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Title: Mathilde - mémoires d'une jeune femme
Author: Sue, Eugène, 1804-1857
Language: French
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MATHILDE.

TYPOGRAPHIE LACRAMPE ET COMP.,

RUE DAMIETTE, 2



MATHILDE

MÉMOIRES D'UNE JEUNE FEMME

PAR

EUGÈNE SÜE.

TOME PREMIER.


PARIS PAULIN, ÉDITEUR, RUE RICHELIEU, 60.

1845



MATHILDE.

INTRODUCTION.


CHAPITRE PREMIER.

LE CAFÉ LEBŒUF.


Vers la fin du mois de décembre 1838, on voyait (et l'on voit
probablement encore) un modeste café appelé le _café Lebœuf_, situé
rue Saint-Louis au Marais, en face du vieil hôtel d'Orbesson, vaste et
triste demeure, mise en location, après avoir été habitée pendant
plusieurs générations par une ancienne famille de robe.

Son dernier propriétaire, le président d'Orbesson, était mort peu de
mois après la restauration.

Au mois d'octobre 1838, les écriteaux disparurent, et un locataire vint
prendre possession de ce sombre édifice, bâtiment à deux étages entre
cour et jardin. Une grande porte vermoulue flanquée de deux pavillons
servant de commun s'ouvrait sur la rue.

L'hôtel d'Orbesson, quoique habité, paraissait toujours désert et
abandonné.

Une herbe épaisse continuait de pousser sur le seuil de la grande porte,
qui ne s'était jamais ouverte depuis l'arrivée du dernier locataire, _le
colonel Ulrik_.

Dans les quartiers populeux ou élégants de Paris, on est à peu près à
l'abri de la médisance ou de la curiosité de ses voisins. Chacun est
trop occupé de ses travaux et de ses plaisirs, pour perdre un temps
précieux à ces commentaires fabuleux, à cet espionnage hargneux et
incessant qui fait les délices de la province.

Il n'en est pas ainsi dans certains quartiers retirés, généralement
peuplés de petits rentiers ou d'anciens employés, gens éminemment oisifs
et passionnés du merveilleux, toujours préoccupés de l'impérieux besoin
de savoir ce qui se passe dans la rue ou chez les autres.

On doit le dire, à la louange de ces honnêtes bourgeois, si jaloux
d'exercer leur imagination, ils ne sont pas très-exigeants sur
l'importance des faits qu'ils aiment à _poétiser_ à leur manière. La
moindre particularité leur suffit pour étayer les plus formidables
histoires, dont ils vivent heureux et satisfaits pendant plusieurs mois.

Mais si la personne qu'ils épient s'opiniâtre à ne pas même leur donner
le prétexte d'une fable, si elle s'environne d'un mystère impénétrable,
la curiosité des oisifs, refoulée, comprimée, ne trouvant pas d'issue,
s'exalte jusqu'à la frénésie. Pour assouvir leur passion favorite, ils
ne reculent alors devant aucune extrémité.

Depuis trois mois qu'il habitait le Marais, le colonel Ulrik avait
réussi à exciter cette espèce de curiosité furibonde chez ses voisins,
presque tous habitués du _café Lebœuf_, situé, ainsi que nous l'avons
dit, en face de l'hôtel d'Orbesson.

Rien ne semblait plus extraordinaire que la vie du colonel: ses fenêtres
étaient toujours fermées; jamais il ne sortait de chez lui, à moins que
ce ne fût mystérieusement, sans doute par une petite porte du jardin qui
s'ouvrait sur une ruelle déserte. Son domestique paraissait un grand
homme à l'air rébarbatif.

Chaque matin, une petite porte de service recevait un panier de
provisions qu'un restaurateur des environs avait été chargé de fournir,
et se refermait aussitôt.

Réduits à exploiter cette seule circonstance, les curieux gagnèrent le
pourvoyeur, et tâchèrent de présumer des mœurs et du caractère du
colonel par l'examen des provisions qu'on lui apportait.

Malgré leur esprit inventif, les habitués du café Lebœuf ne purent
asseoir aucune sérieuse hypothèse sur ces renseignements.

Le colonel semblait se nourrir d'une manière très-simple et très-sobre.
Pourtant, quelques gens d'imagination laissèrent entendre qu'il pouvait
bien manger crue la volaille qu'on lui apportait. On ne donna, pour le
moment du moins, aucune suite à ces insinuations, qui ne parurent pas
manquer de profondeur.

Dernière et importante remarque: Jamais le facteur de la poste n'avait
apporté une seule lettre à l'hôtel d'Orbesson. Personne, depuis trois
mois, n'avait franchi le seuil de cette demeure.

On pense que bien des ruses avaient été ourdies pour arracher quelques
mots au domestique du colonel, ou pour jeter un coup d'il dans
l'intérieur de l'hôtel.

Toutes ces entreprises furent vaines. Les voisins, réduits à une sorte
d'observation armée, de surveillance continue, établirent le centre de
leurs opérations au café Lebœuf.

A la tête des curieux étaient les deux frères Godet, célibataires,
ex-employés à la loterie. Depuis l'arrivée du colonel à l'hôtel
d'Orbesson, ces deux vieux garçons avaient trouvé un but ou un prétexte
à leur vie, jusqu'alors assez décolorée. Acharnés à découvrir quel était
le mystérieux inconnu, chaque jour ils formaient de nouveaux projets,
ils tentaient de nouveaux efforts pour pénétrer l'énigme vivante qui les
affolait.

Madame veuve Lebœuf, hôtesse du café, servait d'auxiliaire aux deux
frères. Retranchée derrière les bocaux de cerises et les bols d'argent
qui ornaient son comptoir, sans cesse elle avait ses gros yeux braqués
sur les portes de l'hôtel.

Si l'on s'étonne de cette persévérance à épier dans le désert, on oublie
que la vanité même de l'espionnage de nos oisifs devait servir de
puissant aiguillon à leur curiosité. Chaque jour ils s'attendaient à
dévoiler quelques faits importants.

Nous l'avons dit, on était à la fin du mois de décembre.

Midi venait de sonner à la pendule du café; madame Lebœuf, le nez
appliqué aux vitres, partageait son attention entre la neige qui tombait
à gros flocons et la porte de l'hôtel d'Orbesson.

La veuve s'étonnait de n'avoir pas encore vu les deux frères Godet, ses
fidèles habitués, qui chaque matin venaient régulièrement déjeuner chez
elle.

Enfin elle les vit passer devant ses fenêtres; ils entrèrent, et se
débarrassèrent de leurs manteaux couverts de neige.

--Bon Dieu! monsieur Godet l'aîné, qu'avez-vous donc au front? s'écria
la veuve en voyant le bandeau qui enveloppait la tête de son habitué.

M. Godet l'aîné était un gros homme chauve, au teint coloré, au ventre
proéminent, à la physionomie importante et dogmatique. Il souleva un peu
la bande de soie noire qui cachait son œil gauche, et répondit d'un
air indigné, avec une voix de basse-taille qui eût fait honneur à un
chantre de cathédrale:

--C'est de la façon de ce monstre de _Robin des Bois_.»

(Les curieux du café Lebœuf avaient ainsi ingénieusement baptisé
l'habitant de l'hôtel d'Orbesson.)

--C'est de la façon de ce monstre de _Robin des Bois_! répéta monsieur
Godet le cadet, véritable écho de son frère.

--Bon Dieu du ciel! racontez-moi donc vite comment cela vous est
arrivé!--s'écria madame Lebœuf frémissant d'impatience.

--C'est bien simple, ma chère madame Lebœuf, dit l'ex-employé.--Il
fallait en finir avec cet aventurier, ce vagabond, ce coureur, qui se
tapit dans sa tanière comme une véritable bête farouche. (Et si je
l'appelle bête farouche, je n'attaque en rien ni son honneur ni sa
moralité; seulement je pose cette simple question: «S'il ne faisait pas
du mal ou s'il n'en avait jamais fait, pourquoi se cacherait-il comme
une véritable bête farouche?»)

Après cette triomphale parenthèse, M. Godet l'aîné écarta de nouveau le
bandeau de son œil gauche.

--Au fait, pourquoi se cacherait-il?--répétèrent les habitués attentifs.

--Mais voilà bien le gouvernement,--reprit M. Godet avec amertume;--il
sait traquer, trouver, arrêter des conspirateurs; mais quand il s'agit
du salut, de la tranquillité de paisibles bourgeois, serviteur de tout
mon cœur! il n'y a pas plus de sergents de ville ou de commissaires
de police que chez les sauvages!

--Que chez les sauvages,--répéta M. Godet puîné.

--Dans les dangereuses conjonctures où nous nous trouvions, abandonné à
mes propres forces, ma pauvre madame Lebœuf,--reprit M. Godet
l'aîné,--qu'ai-je fait, qu'ai-je dû faire? Le voici. Je me suis
dit:--Godet, tu es un honnête homme, tu as à accomplir un devoir, un
grand devoir; fais ce que dois, advienne que pourra, Godet... Il y a
dans ton voisinage un vagabond, un aventurier, un coureur qui, à la face
de toute une rue, de tout un quartier, ose se celer effrontément, depuis
des semaines, depuis des mois, sans que le gouvernement fasse rien pour
mettre un terme à ce scandale public!!!

--Le fait est que c'est un scandale!--dit madame Lebœuf;--il est
impossible de savoir ce que font des voisins qui ne se montrent jamais.
Alors on est bien forcé d'en dire du mal!

--C'est un affreux scandale!--reprit M. Godet l'aîné:--je ne le dis pas
seulement, je le prouve: il est évident, il est palpable que cet
aventurier fait litière de la manière de penser de ses concitoyens, en
s'obstinant a échapper à leur appréciation sévère, mais équitable.
L'homme propose... Mais Dieu dispose...

Madame Lebœuf, ne saisissant pas l'à-propos de cette citation
philosophique, et impatiente d'arriver à l'_action_, s'écria:

--C'est bien vrai... monsieur Godet; mais par quel motif avez-vous donc
ce bandeau sur l'œil?

--M'y voici, ma chère dame Lebœuf. Hier j'appelai mon frère, mon
digne frère; je lui dis:--Dieudonné, il faut que cet abus intolérable
ait une fin; il faut, dussions-nous y laisser notre vie, il faut que
nous sachions quel est cet aventurier. Je ne te le cache pas, mon frère,
dis-je à Dieudonné, c'est pour moi une question de santé. Depuis trois
mois que ce coureur habite ce quartier, depuis que je cherche en vain à
savoir ce qu'il est, ce qu'il fait, je ne vis pas, je suis dévoré
d'inquiétudes; j'ai des rêves atroces, des cauchemars abominables. Je ne
pense qu'à ce mystérieux inconnu. C'est à ce point que mes fonctions
physiques s'en altèrent. Oui, ma pauvre madame Lebœuf, c'est comme
j'ai l'honneur de vous le confier, mes fonctions s'en altèrent. Aussi me
suis-je dit: Godet, tu ne seras pas assez bourreau de toi-même pour
creuser ta tombe pour le bon plaisir de cet aventurier! Ce mystère
t'agite outre mesure, Godet! eh bien! dévoile ce mystère, et tu seras
digne de reconquérir ton repos, que ce vagabond a méchamment troublé. Ce
qui fut dit fut tait, ma chère madame Lebœuf. Hier, à la nuit
tombante, j'emprunte une échelle à notre voisin le menuisier; je
traverse la rue avec Dieudonné; nous entrons dans la ruelle où s'ouvre
la petite porte du jardin de _Robin de Bois_; j'applique l'échelle à la
muraille, je monte; il faisait encore assez de jour pour voir dans le
jardin et dans l'intérieur de la maison.

--Eh bien?--s'écria madame Lebœuf.

--Eh bien, madame, au moment où j'avançais la tête afin de regarder
par-dessus la crête du mur, un coup de fusil part...

--Dieu du ciel! un coup de fusil!--s'écria la veuve.

--Un véritable coup de fusil, madame, un véritable attentat à mon
existence particulière. Mon chapeau tombe, je me sens frappé au front et
à l'œil comme si j'avais reçu un millier de pointes d'épingles à bout
portant, et j'entends la voix (je te reconnaîtrai entre mille),
j'entends la voix du janissaire, du séide de cet aventurier, qui s'écrie
avec un accent féroce et railleur: «Une autre fois, au lieu de cendrée,
ce sera du gros plomb; une autre fois, au lieu de tirer au chapeau, on
tirera au visage...» Voilà, ma pauvre madame Lebœuf, où nous en
sommes réduits avec le gouvernement. Vous le voyez, on vient massacrer
des bourgeois paisibles jusque sur la crête des murs... les plus élevés!

--Mais c'est un assassinat!--s'écrièrent les habitués.

--Ah!--le monstre d'homme!--dit madame Lebœuf.--Il faut aller chez le
commissaire, monsieur Godet, il faut avoir des témoins.

--C'est justement ce que je me disais à part moi, en descendant
précipitamment de mon échelle, ma chère madame Lebœuf; oui... je me
disais:--Godet, il faut que tu ailles à l'instant déposer ta plainte
chez le magistrat. Mais vous allez voir comment nous sommes gouvernés.
Un quart d'heure après, j'entrais chez M. le commissaire au moment où on
allumait sa lanterne... sa lanterne! emblème dérisoire, s'il voulait
signifier la clairvoyance de ce fonctionnaire. J'apportais avec moi les
pièces de conviction, mon chapeau troué et mon front tout bleu...

--Eh bien?

--Eh bien! madame Lebœuf, le commissaire m'a dit, il a eu l'impudeur
de me dire que je n'avais eu que ce que je méritais, et que, sans la
considération dont je jouissais dans le quartier depuis vingt-deux ans
et quelques mois, il aurait été forcé de me poursuivre comme coupable
d'escalade nocturne dans une maison habitée.

--Quelle horreur!--s'écria madame Lebœuf.

--Ainsi,--reprit M. Godet l'aîné avec une ironie amère et une emphase
cicéronienne,--ainsi un aventurier pourra venir insolemment exciter la
curiosité publique en dissimulant sa personne, et un bourgeois honnête,
bien famé, sera fusillé, impunément fusillé, parce qu'il aura tenté de
sortir de l'état d'angoisse, d'inquiétude, de perplexité où le plonge
l'ignorance d'un mystère qui importe peut-être au salut public! Écoutez,
madame Lebœuf,--ajouta M. Godet d'un ton d'oracle en se dressant de
toute sa hauteur,--un grand homme l'a dit, je ne sais plus lequel, mais
c'est égal, un grand homme l'a dit: _La maison de tout citoyen doit être
de verre_. Je donne l'exemple, qu'on m'imite; ma maison est de verre, un
véritable bocal: qu'on y plonge la vue, et l'on m'y verra dévoué au
repos de mes concitoyens... on...

M. Godet ne put terminer sa philippique.

Un fait foudroyant lui coupa la parole.

Une très-belle voiture, largement armoriée, attelée de deux beaux
chevaux, s'arrêta devant la grande porte de l'hôtel d'Orbesson.

Cette voiture était venue au pas; ses persiennes levées annonçaient
qu'elle était vide; un chasseur richement galonné descendit du siége où
il était assis, à côté du cocher, vêtu d'une pelisse amarante fourrée.

A peine le chasseur eut-il touché le marteau de la porte, que, pour la
première fois depuis trois mois, elle s'ouvrit pour recevoir la voiture,
et se referma aussitôt.

Les oisifs du café Lebœuf se regardèrent d'un air ébahi.

Ils allaient sans doute se livrer à des commentaires exorbitants,
lorsque la porte se rouvrit de nouveau.

La voiture sortit rapidement; l'on put y voir, nonchalamment assis, un
homme jeune encore, d'une figure très-basanée. Il portait un uniforme de
hussard, blanc, à collet bleu, couvert de broderie d'or. A son cou et
sur sa poitrine brillaient des croix et des plaques d'ordres étrangers.

--Ah çà, _Robin des Bois_ est donc un grand seigneur d'un pays lointain?
s'écria M. Godet l'aîné.

--Il a une assez belle figure, mais l'air bien insolent,--dit madame
Lebœuf.

--Avez-vous vu ses deux _crachats_, l'un en or, l'autre en argent?--dit
M. Godet le cadet.

--Tiens... tiens... tiens!... moi qui croyais au fond de ma pensée que,
malgré son titre de colonel, l'aventurier, le coureur, le vagabond était
quelque chose comme un banqueroutier retiré, ajoute M. Godet l'aîné en
sifflant entre ses dents.

--Une idée, messieurs!--s'écria madame Lebœuf.--C'est peut-être un
acteur! J'ai vu au Cirque-Olympique des écuyers habillés dans ce
genre-là.

--Mais cette magnifique voiture,--dit M. Godet,--elle appartiendrait
donc à la troupe? Et d'ailleurs on ne joue pas la comédie en plein jour.

--Mais j'y pense,--dit madame Lebœuf;--peut-être ce vilain homme qui
habite avec _Robin des Bois_ vous laissera-t-il entrer, maintenant que
son maître est sorti.

--Vous avez raison, ma chère madame Lebœuf,--dit M. Godet;--vous avez
raison; mais sous quel prétexte m'introduirai-je dans ce domicile?

--Vous n'avez qu'à dire que vous venez lui faire des excuses de ce qui
s'est passé hier,--dit timidement Godet le puîné.

--Comment! des excuses... de ce qu'il a manqué de m'éborgner? Vous êtes
fou, Dieudonné. Je vais au contraire lui déposer ma plainte de son
incivilité d'hier; ce sera un moyen d'engager la conversation. Vous
allez voir.

Ce disant, M. Godet sortit et frappa à la petite porte.

La sombre figure du domestique du colonel Ulrik parut au guichet.

--Que voulez-vous?--dit-il.

--C'est moi qui, hier, ai reçu...

--Vous en recevrez bien d'autres, si vous y revenez,--répondit le
domestique en fermant brusquement le guichet.

M. Godet, désappointé, revint trouver ses complices. On continuait de
faire, au café Lebœuf, les suppositions les plus inouïes sur le
colonel Ulrik, lorsque cet intéressant sujet de conversation fut
interrompu par le roulement d'une voiture qui s'arrêta devant l'hôtel
d'Orbesson.

Le colonel rentrait.--Un moment après, la voiture qui l'avait amené
ressortit au pas.

M. Godet la suivit; il tenta d'engager la conversation avec le cocher et
le chasseur; il n'en put tirer un seul mot, soit que ces gens
n'entendissent pas le français, soit qu'ils ne voulussent pas répondre
au questionneur.

M. Godet et ses amis conclurent de ce silence obstiné, que le colonel
était servi par des muets, ce qui augmenta infiniment la terreur qu'il
inspirait.

Cette voiture lui appartenait-elle? Il fut impossible de résoudre cette
question.

Le lendemain, le surlendemain, les jours suivants, les habitués du café
attendirent en vain le carrosse; il ne reparut plus.

Rien ne semblait changé dans les habitudes solitaires de Robin des Bois.
La curiosité des frères Godet était encore plus violemment excitée
depuis qu'ils savaient que le colonel était jeune, beau, et sans doute
dans une position sociale élevée.

Ou ne lui prodigua plus les épithètes de vagabond et d'aventurier, on se
contenta de l'appeler Robin des Bois, ce surnom paraissant décidément
très en rapport avec sa mystérieuse existence.

Une nouvelle fantaisie vint tourmenter les deux frères Godet: il
s'agissait de découvrir si le colonel, qu'on n'avait jamais vu passer
dans la rue, sortait de chez lui par la porte de la ruelle.

Deux polissons, placés en vedette à chaque bout du passage sous le
prétexte apparent de jouer aux billes, furent secrètement chargés de
remarquer si quelqu'un paraissait à la petite porte.

Durant trois jours les enfants restèrent fidèlement à leur poste, ils
n'aperçurent personne.

Les frères Godet, entraînés par le démon de la curiosité, qui devait les
pousser à bien d'autres entreprises téméraires, eurent la patience de
s'embusquer à leur tour pendant deux journées entières à l'entrée du la
ruelle pour contrôler le rapport des enfants; Ils ne virent non plus ni
sortir, ni entrer personne.

La neige avait été remplacée par une forte gelée, on ne pouvait donc
reconnaître aucune trace de pas dans la ruelle.

Les habitués du café Lebœuf conclurent victorieusement que si Robin
des Bois ne sortait pas le jour, il devait sortir la nuit.

Afin de s'en assurer, M. Godet l'aîné eut recours à un stratagème que le
dernier des Mohicans eût certainement employé pour surprendre
l'empreinte des mocassins d'un guerrier tewton.

Un soir, par une nuit obscure, les deux frères étendirent devant la
petite porte du jardin, et dans la largeur de la ruelle, une épaisse
couche de cendre également battue, et se retirèrent enchantés de leur
invention.

On ne saurait dire avec quelle inquiétude, avec quelle angoisse, le
lendemain matin, au point du jour, ils coururent à la ruelle... Plus de
doute... Robin des Bois sortait la nuit! Ses pas imprimés sur la cendre
l'avaient trahi!

Certains de ce fait, les deux frères n'eurent plus qu'à renouveler leur
expérimentation pour savoir si les promenades du colonel étaient
quotidiennes, fréquentes ou rares.

Ils acquirent bientôt ainsi la conviction que le colonel sortait chaque
soir, que les nuits fussent belles ou pluvieuses.

Où allait-il ainsi?

Les gens les moins curieux le seraient devenus sur ces indices.

Les habitués du café Lebœuf se réunirent en conseil extraordinaire;
il fut résolu que les frères Godet, toujours intrépides, attendraient la
première nuit obscure pour s'embusquer aux deux bouts de la ruelle.

Ainsi traqué, le colonel devait nécessairement passer devant l'un ou
l'autre des deux curieux, qui se mettraient alors à sa piste avec les
plus grandes précautions, de peur d'être surpris; Robin des Bois, à en
juger par la manière dont il accueillait les escalades, ne devant pas
être très jaloux d'initier les étrangers aux habitudes de sa vie
mystérieuse.



CHAPITRE II.

LA LETTRE.


Le lendemain de l'expédition projetée par les deux frères, madame
Lebœuf, dans son impatience, s'était levée plus tôt que de coutume;
elle se promenait de son comptoir à la porte et de la porte à son
comptoir avec une inquiétude inexprimable.

Les frères Godet avaient-ils réussi dans leur entreprise? avaient-ils
couru quelques dangers?

A mesure que les habitués arrivaient, la curiosité générale augmentait.

L'un des oisifs, après avoir réfléchi toute la nuit et résumé les
antécédents connus du colonel, avait d'abord déclaré qu'il ne pouvait
être qu'un espion du haut parage.

Cette idée lumineuse fut victorieusement réfutée par un auditeur, qui
fit observer que, selon toutes les apparences, Robin des Bois ne sortant
jamais que la nuit, il lui devenait difficile de faire cet honnête
métier.

L'opiniâtre bourgeois répondit à cette objection que le colonel
n'agissait ainsi que pour écarter tout soupçon, ce qui rendait son
espionnage plus dangereux encore.

Malgré l'intérêt de cette discussion, loin d'oublier les deux frères, on
s'étonnait de leur longue absence; il était midi, ni l'un ni l'autre
n'avaient encore paru.

Madame Lebœuf se rappela l'histoire du coup de fusil; redoutant
quelque dénoûment tragique, elle allait envoyer son garçon de café
savoir des nouvelles de MM. Godet, lorsqu'ils parurent.

Ils furent accueillis par un cri général de curiosité:--Hé bien? hé
bien?

--Hé bien! nous en avons appris de belles,--répondit M. Godet aîné d'un
air sinistre. Alors seulement on s'aperçut que les deux frères étaient
pâles comme des spectres. Fallait-il attribuer cette pâleur aux fatigues
de la nuit précédente ou aux ressentiments de quelque grand danger? La
narration de Godet l'aîné va nous l'apprendre.

Les habitués du café se formèrent en cercle autour de lui; il commença:

--Je n'ai pas besoin de vous dire, messieurs, qu'ayant courageusement
voué ma vie à la découverte du ténébreux mystère qui, j'ose l'affirmer,
importe à tous les honnêtes gens, il...

Alors, ne dites pas,--fit observer sagement un auditeur.

--Comment?--répondit M. Godet.

--Sans doute,--répondit l'habitué,--vous vous écriez: Je n'ai pas besoin
de vous dire!... et puis vous dites tout de même... Alors...

--C'est bon, mais c'est bon,--cria-t-on tout d'une voix.--Vous ne dites
que des sottises, monsieur Dumont; continuez donc, monsieur Godet,
continuez, nous vous écoutons de toutes nos forces.

--Hier, donc,--reprit M. Godet,--à la nuit tombante, moi et Dieudonné,
nous nous embusquâmes aux deux issues de la ruelle, bien décidés à
pénétrer ce susdit ténébreux mystère. L'horloge de la paroisse sonna
sept heures..., rien; huit heures... rien; neuf heures... rien; dix
heures... rien; onze heures... rien.

--Quel dévouement! attendre si longtemps par le froid!--s'écria
l'auditoire.

--Comme vous auriez eu besoin d'un bon bol de vin chaud!--soupira madame
Lebœuf.

--Je ne m'étonnai pas!--reprit M. Godet d'un ton doctoral.--Non, eh
bien, moi, messieurs, je ne m'étonnai pas de ce retard; je m'y
attendais. Je m'étais dit: Godet, si quelque chose doit se passer, je
dois te prévenir que cela se passera à minuit; c'est ordinairement
l'heure criminelle de certaines entreprises... que... Mais n'anticipons
pas. Minuit venait donc à peine de sonner, lorsque j'entends
distinctement cric, crac, et on ouvre la serrure de la petite porte.

--Ah! enfin!...--dit l'auditoire.

--Comme le cœur a dû vous battre, monsieur Godet!...--reprit la
limonadière.--Je me serais trouvée mal, moi.

--La nature m'ayant donné la faculté du courage, que tout Français porte
en soi, ma chère madame Lebœuf, je croisai bien ma redingote, et je
me préparai à suivre notre homme; seulement je sentis une légère sueur
froide qui me monta au front, ce que j'attribuai à l'effet de la
température extérieure. J'entendis Robin des Bois... ou plutôt non. Il
n'est plus même digne de ce surnom; il doit en porter un, cette fois
bien mérité et cent fois plus terrible. Mais n'anticipons pas...
J'entendis donc Robin des Bois venir de mon côté; il avait un pas
singulier, effrayant, un pas que j'oserais presque appeler bourrelé de
remords. Je suspends ma respiration; je m'efface le long de la muraille:
il faisait si noir qu'il ne me voit pas. Il passe, et je commence à
m'attacher à ses pas avec la ténacité du chien qui poursuit sa proie, si
j'ose m'exprimer ainsi. Dieudonné, qui l'avait entendu se diriger de mon
côté, accourt, et nous suivons notre homme ou plutôt notre... Mais
n'anticipons pas... Nous marchons, nous marchons, nous marchons... Dieu!
fallait-il qu'il fût bourrelé, ce malheureux-là! pour ne pas
s'apercevoir que nous étions sur ses talons!

--C'est à faire dresser les cheveux sur la tête,--dit la veuve,--quand
je pense qu'il pouvait vous apercevoir!

--Dans ce cas-là, madame, j'avais une réponse toute prête, une réponse
que j'avais soigneusement élaborée dans la prévision d'un conflit.

--Cette réponse?

--Cette réponse était bien simple: la rue est à tout le monde,--répondit
M. Godet d'un air héroïque.

--Comment était-il vêtu?--demanda madame Lebœuf.

--Il me parut vêtu d'un manteau noir et d'un grand chapeau. Enfin, après
des détours sans nombre, nous arrivons... devinez où? Je vous le donne
en cent, je vous le donne en mille, je vous le donne en dix mille...

--Nous jetons notre langue aux chiens,--s'écrièrent comme un seul homme
les habitués du café.

--Monsieur Godet, ayez pitié de nous!--dit madame Lebœuf.

Le rentier, après avoir joui un moment de l'impatience générale, dit
enfin d'un ton sépulcral:--Nous arrivons... Ah! messieurs...

--Mais dites donc!

--Nous arrivons au cimetière du Père-Lachaise.

--Au cimetière du Père-Lachaise!!!--répéta l'assemblée avec un accent
d'horreur et d'effroi.

Madame Lebœuf fut si troublée, qu'elle se versa un verre de rhum pour
se remettre de son émotion.

--Eh! que pouvait-il aller faire au cimetière à cette heure? Dieu du
ciel!--s'écria la veuve après avoir bu.

--Vous allez le voir, messieurs, vous n'allez que trop le voir. Nous
arrivons à la porte du cimetière. Elle était fermée, bien entendu, ainsi
que cela se doit dans le champ du repos, pour que rien n'y trouble la
paix de la tombe de chacun. Alors notre homme, c'est-à-dire l'homme, car
je repousse toute complicité, toute communauté avec un pareil monstre,
l'homme, sans doute armé d'une fausse clef, d'un rossignol, d'un
monseigneur ou autre hideux instrument analogue à ses pareils, l'homme,
dis-je, ouvre la porte et la referme après lui.

--Alors qu'avez-vous fait?--demanda madame Lebœuf.

--Moi et Dieudonné, nous avons eu le courage d'attendre cet abominable
sacrilége jusqu'à quatre heures du matin... pendant ce temps-là nul
doute qu'il n'ait employé son temps à des profanations abominables, à
l'imitation de ce fameux mélodrame appelé le Vampire.

--Un Vampire!--s'écria madame Lebœuf.

--Est-ce que vous croyez qu'il y a encore des vampires? Comment! le
voisin d'en face serait un vampire? un vampire! ah!... quelles horribles
délices!

--Dieu merci, ma chère madame Lebœuf, je ne suis pas assez
superstitieux pour croire aux vampires exagérés que le mélodrame nous
montre; mais je crois qu'on ne s'introduit pas la nuit dans des
cimetières sans des motifs qui n'ont rien d'humain ni de naturel; ce qui
m'engage, en attendant mieux, à nommer Robin des Bois le Vampire. Et à
ce propos j'éprouve le besoin de déclarer hautement que celui qui ne
respecte pas l'abri des tombeaux finit tôt ou tard par y descendre, car
la Providence atteint toujours le coupable,--ajouta philosophiquement M.
Godet.

--Mais c'est tout simple, puisqu'on meurt tôt ou tard,--dit à demi-voix,
l'impitoyable critique de M. Godet.

Ce dernier lui lança un regard courroucé, et termina en ces termes:

--Lorsque l'homme que je ne crains pas d'appeler un vampire quitta le
cimetière du Père-Lachaise, nous nous remîmes à le suivre, d'abord parce
que c'était notre route, et ensuite parce que, dans le cas d'une
mauvaise rencontre, il vaut mieux être trois que deux. Enfin, le Vampire
revint d'où il était parti et rentra par la ruelle dans ce que j'ose
appeler à peine son domicile... et d'où il repartira sans doute cette
nuit pour continuer son tissu d'horreurs ténébreuses.

La narration de M. Godet ne satisfit pas complétement ses auditeurs.

Cette visite au cimetière, jointe à la brillante apparition du colonel
dans une magnifique voiture, servit de nouveau texte aux inépuisables
commentaires des habitués du café Lebœuf, et irrita davantage encore
la curiosité générale.

A l'exception de la veuve, personne, il est vrai, ne croyait
positivement aux vampires; mais la conduite étrange du colonel n'en
prêtait pas moins aux plus bizarres interprétations.

Au moment où la discussion était dans toute sa force, un facteur entra
et remit une lettre à madame Lebœuf; celle-ci, vu le froid
rigoureux, daigna lui verser un verre d'eau-de-vie en matière de
gratification.

Cette bonne action eut immédiatement sa récompense.

Le facteur, tirant de sa botte une assez grande enveloppe scellée d'un
large cachet noir, dit à la veuve:

--Le voisin d'en face n'est pas une bonne pratique, car depuis trois
mois je ne lui ai jamais porté une lettre; mais en voici une qui en vaut
bien plusieurs! Eh! eh! il paraît qu'il aime mieux les gros morceaux que
les petites bouchées, le colonel Ulrik,--ajouta le facteur d'un air
capable.

--Messieurs! messieurs! une lettre pour le Vampire!--s'écria madame
Lebœuf en saisissant l'enveloppe et en l'élevant au-dessus de sa tête
d'un air triomphant.

Les habitués accoururent et entourèrent le comptoir.

--Madame! madame!--s'écria le facteur; et craignant un abus de
confiance, il étendait la main pour reprendre sa lettre.

--Soyez tranquille, mon garçon; nous ne lui ferons pas de mal, à cette
enveloppe! Laissez-nous seulement jeter un coup d'œil sur l'adresse.

--Un simple coup d'œil,--ajouta M. Godet. Et, saisissant la lettre
dans ses mains tremblantes d'émotion, il la déposa précieusement sur le
marbre du comptoir.

--Encore un verre d'eau-de-vie, mon garçon,--dit la veuve au
facteur.--Qu'importe que vous remettiez cette lettre cinq minutes plus
tard à son adresse!

Le facteur but son second verre d'eau-de-vie sans quitter sa lettre des
yeux.

--Voyons, voyons,--dit la veuve,--quelle est l'adresse...--Elle
lut:--_M. le colonel Ulrik, 38, rue Saint-Louis, Paris_.

--Et le cachet, des armes?

--Non, une losange pointillée.

--Et le timbre?--demanda un autre curieux.

--De Paris, levée de midi, et un franc de port, vu son poids,--répondit
le facteur.--Allons, maintenant, madame Lebœuf, vous l'avez assez
vue, cette lettre, j'espère.

--Un moment, mon garçon, vous avez le nez bien rouge; buvez donc encore
un verre d'eau-de-vie. Il fait un froid terrible aujourd'hui.

--Merci! merci! madame Lebœuf,--dit le facteur.--Vite! vite! ma
lettre!

H. Godet et les habitués considéraient cette enveloppe avec une avidité
presque farouche; ils examinaient attentivement son papier épais,
bleuâtre, glacé, son écriture fine et déliée.

Tout à coup la veuve appuya son nez camard sur la lettre, et
s'écria:--Oh! ça sent le musc, quelle horreur d'odeur!

Nous devons à la vérité de déclarer que cette enveloppe sentait
extrêmement le vétiver; mais pour certaines gens tout parfum est musc,
et le musc est, par tradition, une abominable odeur.

Tous les nez des habitués du café Lebœuf se posèrent alternativement
sur le paquet.

Il n'y eut qu'un cri:--Ça sent le musc!

--C'est une lettre de femme!--s'écria M. Godet d'un air inspiré,--et
d'une femme qui porte des odeurs.

--Pouah!--fit la veuve Lebœuf avec une moue suprêmement dédaigneuse.

--Et qui, par là-dessus, n'affranchit pas une lettre de cette
conséquence! une lettre d'un franc de port!--dit un autre habitué.

--C'est-à-dire que ça ne peut être qu'une pas grand'chose, qu'un rien du
tout,--reprit madame Lebœuf en haussant les épaules.--Une créature
qui porte des odeurs, et qui n'a pas seulement de quoi affranchir ses
lettres!

--Attendez donc, attendez donc,--dit M. Godet en réfléchissant;--cette
petite écriture fine et couchée... le numéro avant la rue.. oui! oui!...
plus de doute, cette lettre est d'une Anglaise!

Que pouvait avoir de commun une femme qui portait des odeurs, une
Anglaise, avec un beau colonel étranger, qui ne sortait jamais le jour,
et qui allait dans les cimetières pendant la nuit?

Tel fut le résumé des questions que se posèrent les habitués.

Penchés autour de l'enveloppe, leurs yeux flamboyaient de convoitise.

Certes, on peut affirmer, sans trop méjuger de l'espèce humaine, que,
s'il avait dépendu des curieux du café Lebœuf de pouvoir
immédiatement noyer d'un seul vœu le malheureux facteur pour
posséder cette précieuse lettre, le messager à collet rouge eût couru de
grands dangers.

La veuve n'y tint pas, elle eut l'audace de soulever un coin de
l'enveloppe afin de tâcher d'apercevoir quelque chose de son contenu.

Le facteur s'élança sur sa lettre en s'écriant qu'il y allait de sa
place et de la prison pour un tel abus de confiance.

La veuve, emportée hors de toute limite par le démon de la curiosité,
tint bon; l'enveloppe allait se déchirer dans cette lutte, lorsqu'un des
habitués s'écria:--Messieurs! messieurs! en voici bien d'une autre! une
femme! une femme qui a l'air de chercher le numéro de la tanière du
Vampire!...

Ces mots eurent un effet magique.

La veuve abandonna la lettre déjà froissée, et colla son gros visage à
ses carreaux marbrés par la gelée. Le facteur sortit en toute hâte,
très-satisfait d'avoir échappé à ce guet-apens.

Madame Lebœuf gratta légèrement avec son ongle la vapeur glacée qui
s'était formée à l'une des vitres, se ménagea une percée de vue et
regarda attentivement dans la rue.

--Messieurs, ne nous montrons pas,--dit M. Godet,--nous effaroucherions
cette femme; imitons cette chère madame Lebœuf, mettons-nous chacun à
notre trou, et motus.

Une fois aux aguets, les curieux furent amplement dédommagés de leur
longue attente de trois mois; les événements semblaient ce jour-là
s'accumuler.

Le facteur frappa, remit sa lettre au domestique du colonel, qui examina
l'enveloppe d'un air soupçonneux, et parut irrité.

A peine le facteur avait-il disparu, que la femme déjà signalée par les
oisifs s'approcha de la grande porte de l'hôtel; n'y trouvant pas de
marteau, elle se dirigea vers la petite porte du pavillon de gauche.

Cette femme, assez âgée, semblait émue, agitée; elle portait un chapeau
noir et un manteau brun, sous lequel elle semblait cacher quelque chose.

Après avoir sonné à la petite porte, au lieu d'attendre qu'on vînt lui
ouvrir, elle marcha de long en large, sans doute afin d'être moins
remarquée.

Le domestique du colonel parut, la femme âgée lui dit quelques mots à la
hâte, lui donna un petit coffret d'écaille, incrusté d'or, et disparut
après avoir fait un signe d'intelligence à une personne que les oisifs
du café Lebœuf ne pouvaient encore apercevoir.

Le domestique regarda un moment le coffret d'un air surpris, et referma
sa porte.

M. Godet, la veuve et leurs complices en espionnage ne respiraient pas
derrière leurs carreaux; ils attendaient avec une indicible impatience
la femme invisible.

Elle leur apparut enfin.

C'était une jeune femme âgée de vingt-cinq ans environ. Sa mise était
fort simple: un petit chapeau de velours noir, une redingote de gros de
Naples carmélite très-foncé, et un grand châle de cachemire noir qui
tombait jusqu'aux volants de sa robe; elle cachait ses mains dans un
manchon de martre qui laissait apercevoir le coin d'un mouchoir
richement garni de valenciennes. Enfin, les plus jolis petits pieds du
monde semblaient frissonner de froid dans leurs bottines de satin noir.

Ce qui frappait d'abord dans la figure de cette jeune femme, d'une
beauté remarquable, c'était le contraste de ses cheveux, du plus beau
blond cendré, avec ses grands yeux noirs et ses sourcils de même
couleur, hardiment accusés.

De longues et épaisses boucles de cheveux, pressés par la passe de son
chapeau, cachaient à demi ses joues; malgré le froid qui aurait dû
aviver son teint, cette jeune femme était très-pâle: ses traits
paraissaient bouleversés par la frayeur.

Deux fois elle leva au ciel ses yeux humides de larmes; et lorsqu'elle
rejoignit la personne qui l'attendait, ses lèvres, contractées par un
douloureux sourire, laissèrent voir des dents du plus bel émail.

En passant devant madame Lebœuf elle hâta le pas.

M. Godet n'y tint plus, il entr'ouvrit la porte, et vit les deux femmes
regagner un petit fiacre bleu à stores rouges qu'elles avaient laissé au
coin de la rue Saint-Louis.

Elles montèrent en voiture et partirent en gardant les stores baissés.

--J'espère... j'espère que voilà du nouveau!--dit M. Godet en se
croisant les bras et en secouant la tête d'un air triomphant.

Et les habitués de récapituler les événements qui s'accumulaient depuis
le matin...

--Une lettre qui sent le musc.

--Une vieille femme qui apporte un coffret d'écaille incrusté d'or, d'un
air effaré.

--Et enfin une jeune femme qui pleurniche en passant devant la porte du
Robin des Bois, du Vampire,--ajouta la veuve Lebœuf.

--Saperlotte! la jolie créature!--dit M. Godet.

--Ça... une belle femme... ça n'a pas plus de prestance que rien du
tout,--dit madame Lebœuf en se rengorgeant.

--Je parie que c'est la femme qui porte des odeurs et qui n'affranchit
pas ses lettres! s'écria M. Godet après quelques minutes de réflexion.

--L'Anglaise? Mais vous n'avez donc pas vu comme elle était habillée,
monsieur Godet?--reprit la veuve en haussant les épaules avec un air de
supériorité écrasante.--Ça une Anglaise! mais il n'y a rien de plus
facile à reconnaître qu'une Anglaise. Il n'y a qu'à voir la manière dont
elle s'habille. C'est bien simple: en toute saison un bibi en paille, un
spencer rose, une jupe écossaise, des brodequins vert clair ou jaune
citron; avec cela presque toujours les cheveux rouges: témoin les
_Anglaises pour rire_, aux Variétés. C'est une pièce qui ne date pas
d'hier, et qui a de l'autorité, puisque ça se joue en public. Encore une
fois, depuis que le monde est monde, les Anglaises, les vraies Anglaises
n'ont jamais été autrement habillées.

Malheureusement; l'arrivée de deux individus qui entrèrent brusquement
dans le café interrompit les observations et les enseignements de madame
Lebœuf sur la monographie des Anglaises.

Les habitués contemplèrent avec un redoublement de curiosité ces deux
nouveaux personnages, évidemment aussi étrangers au quartier du Marais,
que l'était la jeune et charmante femme dont nous avons tout à l'heure
esquissé le portrait.



CHAPITRE III.

LES RECHERCHES.


Les deux inconnus étaient jeunes et vêtus avec élégance.

Quoiqu'il fît très-froid, ni l'un ni l'autre n'étaient défigurés par ces
abominables sacs, si mal imités du _north-west_ des marins anglais, et
appelés paletots par les tailleurs français.

Le plus jeune de ces deux hommes, blond, mince, d'une charmante
tournure, portait par-dessus ses vêtements une redingote de drap
blanchâtre, ouatée, à longue et large taille. Le gros nœud de sa
cravate de satin noir était fixé par une petite épingle de turquoise;
son pantalon, presque juste et d'un bleu très-clair, s'échancrait avec
grâce sur ses bottes glacées d'un brillant vernis.

L'autre inconnu, brun, un peu plus âgé, avait aussi les dehors d'un
homme du monde; il portait un surtout couleur de bronze, doublé au
collet et au revers de velours de même nuance mais _écrasé_. Son
pantalon, gris clair, laissait voir un fort joli pied chaussé d'un
soulier à bottine de casimir noir; une cravate de fantaisie, d'un rouge
brique, à larges raies blanches, assortissait à merveille son teint et
ses cheveux bruns.

Nous insistons sur ces puérils détails, parce qu'ils expliquent la
curiosité avide et pour ainsi dire sauvage avec laquelle ces deux hommes
furent examinés par les habitués du café Lebœuf.

Le plus jeune des deux inconnus, blond et d'une figure remplie de
distinction, semblait en proie à une vive émotion.

En entrant il ôta son chapeau, s'assit presque avec accablement devant
une table, et appuya sa tête dans ses deux mains, parfaitement bien
gantées de peau de Suède.

--Que diable!--lui dit son ami (que nous appellerons Alfred)--que
diable! Gaston, calmez-vous; vous vous serez trompé, vous dis-je... ce
n'était sûrement pas elle.

--Ce n'était pas elle?--reprit Gaston en relevant vivement la tête et en
souriant avec amertume.--Ce n'était pas elle? Comment! quand, au bal
masqué, je la reconnaîtrais entre mille femmes rien qu'à sa démarche,
rien qu'à ce je ne sais quoi qui n'appartient qu'à elle, vous voulez que
je me sois trompé? Allons donc, Alfred, vous me prenez pour un enfant;
je l'ai vue quitter sa voiture et monter en fiacre, vous dis-je, un
petit fiacre bleu à stores rouges; elle était avec sa maudite madame
Blondeau, qui portait le coffret.

A ces mots, prononcés assez haut par le jeune homme, les habitués du
café Lebœuf ne purent retenir un mouvement de joie.

M. Godet dit à vois basse à ses complices...

--Entendez-vous? entendez-vous?... le coffret!... C'est sans doute celui
que la vieille femme a apporté tout à l'heure au domestique du Vampire.
Bravo! Cela se complique, cela devient fort intéressant. Écoutons.
Donnez-moi un journal; je vais me glisser adroitement près de ces deux
messieurs, qui m'ont l'air de gaillards de la plus haute volée.

En disant ces mots, il s'approcha de la table où causaient ces deux
jeunes gens.

Ceux-ci s'apercevant qu'on les regardait avec attention, contrariés du
voisinage de M. Godet, reprirent leur conversation en anglais, au grand
désappointement des curieux.

--Mais quel était ce coffret?--dit Alfred.

--Un coffret qu'elle m'avait donné, et que mon valet de chambre a été
assez sot pour remettre à cette madame Blondeau, croyant qu'elle venait
de ma part... Ce matin, en rentrant chez moi, Pierre m'apprend cette
belle équipée; dans mon étonnement je cours chez _elle_, _elle_ était
sortie... Je vous rencontre au pont Royal, devant le pavillon de Flore:
pendant que nous causions, je la vois aussi clairement que je vous vois,
de l'autre côté du pont, monter en fiacre bleu, avec madame Blondeau.

--Le fiacre part, reprit Alfred;--nous n'avons que le temps de traverser
le pont, pendant que vous observez la direction de la citadine: je cours
rue du Bac chercher un cabriolet de régie; je l'amène, nous y montons
et nous suivons le petit fiacre jusqu'à l'entrée de la rue du Temple.
Depuis une heure, nous battons toutes les rues pour le retrouver;
impossible... Mais, encore une fois, que voulez-vous qu'elle vienne
faire au Marais, dans cette solitude? Elle n'y connaît pas une âme,
m'avez-vous dit... Allons, vous vous serez trompé, vous dis-je...--Eh
bien! non, non, soit,--reprit Alfred à un nouveau mouvement d'impatience
de son ami;--soit, c'est bien elle que vous avez vue; mais alors, entre
nous, je ne conçois plus rien à votre dépit, à votre inquiétude. Vous me
disiez encore hier que vous vouliez rompre cette liaison, que votre
mariage...

--Eh! sans doute oui, je voulais rompre: depuis deux mois je travaille
sourdement à cette rupture; mais j'avais mille raisons pour la ménager,
et il m'est odieux d'être prévenu. Ce coffret renfermait ses lettres, je
suis au désespoir d'en être dessaisi. Jamais je ne rends les lettres,
c'est un système: on ne sait pas ce qui peut arriver.

--Mais comment alors Pierre a-t-il remis ce coffre?

--Eh! cette infernale Blondeau est venue, mon Dieu! le lui demander de
ma part, disant que j'étais chez sa maîtresse. Pierre a cent fois vu
Blondeau venir m'apporter des lettres ou faire des commissions de
confiance, il ne s'est méfié de rien, il l'a crue.

--_Elle_ savait donc que ses lettres étaient dans ce coffret?

--Sans doute, _elle_ me l'avait donné pour les y enfermer; j'en avais
la clef et le secret: il était dans un meuble de ma chambre à coucher,
que je ne ferme pas... car j'ai toute confiance en Pierre.

--Mais, mon cher Gaston, j'y songe, il y a là dedans quelque chose
d'inexplicable; au lieu d'emporter ce coffret je ne sais où, pourquoi ne
l'a-t-elle pas tout bonnement gardé chez elle?

--_Elle_ ne l'aurait pas osé.

--_Elle_ ne l'aurait pas osé!... Ce n'est pas, j'espère, la jalousie de
son mari qui pouvait l'effrayer,--dit Alfred en souriant malgré lui.

--Je ne puis vous en dire davantage.--reprit Gaston d'un air
très-embarrassé et en rougissant beaucoup; mais _elle_ a des raisons
pour croire ce coffret beaucoup plus en sûreté partout ailleurs que chez
elle.

Alfred regarda Gaston avec étonnement. C'est différent,--dit-il;--alors
je vous crois. Mais, au pis-aller, ce ne sont que des lettres rendues
involontairement, et je ne vois pas...

--Non, ce n'est pas tout! Sachez donc que sur ses lettres il y avait des
notes de moi et d'une autre femme sur cet amour... Eh! mon Dieu, oui! un
défi, une exagération de rouerie, je ne sais quelle fanfaronnade de
régence du plus mauvais goût où je me suis laissé malheureusement
entraîner, et que je maudis maintenant. Car si _elle_ le veut, et
j'avoue que j'ai assez mal agi avec _elle_ pour qu'elle le veuille, elle
peut me faire un mal horrible. Je connais son esprit, sa volonté, vous
savez son influence dans le monde... Ah! tenez... tenez, Alfred, avec
mes prétentions de finesse, j'ai agi comme un écolier, comme un sot; je
suis maintenant à sa merci!

--Allons, allons, mon cher Gaston. C'est bien assez d'attendre les
remords sans aller au-devant d'eux, pas d'exagérations. Vous avez eu des
torts... envers _elle_, dites-vous. Mais la question n'est pas là; il
s'agit de savoir si ces torts peuvent vous nuire: eh bien! je ne le
crois pas. On la dit généreuse et fière; autrefois, vous-même ne
tarissiez pas sur les qualités de son cœur; vous la souteniez
incapable d'une perfidie, d'une noirceur.

--Eh, vous savez comme moi que ce sont justement ces caractères-là qui
quelquefois souffrent, s'irritent, se vengent le plus cruellement des
perfidies... jamais je n'ai eu à me plaindre d'_elle_, et pourtant je
lui ai donné bien des motifs de jalousie; mais c'est un de ces
caractères entiers qui dévorent leurs larmes et qui vous accueillent
toujours avec un front serein. Ça en est souvent blessant pour
l'amour-propre! A part cela, encore une fois, je n'ai rien à lui
reprocher. Si vous n'étiez pas venu me proposer ce mariage qui fera
monter ma fortune à plus de cinquante mille écus de rente, sans les
espérances, j'aurais pardieu conservé cette liaison, si ce n'est comme
un bien vif plaisir, du moins comme une habitude agréable; et puis, il
n'y avait rien de gênant dans nos relations, ça m'était commode... et
après tout, on sait ce qu'on quitte et l'on ne sait pas ce qu'on prend.

--Tout cela, mon cher Gaston, est raisonné à merveille, c'est du _triple
bouquet_ d'égoïsme; toute votre conduite s'est jusqu'ici ressentie de
cet adorable parfum de personnalité. Ne vous laissez donc pas égarer
par de vaines terreurs. Vous vouliez rompre? eh bien, l'enlèvement de
cette cassette est un flagrant motif de rupture. Quant aux _notes_,
comme vous appelez ça, quant aux notes qu'elle y trouvera, une femme
dans sa position, une femme qui se respecte autant qu'elle, ne risque
pas une vengeance qui peut la perdre ou la faire passer pour avoir été
sacrifiée à... ma foi, je ne vous demande pas à qui... peu m'importe...
Encore une fois, mon cher Gaston, croyez-moi donc... tout ceci est pour
le mieux. Eh! mon Dieu!--s'écria-t-il après un moment de silence et
frappé d'une idée subite,--elle s'est peut-être tout bonnement fait
conduire au bord de la rivière pour y jeter ce coffret.

--Mais vous êtes fou, Alfred! Elle aurait brûlé les lettres chez elle et
tout eût été dit... Encore une fois, elle les garde, c'est pour en faire
un méchant usage.

--Un méchant usage!--dit Alfred en haussant les épaules avec
impatience.--Que prouvent ces lettres, après tout?... que vous avez mal
agi avec elle, que vous l'avez sacrifiée? Eh! qui diable prend jamais le
parti d'une femme sacrifiée? Accablez une femme du monde des plus odieux
procédés, traitez-la publiquement avec la plus atroce cruauté, ses amis
intimes crieront partout que la malheureuse n'a que ce qu'elle méritait,
et les hommes envieront votre brutale insolence sans oser vous imiter,
comme les petits voleurs envient les assassins!

--Je vous dis que vous ne la connaissez pas,--reprit Gaston.

Voyant la pâleur et l'agitation de son ami, Alfred lui dit cette fois en
français:--Allons, Gaston, remettez-vous; nous étions entrés dans cet
abominable cabaret pour nous reposer un moment et pour boire un verre
d'eau.

--Vous avez raison,--reprit Alfred en regardant autour de lui:--mais
tout ici a l'air si malpropre, que nous ne pourrons peut-être pas
seulement avoir un verre d'eau supportable.

Ces inconvenantes paroles augmentèrent la colère de madame Lebœuf et
celle de ses habitués, furieux de n'avoir pas pu prendre part à la
conversation des deux jeunes gens, depuis que ceux-ci avaient parlé
anglais.

--Madame, un verre d'eau sucrée, je vous prie, dit Gaston à la veuve.

Celle-ci, sans répondre, agita majestueusement une sonnette cassée, en
criant d'une voix glapissante:

--Boitard! Boitard! un verre d'eau sucrée!

--Quelle affreuse odeur de poêle!--dit Gaston en appuyant son
front;--j'ai la tête en feu.

--Il se joint à cela,--reprit Alfred avec dégoût,--je ne sais quelle
senteur de moisi et de vieux rentier qui fait que décidément ça
empeste...

--Mais, madame, j'avais demandé un verre d'eau!--dit Gaston avec
impatience.

--Mais, monsieur, il me semble que j'ai sonné Boitard assez
fort,--répondit aigrement la veuve en agitant de nouveau sa sonnette.

--Au fait, c'est vrai, Gaston, madame a sonné Boitard,--dit Alfred avec
beaucoup de sérieux; ayez un peu de patience. Mais comme je me défie de
la présence de Boitard, par précaution je vais allumer un cigare.

Alfred tira un cigare d'un cigarero de paille de Lima, prit une
allumette chimique dans une petite boîte d'argent damasquinée, et
commença à fumer.

Les habitués du café se regardèrent avec stupéfaction, ne sachant
comment qualifier cette audacieuse innovation.

Quelques-uns toussèrent, d'autres poussèrent quelques hum! hum!
énergiques. Nul doute que, sans l'intérêt de curiosité qu'inspiraient
ces jeunes gens, par le rôle qu'ils semblaient jouer dans l'aventure du
coffret remis au domestique du Vampire, nul doute que la veuve et ses
partisans n'eussent vivement protesté contre ces manières de tabagie.

A ce moment parut Boitard, garçon joufflu, aux bras nus, et pour qui
toute saison était canicule.

Il portait sur un plateau écaillé une carafe, un verre de deux pouces
d'épaisseur, et cinq morceaux de sucre dans une soucoupe fêlée.

Pendant que Gaston semblait livré à de profondes réflexions, Alfred, les
deux mains dans ses poches, regardait le verre d'eau avec une défiance
mêlée de dégoût; tout à coup il s'écria:

--Mais, Boitard, mon cher, il y a une araignée dans votre carafe. C'est
plus que nous n'avons demandé. Nous sommes pressés. Nous voudrions un
simple verre d'eau sans araignée, si c'est possible.

Boitard passa une grosse main rouge dans ses cheveux, se gratta la
tête, regarda attentivement dans la carafe, et reconnut en effet la
présence réelle d'une araignée.

Au lieu d'être accablé par cette abominable découverte, il haussa les
épaules en se tournant à demi du côté de la veuve et des habitués.

Ce mouvement semblait dire: «En vérité, ce monsieur fait bien le dégoûté
avec son araignée!»

A quoi la veuve et les habitués répondirent par une autre pantomime
signifiant à peu près: «Ah! mon Dieu! ne nous en parlez pas, Boitard;
cela fait pitié!»

Alors Boitard, haussant de nouveau les épaules, prit la carafe d'une
main, enfonça à plusieurs reprises son gros vilain doigt dans le goulot,
et commença une pêche d'un nouveau genre.

Cette pêche fut couronnée d'un plein succès. Boitard retira l'araignée,
la prit délicatement entre le pouce et l'index, l'écrasa sous son pied,
remit, avec un imperturbable sang-froid, la carafe sur la table, et dit
à Alfred, comme s'il lui eût reproché un caprice d'enfant gâté:--Eh
bien, monsieur, j'espère que vous ne me direz plus qu'il y a des
araignées dans l'eau, maintenant!

Alfred avait contemplé la manœuvre de Boitard avec une admiration
profonde. Ces derniers mots lui parurent sublimes.

Il lui mit cent sous dans la main et lui dit:--Ceci est pour vous,
Boitard; toute perfection a son prix, et, dans votre spécialité, vous
êtes, mon cher, magnifiquement malpropre.

Boitard regardait tour à tour Alfred, l'argent, la veuve et les
habitués, d'un air stupide.

Gaston, toujours resté rêveur, dit à demi-voix, en se parlant à
lui-même;--Que faire?... que faire?... Où est à cette heure ce
coffret?--Et il avança machinalement la main vers la carafe.

--Du diable! si vous touchez à cela, Gaston,--dit Alfred.

Et il raconta à son ami la pêche à l'araignée.

Gaston repoussa le plateau avec horreur, et s'écria avec impatience:

--Allons, il est impossible de boire un verre d'eau: j'ai la tête
brûlante, j'ai la gorge en feu... Venez, Alfred; tâchons de trouver
quelque endroit un peu moins répugnant.

Ces mots mirent le comble à la colère de la veuve.

Elle s'écria d'un air indigné en s'adressant à Alfred:

--D'abord, monsieur, on ne fume pas ici comme dans un estaminet,
entendez-vous? Et puis, je suis bien aise de vous dire, malgré votre air
ricaneur, que, si vous ne buvez pas ce qu'on vous sert ici, vous ne
devez pas chercher à en dégoûter les autres.

Alfred répondit avec un sérieux imperturbable:

--Croyez, ma chère madame, que je n'ai pas abusé de mon influence sur
monsieur. Je vous déclare que, lorsqu'il est abandonné à ses propres
penchants, il ne mange jamais d'araignée.

--Venez, cette femme est folle,--dit Gaston en jetant un louis sur le
comptoir.

La veuve repoussa fièrement la pièce d'or, en s'écriant que, dans son
établissement, on ne payait que ce que l'on avait _consumé_.

--J'ai donné à ce drôle pour son araignée,--dit Alfred à Gaston.

Celui-ci reprit son louis, et les deux jeunes gens sortirent.

A peine avaient-ils fermé la porte du café, que M. Godet les suivit
nu-tête, malgré le froid.

--Votre chapeau, M. Godet!--s'écria la veuve, qui devina les intentions
de son habitué.

--Mon chapeau!--dit M. Godet,--il n'en est pas besoin; je vais à
l'instant vous les ramener ici pieds et poings liés, et doux comme des
moutons, ces beaux godelureaux.

En deux enjambées il rejoignit les jeunes gens, et toucha légèrement la
manche d'Alfred, qui lui inspirait plus de confiance.

--Que voulez-vous, monsieur?--dit ce dernier, étonné de la grotesque
figure de l'habitué.

--Je veux, monsieur, vous rendre un immense service si j'en étais
capable, ainsi que cela se doit faire entre bons citoyens; je vous
propose de nous liguer contre l'ennemi commun. Or, dans ce moment, notre
ennemi commun c'est le Robin des Bois, en d'autres termes le _Vampire_.

Alfred et Gaston regardèrent M. Godet sans comprendre un mot à son
étrange langage.

Gaston finit par dire à Alfred:--Venez, mon ami; ne voyez-vous pas que
ces gens-là sont fous?

--C'est que celui-ci a l'air bien bête pour un fou,--dit Alfred.

M. Godet, craignant de voir sa proie lui échapper, ne releva pas le
propos, et ajouta très-vite, d'un air mystérieux:

--Je sais tout, vous cherchez une jeune dame qui était dans un petit
fiacre bleu à stores rouges avec une femme plus âgée. Chapeau noir,
manteau puce, cheveux gris, voilà le signalement de la vieille; cheveux
blonds, sourcils et yeux noirs, voilà le signalement de la jeune.

--Ce sont elles!--s'écria Gaston; puis, reprenant son sang-froid, il dit
à M. Godet, qui triomphait d'une joie maligne:

--En effet, monsieur, j'aurais intérêt à savoir quelle direction ont
prise les personnes dont vous parlez.

--Et surtout à savoir où elles ont porté la petite cassette d'écaille
incrustée d'or, n'est-ce pas, monsieur?--reprit M. Godet.

--Comment êtes-vous instruit de cela?--reprit Gaston de plus en plus
étonné.

--Tout ce que je puis vous affirmer sur l'honneur, c'est que la vieille
femme en question a remis, il y a une heure, devant moi, le coffret au
domestique du _Vampire_, dit M. Godet.

Cette nouvelle était tellement inattendue, si surprenante, que les deux
jeunes gens ne la pouvaient croire.

Mille sentiments contraires, l'inquiétude, la colère, la jalousie, la
vengeance, la curiosité, se heurtèrent dans l'esprit de Gaston.

--Monsieur,--s'écria-t-il en pâlissant,--il faut que vous me disiez à
l'instant quelle est la personne que vous avez surnommée le _Vampire_,
et quelle est sa demeure.

--Peste! vous n'êtes pas dégoûté, mon cher ami,--pensa M. Godet, qui
n'était pas disposé à abandonner sitôt ses victimes. Il reprit, en
montrant son crâne chauve:--Je vous ferai observer, messieurs, qu'à mon
âge je ne suis plus dans mon printemps. Si vous vouliez rentrer au café
Lebœuf, nous y causerions sans y geler.

--Soit, monsieur,--dit Gaston en reprenant avec impatience le chemin du
café de la veuve.

Jamais triomphateur romain, traînant à sa suite des populations
esclaves, ne fut plus fier que M. Godet en rentrant dans le café de la
veuve, suivi des deux jeunes gens.

Il fit un signe aux habitués, afin de modérer leur curiosité, et
s'enfonça dans un coin du café.

M. Godet se garda bien d'apprendre tout de suite aux deux jeunes gens le
nom du colonel; malgré leur impatience, il leur fallut subir toutes les
absurdes histoires forgées par le doyen des habitués du café Lebœuf.

Sans les faits précis, évidents, que cet impitoyable curieux avait déjà
révélés, Gaston n'aurait pas ajouté la moindre foi à ses paroles; il fut
pourtant obligé d'entendre l'histoire du coup de fusil, de la voiture
magnifiquement harnachée, de l'uniforme du colonel, et, enfin, de ses
sacriléges stations au cimetière du Père-Lachaise.

A travers toutes ces sottises, les jeunes gens furent du moins frappés
de l'existence étrange du colonel.

--Enfin, monsieur,--dit Gaston,--j'ai l'honneur de vous le demander pour
la vingtième fois, faites-moi la grâce de me dire où demeure cet homme.
Tous ces détails sont fort curieux sans doute, mais encore une fois,
l'adresse du colonel, son adresse?...

--Suivez-moi, messieurs,--dit Godet en se levant subitement d'un air
imposant.

Il ouvrit la porte du café, allongea le doigt, montra à Gaston la petite
porte de l'hôtel d'Orbesson, et lui dit:--Voilà, monsieur... la demeure
du Vampire, en face... la porte à guichet.

Gaston courut vers la porte sans prononcer une parole.

M. Godet referma la porte, et s'écria en se frottant les mains avec une
joie diabolique:

--Ça chauffe, messieurs, ça chauffe; maintenant à nos trous, à nos
trous.

Les habitués du café Lebœuf se remirent en observation.

Gaston sonnait avec violence.

La figure du vieux domestique du colonel parut, non pas à la porte, mais
au guichet.

Les deux jeunes gens semblèrent faire les plus vives instances pour
entrer: prier, menacer même, tout fut inutile; il fallut que Gaston se
résignât à passer par le guichet sa carte, sur laquelle il écrivit à la
hâte quelques mots au crayon.

S'apercevant que les deux inconnus parlaient avec chaleur, M. Godet
entr'ouvrit la porte du café, et entendit distinctement Gaston dire
d'une voix courroucée:

--A demain matin neuf heures. Il n'y aura pas d'excuses, j'espère.

Les deux jeunes gens disparurent en marchant à grands pas.



CHAPITRE IV.

LE RENDEZ-VOUS.


Le lendemain matin à neuf heures, la voiture de Gaston s'arrêta devant
l'hôtel d'Orbesson.

Le valet de pied sonna, la petite porte s'ouvrit, le vieux domestique
parut.

Gaston et Alfred descendirent.

--M. le colonel Ulrik?--dit Gaston.

Le domestique s'inclina sans répondre, et précéda les deux jeunes gens.

Rien de plus triste, de plus désolé que l'intérieur de cette vaste
maison.

Plusieurs grandes dalles provenant sans doute de quelques démolitions
étaient couchées çà et là sous l'herbe qui envahissait la cour. On eût
dit les pierres sépulcrales d'un cimetière abandonné.

Toutes les fenêtres étaient extérieurement fermées; la porte vitrée du
vestibule cria sur ses gonds rouillés, et fit retentir d'un bruit
lugubre la voûte sonore du grand escalier.

Le colonel habitait le rez-de-chaussée. Le domestique conduisit les deux
jeunes gens dans un immense salon à peine meublé; ses hautes fenêtres
sans rideaux et à petits carreaux s'ouvraient sur un jardin entouré de
grandes murailles, triste comme un jardin de cloître.

--Monsieur le colonel va venir à l'instant,--dit le domestique;--et il
disparut.

Le jour était sombre, bas; le vent gémissait tristement à travers les
portes mal closes. Tout dans cette demeure révélait, non pas la misère,
non pas l'incurie, mais la plus profonde insouciance du bien-être
matériel.

Alfred et Gaston se regardèrent quelques moments en silence.

--Depuis que nous sommes entrés,--dit Alfred en frissonnant de
froid,--on dirait que je me sens sur les épaules une chape de plomb
glacé. Il n'y a de feu nulle part... C'est un vrai Spartiate que cet
homme-là.

--Cet homme! quel est-il? quel est-il?--dit Gaston en se parlant à
lui-même.

--_Elle_ seule aurait pu vous éclairer; mais elle est partie cette nuit,
je crois?

--Cette nuit,--répondit Gaston.

--Ulrik!--dit Alfred,--Ulrik! ça doit être un nom russe, prussien ou
allemand. Je suis allé hier au club de l'Union, espérant y trouver
quelques membres du corps diplomatique; en effet, j'y ai vu trois ou
quatre secrétaires de légation ou d'ambassade. Mais aucun ne connaît le
colonel Ulrik. Il n'y a plus de ressource pour nous éclairer que dans M.
l'ambassadeur de Russie, mais je n'ai pu le rencontrer.

--Après tout, que m'importe?--dit Gaston. Cet homme a mon secret; elle
m'a sans doute sacrifié à lui, c'est une indigne trahison. Je le tuerai
ou il me tuera.

--N'allez pas si vite, mon ami; peut-être cet imbécile d'hier nous
a-t-il mal renseignés. Sans doute, toutes les apparences tendent à faire
croire qu'_elle_-même a apporté ce coffret ici; mais remarquez-le bien,
elle n'est pas entrée; c'est madame Blondeau qui l'a remis au
domestique; enfin, Gaston, je m'en rapporte à vous; vous avez trop
l'habitude du monde et de ces sortes d'affaires pour vous conduire en
enfant: ceci est grave; ce que nous pouvons faire de mieux est de nous
mesurer sur les circonstances qui vont suivre.

--Ce qui m'exaspère, s'écria Gaston,--c'est la fausseté de cette femme!
Je la croyais incapable, non pas d'un mensonge, mais de la plus légère
dissimulation. Eh bien! jamais elle n'a même prononcé devant moi le nom
de cet homme, et c'est à lui qu'elle confie... Tenez, il y a là un
odieux mystère que j'ai hâte de pénétrer.

--Tout ce que ce bavard nous a raconté hier de la vie du colonel est
assez étrange,--dit Alfred;--il en ressort du moins que c'est un être
infiniment bizarre. Cet intérieur délabré n'annonce pas non plus un
caractère des plus réjouissants; sans vos tristes préoccupations, je
serais ravi de me trouver face à face avec _Robin des Bois_, avec le
_Vampire_, comme disent ces bonnes gens. Mais quel froid!...... quel
froid! Si c'est le diable, il devrait au moins, par égard pour ceux qui
viennent le voir, jeter ici comme un reflet de sa rôtissoire infernale.

A ce moment, le domestique ouvrit une porte; le colonel entra.

C'était un homme de haute taille, très-simplement vêtu. Il paraissait
âgé de trente-six ans, quoique ses cheveux bruns commençassent à
grisonner légèrement sur les tempes.

Son teint était très-basané; le pli profond qui séparait ses sourcils
noirs, droits et prononcés, lui donnait une physionomie dure, hautaine,
quoique ses traits, d'ailleurs très-réguliers, eussent pu dans d'autres
temps exprimer des sentiments plus doux. Il tenait à la main la carte de
Gaston; il y jeta les yeux, et dit d'une voix ferme, brève, et sans
aucun accent étranger, en interrogeant à la fois les deux jeunes gens:

--Monsieur le comte Gaston de Senneville?

--C'est moi, monsieur,--dit Gaston.--Puis, montrant son ami, il
ajouta:--M. le marquis de Baudricourt.

Le colonel fit de nouveau un léger mouvement de tête en manière de
salut.

Regardant Gaston bien en face, croisant ses mains derrière son dos, il
attendit que ce dernier lui expliquât le sujet de cette visite.

Malgré son assurance, malgré son habitude du monde, Gaston resta un
moment interdit.

Les traits durs et bronzés du colonel étaient impassibles; on eût dit un
masque d'airain. Ses grands yeux gris avaient un regard clair, fixe,
pénétrant, qui, à la longue, devenait insupportable.

Rien de plus difficile que de rompre certains silences. Soit qu'Alfred
attendît que Gaston prît la parole, soit que celui-ci attendît que le
colonel parlât, tous trois restèrent muets quelques minutes.

Alors seulement Gaston sentit qu'il lui serait assez difficile
d'expliquer le sujet de sa visite sans compromettre la femme dont il
croyait avoir à se plaindre.

Ainsi que cela arrive souvent, au moment de l'explication qu'il venait
demander, Gaston fut assailli de mille réflexions qu'il aurait dû faire
avant que de se présenter chez le colonel.

L'embarras, le dépit, la colère, lui firent monter la rougeur au front.
Alfred, voulant mettre un terme à cette scène embarrassante, dit au
colonel:

--Monsieur, vous savez sans doute le sujet qui nous amène auprès de
vous?

--Non, monsieur,--dit Ulrik.

--Il s'agit, monsieur, d'un coffret qui m'appartient,--s'écria Gaston,
et qui vous a été remis hier par une femme que vous devez connaître...
car elle est l'émissaire d'une autre femme qui ne peut sans doute vous
être inconnue...

--Je ne sais pas ce que vous voulez dire, monsieur,--répondit le
colonel.

--Monsieur!...--dit vivement Gaston.

--Monsieur!...--dit le colonel sans élever davantage la voix.

Il y eut un nouveau silence; Gaston se mordit les lèvres de dépit.

Alfred reprit avec sang-froid:

--M. de Senneville a le plus grand intérêt, monsieur, à savoir si un
coffret qui lui appartient, et qui renferme des papiers fort importants,
vous a été remis hier dans l'après-midi. Si vous voulez bien, monsieur,
lui donner votre parole d'honneur que ce coffret n'a pas été ou n'est
pas en votre possession, M. de Senneville se déclarera satisfait.

--Je ne me déclarerai satisfait que si...

--Mon ami, vous avez bien voulu me prendre pour conseil, dit
Alfred,--permettez-moi donc de m'expliquer avec monsieur.

--L'explication sera fort simple, messieurs,--dit le colonel en faisant
quelques pas vers la porte pour montrer que toute autre question serait
vaine:--je n'ai aucune réponse à faire.

--Ainsi, monsieur,--s'écria Gaston,--vous refusez de donner votre parole
que...

--Je refuse, monsieur, de répondre aux questions dont je n'admets pas la
convenance,--dit le colonel; et il s'avança toujours vers la porte.

Gaston et Alfred restèrent près de la fenêtre.

--Monsieur,--dit Alfred en se contenant à peine,--votre mouvement vers
la porte signifierait-il que cette conversation a trop duré?

--_Trop_..... peut-être, monsieur,--dit le colonel en mettant la main
sur la serrure,--mais certainement _assez_.... Je n'ai rien à dire ni à
écouter.

--Et moi, je vous déclare, monsieur, que je ne sortirai pas d'ici que
vous ne m'ayez répondu--s'écria Gaston.--Ce coffret est-il ici, oui ou
non?

--Un mot, monsieur, je vous prie,--dit Alfred, qui semblait vouloir
épuiser toutes les voies de conciliation.--Vous êtes homme du monde,
monsieur, et nous nous sommes adressés à vous en gens du monde, nous
nous y sommes résolus après de sûrs renseignements: ces renseignements
nous donnent la certitude que le coffret dont il s'agit a été remis,
sinon à vous, monsieur, du moins à un de vos gens. Si vous ignorez cette
circonstance, veuillez interroger votre domestique.

--Cela est inutile, monsieur.

--Mais alors,--s'écria Gaston en frappant du pied avec violence,--il
faut...

--Gaston... un mot encore,--dit Alfred;--et il ajouta:

--Puisque vous nous refusez cet éclaircissement, monsieur, vous restez
seul responsable du fait en question. Nous nous adressons une dernière
fois à votre honneur, pour obtenir de vous une réponse positive. M. de
Senneville serait aux regrets de sortir des bornes de la modération, et
vous êtes, monsieur, de trop bonne compagnie pour ne pas accueillir avec
politesse une demande faite avec politesse.

--J'ai déjà eu l'honneur de vous dire deux fois, messieurs, que je
n'avais aucune réponse à faire à ce sujet,--répéta le colonel, toujours
calme et froid.

Alfred et Gaston se regardèrent avec indignation.

--Il est évident, monsieur,--dit Alfred, que nous ne pouvons vous forcer
à parler et à vous expliquer; mais...

--Il est inutile de prolonger davantage cet entretien, monsieur,--dit
fermement Gaston;--refuser de répondre, c'est avouer que vous possédez
ce coffret; j'ai des raisons de regarder cette possession comme un
outrage pour moi, je vous en demande donc satisfaction.

--Soit, monsieur,--dit le colonel en ouvrant la porte du salon.

--Monsieur voudra bien venir dans la journée s'entendre avec vos
témoins,--dit Gaston en montrant Alfred.

--C'est inutile, monsieur; nous pouvons à l'instant choisir l'heure, le
lieu, les armes,--dit le colonel.

--Eh bien! monsieur... l'heure... demain matin, dix heures,--dit Gaston.

--A dix heures,--dit le colonel.

--Au bois de Vincennes, près la faisanderie.

--Au bois de Vincennes,--dit le colonel.

--Quant aux armes,--dit Gaston,--choisissez, monsieur.

--Cela m'est indifférent, monsieur.

--L'épée donc, monsieur.

--L'épée donc!--dit le colonel en refermant la porte sur les deux jeunes
gens, sans que sa figure, sans que sa voix, eussent trahi la moindre
émotion.

Le vieux domestique reconduisit les deux jeunes gens, et l'hôtel
d'Orbesson redevint silencieux et solitaire.

Les habitués du café Lebœuf, aux aguets depuis le matin, avaient vu
entrer les deux jeunes gens.

Lorsque ceux-ci sortirent pour remonter dans leur voiture, M. Godet,
poussé par son invincible curiosité, ouvrit la porte du café, s'avança
tête nue vers Gaston, et lui dit d'un air mystérieux et familier:

--Eh bien, jeune homme! où en sommes-nous? Vous qui avez pénétré dans le
capharnaüm du Vampire, vous pouvez nous dire comment est l'intérieur de
son antre. Vous a-t-il rendu le coffret de la jolie dame? Vous l'avez,
j'espère, joliment tancé, joliment rabroué?

Alfred et Gaston montèrent en voiture sans répondre un mot aux questions
de M. Godet.

Le valet de pied referma la portière, dit au cocher: A l'hôtel... et
l'habitué resta désappointé.

--Impertinent! joli cœur!--dit Godet.--Tu étais bien plus poli hier,
lorsqu'il s'agissait de me soutirer mon secret! C'est égal, ils étaient
pâles... ils avaient l'air vexé; c'est toujours cela.

En rentrant dans le café, M. Godet fut assailli d'interrogations.

Il prit un air important, et répondit:--Ces messieurs n'ont eu que le
temps de me donner quelques détails et de me remercier de mon
obligeance. C'est demain matin que tout s'éclaircira.

Cette défaite, qui se trouva par hasard être la vérité, fut parfaitement
accueillie par les habitués; ils attendirent le lendemain avec
impatience.

Ce jour devait être, en effet, un grand jour pour les curieux du café
Lebœuf.

A huit heures, le domestique du colonel sortit seul; il revint environ
une heure après en fiacre, amenant avec lui deux soldats d'infanterie.

--Tiens,--s'écria M. Godet, déjà placé à son poste d'observateur,--il
est allé chercher la garde! C'est peut-être pour défendre son maître
contre les deux jeunes gens. Il paraît que le Vampire n'est pas crâne.

--Si c'était la garde,--fit observer quelqu'un, les soldats auraient
leurs fusils et leurs gibernes, tandis qu'ils n'ont que leurs sabres.

--C'est juste; mais alors à quoi bon des soldats, si ce n'est pour
prêter main forte au Vampire?

La discussion en était là lorsque la porte de l'hôtel d'Orbesson
s'ouvrit: le colonel en sortit enveloppé d'un grand manteau; il monta
dans le fiacre avec les deux soldats.

La voiture partie, le vieux domestique, au lieu de rentrer aussitôt dans
l'intérieur de la maison, selon son habitude, resta quelques moments sur
le seuil de la porte en jetant un regard inquiet dans la direction de la
voiture... puis il se retira et referma brusquement la porte...

Ces mouvements n'échappèrent pas aux _espies_ du café Lebœuf; ils ne
comprenaient rien à la conduite du colonel: où pouvait-il aller en
compagnie de ces deux soldats?

La veuve fit observer qu'elle avait cru voir comme un fourreau d'épée
sortir de dessous le manteau du colonel; mais elle n'osa l'affirmer.

--Comment, une épée? mais attendez donc, attendez donc...--dit M. Godet
en se frottant joyeusement les mains,--mais vous pourriez avoir raison;
il s'agit peut-être d'un duel avec ces deux godelureaux d'hier... Mais
ça devient très-amusant... Nous en aurons pour notre argent! bravo!

--S'il y avait un duel,--s'écria la rancunière veuve,--je donnerais bien
quelque chose de ma poche pour que ce grand ricaneur qui a fait tant ses
embarras pour une malheureuse araignée, attrapât un bon coup de...
n'importe quoi.

--N'ayant pas autrement à me louer de la politesse et de la
reconnaissance de ces godelureaux, je me joins à vous pour leur
souhaiter quelque chose de très-désagréable, ma chère madame Lebœuf.
Pourtant s'il s'agissait d'un duel, il faudrait des témoins.

--Eh... ces soldats?...

--Allons donc, ma chère madame Lebœuf, le Vampire est colonel, il
n'irait pas prendre pour témoins deux simples voltigeurs. Ce serait
contre toutes les règles de la discipline. Ah çà! que diable vient
encore faire ce domestique sur le seuil de la porte?--ajouta M. Godet en
regardant à travers les carreaux.--Depuis que son maître est parti,
voilà trois fois qu'il vient se planter là, droit comme un therme. Ceci
n'est pas naturel, il se passe quelque chose, il a l'air inquiet... Si
j'allais l'interroger?

--Le moment serait mal choisi, monsieur Godet,--dit la veuve;--ne vous
exposez pas aux brutalités de ce vieux misérable...

--Silence!... silence!... j'entends le roulement d'une voiture,--dit M.
Godet en collant de nouveau sa figure aux carreaux.

En effet, le fiacre revenait avec les deux soldats et le colonel.

Celui-ci sauta lestement de voiture, dit quelques mots aux soldats, leur
serra la main et les congédia.

Madame Lebœuf affirma plus tard avoir vu une larme couler des yeux du
vieux domestique lorsqu'il referma sur son maître la petite porte de
l'hôtel.

Malheureusement pour les habitués du café Lebœuf, à ces deux journées
si fécondes en événements, succédèrent des jours d'une monotonie
désespérante.

Ils ne virent plus arriver ni lettres, ni coffret, ni voiture; chaque
matin le pourvoyeur apporta sa provision accoutumée, mais ce fut tout.

L'épreuve de la cendre, souvent renouvelée dans la ruelle, prouva que le
Vampire continuait ses promenades nocturnes.

Quoique M. Godet ne se sentît plus le goût de les partager, il ne douta
pas qu'elles ne fussent toujours dirigées vers le cimetière du
Père-Lachaise.

Le seul fait qui réveilla passagèrement la curiosité des habitués fut
l'apparition de la femme âgée qui avait apporté le coffret.

Deux mois environ après le duel du colonel, cette femme revint à l'hôtel
d'Orbesson, et remit un paquet assez volumineux au domestique du
colonel.

Depuis, elle ne reparut plus.

Nous raconterons donc cette dernière visite de madame Blondeau au
colonel Ulrik.



CHAPITRE V.

LE COLONEL ULRIK.


Le vieux domestique fit entrer madame Blondeau dans le grand salon où,
deux mois auparavant, le colonel avait reçu Gaston et Alfred.

La physionomie de Stok, ainsi se nommait cet ancien serviteur, avait
perdu son expression rébarbative.

--Comment se porte M. le marquis?... non, M. le colonel, veux-je dire,
puisque votre maître préfère qu'on l'appelle ainsi.

--Toujours de même, madame Blondeau; le corps est de fer, mais la tête
est faible; quelquefois monsieur passe des journées à pleurer comme un
enfant... Lui pleurer!... lui..., on m'eût dit cela, il y a un au,
voyez-vous, que je ne l'aurais jamais cru!... et puis presque toutes les
nuits... et Stok soupira.

--Toujours au cimetière? juste ciel!

--Toujours, madame Blondeau... c'est à fendre l'âme...

--Et le reste du temps, monsieur Stok?

--Il rêve, il se désole, il se promène dans la petite chambre carrelée
qu'il habite. Elle est cent fois plus froide, plus humide que les
autres, car elle servait de salle de bains. Eh bien! on dirait que
monsieur l'a choisie exprès, parce qu'elle est la plus mauvaise de
l'hôtel. Tenez, madame Blondeau, il y a quelque chose qui a l'air d'un
enfantillage, et pourtant les larmes me viennent aux yeux quand je vois
cela.

--Quoi donc, monsieur Stok?

--Depuis six mois que nous habitons cette maison, à force de marcher
dans cette petite chambre, de la porte à la fenêtre, et de la fenêtre à
la porte, toujours dans le même endroit, mon maître a tellement usé le
carreau, qu'on y voit creusée la trace de ses pas.

--Ah! en effet, c'est horrible! quelle vie, mon Dieu!

--Hélas! madame Blondeau, on dirait que son esprit est si fort concentré
sur une seule chose, qu'il est indifférent à tout le reste, au froid, à
la faim. Si je ne l'avertissais des heures de ses repas, il ne penserait
pas à manger... Pendant les grandes gelées de cet hiver, par un caprice
que je ne comprends pas, il n'a pas voulu de feu. Du reste, je puis vous
dire une chose qui vous étonnera, madame Blondeau: depuis trente ans,
chaque jour, selon une vieille coutume de notre province, mon maître me
permet, lorsque je me retire, de lui baiser la main. Dans nos usages,
c'est une marque d'attachement et de respect. Eh bien! malgré ces grands
froids, sa pauvre main était toujours sèche, brûlante, comme si une
fièvre ardente l'eût dévoré... Malgré cela... il n'est pas changé; cela
se conçoit, il est d'une constitution si énergique... Dans nos campagnes
contre les Turcs, je l'ai vu rester à cheval vingt, trente heures sans
manger, prenant seulement de temps à autre un peu de la neige qui
couvrait la crinière de son cheval pour étancher sa soif, ne se
plaignant jamais. S'il était blessé... quand je m'approchais de lui, il
souriait, mais d'un sourire si bon, si doux, que, malgré mes craintes,
je me sentais tout rassuré. Hélas!... depuis un an... ce sourire-là n'a
plus jamais reparu sur ses lèvres... Il ne voit personne... ne va chez
personne... Une seule fois, il est sorti pour ce duel...

--Ah! ce duel, ce duel... monsieur Stok, quand je pense que ce
malheureux coffret l'a causé!

--Pour ce qui est du duel, je n'étais pas absolument inquiet, madame
Blondeau, je savais l'adresse et la force de mon maître. Autrefois, il
battait les plus fameux maîtres d'armes; pourtant, malgré moi, j'allais,
je venais à la porte. Enfin, quand je l'ai vu rentrer avec les deux
soldats qu'il m'avait envoyé chercher pour témoins ici près, à la
caserne, mon pauvre vieux cœur a bondi de joie... Ce jeune homme en a
été quitte pour un coup d'épée qui l'a tenu un mois couché... Le soir du
duel, mon maître a dit un mot qui m'a bien étonné de sa part; il se
parlait à lui-même, comme cela lui arrive souvent; il a murmuré à voix
basse:--«Je ne hais pas cet homme; excepté à la guerre, la vue du sang
m'a toujours révolté, et j'ai vu couler le sien avec une joie féroce...
J'ai été sur le point de ne plus le ménager, et puis la _voix_ m'a dit
de lui laisser la vie; je l'ai écoutée.»

--Quelle voix, monsieur Stok?

--Je ne sais, madame Blondeau... Quelquefois il interrompt brusquement
sa promenade, s'arrête... paraît écouter, met les deux mains sur son
front et recommence à marcher.

--Pauvre colonel!

--Mais voyez comme je suis égoïste, je ne vous parle que de mon
maître,--dit Stok.--Et madame la vicomtesse?

--Madame est toujours en Touraine, toujours bien souffrante.

--Ah! madame Blondeau, depuis que nous nous connaissons, que de
changements, que de malheurs!

--Fasse le Seigneur qu'ils soient à leur terme pour ma maîtresse,
monsieur Stok! Je n'ose faire le même vœu pour votre maître,
quoiqu'on dise que tout chagrin a sa fin.

--Pas ceux-là, madame Blondeau, pas ceux-là,--dit tristement Stok en
secouant la tête.

--Ne puis-je encore voir M. le colonel? Je désirerais lui remettre ce
paquet et reprendre ce soir la voiture de Tours. J'ai hâte de retourner
près de madame.

--Monsieur ne m'a pas encore sonné. Quelques moments de plus ou de moins
ne seront rien pour vous,--dit Stok d'un ton presque suppliant.--Et si
vous saviez ce que c'est pour monsieur quelques moments de bon sommeil?
Ça lui fait tant de bien! Il dort si peu! Il est encore rentré ce matin
bien tard...

--Quelle vie!--dit madame Blondeau en soupirant.

--Je ne me plaindrais pas,--reprit Stok,--si je n'avais qu'à songer à
mon maître; mais vous ne croiriez pas les ennuis que me donnent une
demi-douzaine de vieux imbéciles qui nous espionnent toute la journée.
Il n'y a pas de ruses qu'ils n'aient essayées pour s'introduire ici; ils
sont continuellement perchés comme des corbeaux sur les chaises du café
d'en face, pour espionner ce qui se fait ici.

--Ce sont eux sans doute qui semblaient être aux aguets tout à l'heure
lorsque j'ai frappé à la porte,--dit madame Blondeau.

--Eux-mêmes... Pourtant j'ai donné une bonne leçon à l'un d'eux... Rien
n'y fait...

En ce moment, une sonnette tinta.

--Monsieur me sonne... Attendez-moi, je vous prie, madame Blondeau... Je
vais prévenir mon maître de votre arrivée.

Un quart d'heure après, madame Blondeau entra dans la chambre du
colonel... Il était debout, vêtu d'une longue pelisse turque, de couleur
foncée. La fenêtre basse, au travers de laquelle on voyait une allée de
marronniers aux troncs noirs et dépouillés, jetait un jour douteux dans
l'appartement.

L'espèce de contraction douloureuse qui donnait à la figure du colonel
une expression dure, et pour ainsi dire pétrifiée, sembla diminuer un
peu lorsqu'il vit madame Blondeau; ses traits se détendirent.

--Comment se porte _Mathilde?_--dit-il avec un accent rempli de douceur
et de bonté.

--Hélas! monsieur... Madame est toujours bien accablée.

Et la voix de la pauvre vieille femme s'altéra; ses yeux se remplirent
de larmes.

--Pardonnez-moi, monsieur,--dit-elle;--c'est que je ne puis entendre
prononcer ce nom sans me sentir tout émue.

--Je l'appelle ainsi devant vous de son nom de jeune fille, parce que
vous l'avez élevée, parce que vous lui avez été dévouée comme une
mère...

--Ah! monsieur... je ne mérite pas... je ne suis qu'une domestique.

--Ce n'est rendre justice ni à vous, ni à elle, que de parler ainsi...
Je sais votre conduite; je sais aussi que Mathilde l'apprécie comme elle
le doit. Bonne et excellente femme que vous êtes... Mais que
voulez-vous?

--Madame m'a priée de vous apporter ces papiers, ne voulant pas les
confier au hasard de la poste. Elle m'a bien recommandé de vous dire
encore, monsieur, qu'elle ne vous demande pas de lui répondre. Vous
lirez cela... quand vous voudrez, m'a dit madame; elle sait...

--Bien... bien,--dit doucement le colonel, comme s'il eût voulu chasser
un souvenir pénible; et il posa l'enveloppe sur la table.

--Et le coffret?--demanda-t-il à madame Blondeau.

--Madame m'a dit de vous prier de continuer à le garder.

Malgré l'accueil plein de bonté qu'il avait fait à madame Blondeau, on
voyait que le colonel était sous le poids d'une distraction profonde; à
peine eut-il prononcé ces dernières paroles, qu'il retomba dans sa
rêverie.

Croisant ses deux bras sur sa poitrine, il baissa la tête et commença de
marcher à pas lents, oubliant la présence de madame Blondeau. Celle-ci,
n'osant dire un mot, se retira bientôt........

La lettre suivante était jointe à un assez volumineux manuscrit que
madame Blondeau venait d'apporter au colonel de la part de Mathilde.

«Château de Maran, 13 avril 1838.

«Je ne sais pas, mon ami, si d'ici à bien longtemps vous aurez le
courage d'ouvrir cette lettre.

«J'ai connu... j'ai aimé, oh! j'ai bien aimé celle que vous pleurez; je
connais votre cœur, votre caractère; je sais ce que vous étiez pour
elle, je sais ce qu'elle était pour vous: comment ne sentirais-je pas
que votre désespoir est à tout jamais incurable?

«Mon ami, mon frère, vous n'avez plus ici-bas de cœur plus dévoué que
le mien... Je n'ai jamais eu d'autre ami que vous... Vous le savez... si
j'avais plus souvent écouté la voix sévère, inflexible, de votre sainte
amitié, que de regrets amers j'aurais évités! Mais, dans cette lettre,
ne parlons pas de moi... mais de vous, de vous... noble et grand
cœur; de vous, l'idéal de la bonté humaine.

«Vous souffrez, mon ami! vous souffrez d'un chagrin désespéré! Plus vous
creusez cet abîme, plus il devient profond, plus ses ténèbres
augmentent!

«Il y a un an, lorsque j'ai su l'épouvantable catastrophe, je suis
tombée à genoux; j'ai prié pour elle, j'ai surtout prié pour vous...
vous lui surviviez!

«Je n'ai pas un instant alors songé à vous écrire, à vous voir... Il est
de ces malheurs que la vanité des consolations irrite et exaspère
encore.

«Vous avez tout quitté pour venir près des restes chéris d'Emma, mener
une vie froide et muette comme sa tombe.

«C'est une chose à la fois étrange et magnifique, mon ami, que de voir
combien les grands caractères, grands par le courage, grands par le
cœur, prévoient sûrement ce qu'ils doivent ressentir.

«Il y a trois ans, Emma vous disait: «_Si vous me perdiez, que
deviendriez-vous?_» Je vous entends encore, mon ami, lui répondre avec
ce sourire qui n'appartient qu'à vous et sans cacher les larmes qui vous
vinrent aux yeux:--«_J'irais_ OÙ VOUS SERIEZ, _je vivrais dans
l'isolement... je ne me consolerais jamais... Peut-être n'aurais-je pas
le courage de revoir Mathilde... notre amie.... notre sœur..._»

«Ces simples paroles, dites par tout autre, n'auraient semblé que
tristes ou exagérées... dites par vous elles avaient un caractère de
vérité désolante.

«Emma et moi nous fondîmes en larmes, aussi effrayées que si la main de
Dieu nous eût en ce moment dévoilé l'avenir.

«A cette terrible promesse, non plus qu'à toutes celles que vous aviez
faites, mon ami, vous n'avez pas manqué.

«Je vous envoie ces papiers en toute confiance, sans crainte d'être
importune; quand vous lirez cette lettre, c'est que vous vous sentirez
le courage de penser à moi, qui étais si souvent avec _elle_.

«Ce ne sera pas une preuve que votre désespoir s'affaiblit... Hélas!
non... ce sera au contraire avec une sorte de joie cruelle que vous
croirez aviver encore vos blessures déjà si douloureuses, en cherchant
parmi ces pages celles qui parlent d'Emma.

«Peut-être... d'ici à bien longtemps... ne lirez-vous pas cela...
Peut-être ne le lirez-vous jamais... Alors... mon ami... vous
recommanderez ces papiers à la fidélité de Stok, ainsi que le coffret
que vous avez reçu... il y a deux mois... Je désire que tout soit
anéanti.

«Si vous lisez l'écrit que je vous envoie, vous saurez pourquoi je vous
ai envoyé ce coffret.

«Un remords éternel me poursuivra. Ce dépôt aurait pu vous être fatal...
J'ai tout appris... Ce duel! Ah! Dieu m'est témoin que je croyais que
personne au monde ne saurait que ces papiers étaient entre vos mains.

«Par quelle fatalité ce secret a-t-il été découvert? Par quelle fatalité
votre vie... celle d'une personne que je ne puis plus accuser...
ont-elles été compromises? C'est ce que je ne saurai sans doute jamais.

«Maintenant, un mot de moi, mon ami.

«Depuis longtemps, depuis une année surtout, j'ai été bien malheureuse.
Comparer mes chagrins aux vôtres serait blasphémer; pourtant la vie m'a
été lourde et pénible.... Lorsqu'il y a deux mois je suis venue dans
cette retraite, où je finirai probablement mes jours, le souvenir du
passé me causait un étourdissement douloureux.

«J'avais un tel besoin de calme, ou plutôt d'oubli de tout et de tous,
que ce bruissement lointain du temps qui n'était plus m'était odieux.

«Alors j'ai fait cette réflexion bizarre:--On calme, on use des chagrins
en les confiant. Peut-être en écrivant cette histoire de ma vie, me
débarrasserai-je des souvenirs qui m'obsèdent, peut-être cette muette
confession me rendra-t-elle le repos.

«J'ai pensé aussi que je trouverais une sorte de joie amère à revenir
une dernière fois sur le passé, à y choisir quelques fleurs précieuses
encore, quoique desséchées, à jeter le reste au vent de l'oubli... à
pouvoir enfin épancher les indignations que ma fierté avait jusqu'ici
toujours contenues...

«Je ne me suis pas trompée dans cette espérance, mon ami; ce loyal aveu
de toute ma vie, nobles actions ou lâches erreurs, m'a soulagée; les
fantômes dont s'effrayait mon imagination se sont évanouis.

«En jetant un coup d'œil désabusé sur les temps qui n'étaient plus,
en faisant le compte de mes larmes, en calculant froidement ce qui les
avait causées, le dédain a remplacé la douleur; à de cruelles agitations
a succédé un calme morne et triste. J'ai dit le bien sans orgueil, le
mal sans fausse humilité; je n'ai pas dénigré mes ennemis, je n'ai pas
loué mes amis; j'ai dit leur conduite envers moi. J'ai jeté sur ma vie
un regard juste, sévère comme celui d'un juge.

«Dans ma pensée, c'était à notre amie, à notre sœur, que je
m'adressais; c'était à vous.

«Je me souvenais que bien des fois vous et elle m'aviez dit, dans ce
temps si heureux: _Racontez-nous donc quelques pages de votre cœur_.
Je me souvenais que ma franchise vous charmait, vous effrayait tour à
tour.

«Si vous lisez ces pages, mon ami, vous ne m'aimerez pas plus, mais vous
m'estimerez peut-être davantage.

«Maintenant mon but est rempli: mon cœur est vide, mais tranquille.
Le passé me répond de l'avenir. C'est à vous que je dois le repos que je
goûte... Jamais je n'eusse fait à d'autres ces confidences. Et ces
confidences ont calmé de bien vives douleurs.

«Adieu, mon ami! adieu, mon frère! Souvenez-vous de Mathilde en lisant
dans ces pages deux noms qui vivront toujours saintement unis dans mon
cœur, comme ils l'ont été dans ce monde.

«MATHILDE.»

FIN DE L'INTRODUCTION.



MATHILDE.



MÉMOIRES D'UNE JEUNE FEMME.



CHAPITRE PREMIER.

MADEMOISELLE DE MARAN.


Orpheline, j'ai passé mon enfance chez ma tante, mademoiselle de Maran,
sœur de mon père.

J'ai été élevée par madame Blondeau, excellente femme, qui lors de ma
naissance était au service de ma mère depuis fort longtemps.

Ma tante n'avait jamais voulu se marier; elle était contrefaite,
infiniment spirituelle, et moqueuse à l'excès.

Malgré sa difformité, malgré sa laideur, malgré l'extrême petitesse de
sa taille, il était difficile d'avoir une physionomie plus imposante ou
plutôt plus altière que mademoiselle de Maran. Elle n'inspirait pas sans
doute la respectueuse déférence que commandent toujours la noblesse des
traits, le grand air ou l'affable dignité des manières; mais à son
aspect on ressentait de la crainte et de la défiance de soi.

Mademoiselle de Maran n'avait jamais quitté mon père; vers le milieu de
la révolution, elle avait émigré en Angleterre avec lui, après avoir
partagé ses chagrins et ses dangers.

Malgré le mal que m'a fait ma tante, je ne puis m'empêcher de
reconnaître qu'elle aimait tendrement son frère; mais l'amour des
méchants porte aussi leur cruelle empreinte: on dirait qu'ils chérissent
une personne pour avoir le prétexte d'en haïr cent; ils vous aiment,
mais ils détestent ceux qui ont droit à votre affection ou qui vous
témoignent de leur attachement.

Tel fut l'amour de ma tante pour mon père.

Elle le dominait d'ailleurs complétement par la hauteur et par la
fermeté de son caractère. Il ne faisait rien sans la consulter. Elle lui
donnait toujours des avis remplis de prévoyance, de finesse et
d'habileté. Haïssant Napoléon autant que la révolution, connaissant
intimement plusieurs membres du cabinet anglais, pressentant la chute de
l'empire, vers 1812, elle avait engagé mon père à aller habiter près
d'Hartwell et faire assidûment sa cour à Louis XVIII.

Elle-même vit souvent le roi, et lui plut par la vivacité caustique de
son esprit, par la sûreté de son jugement et par la liberté de ses
discours. Sachant le latin à merveille, elle faisait à ce prince des
citations pleines d'à-propos et d'une flatterie d'autant plus délicate,
qu'elle se cachait sous les dehors d'une brusquerie presque cynique.

Déliée, adroite, pénétrante, redoutée par sa méchanceté sarcastique,
qui, ne craignant rien, s'attaquait à tout, mademoiselle de Maran se
faisait une arme ou une défense de sa laideur, de sa difformité, de sa
faiblesse, pour braver les hommes et les femmes. Elle s'immolait
elle-même au ridicule, pour avoir le droit d'y sacrifier les autres sans
pitié. Elle usait avec un art infiniment dangereux des secrets qu'elle
savait toujours surprendre aux étourdis ou aux gens sans défiance pour
dominer plus tard les dupes de son astuce; connaissant le point
vulnérable de chacun, elle ne reculait devant aucune raillerie, si amère
qu'elle fût, suppliant à son tour qu'on ne l'épargnât pas.

Elle affectait ordinairement une certaine familiarité de langage qui
approchait fort de la vulgarité. Je lui ai entendu dire qu'ayant passé
une partie de sa jeunesse à _Ponchartrain_, chez la vieille madame de
Maurepas (lors de l'exil de M. de Maurepas dans cette terre), elle avait
contracté là cette habitude de se servir d'expressions communes,
habitude très à la mode sous la régence, et qui s'était perpétuée chez
quelques personnes à la cour jusqu'à la fin du règne de Louis XV.

L'on ne doit pas s'étonner de rencontrer çà et là dans mon récit les
traces d'un langage qui, de nos jours, semblerait très-choquant. Je n'ai
voulu rien altérer de ce qui pouvait rendre plus vraie la physionomie de
mademoiselle de Maran.

Louis XVIII, qui aimait la cruauté dans l'épigramme et la crudité dans
la plaisanterie, se plaisait assez à l'entretien de ma tante et disait:
«On est avec elle plus à son aise qu'avec un homme et moins gêné
qu'avec une femme.»

En 1812, le marquis de Maran, mon père, avait environ quarante ans.
Plusieurs fois il avait voulu se marier; mais sa sœur, qui craignait
de perdre l'empire qu'elle possédait sur lui, avait rompu ses différents
projets de mariage, soit par des calomnies adroitement répandues sur les
jeunes filles qu'on proposait à M. de Maran, soit en lui prêtant à
lui-même un caractère à la fois si violent et si dissimulé, que bien des
pères ne voulaient plus entendre parler d'une union avec un pareil
gendre.

M. de Maran vit ma mère; elle était si belle, d'un naturel si charmant,
d'un esprit si enchanteur, qu'il en devint passionnément épris, épris à
ce point, qu'il annonça en même temps à sa sœur et son amour et sa
résolution de se marier.

Fille d'un émigré, le baron d'Arbois, ancien lieutenant général des
armées du roi, ma mère était pauvre et merveilleusement belle.

Avare et difforme, mademoiselle de Maran méprisait la pauvreté et
abhorrait la beauté. Elle mit tout en œuvre, prières, menaces,
larmes, railleries, perfidies, pour détourner mon père de sa
détermination. Il fut inflexible; il épousa ma mère.

On comprend la rage, la haine de ma tante contre elle. Pour la première
fois de sa vie, mon père secouait le joug de son impérieuse sœur. En
femme habile, celle-ci dissimula ses ressentiments. Devant mon père,
elle fut d'abord froidement polie pour sa belle sœur; peu à peu elle
sembla s'humaniser, fit quelques concessions apparentes; mais comme
elle n'avait pas cessé d'habiter avec M. de Maran, elle reprit bientôt
son premier empire.

L'âge, l'esprit sarcastique et hautain de mademoiselle de Maran,
imposaient beaucoup à ma mère, femme d'une bonté d'ange et d'une douceur
que sa timidité pouvait seule égaler.

Mon père la traitait en enfant gâtée, et réservait toutes les questions
sérieuses pour mademoiselle de Maran.

Celle-ci ne se contraignit plus; elle fit bientôt expier à ma mère par
des chagrins de chaque jour la fatale union qu'elle avait contractée.

Mon père, le meilleur des hommes, était malheureusement d'un caractère
faible, quoique rempli de droiture, de générosité. Il aimait sa femme,
sans doute, mais il ressentait pour sa sœur autant d'attachement que
de vénération, et il la considérait comme le guide le plus sûr, le plus
précieux qu'il pût avoir.

Après la première année du mariage de mon père, l'influence de
mademoiselle de Maran, un moment balancée, redevint plus absolue que
jamais. Ma mère commença de s'apercevoir avec douleur qu'elle n'avait
jamais eu la confiance de mon père.

Rien ne se faisait sans l'initiative ou sans l'approbation de ma tante.
Deux ou trois fois, ma mère essaya d'être maîtresse chez elle, et se
plaignit à son mari des empiétements de mademoiselle de Maran; il
s'ensuivit des scènes cruelles.

Mon père déclara nettement à ma mère qu'il n'entendait jamais sacrifier
l'affection fraternelle à un sentiment très-vif sans doute, mais qui ne
datait que d'un an ou deux, tandis que le premier avait commencé et
devait finir avec sa vie.

De ce jour, profondément blessée, trop fière pour se plaindre, trop
timide pour oser lutter avec sa belle-sœur, ma mère se résigna et fut
complétement sacrifiée à mademoiselle de Maran.

Les événements qui suivirent les désastres de 1813, en mettant mon père
à même de satisfaire ses vues ambitieuses, augmentèrent encore
l'influence de mademoiselle de Maran. Grâce aux relations qu'il avait
dès longtemps nouées avec Louis XVIII, d'après le conseil de sa sœur,
M. de Maran fut chargé de plusieurs missions très-délicates auprès des
cours de Vienne et de Berlin.

Il tint sa sœur au courant de ses négociations. Elle était
véritablement capable de prendre part aux affaires politiques les plus
importantes. Ses avis furent très-utiles à mon père, et les missions qui
lui avaient été confiées eurent les plus heureux résultats. En 1814, il
fut largement et glorieusement récompensé de ses services par une
très-haute position dans les conseils de Louis XVIII, qu'il suivit plus
tard à Gand, et avec lequel il revint en France.

J'étais née en 1813, pendant le voyage de mon père en Allemagne. Cet
événement, qui aurait peut-être pu redonner à ma mère quelque empire sur
son mari, s'il eût été près d'elle, n'apporta qu'un bien léger
changement dans leurs relations déjà si refroidies.

Plus la fortune de mon père s'élevait, plus la domination de
mademoiselle de Maran grandissait, plus le sort de ma mère devenait
pénible.

Le salon de mon père était devenu un salon politique dont mademoiselle
de Maran faisait seule les honneurs.

Ma mère, jeune femme de dix-huit ans, avait une antipathie profonde pour
les affaires d'État, qui ne l'intéressaient pas. Elle préférait la
musique et la poésie à l'aridité des discussions diplomatiques,
auxquelles elle ne voulait ni ne pouvait prendre part.

Mademoiselle de Maran, au contraire, semblait là dans son centre. En
rencontrant plus tard dans le monde d'autres _femmes politiques_, je me
suis convaincue qu'elles se ressemblent toutes. C'est une race bâtarde
qui a les passions ambitieuses, égoïstes des hommes, et qui ne possède
aucune des qualités, des grâces de la femme; stérilité d'esprit,
sécheresse et impuissance de cœur, dureté de caractère, prétentions
au savoir ridiculement exagérées, voilà ce qui les distingue. En un mot,
les _femmes politiques_ tiennent du maître d'école et de la marâtre, et
quoique mariées, elles ressemblent toujours à de vieilles filles......

       *       *       *       *       *

Peu à peu, ma mère prétexta de sa santé pour se retirer du monde, où se
plaisait tant sa belle-sœur. Elle concentra sur moi toute sa
tendresse; elle m'aima comme le seul refuge de ses chagrins, comme son
unique consolation, comme son unique espérance.

Son cœur était si généreux, si bon, que jamais elle ne se permit une
plainte, un reproche envers mademoiselle de Maran.

Mon père fut élevé à la pairie.

Un dernier, un mortel chagrin était réservé à ma mère; elle s'aperçut
que la tendresse de mon père pour moi s'affaiblissait de plus en plus;
il m'accordait quelques caresses rares et distraites, en disant avec
regret, dans son orgueil de patricien héréditaire: «Quel dommage que ce
ne soit pas un garçon!»

Bientôt, à la froideur que mon père me témoignait succéda une complète
indifférence.

Ma mère ne put supporter ce nouveau coup; elle languit quelques mois
encore, et mourut.

J'ai bien souvent et bien amèrement pleuré, en entendant ma gouvernante
me raconter les derniers moments de la meilleure des mères, les terreurs
que lui inspirait mon avenir, ses craintes, hélas! trop justifiées, de
me voir tomber entre les mains de mademoiselle de Maran.

Ma mère connaissait la faiblesse de mon père. Elle fit jurer à ma
gouvernante de ne jamais me quitter. Elle fit aussi promettre à mon père
de la conserver près de moi.--«Hélas! je ne le prévois que trop, ma
pauvre Mathilde n'aura que vous au monde,--dit ma mère à Blondeau.--Ne
l'abandonnez pas.»

Ses dernières paroles à mon père furent sévères, touchantes,
solennelles. «Je meurs bien jeune, j'ai beaucoup souffert, je ne me suis
jamais plainte, je pardonne tout; mais vous répondrez à Dieu du sort de
mon enfant...»

Un an environ après la mort de ma mère, mon père, ayant accompagné
monsieur le dauphin à la chasse, fit une chute de cheval. Les suites de
cet accident furent mortelles. Je le perdis.

A l'âge de quatre ans je restai orpheline, confiée aux soins de ma
tante, ma plus proche parente.

Il faut être juste envers mademoiselle de Maran, elle aimait son frère
autant qu'elle pouvait aimer. Sa conduite envers ma mère lui avait été
dictée par une jalousie d'affection poussée jusqu'à la haine.

Mademoiselle de Maran regretta profondément mon père, ses larmes furent
amères, son désespoir concentré, mais violent. Son caractère devint
encore plus atrabilaire, son esprit plus incisif, sa méchanceté plus
impitoyable.

Je ressemblais trait pour trait à ma mère. Oubliant que j'étais l'enfant
de son frère bien-aimé, ma tante ne voyait en moi que la fille d'une
femme qu'elle avait abhorrée; je devais aussi hériter de son aversion
pour ma mère.

       *       *       *       *       *

Pendant mon enfance, mademoiselle de Maran fut presque continuellement
pour moi un sujet d'effroi; son visage long, maigre, bistre, ses traits
fortement caractérisés, paraissaient encore plus durs à cause d'un tour
de faux cheveux noirs qui cachaient à demi son front aplati comme celui
d'une couleuvre. Elle avait des sourcils gris très-épais, les yeux
bruns, petits et perçants.

Elle portait en toute saison une robe de soie carmélite et un chapeau de
même couleur et de même étoffe, dont elle se coiffait toujours, même le
matin dans son lit, où elle avait coutume de déjeuner, d'écrire ou de
lire, enveloppée d'un manteau de lit, aussi de soie carmélite, ainsi
qu'on en portait avant la révolution.

Lorsque chaque jour il s'agissait d'entrer chez ma tante, j'étais saisie
d'un tremblement involontaire; les pleurs me suffoquaient.

Pour me décider à me rendre auprès de mademoiselle de Maran, il fallait
toute la tendresse de ma pauvre Blondeau. Elle m'avait avertie que si je
continuais à montrer cette frayeur, elle serait forcée de me quitter. A
cette menace, je surmontais mes craintes, j'étouffais mes pleurs, je
serrais la main de Blondeau dans mes petites mains, et nous partions
pour ces redoutables entrevues.

Il fallait traverser un premier salon où se tenait habituellement le
maître d'hôtel de ma tante, appelé _Servien_.

Cet homme partageait avec le chien-loup de mademoiselle de Maran, appelé
_Félix_, mon insurmontable aversion. Servien avait presque la moitié du
visage envahie par une abominable tache de vin, une bouche énorme, de
grandes mains velues. Il me faisait l'effet d'un ogre véritable.

Enfin, la porte de la chambre à coucher de mademoiselle de Maran
s'ouvrait, je me cramponnais à la robe de Blondeau, et je m'approchais
en tremblant du lit de ma tante.

Ma terreur n'était pas sans cause, car _Félix_, petit chien-loup blanc,
à oreilles pointues, sortait aussitôt de dessous la courte-pointe, et me
montrait en grondant deux rangées de dents aiguës.

Plusieurs fois il m'avait mordue jusqu'au sang. Pour toute réprimande,
ma tante lui avait dit d'une voix doucement grondeuse, et en me jetant
un coup d'œil irrité:--Eh bien! eh bien! petit fou; voulez-vous bien
laisser cette enfant! Vous voyez bien qu'elle ne veut pas jouer avec
vous.

Mademoiselle de Maran était fort instruite, et se tenait très au courant
des affaires politiques. Je la trouvais, selon son habitude, dans son
lit, en manteau et en chapeau de soie carmélite, lisant ses journaux ou
quelque grand in-folio soutenu par un pupitre. Elle m'accueillait
toujours avec une réprimande ou un sarcasme.

Ces scènes se sont tellement renouvelées, elles m'ont laissé une
impression si profonde, qu'elles me sont encore présentes dans leurs
moindres détails. J'y insiste, parce que la crainte incessante dont
j'étais dominée pendant mon enfonce a eu sur le reste de ma vie une
puissante influence.

Je vois encore la chambre de mademoiselle de Maran.

Au fond de son alcôve, drapée de damas rouge sombre, était un grand
christ d'ivoire, surmonté d'une tête de mort aussi en ivoire, le tout se
détachant sur un encadrement de velours noir.

Cette _pieta_ n'était qu'une apparence, qu'une sorte de manifestation
toute de convenance, je crois, car je ne me souviens pas d'avoir vu ma
tante aller à la messe.

Presque tous les carreaux des fenêtres étaient couverts de fragments de
vitraux coloriés. Il y avait surtout une _Décollation de saint
Jean-Baptiste_ qui m'a bien longtemps poursuivie dans mes rêves
enfantins.

Sur le marbre du secrétaire de laque rouge, on voyait dans deux cages de
verre le père et l'arrière-grand-père de _Félix_ supérieurement
empaillés.

L'air méchant et prêts à mordre, ces espèces de fantômes immobiles, avec
leurs yeux d'émail brillant, me causaient peut-être encore plus d'effroi
que leur rejeton.

Il y avait pour moi quelque chose de surnaturel dans la vue de ces
animaux sous verre, qui ne bougeaient pas, qui ne mangeaient pas, et qui
me montraient toujours leurs dents.

Plusieurs vieux portraits se détachaient sur la boiserie grise: l'un
représentait ma grand'tante, anciennement abbesse des Ursulines de
Blois, figure froide, sévère, et pâle comme le bandeau de toile blanche
qui ceignait son front et ses joues.

Les autres portraits me frappaient moins. C'étaient plusieurs de nos
parents en costume de cour ou de guerre, appartenant aux siècles passés.

Enfin la cheminée était ornée de deux hideuses chimères vertes en
porcelaine de Chine. Ces monstres étaient toujours en mouvement au moyen
d'un balancier caché, qui faisait en outre remuer leurs yeux rouges
d'une manière effrayante.

Que l'on se figure une pauvre enfant de cinq ou six ans au milieu de ces
mystérieux prodiges, et l'on concevra mon épouvante.

Mais, hélas! ce n'était que le prélude de bien d'autres tourments. Il
s'agissait, malgré les abois et les dents de Félix, de m'asseoir sur le
lit de ma tante et de me laisser embrasser par elle.

Mademoiselle de Maran prenait du tabac en profusion, et l'odeur du tabac
m'était insupportable. Pourtant, malgré la peur et la répugnance que
m'inspirait ma tante, je me sentais touchée des marques d'affection
qu'elle voulait me donner. Je faisais des efforts inouïs pour surmonter
mon effroi, et souvent je ne pouvais y parvenir.

J'ai su plus tard (et la conduite de mademoiselle de Maran ne m'a que
trop prouvé son aversion) que ce n'était pas par tendresse, mais pour
s'amuser de ma frayeur qu'elle me faisait subir son baiser de chaque
matin.

Une scène entre autres m'a laissé un souvenir ineffaçable. Elle fera
juger du caractère de ma tante.

Un jour on m'amena auprès d'elle.

Était-ce pressentiment, hasard? Jamais elle ne m'avait paru plus
méchante... Je n'osais en approcher. Je baissais tellement la tête, que
les longues boucles de mes cheveux me tombaient sur le visage.

Enfin Blondeau me mit sur le lit de mademoiselle de Maran.

Celle-ci me prit rudement par le bras, en s'écriant avec aigreur:

--Mon Dieu! que cette petite a l'air stupide avec ses grands yeux
hébétés et ses cheveux qui lui tombent sur le front! Allons, allons, il
faut lui couper ces cheveux-là, tout en rond, comme ceux d'un garçon.

Madame Blondeau, qui depuis m'a raconté tous ces détails, joignit les
mains et s'écria:

--Sainte Vierge! mademoiselle! ce serait un meurtre de couper les beaux
cheveux blonds de Mathilde! ils lui descendent jusqu'aux pieds.

--Eh bien! justement, c'est pour qu'elle ne marche pas dessus..
Finissons... des ciseaux.

--Ah! mademoiselle!--s'écria Blondeau les larmes aux yeux,--je vous en
supplie, ne faites pas cela... Que mademoiselle me permette de lui
dire... ce serait presque une impiété... un sacrilége.

--Qu'est-ce que c'est?... qu'est-ce que c'est?--demanda ma tante de sa
voix impérieuse et perçante, qui faisait tout trembler autour d'elle.

--Oui, mademoiselle,--répondit ma gouvernante d'une voix émue,--madame
la marquise... m'a recommandé de ne jamais couper les cheveux de sa
fille. On ne les lui avait jamais coupés à elle-même... Pauvre madame...
Elle les avait si beaux!... C'est pour cela qu'elle m'a fait cette
recommandation avant... avant de mourir,...--dit l'excellente femme, et
elle se mit à fondre en larmes.

--Vous êtes une impertinente et une vilaine menteuse! Ma _belle-sœur_
n'a jamais dit une telle sottise... Des ciseaux, et finissons.

Ma tante dit ces mots: Ma _belle-sœur_, avec un accent d'ironie si
amère, que plus tard j'avais toujours le cœur serré quand je lui
entendais prononcer ces paroles.

Mademoiselle de Maran semblait tellement irritée, qu'il se serait agi de
ma vie que je n'aurais pas été plus épouvantée.

D'une main elle me tirait à elle, en me serrant le bras dans ses longs
doigts maigres et durs comme du fer; de l'autre, elle ôtait mon peigne,
afin de dérouler mes cheveux, qui couvrirent bientôt mes épaules.

La terreur me rendit muette, je n'eus pas la force de crier.

--Mademoiselle! mademoiselle! dit Blondeau en tombant à genoux,--au nom
du ciel! ne faites pas cela; il en arrivera malheur à Mathilde! C'est
désobéir aux volontés de sa mère mourante, mademoiselle!

--Me donnerez-vous ou non des ciseaux, sotte bête que vous êtes?

--Mais, mon Dieu!... mon Dieu!... Mademoiselle!

Sans lui répondre, ma tante sonna.

Servien parut.

--Servien, apportez ici vos grands ciseaux d'office.

--Oui, mademoiselle,--dit Servien.

Il sortit.

--Mademoiselle,--s'écria ma gouvernante avec énergie,--je ne suis qu'une
pauvre domestique, vous êtes la maîtresse ici, mais je me ferais tuer
plutôt que de laisser toucher aux cheveux de mon enfant.

Et ma gouvernante s'avança sur le lit pour m'arracher des mains de ma
tante.

Félix, excité par ce mouvement, se jeta sur Blondeau et la mordit à la
joue.

--Ah! la méchante bête!--s'écria-t-elle dans sa colère. Elle prit Félix
par le cou et le jeta rudement au milieu du parquet.

Le chien poussa des cris lamentables; je sentis les ongles de ma tante
s'enfoncer dans mon épaule nue.

--Sortez d'ici! sortez d'ici, malheureuse!--dit-elle à Blondeau. Puis,
voyant Servien entrer:

--Mettez cette insolente à la porte,--ajouta-t-elle,--et venez tenir
cette petite, que je lui coupe les cheveux.

--Mademoiselle, pardon! pardon!... j'ai eu tort, je me suis oubliée;
mais ayez pitié de Mathilde!... Grâce pour ses beaux cheveux, grâce! Et
puis enfin, mademoiselle, la main de sa mère mourante les a touchés...
c'est sacré cela!

--Un mot de plus, et je vous chasse... entendez-vous?--lui dit ma tante.

Cette menace frappa Blondeau de stupeur. Elle savait mademoiselle de
Maran capable de tenir sa parole. Avant tout, elle craignait de me
quitter; elle se résigna au sacrifice.

Toute ma vie je me souviendrai de cette scène. Elle semble puérile; mais
pour moi elle était horrible.

Servien, avec sa figure moitié lie de vin, tenait ses grands ciseaux
ouverts. Je crus qu'il voulait me tuer... Je poussai des cris perçants.

--Prenez-la donc dans vos bras!--dit ma tante à cet homme,--et tenez-la
bien; en se débattant elle se ferait blesser.

Hélas! je ne songeais plus à me débattre, j'avais presque perdu tout
sentiment.

Blondeau se cachait la figure en sanglotant; Servien me prit dans ses
grosses mains.

Je fermai les yeux, je frissonnai au froid de l'acier sur mon cou;
j'entendis le grincement des ciseaux... et je sentis mes cheveux tomber
tout autour de moi.

L'exécution finie, ma tante dit à Servien en riant de toutes ses forces:

--Maintenant, elle a l'air d'un affreux petit enfant de chœur...
Allons... allons... Servien, appelez une de mes femmes, qu'elle vienne
les _balayer_, ces beaux cheveux!

Blondeau demanda en tremblant la permission de les ramasser et de les
garder.

Ma tante le permit, et lui ordonna de m'emmener.

Au moment où je quittai sa chambre, mademoiselle de Maran me fit venir
auprès d'elle, me regarda un moment encore, et s'écria en éclatant de
rire de nouveau:

--Mon Dieu! que cette petite est donc laide ainsi!

Une fois rentrée dans l'appartement que j'occupais avec Blondeau,
celle-ci me prit dans ses bras et me couvrit de larmes et de baisers.

J'avais ressenti une telle frayeur à la vue des grands ciseaux de
Servien, que le dénoûment de cette scène me parut presque heureux. Je ne
partageais pas le culte et l'admiration de ma gouvernante pour ma
chevelure; j'avoue même que je fus assez contente de pouvoir courir dans
le jardin sans être obligée d'écarter à chaque instant mes cheveux de
mon front.

J'avais seulement été frappée de ces dernières paroles de ma tante:

--Que cette petite est laide ainsi!

Je priai ma gouvernante de me porter devant une glace. Je me trouvai une
figure si singulière, qu'au grand chagrin de Blondeau je me mis aussi à
rire aux éclats.

Plus tard, j'ai pu m'expliquer la singulière conduite de mademoiselle de
Maran. Elle avait toujours ressenti une antipathie, une aversion
profonde pour tout ce qui était beau; et sans vanité, mon ami, ou plutôt
selon l'attachement aveugle de ma gouvernante, étant enfant j'étais
charmante. Puis, ma tante avait toujours détesté ma mère. Plus tard,
hélas! je fis à ce sujet de bien cruelles découvertes.



CHAPITRE II.

LE PROTECTEUR.


J'atteignis l'âge de sept ans. L'aversion de mademoiselle de Maran pour
moi semblait augmenter chaque jour. Il n'est pas de petites tortures
qu'elle ne se plût à m'infliger.

Ainsi l'on m'avait toujours servi à dîner chez ma gouvernante, ma tante
voulut me faire dîner à table à côté d'elle; sa tabatière me causait un
horrible dégoût; elle la mettait ouverte auprès de mon assiette; si
quelques mets me répugnaient, on m'en servait tous les jours; si je ne
pouvais surmonter mon dégoût, pour me punir, mademoiselle de Maran
faisait placer mon assiette dans la niche de _Félix_, et, malgré mon
effroi, j'étais condamnée à aller chercher cette nourriture à genoux et
à la manger à genoux.

Ma tante avait remarqué que la présence de ma bonne Blondeau me donnait
le courage de tout souffrir sans pleurer; elle lui défendit de rester
auprès de moi pour me servir. Le maître d'hôtel, Servien, fut chargé de
ce soin, et cet homme m'inspirait autant de dégoût que de frayeur.

Ce que j'ai maintenant peine à concevoir, c'est comment ma tante, malgré
ses occupations, malgré la réelle supériorité de son esprit, pouvait
mettre autant de calcul, autant de persévérance à tourmenter une enfant.

Rien n'était donné au hasard. Sa conduite envers moi était réfléchie,
étudiée.

Peu à peu je m'endurcis à la douleur. La souffrance éveilla en moi le
besoin de la vengeance. J'observai que plus je pleurais, plus ma tante
riait ou semblait satisfaite.

Après des efforts inouïs pour me contraindre et pour cacher mes larmes,
j'y réussis. J'éprouvai une grande joie en voyant l'étonnement, le dépit
de ma tante.

Elle redoubla ses duretés, je redoublai de courage et de dissimulation.

Je frémis quelquefois encore en songeant à cette lutte ouverte entre
une enfant abandonnée et une femme telle que mademoiselle de Maran,
lutte dans laquelle je finis par avoir l'avantage, car la méchanceté de
ma tante ne pouvait dépasser certaines limites.

Toute la maison tremblait devant elle, aussi ma gouvernante était-elle
en butte à mille petites vexations de chaque jour. Il a véritablement
fallu à cette excellente femme un dévouement plus qu'héroïque pour
surmonter tant de dégoûts. Deux fois ma tante voulut m'en séparer; mais
je tombai si gravement malade, qu'elle dut renoncer à toute nouvelle
tentative à ce sujet.

Je ne sais si c'était de la part de ma tante résolution arrêtée ou
insouciance, mais à sept ans je n'avais encore eu aucun professeur.

Ma gouvernante m'avait appris à lire et à écrire; elle me faisait dire
mes prières, mon catéchisme; je recevais enfin, grâce à l'attachement
presque maternel de cette bonne créature, l'éducation qu'une personne de
sa classe aurait donnée à sa fille.

Les enfants ne se trompent jamais sur les sentiments et sur les
caractères de ceux qui les entourent.

Leur pénétration confond; quand ils se voient aimés, ils savent avec une
incroyable habileté assurer leur empire.

Autant j'étais craintive et taciturne avec mademoiselle de Maran, autant
j'étais gaie, turbulente, despotique avec ma gouvernante.

Jamais elle ne résistait à mes volontés les plus extravagantes, à moins
que ma santé ne fût en question. Elle m'idolâtrait, m'accablait de
louanges sur ma beauté, sur mon esprit, sur ma gentillesse.

Je passais ainsi mon enfance, entre les sarcasmes ou les duretés de ma
tante, et les flatteries aveugles de Blondeau.

Mon caractère devait participer de ces influences diverses.

J'étais tour à tour orgueilleuse ou humble à l'excès, rayonnante de
bonheur ou navrée d'amertume, je ressentais enfin la haine et l'amour à
un point inconcevable pour mon âge. J'étais presque heureuse des
cruautés de ma tante, parce qu'elles m'offraient le moyen de la braver,
de la dépiter par mon sang-froid.

Elle se vengeait en me persuadant avec un art infini que j'étais laide
et sotte.

Je retenais mes larmes, je courais auprès de ma gouvernante, et
j'éclatais en sanglots. Alors, pour me consoler, la pauvre femme me
faisait les louanges les plus outrées, auxquelles je finissais par
croire.

De là sans doute mes ressentiments toujours extrêmes, de là mon
impuissance à accepter plus tard ces mezzo termine, si fréquents dans la
vie.

L'âge n'a d'ailleurs jamais modifié chez moi cette étrange façon de me
juger. Au lieu de choisir un milieu raisonnable entre deux exagérations,
au lieu de ne me croire ni tout à fait inférieure, ni tout à fait
supérieure aux autres, j'ai vécu dans de continuelles alternatives de
confiance insolente ou de défiance accablante.

Les triomphes passés ne m'empêchaient pas plus d'être parfois d'une
humilité ridicule, que les humiliations souffertes ne m'empêchaient
d'être glorieuse jusqu'au dédain.

Du premier mot, du premier regard j'étais dominée ou je dominais, et
cela, dans les relations les plus ordinaires de la vie. Il y a des
personnes vraiment redoutées et redoutables, devant qui les plus hardis
tremblaient, auxquelles j'ai toujours complétement imposé, tandis que
des gens de la plus grande insignifiance prenaient sur moi un empire
absolu.

Je devais encore conserver de mon éducation première l'habitude, la
volonté de dissimuler mes chagrins ou mes souffrances, et de me venger
du mal qu'on me faisait par une apparence de dédaigneuse insensibilité.

       *       *       *       *       *

Je n'avais pas encore sept ans, je crois, lorsque mon éducation fut tout
à fait changée. Les événements qui amenèrent cette révolution sont
restés très-présents à mon souvenir.

On m'avait abandonnée aux soins de ma tante, d'après l'avis de mon
tuteur, le baron d'Orbeval, parent assez éloigné de mon père, que je
voyais fort rarement.

Lorsqu'il venait chez mademoiselle de Maran, on m'envoyait chercher, on
me faisait quitter le sarrau plus que modeste dont ma tante voulait
toujours que je fusse vêtue. On m'habillait avec un peu plus de soin que
de coutume, et on m'amenait devant mon tuteur.

C'était un grand vieillard blême, à figure de fouine, à perruque blonde
très-frisée; il portait un abat-jour de soie verte et une douillette de
soie puce tout usée: il était conseiller à la cour de cassation, et
d'une sordide avarice.

Quand j'arrivais auprès de lui, il me regardait d'un air sévère et me
demandait si j'étais bien sage.

Ma tante se chargeait ordinairement de répondre que j'étais volontaire,
stupide et paresseuse.

Mon tuteur me donnait alors une chiquenaude très-sèche sur la joue, en
me disant:

--Mademoiselle Mathilde, mais c'est très-mal!... très-mal!... Si cela
continue, on vous enverra avec les petites filles des pauvres.

Je fondais en larmes, et Blondeau m'emportait.

J'étais restée trois ou quatre mois sans être présentée à mon tuteur,
lorsqu'un jour je vis entrer dans ma chambre un homme jeune encore que
je ne connaissais pas.

Dès qu'il parut, Blondeau s'écria en joignant les mains avec une
expression de surprise et de bonheur:

--Mon Dieu!... c'est vous, c'est vous! monsieur de Mortagne!!...

Celui-ci, sans répondre à ma gouvernante, me prit dans ses bras, me
regarda en silence, avec une sorte d'avide curiosité; puis, après
m'avoir tendrement embrassée, il me remit à terre, et dit en essuyant
une larme: Comme elle lui ressemble!... comme elle lui ressemble!!

Et il tomba dans une sorte de rêverie.

La figure de cet étranger me semblait si bienveillante, malgré la
sévérité de ses traits; il m'avait paru si ému en me contemplant; sa
présence paraissait faire tant de plaisir à Blondeau, que je me
rapprochai de lui sans crainte.

C'était un cousin germain de ma mère. Depuis plusieurs années il
voyageait, et arrivait seulement en France.

M. le comte de Mortagne passait pour un homme, très-étrange. Il avait
servi, et vaillamment servi sous l'empire. Depuis, l'on ne pouvait
s'expliquer sa vie continuellement nomade. Il avait parcouru les deux
mondes. On le disait doué d'une instruction prodigieuse, d'un caractère
de fer, d'un courage à toute épreuve; mais sa franchise, presque
brutale, lui avait concilié peu d'amis.

Il avait aimé ma mère comme le plus tendre des frères.

Plusieurs fois il avait tâché de faire comprendre à mon père tout le
prix du trésor qu'il négligeait pour suivre les conseils ambitieux de
mademoiselle de Maran; aussi ma tante avait-elle pris M. de Mortagne
dans une aversion profonde; mais, comme membre de mon conseil de
famille, et chargé comme tel de veiller à mes intérêts, il, se trouvait
quelquefois forcément rapproché de mademoiselle de Maran.

Depuis quatre ans il voyageait dans l'Inde. Sa première visite, en
arrivant à Paris, avait été pour moi. Il ne pouvait se lasser de me
regarder, de m'admirer, de me louer! Il accablait Blondeau de questions.

Étais-je heureuse?

Recevais-je l'éducation que je devais recevoir?

Quels étaient mes maîtres?

A sept ans, je devais savoir bien des choses, j'avais l'air si
intelligente! je devais avoir bien profité de l'instruction qu'on
m'avait donnée!

Ma pauvre gouvernante osait à peine répondre. Enfin elle avoua en
pleurant la vérité... Le peu que je savais, c'était elle qui me l'avait
appris. Mademoiselle de Maran devenait de plus en plus dure et injuste
envers moi. Je n'avais aucun des plaisirs de mon âge; et ce qui surtout
exaspérait Blondeau, je n'étais jamais vêtue comme devait l'être la
fille de madame la marquise de Maran.

A chaque parole de ma gouvernante, l'indignation de M. de Mortagne
augmentait.

C'était un homme de haute taille, toujours vêtu avec négligence.
Quoiqu'il eût quarante ans à peine, son front était chauve; par une mode
qui semblait à cette époque des plus bizarres, il portait sa barbe
longue comme quelques personnes la portent aujourd'hui.

La brusquerie de ses manières, la hardiesse militaire de ses paroles, sa
physionomie singulière et presque sauvage, l'avaient fait surnommer dans
le monde le _paysan du Danube_.

Il appartenait à l'opinion libérale la plus avancée de cette époque, et
il ne cachait en rien sa manière de voir, quoique des personnes
bienveillantes pour lui l'eussent engagé à plus de modération.

Quand il le voulait, il dissimulait la plus mordante ironie sous une
apparence de bonhomie naïve; mais ordinairement son langage était âpre,
rude et presque brutal.

Lorsque ma gouvernante eut exposé à M. de Mortagne la manière dont
j'étais élevée par ma tante, la figure de mon cousin, hâlée par le
soleil de l'Inde, devint pourpre de colère; il marcha quelques moments
avec agitation; puis, me prenant brusquement dans ses bras, il se
dirigea vers l'appartement de mademoiselle de Maran en s'écriant:

--Ah! c'est ainsi qu'elle traite l'enfant de ma pauvre cousine... Je
vais lui dire deux mots, moi! et de ma grosse voix, encore!

--Mais, monsieur le comte, prenez garde... dit ma gouvernante en le
suivant d'un air effrayé.

--Soyez tranquille, madame Blondeau, je ne m'intimide pas pour si peu!
J'ai écrasé du pied des bêtes encore plus malfaisantes que mademoiselle
de Maran.--Et il m'embrassa deux fois en me disant:--Pauvre petite, ton
sort va changer.

Jamais je n'oublierai la joie que je ressentis en devinant que mon
protecteur allait me venger des méchancetés de ma tante.

Dans mon ravissement, dans ma reconnaissance, j'entourai de mes bras le
cou de M. de Mortagne, et, croyant lui rendre un important service, je
lui dis tout bas:

--Il n'y a pas que ma tante qui soit méchante, monsieur, il y a aussi
son chien Félix; il faudra bien prendre garde à vous, car il mord
jusqu'au sang.

--S'il me mord, ma petite Mathilde, je le jetterai par la fenêtre,--dit
M. de Mortagne en m'embrassant encore.

M. de Mortagne me parut un héros; je ressentis pour la première fois
l'ardeur de la vengeance.

Servien était, selon son habitude, dans le salon d'attente qui précédait
la chambre à coucher de sa maîtresse.

M. de Mortagne, suivi de Blondeau, allait ouvrir la porte; le maître
d'hôtel se leva et dit:

--Je ne sais pas, monsieur, si mademoiselle est visible.

M. de Mortagne, sans lui répondre, le repoussa du coude, et entra chez
ma tante.

Assise dans son lit, en manteau et en chapeau de soie carmélite, selon
son habitude, elle lisait ses journaux.

L'entrée de M. de Mortagne fut si brusque, si bruyante, que Félix,
alarmé, sortit vivement de sa niche, et se jeta résolument aux jambes de
mon protecteur.

--Prenez garde, prenez garde, voilà le méchant chien,--lui dis-je tout
bas.

--Voilà pour lui!--et d'un coup de pied mon vengeur envoya Félix rouler
sous le lit.

Aux hurlements de son favori, ma tante, déjà très-irritée de l'entrée de
M. de Mortagne, qu'elle détestait, s'écria aigrement:

--Mais, monsieur, cela n'a pas de nom!... Qu'est-ce que cela veut dire?
Entrer chez moi comme d'assaut!... écraser mon chien!... Vous
croyez-vous encore dans votre caserne?...

M. de Mortagne m'a bien des fois, depuis, raconté cette scène.

Il s'assit sans façon à côté du lit de mademoiselle de Maran, me tenant
toujours sur ses genoux; il lui répondit:

--Il ne s'agit, madame, ni de chien, ni d'assaut; il s'agit de cette
malheureuse enfant, que vous élevez en marâtre...

--Qu'est-ce que c'est? qu'est-ce que c'est?...--répondit ma tante d'un
air hautain.--Êtes-vous donc revenu des antipodes, monsieur, pour me
dire de ces insolences-là? Parce que vous êtes fait comme un vilain
sauvage, et que vous avez une réputation de grossièreté parfaitement
bien établie, et méritée d'ailleurs, il ne s'ensuit pas que je me
laisserai insulter ni intimider chez moi, entendez-vous bien, monsieur?

--Et parce que vous avez, madame, le bonheur de joindre la laideur et la
méchanceté du feu duc de Gesvres à la difformité et à l'esprit d'Ésope,
il ne s'ensuit pas non plus que je doive souffrir vos insolences,
entendez-vous bien, madame?--reprit M. de Mortagne, qui avait toujours
rendu à mademoiselle de Maran, grossièreté pour grossièreté.

Ma tante pâlit de rage et s'écria:--Monsieur, prenez garde, quand je
hais, je hais bien... et quand je hais, je le prouve...

--Je sais que vous avez des amis puissants et des créatures dangereuses,
mais je n'ai besoin de personne... je ne crains personne... Je vous
dirai donc la vérité... Tant pis, si elle vous blesse; je l'ai dite à
bien d'autres qui n'en sont pas morts... malheureusement! En un mot,
cette enfant est indignement élevée, son éducation est si négligée que
j'en rougis pour vous. N'avez-vous pas honte de traiter ainsi la fille
de votre frère?

Ces mots réveillèrent à la fois l'amour de ma tante pour mon père et sa
haine contre ma mère.

Elle s'écria:

--Et c'est parce que la mémoire de mon frère est sacrée pour moi que je
traite cette petite comme il me convient de la traiter. Elle m'est
confiée, je n'ai à en rendre compte qu'à son tuteur; ainsi, monsieur,
allez porter ailleurs vos outrages: ce qui se fait ici ne vous regarde
pas.

--Cela me regarde si fort, que, comme membre du conseil de famille, je
vais aujourd'hui même en demander la convocation; et l'on examinera si
votre nièce a reçu jusqu'à présent l'éducation à laquelle elle doit
prétendre...

Cette menace parut faire un assez grand effet sur mademoiselle de Maran.

--Venez ici, petite, et répondez,--dit ma tante en me faisant signe
d'approcher.

Au lieu d'obéir, je me pressai contre M. de Mortagne en le regardant
d'un air suppliant.

--Vous voyez bien que vous lui faites une peur horrible avec vos
tendresses!--dit M. de Mortagne.--Ce n'est pas cette enfant qui doit
répondre, c'est vous. Elle n'a pas un maître! elle sait à peine ce que
les enfants du peuple savent à son âge! Vous lui refusez jusqu'aux
vêtements convenables à sa position. Pourtant on vous paye assez cher
pour en prendre soin.

--Qu'est-ce que ça veut dire? On me paye!--s'écria ma tante avec
indignation.

--Cela veut dire qu'on vous donne 1,000 f. par mois, sur la fortune de
cette pauvre enfant, pour subvenir à ses dépenses, et, à voir la façon
dont elle est vêtue et instruite, il est clair que vous ne dépensez pas
100 louis par an pour elle... Que faites-vous du reste? Si vous l'avez
empoché, il faudra bien en rendre compte... Du reste, soyez
tranquille... j'y veillerai... Parce que vous êtes très-méchante, ce
n'est pas une raison pour que vous ne soyez pas aussi très-avare!

--Mais cela passe toutes les bornes! Mais si l'on ne savait pas que vous
êtes plus qu'à moitié fou, monsieur, ce serait à vous faire jeter par
les fenêtres! Est-ce que j'ai des comptes à vous rendre? Qu'est-ce que
signifie cette impertinente inquisition-là--s'écria mademoiselle de
Maran en s'agitant sur son lit.

--Je vous dis que je suis son parent, son conseil;
m'entendez-vous?--répondit M. de Mortagne d'une voix tonnante,--et,
comme tel, je vous citerai devant l'assemblée de famille pour répondre
de votre conduite! Si l'on ne me fait pas justice de vous... je me la
ferai moi-même! et nous nous verrons entre les deux yeux... ce qui ne
sera guère agréable pour moi... car vous êtes un monstre.

--Oh! l'abominable homme, il va me rendre malade, avec ses brutalités...
Traiter ainsi une malheureuse femme!--dit ma tante d'une voix dolente.

--Eh! madame, il y a longtemps que, par la hardiesse de vos attaques,
par la méchanceté de vos propos, vous avez fait oublier la pitié qu'on
doit avoir pour la vieillesse, pour la laideur et pour les infirmités...
Allons donc! vous n'êtes plus une femme.

--Comment! je ne suis plus une femme! Je suis une licorne, peut-être?...
Mais, c'est à vous faire enfermer, monsieur! Allez-vous-en d'ici!
allez-vous-en! je ne veux pas faire d'éclat devant mes gens... Sans
cela...

--Sans cela! madame, il en serait tout de même, vous n'y gagneriez que
des témoins. Voici mon dernier mot: je vais me rendre chez tous les
membres du conseil de famille, afin de les engager (et j'y parviendrai)
à vous retirer cette malheureuse enfant d'entre les mains et à la placer
dans une pension ou dans un couvent.

--Et pour compléter cette belle œuvre-la,--reprit mademoiselle de
Maran d'un air ironique,--on vous chargera sans doute, monsieur, de
désigner le couvent? C'est grand dommage qu'il n'y ait pas de
_Jacobines_, vous y feriez mettre tout de suite cette petite, n'est-ce
pas? En souvenir des _frères et amis de_ 93 dont vous aimez tant
l'histoire, vous l'appelleriez mamzelle _Scipionne_ ou mamzelle
_Égalité_; qu'est-ce que je dis donc, mamzelle! citoyenne, s'il vous
plaît. Malheureusement ces bons temps-là sont passés... et de nos jours,
en tout et pour tout, on tient compte, monsieur, on tient sévèrement
compte, entendez-vous, de la manière de voir des gens qui veulent faire
prévaloir leur avis contre celui... de personnes bien pensantes.

Mademoiselle de Maran accentua tellement ces derniers mots, que M. de
Mortagne en comprit la portée.

--Ah! nous y voilà,--s'écria-t-il,--j'étais bien étonné aussi que vous
ne m'eussiez pas encore traité de _Jacobin_ ou de bonapartiste, ce qui,
pourtant, ne va guère ensemble. Je sais que vous êtes assez perfide pour
me susciter dans le conseil une question de parti, à propos de ma
réclamation. Je sais que vos parents ultras y sont en grand nombre. Je
sais qu'ils suivent aveuglément vos avis, et il est probable qu'ils
feront dans cette circonstance, comme dans toute autre, un usage
criminel de leur majorité.

En m'embrassant avec tendresse et émotion, M. de Mortagne ajouta
tristement:

--Pauvre enfant!... Pauvre France!

--Ah! mon Dieu! voyez donc comme c'est à la fois superbe et touchant!
s'écria ma tante en riant aux éclats de son rire aigre et insolent.--Ah!
mon Dieu! voyez-vous ce pharamineux rapprochement... _pauvre enfant!
pauvre France!_. Le tendre Saint-Just disait de ces jolies bergerades-là
au club des Cordeliers, je crois; ce qui ne l'empêchait pas du tout de
vous faire couper le cou le lendemain. Oui, oui, je vois bien à votre
colère, monsieur, que si cela dépendait de vous, vous me traiteriez à la
façon de ses pauvres _frères et amis_. Car, en vérité, malgré votre
naissance, vous étiez digne d'être des leurs, vous avez fait partie de
ces _messieurs de la Loire_.

M. de Mortagne m'a dit qu'en effet les froids et cruels sarcasmes de ma
tante l'avaient mis hors de lui, et qu'il se reprocha de lui avoir
brutalement répondu:

--C'est vrai! quand je songe que vous avez fait mourir de chagrin ma
cousine de Maran, quand je songe que vous torturez une malheureuse
enfant avec une méchanceté diabolique, je me demande si l'on ne devrait
pas mettre hors la loi... ce qui est moralement et physiquement hors de
la nature.

--Assez d'insultes comme ça! sortez! sortez! monsieur!--s'écria
mademoiselle de Maran avec une telle expression de colère, que, lorsque
M. de Mortagne, en se levant, voulut me déposer à terre, je me
cramponnai à lui de toutes mes forces en le suppliant de ne pas me
laisser avec ma tante.

Il me mit dans les bras de ma gouvernante, qui était restée muette et
inaperçue pendant cette scène.

Nous sortîmes tous trois: mademoiselle de Maran était dans une colère
difficile à peindre.



CHAPITRE III.

LE CONSEIL DE FAMILLE.


Je n'avais pas compris grand'chose à la conversation de monsieur de
Mortagne et de ma tante. J'avais seulement été ravie d'entendre mon
protecteur parler d'une manière si ferme à mademoiselle de Maran.

Je pressentais quelque heureux changement dans ma position. L'idée
d'entrer dans un couvent ou dans une pension, qui effraye toujours si
fort les enfants, me plaisait au contraire beaucoup. Tout ce que je
désirais au monde, c'était de quitter la maison de ma tante.

Le conseil allait décider si je resterais ou non au pouvoir de
mademoiselle de Maran. Je faisais les vœux les plus vifs pour que M.
de Mortagne réussît dans son dessein. Le jour fatal arriva; ma tante me
fit habiller avec soin, et je descendis dans le salon où les membres de
notre famille s'étaient réunis.

Je cherchai des yeux M. de Mortagne; il n'était pas encore venu. Ma
tante me plaça à côté d'elle et de M. d'Orbeval, mon tuteur.

Tous mes parents semblaient craindre mademoiselle de Maran, et
l'entouraient d'une obséquieuse déférence. On lui savait un crédit
puissant. Son salon était le rendez-vous des hommes les plus influents
du gouvernement. Par égard pour Louis XVIII, les princes lui
témoignaient une extrême bienveillance.

M. de Talleyrand partageait souvent ses soirées entre ma tante et la
princesse de Vaudemont. Ce grand homme d'État, qui--disait ma tante avec
beaucoup de raison d'ailleurs--«avait élevé le silence jusqu'à
l'éloquence, l'esprit jusqu'au génie, et l'expérience jusqu'à la
divination,» causait quelquefois une heure, tête-à-tête, avec
mademoiselle de Maran; car elle était de ces femmes avec qui toutes les
sommités sont presque obligées de compter.

Les enfants sont surtout frappés des apparences; ils ne peuvent se
rendre raison de la puissance de l'esprit et de l'intrigue: aussi
pendant bien longtemps il me fut impossible de comprendre comment
mademoiselle de Maran, malgré son apparence chétive, presque grotesque,
exerçait autant d'empire sur des personnes qui n'étaient pas forcément
sous sa dépendance.

Lorsque ma tante était assise, sa tête, presque de niveau avec son
épaule gauche, infiniment plus haute que la droite, ne dépassait pas le
dossier d'un fauteuil ordinaire; ses longs pieds, toujours chaussés de
souliers de castor noir, reposaient sur un carreau très-élevé qu'elle
partageait avec Félix.

Pourtant, malgré sa laideur, malgré sa méchanceté, mademoiselle de Maran
réunissait chaque soir autour d'elle l'élite de la meilleure compagnie
de Paris, et gourmandait avec hauteur les personnes qui demeuraient
quelques jours sans venir la voir. Ses reproches aigres et durs,
témoignaient assez qu'elle ne tenait pas à ces hommages par affection,
mais par orgueil.

On n'attendait plus que M. de Mortagne, il arriva. Mon cœur battait
avec force. De lui allait dépendre mon avenir.

Je remarquai bien vite que M. de Mortagne était reçu avec froideur par
mes parents. Sa barbe et ses dehors négligés firent chuchoter et
sourire, quoique son originalité fût connue.

On savait la profonde aversion de ma tante contre lui; en le raillant on
savait la flatter.

Après quelques moments de silence, mon tuteur, M. d'Orbeval, pria M. de
Mortagne de reproduire les raisons qui lui semblaient motiver la réunion
d'une assemblée de famille.

M. de Mortagne répéta ce qu'il avait dit à ma tante sans mesurer
davantage ses termes; il finit par demander qu'on me mît au couvent des
Anglaises, qui était alors en aussi grande vogue que l'a été par la
suite le _Sacré-Cœur_.

Pendant cette violente accusation, mademoiselle de Maran resta
impassible. Nos parents, complétement dominés par elle, en avaient une
peur horrible. Ils manifestèrent à plusieurs reprises leur indignation
contre M. de Mortagne par des murmures et par des interruptions; leurs
regards, tournés vers ma tante, semblaient la prendre à témoin et
protester contre la brutalité du langage de mon protecteur.

Celui-ci, parfaitement indifférent à ces rumeurs, haussa les épaules de
temps en temps, attendit que le bruit eût cessé pour recommencer de
parler, et ne modifia en rien son langage.

Il lui fallait véritablement du courage pour s'attaquer ainsi à
mademoiselle de Maran; placée, entourée comme elle l'était, elle pouvait
trouver mille moyens de lui nuire, de se venger... Hélas! elle ne prouva
que trop à M. de Mortagne que la haine qu'elle lui portait était
implacable.

J'étais alors bien enfant, je me souviens pourtant d'un fait qui me
frappa malgré son insignifiance, et qui maintenant a toute sa valeur à
mes yeux.

Pendant ce débat, la physionomie de ma tante n'avait trahi aucune
émotion; elle tenait dans ses mains une longue aiguille à tricoter...

A mesure que M. de Mortagne parlait, mademoiselle de Maran semblait de
plus en plus serrer cette aiguille entre ses doigts décharnés. Enfin, au
moment où il s'écria--que si rien n'était plus respectable que la
laideur, la vieillesse et les infirmités, rien n'était plus lâche que
d'abuser de ces déplorables avantages pour répondre impunément des
insolences aux hommes qui lui demandaient compte d'une conduite à la
fois honteuse et cruelle, mademoiselle de Maran brisa en morceaux et
comme par hasard l'aiguille qu'elle tenait entre ses doigts, et jamais
je n'oublierai le regard fatal qu'en ce moment elle jeta sur M. de
Mortagne.

Mon tuteur crut devoir, au nom de la majorité de l'assemblée, répondre à
l'antagoniste de ma tante et blâmer vertement son langage. Mon
protecteur sembla se soucier fort peu de cette attaque, ensuite de
laquelle M. d'Orbeval demanda à mademoiselle de Maran, avec la plus
respectueuse déférence et seulement pour la forme, si elle croyait
nécessaire d'apporter quelques modifications à mon éducation, se hâtant
d'ajouter que, d'avance, l'assemblée s'en rapportait absolument à sa
décision sur ce sujet, qu'elle pouvait apprécier mieux que personne.

Mademoiselle de Maran, sans faire la moindre allusion aux attaques de M.
de Mortagne, répondit avec une finesse, avec une adresse extrême, qu'en
effet j'étais ce qu'on appelle fort peu avancée, que j'avais la tête
faible, l'entendement peu développé; qu'elle avait cru ne pas devoir me
fatiguer vainement l'intelligence en me faisant donner des leçons dont
j'aurais été hors d'état de profiter; qu'ainsi je me serais
nécessairement dégoûtée du travail; elle avait au contraire voulu
d'abord s'occuper de ma santé, qui, grâce au ciel, était florissante: je
me trouvais donc dans une condition parfaite pour regagner le temps
perdu, sans craindre les fatigues d'une application forcée. Elle termina
en disant qu'avant la convocation de l'assemblée de famille, elle était
résolue de me faire commencer immédiatement mes études.

M. de Mortagne m'a dit bien souvent qu'il était impossible de se
défendre plus habilement que l'avait fait ma tante et de colorer sa
conduite de semblants plus spécieux; elle démontra clairement qu'en
économisant beaucoup sur les premières années de mon éducation, elle
avait voulu se réserver les moyens de me donner plus tard une
instruction beaucoup plus large et beaucoup plus complète; elle ajouta
qu'il était concevable que je m'ennuyasse dans la maison d'une tante
vieille et infirme, mais qu'elle avait promis à mon père de ne jamais
m'abandonner; qu'ainsi, elle ne pouvait croire que mes parents
voulussent me faire entrer au couvent.

Pour tout concilier et pour que j'eusse une compagne de mon âge, ma
tante annonça que mon tuteur, cédant à ses sollicitations, consentait à
retirer dans quelques mois sa fille du couvent et à la lui confier.

M. d'Orbeval était veuf, sa fille partagerait ainsi mes études et
viendrait habiter chez mademoiselle de Maran.

Avec sa rudesse et sa franchise ordinaires, M. de Mortagne répondit que
de cette façon, ce serait moi qui ferais les frais de l'éducation de
mademoiselle d'Orbeval, qui était pauvre, et que son père n'avait
consenti à cet arrangement que par intérêt personnel et par frayeur de
ma tante, qui pouvait lui nuire ou le servir.

M. de Mortagne reprit que dans toute autre circonstance il n'aurait
élevé aucune objection contre l'éducation particulière qu'on voulait me
donner et me faire partager avec ma jeune parente, mais qu'il avait de
puissantes raisons de croire que l'influence de mademoiselle de Maran ne
pouvait que m'être funeste; qu'elle avait torturé mon enfance, et
qu'elle perdrait peut-être ma jeunesse.

Une rumeur d'indignation lui coupa la parole.

Mon tuteur s'écria que jamais sa fille ne mettrait le pied chez ma
tante; qu'il n'avait adhéré aux propositions qu'on lui avait faites que
dans mon intérêt, mais qu'il retirait sa promesse, puisqu'on
interprétait si mal son dévouement. Pourtant, lorsque toute l'assemblée
se fut jointe à mademoiselle de Maran pour apaiser M. le baron d'Orbeval
et pour blâmer M. de Mortagne, mon tuteur promit de laisser venir sa
fille.--M. de Mortagne, ne pouvant contenir sa colère, s'échappa jusqu'à
dire qu'il n'y avait pas dans l'assemblée un homme de cœur, que tous
tremblaient devant le crédit de mademoiselle de Maran.

Comme mon protecteur leur offrait de soutenir l'épée à la main ce qu'il
avait avancé, il n'y eut qu'un cri d'indignation contre ce spadassin,
qui voulait faire prévaloir la force brutale dans les délibérations de
famille, et qui ne respectait ni le sexe ni la vieillesse.

M. de Mortagne, outré, vint à moi, m'embrassa tendrement et me dit: Ma
pauvre enfant, dans peu de temps nous nous reverrons. Que Dieu vous
garde de cette méchante femme et de ses complaisants! Je le vois, ils
ont maintenant le nombre et la loi pour eux. Patience patience, je
trouverai moyen de vous sauver malgré eux.... Il m'embrassa de nouveau
et sortit.

Après son départ l'indignation redoubla, et fit bientôt place à un
sentiment de pitié méprisante.

Ceux de mes parents qui étaient en état de répondre aux provocations de
M. de Mortagne et qui ne l'avaient pas fait, non par manque de courage,
mais par crainte de ma tante, affirmèrent que M. de Mortagne avait le
cerveau fêlé, et qu'on ne pouvait traiter sérieusement ses folies.

Tout en regrettant beaucoup la défaite de mon protecteur, je ne pouvais
m'empêcher de songer presque avec joie à cette compagne qu'on
m'annonçait; je regardais son père, M. d'Orbeval, avec moins
d'inquiétude: je m'enhardis même jusqu'à demander à ma tante quand
arriverait ma cousine.

A mon grand étonnement, mademoiselle de Maran me répondit sans aigreur
et presque d'un ton affectueux que mademoiselle Ursule d'Orbeval
viendrait prochainement.

Cette assurance me combla de joie. Si j'avais été plus heureuse,
peut-être aurais-je accueilli avec jalousie l'arrivée de ma cousine,
tandis qu'au contraire je ne pouvais croire qu'à une diversion favorable
dans ma position.

Dès ce jour la conduite de mademoiselle de Maran changea complétement
envers moi. D'abord elle me donna, pour m'instruire, les meilleurs
professeurs de Paris. Par un motif que j'ai pénétré plus tard, elle me
laissa madame Blondeau pour gouvernante, quoique celle-ci fût bien loin
d'avoir les connaissances nécessaires pour remplir ces fonctions, alors
que mon éducation devait être beaucoup plus cultivée.

Seulement elle adjoignit une femme de chambre à son service; au lieu de
me laisser vêtue presque d'une manière sordide, ma tante voulut que je
fusse habillée avec un luxe, avec une recherche qui n'était pas même de
mon âge.

Je me souviens de ma surprise, de ma joie, un jour où je trouvai dans ma
chambre une psyché faite pour ma taille, et une toilette à la duchesse,
entourée de flots de rubans et de dentelles.

Au lieu de me gronder sans cesse, de s'extasier sur ma laideur, sur mon
ineptie, ma tante se mit tout à coup à m'accabler des louanges les plus
outrées sur ma beauté, sur ma taille, sur l'élégance de ma tournure, sur
mon esprit, sur mes dispositions.

Comme ce brusque changement de manières devait m'étonner beaucoup,
mademoiselle de Maran me dit en confidence qu'il eût été très-dangereux
de me faire part de ces charmantes vérités quand j'étais une
paresseuse; car mon amour-propre en aurait été dangereusement exalté:
maintenant, comme je travaillais avec assiduité, c'était une manière de
me récompenser que de m'apprendre qu'il n'y avait rien au monde de plus
ravissant que moi.

La femme de chambre que ma tante m'avait donnée me répétait les mêmes
paroles. Enfin, dans la maison, tout le monde, jusqu'à Servien, se mit à
me flatter à l'envi.

Ma pauvre Blondeau, avec cet instinct, cette profonde sagacité de
cœur que donne le dévouement, fut effrayée de ce revirement subit
dans les procédés de ma tante. Ce fut elle alors qui me gronda, qui me
reprocha de penser trop à ma toilette, de négliger mes prières, de
devenir hautaine, capricieuse.

Malgré mon attachement pour cette excellente femme, je fus choquée de
ses remontrances. Elles me parurent d'autant plus pénibles, que
jusqu'alors elle m'avait toujours traitée avec la tendresse la plus
idolâtre.

Je sentis mon affection pour elle se refroidir; au contraire ma
confiance s'augmentait envers mademoiselle Julie, ma femme de chambre,
qui ne manquait aucune occasion de m'irriter contre ma gouvernante.

Malgré les prévenances de mademoiselle de Maran pour moi, je ne pouvais
encore surmonter la frayeur et l'aversion qu'elle m'avait inspirées; j'y
tâchais cependant de toutes mes forces, croyant de ma reconnaissance de
lui témoigner quelque attachement.

Je faisais vraiment des progrès rapides; je m'appliquais avec ardeur au
dessin, à la musique, à l'étude de l'anglais et de l'italien, afin de ne
pas être trop au-dessous de ma cousine Ursule d'Orbeval, dont ma tante
ajournait sans cesse l'arrivée.

Ma tante ne sortait que très-rarement; elle m'envoyait presque chaque
jour me promener au bois de Boulogne, dans sa voiture, avec mademoiselle
Julie, car je ne cachais pas ma préférence pour cette fille.

Pendant toute la promenade, elle ne cessait de me répéter que tout le
monde me regardait avec admiration.

Enfin, depuis près d'une année que ma tante s'occupait particulièrement
de mon éducation, je n'étais plus reconnaissable: mon instruction avait
beaucoup gagné, mon esprit s'était développé; mais le germe des plus
mauvaises passions commençait à fermenter en moi.

Malgré le christ d'ivoire qui ornait l'alcôve de ma tante, elle ne
pratiquait en apparence aucun acte religieux.

Elle se bornait à m'envoyer à la messe, à Saint-Thomas-d'Aquin, avec une
de ses femmes. Un valet de pied me suivait, portant un carreau armorié
pour mes pieds, et un sac de velours qui renfermait mon livre de messe.
C'était un appareil aussi ridicule qu'inconvenant pour un enfant de mon
âge, et j'entendais dire sur mon passage: «La tendresse aveugle de
mademoiselle de Maran pour sa nièce va jusqu'à la folie.»

Je finissais par croire à cet attachement. En effet, on disait partout
que ma tante m'idolâtrait, et qu'il faudrait s'en prendre à sa faiblesse
et à son aveuglement si un jour j'étais mal élevée.

A cette heure encore, bien des gens sont persuadés que mademoiselle de
Maran m'a toujours tendrement... trop tendrement aimée.

Il n'y a rien de plus aimant, mais il n'y a aussi rien de plus
cruellement égoïste que les enfants.

Je me faisais un jeu barbare de combler ma nouvelle femme de chambre de
marques de confiance en présence de Blondeau pour faire enrager
celle-ci, ainsi que disent les petites filles.

La malheureuse femme, éclairée par son bon sens, et non pas irritée par
une basse envie, souffrait horriblement de se voir ainsi oubliée,
méconnue par moi, elle qui m'aimait si sincèrement.

Bientôt mon ingratitude n'eut plus de bornes.

A mesure que mon intelligence se développait, mademoiselle de Maran
m'inspirait, sinon plus d'attachement, du moins plus de curiosité. Mon
esprit commençait à comprendre ses railleries, à s'en amuser; elle se
moquait de Blondeau, de sa rigidité, de ses remontrances sur ma
coquetterie naissante, et je riais beaucoup. Elle raillait son
ignorance, l'expression de son langage, et je riais encore.

Peu à peu, à l'oubli de cette affection si sainte, si dévouée, se
joignit presque le mépris; car ma tante me fit rougir de l'espèce de
familiarité dans laquelle je vivais avec une femme de cette espèce.

Sans doute j'eus tort, bien tort; mais j'avais huit ans à peine, et une
femme d'un esprit réellement très-supérieur en abusait pour me jeter
dans une voie funeste.

Je ne suivis que trop ses conseils; je témoignai tant de froideur à ma
gouvernante, que la malheureuse femme tomba malade de chagrin, après
avoir fait tout pour réveiller en moi mon attachement d'autrefois.

Lorsque je la vis pâle, changée, je compris toute l'étendue de ma faute!
je pleurai, je ne voulus plus la quitter; ma tante, s'apercevant de mon
affliction, me persuada que la maladie de Blondeau était un jeu, une
feinte. Cette odieuse interprétation donnait une excuse à mon
ingratitude, j'y ajoutai foi.

Je n'oublierai jamais le douloureux étonnement qui se peignit sur les
traits de ma gouvernante lorsqu'elle me vit revenir auprès d'elle,
souriante, légère et moqueuse. Elle leva au ciel ses mains amaigries, et
s'écria en pleurant:

--Mon Dieu! elle qui avait le cœur de sa mère!... ils l'ont perdue...
perdue...

De ce jour, la malheureuse femme devint encore plus sombre, plus
taciturne. Quoique sa faiblesse fût grande, elle voulut se lever...
Distraite, absorbée, elle semblait préoccupée d'une idée fixe. Nos gens
la prenaient presque pour leur jouet. Elle, autrefois si impatiente,
semblait tout souffrir avec résignation ou plutôt avec indifférence.
Elle me parlait à peine.

Je me souviens qu'une nuit, en m'éveillant, je la trouvai la tête
penchée sur mon chevet, les yeux baignés de larmes, et me regardant
avec une angoisse indéfinissable.

J'eus peur, je feignis de me rendormir. Le lendemain, je dis tout à ma
tante. Elle me répondit que c'était une plaisanterie de Blondeau, qui
voulait m'effrayer. Je crus mademoiselle de Maran, et je gardai rancune
à ma gouvernante.

Le jour de l'an arriva; la veille, ma tante m'avait dit, en me parlant
des étrennes de Blondeau: «Au lieu de lui donner quelque robe ou quelque
bijou, il faudra lui donner de l'argent: _Ces gens-là aiment mieux
l'argent que tout_;» et elle me remit cinq louis pour elle.

Les années précédentes, jamais ma tante ne m'avait rien donné pour ma
gouvernante; comme j'aimais alors tendrement celle-ci, et que je tenais
à lui offrir quelque chose, chaque année je faisais des prodiges de
dissimulation et d'adresse pour parvenir à écrire à son insu quelques
lignes d'une tendresse naïve, et pour lui broder de mon mieux quelque
petit morceau de tapisserie.

Il est impossible de se figurer la joie, le ravissement de madame
Blondeau, lorsque la veille du nouvel an, me jetant à son cou, après ma
prière du soir, je lui apportais cette offrande.

Maintenant que j'y songe, il me semble qu'il y avait quelque chose de
touchant, de religieux, dans cette marque de mon affection, pauvre
orpheline, abandonnée, rebutée, qui, ne possédant rien, recourais à mon
travail enfantin pour acquitter la dette de mon cœur.

Malgré l'infériorité de sa condition, ma gouvernante avait trop d'âme
pour ne pas être touchée jusqu'aux larmes de cette preuve de mon
attachement, que personne au monde ne m'avait conseillée.

Qu'on se figure donc sa douleur, lorsque le jour dont je parle, la
veille du premier de l'an, je lui glissai, d'un air gai et riant, mes
cinq louis dans la main.

Elle s'attendait à sa surprise ordinaire. Comme je commençais à dessiner
passablement, elle avait même osé espérer quelque preuve de mon nouveau
talent. Malgré mon ingratitude apparente, elle n'avait pas un instant
cru possible que j'eusse oublié si complétement les traditions délicates
de mon enfance. Aussi, me regardant avec autant de tristesse que
d'inquiétude, elle me rendit l'or.

--Vous vous trompez, Mathilde, ceci est pour Julie. Pour moi... pour
moi... n'est-ce pas, vous avez autre chose?

Et sa voix tremblait, et elle me regardait d'un air inquiet, alarmé.

--Mais... non, je n'ai rien autre chose à te donner,--lui dis-je.

--Pourtant... les autres années...--et elle tâchait de cacher ses
larmes,--les autres années... vous savez bien... le soir... après votre
prière... vous me donniez...

--Ah! oui, je sais ce que tu veux dire; mais maintenant, vois-tu, je
n'ai plus le temps, il faut que j'étudie... Et puis d'ailleurs, vous
autres, _vous aimez mieux l'argent que tout_.

Puis, sans l'embrasser, sans lui donner la moindre marque d'affection,
je lui remis l'argent dans la main, et je sortis en sautant pour aller
admirer une magnifique palatine d'hermine dont mademoiselle de Maran me
faisait présent.

En quittant ma gouvernante, j'entendis un gémissement douloureux et le
bruit des pièces d'or qui tombèrent de sa main sur le parquet.

Dans mon impitoyable indifférence, dans ma hâte d'aller contempler le
cadeau de ma tante, je ne m'arrêtai pas un moment, je ne retournai pas
la tête.

Hélas! quoique jeune encore, j'ai beaucoup souffert, j'ai versé des
larmes bien amères! mais Dieu sait que, dans le plus violent paroxysme
du désespoir, je me suis souvent écriée:--Je dois tout supporter sans me
plaindre! car j'ai causé à la meilleure des créatures le plus affreux
chagrin que le cœur humain puisse éprouver.

Le soir de ce jour-là, malgré mon indifférence, j'étais assez honteuse
en songeant à Blondeau; je m'attendis à des reproches; je trouvai, au
contraire, ma gouvernante plus tendre que d'habitude; seulement elle
était très-pâle, très-affectée. Je lui trouvai dans le regard quelque
chose d'extraordinaire.

Elle me coucha et m'embrassa à plusieurs reprises avec effusion; je
sentis ses larmes couler sur mes joues. Mon naturel reprit le dessus; je
me jetai à son cou en lui demandant pardon de l'avoir affligée.

--Vous accuser... vous... mon enfant... jamais,--disait-elle en
pleurant, en baisant mes cheveux et mes mains.--Jamais, pauvre petite!
Tant qu'on vous a laissée être bonne et délicate, vous avez été, en
tout, le portrait de votre mère... Mais ne parlons plus de cela, ma
chère enfant. Allons, faites votre prière du soir. Priez aussi pour
votre vieille bonne. Elle vous aime bien; elle a besoin que vous priiez
pour elle. Les prières des enfants sont comme celles des anges: le bon
Dieu les aime et les exauce.

Lorsque j'eus prié, elle me baisa tendrement au front, et me
dit:--Maintenant, mon enfant... bonsoir... bonsoir.

Je remarquai qu'elle tremblait, que ses mains étaient brûlantes, et
qu'elle était pourtant d'une grande pâleur.

Je m'endormis. Je ne sais pas depuis combien de temps j'étais plongée
dans un profond sommeil, lorsque je fus réveillée en sursaut. Un corps
assez pesant s'appuyait sur moi.

Dans mon effroi, j'ouvris à demi les yeux. Je ne sais pas quelle heure
il était.

Un restant de feu flambait dans la cheminée, et éclairait la chambre de
sa lumière vacillante.

A la lueur d'une veilleuse, je vis ma gouvernante; elle était auprès de
mon lit; elle m'avait éveillée en voulant m'embrasser.

N'osant faire un mouvement, je la suivis des yeux. Sa figure,
ordinairement si douce, si calme, avait une expression sinistre qui me
glaça d'épouvante.

Elle me regardait en se parlant à elle-même à demi-voix et d'un air
égaré.

--Non, non,--disait-elle,--je ne puis supporter cela plus longtemps. Ce
monstre perd mon enfant; elle l'a rendue indifférente... méprisante
pour moi. Mathilde ne m'aime plus. Je ne lui suis plus bonne à rien, je
n'ai pas besoin de rester plus longtemps... Aussi bien je ne le pourrais
pas... Non, aujourd'hui j'ai trop souffert; on a comblé la mesure... De
l'argent... à moi... Ah! j'en deviendrai folle... Je crois que je le
suis déjà... Allons, finissons-en; un dernier baiser à ce pauvre petit
ange endormi; il a prié pour moi, le bon Dieu me pardonnera.

En disant ces mots, Blondeau me baisa au front et ajouta en
sanglotant:--Adieu! adieu! tu ne sauras jamais le mal que tu m'as fait,
pauvre petite... Ce n'est pas toi que j'accuse... oh non! c'est ce
monstre qui a fait mourir ta mère de chagrin, et qui veut perdre ton
âme... Adieu! encore adieu... O mes beaux cheveux blonds! que je les
baise encore une fois.--Et je sentis sur mon front ses lèvres glacées.

J'avais jusqu'alors fermé les yeux, quoique éveillée. Tout à coup je
regardai; je vis ma gouvernante aller vers la fenêtre et l'ouvrir
violemment; je devinai sa funeste pensée; je courus vers elle, et je
l'arrêtai au moment où elle allait se jeter par la fenêtre.

La pauvre femme resta stupéfaite; mes cris la rappelèrent à elle-même;
elle tomba agenouillée, et s'écria:--Qu'allais-je faire? Seigneur mon
Dieu, pardonnez-moi, j'étais folle; j'oubliais que j'avais juré à ta
mère mourante de ne pas t'abandonner; mais je souffrais tant...
aujourd'hui surtout; c'est le bon Dieu qui m'a envoyé cet ange pour
m'empêcher de commettre un crime. Non, non, je resterai près de toi, mon
enfant; je souffrirai, j'endurerai tout, je mourrai, s'il le faut, de
chagrin, mais je mourrai près de loi, en te regardant; je l'ai promis à
cette pauvre madame qui est dans le ciel et qui m'entend.

Cette scène me laissa une impression si profonde, je fus si frappée du
désespoir de Blondeau, que mes premiers germes d'ingratitude à son égard
furent à jamais étouffés. Je redevins pour elle ce que j'avais été
autrefois, au grand chagrin de mademoiselle de Maran, qui avait un
instant espéré de me priver de cette affection si sincère et si dévouée.

Peu de temps après, ma tante m'apprit qu'Ursule d'Orbeval, ma cousine et
la fille de mon tuteur, allait enfin venir habiter avec nous,
ajoutant--que j'étais beaucoup plus jolie, beaucoup plus instruite,
beaucoup mieux mise qu'elle, et que par conséquent j'aurais infiniment
de plaisir à lui faire ressentir toutes mes supériorités.

Ainsi, mademoiselle de Maran ne me laissait pas un sentiment dans sa
pureté, dans sa fleur! Déjà cette joie douce et candide de trouver une
amie de mon âge était flétrie par l'arrière-pensée de lui inspirer de la
jalousie, de l'envie, et nécessairement de la haine!

Ma tante, avec une singulière sagacité, avait pour ainsi dire fait deux
parts de ma jeunesse: jusqu'à neuf ans, j'avais eu à souffrir de la
terreur, des privations, de l'abandon; je n'étais pas encore mûre pour
d'autres projets.



CHAPITRE IV.

UNE AMIE D'ENFANCE.


Une ère nouvelle allait commencer pour moi.

Jusqu'alors je n'avais eu que des sentiments incomplets; je craignais ma
tante, mais son esprit m'amusait. Malgré quelques preuves de froideur et
d'oubli, j'aimais tendrement ma gouvernante, mais il n'existait entre
nous aucun rapport d'âge ou de caractère.

Lorsque Ursule d'Orbeval arriva, j'étais si seule, j'avais fait de si
beaux rêves sur cette affection promise, que je me sentais déjà
reconnaissante envers ma cousine, qui allait me mettre à même de
réaliser ces douces espérances. J'oubliai complétement les perfides
conseils de ma tante; au lieu de songer à humilier Ursule, je ne songeai
qu'à l'aimer.

Elle avait une année de plus que moi. Par une bizarre singularité, ses
cheveux étaient noirs, et ses yeux bleus, tandis que l'avais les yeux
noirs et les cheveux blonds. Nous étions à peu près de la même taille;
les traits d'Ursule étaient loin d'être réguliers, mais on ne pouvait
imaginer une physionomie plus intéressante, un sourire plus doux et plus
aimable.

La première fois que je la vis, elle portait le deuil de sa grand'mère.
Ses vêtements noirs faisaient encore plus ressortir la blancheur rosée
de sa peau; je lui trouvai une expression si charmante, que je me jetai
à son cou en l'appelant ma sœur.

Malgré moi je pleurai; ces larmes furent les plus douces larmes que
j'eusse encore répandues. Ma cousine accueillit mes caresses avec une
grâce touchante, je l'emmenai dans ma chambre, et je mis à sa
disposition tous mes trésors de toilette.

Ursule ne montra ni embarras gauche, ni assurance indiscrète. Elle me
dit, tout émue, qu'elle me demandait mon amitié; car elle était presque
orpheline, son père étant pour elle d'une extrême dureté.

Je sentis s'éveiller en moi un monde de sensations nouvelles; je compris
le bonheur de se dévouer à une personne qu'on aime, de la protéger, de
la défendre; je sus presque gré à Ursule d'être pauvre, puisque j'étais
riche; d'être presque abandonnée, puisque mon cœur était tout prêt à
aller au-devant du sien, et à lui offrir les affections qui lui
manquaient.

Dès que j'eus une amie à aimer, je crus n'être plus un enfant, je me
sentis _grande_, comme disent les petites filles, je devins
très-sérieuse, très-réfléchie; j'eus honte de ma coquetterie passée; je
dis à Ursule en lui montrant toutes mes belles robes avec un superbe
dédain: C'était bon quand j'étais seule.

Ma cousine portait le deuil; je voulus être vêtue de noir.

Toute la nuit je roulai mon projet dans ma tête. Le matin venu, j'entrai
résolument chez mademoiselle de Maran.

--Ma tante, je voudrais être habillée de noir comme Ursule, et autant de
temps qu'elle le sera.

--Mais vous êtes folle, ma chère petite; Ursule est en deuil, et vous
n'avez aucune raison pour porter le deuil,--me dit ma tante avec
étonnement.

--Mais le deuil de ma mère?--répondis-je en baissant tristement les
yeux.

Ma tante éclata de rire, et s'écria:

--Est-elle donc divertissante avec ses imaginations funèbres! Mais vous
l'avez porté il y a sept ans, le deuil de votre mère; c'est bien assez
comme ça.

--Je l'ai porté sans savoir que je le portais, ma tante, dis-je en
sentant les larmes me venir aux yeux. L'éclat de rire de ma tante
m'avait douloureusement blessée.

--Ah! mon Dieu! que cette petite a donc de drôles d'idées,--reprit
mademoiselle de Maran en riant de nouveau et en me prenant le
menton.--Allons... allons.. follette, on vous passera ce beau
caprice-là; c'est-à-dire que vous serez vêtue en noir, mais non pas en
noir de deuil, s'il vous plaît; ce serait par trop ridicule... Mais vous
aurez de belles robes de moire et de soie, pendant que cette pauvre
Ursule n'aura que des robes de laine... ce qui la fera bien enrager.

--Je voudrais n'être jamais mise autrement que ma cousine, ma tante.

--Comment! c'en est déjà à ce point-là? s'écria mademoiselle de Maran en
attachant sur moi ses yeux perçants.--Mais c'est encore bien mieux que
je ne le pensais. Allons... allons... rassurez-vous, une fois le deuil
fini, vous serez toujours mises comme les deux sœurs; vous êtes assez
riche pour faire de temps en temps cadeau d'une belle robe a votre
cousine, qui n'a pas le sou.

--Ma tante, vous ne me comprenez pas--m'écriai-je avec
impatience;--puisque Ursule est pauvre, je voudrais être mise comme elle
et non pas qu'elle fût mise comme moi.

Mademoiselle de Maran me regarda encore attentivement, et dit de son air
sardonique:

--Ah çà! mais à qui en a donc aujourd'hui cette petite avec ses
superlatives délicatesses? Comme c'est touchant... ça tient de famille.
Puis elle ajouta en se parlant à elle-même: Au fait, tant mieux.--Et
s'adressant à moi: Bien... très-bien... petite, vous ne sauriez trop
traiter Ursule en sœur. Je vois avec joie se manifester en vous les
symptômes d'une grande délicatesse... d'une grande sensibilité. Tant
mieux, je n'y complais pas, vous dépassez mes plus chères espérances.

Je sortis de chez mademoiselle de Maran, toute fière, tout heureuse.

J'allai vite trouver ma gouvernante pour lui apprendre le résultat de
mon entretien avec ma tante.

Blondeau m'embrassa cette fois en pleurant de joie, et me dit:--Voilà
votre bon cœur revenu. Il me semble entendre parler votre pauvre
mère.

On pourrait croire qu'il y eut alors un temps d'arrêt dans les méchantes
menées de mademoiselle de Maran contre moi; il n'en est rien.

Jamais, au contraire, elle ne se crut plus certaine de me nuire et dans
le présent et dans l'avenir. Mais alors j'ignorais ce que j'ai su
depuis, et je me livrais avec bonheur à mes sentiments d'amitié exaltée
pour ma cousine. Elle y répondit avec l'expansion la plus affectueuse,
la plus reconnaissante.

Quelques jours après l'arrivée d'Ursule à l'hôtel de Maran, je n'avais
plus de secret pour elle. Je lui avais raconté toute mon enfance,
excepté le sinistre dessein de ma gouvernante; et encore ce secret
m'avait-il bien coûté et me coûtait encore beaucoup à garder.

Quoique Ursule fût d'un an plus âgée que moi, j'étais à peu près aussi
avancée qu'elle dans mes études; nos professeurs ne manquaient jamais de
préférer mes devoirs aux siens, soit qu'ils le méritassent réellement,
soit qu'en agissant ainsi, nos maîtres crussent flatter ma tante. Sans
le savoir, ils se rendaient ainsi complices de ses secrets desseins.

Craignant de blesser l'amour-propre d'Ursule par mes succès, je faisais
tout au monde pour m'excuser de ma supériorité. Je trouvais mille
raisons d'expliquer mes petits triomphes à mon désavantage: tantôt en me
donnant la première place, nos professeurs voulaient plaire à
mademoiselle de Maran; tantôt Ursule elle-même m'aimait assez pour faire
exprès des fautes et me laisser ainsi l'avantage.

Je ne sais si notre affection naissante contraria les projets de
mademoiselle de Maran; mais elle trouva le moyen de me tourmenter de
nouveau, et plus cruellement que jamais.

Sous le prétexte de nous habituer peu à peu à voir le monde, elle nous
fit venir quelquefois, le matin, dans son salon. Elle recevait tous les
soirs, mais plusieurs personnes intimes venaient la voir entre quatre
et six heures.

Qu'on juge de mon chagrin la première fois que j'entendis ma tante dire
à des étrangers en nous montrant, moi et Ursule:

«Croiriez-vous que ma nièce, qui a une année de moins que mademoiselle
d'Orbeval, et qui a commencé son éducation beaucoup plus tard, s'est
tellement appliquée, a fait des progrès si étonnants, qu'en toute chose
elle prime sa compagne? C'est étonnant, n'est-ce pas? Ordinairement, ce
sont les pauvres filles sans fortune qui travaillent le plus assidûment.
Ici, c'est tout le contraire. Mathilde ne se contente pas d'être
au-dessus de sa cousine par la richesse et par la beauté, elle veut
encore lui être supérieure par l'éducation. Pauvre chère petite, c'est
un vrai trésor que cette enfant: c'est tout le portrait de sa mère.»

Et mademoiselle de Maran me comblait de caresses hypocrites.

Mon cœur se brisait. Je regardais Ursule d'un air suppliant; à peine
étions-nous seules que je me jetais en pleurant dans ses bras, lui
demandant pardon des louanges exagérées, ridicules, dont ma tante
m'accablait.

Ma cousine, émue comme moi, calmait mes craintes, en plaisantait même,
et me prouvait par sa tendresse toujours croissante qu'elle n'était
nullement jalouse de mes avantages, ou blessée des reproches de
mademoiselle de Maran.

Je fis alors tout mon possible pour laisser à Ursule la première place;
mais en vain j'accumulais fautes sur fautes, je ne parvenais pas à voir
les travaux d'Ursule préférés aux miens. Un jour j'imaginai de ne plus
rien faire, de ne pas apprendre mes leçons; il fallut bien alors donner
la première place à ma compagne.

Mademoiselle de Maran nous fit descendre toutes deux dans le salon, où
se trouvaient encore plusieurs personnes.

Après quelques mots d'une conversation insignifiante, ma tante me fit
venir près d'elle.

Puis s'adressant à une de ses amies:

--Vous allez me dire que je répète toujours la même chose; mais il faut
pardonner aux vieilles femmes d'être radoteuses quand elles ont à parler
de ce qu'elles chérissent! Je vous vois rire; vous devinez qu'il s'agit
encore de ma petite Mathilde? C'est vrai, j'en suis affolée, assotée, si
vous voulez. Eh bien! oui, c'est comme ça; je ne puis pas m'en
empêcher,--dit ma tante en prenant son ton de _bonne femme_, ce qui
arrivait toujours lorsqu'elle disait quelques méchancetés. Elle reprit:
Enfin, tenez, comparez Mathilde et Ursule... par exemple... et il faut,
à propos, que je lui donne une leçon, à _mamzelle_ d'Orbeval.--Puis, se
retournant vers ma cousine, ma tante continua d'un air sévère:--Mademoiselle,
vous êtes pauvre; vous profitez de tous les maîtres de votre cousine, et
vous êtes assez paresseuse pour souffrir que Mathilde, cet ange de
bonté, manque, comme aujourd'hui, exprès à ses devoirs pour vous laisser
la première place, que vous n'avez pas le courage de gagner par votre
application.

--Mais, ma tante,--m'écriai-je,--Ursule n'en savait rien.

--Voyez-vous le bon cœur de cette chère petite! Quelle générosité!
Elle la défend encore!--Et ma tante m'embrassa.

Puis, continuant de s'adresser d'un ton sévère à ma cousine, qui, rouge
de honte, fondait en larmes, elle lui dit durement:

--Comment n'avez-vous pas honte de supporter, d'exiger peut-être de
pareils sacrifices de la part de cette enfant?

--Mais, madame,--s'écria la pauvre Ursule,--je vous assure que
j'ignorais...

--C'est bon!... c'est bon!--dit mademoiselle de Maran,--je sais que
penser. Et elle nous renvoya, après m'avoir encore tendrement embrassée.

Ses caresses me révoltaient. Je recommençais à la haïr plus que jamais.
Je pressentais que son infernale méchanceté voulait m'aliéner mon amie.

Après cette scène je me jetai aux genoux d'Ursule en sanglotant. La
pauvre enfant me rendit mes caresses, me remercia de mes assurances de
tendresse; mais, je le vis, elle resta longtemps sous le coup de ses
blessures, d'autant plus douloureuses qu'elle était fière et
naturellement peu expansive dans le chagrin.

Toute ma terreur était que ma cousine me crût capable de faire quelques
rapports à ma tante, ou du moins d'être complice ou flattée des louanges
qu'elle me donnait.

Je résolus de me mettre en état d'hostilité envers mademoiselle de
Maran, de l'irriter à tout prix contre moi, afin de bien prouver à
Ursule que je n'étais pas _traître_, et que je voulais partager avec
elle les gronderies de ma tante.

Il s'agissait de frapper un grand coup; mon inapplication, mon refus de
travail, loin d'indisposer ma tante contre moi, avaient attiré de cruels
reproches à Ursule; il fallait donc me rendre autrement coupable.

Je méditai longtemps ce beau projet; j'avais, me dit plus tard Blondeau,
l'air grave, pensif et préoccupé. Je redoublai de tendresse à l'égard
d'Ursule; mais je prenais toutes les précautions possibles pour qu'elle
ne pût pas être accusée d'avoir connu mes desseins.

Entre plusieurs fâcheux projets, j'avais songé d'abord à briser une
magnifique coupe de porcelaine de Sèvres que le roi Louis XVIII avait
donnée à ma tante et à laquelle elle tenait beaucoup.

Cela ne me satisfit pas: on pouvait attribuer cet acte à une maladresse,
à une imprudence. Il me fallait quelque chose de prémédité, quelque
bonne méchanceté, bien franche, bien inexcusable:

Alors je pensai bravement à mettre le feu aux rideaux du salon; mais les
suites de cet incendie devenaient dangereuses pour Ursule et pour
Blondeau, et d'ailleurs on pouvait encore attribuer tout au hasard.

En machinant ces mauvais desseins, je n'avais pas le moindre scrupule,
je croyais faire quelque chose de très-généreux, de très-héroïque, je
sentais mon sang bouillonner dans mes veines, je croyais atteindre la
sublimité du dévouement.

Je roulais ces grandes pensées dans ma tête, lorsque la fatalité voulut
que je jetasse les yeux sur Félix, le chien-loup de ma tante.

J'avais à me venger de ce méchant animal, il m'avait souvent mordue. La
veille encore il avait donné un coup de dent à Ursule; mais, je l'avoue,
eût-il été le plus débonnaire des chiens, son plus grand crime à mes
yeux, ou plutôt la raison qui me le fit choisir pour victime, était
l'attachement extrême que lui portait mademoiselle de Maran.

Je savais sa colère, lorsque seulement par hasard un de ses gens faisait
pousser le moindre cri à Félix. Un moment j'eus la lâcheté de trembler
en pensant au courroux de mademoiselle de Maran. Je la crus capable de
me tuer si j'entreprenais quelque chose contre son chien. Mais mon
amitié pour Ursule l'emporta. Je bravai toutes les conséquences de ma
résolution.

Je me trouvais seule dans le parloir de ma tante, Félix était couché
dans sa niche de velours; je ne voyais que sa tête; je voulais lui faire
du mal, mais je ne savais comment m'y prendre: il était très-méchant,
très-défiant, et d'ailleurs un coup de pied n'eût suffi ni à ma
vengeance ni à mes projets.

Maintenant je ne puis m'empêcher de sourire en retraçant ces détails
puérils; pourtant je ne me souviens pas d'avoir jamais ressenti une
émotion aussi profonde, aussi saisissante que celle que je ressentais
alors, lorsque je fus sur le point d'agir.

Chose étrange! depuis, j'ai pris dans ma vie des résolutions bien
graves, bien coupables même; mais, encore une fois, jamais je n'ai
éprouvé la crainte, l'hésitation, le remords anticipé, si cela se peut
dire, que j'éprouvai au moment de commettre une méchante espiéglerie
d'enfant.

J'avoue que ma vengeance contre Félix fut bien barbare; je n'étais pas
cruelle par caractère; il fallait tout mon désir de réhabilitation
auprès d'Ursule pour me décider à cette atrocité.

J'eus l'abominable idée du mettre une pincette au feu; quand je la vis
bien rouge, je la pris et je m'avançai intrépidement contre mon ennemi.

Selon son habitude, il sortit de sa niche en aboyant pour se jeter sur
moi; mais je le saisis si adroitement avec la pincette par une de ses
oreilles pointues, qu'il poussa des hurlements affreux, et tomba sans
avoir le courage ou la force de regagner sa niche. J'eus un moment de
remords en voyant fumer l'oreille de ce malheureux animal et en
entendant ses cris douloureux; mais, pensant au bonheur d'être
maltraitée par ma tante aux yeux d'Ursule, j'étouffai ce mouvement de
pitié.

J'étais héroïquement restée debout, ma pincette à la main: ma victime se
roulait à mes pieds.

Mademoiselle de Maran accourut et entra tout effrayée.

Son maître d'hôtel la suivait non moins inquiet.

--Bon Dieu du ciel! qu'y a-t-il?--s'écria-t-elle en se précipitant sur
Félix.--Qu'y a-t-il, mon pauvre loup?... Puis, apercevant son oreille
complétement brûlée, elle releva la tête et me dit en furie:

--Petite stupide! vous ne pouviez pas veiller sur lui... et l'empêcher
d'approcher du feu... Servien... Servien... vite, de l'eau fraiche... de
la glace...

Puis, les yeux égarés par la colère, les lèvres écumantes, ma tante,
oubliant ses procédés habituels, me prit par les bras, me pinça jusqu'au
sang, et s'écria:--Tu ne pouvais pas veiller sur lui, vilaine sotte,
indigne créature!...

Mademoiselle de Maran avait une si terrible figure elle avait l'air si
méchant, que j'eus un moment d'indécision: je pouvais lui laisser croire
que la brûlure de Félix était la suite d'une imprudence, mais je
surmontai bien vite cette lâche faiblesse; m'échappant de ses mains, je
lui montrai la pincette que je tenais encore, en lui disant avec un
calme superbe et triomphant:

--J'ai fait rougir cette pincette au feu, et je m'en suis servie pour
brûler l'oreille de Félix.

Je n'avais pas terminé ces mots, que je sentis sur ma joue les doigts
osseux et secs de ma tante.

Le soufflet fut si violent, que je faillis tomber à la renverse.

Quoique ma douleur eût été violente, quoique la frayeur de ma tante fût
grande, je ne songeai pour ainsi dire qu'à _l'insulte_; je devins
pourpre de colère: sans trop savoir ce que je faisais, je lançai les
pincettes de toutes mes forces contre mademoiselle de Maran.

La fatalité me servit à souhait; les pincettes atteignirent la
magnifique coupe de porcelaine de Sèvres: le royal présent fut brisé en
morceaux.

Ensuite de cette belle victoire de chien brûlé et de coupe cassée,
insensible aux reproches, aux menaces de ma tante, je courus dans le
parloir, enivrée d'orgueil, en criant de toutes mes forces:--Ursule!...
Ursule!... viens donc voir!...

Puis, ne pouvant sans doute résister à la violence des sentiments qui
m'agitaient depuis quelques minutes, je perdis complétement
connaissance...

Que l'on juge de ma joie! En revenant à moi je me vis couchée dans mon
lit, ma gouvernante était à mon chevet; ma cousine, à genoux, tenait mes
mains dans les siennes.

Je ne puis exprimer avec quel ravissement, avec quel orgueil, je me
souvins de ma courageuse action. Toute ma peur était d'apprendre
l'apaisement de la colère de ma tante.

--Mon Dieu, ma pauvre enfant,--dit Blondeau,--vous qui êtes si bonne,
comment avez-vous donc eu le cœur de faire tant de mal à ce chien? Il
est méchant comme un démon... je le sais; mais, enfin, c'est toujours
bien cruel à vous...

--Et ma tante!... ma tante!... est-elle bien fâchée?--dis-je avec
impatience.

--Si elle est fâchée? Jésus, mon Dieu!--dit Blondeau;--elle est si
fâchée qu'elle en a eu une attaque de nerfs... En revenant à elle, ses
premiers mots ont été d'ordonner qu'on vous mît au pain et à l'eau
pendant huit jours.

--Ah!... Ursule!--m'écriai-je en me jetant au cou de ma cousine.

--Ce n'est pas tout, mademoiselle,--ajouta tristement Blondeau;--madame
votre tante vous fait faire un sarrau de grosse toile grise avec un
écriteau, avec lequel vous serez forcée de descendre demain au salon,
quand il y aura du monde.

--Ursule!... Ursule... tu le vois! elle me punit aussi!... elle
m'humilie aussi... elle me déteste aussi!...--m'écriai-je, rayonnante de
bonheur, en embrassant ma cousine.

--Ah! maintenant je devine tout.--dit ma gouvernante; et l'excellente
femme joignit les mains en me regardant avec attendrissement.



CHAPITRE V.

PREMIÈRE COMMUNION.


Malgré sa finesse, malgré son esprit, mademoiselle de Maran ne pénétra
pas le motif de ma vengeance contre Félix.

Elle crut que j'avais agi par haine et par ressentiment contre son
chien.

Je n'eus qu'à m'applaudir de ma résolution; Ursule parut extrêmement
touchée de cette preuve bizarre de mon amitié: les liens de notre tendre
affection continuèrent à se resserrer de plus en plus.

Je trouvais Ursule d'un caractère bien supérieur au mien; souvent
j'étais emportée, volontaire, opiniâtre: ma cousine, au contraire, se
montrait toujours d'une patience, d'une sérénité parfaite; son regard,
doux et limpide, se voilait quelquefois de larmes, mais ne s'animait
jamais du feu d'une émotion vive. Elle semblait destinée à souffrir ou à
se dévouer.

Mademoiselle de Maran parut oublier peu à peu la faute dont je m'étais
rendue coupable, et continua en toute occasion de m'exalter aux dépens
de ma cousine.

Celle-ci, rassurée sans doute par les preuves d'attachement que je
m'efforçais de lui donner, sembla désormais insensible aux perfidies de
ma tante.

       *       *       *       *       *

Un des événements les plus graves de la vie d'une jeune fille qui n'est
plus un enfant, _ma première communion_, éveilla plus tard en moi de
nouvelles, de sérieuses pensées.

Mademoiselle de Maran ne suivait aucune des pratiques extérieures de la
religion. Rien dans son langage, rien dans ses habitudes, ne révélait
des sentiments de piété. Elle nous fit donc seulement accomplir cet acte
solennel comme une sorte de nécessité sociale.

Malheureusement, le prêtre chargé de notre instruction religieuse
accomplit aussi cette céleste tâche comme un des _devoirs_ de sa
profession. Se conformant à la lettre de cette cérémonie sainte, il n'en
mit pas l'esprit divin à la portée de notre jeune intelligence. Ainsi,
il ne nous montra pas la confession comme un acte de confiance pieuse et
bienfaisante, à laquelle le prêtre répond par des consolations et par le
pardon.

La confession fut pour nous un aveu pénible et redouté.

Ce prêtre, qui venait chaque jour nous préparer à la communion,
s'appelait l'abbé Dubourg. D'un caractère morose et dur, il semblait
toujours pressé de terminer nos conférences. Son enseignement était sec,
froid, presque dédaigneux. Éloquent prédicateur, il avait prêché deux
carêmes avec le plus grand succès, et désirait, je crois, vivement
d'arriver à l'épiscopat. Connaissant le puissant crédit de ma tante, il
avait par calcul accepté les fonctions qu'il remplissait auprès de nous,
fonctions qu'il regardait sans doute comme au-dessous de son savoir et
de son éloquence.

Maintenant que je puis comparer et apprécier les faits, il me semble que
les instructions de l'abbé Dubourg ne différaient en rien de celles de
nos autres professeurs; il nous donnait des _leçons de religion_, rien
de plus.

Hélas!... heureuses les jeunes filles dont l'éducation religieuse a été
développée, fécondée par la tendresse d'une mère, intermédiaire sacré
entre son enfant et Dieu!

Ne faut-il pas, pour ainsi dire, que les éclatants rayons de la lumière
divine ne pénètrent les natures enfantines, encore si tendres, si
délicates, qu'au travers de l'amour maternel? Sans cela on est, à cet
âge, ébloui, mais non pas éclairé.

Pourtant, l'instinct religieux qui existait, qui a toujours existé en
moi, me révélait confusément la sainteté de l'acte auquel j'allais
prendre part. Seulement, dans mon ignorance, je restreignis à mes
sentiments personnels ce majestueux symbole, immense comme l'humanité.

Communier avec Ursule, ce fut pour moi prendre devant Dieu l'engagement
sacré d'être pour elle la sœur la plus chrétienne. Ainsi je
concentrai sur elle le dévouement sans bornes que la religion réclame
pour tous.

Notre consécration au pied des autels fut pour moi la consécration
sainte, éternelle, de notre amitié.

Je le sais, mon Dieu, la loi sacrée s'étend à tous et non pas à un seul;
mais le Seigneur, dans sa miséricorde, a dû prendre en pitié deux
pauvres enfants orphelins, qui, dans leur exaltation ingénue,
rattachaient leur fraternité touchante à l'un des plus imposants
mystères de la religion.

       *       *       *       *       *

De ce jour, nos liens me parurent indissolubles; nous faisions les
projets les plus extravagants: nous ne devions jamais nous quitter,
jamais nous marier, vivre comme vivait ma tante. Charmée par l'amitié,
cette future existence de vieilles filles nous semblait la plus enviable
du monde.

Les trois ou quatre années qui suivirent ma première communion se
passèrent sans événements importants.

Mon seul chagrin était de me voir, malgré mes prières, toujours plus
élégamment vêtue que ma cousine, et d'entendre mademoiselle de Maran
dire devant moi et devant ma cousine aux personnes qui venaient la
voir:

«C'est incroyable comme les années changent les traits..... Tenez, par
exempl... Mathilde était seulement jolie, étant enfant; eh bien! à
mesure qu'elle grandit, elle devient d'une beauté si accomplie, si
remarquable, qu'on se retourne pour la voir: Ursule, au contraire, qui
avait un petit minois assez gentil, devient, en grandissant, un vrai
laideron; avec cela l'air si commun, si commun!!... tandis que sa
cousine a une physionomie si distinguée! Mais, hélas! que veux-tu, ma
petite,--ajouta mademoiselle de Maran en s'adressant à Ursule avec une
résignation hypocrite et en prenant son air de _bonne femme_,--il faut
nous résigner et en passer par là... Notre côté, à nous, dans la
famille, n'a eu ni la grâce ni la beauté en partage! Je puis bien en
parler, moi qui suis laide comme les sept péchés capitaux, et bossue
comme un sac de noix. Mais, à propos,--ajoutait ma tante en s'adressant
à ses complaisants,--est-ce que vous ne trouvez pas qu'Ursule a la
taille un peu voûtée, un peu tournée? Ce n'est presque rien... mais
certainement il y a quelque chose, n'est-ce pas? C'est comme un
ressouvenir de famille du coté paternel.»

Les complaisants de mademoiselle de Maran ne manquaient pas de nier
faiblement, et ma tante de s'écrier:

«Quelle différence avec Mathilde!... Voilà une vraie taille de fée,
droite comme un jonc, flexible comme l'osier; il n'y a pas une jeune
personne de son âge qui réunisse comme elle la grâce à la majesté,
l'esprit à la beauté. Que faire à cela? Toi qui n'as pas ces belles
qualités, ma pauvre Ursule! crois-moi, pour te consoler d'être en tout
si au-dessous de ta cousine, il faut l'admirer... vois-tu, car
l'admiration est la consolation des vilaines figures généreuses; ce sera
d'autant mieux de ta part, que c'est surtout quand on te compare à
Mathilde qu'on te trouve laide... C'est comme moi, je ne paraissais
jamais si affreuse qu'en compagnie d'une femme jeune et belle; mais,
ainsi que je te le dis, je me consolais en l'admirant... Et puis enfin
tu as mille raisons pour aimer Mathilde: votre amitié me charme, elle me
prouve que tu n'es pas ingrate. Ta cousine ne t'a-t-elle pas fait donner
la plus magnifique charité du monde? celle d'une éducation splendide.
Sans elle, tu ne l'aurais jamais eue, cette éducation-là. Est-ce que ton
père aurait pu te donner des professeurs à un louis le cachet? Encore
une fois, tu fais bien d'aimer, de bénir ta cousine; grâce à elle, tu
peux, par ton instruction, par tes talents, faire oublier que ta figure
est aussi peu agréable que la sienne est ravissante.»

Il n'y avait rien de plus perfide, de plus odieux, de plus dangereux,
que ces blâmes et que ces louanges sur nos avantages ou sur nos
désavantages physiques.

Je n'ai jamais compris cette fausse modestie qui consiste à nier sa
beauté; c'est un fait indépendant de soi. Si l'on est belle, l'avouer
n'est pas s'enorgueillir, c'est dire vrai.

Je conçois, au contraire, la plus scrupuleuse, la plus défiante réserve
dans l'appréciation qu'on peut faire des talents ou des avantages
acquis.

Je crois donc qu'à seize ou dix-sept ans j'étais belle, non pas sans
doute aussi belle que le prétendait mademoiselle de Maran; mais enfin je
l'étais assez pour justifier quelque peu ses louanges, si elles
n'eussent pas été si cruellement exagérées.

Il en était ainsi des blâmes qu'elle prodiguait à ma cousine; sa taille
était grande, mince, parfaitement droite; mais ce qui donnait une
apparence de réalité aux méchancetés de ma tante, c'est qu'Ursule, comme
toutes les jeunes personnes qui ont grandi très-vite, se tenait un peu
voûtée. On voit quel art, quelle suite mademoiselle de Maran mettait
dans ses perfidies.

C'était le même système qu'elle avait employé depuis mon enfance. Sous
un certain point de vue, elle disait vrai, et, de plus, l'arme était à
deux tranchants.

Ma tante voulait blesser douloureusement Ursule dans sa vanité, et
exciter mon amour-propre jusqu'au ridicule.

Si les idées les plus fausses, las mensonges les plus avérés, lorsqu'ils
sont incessamment répétés, finissent par jeter et laisser des traces
profondes dans notre esprit, que sera-ce lorsqu'il s'agira d'apparentes
vérités?

Ma cousine avait fini par se croire dénuée de tout charme, de tout
agrément; si je l'assurais du contraire, elle considérait mes paroles
comme dictées par un sentiment d'affectueuse pitié, et me répondait:

«Mon Dieu, que tu es bonne de chercher à me consoler ainsi! Je ne
m'abuse pas, mademoiselle de Maran a raison... tu es aussi belle que je
suis laide; j'en ai pris mon parti.»

Sans doute le langage de ma cousine était sincère. Rien alors ne pouvait
me faire supposer que ma tante eût atteint son but, qu'elle eût fait
germer d'amères jalousies dans ce cœur candide et pur...

Mais, hélas! l'avenir prouvera si ce ne fut pas un crime... un grand
crime à mademoiselle de Maran, qui avait sondé les replis les plus
secrets, les plus sombres du cœur humain, d'avoir risqué seulement
d'éveiller dans l'âme d'Ursule la plus effrayante, la plus atroce, la
plus implacable des passions... l'ENVIE.

L'autre danger... celui d'exalter mon amour-propre outre mesure, était
moins grave. En agissant ainsi, ma tante me rendait même un service à
son insu.

Elle me mit pour jamais en garde contre les flatteries exagérées.

Ce qui rend les flatteries dangereuses, c'est l'habitude, c'est la
conscience d'avoir été loué avec tendresse, avec tact, avec vérité.

On se laisse alors aveuglément aller au charme de ces paroles
bienveillantes; elles vous rappellent un passé rempli de confiance,
d'amour et de sincérité.

Quelle puissance irrésistible, enchanteresse, n'aurait pas une flatterie
qui semblerait continuer les louanges d'une mère?

       *       *       *       *       *

Quand je parlais à Ursule de nos projets de petites filles, de ne jamais
nous marier, projets auxquels je voulais demeurer fidèle, elle me disait
en souriant tristement:

--Cela est bon pour moi de rester vieille fille, je suis pauvre, sans
agréments; mais toi, riche, belle, charmante, tu te marieras, tu seras
heureuse. Seulement, tu me garderas une petite place dans ton cœur et
dans ta maison, pour que je puisse à chaque instant assister à ton
bonheur.

Hélas! la fatalité se rit quelquefois bien amèrement de nos vœux et
de nos prévisions!

J'avais atteint ma dix-septième année. Nous n'étions, ma cousine et moi,
presque jamais sorties de l'hôtel de Maran.

Quelquefois nous allions aux Bouffes ou à l'Opéra avec M. d'Orbeval, mon
tuteur; mais nous n'avions pas encore été présentées dans le monde.

Très-rarement nous restions le soir dans le salon de ma tante. Elle
voyait beaucoup plus d'hommes que de femmes, et la présence de deux
jeunes filles est presque toujours une gêne pour la conversation.

Mademoiselle de Maran, songeant sans doute à me marier, se résolut, à
son grand regret, de me mener dans le monde au commencement de 1830.

Elle nous fit part de cette résolution, à ma cousine et à moi, en
ajoutant, selon son habitude, quelques choses désobligeantes pour
Ursule.--«Ce n'est plus chez moi seulement que tu vas avoir à souffrir
de la comparaison qu'on fera de toi et de Mathilde,--«lui
dit-elle;--mais au grand jour... devant tout le monde.... Arme-toi donc
de courage, ma chère enfant... Ta première épreuve se fera bientôt.
Demain matin je vous présenterai à madame l'ambassadrice d'Autriche, et
mercredi je vous conduirai au grand bal qu'elle donne. Il est temps que
vous entriez dans le monde. Je suis vieille, d'une mauvaise santé: je
ne voudrais pas mourir sans voir ma chère nièce mariée... et surtout
mariée comme je le désire...»



CHAPITRE VI.

L'ENTRÉE DANS LE MONDE.


Lorsque mademoiselle de Maran nous eut annoncé qu'elle nous conduirait
au bal de l'ambassade d'Autriche, Ursule et moi nous fûmes
très-inquiètes; cela était fort simple, car nous vivions presque dans la
retraite.

Rien de plus monotone, de plus régulier que nos habitudes.

Le matin nous prenions nos leçons. Dans l'après-midi, selon la saison,
nous allions nous promener soit à pied avec madame Blondeau, soit en
voiture avec mademoiselle de Maran; puis nous rentrions, et, après nous
être habillées, nous restions quelquefois dans le salon de ma tante à
travailler jusqu'au dîner.

Plusieurs de ses amis venaient la voir à cette heure. Ils étaient peu
nombreux, et tous d'anciens compagnons d'émigration de mon père.

Parmi eux, nous aimions beaucoup M. de Versac, l'un des grands officiers
de la maison du roi.

Malgré ses soixante-dix ans, on ne pouvait voir un vieillard d'un esprit
plus gai, plus jeune, plus aimable. Il était d'une tournure encore
très-élégante, montait à cheval à merveille, et ne manquait aucune des
chasses du roi ou de monsieur le dauphin. Il avait toujours été pour moi
d'une bonté parfaite, et, à ma grande joie, il avait souvent défendu
Ursule en prenant très-gaiement son parti contre ma tante.

M. de Versac était d'un caractère charmant, mais sans consistance; il
avait passé sa vie à plaire, et il lui eût été impossible de ne pas dire
une chose aimable, gracieuse ou flatteuse. Jamais il n'avait, je crois,
prononcé un mot qui approchât de la critique.

Je suis maintenant quelquefois tentée de croire que cette impitoyable
bienveillance cachait, sinon un profond dédain, du moins une parfaite
indifférence de tout et de tous. Mais si ce sentiment existait chez M.
de Versac, il devenait difficile de le pénétrer à travers l'enveloppe
d'urbanité et d'affabilité exquise dont il s'entourait. D'ailleurs je
n'ai jamais pu me représenter M. de Versac ne souriant pas ou ne
flattant pas: il avait les plus belles dents du monde, un sourire
très-séduisant; peut-être ces avantages décidèrent-ils de son optimisme.

Je vois encore sa figure remplie de noblesse et de cette grâce
affectueuse particulière aux vieillards heureux. Il portait ses cheveux
blancs avec beaucoup de coquetterie. Lorsque, le soir, sa toilette,
d'une recherche peut-être extrême pour son âge, était rehaussée du
cordon bleu et de la plaque du Saint-Esprit, on ne pouvait imaginer un
type plus agréable du grand seigneur d'autrefois.

Il voyait rarement madame la duchesse de Versac, sa femme, qui depuis la
restauration était retirée à l'Abbaye-aux-Bois, où elle s'occupait de
pieuses et bonnes œuvres.

Ce qui nous faisait encore aimer M. de Versac, c'étaient toutes ses
narrations enchanteresses des bals de madame la duchesse de Berry, et
surtout des quadrilles costumés. M. de Versac était un homme de plaisir
par excellence; il parlait de ces fêtes, de ces distractions de la vie
oisive et opulente, avec le plus vif intérêt.

Parmi les autres personnes qui composaient, le matin, le petit cercle de
mademoiselle de Maran, il y avait encore un des ministres du roi.
C'était le meilleur homme du monde; il nous amusait fort par ses
distractions et par ses insurmontables envies de dormir, auxquelles il
cédait quelquefois en plein jour avec une bonhomie charmante.

Ce qui mettait le comble à notre joie, c'était l'arrivée de M. Bisson,
homme d'une science prodigieuse et d'une réputation européenne; il
passait pour l'un des membres les plus éminents de l'Académie des
sciences. C'était un grand homme maigre, haut de six pieds, avec une
toute petite tête, et la figure la plus débonnaire qu'on pût voir; son
long cou sortait d'une cravate blanche roulée en corde, dont le nœud
se trouvait ordinairement derrière sa tête. En toute saison, il portait
un spencer vert, fourré d'astracan, par-dessus son habit noir à larges
basques. Pour rien au monde on ne l'aurait fait monter en voiture, tant
il avait peur de verser; aussi, lors des temps pluvieux ou boueux,
arrivait-il quelquefois chez mademoiselle de Maran dans un état à faire
pitié.

Rempli d'esprit, de connaissances, de bonté, il n'avait qu'une manie
incurable, celle de toucher à tout, de tout déranger de place, et
souvent de tout casser.

Ma tante se mettait dans des colères furieuses; mais comme elle aimait
beaucoup causer sciences avec un homme de la réputation de M. Bisson,
elle finissait par s'apaiser.

Je me souviendrai toujours d'une charmante tabatière ornée d'émaux de
Petitot que ma tante lui avait imprudemment confiée, au milieu d'une
dissertation sur un des derniers mémoires lus, je crois, par M. le duc
de Luynes à l'Académie des sciences, sur les vases étrusques.

M. Bisson commença par rouler innocemment la précieuse boîte dans sa
main, puis peu à peu la conversation s'anima. Mademoiselle de Maran ne
mettait aucune mesure dans ses attaques; plutôt que de céder, elle niait
l'évidence.

Le savant, exaspéré par je ne sais plus quelle fausse affirmation de ma
tante, s'écria en frappant impétueusement sur la cheminée:

--Eh! non, non, non, mille fois non, et encore non, madame.

Chaque négation était accompagnée d'un grand coup de tabatière, donné à
tour de bras sur la tablette de marbre.

Ma tante ne s'aperçut de la destruction de sa fragile botte qu'au nuage
de tabac et aux éclats d'émaux qui s'en échappèrent.

--Ah! l'affreux brise-tout!--s'écria-t-elle en colère:--qu'est-ce qu'il
m'a encore cassé là?....... mais, c'est ma tabatière de Petitot! Ah! le
vilain homme; mais, monsieur, pour l'amour de Dieu, tenez-vous donc
tranquille! vous me jetez du tabac dans les jeux, vous m'aveuglez! Pour
cette fois, je vous défends de remettre les pieds chez moi,
entendez-vous... Ma tabatière de Petitot!... L'autre jour c'était une
bonbonnière de cristal de roche irisé, une bonbonnière de cinquante
louis, s'il vous plaît, qu'il m'a mise en morceaux en faisant gesticuler
ses grands bras! Allez-vous-en... de chez moi, je vous en supplie...
allez-vous-en... vos conversations me coûtent trop cher, sans compter
que vous avez l'inconvénient d'arriver toujours fait comme un voleur et
de m'apporter ici toutes les boues des rues de Paris.

--Vous avez beau dire! madame,--s'écria M. Bisson courroucé,--je ne
monterai jamais dans une voiture; j'y suis résolu, j'aime bien mieux
salir votre tapis que de me casser le cou!--Et le savant ne parla pas
autrement du désastre de la tabatière.

--Tenez, monsieur Bisson,--dit ma tante,--laissez-moi tranquille, vous
allez me mettre hors de moi; faites-moi l'amitié de sortir tout de
suite, et surtout ne revenez plus.

--Et où voulez-vous donc que j'aille? il n'est que deux heures et
demie, je n'ai pas besoin d'être à l'Institut avant trois heures et
demie,--dit M. Bisson; et il se plongea dans un fauteuil, en s'emparant
d'un écran qu'il commença de démonter.

--Comment où je veux que vous alliez!--s'écria mademoiselle de Maran
outrée.--Est-ce que ma maison est faite pour servir de salle d'asile aux
membres de l'Institut désœuvrés? Ah! mon Dieu! qu'est-ce qu'il fait
encore là? Allons... bon... maintenant le voilà qui travaille à me
casser un écran. Mais c'est intolérable... mais c'est une peste, mais
c'est un fléau qu'un être aussi malfaisant; et mademoiselle de Maran fut
obligée d'arracher des mains de M. Bisson l'écran déjà presque brisé.

--C'est étonnant comme on travaille peu solidement de nos jours! cela
vient de ce qu'on exagère la production outre mesure,--dit M. Bisson
d'un air méditatif en s'armant d'un petit balai de cheminée dont il se
servit pour tisonner en guise de pincettes, à la grande impatience de ma
tante, qui se mit dans un nouvel accès de colère.

De pareilles scènes, souvent renouvelées, nous divertissaient beaucoup;
car M. Bisson revenait au bout de deux ou trois jours, complétement
oublieux de ce qui s'était passé, et mademoiselle de Maran ne pouvait
lui garder rancune.

Ensuite de cette réception du matin, nous dînions avec mademoiselle de
Maran; elle n'aimait à se contraindre en rien, n'invitait personne. On
faisait chez elle une chère excellente; elle était gourmande et avait
une manie qui nous causait d'insurmontables répugnances.

Son maître d'hôtel, Servien, lui apportait tout ce qu'on présentait sur
la table, car elle goûtait à tout, et souvent,--pardonnez-moi ce détail,
mon ami,--elle se servait avec ses doigts, ensuite c'était son chien
Félix, alors valétudinaire, qu'elle faisait manger dans son assiette.

La durée du dîner nous était presque un supplice. Nous rentrions un
moment dans le salon, où nous restions jusqu'à ce que mademoiselle de
Maran fût complétement endormie dans son fauteuil, coutume à laquelle
elle ne manquait pas. Ses gens avaient ordre de ne jamais la réveiller,
et de prier les personnes qui auraient pu, par hasard, venir en
_prima-sera_, d'attendre dans un autre salon.

Nous remontions, avec Ursule, dans notre appartement sur les huit
heures, et là, nous causions, nous lisions, nous faisions de la musique
jusqu'à l'heure du thé.

Jamais nous n'assistions aux soirées de mademoiselle de Maran; elle y
recevait peu de femmes: celles qu'elle voyait étaient généralement de
son âge.

Vous concevez, mon ami, qu'habituées comme nous l'étions à cette vie
monotone, nous devions être un peu éblouies de la perspective de bals et
de fêtes que ma tante venait de nous ouvrir.

En apprenant cette nouvelle, notre premier mouvement fut joyeux; peu à
peu la réflexion amena des pensées mélancoliques.

Je passai dans une agitation singulière la nuit qui précéda le bal. A
mesure que le jour de cette fête approchait, je me sentais de plus en
plus triste et accablée. Je n'avais pas eu le bonheur de jouir de la
tendresse de ma mère... je ne la regrettai peut-être jamais davantage
qu'à cet instant.

L'expérience m'a prouvé que mon instinct ne m'avait pas trompée: c'est
surtout lorsque nous entrons dans le monde que la sollicitude
protectrice, imposante d'une mère nous est indispensable.

Chacun sait que l'apparition officielle d'une jeune fille au milieu des
fêtes, dont les convenances de son éducation l'avaient jusqu'alors tenue
éloignée, encourage, autorise, pour ainsi dire, les prétentions de ceux
qui peuvent demander sa main.

Qu'elle soit ou non justifiée, on a généralement une telle créance dans
la sagacité du cœur d'une mère, que certaines vues, certaines
espérances peu dignes ou peu susceptibles de réussir, craignent
d'affronter cette pénétration maternelle, si attentive et si défiante.

Lorsque au contraire une jeune fille est orpheline, de quelque affection
qu'on la suppose entourée, on la croit, on la sait plus isolée, moins
défendue; elle devient alors, pour peu qu'elle soit riche, une sorte de
proie, de conquête, si vous voulez, à laquelle tous veulent prétendre.

Sans voir aussi clairement dans la douloureuse inquiétude qui me tint
éveillée une partie de la nuit, j'avais un vague pressentiment de ces
pensées; j'étais choquée, presque irritée, en songeant que des
indifférents allaient m'examiner, me commenter, supputer ma fortune,
peser ma naissance, me classer dans la catégorie des _partis_ d'une
manière plus ou moins avantageuse. Il me semblait que je n'aurais pas
éprouvé le moindre de ces scrupules si j'avais accompagné ma mère.

J'avais un autre motif de contrariété, presque de chagrin sans doute:
j'étais loin de partager les préventions de ma tante à l'égard de ma
cousine; mais à force d'entendre mademoiselle de Maran répéter qu'Ursule
était laide et sans aucun agrément, j'avais fini par craindre que le
monde ne confirmât le jugement de ma tante, et que mon amie ne s'aperçût
du peu de succès qu'elle aurait.

Je tremblais qu'une fois au grand jour des salons, Ursule, malgré sa
douceur, malgré sa résignation habituelle, ne m'enviât les frivoles
avantages qui lui manquaient, et que sa jalousie ne se changeât
peut-être en un sentiment plus amer.

Son amour-propre n'avait jamais souffert qu'en présence de quelques amis
de mademoiselle de Maran. Que serait-ce s'il allait être cruellement et
publiquement atteint par une dédaigneuse indifférence?

Cette préoccupation fut peut-être celle de toutes qui me tourmenta le
plus, tant l'amitié d'Ursule était précieuse pour moi. D'ailleurs, sans
lui dire un mot de ce projet, je pensais sérieusement aux moyens de
partager ma fortune avec elle. Ce n'était pas une de ces exagérations
enfantines aussi vite oubliées que conçues, c'était une résolution
fermement arrêtée; pour la réaliser plus certainement, je ne voulais pas
en parler à ma tante, étant bien décidée à poser ce don comme la
première clause de mon contrat de mariage.

On rira sans doute de ma naïveté à propos d'_affaires d'intérêt_, comme
on dit; je remercie le ciel de n'avoir pas été mieux ni plus tôt
instruite; j'ai dû d'heureux moments à cette ignorance.

Enfin, le jour du bal arriva. Malgré sa laideur et sa mise négligée,
mademoiselle de Maran avait un goût exquis; sa constante habitude de
critique, sa haine de ce qui était jeune et beau, l'avaient rendue si
difficile, que ce qu'elle approuvait devait être au moins irréprochable.

Elle nous avait fait faire deux toilettes charmantes et absolument
pareilles. Plus tard, je me suis demandé comment mademoiselle de Maran
avait été assez généreuse pour ne pas m'affubler de quelque robe ou de
quelque coiffure de mauvais goût; cela lui eût été très-facile et m'eût
pour longtemps donné un ridicule, car la première impression que reçoit
le monde est souvent ineffaçable... Mais une mesquine vengeance était
indigne de ma tante; elle voulait, elle fit mieux.

Si je ne craignais de désordonner les événements, en rapportant ici des
choses que je n'ai pu apprendre que plus tard, on verrait qu'à cette
époque de ma vie j'étais déjà presque enveloppée dans la trame que la
haine de mademoiselle de Maran avait ourdie contre moi avec une sûreté
de prévision qui prouvait une bien profonde et bien fatale connaissance
du cœur humain.



CHAPITRE VII.

LE BAL.


Dès le matin, Ursule et moi nous causâmes des grands événements de la
soirée; je trouvai ma cousine très-abattue, défiante d'elle-même et
résolue à ne pas aller à ce bal. Elle me dit qu'elle avait pleuré toute
la nuit, pourtant sa figure n'était ni pâle ni fatiguée; seulement, elle
avait une expression de mélancolie charmante.

Je la vois encore la tête baissée, le front caché par les boucles de ses
cheveux bruns, presque affaissée sur elle-même, les mains croisées sur
ses genoux, et soupirant de temps à autre en levant vers le ciel un
regard voilé.

--Ursule, Ursule, ma sœur,--lui dis-je en l'embrassant avec
tendresse,--je t'en supplie, reprends courage, n'aie pas de ces
frayeurs; ne suis-je pas avec toi? comme toi ignorante de ce monde où
nous allons? et dont, comme deux enfants, nous nous épouvantons, j'en
suis sûre. On ne fera pas attention à nous, peu à peu nous nous y
habituerons. Toujours à côté l'une de l'autre, ce sera pour nous un
bonheur que de nous confier nos observations. Eh bien! si pour la
première fois nous sommes gauches, embarrassées, nous trouverons bien,
à notre tour, quelque confidence maligne à nous faire.

Ursule sourit, et me répondit en serrant tendrement mes mains dans les
siennes:

--Pardonne-moi, Mathilde, mais je ne puis te dire mon effroi du monde...
Jamais... je le sens, je ne pourrai m'y habituer; cela n'est pas
enfantillage, c'est conscience, c'est devoir. Quand on est, comme moi,
pauvre et sans agrément, on ne se met pas en évidence, on reste à
l'ombre, on ne va pas au-devant des dédains... Toi, à la bonne heure, tu
as tout ce qu'il faut pour paraître, pour briller dans le monde... Vas-y
seule. Je t'attendrai, je serai si heureuse de t'entendre raconter tes
succès! Ces fêtes splendides, je les verrai par tes yeux; cela me
suffira.--Puis souriant avec grâce, elle ajouta:--Tiens, je serai, non
pas la Cendrillon du conte de fée, malheureuse et oubliée; mais une
Cendrillon volontaire, heureuse de te voir belle et admirée. Oui, quand
tu arriveras du bal, bien lasse de plaisir, bien rassasiée de
flatteries, tu seras accueillie par mon regard tendrement inquiet, et tu
te reposeras de tes succès dans le calme de mon amitié pour toi.

Il fallait voir et entendre Ursule pour la trouver, non pas belle, mais
enchanteresse, malgré l'irrégularité de ses traits.

Sa voix émue avait un timbre si pur, si suave, ses yeux bleus avaient
une expression si douce, si implorante, qu'on se trouvait
irrésistiblement subjugué...

--Ursule!--m'écriai-je,--comment peux-tu concevoir une telle défiance de
toi, lorsque tu parles, lorsque tu regardes ainsi! Moi, ta sœur, moi
qui ne t'ai jamais quittée, moi qui devrais être habituée à ta voix, à
ton regard, en ce moment je te trouve belle, mais belle à être jalouse,
si je pouvais l'être. Tu ne te connais pas... tu ne t'es jamais vue,
pour ainsi dire... Crois-moi donc, malgré les méchancetés de
mademoiselle de Maran, malgré tes défiances, tu es charmante. Penses-tu
que ta sœur soit capable de te tromper? Allons, Ursule, mon amie, du
courage; appuyons-nous l'une sur l'autre; soyons braves, affrontons ce
grand jour, et demain, peut-être, nous rirons de nos terreurs... Enfin,
je te déclare que si tu ne m'accompagnes pas à ce bal, je n'irai
certainement pas seule.

--Mathilde, je t'en supplie, n'insiste pas.

--Ursule... à mon tour, je te supplie.

--Je ne puis.

--Ursule, cela est mal... Tu le sais, ma tante te reprochera d'avoir
refusé de venir à ce bal pour m'empêcher d'y aller... Tu la connais; tu
sais si je suis malheureuse quand je te vois injustement grondée... Eh
bien! veux-tu me causer ce chagrin? Ursule; ma sœur, me refuser
serait dire que tu me crois indifférente à tes peines... et je ne mérite
pas ce reproche.

--Mathilde... ah! que dis-tu?--s'écria ma cousine;--maintenant je
n'hésite plus, j'irai.

Plus le moment approchait, plus j'étais inquiète, moins encore de moi
que d'Ursule. Malgré mon apparente sécurité, je ne savais si elle serait
ou non à son avantage en toilette de bal. Pour ne pas émousser ma
première impression, au lieu d'aller la voir s'habiller, lorsque je fus
prête, je descendis dans le salon.

Je trouvai mademoiselle de Maran et M. le duc de Versac, qui devait nous
accompagner à l'ambassade.

Je n'ai plus de prétentions; ma première beauté, ma première jeunesse,
sont si loin de moi! je ressemble si peu maintenant à ce que j'étais
alors, que je puis parler de moi à dix-sept ans comme d'une étrangère;
il y a d'ailleurs du courage, de la modestie, de l'humilité, à savoir
dire _J'étais_ belle.

Il y a maintenant dix ans de cela environ; j'étais dans toute la fleur
de mes jeunes années, coiffée en bandeau, mes cheveux blonds ornés d'une
branche de bruyères roses; j'avais une robe de crêpe blanc très-simple,
garnie seulement de trois gros bouquets de bruyères naturelles,
pareilles à celles de ma coiffure; madame la dauphine avait eu l'extrême
bonté de choisir dans les serres de Meudon ces fleurs du Cap, d'une
grande rareté, et de les envoyer à mademoiselle de Maran.

J'avais la taille très-mince. M. de Versac me fit, je crois, un
compliment sur la rondeur de mon bras, pendant que je mettais mes gants.
Quant à mon pied et à ma main, ce sont les seules choses dont je ne
puisse pas parler, car ils n'ont pas changé.

Il fallut que mademoiselle de Maran me trouvât bien ainsi, peut-être
même _trop_ bien; car, en me voyant, elle ne put s'empêcher de froncer
les sourcils, malgré son habitude de me donner des louanges outrées.
Pourtant elle réprima ce premier mouvement et dit à M. de Versac:

--N'est-elle pas toute charmante et belle comme un astre, cette chère
enfant?

--Elle a heureusement assez d'esprit pour qu'on ne craigne pas de lui
parler de sa beauté,--répondit M. de Versac en souriant.

Mademoiselle de Maran portait, comme toujours, une robe de soie
carmélite, et, pour la première fois, je lui vis un bonnet fort simple,
orné d'une branche de souci.

J'attendais l'entrée d'Ursule avec inquiétude; elle parut enfin.

Je n'exagère pas en disant que je la reconnus à peine, tant je la
trouvais embellie.

Elle était surtout coiffée à ravir. Ses beaux cheveux bruns, séparés au
milieu de son front, tombaient en longues boucles de chaque côté de ses
joues, et descendaient presque jusque sur ses épaules; sa pâleur rosée,
son regard à demi voilé, son doux et triste sourire, et jusqu'à son
maintien un peu languissant, semblaient personnifier en elle l'idéal de
la mélancolie rêveuse, expression que ne peuvent jamais rendre les
figures régulièrement belles.

On dirait qu'il faut qu'une physionomie mélancolique semble regretter
quelque perfection, afin que cette sorte de défiance modeste lui
devienne une grâce de plus.

Lorsque j'ai lu Shakspere, j'ai toujours évoqué le souvenir d'Ursule
lors de ce bal pour me représenter Ophélie.

Au lieu de se tenir un peu voûtée selon son habitude, ma cousine
prouvait, par sa démarche pleine de souplesse, que sa taille était
irréprochable; seulement, comme elle inclinait toujours un peu son front
_ainsi qu'une fleur penchée sur sa tige_, ce mouvement donnant à son cou
une légère courbure d'une élégance extrême, ajoutait encore au charme de
son maintien. On lisait sur son visage une tristesse doucement contenue,
qui se mêlait aux joies du monde, sans y prendre part. Le regard
d'Ursule, presque suppliant, semblait enfin demander pardon de ce
qu'elle restait étrangère aux plaisirs qu'une préoccupation douloureuse
lui rendait indifférents.

J'étais habituée à voir Ursule souffrante et résignée. Mais le jour de
ce bal, c'était, pour ainsi dire, la souffrance intime et la résignation
POÉTISÉES, je dirai maintenant habillées pour le bal.

Mais, hélas! des épigrammes ne me vengeront pas du mal affreux que cette
AMIE m'a causés... Pouvais-je croire à tant de dissimulation? Et encore
non, non... ce n'est pas elle qu'il faut accuser, c'est mademoiselle de
Maran, dont les railleries perfides...

Ces tristes découvertes n'arriveront que trop tôt... revenons à mon
récit.

Je m'étais approchée d'Ursule avec empressement pour lui prendre la main
et la féliciter d'être aussi charmante.

M. de Versac s'écria:--De grâce, restez ainsi un moment toutes deux vous
donnant la main! Quel adorable contraste! vous, Mathilde, belle,
ravissante, le front rayonnant de bonheur et de grâce, vous qui serez la
reine de nos fêtes... et vous, Ursule, touchante image de la mélancolie
qui sourit une larme dans les yeux.

Mademoiselle de Maran se mit à rire de toutes ses forces, et dit à M. de
Versac:

--Pourquoi donc vous arrêter en si beau chemin, et ne pas pousser
jusqu'à la comparaison de la rose glorieuse et de l'humble violette,
s'il vous plaît? Est-ce que vous venez des bords du _Tendre_ et du
_Lignon_, bel _Alcundre_?--Laissez-moi donc tranquille avec vos
contrastes. La rose a près de cent mille livres de rente, et la violette
n'a pas le sou; voilà pourquoi l'une lève le front, et pourquoi l'autre
le baisse modestement.

La comparaison de M. de Versac, la méchante remarque de mademoiselle de
Maran, et peut-être la vue d'Ursule, que je n'avais jamais vue si jolie,
m'inspirèrent, pour la première fois de ma vie, une pensée de jalousie,
qui se changea bientôt en dépit contre moi-même.

Ne doutant pas de ce que disait ma tante, je me crus l'air
orgueilleusement satisfait que donne la richesse, et j'enviai
l'intéressante modestie d'Ursule, qui jetait sur ses traits un charme si
touchant.

Sans doute, cette pensée mauvaise dura peu; sans doute, j'eus honte de
moi-même, en songeant que j'avais assez peu de générosité pour jalouser
à ma cousine, à mon amie la plus tendre, jusqu'à l'intérêt qu'inspirait
sa pauvreté; sans doute, enfin, sans la maligne observation de ma tante,
je n'eusse jamais ressenti ce mouvement d'envie, peut-être excusable,
puisque riche j'enviais d'être pauvre. Néanmoins, cette impression me
laissa un ressentiment amer.

Au moment de partir, M. de Versac dit à mademoiselle de Maran:

--Voyez un peu quel oubli! Gontran est arrivé d'Angleterre ce matin, et
je ne vous en ai rien dit.

--Votre neveu!... eh bien! ce sera un danseur tout trouvé pour ces
jeunes filles.

Je regardai Ursule avec étonnement; jamais M. de Versac ni mademoiselle
de Maran n'avaient prononcé devant nous le nom de ce neveu. Nous allions
monter en voiture, lorsqu'un des amis les plus intimes de ma tante vint
lui demander quelques moments d'entretien au sujet d'une affaire
très-importante. Mademoiselle de Maran passa dans sa bibliothèque; M. de
Versac prit le journal du soir.

Sous le prétexte d'arranger une épingle de coiffure, j'emmenai Ursule
dans la chambre de mademoiselle de Maran; là, lui sautant au cou, je lui
avouai franchement mon mouvement de jalousie, et les larmes aux yeux je
lui en demandai pardon.

Ursule fut aussi touchée jusqu'aux larmes de ma franchise; elle me
rassura par les plus tendres protestations.

Je rentrai dans le salon le cœur calme et content, me promettant
bien, ainsi que je l'avais dit à Ursule, de tâcher de ne pas avoir
l'_air d'une héritière_.

Nous partîmes pour l'ambassade.



CHAPITRE VIII.

LA PRÉSENTATION.


En entrant dans le premier salon de l'ambassade, accompagnée de M. de
Versac, je sentis ma résolution m'abandonner. Il fallut l'accueil plein
de grâce et de bonté de madame l'ambassadrice d'Autriche pour
m'encourager un peu.

Mademoiselle de Maran donnait le bras à Ursule.

Plus que jamais je pus apprécier quelle était l'influence de ma tante,
et combien on la redoutait. La femme la plus agréable, la plus à la
mode, n'aurait pas été plus entourée, plus courtisée à son entrée dans
le bal, que ne le fut mademoiselle de Maran; elle recevait ces
respectueuses prévenances, ces hommages empressés, avec un très-grand
air et une affabilité protectrice presque dédaigneuse.

Nous allâmes du côté de la galerie où l'on dansait. M. de Versac, à qui
je donnais le bras, me nomma différentes personnes qui méritaient d'être
distinguées.

Nous nous arrêtâmes un moment auprès d'une des portes de la galerie.
J'entendis là les paroles suivantes, échangées entre deux personnes que
je ne pouvais voir.

--Eh bien! vous savez... Lancry est arrivé d'Angleterre... Je viens de
le voir... Il est plus brillant que jamais...

--Vraiment! il est de retour?...--reprit l'autre personne.--La duchesse
de Richeville doit être bien joyeuse, car elle avait été _plus que
triste_ de son départ... Pauvre femme!...

A un mouvement assez brusque de M. de Versac pour nous frayer un passage
dans la foule, je compris qu'il voulait distraire mon attention de cet
entretien, qu'il n'était pas convenable que j'entendisse, et dont M.
Gontran de Lancry, son neveu, était le héros.

Je n'attachai alors aucune importance à cet incident, et je suivis M. de
Versac. Avant d'arriver au bal, il me semblait que tout devait
m'embarrasser: mon maintien, ma démarche, mon regard; mais ma première
émotion passée, une fois au milieu de cette société à laquelle
j'appartenais, je me sentis non pas rassurée, mais, pour ainsi dire,
placée au milieu des miens.

L'on n'est presque jamais gêné ou intimidé que lorsqu'on aborde une
sphère au-dessus de celle à laquelle on appartient. Je recouvrai bientôt
toute ma liberté d'observation.

En entrant dans la galerie où l'on dansait, je fus presque éblouie de
l'éclat, de la magnificence des toilettes. Madame de Mirecourt, amie de
ma tante, et qui chaperonnait une jeune femme récemment mariée, offrit
de nous ménager une place auprès d'elle. Mademoiselle de Maran accepta;
Ursule et moi nous nous assîmes entre madame de Mirecourt et ma tante.

M. de Versac nous quitta pour aller chercher son neveu, qu'il voulait
nous présenter.

--Eh bien!--dis-je tout bas à ma cousine,--ce n'est pas si effrayant,
après tout; es-tu un peu rassurée?

--Non,--me dit Ursule,--je ne puis vaincre mon émotion; je tremble;
c'est à peine si je vois ce qui se passe autour de moi.

--Moi, je vois fort bien,--lui dis-je gaiement; et, pour lui donner un
peu de courage, j'ajoutai:--J'avoue que je trouve ce coup d'œil
charmant. Quel dommage que tu ne puisses pas en jouir! Décidément, c'est
une bien jolie chose qu'un bal.

Comme je disais ces mots avec une joie naïve, ma tante, à côté de qui
j'étais aussi, se prit à rire aux éclats.

Plusieurs personnes qui étaient debout devant nous, pendant le repos
d'une valse, se retournèrent. Madame de Mirecourt, qui se trouvait de
l'autre côté d'Ursule, se pencha et dit à ma tante:

--Qu'avez-vous donc à rire ainsi?

--Est-ce qu'on peut y tenir, avec une petite moqueuse comme elle?--dit
mademoiselle de Maran en me montrant à son amie.--Si vous entendiez
combien ses remarques sont drôles, malignes... c'est à en mourir...
Prenez bien garde à vous, car elle emporte la pièce d'abord!--Puis, se
retournant vers moi, ma tante ajouta à demi-voix, d'un ton
affectueusement grondeur:--Voulez-vous bien ne pas avoir autant
d'esprit que ça, mademoiselle! on dira que c'est moi qui vous ai rendue
si méchante.

Tout ceci fut dit à voix basse, mais de façon à être entendu des
personnes qui nous entouraient.

Je regardai ma tante avec un profond étonnement. Ursule, se penchant à
mon oreille, me demanda ce que j'avais dit de si plaisant à mademoiselle
de Maran, et de quel ridicule je m'étais choquée.

--Mais d'aucun,--lui répondis-je.--Je ne comprends pas un mot à ce
qu'elle vient de me dire.

Voici le mot de cette énigme. Ma tante voulait commencer à me faire
cette réputation de méchanceté. Grâce à ses perfides paroles, plusieurs
personnes placées devant nous (l'une d'elles, la bonne et charmante lady
Fitz-Allan, me l'a répété plus tard) crurent être l'objet de mes
moqueries.

J'entrais pour la première fois dans le monde; pour plusieurs raisons je
devais être assez remarquée. L'exclamation de ma tante sur mes
observations malicieuses devait donc se répandre, et se répandit à
l'instant.

Il n'est pas, pour une femme, de plus funeste réputation que celle
d'être même spirituellement moqueuse... Les sots la redoutent et la
calomnient; les gens d'esprit la jalousent; les caractères bienveillants
et généreux s'en éloignent. Aussi une demi-heure ne s'était pas écoulée
depuis mon arrivée au bal, que j'avais déjà des ennemis.

Lady Fitz-Allan m'a dit depuis que ma méchanceté fut un moment la
nouvelle du bal. On s'entretint de l'ironie mordante de mademoiselle
Mathilde de Maran. (On m'appela ainsi pour me distinguer de ma tante.)

Personne n'avait entendu mes sarcasmes, il est vrai; mais, ainsi que
cela arrive toujours, tout le monde en parlait.

Ma tante voulut compléter son œuvre; quelques minutes après, au
milieu d'un nouveau repos de valse, elle dit tout haut à Ursule:

--Mon Dieu! ma pauvre enfant! n'ayez donc pas l'air si sérieux, si
mélancolique; soyez donc un peu de votre âge si vous pouvez: qu'est-ce
que c'est que cette sauvagerie-là?

Ces mots de ma tante aussi entendus, répétés, commentés, établirent
positivement que j'étais aussi moqueuse, aussi étourdie, que ma cousine
était timide, sensée, réfléchie.

Le monde revient bien rarement de ses premières impressions; ces
quelques mots de ma tante eurent donc une grande influence sur ma
destinée.

Hélas! il faut tout dire, mon inexpérience, ma vanité, augmentèrent
encore la portée du mal qu'on me faisait... Plus tard, je déplorai
amèrement cette réputation de méchanceté moqueuse. J'eus d'abord assez
de faiblesse pour en être presque flattée, presque fière. Je me croyais
belle, je pensais que l'ironie était un brevet d'esprit.

La valse finie, M. de Versac s'approcha de ma tante avec son neveu, M.
le vicomte Gontran de Lancry.

Je l'avoue... je ne pus m'empêcher de rester presque immobile de
surprise à la vue de M. de Lancry; il avait alors environ trente ans.
Il était difficile de voir un homme plus parfaitement agréable, d'un
extérieur plus séduisant.

J'étais bien jeune, et chez mademoiselle de Maran je n'avais vu personne
qui pût en rien être comparé à M. de Lancry.

Ancien page du roi, il avait servi et fait très-vaillamment la guerre en
Espagne. Attaché plus tard à une grande ambassade, il avait, au bout de
quelques années, abandonné l'état militaire; et, grâce aux bontés du roi
et à la protection de M. de Versac, il avait été nommé gentilhomme de la
chambre du roi.

Ma première entrevue au bal de l'ambassade d'Autriche me revient
très-présente à l'esprit. Il y avait eu grande réception au château;
beaucoup d'hommes de la cour étaient venus au bal en uniforme. M. de
Lancry sortait aussi des Tuileries; il portait l'éclatant habit de sa
charge, et avait au cou le ruban rouge et la croix d'or de commandeur de
la Légion d'honneur; à son coté, la large plaque d'un ordre étranger. M.
de Lancry était d'une taille moyenne, mais de la plus extrême élégance;
ses traits, d'une régularité parfaite, étaient (selon ma tante, et elle
disait vrai), étaient ceux «d'un jeune Grec d'Athènes, animés de toute
la finesse et de toute la grâce parisienne» C'était, disait-elle,
_l'idéal du joli_. Il avait des cheveux châtains, les yeux bruns, les
dents charmantes, une main, un pied, à rendre une femme jalouse; je vous
l'ai dit, ayant trente ans à peine, il n'en paraissait pas vingt-cinq.

Ces avantages naturels, relevés d'insignes honorables qu'on n'accorde
généralement qu'à un âge plus mûr et qui semblent toujours annoncer le
mérite, devaient donc rendre M. de Lancry infiniment remarquable.

Lorsqu'il s'approcha de ma tante elle lui tendit la main et lui dit:

--Bonsoir, mon cher Gontran!... Votre oncle m'a seulement appris tantôt
votre retour de Londres. Eh bien! qu'est-ce que vous avez fait dans ce
cher pays?

M. de Lancry sourit, s'approcha de mademoiselle de Maran, et lui dit
tout bas quelques mots que je ne pus entendre.

--Voulez-vous bien vous taire!--s'écria ma tante en riant.--Puis elle
ajouta:--Heureusement, on peut tout dire à une mère bobie comme moi;
seulement, pour faire pénitence, vous allez faire danser ces petites
filles.

Se tournant alors vers moi, ma tante dit à M. de Lancry d'un air rempli
de dignité qu'elle prenait mieux que personne quand elle le
voulait:--Mademoiselle Mathilde de Maran, ma nièce.

M. de Lancry s'inclina respectueusement.

--Mademoiselle Ursule d'Orbeval, notre cousine...--ajouta ma tante avec
une nuance presque imperceptible, pourtant assez marquée pour qu'on
sentît qu'elle voulait établir à mon avantage une sorte de distinction
entre mon amie et moi.

M. de Lancry s'inclina de nouveau.

Je baissai les yeux, je me sentis rougir beaucoup. Ma main était près de
celle d'Ursule; je la serrai presque avec crainte.

--Mademoiselle voudra-t-elle me faire la grâce de danser avec moi la
première contredanse?--me dit M. de Lancry.

--Oui, monsieur,--répondis-je en jetant un regard inquiet sur
mademoiselle de Maran.

M. de Lancry me salua, et, s'adressant à Ursule, il lui dit:--Puis-je
espérer, mademoiselle, que vous daignerez m'accorder la même faveur que
mademoiselle de Maran, pour la seconde contredanse?

--Sans doute, monsieur,--répondit Ursule avec un soupir; et, baissant la
tête, elle jeta, à travers ses longs cils, un mélancolique regard sur M.
de Lancry.

A ce moment, une fort jolie femme, éblouissante de pierreries,
très-brune, très-mince, d'une tournure très-élégante, d'une physionomie
fière, hardie, ayant de grands yeux noirs très-perçants, et un peu
rapprochés de son nez, fait en bec d'aigle, s'arrêta devant nous; elle
donnait le bras à un jeune colonel anglais.

--Vous êtes bien oublieux de vos amis, monsieur de Lancry,--dit-elle
d'une voix sonore et douce.

M. de Lancry se retourna vivement, réprima un embarras assez visible, et
dit en s'inclinant:

--Je ne mérite pas ce trop aimable reproche, madame la duchesse; je suis
seulement arrivé ce matin de Londres; et j'espérais avoir demain
l'honneur de vous faire ma cour.

Combien certains pressentiments trompent peu, mon ami! Du moment où
j'entendis M. de Lancry dire à cette femme... _madame la duchesse_... je
ne doutai pas un moment qu'elle ne fût madame de Richeville, dont
j'avais entendu le nom si indiscrètement rapproché de celui de M. de
Lancry.

On préluda pour la contredanse.

--Voyez combien je suis bonne,--dit la duchesse à M. de Lancry:--je vous
pardonne votre oubli et je vous dis même en confidence que je ne suis
pas engagée pour cette contredanse; suis-je assez généreuse?

M. de Lancry la regarda de nouveau d'un air étonné, presque stupéfait,
et répondit avec une gêne assez évidente:

--Et moi, n'ai-je pas trop de bonheur?... j'aurais pu danser cette
contredanse avec vous, madame, et je vais avoir le plaisir de la danser
avec mademoiselle de Maran, que j'ai eu l'honneur d'inviter à l'instant.

Madame de Richeville, croyant qu'il s'agissait de ma tante et que M. de
Lancry plaisantait, partit d'un éclat de rire, et s'écria:

--Vous arrivez d'Angleterre pour faire danser mademoiselle de Maran...
il y a donc à Londres un _Excentric-Club?_ vous voulez donc vous
signaler parmi les plus intrépides?

M. de Lancry se hâta d'interrompre madame de Richeville. Elle avait la
vue très-basse, elle ne s'était pas aperçue de la présence de ma tante.

--Je dois avoir l'honneur de danser tout à l'heure avec mademoiselle
Mathilde de Maran,--dit M. de Lancry en appuyant sur ce nom _Mathilde_,
et en s'inclinant légèrement de mon côté.

--Ah! je comprends. On la mène donc déjà dans le monde?--dit la
duchesse.

Elle prit son petit lorgnon d'écaille, et m'examina avec une curiosité
qui me sembla malveillante.

J'étais au supplice.

Ma tante n'avait pas perdu un mot de cette conversation. Voyant le
lorgnon de la duchesse de Richeville encore tourné sur moi, elle parut
choquée, et lui dit de sa place, d'une voix aigre et impérieuse:

--Madame la duchesse, n'est-ce pas que ma nièce est charmante?...

--Charmante, madame,--répondit la duchesse d'un ton sec en rabaissant
son lorgnon. Elle s'approcha de mademoiselle de Maran, et lui fit une
demi-révérence pleine de grâce et de noblesse.

J'ai su depuis que ma tante et la duchesse se détestaient, ce qui
m'expliqua l'attention avec laquelle on avait examiné ces deux
adversaires également redoutables.

--Eh bien! madame,--reprit ma tante,--je suis ravie pour cette chère
petite que vous la trouviez charmante; l'approbation d'une femme comme
vous, madame, ne peut que porter bonheur à une jeune personne qui entre
dans le monde; c'est comme un présage... Malgré ça, j'ai peine à croire
que ma nièce puisse jamais approcher de votre mérite, madame...

Il n'y avait en apparence rien que de très-simple, que de très-poli dans
ces paroles; pourtant je connaissais assez l'accent de ma tante pour
pressentir que ces mots avaient renfermé quelque perfidie. En effet,
levant les yeux sur madame de Richeville et sur les personnes qui nous
environnaient, je vis la première affecter un grand calme, et tout le
monde fort embarrassé.

Plus tard, j'ai rencontré dans le monde madame de Richeville; j'ai su
qu'on exagérait jusqu'à la plus odieuse calomnie la légèreté de sa
conduite. On disait que sans l'illustre nom qu'elle portait, que sans la
grandeur et les alliances de sa maison, que sans son immense fortune, on
eût difficilement fermé les yeux sur ses fautes, et que son mari avait
été forcé de se séparer d'elle. Elle était néanmoins parfaitement bien
accueillie dans la meilleure compagnie, à laquelle elle appartenait;
seulement, les jours de réception au château, madame la dauphine
semblait lui témoigner son blâme par un abord glacial.

On comprend maintenant tout ce qu'il y avait d'amer dans l'apostrophe de
mademoiselle de Maran. Celle-ci, profitant de son premier avantage,
porta un dernier coup à madame de Richeville en s'écriant:

--Ah! mon Dieu! les beaux rubis que vous avez la, madame! Est-ce que ce
ne sont pas ceux qui appartenaient à cette excellente duchesse
douairière de Richeville? Quel malheur qu'elle n'ait pas pu vous les
voir porter! et comme ça doit faire plaisir à M. de Richeville de vous
voir parée des pierreries de madame sa mère!

Pour sentir la cruauté de la remarque de mademoiselle de Maran, il faut
savoir que, selon un bruit accrédité (ce dont plus tard j'ai reconnu la
fausseté), on disait que M. le duc de Richeville avait donné à sa femme
cette parure de famille lors de son mariage, et qu'en se séparant de la
duchesse, il avait eu la délicatesse de ne pas la lui redemander,
délicatesse que celle-ci n'aurait pas imitée en continuant de porter ces
bijoux.

Tout le monde semblait atterré de la méchanceté de mademoiselle de
Maran. Madame de Richeville eut assez d'empire sur elle-même pour cacher
son ressentiment; elle jeta sur ma tante un regard rempli de douceur et
de dignité, et lui dit très-affectueusement:

--Vous me comblez, madame; je voudrais pouvoir reconnaître les marques
d'intérêt que vous me donnez... Mais j'y songe... je puis vous apprendre
au moins une nouvelle qui vous fera, je l'espère, un grand plaisir. Un
de vos amis arrive d'Italie, où il était resté pendant des années sans
qu'on sût ce qu'il était devenu. Mais je le vois... vous êtes inquiète,
je ne veux pas abuser plus longtemps de votre curiosité... Eh bien!
ajouta madame de Richeville d'un air gracieusement confidentiel,--eh
bien! sachez donc que M. de Mortagne sera ici dans quelques jours. Oui,
j'ai reçu de Venise des nouvelles de lui. On dit que c'est un roman
terrible que sa disparition... Avouez que vous êtes bien surprise et
_bien heureuse de ce retour, madame!_

Madame de Richeville lança ces derniers mots à mademoiselle de Maran
comme un coup de poignard; puis, entendant les préludes de la
contredanse, elle dit gaiement à M. de Lancry:

--Je vous offre une valse en dédommagement de la contredanse que vous
m'avez refusée.--Et se tournant vers le colonel anglais qui lui donnait
le bras: Montons dans la petite galerie,--lui dit-elle. Je voudrais voir
cette contredanse...

Je n'avais jamais vu mademoiselle de Maran troublée. Elle le fut
beaucoup dès les premiers mots de madame de Richeville; mais quand
celle-ci eut prononcé ces paroles: _M. de Mortagne sera ici dans
quelques jours_... ma tante pâlit et parut accablée, au grand étonnement
de ceux qui connaissaient son audace et ne comprenaient pas le sens
caché de la réponse de madame de Richeville.

La contredanse commença. M. de Lancry eut le bon goût de m'épargner des
compliments toujours embarrassants pour une jeune personne. Il fut
très-simple, très-gai, sans méchanceté, me parla de mademoiselle de
Maran avec une affectueuse vénération, de M. de Versac avec tendresse;
il trouva la physionomie d'Ursule des plus intéressantes, et il me
demanda quel était le grand chagrin qui la rendait si mélancolique. Il
était musicien, nous causâmes musique. Je préférais les maîtres
allemands, il préférait les maîtres italiens. Il mit une si aimable
bonhomie dans la discussion, qu'à la fin de la contredanse il ne
m'intimida presque plus.

Après m'avoir ramenée à ma place et avoir rappelé à Ursule la promesse
qu'elle lui avait faite, il alla saluer plusieurs femmes de sa
connaissance.

--Mon Dieu!--me dit Ursule,--comment as-tu donc fait pour oser parler
autant? Je t'admirais.

--Oh!--lui dis-je,--d'abord j'ai eu bien peur, peu à peu j'ai repris
courage, et puis M. de Lancry paraît si bon, si simple! tu verras
toi-même.

--Oh! c'est à peine si j'oserai lui répondre,--dit timidement Ursule.

--Tu as bien tort, il te trouve charmante, il me l'a dit tout à l'heure,
et c'est peut-être cela qui me l'a fait trouver si aimable...

Je ne pus continuer ma conversation avec Ursule. Tous les hommes qui
connaissaient ma tante vinrent la saluer. Parmi eux, elle nous
présentait ceux qui étaient d'un âge à danser, et nous eûmes bientôt,
Ursule et moi, un grand nombre d'engagements.

J'étais si occupée à regarder danser, que bien que je le voulusse,
j'avais à peine le temps de songer aux dernières paroles de madame de
Richeville, au sujet de M. de Mortagne.

J'avais toujours conservé de lui un souvenir plein de gratitude; il
avait été, dans mon enfance, mon premier défenseur.

Depuis huit ou neuf ans, on n'avait presque jamais prononcé son nom chez
ma tante. Je me rappelai seulement alors avoir plusieurs fois entendu
dire qu'on n'avait pas de ses nouvelles. Sa vie était si étrange, on lui
savait une telle habitude de voyager, que je ne trouvai là rien
d'étonnant. Seulement, ce qui me paraissait extraordinaire, c'était
l'effet presque écrasant que l'annonce de son retour produisait sur
mademoiselle de Maran.

Je fus tirée de ces réflexions par le son d'une valse.

Parmi les couples qui furent bientôt emportés dans son tourbillon, je
vis M. de Lancry et la duchesse de Richeville. Elle avait une taille
accomplie, et, ainsi que lui, elle valsait à ravir. Les boucles de ses
cheveux, noirs comme du jais, qu'elle portait très-longs, flottaient
avec grâce autour de sa tête expressive, un peu renversée en arrière.

Il fallait que cette femme fût bien forte de son innocence, ou qu'elle
eût un bien profond dédain des jugements du monde, pour le braver si
ouvertement après les mots cruels de mademoiselle de Maran, qui venaient
de réveiller, pour ainsi dire, tous les scandales réels ou supposés de
la conduite de madame de Richeville.

Ce qui me surprit beaucoup, ce fut l'expression des traits de M. de
Lancry pendant cette valse; il semblait tour à tour dédaigneux,
sardonique et irrité; lorsqu'il reconduisit madame de Richeville à sa
place, il me parut qu'elle souriait avec amertume de quelques paroles
que M. de Lancry lui disait à voix basse.

J'éprouvai d'abord, je ne sais pourquoi, comme un serrement de cœur
en voyant M. de Lancry valser avec madame de Richeville. Je me souvins
involontairement des paroles que j'avais entendu prononcer. Je ne doutai
plus qu'il l'aimât. Elle avait un air de résolution et de fierté qui
m'effrayait; pourtant, quand je pensais qu'elle était l'amie de M. de
Mortagne, qui m'avait protégée, qui avait été, m'avait dit plus tard
madame Blondeau, si profondément dévoué à ma mère, je tâchais de
surmonter l'impression désagréable qu'elle me causait.

Ces pensées furent interrompues de nouveau par les contredanses
auxquelles j'étais engagée.

Ma réputation de _méchanceté_ était déjà, sans doute, parvenue à
plusieurs de mes danseurs, car beaucoup d'entre eux, pensant plaire à
mon esprit moqueur, se mirent en grands frais d'épigrammes; d'autres me
firent des louanges outrées; d'autres, des plaisanteries que je ne
comprenais pas.

Somme toute, quoiqu'il y eût parmi eux beaucoup d'hommes agréables, la
plupart me semblèrent manquer absolument du tact parfait dont était doué
M. de Lancry. C'est qu'en effet il faut qu'un homme ait beaucoup de
mesure et de délicatesse dans l'esprit pour mettre de jeunes filles en
confiance, pour jouir de tout ce qu'il y a de charmant dans leur
entretien. Il faut un langage dont les nuances soient affaiblies,
modifiées; ainsi c'est peut-être manquer de goût que de louer leur
beauté, tandis qu'il y a toujours de la grâce à louer leur esprit. Leur
gaieté a bien plus de charme quand on ne l'excite pas au delà du
sourire, et c'est effaroucher la finesse exquise et ingénue de leurs
observations que d'y répondre par la médisance.

Ce n'est pas de la vanité que de parler ainsi du plus bel âge de notre
vie, à nous autres femmes. Nos instincts sont alors si nobles, si
généreux, nos illusions sont si radieuses, que notre caractère, que nos
pensées participent de l'élévation habituelle de notre âme.

Je reviens à ce bal. Je vis Ursule danser avec la même grâce touchante
et triste. Elle ne semblait pas s'amuser beaucoup; cependant elle ne
refusa aucune contredanse, mais elle soupirait et semblait faire un
grand sacrifice en les acceptant.

Après avoir été voir le coup d'œil du souper et prendre une tasse de
thé, nous quittâmes le bal. M. de Lancry, qui sortait aussi, nous
retrouva dans le salon d'attente; il demanda les gens de ma tante et
nous apporta nos pelisses.

M. de Versac donna son bras à Ursule, M. de Lancry offrit le sien à
mademoiselle de Maran, qui lui dit en riant:

--Voulez-vous bien ne pas me faire de ces offensantes propositions-là,
Gontran? Est-ce que je suis de taille à les accepter? Donnez votre bras
à ma nièce, j'irai bien toute seule.

Lorsque nous fûmes montés en voiture, ma tante dit à M. de Lancry:

--Ah çà! Gontran, puisque vous voilà de retour, je compte bien vous voir
souvent avec votre oncle vous savez que je ne souffre pas qu'on me
néglige. A propos, savez-vous qu'elle a un masque d'airain couleur de
rose, cette belle duchesse, et qu'il faudrait le feu de l'enfer pour la
faire rougir? Mais qu'est-ce que je dis donc là devant ces jeunes
filles!... Allons, bonsoir, Gontran, et prenez bien garde à vous si vous
ne me soignez pas.

M. de Lancry assura ma tante de son empressement à lui obéir, et nous
rentrâmes à l'hôtel de Maran.



CHAPITRE IX.

LE LENDEMAIN DU BAL.


Il en est de certaines impressions comme de certains paysages qui ont
besoin d'être vus à quelque distance pour avoir toute leur valeur.

Le lendemain du bal, en rassemblant mes souvenirs, en me rappelant les
moindres détails de cette soirée, j'en ressentis, pour ainsi dire, le
contre-coup.

Pourtant, pourquoi le cacher? parmi ces souvenirs, un seul dominait tous
les autres: c'était celui de M. de Lancry valsant avec madame de
Richeville une valse de Weber.

Cet air, assez mélancolique, me revenait sans cesse à la pensée, tandis
que je ne me rappelais pas celui de la contredanse que j'avais dansée
avec M. de Lancry.

Le résultat de mes impressions fut presque triste. Le monde, malgré son
urbanité parfaite, malgré ses dehors exquis et charmants, me semblait
déjà une arène où l'on se portait les plus terribles coups, le sourire
aux lèvres et des fleurs au front.

Ce qui s'était passé entre mademoiselle de Maran et la duchesse de
Richeville ne me le prouvait que trop. Je n'avais entendu que des
paroles polies, et leur sens détourné cachait quelque cruel mystère.

J'avais cependant été très-entourée. Il me semblait, sans fausse
modestie, qu'on me trouvait belle. J'avais remarqué que mesdemoiselles
de B*** et de P*** avaient à peine dansé trois ou quatre contredanses,
tandis que moi et Ursule nous avions dû souvent en refuser. Je n'avais
pu m'empêcher d'entendre sur mon passage cette espèce de murmure
toujours flatteur aux oreilles d'une femme. M. de Lancry, sans
comparaison l'homme le plus agréable de cette réunion, avait été
très-assidu près de nous, et pourtant le ressentiment de mes impressions
était triste et amer!

Néanmoins, je dus à cette nuit de fête une pensée douce, comme une vague
espérance: M. de Mortagne allait arriver...

Je me faisais une joie de son retour. Je ressentis confusément le besoin
de conseils graves et sûrs; non-seulement j'éprouvais une profonde
aversion pour ma tante, mais ses louanges, mais ses avis, mais ses
remarques me laissaient dans une inquiétude continuelle.

J'étais comme ces malheureux qui craignent de trouver du poison dans
tout ce qu'ils portent à leurs lèvres.

J'aimais Ursule de toutes les forces de mon âme, mais elle était aussi
jeune, aussi inexpérimentée que moi; je comptais absolument sur le
dévouement de Blondeau, mais cette excellente femme ne pouvait, ne
savait que m'aimer aveuglément.

Mon tuteur, M. d'Orbeval, le père d'Ursule, s'était retiré en Touraine,
dans une propriété qu'il possédait, je ne le voyais jamais; d'ailleurs,
il était complétement dominé par ma tante, ainsi que mes autres parents.
Je devais donc regarder l'arrivée de M. de Mortagne comme un événement
très-heureux pour moi; il m'avait, d'ailleurs, promis de revenir
lorsqu'il pourrait m'être d'une utilité réelle.

Ce qui rendait encore plus vif mon désir de le voir, c'était l'espèce
d'effroi que ma tante avait manifesté lorsque madame de Richeville lui
avait annoncé son retour.

Au milieu de ces préoccupations de mon esprit, Ursule entra dans ma
chambre; nous causâmes du bal; je revins d'autant plus gaiement à parler
du léger sentiment de jalousie qu'elle m'avait inspiré avant notre
départ pour l'ambassade, que pendant toute la durée du bal j'avais joui
du succès de ma cousine.

--Sais-tu bien, ma chère Ursule,--lui dis-je en souriant,--qu'à me voir
si rayonnante on a peut-être cru que c'était de moi que je paraissais si
contente, tandis qu'au contraire j'étais orgueilleuse de toi? Mais que
nous importe, à nous qui connaissons les secrets de notre cœur?

--Comment trouves-tu M. de Lancry?--me demanda tout à coup ma cousine.

--Mais je le trouve charmant,--lui dis-je, un peu surprise de cette
question subite.--Oui... charmant, surtout quand il ne danse pas avec
cette duchesse de Richeville qui a l'air si impérieux.

Ursule me regarda attentivement, baissa les yeux, garda un moment le
silence et reprit:

--Veux-tu, Mathilde, que je te dise ce que je crois...

--Dis donc vite...

--Eh bien! je crois que mademoiselle de Maran et M. de Versac seraient
enchantés de te marier avec M. de Lancry.

D'abord, je fis un geste d'étonnement; puis, je me mis à rire aux
éclats.

--Que trouves-tu donc de si déraisonnable à cette supposition, Mathilde?
M. de Versac n'a-t-il pas présenté M. de Lancry à mademoiselle de Maran?
celle-ci n'a-t-elle pas très-instamment engagé M. de Lancry à venir
souvent la voir le matin? Or, qui reçoit-elle le matin? cinq ou six
personnes très-intimes. Dans quel but aurait-elle fait une exception en
faveur du neveu de M. le duc de Versac?

--Veux-tu, Ursule, que je te dise ce que je crois?--repris-je en me
servant des termes de ma cousine;--c'est que M. de Versac et
mademoiselle de Maran seraient enchantés de te marier avec M. de Lancry.

Ce fut au tour d'Ursule à sourire.

--Quelle folie!--me dit-elle;--un si beau parti pour moi, pauvre fille,
humble et sans fortune! est-ce que cela est possible? non, non; tu sais
mon désir, ma résolution de ne jamais me marier; je me rends trop de
justice pour prétendre à ce que je ne puis espérer, et puis demain il
dépendrait de moi d'épouser M. de Lancry, que je ne l'épouserais pas.
Cela te surprend?... Il en est pourtant ainsi; il est trop beau, trop
élégant, trop à la mode... Ce n'est pas là le bonheur que je
rechercherais; je ne suis pas faite pour une position si brillante; ma
vie doit s'écouler dans l'obscurité; je ne dois pas avoir d'autre
félicité que la tienne.

--Nous ne serons jamais d'accord sur le rôle que tu prétends devoir
jouer... Ma bonne Ursule, tu verras... si j'en crois mon cœur, tu
seras heureuse pour ton propre compte... Mais pour parler de M. de
Lancry, pourquoi veux-tu donc que _les dangereux avantages_ qu'il
possède me plaisent plus qu'à toi?

--Pourquoi? parce qu'en m'épousant, M. de Lancry ferait une sorte de
mésalliance; tandis que toi, qui possèdes, comme tu dis, les mêmes
dangereux avantages, tu ne peux, tu ne dois être, il me semble, que
très-charmée des suites d'un pareil mariage.

--Ursule, tu es folle; M. de Lancry ne pense pas plus à moi que je ne
pense à lui; et d'ailleurs, comme toi, j'aimerais un bonheur moins
brillant, par cela même beaucoup plus assuré.

--Enfin, tu trouves M. de Lancry charmant!

--Mon Dieu! que tu es méchante... Eh bien! oui... autant que l'on peut
trouver quelqu'un charmant quand on l'a vu deux heures...

--Soit, et tu le trouves _surtout charmant quand il ne valse pas avec la
duchesse de Richeville_.

Je ne pus m'empêcher de rougir.--Oui,--dis-je à ma cousine; je ne sais
pourquoi cela est ainsi; je ne sais pas davantage pourquoi je rougis en
t'entendant répéter ces paroles que je t'ai dites.

--Pourquoi... pourquoi?... Veux-tu que je te le dise, moi?--reprit
tristement ma cousine. C'est que tu l'aimeras.

--Ursule, encore une fois, tu es folle!

--Non, non, Mathilde... je ne suis pas folle... mon amitié pour toi, ma
crainte de me voir oubliée par toi, ma jalousie d'affection, si tu le
veux, me tiennent lieu d'une expérience que je ne puis avoir, et
m'éclairent plus que toi peut-être sur tes propres sentiments...
Mathilde... je devais m'attendre à ce changement dans ta vie, un jour ou
l'autre cela doit arriver... Pardonne... Pardonne-moi donc mes larmes.

Et elle se jeta en pleurant dans mes bras.

Je ne saurais vous dire, mon ami, avec quelle profonde émotion je
répondis à cette preuve de l'affection d'Ursule; je tâchai de la
rassurer par les plus tendres protestations.

--Tiens,--lui dis-je en essuyant mes yeux,--il n'en faut pas davantage
pour me faire prendre M. de Lancry en aversion... je te jure...

--Mathilde... tais-toi...--dit Ursule en me mettant doucement sa main
sur ma bouche...--tais-toi... j'ai été sotte, folle, de céder à mon
premier mouvement, mais il a été plus fort que moi; mon pauvre cœur
était plein, il a débordé, et d'ailleurs, je ne puis rien te cacher de
ce que je ressens pour toi et à propos de toi.

Blondeau interrompit notre entretien; elle entra en disant:

--Ah! mon Dieu, mademoiselle, la jolie voiture! il n'en est jamais venu
de pareilles dans la cour de l'hôtel, bien sûr... et quel charmant jeune
homme vient d'en descendre! Il a demandé mademoiselle de Maran, et il
s'est croisé sur le perron avec M. Bisson, qui a sans doute encore
cassé quelque chose, car il marchait très-vite, et il s'en est allé sans
son chapeau, tant il avait l'air affairé.

Ursule me regarda; je la compris. Ce jeune homme dont me parlait ma
gouvernante ne pouvait être que M. de Lancry.

Je fus choquée de cette visite si prompte, il me sembla y voir un manque
de tact; je résolus de refuser de descendre, dans le cas où mademoiselle
de Maran m'en ferait prier sous un prétexte quelconque.

Nous entendîmes un roulement de voiture; Blondeau courut à la fenêtre et
dit:--Ah! voilà déjà ce jeune homme qui repart, sa visite n'aura pas été
longue.

Je fus soulagée d'un grand poids; je regrettai presque de n'avoir pas eu
à refuser de descendre auprès de mademoiselle de Maran.

Un peu avant dîner, nous allâmes rejoindre ma tante dans le salon; elle
s'y trouvait seule et semblait très en colère.

--Eh bien!--nous dit-elle, vous ne savez pas un nouveau trait de cet
abominable brise-tout de M. Bisson? Mais, Dieu merci, il ne remettra
plus les pieds ici.

--M. Bisson a encore cassé quelque chose, ma tante?

--Comment? s'il a encore cassé quelque chose... eh! mais sans doute, et
cela, c'est la faute de cet imbécile de Servien!--s'écria ma tante avec
un redoublement de fureur.--Je lui avais, une fois pour toutes, défendu
de laisser jamais seul ce vilain homme dans mon salon. J'étais dans mon
cabinet occupée à écrire une lettre, ma porte entr'ouverte, lorsque
tout à coup j'entends un bruit sec et roulant comme celui d'une
crécelle; ne sachant pas ce que ce pouvait être, je me lève, j'entre
dans le salon, et qu'est-ce que je vois? cet indigne M. Bisson assis
dans mon fauteuil, tenant ma pendule entre ses genoux, et tracassant
dans l'intérieur du mouvement avec mes ciseaux; il avait déjà cassé le
grand ressort: c'était là le bruit de crécelle que j'avais entendu.

Mademoiselle de Maran était si fort en colère, qu'elle ne s'aperçut pas
de nos rires étouffés; elle reprit:--Mais, en vérité, c'est que je
l'aurais battu si j'en avais eu la force.

--Vous avez donc juré de tout détruire ici? vous ne pouvez donc vous
tenir tranquille, abominable homme que vous êtes! lui dis-je.

--Qu'est-ce que vous voulez donc que je fasse en vous attendant? moi je
m'ennuie quand je ne fais rien,--me répondit-il si bêtement, si
froidement, en posant la pendule par terre, que, par ma foi! je n'ai pas
pu y tenir. Je me suis révoltée, je l'ai poussé, je l'ai chassé, et il
s'est encouru tout effaré.

--Sans emporter son chapeau, que voilà sur cette chaise?--dis-je à ma
tante.

--Tant mieux! s'écria-t-elle;--je voudrais qu'il attrapât quelque bonne
fièvre cérébrale, pour qu'on l'enfermât comme un affreux fou qu'il est,
malgré toute sa science.

Il fallait que mademoiselle de Maran fût bien en colère, car elle
repoussa brusquement les caresses du vénérable Félix, qui rentra dans sa
niche en grondant.

La vue de Félix me rappela la valeur de M. de Mortagne, que j'avais tant
admiré dans mon enfance, lorsqu'il avait osé battre ce vilain animal; je
me hasardai à demander à mademoiselle de Maran où était M. de Mortagne
et s'il devait bientôt arriver.

Je crois que ma tante aurait voulu me foudroyer d'un regard.

--Est-ce que ça vous regarde? Pourquoi me faites-vous cette question-là?
Est-ce que je m'inquiète de ce que fait cet homme? Dieu merci! quoi
qu'en dise cette belle duchesse, dont l'âme est aussi noire que l'enfer,
qu'il vous suffise de savoir qu'il _est bien où il est_, et qu'il y
_restera longtemps_, entendez-vous? cet affreux jacobin!

Je souligne ces mots, mon ami, parce que je frissonnai malgré moi de
l'expression sinistre, presque féroce, avec laquelle ma tante prononça
ces paroles. Je me rappelai involontairement qu'il y avait dix ans,
presqu'à la même place, elle avait jeté un regard implacable sur M. de
Mortagne, en cassant, dans sa rage muette, l'aiguille qu'elle tenait
dans sa main.

Je ne trouvai pas un mot à dire ou à répondre à mademoiselle de Maran,
tant j'étais effrayée.

Après quelques moments de silence elle reprit:

--Gontran est venu me proposer pour demain, à l'Opéra, la loge des
gentilshommes de la chambre; j'ai accepté et nous irons.

Je crus être très-héroïque et prouver mon amitié à Ursule en refusant
cette occasion de revoir M. de Lancry.

--Je suis fatiguée du bal, ma tante,--répondis-je; je préférerais ne pas
aller à l'Opéra.

--Vous préférerez ce que je vous ordonnerai de préférer,--répondit
aigrement mademoiselle de Maran.

Ursule me jeta un regard suppliant.

--J'irai à l'Opéra si vous le désirez absolument.



CHAPITRE X.

L'OPÉRA.


Ce que m'avait dit Ursule de la possibilité de mon mariage avec M. de
Lancry me fit profondément réfléchir lorsque je me trouvai seule.

Peut-être, sans les remarques de ma cousine, serais-je restée longtemps
sans me rendre compte de l'impression que le neveu de M. de Versac avait
faite sur moi. Je m'interrogeai franchement, en mettant de côté la
prévention favorable qu'inspirent toujours chez un homme l'extrême
distinction des manières, un beau nom et une très-jolie figure.

Je me demandai si le souvenir de M. de Lancry me troublait, si je
ressentais pour lui quelque intérêt. Il me sembla qu'il m'était
absolument indifférent; je m'étonnais seulement d'avoir été
désagréablement affectée en le voyant danser avec madame de Richeville.

Par cela même que la cause de cette dernière impression me paraissait
inexplicable, je m'obstinais à la découvrir, j'y parvins... La remarque
d'Ursule m'avait mise sur la voie.

J'ai toujours cru que les femmes n'avaient souvent de caractère arrêté
qu'après avoir aimé.

Les premières impressions, ou, si cela se peut dire, les premiers
intérêts de l'amour une fois en jeu, une fois sollicités, éveillent,
développent, exaltent certaines facultés de l'âme, nobles ou
dangereuses, qui peu à peu envahissent toutes les autres.

Ainsi, à dix-sept ans, je n'avais aucune bonne ou mauvaise qualité
dominante; il eût été, je crois, difficile de particulariser, de
préciser mon caractère.

J'étais tour à tour humble et orgueilleuse à l'excès, parce que, dans ma
jeunesse, on m'avait tour à tour flattée jusqu'au ridicule, ou déprisée
jusqu'à l'insulte; j'étais pieuse par conviction et par nature;
j'éprouvais le besoin impérieux de remercier Dieu de tout ce qui
m'arrivait d'heureux. D'abord je poussai ce sentiment, louable pourtant,
jusqu'à une puérilité blâmable, plus tard jusqu'à une gratitude impie.
J'étais généreuse autant que je pouvais l'être; mais j'avoue à ma honte
que je ne me sentais jamais plus impitoyable envers les malheureux que
lorsque je souffrais moi-même; j'allais alors avec empressement
au-devant des douleurs d'autrui, pour tâcher de les consoler. Le
bonheur, sans me rendre égoïste, m'absorbait entièrement; il fallait
provoquer ma pitié pour me faire compatir à l'affection. Tendres ou
cruels, mes ressentiments étaient plus durables que violents: je
pardonnais un tort, une offense, mais je ne l'oubliais pas; non que je
cherchasse jamais à nuire à qui m'avait blessée, mais je me vengeais
pour moi par un mépris contenu. Vous le voyez, mon ami, il n'y avait
rien de marqué, rien de bien tranché dans mon caractère.

Eh bien! du jour où je vis M. de Lancry pour la première fois, une
passion que j'avais jusqu'alors complétement ignorée commença de poindre
en moi: d'abord imperceptible, presque insaisissable, puisqu'elle se
manifestait par une vague contrariété de voir un homme que je
connaissais à peine valser avec une femme que je ne connaissais pas.

Hélas! je n'ai pas besoin de le dire, cette passion, qui devait un jour
déchaîner toutes les autres, devenir presque le mobile de mon caractère,
cette passion était la _jalousie_, la jalousie tantôt contrainte,
cachée, niée par orgueil, tantôt avouée, éplorée, humble et suppliante
jusqu'à la bassesse........

....Habituée dès mon enfance à beaucoup réfléchir et à me plier sur
moi-même, ayant une imagination assez vive, un esprit assez pénétrant,
je ne fus pas longtemps à résoudre cette question que ma cousine m'avait
posée:

_Pourquoi m'a-t-il été plus désagréable de voir M. de Lancry danser avec
madame de Richeville qu'avec toute autre?_

Pourtant, je le répète, en trouvant M. de Lancry très-agréable, je ne
ressentais rien qui me parût ressembler à l'amour, à ces premières
émotions qu'on rêve toujours si sereines et si douces.

Et puis d'ailleurs, je pensais qu'il me fallait peut-être lutter de
toutes mes forces contre ce sentiment, s'il naissait en moi; il pouvait
me rendre la plus malheureuse des femmes; car M. de Lancry ne le
partagerait peut-être pas, ou, s'il le partageait, ses vues devaient
peut-être déplaire à sa famille ou à la mienne.

Au milieu de ces préoccupations si graves pour une pauvre tête de
dix-sept ans, je regrettais surtout la présence de mon seul ami, de M.
de Mortagne, en qui j'avais une confiance instinctive. Malheureusement,
les dernières paroles de mademoiselle de Maran firent évanouir les
espérances que madame de Richeville avait éveillées en moi en
m'annonçant le prochain retour de mon ancien protecteur.

Abandonnée au cours de ces réflexions, bien résolue à épier les moindres
mouvements de mon cœur, j'attendis avec une sorte d'anxiété cette
soirée, pendant laquelle je reverrais sans doute M. de Lancry pour la
seconde fois.

Nous arrivâmes assez tard à l'Opéra; la salle était complétement et
brillamment remplie. Madame la duchesse de Berry assistait à cette
représentation.

On donnait le _Siége de Corinthe_.

En entrant dans notre loge, la première personne que je vis, presque en
face de nous, fut madame la duchesse de Richeville; madame de Mirecourt,
une des amies de ma tante, et M. de Mirecourt, l'accompagnaient. Un
autre homme que je ne connaissais pas était aussi dans la loge de madame
de Richeville. Sa figure basanée et assez austère, quoique très-jeune,
me frappa.

On ne pouvait rien voir de plus élégant, de plus joli que madame de
Richeville. Son turban de gaze blanche lamée d'argent allait
merveilleusement à son teint un peu brun et à ses cheveux noirs comme du
jais; elle portait une robe de velours cerise à manches courtes, et
malgré ses gants longs on pouvait juger de la perfection de ses bras...
Elle tenait à sa main un énorme bouquet de roses blanches, l'une des
plus grandes raretés qu'on puisse, dit-on, se procurer en hiver.

Je fis tout au monde pour être au moins indifférente à sa beauté; je ne
pus m'empêcher d'être attristée: l'air mélancolique de la valse de
Weber, qu'elle avait valsée avec M. de Lancry, vint, pour ainsi dire,
accompagner ces tristes pensées.

Madame de Mirecourt se pencha vers madame de Richeville, qui avait la
vue très-basse, pour lui faire, sans doute, remarquer notre arrivée.

La duchesse prit vivement sa lorgnette, et me regarda avec beaucoup
d'attention, mais non plus avec l'affectation hautaine et malveillante
qui m'avait frappée la veille.

On leva la toile. J'aimais tant la musique, l'Opéra me semblait si beau,
que j'écoutai, que je regardai tout avec une avidité de pensionnaire.

Pendant l'entr'acte, je vis M. de Lancry se présenter dans la loge de
madame la duchesse de Berry, loge que la princesse n'avait pas quittée
pour entrer dans son salon.

_Madame_ parut accueillir M. de Lancry avec beaucoup de bienveillance,
causa assez longtemps avec lui, et au moment où il allait, sans doute,
se retirer par discrétion, _madame_ daigna le retenir quelques moments
encore.

Lorsqu'il quitta la loge royale, j'étais curieuse de savoir s'il
viendrait nous faire visite, avant que d'aller saluer la duchesse de
Richeville.

Pendant quelques minutes, cette curiosité fut pour moi presque de
l'angoisse; mon cœur battit bien fort lorsque j'entendis ouvrir la
porte de notre loge; je ne doutai pas que ce ne fût M. de Lancry.

C'était lui.

Je me sentais troublée, je n'osais pas retourner la tête. Il souhaita le
bonsoir à mademoiselle de Maran et à Ursule.

Ma tante me toucha légèrement le bras, et me dit:--Mathilde! M. de
Lancry.

Je me retournai et je m'inclinai en rougissant.

Peu à peu je sentis mon embarras diminuer, et je pris part à la
conversation.

M. de Lancry fut très-aimable, très-spirituel. Il connaissait tout
Paris, et tout Paris assistait à cette représentation. Je me souviens
parfaitement de cet entretien, car M. de Lancry m'y apparut sous un jour
tout nouveau, et tout à fait à son avantage.

--Voyons, Gontran,--lui dit mademoiselle de Maran,--vous qui allez
partout, mettez-moi donc un peu au fait de tout ce beau monde-là, que je
ne connais pas; j'y suis aussi étrangère que ces jeunes filles. Voilà
plus de quinze ans que je n'ai mis le pied à l'Opéra. Il doit y avoir
ici toute la fleur des pois de la banque? Vous devez connaître ça de nom
ou de vue. C'est riche à faire peur aux honnêtes gens; ça a toujours
une loge à l'Opéra, tandis que nous autres, nous profitons modestement
des loges de la cour, qui sont les meilleures, Dieu merci.

--Je serais très-embarrassé, madame,--dit M. de Lancry;--car, pendant
quatre mois que je suis resté en Angleterre, bien des loges de _la
Banque_, comme vous dites, ont changé de maître. Je ne reconnais presque
plus personne; la Bourse a tant de caprices, elle fait et défait tant de
brusques fortunes!

--Il ne nous manquerait plus que de voir ces gens-là riches à
perpétuité! ça serait d'un joli exemple pour les autres
malfaiteurs,--dit mademoiselle de Maran.--Mais quelle est donc cette
petite femme, aux secondes, en béret rose? Elle est jolie, n'est-ce pas?

--Très-jolie,--dit M. de Lancry.--Elle et son mari sont les héros d'une
histoire bien simple et bien touchante,--ajouta-t-il avec un accent de
mélancolie qui m'étonna et qui donnait beaucoup de charme à sa
physionomie.

--Ah! mon Dieu! racontez-nous donc cela, Gontran! Comment
s'appelle-t-elle, cette belle héroïne?

--Le nom de mes héros est très-insignifiant... ils s'appellent M. et
madame Duval,--dit M. de Lancry en souriant.

--Duval! mais c'est un très-beau nom! Est-ce qu'il ne vaut pas bien les
Duparc, les Dupont, les Dumont ou les Dubois? Voyons, Gontran, le roman
de M. et de madame Duval.

--Figurez-vous donc, madame, qu'il y a deux ans...--Puis s'interrompant,
M. de Lancry dit à ma tante:--Tenez, madame, votre sourire moqueur
m'épouvante! Permettez-moi de m'adresser à mademoiselle Mathilde et à
mademoiselle Ursule; elles ne me décourageront pas, elles
s'intéresseront, j'en suis sûr, à cette naïve histoire.

Je levai les yeux, et je rencontrai le regard de M. de Lancry; je ne pus
m'empêcher de rougir.

--Allons! allons! contez votre conte à ces jeunes filles.--Je ne vous
regarderai pas,--dit mademoiselle de Maran;--et si je ris, ce sera à
part moi.

--Eh bien! donc, mademoiselle,--me dit M. de Lancry,--M. et madame Duval
avaient fait un très-heureux mariage.

--Mais c'est très-bien!--s'écria mademoiselle de Maran;--ça commence
tout juste comme une historiette de l'Ami des enfants ou de Berquin. Je
vous demande un peu si on dirait que c'est un ancien capitaine des
hussards de la garde qui raconte de ces choses-là! Continuez, continuez,
voici la belle princesse Ksernika qui entre dans sa loge avec sa suite.
Vous aurez fini votre historiette avant que le porte-flacon, le
porte-lorgnon, le porte-éventail, le porte-bouquet, le porte-programme,
aient rempli leurs fonctions. Voilà une belle princesse qui n'aime guère
les contes de Berquin.

--Je sais, madame,--dit M. de Lancry en souriant malignement,--toute la
différence qu'il y a entre un conte de Berquin et madame la princesse
Ksernika; mais je m'adresse à ces demoiselles; je n'ai pas besoin de
leur demander grâce pour la naïve simplicité de cette histoire, et je
continue:

--M. et madame Duval étaient complétement heureux et jouissaient d'une
honnête fortune. Je ne sais quelle banqueroute ou quel abus de confiance
les ruina entièrement. M. Duval avait une vieille mère qu'il idolâtrait
et qui était aveugle; elle lui avait abandonné tout ce qu'elle
possédait, à condition de vivre avec lui et sa belle-fille, qu'elle
aimait tendrement. En apprenant leur ruine, le premier, le plus grand
chagrin de M. et madame Duval fut d'avoir à craindre la pauvreté pour
leur mère, qui, depuis si longtemps, était habituée à un bien-être
presque indispensable à son âge. Ils résolurent donc de lui cacher ce
désastre. Son infirmité les aida merveilleusement à réaliser ce projet.
Quelques débris de fortune leur permirent de faire face aux dépenses des
premiers temps. M. Duval savait parfaitement l'anglais et l'allemand, il
fit des traductions; sa femme peignait à ravir, elle fit des dessins
d'album et jusqu'à des éventails. A force de travail, de privations et
surtout de présence d'esprit et d'adresse, ils parvinrent pendant près
de deux ans à tromper ainsi leur mère, qui, ne trouvant aucun changement
matériel dans ses habitudes, ne douta pas un instant du malheur qui
avait frappé ses enfants, malheur qui lui aurait été doublement funeste,
et par le chagrin qu'elle en eût ressenti, et par les privations qu'elle
eût voulu s'imposer. Enfin, il y a quelques jours, M. Duval reçut cent
mille francs avec une lettre qui lui annonçait que cette somme était une
restitution de la part du banqueroutier qui l'avait ruiné.--D'autres
personnes attribuent ce don à un bienfaiteur mystérieux.

--Ce qui paraît bien plus probable que le remords d'un maltôtier,--dit
ma tante.

--Toujours est-il, mademoiselle, que, grâce à cette somme, ces bons et
braves jeunes gens, maintenant habitués au travail, ont presque retrouvé
l'aisance qu'ils avaient perdue, et leur vieille mère ne s'est pas
aperçue qu'elle avait côtoyé de si près la misère.

--Ça finit comme ça avait commencé,--dit mademoiselle de Maran,--et ça
prouve que la bonne conduite est toujours récompensée. C'est pour cela
que lorsque la belle princesse Ksernika ira devant le bon Dieu, elle n'y
restera pas longtemps.

--Vous riez, madame,--reprit M. de Lancry;--eh bien! j'aurai le courage
de maintenir cette anecdote comme un des faits qui honorent le plus
notre temps.--Puis, s'adressant à moi:--Ne trouvez-vous pas,
mademoiselle, qu'il y a une bien rare délicatesse dans cette conduite?
Avoir assez d'empire sur soi pour étouffer toute plainte, toute allusion
involontaire au malheur dont on souffre et que l'on cache avec une si
pieuse sollicitude? Avoir, au milieu des inquiétudes navrantes de la
pauvreté, assez de présence d'esprit, assez de force d'âme pour
conserver toujours le caractère égal et gai que donne l'habitude de la
richesse? N'est-ce pas enfin un noble et touchant tableau, que de voir
ces deux jeunes gens tromper si religieusement leur vieille mère, en lui
créant, à force de travail, un petit coin d'opulence au milieu de leur
froide misère?

--Ah! sans doute, cela est beau, cela est admirable!--dit Ursule d'une
voix émue en portant sa main à ses yeux.--En entendant raconter on
pareil trait,--ajouta-t-elle,--on ne regrette pas d'être pauvre, puisque
la pauvreté inspire de pareils dévouements.

J'étais si troublée que je ne pus trouver une parole, et je trouvai
Ursule bien heureuse d'avoir pu dire quelque chose.

M. de Lancry avait raconté avec une grâce parfaite cette histoire,
puérile sans doute, mais par cela même pleine de charme dans la bouche
d'un homme comme lui.

Plusieurs fois, pendant ce récit, j'avais regardé M. de Lancry; la
touchante expression de sa physionomie donnait un nouvel attrait à ses
paroles; on ne pouvait, selon moi, apprécier si généreusement une telle
action sans être capable de l'imiter.

Je restais muette d'étonnement; je ne m'attendais pas à trouver cette
douce sensibilité sous les brillants dehors d'un homme à la mode. Aussi
mon cœur se serra bien douloureusement quand j'entendis ma tante dire
à M. de Lancry:

--Ma nièce Mathilde est si malicieuse avec son air de sœur...
Angélique, qu'elle est bien capable de se moquer de votre conte, au
moins, mon pauvre Gontran.

Je levai vivement les yeux sur M. de Lancry, comme pour le rassurer. Je
rencontrai son regard, mais si triste, mais si découragé, que je fus sur
le point de pleurer de chagrin et de dépit.

Je ne sais comment cette scène se serait terminée sans l'arrivée de M.
de Versac, qui ne précéda que de quelques moments le lever du rideau.

J'éprouvais un trouble profond, une sorte de vertige que la puissance de
la musique augmentait encore; chacune des pensées qui m'agitaient était,
pour ainsi dire, accompagnée d'une harmonie tour à tour rêveuse, tendre
ou passionnée, qui n'était que trop d'accord avec l'état de mon cœur.

Dans certaines circonstances, la musique a des séductions immenses. Elle
semble traduire nos pensées les plus secrètes, les plus confuses,
quelquefois même les plus coupables, dans un langage si enivrant, que
nous nous abandonnons à ses dangereux entraînements.

Ainsi, sans songer un instant aux obstacles que pouvait rencontrer le
sentiment qui s'éveillait si délicieusement en moi, bercée par ces
adorables mélodies, je me plaisais à rappeler à ma mémoire les
touchantes paroles de M. de Lancry; je me laissais aller à toute
l'admiration que m'inspirait le caractère que je lui supposais. Des
idées de jalousie venaient aussi m'assaillir lorsque, à travers ce songe
éveillé, je voyais vaguement devant moi la brune figure de la duchesse
de Richeville.

L'acte fini, j'écoutais encore; j'étais si absorbée que ma tante dut
m'appeler à plusieurs reprises pour me tirer de ma rêverie.

On sortait de la salle; je donnai le bras à M. de Versac; M. de Lancry
donna le bras à Ursule.

Je descendis presque machinalement, entendant, voyant à peine ce qui se
passait autour de moi.

Au moment où l'on vint nous annoncer notre voiture, je sentis un parfum
très-agréable, mais très-fort; le frôlement d'une étoffe toucha ma robe,
et une voix émue, affectueuse, me dit ces mots presque à l'oreille:

Prenez garde, pauvre enfant... on veut vous marier... Attendez M. de
Mortagne...

Je retournai vivement la tête pour voir qui venait de me parler; je
n'aperçus que le manteau de satin cerise et le turban lamé d'argent de
la duchesse de Richeville, qui descendait légèrement l'escalier devant
moi avec M. et madame de Mirecourt.



CHAPITRE XI.

L'AVEU.


Un mois s'était passé depuis le jour où j'étais allée à l'Opéra avec ma
tante et M. de Lancry.

Celui-ci était venu très-régulièrement voir mademoiselle de Maran,
d'abord tous les deux jours, puis tous les jours.

A mesure que notre intimité augmentait, je découvrais en lui mille
nouvelles qualités charmantes; on ne pouvait rencontrer un caractère
plus égal, plus prévenant, plus délicatement attentif. Son esprit fin,
ingénieux, savait si adroitement déguiser la flatterie, qu'il me la
laissait accepter, à moi qui me défiais toujours des louanges, en me
souvenant des perfides exagérations de ma tante sur les avantages dont
j'étais douée.

Ardent et généreux, il n'y avait pas une noble cause que M. de Lancry ne
défendît avec chaleur. Rempli de modestie, il souffrait visiblement
lorsqu'on lui parlait des mérites qui lui avaient valu des distinctions
toujours rares à son âge. Quant à ses succès dans le monde, quoique, par
convenance, un tel sujet fût rarement traité devant moi et devant
Ursule, il était facile de voir que M. de Lancry n'avait pas la moindre
fatuité. Sa conversation était, quand il le voulait, sinon sérieuse, du
moins instructive. Il avait beaucoup voyagé, et voyagé avec fruit. Il
parlait des arts avec infiniment de goût, et il n'était pas étranger aux
littératures contemporaines.

Peindre si longuement ses avantages, c'est presque dire que je
l'aimais... oui... je l'aimais.

Comment ne l'aurais-je pas aimé? Vivant chez ma tante presque dans la
solitude, ne voyant que lui, et le voyant chaque jour, pouvais-je
résister longtemps au charme qui le rendait si séduisant? Je vous ai dit
combien était triste et monotone la vie que je menais chez mademoiselle
de Maran. Dès que M. de Lancry vécut dans notre intimité, tout changea:
l'espoir, le plaisir de le voir, le désir de lui plaire, la crainte de
n'y pas réussir, les ressouvenirs qui succédaient à son absence, les
longues rêveries, enfin les mille anxiétés mystérieuses de la passion me
jetaient dans un trouble continu, et le temps s'écoulait avec une
incroyable rapidité.

Je l'aimais... et j'étais tour à tour bien heureuse et bien malheureuse
de cet amour...

J'étais heureuse lorsque dans mes rares accès de croyance en moi, dans
mes jours d'orgueil de jeunesse, d'orgueil de beauté, d'orgueil de
cœur, je me demandais si Gontran trouverait dans une autre les
garanties de bonheur que je croyais posséder et que je pouvais lui
offrir, s'il demandait ma main...

J'étais malheureuse, oh! bien malheureuse, lorsque doutant de moi, de ma
beauté, doutant presque de mon cœur, je n'osais croire que Gontran
pût m'aimer; je me persuadais même qu'il était plus que jamais attaché à
madame de Richeville.

Alors ces mots qu'elle m'avait dits à l'Opéra avec un accent si
affectueux:--_Prenez garde, pauvre enfant!_--ces mots me revenaient à la
pensée. Dans mon découragement, je n'avais plus la force de haïr cette
femme. J'interprétais ces paroles comme si elle m'eût dit: «Prenez
garde, pauvre enfant, on veut vous marier à Gontran, vous n'avez rien de
ce qu'il faut pour lui plaire, et vous souffrirez d'un amour que vous
ressentirez seule.»

Lorsqu'au contraire ma confiance renaissait, je voyais dans ces mots de
la duchesse une sorte de menace déguisée, une sorte de défense de
prétendre à un cœur qu'elle possédait.

J'étais d'autant plus accablée par ces différentes pensées, que je ne
pouvais les confier à personne. Mon tuteur, M. d'Orbeval, avait rappelé
Ursule près de lui pendant quelque temps. Notre séparation, quoiqu'elle
dût être de très-courte durée, n'en avait pas été moins pénible. Dans
ce moment, surtout, l'absence de ma cousine m'était doublement cruelle.

Lors de mes doutes les plus accablants, je me rassurais pourtant
quelquefois en pensant que mademoiselle de Maran n'aurait pas si
ouvertement, si particulièrement reçu M. de Lancry, s'il ne lui avait
pas fait part de ses vues. Cependant, jamais ma tante ou M. de Versac
n'avaient fait la moindre allusion à la possibilité d'un mariage entre
moi et M. de Lancry.

Enfin, ces angoisses cessèrent.

Le 15 février, je me rappelle ce jour, cette date, ces circonstances,
comme si tout s'était passé hier; le 15 février, j'étais seule dans le
salon de ma tante, où j'avais cru la trouver, mais elle était sortie en
donnant ordre de dire aux personnes qui pouvaient la demander, qu'elle
allait rentrer.

Je lisais les _Méditations_ de Lamartine, lorsque j'entendis la porte du
salon s'ouvrir; Servien annonça M. le vicomte de Lancry.

Jamais je ne m'étais trouvée seule avec Gontran, je me sentis dans un
embarras mortel.

--On m'a dit, mademoiselle, que madame votre tante allait bientôt
rentrer, et qu'elle priait les personnes qui viendraient de vouloir bien
l'attendre... Et puis, après avoir hésité un moment, il ajouta d'une
voix émue:--Et je ne croyais pas avoir le bonheur de vous trouver ici,
mademoiselle; aussi permettez-moi de profiter de cette rare et précieuse
occasion pour vous supplier de m'entendre.

--Monsieur... je ne sais... Que pouvez-vous avoir à me
dire?--répondis-je en balbutiant, avec un battement de cœur presque
douloureux.

Alors, d'une voix tremblante dont je ne pourrai jamais oublier l'accent
enchanteur, il me dit:

--Tenez, mademoiselle, laissez-moi vous parler avec la plus entière
franchise... et soyez assez bonne pour me promettre de me répondre de
même.

--Je vous le promets, monsieur.

--Eh bien! mademoiselle, mon oncle, M. le duc de Versac, abusant d'un
secret qu'il a pu pénétrer, mais que je ne lui ai jamais confié, était
décidé à demander pour moi votre main à madame votre tante...

Je l'ai conjuré de n'en rien faire.

Le courage me manqua... Je ressentis au cœur un coup violent; je crus
que M. de Lancry avait de l'éloignement pour moi, et je répondis d'une
voix faible:

--Il était inutile de m'apprendre... monsieur...--Je ne pus achever.

--Non, mademoiselle... cela n'était pas inutile, permettez-moi de vous
le dire; je ne pouvais autoriser M. de Versac à faire cette demande à
mademoiselle de Maran avant d'avoir eu votre consentement.

--Et c'est mon consentement que vous venez me demander?--m'écriai-je,
sans pouvoir cacher ma joie, sans penser à la cacher.

A un mouvement de surprise de M. de Lancry, je regrettai presque ma
franchise; je craignis qu'il ne l'interprétât défavorablement; je
rougis, je me troublai, et je ne pus ajouter un mot.

Après quelques moments de silence, Gontran reprit:

--Oui, mademoiselle, c'est votre consentement que je viens solliciter
sans oser l'espérer. Vous êtes libre de votre choix, et j'aurais
toujours regretté d'avoir été le sujet de quelque demande, de quelque
insistance qui auraient pu vous être désagréables.

--Monsieur, je...

Gontran m'interrompit et me dit avec un accent de sérieuse
tendresse:--Mademoiselle, un mot encore avant de vous voir par un refus
peut-être renverser non de présomptueuses espérances, mais des vœux
que j'ose à peine former; permettez-moi de vous exposer toute ma pensée.
Vous êtes orpheline, vous êtes presque seule au monde. Je dois, en
honnête homme, vous tenir le langage sérieux que je tiendrais à votre
mère... Vous savez pourquoi... dans cette circonstance, je m'adresse _à
vous_... et non pas à mademoiselle de Maran,--ajouta Gontran d'un air
significatif qui me prouva qu'il avait pénétré quels étaient mes
rapports avec ma tante, mais que, par délicatesse, il ne pouvait m'en
parler.

Je fus vivement touchée de la manière à la fois grave et affectueuse
dont s'exprimait Gontran.

--Je vous comprends,--lui dis-je...--et je vous remercie.

--Quand vous m'aurez entendu,--reprit-il,--vous pourrez, mademoiselle,
préjuger de l'avenir avec autant de certitude que s'il était accompli.
J'ai peu de qualités peut-être, mais j'ai toujours été loyal et sincère
dans l'exécution de ma parole... J'ai toujours résolu de ne me marier
qu'à une femme que j'aimerais de l'amour le plus respectueux et le plus
vif... de cet amour fervent et saint qui ne ressemble pas plus aux goûts
passagers de la première jeunesse, que la durée des liaisons éphémères
qui en sont la suite ne ressemble à la durée du mariage; au contraire de
tout le monde, rien ne m'a toujours semblé plus romanesque qu'une union
tendrement assortie... telle que je la rêvais... Pour accomplir ces
vœux, il s'agit seulement de savoir ménager le trésor de félicités
qui peuvent durer autant que nous... Alors on traverse avec
enchantement, dans une confiance mutuelle, une vie de tendresse et
d'amour, que le génie du cœur peut délicieusement varier... car,
encore une fois, il n'y a rien de plus romanesque que le mariage...
quand on sait s'aimer.

Je ne sais pourquoi à ce moment le souvenir de madame de Richeville
traversa ma pensée. Je ne pus m'empêcher de dire à M. de Lancry:

--Pourtant, monsieur, ces liaisons éphémères dont vous parlez semblent
quelquefois...

--Ah! mademoiselle,--s'écria-t-il en m'interrompant,--peut-on jamais les
comparer à un bonheur légitime et vrai? Ah! croyez-moi... quand on aime
pour la vie, on reconnaît bien vite le néant de ces coupables
affections. Quel est donc leur charme pour qu'on puisse les préférer à
un amour béni par Dieu? Parce qu'une femme vous appartient devant le
ciel et devant les hommes, appréciera-t-on moins tout ce qu'il y a de
charme dans une longue soirée passée près d'elle? Jouira-t-on moins de
ses préférences, parce que chaque jour on les aura méritées aux yeux de
tous à force de soins et de tendresse? Son esprit, sa grâce, ses
succès, vous seront-ils moins chers, parce que son regard pourra sans
crainte chercher le vôtre, et vous dire: «Jouissez de ce que vous
inspirez!» Si au milieu du monde elle accueille un signe de vous par un
mystérieux et doux sourire, ce sourire sera-t-il moins doux, parce qu'il
n'annoncera pas une coupable intelligence? Parce que ces fleurs dont
elle est parée ont été choisies par une main amie et respectée,
ont-elles moins d'éclat et de parfum! Si l'on veut voyager et se reposer
du tumulte de Paris dans la contemplation des beautés de la nature,
faudra-t-il enlever absolument une fille à son père, une femme à son
mari, pour jouir de mille ravissements d'un voyage amoureux fait dans un
pays enchanteur et poétique? Le beau ciel d'Espagne ou d'Italie
sera-t-il donc voilé pour tous ceux qui peuvent s'aimer sans rougir? Oh!
croyez-moi, je vous le répète, il y a des trésors inépuisables de
bonheur pur, de plaisirs romanesques dans une union basée sur l'amour,
telle que je la rêve... Car, je vous l'avoue, il me serait impossible de
voir dans le mariage un isolement à deux, une vie indifférente, ou
seulement convenable et polie!... Oh! non... non... je voudrais
concentrer dans cette vie toutes les joies, toutes les adorations, toute
la puissance de mon cœur! Maintenant, voyez-vous... que je connais
les faux plaisirs de la jeunesse, ils me semblent aussi loin du vrai
bonheur que la superstition est loin de la religion... Je ne sais,
mademoiselle, si vous m'avez bien compris, je ne sais si j'ai pu vous
donner une faible idée de mes sentiments, de mes pensées. Si j'étais
assez heureux pour cela, si, contre tout mon espoir, vous me permettiez
d'autoriser la demande que M. de Versac désire faire pour moi à
mademoiselle de Maran, croyez-en ma foi d'honnête homme...
mademoiselle... aimé de vous... je serais en tout digne de vous...

En disant ces trois derniers mots, M. de Lancry, qui était assis dans un
fauteuil près du mien, se leva par un mouvement d'une gravité touchante,
presque solennelle.

Je ne puis dire toutes les émotions que ce langage si nouveau pour moi
éveilla dans mon cœur; il me sembla qu'un nouvel et radieux horizon
s'offrait à ma vue; je fus frappée d'un saisissement délicieux, car les
paroles de Gontran sur le romanesque d'un bonheur légitime,
traduisaient, résumaient complétement mille pensées jusque-là vagues et
confuses dans mon esprit.

Ce tableau ravissant de _l'amour dans le mariage_, avec les
délicatesses, les mystères et les entraînements de la passion, me
transporta d'une espérance ineffable.

J'étais trop profondément heureuse pour cacher ma joie, pour mettre la
moindre dissimulation dans ma réponse. Je sentis mes joues brûlantes,
mon cœur battre, non de timidité, mais de résolution généreuse. Je
voulus être à la hauteur de l'homme qui venait de me parler avec tant de
sincérité, et dont les paroles m'inspiraient une invincible confiance.

--Je ne serai ni moins franche ni moins loyale que vous,--lui
dis-je.--Je suis orpheline; je ne dois compte qu'à Dieu et à moi du
choix que je puis, que je veux faire... J'ai foi dans l'amour que vous
me peignez si doux et si beau, parce que moi-même bien souvent j'ai rêvé
cet avenir.

--Mademoiselle, il serait vrai... je pourrais espérer?

--Je vous ai promis d'être franche... je le serai. Avant que de vous
donner, non pas une espérance, mais une certitude... permettez-moi, à
mon tour, quelques mots sur mes sentiments: ne prenez pas ce que je vais
vous dire pour l'expression d'un doute, bien loin de ma pensée... J'aime
ma cousine comme la plus tendre des sœurs. Elle est sans fortune,
elle veut faire un mariage selon son cœur; pour la mettre à même de
choisir sans se préoccuper des questions d'intérêt, je désire lui
assurer la moitié de mes biens. Si elle ne se marie pas, je désire la
garder toujours près de moi... Consentez-vous à ce qu'elle soit aussi
votre sœur?

D'abord Gontran me contempla avec étonnement; puis, joignant les mains,
il s'écria:

--Quel noble cœur! quelle âme! Comment ne pas approuver, que dis-je?
ne pas admirer une affection si généreuse? Ne serait-elle pas une
garantie de l'élévation de vos sentiments, s'il était possible d'en
douter? Et puis ne connais-je pas mademoiselle Ursule? ne sais-je pas
qu'elle mérite tant de dévouement?

--Oh! bien... bien,--dis-je avec entraînement,--je le vois, mon cœur trouve
un écho dans le vôtre. Maintenant, une dernière question...--ajoutai-je
en baissant les yeux et en balbutiant;--madame la duchesse de
Richeville...

Je ne pus dire que ces mots.

Gontran me répondit aussitôt:--Je vous comprends, mademoiselle... les
bruits du monde ont pu parvenir jusqu'à vous... Depuis mon retour
d'Angleterre, ou plutôt depuis le bal de l'ambassade d'Autriche, je vous
le jure sur l'honneur, je n'ai été occupé que d'une seule pensée... je
n'ose dire... que d'une seule personne...

Je tendis la main à Gontran sans pouvoir retenir deux larmes; oh! deux
bien douces larmes.--Si vous voulez la main de l'orpheline... elle est à
vous... devant Dieu, je vous la donne,--lui dis-je.

--Devant Dieu aussi, je fais le serment de la mériter,--dit Gontran,--et
il tomba à genoux d'une manière si charmante, si naturelle, je dirais
presque si pieuse, en portant ma main à ses lèvres, que rien ne me parut
exagéré dans ce mouvement.

De ma vie... je n'éprouvai une impression à la fois plus douce, plus
sereine, plus triomphante.

Je joignis les mains avec force, et je dis d'une voix profondément émue:

--Mon Dieu! mon Dieu! que je vous remercie de me faire maintenant la vie
si riante et si belle!...

Un roulement de voiture qui retentit dans la cour annonça le retour de
mademoiselle de Maran.

--Mathilde,--me dit Gontran,--voulez-vous me permettre de faire tout à
l'heure, là, devant vous, ma demande à votre tante?... Alors je pourrais
peut-être revenir passer cette soirée près de vous.

--Oh! oui, oui,--m'écriai-je avec joie,--vous avez raison... Ainsi vous
reviendrez ce soir?

Mademoiselle de Maran entra dans le salon.

--Je gage,--me dit-elle dès la porte du salon,--que vous ne savez pas ce
qu'Ursule est allée faire en Touraine?

--Non, madame.

--Et vous, Gontran?

--J'ignore complétement...

--Eh bien! moi, je le sais; je viens de chez le notaire de M. d'Orbeval,
qui est aussi le mien; il paperassait, devinez quoi... Je vous le donne
en cent... je vous le donne en mille.

--Mais, ma tante..

--Il paperassait des titres, des donations pour Ursule,--dit
mademoiselle de Maran en riant aux éclats,--pour Ursule, qui se marie.

--Ursule se marie... sans me l'écrire!... Dans sa dernière lettre elle
ne m'en disait pas un mot!--m'écriai-je avec une douloureuse surprise.

--Attendez donc... attendez donc; tout à l'heure Pierron, après avoir
ouvert la porte cochère, m'a remis quelques lettres que j'ai mises dans
mon sac sans les regarder; il y en a peut-être une d'Ursule pour vous.

Mademoiselle de Maran fouilla dans son sac, en tira trois lettres, lut
leurs adresses, et dit:--En effet... en voici une timbrée de Tours pour
vous.

--Madame,--dit M. de Lancry à ma tante,--ce que je vais avoir l'honneur
de vous dire est bien grave. Je choque sans doute les usages reçus en
abordant un tel sujet sans préparation; mais je suis si heureux, et
surtout si jaloux de jouir le plus tôt possible du privilége qui me
sera peut-être accordé... que je viens, sûr de l'agrément de
mademoiselle Mathilde, vous demander sa main.

--Ah! mon Dieu!--s'écria ma tante;--qu'est-ce que vous me dites donc là,
Gontran? C'est comme un coup de tonnerre... je n'en reviens pas. Ça ne
s'est jamais vu, un mariage arrangé de cette façon-là!

--Vous dites vrai, madame; si vous accordiez votre consentement, et si
j'en crois mon cœur, ce mariage serait unique entre tous les
mariages,--dit Gontran en me regardant.

--Mais c'est qu'en vérité j'en suis tout ébaubie. Ça ne se fait jamais
comme ça, mon pauvre Gontran! Ce sont les grands parents qui se chargent
de ces ouvertures-là, avec toutes sortes de préliminaires et de
préambules. On en cause quelquefois huit jours, et, après d'autres
préambules encore, on fait venir la petite fille, et on lui dit qu'il se
pourrait bien qu'on songeât un jour à la marier; que dans ce cas là, un
jeune homme qui réunirait tels, tels et tels avantages, semblerait un
parti sortable.

--Eh bien! ma tante,--dis-je gaiement à mademoiselle de
Maran;--figurez-vous que ces huit jours, que ces longs préambules ont
duré, et que vous avez dit à la petite fille qu'un parti sortable se
présentait...

--Eh bien?--dit ma tante.

--Eh bien! la petite fille accepte avec une profonde
reconnaissance,--dis-je à mademoiselle de Maran en lui prenant
tendrement la main pour la première fois de ma vie.

Je trouvai cette main glacée. Elle serra longtemps la mienne dans ses
longs doigts décharnés, en attachant sur moi un regard perçant, puis
elle sourit comme elle pouvait sourire.

Je ne pus vaincre un sentiment de vague frayeur qui se dissipa aussitôt.

--Vous voulez donc bien de cet abominable mauvais sujet-là pour mari,
mon enfant?... Allons, soit, je ne veux pas vous contrarier... J'y
consens... sauf l'approbation de M. d'Orbeval, votre tuteur, et celle de
votre oncle, Gontran.

--Il devait vous faire lui-même cette demande, madame,--dit M. de Lancry
transporté de joie.

--Ah! ma tante! vous êtes pour moi une seconde mère!...--m'écriai-je
dans ma joie, en embrassant mademoiselle de Maran avec effusion.

--Ah! ah! entendez-vous cette folle?--dit ma tante en riant aux éclats,
de son rire strident et moqueur; une seconde mère!...

--Hélas! j'avais blasphémé en donnant à mademoiselle de Maran le nom
d'une mère... Dieu devait m'en punir cruellement...

Le soir, à neuf heures, Gontran revint avec son oncle, M. de Versac. Il
annonça officiellement à ma tante que le roi avait eu la bonté de
permettre de substituer son titre de duc et sa pairie à M. de Lancry
lorsque ce dernier se marierait.

--Ce qui fait qu'un jour vous serez duchesse, ce qui est certes fort
agréable, quand on joint à cela plus de cent mille livres de
rentes,--dit mademoiselle de Maran.--Puis elle ajouta:

--A propos de rentes, j'ai fait fermer ma porte ce soir. Nous avons à
causer contrat avec M. de Versac. Les amoureux n'ont rien à y entendre.
Laissez-nous donc tranquilles, et allez-vous-en dans ma bibliothèque.

Que dirai-je de cette soirée si délicieusement employée à parler d'un
avenir qui s'offrait si splendide? Était-il possible de réunir plus de
chances certaines de bonheur? Esprit, beauté, charme, délicatesse,
mérite, naissance, fortune, celui que je devais épouser ne possédait-il
pas tous ces avantages?



CHAPITRE XII.

LA LETTRE.


En remontant chez moi, quelle fut ma surprise? je trouvai dans mon
cabinet d'études une énorme corbeille de jasmins et d'héliotropes, mes
deux fleurs de prédilection.

Nous étions au mois de février. C'était depuis le matin seulement que
Gontran avait pour ainsi dire le droit de m'offrir des fleurs; je ne pus
concevoir comment en si peu de temps il avait pu réunir cette masse de
fleurs, plus rares encore que précieuses dans cette saison.

Je fus profondément touchée de cette prévenance. Blondeau m'attendait.
Je lui dis tout mon bonheur, toutes mes espérances. Après m'avoir
écoutée attentivement, cette excellente femme me répondit:

--Sans doute, mademoiselle, je crois que M. le vicomte de Lancry est
bien aussi charmant que vous le dites; un jour il sera duc et pair...
c'est possible; mais permettez-moi de vous faire observer qu'avant de se
marier, il est toujours prudent de prendre des informations.

--Comment! des informations? tu es folle! Est-ce que M. le duc de
Versac, son oncle, n'en a pas donné à ma tante...

Blondeau secoua la tête.

--Les informations des parents, mademoiselle, sont toujours bonnes; ce
n'est pas à celles-là qu'il faut croire, ni même souvent à celles du
monde.

--Où veux-tu en venir?

--Tenez, mademoiselle, si vous vouliez me le permettre, je trouverais
moyen, en faisant causer les gens de M. le vicomte à l'office, de savoir
bien des choses.

--Ah! c'est indigne!... Et c'est vous qui osez me parler d'un vil
espionnage!... Rappelez-vous bien une chose,--m'écriai-je,--c'est que si
vous faites le moindre cas de mon attachement pour vous, vous me
promettrez à l'instant même de ne pas faire la moindre question aux gens
de M. de Lancry.

--Mais, mademoiselle, c'est votre tante qui, à bien dire, a arrangé ce
mariage! Oubliez-vous donc toutes ses méchancetés? la haine qu'elle
portait à cette pauvre madame la marquise votre mère, qu'elle a fait
mourir de chagrin!... Au moment de vous lier pour jamais, réfléchissez
bien, mademoiselle... Pardonnez-moi si je vous parle ainsi. Je ne suis
qu'une pauvre femme, mais je vous aime comme mon enfant; ce sentiment-là
me donne des idées au-dessus de ma position et le courage de vous les
dire. Pauvre mademoiselle, vous êtes si confiante, si bonne, si
généreuse, que vous ne vous défiez de personne. C'est comme pour
mademoiselle Ursule, je ne la crois pas franche, malgré ses soupirs et
ses airs de victime...

--Écoutez-moi, Blondeau: je comprends qu'une sorte de jalousie
d'affection vous porte à parler injustement de mademoiselle d'Orbeval,
aussi j'excuse ce sentiment; mais je vous prie de ne pas vous permettre
la moindre allusion à une union que je veux contracter, parce qu'elle
est honorable et belle. Je sais ce que je fais; je ne suis plus une
enfant. Ce n'est pas mademoiselle de Maran qui m'a parlé de ce mariage;
c'est moi qui lui en ai parlé... D'ailleurs, je le sens là... ma mère
vivrait encore qu'elle approuverait le choix de mon cœur...

--Mademoiselle, une dernière observation. Si, comme vous n'en doutez
pas, les renseignements qu'on peut avoir sur M. le vicomte sont bons,
qu'est-ce que cela vous fait que?...

--Écoutez,--dis-je à Blondeau d'un ton très-ferme,--je ne puis vous
empêcher d'agir à votre tête; mais quoi qu'il doive m'en coûter, oui,
m'en coûter beaucoup, de me priver de vos services... je vous déclare
que si vous me dites encore un mot à ce sujet, j'assure votre sort et je
vous éloigne pour toujours de moi...

--Ah! mademoiselle, ne me regardez pas ainsi. Mon Dieu! c'est comme
lorsque étant toute petite et égarée par les méchants conseils de votre
tante, vous m'avez dit _que j'aimais mieux l'argent que tout_.

Et la pauvre femme se mit à fondre en larmes.

--Ah!--lui dis-je avec une impatience chagrine et presque
durement,--j'étais si heureuse! faut-il qu'avec vos ridicules visions
vous veniez me distraire de ce bonheur?

Puis, ne voulant laisser à personne le soin de toucher à la précieuse
corbeille de fleurs que Gontran m'avait envoyée, je la pris et je
l'emportai dans ma chambre. De ce jour, je m'habituai à avoir des fleurs
près de moi sans rien en ressentir qu'une sorte de légère torpeur qui
n'est pas sans charme.

Peu à peu l'impatience que m'avait causée Blondeau se dissipa sous le
charme de mes souvenirs de la journée. Mes préoccupations avaient été si
puissantes que je n'avais pas encore ouvert la lettre d'Ursule, qui
m'annonçait son mariage.

J'ai gardé cette lettre ainsi que plusieurs autres... la voici.

On remarquera en la lisant que le style en est un peu prétentieux et
romanesque. Je querellais quelquefois ma cousine sur cette manière
d'écrire sans pouvoir l'en corriger.

En me rappellant maintenant toutes les phases de mon _amitié_ pour
Ursule et les suites de son mariage, je ne puis retenir un sourire
d'amertume en lisant ces lignes éplorées, gémissantes, où elle se pose
si lugubrement en victime.

Mais alors _les temps n'étaient pas changés_, j'avais toutes mes
illusions, et je fus cruellement navrée du malheur d'Ursule.

Pour tout dire, cette lettre, d'une écriture parfaitement correcte et
posée, était cachetée de noir avec une pierre gravée, représentant une
tête de mort; cachet bizarre qu'Ursule affectionnait beaucoup.

«Saint-Norbert, février 1840.

«C'en est fait, Mathilde, ta pauvre Ursule est sacrifiée; elle n'a plus
qu'à vouer sa vie tout entière aux larmes et au deuil. C'est à peine si
au milieu du sombre avenir qui l'attend, elle entrevoit quelques lueurs
de consolation, qu'elle devra, sans doute, à ton amitié chérie... Mais,
mon Dieu! pourquoi m'étonner du nouveau coup qui me frappe? depuis
longtemps ne suis-je pas habituée à souffrir! Victime résignée au
malheur, je ne puis que courber le front et pleurer!...

«Pardon, mon amie, ma sœur, de venir attrister tes joies par ces
plaintes qui s'exhalent de mon âme désolée: car, j'en ai le
pressentiment, tu seras heureuse, tu es heureuse selon ton cœur; tu
épouseras celui que tu aimes... Si belle, si riche, si charmante, pour
plaire tu n'as qu'à paraître!...

«La pauvre Ursule, au contraire, sans charmes, sans attraits, sans
fortune, a été en naissant presque vouée au malheur... Que veux-tu?
c'est sa destinée... Mais, que dis-je?... non, non, je suis injuste; ne
t'ai-je pas rencontrée sur ma route? n'as-tu pas tendu la main à la
petite abandonnée? n'a-t-elle pas dû à ta générosité, à ta touchante
amitié, le plus précieux des biens, une éducation brillante, comme me le
répète toujours avec raison mademoiselle de Maran?

«Ne t'ai-je pas dû... ne te dois-je pas le sentiment le plus doux, le
plus cher à mon cœur? Hélas! sans cela... sans l'espoir involontaire
qu'il me donne... je serais déjà morte de désespoir... tu n'aurais qu'à
pleurer ton amie.

«Écoute, Mathilde; c'est une folie, diras-tu... soit... mais c'est une
douloureuse et triste folie, je t'assure... J'ai de funèbres
pressentiments, je ne sais quel est le sort qui m'attend... en tous
cas... je voudrais te donner mes livres et cette petite parure de corail
que tu sais.

«Hélas! je suis sans fortune, je n'ai rien... Pardonne la pauvreté de ce
présent; mais au moins il te rappellera nos journées de travail et notre
innocente coquetterie de jeunes filles, n'est-ce pas, Mathilde? Tu
pleureras ton amie! n'est-ce pas qu'un vague souvenir d'elle viendra
quelquefois traverser ta pensée au milieu des fêtes brillantes dont tu
seras la reine?...

«Je voudrais avoir ici mon dernier asile. Je suis allée souvent dans le
modeste cimetière du village; il n'a rien de repoussant; c'est une
pelouse verdoyante, entourée d'une haie de sureau et d'aubépine qui au
printemps doivent être couverts de fleurs. On y voit çà et là de simples
croix de bois... Oh! qu'il me serait doux d'être là confondue avec les
humbles créatures qui reposent dans ces tombes ignorées, car j'aurai
passé, comme elles, inaperçue dans ce monde...

«Pardon, Mathilde, de ce triste commencement de lettre; mais j'ai l'âme
si profondément navrée que je me suis laissée aller à l'amertume de mes
impressions.

«Il faut pourtant t'apprendre le sujet de mes larmes...

«Je me marie!

«Quel mariage! mon Dieu!... Adieu mes rêves de jeune fille! adieu mes
vagues espérances! adieu surtout cette vie de dévouement de tous les
instants que je voulais passer près de toi!

«Un moment j'ai pensé à lutter contre l'inébranlable et terrible volonté
de mon père; mais j'ai senti que j'aurais vite usé mes forces dans ce
combat inégal, que je serais brisée, dans la lutte; et puis une bien
plus puissante raison me faisait un devoir de la résignation. J'ai obéi;
tu sauras bientôt pourquoi.

«Il y a huit jours, le jour même où je t'avais écrit, sans savoir ce qui
m'attendait, mon père me fit venir dans son appartement. Tu n'as jamais
vu mon père que dans le monde, ou devant mademoiselle de Maran qui lui
impose beaucoup; il n'a dû te paraître que grave et compassé. Ici il est
habitué à dominer, à parler en maître inflexible; sa figure a une
expression toute différente; elle est dure, presque menaçante.

--«Vous n'avez pas de fortune,»--me dit-il,--«il faut songer à vous
marier. J'ai trouvé pour vous un parti inespéré, un jeune homme qui a
plus de soixante mille livres de rentes, sans les espérances, et ce
qu'il peut gagner encore; car il gère sa fortune à merveille et entend
parfaitement les affaires. Il viendra ici, demain, avec sa mère.
Arrangez-vous pour lui plaire; car, si vous lui plaisez, le mariage est
conclu. Surtout soyez simple et gaie, car M. Sécherin est un garçon de
bonne humeur, tout rond et sans façons. Réfléchissez à cela; je vous
laisse. Il faut que j'aille à ma ferme _des Sanlaies_. En vérité, cette
malheureuse propriété me coûte plus qu'elle ne me rapporte, et vous avez
besoin de faire un bon mariage pour ne pas être, après ma mort, dans une
position pire que médiocre.»

«Sans me donner le temps de lui répondre un mot, mon père me laissa
seule.

«Oh! mon amie, je ne saurais te dire dans quel abîme je crus tomber en
entendant ces fatales paroles, moi qui, tu le sais, avais toujours rêvé
comme toi cette ravissante union des âmes qui tôt ou tard se
rencontrent, parce qu'elles se cherchent involontairement!!

«Je passai la nuit dans les larmes.... Tu me demanderas peut-être, bonne
et tendre sœur, si j'avais oublié la généreuse promesse que tu
m'avais faite de partager ta fortune avec moi pour me faciliter un
mariage selon mon cœur, ou bien de me garder près de toi si je ne
trouvais pas un parti qui me convînt. Non, Mathilde, non, je ne l'avais
pas oubliée, cette promesse! Je savais que ton cœur était assez
grand, assez noble pour la tenir... C'est pour cela que j'ai voulu
rendre impossible le sacrifice que tu voulais faire à notre amitié.

«Dans ton dévouement, aussi admirable qu'irréfléchi, tu n'avais pas
songé à l'avenir; quoique considérables, tes biens ne sont pas assez
grands pour pouvoir ainsi se diviser; avec ta fortune entière, tu es
une très-riche héritière, et tu peux prétendre aux plus brillants
partis. En la partageant, tu diminues tes chances de moitié.

«Sans doute, rester éternellement près de toi a été un de mes plus doux
rêves de jeune fille. Mais qui sait si cet arrangement conviendrait à
celui que tu choisiras pour mari? Grand Dieu! plutôt mourir mille fois
que d'être la cause du plus léger dissentiment entre vous! Je me suis
donc résignée, Mathilde. J'ai trouvé la force de cette résignation dans
mon amitié, dans mon dévouement pour toi. Je bénirai toujours le
sacrifice que je me suis imposé, en songeant qu'il a peut-être pu
contribuer à assurer ton bonheur à venir.

«Hélas! il m'en a bien coûté, j'ai pleuré, amèrement pleuré pendant la
nuit qui précéda ma première entrevue avec M. Sécherin.

«Oserai-je tout te dire, tout t'avouer? Un moment une pensée impie
suspendit mes larmes... La maison de mon père est entourée de fossés
profonds et remplis d'eau... je me levai... j'ouvris ma fenêtre... je
mesurai la hauteur; la lune était voilée, il faisait une triste nuit
d'hiver, le vent gémissait, je m'avançai hors du balcon... je me dis:
Mieux vaut une mort criminelle, sans doute, que la vie qui m'attend. Un
vertige me saisit; j'allais peut-être céder à une funeste inspiration,
lorsqu'en donnant un dernier adieu à tout ce qui m'était cher, c'est à
dire à toi, ton souvenir m'arrêta... Grâce encore te soit rendue,
Mathilde! car ce souvenir m'a retenue au bord du précipice, il m'a
empêchée de commettre un crime, je me suis résignée à vivre...

«Hélas! cette vie que je dispute si faiblement aux chagrins qui
m'accablent, cette vie ne s'usera-t-elle pas bientôt? Oh! si cela
était... si cela était! Je bénirais Dieu de me retirer de cette terre,
j'accepterais la mort comme la douce récompense de tant de sacrifices
que j'ai eu le courage de m'imposer.

«Le jour fatal arriva; le matin mon père me renouvela les plus sévères
recommandations. J'attendis avec autant d'accablement que de morne
indifférence le moment où l'on me présenterait M. Sécherin.

«Malgré les ordres, malgré la colère de mon père, je n'avais mis aucun
soin à ma toilette. Comment en aurais-je eu le courage, mon Dieu!
j'avais une robe noire, véritable emblème des pensées qui navraient mon
cœur. Mes cheveux tombaient en longues boucles autour de mon visage
pâli par la douleur; je me tenais si courbée sous le poids du malheur
qui m'accablait, que mademoiselle de Maran m'aurait bien certainement
cette fois et avec raison reproché d'être contrefaite.

«Mon père eut beau me gronder durement, m'ordonner de me tenir mieux, de
prendre un air souriant, je ne pus vaincre les pénibles émotions qui
m'agitaient; c'est à peine si je tournai la tête lorsqu'on annonça M.
Sécherin et sa mère.

«M. Éloi Sécherin est, m'a dit mon père, intéressé dans de très-grandes
entreprises, et il augmente chaque jour la fortune que lui a laissée son
père. Je ne puis rien te dire de sa figure, de ses manières... car je
vois tout à travers un nuage de larmes.

«Il faut que M. Éloi Sécherin ne soit pas difficile à séduire; car après
son départ, mon père est venu me complimenter en m'assurant que j'avais
été parfaitement bien, simple, sans prétention, et que M. Sécherin et sa
mère étaient partis enchantés de moi.

«Je suis comme une pauvre prisonnière dont les yeux n'ont pas encore pu
percer les ténèbres glacées qui l'environnent. J'ai bien vu vaguement M.
Sécherin et sa mère; mais il ne m'en reste qu'une idée indécise. J'ai
entendu plutôt qu'écouté quelques paroles. J'ai répondu machinalement.
Aujourd'hui même on signe le contact, et mon mariage doit avoir lieu
demain ou après demain, je crois.

«Quand tu me reverras à Paris, dans quelques jours, tu ouvriras tes bras
à la pauvre victime obéissante et résignée....

«Pardon, pardon, Mathilde, d'être venue ainsi attrister ton bonheur; car
un secret pressentiment me dit que tu es heureuse, _qu'il_ t'aime. Tu le
sais depuis le jour de l'ambassade. Je te l'ai dit.--_Tu l'aimeras_,--et
je suis sûre qu'il s'est rendu digne de cet amour en le partageant.

«Heureuse, heureuse Mathilde, il me faut la certitude de ta félicité
pour m'aider à supporter la vie que je vais misérablement traîner,
jusqu'à ce que le fardeau de mes souffrances soit trop lourd; alors je
quitterai cette terre de douleur, en jetant un dernier regard de regret
sur les années passées près de toi...

«Adieu, adieu, bien tristement adieu! Un moment j'avais songé à te
supplier à genoux de venir assister à mon mariage pour me donner du
courage; mais j'ai bientôt réfléchi que ta vue, en me rappelant tout ce
que je perds en me séparant de toi, m'ôterait le peu d'énergie qui me
reste... Adieu encore! Quand tu reverras ta pauvre Ursule, tu auras,
j'en suis sûre, bien de la peine à la reconnaître.

«Adieu... oh! adieu! la force me manque; j'ai tant pleuré! A toi de
cœur, du plus profond de mon cœur.

«URSULE D'ORBEVAL.»

Après la lecture de cette lettre, je fus atterrée.

La pensée qui domina toutes les autres fut qu'Ursule, ainsi qu'elle me
le disait, s'était littéralement sacrifiée pour moi, dans la crainte de
nuire à mon mariage avec M. de Lancry.

Je fis ensuite presque un reproche à ma cousine d'avoir si peu compté
sur mon affection et sur celle de Gontran. Il régnait dans sa lettre une
tristesse si profonde, un abattement si désespéré, que je fus
sérieusement inquiète, redoutant pour elle une maladie de langueur.

Il me restait un espoir. Le mariage d'Ursule pouvait être retardé. Je me
décidai le lendemain à prier Gontran de partir aussitôt pour la
Touraine; il devait supplier ma cousine de rompre cette union, et
l'assurer lui-même que l'exécution de mes promesses ne pouvait apporter
la moindre difficulté à notre mariage.

Je passai une nuit très-agitée. Le lendemain j'attendis avec la plus
grande anxiété l'arrivée de Gontran. Il n'hésita pas un moment à aller
trouver Ursule; il comprit, il partagea mes craintes, mes espérances
avec une adorable bonté. Il ne devait pas parler de ce voyage à
mademoiselle de Maran, et partir à l'instant même. Nous causions de ce
sujet si intéressant pour moi, lorsqu'on m'apporta une lettre de
Tours...

Le mariage d'Ursule était accompli. Sa lettre de la veille avait eu
plusieurs jours de retard.

Cette nouvelle m'accabla. J'étais si heureuse de mon amour pour Gontran
que je comprenais mieux encore combien le sort d'Ursule devait être
cruel.

Ma cousine m'annonçait qu'elle arriverait sous peu de jours avec son
père et son mari, et qu'elle passerait la fin de l'hiver à Paris.

Je remontai chez moi pour écrire à ma cousine, pour me plaindre de son
manque de confiance, pour la consoler, pour l'encourager, pour faire
enfin ressortir à ses yeux les avantages que sa douleur l'empêchait
peut-être d'apercevoir dans cette union qui la désespérait.

Je trouvai Blondeau dans mon cabinet d'étude; elle me dit qu'une femme,
qui venait me solliciter pour une bonne œuvre, demandait à me parler.

Je lui dis de la faire entrer.

Je vis une femme enveloppée d'un manteau, et dont les traits étaient
absolument cachés par un voile noir très-épais.

Blondeau sortit.

Cette femme laissa tomber son manteau, releva son voile.

C'était madame la duchesse de Richeville.



CHAPITRE XIII.

L'ENTRETIEN.


Je fus si surprise, presque si effrayée, à l'aspect de madame de
Richeville, que je m'appuyai sur le dossier d'un fauteuil placé près de
moi.

Pourtant l'expression des traits de la duchesse n'avait rien de
menaçant. Elle me parut très-changée, très-maigrie; elle était fort
émue, et me regardait avec intérêt.

Elle se hâta de me dire, comme pour m'engager à l'entendre, et pour me
mettre en confiance avec elle:

--Quelque étrange que puisse vous paraître ma visite, mademoiselle,
rassurez-vous. Je viens au nom de nos amis communs, M. de Mortagne.

--Est-il donc ici, madame?

--Hélas! non; et, quoiqu'il soit attendu d'un moment à l'autre, je ne
puis rien encore vous dire de son mystérieux voyage... mais je sais tout
l'intérêt qu'il vous porte... Il y a huit ans... en sortant de sa
dernière entrevue avec mademoiselle de Maran, il m'a tout raconté... le
conseil de famille, la scène avec votre tante, lorsqu'il vous prenait
dans ses bras et vous apporta dans la chambre de mademoiselle de Maran,
malgré les aboiements de Félix. J'entre dans ces détails pour vous
prouver que cet homme, le plus généreux des hommes, avait en moi une
confiance absolue... C'est au nom de cette confiance... que je viens
vous demander la vôtre, mademoiselle...

--La mienne... madame?... _vous?_

J'accentuai tellement ce mot--_vous_,--que madame de Richeville sourit
amèrement et reprit:

--Pauvre enfant, si jeune encore! croiriez-vous déjà aux calomnies du
monde? auraient-elles altéré cette bonté charmante que M. de Mortagne
prévoyait en vous, et qui se révèle dans tous vos traits?... Pourquoi
accueillir si froidement... cette démarche dictée par votre seul
intérêt, cette démarche faite pour ainsi dire sous l'autorité d'un homme
qui fut l'un des meilleurs amis de votre mère... dites... pourquoi
m'accueillir ainsi?

Il est impossible de rendre le charme insinuant de la voix de madame de
Richeville, et de peindre le regard à la fois triste et affectueux dont
elle accompagna ces paroles. Malgré la sourde jalousie que je ressentais
contre elle, je fus émue, et je lui répondis avec moins de sécheresse.

--Il m'est permis de m'étonner d'une visite que je n'avais aucun droit
d'espérer, n'ayant pas l'honneur de vous connaître, madame.

--Il y a à peu près un mois... à la sortie de l'Opéra... ne vous ai-je
pas dit ces mots... Pauvre enfant... prenez garde?

--J'ai entendu, en effet, ces mots, madame, mais j'ignorais dans quel
but ils m'étaient dits.

--Vous l'ignoriez?--me dit madame de Richeville en attachant sur moi un
regard perçant qui me fit rougir.

Ne voulant pas sans doute augmenter ma confusion, elle continua, en
rendant, si cela est possible, sa voix et son regard plus affectueux
encore.

--Écoutez-moi... Pour vous donner créance en mes paroles... pour que je
puisse aborder le sujet qui m'amène ici, sans être soupçonnée par vous
d'arrière-pensée, il faut que je vous donne quelques explications sur le
passé. De tout temps M. de Mortagne a été mon ami; il m'a autrefois
rendu un de ces services qu'une âme généreuse ne peut acquitter que par
une amitié de toute une vie; et quand je dis amitié... je parle des
devoirs sacrés qu'elle impose... Je ne sais de quelles noires couleurs
votre tante m'a peinte à vos yeux... mais vous saurez un jour, je
l'espère, que mes ennemis les plus mortels n'ont jamais osé contester
mon courage et mon dévouement à mes amis... Plus tard... vous connaîtrez
peut-être le motif de mon éternelle gratitude envers M. de Mortagne...
Je savais, je sais tout l'intérêt que vous lui inspirez... Oh, ce qu'il
aime, je l'aime...

Voilà déjà un motif pour que vous m'intéressiez vivement... n'est-ce
pas? J'ai des haines bien acharnées soulevées contre moi... mais il n'en
est pas de plus violente, de plus implacable que celle de mademoiselle
de Maran... Je sais que votre tante a tout fait pour rendre votre
enfance malheureuse... maintenant elle fait tout pour vous rendre la
plus malheureuse des femmes... vous devez la haïr au moins autant que je
la hais... Voilà encore un motif pour que vous m'intéressiez... Vous
arracher à ses méchants desseins, vous dévoiler de nouvelles
perfidies... prouver enfin mon amitié, ma gratitude à M. de Mortagne, en
agissant pour vous comme il aurait agi lui-même... voilà des motifs
assez puissants pour exprimer l'intérêt que je vous porte, il me
semble...

--Madame, j'ai pu avoir à me plaindre de mademoiselle de Maran; mais
depuis quelques jours elle a tant fait pour moi que je dois oublier
quelques contrariétés de jeune fille.

J'appuyai à dessein sur ces mots, _elle a tant fait pour moi_, afin de
bien donner à entendre à madame de Richeville que je voulais parler de
mon mariage avec Gontran.

La duchesse secoua tristement la tête, et me dit:--Elle a tant fait pour
vous!... Oui, vous dites vrai... elle n'a jamais tant fait pour votre
malheur.

De ce moment, je crus deviner le sujet de la visite de madame de
Richeville. Elle aimait Gontran, son mariage avec moi la rendait
furieuse de jalousie, elle était aussi adroite que dissimulée, elle
venait sans doute calomnier M. de Lancry, afin de rompre une union
qu'elle abhorrait.

En partant de cette pensée, d'abord Gontran me devint encore plus cher,
en voyant combien on me disputait son cœur. Je fus presque fière de
voir une femme comme madame de Richeville, si belle, si hautaine, si
dédaigneuse du monde, avoir recours à un déguisement, aux faussetés les
plus habiles et les plus compliquées, pour venir jouer humblement auprès
de moi un rôle odieux.

Bien décidée à envisager la conduite de la duchesse sous ce point de
vue, je répondis très-sèchement à madame de Richeville:

--Je vous répète, madame, que _maintenant_ je ne puis qu'être
profondément reconnaissante et touchée de tout ce que mademoiselle de
Maran fait pour moi.

--Cela doit être ainsi,--dit madame de Richeville, et c'est parce que
cela est ainsi, et c'est parce que vous pouvez aveuglément tomber dans
le piége qu'on vous tend... malheureuse enfant, que je viens à vous.
Vous êtes abandonnée de tous, isolée de tous! Regardez autour de vous,
depuis que votre ami... votre seul protecteur est parti... à qui
demander conseil? à qui vous fier?

--A personne... vous avez raison madame.

--A personne? pas même à moi, voulez-vous dire?... Cela est cruel,
Mathilde... Oh! ne vous offensez pas de cette familiarité. J'ai presque
le double de votre âge, et puis je ne sais que faire, je ne sais que
dire pour rompre cette froideur de glace qui vous éloigne de moi.
Pardonnez si je me sers en vous parlant de termes trop affectueux
peut-être... Mais, mon Dieu! dans ce moment est-ce que je puis faire
attention à ce que dit mon cœur?...

Il fallait ma prévention, ma jalousie contre madame de Richeville, pour
ne pas être désarmée par la grâce enchanteresse avec laquelle la
duchesse dit ces derniers mots.

Ainsi que cela arrive toujours, dans la disposition d'esprit où je me
trouvais, certaines paroles émeuvent profondément, ou bien elles
révoltent d'autant plus qu'elles ressemblent davantage à un cri de
l'âme. Je répondis donc à madame de Richeville:

--Je désirerais, madame, savoir le but de cet entretien; s'il n'en a pas
d'autre que de réveiller mes anciens griefs contre mademoiselle de
Maran, tout en vous remerciant de l'intérêt que vous me portez au nom de
M. de Mortagne, je ne puis que vous répéter, madame, que _maintenant_ je
n'ai qu'à me louer de mademoiselle de Maran.

--Il faut que vous ayez déjà bien souffert, que vous ayez été bien
contrainte, pour vous posséder ainsi à dix-sept ans,--me dit madame de
Richeville, me regardant avec une expression de pitié douloureuse, ou il
faut que vos préventions contre moi soient bien invincibles...

Alors elle dit en se parlant à elle-même:

--A quoi bon tenter... Qu'importe?... C'est un devoir;--et s'adressant à
moi, elle me dit vivement...--Oui, c'est un devoir et je
l'accomplirai... On veut vous marier à M. de Lancry!

--Mademoiselle de Maran et M. le duc de Versac ont confirmé une
résolution que M. de Lancry et moi nous avions prise, madame. Et ce
mariage est assuré, répondis-je, tout orgueilleuse, triomphante de
pouvoir écraser ma rivale par ces mots, peut-être messéants dans la
bouche d'une jeune fille.

--Savez-vous ce que c'est que M. de Lancry?

--Madame...

--Eh bien! je vais vous le dire, moi. M. de Lancry est un homme
charmant, rempli de grâces, d'esprit et de bravoure, de formes
parfaites, d'une élégance achevée; vous savez cela, n'est-ce pas,
malheureuse enfant? Ces brillants dehors vous ont séduite, je ne vous en
fais pas un reproche; mais sous ces brillants dehors se cachent un
cœur desséché, un égoïsme intraitable, une insatiable avidité qui
cherche à se satisfaire par un jeu effréné. Depuis longtemps il a
presque entièrement dissipé sa fortune; il a des dettes considérables.
Croyez-moi, Mathilde, mademoiselle de Maran a facilité, a protégé ce
mariage, parce qu'il doit vous précipiter dans un abîme de malheurs
incalculables: aussi je vous en conjure, au nom de votre ami M. de
Mortagne, attendez son retour, qui doit être prochain, pour conclure
cette union; vous ne savez pas quel est l'homme que vous avez choisi!
encore une fois, je vous en supplie, attendez M. de Mortagne;
attendez-le au nom de votre mère.

--Assez, madame!--m'écriai-je indignée;--je ne souffrirai pas que le nom
de ma mère soit invoqué à propos d'une calomnie à laquelle vous ne
craignez pas de descendre, vous... vous, madame la duchesse... Ah!
madame, quel mal vous ai-je donc fait pour tenter d'empoisonner ce que
je regardais, ce que je regarde encore, Dieu m'entend... comme le seul
bonheur, comme le seul espoir de ma vie. Ah! je frémis d'épouvante en
songeant que ces odieuses paroles prononcées par toute autre que par
vous, madame, auraient peut-être altéré la confiance, l'admiration,
l'amour que j'ai pour M. de Lancry.

--Vous auriez peut-être cru à ces paroles si toute autre que moi vous
les eût dites,--répéta madame de Richeville en me regardant
attentivement et en semblant chercher le sens de ma pensée.--Pourquoi
m'accordez-vous moins de confiance qu'à toute autre?

--Pourquoi? Vous me le demandez! Mais il s'agit de M. de Lancry,
madame... Mais tout isolée que je sois, certains bruits.

--Ah! la malheureuse enfant! elle me croit jalouse de M. de
Lancry!--s'écria madame de Richeville avec un accent de surprise,
presque d'effroi.--Alors tout est perdu, Mathilde! vous croyez cela...
Mon Dieu! mon Dieu! j'ai donc été bien calomniée auprès de vous, pour
que vous me supposiez coupable d'une telle infamie. Éprise de M. de
Lancry, je viens le calomnier auprès de vous pour rendre impossible un
mariage qui me mettrait au désespoir! Dites, dites! n'est-ce pas cela
que vous croyez?

--Dispensez-moi de vous répondre, madame!

--Eh bien! moi, je vais vous faire un aveu. Il est pénible, oh! il est
bien cruel; mais que m'importe? il peut vous sauver.

Après avoir longtemps hésité, madame de Richeville dit enfin d'une voix
altérée en rougissant beaucoup, et avec toutes les marques d'une
profonde confusion:

--Apprenez donc que, comme vous... j'ai aimé M. de Lancry; oui, comme
vous j'ai été séduite par ses brillants dehors... Mais j'ai bientôt
découvert tout ce qu'il y avait en lui d'égoïsme, d'indifférence, de
dureté, de cruauté même, lorsque sa vanité était satisfaite. Aussi
maintenant, je ne sais pas qui l'emporte dans mon âme, de ma haine ou de
mon mépris pour lui...

Ces derniers mots de madame de Richeville me semblaient si odieux, que,
perdant toute mesure, je m'écriai:

--Pourtant lors de ce bal de l'ambassade... madame, vous ne pensiez pas
ainsi!

Madame de Richeville haussa les épaules avec un mouvement d'impatience
douloureuse:

--Écoutez-moi donc... vous saurez pourquoi j'ai agi ainsi à ce bal, et
vous connaîtrez M. de Lancry. Il y a près d'une année, je venais
d'éprouver un grand malheur; j'étais la plus désolée des femmes...
Puissiez-vous, Mathilde, ne jamais sentir combien la souffrance nous
rend faibles; puissiez-vous n'être jamais malheureuse pour ne pas
connaître le charme dangereux d'une voix amie qui nous console et qui
nous plaint. Je crus aux protestations de M. de Lancry, je l'aimai avec
sincérité, avec dévouement; j'étais pour lui la meilleure, la plus
tendre des amies, je vivais presque dans la retraite, cherchant à
prévenir toutes ses pensées, tous ses désirs. Un jour je ne le vois pas
venir chez moi, je m'inquiète, j'envoie chez lui... Il était parti le
matin pour Londres sans m'écrire un mot, et laissant au monde le soin de
m'apprendre qu'il allait rejoindre en Angleterre je ne sais quelle fille
de théâtre qu'il m'avait donnée depuis quelques jours pour rivale. Cette
conduite était si brutale, si lâche, que ma colère tomba sur moi-même.
Je m'indignai d'avoir été la dupe de cet homme. A mon grand étonnement,
l'indifférence la plus absolue, la plus dédaigneuse, succéda à un
sentiment que la veille je croyais indestructible. Il est des outrages
si méprisables, qu'ils n'inspirent pas la colère, mais la pitié. Lorsque
je rencontrai M. de Lancry à l'ambassade, je le revoyais pour la
première fois depuis qu'il m'avait si bassement sacrifiée. Malgré son
assurance, il fut embarrassé... Je n'éprouvai rien... rien que le désir
de lui prouver mon mépris en l'accueillant avec autant d'apparente
affabilité que si je me trouvais avec lui dans les termes de familiarité
autorisée par une ancienne amitié... ma vengeance n'allait pas au delà.
Mais pour un homme du caractère de M. de Lancry, et en général pour tous
les hommes... rien n'est plus blessant, plus cruel, que de voir sourire
indifféremment la victime qu'ils ont voulu frapper à mort... Je vous ai
dit avec quel intérêt M. de Mortagne m'avait parlé de vous, je vous
regardais avec une affectueuse curiosité lorsque mademoiselle de Maran
m'interpella pour me dire quelques paroles sanglantes dont vous n'avez
pu comprendre le sens détourné. J'eus assez d'empire sur moi pour ne lui
répondre que par un fait qui devait la frapper presque de frayeur...
l'arrivée de M. de Mortagne, que je savais d'une manière certaine; il a
été la victime d'une abominable machination. Avant peu vous le verrez.

--Mon Dieu, madame,--m'écriai-je,--qu'est-ce que cela signifie?

--Je ne puis encore vous le dire,--reprit madame de Richeville;--mais
bientôt il sera ici. C'est pour cela que je vous supplie de l'attendre
avant de contracter ce fatal mariage... Encore quelques mots, ajouta la
duchesse en voyant mon impatience, et je vous laisse. Le soir même, à
l'ambassade, les projets de votre tante et de M. de Versac n'étaient
plus un mystère. On disait partout que le duc n'avait fait revenir son
neveu d'Angleterre que pour ce riche mariage. Lorsque le surlendemain je
vous vis à l'Opéra, dans la loge des gentilshommes de la chambre, je ne
doutai plus de la réalité de ces bruits. Votre tante et M. de Versac les
avaient, à dessein, confirmés, en vous faisant trouver, en grande loge à
l'Opéra, avec M. de Lancry, afin d'empêcher tout autre parti de se
présenter. Mademoiselle de Maran savait qu'un jeune homme, dont je vous
parlerai bientôt, auquel M. de Mortagne s'intéressait vivement, et qui
vous avait vue à l'ambassade, car vous aviez fait sur lui une vive
impression, devait faire demander votre main... Je sentis le danger que
vous couriez. A la sortie de l'Opéra, je vous dis: Pauvre enfant, prenez
garde! Je ne voulais pas me borner à cet avertissement stérile... Ce que
je vous dis aujourd'hui, je voulais vous le dire avant que M. de Lancry
n'eût fait impression sur votre cœur; doué des avantages qu'il
réunit, favorisé par votre tante, il devait vous plaire...
Malheureusement, le lendemain de cette représentation de l'Opéra, j'ai
été souffrante, puis je suis tombée assez gravement malade pour ne
pouvoir donner de suite à mon projet... Dans cette extrémité, je
m'ouvris avec toute confiance à madame de Mirecourt, une femme de mes
amies, qui voit souvent votre tante; je la chargeai de tâcher de vous
parler en secret, afin de vous éclairer sur le mariage qu'on voulait
vous faire faire, et de vous supplier d'attendre le retour de M. de
Mortagne. Votre tante se méfiait de madame de Mirecourt; elle savait
notre liaison, elle l'empêcha de se trouver seule avec vous... Alors je
maudis encore davantage les souffrances qui me retenaient chez moi.
Chaque jour votre amour pour M. de Lancry devait augmenter; je voulus
vous écrire, je craignis que votre tante n'interceptât ma lettre,
j'étais au désespoir en songeant que peut-être, prévenue à temps, vous
n'auriez pas engagé votre avenir... je vous porte tant d'intérêt!... Que
cette pensée m'était cruelle!... Mais, hélas! je le vois à votre
froideur, Mathilde, je ne vous convaincs pas; dans votre défiance vous
vous demandez toujours la cause de cet intérêt si puissant que je vous
porte. Mon Dieu, faut-il vous répéter encore qu'en tâchant de vous
sauver je m'acquitte envers M. de Mortagne?

--Et vous vous vengez de M. de Lancry, madame!--dis-je avec amertume.

--Je me venge, Mathilde?--reprit doucement la duchesse.--Faut-il donc
être absolument conduite par un tel motif pour vous prendre en
affectueuse pitié? Le cœur ne se brisera-t-il pas de douleur en vous
voyant, pauvre petite, si jeune, si intéressante, abandonnée, perdue au
milieu de ces méchants égoïstes, devenir à la fin victime de la haine de
votre tante et de la cupidité de M. de Lancry?

--C'est trop, madame!--m'écriai-je dans un accès d'orgueil
révolté;--suis-je donc après tout si mal ou si peu douée, que M. de
Lancry, en recherchant ma main, n'ait en vue que ma fortune? Parce qu'il
vous a trompée, odieusement trompée, je le veux, est-ce une raison pour
qu'il n'apprécie pas un cœur qui se donne à lui avec ivresse? Et qui
vous dit, madame, que vous l'ayez aimé comme il méritait d'être aimé? Et
qui vous dit que toutes les femmes qu'il a aussi indignement trompées
l'aient aimé autant que moi? Et qui vous dit, madame, que ce n'est pas
parce que son âme est généreuse et grande qu'il sait mesurer toute la
distance qui existe entre une liaison coupable et un amour sacré aux
yeux de Dieu et des hommes? Et de quel droit lui reprochez-vous une
lâcheté... vous qui avez commis une grande faute? Et de quel droit
venez-vous comparer votre amour au mien?

--O mon Dieu, mon Dieu! entendre cela,--dit madame de Richeville en
cachant sa figure dans ses mains avec une expression de douleur et
d'humilité qui m'eût frappée si je m'étais sentie moins indignée; mais,
hélas! je ne pus modérer mon langage et je regrette aujourd'hui sa
cruauté. Entraînée par le désir de venger Gontran des calomnies dont je
le croyais l'objet, je continuai:

--Vous dites qu'il n'a plus de fortune! qu'il l'a dissipée... Tant
mieux, madame, je suis doublement heureuse de pouvoir lui offrir la
mienne. Il a, dites-vous, cherché des ressources dans le jeu!...
Désormais riche, il n'aura pas à recourir à ce moyen... Vous croyez
qu'il me trompe, madame; rassurez-vous... rassurez-vous; l'envie, la
jalousie, prennent souvent leurs méchantes espérances pour de la
prévision... Le véritable amour est plus heureux; fort de son
dévouement, de sa générosité, il prévoit sûrement la récompense qu'il
mérite et qu'il obtient.

Madame de Richeville redressa son beau visage, qu'à ma grande surprise
je vis baigné de larmes et douloureusement contracté.

Je vous l'avoue, mon ami, malgré mon indignation, je ne pus m'empêcher
d'être bien émue en voyant cette femme, ordinairement si fière et si
hautaine, écouter mes reproches avec tant de résignation.

Elle prit ma main, que je n'eus pas le courage de retirer, et elle me
dit avec un accent de tristesse profonde:

--C'en est fait, Mathilde, il n'y a plus d'espoir... vous êtes victime
d'un sophisme qui m'a perdue... qui a perdu bien des femmes... Moi
aussi, lorsque j'ai aimé M. de Lancry, je me suis dit: Ne suis-je pas
plus belle, plus séduisante que mes rivales?... Elles n'ont pu fixer ce
cœur inconstant, dompter ce cœur altier et dédaigneux qui se joue
des sentiments les plus dévoués... moi j'y réussirai. Hélas! Mathilde,
je vous ai dit ma honte et mon outrage. Maintenant, ne croyez pas que je
veuille un instant me comparer à vous, que je pense l'emporter sur le
charme de votre personne, sur ce rare assemblage de qualités aimables
qui vous distinguent. C'est ce charme, ce sont ces qualités que j'avais
presque devinées, qui m'ont encore rendue plus jalouse de servir la
protégée de M. de Mortagne... Sans mesurer la portée de vos paroles,
pauvre enfant, tout à l'heure vous m'avez fait bien cruellement
ressentir la différence qui existait entre l'amour que j'avais pu offrir
à M. de Lancry et celui que vous lui donnez... Vous avez raison,
Mathilde... si M. de Lancry pouvait être touché de tout ce qu'il y a
d'adorablement bon et de dévoué dans votre amour pour lui, vous pourriez
espérer le bonheur que vous rêvez. Mais, croyez-moi,--ajouta la duchesse
en baissant la voix et en arrêtant sur moi un regard baigné de larmes
qui m'alla au cœur,--croyez-moi, quelque coupable que soit un
amour... quelle que soit la femme qui aime et qui se dévoue
sincèrement... jamais un homme d'un cœur élevé, d'un caractère
généreux, ne répondra par l'insulte et par la cruauté à des preuves
d'attachement profond... Une telle conduite annonce toujours un méchant
naturel... Pourtant, Mathilde, peut-être avez-vous raison à votre insu
et au mien... Peut-être êtes-vous destinée à changer complétement le
caractère de M. de Lancry... Certes, si la beauté, la grâce, les
perfections les plus aimables peuvent opérer ce prodige... vous y
parviendrez... Mais, hélas! croyez-moi, si j'avais eu la moindre
espérance de cette conversion, je me serais fait un crime de venir
ébranler votre croyance, votre foi dans cet amour... Enfin... l'avenir
décidera... Adieu, Mathilde... adieu... un jour peut-être vous me
connaîtrez mieux... un jour peut-être, pauvre enfant, vous me direz avec
amertume:--Que ne vous ai-je écoutée!...--Mais, grand Dieu! j'aimerais
mieux rester à vos yeux ce que je vous parais sans doute, une femme
méchante et perfide, que de voir mes prévisions justifiées par vos
malheurs. Adieu... encore adieu une dernière fois... Vous ne voulez pas
attendre l'arrivée de M. de Mortagne?

--Madame,--répondis-je, touchée des larmes de madame de Richeville,--je
vous en supplie, cessons cet entretien. Quelques paroles que je
regrette, oh! que je regrette profondément, me sont échappées. Que du
moins elles vous prouvent que la chaleur avec laquelle j'ai défendu M.
de Lancry part d'un cœur qui lui appartient à jamais.

--Un dernier mot, et je vous quitte,--me dit madame de Richeville;--ce
que je vais vous dire n'altérera en rien votre résolution; mais je ne
dois pas vous cacher ce qui tenait aux projets de M. de Mortagne à votre
égard. Avant son départ pour l'Italie, songeant à votre avenir, il
m'avait, ainsi que je vous l'ai dit, parlé d'un mariage entre vous et le
fils d'un de ses meilleurs amis, M. Abel de Rochegune, qui avait alors
vingt ans et dont la fortune devait être considérable. Ce jeune homme
paraissait à M. de Mortagne un parti digne de vous. Aujourd'hui M. de
Rochegune, par la mort de son père, un des plus nobles caractères de ce
temps, se trouve maître de grands biens. Il arrive d'un voyage, chacun
s'accorde à vanter son esprit et ses qualités: sans être belle, sa
physionomie a infiniment de charme... Il vous a vue à l'Opéra, il était
dans une loge le soir où vous êtes venue à ce théâtre pour la première
fois; il a été frappé de votre beauté, et sans l'affectation avec
laquelle mademoiselle de Maran a proclamé d'avance votre mariage avec M.
de Lancry, M. de Rochegune eût demandé la grâce de vous être présenté.
Si M. de Mortagne eût été ici, il vous eût amené son protégé. Encore une
fois, je vous dis cela, Mathilde, pour vous prouver que votre résolution
de ne pas attendre pour vous marier l'arrivée de votre seul ami, pourra
lui être d'autant plus pénible, qu'il avait des vues auxquelles votre
bonheur lui semblait attaché.

--M. de Mortagne, dont je n'oublierai jamais les bontés, madame, serait
ici, que je lui répondrais... que j'ai fait un choix honorable,
qu'aucune considération ne m'empêchera de m'unir à M. de
Lancry...--répondis-je avec cette inflexible opiniâtreté de volonté qui
caractérise l'amour profond, aveugle, encore exalté par la
contradiction.

--Adieu donc, Mathilde!--dit madame de Richeville d'un ton
pénétré,--donnez-moi l'assurance que vous croyez au moins au
désintéressement de ma démarche, cela me consolera du chagrin de n'avoir
pu gagner votre confiance... Dites, dites que vous ne conserverez pas de
moi un mauvais souvenir.

J'allais lui répondre, lorsque Blondeau entra brusquement.

Madame de Richeville baissa son voile.

--Mademoiselle,--me dit Blondeau,--mademoiselle de Maran vous prie de
descendre chez elle.

Madame de Richeville me fit une modeste révérence et sortit.

Maintenant je sais, à n'en pas douter, que madame de Richeville n'était
pas guidée par une odieuse arrière-pensée en me parlant ainsi. Elle
ressentait véritablement pour moi une affectueuse compassion. Sa
reconnaissance envers M. de Mortagne, l'intérêt qu'inspirait ma
position, avaient été les seuls mobiles de sa démarche.

Maintenant je sais que cette femme réunit en elle les plus étranges
contrastes. Elle passe la moitié de sa vie à pleurer amèrement les
fautes qu'elle a commises, et cela du fond de l'âme, et cela sans
hypocrisie. Sa position, son caractère altier, lui rendent toute
dissimulation aussi inutile qu'impossible.

Non, c'est une de ces créatures à part, puissantes pour le mal comme
pour le bien: elle est sortie des mains de Dieu pure, noble et grande;
l'éducation, le monde, la vie qu'on lui a faite, bien plus encore que
ses mauvais penchants, l'ont rendue coupable. Mais il y a en elle de si
vaillantes qualités, son esprit est si juste, son jugement si supérieur,
son cœur est resté si bon, son âme si généreuse, que, s'élevant
parfois dans un milieu de ressouvenirs désolés et de repentir fervent,
elle jette vers le ciel un regard suppliant et désespéré, et vers la
terre un sourire d'amertume et de dédain.

Plus tard, je raconterai quelques traits admirables de cette femme, qui
eut des torts sans doute, mais qui fut toujours si indignement
calomniée; je vous dirai son épouvantable mariage, qui seul peut-être
l'a jetée dans l'abîme, dont elle sort parfois épurée par une expiation
douloureuse.

Qu'on juge maintenant des remords qui m'accablent au souvenir de la
dureté méprisante avec laquelle j'accueillis sa démarche, dictée par le
plus touchant intérêt: je n'ose dire encore par la plus funeste
prévision...

A peine madame de Richeville fut-elle sortie, que j'allai chez ma tante.
La première personne que j'aperçus auprès d'elle fut Gontran.



CHAPITRE XIV.

LA JUSTIFICATION.


En voyant M. de Lancry, je ne pus m'empêcher de rougir encore
d'indignation en songeant aux calomnies dont je le croyais la victime.

--Je vous fais descendre, Mathilde,--me dit ma tante, parce que voilà
Gontran qui m'obsède de questions à propos de la corbeille. Il me
demande quel est votre goût, quelles sont les parures que vous désirez.
Il vaut beaucoup mieux que vous lui disiez cela que moi... Arrangez-vous
ensemble... faites ce beau travail. Voilà de quoi écrire.

Et elle me montra son bureau, car nous étions dans sa bibliothèque.

Servien entra au même instant, et dit à sa maîtresse:--Mademoiselle, M.
Bisson est dans le salon.

--Et vous le laissez seul! il va tout briser!--s'écria mademoiselle de
Maran en sortant précipitamment pour s'opposer aux nouveaux méfaits du
savant, qui, après quelque temps d'exil, était rentré en grâce auprès
d'elle.

Je me trouvai seule avec Gontran. Hésitant à lui raconter la visite de
madame de Richeville, je gardais le silence.

Gontran me dit:--Je suis très-content du départ de mademoiselle de
Maran, car j'ai à vous parler bien sérieusement.

--De la corbeille?--lui dis-je en souriant.

--Non,--reprit-il d'un air grave, presque triste, qui me serra le
cœur.--Hier, je vous ai parlé de l'avenir, de mes projets, de mes
sentiments... Vous m'avez cru, vous avez bien voulu me confier le soin
de votre bonheur, vous m'avez généreusement donné votre parole. Hier,
tout au ravissement que me causait ce succès inespéré, je n'avais pas
songé à vous parler du passé... et toujours le passé... est une bonne ou
mauvaise garantie pour l'avenir. Tout à l'heure un scrupule m'est venu.
Vous êtes orpheline; votre tante est amie intime de mon oncle M. de
Versac; elle est remplie des préventions les plus favorables à mon
égard. Si j'avais quelques défauts, quelques vices, ce n'est pas elle,
ce n'est pas M. de Versac qui vous en avertiraient, n'est-ce pas? Vous
vous êtes montrée envers moi si loyale, si confiante... que la noblesse
de votre conduite m'impose des devoirs... Vous êtes seule... vous êtes
entourée de personnes qui m'aiment, qui m'ont sans doute présenté à vos
yeux sous le jour le plus avantageux possible. C'est donc à moi de vous
éclairer avec franchise sur mes défauts, sur ce qu'il peut y avoir eu de
blâmable, de coupable même dans ma vie passée. Je le ferai sans
exagérer le mal, mais avec une sévère sincérité... Après cela vous
jugerez si je suis toujours digne de vous... Au moins, si le malheur
veut que ces révélations me soient défavorables... si je perds le plus
cher espoir de ma vie... j'aurai la consolation d'avoir agi en honnête
homme.

A mesure que M. de Lancry parlait, je me sentais émue de surprise et
d'attendrissement. Gontran, par un hasard presque prodigieux, venait
au-devant des pensées que l'entretien de madame de Richeville avait
soulevées en moi.

L'instinct de son cœur le poussait à se justifier, comme s'il avait
pu prévoir qu'on l'avait attaqué.

Sa franchise me charmait; j'attendais ses aveux avec plus de curiosité
que d'inquiétude.

Je me sentais si complétement rassurée, que je lui dis en souriant:

--Je vous écoute: mais si c'est une confession, prenez garde, je ne puis
pas tout entendre.

--Je vous jure que rien n'est plus sérieux,--reprit Gontran.--Maintenant
que je jette un regard sur le passé, maintenant que je vous ai vue,
maintenant surtout que j'ai pu comparer mes impressions d'autrefois et
mes impressions d'aujourd'hui, ma vie m'apparaît sous un tout autre
jour; oui, certaines pensées jusqu'ici confuses s'expliquent
très-clairement à cette heure. Je comprends l'espèce de malaise,
d'impatience chagrine qui venait toujours flétrir ou briser ces liaisons
passagères qui me paraissaient d'abord si séduisantes...

Plus j'avançais dans la vie, plus je reconnaissais le néant, l'amertume
de ces affections. Je cherchais le bonheur, le calme, le repos du
cœur, je ne trouvais qu'agitations douloureuses. Les femmes qui
m'avaient sacrifié leurs devoirs, après une longue lutte, éprouvaient
des remords qui me faisaient souvent maudire mon bonheur... tandis que
je me révoltais bientôt de l'assurance de celles qui ne rougissaient
plus... Et pourtant; me disais-je, il y a d'autres félicités que
celles-ci. Dans mon désespoir d'atteindre le but impérieux vers lequel
tendaient toutes les facultés de mon âme, je brisais bientôt l'idole que
j'avais encensée; j'éprouvais une sorte de joie méchante à lui faire
partager l'amertume dont mon âme était abreuvée; je poussais ce
sentiment jusqu'à la cruauté peut-être; faut-il m'accuser? je ne sais...
Il faudrait peut-être plutôt accuser l'idéal que je rêvais. Oui... car
c'était lui qui me rendait si injuste, si sévère pour tout ce qui ne lui
ressemblait pas. Si vous interrogiez le monde sur moi, Mathilde, il vous
dirait que dans quelques ruptures, je me suis montré égoïste, dédaigneux
et dur... Cela est encore vrai... J'étais mécontent de moi; j'étais
impatient d'échapper aux liens d'un faux bonheur; je cherchais une
félicité qui me fuyait toujours... Les idées les plus simples sont
celles qui ne nous viennent jamais à la pensée: j'étais bien loin de
songer que ce but inconnu que je poursuivais avec une si ardente
inquiétude était _l'amour dans le mariage_. On m'eût alors expliqué
ainsi ces aspirations qui m'entraînaient à mon insu, que j'aurais souri
d'un air de doute... Lorsque je vous ai vue, Mathilde, un bandeau est
tombé de mes yeux; oui, le présent m'a révélé le passé, lorsque je vous
ai vue enfin... ce que j'avais vaguement désiré m'a distinctement
apparu! en dédaignant tant de sentiments coupables, je rendais pour
ainsi dire hommage au sentiment pur et sacré que mon cœur appelait de
tous mes instincts et que vous seule deviez me faire connaître...

Je restai stupéfaite d'admiration en entendant Gontran m'expliquer ainsi
le passé.

Par une coïncidence singulière, il se défendait à l'aide des mêmes
sophismes que j'avais opposés aux dénonciations de madame de Richeville.

Les raisonnements de Gontran devaient m'impressionner profondément.
Quelle femme aimant déjà avec passion ne croirait pas aveuglément
l'homme qui lui dit: «Je vous aime, je vous aimerai d'autant plus que
j'ai dédaigné, que j'ai outragé davantage tout ce qui n'était pas vous?»
Dites, mon ami, est-il un paradoxe plus dangereux? N'est-ce pas avec une
fatale adresse, ou plutôt avec une profonde connaissance du cœur
humain, faire une sorte de piédestal de toutes les trahisons dont on
s'est rendu coupable, pour y placer la nouvelle divinité qu'on adore?

Le paradoxe enfin n'est-il pas plus dangereux encore lorsque la femme
qu'on exalte ainsi a la conscience de ne ressembler en rien aux femmes
qu'on lui a sacrifiées? N'étais-je pas dans cette position à l'égard de
Gontran?

Hélas! était-ce un si méchant orgueil que de croire mon dévouement, mon
amour pour lui, supérieurs à tous les autres amours, à tous les
dévouements qu'il avait rencontrés?

Gontran me paraissait si complétement disculpé des accusations de madame
de Richeville, que je ne crus pas devoir parler de mon entrevue avec la
duchesse. Je pensai qu'elle pouvait d'ailleurs être venue à moi guidée
par un véritable intérêt; elle était l'amie de M. de Mortagne; cette
dernière raison seule eût suffi pour m'engager à garder le silence.

Gontran me regardait d'un air inquiet, ne sachant pas l'effet que ses
paroles avaient produit sur moi.

Je lui tendis la main en souriant:--Parlons maintenant de _nos_ projets
d'avenir.

Il secoua tristement la tête et me dit:--Que vous êtes généreuse et
bonne!--Mais je ne puis encore dire _nous_, en parlant de vous et de
moi; il me reste d'autres aveux à vous faire.

--Eh bien!... vite, avouez-moi tout... Voyons, de quoi s'agit-il? Vous
avez été joueur, prodigue, votre fortune est obérée? Sont-ce bien là les
terribles aveux que vous avez à me faire?--Puis j'ajoutai en
souriant:--Voyez si je ne vous parle pas comme un grand parent
indulgent?

--De grâce, ne plaisantez pas, Mathilde,--répondit Gontran.--Eh bien,
oui! j'ai joué!... j'ai joué pendant quelque temps avec fureur; oui!...
là j'ai cherché des émotions que je ne trouvais plus ailleurs... Indigné
de l'effronterie de certains amours, effrayé des remords dont j'étais
cause... n'ayant rien qui m'attachât à la vie... n'ayant d'autre avenir
que le lendemain, sentant mon cœur engourdi, rougissant de moi et
des autres, désespérant de jamais rencontrer le bonheur que je rêvais,
n'aimant rien, ne regrettant rien, je me jetai dans le gouffre du
hasard... Mais les agitations stériles du jeu, ses angoisses et ses
espérances sordides me lassèrent bientôt... Jouant pour m'étourdir, et
non pas pour gagner, je perdis beaucoup... et ma fortune s'en
ressentit... elle était déjà obérée par d'assez grandes dépenses que
j'avais été obligé de faire pour tenir dignement mon rang à l'ambassade
où j'avais été attaché; néanmoins je possède encore à cette heure...

--Ah! pas un mot de plus!--m'écriai-je d'un ton de
reproche.--Pouvez-vous parler ainsi? Croyez-vous que je me sois un
instant préoccupée de ce que vous pouviez on non posséder? Vous-même,
avez-vous un instant pensé que la donation que je voulais faire à ma
cousine, et que son sacrifice rend maintenant inutile, réduisait ma
fortune de moitié?

--Mais enfin, Mathilde...

--Parlons de la corbeille,--dis-je en souriant,--ou plutôt de choses
plus graves; parlons de nos projets d'avenir. En sortant de chez ma
tante, où irons-nous? Voyons, monsieur, avez-vous seulement songé à me
demander le quartier que je voudrais habiter? à vous informer de mon
goût pour l'arrangement de notre demeure?

--Mathilde, je voudrais vous voir plus sérieuse pour les affaires
d'intérêt.

--Vous voulez me voir sérieuse! Eh bien!--lui dis-je avec l'expression
de la touchante gratitude que je ressentais,--eh bien! laissez-moi vous
dire combien j'ai été _sérieusement_ heureuse, en voyant hier, chez
moi, cette corbeille de jasmins et d'héliotropes... Oh! tenez, cela est
plus sérieux, croyez-moi, que les affaires d'intérêt... il y a là plus
que des chiffres... il y a là un sentiment, un présage, que dis-je, un
présage? une certitude de bonheur pour l'avenir... Oui... le cœur se
révèle dans les plus petites choses... et l'homme qui a montré tant de
prévenances, tant de délicatesse dans une occasion, ne saurait jamais se
démentir... Ces fleurs, qui ont été la première marque de vos
sentiments, resteront toujours pour moi le symbole de mon bonheur. Oh!
d'abord, je serai très-exigeante! Chaque matin je veux avoir une
corbeille de ces fleurs; mais je vous préviens que mon cœur s'éveille
de très-bonne heure, et qu'une pensée pour vous aura déjà prévenu
l'arrivée de ce beau bouquet!

--C'est à genoux, à genoux qu'il faut vous adorer... Mathilde. Comment
ne pas vouer sa vie entière à votre bonheur? Il faudrait être le plus
misérable des hommes pour ne pas répondre devant Dieu de vous rendre la
plus heureuse des femmes.

--Oh! je vous crois, Gontran! J'ai trop de confiance dans mon amour pour
ne pas avoir une croyance aveugle dans le vôtre.

Pourquoi me tromperiez-vous? Doué comme vous l'êtes, ne trouveriez-vous
pas mille autres jeunes filles qui ne vous aimeraient pas mieux que moi
sans doute... je les en défierais... mais qui, plus que moi, auraient de
quoi vous charmer? Je crois donc ce que vous me dites, Gontran, parce
que je vous sais loyal et généreux. Tout ce que vous venez de
m'apprendre de votre vie passée, au risque de me déplaire, de me perdre
peut-être, m'est une preuve de plus de votre sincérité.

Le reste de notre conversation avec M. de Lancry fut employé à faire des
projets charmants. Notre mariage devait être célébré aussitôt que les
formalités nécessaires seraient remplies. Le roi devait y signer.
Gontran devait prendre les ordres de Sa Majesté à ce sujet.

Nous causâmes avec un plaisir extrême de nos arrangements futurs, de
notre maison, des saisons que nous passerions à Paris, en voyage ou dans
nos terres. Gontran me parla pour notre établissement d'un charmant
hôtel situé dans le faubourg Saint Honoré, et donnant sur les
Champs-Élysées. Nous convînmes de l'aller voir avec mademoiselle de
Maran.

Il me pria aussi d'apprendre à monter à cheval, afin que nous pussions
plus tard faire de longues promenades à la campagne, et que je fusse en
état de l'accompagner à la chasse, qu'il aimait passionnément. Nous
réglâmes approximativement nos dépenses. Gontran, qui avait toujours été
prodigue, me parla très-sérieusement d'une économie raisonnable. Tant
qu'il avait été garçon, jamais ces idées d'ordre ne lui étaient venues;
mais maintenant il en comprenait, disait-il, toute la nécessité. Il n'y
avait rien de plus charmant que ces projets, que ces pensées d'avenir à
la fois riantes et sérieuses. Ma première jeunesse s'était si tristement
écoulée chez mademoiselle de Maran, j'avais vécu jusqu'alors tellement
en petite fille, que je ne pouvais croire au bonheur qui m'attendait.

       *       *       *       *       *

Deux ou trois jours après cet entretien, Gontran vint un matin nous
chercher, mademoiselle de Maran et moi, afin de nous faire voir l'hôtel
du faubourg Saint-Honoré dont il nous avait parlé.

Après quelques moments de conversation, mademoiselle de Maran dit en
parlant de la maison dont M. de Lancry avait envie:

--Mais attendez donc, est-ce que ce ne serait pas l'hôtel de Rochegune
dont il serait question?

--Oui, madame,--dit Gontran, c'est une occasion magnifique. Le vieux
marquis de Rochegune est mort l'an passé. Son fils, Abel de Rochegune,
au retour de ses voyages, y avait fait faire de très-grands
embellissements, comptant l'habiter; mais comme il est très-fantasque,
il a tout à coup changé d'avis, et maintenant il désire s'en défaire.

--Il chasse de race,--dit mademoiselle de Maran,--car il n'y avait pas
d'homme plus original et plus insupportable que monsieur son père.

--Mais on ne parlait de lui qu'avec vénération, madame!--dit Gontran
d'un air étonné.

--Allons donc,--s'écria mademoiselle de Maran en riant d'un air
sardonique,--c'était une espèce de vieil imbécile, une manière de
philosophe, un rêvasseur, par-dessus cela philanthrope enragé, et
toujours fourré dans les prisons et dans les bagnes, où il se faisait
dévaliser par _messieurs_ les voleurs et _messieurs_ les assassins,
qu'il embrassait de toutes ses forces, et les appelait _ses frères_,
s'il vous plaît! ce qui était bien agréable pour sa famille. Joignez à
cela que ce vilain homme, en sortant de ces baisers de Judas, avait
l'inconvénient de vouloir toujours vous embrasser sous le moindre
prétexte d'amitié ou de parenté, ni plus ni moins que si vous aviez été
un de ses _chers frères_ les galériens.

--Mais, madame, il a fondé, dit-on, dans l'une de ses terres, un hospice
pour les pauvres!

--Eh! je le sais bien; c'était une abomination de plus!

--Comment cela, madame?--dit Gontran.

--Il avait fondé cela pour avoir le droit de tyranniser un tas de vieux
vagabonds qui ainsi dépendaient complétement de lui. On n'a pas l'idée
des imaginations de ce vilain homme pour torturer ces pauvres gens. Pour
se divertir, il leur faisait manger des loups, des rats et des
chauves-souris; il les battait comme plâtre et les faisait travailler
dix-huit heures par jour à toutes sortes d'ouvrages, dont il tirait
profit, bien entendu; de façon que ce soi-disant hospice était une
manière de ferme qui lui rapportait beaucoup, sans compter la réputation
de charité qui lui servait de manteau pour cacher toutes sortes
d'actions véreuses.

Quoique je n'eusse aucune raison pour m'intéresser à la mémoire de M. de
Rochegune, je fus indignée de la méchanceté de ma tante. D'un regard je
le fis comprendre à Gontran, qui me semblait aussi choqué que moi.

--Je crois, madame,--dit-il à ma tante,--que vous avez été mal informée,
et que...

--Pas du tout, je sais ce que je dis. C'était un homme désagréable,
quand je ne devrais en juger que par ses amitiés; il avait pour disciple
un de nos parents du côté de ma belle-sœur... Dieu merci... qui ne
valait pas mieux que lui, un M. de Mortagne.

--M. de Mortagne! cet ancien soldat de l'empire! ce voyageur aussi
original qu'infatigable!--dit Gontran!--mais je ne savais pas qu'il eût
l'honneur de vous appartenir.

--Si vraiment, nous avons cet honneur-là... du moins nous l'avions...

--Comment! madame, est-ce que M. de Mortagne serait mort?--demanda
Gontran.

--Mort! grand Dieu!--m'écriai-je en prenant avec anxiété la main de
mademoiselle de Maran.

Celle-ci me regarda d'un air dur et ironique, et dit en riant de son
rire aigu et strident:

--Ah!... ah!... ah!... voyez donc l'émotion de Mathilde. Eh bien! oui,
il est mort... on en doutait il y a quelques jours, mais maintenant il
paraît que c'est certain.

--Ah! madame, puissiez-vous vous tromper!--dis-je avec amertume.

--Me tromper! eh bien! où serait donc le grand mal qu'il fût mort, ce
beau héros de caserne? un jacobin! un de ces brouillons dangereux qui,
pour faire marcher l'humanité, comme ils disent, s'inquiètent peu
qu'elle marche dans le sang jusqu'aux genoux!

--Madame,--m'écriai-je,--je ne suis qu'une femme, je tiens peu compte
des opinions politiques; mais tant que je n'aurai pas la preuve du
malheur dont vous parlez, ce sera toujours avec l'impatience d'un
cœur reconnaissant que j'attendrai M. de Mortagne; il fut l'ami de ma
mère, madame... Quand malheureusement je ne pourrai plus douter de sa
mort, je conserverai de sa mémoire un pieux respect.

--Eh bien! ma chère, vous pouvez commencer cette belle
conservation-là,--vous dis-je;--mais ne parlons plus de cet homme-là;
mort ou vif, je l'exècre, dit mademoiselle de Maran d'un ton impérieux;
et s'adressant à Gontran:

--Et le fils du vieux Rochegune, qu'est-ce que c'est?

--C'est un homme dont on ne sait trop que dire, madame; il est arrivé
depuis peu; il a parlé une fois à la chambre des pairs d'une manière
fort remarquable, dit-on, quoique dans un assez mauvais esprit. Je l'ai
rencontré quelquefois dans le monde, où il va rarement. Il a eu en
Espagne une très-grande aventure à la fois terrible et romanesque, qui a
fait beaucoup de bruit, et dans laquelle il s'est, à la vérité, conduit
avec la discrétion chevaleresque et l'héroïque dévouement des anciens
Maures de Grenade; il a été laissé pour mort, percé de je ne sais
combien de coups de poignard. Il s'agissait pour lui de sauver la
réputation d'une femme; et... mais,--dit Gontran en souriant;--je ne
puis vous conter cela devant mademoiselle Mathilde; je le conterai plus
tard à madame de Lancry.

--Ah! mon Dieu! reprit mademoiselle de Maran;--c'est donc un héros de
roman que nous allons voir?

--A peu près, mademoiselle; mais je doute que nous le voyions... il
s'était d'abord offert avec beaucoup d'empressement à se mettre à nos
ordres pour nous montrer sa maison; puis tout à coup il s'est ravisé,
disant que peut-être il ne pourrait nous en faire lui-même les honneurs;
il m'a donc prié de l'excuser auprès de vous.

FIN DU TOME PREMIER.



MATHILDE

MÉMOIRES D'UNE JEUNE FEMME

PAR

EUGÈNE SÜE.

TOME DEUXIÈME.

PARIS, PAULIN, ÉDITEUR, RUE RICHELIEU, 60.

1845



CHAPITRE PREMIER.

LA VISITE.


En apprenant que nous allions chez M. de Rochegune, je fus vivement
contrariée des relations qui allaient peut-être s'établir entre lui et
nous. C'était de lui que madame de Richeville m'avait parlé, en me
disant que M. de Mortagne aurait voulu me le présenter dans l'espoir de
me le faire épouser. Je me reprochai mon premier manque de confiance
envers Gontran. Si je lui avais rapporté la conversation de madame de
Richeville, j'aurais pu lui dire l'espèce d'éloignement que j'éprouvais
à rencontrer M. de Rochegune.

Nous arrivâmes; je fus très-contente d'apprendre que M. de Rochegune
était sorti... sa vue m'aurait sans doute embarrassée. Son intendant
nous fit voir la maison; elle parut parfaitement convenir à M. de
Lancry.

Le rez-de-chaussée, destiné aux pièces de réception, était d'un goût
parfait, d'une rare élégance. Nous remarquâmes un appartement d'une
charmante position, mais dont les murs étaient nus, sans tentures ni
boiseries. Il s'ouvrait en partie sur le jardin et en partie sur une
serre chaude.

--Pourquoi cet appartement est-il le seul qui ne soit pas décoré?--dit
Gontran.

--Parce que M. le marquis destinant cet appartement à sa _future_, il
voulait sans doute qu'elle pût le faire arranger à son goût,--reprit
l'intendant.

--M. de Rochegune devait donc se marier?--demanda M. de Lancry.

--C'est probable, monsieur le comte; car c'est la raison que m'a donnée
l'architecte, quand je lui ai demandé pourquoi cet appartement restait
ainsi.

--Mais voyez donc, M. de Rochegune, sans le vouloir a été rempli de
prévoyance,--me dit Gontran;--ne trouvez-vous pas? Je serais ravi que
cet appartement vous convînt comme distribution, alors nous
l'arrangerions à votre goût.

--Sans doute, il est charmant,--répondis-je à M. de Lancry, sans pouvoir
m'empêcher de rougir.

Pendant que Gontran examinait toutes les pièces avec attention, ce que
m'avait dit madame de Richeville me revint à l'esprit; lorsque
l'intendant de M. de Rochegune parla du mariage que son maître avait dû
faire, je pensai qu'il s'était peut-être agi de moi. Je trouvai
singulier qu'il fût dans ma destinée que cette maison m'appartînt.

Nous montâmes au premier étage. Arrivés dans un salon d'attente,
l'intendant s'aperçut qu'il avait oublié la clef d'une salle formant
bibliothèque, et descendit la chercher.

Cédant à un simple mouvement de curiosité, nous entrâmes avec Gontran
dans une petite galerie de tableaux modernes; au bout de cette galerie
était une double porte de velours rouge. Un de ses battants ouverts
laissait voir une autre porte fermée.

En examinant des tableaux, nous nous étions insensiblement rapprochés de
cette porte. Gontran fit un mouvement, et dit d'un air étonné:

--Il y quelqu'un là; on parle haut. Je croyais M. de Rochegune sorti.

A peine M. de Lancry avait prononcé ces mots, que quelqu'un dit, dans la
pièce à côté, d'un ton presque suppliant:

--Je vous en conjure, monsieur, silence! on pourrait nous entendre!!! Il
y a quelques personnes ici, et j'ai fait dire que je n'y étais pas.

--Mais c'est la voix de M. de Rochegune!--dit Gontran.

--Ça devient fort piquant,--reprit mademoiselle de Maran;--nous allons
voir quelque affreuse découverte; je suis sûre que le fils vaut le père.

--Retirons-nous,--dis-je vivement à M. de Lancry.

Nous n'en eûmes pas le temps. Une autre voix s'écria, en répondant à M.
de Rochegune:

--Il y a quelqu'un là?... Eh bien! tant mieux, monsieur; tout ce que je
demande, c'est qu'on m'entende... Béni soit le hasard qui m'envoie des
témoins.

--Vous allez voir qu'il s'agit de quelque somme confiée au vieux
Rochegune en sa qualité de philanthrope, et que monsieur son fils nie le
dépôt comme un enragé,--dit mademoiselle de Maran en se rapprochant de
la porte.

--Monsieur... encore une fois... je vous en supplie,--dit M. de
Rochegune,--qu'allez-vous faire?...

A ce moment, la porte s'ouvrit violemment. Un homme sortit, et s'écria
en nous voyant:

--Dieu soit loué! il y a quelqu'un là...

Quel fut mon étonnement! Je reconnus M. Duval, que Gontran nous avait
montré à l'Opéra, en nous racontant la touchante conduite de ce jeune
homme envers une vieille mère aveugle à laquelle il avait caché sa ruine
à force de travail. L'autre personne était M. de Rochegune, que j'avais
vu ce même jour dans la loge de madame de Richeville: il était grand et
très-basané. Ce qui me frappa dans sa physionomie fut l'expression
triste et sévère de ses grands yeux gris.

Gontran fit à M. de Rochegune mille excuses de notre indiscrétion
involontaire.

--Ah! monsieur, ah! mesdames,--s'écria M. Duval avec exaltation en
s'adressant à nous,--c'est le ciel qui vous envoie; au moins je pourrai
témoigner toute ma reconnaissance à mon bienfaiteur.

--Monsieur, je vous en supplie,--dit M. de Rochegune avec embarras.

Je regardai ma tante. Ses traits avaient jusqu'alors exprimé une sorte
de triomphe moqueur. A ces mots elle sembla dépitée, et s'assit
brusquement sur un fauteuil, en souriant d'un air ironique.

--Monsieur,--reprit M. de Rochegune en s'adressant à M. Duval,--je vous
demande instamment, formellement le silence.

--Le silence!--s'écria M. Duval avec une explosion de reconnaissance
pour ainsi dire furieuse.--Le silence! ah parbleu! vous vous adressez
bien! Non... non... monsieur, ces traits-là sont trop rares; ils
honorent trop l'espèce humaine pour qu'on ne les publie pas à haute
voix, et plutôt cent fois qu'une.

--Madame,--dit M. de Rochegune à ma tante,--je suis en vérité confus...
J'avais fait défendre ma porte... excepté pour vous. Je comptais rester
dans mon cabinet pour ne vous pas gêner dans la visite de cette maison,
et...

--Et moi j'ai forcé la consigne!--s'écria M. Duval.--Un secret
pressentiment me disait que vous étiez... chez vous, monsieur! j'avais
appris que d'un moment à l'autre vous deviez partir pour un voyage;
c'est seulement depuis hier que je sais à qui je dois presque la vie de
ma pauvre vieille mère, et il fallait à tout prix que je vous visse...

--Monsieur... monsieur...--dit encore M. de Rochegune.

--Oh! monsieur, monsieur... il ne s'agit pas de faire le bien en
sournois et de vouloir se cacher après... Oui, monsieur, en
sournois!--s'écria M. Duval dans sa généreuse colère.--Heureusement ces
dames sont là; elles vont en être juges. Une banqueroute m'avait ruiné.
Jusqu'alors j'avais vécu dans l'aisance; ce coup m'avait été terrible,
moins pour moi, moins pour ma femme peut-être que pour ma mère, qui
était vieille et aveugle. Il fallait avant tout, madame, lui cacher ce
malheur. A force de travail, moi et ma femme nous y parvînmes pendant
quelque temps; mais enfin nos forces s'épuisaient; ma pauvre femme tomba
malade. Nous allions peut-être mourir à la peine, lorsqu'un jour je
reçus sous enveloppe cent mille francs, madame; cent mille francs, avec
une lettre qui me prévenait que c'était une restitution que me faisait
le banqueroutier qui m'avait emporté quatre cent mille francs.--Vous
comprenez ma joie, mon bonheur; ma mère, ma femme, étaient désormais à
l'abri du besoin. Pour nous, maintenant habitués au travail, que nous
n'avons pas interrompu pour cela, c'était presque de la richesse. Je
racontai partout que je devais ce secours inespéré au remords du
misérable qui nous avait tout enlevé. Des personnes qui connaissaient
cet homme en doutèrent; elles avaient bien raison, car M. le marquis de
Rochegune, que voici, était le seul auteur de cette généreuse action.

--Mais encore une fois, monsieur, je vous en supplie, vous abusez des
moments de ces dames,--dit M. de Rochegune avec impatience.

--Au moins arrivez au fait, monsieur,--dit mademoiselle de Maran d'une
voix aigre, en s'agitant avec dépit sur son fauteuil.

--Monsieur,--s'écria gaiement Gontran en prenant la main de M.
Duval,--nous nous liguons tous contre M. de Rochegune, quoi qu'il dise.
Quoique nous soyons chez lui, nous ne sortirons pas que vous ne nous
ayez tout raconté...

--A la bonne heure, monsieur,--dit M. Duval,--je vois que vous êtes
digne d'apprécier ces choses-là... Inquiet de savoir d'où me venait
alors un secours aussi généreux, je relus la lettre, je ne connaissais
pas cette écriture; voyez si la Providence ne m'est pas venue en aide!
Un de mes amis qui habite la province, et qui arrive bientôt à Paris...
M. Éloi Sécherin... me prie de lui chercher un domestique de bonne
maison.

--Le mari d'Ursule?--m'écriai-je.

--Madame connaît M. Sécherin?--me dit M. Duval d'un air étonné.

--Pour l'amour du ciel! continuez, mon cher monsieur,--dit mademoiselle
de Maran.

--Hier donc, dit M. Duval,--un domestique se présente chez moi. Je lui
demande ses certificats, il m'en montre plusieurs; le dernier lui avait
été donné par M. le marquis de Rochegune; en l'ouvrant, l'écriture me
frappe, je cours chercher ma lettre; plus de doute! monsieur, l'écriture
était semblable, absolument semblable, impossible de s'y tromper. Dire
ma joie, mon émotion, serait impossible. Je demandai au domestique
quelques renseignements sur son maître.--Ah! monsieur,--me dit-il,--il
n'y en a pas de meilleur, de plus charitable, tout le portrait de son
père, qui a fait tant de bien...--Et pourquoi quittez-vous son
service?--lui demandai-je.--Hélas! monsieur, M. le marquis va partir
pour un long voyage, il ne garde que deux anciens serviteurs qui
l'accompagnent. Je ne pouvais plus conserver le moindre doute. Je dis
tout à ma femme. Je pars hier et j'arrive ici. M. de Rochegune était
sorti, je reviens dans la soirée, il n'était pas encore rentré. Enfin,
ce matin, après avoir encore en vain tenté de le voir, et craignant
qu'il ne partît, je suis monté ici malgré le portier, et j'ai pu presser
les mains de mon bienfaiteur. Oh! d'abord il a voulu nier, mais il sait
trop mal mentir pour cela...

--Monsieur,--dit M. de Rochegune avec un embarras croissant...

--Oui, monsieur,--s'écria M. Duval,--vous ne savez pas mentir... je vous
dis que vous mentez d'une manière pitoyable! et lorsque je vous ai
proposé, pour vous confondre, de m'écrire absolument la même lettre que
celle que j'avais reçue avec les cent mille francs, vous n'avez pas osé,
monsieur, vous n'avez pas osé! répondez à cela... Voilà, madame, ce que
monsieur a fait pour moi. Voilà ce que je suis glorieux d'accepter, non
comme don, mais comme prêt; car je compte sur mon travail pour
m'acquitter... Voilà la bonne et généreuse action que je raconterai
partout; mais je n'en suis pas moins heureux d'avoir pu une bonne fois
convaincre monsieur de son bienfait devant témoins; maintenant il
n'osera plus le nier peut-être!

--Si, monsieur... je le nierai,--dit M. de Rochegune,--car il m'importe
que le véritable bienfaiteur soit connu. Quelque douce que me soit votre
reconnaissance, je ne puis l'accepter; je n'ai fait, en agissant ainsi,
qu'obéir aux derniers vœux de mon père,--dit M. de Rochegune d'un ton
triste et pénétré.

--Votre père, monsieur?--s'écria M. Duval.

--Oui, monsieur!--encore une fois,--je n'ai fait qu'exécuter ses
dernières volontés.

--Mais je n'avais pas l'honneur d'être connu de lui, monsieur. Mais vous
l'avez perdu bien avant l'époque où vous êtes si généreusement venu à
mon secours.

--Quelques mots vous expliqueront, monsieur, ce que je viens de vous
dire. Mon père avait, dans sa jeunesse, placé une faible somme dans une
de ces sociétés fondées au profit du dernier survivant. Il avait
complétement oublié ce placement. Peu de temps avant sa mort, il reçut
environ trois cent mille francs provenant de cette source. Un scrupule,
dont j'apprécie toute la délicatesse, l'empêcha de profiter d'une somme
due à la mort successive de plusieurs personnes. Cette somme fut, par
lui, destinée à de bonnes œuvres. Pendant sa vie, il en employa une
partie. Lorsque je le perdis, il me recommanda d'user du reste de cet
argent dans le même but. J'ai appris, monsieur, avec quelle pieuse
énergie vous aviez, pendant deux années, lutté contre le sort. J'ai
appris combien votre conduite envers votre mère avait été admirable: je
n'ai donc fait, monsieur, vous le voyez bien, qu'obéir aux ordres de mon
père. J'avais cru que ceci demeurerait secret, comme tant d'autres
généreuses actions de mon père. Le hasard a voulu qu'il n'en fût pas
ainsi, monsieur.--Je vous avoue que maintenant j'en ai moins de regret,
puisque je connais personnellement celui dont le courageux dévouement
m'avait si vivement frappé;--et M. de Rochegune tendit cordialement la
main à M. Duval.

J'étais délicieusement émue; je me rappelais avec quelle grâce touchante
M. de Lancry m'avait raconté à l'Opéra l'histoire de M. Duval; aussi le
souvenir de Gontran se mêlait d'une manière charmante à toutes les
grandes et généreuses pensées que cette scène soulevait en moi. Je
regardai Gontran avec émotion. Il me sembla partager l'admiration que
m'inspiraient le bienfaiteur et l'obligé.

Mademoiselle de Maran avait plusieurs fois souri d'un air ironique. Je
reconnus sa méchanceté habituelle au portrait qu'elle avait fait du père
de M. de Rochegune, l'un des hommes les plus remarquables, les plus
justement vénérés de son temps, et qui s'était illustré par une foule
d'actes d'une philanthropie éclairée, et par de beaux et grands travaux
d'intelligence.

--Monsieur,--dit Gontran à M. de Rochegune avec une amabilité parfaite,
je suis bien heureux du hasard qui m'a mis à même de reconnaître ce que
je savais déjà par le bruit du monde, c'est que dans certaines familles
privilégiées, et la vôtre est de ce nombre, monsieur, les plus nobles
qualités sont héréditaires.--Puis, s'adressant à M. Duval, il
ajouta:--Il y a deux mois, monsieur, qu'à l'Opéra j'avais l'honneur de
raconter à ces dames votre belle conduite avec l'enthousiasme qu'elle
m'inspirait; je n'espérais pas être un jour assez heureux pour vous
témoigner à vous-même, monsieur, l'admiration que vous méritez.

--C'était au _Siége de Corinthe_, n'est-ce pas, monsieur?--dit naïvement
M. Duval.--Un jour où madame la duchesse de Berry assistait au
spectacle... c'est bien cela. C'était la première fois que ma femme et
moi nous allions au spectacle depuis deux ans; nous nous en étions fait
une vraie fête.

--Nous avons même remarqué, monsieur, le béret de madame Duval, qui lui
allait à merveille,--dit mademoiselle de Maran;--elle était jolie comme
un ange et n'avait pas du tout l'air, je vous l'assure, d'être réduite à
travailler pour vivre.

--Peut-être trouvez-vous, madame, que ma femme était mise avec trop
d'élégance pour notre position? dit M. Duval avec une fierté
douloureuse.

--C'est qu'alors, madame, je croyais que cet argent était une
restitution. Depuis que je sais que c'est un prêt, je me refuserai tout
superflu, croyez-le bien.

Gontran, désolé comme moi de la méchante remarque de mademoiselle de
Maran, dit à M. de Rochegune pour détourner sans doute la conversation:

--Mais j'ai eu aussi le plaisir de vous voir à cette représentation,
monsieur de Rochegune, et j'étais bien loin de me douter que vous
fussiez le bienfaiteur mystérieux dont j'entretenais ces dames.

--Oui, je crois en effet que ce jour... j'étais à l'Opéra avec madame la
duchesse de Richeville,--reprit M. de Rochegune d'un air embarrassé.

Je levai par hasard les yeux sur lui; je rencontrai son regard, qu'il
détourna aussitôt en rougissant.

--Monsieur,--dit mademoiselle de Maran à M. de Rochegune en prenant un
air de bonhomie qui me présagea quelque perfidie,--rien de ce que nous
voyons ou de ce que nous entendons là ne peut nous étonner; monsieur
votre père avait habitué tout le monde à l'admiration de ses bonnes
œuvres.

--Madame...--dit M. de Rochegune en s'inclinant avec une sorte
d'impatience pénible, soit qu'il n'aimât pas mademoiselle de Maran, soit
que sa modestie souffrît de la prolongation de cette scène.

--Pardonnez-moi, monsieur, c'était un homme admirable,--reprit
mademoiselle de Maran.--Je disais encore tout à l'heure à ma nièce que
rien n'est plus touchant que ses visites dans les prisons... que la
bonté avec laquelle il traitait les pauvres de son hospice; c'était
comme une manière de saint Vincent de Paul ou quelque chose
d'approchant.

--C'était simplement un homme de bien. Il n'a jamais prétendu autre
chose, madame,--dit M. de Rochegune d'un ton ferme et sévère qui
prouvait qu'il n'était pas dupe des louanges ironiques de mademoiselle
de Maran.

Je vis avec plaisir, à la physionomie chagrine de Gontran, qu'il
souffrait comme moi d'entendre ma tante parler ainsi. Mais le caractère
de mademoiselle de Maran était trop altier pour jamais céder. Elle
voulait toujours, comme on dit vulgairement, avoir le _dernier mot_.

Offrant donc son bras à M. de Lancry, elle dit à M. de
Rochegune:--Adieu, monsieur. C'est égal, quoi que vous en disiez, un
simple homme de bien n'aurait jamais fait le trait mirifique de la
_tontine_[A]! Oui, monsieur, ce scrupule de _tontine_--là suffirait pour
illustrer une famille... Cent mille écus d'aumônes!... mais c'est-à-dire
qu'autrefois il n'y avait que les grands coupables qui se permissent de
faire de ces espèces d'amendes honorables.

--Pardon, monsieur,--dit Gontran, en interrompant vivement mademoiselle
de Maran.--Ces dames ont quelques visites à faire; je reviendrai voir
cette maison si vous le permettez.

--Elle est toute à vos ordres, monsieur,--dit M. de Rochegune en saluant
d'un air froid, et contenant à peine l'indignation que les dernières
paroles de ma tante lui avaient causée.

Lorsque nous fûmes remontés en voiture, je ne pus m'empêcher de dire à
mademoiselle de Maran:

--Ah! madame, vous avez été bien cruelle!

--Comment, bien cruelle?...--s'écria-t-elle en éclatant de
rire.--Laissez-moi donc tranquille... Est-ce que vous croyez que je
donne dans ces comédies-là?

--Quelles comédies?

--Comment, quelles comédies! Mais tout cela était convenu, arrangé; on
nous attendait! Il est évident qu'on avait fait dire à ce M. Duval de
venir et de se tenir tout prêt à pousser ses cris reconnaissants; aussi
s'est-il mis à crier comme une arche-pie quand il nous a su près de la
porte. Ce vieux drôle d'intendant avait sans doute été l'avertir, sous
le prétexte de chercher la clef de la bibliothèque.

--Ah! madame... quelle supposition!--dit Gontran; et dans quel but,
madame?

--Eh!--mon pauvre garçon,--c'est un calcul tout simple: d'abord, si M.
de Rochegune vous surfait sa maison de 20 ou 30,000 fr., vous n'oserez
pas marchander avec un homme capable de si beaux traits, sans compter
qu'habiter un hôtel témoin de si vertueuses actions, ça porte bonheur et
ça se paye. Je parie que le vieux Rochegune en a fait bien d'autres pour
s'arranger sa belle réputation de philanthrope, afin de pouvoir, sous
cet abri, tripoter, j'en suis sûre, dans toutes sortes d'abominables
agiots. On dit qu'il prêtait à la petite semaine; je le croirais fort,
car il est mort riche à millions! La preuve de ce que je dis, c'est
qu'on ne fait pas des aumônes de cent mille écus quand on a la
conscience nette. _Il n'y a que les gros pécheurs qui donnent gros aux
pauvres_, répétait toujours le desservant de ma paroisse de Glatigny,
qui n'était pas bête... Peste! cent mille écus en bonnes œuvres!
c'est la part du diable, comme disent les bonnes gens, ou, si vous
l'aimez mieux, c'est l'intérêt d'un capital de toutes sortes de
vilenies...

--Mais, madame,--dit Gontran avec impatience, vous avouerez du moins
qu'on ne pouvait mieux placer ce bienfait, quelle que soit la source de
cet argent.

--Certainement, certainement; cette petite Duval était très-gentille, ma
foi, avec son béret rose. Ça aura été l'avis de M. de Rochegune, et le
benêt de mari qui vient encore le remercier!...

--Ah! madame! quelle indignité!--s'écria Gontran.--D'ailleurs, M. de
Rochegune part dans quelques jours...

--Eh bien! quoi?... il part? ça prouverait tout au plus qu'il est las de
cette petite bourgeoise, dit mademoiselle de Maran en éclatant de rire.

--Madame, madame!--dit M. de Lancry en me regardant, pour faire sentir à
ma tante l'inconvenance de ce propos.

Je ne pourrais vous peindre, mon ami, l'impression désolante que je
ressentis en entendant mademoiselle de Maran flétrir aussi méchamment
tout ce que mon cœur venait d'admirer; jamais son horreur, jamais sa
haine du beau, qu'il fût physique ou moral, ne s'étaient plus
odieusement manifestées.

A cette nouvelle preuve de son impitoyable méchanceté, je fis un retour
sur moi-même et sur ma position. Mes défiances revinrent plus vives que
jamais contre mademoiselle de Maran, sans que pourtant mon aveugle
confiance pour Gontran diminuât en rien.

Je ne pus m'empêcher de me souvenir de ce que m'avait dit madame de
Richeville: Défiez-vous de ce mariage. Votre tante le protége, il doit
vous être fatal.

Je reconnaissais aussi que la duchesse ne m'avait pas trompée sur les
qualités qu'elle accordait à M. de Rochegune, que M. de Mortagne aurait
voulu me voir épouser.

Je l'avoue, un moment je fus inquiète de l'apparente gravité de ces
réflexions. Mon cœur trembla, pour ainsi dire, de voir mon esprit
embarrassé pour y répondre.

Par instinct, je jetai les yeux sur Gontran... La vue de sa physionomie
si noble, si douce, si loyale, me rassura.

Ce n'est pas mademoiselle de Maran, c'est mon cœur qui a fait ce
mariage, me dis-je; et enfin, parce que M. de Rochegune a de généreuses
qualités, est-ce une raison pour que Gontran n'en ait pas? N'est-ce pas
lui qui le premier m'a raconté cette touchante action si noblement
récompensée? Tout à l'heure encore n'a-t-il pas partagé mon émotion?

Ces réflexions chassèrent les impressions pénibles que les paroles
perfides de ma tante avaient fait naître.

Lorsque nous descendîmes de voiture, un des gens de mademoiselle de
Maran lui dit que mademoiselle Ursule, c'est-à-dire madame
_Sécherin_,--ajouta-t-il en se reprenant,--attendait dans le salon avec
son mari.

Ma cousine était arrivée; oubliant Gontran, ma tante, je montai
rapidement l'escalier; j'ouvris vivement la porte du salon.

En effet c'était elle... c'était Ursule et son mari.



CHAPITRE II.

MONSIEUR ET MADAME SÉCHERIN.


--Ursule!

--Mathilde!

Nous nous embrassâmes avec effusion. Je m'attendais à trouver ma pauvre
cousine affreusement changée: quel fut mon étonnement de la voir plus
fraîche, plus jolie que jamais, quoique son regard fût toujours
mélancolique, quoique son sourire fût toujours triste.

Elle me présenta M. Éloi Sécherin: c'était un jeune homme d'une taille
moyenne, très-blond, d'une figure assez régulière, pleine, colorée et
d'une expression riante et ouverte.

Au premier abord, il me parut être un de ces hommes qui se font
pardonner la vulgarité de leur tournure et de leur langage par la
franchise et par la bonhomie de leurs manières.

Néanmoins je n'eusse jamais cru que ma cousine, avec nos idées de jeunes
filles, aurait pu se décider à un pareil mariage. En voyant M. Sécherin,
le sacrifice qu'Ursule disait m'avoir fait me parut encore plus grand.
Je la plaignais profondément d'avoir dû subir l'impérieuse volonté de
son père.

En embrassant Ursule, je lui serrai la main; elle me comprit, et serra
la mienne en levant les yeux au ciel.

Mademoiselle de Maran entra avec M. de Lancry. Ursule me jeta un regard
qui me navra: elle comparait son mari à Gontran.

Ma cousine présenta son mari à ma tante; je crus que celle-ci allait
donner carrière à son esprit ironique. A mon grand étonnemnent, il n'en
fut pas d'abord ainsi; mademoiselle de Maran fit la _bonne femme_, et
dit à M. Sécherin avec la plus grande affabilité, afin sans doute de le
mettre en confiance:

--Eh bien! monsieur, vous voulez donc rendre Ursule la plus heureuse des
femmes? Vous voulez donc nous faire oublier, nous tous, qui l'aimons
tant? Savez-vous bien que je vais devenir très-jalouse de vous au moins,
monsieur Sécherin! Oui, sans doute, et d'abord je dois vous prévenir
d'une chose, c'est qu'ici nous avons l'habitude de parler en toute
franchise, nous vivons bonnement en famille; dans une demi-heure vous
nous connaîtrez comme si nous avions passé notre vie ensemble. Moi je
suis une vieille bonne femme qui rabâche toujours la même chose... que
j'adore ces deux enfants, Mathilde et Ursule; ainsi, tenez-vous bien
pour averti que je ne taris pas, quand il s'agit d'elles; aussi j'aime
ceux qui les aiment presque autant que je les aime, elles: après cela je
suis grondeuse, boudeuse, quinteuse et râchonneuse, parce que c'est le
privilége de la vieillesse. Eh bien! pourtant, malgré tout ça, monsieur
Sécherin, je ne sais pas comment ça se fait... mais on finit toujours
par m'aimer un peu.

M. Sécherin fut complétement dupe de cette feinte bonhomie. J'observais
sur sa physionomie franche et cordiale la confiance croissante que lui
inspirait ma tante; son embarras, sa gêne disparurent; il s'écria
joyeusement:

--Ma foi, tenez, madame, je ne crois pas qu'on doive vous aimer un peu,
moi, je crois qu'on doit vous aimer beaucoup. Et, puisqu'il faut vous
parler franchement, je vous avoue que vous me faisiez une peur
diabolique. Eh bien! votre accueil m'a tout de suite rassuré.

--Comment! vous aviez peur de moi, mon cher monsieur Sécherin? Et
pourquoi donc cela, s'il vous plaît?

En vain Ursule fit signes sur signes à son mari, il ne les aperçut pas.

--Certes, madame, j'avais peur de vous,--reprit M. Sécherin de plus en
plus confiant,--et il y avait bien de quoi.

--Ah! mon Dieu! mais vous m'interloquez, monsieur Sécherin.

--Eh! sans doute, madame; mon beau-père, M. le baron d'Orbeval, me
cornait toujours aux oreilles: Prenez bien garde, mon gendre!
mademoiselle de Maran est une grande dame! Si vous aviez le malheur de
lui déplaire, vous seriez perdu, car elle a de l'esprit vingt fois gros
comme vous, et elle sait s'en servir de son esprit, je vous en réponds!
Eh bien! maintenant, madame, savez-vous ce que je lui répondrais, au
beau-père? car il ne me faut pas beaucoup de temps, à moi, pour toiser
mes pratiques...

Ursule rougit jusqu'au front en entendant ces expressions vulgaires;
Gontran dissimula son sourire; mademoiselle de Maran dit au mari
d'Ursule, avec un ton de bonhomie incroyable:

--Monsieur Sécherin, permettez, nous nous sommes promis d'être francs,
n'est-ce pas?

--Oui, madame.

--Eh bien! on ne dit pas, même en parlant d'une vieille femme comme moi,
_toiser mes pratiques_. C'est de mauvais goût! Oh! je ne vous passerai
rien, d'abord! je vous en préviens. Voilà comme je suis; d'ailleurs nous
sommes convenus d'être francs.

--Tenez, madame,--s'écria M. Sécherin avec une expression de
reconnaissance vraiment touchante,--ce que vous faites là est généreux
et bon, voyez-vous! je vous en remercie de tout cœur! D'autres se
seraient moqués de moi; vous, au contraire, vous avez la bonté de me
reprendre. Que voulez-vous, madame, je ne suis qu'un provincial, peu
fait aux belles manières de la capitale.

--De Paris... monsieur Sécherin, de Paris! On ne dit pas de la
capitale,--reprit mademoiselle de Maran avec un très-grand sérieux.

--Vraiment, madame? Tiens, c'est drôle. Pourtant notre procureur du roi
et notre sous-préfet disent toujours _la capitale_.

--C'est possible; ça se dit en administration et en
géographie,--continua mademoiselle de Maran,--mais ça ne se dit pas
ailleurs. Vous voyez que je suis implacable, mon pauvre monsieur
Sécherin.

--Allez, allez, madame, allez toujours, je n'oublie jamais ce qu'on m'a
dit une bonne fois. Eh bien donc, madame, si j'avais maintenant à faire
votre portrait à mon beau-père... je lui dirais: Mademoiselle de Maran
est sans doute une très-grande dame par sa position, mais au fond c'est
une brave petite dame, franche et unie comme bonjour, qui a le cœur
sur la main, et qui a peut-être encore plus de bons sentiments que de
bon esprit. Eh bien! n'est-ce pas que je ne me trompe pas?

--Mais, c'est-à-dire, mon cher monsieur Sécherin, que Lavater n'était
rien du tout auprès de vous; vous êtes un Nostradamus, un Cagliostro
pour la prévision et pour la prédiction! Tenez, je suis si contente du
portrait que vous avez fait de moi, que je ne relèverai pas certains
mots.

--Ah bien! si, madame, si... relevez-les; ou sans cela je me fâcherai,
je vous en avertis.

--Eh bien non! monsieur Sécherin, je vous en prie...

--Non, madame, je vous dis que je me fâcherai, et je me fâcherai si vous
ne me reprenez pas.

--Eh bien! puisque vous le voulez absolument, et pour conserver la bonne
harmonie entre nous, je vous ferai observer que _unie comme bonjour_ et
le _cœur sur la main_, c'est un peu bien vulgaire.

--Bon... bon, je ne le dirai plus. Mais, mon Dieu, madame, comme vous
êtes bonne! C'est qu'après tout, voyez-vous, il n'y a pas de méchanceté
dans mon fait; vous avez deviné ça tout de suite!

--Certainement, je vous ai tout de suite deviné, mon bon monsieur
Sécherin; vous me paraissez le meilleur des hommes, et certes je ne
vous crois pas le moindre fiel.

--Du fiel.... moi! pas plus qu'un pigeon; ce qui me manque, je le sens
bien, c'est l'éducation; mais que voulez-vous? j'ai été élevé en
province, mon père était un petit marchand, il a commencé sa fortune en
achetant des biens d'émigrés.

--Avec un début comme celui-là, il ne pouvait manquer de prospérer,--dit
mademoiselle de Maran.--Certainement ces biens d'émigrés devaient lui
porter bonheur à M. votre père.

--C'est ce qui est en effet arrivé, madame.

--Je le crois bien; continuez, monsieur Sécherin.

--Quant à ma mère,--reprit la malheureuse victime de la perfidie de ma
tante,--quant à ma mère, c'est la meilleure des femmes, mais elle a
toujours voulu conserver son bonnet rond et son casaquin d'autrefois;
c'est une bonne ménagère dans toute l'acception du mot; vous voyez donc
bien que je n'ai pas été élevé comme un duc et pair. J'ai fait couci
couci mes études au collége de Tours; à la mort de mon père, j'ai pris
la direction de sa fortune, et j'ai trouvé dans son vieux bureau de
sapin noir un inventaire de soixante-trois mille sept cents livres de
rentes en terres et en propriétés, et cela net d'impôts, madame, sans
compter le matériel de deux fabriques où j'emploie cinq cents ouvriers
qui ne peuvent pas suffire aux commandes... Voilà où j'en suis, madame.

--Mais vous êtes dans une position magnifique, monsieur Sécherin! C'est
tout simple, les honnêtes gens prospèrent toujours, et je suis sûre que
ce sont ces biens d'émigrés dont nous parlions qui ont valu cette
prospérité croissante à monsieur votre père.

--Madame,--dit Ursule, qui était au supplice,--je crains que ces
détails...

--Allons donc, Ursule, ils m'intéressent au contraire beaucoup, ma chère
enfant.

--Sans doute, _chère bellotte_, mes petites affaires d'intérêt ne
peuvent qu'intéresser infiniment notre bonne tante.

--Monsieur Sécherin, toujours fidèle à mon système de franchise,--dit
mademoiselle de Maran,--je vous ferai observer que _chère bellotte_,
doit être réservé pour la plus douce et la plus secrète intimité: vous
profanez le charme mystérieux de ces adorables expressions en les
prodiguant ainsi.

--Pourtant, madame, mon père appelait toujours ma mère _chère bellotte_,
et ma mère l'appelait _petit père_ ou _gros loup_.

--Mais remarquez, mon bon monsieur Sécherin, que je n'incrimine pas en
elles-mêmes les tendres et naïves expressions de _chère bellotte_,
_petit père_, et même de _gros loup_, au contraire!! j'espère bien
qu'Ursule, pieusement fidèle à ces touchantes traditions de votre
famille, vous prodigue en secret ces noms si doux.

--Ah çà! mais tu as donc dit à madame que tu m'appelais ton gros loup,
toi?--s'écria M. Sécherin en se retournant vers Ursule et en frappant
dans ses mains avec étonnement.

--Vraiment!... Ursule vous appelle déjà son _gros loup_, mon bon
monsieur Sécherin?--s'écria ma tante.

--Mais oui, madame, et elle ne met pas de mitaines pour cela,--continua
M. Sécherin avec une orgueilleuse satisfaction.

--Ah! madame, pouvez-vous croire!...--s'écria Ursule,--et des larmes de
honte et de confusion lui vinrent aux yeux.

--Comment!--reprit M. Sécherin,--comment! tu ne te souviens pas que le
surlendemain de notre mariage, lorsque je t'ai fait voir l'inventaire de
notre fortune, je l'ai dit en t'embrassant: Tout cela est à toi et à ton
_gros loup_! Et que tu m'as répondu en m'embrassant aussi: Oui, tout ça
c'est à moi et à mon _gros loup_? Mais rappelle-toi donc bien, c'était
dans la petite chambre verte qui me sert de cabinet.

Il est impossible de se figurer la douleur, l'accablement d'Ursule, en
entendant ces mots.

J'étais navrée pour elle. Gontran souriait malgré lui; mademoiselle de
Maran triomphait. Pourtant elle ne voulut pas trop prolonger cette
scène, et reprit aussitôt:

--Voulez-vous bien vous taire, monsieur Sécherin, vilain indiscret!
Est-ce qu'on dit ces choses-là? On garde ces friands petits bonheurs-là
pour soi tout seul; ce sont de ces petites félicités coquettes et
mysticoquentieuses dont on se chafriole en secret et qu'on n'avoue pas!
Ursule vous aurait mille et mille fois appelé son _gros loup_ qu'elle se
ferait plutôt tuer que de l'avouer, et elle aurait raison. Je vous
répète que vous êtes un vilain indiscret. Ah! les hommes!... les
hommes!... nous ne pouvons pas leur laisser lire dans notre cœur nos
plus charmantes préférences, nous ne pouvons pas les leur témoigner par
les noms les plus doux, sans qu'ils aillent tout de suite se vanter de
cela de toutes leurs forces!

--Eh bien! c'est vrai, madame,--dit M. Sécherin,--j'ai eu tort, vous
avez raison, toujours raison; encore une leçon dont je profiterai. Je
garderai _bellotte_ et _gros loup_ pour nous deux ma femme.

--Et vous ferez bien. Mais parlez-moi donc de ces biens d'émigrés que
monsieur votre père avait achetés lorsqu'il était petit marchand. Vous
ne savez pas comme ça m'intéresse. Est-ce qu'ils étaient considérables,
ces biens?

--Oui, madame, ils avaient appartenu en partie à la famille de Rochegune
avant la révolution; mais à la restauration, mon père les a revendus au
vieux marquis.

A ce nom, qui revenait si singulièrement et si souvent dans cette
journée, ma tante fronça le sourcil.

--Est-ce que M. de Rochegune a encore beaucoup de propriétés dans cette
province, monsieur?--demanda Gontran.

--Certainement, monsieur; il a toutes les propriétés de son père, comme
il en a toutes les qualités... L'hospice des vieillards fondé par feu M.
le marquis est à deux lieues de chez moi. Ah! madame,--ajouta M.
Sécherin avec exaltation en se retournant vers ma tante,--quel bien feu
M. le marquis faisait dans le pays!... et avec cela si peu fier! Enfin,
madame, figurez-vous que, tant qu'il restait à son château de Rochegune,
il allait tous les dimanches à la messe de l'hospice des vieillards;
après la messe il dînait à leur table, allait avec eux à vêpres,
soupait encore avec eux et couchait dans leur dortoir: il faisait
toujours cela une fois par semaine; ce n'est pas tout, il suivait
jusqu'au cimetière le cercueil des pauvres qui mouraient. Voilà, madame,
ce qui s'appelle faire du bien avec bonté... n'est-ce pas?

--Oui, sans doute,--répondit ironiquement mademoiselle de Maran.--Aller
manger dans la gamelle de ces vieux vagabonds, mais je trouve cette
idée-là tout à fait réjouissante.

--Ah! vous avez bien raison, madame,--reprit naïvement M. Sécherin;--ça
leur réjouissait le cœur, à ces pauvres gens. Mais ce n'est encore
rien que cela, madame.

--Ah! mon Dieu! il y a quelque chose de plus pharamineux encore que
cette communion de gamelle?

--Oui, madame. Comme j'étais le plus fort manufacturier du pays, M. le
marquis m'avait prié de commander de petits ouvrages à ces malheureux:
ils les faisaient, mais Dieu sait comme! cela ne servait à rien, c'était
de la matière première perdue que feu M. le marquis payait; non content
de cela, il me remboursait les petites sommes que je donnais à ces
pauvres vieux censément pour prix de leurs ouvrages, de façon qu'ils
croyaient gagner par leur travail les douceurs qu'ils se procuraient
ainsi...

--Mais c'est que c'est, en effet, d'une superlative
délicatesse!--s'écria mademoiselle de Maran,--et c'est bien raisonné
surtout! car enfin, jugez donc! si ces messieurs les vagabonds étaient
venus à s'apercevoir que ce M. de Rochegune se permettait de leur faire
l'aumône en tout et pour tout, c'est qu'ils auraient pu se révolter au
moins! joliment rabrouer cet impertinent marquis, et profiter d'une nuit
où il serait venu coucher dans leur dortoir pour lui donner une bonne
traversinade qu'il n'aurait pas volée.

L'amertume avec laquelle mademoiselle de Maran raillait une action d'une
délicatesse peut-être outrée, mais qui révélait du moins la plus
touchante bonté, prouvait combien elle était piquée de voir donner à ses
calomnies un si éclatant démenti.

Gontran partageait mon émotion. Ursule, les yeux fixes, semblait
profondément et douloureusement absorbée.

M. de Lancry dit à M. Sécherin:

--Je trouve aussi que la conduite de M. de Rochegune est admirable,
monsieur; et l'hospice est-il toujours entretenu?

--Toujours, monsieur, et M. le marquis de Rochegune maintenant fait
comme faisait son père. Au retour de ses voyages, il est venu passer six
mois à son château, et il a été une fois par semaine dîner et coucher à
l'hospice tout comme son père; aussi est-il adoré dans le pays tout
comme son père...

--Et il le mérite bien, assurément... _tout comme son père_...--dit
mademoiselle de Maran avec aigreur.--Est-ce qu'il met aussi le bonnet et
la casaque ces beaux jours-là?

--Non, madame; il reste habillé comme il est. Oh! il fait cela comme
tout ce qu'il fait, simplement, sans ostentation. C'est naturel chez
lui. Il tient ça de son père. C'est comme le courage; il est brave
comme un lion. Tenez, il y a sept ou huit ans, il n'avait alors que
vingt ans, lui et un drôle d'homme, M. le comte de Mortagne, qui était
l'ami intime de son père, ont fait un coup devant lequel les plus
intrépides auraient peut-être reculé.

En entendant le nom de M. de Mortagne, la mauvaise humeur de
mademoiselle de Maran augmenta.

--Vous avez connu M. de Mortagne?--dis-je vivement à M. Sécherin.

--Oui, mademoiselle; c'était un original qui avait été au bout du monde,
un ancien troupier de la grande armée, une barbe comme un sapeur; il
venait bien souvent nous voir à la fabrique; mon pauvre père l'aimait
bien aussi. Pour en revenir à mon histoire, un jour, lui et le jeune M.
de Rochegune chassaient un lièvre à cheval et aux chiens courants; ils
n'avaient donc pas de fusils, et ne possédaient pour toute arme qu'un
fouet; le lièvre débouche de la forêt de Rochegune et prend la plaine.
C'était en plein hiver; ils trouvent dans un champ un berger couvert de
sang et à moitié mort.

--Bon... bon... je vois d'ici ce que c'est,--dit mademoiselle de Maran
avec impatience,--quelque chien... quelque loup enragé qui aura mordu
les moutons et le berger, et que ces deux paladins auront mis à mort.
Allons, c'est superbe... N'en parlons plus.

--Non, madame, c'était...

--Bien, bien, mon cher monsieur Sécherin, faites-nous grâce de ces
histoires-là, elles doivent être d'une terrible beauté, et cette nuit
leur ressouvenir me donnerait le cauchemar. Mais tenez, je vois dans les
yeux d'Ursule qu'elle meurt d'envie d'aller causer avec Mathilde.

Je me levai, je pris ma cousine par la main, et je l'emmenai chez moi,
laissant M. Sécherin avec ma tante et Gontran.



CHAPITRE III.

L'AVEU.


L'humiliation d'Ursule fut profonde et cruelle; non-seulement elle avait
souffert de la vulgarité de son mari, mais aussi de la révélation des
expressions ridiculement familières qu'il avait employées à son égard
quelques jours après son mariage.

Mademoiselle de Maran avait été servie au delà de ses souhaits; sa
bonhomie perfide, en mettant d'abord le mari d'Ursule en confiance,
avait montré ce dernier sous un jour presque grotesque; le hasard avait
fait le reste.

Je pense maintenant que, sans trop anticiper sur les événements, je puis
vous faire remarquer que dès mon enfance mademoiselle de Maran n'avait
eu qu'une pensée, celle d'exciter la jalousie, l'envie d'Ursule contre
moi; elle voulait me faire tôt ou tard une ennemie implacable de celle
que j'aimais de la tendresse la plus sincère.

Lorsque j'étais enfant, elle avait mis mon intelligence, mon esprit
au-dessus de celui d'Ursule; jeune fille, c'était ma beauté, c'était ma
fortune qui devaient complétement éclipser ma cousine; enfin, elle
s'était efforcée de faire indirectement ressortir la distinction,
l'élégance, la position, la naissance de Gontran, que j'allais épouser,
en provoquant avec une infernale méchanceté les épanchements candides de
M. Sécherin, le mari d'Ursule.

Hélas! je le crois, sans l'incessante obsession de ma tante, ma cousine
n'eût pas si souvent comparé avec amertume ma position à la sienne; elle
ne m'eût pas envié quelques avantages, et nous aurions vécu sans
rivalité, sans jalousie. Je croirai toujours que le cœur d'Ursule
était primitivement bon et généreux; les insinuations de ma tante ont
causé le mal qu'elle m'a fait plus tard....

Je montai dans ma chambre avec Ursule. J'avais la plus entière, la plus
aveugle créance dans sa franchise; je voyais en elle une victime; je me
souvenais de la lettre si lugubre, si gémissante, qu'elle m'avait
écrite: aussi je cherchais en vain à m'expliquer la singulière
familiarité de ses expressions envers son mari, deux ou trois jours
après ce mariage désespérant qui lui avait donné des idées de suicide.

Si j'avais un seul instant soupçonné Ursule de fausseté, si je l'avais
crue capable d'avoir contracté une union, sinon avec plaisir du moins
par calcul, j'aurais compris l'étrange contradiction des paroles de la
lettre de ma cousine; mais, je le répète, j'avais une foi profonde en
elle, j'attendais avec anxiété l'explication de ce mystère.

En entrant chez moi, Ursule tomba dans un fauteuil; elle cacha sa tête
dans ses deux mains sans me dire un mot.

--Ursule, mon amie, ma sœur,--lui dis-je en me mettant à ses genoux,
en prenant ses deux mains dans les miennes.

--Laisse-moi... laisse-moi,--dit-elle en cherchant à se dégager et en
souriant avec amertume à travers ses larmes.--Pourquoi ces paroles de
tendresse? tu ne les penses pas... tu ne peux plus les penser.

--Ah! Ursule... c'est cruel... que t'ai-je fait? que t'ai-je dit?
pourquoi m'accueillir ainsi, mon Dieu! après une si longue absence?

--Mathilde, je n'accuse pas ton cœur; il est bon et généreux! mais
c'est parce qu'il est généreux, qu'il a en horreur tout ce qui est
mensonge et fausseté. Ainsi, laisse-moi... laisse-moi! ne te crois pas
obligée de paraître m'aimer encore.

--Ursule... que dis-tu?

--Est-ce que je ne sais pas que tu me méprises!...--ajouta la
malheureuse femme en fondant en larmes. Puis elle se leva et alla près
de la fenêtre essuyer ses pleurs.

J'étais restée stupéfaite, ne comprenant rien à ce que me disait Ursule.
Je courus à elle.

--Mais, au nom du ciel, explique-toi; que veux-tu dire? pourquoi veux-tu
donc que je te méprise?

--Pourquoi, Mathilde? peux-tu me le demander? Comment! il y a quinze
jours, je t'écris une lettre désolée, une lettre qui te peignait
l'affreux bouleversement de mon cœur. Tu t'émeus de mon désespoir, tu
plains ton amie... tu pleures sur son sacrifice, sur ses illusions
perdues, et tout à l'heure tu entends dire que cette femme, qui, un
moment, n'avait vu d'autre refuge que la mort pour échapper à cet odieux
avenir; que cette femme, trois jours après ce mariage détesté, prodigue
à son mari les noms les plus ridiculement familiers... Encore une fois,
Mathilde, je te dis que tu me méprises... ou bien tu caches ce sentiment
et je te fais pitié... Mais la pitié... je n'en veux pas... j'aime mieux
le dédain... j'aime mieux la haine... j'aime mieux l'indifférence; mais
la pitié... oh! jamais, jamais!

Et mettant son mouchoir sur sa bouche, Ursule étouffa les sanglots
qu'elle ne pouvait contenir.

--Mais tu es folle, Ursule! tu ne penses pas ce que tu dis...
Souviens-toi donc de ma lettre? Est-ce que je ne sens pas tes larmes
couler sur mes joues?--lui dis-je en l'embrassant,--est-ce que je ne
vois pas, hélas! que tu es bien malheureuse? Que me fait, après tout, un
mensonge de ton mari?

--Un mensonge?... non, ce n'est pas un mensonge, Mathilde... non. Ces
mots, si ridiculement familiers, je les ai dits... entends-tu... je les
ai dits...

--Tu les as dits... Ursule?...

--Oui, oui... Ainsi laisse-moi... tu le vois bien... je suis la plus
dissimulée... la plus fausse des créatures... Je feins le désespoir pour
me faire plaindre, tandis qu'au fond je suis ravie de ce mariage... Mon
mari est si riche... après tout! O honte! ô infamie!

Et Ursule appuya avec force ses deux mains sur son front....

--Non... il n'y a pas de honte, il n'y a pas
d'infamie,--m'écriai-je.--Il y a là un mystère que je ne comprends pas.
Eh! que m'importe après tout quelques paroles passées? tu souffres, tu
pleures: eh bien! je veux souffrir, je veux pleurer avec toi... Vois mes
larmes... ma sœur, sens mon cœur comme il bat... Dis...
maintenant, dis... crois-tu que ce soit là du mépris... de la pitié?

--Eh bien! non, non; je te crois, Mathilde. Pardon! oh! pardon d'avoir
un instant pu douter de ton cœur... Mais c'est qu'aussi j'avais... je
dois avoir tant de préventions à détruire dans ton esprit!

--Mais aucune,--te dis-je.

--Alors, écoute-moi, ma sœur, ma tendre sœur. Tes larmes, ton
affliction, m'arrachent mon secret. Tout à l'heure je ne voulais rien te
dire... Je voulais ne plus te revoir, car vivre près de toi, soupçonnée
par toi de fausseté, oh! cela me semblait impossible.

--Pauvre Ursule! eh bien! voyons... ne méritai-je pas ta confiance?

--Si... oh! si! mon Dieu! toi seule... écoute donc... Ce mariage me
causait un tel désespoir que jusqu'au dernier moment, malgré moi, je
crus qu'un événement imprévu l'empêcherait... Oui... j'étais comme ces
condamnés qui savent qu'ils doivent mourir, qu'il n'y a pas de grâce
pour eux, et qui pourtant ne peuvent s'empêcher d'espérer cette grâce
impossible. C'était un dernier instinct de bonheur qui se révoltait en
moi!

--Ursule... Ursule... et ce que tu dis là est affreux. Combien tu as dû
souffrir, mon Dieu!

--J'obéis à mon père... je voulus te mettre dans l'impossibilité de
consommer le généreux sacrifice que tu m'avais proposé. Ce mariage se
fit... mon sort irrévocablement fixé, je n'avais que deux
alternatives... la mort...

--Ursule... Ursule, ne parle pas ainsi... tu m'épouvantes.

--La mort, ou une vie à tout jamais malheureuse. Un moment je restai
accablée sous le coup de ce funeste avenir! Pourtant, avant que de me
désespérer tout à fait, je me demandai ce qui causait l'éloignement que
m'inspirait mon mari; je me dis que c'était la vulgarité de ses
manières, son éducation commune, car son cœur est bon, je crois....

--Oh! sans doute, Ursule, crois-le, crois-le; il est généreux, il est
bon. N'as-tu pas vu avec quelle sensibilité il parlait des bienfaits de
M. de Rochegune! Mon Dieu! son langage, ses manières se façonneront au
monde.

--Eh bien, donc, je me suis dit: ce langage commun me choque, ces
familiarités, presque grossières, me révoltent... Ma vie, désormais,
doit se passer dans la compagnie de cet homme; il faut renoncer à toutes
mes idées de jeune fille. Désormais je dois vivre d'une vie tout
autre... Du courage... tout est fini, tout!!!--et les larmes couvrirent
la voix d'Ursule.

--C'est la délicatesse naturelle de mes habitudes,--reprit-elle,--de mes
penchants qui me rend si malheureuse. Eh bien! puisque je ne puis pas
élever mon mari jusqu'à moi... je m'abaisserai jusqu'à lui... Oui, ce
langage qui me révolte, je le parlerai... ces manières qui me font
frissonner de répugnance, je les imiterai... Mathilde! Mathilde! cela,
je l'ai fait; j'ai flatté cet homme comme il voulait être flatté. J'ai
feint de l'aimer comme il voulait être aimé... Ses expressions
ridiculement familières je les ai répétées en rougissant d'humiliation
et de honte... Oh! ma sœur, ma sœur... tu ne sauras jamais ce que
j'ai souffert pendant les huit jours d'épreuves que je m'étais
imposés!... Tu ne sauras jamais ce qu'il y a d'affreux dans cette
profanation de soi-même, dans ce mensonge des lèvres, dont le cœur se
révolte. Oh! que de larmes dévorées en secret, pendant que je jouais
cette triste et amère comédie!... Mais, vois-tu, maintenant je ne puis
plus, je souffre... non, je ne puis plus! Ah! plutôt que de continuer à
m'abaisser à mentir ainsi... oh! oui... la mort! mille fois la mort.

L'accent d'Ursule était si déchirant, si désespéré, son air si égaré,
ses traits si bouleversés, qu'elle m'effraya.

Alors je comprenais sa conduite; alors j'étais frappée du courage qu'il
lui avait fallu pour tenter seulement ce qu'elle avait essayé.

--Rassure-toi, rassure-toi, ma sœur,--lui dis-je,--écoute seulement
mes conseils. Tu te trompes, je pense, en croyant nécessaire de
t'abaisser au niveau de ton mari. Son cœur est généreux, il t'aime
avec idolâtrie; essaye au contraire de l'élever jusqu'à toi... Tout à
l'heure, n'as-tu pas vu avec quel empressement il accueillait les
observations de mademoiselle de Maran? Juge donc de quelle autorité
seraient les tiennes sur lui? Ursule, ma sœur, songe à cela... Sans
doute, je t'aurais désiré une autre union; mais enfin celle-ci est
accomplie. Ne repousse donc pas les chances de bonheur qu'elle t'offre.

--Du bonheur, Mathilde? à moi du bonheur?... oh! jamais.

--Si, si, du bonheur... Ton mari est bon, franc, loyal... Il est riche,
il t'aime. Il n'est pas d'une très-jolie figure; ses manières, son
langage manquent d'élégance; soit; mais cela est-il donc irréparable?
Mon Dieu! cela s'apprend si vite, l'exemple est tout! Et tu seras pour
lui un si charmant exemple à étudier! Et puis, enfin, veux-tu que nous
t'aidions?... Oui, pour te rendre cette éducation plus facile,--lui
dis-je en souriant,--veux-tu que moi et Gontran nous allions passer cet
été quelque temps chez toi? Si tu ne veux pas encore prendre de maison à
Paris, tu viendras chez nous. Aujourd'hui nous avons vu une maison assez
grande pour que nous puissions t'offrir un appartement. Eh bien! mon
projet, qu'en dis-tu?

--Je dis que tu es toujours la meilleure des amies, la plus tendre des
sœurs!--me dit Ursule en m'embrassant avec effusion.--Je dis que près
de toi j'oublie mon malheur, et que tu as toujours le don de me faire
espérer. Mais, hélas! maintenant, Mathilde, il me sera difficile de me
faire illusion.

--Je ne te demande pas de te faire illusion: je ne te demande que de
croire aux réalités... Tu verras ton mari dans un an! Combien ton amour
pour lui l'aura transformé!

--Mais vois combien le chagrin rend égoïste!--me dit Ursule;--je ne te
parle pas de ton bonheur; tu dois être si heureuse, toi!

--Oh! oui, maintenant surtout que tu es là pour partager ce bonheur...
Tiens, Ursule, si je te savais sans chagrin, je ne connaîtrais pas de
félicité égale à la mienne: Gontran est si bon, si dévoué! c'est un si
noble cœur, un caractère si élevé! et puis, il me comprend si bien!
Oh! je le sens là... à la sécurité de mon cœur, c'est un bonheur de
toute la vie. Il m'inspire une confiance inaltérable; la mort seule
pourrait la troubler. Et encore! Non, non, quand on s'aime ainsi, quand
on est aussi heureuse que je le suis, l'on ne survit pas; on meurt la
première... Non, rien au monde ne pourrait m'ôter cette conviction, que
je serai la plus heureuse des femmes, et que ce bonheur durera toute ma
vie, ou plutôt toute la vie de Gontran!

       *       *       *       *       *

Maintenant encore, quoique ces prévisions de mon cœur aient été bien
cruellement déçues, mon ami, je me souviens que cette créance à un
avenir heureux était absolue, aveugle.

       *       *       *       *       *

Huit jours après l'arrivée d'Ursule, toute notre famille devait se
rassembler le soir pour la signature de mon contrat de mariage avec M.
de Lancry.

Mademoiselle de Maran avait obtenu du maire de notre arrondissement de
nous marier le soir après cette cérémonie, afin d'éviter les curieux.



CHAPITRE IV.

LA LETTRE.


Le jour de la signature du contrat, je fus réveillée selon mon habitude
par Blondeau, qui m'apporta la corbeille d'héliotrope et de jasmin que
depuis six semaines Gontran m'envoyait chaque matin.

J'ai toujours attaché une importance extrême à ce qu'on appelle
vulgairement _les petites choses_. Des attentions délicates, quand elles
sont persistantes, prouvent la constante occupation de la pensée; les
occasions où l'on peut montrer son dévouement par quelque acte éclatant
sont si rares, qu'il vaut mieux donner, si cela se peut dire, la
_monnaie_ courante de ce dévouement.

Ceux qui le réservent absolument pour les circonstances extraordinaires
semblent vous dire: _Noyez-vous... jetez-vous au milieu des flammes_, et
alors vous saurez ce que je vaux.

Fataliste de cœur, comme je l'étais, cette corbeille de fleurs de
chaque matin avait pour moi une grande signification. Le souvenir du
premier aveu de Gontran s'y rattachait, et je songeais avec un indicible
bonheur que désormais chaque jour commencerait pour moi par une pensée
de lui, qui me viendrait au milieu de mes fleurs de prédilection.

De très-bonne heure j'allai à l'église avec madame Blondeau. En voyant
arriver le moment où j'allais appartenir à Gontran, plus que jamais
j'éprouvais l'irrésistible besoin de prier, de bénir Dieu, et de mettre
cet avenir de bonheur sous la protection du ciel et de ma mère.

Je ressentais une joie sereine, confiante et grave; bien souvent, dans
la journée, mes yeux se mouillèrent de douces larmes, cela sans raison.
C'étaient des attendrissements vagues, involontaires, toujours terminés
par des élans de reconnaissance ineffable et religieuse.

Vers les quatre heures, mademoiselle de Maran me fit venir dans sa
chambre, où je n'étais pas entrée depuis fort longtemps. Je ne puis vous
dire, mon ami, ce que j'éprouvai en me retrouvant dans cet appartement,
qui me rappelait les scènes cruelles de mon enfance. Rien n'y était
changé: c'était toujours le crucifix, les vitraux coloriés, le
secrétaire de laque rouge, les chimères vertes sur la cheminée, et sous
les cages de verre, les aïeux de Félix, qui allait, sans doute, bientôt
les rejoindre.

Mademoiselle de Maran était assise devant son secrétaire; je vis sur la
tablette un écrin, un portefeuille, un paquet cacheté, et un médaillon
que ma tante considérait avec tant d'attention, qu'elle ne s'aperçut pas
de mon entrée chez elle.

Ses traits, toujours si dédaigneux, avaient une expression de tristesse
sévère que je ne lui avais jamais vue. Ses lèvres minces n'étaient plus
contractées par le sourire d'implacable ironie qui la rendait si
redoutable. Elle semblait soucieuse et accablée.

J'hésitais à lui parler. En m'appuyant sur la cheminée, je remuai un
flambeau. Mademoiselle de Maran retourna vivement la tête.

--Qui est là?--s'écria-t-elle. Elle me vit, laissa retomber le médaillon
qu'elle tenait à la main et resta quelques moments rêveuse.

--Nous allons nous séparer, Mathilde,--me dit-elle avec un accent de
douceur qui me rendit muette de surprise.--Votre première jeunesse n'a
pas été heureuse, n'est-ce pas? Ce sera toujours avec amertume que vous
vous souviendrez du temps que vous avez passé près de moi.

--Madame...

--Oh! ça doit être... je le sais bien,--reprit-elle d'une voix lente, et
comme si elle se fût parlé à elle-même.--Vous m'avez souvent trouvée
dure, acariâtre, à votre égard. Je n'ai pas été pour vous ce que
j'aurais dû être.... Non, je le sais bien.... C'est sans doute pour cela
que j'éprouve une sorte de chagrin de vous quitter. Au moins votre jolie
et jeune figure animait un peu cette maison... Je suis bien vieille...
et à cet âge il est triste de rester toute seule, d'attendre son dernier
jour avec un chien pour tout compagnon, et puis de mourir seule... sans
être plainte, sans être regrettée.

Après quelques moments de sombre silence, elle reprit avec
douceur:--Mathilde... soyez généreuse, ne vous en allez pas d'ici avec
un mauvais ressentiment de moi, cela rendrait ma solitude plus pénible
encore!

Mademoiselle de Maran devait être sincère en me parlant ainsi. Les
caractères les plus méchants ne sont pas à l'abri de certains retours
sur eux-mêmes. D'ailleurs l'expression de ses traits, de sa voix,
trahissait son émotion. Elle n'avait aucun intérêt à jouer cette comédie
devant moi.

Je fus profondément sensible à cette preuve d'intérêt, la seule que ma
tante m'eût jamais donnée. J'avais été plus joyeuse que touchée de son
consentement à mon mariage avec Gontran. Je savais qu'à la rigueur
j'aurais pu me passer de son adhésion; et, sans exagération de vanité,
je sentais que ma tante devait être satisfaite, tout en assurant mon
bonheur, de pouvoir donner ma main au neveu d'un de ses amis intimes;
mais, dans cette circonstance, les regrets affectueux que me témoignait
mademoiselle de Maran m'émurent profondément.

Je pris sa main, je la portai à mes lèvres, et je la baisai cette fois
avec une tendre vénération. Elle avait la tête baissée; je ne voyais que
son front. Tout à coup elle se releva vivement en m'ouvrant ses bras.

A ma grande surprise, deux larmes, les seules que j'aie jamais vu
répandre à mademoiselle de Maran, mouillaient ses paupières.

Je me mis à genoux devant elle. Elle appuya légèrement ses deux mains
sur mes épaules, et me dit en me regardant avec intérêt:

--Jamais tu ne t'es plainte; jamais tu n'as senti la douceur d'une
caresse maternelle... jusqu'à présent; ou je t'ai abominablement
tourmentée... ou bien je t'ai louée avec une funeste exagération...
j'ai eu tort, j'en suis désolée. Qu'est-ce que tu veux que je te dise de
plus? Je le regretterai jusqu'à la fin de mes jours, qui, hélas! n'est
pas bien loin. Heureusement ton bon naturel a pris le dessus; ce sera un
reproche que j'aurai de moins à me faire; il m'en reste bien assez comme
ça.... Tiens, ma chère petite, je suis si navrée que, s'il en était
encore temps, je voudrais... je voudrais... mais non... non... et
pourtant...

Sans achever sa phrase, ma tante baissa de nouveau la tête, comme si une
lutte se fût engagée en elle entre son désir de parler et une autre
influence.

Malgré moi j'eus peur, comme si mon avenir allait dépendre du secret que
ma tante hésitait à me livrer. Celle-ci, voulant peut-être s'affermir
dans sa bonne résolution en me demandant de nouvelles paroles de
tendresse, me dit:

--Je te suis moins odieuse qu'autrefois, n'est-ce pas?

--Ma tante, depuis un moment je vous aime, tout est oublié;--et je
serrai ses deux mains dans les miennes avec effusion.

--Cela est pourtant bon; bien bon, de s'entendre dire cela... et si je
te rendais un grand service... qui assurât peut-être le bonheur de ta
vie entière... me chériras-tu beaucoup? Me diras-tu souvent de ta douce
voix attendrie... Je vous aime bien?... Tu me regardes avec de grands
yeux étonnés?... Enfin, réponds-moi. J'ai toujours été crainte ou
détestée, excepté par ton père, mon excellent frère. Ah! celui-là
m'aimait! Mais aussi pour celui-là seul j'avais été bonne et dévouée...
oui, je l'aimais tant... que je me croyais le droit de haïr tout le
monde; et puis sans doute l'on a en soi-même une plus ou moins grande
dose de bonté; moi, j'en ai très-peu et je l'avais toute concentrée sur
ton père... Je ne sais pourquoi, à cette heure, ta voix... ton accent me
touchent et éveillent en moi, sinon de la bonté, au moins de la pitié.
Aussi répète-moi que tu m'aimerais bien, que tu aimerais de toutes les
forces de ton cœur une amie qui t'arrêterait au bord d'un précipice
où tu serais sur le point de tomber? Réponds... réponds... est-ce que tu
lui dévouerais ta vie à cette amie?

Mademoiselle de Maran prononça ces derniers mots avec une sorte
d'impatience nerveuse, qui prouvait la violence du combat qui se livrait
en elle.

Sans comprendre ce que me disait ma tante, je me jetai dans ses bras
tout effrayée.--Ayez pitié de moi!--m'écriai-je; je ne sais pas quel
malheur me menace... mais s'il en est un, oh! parlez... parlez! Vous
êtes la sœur de mon père! Je suis seule... seule... je n'ai que vous
au monde! Qui m'éclairera si ce n'est vous?... Oh! parlez... parlez, par
pitié!... Un malheur! dites-vous, mais lequel?... Gontran m'aime, je
l'aime autant que je puis l'aimer: j'ai la plus tendre des amies dans
Ursule, puis-je entrer dans le monde sous de plus heureux présages?
Vous-même, à cette heure, vous me parlez avec tendresse; quelques mots
de vous ont à tout jamais effacé les souvenirs pénibles de mon enfance.
Si quelque malheur caché menace ma destinée, oh! dites-le... par
pitié... dites-le.

--Malheureuse enfant! je ne sais quelle voix me dit que ce serait un
crime affreux de te laisser dans cette erreur... et que tôt ou tard la
vengeance divine ou humaine me saurait atteindre,--s'écria ma tante.

Le sentiment auquel elle cédait était si généreux, elle était alors si
noblement émue, qu'un moment sa figure eut presque un caractère de
beauté touchante.

Je l'écoutais dans une angoisse indicible, lorsque Servien frappa à la
porte et entra apportant une lettre sur un plateau d'argent.

J'eus un affreux serrement de cœur; un sinistre pressentiment me dit
que le hasard fatal qui interrompait mademoiselle de Maran allait à tout
jamais cacher à mes yeux le mystère qu'elle était sur le point de me
dévoiler.

--Qu'est-ce que c'est?--s'écria ma tante avec une impatience presque
douloureuse.

--Une lettre, madame,--dit Servien en avançant son plateau.

Mademoiselle de Maran la prit brusquement et dit:

--Sortez!...

Je respirai, je crus que ma tante allait continuer notre entretien, car
sa physionomie n'avait pas changé d'expression; elle semblait même si
préoccupée qu'elle jeta la lettre sur son bureau sans la décacheter. La
fatalité voulut que l'adresse fût tournée du côté de ma tante;
l'écriture la frappa; elle la prit et l'ouvrit vivement.

Tout espoir disparut; cette lettre parut faire sur elle un effet
foudroyant, ses traits reprirent peu à peu leur expression d'ironie et
de dureté habituelles; ses sourcils froncés lui donnèrent une expression
plus méchante que jamais.... Un moment elle resta comme frappée de
stupeur, et dit d'une voix sourde, en froissant la lettre avec rage:

--Et moi... qui justement allais... Ah çà! mais qu'est-ce que j'avais
donc? j'étais folle, je crois... cette petite fille m'avait
ensorcelée... Je faisais des _bonasseries_ stupides, pendant que
_lui_.... Ah! que l'enfer le confonde!... heureusement j'ai le temps.

Ces paroles de ma tante, entrecoupées de longs silences réfléchis,
m'effrayèrent.

--Madame,--lui dis-je en tremblant,--tout à l'heure vous étiez sur le
point de me faire un aveu bien important...

--Tout à l'heure j'étais une sotte, une bête,
entendez-vous?--reprit-elle d'un ton aigre et emporté...--Je crois, Dieu
me pardonne, que je m'étais attendrie... Ah!... ah!... ah!... et cette
petite qui a cru cela... qui ne voyait pas que je me moquais d'elle...
avec mes sensibleries... Je suis si sensible, en effet!

--J'ai cru à votre émotion, madame; oui, vous étiez émue. Vous le nierez
en vain... J'ai vu vos larmes couler... Ah! madame, au nom de ces larmes
que le souvenir de mon père a peut-être provoquées, ne me laissez pas
dans une douloureuse inquiétude!!! Cédez au généreux sentiment qui vous
a fait m'ouvrir vos bras... Cela serait trop cruel, madame, de m'avoir
mis au cœur cette défiance, ce doute, d'autant plus cruel qu'il peut
s'attaquer à tout et me faire vaguement soupçonner ceux que j'aime le
plus au monde.

--Vraiment! ça vous paraît ainsi? Eh bien! tant mieux, ça vous occupera,
de chercher le mot de cette énigme. C'est un jeu très-divertissant que
celui-là... je vous promets de vous dire si vous divenez juste.

--Madame,--m'écriai-je, indignée de la froide méchanceté de ma tante,
vous l'avez dit vous-même, la justice humaine ou la justice divine vous
atteindrait si...

--Ah!... ah!... ah!...--s'écria ma tante, en m'interrompant par un éclat
de rire sardonique.--Ah çà! est-ce que vous voulez me menacer des gens
du roi ou des foudres du Vatican, avec votre justice humaine et
divine?... Vous ne voyez donc pas que je plaisantais.... C'est tout
simple, on est si gai le jour d'un mariage... Je sais bien que vous
allez me parler de mes deux larmes... Eh bien! ma chère petite, je vais
vous faire une confidence qui pourra vous servir un jour pour attendrir
Gontran dans une de ces discussions dont le meilleur ménage n'est pas à
l'abri... Voyez-vous, un petit grain de tabac dans chaque œil, et
vous pleurerez comme une madeleine. Or, de beaux yeux comme les vôtres
sont irrésistibles lorsqu'ils pleurent.

--Mais... madame...

--Ah! j'oubliais, j'ai là quelques objets que, par son testament, votre
mère a recommandé de vous remettre le jour de votre mariage,
c'est-à-dire quand votre mariage sera conclu. Je voulais vous les donner
tout à l'heure... je me ravise... je vous les donnerai ce soir, après
la mairie,--dit-elle en se levant et en fermant son secrétaire à clef.

--Ah! madame, accordez-moi au moins cela,--lui dis-je;--vous allez me
laisser bien triste, bien effrayée de vos cruelles réticences... Ces
dernières preuves de la tendresse de ma mère me consoleront, au moins.

--C'est impossible,--dit mademoiselle de Maran;--la clause du testament
est formelle. Une fois mariée, je vous remettrai tout cela... Mais,
comment!... cinq heures déjà... et je ne suis pas habillée!
laissez-moi... chère petite.

En disant ces mots, ma tante sonna une de ses femmes, qui entra, lui dit
qu'on venait d'apporter au salon un meuble pour moi de la part de M. le
vicomte de Lancry.

--Allez vite... c'est sans doute votre corbeille,--me dit ma tante; si
j'en juge par le goût de Gontran, ça doit être charmant et magnifique à
la fois.

Je sortis navrée de chez mademoiselle de Maran.

En songeant à ce secret qu'elle avait voulu me confier une seconde fois,
je me rappelai malgré moi ce que m'avait dit la duchesse de
Richeville... Et pourtant, je n'avais pas la moindre défiance de
Gontran; lui-même n'avait-il pas été au-devant de mes soupçons en
m'avouant les torts qu'on pouvait lui reprocher? et puis, d'ailleurs, je
l'aimais passionnément. J'avais en lui une foi profonde.

Je ne me sentais si assurée, si charmée de mon avenir que parce qu'il en
était chargé. Il en était de même de l'amitié d'Ursule; je la croyais
aussi dévouée, aussi sincère que celle que j'éprouvais moi-même pour
elle.

La cruelle inquiétude que mademoiselle de Maran m'avait jetée au cœur
planait donc au-dessus des deux seules affections que j'eusse, et
semblait les menacer toutes deux sans en attaquer aucune.

Je trouvai dans le salon la corbeille que m'envoyait M. de Lancry. Ainsi
que l'avait prévu ma tante, il était impossible de rien voir de plus
élégant et de plus riche: diamants bijoux, dentelles, châles de
cachemire, étoffes, etc., tout était en profusion et d'un goût exquis.
Mais j'étais trop triste pour jouir de ces merveilles. Je les aurais à
peine regardées si elles n'avaient pas été choisies par Gontran.

Pourtant, à force de vouloir deviner le mystère que mademoiselle de
Maran me cachait, je finis par croire que son attendrissement, qui
m'avait paru très-sincère, ne l'avait pas été, que son seul but avait
été de me tourmenter et de me faire de _cruels adieux_.

La vue Gontran, qui vint un peu avant l'heure fixée pour la signature du
contrat, ses tendres paroles, finirent par me rassurer tout à fait.

A neuf heures, ma famille et celle de Gontran étaient rassemblées dans
le grand salon de l'hôtel de Maran.

J'étais à côté de ma tante et de M. le duc de Versac. Le notaire arriva.
Presque au même instant, on entendit le claquement des fouets et le
bruit retentissant d'une voiture qui entrait dans la cour au galop de
plusieurs chevaux.

Je regardai ma tante, elle devint livide.

Un moment après, M. de Mortagne parut à la porte du salon.



CHAPITRE V.

MONSIEUR DE MORTAGNE.


Sans les traits fortement accentués qui caractérisaient la physionomie
de M. de Mortagne, il eût été méconnaissable. Sa barbe, ses cheveux,
avaient entièrement blanchi; son front ridé, ses yeux caves et bistrés,
ses joues profondément creusées, témoignaient de longues et cruelles
souffrances; ses vêtements étaient aussi négligés que d'habitude.

Cette apparition presque sinistre, au milieu de ce salon étincelant d'or
et de lumières, rempli d'hommes et de femmes élégamment parées, formait
un contraste étrange.

D'abord l'assemblée resta muette d'étonnement. M. de Mortagne vint droit
à moi, je me levai; il me prit les mains, me regarda quelques minutes;
l'expression farouche de ses traits s'adoucit, il m'embrassa tendrement
sur le front, et me dit:

--Enfin me voici, pourvu qu'il ne soit pas trop tard...--Et me
considérant attentivement, il ajouta:--C'est sa mère... tout le portrait
de sa pauvre mère! Ah! je comprends bien la haine du monstre.

La première stupeur passée, mademoiselle de Maran retrouva son audace
habituelle, et s'écria résolument:

--Qu'est-ce que vous venez faire ici, monsieur?

Sans lui répondre, M. de Mortagne s'écria d'une voix tonnante:

--Je viens ici accuser et convaincre trois personnes d'indignes
manœuvres et de basse cupidité! Ces trois personnes sont vous,
mademoiselle de Maran! vous, monsieur d'Orbeval! vous, monsieur de
Versac!

Ma tante s'agita sur son fauteuil, M. d'Orbeval pâlit d'effroi, et M. de
Versac se leva; mais son neveu s'écria vivement:

--Monsieur de Mortagne!... prenez garde, M. le duc de Versac est mon
oncle... et l'insulter, c'est m'insulter.

--Votre tour viendra, monsieur de Lancry, mais plus tard: d'abord les
causes, puis les effets,--dit froidement M. de Mortagne.

Je saisis la main de Gontran, en lui disant tout bas d'une voix
suppliante:

--Que vous importe? je vous aime; ne vous irritez pas contre M. de
Mortagne; il a été le seul protecteur de mon enfance.

M. de Mortagne continua:

--Je m'attends à des cris, à des menaces, c'est tout simple; quiconque
m'empêchera de parler redoutera mes paroles.

--On ne redoute que vos injures, monsieur,--s'écria mon tuteur.

--Quand j'aurai dit ce que j'ai à dire, je serai aux ordres de ceux qui
se trouveront offensés.

--Mais c'est une tyrannie insupportable! vous ne nous imposerez pas avec
vos airs furieux de matamore et de Ramasse-ton-bras!--s'écria
mademoiselle de Maran.

--Mais, en effet, c'est intolérable!...--dit M. de Versac.--On n'a pas
d'idée d'une grossièreté pareille chez un homme bien né....

--Il y a là calomnie et diffamation,--dit mon tuteur.

--Vous craignez donc mes révélations... puisque vous voulez étouffer ma
voix?--s'écria M. de Mortagne.--Vous craignez donc bien que je détourne
cette malheureuse enfant du mariage qu'on veut lui faire faire?

--Monsieur!--s'écria Gontran,--c'est maintenant moi, entendez-vous?...
moi! qui vous somme de parler... et de parler sans réticences... Si
honoré, si heureux que je sois de m'unir à mademoiselle Mathilde, je
renoncerais à l'instant à des vœux si chers, s'il lui restait le
moindre doute sur...

J'interrompis à mon tour M. de Lancry; et je dis à M. de Mortagne:--Je
ne doute pas que votre conduite ne vous soit dictée par l'intérêt que
vous me portez, monsieur... Je n'ai pas oublié vos bontés pour moi,
mais, je vous en supplie, pas un mot de plus... Rien au monde ne pourra
faire changer ma résolution...

--Mais moi, mademoiselle, j'en changerai,--s'écria Gontran...--Oui,
telle cruelle que soit cette résolution, je renoncerai à votre main si
à l'instant monsieur ne s'explique pas...

--C'est ce que je demande...--dit M. de Mortagne.

--Mais c'est absurde,--s'écria mademoiselle de Maran, pâle de
colère;--mais vous n'avez donc pas de sang dans les veines, tous tant
que vous êtes, de vous laisser imposer par cet échappé de Bicêtre!...

--Échappé des prisons de Venise... où vous m'avez fait jeter depuis huit
ans... par la plus exécrable machination!--s'écria M. de Mortagne d'une
voix tonnante en saisissant rudement mademoiselle de Maran par le bras
et en la secouant avec fureur.

--Mais il va m'assassiner, il est capable de tout!--s'écria ma tante.

--Et toi, infernale créature, de quoi n'es-tu pas capable? Ta trahison
ne m'a-t-elle pas fait souffrir mille morts?... Vois mes cheveux
blanchis, vois mon front sillonné par les souffrances. Huit ans de
tortures... entends-tu? Huit ans de tortures! Et je m'en vengerai,
dussé-je te poursuivre jusqu'à la fin de tes jours... et encore je ne
sais pas pourquoi je ne délivre pas tout de suite la terre d'un monstre
tel que toi...--ajouta M. de Mortagne en rejetant mademoiselle du Maran
dans son fauteuil.

Cette scène avait été si brusque, l'accusation que M. de Mortagne
portait contre ma tante semblait si extraordinaire, que tous les
assistants restèrent un moment frappés du stupeur et d'effroi.

Mademoiselle de Maran, quoique redoutée, était assez universellement
détestée pour que ses _amis_ ne fussent pas fâchés d'être
involontairement témoins d'une scène si étrangement scandaleuse.

Le front de mademoiselle de Maran était couvert d'une sueur froide, elle
respirait à peine, et regardait M. de Mortagne avec frayeur et d'un air
égaré.

--Vous ne savez pas comment j'ai découvert votre abominable
trame?--continua-t-il en s'adressant à ma tante, et il tira de sa poche
quelques papiers.--Reconnaissez-vous cette lettre au gouverneur de
Venise?... Reconnaissez-vous ces proclamations incendiaires? Tout ceci
vous étonne, messieurs?--dit M. de Mortagne en voyant les regards de
curiosité inquiète qu'on jetait sur ces mystérieux papiers.--Vous ne me
comprenez pas encore? Je le crois sans peine; jamais complot n'a été
plus méchamment et plus habilement conçu; écoutez donc... et apprenez à
connaître cette femme.

Il y a huit ans, je l'accusai devant vous tous, qui composiez le conseil
de famille de ma nièce, d'élever en marâtre cette malheureuse enfant; je
vous demandais de la lui retirer; vous m'avez refusé; j'étais seul, vous
aviez le nombre pour vous, je me résignai. Obligé de partir, j'espérais
bientôt revenir à Paris, et, bon gré mal gré, exercer une surveillance
continue sur l'éducation de Mathilde. Mon retour épouvanta sa tante;
vous allez voir comme elle l'empêcha... Vous tremblez devant cette
femme, je le vois. Mais vous aurez peut-être le courage de reconnaître
la noirceur de cette âme, s'il y a une âme dans ce corps...

--Et vous souffrez cela? et vous me laissez insulter ainsi!--s'écria
mademoiselle de Maran furieuse en se retournant vers l'auditoire.

Personne ne lui répondit.

--Il y a huit ans,--reprit M. de Mortagne,--je partis pour l'Italie...
je devais attendre à Naples M. de Rochegune, fils d'un de mes meilleurs
amis. Ce jeune homme au cœur ardent et généreux devait venir avec moi
combattre quelque temps en Grèce. J'étais complétement étranger aux
complots que les sociétés secrètes tramaient alors en Italie. J'arrive à
Venise... D'abord je ne suis pas inquiété; mais une nuit, la police fait
une descente chez moi, on m'arrête, on me garrotte, on saisit mes
papiers, mes effets, et on me conduit en prison; je suis mis au secret.
Je proteste de mon innocence, je défie qu'on trouve contre moi la
moindre preuve de culpabilité; on me répond que le gouvernement
autrichien a été instruit de mes mauvais desseins, que je viens prendre
une part active aux menées des sociétés révolutionnaires.--Je nie
hautement cette accusation.--On apporte mes malles, on les ouvre devant
moi, et on trouve dans un double fond, dont j'ignorais l'existence,
plusieurs paquets cachetés.

--Mais il faut être aussi fou que cet homme pour écouter sérieusement de
pareilles balivernes!--s'écria mademoiselle de Maran.--Quant à moi, je
ne les entendrai pas plus longtemps; et elle se leva.

--Soit, allez-vous-en, ce n'est pas à vous que je prétends dévoiler ces
abominables mystères, vous n'en avez que trop le secret.

Mademoiselle de Maran se rassit en frémissant de rage.

M. de Mortagne continua:

--On ouvrit ces paquets, et l'on y trouva les proclamations les plus
incendiaires, un appel aux ventes des carbonari, un plan d'insurrection
contre la puissance autrichienne, et quelques lettres mystérieuses à mon
adresse, timbrées de Paris, que j'étais censé avoir lues, et dans
lesquelles on me promettait le concours de tous les hommes libres de la
Lombardie... Ces apparences étaient accablantes, je restai anéanti
devant ce fait inexplicable. On me demanda compte de mes opinions, je
n'eus pas la lâcheté de les nier. Je répondis que je m'étais voué à une
seule cause: celle de la liberté sainte et pure de toute souillure...
Ces hommes ne comprirent pas que, puisque j'avais le courage d'avouer
des opinions qui pouvaient me perdre, je devais être cru lorsque je
jurais sur l'honneur que j'ignorais l'existence de ces papiers
dangereux. Je fus jeté dans un cachot, j'y restai huit années... J'en
sortis, vous le voyez, décrépit avant l'âge... Maintenant savez-vous
comment j'étais porteur de ces dangereux papiers? Peu de temps avant mon
départ pour l'Italie, cette femme avait dépêché Servien, son digne
serviteur, auprès de celui de mes gens qui devait m'accompagner. Sous le
prétexte de faire entrer en Italie des marchandises de contrebande et de
réaliser de grands bénéfices, il lui persuada de faire mettre à mon insu
des doubles fonds à mes malles, et d'y cacher les prétendus paquets de
dentelles d'Angleterre. Une fois à Venise, un correspondant devait
venir réclamer les dentelles, et donner vingt-cinq louis à mon
domestique. Ce malheureux, ignorant le danger de cette commission,
accepta... Je partis, et presque en même temps que moi partit aussi
cette lettre, adressée au gouverneur de Venise.

«M. de Mortagne, ancien officier de l'empire, connu par l'exaltation de
ses idées révolutionnaires et par ses liaisons avec les anarchistes de
tous les pays, arrivera à Venise dans le courant du mois de mai; on
trouvera dans plusieurs malles à double fond les preuves de ses
dangereux desseins...»

--Eh bien! cela est-il assez infâme?--s'écria M. de Mortagne en croisant
ses bras sur sa poitrine et en jetant un regard d'indignation sur
mademoiselle de Maran.

Celle-ci, un moment accablée, reprit bientôt toute son audace, et
s'écria:

--Et qu'ai-je de commun, monsieur, avec vos paquets de dentelles
renfermant des conspirations? Est-ce que c'est ma faute à moi, si, en
voyant vos projets révolutionnaires déjoués, vous avez imaginé une
histoire absurde à laquelle on n'a pas cru du tout, avec raison? Qui
est-ce qui croira jamais que je me suis amusée à fabriquer des
proclamations, des constitutions, des conspirations, et que j'ai mis un
de mes gens dans la confidence de cette belle œuvre? Allons donc,
monsieur, vous êtes fou... Il n'y a pas un mot de vrai dans tout cela...
Je le nie!

--Vous le niez?... et votre misérable Servien niera-t-il aussi la
déposition de mon domestique qui l'accuse formellement de lui avoir
remis les paquets?

--Votre domestique!--s'écria ma tante en riant aux éclats;--voilà une
belle garantie, en vérité, et qui doit être bien admise! Tel maître, tel
valet, monsieur. Est-ce qu'on ne connaît pas vos antécédents? Qu'y
a-t-il d'étonnant dans la lettre que vous nous avez lue, et qui a été
adressée au gouverneur de Venise? Est-ce que vous ne vous êtes pas
toujours déclaré le champion des _frères et amis_ de tous les pays? La
police d'ici, qui vous surveille, aura, en bonne sœur, averti la
police autrichienne de vos projets, c'est tout simple... ça se fait tous
les jours... Ainsi laissez-moi tranquille avec vos paquets de dentelles
rembourrés de conspirations; c'est un conte de ma mère l'oie... Vous
avez voulu faire le Brutus, le Washington, le Lafayette, on vous a
coffré et on a bien fait... Vous vous plaignez d'avoir les cheveux
blancs, est-ce que j'y peux quelque chose, moi? On sait bien que les
plombs de Venise ne sont pas fontaine de Jouvence, non plus! Si, par
suite, votre imaginative est détraquée, comme il y paraît, prenez des
douches, monsieur, et laissez-nous en repos, car vous êtes
insupportable.

Les cruels sarcasmes de mademoiselle de Maran trouvèrent, contre son
attente, M. de Mortagne impassible. Il lui répondit avec le plus grand
sang-froid:

--Grâce aux soins actifs de l'amitié de madame de Richeville, de M. de
Rochegune et de quelques autres amis, me voici libre, malgré votre
impudente audace; nous avons assez de preuves pour vous clouer au
pilori de l'opinion publique, et j'y parviendrai.

--C'est ce que nous verrons, monsieur!

--Et vous n'y serez pas seule; j'y attacherai aussi vos complices...
ceux qui, par lâcheté, égoïsme ou cupidité, ont servi vos méchants
desseins... Entendez-vous, monsieur de Lancry? entendez-vous, monsieur
d'Orbeval? entendez-vous, monsieur de Versac?

Une explosion d'indignation accueillit ces paroles de M. de Mortagne; il
continua sans se déconcerter:

--Je ne sais pas même, messieurs, si votre conduite n'est pas plus
exécrable encore que celle de mademoiselle de Maran... Au moins celle-ci
me hait, elle hait sa nièce, et, quoique la haine soit une détestable
passion, elle prouve au moins une certaine énergie... Mais vous trois...
vous avez lutté de lâcheté, d'égoïsme et de cupidité...

--Continuez, monsieur, continuez,--dit Gontran pâle de rage.

--Il y a eu un jour, sans doute, où vous, monsieur de Versac, vous avez
dit à mademoiselle de Maran: Mon neveu est perdu de dettes; c'est un
joueur effréné; on ferme les yeux sur le scandale de ses aventures, mais
il m'embarrasse; s'il se met dans de mauvaises affaires, par respect
humain, je serai obligé de l'en tirer. Votre nièce est fort riche;
arrangeons ce mariage-là: les dettes de mon neveu seront payées, et je
n'aurai plus à m'en occuper.

--Monsieur,--dit M. de Versac avec une urbanité parfaite,--je vous ferai
observer que ce que vous me faites l'honneur de me dire manque
complétement d'exactitude, et que...

--Monsieur le duc,--reprit M. de Mortagne,--si vous aviez une fille qui
vous fût chère... la donneriez-vous à votre neveu?... Sur l'honneur,
répondez.

--Il me semble, monsieur, que nous ne sommes pas dans les termes assez
particulièrement familiers pour que je puisse vous faire mes confidences
à ce sujet,--dit M. de Versac.

--Ce détour... est accablant pour votre neveu, monsieur,--reprit M. de
Mortagne.

Gontran allait s'emporter; je le contins à force de supplications. M. de
Mortagne continua:

--A la proposition de ce mariage, mademoiselle de Maran a réfléchi sans
doute; oui, elle s'est demandé si le parti qu'on lui proposait
réunissait bien tous les défauts et tous les vices nécessaires pour
assurer le malheur de sa nièce, qu'elle abhorrait... M. de Lancry lui a
paru doué des qualités convenables; elle a donné parole à M. de Versac,
et l'on a commencé cette odieuse machination... Il y a une justice
humaine, dit-on, et cela se passe impunément ainsi!--s'écria M. de
Mortagne avec indignation. Voici une jeune fille orpheline, isolée
depuis son enfance de toute affection, abandonnée à elle-même, sans
appui, sans conseil... On introduit près d'elle, à chaque instant du
jour, un homme doué de séductions dangereuses; on écarte tout rival
honorable; on la lui livre, à cet homme, à lui tout seul... à lui rompu
dès longtemps aux intrigues de la galanterie. La pauvre enfant, sans
expérience, habituée aux duretés, aux perfidies d'une marâtre, écoute
avec une confiance ingénue et ravie les douceurs hypocrites, les
promesses menteuses de cet homme. Ignorante du danger qu'elle court,
elle ne s'aperçoit qu'elle aime... que lorsque l'amour est à jamais
enraciné dans son cœur... La malheureuse enfant n'a pas un ami, pas
un parent pour l'éclairer sur les dangers qu'elle court, sur la
position, sur les antécédents de l'homme qui la trompe...

--Assez, monsieur, assez!--m'écriai-je, transportée d'indignation, car
je souffrais cruellement de ce que devait ressentir Gontran.--C'est moi,
moi seule, qui dois répondre ici... Au lieu de me taire le passé, que
vous lui reprochez avec tant d'amertume... M. de Lancry, plein de
franchise et de loyauté, a été au-devant des informations que je ne
pouvais prendre; il m'a dit: Je ne veux pas vous tromper; ma jeunesse a
été dissipée, j'ai joué, j'ai été prodigue. Mais lorsque M. de Lancry a
voulu me parler de sa fortune, du peu qu'il possédait encore, c'est moi
qui n'ai pas voulu l'entendre... Je n'ai donc pas été trompée en
accordant ma main à M. de Lancry; j'ai une foi profonde, absolue dans
les assurances qu'il m'a données, dans les promesses qu'il m'a faites,
dans l'avenir que j'attends de lui; et, tout en regrettant amèrement
cette triste discussion, je suis heureuse, oui, bien heureuse de pouvoir
déclarer ici hautement, solennellement, que je suis fière du choix que
j'ai fait...

M. de Mortagne me regardait avec un étonnement douloureux.

--Mathilde... Mathilde... Pauvre enfant... on vous abuse... vous ne
savez pas ce qui vous attend.

--Monsieur, je respecterai toujours le sentiment qui a dicté votre
conduite, et j'espère qu'un jour vous reviendrez de vos injustes
préventions contre M. de Lancry.

Puis, allant vers la table où était posé le contrat, je le signai
vivement et je dis à M. de Mortagne:

--Voici ma réponse, monsieur;--et je donnai la plume à Gontran.

M. de Mortagne se précipita vers lui, et lui dit d'une voix émue,
presque suppliante:

--Ayez pitié d'elle! Vous êtes jeune, tout bon sentiment ne peut pas
être éteint dans votre cœur... grâce pour Mathilde, grâce pour tant
de candeur, pour tant de confiance, pour tant de générosité! N'abusez
pas de votre influence sur elle... vous savez bien que vous ne pouvez
pas la rendre heureuse... Est-ce sa fortune que vous convoitez?... eh!
monsieur, parlez... je suis riche...

A cette dernière offre, qui était un outrage, Gontran devint pâle de
rage.

--Signez... oh! signez, dis-je à M. de Lancry d'une voix défaillante.

--Oui, oui, je signerai,--dit-il avec une fureur contenue.--Ne pas
signer serait m'avouer coupable, serait mériter les outrages de cet
homme; ne pas signer serait m'avouer indigne de vous...
mademoiselle;--et Gontran signa.

--Dites donc que ne pas signer serait renoncer à la fortune que vous
convoitez, car vous êtes indigne de comprendre et d'apprécier les
qualités de cet ange... Dans deux mois vous la traiterez aussi
brutalement que vos maîtresses... si l'on n'y met ordre...

--Gontran,--dis-je tout bas à M. de Lancry,--je suis votre femme,
accordez-moi la première chose que je vous demande... pas un mot à M. de
Mortagne... je vous en supplie... terminez cette scène qui me tue.

Gontran réfléchit pendant quelques moments et me dit d'un air sombre:

--Soit, Mathilde... vous me demandez beaucoup... je vous l'accorde.

--Le sacrifice est consommé, dit M. de Mortagne;--cela devait être
ainsi... Allons, maintenant, courage... plus que jamais il me reste à
veiller sur vous, Mathilde... Si je le puis, je dois rendre les suites
de votre fatale imprudence moins funestes pour vous... et empêcher les
malheurs que je prévois... Soyez tranquille... partout où vous serez...
je serai... partout où vous irez... j'irai... Ce monstre--et il montra
mademoiselle de Maran--a été votre mauvais génie; je serai, moi, votre
génie tutélaire... Et ici je déclare une guerre acharnée, sans merci ni
pitié, à tous vos ennemis, quels qu'ils soient... Mes cheveux sont
blancs, mon front est ridé, mais Dieu m'a laissé l'énergie du cœur et
du dévouement. Hélas! pauvre enfant, je viens bien tard dans votre vie;
mais, je l'espère, je ne viens pas _trop tard_... Adieu, mon enfant,
adieu... Je vais signer ce contrat... j'assisterai à votre mariage,
c'est mon droit, c'est mon devoir... En ce moment plus que jamais je
tiens à remplir ce devoir et ce droit.

En allant à la table, il signa le contrat d'une main ferme. La voix, la
figure de M. de Mortagne avaient un tel caractère d'autorité, que
personne ne dit mot; lorsqu'il eut signé, il dit:

--M. d'Orbeval, M. de Versac, M. de Lancry... je ne rétracte rien de ce
que j'ai dit... cela est vrai, je le maintiens et je le maintiendrai
pour vrai, ici et partout. Il y a dix ans, j'aurais ajouté que je le
soutiendrais l'épée à la main, monsieur de Lancry! Aujourd'hui je ne le
dirai plus, ma vie appartient à cette enfant, qui, je le vois, n'a plus
que moi au monde; ne souriez pas avec dédain, jeune homme; vous savez
bien que M. de Mortagne n'a pas peur!--Puis, étendant son bras droit, il
fit de son index un geste menaçant et impérieux, et dit à M. de Lancry:

--Si vous ne réparez pas votre vie passée; si par la tendresse la plus
reconnaissante, si par une adoration de tous les instants vous ne vous
rendez pas digne de cet ange, c'est vous qui aurez à trembler devant
moi, monsieur! Oh! les regards furieux ne m'imposent pas, j'en ai dompté
de plus farouches que vous.--Et M. de Mortagne se retira d'un pas lent.

A peine fut-il parti, que l'espèce de stupeur qu'avait causée cet homme
singulier se dissipa. Chacun l'attaqua, le déprisa, l'accusa de folie.
On se rappela qu'environ neuf ans auparavant, il avait fait des sorties
tout aussi incroyables et tout aussi sauvages. L'intérêt qu'il avait un
moment excité en racontant la perfidie de mademoiselle de Maran se
refroidit bientôt; presque tous nos parents se rallièrent à ma tante et
lui déclarèrent qu'ils ne croyaient pas un mot de la fable de M. de
Mortagne au sujet des causes de sa captivité à Venise.

Quelques instants après son départ, nous nous rendîmes à la mairie.

Malgré la scène cruelle qui venait de se passer, ma confiance aveugle
dans M. de Lancry ne faiblit pas. M. de Mortagne et madame de Richeville
l'accusaient de fautes qu'il m'avait avouées et dont il avait trouvé
l'excuse et presque la justification dans son amour pour moi; je l'avais
cru, et je n'éprouvais que de l'irritation contre M. de Mortagne et un
redoublement de tendresse pour Gontran; je m'accusais avec amertume
d'avoir été cause de cette scène si douloureuse pour lui, et je me
promettais de la lui faire oublier à force de dévouement.

Si l'on s'étonne d'une telle persistance à conclure ce mariage malgré
tant d'avertissements vagues ou précis, c'est que l'on ne connaît pas
cette aveugle et intraitable opiniâtreté de l'amour, qui augmente
presque en raison de l'opposition qu'elle rencontre.

Ce fut avec un religieux ravissement que je répondis _oui_, lorsqu'on me
demanda si je prenais Gontran pour époux. La cérémonie terminée, nous
revînmes à l'hôtel de Maran.

Le lendemain matin, nous nous rendîmes à la chapelle de la chambre des
pairs, où le mariage devait avoir lieu à neuf heures. En entrant, la
première personne que j'aperçus fut M. de Mortagne. N'ayant pas été
prévenu la veille, il n'avait pu assister au mariage civil.

Monseigneur l'évêque d'Amiens nous unit. Son allocution à Gontran fut
grave, sérieuse, presque sévère; je pensai qu'on jugeait mon mari sur sa
conduite passée; je fus presque orgueilleuse de l'espèce de conversion
que son amour pour moi allait opérer dans l'avenir. En sortant de la
chapelle, nous rentrâmes dans un salon que M. le chancelier avait bien
voulu mettre à notre disposition. J'étais près de la fenêtre avec
Gontran et mademoiselle de Maran, attendant le retour de M. de Versac
pour partir avec lui.

M. de Mortagne s'avança près de nous.

Je vis les yeux de Gontran étinceler de colère.

Effrayée, je lui pris le bras en lui disant:--Gontran, rappelez-vous
votre promesse; mais il me repoussa presque durement en me
disant:--C'est bon... je sais ce que j'ai à faire; puis, s'avançant près
de M. de Mortagne, il lui dit d'une voix sourde:

--J'ai enduré vos outrages et vos menaces, monsieur... tant que j'ai eu
des raisons pour les endurer; ces raisons n'existent plus, et il faudra
bien que vous me donniez satisfaction, maintenant que mademoiselle
Mathilde est ma femme.

Mademoiselle de Maran prit Gontran par la main; son regard brilla d'une
méchanceté infernale! Elle dit à M. de Lancry, en lui montrant M. de
Mortagne:

--Désormais monsieur doit être sacré, inviolable à vos yeux,
entendez-vous? Quoi qu'il dise, quoi qu'il fasse, vous devez tout
endurer de lui.

--Je dois tout endurer!--dit Gontran,--et pourquoi cela?

--Pourquoi cela?...--et mademoiselle de Maran, jetant sur moi et sur M.
de Mortagne un regard de vipère, dit avec son affreux sourire:--Vous
devez tout endurer de M. de Mortagne, mon pauvre Gontran, par une raison
toute simple... c'est qu'on ne peut pas se battre avec le PÈRE DE SA
FEMME.

M. de Mortagne resta foudroyé... Gontran le regardait avec stupeur.
Moi... je fus quelques moments sans comprendre l'épouvantable portée des
exécrables paroles de mademoiselle de Maran... Puis, lorsqu'elles
traversèrent ma pensée, brûlante comme un trait de feu, je ne pus que
m'écrier: O ma mère! et je m'évanouis.

       *       *       *       *       *

Bien des années se sont écoulées depuis cette horrible scène; mon ami,
bien des fois j'ai amèrement pleuré en y songeant; maintenant encore je
pleure en la retraçant. O ma mère! ma mère, la plus sainte des femmes! ô
vous dont l'angélique vertu rayonnait d'un éclat si pur, que le monstre
qui causait votre lente agonie n'avait pas même osé tenter de vous
calomnier pendant votre vie! ô ma mère! il a fallu que vos cendres
fussent depuis longtemps refroidies pour qu'une haine sacrilége osât
profaner votre mémoire!

Telle fut mon enfance, telle fut ma première jeunesse jusqu'à l'époque
de mon mariage.

FIN DE LA PREMIÈRE PARTIE.



MATHILDE.

DEUXIÈME PARTIE.

LE MARIAGE.



CHAPITRE PREMIER.

LA RETRAITE


Après la célébration de mon mariage avec M. de Lancry, en sortant de la
chapelle du Luxembourg, quel fut mon étonnement de voir une voiture
attelée de chevaux de poste! madame Blondeau était assise sur le siége
de derrière. Le valet du chambre de M. de Lancry ouvrit la portière.

--Où allons-nous donc?--demandai-je à Gontran.

--Voulez-vous vous confier à moi?--me répondit-il en souriant.

Je montai, heureuse de penser que, sans doute, je ne reverrais plus
mademoiselle de Maran; sa calomnie atroce et insensée contre ma mère
avait mis le comble à mon aversion pour elle.

En vain Gontran m'avait fait observer que ce n'était plus de la
méchanceté, mais de la folie, que de si odieux soupçons tombaient
d'eux-mêmes; je sentais qu'il me serait désormais impossible de me
rencontrer avec mademoiselle de Maran.

La voiture partit rapidement.

Pendant trois heures que dura le voyage, Gontran fut pour moi rempli
d'attentions, de gracieuses prévenances, il me parla peu; ses paroles
furent d'une bonté touchante, presque grave et recueillie.

Il sentait comme moi, sans doute, qu'on ne peut s'initier aux grandes
félicités que par une sorte de méditation rêveuse et mélancolique.

Il n'y a rien de plus sérieux, de plus pensif que le bonheur, lorsqu'il
arrive à l'idéal.

Je fus émue jusqu'aux larmes de l'expression de tendresse protectrice
avec laquelle Gontran me regarda souvent. Jamais, je crois, je ne me
sentis l'âme plus élevée; jamais je n'eus d'aspirations plus généreuses.

Je songeais avec enchantement à tous les grands, à tous les pieux
devoirs que j'allais remplir. Je contemplais l'avenir avec une sérénité
calme et fière; j'attendais avec une religieuse impatience le moment de
prouver à M. de Lancry tout ce que valait mon cœur.

En pensant enfin que peut-être, à force d'amour, je deviendrais
indispensable au bonheur de la vie de Gontran, un moment j'éprouvai la
folle ardeur, le glorieux enivrement, le magnifique orgueil que
l'ambition doit causer aux hommes....

       *       *       *       *       *

Nous arrivâmes à Chantilly.

Nous étions à la fin d'avril. Le soleil à demi voilé répandait une
lumière douce et tiède. A mon grand étonnement, notre voiture entra dans
la forêt, côtoya les étangs si pittoresques de la Reine Blanche, et
atteignit la lisière des bois qui bordent le _désert_.

M. de Lancry me fit descendre de voiture, il la renvoya avec son valet
de chambre; madame Blondeau restait seule près de nous.

Gontran, souriant de ma surprise, m'offrit son bras.

Nous suivîmes un petit sentier déjà tout parfumé de violettes et de
primevères. Après quelques minutes de marche, nous arrivâmes devant une
haie d'aubépine fleurie, très-haute, très-épaisse, au milieu de laquelle
était une porte de bois rustique.

Blondeau l'ouvrit, nous entrâmes.

Je vis une maisonnette et un jardin qui auraient tenu dans le grand
salon de l'hôtel de Maran.

Jamais chalet ne fut plus coquettement orné que cette maisonnette; son
toit disposé en gradins était couvert de pots de fleurs cachés dans la
mousse; les massifs du jardin étaient tellement encombrés de rosiers,
d'héliotropes, de jasmins, de gérofliers, de petits lilas de Perse, que
ce parterre ressemblait à une immense jardinière ou à un gigantesque
bouquet.

Notre maisonnette se composait d'un rez-de-chaussée; en entrant, un
petit salon où je vis, avec une douce surprise, mon piano, ma harpe, mes
livres, que j'avais laissés la veille à l'hôtel de Maran. Cela tenait du
prodige.

A droite, deux petites chambres pour moi; à gauche, celle de Gontran;
au fond du jardin, une chaumière en bois rustique renfermant la chambre
de Blondeau et la cuisine.

Dire l'élégance incroyable, presque féerique, de ce petit Éden, serait
aussi impossible que de peindre ma reconnaissance envers Gontran, ou ma
folle joie d'enfant en songeant que nous allions vivre là pendant
quelque temps.

M. de Lancry demanda en riant à Blondeau si elle serait capable de nous
faire chaque jour à dîner.

Ma gouvernante répondit très-fièrement qu'elle nous étonnerait par son
savoir-faire; car elle seule devait nous servir pendant notre séjour
dans ce chalet.

Ai-je besoin de vous dire combien j'appréciai cette délicate attention
de Gontran?

Il était trois heures à peine; je pris le bras de mon mari pour faire
une longue promenade dans la forêt.

Le soleil avait peu a peu dissipé les nuages qui le voilaient; l'air
était embaumé, saturé des mille floraisons du printemps; les feuilles,
encore d'un vert tendre, frémissaient au léger souffle de la brise; des
oiseaux de toute espèce gazouillaient, voltigeaient, se cherchaient dans
ces arbres magnifiques, et troublaient seuls de leurs petits cris joyeux
le profond silence de la forêt.

Mon cœur se dilatait avec force. J'aspirais avec une ineffable
avidité tous les parfums, toutes les suaves émanations de la nature.

Je m'appuyai davantage sur le bras du Gontran... nous marchions
lentement... A peine nous échangions de temps à autre quelques rares et
distraites paroles.

Un moment, je voulus me rappeler quelques impressions de ma première
jeunesse: chose étrange! cela me fut presque impossible.

Le passé m'apparaissait comme vague, voilé; mes souvenirs m'échappaient.
Je n'ai jamais pu m'expliquer cette bizarre sensation. Était-ce donc que
le bonheur présent envahissait, absorbait assez mes facultés pour m'ôter
même la mémoire des anciens jours?

Bientôt ces ressentiments devinrent si vifs, que je fermai à demi les
yeux, je ne pus faire un pas; malgré moi, ma tête appesantie s'appuya
sur l'épaule de Gontran, et je joignis mes deux mains sur son bras...

Gontran, sans doute aussi ému que moi, s'arrêta, et ne troubla pas cet
accablement ineffable.

--Pardon,--lui dis-je, après quelques minutes de silence;--je suis bien
faible et bien enfant, n'est-ce pas? mais que voulez-vous? tant de
bonheur est au-dessus de mes forces... Oh! que vous devez être heureux
d'inspirer autant d'amour!...

--Vous avez raison, Mathilde, car l'inspirer, c'est le ressentir! C'est
à moi de vous demander pardon de mon silence... et pourtant non... car
c'est aussi un langage que le silence... il exprime tant de choses que
la parole est impuissante à rendre!... Dites, Mathilde, quels mots
pourraient peindre ce que nous éprouvons?

--Oh! cela est vrai; il me semble aussi que la parole doit se taire
lorsque la pensée s'entretient avec l'âme... Mais, mon Dieu!--ajoutai-je
en souriant,--vous allez trouver cela bien métaphysique, bien ridicule.
Voyez combien vous avez raison... Je veux expliquer ces adorables
impressions, et je dis des folies. Continuons notre promenade, et
laissons nos deux cœurs s'entretenir silencieusement.

Le soleil commençait à s'abaisser lorsque nous rentrâmes au chalet, déjà
presque noyé dans les ombres du soir, tant les arbres qui
l'environnaient étaient touffus.

Nous trouvâmes avec plaisir, dans le salon, un feu de pommes de pin bien
pétillant, que madame Blondeau nous avait allumé, car les soirées du
printemps étaient encore froides. Un charmant petit couvert était mis
près de la cheminée.

Gontran m'avoua naïvement qu'il était très-disposé à faire honneur au
talent de ma gouvernante: elle s'était surpassée. Notre dîner fut
très-gai; nous nous servions nous-mêmes. Je voulais prévenir les désirs
de Gontran, lui les miens; de là, de folles discussions dans lesquelles
il finissait toujours par céder.

Après dîner, il ouvrit la porte du salon; il y avança un grand fauteuil
où je m'assis.

--Voyez donc quelle belle soirée,--me dit-il.

Un clair de lune admirable jetait des flots de lumière argentée sur
notre petit jardin et sur la cime des grands arbres qui l'entouraient.

Le silence le plus solennel régnait dans la forêt... Au-dessus de nous
les étoiles brillaient dans les profondeurs du firmament; autour de nous
les fleurs épandaient leurs parfums.

Gontran s'assit à mes pieds. Son noble et beau visage était tourné vers
moi; un pâle rayon de la lune se jouait sur son front et sur ses
cheveux. Il tenait une de mes mains dans les siennes et me contemplait
avec une sorte d'extase...

Étrange contraste de notre nature! A ce moment, je crois, j'atteignis
l'apogée du bonheur: l'homme que j'aimais de toutes les forces de mon
âme était à mes pieds. Le calme mystérieux d'une belle nuit ajoutait
encore à mes ravissements. A ce moment pourtant, une indéfinissable
tristesse s'empara de mon cœur... je pleurai.

Gontran vit mes larmes; bientôt ses yeux se mouillèrent aussi. Je
penchai mon front accablé sur le sien, et nos pleurs se confondirent.

Hélas! hélas!... pourquoi ces larmes? Sommes-nous donc si
malheureusement doués, que la grandeur de certaines félicités nous
écrase? ou bien la tristesse involontaire qu'elles nous inspirent
est-elle un pressentiment de leur peu de durée?......

       *       *       *       *       *

Que dirai-je de ces jours fortunés, si beaux, si rapides, de cette vie
d'amour et de solitude que Dieu voulut environner de toutes ses
splendeurs, car le temps fut toujours admirable?

Un crayon de notre journée fera comprendre l'amertume de mes regrets
lorsqu'il fallut abandonner cette existence enchanteresse.

Chaque matin, après avoir admiré ma corbeille de jasmin et
d'héliotropes, qui ne m'avait jamais manqué à mon réveil, et que Gontran
se plaisait à cueillir lui-même dans notre parterre, chaque matin nous
allions de très-bonne heure nous promener à pied dans la forêt, fouler
avec joie les grandes herbes trempées de rosée, savourer les parfums des
plantes aromatiques, et voir les cerfs et les biches se retirer dans
l'épaisseur des taillis.

Lorsque le soleil commençait à s'élever, nous revenions déjeuner; puis,
après les stores de notre petit salon baissés, jouissant de la fraîcheur
et de l'ombre, nous nous reposions de notre promenade du matin en
faisant quelquefois une sieste pendant la chaleur du jour.

Ensuite, je me mettais souvent au piano; je chantais avec Gontran
certains duos, certains airs auxquels nous attachions de tendres
souvenirs. D'autres fois nous lisions. Le timbre de la voix de Gontran
était charmant; c'était pour moi un bonheur toujours nouveau que de lui
entendre lire un de mes poëtes favoris. Ces douces occupations étaient
mêlées de longues causeries, de projets d'avenir, de doux regards déjà
jetés sur le passé. Puis, à l'heure du dîner, nous allions nous habiller
avec autant de coquetterie et de recherche que si nous eussions habité
un château rempli de monde.

J'attachais un prix infini aux louanges, aux flatteries de Gontran; je
prenais plaisir à me coiffer moi-même, afin de ne devoir qu'à moi tous
les succès que je voulais obtenir auprès de lui.

Malgré l'essai des talents de madame Blondeau, M. de Lancry, qui avouait
franchement son goût pour la bonne chère, avait fait venir son cuisinier
à Chantilly; au moyen d'une cantine de chasse parfaitement organisée,
notre dîner nous arrivait chaque jour avec de la glace, des fruits;
Blondeau n'avait qu'à nous servir.

Gontran avait aussi des chevaux à Chantilly. Après dîner, notre calèche
venait nous prendre, et nous partions pour de longues promenades dans
les magnifiques allées de la forêt. Nous revenions quelquefois à la nuit
au clair de lune, bercés par les plus adorables rêveries, puis nous
rentrions. La voiture s'en allait, et Blondeau nous servait le thé.

Oh! que de longues soirées ainsi passées! la porte de notre salon
ouverte, et nous... jouissant de toutes les beautés de ces nuits de
printemps, dont le silence n'était interrompu que par le léger
bruissement du feuillage!

Oh! que d'heures ainsi passées, pendant lesquelles j'écoutais Gontran me
raconter sa vie, sa première jeunesse, les combats de son père, un des
héros de la Vendée, bravement mort dans les landes sauvages de la
Bretagne pour sa foi, pour son roi!

Avec quelle insatiable curiosité j'interrogeais Gontran sur la guerre
qu'il avait faite, lui, sur les dangers qu'il avait courus! Plus je
pénétrais dans le passé, grâce à sa confiance, plus je reconnaissais la
vanité, l'injustice des accusations de madame de Richeville et de M. de
Mortagne.

Ils m'avaient dépeint Gontran comme un homme d'un caractère inégal,
égoïste, dur, profondément blasé, incapable de comprendre les
délicatesses d'un amour élevé...

Quels étaient ma joie, mon orgueil! je trouvais au contraire Gontran
rempli de douceur, de prévenances, de tendresse, et doué surtout du tact
le plus parfait, le plus exquis.

       *       *       *       *       *

Ce bonheur durait depuis trois semaines.

Un soir, en prenant le thé, Gontran me dit en souriant:

--Mathilde, j'ai une grave proposition à vous faire.

--Oh! dites... dites, mon ami.

--C'est de prolonger encore quelque temps notre séjour ici... si cette
solitude ne vous déplaît pas.

--Gontran... Gontran.

--Vous acceptez donc?...

--Si j'accepte? mais avec joie, mais avec ivresse!... Mais vous me gâtez
ainsi la vie, Gontran; une fois rentrée dans le monde... que de
regrets!... quels sacrifices!... Et pour qui? et pourquoi? mon Dieu!

--Vous avez raison, Mathilde,--dit Gontran en soupirant.--Pourquoi? pour
qui? Il y a tant de charmes dans cette existence! et il faut la quitter
pour aller se rejeter dans ce gouffre étincelant qu'on appelle le monde.

--Mais qui nous y force, mon ami? A quoi bon la fortune, si ce n'est à
vivre librement à sa guise... Mais non, vous dites cela par bonté pour
moi, Gontran... Vous êtes trop jeune encore, trop brillant pour renoncer
au monde...

--Pauvre enfant,--dit Gontran en souriant doucement,--c'est vous au
contraire qui êtes trop jeune pour vous priver des plaisirs que vous
connaissez à peine... Longtemps prolongée, cette vie que vous trouvez
charmante, vous semblerait monotone.

--Ah! Gontran, vous dites que je suis belle... vous vous lasserez donc
de ma beauté?

--Mathilde, quelle différence!

Un bruit de pas et de voix inaccoutumé interrompit Gontran.

On parlait de l'autre côté de la haie. On frappa bientôt à la porte du
jardin.

Il était onze heures du soir. Cela m'inquiéta.

--Je vais ouvrir,--me dit Gontran.

--Grand Dieu! mon ami, prenez garde.

--Il n'y a rien à craindre: cette forêt est toute la nuit parcourue par
les gardes de M. le duc de Bourbon.

--Qui est là?--dit Gontran.

--Moi, Germain, monsieur le vicomte.

C'était un palefrenier de M. de Lancry. Mon mari ouvrit la porte.

--Que veux-tu?

--C'est le chasseur de M. le comte de Lugarto qui apporte une lettre à
M. le vicomte; il est venu en courrier. Il savait où nous étions logés
avec les chevaux à Chantilly, il est venu nous trouver, et nous a dit de
le conduire à monsieur, ayant une lettre pressée à lui remettre.

--Où est cet homme?

--Là, derrière la porte, monsieur le vicomte.

--Fais-le entrer.

A la clarté que jetait la lampe du salon, je vis un homme de grande
taille vêtu en courrier. Je ne sais pourquoi sa physionomie me sembla
sinistre...

Il ôta sa casquette et remit une lettre à Gontran.

M. de Lancry, depuis l'arrivée de cet homme, semblait vivement
contrarié... presque abattu.

Il s'approcha de la lampe, prit la lettre et la lut rapidement.

Par deux fois Gontran fronça les sourcils; il me parut réprimer un
mouvement d'impatience ou de colère.

Après avoir lu, il déchira la lettre et dit au courrier:

--C'est bon, vous direz à votre maître que je le verrai demain à Paris.
Puis, s'adressant à son palefrenier, M. de Lancry ajouta:--Tu donneras
l'ordre à Pierre d'amener demain matin ici la voiture de voyage. Vous
autres, vous partirez ce soir pour Paris avec les chevaux et la calèche.
En arrivant à l'hôtel, vous direz que tout soit prêt, car j'arriverai
dans la journée.

Les deux domestiques partis, je dis à Gontran avec inquiétude:

--Vous semblez contrarié, mon ami... Qu'avez-vous?...

--Rien, je vous assure... rien... un service assez important... que me
demande un de mes amis qui arrive d'Angleterre. Cela m'oblige de me
rendre à Paris plutôt que je ne le pensais.

--Quel dommage de quitter cette retraite!--dis-je à Gontran, sans
pouvoir retenir mes larmes.

--Allons... allons...--me dit-il doucement,--Mathilde, vous êtes une
enfant.

--Mais nous y reviendrons. Oh! n'est-ce pas? Cette petite maison sera
pour nous un souvenir vivant et sacré!

--Sans doute, sans doute, Mathilde; mais je vous laisse. Il faudra que
nous partions demain de très-bonne heure; j'ai hâte d'arriver à Paris...
Vous devez avoir quelques ordres à donner à madame Blondeau. Je vais me
promener; j'ai un peu de migraine.

--Mon ami, permettez-moi de vous accompagner.

--Non, non, restez.

--Je vous en prie, Gontran, puisque vous souffrez.

--Encore une fois, je préfère être seul...--dit M. de Lancry avec une
légère impatience.--Et il se dirigea vers la porte du jardin.

--Je versai des larmes... larmes amères cette fois...

Retirée chez moi, j'attendis le retour de Gontran.

Il revint une heure après, se promena longtemps encore dans le jardin
d'un air agité, et rentra chez lui.



CHAPITRE II.

LE DÉPART.


Je passai une nuit remplie d'angoisses en songeant à l'inquiétude, à
l'agitation que M. de Lancry n'avait pu dissimuler.

Au point du jour, je me levai; j'étais douloureusement oppressée. Je
voulais jeter un dernier regard sur cette mystérieuse et charmante
retraite où j'avais passé des moments si heureux.

Hélas! était-ce un présage? Tant de bonheur devait-il à jamais
s'évanouir?...

Le ciel, si pur pendant tant de jours, se voilait de nuages noirs; un
vent froid gémissait tristement à travers les grands arbres de la forêt.

La prédisposition de l'âme est un prisme qui colore les objets
extérieurs de ses reflets sombres ou riants. Je fis une remarque
puérile, mais elle me navra....

Toutes les fleurs qui ornaient cette demeure avaient été apportées et
transplantées comme une décoration champêtre. Peu à peu elles avaient
langui et s'étaient flétries. Absorbée par mon bonheur, voyant tout à
travers les rayonnements que l'amour jetait sur ma vie, je ne m'étais
pas aperçue de l'insensible étiolement de ces plantes; mais à ce
moment, sous ce ciel gris, pensant à ce départ qui m'affligeait, je fus
douloureusement frappée de ce spectacle.

Malgré moi, je fis un vague rapprochement entre les jours heureux que je
venais de passer et l'existence de ces fleurs, pauvres fleurs éphémères,
dépaysées, sans racines, qui, au lieu de s'épanouir chaque matin
toujours fraîches et vivaces, mouraient d'une mort précoce, après avoir
jeté un parfum, un éclat passagers.

Je frémis... en me demandant s'il en devait être ainsi de la félicité
que j'avais goûtée.

Pourtant je voulus échapper à ces réflexions pénibles; je les regardai
comme un blasphème.

Je cueillis pieusement quelques branches d'héliotrope et de jasmin que
je me promis de garder toujours; je pensai qu'après tout, j'étais folle
de chercher de douloureux pronostics dans un état de choses qu'il
dépendait de moi de faire cesser.

Je résolus d'établir un jardinier dans notre maisonnette pour y cultiver
des fleurs qui, cette fois, ne mourraient pas au bout de quelques jours.

Par une réflexion bizarre, je me demandai pourquoi l'on entretenait si
religieusement les tristes jardins des tombeaux, et pourquoi l'on
n'entourerait pas des mêmes soins pieux et touchants les lieux consacrés
par quelques souvenirs chéris.

Je rentrai.

Gontran semblait encore plus soucieux que la veille.

La voiture arriva; nous partîmes.

M. de Lancry ne me dit pas un mot de regret sur l'abandon où nous
laissions notre retraite à la garde d'un de ses gens; cela me fit mal.

Après quelques moments de silence, Gontran me dit:

--Mathilde, je vous présenterai demain un de mes meilleurs et de mes
plus intimes amis, M. Lugarto, qui arrive de Londres. C'est pour lui
rendre un service assez important qu'il me demande que je quitte
Chantilly. Nous verrons souvent Lugarto; je l'aime beaucoup; je désire
que vous l'accueilliez avec bienveillance.

--Quoique M. Lugarto soit cause de notre brusque retour à Paris,--dis-je
en souriant à M. de Lancry,--je vous promets d'oublier ce grand grief,
et de recevoir votre ami comme vous le désirez. Mais vous ne m'avez
jamais parlé de lui?

--J'étais à la fois si distrait et si absorbé par mon amour,--reprit
Gontran avec grâce,--qu'il y a bien des choses que je ne vous ai pas
dites... J'avais laissé Lugarto à Londres; il est très-paresseux; il
écrit rarement, et j'avais trop de charmantes compensations pour
m'apercevoir du silence de cet ingrat.

--Mais savez-vous, Gontran, qu'il faut que vous aimiez en effet beaucoup
M. Lugarto pour lui faire le sacrifice que vous lui faites... Nous
étions si heureux, dans notre retraite!

--Oui, oui, sans doute; mais, de son côté, Lugarto m'a autrefois rendu
de très-grands services; je vous conterai cela.

--Oh! alors, mon ami, si vous acquittez une dette de reconnaissance, je
ne me plains plus; d'ailleurs j'ai mon projet, et, à mon tour, je vous
demanderai une grâce à laquelle je tiens beaucoup.

--Parlez... parlez... Mathilde.

--Eh bien! il faut me promettre de venir chaque mois passer quelques
jours dans notre maisonnette de Chantilly.

Gontran me regarda avec étonnement.

--Mais cette maison ne m'appartient pas, me dit-il.

Mon cœur se serra douloureusement.

--Comment cela? lui demandai-je.

--Mon Dieu! rien de plus simple; j'avais chargé mon homme d'affaires de
me chercher une petite maison à Chantilly ou dans quelque endroit bien
retiré, et de me la louer pour la saison; il m'a trouvé cette maison de
paysan presque enclavée dans la forêt; je vins la voir, cela me parut
charmant comme position, j'y envoyai mon architecte qui est très-bon
décorateur; car, vous le voyez, il a transformé une affreuse chaumière
en un vrai chalet d'opéra. Cela se trouvait d'autant mieux que le
propriétaire de cette masure et de quelques arpents de terre qui en
dépendent est sur le point de les vendre à M. le duc de Bourbon; dès
qu'on aura enlevé ce que nous avons laissé dans cette maisonnette, on
l'abattra; je ne l'avais louée que pour quatre mois, et il nous reste,
je crois, encore environ trois semaines de jouissance.

Hélas! les paroles de Gontran me rappelèrent cruellement ma remarque du
matin, sur l'éclat factice des fleurs éphémères de notre jardin.

Sans le vouloir, M. de Lancry me causait un sensible chagrin. Cet homme
d'affaires, ce décorateur, ce loyer... tous ces mots vinrent gâter un à
un tous mes souvenirs chéris.

Sans doute je n'étais pas assez insensée pour vouloir échapper aux
réalités de la vie; mais il me semblait qu'un si petit réduit devait
rester environné de tout son prestige, de toute sa poésie, et que, sans
prodigalité folle, on aurait pu le respecter à tout jamais.

Je n'accusai pas Gontran; absorbé par le bonheur présent, il avait pu
négliger l'avenir; je songeai qu'à nous autres femmes était surtout
réservé le culte du passé.

--Gontran,--lui dis-je,--je suis toute fière d'une pensée que vous
n'avez pas eue malgré votre cœur si ingénieusement inventif...

--Parlez, ma chère Mathilde.

--Il nous faut acquérir tout de suite cette maison et le petit champ qui
l'environne, puisque heureusement cela n'est pas encore vendu à M. le
duc de Bourbon.

--Vous n'y songez pas, Mathilde; le prince doit payer la convenance de
cette acquisition. Le propriétaire nous ferait les mêmes conditions
qu'au prince, et dans de pareilles circonstances, ces gens-là ont
toujours des prétentions exorbitantes.

--Mais encore, combien cela vaut-il?

--Que sais-je? peut-être trente, quarante mille francs, plus même, car
on ne peut assigner de prix raisonnable à une chose toute de
convenance...

--Comment! ce ne serait pas plus cher que cela?--m'écriai-je avec joie.

--Enfant!--me dit Gontran en me serrant tendrement la main.

--Mais qu'est-ce que c'est que trente mille francs auprès...?

--Écoutez, Mathilde,--me dit M. de Lancry en m'interrompant avec
bonté,--puisque nous sommes sur ce chapitre, il faut que nous parlions
un peu raison... et _ménage_, comme l'on dit; c'est très-ennuyeux, mais
très-nécessaire, et puis je désire savoir si les dispositions que j'ai
prises vous conviendront.

--Parlez, mon ami; mais je ne vous tiens pas quitte de notre
maisonnette, j'y reviendrai tout à l'heure.

Gontran haussa les épaules en souriant, me regarda et continua:

--Vous comprenez, Mathilde, que notre position nous oblige à tenir un
état de maison convenable, digne de notre fortune, et qui vous mette
enfin à même de jouir des plaisirs de votre âge.

--Notre chalet... voilà tout l'état de maison que mon cœur désire.

--Mathilde, parlons sérieusement. Voici comment j'ai arrangé nos
dispositions intérieures: nous aurons un maître d'hôtel, homme de
confiance qui nous servira d'intendant; un valet de chambre pour vous,
un pour moi; quatre valets de pied pour l'antichambre et...

--Mais, mon ami, je vous assure que pour moi je préfère réduire cette
livrée, et conserver notre petit paradis.

--Soyez donc raisonnable. Il faut, ma chère enfant, d'abord parler des
dépenses nécessaires... Notre écurie se composera de quatre chevaux de
voiture et d'un cocher pour vous; pour moi, de deux chevaux de harnais
et de deux ou trois chevaux de selle, avec mes gens d'écurie anglais,
deux femmes pour vous, sans madame Blondeau; un cuisinier et une fille
de cuisine compléteront notre domestique. Pardonnez-moi ces détails, ma
chère Mathilde; mais une fois tout ceci convenu, nous n'en parlerons
plus.

--Je vous écoute, mon ami; tout à l'heure je vous ferai mes
observations.

--Nous habiterons l'hôtel Rochegune pendant l'hiver; ensuite nous ferons
un voyage aux eaux ou en Italie, afin de revenir dans votre terre de
Maran vers le mois de septembre pour la chasse; nous y resterons
jusqu'au mois de décembre, époque de notre retour à Paris. Vous aurez,
si vous le voulez, un soir par semaine pour recevoir; nous donnerons à
dîner le même jour. Vous choisirez vos jours de loge, l'un à l'Opéra,
l'autre aux Bouffes. Enfin, si vous trouvez que mille francs par mois
vous suffisent pour votre toilette, nous fixerons cette somme.

--Mon ami...

--Encore un mot, ma chère Mathilde, et je me tais,--dit Gontran en
souriant:--Vous voyez que notre état de maison est fort simple; dans
notre position, nous ne pouvons avoir moins; ne m'en voulez pas si
maintenant j'arrive à de grands vilains chiffres. Votre fortune s'élève
à cent trente mille francs de rente environ; avec ce qui me reste de la
mienne, nous pouvons donc compter à peu près sur un revenu de cent
soixante mille francs; mais en défalquant l'acquisition de l'hôtel
Rochegune, les non-valeurs et les économies que nous devons
rigoureusement tenir en réserve pour les cas imprévus, nous ne devons
calculer à peu près que sur cent mille francs par an. Eh bien! ma chère
Mathilde, il ne nous faut ni plus ni moins que cela pour tenir notre
maison sur le pied que je vous ai dit. Vous le voyez, nous n'avons que
ce que l'on pourrait appeler le _nécessaire du luxe_, sans aucun
superflu, car toutes les dépenses que je vous ai énumérées sont
absolument indispensables.

--Ce que vous ferez sera toujours parfaitement fait, mon ami, quoiqu'il
me semble qu'on puisse vivre très-heureux sans un si grand entourage de
_nécessaire_, comme vous dites; mais ce qui vous plaît est bien; je ne
veux voir que par vos yeux, ne penser que par votre pensée. Seulement,
dussé-je pour cela retrancher sur ce que vous m'accordez, je veux...
vous entendez, je veux absolument mon chalet de Chantilly; c'est pour
moi le plus indispensable, le plus nécessaire, la moins superficielle de
toutes les dépenses; ce sera mon luxe de cœur. Nous irons de temps en
temps y faire un joli pèlerinage, avec ma pauvre Blondeau pour toute
suite.

--Allons, allons, soyez tranquille, nous reparlerons de cela, jolie
petite opiniâtre,--me dit Gontran avec gaieté.--Ah! j'oubliais; il
faudra envoyer notre architecte à votre château de Maran. Depuis vingt
ans il n'a été habité que par votre régisseur; il doit être en ruines.

--Sans doute... et puis un château, c'est si grand!... Tenez, mon ami...
Grondez-moi; mais votre chalet m'a gâtée... Ah! que le printemps de
Paris va me sembler pesant et ennuyeux auprès de notre beau printemps de
la forêt!... Voyez comme je suis rancunière, je ne puis vraiment
pardonner à votre ami le sacrifice que vous lui faites.

--A propos de Lugarto, me dit Gontran,--il faudra excuser chez lui
certaines façons un peu cavalières, qui ne sont peut-être pas de la plus
exquise compagnie.... Il a toujours été si gâté!

--Que voulez-vous dire?

--Mais tenez, Mathilde, je ne puis mieux faire que de vous tracer à peu
près le portrait de Lugarto; au moins vous le connaîtrez lorsque je vous
présenterai. Lugarto a vingt-deux ou vingt-trois ans à peine: il est
d'origine brésilienne. Son père, fils d'un esclave sang mêlé, avait été
affranchi dès son enfance. Ce père, d'abord intendant d'un grand
seigneur portugais, géra si bien ou si mal la fortune de son maître,
qu'il le ruina complétement, et qu'il acquit une grande partie de ses
biens. Telle fut l'origine d'une fortune d'abord considérable, puis
enfin colossale; car des entreprises et des concessions de mines dans
l'Amérique du Sud augmentèrent tellement ses biens, qu'à sa mort M.
Lugarto laissa à son fils plus de soixante millions.

M. Lugarto père avait vécu aux colonies avec le faste et la dépravation
d'un satrape. Profondément corrompu, affichant un cynisme révoltant,
aussi lâche que méchant, il avait, dit-on, dans un accès de colère
féroce, tellement maltraité sa femme, qu'elle était morte des suites de
ces violences.

--Mais c'était un monstre qu'un pareil homme!--m'écriai-je. Quel triste
et cruel héritage qu'une telle mémoire!... Son fils doit être bien à
plaindre, malgré ses millions!

--D'autant plus à plaindre,--dit Gontran en souriant avec amertume,--que
son père lui a donné les plus hideux exemples. Laissé à quinze ans
maître d'une fortune de roi, Lugarto a grandi au milieu des excès et des
adulations de toutes sortes. A vingt ans, il éprouvait déjà les dégoûts
et la satiété de la vieillesse, grâce à l'abus de tout ce qui se procure
avec l'or. D'une nature frêle, délicate, étiolée avant son
développement, il n'a de jeune que son âge; sa figure même, malgré des
traits agréables, a quelque chose de morbide, de flétri, de convulsif,
qui révèle de précoces infirmités.

J'écoutais Gontran avec étonnement; en me traçant le portrait de M.
Lugarto, sa voix avait un accent d'ironie mordante; il semblait se
complaire dans la triste peinture du caractère de cet homme.

Un moment je fus sur le point de faire cette observation à Gontran, puis
je ne sais quel scrupule me retint; il continua:

--Au moral, Lugarto est un homme profondément dépravé, sans foi, sans
courage, sans bonté, habitué à mépriser souverainement les hommes, car
presque tous ont bassement flatté sa fortune. Tour à tour d'une
prodigalité folle et d'une avarice sordide, ses dépenses n'ont qu'un
mobile, l'orgueil; qu'un but, l'ostentation. Le procureur le plus
retors ne sait pas mieux les affaires que lui; seul, il gère son immense
fortune avec une sagacité, avec une habileté incroyables, et il
s'enrichit encore chaque jour par les spéculations les moins honorables.
Portrait fidèle de son père, l'ignoble rapacité de l'esclave lutte
encore chez lui contre la ridicule vanité de l'affranchi; tout prouve
cette double nature: son luxe sévèrement réglé, son faste retentissant,
mais parcimonieux; tout, jusqu'à ses bruyantes aumônes faites
insoucieusement et sans l'intelligence du malheur qu'il secourt, mais
qu'il ne plaint pas... Deux plaies incurables empoisonnent pourtant
l'opulence impériale de Lugarto: la bassesse de son extraction et la
conscience du peu qu'il vaut personnellement. Aussi, par un compromis
qui ne trompe que lui, il est affublé au titre de comte, et s'est fait
fabriquer je ne sais quelles ridicules armoiries. Exalté par l'adulation
et par l'orgueil, l'adulation et l'orgueil torturent; il le sait: c'est
à sa fortune qu'on accorde les prévenances dont on l'entoure; pauvre
demain, il serait complétement méprisé; alors, parfois sa rage contre le
sort n'a pas de bornes; mais, comme son père, Lugarto est aussi lâche
que méchant, et il se venge de tant de prospérités injustement
accumulées sur lui, en maltraitant avec la plus cruelle dureté ceux que
leur dépendance oblige à supporter ses violences; des femmes... des
femmes même n'ont pas été à l'abri de ses brutalités... Eh bien! malgré
cela, malgré tant de vices odieux, le monde n'a toujours eu pour lui que
des sourires; les plus hardis lui ont témoigné de l'indifférence.

Ne pouvant me contenir plus longtemps, je m'écriai:

--Eh! comment osez-vous appeler un tel homme votre ami? comment
avez-vous pu lui sacrifier nos plus chers désirs?... En vérité, Gontran,
je ne vous comprends pas.

M. de Lancry, sans doute rappelé à lui par ces mots, me regarda d'un air
interdit.

--Que dites-vous, Mathilde?

--Je vous demande comment vous pouvez appeler M. Lugarto votre ami....
Mais jamais je ne consentirai à voir un homme aussi pervers, aussi
odieux... Et encore une fois, c'est pour lui que vous quittez si tôt
cette retraite où nous vivions si heureux?... Gontran, il y a là quelque
chose d'inexplicable!

M. de Lancry se remit de son émotion, et me dit en souriant.

--Écoutez une comparaison bien ambitieuse, Mathilde.... L'homme qui
parvient à dompter et à rendre sociables et soumis le tigre et la
panthère, ne prend-il pas en amitié la bête féroce qu'il a pu rendre
douce et obéissante? Eh bien! quoique ce pauvre Lugarto ne soit pas un
tigre, il y a, je crois, un peu de ce sentiment-là dans mon amitié pour
lui. Oui, autant je l'ai vu dédaigneux, méchant, altier pour les autres,
autant pour moi il a toujours été bon, prévenant, dévoué. Je vous
l'avoue, Mathilde, je n'ai pu m'empêcher d'être profondément touché des
preuves nombreuses d'affection qu'il m'a données... et vous le concevez,
avec bien du désintéressement. Puis, jugez donc combien il doit être
malheureux: personne ne l'aime; il n'a pas même un ami... Toujours
dominé par cette crainte de n'être recherché que pour sa fortune, par
hasard il ressent pour moi une bienfaisante confiance qu'il n'éprouve
pour personne. Eh bien! dites, Mathilde, mon cœur... ma vanité, je
dirais presque mon honneur, ne m'ordonnent-ils pas de l'accueillir avec
bienveillance?

Déjà je connaissais assez la physionomie de Gontran pour avoir remarqué
une sorte de contrainte pendant qu'il m'expliquait la cause de son
amitié pour M. Lugarto, tandis qu'au contraire il s'était laissé aller à
une franche amertume en dépeignant l'odieux caractère de cet homme.

Sans pouvoir justifier mes soupçons, je sentais qu'il y avait là quelque
mystère; les explications de Gontran ne me rassurèrent qu'à demi.

Pourtant, telle est la puissance du prestige de l'amour, que peu à peu,
en réfléchissant à ce que venait de me dire Gontran, je vis une nouvelle
preuve du charme qu'il inspirait dans l'influence extraordinaire qu'il
exerçait sur M. Lugarto.

Si j'avais eu besoin de m'excuser à mes propres yeux de n'avoir pu
résister aux rares séductions de Gontran, ne me serais-je pas dit que je
devais céder à cette inévitable fatalité, puisque les caractères les
plus intraitables, les plus altiers, n'avaient pu y échapper.

Que dirai-je? ma passion était si aveugle, que M. Lugarto me devint
presque moins odieux par la pensée qu'il avait subi l'irrésistible
empire de Gontran.



CHAPITRE III.

LES VISITES DE NOCES.


M. de Lancry avait profité de notre absence pour faire disposer l'hôtel
Rochegune; nous le trouvâmes prêt à notre arrivée. Quoique cette maison
fût splendide, je ne pus vaincre un sentiment de tristesse en y entrant.
Tout m'était pour ainsi dire nouveau dans cette demeure, et l'inconnu
m'a toujours glacée.

Ursule et son mari étaient partis. Elle devait venir passer l'automne à
Maran; M. Sécherin l'y amènerait et viendrait la reprendre, ses
occupations ne lui permettant pas une longue absence.

Le lendemain du jour de notre arrivée, je m'éveillai de bonne heure; je
sonnai Blondeau, elle entra.

--Eh bien!... et mes fleurs?--lui dis-je en ne lui voyant pas la
corbeille de jasmin et d'héliotrope qu'elle m'avait toujours présentée
chaque matin depuis mes fiançailles avec Gontran.

--On n'en a pas apporté, madame.

--C'est impossible!

--Je puis vous assurer, madame, qu'on n'a rien apporté... Je viens de
l'antichambre.

--C'est impossible, encore une fois; je t'en prie, retournes-y, ma bonne
Blondeau.

Elle revint sans fleurs.

Ce fut un enfantillage, sans doute, mais les larmes me vinrent aux yeux.

Blondeau s'en aperçut et me dit:

--Mais, madame, nous sommes seulement ici depuis hier, ça ne peut être
qu'un oubli.

Hélas! oui, ce n'était qu'un _oubli_, et cet oubli me faisait mal.

Dans ma superstition de cœur, j'attachais une importance, une
signification extrême à cette preuve quotidienne du souvenir de Gontran.
C'était très-simple en soi-même, il ne s'agissait que de donner un ordre
et d'en surveiller l'exécution; c'est par cela même que je ressentais
plus vivement encore cette privation qu'on aurait pu si facilement
m'épargner.

Blondeau, voyant mes larmes, voulut me consoler; elle m'avoua que les
craintes qu'elle avait eues de ne pas me voir heureuse étaient
évanouies; que M. de Lancry paraissait rempli de soins, de bontés pour
moi, et que je n'étais pas raisonnable de m'affecter si profondément
pour si peu....

Jamais je n'aurais accusé Gontran. Je contins mon chagrin; je dis à
Blondeau qu'elle avait raison, que j'étais folle, qu'il ne fallait plus
songer à cela.

Puis je pensai qu'après tout c'était peut-être une maladresse de nos
gens... J'attendis le lendemain avec angoisses... Pas de corbeille
encore...

Pour en finir avec les fleurs, à dater de ce jour elles ne reparurent
plus.

Pour rien au monde je n'en aurais parlé à M. de Lancry. Après le chagrin
que cause l'oubli de certaines prévenances, il n'y a rien de plus
douloureux, de plus humiliant pour le cœur que de réclamer contre
cet oubli.

Quoique j'aie cruellement et longtemps souffert d'une puérilité si
insignifiante en apparence, j'excusai Gontran aux dépens de ma
susceptibilité, sans doute exagérée, déraisonnable.

Je lui sus gré d'avoir du moins mis une sorte de transition à cet oubli
si cruel pour moi.

Combien d'hommes, le lendemain de leur mariage, substituent tout à coup
une sorte de laisser-aller insoucieux et égoïste aux prévenances, aux
recherches de la veille!

Les insensés! pour échapper à quelques douces contraintes, pour vivre ce
qu'ils appellent _sans gêne_, ils ne savent pas de quelles ravissantes
douceurs ils se privent à jamais! ils ne comprennent pas que le mariage
devient une existence monotone, grossière, souvent intolérable, faute de
cette continuité de soins exquis, de coquetteries gracieuses, de
délicatesses charmantes et mystérieuses!

Ils ne comprennent pas que de ces attentions si futiles en apparences
dépendent souvent le bonheur, le repos de la vie!

Ils ne sentent pas enfin à quelle humiliation navrante ils réduisent une
femme, du jour où ils la forcent à se demander si c'est son titre
d'épouse qui lui mérite cette brusque cessation d'empressement! Ils ne
sentent pas de quelle généreuse résignation il faut qu'une femme soit
douée pour ne pas faire une comparaison fatale entre les égards
attentifs de gens qui ne lui sont rien... et la négligence de celui qui
doit être tout pour elle!...

Hélas! je sais qu'on reproche aux femmes qui ressentent si vivement ces
nuances, d'attacher une importance outrée, ridicule, à de petites
choses, à des _misères_; et pourtant ces misères suffisent presque
toujours au bonheur des femmes!

Pour ces _misères_, elles se dévouent aveuglement, avec orgueil, avec
joie!

Pour ces _misères_, elles oublient souvent les privations, les chagrins,
les grands malheurs qui les frappent; car ces _misères_ leur prouvent
qu'elles sont précieusement aimées, et il est une chose qui les blesse
toujours d'une manière incurable, c'est l'indifférence et le dédain.

Et puis enfin, puisque les hommes, dans leur glorieuse suffisance,
traitent d'enfantillage ce qui est tant pour nous, est-il bien généreux
de leur part, à eux si sages, à eux si forts, à eux si puissants, de
nous refuser quelques soins qui leur coûteraient si peu, et qui nous
seraient au moins un prétexte de les aimer avec adoration?

Cette longue digression était peut-être nécessaire pour faire sentir
combien je devais souffrir de l'oubli de Gontran. Ce fut le premier
chagrin qu'il me causa.......

Cette journée, d'ailleurs si malheureuse à son début, devait m'être
pénible.

Après le déjeuner, M. de Lancry me montra la liste des visites de noces
qu'il avait fait dresser, et me dit:

--Il est inutile d'y mettre le nom de mademoiselle de Maran, car il est
tout simple que nous commencions notre tournée par elle.

Je regardai M. de Lancry avec stupeur.

--Ma tante! Vous n'y pensez pas, mon ami.

--Comment cela?

--Aller chez elle, moi! moi!

--Mais en vérité, Mathilde, je ne vous comprends pas.

--Vous ne me comprenez pas... Ah! Gontran!

--Bon... j'y suis... vous songez encore à cette calomnie insensée contre
votre mère? mais nous sommes convenus que c'était de la folie. Il faut
prendre les gens pour ce qu'ils sont... Plutôt que de ne calomnier
personne, votre tante médirait d'elle-même; c'est une infirmité morale
dont il faut avoir autant de pitié que d'une infirmité physique... Vous
me regardez d'un air stupéfait... pourtant rien n'est plus simple...
Ajouteriez-vous la moindre importance aux propos d'un fou?... Non, sans
sans doute, n'est-ce pas? Eh bien, faites comme moi... Oubliez de folles
paroles dictées par l'égarement de la haine; la noble mémoire de votre
mère est au-dessus de pareilles médisances.

Mon cœur se brisait. D'abord je n'eus pas la force de dire un mot,
puis je m'écriai en fondant en larmes, car depuis le matin je les
étouffais:

--Jamais... jamais je ne remettrai les pieds chez mademoiselle de
Maran!... Je vous en supplie, n'insistez pas... cela me serait
impossible.

--Calmez-vous, Mathilde, calmez-vous... croyez bien que je ne vous
demande rien que du juste, que de nécessaire... Je n'exige pas que vous
voyiez souvent votre tante, mais je désire que vous la voyiez
quelquefois.

--Non, je vous dis que la vue de cette femme me tuera... Elle me fait
horreur.

--Ce sont là des exagérations, ma chère Mathilde. Réfléchissez à une
chose: le monde ne pourra s'expliquer votre brusque rupture avec une
parente qui vous a élevée... et qui a presque fait mon mariage. Vous
comprenez cela, Mathilde... On fera des commentaires... des suppositions
à perte de vue... On interrogera votre tante... Celle-ci, choquée de ce
manque de procédés de votre part, sera capable de l'expliquer à sa
façon... Vous, moi... et... M. de Mortagne,--ajouta Gontran en
prononçant ce nom avec effort,--nous avons seuls entendu les folles et
méchantes paroles de mademoiselle de Maran; craignez de la pousser à
bout, elle pourrait répéter à d'autres ce qui demeurera un secret pour
nous... et, malgré son inaltérable pureté, la mémoire de votre mère...

--Et c'est vous... vous, Gontran, qui me proposez cela!... Eh! que
m'importe le monde?... et que m'importent les abominables noirceurs de
mademoiselle de Maran?..... Croyez-vous donc que si l'on m'interroge je
laisserai ignorer la raison qui m'a fait à jamais rompre avec elle? Non,
non... Il n'y a pas de plus sanglante vengeance à tirer des
calomniateurs que de proclamer leurs calomnies, et de les écraser ainsi
sous leur propre honte! Ah! ne craignez rien, Gontran, la noble mémoire
de ma mère peut braver les basses attaques de mademoiselle de Maran.
Tous les honnêtes gens m'approuveront quand je dirai pourquoi je ne
veux pas remettre les pieds chez cette horrible femme.

--Mathilde, vous parlez en fille tendre et dévouée, c'est tout simple,
mais vous ne connaissez pas le monde... Croyez-moi, maintenant la
mémoire de votre mère m'est aussi sacrée qu'à vous; c'est pour la
conserver pure de toute souillure que, malgré votre répugnance,
j'insiste absolument pour que vous fassiez quelques rares visites à
mademoiselle de Maran. Encore une fois, cela est nécessaire,
indispensable... vous m'entendez.

En prononçant ces derniers mots, la voix de M. de Lancry, jusque-là
douce et affectueuse, prit une expression plus ferme; il contracta
légèrement ses sourcils.

Je craignis de l'avoir blessé par ma résistance, j'en fus désespérée;
mais ce qu'il me demandait, avec raison peut-être, me semblait au-dessus
de mes forces.

--Pardon, pardon, mon ami,--lui dis-je;--ayez pitié de ma faiblesse...
Je ne le peux pas... Encore une fois, pour rien au monde... je ne
reverrai cette femme... Au nom de notre amour, Gontran... n'exigez pas
cela de moi... Je ne le pourrais pas.

--Je vous assure, Mathilde, que vous le pourrez... C'est un sacrifice,
un grand sacrifice... soit... je vous le demande.

--Gontran, par pitié!

--Je vous dis que cela est nécessaire, et que vous le ferez.

--Mais, mon Dieu! mon Dieu! vous ne savez donc pas ce que c'est que...?

M. de Lancry m'interrompit avec une violence jusque-là contenue, et
s'écria en frappant du pied:

--Je sais bien ce que c'est, moi! que d'avoir enduré les honteux
reproches, les insolentes bravades de M. de Mortagne!... Je sais ce que
c'est que d'avoir été presque insulté à la face de votre famille et de
la mienne; je sais ce que c'est que d'avoir refoulé ma haine et mon
désir de vengeance; je sais enfin ce que c'est que d'avoir, par égard
pour vous, consenti à ne pas forcer cet homme à me donner satisfaction,
quoiqu'il se retranche derrière la protection qu'il vous porte! Eh bien!
c'est parce que je sais combien tout cela m'a coûté... qu'en retour je
vous demande de faire ce que je crois de votre rigoureux devoir... Une
fois pour toutes, madame, autant vous me trouverez aveuglément dévoué à
tous ceux de vos désirs qui ne vous seront pas fâcheux, autant vous me
trouverez intraitable lorsqu'il s'agira de céder à un caprice.

--Un caprice!... Gontran... mon Dieu!... un caprice!!!

--L'exagération d'un sentiment très-louable vous empêche de juger
nettement cette question.

--Mais mon cœur se révolte... malgré moi; que puis-je faire?

--Eh bien! puisque les raisons, puisque les prières ne peuvent rien sur
vous, s'écria M. de Lancry en courroux, je vous déclare que si vous ne
consentez pas à m'accompagner chez mademoiselle de Maran, je
découvrirai la demeure de M. de Mortagne; je connais sa bravoure, je
sais que malgré sa résolution de ne pas se battre, il est des outrages
qu'il ne souffrira pas... et si vous m'y forcez par votre refus, je...

--Ah! c'est affreux... Gontran... j'irai chez mademoiselle de
Maran,--dis-je en pleurant et en prenant la main de mon mari entre les
miennes presque avec effroi, et comme pour l'arracher à un grand danger.

On frappa à la porte du salon où nous étions, je rentrai en essuyant mes
larmes dans ma chambre à coucher.

J'entendis un valet de chambre annoncer à mon mari que M. le comte de
Lugarto l'attendait chez lui.

Gontran vint me trouver, changea de ton, me parla avec tendresse, et me
dit de le faire avertir lorsqu'il pourrait m'amener M. Lugarto, qu'il
voulait me présenter.

--Mais je suis en larmes,--lui dis-je;--de grâce, remettez cette visite.

--Vite, vite, séchez ces beaux yeux,--me dit Gontran avec une apparente
gaieté,--ou je vous amène tout de suite mon tigre dompté. Pendant que
vous allez vous remettre, je vais lui faire admirer notre maison, et
j'enverrai tout à l'heure vous demander si vous pouvez nous recevoir.



CHAPITRE IV.

MONSIEUR LUGARTO.


J'essuyai mes larmes et j'attendis cette présentation importune.

Je n'eus pas un seul moment d'amertume contre Gontran. Je crus qu'il
voyait de son point de vue et moi du mien; je devais avoir tort, il le
disait, je devais me soumettre à son jugement.

La seule pensée d'une rencontre entre M. de Mortagne et M. de Lancry me
glaçait d'effroi. Enfin, alors comme depuis, en songeant au cruel
sacrifice que j'allais faire aux volontés de Gontran, en songeant à tout
ce que j'allais souffrir en présence de mademoiselle de Maran, je me
consolais par cette pensée, que ma résignation plairait à mon mari.

Dès lors je compris cette grande, cette terrible vérité, si vraie
qu'elle ressemble à un paradoxe:

«Lorsqu'une femme aime passionnément... les ordres les plus injustes...
les traitements les plus barbares, loin de diminuer son amour...
l'exaltent davantage encore; elle baise pieusement la main qui la
frappe, ainsi que les martyrs, dans leur ravissement douloureux,
remercient le Seigneur des tortures qu'il leur impose...»

On vint me demander de la part de M. de Lancry si je pouvais le
recevoir avec M. Lugarto. Je lui fis répondre de passer chez moi.

Quelques instants après, Gontran et son ami entrèrent.

Le portrait que mon mari m'avait fait de ce dernier me parut frappant.

M. Lugarto était d'une taille grêle, et mis avec plus de recherche que
de goût. On retrouvait dans ses traits, quoique agréables, le type
primitif de sa race: un teint pâle et jaune, un nez écrasé, des yeux
d'un bleu vitreux et des cheveux bruns.

Sa physionomie maladive avait une expression de suffisance, d'astuce et
de méchanceté, qui me repoussa tout d'abord.

Ma chère amie, permettez-moi de vous présenter M. Lugarto, le meilleur
de mes amis.

Je m'inclinai sans pouvoir trouver une parole.

--Lancry m'avait bien dit que vous étiez charmante, mais je vois que ses
éloges sont encore au-dessous de la réalité,--me dit M. Lugarto avec une
sorte d'aisance protectrice et familière.

Je ne répondis rien.

Gontran me fit un signe d'impatience, et se hâta de dire en souriant à
son ami:

--Moi qui n'ai pas la modestie de madame de Lancry, moi qui jouis de ses
succès comme s'ils étaient les miens, je vous avoue, mon cher Lugarto,
que je suis très-sensible à votre suffrage.

--Et vous avez raison, mon cher; vous le savez, je ne m'enthousiasme pas
facilement. Or, si je vous jure que je n'ai rien vu de plus séduisant
que madame... c'est que cela est. Mais je vous dirai avec la même
franchise qu'il est très-dangereux pour vos amis de voir un trésor
pareil....

--Ah! mon cher Lugarto, prenez garde, voici que vous tombez dans
l'exagération; vous aviez si bien commencé!--dit Gontran, embarrassé de
mon silence.

J'étais au supplice; pourtant, faisant un effort sur moi-même, je dis à
M. Lugarto d'un air glacial:

--Vous arrivez de Londres, monsieur?

--Oui, madame; j'étais allé assister aux courses de printemps.

--Vous voyez, ma chère amie, un des vainqueurs habituels d'Epsom et du
Darby. Les chevaux de course de Lugarto sont célèbres en Angleterre,--se
hâta de dire Gontran pour engager la conversation.--Est-ce que vous n'en
ferez pas venir quelques-uns pour les courses du bois de Boulogne et du
Champ-de-Mars?

--Bah!... vos chevaux français ne valent pas la peine qu'on se dérange
pour les battre; et puis vous ne pouvez pas tenir de paris assez
forts,--dit dédaigneusement M. Lugarto.--S'adressant à moi:--Il y a
après-demain une matinée dansante à l'ambassade d'Angleterre; allez-y
donc, tout Paris sera là... Ce sera charmant... si vous y êtes surtout.

--J'ignore, monsieur, si M. de Lancry a l'intention d'aller chez madame
l'ambassadrice d'Angleterre.

--Ah çà! mon cher, vous êtes donc un tyran... que votre femme attend vos
ordres pour savoir où elle doit aller?--Et se retournant vers moi, M.
Lugarto ajouta:--Tenez, croyez-moi, en fait de plaisirs, agissez
toujours à votre tête; mettez tout de suite ce cher Lancry dans la bonne
voie. Il n'y a rien de plus désagréable que ces diables de maris, une
fois qu'on leur laisse prendre de mauvaises habitudes.

Je regardai Gontran, et je répondis à ces impertinentes vulgarités,
dites avec l'assurance la plus ridicule, par ces seuls mots:

--Le Musée est-il déjà ouvert, monsieur?--afin de faire bien sentir à M.
Lugarto, par ce brusque changement de conversation, que je trouvais ses
plaisanteries de mauvais goût.

M. Lugarto, sans doute habitué à un autre accueil, parut piqué; il dit à
Gontran:

--Ah çà! mon cher, nous jouons aux propos interrompus avec madame de
Lancry; je lui parle de la tyrannie des maris, elle me répond par une
question sur le Musée.

--C'est qu'en effet, mon cher Lugarto, vous êtes très-embarrassant,
votre conversation éblouit d'abord un peu; vous êtes né un siècle trop
tard, il fallait venir sous la régence; et encore, ma chère amie,--me
dit Gontran,--il ne faut pas juger Lugarto sur ses folles paroles, il
vaut beaucoup mieux qu'elles, mais il est convenu qu'on lui passe
tout... on l'a tant gâté... Allons, je me charge de faire votre paix
avec madame de Lancry.

--Je serais fâché de vous avoir déplu par une mauvaise plaisanterie,
reprit M. Lugarto avec un sourire contraint, sans me dire _madame_;
sorte de familiarité qui lui semblait habituelle, et qui me paraissait
de la dernière inconvenance.

Je fus sur le point de lui répondre quelque chose de très-dur, mais je
me contins, et je répondis:--Il m'a seulement paru, monsieur, que vous
vous hâtiez un peu de me confondre dans l'intimité qui vous lie à M de
Lancry.

--C'est que, voyez-vous, on a hâte de jouir des avantages qu'on désire
vivement, et j'espère que vous m'excuserez en faveur de ce motif,--me
dit M. Lugarto en souriant d'une manière convulsive; puis il me jeta un
regard morne, froid, qui me fit presque peur.

Mon instinct me dit qu'en quelques minutes je venais de me faire un
ennemi.

Mon mari semblait vivement contrarié. Voulant relever une seconde fois
la conversation, que je laissais tomber à dessein afin de rompre le plus
tôt possible un entretien qui m'était insupportable, Gontran dit à M.
Lugarto, dont l'impertinente assurance n'était en rien troublée:

--Avez-vous vu la serre chaude sur laquelle s'ouvre l'appartement de
madame de Lancry? Vous qui êtes grand amateur de fleurs, il faut que
vous nous donniez des conseils. Voulez-vous venir, Mathilde?

J'allais refuser, j'obéis à un geste impérieux de Gontran; je
l'accompagnai dans le parloir qui communiquait à cette serre chaude.

--C'est horriblement mal établi!--s'écria M. Lugarto après l'avoir
examinée.--Votre architecte n'y entend rien. C'est bâti au-dessus d'une
voûte; le froid passant en dessous, vous n'aurez jamais là... une
température convenable. Mais voilà bien les Français... ils veulent
singer l'opulence, et ils sont réduits à un luxe économique!

Le rouge monta au front de M. de Lancry, mais il fit un effort sur
lui-même, et répondit:

--Vous êtes bien sévère pour M. de Rochegune, l'ancien propriétaire de
cette maison, mon cher Lugarto! car nous avons trouvé cette serre toute
bâtie.

--Rochegune?... Rochegune?...--dit M. Lugarto,--je le connais bien; je
l'ai rencontré à Naples. J'étais alors l'amant de la comtesse Bradini...
Rochegune me l'a enlevée, mais n'a pas joui longtemps de son triomphe...
Au moyen de certaines lettres contrefaites... et vous savez que je
contrefais les écritures à merveille, le mari...

--Mon ami, je trouve qu'il fait bien chaud ici,--dis-je à M. de Lancry
en interrompant M. de Lugarto, dont le cynisme me révoltait;--voulez-vous
entrer dans le salon?

--Pardon,--me dit M. Lugarto,--je voudrais à peu près prendre la mesure
de cette serre avec ma canne; je veux vous envoyer quelques magnifiques
passiflores du Brésil et d'autres plantes très-rares que j'ai envoyé
chercher en Hollande; il faut que je voie si elles tiendront ici.

--Monsieur, je vous rends grâce... Les fleurs qui garnissent cette serre
me suffisent.

--Mais elles sont affreuses, ces fleurs! c'est toujours du goût de ce M.
de Rochegune. Quand on a les choses, il faut les avoir complètes...
Tenez, Lancry, moi, par exemple, j'ai voulu envoyer cet hiver chercher
des plantes équinoxiales en Hollande; comment m'y suis-je pris? j'ai
fait construire un énorme fourgon vitré et disposé en serre chaude avec
un petit poêle à vapeur; le tout a été si parfaitement établi, que, bien
que ce fourgon fût venu en poste de La Haye, pas une des vitres qui le
couvraient n'a été brisée. Deux jardiniers accompagnaient cette serre
nomade dans une voiture de suite; tout cela est arrivé ici comme par
enchantement.

--En effet, cette idée est très-ingénieuse,--dit M. de Lancry.--C'est
qu'aussi vous avez beaucoup d'invention, Lugarto.

--Que voulez-vous? il ne suffit pas d'avoir de l'argent, il faut encore
avoir l'esprit de l'employer convenablement... Il y a tant de gens qui
ne savent pas même bien dépenser la fortune qu'ils n'ont pas.

--Dépenser quand on n'a pas... vous parlez en énigme, mon cher Lugarto.

--Ah! vous croyez, mon cher Lancry?

Gontran et son ami me parurent échanger un étrange regard pendant un
silence de quelques secondes.

Mon mari le rompit le premier, et dit en souriant d'un air embarrassé:

--Je vous comprends... dans ce sens, vous avez raison... Mais, si vous
le voulez, nous allons rentrer dans le salon. Je crains réellement que
la chaleur ne fasse mal à madame de Lancry.

M. Lugarto finit de mesurer la hauteur du mur avec sa canne, et dit:

--Mes passiflores tiendront parfaitement ici; j'y joindrai quelques
orchidées très-rares, avec les paniers en joncs caraïbes pour les
suspendre. Au moins vous aurez une serre convenablement meublée. Il est
vrai qu'elle est si mal construite, votre serre, que tout y périra; mais
j'en serai ravi, cela me donnera l'occasion de renouveler vos fleurs
plus souvent.

Nous rentrâmes dans le salon.

Je croyais cette interminable visite finie, il n'en fut rien. M. de
Lancry fit voir à M. Lugarto une assez belle vue de Venise par un
peintre moderne, et lui dit:

--Vous êtes connaisseur, que pensez-vous de cela?

--Ce n'est pas mal. Avez-vous payé cela bien cher?

--Non, ce tableau est entré dans la vente de l'hôtel.

--C'est la meilleure manière d'acheter des tableaux, car cette racaille
d'artistes, toujours affamés, vous les font payer le double de leur
valeur quand on les leur commande et qu'ils vous savent riches.... Quand
_j'étais jeune_, j'étais assez niais pour les payer d'avance; aussi il
arrivait que très-souvent je pouvais à peine leur arracher mon
tableau... Et quel tableau!... Une fois l'argent mangé, ils ne
s'inquiétaient pas du reste... Maintenant, donnant... donnant, je les
paye lorsque je suis content, sinon je leur fais retoucher, refaire et
refaire jusqu'à ce que cela me plaise... Au moins ainsi je ne suis plus
volé.

Cette brutale insolence m'indigna. Je ne pus m'empêcher de dire:

--Ah! monsieur... vous me révélez là une des plaies douloureuses du
génie que je ne soupçonnais pas!.... et vous trouvez des artistes?

--Comment, si j'en trouve et des plus fameux encore!... Ils m'accablent
de platitudes quand je vais dans leur atelier; ils me demandent mes
conseils, même pour les tableaux qu'ils ne font pas pour moi, et ils ont
l'air de m'écouter pour me faire la cour. En vérité, je ne sais pas ce
qu'on ne ferait pas faire à cette race pour quelques billets de mille
francs. On ne tient cette espèce que par l'argent.

Il me fut impossible de me contenir davantage; je me souvins de ce que
m'avait dit Gontran sur la rage qu'éprouvait M. Lugarto de n'avoir ni
naissance ni valeur personnelle, et je dis à M. de Lancry.

--Mon Dieu! mon ami, ce que monsieur nous dit là me rappelle une bien
touchante histoire de _grand artiste_ et de _grand seigneur_, que M. le
duc de Versac, votre oncle, m'a plusieurs fois racontée. Il s'agissait
de Greuse et de M. le duc de Penthièvre; ne vous en a-t-il jamais parlé?

--Non, je ne me le rappelle pas du moins,--me dit M. de Lancry.

--Contez-nous donc ça; j'ai quelques tableaux de Greuse, ça
m'intéressera,--dit M. de Lugarto.

--Voici, mon ami,--répondis-je en m'adressant à Gontran,--ce que m'a
raconté monsieur votre oncle. M. le duc de Penthièvre aimait
passionnément les arts; il les protégeait en grand seigneur digne de
comprendre que l'antique illustration de race et le génie se touchent,
en cela que ce sont deux magnifiques avantages que l'histoire ou que
Dieu seul vous donnent, et que tous les trésors du monde ne sauraient
acquérir ni remplacer....--Je regardai M. Lugarto; il rougit de
dépit;--je continuai. M. le duc de Penthièvre avait donc pour Greuse la
plus touchante amitié. Vous le savez, l'inépuisable bonté de cet
excellent prince égalait la supériorité de son esprit, d'une finesse et
d'une grâce exquise. Lorsqu'il alla voir les premiers tableaux que
Greuse fit pour lui, et qu'il rémunéra avec une libéralité toute royale,
il dit au grand peintre, avec ce charme qui n'appartient qu'aux grandes
aristocraties:

--«Mon cher Greuse, je trouve vos tableaux admirables; mais j'ai une
grâce à vous demander.

--«Monseigneur, je suis à vos ordres.

--«Eh bien!--dit le prince avec une sorte d'hésitation timide et comme
s'il eût demandé une faveur,--eh bien!.... je voudrais que vous missiez
de votre main, au bas de ces tableaux: DONNÉ _par Greuse à son_ AMI _M.
le duc de Penthièvre_.--La postérité saurait que j'ai été l'ami d'un
grand peintre!...»

--Avouez,--dis-je à Gontran en remarquant avec joie que le coup avait
porté, et que M. Lugarto ne pouvait dissimuler sa contrariété,--avouez
qu'il n'y a rien de plus délicat, de plus charmant que la conduite du
prince.

--Oui, en effet... c'est charmant,--dit M. de Lancry avec embarras en me
faisant un signe d'impatience et en me montrant du regard M. Lugarto,
qui, les yeux baissés, mordait la pomme de sa canne.

Malgré mon désir de plaire à Gontran, je continuai.

--N'est-ce pas, mon ami, que cela rehausse à la fois le grand artiste
capable d'inspirer un tel sentiment, et le véritable grand seigneur
capable de ressentir et d'exprimer ainsi l'amitié?

Gontran avait tâché de m'interrompre par quelques signes; j'avais été
trop outrée contre M. Lugarto pour résister au plaisir de le mortifier.

J'y parvins; je le vis à la pâleur de cet homme et à un autre regard de
haine, regard morne et froid qui m'alla au cœur, pesant comme du
plomb.

M. Lugarto, néanmoins, ne se déconcerta pas; il reprit avec une
imperturbable assurance:

--Je ne connaissais pas cette histoire du duc de Penthièvre; elle est
fort jolie, mais elle ne me convertit pas. Je préfère ne pas passer pour
un niais aux yeux des artistes et ne pas me donner la peine de faire de
la délicatesse avec eux. Mais j'y pense, j'ai justement une vue de
Naples, de Bonnington, qui ferait à ravir le pendant de votre vue de
Venise, mon cher Lancry; je vous l'enverrai avec ces fleurs que j'ai
promises à votre femme.

--Mon cher Lugarto, je vous en prie...

--Allons... vous faites des façons?... entre amis, pour un malheureux
tableau... Qu'est-ce que cela?

--Eh bien! je suis de votre avis, on ne doit pas faire de façons entre
amis pour un tableau. Permettez-moi donc de vous envoyer ma vue de
Venise, qui fera tout aussi bien pendant à votre vue de Naples.

--Ma foi, mon cher, je suis pris dans mes propres filets; j'accepte avec
d'autant plus de plaisir que ce tableau vient de l'appartement de
madame de Lancry. A ce soir, mon cher; je vous verrai un moment au club,
n'est-ce pas?

--Je ne sais, j'ai plusieurs visites à faire avec madame de Lancry.

--Si... si... je vous verrai... j'en suis sûr... Vous savez pourquoi.

--Ah! oui... j'oubliais, vous avez raison. Ainsi donc ce soir, mais un
peu tard, répondit M. de Lancry avec un certain embarras.

--Sans rancune,--me dit M. Lugarto en me tendant la main.

Quoique cette habitude anglaise fût alors à peine répandue dans le
monde, elle me choqua moins encore que l'audace de M. Lugarto.

Au lieu de prendre la main qu'il m'offrait, je répondis par un salut
très-froid.

--Décidément, vous ne voulez pas faire la paix? Allons, mon cher, votre
femme me déchire la guerre,--dit M. Lugarto à M. de Lancry.--Eh bien!
elle a tort, car elle finira par reconnaître que je vaux mieux que ma
réputation. C'est un défi, prenez garde à vous, mon cher; je serai
peut-être forcé de faire ma cour à votre femme pour la faire revenir de
ses préventions... Vous le voyez, je ne vous prends pas en traître,
Lancry, je vous préviens.

--Vous serez toujours le plus grand fou que je connaisse,--lui dit
Gontran en l'emmenant et en le prenant par le bras.

Je restai plus stupéfaite encore de la patience de Gontran que de
l'insolence de cet homme. Je cherchais à pénétrer quel pouvait être le
secret de l'influence qu'il exerçait sur Gontran, lorsque celui-ci
rentra.

Pour la première fois je vis sur ses beaux traits une expression de
colère qui les défigurait.

--Mon Dieu! madame,--s'écria-t-il en fermant la porte avec violence,--je
ne vous avais pas encore vu exercer cette méchanceté d'esprit dont
j'avais entendu parler dans le monde! Mais vous auriez pu, ce me semble,
ne pas choisir pour victime mon meilleur ami! Chacune de vos paroles
aurait été longuement, perfidement calculée, qu'elle n'aurait pas pu le
blesser plus cruellement. Hier, je vous dis en confidence que Lugarto
regrettait amèrement de n'être pas grand seigneur, et de n'avoir d'autre
valeur que celle de ses millions, et vous vous étendez complaisamment
sur les avantages de l'aristocratie de naissance et de talent!... Malgré
son air riant, il est parti furieux... je le connais bien... il est
furieux, vous dis-je.

--Comment, mon ami, vous le défendez!... C'est vous... vous! qui me
reprochez d'avoir fait sentir à cet homme tout ce que ses manières
avaient d'inconvenant?

--Eh! mon Dieu! madame, je vous ai prévenue qu'il avait des façons
peut-être trop familières, et que vous m'obligeriez de les excuser en
faveur de l'amitié qui m'attache à lui. Je vois avec peine que, malgré
mes recommandations, vous faites tout ce qu'il faut pour l'irriter, car,
je vous le répète, il est très-irrité.

--Mais que vous importe, je vous le demande, la colère de M. Lugarto?

--Il m'importe de ne pas m'aliéner un ami... un ami intime que j'aime,
auquel je suis sincèrement attaché... Vous m'entendez, madame?

--Vous aimez cet homme, dites-vous, Gontran?... Je voudrais vous croire,
et je ne puis... Il n'y a aucun rapport entre la noblesse de vos
sentiments et la grossièreté de M. Lugarto... Et puis, enfin, je ne
sais... mais, quand vous parlez de l'amitié que vous ressentez pour
lui... vos traits se contractent... votre parole est amère... et l'on
dirait qu'il s'agit d'un sentiment tout contraire.

Ces mots, que je dis presque au hasard, semblèrent produire un effet
terrible sur M. de Lancry. Il frappa du pied avec violence; il s'écria,
les lèvres tremblantes de colère:

--Qu'entendez-vous par là, madame? qu'entendez-vous par là?

Effrayée, le cœur me manqua; je fondis en larmes, et je dis à
Gontran:

--Pardon, mon ami, pardon, je n'ai rien voulu vous dire de blessant;
seulement je ne puis comprendre...

--Il ne s'agit pas de comprendre; il s'agit de m'obéir sans interpréter
mes paroles, sans scruter mes sentiments secrets. Si je vous dis que M.
Lugarto est mon ami, si je vous demande de le traiter comme tel, vous
devez me croire et m'obéir sans raisonner ni réfléchir.

--Ne vous fâchez pas, Gontran... je vous obéirai; seulement laissez-moi
vous dire qu'il m'en coûte beaucoup. Dans ce seul jour vous m'avez
demandé deux bien cruels sacrifices: revoir mademoiselle de Maran, et
admettre dans notre intimité un homme dont le caractère et les manières
doivent inspirer une profonde aversion à tous ceux qui comme vous
n'excusent pas M. Lugarto par une indulgente amitié... Encore une fois,
mon ami, parce que le sacrifice que je fais est pénible, ne croyez pas
que je manquerai à ma promesse... Plus les preuves de dévouement que
vous me demandez sont grandes, plus elles me seront douloureuses, plus,
je l'espère, elles vous attesteront de la vivacité de mon amour...
Pardonnez-moi donc, mon ami... l'hésitation que j'ai montrée.
Maintenant, je ferai tout ce que vous voudrez à ce sujet.

La figure de M. de Lancry avait peu à peu repris son expression de
douceur habituelle; seulement il semblait accablé. Il me prit la main et
me dit avec bonté:

--C'est à mon tour, Mathilde, à vous demander pardon de ma violence...
Mais, une fois pour toutes, croyez... oh! croyez bien que je ne demande
rien qui ne soit indispensable à votre bonheur... je n'ose dire au mien.

--Ah! mon ami! cette raison est la seule qu'il faille invoquer; elle
suffira toujours à me décider.

On vint annoncer à Gontran que la voiture l'attendait. Nous partîmes
pour aller rendre visite à mademoiselle de Maran.



CHAPITRE V.

LA PRINCESSE KSERNIKA.


M. de Lancry ne me dit pas un mot pendant le temps que nous mîmes à
arriver chez mademoiselle de Maran; il semblait rêveur, abattu.

Lorsque la voiture s'arrêta devant la porte, le cœur me manqua. Je
suppliai Gontran de remettre au moins cette visite, il me répondit par
un geste d'impatience.

Je vis quelques voitures dans la cour de l'hôtel, je fus presque
contente; il me semblait qu'une première entrevue avec ma tante me
serait ainsi moins pénible.

Quelle fut ma surprise en entrant dans le salon de retrouver M. Lugarto!
J'y vis aussi la princesse Ksernika, qui assistait à la représentation
de _Guillaume Tell_ lorsque j'étais allée à l'Opéra avec mademoiselle de
Maran, dans la loge des gentilshommes de la chambre.

--Bonjour enfin, ma chère enfant,--me dit ma tante de l'air du monde le
plus affectueux en se levant pour m'embrasser.

Je frissonnai; je fus sur le point de la repousser. A un regard de
Gontran, je me résignai.

--Mais c'est qu'elle est encore embellie,--dit mademoiselle de Maran en
m'examinant avec sollicitude.--C'est tout simple... le bonheur sied si
bien! Et Gontran sait mieux que personne prodiguer cette
parure-là.--Puis, s'adressant à madame Ksernika:--Ma chère princesse,
permettez-moi de vous présenter madame de Lancry, ma nièce, ma fille
adoptive.

La princesse se leva et me dit avec beaucoup de grâce:

--Nous commencions, madame, à trouver M. de Lancry bien égoïste; mais on
ne le blâmait sans doute autant que parce qu'on l'enviait davantage....

Je saluai madame Ksernika, je m'assis près d'elle.

C'était une très-jolie femme, blonde, grande, mince, d'une taille et
d'une tournure charmante; ses traits, d'une extrême régularité, avaient
presque toujours une expression hautaine, boudeuse ou ennuyée;
ordinairement elle fermait à demi ses grands yeux bleus un peu fatigués.
Cette habitude, jointe à un port de tête assez impérieux, lui donnait un
air plus dédaigneux que véritablement digne..... Polonaise, elle parlait
notre langue sans le moindre accent, mais avec une sorte d'indolence et
de lenteur presque asiatique. Quoiqu'elle fût d'une superbe élégance,
elle se recherchait encore plus dans sa parure que dans sa personne.

A peine fus-je assise auprès de la princesse, que M. Lugarto vint se
mettre derrière moi sur une chaise, et me dit familièrement:

--Eh bien! est-ce que vous êtes encore fâchée?... Vous voulez donc la
guerre?...--Et, s'adressant à madame de Ksernika en me montrant du
regard, il ajouta:

--Princesse, dites-lui donc que je gagne à être connu, et qu'il vaut
mieux m'avoir pour ami que pour ennemi.

Je rougis de dépit; je n'osais, de peur de déplaire à Gontran, répondre
avec dureté; je gardai le silence.

La princesse reprit de sa voix langoureuse et en regardant avec hauteur
M. Lugarto par-dessus son épaule:

--Vous?... Il me serait fort égal de vous avoir pour ami ou pour ennemi,
car je ne croirais pas plus à votre amitié que je ne craindrais votre
inimitié.

--Allons donc, princesse, vous êtes injuste.

--Non, vous savez que je ne vous gâte pas... moi... je suis peut-être la
seule personne qui vous dise vos vérités... Vous devez m'en savoir
gré... car je ne me donne pas la peine de les dire à tout le monde.
Est-ce que vous ne trouvez pas, madame,--dit la princesse en s'adressant
à moi,--qu'il faut faire une espèce de cas des gens pour leur dire ce
que le reste du monde n'ose pas leur dire?

--En cela, madame,--répondis-je,--il me semble que l'estime et le mépris
se traduisent de la même sorte.

--Expliquez-nous donc cela?--me dit M. Lugarto.

--Eh bien! je crois, monsieur, qu'on peut dire les plus dures vérités,
sans faire le moindre état de la personne à laquelle on les adresse.

--Est-ce que c'est pour moi que vous dites ça?--reprit M. Lugarto avec
son imperturbable assurance.

--Vous mériteriez bien qu'on vous répondît Oui,--dit la
princesse;--savez-vous que je ne comprends pas pourquoi hommes et femmes
tolèrent vos airs audacieux et familiers?

--C'est mon secret, et vous ne le saurez pas.

--Vous allez me faire croire à quelque pouvoir... surnaturel, n'est-ce
pas?

--Peut-être.

--Vous êtes fou!...

--Je suis fou? Eh bien! voulez-vous que je vous fasse d'abord rougir
jusqu'au blanc des yeux, et puis ensuite pâlir plus que vous ne le
voudrez?

--C'est bien usé cela...--répondit la princesse avec indolence.--Vous
allez me proposer de me magnétiser? Et vous ne savez peut-être pas
seulement ce que c'est que le magnétisme; car vous n'êtes pas savant, vu
que la science ne s'achète pas avec de l'argent.

M. Lugarto souriait depuis quelques moments d'un sourire méchant et
convulsif qui lui était particulier... Je lisais dans ses yeux ternes
l'expression d'une joie maligne; il dit lentement en attachant un long
regard sur la princesse:

--Je suis ignorant comme un sauvage, c'est vrai; mais il y a des choses
que personne au monde que moi ne peut savoir, parce qu'il faut beaucoup
d'argent pour acheter cette science-là.

--Vraiment?--dit dédaigneusement la princesse.

--Vraiment... Et ce qu'il y a de plus piquant, c'est que ma science n'a
l'air de rien... mais, comme tous les gens habiles, avec peu je fais
beaucoup. Ainsi, par exemple, vous n'avez pas idée des résultats que
j'obtiens, je suppose, avec une date, un nom de rue et un numéro.

Je regardai par hasard la princesse; elle devint pourpre.

--Ainsi le 12 décembre... rue de l'Ouest... n. 17... par exemple... cela
a l'air de ne rien signifier du tout,--reprit M. Lugarto,--et pourtant
il n'en faut pas davantage pour vous faire pâlir... maintenant que vous
avez rougi, comme je vous l'avais prédit...

Puis il reprit de manière à n'être entendu que d'elle et de moi:

--Faites donc attention, princesse, on vous remarque; ne me regardez pas
ainsi d'un air fixe et ébahi, cela vous va mal. Vos yeux sont bien plus
jolis lorsqu'ils sont à demi fermés,--ajouta-t-il avec une cruelle
ironie.

Madame Ksernika était en effet d'une pâleur extrême, elle semblait
fascinée par la révélation que venait de lui faire M. Lugarto.

A ce moment, mademoiselle de Maran causait à voix basse avec M. de
Lancry. Remarquant l'agitation de madame de Ksernika, elle lui dit:

--Est-ce que vous êtes souffrante, chère princesse?

--Oui, madame, j'ai eu toute la journée une migraine affreuse,--dit la
pauvre femme, en balbutiant et en se remettant avec peine.

--Vous le voyez... il vaut mieux m'avoir pour ami que pour ennemi,--me
dit tout bas M. Lugarto.

Il se leva.

Deux femmes entraient alors; la princesse put sortir et déguiser plus
facilement son trouble...

Je restai presque terrifiée du pouvoir mystérieux de M. Lugarto.

Gontran me fit un signe, en me montrant un fauteuil vide auprès de
mademoiselle de Maran; j'allai m'y asseoir. Ma tante me dit tout bas:

--Est-ce que vous croyez que j'ai donné dans la migraine de cette belle
princesse _Micomicon_... Je parie que ce _nègre blanc_,--et elle me
montra M. Lugarto,--lui a dit quelque infamie, qu'elle mérite bien,
d'ailleurs, car, quoique son mari la batte comme plâtre, et qu'il lui
ait déjà cassé un bras, elle est loin d'être quitte envers lui; elle lui
redoit au moins son autre bras et ses deux jambes, s'il est disposé à
lui briser un membre par chaque amoureux. Mais, c'est égal, l'impudence
de ce M. Lugarto m'a révoltée. Je n'ai consenti à recevoir cette espèce
archimillionnaire que pour me donner le régal de le flageller
d'importance.

Malgré l'aversion que mademoiselle de Maran m'inspirait, je ne pus
m'empêcher de lui savoir gré de cette résolution.

Les deux femmes nouvellement arrivées causèrent quelques instants avec
mademoiselle de Maran, Gontran et M. Lugarto.

--Dites donc, monsieur Lugarto,--s'écria tout à coup mademoiselle de
Maran, tout en travaillant à son tricot, et en interrompant l'un de ces
silences qui coupent souvent les conversations;--est-ce que c'est à
vous cette voiture où je vous ai rencontré l'autre jour?

--Pour quelle raison me demandez-vous cela?--dit négligemment M.
Lugarto.

Mademoiselle de Maran, au lieu de répondre à cette question, en fit une
autre. Elle m'avait toujours dit que rien n'était plus impertinent et
plus dédaigneux que ce procédé.

--Pourquoi donc alors qu'il y avait des armoiries sur c'te voiture, si
elle est à vous?

--Ce sont les miennes, madame,--dit M. Lugarto en rougissant de dépit;
car son imperturbable audace était en défaut lorsqu'on attaquait ses
ridicules prétentions nobiliaires.

--Est-ce que vous les avez payées bien cher ces armoiries-là?--dit
mademoiselle de Maran.

Il y eut un moment de silence très-embarrassant. M. Lugarto serra les
lèvres l'une contre l'autre en fronçant le sourcil. Je regardai Gontran.
Il ne put s'empêcher d'abord de sourire amèrement; puis, à un regard à
la fois colère et suppliant de M. Lugarto, il dit vivement à
mademoiselle de Maran:

--A propos d'armoiries, madame, est-ce que vous aurez la bonté de me
prêter votre d'Hozier; j'aurais quelques recherches à faire sur une de
nos branches collatérales. Mais j'y songe, ne pourriez-vous pas?...

--Laissez-moi donc tranquille avec vos branches collatérales,--reprit
mademoiselle de Maran;--vous venez vous jeter à la traverse d'une
conversation intéressante! Dites donc, monsieur Lugarto, on vous a
joliment volé, si on vous a vendu ces armoiries-là cher... Je parie que
c'est une imagination de votre carrossier... Alors, permettez-moi de
vous le dire, ça n'a pas de sens commun. Est ce qu'il faut jamais s'en
rapporter à ces gens-là pour composer un blason? Puisque vous vouliez
vous passer cette fantaisie, il fallait vous adresser mieux.

--Mais, madame,--dit M. Lugarto, en devenant pâle de colère contenue....

--Mais, monsieur, je vous répète que votre carrossier ou son peintre
sont des imbéciles. Est-ce qu'on a jamais vu mettre en blason métal sur
métal? Figurez-vous donc, mon pauvre monsieur, qu'ils se sont
outrageusement moqués de vous avec leurs _étoiles d'or en champ
d'argent_; ils ont inventé ça parce que c'était plus riche probablement,
et que ça rappelait ingénieusement vos monceaux du piastres et de
doublons... Sans compter les deux lions rampants dont ces imbéciles ont
affublé votre écusson. Dites-moi, savez-vous qu'ils feraient un effet
superbe, vos deux lions rampants, s'ils n'avaient pas l'inconvénient
d'appartenir à la maison royale d'Aragon?

--Mais, madame, ce n'est pas moi qui ai inventé ces armoiries. Ce sont
celles de ma famille, dit M. Lugarto en se levant avec impatience, et en
lançant un coup d'œil furieux sur Gontran.

Celui-ci voulut en vain intervenir dans la conversation; mademoiselle de
Maran n'abandonnait pas si facilement sa proie.

--Ah! mon Dieu!... mon Dieu!... Vraiment... ce sont les armoiries de
votre famille?--s'écria ma tante en ôtant ses lunettes, et en joignant
les mains avec une apparente bonhomie.--Pourquoi donc que vous ne me
l'avez pas dit tout de suite? Après cela, il n'y a rien que de
très-naturel là dedans. Il est probable, voyez-vous, qu'un Lugarto, pour
quelque beau fait d'armes contre les Morisques d'Espagne, aura obtenu
d'un roi d'Aragon la faveur insigne de porter des lions rampants dans
ses armes, de même que nos rois ont octroyé les fleurs de lis à
certaines maisons de France.... C'est comme vos _étoiles d'or en champ
d'argent_: c'est, bien sûr, quelque glorieux mystère héraldique enseveli
dans vos archives de famille. Et moi qui m'en moquais! mais c'est-à-dire
que maintenant je les admire sur parole, vos _étoiles d'or en champ
d'argent_! C'est peut-être, dans son genre, un blason aussi unique,
aussi particulier que la croix de Lorraine, que le _créquier_ de Créquy,
que lus _mâcles_ de Rohan, ou que les _alérions_ de Montmorency. Ça doit
être furieusement curieux l'origine de vos _étoiles d'or en champ
d'argent_! Recherchez-nous donc cela, mon cher monsieur.

--Madame, si c'est une raillerie, franchement je la trouve de mauvais
goût,--dit M. Lugarto en tâchant de reprendre son sang-froid.

--Mais pas du tout, mon cher monsieur, rien n'est plus sérieux; or, j'y
songe, vous êtes originaire du Brésil, le Brésil appartient au Portugal,
le Portugal a appartenu à l'Espagne, vous voyez bien qu'en remontant
nous approchons des rois d'Aragon. Ah bien! oui; mais voilà une toute
petite chose qui m'arrête dans mon ascension vers le passé.

--Eh! mon Dieu, madame! ne vous en occupez pas; je vous rends grâce de
toute votre sollicitude,--s'écria M. Lugarto.

Mademoiselle de Maran ne fit pas semblant de l'avoir entendu, et reprit:

--Oui, il n'y a que cette petite difficulté-là, c'est qu'on dit que
monsieur votre grand-père était quelque chose comme un esclave nègre, ou
approchant.

--Madame... vous abusez...

--C'est là ce qui fait, reprit mademoiselle de Maran, sans abandonner
son tricot,--c'est là ce qui fait que je ne peux pas venir à bout de me
figurer monsieur votre grand-père avec une couronne de comte sur la
tête. Coiffé de la sorte, il ressemblerait comme deux gouttes d'eau à
ces vilains sauvages de Bougainville qui portaient gravement une croix
de Saint-Louis passée dans le bout de leur nez. Est-ce que vous ne
trouvez pas?

Je frémis de l'expression presque féroce que prit un moment la
physionomie de M. Lugarto; cette expression me frappa d'autant plus,
qu'au même instant il partit d'un éclat de rire nerveux et forcé.

--N'est-ce pas que c'est une drôle de comparaison que j'imagine là?--dit
mademoiselle de Maran en s'adressant à M. Lugarto.

--Très-drôle, madame, très-drôle; mais avouez que j'ai le caractère bien
fait.

--Comment donc! mais le meilleur du monde; et je suis bien sûre que vous
ne garderez pas contre moi la moindre rancune. Et après tout, vous avez
raison; il n'y a rien de plus innocent que mes plaisanteries.

--De la rancune, moi! dit M. Lugarto;--ah! pouvez-vous le croire?
Tenez, je veux emmener tout de suite Gontran avec moi pour rire avec lui
à notre aise de mes étoiles d'or en champ d'argent.

--Pendant que vous y serez, riez donc en même temps de vos lions
rampants,--ajouta mademoiselle de Maran.--C'est ce qu'il y a de plus
pharamineux dans votre blason. Mais tout cela,--reprit-elle,--ce sont
des folies; gardez vos armoiries mon cher monsieur, gardez-les; ça jette
de la poudre aux yeux des passants. C'est tout ce qu'il faut pour des
yeux bourgeois; car vos innocentes prétentions nobiliaires ne dépassent
pas nos antichambres. Quant à nous, pour nous éblouir, ou plutôt pour
nous charmer, vous avez, ma foi, bien mieux que des _étoiles d'or en
champ d'argent_; vous réunissez toutes sortes de qualités de cœur et
d'esprit, toutes sortes d'immenses savoirs et de modesties ingénues;
aussi, quand vous ne seriez pas riche à millions, vous n'en seriez pas
moins un homme joliment intéressant et furieusement compté, c'est moi
qui vous le dis.

--Je sens tout le prix de vos louanges, madame, je tâcherai de
m'acquitter envers vous, et d'étendre, si je le puis, ma reconnaissance
aux personnes de votre famille et à celles qui vous intéressent,--répondit
M. Lugarto avec amertume et en me jetant aussi un regard furieux.

--Et j'y compte bien, car je ne suis pas égoïste,--répondit mademoiselle
de Maran avec un étrange sourire.

--Venez-vous, Lancry?--dit M. Lugarto à mon mari.

--Je vous verrai ce soir au club, nous en sommes convenus,--répondit
Gontran avec embarras.

--Oui, mais j'avais oublié une chose: notre homme de Londres nous attend
à trois heures,--dit M. Lugarto d'un air impérieux.

A ces mots, M. de Lancry fronça les sourcils, se leva, et dit à
mademoiselle de Maran:

--Madame, je vous laisse Mathilde; M. Lugarto me rappelle un engagement
que j'avais oublié.

Je jetai un regard suppliant sur Gontran, il l'évita:

--Lugarto me mène,--ajouta-t-il,--gardez la voiture, je vous reverrai à
dîner.

Les deux femmes qui avaient été comme moi spectatrices muettes de cette
scène entre mademoiselle de Maran et M. Lugarto, s'en allèrent quelques
instants après.

Je restai seule avec mademoiselle de Maran.



CHAPITRE VI.

MADEMOISELLE DE MARAN.


Longtemps et douloureusement contenue, mon indignation éclata enfin
contre cette femme, qui avait osé calomnier ma mère d'une manière si
atroce.

--Voilà une leçon que cet impertinent n'oubliera pas de sitôt,--me dit
mademoiselle de Maran.--Il sera d'autant plus furieux que je la lui ai
donnée, et ma foi fort à dessein, cette leçon, devant les deux
comtesses d'Aubeterre, qui sont les plus mauvaises langues que je
connaisse. Ce soir, tout Paris saura l'histoire des étoiles d'or en
champ d'argent.

--Madame,--dis-je à mademoiselle de Maran,--vous devez être étonnée de
me voir chez vous?

--Étonnée! Et pourquoi cela, ma chère petite?

Cet excès d'audace augmenta mon indignation.

--Écoutez-moi, madame: il n'y avait au monde que la volonté de M. de
Lancry qui pût m'obliger à vous revoir après les affreuses paroles que
vous avez osé prononcer contre ma mère. Tout à l'heure j'avais peur de
me trouver seule avec vous; maintenant j'en ai moins de regret: je puis
vous exprimer toute l'horreur que vous m'inspirez.

--Mathilde... vous oubliez...

--Je me souviens, madame, de vos cruautés, je me souviens des chagrins
dont vous avez abreuvé mon enfance et ma jeunesse. Pourtant j'aurais pu
vous les pardonner en faveur du bonheur dont je jouis depuis mon
mariage, bonheur auquel vous avez sans doute involontairement
contribué...

--Involontairement, non, ma chère petite, je savais bien ce que je
faisais; c'est justement pour cela que votre ingratitude...

--Mon ingratitude? Cette raillerie est cruelle, madame!

--Eh... oui... oui... votre ingratitude,--s'écria mademoiselle de Maran
en m'interrompant avec colère.--Oui, vous êtes une ingrate de ne pas
avoir apprécié ce que je faisais pour vous... en empêchant votre mari
de se couper la gorge avec ce misérable M. de Mortagne.

--Fallait-il, madame, recourir à une épouvantable calomnie pour empêcher
ce malheur? D'ailleurs, Gontran m'avait promis...

--Belle promesse qu'il n'aurait pas tenue!... au lieu que maintenant il
respectera celui qu'il croit votre père...

--Maintenant,--m'écriai-je,--osez-vous croire M. de Lancry capable
d'ajouter foi à un si abominable mensonge? Ah! madame, j'aime bien mon
mari, je sens mon amour assez puissant pour résister à toutes les
épreuves, à son abandon même... il n'est au monde qu'une occasion où mon
cœur trouverait la force de l'accuser... ce serait le jour où...
Mais, non... non... c'est impossible, impossible! Tout à l'heure encore
il m'a répété que cette affreuse calomnie était détruite par son
exagération même.

--Eh bien! alors de quoi vous plaignez-vous? Si Gontran n'y croit pas,
si M. de Mortagne n'y croit pas, quel mal vous ai-je fait? J'ai
peut-être empêché un événement sinistre, voilà tout; laissez-moi donc
tranquille.

--Voilà tout, madame? Et pourtant vous l'avez vu, je n'ai pu résister à
la violence de cet horrible coup.

Je ne pus retenir mes larmes en prononçant ces derniers mots.
Mademoiselle de Maran se leva, vint à moi, et prit un accent presque
affectueux:

--Allons, allons, calmez-vous; sans doute j'ai eu tort, chère petite;
j'ai voulu faire le bien à ma façon... je m'y suis mal pris, parce que
je n'en ai pas l'habitude. Que voulez-vous? dans cette occasion j'ai
peut-être agi comme une vipère qui se serait crue une sangsue... mais il
faut pourtant tenir compte à cette pauvre vipère de sa bonne volonté.

Cette hideuse plaisanterie me révolta.

--Je vous connais trop, madame, pour croire à un bon sentiment de votre
part; votre méchanceté même ne se contente pas du présent, elle embrasse
l'avenir et le passé; ces paroles, vous ne les avez pas dites sans en
calculer le résultat; elles cachent quelque odieuse arrière-pensée qui
ne se révélera que trop tôt peut-être.

--Eh bien! après?--s'écria mademoiselle de Maran avec
impatience.--Qu'est-ce que vous voulez conclure de tout ça? Ce qui est
fait est fait, n'est-ce pas? Gontran veut que vous continuiez à me voir,
vous lui obéirez. A quoi bon récriminer sur ma méchanceté? Je suis comme
cela, et trop vieille pour changer... De deux choses l'une, ou mon
aversion contre vous n'est pas éteinte, ou elle l'est... Si elle l'est,
vous n'avez rien à craindre de moi, et vos reproches sont inutiles; si
elle ne l'est pas, tout ce que vous me dites ou rien c'est la même
chose. Vous ne pouvez pas me nuire, et moi je puis vous nuire; ne tentez
pas de lutter. Je peux, je sais bien des choses... Vous avez vu comme je
l'ai arrangé ce Lugarto, à qui son opulence colossale et la platitude du
monde semblent donner un brevet d'audace et d'insolence!... maintenant
il sait que quand je mords, je mords bien, et que la cicatrice reste...
Il me haïra, ça, j'y compte bien; mais en même temps il me craindra
comme le feu; car, si je m'acharne après lui, je le traquerai de salon
en salon et je ne le ménagerai pas... Aussi maintenant je le tiens dans
la main... ce vilain homme! Or, rappelez-vous bien, chère petite, qu'il
aimera toujours mieux prendre pour ennemis mes ennemis que de m'avoir à
ses trousses. Vous m'entendez, n'est-ce pas?--ajouta ma tante en me
lançant un regard d'ironie cruelle;--aussi je ne dis rien de plus.
Seulement ne me poussez pas à bout et soyez gentille.

Je restai accablée d'effroi... Je ne pouvais prononcer une parole. Ce
que me disait mademoiselle de Maran n'était que trop vrai: elle seule
pouvait se mettre assez au-dessus des convenances pour attaquer si
impitoyablement M. Lugarto dans son orgueil, et le dominer ainsi par la
frayeur.

Je frémis en songeant à la possibilité de je ne sais quel monstrueux
accord conclu entre cet homme et mademoiselle de Maran, accord basé sur
leur méchanceté commune.

Un invincible pressentiment me disait que Gontran subissait malgré lui
l'influence de M. Lugarto. A quelle cause fallait-il attribuer cette
influence; c'est ce que j'ignorais. Assaillie par ces soupçons, je
reconnaissais que les menaces de mademoiselle de Maran n'étaient pas
vaines.

Oh! ce fut un moment affreux que celui où je me sentis forcée de
contenir mes ressentiments devant cette femme qui avait outragé la
mémoire de ma mère!

--Allons, allons, je vois que nous nous entendons, n'est-ce pas?--me dit
mademoiselle de Maran avec son sourire sardonique.--Vous irez à ce bal
du matin de madame l'ambassadrice d'Angleterre; j'irai peut-être aussi
pour _méduser_ ce Lugarto, et le tenir dans ma dépendance. Dites donc,
chère petite, est-ce que vous ne trouvez pas que je lui ai donné un joli
échantillon de mon savoir-faire? Examinez bien demain son visage de cire
jaune quand il m'apercevra... ça vous amusera et moi aussi... Peut-être
je vous l'immolerai... cet archimillionnaire... peut-être, au
contraire... Mais je ne dis rien... Qui vivra verra.

Je quittai ma tante dans un état d'inquiétude inexprimable; je me
rappelai son entretien avec une sorte de terreur sourde. De tous côtés
je ne voyais que haine, que périls, que perfidies cachées. J'aurais
préféré de franches menaces aux sinistres réticences de mademoiselle de
Maran.

Je rentrai chez moi absorbée par ces tristes pensées. Dans un moment de
désespoir, je songeai à M. de Mortagne; mais, grâce à ma tante, je ne
pouvais même penser à mon unique protecteur sans un souvenir douloureux,
sans me rappeler les scènes cruelles qui avaient précédé et suivi mon
mariage.

Ma voiture s'arrêta un moment avant que d'entrer dans la cour.
Machinalement je jetai les yeux sur la maison qui était en face de la
nôtre.

Au second étage, à travers un rideau à demi soulevé, je reconnus M. de
Mortagne, assis dans un grand fauteuil; il me parut très-pâle,
très-souffrant; il me fit rapidement un signe de la main, comme pour me
dire qu'il veillait sur moi, puis le rideau retomba.

J'eus un moment d'espérance ineffable; je me sentis plus forte, moins
effrayée, en sachant cet ami près de moi; je ne doutai pas de son appui
dans un cas extrême. Je remerciai la Providence des secours imprévus
qu'elle semblait ainsi m'offrir.

M. de Lancry n'était pas encore rentré; je m'habillai pour dîner, me
rappelant avec des regrets pleins d'amertume que, dans notre charmante
retraite de Chantilly, je me faisais belle aussi, et que j'arrivais près
de Gontran radieuse et fière de mon bonheur.

Hélas! deux jours à peine me séparaient de ce passé si enchanteur, déjà
il me semblait que des mois s'étaient écoulés depuis ce temps heureux!

Sept heures sonnèrent, Gontran ne vint pas.

Je ne commençai à m'inquiéter sérieusement que vers les huit heures; je
fis demander par Blondeau au valet de chambre de M. de Lancry s'il avait
donné quelque ordre; il n'en avait donné aucun; on l'attendait pour
dîner.

A huit heures et demie, ne pouvant vaincre mes craintes, je me décidai à
envoyer un de nos gens à cheval chez M. Lugarto, afin de savoir si M. de
Lancry n'y était pas resté; j'écrivis un mot à mon mari, en le suppliant
de me rassurer.

M. Lugarto demeurait rue de Varennes; je recommandai la plus grande
promptitude; j'attendis le retour de mon messager avec une pénible
impatience.

Une demi-heure après, Blondeau entra.

--Eh bien?--m'écriai-je.

--M. le vicomte est chez M. Lugarto, madame; monsieur a fait répondre à
Jean que c'était bon, et qu'on prévienne madame qu'il ne reviendrait
que très-tard.

Je ne fus rassurée qu'à demi. Pour que Gontran m'eût ainsi oubliée, il
fallait sans doute qu'il eût de graves préoccupations; je l'attendis.

Hélas! pour la première fois je connus cette anxiété dévorante avec
laquelle on compte les minutes, les heures; ces tressaillements d'espoir
que cause le moindre bruit, et les mornes abattements qui leur
succèdent.

J'avais envoyé ma pauvre Blondeau chez le portier, en lui recommandant
de guetter le retour de M. de Lancry et de venir tout de suite m'en
faire part. Sans les événements de la journée, de telles angoisses
eussent été puériles, mais tout ce qui s'était passé les excusait
peut-être.

A minuit, Gontran n'avait pas paru; alors les frayeurs les plus folles,
les plus exagérées, s'emparèrent de moi. Je me souvins des sinistres
regards que M. Lugarto avait jetés sur Gontran. Sans réfléchir au peu de
vraisemblance de mes craintes, je crus M. de Lancry en danger, je
demandai ma voiture, je dis à Blondeau de m'accompagner.

--Mon Dieu! où voulez-vous aller, madame?

--A la porte de M. Lugarto. Tu monteras chercher M. de Lancry, tu lui
diras que je suis en bas à l'attendre. Je ne puis supporter un moment de
plus cette incertitude.

--Mais, madame, rassurez-vous.

A cet instant, un bruit presque imperceptible arriva à mon oreille,
c'était la grande porte qui se refermait; un instinct inexplicable me
dit que Gontran venait de rentrer.

Sans songer à ce que je faisais, je sortis de ma chambre, je courus
au-devant de mon mari; je le trouvai dans le salon qui précédait sa
chambre à coucher.

--Vous voilà, mon Dieu! vous voilà! Ne vous est-il rien
arrivé?--m'écriai-je d'une voix défaillante, en lui prenant les mains.

--Rien, rien; mais passons chez vous,--me dit M. de Lancry, en me
montrant son valet de chambre d'un coup d'œil irrité.

Je compris le peu de convenance de cette scène devant nos gens; mais mon
premier mouvement avait été tout irréfléchi.

Je craignis d'avoir contrarié Gontran; mon cœur se serra lorsque je
fus seule avec lui. Alors seulement je remarquai qu'il était très-pâle,
très-défait.

--Mon Dieu! Gontran, que vous est-il arrivé?--m'écriai-je.

--Et que vouliez-vous qu'il m'arrivât? Êtes-vous folle! Tout cela
n'est-il pas naturel, très-naturel?--ajouta-t-il d'un air qui me parut
presque égaré, et en riant d'un rire sardonique qui m'épouvanta.--Quoi
de plus simple? J'ai retrouvé le meilleur de mes amis, le tigre que j'ai
dompté, vous savez... Je vous présente ce cher Lugarto; il vous trouve
charmante; vous le traitez avec le dernier mépris... Il va chez votre
tante, qui l'accable des plus sanglantes épigrammes... Lui qui a le
caractère le meilleur, le plus inoffensif, le plus généreux, prend ces
malices en très-bonne part; il en rit comme j'en ris moi-même
maintenant, fort gaiement... C'est qu'en effet il n'y avait rien de plus
piquant, de plus gai que vos épigrammes et que celles de votre tante;
elles étaient avec cela d'un à-propos inouï.

La voix de M. de Lancry était saccadée, interrompue par des éclats de
rire brusques, nerveux; il me parlait presque sans me voir, et en
marchant avec agitation, comme s'il eût été en délire.

--Mon Dieu!... mon Dieu!... Gontran, vous m'épouvantez... Par pitié...
dites... qu'avez-vous?

Mon mari s'arrêta brusquement devant moi, passa ses deux mains sur son
visage, me parut revenir à lui, et me dit d'une voix terrible:

--Ce que j'ai?... ce que j'ai?... Vous ne savez donc pas quel est
l'homme que vous et votre tante avez impitoyablement raillé? Votre
infernale tante a fini tantôt ce que vous avez si bien commencé ce
matin. Ah! Mathilde!... Mathilde!... qu'avez-vous fait?... Malheureuse
femme! que les suites de votre imprudence n'atteignent que moi! ajouta
Gontran d'un accent douloureux en quittant ma chambre...

Je voulus le suivre... D'un geste impérieux il me commanda de rester.



CHAPITRE VII.

MATINÉE DANSANTE.


Je passai une nuit cruelle.

Dès que le jour parut, j'envoyai Blondeau savoir des nouvelles de M. de
Lancry. Il me fit dire qu'il allait parfaitement bien.

Un peu avant l'heure du déjeuner, il entra chez moi; sa figure était
riante et douce comme si la scène de la veille n'avait pas eu lieu.

Je restai muette d'étonnement.

Il me prit la main, la baisa avec une gracieuse tendresse, et me dit:

--C'est un grand coupable qui vient vous demander pardon, mon amie.

Il y avait tant de douceur, tant de sérénité dans la voix de Gontran,
que, malgré moi, je fus presque rassurée. L'influence de mon mari sur
moi était telle, que mes traits reflétaient pour ainsi dire toujours
l'expression des siens; et puis je désirais si ardemment de le voir
heureux, que je devais accepter, trop facilement peut-être, les
explications sur sa conduite de la veille.

--De quel pardon parlez-vous?--lui dis-je.

--C'est très-embarrassant, Mathilde; car comment vous avouer... vous
expliquer... un si grand crime?...

--Un crime!... Vous plaisantez... Mais encore... dites... oh! vous êtes
pardonné d'avance.

--Je le sais... vous êtes si bonne! et pourtant ce pardon, je ne le
mérite pas.

--Comment?

--Hier, ne vous ai-je pas d'abord inquiétée par mon absence, et presque
épouvantée par mon retour?

--Il est vrai... votre agitation...

--Mon Dieu! ma jolie Mathilde, comment oser vous dire que vous avez été
assez bonne pour vous intéresser... à... un vilain ivrogne? Voilà le
terrible mot prononcé... Oui, hier Lugarto m'a retenu à dîner chez lui
avec quelques amis communs: on a porté je ne sais combien de toasts à
mon bonheur, à votre beauté; je n'ai pas pu, je n'ai pas voulu refuser.
Depuis que j'ai quitté la vie de garçon, j'ai, Dieu merci, perdu
l'habitude de ces dîners britanniques; aussi oserai-je vous faire cet
abominable aveu: je me suis grisé en pensant à vous! Vous voyez que je
n'ai fait que changer d'ivresse... Mais, hélas! la première est aussi
belle que l'autre est honteuse... Encore une fois, me pardonnez-vous?

--Comment? Ces reproches que vous m'avez faits hier en rentrant...

--Quels reproches?

--Vous m'avez dit que mes épigrammes et celles de ma tante avaient
irrité M. Lugarto au dernier point; que sa vengeance pouvait être
terrible, et que...

M. de Lancry partit d'un éclat de rire si franc, que je crus à sa
sincérité.

--Malheureux Lugarto!--répéta-t-il;--j'en ai fait un ogre, je le vois...
Pauvre Mathilde! je rirais davantage encore, si je ne vous avais pas
inquiétée. Mais, sérieusement... quelle terrible vengeance voulez-vous
que Lugarto?...

--Mais, mon ami, hier matin, vous m'avez paru fâché de la dureté de mes
réponses.

--Oui, sans doute; car, je vous le répète, malgré quelques excentricités
de caractère, je le regarde, Lugarto, comme un de mes meilleurs amis;
comme tel, je désire le voir à l'abri de vos spirituelles attaques, ma
jolie petite méchante; mais ce sera difficile, et, je le vois, on dira
l'esprit des Maran, comme on disait l'esprit des Mortemart. Pourtant, je
vous en prie, ménagez ce pauvre garçon; si ce n'est pour lui... que ce
soit pour moi.

--Mais hier... vous m'avez dit aussi que vous craigniez de l'irriter.

--Sans doute, car alors il tombe dans des désolations sans fin, il me
reproche de ne pas l'aimer, d'être un mauvais ami; en un mot, de sa
part, ce ne sont pas des reproches, je n'en supporterais pas, mais des
plaintes; c'est ce qui m'oblige à tant de ménagements pour lui...

--Et vous êtes bien sûr de son amitié?--demandai-je en hésitant à
Gontran.

--D'autant plus sûr qu'elle est plus rare, et qu'il n'a aucune raison
pour affecter un sentiment qu'il n'éprouverait pas.

Je racontai à Gontran l'entretien que j'avais entendu entre M. Lugarto
et la princesse Ksernika.

--C'est une plaisanterie de bal masqué sans domino,--me dit Gontran:--il
aura voulu s'amuser à la tourmenter; et cela n'est d'aucune conséquence
avec la princesse, qui est la meilleure des femmes. A ce propos, si elle
vous fait quelques avances, répondez-y, je vous en prie, car elle est
très-bonne amie quand elle le veut, et les bonnes amies sont rares.
D'ailleurs, vous la verrez ce matin à l'ambassade d'Angleterre.

--Irons-nous donc à cette fête?--dis-je à M. de Lancry d'un air chagrin.

--Eh! mais, sans doute. L'ambassadrice m'a écrit ce matin une lettre
charmante, me disant qu'elle avait seulement appris hier soir notre
retour, et qu'elle espérait bien avoir le plaisir de vous voir
aujourd'hui.

--Allons, soit, mon ami, j'irai,--dis-je en soupirant.

--Un soupir, Mathilde! mais vous serez charmante. C'est un triomphe
d'être jolie le matin; et moi je suis fier de vous, de votre ravissante
beauté!...

--Hélas! mon ami, cette beauté est à vous; mais j'en suis plus fière
encore quand je me fais belle pour vous seul.

Gontran sourit et me dit:--Je devine... encore vos rêves de maisonnette?

--Encore mes rêves de bonheur... Oui, Gontran.

--Eh bien! soyez jolie, bien jolie, plus jolie que toutes les femmes,
vous voyez que je ne vous demande rien que de très-facile, et nous
songerons à cette folie.

--Vrai? oh! bien vrai?--m'écriai-je avec ravissement.

--Silence,--me dit Gontran;--il faut dire cela tout bas à mon cœur,
afin que ma raison ne vous entende pas; car elle est bien sévère et elle
dirait non.

Blondeau entra, portant un carton carré.

--Qu'est-ce que cela?

--Je ne sais pas, madame; on l'a remis chez le concierge, c'est
très-léger; cela doit être des fleurs ou des dentelles.

Je regardai Gontran, il ne put s'empêcher de sourire.

Je devinai quelque surprise. Mon cœur battit bien fort; c'étaient
peut-être mes chères fleurs de prédilection que j'allais revoir.

Par un de ces enfantillages très-sérieux pour les esprits fatalistes,
avec la rapidité de la pensée je me dis: Si je trouve un bouquet
d'héliotropes et de jasmins dans ce carton, ce sera un bon présage, je
serai heureuse de ma journée d'aujourd'hui, sinon ce jour me sera fatal.

Une fois cette espèce de défi jeté au sort, je me repentis presque de ma
témérité; je n'osai plus ouvrir le carton.

Gontran s'aperçut que ma main tremblait, que je rougissais beaucoup.

--Eh bien!... Mathilde, qu'avez-vous?

--Rien... rien...--lui dis-je, et surmontant mon émotion, j'ouvris le
carton...

Hélas! mon cœur se serra douloureusement. C'est à peine si je pus
retenir mes larmes. Je ne trouvai ni jasmins ni héliotropes: les fleurs
qui les remplaçaient étaient charmantes, il est vrai; jamais je n'en ai
vu de pareilles... Il y avait un gros bouquet et deux branches de
petites grappes de fleurs d'un pourpre très-vif; au centre de chaque
fleur brillait comme un diamant une goutte de rosée solide, si je puis
m'exprimer ainsi; de longues feuilles d'un vert d'émeraude glacé de
cramoisi complétaient cette parure d'un goût parfait, sans doute d'une
extrême rareté, et dont j'aurais été heureuse sans mon maudit souhait.

--Que vous êtes bon!--dis-je à Gontran avec reconnaissance.

--Ce sont des euphorbes[B], plantes fort rares et telles qu'il les faut
pour parer une beauté rare,--me dit gaiement M. de Lancry; rien ne sera
plus joli, plus coquet que ces deux branches de fleurs purpurines au
milieu de vos beaux cheveux blonds, sous un chapeau de paille de riz.

Nous arrivâmes à l'ambassade.

Le temps était radieux; les toilettes des femmes étaient d'une fraîcheur
extrême; les rayons du soleil, brisés et adoucis par le feuillage des
plantes et des masses de fleurs qui garnissaient la galerie, ne jetaient
qu'une douce clarté dans ces vastes salons.

Généralement il n'y a rien de plus gai, de plus riant que ces matinées
dansantes, où le soleil remplace les bougies, où la tiède atmosphère du
printemps, toute chargée du parfum des fleurs du jardin, remplace la
chaleur étouffante des bals de l'hiver.

Presque en arrivant je me trouvai en présence de madame la duchesse de
Richeville; elle donnait le bras à une femme de ses amies. Je ne pus
m'empêcher de rougir extrêmement en la voyant. Gontran ne s'en aperçut
pas.

Madame de Richeville lui dit avec beaucoup de grâce:--Je vais vous
rendre malgré vous à votre liberté et vous enlever madame de Lancry.
Lord Mungo nous garde deux ou trois places dans la galerie. Bien hardi
et bien adroit celui ou celle qui les lui fera rendre avant notre
retour.

M. de Lancry, quoiqu'il parût vivement contrarié, ne put qu'accepter la
proposition de madame de Richeville. Celle-ci prit mon bras, Gontran
offrit le sien à la femme qui accompagnait la duchesse, et nous nous
dirigeâmes vers les places gardées par lord Mungo.

Il me parut en effet parfaitement capable de les conserver et de les
défendre par sa force d'inertie; c'était un homme d'un embonpoint
démesuré. Lorsqu'il nous aperçut, il fit un vain effort pour se lever.
Madame de Richeville me dit en souriant:

--J'ai peut-être été imprudente de lui confier nos places; s'il n'allait
pas _pouvoir_ nous les rendre!

Pourtant, grâce à un nouvel effort, lord Mungo se leva, et nous nous
assîmes toutes les trois parfaitement à notre aise.

Gontran s'éloigna après m'avoir jeté un regard expressif en me désignant
madame de Richeville.

A ma gauche était un véritable buisson de camélias, la duchesse était à
ma droite; aussi, en se tournant de mon côté, elle put me parler à voix
basse sans être entendue de personne.

--Mon Dieu!--me dit-elle,--je vous parais bien hardie, n'est-ce pas,
après ce qui s'est passé entre nous?...

--Madame...

--Ne m'en veuillez pas, j'ai à vous parler de notre ami, de M. de
Mortagne. Il a été en grand danger.

--Que dites-vous, madame?

--Sans doute; il avait tant souffert! et puis les dernières émotions
l'ont si vivement agité! maintenant il est encore bien souffrant, mais
il est mieux.

--Je le sais, madame; hier, en rentrant chez moi...

--Vous l'avez vu à sa fenêtre. Oui, il est allé habiter en face de votre
maison pour être plus près de vous. Si vous saviez combien il vous aime!
toutes ses craintes... Eh bien! non... non, ne parlons plus de
cela,--reprit la duchesse à un mouvement que je fis;--j'espère que lui
et moi nous nous sommes trompés; vous semblez heureuse... c'est une
conversion que vous avez opérée: je ne m'en étonne pas... seulement je
n'osais l'espérer.

--Je suis en effet très-heureuse, madame, ainsi que je l'avais prévu.

--Et moi je vous jure que je suis aussi bien heureuse de m'être trompée
dans ma prévision. Mais dites-moi, pendant que nous sommes à peu près
seules, n'oubliez pas, si vous aviez quelques lettres à faire parvenir
à M. de Mortagne, de les faire adresser rue de Grenelle à l'hôtel de
Richeville, dans le cas où il serait absent pour quelques jours...
Enfin, pauvre enfant, quoi qu'il vous arrive, dans quelque occasion que
ce soit, rappelez-vous que vous avez une amie bien vraie, bien dévouée.
Cela vous semble étrange, n'est-ce pas? Tout ce que je vous demande,
c'est de mettre à l'épreuve cette amitié que je vous offre; elle ne vous
manquera jamais.

A ce moment M. Lugarto entra dans la galerie.

Involontairement je fis un mouvement d'effroi en me rapprochant de la
duchesse de Richeville.

--Qu'avez-vous donc?--me dit-elle.

--J'ai, madame, un peu froid: il vient beaucoup d'air par cette galerie.

Madame de Richeville vit par hasard M. Lugarto qui causait avec
plusieurs personnes; elle me dit en me le désignant:

--Vous voyez bien cet homme?

--Oui, madame,--répondis-je en tremblant.

--Eh bien! votre tante est un ange de mansuétude auprès de lui. C'est
l'orgueil dans la bassesse, et la lâcheté dans la cruauté; pourtant on
le reçoit. Il y a des traits de lui qui font frémir. L'année dernière il
a perdu, à jamais perdu, une malheureuse jeune femme, madame de Berny,
qui est, à cette heure, seule, abandonnée de sa famille, repoussée par
tout le monde; il a agi envers elle de la manière la plus brutale, la
plus scandaleuse, la plus cruelle. M. de Berny, soit faiblesse, soit
mépris, s'est renfermé dans une dédaigneuse indifférence sur le sort de
sa femme; M. Lugarto est encore resté une fois impuni! Puisque les
hommes sont si lâches, ce serait au moins aux femmes de faire justice
des Lugarto et de ses pareils. Aussi je ne conçois pas qu'on tolère dans
le monde une pareille espèce, ou même qu'on lui réponde quand il vous
parle; car il est familier, et son impudence est grande.

Je restai muette. Je pressentais que M. Lugarto allait venir auprès de
moi. En effet, madame de Richeville me parlait encore lorsqu'il
s'approcha, me fit un léger salut, et me tendit la main en me disant:

--Eh bien! vous êtes venue à ce bal? Vous avez eu raison de m'écouter.

Voyant que je ne prenais pas la main qu'il m'offrait, il reprit en
souriant d'un air sardonique:

--Nous sommes donc toujours en guerre? J'avais pourtant dû croire le
contraire en vous voyant porter les fleurs que je vous avais envoyées ce
matin.

--Je ne vous comprends pas, monsieur,--lui répondis-je; et, m'adressant
de nouveau à madame de Richeville, je lui demandai le nom de deux
très-jolies personnes qui entraient en ce moment.

M. Lugarto ne se déconcerta pas; il continua:

--Vous ne me comprenez pas: ce que je vous dis, c'est pourtant assez
clair. Les fleurs que vous avez à la main et dans les cheveux viennent
de mes serres: c'est moi qui vous les ai envoyées ce matin. Savez-vous
que je n'en donne pas à tout le monde, au moins? J'avais, le printemps
passé, donné la pareille garniture à la jolie petite madame de Berny...
Ça lui a véritablement porté bonheur.

Ces fleurs, que je croyais devoir à Gontran, me firent horreur; il me
fut cruel de penser que mon mari s'était entendu avec cet homme pour me
les faire accepter. Je vis quelque chose de sinistre dans le
rapprochement qu'il faisait entre moi et cette femme dont madame de
Richeville venait de me parler. Je ne pus vaincre un mouvement de
colère; dans mon dépit, j'arrachai quelques feuilles du bouquet que je
tenais à la main.

--Prenez garde!--s'écria M. Lugarto en me montrant une sorte de liqueur
blanche qui sortait de la tige des feuilles arrachées;--vous avez la
main nue, cette substance est très-corrosive; ces fleurs sont
charmantes, mais la plante qui les porte est très-vénéneuse.

En effet, une goutte de cette liqueur blanche était tombée sur mon
doigt; je sentis une légère cuisson, et il me resta une petite tache
livide à la peau[C].

Je ne devais pas sans doute m'étonner de la propriété vénéneuse de ces
fleurs; mais en songeant qu'elles venaient de cet homme qui m'inspirait
tant d'effroi, il me fut impossible de ne pas faire des rapprochements
sinistres en pensant qu'il y avait quelque chose de fatal, de mortel
jusque dans son présent. Saisie de terreur, je jetai cet affreux bouquet
au milieu des camélias qui se trouvaient près de moi. M. Lugarto sourit
et me dit:

--On dirait que vous avez été mordue par un serpent; il est bien dommage
que vous ne puissiez pas jeter aussi loin de vous ces grappes des mêmes
fleurs qui ornent vos beaux cheveux; je suis heureux, malgré vous, de
vous voir obligée de les garder.

--Oh! madame,--dis-je à voix basse à madame de Richeville,--ce qui se
passe ici a l'air d'un rêve terrible; emmenez-moi d'ici, je vous en
conjure, allons retrouver M. de Lancry; je désire me retirer.

--Je ne reviens pas de ma stupeur,--me dit la duchesse;--vous connaissez
donc cet homme?

--Non pas moi, madame; il est l'ami intime de mon mari, qui me l'a
présenté; il me cause autant de frayeur que d'aversion. Oh! par grâce,
emmenez-moi d'ici.

Pendant que je parlais à voix basse avec la duchesse, M. Lugarto
répondit d'un air distrait et hautain aux empressements de quelques
jeunes gens, grands admirateurs de son luxe et de ses chevaux.

Madame de Richeville resta un moment silencieuse et comme absorbée; puis
elle me dit avec un accent profondément ému:

--Bénissez Dieu, pauvre enfant, de ce qu'il vous a rendu M. de Mortagne;
je ne sais pourquoi cette intimité de votre mari et de M. Lugarto
m'épouvante. Venez retrouver M. de Lancry, vous êtes toute pâle.

--Oui, madame; et puis c'est un enfantillage, mais il me semble que ces
horribles fleurs que j'ai au front me donnent le vertige.

Je ne sais si M Lugarto m'entendit; abandonnant aussitôt les personnes
qui l'entouraient, il se retourna au moment où moi et madame de
Richeville nous nous levions.

--Vous vous en allez de là?--me dit-il;--voulez-vous mon bras?

Sans lui répondre, je me pressai contre madame de Richeville.

--A propos, madame la duchesse,--dit M. Lugarto en laissant tomber ses
paroles une à une, et en suivant du regard l'effet qu'elles
produisaient,--j'ai une question assez insignifiante à vous adresser. Y
a-t-il longtemps que la vieille mademoiselle Albin a été au village de
Bory en Anjou, chez le fermier Anselme?

Madame de Richeville resta stupéfaite, rougit et pâlit tour à tour,
comme la princesse Ksernika avait pâli et rougi la veille.

M. Lugarto me regardait d'un air triomphant.

Tout à coup ses traits changèrent d'expression; son impertinente audace
disparut sous un masque d'humilité forcée; il salua deux fois, avec une
obséquieuse politesse, une personne que je ne pouvais voir:

Je me tournai: c'était M. de Rochegune.

Ce dernier répondit par un froid signe de tête aux civilités empressées
de M. Lugarto, et s'approcha de madame de Richeville.

Encore sous le coup de son émotion, la duchesse n'avait pu trouver une
parole.

Madame de Richeville parut éprouver un profond sentiment de joie en
voyant M. de Rochegune.

--Que votre présence me fait de bien!--reprit-elle;--je suis mieux
depuis que vous êtes là.

M. de Rochegune regarda madame de Richeville d'un air étonné.

--Mon Dieu! qu'avez-vous donc, madame?--lui dit-il.

--Rien, une folie; vous savez que je crois aux présages; madame de
Lancry partage mes superstitions, nous venions de nous effrayer pour
rien; mais en vous voyant, vous l'homme sage et raisonnable par
excellence, nos folles visions se sont bien vite évanouies.

Lorsque madame de Richeville m'eut nommée, M. de Rochegune s'inclina
respectueusement de mon côté. Je ne l'avais pas revu depuis la scène de
reconnaissance dont j'avais été témoin chez lui avec ma tante et
Gontran; il me semblait très-changé; un sourire douloureux donnait un
caractère singulièrement triste à sa figure, à la fois douce et grave.

--Vous n'êtes pas resté longtemps en voyage, monsieur; vos amis ont dû
être bien satisfaits de votre prompt retour?--dit M. Lugarto à M. de
Rochegune avec une excessive affabilité;--vous me permettrez, je
l'espère, d'aller vous chercher un de ces matins.

--Je regretterais que vous prissiez cette peine, monsieur, car on me
trouve rarement chez moi,--répondit M. de Rochegune d'un ton glacial.

--Si je ne suis pas heureux dans ma première visite,--reprit M.
Lugarto,--je le serai peut-être dans la seconde, monsieur. Je ne me
décourage pas facilement, lorsqu'il s'agit d'une chose à laquelle
j'attache beaucoup de prix.

--Vous êtes trop bon, monsieur, je crains que vous vous exagériez
beaucoup la valeur de mes relations; d'ailleurs, je n'ai ici qu'un
pied-à-terre tellement modeste, que je n'y puis absolument recevoir
_que mes amis_.

Ces dernières paroles, dites très-sèchement, terminèrent cette
conversation.

M. Lugarto dissimula son dépit, et, voulant sans doute se venger sur
quelqu'un, il dit à madame de Richeville:

--Vous n'oublierez pas le renseignement que je vous ai donné, madame la
duchesse; lorsque vous le désirerez, j'aurai l'honneur d'aller causer
avec vous.

A mon grand étonnement, à celui de M. de Rochegune, madame de Richeville
répondit d'une voix émue:

--Mais, demain, si vous le voulez, monsieur... De quatre à cinq heures
vous me trouverez.

--Je ne manquerai pas de profiter de cette bonne fortune, madame la
duchesse,--dit M. Lugarto en s'inclinant profondément. Puis s'adressant
à moi:

--Ah! madame, prenez garde... je vous dénonce M. de Lancry comme un
infidèle... Je l'aperçois là-bas en grande coquetterie avec la belle
princesse Ksernika, qui est fort expéditive, je vous en préviens... car
chez elle un caprice prend bien vite le caractère de la passion.
Tenez... voyez-vous ce monstre de Lancry! il est si absorbé, qu'il ne se
souvient pas seulement que vous êtes ici.

En effet, Gontran traversait un salon avec la princesse Ksernika; il lui
donnait le bras, et lui parlait bas en souriant.

Elle baissa les yeux, rougit légèrement, sourit aussi, et fit un petit
mouvement d'impatience.

Gontran sembla insister dans sa demande, elle leva les yeux sur lui,
rencontra son regard, et, au lieu de l'éviter, il me sembla qu'elle se
complaisait à le soutenir; puis, comme si M. de Lancry se fût seulement
alors souvenu ou aperçu de ma présence, il fit un brusque mouvement, dit
un mot à la princesse en regardant de mon côté, et l'expression de leurs
deux physionomies changea à l'instant.

Tout ceci s'était passé en moins de temps qu'il ne faut pour l'écrire;
pour la première fois, je connus la jalousie.

Jamais je n'oublierai le coup douloureux, profond, que je ressentis au
cœur en voyant la princesse sourire ainsi à Gontran.

Étrange et cruel mystère! cette jalousie envahit soudainement,
complétement toutes mes facultés; il me sembla que depuis longtemps
j'avais _l'habitude de cette souffrance_.

En un instant, j'éprouvai ses haines, ses défiances, ses humiliations...
Je n'échappai à aucune de ses tortures variées.

Hélas! la jalousie est un de ces sentiments qui débutent par une
terrible maturité; comme Minerve, elle naît armée de toutes pièces.

Mon âme se brisa, mes joues se colorèrent d'une rougeur fébrile; Gontran
s'avança, il donnait le bras à la princesse. Celle-ci vint à moi d'un
air riant et ouvert; je sentis mes larmes prêtes à couler: je ne pus que
m'incliner, sans répondre à quelques paroles aimables qu'elle me dit.

--Monsieur de Rochegune, voulez-vous me donner votre bras?--dit madame
de Richeville;--vous aurez la bonté de demander ma voiture.

--Vous ici, monsieur de Rochegune? dit Gontran en tendant la main à ce
dernier;--je vous croyais en voyage. J'espère que vous n'aurez pas
complétement oublié le chemin de votre ancienne maison, et que madame de
Lancry et moi nous aurons le plaisir de vous voir souvent.

--Je crois rester très-peu à Paris,--dit M. de Rochegune; mais je
n'oublierai pas votre bien aimable proposition; et j'aurai au moins
l'honneur d'aller dire mes adieux à madame de Lancry, si elle m'accorde
cette faveur.

Je répondis machinalement; madame de Richeville et M. de Rochegune
quittèrent la galerie.

--Je désirerais m'en aller, je suis un peu souffrante,--dis-je à M. de
Lancry.

--Pas encore, ma chère Mathilde; la princesse a traversé toute la foule
pour venir vous trouver.

M. Lugarto s'approcha de madame de Ksernika; il me parut qu'ils
échangeaient un regard d'intelligence.

La princesse, si hautaine la veille, lui dit avec une sorte d'affabilité
craintive:

--Je vous pardonne vos méchancetés, vous êtes un homme terrible au
moins!--Elle se retourna vers moi, et ajouta en s'asseyant à mes
côtés:--Je prends la place de la duchesse de Richeville, dont j'étais
vraiment jalouse.

--Vous êtes bien bonne, madame, mais...

--Je vais faire un tour dans le bal avec Lugarto,--me dit
Gontran.--Tout à l'heure, si vous le désirez, je reviendrai vous
chercher.

M. de Lancry prit le bras de M. Lugarto, et tous deux s'éloignèrent. Je
restai près de la princesse.

--Savez-vous me dit-elle très-gaiement,--que vous avez un mari charmant?
Je ne le connaissais que de réputation; car, depuis que je suis entrée
dans le monde, le hasard a fait que lui ou moi nous avons toujours été
en voyage; mais je compte bien me dédommager cette saison. D'abord je
commence par vous prévenir que nous sommes déjà fort en coquetterie; et
j'ai presque envie d'en être aux regrets, car il me semble
très-dangereux. Ah çà, que diriez-vous donc si j'allais vous l'enlever?

La princesse aurait pu parler longtemps encore, sans que je songeasse à
lui répondre. Ce qu'elle venait de me dire pouvait passer pour une de
ces plaisanteries que le monde tolère. Pourtant, chacune de ces paroles
me portait un coup cruel.

Mon amour pour Gontran était si dévoué, si sérieux, si fervent; cet
amour, enfin, sur lequel reposait ma vie, ma destinée tout entière,
était pour moi l'objet d'un culte si religieux, que, lors même que la
jalousie n'eût pas été douloureusement excitée, j'aurais été blessée de
la légèreté du langage de la princesse.

Il y a dans tout sentiment sincère et profond qui sent sa _vaillance_
une sorte d'austérité ombrageuse, de susceptibilité farouche, de pudeur
sacrée, qui se révolte à la moindre profanation. Aussi, songeant à mon
isolement, à mon caractère défiant, aux malheurs de mon enfance, à
l'espoir immense que j'avais fondé sur mon mariage avec Gontran, on
comprendra peut-être mes ressentiments.

La princesse, étonnée de mon silence, me dit:

--Mais vous semblez préoccupée, madame; à quoi pensez-vous donc?

Je fus sur le point de lui dire avec candeur ce que j'éprouvais; et de
la supplier, au nom de mon bonheur, de ne pas être coquette pour
Gontran; mais je réfléchis au ridicule de cette démarche: j'y renonçai.
Le monde est ainsi fait, qu'il n'a que des mépris ou des sarcasmes pour
l'expression d'une douleur légitime et ingénue.

Alors mon orgueil s'indigna, des paroles remplies de fiel et d'amertume
me vinrent aux lèvres; je tâchai de m'inspirer de la méchanceté de
mademoiselle de Maran; je tâchai, mais en vain, de trouver quelque
repartie sanglante... je souffrais trop pour avoir de l'_esprit_.

Forcée de répondre à une seconde interpellation de la princesse, je ne
pus que trouver cette sottise, que je dis en souriant avec amertume:

--Je ne doute pas, madame, de la puissance de vos charmes.

--Mon Dieu! de quel air sombre et tragique vous me dites cela!--reprit
madame de Ksernika en riant aux éclats.--Est-ce que vous seriez jalouse,
par hasard? et jalouse de votre mari encore? mais ça serait
très-piquant.

--Madame...

--Ah çà! n'allez pas avoir cette ridicule faiblesse, au moins! j'en
serais désolée. Mon triomphe serait bien moins grand, la jalousie vous
ferait perdre une grande partie de votre supériorité sur moi. Mais voyez
donc un peu ma prétention, ma vanité! j'ose entrer en lutte avec vous,
avec vous armée de tant d'avantages! avouez que c'est bien héroïque!

J'étais au supplice; il me fallut l'habitude de dissimuler mes chagrins,
habitude que j'avais contractée pendant ma triste enfance, pour
m'empêcher de pleurer à chaudes larmes.

Hélas! je n'aurais pas cru devoir sitôt recourir à cette faculté, fruit
d'un si misérable passé. Toutes les forces de mon âme furent employées à
cette contrainte. Je sentis que j'allais encore faire une sotte réponse;
et presque malgré moi je balbutiai ces mots absurdes:

--Parlez-vous sérieusement, madame?

La princesse recommença de rire aux éclats.

--Comment, si je parle sérieusement!--reprit-elle;--vous me faites là
une question de pensionnaire. Mais, certainement, tout ce que je vous
dis est très-sérieux. Je raffole de M. de Lancry; et vous voyez en moi
une rivale déclarée, prête à vous disputer ce cœur par tous les
moyens possibles. Quelle belle occasion, enlever une charmante conquête
à une adversaire redoutable!

Je regardai fixement madame Ksernika pour tâcher de pénétrer le fond de
sa pensée. Cela me fut impossible, tant l'expression de ses traits était
mobile et changeante.

Peu à peu pourtant je repris mon sang-froid, je surmontai mon émotion,
je tâchai de prendre un air riant et léger.

--Mais, madame,--répondis-je,--savez-vous que vous risquez beaucoup en
entrant en lice contre moi?

--Certainement, et c'est ce qui fait mon orgueil; car enfin vous êtes
bien plus belle, bien plus jeune, bien plus aimable que moi,--dit la
princesse avec un accent moqueur.

--Ceci n'est pas la question, madame; ce qui fait ma supériorité, c'est
que je n'ai pas comme vous... une réputation à conserver...

--Comment cela, madame?--dit la princesse en me regardant avec
surprise;--votre réputation...

--Oh! madame, j'ai la mienne comme vous avez la vôtre... Il y en a de
toutes les sortes.

Madame de Ksernika fit un mouvement de dépit.

Je me hâtai de continuer.

--La vôtre est une réputation de beauté irrésistible, établie par de
brillants et surtout par de _nombreux_ succès. Si dans notre lutte vous
triomphez encore, une nouvelle conquête n'augmentera pas de beaucoup
votre gloire; tandis que si vous succombez... jugez donc... madame, ce
sera devant qui? devant une pauvre jeune femme sans expérience qui entre
dans le monde et qui défend bourgeoisement... son mari... ou, si vous
l'aimez mieux, son bonheur...

La princesse prit son air hautain, et me dit assez aigrement:

--Vous êtes piquée, madame?

Je vis à ces mots que ma réponse avait porté juste; j'en ressentis une
joie amère.

--Pas du tout, madame, car nous plaisantons... je crois.

Gontran revint avec M. Lugarto.

--Princesse,--dit M. de Lancry,--mesdames d'Aubeterre et M. de
Saint-Prix viennent d'arranger une partie de petit spectacle et un
souper au cabaret pour ce soir; vous conviendrait-il d'en être avec
madame de Lancry, moi et Lugarto?

--Sans doute, avec le plus grand plaisir,--reprit-elle.

--Voici ce qu'on propose encore,--ajouta M. de Lancry.--Il est bientôt
six heures, le temps est charmant, nous irions faire un tour au bois de
Boulogne jusqu'à sept heures et demie, et de là nous irions voir Arnal
au Vaudeville.

--C'est à merveille!--répéta la princesse;--adopté à l'unanimité;
n'est-il pas vrai, madame de Lancry?

--Je me sens assez souffrante,--dis-je à Gontran,--pour vous prier de me
dispenser de ce plaisir.

--Y pensez-vous?--répondit M. de Lancry;--au contraire, cela vous
distraira.

--Arnal est ravissant d'abord,--ajouta M. Lugarto.

--Je vous en prie...--dis-je en jetant un regard suppliant sur mon mari.

--Monsieur de Lancry, soyez impitoyable,--dit la princesse;--faites le
tyran, ordonnez.

--Nous serions trop privés de l'absence de madame de Lancry,--répondit
Gontran en souriant,--pour que je ne suive pas le barbare conseil de la
princesse. Ainsi donc,--ajouta-t-il avec une emphase comique,--madame de
Lancry, je vous ordonne positivement de venir passer avec nous une
charmante soirée.

--Si vous l'exigez...--dis-je à Gontran.

--Sans doute, nous l'exigeons tous,--ajouta M. Lugarto.

--C'est convenu,--reprit Gontran.--Je vais aller prévenir Saint-Prix et
madame d'Aubeterre, et envoyer tout de suite prendre deux avant-scènes
au Vaudeville et commander le souper chez Véry.

--Mais, j'y pense,--dit la princesse,--madame de Sérigny m'a amenée, et
je n'ai pas demandé mes gens!

--Rien de plus simple, princesse,--reprit M. Lugarto.--Lancry dispose de
sa voiture pour envoyer retenir les loges, je vous offre la mienne ainsi
qu'à madame de Lancry et à Gontran.

--C'est on ne peut mieux,--dit mon mari en offrant son bras à madame de
Ksernika.--Allons rejoindre ces dames, elles nous attendent.

M. Lugarto m'offrit son bras avec un sourire de triomphe... Il m'était
impossible de le refuser malgré ma répugnance.

Il me dit tout bas:--Cela vous désole d'être parée de _mes_ fleurs,
d'accepter _mon_ bras, de venir dans _ma_ voiture. J'en suis désolé,
c'est votre faute; pourquoi me traitez-vous si mal, que toutes mes
prévenances tournent pour vous en contrariétés?

Je ne répondis rien; je traversai ces salons remplis de gens heureux et
gais. Les fenêtres ouvertes laissaient voir le jardin avec tous ses
trésors de fleurs et de verdure.

En contemplant ce riant tableau, en entendant l'harmonie de l'orchestre,
j'avais la mort dans le cœur: ce contraste m'était insupportable. On
me regardait beaucoup. J'entendais murmurer mon nom et celui de M.
Lugarto; je rougissais de honte, pensant que tout le monde avait pour
lui autant de mépris que moi. J'étais navrée de paraître liée intimement
avec cet homme.

Il n'en était rien, du moins en apparence; les hommes échangeaient avec
lui un salut cordial ou quelques paroles prévenantes; beaucoup de femmes
lui souriaient en répondant à son salut: un moment nous nous arrêtâmes
dans l'embrasure d'une porte.

La jeune marquise de Sérigny, très-grande dame pourtant, s'approcha de
M. de Lugarto et lui dit:

--Je viens vous présenter une requête au nom d'une foule de jolies
femmes.

--Voyons, de quoi s'agit-il?--demanda M. Lugarto.

--D'un ou de deux bals charmants que vous deviez nous donner ce
printemps pour célébrer votre retour. Vous savez si bien organiser une
fête! ce serait délicieux.

--Oui, oui, donnez-nous des bals de printemps, M. Lugarto,--reprirent
quelques jeunes femmes en se joignant à madame de Sérigny.

M. Lugarto se retourna vers moi, et me dit très-haut avec sa familiarité
choquante:

--Allons, voyons... décidez: voulez-vous, oui ou non, que je donne
quelques bals? Fixez l'époque, le nombre, et je vous obéis... à vous...

Je devins pourpre de honte; tous les yeux se tournèrent vers moi: je
remarquai quelques méchants sourires; mon cœur se serra, je ne
trouvai pas un mot.

--Lancry, répondez donc pour votre femme,--dit Lugarto à mon mari, qui
était devant nous;--je lui demande si elle veut que je donne des bals;
elle ne dit ni oui ni non.

--Donnez-les toujours,--dit Gontran;--je suis sûr que la discrétion
empêche seule madame de Lancry de vous dire oui.

--Eh bien! mesdames, alors, puisque cela plaît à madame de Lancry, je
donnerai quatre bals.

--Deux bals du matin et deux bals le soir avec illumination dans votre
magnifique jardin, ce sera ravissant!--dit madame de Sérigny.

--Peut-être bien...--répondit M. Lugarto.--Il faudra que je demande le
goût d'une personne de mes amies,--et il me jeta de nouveau un regard
expressif,--et en qui j'ai toute confiance.

--Monsieur Lugarto, vous êtes toujours un homme charmant,--dirent
plusieurs femmes.

--Sans doute, quand je vous donne des bals,--répondit-il insolemment.

Nous passâmes pour aller attendre nos voitures.



CHAPITRE VIII.

LE SOUPER.


J'étais atterrée de l'impudence avec laquelle M. Lugarto s'était adressé
à moi, et de l'indiscrétion effrontée avec laquelle des femmes de la
meilleure et de la plus haute compagnie, dans leur ardeur effrénée pour
le plaisir, mendiaient des fêtes à un homme qu'elles devaient mépriser.

La voiture de M. Lugarto avança.

--Il n'y a que vous au monde pour avoir des chevaux pareils,--dit la
princesse.

--Ils sont assez chers pour être magnifiques,--dit Gontran;--l'attelage
lui coûte quinze mille francs.

Nous partîmes pour le bois de Boulogne; M. de Saint-Prix et mesdames
d'Aubeterre suivaient dans une autre voiture.

D'une tristesse morne, j'étais écrasée sous le poids des émotions si
violentes de cette journée de _fête_.

La force factice et fébrile qui m'avait un moment soutenue m'abandonna
tout à fait. Je m'étais en vain promis de lutter d'esprit, d'entrain, de
gaieté avec la princesse. Sans m'abuser d'un vain orgueil, j'avais vu
que je pourrais l'embarrasser, mais je n'eus pas le courage de le
tenter.

Je tombai dans une sorte d'affaissement douloureux, je me résignai...
Dans ma pensée, j'offris à Gontran le sacrifice que je lui faisais en
assistant aux _joies_ de cette soirée, qui, pour moi, était un supplice.

Je sentais, avec une sorte de consolation amère, que, tout en souffrant
beaucoup des angoisses de la jalousie, mon amour pour Gontran
n'éprouvait pas la moindre atteinte. Je ne pourrais, je crois, mieux
comparer cette impression qu'à celle que ressent une mère en pleurant
les erreurs d'un enfant adoré..., elle hait ses fautes en le chérissant
toujours.

Oh! c'est qu'il y a dans l'amour invincible des femmes un sentiment de
charité magnifique au-dessus de l'intelligence et des facultés du
vulgaire. Plus on souffre, plus on désire épargner des souffrances à
celui qui cause les vôtres; on met en pratique, avec une résignation
pieuse, ce précepte évangélique d'une naïveté si sublime: _Ne faites pas
à autrui ce que vous ne voudriez pas qu'on vous fît._

Je me souviens que cette pensée me vint à l'esprit au moment où la
princesse riait très-haut et très-fort d'une plaisanterie de Gontran sur
la tournure ridicule d'un homme qui passait à cheval auprès de nous.

Il y avait un tel contraste entre mes idées et celles qu'on venait
d'exprimer, que j'en rougis d'abord presque de honte; puis vint une
réaction contraire: je ne pus m'empêcher de jeter sur la princesse un
regard de mépris écrasant, en me soulevant à demi du fond de la calèche
où j'étais appuyée.

Gontran s'en aperçut; il profita d'un moment où M. Lugarto et madame de
Ksernika étaient penchés à une des portières pour voir passer
monseigneur le duc de Bordeaux, qui revenait de Bagatelle, et il me dit
tout bas avec impatience:

--Vous n'avez pas l'air souffrant, mais fort maussade; vous vous ferez
dans le monde la réputation d'avoir un caractère insupportable; c'est du
dernier ridicule: on s'épuise en frais pour vous, et vous y répondez par
le silence le plus dédaigneux.

--Gontran, je vous assure que je souffre...

Et deux larmes, longtemps contenues, me vinrent aux yeux.

--Allons, des pleurs maintenant! il ne manque plus que cela pour vous
achever,--dit-il en haussant les épaules.

Je baissai la tête, je portai mon mouchoir à mes lèvres, je cachai mes
larmes.

Sans doute Gontran regretta son mouvement d'impatience; car, relevant
bientôt sur lui mes yeux, pour lui montrer que je ne pleurais plus, je
rencontrai les siens...

Oh! jamais, jamais, je n'oublierai le regard rempli de tristesse et de
bonté qu'il me jeta.

Puis ses traits se contractèrent... par un mouvement plus rapide que la
pensée; pendant une seconde, sa figure si belle, si noble, porta
l'empreinte d'un désespoir terrible.

Je ne pus retenir un léger cri, tant je fus effrayée.

La princesse et M. Lugarto se retournèrent vivement.

Les traits de mon mari avaient repris leur expression de gaieté
habituelle; il me dit:

--Pardon, ma chère Mathilde; je suis un maladroit, j'ai manqué d'écraser
votre joli pied.

L'heure du spectacle arriva; nous y arrivâmes avec les personnes qui
devaient nous y accompagner, mesdames d'Aubeterre et leur oncle M. de
Saint-Prix.

Les femmes étaient assez insignifiantes et parlèrent heureusement
beaucoup. Les hommes avaient à peu près la même valeur. Je me mis dans
un coin de la loge, M. Lugarto se tint derrière moi.

Gontran parut très-occupé de la princesse; celle-ci fut d'assez mauvais
goût pour s'attirer plusieurs fois quelques _chut_ énergiques, tant ses
éclats de rire étaient désordonnés.

Je répondis par de rares monosyllabes à ce que me disait M. Lugarto; je
causai quelque peu avec mesdames d'Aubeterre, placées près de moi.

Les lazzi de ce théâtre m'auraient peut-être amusée dans une autre
situation d'esprit, mais ils me parurent insupportables.

Avant la dernière pièce, nous partîmes pour aller souper chez Véry. M.
de Lancry fut placé entre la princesse et l'une des comtesses
d'Aubeterre. J'eus à ma droite M. Lugarto, à ma gauche M. de Saint-Prix.
J'espérais échapper à l'entretien du premier en causant avec le second;
ce fut en vain: M. de Saint-Prix était fort gourmand, il prit le souper
très au sérieux et me répondit à peine.

--Lancry a raison, vous avez un bien malheureux caractère, car vous
méconnaissez vos amis,--me dit M. Lugarto de manière à n'être entendu
que de moi;--mais avec le temps vous reviendrez de vos injustes
préventions...

Je ne répondis rien. Il continua sur le même ton:

--J'ai entendu votre mari inviter M. de Rochegune à venir vous voir...
J'espère bien que vous ne recevrez pas souvent cet original; il est
ennuyeux comme la pluie, et je le déteste, moi.

Je ne pus m'empêcher de dire à M. Lugarto:

--Vous le détestez sans doute autant que vous le craignez, monsieur, car
ce matin vous avez été plus que poli pour lui.

--Tiens!... vous le défendez!--dit-il en attachant sur moi un regard
fixe.

--Je tiendrais beaucoup à compter M. de Rochegune au nombre de mes amis;
c'est un homme de grande naissance, d'un rare savoir et d'un noble
cœur.

--Ah!... ah!... c'est comme cela, c'est bon à savoir, dit M. Lugarto
avec ce sourire convulsif qui annonçait toujours chez lui une colère
contrainte.

Je me tus. J'étais fermement résolue à avoir avec M. de Lancry une
dernière explication au sujet de cet homme.

De vagues pressentiments me disaient qu'il se tramait quelque
machination perfide dont moi et Gontran nous devions être les victimes.
En me rappelant l'expression de désespoir qui avait un moment contracté
les traits de M. de Lancry, je faisais mille suppositions contraires. Je
ne pouvais concilier son apparence de gaieté et son empressement auprès
de la princesse, avec le regard tendre, désolé, presque suppliant, qu'il
m'avait jeté à la dérobée.

Cette mortelle journée finit enfin. Hélas! elle devait contenir pour
ainsi dire dans leur germe bien des malheurs pour l'avenir...

       *       *       *       *       *

Je viens de relire ces pages, cette réflexion me semble encore plus
juste; il n'est pas un des faits les plus insignifiants de ce jour qui
n'ait eu plus tard un cruel développement.



CHAPITRE IX.

EXPLICATION.


Plusieurs jours se passèrent; la princesse Ksernika vint me voir.
Croyant sans doute qu'elle n'aurait pas un grand avantage sur moi dans
une conversation un peu piquante, elle se contenta de m'accabler de
paroles d'affection. Gontran continua de se montrer très-assidu près
d'elle lorsqu'il la rencontrait dans le monde.

M. Lugarto venait presque chaque jour voir mon mari; il ne cessait de me
persécuter de son odieuse présence. Malgré moi, malgré les observations
que j'avais faites à Gontran, très-souvent cet homme m'envoyait des
fleurs. Il demanda à mon mari une place dans notre loge à l'Opéra pour
la fin de la saison; malgré mes supplications, M. de Lancry la lui
accorda.

A toutes mes objections il n'avait que cette réponse:

«Lugarto est mon ami intime; je ne puis ni ne veux rompre une
très-ancienne liaison pour satisfaire à votre antipathie, aussi injuste
qu'elle est déraisonnable. Lugarto vous déplaît, soit, vous ne le lui
prouvez que trop, je vous laisse libre d'agir à votre gré, laissez-moi
la même liberté à son égard; seulement, par convenance, ménagez-le
devant le monde.»

J'avais déjà pu reconnaître que la volonté de Gontran était
inébranlable, je me résignai.

Heureusement je m'aperçus d'un changement notable dans les manières de
Lugarto à mon égard. Au lieu de me poursuivre de sa conversation
lorsqu'il se trouvait dans le monde avec nous, il m'adressait à peine
quelques mots. Plusieurs fois Gontran m'avait obligée à offrir aussi une
place dans notre loge à la princesse Ksernika. Je continuai de souffrir
cruellement de mes soupçons jaloux. Vingt fois je fus sur le point d'en
parler à Gontran; je n'osai pas.

Je me souvins de ce qu'on m'avait raconté de ma mère, de la force
d'inertie avec laquelle elle se repliait sur elle-même, sous le poids de
la douleur; je me sentis le même pouvoir; je contins, je cachai mon
chagrin; je ne montrai jamais à M. de Lancry qu'un front calme et
serein.

D'abord je m'interrogeai chaque jour presque avec effroi, afin de
savoir si mon amour pour Gontran avait reçu la moindre atteinte: il n'en
était rien.

Dans l'orgueil de mon dévouement, j'attendais avec une sorte de sécurité
douloureuse que mon mari reconnût le néant de l'affection à laquelle il
me sacrifiait sans scrupule. D'ailleurs, à part les soins apparents
qu'il rendait à madame Ksernika, Gontran était bon pour moi, affable; il
ne soupçonnait pas mes souffrances; car je le trouvais toujours riant et
léger.

En vain je recherchais dans ses traits cette expression fugitive du
désespoir qui m'avait une fois si vivement frappée, et qui un instant
m'avait fait penser que sa conduite lui était imposée par la mystérieuse
influence de M. Lugarto.

Je me trompais cependant en croyant que, pour être contraints et
dissimulés, mes ressentiment perdaient de leur intensité; je ne pouvais
me confier à personne, je vivais seule, je n'avais pas d'amie, Ursule
était loin de moi; d'ailleurs j'aurais presque considéré comme un
sacrilége toute récrimination contre Gontran.

Généralement l'on ne se plaint que pour faire excuser ses représailles
ou pour faire montre de sa résignation.

J'aimais Gontran plus que jamais; ma résignation était si naturelle, que
je ne pouvais songer à en tirer vanité.

Une douleur immense, solitaire, s'amassait lentement dans mon cœur. A
mesure que cette douleur l'envahissait, j'éprouvais une sensation
singulière. Je me sentais de plus en plus oppressée, comme si peu à peu
l'air m'eût manqué. Je craignais qu'il ne vînt un moment où mon âme
déborderait, où malgré moi je jetterais un premier cri d'angoisse en
suppliant Gontran de me prendre en pitié.

Ce moment arriva.

Depuis quelques jours j'étais souffrante. Un matin je dis à mon mari:

--Gontran, j'ai à réclamer de vous une promesse bien chère.

--Que voulez-vous dire, Mathilde?

--Vous m'avez fait espérer que nous irions passer quelque temps dans
notre maisonnette de Chantilly. Voici bientôt la fin du mois de mai, il
me semble que le bon air de la forêt me ferait du bien.

--Comment, vous pensez encore à cette folie? Mais depuis huit jours
cette masure est abattue. Mon homme d'affaires m'a dit que
l'administration des domaines de M. le duc de Bourbon en avait pris
possession. C'est une affaire terminée.

J'avais conservé une lueur d'espoir; voyant qu'il fallait y renoncer, je
fondis en larmes. Gontran me parut impatienté, et me dit:

--Mais, en vérité, ma chère amie, vous n'avez pas le sens commun de
pleurer pour un tel enfantillage. Je vous l'ai déjà dit, quoique riche,
notre fortune ne nous permet pas de satisfaire à tous vos caprices.

--Des caprices! J'en ai bien peu, Gontran, et celui-là était saint et
sacré pour moi.

--Encore une fois, ce qui est fait est fait; il est impossible de
revenir sur cette vente: ce sont, mon Dieu! d'ailleurs des imaginations
de roman; s'il fallait acheter tous les endroits où l'on s'est trouvé
heureux, on se verrait au bout d'un certain temps singulièrement
embarrassé de ces propriétés commémoratives qui ne vous rapporteraient
que des souvenirs. Malheureusement, dans notre siècle de fer, il faut
pour vivre d'autres revenus que ceux-là.

Cette plaisanterie de Gontran me fit un mal affreux. J'avais toujours
cru à sa religion pour ces temps si fortunés, je ne pus m'empêcher de
lui répondre en pleurant:

--Hélas!... mon ami, cette occasion de folle dépense, comme vous dites,
était unique.

--C'est-à-dire que, depuis ce temps, vous vous trouvez très-malheureuse
sans doute?

--Non... non... je ne me plains pas; seulement je regrette ces beaux
jours où vous étiez tout à moi... où nous vivions l'un pour l'autre.

--Puisque l'occasion se présente,--reprit M. de Lancry après un long
silence,--j'en profiterai pour vous donner quelques avis dont vous
profiterez, je l'espère... Je ne sais pas quelle idée romanesque vous
vous êtes faite du mariage; mais permettez-moi de vous dire ce qu'il
doit être pour des gens raisonnables. Comme deux amants ou plutôt comme
deux enfants, nous avons joué au bonheur solitaire, _à une chaumière et
à un cœur_; toute exagération a un terme, nous avons usé toutes ces
joies pastorales. Maintenant, nous devons seulement voir dans le mariage
une douce intimité basée sur une confiance et surtout sur une liberté
réciproque; nous sommes du monde, nous devons vivre pour et comme le
monde.

--Gontran, vous souvenez-vous de ce que vous me disiez: «Pour moi le
mariage, c'est l'amour, c'est la passion dans une union bénie de
Dieu?»--Vous souvenez-vous que vous me disiez encore: «Il me serait
impossible de me résoudre à ces relations froides et monotones où le
cœur n'a point de part?...»

--Je vous disais cela! je vous disais cela... sans doute. C'est qu'alors
j'étais persuadé que ce rêve était possible à réaliser, j'étais de bonne
foi.

--Et vous ne vous trompiez pas, Gontran; oh! cette espérance n'était pas
une chimère: pour moi, du moins... rien n'est changé... l'amour... la
passion dans le mariage, c'est, ou plutôt, si vous le vouliez, ce
serait... toujours ma vie, mon bonheur...

--Les femmes prennent toujours leurs désirs pour des faits accomplis.
Vous vous abusez étrangement, vous êtes plus jeune que moi. Il se peut
que votre illusion dure un peu plus longtemps que la mienne; mais, comme
la mienne, elle se dissipera: vous verrez que l'amour romanesque que
vous ressentez doit, comme toute chose, avoir son terme....

--Gontran, par pitié, ne blasphémez pas!

--Tout cela, ce sont des mots; il vaut mieux voir tout de suite clair
dans sa vie. On n'en est que plus heureux... La preuve de cela, c'est
que depuis quelque temps vous êtes horriblement maussade, tandis que moi
je suis du caractère le plus égal... Pensez comme moi, renoncez à des
idylles imaginaires, et vous acquerrez cette placidité, cette
indulgence, qui font du mariage un paradis au lieu d'un enfer.

--O mon Dieu! mon Dieu!... et entendre cela de vous?... de vous?--dis-je
en cachant ma tête dans mes mains pour étouffer mes sanglots.

--Allons... une scène à présent; ah! quel caractère!...

--Non!... non... Gontran, je ne vous ferai pas de scène.... Écoutez...
je vous parlerai franchement. Oui! j'ai besoin de vous dire ce que je
souffre depuis longtemps. Vous l'ignorez... car sans cela vous ne vous
feriez pas un jeu de mon chagrin. Vous êtes si bon, si généreux!...

Je pris la main de M. de Lancry dans les miennes.

--Allons, voyons, parlez, Mathilde... si je vous ai tourmentée, c'est
sans le savoir. Si vos reproches sont raisonnables je m'accuserai, vous
me pardonnerez, et à l'avenir cela ne m'arrivera plus, comme disent les
enfants...--ajouta-t-il en haussant les épaules.

--Je n'attendais pas moins de votre cœur, mon ami. Vous m'encouragez,
votre gaieté dissipe la pénible impression que m'avaient causée vos
paroles de tout à l'heure... Moquez-vous bien de votre pauvre
Mathilde,--ajoutai-je en m'efforçant de sourire après un moment de
silence:--elle est jalouse de la princesse Ksernika... Oui, vos
assiduités auprès d'elle me font un mal horrible; depuis que vous vous
occupez de cette femme, il me semble que vous m'oubliez.

--Sont-ce là tous vos reproches? et qu'en conclurez-vous?

--Que vous pourriez me rendre aussi heureuse que par le passé en
m'accordant une chose qui ne doit nullement vous coûter, mon ami.

--Eh bien! voyons, parlez,--dit-il avec impatience.

--Je voudrais que nous pussions rompre les relations presque intimes
dans lesquelles nous vivons avec la princesse... et cesser peu à peu de
la voir.

--Voilà ce que vous me demandez: ah çà, vous êtes folle!

--Gontran!

--Comment!--s'écria-t-il courroucé,--je ne pourrai pas être convenable,
poli avec une femme sans que vous me poursuiviez de vos jalousies!
comment! sous prétexte de calmer vos visions, vous venez me demander de
traiter avec impertinence une personne qui ne mérite que votre
considération, que votre respect! mais vous perdez la tête!

--Eh bien! oui... je la perdrai, si mes souffrances se prolongent.
Gontran, croyez-moi, mon calme apparent cache bien des douleurs! Par la
mémoire de ma pauvre mère, qui a tant souffert aussi, je vous le jure...
ce que j'endure depuis quelque temps est au-dessus de mes forces.

--Eh! que voulez-vous donc que j'y fasse?--s'écria-t-il de plus en plus
en colère;--suis-je responsable des songes que vous forgez pour vous
tourmenter?

--Mais si ce sont de fausses apparences, dissipez-les en m'accordant ce
que je vous demande.

--Mais c'est justement parce qu'il s'agit d'apparences qui n'ont pas le
moindre fondement, qu'encore une fois je ne puis, de gaieté de cœur,
faire une grossièreté à une femme de mes amis et des vôtres.

--Mais il s'agit de mon bonheur, Gontran, de mon repos.

--Écoutez-moi, Mathilde,--dit Gontran en se contraignant avec
peine,--j'ai de la raison, de la volonté. Il est de mon devoir de ne
faire que ce que je trouve juste, convenable, ainsi que je vous l'ai
déjà dit au sujet de vos répugnances à revoir mademoiselle de Maran et à
recevoir mon ami intime. Vous me trouverez inflexible lorsqu'il s'agira
de me prêter à des caprices extravagants; c'est vous dire qu'il n'y aura
rien...--vous m'entendez!--rien de changé dans nos relations avec la
princesse.

--Ainsi, vous continuerez d'être assidu auprès d'elle? Ainsi, dans le
monde, vos regards, vos prévenances seront pour elle? Ainsi ce sera
toujours votre bras qu'elle prendra pour se promener? Ce sera elle, mon
Dieu! toujours elle!

--Ne voulez-vous pas que ce soit vous, vous! toujours vous! Et enfin que
vous et moi nous soyons couverts de ridicule? Eh! madame! si vous
n'aviez pas un abord si glacial, si dédaigneux, vous seriez assez
entourée pour trouver un bras à défaut du mien! il y a mille
coquetteries innocentes et parfaitement admises par le monde qui
permettent à une femme de chercher dans les hommes qui l'entourent ces
soins, ces prévenances que son mari ne peut lui consacrer sans se faire
montrer au doigt; mais non, vous êtes d'une morgue, d'une hauteur qui
éloigne tout le monde de vous... Et, après cela... vous venez vous
plaindre d'être isolée! Si je faisais comme vous, où en serais-je? je
serais un de ces maris maussades, jaloux, qui ne parlent à aucune femme,
ne bougent de l'embrasure des portes, et qui, lorsque minuit sonne,
viennent, comme les spectres de la ballade, enlever d'un air rébarbatif
leur femme à ses danseurs! Qu'arrive-t-il? que ces maris-là sont
bafoués. Or, ma chère, pour vous et pour moi, je suis décidé à toujours
éviter un pareil rôle.

--Ainsi,--m'écriai-je avec amertume, il faut que je me soumette sans me
plaindre à ces étranges lois du monde, qui regardent comme
souverainement inconvenant qu'un mari s'occupe de sa femme, et qu'il
l'entoure des soins qu'il prodigue à toute autre! Singulier usage qui
consacre pour ainsi dire les apparences de l'infidélité comme une
coutume de bonne compagnie! qui flétrit d'un ridicule impardonnable tout
empressement légitime et naturel!... Vous haussez les épaules,
Gontran... Ces réflexions d'un cœur ulcéré vous font pitié, n'est-ce
pas?

--Encore une fois, madame, puisque nous vivons dans le monde, pour
l'amour du ciel vivons en gens du monde... Quant à moi, je suis décidé à
ne rien changer à ma conduite... et je désire... je n'aimerais pas à
vous dire _je veux_, que vous modifiiez la vôtre... Il m'est déjà assez
pénible de vous voir si mal répondre aux prévenances de mon meilleur
ami. Mais j'ai renoncé à tout espoir de ce côté. Heureusement
l'affection de Lugarto pour moi n'est pas de celles qu'une fantaisie,
qu'une antipathie déraisonnable peut attiédir.

--Et je vous dis, moi, que vous n'avez pas de plus mortel ennemi que cet
homme,--m'écriai-je;--et je vous dis qu'il est la seule cause de tous
mes chagrins et des vôtres. L'instinct de mon cœur ne me trompe pas:
il exerce sur vous je ne sais quelle mystérieuse influence; j'en ignore
les causes, mais elle existe, entendez-vous, Gontran, elle existe. Bien
des fois, malgré votre apparente sérénité, j'ai surpris sur vos traits
l'expression d'un sombre désespoir; ce ne sont plus des soupçons,
maintenant, ce sont des certitudes. Cet homme, je le hais... Et
vous-même, au fond de votre cœur... vous me savez gré de cette
haine... vous la partagez!...

--Mais c'est intolérable! Eh! pourquoi, madame, voulez-vous que je
m'abaisse à feindre une amitié que je ne ressens pas?

--Là est le mystère, Gontran... Et si je ne craignais pas... Eh!
d'ailleurs, pourquoi craindrais-je de tout vous dire? ne s'agit-il pas
de votre bonheur, du mien?... Eh bien! oui... cet homme vous domine
malgré vous, et vous n'osez pas m'avouer la cause de cette domination;
pourtant me méconnaîtriez-vous au point de croire que je ne puis tout
vous pardonner?... auriez-vous envers moi une fausse honte? En
m'unissant à vous, n'ai-je pas voulu partager non-seulement votre vie à
venir, mais, si cela se peut dire, votre vie passée? Mon ami, je suis
courageuse, je trouverai des forces, des ressources immenses dans mon
amour... Autant vous me voyez faible et abattue, autant vous me
trouveriez vaillante et résolue s'il s'agissait de vous sauver.

--De me sauver? Et de quoi voulez-vous me sauver?... C'est à en perdre
la tête!

--Mon Dieu! puis-je vous le dire positivement? Cet homme vous domine:
c'est un fait. Il a peut-être surpris un de vos secrets, ainsi qu'il a
surpris ceux de la princesse et de madame de Richeville, que sais-je?...
Vous avez été prodigue: cet homme a une fortune royale; peut-être
avez-vous contracté envers lui des obligations?

--Et vous osez croire que pour un si misérable motif je consentirais à
montrer pour lui une amitié que je ne ressentirais pas!...--s'écria M.
de Lancry en courroux.

--Je crois, mon ami, que, soumis comme vous l'êtes à l'opinion du monde,
vous êtes capable de vous imposer les plus grands sacrifices pour y
paraître.

--Madame! madame!...--dit Gontran avec une rage contenue.

--Vous vous résignez bien à me causer le plus cruel chagrin, plutôt que
de passer aux yeux de ce monde pour un homme amoureux de sa femme?
Pourquoi donc ne vous résigneriez-vous pas à passer pour l'ami de M.
Lugarto, à subir sa pernicieuse influence, plutôt que de renoncer
peut-être à une partie du faste qui nous environne?

--Madame... madame... prenez garde!...

--Mon ami... ne voyez pas là un reproche. Depuis bien longtemps vous
avez l'habitude de mettre le bonheur dans ces brillants dehors... vous
croyez peut-être que moi-même je n'y renoncerais qu'avec peine: combien
vous vous trompez! Que m'importe ce luxe? je le hais s'il vous cause le
moindre chagrin... Ce luxe n'était pour rien dans ce bonheur divin qui a
duré si peu pour nous, qui durerait peut-être encore sans l'arrivée de
cet homme! Que faut-il pour vivre obscurément dans quelque coin ignoré,
vous, moi, et ma pauvre Blondeau? Cette vie ne serait-elle pas mon rêve
idéal? Jusqu'à notre mariage n'ai-je pas vécu dans la solitude, loin de
ces plaisirs qui sont pour moi une fatigue, car mon cœur n'y prend
pas de part? Mon ami, vous êtes ému, je le vois... Oh!... par grâce,
écoutez celle qui ne songe qu'à votre bonheur, qui l'achèterait au prix
de sa vie entière... Gontran, c'est à genoux, à genoux que je vous en
supplie, ne me cachez rien, comptez sur moi... Mettez mon amour à
l'épreuve, cherchez-y un refuge, une consolation, vous verrez s'il vous
manque.

Je me mis aux genoux de Gontran. La tête baissée sur sa poitrine, les
yeux fixes, il semblait profondément absorbé; sans me répondre, il
poussa un long soupir et cacha sa tête dans ses deux mains.

--Oh! je le vois... je le vois,--m'écriai-je presque avec joie,--je ne
me suis pas trompée: courage! mon ami, courage! Tenez, j'admets
l'impossible... Supposons que, pour vous libérer envers cet homme, nous
soyons ruinés tout à fait; ne nous restera-t-il pas Ursule, mon amie?
Mon Dieu! je viendrais à elle aussi confiante, aussi heureuse qu'elle
l'aurait été elle-même en venant à moi. Quand on s'aime comme nous nous
aimons, car vous m'aimez... malgré vos coquetteries avec cette belle
princesse, est-ce qu'il y a des jours mauvais? Mais souvenez-vous donc
de cette histoire si touchante que vous me racontiez à l'Opéra avec tant
de charmes. Eh bien! nous ferons comme ces deux jeunes gens si nobles,
si courageux...

Gontran se leva brusquement, et me dit avec une ironie amère:

--En vérité, vous peignez là une existence bien digne d'envie, et bien
faite pour compenser la perte d'une grande fortune! Belle vie que
celle-là! Je suis fou d'écouter vos rêveries; une fois pour toutes, vous
m'obligerez de ne plus revenir sur ce chapitre. Vos suppositions n'ont
pas de sens; aucune obligation ne me lie à Lugarto: il m'a rendu
autrefois quelques services, mais ce ne sont nullement des services
d'argent. Je m'étonne qu'avec l'exaltation romanesque de vos idées, vous
ne compreniez pas que la reconnaissance suffise pour former des liens
indissolubles d'une fervente amitié. En résumé, je vous dirai que votre
jalousie est dérisoire, que vos soupçons sur Lugarto sont absurdes, que
je suis d'âge à savoir me conduire dans le monde, et que vous ferez
bien, dans l'intérêt de notre tranquillité commune, de prendre la vie
comme elle doit être prise... Vous m'entendez?...

Ce qui se passa en moi fut étrange, je fis rapidement ce raisonnement:

Ce que je veux, c'est le bonheur de Gontran. Mon bonheur à moi doit être
considéré comme un moyen de parvenir à ce but. Si en me sacrifiant
j'assure son repos, sa félicité, je ne dois pas hésiter; quoiqu'il m'en
coûte, je ferai ce qu'il désire.

Je suis encore à comprendre comment je me résignai brusquement à ce
parti extrême, qui contrastait tant avec les plaintes que je venais
d'exprimer à Gontran. Maintenant il me semble que ce revirement subit
participa de ces résolutions désespérées que l'on prend avec la rapidité
de la pensée dans les dangers de mort.

--Je vous entends, Gontran,--lui dis-je,--je vous obéirai. Mes plaintes
vous importunent, je ne me plaindrai plus; il vous coûterait de vous
occuper de moi dans le monde... je ne vous le demanderai plus... Vous
trouvez une distraction dans les soins que vous rendez à la princesse,
je ne vous ferai plus de reproches à ce sujet. Vous me voyez avec peine
ne pas comprendre le sentiment qui vous lie à M. Lugarto, je ferai tout
mon possible pour vaincre l'aversion que cet homme m'inspire.
Seulement,--ajoutai-je en ne pouvant retenir mes larmes,--il est une
grâce que j'implore de vous, permettez-moi d'aller dans le monde le
moins possible. Je ne pourrais vaincre cette froideur que vous me
reprochez; malgré moi... ma pensée se révolte à l'idée de recevoir
d'autres soins que les vôtres, s'agît-il même des soins les plus
insignifiants. C'est une faiblesse, c'est un enfantillage... je
l'avoue... mais soyez généreux... pardonnez-le-moi... Pour le reste, je
ferai ce que vous voudrez... Eh bien! êtes-vous content? me
pardonnez-vous l'impatience que je vous ai causée?--lui dis-je en
tachant de sourire à travers mes larmes.

--Pauvre Mathilde!--dit Gontran avec un attendrissement qu'il ne put
vaincre;--il faudrait être de bronze pour résister à tant de douceur et
de bonté... J'ai peut-être eu tort?

--Non! non!--dis-je en l'interrompant,--ce qui me manque, voyez-vous,
c'était l'expérience de ce qui vous plaisait ou non... Vous avez raison,
j'étais folle; mais il ne faut pas m'en vouloir, voyez-vous, j'ignorais
vos désirs; mais rassurez-vous, mon ami... cette leçon ne sera pas
perdue, croyez-le. Maintenant et toujours, dites-moi bien franchement,
bien nettement votre volonté, je m'y résignerai; mais aussi, n'est-ce
pas? si, malgré tous mes efforts, je ne pouvais quelquefois, oh! mais
bien rarement... parvenir à vous obéir... lorsque vous aurez la preuve
que cela a été au-dessus de mes forces, vous serez bon, indulgent,
n'est-ce pas? vous ne me gronderez plus?

Gontran me regarda avec étonnement, presque avec inquiétude; il me prit
vivement la main, il la trouva glacée.

En effet, je me sentais défaillir. Je venais de tenter une résolution
désespérée. Ce n'était pas la volonté de tenir ma promesse qui me
manquait, c'était la force physique de soutenir cette scène cruelle.

Sans mon mari, qui me soutint dans ses bras, je serais tombée; j'eus une
sorte de douloureux vertige; le soir une fièvre ardente se déclara, et
durant quelques jours je fus gravement malade.



CHAPITRE X.

LE BILLET.


Je fus plusieurs jours très-souffrante, et pourtant, après notre
retraite de Chantilly, je comptai ces jours parmi les plus beaux de ma
vie.

Gontran resta près de moi, me prodigua les plus tendres soins. Mes
pensées étaient mélancoliques, tristes, mais d'une tristesse douce.
Quelquefois je me demandais à quoi bon la vie désormais. Je craignais
d'avoir épuisé toute la félicité que je pouvais espérer. Sincèrement,
sans exagération, je priais Dieu de me retirer de ce monde; alors la
mort m'eût paru presque belle.

Mon mari était redevenu affectueux, prévenant comme par le passé; il
regrettait le chagrin qu'il m'avait causé, il ne me quittait pas;
j'étais délivrée de la présence de M. Lugarto.

Mon bonheur était si grand que j'oubliais les chagrins qui avaient causé
ma maladie. Je redoutais presque le rétablissement de ma santé, dans la
crainte de voir cesser les précieuses attentions de Gontran, car, à
mesure que mes souffrances diminuaient, il devenait moins assidu.

Dans mon égoïsme pour le retenir près de moi, je désirais ardemment une
rechute. A l'insu de ma pauvre Blondeau, qui me veillait pourtant avec
une sollicitude maternelle, je commis de grandes imprudences; je tombai
assez gravement malade.

Je ne saurais dire ma joie en voyant que j'avais réussi. Gontran
redevint pendant quelques jours ce qu'il avait été d'abord. Mais le
bonheur d'être toujours près de lui avait sur moi une telle influence,
que je renaissais bientôt à la vie; alors de nouveau je craignais de le
perdre.

Au milieu de ces alternatives, je me traçai une ligne de conduite dont
je me promis bien de ne pas m'écarter; elle était en tout conforme à la
dernière résolution que j'avais prise. Il serait faux de dire que cette
détermination ne me coûtait pas beaucoup; mais il y a dans tout
sacrifice fait à l'amour une sorte de satisfaction profonde qui
augmente, pour ainsi dire, en raison de la grandeur même du sacrifice
qu'on s'impose.

Le lendemain de ma première sortie, Blondeau entra chez moi; elle
m'apportait la liste des personnes qui étaient venues savoir de mes
nouvelles et se faire écrire à ma porte pendant ma maladie.

La princesse de Ksernika, M. de Rochegune, M. Lugarto, s'y trouvaient;
mademoiselle de Maran avait aussi envoyé chez moi, mais elle n'était pas
venue me voir. Jamais elle n'approchait de la maison d'un malade, car
elle avait la manie de croire toutes les maladies contagieuses.

Je fus étonnée de ne pas trouver sur la liste le nom de madame de
Richeville; mes préventions contre elle avaient en partie disparu: non
que j'eusse en rien reconnu la vérité de ses préventions au sujet de
Gontran, car un des symptômes de l'amour est un aveuglement complet;
mais le charme qu'elle possédait m'attirait malgré moi, et je ne mettais
plus en doute l'intérêt qu'elle me portait.

--Madame la duchesse de Richeville n'a pas envoyé savoir de mes
nouvelles?--demandais-je à Blondeau.

--Non, madame... mais...

Je vis à la physionomie de Blondeau qu'elle avait quelque chose à me
dire au sujet de cette liste, et qu'elle hésitait.

--Qu'as-tu donc? tu parais embarrassée? (Quoique ce tutoiement fût assez
peu convenable, je n'avais pu renoncer à cette habitude de mon enfance.)

--C'est que j'ai peur de vous inquiéter, madame.

--S'agirait-il de M. de Lancry?--m'écriai-je.

--Non, non, madame; c'est une aventure extraordinaire qui s'est passée
pendant votre maladie. Je ne vous en aurais pas parlé s'il ne s'agissait
pas, indirectement il est vrai, de ce bon M. de Mortagne.

--Dis donc vite, alors...

--Eh bien! madame, le lendemain du jour où vous êtes tombée malade, le
soir, pendant que vous étiez assoupie, j'étais un moment descendue à
l'office; M. René, votre valet de chambre, venait de nous apprendre
qu'il quittait la maison.

--Il est vrai,--dis-je à Blondeau en me souvenant d'avoir vu le matin un
nouveau domestique dont la figure m'avait frappée, car il ne me
semblait pas inconnu;--sais-tu pourquoi René s'en est allé?

--Pour retourner dans son pays, en Lorraine,--a-t-il dit.

--Et celui qui le remplace,--d'où sort-il?--Il était chez des Anglais,
il est au fait du service, il paraît très-bon homme et assez
intelligent. Mais, madame, il ne s'agit pas de cela, ainsi que vous
allez le voir. Le soir donc, on vint me dire que quelqu'un me demandait
à la porte de l'hôtel, et on me remit un billet où étaient écrits ces
mots de l'écriture de M. de Mortagne, que je reconnaîtrais entre mille.

«_Ma bonne madame Blondeau, ayez toute confiance dans la personne qui
vous remettra ce billet; elle vous dira ce que j'attends de vous: j'ai
appris que Mathilde est malade, je tiens à avoir chaque jour de ses
nouvelles par vous._

«_Signé_ MORTAGNE.»

--Vous pensez bien, madame, que je n'hésitai pas un moment. Je descendis
à la porte, je vis un fiacre, la portière était entr'ouverte; dans cette
voiture était un homme dont je ne pouvais distinguer les traits à cause
de l'obscurité; il me dit d'une voix émue et que je ne reconnus pas:

--Madame Blondeau, je viens de la part de M. de Mortagne savoir des
nouvelles de madame la vicomtesse de Lancry...

--Elle est bien souffrante,--dis-je à cet inconnu.--Les médecins
craignent une mauvaise nuit.

--Vous ne vous étonnerez pas du mystère avec lequel M. de Mortagne s'informe
par moi, son ami, de l'état de madame de Lancry,--ajouta-t-il,--quand
vous saurez que dans l'intérêt de votre maîtresse le nom de M. de
Mortagne ne doit pas être prononcé chez elle.--Vous ne m'aviez pas
caché, madame,--ajouta Blondeau,--la scène cruelle de votre contrat de
mariage; il me parut très-simple que M. de Mortagne s'informât de vos
nouvelles par un moyen détourné, d'autant plus qu'il n'était pas alors à
Paris.

--Où est-il donc? dis-je à Blondeau.

--Cette même personne inconnue ajouta que M. de Mortagne était absent de
Paris par suites d'affaires très-importantes qui vous concernaient, et
qu'il lui fallait s'entourer du plus grand mystère pour les amener à
bien.

--Qu'est-ce que cela signifie?

--Je ne sais pas, madame. Toujours est-il que cet inconnu me dit qu'il
ne pouvait me faire ainsi désormais demander à la porte sans provoquer
les remarques de vos gens, ce qui eût été fâcheux; que, pour avoir des
détails fréquents et précis sur votre santé, il me priait, au nom de M.
de Mortagne, de mettre chaque jour une espèce de bulletin sous une
grosse pierre à la grille du jardin, du côté des Champs-Élysées, et
qu'il viendrait le prendre le soir, cet endroit étant, la nuit, tout à
fait désert; que si je pouvais quelquefois venir moi-même, il m'en
serait bien reconnaissant au nom de M. de Mortagne, car il pourrait
ainsi avoir des nouvelles encore plus détaillées; il ajouta que M. de
Mortagne avait bien pensé à envoyer un domestique s'informer de votre
santé, ainsi que cela se fait, mais que ce renseignement incomplet ne
pouvait satisfaire son inquiétude; il me dit enfin qu'il avait aussi
songé à me demander de lui écrire, par la poste, sous un nom supposé,
mais que ce moyen était de tous le plus dangereux.

--Et pourquoi si dangereux?

--Je ne sais, madame, il ne s'est pas expliqué davantage; il m'a bien
recommandé de vous dire, une fois pour toutes, que si vous aviez, dans
un cas grave, à écrire à M. de Mortagne, vous ne remettiez votre lettre
qu'à madame de Richeville elle-même, qui la lui ferait parvenir.

--C'est étrange! dis-je à Blondeau.--Et qu'as-tu fait?

--Ainsi que me l'avait demandé M. de Mortagne, j'ai écrit un bulletin de
votre santé; sous le prétexte de me promener dans le jardin avant de
revenir veiller, chaque soir je mettais ma lettre sous la grille, et cet
inconnu venait la prendre. Le jour où vous avez été si mal, j'écrivis un
mot à la hâte et je le portai comme d'habitude. Le lendemain je ne pus
sortir de chez vous que très-tard, lorsque vous étiez un peu assoupie;
il y avait du mieux; j'étais tout heureuse; j'écrivis deux mots pour M.
de Mortagne, je courus à la grille; la nuit était noire. L'inconnu
m'entendit sans doute, car il me dit à voix basse:

--Madame Blondeau,--c'est vous?

--Oui, monsieur,--lui dis-je.--Au nom du ciel, comment va-t-elle?
s'écria-t-il d'une voix qui me parut bien altérée.--Mieux, bien mieux,
dites-le à M. de Mortagne,--lui répondis-je;--je sors seulement depuis
hier de la chambre de cette pauvre madame, et j'apportais un petit
mot.--Je crois qu'en apprenant cette bonne nouvelle, la personne
inconnue tomba à genoux, car la voix s'abaissa pour ainsi dire, et
j'entendis ces mots prononcés comme par quelqu'un qui prie: «Mon Dieu!
mon Dieu! soyez béni, elle vit, elle vivra.»--Je retourne bien vite
auprès de madame,--dis-je à l'inconnu;--rassurez bien M. de
Mortagne.--Soyez tranquille, ma bonne madame Blondeau, il ne sera pas
longtemps sans apprendre cette heureuse nouvelle.--Je revenais à la
maison, lorsqu'il me sembla entendre, du côté de la grille, comme des
cris étouffés, un bruit de lutte, et un bruit sourd comme un corps
pesant qui serait tombé.

--Tu m'effraies! Et ensuite?

--J'écoutai de nouveau, je n'entendis rien. Inquiète, je retournai bien
vite à la grille, j'écoutai... encore rien... rien. J'appelai à voix
basse, on ne répondit pas... Je crus m'être trompée, je rentrai.

--Et le lendemain? demandai-je à Blondeau.

--Le lendemain, à la nuit tombante, je portai un billet à la place
accoutumée; j'attendis assez longtemps, personne ne vint: je supposai
que le messager de M. de Mortagne n'avait pu arriver plus tôt. Je
rentrai, me promettant bien d'aller voir de grand matin si le billet
avait été retiré comme d'habitude.

--Eh bien?

--Eh bien, madame! le lendemain je le retrouvai... On n'était pas venu
le prendre... Non, madame. Mais ce qu'il y a de plus malheureux et ce
qui me donne des craintes...

--Mais dis donc!--m'écriai-je en voyant l'hésitation de Blondeau.

--Ah! madame,--reprit-elle en joignant les mains,--jugez de mon effroi
lorsque je vis près de la grille une assez grande tache de sang.

-Oh! c'est horrible! Et ce billet, ce billet?

--Je le laissai toujours pour voir si l'on viendrait le chercher. Ce fut
en vain. Hier seulement je l'ai retiré. Voilà donc aujourd'hui dix jours
que cet événement est arrivé, car depuis dix jours on n'est pas venu
retirer le billet... Il paraît donc malheureusement vrai que le messager
de M. de Mortagne a poussé le cri sourd que j'ai entendu.

--Hélas!... cela ne semble que trop probable... Et tu es bien sûre
d'avoir entendu un cri et comme la chute d'un corps?--dis-je à Blondeau.

--Oui, oui, madame, et ces traces de sang ne prouvent que trop que je ne
m'étais pas trompée.

--Écoute, Blondeau, M. de Mortagne demeure en face de cette maison; il
faudra que ce soir tu ailles savoir s'il est à Paris; s'il n'y est pas,
demain j'irai voir madame de Richeville pour l'en informer, car je suis
cruellement inquiète. Dès que M. de Lancry sera rentré, je lui dirai
tout, afin qu'il se joigne à moi pour tâcher d'éclaircir ce triste
mystère.

--Madame,--dit Blondeau en m'interrompant,--permettez-moi de vous faire
observer qu'il ne serait peut-être pas prudent de parler de cela à
monsieur le vicomte. Vous le savez, il déteste M. de Mortagne, et cet
inconnu m'avait dit que ce dernier s'occupait de graves intérêts qui
vous regardaient. Hélas! madame, vous êtes heureuse maintenant,--ajouta
cette excellente femme en attachant sur moi ses yeux baignés de
larmes...--mais qui sait, enfin...; un jour peut venir où vous aurez
besoin de la protection de M. de Mortagne. Ne vaudrait-il pas mieux ne
parler de tout ceci à personne, de peur d'ébruiter quelque chose,
d'attirer l'attention sur M. de Mortagne, et ainsi de contrarier
peut-être ses projets, en nuisant au mystère dont il croit devoir
s'entourer? Pourquoi instruiriez-vous monsieur le vicomte de ceci? Après
tout, j'ai agi à votre insu; si quelqu'un a tort, c'est moi. Et encore,
quel tort y a-t-il à donner de vos nouvelles à un de vos parents, le
seul qui vous ait véritablement aimée?

Malgré la répugnance que j'éprouvais à cacher quelque chose à Gontran,
je me rendis aux observations de Blondeau.

Mes inquiétudes au sujet de l'influence que M. Lugarto exerçait sur mon
mari étaient aussi vives qu'avant ma maladie. Cet homme m'inspirait
toujours une profonde terreur. Je pensais qu'un jour, moi et Gontran,
nous serions peut-être forcés de réclamer la protection de M. de
Mortagne.

J'imaginai que la conduite mystérieuse de ce dernier devait avoir pour
but de déjouer ou de pénétrer les méchants desseins de M. Lugarto. Sous
ce rapport, la disparition de l'émissaire de M. de Mortagne éveillait
mes craintes.

Au milieu de ces inquiétudes, on annonça M. de Rochegune.

Je le fis prier d'attendre un moment. Je donnai quelques ordres à
Blondeau, et je rejoignis bientôt M. de Rochegune, remerciant le ciel de
me mettre peut-être ainsi à même d'avoir des nouvelles de M. de
Mortagne, car je savais l'intimité qui les unissait.



CHAPITRE XI.

L'ENTREVUE.


M. de Rochegune me parut très-changé, très-pâle il avait l'air plus
triste que d'habitude.

--Aussitôt, madame, que j'appris que vous receviez,--me dit-il,--je me
suis empressé de me présenter chez vous pour m'acquitter d'une
commission dont m'a chargé une personne de mes amis, qui serait
très-heureuse d'être comptée parmi les vôtres.

--De qui voulez-vous parler, monsieur?

--De madame la duchesse de Richeville. Forcée de quitter subitement
Paris pour se rendre en Anjou, elle n'a su que là, et par moi, votre
maladie. Elle me priait de vous faire part de tous ses vœux pour
votre prompte guérison. Aussi, sera-ce une consolation pour elle que
d'apprendre votre rétablissement.

--Une consolation, monsieur! lui serait-il arrivé quelque accident
fâcheux?

--Je le crains, madame; elle est partie soudainement en m'écrivant qu'un
malheur imprévu l'obligeait de quitter Paris; qu'elle ne savait pas
encore toute la portée du coup qui la frappait. Sa dernière lettre me
laisse dans la même incertitude; elle ne m'a écrit que pour me prier
d'être son interprète auprès de vous.

Involontairement je me rappelai l'espèce de menace mystérieuse que M.
Lugarto avait faite à madame de Richeville; un pressentiment me dit que
cet homme n'était pas étranger au malheur qui éloignait la duchesse de
Paris.

--Il est une autre personne, monsieur, à qui je porte un bien vif
intérêt,--dis-je à M. de Rochegune,--et qui est aussi de vos amis, M. de
Mortagne.

--Il est absent de Paris depuis quelques jours, madame; il est parti
encore souffrant, car il aurait besoin de longs soins pour remettre sa
santé qui a déjà supporté de si rudes atteintes.

--Savez-vous où est M. de Mortagne, monsieur?

--Non, madame... et je regrette d'autant plus de ne pas le savoir, que
je suis au moment de quitter la France... pour bien longtemps
peut-être... Avant mon départ je voulais avoir l'honneur de venir
prendre vos ordres, madame, dans le cas où vous auriez eu quelque
commission à me donner pour Naples, où je vais m'embarquer.

--Vous êtes mille fois bon, monsieur, mais je n'ai pas à profiter de
votre extrême obligeance.

M. de Rochegune garda quelques moments le silence d'un air embarrassé.
Par deux fois il leva les yeux sur moi, par deux fois il les baissa;
enfin, après une assez grande hésitation, il me dit d'un air grave,
solennel:

--Madame, me croyez-vous un honnête homme?

Je regardai M. de Rochegune avec étonnement.

--Vous êtes l'ami de M. de Mortagne,--lui dis-je,--et le hasard m'a
permis de me convaincre, monsieur, que vous étiez digne de cette amitié.
Ici, dans cette maison, la scène de reconnaissance dont j'ai été
témoin...

--Par grâce, madame,--dit M. de Rochegune en
m'interrompant,--permettez-moi d'oublier ce temps-là; pour moi, trop
d'amers souvenirs s'y rattachent. Je vous ai demandé, madame, si vous me
croyez honnête homme, parce qu'il faut que je sois bien fort de votre
confiance, moi qui vous suis inconnu, moi que vous ne verrez plus
peut-être, madame, pour oser dire ce que j'ai à vous dire.

--Monsieur, je suis sûre que je puis vous écouter sans crainte.

--Je vais donc parler, madame, avec sincérité... Un mot seulement...
Croyez que l'homme auquel vous voulez bien reconnaître quelque noblesse
de cœur est incapable de cacher une arrière-pensée. Si vous ne
connaissiez pas, madame, plusieurs antécédents de ma vie, peut-être la
démarche que je tente vous semblerait blessante, incompréhensible.
Permettez-moi donc d'entrer dans quelques détails.

--Je vous écoute, monsieur.

M. de Rochegune, avant de continuer, parut se recueillir. Sa figure
douce et triste devint pensive; il continua d'une voix légèrement
altérée, malgré les visibles efforts qu'il faisait pour vaincre son
émotion.

--Le projet favori de M. de Mortagne et de mon père avait été d'obtenir
votre main pour moi, madame.

--Monsieur, à quoi bon ces souvenirs... je vous prie?...

--Pardonnez-moi de vous parler d'un passé, de projets qui vous
intéressent si peu, madame; mais j'ai eu l'honneur de vous le dire,
c'est indispensable. J'avais souvent entendu M. de Mortagne, avant son
funeste voyage pour l'Italie, dire à mon père combien votre enfance
était malheureuse, malgré les rares qualités qui s'annonçaient en vous.
Le récit des mauvais traitements que vous faisait subir mademoiselle de
Maran excita plusieurs fois la généreuse indignation de mon père.
J'étais bien jeune, mais je n'oublierai jamais quel intérêt votre
position m'inspirait. J'avais jusqu'alors habité avec mon père une de
ses terres; c'est vous dire, madame, que j'avais eu toujours sous les
yeux l'exemple des plus nobles vertus. En entendant M. de Mortagne
raconter quelques traits de mademoiselle de Maran, pour la première fois
de ma vie j'appris qu'il existait des êtres méchants et pervers... Quand
je voyais M. de Mortagne, je l'accablais de questions à votre sujet;
vous étiez pour moi, madame, la personnification de la douleur et de la
résignation. Je partis pour d'assez longs voyages; bien souvent en
songeant à mon père, à la France, je donnais une triste pensée à la
pauvre orpheline abandonnée aux méchants caprices d'une femme
impitoyable. Si vous saviez, madame, la haine invincible que m'a
toujours inspirée l'abus de la force; si vous saviez combien j'ai
toujours pris le parti du faible contre le puissant, vous ne vous
étonneriez pas de m'entendre parler ainsi du profond intérêt que vous
m'inspiriez déjà.

--Je vous en sais gré, monsieur, croyez-le...

--A mon retour, je trouvai M. de Mortagne à Paris; il vint nous
apprendre, à mon père et à moi, l'issue de la scène violente à la suite
de laquelle votre conseil de famille, madame, vous avait laissée sous la
tutelle de mademoiselle de Maran. Alors seulement mon père me parla de
projets qui ne devaient jamais se réaliser. Au retour d'une campagne en
Grèce, que j'avais projetée avec M. de Mortagne, celui-ci voulait tout
tenter pour éclairer l'opinion de votre famille, afin de vous soustraire
à l'influence de mademoiselle de Maran. Vous avez su, madame, par
quelles odieuses machinations notre courageux ami avait été retenu dans
les prisons de Venise pendant de longues années; nous le crûmes perdu
pour nous... Cet homme généreux nous avait si vivement intéressés à
votre sort, que mon père crut obéir à un pieux devoir en tâchant de
remplacer M. de Mortagne auprès de vous.

--Que voulez-vous dire, monsieur?

--Mon père fit tout au monde pour se rapprocher de mademoiselle de
Maran. Dans la noble illusion de sa belle âme, il croyait, par la seule
influence de la raison et de la vertu, pouvoir décider madame votre
tante à changer de conduite envers vous. Il eut plusieurs entrevues avec
elle; il la trouva inflexible. Je ne puis vous dire, madame, ses
regrets, le chagrin qu'il en éprouva. Il fit entendre à cette femme un
langage tour à tour sévère, menaçant, suppliant: rien ne put la toucher.

--J'avais toujours ignoré cette intervention, monsieur; maintenant je
comprends l'éloignement que ma tante a souvent témoigné pour monsieur
votre père.

--Après de nouveaux voyages je le perdis... madame.--M. de Rochegune
garda un moment le silence, baissa la tête, essuya furtivement une larme
et reprit:--En mourant, mon père me recommanda, au nom de l'amitié qui
nous unissait à M. de Mortagne, de toujours veiller sur l'orpheline qui
méritait à tant de titres l'intérêt de notre ami. Hélas! madame, j'étais
réduit à faire des vœux stériles pour votre bonheur. Je voulus en
vain me présenter à mademoiselle de Maran; le nom que je portais fut un
motif d'exclusion: elle me refusa l'entrée de sa maison. Vous aviez
alors seize ans, je crois, madame. Plusieurs fois, attiré par une sorte
de curiosité pieuse que m'inspirait votre position, je me trouvai sur
votre chemin; il y avait sur vos traits je ne sais quel mélange de
tristesse contenue, de résignation douloureuse qui me navrait. Vous me
pardonnerez, n'est-ce pas? cette part mystérieuse que je prenais à votre
vie. La respectueuse sympathie que j'éprouvais pour vous était comme un
legs pieux que mon père, que M. de Mortagne, notre meilleur ami, avaient
fait à mon cœur. Ne pouvant vous rencontrer, souvent je
m'entretenais de votre position avec madame de Richeville. L'inquiète et
jalouse surveillance de mademoiselle de Maran empêcha souvent quelques
personnes de nos amis et des siens de parvenir jusqu'à vous. A la
moindre question sur votre sort, sur ses projets sur vous, mademoiselle
de Maran détournait la conversation ou refusait formellement de
répondre. Un an se passa de la sorte. Je reçus une lettre de M. de
Mortagne: après des tentatives et des efforts inouïs, il était parvenu à
corrompre un de ses gardiens, à s'évader de Venise. Obligé de s'arrêter
à Marseille par suite de ses fatigues, il m'écrivit de me rendre auprès
de lui le plus tôt possible. J'y courus: je le trouvai presque mourant,
mais préoccupé d'une seule chose, de votre avenir. Je lui appris que
madame de Richeville, une de nos amies, avait en vain essayé de parvenir
jusqu'à vous. Il me demanda si vous étiez bien portante, si vous étiez
belle; je lui fis votre portrait, madame; une lueur de bonheur et de
joie brilla dans son regard mourant.

--Excellent ami!--m'écriai-je.

--Oui, madame, vous n'en avez pas de plus fervent, de plus dévoué... Je
ne le quittai plus... Madame de Richeville, bravant les convenances
peut-être, mais suivant le premier mouvement de son amitié et d'une
inaltérable reconnaissance, vint passer quelque temps à Marseille; elle
amenait avec elle l'un des meilleurs médecins de Paris: M. de Mortagne
fut sauvé... Comme toujours, il se préoccupait avant tout de votre
sort... Alors revint à sa pensée ce projet d'union qui avait fait la
joie, l'espérance de mon père... Cette espérance, que j'ai crue un
moment réalisable, a suffi pour me donner, j'ose presque le dire, le
droit... de vous supplier de disposer toujours de mon religieux
dévouement. M. de Mortagne, à son arrivée à Paris, devait avoir un long
entretien avec vous. Que mademoiselle de Maran y consentît ou non, il
voulait vous faire part de ses projets. On croit ce qu'on veut dire,
madame; il me semblait si beau d'avoir la mission de vous faire oublier
une enfance, une jeunesse malheureuses! l'amitié prévenue de M. de
Mortagne me montra l'avenir sous un si beau jour, que je revins à Paris
partageant presque les espérances de mon ami. Tout à coup deux nouvelles
foudroyantes firent évanouir ce beau rêve: votre mariage était arrêté
avec M. de Lancry; et M. de Mortagne, ayant voulu se mettre trop tôt en
route, était retombé gravement malade à Lyon: l'on désespérait presque
de ses jours. Je courus près de lui... Ce que je lui appris empira
tellement sa maladie, qu'il fut saisi d'une fièvre ardente; elle dura un
mois environ. Quelques affaires pressantes m'obligèrent de le précéder à
Paris; il y arriva la veille de votre mariage. Quant à moi, renonçant à
un espoir caressé depuis bien longtemps, je résolus de voyager; je mis
cette maison en vente, alors que j'eus l'honneur de vous voir chez moi,
madame, avec M. de Lancry et mademoiselle de Maran.

--Permettez-moi une question, monsieur, savez-vous la démarche que
madame de Richeville a faite auprès de moi avant mon mariage?

M. de Rochegune me regarda avec surprise, et me dit avec l'accent le
plus sincère:

--Je ne sais, madame, de quelle démarche vous voulez parler.

--Veuillez continuer, monsieur,--dis-je à M. de Rochegune.

Je pensais avec angoisse qu'il allait sans doute me parler de Gontran
dans les mêmes termes que madame de Richeville. Quoique jusqu'alors la
conversation de M. de Rochegune eût été remplie de délicatesse, de
mesure et de respect, je n'aurais pas souffert la moindre attaque contre
M. de Lancry.

M. de Rochegune continua:

--Vous le voyez, madame, par ce long préambule, depuis dix ans votre
sort n'a pas cessé d'occuper M. de Mortagne, mon père ou moi, tout ceci
à votre insu, je le sais; mais enfin, puisse cet intérêt si vif, si
soutenu, me donner maintenant le droit de vous dire une vérité utile,
quelque cruelle que soit cette vérité.

--Monsieur, je ne sais ce que vous avez à me dire... mais s'il s'agit de
quelque récrimination contre M. de Lancry, il est inutile de prolonger
cet entretien.

M. de Rochegune me regarda avec un étonnement presque douloureux.

--Je le vois, madame, je n'ai pas l'honneur d'être connu de vous... Du
moment où vous avez donné votre main à M. de Lancry, ce choix si
honorable pour lui l'a placé à mes yeux parmi les personnes auxquelles
je serais heureux de prouver mon dévouement. Une des raisons qui me
donnent le courage de venir à vous en toute confiance, madame, c'est que
mes paroles intéressent autant M. de Lancry que vous-même.

Ce simple et noble langage me débarrassa d'un poids énorme, mais il
éveilla mes craintes au sujet de Gontran.

--Que venez-vous m'apprendre, monsieur?--m'écriai-je vivement.

Après un moment de silence, il me répondit:

--Vous voyez souvent M. Lugarto, madame?

--Oui, monsieur, et je dirais presque malgré moi, s'il n'était pas l'ami
de M. de Lancry.

--Savez-vous, madame, ce que c'est que M. Lugarto?

--Hélas! monsieur, je le sais.

--Savez-vous, madame, que M. Lugarto passe maintenant sa vie chez
mademoiselle de Maran?

--Je l'ignorais... monsieur; j'avais au contraire entendu mademoiselle
de Maran le traiter avec l'ironie la plus impitoyable.

--Sans doute mademoiselle de Maran l'a traité ainsi jusqu'au jour où
elle a reconnu que vous n'aviez pas, madame, d'ennemi plus dangereux que
cet homme.

--Cela devait être,--dis-je en souriant avec amertume...--ma tante
m'avait presque prévenue de cette nouvelle perfidie.

--Mais vous ignorez, madame, toute la noirceur, toute la lâcheté de
cette nouvelle machination de mademoiselle de Maran... Vous ne savez pas
l'indigne appui qu'elle prête par ses discours aux calomnies infâmes de
M. Lugarto!

--Et quelles calomnies... monsieur? Ce que dit un pareil homme est-il
compté? et d'ailleurs que peut-il dire?

--Oh! rien qu'il ne puisse justifier, madame, rien non plus qui ne soit
vrai, ce qui rend malheureusement ses affreuses médisances plus
fatales... Il dit que M. de Lancry est son ami intime, et il le prouve
en se montrant sans cesse avec vous et avec lui. Il dit que chaque matin
il vous envoie des fleurs dont vous vous parez, et cela est encore vrai;
il dit que les fêtes qu'il va donner, c'est pour vous qu'il les donne;
il dit que devant le monde vous lui témoignez de la froideur, mais que
cette froideur est une feinte convenue avec vous pour tromper votre
mari... Il dit enfin que vous l'aimez, madame!

Je regardai M. de Rochegune avec tant de stupeur qu'il crut que je ne
l'avais pas entendu; il reprit:--Oui, madame... M. Lugarto dit que vous
l'aimez.

Cette accusation me parut d'une stupidité si révoltante, que je m'écriai
avec un éclat de rire sardonique:

--Moi! aimer cet homme! mais c'est de la folie, monsieur; qui croira
jamais cela? qui admettra cela comme possible? Sans doute, je regrette
amèrement l'intimité qui s'est établie entre lui et mon mari, je
regrette amèrement d'être de sa part l'objet d'attentions que je méprise
et que je hais... mais, jamais, mon Dieu! je n'ai craint de voir ces
relations que j'abhorre interprétées de la sorte.

M. de Rochegune me regardait avec une expression de pitié douloureuse.

--Hélas! madame,--reprit-il après un assez long silence,--il m'en coûte
de vous convaincre d'une réalité bien affligeante; mais votre repos,
mais... le dirai-je? le soin de l'honneur... oui, de l'honneur de M. de
Lancry, me font un devoir de vous éclairer.

--Ah! monsieur, parlez...

--Vous êtes bien jeune, madame; vous êtes fière de la noblesse, de la
pureté de vos sentiments; vous êtes fière de l'amour que vous éprouvez,
de celui que vous inspirez à l'homme que vous avez choisi; vous êtes
fière de votre bonheur enfin, parce qu'il est noble, grand et légitime;
vous dédaignez des calomnies infâmes. Qui voudra les croire? dites-vous.
Écoutez, madame. Au lieu de supposer le monde ce qu'il est, avide de
scandale et de médisance, croyant au mal, parce que la sottise et la
vulgarité ont juste l'intelligence qu'il faut pour répéter, pour
colporter une médisance; supposez le monde spectateur impartial... que
voit-il? Vous, belle, jeune, sans expérience, paraissant déjà presque
oubliée par votre mari, tandis que lui rend ses soins empressés à une
femme très à la mode et d'une réputation souvent compromise. Ce n'est
pas tout, l'ami de votre mari, madame, vit dans votre intimité de chaque
jour, partout il vous accompagne; sa renommée est telle qu'on le sait
incapable de s'occuper d'une femme avec désintéressement; il dit bien
haut, il affiche à tous les yeux les préférences forcées, je n'en doute
pas, qu'il reçoit de vous: ces apparences fâcheuses sont envenimées par
la jalousie qu'une femme dans votre position, madame, inspire à tontes
les femmes. Mademoiselle de Maran, poursuivant l'œuvre de perfidie et
de méchanceté qu'elle a commencée dès votre enfance, joue un autre rôle
maintenant. C'est contre sa volonté, dit-elle, que vous avez épousé M.
de Lancry; elle redoutait sa légèreté, dont il ne donne maintenant que
trop de preuves en s'occupant si évidemment de la princesse Ksernika.
Mademoiselle de Maran dit encore qu'elle a représenté à M. de Lancry
qu'il vous pousserait dans quelque funeste voie de représailles; que
votre position est d'autant plus dangereuse que vous voyez souvent M.
Lugarto, et qu'à part quelques prétentions puériles elle ne peut
s'empêcher de trouver cet étranger doué de qualités charmantes et faites
pour séduire une femme... Ce n'est pas tout, madame; préparez vous à un
dernier coup plus cruel encore que les autres, parce qu'il n'attaque pas
que vous seule... mademoiselle de Maran donne encore une autre cause au
regret qu'elle éprouve de votre mariage avec M. de Lancry; elle affirme
que, par suite de dettes énormes contractées par votre mari avant votre
mariage, votre fortune est maintenant gravement compromise, et que...

--Vous hésitez, monsieur?--dis-je à M. de Rochegune en contenant mon
indignation, non contre lui, mais contre les auteurs de cette trame
odieuse qui se déroulait alors tout entière à mes yeux...--Continuez,
continuez, je suis préparée à tout entendre...

--Et moi à tout vous dire, madame; car, heureusement, je crois avoir le
moyen de ruiner et de confondre tant de méchantes impostures...

--Eh bien, madame, votre tante a l'infamie de répéter que M. de Lancry,
voyant ses affaires embarrassées, s'est adressé à l'obligeance de M.
Lugarto, et qu'il est dans une telle dépendance à l'égard de cet homme,
qu'il se voit presque forcé de souffrir ses assiduités auprès de vous.

--Oh! mon Dieu!... mon Dieu! m'écriai-je en cachant mon visage dans mes
mains...

--Vous frémissez, madame; c'est un abîme de honte et d'infamie, n'est-ce
pas? Vous si noble, vous si pure! c'est à peine si vous pouvez
comprendre ce tissu d'horreurs... Eh bien, madame, croyez un homme qui
de sa vie n'a fait un mensonge... Tel est le bruit qui court sur vous,
sur M. de Lancry, sur M. Lugarto... Et ce n'est pas un vain bruit sans
écho, madame, non... non; malheureusement c'est une conviction basée sur
les apparences les plus funestes. M. Lugarto a agi avec une infernale
habileté. M. de Lancry, vous-même, madame, à votre insu, vous avez
accrédité ces abominables calomnies.

Je restais anéantie; je m'expliquais alors l'invincible aversion, la
terreur instinctive que m'inspiraient les soins de M. Lugarto. Alors je
voyais toute l'étendue du mal.

Mes soupçons sur la nature des obligations que M. de Lancry avait pu
contracter envers M. Lugarto me semblaient justifiés. En cela, sans
doute, mademoiselle de Maran ne calomniait pas.

Quoique sans expérience du monde, je le connaissais assez pour savoir
qu'il accueillait les bruits les plus infâmes. Malheureusement mille
circonstances interprétées dans le sens odieux qu'on attachait aux
relations qui existaient entre nous et M. Lugarto me revinrent à
l'esprit.

Jusqu'alors elles m'avaient semblé insignifiantes, à cette heure elles
m'épouvantèrent par l'influence qu'elles pourraient avoir sur les
jugements du monde.

Je me sentis un moment accablée; j'appuyai ma tête brûlante dans mes
deux mains sans trouver une parole.

--Vous le voyez, madame,--me dit M. de Rochegune,--il fallait toute
l'impérieuse nécessité du devoir, il fallait l'absence de M. de
Mortagne, pour me décider à venir vous parler de ce coup douloureux.
Maintenant, permettez-moi de vous indiquer ce que crois utile dans cette
circonstance. Il faut, sans perdre un moment, tout apprendre à M. de
Lancry. Pour qu'il ne doute pas de la vérité, je vous conjure, madame,
de lui raconter notre entretien. Quant à la manière de faire tomber ces
bruits infâmes, elle est bien simple; je n'ai pas oublié les leçons de
M. de Mortagne; avant tout et pour tout, la vérité, telle brutale, telle
violente qu'elle soit, c'est le seul moyen d'écraser la perfidie et le
mensonge. Lorsque vous aurez tout confié à M. de Lancry, ni vous ni lui
ne changerez rien dans vos manières avec M. Lugarto. Dans quelques jours
vous donnerez une soirée privée, vous y inviterez toutes les personnes
de votre connaissance, M. Lugarto, mademoiselle de Maran, et moi-même,
madame. Je retarderai mon départ jusque-là, car je pourrai vous servir,
je l'espère; alors ce jour-là, madame, hautement, à la face de tous,
devant ce tribunal composé de gens du monde, j'accuserai M. Lugarto et
mademoiselle de Maran d'avoir indignement calomnié vous, madame, et M.
de Lancry. Mademoiselle de Maran, malgré son audace, M. Lugarto, malgré
son impudence, resteront accablés devant une accusation si solennelle;
alors vous, madame, et M. de Lancry, vous sommerez cet homme et cette
femme de répéter devant vous les indignes mensonges qu'ils ont
accrédités; de donner la preuve des horreurs qu'ils avancent. Alors,
madame, croyez-moi, quelque prévenu que soit le monde, il sera bien
forcé de croire à la honte, à l'infamie de ceux qui, foudroyés par votre
généreuse indignation, ne pourront que balbutier une lâche défaite.

--Oui... oui... vous avez raison!--m'écriai-je, ranimée par le noble
langage et par le généreux conseil de M. de Rochegune.--Oui, c'est une
inspiration du ciel! Béni soyez-vous, monsieur, vous qui nous le donnez!
Il faudra que la vérité sorte éclatante de cette explication... Je serai
sans merci ni pitié. Mensonge à mensonge je poursuivrai ces infâmes
jusqu'à ce qu'ils avouent leur lâcheté à la face de ce monde qu'ils
avaient fait complice, et qui sera leur juge!

--Bien! bien! madame. Alors moi je partirai plus tranquille, plus
rassuré sur l'avenir d'une personne à qui j'ai voué le plus inaltérable
dévouement...

--Ah! monsieur, vous êtes le digne, le noble ami de M. de
Mortagne!--m'écriai-je en tendant la main à M. de Rochegune.--Au nom de
M. de Lancry, au nom de notre gratitude éternelle, recevez l'assurance
d'une amitié non moins vive que la vôtre. Par cette courageuse
révélation, vous nous aurez sauvé de bien des malheurs. Jamais, oh
jamais! nous ne pourrons l'oublier.

M. de Rochegune prit respectueusement la main que je lui offrais, la
serra cordialement dans les siennes et me dit avec émotion:

--Par la mémoire sacrée de mon père, je prends ici l'engagement d'être
pour vous le frère... l'ami le plus dévoué... Le voulez-vous? Me
croyez-vous digne de cette amitié, madame?

--Elle nous honore trop tous deux pour que nous ne la contractions pas
avec joie et fierté,--lui dis-je.

On frappa à la porte.

Blondeau entra.

--Que voulez-vous? lui dis-je.

--Madame,--reprit-elle en regardant attentivement M. de Rochegune,--je
viens de recevoir une lettre qu'on me dit de remettre sans délai à M. le
marquis de Rochegune.

Elle me présenta une lettre, je la donnai à M. de Rochegune; il s'écria:

--Elle est de M. de Mortagne. Je lui avais laissé un mot chez moi dans
le cas où il arriverait, le prévenant que j'étais chez vous, madame...
Me permettez-vous de lire cette lettre? elle peut vous intéresser.

Je fis un signe de tête à M. de Rochegune; il ouvrit la lettre et la
lut.

--Madame,--me dit tout bas Blondeau en me montrant M. de Rochegune,--je
reconnais sa voix... c'est lui...

--Comment?

--C'est la personne qui venait savoir de vos nouvelles de la part de M.
de Mortagne.

--Que dis-tu?

--Aussi vrai que le bon Dieu est au ciel, c'est lui, madame; je suis
sûre de ne pas me tromper; c'est sa voix, vous dis-je.

Pendant que Blondeau me parlait, j'examinai les traits de M. de
Rochegune; ils prirent tout à coup l'expression d'une anxiété
profonde... Je ne pus m'empêcher de m'écrier:

--Qu'avez-vous, monsieur? M. de Mortagne...

--Il faut que je le rejoigne à l'instant... madame... Nous allons
quitter Paris... pour quelque temps; il est sur la voie d'une abominable
machination,--me dit-il sans s'expliquer davantage.

--Et ce complot, qui menace-t-il?--m'écriai-je.

--Pouvez-vous me le demander, madame?... vous... vous!

--Et Gontran, et mon mari?

--M. de Mortagne vous recommande avant tout de ne pas le quitter; s'il
voyage, de voyager avec lui; mais avant tout et surtout, pour son salut
et pour le vôtre, de ne jamais vous séparer de lui un seul instant.

--Mon Dieu!... mon Dieu!... et qui soupçonne-t-il? de quoi avons-nous
tant à craindre?

--Est-il besoin de vous le dire, madame? de M. Lugarto. L'immense
fortune de cet homme met à sa disposition des ressources inconnues; il
est aussi rusé que méchant. M. de Mortagne, pour contreminer ses
projets, s'est absenté ou a feint de s'absenter de Paris depuis quelque
temps.

--Mais, monsieur, vous me laissez dans une mortelle inquiétude!

--Voyez la lettre de M. de Mortagne; il m'écrit à la hâte et ne
m'instruit d'aucune particularité: tant que durera l'absence de madame
de Richeville, il ne pourra vous donner de ses nouvelles, car c'est
seulement par son entremise qu'il pourrait vous écrire. Il craint que
plusieurs de vos gens ne soient gagnés, et la moindre indiscrétion sur
ses desseins les ferait avorter; il est donc obligé d'agir dans l'ombre
et dans le silence... Adieu, madame, je m'en vais plus rassuré. Si M. de
Mortagne croit que je puisse vous assister dans la justification que
vous provoquerez, j'aurai l'honneur de venir vous en instruire, sinon
persistez dans le projet que je vous ai indiqué; lui seul peut couper le
mal dans sa racine et confondre les méchants... Mais, j'y songe, pour
remédier à mon absence, j'écrirai à M. de Lancry tout ce que je vous ai
dévoilé, l'autorisant à se servir de ma lettre. Adieu, madame. M. de
Mortagne me dit que chaque minute est comptée... Espoir et courage; vous
avez des ennemis bien acharnés.

--Mais nous comptons deux amis bien précieux,--dis-je à M. de
Rochegune.--Adieu, monsieur; vous entreprenez une noble tâche. Dieu vous
soutiendra.

M. de Rochegune sortit.

--C'est lui, madame, qui a été assailli, blessé, j'en suis sûre,--me dit
Blondeau.--Avez-vous remarqué combien il était pâle et la cicatrice que
ses cheveux cachaient à peine.

--Tu te trompes,--lui dis-je.

--Oh! madame, sa voix est trop douce pour que je ne la reconnaisse pas.

Le valet de chambre ouvrit la porte et annonça M. le comte de Lugarto.

Blondeau sortit.

Je me trouvai seule avec cet homme.



CHAPITRE XII.

L'AVEU.


En voyant entrer M. Lugarto chez moi, je fus sur le point de me retirer;
mais, me rappelant les conseils de M. de Rochegune, je contins mon
indignation.

Il dut lire sur mon visage une partie des émotions violentes qui
m'agitaient et que je réprimais avec peine.

Assise près d'une croisée, je regardais dans le jardin en attendant que
M. Lugarto prît la parole.

Après un assez long silence, il s'assit à côté de moi et me dit
brusquement:

--Vous avez été très-malade; j'ai été bien inquiet de vous; cela m'a
fait une peine que vous ne sauriez croire.

--Je sais, monsieur, tout l'intérêt que vous me portez,--lui dis-je en
souriant avec amertume.

--Vous me haïssez donc toujours?

--Monsieur...

--Eh! mon Dieu! pourquoi le nier? Pourtant, que vous ai-je fait?

--Je n'ai pas à répondre à de pareilles questions, monsieur!

--Mais, enfin, on dit aux gens ce que l'on a contre eux. Depuis que vous
êtes à Paris, j'ai toujours tâché de vous être agréable.

--Cette peine était inutile, monsieur.

--Je m'en suis bien aperçu, et de reste! Vous n'avez répondu à mes
soins, à mes prévenances, que par le mépris.

--Vous auriez dû voir par là, monsieur, que ces soins, que ces
prévenances ne pouvaient m'agréer.

--Mais pourquoi cela, encore une fois? Vous ne me répondez pas. Était-ce
donc vous insulter que d'avoir pour vous des attentions que toute femme
accueille, sinon avec gratitude, du moins avec complaisance?

Je levai les yeux au ciel comme pour le prendre à témoin de l'exécrable
duplicité de cet homme.

M. Lugarto fit un mouvement d'impatience; il reprit en tachant de donner
à sa voix aigre un accent affectueux et insinuant:

--Voyons, ne soyez pas aussi méchante, causons en bons amis; oui, car je
suis votre ami, quoique vous ayez tout fait jusqu'ici pour m'irriter
contre vous; mais je ne sais pas comment... vous m'avez ensorcelé! Moi
qui me souviens toujours du mal qu'on me veut, et qui sais prouver que
je m'en souviens, je ne puis vous garder rancune, je vous pardonne tout.
C'est qu'aussi vous exercez sur moi une influence incroyable! D'abord je
n'ai rien compris à cette influence, puis peu à peu j'ai reconnu... mais
vous allez encore vous fâcher... En vérité, moi qui ne suis pas un
écolier, moi qui connais les femmes, pour la première fois de ma vie...
j'hésite... à vous dire... car vous avez un air si froid, si hautain,
que... Allons, de mieux en mieux. Si vous me toisez avec cette
figure-là, ce n'est pas le moyen de me décider à parler.

Je regardai M. Lugarto si fièrement, avec une expression de mépris si
écrasant, que, malgré son audace, il s'interrompit un moment; mais,
rougissant bientôt de s'être laissé déconcerter, il reprit:

--Après tout, je suis stupide; je ne vous apprendrai rien que vous
n'ayez depuis longtemps deviné: les femmes ne sont pas aveugles, elles
sont les premières instruites des sentiments qu'elles inspirent... Eh
bien! je vous aime, oui... je vous aime avec passion.

M. Lugarto dit ces derniers mots d'une voix basse, émue, tremblante.

Avertie par M. de Rochegune, je prévoyais cet insolent aveu; mon visage
resta impassible.

M. Lugarto s'attendait sans doute à une explosion d'indignation de ma
part, il parut très-surpris de mon calme, de mon silence.

--Oui, je vous aime à l'adoration,--reprit-il;--moi qui jusqu'ici n'ai
eu que des fantaisies, que des amours éphémères, je sens près de vous le
besoin de me fixer tout à fait. Si vous vouliez, nous arrangerions notre
vie à merveille... Maintenant je suis établi dans votre intimité, nous
pourrons mener l'existence la plus agréable... Mais vous ne me répondez
pas! Est-ce que cela vous fâche?

--Continuez, monsieur, continuez.

--De quel air vous me dites cela! Vous ne me croyez peut-être pas
capable de vous être à tout jamais fidèle? Vous avez tort, voyez-vous.
J'ai joui de la vie et de tous ses plaisirs, avec trop d'excès
peut-être; je serais charmé de pouvoir me reposer dans une affection
bien douce, bien paisible. Mon caractère, qui est souvent détestable, je
l'avoue naïvement, y gagnerait beaucoup, vrai... Je suis sûr que, si
vous vouliez vous en donner la peine, vous pourriez me rendre bien
meilleur que je ne le suis. Voyons, essayez, qu'est-ce que cela vous
fait? je vous aimerai tant! Oh! vous ne savez pas ce que c'est que
d'être aimée par un homme qui méprise tous les autres hommes!... Vous
ferez de moi tout ce que vous voudrez... et l'on dira partout:--Voyez
donc l'empire de madame de Lancry! elle a su fixer, adoucir, assouplir
cet homme, le plus indomptable qu'il y ait au monde!!!

Si je n'avais pas senti au brisement de mon cœur que je touchais à
une crise fatale de ma vie, et qu'un grand danger grondait sourdement
autour de moi et de Gontran, l'incroyable suffisance de cet homme, sa
fatuité cynique, dont le ridicule touchait à l'odieux, m'auraient fait
sourire de pitié; mais j'étais obsédée par de cruels pressentiments.

M. Lugarto m'épouvantait; il me semblait que, malgré sa grossière
audace, il ne m'aurait pas parlé ainsi, à moi, s'il n'avait cru pouvoir
le faire presque impunément. Aussi, je lui dis en joignant les mains
avec frayeur:

--Que se passe-t-il donc, monsieur, que vous osiez me parler ainsi?

--Mon langage est tout simple pourtant... Mon Dieu! rassurez-vous... je
ne suis pas exigeant... je ne vous demande que des espérances pour
l'avenir, accompagnées d'un peu de confiance pour le présent.
Laissez-vous aimer, ne vous occupez plus du reste; seulement soyez assez
loyale pour me promettre de ne pas lutter contre le penchant qui
pourrait s'éveiller dans votre cœur en ma faveur. Voyons, avouez que
je vous parais fat en vous parlant ainsi; je parie que cela vous
choque?... Eh bien! vous avez tort... c'est le langage du véritable
amour... L'homme qui aime bien se sent toujours sûr de faire tôt ou tard
partager sa passion... Êtes-vous bizarre! Adoucissez donc ce regard
effarouché. Après tout, qu'est-ce que je vous demande? de vous laisser
être heureuse... Vous verrez, vous verrez... Mais répondez-moi donc...
au moins... Mathilde.

En m'appelant ainsi, M. Lugarto s'approcha de moi; il voulut me prendre
la main.

J'entendais ce langage ignoble et je croyais rêver; l'impudence de cet
homme m'était connue, et j'en vins presque à me demander si à mon insu
je n'avais pas mérité une pareille humiliation.

Je me crus fatalement punie de n'avoir pas assez témoigné à M. Lugarto
l'aversion qu'il m'inspirait.

Lorsqu'il voulut me prendre la main, la honte, le courroux, l'épouvante,
m'exaspérèrent, je me levai brusquement:

--Sortez, monsieur!--m'écriai-je,--sortez! Le dégoût et le mépris
arrivent quelquefois à ce point que l'âme se révolte malgré les efforts
que l'on fait pour se contenir; je vous dis de sortir, monsieur!

--Mais vous êtes donc sans pitié... sans cœur!...--s'écria M.
Lugarto.--Est-ce vous injurier que de vous aimer? car je vous aime, moi,
je vous jure que je vous aime. Si jusqu'ici je vous ai choquée,
contrariée, je vous en demande pardon, cela vient de ma mauvaise
éducation... Et puis, je n'ai pas été habitué à rencontrer souvent des
femmes comme vous... on m'a gâté... J'ai de mauvaises manières, je
l'avoue; d'un mot... d'un mot seulement un peu affectueux, vous auriez
pu me changer; il m'aurait été si doux de vous obéir! Et puis, je ne
savais que penser.... En vous voyant si indifférente à mes soins, je
croyais que vous n'en compreniez pas la signification; je ne savais
qu'imaginer pour vous faire entendre que c'était de l'amour. Quelquefois
j'étais tenté de m'éloigner, mais j'étais retenu malgré moi par le
charme qui vous entoure. Tenez... ayez non pas un peu d'intérêt, mais un
peu de pitié pour moi; donnez-moi un ordre, dites-moi de m'éloigner,
j'aurai la force de vous obéir: mais que je sache au moins que ce cruel
sacrifice me sera peut-être un jour compté. Répondez-moi... par grâce!
répondez-moi... Rien... rien... pas un mot... toujours ce regard de
haine, de mépris implacable! Ah! je suis bien malheureux!... et l'on
m'envie encore!--s'écria M. Lugarto.

Deux larmes feintes ou vraies roulèrent sur ses joues livides; il cacha
sa tête dans ses deux mains.

Si je n'avais pas été prévenue par M. de Rochegune des bruits odieux que
répandait cet homme, sans être aucunement touchée de sa douleur
apparente, j'y aurais cru peut-être. Je n'y vis qu'une insultante
hypocrisie: il me faisait horreur.

Je m'avançai vers la porte pour sortir.

M. Lugarto s'aperçut de mon mouvement, il se plaça devant cette porte.

J'eus peur.

Je revins précipitamment près de la cheminée afin de pouvoir sonner.

--Vous voulez donc me réduire au désespoir?--s'écria-t-il d'une voix
altérée en joignant ses deux mains d'un air suppliant.--Oh! dites,
dites-moi seulement que vous me laisserez essayer de vous plaire, que
vous me permettrez de tâcher de vaincre l'éloignement que je vous
inspire; cela, rien que cela?--Et il tomba à mes genoux.

Je sonnai précipitamment.

M. Lugarto se releva.

--Ah! c'est comme cela?--s'écria-t-il en devenant tout à coup livide de
rage;--rien ne vous fait, ni les prières, ni la tendresse, ni
l'humilité? Eh bien! j'emploierai d'autres moyens; c'est à genoux,
entendez-vous, femme orgueilleuse, c'est à genoux que vous me
supplierez d'avoir pitié de vous.

Il y avait tant de confiance, tant de méchanceté dans l'accent de cet
homme, que je frissonnai d'épouvante.

Un valet de chambre entra.

--Dites à mes gens de s'en aller, dit M. Lugarto avec le plus grand
sang-froid et avant que j'eusse pu prononcer une parole.

Rien ne paraissait plus simple que cet ordre. Le domestique sortit.

J'étais si stupéfaite que je n'osai pas le retenir.

M. Lugarto, qui avait un moment contenu sa colère, perdit toute mesure.

Il devint hideux, ses yeux s'injectèrent, tout son corps trembla
convulsivement; ses lèvres décolorées se contractèrent par un
tressaillement nerveux.

Je ne pouvais faire un pas, j'attendais avec anxiété quelque révélation
horrible.

--Ah! vous voulez lutter avec moi! s'écria-t-il;--mais vous ne savez
donc pas ce que je puis, moi?... Vous avez pourtant vu que d'un mot j'ai
maté cette insolente princesse! Quant à cette belle duchesse, vous ne
savez pas les larmes de sang que lui coûte à cette heure son
impertinence à mon égard; vous ne savez pas que si je voulais...
entendez-vous, que si je voulais, je n'aurais qu'un mot à dire, un seul,
pour vous faire tomber évanouie de terreur... Ah! vous croyez que
lorsqu'un homme comme moi veut quelque chose... qu'il le veut en vain!
ah! vous croyez que je ne sais pas me venger de qui m'outrage! ah! vous
croyez que pendant que vous m'abreuviez de mépris et d'insultes, je ne
vous rendais pas mépris pour mépris, insulte pour insulte! J'aurais été
bien niais. Mais apprenez donc que, grâce à moi et à votre tante, que
j'ai su mettre de mon parti, vous êtes déjà perdue dans l'opinion
publique. Quoi que vous fassiez désormais, c'est une blessure incurable
faite à votre réputation! Le monde juge, condamne et frappe d'une honte
éternelle pour mille fois moins que cela! Mais apprenez donc que pour
compléter, que pour achever de rendre mes calomnies vraisemblables; la
princesse, par ma volonté, a fait des avances à votre mari; que
celui-ci, encore par ma volonté, vous est infidèle: c'est un fait avéré
pour tous... le monde dit que vous vous vengez de votre mari en le
trompant avec moi... Maintenant, je vous défie de détruire ces bruits,
ces apparences. Que vous le vouliez ou non, je serai là, toujours là,
toujours auprès de vous. Je vous épouvante, je vous fais horreur, tant
mieux! vous n'aurez qu'un moyen de vous délivrer de mon obsession. Je
suis blasé sur les succès trop faciles: j'aime mieux triompher, comme on
dit, par la terreur que par l'amour. Je vous vois d'ici suppliante...
éplorée... épouvantée... vos beaux yeux noyés de larmes... tant mieux!
vous en serez plus ravissante encore!

En prononçant ces exécrables paroles, les yeux vitreux de cet homme
semblaient briller d'une férocité sauvage.

Depuis quelques moments je l'écoutais machinalement, comme si j'avais
été le jouet d'un rêve affreux; tout à coup j'entendis du bruit dans
l'appartement de mon mari.

C'étaient ses pas, il allait entrer dans le salon.

Je joignis les mains en m'écriant:--Béni soyez-vous, mon Dieu!... le
voici.

M. Lugarto me regarda avec étonnement.

La porte s'ouvrit.

M. de Lancry parut.



CHAPITRE XIII.

LE DÉFI.


A l'aspect de Gontran, mon premier mouvement fut de courir à lui et de
m'écrier:

--Sauvez-moi!... sauvez-moi!...

Mes traits bouleversés frappèrent Gontran; il s'écria en regardant M.
Lugarto:

--Mathilde, qu'avez-vous? Au nom du ciel! qu'avez-vous?

M. Lugarto se prit à rire aux éclats, et dit à M. de Lancry:

--Ah çà! mon cher, savez-vous que votre femme est incroyable! Elle est
capable de prendre au sérieux une mauvaise plaisanterie.

--Vous êtes un infâme!--m'écriai-je;--je n'ai aucun ménagement à
garder... En dévoilant votre conduite à mon mari, je n'expose pas ses
jours; vous n'oseriez pas vous battre avec lui, et lui ne daignerait pas
se battre avec vous.

--Vous entendez, mon cher, comme elle me traite,--dit M. Lugarto à M. de
Lancry;--avouez que j'ai un bon caractère.

--Trêve de plaisanterie, monsieur!--s'écria Gontran.--Je vois à
l'agitation, à la pâleur de madame de Lancry, qu'elle est péniblement
émue. Quelle que soit mon amitié pour vous, je ne souffrirai jamais que
vous oubliiez un moment le respect que vous devez à ma femme, monsieur.

--Vous le prenez comme cela, mon cher? c'est différent,--dit M.
Lugarto;--n'en parlons plus, oublions cette folie, et songeons à autre
chose... Que faites-vous ce soir?

--Vous l'entendez!--m'écriai-je,--cet homme vous dit d'oublier ce qu'il
appelle une folie! Il va vous demander votre main et vous trahir encore.
Non... non... mon noble, mon généreux Gontran, quoique votre âme
confiante et bonne doive souffrir de cette découverte, je vais tout vous
dire: il faut que cet homme que vous croyez votre ami soit démasqué; il
faut que là, devant lui, vous appreniez les bruits infâmes qu'il répand
sur vous, sur moi; il faut que vous sachiez, qu'ici, tout à l'heure, il
m'a déclaré son indigne amour, non pas comme une vaine galanterie... il
ment... non... non... D'abord il a parlé de son amour en suppliant...
avec des larmes dans les yeux, avec de douces et hypocrites paroles.

--Monsieur!--s'écria Gontran en devenant pourpre de colère et en jetant
un regard furieux à M. Lugarto.

--Écoutez-la donc jusqu'à la fin, mon cher; je vous répète qu'elle
s'indigne à tort, qu'elle prend sérieusement une mauvaise plaisanterie.

--Et puis,--continuai-je,--lorsqu'il a vu le mépris, le dégoût qu'il
m'inspirait, alors sont venues les menaces de vengeance, les révélations
horribles... Le monde,--disait-il,--croyait que vous m'étiez infidèle,
Gontran; le monde,--disait-il encore,--croyait que je me vengeais de
votre abandon en aimant cet homme. Avez-vous dit cela, monsieur,
avez-vous dit cela?

M. Lugarto sourit et haussa les épaules.

--Monsieur Lugarto, prenez garde!--dit Gontran d'une voix sourde...--La
patience humaine a des bornes... et depuis longtemps... oh! bien
longtemps, je suis patient, voyez-vous.

M. Lugarto baissa les yeux et ne répondit rien. Fière de sa confusion,
espérant m'en délivrer à jamais après cette scène cruelle, je continuai:

--Mais cela n'est pas tout; il s'est joint à notre plus mortelle
ennemie, à mademoiselle de Maran, pour proclamer partout que vous, que
vous, mon noble Gontran... vous subissiez sa présence tout en la
maudissant... que les soins qu'il me rendait étaient tolérés par vous.
Et savez-vous pourquoi? parce que notre fortune était compromise par vos
dettes, et que vous aviez eu recours à l'argent de cet homme.

Un moment je fus effrayée de l'expression de rage qui anima les traits
de Gontran.

Il se leva, il saisit M. Lugarto par le bras et lui dit d'une voix
foudroyante:

--Entendez-vous ce que dit ma femme, monsieur? l'entendez-vous?

--Enfin, mon Dieu! nous serons délivrés de ce démon!--m'écriai-je en
joignant les mains.

M. Lugarto était resté assis.

Lorsque Gontran s'approcha de lui, il ne fit pas un mouvement; il se
dégagea froidement de l'étreinte de Gontran, le regarda fixement et lui
dit avec un calme sardonique dont je fus attérée:

--Ah çà! mon cher, décidément vous êtes fou.

--Je vous dis, monsieur, que ces bruits que vous répandez sont
infâmes... et que je ne souffrirai pas...

--Vous ne souffrirez pas?--articula lentement M. Lugarto en riant d'un
rire sardonique.--Ah! ah!... ah! je le trouve charmant, ma parole
d'honneur; il ne souffrira pas! Ah çà! est-ce que par hasard vous vous
donnez les airs de me menacer, monsieur le vicomte de Lancry?

--Oui... oui... quoi qu'il puisse arriver, une fois au moins je...

--Quoi qu'il puisse arriver, vicomte?--s'écria M. Lugarto d'une voix
stridente, en interrompant mon mari.--Quoi qu'il puisse arriver...
Répétez donc cela.

Gontran était dans une angoisse inexprimable: son beau visage,
douloureusement contracté, exprimait la haine, la rage, le désespoir;
mais on aurait dit qu'une mystérieuse influence empêchait l'explosion de
ces violents ressentiments.

Ils éclatèrent. M. de Lancry s'écria en frappant du pied:

--Eh bien! oui, oui! quoi qu'il puisse arriver, puisque vous me poussez
à bout, je vous insulterai, entendez-vous, je vous insulterai à la face
de tous; nous nous battrons, et je vous tuerai ou vous me tuerez; l'un
de nous maintenant est de trop sur la terre: cette existence m'est
insupportable... Si ce n'était la crainte de vous causer une joie
infernale, je me serais déjà délivré de cette vie qui m'est odieuse.

Il y avait tant de désespoir dans ces paroles de Gontran, elles me
menaçaient d'un nouveau et si formidable malheur, que je me sentis
défaillir.

--Vous ne m'insulterez pas et je ne me battrai pas avec vous,--reprit
froidement M. Lugarto.--Comme l'a dit madame, je ne l'oserais pas
d'abord, et puis vous ne le daigneriez pas... Mais revenons à votre
_quoi qu'il arrive_. Est-ce un défi?..... hein..... vicomte? Voulez-vous
qu'à l'instant, devant madame, je dise...

--Arrêtez! oh! arrêtez! pas un mot de plus!--s'écria Gontran avec
effort;--par pitié... pas un mot!...

Il retomba dans un fauteuil, mit sa main sur ses yeux en s'écriant d'une
voix étouffée:

--O mon Dieu!... mon Dieu!...

Je restai frappée de stupeur.

--Allons donc... on a bien de la peine à vous convaincre, mon cher et
intime ami, qu'après tout je ne suis pas si diable que j'en ai
l'air,--reprit M. Lugarto.--Qu'est-ce que je demande? à vivre en paix
avec vous et avec votre femme, à réaliser le triangle équilatéral des
Italiens, en tout bien tout honneur s'entend... car vous êtes un vilain
jaloux, un Othello. Voyons... de quoi vous plaignez-vous? Admettez que
je fasse la cour à votre femme; que vous importe? Elle est vertueuse,
elle vous adore et elle m'exècre; voilà trois raisons pour une de vous
tranquilliser... une manière de Cerbère à trois têtes qui défend
suffisamment votre bonheur conjugal. Mais,--me dites-vous,--«le monde
jase, il croit que vous êtes au mieux avec ma femme.»--Eh! mon Dieu...
laissez le monde jaser; n'êtes-vous pas sûr de la fidélité de votre
femme?--Allons, vicomte, soyez philosophe, et n'attachez pas de prix à
de vaines paroles.--«Mais ce bruit, tout mensonger qu'il est, est
contrariant,»--me direz-vous encore.--C'est possible... mais, vous le
savez, de deux maux il faut choisir le moindre, et puisque les propos du
monde vous effrayent, songez donc, mon cher, à ceux qu'il ferait, le
monde... si je jasais, moi, sur certaines choses... si je disais
comment... à Londres...

--Monsieur... oh! monsieur!...--s'écria Gontran d'un air suppliant.

M. Lugarto me regarda en souriant d'un air ironique.

--Vous voyez, voilà ce beau matamore souple comme un gant!... Vous qui
êtes la sagesse même, conseillez-lui donc d'être raisonnable. Tenez, je
vais finir en parlant comme un traître du mélodrame. Vicomte de Lancry,
vous êtes en ma puissance; vous ne pouvez m'échapper qu'en
m'assassinant ou qu'en vous suicidant. Or, je vous sais de trop bonne
compagnie pour recourir à de tels moyens. Ceci bien établi, passons.
Voyons, mon cher, oublions les rêveries de votre femme; vivons tous les
trois dans une douce intimité, comme par le passé; laissons dire le
monde, et jouissons de la vie, car elle est courte. Pourtant, comme on
ne m'insulte pas impunément, comme je tiens à me venger des mépris de
cette chère Mathilde, je veux la punir, et je la condamne à venir dîner
avec vous aujourd'hui chez moi pour célébrer sa convalescence. Nous
serons peu de monde... la princesse Ksernika, trois ou quatre femmes ou
hommes de nos amis. Ceci est sérieux, mon cher... vous entendez... JE LE
VEUX... Madame de Lancry fera quelques façons; mais je vous laisse le
soin de décider ma belle ennemie. Vous ne manquerez pas d'excellentes
raisons à lui donner, j'en suis sûr.

Je regardais Gontran avec stupeur; il ne disait pas un mot; il avait les
yeux fixes, la tête baissée sur sa poitrine.

M. Lugarto se leva et ajouta:--Dites donc un peu, mes bons amis, comme
c'est bizarre! Qui est-ce qui dirait qu'à cette heure, dans un des plus
jolis hôtels du faubourg Saint-Honoré, par cette belle journée de
printemps, il se passe une de ces scènes incroyables qui feraient la
fortune d'un romancier?... C'est pourtant vrai... La vie du monde est
après tout beaucoup moins prosaïque qu'on ne le croit. Ah çà! à tantôt;
nous dînerons à sept heures. Vous essayerez un nouveau cuisinier; il
sort de chez le prince de Talleyrand; on en dit des merveilles. Ah! j'y
pense, vous renverrez votre voiture après dîner; nous irons tous à
Tivoli: il y a une fête charmante; on dit que madame la duchesse de
Berri doit y assister. Je tiens à y paraître avec vous, votre femme et
votre adorable princesse, vilain infidèle... Ainsi, c'est convenu; je
vous ramènerai chez vous, et avant que de rentrer nous irons prendre des
glaces chez Tortoni... Vous le voyez, je tiens absolument à continuer de
compromettre Mathilde, et je choisis bien mon théâtre, je crois... Ah
çà! mon cher, m'avez-vous entendu?... Hein!...

--Oui, monsieur...--dit Gontran à voix basse.

--Je compte donc sur vous et sur ma belle ennemie... Mais répondez-moi
donc... Je vous ai dit que je le voulais... cela doit vous suffire, je
pense.

--Madame de Lancry et moi... nous irons dîner chez vous,
monsieur...--répondit Gontran avec un effort désespéré.

M. Lugarto sortit en me jetant un regard de triomphe infernal.



CHAPITRE XIV.

EXPLICATION.


Après le départ de M. Lugarto, ni moi ni Gontran nous n'eûmes le courage
de dire un seul mot; je tombai dans un abîme de réflexions désolantes.

Il était donc vrai, un mystérieux, un terrible secret mettait M. de
Lancry dans la dépendance de M. Lugarto.

Pour la première fois, mon mari avait parlé de se tuer; cette horrible
pensée ne m'était jamais venue à l'esprit; je frémissais en songeant à
la résolution de Gontran.

J'avais ressenti au cœur un coup bien douloureux lorsqu'il s'était
écrié, en s'adressant à M. Lugarto:--_Sans la crainte de vous coûter une
joie infernale, je me serais déjà tué._

Hélas! et moi, il oubliait donc que je lui survivais?... Alors je me
reprochai amèrement d'être comptée pour si peu dans la vie de Gontran;
je me reprochai de l'avoir pour ainsi dire _mal aimé_.

Ce n'était pas une vaine humilité de cœur, c'était conscience. Sans
doute, j'avais toujours été pour lui dévouée, prévenante, soumise,
passionnée; mais j'avais sans doute mal employé ces nobles sentiments,
puisqu'il pouvait mourir sans me regretter.

De ce moment, j'acquis cette amère conviction, née de l'amour le plus
fervent et d'une profonde défiance de moi-même:--_L'on a toujours tort
de n'être pas aimée._

Je m'attachai de toutes mes forces à cette conviction, paradoxale sans
doute; j'employai toutes les ressources de mon esprit, toute la
puissance de mon cœur à lui donner une irrécusable autorité.

Elle me permettait de m'accuser et de pardonner à Gontran.

Les femmes qui ont aimé avec cet aveuglement sublime, avec cette
magnifique abnégation de _soi_ qui constitue la passion, comprendront le
bonheur qu'on a de saisir la moindre occasion d'excuser les cruautés de
celui qu'on chérit, lors même qu'on doit se sacrifier à cette
réhabilitation.

Maintenant que les années, maintenant que le malheur ont mûri mon
jugement, il me semble qu'il faut peut-être attribuer aussi cette
opiniâtre indulgence à l'impérieux besoin que nous avons de justifier
notre choix à nos propres yeux, même au prix de nos plus chères
espérances.

Une fois dans cette voie de défiance de moi, je me reprochai encore de
n'avoir pas su inspirer à Gontran assez de tendresse pour qu'il m'eût
appris le malheureux secret dont M. Lugarto faisait un si funeste abus.

En voyant l'accablement de Gontran, j'en vins à me faire presque un
crime de m'être montrée si dédaigneuse envers M. Lugarto, de n'avoir pas
su mieux dissimuler mon aversion. Au lieu de s'exaspérer contre nous,
peut-être cet homme fût-il resté inoffensif.

Je fus heureuse et pourtant presque épouvantée de cette dernière
réflexion.

Telle était la formidable puissance de l'amour! Moi, si fière, surtout
depuis que j'appartenais à Gontran, je regrettais presque de m'être
conduite avec dignité envers le plus méprisable, le plus méchant des
hommes.

Maintenant je m'étonne du silence prolongé que moi et Gontran nous nous
gardâmes après cette scène; mais les paroles de M. Lugarto établissaient
si nettement l'horrible dépendance de Gontran à son égard, que nous
devions rester quelque temps comme étourdis de ce coup écrasant.

M. de Lancry tenait son visage caché dans ses deux mains.

Je m'approchai de lui toute tremblante.--Mon ami...--lui dis-je.

--Que voulez-vous encore?--s'écria-t-il brusquement et d'une voix
courroucée. Il redressa son front, qui me parut sombre et comme la nuit,
et me jeta un regard qui me fit pâlir.

--Voilà où votre causticité, voilà où votre sotte pruderie nous ont
conduits! à une explication positive. Vous devez être satisfaite,
maintenant! Ma position envers Lugarto est claire et tranchée, j'espère?

--Comment! Gontran, je devais écouter sans indignation les horribles
aveux de cet homme!... Mais mon honneur! mais le vôtre!

--Eh, madame! qui vous parle de compromettre votre honneur et le mien?
Il y a un abîme entre une faute et une innocente coquetterie... Si vous
aviez eu l'ombre de perspicacité, aux premiers mots que je vous ai dit
sur Lugarto, vous auriez deviné que c'était un homme à ménager. Mais
non, malgré mes recommandations les plus expresses, vous avez vingt fois
pris à tâche de l'irriter. Blasé, méchant comme il est, il trouve un
affreux plaisir dans les contrariétés, dans les résistances... Quelques
banalités affectueuses de votre part nous en auraient débarrassés...
Mais vous l'avez piqué au jeu... Maintenant,--ajouta M. de Lancry avec
rage,--maintenant il est poussé à bout. Malgré moi je me suis laissé
aller à lui dire de dures paroles... Maintenant je sais qu'il vous fait
la cour, et il faut que je sois assez lâche pour ne pas le souffleter,
et pour aller ce soir, demain, tous les jours en public avec vous et
avec lui... Voilà ce dont vous êtes cause, madame.

--Moi!... moi!...

--Eh! oui, mille fois oui! Puisque vous étiez sûre de vous autant que je
le suis moi-même, il fallait, sans agréer ses soins, ne pas le repousser
brutalement; il fallait lui dire avec grâce et bonté que ses assiduités
vous compromettaient, et que puisqu'il voulait vous être agréable, il
devait commencer par vous obéir en cela. Il vous aurait écoutée; car,
ainsi vous ne lui ôtiez pas toute espérance, vous ne l'exaspériez pas...
Mais était-ce à moi à entrer dans de pareils détails? était-ce à moi à
vous dire le rôle que vous deviez jouer dans cette circonstance? Ne
deviez-vous pas m'épargner ce soin à la fois humiliant et ridicule? Si
vous m'aimiez pour moi, je n'aurais pas eu besoin de vous dire tout
cela... Il ne suffit pas d'être une femme de bien, de faire parade de sa
vertu,--ajouta-t-il en souriant avec amertume;--il faut encore tâcher de
ne pas mettre son mari dans une position dont il ne puisse sortir que
par le déshonneur, ou par un crime... Entendez-vous, madame?

--Grand Dieu!... Gontran!

--Vous parliez d'obligations d'argent... je donnerais ma vie pour n'en
avoir pas d'autres... envers lui; car sachez-le donc, malheureuse femme,
il tient entre ses mains plus que ma vie... entendez-vous, plus que ma
vie... Maintenant, comprenez-vous?

--Je comprends, mon Dieu! je comprends... Pardonnez-moi, Gontran, soyez
bon; tout à l'heure, je me suis dit aussi que j'avais tort. Vous le
savez, avant ma maladie, j'ai pris la résolution de vous aimer pour
vous; cette résolution je la tiendrai toujours, mon ami... Notre
position est horrible... Ce secret, je ne vous le demande pas; non, non;
mais enfin que faut-il faire?

--Aller ce soir à ce dîner d'abord, puis à cette fête...

--Soit, nous irons... nous irons... Oh! vous verrez, j'aurai du courage.
Je parlerai à cet homme sans lui témoigner mon aversion. S'il le faut,
je lui sourirai. Le monde interprétera ma conduite comme il le voudra...
Peu m'importe, pourvu qu'aux yeux de Dieu et de vous, je n'aie pas à
rougir... Gontran, j'ai plus de résolution que vous ne le pensez.
Voyons, regardons notre position bien en face... Cet homme peut vous
perdre; je l'abhorre autant que je vous aime, Gontran; je pourrai bien,
je vous le promets, cacher l'horreur qu'il m'inspire... mais enfin s'il
persiste, si un jour il me dit... à moi... car cet homme ose tout:--Ce
secret qui peut perdre votre mari, je le dévoile, si vous ne m'aimez
pas?...

Gontran rougit d'indignation et s'écria:

--Je le tuerai... et me tuerai après!

--Cet homme avait donc raison... mon ami... un crime ou le suicide...
Allons... c'est bien... En tout cas vous ne mourrez pas seul. Voici donc
nos chances les plus terribles... Maintenant écoutez-moi... Ce matin M.
de Rochegune est venu me faire ses adieux; il a reçu ici une lettre de
M. de Mortagne. Ne prenez pas cet air courroucé, Gontran; notre position
est bien triste, et M. de Mortagne est peut-être notre seul ami. Il
sait, je ne sais comment... que M. de Lugarto a de funestes desseins sur
vous, sur moi. Il est parti, dit-il, de Paris pour les déjouer; il me
fait surtout recommander de ne jamais vous quitter si vous voyagiez.
Tout ceci est bien vague, sans doute; mais enfin il est toujours
consolant de penser que nous avons des amis qui veillent sur nous.

--Et M. de Mortagne aura bien à faire pour que j'oublie ses lâches
insultes!--s'écria Gontran.

--Ce qu'il faudra faire pour cela, mon ami, il le fera de grand cœur,
croyez-le.

--Mais au fait... il ne s'était pas trompé; il vous avait prévenue que
je vous rendrais très-malheureuse,--dit Gontran avec une irritation
continue,--vous devez reconnaître la justesse de ses prévisions.

--Mon ami,--dis-je en tâchant de sourire,--sans doute j'aime beaucoup M.
de Mortagne, mais je suis forcée, en cette occasion, de lui donner tort;
ce n'est pas vous, c'est cet homme implacable qui me rend si
malheureuse! Tant que vous avez été libre, ne m'avez-vous pas comblée de
toutes les félicités possibles? Avant mon mariage ne vous ai-je pas dû
de beaux jours tout rayonnants d'amour et d'espérances?

--Et ces espérances ont été bien trompées... n'est-ce pas?

--Gontran... vous savez bien qu'il n'en est rien. N'ai-je pas goûté un
bonheur idéal dans notre retraite de Chantilly? Qui est venu nous
arracher de cet éden? cet homme odieux! Son arrivée n'a-t-elle pas été
le signal de nos chagrins! Ne sais-je pas maintenant qu'en rendant des
soins à cette femme dont j'étais si jalouse, vous obéissiez encore à
l'influence de cet homme? N'avait-il pas besoin, pour ses affreux
projets, que vous eussiez l'air de m'être infidèle? Encore une fois,
Gontran, je ne vous accuse pas.

--Vous êtes pourtant, et toujours et malgré tout, une noble et
excellente créature,--me dit Gontran en me regardant d'un air
attendri.--Ah! maudit soit le jour où j'ai écouté les avis de mon oncle
et de votre tante!... Quelle vie je vous ai faite, malheureuse enfant!
Ah! c'est affreux! Tenez, j'ai quelquefois horreur de moi-même.

En disant ces mots, Gontran sortit violemment.

Le malheur donne quelquefois une grande décision de caractère.

Je résolus de suivre les ordres de Gontran, d'être affable pour M.
Lugarto. Maintenant que je ne suis plus sous le charme de l'amour que
m'inspirait M. de Lancry, ni sous l'impression de la terreur que
m'inspirait _son ami_, je puis à peine concevoir comment j'ai pu me
résigner à cette honteuse, à cette humiliante concession, après la scène
odieuse qui avait eu lieu le matin.

Mais alors je n'hésitai pas; avant tout il fallait surtout gagner du
temps. M. de Mortagne agissait de son côté: peut-être espérait-il
trouver le moyen d'arracher Gontran à l'influence de M. Lugarto.

Nous partîmes pour ce dîner, pour cette fête.

Il faisait un temps magnifique; je me rappelle une circonstance puérile,
mais bizarre.

Au coin de l'avenue de Marigny, notre voiture fut obligée de s'arrêter
quelques instants. Un pauvre, d'une figure hideuse et difforme,
s'approcha et demanda l'aumône.

Gontran, je crois, ne l'entendit pas; le mendiant jeta sur nous un
regard de courroux et nous dit avec un geste menaçant, au moment où
notre voiture repartit:--Ces riches! ils sont bien fiers, ils sont si
heureux!

Par un mouvement spontané, nous nous regardâmes, Gontran et moi, comme
pour protester contre cette accusation de bonheur.

Hélas! pourtant, l'erreur de ce pauvre était excusable: il voyait une
jeune femme, un jeune homme, dans une brillante voiture, entourés de ce
luxe que le vulgaire prend pour le bonheur et qui cache souvent tant de
douleurs, tant de plaies incurables. Ce pauvre pouvait-il deviner les
chagrins dont nous étions navrés? et cette fête somptueuse à laquelle
nous nous rendions comme à un supplice avec une sourde et vague frayeur?
Que de tristes enseignements dans ces contrastes de l'apparence et de la
réalité!

Nous arrivâmes chez M. Lugarto.

Mon découragement, ma tristesse avaient fait place à une sorte
d'animation fébrile et factice. M. Lugarto nous reçut le sourire sur les
lèvres; il triomphait dans l'orgueil de son exécrable méchanceté.

Sa maison, que je ne connaissais pas, était encombrée de toutes les
magnificences imaginables, mais entassées, mais accumulées sans goût. Au
milieu de ce chaos d'admirables choses, certaines mesquineries inouïes
dénotaient des instincts d'avarice sordide. Cette vaste et opulente
demeure, malgré ses proportions, manquait complétement d'élégance, de
noblesse et de grandeur.

Nous y trouvâmes réunies les personnes que M. Lugarto nous avait
annoncées. De temps en temps je regardais Gontran pour prendre courage.
M. Lugarto parut frappé du changement qui s'était opéré dans mes
manières à son égard.

Tout ce que je pus faire fut d'être pour lui d'une politesse presque
bienveillante; il en parut plus étonné que touché: il me considérait
attentivement, comme s'il eût douté de cette apparence; il fut pour moi
de la plus extrême prévenance.

Gontran était placé auprès de la princesse Ksernika; soucieux, absorbé,
il répondait à peine aux coquetteries provocantes de cette femme.

M. Lugarto me dit à voix basse et en sortant de table qu'il était le
plus heureux des hommes, puisque je semblais renoncer à mes injustes
préventions contre lui; qu'il regrettait amèrement son emportement du
matin, mais que je devais l'excuser en faveur de la violence d'un amour
dont il n'était pas le maître.

--Hélas!--pensais-je en l'écoutant,--qui m'aurait dit, un jour, que
trois mois après mon mariage, après cette union qui était pour moi si
adorablement belle et sainte, je serais réduite à entendre de telles
paroles sans pouvoir témoigner ma honte, mon dégoût, mon indignation?
Oh! profanation! oh! sacrilége! un amour que j'avais rêvé si noble, si
grand, si pur!

Après dîner, ainsi que l'avait voulu M. Lugarto, nous montâmes dans sa
voiture, lui, la princesse, Gontran et moi; nous allâmes à Tivoli. Mon
supplice continua.

M. Lugarto me donnait le bras; mon mari donnait le sien à la princesse:
il y avait beaucoup de monde à cette fête; presque toutes les personnes
de la cour que leur service retenait à Paris y assistaient.

J'étais restée assez longtemps malade; depuis quelques semaines je
n'étais pas allée dans le monde: aussi certaines nuances dans la manière
dont on m'accueillait, ainsi que M. de Lancry, me surprirent
sensiblement.

Les hommes lui rendaient ses saluts d'un air froid et distrait;
quelques femmes auxquelles il parla lui répondirent à peine. M. Lugarto
fut, au contraire, accueilli comme d'habitude; son visage rayonnait. Je
crus voir que les hommes lui jetaient des regards d'envie et que
plusieurs femmes me montraient avec dédain.

Les révélations de M. de Rochegune me vinrent à la pensée; je frissonnai
en songeant aux bruits ignominieux dont moi et Gontran nous étions
peut-être l'objet en ce moment, tant les apparences semblaient
accablantes...

Je me sentis défaillir; je dis à M. Lugarto d'une voix suppliante:

--Vous tenez notre destinée entre vos mains, monsieur, ayez pitié de
nous... sortons de ce jardin...

--Voici, madame, la duchesse de Berri. Gontran ne peut se dispenser
d'aller la saluer, ni vous non plus,--me dit M. Lugarto.

En effet, _Madame_ était venue à cette fête; elle entrait alors sous une
tente où l'on dansait.

Je repris un peu d'espoir. Lorsque j'avais été présentée à _Madame_,
après mon mariage, elle avait bien voulu m'accueillir avec cette grâce
touchante et cordiale qui n'appartenait qu'à elle.

--«C'est un trésor que mademoiselle de Maran; en vérité; vous êtes plus
heureux que vous ne le méritez, monsieur de Lancry,»--avait-elle dit à
Gontran d'un air moitié souriant, moitié sérieux.

Je pensais que _Madame_, en nous accueillant avec sa bonté accoutumée,
imposerait aux méchants propos du monde, et que, par habitude de cour,
toutes les personnes présentes modèleraient leur conduite envers nous
sur celle de _Madame_.

Je pris le bras de Gontran; nous nous approchâmes de S. A. R.

Mon cœur battait à se rompre.

En nous voyant venir, les personnes qui accompagnaient _Madame_
s'écartèrent de façon à laisser un assez grand espace vide entre nous et
la princesse.

Je vis avec frayeur la figure de _Madame_, d'une expression
ordinairement si bienveillante, se rembrunir tout à coup et devenir
hautaine et sévère.

Malgré son assurance, M. de Lancry tressaillit légèrement. A peine
avait-il salué _Madame_, que S. A. R., après avoir regardé mon mari avec
un mélange de dédain glacial et de fierté révoltée, comme si elle eût
été indignée que nous eussions osé nous présenter devant elle, nous
tourna le dos sans lui dire un mot.

M. de Lancry devint pâle de douleur et de rage. Il me fit tellement
pitié que j'eus la force de surmonter mes ressentiments. Je lui dis
d'une voix ferme:

--Mon ami, pardonnez à _Madame_. Elle, toujours si bonne, si généreuse,
aura été involontairement surprise par les calomnies du monde... Venez,
venez... Pas un mot de ceci à M. Lugarto; ne donnons pas ce nouveau
triomphe à sa méchanceté.

J'entraînai presque M. de Lancry.

Un grand nombre de personnes curieuses de voir _Madame_ l'avaient
suivie; nous pûmes cacher notre confusion dans la foule, et rejoindre M.
Lugarto et madame de Ksernika.

--Il me semble que madame la duchesse de Berri vous a parfaitement
accueillis,--dit M. Lugarto avec ironie à M. de Lancry.

--Oui... oui... fort bien,--dit Gontran en souriant d'un air contraint.

Je donnais le bras à Gontran; son cœur battait si vite, si
violemment, que j'en sentis les pulsations. Je vis qu'il se contenait à
peine.

--Je ne veux pas, mon cher, vous enlever plus longtemps à madame de
Ksernika,--dit M. Lugarto.

Je me pressai contre Gontran; il me dit à voix basse:--Un moment
encore... donnez-lui le bras... je vous en prie.

L'accent de sa voix me parut singulièrement altéré; il ajouta tout haut:

--Et moi, mon cher Lugarto, je ne veux pas vous enlever plus longtemps
non plus à madame de Lancry; nous nous entendons à merveille. Mais ne
devions-nous pas aller prendre des glaces chez Tortoni, ce soir?

--Sans doute,--répondit M. Lugarto. J'y pensais bien, mon cher, et je ne
vous aurais pas fait grâce de cette partie du _programme de notre
soirée_,--ajouta-t-il avec un sourire sardonique.

--Ni moi non plus, mon cher,--reprit Gontran.

J'étais désolée, je croyais cette malheureuse soirée terminée. Tout
Paris était à Tortoni; notre présence allait être une nouvelle occasion
de calomnies.

En regagnant notre voiture, M. Lugarto me dit à voix basse:

--Je n'ai pas été dupe de Lancry; la duchesse de Berri l'a reçu de la
manière la plus humiliante. J'ai vu cela aux figures rayonnantes des
personnes qui accompagnaient Son Altesse; car Gontran est aussi détesté
par les hommes que vous l'êtes par les femmes, tout cela grâce à vos
avantages naturels à tous deux. Vous le voyez bien, _la ville et la
cour_, comme on disait autrefois, croient que nous sommes ensemble du
dernier mieux... Vous n'avez donc plus maintenant à craindre pour votre
réputation... Laissez-moi donc vous aimer; vous verrez que je
parviendrai à me faire supporter... Déjà, ce soir, vous êtes mieux pour
moi... Tenez... je vous aime tant, que si vous le vouliez, vous pourriez
m'ôter tout pouvoir sur votre mari.

Je ne répondis rien; nous montâmes en voiture, nous arrivâmes à Tortoni.
A mon grand chagrin, Gontran nous conduisit dans un salon au premier.
J'y reconnus plusieurs personnes qui avaient vu avec quel dédain
_Madame_ avait accueilli mon mari. Ma confusion fut à son comble lorsque
je vis beaucoup de personnes nous regarder en souriant malignement.

--Enfin,--dit Gontran,--le moment est venu...

Ne sachant ce qu'il voulait dire, je le regardai. L'expression de son
visage me fit peur... Je me rappelle cette scène effrayante comme si j'y
assistais encore. Gontran était assis à côté de moi, il avait en face de
lui madame de Ksernika et M. Lugarto. M. de Lancry se leva tout à coup,
et dit à M. Lugarto d'une voix haute et vibrante de colère:

--Monsieur Lugarto, vous êtes un misérable!...

Celui-ci, stupéfait malgré son audace, ne sut que répondre. Plusieurs
hommes se levèrent vivement. Un profond silence régna dans le salon. Je
ne pus faire un mouvement... je croyais rêver. Gontran reprit:

--Monsieur Lugarto, vous osez attaquer dans le monde la réputation de
madame de Lancry et faire entendre que je suis un mari complaisant,
parce que je vous ai certaines obligations; je vous dis ici bien haut
que vous êtes un infâme imposteur! Madame de Lancry vous a toujours
méprisé comme vous le méritez, et vous avez indignement abusé de
l'intimité qui existait entre nous pour donner une apparence à vos
lâches calomnies.

La première, la seule idée qui me vint, fut que cet homme allait perdre
Gontran et révéler le funeste secret qu'il possédait.

--Mon Dieu! mon Dieu!--m'écriai-je en fondant en larmes:

Deux ou trois femmes de ma société, que je ne connaissais cependant que
de vue, vinrent auprès de moi et m'entourèrent avec la plus touchante
sollicitude, tandis que plusieurs hommes s'interposaient entre Gontran
et M. Lugarto.

Ce dernier, sa première stupeur passée, redoubla d'impudence; je
l'entendis répondre à M. de Lancry avec l'apparence d'une dignité
contrainte et offensée:

--Je ne comprends pas, monsieur, le motif de vos reproches; je déclare
ici hautement que personne ne respecte plus profondément que moi madame
de Lancry, et j'ignore complétement les calomnies auxquelles vous faites
allusion. Quant aux obligations que vous pourriez avoir envers moi, je
ne sache pas que j'en aie dit un mot à personne... Votre attaque est si
violente, monsieur, votre accusation tellement grave, et surtout si
imprévue, car nous venons de passer la soirée ensemble, que je ne puis
l'attribuer qu'à une imagination passagère que je déplore sans me
l'expliquer.

--Misérable fourbe!--s'écria Gontran, mis hors de lui par la fausse
modération et par l'infernale perfidie de la réponse de M. Lugarto.

--Toutes les personnes ici présentes,--dit ce dernier,--comprendront, je
l'espère, dans quelle position nous sommes vis-à-vis l'un de l'autre,
monsieur, et qu'il est des injures qu'on doit savoir tolérer.

--Et ceci, le tolérerez-vous?...--s'écria Gontran.

Et j'entendis le bruit d'un soufflet.

Il y eut un moment de tumulte, au-dessus duquel domina la voix de M.
Lugarto, qu'on entraînait, et qui s'écriait avec un accent de rage que
je n'oublierai jamais:

--Offense pour offense, monsieur, nous sommes quittes. Demain, tout
Paris saura comment je me venge!...


FIN DU TOME DEUXIÈME



MATHILDE

MÉMOIRES D'UNE JEUNE FEMME

PAR

EUGÈNE SÜE.

TOME TROISIÈME.

PARIS PAULIN, ÉDITEUR, RUE RICHELIEU, 60.

1845



CHAPITRE PREMIER.

UNE VISITE.


Je passai une nuit terrible.

A peine M. de Lancry m'eut-il ramenée chez moi, que je tombai dans une
crise nerveuse qui m'ôta toute connaissance.

Je ne me souviens pas de ce qui se passa pendant les longues heures
qu'elle dura. Elle cessa vers les quatre heures de l'après-midi.

Ma pauvre Blondeau était assise à mon chevet et pleurait
silencieusement. Je portai les mains à mon front comme pour rassembler
mes souvenirs. En me rappelant la scène de la veille, je ne doutai pas
qu'un duel n'eût eu lieu.

Hélas! c'était encore la moindre de mes terreurs. Lugarto pouvait
perdre Gontran. Peut-être cet homme avait-il parlé?

--Où est M. de Lancry?--m'écriai-je.

Blondeau me regarda avec une sorte de tendresse compatissante, et me
dit:

--M. le vicomte est sorti ce matin, madame; puis il est rentré et
ressorti encore.

--Et sans être blessé?--m'écriai-je.

Blondeau parut très-étonnée.

--Sans être blessé, madame... pas le moins du monde... S'il l'eût été,
il n'aurait pas pu se mettre... en route.

--En route... que dis-tu?

--M. le vicomte, en rentrant ce matin, a donné l'ordre de préparer son
nécessaire de voyage, une ou deux malles; et il est parti, emmenant son
nouveau valet de chambre, et en laissant cette lettre pour vous, madame.

--Parti!... parti... sans moi. Et les avertissements de M. de
Mortagne!--m'écriai-je.--Il y a là quelque chose de bien fatal...

J'ouvris en hâte la lettre de Gontran.

En quelques lignes il m'apprenait qu'à la suite de la scène de la
veille, une rencontre avait eu lieu entre lui et M. Lugarto, que ce
dernier était légèrement blessé. Mon mari se voyait obligé, me
disait-il, de faire une absence de quelques jours seulement pour
terminer l'affaire importante que je savais! il regrettait beaucoup de
me laisser seule, mais je devais comprendre combien étaient graves et
décisives les démarches qu'il allait tenter.

--Et par quelle barrière est sorti M. de Lancry? Quelle route a-t-il
prise?--demandai-je à Blondeau. Car, désirant obéir aux recommandations
expresses de M. de Mortagne de ne jamais me séparer de Gontran, je
voulais le rejoindre.

--Je n'en sais rien, madame.

--Il faut envoyer à l'instant à la poste aux chevaux savoir quelle route
M. de Lancry a suivie; grâce à ces mêmes renseignements, pris de relais
en relais, je pourrai peut-être l'atteindre. Nous allons partir... à
l'instant... Tu m'accompagneras...

--Partir, madame, dans l'état où vous êtes? mais c'est impossible.

--Je te dis qu'il le faut... Tu ne sais pas combien cela est important.

--Comment faire alors, madame, pour savoir où es allé M. le vicomte? il
n'est parti ni dans sa voiture, ni en poste: il a fait venir un fiacre,
et y est monté avec son valet de chambre.

--Mon Dieu!... mon Dieu!--m'écriai-je avec désespoir.

Je ne comprenais rien au brusque départ de Gontran, je redoutais quelque
perfidie de M. Lugarto.

J'envoyai Blondeau s'informer si ce dernier était à Paris; on lui
répondit qu'il y était, que sa blessure avait assez de gravité, et qu'il
ne pouvait pas sortir de quelques jours.

J'étais en proie à une mortelle inquiétude. Je frémissais en songeant
que M. de Mortagne avait pour ainsi dire prévu cette absence de Gontran,
puisqu'il m'avait expressément recommandé de ne pas quitter M. de
Lancry.

En vain Blondeau interrogea ceux de nos gens qui avaient assisté au
départ de mon mari, je ne pus recueillir le moindre renseignement.

Je passai la fin de la journée et la nuit suivante dans d'inexprimables
angoisses. Je ne pouvais comprendre comment M. Lugarto n'avait pas
exécuté sa menace de perdre Gontran; peut-être l'avait-il fait:
peut-être mon mari, parti précipitamment pour échapper aux suites de
cette révélation, n'avait pas voulu m'effrayer.

Je ne savais qui interroger pour être éclairée à ce sujet.

Je me décidai à aller, quoi qu'il m'en coûtât, chez mademoiselle de
Maran. Elle, plus que personne, devait m'instruire de ce que je voulais
savoir, car elle recueillait avec empressement les bruits odieux qui
nous concernaient.

Je me disposais à me rendre chez ma tante, lorsqu'on l'annonça.

En toute autre circonstance, cette visite m'eût été odieuse. Je
remerciai presque le ciel de m'envoyer mademoiselle de Maran.

Pourtant, lorsque je vis l'air ironique et satisfait de ma tante, je
regrettai le vœu que j'avais formé.

--Eh bien!... eh!...--me dit-elle--qu'est-ce qu'il y a donc? Du trouble
dans votre ménage, chère petite? dans ce modèle des jolis ménages
commodes et faciles? On parle de tragédies... qui, j'en suis sûre... ne
sont que des comédies... heureusement.

--Je ne sais pas ce que vous voulez dire, madame; à cette heure, je suis
horriblement inquiète de M. de Lancry, je ne l'ai pas revu depuis la
scène cruelle qui au moins aura fait tomber les calomnies dont M. de
Lancry et moi nous étions l'objet.

--Qu'est-ce que vous dites donc là, ma chère petite? vous croyez qu'elle
a été d'un bon effet, cette scène à Tortoni! Ah çà! est-ce que vous êtes
folle?

--Je crois, madame, que les honnêtes gens qui auront entendu M. de
Lancry prouver si nettement l'infamie de M. Lugarto, ne se feront plus
l'écho de bruits encore plus ridicules qu'ils ne sont odieux; si
personne à l'avenir ne nous défend, personne du moins ne nous attaquera.

--Laissez-moi donc tranquille avec vos preuves: il n'a rien prouvé du
tout, votre mari! est-ce qu'on a été dupe de cette comédie-là?

--Une comédie! madame, une comédie!

--Mais certainement; est-ce que M. Lugarto pouvait répondre autrement
qu'il a fait à l'apostrophe sauvage de Gontran?... Est-ce que devant
tout le monde il pouvait avouer que vous aviez eu des préférences pour
lui?... Ainsi, chère petite, vous avez la bonhomie de vous croire
blanche comme neige et votre mari aussi, parce que M. Lugarto aura
proclamé votre innocence à la face du lustre de Tortoni? Mais le simple
savoir-vivre l'obligeait à agir ainsi. Il faudrait être un vilain, un
croquant, pour se conduire autrement. Je ne suis pas suspecte, moi: je
trouve ce Lugarto bête comme une oie à l'endroit de sa titulature et de
_ses étoiles d'or en champ d'argent_; mais je dois avouer avec tout le
monde que, dans cette occasion-là, il s'est conduit avec toute sorte de
réserve, de mesure et une dignité non pareille... Est-ce que pour vos
beaux yeux il ne s'est pas laissé menacer, injurier, presque assommer
par votre mari, sans proférer une plainte, et au contraire en défendant
votre réputation? Allons donc!... Galaor et Orondate sont des monstres
de cynisme et de fatuité... auprès de ce pauvre Lugarto.

Je ne trouvais pas une parole à répondre à mademoiselle de Maran.
J'avais déjà une si triste expérience de la méchanceté du monde que je
ne doutai pas que la conduite de M. de Lancry et de M. Lugarto ne pût
être interprétée ainsi que le disait ma tante.

Je laissai retomber avec accablement ma tête sur ma poitrine.

Mademoiselle de Maran, fière de son triomphe, continua avec une joie
cruelle.

--Ce qu'il y a de pis pour Gontran, c'est que, par là-dessus, le Lugarto
s'est très-bien conduit dans le duel; il a été blessé, l'honneur est
satisfait, comme l'on dit; sans compter qu'à la rigueur ce bel
archimillionnaire aurait pu parfaitement refuser à Gontran de se battre
avec lui... vu que votre mari a, dit-on, l'inconvénient de lui devoir
énormément d'argent. Or, entre nous, c'est une drôle de manière de payer
ses dettes que de vous rembourser d'un bon coup d'épée... Mais, puisque
le Lugarto s'arrange de cette monnaie-là, tout est dit. Seulement cela
prouve qu'il vous aime d'une furieuse force... et même, depuis sa
blessure, il ne parle de vous qu'avec des roucoulements de fidèle berger
les plus touchante du monde; je vous en avertis.

--Ainsi, madame... depuis cette scène, moi et M. de Lancry... nous
sommes tombés encore un peu plus bas dans l'opinion du monde?--dis-je
avec un calme qui étonna mademoiselle de Maran;--et M. Lugarto inspire,
au contraire, le plus touchant intérêt?

--Vous parlez d'or, chère petite! Cela est ainsi, ni plus ni moins;
aussi vous m'en voyez tout émue, toute bouleversée. Je venais
dare-dare... vous avertir et vous dire, un peu tardivement peut-être
(mais mieux vaut se repentir tard que jamais), que j'étais désolée
d'avoir consenti à votre mariage avec Gontran. Qui est-ce qui se serait
jamais attendu à cela de lui? Savez-vous qu'après tout ce Mortagne, avec
son cerveau fêlé, ne manquait pas d'une certaine judiciaire au moins?
Mais on a eu beau faire et beau dire, il n'y a pas eu moyen de vous ôter
ce beau mari-là de la tête, pauvre petite! Eh! penser qu'après quatre
mois à peine de mariage, vous voilà déjà avec un mari méprisé, ruiné,
infidèle! Tenez... c'est à fendre le cœur! Je sais bien que vous me
répondrez à ça que la conduite de votre infidèle vous a donné le droit
d'user de représailles, et que ce Lugarto ne manque pas d'agréments,
malgré sa figure de cire jaune, ses épilepsies et sa manie de
tilulature; c'est égal, quand on me parle de votre goût pour lui, je me
révolte... je m'indigne...

--Vraiment, madame...

--Vraiment... mais comme vous prenez bien ce que je vous dis! ça n'a pas
l'air de vous émouvoir du tout!

--Non, madame... vous le voyez... je suis très-calme... je suis touchée
même du sentiment qui vous dicte les consolations que vous venez me
donner...

--Et vous avez bien raison d'en être touchée, mais je vous disais que,
lorsqu'on me parlait de votre goût pour ce Lugarto, je me révoltais, je
disais aux méchantes langues: Vous seriez furieusement interloqués, tous
tant que vous êtes, si vous saviez le pourquoi et le comment du goût du
cette petite vicomtesse de Lancry pour M. Lugarto... il y a dans cette
jeune femme-là, voyez-vous, une manière d'abnégation courageuse, dans le
goût des femmes héroïques de l'antiquité, quelque chose comme une
mixture de Portia et de la mère des Gracques... Mais c'est vrai ce que
je vous dis là... A vous voir à cette heure si calme, est-ce qu'on
pourrait seulement penser que votre mari vous rend la plus malheureuse
des femmes, et qu'à tort ou à raison votre réputation et la sienne sont
à jamais perdues? Ah çà, mais dites-moi donc, maintenant j'y pense... si
c'est à tort qu'on vous accuse, comme ça doit être affreux pour vous!

--Écoutez, madame,--dis-je à mademoiselle de Maran avec un sang-froid
qui la confondit,--vous êtes venue ici pour jouir de votre triomphe,
pour voir si vos prévisions s'étaient bien accomplies, si la jeune femme
était aussi malheureuse que la jeune fille, que l'enfant l'avait été...
n'est-ce pas, madame?

--Allez toujours, je vous répondrai plus tard... C'est étonnant comme
vous êtes perspicace.

--Eh bien! madame, je vais vous porter un bien terrible coup... Je vais
d'un seul coup me venger, me cruellement venger de tout le mal que vous
m'avez fait, de celui que vous avez voulu me faire.

--C'est étonnant... vous ne m'effrayez pas du tout, chère petite.

--Regardez-moi bien en face, madame; écoutez bien l'accent de ma voix,
remarquez bien l'expression de mes traits... vous si pénétrante, vous
verrez si je mens.

--Au fait... au fait,--dit mademoiselle de Maran avec aigreur.

--Eh bien! madame, j'aime Gontran autant que je l'ai jamais aimé...
entendez-vous?... Je l'aime avec passion, je l'aime plus encore
qu'autrefois, car il est malheureux... Cet amour-là, c'est ma force,
c'est mon courage, c'est ma consolation; grâce à cet amour, je suis déjà
sortie, meurtrie peut-être, mais souriante, des luttes les plus
cruelles... Grâce à cet amour, enfin, je défie l'avenir d'un front calme
et serein.

Il y avait un tel accent de vérité dans mes paroles; mon visage, ranimé
par la puissance de mes convictions, était sans doute si radieux que
mademoiselle de Maran, ne pouvant cacher sa rage, s'écria:

--C'est qu'elle est capable de dire vrai! C'est qu'il y a pourtant des
femmes assez imbéciles pour s'ensorceler ainsi d'un homme! Les vilaines
stupides, on les assommerait à coups de bûche, qu'elles s'écrieraient
encore avec toutes sortes de voluptés langoureuses, comme les
convulsionnaires du diacre Pâris:--_O douceur charmante!... ô
ravissement ineffable!_

Puis, revenant involontairement à ses habitudes d'autrefois,
mademoiselle de Maran me serra violemment le bras, en s'écriant:

--Mais vous êtes donc aveugle, sotte ou folle?

La colère de ma tante me fit du bien; mon amour pour Gontran était
compris; il pouvait, il devait me consoler de tout, puisque mademoiselle
de Maran était si furieuse de me le voir ressentir.

--C'est à vous faire enfermer,--répéta ma tante.

--Je l'aime, madame, je ne puis vous dire autre chose.

--Elle me fera perdre la tête avec ses devises de mirliton sur tous les
tons: Je l'aime!!! je l'aime!!! je l'aime!!! Belle réponse! Vous
l'aimez, mais il vous a ruinée, mais il doit des sommes énormes à ce
Lugarto; mais, du moment où celui-ci en exigera le payement, vous serez
réduite à la misère.

--Je partagerai cette misère avec Gontran, madame...

--Mais il est déshonoré aux yeux du monde.

--Il ne l'est pas aux miens.

--Mais il vous méprise, mais il vous a laissé compromettre par ce
Lugarto.

--Gontran est sûr de mon amour.

--Il en est si sûr qu'il ne vous aime pas.

--Mais je l'aime, moi, madame.

Je ne sais avec quel accent je prononçai ces derniers mots, mais
mademoiselle de Maran frappa du pied et s'écria avec emportement:

--Il faut que l'enfer s'en mêle: cet amour a tourné en folie; elle est
maintenant incurable.

--Oui... oh! oui... vous l'avez dit, mademoiselle, c'est une folie, une
sainte, une noble folie du moins que celle-là! Elle concentre toutes les
forces de mon esprit, toute la puissance de mon âme sur Gontran. Ce qui
n'est pas lui n'existe pas pour moi... vivre de sa vie, si dure, si
pénible, si humiliante qu'elle soit... c'est mon seul vœu: vous avez
raison, je suis folle. Qu'est-ce que la folie, sinon un sentiment
exagéré aux dépens de tous les autres? Eh bien! oui... je suis folle...
comme les folles j'ai de ces souvenirs chéris, adorés, enivrants, qui
viennent à chaque instant luire à mon esprit, me transporter dans un
monde idéal; ces souvenirs sont ceux des jours ineffables que j'ai
passés près de lui, alors que j'étais si fière d'être belle et jeune,
parce qu'il aimait ma jeunesse et ma beauté.

--Mais à cette heure il en est las et rassasié, de votre-beauté; quant à
votre jeunesse, bel avantage!... Vous n'en aurez que plus longtemps à
souffrir.

--Vous ne pouvez comprendre ces questions de jeunesse et de beauté,
madame; ou plutôt vous ne les comprenez que trop, c'est ce qui cause
votre rage; mais le ciel est juste... il veut que vous connaissiez les
tourments de l'envie... Il vous a réservé un terrible supplice, celui de
me voir, malgré tout et à tout jamais heureuse, et par celui qui, selon
vous, devait causer mes plus cruels chagrins! Voyez-vous, madame, demain
il me dirait: Va-t'en... je te hais... qu'il ne pourrait pas arracher de
mon cœur ce trésor de souvenirs adorés dont je vivrais un siècle...
Quelque méprisant, quelque impitoyable que soit Gontran, il ne pourra
pas faire que le passé n'ait pas été le passé, un passé éblouissant
comme un rêve de fée... un passé dans lequel je me réfugierai dès que le
présent deviendra sombre et obscur.

--Ah!... ah! qu'elle est donc surprenante et réjouissante avec son cher
petit passé!... Laissez-moi donc tranquille! Est-ce que ce n'est pas
pour votre argent qu'il vous a épousée? Vous auriez été laide et
méchante comme les sept péchés capitaux, qu'il vous aurait épousée tout
de même.

--Aussi, madame, jugez donc combien je me suis trouvée heureuse d'être à
la fois riche, belle et dévouée!--Mais c'est intolérable, mais c'est
l'acharnement dans la frénésie qu'un tel amour!--s'écria mademoiselle de
Maran hors d'elle-même.--Mais, enfin, un jour il mourra; il faudra bien
qu'il meure, ce cher et bel adoré! Comment vous consolerez-vous alors?
Ah!... ah!... ah!... je vous prends sans vert! répondez à cela!

--Dans ce monde, je prierai Dieu pour lui; dans l'autre, je le reverrai.
Madame, ma vie se passerait ainsi entre la prière et l'espérance...

Mademoiselle de Maran se leva brusquement et s'écria:

--Allons, c'est une gageure, un parti pris, un défi... dont je ne suis
pas dupe. Vous faites contre fortune bon cœur... vous êtes si
orgueilleuse!!... Vous crèveriez de désespoir et de rage... plutôt que
de pleurer devant moi!! C'est bien, ma mie, à votre aise. Vous êtes
heureuse, très-heureuse, superlativement heureuse, n'est-ce pas? Grand
bien vous fasse... Je me sentais disposée à être pitoyable pour vos
chagrins, mais je vous trouve d'un tempérament si robuste à l'endroit
des peines de cœur que je ne m'en occuperai plus... J'ai dû
charitablement vous prévenir de ce qu'on disait sur vous et sur votre
bel Alcindor; vous trouvez tout cela parfaitement simple et naturel:
rien de mieux. Seulement, maintenant n'attendez pas de moi que je vous
défende ou que je vous plaigne le moins du monde... Nous verrons où
cette belle obstination vous conduira...

Mademoiselle de Maran partit furieuse...

J'étais radieuse de ma fermeté et de l'espèce de révélation que je
devais à la visite de mademoiselle de Maran.

Peut-être sans la violence de ses attaques n'aurais-je pas vu aussi
clair dans mon cœur. Jamais je n'aurais osé me proposer les questions
qu'elle m'avait faites.

Il est des suppositions si douloureuses ou si horribles que par instinct
l'esprit ne s'y arrête pas; mais une fois qu'elles sont admises, une
fois qu'on les a résolues, on est presque heureux de les avoir
soulevées.

La visite de mademoiselle de Maran eut donc un effet contraire à celui
qu'elle attendait.

Cette discussion m'éclaira davantage encore sur la profondeur de mon
dévouement pour M. de Lancry.

Avant j'aurais pu douter de moi, alors je n'en doutais plus: j'avais
envisagé sans pâlir les plus terribles chances que cette affection pût
subir...

Hélas! je n'avais que trop besoin de cette puissante conviction pour
résister aux nouveaux coups qui me menaçaient.



CHAPITRE II.

LA ROUTE


Un nouveau chagrin vint m'accabler.

Ma pauvre Blondeau tomba malade. Mon médecin parut étonné de cette
indisposition presque subite; sans être grave, elle tenait cette
excellente femme dans un état de torpeur et de somnolence étranges.

Mon inquiétude au sujet de Gontran augmentait de plus en plus.

Je ne savais à qui me confier; j'envoyai chez madame de Richeville. Elle
était encore en Anjou; l'on ne savait pas l'époque de son retour.

M. de Mortagne n'avait pas reparu à Paris depuis le jour où il avait
adressé chez moi une lettre à M. de Rochegune.

Avec quelle amertume je regrettai Ursule, ma seule amie! J'aurais pu
sinon lui demander ses conseils, du moins lui dire mes angoisses.

Elle m'écrivait souvent des lettres remplies de mélancolie et de
tristesse. Elle n'était pas heureuse: non que son mari manquât de soins,
de prévenances pour elle; mais _il ne la comprenait pas_. Elle se
plaignait de la vie monotone qu'elle menait et regrettait notre enfance.

Depuis mon entrée dans le monde, je n'avais pas contracté une amitié de
femme; tout en reconnaissant les généreuses qualités de madame de
Richeville, malgré moi, j'éprouvais toujours un sentiment vague de
jalousie... Elle aussi avait aimé Gontran!

Je me trouvais donc complétement isolée; j'étais entourée de gens
récemment entrés à mon service; presque toute ma maison s'était
renouvelée; la plus ancienne de mes deux femmes y était à peine entrée
depuis six semaines. L'indisposition de Blondeau me privait de la seule
personne amie que j'eusse alors auprès de moi.

Depuis près de trois jours j'ignorais le sort de Gontran.

Vers les cinq heures du soir, Fritz, le valet de chambre qu'il avait
emmené, arriva dans un de ces cabriolets qu'on trouve aux postes, et
m'apporta une lettre de mon mari.

Je fus stupéfaite des nouvelles qu'il m'apprit.

Gontran était souffrant; il m'attendait près de Chantilly, dans une
maison où devait me conduire l'homme qu'il me dépêchait.

M. de Lancry désirait qu'aussitôt sa lettre reçue je partisse en poste
avec Blondeau et Fritz pour venir le rejoindre.

«Il est très-important pour moi,--ajoutait M. de Lancry,--qu'on ignore
encore à Paris que vous êtes venue me retrouver. Vous direz donc à vos
gens de répondre aux personnes qui viendraient vous demander, que vous
êtes partie pour aller passer quelques jours chez madame Sécherin. Vous
écrirez aussi dans ce sens à mademoiselle de Maran, à mon oncle de
Versac, et aussi à la princesse Ksernika. _Je vous en prie_, Mathilde,
quelque répugnance que vous ayez à écrire à cette dernière personne,
l'important est qu'il soit bien constaté dans le monde que vous vous
rendez auprès d'Ursule, et non pas auprès de moi. Je vous expliquerai
tout ce mystère, qui heureusement ne doit pas durer. Vous pouvez avoir
une confiance absolue dans Fritz, que je vous envoie; il vous conduira
près de Chantilly: c'est là que je vous attends, bonne et chère
Mathilde. Courage! j'espère que de beaux jours nous sont encore
réservés.»

Je l'avoue, ma joie de revoir Gontran l'emporta peut-être sur
l'inquiétude que me causait sa santé.

Je donnai les ordres nécessaires pour partir à l'instant. Quoiqu'il me
répugnât d'interroger un de mes gens, je demandai à Fritz si M. de
Lancry était tombé malade pendant son voyage ou à son retour.

--Je ne puis répondre à madame la vicomtesse à ce sujet,--me dit-il.--En
arrivant de Paris, M. le vicomte m'a laissé près de Chantilly, dans la
maison où il attend madame; il en est parti seul, il y a trois jours; il
y est revenu seul ce matin. M. le vicomte semblait fatigué, souffrant;
il m'a ordonné de prendre un cabriolet à la poste et de venir chercher
madame.

Une folle espérance me passa par le cœur. Je pensai un moment que
Gontran m'avait trompée en annonçant la ruine de notre maisonnette,
qu'il me ménageait une surprise, et que c'était dans cette retraite que
nous devions nous réfugier pour échapper aux méchants bruits du monde.

J'avais tant de religion pour cette adorable phase de ma vie passée,
que, par un scrupule exagéré, je ne voulus pas, pour ainsi dire,
profaner mon espoir et mes souvenirs chéris en faisant à Fritz la
moindre question à ce sujet.

Ainsi que Gontran me l'avait recommandé, j'écrivis à mademoiselle de
Maran, à M. de Versac et à madame de Ksernika que j'allais passer
quelques jours à la campagne chez Ursule; je donnai chez moi l'ordre de
répondre dans le même sens aux personnes qui pourraient venir me voir.

J'étais fâchée de ne pouvoir emmener Blondeau, mais je ne songeai pas
même à lui parler de mon départ; malgré son état maladif, elle eût voulu
m'accompagner.

J'allai la voir dans sa chambre. Elle me reconnut à peine. Ses traits ne
semblaient pas altérés. Elle ne paraissait pas souffrir; elle était
seulement absorbée dans un engourdissement profond.

A six heures, je partis de Paris.

Celle de mes femmes qui me suivait avec le valet de chambre de M. de
Lancry était une fille assez triste et dont la physionomie me déplaisait
sans que je susse pourquoi.

On était à la fin de juin, le ciel était sombre, l'air lourd, la chaleur
étouffante, un orage menaçait.

Malgré la longueur du jour, vers les sept heures et demie, au moment où
je changeais de chevaux à Écouen, la nuit était presque complétement
venue. Le tonnerre commença de gronder dans le lointain, quelques
éclairs sillonnèrent l'horizon. L'atmosphère devint encore plus pesante.

A ce relais, il s'éleva un débat puéril entre mon domestique et les
postillons qui m'avaient conduite. Je ne signale ce fait, en apparence
si peu important, que parce qu'il eut plus tard une grave conséquence.

On avait jusqu'alors payé les guides à quatre francs, je crois, car
j'avais recommandé la plus grande vitesse; je ne sais pourquoi, à ce
relais, Fritz voulut payer à trois francs seulement. Le postillon vint
réclamer à la portière; j'ordonnai de lui donner ce qu'il demandait, en
ajoutant qu'avant toute chose je voulais aller très-vite, car j'étais
très-pressée d'arriver.

Le maître de poste, qui assistait à cette légère discussion, recommanda
aux postillons la plus grande attention lorsqu'ils arriveraient à la
descente de Luzarches, car la route était presque entièrement dépavée en
cet endroit par suite des réparations qu'on y faisait. Des lanternes,
d'ailleurs, signalaient ce danger.

Nous partîmes d'Écouen.

L'obscurité redoubla; quelques larges gouttes de pluie commencèrent à
tomber. Je craignais que le bruit de la foudre n'effarouchât les
chevaux, qu'un accident imprévu ne retardât mon arrivée près de
Gontran.

Du reste, je contemplais avec un calme mélancolique ces signes
précurseurs de l'orage.

Hélas! ces grands phénomènes de la nature, si imposants, si terribles
qu'ils soient, sont bien moins effrayants que ces sourdes et lâches
méchancetés qui bourdonnent autour de nous. Il y a tant de majesté dans
cette commotion des éléments, que l'âme s'élève au-dessus de la peur et
ne songe qu'à religieusement admirer la magnificence de cette lutte.

Ces pensées me donnèrent de nouvelles forces, d'ailleurs j'allais
retrouver M. de Lancry; il n'était que souffrant, me disait-il; je
comptais sur mes soins, sur le repos, pour le guérir.

J'avais fini par me persuader qu'il m'attendait, soit dans notre
ancienne demeure, soit dans une nouvelle maison, et que nous devions
vivre ainsi quelque temps dans l'isolement.

Je regardais cet événement si désiré comme la récompense de mon
dévouement pour Gontran; je remerciai Dieu de m'avoir si bien inspirée.
J'avais une telle confiance dans la force de mes sentiments, que je ne
doutais plus du bonheur de mon mari, désormais livré à la seule
influence de mon amour.

Peu de temps avant que d'arriver à la descente de Luzarches, qu'on avait
signalée comme dangereux, ma voiture s'arrêta un moment au haut d'une
côte que nous venions de gravir, il fallait enrayer.

J'entendis d'abord dans le lointain le bruit du galop d'un cheval qui se
rapprochait de plus en plus. Je me penchai machinalement à la portière;
peu d'instants après, un cavalier, accourant à toute bride, s'écria
d'une voix haletante en s'adressant à Fritz:

--Vous êtes poursuivis; ils sont si pressés qu'ils ont doublé la poste
d'Écouen... Je n'ai pas un quart d'heure d'avance sur eux; ils montent
la côte; je vais là-bas prévenir que...

Je ne pus entendre le reste de sa phrase; il poursuivit sa route à bride
abattue...

Saisie d'effroi, ma première pensée fut qu'il s'agissait de M. Lugarto.

--Qui nous poursuit? Quel est cet homme?--m'écriai-je.

Fritz hésita un moment et me répondit:

--C'est un homme à qui M. le vicomte m'avait fait porter une lettre en
même temps que je venais chercher madame... Sans doute il agit d'après
les ordres qu'il a reçus de M. le vicomte, en accourant prévenir madame
qu'on nous poursuit.

--Mais qui nous poursuit? mon Dieu!

--Je ne saurais le dire à madame,--répondit Fritz d'un air inquiet, en
se baissant pour écouter.

En effet, pendant un de ces moments de profond silence qui coupent
parfois le fracas de l'orage, nous entendîmes le bruit encore éloigné
d'une voiture; malgré l'escarpement de la côte, elle s'approchait assez
vite...

--Les voilà... les voilà...--dit Fritz presque avec frayeur.

Tout me fut expliqué. Sans doute Gontran, dans la crainte que M. Lugarto
ne découvrît sa retraite ou ne fût instruit de mon départ, avait
ordonné à un homme sûr d'observer ses démarches. Cet homme avait vu
partir M. Lugarto, il allait prévenir M. de Lancry que sa retraite était
découverte, et m'avertissait en passant.

--Mon Dieu! que faire?... que faire?...--m'écriai-je.

Le bruit de la voiture se rapprochait de plus en plus.

Elle arriva au haut de la côte; n'ayant plus qu'à descendre, elle allait
nous rejoindre.

--Que madame la vicomtesse n'ait pas peur,--me dit tout à coup
Fritz.--J'ai un moyen... Postillon, attention à tes chevaux, et ventre à
terre sans enrayer, tu t'arrêteras après avoir passé l'endroit dépavé où
on a mis ces lanternes qu'on voit là-bas....

A peine Fritz avait-il parlé que la voiture partit avec une vitesse
effrayante.

Elle ne roulait pas, elle bondissait sur cette descente rapide.

Il fallut aux postillons une adresse merveilleuse pour traverser la
saine partie de la route, sorte d'étroit passage pratiqué à travers
d'énormes monceaux de pavés, et seulement éclairé par trois lanternes
posées sur des pieux.

Cet obstacle franchi, nous nous arrêtâmes.

Je regardai par le carreau du fond de la voiture. Fritz sauta de son
siége, courut aux lanternes et les éteignit.

Les postillons, tournant le dos à la partie de la route qu'ils venaient
de dépasser et que la voiture leur cachait, ne purent s'apercevoir de
l'action de Fritz.

Je compris son dessein.

La nuit était si noire que les personnes qui nous poursuivaient,
ignorant le danger, puisqu'elles n'avaient pas relayé à Écouen, devaient
arriver aveuglément sur cette masse de grès et s'y briser.

Nous avions descendu cette côte avec tant de rapidité, que l'autre
voiture apparaissait à peine à son sommet lorsque Fritz s'écria:

--Marche! postillon... Dix francs de guides si vous montez la route au
galop!

Malgré cette recommandation, les chevaux, essoufflés par cette course
désordonnée, gravirent lentement le rude versant qui succédait à la
descente.

Dans un état d'angoisse inexprimable, je regardais toujours à travers le
carreau du fond de la voiture.

Fritz resta sur le marchepied de son siége pour juger du résultat de sa
ruse.

La nuit continuait d'être si profonde qu'on ne distinguait pas la
voiture qui nous poursuivait; on ne voyait que deux points lumineux (ses
lanternes) qui approchaient, qui descendaient avec une effrayante
vitesse sur cette pente presque à pic.

A la lueur d'un éclair, je vis parfaitement une voiture attelée de deux
chevaux blancs... lancés avec impétuosité...

Puis tout retomba dans l'ombre...

Une idée terrible me vint: si les malheureux qui couraient à une perte
certaine n'étaient pas ceux qui nous poursuivaient!...

Machinalement je jetai mes deux mains en avant et je
m'écriai:--Arrêtez!!

Un nouvel éclair me montra la voiture, entraînée par son irrésistible
élan...

Elle était à peine à vingt pas de la masse de grès, sur laquelle elle
devait inévitablement se briser...

Que devins-je, mon Dieu! lorsque je crus reconnaître la forme
particulière d'une sorte de briskha appartenant à M. de Mortagne, et
dans lequel il était arrivé d'Italie chez ma tante le jour de la
signature de mon contrat de mariage! Gontran m'avait parlé souvent de la
construction commode quoique bizarre de cette voiture.

En voyant les deux points lumineux qui la signalaient disparaître tout à
coup... je poussai un cri déchirant, je mis ma main sur mes yeux...
comme si j'avais assisté à l'effroyable catastrophe que je redoutais.

A ce moment, nos chevaux, arrivant au haut de la côte que nous avions
gravie, trouvèrent un terrain plat et repartirent avec une nouvelle
impétuosité.

En vain j'appelai les postillons, le bruit étourdissant des roues
couvrait ma voix, ils ne m'entendirent pas; je me rejetai dans le fond
de la voiture avec désespoir...

Peu à peu, craignant de m'appesantir sur cette idée que M. de Mortagne
était peut-être victime d'un épouvantable accident, je voulus me
persuader, je me persuadai que je m'étais trompée.

D'ailleurs, il n'existait peut-être pas que cette seule voiture d'une
forme particulière; M. de Mortagne pouvait l'avoir vendue et M. Lugarto
l'avoir achetée; ainsi je calmai ou plutôt j'étourdis ma terreur... Je
m'efforçai de croire que ce dernier nous poursuivait et qu'une punition
toute providentielle frappait l'homme qui nous avait tant fait de mal.
Enfin j'allais voir Gontran. Cet espoir seul me rassurait; M. de Lancry,
prévenu par le messager qui nous avait dépassés, éclaircirait mes doutes
à ce sujet.

Après avoir couru une demi-heure environ sur la grande route, je
m'aperçus bientôt que nous quittions le pavé et que nous nous engagions
dans un chemin de traverse.

La nuit était si obscure que je ne pus voir si nous entrions ou non dans
la forêt.

Après avoir ainsi marché quelque temps, nous nous arrêtâmes tout à coup.
L'orage durait toujours.

Je vis une maison de triste apparence dont tous les volets étaient
fermés.

Fritz descendit du siége, frappa, la porte s'ouvrit...

Mon cœur battait à se rompre en songeant que j'allais revoir Gontran.

J'entrai vivement dans cette maison pendant que mes gens s'occupaient de
décharger la voiture.

Une femme âgée, que je ne connaissais pas, me pria d'entrer dans un
petit salon au rez-de-chaussée.

--Où est M. de Lancry?--m'écriai-je.

--M. le vicomte a laissé cette lettre pour madame...

--M. de Lancry n'est donc pas ici? mon Dieu!

--M. le vicomte ne doit revenir que demain soir, ainsi qu'il a dû sans
doute l'écrire à madame dans cette lettre.

Très-inquiète de l'absence de M. de Lancry, je pris la lettre que
m'offrait cette femme; j'y lus ces mots:

«Ne vous tourmentez pas, ma chère Mathilde, je pars à l'instant pour
profiter d'une très-heureuse circonstance qui me met à même de _tout
terminer_, et de pouvoir désormais ne penser qu'à votre bonheur.
Courage! ma tendre et généreuse amie, nos mauvais jours sont finis...
Attendez-moi, demain soir au plus tard je reviendrai; si la maison vous
plaît, nous y resterons jusqu'à ce que nous puissions aller nous établir
à votre château de Maran. Adieu! consolation, espoir de ma vie,
pardonnez-moi les chagrins que je vous ai causés, et aimez-moi un peu.»

Quoique ce nouveau départ me contrariât beaucoup, je m'y résignai sans
trop de chagrin, en songeant que le lendemain je reverrais M. de Lancry.
D'ailleurs quelle joie pour moi! Gontran réalisait mes secrètes
espérances, il me promenait de vivre seul avec moi dans cette retraite.

J'étais depuis quelque temps témoin d'événements si mystérieux que je ne
pouvais m'étonner de cette nouvelle et soudaine absence.

--N'est-il pas venu dans la soirée un homme à cheval apporter à M. de
Lancry des nouvelles très-pressées?--demandai-je à cette femme.

--Non, madame, je n'ai vu personne.

--Appelez Fritz à l'instant,--lui dis-je au comble de l'étonnement.

--M. le vicomte a donné ordre à Fritz de reconduire la voiture à
Chantilly avec les chevaux, madame, car il n'y a pas de place ici pour
la remiser; il est déjà parti, il n'est pas seulement entré dans la
maison.

--Comment! ce soir, un homme à cheval n'est pas arrivé de Paris?

--Non, madame.

Qu'était devenu ce messager? que voulait-il apprendre à M. de Lancry?

Je commençais à être inquiète de me trouver dans cette maison isolée,
avec des gens que je ne connaissais pas.

Je regrettais surtout de n'avoir pas Blondeau avec moi. Était-ce M.
Lugarto qui me poursuivait? En admettant cette hypothèse, j'étais à peu
près rassurée; sa voiture devait s'être brisée au milieu de la route, et
il ne pouvait continuer son chemin; mais si je m'étais trompée? mais si
à sa place M. de Mortagne...

Cette pensée était affreuse, je ne voulus pas m'y appesantir.

La femme qui m'avait reçue me demanda si je voulais qu'elle me servît à
souper. J'étais partie de Paris sans dîner... La fatigue m'accablait, je
me décidai à manger pour reprendre mes forces.

Cette femme sortit.

Le salon où je me trouvais était meublé avec élégance, tendu de rouge et
éclairé par de nombreuses bougies placées dans des candélabres dorés.

Je reconnus le goût de Gontran à certains détails; je n'osais croire
encore que pendant longtemps peut-être j'habiterais cette demeure avec
M. de Lancry.

Bientôt la femme qui m'avait ouvert m'apporta une petite table servie
avec recherche, en me disant que M. de Lancry avait lui-même commandé le
souper.

Je fus sensible à cette attention de Gontran, je renvoyai cette femme
pour être seule et songer librement aux événements de la journée.

Après avoir pris quelques cuillerées de potage, mangé un blanc de poulet
et bu deux ou trois verres d'eau rougie d'un peu de vin de Bordeaux, car
j'avais une soif ardente (on verra pourquoi j'insiste sur ces puérils
détails), je repoussai la table et je rapprochai mon fauteuil de la
cheminée, quoiqu'il n'y eût pas de feu dans l'âtre.

L'orage grondait toujours sourdement, un vent violent s'était élevé,
l'on entendait ses longs et tristes gémissements. Au bout de quelque
temps, je cédai à une violente fatigue morale et physique, mes paupières
s'appesantirent malgré moi; ne voulant pas encore céder au sommeil, je
me levai brusquement, je fis quelques pas, et je m'approchai par hasard
d'une porte qui devait communiquer dans une pièce voisine.

Fut-ce le vent ou un effet de mon imagination, il me sembla entendre un
profond et douloureux soupir derrière cette porte.

Je me reculai vivement, j'eus peur.

Il me vint un vague pressentiment de quelque malheur.

Je vis un cordon de sonnette à l'un des côtés de la cheminée; j'y
courus, je l'agitai violemment...

Personne ne vint.

Je sonnai de nouveau et plus fort... personne ne vint.

Une troisième épreuve fut aussi vaine.

Épouvantée du silence de mort qui régnait dans cette maison, je me jetai
dans un fauteuil, en cachant ma figure dans mes mains.

Alors il me parut qu'un engourdissement invincible me clouait à ma
place, je sentais mes jambes alourdies, je crus qu'un sommeil
irrésistible me gagnait.

Craignant de m'endormir, voulant absolument trouver ma femme de chambre,
ou la personne qui m'avait servie, je surmontai ma frayeur, je pris une
bougie sur la table et je m'avançai résolument vers la porte qui donnait
sur l'antichambre.

Je mettais la main au bouton de la serrure lorsque je le sentis remuer
avec un bruit sec et redoublé.

On fermait du dehors la porte à deux tours.

Dans ma subite épouvante, je secouai cette porte: impossible de
l'ouvrir...

Frappée de stupeur, commençant alors à entrevoir vaguement les plus
horribles machinations, j'allai à la fenêtre; je l'ouvris, les volets
étaient aussi barrés en dehors...

Éperdue, je courus à la porte derrière laquelle j'avais cru entendre un
gémissement.

A cette porte apparut M. Lugarto.



CHAPITRE III.

RÉVÉLATIONS.


M. Lugarto était très-pâle; sa figure avait une expression d'infernale
méchanceté que je ne lui avais pas encore vue.

--Ceux qui habitent cette maison me sont dévoués. Toutes ses issues sont
fermées; il n'y a pas de puissance humaine qui puisse avant demain vous
enlever d'ici.

Tels furent les premiers mots de cet homme.

Frappée de stupeur, je le regardais d'un air égaré sans pouvoir lui
répondre.

Tout à coup, me réfugiant auprès d'une des fenêtres, je m'écriai:

--Ne m'approchez pas!... ne m'approchez pas!...

Il haussa les épaules, s'assit dans un fauteuil, et me dit:

--Causons... J'ai beaucoup de choses à vous apprendre.--Il tira de sa
poche un portefeuille, qu'il posa sur une table.--Asseyez-vous
donc,--ajouta-t-il,--car ce sera long, et vous devez être fatiguée.

--Seigneur, mon Dieu! ayez pitié de moi!--m'écriai-je en tombant à
genoux sur un fauteuil, et j'adressai au ciel une prière fervente.

M. Lugarto feuilleta son portefeuille, y prit quelques papiers, et me
dit en me les montrant:

--Voici qui va bien vous étonner... Mais procédons par ordre.

Encouragée par la pieuse invocation que je venais d'adresser à Dieu, je
me relevai, je restai debout, je jetai un regard assuré sur M. Lugarto,
et je lui dis:

--Il y a un Dieu au ciel et j'ai des amis sur cette terre.

--Sans doute; moi d'abord... Mais... si vous comptez aussi sur M. de
Mortagne, vous avez tort; sa voiture s'est brisée à la descente de
Luzarches. Il est resté sur la place, à demi mort.

--Il était donc vrai!... cette voiture qui nous poursuivait...

--C'était la sienne... Oh! Fritz est un homme précieux... Je savais bien
ce que je faisais en ordonnant à votre mari de le prendre...

Un moment atterrée par cette fatale nouvelle, je repris bientôt espoir
en pensant que M. Lugarto ne pouvait être instruit du sort de M. de
Mortagne.

--Vous mentez, monsieur,--m'écriai-je.--En admettant ce funeste
événement, vous n'avez pu avoir aucun détail sur l'état de M. de
Mortagne; Fritz ne m'a pas quittée.

--Aussi n'est-ce pas Fritz, mais un des deux hommes à qui j'avais donné
l'ordre de suivre votre voiture à une assez grande distance depuis votre
départ de Paris, qui m'a appris cette bonne nouvelle... Sans être
militaire comme ce cher Lancry, je sais l'utilité des arrière-gardes.
Voyez si cela m'a servi!... S'apercevant que M. de Mortagne tâchait de
vous atteindre, un de ces deux hommes est venu à fond de train prévenir
Fritz, et moi ensuite; l'autre _suivant_ est resté à quelque distance de
la voiture de M. de Mortagne pour l'observer; témoin de la culbute de
votre sauveur à la descente de Luzarches, il l'a vu retirer à moitié
mort de son brishka; et mon fidèle serviteur est arrivé ici un quart
d'heure après vous, laissant son cheval à quelque distance, pour ne pas
éveiller vos soupçons... En un mot, la preuve que vous n'avez pas plus à
espérer la présence de M. de Mortagne que je n'ai, moi, à la redouter,
c'est que vous me voyez ici fort paisible, et prenant, comme on dit, mes
coudées franches.

Ce que me disait M. Lugarto était malheureusement si probable, que je ne
pus conserver aucune espérance; je gémis en songeant à la fatalité qui
me privait du secours que la Providence m'envoyait.

--Oh! c'est un rusé jouteur que M. de Mortagne,--reprit M. Lugarto,--lui
et ce Rochegune, que l'enfer confonde, se sont attachés à mes pas depuis
deux mois; cachés dans l'ombre, ils ont déjà fait échouer deux ou trois
projets qui vous concernaient, ma toute belle ennemie! ils ont corrompu
des gens à moi que je croyais incorruptibles. Heureusement Fritz, il y a
quelque temps, a déjà presque assommé ce Rochegune, lorsque celui-ci
venait faire le pied de grue à la grille de votre jardin pour avoir des
nouvelles de votre chère santé, pendant votre maladie.

--C'était!... lui!... mon Dieu! M. de Rochegune, c'était lui!... Un
assassinat!...

--Allons donc! pour qui me prenez-vous? Une simple rixe... un bon coup
de bâton sur la tête, rien de plus... Rochegune s'est bien donné garde
d'ébruiter cette affaire. Ce vertueux et philanthrope jeune homme
savait, et moi aussi, qu'en portant sa plainte, il lui aurait fallu
expliquer comment et pourquoi il venait chaque soir se mettre en faction
à la grille de votre jardin... Cela pouvait vous compromettre; il devait
se taire. J'y avais bien compté.

--Aussi lâche que traître et cruel!--dis-je en joignant les mains avec
horreur.

--Lâche, non; _nerveux_, oui. Que voulez-vous? j'ai la faiblesse de
tenir essentiellement à la vie.--C'est tout simple... je vous aime... et
vous me faites chérir l'existence... A propos de cela... je dois vous
paraître un adorateur joliment novice ou joliment froid... J'ai en mon
pouvoir une femme charmante, la plus adorable femme de Paris, sans
contredit, et je lui raconte tranquillement mes bons tours, au lieu de
lui parler de ma flamme. Mais ne vous impatientez pas, je vais vous
expliquer cette conduite qui vous semble peut-être un peu trop
respectueuse... Vous voyez cette pendule, n'est-ce pas? Elle marque onze
heures et demie... Eh bien!... avant minuit, vous serez endormie d'un
sommeil profond, invincible... à minuit donc, vous serez en ma
puissance... Tout à l'heure, en soupant, vous avez pris un narcotique
infaillible, déjà même vous avez dû ressentir quelques symptômes
d'accablement... maintenant, en attendant l'heure du berger... causons.

Je poussai un cri terrible... je me rappelai en effet l'espèce
d'engourdissement passager qu'un moment auparavant j'avais attribué au
sommeil et à la fatigue.

--Ayez pitié de moi...--m'écriai-je en tombant à genoux.--Cela est
horrible... Que vous ai-je fait? mon Dieu! grâce... grâce...

M. Lugarto se mit à rire aux éclats et me dit:

--Mais, madame, qu'avez-vous? que voulez-vous? que me reprochez-vous? En
vérité... c'est incroyable... Je suis là, bien tranquille dans mon
fauteuil, très-loin de vous, vous contemplant avec le plus profond
respect, et, à vous voir ainsi suppliante, effarouchée, on dirait que je
me conduis en Tarquin... Allons donc! belle Lucrèce, vous n'êtes pas
juste... Savez-vous au moins que, si j'étais fat, je croirais que vous
me reprochez ma réserve... pour provoquer mon audace...

J'interrogeai pour ainsi dire mes sensations avec une terrible anxiété;
je portai mes mains à mon front: il était brûlant; ma tête me sembla
pesante, mes paupières étaient alourdies.

A chacune de ces fatales découvertes je frissonnais d'épouvante; j'étais
à genoux, je voulus me relever: je sentis mes genoux fléchir sous moi.

--Mais cela n'est pas du sommeil!--m'écriai-je désespérée. Non, c'est
une agonie... une vivante agonie... Mais c'est affreux! Oh! mon Dieu!
mon Dieu! Est-ce une illusion?... Mais, encore une fois... non... non...
Je sens mes forces faiblir... un nuage s'étend devant mes yeux... Dieu
du ciel! Dieu vengeur! ne viendrez-vous donc pas à mon secours?...

Hélas! soit que mon imagination, frappée par le révélation de M.
Lugarto, hâtât les effets du narcotique que j'avais pris, soit qu'il
agît naturellement, j'éprouvais une sorte de langueur, d'accablement
invincibles... Malgré moi je tombai assise dans un fauteuil, auprès de
la table où avait été servi ce funeste souper.

J'étais agitée d'un tremblement convulsif, je pouvais à peine parler;
dans ma terreur, je faisais en vain à ce monstre des gestes suppliants.

--J'étais bien sûr de l'effet de mon breuvage...--reprit-il,--je l'ai
déjà essayé plusieurs fois. Bon, vous voilà assise, bientôt vous serez
incapable de faire aucun mouvement... mais vous pouvez encore entendre
pendant quelque temps... écoutez-moi donc, cela vous distraira.

J'entendais en effet, mais déjà vaguement.

Il me semblait être le jouet de quelque rêve horrible: j'avais les yeux
fixes. Cet homme me paraissait alors presque doué d'une puissance
surnaturelle.

Pendant un moment il garda le silence, il cherchait quelques papiers.

Le vent redoublait de violence en s'engouffrant par la cheminée. Je
sentais une torpeur croissante envahir peu à peu toutes mes facultés;
par deux fois je voulus me lever, appeler du secours: les forces, la
voix me manquaient.

--Je vous dis que c'est inutile,--dit Lugarto, en haussant les
épaules;--mais écoutez-moi... vous allez connaître votre bien-aimé
Gontran et savoir le sujet de mon aversion pour lui... Il y a deux
ans... à Paris, j'avais découvert, dans la position la plus humble, une
perle de grâce, un trésor de beauté, un cœur noble, un esprit
enchanteur, une jeune fille adorable en un mot; je ne m'étais pas fait
connaître à elle pour ce que j'étais. Cette jeune fille m'aima, mais
elle ne voulut en rien faillir à ses devoirs... Irrité par la
contradiction, j'en devins si éperdûment épris, je la trouvai si belle,
si bonne, si ingénue, que j'aurais fait la folie de l'épouser, car
c'était une de ces vertus qui malgré leurs rigueurs attirent au lieu de
repousser. L'enfer me fit rencontrer de Lancry; je me liai avec lui, je
lui confiai mon amour, mes projets: je le présentai à cette jeune fille
comme un ami le plus intime. Un mois après cette présentation, j'étais
évincé, supplanté auprès d'elle; il avait révélé mon nom, calomnié mes
intentions, séduit cette enfant jusque-là si pure... La malheureuse
s'est suicidée en se voyant plus tard abandonnée par Lancry... Voilà ce
qu'il m'a fait... votre mari... il a flétri, souillé, tué le seul
véritable amour que j'eusse peut-être éprouvé de ma vie! Il a du même
coup et à jamais ulcéré mon cœur et mon orgueil en m'enlevant si
dédaigneusement une conquête que j'aurais achetée au prix de ma main...
c'est là ce que je ne lui pardonnerai jamais. Tenez, vous ne savez pas
ce qu'il m'a fait souffrir, cet homme.

M. Lugarto me parut sortir de son ironie glaciale, en prononçant ces
derniers mots avec un accent profondément ému.

--Vous avez au moins connu un sentiment généreux et
pur,--m'écriai-je.--Au nom de ce sentiment, de ce souvenir cruel mais
sacré, ayez pitié de moi... je le sens, mes forces m'abandonnent...

M. Lugarto répondit par un éclat de rire...

--Que vous êtes enfant... C'est tout simple... je vous fais prendre un
narcotique, c'est pour qu'il agisse. Votre somnolence va augmenter ainsi
jusqu'à ce que vous soyez tout à fait endormie. Pour en revenir à
Lancry, si j'ai oublié la jeune fille, il m'est resté au cœur la rage
d'avoir été sacrifié à Gontran, la soif de la vengeance. Si j'avais eu
le courage de me battre avec Lancry, il me semble que je l'aurais tué,
tant je le haïssais: mais je vous l'ai dit... je suis _nerveux_, j'ai
attendu... Et puis la vengeance _se mange très-bien froide_, comme on
dit vulgairement... D'ailleurs, je ne sais quelle voix mystérieuse
m'avertissait que tôt ou tard Gontran ne pourrait m'échapper. L'an
passé, j'étais à Londres, il y vint; il apportait les derniers débris de
sa fortune; il voulait jeter un certain éclat factice pour amorcer et
épouser quelque riche héritière... J'allai franchement à lui; je
commençai par rire du bon tour qu'il m'avait joué en m'enlevant cette
jeune fille; il en rit aussi, fut ravi de voir que je prenais si bien
les choses: nous redevînmes intimes... Son mariage n'avançait pas;
j'avais répandu le bruit de sa ruine, de ses desseins intéressés,
ajoutant qu'il se moquait par avance des héritières qu'il s'attendait à
prendre dans ses filets conjugaux. L'orgueil aristocratique des jeunes
miss des trois royaumes se révolta contre les secrètes prétentions de
cet insolent Français que j'avais dévoilées.

Enfin, malgré son beau nom, son esprit, sa charmante figure, avantages
que j'abhorrais, ce cher Lancry ne put seulement parvenir à épouser
quelque obscure héritière de la Cité... Mais, je le vois, le sommeil
vous gagne de plus en plus,--ajouta M. Lugarto,--il n'atteint pas encore
votre intelligence; c'est jusqu'à présent un engourdissement tout
physique. Je continue, car je vois à l'expression de votre figure que
vous m'entendez très-bien. Lancry avait donc épuisé ses dernières
ressources en faisant cette chasse aux héritières... Son oncle, le duc
de Versac, ne voulant plus lui donner un liard, votre cher Gontran
allait être réduit aux expédients, lorsque le démon l'inspira. Il
m'emprunta de l'argent pour la première fois; de ce jour il était à moi.
Je lui prêtai mille louis si facilement, il savait ma fortune si énorme,
qu'il accepta sans scrupule, et qu'il revint à la charge. J'allai
au-devant de ses désirs par un nouveau prêt plus considérable. La tête
lui tourna, il me prit pour une vache à lait.

Dans son intérêt, je lui conseillai charitablement d'étaler de nouveau
un grand luxe. On l'avait cru ruiné, on le verrait splendide; il
annoncerait un héritage tout frais, et ne pourrait cette fois manquer
d'accrocher quelque riche mariage. Quant à la dépense, j'étais là,
j'avais trois ou quatre millions de revenus; une fois richement marié,
il me rembourserait. C'était une sorte d'entreprise pour laquelle je lui
prêtais des fonds; je ne les lui réclamerais qu'après la réalisation des
bénéfices. J'ai l'air d'un sot, n'est-ce pas? car après tout, Lancry
pouvait ne pas trouver à se marier, et je pouvais en être, moi, pour mon
argent, quoiqu'il m'eût fait plus tard des obligations que j'ai là...
Mais, pour la réussite de certain projet assez adroitement combiné, il
me fallait lui inspirer une confiance aveugle dans ma générosité et dans
mon amitié... Vous allez voir que je plaçai bien mon argent. Toutes les
fois que je lui avais prêté quelque somme considérable, je lui avais
donné un simple bon signé de moi sur mon banquier: remarquez bien
ceci.--Un jour, je quittai brusquement Londres sans en prévenir Lancry
et sans lui faire dire où j'allais. Je le savais alors sans argent. Je
lui détachai un certain juif fort madré qui, sur sa signature, lui
proposa une trentaine de mille livres. Lancry, comptant sur moi pour
rembourser, signa. J'étais à Brighton, d'où je le surveillais... Mon
projet était mûr... L'or est une baguette magique. Quelque temps après
son emprunt, je fis sérieusement proposer à Lancry une héritière de plus
de cinquante mille écus de rente. Je connaissais les parents de cette
jeune fille; ils avaient en moi toute confiance. J avais garanti sur ma
propre fortune que Lancry apportait en dot plus de deux millions;
seulement, j'engageai les parents à ne traiter la question d'argent qu'à
mon retour. Par habitude, Lancry se donnait toujours effrontément pour
millionnaire; il vit la jeune fille, on l'accueillit, et l'on convint
d'un jour pour régler les affaires d'intérêt. Lorsqu'on en fut là,
j'écrivis à Lancry de Brighton: sa réponse fut une demande de deux mille
louis pour payer le juif, car l'échéance approchait; il y avait prise de
corps; le créancier était impitoyable. Or, au moment de faire un mariage
de cinquante mille écus de rentes, il eût été atroce pour Lancry d'être
incarcéré, de voir ainsi avorter une si belle espérance.

La veille du jour du payement arrive, j'avais tout calculé, l'anxiété de
Lancry était horrible; mais, ô miracle du ciel! manne bienfaisante!
j'adressai à Gontran par la poste, mais sans lettre d'envoi, remarquez
bien encore ceci, un bon de deux mille louis de moi, payable à vue sur
mon banquier, et ne renfermant que ces mots comme d'habitude: _Bon pour
deux mille livres sterling.--Brighton,--Comte de Lugarto._--J'écrivais
seulement un mot à Lancry pour lui dire que je quittais Brighton, et que
je lui ferais plus tard savoir où je serais. Je m'étais arrangé de
manière à ce que le bon arrivât le soir par la poste. J'avais donné à
Lancry un valet de chambre de ma main. Lancry met le bon dans un tiroir
et sort sans ôter la clef, car il ne brille pas par l'ordre, votre
tendre époux; le domestique prend le bon, selon mes ordres, et me le
renvoie. Le lendemain Lancry cherche son bon... rien... il questionne
son valet de chambre... rien. Celui-ci joue son rôle à merveille; il ne
sait pas ce que son maître lui demande... Le juif arrive, veut son
argent à toutes forces, menace de s'adresser à la famille de la fiancée
et de faire ainsi manquer le mariage.

Lancry, aux abois, se voit au moment de perdre son héritière, faute de
ce maudit bon; il éclate, il tempête; dans sa colère, il instruit son
valet, dans lequel d'ailleurs il avait toute confiance, de l'atroce
embarras où il se trouve. Mon drôle alors, suivant de point en point mes
instructions, fait à son maître le raisonnement suivant, après mainte
hésitation. «M. le comte de Lugarto a envoyé à M. le vicomte un bon de
deux mille louis; il veut donc lui prêter deux mille louis; maintenant
M. le vicomte a égaré le bon. Où serait le mal si M. le vicomte
fabriquait un autre bon?--Misérable!... un faux?--Mais puisque M. de
Lugarto a envoyé un bon à M. le vicomte, et que ce bon s'est perdu...
c'est toujours la même chose. A qui cela fait-il du tort qu'on en fasse
un autre?»

Votre cher Gontran, après quelques scrupules de conscience, se rendit à
cette belle rhétorique de faussaire; une heure après, il présentait à
mon banquier un faux bon de moi... Mais ceci vous réveille...--ajouta M.
Lugarto en voyant que je me relevais par un effort presque désespéré.

--Vous mentez... vous mentez,--m'écriai-je d'une voix
affaiblie,--Gontran est incapable d'une telle infamie...

Presque épuisée par ce mouvement, je retombai dans mon fauteuil.

De ce moment j'éprouvai une sorte d'hallucination étrange à mesure que
M. Lugarto parlait; il me sembla voir son récit en action, les
personnages qu'il évoquait apparaissaient et disparaissaient à ma vue,
comme dans un rêve, avec la rapidité de la pensée.

--Je mens si peu en accusant Lancry d'être un faussaire,--reprit M.
Lugarto, en me montrant un papier,--que le _faux_, le voilà. Je reprends
mon récit... J'en ai au plus pour les dix minutes de connaissance qui
vous restent. Depuis quelques jours mon banquier était confidentiellement
prévenu par moi, et sous le sceau du plus profond secret, que Lancry,
abusant de mon amitié, pourrait lui présenter de faux bons de moi, mais
par égard pour le nom que portait ce misérable,--disais-je,--je priai
mon dit banquier de payer sans faire d'éclat, seulement de garder le bon
et de bien constater le crime de M. de Lancry, me réservant de faire des
poursuites si cet indigne ami ne s'amendait pas plus tard.

Ce qui fut dit fut fait; des témoins dont l'autorité était irrécusable,
mais dont la discrétion était sûre, virent Lancry apporter le billet et
en empocher l'argent. Les témoins signèrent avec mon banquier un
procès-verbal que voici, et dans lequel j'ai fait toutes réserves pour
l'avenir. Vous le voyez, je n'ai qu'à dire un mot pour faire condamner
votre mari comme faussaire, car on obtiendra facilement son extradition.

Je cachai ma tête dans mes mains avec horreur.

--Ceci vous explique le secret de ma domination sur Lancry et sur
beaucoup de personnes. J'ai une espèce de police à moi; je la mets à la
piste de toutes les personnes sur lesquelles je veux agir, et c'est bien
le diable si je ne découvre quelque tendre erreur ou quelque sordide
action qui me les livre pieds et poings liés. Vous avez vu une preuve de
ce savoir-faire dans ma domination sur la princesse de Ksernika et la
duchesse de Richeville... Pour en revenir à Gontran, quoique le juif aux
30,000 fr. eût été payé, son mariage avec la riche héritière ne se fit
pas. Je retirai ma garantie sans m'expliquer. Lancry, mis en demeure de
justifier de la fortune qu'il prétendait avoir, ne put rien prouver;
bien entendu on lui tourna le dos, et il retomba pauvre comme Job,
ayant pour tout bien plus de deux cent mille francs qu'il me devait.
C'était cher; mais son âme m'appartenait, comme aurait dit Satan...
Lorsque Lancry s'est vu ainsi en mon pouvoir, il a jeté feu et flamme;
mais que faire? se résigner, sous peine de la marque...

Ce fut alors qu'il reçut une lettre de son oncle qui vous proposait en
mariage. Cela me ravit; ma vengeance allait se doubler, j'allais
disposer de deux existences au lieu d'une... Pour faire réussir ce beau
projet conçu par mademoiselle de Maran et M. de Versac, je prêtai une
centaine de mille francs à Lancry en avance d'hoirie sur votre dot, pour
faire face aux dépenses imprévues et lui permettre de ne pas manquer
cette belle affaire.

Le mariage se conclut. J'étais malade à Londres, sans cela je serais
venu assister à la noce comme premier garçon d'honneur. Une fois
rétabli, j'écrivis à Lancry qui savourait sa lune de miel à Chantilly...
Je lui ordonnai de revenir à Paris sur l'heure. Il vous ramena; je vous
vis, je vous aimai, et je me mis dans la tête de vous posséder... Or, ce
que je veux... je le veux bien. Je déclarai à votre mari que je vous
ferais la cour, il s'y résigna en enrageant... Pourtant il comptait sur
votre vertu et il avait raison... aussi m'avez-vous mis dans la
nécessité de recourir, comme on dit, aux grands moyens. Vous savez le
reste... jusqu'à la scène de l'autre jour à Tortoni... Sa mauvaise tête
l'a emporté; exaspéré par le méprisant accueil de _Madame_, il a fait
cette sortie, cette bravade ridicule à Tortoni... A deux heures du
matin, il était chez moi, à genoux, pleurant, sanglotant, suppliant,
demandant grâce pour vous et pour lui... Il rabâchait des galères... je
me suis encore laissé attendrir, à ces conditions: 1º Il fallait un
duel, et j'étais trop _nerveux_ pour en accepter un sérieux. Il serait
donc convenu que nous ferions _censés_ nous être battus seulement avec
des soldats pour témoins; je serais encore _censé_ avoir reçu un coup
d'épée peu dangereux; je me chargeais d'accréditer ce bruit; ce qui
s'est fait, et je passe _pour un crâne_... 2º Lancry devait
immédiatement partir pour Londres, où il est à cette heure. Avant son
départ, sans que j'aie voulu lui dire dans quel but, je l'obligeai à
vous écrire sous ma dictée la première lettre que vous avez reçue à
Paris et qui vous a décidée à venir ici. Les autres lettres sont de moi,
bien entendu, car votre mari n'est pas le seul qui sache contrefaire les
écritures et faire des faux.

Je n'ai rien oublié, je crois... non... Maintenant qu'il vous reste
encore un peu de connaissance, envisagez bien les conséquences de votre
position; depuis deux mois, le monde est persuadé que nous sommes
ensemble du dernier mieux... Si l'on en pouvait douter, qu'on juge sur
les faits... Vous êtes venue ici volontairement; vous avez voulu cacher
ce voyage à votre tante, à M. de Versac, à madame de Ksernika, puisque
vous leur avez écrit que vous alliez chez madame Sécherin à la campagne;
on croit que votre mari m'a blessé en duel, on pensera que vous êtes
accourue ici aussitôt après son départ pour me consoler dans mes
souffrances: comment le nierez-vous? où seront vos preuves? Mes fausses
lettres, direz-vous; mais tout à l'heure, quand vous allez être
endormie, je vous prendrai ces lettres et je les brûlerai.

Invoquerez-vous le témoignage de vos gens? D'abord ils me sont dévoués;
et puis ils diront, ce qui est vrai, qu'ils ont agi d'après vos ordres,
car vous seule avez ordonné le départ. Ce n'est pas tout; pour comble
d'horreur... un de vos parents, un homme respectable, apprenant sans
doute votre infâme conduite, se met à votre poursuite pour vous empêcher
de vous perdre... Votre passion vous aveugle tellement, que de
complicité avec un laquais vous faites tomber ce vertueux poursuivant
dans un piége abominable où il aura peut-être perdu la vie... Eh bien!
que dites-vous? Je défie l'avocat le plus habile de contredire tout
ceci... de vous empêcher d'être écrasée sous les apparences... sous le
dernier et éclatant scandale: car je me suis arrangé de façon à ce que
l'on sache bien que vous n'avez pas été du tout chez madame Sécherin, et
que vous êtes venue ici me faire vos tendres et tristes adieux. Demain
matin... (votre sommeil va durer au moins huit ou dix heures) je pars
pour l'Italie, je vous laisse vous réveiller tout à votre aise et écrire
à Gontran, poste restante, à Londres, de revenir vous consoler si ça
l'amuse... J'emporterai toujours avec moi... ce précieux _faux_... ce
fil infernal au bout duquel je tiendrai constamment l'âme de Gontran et
la vôtre. Quant aux cent mille écus que votre mari me doit environ... et
dont voici les titres, demain matin, après mon départ, vous les
trouverez à vos pieds, déchirés en morceaux, car je suis galant homme et
généreux.

Cette dernière infamie ranima le peu de force et de volonté qui existât
encore en moi...

M. Lugarto se leva, regarda la pendule et me dit:--Dans dix minutes vous
serez à moi.

En faisant un mouvement désespéré pour me soulever du fauteuil où
j'étais engourdie, mes yeux tombèrent sur un couteau.

Maintenant je me rappelle à peine les violentes pensées qui m'agitèrent
en ce moment; soit que je voulusse échapper par la mort au déshonneur,
soit que je crusse qu'une douleur, que la perte de mon sang peut-être,
m'arracheraient de l'état affreux où j'étais plongée, je saisis ce
couteau, je rassemblai toute mon énergie pour m'en porter un coup dans
la poitrine; la lame glissa et m'atteignit légèrement à l'épaule.

Ce mouvement fut si rapide que M. Lugarto ne l'aperçut pas.

Une voix bien connue s'écria avec effroi:

--Arrêtez, Mathilde!

Je me relevai toute droite par un mouvement presque convulsif, et je fis
deux pas en étendant mes bras vers M. de Mortagne, car c'était lui...

Sortant d'une pièce voisine, il se précipita vers moi.

M. de Rochegune, qui l'accompagnait, saisit d'une main Lugarto au collet
et ferma à double tour la porte par laquelle venaient d'entrer mes deux
sauveurs.



CHAPITRE IV.

PUNITION.


J'éprouvai une telle commotion à la vue de M. de Mortagne et de M. du
Rochegune, que je revins tout à fait à moi.

Peut-être aussi la légère blessure que je m'étais faite eut-elle une
action salutaire, en cela qu'elle remplaça une saignée, car je me sentis
presque dans mon état naturel.

Pendant que M. de Mortagne pansait cette blessure, M. de Rochegune
s'emparait des papiers de M. Lugarto, qui était devenu livide de
terreur.

Alors seulement je m'aperçus que la figure de M. de Mortagne était
meurtrie en plusieurs endroits. Ses habits, ainsi que ceux de M. de
Rochegune, étaient souillés de boue.

Dans mon premier saisissement, je n'avais pas réfléchi à tout ce que ce
secours avait de providentiel.

Plus calme, je remerciai Dieu de m'avoir sauvée.

Je ne pris qu'une part muette à la scène suivante, mais elle est restée
gravée dans ma mémoire en caractères ineffaçables.

Tant qu'elle dura, quoique M. de Rochegune fût plus témoin qu'acteur,
ses traits basanés et contractés eurent une expression peut-être plus
menaçante, plus effrayante encore, que l'emportement de M. de Mortagne.

Toutes les fois que le regard de M. de Rochegune s'arrêta sur M.
Lugarto, il sembla flamboyer; plusieurs fois je remarquai à la
crispation nerveuse de ses mains qu'il faisait de grands efforts pour
conserver un calme apparent. Toutes les fois aussi que ses yeux gris et
perçants s'arrêtèrent sur M. Lugarto, celui-ci sembla presque en proie à
une fascination douloureuse.

Après m'avoir donné les premiers soins, M. de Mortagne m'établit dans un
fauteuil et me dit:

--Vous allez maintenant, pauvre enfant, assister au jugement et à
l'exécution de ce monstre...--Et il se retournait vers M. Lugarto.

--Mais, monsieur, que prétendez-vous donc me faire? Vous n'abuserez pas
de votre force,--s'écria celui-ci en étendant les mains d'un air
suppliant.

--A genoux d'abord... à genoux...--lui dit M. de Mortagne d'une voix
terrible; et de sa main puissante, il prit M. Lugarto par le collet et
le força de s'agenouiller rudement sur le plancher.

--Mais c'est un guet-apens... un abus de...

--Tais-toi,--s'écria M. de Mortagne.

--Mais...

--Un mot de plus, je te bâillonne.

M. Lugarto, accablé, laissa retomber sa tête sur sa poitrine...

--Écoute bien,--dit M. de Mortagne...--tu vas écrire à M. de Lancry que
tu lui renvoies le faux qui peut le perdre: il m'est nécessaire qu'il
croie que tu agis volontairement en lui rendant cette pièce, et que
personne n'a été dans ton horrible confidence... Tu m'entends...

Un moment altérés, les traits de M. Lugarto reprirent peu à peu leur
expression d'audace. Toujours agenouillé, il jeta un regard oblique sur
M. de Mortagne et lui répondit:

--Vous me prenez pour un enfant, monsieur; vous pouvez me prendre ces
papiers de force, mais je vous défie de m'obliger à écrire ce que vous
voulez que j'écrive...

--Tu n'écriras pas?

--Non...

--Non?...

--Encore une fois non... non.

M. de Mortagne garda le silence pendant un moment, jeta les yeux autour
de lui, puis il dit tout à coup:

--Rochegune, donnez-moi l'embrasse du rideau; est-elle solide?...

--Très-solide,--dit M. de Rochegune, en ôtant un assez long cordon de
soie de l'une des patères.

--Que voulez-vous faire?--s'écria M. Lugarto en se levant à demi.

M. de Mortagne le rejeta à genoux.

--Te mettre ce cordon autour du front et le serrer au moyen d'un
tourniquet... (ce manche de couteau sera parfait pour cela), et le
serrer jusqu'à ce que tu cèdes... C'est un moyen de torture excellent
que j'ai vu pratiquer dans l'Inde... Grâce à lui, les plus têtus
obéissent.

--Vous ne ferez pas cela! s'écria M. Lugarto en tremblant,--vous ne
ferez pas cela... la justice... la loi...

--Je me charge de répondre à la justice, l'important est que tu
écrives,--dit M. de Mortagne avec un sang-froid effrayant, en faisant un
nœud coulant au cordon de soie.

--Mais je ne me laisserai pas faire... mais...

--Regarde-moi bien... regarde... M. de Rochegune, regarde ensuite ta
chétive personne, et tu verras si tu peux nous résister.

--Mais...

--Oh! finissons. Rochegune, prenez-lui les mains.

--La figure de M. Lugarto devint hideuse de rage et de terreur.

Je mis mon mouchoir sur mes yeux; une courte lutte s'engagea, au bout de
laquelle j'entendis un cri perçant, puis ces mots d'une voix tremblante:

--Grâce... grâce... j'écrirai...

--Alors écris,--dit M. de Mortagne.

--Vous abusez de votre force... vous êtes deux contre un...--murmura
Lugarto.

--Écriras-tu? écriras-tu?...

M. Lugarto se résigna et écrivit ces quelques lignes que lui dicta M. de
Mortagne:

--«J'ai fait trop longtemps durer la mauvaise plaisanterie que vous
savez, mon cher Lancry, je vous envoie le papier en question; que ce
secret soit désormais entre vous et moi, car j'ai grande honte de tout
ceci; je pars pour l'Italie! Adieu. Tout à vous.»

M. Lugarto, après avoir écrit, signa.

--J'espère que c'est tout,--ajouta-t-il,--je cède à la force... Mais
patience... patience...

--Tais-toi... dit M. de Rochegune.--Combien M. de Lancry te doit-il
d'argent?

--Voici les obligations de M. de Lancry dans ce portefeuille,--dit M. de
Rochegune,--trois cent vingt mille francs.

M. de Mortagne écrivit quelques lignes sur un papier, les remit à M.
Lugarto, et lui dit:--Voici un bon de cette somme sur mon banquier,
payable à vue. Tu les feras toucher par ton correspondant.

Puis il déchira les billets de Gontran.

--Mais c'est indigne... mais il y a soustraction de pièces... mais...

--Et ce malheureux faux de Gontran?--dit M. de Mortagne sans lui
répondre.

--Le voici,--dit M. de Rochegune.

M. de Mortagne le joignit à la lettre que M. Lugarto venait d'écrire à
M. de Lancry, et mit le tout dans son portefeuille.

En se voyant ainsi arracher le moyen de continuer les tortures de sa
victime, M. Lugarto poussa un cri de fureur presque sauvage.

--C'est infâme! il y a contrainte... guet-apens... violence!

--Mais tu veux donc que je te bâillonne?--s'écria M. de Mortagne.--Je te
défends de parler lorsque je ne t'interroge pas... Écris encore.

--Mais...

--Rochegune, donnez-moi le cordon...

M. Lugarto leva les yeux au ciel et obéit. M. de Mortagne dicta ce qui
suit à M. Lugarto: «Je déclare avoir écrit de fausses lettres à madame
la vicomtesse de Lancry, en contrefaisant l'écriture de son mari. Par
ces lettres, M. de Lancry invitait sa femme à se rendre à l'instant
auprès de lui, dans une maison située près de Chantilly. Madame de
Lancry, ayant tombé dans ce piège infâme, est partie aussitôt de Paris;
à son arrivée ici, elle a trouvé une autre lettre de M. de Lancry,
également contrefaite par moi, dans laquelle il priait sa femme de ne
pas s'inquiéter, de l'attendre, lui annonçant qu'il serait de retour le
lendemain. Madame de Lancry, épuisée de fatigue, a accepté le souper que
je lui avais fait préparer; j'avais mélangé un narcotique dans tout ce
qu'on lui a servi: lorsque l'effet de ce poison a commencé de se
manifester, je me suis présenté devant madame de Lancry, j'ai eu la
barbarie de lui annoncer qu'elle avait pris un narcotique et de lui
faire constater de minute en minute l'influence croissante de ce
breuvage, affirmant à madame de Lancry qu'à minuit elle serait
complétement endormie et alors en mon pouvoir... A cette horrible
menace, madame de Lancry, préférant la mort au déshonneur, a rassemblé
ce qui lui restait de force et de connaissance, a saisi un couteau et
s'en est frappée. M. de Mortagne et M. de Rochegune, qui étaient
parvenus à s'introduire dans la maison, et qui, cachés, avaient été
témoins de toute cette scène, sont, en ce moment, entrés dans la
chambre. Comme je suis aussi lâche que cruel...»

--Je n'écrirai pas cela...--s'écria M. Lugarto en rejetant la plume.

Du revers de sa main, M. de Mortagne donna un vigoureux soufflet à M.
Lugarto.

Celui-ci voulut se lever.

M. de Mortagne le maintint sur sa chaise et lui dit:

--Je veux te prouver à toi-même, ce que tu sais d'ailleurs de reste, que
tu es un misérable lâche; je t'ai souffleté; je te dois une réparation.
Voici des pistolets chargés, il fait un clair de lune superbe, Rochegune
sera notre témoin... Viens...

Et il saisit M. Lugarto par le collet en faisant un pas vers la porte,
pendant que M. de Rochegune prenait des pistolets qu'en entrant il avait
déposés sur la table.

M. Lugarto écumait de rage, et paraissait en proie à une lutte violente.

--Allons... viens...--dit M. de Mortagne en voulant
l'entraîner;--viens... j'ai idée que je te tuerai... car Dieu est
juste... viens donc...

M. Lugarto se leva, fit un pas; mais la peur l'emporta sur le désir de
venger son outrage; il retomba affaissé sur sa chaise en disant à M. de
Mortagne d'une voix altérée:

--Vous êtes un duelliste consommé; vous voulez m'assassiner... Je...

--Alors écris donc que tu es un lâche, ou je te brise les os!--s'écria
M. de Mortagne d'une voix terrible.

M. Lugarto courba la tête, reprit la plume, et continua d'écrire:

«Comme je suis aussi lâche que cruel...»

--Ouvre une parenthèse,--ajouta M. de Mortagne.

«(Et si lâche qu'après avoir été tout à l'heure souffleté par M. de
Mortagne...»

--Écriras-tu!

M. Lugarto hésita encore. Il se décida.

«Qu'après avoir été tout à l'heure souffleté par M. de Mortagne, je n'ai
pas eu le cœur d'accepter le duel qu'il daignait m'offrir...)»

--Ferme la parenthèse.

«J'ai déclaré et avoué les infamies que je viens d'écrire en tremblant
de peur.--Je déclare aussi avoir fait tomber M. de Rochegune dans un
guet-apens dont Fritz Muller, homme à mes gages, a été l'instrument,
ainsi que le démontrera l'instruction qui va être provoquée par M. de
Rochegune...»

--Mais,--dit M. Lugarto en s'interrompant encore,--puisque je consens à
tout... épargnez...

--Te tairas-tu!... Écris: «Fait, signé et déclaré vrai, sous l'empire de
la terreur que les lâches de mon espèce ressentent toujours en présence
des honnêtes gens courageux.»

«Lugarto.»

Après avoir signé son nom, M. Lugarto jeta sa plume et cacha sa tête
dans ses mains.

--Maintenant, écoute,--continua M. de Mortagne.--Demain matin tu
partiras pour l'Italie, et je te défends, tu m'entends bien... je te
défends de remettre les pieds en France, à moins que je ne t'y
autorise... je t'exile.

--C'est de la folie!--s'écria M. Lugarto.--Après tout, je brave vos
menaces; la loi me protégera, je resterai en France si cela me
convient...

--Écoute-moi,--s'écria M. de Mortagne en se redressant de toute la
hauteur de sa grande et robuste taille, et il appuya sa large main sur
l'épaule de M. Lugarto, qui fut presque obligé de se courber sous cette
puissante étreinte...--Écoute-moi bien. Depuis quatre mois tu as été le
mauvais génie de la plus adorable femme qui existe sur la terre; tu as
fait tout au monde pour flétrir sa réputation, pour avilir son mari; tu
as usé de la plus exécrable perfidie pour accréditer des bruits
infamants; tu as voulu faire assassiner M. de Rochegune; tu as été
faussaire pour attirer ici madame de Lancry. Toi et tes complices vous
avez été encore meurtriers en me faisant tomber dans un piége horrible;
tu as été empoisonneur en faisant prendre à cette malheureuse femme un
breuvage qui devait te permettre d'ajouter un nouveau crime à tant de
crimes... Voilà ce que tu as fait... entends tu... entends-tu?...

L'air, la voix, l'accent de M. de Mortagne étaient si menaçants, que
malgré son audace M. Lugarto n'osa répondre un seul mot.

M. de Mortagne ajouta avec une exaltation croissante, et me désignant à
M. Lugarto:

--Tu ne sais donc pas que j'ai promis à sa mère mourante de veiller sur
elle comme sur mon enfant? Tu ne sais donc pas quels dangers on court en
attaquant ceux que j'aime?... Tu ne sais donc pas que, sans l'intérêt
que j'avais à pénétrer quel était le mobile de la fatale domination que
tu exerçais sur M. de Lancry, je t'aurais déjà chassé de France en te
crossant de coups de pied? car tu sens bien qu'un homme comme moi qui
veut s'acharner à la poursuite d'un misérable comme toi... vient à bout
d'en délivrer la société... et qu'il n'y a pas de tribunaux qui
fassent!... Et d'ailleurs,--s'écria M. de Mortagne, ne se possédant
plus,--est-ce que tu n'es pas hors la loi! En vérité, je suis bien bon
de ne pas te tuer là comme un chien!... Est-ce que je n'en ai pas le
droit?

--Le droit!...--s'écria M. Lugarto, effrayé de la violence de M. de
Mortagne.

--Oui, le droit... oui... j'ai le droit de te tuer... là... à l'instant.
Mathilde est ma parente; tu l'attires ici à l'aide de fausses lettres;
j'en ai la preuve... tu l'empoisonnes, j'en ai la preuve... tu vas
commettre un crime exécrable, lorsque moi son ami, son parent, j'arrive,
je te surprends... je prends ce pistolet, je te l'appuie sur le
crâne,--et M. de Mortagne appuya en effet un pistolet sur le front de M.
Lugarto,--et je te fais sauter la cervelle. Eh bien! après? qui donc me
blâmera?... quel tribunal osera me condamner? N'es-tu pas pris en
flagrant délit? ta vie ne m'appartient-elle pas, hein! misérable?...

Épouvanté de la fureur de M. de Mortagne, qui, s'exaltant peu à peu, ne
se connaissait plus, et qui lui tenait toujours le pistolet armé sur le
front, M. Lugarto joignit les mains avec terreur; sa figure se
décomposa, il n'eut que la force de dire:

--Grâce... grâce... Prenez garde, mon Dieu! le pistolet est chargé...

Et il laissa retomber ses deux bras le long de son corps, comme s'il eût
perdu tout sentiment.

M. de Rochegune lui-même, effrayé de l'exaspération de M. de Mortagne,
lui dit:

--Ayez pitié de ce misérable.

--Eh! a-t-il eu pitié de cette malheureuse enfant, lui, lui?... s'écria
M. de Mortagne.

--Grâce... mon Dieu... je partirai quand vous voudrez... je vous le
jure,--murmura M. Lugarto à voix basse.

--Oses-tu bien faire ici un serment?... Ce n'est pas sur ta parole que
je compte, mais sur la mienne, et je te la donne, entends-tu?... ma
parole d'honnête homme, que tu ne remettras pas les pieds en France, et
par une bonne raison que tu vas comprendre... Comme après tout il faut
que tu sois puni de tes infamies, et que la voie légale ne peut me
convenir; comme après tout tu es un faussaire, un meurtrier, un
empoisonneur, et qu'on marque tes pareils d'un fer chaud, je veux aussi
te marquer, moi... entends-tu? te marquer non pas sur l'épaule, mais sur
le front... te marquer d'un T et d'un F, pour que cela se voie bien et
toujours!... De la sorte, tu ne seras pas tenté de revenir en France,
j'espère.

--Mais c'est le démon que cet homme!--s'écria M. Lugarto en joignant les
mains avec terreur et en se levant à demi.--Mon Dieu! mon Dieu! que
voulez-vous donc me faire encore? Ne m'avez-vous pas assez insulté,
humilié?

--Je veux te marquer sur le front. La lame de ce couteau, rougie à la
flamme de cette bougie, suffira pour rendre l'empreinte ineffaçable.

En disant ces mots, M. de Mortagne prit le couteau avec lequel je
m'étais blessée et l'approcha de l'un des flambeaux.

M. Lugarto le regardait avec terreur; il courut à la porte.

Elle était fermée.

Il revint, se jeta à mes pieds et me dit d'une voix déchirante:

--Oh! pas cela... pas cela... madame... ayez pitié de moi. Je vous ai
offensée... J'ai été lâche, infâme, je partirai... Je partirai... Jamais
je ne reviendrai... Mais pas cela... Oh! par pitié! pas cela!!!

Les traits de cet homme étaient bouleversés par la terreur; il pleurait,
il tendait les mains vers M. de Mortagne.

Celui-ci, impassible, continuait d'exposer la lame du couteau à la
flamme de la bougie.

--Mais vous, monsieur, vous serez moins impitoyable!--s'écria M. Lugarto
en s'adressant à M. de Rochegune.--Je vous ai fait traîtreusement
attaquer, je l'avoue. Je m'en repens, ayez pitié de moi, priez pour
moi... Mais, au nom du ciel, pas cela... Pour la vie!... Jugez donc,
marqué pour la vie... sur la figure... Ah! c'est horrible!... c'est une
idée infernale!

M. de Rochegune haussa les épaules et ne répondit pas.

--Madame, mais... vous... vous, ô mon Dieu! par le souvenir de votre
mère que vous aimiez tant... madame, priez pour moi.

Malgré moi... malgré le mal horrible que m'avait fait cet homme, je
reculai devant la barbarie du châtiment.

--Mon ami, mon sauveur,--dis-je à M. de Mortagne,--laissez cet homme à
ses remords; qu'il parte seulement, qu'il parte...

--Ses remords!--dit M. de Mortagne,--est-ce que ses pareils ont des
remords? La rage d'avoir au front l'empreinte d'un fer chaud, voilà le
seul remords qu'il puisse connaître. Allons, Rochegune, le couteau est
chauffé à blanc... attachons-lui les mains.

--Par pitié, laissez-le,--m'écriai-je,--je n'assisterai pas à cette
torture horrible. Mon ami, je vous en supplie, une telle vengeance est
indigne de vous et de moi.

Après avoir un moment regardé M. Lugarto, qui à travers ses sanglots
murmurait encore des prières et des supplications, M. de Mortagne lui
dit:

--Grâce à cet ange de bonté, cette fois encore j'ai pitié de toi.

--Oh! votre main... votre main, laissez-moi baiser votre main!--s'écria
M. Lugarto dans un élan de reconnaissance indicible, en se traînant à
genoux jusqu'auprès de M. de Mortagne.

Celui-ci se retira vivement, le repoussa du pied et lui dit:

--Mais je te jure que si tu oses revenir en France, ce que je ne fais
pas maintenant je le ferai alors; tu dois me connaître assez pour croire
que je ne reculerai devant rien: moi et deux hommes déterminés, nous
suffirons à cette exécution, et je saurai bien m'emparer de toi.

--Je vous promets de ne jamais revenir en France, tout est prêt pour mon
départ, ma voiture viendra ici demain; au point du jour je partirai pour
l'Italie; je voyagerai jour et nuit, jusqu'à ce que je sois sorti de
France, je vous le jure,--dit M. Lugarto dont les dents se choquaient de
terreur.

--Mathilde, mon enfant, vous avez besoin de repos,--me dit M. de
Mortagne,--votre femme de chambre est là, vous n'avez plus rien à
craindre. Venez, Rochegune va rester avec ce misérable. Demain, lorsque
vous serez plus reposée, je vous dirai comment nous avons découvert le
mauvais dessein de cet homme.

Je suivis le conseil de M. de Mortagne, je me retirai dans la chambre
qu'on m'avait préparée.

Bientôt je m'endormis d'un profond sommeil.



CHAPITRE V.

LES ADIEUX.


Le lendemain à mon réveil, je crus avoir fait un songe; mais la vive
douleur que me causait ma blessure me rappela la terrible scène de la
nuit précédente.

Mon premier mouvement fut de remercier encore Dieu qui m'avait sauvée,
qui m'avait rendu Gontran.

Les mystères odieux qui m'avaient si longtemps affligée étaient
éclaircis; je ne doutai plus que mon mari, désormais tranquille et
rassuré, ne redevînt pour moi ce qu'il avait été dans les premiers jours
de notre union.

J'attribuai à la funeste influence de M. Lugarto toutes les peines que
Gontran m'avait involontairement causées. N'était-ce pas pour obéir à
son mauvais génie qu'il s'était occupé de madame de Ksernika?

D'abord, je l'avoue, je redoutais d'appesantir ma pensée sur l'acte
fatal qui avait mis M. de Lancry dans la dépendance de M. de Lugarto.

Pourtant, voulant en finir avec ces pénibles réflexions, j'envisageai
courageusement la conduite de Gontran. Je cherchai à la pallier par tous
les raisonnements possibles.

Hélas! j'avais naturellement des principes trop arrêtés pour pouvoir
trouver un milieu entre un blâme sévère et une approbation coupable...

Je condamnai Gontran.

Du moment je fus atterrée en m'apercevant que cette funeste découverte
ne portait pas la moindre atteinte à mon amour pour M. de Lancry.

Je fus presque effrayée d'aimer toujours passionnément un homme capable
d'une action si mauvaise.

Je pleurai amèrement sur sa faute; il m'était affreux de me sentir
supérieure à lui, d'avoir non pas à lui reprocher, mais à lui
pardonner... une bassesse...

Ce ressentiment devint si vif, si douloureux, que, par une étrange
inconséquence que je puis à peine m'expliquer aujourd'hui, moi qui
n'avais pu trouver une excuse honorable à son action honteuse, je fis
tout au monde pour me persuader, par plusieurs analogies, que dans une
situation pareille j'aurais agi comme Gontran.

Je ne saurais dire ma joie lorsque, après de longues, après de mûres
réflexions plus paradoxales les unes que les autres, je me fus
convaincue de cette sorte de complicité morale... Avec quel bonheur
triomphant je reconnus que je n'avais plus le droit de blâmer Gontran!

Sans doute il y avait dans cet abaissement singulier de ma part une
arrière-pensée de sacrifice, d'abnégation, dont alors je ne me rendais
pas bien compte, et qui me guidait à mon insu....

       *       *       *       *       *

Lorsque je descendis dans le salon, j'y trouvai M. de Rochegune; il
rougit et me dit que M. de Mortagne donnait quelques ordres pour mon
départ.

--J'étais hier si troublée, si souffrante,--lui dis-je,--que j'ai à
peine pu vous exprimer toute ma reconnaissance. Vous et M. de Mortagne
avez été mes sauveurs. Je n'oublie pas non plus que lors de ma
maladie...

--Je vous en conjure, madame, ne parlons pas de ceci... Vous m'avez
permis de me dire votre ami, j'ai agi comme votre ami.

--Ah! monsieur!... comment jamais reconnaître?...

--En me conservant toujours ce précieux titre... madame, en me
permettant de continuer à le mériter.

Je ne sais pourquoi il me vint tout à coup à l'esprit cette idée pénible
que M. de Rochegune, connaissant le secret de Gontran, se croirait
peut-être le droit de juger sévèrement la conduite de mon mari.

Par une de ces bizarres correspondances de la pensée dont il y a tant
d'exemples, M. de Rochegune ajouta à ce moment même:

--Et lorsque je vous prie, madame, de me permettre de me dire de vos
amis, j'ose croire que vous n'oubliez pas que je serai heureux aussi
d'être _toujours compté parmi les amis de M. de Lancry_.

Je remarquai que M. de Rochegune appuya avec intention sur ces derniers
mots. Je trouvai cette assurance si généreuse, elle répondait si
noblement à mes craintes, que je ne pus m'empêcher de m'écrier
vivement:

--Oh! merci, monsieur, merci pour lui et pour moi!

M. de Rochegune, étonné de ce mouvement, me regarda... Nous nous
entendions...

Il comprenait ma gratitude comme j'avais compris sa bienveillance pour
Gontran.

Un doux et triste sourire effleura les lèvres de M. de Rochegune; il me
dit d'une voix émue:

--Il y a dans la vie de nobles jouissances, madame, le bien est trop
facile à faire à ce prix...

Un silence de quelques minutes suivit ces paroles de M. de Rochegune.

J'en fus embarrassée; par hasard, je levai les yeux sur lui: son regard
était vague et distrait, il semblait rêveur. Sa physionomie,
ordinairement sévère et hautaine, avait une expression d'ineffable
bonté. Ses cheveux noirs recouvraient à peine une cicatrice récente et
profonde qu'il avait au front, et que j'avais déjà remarquée lorsqu'il
était venu me voir pour la première fois après ma maladie.

Malgré moi, mes yeux se remplirent de larmes, en songeant que j'avais
été la cause involontaire du guet-apens où était tombé M. de Rochegune
en venant s'informer de mes nouvelles auprès de Blondeau. Voulant rompre
le silence, je lui dis:

--Vous ne souffrez... plus de cette blessure que vous avez reçue?...

En entendant ma voix, M. de Rochegune tressaillit et se hâta de me
répondre:

--Je ne souffre plus, madame.--Puis, comme si ce sujet de conversation
lui eût été gênant, il me dit d'un ton pénétré:

--Toute ma crainte maintenant est que ce misérable Lugarto, quoique hors
de France, ne se venge de M. de Mortagne.

--Comment cela?

--Ce matin cet homme est parti; M. de Mortagne a voulu le voir monter en
voiture et lui faire une dernière recommandation...--Souvenez-vous...--lui
a-t-il dit avec un geste menaçant.

--Pour votre repos, je ne me souviendrai que trop!!!--a répondu M.
Lugarto; à quelque distance que je sois... je saurai vous atteindre.--Et
après avoir montré le poing à M. de Mortagne, il a ordonné aux
postillons de partir à toute bride... Oh! madame, il est impossible de
voir quelque chose de plus hideux que la figure de cet homme au moment
où il prononçait cette dernière menace: la haine, la vengeance, la rage
s'y confondaient dans une horrible agitation.

--Grand Dieu!--m'écriai-je,--il est capable, même en pays étranger, de
comploter quelque perfide machination contre M. de Mortagne; cet homme
trouve dans sa richesse tant de ressources pour assouvir son infernale
méchanceté!

--Je partage vos craintes,--me dit M. de Rochegune,--et malheureusement
je suis obligé d'abandonner M. de Mortagne... Sans cela... j'aurais
veillé sur ses jours comme sur ceux de mon père...

--Et où allez-vous donc, monsieur?

--En Grèce, madame, faire la guerre contre les Turcs. C'est une noble et
sainte cause à défendre... Et puis j'ai besoin de mouvement,
d'agitation...

--C'est, dit-on, une guerre souvent terrible, sans merci ni
pitié...--dis-je à M. de Rochegune avec intérêt.

--C'est une guerre comme toutes les guerres, madame,--reprit-il avec un
sourire mélancolique,--l'on tue ou l'on est tué... Seulement, dans
celle-ci, l'on meurt pour une généreuse et héroïque nation... et cette
mort est belle et grande.

--Ce sont là de tristes pressentiments,--lui dis-je,--ne vous y
appesantissez pas. Moi, j'ai l'espérance, la conviction même que vos
amis vous reverront.

--Et je partage cette conviction, madame. L'on n'a pas le droit d'être
indifférent à la vie lorsqu'on a la moindre chance de pouvoir être utile
à ceux qu'on aime et qu'on respecte.

M. de Mortagne entra.

Il paraissait très-irrité.

--Je viens encore d'apprendre une autre infamie de ce Lugarto. Votre
femme de chambre, que je viens de presser de questions et de menaces,
m'a avoué qu'elle avait été placée chez vous par cet homme, et qu'afin
d'empêcher votre excellente madame Blondeau de vous accompagner, cette
créature avait, d'après l'ordre de Lugarto, mêlé une certaine poudre à
son breuvage, ce qui avait rendu Blondeau assez malade pour qu'elle ne
pût vous suivre.

--Mon ami, M. de Rochegune me dit qu'en partant M. Lugarto...

--Oui, oui... il m'a menacé... je m'attends bien à quelque tour
diabolique, mais je serai sur mes gardes... Tout ce que je voulais,
c'était de vous débarrasser de lui, et j'y ai réussi, je pense... Je
regrette néanmoins de ne l'avoir pas marqué... Ç'aurait été une garantie
de plus.

--Et aussi un motif de haine et de vengeance de plus pour cet
homme,--lui dis-je.

--Si l'on était arrêté par de pareilles craintes, on ne ferait jamais
rien,--dit M. de Mortagne.--Je sais bien contre qui j'ai à lutter...
Mais il faut que je vous apprenne comment j'ai suivi la trace de cette
abominable machination... Quelque temps après votre retour de Chantilly,
j'ai appris par Rochegune les bruits infâmes que Lugarto faisait courir
sur vous; j'étais malade, hors d'état de sortir... Le premier mouvement
de Rochegune fut d'aller trouver Lugarto, de lui ordonner de se taire;
il le connaissait de longue main, il le savait très-lâche, il ne doutait
pas qu'une vigoureuse menace ne l'intimidât; je l'engageai à n'en rien
faire, j'avais écrit à Londres pour avoir des renseignements sur la vie
que M. de Lancry y avait menée avant son mariage.

Voyant que la conversation allait s'engager sur M. de Lancry, par un
sentiment de convenance exquise dont j'appréciai toute la délicatesse,
M. de Rochegune dit à M. de Mortagne:

--J'aurais quelques ordres à donner pour notre départ, je vous laisse.

Il me salua et sortit.

M. de Mortagne continua:

--On me dit qu'à Londres M. de Lancry avait dépensé beaucoup d'argent,
et que, selon le bruit public, cet argent lui avait été prêté par
Lugarto. En rapprochant ceci de quelques autres circonstances, je
devinai facilement que votre mari se trouvait dans la dépendance de cet
homme, sans toutefois croire que cette dépendance fût rendue plus
absolue, plus dangereuse encore par l'acte que vous savez; j'engageai
donc Rochegune à patienter et à attendre mon rétablissement. Un homme
très-sûr qui me sert depuis vingt ans fit jaser quelques-uns des
domestiques de Lugarto. J'appris par eux qu'ils avaient souvent entendu
M. de Lancry, enfermé avec leur maître, supplier celui-ci de ne pas le
perdre. Ce rapport me prouva qu'il s'agissait d'autre chose que d'une
obligation d'argent; je voulus pénétrer à tout prix ce secret et vous
garantir des mauvais desseins de Lugarto. Il savait mon affection pour
vous. Je m'aperçus bientôt que j'étais suivi, car cet homme, à force
d'argent, s'est créé une sorte de police au moyen de laquelle il
découvre une foule de secrets dont il use et abuse dans l'occasion,
ainsi que vous l'avez vu à l'égard de madame de Ksernika et de madame de
Richeville. Pour détourner ses soupçons, je quittai Paris; ses espions
perdirent mes traces: c'était à peu près à l'époque de votre maladie...
Au bout de quelques jours je revins m'établir à Paris dans un quartier
éloigné: je n'en surveillais pas moins les démarches de M. Lugarto. Je
savais aussi bien que lui que les gueux sont corruptibles. Or, comme
presque tous ses gens sont complices de quelques-unes de ses méchantes
ou honteuses actions, il me fut possible d'acheter quelques-uns de ses
domestiques: j'appris ainsi que depuis quelque temps il avait loué et
fait meubler une maison isolée du côté de Chantilly... C'était celle où
nous sommes... Je vins m'assurer du fait par moi-même, et reconnaître la
position de cette demeure. Je savais que Lugarto contrefaisait les
écritures avec une détestable habileté. Craignant quelque ruse, je vous
fis dire par Rochegune de ne jamais quitter votre mari, supposant bien
que Lugarto choisirait le moment de son absence pour vous jouer quelque
tour infernal. La scène de Tortoni arriva, je n'en fus instruit que le
lendemain par Rochegune; j'envoyai chez vous, on me dit que vous veniez
de partir pour aller chez Ursule, et que M. de Lancry était aussi en
voyage: j'envoyai chez Lugarto; il était, dirent ses gens, retenu au
lit, blessé d'un coup d'épée... reçu le matin même... Je connaissais
l'homme, je ne crus pas à ce coup d'épée, je fus avant toute chose
frappé de votre isolement de Gontran; une heure de retard ou
d'hésitation pouvait tout perdre... si vous étiez véritablement allée
chez madame Sécherin, vous ne couriez aucun danger, nous n'avions donc
pas à nous occuper de cette hypothèse; à tout hasard nous nous décidâmes
à nous rendre ici. Nous allions vous atteindre à la descente de
Luzarches, lorsque ce diable d'homme nous fit culbuter dans un tas de
pavés: la chute fut terrible; je restai quelques minutes sans
connaissance...

--Mon ami... mon Dieu... et pour moi... toujours pour moi... tant de
périls déjà courus!

--Ces périls-là ne comptent, ma pauvre enfant, que lorsqu'ils me font
arriver trop tard... Cette fois, grâce au ciel, il n'en fut pas ainsi.
Après quelques moments d'étourdissement, je revins à moi... J'en étais
quitte, ainsi que Rochegune, pour quelques rudes contusions... Mais nos
chevaux étaient incapables de marcher, notre postillon avait la jambe
cassée, ma voiture était brisée... Nous comptions les secondes; à pied,
il nous fallait plus d'une heure pour nous rendre ici; nous nous mîmes
en marche... Heureusement, au bout d'un quart d'heure, nous rencontrâmes
les chevaux de retour qui vous avaient amenée ici. Aux détails que nous
donnèrent les postillons, il n'y avait plus de doute, c'était bien vous.
Nous prîmes, moi et Rochegune, les deux porteurs, et nous partîmes bride
abattue; en une demi-heure, nous étions à quelques pas de cette maison.
Pour ne pas éveiller les soupçons nous laissâmes nos montures assez
loin. Toutes les fenêtres étaient fermées, mais on voyait de la lumière
à travers les volets. Nous allions nous décider à frapper violemment à
la porte, lorsqu'une croisée du rez-de-chaussée s'ouvrit; c'était votre
femme de chambre qui sans doute voulait prendre l'air. Nous vîmes dans
une salle basse une vieille femme et Fritz; d'un saut nous entrâmes dans
cette salle, le pistolet à la main. Rochegune se mit à la porte, moi à
la fenêtre. Ces misérables tombèrent à genoux, saisis de frayeur.

--Il doit y avoir un bûcher, une cave,--leur dis-je;--conduisez-nous-y,
ou nous vous brûlons la cervelle.

--A droite, sous le vestibule, il y a la porte de la cave,--me dit la
vieille.

Cinq minutes après, Fritz et les deux femmes étaient renfermées. Nous
entrâmes dans la chambre qui précède le salon où vous étiez; nous
entendîmes parler; c'était Lugarto: il vous dévoilait toutes ses
horribles machinations. Ces révélations pouvaient nous servir; nous
attendîmes jusqu'au moment, pauvre femme, où vous vous êtes si
courageusement blessée...

--Noble et généreux ami,--dis-je à M. de Mortagne en serrant ses mains
dans les miennes...--toujours là... lorsqu'il s'agit de me secourir ou
de me sauver!

--Oui, sans doute, toujours là... Sans vous quel intérêt aurais-je dans
la vie? Mais dites-moi, mon enfant, il faut aujourd'hui même mettre à la
poste cette lettre pour votre mari; il la trouvera à son arrivée à
Londres; elle lui apportera ce malheureux faux et lui rendra sa liberté.
Pour déjouer les méchants propos de Lugarto et expliquer votre départ de
Paris, afin que votre mari n'ait aucun soupçon de ce qui s'est passé
cette nuit, vous allez partir pour la terre de madame Sécherin. Une fois
là, vous écrirez à votre mari que, ne voulant pas rester à Paris sans
lui, vous êtes allée passer chez Ursule le temps de son absence. Vous
adresserez votre lettre chez vous, à Paris; à son arrivée il la
trouvera.

--Mais, mon ami, pourquoi ne pas tout dire à Gontran?

--Pourquoi! pauvre enfant! parce que, du moment où votre mari vous saura
instruite de la bassesse qu'il a commise, il vous haïra... il aura à
rougir devant vous... et jamais il ne vous pardonnera sa faute.

--Ah! pouvez-vous croire?

--Écoutez, Mathilde... je ne veux pas récriminer, je ne veux voir dans
M. de Lancry que l'homme que vous aimez, votre noble et sainte affection
le sauvegarde à mes yeux; mais enfin... soyez juste, lorsqu'il vous
savait si malheureuse de cette hideuse intimité avec un homme qu'il
méprisait, qu'il haïssait autant que vous, a-t-il eu le courage de vous
faire ce fatal aveu? Non, il a préféré laisser s'accréditer sur vous les
bruits les plus infamants.

--Mais rompre ouvertement avec M. Lugarto, c'était se perdre.

--Mais c'était sauver votre réputation à vous, malheureuse femme,
innocente de toutes ces vilenies... Si votre mari n'avait pas été un
abominable égoïste, il aurait courageusement bravé les conséquences de
sa faute, au lieu de vous laisser avilir aux yeux du monde... Après
cette scène de Tortoni, qui révélait au moins de sa part une lueur de
généreuse indignation, n'a-t-il pas de nouveau souscrit à toutes les
exigences de Lugarto? Ne vous a-t-il pas, pour ainsi dire, lâchement
abandonnée à ses infâmes tentatives? Tenez, Mathilde, pauvre et chère
enfant! il faut tout le respect, toute l'admiration que m'inspire votre
dévouement pour m'empêcher de dire ce que je pense... je ne veux pas
vous attrister encore... Seulement, croyez-en mon expérience, ne dites
jamais à Gontran que vous avez son secret... Cet aveu vous serait
fatal... Je vous le répète, l'homme qui dans les terribles
circonstances où vous vous êtes trouvée, n'a pas eu assez de confiance
dans votre cœur pour tout vous avouer, serait impitoyable s'il vous
savait instruite d'un mystère qu'il a caché avec tant d'opiniâtreté.

--Mais enfin, si par hasard Gontran découvre mon séjour dans cette
maison?

--J'y ai songé.... J'ai aussi songé que, par une nouvelle méchanceté
dont je ne puis concevoir le but, Lugarto pourrait tout écrire à votre
mari; alors cette déclaration signée de lui, mon témoignage, celui de
Rochegune, suffiraient pour vous mettre à l'abri de toute calomnie, car
il faut tout prévoir...

--Je suivrai vos conseils,--dis-je à M. de Mortagne en soupirant.
Pourtant je vous l'avoue, il m'en coûte de cacher quelque chose à
Gontran...

M. de Mortagne, sans me répondre, me prit les deux mains et me regarda
quelque moment en silence.

Sa figure si caractérisée avait une expression d'attendrissement
inexprimable. Malgré lui, il pleura. Je ne saurais dire combien je fus
profondément touchée en voyant couler les larmes de cet homme si
énergique et si résolu.

--Mon Dieu! qu'avez-vous, mon ami?--m'écriai-je, sans pouvoir non plus
retenir mes larmes.

--Je ne vous vois pas encore heureuse pour l'avenir... Pauvre enfant...
votre mari est délivré d'une épouvantable domination, votre fortune est
rétablie... M. de Lancry a des torts cruels à se faire pardonner, et le
repentir doit rendre meilleures encore les âmes naturellement bonnes...
Pourtant je crains, je ne suis pas rassuré...

--Ce sont de vaines terreurs, mon ami... votre affection pour moi
s'alarme à tort... croyez-moi.

--Hélas! je voudrais me tromper,--me dit M. de Mortagne en secouant
tristement la tête.

--A propos,--lui dis-je,--cette somme considérable que vous avez
remboursée pour nous... il est entendu, n'est-ce pas, que nous vous la
rendrons?

--Écoutez, Mathilde, j'ai environ soixante mille livres de rente;
pendant les années que mademoiselle de Maran m'a fait passer sous les
Plombs de Venise, j'ai fait des économies forcées; j'ai peu de besoins,
j'emploie presque tout mon revenu à soulager de nobles et obscures
infortune; je n'aurai pas d'autres héritiers que vous, cette somme est
donc une avance d'hoirie.

--Mon ami! pourtant...

--Écoutez-moi encore, votre contrat de mariage a été si déloyalement
fait, que vous, qui apportez toute la fortune dans la communauté, vous
n'avez droit à aucune réserve: votre mari peut vous dépouiller ou vous
ruiner complétement. Heureusement je suis là... ma fortune garantit
votre avenir.

--Mon ami... n'ayez pas ces craintes; je vous assure que Gontran est
revenu de ses goûts de faste... il ne joue plus...

--L'état de maison que vous tenez à Paris était déjà beaucoup trop
considérable pour votre fortune; je suis sûr que, lorsqu'il se verra
débarrassé de Lugarto, M. de Lancry se jettera de nouveau dans de
folles dépenses... Vous avez encore maintenant net cent mille livres de
rentes, votre hôtel payé; eh bien! en cinq ou six ans d'ici, votre mari
peut avoir tout dissipé. Je connais les prodigues.

--Mais, mon ami...

--Mais, mon enfant, il n'a pas été arrêté, retenu par la honte de
commettre un faux, pour se procurer de l'argent... Quel frein l'arrêtera
lorsqu'il n'aura qu'à puiser à pleines mains dans votre fortune?...
Pardon... Mathilde... je vous afflige; mais il est de ces vérités
sévères qu'il faut oser dire... Jamais je n'ai failli à ce devoir,
jamais je n'y manquerai... Je vous en conjure, résistez autant que vous
le pourrez aux prodigalités de votre mari; pour vous, pour lui-même,
ayez cette résolution... Moi, je ne veux lui rien dire; je réserverai
mon influence pour les cas extrêmes. Il est violent, emporté; il est
impatient des remontrances: peu m'importe, lorsque votre intérêt voudra
que je parle... je parlerai, et de façon à être entendu et écouté, je
vous en réponds. Allons, adieu, mon enfant... Au moindre événement,
écrivez-moi à Paris; à tout jamais comptez sur moi... et sur
Rochegune... Quant à celui-ci, que Dieu me le conserve... car il s'en va
faire une terrible guerre, et il n'est pas homme à s'y ménager... Adieu,
encore adieu! Je vous enverrai Blondeau chez madame Sécherin; un de mes
gens qui m'accompagnait hier, et qui vient d'arriver avec ma voiture,
vous suivra. Il m'appartient depuis longtemps, c'est vous garantir sa
sûreté. Vous pouvez prendre avec lui cette femme que vous avez emmenée;
mais, à l'arrivée de Blondeau, chassez-la; et à votre retour à Paris,
faites maison nette, de peur qu'il ne reste parmi vos gens quelque
dangereuse créature de Lugarto; puis ne remontez votre maison qu'avec
des gens parfaitement bien recommandés. Allons, encore adieu.

Une dernière fois, j'embrassai cet excellent ami en versant de douces
larmes.

Je serrai affectueusement les mains de M. de Rochegune, et je partis
pour la Touraine, me faisant une fête de surprendre Ursule par ma visite
inattendue.



CHAPITRE VI.

LA FAMILLE SÉCHERIN.

La propriété de M. Sécherin, qu'il habitait alors avec Ursule, était
située à Rouvray en Touraine, sur le bord de la Loire.

Je fus obligée de repasser par Paris; je m'y arrêtai afin de mettre
moi-même à la poste la lettre de M. Lugarto pour Gontran, lettre qui
allait combler mon mari de joie et le délivrer de l'odieuse influence
dont il avait si longtemps souffert.

Nous étions à la fin du mois de juin.

Je voyageai très-rapidement; à mesure que je m'éloignais de Paris, il me
semblait que je respirais plus librement: la vue des riantes campagnes
que je traversais me calmait, me faisait du bien; mon cœur se
dilatait, j'allais revoir l'amie de mon enfance...

Après tant de cruelles secousses, j'allais goûter le repos des champs,
je me faisais une joie de partager pendant quelque temps la vie simple,
paisible, d'Ursule et de son mari.

Depuis assez longtemps, je n'avais reçu aucune lettre de ma cousine.

Dans ses dernières lettres, elle continuait de se plaindre de son sort,
mais elle le supportait avec une résignation mélancolique.

Je connaissais l'exaltation du caractère d'Ursule, la bonté de son mari;
aussi n'étais-je pas très-inquiète.

Je ne lui avais pas écrit un mot de ce qui avait bouleversé ma vie
depuis quelque temps; j'étais décidée à ne lui faire à ce sujet aucune
confidence: ce n'était pas mon secret à moi seule, c'était aussi le
secret de Gontran.

J'arrivai à Rouvray par un beau soleil couchant, par une ravissante
soirée d'été.

Je laissai à gauche de grands bâtiments où était établie la manufacture
de M. Sécherin. J'entrai dans une belle avenue de tilleuls qui
conduisait à la maison d'habitation.

A peine ma voiture était-elle à moitié de cette allée, que j'aperçus
Ursule.

Les chevaux s'arrêtèrent, on ouvrit la portière, je me précipitai dans
les bras de ma cousine.

Il est impossible de peindre sa joie, son étonnement surtout; elle
m'embrassait, me regardait comme si elle ne pouvait en croire ses yeux,
puis elle m'embrassait encore.

--Comment c'est toi? c'est toi?--me disait-elle.--Quelle douce surprise!

--Ursule! oui, c'est moi, moi ta sœur, je viens passer ici quelques
jours dont je puis disposer pendant que mon mari est en Angleterre.

--Quelle ravissante idée tu as eue là, Mathilde! combien j'en suis
reconnaissante! Quel dommage seulement que notre pauvre maison soit si
peu digne de te recevoir!

Je haussai mes épaules en souriant.

--Et ton mari, où est-il? comment va-t-il?

--Très-bien,--me dit Ursule.

Après cette effusion de reconnaissance, j'examinai ma cousine; elle me
parut encore plus jolie que par le passé.

--Tu es heureuse, car tu es charmante,--lui dis-je.

--Heureuse,--reprit-elle, avec un accent qui devint presque subitement
plaintif...--Heureuse? Oui, je suis heureuse;--et elle étouffa un
soupir. Mais c'est à toi... qu'il faut parler de bonheur.

--Oh! oui,--m'écriai-je,--en ce moment surtout; tu ne sais pas combien
je jouis du plaisir de te revoir, tu ne sais pas tout ce que j'attends
de ces jours que je viens passer auprès de toi.

J'avais mis mon bras sous le bras d'Ursule, et nous cheminions vers la
maison.

Cette habitation était assez grande; le jardin qui l'entourait,
symétriquement disposé en carrés, en quinconces, et bordé de grandes
allées de charmilles régulièrement taillées à l'ancienne mode française,
avait un aspect calme et grave; au bout d'une de ces longues voûtes de
verdure qui aboutissait à une terrasse, on apercevait la Loire.

--Tu trouves cette demeure bien provinciale, bien vulgaire, n'est-ce
pas?--me dit Ursule.--Mais M. Sécherin, ou plutôt sa mère, ne veut y
rien changer, sous le prétexte qu'elle était ainsi du temps de feu M.
Sécherin père; ce qui n'empêche pas cette habitation d'être très-laide,
comme tu peux le voir. Et cet affreux jardin français, ne dirait-on pas
un jardin de couvent? comme il est triste et sombre!

--Mais non, tu calomnies cette maison, ma chère Ursule; je trouve ce
jardin très-beau et très-noble, et puis vous avez, ce me semble, une
terrasse sur les bords de la Loire; comptes-tu cela pour rien?

--Toujours indulgente et bonne, pauvre chère Mathilde.

--Non, vraiment, je t'assure que tout ici me plaît beaucoup. C'est si
calme, si tranquille!

--Oh! pour du calme il y en a beaucoup; heureusement on n'entend pas le
bruit étourdissant des machines de la fabrique de M. Sécherin.

--Ce sont ces grands bâtiments qu'on voit en entrant, n'est-ce pas? Mais
c'est un établissement magnifique.

--Magnifique... comme une fabrique. Il n'y a rien de plus triste au
monde... si ce n'est d'entendre sans cesse parler des résultats
merveilleux de cette même fabrique, du nombre d'ouvriers qu'elle
emploie, de son importance dans le pays, etc. Il faudra, ma pauvre
Mathilde, te résigner à supporter souvent ces conversations-là. Quel
changement pour toi, habituée à cette brillante vie du monde que, hélas!
je n'ai fait qu'entrevoir avant de venir m'enterrer ici.

Je regardai Ursule avec un air de reproche.

--Ma sœur, ma sœur,--lui dis-je,--je crains d'avoir encore à te
gronder; je suis sûre que tu médis de ton bonheur... Ah! crois-moi, ce
monde... ce monde dont nous nous faisions de si brillantes imaginations,
ce monde est bien triste et bien méchant. Combien je préférerais à ses
faux plaisirs l'existence paisible que tu mènes ici!

Ursule me regarda avec surprise.

--Toi... toi,--me dit-elle,--tu envierais mon sort... Tu es donc bien
malheureuse, Mathilde!... Que t'est-il donc arrivé? Tu m'as donc caché
quelque chose?

--Non, ma chère Ursule,--me hâtai-je de répondre,--mais je l'assure que
les plaisirs du monde étourdissent, mais ne remplissent pas le cœur.
Tu le sais, j'ai toujours été un peu sauvage, même chez mademoiselle de
Maran; j'aimais mieux passer avec toi nos soirées dans notre chambre que
de rester dans le salon.

--Combien je reconnais ta bonté, ta délicatesse habituelle!--me dit
Ursule;--tu feins d'envier mon sort pour me le faire trouver
désirable... Mais viens que je te conduise dans ton appartement, tu
excuseras cette modeste hospitalité.

Nous entrâmes dans la maison.

Tout était simple, mais tenu avec une extrême propreté. Nous montâmes un
grand escalier carrelé, à rampe de bois massif; il aboutissait à un long
corridor, où s'ouvraient plusieurs portes.

Ursule en ouvrit une; je traversai une petite antichambre, et je me
trouvai dans une très-grande chambre à antiques boiseries grises. Au
fond était un lit à baldaquin avec des rideaux de toile de Perse à
sujets chinois rouges sur fond blanc. Au-dessus des portes et de la
cheminée on voyait des panneaux peints et représentant des pastorales
dans le goût de Watteau. C'étaient des arbres d'un vert tendre, un beau
ciel d'azur, des bergères en jupes roses, des bergers en habit bleu
céleste, ayant à leurs pieds des moutons d'un blanc de neige qui
portaient à leur cou de larges rosettes de rubans.

Je ne puis dire combien je me sentis réjouie à l'aspect de ces
bergerades, un peu maniérées sans doute, mais dont le calme souriant et
champêtre reposait délicieusement ma pensée. De grandes fenêtres à
petits carreaux s'ouvraient sur le jardin et dominaient la Loire. Une
commode et un secrétaire en bois des îles, semés de marquetterie verte
et rose; des meubles peints en gris, et aussi recouverts de toile de
Perse rouge et blanche, complétaient l'ameublement de cette chambre.

Ursule paraissait honteuse de cette simplicité, qui me ravissait. Je ne
trouvai rien de plus gai, de plus riant. Deux autres pièces meublées
dans le même goût, dont l'une pouvait servir de petit salon, dépendaient
de cet appartement.

--Vraiment,--me dit Ursule,--tu ne te trouveras pas trop mal établie?

--Je m'y trouve si bien que, si M. de Lancry veut rester ici quelque
temps lorsqu'il viendra me chercher, je te préviens que tu auras
beaucoup de peine à nous renvoyer de chez toi.

--Allons, je te crois, ma bonne Mathilde; toute ma peur est que tu ne
t'ennuies bientôt de cette vie que tu pares, j'en suis sûre, de tout le
prestige de ton imagination; je crains aussi que la compagnie de ma
belle-mère, madame Sécherin, ne te paraisse bientôt insupportable.

--Mais ton mari la disait la meilleure des femmes.

--Les fils sont toujours indulgents; tu la verras; elle est sans esprit,
sans usage, d'une dévotion outrée, d'un entêtement qui serait une
incroyable fermeté de caractère si elle avait autant d'intelligence que
de volonté; jamais ni moi ni son fils nous n'avons pu obtenir d'elle de
faire le moindre changement à cette maison, d'augmenter le nombre de ses
domestiques, d'améliorer leur service. Son éternel refrain est: _Feu mon
pauvre Sécherin trouvait que c'était bien comme ça_. Aussi, Mathilde,
toi qui as, dit-on, une des meilleures et des plus élégantes maisons de
Paris,--me dit Ursule en rougissant de confusion,--ne te moque pas trop
de nous en nous voyant à table servies par deux grosses paysannes
tourangelles: c'est une manie de ma belle-mère à laquelle rien au monde
n'a pu la faire renoncer.

Je regardai ma cousine sans pouvoir lui cacher ma tristesse.

--Comment, Ursule, tu me connais assez peu pour me croire capable de
remarquer seulement de telles misères? Est-ce qu'avant toute chose je ne
songe pas au plaisir d'être près de toi?

Sept heures sonnèrent.

--Je vais vite t'envoyer ta femme de chambre,--me dit Ursule;--madame
Sécherin soupe exactement à huit heures. Oui, elle soupe, car rien n'a
pu lui faire changer ses habitudes gothiques; et elle aurait assez peu
d'usage pour se mettre à table sans toi, si tu n'étais pas prête.

--Et j'en serais désolée, ma bonne Ursule, car ta belle-mère verrait
peut-être un manque d'égards de ma part dans mon inexactitude; et, tu le
sais, je ne trouve rien de plus respectable que les habitudes de
famille.

Ursule sortit; ses craintes, ses remarques me chagrinèrent pour elle.

Elle semblait presque humiliée, pour ne pas dire dépitée, de la
simplicité de sa réception, et l'on eût dit qu'elle songeait plus encore
à sa vanité qu'à moi-même.

Maintenant je me souviens que ma cousine, tout en me protestant de sa
joie, du bonheur qu'elle avait à me revoir, me parut contrariée de ma
venue; d'abord j'attribuai sa contrainte aux puérils motifs que j'ai
dits. Je devais bientôt savoir la véritable et misérable cause de son
embarras.

Je m'habillai très-vite et le plus simplement possible.

Ursule frappa à ma porte.

--Tu excuseras ma belle-mère de n'être pas venue te voir, mais elle
marche difficilement, et il lui aurait été très-pénible de monter
l'escalier. Mon mari arrive à l'instant de la fabrique, il va nous
rejoindre au salon.

--Descendons vite, car je suis décidée à faire la conquête de ta
belle-mère,--dis-je en riant à Ursule.

--Oh! tu auras bien de la peine. J'ai eu beau lui rappeler ton rang, la
position de ton mari, lui parler de votre élégance, de votre richesse;
elle ne m'a pas parue disposée à faire plus de frais pour toi qu'elle
n'en fait pour une bourgeoise de notre sous-préfecture. Tu excuseras ce
manque d'éducation, n'est-ce pas?

--Cette simplicité me donne au contraire encore meilleure opinion de ta
belle-mère, ma chère Ursule, et il faut absolument que je réussisse à
lui plaire...

Nous descendîmes, nous entrâmes dans une salle à manger où le couvert
était mis, puis dans un salon où se tenait madame Sécherin.

Je me souviens des moindres détails de cette scène, car elle me frappa
beaucoup par l'harmonie qui existait pour ainsi dire entre madame
Sécherin et les objets qui l'entouraient.

J'avais eu de telles agitations que je devais surtout trouver un charme
infini dans tout ce qui rappelait des idées de calme, de tranquillité.

Les fenêtres et les portes vitrées de ce salon s'ouvraient sur un
parterre émaillé de fleurs. Un lustre de cristal de roche, soigneusement
entouré d'une gaze blanche, descendait d'une énorme poutre qui
traversait le plafond; çà et là pour tout ornement étaient accrochés à
la boiserie grise plusieurs cadres dorés renfermant des têtes d'étude
dessinées au crayon par le mari d'Ursule lorsqu'il apprenait le dessin
au collége de Tours, et offertes à son père ou à sa mère pour le jour de
leur fête, ainsi que le témoignaient des dédicaces écrites d'une
magnifique écriture.

Sur le marbre de la cheminée, on voyait une pendule et des candélabres
en bronze doré, recouverts de gaze comme le lustre; deux consoles en
bois d'acajou placées entre les fenêtres, des fauteuils et deux canapés
garnis de housses de bazin blanc, composaient l'ameublement de cette
pièce carrelée en rouge et cirée avec une minutieuse propreté.

Madame Sécherin était assise dans une bergère placée dans l'embrasure
d'une des fenêtres ouvertes et au-dessous de laquelle s'étendait un beau
massif de rosiers en fleurs. Un vieux et gros perroquet gris à collier
rouge se promenait gravement sur le rebord de cette croisée.

La belle-mère d'Ursule filait sa quenouille au bruit mesuré de son
rouet.

C'était une femme de soixante-dix ans environ, vêtue d'une robe noire et
coiffée d'une sorte de bavolet de batiste sans aucune garniture, qui
encadrait étroitement son front pâle et ses joues creuses et ridées.

Au premier abord, cette physionomie paraissait seulement simple, douce
et grave; mais en l'observant plus attentivement, on y découvrait une
grande expression de fermeté, tandis que son regard calme, mais profond
et scrutateur, révélait une longue habitude d'observation.

Je fus à l'instant persuadée qu'Ursule était prévenue contre sa
belle-mère, ou qu'elle la jugeait mal.

Ce qui me prouva surtout que madame Sécherin n'était pas une femme
vulgaire, c'est qu'elle m'accueillit avec une dignité affable et sans
aucun embarras.

Lorsque j'entrai elle se leva péniblement en s'appuyant sur les bras de
sa bergère, me fit un salut affectueux et me dit:

--Vous êtes bien bonne, madame, d'être venue voir ma bru: nous ferons ce
que nous pourrons, mon fils et moi, pour que vous vous plaisiez ici.

--Comment ne m'y plairais-je pas, madame? je suis avec une sœur que
j'aime et dont j'estime beaucoup le mari, et vous m'accueillez avec une
cordialité qui me fait espérer davantage encore.

--Je me sens très-disposée à vous aimer; mon fils m'a dit que vous étiez
une brave et honnête dame: les braves gens aiment les braves gens;
j'espère que vous serez contente avec nous.

--Je n'en doute pas, madame.

--Nous sommes sans façon,--dit madame Sécherin en se remettant à son
rouet;--nous vivons à l'ancienne mode... comme du temps de mon mari. Je
n'aurais pas pu changer des habitudes qui ont été les siennes pendant
tant d'années.

--Je comprends cette religion des souvenirs, madame, et je l'admire;
ainsi l'absence d'un être aimé se sent encore davantage... il n'y a rien
d'amer dans ces regrets; ils sont adoucis par l'espérance d'être un jour
réunis à ceux que nous pleurons.

Madame Sécherin me regarda pendant un instant avec intérêt et me
dit:--Les bons cœurs entendent les bons cœurs;--puis elle soupira,
garda quelques moments le silence, et reprit, comme si elle eût voulu
changer le cours de ses pensées:

--Voici nos habitudes de Touraine, madame: nous déjeunons à neuf heures,
nous dînons à deux, nous soupons à huit, à dix heures nous sommes tous
couchés; car, voyez-vous, qui se lève tôt doit se coucher tôt. Mon fils
est sur pied au chant du coq, il ne peut pas veiller tard.

Ursule me regarda d'un air presque suppliant, et haussa les épaules en
me montrant sa belle-mère.

Ma cousine craignait que je ne fusse choquée de la familiarité naïve
avec laquelle madame Sécherin me recevait. J'étais au contraire charmée
de son accueil; je le trouvais très-digne.

Il n'y a rien de plus bourgeoisement, de plus platement vulgaire qu'un
empressement faux et bruyant, que ces humbles protestations, que ces
regrets exagérés de n'être que de pauvres provinciaux indignes de
recevoir des _personnes de la capitale_ (style de sous-préfecture, comme
disait mademoiselle de Maran).

M. Sécherin entra vivement, il parut ravi de me voir, et vint à moi les
bras ouverts pour m'embrasser.

Son mouvement fut si naturel, si cordial, que je lui tendis mes deux
joues, non sans sourire et sans rougir un peu.

M. Sécherin fit retentir le salon de deux gros baisers, à la grande
confusion d'Ursule, qui ne put s'empêcher de lui dire à demi-voix:

--En vérité, monsieur, vous êtes fou! Quelles manières! Mathilde,
pardonnez-lui.

--Comment, quelles manières!--s'écria-t-il.--Parce que j'embrasse notre
cousine de tout mon cœur sur les deux joues? Ma foi, moi, ça me
réjouit de la voir, et je le lui prouve à ma façon.

--Ne voyez-vous pas qu'Ursule est jalouse, mon cher cousin?--dis-je en
riant à M. Sécherin.

Celui-ci avait paru néanmoins réfléchir aux paroles d'Ursule; aussi me
dit-il d'un air confus, presque triste:

--Après tout, ma femme a peut-être raison... Sans doute j'ai eu tort, ma
cousine... Excusez-moi, mais j'étais si heureux de vous revoir que je
n'ai pas réfléchi si c'était l'usage ou non de vous embrasser...

--J'ai bien envie, mon cher cousin, de vous prier de recommencer pour
apprendre à Ursule à ne plus vous gronder injustement.

--Vrai?... Vous n'êtes pas fâchée?--s'écria M. Sécherin, dont la figure
s'épanouit aussitôt.

--En ai-je l'air?--lui dis-je.

--Êtes-vous bonne, mon Dieu! êtes-vous bonne! Tenez, juste comme votre
excellente tante, madedemoiselle de Maran.... Et à propos, comment se
porte-t-elle, cette excellente dame?

--Mais fort bien,--dis-je assez embarrassée en échangeant un regard avec
Ursule.

--Ah! maman,--reprit M. Sécherin avec exaltation,--vous n'avez pas
d'idée quelle bonne femme ça est que mademoiselle Maran, la tante de
madame de Lancry! Elle est unie comme bonjour... Enfin, pour tout dire,
elle vous ressemble comme deux gouttes d'eau pour le caractère; maman,
en cela, c'est tout votre portrait.

--Tu me l'as toujours dit, mon fils... et je te crois.

--Et je le dirai toujours. Tenez, madame de Lancry peut vous l'affirmer.
La première fois qu'elle m'a vu, mademoiselle de Maran m'a tout de suite
parlé comme vous m'auriez parlé vous-même, maman; elle m'a fait des
remontrances, elle m'a même un peu sermonné, parce que je disais des
choses que je ne devais pas dire... Et c'est si rare, cette
franchise-là... N'est-ce pas, maman?

--Les vieilles gens doivent des leçons aux jeunes, le bon Dieu les
laisse sur la terre pour cela,--dit simplement madame Sécherin en
continuant de tourner son rouet. Puis, levant par hasard les yeux sur
son fils, elle lui dit:--Est-ce que tu vas à la ville ce soir?

--Non, maman. Pourquoi voulez-vous que j'aille à la ville?

--Tu as ton habit noir, une cravate blanche, et tu es rasé tout frais.

--Ceci, maman, c'est une idée de ma femme; elle m'a dit d'aller me faire
beau à cause de madame de Lancry; j'avais ma blouse en revenant de la
fabrique.

--Comment, Ursule, c'est pour moi... Ah! mon cousin, nous nous fâcherons
si vous changez la moindre chose à vos habitudes pendant mon séjour
ici...

--Eh bien! vois-tu, _Belotte_,--dit M. Sécherin se retournant vers
Ursule,--quand je te le disais que ça lui serait bien égal, à madame de
Lancry, que je dîne en blouse avec une barbe d'avant-hier...

--Encore une fois, mon cher cousin, je serais au désespoir d'être venue
ici si je devais vous gêner en rien.

--Eh bien! c'est convenu, ma cousine, j'accepte, et quoi qu'en dise ma
femme, je resterai dorénavant en blouse. Vous me pardonnerez, n'est-ce
pas? C'est qu'ainsi, quand on s'est occupé toute la journée, on trouve
joliment bon de se mettre à son aise le soir.

--Le fait est que tu te fatigues comme si tu avais encore ta fortune à
faire, mon fils, dit madame Sécherin avec un soupir,--et pourtant le bon
Dieu a béni le travail de ton père.

--Soyez tranquille, maman; quand mon inventaire se montera à cent mille
livres de rentes bien claires et bien nettes, j'arrêterai la mécanique.
Je me suis dit: Ma femme trouve que je n'ai pas assez de fortune comme
ça; elle veut avoir cent mille livres de rentes, pour aller briller à
Paris. Eh bien donc elle les aura, ses cent mille livres de rentes!
C'est si bon, si doux de penser que toute la peine que je me donne fait
plaisir à ma femme, de penser enfin qu'il est en mon pouvoir de réaliser
tous ses vœux, et que pour le faire il ne s'agit que de travailler...
Tenez, cousine, rien qu'à cette idée-là je suis heureux comme un roi de
pouvoir travailler comme un nègre... Aussi c'est pour cela que j'ai les
mains si noires, car je n'ai pas le temps de faire le petit-maître,
moi!--dit M. Sécherin riant aux éclats. Et il me montra ses grosses
mains, qui justifiaient assez de sa plaisanterie.

Ursule rougit de honte, de dépit, et lança un coup d'œil furieux à
son mari.

Celui-ci me regarda timidement, en contemplant ses mains d'un air
décontenancé.

--Et quand cette digne main s'offre comme gage d'une promesse ou d'une
amitié sincère, l'amitié qu'elle jure ou la promesse qu'elle fait sont
sacrées!...

--Je le sais,--dis-je à M. Sécherin en lui tendant la main.

Ce mouvement, ces simples paroles que m'inspirait ma sympathie pour cet
excellent homme, aussi loyal, aussi dévoué qu'il était inculte, lui
firent venir les larmes aux yeux; il porta le bout de mes doigts à ses
lèvres presqu'avec vénération.

Sa mère interrompit son ouvrage, me regarda fixement, et me dit d'une
voix attendrie:

--Madame, voulez-vous me permettre de vous embrasser? vous rendez bien
justice à mon pauvre fils... vous!!!

Et jetant sur Ursule qui haussait les épaules un coup d'œil sévère,
madame Sécherin fit un mouvement pour se lever...

--Ne vous dérangez pas, madame,--lui dis-je en me courbant vers elle.

Par deux fois elle me baisa au front.

Quand je la regardai, deux larmes coulaient sur ses joues vénérables.

Elle les essuya lentement sans mot dire et se remit à son rouet.

--Ma pauvre mère... vous la gâtez... en lui parlant ainsi de moi...--me
dit tout bas M. Sécherin d'un air attendri.

Ceci s'était passé très-rapidement.

Je cherchai Ursule des yeux, je fus surprise de l'expression ironique
avec laquelle elle avait contemplé cette scène.

L'horloge de la fabrique de M. Sécherin sonna huit heures.

--Maman... votre bras... allons souper... J'ai une faim enragée,--dit M.
Sécherin à sa mère en s'avançant vers elle.

--Non, non, mon fils, donne la main à ta cousine... ma bru m'aidera.

--Encore un dérangement que je ne souffrirai pas, madame; ne sommes-nous
pas en famille?--dis-je en prenant le bras d'Ursule.

--Madame Lancry a raison; allons, maman, venez,--dit M. Sécherin en
s'approchant de sa mère qui s'appuya sur lui et passa devant nous.

--En vérité, Mathilde,--me dit Ursule à demi-voix, d'un air presque
piqué,--tu as fait, comme tu le voulais, la conquête de ma belle-mère.
C'est la première fois que je l'ai entendue dire à son fils d'offrir
son bras à une autre personne qu'à elle. Vingt fois des femmes de nos
parentes ont dîné ici, et jamais pareille chose n'est arrivée.

--Tant mieux! je suis très-fière de ma conquête,--dis-je en souriant à
Ursule,--car je trouve ta belle-mère très-respectable et très-digne.

--Digne?... ma belle-mère? tu la trouves digne? Ah çà! tu te moques
d'elle et de nous.

--Je la trouve si digne qu'elle me représente à merveille une de ces
vénérables femmes de la vieille noblesse de province dont nous parlait
toujours mademoiselle de Maran, tu sais?... qui vivaient dans leurs
terres sans jamais venir à Paris ou à la cour.

Ursule me regardait avec étonnement; elle croyait que je raillais, et je
disais vrai: rien n'est plus imposant que la vieillesse, lorsqu'elle est
simple, réfléchie, vénérable, et qu'elle a la conscience de son
autorité.

Nous nous mîmes à table.

--Maman... les clefs pour avoir le vin,--dit M. Sécherin à sa mère.

Ursule rougit de nouveau de confusion et de dépit, pendant que sa
belle-mère tirait lentement de sa poche un énorme trousseau de clefs et
qu'elle le donnait à une des deux paysannes.

M. Sécherin dit le bénédicité, nous commençâmes à souper.

La chère était excellente, presque délicate, servie sans aucune
recherche, mais avec une excessive propreté.

--Cousine, vous allez goûter de la pâtisserie de maman,--me dit M.
Sécherin en m'offrant d'un gâteau placé devant lui; vous verrez comme
c'est bon, il n'y a que maman pour faire ces tourtes-là. Tout mon
malheur est que _Belotte_ ne veuille pas apprendre à les faire, mais ma
petite femme ne mord pas à la pâte.

--Elle a très-grand tort, mon cousin, car elle déroge à une des
illustrations de notre famille,--dis-je d'un air très-sérieux.

--Ah bah! et comment donc cela, cousine?

--Comment, Ursule,--dis-je à ma cousine,--tu ne te rappelles pas que
mademoiselle de Maran nous disait toujours que notre grand'tante de
Surgy et la comtesse de Brionne (une princesse de la maison de Lorraine,
monsieur Sécherin, notez bien cela, s'il vous plaît...) avaient la
passion de confectionner des caillebottes au jasmin et des tartelettes à
la gelée d'orange pralinée, et que le roi Louis XV se trouvait
très-heureux quand ces dames consentaient à lui faire part de _leur
œuvres culinaires_, ajoutait mademoiselle de Maran... Encore une
fois, est-ce que tu ne te souviens pas de cela?

--Si, si,--dit Ursule,--je l'avais oublié.

--Des tartelettes à la gelée d'orange pralinée.... Mais ça doit être
très-bon!--dit madame Sécherin, il faudra que j'essaie.

--Eh bien! _Belotte_, ça ne te décide pas? Vois donc... Pourtant,
puisqu'une princesse de Lorraine faisait des tartelettes... tu peux
bien, toi...

--Excusez-moi... Je n'ai aucun goût pour ces distractions-là...--dit
Ursule,--je n'ai pas d'ailleurs l'honneur d'appartenir à la maison de
Lorraine.

--Mais maman n'appartient pas non plus à la maison de Lorraine, et ça ne
l'empêche pas de faire des galettes; ainsi tu peux bien...

J'eus pitié de l'impatience d'Ursule, j'interrompis son mari pour lui
demander s'il était content de sa manufacture.

Il fut ravi de cette question et entra dans toutes sortes de détails qui
véritablement m'intéressèrent beaucoup.

Il y a toujours un côté sérieux et instructif à chercher et à trouver
chez les hommes spéciaux.

Une fois dans un milieu d'idées relatives à des faits qu'il connaissait
à merveille, M. Sécherin s'exprima avec facilité, avec justesse, et
sinon avec éloquence, du moins avec âme et énergie.

Je me souviens que je lui demandai s'il occupait beaucoup d'enfants dans
sa manufacture...

--J'emploie tous ceux que je puis attraper,--me répondit-il en
souriant,--et une fois que je les tiens... je ne les lâche plus. Je fais
signer un beau et bon dédit aux parents, et il faut bien qu'ils me les
laissent le plus longtemps possible.

--Quel avantage trouvez-vous donc à employer ces enfants?

--Quel avantage, cousine? celui d'empêcher leurs parents, qui sont
souvent égoïstes et durs, de surcharger de travail ces pauvres petits
malheureux... Dans ma fabrique ils ne font que ce qu'ils peuvent faire,
apprennent un bon métier, et deviennent honnêtes, laborieux, ayant
toujours de bons exemples sous les yeux, car je ne garde jamais de
mauvais sujets chez moi; ça me dépense de l'argent, vu que les pauvres
enfants me coûtent plus qu'ils ne me rapportent; mais ça m'est égal,
c'est mon luxe... et quand je les vois heureux, robustes, travailler
gaiement, ma foi, cousine, je m'aperçois qu'après tout j'ai fait un
fameux placement.

--J'admire d'autant plus votre tendresse à ce sujet, mon bon cousin, que
j'avais entendu dire que plusieurs de vos confrères...

--Écrasaient les enfants de travail, n'est-ce pas?--s'écria M. Sécherin
avec indignation;--les misérables... Tenez, cousine, ça me rappelle une
chose que je n'ai jamais dite ni à ma femme ni à maman, parce que ça
n'en valait guère la peine et que ça m'aurait fait passer pour un
tapageur; mais, puisque nous sommes sur ce chapitre, je vais tout vous
dire.--Un jour, c'était à mon mariage, j'entre à Paris pour visiter une
manufacture; qu'est-ce que je vois? des enfants exténués, maladifs,
travaillant plus que des hommes, et pour quel salaire... mon Dieu!... à
peine de quoi acheter du pain. Ma foi, ça me révolte, je n'en fais ni
une ni deux, et je dis au maître de l'établissement qui me le
montrait:--Comment avez-vous le courage de faire périr ces petits
malheureux à petit feu? car vous les tuez, monsieur!--Mon confrère me
répond que je me mêle de ce qui ne me regarde pas, et qu'il n'a pas
besoin de mes observations. Je lui réponds, moi, que ça me regarde, que
je suis aussi fabricant, et que la cruelle avidité de lui et de ses
pareils suffirait pour déconsidérer une profession honorable. Il
m'envoie promener; je l'y envoie à son tour: je suis naturellement doux
comme un agneau, cousine; mais quand on m'échauffe les oreilles, je ne
réponds pas de moi; enfin je ne sais pas comment ça s'arrange, mais nous
en venons aux gros mots; j'ai la main trop leste: mon confrère avait
servi, le lendemain nous nous battons. Je n'avais jamais touché un
pistolet, mais à la chasse je ne suis pas mauvais tireur. Finalement je
lui campe une balle dans le mollet droit, car il se tenait les pieds en
dehors comme un maître de danse.

--Mon fils, tu t'es battu!--s'écria madame Sécherin, qui avait écouté
cette naïve narration avec toutes les marques d'une anxiété profonde, et
elle joignit les mains avec un ressentiment de terreur.

--Allons, j'en étais sûr, voilà maman qui va me bougonner,--me dit tout
bas M. Sécherin.

Puis se levant et allant à elle, il lui dit d'un ton rempli de
respectueuse tendresse:

--Voyons, maman, j'ai eu tort, c'est une bêtise de jeune homme; je ne
vous en ai pas parlé, parce que cela vous aurait inquiétée.

--Mon enfant! mon pauvre enfant!--dit madame Sécherin en embrassant son
fils avec effusion,--que de mal tu me fais...

--Mais, mon Dieu! maman, c'est passé... ainsi! c'est passé.

--Ta naissance aussi est passée, et tous les jours je remercie le
Seigneur de m'avoir donné un bon fils,--dit madame Sécherin avec une
simplicité touchante, en essuyant ses larmes...

Cette scène, qui me prouvait que le mari d'Ursule était, dans
l'occasion, aussi courageux, aussi énergique que loyal et dévoué, fut
interrompue par une des deux servantes, qui remit une lettre à M.
Sécherin.

--Tiens, ma femme, c'est de Chopinelle,--dit-il à Ursule.--Probablement
il ne pourra pas venir faire sa partie ce soir.

M. Sécherin décacheta et lut la lettre.

--Il s'agit d'un de vos voisins?--dis-je à Ursule.

--C'est notre sous-préfet,--répondit-elle en rougissant.

Surprise de la voir rougir, je la regardai fixement, non pour
l'embarrasser, mais par un mouvement machinal; à mon grand étonnement,
Ursule devint pourpre.

--C'est bien cela,--reprit M. Sécherin,--il ne peut pas venir ce soir,
il a des circulaires à écrire, car on parle de réélections. C'est un
bien charmant garçon que Chopinelle, et un bien bel homme. En voilà un
qui est toujours bien mis, et qui fait sa barbe tous les jours, et qui
met des gants. Est-ce que vous ne l'avez pas rencontré dans le monde,
Chopinelle... ma cousine?

--Je ne le crois pas...--lui dis-je en souriant... je ne connais pas ce
nom...

--Il va pourtant dans ce qu'il y a de plus huppé comme société quand il
est à Paris. N'est-ce pas, ma femme? Il dîne chez les ministres et il
est la coqueluche du _noble faubourg_, comme il dit toujours, n'est-ce
pas, _Belotte_?

--Je crois que M. Chopinelle se vante,--dit Ursule d'un ton sec.

--Tiens! comme tu dis cela d'un drôle d'air, toi qui te fâches quand on
le contredit et qui l'écoutes toujours comme un oracle!

--Je crois que M. Chopinelle est un menteur,--dit madame Sécherin d'un
ton bref.

--Ah! bon! maman, bon!... vous allez vous faire une fameuse querelle
avec Ursule, si vous dites du mal de son _pays_, car Chopinelle est
parisien comme elle, et par-dessus son valseur privilégié et son
accompagnateur de romances; car il a une voix superbe, Chopinelle,
n'est-ce pas, _Belotte_? une voix ronflante comme un tuyau d'orgue. Il
faudra que vous chantiez ensemble, pour notre cousine, ce joli duo, tu
sais... mais tu sais bien, ce duo que vous avez répété si longtemps, ce
duo d'un opéra italien qui finit en... _i_.

Ursule, voulant sans doute interrompre une conversation qui lui était
désagréable, dit à sa belle-mère:

--Ma cousine est très-fatiguée de la route... Elle a besoin de repos.

--C'est juste, ma bru... Pardon, madame,--ajouta madame Sécherin en se
retournant vers moi;--mon fils, dis tes grâces.

Les grâces dites, nous rentrâmes au salon.

Je souhaitai le bonsoir à mes hôtes, et je montai chez moi avec Ursule.

--Demain matin, je viendrai t'éveiller, et nous causerons,--me dit-elle
d'un air embarrassé.--Ce soir, tu dois être fatiguée... Repose-toi.



CHAPITRE VII.

LA LETTRE.

Le lendemain matin, à mon réveil, j'adressai une longue lettre à Gontran
pour le supplier de venir me rejoindre à Rouvray le plus tôt possible.

Mon mari devait trouver cette lettre à Paris à son retour de Londres, je
pourrais donc le voir avant huit jours.

Pour la première fois que j'écrivais à Gontran, j'éprouvais un charme
infini à cette douce occupation; j'avais tant a lui dire! à chaque
instant j'étais sur le point de lui tout raconter; mais je me souvenais
des avis de M. de Mortagne, et je me résignais au silence.

Ma lettre écrite, j'attendis Ursule avec assez d'impatience.

Tous mes souvenirs d'enfance et de jeunesse s'étaient réveillés; les
chagrins que je venais d'éprouver avaient développé, mûri mon jugement.

Je voyais avec un véritable chagrin ma cousine méconnaître les qualités
essentielles, excellentes, de son mari. Si outrée que fût la mélancolie
qu'Ursule affectait autrefois, je préférais encore cette exagération au
ton sec, décidé, presque méprisant, qu'elle me semblait avoir adopté à
l'égard de sa belle-mère et de M. Sécherin.

En réfléchissant davantage, j'excusai Ursule; elle était seule, sans
conseils, et, une fois engagée dans une fausse voie, elle devait s'y
égarer chaque jour davantage, faute d'un avertissement salutaire et ami.

Plusieurs fois je pensai à la rougeur, à l'embarras de ma cousine,
lorsque son mari avait parlé de ce M. Chopinelle.

Dans son isolement Ursule s'était peut-être montrée quelque peu coquette
à l'égard de cet homme. Je résolus de lui parler très-franchement à ce
sujet, de la supplier de ne pas s'exposer à de pénibles contrariétés
domestiques pour un si misérable sujet.

Madame Sécherin me parut une femme très-sensée, très-ferme,
très-observatrice. Elle avait évidemment sur son fils peut-être encore
plus d'influence qu'Ursule; il me sembla qu'elle nourrissait contre
celle-ci quelque grief secret et qu'elle se contenait jusqu'à ce qu'un
moment opportun lui permît d'éclater.

Les personnes de ce caractère, ordinairement prudentes, calmes,
opiniâtres, d'un esprit clairvoyant, d'un cœur simple et droit, d'une
piété austère, ne connaissent ni ménagements ni tempéraments; une
religieuse impartialité leur fait un devoir d'attendre _des preuves_
avec une patience invincible; puis, lorsqu'elles se croient dans le
juste et dans le vrai, elles deviennent impitoyables.

Ursule entra chez moi.

Après quelques phrases insignifiantes, je lui dis:

--Il faut que je te gronde, ma sœur. Tu n'es pas raisonnable: tu
m'avais promis de faire pour ainsi dire l'éducation de ton mari, de le
façonner un peu; avec quelques mots gracieux et tendres, tu en
obtiendrais tout. Car j'en suis sûre, moi qui n'ai aucune influence sur
lui, en quelques jours je le changerai beaucoup à son avantage.

--Tu es habituée aux miracles. N'as-tu pas ensorcelé ma belle-mère? Mon
mari m'a dit ce matin qu'elle raffolait de toi.

--En admettant ce triomphe, tu le vois, est-ce donc si difficile de se
faire aimer?

--Ce n'est pas difficile, ma chère Mathilde... C'est ennuyeux; je
n'éprouve pas le besoin d'être aimée de madame Sécherin.

--Écoute, Ursule, crois-moi, tu te méprends sur le caractère, sur
l'esprit de ta belle-mère.

--Tu lui trouves l'air grande dame.. Tu vas maintenant lui découvrir du
génie,--dit Ursule en souriant avec ironie.

--Du génie? non, mais beaucoup de pénétration. Continuellement elle
observe.

--Que peut-elle observer? Je ne la crains pas.

--Je le crois... Néanmoins pourquoi ne pas la ménager?

--A quoi bon? Je voudrais bien te voir à ma place, ma pauvre Mathilde.

--A ta place?... Je m'amuserais beaucoup.

--Ici?...

--Ici...

--Mais à quoi?

--Je te le dis, à me faire aimer, à essayer mon pouvoir, à opérer des
merveilles, à changer ton mari presqu'en élégant, et à amener ta
belle-mère à aller au-devant de toutes les améliorations désirables dans
cette maison qui te déplaît tant.

--C'est impossible; tu ne connais pas l'entêtement de madame Sécherin,
et l'horreur de mon mari pour tout ce qui est gêne ou contrainte.

--Essaie toujours... Depuis hier, comment ai-je fait, moi, pour être au
mieux avec elle?

--Oh! toi, tu es très-séduisante, tu sais plaire, tu sais cacher tes
impressions désagréables. Moi je ne sais rien dissimuler, je suis trop
franche. Pendant quelques mois, j'ai été d'une mélancolie profonde,
d'une tristesse morne, mon désespoir s'est usé dans mes larmes.
Maintenant je me suis endurcie, j'ai tant souffert! Mon cœur est
insensible, même à la douleur; je raille, je méprise, j'aime mieux cela.

Depuis le commencement de notre conversation l'accent d'Ursule avait été
nerveux, saccadé, brusque.

--Ma sœur,--lui dis-je,--tu n'es pas dans ton état naturel, tu me
caches quelques chagrins.

--Aucun,--je te jure,--j'ai pris mon parti; lorsque nous aurons assez de
fortune pour aller vivre à Paris, j'irai; jusque-là je vis
machinalement, fuyant mes rêves de jeune fille, lorsqu'ils viennent
quelquefois m'apparaître... malgré moi... car ces souvenirs chéris ne me
rappellent que trop, et toi... et nos beaux jours... Ah! Mathilde!...
Mathilde! tu m'as gâté la vie,--ajouta Ursule...

Après un assez long silence, elle fondit en larmes, comme si elle avait
cédé tout à coup à une émotion jusqu'alors contenue.

--Oh! j'étais bien sûre,--m'écriai-je,--que mon amie, que ma sœur me
dissimulait quelque chose; que ses paroles brèves et âcres partaient de
ses lèvres et non pas de son cœur.

--Eh bien! oui... oui, pardonne-moi... Hier, après le premier mouvement
de joie que m'a causé ton arrivée, j'ai été saisie d'un mauvais
sentiment; j'ai eu honte de ce qui m'entourait, j'ai eu honte de ma
mélancolie habituelle; j'ai craint de te sembler ridicule avec mes
larmes éternelles; j'ai voulu être résolue, insouciante, ironique: mais
ce rôle, faux, dissimulé, je ne peux le supporter. A toi, devant toi, je
ne puis mentir... Ta pauvre Ursule ressent aujourd'hui aussi vivement,
plus vivement peut-être qu'autrefois, les douleurs de la mésalliance
morale qu'elle a contractée. Hier, ce matin, quand je me plaignais de la
tristesse de cette habitation, je mentais; de son manque d'élégance, je
mentais. Que m'importe le cadre de la vie... lorsque cette vie est à
jamais flétrie... Ah! Mathilde... avec un cœur qui m'eût comprise,
l'existence la plus dure, la plus malheureuse m'aurait ravie.

--Pauvre Ursule, je t'aime mieux ainsi; j'aime mieux tes larmes que ton
ironique et froid sourire. Pourtant, dis-moi: ton mari semble aller
au-devant de tes moindres désirs.... Quoique riche déjà, il travaille
encore sans relâche pour satisfaire un jour à tes goûts d'opulence.

--Tu veux parler, n'est-ce pas, Mathilde, de cette fortune que je lui
ai ordonné d'acquérir... afin d'aller briller à Paris?--dit Ursule en
souriant avec amertume.--Je te parais bien égoïste, bien cupide, bien
vaine, n'est-ce pas?

--Ursule, tu es folle. Je ne dis pas cela.

--Non, non, c'est vrai; pardon Mathilde. Mais aussi je serais si
chagrine si tu me soupçonnais capable de cette honteuse avidité
d'argent.... Écoute-moi donc. A mon arrivée ici, mon mari parla
d'abandonner sa manufacture, de vivre dans le loisir, de me consacrer
tous ses instants. Mathilde, te l'avouerai-je? je m'effrayai, plus
peut-être encore pour lui que pour moi, de cette vie inoccupée qu'il
m'offrait de partager. Nos goûts sont si différents! il y a si peu de
sympathie entre nous! Et puis, je savais qu'il lui en coûtait beaucoup
d'abandonner des occupations très-attachantes, des habitudes d'activité
qui étaient pour lui une seconde nature, qui étaient presque sa santé...
J'aurais si mal récompensé ce grand sacrifice, que je ne voulus pas
l'accepter. Aussi, afin de rendre mon refus moins pénible pour son
amour-propre, afin de ne pas lui dire: «Ces loisirs que vous voulez me
consacrer me seraient indifférents ou pesants,» il m'a fallu trouver un
prétexte... Alors j'ai été forcée de feindre je ne sais quelle cupidité,
quelle vanité démesurée; alors je lui ai dit, qu'au lieu d'abandonner
les affaires, il me ferait au contraire plaisir de les continuer jusqu'à
ce qu'il eût acquis une fortune assez considérable pour nous permettre
de briller à Paris... Une fortune... briller! Mathilde, Mathilde... tu
me connais, tu sais le cas que je fais du luxe et de la splendeur; et
lors même que mon mari réaliserait la fortune qu'il rêve, hélas! je le
sens, je n'en jouirais pas... ma vie s'use lentement et sourdement, ma
sœur.

Ursule, en disant ces derniers mots, baissa tristement la tête sur sa
poitrine; elle semblait accablée par une douleur immense.

L'expression mélancolique de sa physionomie, la langueur de son regard
voilé, étaient tellement d'accord avec ces tristes paroles, que, je
l'avoue, je crus aveuglément à ce qu'elle me disait.

Elle trouvait le moyen de paraître se sacrifier encore à son mari en
l'obligeant à travailler sans relâche pour augmenter une fortune déjà
considérable.

Je poussai l'aveuglement si loin, que je m'inquiétai des pressentiments
sinistres d'Ursule.

Je les combattis vivement.

--Mais enfin,--lui dis-je,--pourquoi rêver un avenir si sombre?...
pourquoi renoncer à toute espérance?

Ursule me prit les deux mains, attacha sur moi ses yeux bleus noyés de
larmes, et murmura d'une voix douloureusement émue:

--Tu parles d'espérances, ma sœur... hélas! je te l'ai écrit le
lendemain de cette fatale union, mon espérance, _c'est une pauvre place
obscure dans le cimetière du village_; mon avenir, _c'est l'éternité..._

Et Ursule appuya sa tête sur mon épaule en pleurant.

       *       *       *       *       *

Peu à peu elle se calma.

Notre entretien avait pris un tel caractère, que je ne voyais pas de
transition possible pour lui demander si elle avait été quelque peu en
coquetterie avec M. Chopinelle.

Sachant l'exaltation de ma cousine, l'inoccupation de son cœur, je
redoutais pour elle les dangers de la solitude; je croyais utile,
urgent, de lui faire part de mes craintes: je n'hésitai pas.

--Dis-moi, Ursule, voyez-vous beaucoup de monde?--lui demandai-je.

--Quelques parents de mon mari et quelques négociants de Rouvray, avec
lesquels il est en relation d'affaires.

--Mais vous n'avez pas d'intimité habituelle?

--Si, un ou deux vieux amis de ma belle-mère, quelquefois le substitut
du procureur du roi, et aussi notre sous-préfet.

--Ce monsieur Chopinelle?

--Justement, qui a écrit hier à mon mari, tu sais?

Ursule prononça ces mots si naturellement, avec si peu d'embarras, que
je crus mes soupçons sans fondement.

--Et tu as fait de la musique avec lui? Est-il bon musicien?

--Détestable; il chante horriblement faux. Malheureusement, M. Sécherin
est fort lié avec lui, et j'ai été obligée de subir par politesse je ne
sais combien de duos et de répétitions de duos. Ah! Mathilde--ajouta
Ursule en secouant tristement la tête,--te souviens-tu de ce que nous
disions? «--Parlée à deux, la musique est une langue divine, sacrée,
qu'il ne faut pas profaner!...» Aussi combien j'ai souffert d'être
obligée de chanter avec cet homme, moi qui pensais comme toi, que c'est
seulement «avec une personne tendrement aimée qu'on peut partager ces
élans de l'âme, ces accents passionnés que le chant seul peut rendre!»

Je me rappelai qu'en effet, au fort de notre admiration pour la musique,
nous ne comprenions pas comment on osait ou comment on pouvait chanter
un duo passionné avec une autre personne que celle qu'on aimait.

Les dernières paroles d'Ursule détruisirent tous mes doutes sur sa
coquetterie, je ne craignis pas de lui dire en souriant:

--Tu vas bien te moquer de moi... Est-ce que je ne m'étais pas imaginé
que ton sous-préfet te faisait la cour?

Ursule, malgré les larmes qui tremblaient encore au bout de ses longs
cils, partit d'un éclat de rire si franc, si naïf, si bruyant, que j'en
restai tout décontenancée.

--M. Chopinelle!--s'écriait-elle à travers ses éclats de rire,--mon
Dieu! quelle singulière idée! tu ne sais pas ce que c'est que M.
Chopinelle, tu le verras. Ah! mon Dieu... mon Dieu... M. Chopinelle...
me faire la cour!!!

Le rire est contagieux; malgré moi, je partageai l'hilarité de ma
cousine.

Lorsque cette gaieté fut tout à fait calmée, Ursule, par un de ces
brusques revirements d'impressions qui étaient un de ses plus grands
charmes, me dit tristement:

--Hélas! Mathilde... une des causes de mon chagrin désespéré, c'est que,
vois-tu, je le sens... mon cœur est mort... mort à tout jamais... il
a été si douloureusement broyé par une souffrance longtemps contenue,
que c'est à peine si ce pauvre cœur bat encore; et ces faibles
battements, ton amitié, ton amitié seule les cause... Et puis enfin, ma
sœur,--ajouta Ursule avec une dignité touchante,--mon mari manque
sans doute de tous les avantages qui inspirent, qui commandent la
passion, ce rêve de notre vie, à nous autres femmes; mais il est bon, il
est loyal, il est dévoué, et, crois-moi, Mathilde, il me serait aussi
impossible de l'outrager... que de l'aimer d'amour.

--Bien, bien, Ursule, je reconnais ton cœur,--m'écriai-je en lui
serrant la main.

--Et puis,--dit-elle,--en souriant d'un sourire si navrant, que les
larmes me vinrent aux yeux,--je suis comme les pauvres enfants
souffrants... Je trouve une sorte de douce consolation à être plainte...
et oserais-je jamais me plaindre si j'étais coupable...

Sans doute j'étais complétement prévenue en faveur d'Ursule, mais
l'esprit le plus déliant, le plus soupçonneux, n'aurait-il pas été
désarmé comme je le fus par les apparences d'une sincérité si ingénue?

La gaieté moqueuse, la sensibilité, la délicatesse, la dignité... Ursule
avait tout employé pour me convaincre, je fus convaincue.

A cette heure, mieux instruite, je reste toujours confondue, j'oserais
presque dire d'admiration (il y a de belles horreurs), en pensant avec
quel art infini cette femme savait alternativement faire vibrer toutes
les cordes de l'âme, avec quelle dextérité, avec quelle souplesse elle
passait des larmes au sourire, de la candeur à la dignité, de l'orgueil
à la tendresse pour vous persuader un mensonge.

S'attaquant à tout, à votre esprit, à votre cœur, à vos vices, à vos
vertus, à vos sympathies, à vos haines, elle ne laissait pas enfin une
seule des fibres de votre intelligence, de votre cœur, sans l'avoir
interrogée....

       *       *       *       *       *

Vers les trois heures, M. Sécherin était occupé à sa fabrique, madame
Sécherin faisait sa sieste accoutumée; j'étais dans le salon avec
Ursule, lorsque M. Chopinelle y entra.

M. Chopinelle était un jeune homme brun, d'une figure pleine, colorée,
encadrée de favoris noirs; sa taille épaisse, robuste, était sans grâce:
il avait des pieds et des mains énormes; ses traits assez réguliers,
mais d'une expression commune, devaient lui valoir en province le titre
de _beau_.

En conséquence de la saison, probablement, il portait un chapeau de
paille et une cravate _à la Colin_; une redingote de bouracan vert à
boutons de métal, un pantalon rayé de bleu et des souliers de daim gris
complétaient ce costume pastoral.

A peine eus-je entrevu cet ensemble vulgaire, que je me sentis
absolument rassurée sur la tranquillité du cœur d'Ursule.

J'ajouterai,--en m'inspirant un peu de l'esprit et du langage de
mademoiselle de Maran,--que M. Chopinelle joignait à ces dehors du _beau
Léandre_ des rengorgements de satisfaction jubilante, doucement contenue
par une sorte de réserve officielle, de morgue administrative qui
faisait de M. le sous-préfet l'idéal de la sottise dans la suffisance et
de la vulgarité dans l'insuffisance.

J'échangeai un malin sourire avec ma cousine.

Elle répondit par un salut très-froid aux bruyantes et familières
démonstrations de M. Chopinelle.

Il me sembla qu'il était entré dans le salon en véritable vainqueur, en
ami intime impatiemment attendu.

Il restait comme ébahi de l'accueil glacial d'Ursule.

Tout à coup M. Chopinelle réfléchit, et s'aperçut sans doute que ces
airs conquérants devaient être souverainement déplacés devant une
étrangère. Il sourit d'un air capable, et son regard semblait dire à
Ursule:--«Soyez tranquille, ne craignez rien; je ne vais pas vous
compromettre; je dissimulerai parfaitement notre intelligence.»

Ce manége de fatuité insolente et ridicule me révolta; alors je ne
supposais pas un moment que la conduite de ma cousine eût en rien
autorisé les impertinentes affectations de M. Chopinelle.

--Qu'y a-t-il de nouveau à Rouvray, monsieur Chopinelle?--lui dit Ursule
en continuant de travailler à sa tapisserie.

--Rien de très-important, madame, si ce n'est administrativement;--et il
ajouta, d'un ton important et mystérieux:--On parle d'une dissolution.
Ma correspondance m'a absorbé et m'a empêché de venir faire hier la
partie de notre gros Tourangeau... Que voulez-vous?... avant d'être
aimable il faut être fonctionnaire...

Je regardai Ursule. Elle haussa les épaules.

Ces mots, _notre gros Tourangeau_, s'appliquaient sans doute à son mari.
Je fus choquée de cette plaisanterie.

M. Chopinelle continua:

--Vous pensez bien, madame, que mes regrets ne se sont pas bornés
là,--ajouta-t-il en s'inclinant gracieusement devant Ursule,--mais les
affaires d'état avant tout.

--Ma chère amie... M. Chopinelle, sous-préfet de notre
arrondissement,--me dit Ursule en m'indiquant M. Chopinelle d'un signe
de tête.

Je m'inclinai légèrement.

--Madame arrive de _la capitale_?

--Oui, monsieur.

--Madame va trouver la province bien maussade, bien ennuyeuse, bien
stupide! Pour nous autres Parisiens, c'est une véritable Sibérie... un
exil; autant aller tout de suite aux antipodes... Vous n'avez pas
d'idée, madame, des figures qu'on trouve dans mon arrondissement et de
la vie qu'on y mène; ma parole d'honneur on se croirait chez les Hurons,
pour ne pas dire davantage. Heureusement que madame Sécherin a été jetée
comme moi sur cette terre étrangère; si madame reste ici quelque temps,
nous improviserons une petite colonie parisienne au milieu des sauvages
de la Touraine. Madame est sans doute musicienne?--me demanda M.
Chopinelle.

Heureusement il se chargea de ma réponse et ajouta:

--Il n'y a pas à en douter, je parie que madame a une voix charmante;
nous transporterons ici la patrie des arts. Madame Sécherin a un
délicieux talent: madame Sécherin la jeune, bien entendu, car sa
belle-mère n'a jamais su que chanter la messe, ah! ah! ah!...--M.
Chopinelle me regarda tout fier de cette impertinence.

Il s'aperçut qu'elle n'était pas de mon goût, et se retourna vers
Ursule.

--Monsieur,--lui répondit-elle sèchement,--ce que vous dites de la mère
de mon mari me semble parfaitement déplacé.

L'étonnement de M. Chopinelle redoubla.

--Ah çà! vous avez donc quelque chose contre moi, que vous m'accueillez
de la sorte? On dirait que je suis un étranger pour vous,--dit-il avec
un certain dépit.

--En vérité, monsieur, je ne sais pas ce que vous voulez dire. Parlons,
si vous le voulez bien, de la route vicinale que vous nous promettez
sans cesse,--reprit Ursule avec le plus grand sang-froid.

M. Chopinelle sembla piqué au vif; voulant sans doute justifier le
langage familier qu'il affectait à l'égard de ma cousine, il s'oublia
jusqu'à dire:

--Je ne sais si c'est la présence de madame qui vous intimide ainsi;
mais, ordinairement, avouez-le vous me traitez moins cérémonieusement,
madame. Je ne suis donc plus l'ami de la maison?... Bien... bien... je
me plaindrai à ce cher Sécherin, je vous en avertis.

Si je n'avais pas eu en Ursule une confiance aveugle, insensée, la
mauvaise humeur de cet homme, d'ailleurs infiniment mal élevé, m'eût
donné beaucoup à penser.

Mais je ne vis dans M. Chopinelle qu'un fat ridicule qui voulait à mes
yeux abuser d'une apparence d'intimité que la vie de la campagne
autorise, pour me faire croire qu'Ursule le voyait avec un certain
intérêt.

C'est pour donner une idée de la sottise de ce personnage que j'ai cité
quelques mots de sa conversation, qui ne fut qu'un fastidieux mélange de
lieux communs et de prétentions insupportables.

Je n'ai jamais compris qu'on pût trouver un grand plaisir à s'amuser des
sots; leur vulgarité, leur niaiserie me répugnent, m'attristent au moins
autant que la vue d'une infirmité physique.

La froideur et la répugnance que je ne pus m'empêcher de témoigner à M.
Chopinelle abrégèrent donc singulièrement sa visite.

Après son départ, Ursule me demanda, en riant aux éclats, si je croyais
toujours qu'elle s'occupât de ce sous-préfet, s'il était possible de
rencontrer un homme plus complétement absurde, et si je n'avais pas
honte de mes soupçons à ce sujet.

Je partageai la gaieté d'Ursule, je ne conservai pas le moindre doute
sur sa sincérité.

M. Chopinelle ne revint pas de quelques jours, à la grande surprise de
M. Sécherin qui ne cessait pas d'accabler sa femme de questions
auxquelles celle-ci répondait avec impatience.

Complétement rassurée au sujet de la coquetterie d'Ursule, au bout de
quelques jours je fis une autre découverte qui me charma bien davantage.

En ma présence, le ton de ma cousine envers son mari était froid,
indiffèrent, quelquefois dédaigneux; pourtant M. Sécherin ne paraissait
pas s'en apercevoir; il semblait l'homme le plus heureux du monde, et,
au grand déplaisir d'Ursule, il faisait allusion à mille circonstances
qui prouvaient que les meilleurs rapports existaient entre eux, et que
sa femme le comblait de prévenances.

Plusieurs fois M. Sécherin dit à Ursule en riant et en haussant les
épaules:--C'est pourtant parce que notre cousine est là que tu ne veux
pas avoir l'air d'être amoureuse de moi.

En effet, après m'être longtemps demandé pourquoi ma cousine dissimulait
une conduite si conforme aux conseils que je lui donnais, je fus
convaincue que c'était pour conserver toujours le droit de se dire la
plus _incomprise_, la plus infortunée des femmes, et pour pouvoir se
plaindre à moi de la mésalliance morale à laquelle elle avait été
sacrifiée.

Cette conviction me tranquillisa beaucoup sur la destinée d'Ursule.

Pour la première fois je reconnus une sorte de monomanie mélancolique
dans les tristesses exagérées qu'elle avait affectées dans notre premier
entretien à mon arrivée à Rouvray. Je n'accusai pas ma cousine de
fausseté, je la trouvais presque malheureuse d'avoir honte de son
bonheur et de ne pas oser avouer qu'ayant reconnu les nobles et
généreuses qualités de son mari, elle avait sagement pris son parti sur
quelques-unes de ses vulgarités. Une fois bien sûre que ses chagrins
n'étaient qu'une prétention, qu'une sorte de coquetterie de souffrance,
je n'eus pas le courage de contrarier Ursule à ce sujet: je la croyais,
je la voyais parfaitement heureuse; le reste m'était indifférent.

Je fus bien loin de regretter les larmes que j'avais données à ses
douleurs supposées. Seulement je ne pus m'empêcher de sourire en pensant
que le complément du bonheur d'Ursule était pour elle de se dire la plus
misérable des créatures. Plus j'observais, plus je reconnaissais que
l'empire qu'elle avait sur son mari était immense; quelquefois même je
doutais que celui de madame Sécherin pût l'égaler.

Celle-ci persévérait toujours à l'égard d'Ursule dans une froideur
contrainte qui souvent semblait blesser son fils.

Environ huit ou dix jours après la scène que j'ai racontée, M.
Chopinelle revint à Rouvray pour y dîner. Il prétexta de nombreuses
occupations pour excuser son absence.

M. Sécherin l'accueillit avec une parfaite et joyeuse cordialité.

Après souper, la nuit venue, au lieu de jouer selon son habitude au
piquet, avec son fils, madame Sécherin se mit à son rouet.

Mon cousin sortit pour aller donner quelques ordres à sa fabrique.

Les fenêtres étaient ouvertes, il faisait un temps magnifique.

Ursule et M. Chopinelle causaient assis sur un canapé placé derrière la
chaise de madame Sécherin, qui était complétement absorbée par son
rouet.

Grâce à l'abat-jour d'une lampe, le salon était plongé dans une
demi-obscurité.

J'allai m'asseoir près d'une des fenêtres. Le ciel était pur, les
étoiles brillantes: je tombai dans une rêverie profonde.

Je ne sais depuis combien de temps j'étais absorbée dans ces réflexions,
lorsque, retournant machinalement la tête, je vis M. Chopinelle, assis
près d'Ursule, lui donner une lettre qu'elle serra vivement dans la
poche du petit tablier qu'elle portait.

J'étais presque complétement cachée dans l'embrasure de la fenêtre; ma
cousine, ne pouvant pas me voir, pensait sans doute qu'il m'était
impossible de l'apercevoir.

Je me croyais dupe d'une illusion.

A ce moment madame Sécherin interrompit le mouvement mesuré de son
rouet, et du ton le plus naturel, elle dit à Ursule, en tournant à demi
la tête:

--Ma bru, venez, je vous prie, me tenir cet écheveau à dévider.

Ursule se leva, s'approcha de sa belle-mère.

Je vois encore cette scène.

Ursule portait une robe de mousseline blanche rayée de rose et un
tablier de soie bleu-clair garni de dentelle noire; debout devant
madame Sécherin, elle tenait l'écheveau de lin sur ses deux mains
élevées. Sans doute ennuyée de l'occupation que lui avait imposée sa
belle-mère, elle frappait légèrement le plancher du bout de son joli
pied.

Tout à coup, par un mouvement plus rapide que la pensée, madame Sécherin
plongea sa main dans la poche du tablier d'Ursule, et saisit la lettre
de M. Chopinelle.

--Avec les traîtres il faut user de traîtrise!--s'écria-t-elle d'une
voix menaçante.--J'ai tout vu dans cette glace!

Et elle montra une glace placée en face d'elle qui avait dû, en effet,
réfléchir ce qui venait de se passer derrière sa chaise.

--Madame!--dit Ursule en pâlissant.

--Il y a longtemps que je vous surveille,--répondit madame
Sécherin.--Mon fils va tout savoir.



CHAPITRE VIII.

LA NUIT PORTE CONSEIL.


Cette scène s'était passée si rapidement, que j'eus à peine le temps de
m'approcher de madame Sécherin et de lui dire:

--Au nom du ciel, madame, parlez plus bas; on peut vous entendre, votre
fils va rentrer d'un moment à l'autre.

--Il me tarde qu'il soit ici,--répondit cette femme inflexible.

M. Chopinelle restait anéanti, stupéfait; debout auprès d'Ursule, il ne
put prononcer une parole.

--Madame,--m'écriai-je à mon tour,--ma cousine est plus imprudente que
coupable.

--Mon pauvre fils... mon pauvre fils,--dit madame Sécherin sans me
répondre, en regardant avec douleur la lettre qu'elle venait de
surprendre.--Et pour cette femme, il se tue de travail! et pour cette
femme, il oublie quelquefois sa mère... Mais le bon Dieu est juste; oui,
oui, il est juste... il ne permet pas que les coupables soient impunis.

Elle sonna.

Une servante vint.

--Allez dire à mon fils de venir me parler à l'instant même; il doit
être à la fabrique,--dit madame Sécherin.

La servante obéit.

Je regardais Ursule; son calme imperturbable me confondait.

--Vous allez être enfin traitée comme vous le méritez,--lui dit madame
Sécherin avec indignation, en montrant la lettre;--mon fils va tout
savoir...

Ursule avait repris tout son sang-froid.

Elle regarda sa belle-mère de l'air du monde le plus naïvement étonné et
lui dit:

--En vérité, madame, je ne comprends pas vos reproches; je ne sais pas à
quoi vous faites allusion en me disant que je serai traitée comme je le
mérite; il me semble qu'avant de m'accuser vous devriez ouvrir cette
lettre si cette lettre cause votre courroux, et vous assurer de ce
qu'elle contient...

Madame Sécherin leva vivement la tête et regarda ma cousine avec une
profonde surprise.

--Comment! vous osez dire...--s'écria-t-elle.

-Mon Dieu, madame, rien de plus simple... Le jour de la fête de mon mari
arrive bientôt. J'ai chargé monsieur (elle montra M. Chopinelle) d'une
commission relative à une surprise que je ménage à M. Sécherin.
Prévoyant le cas où M. Chopinelle ne pourrait m'entretenir seule de
cette commission, et voulant que tout ceci demeurât secret, je l'avais
prié de m'écrire un mot à ce sujet... Voilà ce grand mystère... et tout
uniment ce dont il s'agit, madame...

Soulagée d'un poids énorme, je me jetai au cou d'Ursule. Elle s'était
exprimée d'une manière si simple, si naturelle, si naïve, que je me
reprochai amèrement de l'avoir soupçonnée.

Je dis à madame Sécherin:--Vous le voyez, madame, vous vous êtes
trompée.

Madame Sécherin resta stupéfaite.

Elle regardait fixement la lettre qu'elle tenait entre les mains, et
semblait ne pouvoir croire à ce qu'elle entendait.

--Comment,--disait-elle, en se parlant à elle-même,--je me serais
trompée à ce point? Depuis tant de temps que je les observe!... Mais
non, non,--reprit-elle vivement, en décachetant la lettre,--le cœur
d'une mère ne se trompe pas... Pourquoi ressentirais-je tant d'aversion
contre cette femme? Je ne suis ni injuste, ni haineuse, moi... non...
non... il faut qu'elle soit coupable, elle est coupable!

Elle s'approcha de la lampe pour lire la lettre, et chercha ses
lunettes.

La physionomie de ma cousine resta impassible.

Elle dit en souriant à M. Chopinelle:

--Allons, monsieur... adieu notre surprise.

Le sous-préfet regarda ma cousine d'un air stupide, effaré, puis il prit
brusquement son chapeau et se précipita vers la porte.

Il y rencontra M. Sécherin.

Celui-ci le saisit par le bras, le retint et lui dit en riant:--Comment,
vous vous en allez déjà, Chopinelle? Est-ce que vous êtes fou? Et ma
revanche à l'écarté que vous devez me donner! allons donc, allons donc,
on ne m'échappe pas comme ça.

--Enfin, voilà mon fils,--s'écria madame Sécherin, qui tenait toujours
la lettre ouverte, sans y avoir encore jeté les yeux,--tout va
s'éclaircir.

M. Sécherin avait ramené avec lui M. Chopinelle et le tenait toujours
par le bras.--S'éclaircir, quoi donc, maman? dit-il.

--Oh! mon ami, une bien terrible aventure,--se hâta de dire Ursule avec
gaieté.--Figurez-vous que M. Chopinelle m'a remis tout à l'heure une
lettre en secret... Mon Dieu, oui... très-mystérieusement, tout comme
s'il se fût agi d'une véritable déclaration d'amour. Maintenant
savez-vous ce que c'est que cette lettre?... Hélas! il faut bien se
décider à vous l'apprendre... Elle contient quelques renseignements
relatifs à une surprise que je vous ménageais pour le jour de votre
fête, et dont j'avais chargé M. Chopinelle; comme il était fort probable
que je n'aurais pas l'occasion de m'entretenir seule avec monsieur, je
l'avais prié de m'écrire ce qu'il ne pourrait pas me dire, afin que
personne ne se doutât de rien. Malheureusement, maintenant, voilà tout
ébruité, je ne pourrai pas jouir de ma surprise...

--Tiens... tiens, mais c'est juste, c'est après-demain la
Saint-Benoît,--dit M. Sécherin.--Comment, ma femme, tu me gâtes comme
ça? Et tu prends ce cher Chopinelle pour complice? Ah! ah! monsieur le
sous-préfet, vous voulez me liguer avec ma femme!--ajouta-t-il en riant
aux éclats.--Ah! vous complotez tous deux pour me faire des surprises!

--Une surprise,--dit madame Sécherin en jetant un regard perçant sur
Ursule.--Nous allons bien voir.

Elle déplia la lettre.

M. Chopinelle devint livide.

Je frissonnai; un affreux pressentiment me dit qu'Ursule, par une
présence d'esprit qui me confondait, et à l'aide d'un mensonge
audacieux, n'avait fait que retarder un éclat terrible.

Voyant l'émotion du sous-préfet, je fus persuadée que cette lettre était
une lettre d'amour. Je voulus à tout hasard tenter une dernière fois de
sauver Ursule; je m'écriai, en tâchant de cacher l'altération de ma
voix:

--Vous savez, mon cher cousin, que ces sortes de surprises sont sacrées,
qu'il faut les respecter.

--Je le crois bien! ainsi, maman, je vous en prie, ne lisez pas cette
lettre; rendez-la à Ursule, afin qu'elle et son complice puissent
machiner ensemble leurs scélératesses; je ferai semblant de ne rien
savoir.

--Donnez, donnez la lettre, madame!--s'écria Chopinelle en avançant la
main.

Cette main tremblait comme la feuille.

Je crus que tout était perdu.

A ce moment Ursule, qui n'avait pas quitté sa belle-mère des yeux, et
qui s'était approchée d'elle peu à peu et sournoisement, saisit la
lettre en riant aux éclats et s'écria:

--Ma bonne maman, il n'y aura pas de préférence... ni vous non plus ne
connaîtrez pas cette surprise.

--Bravo!... bravo!... sauve-toi, ma petite femme! sauve-toi!--s'écria M.
Sécherin.

Ursule sortit rapidement.

Je la suivis machinalement, ainsi que M. Chopinelle; une fois hors du
salon, il s'écria d'un air éperdu, en s'essuyant le front:

--Quel sang-froid!... elle nous a sauvés!... Ah! quelle femme!!! quelle
femme!!!

Dès que nous fûmes seuls, ma cousine déchira la lettre et la mit en
morceaux dans la poche de son tablier.

--Ah! Ursule,--lui dis-je d'un ton de reproche, j'en tremble encore,
quelle terrible leçon! Dieu veuille qu'elle ne soit pas perdue.

--Vous pouvez vous vanter d'avoir une fameuse présence d'esprit... Sans
vous, tout était découvert. Je n'ai pas une goutte de sang dans les
veines,--dit M. Chopinelle, d'un air consterné.--Ah! Ursule... quelle
femme vous êtes!

Si j'avais pu conserver le moindre soupçon, ces dernières paroles de M.
Chopinelle, son émotion, eussent suffi pour m'éclairer.

Ma cousine nous regarda tous deux avec les marques du plus grand
étonnement, se mit à rire et me dit:

--Ah çà! entre nous, ma bonne Mathilde, parles-tu sérieusement? à qui
donc en as-tu avec ta _terrible leçon_? Pourquoi me dis-tu cela? quel
rapport ont ces _terribles_ paroles avec une innocente surprise qui a
failli être découverte? ne dirait-on pas qu'il s'agit de quelque chose
de grave? ne vas-tu pas croire, comme ma belle-mère, qu'il s'agit d'une
déclaration d'amour?--ajouta-t-elle en riant aux éclats.

Cette assurance railleuse et effrontée m'effrayait et me rendait muette.

Le sous préfet, non moins stupéfait que moi, me regard, et s'écria
sottement:

--C'est étonnant... c'est à ne pas croire ce qu'on entend. Ah! quelle
femme!

Ursule redoubla d'éclats de rire et dit:

--Et vous aussi, M. Chopinelle? Vous vous troublez... vous pâlissez...
vous vous extasiez sur ma présence d'esprit qui a empêché, dites-vous,
que tout ne fût découvert? En vérité, je suis désolée des émotions que
je vous ai causées en vous chargeant de cette pauvre commission. Mais
savez-vous que vous êtes fort peu adroit?--ajouta-t-elle avec un
sourire méprisant,--mais savez-vous que votre air empêtré, effaré,
aurait suffi pour donner une apparence de vraisemblance aux soupçons de
ma belle-mère... Pour un futur homme d'état, vous êtes bien peu maître
de vous... et à propos d'une niaiserie encore... Que serait-il donc
arrivé, je vous le demande, s'il s'était agi de quelque chose de
sérieux? Je doute fort que vous fassiez votre chemin dans la politique,
mon pauvre monsieur Chopinelle.

--Comment,--m'écriai-je malgré moi, indignée de tant d'audace,--si ton
mari eût ouvert cette lettre!

--Il savait quel était le cadeau que je voulais lui donner pour sa fête;
notre surprise était manquée, voilà tout...

Et Ursule me regarda fixement sans rougir.

Ses traits étaient aussi calmes, aussi riants que si elle eût dit la
vérité.

Nous étions restés sous le vestibule.

M. Sécherin nous rejoignit, souriant toujours, gai toujours comme
d'habitude.

Ursule s'écria, dès qu'elle le vit:

--Votre mère est bien fâchée de mon enfantillage, n'est-ce pas? Après
tout, ce que j'ai fait était très-mal. Mon Dieu... mais maintenant j'y
pense, savez-vous que j'avais l'air de craindre que vous ne lussiez
cette lettre? Tenez, je suis sûre que votre mère vous aura parlé dans ce
sens; et elle aurait eu raison, car les apparences semblent être contre
moi.

--Ah! ah! ah! dit M. Sécherin en riant aux éclats.

--Est-ce que tu es folle... avec tes apparences? Au contraire... à mon
grand étonnement, au lieu de se fâcher de ce que tu lui avais ôté la
lettre des mains, quand tu as été partie, maman m'a regardé fixement
sans me dire un mot; puis elle m'a demandé mon bras et elle est rentrée
dans sa chambre; je n'ai pas pu en tirer une parole.

Ursule secoua tristement la tête et dit:--Voyez-vous, mon ami, j'en
étais sûre; voilà votre mère fâchée contre moi. Que je m'en veux donc
d'avoir agi ainsi comme une étourdie! Tenez... je ne me le pardonnerai
jamais.

Et une larme brilla dans les yeux d'Ursule.

--Allons, allons, s'écria son mari d'un air attendri,--voilà que tu vas
te bouleverser, te faire du mal pour une bêtise... quand je te dis que
maman n'a pas prononcé un mot; voyons, sois donc tranquille.

--C'est justement pour cela; son silence m'accuse, elle est profondément
blessée, elle aura au moins pris cette folie pour un manque d'égards de
ma part.

M. Chopinelle s'esquiva pendant que M. Sécherin consolait Ursule.

Je prétextai une migraine pour monter chez moi.

Ursule et son mari m'accompagnèrent jusqu'à ma porte, et me souhaitèrent
le bonsoir.

Je restai seule.

Ursule était coupable... je ne pouvais pas conserver le moindre doute à
ce sujet.

Mon cœur se serra; j'éprouvai une des plus douloureuses angoisses que
j'aie jamais ressenties... Ursule m'avait menti! toujours menti!

Elle était fausse; sa mélancolie éplorée, sa tristesse rêveuse, ses
besoins d'idéalité, ses scrupules, qui s'effarouchaient de ce qui
n'était pas d'une délicatesse exquise, tout cela n'était qu'un jeu,
qu'une apparence.

Je m'étais apitoyée sur ses souffrances morales, et elle ne souffrait
pas; elle avait commis une faute, et cela même sans l'excuse de la
passion, de l'entraînement que peut inspirer un homme éminemment doué.

Elle avait sacrifié ses devoirs à un homme ridicule dont elle
rougissait, car elle le raillait, car elle le reniait avec une
imperturbable assurance.

Dans cette scène qui pouvait la perdre, son front était resté calme,
intrépide; elle avait conjuré l'orage qui allait éclater avec une
présence d'esprit, avec un sang-froid, avec une audace qui
m'épouvantaient.

Ces découvertes me firent un mal horrible.

Hélas! je l'avoue à ma honte, peut-être l'amertume de mon
désillusionnement s'augmenta-t-elle encore du dépit qu'on éprouve
toujours d'être dupe de sa propre bonté.

Pourtant non... non... plus je rappelle mes souvenirs, plus il me semble
que je fus surtout accablée de cette pensée: que je n'avais plus de
sœur, que celle en qui je mettais tant d'espérances n'était plus
digne de cette amitié.

Je passai une nuit triste et agitée.

Le lendemain matin, à mon réveil, ma femme de chambre me dit que M.
Sécherin était déjà venu plusieurs fois savoir quand je pourrais le
recevoir: il avait absolument à me parler.

Assez inquiète, je m'habillai à la hâte, j'envoyai chercher mon cousin.

Il vint bientôt, il me parut triste et soucieux.

--Qu'avez-vous à me dire, mon cher cousin?

--Quelque chose de très-grave... ma cousine. Comme vous êtes de la
famille, et la meilleure amie de ma femme, nous ne devons pas avoir de
secret pour vous... Devinez ce qui m'arrive? Une tuile qui me tombe sur
la tête. Jamais je ne me serais douté de cela... Mais quand les gens
âgés se mettent quelque chose dans la tête...

--Je ne comprends pas, mon cousin.

--Vous seriez-vous jamais doutée que maman fût dure et injuste pour ma
pauvre femme?--s'écria--il.--Eh bien! cela est pourtant. Cette nuit,
Ursule m'a tout conté en fondant en larmes, j'en avais le cœur navré;
croiriez-vous que, quand je ne suis pas là, maman la traite avec
injustice? qu'elle la bourre, qu'elle la gronde?... et Ursule... comme
une pauvre brebis du bon Dieu qu'elle est, souffre tout cela sans se
plaindre? Il a fallu la scène d'hier pour combler la mesure.

--La scène d'hier?

--Mais oui... certainement... Ursule m'a tout raconté... Les soupçons
absurdes de maman à propos de cette lettre de Chopinelle, c'est ça
surtout qui a profondément blessé ma femme, et il y avait bien de quoi.
Car enfin, comme ma femme me le disait cette nuit; «Tu comprends bien,
mon pauvre loup, que tant qu'il s'est agi de choses indifférentes, j'ai
pu me taire; mais maintenant il s'agit d'un soupçon qui porte atteinte
à ton honneur et au mien, je ne puis me résigner plus longtemps au
silence envers toi. Ce serait presque avouer que ta mère a raison de
m'accuser.» Mais voilà ce que c'est,--s'écria M. Sécherin,--les
belles-mères et les brus, c'est le feu et l'eau, c'est le diable à
confesser.

J'aurais du m'attendre à cela, et encore, non, car ma pauvre femme ne
soufflait jamais un mot, elle cédait en tout à maman... Elle est si
bonne! si excellemment bonne!

Et il se mit à marcher avec agitation.

Je vis qu'Ursule, dans la crainte d'être prévenue par sa belle-mère,
avait tout avoué à son mari, et usé de son influence pour s'innocenter
complétement.

Quoique je fusse indignée de la conduite d'Ursule et peinée de
l'aveuglement de son mari, je ne voulus pas dire un mot qui pût éveiller
ses soupçons, mais je tâchai de calmer l'irritation qu'il semblait avoir
contre sa mère.

--Tout ceci s'apaisera, mon cher cousin,--lui dis-je;--vous le savez, le
cœur d'une mère est toujours un peu ombrageux, un peu jaloux. C'est
le défaut de la véritable tendresse.

--Aussi, je ne lui en veux pas, à la _bonne femme_. Je n'aurais,
d'ailleurs, qu'à lui dire une chose bien simple: Vous prétendez, maman,
que Chopinelle fait la cour à ma femme depuis trois mois! Eh bien! c'est
justement depuis trois mois que ma femme est plus gentille pour moi
qu'elle ne l'a jamais été... Mais c'est que c'est vrai, cousine; vous
n'avez pas idée comme depuis trois mois surtout Ursule me câline, comme
elle me gâte; c'est mon _gros loup_ par-ci, mon _bon chien_ par-là, car
Ursule fait comme votre tante voulait que je fisse; c'est une justice à
lui rendre, elle garde tous ces jolis petits noms-là pour quand nous
sommes seuls. Enfin, c'est pour vous dire que, depuis trois mois,
jamais, jamais je n'ai été plus heureux, plus gai, plus content. Ce ne
sont pas des rêves, des propos, cela!... C'est la vérité, je l'ai
éprouvé, je l'éprouve! Aussi tout ce que maman me dirait ou rien, ce
serait la même chose... Ah! ah! ah!--ajouta-t-il en riant
sincèrement,--ma femme amoureuse de Chopinelle... Peut-on avoir une idée
pareille? mais c'est du délire... Et comme Ursule me le disait encore
cette nuit, si ça n'avait pas été pour ne pas faire une malhonnêteté à
Chopinelle, et le butter contre le chemin vicinal qui me serait si
nécessaire à ma fabrique, il y a beau temps qu'elle l'aurait envoyé
promener avec ses duos; il l'ennuyait à périr, il lui écorchait les
oreilles; car, au lieu de chanter, il paraît qu'il crie comme un diable
enrhumé, à ce que dit Ursule. Ça m'avait toujours bien fait un peu cet
effet-là, mais, comme je ne m'y connais pas, je n'avais rien dit... ni
Ursule non plus, de peur de me contrarier en se moquant de mon ami
intime. Je vous demande un peu où il faut que maman ait la tête pour
imaginer de pareilles choses? Un gros garçon si bêtement fat! Enfin, il
faut qu'il soit bien ridicule, Chopinelle, puisque ma pauvre Ursule,
malgré ses larmes, en a tant plaisanté cette nuit, que nous avons fini
par en rire comme deux enfants. Elle est si drôle, si gaie, ma femme,
quand elle s'y met... Vous n'avez pas d'idée de ça, cousine, parce que,
devant vous, elle s'observe dans la crainte de vous paraître mauvais
ton... Mais, entre nous, il n'y a pas de petite réjouie comme elle;
c'est pour cela que ça m'affecte tant de la voir triste; c'est qu'aussi
il faut avoir un cœur de pierre pour l'affliger, pauvre cher
agneau... et maman, qui est si bonne d'ordinaire, va justement la
prendre en grippe... Elle... elle...

--Je suis sûre, mon cousin, qu'Ursule n'a rien à se reprocher; mais,
vous le savez, la vieillesse est soupçonneuse... et puis, enfin, il me
semble que madame votre mère ne vous a rien dit contre votre femme
jusqu'à présent?

--Non sans doute, mais, tenez, ça ne va pas manquer d'arriver;
maintenant je comprends l'air que maman avait hier soir. C'est dans son
caractère de ne rien faire à demi, voyez-vous... Ce silence-là présage
une forte scène; je connais maman, elle ne dit que quand elle a à dire,
mais alors... elle devient terrible.

--Les familles les plus unies ne sont pas à l'abri de ces discussions,
vous le savez, mon cousin... mais ces légers orages passent et
s'oublient bientôt.

--Sans doute, mais après ça, comme me disait Ursule, pour éviter ces
orages dont vous parlez, peut-être, pour nous comme pour maman,
serait-il mieux de vivre un peu plus séparés... Il y a, à deux portées
de fusil d'ici, une très-jolie maison à vendre; nous nous y établirions
avec ma femme en laissant ceci à maman; vous comprenez, elle serait bien
plus à son aise... car après tout, comme disait Ursule, c'est pour
maman... ce que nous en ferions.

--Quitter votre mère! mon cousin... prenez garde... depuis si longtemps
elle est habituée à vivre près de vous.

--Oh! ce ne serait pas la quitter, nous la verrions tous les jours,
plutôt deux ou trois fois qu'une... Et puis, vous concevez, Ursule a la
poitrine très-délicate malgré son air de bonne santé; les heures de
repas de maman sont si différentes de celles dont ma femme avait
l'habitude, qu'elle a toutes les peines du monde à s'y faire. A la
longue, elle en tomberait malade; elle a lutté tant qu'elle a pu sans me
rien dire, la pauvre petite, mais à cette heure elle m'a avoué qu'elle
ne pouvait plus tenir.

--Ainsi, mon cousin, vous voilà presque décidé à vous séparer de votre
mère. Cette résolution est bien grave; il me semble qu'elle a été prise
très-brusquement: hier vous n'y songiez pas.

--Non, sans doute... c'est-à-dire quelquefois, ma femme m'en avait parlé
à bâtons rompus; mais cette nuit, elle m'a fait comprendre qu'après tout
ce qui s'était passé, ça serait pour maman et pour nous le parti le plus
convenable, et je suis tout à fait de son avis... Maintenant que je sais
que maman est injuste envers ma femme, tôt ou tard ça jetterait du froid
dans nos relations. Est-ce que vous ne trouvez pas que nous avons raison
d'agir ainsi, ma cousine? Oh! d'abord, Ursule m'a dit: Avant tout,
consulte Mathilde, et suivons son conseil.

--Puisque vous me demandez mon conseil, je vous engagerai à patienter
encore. Votre pauvre mère ne s'attend pas à cette séparation soudaine;
ce serait pour elle un coup terrible.

--Vous croyez, cousine?

--Mais vous, n'en éprouvez-vous donc aucun?

--Certes, j'éprouverais un affreux chagrin, s'il s'agissait de quitter
maman tout à fait... je ne sais pas même si je pourrais m'y résoudre;
mais il ne s'agit que de nous aller établir à deux petites portées de
fusil de cette maison, pas davantage...

--Malgré tout, croyez-moi, cette détermination lui serait très-pénible;
ne vous pressez pas... croyez-moi, attendez... réfléchissez...

Une des servantes de madame Sécherin entra et dit à mon cousin;

--Monsieur, madame Sécherin vous dit de venir la trouver; elle prie
aussi madame de vouloir bien vous accompagner. Elle attend dans la
_chambre aux trois fenêtres_...

--Dans la chambre de feu mon père!...--dit mon cousin en me regardant
avec un étonnement mêlé de crainte;--qu'est-ce qu'il y a donc
d'extraordinaire? Depuis la mort de papa, ma mère ne va jamais dans
cette chambre que pour prier; c'est, pour elle, comme une chapelle...
Tenez, cousine, vous n'avez pas d'idée de la tristesse, de la peur que
ça me cause... je connais ma mère, il va se passer quelque chose de
très-grave.

Très-étonnée d'être aussi convoquée par madame Sécherin, je suivis mon
cousin avec un noir pressentiment.

J'ai conservé un long ressouvenir de cette scène de famille. Il me
semble qu'elle a dû bien des fois se renouveler. Les sentiments qui s'y
trouvaient en jeu étaient, sont et seront toujours profondément
_humains_.

L'entretien que je venais d'avoir avec M. Sécherin me prouvait
évidemment ce que j'avais à moitié deviné: qu'Ursule, loin de souffrir
de la vulgarité de son mari, affectait de la partager, afin d'assurer
davantage encore son influence sur lui.

La ruse, l'habileté de ma cousine m'effrayèrent.

J'eus hâte de quitter Rouvray; je me repentis d'y être venue; un secret
pressentiment me disait que ce voyage me serait fatal.

En me rappelant mon enfance, les humiliations que mademoiselle de Maran
avait fait souffrir à ma cousine à cause de moi, en comparant ma
position à la sienne, je commençai à me persuader que, malgré ses
continuelles assurances d'affection, Ursule était trop fausse, trop
perfide, trop intéressée, pour n'être pas aussi profondément envieuse.

Je sentais vaguement qu'elle ne pouvait pas m'avoir pardonné les
avantages apparents que j'avais toujours eus sur elle, et que tôt ou
tard elle chercherait à s'en venger.

Le sang-froid, l'audace que je lui avais vu développer la veille
m'épouvantaient.

Une femme aussi jeune, aussi belle, aussi hardie, aussi adroite, aussi
perverse, me paraissait la plus dangereuse créature du monde.

Ne rougissant de rien, osant tout, mentant avec une imperturbable
effronterie, joignant le don des larmes touchantes au plus séduisant
sourire... spirituelle, charmante et _sans âme_... que ne pouvait-elle
pas entreprendre? qui pouvait lui résister? à quoi ne réussirait-elle
pas?

En suivant M. Sécherin pour aller rejoindre sa mère, je songeais à
l'adresse infinie avec laquelle Ursule avait préparé son mari aux
révélations que madame Sécherin allait sans doute lui faire.

J'entrai avec mon cousin dans la chambre où l'attendait sa mère.



CHAPITRE IX.

LA FEMME ET LA BELLE-MÈRE.


Il y avait quelque chose d'imposant, de lugubre dans l'aspect de cet
appartement, qui avait été celui de feu M. Sécherin.

Sa veuve, par un pieux souvenir, avait laissé cette pièce dans l'état où
elle se trouvait lors de la mort de son mari.

Çà et là, sur les meubles, on voyait quelques fioles encore remplies de
médicaments; sur un bureau une lettre à demi écrite, sans doute la
dernière que la main de M. Sécherin eût tracée... était recouverte d'un
globe de verre...

Cet appartement, toujours fermé, était humide, froid comme un sépulcre,
sa tenture sombre; le faible jour qu'y laissait pénétrer une persienne
entr'ouverte augmentait encore la désolante tristesse de ce séjour, où
tout rappelait d'une manière si frappante et si funèbre l'agonie et la
mort.

Malgré moi je frissonnai; mon cousin pâlit et s'approcha de sa mère avec
une crainte respectueuse.

Madame Sécherin était, selon son habitude, vêtue de noir; elle avait
substitué un bonnet de veuve au bavolet blanc qu'elle portait
ordinairement. Ses cheveux en désordre s'échappaient de cette triste
coiffure, ses sourcils gris étaient froncés, ses lèvres contractées
douloureusement; sa physionomie avait un beau caractère de tristesse, de
souffrance et de sévérité, qui m'émut et qui m'imposa profondément.

Tout à coup, sans proférer une parole, madame Sécherin tendit ses bras à
son fils; il s'y jeta en pleurant, pendant quelques moments il tint sa
mère étroitement embrassée.

Celle-ci disait d'une voix étouffée:--Mon enfant... mon pauvre enfant...
du courage...

M. Sécherin essuya ses yeux et dit à sa mère avec émotion:

--Mon Dieu! maman, pourquoi nous faire venir ici, dans la chambre de mon
père? Ça vous rappelle à vous, et à moi aussi, de bien cruels moments;
cela vous fait mal... ça n'est pas raisonnable.

--Cet endroit est sacré pour moi, mon enfant; tu le sais; j'y viens
souvent prier... C'est comme un saint lieu... Il me semble que ton
pauvre père me voit et m'entend mieux quand je suis ici.

Puis s'adressant à moi:

--Madame, vous êtes de la famille, vous êtes un ange de vertu, de
bonté... C'est pour cela que je me suis permis de vous appeler... Vous
avez de l'amitié pour mon fils, vous savez s'il est honnête et bon, vous
ne nous abandonnerez pas? Vous ne serez pas contre nous! vous serez pour
la justice, n'est-ce pas?

Et madame Sécherin tendait vers moi ses mains tremblantes.

--Madame... je ne sais en quoi je puis...

--Je vais tout vous dire... et quoique cette malheureuse femme vous
appelle sa sœur, vous serez juste...--j'en suis bien sûre...--vous ne
pouvez avoir rien de commun avec les méchants.

M. Sécherin me regarda, me fit un signe d'intelligence comme pour me
dire qu'il devinait la pensée de sa mère.

Celle-ci prit la main de son fils dans les siennes, le regarda avec une
sollicitude touchante et lui dit d'une voix profondément émue:

--Mon enfant, s'il t'arrivait un grand malheur, tu viendrais à moi,
n'est-ce pas? tu te consolerais près de moi... Je te tiendrais lieu de
tout ce que tu aurais perdu... tu ne serais jamais tout à fait
malheureux, puisque tu m'aurais, n'est-ce pas?

--Mais, maman... pourquoi me dire cela?

--Écoute, écoute; je te dis cela pour te prouver que le Seigneur
n'abandonne jamais ceux qui sont bons et honnêtes... entends-tu? Si un
cœur faux et méchant les trompe, eh bien! ils trouvent, pour se
consoler, un cœur tout dévoué à eux... le cœur d'une mère... et
avec cela... ils oublient les indignes créatures qui les abusent... Du
courage, mon pauvre enfant... du courage.

Sans doute madame Sécherin voulait et croyait préparer son fils au
terrible coup qu'elle allait lui porter en lui révélant la conduite
d'Ursule.

M. Sécherin me parut impatient de ces préliminaires.

Enfin sa mère, ne pouvant contraindre davantage son indignation,
s'écria:

--Il faut _la_ quitter... l'abandonner sans la revoir... entends-tu?
Voilà ce qu'_elle_ mérite... Mais je te resterai, moi...

--Mais encore une fois, maman, expliquez-vous...

--Eh bien!... mon fils...

--Eh bien!...

--Mon fils, ta femme te trompe...--dit madame Sécherin d'une voix émue,
en regardant mon cousin avec effroi.

Elle s'attendait à une crise violente; que devint-elle lorsqu'elle vit
son fils hausser les épaules en disant simplement:

--Tenez, maman, laissons cela; je sais ce que vous voulez dire... Vous
voulez parler de Chopinelle? Eh bien! entre nous, ça n'a pas le bon
sens.

Il est impossible de peindre la stupeur de madame Sécherin en entendant
son fils accueillir ainsi cette révélation, qu'elle croyait si
accablante. Son instinct de mère l'éclaira tout à coup, elle
s'écria:--Elle m'a prévenue, elle m'a prévenue!--Et elle cacha sa tête
dans ses mains.

--Eh bien! oui...--s'écria son fils,--oui, ma femme m'a prévenu qu'hier
vous avez semblé croire que la lettre que lui avait remise Chopinelle
était une lettre d'amour; elle m'a prévenu que vous croyiez que cet
homme l'aimait, et qu'elle l'aimait aussi... Eh bien, maman, vous vous
trompez... vous avez mal vu... Ne parlons plus de cela, et
embrassez-moi... Seulement, si j'avais été moins confiant envers Ursule
que je ne le suis... ça aurait pu me faire beaucoup de peine... car ça
m'aurait donné des soupçons sur ma pauvre petite femme.

Mon cousin paraissait si complétement rassuré, si aveuglément persuadé
de l'honnêteté de sa femme, que sa mère voulut frapper un coup terrible,
décisif, pressentant que des ménagements seraient inutiles.

Elle se leva droite, calme, imposante, elle leva les mains au ciel et
s'écria avec un accent inspiré qui semblait partir du plus profond de
ses entrailles:

--Par la mémoire sacrée de votre père! aussi vrai que Dieu est au
ciel... que je sois punie comme sacrilége pour l'éternité, si votre
femme n'est pas coupable...

Cette accusation était formidable... Ce serment solennel avait une telle
autorité dans la bouche d'une femme pieuse et austère, que M. Sécherin,
malgré sa foi profonde dans Ursule, devint pâle comme un linceul.

Immobile, les yeux fixes, il contemplait sa mère avec une angoisse
indicible.

Je fus aussi étonnée qu'effrayée de l'expression de douleur, de rage, de
désespoir qui durant un instant donna un caractère d'énergie presque
sauvage aux traits de M. Sécherin, ordinairement si débonnaires.

--Les preuves... les preuves de cela, ma mère!...--s'écria-t-il.

--Des preuves, tu demandes des preuves... et je t'ai juré, et je te jure
par la mémoire sacré de ton père!--dit madame Sécherin d'un ton de
douloureux reproche.

--Mon Dieu!... mon Dieu!... est-ce possible? est-ce possible?--s'écria
M. Sécherin en cachant sa tête dans ses mains avec accablement.

Sa mère continua:

--Hier j'avais une preuve entre les mains, j'en suis bien sûre... mais
ce démon me l'a arrachée... J'ai été si bouleversée de son audace que je
n'ai pas pu dire un mot... Et puis je voulais encore une fois bien me
recueillir, bien demander au bon Dieu ce que je devais faire... Toute
cette nuit j'ai pensé à cela... Je me suis rappelé ce que j'avais vu,
leurs signes d'intelligence, leur manége. J'ai prié le ciel de
m'éclairer; ce matin je suis venue ici, je me suis mise à genoux, j'ai
supplié ton pauvre père, qui nous voit et qui nous entend, de m'inspirer
aussi... Mes prières ont été exaucées... Je me suis sentie... si
convaincue de ce que je le dis, que j'en fais le serment... entends-tu?
le serment sacré... Tu me connais... je mourrais plutôt que d'accuser un
innocent; je ne damnerais pas mon âme pour l'éternité par un
sacrilége!... il faut donc que ce soit une révélation d'en haut qui me
dise que cette malheureuse est coupable.

--C'est vrai! ma mère ne ferait pas un sacrilége; il faut qu'elle soit
bien sûre, et pourtant... Mon Dieu!... que croire?... que
croire?...--murmurait M. Sécherin d'une voix sourde, en appuyant avec
violence ses deux poings fermés sur son front.

Sa mère leva les yeux au ciel d'un air suppliant, puis s'approcha de son
fils, appuya ses deux mains vénérables sur ses épaules, et lui dit avec
un accent de pitié, de tendresse ineffable:

--Il faut croire ta mère, car le bon Dieu l'inspire, mon pauvre enfant;
il m'a sans doute choisie pour te porter ce coup cruel, parce que je
puis le consoler, te calmer, te guérir... Nous vivrons seuls tous les
deux, comme autrefois... Oh! tu verras, tu verras, tu ne t'apercevras
pas de l'absence de cette mauvaise femme... Tu me trouveras là...
toujours là... Je serai avec toi bien plus encore que je n'y ai été
jusqu'à présent, parce que, vois-tu... je m'apercevais que je t'étais
moins nécessaire... depuis qu'elle était ici... _elle_... Je n'osais pas
te le dire, mais cela me faisait de la peine... oh! bien de la peine!
C'est cela qui augmentait encore la tristesse que j'avais depuis la mort
de mon pauvre mari. Mais maintenant je tâcherai d'être plus gaie. Je le
serai pour tu distraire... je t'en réponds... j'en suis sûre... tu
verras... tu verras...--dit la pauvre mère en essayant de sourire à
travers ses larmes.--Je serai si heureuse de ravoir mon enfant à moi
toute seule, que je redeviendrai joyeuse comme dans ma jeunesse; je
t'assure que tu ne t'ennuieras pas un instant avec moi... J'ai encore de
bons yeux... Eh bien! le soir, je te ferai la lecture, ça te reposera de
tes travaux... Et puis je prierai le bon Dieu à ton chevet; tu
t'endormiras béni par ta mère. Nous mènerons une existence bien douce,
bien calme... Je t'assure que je t'aimerai tant... oh! tant,... que tu
n'auras rien à regretter.

A ce moment une porte s'ouvrit.

Ursule entra...

Je suis persuadée qu'Ursule avait écouté le commencement de cet
entretien et qu'elle avait habilement ménagé son entrée.

Pressentant le grave événement qui allait se passer, elle avait redoublé
de coquetterie dans sa parure...

Je la vois encore arriver calme, souriante, ingénue; jamais elle ne
m'avait semblé plus jolie... Elle portait des manches courtes qui
laissaient voir ses bras nus d'une blancheur et d'une admirable
perfection; sa robe de mousseline anglaise fond blanc, à petits dessins
bleus, un peu décolletée, montrait ses charmantes épaules et dessinait à
ravir sa taille alors accomplie, car elle avait pris l'embonpoint qui
lui manquait avant son mariage; ses cheveux bruns, épais, lissés en
bandeaux jusqu'aux tempes, tombaient en boucles nombreuses sur son col
et encadraient à ravir son visage frais et rosé; une frange de longs
cils noirs comme ses sourcils voilait ses grands yeux bleu foncé.

En entrant elle jeta un coup d'œil furtif à son mari, en lui faisant
un petit signe de tête rempli de grâce.

Le regard d'Ursule fut si chargé de tendresse et de langueur... que M.
Sécherin, malgré l'angoisse où il était plongé, ne put s'empêcher de
rougir, de tressaillir d'amour et d'admiration...

Sa physionomie, jusqu'alors assombrie par le doute, s'éclaircit tout à
coup; il attacha sur sa femme des yeux avides et charmés; de ce moment
il sembla fasciné par l'influence irrésistible de cette séduisante
beauté.

Je le répète, de ma vie Ursule ne m'avait semblé plus ravissante.

Ma cousine paraissait complétement ignorer ce qui se passait.

Elle salua respectueusement sa belle-mère, s'assit non loin d'elle, sur
un divan, appuya son bras frais et rond au dossier de ce meuble, croisa
ses jambes l'une sur l'autre, de façon à ce que sa robe découvrît la
cheville du plus joli pied du monde, bien cambré, bien étroitement
chaussé d'un petit soulier de maroquin mordoré à cothurne.

Si dans une circonstance aussi grave j'insiste sur ces détails, en
apparence puérils, si j'insiste même sur la pose d'Ursule, c'est que je
suis certaine que tout, jusqu'à cette pose remplie d'une coquetterie
provocante, avait été calculé par ma cousine avec une incroyable
habileté.

Fut-ce hasard ou réflexion?... Ursule s'assit justement sous le rayon de
soleil qui pénétrait dans ce sombre appartement par une des persiennes
entr'ouvertes.

Jamais je n'oublierai ce contraste frappant.

Là, Ursule, dans tout l'éclat de la beauté, de la jeunesse, de la plus
fraîche parure, semblait entourée d'une lumineuse auréole rendue plus
éblouissante encore par le triste demi-jour où restait l'autre partie de
cette chambre.

Plus loin, dans l'ombre, était la mère de M. Sécherin, lugubrement vêtue
de deuil, pâle, désolée, courbée par le chagrin et par la vieillesse.

Hélas! lorsque je vis la question qui s'agitait posée pour ainsi dire
entre ces deux femmes, dont l'une touchait à la tombe, et dont l'autre
touchait au printemps de la vie, je fus saisie d'une tristesse immense.

J'allais assister à l'une de ces luttes fatales si communes dans la
carrière de tous, et qui mettent aux prises les sentiments les plus
sacrés et les passions les plus _humaines_.

Je me sentais une profonde sympathie pour cette pauvre vieille mère, par
cela qu'elle était vieille, parce qu'elle était mère. Mon cœur se
navra d'un douloureux pressentiment... Je me souvins qu'à l'instant même
où, s'ingéniant de toutes les forces de son cœur pour consoler son
fils, elle lui énumérait avec une naïveté touchante les distractions
qu'elle lui réservait, et lui demandait ce qu'il pouvait regretter... à
ce moment même entrait Ursule, belle, coquette, hardie, agaçante.

Funeste hasard, funeste rapprochement qui semblait dire à ce malheureux
homme: CHOISIS... Il faut désormais passer ta vie avec cette femme
austère, pieuse, au visage flétri par la tristesse et par les années, ou
avec cette femme enchanteresse qui réunit à tes yeux toutes les
séductions...

Sans doute l'instinct maternel de madame Sécherin lui révéla la grandeur
et le danger de la lutte qu'elle allait avoir à soutenir.

Sa physionomie n'avait jusqu'alors exprimé que les sentiments les plus
tendres; à la vue de ma cousine, son front s'obscurcit, ses traits se
contractèrent violemment et révélèrent l'indignation, le mépris et la
haine.

Stupéfaite de l'audace de ma cousine, madame Sécherin avait un moment
gardé le silence. Tout à coup elle s'écria:

--Que venez-vous faire ici?... sortez... sortez...--Et, se levant à demi
sur son fauteuil, elle lui montra la porte d'un doigt impérieux.

Ursule regarda d'abord sa belle-mère avec un étonnement naïf et
douloureux, puis elle interrogea M. Sécherin d'un coup d'œil rempli
de douceur et de résignation.

--Mais, maman...--dit celui-ci en hésitant.

--Je veux qu'elle sorte, je ne veux pas qu'elle souille davantage de sa
présence cette chambre sacrée pour moi. Elle est indigne de rester
ici... Je veux qu'elle sorte, mon fils. Entendez-vous? je veux qu'elle
sorte!

M. Sécherin fit un mouvement d'impatience et dit à sa mère:

--Mais enfin, maman, on ne condamne pas les gens sans les entendre, non
plus.

--Vous la soutenez!... vous la soutenez!--s'écria madame Sécherin en
joignant les deux mains, puis elle répéta en les laissant retomber avec
accablement...--Il la soutient encore!

Ursule, tournant vers son mari ses grands yeux, où commençait à briller
une larme, lui dit d'une voix émue, tremblante:

--Mon Dieu... mon Dieu, mon ami... qu'est-ce que cela signifie?

--Et vous, madame,--ajouta-t-elle en se retournant d'un air suppliant
vers sa belle-mère,--dites-moi, mon Dieu, que vous ai-je fait pour
mériter un tel traitement?

--Ce que vous avez fait? Vous avez fait le malheur de mon fils... Vous
l'avez indignement trompé... Mais il n'est plus votre dupe, je l'ai
éclairé... et il a pour vous tout le mépris, toute l'aversion que vous
méritez.

A ces mots, prononcés d'une voix éclatante, Ursule regarda son mari dans
une angoisse inexprimable; elle cacha sa tête dans ses mains, et ne dit
que ces mots, d'un ton de reproche navrant:--Ah! mon ami!

Elle appuya son visage sur le dossier du divan; on ne vit plus que ses
blanches et charmantes épaules agitées par une sorte de tressaillement.

--Maman,--s'écria M. Sécherin en frappant du pied,--pourquoi dites-vous
cela? pourquoi dites-vous que j'ai de l'aversion, du mépris pour ma
femme?

--Parce qu'elle le mérite. Tu sais bien... qu'elle le mérite... Viens...
viens, mon pauvre enfant, laissons-la...--Et madame Sécherin fit un
mouvement pour se lever.

--Cela ne peut se passer ainsi!--s'écria son fils;--il ne s'agit pas
d'accuser ma femme sans me donner des preuves de la faute qu'elle a
commise, dites-vous... Écoutez donc, maman; il s'agit du bonheur de
toute ma vie, à moi; vous sentez bien que je n'irai pas, certes,
sacrifier cela légèrement.

--Légèrement, légèrement, mon fils? quand je vous ai juré que cette
femme était coupable!

--Elle est coupable, elle est coupable... cela vous est bien aisé à
dire... Je ne puis pas, moi... renoncer à tout le bonheur de ma vie,
parce que vous êtes persuadée d'une chose...

--Tout le bonheur de votre vie, _elle?_ et que suis-je donc pour vous,
moi?--s'écria madame Sécherin indignée.

--Mais, mon Dieu, maman, vous êtes ma mère, je vous respecte, je vous
aime tendrement. Mais,--s'écria-t-il avec déchirement,--j'aime aussi
passionnément Ursule, je l'aime comme on aime la première, la seule
femme qu'on ait aimée, et je ne la sacrifierai jamais; non, je ne la
sacrifierai jamais à vos préventions si elles ne sont pas fondées...

--Vous m'accusez donc d'être parjure, malheureux enfant!

--Je ne vous accuse pas... Vous me dites que ma femme est coupable; eh
bien, prouvez-le-moi!

Madame Sécherin s'écria avec un accent d'indignation terrible:

--Vous osez me demander d'autres preuves que le serment que je vous
fais ici à la face du Dieu qui m'entend... par la mémoire sacrée de
votre père?...

--Au nom du ciel, maman, ne vous fâchez pas... Je voudrais ne pas douter
de ce que vous dites; mais enfin, après tout, vous pouvez vous tromper
de bonne foi, vous pouvez être aveuglée par l'éloignement que vous
ressentez pour ma femme, et prendre pour une révélation d'en haut ce qui
n'est que la suite de votre aversion pour elle; car, puisque nous en
sommes là, je vous dirai que je sais d'aujourd'hui seulement que vous
n'aimez pas ma femme... et cela m'explique maintenant bien des choses...

--Eh bien! oui, je la hais, oui, je la méprise, parce qu'elle vous a
indignement trompé, parce qu'elle déshonore votre nom... et je ne
souffrirai pas qu'une malheureuse comme elle déshonore un nom que votre
père et moi avons toujours honoré.

Ursule ne faisait entendre que quelques sanglots étouffés.

Son mari rougissant de colère s'écria:

--Ma mère... il ne faut pas abuser de votre position... Encore une fois,
si vous avez des preuves contre ma femme, fournissez-les; la voilà...
accusez-la. Si elle ne peut se défendre... si elle est coupable, je
serai sans pitié pour elle... Mais jusque-là... ne l'insultez pas...
Non... je ne souffrirai pas qu'on l'insulte devant moi...

--Entendez-vous? Il me menace... Mon Dieu! tu l'entends... il me menace
dans la chambre où son père est mort...

--Mon Dieu! maman... maman... pardonnez-moi,--s'écria M. Sécherin, en
se jetant aux genoux de sa mère et en saisissant sa main, qu'elle retira
avec indignation.

Tout à coup ma cousine releva son charmant visage inondé de larmes.

Je la considérai attentivement. Pour la première fois, je m'aperçus de
ce que je n'avais peut-être pas su remarquer jusqu'alors, c'est que ses
yeux, quoique baignés de pleurs, n'étaient ni rouges ni gonflés; ils
paraissaient peut-être même plus brillants encore sous les larmes
limpides qui coulaient doucement, je dirais presque coquettement, si je
les comparais aux sanglots amers et convulsifs de la véritable douleur.

Je compris seulement alors qu'on pouvait rester belle en pleurant; les
traits les plus enchanteurs m'avaient toujours semblé défigurés par la
contraction nerveuse du désespoir.

Au mouvement que fit Ursule en se levant, son mari se tourna vers elle.

--Mon ami,--lui dit-elle d'une voix ferme, digne, touchante,--jamais je
ne serai un sujet de désaccord entre votre mère et vous; j'ai eu le
malheur de lui déplaire, je me résigne à mon sort. Elle vous affirme que
je suis coupable, elle vous l'atteste par un serment solennel; ne lui
faites pas l'injure d'en douter... Croyez-la... Oubliez-moi comme une
femme indigne de vous... Mathilde me ramènera chez mon père; vous
resterez auprès de votre mère, et vous lui ferez oublier par votre
tendresse le chagrin que je lui ai fait, hélas! bien involontairement.

Madame Sécherin regarda fixement sa belle-fille et lui dit durement:

--Croyez-vous que vous réparerez ainsi le mal que vous avez fait à mon
fils? Il aurait pu épouser une femme digne de lui! Grâce à vous, le
voilà seul maintenant et pourtant enchaîné pour la vie... Heureusement
je lui reste... et je le consolerai de tout.

--Ah! ne craignez rien, madame, je le sens là,--et Ursule appuya ses
deux mains sur son cœur,--dans peu de temps votre fils sera libre...
Il pourra mieux choisir,--ajouta-t-elle avec un accent de tristesse
lugubre, comme si sa tombe eût déjà été entr'ouverte.

M. Sécherin ne tint pas à ce dernier trait; il fondit en larmes; il
était aux genoux de sa mère, il se retourna vers Ursule, saisit sa main
qu'il couvrit de baisers en lui disant d'une voix entrecoupée:

--Ma pauvre femme... calme-toi... calme-toi... ma mère ne pense pas ce
qu'elle dit... n'y fais pas attention, pardonne-la... Est-ce que je
t'accuse, moi? est-ce que je peux vivre sans toi? est-ce que je ne suis
pas sûr de ton cœur?

La douleur si vraie de cet excellent homme me toucha profondément.
J'étais révoltée de la fausseté d'Ursule, mais que pouvais-je dire?

Madame Sécherin, voyant le brusque revirement de son fils, s'écria:

--Ainsi donc vous me sacrifiez à cette hypocrite? ainsi donc il suffit
de quelques fausses larmes pour lui donner raison contre votre mère?

M. Sécherin se releva brusquement et répondit en se contenant à peine:

--Mais vous voulez donc me rendre fou... ma mère? Une dernière fois...
avez-vous, oui ou non, des preuves contre ma femme?... Vous croyez que
Chopinelle a fait la cour à Ursule, et qu'il l'aime, n'est-ce pas? Eh
bien! moi, je ne le crois pas... Vous croyez que la lettre qu'il lui a
écrite hier était une déclaration ou une lettre d'amour; eh bien! moi,
je ne le crois pas... Vous dites que ma femme fera mon malheur; eh bien!
moi, je vous déclare que jusqu'ici elle m'a rendu le plus heureux des
hommes. J'ai d'innombrables preuves de l'affection d'Ursule, de son
amour, de sa tendresse... Maintenant, pour l'accuser, il me faut des
preuves, mais des preuves positives, irrécusables, de sa perfidie et de
sa trahison... Jamais je n'aurais le courage de sacrifier mon bonheur à
vos antipathies.

--Mais moi je saurai sacrifier le vœu le plus cher de ma vie au
bonheur de votre mère, mon ami,--s'écria Ursule avec une dignité
touchante.--Ma présence lui est importune. Eh bien! c'est à moi de
m'éloigner... N'oubliez jamais que votre mère est votre mère!... Depuis
votre enfance, elle vous a comblé de soins, de tendresse; moi, je vous
aime depuis un an à peine; mon affection ne peut donc pas se comparer à
la sienne... Si j'avais été assez heureuse pour vous avoir consacré de
longues années, j'essaierais de lutter peut-être contre les injustes
préventions de votre mère que j'aime, que je respecte. Mais, hélas! j'ai
si peu fait pour vous, j'ai si peu de droits à faire valoir, que je
subirai mon sort sans me plaindre... Adieu... adieu... et pour
toujours... Adieu.

Ursule fit un pas vers la porte en mettant ses mains sur ses yeux.

Son mari se précipita vers elle, la retint, la ramena, la força de
s'asseoir; et, se retournant vers madame Sécherin, il s'écria:

--Vous voyez bien, mère, que c'est un ange, un ange du bon Dieu; pas une
plainte, pas un reproche, et vous la traitez comme la dernière des
créatures...

Madame Sécherin sourit amèrement.--Êtes-vous assez aveugle... assez
insensé de croire à ses protestations hypocrites?... Ne voyez-vous donc
pas que c'est par l'impuissance où elle est de se défendre qu'elle fait
la victime... et qu'elle veut s'en aller avec sa honte?

--Non, madame, ne croyez pas cela,--dit tristement Ursule;--je me tais,
parce que je respecte, parce que j'admire le sentiment qui vous dicte
votre conduite! Oui, madame, rien n'est plus saint à mes yeux que
l'amour d'une mère pour son fils! Si j'osais comparer l'amour d'une
femme pour son mari à cette affection sacrée, je vous dirais que je
comprends toutes les jalousies, tous les dévouements, si aveugles qu'ils
soient, parce que moi aussi je suis capable de les ressentir. Encore un
mot, madame: depuis le commencement de cette discussion cruelle,
Mathilde, ma cousine, ma sœur, est restée silencieuse; vous
connaissez ses vertus, son caractère loyal; ah! si elle m'avait crue
coupable, malgré son amitié, malgré les liens qui nous unissent, elle
m'eût condamnée. Hélas! madame, je sais combien elle souffre de ne
pouvoir me défendre... mais me défendre... c'est vous accuser... vous
accuser presque de sacrilége... aussi est-elle obligée de se taire.

--Vous... et... vous aussi... vous la soutenez?--s'écria la malheureuse
mère, en joignant les mains avec angoisse, en se tournant vers
moi.--Mais c'est impossible... parlez... parlez... que cette perfide ne
puisse pas dire que votre silence l'absout.

Que pouvais-je faire? accuser ma cousine? jamais je n'en aurais eu le
courage, je ne pus donc que répondre:

--Madame, les apparences sont quelquefois trompeuses, et...

--Vous le voyez bien, ma mère, ma cousine est aussi convaincue de son
innocence!--s'écria M. Sécherin.

--Qu'importe cela? se hâta de dire tristement Ursule?--Ma cousine a beau
proclamer mon innocence; entre votre mère et moi, mon ami, vous n'avez
pas à hésiter un moment... Seulement, madame,--s'écria Ursule d'une voix
entrecoupée par les sanglots,--seulement, comme je tiens à emporter avec
moi pour seule consolation l'estime de l'homme à qui j'aurais dévoué ma
vie avec tant de bonheur, vous me permettrez de me justifier, n'est-ce
pas? vous me permettrez de demander si, dans ma conduite, vous pouvez
citer un seul fait qui me condamne... cela, madame, oh! cela seulement
par pitié!

--Oh! sans doute, sans doute... vous êtes si rusée, si adroite, que vous
n'avez eu garde de vous laisser surprendre, malgré ma surveillance,--s'écria
madame Sécherin mise hors d'elle-même par tant de fausseté...--Ah! je
porte la peine de ma faiblesse; si, lors de mes premiers soupçons, je
les avais dévoilés à mon fils, il vous aurait mieux épiée que moi...
lui; je suis vieille, infirme, je n'étais pas de force à lutter avec
vous... Ne restiez-vous pas des heures entières enfermée avec ce
monsieur Chopinelle... sous le prétexte de chanter?

--Mais, mon Dieu, madame, vous êtes venue souvent dans l'appartement où
j'étais... Mon mari, d'ailleurs, m'avait priée de chanter avec son ami.

--Mais vous ne comprenez donc pas,--s'écria madame Sécherin,--que c'est
justement parce que je n'ai aucune preuve palpable, et que pourtant je
suis convaincue de votre crime comme de mon existence... que le bon Dieu
m'a donné le courage de faire un serment, un serment sacré pour vous
convaincre d'imposture? Eh! cette lettre... cette lettre d'hier vous
aurait confondue... Vous saviez bien ce que vous faisiez en risquant
tout pour la reprendre.

--Encore cette lettre... Ça n'a pas le bon sens,--dit M.
Sécherin,--tourner justement contre ma femme une attention qu'elle avait
pour moi.

--Mon Dieu! mon Dieu! mais je suis pourtant innocente, moi,--s'écria
Ursule en se jetant aux pieds de madame Sécherin.--Vous voyez bien que
vous n'avez aucune preuve réelle contre moi... Je me soumets à tout,
j'abandonnerai mon mari, je ne le verrai plus, je sortirai de chez vous,
j'irai vivre dans l'obscurité, dans la douleur, dans les regrets; mais
au moins laissez-moi emporter mon honneur et l'estime de mon mari; je ne
vous demande que cela... oh! que cela, pour m'aider à passer le peu de
jours qui me restent. Vous êtes bonne, généreuse, c'est l'amour aveugle
que vous ressentez pour votre fils qui vous prévient contre moi... Soyez
seulement juste... ayez seulement un peu de pitié pour la pauvre Ursule,
qui aurait tant aimé à vous appeler sa mère.

Ursule voulut porter à ses lèvres la main de madame Sécherin.

Celle-ci la repoussa durement en s'écriant:

--Ne me touchez pas, infâme hypocrite.

M. Sécherin ne put tenir à ce dernier trait.

Il prit doucement sa femme par le bras en lui disant d'une voix
tremblante de colère:

--Relève-toi, Ursule, relève-toi, ma bonne et digne femme; assez
d'humiliation comme cela... c'est moi seul qui suis juge... Je te
déclare innocente, et _quoi qu'on dise, quoi qu'on fasse_, je te
regarderai toujours comme ma meilleure, comme ma plus sincère amie.

--Malheureux! ce n'est plus de l'aveuglement... c'est de la
folie,--s'écria madame Sécherin.--Prends bien garde... tu te couvriras
de tant de ridicule en restant la dupe de cette femme, qu'on ne pourra
même plus te plaindre.

Ces derniers mots de la belle-mère d'Ursule furent d'une grande
imprudence, ils blessaient au vif l'amour-propre de M. Sécherin; aussi
reprit-il avec irritation:

--Eh bien! j'aime mieux dire ridicule qu'injuste, traître, et méchant.

--Pour qui dites-vous cela... mon fils? répondez.

--Je ne m'explique pas... Cette scène a assez duré; elle fait un mal
horrible à ma femme, à vous et à moi... Ce que vous pourriez ajouter
serait inutile... Je suis décidé à ne plus souffrir qu'on attaque devant
moi cet ange de douceur et de bonté.

--Vous osez me menacer dans la maison de votre père... me menacer pour
soutenir une infâme qui au fond de son cœur se rit de vous.

--Ma mère... ne me poussez pas à bout... Je vous le répète, quoi que
vous disiez, quoi que vous fassiez, j'aimerai, je respecterai ma femme,
oui, et je la défendrai contre tous ceux qui l'attaquent, quels qu'ils
soient.

--Contre moi... n'est-ce pas? Oses-tu le répéter, fils ingrat?

--Eh bien! oui, oui, même centre vous, si vous l'attaquez
injustement!--s'écria M. Sécherin, ne pouvant plus se contenir.--Elle ne
veut que mon bonheur... elle... et vous ne voulez que me rendre
malheureux en torturant ce que j'ai de plus cher au monde.

Ursule, à demi étendue sur le divan, cachait sa tête dans ses mains et
pleurait à chaudes larmes.

La figure de madame Sécherin prit une expression menaçante; elle dit
d'une voix ferme et profondément accentuée:

--Mon fils... vous savez que ma volonté est irrévocable... ou cette
femme sortira de la maison de votre père, et vous resterez auprès de
moi... ou vous vous en irez avec elle, et je ne vous reverrai de ma
vie...

--Ma mère...

--Madame,--m'écriai-je,--prenez garde... ne cédez pas à un premier
mouvement.

--Je vous dis, mon fils, que si vous n'abandonnez pas cette femme à
l'instant même, je ne vous reverrai de ma vie,--reprit madame
Sécherin,--vous sortirez tous deux d'ici; et comme je n'aurai plus
d'enfant, je dénaturerai ma fortune personnelle pour la laisser aux
pauvres.

--Vous croyez donc, ma mère, que je suis assez misérable pour m'arrêter
à une pareille menace, à une considération d'argent?--s'écria M.
Sécherin.

--Oui, maintenant, car cette femme vous a rendu aussi avide, aussi
intéressé qu'elle... Vous priver de ma succession, c'est un moyen de
vous punir tous les deux...

--Ainsi, ma mère, vous me chassez de la maison de mon père... vous me
déshéritez parce que je ne veux pas partager votre haine aveugle contre
ma femme?

--Oui, oui, je te chasse, fils dénaturé... je te chasse pour n'avoir pas
sous les yeux cette créature... je te chasse.--Ici la voix, l'accent de
la malheureuse mère changea complétement d'expression, et elle s'écria
avec une émotion déchirante et fondant en larmes:--Je te chasse... mon
Dieu... parce que je ne pourrais pas te voir ainsi continuellement
trompé, malheureux enfant! je te chasse pour que tu ne me voies pas
mourir de chagrin.

Ces derniers mots furent prononcés avec tant d'âme, avec un déchirement
si maternel, que M. Sécherin courut à sa mère, se mit à ses genoux et
lui cria:

--Pardon.. pardon!...

A ce moment, Ursule poussa un profond gémissement, elle laissa retomber
sa tête sur le dossier du divan, un de ses bras pendit à terre, elle
s'évanouit.

Le hasard voulut encore que sa pose fût adorable de langueur et de
grâce. Ses joues étaient toujours vermeilles; de ses yeux fermés
s'échappaient des larmes transparentes comme des gouttes de rosée; son
sein battait violemment. Deux ou trois fois, elle porta machinalement la
main à son corsage comme si elle eût été douloureusement oppressée.

Je croyais à peine à la réalité de cet évanouissement. Néanmoins je
courus à elle.

--Mais vous la tuez, ma mère, vous voyez bien que vous la tuez!--s'écria
M. Sécherin éperdu, désespéré, en se précipitant vers sa femme.

La colère de madame Sécherin se ranima, elle s'écria avec une
indignation furieuse:

--Elle se moque de vous! Cet évanouissement est une comédie comme tout
le reste. Ne vous en occupez pas... elle reviendra bien d'elle-même,
l'hypocrite!

--Ah! c'est horrible, cela...--s'écria M. Sécherin,--pas seulement de
pitié! Eh bien! puisque vous le voulez, ma mère, séparons-nous,
séparons-nous pour toujours... Après des paroles si impitoyables, je ne
pourrais désormais vous voir sans douleur...

--Fils indigne... le Seigneur te punira par ton propre péché... Va, je
te maud...

--Madame... c'est votre fils...--et me précipitant vers madame Sécherin,
j'arrêtai la malédiction qui lui était venue aux lèvres.

--Non, je ne le maudirai pas... il a perdu la raison... Dieu s'est
retiré de lui... qu'il reste avec cette infâme... Cette punition est
affreuse... mais il la mérite...

Et la malheureuse mère sortit.

M. Sécherin, agenouillé près d'Ursule, couvrait ses mains, ses cheveux,
son front de baisers et de larmes, en l'appelant à grands cris.

--Mais elle se meurt... ma cousine,--s'écria-t-il.--Délacez-la donc,
vous voyez bien qu'elle se meurt.

       *       *       *       *       *

La fin de cette scène fut, hélas! ce qu'elle devait être: la crise
nerveuse d'Ursule cessa quelques moments après le départ de madame
Sécherin.

En revenant à elle, Ursule fondit en larmes et persista dans sa
résolution de retourner chez son père, il lui était désormais impossible
de rester avec sa belle-mère.

Je voulus en vain tâcher de faire entrevoir la possibilité d'une
réconciliation, Ursule s'opiniâtra à vouloir _se sacrifier_.

Les dernières hésitations de M. Sécherin disparurent devant cette
influence irrésistible pour lui.

Le soir même de cette scène, il déclara à sa mère qu'ils iraient
habiter une maison voisine alors en vente.

La séparation fut résolue et convenue.

Au moment même où M. Sécherin venait m'apprendre cette triste nouvelle,
j'entendis un bruit de chevaux dans la cour. Je courus à la fenêtre:
c'était mon mari, c'était Gontran.



CHAPITRE X.

RETOUR ET DÉPART.


Je tombai en pleurant dans les bras de Gontran.

De telles émotions ne peuvent se décrire... Il me revenait sauvé...
sauvé du plus terrible danger qu'un homme puisse courir.

Je vis sur ses beaux traits altérés, fatigués, les traces récentes des
chagrins qu'il avait soufferts.

Il fut pour moi d'une bonté, d'une grâce adorables, vingt fois il me
demanda pardon des peines involontaires qu'il m'avait causées, me
promettant de me les faire oublier à force de soins et d'amour.

J'oserai presque dire que je ne regrettai pas les cruels événements dont
j'avais été victime depuis quelques mois, tant le contraste de ce passé
sombre et douloureux donnait d'éclat à ma situation présente.

Ce qui prédomina surtout au milieu du chaos de tendres émotions qui
m'agitèrent au retour de Gontran, ce fut une sérénité profonde, une
confiance entière dans l'avenir; je ne croyais pas aux bonheurs
parfaits, il me semblait que ma vie venait d'être assez durement
éprouvée pour que je pusse, sans prétention exorbitante, compter
désormais sur des jours calmes et heureux.

Chose étrange! avant l'arrivée de Gontran, j'étais quelquefois effrayée
en tâchant de me figurer ce que je ressentirais à son retour, en pensant
à sa mauvaise et fatale action. En vain, ne pouvant l'excuser, je
m'étais dit que j'aurais agi comme lui; je redoutais néanmoins ma
première impression; mais en le revoyant, j'oubliai complétement l'acte
honteux qu'il avait commis.

Je ne fus préoccupée que du désir de lui cacher la nuit terrible que
j'avais passée dans la maison de M. Lugarto. J'étais aussi avide de
savoir comment M. de Lancry me déguiserait les véritables motifs de son
brusque départ et de son retour. Je craignais qu'il ne mentît trop
bien... cela m'aurait rendue défiante pour le reste de ma vie.

Je concevais que jusqu'alors il m'eût caché le funeste secret qui
existait entre lui et M. Lugarto. Cet aveu n'eût pas sauvé Gontran, et
il aurait soulevé en moi les plus épouvantables terreurs... Mais il
allait avoir à m'expliquer une assez longue absence; je n'aurais pas
voulu qu'il fît preuve de trop d'imagination pour m'en rendre compte.

Mes craintes ne se réalisèrent pas. Gontran évita pour ainsi dire le
mensonge en m'avouant une partie de la vérité; il me dit qu'il avait eu
de grandes obligations d'argent à M. Lugarto, qu'en outre celui-ci avait
eu entre les mains des papiers fort importants qui pouvaient
compromettre non-seulement lui, Gontran, mais l'honneur d'une famille de
la manière la plus funeste, me laissant entendre qu'il s'agissait des
lettres d'une femme.

M. de Lancry ajouta que pour ravoir ces papiers, qui n'étaient plus en
possession de M. Lugarto, il lui avait fallu aller en Angleterre, où il
les avait enfin repris et détruits après des angoisses sans nombre.

Je m'étais malheureusement trop inquiétée de la manière dont Gontran me
mentirait, sans réfléchir que moi-même j'avais à lui dissimuler des
événements bien importants. Plusieurs fois mon mari me demanda si depuis
son départ je n'avais pas vu M. Lugarto.

Ainsi que me l'avait recommandé M. de Mortagne, ainsi que je l'avais
déjà écrit à M. de Lancry, je lui répondis qu'aussitôt sa lettre reçue,
j'étais partie pour la Touraine, préférant passer le temps de son
absence auprès d'Ursule.

D'après les questions de M. de Lancry à ce sujet, je devinai qu'il
s'expliquait difficilement comment M. Lugarto lui avait renvoyé le
_faux_ qu'il avait jusqu'alors si précieusement gardé.

Mon mari voulait savoir si mes prières ou mon influence n'avaient été
pour rien dans la restitution qu'avait faite M. Lugarto.

Je me repentis de nouveau d'avoir à dissimuler quelque chose à M. de
Lancry; mais, me souvenant des recommandations de M. de Mortagne et de
la promesse que je lui avais faite, je me tus à ce sujet.

Sans doute Gontran craignit d'éveiller mes soupçons en m'interrogeant
plus longtemps d'une manière détournée, car il ne me parla pas davantage
de M. Lugarto.

Une dernière chose m'embarrassait. M. de Mortagne avait payé à M.
Lugarto les sommes que lui devait mon mari. Dès que Gontran, qui
ignorait cette circonstance, voudrait s'acquitter, tout se découvrirait
peut-être, M. de Lancry me rassura, pour quelque temps du moins, à cet
égard, en me disant qu'il payerait plus tard l'argent qu'il devait à M.
Lugarto, en lui tenant compte des intérêts.

Ces explications données et reçues, Gontran parut délivré d'un grand
poids.

Sa physionomie exprima une sorte de confiance insoucieuse que je ne lui
avais pas encore vue, même avant mon mariage.

Rien de plus simple: depuis que je le connaissais, il s'était toujours
trouvé sous le coup des menaces de M. Lugarto, son mauvais génie.

Hélas! le dirai-je? un moment je fus assez injuste envers la Providence
pour regretter presque la teinte de mélancolie et de tristesse que le
chagrin avait jusqu'alors donnée aux traits de Gontran.

Il me sembla follement que, malheureux, il m'appartenait davantage.

Le voyant si jeune, si beau, si gai, si brillant, et alors si _libre_ de
toute malheureuse préoccupation, j'eus presque peur pour l'avenir.

J'avais déjà ressenti les horribles tortures de la jalousie, et
pourtant, en s'occupant de la princesse Ksernika, Gontran n'avait fait
qu'obéir aux menaces de M. Lugarto... et pourtant Gontran était alors
dévoré d'inquiétudes; d'un moment à l'autre il pouvait être déshonoré;
malgré cela n'avait-il pas été charmant auprès de cette femme? Qu'eût-il
donc été si son goût, si son caprice l'eussent seuls décidé à s'occuper
d'elle?...

Bientôt je rejetai ces tristes pensées loin de moi comme un outrage au
bonheur qui m'était rendu........

       *       *       *       *       *

Hélas! cette crainte était un pressentiment.

J'instruisis Gontran de la rupture qui avait eu lieu entre M. Sécherin
et sa mère, sans lui en dire la cause. Le secret d'Ursule ne
m'appartenait pas. J'attribuai à des discussions d'intérêt, d'abord
légères, puis de plus en plus aggravées, la détermination que prenait
mon cousin de vivre séparément de sa mère.

Gontran me parut vivement contrarié de ne pouvoir, comme il l'espérait,
passer quelques jours à Rouvray.

--Ce délai eût suffi,--me dit-il,--pour faire exécuter à notre château
de Maran quelques travaux indispensables, afin de le rendre plus
habitable, car il n'avait pas été occupé depuis longtemps. Mais les
tristes divisions qui venaient d'éclater entre ma cousine et sa
belle-mère ne nous permettaient pas de prolonger notre séjour à Rouvray.

En vain le lendemain, me trouvant seule avec M. Sécherin, je voulus de
nouveau tenter un rapprochement entre lui et sa mère; il me parut
encore plus ulcéré que la veille.

Ursule avait continué de jouer son rôle avec sa supériorité habituelle;
elle ne s'était pas permis un mot de récrimination contre sa belle-mère;
elle comprenait, elle admirait, disait-elle, cette jalousie d'affection
qui pousse une mère à demander le sacrifice de sa belle-fille.

Son mari n'avait qu'un mot à dire, et elle courbait son front; elle
consentait à tout, s'il le fallait, elle abandonnait l'époux de son
cœur, pour plaire à madame Sécherin.

L'angélique douceur d'Ursule avait encore exaspéré M. Sécherin contre sa
mère.

Celle-ci, comme toutes les personnes d'un caractère ferme et juste, se
montra de son côté de plus en plus inflexible dans son aversion pour
Ursule.

J'allai trouver madame Sécherin pour lui faire mes adieux.

En vain je lui parlai de son fils, de l'abandon, de l'isolement où elle
allait vivre, elle ne voulut entendre à rien jusqu'à ce que mon cousin
eût chassé sa femme.

Ce qui me prouva davantage encore l'incroyable et fatale influence de ma
cousine sur son mari, c'est que je le trouvai, lui pourtant si bon fils,
lui pourtant d'un si noble, d'un si généreux cœur, je le trouvai,
dis-je, presque indifférent à cette douloureuse séparation.

Il me dit que sa mère se calmerait, qu'alors il viendrait la voir tous
les jours. Il était presque content de ce qui était arrivé, car tôt ou
tard il aurait fallu en venir à une séparation.

L'accusation de madame Sécherin n'était, selon le mari d'Ursule, qu'un
prétexte pour éloigner sa bru, qu'elle n'avait jamais pu souffrir,
_parce qu'elle aimait trop son fils_.--«Oui, ma cousine, toute la
question est là!--s'était écrié M. Sécherin: _ma femme m'aime trop_; ma
mère en est jalouse.»

       *       *       *       *       *

Hélas! le hasard me réservait un nouveau coup bien cruel et qui, dans
ces circonstances, semblait être une raillerie de la destinée.

Le lendemain du jour de son arrivée, Gontran avait été donner quelques
ordres relatifs à notre départ qui devait avoir lieu dans l'après-midi.

J'avais profité de ce moment pour avoir, avec M. Sécherin, l'entretien
dont je viens de parler; nous nous étions longtemps promenés en causant
dans une avenue de charmille très-touffue, située au milieu du jardin.

Mon cousin me quitta.

Restée seule, je m'assis rêveuse sur un banc situé au pied d'un groupe
de pierres peintes représentant un berger et une bergère.

Ces statues, assez communes dans les jardins du siècle passé,
s'élevaient au bout de l'allée dont j'ai parlé. Leur piédestal était
large, carré et entouré de quatre bancs.

De la façon dont j'étais placée je tournais le dos à l'allée et j'étais
absolument cachée par la hauteur de ce petit monument.

Je ne sais pourquoi, au lieu de songer à mon bonheur, à Gontran, je
pensai à la perfidie d'Ursule; depuis la scène de la veille ma cousine
m'avait constamment évitée.

Tout à coup j'entendis sa voix. Elle causait avec quelqu'un et se
rapprochait peu à peu.

Un serrement de cœur me dit qu'elle parlait à Gontran.

J'écoutai... je ne me trompais pas.

Au lieu de me lever et d'aller rejoindre Ursule et mon mari, j'eus la
honteuse pensée de vouloir surprendre leur conversation.

Sans raison, sans motifs, un éclair de jalousie m'avait soudainement
traversé le cœur.

Je suspendis ma respiration, j'écoutai avidement...

Maintenant que je suis de sang-froid, je me demande si j'agissais alors
sous l'empire de quelque soupçon. Je suis forcée de convenir que je n'en
avais aucun; cette résolution fut instantanée, involontaire.

J'écoutai avidement.

Le sable qui criait sous les pieds d'Ursule et de Gontran pendant leur
marche m'empêcha d'abord d'entendre, de rien distinguer.

Quand ils furent à quelques pas de moi, je saisis ces mots que disait
Ursule de sa voix la plus douce et la plus mélancolique:

«... _Tant de tristesse dans la solitude_... car _c'est être seule que
d'être_...»

Je ne pus rien entendre de plus.

Gontran et elle, arrivant au bout de l'allée, se retournèrent,
s'éloignèrent, et le bruit de leurs pas cessa d'arriver jusqu'à mon
oreille.

Dans les mots d'Ursule que j'avais surpris, rien ne devait m'étonner ou
me blesser. Ma cousine, fidèle à sa manie de passer pour une femme
incomprise et malheureuse, répétait sans doute à Gontran le romanesque
mensonge qu'elle m'avait tant de fois répété, à moi. Et puis... ce
n'était peut-être pas d'elle-même qu'elle parlait?

Pourtant je ressentis au cœur un coup si douloureux, une angoisse si
poignante... l'avenir, que je venais un moment d'entrevoir si riant et
si beau, se couvrit subitement d'un voile si funèbre, que je fus frappée
d'un invincible et fatal pressentiment.

Pourquoi, me disais-je, éprouverais-je une émotion si douloureuse, si
profonde, pour quelques paroles insignifiantes?

Elles cachent donc quelque perfidie, quelque trahison?

Encore sous l'impression de la cruelle scène à laquelle j'avais assisté
la veille, je voulus voir, dans la crainte qui m'agitait, une révélation
divine semblable à celle qui avait éclairé si vainement madame Sécherin
sur la conduite coupable de ma cousine.

Je ne puis dire avec quelle angoisse, avec quelle anxiété j'attendis le
second tour de promenade qu'allaient faire Gontran et Ursule.

Un moment je rougis de honte en songeant à quel ignoble espionnage je
descendais; je fis même un mouvement pour m'en aller, mais une funeste
curiosité me retint.

Je les entendis se rapprocher de nouveau.

Mon cœur commença de bondir avec force, on eût dit que chacun de ses
battements se réglait sur le bruit léger et mesuré de leurs pas.

Cette fois j'entendis la voix de Gontran.

Oh! je la reconnus, cette voix d'un timbre si charmant; il parlait, ce
me semble, avec une expression remplie de grâce, et tellement bas que je
n'entendis que ces mots:

--_Vous souvenez-vous, dites, vous souvenez-vous? Oh! vous étiez si..._

Le reste de la phrase fut perdu pour moi.

Ils s'éloignèrent encore.

Hélas! dans ces mots de Gontran, il n'y avait rien non plus qui pût me
donner lieu de le soupçonner; pourtant, en songeant à qui ils étaient
adressés, ils me firent un mal affreux.

Quels souvenirs évoquait-il? Pourquoi demander à cette femme si elle se
souvenait? De quoi pouvait-elle se souvenir? Alors je me souvins, moi,
que pendant un mois avant mon mariage, Gontran avait vu Ursule chez ma
tante presque chaque jour.

Alors malheur... malheur! je me souvins, moi, qu'Ursule m'avait dit cent
fois qu'elle trouvait mon mari charmant, que j'étais la plus heureuse
des femmes, qu'un bonheur comme le mien n'était pas fait pour elle.

Alors malheur... malheur!... je me souvins, moi, de l'humiliation, de la
rage d'Ursule, lorsque après son mariage, devant Gontran, mademoiselle
de Maran, avec une infernale méchanceté, avait fait valoir tous les
ridicules de M. Sécherin.

Connaissant alors la perfidie, la dissimulation, la corruption de ma
cousine, n'avais-je pas à craindre qu'elle ne voulût se venger de tout
ce que mademoiselle de Maran lui avait fait autrefois souffrir, sans
doute dans l'espoir de me rendre un jour victime de cruelles
représailles?

Sans doute, ma tante, avec son effroyable sagacité, avait deviné, dès la
jeunesse d'Ursule, les défauts et les vices qui devaient, en se
développant, m'être si funestes; car notre amitié d'enfance, nos liens
de parenté devaient un jour forcément nous rapprocher l'une de
l'autre...

Ces tristes réflexions furent interrompues de nouveau.

Gontran parlait encore.

Cette fois, son accent était gai, railleur.

Ursule lui répondit sur le même ton, car j'entendis un éclat de rire
doux et frais.

Gontran reprit: _Vous verrez que j'ai raison... vous verrez. J'aimerais
tant à vous le prouver..._

--_Tenez, mon cousin_,--répondit Ursule d'un ton de coquet et gracieux
reproche,--_vous êtes fou, c'est une horreur de..._

Plus rien, plus rien.

Ils s'éloignèrent encore.

Que signifiaient ces mots?

A quoi Gontran faisait-il allusion en disant à ma cousine qu'_elle
verrait_, que voulait-il lui prouver?

Et elle, pourquoi lui disait-elle si coquettement qu'_il était fou_? Mon
Dieu! de quoi causaient-ils donc?

Hélas! je me souviens que je fus alors assez stupidement naïve pour
m'indigner de ce que ma cousine et mon mari ne parlaient pas de moi!

Oui... il y a tant de puéril égoïsme dans la douleur; dès qu'on souffre,
on se croit si intéressant, si digne de pitié, que, dans un désespoir
insensé, l'on demande des sentiments humains à ceux mêmes qui vous
blessent.

Ainsi, je me disais avec amertume:--«Comment Gontran et Ursule qui
m'aiment tant... ne pensent-ils pas à moi dans ce moment? Rien de plus
naturel cependant. Oui... et cela est si naturel qu'il faut qu'ils
soient nécessairement sous le charme d'une vive préoccupation pour
choisir un autre sujet d'entretien.»

Hélas! maintenant je rougis de ces sots raisonnements; mais je
commençais à reconnaître que le chagrin n'est jamais plus intense, plus
affreux, que lorsqu'il vous inspire des raisonnements absurdes et
touchant au grotesque.

Les pas se rapprochèrent.

Il me sembla cette fois qu'Ursule et Gontran marchaient plus lentement,
que de temps en temps ils s'arrêtaient.

Gontran disait d'une voix douce et suppliante:--_Je vous en prie...
cela, eh bien! cela._

Les pas s'arrêtèrent.

Ursule répondit avec un accent qui me parut très-ému:

--_Vous n'y pensez pas, ce ferait trop pénible. Vous ne savez pas toutes
les larmes que j'ai dévorées depuis que... Mais, tenez, je suis encore
plus folle que vous, vous me faites dire ce que je ne voudrais pas
dire... vous ne méritez pas..._--ajouta-t-elle, et en parlant d'une
voix précipitée en marchant si rapidement que la fin de cette phrase
m'échappa...

Je me sentais défaillir.

Cette position était horrible.

Les plus violents soupçons me bouleversaient, et cela pour quelques
lambeaux de conversation qui n'avaient d'autre sens que celui que ma
jalousie insensée leur donnait.

Après ces terreurs venait le doute; puis une lueur d'espoir. En
admettant qu'Ursule fût assez indigne pour tâcher de plaire à Gontran,
et je pouvais le penser sans la calomnier: n'avait-elle pas déjà oublié
ses devoirs pour un homme sot et vulgaire? en admettant, disais-je,
cette indignité, lui!... lui, Gontran, à qui j'avais voué ma vie, à qui
je n'avais donné jusqu'alors que de l'amour et du bonheur; Gontran pour
qui j'avais déjà tant et tant souffert, aurait-il jamais le courage, la
cruauté de m'oublier pour elle?...

Non, non, cela est impossible, m'écriai-je; je ne sors pas d'un abîme de
chagrin et de désespoir pour retomber à l'instant dans un abîme plus
profond encore.

Non, non, cela est impossible, Gontran est arrivé hier, il repart ce
matin; il est impossible que dans un entretien d'une heure il ait voulu
plaire, il ait plu à cette femme, et que déjà il songe à me tromper.

Ursule est bien audacieuse; mais la femme la plus éhontée garde des
dehors. Et puis à ces lueurs d'espérances succédaient des doutes
accablants. Tout ce que m'avait dit madame de Richeville du caractère
égoïste et léger de Gontran me revenait à la pensée.

Ursule me paraissait du plus en plus séduisante et dangereuse. Si mon
mari la rencontrait à Paris, sous le prétexte de notre amitié, ne
pourrait-elle pas venir souvent chez moi?

Cette idée et les émotions que je contraignais depuis quelques moments
me bouleversèrent tellement, que, sans penser que je dévoilais mon
espionnage en sortant brusquement de la cachette où j'étais jusqu'alors
restée, j'entrai dans l'allée.

Ursule et Gontran étaient très loin, à l'autre extrémité.

Je vis M. Sécherin venir à eux et les accompagner du côté de la maison.

Je respirai plus librement, je restai quelque temps encore dans le
jardin.

Par une bizarre, une inexplicable mobilité d'impression, une fois
qu'Ursule eut disparu, peu à peu le calme rentra dans mon cœur; j'eus
honte de ma faiblesse, je me reprochai de flétrir, de gaieté de cœur,
le bonheur que la Providence m'envoyait; n'allais-je pas être seule à
Maran avec Gontran? les beaux jours du chalet de Chantilly
n'allaient-ils pas renaître? L'hiver était bien loin encore, si je
redoutais la coquetterie d'Ursule envers mon mari, je trouverais mille
moyens de l'éloigner; enfin, s'il fallait arriver à ces extrémités, je
raconterais à Gontran l'aventure de M. Chopinelle, et il n'éprouverait
alors pour Ursule que du mépris.

Par quel étrange contraste cet accès de folle confiance succéda-t-il au
plus douloureux accablement? C'est ce que je ne puis dire.

Avant de quitter Rouvray, je voulus aller faire mes adieux à madame
Sécherin.

Je la trouvai calme, digne et forte; elle me tendit la main, je la
baisai pieusement.

--Ce soir,--me dit-elle,--mon fils et cette femme quitteront cette
maison, j'y vivrai désormais solitaire en attendant mon fils.
Oui,--reprit-elle en voyant mon air étonné,--un jour mon fils me
reviendra, le bon Dieu me le dit... Il me laissera sur la terre assez
longtemps encore pour voir mon enfant bien malheureux, mais aussi pour
le consoler.

Je fus frappée de l'accent presqu'inspiré avec lequel madame Sécherin
prononça ces dernières paroles.

Elle ajouta en me regardant avec compassion:

--Vous êtes bonne et généreuse, vous êtes convaincue comme moi, j'en
suis sûre, que _cette femme_ est une indigne, mais vous n'avez pas eu le
courage de l'accuser... Si vous vous étiez jointe à moi, elle était
perdue. Je ne vous fais pas un reproche de votre clémence; au contraire,
je prierai le Seigneur pour que celle que vous avez épargnée ne vous
cause pas un jour bien des chagrins.

--Que dites-vous, madame?--m'écriai-je en sentant mes craintes renaître.

--Je vous dis ce que le bon Dieu m'inspire... rien de plus.........

Hélas! ces paroles n'étaient que trop prophétiques, surtout si je les
rapprochais de la scène de l'allée.

Le moment de partir arriva.

Ursule m'embrassa avec son effusion ordinaire, mon cousin nous fit des
adieux remplis de cordialité.

Rien dans les paroles ou dans l'expression des traits de Gontran ne put
me faire soupçonner qu'il quittait Ursule avec regret.

Nous abandonnâmes cette maison si paisible à mon arrivée, et qui avait
été depuis le théâtre de si pénibles divisions.



CHAPITRE XI.

LE CHATEAU DE MARAN.


A mesure que nous nous nous éloignions de Rouvray, je me sentais moins
oppressée.

Bientôt j'oubliai presque complétement les douloureuses agitations que
j'y avais ressenties, pour ne songer qu'au bonheur de me retrouver enfin
seule avec mon mari.

Je me faisais une joie de ce voyage en me rappelant les tendres paroles,
les prévenances délicates dont Gontran m'avait comblée, lorsqu'après mon
mariage nous étions partis pour Chantilly.

Je trouvais une grande ressemblance entre ces deux époques de ma vie.
Cette fois aussi je partais seule avec Gontran pour un long séjour au
milieu d'une riante et paisible solitude.

Cette impression de bonheur fut si profonde, cet espoir fut si radieux,
qu'il domina tontes mes autres pensées.

J'attendais avec impatience le premier mot de Gontran.

Depuis notre départ du Rouvray, il était silencieux.

Je trouvais mille raisons dans mon cœur pour que ce premier mot fût
rempli de grâce et de bonté. Je me disais presque avec satisfaction que
mon mari avait quelques torts à se reprocher envers moi, et qu'il allait
les expier par ces douces flatteries, ces attentions exquises dont il
avait le secret.

Tout à coup M. de Lancry bâilla deux fois assez haut, appuya sa tête sur
l'un des accotoirs de la voiture et s'endormit profondément sans me dire
une parole...

Cette indifférence me fit d'abord un mal affreux. Je ne pus retenir
quelques larmes en me souvenant des ravissantes tendresses que Gontran
m'avait prodiguées dans notre premier voyage.

Je me demandai avec douleur en quoi j'avais démérité. Ne devais-je pas
au contraire lui être plus chère encore? n'avais-je pas déjà bien
souffert pour lui?

A ce premier mouvement si pénible succéda la réflexion.

J'eus honte de moi-même. Je m'accusai d'égoïsme, d'exagération ridicule
et romanesque.

Quoi de plus simple, de plus naturel, que ce sommeil que je reprochais à
Gontran? Devait-il se gêner, se contraindre pour moi? n'agissait-il pas
au contraire avec une confiance pleine de sécurité?

Je séchai mes larmes, je contemplai ses traits. On n'y voyait déjà plus
les traces des fatigues et des chagrins qui les altéraient jadis.

Jamais il ne m'avait paru plus beau de cette beauté délicate, charmante,
qui rendait sa physionomie si attrayante; un de ces demi-sourires qui
annoncent toujours un sommeil heureux et tranquille, donnait à sa bouche
une ravissante expression de finesse un peu malicieuse. Par deux fois il
agita légèrement ses lèvres comme s'il eût prononcé quelques paroles.

J'écoutai avidement...

Je n'entendis rien.

En le voyant dormir ainsi, beau, calme, souriant, je me sentais heureuse
de tout le bonheur qui lui était départi: libre de l'odieuse domination
de M. Lugarto, jeune, riche, aimé de moi jusqu'à l'idolâtrie, y avait-il
au monde un homme plus admirablement doué? Ne réunissait-il pas tous les
avantages, toutes les conditions de la félicité humaine?

En m'appesantissant ainsi sur ses qualités, un moment j'eus peur; nous
devions rester à Maran jusqu'au commencement de l'hiver: ce long avenir
de solitude me ravissait, mais plairait-il à Gontran?

Je commençais à me délier de moi-même, à craindre de ne pas plaire assez
à mon mari. J'avais déjà tant souffert que je ne ressentais plus ces
élans de gaieté douce et ingénue que m'inspirait autrefois la présence
de Gontran.

Je comparai ce que j'étais avant mon mariage ou pendant notre
bienheureux séjour à Chantilly, avec ce que j'étais en arrivant à Maran,
et malgré moi je fus reprise de folles frayeurs.

Je me crus enlaidie, attristée, appauvrie; je me demandai s'il me
restait assez d'avantages pour plaire à mon mari durant les longs jours
que nous allions passer dans la solitude; puis cet entretien de
l'_allée_, qu'un moment j'avais oublié, me revenait à la pensée.

J'en venais à exagérer mes imperfections, à dénaturer mes avantages, à
envier l'esprit, le caractère d'Ursule, à envier aussi sa physionomie
tour à tour animée, coquette, touchante, mélancolique ou naïve...

Sans orgueil insensé, je me savais plus régulièrement belle que ne
l'était ma cousine, je me savais des qualités solides, un cœur loyal,
une franchise à toute épreuve, un dévouement sans bornes pour mon mari,
dévouement déjà éprouvé et qui n'avait jamais failli... Je ne pouvais
douter qu'Ursule ne fût menteuse, dissimulée, qu'elle n'eût un profond
mépris pour tout ce que révèrent les âmes honnêtes et élevées.

Eh bien! lorsque je pensais qu'elle plaisait peut-être à Gontran, je me
prenais à regretter de ne pas ressembler à ma cousine...

Oh! sacrilége... j'allai jusqu'à dédaigner les vertus que j'avais, et à
jalouser les vices que je n'avais pas.

Hélas!... hélas!... c'est qu'aussi les hommes ne savent pas qu'en
affichant certaines préférences... ils dépravent souvent les plus
fières, les plus généreuses natures... ils ne savent pas que lorsqu'on
aime avec passion, avec délire, on veut plaire avant tout et à tout
prix, et que, si vertueuse que l'on soit, on blasphème quelquefois les
qualités les plus nobles comme inutiles et vaines, lorsqu'on se voit
sacrifiée à des femmes qui n'ont pour séduire qu'hypocrisie, audace et
corruption!.......

       *       *       *       *       *

Puis, comme toujours... après ces abattements, après ces humiliations
impitoyables que je m'infligeais, venaient des exaltations toutes
contraires, une réaction d'orgueil insensé.

Je me demandais en quoi ma cousine pouvait m'être comparée, quelles
garanties de bonheur elle aurait pu donner à mon mari... Mais je
retombais bientôt, écrasée sous le poids de cette horrible
pensée--Qu'importe... s'il l'aime ainsi?.......

       *       *       *       *       *

Pendant la route, Gontran fut distrait, silencieux; j'attribuai ces
préoccupations au changement politique qui venait d'avoir lieu, et
auquel il n'était peut-être pas aussi indifférent qu'il voulait le
paraître.

J'ai oublié de dire qu'en chemin nous avions appris la révolution de
Juillet.

Si étrangère que je fusse à la politique, j'éprouvais un sentiment de
profonde et respectueuse pitié pour ce vieux et bon roi qui retournait
sans doute une dernière fois sur une terre d'exil, loin de cette France
qu'il avait tant aimée et que sa famille avait arrosée de son sang.
J'avais toujours vu le peuple heureux et calme, les illustrations
personnelles jouir d'avantages égaux, souvent même supérieurs à ceux
dont jouissait la plus haute aristocratie. Je ne comprenais donc pas le
bien et l'avantage de cette régénération sociale qui venait, disait-on,
de sortir des sanglantes barricades de 1830.

J'avais une grande impatience d'arriver à Maran.

Blondeau m'avait souvent dit que ma mère avait passé deux étés dans
cette terre de Maran avec moi, et qu'elle l'y avait accompagnée, alors
que j'étais âgée de deux ans à peine; jamais ma mère, disait-elle, ne
s'était trouvée plus heureuse que dans cette solitude, où elle échappait
aux méchancetés de mademoiselle de Maran et à l'indifférence glaciale de
mon père.

J'étais ravie de savoir que le château était resté inhabité; ces
souvenirs si précieux pour moi me semblaient ainsi plus entiers, plus
saintement conservés.

Blondeau devait me donner mille précieux renseignements sur les
appartements que ma mère avait habités de préférence, sur les promenades
qu'elle affectionnait.

C'était avec un religieux intérêt que je m'approchais de cette
habitation qui, pour tant de raisons, était sacrée pour moi.

Il me semblait aussi qu'une fois là, dans ce lieu où tout parlait de ma
mère, je serais sous son invisible protection; que du haut du ciel elle
veillerait sur son enfant, qu'elle demanderait à Dieu de ne pas
m'infliger de nouvelles souffrances.

Plusieurs fois j'avais pu apprécier le tact, la délicatesse de Gontran,
j'étais donc assurée de lui voir partager la vénération que m'inspirait
cette maison.

En parlant de Rouvray, j'avais écrit à Blondeau de venir sur-le-champ me
rejoindre à Maran. M. de Lancry, en passant à Paris, avait déjà envoyé
une partie de notre maison dans cette terre, située à quelques lieues de
Vendôme.

Nous y arrivâmes par une belle matinée d'été.

Une longue avenue de chênes séculaires conduisait à la cour d'honneur.
Il fallait traverser deux ponts jetés sur la petite rivière qui baignait
les murs du château, bâti en briques et composé d'un grand corps de
logis, avec deux grandes ailes en retour, dans le goût du siècle de
Louis XIII; un dernier pont de pierre conduisait à la première cour,
fermée par une grille parallèle au corps de logis principal.

Autour du château, la végétation était magnifique: les chênes, les
peupliers d'Italie, les ormes y poussaient à une hauteur admirable;
d'immenses prairies s'étendaient à perte de vue et avaient pour horizon
de grands massifs de bois.

Le régisseur, prévenu de notre arrivée par notre courrier, nous
attendait à la grille; il nous conduisit dans une longue galerie située
au rez-de-chaussée et remplie de tableaux de famille.

Les six fenêtres de cette pièce immense s'ouvraient sur le fossé rempli
d'eau vive qui entourait le château. Malgré la chaleur de l'été, il
faisait presque froid dans cet énorme salon. Ses murailles étaient si
épaisses que l'embrasure des fenêtres avait cinq ou six pieds de
profondeur.

Impatiente de visiter la maison, j'offris en souriant mon bras à Gontran
et je lui dis:

--Allons, mon ami, venez vite, je suis impatiente de tout revoir ici,
quoique je ne me souvienne de rien. Vous n'avez pas d'idée comme le
cœur me bat à la pensée de parcourir les lieux autrefois habités par
ma pauvre mère. Et puis, il faut que je vous fasse les honneurs de chez
moi. Je suis si heureuse, si fière de vous avoir ici! Oh!--ajoutai-je en
souriant,--je suis, la châtelaine de ces lieux, vous voici dans mon
empire, et je vais vous accabler de l'amour le plus despotique.

Au lieu de partager ma gaieté comme je m'y attendais, Gontran me
répondit d'un air contraint, en s'efforçant de sourire et en regardant
autour de lui avec une expression de répugnance:

--Entre nous, votre manoir me paraît un peu délabré, noble châtelaine,
si toutes les pièces ressemblent à ceci... Il est fâcheux que mes
dernières préoccupations m'aient empêché de penser à envoyer ici un
architecte; sans reproche, vous qui n'aviez qu'à songer à cela, ma chère
amie, vous auriez dû vous charger de ce détail. Vous saviez dans quel
déplorable état était le château.

Mon mari avait d'abord faiblement souri, il finit par me parler presque
séchement.

Je le regardai avec un étonnement douloureux, et je lui dis doucement:

--Mais, mon ami, souvenez-vous que j'étais aussi tourmentée que vous de
toutes ces secousses qui nous ont bouleversés; et puis, vous le savez,
j'ai été très-malade, il ne m'a pas été possible de m'occuper de ces
soins. Je croyais que...

--Eh! mon Dieu,--me dit Gontran, en m'interrompant avec
impatience,--encore une fois je ne vous fais pas de reproches, ma chère
amie... Seulement je regrette que vous ou moi n'ayons pas songé aux
réparations indispensables à cette habitation. Maintenant il n'y a plus
à reculer... Grâce à cette révolution maudite, on ne peut voyager nulle
part, on ne peut aller aux eaux. Dans quinze jours peut-être l'Europe
sera en feu. Paris doit être insupportable. Il faut donc nous résigner à
rester ici. C'est ce qui fait que je regrette de nous voir si mal
établis.

--C'est surtout pour vous que je suis désolée de ce manque de confort,
mon ami... Quant à moi, je suis si heureuse d'être ici avec vous que je
me trouverai toujours bien.

--Vous êtes mille fois bonne, ma chère. Je suis aussi très-heureux de
partager cette solitude avec vous; je comprends toutes les raisons qui
vous rendent cette habitation précieuse... Mais ce n'est pas une raison
pour se passer de tapis et de persiennes... car je n'en vois à aucune
fenêtre, et ce château a l'air d'une lanterne.

--J'en suis désolée, mon ami; mais rassurez-vous, nous trouverons moyen
de remédier à cela en faisant venir quelques ouvriers de Vendôme... Je
me charge de surveiller et de hâter ces travaux. Par amour-propre de
cœur, je tiens à ce que Maran soit pour vous le plus agréable séjour
du monde; seulement je vous demande un peu d'indulgence pour mes
efforts.

--Des ouvriers!...--s'écria-t-il avec impatience,--il ne manque plus que
cela... Il n'y a rien de plus insupportable que des ouvriers... et
pourtant il faudra bien s'y résigner... Ah!... ça va être bien
agréable... une jolie distraction que j'aurai là!

--Gontran,--dis-je tout attristée de l'humeur de mon mari,--nous nous
exagérons peut-être le délabrement de cette habitation... nous n'avons
vu que cette galerie.

--Eh! mon Dieu! on peut parfaitement juger du reste par cet échantillon;
c'est la pièce d'honneur... c'est le salon de réception. On voit que le
régisseur a accumulé ici toutes les splendeurs de l'habitation,
--ajouta-t-il en se remettant à rire d'un air contraint.--Allons, ma
chère amie, inspectez votre manoir... et tâchez d'en tirer le plus de
parti possible en attendant les ouvriers... puisqu'il faut se résigner à
cet ennui. Quant à moi, je vais aller aux écuries; je parie que ce sont
de véritables halles sans stalles, sans box! et moi qui viens justement
de ramener une douzaine de chevaux d'Angleterre! C'est fort agréable!...
En vérité, je ne sais pas à quoi pensent vos gens d'affaires, de laisser
cette habitation dans un tel état de délabrement.

--J'en suis désolée, mon ami.. je vous en supplie... ne vous fâchez
pas... donnez-moi vos ordres, je les ferai exécuter de mon mieux.

Ma résignation toucha sans doute M. de Lancry; il regretta son
impatience, et me dit en s'apaisant:

--Encore une fois je ne vous accuse pas, ma chère amie, vous n'y pouvez
rien; mais si les écuries sont mauvaises, ça n'en sera pas moins
désagréable, d'autant plus que, pendant les cinq ou six mortels mois que
nous allons passer ici, je n'aurai pour tout plaisir que mes chevaux et
la chasse... A propos, sommes-nous loin de Vendôme?...

--Mais à six ou huit lieues, je crois... mon ami.

--De mieux en mieux, ça sera fort commode pour les approvisionnements de
viande de boucherie; nous n'aurons déjà pas de marée. Il ne nous manque
plus pour nous achever que de faire une chère détestable. Je ne sais
pas, en vérité, comment votre famille se résignait à vivre ici.

--Mon père a fort peu habité Maran, mon ami... Ma mère seulement y a
passé quelque temps, et vous savez que, nous autres femmes nous nous
contentons de peu.

--Libre à vous... ma chère amie, de vous nourrir de rêverie et
d'idéalité; quant à moi, je vous déclare qu'à la campagne je deviens
très-positif et très-matériel. J'en demande un million de pardons à
votre exaltation romanesque; mais, quand on n'a pas d'autre plaisir que
la table, il est, je crois, permis de vouloir que la chère soit bonne.
Vous m'obligerez donc beaucoup, n'est-ce pas? de vous entendre avec
votre maître-d'hôtel pour trouver les moyens de nous approvisionner le
mieux possible; j'aurai, s'il le faut, un fourgon et deux chevaux de
service pour aller à Vendôme faire la provision; car, moi, je ne vis pas
d'abstractions; je tiens au solide... Sur ce, je vais aux écuries.

Gontran sortit.

Tel fut notre premier entretien en arrivant au château de Maran.



CHAPITRE XII.

LA VIE DE CHATEAU.


Quelque temps après notre arrivée à Maran, je me sentis faible,
souffrante; je restais quelquefois pendant une heure accablée par un
malaise inconnu.

Bientôt je reconnus que je m'étais fait une grande illusion en espérant
que Gontran reviendrait pour moi ce qu'il avait été pendant le premier
mois de notre mariage; son caractère semblait s'aigrir dans la solitude.
Pourtant la vie qu'il menait _pour lui_ semblait lui plaire.

Souvent, en ma présence, il paraissait pensif, absorbé: tantôt je me
persuadais qu'il pensait à Ursule; tantôt, qu'il regrettait malgré lui
les chagrins que son indifférence me causait.

Si je l'interrompais au milieu de ses réflexions, il me répondait avec
aigreur, ou se levait avec impatience sans dire une parole, comme si je
l'avais distrait d'une chère et douce rêverie.

Ce qui me donnait pourtant quelquefois une lueur d'espoir, c'était le
brusque changement de mon mari à mon égard. Un refroidissement
successif m'eût effrayée davantage, il eût été plus naturel.

Ce fut un jour fatal que celui où j'eus la conviction que Gontran ne
m'aimait plus d'amour; dès lors il ne crut même plus nécessaire de
garder envers moi ces formes de bonne compagnie, ce respect des
bienséances que tout homme doit aux femmes, _même_ à la sienne.

Dès lors plus de douces prévenances, plus d'épanchements de cœur,
rien qui prouvât en lui le désir ou le besoin de me plaire.

Quelques mots sur la nouvelle existence que menait Gontran sont
indispensables.

Depuis notre établissement à Maran, il avait fait venir des chiens et
des chevaux de chasse d'Angleterre. Il avait loué une des forêts de
l'État qui touchait à nos propriétés, il y chassait trois fois par
semaine à courre, trois fois à tir. Il se reposait le dimanche, c'était
le seul jour qu'il passait près de moi.

Habituellement, il partait après déjeuner, je ne le revoyais que le soir
au retour de la chasse. Nous nous mettions à table, il dînait
longuement, me parlait peu, buvait souvent trop pour sa raison, et,
l'avouerai-je, hélas! il lui fallut quelquefois l'aide d'un de nos gens
pour regagner son appartement, qui était contigu au mien...

J'avais toujours vu mon mari d'une recherche, d'une élégance extrême;
seul avec moi, il se négligeait comme à plaisir. Il ne semblait vivre
que pour la chasse et pour la bonne chère.

O! honte! ô profanation! Quant à moi, je n'étais plus pour lui qu'une
des conditions de sa vie grossière et sensuelle.

Longtemps je souffris en silence de cet abandon, de ce changement dans
ses manières, qui, au moins, jusqu'alors, avaient toujours été
parfaites.

Cette existence solitaire sur laquelle j'avais fondé tant d'espérances
s'écoulait pour moi morne, flétrie, décolorée.

Selon mon habitude, je concentrai mon chagrin jusqu'à ce qu'il débordât;
le jour arriva où je ne pus souffrir davantage.

Je me décidai à parler, à tout dire à Gontran.

C'était un samedi; il avait fait un vent violent pendant presque toute
la journée; sans doute la chasse de Gontran avait été mauvaise, car le
soir, lorsqu'il rentra au château, ses piqueurs ne sonnèrent pas leurs
fanfares accoutumées.

Je le savais par expérience, ces jours-là mon mari avait de l'humeur;
j'allai craintive à sa rencontre; mon cœur se serra lorsque
j'entendis résonner ses grosses bottes éperonnées sur les dalles de
l'escalier.

--Votre chasse n'a pas été heureuse, mon ami?--lui dis-je.

--Non; je suis harassé,--me dit-il, et il entra dans un petit salon où
je me tenais de préférence, parce que ma mère l'avait occupé.

M. de Lancry se jeta sur un canapé, l'air soucieux et contrarié, sans me
dire un seul mot.

En le voyant ainsi avec ses vêtements couverts de boue, sa barbe longue,
ses cheveux en désordre, qui s'échappaient de sa cape de chasse qu'il
gardait sur sa tête, je pouvais à peine le reconnaître, lui que j'avais
toujours vu d'une si exquise élégance.

--Sonnez donc, ma chère, qu'on nous fasse dîner le plus tôt possible,
j'ai très-faim,--dit Gontran en se retournant sur le canapé; puis,
attirant du bout de son pied une petite chaise de tapisserie, il y
allongea ses bottes couvertes de fange.

--Ah! m'écriai-je en courant à lui,--grâce pour cette chaise, elle a été
brodée par ma mère; prenez un autre tabouret, je vous en prie.

Gontran haussa les épaules, s'établit sur un autre siége, et me dit:

--Mon Dieu! que vous êtes donc singulière avec vos affectations! je vous
demande un peu ce que cela fait à la mémoire de votre mère que je mette
ou non mes pieds sur cette chaise?

--Je m'étonne, mon ami, que vous ne compreniez pas le culte du passé...
il est souvent la seule consolation des jours présents.

--Ah! si vous allez recommencer à faire de la métaphysique de
sentiment... j'y renonce... la vie que je mène est peu faite pour
développer l'intelligence.

--En effet, depuis quelque temps, Gontran, vous agissez, je crois,
beaucoup plus que vous ne pensez.

--Dieu merci! j'avais toujours rêvé quelques mois d'une vie toute
matérielle, dans laquelle _la bête_, comme on dit, prendrait le dessus.
Eh bien! cette vie, je la mène, et je m'en trouve à merveille... Il
n'est pas jusqu'à ces superfluités d'élégance, de recherche de toilette,
que je n'aie mises bravement de côté. J'étais un véritable sybarite; me
voici, à cette heure, un véritable Spartiate, un ours, un sauvage. Eh!
ma foi, je trouve fort commode d'être ainsi au _vert_ pendant quelque
temps.... de rester grossière chrysalide jusqu'au moment où il me
prendra la fantaisie de me transformer de nouveau en brillant
papillon... Mais sonnez donc, je vous prie; je veux dire à Hébert
(c'était notre maître d'hôtel) de me mettre une bouteille de vin du Rhin
à la glace; c'est un caprice. Il y a longtemps que je n'ai bu de vin
vieux du Rhin.. et celui que vous avez ici est excellent; c'est du
johannisberg jaune comme de l'ambre... Où votre père avait-il eu ce
vin-là?

--Il me semble, mon ami, avoir entendu dire à mademoiselle de Maran que
l'empereur d'Autriche en fit cadeau à mon père lors de sa mission à
Vienne.

--Ma foi, votre père a eu raison d'oublier ce vin ici, car il est
parfait.

Je sonnai; mon mari donna ses ordres, il bâilla et me dit:

--Jouez-moi donc, sur votre piano, l'ouverture du _Siége de Corinthe_ en
attendant le dîner.

Je regardai Gontran avec chagrin.

Il ne se rappelait pas sans doute qu'on représentait cet opéra lorsque
je m'étais, pour la première fois, trouvée avec lui dans la loge des
gentilshommes de la chambre.

S'il n'avait pas oublié cette circonstance, sa demande était un amer
sarcasme.

Les larmes me vinrent aux yeux malgré moi, je lui dis tristement:

--Pardonnez-moi, mon ami, je ne saurais jouer ce morceau.

--Est-ce parce que je vous en prie? Allons, soit... faites comme vous le
voudrez, jouez-m'en un autre, alors. Je vous demande cela pour tuer le
temps en attendant l'heure du dîner.

--Pour tuer le temps?... Il vous pèse donc bien maintenant, Gontran?

--A moi? pas du tout... je le tue sans lui en vouloir le moins du
monde... jamais la vie ne m'a passé plus vite. Je n'avais pas idée de
cette bonne et matérielle existence de gentilhomme campagnard, je la
trouve adorable. Je ne sais pas si elle continuera de m'amuser
longtemps; mais, jusqu'à présent, je suis enchanté, la chasse est
devenue chez moi une vraie passion... Mon chef d'équipage est
excellent... Avec lui, sur dix fois, je prends huit... J'ai un tireur
royal. Thomas est un cuisinier parfait. Grâce à quelques améliorations,
les écuries sont maintenant fort logeables; nous sommes à peu près bien
établis dans ce vieux château; vous êtes toujours jolie comme un ange,
comment voulez-vous que le temps me pèse?

Mon mari me parlait avec tant de sincérité, avec tant d'abandon, il
paraissait trouver sa conduite si simple, si naturelle, qu'il ne
soupçonnait évidemment pas le chagrin qu'il me causait.

Cette pensée adoucit l'amertume de mes reproches.

Je regardai Gontran fixement, je lui dis avec émotion:--Et moi...
Gontran, me croyez-vous heureuse?

A demi couché sur le canapé, il me répondit en frappant négligemment du
bout de son fouet sur ses bottes:

--Vous? je vous crois, ma foi, très-heureuse, aussi heureuse que vous
pouvez l'être avec votre diable de petit caractère... Que vous
manque-t-il?

--Rien, vous avez raison, Gontran... Je vous vois le matin à l'heure du
déjeuner... puis le soir à table... quelquefois une heure ou deux le
dimanche... lorsque vous me faites mettre au net votre livre de chasse.

--Eh bien! que voulez-vous de plus? ne faut-il pas que je sois
continuellement pendu à votre côté? Croyez-moi, ces éternels tête-à-tête
vous seraient bientôt d'un ennui mortel.

--Je vous avais demandé, mon ami, de monter à cheval avec vous; ainsi,
j'aurais pu vous suivre quelquefois à la chasse...

--Bah! bah! vous êtes trop peureuse, ma chère amie; et puis il n'y a
rien de plus embarrassant qu'une femme à la chasse: elle n'y prend aucun
plaisir et empêche les autres d'en prendre. Si j'avais eu quelqu'un à
qui vous confier... à la bonne heure; mais nous n'avons pas un voisin
sortable: et d'ailleurs vous ne voulez voir personne; vous êtes une
solitaire des plus farouches.

--Ce serait pour moi un grand plaisir de monter à cheval avec vous, mon
ami; mais seulement avec vous...

--Alors, comme je vous le dis, c'est impossible... Êtes-vous fantasque,
ma pauvre Mathilde... Vous ne voulez jamais que des choses
déraisonnables.

--C'est juste, n'en parlons plus... je suis la plus heureuse des
femmes... Mon bonheur doit me suffire.--Et je portai mon mouchoir à mes
yeux.

Gontran avait trouvé fort naturelles et fort peu blessantes les réponses
qu'il venait de me faire.

Il parut aussi surpris que contrarié de me voir pleurer.

--Ah çà! me dit-il avec impatience,--à qui en avez-vous? Nous sommes à
causer là tranquillement, et vous voilà en larmes! Mais à propos de
quoi? C'est donc une scène que vous voulez me faire?

--Une scène? non, Gontran; non, je n'ai rien à vous dire, puisque depuis
notre arrivée à Maran vous ne vous apercevez pas du contraste qui existe
entre la vie que nous menons et celle que nous menions à Chantilly.

--Ah!..., nous y voilà!... Chantilly, encore Chantilly, toujours
Chantilly! Vous n'avez que ce mot à la bouche comme un reproche. Mais
savez-vous qu'à force de me parler ainsi de ce temps-là vous finirez par
me faire prendre en grippe le souvenir de cette ravissante lune de
miel?--Et il ajouta en riant de cette plaisanterie:--Que voulez-vous! ma
chère, _lune de miel, elle a vécu... ce que vivent les lunes de miel_.
Le vers n'y est pas, mais la pensée y est... c'est égal.

--Ah! Gontran... ne blasphémez pas les seuls heureux souvenirs qui me
restent.

--Eh bien! alors ne me répétez pas toujours la même chose; sans cela je
vous punirai de la sorte. Voyons... raisonnons en bons amis sans nous
fâcher... Croyez-vous que je me sois marié pour passer ma vie à vos
genoux, à vous roucouler des fadeurs? Vous n'êtes jamais contente. Si
nous sommes dans le monde, vous êtes jalouse; si nous vivons seuls, ce
sont des exigences à n'en pas finir. Cela devient impatientant... à la
fin!--s'écria-t-il, ne pouvant pas se contenir davantage.

--Gontran, vous êtes sans pitié... Vous oubliez que j'ai déjà beaucoup
souffert, que j'aurais droit à quelques ménagements.

--Ah mon Dieu! mon Dieu! quel caractère! Est-ce encore une
récrimination? Voyons, dites-le franchement. Vous avez beaucoup
souffert? Si c'est à cause de Lugarto que vous me dites cela, vous avez
tort.

--J'ai tort!

--Certainement, je ne puis que vous répéter ce que je vous ai dit dans
le temps à ce sujet. Si vous aviez eu l'ombre d'adresse, de sagacité,
avec quelques banalités affectueuses vous nous en auriez débarrassés
sans vous compromettre comme vous l'avez fait.

--Sans me compromettre, mon Dieu! Était-ce ma faute?

--Mais il n'importe! que ce soit votre faute ou non, vous avez été
compromise, et c'est moi qui, tôt ou tard, en supporterai le ridicule.

--Moi! je serais méprisée, moi!...

--Eh! madame, j'aimerais mieux encore ma part que la vôtre; si vous
croyez qu'il sera bien agréable pour moi, lorsque nous serons de retour
à Paris, d'être montré au doigt comme un mari trompé... Mais, en
vérité,--reprit-il avec colère,--il faut que vous soyez folle,
archifolle... d'élever de pareilles discussions... Tenez, brisons là...
vous me feriez vous dire quelque dureté, vous éclateriez en reproches,
en sanglots, et je veux que vous dîniez tranquille et moi aussi.

--Ce que vous me dites là est horrible,--repris-je après un moment de
stupeur;--c'est moi que vous accusez!... moi, la victime de toutes les
calomnies de cet homme. Allez, Gontran, je ne sais quel sort me menace
dans l'avenir... mais pour ce soir, rassurez-vous, je n'éclaterai pas en
sanglots, vous pourrez dîner tranquille; j'ai tant pleuré déjà, que mes
larmes se tarissent. Le malheur m'a donné de la raison. Je ne vous ferai
pas de reproches, ils seraient inutiles; je veux seulement vous
apprendre que je souffre, que je suis résignée... mais non pas
insensible à votre indifférence.

--Allons, parlez,--dit M. de Lancry, en se levant brusquement et en
marchant à grands pas.--J'ai fait tout ce que j'ai pu pour tourner ceci
en plaisanterie, je ne pourrai pas échapper à une scène. Ce matin j'ai
fait une mauvaise chasse, la fin de la journée sera digne du
commencement. Voyons, dites... finissons... Vous savez pourtant que je
n'ai qu'un désir, celui de vivre en repos et de vous voir heureuse...

--Je vous remercie de vouloir bien m'entendre, Gontran. Eh bien! il
m'est cruel de voir que, depuis que nous sommes ici, vous n'avez pas eu
pour moi un mot de tendresse, un mot de cœur; vous vivez auprès de
moi comme si je n'existais pas.

--Mais, au nom du ciel! qu'est-ce que signifie tout ce jargon? Que
voulez-vous donc que je vous dise? Si vous aimez tant à vous entendre
raconter des galanteries, inspirez-m'en.

--Vous avez raison. Il y a longtemps que je suis pénétrée de cette
triste vérité: _on mérite ce qu'on inspire_. Malgré vos duretés, je vous
aime toujours; vous méritez cet amour.

--Eh bien! alors, soyez donc raisonnable, puisque ni vous ni moi ne
pouvons rien à ce qui est,--me dit Gontran avec moins de colère. Puis il
ajouta:

--En vérité, Mathilde... votre caractère romanesque, exalté, vous rendra
la plus malheureuse des femmes; soyez donc raisonnable. Je vous l'ai dit
cent fois, l'on ne se marie pas pour conjuguer perpétuellement et sur
tous les tons le verbe _j'aime_; on se marie pour avoir une maison, un
intérieur, une existence plus assise; on se marie pour vivre sans gêne
ni contrainte tout le temps qu'on reste seul avec sa femme. Il est clair
que si l'on se mariait pour continuer à faire sa cour, à dire des
bergerades, autant vaudrait rester garçon...

--Eh!... Gontran... Gontran... quel réveil...

--Vous me saurez gré, un jour, de faire justice de ces creuses rêveries;
il faut savoir quelquefois être sévère, c'est notre rôle, à nous autres
hommes... à nous qui sommes appelés à devenir pères de famille; c'est à
nous à parler le langage de la raison, et je vous le parlerai... Oh!
d'abord, je suis décidé, bien décidé, à ne vous laisser aucune folle
illusion; une fois qu'elles seront détruites, vous verrez que vous vous
arrangerez parfaitement bien dans la réalité qui vous restera.

--Cela est vrai, Gontran, une fois toutes mes illusions détruites, je
m'arrangerai parfaitement dans la réalité qui me restera, comme vous le
dites, seulement ce sera pour l'éternité.

--Allons, des menaces de mort maintenant; comme c'est gai! quelle
conversation agréable!... Et puis vous vous plaignez après cela de me
trouver maussade! Je rentre; au lieu de vous voir une figure avenante,
souriante, heureuse, je vous vois triste et sombre; avouez au moins que
ce n'est pas fait pour me mettre en train d'être aimable.

--Il est vrai, mon âme est désolée... je ne puis vous le taire plus
longtemps,--dis-je avec amertume; car le ton persifleur, ironique, que
Gontran affectait, me blessait encore plus que ses duretés.--Il n'y a
rien de plus impatientant, je le conçois, repris-je,--que de voir tomber
les pleurs qu'on fait verser... Mais ce n'est pas ma faute... je ne puis
plus, comme autrefois, sourire à chaque blessure.

--Eh bien! soit, je me résignerai à vous voir toujours en larmes; que
voulez-vous que j'y fasse? Puis-je vous empêcher de vous trouver la plus
malheureuse des femmes?

--Gontran, soyez juste, mon Dieu... Voyons, quelle est ma vie?
Qu'êtes-vous pour moi?... ou plutôt, que suis-je pour vous? Bonjour,
bonsoir... Ma chasse a été bonne ou mauvaise... Jouez-moi cet air sur
votre piano... Faites écrire à nos fermiers en retard... Voilà pourtant
ma vie, Gontran, voilà ma vie; et vous voulez que je vous égaye, que je
sois riante, que je sois joyeuse... Est-ce possible? Hélas... c'était
votre bonté, votre amour, qui faisaient ma gaieté d'autrefois.

--Enfin voilà le dîner,--dit Gontran en entendant la cloche,--j'aime
beaucoup mieux aller me mettre à table que de vous répondre, car vous
finiriez par me mettre hors de moi, et j'en serais désolé; discuter avec
vous à ce sujet, c'est se battre contre des moulins à vent.

On annonça que nous étions servis.

--Venez-vous?--me dit Gontran.

--Excusez-moi, mon ami, je n'ai pas faim, je suis souffrante.

--C'est agréable, et surtout d'un excellent effet pour vos gens,--me dit
Gontran.--A votre aise... ma chère amie...

Il sortit pour aller se mettre à table......

       *       *       *       *       *

Après le départ de mon mari, je rentrai dans ma chambre, et je fondis en
larmes.

Rien n'avait pu le toucher; j'en avais la certitude. Il ne soupçonnait
même pas l'étendue des chagrins qu'il me causait. Dans mes plaintes, il
ne voyait qu'une exaltation vague, romanesque; tout espoir de l'apitoyer
était à jamais perdu pour moi.

Malgré son égoïsme, malgré sa personnalité, il n'eut pas été absolument
insensible à mes souffrances, s'il les eût comprises.

--_Si je ne vous parle plus le tendre langage d'autrefois, c'est que
vous ne me l'inspirez plus_,--m'avait-il répondu.

C'était là une de ces révélations écrasantes qui se dressaient entre moi
et l'espérance comme un mur d'airain.

Dans mon abattement je ne savais que répondre; hélas! j'avais dix-huit
ans à peine... et devant moi la vie... la vie tout entière...

Et encore je me disais que je n'étais peut-être qu'au commencement de
mes chagrins. Je pouvais déjà les comparer... en me souvenant des
tortures de la jalousie... j'avais peut-être tort de me plaindre.

L'existence morne, froide, que je menais à Maran... était presque
négative, je n'avais au moins à regretter que le bonheur dont j'aurais
pu jouir. Hélas!... peut-être fallait-il compter ces tristes jours parmi
les meilleurs que me réservait l'avenir.

Je descendis alors dans mon cœur, je me demandai si, après tant de
cruelles épreuves, mon amour pour Gontran était diminué.

Ce dernier entretien avec lui venait de me blesser tellement, que je me
sentais dans un rare accès de franchise envers moi-même.

Hélas! je m'aperçus avec une sorte de joie amère que je l'aimais
toujours... toujours autant que par le passé.

J'ai maintenant peine à comprendre cette aveugle opiniâtreté
d'affection.

Elle devait naître de cette conviction que Gontran pouvait encore, s'il
_le voulait_, me rendre heureuse comme autrefois.

Ce dernier espoir, auquel je m'attachais de toutes mes forces, suffisait
pour entretenir, pour aviver ce fatal amour. Un mélange d'orgueil et de
défiance me persuadait que j'étais encore capable d'inspirer à Gontran
l'adorable tendresse qu'il avait ressentie, mais que je manquais
d'_adresse de cœur_, si cela peut se dire.

Je m'expliquais de la sorte ces passions indomptables qui survivent chez
les femmes aux dédains les plus barbares... D'enivrants souvenirs vous
disent que le bonheur est là, dans un regard, dans un sourire, dans une
parole de l'homme que l'on chérit... et l'on ne peut croire que tantôt,
que demain, il ne nous adresse encore ce sourire, ce regard, cette
parole, auxquels notre vie nous semble attachée.

Lorsque l'amour arrive à cet état d'exaltation fébrile, d'opiniâtreté
désespérée, il a, ce me semble, tous les caractères de la fureur du jeu,
telle que je l'ai entendu analyser...

Un gain passé vous donne une confiance aveugle dans l'avenir... malgré
vous, votre espérance s'augmente de chacune de vos déceptions, chaque
pas fait dans cette voie brûlante, douloureuse, semble vous rapprocher
du but insaisissable que vous poursuivez: plus vos pertes se
multiplient, dites-vous, plus vos chances de gain s'accroissent.

_Le sort se lassera_,--dit-on,--et l'on rassemble ses dernières pièces
d'or... et le gouffre du hasard les engloutit encore... et l'on a tout
perdu...

_Il se lassera de me dédaigner_,--dit-on,--et l'on redouble de
persévérance; l'on épuise ses dernières preuves d'affection, ses
derniers dévouements... l'on tente une dernière, une terrible
épreuve... et comme le joueur s'est brisé contre un hasard stupide...
vous vous brisez contre une stupide indifférence.

Alors vous n'avez plus rien... plus rien... alors votre cœur est
vide, alors vous avez usé toute votre puissance d'aimer, alors il ne
vous reste, comme au prodigue, que le regret éternel d'avoir
honteusement dissipé de si magnifiques trésors...

Je n'en étais pas encore là... Tout en l'accusant, j'aimais toujours
Gontran.

Quelquefois je le croyais occupé du souvenir d'Ursule, je concevais
alors que la jalousie redoublât pour ainsi dire mon amour au lieu de
l'attiédir.

La jalousie met en jeu les sentiments les plus violents, l'amour-propre,
l'orgueil, la crainte, l'espérance... et l'amour vit surtout
d'agitations.

La jalousie ne diminue pas la passion, elle l'augmente; plus celui qu'on
aime charme et plaît, plus on vous dispute son cœur, plus sa valeur
augmente à vos yeux.

Je voulus tenter une dernière épreuve et voir jusqu'à quel point j'étais
encore éprise de Gontran.

Plusieurs fois, pensant au dévouement de M. de Mortagne, j'avais aussi
songé à M. de Rochegune, à son affection si fervente... La sérénité même
avec laquelle j'allais au-devant de ces souvenirs me prouvait combien
ils étaient peu coupables.

J'éprouvais pour M. de Rochegune de l'admiration, du respect, un
sentiment analogue à celui que m'inspirait M. de Mortagne, sentiment
rempli de calme, de douceur. Quoique ses traits ne fussent pas d'une
régularité parfaite, je leur trouvais une expression pleine de noblesse
et de dignité. Quand je pensais à l'intérêt qu'il me portait à mon insu,
depuis si longtemps, et dont il m'avait donné tant de preuves, quand je
me rappelais toutes les belles actions qu'il avait faites, quand je
réfléchissais qu'à cette compatissante bonté il joignait un courage à
toute épreuve, un caractère ardent, chevaleresque, je reconnaissais que
M. de Rochegune réunissait toutes les rares qualités qui doivent
inspirer la passion la plus vive...

Et pourtant, loin d'éprouver du regret en pensant que j'aurais pu
l'épouser, je le sentais, à cette heure encore j'aurais pu choisir entre
lui et Gontran, que mon cœur eût toujours été pour Gontran.

Hélas! cet aveu me coûte, il est sans doute le signe d'une nature
mauvaise.

Aux yeux de la raison, de l'équité, il n'y avait pas de comparaison à
faire entre M. de Lancry et M. de Rochegune quant aux qualités
essentielles, et même quant à l'état qu'on faisait de chacun dans le
monde.

Je ne m'abusais pas; Gontran plaisait aux jeunes gens et aux femmes par
ses grâces, par son élégance, par son esprit, par sa gaieté; mais on
comptait sérieusement avec M. de Rochegune: il commandait cette
déférence, cette grave considération qu'on n'accorde jamais qu'aux
hommes d'une haute position ou d'un très-grand caractère; je ne parle
pas même de sa naissance illustre, de sa brillante fortune, quoique ces
avantages, joints à ceux qu'il possédait déjà, donnassent plus de poids
à la place qu'il occupait dans le monde.

Eh bien! à ma honte, je le répète, cette comparaison ne faisait rien
perdre à Gontran dans mon cœur. Oui, je le dis... à ma honte... parce
que je crois qu'un amour indigne est le fait d'une nature ou mauvaise ou
pervertie.

Les amours qu'on est forcé d'excuser en disant que _la passion est
aveugle_ sont presque toujours des amours bassement placés; en
persistant dans mon adoration pour un homme dont je subissais les
mépris, les insultes, j'étais, je le sens, coupable d'un de ces _amours
sans nom_.



CHAPITRE XIII.

UNE BONNE ŒUVRE.


Les réflexions que je fis après cette triste conversation avec mon mari
ne furent pas stériles; je pensai que peut-être le manque d'une
occupation attachante, sérieuse, me rendait si susceptible, si
impressionnable.

Je renonçai pour jamais, et avec des larmes amères, je l'avoue, à cette
conviction, que mon amour pouvait être la seule, la constante occupation
de ma vie.

Bientôt j'allai plus loin; par suite de mon habitude de m'accuser pour
excuser Gontran, je me fis un reproche d'avoir jusqu'alors concentré mon
existence dans cette affection; je me dis que Dieu me punissait
peut-être ainsi de ma personnalité.

Dès que cette pensée me fut venue, je me crus sauvée; le passé m'apparut
sous un jour tout nouveau, je compris que l'exagération de mes
sentiments romanesques avait dû mécontenter Gontran. Je compris qu'une
femme avait sur la terre une autre mission à remplir que celle d'aimer,
ou plutôt que, tout en brûlant pour un être unique et adoré, l'amour
immense dont notre cœur est consumé devait jeter de généreux reflets
sur tous ceux qui souffrent... de même que notre religion pour l'être
unique et infini qui a créé les mondes doit se manifester par notre
bonté et par notre pitié pour tous...

Le jour où cette pensée m'avait éclairée comme une révélation divine,
j'attendis le retour de Gontran avec impatience.

Sans doute ma physionomie trahissait ma joie, mes espérances, car en me
voyant, il me dit:

--Mon Dieu! vous avez l'air bien joyeux...

--Mon ami, j'ai fait aujourd'hui une précieuse découverte.

--Comment cela?

--J'ai découvert que vous aviez raison de me gronder, que j'avais tort
d'être exagérée, romanesque, comme vous me reprochiez de l'être; en un
mot, que mon amour pour vous était _mal employé_; j'ai découvert enfin
qu'il ne devait pas me suffire de vous dire: Gontran, je suis digne de
vous, mais qu'il fallait vous le prouver autrement que par des
protestations de chaque jour.

--Que voulez-vous dire, Mathilde?

--Oui... mes plaintes continuelles devaient vous impatienter, je ne me
plaindrai plus; aussi désormais, vous ne me trouverez plus triste et
morose à votre retour; je serai toujours, comme aujourd'hui, heureuse,
souriante.

--Tant mieux, mille fois tant mieux; pour quelle raison changeriez-vous
ainsi?

--Oh! j'ai de grands projets.

--De grands projets qui vous rendront heureuse et souriante? voyons
vite, qu'est-ce que c'est?

--Vous savez bien le petit château? (c'était une assez grande maison qui
dépendait du château de Maran, et qui touchait aux Communs; du temps de
mon grand'père on logeait dans cette succursale les hôtes qui
survenaient, lorsqu'il n'y avait plus de place pour eux au
château);--vous savez bien le petit château?--dis-je à Gontran.

--Oui, ensuite...

--Il nous est complétement inutile.

--Comment inutile? c'est là où est mon chenil, ma sellerie et le
logement de mes gens d'équipage!...

--Lorsque vous saurez à quoi je destine le petit château,--dis-je en
souriant,--je suis sûre que vous conviendrez comme moi que votre chenil,
votre sellerie et vos gens peuvent parfaitement s'établir aux Communs,
dont une partie est inoccupée.

M. de Lancry me regarda avec étonnement et me dit:

--Comment... vous pensez à déloger mes gens du petit château!... Ah çà!
c'est une plaisanterie.

--Mais non, je vous assure...

--Allons, allons, ne parlons plus de cela, ma chère amie; il est
impossible de mettre mon chenil ailleurs qu'au petit château, le jardin
qui en dépend est enclos et excellent pour l'ébat des jeunes chiens et
des lices pleines. L'ancien chenil est d'ailleurs très-humide, et n'a
qu'une petite cour obscure: vous voyez donc bien qu'il ne faut pas
songer à ce changement.

--Savez-vous, mon ami, que je suis presque contente de ce que vous tenez
à ce petit château pour vos amusements? votre part sera encore plus
méritoire que la mienne dans la bonne œuvre que je médite; car vous
aurez fait un léger sacrifice, et moi je n'aurai eu que du plaisir.

Mon mari me parut fort surpris.

--Une bonne œuvre... un sacrifice... Ah çà! ma chère amie, ne me
parlez pas en énigmes; qu'est-ce que tout cela signifie?

--Cela signifie que j'ai une excellente idée dont vous allez tout à
l'heure me remercier; je veux fonder, au petit château, une école pour
les jeunes filles; au rez-de-chaussée, au premier étage, je ferai
disposer quelques lits pour les pauvres femmes malades. Trois ou quatre
bonnes sœurs suffiront pour ce petit établissement, qui sera sous ma
haute surveillance et qui nous vaudra les bénédictions de tous les
malheureux du pays; je ferai moi-même la leçon aux enfants, ils auront
une moitié du jardin pour jouer, l'autre moitié sera consacrée aux
pauvres femmes convalescentes. Eh bien! maintenant, direz-vous encore
que vos chiens seront trop mal aux Communs?

M. de Lancry partit d'un éclat de rire qui me déconcerta, et s'écria en
s'interrompant pour rire de nouveau:

--Je trouve, en vérité, cette idée fort originale; il n'y a que vous, ma
chère amie, pour en avoir de pareilles...

--Comment!...

--Ah çà! sérieusement, vous vous imaginez que je vais m'empâter ici d'un
tas de mendiants et d'enfants? pour avoir la tête rompue des
criailleries des marmots et la vue choquée par un ramassis de vieilles
femmes infirmes!

--Mais, mon ami, le petit château est éloigné d'ici, et l'on ne peut ni
voir ni entendre...

--Allons, allons, vous êtes un enfant gâté... une petite folle,--me dit
mon mari avec un sang-froid moqueur qui me navra.--Ne parlons plus de
cet enfantillage. Comment! pour le plaisir de jouer à la maîtresse
d'école et à la dame de charité, pouvez-vous penser sérieusement à
déranger mes gens et mes chiens, qui sont là parfaitement établis?

--Mais, mon ami...

--Voyons, chère petite capricieuse, comment des projets si étranges
peuvent-ils vous venir dans la tête? Dites-moi cela bien franchement.

--Comment, Gontran?--dis-je en sentant les larmes me venir aux yeux, car
j'étais loin de m'attendre à cet accueil et à ces sarcasmes;--je vais
vous dire comment cela m'est venu à l'esprit. J'ai reconnu que vous
aviez raison, que je devais faire autre chose que de vous parler sans
cesse de ma tendresse; j'ai senti qu'il était presque impie de ne
songer qu'à mon amour pour vous, et que, sans vous aimer moins, je
devais faire tout le bien que je pourrais faire. J'ai songé que ce
serait encore un moyen de vous témoigner mon affection, car c'est le
désir de vous paraître encore plus digne de vous qui m'a inspiré cette
résolution... Voilà comment cette idée m'est venue à l'esprit, Gontran.

--Sans doute le but est fort louable, ma chère amie, et je comprends que
vous ayez ici besoin de distractions. Mais je vous avoue qu'il en est
que je préférerais à celle que vous méditez, quoique je doive retirer
une partie du profit des bonnes œuvres auxquelles vous m'associez si
généreusement. Entre nous, je suis fort le serviteur de vos intentions
philanthropiques, mais je choisirai plus tard une autre voie de faire
mon salut.

--Mais, mon ami.

--Voyons, je vous en prie, Mathilde, ne parlons plus de cela. Si vous
étiez d'un autre caractère, je croirais que vous plaisantez.

--Je parle sérieusement, Gontran, et c'est sérieusement que je vous
supplie de m'accorder ce que je vous demande.

--Ah çà! sérieusement, Mathilde, est-ce que vous prétendez vous moquer
de moi?

--Gontran, quel langage, quel accueil, et pourquoi? Parce que je vous
prie de vous associer à une œuvre bonne et utile!

M. de Lancry haussa les épaules avec impatience et me dit sèchement:

--J'ai fait tout ce que j'ai pu pour ne voir qu'une plaisanterie dans
cette imagination; mais, puisque vous me forcez enfin de vous parler
nettement, je vous dirai une dernière fois que ce que vous me demandez
est impossible. Vous m'entendez, complétement et absolument impossible.
J'espère que c'est assez clair, et que vous m'éviterez de revenir sur un
pareil sujet.

Pour la première fois de ma vie je me révoltai contre la volonté de M.
de Lancry, je lui dis très-fermement:--Je regrette beaucoup de n'être
pas d'accord avec vous à ce sujet, mon ami, mais ce projet est
praticable, je tiens beaucoup à ce qu'il soit exécuté, et il le sera.

Mon mari me regarda d'un air peut-être encore plus surpris que
courroucé, et me dit en souriant avec ironie:

--Ah çà! suis-je ici le maître, ou ne le suis-je pas?

--Vous êtes le maître, mon ami: je ne contrarie pas vos goûts; de grâce,
laissez-moi la même liberté.

--Peste! comme vous y allez! Comment, que je vous laisse la liberté de
gaspiller huit ou dix mille francs par an, et même davantage, pour une
fantaisie qui vous passe par la tête, car vous ne savez pas dans quelles
dépenses vous jetterait cette belle manie de charité qui vous prend si
subitement... Mais, tenez, je suis fou de vous répondre, seulement.

--Si la question d'argent vous préoccupe, mon ami, ne vous en
embarrassez pas; j'économiserai sur ce que vous me donnez par mois,
et...

--Mais je n'entends pas cela du tout, ma chère amie; je veux que vous
soyez mise avec l'élégance que comportent notre fortune et notre
position. Voyons franchement: croyez-vous que pour vous laisser
enseigner l'A, B, C, D, à des marmots, ou pour vous donner l'agrément de
fournir des drogues à des vieilles femmes, je souffrirai que vous soyez
mise avec une mesquinerie ridicule? Allons donc... ma chère Mathilde...
je veux qu'on dise que madame de Lancry est une des femmes les plus
élégantes de Paris; vous êtes un de mes luxes les plus charmants...

Il y avait tant d'égoïsme, tant de sécheresse dans les objections que me
fit mon mari, il y avait si peu de pitié pour le pieux et noble
sentiment auquel j'obéissais, que j'en fus indignée.

Pour la première fois aussi, je songeai qu'après tout j'étais chez moi,
dans la maison de mon père, et que sans injustice je pouvais vouloir
dépenser en bonnes œuvres une partie bien minime de cette fortune que
mon mari dissipait en prodigalités.

Je répondis donc à M. de Lancry après un assez long silence:

--Vous m'excuserez de ne pouvoir pas partager votre opinion au sujet de
cette école et de...

Gontran frappa du pied avec colère, ne me laissa pas continuer et
s'écria:

--Comment, encore! comment! après tout ce que je vous ai dit! Ah çà!
vous avez donc décidément juré de me mettre hors de moi? vous ne m'avez
donc pas entendu? je vous dis que je ne le veux pas, que je ne le veux
pas!... Combien de fois faudra-t-il vous le répéter?

Je ne pus me contenir davantage, et je m'écriai:--Eh bien! moi... je le
veux.

--Vous le voulez! voilà du nouveau. Dieu me pardonne, vous dites vous le
voulez, je crois.

--Oui, car je me lasse à la fin de souffrir et de me résigner toujours.
Ce langage est nouveau. Il vous étonne, je le conçois, Gontran; mais
cette fois je ne céderai pas; ce que je demande est juste et
raisonnable, et je l'obtiendrai.

--Ah! ah!... vous! vous l'obtiendrez? et comment cela, s'il vous plaît?
Voyons, par quel moyen? A qui vous adresserez-vous pour me forcer à
faire ce que je ne veux pas faire? Voyons, répondez... Avant d'en venir
à ces extrémités, à ces menaces, vous vous êtes sans doute assurée des
moyens d'arriver à vos fins; encore une fois, répondez donc!

J'étais atterrée... je ne trouvais pas un mot à dire à mon mari...
Non-seulement une lutte contre lui m'épouvantait, mais elle me
paraissait impossible. Mon instinct me disait que la loi, que les usages
donnaient raison à M. de Lancry contre moi.

Avant que de renoncer à cet espoir, je voulus tenter un dernier effort,
en m'adressant au cœur, à la générosité de Gontran.

--Sans doute, je ne puis pas vous forcer à faire ce que je désire, mon
ami, mais je puis vous le demander comme une grâce... N'interprétez pas
mal les paroles que je vais vous dire, mais votre refus me force à vous
parler ainsi; et j'ajoutai, je l'avoue, en tremblant et rougissant de
honte:--Cette maison appartenait à mon père, et...

--Si c'est une manière indirecte de me faire sentir que vous m'avez
apporté une grande partie de la fortune dont nous jouissons,--répondit
M. de Lancry avec le plus grand sang froid,--le reproche est délicat et
de bon goût assurément; mais il m'affecte peu. Depuis longtemps je
l'attendais, cela devait arriver un jour ou un autre, c'est le refrain
habituel des femmes, lorsqu'un mari prudent et ferme s'oppose à leurs
fantaisies. Eh bien! madame, que cette maison ait ou non appartenu à
votre père; que la fortune dont nous jouissons soit venue de votre côté
et non pas du mien, il n'importe; une fois pour toutes, rappelez-vous
bien que nous sommes mariés, de telle sorte que vous m'avez donné des
pouvoirs tels, qu'à moi seul, vous entendez, à moi seul, appartiennent
l'emploi et la gestion de ces biens; moi seul j'autorise ou non les
dépenses que vous voulez faire; je vous demande mille pardons d'entrer
dans ces détails de ménage, mais j'espère que ce sera bien entendu une
fois pour toutes; cela vous évitera à vous le désagrément de demander
désormais des choses impossibles, et à moi le désagrément de vous les
refuser. En vérité, si l'on n'y mettait pas ordre, vous feriez un joli
emploi de vos biens... Il y a six mois, c'était une maison que vous
vouliez acheter à Chantilly, sous le prétexte que nous y avions passé
quelques jours heureux.

--Ah! Gontran, m'écriai-je, ne pouvant contenir plus longtemps mes
larmes, tenez, c'est affreux; vous êtes devenu impitoyable! Au moins
autrefois, à vos duretés succédaient parfois des retours de tendresse
et de bonté, au moins vous aviez pitié du mal que vous me faisiez...
Mais maintenant, rien, rien, pas un seul mot de consolation... Hélas! je
le comprends, autrefois vous étiez malheureux, l'avenir vous inquiétait;
vous aussi vous saviez alors ce que c'était que le chagrin, cela vous
rendait meilleur.

--Des reproches, toujours des reproches!--dit Gontran en levant les yeux
au ciel.

Sa voix me parut moins menaçante, j'espérais l'avoir touché.

--Gontran,--m'écriai-je,--peut-être mes reproches sont amers...
Pourtant, soyez juste; à part ces jours de bonheur rapides, dites...
dites... n'ai-je pus été la plus malheureuse des femmes?... Songez à mon
enfance, à ma jeunesse si triste et si pénible. Tenez, je ne vous
demande qu'une chose: oubliez ce que je vous suis, considérez-moi
seulement comme une étrangère, et dites, là, dites... si je ne fais pas
pitié.

Et je tombai assise dans un fauteuil, en cachant ma tête dans mes mains,
ne pouvant plus trouver une parole.

--Allons, voyons, calmez-vous,--me dit M. de Lancry en s'approchant et
en s'asseyant à côté de moi.--Vous êtes une petite folle, vous avez un
caractère si exalté, que vous vous exagérez tout en noir... Parce que
par intérêt pour vous je refuse de sanctionner vos projets bizarres...
allons... généreux si vous voulez... mais inexécutables... vous vous
emportez... vous mettez les choses au pis.

--Mon Dieu, si vous saviez par suite de quelles pensées j'en suis venue
à désirer fonder cette bonne œuvre,--dis-je à Gontran,--vous
comprendriez mon insistance à ce sujet.

--Je comprends tout, ma chère amie. Mais voyons, parlons raison. Vous
allez dépenser beaucoup d'argent pour établir votre école et votre
hospice... C'est une noble et pieuse distraction que vous voulez vous
donner, rien de mieux; mais est-il sage, est-il même humain d'accoutumer
de pauvres gens à jouir de bienfaits qui peuvent être très-éphémères?

--Je vous assure, mon ami, que je ne me lasserais jamais de faire le
bien.

--Il y a mille circonstances pourtant où cela pourrait vous devenir
impossible. Ainsi, par exemple, pour ne vous en citer qu'une, il n'y
aurait rien d'étonnant à ce que je vendisse cette terre un jour ou un
autre.

--Vendre cette terre... mon Dieu! Et pourquoi cela?

--Elle vaut plus d'un million et ne me rapporte pas vingt mille livres
de rente net d'impôts et de réparations; l'habitation est incommode, les
terres sont divisées; somme toute, c'est un séjour très-maussade; eh
bien! en vendant Maran un million et en plaçant l'argent sur l'État ou
sur la banque de France, cela nous ferait cinquante mille livres de
rente, au lieu du vingt à peine que rapporte cette terre.

--Vendre Maran! mais vous n'y pensez pas... ce domaine est dans notre
famille depuis si longtemps, ma mère l'a habité, je...

--Tous ces avantages chimériques ne valent pas le sacrifice de trente
mille livres de rente, convenez-en.

--Mais qu'avons-nous besoin de tant d'argent? ne pouvons-nous pas vivre
avec ce que nous possédons déjà?

--Enfant... dit Gontran avec une compassion railleuse,--vous n'entendez
rien aux affaires; on n'a jamais trop de revenus; vous ne savez ce que
coûte une maison, et d'ailleurs je veux que cet hiver à Paris nous
recevions beaucoup et avec magnificence; je tiens à prouver que la
révolution de juillet ne nous a pas abattus comme on le croit.

--Mais sérieusement, mon ami, vous ne songez pas à vendre Maran? Je vous
supplie en grâce, ne faites pas cela; je suis déjà attachée à cet
endroit...

--C'est pour cela qu'il vaudra mieux nous en défaire avant que vous y
soyez attachée davantage.

--Mais, mon ami, je ne voudrais pas...

--Allons-nous encore recommencer nos querelles? écoutez donc la
raison... Combien de fois faut-il vous dire que la loi me donne
absolument, vous entendez, absolument, la gestion de vos biens; que je
puis vendre, acheter, placer comme bon me semble; si je crois utile à
nos intérêts de vendre cette terre, je la vendrai... et je suis
tellement près d'avoir cette conviction-là, que je ne puis consentir à
vous laisser fonder ici des établissements de bienfaisance qui
pourraient avoir à peine six mois d'avenir... Ceci est bien entendu. Je
vous quitte; je vais voir comment mes chiens d'arrêt ont mangé, car
j'ai fait une chasse rude aujourd'hui.

Et M. de Lancry me laissa seule.



CHAPITRE XIV.

EMMA.


Ce que m'avait dit mon mari touchant son intention de vendre Maran et
d'augmenter ses dépenses m'effrayait, je sentais que je ne pouvais en
rien combattre sa volonté. Je me souvins des avertissements de madame de
Richeville et de M. de Mortagne à propos de la prodigalité de M. de
Lancry; je frémis en songeant que notre fortune était complétement à sa
merci. Son refus de m'accorder ce que je lui demandais pour fonder un
asile de charité me navra, mais je ne me décourageai pas; ne pouvant
faire le bien sur une aussi grande échelle, je résolus de secourir de
mon mieux les infortunés que je rencontrerais, de chercher dans
l'accomplissement de ces pieux devoirs une distraction à mes chagrins.

Ma pauvre Blondeau me servit merveilleusement; grâce aux renseignements
qu'elle me donna, je pus soulager quelques souffrances. Dieu me
récompensa; au lieu d'être amère et poignante, ma tristesse devint
mélancolique et contemplative. Je goûtais une sorte de calme, de repos;
je me consolais des manières brusques ou de l'indifférence de mon mari
en songeant aux larmes que m'avaient méritées quelques bienfaits. Je me
plaisais à associer Gontran à ces charités. Je donnais toujours en son
nom, et j'éprouvais une touchante émotion à nous entendre confondre dans
une bénédiction commune.

Plusieurs jours se passèrent ainsi; mon mari menait toujours la même vie
et ne semblait pas s'apercevoir du changement qui s'était opéré en moi;
il me dit seulement une fois:--Je vois avec plaisir que vous avez
renoncé à vos folies; vous avez eu raison: plus j'examine cette terre,
plus je suis convaincu de faire une excellente affaire en nous en
débarrassant.

J'avais acquis assez d'expérience du caractère de Gontran pour ne plus
essayer de lutter contre sa volonté, lorsque je savais que je ne
possédais aucun moyen pour l'en faire changer. Je ne répondis rien autre
chose, sinon qu'il était le maître d'agir comme bon lui semblerait; mais
j'écrivis à M. de Mortagne pour le prévenir de cette résolution, et lui
demander si je pouvais m'y opposer. Depuis deux mois environ, nous
avions quitté Ursule. Un matin, après le départ de mon mari pour la
chasse, je reçus par la poste une lettre de Rouvray. M. Sécherin
m'annonçait que, fidèle à la promesse qu'elle m'avait faite, Ursule
arriverait très-prochainement avec lui à Maran, afin d'y passer quelque
temps auprès de nous. Sa fabrique allait à merveille, et son premier
commis le remplacerait parfaitement pendant son absence. M. Sécherin
n'avait pas voulu laisser à Ursule le plaisir de m'écrire et de me
causer cette surprise, me disait-il. Quelques mots de ma cousine,
ajoutés en post-scriptum au bas de la lettre, répétaient ce que disait
son mari à ce sujet.

Par deux fois je relus cette lettre; je n'en pouvais croire mes yeux.
Rien pourtant n'était plus naturel en apparence; vingt fois nous étions
convenus avec Ursule qu'elle viendrait passer quelque temps avec moi;
mais alors je la croyais encore mon amie, ma sœur.

Je me rappelai les quelques mots que j'avais surpris pendant la
conversation d'Ursule et de Gontran, et qui avaient si vivement excité
ma jalousie.

Je frémis en songeant que ma cousine, habitant avec nous, verrait mon
mari chaque jour. Je me persuadai qu'elle était convenue de ce voyage à
Maran avec Gontran. Mon premier mouvement fut d'écrire à madame Sécherin
que nous allions quitter notre terre, et que nous ne pouvions la
recevoir. Mais je n'osai pas prendre cette détermination sans en
prévenir mon mari. Je me résignai à attendre son retour de la chasse.

Hélas! à ces nouveaux ressentiments de jalousie je regrettai les deux
mois que je venais de passer. Les chagrins qui les avaient assombris
n'étaient rien auprès de ceux qui me seraient réservés, je n'en doutais
pas, si ma cousine venait à Maran.

Au milieu de ces préoccupations, j'entendis tout à coup un bruit de
chevaux de poste; une voiture entra dans la cour du château. Pendant
qu'Ursule, pour m'ôter tome occasion de refus, avait peut-être voulu
arriver en même temps que sa lettre, je courus à ma croisée... Quel fut
mon étonnement! je vis madame de Richeville descendre de voiture avec
une jeune fille que je ne connaissais pas!

Pour la première fois, l'aspect de la duchesse me fit du bien: il me
sembla que le ciel m'envoyait une amie au moment où elle m'était le plus
nécessaire. L'expérience m'avait prouvé qu'en venant autrefois m'avertir
des défauts de Gontran, elle avait voulu me rendre un immense service.
Je pensai que, dans la position difficile où me mettait la prochaine
arrivée d'Ursule, les conseils de l'amie de M. de Mortagne pouvaient
m'être d'un grand secours. J'allais sortir du salon pour descendre
au-devant de madame de Richeville, lorsque celle-ci entra.

Je la trouvai si changée, depuis environ trois mois que je ne l'avais
vue, que je ne pus réprimer un mouvement d'étonnement. Elle s'en
aperçut, et me dit avec son charmant et doux sourire:

--Vous me reconnaissez à peine, n'est-ce pas? Oh! c'est que j'ai bien
souffert. Mais parlons de vous, de vous,--me dit-elle en me prenant mes
deux mains dans les siennes;--Maran n'était pas très-éloigné de ma
route, j'ai fait un détour pour vous voir en passant... Et M. de Lancry,
où est-il?

--A la chasse, madame, pour toute la journée, dis-je à madame de
Richeville.

Sans doute à l'accent, au regard qui accompagnèrent ces paroles, la
duchesse devina que j'étais heureuse de cette occasion de m'entretenir
longtemps avec elle, et que j'avais quelque pénible confidence à lui
faire; elle secoua tristement la tête et me regarda avec une expression
de touchant intérêt. Mais, réfléchissant qu'elle n'était pas seule, elle
me dit en me montrant la jeune personne qui l'accompagnait:

--Permettez-moi de vous présenter mademoiselle Emma du Lostanges...
ma... parente, ajouta madame de Richeville après un moment d'hésitation.

Je n'avais pas encore attentivement examiné cette jeune fille. Je restai
frappée d'admiration. Quoiqu'elle eût quatorze ans à peine, elle
paraissait en avoir seize à cause de sa taille svelte, élégante et
élevée. L'azur de ses grands veux bleus était, pour ainsi dire, limpide
et transparent; son nez fin et droit, sa petite bouche vermeille,
étaient d'une perfection rare; son front d'ivoire et ses joues d'une
blancheur rosée étaient encadrés de bandeaux d'admirables cheveux blonds
cendrés, légèrement ondulés, et si épais, malgré leur finesse, qu'ils
formaient derrière la tête d'Emma une énorme tresse plusieurs fois
roulée sur elle-même.

Cette ravissante figure, d'un ovale un peu allongé, réalisait l'idéal de
la beauté antique. Malgré l'extrême jeunesse de mademoiselle de
Lostanges, ses traits, son ensemble, son maintien, lui donnaient une
apparence de candeur sérieuse, de gravité douce, de sérénité noble, qui
imposait et charmait à la fois. Son regard, surtout, avait une
expression de mansuétude angélique qui, malgré moi, me fit venir les
larmes aux yeux...

Hélas! hélas!... pauvre Emma! mes tristes pressentiments ne me
trompaient pas... Ces êtres si complétement doués qu'on les croirait
d'une essence supérieure à la nôtre, ont seuls de ces regards qui
reflètent, pour ainsi dire à l'avance, les joies célestes au sein
desquelles ils sont quelquefois trop tôt ravis. Dieu ne laisse pas
longtemps ses anges parmi les hommes.

Emma... Emma, mon amie. O toi, ma véritable sœur, tu me vois, tu
m'entends. O toi qui as passé comme une apparition divine et sainte dans
la vie de ceux qui t'ont chérie................

       *       *       *       *       *

Je fus si frappée de la beauté de mademoiselle de Lostanges, qu'en me
retournant vers madame de Richeville, je ne pus m'empêcher de lui dire à
demi-voix:

--Mon Dieu! qu'elle est belle! qu'elle est belle! Emma m'entendit,
baissa ses longs cils; son jeune et frais visage devint d'un rose vif.

--N'est-ce pas?--me répondit involontairement madame de Richeville avec
une exclamation de fierté radieuse. Puis elle me regarda d'un air
inquiet, sa figure pâle et amaigrie se couvrit aussitôt de rougeur.
Après quelques moments de silence, elle me dit:

--Votre excellente Blondeau est-elle ici?

--Oui, sans doute.

--Eh bien! voulez-vous être assez bonne pour la faire demander; je
désirerais causer avec vous; pendant ce temps-là je lui confierai Emma
pour qu'elle lui fasse voir votre parc, qu'on dit charmant.

Je sonnai, j'envoyai chercher Blondeau; elle emmena bientôt mademoiselle
de Lostanges, que madame de Richeville ne put laisser partir sans la
baiser au front.

--Ah! pauvre malheureuse enfant!--s'écria madame de Richeville lorsque
nous fûmes seules...--j'ai tout appris; votre mari devait de l'argent à
cet infâme Lugarto, celui-ci a abusé de la dépendance où se trouvait M.
de Lancry à son égard pour vous compromettre affreusement; il y a eu un
duel... où ce misérable a été blessé...

Ces mots de madame de Richeville me prouvèrent qu'elle ne savait rien,
ni de la honteuse action de Gontran, ni des scènes de la maison isolée.
Je fus heureuse de la discrétion de M. de Mortagne. Il m'eût été pénible
d'avoir à rougir de mon mari.

--En effet, madame, M. Lugarto nous a fait autant de mal qu'il a pu;
mais, Dieu merci, il est hors de France à cette heure... Mais,
vous-même, n'avez-vous pas à vous en plaindre aussi?

--Il m'a fait connaître la plus grande douleur que j'aie ressentie de ma
vie.

--Madame, pardon... pardon... L'intérêt que vous me portiez a peut-être
été la cause de sa haine contre vous?

--Pourquoi vous le nier, pauvre enfant?... cela est vrai... il
connaissait la vive amitié qui m'attachait à M. de Mortagne et
nécessairement à vous. Il a voulu m'éloigner, et vous priver ainsi d'une
amie au moment ou vous aviez surtout besoin d'elle.

--Et vous m'avez accusée peut-être... moi, la cause involontaire de vos
chagrins...

--Non, non, Mathilde; hélas! j'étais si malheureuse, que je me suis au
contraire reproché depuis de n'avoir que bien rarement songé à vous au
milieu du malheur qui me frappait... Vous le voyez, Mathilde, je ne suis
plus que l'ombre de moi-même... J'ai tant souffert, tant pleuré!

--Je n'ose vous demander... ce qui a causé ce chagrin affreux.

--Écoutez, Mathilde... Puisse cette marque de confiance entière que je
vais vous donner... provoquer la vôtre... A votre pâleur... à votre
triste et douloureux sourire... je le vois, Mathilde... Mathilde... vous
n'êtes pas heureuse.

Je me tus; une larme roula sur ma joue.

Madame de Richeville joignit les mains avec force, leva les yeux au
ciel, et me regarda en secouant la tête, comme pour me dire: Hélas! ne
vous avais-je pas prévenue?

Après quelques moments de silence, elle reprit:

--Tenez, il y a en vous, pauvre enfant, je ne sais quel charme touchant
qui inspire une confiance extrême... Avant votre mariage, je vous ai
fait un bien pénible aveu... dans l'espoir que cette confession, si
humiliante qu'elle fût pour moi, servirait pour ainsi dire de garantie
aux conseils, aux avis que je venais vous donner... Il est arrivé ce qui
devait arriver, Mathilde... Votre cœur était passionnément épris...
vous ne m'avez pas crue... vous ne pouviez pas me croire. Ceci n'est pas
un reproche; au contraire, c'est une excuse que je donne à un
aveuglement que j'ai moi-même partagé. En vous confiant ce que je vais
vous confier, Mathilde... j'espère cette fois être plus heureuse... Vous
ne me cacherez pas vos chagrins... je pourrai vous être utile.

--Ah! madame... combien autrefois j'ai été coupable, cruelle envers
vous,--m'écriai-je, émue des paroles de madame de Richeville.

Elle me dit:

--Cruelle pour moi... non... mais pour vous-même, malheureuse enfant...
Allons, courage, ne désespérez pas. Vous le voyez... maintenant c'est
moi qui vous console, qui vous fais espérer...

--Espérer!--dis-je en soupirant.

La duchesse prit tendrement mes mains dans les siennes.

--Oui, espérer... mes conseils vous en donneront le droit; mais, pour
que ces conseils soient efficaces, il faut que je sache tout.. Je
commence... mon exemple vous décidera.

--N'en doutez pas, madame. Tout à l'heure, en vous voyant arriver, je
remerciai Dieu de m'envoyer... une amie... Puis-je le dire?

--Oui, oh! oui, dites-le, dites une mère... car le chagrin m'a bien
vieillie, et mon cœur vous est plus tendrement dévoué que jamais...
Écoutez-moi donc... A cette matinée dansante de l'ambassadeur
d'Angleterre, M. Lugarto me dit ces mots: _Y a-t-il longtemps que
mademoiselle Albin est allée au village de Bory, chez le fermier Anselme
en Anjou?_ Vous expliquer comment cet homme avait découvert un secret de
la dernière importance pour moi..., cela m'est impossible; à cette
révélation imprévue je restai stupéfaite. M. Lugarto me demanda une
entrevue pour le lendemain. Je la lui accordai; j'avais hâte de savoir
jusqu'à quel point cet homme était instruit d'un secret que je croyais
bien gardé. M. Lugarto vint. _Vous faites élever une jeune fille sous le
nom d'Emma de Lostanges_,--me dit-il.--Cela était vrai... Je pâlis...
_Mademoiselle Albin est chargée de son éducation_. Cela était encore
vrai... _Cette jeune fille est depuis un mois à la campagne, en Anjou,
chez le fermier Anselme_. Cela était encore vrai... _Je sais quelle est
la mère... quel est le père de cette jeune fille_,--ajouta-t-il;--puis,
après avoir un instant joui de mon effroi, il ajouta lentement ces
dernières paroles avec une expression de triomphe infernal:--«_Cette
jeune fille est à la mort depuis trois jours... à cette heure elle
n'existe peut-être plus_.» Puis il sortit en disant:--«_Je traiterai
toujours comme mes ennemis acharnes ceux qui sont les amis de Mortagne,
de Rochegune ou de Mathilde. Maintenant que je sais le mystère de la
naissance d'Emma, vous savez comment je me vengerai, qu'elle meure ou
qu'elle vive, ce qui n'est guère probable_...» Mon premier cri, en
sortant de l'espèce d'anéantissement où m'avait jetée cette révélation,
fut pour demander des chevaux... Je partis pour l'Anjou le soir même. Ce
démon ne m'avait pas trompée, Emma était mourante.

--Grand Dieu! madame!

--M. Lugarto avait su par mademoiselle Albin, misérable créature qu'il
avait gagnée à prix d'or; il avait su, dis-je, l'état désespéré de
cette malheureuse Emma, et s'était servi de cette affreuse nouvelle pour
m'éloigner de Paris; je pouvais nuire à ses perfides projets sur vous,
et ma présence auprès d'Emma devait servir de preuve à ses
dénonciations. Ses perfidies avaient été bien calculées; je pleurais au
chevet d'Emma presqu'à l'agonie; mon mari arriva. Nous étions tacitement
séparés depuis plusieurs années; la conduite de M. de Richeville, dans
cette occasion, le fera connaître.--Cette fille est à vous? me dit-il.
Hélas! au moment de voir descendre cet ange au tombeau, moi... brisée
par le désespoir, par le remords d'une faute que le ciel punissait d'un
si terrible châtiment, je n'osais pas, je ne voulais pas mentir.

--Comment,--m'écriai-je en interrompant madame de Richeville,--Emma!...

--Emma est ma fille,--répondit la duchesse, en baissant les yeux avec
confusion.

Je ne pus retenir un mouvement que madame de Richeville prit pour un
reproche; elle se hâta d'ajouter:

--Oh! ne me condamnez pas avant de m'avoir entendue... Sans doute je fus
coupable, bien coupable... mais si vous saviez... je vous dirai tout, et
vous me plaindrez, j'en suis sûre. Après cet aveu, M. de Richeville me
dit, au chevet de cette enfant expirante: «J'ai dissipé toute ma
fortune, il vous reste cent mille livres de rente, donnez-moi un
million, ou sinon je vous intente un procès en séparation, je fais un
scandale horrible; j'ai toutes les lettres qui prouvent que mademoiselle
de Lostanges est votre fille, qu'elle est née pendant mon voyage
d'Italie... Ce n'est pas tout, j'ai aussi toutes les lettres que vous
avez écrites à M. de Lancry...»

--Ah! madame,--m'écriai-je en rougissant,--c'est M. Lugarto seul qui,
abusant de son influence sur mon mari, l'aura forcé de lui remettre ces
lettres.

--Je n'en doute pas; je crois M. de Lancry incapable d'avoir commis
volontairement une telle infamie... Que vous dirai-je, Mathilde?
éperdue, à moitié folle de douleur, épouvantée de l'éclat d'un procès
qui me déshonorait, d'un procès qui allait livrer aux sarcasmes du monde
une mémoire sacrée pour moi... celle du père d'Emma...

--Il n'existe plus, madame?

--Non, depuis six ans... Il est mort,--dit madame de Richeville en
portant ses mains à son front avec une douloureuse émotion. Elle reprit:

--En présence de tant de raisons qui me faisaient redouter le scandale
dont me menaçait M. de Richeville si je n'exécutais pas ses volontés, je
consentis à tout.. En homme de prévoyance,--ajouta la duchesse avec un
sourire amer,--mon mari avait amené un de ses gens d'affaires; les actes
étaient préparés. Là, près du lit de ma fille, je signai l'abandon de la
moitié de ma fortune. En échange de cette donation, les lettres de M. de
Lancry, celles qui se rattachaient à la naissance d'Emma, me furent
rendues; grâce au ciel, maintenant mon mari se trouve désarmé contre
moi.

--Oh! cela est bien misérable!--m'écriai-je;--près d'un lit de mort...
venir imposer de telles conditions!

--A cette heure, Mathilde,--me dit la duchesse de Richeville,--je vous
ai fait l'aveu des deux seules fautes que j'aie jamais commises... on
m'a prêté bien des aventures, et pourtant, devant ce Dieu souverainement
bon qui m'a rendu ma fille... je vous le jure, Mathilde... jamais je
n'ai justifié les calomnies dont on m'a accablée. Je ne prétends pas
nier mes torts, ils sont immenses... Mais si vous saviez que, mariée à
seize ans à peine... à M. de Richeville, je fus, après quelques mois
d'union, dédaigneusement, brutalement sacrifiée, et à quelles créatures,
mon Dieu! Pendant quatre ans, les succès que j'avais dans le monde
suffirent pour me consoler du délaissement de mon mari; pendant ces
quatre ans d'ivresse, ou plutôt d'étourdissement, mon cœur sommeilla;
je n'aimai personne, mais je ne connus pas un moment d'ennui; peu à peu
je me lassai de ces fêtes, de cette existence vide et bruyante. Mon mari
était parti pour l'Italie, où il resta deux ans; j'étais seule, libre;
une mélancolie profonde s'empara de moi. Pour la première fois, les
joies du monde ne me suffisaient plus. Que vous dirai-je, Mathilde... à
cette époque, je rencontrai dans le monde le père d'Emma. Longtemps
combattu, un amour violent me fit oublier mes devoirs. Si une faute
pouvait être excusée, ennoblie par la valeur de celui qui vous la fait
commettre, mon amour était excusable; celui que j'aimais réunissait les
qualités, les charmes les plus rares. Cette passion profonde et partagée
dura six ans, presque inconnue au monde, car je passai la plus grande
partie de ce temps dans une de mes terres. La mort frappa celui que
j'avais tant aimé. Après ce coup affreux, je passai plusieurs années
dans des alternatives étranges, tantôt restant des mois entiers accablée
par le désespoir, tantôt, voulant lutter contre le chagrin qui me
dévorait, je me livrais avec ardeur à tous les plaisirs; j'accueillais
avec une sorte de coquetterie distraite, innocente, je vous le jure,
mais mille fois plus compromettante que bien des fautes,
j'accueillais,--dis-je,--tous les hommages, tous les vœux... car mon
cœur restait toujours froid et mort aux émotions de l'amour, et puis,
lorsque ces hommes dont j'avais agréé si indifféremment les soins se
croyaient aimés, me demandaient quelque preuve d'affection sérieuse, je
les comprenais à peine, je croyais sortir d'un songe, leurs prétentions
m'indignaient. Leur dépit, leur haine de se voir trompés dans des
espérances que j'avais malheureusement encouragées, fomentaient
d'abominables calomnies dont j'étais victime, et auxquelles vous avez
entendu mademoiselle de Maran faire de si cruelles allusions... Alors,
me voyant injustement attaquée, indignée de la méchanceté du monde, je
cherchais un refuge dans la prière; ne pouvant rien éprouver sans
exagération, je me vouais aux austérités les plus rigoureuses, je me
couvrais d'un cilice, je vivais des mois entiers dans la plus profonde
solitude; mais en vain je demandais à Dieu le repos, Dieu ne m'entendait
pas, il voyait de l'impiété dans ces prières désespérées, violentes,
dans ces velléités de religion auxquelles je ne me livrais que par
accès et comme pour me venger des médisances que ma légèreté avait
provoquées. Après tant de luttes, après tant d'amères déceptions, je
voulus chercher une dernière consolation dans l'amour, ou plutôt
j'espérai de faire revivre le passé, ce passé qui m'avait été si cher.
Hélas! ce fut là ma plus grande faute, j'ai follement cru qu'on pouvait
aimer deux fois. Au lieu de conserver dans mon cœur un souvenir
précieux et sacré, j'ai blasphémé ce premier et unique amour!...
Parodiant ses élans, ses dévouements, ses enthousiasmes, j'aimai ou
plutôt je crus aimer M. de Lancry; je m'aperçus bientôt de mon erreur,
je versai des larmes amères sur cette nouvelle faute, si vaine pour mon
bonheur. Je ne veux pas justifier l'odieuse conduite de M. de Lancry à
mon égard, Mathilde, mais peut-être s'aperçut-il de la tiédeur de mon
affection, quoique je fusse pour lui d'un dévouement sans bornes; chaque
jour je reconnaissais avec une tristesse navrante que l'on n'aime qu'une
fois; lors même qu'un second amour aurait la vivacité du premier, il ne
serait toujours qu'une redite, qu'un reflet, qu'un écho. Après ma
rupture avec M. de Lancry, dernière et fatale épreuve, je revins dans le
monde sans intérêt, pensant continuellement à ma fille, que les
convenances ne me permettaient pas d'avoir près de moi; alors j'appris
la maladie d'Emma; une femme dans laquelle j'avais toute créance,
mademoiselle Albin, que j'avais donnée pour gouvernante à ma fille, fut
corrompue par les offres de M. Lugarto.

--Quelles infamies!

--Elle lui vendit la correspondance que j'avais toujours entretenue
avec elle, ainsi que toute les pièces qui se rattachaient à la naissance
d'Emma, et que je lui avais confiées, les fréquents voyages de M. de
Mortagne n'ayant pas permis à cet excellent ami de se charger de ce
dépôt. Lorsque mon mari m'eut arraché une dernière concession, au chevet
de ma fille mourante, je fis vœu, si Dieu daignait la rendre à la
vie, d'abandonner à jamais le monde et de passer la fin de mes jours
dans une retraite qui aurait tous les caractères de la vie religieuse.
Dieu eut pitié de moi, il a sauvé Emma: depuis ce vœu, je ne puis
vous dire le calme dont je jouis... Mon existence va désormais se passer
entre ma fille et l'exercice de cette religion dont je commence à
comprendre la douceur infinie... Je suis si heureuse de cet avenir,
Mathilde, si heureuse, que je tremble que quelque nouveau malheur ne
vienne le briser... Voyez-vous, j'ai été trop coupable pour avoir droit
à une pareille félicité,--ajouta madame de Richeville avec un profond
soupir.

--Ah! ne croyez pas cela, madame, Dieu pardonne tant au repentir!

--Qu'il vous entende, Mathilde!

--Eh! où allez-vous à cette heure, madame?

--A Paris; je me retirerai au couvent du Sacré-Cœur, où je vais mener
Emma. Elle passera pour une orpheline de mes parentes. La supérieure du
couvent m'abandonne un petit appartement dans cette sainte maison; c'est
là où je vivrai désormais. Lorsque Emma sera en âge d'être mariée, je
prierai M. de Mortagne, vous, Mathilde, vous qui connaîtrez le triste
secret de sa naissance, de chercher un homme assez généreux pour ne pas
rendre cette pauvre enfant responsable de la faute de sa mère. Je lui
abandonnerai le reste de ma fortune, à la réserve d'une modique pension;
je consacrerai ma vie désormais à l'expiation de mes erreurs, et Dieu
exaucera peut-être... les vœux que je ferai pour le bonheur de ma
fille.

Il y avait dans les paroles, dans l'aveu de madame de Richeville, tant
de simplicité, elle annonçait une résolution si ferme et si sincère, que
j'en fus profondément émue.

J'étais aussi touchée de la voir, elle si belle, si jeune encore, car
elle avait au plus trente-quatre ou trente-cinq ans, se dévouer à une
retraite profonde et renoncer au monde, où elle pouvait encore briller
de tant d'avantages.

--Ah! madame,--lui dis-je,--comment Dieu ne vous prendrait-il pas en
pitié et en grâce?

--Il a déjà été si miséricordieux en me rendant ma fille, en la douant
si bien, car vous n'avez pas d'idée des qualités adorables de cette
enfant; si vous saviez quel cœur, quelle âme, quel esprit enchanteur!
Non, l'amour maternel ne m'aveugle pas...--dit la duchesse, sans pouvoir
retenir ses larmes,--il est impossible de rencontrer plus de bonté,
jointe à plus de noblesse, à plus de droiture; et puis une sensibilité
si expansive, si vraie... Tenez, son âme se lit dans son regard
angélique, et puis... mais, pardon... pardon, Mathilde, excusez une
pauvre mère; mais je trouve si rarement l'occasion de dire _ma fille_,
que j'abuse...

--Ah! pouvez-vous le croire, madame? pensez-vous que je ne sente pas
combien la contrainte que vous vous imposez doit vous être pénible?

--Oui... oh! oui... bien pénible, Mathilde, surtout lorsque je suis
seule avec Emma; quoique je l'accable de tendresse, quoiqu'elle m'aime
tendrement, hélas! elle ne sait pas... elle ne saura jamais que je suis
sa mère... Il me semble que si elle le savait elle m'aimerait autrement;
il me semble que sa voix aurait un autre accent, ses yeux un autre
regard; je ne suis pour elle qu'une parente étrangère qu'elle a vue bien
rarement. Que serait-ce donc si elle savait que je suis sa mère...
Quelquefois je suis sur le point de lui tout avouer, mais la honte me
retient... Jamais je ne m'exposerai à rougir devant cet ange. Mais
encore pardon, Mathilde, de tant vous parler de moi... Maintenant vous
savez ma vie, vous imiterez ma confiance... Maintenant, Mathilde,
parlons de vous... je vous en supplie... ne me cachez rien...
Croyez-moi, l'expérience du malheur mûrit la raison, mes conseils
pourront vous être utiles.

Après un moment d'hésitation, je racontai à madame de Richeville tous
les motifs que j'avais d'être jalouse d'Ursule, mes soupçons sur sa
liaison avec M. Chopinelle, ce que j'avais surpris de son entretien avec
mon mari, et enfin mon appréhension de l'arrivée prochaine de ma
cousine.

Madame de Richeville me dit:

--Mathilde, vous aimez toujours passionnément votre mari... tant mieux,
c'est une sainte et noble chose qu'un amour comme le vôtre; sans doute
on souffre, mais le cœur est plein, et cette ardeur fiévreuse et
inquiète vaut mieux que le vide et le néant. Votre cousine me paraît
très-dangereuse. Autrefois mademoiselle de Maran vous exaltait toujours
aux dépens d'Ursule avec une méchanceté profondément calculée. Elle
savait que les femmes de ce caractère n'oublient rien, que chez elles
les blessures de l'orgueil sont incurables. Ursule voudra se venger sur
vous des humiliations de son enfance, des ridicules de son mari, des
ridicules de son premier amant... La fatalité a voulu que vous fussiez
témoin de bien des scènes dont elle rougit; elle ne l'oubliera jamais...
Regardez-la donc comme votre plus mortelle ennemie. Vous avez été
parfaite pour elle: les méchants ne pardonnent pas le bien qu'on leur a
fait.

--Elle va pourtant venir encore me protester de son hypocrite amitié!
Jamais! oh! jamais je ne le souffrirai.

--Mathilde, vous connaissez le caractère intraitable de votre mari; s'il
veut que vous receviez votre cousine, vous serez obligée de lui obéir.

--Oh! jamais, jamais.

--Pauvre enfant, que ferez-vous?

--Je supplierai Gontran, il verra mes larmes, il aura pitié de moi, car,
j'en suis sûre, si elle vient ici, je tomberai malade.

--M. de Lancry n'aura pas de pitié, Mathilde, car je crois comme vous
que peut-être ce voyage a été convenu entre lui et Ursule.

--Vous croyez donc qu'il l'aime?

--Comme il peut aimer... D'après ce que vous m'avez dit, je ne doute pas
que votre cousine n'ait été pour lui d'une coquetterie brusque et
provoquante... Leur intelligence se sera établie sur-le-champ; sans le
hasard qui vous a permis de surprendre quelques mots de leur entretien,
vos soupçons n'eussent pas été éveillés.

--Mais que faire, mon Dieu! que faire? Une fois ma cousine ici, madame,
mon malheur sera certain; Gontran n'aura de soins que pour elle, ma vie
sera un supplice de tous les instants.

--Ne croyez pas cela, au contraire. Si vous suivez mes avis, Ursule ne
restera que quelques jours chez vous; pendant ce temps, elle repoussera
jusqu'aux moindres prévenances de votre mari.

--Que dites-vous, madame?

--Écoutez-moi, Mathilde. Votre cousine, cette femme si mélancolique, si
romanesque, tient, avant tout, à l'influence qu'elle exerce sur son
mari. Pour assurer cette influence, rien ne lui coûte, elle flatte sa
vulgarité, elle la partage, elle l'exagère, c'est tout simple. Ursule
est orgueilleuse, cupide et pauvre; elle écrase son mari de travail,
afin d'être bientôt en état de mener à Paris une vie opulente. Que
demain M. Sécherin sache qu'Ursule le trompe, demain il l'abandonne, et
Ursule redevient pauvre, sans autre ressource que sa dot. Elle s'est
mariée pour être riche, et elle sacrifiera beaucoup, si ce n'est tout, à
la conservation de cette fortune.

--Ah! madame, son mari l'aime tant, il est si bon, si faible!

--D'après ce que vous m'avez dit de lui, il est aussi courageux
qu'honnête et dévoué; jamais de tels caractères ne transigent avec
l'honneur et ne descendent à des lâchetés. Il adore sa femme; du moment
où il sera certain qu'elle le déshonore, il l'abandonnera; il sera
atrocement malheureux peut-être, mais il ne la reverra jamais.

--Me conseillez-vous donc de dénoncer Ursule?--m'écriai-je.

--Je vous conseille, mon enfant, d'attendre ici votre cousine, et, le
jour même de son arrivée, de lui dire avec calme et fermeté: «Votre
voyage à Maran était concerté avec mon mari, je ne suis pas votre dupe;
je vous déclare que je suis déterminée à tout pour vous éloigner de chez
moi. Je ne puis empêcher M. de Lancry de se laisser séduire par vos
coquetteries, mais je ne souffrirai pas que vous veniez me braver ici;
vous dominez complétement M. Sécherin, il vous sera donc très-facile,
dans cinq ou six jours, de le décider à partir sous prétexte d'un
refroidissement dans notre amitié, dont je vous fournirai
très-naturellement l'occasion. Si vous me refusez, demain je m'adresse à
votre mari, et je lui avoue franchement qu'à tort ou à raison je suis
jalouse de vous, et que je le supplie de vous emmener. Voyez donc si
vous voulez m'accorder de bonne grâce ce que je puis obtenir par un
autre moyen.» Parlez-lui ainsi, Mathilde,--ajouta madame de
Richeville,--et je vous jure qu'elle n'hésitera pas à partir... elle
craindra avec raison qu'une fois les soupçons de son mari éveillés, il
ne perde cette confiance aveugle qui fait toute la force, toute l'audace
et tout l'avenir de votre cousine.

J'avais attentivement écouté madame de Richeville; ce qu'elle me disait
me semblait juste et vrai. Mille circonstances oubliées, me revenant à
l'esprit, me prouvèrent que la duchesse devinait à merveille le
caractère d'Ursule. Seulement je lui avouai que je redoutais l'assurance
effrontée dont ma cousine m'avait donné tant de preuves.

--Aussi, Mathilde, je vous engage surtout à ne jamais discuter avec
elle; ne sortez pas de ceci: «Allez-vous-en de chez moi ou je vous
démasque à votre mari,» rien de plus, rien de moins.

--Ah! madame, c'est bien cruel!

--Mathilde, pas de faiblesse! tout serait perdu.

--Hélas! madame, si Gontran ne m'aime plus... il me sacrifiera à toute
autre aussi bien qu'à Ursule,--dis-je avec accablement.

--Ma pauvre enfant, il faut toujours, dans la vie, commencer par
s'assurer tout le repos et tout le bonheur qu'on peut prétendre; Ursule
éloignée, vous serez tranquille ici jusqu'à l'hiver; ce sera toujours
autant de gagné; une fois de retour à Paris, si vous redoutez encore ses
coquetteries, vous aurez recours aux mêmes menaces.. Je conçois que
votre générosité s'en effraye... mais vous n'en viendrez pas à cette
extrémité... Croyez-moi, la menace que vous ferez à votre cousine
suffira pour la faire renoncer à ses projets d'ambition, et elle
redoutera trop de redevenir pauvre par l'abandon de son mari pour vous
mettre dans la nécessité de la perdre.. Les femmes comme elle sont
incapables d'un sacrifice, même lorsqu'il s'agit de leurs mauvaises
passions.

Madame Blondeau, rentrant avec Emma, mit fin à notre conversation.

Emma courut à sa mère et lui donna, en l'embrassant, un gros bouquet de
roses. La promenade avait avivé son teint des plus vives et des plus
charmantes couleurs. Elle vint s'asseoir un moment entre la duchesse et
moi sur un canapé du salon. Madame de Richeville posa le bouquet sur ses
genoux, prit une des mains d'Emma dans les siennes, de l'autre elle
lissa les bandeaux de cheveux blonds de sa fille que la promenade avait
un peu dérangés.

En nous voyant toutes trois, cette enfant, sa mère et moi, en comparant
nos trois âges et nos trois exigences, je réfléchis, hélas! avec
amertume que je n'avais plus la sécurité confiante de la jeune fille, et
que je ne possédais pas encore la résignation morne que les chagrins ont
laissée à sa mère.

Je réfléchissais encore aux douleurs que j'aurais encore à subir avant
que d'arriver, comme madame de Richeville, au renoncement de toutes les
espérances humaines. L'âge d'_action_ de la femme, si cela se peut dire,
s'étend surtout de quinze à trente ans. Emma, moi, et madame de
Richeville, nous réunissions ces trois périodes de la vie, le calme
innocent et pur, la tourmente orageuse des passions, et l'accablement
qui leur succède, alors que meurtri dans la lutte, le cœur cherche le
repos dans l'oubli.

Madame de Richeville répugnait à voir Gontran. A la fin de la journée
elle me quitta. Elle n'avait pas reçu de nouvelles de M. de Mortagne; il
n'avait pas répondu à la lettre que je lui avais écrite pour le prévenir
de l'intention où était mon mari de vendre Maran.

Je ressentis quelques inquiétudes. Madame de Richeville me promit de
m'écrire aussitôt son arrivée à Paris, pour me rassurer à ce sujet. Elle
me recommanda aussi de la tenir très au courant de ce qui se passerait à
Maran lors de l'arrivée d'Ursule, et de me bien souvenir de ses
conseils.

Je quittai cette excellente amie avec un cruel serrement de cœur.

Le soir, lorsque Gontran revint de la chasse, je lui appris la visite de
madame de Richeville.

Il y parut assez indifférent. Je lui donnai ensuite la lettre de M.
Sécherin, qui annonçait la prochaine arrivée de ma cousine. M. de Lancry
me répondit froidement qu'il en était très-satisfait, parce qu'Ursule me
tiendrait compagnie.

Quatre ou cinq jours après mon entrevue avec madame de Richeville,
monsieur et madame Sécherin arrivèrent à Maran.



CHAPITRE XV.

LES DEUX AMIES.


Ursule me sauta au cou et m'embrassa avec effusion. Je répondis
froidement à ces témoignages d'amitié. Ma cousine ne s'aperçut pas ou
feignit de ne pas s'apercevoir de la tiédeur de mon accueil.

Après les premiers compliments, M. Sécherin me dit avec un soupir, en
regardant sa femme:

--Eh bien! cousine, le lendemain de votre départ nous nous sommes
séparés d'avec maman, nous avons quitté Rouvray. Hélas! oui, vous n'avez
pas d'idée, ma cousine, combien cela a coûté à ma femme. Elle en avait
l'âme navrée, ce qui prouve son bon cœur, car, sans reproche, maman
avait été bien dure et bien injuste pour elle. Mais que voulez-vous? une
fois que les vieilles gens ont mis quelque chose dans leur tête, on ne
peut pas le leur ôter.

--Vous habitez toujours à quelque distance de Rouvray,--lui
dis-je,--afin de voir votre mère et de surveiller votre fabrique?

--Oui, sans doute, cousine, j'ai très-souvent vu ma mère, elle va
très-bien, et, comme dit ma femme, je suis sûr que maman aime mieux cet
arrangement-là, maintenant qu'il est fait; elle est bien plus libre, et
nous aussi. Mais elle n'a jamais voulu recevoir Ursule; que voulez-vous,
c'était son idée. Ma femme en a bien pleuré, allez. Enfin il n'importe;
il ne s'agit pas de cela. Maintenant ma fabrique va toute seule; tout
compte fait, j'ai soixante-huit mille livres de rentes, et, ma foi,
Ursule et moi nous voulons jouir un peu de la vie... Vous ne savez pas
notre projet?

--Non, vraiment, mon cher cousin.

--Mon ami,--dit Ursule,--vous allez être indiscret; je vous supplie
de...

--Indiscret avec notre bonne cousine,--s'écria M. Sécherin en
interrompant sa femme,--est-ce que cela est possible? est-ce qu'elle
n'est pas votre sœur, votre meilleure amie d'enfance?--et se penchant
à mon oreille, M. Sécherin me dit tout bas: Vous voyez, cousine, je dis
_vous_; je ne tutoie plus ma femme;--il reprit tout haut: Et d'ailleurs
je suis sûr que ce que je vais proposer à notre cousine lui causera un
véritable plaisir, puisque ça nous en cause. En un mot, madame la
vicomtesse, lors de votre mariage vous nous avez proposé de nous céder à
Paris un appartement dans votre hôtel, que vous n'habiterez pas tout
entier... eh bien! nous acceptons...

Je regardai Ursule avec autant de surprise que d'indignation; elle ne
parut pas me comprendre, et me sourit tendrement pendant que M. Sécherin
continuait.

--Vous souvenez-vous de ce que vous nous disiez, cousine? venez à Paris,
nous ne ferons qu'une famille... l'hiver à Paris, l'été à Maran ou à
Rouvray; eh bien! ces beaux projets qui vous plaisaient tant et à nous
aussi..., ils vont être réalisés, nous ne nous quitterons plus... Tous
les ans j'irai voir maman, je vous laisserai Ursule; je me suis fait
arranger un pied-à-terre à ma fabrique. Maintenant nous venons vous
demander ici l'hospitalité jusqu'à ce que nous partions ensemble pour
Paris. Afin de ne pas laisser mon temps et mon argent sans emploi, je
prendrai un intérêt dans la maison de banque d'un de mes amis, maison
bien sûre, puisqu'elle a résisté à l'épreuve de la révolution de
juillet. Ça m'occupera pendant mon séjour à Paris. Seulement, dans
quelque temps, je vous quitterai pour un petit voyage. Il s'agit d'une
ferme que l'on me propose d'acheter et que je veux visiter. Pendant ce
temps-là, vous et Ursule vous conviendrez de tout pour notre
établissement à Paris; autant nous avoir pour locataires que des
étrangers, n'est-ce pas, cousine? Mais au fait, non, les femmes
n'entendent rien aux affaires, j'arrangerai tout avec M. de Lancry. Eh
bien? cousine, avouez que vous ne vous attendiez pas à cela... et que
nous vous ménagions une fière surprise...

M. Sécherin était peu clairvoyant; il ne s'aperçut pas de ma stupeur.

Ma position devenait d'autant plus pénible, qu'en effet, alors que
j'avais une foi aveugle dans l'amitié d'Ursule, je lui avais fait cette
proposition, en la suppliant de l'accepter.

Interprétant mon silence à sa manière, M. Sécherin s'écria:

--Eh bien! vous n'en revenez pas! J'en étais sûr, vous ne nous croyez
pas capables de cela.

--En effet, mon cousin, j'étais loin d'espérer...

--Que nous nous ressouviendrions de tes offres, ma bonne Mathilde?...
Ah! c'était faire injure à moi d'abord et à mon mari ensuite, dit Ursule
d'un ton de gracieux reproche.

Ne voulant pas éclater avant d'avoir eu avec elle la conversation que je
désirais avoir, d'après les conseils de madame de Richeville, je
répondis assez embarrassée:

--Sans doute j'espérais cette bonne fortune, mon cher cousin; mais je ne
comptais pas qu'elle fût si prochaine, et je suis ravie de cet
empressement de votre part.

--Et je vous crois, cousine, parce que vous le dites... Oh! je vous
connais; vous n'êtes pas de ces femmes qui disent oui quand elles
pensent non. Maman me le répétait toujours: «Madame de Lancry, c'est la
vérité, c'est l'honneur en personne; ce qu'elle dit, c'est parole
d'Évangile.» N'est-ce pas, Ursule?

--Sans doute, mon ami; mais votre mère en disant cela pensait comme moi.

--Ça, c'est vrai... Oh! voyez-vous, cousine, vous n'avez pas d'amie,
qu'est-ce que je dis? de sœur plus dévouée que ma femme. C'est
toujours Mathilde par-ci, Mathilde par-là; enfin, surtout depuis votre
petit voyage à Rouvray, elle est comme endiablée pour venir habiter avec
vous. Vous jugez comme ça me va, à moi qui non plus ne jure que par
vous, sans oublier mon cousin Lancry... Ah! cousine, comme on dit, les
deux font la paire. Vous êtes née pour M. de Lancry comme M. de Lancry
est né pour vous... C'est comme moi, sans vanité, je suis né pour Ursule
comme Ursule est née pour moi... Mais c'est que c'est très-vrai, les
grands seigneurs sont faits pour les grandes seigneuresses comme
vous,--ajouta M. Sécherin en éclatant de rire;--les gentilles petites
bourgeoises comme Ursule sont faites pour les bons bourgeois comme moi.

--Mon cousin, je ne suis pas de votre avis; il n'y a aucune de ces
différences-là entre Ursule et moi: ne sommes-nous pas parentes?--dis-je
en voyant que la conversation prenait un caractère fâcheux et que M.
Sécherin blessait profondément l'orgueil de sa femme.

Malheureusement, lorsque mon cousin poursuivait une idée, il était
impossible de l'en distraire; aussi reprit-il:

--Vous ne me comprenez pas, cousine. Je ne parle pas de la naissance: je
sais bien que la famille de ma femme est noble et que je ne suis qu'un
bon bourgeois; mais je dis que vous et votre mari, vous avez en vous
quelque chose de supérieur, d'imposant, que ni moi ni Ursule nous
n'avons pas, et pour ma part j'en suis ravi... oui, ravi... Est-ce que
vous croyez que si ma femme avait eu votre grand air de princesse, je
l'aurais tutoyée le jour de mes noces? Ah bien oui! je n'aurais jamais
osé... Au contraire, Ursule, avec sa charmante petite mine chiffonnée,
dont je raffole de plus en plus, m'a mis à mon aise tout de suite; je
lui ai dit _toi_, elle m'a dit _tu_, et nous avons été à l'instant une
paire d'amis. Enfin entre vous et elle, il y a cette différence que...

--Oh! je vous arrête là,--dis-je à M. Sécherin.--Ne cherchez pas à nous
rendre compte de la variété de vos impressions; contentez-vous de les
éprouver. Vous aimez passionnément Ursule, voilà pourquoi vous êtes
parfaitement en confiance avec elle, pourquoi vous lui trouvez avec
raison la grâce et le charme qui attirent, tandis que vous me trouvez,
moi, digne et imposante; en un mot vous l'aimez d'amour, et vous avez
pour moi une franche et sincère amitié... voilà la différence.

--C'est prodigieux comme vous donnez la raison de tout!--s'écria M.
Sécherin.--Ah!... à propos de quelque chose de prodigieux,--reprit-il,--je
vais bien vous étonner. Est-ce que je ne suis pas devenu écuyer!

--Comment cela?

--Encore une preuve de dévouement que m'a donnée mon mari, dit
Ursule.--Après ton départ, ma bonne Mathilde, mon médecin m'a ordonné
l'exercice du cheval. M. Sécherin a eu la bonté de faire venir de Tours
un maître d'équitation, et il a partagé mes leçons pour pouvoir
m'accompagner.

L'idée me vint aussitôt qu'Ursule avait appris à monter à cheval, afin
de pouvoir, une fois à Maran, se ménager des tête-à-tête avec mon mari,
car depuis notre arrivée, Gontran avait toujours refusé de me laisser me
livrer à cet exercice.

--Et vous ne pouvez pas vous imaginer,--reprit mon cousin,--avec quelle
ardeur, avec quel courage Ursule apprenait. Ce qui lui avait été
ordonné pour sa santé était devenu pour elle un vrai plaisir; elle
montait deux ou trois fois a cheval par jour dans un pré de la fabrique
qui avait l'air d'avoir été créé pour ça. Elle était si hardie, si
intrépide, que l'écuyer disait qu'il n'avait vu personne avoir des
dispositions pareilles.

--Ah! mon ami, vous exagérez,--dit Ursule avec modestie.

--J'exagère! eh bien! je parie qu'il n'y a pas un des chevaux de M. de
Lancry qu'Ursule ne puisse monter,--s'écria M. Sécherin;--et quant à
moi, je n'en pourrais pas dire autant... ni vous non plus, cousine, car
vous n'êtes guère _écuyère_, je crois...

--Non, mon cousin; mais il serait très-imprudent à Ursule d'essayer de
monter un des chevaux de M. de Lancry; aucun n'est dressé pour une
femme; il y aurait du danger pour elle.

--Du danger!... Ah! vous la connaissez bien! Du danger! Est-ce qu'elle
craint quelque chose?... Ah! une fois à cheval, si vous la voyiez, comme
elle y est gentille et comme son amazone lui va bien! comme ça fait
valoir sa taille! Rien qu'à la regarder, j'en ai la tête tournée. Tu
montreras ton amazone à notre cousine, n'est-ce pas?

--Vous savez bien, mon ami, qu'on dit un habit de cheval et non pas une
amazone,--dit Ursule en souriant.

--C'est vrai, c'est vrai, tu me l'as dit, je l'avais oublié. Oh! es-tu
mademoiselle de Maran! L'es-tu! N'est-ce pas, cousine?

--Ma bonne Mathilde ne pourra pas m'en vouloir de ce petit reproche que
je vous fais, mon ami, car elle-même m'a recommandé de toujours vous
avertir de ce qui se disait ou non,--n'est-ce pas, ma sœur?

--Oui... oui...--répondis-je avec distraction. J'étais navrée; la
jalousie, et, le dirai-je, l'envie, me torturaient. Je voyais déjà
Ursule à cheval à côté de Gontran, coquette, hardie, impétueuse, et tous
deux partant pour de longues promenades, et moi... moi seule je restais!
Non, non, me dis-je en frémissant de colère, cela ne sera pas. Il faut
qu'Ursule parte; je suivrai les conseils de madame de Richeville.

Au moment où j'étais livrée à ces amères pensées, Ursule reprit:

--Voici bientôt l'heure du dîner, ma chère Mathilde; veux-tu avoir la
bonté de faire demander ma femme de chambre... pour qu'on nous conduise
à notre appartement?

--Ah! oui, et fais-toi belle; tu as apporté de si charmantes toilettes.
Figurez-vous, cousine,--dit M. Sécherin,--qu'elle avait tant de caisses
et de cartons, que j'ai été obligé d'acheter un fourgon à Tours pour
apporter tout cet attirail, y compris Célestine, mademoiselle Célestine,
veux-je dire, une femme de chambre comme il n'y en a pas, dit-on, et que
ma femme a fait venir de Paris. Il est vrai de dire qu'elle coiffe dans
la perfection des perfections.

Ces préparatifs de coquetterie de la part d'Ursule augmentèrent encore
mes soupçons; je ne pus m'empêcher de lui dire avec assez d'aigreur:

--Mon Dieu! pourquoi donc as-tu fait tant d'apprêts? comment, pour
venir passer quelque temps avec nous qui ne voyons personne!... Mais, en
vérité, on dirait que tu as de grands projets de conquête; je ne sais
qui tu veux séduire ici. Cela devient très-inquiétant,--ajoutais-je
d'une voix altérée en m'efforçant de sourire.

Ursule ne me répondit rien; mais elle me montra M. Sécherin d'un geste
de tête d'une coquetterie charmante, et me dit avec la candeur la plus
merveilleusement simulée:

--Mon Dieu! je veux séduire mon mari... voilà tout.

M. Sécherin ne put résister à cette attaque; il saisit la main de sa
femme, la baisa tendrement à plusieurs reprises, et s'écria:

--Est-elle gentille et naturelle!... hein, cousine, l'est-elle? Mais
elle a raison. Vous oubliez donc vos leçons quand vous me disiez: «Mon
cher cousin, c'est surtout pour son mari qu'une femme doit se parer,
faire des frais, et, _vice versâ_, qu'un mari doit se parer, doit faire
des frais surtout pour sa femme.» Ah... ah... cousine, nous n'oublions
pas vos conseils, allez! soyez tranquille. Aussi je vais imiter Ursule,
et vous demander la permission d'aller me faire pour elle le plus beau
que je le pourrai... car, vous l'avez dit, dès qu'un mari se néglige,
c'est une preuve qu'il n'aime plus sa femme d'amour, et quand il n'aime
plus sa femme d'amour...

--Toute chose peut s'exagérer,--dis-je à M. Sécherin en l'interrompant,
car Gontran pouvait rentrer d'un moment à l'autre, et j'aurais été
profondément humiliée de laisser deviner à Ursule avec quel dédain mon
mari me traitait depuis quelque temps.

Je repris donc:

--Il y a une certaine liberté qui s'accorde parfaitement avec une vie de
campagne toute solitaire; la recherche de toilette y est alors presque
déplacée, presque de mauvais goût.

--Ah! Mathilde!... Mathilde!...--dit Ursule en souriant,--regarde-toi
donc: quelle élégance!... Je ne t'ai jamais vue mise avec plus de
coquetterie.

Je ne sus que répondre. Ne voulant rien négliger pour ranimer l'amour de
Gontran à Maran comme autrefois dans notre maisonnette de Chantilly, je
n'avais qu'un but, celui de lui plaire le plus possible, malgré ses
dédains.

A ce moment j'entendis une porte s'ouvrir; je reconnus les pas de
Gontran. Je rougis de honte.

Il entra... Quel fut mon étonnement! Il était mis avec une élégance, une
recherche extrêmes.

J'étais tellement habituée à le voir dans des accoutrements sordides,
que je le reconnaissais à peine. J'examinai attentivement Ursule lorsque
mon mari entra, elle ne rougit pas.

Gontran fut d'une grâce et d'une cordialité parfaites. Ses traits, qui
pendant deux mois s'étaient à peine déridés pour moi, reprirent
l'expression ravissante qui, lorsqu'il le voulait, leur donnait une
séduction irrésistible.

Ursule et son mari nous laissèrent quelques instants avant dîner.

Je ne pus m'empêcher de dire à Gontran:

--Vous saviez sans doute qu'Ursule était ici.

--Pourquoi cela... parce que j'ai quitté mes habits de chasse et que je
ne les quitte pas quand je suis seul avec vous?

--Sans doute c'est un enfantillage, mais il me semble que ce que vous
faites pour une étrangère...

--Je pourrais le faire pour vous, est-ce cela?--me demanda-t-il.

--Je crois, mon ami, que j'ai autant de droits que ma cousine à être
traitée par vous avec égard.

--Permettez-moi, ma chère amie, de vous faire observer que les égards ne
consistent pas dans un vêtement fait d'une façon ou d'une autre. Il est
tout simple que je m'habille convenablement pour recevoir votre cousine.
Ce n'est pas moi qui l'ai invitée à venir ici, c'est vous; je crois donc
faire une chose qui vous soit agréable en l'accueillant de mon mieux, et
en ayant pour elle les égards que tout homme doit à une femme qu'il a
l'honneur de recevoir.

--Vous ignoriez qu'Ursule devait venir ici cet automne?--demandai-je à
mon mari en tâchant de lire sur sa physionomie. Il resta impassible et
me répondit:

--Je l'ignorais complétement; mais, après tout, maintenant j'en suis
enchanté. Sa présence vous distraira, et son mari est le meilleur des
hommes... Mais qu'avez-vous? l'arrivée de votre amie d'enfance ne vous
cause pas la joie que j'attendais...

--J'ai des raisons pour cela, mon ami... Et je crains que le séjour de
ma cousine ici ne soit pas aussi long qu'elle l'espère, peut-être.

--Les affaires de son mari l'abrégeront sans doute. Vous en a-t-elle
prévenue?

--Non... mais...

--Mais?... que voulez-vous dire?

--C'est moi qui supplierai Ursule de partir.

--Vous! et pourquoi?

--Parce que... parce que...

--Eh bien?

--Parce que j'ai des raisons pour craindre sa présence, parce que...
j'en suis jalouse, Gontran!

--De votre cousine! Ah çà, mais vous êtes folle, ma chère amie!

--Je ne suis pas folle, Gontran... L'instinct de mon cœur ne me
trompe pas.

--S'il en est ainsi, vous allez lui rendre le séjour de Maran bien
agréable! cette vision promet!... Il est dit qu'avec vous on n'a jamais
un moment de repos. Ah! quel malheureux caractère vous avez... et pour
vous et pour les autres.

--Mais, mon Dieu... ce n'est pas ma faute si j'ai des soupçons... si...

--Mais, encore une fois, vos soupçons n'ont pas le sens commun;
réfléchissez donc que c'est m'accuser sans raison, que c'est vous
tourmenter sans motif.

--Vrai? bien vrai? Gontran, soyez généreux! rassurez-moi... j'ai tant de
frayeur.

--Pauvre Mathilde...--me dit Gontran avec une dignité touchante,--je ne
vous parlerai plus de mon amour, vous ne me croiriez plus peut-être;
mais je vous dirai que M. Sécherin, notre parent, vient habiter chez
nous, et que je serais un misérable si je songeais seulement à abuser
aussi lâchement de l'hospitalité que nous lui offrons.

Je serrai la main de Gontran dans les miennes, ces simples et nobles
paroles me redonnèrent du courage.

Ursule et son mari rentrèrent. Je trouvai ma cousine si jolie, si
fraîche, si rose, ses yeux étaient à la fois si doux et si brillants,
son sourire si fin et si agaçant, sa taille si accomplie, que je jetai
les yeux sur une glace placée en face de moi pour me comparer avec
Ursule.

Hélas! je remarquai avec douleur que j'étais pâle, que mes traits
étaient changés, flétris, languissants, car depuis quelque temps je me
trouvais souffrante, j'éprouvais toujours un malaise vague, un
accablement douloureux que j'attribuais au chagrin et qui augmentait
sans cesse. Pour la première fois, je m'aperçus que mon visage avait
déjà perdu cette première fleur de jeunesse qui rendait les traits
d'Ursule si enchanteurs.

Le dîner fut très-gai, grâce a mon mari qui y mit beaucoup d'enjouement
et d'entrain. Ursule était visiblement gênée, elle craignait de paraître
trop gaie à mes yeux et de perdre ainsi son prestige mélancolique; d'un
autre côté, elle regrettait de ne pouvoir se montrer à Gontran sous un
jour plus brillant. A la fin du dîner, M. Sécherin en revint à sa
malheureuse proposition.

--Mon cousin,--dit-il à M. de Lancry,--je soutenais tout à l'heure à
madame de Lancry que ma femme était capable de monter n'importe lequel
de vos chevaux.

--Comment, madame, vous montez à cheval?--dit Gontran avec
étonnement.--Mais c'est une bonne fortune pour nous, j'oserais presque
dire pour vous; car les environs de Maran sont délicieux, et je suis
charmé de pouvoir vous offrir cette distraction.

--Mais, mon ami,--dis-je à mon mari,--vous n'avez pas de chevaux de
femme... car vous savez que vous n'avez jamais voulu me permettre de
vous suivre à la chasse. Et ce serait une grande imprudence que
d'exposer Ursule à...

--Mais je vous ai déjà dit que ma femme sait très-bien monter à cheval,
cousine...--s'écria M. Sécherin en m'interrompant.--Depuis deux mois
elle ne fait que cela.

--Mathilde a raison,--dit Ursule avec résignation,--il serait plus
prudent de m'abstenir de cet exercice.

--Vous devez bien penser, madame,--lui dit Gontran,--que pour rien au
monde je ne voudrais vous exposer à quelque danger. Madame de Lancry n'a
jamais monté à cheval de sa vie; aussi, par prudence, j'ai dû me priver
du plaisir de l'emmener avec moi... tandis que vous... d'après ce que me
dit mon cousin...

--Je vous réponds que ma femme vous étonnera!--s'écria M.
Sécherin.--L'écuyer de Tours n'en revenait pas.

--J'ai justement une jument excellente et d'une douceur parfaite,--dit
M. de Lancry;--elle conviendra on ne peut mieux à madame Sécherin; et
si ma cousine veut bien m'accorder quelque confiance, elle n'aura
aucune crainte.

--J'ai sans doute une entière confiance en vous, mon cousin,--dit Ursule
en hésitant;--mais, tout bien considéré, je regretterais trop de prendre
un plaisir que Mathilde ne pût pas partager.

--Mais que vous êtes donc enfant,--dit M. Sécherin à sa femme,--parce
que madame de Lancry ne monte pas à cheval, elle ne veut pas vous
empêcher d'y monter. N'est-ce pas, cousine?

--Voyons, ma chère Mathilde,--me dit Gontran,--vous allez décider cette
grave question en dernier ressort; votre haute sagesse sera seule
juge... Permettez-vous ou non à madame Sécherin de monter à cheval?
Prenez garde!... si vous dites non... comme vous la priveriez, et moi
aussi... d'un très-grand plaisir, nous vous garderons tous deux une
mortelle rancune, je vous en préviens.

--Et ce sera bien fait, et je me joindrai à eux,--s'écria M. Sécherin en
riant aux éclats,--car vous aurez empêché ma femme de paraître dans tout
son beau; elle n'est jamais plus jolie qu'à cheval.

Je ne pouvais objecter aucune raison sérieuse, je répondis en
balbutiant:

--Je ne m'y oppose pas... c'était seulement par prudence que je faisais
cette observation à Ursule.

--Oh! rassurez-vous, il n'y aura aucun danger,--reprit mon mari,--je
réponds de la sagesse de _Stella_; un enfant la monterait.

--Puisque tu le veux absolument, Mathilde,--me dit ma
cousine,--j'essaierai; mais, en vérité, j'ai peur d'être si gauche...

--Oh! pour cela, ma cousine,--reprit Gontran en souriant,--je vous en
défie, et cela soit dit sans flatterie, car il est impossible à
certaines personnes de ne pas tout faire avec grâce et adresse. Et ce
n'est pas leur faute si elles sont charmantes.

--Ah çà! et à quand cette belle partie-là?--demanda M. Sécherin.

--Mais demain. Le coucher du soleil était magnifique ce soir,--dit
Gontran;--il fera un temps superbe, nous monterons à cheval à une heure,
et nous ferons une véritable chasse de demoiselles.

--Ah çà! et moi, cousine, je suis trop mauvais cavalier pour suivre une
chasse, je vous en avertis...

--Vous, mon cher monsieur Sécherin, vous nous accompagnerez en calèche
avec madame de Lancry; un de mes valets de limiers qui connaît
parfaitement la forêt montera à cheval et vous conduira dans les
carrefours, où vous pourrez parfaitement voir passer la chasse.

--A la bonne heure... voilà une vraie fête, un plaisir royal,--s'écria
M. Sécherin;--moi, qui n'ai jamais chassé qu'avec mon garde-chasse et
ses deux bassets... Pourvu qu'il fasse beau!

--Je vous assure qu'il fera demain un temps radieux; madame Sécherin le
désire trop pour que cela n'arrive pas. Demain sera donc une journée
enchanteresse, j'en réponds,--dit Gontran.

FIN DU TOME TROISIÈME.



MATHILDE

MÉMOIRES D'UNE JEUNE FEMME

PAR

EUGÈNE SÜE.

TOME QUATRIÈME.

PARIS PAULIN, ÉDITEUR, RUE RICHELIEU, 60.

1845.



CHAPITRE PREMIER.

LA CHASSE.


Il me fut impossible le soir de parler en secret à ma cousine, elle
partageait l'appartement de son mari, et deux ou trois fois après dîner
il me sembla qu'elle m'évitait. Je souffris cruellement pendant la nuit.
Au malaise physique qui m'accablait depuis quelque temps se joignit une
grande tristesse.

Je ressentis tout ce que la jalousie a de plus poignant, de plus amer.
En vain je voulus me convaincre de l'injustice, de l'exagération de mes
soupçons; en vain je me dis que peut-être il n'y avait au fond de la
conduite d'Ursule qu'une innocente coquetterie, je ne pus parvenir à me
rassurer.

Je me promis bien, pendant cette cruelle journée, d'observer
attentivement ma cousine et mon mari, et d'avoir le lendemain un sérieux
entretien avec elle.

Gontran ne s'était pas trompé dans son espérance: le jour était radieux,
un resplendissant soleil d'octobre annonçait une de ces dernières
journées d'automne presque aussi belles que les journées d'été...

A midi nous partîmes pour le rendez-vous de chasse.

M. de Lancry avait fait mettre les gens de son équipage en grande
livrée; des fenêtres du château nous les avions vus partir avec les
chiens au son retentissant des trompes. Une calèche à quatre chevaux
approcha du perron; je montai en voiture avec M. Sécherin.

Je n'insiste sur ces puérils détails d'opulence que pour deux raisons:
d'abord, parce que je vis à l'expression des traits d'Ursule qu'elle
admirait autant qu'elle enviait ce luxe, et puis parce que cet appareil
de fête contrastait douloureusement avec mon chagrin.

J'attendais avec impatience l'apparition d'Ursule. J'étais curieuse de
savoir si elle avait à cheval aussi bonne tournure que le disait son
mari; j'espérais que cela n'était pas; je désirais qu'il lui arrivât,
non pas un dangereux accident, mais quelque mésaventure qui pût la
rendre ridicule aux yeux de Gontran, et la punît de son outrecuidance.

Hélas! je n'eus pas cette misérable satisfaction. Lorsque ma cousine
nous rejoignit à cheval avec mon mari, je fus forcée de la trouver plus
jolie que je ne l'avais jamais vue.

A ce propos, je n'ai jamais compris comment la jalousie niait ou
dénaturait les avantages d'une rivale; au contraire, j'ai toujours été
portée a me les exagérer. Mais sans exagération, Ursule était si
parfaitement élégante et gracieuse à cheval, que je fus sur le point
d'en pleurer de dépit.

Je la vois encore: son habit de cheval, de drap bleu foncé, dont la
longue jupe traînait presque jusqu'à terre, était à corsage et à manches
justes: il dessinait à ravir sa taille charmante; elle portait un
chapeau d'homme et un col de chemise rabattu sur une petite cravate de
satin cerise; sa jolie figure, si fraîche et si rose, devait à ce
costume un air mutin, décidé, qui lui seyait à merveille; ses beaux
cheveux bruns encadraient ses joues à fossette. Jamais je n'avais vu ses
yeux d'un bleu plus pur, on eût dit que le ciel s'y reflétait comme dans
un miroir.

La jument qu'elle montait avec une aisance qui me confondit était d'un
bai doré, dont les ardents reflets miroitaient au soleil; ses longs
crins noirs ondoyaient et flottaient au vent. Elle semblait heureuse du
léger poids qu'elle portait, et marchait d'un pas si cadencé, qu'elle
effleurait à peine le gazon.

Gontran montait un cheval de course, noir comme l'ébène, et portait un
habit d'équipage à sa livrée, bleu clair, à collet de velours orange,
avec des boutons d'argent armoriés en vermeil. Le ceinturon de son
couteau de chasse, aussi mi-partie argent et or, serrait sa taille
élégante. Enfin, sa cape de velours noir, découvrant ses traits, en
faisait encore valoir la finesse et le charme.

La recherche de Gontran me frappa d'autant plus, que pour chasser il
était toujours vêtu d'une manière plus que négligée.

Ma cousine voulut s'approcher de la calèche pour me parler. Sa jument,
sans doute effrayée par mon ombrelle, refusa d'avancer.

Je l'avoue à ma honte, je fus ravie de ce contretemps qui mettait
l'habileté d'Ursule en défaut; mais à mon grand étonnement, je n'ose
dire à mon effroi, elle fronça ses jolis sourcils, leva sa cravache et
commença de châtier hardiment sa monture.

--Prenez garde, madame, ne frappez pas _Stella_: elle est
très-vive!--s'écria Gontran effrayé de l'audace d'Ursule.

--Ne fais pas la mauvaise tête, ma petite femme, je t'en
supplie,--s'écria mon cousin en étendant avec anxiété ses deux mains
jointes vers sa femme.

Mais celle-ci, les joues empourprées, les narines dilatées, les yeux
brillants de colère, ses lèvres vermeilles relevées par un dédaigneux
sourire, ne tint compte de ces avertissements. Elle infligea résolûment
un nouveau châtiment à _Stella_, qui se cabra si violemment, que je
poussai un cri d'épouvante.

Ursule, sans paraître aucunement intimidée, se courba sur l'encolure de
_Stella_ en lui rendant la main, tout cela avec un mouvement si naturel,
qu'elle ne semblait courir aucun danger.

--Bravo, ma cousine, à merveille,--s'écria Gontran sans pouvoir cacher
son admiration,--quel sang-froid! quel courage!

Encore excitée par cette approbation, Ursule voulut vaincre
l'obstination de sa jument et la forcer de s'approcher de la voiture.
Quelques nouveaux coups de cravache, assénés d'une main ferme,
décidèrent _Stella_ après une nouvelle lutte de quelques instants, lutte
pendant laquelle la jument bondit au lieu de se cabrer. Ursule, dont la
taille ronde, fine et cambrée ondulait avec la souplesse d'une
couleuvre, suivit avec tant de grâce les mouvements désordonnés de sa
monture, qu'elle ne fut pas déplacée un moment.

Cet incident, que j'espérais voir tourner contre ma cousine, ne servit
qu'à lui prêter un nouveau charme; elle dompta l'indocile animal, le
força de rester près de la voiture. Alors, se courbant légèrement sur sa
selle, Ursule, fière, souriante, caressant le cou nerveux de _Stella_ de
sa petite main blanche, qu'elle déganta coquettement, jouit de son
triomphe et jeta un regard brillant sur Gontran comme pour lui dire que
c'était sa présence qui lui donnait tant de courage.

--Eh bien! ma cousine,--s'écria M. Sécherin,--qu'est-ce que je vous
avais dit? Est-elle hardie? Avouez que c'est un vrai page!

--En vérité, madame,--dit Gontran en s'approchant tout ému,--je ne
reviens pas de votre intrépidité, de votre grâce. On oublie le danger
que vous courez pour ne songer qu'à vous admirer.

--Oh! c'est si amusant de montrer à cheval!--dit naïvement Ursule. Et
s'adressant à moi:--Comment te prives-tu de ce ravissant plaisir? Pour
nous autres femmes, surtout, quel bonheur de pouvoir, malgré notre
faiblesse, maîtriser, dompter, dominer, un être qui nous tuerait mille
fois si l'on n'opposait l'adresse à la force, une volonté intelligente
à son entêtement brutal.

Ceci est un peu l'histoire de votre domination en général,--dit Gontran
en souriant,--et vous nous domptez, nous autres hommes, à peu près selon
les mêmes principes et par les mêmes moyens... Mais, mon Dieu!
qu'avez-vous donc, ma chère amie?--me dit M. de Lancry en voyant
l'altération de mes traits, car le triomphe d'Ursule, l'admiration que
Gontran lui avait témoignée, me faisaient un mal affreux.

--Je n'ai rien, mon ami; seulement l'exemple d'Ursule m'encourage, et à
compter de demain je veux absolument monter à cheval.

--Mais vous n'avez jamais essayé, ma chère amie, et puis je crois que
vous n'avez pas beaucoup de dispositions, vous êtes trop timide...

--Je vous dis que j'y monterai, quand bien même je devrais être tuée sur
la place!--m'écriai-je.

--Bien, bien, nous reparlerons de cela,--me dit Gontran,--mais partons
pour le rendez-vous de chasse, car il est déjà tard. Ma cousine, je suis
à vos ordres.

--Nous nous reverrons tout à l'heure; adieu, Mathilde,--dit Ursule en me
faisant un signe de la main.

--Ne faites pas d'imprudence, ma bonne petite femme... monsieur de
Lancry, je vous la recommande!--s'écria M. Sécherin.

--Soyez tranquille, mon cher cousin,--dit mon mari,--quand on est si
légère, si adroite et si hardie, on ne risque jamais rien.

Ursule et Gontran partirent au petit galop, côte à côte, sur une pelouse
de gazon qui prolongeait l'allée où marchait notre voiture. Pendant
quelque temps, nous les accompagnâmes. Je les suivis des yeux autant que
je le pus; mais ils disparurent bientôt dans une allée sinueuse où la
calèche ne pouvait passer, et je les perdis de vue.

Tous ces détails sembleront puérils à ceux qui ne connaissent pas les
innombrables angoisses de la jalousie et les cuisantes blessures de
l'amour-propre offensé. Pourtant cette scène, en apparence si
insignifiante, me bouleversa tellement, que je fus sur le point de
commettre une action infâme... de dénoncer à M. Sécherin la conduite
d'Ursule, de lui faire partager mes soupçons contre sa femme.

Heureusement la honte retint ce terrible aveu sur mes lèvres. Si mon
cousin avait eu la moindre perspicacité, il eût deviné la cause de mon
agitation et de mon inquiétude. Je ne lui répondais qu'avec distraction;
et quelquefois je tombais dans de profondes rêveries à peine
interrompues par le bruit de la chasse qui, de temps en temps,
traversait les larges allées convergentes aux ronds-points où nous
allions nous placer pour la voir passer, guidés par un des hommes de
l'équipage de M. de Lancry.

Ce qui me causait une impression profonde, fatale, étrange, c'était de
voir de temps en temps rapidement apparaître au fond de quelque foule
ombreuse Gontran et Ursule toujours côte à côte. Le son éloigné et
mélancolique des trompes qui résonnaient dans les hautes futaies noyées
d'ombres, les sourds aboiements du la meute me semblaient sinistres,
effrayants... Hélas! la triste disposition de l'esprit et de l'âme
couvre de voiles de deuil les objets les plus riants, et cherche de
lugubres présages dans ce qui cause la joie et l'enivrement de tous...

M. Sécherin était si transporté du spectacle mouvant qu'il avait sous
les yeux, qu'il ne remarquait pas mon état de langueur et de tristesse;
le malaise dont je me ressentais depuis quelque temps augmentait de plus
en plus. Souvent j'éprouvais des tressaillements inconnus que
j'attribuais à une cause nerveuse. J'avais la tête pesante, douloureuse,
affaiblie.

Nous venions d'arriver et de nous arrêter dans un carrefour de la forêt.
Ursule et Gontran s'avançaient rapidement par une allée transversale. Je
crus qu'ils venaient nous rejoindre, je m'avançai hors de la calèche.

Ils furent en effet bientôt près de nous, mais ils ne s'arrêtèrent pas.

--Mathilde,--me cria Ursule en passant avec vitesse et en me saluant de
la main,--je suis folle... enivrée de la chasse.

Et les joues colorées, l'œil brillant et hardi, elle donna un coup de
cravache à la jument pour hâter sa course.

--Le cerf ne durera pas maintenant plus d'une demi-heure!--nous cria
Gontran,--les chiens chassent à merveille... ça va débucher.

Et se courbant sur l'encolure de son cheval, il atteignit Ursule qui
l'avait un moment dépassé, et tous deux disparurent de nouveau.

--Comme elle s'amuse... Dieu! comme elle s'amuse!...--dit M. Sécherin
avec joie,--mais, ma cousine, qu'est-ce que veut dire M. Gontran par ces
mots: _ça va débucher_?

J'avais assez souvent entendu parler de chasse par mon mari pour pouvoir
répondre à la question de M. Sécherin.

--Cela veut dire que le malheureux animal, traîné dans les bois, va
prendre la plaine, c'est sa dernière chance de salut... après quoi il
sera égorgé... sans pitié.

J'étais dans un état tellement nerveux, j'avais depuis si longtemps
contenu mes larmes, que, saisissant pour ainsi dire cette occasion
ridicule de me livrer à un accès de sensibilité, je me mis à fondre en
larmes.

M. Sécherin me regarda d'un air stupéfait, et me dit avec intérêt:

--Mon Dieu, comment la mort d'un cerf vous attriste à ce point, vous qui
devez avoir l'habitude de ces choses-là... Allons donc, cousine, soyez
raisonnable; peut-être après tout qu'elle échappera à son mauvais sort,
cette pauvre victime!

Ceux qui auront bien souffert d'une douleur intime, contrainte,
forcément cachée, ne souriront pas de mépris, lorsque je dirai qu'en
répondant aux derniers mots de M. Sécherin, je fis _pour moi seule_ une
sorte d'allusion à mon propre tort afin de pouvoir un peu épancher à
haute voix les chagrins qui m'oppressaient.

Cela est ridicule, amèrement ridicule, hélas! je le sais, mais heureux
ceux qui ignorent que la souffrance la plus poignante est quelquefois
grotesque dans son expression, ce qui est, je crois, le comble de la
torture morale...

Je répondis donc à M. Sécherin, en pleurant:

--Non, non, la victime ne pourra pas échapper; que peut-elle faire?
Lutter, n'est-ce pas? mais il faut la force de lutter, et elle n'en a
plus la force. Cela dure depuis trop longtemps, elle n'a qu'à se
résigner... à tendre le cou au couteau et à mourir... Pourtant la vie
lui avait paru belle... pourtant qui songerait à mourir par ce temps
radieux, par ce beau soleil?... au bruit de ces fanfares et des cris de
joie des chasseurs... qui pense à mourir? pour qui cette fête est-elle
un deuil?... pour la victime seule... elle pleurera, et on rira de ses
larmes, et on la tuera sans pitié... sans pitié!!

--Le fait est,--dit M. Sécherin, presque attendri,--que les pauvres
bêtes pleurent au moment de mourir... mais, écoutez donc,
cousine,--reprit-il,--on dit aussi qu'avant de mourir les cerfs se
défendent quelquefois joliment, et qu'en mourant la victime a au moins
le plaisir de se venger.

Dans mon égarement, répondant à ma pensée au lieu de répondre à M.
Sécherin, j'essuyai mes larmes; je le regardai fixement et je lui dis
avec un sourire amer:

--Oh! n'est-ce pas? la vengeance... la vengeance! ne pas mourir faible,
méprisée, moquée, insultée! faire à son tour verser des larmes à ceux
qui ont ri de vos douleurs, oh!... n'est-ce pas... la vengeance, la
vengeance! surtout pour punir l'insulte... l'insulte lâche et
misérable... l'insulte qu'on sait impunie... qu'on croit impunie, parce
que l'honneur, la hauteur d'un noble cœur, empêchent une ignoble
délation... Oh! mais cela doit avoir un terme à la fin, n'est-ce pas?
Oui, vous avez raison... la vengeance...

--Ah çà!... cousine,--s'écria M. Sécherin en contenant à peine son envie
de rire,--comment voulez-vous donc qu'on insulte un cerf, et qu'il pense
à se venger?

Je regardai M. Sécherin; je ne le compris pas d'abord.

Au bout de quelques moments je revins à moi et je lui dis:

--Pardon, pardon, mon cher cousin; en vérité, je suis folle; vous avez
raison, ma sensibilité m'a égarée...

--C'est aussi ce que je me disais, ma cousine parle de ce pauvre cerf
comme d'une personne naturelle... Mais nous allons recommencer à
marcher. Entendez-vous, là-bas, comme c'est beau le bruit du cor?
Vraiment, c'est bien un plaisir de roi que la chasse.

La calèche se remit en marche.

Je profitai de ce mouvement pour me livrer sans réserve aux plus amères
réflexions. Je me figurais Gontran et Ursule marchant au pas, l'un près
de l'autre, pour se reposer d'une longue course, laissant leurs chevaux
aller à l'aventure dans des allées sans fin, tapissées de verdure,
abritées par les arbres nuancés des plus riches nuances de l'automne...

Heureux, aimant, ils jouissaient avec ardeur de cette belle et tiède
journée, de ce luxe royal, de cette vie de fêtes en songeant à un
avenir pins enivrant encore, en se disant de tendres paroles d'amour, en
échangeant de longs et brûlants regards... Peut-être même... la forêt
est si touffue et si solitaire, que Gontran, se penchant vers Ursule,
embrasse sa taille svelte d'un bras amoureux et effleure ses joues
vermeilles, encore animées par la course.

Oh! rage!... oh! douleur! oh! torture!... pensai-je... Et moi... moi...
je suis là, brisée, flétrie, oubliée, moquée, car ils se moquent, ils
rient de moi... de moi qui me promène paisiblement avec ce mari qu'on
trompe, qu'on outrage!... Et c'est moi... c'est moi qui ai donné à cet
homme pauvre et presque déshonoré le château où il courtise ma rivale,
le luxe dont il l'éblouit, les plaisirs dont il l'enivre!

Oh! mais, cela est affreux!... affreux!... Cela ne peut pas durer... Je
me lasse d'être stupidement malheureuse, je ne le veux plus... je ne le
veux plus... J'ai là près de moi ce mari honnête et bon qu'on bafoue,
qu'on offense... Éclairons-le... Ce n'est pas dénoncer la perfidie et la
corruption, c'est empêcher l'honneur, la loyauté même, d'être plus
longtemps dupes de la trahison.

Encore une fois le fatal aveu me vint aux lèvres, encore une fois je
reculai devant cette délation....

Au bout d'une demi-heure environ, Gontran nous envoya un de ses gens
nous prévenir que le cerf avait été pris dans un étang, mais que le
chemin pour s'y rendre était si mauvais, que les voitures n'y pouvaient
passer; il m'engageait à retourner au château, où il nous rejoindrait
avec madame Sécherin.

Nous arrivâmes à Maran, où nous précédâmes de peu d'instants Ursule et
Gontran. Après nous être habillés pour dîner, nous rentrâmes au salon.
J'y trouvai ma cousine, mon mari et M. Sécherin. A table, la
conversation roula sur la chasse de la journée. Gontran donna les plus
grandes louanges au courage, à l'adresse d'Ursule, qui déclara n'avoir
jamais goûté un plaisir plus vif.

Ma cousine fut beaucoup plus gaie que la veille; elle parut se soucier
assez peu de conserver à mes yeux son apparence mélancolique. Elle
accepta résolument quelques toasts à ma santé que lui porta Gontran, et
but, sans se faire trop prier, quelques verres de vin de Champagne, à la
grande admiration de M. Sécherin qui ne cessait de s'écrier:

--C'est un vrai démon que ma femme!

Pour la première fois, en voyant l'animation, la gaieté, l'entrain de ma
cousine, je pressentis ce qu'il y avait en elle de hardi et
d'indomptable.

Jusqu'alors elle m'avait paru profondément dissimulée. Ses audacieux
mensonges avaient toujours été enveloppés de formes hypocrites; c'est en
levant mélancoliquement au ciel ses grands yeux baignés de larmes
qu'elle niait l'évidence; mais en la voyant à table si joyeuse, si
résolue; mais en entendant ses saillies vives, imprévues, souvent
étincelantes, je la trouvais plus dangereuse encore.

Mon mari ne cachait pas l'espèce d'admiration qu'elle lui inspirait. Une
espèce de lutte d'esprit s'était établie entre elle et lui, souvent
Gontran n'eut pas l'avantage. Il semblait presque fasciné, dominé par
l'ascendant de cette femme qui, plusieurs fois, le rendit muet par un
mot d'une ironie mordante.

Ce qui paraîtra peut-être étrange, impossible, c'est que je souffrais
alors de l'espèce de supériorité moqueuse avec laquelle Ursule répondait
à mon mari.

Je restais confondue d'étonnement à l'aspect de cette transformation de
ma cousine.

M. Sécherin lui-même me disait tout bas qu'il n'avait jamais cru à sa
femme autant d'esprit.

Maintenant je m'explique ce changement. Il y a certaines natures qui ne
se révèlent pour ainsi dire jamais complétement que lorsqu'elles se
trouvent dans leur véritable _milieu_. Ainsi Ursule était
essentiellement née pour une vie de luxe, de splendeur, de fêtes, de
plaisirs effrénés. Un siècle plus lot, elle eût été l'une de ces femmes
spirituelles et effrontées qui furent les reines des orgies de la
régence.

Pour la première fois peut-être depuis son mariage, elle se trouvait
dans une position analogue à ses goûts, et sans doute son véritable
caractère se développait presque à son insu.

Après dîner on devait faire la curée du cerf aux flambeaux dans la cour
du château, Gontran ayant voulu réserver ce sanglant spectacle à madame
Sécherin.

Vers les neuf heures, les piqueurs sonnèrent quelques fanfares. Nous
allâmes sur une terrasse qui donnait sur la cour d'honneur et qui
s'étendait devant les fenêtres du salon que nous venions de quitter.

Les torches que tenaient nos valets de pied, en grande livrée, jetaient
une clarté rougeâtre sur les bâtiments, dont une partie était
complètement obscure.

Cela me parut sinistre... La meute, avide, impatiente, à peine contenue
par les fouets des veneurs, faisait entendre des grondements féroces;
les yeux farouches des chiens étincelaient dans l'obscurité.

Au milieu de la cour, le premier piqueur de M. de Lancry, ayant
recouvert les débris et les ossements du cerf avec la peau de cet
animal, en prit la tête par le bois et l'agita vivement devant les
chiens.

Toujours contenue, la meute poussa des hurlements furieux jusqu'au
moment où on lui permit de se jeter sur ces restes sanglants, pendant
que les trompes sonnaient avec force. Alors commença une lutte acharnée
entre ces quatre-vingts chiens se ruant les uns sur les autres, hurlant,
grondant, se disputant et s'arrachant les lambeaux sanglants de
l'animal.

Ce spectacle, ces cris me révoltèrent; je rentrai dans le salon, dont
les fenêtres donnaient sur la terrasse. M. Sécherin était descendu pour
voir la curée de plus près. Je me sentais accablée, plus accablée que
jamais d'un mal tout physique; pour la première fois je me demandai
quelle pouvait en être la cause.

Je tombai assise sur une chaise placée près d'une croisée à demi cachée
par les rideaux. Je regardais machinalement le reflet des dernières
clartés des torches vaciller et s'éteindre, car la curée était terminée,
lorsque je vis Ursule et Gontran s'arrêter un instant devant cette
croisée... Gontran enlaça la taille d'Ursule d'un de ses bras et
approcha ses lèvres de la joue de ma cousine, malgré une légère
résistance de celle-ci...

Jamais je n'oublierai ce que je ressentis en ce moment. Par une étrange
fatalité la douleur la plus atroce que j'eusse jamais ressentie me
révéla pour ainsi dire la joie la plus immense que j'aie jamais
connue...

Je ne sais par quel phénomène le coup que je ressentis fut si violent,
qu'au même instant un tressaillement profond... qui me répondit au
cœur, m'éclaira subitement sur la cause de ce malaise dont je
souffrais depuis quelque temps... _Je sentis que j'étais_ MÈRE.

Cette double impression de joie enivrante et de malheur foudroyant fut
telle, qu'un moment je crus que ma tête allait s'égarer.

Dans mon vertige, je me levai machinalement. Je traversai le salon en
courant; je m'enfermai dans ma chambre et, me précipitant à genoux, je
ne pus dire que ces mots:

--Mon Dieu! tu m'as entendue; je ne puis plus être malheureuse
maintenant! A l'instant où j'allais mourir de douleur, tu m'as envoyé un
espoir ineffable!...

Je n'avais pas aperçu Blondeau, qui était dans mon alcôve.

--Grand Dieu!... Madame, qu'avez-vous?--s'écria-t-elle.

Sans lui répondre, je lui montrai la porte de ma chambre en lui disant:

--Je veux être seule. Ferme cette porte, laisse-moi; va dire que je veux
être seule.

Blondeau sortit, alla prévenir M. de Lancry que j'étais indisposée et
que je voulais être seule.

Je restai seule en effet à méditer...

Je ne pouvais plus douter de l'infidélité de mon mari... et j'étais
mère...



CHAPITRE II.

UNE MÈRE.


Jamais je n'oublierai les émotions saisissantes de cette nuit que je
passai dans une sorte de délire raisonnable, si cela se peut dire.

Tantôt je marchais à grands pas dans ma chambre, tantôt je m'arrêtais
brusquement pour m'agenouiller et pour prier avec ferveur; puis j'avais
des éclats de joie folle, des ressentiments de bonheur immense, des
élans de fierté calme et majestueuse.

J'étais mère! j'étais mère! à cette pensée enivrante, c'étaient des
accès de tendresse idolâtre pour l'être que je portais dans mon sein. Je
ne pouvais croire à tant de félicité... je pressais avec force mes deux
mains sur ma poitrine, comme pour bien m'assurer que je vivais.

Il me semblait qu'à chaque battement de mon cœur répondait un petit
battement doux et léger: c'était celui du cœur de mon enfant.

Mon enfant... mon enfant! Je ne pouvais me lasser de répéter ces mots
bénis et charmants. Dans mon ivresse, je l'appelais, je le dévorais de
caresses, j'étais comme insensée; je baisais mes mains, je riais aux
éclats de cette puérilité, un instant après je fondais en larmes: mais
ces bienfaisantes larmes étaient bonnes à pleurer.

Il était, je crois, deux ou trois heures du matin.

Il me sembla que mon bonheur manquait d'air, d'espace, que j'avais
besoin de me trouver face à face avec le ciel, pour mieux exprimer à
Dieu ma religieuse reconnaissance.

J'ouvris ma fenêtre; nous étions à la fin de l'automne: la nuit était
aussi belle, aussi pure que le jour avait été radieux; on n'entendait
pas le plus léger bruit. Tout était ombre et mystère, les profondeurs du
firmament étaient semées de millions d'étoiles étincelantes. La lune se
leva derrière une colline couverte de grands bois. Tout fut inondé de sa
pâle clarté, le parc, la forêt, les prairies, le château.

Tout à coup une faible brise s'éleva, grandit, passa dans l'air comme un
soupir immense, et tout redevint silencieux.

Je vis un présage dans cet imposant murmure qui troublait un moment
cette solitude et qui fit paraître plus profond encore le calme qui
succéda...

Il me sembla que ma dernière plainte était sortie de mon cœur, et que
désormais ma vie s'écoulerait heureuse et paisible.

Pour la première fois depuis que j'avais l'orgueilleuse conscience de la
maternité... depuis que je vivais _double_, je songeai à mes peines
passées... Ce fut pour rougir d'avoir pu m'affliger de chagrins qui
n'atteignaient que moi seule.

En me rappelant cette soirée si fatale et si enivrante où j'avais acquis
et la certitude de l'infidélité de Gontran, et la certitude que j'étais
mère, je fus étonnée de la sérénité profonde, ineffable qui vint
remplacer les poignantes émotions qui naguère encore m'avaient
cruellement agitée.

Je ne pouvais douter que Gontran ne m'eût trompée... pourtant je me
sentais pour lui d'une mansuétude infinie, d'une indulgence sans bornes.

Mon mari avait cédé à un goût passager; c'était une faiblesse, une
faute: mais il était le père de mon enfant; mais c'était à lui que je
devais la nouvelle et céleste sensation que j'éprouvais...

Ces pensées éveillaient en moi un mélange inexprimable de tendresse, de
dévouement, de respect et de reconnaissance, qui ne me laissait ni la
volonté ni le courage d'accuser Gontran de ses erreurs passées...

Quant à l'avenir... oh!... quant à l'avenir, cette fois je n'en doutais
plus.

La révélation que j'allais faire à mon mari m'assurait, je ne dis pas,
son amour, ses soins empressés, sa sollicitude exquise, mais encore une
sorte de tendre et religieuse vénération de tous les instants.

Oui, c'était plus qu'une espérance, plus qu'un pressentiment qui me
garantissait un avenir auprès duquel ces quelques jours de bonheur
passés à Chantilly et toujours si regrettés devaient même me paraître
pales et froids...

Oui, j'avais dans mon bonheur à venir une foi profonde, absolue,
éclairée, qui prenait sa source dans ce qu'il y a de plus sacré parmi
les sentiments divins et naturels.

Dans ce moment où Dieu bénissait et consacrait ainsi mon amour... douter
de l'avenir c'eût été blasphémer.

Dès lors je ressentis pour Ursule une sorte de dédain compatissant, de
pitié protectrice.

Je ne pouvais plus l'honorer de ma jalousie; envers elle, je ne pouvais
plus descendre jusqu'à la haine.

Je planais dans une sphère si élevée, j'avais une telle conviction de
mon immense supériorité sur Ursule, qu'il m'était même impossible
d'établir entre elle et moi la moindre comparaison...

Pour la première fois depuis bien longtemps un franc sourire me vint aux
lèvres en me rappelant que, la veille, j'avais envié la grâce avec
laquelle elle montait à cheval; que, la veille, j'avais envié les
brillantes saillies de son esprit.

Je haussai malgré moi les épaules à ce ressouvenir. Dans mon impériale
et généreuse fierté, je m'apitoyai sur cette pauvre femme qui, après
tout peut-être, n'avait pu résister au penchant qui l'entraînait vers
Gontran... penchant dont je connaissais l'irrésistible puissance...

Mon Dieu, me disais-je, quel sera le réveil d'Ursule après ce rêve de
quelques jours! Alors je me rappelai notre enfance, notre amitié
d'autrefois... Le bonheur rend si compatissante, que je m'attendris sur
ma cousine.

Je me promis de demander à mon mari de lui apprendre avec ménagement
qu'elle ne pouvait plus rester avec nous, je ne voulais pas abuser
cruellement de mon triomphe...

Il me serait impossible d'expliquer la complète révolution que la
maternité venait d'imprimer à mes moindres pensées, des idées graves,
sérieuses, presque austères, qui s'éveillèrent en moi dans l'espace
d'une nuit, comme si Dieu voulait préparer l'esprit et le cœur d'une
mère aux célestes devoirs qu'elle doit remplir auprès de son enfant.

Moi jusqu'alors faible, timide, résignée, je me sentis tout à coup
forte, résolue, courageuse: la main de Dieu me soutenait.

Tout un horizon nouveau s'ouvrit à ma vue, les limites de mon existence
me semblaient reculées par les espérances infinies de la maternité.

Dans les seuls mots _élever mon enfant_ il y avait un monde de
sensations nouvelles...

       *       *       *       *       *

Peu à peu le jour parut.

Mon premier mouvement fut de tout apprendre à mon mari, de changer par
cet aveu soudain sa froideur en adoration; puis je voulus temporiser un
peu, suspendre le moment de mon triomphe pour le mieux savourer.

J'éprouvais une sorte de joie, à me dire: D'un mot je puis rendre
Gontran plus passionné pour moi qu'il ne l'a jamais été, lui qui, hier
encore, m'oubliait pour une autre femme.

Bien rassurée sur l'avenir, je me plaisais à évoquer les souvenirs de
mes plus mauvais jours...

J'agissais comme ces gens qui, miraculeusement délivrés de quelque grand
péril, contemplent une dernière fois avec une jouissance mêlée d'effroi
le gouffre qui a failli les engloutir, le rocher qui a failli les
écraser...

Un sommeil profond, salutaire, me surprit au milieu de ces pensées.

Je m'éveillai tard; je trouvai ma pauvre Blondeau à mon chevet bien
inquiète, bien triste: mes chagrins ne lui avaient pas échappé; mais, si
grande que fût ma confiance en elle, jamais je ne lui avais dit un mot
qui pût accuser Gontran.

Mon visage rayonnait d'une joie si éclatante, que Blondeau s'écria en me
regardant avec surprise:

--Jésus mon Dieu, madame, qu'y a-t-il donc de si heureux?... hier je
vous avais laissée tellement abattue que j'ai passé toute la nuit en
larmes et en prières.

--Il y a... ma bonne Blondeau, que, toi aussi, tu deviendras folle de
joie quand tu sauras... mais va vite chercher M. de Lancry... va...

--M. le vicomte a déjà envoyé savoir des nouvelles de madame, ainsi que
M. et madame Sécherin. J'ai dit que vous aviez passé une nuit assez
mauvaise, monsieur semblait inquiet.

--Eh bien! va... va bien vite le chercher... Je vais le rassurer...

Blondeau partit.

A mesure que le moment où j'allais revoir Gontran approchait, mon
cœur battait de plus en plus fort.

Mon mari parut.

Je me jetai dans ses bras en fondant en larmes et sans pouvoir trouver
une parole.

Gontran se trompa, il prit mes pleurs pour des pleurs de douleur.
Croyant sans doute que je l'avais vu la veille embrasser Ursule, et que
j'étais désespérée, il me dit avec embarras:

--Je vous en prie, ne croyez pas les apparences, ne pleurez pas... ne...

--Mais c'est de joie que je pleure... Gontran, mais c'est de joie...
regardez-moi donc bien!--m'écriai-je.

--En effet, dit mon mari,--ce sourire, cet air de bonheur répandus sur
tous vos traits: Mathilde... Mathilde, que signifie?...

--Cela signifie que je sais tout, et que je vous pardonne tout... Oui,
mon bien-aimé Gontran... oui... hier sur ce balcon j'ai vu votre bras
enlacer la taille d'Ursule... hier j'ai vu vos lèvres effleurer sa
joue... Eh bien! je vous pardonne, entendez-vous?... je vous pardonne,
parce que vous-même tout à l'heure vous vous accuserez plus amèrement
que je ne l'aurais jamais fait moi-même; parce que tout à l'heure, à
genoux, à deux genoux, vous me direz grâce... grâce...

--Mais, encore une fois... Mathilde...

--Vous ne comprenez pas? Gontran, vous ne devinez pas?... Non; vous me
regardez avec effroi, vous croyez que je raille... que je suis folle
peut-être? Mais, à mon tour, pardon... aussi pardon à vous, mon Dieu!
car il est mal de ne pas parler d'un tel bonheur si sacré avec une
austère gravité. Gontran,--m'écriai-je alors en prenant la main de mon
mari,--agenouillez-vous avec moi... Dieu a béni notre union... je suis
mère!

Oh! je ne m'étais pas trompée dans mon espoir! les traits de Gontran
exprimèrent la plus douce surprise, la joie la plus profonde. Un moment
interdit, il me serra dans ses bras avec la plus vive tendresse... Des
larmes... des larmes... les seules que je lui aie vu répandre, coulèrent
de ses yeux attendris; il me regardait avec amour, avec adoration,
presque avec respect.

--Oh!--s'écria-t-il en prenant mes deux mains dans les siennes,--tu as
raison, Mathilde; c'est à genoux, à deux genoux que je vais te demander
pardon, noble femme, cœur généreux, angélique créature! Et j'ai pu
t'offenser! toi... toi toujours si résignée, si douce... Oh! encore une
fois pardon... pardon.

--Je vous le disais bien, mon Gontran, mon bien-aimé, que vous me
demanderiez pardon... Mais hélas! je le sens... je ne puis plus vous
l'accorder; il faudrait me souvenir de l'offense, et je ne m'en souviens
plus.

--Ah! Mathilde! Mathilde! j'ai été bien coupable,--s'écria Gontran en
secouant tristement la tête.--Mais, croyez-moi, ç'a été de la légèreté,
de l'inconséquence; mais mon cœur, mon amour, ma vénération étaient à
vous... toujours à vous... Maintenant de nouveaux devoirs me dictent une
conduite nouvelle, vous verrez... oh! vous verrez, mon amie... combien
je serai digne du bonheur qui nous arrive. Combien vous serez sacrée
pour moi... Mathilde!... Mathilde...--ajouta-t-il en baisant mes mains
avec ivresse.--Oh! croyez-moi, ce moment m'éclaire, jamais je n'ai mieux
senti tout ce que vous valiez et combien j'étais peu digne de vous... Je
vous le jure, Mathilde, je vous aime maintenant plus passionnément
peut-être que lors de ces beaux jours de Chantilly, que vous regrettez
toujours, pauvre femme... Maintenant, je dis comme vous... si vous ne
pouvez plus me pardonner l'offense, parce que vous l'avez oubliée; moi
je ne puis plus vous demander grâce, parce que je ne puis plus croire
que je vous aie jamais offensée.

--Oh! Gontran... Gontran, voilà votre cœur, votre langage... c'est
vous, je vous reconnais... O mon Dieu, mon Dieu, donnez-moi la force de
supporter tant de bonheur...

--Oui, oui, c'est moi, ton ami, ton amant, Mathilde... ton amant, qui
n'étais pas changé; non, non, je te le jure. Mais, grâce à toi, j'étais
si heureux, si heureux que je ne pensais pas plus à ce bonheur que je te
devais qu'on ne pense à remercier Dieu de la vie qui s'écoule heureuse
et facile; et puis si j'étais quelquefois insouciant, capricieux,
fantasque, il faut vous le reprocher, mon bon ange, ma bien-aimée: oui,
j'étais comme ces enfants gâtés que, dans sa tendresse idolâtre, une
mère ne gronde jamais! pour leurs grandes fautes elle n'a que des
sourires ou de douces remontrances... Et encore... non...--reprit-il
avec une grâce touchante,--non... je cherche à m'excuser, à affaiblir
mes torts, et c'est mal... J'ai été égoïste, dur, indifférent, infidèle;
j'ai pendant quelque temps méconnu le plus adorable caractère qui
existât au monde... Oh! Mathilde, je ne crains pas de charger le passé
des plus noires couleurs... l'avenir m'absoudra...

--Ne parlons plus de cela. Gontran, parlons de _lui_, de notre enfant:
quels seront vos projets? Quelle joie, quelle félicité! Si c'est un
garçon, comme il sera beau! si c'est une fille, comme elle sera belle!
Il aura vos yeux, elle aura votre sourire et de si beaux cheveux bruns,
des joues si roses, un petit col si blanc, de petites épaules à
fossettes... Ah! Gontran, je délire; tenez je suis folle... je ne
pourrai jamais attendre jusque-là!--m'écriai-je si naïvement, que
Gontran ne put s'empêcher de sourire.

--Dites-moi,--reprit-il tendrement,--que préférez-vous? Voulez-vous
rester ici... encore quelque temps, ou bien nous en aller nous établir à
Paris?... Dites, Mathilde... ordonnez... maintenant je n'ai plus de
volonté.

--Maintenant, au contraire, mon ami, il faut que vous en ayez et pour
vous et pour moi, car je vais être tout absorbée par une seule pensée...
mon enfant... Hors de cette idée fixe, je ne serai bonne à rien.

--Puisque vous me laissez libre, je réfléchirai à ce qui sera
convenable, ma bonne Mathilde... j'y aviserai.

--Ce que vous ferez sera bien fait, mon ami. Entre autres
considérations, n'est-ce pas? vous consulterez l'économie; car
maintenant il nous faut être sages... nous ne sommes plus seuls... il
faut songer dès à présent à la dot de ce cher enfant, et du temps où
nous vivons, l'argent est tant... que la richesse est une chance de
bonheur de plus. Voyons, mon ami, comment réduirons-nous notre maison?

--Nous y songerons, Mathilde; vous avez raison. Quel bonheur de
remplacer un luxe frivole et inutile par une touchante prévoyance pour
l'être qui nous est le plus cher au monde! Ah! jamais nous n'aurons été
plus heureux d'être riches.

--Tenez, mon ami, quand je pense que chacune de mes privations pourrait
augmenter le bien-être de notre enfant... j'ai peur de devenir avare.

--Chère et tendre amie, soyez tranquille... Je sens comme vous tous les
devoirs qui nous sont imposés maintenant... Je ne manquerai à aucun
d'eux. Comme vous, Mathilde, cette nuit m'a changé,--ajouta Gontran avec
un sourire de grâce et de tendresse inimitable.

Mon mari parlait alors sincèrement. Je connaissais assez sa physionomie
pour y lire l'expression la plus vraie, la plus touchante.

Quand il m'exprimait ses regrets de m'avoir tourmentée, il disait vrai:
les cœurs les plus durs, les caractères les plus impitoyables ont
souvent d'excellents retours; à plus forte raison Gontran était capable
d'un généreux mouvement: il n'était point méchant, mais gâté par trop
d'adorations.

Encore une fois, je suis certaine qu'alors mon mari redevint pour moi ce
qu'il était au moment de mon mariage.

J'étais si forte de cette conviction, il me paraissait si naturel que le
goût passager que mon mari avait eu pour Ursule se fût subitement
éteint, par la révélation que je venais de lui faire, que sans la
moindre hésitation, sans le moindre embarras, je dis à Gontran:

--Maintenant, mon ami, comment allons-nous éloigner Ursule?...

A cette question naïve, Gontran me regarda en rougissant de surprise.

--Cela vous étonne, de m'entendre ainsi parler de ma cousine,--lui
dis-je en souriant,--rien n'est pourtant plus simple: je ne ressens à
cette heure aucune animosité, aucune jalousie contre elle; je n'ai pas
le temps, je suis trop heureuse! elle a été coquette avec vous, vous
avez été empressé près d'elle, je pardonne tout cela: ce sont des
étourderies de _jeunesse_ dont vous ne vous souvenez plus maintenant,
mon tendre ami; je désire seulement que, vous qui avez tant de tact et
d'esprit, vous trouviez un moyen d'éloigner Ursule, sans dureté, sans
trop la blesser: car, malgré moi, je ne puis m'empêcher de la plaindre;
un moment peut-être... elle aura cru que vous l'aimiez...

Gontran me regarda d'un air interdit, il semblait croire à peine ce
qu'il entendait.

Après un moment de silence, il s'écria:

--Toujours grande, toujours généreuse: ah! je serais le plus coupable
des hommes, si j'oubliais jamais votre conduite dans cette circonstance.
Oui, vous avez raison, Mathilde, j'expierai ces étourderies de jeunesse
comme je le dois. Il faut que votre cousine parte... qu'elle parte le
plus tôt possible; non que je doute de ma résolution, mais parce que sa
vue vous redeviendrait pénible une fois votre premier enivrement passé.

--Vous dites vrai, mon ami... vous me connaissez mieux que je ne me
connais moi-même. Si vous saviez... j'ai tant souffert à cause d'elle...
Mais, tenez... Gontran, ne parlons plus de cela... tout est oublié... Il
sera facile à Ursule de déterminer son mari à quitter Maran, il n'a pas
d'autre volonté que la sienne... Mais...--ajoutai-je en
hésitant,--comment ferez-vous pour amener Ursule à cette résolution?

--Rien de plus simple, je lui dirai tout avec franchise et loyauté.

--Vous lui direz...

--Je lui dirai qu'elle et moi nous avons été des fous, que nous avons
risqué de compromettre gravement, elle, la tranquillité du meilleur des
hommes, moi, le repos de la plus tendre, de la plus adorable des
femmes... Je lui dirai que nos imprudences ont effrayé vos soupçons, que
pour rien au monde je ne voudrais vous causer le moindre chagrin; je lui
dirai enfin que je la supplie de décider son mari à partir.

Je gardai un moment le silence; malgré ma foi dans l'amour de Gontran,
dans ma supériorité sur Ursule, il m'était pénible de songer que mon
mari allait avoir un entretien secret avec ma cousine.

Hélas! à cette pensée, tous mes ressentiments jaloux se réveillèrent
malgré moi.

Je dis à Gontran avec émotion:--Pour décider Ursule à partir, il faudra
donc que vous lui demandiez un rendez-vous?...

--Sans doute...

--Eh bien! je vous l'avoue, Gontran, cette idée m'est cruelle.

--Allons,--reprit-il en souriant,--il faudra que j'aie plus de courage
que vous... Comment faire pourtant, ma pauvre Mathilde?

--Je ne sais..

--Je n'ose vous proposer de parler vous-même à votre cousine.

--Non; cela me ferait mal, je le sens. Un tel avis de ma part
l'humilierait amèrement, je ne puis oublier qu'elle a été mon amie... ma
sœur...

--Que faire donc? je lui écrirais bien... mais cela est dangereux... et
puis il y a mille choses qu'on peut dire et qu'on ne peut écrire; des
objections auxquelles on répond de vive voix, et que l'on ne peut
détruire que par une longue correspondance...

Après avoir rêvé quelque temps, Gontran s'écria tout rayonnant de joie:

--Oh! Mathilde... Mathilde... quelle bonne idée! voulez-vous une double
preuve de ma loyauté et de mon désir de vous faire oublier les chagrins
que je vous ai causés?

--Comment cela?

--Cachée quelque part, d'où vous puissiez tout voir et tout entendre,
assistez à cet entretien dont votre jalousie s'effraye.

--Gontran... que dites-vous... Ah! cette épreuve...

--N'a rien qui doive alarmer... Une dernière fois, Mathilde, mon ange
bien-aimé, je veux tout vous dire, tout vous confier... être aussi franc
que vous êtes généreuse... Pardonnez-moi si je vous froisse; j'en aurai
le courage, car au moins un loyal aveu détruira, j'en suis sûr, vos
craintes exagérées... Vous verrez que j'ai été plus imprudent, plus
léger que coupable. Vous verrez que si Ursule a été pour moi
très-coquette, que si, de mon coté, je suis sorti des bornes de la
simple galanterie, elle n'a pas à rougir d'une faute grave et
irréparable... Eh bien! oui, hier, après cette curée aux flambeaux, en
plaisantant, j'ai passé mon bras autour de sa taille, j'ai voulu
l'embrasser; c'était une légèreté condamnable, je le sais, quoiqu'elle
pût peut-être s'excuser par la familiarité qu'autorise la parenté.

--Et à Rouvray... Gontran!

--A Rouvray, comme ici, j'ai fait a Ursule de ces compliments qu'on
adresse à toutes les femmes... je lui ai dit qu'elle était charmante,
que j'aurais un vif plaisir à la voir longtemps chez nous; elle a
accueilli ces galanteries avec coquetterie, mais en riant et sans y voir
plus de sérieux qu'il n'y en avait, je vous l'assure... Voilà toute ma
confession: Mathilde... pardon, encore pardon.

--Je vous remercie, au contraire, de ces aveux qui me rassurent, mon
ami; il vaut mieux connaître la vérité, quelque pénible qu'elle soit,
que de s'épouvanter de fantômes souvent plus effrayants que la réalité.

--Aussi, Mathilde, maintenant je vous jure sur l'honneur, sur ce que
j'ai de plus cher au monde, sur vous, enfin! que dans cet entretien
j'aborderai votre cousine avec un cœur tout rempli de vous, de votre
bonté, de votre générosité; que je ne dirai pas une parole sans songer
aux larmes que je vous ai fait verser, noble et angélique créature! je
vous jure enfin que ce goût passager dont je vous ai fait l'aveu s'est
évanoui devant l'intérêt si sacré, si puissant qui rend nos liens plus
étroits encore... Mathilde... Mathilde... je serais le dernier des
hommes, si l'état dans lequel vous êtes ne suffisait pas pour me
commander les plus tendres soins, les plus chers respects; croyez-moi,
assistez donc sans crainte à cet entretien, Mathilde, je suis fier de
vous prouver que je sais au moins expier les fautes que j'ai commises.

--Oh! je vous crois, je vous crois, mon Gontran bien-aimé; je
m'abandonne à vos conseils: oui, j'aurai le courage de cette épreuve.

--Merci... oh! merci, Mathilde, de me permettre de me justifier ainsi,
mais je ne veux pas que vous conserviez le moindre doute; l'amour est
soupçonneux, je le sais: malgré vous il vous resterait peut-être
l'arrière-pensée que j'ai prévenu Ursule, que...

--Ah! Gontran, vous me jugez bien mal.

--Non, non, ma pauvre Mathilde, laissez-moi faire; plus l'explication
vous semblera franche, loyale, imprévue, plus vous serez satisfaite.
Écoutez-moi donc... vous allez dire à Blondeau de prier votre cousine de
venir vous trouver ici. Vous vous mettrez là, dans le cabinet de votre
alcôve; cette porte vitrée entrouverte, un coin de ce rideau soulevé,
vous permettront de tout voir, de tout entendre. Votre cousine viendra,
je lui dirai que vous venez de sortir, que vous la priez de vous excuser
et de venir la retrouver dans le pavillon du parc. Pendant quelques
moments je la retiendrai ici, puis elle sortira pour aller vous
chercher. Alors paraissant hors de votre cachette...

--Alors je tomberai à vos genoux, Gontran, pour vous remercier raille
fois de m'avoir rendu en un jour tous les bonheurs que je croyais avoir
perdus.

Ainsi que l'avait désiré mon mari, Blondeau alla chercher Ursule.

J'entrai avec un grand battement de cœur dans un des cabinets de
l'alcôve; les tendres assurances de Gontran, sa loyauté, tout devait
m'empêcher de ressentir la moindre crainte, et pourtant un moment encore
j'hésitai.

Il me sembla que je jouais un rôle indigne de moi en assistant ainsi
invisible à cet entretien.

Je l'avoue, mes irrésolutions cessèrent, moins dans l'espoir de voir
humilier ma rivale, que dans l'espoir ardent et inquiet d'assister à une
scène si étrange, si nouvelle pour une femme.

Je connaissais le ton plaintif et mélancolique d'Ursule, je m'attendais
à la voir fondre en larmes lorsque mon mari lui signifierait son
intention.

Jugeant de l'amour qu'elle devait ressentir pour Gontran par l'amour que
j'éprouvais pour lui, je prévoyais que cette scène allait être cruelle
pour ma cousine; soit faiblesse, soit générosité, je ne pus m'empêcher
de la plaindre.

J'allai même jusqu'à craindre que Gontran, excité par ma secrète
présence, ne se montrât trop dur envers elle. Quel réveil pour cette
malheureuse femme qui l'aimait tant sans doute et qui se croyait aussi
tant aiméé!...

Encore à cette heure je suis convaincue que mon mari était alors sincère
dans sa détermination de sacrifier un caprice passager à l'affection
sainte et grave que je méritais... Une seule crainte vint m'assaillir:
Ursule était si rusée, si adroite; elle savait donner à sa voix, à ses
larmes une si puissante séduction que peut-être la résolution de mon
mari ne résisterait-elle pas à l'expression de sa douleur touchante.

Ces réflexions m'étaient venues plus rapides que la pensée.

J'entendis les pas légers d'Ursule.

Je me retirai dans ma cachette.



CHAPITRE III.

L'ENTRETIEN.


Ursule en entrant dans ma chambre parut fort surprise de ne pas m'y
voir.

Son visage était souriant et gai, la physionomie de Gontran était au
contraire froide et réservée.

Il se tenait debout près de la cheminée, où il s'accoudait.

Ursule, après avoir fermé la porte, lui dit:

--Comment, c'est vous! où est donc Mathilde?

--Elle a été obligée de descendre à l'instant pour répondre aux
réclamations d'un de ses pauvres; elle vous prie de l'excuser, et
d'aller la rejoindre tout à l'heure dans le pavillon du parc...

Ursule me parut d'abord étonnée de l'accueil glacial de mon mari, puis
elle sourit, lui fit une profonde révérence d'un air moqueur en lui
disant:

--Je vous remercie, monsieur, d'avoir bien voulu m'apprendre où je
pourrai rencontrer madame la vicomtesse de Lancry, je suis désolée
d'avoir troublé vos graves méditations.

Ursule fit un pas vers la porte.

--Un mot, je vous prie,--dit Gontran.

Ursule, qui allait sortir, s'arrêta, retourna lentement la tête, jeta à
Gontran un long regard rempli de malice et de coquetterie, leva en l'air
son joli doigt d'un air menaçant et lui dit:

--Un mot.. soit, mais pas plus... je sais qu'il est très-dangereux de
vous écouter... plus encore peut-être que de vous regarder. Voyons,
vite, ce mot, mon beau, mon ténébreux cousin.

--Ce que j'ai à vous dire est grave et sérieux, madame.

--Vraiment, monsieur, c'est grave, c'est sérieux? Eh bien! j'en suis
ravie, cela contrastera avec votre folie et votre étourderie habituelle.
Voyons, dites, je vous écoute.

--Lorsque je vous revis à Rouvray,--dit Gontran,--il y a deux mois, je
ne pus vous cacher que je vous trouvais charmante.

--C'est la vérité, monsieur et cher cousin, et j'ai souvenance que, dans
certaine allée de charmille, vous me fîtes même une déclaration... assez
impertinente à laquelle je répondis comme je devais le faire, en me
moquant de vous: voyons, continuez; votre gravité sentencieuse,
cérémonieuse m'amuse et m'intrigue infiniment... où voulez-vous en
venir?

Gontran jeta un coup d'œil satisfait du côté de la porte du cabinet
où j'étais et reprit:

--A votre arrivée ici, je vous ai dit tout le plaisir que j'avais à vous
revoir.

--Tout le _bonheur_, mon cher et beau cousin, tout le _bonheur_, s'il
vous plaît; vos moindres paroles sont, hélas! gravées là en caractères
ineffaçables,--dit Ursule en appuyant sa main sur son cœur et en
regardant mon mari d'un air ironique.

Gontran parut presque contrarié de ce sarcasme, fronça légèrement les
sourcils, et reprit d'un ton ferme:

--Je suis ravi, madame, que vous soyez en train de plaisanter, la tâche
que j'ai à remplir me sera moins difficile.

--Voyons, vite, vite, je suis sur des charbons ardent, mon cher cousin,
je brûle de savoir la conclusion de tout ceci, et à quoi sera bon ce
résumé solennel de notre... comment dirai-je? de notre amour... non
certes, vous avez trop et trop peu pour m'inspirer ce sentiment...
disons donc de notre coquetterie, c'est, je crois, le mot...
Trouvez-vous?

--Soit, madame...--reprit Gontran.--Je continuerai donc ce résumé de
notre... de notre coquetterie: à votre arrivée à Maran, je vous ai dit
tout le bonheur que j'avais de vous revoir, tout mon espoir de voir
votre séjour ici se prolonger.

--Cela est encore vrai, beau cousin; nous avons le lendemain fait une
charmante partie de chasse: vous m'avez même un peu grondée...
très-tendrement, il est vrai, de ce que je semblais préférer le bruit
retentissant des trompes à vos amoureuses déclarations... et j'avoue à
ma honte que je méritais beaucoup vos reproches; il n'y avait pour moi
rien de plus ravissant, de plus nouveau surtout, que ces fanfares
éclatantes qui résonnaient fièrement au fond des bois.

--Et sans doute une déclaration n'avait pas pour vous le même attrait
de nouveauté. L'aveu est naïf,--dit Gontran en souriant.

Ursule regarda fixement mon mari, cambra, redressa sa jolie taille,
comme si elle eût obéi à un secret mouvement d'admiration pour
elle-même, secoua légèrement son front hardi, pour faire onduler les
longues boucles de sa chevelure brune, et répondit avec un sourire
moqueur presque méprisant:

--Mon cher cousin, j'ai dix-huit ans à peine et on m'a déjà bien souvent
dit que j'étais charmante; vous me pardonnerez donc d'être un peu blasée
sur les déclarations; depuis longtemps mon oreille est faite à ce ramage
flatteur et banal, et vous n'avez pas malheureusement éveillé dans mon
âme des sensations aussi inconnues que ravissantes; je ne doute pas que
vous ne soyez un très-excellent Pygmalion, mais le marbre de Galatée
s'était assoupli et animé avant que votre tout-puissant regard eût
daigné s'abaisser sur une pauvre provinciale comme moi...

Mon étonnement était à son comble.

C'était Ursule qui s'exprimait ainsi: elle autrefois si éplorée, si
incomprise et parlant toujours de sa tombe prochaine...

C'était Ursule qui parlait à Gontran avec ce dédain moqueur, à lui dont
les succès avaient été si nombreux, à lui si recherché, si adoré par les
femmes les plus à la mode!

Gontran semblait non moins surpris que moi de ce langage railleur.

Néanmoins je vis avec joie qu'il ne m'avait pas trompée.

Il avait pu être léger, inconsidéré auprès d'Ursule, mais il avait été
préservé d'un sentiment plus vif par la froide coquetterie de ma
cousine.

Ursule reprit avec la même ironie:

--Qu'avez-vous, mon cher cousin? vous semblez contrarié.

--C'est qu'aussi, madame, je ne vous ai jamais vue si moqueuse.

--C'est qu'aussi, monsieur, je ne vous ai jamais vu si solennel.

--Vous avez raison,--dit Gontran en souriant,--il s'agit de folies, de
quelques galanteries sans conséquence échangées entre un homme et une
femme du monde, et je prends en vérité un air magistral par trop
ridicule. Eh bien donc, ma jolie cousine, vous souvenez-vous qu'hier
soir, après la curée aux flambeaux, j'ai été assez peu maître de moi
pour vouloir enlacer cette taille charmante et effleurer cette joue si
fraîche et si rose... eh bien, je viens vous demander pardon de cette
audace, vous supplier d'oublier cette folie... J'avais cédé à un
entraînement passager... j'avais un moment confondu la familiarité du la
parenté avec un sentiment plus tendre, et je viens...

Ursule interrompit mon mari par un éclat de rire et s'écria:

--Vous venez me demander pardon... mais il n'y a véritablement pas de
quoi, mon cher cousin... Votre vertueuse candeur s'alarme à tort, je
vous le jure... Votre audace a été fort innocente... car votre bouche a
effleuré non pas cette _joue si fraîche et si rose_, mais la barbe de
mon bonnet. Quant à cette taille charmante que vous _avez enlacée_ à peu
près malgré moi, c'est une faveur que s'accorde au bal le premier
valseur venu; et je ne vois pas qu'elle soit assez flatteuse pour que
vous en ayez des remords: hier soir je n'ai pas joué la pudeur offensée,
parce qu'il m'eût fallu me plaindre on me fâcher d'un procédé de mauvais
goût; dans une circonstance pareille, une honnête femme se résigne et se
tait.

Sans doute l'amour-propre de Gontran fut blessé de ces railleries, car,
oubliant ma présence, il s'écria presqu'avec chagrin:

--Comment, madame, votre silence était de la résignation, de
l'indifférence!

--A ce point, mon cher cousin, que je me rappelle, hélas! jusqu'aux plus
petits détails des tristes suites de votre audace.

--Comment cela?

--Certainement, j'avais la main droite sur la grille du balcon, et, en
la retirant, j'ai déchiré la valencienne de mon mouchoir.

--Cela prouve,--dit Gontran avec impatience,--madame, que vous avez une
excellente mémoire...

--Cela ne prouve pas du tout en faveur de ma mémoire, mon cousin, mais
cela prouve en faveur de l'angélique pureté de mes sentiments à votre
égard...

--Madame!...

--Mais sans doute, voyons sérieusement: est-ce que si mon silence eût
été du trouble... est-ce que si je vous avais aimé... j'aurais remarqué
tout cela?... est-ce que j'aurais attendu que vos lèvres effleurassent
mes joues, que votre bras pressât ma taille, pour être saisie d'une de
ces émotions subites, muettes, profondes, qui nous enivrent et vous
égarent? Eh mon Dieu!... à peine votre main eût-elle touché ma main,
qu'une sensation électrique, rapide comme la foudre, eût bouleversé ma
raison, mes sens!... Presque sans le savoir, sans y penser, malgré moi
enfin... je serais tombée dans vos bras, et je m'y serais réveillée sans
me souvenir de rien, mais encore toute frémissante d'une émotion
délirante, inconnue, qu'aucune expression ne pourrait traduire!

Malheur! malheur! jamais je n'oublierai l'accent ému, passionné avec
lequel Ursule prononça ces derniers mots; jamais je n'oublierai la
rougeur qui un instant enflamma son visage, comme un reflet de pourpre;
jamais je n'oublierai le regard à la fois vague, brûlant, noyé de
volupté, qu'elle jeta au ciel comme si elle eût ressenti ce qu'elle
venait de dépeindre.

Malheur! malheur! jamais je n'oublierai surtout avec quelle admiration
ardente Gontran la contempla pendant quelques minutes: car elle était
belle... oh, bien belle ainsi; elle était belle, non sans doute d'une
beauté chaste et pure, mais de cette beauté sensuelle qui a, dit-on,
tant d'empire sur les hommes.

Malheur! malheur! je vis sur les traits de Gontran un mélange de
douleur, de colère, d'entraînement involontaire, qui me dit assez qu'il
était au désespoir de n'avoir pas fait éprouver à Ursule ces émotions
qu'elle racontait avec une éloquence si passionnée.

Ma terreur de cette femme augmenta: je fus sur le point de sortir de ma
retraite, d'interrompre cette scène; mais, emportée par une âpre
curiosité, inquiète d'entendre la réponse de Gontran, je restai
immobile.

Mon mari semblait fasciné par le regard d'Ursule; il reprit avec
amertume:

--En vérité, madame, voici une théorie complète: heureux celui qui la
mettra en pratique! Avec vous je vois avec plaisir que j'étais encore
moins infidèle envers ma femme que je ne l'avais cru; je m'en applaudis
sincèrement, je vous remercie d'être au moins franchement coquette avec
moi.

Ursule partit d'un nouvel éclat de rire et reprit:

--Mon Dieu! de quel air découragé votre solennité me parle de sa
fidélité conjugale! on dirait que vous éprouvez le remords d'une bonne
action, et que vous êtes désespéré de vous trouver si peu coupable...

--Il est vrai, ma chère cousine, je me croyais un peu moins innocent...
et je vous croyais un peu plus ingénue...

--Tenez, décidément, vous êtes furieux...

--Moi! vous vous trompez, je vous le jure.

--Vous êtes furieux... vous dis-je... Ah! vous avez cru, mon cher
cousin, que vous n'aviez qu'à paraître pour me plaire, pour me
subjuguer; mais, j'y pense, ajouta-t-elle en redoublant d'éclats de
rire,--vous avez pensé, j'en suis sûre, que blessée d'un trait mortel
dès avant mon mariage, lors de votre présentation à Mathilde, et
_reblessée_ lors de votre passage à Rouvray, je n'avais jamais eu qu'un
but, qu'une pensée, celle de venir vous rejoindre ici ou à Paris... que
dans mon empressement à vous faire ma cour, à me ménager de longues
entrevues avec vous, j'avais bravement appris à monter à cheval, au
risque de me casser le cou, le tout pour mériter un de vos regards, pour
vous faire dire en vous-même:--Pauvre petite, quel dévouement, quel
courage!--ou bien encore...--Ah! les femmes, les femmes! quand un de ces
démons s'est mis en tête de nous séduire, il y réussit toujours.--Quant
à cela, entre nous, mon pauvre cousin, vous n'avez pas eu tout à fait
tort; car je crois que je vous ai fort séduit... seulement, je ne l'ai
pas fait exprès...

--Je vois que je ne suis pas le seul à qui l'on puisse reprocher quelque
vanité,--dit Gontran de plus en plus piqué.

--Comment,--reprit Ursule dans un nouvel accès de gaieté,--vous croyez
qu'on ne peut sans vanité prétendre à votre cœur! pour vous qui
voulez me donner une leçon de modestie, l'aveu est piquant. Eh bien! je
vous avoue que, tout en étant certaine de vous avoir séduit, je n'en
suis pas plus fière...

--Ainsi, vous me croyez très-amoureux de vous?

--Je vous crois plus amoureux de moi aujourd'hui que vous ne l'étiez
hier. Je crois que vous le serez demain encore plus qu'aujourd'hui...

--Et quelle sera la fin de cette passion toujours croissante, charmante
prophétesse?...

--Pour moi, un immense éclat de rire... pour vous, peut-être, toutes
sortes de désespoirs... Car, vous devez savoir cela par expérience,
seigneur don Juan; s'il y a passion d'un côté, ordinairement il y a de
l'autre indifférence on dédain: aussi, ce qui m'empêchera de jamais
répondre à votre amour... ce qui vous fait un tort irréparable a mes
yeux, c'est tout simplement... votre amour...

--Vous maniez à merveille le paradoxe, madame, et je vous en fais mon
compliment...

--Ceci vous semble paradoxal, c'est tout simple; on est si peu habitué à
entendre des vérités vraies, qu'elles paraissent toujours des paradoxes:
au risque de passer pour folle, je vous dirai donc que vous m'aimez
non-seulement parce que je suis jeune et jolie, mais parce que votre
orgueil, votre vanité, s'irritent de ce que, malgré vos succès passés,
je ne me rends pas à vos irrésistibles séductions.

--Madame,--s'écria Gontran,--de grâce... parlons un peu moins de moi...

--Vous avez raison, mon cousin, nous voici bien loin de la conversation
que nous devions avoir ensemble; où en étions-nous donc?... Ah... oui.
C'est cela; vous me demandiez humblement pardon d'avoir été assez
audacieux pour embrasser la barbe de mon bonnet et pour me prendre la
taille ni plus ni moins que le plus oublié de mes valseurs de l'an
passé!

Au lieu de répondre à Ursule, Gontran garda un moment le silence; puis
il lui dit avec un sourire contraint:

--Vous réunissez, sans doute, madame, les qualités les plus rares; vous
avez certainement le droit de vous montrer difficile, dédaigneuse...
Mais pourrait-on savoir au moins de quelles perfections inouïes, de
quels surprenants avantages devrait être doué celui qui pourrait
prétendre au bonheur inespéré de vous plaire?

--Savez-vous, mon cousin, que vous êtes très-fantasque?

--Comment cela?

--A l'instant même, vous me priez assez aigrement de ne plus vous mettre
en question: et voici que vous recommencez de plus belle à parler de
vous-même.

--Moi... au contraire...

--Me demander, avec une ironie si transparente, de quels dons
surnaturels il faut être doté pour me plaire, n'est-ce pas me demander
clairement pourquoi vous ne me plaisez pas du tout, vous qui réunissez
tant de séductions irrésistibles?... Eh bien... vous le voyez; si je
vous réponds, vous allez me reprocher encore, comme tout à l'heure, de
changer un grave entretien en dissertations amoureuses...

--Non, non... nous reprendrons cet entretien... Mais, voyons, dites...
Je suis très-curieux de connaître l'idéal que vous avez rêvé.

--Mon idéal? à quoi bon, mon pauvre cousin! il en est de tous ces héros
rêvés par les jeunes filles comme des réponses préparées d'avance; l'on
dit tout le contraire de ce qu'on voulait dire, et l'on adore tout le
contraire de ce qu'on avait rêvé. Pourtant il est une première
condition, sur laquelle je serais inflexible: celui que j'aimerais
devrait être complétement libre; en un mot, garçon.

--Et pourquoi frapper les maris de cet implacable ostracisme?

--D'abord parce que je ne daignerais pas régner sur un cœur partagé;
ensuite il y a quelque chose de ridicule dans l'allure d'un mari
galantin: c'est un être amphibie qui participe à la fois de l'écolier en
vacances et du père de famille révolté; et puis, vous allez trouver cela
stupide, mais il me semble qu'un mari galant ressemble toujours... à un
prêtre marié...

--Le portrait n'est assurément pas flatteur,--dit Gontran en se
contenant à peine.

--Ainsi vous,--reprit Ursule,--vous par exemple, mon cher cousin, vous
avez ainsi perdu tout votre ancien prestige; et encore, non, même garçon
vous auriez en vous trop... et trop peu... pour me séduire. Oui,
certainement. Car, après tout, qu'est-ce que vous êtes? un grand
seigneur très-aimable, très-spirituel, d'une figure charmante et d'une
irréprochable élégance. Or, entre nous, mon amour aurait des visées...
ou plus hautes ou plus basses.

--En vérité, ma cousine, aujourd'hui vous parlez en énigme.

--En vérité, mon cousin, aujourd'hui vous êtes bien peu intelligent. Eh
bien donc, oui, il me faut, à moi, un esclave ou un maître. Vous ne
pouvez être ni l'un ni l'autre: vous n'avez ni le dévouement naïf qui
intéresse, ni la supériorité qui trouble et qui soumet... Qu'un être
simple, bon, inoffensif, m'adorât, par exemple, avec l'idolâtrie
opiniâtre du sauvage pour son fétiche, je pourrais ressentir pour cet
être aveuglément confiant cette sorte de compassion affectueuse qu'on a
pour un pauvre chien soumis, tremblant, qui ne vous quitte pas du
regard; qui lèche la main qui le frappe et qui est encore trop heureux
de revenir en rampant servir de coussin à vos pieds, lorsque, par colère
ou par caprice, vous l'avez brutalement chassé... Mais si je rencontrais
jamais un de ces hommes qui, par je ne sais quelle mystérieuse
puissance, s'imposent en despotes du premier regard, avec quelle humble
et tendre soumission je m'abaisserais devant lui! avec quelle idolâtrie,
moi si impérieuse, je l'adorerais à mon tour! comme j'enchaînerais ma
pensée, ma volonté, ma vie à la sienne! à genoux, toujours à genoux
devant mon souverain, devant mon dieu, joie, douleur, espérance,
désespoir, tout viendrait de lui... et retournerait à lui... Pour qu'il
daignât seulement me dire _Viens_... je serais humble, résignée, lâche,
criminelle, que sais-je?... Car la jalousie d'un tel amour peut arriver
à la frénésie... à la férocité. Tenez... à cette pensée, oh! à cette
pensée, j'ai peur.

En disant ces derniers mots d'une voix brève, Ursule baissa son visage
assombri et parut rêveuse.

Gontran était stupéfait.

J'étais épouvantée.

Après quelques moments de silence, Ursule passa la main sur son front
comme pour chasser les idées qui semblaient l'avoir tristement
préoccupée, et dit en souriant à mon mari, qui la regardait presque avec
stupeur:

--Vous le voyez donc bien... vous ne pouvez être ni mon esclave ni mon
maître. Nous ne pouvons qu'être amis, et encore ce serait difficile;
vous êtes trop homme du monde pour me pardonner vos maladroites
déclarations et votre insuccès près de moi. Tout bien considéré, il ne
nous reste guère que la chance d'être ennemis à peu près
irréconciliables. Ne trouvez-vous pas cette conclusion fort originale?
qui aurait dit que notre conversation devait prendre cette tournure-là?

--Sans contredit, madame,--répondit machinalement Gontran, comme s'il
eût encore été sous le coup de cet étrange entretien;--sans contredit,
cela est fort original. Mais alors puis-je vous demander pourquoi vous
avez bien voulu nous consacrer quelque temps?

Avec cette mobilité d'impressions qui la caractérisait, Ursule se mit de
nouveau à rire aux éclats en regardant Gontran avec étonnement, et
s'écria:

--Ah çà! devenez-vous décidément fou, mon cousin? Est-ce déjà votre
passion pour moi qui vous trouble la raison? Comment, vous voulez être
le but incessant où tendent toutes mes pensées! Vous ne comprenez rien à
mon voyage ici, parce qu'il n'a pas pour but de vous dire: _Je vous
aime!_ Mais rappelez donc vos esprits: ce n'est pas du tout à vous, mais
à ma chère Mathilde, que je veux consacrer le temps que je passerai a
Maran. Mon Dieu! quelle figure vous me faites! Que les hommes sont
singuliers! Je vous aurais avoué que depuis longtemps je méditais le
dessein perfide de vous enlever à votre femme, que vous auriez trouvé
cette indignité toute naturelle, taudis que vous voilà très-contrarié de
me voir respecter si scrupuleusement les lois sacrées de l'amitié que
vous venez vous-même invoquer.

--Madame!

--Allons, allons, rassurez-vous, je ne veux pas me faire meilleure que
je ne le suis; c'est beaucoup plus mon éloignement pour les gens mariés
en général et mon peu de penchant pour vous en particulier qui me défend
de toute mauvaise tentation... Sans doute j'aime Mathilde de tout mon
cœur; mais si une puissance irrésistible m'eût entraînée vers vous,
malgré moi j'aurais trahi la confiance de ma meilleure amie... Après
cela,--reprit Ursule en souriant de ce rire sarcastique qui donnait à sa
physionomie un caractère si insolent et si dédaigneux,--j'offre des
chances de combat égales; je suis vulnérable aussi: moi aussi j'ai un
mari... qu'on le séduise... c'est de bonne guerre; mais, assez de folies
comme cela, mon cher cousin. Maintenant, parlons raison, quel est ce
_mot_ que vous avez à me dire, et pourquoi me retenez-vous ici? Mathilde
s'impatiente et m'attend peut-être.

Gontran semblait poussé à bout par les railleries d'Ursule. Il lui
répondit brusquement:

--C'est justement de Mathilde que je voulais vous parler, madame;
quoique je sois un de ces êtres amphibies assez ridicules qu'on appelle
_maris_, ma femme a pour moi un attachement profond, sincère,
inaltérable.

--Et elle a parfaitement raison, et fait preuve du meilleur goût; je ne
médis des maris que comme amants: hors ces prétentions-là, ils possèdent
toutes sortes d'agréments... conjugaux; et vous avez, vous, mon cousin,
personnellement, tout le charme nécessaire pour plaire à votre femme.

--C'est parce que je désire continuer de plaire à ma femme, madame, que
je serais désolé de lui causer un chagrin violent; elle est assez jeune,
assez aveuglée pour m'aimer passionnément, pour tenir à mon amour comme
à sa vie... Mais comme elle n'a pas de ces confiances exorbitantes qui
font croire qu'on ne peut manquer de nous adorer... comme elle est
surtout remplie de la plus charmante modestie, elle redoute certaines
comparaisons... sans doute très-dangereuses; et quoique je sois, je
l'avoue humblement, un soupirant fort à dédaigner pour vous, elle veut
bien craindre...

Ursule interrompit Gontran:

--Toutes ces périphrases veulent dire que Mathilde est jalouse de moi,
n'est-ce pas? Voilà donc ce grand secret... Quelle bonne folie!

--J'ai eu l'honneur de vous dire, madame, que rien n'était plus
sérieux... Le repos de Mathilde m'est cher avant toutes choses...

--J'en suis convaincue... et vous pouvez, ce me semble, la rassurer
mieux que personne, mon cher cousin; quant à moi, je serais désolée de
lui causer le moindre chagrin à votre sujet: ce serait impardonnable...
je n'aurais ni le plaisir du remords... ni le remords du plaisir.

--Malheureusement, madame, Mathilde a plus que des soupçons, elle a des
certitudes. Hier, après la curée, sur la terrasse... elle a vu...

--Que vous avez embrassé mon bonnet! mais c'est charmant... j'en suis
ravie, j'ai justement une petite vengeance à tirer d'elle pour lui
apprendre à croire aux apparences; laissons-la un jour ou deux dans son
erreur, et puis nous la détromperons, et je lui dirai: Voyez-vous,
méchante cousine, qu'il faut ne jamais croire à ce qu'on voit!

--Ne pas détromper Mathilde, madame! mais la malheureuse enfant en
mourrait. Vous ne connaissez donc pas la noblesse, la candeur angélique
de son âme... Vous ne savez donc pas avec quelle sainte ardeur elle
m'aime... Oh! Mathilde n'est pas une de ces femmes froidement railleuses
qui, parce qu'elles ne sentent rien, affectent de mépriser des
sentiments qu'elles sont incapables de comprendre ou d'apprécier...
Non... non... Mathilde n'est pas de ces...

--De ces femmes abominables... de ces monstres de perfidie, qui ont
l'effronterie de ne pas vouloir prendre pour amant le mari de leur amie
intime!--dit Ursule en interrompant mon mari et recommençant de rire aux
éclats...

Gontran semblait au supplice. Ursule continua:

--Mon Dieu, que vous êtes donc amusant! et comme l'éloge de cette pauvre
Mathilde vient naturellement en aide à votre dépit contre mon
insensibilité! Savez-vous qu'il ne fallait rien moins que mes dédains
pour amener enfin sur vos lèvres l'éloge de votre femme!

--Vous avez raison, madame,--s'écria Gontran mis hors de lui par ces
sarcasmes.--Je n'ai peut-être jamais mieux compris tout ce que valait
ce cœur adorable qu'en reconnaissant...

--A quel horrible cœur vous vouliez le sacrifier. Est-ce cela, mon
cher cousin? J'aime beaucoup à finir vos phrases, nous nous entendons si
parfaitement! Sérieusement, vous avez grandement raison de me préférer
Mathilde: d'abord votre fidélité maritale me préservera de votre
amoureuse insistance; et puis, franchement, ma cousine vaut mille fois
mieux que moi. N'est-elle pas bien plus belle? ne compte-t-elle pas
autant de qualités que je compte de défauts? n'y aurait-il pas toujours
entre nous une distance énorme? En raison même de son dévouement, de ses
vertus, n'est-elle pas fatalement destinée à éprouver les passions les
plus sincères, les plus magnifiquement dévouées... et à ne les inspirer
jamais... tandis que moi, j'aurai toujours, hélas! l'affreux malheur de
les inspirer...

--Sans les jamais ressentir, n'est-ce pas, madame?--s'écria
Gontran.--Ah! vous avez raison... Tenez, vous êtes une femme
infernale... vous me faites peur...

Ursule haussa les épaules.

--Eh bien, oui, je serais une femme infernale pour ceux qui, je le
répète, ne seraient ni mes esclaves, ni mes tyrans; pour ceux-la, s'ils
étaient assez fous ou assez présomptueux pour s'éprendre de moi, je
serais sans merci, je les raillerais, je les mettrais dans les positions
les plus ridicules, peut-être même les plus cruelles, selon mon caprice!
Plus ils montreraient d'opiniâtreté à m'aimer, plus j'en montrerais
moi, à me moquer d'eux.

--Tenez, ma cousine,--dit Gontran pour mettre un terme à un entretien
qui lui pesait,--vous déployez une telle vigueur d'esprit, une telle
force de caractère, que je suis de moins en moins embarrassé pour
arriver à ce que je voulais vous dire.

--Que voulez-vous me dire?

--Qu'entre parents, entre amis, il est certaines choses qu'on peut
s'avouer franchement. Je vous ai dit que Mathilde était jalouse de vous,
qu'elle redoutait votre présence... et que...--Gontran hésita.

--Et qu'elle serait tranquille et rassurée si j'abrégeais mon séjour
ici?

--Excusez-moi, ma cousine, mais...

--Mon Dieu, rien de plus simple. Pourquoi ne pas m'avoir dit cela tout
de suite? Pauvre et chère Mathilde, je regrette pourtant de la quitter
sitôt; elle d'abord, puis je regrette vos chasses qui m'amusaient
beaucoup; peut-être aussi je vous aurais même regretté, vous, si vous ne
m'aviez pas parlé d'amour. C'est dommage pourtant... mais il n'y a rien
à faire contre un soupçon jaloux... Il faudra seulement me donner
quelques jours pour préparer et pour amener mon mari à ce changement de
résolution si soudain; je m'en charge... Ah çà! vous ne m'en voulez pas,
mon cousin,--dit Ursule en tendant la main à Gontran avec cordialité.

--Je ne vous en veux pas... mais, je vous l'avoue, jamais je ne me
serais attendu à un pareil langage, à de pareilles idées de votre
part... je crois rêver.

Ursule reprit avec son sourire ironique:

--Pour une jeune femme qui, en sortant de l'hôtel Maran, est venue
habiter une fabrique en province, vous me trouvez assez étrange,
n'est-ce pas? vous n'y comprenez rien? Vous ne reconnaissez plus la
pauvre victime, la femme incomprise qui écrivait de si larmoyantes
élégies à cette pauvre Mathilde, qui en pleurait et qui avait raison,
car je pleurais moi-même en les écrivant, et quelquefois même je pleure
encore...

--Vous... vous! pleurer...

--Certainement, quand le vent est à l'ouest et qu'il y a dans l'air _ce
je ne sais quoi qui fait qu'on se pend_, comme disait mademoiselle de
Maran.

--Toujours mobile, toujours folle,--dit Gontran.

--N'est-ce pas que je suis une drôle de femme? Je parle de tout sans
rien savoir, je parle d'émotions de cœur sans les ressentir, j'ai
toutes les physionomies sans en avoir aucune; je suis effrontée,
moqueuse, inconséquente... Et pourtant, mon cousin, vous ne connaissez
de moi que ce que j'en veux laisser connaître. En mal comme en bien,
vous êtes encore à mille lieues de la réalité; mais ce dont vous pouvez
être certain seulement, c'est que je peux toujours ce que je veux
fermement. Ainsi, par exemple, tenez: j'ai plus de physionomie que de
beauté, plus de défauts que de qualités, plus de bavardage que d'esprit,
j'ai une fortune ordinaire, un nom ridicule... madame Sécherin, je vous
demande un peu... madame Sécherin! Eh bien! malgré tout cela, je veux
être cet hiver la femme la plus entourée, la plus à la mode de Paris,
avoir la maison la plus recherchée et faire tourner toutes les têtes en
finissant par la vôtre. Maintenant adieu, mon cousin... Je vais décider
mon mari à partir le plus tôt possible... nous irons faire un petit
voyage jusqu'à l'hiver... Je vais retrouver Mathilde dans le parc; je
lui tairai notre entretien, bien entendu... Pauvre femme! je la
plains... pauvre divinité... Hélas! quand on ne sait parler que le
langage des anges, ou court grand risque de se trouver ici-bas bien
dépareillée. Somme toute, j'aime mieux mon sort que le sien...
quoiqu'elle ait l'inqualifiable bonheur de vous avoir pour Seigneur et
maître!--ajouta Ursule avec un sourire moqueur.

Elle sortit en faisant un petit signe de tête à Gontran et lui envoya du
bout des doigts un gracieux baiser de l'air le plus malin.

Et puis j'entendis ma cousine fredonner en s'en allant un motif de
Freischütz de sa voix fraîche et sonore.



CHAPITRE IV.

FRAYEURS


Si j'avais un instant douté du changement extraordinaire que la
maternité avait apporté dans mon esprit en le mûrissant tout à coup, en
lui révélant un monde nouveau, les idées, les terreurs qui s'éveillèrent
en moi ensuite de l'entretien d'Ursule et de mon mari eussent suffi pour
me prouver cette incroyable transformation.

Qu'on me pardonne une comparaison bien usée, bien vulgaire... Un
admirable instinct apprend à la pauvre mère qui veille sur sa couvée que
le point noir, presque imperceptible, qu'on aperçoit à peine dans l'azur
du ciel est le vautour féroce, son plus mortel ennemi.

De même, après la conversation d'Ursule et de Gontran, je vis poindre le
germe d'un nouveau, d'un terrible malheur dans cet entretien qui, en
apparence, semblait devoir me rassurer.

Ma cousine n'aimait pas mon mari, elle raillait même dédaigneusement les
galanteries dont j'avais tant souffert....

Avec une effronterie révoltante elle se montrait à lui telle qu'elle
était... pire qu'elle n'était peut-être...

Elle avouait avec un superbe cynisme qu'elle ne pouvait être que lâche
esclave de l'homme qui la dompterait... maîtresse hautaine de l'homme
qui l'adorerait, et coquette impitoyable envers tous ceux qui ne
ramperaient pas à ses genoux ou qui ne lui mettraient pas
orgueilleusement le pied sur le front...

Elle avait dit encore à Gontran qu'elle ne l'aimerait jamais, parce que
l'amour d'un mari était ridicule; parce qu'il l'aimait, lui: et
pourtant, par deux fois, elle lui avait jeté cet insolent
défi:--_Malgré vous, vous m'aimerez toujours..._

Avant que d'être mère je serais sortie de ma retraite, rayonnante de
bonheur et de confiance; je me serais jetée à genoux en disant: Merci,
mon Dieu, vous avez permis que cette femme perfide, audacieuse, se
montrât sans fard, dévoilât toute la bassesse, toute la méchanceté de
son âme! Un moment mon mari s'est laissé prendre à ces dehors
séduisants; mais maintenant il la connaît, mais maintenant il n'aura
plus pour elle que mépris et qu'horreur. Quel homme, et Gontran plus que
tout autre encore, ne sentirait pas au moins sa fierté révoltée en
entendant cette femme lui parler si dédaigneusement!

Comment! lui Gontran, lui si beau, si séduisant, lui gâté par tant de
succès, par tant d'adorations, irait non pas aimer mais s'occuper
seulement d'une femme qui oserait lui dire: Je ne vous aime pas, je ne
vous aimerai jamais, et je vous défie de ne pas m'aimer!...

Oui, encore une fois, j'aurais remercié Dieu; le calme, le repos,
fussent pour longtemps rentrés dans mon cœur.

Mais, hélas! je l'ai dit, en une nuit j'avais, je ne sais par quelle
intuition, acquis la triste sagacité, la désespérante sûreté de jugement
que les années peuvent seules donner.

Je crois fermement que cette sorte de prescience m'était venue
soudainement parce qu'elle pouvait me servir à défendre l'avenir de mon
enfant. Hélas! mon Dieu, j'étais bien jeune encore, jamais je ne m'étais
appesantie sur les tristes misères de l'esprit humain, il fallait une
puissance surnaturelle pour me faire pénétrer ce tissu d'horribles
pensées.

Je croyais au bien jusqu'à l'aveuglement; je n'avais pas idée de ces
passions dépravées, qui, au lieu de rechercher ce qui est pur, noble,
salutaire et possible, sont au contraire honteusement aiguillonnées par
l'attrait de la corruption, du cynisme, de l'impossible.

Pouvais-je soupçonner qu'un homme, par cela même qu'une femme sans
mœurs lui dirait: Je ne vous aime pas, je ne vous aimerai jamais!...
que pour cela même cet homme dût adorer cette femme avec frénésie?

Non... non, mon Dieu; on m'eût dit que le cœur humain était capable
de ces énormités, que je l'aurais nié, que j'aurais pris cela pour un
blasphème.

Par quel mystère pourtant... moi jusqu'alors si heureusement ignorante
de ces misères, avais-je donc deviné, avais-je donc senti, oui
physiquement senti, à un atroce déchirement de mon cœur, que Gontran
allait de ce moment aimer cette femme, non-seulement plus qu'il n'avait
aimé ses premières maîtresses, non-seulement plus qu'il ne m'aimait...
mais plus qu'il n'aimerait jamais?

Quelle voix secrète me disait que cette passion fatale serait la seule,
la dernière passion de sa vie?

Quelle voix me disait que les hommes les plus légers, les plus blasés,
lorsqu'ils se prennent à aimer et surtout à aimer sans espoir une femme
perdue, aiment souvent avec une violence effrayante?

Comment avais-je senti qu'Ursule, dans son manége infernal, avait mis
en jeu les passions les plus irritantes de mon mari en lui disant:--Vous
êtes beau, vous êtes charmant, vous êtes habitué à plaire, et pourtant
je me raille de vous, et pourtant vous m'aimerez, et cet amour sera pour
moi une inépuisable raillerie... pour vous un inépuisable chagrin!

Et ce n'était pas encore assez pour cette femme. Comme il lui fallait
aviver, exalter l'amour de Gontran en allumant sa jalousie, elle a voulu
lui prouver qu'elle ne serait pas pour tous froide, méprisante,
moqueuse, comme elle l'était pour lui.

Aussi voyez... voyez... avec quelle ardeur passionnée, délirante, elle
lui peint alors l'émotion foudroyante qui bouleversera sa raison et ses
sens à la seule approche de l'homme qu'elle aimerait!...

A ces mots, empreints d'un délire brûlant et sensuel, voyez comme son
regard s'est perdu, comme sa joue a rougi, comme son sein a battu!...

Et lorsqu'elle parlait de son idolâtrie pour l'homme qui la dominerait
en tyran, avec quelle grâce humble, soumise, elle courbait son front
charmant! Comme on la voyait agenouillée, les mains jointes, implorant
un sourire de son maître en attachant sur lui ses grands yeux bleus
noyés de langueur, de tristesse et d'amour!...

Hélas!... hélas! il fallait que la séduction de cette femme fût bien
puissante, bien irrésistible, pour que moi, moi sa rivale, moi mère, moi
qui avais cette créature en horreur, j'aie senti, j'aie compris qu'en ce
moment non-seulement Gontran, mais tout homme, peut-être, devait devenir
éperdûment amoureux d'Ursule, tant il y avait en elle de fascination et
de charme!

Mon, non, Dieu ne me trompait pas en me donnant ces épouvantables
pressentiments! En me montrant le formidable orage qui se formait à
l'horizon, il voulait, dans sa miséricorde infinie, qu'une pauvre mère
seule et faible pût, sinon éviter, du moins conjurer peut-être les
affreux malheurs qui la menaçaient.

Je me sentis presque défaillir lorsque je sortis du cabinet où j'étais
restée cachée.

Je trouvai Gontran assis dans un fauteuil, le regard fixe, les bras
croisés sur sa poitrine, dans l'attitude de la réflexion et de la
stupeur.

Je fus obligée de m'appuyer légèrement sur son épaule pour le rappeler à
lui-même...

Il releva vivement la tête, et me dit ces seuls mots avec une expression
profonde et concentrée:

--Quelle femme!... quelle femme!... Oh! il faut qu'elle parte, Mathilde,
il faut qu'elle parte!

Ces paroles confirmèrent mes soupçons.

Dans la bouche de Gontran, lui toujours si maître de lui, ils avaient
une signification effrayante; il aimait cette femme ou il craignait de
l'aimer.

Une idée que j'accueillis d'abord comme une inspiration divine, me
poussait à apprendre à Gontran ce que je savais de la liaison d'Ursule
avec M. Chopinelle, ce dernier ayant sans doute été rangé par elle dans
la catégorie des esclaves.

D'abord je ne doutai pas que le dépit d'avoir échoué là où un homme si
ridicule avait réussi, ne dût inspirer à Gontran un invincible
éloignement pour Ursule; peut-être Gontran eût-il attaché d'autant plus
du prix à la conquête d'Ursule, qu'il aurait cru être son premier amour.

Je voulais aussi apprendre à mon mari avec quelle fausseté, avec quelle
perfidie Ursule avait amené la rupture de M. Sécherin et de sa mère...
J'allais tout dite, lorsque j'hésitai; je me demandai si ces révélations
n'irriteraient pas encore davantage la passion de Gontran, si sa vanité
ne serait pas encore plus excitée par le dépit d'être moins bien traité
qu'un provincial ridicule.

Et puis il pouvait croire Ursule vertueuse, malgré les théories
effrontées qu'elle affichait, et se résigner plus facilement à n'être
pas aimé d'elle, en songeant que personne n'avait été plus heureux que
lui... Mais je craignis que cette dernière conviction ne prêtât
peut-être plus d'attraits encore à ma cousine.

Agitée par tant de perplexités, je me résignai à attendre l'inspiration
du moment.

Mon mari était retombé dans une sorte de rêverie...

Je lui pris la main, je la serrai tendrement en lui disant:

--Merci... merci, mon noble Gontran, vous m'aviez dit vrai. Enfin Ursule
va partir, et nous serons heureux et tranquilles.

Gontran sourit avec amertume et me répondit:

--Vous avez dû être bien contente de me voir ainsi traité par Ursule?
cela doit vous rassurer, je l'espère?

Ne voulant pas laisser entrevoir mes craintes à Gontran, je lui dis:

--Sans doute, mon ami, je suis rassurée; mais je ne vois pas en quoi ma
cousine vous a si maltraité... Elle plaisantait, d'ailleurs...

--Elle plaisantait?... Et lors même qu'elle aurait plaisanté, n'était-ce
pas me traiter avec le dernier mépris?... De ma vie... non, de ma vie...
je n'ai été si insolemment joué; je restai là comme un sot, sans trouver
une seule parole. Quelle audace! quel cynisme!

--Mais, Gontran, il me semble que ce qu'Ursule vous a dit de plus cruel
est qu'elle ne vous aimerait jamais et qu'elle vous défiait de ne pas
l'aimer.

--Eh bien! n'est-ce rien que cela?

--Mais cela n'est rien puisque vous m'aimez, Gontran... Votre tendresse
pour moi vous empêche de ressentir de l'amour pour elle; il doit vous
être indifférent qu'elle ne vous aime pas.

--Sans doute, sans doute, vous avez raison... Ma pauvre Mathilde, je
vous aime... Oh! oui, je vous aime... Vous êtes bonne, généreuse,
vous!... vous avez du cœur, de l'élévation, de la grandeur d'âme,
tandis que votre cousine... Je vous le demande: qu'a-t-elle donc pour
plaire, après tout? un minois chiffonné, une taille accomplie, il est
vrai, un très-joli pied, de grands yeux tour à tour effrontés ou
langoureux, un persiflage impertinent, un grand fonds d'impudence...
mais ni cœur, ni âme... Avec cela, comédienne et fausse à faire
frémir... Plus j'y pense, moins je peux revenir de mon étonnement. Vous
seriez-vous attendue à cela d'elle, toujours en apparence si
mélancolique, si doucereuse? Certes, j'ai vu des femmes bien hardies,
bien... rouées, passez-moi le terme, mais jamais je n'ai rien rencontré
de pareil: j'en étais abasourdi... Ah! que j'aimerais à mater, à dominer
un tel caractère! Avec quel bonheur je lui rendrais alors dédain pour
dédain, sarcasme pour sarcasme! s'écria involontairement mon mari.

Je cachai mon visage dans mes mains, je fondis en larmes sans dire un
mot.

Je n'en pouvais plus douter, Ursule avait frappé juste.

Gontran était si préoccupé par ses pensées, qu'il ne s'aperçut pas de
mes larmes.

Il se leva brusquement, et continua en marchant à grands pas:

--Oh! je conçois bien qu'un homme soit sans pitié quand il parvient à
maîtriser l'un de ces caractères hautains et insolents... Alors avec
quel bonheur on humilie, on outrage même, car elles le méritent, ces
créatures jusque-là si orgueilleuses!--Puis il reprit avec un éclat de
rire forcé:--Mais c'est à mourir de rire, ces prétentions-là!... madame
Sécherin! je vous le demande un peu, madame Sécherin qui veut être à la
mode, qui veut avoir la meilleure maison de Paris et se moquer de tout
le monde. Ah! ah! ah!... c'est, sur ma parole, fort divertissant...
Est-ce que vous ne trouvez pas cela fort plaisant?... Mais,
qu'avez-vous? vous pleurez... Mathilde!

--Ah! Gontran, cet entretien nous sera fatal.

--Que voulez-vous dire?

--Il n'y a pas un mot d'Ursule qui n'ait laissé du dépit, de l'amertume
dans votre cœur...

--Du dépit! de l'amertume! parce que madame Sécherin dit que je n'ai pas
le bonheur de lui plaire! Ah çà, ma chère amie, à quoi pensez-vous? Pour
qui me prenez vous? Je n'ai pas grande vanité, mais je ne crois pas que
mon mérite souffre une grave atteinte du dédain de madame Sécherin. Ce
qui me paraît seulement d'une bouffonnerie excellente, c'est cette
prétention de sa part de me rendre amoureux d'elle... Ma pauvre
Mathilde, je vous ai fait ma confession; vous avez vu que je vous avais
dit vrai: je trouvais Ursule assez gentille; j'ai été, par galanterie,
entraîné un peu plus loin que je ne l'aurais voulu... Mais ça n'a jamais
été qu'un caprice, assez vif de ma part. Il n'y a rien dans cette
femme-là, rien, absolument rien... Amoureux d'elle, moi! Je plains bien
les malheureux assez sots pour se laisser prendre à ses filets...
Amoureux d'elle! mais ce serait l'enfer!... Avec un tel caractère...
amoureux d'elle... moi!... moi!...

Puis Gontran, par un brusque retour, me dit avec une expression, hélas!
qui me parut distraite et forcée:

--Moi! amoureux d'elle! comme si je n'avais pas près de moi mille fois
mieux qu'elle... comme si je n'avais pas la meilleure, la plus dévouée
des femmes... un ange de douceur et de bonté!... Pauvre Mathilde!
comment avez-vous pu craindre un instant la comparaison?... vous...
vous...

Et il retomba dans une sorte de rêverie.

Les derniers éloges qu'il me donna me firent un mal horrible.

Ils me rappelèrent ces odieuses paroles d'Ursule à mon mari: «Il faut
que je vous témoigne de mon dédain pour que vous pensiez à vanter votre
femme.»

Ma cousine avait raison, les louanges que me donnait Gontran lui étaient
arrachées par le dépit.

En me mettant au-dessus de ma cousine, il pensait plus à la blesser qu'à
me flatter.

--Le plus important pour nous,--dis-je à mon mari,--c'est qu'Ursule
quittera Maran sous très-peu de jours; elle décidera facilement M.
Sécherin à partir.

--Sans doute, sans doute, qu'elle parte; le plus tôt sera le mieux.

--Mon ami,--dis-je à Gontran après un moment de silence,--permettez-moi
de vous parler en toute franchise.

--Je vous écoute, ma chère amie.

--Ne trouvez-vous pas étrange que cet entretien, qui aurait dû me
rassurer complètement, puisqu'il vous justifiait à mes yeux, produise
sur vous et sur moi un effet contraire?

--Comment cela? Je ne vous comprends pas.

--Ursule a dit qu'elle ne vous aimait pas, qu'elle ne vous aimerait
jamais; que vos galanteries étaient sans conséquence, et qu'elle
partirait le plus tôt possible... Et pourtant, vous le voyez, je
pleure... Et pourtant vous ne pouvez cacher votre agitation.

--Eh! mon Dieu!--s'écria Gontran avec impatience...--c'est tout
simple... Vous pleurez... parce que vous pleurez de rien.. Je suis agité
parce qu'il est de ces choses qui, malgré soi, blessent
l'amour-propre... Que prétendez-vous conclure de cela? Allez-vous vous
faire l'écho d'Ursule, et dire comme elle que je suis ou que je serai
amoureux d'elle? C'est absurde; seulement je vous avoue qu'elle m'a
impatienté, je ne suis pas habitué à être raillé de la sorte: voilà
tout. Il y a mille manières de dire les choses. Elle m'aurait dit tout
simplement: J'ai été un peu coquette pour vous, oublions cela; restons
bons amis: si ma présence excite la jalousie de Mathilde, je partirai...
rien de mieux; mais à quoi bon cette profession de principes... et quels
principes! A quoi bon me dire effrontément que, si je ne lui plais pas,
d'autres lui plairont peut-être?... A quoi bon exprimer d'une manière si
passionnée, pour ne pas dire plus, l'ivresse qu'elle éprouverait dans
telle ou telle occasion?... Femme incompréhensible!... C'est que, dans
ce moment-là, elle avait l'air véritablement émue... En vérité, je m'y
perds... c'est une énigme... Mais qu'un autre que moi s'amuse à en
chercher le mot; je lui souhaite bien du plaisir! Après cela, une
volonté de fer... elle a voulu apprendre à monter à cheval et elle y
monte à merveille; elle s'est mis dans la tête d'être, l'hiver prochain,
une femme à la mode, elle est bien capable d'y réussir: elle a tout ce
qu'il faut pour cela...

--Vous pensiez tout à l'heure le contraire, mon ami; vous disiez que
c'était, de sa part, une prétention ridicule.

--Ah! mon Dieu, ma chère... si vous venez sans cesse épiloguer mes
moindres paroles, cela devient insupportable,--dit mon mari en frappant
brusquement du pied.--Je vous parle en toute confiance, en toute
sécurité, ne cherchez pas dans mes paroles autre chose que ce que je
dis.

Je regardai Gontran avec un étonnement douloureux.

--Mon ami, je vous ferai une seule observation... Depuis la fin de cet
entretien, vous m'avez sans cesse parlé d'Ursule et vous n'avez pas eu
la moindre pensée pour notre enfant...

Mon mari passa les mains sur son front et s'écria avec émotion.

--Pauvre et excellente femme!... c'est vrai, pourtant, ah! c'est mal,
bien mal, pardon, Mathilde... Tiens ces seuls mots de toi me rappellent
à mes devoirs, à mon amour; ces seuls mots me calment et me consolent
d'une sotte et ridicule blessure d'amour-propre. Eh bien! oui,
pardonne-moi ce dernier éclair d'orgueil. Oui, je me suis senti malgré
moi un peu piqué de n'avoir pas fait la moindre impression sur Ursule;
sais-tu pourquoi? parce que le sacrifice que j'aurais eu à te faire eût
été plus grand. Crois-moi, rien ne me sera plus facile que d'oublier
cette femme diabolique... Tu as raison, mon ange bien-aimé; notre
enfant... pensons à notre enfant. Entre cette douce espérance et mon
amour pour toi, pour toi désormais bien rassurée sur moi, le bonheur
nous sera facile. Pardon encore d'avoir pris à cœur les sarcasmes
d'Ursule; mais c'est qu'aussi elle me raillait à vos yeux, et, je ne
vous le cache pas, Mathilde, je suis très-fier de moi depuis que je suis
à vous. Pourtant, comme, après tout, vous m'aimez toujours autant,
n'est-ce pas? nous ne penserons plus à cette scène ridicule que pour
nous moquer de moi-même; ou mieux, parlons de notre enfant: ces douces
causeries seront notre refuge assuré contre toutes ces pensées
mauvaises.

L'arrivée d'un de nos fermiers qui voulait parler à mon mari termina cet
entretien.

Gontran sourit.

Mon premier mouvement fut d'être charmée des douces paroles qu'il venait
de me dire avec sa grâce habituelle: puis il me sembla que son accent
avait été nerveux, saccadé; que ses regards n'étaient pas d'accord avec
son langage.

On eût dit qu'il voulait s'étourdir sur sa situation, ou me rassurer par
quelques mois de tendresse.

Cependant il y avait quelque chose de touchant, de pénétré dans son
accent.

Néanmoins, plus je réfléchis à l'impression qu'Ursule avait faite sur
lui, plus je crus à un danger imminent.

Quelques jours auparavant j'aurais pleuré, pleuré, puis tenté quelques
plaintes timides et stériles; mais, appelée à de nouveaux devoirs, je
voulus changer complétement de conduite.

Je compris que je devais craindre la violence des chagrins, leur
réaction pouvait être fatale à mon enfant; je me promis donc de tâcher
désormais de ne jamais m'affliger pour des vanités, de me roidir contre
ma susceptibilité, de m'endurcir contre les souffrances morales, et
d'être, si cela se peut dire, extrêmement _sobre_ de douleurs.

Les circonstances présentes devaient mettre ma nouvelle résolution à une
rude épreuve.

J'essuyai mes larmes, je songeai froidement à ma position.

De ce moment, pour n'être plus écrasée sous les débris de mes
espérances, j'envisageai bravement la vie sous les douleurs les plus
sombres.

Je ne m'abuse pas sur la cause de cette courageuse résolution, je
possédais un trésor de bonheur et d'espérance que rien au monde ne
pouvait me ravir.

Quel que fût l'avenir, mon enfant me restait: car j'avais la conviction
profonde, inébranlable, que Dieu m'avait envoyé cette suprême
consolation dans mes chagrins, comme une religieuse récompense de mon
dévouement à mes devoirs.

Cette foi aveugle à la protection divine m'empêcha d'avoir jamais la
moindre frayeur sérieuse sur la vie future de ce petit être qui doublait
ma vie, qui devait me faire oublier bien des souffrances.

Je me traçai un plan de conduite avec la ferme résolution de n'en pas
dévier.

Huit jours suffisaient à Ursule pour décider son mari à quitter Maran;
si au bout de huit jours elle n'était pas partie, si d'ici là
j'acquérais la conviction que ses dédains affectés n'étaient qu'une
perfide manœuvre de coquetterie, j'étais résolue de suivre les
conseils de madame de Richeville.

Une fois seule avec Gontran, j'espérais par ma tendresse, par l'intérêt
que devait lui inspirer l'état dans lequel je me trouvais, j'espérais,
dis-je, chasser Ursule de sa pensée.

Sinon, si son amour pour elle grandissait avec les obstacles; si je
succombais après avoir lutté contre la détestable influence de cette
femme, de toutes les forces de mon amour, de mon dévouement, je
succomberais du moins avec dignité: mon enfant me resterait, et je
vivrais pour lui seul.

Il m'est impossible de dire le calme, la confiance, que me donna cette
résolution.

Je n'avais plus, comme par le passé, de ces effrois vagues, de ces
douleurs sans but et sans bornes.

C'est qu'autrefois... l'amour de Gontran perdu... il ne me restait rien,
rien qu'un désespoir immense, rien qu'une vie misérable et stérile, rien
que quelques pâles souvenirs qui devaient rendre, par comparaison, le
présent plus cruel encore.

Je m'agenouillai pour remercier Dieu de ne m'avoir pas endormie dans une
fatale confiance.

Sans vouloir descendre à un honteux espionnage, je me promis de tout
observer attentivement, de ne rien omettre de ce qui pouvait m'éclairer.



CHAPITRE V.

MADEMOISELLE DE MARAN.


Le lendemain de cette scène, quel fut mon étonnement de recevoir un mot
fort bref de mademoiselle de Maran! Elle m'annonçait qu'elle arriverait
en même temps que sa lettre, et qu'elle m'apprendrait elle-même la cause
de sa venue.

On eût dit en vérité que cette femme, avertie par un secret instinct des
nouveaux chagrins qui m'accablaient, venait pour jouir de mes tourments.

Si j'avais moins connu mademoiselle de Maran, je me serais étonnée de
l'audace de sa visite en me rappelant que la dernière fois que je
l'avais vue, elle n'avait pas dissimulé la haine qu'elle me portait.

Sa rencontre avec Ursule m'effrayait encore.

Si elle avait méchamment espéré, prévu, calculé que tôt ou tard Ursule,
se trouvant pour ainsi dire mêlée à ma vie, me serait un jour hostile,
elle devait être satisfaite et pouvait devenir une utile alliée pour ma
cousine.

Je réfléchissais avec amertume que le monde était ainsi fait, qu'on
était obligé de recevoir, d'accueillir chez soi ses ennemis les plut
mortels, sous le prétexte de parentés ou de liaisons qui rendent leur
animosité plus odieuse encore.

Je fis part à Gontran de la prochaine arrivée de ma tante.

Il accueillit cette nouvelle avec assez d'indifférence.

Je ne partageais pas sa quiétude. Un tel voyage était si en dehors des
habitudes de mademoiselle de Maran, qui n'avait pas quitté Paris depuis
quinze ans, que je lui soupçonnais quelque grave motif.

Environ vers les deux heures, ma tante arriva accompagnée de Servien,
d'une de ses femmes, d'un valet de pied qui lui servait de courrier, et
d'un chien-loup successeur de Félix.

Nous allâmes recevoir mademoiselle de Maran au perron du château.

Elle descendit assez lestement de voiture et n'était nullement changée:
elle portait toujours sa robe et son chapeau de soie carmélite.

Malgré mes tristes préoccupations, je ne pus m'empêcher de sourire de
surprise en voyant la capote de mademoiselle de Maran décorée d'un
nœud tricolore; le chapeau de Servien portait une énorme cocarde aux
mêmes couleurs patriotiques.

Ma tante s'aperçut de mon étonnement, et s'écria en entrant dans le
salon:

--Ça vous interloque, n'est-ce pas? de ce que je ne vous ai pas encore
entonné la _Marseillaise_, _Ça ira_ ou la _Parisienne_, autre complainte
patriotique, démagogique, emblématique et orléanique qui vaut bien les
autres bucoliques de la République... Dites donc, citoyen et citoyenne,
je vous fais l'effet d'une fameuse _tricoteuse_ ou _vainqueuse_ de
juillet avec mes rubans tricolores, n'est-ce pas? Vous croyez peut-être
que je viens vous annoncer mon mariage avec M. de Lafayette, pour la
première sans-culotide de frimaire... par-devant l'autel de la Patrie?
Eh bien! vous vous trompez; tenez, les voilà sous mes pieds, ces beaux
rubans tricolores, les voilà au feu,--dit ma tante en arrachant de son
chapeau le nœud, et en le jetant dans la cheminée après avoir marché
dessus avec une rage comique.

--A merveille, madame!--dit Gontran en riant aux éclats,--je vous
croyais ralliée.

--Comment, ralliée? Ah çà! est-ce que vous prétendez vous moquer de moi,
monsieur de Lancry? Figurez-vous donc que si j'ai consenti à m'attifer
de ces exécrables couleurs qui puent le peuple, l'empire et la
guillotine, c'était pour voyager tranquille.

--Et votre royalisme ne s'est pas révolté de cette concession,
madame?--dit Gontran.

--Est-ce que mon royalisme a quelque chose à voir là-dedans? Est-ce
qu'on regarde aux moyens de salut quand ils sont bons? Du temps du
citoyen Cartouche et du citoyen Mandrin, est-ce que je me serais fait
faute d'user d'un sauf-conduit de ces messieurs pour pouvoir traverser
leurs bandes sans danger? Eh bien! cette abominable cocarde et ce
passe-port timbré d'un imbécile de coq gaulois qui m'a tout l'air d'un
gras citoyen du Maine, ne sont que des sauf-conduits... j'en use, mais
je les méprise... vous comprenez?

--Parfaitement, madame; mais à quel heureux hasard devons-nous votre
bonne visite?

--Figurez-vous donc, mon pauvre garçon, qu'ils vont juger, c'est-à-dire
condamner ces malheureux ministres; il y a des émeutes tous les jours à
Paris: on parle de piller les hôtels; de faire un second 93. J'ai fourré
mon argenterie dans une cachette que le diable ne déterrerait pas;
j'apporte mes diamants et cinq mille louis dans le double-fond de ma
voiture, et je viens attendre ici les événements. Si ça se calme, je
retourne à Paris; si ça augmente, j'émigre en Angleterre encore une
fois; mais, quant à présent, Paris n'est pas tenable. Toute ma société
s'est effarouchée et envolée, il y avait bien de quoi. Les uns ont suivi
ce pauvre bon vieux roi et madame la dauphine; les autres vont en Vendée
attendre _Madame_, et, Dieu merci, ils donneront longtemps du fil à
retordre à ces nouveaux _bleus_: les autres, enfin, ont fait un
sauve-qui-peut qui en Italie, qui en Allemagne, comme du temps de la
première révolution. Ma foi! je m'ennuyais à Paris, lorsque, pour
changer, la peur est venue me talonner; c'est ce qui me procure le
bonheur de venir vous embrasser, mes chers enfants. J'aime tant à
contempler votre joli petit ménage, ça me réjouit le cœur; je me dis
en le voyant: C'est pourtant grâce à moi que ces deux cœurs si bien
faits l'un pour l'autre sont unis par une chaîne fleurie. Ah!... ah!...
ah!... mais voyez donc l'effet de la campagne... je parle déjà comme une
églogue... Où sont donc vos pipeaux, s'il vous plaît, beau sylvain? Je
voudrais chanter votre bonheur sur la double flûte des bergers
d'Arcadie!

La gaieté de mademoiselle de Maran m'effrayait; son rire aigre et
strident annonçait toujours quelque méchanceté.

Selon son habitude, ma tante avait, en entrant, mis ses lunettes,
quoiqu'elle n'eût ni à lire, ni à travailler; mais elles lui servaient,
pour ainsi dire, à cacher son regard: à l'abri de leurs verres, elle
pouvait observer à son aise sans être remarquée.

Je m'aperçus que, tout en causant, elle examinait attentivement la
figure de mon mari et la mienne.

--Et Ursule,--dit mademoiselle de Maran,--avez-vous de ses nouvelles?

--Elle est ici depuis quelques jours avec son mari, madame,--lui
répondis-je.

--C'est-y possible? Comment! nous sommes donc tout à fait en famille?
Mais voyez donc comme j'arrive à propos. Mais où est-elle donc, cette
chère fille?

--Elle se promène avec M. Sécherin; elle va bientôt rentrer, je
l'espère,--dit Gontran.

--Elle se promène avec son mari!--s'écria mademoiselle de Maran,--et je
vous trouve ici avec votre femme, Gontran! Mais c'est la terre promise
des ménages que cet endroit-ci, mais c'est pharamineux, mais c'est une
manière de vie patriarcale tout à fait attendrissante... Elle se promène
seule avec son mari! comme c'est bien à elle! car il est bête comme une
oie, son mari, et il a autant de conversation qu'une autruche... Mais,
dites donc, mes enfants, est-ce qu'ils s'accordent toujours entre eux la
mignarde et touchante réciproque de Bellotte et de Gros-Loup?

--Vous trouverez Ursule fort changée, madame,--dis-je à mademoiselle de
Maran en souriant avec amertume.

--Changée! est-ce qu'elle n'est plus jolie comme autrefois?

--Si, madame, elle est toujours charmante, mais son caractère s'est
développé; elle est maintenant beaucoup moins mélancolique.

--Ah! ah! ah!... je ris malgré moi,--dit mademoiselle de Maran,--en
pensant combien ma partialité pour vous m'aveuglait, Mathilde... Vous
souvenez-vous comme je grondais toujours Ursule à tout propos, comme je
la trouvais laide! je puis bien vous dire cela maintenant, mes enfants.
Eh bien! c'était une affreuse injustice: je la trouvais, au contraire,
spirituelle, charmante; et même, on peut dire ça devant un mari, parce
que les maris en disent bien d'autres lorsque leurs femmes ne sont pas
là... eh bien! je trouvais à Ursule plus de physionomie, plus de
gentillesse qu'à vous, ma chère Mathilde... C'était pourtant par amour
pour vous et pour vous louer aux dépens de votre cousine, que je faisais
ces affreux mensonges-là. Étais-je fausse, hein! c'est-à-dire étais-je
bonne! car, moi, lorsque l'attachement m'emporte, je suis capable de
tout... Ah çà! dites donc, chère petite, n'allez pas, après cela, vous
figurer que vous êtes moins belle qu'Ursule, au moins; vous l'êtes mille
fois davantage, sans contredit. Elle ne peut pas lutter avec vous pour
la régularité des traits; mais elle a ce je ne sais quoi, ce montant, ce
piquant, cet entrain qui tourne la tête de ces garnements-là.

Et elle me montra Gontran en riant aux éclats... Puis, se penchant à mon
oreille, elle me dit à mi-voix toujours en riant:

--Ah çà! est-ce que vous n'en êtes pas jalouse, de cette diablesse
d'Ursule? Défiez-vous de ces sœurs _sainte-n'y-touche_ qui ont des
sourires de Madeleines repentantes et des regards de Vénus Aphrodite!

Ma tante aurait calculé chacune de ses paroles avec la méchanceté la
plus réfléchie, qu'elle ne m'aurait pas blessée plus cruellement.

Cette circonstance me fit croire qu'il y avait des _hasards_ pour les
caractères odieux comme pour les caractères généreux.

Les uns comme les autres sont souvent servis par d'étranges fatalités.

Gontran lui-même, malgré son sang-froid, fut aussi interdit que moi des
tristes plaisanteries de mademoiselle de Maran; il ne put que balbutier
avec un sourire forcé:

--Croyez-vous donc, madame, qu'il me soit possible d'être infidèle à ma
chère Mathilde? Ne sommes-nous pas, comme vous l'avez dit, le modèle des
bons ménages?

--Est-ce que vous ne voyez pas que je plaisante, vilain libertin? Je
voudrais bien apprendre que vous lui fussiez infidèle... A la campagne,
ça n'aurait pas d'excuse; à Paris, c'est différent: l'enivrement du
monde, _l'occasion_... _l'herbe tendre_... Comme qui dirait la belle
princesse Ksernika... Mais ici, fi donc, fi donc!... Pauvre chère
petite!... Vous qui avez été toujours si bien pour Gontran... Tenez... à
l'endroit de cet abominable Lugarto, par exemple.

Je pâlis. Gontran se redressa comme s'il avait été mordu par un serpent,
et dit à mademoiselle de Maran.

--De grâce, madame, ne parlons plus de cela... Ne me rappelez pas une
scène pénible...

--Comment! que je ne parle pas de cela, affreux ingrat que vous êtes! Je
vous dis que j'en parlerai moi... j'en veux rabâcher... Trouvez donc,
s'il vous plaît, une femme qui, pour charmer le créancier de son mari,
s'expose à se perdre de réputation! Mais c'est tout bonnement sublime,
cela, mon cher ami.

--Madame,--s'écria Gontran,--c'est une infâme calomnie; à la face de
tous, je l'ai dit tout haut à ce misérable.

--Eh mon Dieu! je le sais bien, que c'est une calomnie, mes pauvres
enfants, je sais bien que Mathilde est innocente et pure comme le jeune
cygne qui sort de sa blanche coquille, mais...

Je vis où tendait la conversation que voulait engager mademoiselle de
Maran; je l'interrompis et je lui dis avec une fermeté qui l'étonna
comme elle étonna Gontran:

--Vous nous avez fait, madame, l'honneur de venir nous voir; nous ne
pouvions nous attendre à cette visite; nous serons toujours très-heureux
de vous posséder, nous n'oublierons jamais que cette maison a appartenu
à votre frère, nous ferons tout pour vous y recevoir de notre mieux;
mais il nous est permis d'espérer, madame, que vous ne prendrez pas à
tâche d'éveiller de bien douloureux souvenirs pour moi et pour mon mari.

--Mais, ma chère...

--Mais, madame,--repris-je d'une voix plus haute et interrompant encore
mademoiselle de Maran,--mais, madame, puisque vous avez oublié les
motifs qui semblaient devoir à jamais empêcher un rapprochement aussi
intime entre vous et moi, il nous est du moins permis d'espérer qu'il ne
sera pas dit un mot de ces calomnies odieuses dont vous vous faites
l'écho; je crois que ce n'est pas solliciter un trop grand sacrifice de
votre part... Si vous nous accordez cette grâce, madame, nous vous
serons très-reconnaissants, et vous trouverez peut-être quelque plaisir
à voir unis et heureux ceux qu'involontairement, sans doute, vous
eussiez aigris et divisés...

Mon sang-froid, mon calme firent sur mademoiselle de Maran et sur
Gontran un effet singulier et inattendu.

Ma tante, après quelques moments de silence, reprit avec ironie en
regardant Gontran:

--C'est donc maintenant Mathilde qui dit, _nous_? Comment, mon pauvre
vicomte, l'autorité est tombée de lance en quenouille?

--Mathilde parle un peu pour moi et beaucoup pour elle, madame,--dit
Gontran.--je me joins à elle pour vous prier d'oublier des événements
qui nous attristent; mais je ne me permets pas de mettre des conditions
à votre séjour ici,--ajouta Gontran en me regardant sévèrement.

Quoique je ne m'attendisse pas à voir mon mari prendre presque le parti
de mademoiselle de Maran contre moi, je ne me laissai pas abattre.
Satisfaite d'une fermeté de langage qui me surprenait moi-même:

--Je ne mets de conditions qu'à ma présence ici, madame; j'ai eu
l'honneur de vous dire que je me souviendrais toujours que vous êtes la
sœur de mon père, et que vous êtes ici chez M. Lancry. S'il m'était
malheureusement impossible d'accepter certaines plaisanteries, je vous
prierais d'excuser mon départ: M. de Lancry voudrait bien se charger de
vous faire les honneurs de Maran, et je partirais, dis-je, à l'instant
pour Paris.

Je m'étais exprimée avec tant de résolution que mademoiselle de Maran
s'écria:

--Ah çà! c'est qu'elle le ferait comme elle le dit; mais, je ne
reconnais plus votre femme, mon pauvre Gontran, qu'est-ce qu'il y a
donc?

--Il y a, madame, que j'ai _besoin_ de ne plus souffrir, que je suis
décidée à éviter tous les chagrins que je pourrai désormais éviter.

--Peste! vous n'êtes pas dégoûtée, chère petite: ah çà! vous voulez vous
dorloter, vous soigner, ce me semble?

--Oui, madame... j'ai besoin de me _soigner_, comme vous dites.

Malgré ses préoccupations, un tendre regard de Gontran me prouva qu'il
m'avait comprise.

Mademoiselle de Maran reprit ironiquement:

--Eh bien! chère petite, c'est convenu, nous ferons un programme des
sujets qui me sont interdits:

1º le Lugarto et les calomnies relatives au susdit,--2º l'infidélité que
Gontran vous a faite avec la belle princesse Ksernika,--3º toute
comparaison qui pourrait faire penser que je trouve Ursule plus piquante
que vous;--4º enfin toute allusion aux soins empressés que, par la pente
naturelle des choses, ce garnement de Gontran pourrait avoir la
tentation de rendre à Ursule au détriment de cet imbécile de M.
Sécherin, qui, soit dit entre nous, ne perdra pas pour attendre:
mais... tenez, justement le voilà... le voilà... Mon Dieu... comme ça se
trouve bien!

M. Sécherin entrait à ce moment dans le salon avec sa femme.

--Tiens... tiens...--s'écria-t-il joyeusement,--voilà cette bonne madame
de Maran.

--Moi-même, en chair et en os, mon bon monsieur Sécherin,--justement je
parlais de vous à l'instant. Bonjour, Ursule... bonjour, chère
petite,--dit mademoiselle de Maran en se levant pour baiser Ursule au
front,--je suis tout heureuse de vous voir réunies. Voilà ce que je
rêvais, vous voir toujours vivre ensemble comme deux sœurs... vous
quitter le plus rarement possible...

--Et même ne pas nous quitter du tout si ça se peut,--s'écria M.
Sécherin.--Il n'y a rien de tel que la vie de famille... n'est-ce pas,
mademoiselle de Maran? vous comprenez ça, vous qui êtes la crème des
bonnes femmes?

--Ah! monsieur Sécherin! je vas recommencer à vous gronder si vous
continuez à m'appeler _crème_! je vous en avertis; d'abord ça effarouche
ma modestie, et puis ça va me compromettre comme aristocrate. Vous êtes
encore bon là avec votre _crème_! monsieur Sécherin! Est-ce qu'après les
glorieuses journées de juillet, qui ont fondé l'égalité, la fraternité,
la liberté, il y a encore de ces distinctions-là? Appelez-moi bonne
femme tout uniment, mais pas crème... ou je me révolte!

--Allons, va pour bonne femme; mais vous êtes une fameusement bonne
femme... si bonne...--ajouta M. Sécherin en devenant tout à coup
sérieux,--si bonne que vous me rappelez ma pauvre mère comme ma pauvre
mère vous rappelait à moi.

--Cette comparaison-là fait à la fois mon éloge, celui de madame votre
mère, et par-dessus tout celui de votre judiciaire, mon bon monsieur
Sécherin. Mais est-ce que vous auriez eu le malheur de la perdre?

--Non, non, Dieu merci... mais il y a eu bien du nouveau depuis que je
ne vous ai vue, allez...

--Ah! bah! contez-moi donc cela, vous savez comme je m'intéresse à ce
qui vous regarde; qu'est-ce qu'il y a donc, mon pauvre monsieur
Sécherin?

En vain Ursule, redoutant l'indiscrétion de son mari, lui fit signes sur
signes, il ne s'en aperçut pas, et continua:

--Mon Dieu! oui, nous nous sommes séparés d'avec maman.

--Pas possible! mon pauvre cher enfant; vous vous êtes séparé d'avec
votre maman? Et pourquoi cela, Jésus mon Dieu?

--Parce que maman avait pris Ursule en grippe, et qu'elle s'était
imaginé que cette pauvre Bellotte se laissait faire la cour par
Chopinelle, notre sous-préfet, qui a été du reste destitué par la
révolution de juillet.

La physionomie de mademoiselle de Maran, jusque-là comique et moqueuse,
devint tout à coup digne, sévère; elle dit à M. Sécherin:

--Douter de la vertu d'Ursule serait douter de la moralité de
l'éducation et de la solidité des principes que je lui ai données.
Monsieur Sécherin, il fallait que madame votre mère fût cruellement
prévenue contre Ursule pour croire à une telle énormité... Vous savez
que l'attachement ne m'aveugle pas, moi. Eh bien! je vous suis et je
vous serai toujours caution de la régularité d'Ursule; quoique les
apparences puissent être contre elle, ne les croyez jamais, les
apparences... car cette charmante enfant vous aime encore plus qu'elle
ne vous le laisse voir.

--Ah! madame, il sera dit que vous me mettrez toujours du baume dans le
sang!--s'écria M. Sécherin,--de ma vie je n'ai douté d'Ursule, je vous
en donne ma parole d'honneur... mais j'en aurais douté que ce que vous
me dites là détruirait mes soupçons les plus enracinés.

--Madame,--dit Ursule,--vous êtes trop bonne, trop indulgente...

--Pas du tout, je suis juste, je rends hommage au mérite, ça me fait
tant de plaisir de vous trouver ainsi unis! Vous n'avez pas d'idée comme
çà me ravit de voir vos deux charmants ménages s'entendre si bien
ensemble; ça me touche à un point que je ne peux pas vous dire. Ce qui
me plaît surtout de votre rapprochement, c'est de penser que tout cela
n'est rien encore, et que plus vous irez, plus l'avenir resserrera vos
liens: mais c'est à dire que vous finirez par faire une famille si
étroitement unie et confondue qu'on n'y reconnaîtra plus rien du tout;
ça sera une manière de communauté, la confraternité dans le goût de
_Melimelo_, d'Otaïti ou de l'âge d'or, où l'on n'avait à soi que ce qui
appartenait aux autres, n'est-ce pas, mon bon monsieur Sécherin?

--C'est vrai, madame,--dit il en riant,--seulement, moi et ma femme,
nous y gagnons trop, à ce marché-là.

--Laissez-moi donc tranquille avec votre modestie, vous y gagnez trop!
Est-ce qu'on parle ainsi entre amis? Est-ce que d'ailleurs chacun n'y
met pas du sien? n'êtes-vous pas comme frère et sœur avec Mathilde?
si Gontran regarde votre femme comme la sienne, est-ce que, à son tour,
votre femme n'aime pas Gontran au moins autant que vous? Qu'est-ce que
vous venez donc nous chanter avec vos gains, alors?

--Vous avez raison, madame, vous avez raison,--s'écria gaiement M.
Sécherin:--apporter son cœur et son dévouement en _commandite_ dans
une société pareille, comme nous disons en affaires, c'est y mettre tout
ce qu'on peut y mettre, et ça vous donne droit égal au partage du
bonheur.

--L'entendez-vous?--nous dit mademoiselle de Maran en frappant dans ses
mains;--l'entendez-vous, je vous le demande? Mais c'est qu'elle est
charmante, sa comparaison commerciale et commanditaire! C'est donc
Ursule qui vous inspire de ces jolies choses-là? Ce que c'est pourtant
que l'influence d'une honnête jeune femme; comme ça vous polit, comme ça
vous façonne! Certes, mon bon monsieur Sécherin, vous aviez déjà
d'excellentes qualités; mais il vous manquait un je ne sais quoi de fin,
de délicat, de distingué dans l'expression, que vous possédez maintenant
à merveille. Vous n'êtes plus du tout le même homme; votre rudesse,
votre franchise primitive sont tempérées, adoucies par une urbanité
toute pleine de grâce et de mignardise... Ah! ça! mais dites donc...
n'allez pas en piaffer, au moins! vous n'êtes pour rien du tout
là-dedans.

--Comment, madame?

--Mais, certainement, si vous êtes ainsi, ça n'est pas plus votre faute
que ça n'est la faute de l'églantier lorsqu'il devient rosier... Vous
êtes tout bonnement l'ouvrage de cette charmante petite jardinière que
voilà... Elle vous a _greffé_... mon bon monsieur Sécherin, elle vous a
_greffé_.

--Mais c'est que la comparaison est très-juste,--s'écria M.
Sécherin,--elle m'a greffé... je suis _greffé_!...

--Comment donc! et à double écusson encore, mon cher monsieur!--dit
mademoiselle de Maran en regardant Ursule avec un sourire si méchant que
je compris qu'il devait y avoir quelque double entente outrageante dans
la plaisanterie de mademoiselle de Maran.

--Après cela,--dit naïvement M. Sécherin,--peut-être que vous vous
moquez de moi? Vrai, suis-je changé à mon avantage?

--Mon bon monsieur Sécherin,--dit gravement ma tante,--je n'ai peut-être
qu'une seule qualité au monde, c'est une véracité... brutale; pourquoi
donc que je vous dirais cela, si je ne le pensais pas? Vous ai-je ménagé
quand je trouvais à reprendre dans votre manière de dire?

--Non; ça, c'est vrai. Eh bien! au fait, je vous crois et je veux vous
croire; parce que, si je suis changé en bien, c'est grâce à Ursule,
comme vous dites: mais jamais je ne m'étais aperçu de ce changement-là.

--Cette modestie timide et charmante vient consacrer ce que j'ai dit,
mon bon monsieur Sécherin; mais je me tais de peur de rendre Ursule trop
orgueilleuse d'elle et de vous. Ah çà! je vous laisse; je vas demander à
Mathilde de me conduire chez moi, car je suis un peu fatiguée de la
route. Sans compter que ces abominables couleurs tricolores m'ont causé
un affreux mal de cœur. Heureusement, le calme champêtre... la vue
des heureux que j'ai faits... tout ça va me remettre... Ah, ça! je vous
laisse à vos amours tous tant que vous êtes, car je jabotte comme une
pie dénichée.



CHAPITRE VI.

SOUVENIRS D'ENFANCE.


Je ne pouvais deviner la véritable cause de la brusque arrivée de
mademoiselle de Maran, je cherchais à me persuader que sa venue n'avait
pas d'autre motif que celui qu'elle m'avait donné; les journaux que nous
recevions de Paris parlaient, en effet, de troubles assez graves dans
cette ville.

Pourtant les terreurs de ma tante me semblaient exagérées. Si
j'admettais qu'une autre raison l'eût amenée à Maran, malgré moi
j'étais effrayée; sa présence me présageait quelque nouveau malheur.

J'observais attentivement Gontran; il était distrait, préoccupé, rêveur.

Ursule avait évité plusieurs fois de se trouver seule avec moi; j'avais
hâte de la voir partie.

Je ne savais si elle avait préparé et disposé son mari à quitter Maran;
j'en parlai plusieurs fois à Gontran; il me dit que ma cousine l'avait
assuré qu'elle était obligée d'agir avec ménagement pour rompre des
projets arrêtés depuis si longtemps, mais qu'elle espérait sous peu de
jours y parvenir.

Je n'avais pas voulu apprendre à Ursule et à mademoiselle de Maran dans
quel étal je me trouvais, c'était un bonheur dont je voulais jouir seule
et dans le secret le plus longtemps possible.

Ma tante continuait de se moquer de M. Sécherin, et semblait observer
attentivement Ursule et mon mari.

Elle tenait fidèlement sa promesse et ne parlait plus d'un passé qui
éveillait en moi des souvenirs si pénibles. Sans doute elle savait que
je serais assez résolue pour agir, ainsi que je le lui avais dit, et
pour quitter Maran plutôt que de souffrir de nouvelles perfidies.

Elle avait trop de sagacité, trop de pénétration, pour ne pas
s'apercevoir d'un changement remarquable dans les manières de Gontran;
lui autrefois joyeux, brillant, animé, était devenu pensif, concentré,
quelquefois brusque et impatient, d'autres fois morne, accablé. Mes
inquiétudes augmentaient de jour en jour; je craignais, comme je
l'avais pressenti, que son goût pour ma cousine contrarié, irrité par
l'indifférence affectée de celle-ci, ne prît tout le caractère de la
passion.

Je remarquai de nouveau sur ses traits contractés ce sourire triste,
nerveux, qui n'avait pas assombri sa figure depuis qu'il avait échappé à
l'influence de M. Lugarto.

Plusieurs fois je le surpris dans le parc se promenant à grands pas; une
fois je vis qu'il avait pleuré... Rarement il me parlait avec dureté;
souvent, au contraire, il me traitait avec une tendresse inusitée.

Hélas! à ces retours de bonté, je m'apercevais bien qu'il devait
souffrir.

Lorsque Ursule se trouvait en tiers avec mon mari et moi, elle affectait
une gaieté folle qui augmentait encore la tristesse de Gontran. Elle
déployait à peu près le même cynisme moqueur qu'elle avait montré dans
son entretien avec mon mari; seulement, par égard pour la présence de M.
Sécherin, au lieu de donner ces sentiments comme siens, elle les
attribuait à un être imaginaire, à je ne sais quelle héroïne de roman:
véritable démon dont elle s'amusait à rêver l'existence.

Je ne puis le nier, Ursule, dans ces conversations, continuait de
déployer infiniment d'esprit et de se montrer véritablement supérieure à
Gontran. Ce que je ressentais pour elle était bizarre, inexplicable; je
la haïssais à la fois, et d'avoir rendu mon mari amoureux d'elle, et de
rire méchamment des tourments qu'il éprouvait.

Elle eût paru partager l'affection de Gontran, que j'aurais été
horriblement malheureuse, plus malheureuse encore sans doute que de la
voir le dédaigner... mais j'aurais été moins effrayée peut-être.

L'ironie perpétuelle d'Ursule prouvait qu'elle ne ressentait rien,
qu'elle dominait complétement M. de Lancry, et c'est surtout cette
influence que je redoutais.

Quelque temps après l'arrivée de mademoiselle de Maran, je fus un jour
réveillée de très-grand matin par un bruit de voiture.

Après avoir écouté de nouveau je n'entendis plus rien, je crus m'être
trompée, je me rendormis.

Blondeau entra chez moi. Je lui demandai si elle n'avait rien entendu.

Elle avait entendu comme moi un bruit de voiture; ce qui était tout
simple,--ajouta-t-elle,--puisque M. Sécherin était parti le matin à
quatre heures..

--Avec Ursule? m'écriai-je.

--Non, madame,--me répondit Blondeau;--le domestique de M. Sécherin a
dit que son maître partait de très-bonne heure afin de pouvoir arriver
dans la nuit à Saint-Chamans, où il allait pour affaires.

Dans mon anxiété, je fis prier Ursule de passer chez moi.

Elle entra bientôt.

--Votre mari est parti sans vous?--m'écriai-je.

--Mon Dieu! de quel air courroucé tu me parles, ma chère Mathilde! Qu'y
a-t-il donc de si étonnant à ce départ?

--Ce qu'il y a d'étonnant!--repris-je, confondue de tant d'audace.

--Certainement, rien de plus simple. Hier soir, après nous être retirés
chez nous, mon mari m'a parlé comme d'habitude de ses affaires; tout à
coup il s'est souvenu en feuilletant son carnet qu'il y avait à
Saint-Chamans une vente de terres dont quelques-unes sont voisines des
nôtres et qu'il désire acquérir; il n'a voulu déranger personne; ce
matin, au point du jour, il a envoyé chercher des chevaux et m'a priée
de l'excuser auprès de toi. Il ne sera absent que très-peu de temps, et
il profitera de cette occasion pour visiter celle de ses propriétés qui
se trouve dans le voisinage de Saint-Chamans.

J'étais indignée: Ursule avait sans doute à dessein laissé échapper
cette occasion si naturelle de quitter Maran; elle avait donc des
projets sur Gontran; mes soupçons se justifiaient de plus en plus.

Depuis trop longtemps je me contraignais trop envers ma cousine, pour
pouvoir dissimuler davantage; je ne me crus plus obligée de lui cacher
que j'avais assisté à son entretien avec Gontran, et je lui dis:

--Quel intérêt avez-vous donc à rester ici, puisque vous n'avez pas
profité du départ de votre mari pour quitter Maran?

Ursule, fidèle à son système de fausseté, ne leva pas encore le masque,
et me répondit avec une expression d'étonnement douloureux:

--Mais, encore une fois, Mathilde, qu'as-tu donc? En vérité je ne sais
que penser. Tu me dis _vous_, tu me parles de quitter Maran comme si ma
présence te gênait; qu'est-ce que cela signifie?

--Cela signifie qu'il y a huit jours j'ai entendu votre entretien avec
mon mari; oui, j'étais dans l'un des cabinets de cette alcôve: j'avais
dit à Gontran combien son empressement auprès de vous me chagrinait, et
il m'avait aussitôt proposé de vous demander de quitter Maran.--Je ne
pus m'empêcher de prononcer ces derniers mots avec un orgueil
triomphant.

Ursule fronça légèrement les sourcils et sourit avec amertume:

--Ainsi,--me dit-elle en me regardant fixement,--ton mari savait que lu
étais là pendant notre entretien?

--Il le savait... Comprenez-vous maintenant, comprenez-vous que je
m'étonne de ce qu'après avoir promis à mon mari de vous éloigner, vous
restiez ici malgré le départ de M. Sécherin?

--Eh bien! puisque tu étais là, entre nous j'en suis ravie, ma chère
Mathilde, tu dois être contente, j'espère?

--Contente?...

--Oui, sans doute. Tu l'as vu, j'ai assez maltraité ton vilain infidèle
pour qu'il n'ait plus maintenant envie de l'être. Me suis-je montrée
assez bonne amie? aller jusqu'à me faire voir à lui sous le jour le plus
odieux pour changer en éloignement, en haine peut-être, le goût qu'il
prétendait avoir pour moi!

--Et vous croyez m'imposer par ce mensonge?

--Un mensonge?... Mais tu étais là... souviens-toi donc du dédain avec
lequel je l'ai traité... Tu étais là?... qui m'aurait dit pourtant que
j'avais si près de moi la récompense de ma vertueuse conduite?... Tiens,
Mathilde, je ne puis croire à un hasard si heureux... si providentiel...
comme dirait ma belle-mère...--Et Ursule éclata de rire.

Cette fois, du moins, ma cousine était franchement ironique et
malveillante.

--Écoutez-moi, Ursule,--lui dis-je.--Il n'est plus temps de railler; la
conversation que je vais avoir avec vous sera grave, ce sera sans doute
la dernière que nous aurons ensemble.

--J'en doute fort!--s'écria impérieusement Ursule,--car j'ai, moi, à
vous demander compte de la déloyauté de votre conduite et de celle de
votre mari.

--Que voulez-vous dire?

--En vous cachant pour épier un entretien que je croyais secret, vous
commettiez un abus de confiance, vous me rendiez votre jouet...
savez-vous que je pourrais vouloir m'en venger!

--J'aime mieux ces fières paroles, Ursule, que votre mélancolie
doucereuse dont j'ai été trop longtemps dupe; je sais au moins qu'en
vous j'ai une ennemie... Eh bien!... soit...

--Je n'ai aucune envie d'être votre ennemie; vous avez eu envers moi un
mauvais procédé, j'ai le droit de m'en plaindre, et je vous dis que je
pourrais vouloir m'en venger: voilà tout.

--Mais, depuis votre arrivée ici, ne prenez-vous pas à tâche de porter
le trouble dans cette maison?

--Qu'avez-vous à me reprocher? Puis-je empêcher votre mari d'avoir du
goût pour moi? Puis-je faire mieux que de le railler, que de lui ôter
tout espoir, que de lui promettre de partir, puisque vous et lui le
désirez?

--Pourquoi donc, alors, n'êtes-vous pas partie ce matin? l'occasion
n'était-elle pas parfaite? Je vous dis, moi, que, si vous aviez
l'intention d'ôter tout espoir à mon mari, au lieu d'étaler je ne sais
quelle métaphysique de sentiments effrontés, au lieu de lui dire: «_Je
ne vous aimerai jamais, mais je pourrai en aimer d'autres
passionnément_;» si vous lui aviez dit simplement: Je suis attachée à
mes devoirs; votre femme est mon amie, ma sœur, jamais je ne trahirai
ni elle, ni mon mari; ce langage eût été digne et noble... au lieu
d'être perfidement calculé.

--Vous me permettrez, j'espère, d'être juge de la convenance et de la
portée de mes paroles; la jalousie est une mauvaise conseillère, et je
crois qu'elle vous égare.

--Elle m'éclaire... elle m'éclaire...

--Vous êtes trop intéressée dans la question, Mathilde, pour la juger
sainement; en parlant à votre mari comme je lui ai parlé, je lui ôtais
toute espérance... Les hommes ne croient pas à nos principes, ils
croient à notre indifférence.

--Je ne doute pas de votre expérience à ce sujet, Ursule; mais il y a un
moyen infaillible de rompre un penchant: c'est l'absence.

--Quand elle ne l'augmente pas!

--Ainsi, c'est par indifférence pour mon mari que vous restez ici?

--Absolument; je lui ai déclaré que j'avais presque de l'éloignement
pour lui... Vous l'avez entendu... que voulez-vous de plus?

--Eh bien! admettez que mes soupçons, que mes craintes soient exagérés;
n'élait-il pas de votre devoir d'y mettre un terme, en ne prolongeant
pas votre séjour ici?

--Il est impossible de renvoyer les gens avec plus d'urbanité; pourtant,
je me permettrai de vous faire, à mon tour, quelques observations: vous
sentez qu'après la promesse que j'ai faite à votre mari, si j'ai laissé
ce matin partir M. Sécherin sans l'accompagner... c'est que de graves
motifs m'obligeaient à agir ainsi.

--Et n'était-ce donc rien que mon repos, que la tranquillité de ma vie,
à moi, que vous venez si méchamment troubler!

--Je suis ravie de voir, Mathilde, que vous songez beaucoup à vous;
alors vous ne trouverez pas extraordinaire que je songe un peu à moi.
Par deux fois, j'ai indirectement parlé de mon départ à mon mari; son
étonnement a été tel, que j'ai pressenti qu'il ne pourrait parvenir à
s'expliquer ce brusque changement dans mes résolutions sans que quelques
soupçons ne s'élevassent dans son esprit: ou il croira que je fuis
volontairement votre mari parce que je crains de partager son amour, ou
il croira que votre jalousie a exigé mon départ... de toutes façons,
vous le voyez, ses doutes seront éveillés, sa confiance en moi
s'altérera, et, je vous l'avoue, je tiens autant que vous à vivre
tranquille.

--Ursule... Ursule... prenez garde; c'est vous railler de moi, que de me
donner de pareilles raisons.

--Elles sont excellentes pour moi, je vous jure. Il a fallu toute
l'autorité du langage de la vérité pour empêcher mon mari de croire aux
visions de sa mère à propos de ce M. Chopinelle, je n'ai pas envie de
voir de pareilles scènes se renouveler.

--Malgré tout ce que je ressens contre vous,--m'écriai-je,--je n'aurais
pas osé faire allusion à votre conduite dans cette circonstance; mais
puisque vous en parlez sans bonté, je vous dirai que c'est justement
parce que je vous sais coupable d'une faute que rien ne pouvait excuser,
que j'ai le droit de vous soupçonner et de vous craindre lorsqu'il
s'agit d'un homme tel que M. de Lancry.

--Mathilde!...

--C'est parce que j'ai été témoin de tout ce qui s'est passé à Rouvray
que j'ai le pressentiment, que j'ai la certitude que votre apparente
indifférence pour mon mari cache quelque arrière-pensée.

Ursule haussa dédaigneusement les épaules.

--Mon Dieu! je sais fort bien que vous avez cru aux absurdes médisances
de ma belle-mère,--me dit-elle,--mais il est trop tard pour les
renouveler; vous aviez une très-belle occasion de m'accuser lorsque,
devant mon mari et devant sa mère, j'ai invoqué votre témoignage à
l'appui de mon innocence...

--Osez-vous parler ainsi, Ursule! lorsque la pitié, lorsqu'un généreux
ressentiment de notre ancienne amitié m'a fait garder le silence... Ah!
elle me l'avait bien dit: «Puissiez-vous ne jamais vous repentir de
l'appui que vous prêtez à cette femme coupable!...» Mais ne récriminons
pas sur le passé... Une dernière fois je vous demande... et, s'il le
faut... je vous supplie de ne pas prolonger votre séjour ici... Après ce
qui s'est passé entre nous, nos relations ne pourront être que bien
pénibles... De grâce... rejoignez votre mari... Vous avez, dites-vous,
de l'indifférence pour Gontran; qui peut vous retenir? Votre caractère
est tel, que vous serez heureuse partout; je ne vous ai jamais fait de
mal, ne vous opiniâtrez donc pas à me tourmenter.

--Je serais désolée de vous tourmenter; mais, je vous le dis encore, je
ne puis, pour une vaine imagination, pour un caprice de votre part,
risquer une folle démarche qui compromettrait mon avenir...--me répondit
Ursule avec un sang-froid imperturbable.

--Je crois qu'en tout cas vous calculez fort mal,--dis-je à ma cousine
en surmontant mon émotion;--vous voulez attendre le retour de votre
mari...

--Je le désire.

--Soit... Eh bien! à tort ou à raison, je suis jalouse de vous.

--A tort... très à tort.

--Soit... encore..., mais je suis jalouse; votre refus de vous
éloigner... augmente encore cette jalousie, le retour de M. Sécherin ne
calmera pas mes agitations... Je lui en cacherais la cause, qu'il
finirait par la deviner... Réfléchissez bien à cela... Lors de cette
partie de chasse, il a fallu mon empire sur moi-même et la distraction
de votre mari pour qu'il ne surprît pas mon secret... Vous voyez donc
bien qu'en me refusant de partir vous provoquez un danger plus grand
que celui que vous redoutez.

--Que puis-je faire à cela? Si je suis perdue par votre fait, je me
résignerai à mon sort... mais je ne serai jamais assez folle ni assez
sotte pour aller me perdre moi-même.

--Peut-être... Ursule... peut-être. Prenez bien garde...

--Me menacez-vous? Et de quoi me menacez-vous?

--Je ne vous menace pas, mais je vous préviens qu'il s'agit de mon
bonheur, de mon avenir, de ma vie; je lutterai de toutes mes forces, je
serai capable de tout pour conserver ce que vous voulez peut-être me
ravir...

--Vous... capable d'une lâche délation?... je ne le crois pas, je vous
en défie.

--Vous avez raison de m'en défier, vous m'en savez incapable; mais, sans
lâcheté, je puis m'adresser à la bonté de votre mari: je puis lui avouer
mes craintes, tout en lui disant qu'elles sont insensées, mais qu'elles
me font un mal affreux... Cela ne vous compromettra pas... cela
éveillera peut-être les soupçons de votre mari... mais vous l'aurez
voulu...

--Alors je saurai me défendre ou me venger.

--Écoutez-moi bien, Ursule... je vous jure par la mémoire de ma mère,
que si vous persistez à rester ici malgré moi... je n'hésiterai pas
devant cette extrémité, quelque funeste qu'elle soit... Un secret
pressentiment me dit qu'une des questions les plus fatales de ma vie
s'agite en ce moment... je vous préviens qu'il s'est fait un grand
changement dans mon caractère. Il est devenu aussi ferme et aussi résolu
qu'il était faible et timide... ne me poussez pas à bout; je ne vous
demande rien que de possible, que de faisable.

--Je suis seule juge de cela, il me semble... je connais mon mari mieux
que vous.

--Vous exagérez à dessein sa susceptibilité; j'ai vu quelle influence
vous aviez sur lui... Vous ne me ferez pas croire que l'homme qui a été
d'une confiance assez aveugle pour croire à votre fable au sujet de la
lettre de M. Chopinelle, que l'homme qui n'a pas été ébranlé dans sa foi
par le formidable serment de sa mère, vous ne me ferez pas croire,
dis-je, que cet homme, qui ne vit que pour vous, que par vous, aura le
moindre soupçon lorsqu'il vous verra venir le rejoindre, et que vous lui
direz que vous vous ennuyiez loin de lui...

--Il ne verra là qu'une exagération ridicule.

--Ce sont de ces exagérations que les cœurs dévoués et généreux comme
le sien admettent d'autant plus qu'ils sont capables de les éprouver.
Vos moindres désirs sont des ordres pour lui: vous lui direz que vous
voulez faire un voyage en Italie, je suppose; il vous croira, il
s'empressera de vous satisfaire.

--Je vous remercie mille fols de la bonne opinion que vous avez de mon
habileté, de mon adresse et de mon influence,--me dit Ursule avec un
sourire sardonique...--malheureusement, je crois que vous exagérez mes
avantages. Pourtant rassurez-vous: dès le retour de mon mari, je ne
resterai ici que le temps nécessaire pour amener naturellement ce
départ; d'ici là, je vous en prie à mon tour, n'insistez pas, et
accordez-moi l'hospitalité.

--Mais cela est infâme pourtant...--m'écriai-je avec indignation; il
suffira donc de votre volonté pour désespérer ma vie!

--Revenez à la raison; oubliez des soupçons insensés; ces fantômes
s'évanouiront, le calme renaîtra dans votre esprit.

--Oubliez la douleur, n'est-ce pas? et vous ne souffrirez plus!

--Croyez que rien ne m'est plus désagréable que cette discussion,
Mathilde, et que...

--Eh bien! m'écriai-je en interrompant ma cousine,--puisque c'est une
lutte, je l'accepte... Tous les moyens vous sont bons pour m'attaquer
dans ce que j'ai de plus cher, tous les moyens me seront bons pour me
défendre... Votre prétendue indifférence pour mon mari est un manége de
coquetterie raffinée dont je ne suis pas dupe. Vous voulez lui plaire,
je vous rendrai odieuse à ses yeux; je lui avais tu jusqu'ici votre
honteuse aventure de Rouvray, je ne garderai plus aucun ménagement: s'il
était tenté de m'oublier un moment pour vous, moi qui ne lui ai donné
que des marques d'amour et de dévouement, il comparerait... et il
verrait à quelle femme il me sacrifie.

--Mathilde... Mathilde... prenez garde à votre tour!--s'écria Ursule, et
ses yeux semblèrent étinceler de colère,--prenez garde à ce que vous
direz!... de ma vie... je ne pardonnerais cette calomnie,
entendez-vous?... ne m'exaspérez pas!

--J'en étais sûre!--m'écriai-je,--mon mari ne vous est donc pas
indifférent, puisque vous craignez qu'il ne soit instruit de cette
aventure!

--Je tiens à l'estime de votre mari... comme à l'estime de tous les
honnêtes gens... et il est horrible à vous de vouloir me la faire
perdre,--s'écria Ursule avec un accent de dignité outragée.

--Vous tenez à son estime! et vous n'avez pas craint d'afficher
effrontément les principes les plus corrompus! et vous n'avez pas craint
de railler tout ce qui est saint et sacré dans le monde! Non, non, j'en
suis de plus en plus convaincue, votre instinct de ruse vous a dit
qu'incapable de lui plaire par de généreuses et nobles qualités, vous ne
pouviez que frapper son imagination par quelque affectation bizarre et
étrange; mais dès qu'il saura que tout cet échafaudage de prétentions
cyniques n'a pour but que de lui ménager un cœur que M. Chopinelle a
occupé tout entier...

--Mathilde... à votre tour prenez garde! ne me poussez pas à bout...

--Oh! maintenant je vous connais, je ne vous crains plus... Mes
illusions sur vous pouvaient seules être dangereuses, mais elles sont,
heureusement, dissipées.

--Eh bien!--s'écria ma cousine en ne cachant plus les mauvais
ressentiments qui l'agitaient,--puisque vos illusions sont dissipées,
puisque vous me connaissez, puisque vous m'outragez... je n'ai plus à
garder aucune mesure, il m'en a assez coûté de dissimuler avec vous
depuis longtemps... Vous m'avez démasquée, dites-vous; regardez-moi donc
bien en face alors!

Je fus effrayée de l'expression d'audace et de méchanceté qui se révéla
tout à coup sur les traits d'Ursule.

--Depuis assez d'années ce masque me gênait,--reprit-elle.

--Depuis assez d'années? que voulez-vous dire, Ursule?

--Ah! cela vous surprend? Ah! vous me croyiez une amie dévouée, une
sœur?... Femme ingénue et candide!--Et elle haussa les épaules.

--Mon Dieu... mon Dieu!...

--Mais vous oubliez donc tout ce que vous m'avez fait souffrir, vous,
depuis votre enfance?--s'écria-t-elle.

--Moi? moi?

--Vous, Mathilde! Vous me supposez donc bien insensible, bien inerte, ou
bien stupide, pour croire que j'aie oublié notre jeunesse! Vous ne savez
donc pas tout ce que mon cœur ulcéré a amassé de haine et d'envie,
depuis qu'un hasard fatal m'a rapprochée de vous?

--Et moi... moi! qui avais béni ce jour parce qu'il me donnait une
sœur...

--Vous auriez dû le maudire, car alors il vous donnait une victime... et
plus tard une ennemie...

--Une victime, une ennemie... grand Dieu!... que vous ai-je donc fait?

--N'était-ce pas en votre nom, n'était-ce pas à votre orgueil, qu'on me
sacrifiait chaque jour? Vous ne vous rappelez donc pas que sans cesse, à
tout propos, j'ai été humiliée, blessée, méprisée à cause de vous? Non,
il n'y a pas de torture d'amour-propre qu'on ne m'ait fait subir
toujours en me comparant à vous... Enfant, mon éducation était un
bienfait que je devais à votre charité! si l'on me donnait quelque
vêtement élégant, c'était encore une aumône qu'on me jetait à vos
dépens! ce n'était pas tout... pour vous toujours et partout la louange,
les flatteries, les récompenses; pour moi toujours les reproches, les
punitions, les duretés. Et vous croyez que j'ai pu oublier cela, moi! Et
vous croyez que ce ne sont pas là de ces blessures dont les cicatrices
sont ineffaçables! Et vous croyez que vous êtes maintenant bien venue à
me reprocher une faute et à me menacer!

--O mon Dieu! mon Dieu!--m'écriai-je en cachant ma figure dans mes
mains,--l'infernale prévision de mademoiselle de Maran ne l'avait pas
trompée: elle savait dans quelle âme elle faisait germer l'envie!

--Et que m'importe!--reprit Ursule avec une nouvelle violence,--que
m'importe la main qui m'a frappée? Je ne pense qu'au coup que j'ai reçu.
N'ai-je pas toujours et d'autant plus souffert que l'on ne m'accablait
que pour vous exalter? Enfant, les punitions; jeune fille, les mépris:
voilà quel a été mon sort auprès de vous. S'est-il agi de nous marier,
vous deviez, vous, prétendre aux plus brillants partis; moi, je devais
me trouver trop heureuse d'épouser quelque homme pauvre et grossier.
Vous étiez si riche! vous étiez si belle! vous étiez remplie de si
adorables qualités! tandis que moi, au contraire, j'étais pauvre, sotte,
et dépourvue de tous les agréments qui vous faisaient chérir! Cela est
arrivé, d'ailleurs, comme on nous l'avait prédit: vous avez épousé un
grand seigneur spirituel et charmant, moi j'ai épousé un homme ridicule
et vulgaire. Oh! jamais, jamais je n'oublierai, voyez-vous, ce que j'ai
ressenti lorsque, devant vous qui, toute rayonnante d'orgueil et de
bonheur, regardiez votre beau fiancé, on a insulté, raillé l'homme dont
je rougissais de porter le nom. Oh! comme ce rapprochement était un
dernier et terrible coup qu'on me portait, comme cette fois encore on me
sacrifiait, on m'immolait à vous, à l'insolent bonheur dont vous
m'écrasez depuis si longtemps!

--Mais c'est horrible!--m'écriai-je,--mais vous savez bien que j'étais
étrangère à ces perfidies de ma tante; mais vous savez bien que, même
pendant notre enfance, je me faisais punir pour partager les rigueurs
qu'on vous imposait; mais vous savez bien que plus tard il n'a pas
dépendu de moi que vous ne fissiez un mariage selon votre cœur...

--Vous m'avez offert la moitié de votre fortune, me direz-vous; l'ai-je
acceptée? Qui donc vous dit que je n'ai pas ma fierté comme vous avez la
vôtre? qui donc vous dit que je n'ai pas été encore aigrie davantage par
vos éternelles affectations de générosité, de pitié?

--Mais vous m'avez donc toujours haïe? mais ces assurances d'amitié que
vous m'avez données jusqu'ici étaient donc autant de mensonges, autant
de blasphèmes? Comment, dès notre enfance, cette odieuse haine a
fermenté en vous? Comment, vous avez pu jusqu'à présent la dissimuler?
Comment, rien ne vous a touché, ni mon affection de sœur, ni la haine
que me portait mademoiselle de Maran? Comment, vous, avec votre esprit,
vous n'avez pas vu qu'elle prenait à tâche de vous humilier en me
louant, afin d'exciter votre jalousie, votre envie, et de vous rendre un
jour mon ennemie?... Ah! Ursule... Ursule... si elle vous entendait,
elle serait bien heureuse de voir que vous servez ainsi d'aveugle
instrument à sa haine.

--Eh! mon Dieu... n'accusez pas tant mademoiselle de Maran,--s'écria
Ursule avec impatience;--elle n'a fait sans doute que développer le
sentiment d'envie qui était en moi: je suis née jalouse et envieuse,
comme vous êtes née loyale et généreuse; vous eussiez été à ma place,
j'eusse été à la vôtre, que, malgré tous les calculs de la méchanceté de
mademoiselle de Maran, elle n'aurait jamais éveillé en vous une jalousie
ardente contre moi.

--Mais puisque vous me reconnaissez loyale et généreuse, pourquoi me
haïssez-vous? Que vous ai-je fait?

--C'est justement parce que vous êtes loyale et généreuse, que je vous
hais... Je vous hais encore parce que j'ai toujours été humiliée à cause
de vous; je vous hais parce que vous jouissez de tous les bonheurs que
j'envie; je vous hais parce que j'ai eu à rougir devant vous. Nous
sommes seules, je puis tout dire impunément... Eh bien! oui, ce qui a
porté le comble à ma rage contre vous, ç'a été de vous voir instruite
d'une liaison ridicule, ç'a été de me voir traitée devant vous avec le
dernier mépris par ma belle-mère.

--Mais vous le voyez bien, cette liaison existait; ce mépris, vous le
méritiez!

--Et c'est justement cela qui m'exaspère... vous me diriez que je suis
laide et bossue comme mademoiselle de Maran, que je ne m'en inquiéterais
pas.

--Mais...

--Mais, je ne veux pas me faire meilleure que je ne le suis, je ne
discute pas... je ne dis pas que j'ai raison d'éprouver ainsi... je dis
que j'éprouve ainsi; le hasard a fait que par vous ou à cause de vous
j'ai été blessée dans ce que j'avais de plus irritable... je m'en prends
à vous et je vous hais. Ceci n'est peut-être pas logique, mais c'est
réel... Ce langage vous étonne?... oh!... c'est que le chagrin et
l'isolement avancent et développent singulièrement l'intelligence,
Mathilde!... D'abord j'ai dû à ces maîtres rudes et cruels la science de
dissimuler et d'attendre. J'étais humiliée à cause de vous, que
pouvais-je contre vous? rien. J'attendis, j'observai; les louanges
excessives dont on vous accablait me donnèrent le désir violent de
compenser par l'art, par la grâce hypocrite, par la coquetterie la plus
étudiée, ces avantages qui me manquaient et qu'on admirait en vous...
Quand j'eus quinze ans, je vous trouvai belle, bien plus belle que moi;
ne pouvant lutter de beauté avec vous, je me promis de vous le disputer
un jour par la physionomie, par l'entrain, par le montant: vous étiez
belle d'une beauté chaste et sereine... je voulus être agaçante...
provoquante... mais le moment n'était pas venu... Un jour, je pleurais
de rage en pensant à l'avenir brillant qui vous attendait, au triste
sort qui m'était réservé... Par hasard je me regardai dans un miroir, je
vis que les larmes m'allaient presque aussi bien que le rire éclatant et
fou... Provisoirement je me résolus d'être triste, mélancolique,
sentimentale. Vous étiez riche, j'étais pauvre; on vous comblait de
flatteries, on m'accablait de mépris: rien ne paraissait plus naturel et
plus intéressant que mon rôle de victime résignée... Je me mariai et
vous aussi; vous aviez tout pour choisir, et vous avez choisi un homme
charmant... Le même bonheur vous a suivie dans votre union; belle,
riche, jeune, titrée, jouissant d'une réputation sans tache, idole de ce
monde qui n'a d'admiration que pour votre beauté, de louanges que pour
vos vertus, vous ne pouvez faire un vœu qui ne soit réalisé: voilà
votre vie... Est-ce assez de bonheur, cela?--ajouta-t-elle avec une
expression de colère et d'envie qui me prouva qu'elle me croyait
véritablement la plus heureuse des femmes.

Un moment je fus sur le point de la détromper, pensant ainsi la
désarmer; je voulais lui dire toutes les angoisses des premiers mois de
mon mariage, les calomnies dont j'avais été victime... mais cela me
parut une lâcheté, je me contentai de lui répondre:

--Vous me croyez donc bien heureuse, que vous me haïssez tant...

--Eh bien! oui; quand je compare votre existence à la mienne, je vous
envie, je souffre. Pourquoi cette différence entre nous? Pourquoi n'y
a-t-il pas un avantage dont vous ne jouissiez? pas une qualité, pas une
vertu qu'on n'admire en vous? Je l'avais bien prévu, et votre tante me
l'a sans cesse répété depuis son arrivée ici: à Paris... dans votre
monde... on ne connaît que vous, on ne jure que par vous... Vous êtes à
la fois la femme la plus à la mode et la plus respectée. On vous cite
partout comme un modèle de grâce et d'élégance, et on ne vous reproche
pas une faiblesse, pas une coquetterie... Et cela dans le monde le plus
médisant, le plus difficile à capter... tandis que moi je vis en
province avec un obscur marchand que je ne puis dominer qu'en affectant
des vulgarités qui révoltent mes goûts et mes habitudes! Et ce n'est pas
tout: il faut encore que vous veniez surprendre les plaies honteuses de
cette existence déjà si cruelle! il faut qu'à votre arrivée ma
belle-mère, mon mari, ne cessent de m'étourdir de vos louanges comme
autrefois mademoiselle de Maran! Oh! vous êtes une femme incomparable,
soit... mais votre insolent bonheur n'est peut-être pas invulnérable...

La colère et la jalousie dominaient tellement Ursule, qu'elle ne
s'aperçut pas de ma stupeur.

En l'entendant ainsi parler du mon _insolent bonheur_ je m'expliquai les
paroles de mademoiselle de Maran, qui m'avait plusieurs fois répété: «Je
suis fidèle à nos conventions; je ne parle pas de toutes ces horreurs de
Lugarto à votre cousine: au contraire, je lui répète sans cesse que
vous avez toujours été la plus heureuse des femmes, que votre sort fait
l'envie de tous, et que les bons comme les méchants n'ont pour vous
qu'un sentiment,--l'adoration.»

Je ne m'étonnai plus. Avec sa perfidie ordinaire, mademoiselle de Maran
avait pris à tâche d'exaspérer la jalousie de ma cousine en lui peignant
ma vie comme aussi riante qu'elle avait été douloureuse.

En voyant Ursule si indignement irritée du bonheur qu'elle me supposait,
je songeai à sa joie si elle pénétrait mes véritables infortunes: moins
que jamais je voulus lui donner cette satisfaction.

--Ainsi,--lui dis-je,--voilà le secret de votre haine?... vous l'avouez
au moins... A cette heure quels sont vos desseins? Voulez-vous m'enlever
mon mari? Est-ce là la vengeance que vous prétendez tirer de moi?

--Au point où nous en sommes maintenant, vous ne comptez pas, je crois,
que je vous fasse part de mes projets?--me dit impérieusement Ursule.

--Comme il ne m'est pas difficile de les deviner,--m'écriai-je...--je
vais vous dire, moi, mon irrévocable décision. Je vais écrire à votre
mari de revenir en toute hâte: à son arrivée, je lui avoue mes soupçons,
que je veux bien encore lui dire insensés, et je le supplie de vous
emmener; vous êtes désormais ma plus dangereuse ennemie... je n'ai plus
aucun ménagement à garder. Ainsi je ne cacherai rien à mon mari de ce
qui s'est passé à Rouvray entre vous et M. Chopinelle.

--Vous voulez la guerre, Mathilde! eh bien, la guerre!... tous les
moyens sont bons quand on réussit; j'espère vous le prouver.

Et Ursule me laissa seule.



CHAPITRE VII.

RETOUR.


Après le départ d'Ursule, mon premier mouvement fut d'aller trouver mon
mari et de lui raconter mon entretien avec ma cousine.

Malheureusement Gontran était sorti dès le matin pour aller à la chasse.

Je dis à Blondeau de me prévenir de son retour. L'heure du déjeuner
sonna, Gontran n'était pas encore de retour.

Je trouvai mademoiselle de Maran dans le salon. Elle me demanda où était
ma cousine, je lui dis qu'elle était sans doute chez elle.

On alla l'y chercher, on ne la trouva pas.

La matinée était assez belle, je supposai qu'elle se promenait dans le
parc; on sonna une seconde fois, elle ne parut pas.

Tout à coup l'idée me vint qu'elle était peut-être allée rejoindre
Gontran. Mais on me dit que mon mari était sorti sur un poney avec un
de ses gardes et ses chiens, pour chasser au marais.

Cela me tranquillisa, je me mis à table avec ma tante; elle ne m'épargna
pas ses méchantes remarques sur l'absence d'Ursule et de mon mari.

J'avais de telles préoccupations, que ces perfides insinuations qui,
dans d'autres circonstances, m'eussent été pénibles, m'étaient alors
presque indifférentes.

En sortant de table, je prétextai de quelques lettres à écrire avant
l'arrivée du courrier pour remonter chez moi. Je laissai mademoiselle de
Maran occupée à son tricot.

Deux heures sonnèrent, ni Ursule ni Gontran n'étaient encore de retour.

Je vis venir Blondeau, je la priai de s'informer auprès de la femme de
chambre d'Ursule si sa maîtresse lui avait donné quelques ordres.

Blondeau revint m'apprendre que madame Sécherin avait pris un livre dans
la bibliothèque, et qu'elle était allée pour se promener.

Je parcourus le parc en tout sens, je ne trouvai pas Ursule.

Une petite porte donnant dans la forêt était ouverte. Ma cousine avait
dû sortir par là. Peut-être la veille était-elle convenue d'un
rendez-vous avec Gontran.

Cette idée m'effrayait, j'attachais la plus grande importance à ne pas
être prévenue par Ursule auprès de mon mari.

Je revins au château le désespoir dans l'âme.

Mademoiselle de Maran me dit qu'elle commençait à être sérieusement
inquiète d'Ursule, que je devrais envoyer quelques-uns de mes gens dans
la forêt, qu'elle s'était peut-être égarée.

A ce moment ma cousine entra.

Elle me salua avec une cordialité aussi intime que si la scène du matin
n'avait pas eu lieu.

Son teint était animé, ses yeux brillaient, je ne sais quel air de
triomphe et d'orgueil éclatait sur tous ses traits; ses bottines de soie
un peu poudreuses montraient qu'elle avait assez longtemps marché, les
rubans dénoués de son chapeau de paille doublé d'incarnat flottaient sur
ses épaules, et les longues boucles de ses cheveux bruns, un peu
défrisées, s'allongeaient jusqu'à la naissance de son sein, à demi voilé
par un fichu à la paysanne.

Elle tenait dans une de ses mains un gros bouquet de fleurs sauvages.

Elle dit à mademoiselle de Maran et à moi qu'elle avait voulu sortir du
parc et qu'elle s'était à demi égarée dans la forêt; mais, que trouvant
le temps magnifique, elle avait voulu profiter d'une des dernières
belles journées d'automne: elle s'était amusée à cueillir des fleurs, et
n'avait songé à retrouver son chemin qu'après avoir fait au moins une
grande lieue. Un bûcheron, auquel elle s'était adressée, l'avait
rencontrée, et l'avait ramenée jusqu'au château.

Ce récit, fait simplement, naturellement, dissipa ma défiance, si
justement éveillée.

Je crus d'autant plus à ce que disait Ursule, qu'environ une demi-heure
après son retour, au moment où le courrier venait d'apporter nos
lettres, le garde qui avait accompagné mon mari vint me dire de sa part
que sa chasse s'était prolongée plus qu'il ne l'avait pensé, que je
fusse sans inquiétude, qu'il reviendrait le soir pour dîner.

J'interrogeai ce garde; il me dit n'avoir quitté mon mari que depuis une
heure environ, à l'étang des Sources, où il chassait encore.

Ces renseignements me rassurèrent complétement.

J'attachais tant de prix à voir mon mari avant Ursule, que de nouveau je
recommandai à Blondeau de guetter son arrivée et de le conduire chez moi
en lui disant que j'avais à lui parler des choses les plus importantes.

Cet ordre donné, je rentrai au salon.

Je trouvai mademoiselle de Maran lisant avec attention les lettres qui
venaient de lui arriver de Paris.

Je ne sais si elle s'aperçut ou non de ma présence, mais elle ne quitta
pas des yeux les lettres qu'elle lisait, et s'écria plusieurs fois avec
les marques du plus grand étonnement:

--Ah! mon Dieu... mon Dieu... qui est-ce qui aurait cru cela? on lui
aurait donné le bon Dieu sans confession. Qu'est-ce que cela va
devenir?... faut-il le prévenir?... faut-il lui cacher? c'est
terrible!...

Impatientée de ces exclamations, ne pouvant supposer que ma tante ne
m'eût pas vue entrer... je lui dis:

--Avez-vous de bonnes nouvelles de Paris, madame?

Mais elle, sans me répondre, sans paraître m'entendre, continua de se
parler à elle-même.

--Quel éclat ça va faire... D'un autre côté, comment l'empêcher?...
Comme c'est encore heureux que _je sois venue ici pour arranger tout
cela!_

Ces derniers mots de ma tante me donnèrent à penser et m'effrayèrent.
J'ignorais ce dont il s'agissait; mais, en entendant dire à mademoiselle
de Maran qu'il était «heureux qu'elle fût venue pour arranger quelque
chose,» un secret pressentiment m'avertissait que son arrivée à Maran
cachait de méchants desseins, et que ses terreurs des révolutionnaires
de Paris n'étaient qu'un prétexte.

Je m'approchai d'elle; je lui répétai cette fois assez haut pour qu'elle
ne pût feindre de ne pas m'entendre:

--Avez-vous de bonnes nouvelles de Paris, madame?

Elle fit un mouvement de surprise, et me dit:

--Comment... vous étiez là... Est-ce que vous m'avez entendue?...

--Je vous ai entendue, madame; mais je n'ai pu rien comprendre à ce que
j'ai entendu.

--Tant mieux, tant mieux; car il n'est pas temps... Ah! mon Dieu, mon
Dieu, c'est-y donc possible!--reprit mademoiselle de Maran en levant les
mains au ciel.

--Vous semblez préoccupée, madame... Je vous laisse,--lui dis-je.

--Je semble préoccupée... je le crois bien, il y a de quoi, vous n'en
saurez que trop tôt la raison.

--Cette lettre peut donc m'intéresser, madame?

--Vous intéresser? vous intéresser... plus que vous ne le pensez.
Hélas! vous m'en voyez tout abasourdie... toute je ne sais comment, de
cette nouvelle! Mais je ne puis encore y croire... non, non; n'est-ce
pas que vous êtes incapable de cela?

--Mais de quoi, madame? sont-ce de nouvelles inquiétudes que vous voulez
me donner! De grâce, expliquez-vous.

--Que je m'explique! est-ce que c'est possible en l'absence de votre
mari? Il faut l'attendre... Et encore je ne sais si j'oserai... Dites
donc, est-ce qu'il est toujours violent comme on dit qu'il était avant
son mariage? C'est qu'alors il faudrait de fameux ménagements.

Je regardai fermement ma tante.

--J'aurais été bien étonnée, madame, que votre arrivée ne fût pas
signalée par quelque triste événement... Je suis résignée à tout, et je
mets ma confiance dans le cœur de mon mari.

--Ah bien alors, puisqu'il en est ainsi, tant mieux! je n'aurai pas à
prendre de grandes précautions oratoires: vous avez raison de placer
votre confiance dans le cœur de votre mari, ça répond à tout... Vous
avez là une ingénieuse idée... C'est égal, défiez-vous toujours de son
premier mouvement, et tâchez de n'être pas seule: car, hélas! pauvre
chère enfant, je suis bien faible, bien vieille, et je ne pourrais pas
vous défendre.

--Me défendre... et contre qui?

--Contre votre mari... car, malgré moi, je pense toujours que le prince
Kserniki a souvent battu comme plâtre la belle princesse Ksernika, sa
femme, pour bien moins que ça, ma foi!

--Je vois avec plaisir, madame, à ces exagérations, que vous voulez
faire une triste plaisanterie.

--Une plaisanterie? Dieu m'en garde!... Vous ne verrez que trop que rien
n'est plus sérieux; tout ce que je puis, tout ce que je dois faire,
comme grand'-parente, c'est de m'interposer si les choses allaient trop
loin.

Je connaissais trop ma tante pour espérer de la faire s'expliquer et de
mettre un terme à ses mystérieuses réticences; je lui répondis donc avec
un sang-froid qui la contraria extrêmement:

--Veuillez m'excuser si je vous quitte, madame; je voudrais aller
m'habiller pour dîner.

--Allez, allez, chère petite, et faites-vous le plus jolie possible; ça
désarme quelquefois les plus furieux: la belle princesse Ksernika s'y
connaissait, et elle n'y manquait jamais. Elle s'attifait toujours à
ravir pour conjurer l'orage conjugal, elle arrivait toujours triomphante
et pimpante; aussi gagnait-elle à ses beaux atours, de n'avoir jamais
qu'un membre cassé à la fois par ce cher et bon prince.

Je sortis sans entendre la suite des odieuses plaisanteries de
mademoiselle de Maran; je montai chez moi pour attendre Gontran.

A son retour de la chasse il vint me trouver, ainsi que je l'en avais
fait prier.

Je fus frappée de son air radieux, épanoui, lui que j'avais vu depuis
plusieurs jours si pensif et si triste.

En entrant chez moi il m'embrassa tendrement et me dit:

--Pardon, mille pardons, ma chère Mathilde, de vous avoir peut-être
inquiétée; mais je me suis laissé aller, comme un enfant, au plaisir de
la chasse, et, comme toujours, j'ai compté sur votre indulgence.

Les excuses de mon mari me surprenaient: depuis longtemps il ne m'en
faisait plus.

--Je suis ravie,--lui dis-je,--que cette chasse ait été heureuse; vous
semblez moins soucieux que ces jours passés.

--Mon Dieu, rien de plus simple; vous le savez, souvent les plus petites
causes ont de grands effets. Ce matin, en m'en allant sur mon poney,
j'étais de mauvaise humeur, je commençai la chasse machinalement, sans
plaisir; le ciel était voilé de brouillard. Tout à coup un brillant
rayon de soleil perce les nuages, la nature semble s'illuminer,
resplendir: je ne sais pourquoi je fis comme la nature; mais, j'étais
morose, et je devins tout à coup heureux et gai... heureux et gai comme
à vingt ans, ou mieux... heureux et gai comme le jour où vous m'avez
dit: Je vous aime. Voyons... regardez-moi,--me dit Gontran avec
charme,--regardez-moi et comparez, madame, si vous avez, comme moi,
conservé un souvenir immortel de ce beau jour.

Cela était vrai, de la vie je n'avais vu à mon mari une physionomie à la
fois plus riante et plus indiciblement heureuse.

--En effet...--lui dis-je sans pouvoir cacher ma surprise,--votre
figure respire le bonheur et me rappelle bien de beaux jours...

--Oh! oui,--reprit-il avec expansion,--mon bonheur est immense, il
resplendit autour de moi et malgré moi... Il s'agirait, je crois, de ma
vie, que je ne pourrais cacher combien je suis heureux!

--Béni soit donc ce rayon de soleil, mon ami, puisqu'il a eu le pouvoir
de vous changer ainsi.

Gontran me regarda en souriant.

--Oh! il faut tout vous avouer; ce n'est pas seulement ce rayon de
soleil qui m'a changé, il y a eu aussi, pour ainsi dire, un rayon de
soleil moral qui est venu dissiper les ténèbres de mon esprit. Ai-je
besoin de vous apprendre, bon ange chéri, que c'est votre pensée adorée
qui a opéré ce prodige?

--Vraiment, Gontran? Mon Dieu! et comment cela?

--Je me suis demandé pourquoi ma sombre tristesse contrastait ainsi avec
le brillant éclat de la nature... Je me suis demandé si je n'avais pas
tout ce qui rend l'existence adorable, si je ne devais pas tout cela à
une femme bien-aimée, la plus belle, la meilleure, la plus généreuse de
toutes celles qui se soient jamais dévouées au bonheur d'un homme: ce
n'est pas tout, me suis-je dit, un nouveau gage d'amour, un nouveau lien
ne va-t-il pas nous unir plus étroitement encore? Et je suis sombre, et
je suis triste! et je ne jouis pas avec délices de chaque instant de
cette vie. Alors, Mathilde, il m'a semblé que je sortais d'un mauvais
songe.

--Oh! Gontran... Gontran... dites-vous vrai? mon Dieu!

--Oh! oui, je dis vrai... le bonheur rend si confiant, si sincère... Une
fois dans cette bonne voie que la pensée m'avait offerte, Mathilde, je
n'ai pas craint de rechercher la cause première de cette sotte mauvaise
humeur où j'étais retombé depuis quelques jours... Encore une petite
cause, vous l'avouerai-je? oui, j'aurai ce courage. J'ai été assez sot
pour ressentir un profond dépit des railleries de votre cousine! Oui,
comme un écolier, comme un provincial, je lui avais gardé rancune de
s'être moquée de mes déclarations; j'avais vu là une terrible atteinte,
non pas à mon amour... vous le préservez, mais à mon amour-propre...
Heureusement, en songeant à Mathilde, au petit ange qu'elle promet à
notre doux avenir, j'ai chassé ces mauvaises pensées, et je lui reviens
plus repentant et, ce qui vaut mieux, plus tendre, plus épris, plus
passionné que jamais...--Et mon mari me baisa les mains avec une grâce
enchanteresse.

Je croyais rêver.

Je ne pouvais croire ce que j'entendais. Quel revirement subit dans
l'esprit de Gontran avait opéré ce changement? Ses paroles me semblaient
naturelles, sincères, il invoquait la pensée de notre enfant avec une
émotion si sérieuse, que je ne pouvais supposer qu'il me mentît: et puis
quel eût été son but?

Ce bonheur inespéré, joint aux émotions si diverses de la journée, me
bouleversa tellement que je tombai dans un fauteuil comme affaissée sur
moi-même.

Je mis mon front dans mes deux mains pour recueillir mes idées. Après un
moment de silence, je dis à Gontran:

--Pardon à mon tour, mon ami, si je ne réponds pas mieux à toutes vos
ravissantes bontés; mais, quoique bien douce, ma surprise est si
profonde, que je ne puis trouver de paroles pour vous exprimer ma
reconnaissance.

J'étais dans un embarras extrême; je croyais à la sincérité du retour de
mon mari, je ne savais si je devais ou non lui faire part de mon
entretien avec Ursule, de ses cruels aveux et de l'espèce de défi
qu'elle m'avait jeté au sujet de Gontran.

Pour tâcher de pressentir mon mari, je lui dis:

--A propos, M. Sécherin est parti ce matin; le savez-vous, mon ami?

--Je le savais. Pourquoi sa femme ne l'a-t-elle pas accompagné? c'était
pour elle une excellente occasion de remplir sa promesse,--me dit
Gontran du ton le plus naturel.--Elle aurait dû agir ainsi,--ajouta-t-il
d'un ton de reproche,--par égard pour vous, puisque je lui avais confié
que votre tranquillité dépendait presque de son départ.

--Peut-être,--dis-je en tâchant de sourire pour cacher mon
émotion,--peut-être se repent-elle de s'être montrée si cruelle pour
vous et d'avoir repoussé vos soins, peut-être ce dédain de sa part
était-il affecté.

--Oh! alors tant pis pour elle,--me dit gaiement Gontran;--elle a laissé
passer le _quart d'heure du diable_, comme on dit...--Maintenant il est
trop tard; mon ange gardien est avec moi, et il a trop de beauté et
trop de bonté pour ne pas me préserver et me défendre de tous les
maléfices.

--Vous êtes maintenant bien rassuré, mon ami,--dis-je en continuant de
sourire;--mais ma cousine est bien adroite, bien séduisante, et votre
pauvre Mathilde...

--Oh! ma _pauvre_ Mathilde,--me dit Gontran avec un accent rempli de
tendresse,--ma _pauvre_ Mathilde est une petite moqueuse... Au lieu de
prendre cet air humble et résigné, elle doit s'apercevoir qu'elle est,
de ce moment, ma souveraine maîtresse. Tenez, entre nous, je lui crois,
à cette pauvre Mathilde, des intelligences surnaturelles avec je ne sais
quels bons génies invisibles, qui d'un souffle changent l'orage en
calme, la tristesse en joie douce et sereine: elle leur a fait un signe,
et mon âme a été inondée de félicité... Ma _pauvre_ Mathilde me rappelle
enfin ces fées qui cachent longtemps leur pouvoir pour le révéler un
jour dans toute sa majesté; et j'aurais peur d'être désormais par trop
son esclave, si ce n'était régner... que de lui obéir... Mais je vous
laisse... mon bel ange gardien; faites-vous jolie, bien jolie, pour que
nous puissions nous dire d'un coup d'œil en regardant votre cousine:
_Cette pauvre Ursule!_

Gontran, me baisant au front, me quitta, et me laissa dans une sorte
d'enchantement.



CHAPITRE VIII.

LES BRUITS DU MONDE.


Maintenant que je réfléchis de sang-froid à ces paroles de mon mari, je
ne comprends pas comment je pus croire à leur sincérité; comment ce
brusque et tendre retour de Gontran, si étrangement, si fabuleusement
motivé, n'éveilla pas mes soupçons.

Mais alors j'ignorais encore que les protestations les plus passionnées
servent souvent de voile à la perfidie, à la trahison. Et puis j'étais
si malheureuse, j'avais tant besoin de trouver un bon sentiment chez mon
mari, que je me laissai aller aveuglément à ce bonheur inespéré. Je
comptais d'ailleurs sur ma sagacité, sur ma pénétration, pour découvrir
les véritables intentions d'Ursule.

Le dîner fut très-gai. Mademoiselle de Maran ne dit pas un mot qui eût
trait aux menaces détournées qu'elle m'avait faites. Ursule me combla de
prévenances.

De son côté Gontran m'entoura de soins si marqués, si affectueux, que
plusieurs fois ma tante l'en plaisanta.

A la fin du repas ma cousine me dit avec une expression de regret:

--Ah! que tu es heureuse de passer l'automne et une partie de l'hiver à
la campagne... toi!

--Eh bien!--reprit mademoiselle de Maran,--il me semble que c'est un
bonheur que vous partagez, ma chère; est-ce que cet excellent M.
Sécherin n'est pas le plus heureux des hommes de vous voir et de vous
savoir ici, jusqu'à la fin des siècles? Est-ce qu'il n'a pas pris le
soin complaisant de vous y amener lui-même, s'il vous plaît?

--Sans doute, madame,--reprit Ursule,--mais on ne fait pas toujours ce
qu'on désire; aussitôt après son retour ici, retour que je viens de
hâter en lui écrivant tantôt, mon mari sera obligé de partir pour Paris,
et, naturellement, je l'y accompagnerai.

--Ah! mon Dieu,--s'écria ma tante,--mais c'est du fruit nouveau, cela!
Avant son départ il disait qu'il pouvait rester ici jusqu'au mois de
janvier, que vous ne reviendriez à Paris qu'avec Mathilde et Gontran?

--Oui, madame, mais un de ses correspondants de Paris, dont j'ai reçu
tantôt une lettre, car j'ouvre les lettres de mon mari en son
absence,--dit Ursule en souriant,--lui annonce qu'il est indispensable
qu'il se rende à Paris pour la fondation de la maison de banque à
laquelle M. Sécherin s'est associé comme il vous l'a dit; aussi, ma
bonne Mathilde, je n'ai plus que quatre ou cinq jours à passer avec toi:
et même, une fois à Paris, nos sociétés seront si différentes... Moi...
modeste femme de banquier... toi, la brillante vicomtesse de Lancry,
nous nous verrons donc bien rarement: ce sera presque une séparation.

--Mais vous deviez habiter ensemble à Paris pour continuer ce modèle des
ménages unis et confondus,--s'écria mademoiselle de Maran.--Toutes ces
belles résolutions sont donc changées?

--C'étaient malheureusement de ces rêves de pensionnaires, impossibles à
réaliser, madame,--dit Ursule en souriant.--Quoique, pour ma part, je
regrette beaucoup de renoncer à cette espérance... je m'y résigne.

--Et puis avouez un peu, ma cousine,--dit gaiement mon mari,--que le
tableau que je vous ai fait du seul appartement dont nous pouvons
disposer pour vous ne vous a pas séduite?

--Vous êtes très-injuste, mon cher cousin: nous nous serions accommodés
de bien moins encore, pour avoir le plaisir de ne pas quitter cette
chère Mathilde; mais le faubourg Saint-Honoré est si loin du centre des
affaires, que mon mari ne pourrait s'y fixer...

Le dîner était terminé, je me levai.

Gontran donna le bras à mademoiselle de Maran et passa devant moi et
Ursule.

Celle-ci, au moment d'entrer dans le salon, me dit tout bas:

--Voilà comme je me venge... Êtes-vous contente?...

Lorsque les gens eurent servi le café, mademoiselle de Maran prit un air
grave, solennel, et dit:

--Maintenant, nous sommes seuls et en famille, nous pouvons parler à
cœur ouvert.

En disant ces mots elle tira de sa poche les lettres qu'elle avait
reçues de Paris le matin, en me jetant un regard d'ironie et de
méchanceté.

--Que voulez-vous dire, madame?--dit Gontran.

--Vous allez le savoir: mais d'abord il faut me promettre d'être calme,
de ne pas vous laisser entraîner à un premier mouvement... Mais, j'y
pense, Ursule, allez donc voir s'il n'est resté personne dans la salle à
manger.

Ursule se leva, ouvrit la porte, regarda et revint.

--Il n'y a personne, madame.

--Mais encore, à quoi bon toutes ces précautions?--reprit Gontran.

--Bonaparte a dit qu'il fallait laver son linge sale en famille.
Passez-moi l'expression en faveur de la pensée, qui est toute pleine de
bon sens... Mais avant de commencer,--ajouta mademoiselle de Maran en se
retournant vers Ursule,--il faut que je vous explique, chère petite, la
contradiction apparente que vous remarquerez entre ce que je vais dire
et ce que je vous ai appris.

--Comment cela, madame?

--J'étais convenue avec Mathilde de ne pas parler des horribles
calomnies dont elle avait été victime, des affreux chagrins qui avaient
empoisonné les premiers mois de son mariage... Je vous ai donc
représenté votre cousine, jusqu'ici, comme la plus adorablement heureuse
des créatures; hélas! il n'en était rien, mais rien du tout: vous allez
bien le voir, et apprendre qu'au contraire, depuis qu'elle est mariée, à
part quelques petits quartiers de lune de miel, la vie de notre pauvre
Mathilde n'a été qu'une longue torture... et que ce n'est rien encore
auprès de ce que le sort lui réserve...

A mesure que mademoiselle de Maran me parlait, Ursule me regardait avec
une surprise croissante; si je n'avais pas été si souvent trompée par
son hypocrisie, j'aurais presque dit qu'elle me regardait avec intérêt.

--Mais, madame, encore une fois, de quoi s'agit-il?--demanda Gontran
avec impatience.

--Mon pauvre Gontran,--lui dit-elle,--vous ne saurez cela que trop
tôt... car ça vous regarde au premier chef; et trop tard, car je crois
bien que le mal est sans remède; mais, d'abord, il faut que vous me
donniez votre parole de gentilhomme de ne croire tout au plus que la
moitié de ce que je vous dirai, et de faire la part des circonstances et
des mauvaises langues: après tout, c'est moi qui ai élevé votre femme;
et, pour moi comme pour elle, il ne faut pas trop vous hâter de la juger
défavorablement sur les apparences. Voyez-vous, nous pèserons bien
sincèrement le pour et le contre; et puis après, n'est-ce pas? nous
prendrons une résolution.

Il m'était impossible de prévoir où mademoiselle de Maran voulait en
venir. J'avais une telle confiance dans moi-même, que je n'étais
nullement inquiète, bien que je m'attendisse à quelque méchanceté.

--Puisqu'il s'agit de moi, madame,--lui dis-je,--je vous demande en
grâce d'abréger ces préliminaires et d'arriver au fait.

--Allons, allons, voilà une généreuse impatience qui me rassure et qui
est de bon augure. Eh bien donc, monsieur de Lancry, savez-vous quel est
le bruit ou plutôt, ce qui est bien plus grave... quelle est la
conviction des personnes de notre société que la révolution n'a pas
chassées de Paris?

--Non, madame...

--Eh bien... l'on est persuadé... l'on sait qu'avant d'aller à Rouvray,
chez sa cousine, votre femme a été en catimini passer une nuit dans une
maison de campagne de M. Lugarto, et que ce bel Alcandre à étoiles d'or
en champ d'argent s'y trouvait seul bien entendu: ce qui peut joliment
passer pour un tête-à-tête nocturne...

Mademoiselle de Maran, en disant ces mots, me lança un regard de vipère.

Je pâlis.

--Eh bien!... eh bien!--s'écria-t-elle,--voyez donc cette pauvre chère
petite, comme la voilà déjà toute bouleversée!... Ah! mon Dieu! que je
m'en veux donc d'avoir parlé maintenant!... Mais aussi elle semblait si
sûre d'elle-même! Ursule, donnez-lui donc vite des sels, voilà mon
flacon.

Ursule s'approcha de moi avec un air de commisération protectrice et
triomphante: je la repoussai doucement, en lui disant que je n'avais
besoin de rien.

Ce premier coup fut terrible, je n'y étais pas préparée, je restai
muette.

Mon mari, qui un moment était devenu pourpre de colère ou de surprise,
se remit, partit d'un grand éclat de rire et s'écria:

--Comment, mademoiselle de Maran... vous... vous donnez dans de
pareilles histoires?... Je crois bien que cette pauvre Mathilde reste
stupéfaite! Il y a de quoi, qui pourrait s'attendre à une pareille
folie.

Je cherchais à la hâte le moyen de me disculper, en respectant le secret
de Gontran s'il en était encore temps.

Mademoiselle de Maran parut très-étonnée de l'indifférence avec laquelle
Gontran accueillait cette révélation.

Elle reprit:--Mais attendez donc avant que de rire, mauvais garçon, que
je vous complète au moins les faits qu'on me dénonce. On dit donc que
votre femme a passé la nuit dans la maison de ce Lugarto. Maintenant les
uns assurent et croient que c'était volontairement et par amour... Ce
qui me semble hasardé, car ça ferait supposer que ma chère nièce est une
indigne créature. Les autres prétendent, au contraire, que la pauvre
chère petite s'y était rendue, en tout bien, en tout honneur, pour
racheter à Dieu sait quel prix un papier qui pouvait vous diffamer, mon
cher Gontran. Là-dessus, remarquez bien, mes enfants, que je suis dans
tout cela et de tout cela ni plus ni moins innocente que la nymphe
Écho...

Je ne pouvais plus en douter, M. Lugarto avait tenu parole: pour se
venger, il avait écrit à mademoiselle de Maran ou à quelque personne de
sa connaissance plusieurs versions de cette nuit fatale qui devaient ou
me perdre de réputation ou déshonorer Gontran.

Le faux et le vrai étaient si perfidement combinés et confondus dans
cette horrible calomnie, que le monde, par indifférence on par
méchanceté, devait tout admettre sans examen.

J'osais à peine jeter les yeux sur Gontran, je m'attendais à une
explosion terrible de sa part; ma stupeur égala le désappointement de
mademoiselle de Maran.

Mon mari, après avoir surmonté de nouveau une légère émotion, reprit
avec le plus grand sang-froid, en haussant les épaules:

--Maintenant, madame, ce ne sont plus même des calomnies, ce sont des
folies; et, en vérité, les temps où nous vivons sont bien graves pour
qu'on puisse s'amuser à propager de si stupides niaiseries.

--Comment!...--s'écria ma tante,--c'est ainsi que vous prenez cela?
Peste soit de votre philosophie!

--On serait philosophe à trop bon marché, madame, si l'on méritait ce
titre parce qu'on méprise de vains bruits qui n'ont pas même la
consistance d'une calomnie... Mathilde ne doit pas s'inquiéter de ces
sottises; en deux mots je vous rappellerai les tristes circonstances
grâce auxquelles le nom de M. Lugarto a pu être malheureusement
rapproché de celui de madame de Lancry. Cet homme a lâchement abusé
d'une intimité que son amitié m'avait presque imposée, pour tâcher de
nuire à la réputation de madame de Lancry. J'ai répondu à cette lâcheté
comme je le devais, par un démenti et par une paire de soufflets en face
de vingt personnes; une rencontre a eu lieu, j'ai donné un coup d'épée à
M. Lugarto; le lendemain je suis parti pour l'Angleterre, où
m'appelaient d'assez graves intérêts. Aussitôt après mon départ,
Mathilde a quitté Paria pour venir chez sa cousine passer le temps de
mon absence; j'ai été la rejoindre à mon retour de Londres, et je l'ai
ramenée ici: voilà, madame, toute la vérité. Quant aux ridicules
inventions dont on se donne la peine de vous faire part et sur
lesquelles vous croyez devoir appeler notre attention, je vous le
répète, cela ne vaut pas même un démenti; je n'y songerais même déjà
plus, si Mathilde n'avait pas été assez enfant pour s'en attrister un
instant. Mais elle est excusable; elle entre dans le monde, son âme pure
et ingénue est naturellement impressionnable à des misères qui, plus
tard, n'exciteront pas même son dégoût.--Puis, s'adressant à moi,
Gontran me dit avec l'accent le plus tendrement affectueux:

--Pardon, ma pauvre Mathilde, ma malheureuse liaison avec Lugarto vous
cause encore cette contrariété, mais, je l'espère, ce sera la dernière.

Je fus profondément touchée du langage simple et digne de Gontran.

Depuis le commencement de cet entretien, ma cousine semblait
profondément absorbée; l'expression de sa figure avait complétement
changé.

Mademoiselle de Maran, malgré son assurance, était déconcertée; elle
regardait attentivement, moi, Ursule, mon mari, pour tâcher de pénétrer
la cause de l'indifférence ou de la modération de Gontran; modération
qui m'étonnait moi-même autant qu'elle me touchait, car mon mari pouvait
être justement blessé de certaines assertions de mademoiselle de Maran.

Après cette muette observation, qui dura quelques secondes, ma tante
reprit d'un air de réflexion:

--Allons, Gontran... vous ne vous laissez pas déferrer, c'est déjà
quelque chose; vous sentez bien que tout ce que je demande au monde,
c'est de pouvoir ne pas croire un mot de ce qu'on m'écrit et d'y
répondre par un fameux démenti; mais d'un autre côté, comme dit le
proverbe, il n'y a pas de fumée sans feu. Eh bien! voyons. Entre nous,
qui peut avoir allumé cette atroce flambée de mauvais propos-là? Comment
imaginer que des gens graves, sérieux, car ce sont des gens graves et
sérieux qui m'écrivent, s'amusent à inventer l'histoire de la visite
nocturne de Mathilde à M. de Lugarto, s'il n'y avait rien eu de vrai là
dedans? Après tout, vous devez le savoir mieux que personne, mon garçon:
1º ce Lugarto a-t-il eu entre les mains de quoi vous déshonorer? 2º
est-il capable, dans cette occurrence, de se dessaisir de ce susdit
moyen de vous perdre, uniquement pour le plaisir de faire une action
généreuse? Quant à moi, ça me paraîtrait joliment problématique,
hypothétique, pour ne pas dire drôlatique, de la part d'une pareille
espèce toujours grinchante et malfaisante.

L'infernale méchanceté de mademoiselle de Maran la servait peut-être à
son insu.

Il était impossible de toucher plus cruellement le vif des soupçons que
devait avoir Gontran, au sujet de la reddition du faux, que M. Lugarto
semblait lui avoir faite volontairement.

Quoique mon mari ne pût soulever cette question avec moi, puisqu'il me
croyait dans une complète ignorance de cette funeste action, j'avais
toujours remarqué qu'il entrevoyait quelque cause mystérieuse dans la
restitution de M. Lugarto.

Mademoiselle de Maran était-elle instruite de tout? c'est ce que je ne
savais pas encore. Néanmoins je m'attendais cette fois à un mouvement de
colère de Gontran.

Je fus presque effrayée en le voyant écouter mademoiselle de Maran avec
le même calme insouciant; il haussa les épaules, sourit en me regardant
et répondit:

--Cela n'est plus ni une calomnie, ni une stupidité, cela tombe dans le
roman, dans le surnaturel. Est-ce tout, madame? vos correspondants ne
vous mandent-ils rien de plus? Ce serait dommage de s'arrêter en si bon
chemin.

--Non, certainement, ça n'est pas tout!--s'écria ma tante, ne pouvant
plus contenir sa rage,--je vous ai dit ce dont les gens les plus
respectables étaient convaincus... maintenant je dois vous dire quels
seront les effets de ces convictions... Ils vous seront joliment
agréables, ces effets-là! Quoique vous criiez au roman et au surnaturel,
vous et votre femme, vous aurez tout simplement l'inconvénient d'être
partout montrés au doigt et de ne pas recevoir un salut sur dix que vous
ferez. Ça vous étonne? Vous allez peut-être dire que c'est de la magie?
rien de plus simple pourtant. Je vais vous démontrer cela, toujours
d'après mon petit jugement... Ou l'on croira que votre femme a sacrifié
son honneur pour sauver le vôtre, mon garçon, et vous passerez pour un
misérable... ou bien l'on croira que votre femme a cédé à son goût pour
Lugarto, et elle passera pour une indigne, sans compter que dans cette
circonstance encore on vous regardera comme le dernier des hommes, vu
que vous avez toléré ce goût-là, soit parce que vous deviez de l'argent
à vilain homme, soit parce que votre femme vous ayant apporté toute sa
fortune vous trouvez plus politique et plus économique de fermer les
yeux.

--Vraiment, madame... on croit cela?--dit Gontran.

--Sans, doute, voilà ce que croient les bonnes gens, les gens
inoffensifs, vos amis enfin...

--Et nos ennemis, madame?

--Ah, ah, ah, vos ennemis, c'est bien une autre affaire! Ils croient,
eux, que vous et Mathilde vous vous entendez comme deux larrons en
foire: «S'il n'y avait qu'un coupable dans le ménage,--disent
ceux-là,--soit l'homme, soit la femme, il y aurait eu scission entre
eux. Une honnête femme ne reste pas avec un homme déshonoré. Elle peut
sacrifier son honneur pour sauver celui de son mari; mais une fois le
sacrifice accompli, elle l'abandonne. Si elle reste avec lui, elle lui
devient complice... D'un autre côté, un honnête homme ne reste pas avec
une femme qui l'a outragé... S'il n'a pas de fortune, eh bien! il vit de
privations plutôt que de laisser soupçonner qu'un honteux intérêt le
retient auprès d'une épouse adultère...» Ainsi donc que concluront vos
ennemis, ces langues assassines et vipérines, en vous voyant toujours si
bien ensemble? Ils concluront que vous avez l'un pour l'autre toutes
sortes d'abominables tolérances.

--Enfin... enfin je devine tout maintenant!--m'écriai-je en interrompant
mademoiselle de Maran. Votre haine vous a emportée trop loin, madame;
vous vous êtes trahie malgré vous... Béni soit Dieu qui nous dévoile
ainsi les inimitiés qui nous poursuivent!...

--Comment... comment... Elle est folle, cette petite...--dit
mademoiselle de Maran.

--Gontran... Gontran... je me demandais pourquoi celle qui est pourtant
la sœur de mon père était venue ici... Elle vous l'apprend... Oui...
madame... maintenant je comprends tout... Vous voulez par vos calomnies
élever d'affreuses discussions entre nous et nous désunir... En effet,
madame, c'eût été un beau triomphe pour vous... Il y a une année à peine
que nous sommes mariés! et une séparation perdait à jamais ou moi ou
Gontran, car elle autorisait les bruits les plus odieux.

La contraction des sourcils de mademoiselle de Maran me prouva que
j'avais frappé juste.

Elle se prit, selon son habitude, à rire aux éclats pour cacher sa
colère:

--Ah!... ah!... ah!... qu'elle est donc amusante, cette chère petite,
avec ses suppositions. Mais, folle que vous êtes, est-ce que je vous
parle en mon nom? Je viens en bonne et loyale parente, s'il vous plaît,
ne l'oubliez pas, vous dire: «Mes chers enfants, prenez garde, voici ce
qu'on croit... Ce n'est pas un vain bruit, un caquet, un propos; ce sont
les convictions de personnes sérieuses, graves, dont la parole a la plus
grande autorité... Maintenant que le monde interprète ainsi votre
conduite, puisqu'il est impossible de lui ôter cette créance... puisque
vous êtes déshonorés sinon l'un _et_ l'autre... du moins l'un _ou_
l'autre... je viens en bonne et loyale parente vous...»

Gontran interrompit mademoiselle de Maran et lui dit:

--Il me semble, madame, que le monde aurait un moyen beaucoup plus
simple et beaucoup plus naturel d'interpréter la persistance de
l'attachement que moi et madame de Lancry continuons d'avoir l'un pour
l'autre, ce serait de croire que nous vivons en honnêtes gens, que
n'ayant rien à nous reprocher mutuellement, nous méprisons profondément
tant d'atroces calomnies, et que nous avons trop de bon sens pour mettre
notre bonheur à la merci de la première calomnie venue. Cette version
aurait de plus l'avantage d'être la seule possible et vraie, ce qui
n'est pas peu de chose, je crois. En résumé, madame, je ne partage pas
pourtant la susceptibilité et la défiance de Mathilde. La pauvre enfant
a déjà tant souffert des méchants, que dans son ressentiment un peu
aveugle, elle a pu un moment vous confondre avec eux. Elle se trompe, je
n'en doute pas. En nous parlant comme vous faites, vous cédez à
l'intérêt que nous vous inspirons. Mettez donc le comble à vos bontés,
conseillez-nous: que devons-nous faire pour convaincre nos amis qu'ils
sont dupes d'une calomnie et pour prouver à nos ennemis qu'ils sont des
infâmes?

--Mon beau neveu,--dit mademoiselle de Maran avec rage,--je ne conseille
plus, l'heure est passée; mais je devine et je prédis... Écoutez-moi
donc si vous êtes curieux du présent et de l'avenir. Dans votre joli
petit ménage, l'un de vous est dupe et victime, l'autre est fripon et
bourreau. Une rupture deviendra nécessaire entre vous, et cela plus
prochainement que vous ne pensez, parce que la victime finira par se
révolter... Mais cette rupture sera trop tardive, mes chers enfants. Le
monde aura pris l'habitude de voir en vous deux complices... il
continuera de vous mépriser... Cette séparation, qui aurait pu au moins
sauver la réputation de l'un de vous deux, ne sera qu'un nouveau grief
contre vous... On vous prendra pour deux coquins même trop scélérats
pour pouvoir continuer de vivre ensemble... Cela vous paraît drôle... et
j'ai l'air d'une lunatique... Eh bien!... vous viendrez me dire un jour
si je me suis trompée... Un mot encore, et ne parlons plus de cela...
Cette abominable révolution a tellement effarouché mes amis, que je ne
voyais presque personne, et je ne savais presque rien de tout ceci. Sur
quelques bruits qui m'en étaient pourtant revenus, je priai votre oncle
M. de Versac et M. de Blancourt, deux de mes vieux amis, d'être aux
aguets, de s'enquérir et de m'écrire ce qu'ils entendraient dire ou
sauraient avoir été dit... Voici leurs lettres... lisez-les... vous
verrez que je n'invente rien. Maintenant plus une parole à ce sujet...
Faisons un wisth, si vous le voulez bien... Si Mathilde est trop
fatiguée, nous ferons un mort avec vous, Ursule... Tout cela finit à
merveille. Vous êtes content et résigné, mon beau neveu; tant mieux,
j'en suis tout aise, tout épanouie; j'en piaffe, j'en triomphe: car
dites donc, moi, qu'est-ce que je veux? votre bonheur. Eh bien! plus on
vous méprise tous deux, plus vous êtes heureux... Ça me met joliment à
même de travailler à votre félicité, n'est-ce pas? Là-dessus, sonnez et
demandez des cartes...

Je remontai chez moi, laissant Ursule, mon mari et mademoiselle de Maran
jouer au wisth.

Cette occupation leur permettait au moins de garder le silence après une
scène si pénible.



CHAPITRE IX.

BONHEUR ET ESPOIR.


J'étais dans une extrême perplexité; je ne savais si le calme de Gontran
était réel ou simulé. Je fus encore sur le point, malgré les
recommandations de M. de Mortagne, de tout dire à mon mari au sujet de
cette nuit fatale.

Mais je pensai que c'était peut-être en grande partie le désir de ne pas
éveiller mes soupçons au sujet de ce malheureux faux qui avait rendu
Gontran en apparence si indifférent aux attaques de mademoiselle de
Maran. Connaissant l'infernale méchanceté de ma tante, je ne pouvais me
dissimuler que nous avions beaucoup à redouter de la malveillance du
monde.

La froideur glaciale avec laquelle on avait accueilli Gontran quelques
mois auparavant semblait presque justifier les prévisions de
mademoiselle de Maran. J'étais inquiète de savoir si Gontran viendrait
chez moi avant de rentrer chez lui; je voulais lui dire combien j'étais
contente de voir Ursule partir. J'attribuais cette résolution de ma
cousine moins au sentiment généreux qu'à la crainte de me voir prévenir
son mari de mes soupçons, ainsi que je l'en avais menacée, et d'éveiller
ainsi sa défiance pour l'avenir. En cela je reconnus la justesse des
conseils de madame de Richeville.

Sur les onze heures, Gontran frappa et entra chez moi.

J'interrogeai ses traits presque avec anxiété, tant je craignais de leur
voir une expression menaçante.

Il n'en fut rien; il avait peut-être au contraire l'air plus tendre,
plus affectueux encore.

--Ah! mon ami,--m'écriai-je,--que mademoiselle de Maran est donc
méchante!... Venir ici dans le but si odieux d'exciter entre nous
peut-être une rupture violente en nous rapportant les plus affreuses
calomnies!

--Sans croire positivement comme vous que tel ait été le but du voyage
de votre tante, je pense qu'elle s'ennuyait un peu de n'avoir personne
à tourmenter, et que, sachant à peu près d'avance le contenu des lettres
de mon oncle et de M. de Blancourt, elle était venue pour jeter entre
nous ce brandon de discorde. Vous aviez raison, Mathilde, mademoiselle
de Maran est plus méchante que je ne le pensais: désormais nous n'aurons
aucun motif pour la voir.

--Ah! mon ami que vous êtes bon!... si vous saviez quel plaisir me fait
cette promesse, j'ai toujours eu le pressentiment que nos chagrins
viendraient de mademoiselle de Maran.

--Heureusement, dans cette circonstance, en voulant nous nuire elle nous
a servis presque à son insu.

--Comment cela?

--J'ai lu les lettres de mon oncle et de M. de Blancourt; il est évident
que les bruits les plus mensongers et les plus odieux circulent sur
nous, la malignité a exploité des faits très-simples, et les a
odieusement dénaturés; ainsi, parce que j'étais allé chercher en
Angleterre des papiers qui pouvaient compromettre une tierce personne,
on a dit que Lugarto avait en son pouvoir de quoi me déshonorer. Je ne
veux pas non plus rechercher davantage ce qui a pu donner lieu à la
fable absurde de cette nuit que vous auriez été passer dans la maison de
Lugarto; je sais l'horreur qu'il vous inspirait; mais, tenez, je suis
fou... c'est vous outrager que de s'appesantir un moment sur de
pareilles infamies. Cette méchanceté de mademoiselle de Maran nous peut
servir, en cela qu'elle nous apprend du moins ce que disent nos ennemis.
Cette révélation doit surtout apporter quelques changements à nos
projets; ainsi je serais d'avis, si toutefois vous y consentez,
d'éloigner de beaucoup notre retour à Paris, de n'y revenir, je suppose,
que dans un an ou quinze mois, et de rester ici jusque-là; les
événements politiques seront un excellent prétexte à notre absence... Je
connais Paris et le monde, dans six mois on ne s'occupera plus de nous;
dans un an toutes ces misérables calomnies seront complétement
oubliées... si, au contraire, nous arrivions à Paris dans quelques
semaines, comme nous en avions le dessein, nous tomberions au milieu de
ce déchaînement universel qui vous étonnerait moins, si vous connaissiez
mieux le monde... Vous êtes belle, vertueuse... vous m'aimez, vous
m'avez choisi; en voilà plus qu'il n'en faut pour exciter toutes les
haines et toutes les jalousies qui ne manqueront pas d'exploiter ce
qu'il peut y avoir de mystérieux dans mes relations passées avec
Lugarto... Si j'étais seul, je mépriserais ces vains bruits, mais j'ai à
répondre de votre bonheur, et je serais le plus coupable des hommes, si
je n'agissais pas de façon à vous épargner de nouveaux chagrins, à vous
qui avez déjà tant souffert pour moi... Ce qu'il y a de plus sage, de
plus prudent, est donc de suspendre indéfiniment notre retour à Paris...
Dites, Mathilde.. êtes-vous de mon avis? je vous en prie, répondez-moi.

--Eh! mon Dieu! le puis-je,--m'écriai-je dans un élan de joie impossible
à décrire,--puis-je répondre lorsque mon cœur bat à se rompre de
surprise et de bonheur! mon Dieu, mon Dieu! vous voulez donc me rendre
folle aujourd'hui, Gontran? Dites? Oh! non, c'est trop de félicité en
un jour. Retrouver votre tendresse, avoir la certitude de rester ici
seule avec vous longtemps, longtemps, au lieu d'aller à Paris; encore
une fois, Gontran, c'est trop... Je ne demandais pas tant... mon Dieu!

Et je ne pus m'empêcher de pleurer de bien douces larmes, cette fois.

Pauvre petite!--me dit Gontran.--Hélas! votre étonnement est un reproche
cruel, et je ne le mérite que trop, cela est vrai pourtant; je vous ai
assez déshabituée du bonheur pour que vous pleuriez des larmes de
ravissement inespéré, en m'entendant vous dire que je vous aime et que
nous resterons ici longtemps... Oh! tenez, cela est affreux... Quand je
pense qu'un moment je t'ai méconnue; pauvre ange bien-aimé... D'où vient
donc, qu'au lieu de jouir de la délicatesse exquise de ton esprit, de
l'adorable bonté de ton âme, j'ai laissé mon cœur s'engourdir pendant
que je me livrais à je ne sais quelle existence grossière, stupide et
brutale? Est-ce un rêve? Est-ce une réalité? dites dites, mon bon ange
gardien? Oh! oui, dites-moi bien que nous nous sommes endormis a
Chantilly, que nous nous sommes réveillés à Maran...

--Oh! parlez ainsi, parlez encore de votre voix si douce et si
charmante,--dis-je à mon mari en joignant mes deux mains avec une sorte
d'extase.--Oh! parlez encore ainsi, vous ne savez pas combien ces bonnes
et tendres paroles me font de bien; quel baume salutaire elles répandent
en moi... Oh! Gontran... il me semble que notre enfant en a doucement
tressailli; oui, oui, joie et douleur, ce pauvre petit être partagera
tout, ressentira tout désormais... Aussi, merci à genoux pour lui et
pour moi, mon tendre ami, merci à genoux du bonheur que vous nous
causez....

       *       *       *       *       *

Je passai les jours qui suivirent cette conversation avec Gontran dans
un enchantement continuel; il était impossible d'être plus tendre, plus
attentif, plus prévenant que ne l'était mon mari.

Mademoiselle de Maran, voyant ses méchants projets presque complétement
avortés, ne dissimulait pas son mécontentement et parlait de son
prochain départ, feignant d'être plus rassurée par les dernières
nouvelles de Paris.

Ursule attendait son mari d'un moment à l'autre.

Ainsi qu'elle me l'avait promis, elle lui avait écrit pour lui demander
d'aller à Paris avec lui au lieu de rester à Maran, comme cela avait été
d'abord convenu entre eux.

Depuis le jour où elle avait entendu mademoiselle de Maran parler des
calomnies que nous avions à redouter, je remarquai un singulier
changement dans les manières de ma cousine envers moi et Gontran. Avec
mon mari, elle était de plus en plus moqueuse, ironique, altière; avec
moi, dans les rares occasions où nous nous trouvions seules, elle était
gênée, confuse, elle me regardait parfois avec une expression d'intérêt
que je ne pouvais comprendre; souvent je vis qu'elle était sur le point
de me parler avec abandon comme si elle eût eu un secret à me confier,
et puis elle s'arrêtait tout à coup. D'ailleurs j'évitais autant que
possible de me trouver seule avec elle.

Je passais mes matinées avec Gontran.

Après déjeuner, nous faisions de longues promenades en voiture, pendant
lesquelles on échangeait quelques rares paroles; nous dînions, et le
wisth de mademoiselle de Maran occupait la soirée. Maintenant que le
passé m'a éclairée, je me souviens de bien des choses que je remarquais
alors à peine parce que je ne pouvais m'en expliquer la portée.

Ainsi, quoique mon mari me témoignât toujours la plus parfaite tendresse
depuis ce jour où il était revenu si brusquement à moi, il semblait
profondément rêveur, préoccupé.

Quelquefois il avait des distractions inouïes, d'autres fois il me
semblait sous l'impression d'un _étonnement_ extraordinaire, presque
douloureux, comme s'il eût en vain cherché le mot d'un cruel et étrange
mystère.

Ses élans de joie folle, qui m'avaient d'abord tant étonnée, ne
reparurent plus. Souvent même je vis ses traits obscurcis par une
expression de tristesse amère.

Je lui en témoignai ma surprise, il me répondit avec douceur:

--C'est que je pense aux chagrins que je vous ai causés.

Quoique ces symptômes eussent dû me paraître singuliers, je ne m'en
inquiétais pas; Gontran était rempli de soins et de bonté pour moi, il
me parlait de plus en plus de la nécessité de rester à Maran pendant au
moins une année, autant pour donner aux propos le temps de s'oublier
que par une économie que notre nouvel avenir rendait nécessaire.

Je le répète, je ne pouvais donc pas m'effrayer des singulières
préoccupations de Gontran, j'aurais craint de l'impatienter par mes
questions à ce sujet.

Sans doute avertie par son instinct qui la portait à aimer mes ennemis,
mademoiselle de Maran semblait avoir pris Ursule en une tendre
affection; elles faisaient quelquefois ensemble de longues promenades à
pied.

Ma tante avait d'abord évidemment cru que Gontran s'occupait d'Ursule;
ses plaisanteries perfides à M. Sécherin me l'avaient prouvé, mais les
marques d'intérêt que me témoignait Gontran et la froideur que lui
marquait Ursule semblaient dérouter ses soupçons.

Ursule se promenait presque tous les matins dans le parc, Gontran avait
choisi cette heure pour faire de la musique avec moi comme autrefois.

Enfin, sauf l'ennui d'avoir auprès de nous deux personnes que je me
savais hostiles, jamais, depuis mes beaux jours de Chantilly, je n'avais
été plus complétement heureuse.

Cet état de contrainte allait cependant cesser, j'allais me retrouver
seule avec Gontran et notre amour.

La dernière lettre qu'Ursule avait reçue de M. Sécherin, à qui elle
écrivait régulièrement tous les deux jours, lui annonçait son arrivée
pour le 13 décembre.

Je n'oublierai jamais cette date.

Ce jour est venu.

Quoique M. Sécherin fût ordinairement très-exact à répondre à sa femme,
celle-ci n'avait pas reçu de lettre de lui depuis trois jours.

Elle n'était nullement inquiète de ce silence, elle y voyait, au
contraire, une nouvelle preuve de l'arrivée de son mari, qui l'aurait
nécessairement avertie dans le cas où ses projets eussent été changés.

J'allai me mettre à mon piano avec Gontran.

Blondeau vint me demander si je pouvais recevoir Ursule.

Mon mari prévint un refus que j'allais faire en me disant:

--Elle part aujourd'hui, c'est une formalité de simple politesse;
recevez-la, je reviendrai tout à l'heure.

Quoique cette entrevue dût m'être extrêmement désagréable, je n'hésitai
pas à suivre le conseil de mon mari.

Ursule entra.

Nous restâmes seules.



CHAPITRE X.

REPENTIR.


Ursule était triste et grave.

--Après ce qui s'est passé entre nous,--me dit-elle,--je n'ai pas cru
devoir partir sans vous revoir et sans vous entretenir un moment... Mon
mari arrive ce matin, dans une heure peut-être une dernière explication
serait impossible.

--Une explication... à quoi bon? Elle est inutile.

--Peut-être pour vous,--me dit Ursule,--vous n'avez rien à vous
reprocher à mon égard... tandis que moi, je vous l'avoue sans honte,
j'ai eu de grands torts envers vous...

Je regardai Ursule avec défiance, je m'attendais de sa part à quelque
retour, non de sentiment, mais d'hypocrisie.

Mais j'avais été tant de fois sa dupe, que je ne craignais plus d'être
faible et confiante comme par le passé.

Pourtant une chose m'étonnait: ma cousine n'affectait plus le ton
mélancolique et plaintif qu'elle employait ordinairement comme l'une de
ses séductions les plus irrésistibles. Son abord était froid et calme.

--Vous avez en effet eu des torts envers moi,--lui dis-je;--au moment de
nous quitter, je ne vous les aurais pas rappelés: toute liaison, toute
amitié est rompue entre nous; nous resterons désormais étrangères l'une
à l'autre. Peut-être un jour oublierai-je le mal que vous m'avez fait.

--Ne vous méprenez pas sur les motifs de cette dernière entrevue,--me
dit Ursule,--je ne viens pas vous demander d'oublier mes aveux sur
l'envie que vous m'aviez de tout temps inspirée, ni sur les instincts
d'aversion qui en avaient été la suite.

--Alors, pourquoi cet entretien?

--Écoutez-moi, Mathilde, déjà vous m'avez vue sous des faces bien
différentes: un jour, femme éplorée, gémissante, incomprise, comme vous
dites... l'autre jour, femme altière, ironique, insolemment coquette, et
affichant les théories les plus cyniques; aujourd'hui, descendant à
flatter les goûte vulgaires de mon mari, et le rendant, après tout,
heureux comme il peut et comme il veut l'être... demain, le trompant
sans remords et usant de l'hypocrisie la plus perfide pour le détacher
de sa mère qui me détestait... Eh bien! ces aspects déjà si divers de
mon caractère ne sont encore rien auprès des mystères de mon âme, car je
réunis en moi bien des contrastes, Mathilde... ainsi j'ai un besoin
immodéré de luxe, d'éclat et d'élégance; cette passion de briller est
poussée chez moi à un tel point, que, je l'avoue à ma honte, j'aurais
épousé le vieillard le plus repoussant pour la satisfaire... Eh bien,
j'ai pourtant la courageuse patience d'aller m'enterrer en province dans
une vie misérable et bourgeoise pour donner à mon mari le temps
d'augmenter sa fortune et de me mettre à même de mener à Paris
l'existence somptueuse que j'ai toujours rêvée, et pour laquelle
j'aurais été capable de tout sacrifier. J'aime à dominer impérieusement,
et il y a des dominations despotiques presque brutales que j'adorerais.
Je suis fausse, dissimulée par nature et par calcul, et quelquefois j'ai
des accès de franchise insensée. En un mot, je suis à la fois capable de
beaucoup de mal et quelquefois de beaucoup de bien. Oh! ne souriez pas
d'un air incrédule et méprisant, Mathilde... oui, de beaucoup de
bien... dans ce moment même, je puis vous en donner une preuve; sans
doute, ce bien est mélangé de mal comme tout ce qui ressort de
l'humanité... Mais je crois pourtant que le bien domine, vous allez en
juger... Il y a huit jours, nous eûmes ensemble un long entretien où je
vous avouai la jalousie que vous m'aviez toujours inspirée; oui, je vous
enviais profondément; jeune, belle, riche, spirituelle, donnant une
grâce irrésistible à la vertu et à la dignité, séduisant enfin par des
qualités qui ordinairement imposent... mais n'attirent pas... Je ne
voyais rien de plus parfait que vous.

--Ces flatteries...

--Oh! ce ne sont pas des flatteries, Mathilde... j'ai été témoin de
votre puissance de séduction... pour plaire à une pauvre vieille
bourgeoise provinciale, je vous ni vue faire plus de frais et de frais
charmants qu'il n'en faudrait pour tourner la tête de vingt _élégants_;
car vous avez, chose inestimable, la coquetterie de la vertu comme tant
d'autres femmes ont la coquetterie du vice... Enfin, vous réunissiez
alors, comme vous réunissez encore tous les avantages qui me manquent;
seulement, il y a huit jours, Mathilde, je vous enviais ces avantages,
parce que je croyais que vous leur deviez un insolent bonheur... mais,
aujourd'hui...

--Eh bien... aujourd'hui,--dis-je à Ursule en voyant son hésitation.

--Aujourd'hui, je vous sais malheureuse... Oui, je vous sais la plus
malheureuse des femmes, et je n'ai plus le courage de vous envier ces
rares et brillantes qualités... c'est encore un contraste que vous
expliquerez comme vous le pourrez.

--Votre pénétration habituelle est en défaut,--dis-je à Ursule,--car
justement depuis huit jours, depuis que je vous semble si digne de
pitié, je n'ai jamais été plus heureuse,--et j'ajoutai avec
orgueil:--Jamais mon mari ne s'est montré pour moi plus prévenant et
plus tendre...

--Nous parlerons plus tard de ces prévenances et de ces tendresses,--me
dit Ursule avec un singulier regard.--Parlons d'abord de la cause qui a
changé ma haine et ma jalousie en pitié... Si vous me le permettiez, je
dirais en intérêt.. Mademoiselle de Maran, je ne sais dans quel but,
dans celui sans doute d'exciter davantage mon envie, s'est plu à
exagérer encore votre bonheur à mes yeux jusqu'au jour où elle vous a
appris devant moi les calomnies dont vous êtes victime; tout en faisant
la part de sa méchanceté, je suis restée convaincue d'une chose, c'est
que vous êtes la plus honnête, la plus noble femme qu'il y ait eu au
monde, et que pourtant votre réputation est sinon perdue, du moins à
tout jamais compromise!

--Vous vous trompez... la vérité finit par se faire jour...

--Hélas! Mathilde, ne vous abusez pas, le faux et le vrai sont
malheureusement si mélangés dans les événements qui ont motivé les
injustes jugements du monde, qu'il sera bien difficile de les combattre.
Dans le doute, la société ne s'abstient pas, elle condamne; aussi, je
vous le répète, maintenant je me vois trop cruellement vengée des
avantages que je vous enviais.

J'étais indignée de l'espèce de commisération qu'affectait Ursule; ses
louanges me révoltaient; quoique ce qu'elle me disait sur ma réputation
n'eût, hélas! que trop de vraisemblance, je ne voulais pas en convenir
devant elle.

--Je conçois,--dis-je à ma cousine,--que vous ayez grand besoin de
croire à cette singulière répartition de la justice humaine, qui
flétrirait les honnêtes femmes! Mais ne vous hâtez pas de triompher;
quoique vous espériez le contraire, tôt ou tard chacun est jugé selon
son mérite.. Dispensez-vous donc de me plaindre; quant à mes qualité,
vous leur supposez une telle fin et une telle récompense que vos
louanges sont autant de sarcasmes.

Ursule reprit avec un sang-froid imperturbable:

--C'est-justement parce que ces qualités sont si mal récompensées que je
les loue sans restriction, croyez-le bien. Quant à vous les envier, je
n'ai garde... j'en serais trop embarrassée,--ajouta-t-elle avec ce
sourire qui lui était particulier.--Je n'ai pas vu le monde plus que
vous,--reprit-elle;--mais, par réflexion, je le connais mieux que vous
ne le connaîtrez jamais, quoi que vous disiez; je suis donc convaincue
que votre réputation a subi une mortelle atteinte malgré votre éclatante
vertu.

--Madame...

--Ne prenez pas cette redite pour un outrage, Mathilde... non... non...
Et tenez,--reprit Ursule après un moment de silence,--vous me croyez la
plus fausse, la plus menteuse des femmes; ainsi au lieu d'être touchée
de ce que je vais vous dire, vous allez sans doute en être irritée, vous
allez encore me traiter d'hypocrite: il n'importe; en ce moment, je
parle pour moi et non pour vous... Eh bien! maintenant que je sais les
affreux chagrins que vous avez ressentis, maintenant que je connais ceux
qui vous attendent... eh bien! vrai... oh! bien vrai, Mathilde... je me
suis repentie... profondément repentie du mal que je vous ai voulu... je
n'ose dire... du mal que je vous ai fait.

En prononçant ces dernières paroles, la voix de ma cousine était émue,
tremblante; sans ma défiance, j'aurais cru à ses remords; mais je savais
Ursule si fausse, si comédienne, que je souris avec amertume, et je
repoussai sa main qui cherchait la mienne.

--Mathilde... vous ne me croyez pas?

--Non, et vos larmes vont sans doute bientôt venir à votre aide pour me
convaincre?

--Mes larmes?... non, Mathilde... non... cette fois je ne pleurerai
pas... car ma douleur est si profonde, si sincère, que, pour vous y
faire croire, je n'aurai pas besoin de larmes feintes.

Confondue du cynisme de cet aveu, je regardai ma cousine avec surprise.

Eh bien! oui... oui, je l'avoue... dussé-je passer pour stupide, pour
folle; après tant de désillusions, après tant de déceptions, je fus
émue, touchée malgré moi de l'expression de la physionomie d'Ursule et
de l'indéfinissable douceur de son regard attendri.

Cette expression me frappa d'autant plus qu'elle ne ressemblait en rien
aux affectations habituelles de ma cousine. Je crus, je crois encore
qu'elle était alors sous l'influence d'un sentiment vrai.

Pourtant je voulus résister de toutes mes forces à cette sorte de
fascination.

--Oh! vous êtes la plus dangereuse des
femmes,--m'écriai-je;--laissez-moi! laissez-moi!... S'ils sont réels,
vos regrets sont vains: ils n'atténuent en rien vos torts affreux envers
moi; vous avez voulu détruire mon bonheur... Je n'ai pas été dupe de
votre manége envers mon mari, et s'il n'avait pas pour vous le mép...

Le mot me paraissant trop dur, je voulus le retenir. Ursule l'acheva.

--Le mépris, voulez-vous dire, Mathilde?... dites, dites!... je puis...
je dois tout entendre de vous maintenant...

--Eh bien! il n'a pas dépendu de vous que vous n'ayez séduit mon mari,
que vous n'ayez porté le dernier coup à une femme qui ne vous a jamais
voulu que du bien... et que vous trouvez déjà si malheureuse... si
injustement malheureuse!... en admettant que votre intérêt soit sincère.

--Eh bien! oui... cela est vrai,--reprit Ursule,--oui, dans cet
entretien où vous assistiez à mon insu, je savais parfaitement qu'au
lieu d'éteindre la passion de votre mari je l'irritais encore, autant
par mon indifférence affectée que par mes railleries et par mes dédains.

--La passion!--dis-je en haussant les épaules avec mépris...--lui,
Gontran... une passion pour vous? dites donc le goût, le caprice
passager.

--Je dis _passion_, Mathilde, parce qu'il s'agissait d'une passion...
entendez-vous, parce qu'il s'agit d'une passion.

--Il s'agit d'une passion... maintenant vous osez le dire? maintenant.

--Ne croyez pas que je veuille en rien blesser votre amour-propre, je
veux vous rendre un service, Mathilde, réparer en partie le mal que je
vous ai fait, et, Dieu merci, il en est temps encore.

L'accent d'Ursule avait une telle autorité que, malgré moi, je l'écoutai
en silence.

--Oui,--reprit-elle,--je savais irriter la passion de votre mari. Ce
calcul de ma part doit vous rassurer sur ce que je ressentais pour lui,
mais non sur ce qu'il ressentait.. sur ce qu'il ressent encore
aujourd'hui pour moi.

--Oh! c'est indigne!--m'écriai-je,--quelle odieuse calomnie! ce sont
donc là vos adieux? en partant, vous voulez me laisser au cœur un
affreux soupçon!

--Mathilde, par pitié pour vous, permettez-moi d'achever, mon mari peut
arriver d'un moment à l'autre et rendre cet entretien impossible...

--Par pitié pour moi?...

--Oui... oui... par pitié pour vous, malheureuse femme... Écoutez-moi,
croyez-moi, je cède à un mouvement de générosité qui me consolera
peut-être un jour de bien des mauvaises actions... écoutez-moi donc: si
ce n'est pour vous, que ce soit au moins pour l'avenir de votre enfant.

--Quoi! vous savez!...--m'écriai-je stupéfaite, car je n'avais confié ce
secret qu'à Gontran.

--Oui, oui, je le sais,--reprit Ursule,--et cette raison surtout, en
augmentant mes remords, m'a déterminée à agir comme je fais...

Après un moment d'hésitation, Ursule continua en baissant les yeux et
d'une voix altérée:

--Vous vous souvenez bien, n'est-ce pas, de cet entretien si vif que
nous eûmes ensemble?

--Oui, oui... Eh bien!...--m'écriai-je avec angoisse, car mon cœur se
serrait par je ne sais quel odieux pressentiment en songeant que mon
mari avait dit à cette femme un secret que lui et moi seuls nous
savions.

--Je ne veux pas récriminer,--reprit-elle avec une émotion
croissante;--mais enfin, si dans cet entretien je vous avais crûment
avoué l'envie que vous m'aviez toujours inspirée, Mathilde, vous avez
été pour moi sans pitié, vous m'avez reproché la honte d'une liaison que
je n'avouerai jamais... vous m'avez reproché mes perfidies, et puis
enfin, alors je vous croyais la plus heureuse des femmes... alors, je
vous le jure... j'ignorais encore ce que vous avez souffert: car,
rappelez-vous-le bien, Mathilde, c'est le soir... seulement le soir de
ce jour-là que, par mademoiselle de Maran, j'ai appris une partie de vos
chagrins...

--Mais, au nom du ciel, parlez... parlez... Eh bien! après notre
entretien, que s'est-il passé? Mais... oui... je me souviens, vous êtes
allée vous promener dans la forêt..

--Mathilde... grâce... grâce... j'allais y retrouver votre mari; il
m'attendait dans une maison de garde inhabitée, où il m'avait donné
rendez-vous.

Cet aveu était si inattendu, si horrible, que d'abord je ne pus y
croire.

Il s'agissait de ma dernière espérance.

Il s'agissait de croire que depuis huit jours la conduite de Gontran
envers moi était un tissu de mensonges et de faussetés.

Il s'agissait de croire que la tendresse qu'il me témoignait n'était
qu'une apparence pour cacher son intelligence avec Ursule.

Je ne pouvais, je ne voulais pas me rendre à cette odieuse vérité...
hors de moi, je m'écriai:

--Vous calomniez Gontran; il a passé ce jour-là à la chasse, un de ses
gens est venu me le dire de sa part.

--Eh! cet homme a dit ce que son maître lui avait ordonné de dire:

--Cela n'était pas vrai? cet homme mentait?

--Oui... oui... grâce... Mathilde... Égarée par l'aversion que je vous
portais, voulant me venger de vous en vous enlevant votre mari... j'ai
été coupable.

--Je vous dis que je ne vous crois pas... je vous dis que vous vous
calomniez pour me porter un coup affreux.

--J'ai le courage de vous apprendre la vérité, Mathilde, si honteuse
qu'elle soit pour moi, si pénible qu'elle soit pour vous.

--Mon Dieu... mon Dieu, vous l'entendez!--m'écriai-je en levant les
mains au ciel.

--Grâce, Mathilde... car lorsque j'appris plus tard combien vous aviez
été malheureuse, lorsque plus tard je sus par Gontran que vous étiez
mère; pauvre malheureuse femme... que vous étiez mère! oh! cela, surtout
cela m'a désarmée... j'ai eu horreur de ma faute, en songeant que
j'avais cédé, non pas même à l'amour, mais à une basse haine, à un
exécrable sentiment de vengeance...

--Mon Dieu... mon Dieu!--m'écriai-je dans un accès de désespoir
inouï,--rendez-moi folle... folle! ou retirez-moi la vie... Je ne puis
plus... je ne veux plus... souffrir davantage.

--Mathilde... Mathilde... pardon... je vous jure que je ne soupçonnais
pas alors tous les droits que vous aviez à l'intérêt, à la plus tendre
pitié... et puis il faut avoir le courage de tout vous dire... Eh bien!
je ne soupçonnais pas alors l'odieuse indifférence de votre mari pour
vous; non... je ne croyais pas que l'amour qu'il ressentait pour moi pût
le rendre aussi faux, aussi injuste, aussi cruel qu'il devait l'être à
votre égard, hélas! car vous ne savez pas ses projets...

--Mais, c'est épouvantable,--m'écriai-je,--elle a été au-devant du
déshonneur, et elle vient accuser mon mari! Mais qu'est-ce donc que
cette femme?... Qu'est-il donc lui-même?... Que suis-je moi-même?...
Quelle est cette vie? Est-ce un rêve? Est-ce une horrible réalité? Et
vous... vous qui êtes là devant moi, qui me regardez... qui que vous
soyez... répondez... où suis-je? Quelle est la vérité? Quel est le
mensonge? Comment! depuis huit jours la tendresse que me prodiguait
Gontran, c'était un piége, une fausseté insultante! Mais à quoi bon
cette feinte?... Puisque vous partiez... puisque vous allez partir! Oh!
c'est un chaos dans lequel ma tête s'égare et se perd... je délire, mon
Dieu! je délire!!... ayez pitié de moi... éclairez-moi... Ursule, voyez,
suis-je assez humiliée?... Suis-je assez malheureuse? Tenez, me voilà à
vos pieds, Ursule... à vos pieds.

--Au nom du ciel! relevez-vous, Mathilde... Maintenant, c'est moi...
c'est moi qui vous demande grâce.

--Je vous pardonne, je vous pardonne... mais au moins dites-moi la
vérité, toute la vérité, si affreuse qu'elle soit... Je suis mère, je ne
m'appartiens plus; à force de douleur, je tuerais mon enfant; je vous
dis que je ne veux plus souffrir, je ne le veux plus! si Gontran m'a
aussi indignement trompée... tout espoir de le ramener à moi est à
jamais perdu... Eh! bien! j'en prendrai mon parti... je ne le reverrai
plus... je resterai seule ici; et quand j'aurai mon enfant, je pourrai
être heureuse encore... Ainsi, Ursule, n'ayez aucune crainte...
dites-moi tout... entendez-vous, absolument tout: votre franchise peut
me sauver la vie... Parlez... Ursule.... parlez... une certitude... pour
l'amour de Dieu... une certitude si affreuse qu'elle soit: mieux vaut la
mort que l'agonie...

--Pauvre femme... pauvre malheureuse femme!...--dit Ursule, en cachant
dans ses mains sa figure baignée de larmes.

--Oui, malheureuse, bien malheureuse... n'est-ce pas? Eh bien! vous ne
pouvez plus m'envier maintenant... n'est-ce pas? me poursuivre encore ce
serait de la barbarie... Vous le voyez, il est impossible d'être plus
malheureuse... c'est ce que vous vouliez. Votre aversion est-elle assez
assouvie?...

--Mathilde... ah! je suis trop vengée.... C'est horrible... horrible...
malheureusement je ne puis rien sur le passé... mais je puis pour
l'avenir... Écoutez-moi bien... Voici une lettre que Gontran m'a écrite,
voici ce que je lui répondais: chaque jour je voulais lui remettre cette
lettre, elle n'atténue pas mes torts, mais elle prouve au moins que
j'espérais les réparer; dans cette réponse, je me montrais sous de si
odieuses couleurs que, malgré mon regret de vous avoir outragée, jusqu'à
présent j'avais hésité à remettre à Gontran ces lettres si honteuses
pour moi... les voici...

Et Ursule me donna une enveloppe cachetée que je pris machinalement.

--Maintenant un dernier mot, Mathilde: j'aurais pu vous taire ce cruel
aveu, partir pour Paris... et vous laisser dans un complet aveuglement;
mais, en lisant la lettre de votre mari, vous verrez quels étaient ses
projets pour l'avenir, vous verrez qu'il ressent pour moi une passion
désordonnée dont les conséquences m'ont fait frémir... Je vous ai
jusqu'ici parlé du mal que je vous ai fait; maintenant, voici comment
j'espère le réparer en partie... Avec la lettre qu'il m'a écrite, vous
confondrez votre mari, il n'aura qu'à se jeter à vos pieds pour implorer
son pardon... Avec celle que je lui réponds, vous lui prouverez qu'il
ne lui reste aucun espoir de me revoir jamais... de plus, vous pouvez
vous venger du passé et garantir l'avenir... Si je vous donnais l'ombre
de jalousie... envoyez à M. Sécherin la lettre que j'ai écrite à
Gontran; si vous voulez vous venger du passé, Mathilde... remettez tout
à l'heure cet écrit à mon mari, il ne lui laissera aucun doute sur
l'étendue de ma faute; je le connais: autant sa bonté, sa confiance,
sont aveugles, autant il sera impitoyable envers moi s'il est certain
d'être trompé; il me chassera, mon père ne voudra jamais me revoir, je
serai sans ressources, et de ce rêve d'opulence que je vais réaliser je
tomberai dans la misère... Et vous ne savez pas, Mathilde... ce que
pourrait me conseiller la misère! Et puis, voyez vous,--ajouta Ursule
d'un ton presque solennel,--il faut qu'il y ait quelque chose de fatal,
de providentiel dans ce qui arrive... _Je n'écris jamais_... je suis
trop rusée pour rien faire qui puisse me compromettre, la faute que j'ai
commise pouvait rester sinon dans le secret, du moins sans preuves, et
pourtant j'ai écrit cette lettre qui peut me perdre, et pourtant je
viens volontairement vous la confier: rien ne me force, vous le voyez, à
me mettre ainsi à votre discrétion... rien, si ce ne sont mes remords du
passé, ma bonne résolution pour l'avenir et ma confiance aveugle dans
votre justice; rien ne me force enfin à agir ainsi, rien, si ce n'est
l'un de ces contrastes bizarres, inexplicables de ma nature, dont je
vous parlais, et dont vous vous railliez, Mathilde.

Je restais anéantie, tenant cette enveloppe entre mes mains.

Cette corruption, ce cynisme auxquels se mêlait peut-être une sorte de
générosité, de grandeur, me semblait incompréhensible.

Je me demandais et je me demande encore si l'aveu que venait de me faire
Ursule était calculé par la plus infernale perfidie, ou s'il était dicté
par un tardif intérêt pour moi...

Affectait-elle de se mettre à ma discrétion pour pouvoir porter mon
désespoir à son comble en m'apprenant l'infidélité de mon mari, ou bien
voulait-elle sincèrement me donner pour l'avenir des garanties contre
elle et contre Gontran?...

Je regardais ma cousine avec autant d'effroi que de surprise et de
défiance.

Tout à coup un bruit de chevaux se fit entendre dans la cour.

Ma chambre à coucher était au rez-de-chaussée, Ursule courut à la
fenêtre, écarta l'un des rideaux, regarda dans la cour, puis me dit avec
une simplicité touchante dont je fus frappée malgré moi:

--Mathilde... la voiture de mon mari entre dans la cour... vous pouvez
tout lui dire et vous venger du mal que je vous ai fait...

Nous gardâmes quelques moments le silence...

Ma porte s'ouvrit.

Ursule, pétrifiée, recula d'un pas...

Ce n'était pas son mari, c'était sa mère, madame Sécherin, qui entra...



CHAPITRE XI.

LE CHATIMENT.


Madame Sécherin puisait sans doute dans les circonstances qui
l'amenaient une force surhumaine.

Je l'avais jusqu'alors vue marcher péniblement courbée par la
vieillesse, par les infirmités... Elle s'avança jusqu'au milieu de la
chambre d'un pas ferme, délibéré, presque agile.

Les rides semblaient avoir disparu de son front pour y laisser rayonner
une sorte de satisfaction menaçante, de triomphe foudroyant qui donnait
à sa physionomie un caractère majestueux et terrible.

On eût dit que, chargée d'exercer un arrêt de la vengeance divine, elle
s'était un moment élevée jusqu'à la hauteur de cette formidable mission.

A son attitude haute et fière, à son sourire farouche, à son regard
acéré, on devinait que la mère outragée dans son idolâtrie pour son
fils, que la mère sacrifiée à une épouse coupable venait dans sa joie
cruelle exercer d'effrayantes représailles.

A la vue de cette femme pâle, aux longs vêtements noirs, j'eus une telle
épouvante, que j'oubliai tout ce qui venait de se passer entre moi et
Ursule.

Comme ma cousine je restai muette, fascinée devant sa belle-mère.

Celle-ci s'écria d'une voix étouffée, en levant les yeux au ciel:

--Mon Dieu! mon Dieu! ne m'abandonnez pas... donnez-moi, s'il vous
plaît, la force d'accomplir votre volonté jusqu'au bout! Trop de joie
est trop de joie... comme trop de douleur est trop de douleur...

Et, comme si elle eût succombé à une violente émotion, un moment madame
Sécherin appuya sa main ridée sur le dossier d'un fauteuil, puis elle
s'écria en transperçant pour ainsi dire Ursule de son regard:

--Je vous le disais bien! malheureuse! que le bon Dieu démasquait les
méchants, et qu'il les écrasait tôt ou tard...

Puis, se retournant de mon côté, elle ajouta:

--Je vous le disais bien! qu'un jour vous seriez punie par cette femme
de la pitié coupable que vous aviez eue pour cette femme... je vous le
disais bien, moi! que mon fils me reviendrait, et qu'il m'aurait alors
pour seule consolation!

Et elle croisa ses bras en secouant la tête avec une expression
d'orgueil farouche.

Gontran parut, suivi de mademoiselle de Maran et d'un homme que je ne
connaissais pas.

--Puis-je savoir, madame, ce qui nous procure l'honneur de votre visite,
et quel est monsieur qui s'est fait conduire chez moi par l'un de mes
gens et est venu me chercher de votre part?--dit M. de Lancry.

--Monsieur est le premier commis de mon fils; je ne pouvais voyager
seule, mon fils lui a dit de m'accompagner.--Puis s'adressant à cet
homme:--Firmin, nous repartirons dans une heure; allez-vous-en et fermez
la porte.

Gontran me regarda d'un air surpris.

Le commis sortit.

Nous restâmes, mon mari, mademoiselle de Maran, madame Sécherin, Ursule
et moi.

Gontran et ma tante ignoraient le commencement de cette entrevue et
pressentaient néanmoins qu'il s'agissait de quelque grave événement.

Madame Sécherin dit à ma tante:

--Vous êtes de la famille, madame?

Mademoiselle de Maran toisa la belle-mère d'Ursule sans lui répondre, et
me la montra du regard comme pour me demander quelle était cette femme.

--Madame Sécherin,--lui dis-je,--et j'ajoutai en montrant ma tante à la
belle-mère d'Ursule:--Mademoiselle de Maran.

Madame Sécherin, se rappelant les éloges que son fils, complétement
abusé sur le caractère de ma tante, lui donnait toujours, s'avança vers
elle et lui dit:

--Vous êtes aussi des nôtres, madame... vous êtes du parti des bonnes
gens contre les méchants. Mon fils me l'a bien souvent répété... vous
êtes comme moi, simple, loyale et ennemie de toute hypocrisie... votre
présence est utile ici; il ne saurait y avoir trop de juges, car les
coupables ne manquent pas.

--Quoique je ne comprenne pas du tout ce que vous voulez dire, ma chère
madame, avec vos juges et vos coupables,--dit ma tante,--je ne perdrai
certainement pas une si belle occasion de vous déclarer que vous avez le
plus joli garçon de la terre, sans compter que tout ce qu'il vous a dit
de moi, et de ma simplicité naïve, prouve joliment en faveur de sa
pénétration et de sa judiciaire. J'ose espérer, en retour, que ce qu'il
nous a dit de vous est tout aussi bien fondé; il ne nous resterait plus
alors qu'à nous singulièrement congratuler sur la réciproque de notre
rencontre.

Madame Sécherin regarda attentivement mademoiselle de Maran: soit
habitude d'observation, soit sagacité, instinct de son cœur maternel,
soit enfin que le sourire moqueur de ma tante eût trahi son ironie, la
belle-mère d'Ursule, après un moment de silence, répondit à ma tante en
agitant l'index de sa main droite et en secouant la tête:

--Non... non... je le vois... vous n'êtes pas, vous ne serez jamais des
nôtres; votre regard est méchant, mon fils s'est trompé sur vous comme
il s'est trompé sur d'autres.

Mademoiselle de Maran partit d'un grand éclat de rire et s'écria:

--Ah çà! mais, dites donc, chère madame, vous me faites furieusement
l'effet d'être une manière de sibylle, de pythonisse avec vos prophéties
pharamineuses et peu flatteuses... seulement, permettez-moi de vous le
faire observer ni plus ni moins que si j'avais l'honneur de parler à M.
votre fils, ces prophéties-là sont un peu malhonnêtes, vu qu'à votre
compte je ne ferai jamais partie de la catégorie des braves gens.

--Je ne sais pas ce que c'est qu'une sibylle, madame, mais je sais quand
on se raille de moi,--dit madame Sécherin avec hauteur.

--Je me ferai un vrai plaisir de vous remémorer, ma chère madame, que la
sibylle de Cumes était une manière de devineresse qui prophétisait
l'avenir avec des grimaces du diable et en gigottant toutes sortes de
postiqueries étonnantes.

Mon mari, effrayé de la pâleur d'Ursule, qu'il ne quittait pas des yeux,
s'écria en s'adressant à madame Sécherin:

--Madame, puis-je savoir encore une fois ce qui me procure l'honneur de
vous voir? Madame de Lancry paraît fort troublée, madame votre
belle-fille semble aussi très-émue; vous m'avez fait prier de me rendre
à l'instant auprès de vous... Que se passe-t-il? qu'y a-t-il? de grâce
expliquez-vous.

--Oh! vous allez le savoir, monsieur, vous allez le savoir,--dit madame
Sécherin.

J'étais au supplice; je pressentais que cette femme avait quelque preuve
accablante de la mauvaise conduite d'Ursule, mais elle ne se hâtait pas
de la produire. Elle semblait savourer la vengeance et jouir de
l'horrible angoisse où elle tenait ma cousine.

Celle-ci, malgré son sang-froid et son audace habituels, semblait
atterrée.

Elle sentait que toutes ses séductions seraient impuissantes pour
convaincre sa belle-mère.

Je l'avoue, malgré les motifs d'aversion que je devais avoir contre
Ursule, je ne pus réprimer une velléité de compassion pour elle, en
songeant qu'elle allait être perdue au moment où le remords de sa faute
venait peut-être de lui inspirer un sentiment généreux.

Madame Sécherin tira lentement de sa poche une enveloppe toute pareille
à celle que ma cousine venait de me confier.

Cette remarque me fut d'autant plus facile, que l'une et l'autre de ces
enveloppes avaient dû faire partie de la provision de papier à lettre
qu'on avait mise dans l'appartement d'Ursule et que ce papier était
d'une couleur bleuâtre.

On va voir pourquoi j'insiste sur cette particularité.

--Connaissez-vous cette lettre?--dit madame Sécherin d'une voix
éclatante en montrant l'enveloppe à Ursule.--Puis elle ajouta avec une
dignité austère en levant au ciel l'index de sa main droite:--Voyez, si
le doigt de Dieu n'est pas là!... La preuve de votre premier crime était
une lettre que vous m'avez audacieusement dérobée... La preuve de votre
second crime est encore une lettre, mais cette fois vous l'avez
vous-même envoyée à mon fils... le Seigneur vous ayant frappée d'une
distraction vengeresse.

Ursule ne répondit pas un mot, devint pâle comme une morte, s'élança
vers moi, saisit l'enveloppe qu'elle m'avait remise et que je tenais
encore à la main, la décacheta, l'ouvrit, y jeta un coup d'œil
rapide, puis la laissa tomber par terre en baissant sa tête sur sa
poitrine avec un morne accablement.

Victime d'une fatale erreur, la malheureuse femme s'était trompée
d'adresse...

Elle avait ainsi envoyé à son mari la lettre de Gontran et la réponse
qu'elle lui faisait... elle m'avait remis, à moi, la lettre qu'elle
écrivait à M. Sécherin.

--Quand je vous dis que le doigt de Dieu est là,--reprit madame
Sécherin.--Quand je vous dis que le Seigneur a voulu que vous, si
fourbe, si adroite, vous soyez démasquée, perdue par une maladresse:
vous avez mis sur une enveloppe un nom au lieu d'un autre... Voilà tout
pourtant!!! Et cette simple erreur a fait que mon pauvre fils a enfin
reconnu ce que vous étiez... il a vu qu'à Rouvray j'étais bien inspirée
du Seigneur lorsque je disais:--«Je jure que cette femme est coupable...
Chassez-la... quoique les preuves de son infamie vous manquent!» Alors,
n'est-ce pas? je passais pour une folle en exigeant de mon fils, sans
raison suffisante, ce qu'il appelait un sacrifice insensé; mais Dieu a
pris soin de me justifier et de prouver que les instincts maternels sont
infaillibles.

Il y avait, en effet, une si étrange fatalité dans cette révélation,
qu'un moment nous restâmes tous frappés de stupeur.

Mademoiselle de Maran rompit la première le silence, et dit d'une voix
aigre à la belle-mère d'Ursule:

--Pour l'amour du bon Dieu, dont vous connaissez si bien tous les
petits secrets, ma chère madame, expliquez-nous donc ce bel
embrouillamini d'enveloppes; faites-nous grâce de vos moralités, et
dites-nous qu'est-ce que ça prouve.

--La vieillesse impie, méchante et sans mœurs, donne toujours de
mauvais exemples,--reprit madame Sécherin en regardant fixement
mademoiselle de Maran, et elle ajouta durement:--Maintenant, que je sais
que vous avez élevé ces deux jeunes femmes, je ne m'étonne plus de la
perversité de cette malheureuse (elle montra Ursule), mais je m'étonne
des vertus de sa cousine (et elle me montra).

--Qu'est-ce que c'est? qu'est-ce que c'est? s'écria mademoiselle de
Maran,--ah çà, ma bonne dame, parce que vous êtes la femme de ménage de
la Providence probablement, ce n'est pas une raison pour être si
impitoyable au pauvre monde. Qu'est-ce que vous diriez donc, s'il vous
plaît, si je vous reprochais, moi, d'avoir éduqué monsieur votre fils
d'une si plaisante façon qu'il mérite ce qui lui arrive? Dites donc:
mais, c'est vrai, est-ce que je vous rends responsable, moi, de son
inconvénient hyménéen?

--Madame, de grâce, finissons ce débat,--dit Gontran à madame
Sécherin.--Il est incroyable que je ne puisse savoir ce que vous
désirez.

--Je veux, monsieur, faire lire à votre femme cette lettre que vous avez
écrite à la femme de mon fils...

Et elle me remit une lettre.

--Je veux, monsieur, vous faire lire la lettre que cette femme vous
répondait, car... Dieu est juste!... il faut que cette créature soit
aussi détestée par celui qui a partagé son crime que par l'homme qu'elle
a indignement outragé!

Et elle remit une lettre à Gontran.

--Je veux, monsieur, lire à cette adultère la lettre que lui écrit mon
fils.

Puis madame Sécherin, toujours impassible, croisa ses bras et nous
regarda en silence.

Mon mari était atterré; il comprenait enfin l'horreur de la position
d'Ursule, et surtout combien je devais être accablée de cette découverte
inattendue.

Ursule, anéantie, semblait ne rien voir, ne rien entendre.

Cette scène avait pris un caractère si grave, que mademoiselle de Maran
oublia un moment sa méchante ironie, et sembla sérieusement attentive.

J'étais, moi, dans une sorte d'excitation fébrile qui me donnait pour
quelques moments encore une force factice, mais je sentais que je ne
pourrais résister longtemps et que je perdrais peut-être tout sentiment
avant que le fatal mystère fût éclairci...

Pendant qu'Ursule était abîmée dans ses réflexions, pendant que Gontran
lisait la lettre qu'Ursule lui avait répondue et que la malheureuse
femme croyait m'avoir remise, je lisais, moi, cette lettre de mon mari
qui avait motivé celle de ma cousine.



CHAPITRE XII.

MONSIEUR DE LANCRY A URSULE.


«Non, non, Ursule!... je ne puis obéir à vos ordres... Votre conduite
est tellement inexplicable... ce que je ressens est si étrange, après le
bonheur inespéré dont vous m'avez comblé, qu'il faut que je vous écrive,
puisque je ne puis vous parler, puisque par prudence, sans doute, vous
semblez fuir toutes les rares occasions où je pourrais vous voir seule
avant votre départ. Je ne sais si je veille, si je rêve... Peut-être
m'aiderez-vous à m'expliquer ce mystère.

«La possession d'une femme ardemment aimée rend toujours heureux et
fier!... et pourtant, le lendemain de ce jour... qui aurait dû être le
plus beau de mes jours!... je suis tombé dans une tristesse morne, que
votre conduite incompréhensible augmente encore... Ce qui se passe en
moi est étrange, je vous le répète, Ursule; j'en suis épouvanté!... à
l'agitation sourde, profonde, qui tourmente mon âme, je pressens que le
plus grand événement de ma vie va... va s'accomplir!...

«Ma passion pour vous est immuable... fatale!... parce qu'elle est sans
borne et sans issue... elle est immuable, fatale, parce que je vous aime
mille fois plus que vous ne m'aimez!... Vous êtes la première femme qui
m'ayez dominé! près de vous, je l'avoue, je me sens d'une infériorité
absolue... Vous vouliez, disiez-vous, un tyran ou un esclave... Eh bien!
vous avez un esclave... un esclave aveugle, résigné, soumis.

«J'ai honte de vous dire cela... et pourtant je vous le dis, parce que
j'espère que cette humble abnégation désarmera cette ironie impitoyable
qui m'a poursuivi, je crois, même au sein de ce bonheur enivrant qui,
jusqu'à présent, n'a pas eu de lendemain!... Oui, il m'a semblé qu'alors
j'étais à vous, et que vous n'étiez pas à moi... Dans vos regards il n'y
avait ni amour, ni volupté, ni remords... il y avait je ne sais quelle
expression de triomphe haineux, de domination insolente, de cruel
sarcasme!... Tenez, Ursule, si je croyais au démon, si je croyais à ces
_marchés d'âmes_ qu'il fait, dit-on, je lui donnerais votre regard
dédaigneux et superbe, lorsqu'il voit un malheureux tomber à tout jamais
en sa puissance, par la force de son charme infernal.

«Cette comparaison vous semble folle, absurde; vous vous en moquez
peut-être... railleuse impitoyable, vous croyez que je plaisante...
pourtant cette comparaison est sérieuse, elle est vraie. Elle explique,
autant qu'on peut l'expliquer, une sensation réelle et pourtant
indéfinissable... Oui, de ce jour, Ursule, mon âme ne m'a plus
appartenu... elle ne m'appartient plus!... Ange ou démon, elle est à
vous!... Qu'en ferez-vous?...

«Cela est insensé, stupide, mais il me semble que mon cœur ne bat
plus dans ma poitrine, mais qu'il bat dans votre cœur, à vous...
Tenez, je vois avec effroi que jusqu'ici je n'avais jamais aimé... Ne
prenez pas ceci pour une banalité, Ursule; si je voulais vous dire des
fadeurs, je ne prendrais pas cet amer et triste langage: il ne peut en
rien m'être favorable auprès de vous; il est ennuyeux, bizarre, et il ne
vous apprend que ce que vous savez, car vous avez la conviction de votre
toute-puissance sur moi.

«Non... non... je vous dis que jusqu'ici je n'ai jamais aimé; j'ai
toujours cru et je crois encore que l'homme qui éprouve la seule
véritable passion de sa vie doit presque ressentir des impressions
analogues à celles des femmes en ce qu'elles ont de plus délicat, de
plus craintif, de plus soumis, de plus défiant... Eh bien! voilà ce que
j'éprouve auprès de vous, Ursule... voilà ce que je n'avais jamais
éprouvé... Un écolier n'avouerait pas cela! c'est vous donner sur moi un
avantage immense... mais pourquoi lutterais-je? à quoi cela m'a-t-il
servi de lutter contre mon amour depuis que vous m'êtes apparue sous une
physionomie si nouvelle, lors de ce long entretien que ma femme
entendait! Pourquoi de ce jour, où vous m'avez pourtant si
impitoyablement raillé... pourquoi mon goût pour vous a-t-il pris
soudainement tous les caractères de la passion la plus effrénée?

«Pourquoi n'ai-je pas été séduit par vos qualités, mais par l'audace et
la témérité de vos principes, par l'étincelante ironie de votre esprit,
par cette brûlante éloquence avec laquelle vous peignez si
voluptueusement le bouleversement des sens à l'approche de l'homme
aimé?...

«Tenez, Ursule, cette pensée est horrible, il faut que je vous dise
tout; savez-vous pourquoi la possession me laisse si malheureux, si
inquiet, si chagrin? pourquoi elle ne me donne pas sur vous cet
ascendant, cet empire qu'elle donne toujours? pourquoi, enfin, je vous
le répète, je suis à vous sans que vous soyez à moi? C'est... je frémis
de le croire... de l'écrire... c'est... c'est qu'il me semble que,
vous... vous n'avez cédé ni à l'enivrement de l'amour, ni même à
l'entraînement des sens... On dirait que vous avez cédé, non pas à moi,
mais à quelque mystérieuse influence qui m'est étrangère.

«Oh! vous ne saurez jamais ce que vous m'avez laissé de regrets affreux,
de désirs brûlants, de radieuses et folles espérances, vous ne savez pas
ce que c'est que de se dire: Cette femme qui inspire tout ce que le
désir a de plus exalté, je l'ai possédée sans la posséder... j'ai tous
les droits sur elle, et je n'en ai aucun; un jour... elle s'est livrée à
moi avec tant d'insouciance et de dédain, que je ne ressens
qu'humiliation et amertume... Qu'étais-je donc? que suis-je donc à vos
yeux? ai-je été votre jouet? Si vous ne m'aimez pas... pourquoi ces
faveurs? avez-vous donc voulu me prouver que j'étais si peu à vos yeux
que vous pouviez impunément me tout accorder un jour, et l'oublier le
lendemain sans vous croire même obligée de rougir?... Non, non,
voyez-vous, il n'y a pas d'impératrice romaine qui, dans ses mépris
écrasants, ait plus audacieusement prouvé qu'un esclave n'était pas un
homme!

«Depuis ce jour, en vain je tâche de lire sur votre physionomie
impénétrable quelque tendre ressouvenir... Est-ce dissimulation,
calcul, insensibilité, prudence? Vos traits ne disent rien... rien que
raillerie humaine ou indifférence... Pourquoi me traiter ainsi? Ne
suis-je pas votre amant? Ne le suis-je plus? Avez-vous donc voulu, par
une coquetterie infernale, inouïe, ne me laisser rien ignorer... pour me
faire tout regretter avec plus de rage encore?

«Par le ciel, cela ne peut pas être ainsi! Je n'ai pas foi en moi, mais
en mon amour désespéré... Ces émotions enivrantes dont vous parlez avec
de si ardentes paroles, vous les ressentirez pour moi, entendez-vous,
Ursule!... Je vous inspirerai toute la fougue de la passion... Oh! que
vous serez belle... ainsi... Tenez, à cette seule espérance, mon sang
bouillonne, ma tête se perd... Ursule, Ursule! pour être aimé de vous,
rien ne me coûtera, dévouement, sacrifice, honte... tenez, si je
l'osais, je dirais crime...

«Et quand je pense que si votre charme voluptueux et irritant exalte
l'amour jusqu'à cette frénésie, votre esprit étincelant, hardi, ravit,
domine et captive à jamais...

«Si vous aimiez... oh! si vous aimiez, y aurait-il au monde une
maîtresse plus enchanteresse? Tenez, c'est à devenir fou que de songer
que, grâce à l'amour, vous si intraitable, si moqueuse, si indépendante,
vous deviendriez soumise, tendre et dévouée... mais soumise, tendre et
dévouée avec ce charme adorable qui n'appartient qu'à vous, et non pas à
la manière des autres femmes qui vous font prendre la tendresse, le
dévouement et la soumission sinon en haine, du moins en dédain ou en
indifférence, parce qu'il est dans leur nature faible et chétive
d'avoir ces qualités négatives...

«Après tout, que me fait, à moi, que la brebis soit douce et craintive?
quel mérite a-t-elle? Mais que la panthère vienne, timide et caressante,
ramper à mes pieds; alors, oh! alors je ressens un bonheur, un orgueil,
un triomphe sans égal...

«Ursule... Ursule... je vous le répète, je le sens là... aux battements
précipités de mon cœur, vous m'aimerez comme je veux être aimé de
vous... Oh! je saurai bien vous y forcer... Oui... l'amour désespéré
s'impose à force de dévouement; il s'imposera même à vous. Ne prenez pas
cela pour une présomption aveugle et ridicule... Je puise cette
assurance dans la profondeur même de ma passion.

«Quelquefois pourtant j'espère; je me figure que votre insouciance
affectée est un jeu destiné à compléter l'illusion de ma femme et à lui
faire croire plus aveuglément encore au retour que je feins d'éprouver
pour elle... Mais non, vous m'auriez dit quelques paroles, nous nous
serions entendus par quelque signe d'intelligence; tandis que depuis ce
jour à la fois si cruel et si doux, vous avez pris à tâche d'éviter les
rares occasions que j'aurais eues de vous entretenir seule... Qui sait
même si je parviendrai à vous remettre cette lettre!

«Femme bizarre, incompréhensible! Si par quelque allusion détournée, je
vous parle de notre amour, vous me répondez par un sarcasme! Chose plus
étrange encore: ma femme vous redoute, vous hait, vous le savez, et
depuis le jour où vous l'avez outragée, vous semblez la regarder avec
un touchant intérêt? Est-ce le remords? non; vous n'aurez jamais de
remords, vous; et puis, hélas! le remords de quoi? Une faute pareille...
est-ce une faute?... Et d'ailleurs ne dirait-on pas que votre seul but
maintenant est de me faire regretter et adorer Mathilde?

«Voyant votre inexplicable indifférence... autant pour détourner les
soupçons de ma femme que pour essayer d'éveiller en vous quelque
jalousie, j'ai feint d'entourer Mathilde des plus tendres soins... Au
lieu de vous en alarmer, de vous en piquer... vous en avez paru
satisfaite et nullement envieuse... Ursule... c'est à en perdre la
raison. Qui êtes-vous donc? que me voulez-vous? Êtes-vous mon bon ou mon
mauvais génie? Quelquefois vous m'épouvantez; il me semble que vous
devez avoir sur ma vie la plus fatale influence... Non, non, pardon, je
délire... Ursule! ne vous offensez pas de cette lettre; vous êtes de ces
femmes supérieures auxquelles on peut tout dire...

«Cette incohérence de pensées vous prouve toute l'exaltation de ma
pauvre tête. Mes idées se heurtent, se combattent; mille fantômes
s'offrent à mon imagination, parce que mon esprit et mon cœur sont
incertains, parce que je ne sais pas ce que vous êtes pour moi. Cet état
de doute est horrible; s'il continue, si vous ne me rassurez pas, c'est
à peine s'il me restera la force et la volonté de feindre une tendresse
que je dois feindre pour détourner les soupçons de Mathilde et empêcher
un éclat qui pourrait vous perdre. Heureusement les distractions où me
plongent tant de pensées diverses passent aux yeux de ma femme pour des
rêveries amoureuses dont elle est l'objet. Quelques jours encore, et
tout sera éclairci.

«Vous ne me connaissez pas, Ursule; vous ne savez pas l'invincible
opiniâtreté de mon caractère. Je l'ignorais moi-même avant que d'avoir
ressenti la force de volonté que vous m'avez inspirée. Je ne renoncerai
à l'espoir d'être aimé de vous qu'après avoir tenté tout ce qu'il est
humainement possible de tenter... Et encore non, je ne puis même
admettre la pensée que je renoncerai à cet espoir... non, une voix
secrète me dit que je réussirai.

«Voici mes projets. N'essayez pas de les combattre; vous n'y changeriez
rien. Vous partez dans quelques jours pour Paris. Prétextant des
calomnies que nous a rapportées mademoiselle de Maran, j'ai persuadé ma
femme de rester à Maran tout l'hiver. Quinze jours après votre départ,
je vous rejoins à Paris. Des affaires d'intérêt motiveront suffisamment
mon départ aux yeux de Mathilde. Une fois à Paris, les raisons ne me
manqueront pas pour y prolonger mon séjour. L'_état dans lequel se
trouve ma femme_ l'empêchera de venir me rejoindre; d'ailleurs elle le
voudrait que son désir serait vain: jamais je ne me suis senti plus
intraitable, sans pitié; je serais cruel pour tout ce qui n'est pas mon
amour pour vous. Il faut ma crainte de voir Mathilde se laisser égarer
par sa jalousie et vous perdre auprès de votre mari pour me forcer de
simuler ce que je n'éprouve plus pour elle.

«Tenez, Ursule, encore une remarque qui vient à l'appui de ce que je
vous disais, c'est que l'amour sincère et profond inspire des
délicatesses inouïes... Jusqu'ici j'avais toujours menti en galanterie
sans l'ombre de peine ou de regret; eh bien! je vous le jure, maintenant
il m'est odieux de dire à ma femme des tendresses que je ne ressens
plus: il me semble que ce sont autant de blasphèmes contre la sincérité
de ma passion pour vous.

«Il faut tout l'aveuglement de Mathilde pour ne pas découvrir combien le
rôle que je joue auprès d'elle me coûte et me révolte... Mais il aura
bientôt sa fin; je vais vous rejoindre à Paris, notre parenté me
permettra de vous voir chaque jour sans éveiller les soupçons de votre
mari. Alors, Ursule, une fois qu'aucune contrainte ne me gênera plus, je
pourrai me faire aimer, et il faudra bien que vous m'aimiez... Exigez de
moi tous les sacrifices possibles et impossibles, je m'y soumettrai avec
bonheur, rien ne me coûtera, je ne regretterai rien, parce que
maintenant tout ce qui n'est pas vous n'existe plus pour moi... Cela est
affreux à dire, mais cela est... ma raison, ma volonté n'y peuvent
rien... Toi... toi... Ursule, rien que toi... toujours toi... Oh! dis...
le veux-tu? brisons les faibles liens qui nous retiennent tous deux,
allons cacher notre amour dans quelque pays lointain; Ursule, ne soyez
pas retenue par la pitié! que ma passion soit heureuse ou malheureuse,
le sort de ma femme ne peut changer; elle réunirait plus de qualités et
plus de perfections encore que, je le sens, tout sentiment pour elle est
à jamais éteint dans mon cœur.

«Vous êtes maintenant l'idéal, le rêve de mon cœur, de mon esprit, de
mes sens, de ma vie... Jugez si Mathilde peut balancer votre influence
si vous m'aimez, ou me consoler si vous ne m'aimez pas...

«Encore une fois, Ursule... vous... vous sans condition, je n'admets pas
de doute à ce sujet, je ne veux pas en admettre, parce que je ne veux
pas entrevoir l'abîme sans fond qui s'ouvrirait devant moi si... mais,
non, non, vous m'aimez, il faudra que vous m'aimiez; le hasard ne vous a
pas donné en vain mon âme, je n'existe plus que par vous, que pour vous;
_vous avez été à moi!_ quoi que vous disiez, quoi que vous fassiez, il
faut que nous soyons désormais et pour toujours l'un à l'autre. Je ne
reculerai devant aucun moyen, vous entendez, _devant aucun moyen_ pour y
parvenir... Cela sera, parce que la fatalité le veut ainsi. Adieu! ange
ou démon, je partagerai votre ciel ou votre enfer... «G.»

       *       *       *       *       *

Je dirai plus tard la réaction brusque, profonde, que la lecture de
cette lettre me causa.

Pendant que je la lisais, Gontran, lui, lisait cette réponse qu'Ursule
lui avait faite, et qu'elle avait cru me donner à la fin de mon
entretien avec elle.



CHAPITRE XIII.

URSULE A GONTRAN.


«Je suis très-généreuse au moins... je vous renvoie votre lettre; elle
m'a beaucoup divertie: il y règne un mélange de défiance et du fatuité,
d'aveuglement et de clairvoyance, de dévouement et d'égoïsme, de
tendresse et de cruauté, très-amusant à observer; tout cela manque de
grandeur, de charme et même d'esprit (quoique vous en ayez
certainement); mais, comme tout cela est naturel, je dirai même d'une
horrible naïveté, vous m'avez persuadée.

«Je crois donc à votre passion, oui... je crois que vous aimez pour la
première fois; je crois que vous ferez tout au monde pour vous faire
aimer de moi. Je vous crois capable des tentatives les plus insensées,
des actions les plus noires, pour arriver à ce beau résultat; je vous
crois enfin susceptible de véritable dévouement pour moi: c'est à ne pas
vous reconnaître, mon pauvre cousin.

«Sans avoir la prétention de mériter les qualifications diaboliques dont
vous me gratifiez dans votre orgueilleux étonnement, comme s'il fallait,
en vérité, avoir recours aux sciences occultes pour être digne ou
capable de vous séduire, je crois avoir sur vous beaucoup d'influence:
cette influence sera fatale si vous le voulez, cela dépendra de vous.

«Je crois encore, comme vous, que ce sont mes vilains défauts qui vous
ont irrésistiblement tourné la tête.

«D'abord vous ne m'avez pas du tout inspiré l'envie d'avoir des vertus
si je n'en possède pas... ou le désir d'en faire montre si j'en possède:
ces perles virginales sont enfouies au fond de l'âme comme les perles au
fond de la mer; ces trésors n'appartiennent jamais à ceux qui s'arrêtent
à la surface des flots... dont ils sont les jouets... Il est des
profondeurs solitaires et mystérieuses que les vues courtes ou débiles
ne pénétreront jamais.

«Nous sommes donc parfaitement d'accord sur beaucoup de points, mon cher
cousin, seulement nous différerons toujours sur le plus important de
tous: vous croyez fermement qu'à force d'amour _vous m'obligerez à vous
aimer_, je vous déclare non moins fermement que jamais je ne vous
aimerai et qu'_à force d'amour_ vous finirez par vous faire détester,
l'amour qu'on inspire étant généralement en raison inverse de l'amour
qu'on ressent; vous devriez savoir au moins votre A B C, seigneur don
Juan.

«Si la passion ne vous rendait pas aussi inintelligent qu'un écolier,
vous verriez une profonde vérité dans ce passage de votre lettre qui n'a
été qu'une boutade de votre vanité froissée:

«_Jamais impératrice romaine n'a plus audacieusement prouvé qu'un
esclave n'était pas un homme._

«J'ai souligné ces mots, ils le méritent; vous avez deviné juste cette
fois: en d'autres termes, cela signifie que _la vengeance n'est pas de
l'amour_. Eh bien! comprenez-vous l'énigme? Devinez-vous-maintenant les
motifs de ma conduite bizarre? Non? Pas encore? Allons, vous n'êtes
décidément pas en veine de sagacité. Je reprends donc les faits d'un peu
haut; tout mon espoir est que cette confession vous donnera de moi une
horrible aversion. Il est malheureusement trop tard maintenant pour que
je puisse vous paraître _respectable_; avec ce _paraître_ j'aurais
sûrement éteint votre folle passion.

«Or donc, en venant à Maran, en pensant même à profiter de l'offre que
m'avait faite autrefois Mathilde, d'occuper à Paris un appartement de
votre maison, mon projet bien arrêté était de vous rendre amoureux fou
de moi; entendez-vous, amoureux fou... et de me servir de votre fol
amour... je vous dirai tout à l'heure dans quel but.

«Je réunissais tontes les conditions nécessaires pour vous séduire:
d'abord je ne vous aimais pas, je me sentais sur vous beaucoup de
supériorité; et de plus je m'étais imaginé que le moyen le plus sûr
d'enamourer un nomme blasé par de nombreux succès était de se moquer de
lui, d'irriter ainsi vivement son orgueil, et, pour l'achever, de le
convaincre que tout en restant parfaitement indifférente à son mérite,
on devait ne pas l'être à celui d'un autre.

«Tout ce beau système, développé avec assez de malice, a obtenu près de
vous le succès que j'attendais.

«A Rouvray, vous m'avez fait, le matin même de votre arrivée chez moi,
une déclaration assez brusque et assez impertinente; j'y ai répondu
comme il fallait pour mes desseins.

«Ici, vous avez renouvelé vos tendres protestations, je vous ai répondu
et prouvé que je ne me souciais pas de vous le moins du monde; par
esprit de contradiction, vous vous êtes passionné: c'était tout simple.
Pendant quelques jours j'ai augmenté votre amour, non pas en le
partageant, mais en le raillant, mais en me montrant à vous sous des
aspects bizarres, mais en affectant un cynisme de principes, une
hardiesse de pensées, qui auraient révolté tout homme d'une âme élevée.

«Je ne pouvais croire moi-même aux progrès que je faisais dans votre
cœur par de si misérables moyens. Si j'avais eu de vous une haute
opinion, la facilite de mon succès l'eût détruite.

«Rappelez-vous encore ceci, seigneur don Juan, ordinairement les femmes
de mon caractère aiment d'autant plus qu'elles ont eu plus de peine à se
faire aimer. Elles dédaignent les succès faciles, la lutte leur agrée,
les obstacles les charment, elles se passionnent pour l'impossible...

«En un mot, profitez de l'avis... si jamais vous retrouvez une de mes
_pareilles_: le seul moyen de la séduire sera de lui montrer de
l'éloignement.

«Pour que vous me plaisiez, mon cher cousin, sous bien des rapports nous
nous ressemblons beaucoup trop (j'espère que je suis humble); notre
nature est de subir la loi de _l'attraction des contraires_. Quand vous
restez dans cette _voie normale_, comme nous disait le savant M. Bisson,
vous réussissez... Voyez... peut-être Mathilde vous adore-t-elle, parce
qu'elle est aussi pure que vous êtes perverti... Quand, au contraire,
vous vous adressez à moi, qui suis peut-être théoriquement aussi avancée
que vous, vous faussez votre destinée, vous perdez vos avantages, et je
me moque de vous.

«Les augures ne pouvaient se regarder sans rire, c'est pour cela que
votre sérieux amour me cause une incroyable hilarité. Prenez garde, un
fripon qui devient dupe est mille fois plus sottement dupe qu'un honnête
homme.

«Ceci dit, mon cher cousin, revenons au sujet de votre étonnement.

«Un jour, brusquement, sans motif (à vos yeux du moins), _vous avez été
à moi sans que j'aie été à vous_, selon votre expression... De ce moment
vous m'avez toujours trouvée froide, dédaigneuse, et aussi insouciante
du passé que s'il n'existait pas... Vous vous étonnez de cette soudaine
indifférence, vous criez au démon, à la fatalité, que sais-je? Vous me
demandez si je vous aimais, si j'avais au moins pour vous un vif
caprice? Nullement; vous êtes charmant, mais j'ai le malheur d'avoir
très-mauvais goût. Comment donc, direz-vous, vous ne ressentiez pour moi
ni passion, ni amour, ni même le plus léger penchant, et... vous... Non,
non, c'est impossible, répétez-vous.

«Vous oubliez, mon cher cousin, qu'il est des passions de toutes sortes,
et que l'amour n'est pas la plus violente de toutes... Vous ignorez donc
que pour satisfaire sa haine et sa vengeance, une femme comme moi ose ce
qu'elle n'oserait jamais si elle éprouvait un amour passionné, ou si
elle ne ressentait même qu'un tendre penchant. Dans ce dernier cas, elle
obéirait à un instinct de coquetterie qui lui dirait qu'un triomphe trop
facile éteint un goût passager.

«Si elle aimait au contraire passionnément, oh! elle ne raisonnerait
pas... L'amour, le véritable et profond amour lui inspirerait les plus
exquises délicatesses... Si elle succombait, elle succomberait avec une
sorte d'enivrement chaste et pudique. Dans son aveugle entraînement,
elle n'aurait la conscience de sa faute qu'après l'avoir commise; elle
en aurait les remords, la honte, la volupté ardente et amère. Enfin ses
ressentiments seraient ceux de la plus noble des femmes, car un amour
sincère élève souvent les cœurs les plus perdus à la hauteur des
cœurs les plus purs...

«Quel est donc ce mystère? Qu'êtes-vous donc pour moi? demandez-vous
encore.

«Écoutez... depuis que j'ai pu analyser mes impressions et me rendre
compte du bien et du mal, j'ai haï votre femme.

«Je l'ai haïe, parce que depuis que je vis il n'y avait pas eu de jour,
d'heure où je ne lui eusse été sacrifiée, où elle ne m'eût écrasée de
ses avantages.

«Jamais l'envie, la jalousie, ne furent exaltées à ce point... Pour la
frapper plus sûrement je voulus la frapper dans ce qu'elle avait de plus
précieux au monde... Je résolus de vous enlever à elle, non parce que
vous me plaisiez, il n'en était rien, mais parce qu'elle vous adorait.

«Quelques jours après cet entretien que Mathilde entendait à mon insu,
j'ai eu avec elle une longue conversation; elle m'a accablée de
reproches. Elle m'a menacée par ses mépris, et maintenant je dois dire
par ses _justes mépris_; elle a exaspéré mes plus mauvais sentiments.
Vous m'aviez donné un rendez-vous, j'ai hâté le moment d'assurer à la
fois et ma vengeance et mon empire sur vous; car alors... Mais, non,
non, vous ne saurez jamais quels odieux desseins je méditais... vous
m'aimeriez trop, et je veux vous détacher de moi.

«Maintenant, souvenez-vous que le soir de ce _jour de bonheur, sans
lendemain_, comme vous dites, mademoiselle de Maran a reçu des lettres
de Paris, et que devant moi elle vous a appris toutes les abominables
calomnies dont Mathilde était victime.

«Malgré les méchantes exagérations de mademoiselle de Maran, j'ai bien
vite compris que la réputation de Mathilde était aux yeux du monde
horriblement compromise. Le hasard m'apprit ainsi que cette femme, dont
le bonheur m'exaspérait depuis mon enfance, était la plus malheureuse
des créatures.

«Jusqu'alors elle avait vécu pour vous et pour la vertu; elle avait
toujours été digne de tous les amours et de tous les respects... et sa
bonne renommée était presque perdue... et vous la délaissiez pour moi,
pour moi...

«C'était trop.

«Maintenant, qui m'a inspiré l'intérêt, la pitié qui a succédé tout à
coup à la haine que je portais à Mathilde? Est-ce un noble et bon
sentiment? Ne serait-ce pas plutôt la conviction que votre femme, étant
à tout jamais malheureuse, ne peut plus être pour moi un sujet
d'envie?... ou bien encore, ne serait-ce pas la connaissance parfaite
que j'ai de votre caractère et de ce qu'il présage à Mathilde?... Oui,
c'est plutôt cela qui m'a désarmée... Ma vengeance étant plus que
satisfaite par l'avenir que vous ménagez à votre femme, votre amour me
devient parfaitement inutile. Excusez-moi, mon cousin, de _vous avoir
séduit pour rien_.

«En ce qui touche cette pauvre Mathilde, je ne puis malheureusement rien
sur le passé; mais je puis pour l'avenir...

«Je suis une femme si singulière, que du moment où je me suis sentie
apitoyée sur elle, j'aurais regardé comme un crime de lui donner le
moindre motif de jalousie à votre égard.

«Voilà le pourquoi de ma froideur subite, voilà pourquoi vous devez
absolument renoncer à l'espoir assez coquet de _me changer de panthère
en brebis, de partager mon ciel ou mon enfer_. Mon Dieu! mon cher
cousin, je ne suis ni une panthère, ni un ange, ni un démon; je ne
pratique ni le ciel ni l'enfer... je suis tout simplement une pauvre
femme qui ne vous aime pas, et je fais d'autant plus aisément le vœu
de vous rendre à mon amie d'enfance, que ce sacrifice m'est fort
agréable, de sorte que mon dévouement peut passer pour de l'égoïsme.

«Vous me permettrez donc de ne _pas briser les liens_ qui m'unissent au
meilleur homme du monde, _afin d'aller cacher notre amour dans un pays
lointain_: il n'est pas besoin d'aller si loin pour cacher quelque chose
qui n'existe pas... J'abdique aussi très-volontairement toute
_souveraineté_ sur votre âme; mille grâces de ce beau royaume que vous
mettez si gracieusement à mes pieds. J'aime mieux vivre esclave à
l'ombre protectrice d'une fraîche oasis que de régner sur un désert
aride et desséché. N'oubliez pas surtout, je vous en conjure, de
m'épargner ces preuves de dévouement, ces sacrifices inouïs dont vous me
menacez et dont je suis très-indigne... Vous me gêneriez infiniment dans
la secrète recherche que je veux faire de mon tyran futur, car je me
sens destinée à éprouver pour je ne sais quel mystérieux idéal une
passion aussi _immuable_, aussi _fatale_ que celle que vous éprouvez
pour moi.

«Où s'est jusqu'ici caché ce mystérieux et futur despote de tout mon
être?... c'est ce que j'ignore... Mais ce qui est certain, c'est que
votre sombre aspect l'effaroucherait.

«Ne comptez pas, je vous en conjure, sur votre intimité avec mon mari
pour venir me voir à Paris, dans le cas où vous feriez la folie de m'y
suivre.

«Pour expliquer à M. Sécherin mon brusque départ, je serai forcée de lui
avouer que vous vous occupiez un peu trop de moi, et que pour la
tranquillité de Mathilde et pour m'épargner votre obsession, j'ai jugé à
propos de quitter Maran.

«Vous le voyez donc bien, vous seriez très-mal venu à vouloir faire le
_cousin_ auprès de nous.

«Restez avec Mathilde. Vous parlez de bon et de mauvais génie; si vous
avez, je ne dirai pas quelque générosité, mais seulement l'instinct de
votre conservation, vous reviendrez à elle. C'est elle qui sera votre
bon ange.

«Si, malgré ma profonde indifférence pour vous, vous vous opiniâtrez à
vous faire aimer de moi, je serai, sans le vouloir, votre mauvais démon.

«Vous m'aimez passionnément, je le crois; mais on a toujours raison
d'une passion sans espoir... aussi, dans l'intérêt de Mathilde et dans
l'intérêt de ma _tranquillité_ (prenez, je vous prie, ce mot dans cette
acception prosaïque: n'être pas importunée par un fâcheux), je m'efforce
de vous convaincre de la vanité absolue de vos tentatives à venir.

«Toute ma crainte est que vous conserviez quelque espérance. Malgré
votre apparente humilité, vous avez un fond d'amour-propre intraitable,
d'autant plus dangereux que vous avez de quoi le justifier auprès de
tous... excepté auprès de moi. C'est ce que vous ne croyez peut-être
pas... On n'admet jamais les exceptions blessantes...

«Plutôt que de vous avouer que vous ne me plaisez pas, vous êtes capable
de vous persuader que je romps avec vous d'une manière brusque et
cynique pour échapper à un sentiment dont je redoute et dont je prévois
l'empire... Homme trop dangereux!!! ah! mon cousin... mon cousin... si
vous vous laissiez prendre à l'une de ces amorces, que votre orgueil
révolté vous tendra certainement, vous seriez à jamais perdu.

«Plus je vous témoignerais de dédain et d'aversion, plus vous vous
croiriez redoutable et redouté; selon cet axiome: Que l'on n'éloigne que
les gens dangereux... comme si les ennuyeux n'étaient pas de ce nombre.

«Prenez garde... prenez garde... tous vos avantages alors ne vous
sauveraient pas d'un ridicule ineffaçable; je serais impitoyable, car je
prendrais en main la cause de Mathilde; je la vengerais en vous
tourmentant, et pour la venger, je serais capable de feindre la pitié,
de feindre d'être enfin touchée d'un si profond et si constant amour, de
vous faire quelques fausses promesses, et de me jouer de vous de la
manière la plus sanglante...

«Une fois pour toutes, défiez-vous de moi, dès que je vous paraîtrai
éprouver à votre égard autre chose que la plus complète indifférence.

«Ainsi donc, mon cousin, oubliez-moi pour qui vaut mille fois mieux que
moi. Revenez à Mathilde: c'est un cœur d'or, c'est une âme qui n'est
ni de ce temps ni de ce monde.

«Maintenant que, par une bizarre contradiction, elle m'intéresse autant
par son malheur qu'elle me révoltait par son bonheur, je puis le dire,
c'est une de ces natures tellement excellentes, tellement riches,
tellement portées à croire au bien et à nier le mal, parce qu'elles sont
pétries de noblesse et de générosité, qu'il suffit de quelques semblants
pour les rendre complétement heureuses.

«Incapables de croire au mensonge, ces pauvres âmes ont la confiance
ingénue des enfants. Il faut si peu, si peu, pour exciter leur joie
naïve et candide, qu'on serait un monstre de les affliger.

«Vous l'avez vu... depuis huit jours, par prudence, vous avez feint un
retour à elle; comme sa charmante figure rayonnait de bonheur!... et
puis elle est mère!... elle est mère!... monsieur... et vous avez eu le
honteux courage de m'écrire: «_L'état dans lequel se trouve ma femme
l'empêchera de venir à Paris..._»

«Tenez, monsieur de Lancry, je suis capable et coupable de bien des
mauvaises actions, je ne sais pas ce que l'avenir me réserve de
commettre encore; mais jamais, je le jure, je n'aurai à me reprocher
l'équivalent de ces odieuses paroles.

«Décidément, vous êtes le plus ingrat, le plus égoïste, le plus
insensible des hommes, car la passion vous déprave... au lieu de vous
ennoblir! C'est d'ailleurs naturel, une passion dépravée ne peut élever
le cœur...

«Gardez-vous encore de votre vanité, qui vous dira peut-être que
Lovelace et don Juan ne valaient pas mieux que vous, et que mon reproche
signifie _adorable scélérat_...

«Vous vous tromperiez singulièrement: moi qui suis un don Juan femelle,
je sais ce que vaut le don-juanisme; j'ai même honte de voir les
passions que j'inspire se traduire par de si mauvais instincts: comme le
sorcier du conte allemand, je recule épouvantée du monstre que j'ai
produit, et qui vient à grands cris me demander d'être sa compagne.

«Oubliez-moi donc, mon cousin; encore une fois, si vous vous opiniâtrez
dans votre fol amour, je vous prédis la plus malheureuse fin du monde,
et vous me ferez croire à ces rémunérations et à ces punitions divines
dont parlait toujours mon insupportable belle-mère.

«A un coupable tel que vous il fallait une _punition_ telle que moi:
seulement, comme ce rôle de vengeance divine est un peu sérieux pour mon
âge, je vous saurais un gré infini de me l'éviter en vous amendant et en
devenant le plus honnête et le plus fidèle des maris, ce qui veut dire
le plus heureux et le plus adoré des hommes, puisque Mathilde est votre
femme.

«Adieu, adieu, et pour toujours adieu... Souvenez-vous surtout qu'il ne
s'est jamais agi d'amour entre nous, mais d'une infâme trahison envers
la plus noble des femmes. _Vous avez été mon_ COMPLICE, jamais mon
AMANT.»



CHAPITRE XIV.

MONSIEUR SÉCHERIN A URSULE.


Lorsque madame Sécherin vit à notre abattement que moi et Gontran nous
avions lu les deux lettres qu'elle nous avait remises, elle lut cette
lettre de son fils à Ursule d'une voix lente, et comme pour faire durer
le supplice de ma cousine plus longtemps.

«Je ne vous reverrai de ma vie, Ursule... Je vous méprise encore plus
que je ne vous hais. Dieu m'a puni de n'avoir pas écouté les conseils de
ma pauvre mère; elle me reste, elle, elle me reste, et avec elle je ne
regrette rien; je remercie au contraire le ciel de m'avoir délivré d'un
monstre de perfidie et de corruption tel que vous; je me maudis quand je
pense que, pour vous, _pour vous_, mon Dieu! j'ai pu affliger, presque
abandonner la meilleure des mères... Allez... ma tendresse la
dédommagera des chagrins que je lui ai causés; elle me pardonnera, elle
m'a pardonné: lorsqu'une femme aussi dangereuse et aussi abominable que
vous entre dans une famille, il faut bien s'attendre à tout... Je vais
vous apprendre une chose qui vous fera de la peine, j'en suis sûr,
celle-là: le jour même où, par la volonté divine, le ciel a voulu que je
reçusse cette lettre qui montre la noirceur de votre âme... je venais de
faire rédiger l'acte qui vous assurait toute ma fortune après moi...
Vous qui aimez tant le luxe, vous allez être pauvre... tant mieux, tant
mieux, c'est le seul chagrin qui puisse vous atteindre... Les soixante
mille francs de votre dot sont dès aujourd'hui déposés à Paris chez un
notaire. Votre père vous chassera aussi de sa présence, lui; car je lui
ai envoyé une copie de votre abominable lettre. Enfin, pour vous porter
un dernier coup qui vous sera plus sensible encore que les autres, je
vous préviens que je ne souffre aucunement de vos infamies;
entendez-vous, je n'en souffre pas... Non, non, cela est si odieux que
je ne ressens que de l'horreur pour vous, et je me trouve heureux... oh!
bien heureux d'être à jamais séparé de vous; ma bonne et excellente mère
vous le dira... ce sera votre dernier châtiment.

«SÉCHERIN.»

Après avoir lu cette lettre, madame Sécherin attacha sur Ursule un
regard implacable.

Celle-ci sortit enfin de l'état de stupeur dans lequel elle était
plongée depuis le commencement de cette scène.

Elle se leva impérieuse, altière, le regard assuré, le sourire amer et
dédaigneux; elle dit à madame Sécherin:

--Vous triomphez, n'est-ce pas? femme aveugle et insensée! vous vous
réjouissez, tandis que le cœur de votre fils est mortellement blessé!

--A cette heure il ne pense même plus à vous,--dit madame Sécherin;--il
vous l'écrit, et cela est vrai, Dieu merci!

--Mais moi je ne crois pas aux termes de cette lettre,--reprit
Ursule;--un homme comme lui ne peut pas oublier une femme comme moi.
Sachez que si je le voulais, entendez-vous à votre tour, que si je le
voulais, demain il serait encore à mes pieds, me demandant à mains
jointes de revenir à lui... mais je ne le veux pas. La destinée
m'accable au moment même où je cédais à un sentiment si généreux qu'il
en était fou, au moment où j'avais pitié de la femme que j'avais haïe,
outragée, au moment où je tâchais de réparer le mal que j'avais fait...
Eh bien! seule je lutterai contre la destinée; un jour viendra, et il
n'est pas loin, où, dans son désespoir de m'avoir perdue, votre fils
vous maudira de ne l'avoir pas engagé à me pardonner.

--L'entendez-vous, la malheureuse?--s'écria madame Sécherin en joignant
les mains avec horreur.--Vous regretter, vous! Voyez... voyez...
l'infernal orgueil!

Ursule haussa les épaules avec une expression de pitié.

--Vous ne savez donc pas ce que j'étais, ce que j'aurais été pour lui,
car il était simple, bon, dévoué, et je m'amusais à le rendre heureux
comme on s'amuse de la joie d'un enfant... Vous l'avez entendu vous-même
vous dire si son bonheur était grand, si je n'étais pas tout pour lui!
Vous vous réjouissez sans songer qu'il pleurera... qu'il pleure
peut-être avec des larmes de sang un passé qui sera toujours pour lui un
rêve, l'idéal de la félicité humaine... Aveuglé sur mes défauts par son
amour, sur ma conduite par sa confiance, sa vie se fût écoulée paisible
et heureuse... elle se passera dans la désolation!... Allons, vous devez
être satisfaite: me voici pauvre, abandonnée de tous, même de mon père;
vous voici vengée, Mathilde, et vous aussi, monsieur,--dit Ursule en
s'adressant à Gontran.--Vous, Mathilde, dont j'ai trahi l'amitié; Vous,
monsieur, dont j'ai raillé l'amour... A votre triomphe il manque
pourtant une chose... c'est de me voir anéantie, écrasée, sous les coups
d'une fatalité inouïe; mais je ne vous donnerai pas cette joie. J'ai de
la volonté, j'ai de l'énergie: je me trouvais dans un de ces moments qui
peuvent décider de l'avenir de toute la vie... un premier bon sentiment
en eût peut-être amené un second... Le sort ne l'a pas voulu... Eh bien!
j'ai dix-huit ans, j'ai un caractère de fer, un esprit souple, je suis
belle et hardie, que Dieu ait pitié de moi!--dit Ursule en terminant
par ce sarcasme impie.

Madame Sécherin restait muette, effrayée, devant cette femme audacieuse.

Gontran la regardait avec une angoisse mêlée d'admiration...

Tout à coup mademoiselle de Maran se leva, feignit de s'essuyer les yeux
et s'écria:

--Eh bien! non, non, il ne sera pas dit que je resterai insensible, moi,
aux tourments de cette pauvre chère enfant; je suis tout émue de son
angélique résignation: il est impossible d'avouer ses torts avec plus de
candeur et d'être mieux disposée à la contrition et au repentir...
Tenez... votre dureté à tous me révolte... Je l'emmènerai à Paris avec
moi, et chez moi, cette chère petite, et cela aujourd'hui même, car elle
ne peut pas rester ici un jour de plus... Elle vous gâterait, honnêtes
gens que voue êtes!

--Vous osez la soutenir...--s'écria madame Sécherin avec
indignation;--vous osez lui offrir un asile...

--Et pourquoi non, s'il vous plaît? Est-ce que je donne, moi, dans vos
lamentations de Jérémie sur la désolation de l'abomination! Dirait-on
pas qu'il s'agit du sort de la chrétienté ou que le monde est menacé
d'une fin prochaine, parce que monsieur votre fils a eu un inconvénient
dans son ménage! Est-ce que c'est une raison pour venir crier comme une
orfraie après cette pauvre Ursule, et l'accabler sans pitié?... Pour
vous qui vous piquez de religion... ça n'est guère charitable, ma bonne
dame...

Madame Sécherin leva les yeux au ciel, et dit d'une voix grave et
solennelle:

--Seigneur mon Dieu! ayez pitié de cette femme; sa tombe est ouverte, sa
fin est proche, et elle blasphème.--Puis elle ajouta d'une voix
imposante et avec tant d'autorité que mademoiselle de Maran resta un
moment atterrée:--Vous soutenez le vice, vous insultez aux larmes des
honnêtes gens, vous reniez Dieu. Mais patience, au lit de mort vous
aurez une affreuse agonie en pensant au mal que vous avez fait et aux
peines qui vous attendent... Vous êtes si méchante et si impie, que vous
ne trouverez pas un prêtre qui veuille prier pour votre âme...

Après un moment de silence, mademoiselle de Maran s'écria en riant de
son rire aigu:

--Ah! ah! ah!... est-elle donc drôle avec ses excommunications? Ah çà!
apparemment que vous êtes aussi du dernier mieux avec les foudres du
Vatican, ma chère dame? Tout à l'heure c'était avec le ciel et la
Providence que vous maniganciez... Dites donc: sans reproche, vous me
paraissez joliment banale, pour ne pas dire un peu coureuse, à l'endroit
des choses de là-haut... Mais rassurez-vous, j'aurai toujours un bon
petit quart d'heure pour me repentir et un petit écu pour me faire dire
une messe quand viendra le moment de songer à mon salut.

       *       *       *       *       *

Le soir même, mademoiselle de Maran partit pour Paris avec Ursule.

Madame Sécherin alla rejoindre son fils.

Gontran et moi, nous restâmes seuls à Maran.



CHAPITRE XV.

LES DEUX ÉPOUX.


Je restai deux jours sans revoir M. de Lancry.

L'arrivée et le départ de madame Sécherin ayant fait supposer à nos gens
que quelque grave discussion intérieure avait eu lieu entre moi et mon
mari, ils avaient cru de leur devoir d'augmenter encore de silence et de
réserve dans leur service; ils ne parlaient entre eux qu'à voix basse...
On eût dit que quelqu'un se mourait dans la maison... Il est impossible
de peindre l'aspect sinistre de ce grand château muet, sombre et désert,
dont j'habitais une aile et Gontran une autre.

J'avais voulu être seule pour me préparer à l'entretien que je devais
avoir avec mon mari.

Pendant ces deux jours, par un phénomène moral que je suis encore à
m'expliquer, une révolution profonde, complète, se fit subitement en
moi.

Il était de mon devoir de parler à mon mari avec la plus entière
franchise.

Cet événement fut le plus important de ma vie; son retentissement durera
jusqu'à mon dernier jour.

Les moindres détails de cette entrevue sont encore gravés dans ma
mémoire.

C'était un dimanche. Après avoir entendu une messe basse à l'église du
village et être restée longtemps à prier, je revins chez moi.

Le temps était gris et lugubre; au moment où je rentrais au château, la
neige commençait à tomber.

Dix heures sonnèrent à la pendule de mon parloir.

C'était un petit salon très-simple, où je me tenais d'habitude; ses deux
croisées s'ouvraient sur le parc. A droite et à gauche du la cheminée
étaient les portraits de mon père et de ma mère; sur ma table à écrire,
un médaillon de Gontran peint en miniature.

A propos de cette miniature, je dois dire ici ce que je sus plus tard:
c'est qu'elle avait été rendue à mon mari par madame de Richeville.

Donner à sa femme un portrait fait autrefois pour une maîtresse, c'est
une de ces indignités naïves qu'un homme se permet, sans même se douter
de ce qu'il y a d'odieux et d'insultant dans un pareil procédé.

A coté de ma table de travail, une petite bibliothèque de bois de rose
renfermait mes livres de prédilection; enfin entre les deux fenêtres
était mon piano.

En passant devant une glace, je me regardai: j'étais horriblement pâle
et maigre; mes pommettes, déjà un peu saillantes et légèrement
pourprées, témoignaient de la fièvre dont j'étais brûlée depuis deux
jours; mon regard était très-brillant, très-animé; mais j'avais les
lèvres violettes et les mains glacées.

J'étais habillée de noir, mes cheveux lissés en bandeaux, car je n'avais
pas songé à les faire boucler.

Je contemplais avec une sorte de joie sombre le ravage que les chagrins
avaient imprimé à mes traits, et je me comparais à Ursule, toujours si
fraîche et si rose.

Dix heures et demie sonnèrent à l'antique horloge du château; mon mari
entra chez moi.

Lui aussi, depuis deux jours, avait cruellement changé; il était d'une
pâleur extrême. Les veilles, les pleurs... peut-être, avaient rougi ses
yeux; il semblait accablé; sa physionomie était presque farouche.

--Je ne chercherai pas à le nier,--me dit-il brusquement,--les torts que
j'ai envers vous sont très-grands; vous devez me détester...; soit,
détestez-moi.

--Je vous prie de m'entendre, Gontran. Notre position fera fixée
aujourd'hui. Je dois vous dire avec la plus entière franchise le
résultat de mes réflexions et ma résolution inébranlable...

--Je vous écoute...

--Pendant ces deux jours que je viens de passer seule, je ne sais par
quel étrange mirage de ma pensée, tous les événements qui ont eu lieu
depuis que je vous connais me sont apparus pour ainsi dire en un seul
moment; j'ai pu en saisir à la fois et l'ensemble et les détails: je les
ai jugés avec une sûreté, avec une hauteur de vue dont j'ai été moi-même
étonnée. En contemplant ainsi les jours d'autrefois, j'ai reconnu, sans
fol orgueil, que mon dévouement envers vous n'avait jamais failli, que
j'avais fait des prodiges de tendresse pour conserver mon amour intact
et pur malgré vos dédains. Excepté quelques plaintes rares que
m'arrachait une douleur intolérable, j'ai toujours souffert avec
résignation: à votre moindre velléité de tendresse, vite j'essuyais mes
larmes, je venais à vous le sourire aux lèvres, et je renaissais encore
à des espérances de bonheur tant de fois trompées.

--Cela est vrai... mais il n'est pas généreux à vous de mettre à cette
heure en présence et mes torts et vos vertus,--dit Gontran avec
amertume.

--Si je vous parle ainsi, Gontran, ce n'est pas pour me louer d'avoir
toujours agi de la sorte, mais pour m'en blâmer.

--Comment, vous regrettez?...

--Je regrette d'avoir fait justement ce qu'il fallait pour être
malheureuse sans vous rendre heureux. Peut-être même eussiez-vous été
moins cruel pour moi... si je m'étais conduite autrement.

--Que voulez-vous dire?

--Cela vous semble étrange... mais le résultat de mes réflexions a été
presque de m'accuser et de vous absoudre.

--M'absoudre... moi!

--Vous absoudre, vous... Je ne m'abuse plus, Gontran: je n'ai jamais été
pour vous une noble compagne, ayant la conscience de sa dignité et un
caractère assez ferme pour se faire respecter; j'ai été votre lâche
esclave, et je n'ai eu que les qualités négatives de l'esclave, la
soumission aveugle, la résignation stupide, la patience inerte. En me
voyant ainsi, vous avez dû me traiter comme vous m'avez traitée et
n'avoir pour moi ni merci ni pitié.

--Je ne sais dans quel but vous voulez m'innocenter ainsi?--dit Gontran
en me regardant avec défiance.

--Je pourrais vous dire que c'est pour vous rendre moins cruel l'aveu
qui me reste à vous faire; mais je mentirais. Si je ne désire pas vous
blesser sans raison, je m'inquiète assez peu maintenant que vous
souffriez ou non de ce que je dois vous dire.

Mon mari parut frappé de mon expression de froideur insouciante.

--Votre langage est nouveau pour moi, Mathilde.

--Il doit être aussi nouveau que le sentiment qui le dicte... aussi
nouveau que l'aveu que je vais vous faire.

--Mais, de grâce, expliquez-vous.

--Après ce long coup d'œil jeté sur le passé, j'ai fait encore une
découverte... une découverte affreuse, je vous le jure: c'est que mes
chagrins, pourtant si vrais, si douloureux, étaient à peine dignes
d'intérêt... c'est que mes lamentations continuelles étaient plus
fastidieuses que touchantes; c'est que mes larmes éternelles avaient dû
avec raison vous impatienter, vous exaspérer, mais rarement vous
apitoyer.

--Raillez-vous, Mathilde? La raillerie serait cruelle.

Je pris mon mari par la main, je le menai devant la glace, et là, lui
montrant mon visage flétri, je lui dis:

--Pour que je sois ainsi changée, il m'a fallu bien souffrir, n'est-ce
pas, Gontran? Eh bien! jugez donc ce que j'ai ressenti lorsque la raison
m'a forcée d'avouer que mes chagrins étaient à peine dignes de pitié,
lorsque je me suis dit... «Demain je les raconterais à un juge
impartial, qu'il aurait le droit de me dire:--_C'est votre faute..._» Hé
bien! croyez-vous qu'en face d'une telle conviction, j'aie le courage de
railler, Gontran?...

--Vous avez cette conviction, Mathilde?

--Oui, je l'ai... Oui, demain le monde saurait une à une les tortures
que j'ai endurées, qu'il dirait en haussant les épaules avec mépris: «La
stupide... l'ennuyeuse créature! avec ses plaintes et ses gémissements
continuels! Elle n'a que ce qu'elle mérite. On ne peut donc pas être
honnête femme et malheureuse sans être insupportable! Après tout, son
caractère à la fois si faible, si lamentable et si susceptible, ferait
presque excuser la dureté de son mari. Certes, Ursule est bien perfide,
bien effrontée, bien corrompue; eh bien! l'on comprend que M. de Lancry
la préfère mille fois à Mathilde: car, au moins, Ursule a du charme, du
piquant; on trouve en elle de ces alternatives de bien et de mal qui
tiennent, pour ainsi dire, toujours l'esprit et le cœur en éveil.
Mathilde, au contraire, est une perpétuelle résignation larmoyante et
monotone. Elle a toutes les vertus, soit; personne ne songe à les lui
nier... mais elle ne sait guère rendre la vertu aimable. En un mot,
c'est une femme qui a le plus grand tort de tous: celui d'aimer et de ne
pas savoir se faire aimer.» Voilà ce que le monde dirait, Gontran...
voilà ce qu'il aurait le droit de dire, à son point de vue, à lui...
Quelques âmes compatissantes me plaindraient peut-être, en songeant que
ma vie auprès de vous a pu se résumer ainsi: «Aimer noblement...
souffrir et se résigner...» Oui, ceux-là me plaindraient peut-être; mais
ils ne feraient que me plaindre... et entre la pitié et la sympathie il
y a un abîme!

--Quel langage, Mathilde!...

--Hé bien, encore une fois, croyez-vous que je raille, Gontran, lorsque
je vous dis qu'après tant de larmes versées il ne me reste pas même la
consolation de me croire digne d'intérêt?

--Et qui a pu, mon Dieu! vous donner une si fatale conviction?--s'écria
Gontran.

--La raison... la froide et inflexible raison; mais il faut que le
cœur soit bien vide, bien désert, pour que cette voix sévère puisse y
retentir!...

--Que dites-vous?... votre cœur!...

--Mon cœur est vide et désert depuis que je ne vous aime plus,
Gontran... et seulement depuis que je ne vous aime plus, j'ai pu juger
ma conduite et la vôtre avec impartialité.

--Vous ne m'aimez plus!--s'écria-t-il.

--Non... c'est ce qui fait que je vois tout avec désintéressement; c'est
ce qui fait que je ne crains pas de vous affliger en vous parlant
ainsi... On m'eût dit que l'amour immense que je ressentais pour vous...
que cet amour, qui avait résisté à de si rudes épreuves, diminuerait un
jour, que j'aurais crié au blasphème!... et pourtant... il s'est éteint.

--Mathilde... Mathilde!...

--Il s'est complétement éteint pendant le peu d'instants que j'ai mis à
lire la lettre que vous écriviez à Ursule... Je ne vous fais pas de
reproches, Gontran; je n'ai plus le droit de vous en faire... vous
perdez un cœur tel que le mien... je le dis sans vanité, vous êtes
assez puni... je n'ai ni à espérer ni à craindre que maintenant mes
sentiments pour vous changent de nature. Je me connais assez pour voir
que, malheureusement, je ne dois rien éprouver à demi: la sagesse eut
été peut-être de vous aimer moins violemment et de ne pas vous désaimer
si vite, je le sais; mais je suis ainsi. On ne peut rien contre la
désaffection: je ne l'explique pas, je la ressens. Sans doute, mon amour
pour vous était depuis longtemps et à mon insu _miné_ par mes larmes, il
a suffi d'une violente secousse pour le déraciner tout à fait: votre
lettre à Ursule m'a invinciblement prouvé que tout espoir était à jamais
perdu pour moi; mon amour a dû se briser, se perdre contre une
impossibilité. Tout ce que je sais, c'est qu'à mesure que je lisais
cette lettre, un refroidissement lent mais profond, mais presque
physique, paralysait mon cœur. Une comparaison vous rendra ce que
j'éprouvais: ce n'était pas une tourmente impétueuse qui confondait, qui
heurtait en moi les passions les plus contraires, comme l'orage courbe,
ébranle tout dans son tourbillon; non, non... au moins, l'orage passé,
si tout a cruellement souffert, tout n'est pas détruit; ce que
j'éprouvais, c'était un envahissement sourd, croissant; peu à peu il
glaçait et anéantissait mon amour... comme ces muettes inondations qui
montent, montent, jusqu'à ce qu'elles aient tout englouti sous leur
effrayant niveau et qu'elles n'offrent plus à l'œil épouvanté qu'une
immensité déserte, silencieuse, où rien... rien n'a surnagé.

D'abord stupéfait, mon mari me répondit avec un dépit concentré:

--La soudaineté même de votre désenchantement à mon égard vous prouve
qu'il n'est pas sincère; sans doute, j'ai des torts... j'ai de grands
torts envers vous, mais je ne mérite pas un traitement pareil.

--Il arrive ce qui devait arriver, Gontran; je m'y attendais, votre
amour-propre se révolte à cette pensée: que je ne puis plus vous
aimer... que je ne vous aime plus... Je conçois même que la soudaineté
de mon désenchantement, comme vous dites, puisse entretenir votre
illusion à cet égard... mais vous vous trompez, jamais je ne me suis
égarée sur mes impressions.

Mon mari haussa les épaules.

--Vous croyiez aussi toujours m'aimer, vous l'avez dit vous-même, et
vous voyez bien qu'en ce moment vous croyez votre amour éteint; il en
sera de même de votre ressentiment, il aura son terme...--ajouta-t-il
avec une confiance imperturbable.

--Votre comparaison n'est pas juste, Gontran; je vous aurais toujours
aimé, j'en suis sûre, si vous n'aviez pas tout fait pour tuer cet amour.
Je vous dirai avec la même franchise que maintenant vous feriez tout au
monde pour vaincre ma profonde indifférence, que vous n'y réussiriez
pas.

--Mais enfin ce ne sont que des étourderies, ce n'est qu'une infidélité,
et il n'y a pas une femme qui, après son premier mouvement de vanité
blessée, ne pardonne une telle faute.

--Je ne dis pas non, je ne prétends pas que toutes les femmes pensent ou
doivent penser comme moi... J'ai tort sans doute, c'est un malheur de ma
destinée d'être toujours accusée, ou c'est plutôt un vice de mon
caractère d'être toujours exagéré.

--Mais, encore une fois, si c'est seulement la lettre que j'ai écrite à
votre cousine qui cause votre éloignement pour moi, il n'est pas fondé.

--Je ne veux pas récriminer sur le passé, Gontran; seulement, puisque
vous parlez de cette lettre, rappelez-vous-en les termes, et vous
reconnaîtrez qu'il n'y avait pas une de ses expressions qui ne dût
porter un coup mortel aux espérances les plus opiniâtres. Vous m'avez
incurablement blessée comme femme, comme épouse et comme mère. Ce n'est
pas tout: cette passion, au nom de laquelle vous m'avez sacrifiée sans
hésitation, sans pitié, a été, est et sera la seule véritable passion de
votre vie... Vous verrez que mes prévisions se réaliseront. Je l'avoue
sans fausse humilité ou plutôt avec orgueil, je n'ai rien de ce qu'il
faut pour lutter avec avantage contre Ursule, si, malgré ses promesses,
elle veut continuer de vous séduire; je n'ai non plus maintenant aucune
compensation de cœur à vous offrir, si elle continue à vous
dédaigner. Ce n'est pas tout encore, vous me pardonnerez ma franchise,
il m'en coûte de vous parler ainsi: tant que je vous ai aimé, je me suis
tellement aveuglée sur certaines circonstances de votre vie, que, ne
pouvant les excuser, j'avais fini par me persuader que j'avais été aussi
coupable que vous; maintenant mes illusions sont dissipées, votre
conduite m'apparaît dans son véritable jour, et, en admettant que
j'oublie jamais vos torts, vos infidélités, comme vous dites, il me
serait impossible d'aimer un homme... que je ne pourrais plus estimer.

--Mathilde! que signifie?...

--Avant mon mariage, avant que j'eusse subi la fascination de la passion
la plus folle, j'aurais su ce que j'ai su depuis... que je ne vous
aurais pas épousé.

--Mais, encore une fois, madame, que savez-vous donc qui puisse vous
empêcher de m'estimer? car je ne suppose pas qu'on soit un malhonnête
homme par cela même qu'on éprouve un amour insurmontable pour une femme
qui en est indigne... en admettant que ce que vous dites soit vrai.

Après une dernière hésitation, je racontai à Gontran toute la scène de
la maison isolée de M. Lugarto, et de quelle manière M. de Mortagne et
M. de Rochegune avaient forcé cet homme à restituer le faux que Gontran
avait commis.

Mon mari fut atterré.

Pendant ce court récit, il ne me dit pas un mot.

Aux termes où j'en étais avec lui, je n'avais plus de scrupules à
conserver; il ne pouvait plus y avoir de tels secrets, de tels
ménagements entre nous, je tenais à établir franchement ma position
envers mon mari.

Si je voulais être généreuse plus tard, je ne voulais pas être dupe.

Aux sombres regards qu'il me jeta de temps à autre en marchant avec
agitation dans la chambre, je vis que, selon les prévisions de M. de
Mortagne, mon mari ne me pardonnerait jamais d'être instruite de cette
fatale action.

Après avoir marché quelques moments avec agitation, Gontran s'assit dans
un fauteuil et cacha sa tête dans ses mains.

Il me fit pitié.

--Je ne vous aime plus d'amour,--lui dis-je;--vous avez commis une
action coupable, mais je n'en porte pas moins votre nom. Vous êtes le
père de mon enfant, c'est assez vous dire que si vous avez à jamais
perdu un cœur brûlant du plus saint amour, il vous reste aux yeux du
monde une femme; et cette femme ne manquera jamais aux devoirs que sa
position lui impose envers vous. En apparence, rien ne sera donc changé
dans nos relations; sans les calomnies dont nous sommes victimes, je
vous aurais demandé une séparation amiable; mais, quoi qu'en dise
mademoiselle de Maran, nous ne pourrions, je le crois, que perdre tous
deux à cet éclat. Il sera donc convenable que nous vivions encore
quelque temps ainsi que nous vivons; plus tard, nous agirons selon les
circonstances.

--Soit,--dit brusquement Gontran.--Je ne chercherai pas à vous faire
revenir de vos préventions; désormais nous vivrons sépares, et je vous
débarrasserai au plus lot de mon odieuse présence... Vous n'oubliez pas
le mal que l'on vous fait... vous avez raison.

--Je vous assure que maintenant je l'ai complétement oublié; je pourrais
me venger que je ne me vengerais pas. L'effet subsiste, les causes me
sont maintenant indifférentes.

Après un moment de silence, Gontran s'écria:

--Mais non, non, c'est impossible, tant de froideur ne peut avoir
succédé à tant de dévouement, vous ne pouvez me traiter avec tant de
cruauté!... surtout dans un moment...

--Où vous avez besoin de consolation, peut-être?...--dis-je à
Gontran;--aussi je vous assure que ce n'est pas la jalousie qui
m'empêcherait de vous plaindre, mais le respect humain; je vois trop que
l'amour que vous ressentez vous sera fatal pour ne pas en être
épouvantée: tout ce qui vous arrivera de malheureux ne me trouvera
jamais insensible...

--Après tout,--s'écria Gontran en se levant brusquement,--je suis bien
fou de m'affecter! Comme vous le dites, madame, notre position est
parfaitement tranchée; vous ne m'aimez plus d'amour, soit: on vit
parfaitement bien en ménage sans amour. Ma présence vous est importune,
je vous l'épargnerai: vous vivrez de votre côté, moi du mien; je ne
m'oppose pas le moins du monde à vos projets.

--Gontran, seulement il est un point très-délicat qui me reste à
aborder; je désire que les deux tiers de ma fortune soient placés de
manière à ce que l'avenir de notre enfant soit assuré.

--Ce soin me regarde, madame, j'y veillerai.

--Je crois devoir vous prévenir qu'ignorant complétement les affaires,
et désirant que celle-là soit faite le plus régulièrement possible, je
prendrai les conseils de M. de Mortagne.

--Je n'aurai jamais aucune relation avec cet homme, madame.

--Je ne vous le demande pas non plus. Vous aurez la bonté de me fournir
la preuve que mes intentions seront exécutées. Si M. de Mortagne trouve
cette pièce en règle et suffisante, je ne vous demande rien de plus.

--Tout ceci, madame, ne peut se faire comme vous le désirez. Le sort de
notre enfant m'intéresse autant que vous: c'est à moi, à moi seul d'y
pourvoir; et je ferai pour cela ce qui sera nécessaire sans que vous
exerciez votre contrôle sur des affaires qui me regardent exclusivement.

--Vous ne voulez pas me donner de garantie certaine pour ce que je vous
demande, Gontran?

--Non, madame.

--Je dois alors vous prévenir que j'emploierai tous les moyens possibles
pour y parvenir.

--Faites, madame, vous êtes libre.

Telle fut l'issue de cet entretien avec mon mari.



CHAPITRE XVI.

DÉSESPOIR D'AMOUR.


Quelques jours après cet entretien, M. de Lancry envoya à Paris son
valet de chambre, en qui il avait toute confiance.

Depuis le départ de cet homme, mon mari reçut presque chaque jour une
lettre de lui.

J'attendais avec autant d'impatience que d'inquiétude la réponse de M.
de Mortagne.

C'était la seconde fois que je lui écrivais. Je ne comprenais pas son
silence.

Ma vie continuait de se passer triste et morne. Quelquefois je
m'étonnais de ce que l'indifférence avait si subitement remplacé
l'amour; cela était pourtant naturel.

Les sentiments violents et profonds ne peuvent passer par les pâles
transitions d'un refroidissement successif.

Ils vivent toujours, ou ils s'éteignent comme ils sont venus...
subitement, après avoir résisté longtemps, vaillamment, aux atteintes
les plus cruelles.

Oui, ces sentiments tombent et meurent tout à coup, comme le guerrier
qui s'aperçoit seulement en expirant qu'il est criblé de blessures et
qu'il a perdu tout son sang dans le combat.

Une chose encore me surprenait et je ne savais si je devais en être
fière ou honteuse... Cette désaffection me glaçait le cœur; mais bien
des circonstances de ma vie m'avaient été plus douloureuses.

Était-ce du courage? était-ce de la résignation? était-ce de
l'indifférence?

Je surpris bientôt le secret de ma conduite.

Je me consolais de ne plus aimer M. de Lancry, en songeant que toutes
les puissances de mon âme seraient désormais concentrées sur un seul
être. Mon cœur me trompait-il encore? n'était-ce pas continuer
d'aimer Gontran que d'idolâtrer son enfant?

Je ne pouvais donc pas m'abuser: l'amour maternel remplissait mon
cœur tout entier, seul il causait ma fermeté. Car lorsque, par
malheur, je songeais que la divine espérance dont le ciel m'avait douée
n'était qu'_une espérance_, lorsque je me demandais quel serait le vide
de mon cœur si elle m'était ravie... oh! alors j'étais saisie de
vertige et je détournais ma vue de ce ténébreux abîme pour la reporter
vers le radieux avenir qui seul m'attachait à la vie....

       *       *       *       *       *

L'hiver était arrivé avec ses sombres froids, ses tristes brouillards,
ses longues soirées, que la douce intimité du foyer domestique
n'abrégeait pas.

A déjeuner, à dîner, j'échangeais quelques rares paroles avec Gontran;
puis il rentrait chez lui, moi chez moi.

Ses habitudes étaient complétement changées.

Il ne chassait plus; mais, malgré la rigueur de la saison, presque
chaque jour il sortait à pied dans la forêt: il y passait de longues
heures, revenait avec une scrupuleuse exactitude pour l'heure de la
poste, puis il repartait et ne rentrait quelquefois qu'à la nuit noire.

D'autres fois il restait deux ou trois jours renfermé chez lui; il s'y
faisait servir et n'en sortait pas.

Ses traits commençaient à s'altérer d'une manière effrayante; ses joues
creuses, ses yeux caves, le sourire nerveux qui contractait ses lèvres,
donnaient à sa physionomie une expression de douleur, de chagrin,
d'abattement, que je ne lui avais jamais vue.

A l'heure de la poste il ne pouvait vaincre son anxiété; il allait
lui-même au-devant du messager. Un jour, de l'une de mes fenêtres, je le
vis recevoir une lettre, la regarder quelque temps avec crainte, comme
s'il eût redouté de l'ouvrir, puis la lire avidement, et ensuite la
déchirer et la fouler aux pieds avec rage.

Par deux fois il fit faire tous les préparatifs de son départ, et il le
suspendit.

Un soir j'étais dans mon parloir avec Blondeau à ouvrir une caisse de
robes d'enfant que j'avais fait venir d'Angleterre; tout à coup Gontran,
pâle, défait, presque égaré, entra en s'écriant avec un accent
déchirant:--Mathilde... je ne puis plus longtemps...--Mais, voyant
Blondeau, il s'interrompit et disparut.

Je le cherchai; il était renfermé chez lui; je restai longtemps à sa
porte sans qu'il voulût m'ouvrir.

Un autre jour, il quitta les vêtements négligés qu'il portait,
s'habilla avec la plus grande élégance, entra chez moi, et me dit d'un
air égaré:

--Franchement, comment me trouvez-vous? suis-je très-changé? En un mot,
ne suis-je plus capable de plaire? ou suis-je encore _aussi bien_ que
j'étais autrefois?

Je le regardai avec surprise... Il s'écria violemment en frappant du
pied:--Je vous demande si je suis très-changé; m'entendez-vous?

A mon étonnement avait succédé la frayeur, tant cette question et l'air
dont il la faisait me semblaient insensés. Je ne savais que lui
répondre. Il sortit en fureur, après avoir brisé une coupe de porcelaine
de Chine qui se trouvait sur une table.

Enfin, l'avouerai-je! Blondeau sut par notre maître d'hôtel que M. de
Lancry s'enivrait quelquefois le soir avec des liqueurs fortes qu'il se
faisait porter chez lui.

Je ne pouvais plus en douter, ces excès, ces emportements, les
bizarreries de Gontran, me prouvaient qu'il ressentait les violentes
agitations d'une passion désespérée, et qu'il voulait quelquefois
chercher dans l'ivresse l'oubli de ses peines.

La pitié qu'il m'inspira me fit croire que tout amour était à jamais
éteint dans mon cœur. J'étais navrée de le voir si malheureux;
j'accusais amèrement Ursule, mais je ne ressentais plus de jalousie
contre elle.

A mon grand regret, je sentais que je ne pouvais rien pour Gontran et
que mes consolations devaient être stériles. Je ne voulais ni n'osais
d'ailleurs aborder un pareil sujet avec lui, j'attendis donc une
occasion favorable.

Un jour, le courrier étant arrivé un peu plus tôt que de coutume, on
apporta les lettres de mon mari dans la bibliothèque, où je le trouvai
en allant chercher un livre.

Il rompit le cachet avec émotion, lut, pâlit, laissa tomber la lettre,
et se cacha le front dans ses deux mains.

Je m'approchai de lui tout émue.

--Gontran,--lui dis-je,--vous souffrez...

Il tressaillit, releva vivement sa tête...

Il pleurait!...

Sa figure flétrie exprimait un désespoir profond.

--Eh bien! oui... je souffre,--me dit-il avec amertume;--que vous
importe?

--Écoutez-moi, mon ami,--lui dis-je en prenant sa main brûlante et
amaigrie; il est des chagrins dont je puis maintenant vous plaindre...

--Vous? vous?

--Oui, par cela même que je n'ai plus pour vous d'amour, je puis... je
dois vous apporter les consolations d'une amie... Vous souffrez... je
n'ai pas besoin de vous demander la cause du changement que j'ai
remarqué en vous depuis quelque temps.

--Eh bien! oui...--s'écria-t-il hors de lui;--pourquoi me
contraindrais-je avec vous maintenant? Oui, _je l'aime_ avec passion;
oui, je l'aime comme un enfant, comme un insensé... oui, je l'aime comme
personne n'a jamais aimé... et pourtant ses dédains sont impitoyables.
C'est à cause de moi qu'elle est perdue... et elle ne veut pas même que
je me fasse un droit du malheur que je lui ai causé... Car, enfin, il
est maintenant de mon honneur de la protéger... et... mais, tenez:
pardon... pardon... c'est à vous... à vous, mon Dieu... que je dis cela!

--Et vous pouvez me le dire, Gontran; vous ne m'apprenez rien là de
nouveau, je ne puis plus avoir de doute sur la passion qui vous
désole... fatale... fatale passion qui m'a déjà coûté mon bonheur, et
qui ne vous cause que des chagrins!

--Oh! oui, fatale, bien fatale! Vous ne savez pas ce qu'elle m'a aussi
coûté de larmes, de désespoirs cachés, d'accès de rage impuissante, de
résolutions folles ou criminelles!... Vous ne savez pas les ignobles
étourdissements que j'ai demandés à l'ivresse... Oh! cette femme
infernale savait bien quel amour elle me jetait au cœur!... Infâme et
horrible amour... auquel je vous ai déjà sacrifiée... vous!... Tenez, je
suis un misérable, ou plutôt je suis un fou... et pourtant... malgré
moi, chaque jour cet amour augmente... deux fois j'ai été sur le point
d'aller la rejoindre... mais je n'ai pas osé: avec un caractère aussi
intraitable que celui de cette femme, une fausse démarche peut tout
perdre... et malgré moi encore, je conserve toujours une lueur
d'espoir... mais, tenez: encore pardon, mon Dieu... je vous irrite, je
vous blesse.

--Je puis maintenant tout entendre, je vous le jure, Gontran... pour
vous et pour moi, c'est une triste compensation à ce que nous avons
perdu tous deux.

--Oh! je le sais... je le sais!... Je ne puis plus compter sur votre
amour, il faut y renoncer; mais ne soyez pas impitoyable, laissez-moi
épancher mon cœur près de vous... Maintenant que vous ne m'aimez
plus, cela ne peut pas vous froisser... Allez, Mathilde, je suis si
malheureux, que c'est presque vous venger de moi-même que de vous avouer
ce que j'endure. Oh! si vous saviez ce que c'est que de souffrir d'une
douleur muette et concentrée!...

--Je le sais, Gontran... je le sais...

--Vingt fois j'ai été sur le point de me jeter à vos genoux, de vous
tout avouer, de vous demander au moins votre pitié. Mais tous mes torts
passés me revenaient à la pensée, j'ai eu honte de moi-même, je n'ai pas
osé... En silence, j'ai dévoré mes larmes... oui, car je pleure, vous le
voyez bien... je suis faible, je pleure comme un enfant.

Et il pleurait encore; puis, essuyant ses larmes, il s'écria:

--Mais elle est donc sans pitié, cette femme... mais elle ne réfléchit
donc pas que je vous ai sacrifiée à elle... vous, noble... généreuse
créature, aussi noble, aussi généreuse qu'elle est, elle, perverse et
infâme... Mais elle ne songe donc pas... que mon aveuglement peut avoir
un terme!... Quoi qu'elle en dise, son orgueil infernal est flatté de me
voir à ses pieds... Elle ne sait donc pas que mon illusion dissipée, il
ne me restera pour elle que mépris et que haine... Oh! sa vanité peut
encore recevoir un coup cruel en me voyant revenir à vous, qu'elle envie
toujours, quoi qu'elle dise.

--Tout retour vers le passé est impossible, Gontran; il faut renoncer à
tout jamais à porter à Ursule ce coup que vous croyez si rude à son
orgueil.

--Eh bien! tenez, méprisez-moi, Mathilde, mais je ne puis vous le taire;
c'est depuis que vous m'avez dit ces mots, si cruels dans votre bouche:
_Je ne vous aime plus_, que j'ai seulement senti tout ce que j'ai perdu
en vous perdant... Oui, ce qui rend mon chagrin plus affreux encore...
c'est de ne pouvoir plus me dire: J'ai toujours la, près de moi, un
cœur noble, aimant, généreux, qui oublie, qui pardonne, et auquel je
reviens toujours avec confiance, parce que sa bonté est inépuisable...

--Oui... ce cœur était ainsi... à vous, oh! bien à vous, Gontran.

--Mais ce cœur est encore à moi... Vous vous abusez, Mathilde... un
amour comme le nôtre laisse dans le cœur des racines inaltérables; il
peut languir pendant quelque temps, mais il reparaît bientôt plus vivace
que jamais. Mathilde, ne me désespérez pas, aidez-moi à vaincre cette
abominable passion: je vous le jure, je n'ai jamais mieux apprécié tout
ce qu'il y a de grand, d'élevé dans votre cœur... Oh! quelle serait
sa rage, à cette femme, si elle _nous croyait heureux_, unis, tendrement
occupés l'un de l'autre!... Quel coup mortel recevrait son orgueil!
Tenez, Mathilde... soyons sans pitié pour elle... venez, venez à Paris,
et _affectons_ de paraître devant elle plus passionnés que jamais; elle
aussi, alors, connaîtra les angoisses qu'elle nous a fait souffrir...

Cette étrange proposition me prouva l'exaltation de Gontran, et combien
la passion est toujours aveugle et personnelle.

Il ne pouvait pas avoir dans ce moment l'intention de me blesser, et il
me proposait de jouer un rôle odieux pour exciter la jalousie d'Ursule!

--Autrefois,--dis-je à mon mari,--ces paroles m'auraient fait un mal
horrible, aujourd'hui elles me font tristement sourire... Hélas! l'amour
vous domine à ce point, que vous ne vous apercevez pas que cette
velléité d'un retour à moi est une nouvelle preuve de l'irrésistible
influence qu'Ursule exerce sur vous.

--Mais cela est affreux pourtant... Si cette femme ne doit jamais
m'aimer!--s'écria-t-il,--si elle se rit de mes souffrances, si ses
dédains ne sont pas un manége de coquetterie, pourquoi ne puis-je donc
renoncer à l'espoir de me faire aimer un jour? Pourquoi trouvé-je une
amère volupté dans les chagrins qu'elle me cause? Pourquoi est-ce que je
l'adore enfin... quoique je la sache dissimulée, perfide et indifférente
à mon amour?

--Mon Dieu... mon Dieu!--m'écriai-je en joignant les mains,--votre
volonté est toute-puissante; pour punir Gontran, vous lui faites endurer
tout ce qu'il m'a fait souffrir.

--Que voulez-vous dire, Mathilde?

--Savez-vous, Gontran, qu'il y a quelque chose de providentiel dans ce
qui se passe ici?... Lorsque j'éprouvais pour vous une passion aveugle,
opiniâtre, moi aussi je me disais: Si Gontran ne m'aime plus, pourquoi
ai-je en moi l'espoir enraciné de m'en faire encore aimer? pourquoi son
indifférence, ses duretés ne me lassent-elles pas? Comme vous je me
demandais cela, Gontran; comme vous je trouvais une sorte d'amère
volupté dans ces chagrins; comme vous, chaque jour, j'affrontais vos
nouveaux mépris avec une confiance désespérée... comme vous, sans doute,
je passais de longues nuits à interroger ce douloureux mystère de l'âme!

--Oh! n'est-ce pas qu'il n'y a rien de plus affreux que de se sentir
entraîné par un sentiment irrésistible?--s'écria Gontran, tellement
absorbé par sa personnalité, qu'il oubliait que c'était à moi qu'il
parlait.--Oh! n'est-ce pas,--reprit-il,--n'est-ce pas qu'il est affreux
de voir, de reconnaître que la raison, que la volonté, que le devoir,
que l'honneur, sont impuissants pour conjurer ce fatal enivrement?

--Vous peignez avec de terribles couleurs les maux que vous m'avez
causés, Gontran... Mais moi, en vous aimant malgré vos dédains, je
cédais à la voix du devoir, c'était l'exagération d'un noble amour... En
aimant cette femme malgré ses mépris, vous cédez à un penchant
coupable... c'est l'exagération d'un criminel amour.

Un moment abattu, l'égoïsme indomptable de M. de Lancry se manifesta de
nouveau. Il s'écria:

--Par le ciel! il y a un abîme entre votre caractère et le mien... Vous
êtes une pauvre jeune femme, faible et sans énergie; vous ne saviez rien
de la vie et des passions; mais je n'en suis pas là... Après tout, il ne
sera pas dit qu'une provinciale de dix-huit ans, inconnue, sans
consistance et maintenant perdue, abandonnée de tous, me jouera de la
sorte... Elle me fuit... elle ne veut pas consentir à me recevoir, donc
elle me craint... Oh! je le comprends; ce caractère insolent et hautain
redoute de rencontrer un maître... La vanité ne m'aveugle pas, elle
cherche à se tromper elle-même; elle est si rusée, elle me craint
tellement, que dans sa lettre, pour m'ôter tout soupçon de l'influence
que j'exerce sur elle, elle attribue d'avance à mon amour-propre la
juste confiance que doit me donner toute sa conduite; car elle m'a dit
ces mots: _Que votre orgueil n'aille pas s'imaginer que je vous fuis
parce que je vous crains_... C'est cela... c'est cela... Plus de doute,
je m'étais désespéré trop tôt... elle me craint... donc elle m'aime...
L'amour me rendait aussi aveugle qu'un écolier... Oh! Mathilde, vous
serez vengée.

J'interrompis mon mari.

--Écoutez-moi, Gontran... Tout à l'heure je vous ai vu malheureux;
quoique la cause de ce malheur fût pour moi un outrage, j'ai pu un
moment compatir à des peines que j'avais éprouvées, et oublier que
c'était vous qui les aviez causées. Maintenant l'espoir renaît dans
votre cœur; vous me l'exprimez si durement, qu'il serait indigne de
moi de vous dire un mot de plus.

--Mathilde... pardon... Mon Dieu... je suis insensé.

--Moi qui ai ma raison... je vous donnerai un dernier avis. Ursule est
plus habile que vous; vous tombez dans le piége le plus grossier qu'elle
vous a tendu.

--Un piége? Quel piége?

--Si elle ne vous eût laissé aucun espoir, vous l'eussiez oubliée
peut-être; mais, en vous faisant soupçonner qu'elle vous fuyait par
crainte de vous aimer trop, elle gardait une sorte d'influence sur vous
et me portait ainsi un dernier coup sans que je pusse me plaindre,
puisqu'elle cessait de vous voir, selon sa promesse.

--C'est attribuer une odieuse arrière-pensée à une conduite remplie de
générosité,--s'écria M. de Lancry.

Ce reproche me révolta.

--Eh! quelle a donc été sa générosité, à cette femme? Comment, après
m'avoir frappée dans ce que j'avais de plus cher, elle m'a dit: Je n'ai
jamais aimé votre mari, mais je l'ai rendu complice d'une infâme
trahison; maintenant je me repens et je vous jure de ne plus le voir!
Quel sacrifice! après m'avoir fait tout le mal possible, elle renonce à
un homme qu'elle n'aimait pas.

--Mais, par l'aveu de sa faute, elle mettait son avenir entre vos mains,
madame! et vous avez vu qu'elle ne s'exagérait pas l'inflexible sévérité
de son mari!

--Eh! ne savait-elle pas, monsieur, que j'étais incapable de la perdre?
Ne lui avais-je pas déjà donné mille preuves de ma bonté, de ma
faiblesse? Cessez donc d'exalter si haut ce que vous appelez la
générosité de cette femme... Elle me frappait dans le présent, et elle
ne pouvait rien pour les maux passés.

Indignée de l'égoïsme de M. de Lancry, je me levai pour sortir... mais
il s'approcha de moi avec confusion et me prit la main.

--Pardon,--me dit-il tristement,--pardon; j'ai honte maintenant de mes
paroles; je sens, hélas! ce qu'elles ont de blessant. C'était déjà si
bon à vous que de m'écouter... Pardon encore... mais je suis si
malheureux, que je me trouve sans force dans cette lutte; mon énergie a
pâli, je n'ai plus même la puissance de vouloir: chaque jour je renonce
à mes résolutions de la veille... Cette malheureuse pensée est là,
toujours là, présente et inflexible; je ne puis lui échapper. Oh! tenez,
cette position est horrible!... Que faire, mon Dieu, que faire?

Et cet homme d'un caractère si dur et si entier versa de nouveau des
larmes.

Cette honteuse faiblesse m'indigna plus qu'elle ne me toucha.

--Que faire!--lui dis-je,--que faire! vous me le demandez? A voir votre
accablement, vos impuissants regrets, votre facile résignation à un
penchant criminel, ne dirait-on pas que vous êtes invinciblement forcé à
agir comme vous agissez!

--Je vous dis que cette influence est irrésistible, Mathilde...

--Je vous dis, moi, que ce sont de lâches excuses! Que faire,
dites-vous? Il faut vous conduire enfin en honnête homme, en homme de
cœur! Écoutez-moi, Gontran: je ne suis plus aveuglée sur vous; le
moment est venu de vous parler avec une rude franchise: mon avenir et le
vôtre, celui de notre enfant, dépendent de la résolution que vous allez
prendre aujourd'hui! Vous m'avez épousée sans amour, vous avez commis
une action qui touche au déshonneur, vous m'avez jusqu'ici rendue la
plus malheureuse des femmes, vous nourrissez une passion misérable...

--Encore des reproches... ayez donc pitié de moi à votre tour, Mathilde!

--Si je vous rappelle ce triste passé, c'est pour bien établir votre
position et la mienne, et répondre à votre question... _Que faire?_ je
vais vous le dire... moi... Aujourd'hui, au moment où nous parlons, il
dépend encore de vous d'avoir une vie heureuse et honorée, demain
peut-être il serait trop tard.

--Eh bien, oui! éclairez-moi, consolez-moi... venez à mon aide...
Mathilde, vous ne pouvez avoir que de nobles inspirations, je les
suivrai.

--Vous êtes jeune, courageux, vous avez de l'esprit, vous êtes riche;
vous êtes assez heureux pour que la preuve d'une fatale action, qui
pouvait vous déshonorer, soit anéantie; vous êtes assez heureux pour que
le vrai et le faux soient tellement confondus dans les calomnies du
monde, que les honnêtes gens hésiteront à se prononcer contre vous:
changez de vie, devenez utile, faites compter avec vous, et l'opinion du
monde vous reviendra.

--Mais, encore... comment... par quels moyens?

--Jusqu'ici, à part vos services militaires, votre vie a été oisive,
dissipée, donnez-lui un but sérieux, servez votre pays, occupez-vous...
N'est-il pas des carrières honorables que vous pouvez encore embrasser?
n'avez-vous pas été militaire, diplomate?...

--Je n'accepterai ni ne demanderai jamais aucun emploi à ce
gouvernement.

--Soit, vous avez raison... cette susceptibilité se comprend. Par votre
position... par votre reconnaissance pour une famille qui a comblé vous
et les vôtres, et à laquelle mes parents aussi ont toujours été dévoués,
vous appartenez au parti qui représente les droits et les espérances de
cette royale famille: eh bien! joignez-vous à ses courageux défenseurs.

--Me conseillez-vous donc d'aller en Vendée?

--Je ne vous conseille pas de prendre part à la guerre civile. Il est
des entraînements que je comprends, que j'excuse, que j'admire
peut-être, mais que je ne voudrais pas vous voir partager: n'est-il pas
d'autre moyen de servir cette opinion?

--Mais, comment?

--Eh! que sais-je... A la Chambre, par exemple; n'y a-t-il pas une belle
place à prendre parmi les royalistes?

--A la Chambre, vous n'y songez pas... quelles chances d'ailleurs?

--Si vous le vouliez, vous pourriez en avoir de grandes... Les
propriétés que nous possédons ici, les souvenirs que ma famille y a
laissés, favoriseraient, j'en suis sûre, votre élection; acceptez cette
espérance; que désormais vos pensées tendent à ce but. Votre esprit est
facile et brillant, donnez-lui la solidité, la profondeur qui lui
manquent. Vous voulez représenter votre pays, étudiez ses lois, son
gouvernement... Complétez, par une instruction sérieuse, les avantages
que nous donnent la pratique et la connaissance du monde... Vous avez
autour de nous nos fermiers, nos tenanciers, toutes personnes dont peut
dépendre une élection. Exercez sur eux le charme que vous possédez quand
vous le voulez, informez-vous de leurs intérêts, de leurs besoins,
faites-vous aimer: jusqu'ici ils n'ont vu en vous que le gentilhomme
oisif et indifférent aux grandes questions qui agitent le pays;
montrez-leur que vous êtes capable d'autre chose que de conduire votre
meute; prouvez-leur qu'on peut être d'ancienne race, qu'on peut défendre
des principes que l'on croit salutaires, des droits que l'on croit
divins, et qu'on peut aussi prendre en main la pieuse et noble cause des
gens qui travaillent, qui souffrent, et les défendre à la face du
pays... Employez à d'utiles études les longues soirées d'hiver, chaque
jour parcourez nos campagnes; soyez bon, juste, affable, vous vous ferez
des créatures; laissez-moi réaliser ce projet que vous avez si
impitoyablement rejeté: à force de bienfaits, à force de services, vous
vous rendrez nécessaire, et un jour sans doute vous serez récompensé de
vos soins, de vos travaux, par le suffrage de ce pays... Donnez ce but à
votre vie, Gontran... alors vous combattrez avec succès, alors vous
surmonterez la honteuse passion qui vous abat et qui vous énerve... Pour
vous encourager dans cette voie belle et glorieuse, vous n'aurez plus
sans doute, auprès de vous, un cœur brûlant de l'amour le plus
passionné... mais vous aurez du moins une amie sincère qui vous tiendra
compte de chaque effort, de chaque louable résolution, qui vous bénira
d'être courageux et bon; et puis vous vous direz que cette tâche que
vous vous imposez, non-seulement peut vous délivrer d'une misérable
faiblesse, mais qu'elle peut aussi relever et ennoblir le nom que
portera votre enfant... Alors Gontran... peut-être en vous voyant si
changé, en vous voyant si bon, parce que vous serez heureux et satisfait
de vous... peut-être ce triste cœur, que je sens maintenant froid et
mort pour vous, se ravivera-t-il par un de ces miracles dont le ciel
récompense quelquefois les vaillantes résolutions... Si, au contraire,
le coup qui l'a frappé a été mortel... eh bien! ma sérieuse amitié,
l'éducation de notre enfant, la considération du monde, votre renommée,
une louable ambition, peut-être, occuperont assez votre vie pour vous
rendre moins regrettable _cet amour dans le mariage_ dont vous parliez
autrefois.

--Ce n'est pas moi... ce sont les circonstances qui ont renversé cet
espoir! Nous avons aussi eu de beaux jours!

--De trop beaux jours, Gontran!... Un de vos torts a été de me rendre
d'abord trop heureuse, sachant qu'une telle félicité ne pouvait pas
durer... mon tort à moi a été de croire à la continuation d'un pareil
bonheur!... Quand les mécomptes sont venus, je n'ai pas eu le courage de
prendre résolument un parti; ma délicatesse est devenue une
susceptibilité outrée, je n'ai su que souffrir. Il a fallu ce
désillusionnement complet pour me rendre à moi-même, à la raison...
Peut-être le langage ferme et sensé que je vous tiens aujourd'hui eût
fait germer en vous de nobles désirs, eût étouffé de honteux projets: je
vous aurais à la fois rehaussé à vos propres yeux et aux miens... mais,
encore une fois, moi j'avais cru à vos paroles... la déception a été
terrible! Pendant ce temps de lutte entre mon amour et vos dédains, ma
raison s'était obscurcie, affaiblie; mais, je le sens, elle s'est
affermie, agrandie, élevée, par la conscience des nouveaux devoirs que
la nature m'impose... maintenant je vois, je juge et je parle autrement.

--Autrement... oui, autrement en effet,--me dit Gontran, qui m'avait
écoutée avec une surprise croissante qui lui ôtait la faculté de
m'interrompre.--Comment, Mathilde? comment! c'est vous... vous que
j'entends? vous toujours si faible... si résignée!...

--Eh bien, répondez Gontran... Me direz-vous encore en pleurant ces mots
indignes de vous... «_Que faire?_... contre la passion insensée qui
m'obsède...»

--Non, non!--s'écria M. de Lancry,--non! vous serez comme toujours, mon
bon ange! vos nobles et sévères paroles m'ont ouvert un horizon tout
nouveau... Oui, oui, je lutterai, je vaincrai cette passion... J'aurai
un double but à atteindre, une double récompense à espérer: me
réhabiliter à vos yeux et à ceux du monde, et reconquérir ce noble
cœur que j'ai perdu... Oh! noble femme parmi les plus nobles femmes,
quand je compare ce langage digne, élevé, à toutes les cyniques
forfanteries d'Ursule; quand je compare l'émotion pure, salutaire, qu'il
me cause, les idées généreuses qu'il éveille en moi, aux ressentiments
amers que me laissait toujours son esprit ironique et hautain, je ne
puis comprendre combien j'ai pu à ce point vous méconnaître, vous
sacrifier... Oh! Mathilde, pour me donner du courage, pour m'affermir
dans ma résolution, laissez-moi croire que cet engourdissement passager
de votre cœur cessera bientôt! Cette vie nouvelle me serait si douce,
partagée avec vous, tendre et aimante comme autrefois...

--Cela est impossible, Gontran: je vous le répète, vous trouverez en moi
tout l'appui, toute l'affection que le devoir m'impose; je ne puis vous
promettre rien de plus. Notre mariage d'amour a passé, un mariage de
convenance lui succède: ce seront des relations calmes et tristes, mais
remplies de sollicitude et de sincérité... Je ne veux pas me faire
valoir, Gontran; mais, enfin, réfléchissez à tout ce qui s'est passé
entre nous, et voyez si je ne me conduis pas...

--Comme la plus généreuse des femmes, c'est vrai, mille fois vrai!
L'habitude du bonheur rend si exigeant... que je ne puis me contenter de
ce que je ne mérite même pas.

--Allons, courage, courage, Gontran; la vie peut être belle encore pour
vous; de nobles ambitions, des occupations attachantes, de glorieux
triomphes vous consoleront... Peut-être même un jour ne regretterez-vous
rien... peut-être serai-je la seule à m'apercevoir de la différence qui
régnera entre le présent et le passé, différence qui vous afflige
aujourd'hui... Une existence nouvelle peut commencer pour vous...
courage, courage... Si vous vous trouvez malheureux, songez à ceux qui
sont plus malheureux que vous.

--Oui, oui, courage, Mathilde... vous le verrez, je serai digne de
vous... De ce jour, comme vous le dites, une vie nouvelle va commencer
pour moi... Vous avez éveillé dans mon cœur une louable ambition; je
vais suivre vos conseils, en un mot... Malgré moi, d'ailleurs, je
regrettais, je me reprochais de rester spectateur indifférent de cette
révolution, et de ne pas au moins protester en faveur d'une famille à
qui je dois tout... C'était presque une lâcheté. Oh! merci à vous de
m'en avoir fait honte....

Je l'avoue, cet entretien me donna quelque espoir; je remerciai Dieu de
m'avoir si bien inspirée.

Plus je réfléchissais aux conseils et aux espérances que j'avais donnés
à Gontran, plus je m'en applaudissais.

Si l'ambition pouvait germer dans son âme, elle grandirait bien vite
assez pour étouffer la passion qu'il ressentait pour Ursule.

Gontran, avec son esprit et sa connaissance des hommes, une fois mêlé
aux affaires politiques, pouvait certainement bientôt arriver à une
position considérable.



CHAPITRE XVII.

LE DÉPART.


Le lendemain de cette conversation qui m'avait donné tant d'espoir, et
dans laquelle Gontran m'avait manifesté une si généreuse résolution, je
ne vis pas mon mari.

Sur les deux heures, le temps était très-beau quoique froid. Je fis
demander à M. de Lancry s'il voulait faire avec moi une promenade en
voiture. Blondeau vint me dire qu'il était très-occupé et qu'il
regrettait de ne pouvoir m'accompagner.

Je crus qu'avec l'ardeur naturelle de son caractère il songeait déjà aux
travaux qui devaient lui être une distraction si utile.

Je partis seule.

Ce pâle soleil d'hiver me fit du bien; mon cœur brisé se dilata;
malgré moi, une bien vague et bien lointaine espérance vint encore me
luire.

Quoique je ne me sentisse plus d'amour pour mon mari, quoique sa
présence me fût souvent pénible à cause des cruels souvenirs qu'elle me
rappelait, je ne pouvais m'empêcher de songer à la possibilité d'un
avenir meilleur.

Si M. de Lancry pouvait parvenir, à force de travail et de volonté, à
vaincre sa passion pour Ursule, et à y substituer une noble ambition,
alors il était sauvé, il me revenait.

Une fois éveillée chez les hommes de son caractère, l'ambition laisse
peu de place aux sentiments tendres. Peut-être alors, me tenant compte
de ma résignation, de mon dévouement, la possession de mon cœur
_suffirait-elle_ à Gontran...

Hélas! ces pensées me prouvèrent la faiblesse de nos résolutions et
l'instabilité de nos impressions.

Sans doute, ainsi que je l'avais dit à mon mari, je ne l'aimais plus,
et pourtant, au plus léger espoir de le voir redevenir ce qu'il était
autrefois, il me semblait que, moi aussi, je retrouverais le même amour
d'autrefois.

J'aimais mieux croire à la léthargie qu'à la mort de mon cœur....

Après une longue promenade, je rentrai; il était presque nuit.

En approchant du château, je fus très-étonnée de voir Blondeau venir à
ma rencontre dans la longue allée qui conduisait à la grille du parc.

Elle fit signe au cocher; la voiture s'arrêta.

Je fus frappée de l'air triste et inquiet de cette excellente femme.

--Monte avec moi,--lui dis-je,--je te ramènerai.

--J'allais vous le demander, madame.

Blondeau entra.

--Mon Dieu! qu'as-tu?--lui dis-je;--tu es pâle... agitée... il se passe
certainement quelque chose d'extraordinaire?

--D'abord, madame, ne vous alarmez pas.

--Mais qu'y a-t-il donc? tu m'effraies!

--Je suis venue au-devant de vous, madame, parce que j'ai craint qu'au
château on ne vous apprît trop brusquement...

--Mais, encore une fois, parle donc, qu'est-il arrivé?

--Calmez-vous, madame... calmez-vous... c'est quelque chose qui va bien
vous étonner: mais il n'y aurait pas de quoi vous affliger, si vous
étiez raisonnable... ce serait peut-être pour le mieux, vous seriez plus
tranquille.

--Plus tranquille? mais explique-toi donc.

--D'ailleurs, une lettre que monsieur le vicomte m'a remise pour vous,
madame, vous apprendra sans doute.

--Une lettre! où est-elle?

--La voici, madame; mais la nuit est venue... vous ne pourrez pas la
lire.

--Mais que t'a dit M. de Lancry?

--Madame, voici ce qui est arrivé. A peine vous veniez de sortir, que
Germain, que monsieur le vicomte avait envoyé à Paris il y a quelque
temps et qui lui écrivait tous les jours, est arrivé au château, venant
de Paris. Il a demandé tout de suite à voir son maître. A peine a-t-il
eu causé avec monsieur pendant cinq minutes...

--Eh bien?

--Je vous assure, madame,--reprit Blondeau en hésitant et en me
regardant avec une douloureuse compassion,--que cela peut-être vaut
mieux ainsi... ce départ...

--Un départ?... M. de Lancry est parti...--m'écriai-je en joignant les
mains.

--Et fasse le ciel qu'il ne revienne pas!--dit impétueusement Blondeau,
ne pouvant se contraindre davantage,--car vous mourriez à la peine, ma
pauvre madame...

Sans répondre à Blondeau, je courus chez moi pour lire la lettre de M.
de Lancry.

Cette lettre, la voici:

«Maran, trois heures.

«Vous devinerez sans peine la cause de mon départ subit... au point où
nous en sommes, il est inutile de dissimuler. Vous le voyez bien, il y a
des fatalités auxquelles on ne peut, sans folie, essayer de résister.

«Ma présence vous serait désormais insupportable, et la vôtre me
rappellerait des torts que je ne puis ni ne veux nier. Vos qualités et
mes défauts sont d'une telle nature que nous ne pouvons espérer de vivre
dans cette sorte d'intimité négative qui suffit à tant d'époux.

«Vos regrets des premiers temps de notre mariage se traduiraient
toujours en reproches, et votre patiente vertu me rappellerait toujours
mes fautes; mon caractère s'aigrirait encore davantage, et nous ne
pourrions que perdre tous deux à un rapprochement.

«Je vous laisse toute liberté, bien certain que vous saurez ménager les
convenances: je vous demande la même grâce; d'ailleurs mon parti est
irrévocablement pris, et vous espéreriez en vain m'en faire changer.

«Je pense que vingt-cinq mille francs par an vous suffiront. Soit que
vous restiez à Maran, comme je vous le conseille, soit que vous veniez à
Paris, cette pension vous sera exactement comptée.

«Donnez-moi des nouvelles de votre santé; et si vous avez quelques
objections à me faire sur les dispositions financières que je vous
propose, écrivez-moi, je tâcherai d'arranger tout selon votre désir.

«J'avais été dupe comme vous de ma bonne résolution d'hier. C'était une
faiblesse; je n'avais plus la tête à moi: j'ai agi, parlé comme un homme
sans énergie. Le courant m'emporte; je ferme les yeux et je m'y
abandonne: quoi que vous disiez, il est des circonstances dans
lesquelles la volonté est impuissante. « G. DE L.»

Le brusque départ de mon mari, la lecture de cette lettre me causèrent
un tel saisissement, une si violente commotion, que je sentis tout à
coup je ne sais quel atroce déchirement intérieur!... mon sang se glaça
dans mes veines... une horrible crainte traversa mon esprit comme un
trait de feu... je m'évanouis d'épouvante et de douleur..........

       *       *       *       *       *

Aujourd'hui comme alors... comme toujours... je vous dirai: Soyez
maudit, Gontran!... vous avez tué mon enfant dans mon sein!!!...........

       *       *       *       *       *

Combien de temps restai-je dans un état voisin de la folie et de la
stupidité, je ne pus m'en rendre compte alors...

Blondeau ne me quitta pas un jour, pas une nuit. Depuis elle me dit que
lorsque j'appris l'affreux résultat de mon saisissement, ma raison
s'égara... je me mis à pousser des éclats de rire convulsifs.

Ce paroxysme nerveux dura jusqu'à ce que mes forces fussent complétement
épuisées.

Alors je tombai dans une sorte de torpeur, d'engourdissement inerte.
Pendant cette période, je ne dis pas un mot... je ne semblai pas
entendre les paroles que l'on m'adressait.

Je restai environ deux mois avant que d'avoir tout à fait repris l'usage
de ma raison.

Lorsque je revins à moi, il fallut que Blondeau me racontât tout ce qui
s'était passé; tout, jusqu'au départ de mon mari...

Tout... jusqu'à la révolution que ce départ m'avait causée...

Tout enfin... jusqu'au moment terrible où...

Mais ma plume s'arrête... ma main tremble... tout mon être tressaille
encore à ce déchirant souvenir!... Oh! mon enfant... mon enfant!

Oh! malheur à vous, Gontran!... malheur à vous!...

Encore à cette heure, mon désespoir éclate en sanglots... Oh! malheur,
malheur à vous qui avez impitoyablement brisé le dernier... le seul lien
qui dût m'attacher à la vie!...

Malheur à vous qui m'avez ôté le seul prétexte qui m'aurait permis un
jour de vous pardonner le mal que vous m'avez fait... Soyez maudit!... à
tout jamais maudit!......

       *       *       *       *       *

Bien des fois je me suis demandé si le brusque départ de Gontran avait
seul causé le fatal événement qui devait décider de ma vie, ou bien si
je devais attribuer ce funeste accident aux violents chagrins qui
m'avaient frappée depuis quelques mois.

Longtemps encore, rougissant de ma faiblesse, je ne voulus pas m'avouer
cette dernière, cette impardonnable lâcheté: cela était vrai pourtant...
Malgré l'affreuse trahison de mon mari, malgré sa lettre à Ursule,
malgré ses aveux, malgré mes ressentiments, quoique je lui eusse dit
enfin que je ne l'aimais plus... honte! anathème sur moi!! je l'aimais
encore, je l'aimais, puisque le bouleversement que me causa son départ
causa la mort prématurée de mon enfant!

Maintenant que toute illusion est à jamais dissipée pour moi et que je
vois vrai dans le passé... je m'aperçois que, même au milieu des
chagrins que je croyais les plus désespérés, un secret et vague espoir
me soutenait encore à mon insu. L'abandon de Gontran me fit sentir tout
ce que sa présence était pour moi.

En vain je savais qu'il aimait Ursule, en vain il m'avouait cette folle
et irrésistible passion... Au moins il était là... près de moi; je
pouvais compter, grâce à mes soins, grâce à ma tendresse, sur un bon
retour de son cœur... Et puis enfin, encore une fois, si cruel, si
impitoyable qu'il fût... _il était là_, et mieux vaut souffrir par la
présence que par l'absence.

Un remords terrible, implacable, me poursuivra désormais toute ma vie...
Un indigne amour m'a coûté la vie de mon enfant...

Si, comme le disaient mes lèvres menteuses, oubliant, méprisant un homme
sans foi, j'avais mis tout mon avenir dans l'amour maternel, j'aurais
supporté le délaissement de cet homme avec calme et dignité...

Il n'en fut pas ainsi. En me causant un atroce déchirement, le départ de
cet homme me prouva par combien de fibres palpitantes mon cœur lui
était encore attaché...

Mais aussi son infâme abandon, en arrachant ces dernières racines vives
et saignantes, anéantit, hélas! trop tard, mais à jamais, cet odieux
amour.

       *       *       *       *       *

FIN DU TOME QUATRIÈME.



MATHILDE

MÉMOIRES D'UNE JEUNE FEMME

PAR

EUGÈNE SÜE.

TOME CINQUIÈME

PARIS

PAULIN, ÉDITEUR,

RUE RICHELIEU, 60.

1845.



CHAPITRE PREMIER.

LE TESTAMENT.


Pendant ma maladie, les lettres suivantes de madame de Richeville
étaient arrivées à Maran...

Blondeau, les voyant cachetées de noir, ne me les remit que lorsque je
fus hors de danger. Craignant que leur contenu ne fût sinistre, elle
n'avait pas voulu m'exposer à une émotion peut-être dangereuse.

Les pressentiments de cette femme si bonne et si dévouée ne l'avaient
pas trompée.

Paris, deux heures, janvier 1831.

«Je vous écris un mot à la hâte, ma chère Mathilde, pour vous faire part
d'un bien douloureux événement.

«J'apprends à l'instant que M. de Mortagne a été hier gravement blessé
en duel... On dit (et je ne puis le croire) que notre malheureux ami,
dont vous connaissez le caractère et la loyauté, a été l'agresseur.

«Les chirurgiens ne peuvent encore donner aucun espoir! le premier
appareil ne sera levé que dans la soirée; je ne sais pourquoi je redoute
que le duel de M. de Mortagne ne soit la suite quelque odieux complot...

«Tout à l'heure, j'étais allée moi-même savoir de ses nouvelles;
enfoncée dans ma voiture, j'attendais à la porte de la maison qu'il
habite seul, comme vous savez, que mon valet de pied fût de retour: deux
hommes de haute taille, bien vêtus, mais d'une tournure vulgaire,
vinrent sans doute aussi pour s'informer de ses nouvelles. Avant
d'entrer, ils se firent, en s'excusant de passer l'un devant l'autre,
quelques révérences grotesques qui me surprirent; après être un instant
restés dans la maison, ils sortirent et se tinrent une minute devant la
porte en regardant de côté et d'autre. Alors, l'un de ces hommes, le
plus grand... (jamais je n'oublierai sa physionomie à la fois basse et
sinistre, sa figure couperosée, encadrée d'épais favoris d'un roux
ardent, et illuminée par deux petits yeux d'un gris clair), alors le
plus grand de ces deux hommes dit à l'autre en riant d'un rire féroce:
_Quand je vous dis que le plomb sous l'aile vaut autant que le plomb
dans le crâne; je l'avais pourtant ajusté à la tête! mais, moi qui ne
manque pas une mouche à quarante pas, j'ai été obligé de cligner de
l'œil devant le regard de cet homme-là: je n'ai jamais vu un pareil
regard... C'est ce qui a dérangé mon point de mire.--Il n'y a pas de mal
si le coup est_ TOUT À FAIT BON,--reprit l'autre homme avec un accent
étranger fortement prononcé;--_dans ce cas_,--ajouta-t-il,--_chose
promise, chose tenue_. IL _n'a que sa parole... et..._

«Je n'entendis rien de plus, ces deux hommes s'éloignèrent. Je ne puis
vous dire combien cela m'inquiète. Quels sont ces hommes? quels rapports
ont pu exister entre M. de Mortagne et des êtres pareils? que signifient
ces mots: _chose promise, chose tenue_; IL _n'a que sa parole_; _si le
coup est tout à fait bon_, c'est-à-dire, sans doute, si le coup est
_mortel_? Quel est ce mystère?...»

Huit heures du soir.

«M. de Mortagne est dans le même état; on lui a ordonné le silence le
plus absolu; j'ai fait prier M. de Saint-Pierre, qui a été l'un de ses
témoins, m'a-t-on dit, de passer chez moi; je voulais l'instruire des
propos que j'avais entendu tenir par ces deux hommes; il a été frappé
comme moi de ces étranges paroles. Celui des deux qui a les cheveux roux
a été l'adversaire de M. de Mortagne.

«Voici les détails que M. de Saint-Pierre m'a donnés sur ce duel.

«M. de Mortagne était venu chez lui vendredi soir, le prévenir qu'il
avait eu une altercation violente avec un homme qu'il ne connaissait
pas, mais qu'il avait souvent rencontré depuis quelque temps au Café de
Paris, où il dîne habituellement. Cet homme et son compagnon
affectaient toujours de se placer à une table voisine de la sienne dès
qu'ils en trouvaient l'occasion. Une fois établis de façon à être
entendus de M. de Mortagne, ils commençaient à parler de l'empereur dans
les termes les plus grossiers et les plus méprisants. Vous connaissez,
ma chère Mathilde, l'espèce de culte d'idolâtrie que M. de Mortagne a
conservé pour Napoléon; vous concevez donc avec quelle impatience il
devait souffrir de ces entretiens, qui le blessaient dans l'objet de ses
plus vives sympathies.

«Vendredi dernier, il vint dîner à son habitude; à peine était-il assis
à sa table, que les deux inconnus arrivèrent, et la même scène se
renouvela, le même entretien continua. Notre malheureux ami eut d'autant
plus de peine à se contenir, qu'il lui sembla que ces deux hommes
échangèrent un signe d'intelligence en regardant de son côté; pourtant
il conserva assez d'empire sur lui-même pour se lever et sortir sans
dire un mot, n'ayant aucun motif réel d'agression. Ces deux voisins
étaient parfaitement libres d'émettre entre eux leurs opinions;
d'ailleurs, ils ne s'adressaient pas à lui...

«En sortant de dîner, M. de Mortagne alla à la Comédie-Française; il y
avait peu de monde, il prit une stalle; au bout de quelques instants,
les deux inconnus vinrent se placer à ses côtés et reprirent leur
conversation où ils l'avaient laissée. M. de Mortagne crut voir une
provocation dans l'étrange persistance avec laquelle on le poursuivait;
il perdit malheureusement patience, son caractère bouillant l'emporta,
et il dit à l'homme aux favoris roux qu'il n'y avait qu'un misérable
qui pût oser parler ainsi de l'empereur.

«Cet homme, au lieu de répondre à M. de Mortagne, redoubla d'injures sur
Napoléon en continuant de s'adresser à son compagnon. Notre malheureux
ami, que ce sang-froid mit hors de lui, s'oublia jusqu'à secouer
violemment le bras de l'inconnu, en lui demandant s'il ne l'avait pas
entendu.

«Celui-ci s'écria vivement: «Vous m'avez appelé misérable, vous avez
porté la main sur moi; je ne vous ai pas adressé la parole, vous êtes
l'agresseur, vous me devez satisfaction. Voici mon adresse; demain matin
mon témoin sera chez vous.» Et il remit une carte à M. de Mortagne.

«Sur cette carte il y avait: _le capitaine Le Blanc_. Le soir même de
cette altercation, M. de Mortagne alla chez M. de Saint-Pierre, lui
avoua qu'il avait eu tort, mais qu'il n'avait pu s'empêcher de
s'emporter en entendant injurier la mémoire de l'homme qu'il admirait le
plus au monde; il pria M. de Saint-Pierre de s'entendre avec le témoin
du capitaine Le Blanc, ajoutant qu'il était prêt à donner toute
satisfaction.

«Le lendemain, à huit heures du matin, le témoin du capitaine Le Blanc,
un Italien qui se qualifia du titre de chevalier Peretti, vint trouver
M. de Saint-Pierre et réclamer le choix des armes pour le capitaine Le
Blanc, qui voulait se battre au pistolet, à vingt pas, et tirer le
premier, étant l'offensé.

«M. de Saint-Pierre, voulant égaliser davantage les chances du combat,
demanda que les deux adversaires tirassent ensemble; mais le témoin du
capitaine Le Blanc n'y voulut jamais consentir. Malheureusement, M. de
Mortagne était l'agresseur sans provocation. M. de Saint-Pierre fut donc
forcé, me dit-il, d'accepter le combat tel qu'il était proposé.

«Lorsque M. de Mortagne apprit le résultat fâcheux de cette entrevue, il
parut soucieux, préoccupé. Avant que de partir, il remit à M. de
Saint-Pierre une clef, en le priant d'envoyer à leur adresse les papiers
qu'il trouverait dans un coffre qu'il lui indiqua.

«M. de Saint-Pierre, connaissant le courage de M. de Mortagne, qui avait
fait les plus brillantes preuves dans des circonstances pareilles,
attribua à un sinistre pressentiment l'espèce d'accablement qu'il montra
avant le combat.

«Notre ami regretta plusieurs fois de s'être laissé emporter jusqu'à
insulter cet homme, comme si la mémoire de l'empereur ne se défendait
pas d'elle-même. Plusieurs fois il répéta: «Cela m'eût été à peine
pardonnable si ma vie m'eût appartenu _à moi seul_; mais en ce moment me
conduire comme je me suis conduit, c'est pis qu'une folie, c'est presque
un crime...»

«A midi, M. de Mortagne et ses deux témoins, le capitaine Le Blanc et
les deux siens, arrivèrent dans le bois de Ville-d'Avray. Tout fut réglé
comme il avait été convenu.

«Les deux adversaires se placèrent à vingt pas; M. de Mortagne redressa
sa grande taille, et, tout en tenant son pistolet de la main droite, il
croisa ses bras sur sa poitrine, jeta un regard si ferme et si perçant
sur le capitaine Le Blanc, que celui-ci baissa un moment les yeux, et
M. de Saint-Pierre vit distinctement son poignet trembler, pourtant son
coup partit; hélas!... il fut bien fatal... M. de Mortagne tourna une
fois sur lui-même et tomba à genoux en portant la main droite à son coté
gauche... puis il se renversa en arrière en s'écriant: «Ma pauvre
enfant!» Vous le voyez... il pensait à vous, Mathilde...

«Ses témoins le reçurent presque expirant dans leurs bras. La balle
avait pénétré dans la poitrine. On le transporta à Paris avec les plus
grands ménagements, et, depuis hier heureusement, quoique très-alarmant,
son état n'a pas empiré.

«Voilà, ma chère Mathilde, le triste récit que m'a fait M. de
Saint-Pierre.

«D'après les paroles atroces que j'ai entendu prononcer aux adversaires
de M. de Mortagne, M. de Saint-Pierre pense comme moi que, sans doute,
ces hommes avaient calculé leur opiniâtre et pourtant insaisissable
provocation de telle sorte qu'elle fît sortir M. de Mortagne de sa
modération habituelle, et qu'il se mît par une imprudente agression à la
merci de ces deux spadassins, dont l'un ne semblait que trop sûr de son
adresse.

«Mais quel est le mystérieux moteur de cette atroce vengeance? Sans
aucun doute ces misérables n'ont pas agi d'eux-mêmes, ils ne sont que
les instruments d'une horrible machination...

«Je reçois à l'instant un mot de M. de Mortagne, il se sent mieux; il a,
dit-il, les choses les plus graves à me communiquer. Je ne manquerai pas
à ce triste et pieux devoir; je vous quitte pour revenir bientôt, ma
chère enfant.»

«Paris, onze heures du soir.

«J'arrive de chez notre ami... Remercions Dieu, Mathilde, et
implorons-le!... il reste encore quelque espoir... Il vivra!... oh! il
vivra pour le bonheur de ses amis et pour le châtiment de ses ennemis,
car les paroles que j'ai entendues l'ont mis sur la voie d'une trame
horrible...

«Quel abîme d'infamie!... Mais parlons de vous d'abord... Son premier
cri a été: «Mathilde!» ses premières paroles ont été pour me supplier de
vous dire que de graves devoirs l'avaient assez absorbé pour qu'il ne
pût vous consacrer quelques jours, depuis la scène de la maison isolée
(il a confié à mon amitié tous les détails de cette nuit horrible...
vous verrez bientôt pourquoi.)

«Les crises politiques qui amenèrent la révolution de l'an passé et le
triomphe de la cause dont M. de Mortagne était l'un des plus ardents
partisans vous indiquent assez quels intérêts l'occupèrent presque
exclusivement pendant quelques mois.

«Il a reçu la lettre que vous lui avez écrite au sujet des prodigalités
de votre mari; selon son habitude, il voulait vous répondre en vous
rassurant ou en vous donnant un conseil efficace, mais il lui a fallu
plusieurs consultations de ses gens d'affaires, et il n'a pu se procurer
qu'avant-hier et avec les plus grandes difficultés une copie de votre
contrat de mariage. Hélas! ma pauvre enfant, vous avez été victime
d'une trame bien perfide et bien complète... vous ne pouvez disposer de
rien... votre mari peut tout engloutir et ne léguer que la misère à
celle qui l'a si généreusement enrichi!...

«--Mais que Mathilde se rassure,--a dit M. de Mortagne,--quoi qu'il
arrive, que je vive ou que je meure, son avenir, celui de son enfant,
seront assurés et à l'abri de la dissipation de son mari...»

«Je lui ai tout appris, malheureuse femme!... et vos justes sujets de
jalousie, et sa dureté; il ne voit qu'un moyen possible de vous arracher
à cette tyrannie... je n'ose écrire ces mots, car je connais votre
tendre aveuglement... enfin, selon lui, ce moyen est... une
_séparation_!... et il n'y a pas une année que vous êtes mariée!...
malheureuse enfant!...

«Écoutez notre ami... écoutez-moi... réfléchissez... habituez-vous à
cette pensée... qu'elle ne vous effraye pas... Sans doute l'isolement
est pénible, mais il vaut mieux encore qu'une douleur de tous les
instants...

«Enfin si, comme je n'en doute pas, Dieu nous conserve M. de Mortagne,
il ira lui-même, et devant votre mari[D], vous donner les conseils qu'il
me prie de vous donner.

«Maintenant, je viens aux soupçons que lui ont donnés les paroles que
j'ai surprises. Savez-vous quel est celui qu'il accuse... toutefois avec
les restrictions d'une âme juste et loyale?... c'est le démon qui avait
semblé s'acharner à votre perte, M. Lugarto enfin!...

C'est pour me faire comprendre le sujet de la rage de ce misérable que
M. de Mortagne m'a raconté la scène de la maison isolée et les menaces
de vengeance que ce monstre proféra en s'éloignant... Il n'aura que trop
tenu parole! Des spadassins soudoyés, renseignés et dirigés par lui,
auront épié M. de Mortagne, et, exécutant les infernales instructions de
leur maître, ils auront exaspéré la colère de notre malheureux ami, en
outrageant devant lui une mémoire qu'il vénérait.

«Une fois l'agression de M. de Mortagne bien constatée, et le choix et
le mode du combat ainsi laissés forcément à son adversaire, il ne
pouvait que tendre sa poitrine désarmée aux assassins payés par M.
Lugarto.

«Malgré cette interprétation si naturelle d'un fait inexplicable sans
cela, malgré son mépris pour cet homme, M. de Mortagne répugne à le
croire capable d'une si sanglante infamie; avec la rude franchise de son
caractère, il n'admet que les réalités, les preuves matérielles,
lorsqu'il s'agit d'accuser un homme d'un crime peut-être plus exécrable
encore que l'assassinat, parce qu'il est infaillible et impunissable...
Pourtant il consent à...»

Cette lettre de madame de Richeville était interrompue...

Un billet accompagnant un volumineux paquet cacheté de noir était ainsi
conçu et écrit d'une main défaillante par madame de Richeville:

«Une heure du matin.

«Il me reste... à peine la force de vous écrire ces mots terribles...
_Il est mort_... une suffocation vient de l'emporter... Ce n'est pas
tout... je crains de devenir folle de terreur. A peine m'avait-on
annoncé cette affreuse nouvelle qu'un inconnu a apporté une boîte pour
moi... Emma l'a ouverte... en ma présence... qu'ai-je vu... Un bouquet
de ces fleurs vénéneuses d'un rouge de sang que l'an passé vous portiez
à ce bal du matin... et qui vous avaient été envoyées à votre insu par
M. Lugarto, démon... à figure humaine... Ce bouquet est ceint d'un ruban
noir... Comprenez-vous cette épouvantable allégorie?... N'est-ce pas à
la fois dire quelle est la main qui a frappé, et nous menacer de
nouvelles vengeances?... Si cela est, mon Dieu! grâce... grâce pour
Emma, grâce pour ma fille... frappez-moi, mais épargnez-la...
Mathilde... prenez garde... un génie infernal plane au-dessus de nous...
Notre ami n'est peut-être que sa première victime... Adieu, je n'ai que
la force de vous dire mille tendresses désolées.

«VERNEUIL DE RICHEVILLE.»

       *       *       *       *       *

Un paquet cacheté, à mon adresse, accompagnait cette lettre.

Il contenait les dernières volontés de M. de Mortagne... le don qu'il me
faisait de tous ses biens... et la révélation d'un mystère sacré qui
doit rester enseveli au plus profond de mon cœur...

       *       *       *       *       *

Je n'ai pas besoin de dire si mes regrets furent cruels... La seule main
ferme et amie qui aurait pu peut-être me retenir sur le bord de
l'abîme... venait d'être glacée par la mort.

Tous les soutiens me manquèrent à la fois...

La fatalité semblait s'appesantir sur moi.

       *       *       *       *       *

Un jour donc, je me trouvai seule... le cœur vide et désolé... l'âme
remplie d'amertume et de haine...

Dans ma révolte impie contre la destinée que Dieu m'imposait sans doute
comme épreuve, lasse d'être victime, insultant à ma résignation et à mes
vertus passées, je songeai enfin à rendre le mal pour le mal.

Me pardonnerez-vous jamais, mon Dieu!

Que mes fautes retombent sur l'homme qui m'a jetée dans cette voie
orageuse et désespérée!

Non, non, pas de pitié... pas de pitié pour lui... Du ciel il m'a
rejetée dans l'enfer; il m'a ravi ma dernière espérance.

Haine... haine immortelle À CELUI QUI A TUÉ MON ENFANT.

       *       *       *       *       *



CHAPITRE II.

LA LETTRE.


J'aborde avec défiance le récit de cette nouvelle période de ma vie.

En retraçant les événements qui se sont succédé depuis mon enfance
jusqu'à mon mariage, et depuis mon mariage jusqu'au moment où M. de
Lancry m'abandonna si cruellement pour aller rejoindre Ursule à Paris,
je pouvais me confier sans crainte à tous mes souvenirs, à toutes les
impressions qu'ils réveillaient: je n'avais rien à me taire, rien à me
déguiser à moi-même: la sincérité m'était facile.

Je n'avais à me reprocher que l'exagération de quelques généreuses
qualités; je l'avais dit à M. de Lancry, je reconnaissais moi-même que
mes douleurs passées ne pouvaient me gagner aucune sympathie, en
admettant que le monde les eût connues, car j'avais manqué d'énergie, de
dignité dans ma conduite avec lui.

Je m'étais toujours aveuglément soumise, lâchement résignée; je n'avais
su que pleurer, que souffrir... et la souffrance n'est pas plus une
vertu que les larmes ne sont un langage.

Souffrir pour une noble cause, cela est grand et beau; humblement
endurer le mépris et les outrages d'un être indigne, c'est une honteuse
faiblesse qui excitera peut-être une froide pitié, jamais un touchant
intérêt.

Cette découverte fut pour moi une terrible leçon: je reconnus qu'après
tant de maux, j'avais à peine le droit d'être plainte; la réflexion,
l'expérience me prouvèrent qu'au point de vue du monde ou plutôt du
grand nombre des hommes, Ursule, avec ses vices et avec ses provocantes
séductions, devait plaire peut-être, tandis que moi je ne pouvais
prétendre qu'à une pâle estime ou à une compassion dédaigneuse. Du
moins j'avais la consolante conviction de n'avoir jamais failli à mes
devoirs; je puisais dans ce sentiment une sorte de dédain amer dont je
flétrissais à mon tour le jugement du monde et l'égarement de mon mari.

       *       *       *       *       *

Je ne saurais dire mon découragement, ma stupeur, lorsque après ma
longue maladie je me trouvai seule, pleurant mon enfant mort avant de
naître.

La fin tragique de M. de Mortagne, mon unique soutien, rendait mon
isolement plus pénible encore.

Tant que dura l'hiver, je souffris avec une morne résignation; mais, au
printemps, la vue des premiers beaux jours, des premières fleurs, me
causa des ressentiments pleins d'amertume: le sombre hiver était au
moins d'accord avec ma désolation; mais lorsque la nature m'apparut dans
toute la splendeur de sa renaissance, mais lorsque tout recommença à
vivre, à aimer, mais lorsque je sentis l'air tiède, embaumé des
premières floraisons, mais lorsque j'entendis les joyeux cris des
oiseaux au milieu des feuilles, mon désespoir augmenta.

L'aspect de la nature, paisible et riante, m'était odieux, je sentais la
faculté d'aimer et d'être heureuse complétement morte en moi...

A quoi me servaient les beaux jours remplis de chaleur, de soleil et
d'azur?... à quoi me servaient les belles nuits étoilées, remplies de
fraîcheur, de parfums et de mystères?

J'étais souvent en proie à des accès de désespoir affreux et de rage
impuissante, en songeant que, si mon enfant eût vécu, ma vie eût été
plus belle que jamais, car j'avais entrevu des trésors de consolations
dans l'amour maternel. Si méprisante, si cruelle, si indigne que la
conduite de M. de Lancry eût été pour moi, elle n'aurait pu m'atteindre
dans la sphère d'adorables félicités où je me serais réfugiée.

Alors je compris combien était horrible notre position, à nous autres
femmes qui ne pouvons remplacer la vie du cœur par la vie d'action.

Par une injustice étrange, mille compensations sont offertes aux hommes
qui ont à souffrir passagèrement d'une peine de cœur, eux dont les
facultés aimantes sont bien moins développées que les nôtres, car on a
dit cent fois:--ce qui est toute notre existence est une distraction
pour eux.

Malgré les odieux procédés de mon mari envers moi, je ne comprenais pas
que la trahison pût autoriser ni excuser la trahison. Je pensais ainsi
non par respect pour M. de Lancry, mais par respect pour moi. Je sentais
qu'au point de vue du monde, j'aurais peut-être eu tous les droits
possibles à chercher des dédommagements dans un amour coupable; mais
lors même que rien ne m'eût paru plus vulgaire, plus dégradant que cette
sorte de vengeance, je croyais la source de toute affection tendre
absolument tarie en moi.

J'étais quelquefois effrayée des mouvements de haine, de méchanceté qui
m'agitaient. Le souvenir d'Ursule me faisait horreur, parfois il
soulevait dans mon âme de folles ardeurs de vengeance...

Encore une de ces bizarreries fatales de notre condition! Un homme peut
assouvir sa fureur sur son ennemi, le provoquer, le tuer à la face de
tous, et se faire ainsi une terrible justice... Une femme outragée par
une autre femme, frappée par elle dans ce qu'elle a de plus cher, de
plus sacré, ne peut que dévorer ses larmes!

Chose étrange! encore une fois, nous qui souffrons tant par l'amour,
nous ne pouvons nous venger d'une manière digne et éclatante! Nous
pouvons nous venger par le mépris, dira-t-on. Le mépris!... que pouvait
faire mon mépris à Ursule, qui avait déjà toute honte bue!

A ces violents ressentiments succédait une morne indifférence. Ma vie se
passait ainsi.

La prière, le soin de mes pauvres ne m'apportaient, je l'avoue en
rougissant, que des soulagements passagers; le bien que je faisais
satisfaisait mon cœur, ne le remplissait pas.

Plusieurs fois ma pauvre Blondeau me conseilla de changer de résidence,
de voyager; je n'en avais ni le désir, ni la force; tout ce qui
m'entourait me rappelait les souvenirs les plus amers, les plus
douloureux, et pourtant je restais à Maran, abattue, énervée.

Les jours, les mois se passaient ainsi dans une sorte d'engourdissement
de la pensée et de la volonté.

Je menais la vie d'une recluse; tous les gens de M. de Lancry l'avaient
été rejoindre: ma maison se composait de Blondeau, de deux femmes et
d'un vieux valet de chambre qui avait été au service de M. de Mortagne.

Je marchais beaucoup afin de me briser par la fatigue; en rentrant, je
me mettais machinalement à quelque ouvrage de tapisserie: il m'était
impossible de m'occuper de musique; j'avais une telle excitation
nerveuse que le son du piano me causait des tressaillements douloureux
et me faisait fondre en larmes.

Madame de Richeville m'écrivait souvent. Lorsqu'elle avait vu mon mari
arriver à Paris pour y rejoindre Ursule, elle m'avait proposé de venir
me chercher à Maran, quoiqu'il lui en coûtât de se séparer d'Emma et de
la laisser au Sacré-Cœur, où elle terminait son éducation; j'avais
remercié cette excellente amie de son offre, en la suppliant de ne pas
quitter sa fille et aussi de ne jamais à l'avenir me parler de M. de
Lancry et d'Ursule: je voulais absolument ignorer leur conduite.

Les lettres de madame de Richeville étaient remplies de tendresse, de
bonté. Respectant, comprenant mon chagrin, elle m'engageait néanmoins à
venir la trouver à Paris, mais alors j'avais une répugnance invincible à
rentrer dans le monde.

Je savais par mes gens d'affaires que M. de Lancry me ruinait: il avait
un plein pouvoir de moi, nous étions mariés en communauté de biens; il
pouvait donc légalement et impunément dissiper toute ma fortune.

J'avoue que ces questions d'intérêt me laissaient assez indifférente, la
pension qu'il me faisait suffisait à mes besoins; d'ailleurs madame de
Richeville m'avait écrit que M. de Mortagne, surpris par la mort,
n'avait pu aviser aux moyens de mettre tous les biens qu'il me laissait
à l'abri de la dissipation de mon mari, mais qu'il lui avait remis, à
elle, madame de Richeville, une somme considérable, destinée à assurer
mon avenir et celui de mon enfant dans le cas où M. de Lancry m'eût
complétement ruinée. Hélas, cet enfant n'était plus... que m'importait
l'avenir?

Plus de deux années se passèrent ainsi, avec cette rapidité monotone
particulière aux habitudes uniformes.

Au bout de ce temps, je ne souffrais plus; je ne ressentais rien, ni
joie ni douleur. Peut-être serais-je restée longtemps encore dans cette
apathie, dans cette somnolence de tous les sentiments, si la lettre
suivante de madame de Richeville ne m'eût pas démontré l'absolue
nécessité de mon retour à Paris.

Paris, 20 octobre 1831.

Je suis obligée, ma chère Mathilde, malgré vos recommandations
contraires, de vous parler de M. de Lancry. Hier un homme de mes amis a
appris, par le plus grand hasard, que votre mari s'occupait de vendre
votre terre de Maran; la personne qui voulait l'acquérir s'en tenait, je
crois, à vingt ou trente mille francs. Je sais combien vous êtes
attachée à cette propriété, parce qu'elle a appartenu à votre mère, et
peut-être aussi parce que vous y avez beaucoup souffert; j'ai donc cru
bien agir, après avoir consulté M. de Rochegune, qui est arrivé ici
depuis un mois, en envoyant mon homme d'affaires proposer à M. de
Lancry, qui ne le connaît pas, d'acheter Maran à un prix supérieur à
celui qu'on lui en offre: votre mari a accepté, le contrat de vente est
dressé, mais votre présence à Paris est indispensable.

«Votre contrat de mariage est tel que vous ne pouvez posséder rien en
propre. Il faut donc beaucoup de formalités pour vous assurer néanmoins
cette acquisition sous un nom supposé, et la soustraire ainsi aux
prodigalités de votre mari; dans le cas où ces arrangements vous
conviendraient, vous placeriez très-avantageusement la somme que M. de
Mortagne a déposée entre mes mains lors de cette nuit à jamais fatale...

«Pardonnez ces ennuyeux détails d'affaires, ma chère enfant, mais vous
comprenez, n'est-ce pas, de quelle importance tout ceci est pour vous.
Et je suis heureuse du hasard qui m'a mise à même de vous épargner un
chagrin et des regrets nouveaux.

«Un voyage à Paris est donc indispensable; il vous retirera peut-être de
l'accablement dans lequel vous êtes plongée. Pauvre enfant! vos lettres
me désespèrent. Votre chagrin sera-t-il donc incurable? faut-il vous
abandonner ainsi à une désolante inertie... Les consolations de l'amitié
ne sont-elles rien pour vous? Pourquoi vous isoler opiniâtrement dans
vos sombres pensées?

«Mieux que personne je comprends votre éloignement du monde, mais
n'est-il pas un milieu entre une retraite absolue et le tourbillon des
fêtes? Je n'ose vous parler de mon bonheur, et vous citer ma vie comme
un exemple à l'appui du goût que je voudrais vous donner pour une
existence doucement partagée entre quelques amitiés sincères... Mon
Emma est près de moi, vous me diriez avec raison que toutes les
conditions doivent me paraître heureuses.

«Il me semble pourtant que la solitude dans laquelle vous vivez ne peut
qu'aigrir votre noble cœur, s'il pouvait jamais perdre ses qualités
angéliques; aussi, je vous le dis encore, venez, venez parmi nous.

«Depuis que l'éducation d'Emma est terminée et que j'ai quitté le
Sacré-Cœur, je me suis créé une intimité charmante de femmes un peu
plus âgées que moi; car je me suis mise à être très-franchement _vieille
femme_, ce qui a désarmé celles qui pouvaient me supposer encore
quelques prétentions. Je reste chez moi tous les soirs, et il me faut
être vraiment inflexible pour ne pas voir mon petit salon envahi; on y
parle souvent de vous: la conduite de votre mari est si scandaleuse,
cette _horrible femme_ est si effrontée, votre résignation est si digne,
si courageuse qu'il n'y a qu'une voix pour vous plaindre et pour vous
admirer.

«La révolution a bouleversé, scindé la société; il n'y a plus, pour
ainsi dire, que de petits cercles, aucune grande maison n'est ouverte:
c'est moins par bouderie contre le gouvernement, dont on s'inquiète
assez peu, que par impossibilité de réunir ces fractions diverses.

«Sous la restauration, la _cour_, ses devoirs, ses relations, ses
ambitions, ses intrigues étaient les liens qui rendaient notre monde
homogène; maintenant rien n'oblige, chacun s'isole selon son goût, ses
penchants, et les coteries se forment. Les ambassades de Sardaigne et
d'Autriche sont les seuls centres où se réunissent encore ces fragments
épars de notre ancienne société.

«Ne vous étonnez pas, chère enfant, de me voir entrer dans ces détails,
en apparence puérils, à propos de la grave détermination que je
sollicite de vous.

«Si le monde était ce qu'il était il y a quatre ans, s'il y avait une
_cour_, je concevrais votre répugnance à y rentrer. Les femmes de votre
caractère rougissent pour ceux qui les outragent, la honteuse conduite
de M. de Lancry vous eût fait un devoir de la retraite: ainsi que vous
me l'avez vous-même écrit: «Une femme souffre de l'abandon de son mari,
ou elle n'en souffre pas; dans ces deux alternatives, il lui convient
aussi peu d'exposer aux yeux de tous son indifférence et son chagrin.»
Mais, encore une fois, ma chère enfant, je ne vous propose pas d'_aller
dans le monde_: c'est à peine si ma société habituelle, où l'on voudrait
tant vous voir, se compose de quinze à vingt personnes, et presque
toutes sont de mes parents ou de mes alliés.

«Tenez... je veux vous en faire connaître quelques-unes, ce sera mon
dernier argument en faveur de votre venue.

«Vous rencontrerez, presque chaque soir, l'excellent prince d'Héricourt
et sa femme. Tous deux, à force de grandeur et de bonté, se sont fait
_pardonner_ une longue vie de bonheur et de tendresse, que le plus léger
nuage n'a jamais obscurcie. La première révolution les avait ruinés; la
dernière les a privés de leurs dignités, qui étaient toute leur
fortune: redevenus pauvres, ils ont accepté ce malheur avec tant de
noblesse, tant de courage, qu'ils ont fait respecter leur infortune
comme ils avaient fait respecter leur félicité.

«Je vous assure, Mathilde, que la vue de ces deux vieillards, d'une
sérénité si douce, vous calmerait, vous ferait du bien, vous donnerait
le courage de supporter plus fermement votre chagrin.

«Il y a deux jours je suis allée voir la princesse, le matin. Elle et
son mari occupent une petite maison près de la barrière de Monceaux; la
solitude de ce quartier, la jouissance d'un joli jardin, et surtout la
modicité du prix les ont fixés là. Je ne saurais vous dire avec quelle
vénération je suis entrée dans cette modeste demeure.

«Rien de plus simple que l'arrangement de ces petites pièces; mais de
vieux et illustres portraits de famille, quelques présents royaux, faits
au prince pendant ses ambassades extraordinaires, imprimaient à cette
habitation un caractère de grandeur noblement déchue qui me fit venir
les larmes aux yeux.

«Je songeais avec amertume que le prince et la princesse, habitués à une
grande existence, souffraient peut-être des privations terribles à leur
âge; pourtant, de leur part, jamais une plainte, jamais une parole amère
contre le sort.

«Je ne pouvais m'empêcher d'en témoigner mon admiration à la princesse;
elle me répondit avec une simplicité sublime.

«Ma chère Amélie, le secret de ce que vous appelez notre courageuse
résignation est bien simple. Nous pensons que mon mari et moi nous
aurions pu être séparés dans ces jours d'épreuve; nous songeons surtout
à notre pauvre vieux roi et à ses enfants, et nous remercions Dieu de
nous avoir épargné tant du chagrins dont il aurait pu nous éprouver.»

«Mathilde, je sais combien vous méritez d'intérêt de sympathie; je ne
vous dirai pas de comparer vos affreux chagrins à ceux-là et d'imiter ce
courage stoïque, mais je vous dirai encore: Venez, venez auprès de nous.
C'est presque une consolation que d'avoir à aimer de pareilles gens; et
puis enfin, dites, ma pauvre enfant, lorsque après vos journées de
solitude désolée vous cherchez le sommeil, quel souvenir consolant
pouvez-vous évoquer? Aucun. Si, au contraire, vous aviez eu sous les
yeux une scène aussi touchante que celle que je viens de vous raconter,
est-ce que vous ne vous sentiriez pas moins malheureuse? Pourquoi n'en
serait-il pas des maladies de l'âme comme de celles du corps; si un air
pur et salubre peut redonner la vie, pourquoi une âme blessée ne se
retremperait-elle pas dans une atmosphère de sentiments élevés et
généreux?

«Je sais que vous êtes bonne, bienfaisante; mais, par cela même que vous
êtes modeste, vous ne vous appesantissez pas sur le bien que vous
faites, et la charité n'est pas un adoucissement à vos chagrins.

«Encore une fois, venez avec nous, nous vous distrairons, car vous
trouverez aussi chez moi cette aimable et spirituelle comtesse A. de
Semur, ma cousine, esprit fin, souple, brillant, et surtout impitoyable
à tout ce qui est bas, lâche ou traître. Elle aime, dit-on, le paradoxe
à l'excès; savez-vous pourquoi? pour pouvoir exalter ce qu'il y a de
généreux et d'élevé dans toutes les opinions, mais aussi pour pouvoir
immoler sans pitié tout ce qu'elle y trouve de ridicule ou de méchant!

«Vous souvenez-vous, lors du votre première entrée dans le monde à un
bal du matin chez madame l'ambassadrice d'Autriche, d'avoir remarqué une
étrangère d'une incomparable beauté, lady Flora Fitz-Allan? Elle ne vous
a pas oubliée, elle. Je la vois aussi beaucoup; elle me parle sans cesse
de vous. Ce jour-là elle admirait encore l'expression candidement
étonnée de votre ravissante figure, lorsqu'on vint lui dire que vous
aviez l'esprit le plus caustique et le plus méchant du monde (c'était,
vous me l'avez dit depuis, une des premières calomnies de mademoiselle
de Maran). Lady Flora resta stupéfaite d'étonnement, presque de
crainte,--me dit-elle,--en songeant avec chagrin qu'un aussi naïf et
aussi délicieux visage que le vôtre pût servir de masque à tant de
méchanceté. Vous pensez bien que je l'ai vite désabusée. Elle m'a
remerciée avec effusion; il lui eût été douloureux de penser que la
candeur, que la beauté des traits pouvaient être si trompeuses. Vous
serez folle de lady Flora. Quant à lord Fitz-Allan c'est le type
accompli du grand seigneur anglais, c'est la loyauté dans la dignité.

«Vous avez dû rencontrer quelquefois la marquise de Sérigny et sa fille
la duchesse de Grandval. Sinon, pour les connaître, imaginez-vous la
grâce la plus parfaite jointe à une exquise distinction de manières et à
une élégance pour ainsi dire native; car dans cette maison, le charme,
le bon goût et la dignité semblent l'apanage héréditaire des femmes:
c'est leur loi salique, à elles.

«En hommes, vous verrez souvent chez moi M. l'ambassadeur de ***, l'un
de mes bons et anciens amis, homme de grand cœur, de rare courage,
d'excellent sens et de haute raison, qui a fait vaillamment la guerre et
qui est simple et bon, parce qu'il est brave et énergique. Je vous prie
de croire, ma chère enfant, que je ne vois pas absolument que des gens
graves, vous savez combien j'aime les contrastes; aussi je vous promets
la _fleur des pois_ de ce temps-ci, un de mes neveux, Gaston de
Senneville: il est impossible d'être plus joli, plus gracieux, plus
parfaitement élevé et pourtant plus _inoffensif_, pour ne pas dire plus
insignifiant. C'est un de ces charmants jeunes gens qui marchent en tête
des adorateurs d'une femme à la mode, comme les chefs de chœur des
tragédies antiques: aussi, moi qui ne suis plus femme à la mode, je
m'étonnais de le voir si souvent chez moi; il m'a avoué qu'il m'aimait
comme la meilleure parente du monde d'abord, et puisque ses habitudes
chez moi lui donnaient une consistance, un _reflet sérieux_ que son âge
ne lui permettait pas d'espérer et qui lui faisait grand bien. Il a
d'ailleurs le bon esprit de n'être nullement exclusif, et de montrer
partout sa jolie figure et ses excellentes façons. Il va sans dire qu'il
voit ce qu'on appelle la _nouvelle cour_: c'est lui qui nous tient au
courant de tout ce qui se passe, dans cette société-là, où il y a,
dit-il, quelques femmes charmantes, quoique assez étrangement élevées,
et des hommes généralement inconcevables. Ces cailletages nous amusent
beaucoup; et puis il est toujours bon que chaque maison ait quelqu'un
des siens qui _sacrifie_ au pouvoir du moment; on ne sait pas ce qui
peut arriver: c'est un de nos principes de toujours tenir par un lien
quelconque à ce qui est le gouvernement du jour.

«Mais, voyez un peu, je m'appesantis sur de pareils _accessoires_, et je
ne vous parle pas longuement d'un de nos meilleurs amis, qui est presque
l'âme de mes réunions. Je vous ai dit en courant que M. de Rochegune
était de retour, sans plus vous donner de détails; je veux réparer cette
omission. Je ne l'aurais jamais reconnu, tant le soleil d'Orient l'a
hâlé. Après avoir combattu avec les Grecs contre les Turcs, il s'en est
allé en curieux faire la guerre aux Circassiens avec les Russes. Il est
impossible de conter avec plus de charme toutes ces campagnes vraiment
merveilleuses. Il a acquis ce qui lui manquait, à mon avis, c'est une
assurance, une fermeté, un entrain qui relèvent à sa vraie hauteur son
caractère, que je trouvais trop beau pour être si timide et si réservé.
Cet entrain, comme vous le pensez, a été bien douloureusement comprimé
par la nouvelle de la mort funeste de M. de Mortagne. Nous causons
souvent de cet excellent ami. M. de Rochegune a pour vous un intérêt
profond, sincère. Tout le monde l'aime pour sa bonté, pour son esprit et
pour sa loyauté chevaleresque. C'est vraiment un homme d'un courage
moral extraordinaire; aucune considération n'arrête sa franchise; il dit
et ose ce que personne ne dit et n'ose. La comtesse A. de Semur dit de
lui avec beaucoup de justesse: _Il est impossible d'être plus
effrontément honnête homme_. Il parle souvent à la chambre des pairs; sa
parole incisive et âpre ne ménage ni amis ni ennemis lorsqu'il défend
contre eux un des grands principes qu'il met au-dessus des hommes et des
choses. Quoique jeune, on compte fort avec lui; car son influence égale
son indépendance.

«Voici ma tâche à peu près remplie, ma chère Mathilde. J'ai essayé de
vous peindre les personnes au milieu desquelles vous vivrez si vous le
voulez, et qui vous attendent, non pour vous aimer, mais pour vous dire
qu'elles vous aiment depuis longtemps.

«Croyez-moi, ma chère Mathilde; autant le monde est souvent méchant et
calomnieux en général, autant une intimité choisie est bienveillante et
dévouée pour les personnes qui la composent.

«Chère enfant, je vous l'ai dit, j'avais commis des fautes, je l'avoue;
mais on ne s'était pas borné à me les reprocher, on avait tout exagéré,
jusqu'à la plus abominable calomnie. Il a fallu mon nom, ma famille, mes
alliances, ma fortune, mon caractère, pour résister à ce déchaînement
universel. Eh bien! depuis que je me suis retirée de ce monde bruyant,
depuis que les années, le malheur, la raison, la religion m'ont donné
une solidité de principes et une régularité que je n'avais pas, je n'ai
trouvé autour de mol qu'indulgence, sympathie et intérêt.

«Je n'ai pas besoin de vous dire, en vous nommant les personnes que je
vois habituellement, qu'elles composent l'élite de la meilleure
compagnie, et que leur assiduité chez moi m'absout pour ainsi dire de
tous mes torts passés: le prince et la princesse d'Héricourt, entre
autres, sont de ces personnes dont la vie entière a été d'une pureté si
éclatante, dont le caractère a une autorité si imposante, que de leur
blâme ou de leur louange dépend l'accueil qu'on vous fait dans le monde.
Le prince d'Héricourt, en un mot, représente tout ce qu'il y a
d'honorable, de délicat, de courageux et d'élevé; quoiqu'il vive assez
retiré, il faut le dire à la louange de la société, il a peut-être
encore plus d'influence sur elle qu'il n'en avait avant les malheurs qui
l'ont frappé, et qu'il supporte si noblement. Vous sentez donc combien
je suis heureuse et fière de l'attachement que me porte ce couple
vénérable.

«Et puis enfin, vous le dirai-je, ce qui remplit mon cœur de joie de
reconnaissance, c'est qu'on aime Emma comme elle mérite d'être aimée.

«Il se peut qu'on sache le secret de sa naissance, quoiqu'elle passe
pour une orpheline dont je me suis chargée; mais la délicate réserve
dont on fait preuve à ce sujet m'est du moins un témoignage de tolérance
bienveillante. Vous avez vu combien elle était belle, n'est-ce pas, mon
Emma; eh bien! si l'orgueil maternel ne m'aveugle pas, elle est encore
embellie! Et puis l'éducation qu'elle a reçue sous mes yeux au
Sacré-Cœur a développé, a mûri toutes les excellentes dispositions
qui étaient en elle. Deux ou trois fois par semaine je la garde le soir
avec moi; tous mes amis en sont enchantés. Mais vous la verrez...

«Vous la verrez!... Hélas! la verrez-vous, Mathilde? renoncerez-vous à
cette vie solitaire et désolée où vous passez vos plus belles années? En
vérité, pauvre enfant, on dirait que votre douloureuse retraite est une
expiation... une expiation... mon Dieu! du mal qu'on vous a fait sans
doute!

«Mais je me rassure; vous avez à cette heure de si graves raisons pour
venir à Paris, qu'il y aurait de la folie à vous à hésiter. Par cela
même que vous tenez beaucoup à Maran, il faut au moins vous mettre à
même de le posséder.

«Je n'ose espérer que la dernière considération que je vais vous faire
valoir puisse vous décider, mais enfin j'essaye.

«Vous savez que j'habite maintenant une maison de la rue de Lille. Au
fond du jardin de cette maison existe un charmant pavillon qui était
occupé par la marquise-douairière de Montal; elle l'a quitté, il est
tout prêt. Voulez-vous le prendre? Je ne crois pas que votre maison soit
plus considérable que la sienne; en tout cas, une partie de mes communs
m'est complétement inutile, et je les mets à votre disposition. Le
jardin est vaste; vous serez isolée lorsque vous le voudrez au fond de
votre pavillon. Si vous ne désirez voir personne, vous ne verrez
personne; mais au moins, moi et Emma, nous serons là, et croyez-moi,
chère enfant, il est toujours consolant d'avoir auprès de soi des
cœurs bons et dévoués.

«Mathilde, réfléchissez bien à ce que je vous propose. Je concevrais
votre répugnance à venir à Paris pour y vivre seule: à votre âge, dans
votre position, ce serait impossible. D'un autre côté, il ne faut pas
songer à habiter avec votre tante, puisque votre indigne cousine demeure
chez elle. Ma proposition satisfait donc aux convenances et vous laisse
en même temps une complète liberté.

«Je suis devenue tout à fait _vieille femme_. Vous savez que lorsque je
l'ai voulu, j'ai toujours fait compter avec moi; je puis donc vous être
un très-bon chaperon... grâce à cette espèce de communauté d'habitation.

«Encore un mot, Mathilde. Je ne vous aurais jamais proposé de venir me
rejoindre si je n'avais tellement établi et affermi ma nouvelle position
dans le monde, que vous puissiez trouver auprès de moi aide et
protection... Si le choix, si la sûreté et surtout si l'autorité de mes
relations ne me mettaient pas désormais à l'abri de toute calomnie, je
n'aurais pas osé me charger auprès de vous d'un rôle presque maternel...
Vous me comprenez, n'est-ce pas? chère enfant... Cet aveu ne doit pas
vous étonner; je vous en ai fait d'autres plus humiliants pour ma
vanité.

«Croyez-moi donc; si je vous dis: «Venez à moi,» c'est que vous pouvez y
venir avec confiance et sécurité.

«Emma entre à l'instant chez moi; elle me prie de la rappeler à votre
souvenir, de vous dire qu'elle a bien souvent songé à vous et que, sans
vous connaître beaucoup, _elle vous aime autant que vous m'aimez_.

«Ce sont ses propres paroles. Elles sont trop douces à mon cœur pour
que je ne vous les répète pas en vous disant encore: venez, venez...
vous êtes aussi aimée qu'impatiemment attendue.

«Mille amitiés bien tendres.

«VERNEUIL DE RICHEVILLE.»



CHAPITRE III.

ROUVRAY.


La lecture de cette lettre produisit sur moi un effet décisif.

Sauf en ce qui concernait la question d'intérêt relative à l'acquisition
de Maran, madame de Richeville ne faisait pourtant que résumer la
correspondance qu'elle avait entretenue avec moi depuis deux ans, mais
les larmes me vinrent aux yeux en lisant le dernier passage de sa lettre
dans lequel elle semblait insister sur l'espèce de réhabilitation
qu'elle devait à son changement de conduite, afin de me bien convaincre
qu'elle était digne du rôle presque maternel qu'elle s'offrait à remplir
auprès de moi. Lors même que mon voyage à Paris n'eût pas été autrement
nécessité, j'aurais, je crois, profité des offres de madame de
Richeville seulement pour ne pas la blesser par un refus qu'elle aurait
pu défavorablement interpréter.

J'avoue aussi que la séduisante peinture de l'intimité dans laquelle
elle vivait avec des personnes dont j'avais toujours entendu vanter
l'esprit et le caractère entra pour quelque chose dans ma résolution. Au
moment de commencer une vie nouvelle, j'éprouvais cependant quelques
regrets d'abandonner ces lieux où j'avais tant souffert: j'avais fini
par trouver une sorte de torpeur bienfaisante comme le sommeil dans
l'engourdissement qui avait succédé à mes agitations... Savais-je ce que
me réservait l'avenir?

La crainte de rencontrer à Paris mon mari ou Ursule n'avait été pour
rien dans ma détermination de vivre solitaire. J'éprouvais pour M. de
Lancry une indifférence méprisante, pour ma cousine une aversion
profonde; mais j'avais assez la conscience de ma dignité pour être
certaine qu'à leur rencontre et malgré leur effronterie, mon front ne
pâlirait pas.

Du moment où mon mari m'avait abandonnée, je m'étais regardée comme à
jamais séparée de lui, sinon de droit, du moins de fait; cette position
embarrassante pour une jeune femme, et ma répugnance à vivre seule à
Paris avaient contribué à prolonger mon séjour à Maran. Madame de
Richeville, en me proposant de demeurer presque chez elle, levait tous
mes scrupules.

Je prévins Blondeau que nous quittions Maran pour aller à Paris habiter
avec la duchesse. Elle pleura de joie et fit à la hâte tous mes
préparatifs de voyage dans la crainte de me voir changer de résolution.

Je quittai Maran à la fin de l'automne.

Je passais forcément devant Rouvray; je ne savais si je devais m'y
arrêter ou non pour voir madame Sécherin; je n'avais eu aucune nouvelle
d'elle ou de son fils depuis le jour fatal où elle était venue à Maran
annoncer à Ursule que mon cousin, indigné de sa conduite, se séparait
d'elle pour toujours.

Je redoutais cette visite; elle pouvait rouvrir et chez moi et chez ces
malheureux des plaies peut-être cicatrisées. D'un autre côté, je
n'aurais pas voulu paraître indifférente aux chagrins de cet homme si
honnête et si bon. Au milieu de ces hésitations, j'arrivai presque en
vue de la fabrique de M. Sécherin. J'ordonnai aux postillons d'aller au
pas, voulant me ménager encore quelques minutes de réflexion, lorsque
tout à coup je vis M. Sécherin sortir d'un chemin creux qui aboutissait
à la grande route.

Il m'aperçut, il s'arrêta, me regarda quelques instants d'un air hagard;
puis cachant sa figure dans ses mains, il regagna brusquement le chemin
d'où il venait de sortir.

M. Sécherin était cruellement changé; il m'avait reconnue, et je ne
pouvais me dispenser d'entrer chez sa mère: je me fis conduire à sa
maison. Blondeau m'attendit avec ma voiture au bout de l'allée de
tilleuls où jadis j'avais rencontré Ursule.

Je m'avançai seule, vivement frappée de l'état d'incurie dans lequel
était le jardin autrefois tenu avec tant de soin et de recherche: des
herbes parasites envahissaient les allées; les vieux arbres, autrefois
symétriquement taillés, n'étant plus émondés, cachaient la rue de la
Loire et ses riantes perspectives; on n'apercevait aucun vestige de
fleurs dans les quinconces abandonnés, les feuilles mortes bruissaient
sous mes pas; le ciel gris et pluvieux d'une matinée d'automne jetait un
sombre voile sur ce tableau déjà si triste.

Au fond de l'allée de charmille où j'avais surpris les premiers aveux de
Gontran à Ursule, je vis le groupe de figures en pierre peinte à demi
détruit. Sous le vestibule, je trouvai l'une des deux servantes que
j'avais déjà vues à Rouvray; elle me dit que madame Sécherin était dans
le salon.

Je traversai l'antichambre et la salle à manger: il y faisait un froid
glacial; les carreaux du sol, autrefois soigneusement rougis et cirés,
étaient verdâtres et suintaient l'humidité. Tout semblait dégradé,
délaissé. Quel changement dans les habitudes de madame Sécherin, que
j'avais vue toujours si rigoureuse sur l'accomplissement des devoirs
domestiques, si jalouse de la minutieuse propreté de sa demeure!

Les portes étaient ouvertes, mes pas peu bruyants; j'arrivai dans le
salon sans que madame Sécherin m'entendît. Elle était assise à son
rouet, et portait comme toujours une robe noire et un bavolet de toile
blanche. Son vieux perroquet gris, engourdi par le froid, sommeillait
sur son bâton. A travers les vitres des fenêtres, ternies par le
brouillard, on voyait quelques sarments de vigne agités par le vent et
dépouillés de feuilles; ils se balançaient çà et là, pendant à la
treille négligée. Deux tisons noircis brûlaient lentement au milieu des
cendres du foyer. Les housses des meubles et les rideaux, autrefois
d'une blancheur de neige, étaient jaunis par la fumée. Enfin cette
habitation, jadis d'une splendeur de propreté qui atteignait au luxe,
montrait partout la funèbre et sordide insouciance de la vieillesse, qui
semblait dire:--A quoi bon tant de soins pour si peu de jours?

En me rappelant l'animation, la gaieté que la présence d'une femme jeune
et belle avait pendant quelque temps apportées dans cette demeure, je
frissonnai... Si M. Sécherin conservait le souvenir d'Ursule; si, malgré
les irréparables torts de sa femme, il comparait le présent au passé, sa
vie devait être bien cruelle.

Le cœur me battait si fort que je restai immobile à la porte du
salon.

Examinant plus attentivement la figure pâle et austère de madame
Sécherin, je fus étonnée de l'innombrable quantité de rides profondes
que le chagrin avait creusées sur ses traits. Par deux fois, le
mouvement mesuré de son rouet se ralentit peu à peu comme le pendule
d'une horloge qui s'arrête graduellement; elle pencha légèrement sa tête
sur sa poitrine; ses yeux fixes et éraillés regardaient sans voir; une
de ces larmes si rares chez les vieillards mouilla sa paupière ardente
et rougie; puis, faisant un brusque mouvement comme si elle se fût
éveillée en sursaut, et voulant échapper sans doute à de sinistres
réflexions, elle se remit à tourner son rouet avec une vivacité
fébrile.

Pour ne pas rester plus longtemps inaperçue, j'agitai la clef dans la
serrure.

Madame Sécherin releva la tête, me vit, repoussa du pied son rouet bien
loin d'elle et me tendit les bras sans me dire une parole.

Je baisai ses mains vénérables, et je m'assis près d'elle.

Au bout d'un silence de quelques minutes, elle s'écria avec explosion:

--Ah! je suis bien malheureuse! la plus malheureuse des créatures...
mais n'en dites rien à mon fils... il ne le sait pas!

--Je viens de le rencontrer,--lui dis-je,--il m'a paru bien changé.

--Le pauvre enfant n'est plus reconnaissable... le chagrin le tue... il
pense encore à cette infâme...--se hâta-t-elle de me dire d'un air
presque farouche. Puis elle ajouta avec amertume:

--Elle ne lui a fait que du mal pourtant... tandis que moi, moi, mon
Dieu! je l'ai toujours aimé comme le fils de mes entrailles... oui, et
pourtant il pense encore à elle... il y pense plus qu'à moi peut-être!
répéta-t-elle.

--J'espère que vous vous trompez,--lui dis-je.--Sans doute mon cousin
est plus absorbé par la douleur d'avoir été indignement trompé que par
le souvenir de...

--Ne prononcez pas ce nom détesté!--s'écria-t-elle en m'interrompant
avec violence.--Ne le prononcez pas! par pitié... Vous voulez me
consoler, mais je ne m'abuse pas.--Non, non, ce n'est pas de
l'indignation qu'éprouve mon fils... L'indignation éclate, tempête,
cherche avec qui maudire ceux qui l'ont causée... Enfin après
l'indignation vient le mépris, et, plus tard, l'oubli... Eh bien! le
malheureux n'a pas oublié... n'a rien oublié.

--Attendez, attendez... encore. Mon cousin en est déjà au mépris sans
doute, bientôt viendra l'oubli... Croyez-moi, s'il est profondément
chagrin... c'est que, dans une âme généreuse, le mépris est cruel.

Madame Sécherin secoua tristement la tête, et me dit:

--Hélas! vous vous méprenez! Plût au ciel qu'il eût du dédain pour
elle... Mais je l'ai deviné.

--Que dites-vous?

--La vérité... je l'ai deviné, vous dis-je; aussi il a honte, il me
fuit... il s'isole... Pendant les premiers temps de son chagrin, j'ai
compris que mon fils voulût être seul. Je me disais que, par tendresse
pour moi, il ne voulait pas me laisser voir ce qu'il souffrait. Car vous
ne savez pas ce que c'était que son chagrin...

--Il a donc beaucoup souffert?

--S'il a souffert!... Mais je l'ai vu des jours, entendez-vous?... des
jours entiers, des nuits entières, couché sur son lit, pleurant à
chaudes larmes, et ne s'interrompant de sangloter que pour se livrer à
des accès de rage insensée, et pousser des cris, des rugissements de
douleur et de désespoir, qu'il n'étouffait qu'en mordant ses draps avec
fureur... Je le vois encore, mon Dieu! les bras étendus, les mains
crispées... ne connaissant pas ma voix, et, dans son délire, appelant
cette femme... l'appelant... la misérable! tandis qu'il ne faisait pas
attention à moi, qui étais là... qui priais... qui pleurais... O mon
Dieu! que de nuits j'ai passées ainsi agenouillée à son chevet tout
trempé de ses larmes et des miennes, craignant qu'il ne perdît la raison
dans un de ces accès de rage!... Avec quelle angoisse j'attendais qu'il
me reconnût!... Alors...--dit la malheureuse mère en portant son
mouchoir à ses yeux;--alors, comme il est bon et sensible comme un
enfant... quand il revenait à lui, il m'embrassait, il me demandait
pardon de m'affliger, de ne pouvoir vaincre sa douleur... Aussi, dans
les premiers temps, je ne me désespérais pas... si quelquefois il me
répondait avec humeur ou avec impatience quand je lui reprochais son
découragement, je me disais: Plus tard il me reviendra... Je faisais de
mon mieux pour tâcher de le consoler, pour le calmer, pour le distraire;
mais je ne réussissais pas... Je lui faisais faire les plats qu'il
aimait, il ne mangeait pas. J'avais demandé à la ville des livres bien
intéressants; malgré la faiblesse de ma vue, je lui faisais la
lecture... il ne m'écoutait pas... Je voulus attirer ici quelques-uns de
ses amis; il les reçut si mal qu'ils n'osèrent plus revenir. Malgré mon
âge, je lui ai proposé de nous en aller voyager; il a refusé. Quoique
cette maison soit sacrée pour moi, et que je veuille y mourir comme mon
mari y est mort, craignant que ces lieux ne lui rappelassent trop de
mauvais souvenirs, je lui ai proposé d'habiter ailleurs, qu'importait
cela... il a refusé... toujours refusé, comme il refuse tout ce que sa
mère lui offre,--ajouta-t-elle avec amertume.

Il y avait une si profonde douleur dans ces plaintes naïves,
j'entrevoyais pour madame Sécherin une vie si malheureuse en songeant
aux insurmontables regrets de son fils, que je ne pus que prendre la
main de cette pauvre mère entre les miennes en attachant sur elle un
regard désolé.

--Je patientais toujours,--reprit-elle;--je me disais: Les regrets que
lui laisse cette horrible femme ne pourront pas durer... Je priais le
bon Dieu de toucher mon fils de sa grâce et de le ramener à moi... Je
fis dire des messes à sa patronne... Hélas! tout fut inutile... tout...
Plus j'allais, plus je voyais que je n'étais plus rien... que je ne
pouvais plus rien pour mon fils,--ajouta-t-elle d'une voix entrecoupée
de sanglots;--mais je n'osais rien lui en dire: il était déjà si
malheureux! j'attendais toujours... Quelquefois, pour me contenter, il
prenait un air moins triste... Une fois le malheureux enfant voulut
sourire... Je fondis en larmes, tant son triste et doux sourire était
navré, et je me promis bien de ne plus le contraindre ainsi... Devant
Dieu, qui m'entend, je vous le jure, jamais je ne lui ai reproché son
chagrin; seulement... peu à peu cela m'a découragée, accablée... Le
voyant insouciant de tout, je suis devenue comme lui, insouciante de
tout... j'ai laissé aller les choses comme elles ont voulu aller, dans
cette maison... Tout est négligé, l'herbe pousse partout dans le jardin,
comme elle poussera bientôt sur la fosse d'une pauvre vieille femme qui
n'est plus bonne à rien sur la terre, puisqu'elle ne peut pas consoler
son fils...

Cet abattement contrastait si fort avec la fermeté un peu âpre que
j'avais toujours vue à madame Sécherin, que je fus effrayée. Cet
affaiblissement moral présageait sans doute un grand affaiblissement
physique. J'essayai de la rassurer en lui citant mon exemple.

--Sans doute,--lui dis-je,--ces deux années ont dû vous sembler
cruellement longues; mais songez que toute douleur finit par s'user...
Plus les regrets de votre fils ont été violents, plus le terme de sa
délivrance approche à son insu. Moi aussi, bonne mère, j'ai beaucoup
souffert; j'ai non-seulement perdu l'homme à qui j'avais voué ma vie
entière, mais j'ai perdu mon enfant et avec lui la seule chance de
bonheur que je pusse encore espérer... Eh bien! à d'affreux déchirements
a succédé le calme... Calme triste, il est vrai, mais qui est presque du
bonheur, si je le compare à tout ce que j'ai ressenti... Courage donc,
bonne mère... courage... vous touchez peut-être au terme de vos
peines... Comme votre fils, je suis victime de cette femme... Un mépris
glacial a remplacé ma haine... L'heure n'est pas loin où votre fils
éprouvera comme moi...

Madame Sécherin secoua tristement la tête et me répondit, hélas! je dois
l'avouer, avec un bon sens qui m'effraya:

--Ce n'est pas la même chose... Votre mari était de votre condition...
C'était pour vous un homme ni au-dessus ni au-dessous de ceux que vous
aviez l'habitude de voir... Cela vous manque moins à vous, tandis que
mon pauvre enfant n'avait jamais connu de femme qui, en apparence du
moins, pût être comparée à cette misérable.

Puis, recouvrant un éclair de son ancienne énergie, madame Sécherin
s'écria:

--Mais cette infâme, dans son affreux orgueil, aura donc deviné juste en
me prédisant, avec son audace de Lucifer, qu'on n'oubliait pas une femme
comme elle, que mon fils la regretterait toujours; qu'il la pleurerait
avec des larmes de sang!... O mon Dieu, mon Dieu!... ta volonté est
impénétrable... Il faut avoir bien de la foi pour ne pas désespérer de
ta justice... Il faut bien aimer son enfant pour l'aimer encore quand
l'amour qu'on lui porte est aussi inutile...

Madame Sécherin revenait sur cette pensée, qui lui semblait douloureuse;
je tâchai de l'en distraire.

--Ne croyez pas cela,--lui dis-je.--Sans vous, sans vos soins assidus,
la vie de votre fils lui serait mille fois plus affreuse encore.

--Comment cela pourrait-il être? Il ne regretterait pas cette, femme
plus qu'il ne la regrette!--reprit madame Sécherin avec une sombre
opiniâtreté.--Oui, car s'il n'était pas si malheureux, je dirais qu'il
est un mauvais fils, un ingrat...

--Ah! madame...

--Je dirais qu'il ne reste auprès de moi que par respect humain, et
parce que, dans le premier moment de sa colère, il a juré sur la mémoire
de son père de ne jamais pardonner à cette criminelle... Oh! j'ai bien
souffert sans rien dire... Depuis deux ans... j'ai bien enduré...
Autrefois il croyait à la vertu de cette femme; je comprenais, à la
rigueur, qu'il me la préférât... mais après ce qui s'est passé...
qu'elle lui tienne encore autant au cœur... tenez... il faut que je
le dise à la fin... cela m'indigne... cela m'offense...

--Vous vous méprenez peut-être,--lui dis-je;--l'on peut éprouver
longtemps de la colère, de la haine contre ceux qui vous ont trompé,
sans pour cela subir encore leur influence. Les cœurs généreux sont
surtout susceptibles de ces profonds ressentiments, la trahison leur est
d'autant plus cuisante que leur confiance a été plus aveugle...

--Bénie soit toujours votre venue,--me dit madame Sécherin en essuyant
ses yeux,--j'ai pu vous dire ce que je n'ai dit à personne, car depuis
deux ans mon cœur s'emplit d'amertume. Fasse le ciel qu'il ne déborde
pas, et que mon fils ne sache jamais le mal qu'il me fait!... Pourtant,
il se pourra bien que j'éclate à la fin! il pourra venir un moment où je
ne saurai plus me contenir.

--Ah! gardez-vous en bien,--m'écriai-je,--quelle serait votre vie, mon
Dieu, et la sienne!

--C'est que je me lasse à la fin, non pas de me sacrifier pour lui;
non... le peu de jours qui me restent lui appartiennent, mais je me
lasse de le voir souffrir comme s'il était seul et abandonné de tous. Je
me lasse de voir que le honteux souvenir d'une infâme étouffe dans le
cœur de mon fils la reconnaissance qu'il me doit. Enfin... dites!
dites!--s'écria-t-elle avec un redoublement de violence et de
douleur,--n'est-ce pas terrible de voir son enfant mourir à petit feu
et de ne pouvoir pas le sauver... quand c'est pour cela que Dieu vous a
laissée sur la terre!

Cette conversation rapide me montra que l'existence de M. Sécherin et de
sa mère était encore plus horrible que je ne l'avais soupçonnée.

Je vis alors M. Sécherin passer lentement devant les croisées du salon;
il s'arrêta un instant, me regarda, puis s'éloigna.

Je croyais qu'il venait nous rejoindre; il n'en fut rien. Supposant
qu'il voulait me parler en secret, je cherchais un moyen d'aller le
retrouver lorsque sa mère me dit:

--Mon fils voulait sans doute causer avec vous, maintenant il n'ose
plus... Tenez, le voilà qui se promène dans l'allée de charmille.

Je saisis ce prétexte.

--Si vous le permettez, j'irai près de lui; vous savez qu'il a toujours
eu quelque confiance en moi: peut-être lui redonnerai-je du courage;
peut-être l'aiderai-je à vaincre cette insurmontable tristesse...

Madame Sécherin me tendit la main en secouant la tête.

--Toujours généreuse et bonne,--me dit-elle.

--Toujours compatissante aux maux que j'ai partagés,--lui dis-je.

Je retrouvai M. Sécherin dans cette même allée où j'avais autrefois
surpris les premiers aveux de M. de Lancry à Ursule.

En approchant de mon cousin, je fus encore plus frappée que je ne
l'avais été du changement de ses traits. Hélas! pourquoi faut-il que le
malheur et le désespoir puissent seuls imprimer un cachet de grandeur
aux physionomies les plus vulgaires, tandis que le bonheur et le
contentement ne les ennoblissent jamais!

La figure de M. Sécherin, jadis si fleurie, si débonnaire, si souriante,
était d'une pâleur de marbre, d'une effrayante maigreur; ses yeux caves,
rougis par les larmes, brillaient du feu de la fièvre; ses traits
avaient enfin une expression de douleur farouche qui leur donnaient un
caractère d'élévation que je ne leur aurais jamais soupçonné.

En me voyant il tressaillit, leva les yeux au ciel, et s'écria d'une
voix étouffée:

--ELLE vous a fait bien du mal, à vous...

--Bien du mal... oui, mon cousin... mais j'ai du courage, moi... J'ai
été comme vous, trahie, abandonnée... eh bien! à cette heure, je
méprise, j'oublie ceux qui m'ont outragée, le calme est revenu dans mon
cœur, et je n'ai pas comme vous une mère pour me consoler.

M. Sécherin ne me répondit rien, marcha auprès de moi d'un pas inégal;
puis s'arrêtant brusquement devant moi, il croisa les bras et me dit
avec une explosion de rage, le regard étincelant de fureur:

--Je n'ai pas encore tué votre mari... je dois vous paraître bien lâche,
n'est-ce pas?... Mais patience... patience,--ajouta-t-il d'un air sombre
et concentré,--ma pauvre vieille mère mourra un jour...

Et il recommença de marcher en silence.

Ces mots m'expliquèrent la conduite du M. Sécherin. Malgré sa bonhomie,
il avait fait ses preuves de courage. Il attendait sans doute la mort de
sa mère pour exiger une sanglante réparation. Je n'aimais plus M. de
Lancry, mais l'idée de ce duel me fit horreur. Je répondis à mon cousin:

--Votre mère vivra assez longtemps pour que vos regrets soient tellement
affaiblis... que vous laissiez à Dieu la punition des coupables.

M. Sécherin partit d'un éclat de rire sauvage en s'écriant:

--Abandonner ma vengeance à Dieu!!!--Et il reprit à voix basse, d'un ton
qui me fit frissonner:--Mais vous ne savez donc pas que je trouve
quelque fois que ma mère vit bien longtemps pour ma vengeance!

--Oh, cela est épouvantable!--m'écriai-je;--vous... vous toujours si bon
fils!

--Je ne suis plus bon fils,--reprit-il avec une fureur croissante;--je
ne suis plus rien... rien qu'un malheureux fou... qui passe la moitié de
sa vie à regretter, à appeler une infâme... et l'autre moitié à la
maudire et à rêver la vengeance... Tenez, voyez-vous!... il y a des
moments où je suis capable d'abandonner ma mère, quoique je sache que ce
serait lui porter le coup de la mort.

--Que voulez-vous dire?

--Oui, je suis capable de tout quand je pense que votre mari peut mourir
avant moi... ou qu'Ursule peut croire que je suis un lâche... que je
n'ose pas me battre...

Stupéfaite, je regardai M. Sécherin; sa crainte de paraître lâche aux
yeux d'Ursule me disait combien son amour était encore violent.

--Il faut oublier Ursule, elle est indigne d'occuper votre pensée.

Il haussa les épaules.

--Vous aussi... vous voilà comme ma mère... il faut oublier!!!...
Oublier! Dites donc à mon cœur de ne plus battre... dites donc à mon
sang de ne plus brûler dans mes veines... à mon souvenir de s'éteindre!

--Mais cette femme est une misérable.

--Mais on l'adore!... cette misérable!!! mais votre mari vous a quittée
pour elle... vous qui valez pourtant mille fois mieux qu'elle!--s'écria
M. Sécherin presque brutalement.

Un moment, je l'avoue, je restai sans réponse; il fallait qu'Ursule eût
une irrésistible puissance de séduction pour que deux hommes de natures
si différentes, M. de Lancry et M. Sécherin, en fussent devenus si
passionnément épris.

Mon cousin continua d'un air sombre:--L'oublier... l'oublier!... et
pourquoi l'oublierais-je?... Jusqu'au jour où elle a été criminelle, qui
donc a fait pour moi ce qu'elle a fait?...

--Mais votre mère...

--Mais ma mère n'était que ma mère... et ma femme était ma
femme!--s'écria-t-il courroucé.--Le temps que j'ai passé près d'Ursule
sera toujours le plus beau temps de ma vie... Elle qui m'était si
supérieure par l'esprit et par l'éducation, elle s'était mise à mon
niveau! Et puis si belle... si belle! Oh! que de nuits de rage furieuse
j'ai passées dans notre chambre déserte en l'appelant à grands cris!...
Oublier!... mais vous ne savez donc pas que je l'aimais autant, plus
peut-être, pour sa ravissante beauté que pour son esprit charmant?...
Oublier!... et pourquoi? pour vivre tête à tête avec ma mère, n'est-ce
pas? Quelle compensation!

--Mais ce que vous dites là est affreux... Croyez-vous qu'il ne lui soit
pas pénible de voir combien ses consolations sont impuissantes?

--Eh! que ma mère veut-elle de plus?... elle est heureuse et contente...
J'ai abandonné Ursule à son sort... j'ai juré sur la mémoire de mon père
de ne plus la revoir... de ne jamais lui pardonner... Je tiens ma
promesse... quoiqu'elle me coûte. Pourquoi ma mère veut-elle me disputer
mes larmes... mes larmes que je lui cache tant que je puis?...
Pourtant...--Et les lèvres de M. Sécherin tremblèrent convulsivement, de
grosses larmes roulèrent dans ses yeux, il cacha sa tête dans ses mains
et tomba assis sur un banc de pierre en sanglotant.

Épouvantée de cet affreux amour, je restai muette...

--Tenez, je suis ridicule, je suis vil, je suis fou... je le
sais,--reprit mon cousin en essuyant ses yeux, mais, que voulez-vous!
c'est plus fort que moi... Accablez-moi, je le mérite, car... car je
l'aime encore...

--Vous l'aimez encore?

--Oui... c'est honteux, c'est horrible... je l'aime autant que je l'ai
jamais aimée.

--Est-il possible, mon Dieu!

--J'ai beau me raisonner, j'ai beau me dire que sa conduite avec votre
mari est mille fois plus coupable que si elle avait cédé à l'amour...
j'ai beau me dire qu'il faut être profondément corrompue pour s'être
donnée ainsi qu'elle s'est donnée... Eh bien! sans ma mère...
entendez-vous! sans ma mère, vingt fois je serais allé tuer M. de Lancry
ou me faire tuer par lui; si je l'avais tué, je me serais jeté aux pieds
d'Ursule pour tout lui pardonner... et je suis sûr qu'à force
d'indulgence et de bonté je l'aurais ramenée à de bons sentiments...
Car, voyez-vous, personne ne la connaît comme moi...--dit-il en essuyant
ses yeux.--C'est bien plutôt sa tête que son cœur qu'il faut accuser.

--Mon cousin, je n'aime pas à accabler les absents; mais votre femme m'a
fait assez de mal pour que je dise ce que je pense, beaucoup moins pour
récriminer sur le passé que pour vous aider à vaincre un indigne amour.
Ursule est aussi fausse que méchante. Pendant dix années elle m'a haïe
d'une haine implacable, et pendant dix ans elle n'a eu pour moi que des
paroles d'hypocrite tendresse.

--Mais, après tout, elle n'aimait pas votre mari!--s'écria-t-il sans me
répondre.--Sans ma mère, je pouvais profiter de cet aveu pour lui
pardonner et rompre cette liaison dès son commencement. Mais les femmes
sont si implacables dans leur haine! Ma mère n'a pas oublié qu'une fois
je l'avais sacrifiée à Ursule... Oh! elle s'en est bien souvenue... Et
dût y périr le bonheur de ma vie; dussé-je mourir de chagrin et elle
aussi, il a fallu, pour assouvir sa vengeance, jurer de ne jamais
pardonner à Ursule...

--Mais c'est un enfer que votre vie alors!...

--Eh bien! oui... oui, c'est un enfer... Devant ma mère je me contrains;
mais je souffre le martyre... D'autres fois je me maudis de rester
insensible aux consolations qu'elle tâche de me donner... je sens tout
le chagrin que je lui fais; mais je n'y puis rien... tant je suis
faible, tant je suis lâche!... Un enfer... vous l'avez dit... c'est un
enfer... Et pourtant ma pauvre mère est la meilleure des femmes! et
pourtant, moi, qui ne suis pas un méchant homme... je l'aime... je
l'aime bien tendrement; et pourtant je sens que je l'afflige, que je la
blesse sans cesse... Oh! tenez, maudit soit le sort qui m'a fait
rencontrer Ursule... J'aurais épousé une femme de ma classe; ma vie,
celle de ma bonne mère n'eussent point été empoisonnées... Si vous
saviez quelle existence je mène, mon Dieu!... si vous saviez! Je n'ai
plus le moindre souci de mes affaires d'intérêt, je ne sais où en est ma
fortune; j'ai pris un homme d'affaires pour n'avoir plus à y songer... A
quoi bon l'argent maintenant! C'était pour ELLE, moi, que je voulais
être riche. Elle le savait bien, mon Dieu!... Elle m'aurait fait faire
tout ce qu'elle aurait voulu... Je suis sûr que j'aurais trouvé le moyen
de doubler ma fortune, parce que cela lui aurait fait plaisir... et
seulement pour voir son beau regard brillant et heureux, seulement pour
la voir me remercier avec son joli sourire...

Puis portant brusquement ses deux poings fermés à ses yeux, il s'écria
d'une voix sourde:

--Son regard, son sourire... je ne les verrai plus... non, plus jamais,
jamais... je l'ai mérité, je n'ai pas eu le courage de lui pardonner...
J'ai écouté la haine impitoyable de ma mère, je n'ai pas été un homme,
j'ai agi comme un enfant, comme un fou...

Après avoir un instant marché avec agitation, il reprit:

--Pardon, pardon, ma cousine... Hélas! voilà pourtant les jours que
depuis deux ans je passe avec ma mère dans cette maison froide et muette
comme la tombe... Dans la journée je marche... je vais sans savoir où je
vais... et puis je rentre pour dîner... pendant tout le temps du repas,
je regarde la place où ELLE était... Et puis je reste avec ma mère; nous
faisons la lecture tour à tour..., je lis machinalement... sans
entendre, sans comprendre ce que je lis. A onze heures, ma mère fait sa
prière à haute voix et nous nous séparons... Alors je rentre dans
_notre_ chambre, que je n'ai pas voulu quitter... Alors commencent
d'atroces insomnies... alors j'endure, comme au premier jour, toutes les
tortures d'une jalousie frénétique et désespérée... quand je pense...

Puis, sans achever sa phrase, M. Sécherin se dressa debout, frappa du
pied avec rage et s'écria en levant les poings vers le ciel:

--Oh! je le tuerai, cet homme! je le tuerai!--Et il se remit à marcher à
grands pas.

Une des servantes de madame Sécherin vint nous prier de sa part de nous
rendre au salon.

--Mon fils,--dit-elle lorsque nous entrâmes,--votre cousine a peut-être
hâte d'arriver à Paris; il ne faut pas la retenir.

--C'est, en effet, une affaire très-importante qui m'y appelle,--lui
dis-je,--et qui ne souffre pas de retard. Sans cela, je vous aurais
demandé l'hospitalité pendant quelques jours.

--Vous lui avez au moins parlé raison,--me dit madame Sécherin en me
montrant son fils.

--Je lui ai parlé de vous, madame, et aucun fils n'est plus respectueux
et plus tendre; croyez-le bien.

--Je le crois... car je ne veux que son bien.

--Il le sait, madame.--Puis je fis un signe à M. Sécherin, en lui
montrant sa mère pour l'engager à lui dire quelques paroles de tendresse
filiale. Sa froideur m'effrayait. Je craignais que madame Sécherin ne
voulût profiter de ma présence pour lui adresser des reproches qu'elle
comprimait depuis si longtemps.

M. Sécherin s'approcha de sa mère, lui prit la main, la baisa en disant:

--Pardonnez-moi, ma mère; vous savez que je suis souffrant depuis
quelque temps. Cela m'a rendu peut-être le caractère inégal, j'ai fait
ma confession à ma cousine. Elle m'a bien grondé,--ajouta-t-il en
souriant tristement,--je tâcherai d'être plus sage à l'avenir.

--Cela vous coûtera sans doute beaucoup,--dit sévèrement sa mère.

Ce que je redoutais allait arriver; madame Sécherin, se sentant blessée
devant moi dans sa dignité de mère, ne pourrait taire ce que la fatale
préoccupation de son fils lui faisait souffrir depuis si longtemps.

Je jetai un regard suppliant à M. Sécherin pour l'engager à se modérer;
mais lui aussi était depuis longtemps aigri. Ma présence avait ravivé
ses blessures. Je frémis en songeant que j'allais peut-être devenir la
cause involontaire d'une scène affligeante.

Pourtant M. Sécherin baissa la tête sans répondre à sa mère, qui reprit
d'une voix plus haute:

--Il serait d'un bon fils d'aimer sa mère au-dessus de tout.

--Quoi qu'il m'en ait coûté, j'ai fait ce que j'ai pu pour vous prouver
ma soumission... ma mère; je ne puis rien de plus,--reprit froidement
son fils.

--Voilà pourtant notre vie, madame, telle que nous l'a faite l'infâme
qu'il regrette encore,--s'écria madame Sécherin.--Vous pouvez ne pas
regretter une infâme!--dit-elle à M. Sécherin avec violence.

Épouvantée de la tournure que prenait la conversation, je me hâtai de
dire:

--Ah! madame, excusez-le, il l'aimait tant!

--Il est capable de l'aimer encore... un indigne amour fait commettre
tant de lâchetés!

Les yeux de mon cousin étincelèrent; il s'écria:

--Ce n'est pas seulement un indigne amour qui fait commettre des
lâchetés, ma mère! D'ailleurs, voici assez longtemps que je me
contrains, que je souffre, il faut que je parle, à la fin...

--Et moi aussi,--s'écria sa mère courroucée,--voici assez longtemps que
je souffre, voici trop longtemps que vous oubliez ce que vous me
devez... Je vous répète, moi, que vos indignes regrets sont autant de
lâchetés... sont autant d'offenses à votre mère...

--Mon cousin!...--m'écriai-je.

Il ne se contenait plus.

--Les sentiments les plus nobles, les plus saints devoirs font aussi
commettre des lâchetés, entendez-vous, ma mère!...

--Que veut-il dire?...

--Pas un mot de plus,--dis-je à M. Sécherin, et j'ajoutai à voix basse:

--Voulez-vous donc faire mourir votre mère deux fois... lorsqu'à sa
dernière heure elle songera au danger que vous irez braver dans un duel?

--C'est vrai, c'est vrai, je suis un fou, un méchant fils de lui
répondre ainsi... Mes regrets l'outragent parce qu'elle m'aime
tendrement.--Puis se mettant à genoux devant sa mère, il prit sa main et
la baisa en disant:--Pardonnez-moi, ma mère, j'ai eu tort de vous parler
ainsi:

--Une mère doit tout pardonner...--dit-elle en soupirant. Et elle donna
un baiser sur le front de son fils en me jetant un regard désolé.

--Et un fils doit tout souffrir,--répondit M. Sécherin à voix basse, et
son regard vint aussi me témoigner de ses douleurs.

       *       *       *       *       *

Je quittai Rouvray dans un accès de tristesse mortelle.

Je ne crois pas qu'il y eût au monde une position aussi affreuse que
celle de cette mère et de ce fils, toujours face à face, elle regrettant
l'amour de son fils, lui regrettant l'amour d'une femme coupable. Je ne
pus réprimer un mouvement d'indignation profonde en songeant que mon
mari était perdu pour moi, que mon enfant était mort, que ma vie était
brisée, qu'une pieuse femme et son généreux fils voyaient leurs
relations, autrefois si tendres, à jamais aigries parce qu'Ursule
m'avait haïe et enviée.



CHAPITRE IV.

LE RETOUR.


Deux mois après mon départ de Maran, j'étais établie à Paris dans le
pavillon que m'avait offert madame de Richeville.

Je me demande encore comment j'avais pu inspirer à cette excellente
femme l'affection qu'elle ne cessa jamais de me témoigner et dont elle
me donna tant de nouvelles preuves lors de mon retour à Paris; c'est
avec l'intérêt le plus tendre, le plus maternel, qu'elle veillait à mes
moindres désirs, qu'elle tachait de m'épargner les moindres chagrins.

En songeant aux indignes calomnies dont elle avait été victime, je fus
surtout frappée de voir dans quelle affectueuse intimité elle vivait
avec des personnes qui représentaient certainement l'élite de la
meilleure compagnie de Paris et qui passaient même, qu'on me pardonne
cette expression, pour être extrêmement _collet monté_.

Ce revirement de l'opinion en faveur de madame de Richeville n'aurait
pas dû m'étonner. Les gens de mœurs sévères sont d'autant plus
indulgents pour les erreurs passées d'une personne qui recherche leur
patronage, que la vie présente de celle-ci est plus irréprochable.

Justement fiers de l'espèce de _conversion mondaine_ que leur salutaire
influence a opérée, ils défendent, ils appuient leur néophyte avec toute
la généreuse ardeur du prosélytisme.

Madame de Richeville avait donc alors pour amis véritablement dévoués
tous ceux qui, autrefois, avaient sincèrement plaint ses malheurs et
déploré ses fautes.

Grâce aux derniers sacrifices que lui avait imposés son mari, sa maison
était fort convenable, mais pas assez splendide pour que l'empressement
qu'on mettait à y être admis ne se rapportât pas entièrement à elle, qui
en faisait les honneurs avec une grâce extrême.

Les portraits qu'elle m'avait faits de quelques personnes de sa société
habituelle étaient d'une ressemblance frappante; je fus, par hasard, à
même d'en juger le premier jour de mon arrivée à Paris.

Ma voiture s'était brisée à Étampes; retardée par cet accident, je ne
pus, contre mon attente, arriver à Paris, chez madame de Richeville,
qu'à dix heures du soir. Ne comptant plus ce jour-là sur moi, elle avait
reçu comme elle recevait d'habitude; aussi quel fut mon étonnement,
lorsque ma voiture s'arrêta sous le péristyle, d'y trouver madame
Richeville, accompagnée du prince d'Héricourt! Mon courrier me précédant
d'un quart d'heure m'avait annoncée, et madame de Richeville était
descendue pour venir plus tôt au-devant de moi.

Je trouvai ce soir-là chez elle la princesse d'Héricourt, mesdames de
Semur et de Grandval. On fut pour moi de la bonté, de l'affabilité la
plus parfaite.

Il faut avoir vécu dans le monde dont je parle pour comprendre cet
accueil à la fois bienveillant et réservé. On savait mes chagrins;
j'excitais une vive sympathie: mais par une discrétion pleine de
délicatesse on m'épargna tout ce qui aurait pu me rappeler trop
directement des maux qu'on désirait me faire oublier.

Dire en quoi consistaient ces nuances si fines serait presque
impossible; et cependant, grâce à ces _riens_, au lieu de me témoigner
une compassion indiscrète, on m'entourait d'une digne et charmante
sollicitude.

Tant que les traditions et le savoir-vivre de notre ancienne
aristocratie ne se perdront pas, il n'y aura jamais en Europe une
société capable d'être comparée à notre bonne compagnie pour ce tact
exquis, pour ce goût excellent, rares priviléges de l'esprit français.

Ainsi, je n'oublierai de ma vie ces paroles de la vénérable princesse
d'Héricourt lorsque je lui fus présentée ce même soir par madame de
Richeville.

--Quoique j'aie le plaisir de vous voir aujourd'hui pour la première
fois, madame,--me dit-elle,--je vous connais, et permettez-moi de vous
le dire, je vous aime depuis que j'ai entendu parler de vous par ma
chère Amélie (c'était le nom de baptême de madame de Richeville); moi et
ses amis, qui sont aussi les vôtres, nous l'engagions toujours à hâter
votre retour à Paris. A votre âge, une vieille grand'mère peut vous dire
cela, à votre âge, la solitude est dangereuse; en s'isolant de toute
affection, on finit malgré soi par soupçonner le monde d'égoïsme ou
d'insensibilité. Mais je vous assure qu'il n'en est rien; j'ai toujours
vu les plus touchantes, les plus nobles sympathies aller avec bonheur
au-devant des nobles et des touchantes infortunes.

--Et moi, madame,--me dit gaiement la comtesse de Semur avec sa vivacité
cordiale,--dût-on m'accuser de paradoxe comme on m'en accuse souvent, je
vous avoue que je voudrais presque vous savoir encore au fond de votre
Touraine; mais, sans doute, vous étiez notre idéal: pour nous consoler
de ne pas vous voir, nous disions que l'idéal se rêve et ne se rencontre
pas; au lieu que maintenant, si nous allions vous perdre, nous vous
aimerions encore plus, et nous vous regretterions bien davantage.

Puis, comme je me défendais modestement de ces louanges, la princesse
d'Héricourt me prit la main et me dit d'une voix profondément émue:

--Veuillez songer, madame, qu'il peut y avoir à admirer chez une jeune
femme autre chose que sa beauté, sa grâce et son esprit... et vous
sentirez la distance qui existe entre une flatterie banale et un
hommage sérieux et mérité.

Après ces présentations, je m'approchai d'Emma. Elle était vêtue d'une
robe blanche très-simple; les épais bandeaux de ses magnifiques cheveux
blonds ondulés dessinaient le fin et pur ovale de son visage d'albâtre
rosé. Elle me parut d'une éblouissante beauté: à son passage à Maran,
elle avait quatorze ans; deux années de plus avaient accompli sa taille
svelte et élancée comme celle de la Diane antique.

Je fais cette comparaison mythologique parce que les traits d'Emma,
comme ses moindres mouvements, étaient empreints d'une grâce sérieuse,
chaste et réfléchie, qui eût été de la majesté, si on pouvait appliquer
ce mot à une jeune fille de seize ans, dont les grands yeux d'azur, dont
le frais sourire révélaient la candeur enfantine.

Ce soir-là, comme toujours, Emma s'occupait des soins du thé et
l'offrait avec des distinctions de prévenance dont quelques-unes me
touchèrent. Ainsi, après avoir présenté une tasse à la princesse
d'Héricourt, qui l'accepta, elle trouva le moyen, en s'inclinant
légèrement, de baiser la main de la princesse au moment où elle allait
toucher la soucoupe. Se rappelant sans doute, que madame de Semur aimait
le thé moins fort, elle eut l'attention de l'affaiblir. Si j'insiste sur
ces puérilités, c'est que justement Emma savait leur donner la valeur
des attentions les plus délicates.

Jamais je n'oublierai non plus le sourire mélancolique que madame de
Richeville me jeta lorsque Emma lui dit de sa voix harmonieuse et
suave:--Vous offrirai-je du thé, _madame_?

Hélas! ce mot froid et indifférent, _madame_, navrait cette pauvre mère;
il fallait se résigner... aux yeux du monde, sa fille n'était pour elle
que mademoiselle de Lostange, orpheline et sa parente éloignée.

Au bout de quelques jours, Emma fut en confiance avec moi, je pus
admirer les trésors de cette âme ingénue. C'était un cœur si sincère,
si droit, si répulsif à tout ce qui était en désaccord avec son
élévation naturelle, que jamais Emma n'a compris certains vices et
certains défauts.

Les mauvaises actions étaient pour elle des effets sans cause, de
monstrueux accidents; les odieux calculs, les instincts désordonnés qui
amènent une bassesse ou un crime, dépassaient son intelligence
complétement et adorablement bornée à l'endroit des passions: Emma était
une exception aussi rare dans son espèce que l'étaient mademoiselle de
Maran et Ursule dans la leur.

Je ne fus pas longtemps à deviner la cause de la vague tristesse qui
semblait augmenter la mélancolie d'Emma... La pauvre enfant regrettait
sa mère, qu'elle avait perdue au berceau, lui avait-on dit. Sa
reconnaissance pour madame de Richeville était tendre et sincère, mais
Emma faisait ce calcul d'une naïveté sublime:

«Puisque une parente éloignée est si bonne pour moi... qu'aurait donc
été ma mère!»

Ayant pénétré le secret de la tristesse d'Emma, je me gardai bien d'en
parler à madame de Richeville: c'eût été lui porter un coup affreux.
Dans son adoration pour sa fille, elle eût été capable peut-être de lui
avouer le secret de sa naissance; et je n'osais prévoir le
bouleversement que cette révélation eût apporté dans les sentiments
d'Emma pour madame de Richeville: quelle lutte cruelle ne se fût pas
élevée dans l'âme de cette jeune fille d'une vertu si fière, si
ombrageuse, lorsqu'elle eût appris que sa mère avait commis une grande
faute, et que sa naissance, à elle, pauvre enfant, était presque un
crime!

Emma était la franchise même; la perspicacité ne me manquait pas, et je
sentais pourtant qu'il y avait en elle un côté mystérieux qui
m'échappait encore.

Chose étrange! j'étais convaincue qu'elle avait un secret, et qu'elle
ignorait elle-même ce secret. Je la savais incapable de dissimuler
aucune de ses impressions; elle n'avait pas dit à madame de Richeville
la cause de sa vague tristesse au sujet de sa mère, parce qu'elle avait
senti que cet aveu devait être pénible pour celle qui l'avait entourée
de soins maternels.

Je pressentais donc qu'Emma me cachait quelque chose, non par fausseté,
mais par ignorance, mais parce qu'elle ne pouvait ni s'expliquer ni
préciser plus que moi la cause de certaines bizarreries qui m'avaient
frappée.

Ainsi, lorsque l'hiver fut arrivé et qu'elle vit tomber la première
neige, elle devint pâle comme cette neige, tressaillit et s'écria
douloureusement:

--Ah! la neige!!!

J'étais seule avec elle, je lui demandai pourquoi cette exclamation
pénible: elle me répondit:

--Je ne sais pourquoi tout à l'heure cela m'a fait mal de voir tomber la
neige. Maintenant cela m'est indifférent.

Je lui demandai si la pensée des malheureux qui souffraient du froid
n'avait été pour rien dans son exclamation, elle me répondit naïvement
que non, qu'elle les plaignait profondément, mais qu'en ce moment elle
n'y avait pas songé: à la vue de la neige, son cœur s'était
douloureusement serré sans qu'elle sût pourquoi; mais cette impression
était déjà effacée.

Une autre fois, devant sa mère et moi, je ne sais plus à quel propos on
parla d'hirondelles.

Les yeux d'Emma se remplirent de douces larmes; elle nous dit avec un
sourire angélique:

--Je ne sais pourquoi, en entendant parler d'hirondelles, je me suis
sentie délicieusement émue, pourquoi j'ai eu envie de pleurer.

Enfin, un jour que des soldats passaient devant la maison au son du
clairon, Emma se leva droite, fière, l'œil brillant, la joue animée,
prêta l'oreille à ce bruit guerrier avec une telle exaltation que sa
charmante figure prit tout à coup une expression héroïque.

Les clairons passèrent, le bruit s'affaiblit. Emma regarda autour d'elle
avec étonnement, se jeta rouge et confuse dans les bras de madame de
Richeville, lui prit la main, qu'elle posa sur son sein en lui disant
avec une grâce enchanteresse:

--Pardonnez-moi, je suis folle, mais je n'ai pu réprimer ce mouvement;
sentez mon cœur, comme il bat.

En effet, son cœur battait à se rompre.

Quel était ce mystère, quelle était la cause secrète de ces agitations,
de ces émotions? hélas! je le découvris plus tard; mais alors Emma
l'ignorait comme moi.

A l'exception de ces ressentiments involontaires, imprévus, dont on ne
pénétrait pas la cause, on pouvait tout lire dans cette âme ingénue,
aussi pure, aussi limpide que le cristal.

Telle était Emma.

Peu à peu on verra ce caractère se développer dans sa charmante
ignorance, comme ces fleurs précieuses qui n'ont pas la conscience des
parfums qu'elles exhalent ou des couleurs qui les nuancent.....

       *       *       *       *       *

Quand j'étais à Maran, j'avais supplié madame de Richeville de ne pas
m'écrire un mot sur M. de Lancry ou sur Ursule; je fuyais tout ce qui
pouvait me rappeler leurs odieux souvenirs: une fois à Paris, entourée
de nouveaux amis, je fus plus courageuse.

Madame de Richeville avait été renseignée par des personnes bien
informées de la conduite de mon mari. Voici ce que j'appris.

Mademoiselle de Maran redoublait de calomnies et de méchancetés. Après
avoir ramené Ursule à Paris, elle la logea chez elle, répandant le bruit
que ma jalousie, aussi injuste que furieuse, avait provoqué la
séparation de M. Sécherin et de sa femme; que j'avais dénoncé ma cousine
à son mari et donné comme preuves de la faute d'Ursule quelques
trompeuses apparences.

Ma tante ajoutait que ce procédé était d'autant plus indigne de ma part
que ma liaison avec M. Lugarto ne me donnait ni le droit de me plaindre
des infidélités de mon mari, ni le droit de blâmer la conduite des
autres femmes. Enfin, M. de Lancry, déjà éloigné de moi par la violence
de mon caractère, ayant découvert que, lors de son voyage en Angleterre,
j'avais poussé l'audace jusqu'à aller passer une nuit dans la maison de
M. Lugarto, m'avait abandonnée. Mademoiselle de Maran, malgré
l'affection qu'elle me portait, disait-elle, ne pouvait s'empêcher de
reconnaître que M. de Lancry avait eu raison d'agir ainsi, et elle
croyait de son devoir de soutenir cette _pauvre Ursule_, victime de ma
jalousie et de ma noirceur.

Ces médisances, si absurdes qu'elles fussent, n'en auraient pas moins
été dangereuses, si madame de Richeville, pour prémunir ses amis contre
ces infamies, ne leur avait pas raconté toute la scène de la maison
isolée de M. Lugarto, telle que M. de Mortagne la lui avait dite à son
lit de mort.

Cette révélation, les antécédents de M. de Lancry, la conduite présente
d'Ursule suffirent pour me défendre des odieuses accusations de ma
tante.

La révolution de juillet, en divisant, en dispersant la société
légitimiste, avait en partie dépeuplé le salon de mademoiselle de Maran.
Celle-ci n'avait dû les soins assidus dont on l'avait entourée, sous la
restauration, qu'à la crainte qu'elle inspirait et aux puissantes
inimitiés ou aux non moins puissantes protections dont elle pouvait
disposer à son gré.

Lorsqu'on n'eut plus rien à redouter ou à espérer d'elle, on commença de
la délaisser; car sa méchanceté augmentait avec les années. Sa maison
n'offrait aucun attrait, aucun plaisir; son économie avait tourné à
l'avarice: peu à peu elle se trouva complétement isolée.

Le dépit qu'elle en éprouva fut la véritable cause de son voyage à
Maran. Pour se distraire de ses ennuis, elle vint sans doute me faire
tout le mal possible.

En prenant le parti d'Ursule contre sa belle-mère, en lui proposant de
l'emmener à Paris, elle avait d'abord cédé à son instinct de haine
contre moi: mais lorsqu'elle eut reconnu la puissance des nouvelles
séductions d'Ursule, elle songea à se servir de ma cousine,--qu'on me
pardonne cette trivialité,--pour achalander son salon.

Elle savait le monde mieux que personne; elle annonça partout qu'Ursule
était séparée de son mari. Il y a toujours un irrésistible attrait dans
l'espoir de plaire à une jeune et jolie femme qui se trouve dans une
position aussi indépendante; aussi, bientôt, mademoiselle de Maran ne
fut plus délaissée. Ursule, plus jolie, plus effrontément coquette que
jamais, se vit entourée d'une cour nombreuse.

M. de Lancry, instruit de tout ce qui se passait par un homme de
confiance qu'il avait envoyé à Paris, perdit la tête de jalousie. Ce fut
alors qu'il m'abandonna pour aller rejoindre Ursule.

Ce qu'il me reste à dire paraîtra sans doute bien ignoble...
Malheureusement, en avançant dans la vie, j'ai été assez fréquemment
témoin d'ignominies pareilles. Que chacun interroge ses souvenirs, et il
reconnaîtra que les faits que je vais signaler n'ont rien d'exagéré,
rien d'impossible; et qu'au contraire ils sont plutôt remarquables par
une sorte de délicatesse assez rare dans ces indignités.

Ursule aimait passionnément le luxe, l'éclat, les plaisirs, les fêtes;
elle ne trouvait pas cette vie splendide chez mademoiselle de Maran. Ma
tante, assez riche pour recevoir noblement, était plus loin que jamais
de penser à donner des bals, à prendre des loges aux grands théâtres, à
avoir enfin un état de maison plus moderne, plus élégant, plus
considérable que celui qu'elle avait toujours eu.

M. de Lancry, en arrivant à Paris, trouva Ursule en coquetterie réglée
avec deux ou trois hommes de la société de ma tante. Malgré son aveugle
passion, il connaissait trop bien les femmes et certaines femmes pour
n'avoir pas deviné les goûts d'Ursule.

Par respect pour elle et pour lui, il ne pouvait lui proposer de
satisfaire son penchant au faste et à la dépense; on savait qu'elle
n'avait point d'autre fortune que soixante mille francs de sa dot.
L'origine de son luxe une fois connue, Ursule tombait dans le dernier
mépris et se voyait chassée de ce monde au milieu duquel elle voulait
briller.

M. de Lancry, d'accord ou non avec ma tante, je ne l'ai jamais su,
trouva un moyen fort ingénieux de tout accommoder; en un mot de donner à
sa maîtresse la plus grande existence du monde, de ne pas la faire
déchoir aux yeux de la société, et de lui assurer, au contraire, toutes
les sympathies d'une coterie, de très-bonne compagnie d'ailleurs,
présidée par mademoiselle de Maran.

Sans la haine que celle-ci me portait, elle eût repoussé sans doute la
honteuse complicité qu'elle accepta dans cette infâme transaction.

Quant à la manière dont je fus instruite de ces détails, elle se
rattache à une nouvelle série d'événements mystérieux qui me prouvèrent
malheureusement que le mauvais génie de M. Lugarto planait encore autour
de moi et de ce qui me devenait de plus en plus cher.



CHAPITRE V.

CORRESPONDANCE.


Environ trois mois après mon arrivée, Blondeau me remit un petit carton
qu'un commissionnaire avait apporté. Je l'ouvris, pâlis d'effroi... en
voyant un bouquet de ces fleurs vénéneuses d'un rouge éclatant que M.
Lugarto m'avait autrefois envoyées, et qui depuis lors étaient devenues
comme le symbole de son odieux souvenir, puisque madame de Richeville
avait reçu un bouquet pareil le jour de la mort de M. de Mortagne.

Avec ce bouquet était la lettre ci-jointe écrite par mon mari à un de
ses amis que je ne connaissais pas, l'enveloppe ayant été enlevée.

Comment M. Lugarto, qui n'était pas à Paris, du moins je le supposais,
avait-il pu intercepter la correspondance de M. de Lancry, je ne pus le
savoir; mais je ne fus pas étonnée de ce fait: cet homme, grâce à son
immense fortune, pouvait corrompre les gens ou avoir des créatures à lui
au sein même de la maison des personnes qu'il épiait.

Quant au but de cet envoi, il n'était pas douteux: ignorant mon
indifférence pour M. de Lancry, M. Lugarto croyait me blesser
douloureusement en me dévoilant les mystères de la conduite de mon mari
et d'Ursule.

Si cette intention ne fut pas absolument remplie, cette lettre, ainsi
qu'on va le voir, dut néanmoins me causer de pénibles ressentiments; la
nouvelle perfidie de M. Lugarto porta donc quelques fruits amers.

Voici la lettre de mon mari.

M. DE LANCRY A ***.

«Paris, janvier 1835.

       *       *       *       *       *

«Je vous remercie de votre lettre, mon cher ami; la mienne a dû bien
vous étonner lorsqu'il y a un mois vous m'avez écrit pour me demander
ces renseignements que vous savez, et que vous avez ajouté:

«Que devenez-vous? puis-je croire à ce que j'ai par hasard entendu dire
dans mon désert? est-il vrai que vous soyez l'heureux préféré de la
femme la plus à la mode de Paris, qui à force d'esprit et de charmes a
su faire oublier qu'elle s'appelait du nom vulgaire de madame
Sécherin?--Est-il vrai que mademoiselle de Maran, tante de votre femme,
de votre _Eurydice_, soit en train de se ruiner; qu'elle dépense un
argent fou, qu'on cite la splendeur des fêtes qu'elle donne, le luxe de
sa maison, etc., etc.? Il me semble que dissiper à son âge, c'est
commencer un peu tard.»

«J'ai répondu longuement à une partie de ces questions; je vais
continuer, car je suis dans un jour où mon cœur déborde de fiel et de
haine.

«Vous êtes de ces hommes éprouvés auxquels on peut tout confier, et qui
peuvent tout comprendre. Vous avez fondu deux énormes héritages dans
l'enfer de Paris; vous avez tué trois hommes en duel; vous avez survécu
à une horrible blessure que vous vous êtes faite en tentant de vous
brûler la cervelle. Maintenant, revenu de ces _folies_, comme vous
dites, vous vivez en philosophe «contemplateur et rêveur dans une
vieille maison au fond de la Bretagne, heureux de regarder vos grèves en
écoutant le bruit de la mer qui les bat incessamment.» C'est dire que
vous avez un caractère ferme, une rare connaissance des faiblesses
humaines. Vous ne vous étonnerez donc pas des confidences qu'il me reste
à vous faire.

«Je suis entouré d'êtres si niais ou si envieux que je me tuerais plutôt
que de leur laisser soupçonner ce que je souffre; ils seraient trop
contents. Vous me mépriserez peut-être, homme stoïque! Il n'importe; je
ne puis souffrir plus longtemps sans me plaindre à quelqu'un et de mes
tourments et de mon bonheur, puisque mon bonheur est encore un tourment.

«J'ai d'ailleurs éprouvé un grand soulagement en vous écrivant ma
première lettre; je continue, puisque vous me dites ne pouvoir me donner
aucun conseil avant de savoir la fin de mon histoire. Écoutez donc[E].

«Dévoré de jalousie en apprenant qu'Ursule était à Paris entourée
d'adorateurs; voulant à toute force ressaisir mes droits, malgré le peu
d'espoir que devait me laisser la lettre insolente qu'elle m'avait
écrite, et qui était tombée entre les mains de son mari, je quittai
Maran. J'abandonnai ma femme, j'arrivai ici.

«Je trouvai Ursule toujours belle, railleuse, fantasque et fière.
Lorsque je voulus lui parler de mon bonheur passé, elle m'accabla de
moqueries; je me contins, j'avais mon projet.

«Mademoiselle de Maran, tante de ma femme, me reçut à merveille; je vous
ai dit sa haine contre Mathilde, cela vous aidera a comprendre ce qui
suit. Je connaissais Ursule: elle avait un goût effréné pour le luxe et
pour les plaisirs, et pouvait beaucoup sacrifier à ce goût; mais je
savais aussi que, malgré sa pauvreté, malgré la hardiesse de ses
principes, l'effronterie de son caractère, elle était, par un bizarre
mélange d'orgueil et d'indépendance, incapable de certaines bassesses.

«Pourtant le meilleur moyen de m'imposer à elle, de la dominer autant
qu'on peut la dominer, était de la mettre à même de mener cette
existence splendide, le rêve de toute sa vie, et cela sans froisser sa
susceptibilité souvent très ombrageuse.

«Pour concevoir la détermination que je pris alors, il faut vous
rappeler que jamais je n'ai hésité entre une somme d'argent si
considérable qu'elle fût et un désir si insensé qu'il fût aussi; il faut
surtout vous convaincre que j'aimais, que j'aime encore Ursule avec
toute l'ardeur, toute la rage d'un amour irrité, contrarié, inquiet,
toujours inassouvi...

«Maintenant, tel est le problème que j'avais à résoudre:--Me rendre
indispensable à Ursule en l'entourant de toutes les jouissances, de
toutes les splendeurs imaginables, sans que sa délicatesse pût
s'offenser, surtout sans que le monde pût jamais pénétrer ce mystère.

«L'avarice de mademoiselle de Maran, sa haine contre ma femme, qu'elle
était enchantée de voir ruiner, me servirent à souhait; voici comment:

«Un jour, devant Ursule, qui logeait chez elle, je vous l'ai dit, je
demandai à mademoiselle de Maran ce qu'elle dépensait par an pour sa
maison, son écurie, etc., etc. Elle me répondit: _Quarante mille
francs_. Je m'écriai qu'on la volait, qu'elle ne recevait jamais
personne, que ses voitures étaient horribles; tandis qu'avec cette
somme, moi, je m'engageais à lui tenir la meilleure maison de Paris, si
elle voulait se fier à moi et suivre mes conseils.

«--Comment cela? me dit-elle.

«--Donnez-moi 40,000 francs, ne vous occupez de rien, et je me charge de
votre dépense pendant un an. Vous verrez de quelle manière je vous ferai
vivre: seulement, si vous acceptez, vous irez passer quelques mois à la
campagne pour me laisser le temps de faire les changements nécessaires à
votre hôtel, cela sans bourse délier de votre part; je retrouverai cette
dépense sur les 40,000 francs annuels.

«Ursule me regarda. Il me sembla qu'elle comprenait ma pensée, car un
sourire... (oh! si vous connaissiez ses sourires!...) me récompensa de
mon ingénieux stratagème.

«Vous entendez à demi-mot, n'est-ce pas? Ursule devait jouir de tout le
luxe que je prétendais improviser avec les 40,000 francs de mademoiselle
de Maran; celle-ci accepta ma proposition en riant aux éclats (elle rit
toujours ainsi lorsqu'elle fait quelque perfidie). Quinze jours après
notre convention, mademoiselle de Maran était établie à Auteuil avec
Ursule dans une ravissante maison qu'un Anglais, dégoûté de ce séjour,
m'avait, disais-je, louée pour rien. J'ai toujours eu le génie des
impromptus, quand l'argent ne me manque pas.

«Il est inutile de vous dire ce que me coûta l'arrangement de cette
maison d'Auteuil, où je me rendais chaque jour. C'était un _cottage_
véritablement féerique. Pendant ce temps-là les travaux de l'hôtel de
Paris avançaient rapidement. J'avais commencé la réforme par l'écurie.
Je remplaçai les antiques voitures de mademoiselle de Maran par les plus
jolis attelages de Paris. Sachant combien Ursule aimait a monter à
cheval, je décidai mademoiselle de Maran à louer un petit appartement
vacant alors chez elle à mon oncle, le duc de Versac, complétement ruiné
par la révolution de juillet; il servit ainsi de chaperon a Ursule dans
ses promenades _équestres_ avec moi, et la conduisit dans le monde
lorsque mademoiselle de Maran ne pouvait l'y accompagner.

«Grâce à mon activité, au commencement de l'hiver l'hôtel de Maran tut
transformé en un vrai palais. Un magnifique rez-de-chaussée fut réservé
pour les réceptions. L'appartement d'Ursule, le temple de mon idole
chérie, était une merveille de luxe et d'élégance: je le remplis de
meubles rares, de porcelaines précieuses, de tentures admirables, de
tableaux des meilleurs maîtres. On crut que mademoiselle de Maran
devenait folle, car les énormes dépenses que je faisais chez elle lui
étaient nécessairement attribuées. Elle le laissait croire, et moi aussi
pour mille raisons que vous sentez bien.

«Mademoiselle de Maran, pendant l'hiver, donna des bals superbes,
pendant le carême des concerts excellents, et au printemps des soirées
champêtres dans son immense jardin, où j'avais fait des prodiges.

«L'hôtel de Maran devint la maison la plus agréable, la plus recherchée
de Paris. Mademoiselle de Maran avait de plus une loge à l'Opéra et aux
Bouffons, le tout au moyen des éternels quarante mille francs qu'elle
me donnait annuellement.

«Lorsque je lui rendis ses comptes, au bout de la première année, elle
se mit à rire aux éclats, déclara que j'étais un enchanteur, et me
supplia de continuer d'être son intendant. J'avais dépensé plus de dix
mille louis. Il est inutile de vous dire qu'Ursule était la reine de ces
fêtes, données pour elle et presque par elle, car elle en faisait les
honneurs avec une grâce exquise, une dignité nonpareille. Elle était
devenue une excellente musicienne. Dans les concerts de l'hôtel de Maran
elle montra un talent du premier ordre. Bientôt on ne parla que d'elle,
de son esprit brillant et hardi, de sa gaieté spirituelle et moqueuse,
surtout de son audacieuse coquetterie, qui me mettait à la torture et
éveillait en moi toutes les fureurs de la jalousie.

«Mademoiselle de Maran subit elle-même l'influence de cette femme
séduisante; car elle ensorcelait tout ce qui l'approchait: toujours
égale, câline, flatteuse, insinuante avec les femmes, avec les hommes
elle était tour à tour fantasque, brusquement provocante, ou d'une
indifférence glaciale; grâce à ce manége elle avait fini par passer pour
une énigme vivante, et pouvoir tout risquer, tout oser impunément.

«Contraste étrange! cette femme, qui jouissait sans scrupule de toutes
les dépenses qu'au nom de mademoiselle de Maran je faisais pour elle, me
traita avec la dernière dureté, avec le plus outrageant mépris, parce
qu'une fois je voulus lui offrir quelques bijoux pour sa fête.

«En y réfléchissant, cela ne m'étonna pas. Ursule est remplie de tact:
on sait qu'elle est pauvre, le moindre luxe _personnel_ l'eût
compromise: elle s'est donc créé une mode à elle, à la fois de la
dernière simplicité et d'une extrême élégance. Elle a un cou si
charmant, un bras si frais, si blanc et si rond, qu'il y a d'ailleurs de
la coquetterie à elle à se passer de colliers et de bracelets.

«Sa toilette Consiste toujours pour le soir en une robe de crépu blanc
d'une fraîcheur ravissante et d'un goût adorable; une fleur naturelle
dans ses beaux cheveux, un bouquet pareil au corsage: jamais elle ne
porte autre chose. Le matin, c'est une petite capote et une robe des
plus simples avec un grand châle de cachemire. Vous voyez que les
soixante mille francs de sa dot doivent lui suffire longtemps pour son
entretien.

«Quant aux magnificences qui l'entourent et dont elle fait les honneurs,
elle en est aussi fière, aussi heureuse que si elle en était la
maîtresse et non pas le prétexte; car cette femme singulière aime moins
la possession que la jouissance du luxe. Cette distinction vous paraîtra
subtile. Si vous connaissiez Ursule, vous la trouveriez juste.

«Eh bien, malgré tant de dévouement, malgré tant de sacrifices,
souvent... je ne suis pas heureux. J'ai la conscience d'être nécessaire
à Ursule, je suis sûr qu'elle ne renoncerait que difficilement à
l'empire qu'elle a sur moi... Mais quel empire!

«Après la lettre qu'elle m'avait écrite et qui fut surprise par son
mari, elle aurait dû être très-embarrassée lors de sa première entrevue
avec moi. Il n'en fut rien; malgré ce que vous appelez ma _rouerie_, je
fus plus gêné qu'elle. Cela ne vous étonnerait pas si vous connaissiez
la trempe de ce caractère, la souplesse, l'audace, la supériorité de cet
esprit.

«--Pensez-vous réellement tout ce que vous m'avez écrit?--lui dis-je
avec amertume.

«Elle se prit à rire, car cette femme rit toujours, et me répondit:

«--Êtes-vous de ces gens aveugles qui confondent le présent et le passé?
Ce qui était vrai hier ne peut-il pas être faux aujourd'hui, et ce qui
était faux hier ne peut-il pas être vrai à cette heure! Ne vous occupez
donc pas de pénétrer si j'ai pensé ou non ce que je vous ai écrit dans
des circonstances différentes de celles où je vous revois. Vous m'aimez,
dites-vous; faites donc que je vous aime, ou que je semble vous aimer.
Me forcer à feindre un sentiment que je ne ressens pas est plus flatteur
encore que de m'inspirer un sentiment que j'avoue. Si je vous aime
sincèrement, votre cœur sera flatté; si je simule cet amour, votre
orgueil triomphera. De toute façon votre rôle est assez beau, j'espère.»

«Que répondre à tels paradoxes, à de telles folies, surtout lorsque ces
folies sont murmurées à votre oreille par une bouche de corail aux dents
perlées, aux lèvres fraîches, sensuelles et pourprées, dont les coins
se sont veloutés depuis peu d'un imperceptible duvet noir... Que
répondre lorsque ces paroles sont accompagnées d'un regard profond,
ardent, voluptueux... Oh! vous ne savez pas la puissance magnétique de
ces deux grands yeux bleus qui sous leurs longs cils et leurs minces
sourcils d'ébène, vous dardent, quand ils le veulent, la passion
jusqu'au fond du cœur... ou se plaisent méchamment à vous glacer par
leur dédain moqueur... Non, non, on ne rencontrera jamais des yeux
pareils.....

       *       *       *       *       *

«Je ne reculai donc devant aucun sacrifice. Alors commença pour moi une
vie d'agitation continuelle... car cette femme est incompréhensible,
impénétrable; je ne sais encore ce que je suis pour elle.

«Tantôt elle semble éprouver pour moi un amour irrésistible auquel elle
cède parfois avec une sorte de tendre dépit. Vous dire ce qu'elle est
alors... vous dire ce qu'elle est dans ces rares moments d'ivresse et
d'abandon m'est impossible... aussi impossible que de vous peindre ses
brûlantes langueurs lorsque, succombant au sentiment que je lui inspire,
elle me maudit avec une grâce si enchanteresse et si passionnée.

«Tenez, à cette seule pensée mon cœur bat, mon sang bouillonne, mes
joues s'allument! Et pourtant cette liaison dure depuis plus de deux
ans, et pourtant je suis presque sûr que cette femme me trompe, et
pourtant durant ces deux années je n'ai pas eu peut-être un mois de
bonheur complet, car à chaque instant cette créature insaisissable
m'échappe, me raille, me rejette du ciel dans l'enfer en me laissant au
cœur d'affreux doutes que le lendemain elle sait dissiper d'un regard
ou d'un sourire...

«Oh! vous n'imaginez pas ce que c'est que de vivre dans ces alternatives
continuelles d'espérance et de désespoir, de joie et de larmes, de
colère et d'amour, de méfiance et d'aveuglement; vous ne savez pas quel
art infernal sait lentement filtrer l'ambroisie dont elle pourrait
m'enivrer! Figurez-vous un malheureux dont les lèvres sont desséchées et
à qui l'on distillerait goutte à goutte à de longs intervalles l'eau
limpide et fraîche qui pourrait apaiser la soif...

«Oh! dites, dites, ne serait-ce pas rendre sa soif plus inextinguible,
plus cruelle encore? Dites, ne serait-ce pas à mourir de rage?...

Telle est pourtant ma vie... sans cesse dévorée d'amour... Ursule ne
m'accorde jamais assez pour satisfaire ma passion, et toujours assez
pour l'irriter et pour rendre ainsi sa domination plus despotique
encore.

«Oh! la créature infernale... Elle sait bien que d'un souvenir ardent
naissent d'ardentes espérances, et que ce qui est inassouvi est toujours
éternel.

«Tel est le secret de ma faiblesse, de ma lâcheté, de ma honte. Tel est
aussi le secret de ma joie insensée, délirante, lorsqu'Ursule daigne
être pour moi une femme et non pas un démon insolent et moqueur.

«Tantôt encore elle sait me persuader, ou plutôt je me persuade que,
malgré tous ses désolants caprices, Ursule m'aime ardemment, et que sa
conduite bizarre est calculée pour me tromper sur l'amour qu'elle a
pour moi, amour dont son orgueil se révolte; tantôt je crois que c'est
pour conserver plus longtemps mon cœur qu'elle feint l'inconstance et
le dédain, parce qu'elle sait que la satiété me viendrait peut-être si
je n'avais plus d'inquiétude sur la sincérité de son affection... Je
vois alors une preuve de violente passion dans ce qui d'autres fois me
révolte et m'indigne.

«Enfin, dans mes jours de soupçons, je me figure qu'elle ne m'aime pas,
qu'elle me tolère parce que je trouve le moyen de flatter ses goûts et
ses penchants.

«N'est-ce pas que c'est affreux? Oh! la misérable! elle sait bien que ce
sont ces doutes irritants qui font sa force, elle le sait bien!

«Si je me croyais ingénument, stupidement aimé comme je l'ai été par ma
femme et par bien d'autres, l'indifférence, le dégoût viendraient bien
vite... de même que si je me croyais impudemment joué, je
l'abandonnerais sans hésiter... Malédiction! Qui m'éclairera donc? que
pensez-vous vous-même? Et encore non, moi seul puis juger de cela; si
j'en suis incapable, vous ne réussirez pas mieux que moi.

«Ce qui m'est encore douloureux, c'est la lutte de mon orgueil et de mon
amour-propre: mademoiselle de Maran évite avec soin tout ce qui, aux
yeux du monde, pourrait ressembler de sa part à une tolérance coupable;
j'ai revendu la maison que j'avais achetée à M. de Rochegune, et je me
suis logé assez près de l'hôtel de Maran; à Auteuil, j'ai un pied à
terre, et mes droits apparents ne sortent pas des limites d'une
intimité ordinaire. Quant à Ursule, elle est pour moi dans le monde
comme pour tous les hommes qui s'occupent d'elle, ni plus, ni moins, et
beaucoup de mes amis demandent encore si je suis heureux ou non.

«Tantôt je me révolte à la pensée qu'un _bonheur_ qui me coûte si cher
soit ignoré, et je suis assez _jeune_ pour songer à compromettre Ursule;
d'autres fois, craignant d'être trompé et de passer pour un homme
ridicule, je contribue à égarer l'opinion en nommant moi-même mes
rivaux.

«Oh! tenez, voici encore une des plaies de cet indigne et brûlant amour;
c'est de ne pas savoir si Ursule me trompe! Je l'ai fait suivre.
Peut-être s'en est-elle aperçue, car l'on n'a rien découvert: cela ne
m'a pas rassuré. Je crois plus à son adresse qu'à sa vertu.

«Ce qui est encore affreux dans de pareils amours, c'est que les
bassesses, les trahisons que l'on a commises sont autant de liens qui
vous enchaînent à votre fatale idole... Quelquefois je m'indigne de ce
qu'Ursule ne me tienne pas assez compte du mal que j'ai fait, des
douleurs que je cause; car cet argent que je dissipe à pleines mains...
c'est la fortune de ma femme qui vit seule et malheureuse... Mais ces
réflexions me trouvent impitoyable: j'ai assez de mes chagrins, sans
songer à ceux des autres; et puis c'est une question d'argent après
tout, et je n'ai jamais su ce que c'était que l'argent... Toute ma
terreur est de penser à ce que je deviendrai quand cette fortune sera
dissipée. Ursule s'accommodera-t-elle toujours de la maison plus
restreinte de mademoiselle de Maran? car celle-ci ne la quittera plus;
elle vieillit et elle avoue l'horreur qu'elle aurait pour la solitude...
Pour rien au monde elle ne voudrait maintenant se séparer d'Ursule...
Mais moi... moi, que deviendrai-je?

«Pour conjurer ces fatales pensées, je veux vous donner un exemple de ma
persévérance et de mon soin à prévenir les plus frivoles caprices de
cette femme.

«Il y a deux mois environ, elle me boudait; jamais je n'avais été plus
malheureux, c'est-à-dire plus amoureux. Voici pourquoi: Ursule ayant eu
la fantaisie de jouer la comédie à l'hôtel de Maran, un théâtre avait
été élevé comme par enchantement; Ursule y avait montré un talent
incroyable dans le rôle de Célimène du _Misanthrope_, et, par un de ces
contrastes qu'elle affectionne, elle avait voulu jouer ensuite un rôle
de mademoiselle Déjazet dans une petite pièce très-graveleuse: c'était à
devenir amoureux fou d'Ursule, si l'on ne l'eût été déjà.

«Tout le monde resta stupéfait. Les gens les plus prévenus furent forcés
de convenir qu'après mademoiselle Mars personne n'avait joué Célimène
avec autant de grâce, de finesse, d'esprit, et surtout avec un plus
grand air; quant à la petite pièce, Ursule avait au moins rivalisé avec
mademoiselle Déjazet pour la malice et l'effronterie libertine: enfin,
son succès dans ces deux ouvrages si différents avait été véritablement
inouï.

«Transporté d'amour et d'orgueil, je vins joindre mes éloges à ceux de
la foule; savez-vous ce qu'Ursule me répondit avec son insolence et son
cynisme habituel?

«--Lorsqu'une femme du monde joue la comédie, son amant est le dernier
qui doive se féliciter de la voir si parfaite comédienne.»

«Puis pendant quelques jours elle me bouda, et se compromit assez
gravement avec lord C***, homme très-aimable et très à la mode.

«Cette fois je fus sur le point de rompre avec Ursule; un caprice de
cette étrange créature, en me jetant dans une de ces folles dépenses
qu'elle prenait à tâche de provoquer, me remit sous le joug plus épris
que jamais.

«Sachez d'abord que j'avais fait construire au milieu du jardin de
l'hôtel de Maran un très-grand chalet suisse; au printemps, il servait
de salle de bal; à l'intérieur les murs étaient recouverts de sapin
rustique orné d'une incrustation de bois des îles d'un vert tendre
représentant des guirlandes de vignes.

«J'arrive sombre et chagrin. Ursule était dans le chalet avec
mademoiselle de Maran et lord C***. Au milieu de la conversation, Ursule
dit en montrant les murs du pavillon:

«--Mon Dieu! qu'une tenture toute en fleurs naturelles serait
ravissante! Comme l'intérieur de ce chalet ainsi tapissé serait
admirable! Il est bien dommage que ce soit un rêve de fée.

«Lord C*** et mademoiselle de Maran s'écrièrent qu'en effet une telle
idée était impossible à réaliser. Ursule me jeta un de ces regards dont
elle connaissait la puissance et parla d'autre chose; je la compris.

«Le lendemain les murs intérieurs du chalet disparaissaient sous une
véritable tenture de fleurs naturelles; des treillis de jonc très-serrés
avaient été couverts de jasmins, d'œillets blancs, de roses blanches,
tellement pressés et symétriquement arrangés, que cette masse de fleurs
formait un fond très-uni, d'une blancheur de neige, sur lequel de gros
bouquets de roses étaient régulièrement disposés et attachés avec des
flots de rubans de satin bleu-ciel, ainsi que cela se voit dans les
tapisseries.

«Il est impossible de dire ce qu'il m'avait fallu d'argent, de soins, de
volonté pour rassembler en vingt-quatre heures cette énorme quantité de
fleurs, car il y avait peut-être cent pieds de lambris à recouvrir en
entier.

«Ursule daigna se montrer sensible à cette attention, me pardonner les
tourments qu'elle m'avait fait souffrir, et je fus encore le plus
fortuné des hommes.

«Une autre fois, un soir, à la campagne, à Auteuil, par un magnifique
clair de lune, on parlait de l'ouverture d'un nouvel opéra-comique
d'Auber, alors fort en vogue; l'on en vantait l'harmonie à la fois
savante et mélodieuse. Ursule, qui prenait plaisir à me mettre au défi,
dit en me regardant:--«Quel dommage que cette délicieuse musique ne
puisse nous arriver de Paris avec cette faible brise... qui murmure dans
les arbres du jardin!»

«Il était six heures. Je sors un moment. Je reviens, je trouve le moyen
de retenir Ursule et mademoiselle de Maran jusqu'à près de minuit. On
entend tout à coup dans le lointain cette ouverture jouée à grand
orchestre, et arrivant, ainsi que l'avait désiré Ursule, _avec la faible
brise qui murmurait dans les arbres du jardin_.

«Cela vous semble tenir du prodige, rien n'était plus simple. A peine
Ursule avait-elle exprimé ce désir, que j'avais aussitôt envoyé deux de
mes gens à Paris; ils y arrivaient en vingt minutes: l'un obtenait pour
une somme considérable que le chef d'orchestre de l'Opéra-Comique vînt
après le spectacle à Auteuil avec ses instrumentistes; l'autre
s'occupait de trouver des voitures de remise et de les tenir attelées à
la porte du théâtre avec des chevaux de poste pour amener rapidement les
musiciens et leurs instruments. Cet opéra était assez étudié pour être
exécuté sans la partition. Le spectacle finit à onze heures; une heure
après, l'orchestre entier était à Auteuil, caché dans un massif, et
réalisait ainsi un caprice d'Ursule.

«Cette fois j'eus à peine un remerciement; je l'avais habituée à de
telles surprises en ce genre qu'elle s'était blasée sur les prodiges que
j'opérais à force d'or.

«Poussé à bout par tant d'insolence, d'ingratitude et de dureté, j'osai
récriminer, parler des sacrifices de toutes sortes que je lui avais
faits, de ma femme que j'abandonnais, de sa fortune que je dissipais.
Ursule, prenant des airs de fierté glaciale et de mépris écrasant, me
demanda ce que je voulais dire, si j'étais un homme d'assez mauvais goût
pour lui reprocher une _sérénade_ ou un _bouquet_ (faisant allusion à la
tenture de fleurs et à l'orchestre invisible). Quant à mes autres
_sacrifices_, elle ne me comprenait pas du tout. Mademoiselle de Maran
s'ennuyant seule, la voyant isolée, lui avait proposé, à elle Ursule, de
venir habiter l'hôtel de Maran, et de l'aider à en faire les honneurs.
Cette maison était fort agréable sans doute, grâce à l'économie bien
entendue que je mettais dans les dépenses de mademoiselle de Maran; mais
elle, Ursule, quelle obligation personnelle pouvait-elle m'en avoir? Ne
m'avait-elle pas exprimé toute son indignation une fois que je m'étais
permis de lui offrir quelques bijoux?

«Tout cela était vrai. Par un de ces contrastes inexplicables, si
nombreux dans le caractère d'Ursule, je vous le répète, elle eût rougi
d'accepter un diamant, et elle n'hésitait pas à faire les honneurs d'une
maison dont je soutenais l'énorme dépense; et elle n'hésitait pas à me
jeter, avec une sorte de joie méchante, dans les plus folles, dans les
plus stériles prodigalités.

«Enfin, lorsque désespéré, furieux de me voir ainsi traité, je lui
reprochais d'être mon mauvais génie, Ursule riait aux éclats et me
répondait audacieusement:--«Je vous avais bien dit de toujours vous
défier de moi lorsque je semblerais éprouver pour vous autre chose que
de l'indifférence ou du dédain, pouvant bien quelque jour me mettre en
tête de venger _Mathilde_. Or, ce que je vous avais prédit est arrivé:
JE VENGE MATHILDE.»

«Le lendemain, un mot tendre de sa part me fit encore oublier ses
mépris...

«Tenez, j'ai beau mettre mon inconcevable conduite sur le compte d'un de
ces amours insensés dont il y a tant d'exemples, malgré moi... oui...
malgré moi, je crois qu'il y a là quelque chose de fatal... Je suis
devenu superstitieux: je vous dis que cette femme est fatale.

«Il y a dans sa joie quelque chose de sombre; dans son influence, dans
sa fascination quelque chose d'étrange.

«Mademoiselle de Maran me dit quelquefois:--Je ne me suis jamais
attachée à personne; personne ne m'a jamais dominée, et voilà que je ne
puis plus me passer de cette jeune femme. Je sais qu'elle est malicieuse
comme un démon; mais c'est égal, il me semble que le feu de ses grands
yeux bleus éclaire tout autour de moi.» Mademoiselle de Maran a raison:
ses yeux rayonnent d'un éclat extraordinaire, on dirait que la lumière
dont ils brillent provient d'un foyer de lumière intérieure... Allons,
je me tais, vous riez et vous m'accusez de croire au diable...

«Adieu, j'ai la tête en feu; cette pensée rétrospective sur ces années
passées me fait l'effet d'un songe douloureux.

«Que pensez-vous de tout ceci? répondez-moi, conseillez-moi,
plaignez-moi.

«G. DE LANCRY.»



CHAPITRE VI.

RENCONTRE.


Après la lecture de cette lettre, je ne sus ce qui l'emportait dans mon
âme, de l'indignation, de la pitié ou du mépris pour M. de Lancry; si
j'avais conservé quelque regret du passé ou quelque sentiment de haine
contre mon mari, j'aurais été bien cruellement vengée ou désolée.

Je ne pus néanmoins m'empêcher de sourire avec amertume en songeant aux
sacrifices que mon mari faisait pour une femme qui le méprisait, tandis
qu'il m'avait traitée avec la dernière dureté lorsque j'étais venue lui
demander de changer de place le chenil de ses chiens, et de m'accorder
une modique somme pour une œuvre pieuse.

Ce qui me frappa aussi profondément dans cette lettre, ce fut l'espèce
d'effroi, de faiblesse superstitieuse qui perçait dans les dernières
lignes. Les âmes mauvaises, les esprits orgueilleux sont toujours portés
à attribuer leurs excès ou leurs crimes à la fatalité, à une cause
surnaturelle, plutôt que de l'attribuer à l'infirmité et à la perversité
de leur nature.

Et puis enfin, dernier trait bien digne d'observation: cet homme,
autrefois si brillant, si insolemment fat et heureux, si méprisant des
larmes qu'il faisait répandre, si froidement égoïste, si blasé sur les
adorations, se voyait, dans cet amour, aussi humble, aussi moqué, aussi
ridiculisé qu'un tuteur de comédie; pourtant cet homme était jeune,
beau, riche, spirituel!--En vérité la vengeance du ciel prend toutes les
formes,--disais-je.--Quelle forme prendra-t-elle pour atteindre Ursule?

Je ne pouvais plus en douter, M. de Lancry marchait à grands pas vers sa
ruine. Il ne lui restait plus que le prix de notre terre de Maran, que
j'avais rachetée secrètement. La portion d'héritage de M. de Mortagne
qui était tombée dans la communauté de biens allait aussi être
engloutie. Si indifférente que je fusse aux questions d'argent depuis la
mort de mon enfant, j'étais cruellement blessée de voir ma fortune
personnelle servir à alimenter le luxe de mademoiselle du Maran et à
satisfaire les caprices insensés de ma cousine.

Malheureusement, mon contrat de mariage était tel, que je ne pouvais en
rien m'opposer aux folles prodigalités de mon mari. Ma feule ressource
eût été dans un procès, dans une demande en séparation, mais pour rien
au monde je n'aurais voulu descendre à ces extrémités et voir mon nom
mêlé à de scandaleuses révélations; j'ai toujours eu la pudeur du
chagrin: à peine j'avais confié les miens à madame de Richeville. Je ne
pouvais songer à mettre le public dans la confidence de ces misères.

Je me résignai donc à supporter ce que je ne pouvais empêcher. La
modestie de mes goûts et de mes habitudes me rendait d'ailleurs ce
sacrifice moins pénible......

       *       *       *       *       *

Les prévisions de madame de Richeville ne l'avaient pas trompée; ses
soins, son amitié, la bienveillance des personnes que je voyais souvent
chez elle effacèrent bientôt jusqu'aux dernières traces de mon ancienne
tristesse; je jouis enfin d'un calme qui n'était pas de
l'anéantissement, d'un repos qui n'était pas de la stupeur; si ce
n'était pas le bonheur, c'était du moins la cessation absolue de la
souffrance.

Cet état de transition me paraissait plein de charme; il ressemblait
beaucoup à ce doux et léger engourdissement, à ce vague bien-être qui
succède aux douloureuses maladies.

Une expérience due au hasard me prouva que ma guérison était complète.

Un jour je me promenais en voiture au bois de Boulogne avec madame de
Richeville, je vis passer très-rapidement deux femmes à cheval
accompagnées de plusieurs hommes: c'était Ursule, la princesse Ksernika,
M. le duc de Versac, M. de Lancry, lord C. et deux ou trois autres
personnes dont je ne sais pas les noms.

Ma cousine montait avec sa grâce et sa hardiesse habituelles une jument,
Stella, qui nous avait appartenu. Notre voiture allait au pas. Ursule et
mon mari me reconnurent parfaitement; ma cousine, avec une rare
effronterie, me montra M. de Lancry d'un regard moqueur... Mon mari
rougit beaucoup et n'eut pas l'air de m'apercevoir.

Cette cavalcade passa.

Madame de Richeville m'observait avec anxiété...

Mon cœur se serra; mais cette impression s'effaça rapidement...

En retournant à Paris nous vîmes Ursule, la princesse Ksernika et le duc
de Versac revenir du bois de Boulogne dans une charmante calèche à
quatre chevaux menés en Daumont. Les gens portaient la livrée de
mademoiselle de Maran. M. de Lancry suivait de près en tilbury. A cette
nouvelle épreuve, madame de Richeville me regarda encore... Je souris.

--Allons,--me dit-elle,--vous êtes complétement guérie.

C'était un mardi, autant que je puis m'en souvenir.

Je venais de prendre ce jour de loge aux Bouffons avec madame de
Richeville; elle avait offert une place à la princesse et au prince
d'Héricourt. Nous étions arrivés depuis quelque temps, lorsque, par un
singulier hasard, Ursule et mademoiselle de Maran, accompagnées de M. le
duc de Versac, entrèrent bientôt après dans une loge du même rang que la
nôtre.

J'avais prié madame de Richeville, malgré ses refus, de se mettre sur le
devant à côté de la princesse d'Héricourt; presque cachée dans l'ombre,
je pus donc sans être vue observer la scène suivante.

Ma cousine était, selon son habitude, mise avec la plus parfaite
simplicité; elle portait une robe blanche, une écharpe de gaz
très-légère semblait entourer d'un brouillard neigeux ses charmantes
épaules, qui aux grandes lumières avaient l'éclat et le poli du marbre;
deux camélias cerise gracieusement posés dans ses beaux cheveux bruns,
dont les boucles ondulaient jusque sur son sein, à son corsage un
bouquet de fleurs pareilles à la coiffure, telle était sa parure.

La jalousie ne m'avait jamais aveuglée, je trouvai Ursule peut-être
encore plus jolie qu'autrefois; ses traits, son maintien, avaient pris
une nuance de dignité ou plutôt de hauteur qui balançait la hardiesse de
son regard et la liberté de ses paroles: car elle était, disait-on,
quelquefois avec les hommes d'une incroyable licence de langage.

Mademoiselle de Maran, toujours fidèle à sa robe carmélite, à son tour
de cheveux noirs et à son bonnet garni de soucis, me parut
très-vieillie, très-changée; ses yeux seulement avaient conservé leur
vivacité vipérine, et brillaient sous ses épais sourcils gris.

Pendant l'entr'acte la loge de mademoiselle de Maran fut continuellement
remplie de visiteurs appartenant à ce qu'il y avait de plus élégant dans
la meilleure compagnie.

Je vis alors Ursule dans tout l'éclat de son triomphe et de ses succès.
Elle avait dit qu'elle voulait être... et qu'elle serait la femme la
plus à la mode de Paris. Elle avait réussi, et semblait vraiment née
pour le rôle qu'elle jouait.

Le feu de ses regards, ses gestes animés, mais toujours charmants, ses
éclats de rire doux et frais, son grand air quelquefois quitté pour de
petites mines agaçantes ou moqueuses, tout annonçait en elle une longue
habitude de chercher à plaire et à être remarquée.

Parmi les hommes qui vinrent saluer Ursule je vis M. Gaston de
Senneville, la _fleur des pois_ de ce temps-là, comme disait sa tante
madame de Richeville. Ma cousine parut l'accueillir avec une distinction
particulière, pendant qu'un autre visiteur plus grave, M. le chargé
d'affaires de Saxe, je crois, causait avec mademoiselle de Maran.

Plusieurs fois M. de Senneville prit familièrement la lorgnette
d'Ursule, lui parla à voix basse, rit aux éclats avec elle, se pencha
pour regarder quelques personnes qu'elle lui désignait sans doute, enfin
il affecta ce petit manége d'intimité que les jeunes gens sont toujours
enchantés d'afficher lorsqu'il s'agit d'une femme à la mode.

De son côté, ma cousine redoubla de coquetterie; voulant lui faire
sentir le parfum du colossal bouquet qu'elle portait à la main, elle se
pencha en arrière et cambra sa jolie taille en se retournant à demi vers
M de Senneville, qui parut nécessairement aspirer avec délices l'odeur
embaumée de ces belles fleurs. Quoique cette préférence ne fût pas
rigoureusement de bon goût de la part d'Ursule, j'avoue qu'il était
impossible de mettre dans ce mouvement plus de charme et de grâce
provocante.

Par hasard, presque en cet instant je jetai les yeux sur une loge placée
en face de celle de mademoiselle de Maran, et je vis à travers la
lucarne ouverte la figure pâle et contractée de mon mari.

Placé dans le corridor, il épiait sans doute Ursule, dont l'attitude et
les manières devaient singulièrement exciter sa jalousie.

Au bout de quelques instants, M. de Lancry disparut et vint à son tour
saluer mademoiselle de Maran. Étant beaucoup plus jeune que le chargé
d'affaires de Saxe, M. de Senneville fut obligé de céder sa place à mon
mari; ce qu'il fit non sans avoir en riant pris quelques fleurs au
bouquet d'Ursule, et en avoir triomphalement orné sa boutonnière. M. de
Lancry semblait au supplice; il échangea quelques mots avec mademoiselle
de Maran.

Après le départ de M. de Senneville, Ursule avait brusquement repris sa
lorgnette d'un air contrarié; sans donner un regard à M. de Lancry, elle
lorgnait impitoyablement tous les points de la salle. Par deux fois mon
mari lui parla, elle ne l'entendit pas ou feignit de ne pas l'entendre;
il fallut qu'il lui touchât légèrement le bras pour qu'elle parût
s'apercevoir de sa présence. Elle lui donna la main avec distraction,
lui répondit à peine quelques mots et se remit à lorgner.

M. de Lancry ne put réprimer un mouvement d'impatience et de colère, et
se remit à causer avec le chargé d'affaires de Saxe et avec mademoiselle
de Maran.

Le matin, grâce à la rapidité de la course d'Ursule, j'avais à peine
entrevu M. de Lancry. Je le regardai plus à loisir: sa figure amaigrie,
fatiguée, révélait les chagrins, les jalousies que sa lettre m'avait
fait connaître; ce n'était plus comme autrefois un homme brillant et
léger parce qu'il n'aimait pas, moqueur et hardi parce qu'il était sûr
de plaire et de dominer: il était alors sombre et inquiet, humble et
résigné, parce qu'il aimait passionnément et qu'on le raillait à son
tour.

Lorsque Ursule fut fatiguée de lorgner, M. de Lancry lui adressa de
nouveau la parole, mais cette fois avec une sorte de timidité triste. Je
connaissais assez la physionomie de cette femme pour voir, à son port
impérieux, au sourire railleur qui releva le coin de ses lèvres, pour
voir, dis-je, qu'elle répondait par des sarcasmes aux reproches
indirects de mon mari. Enfin M. de Versac rentra. La toile se leva,
cette scène qui paraissait si pénible à M. de Lancry cessa aux premiers
accords de l'orchestre.

Un violent ressentiment d'indignation me traversa le cœur en songeant
à l'affreux désespoir dans lequel M. Sécherin, insensible aux pieuses
consolations maternelles, consumait solitairement ses jours pendant que
sa femme, riante, heureuse, se livrait effrontément à son penchant pour
la galanterie et pour les plaisirs.

J'avais fait toutes ces observations du fond de la loge où j'étais pour
ainsi dire cachée.

Madame de Richeville et la princesse, devinant les pensées qui devaient
m'agiter à la vue d'Ursule, avaient constamment causé ensemble pour ne
pas me distraire.

Le prince était sorti, je pus donc me livrer à de pénibles réflexions.

Cette soirée ne fut pas vaine pour moi; elle me prouva que je ne
ressentais plus pour M. de Lancry que la pitié mêlée de dédain que
j'aurai ressentie pour un étranger qui se fut trouvé dans cette position
fausse et honteuse.

Peu à peu mes idées se rassérénèrent.

Ce que devait souffrir M. de Lancry me rappela tout ce que j'avais
souffert. Je bénis le ciel de m'avoir délivrée de ces horribles anxiétés
en tarissant en moi la source de tout amour, car je voyais la garantie
de mon bonheur à venir dans l'impossibilité où je me croyais d'éprouver
jamais ce sentiment.

       *       *       *       *       *

Peu de jours avant mon arrivée à Paris, M. de Rochegune était parti pour
une de ses terres où quelques affaires l'appelaient. Il en revint peu de
temps après la rencontre que j'avais faite de ma cousine aux Italiens.

Le souvenir de M. de Rochegune était resté dans ma pensée intimement lié
à celui de M. de Mortagne. Gravement dévoué pour moi, d'un caractère
sérieux, d'une philanthropie éclairée, ou lui témoignait généralement
tant de déférence que, malgré sa jeunesse, je m'étais habituée à le
considérer comme un homme d'un âge mûr, car il en avait les qualités
solides et sûres.

Au fort de mes malheurs, encore sous le charme de mon mari, et songeant
que j'aurais pu épouser M. de Rochegune, je m'étais avoué presque à ma
honte que je n'aurais jamais pu l'aimer d'amour, tant son austère bonté
prévalait alors de peu sur les grâces séduisantes de M. de Lancry.

Madame de Richeville, en me parlant quelquefois de M. de Rochegune,
m'avait dit que depuis son retour d'Orient il avait pris dans le monde
une attitude ferme et hardie, en tout digne de l'indépendance et la
noblesse de son caractère, au lieu de s'effacer, comme autrefois, dans
une froide réserve. Impatiente de revoir M. de Rochegune, autant par
affectueux souvenir que par curiosité, je fus enchantée d'apprendre son
retour à Paris.

Un soir, vers les dix heures, traversant une petite galerie vitrée que
j'avais fait construire pour pouvoir communiquer de mon pavillon à la
maison de madame de Richeville, j'arrivai chez elle.

Je ne sais pourquoi il y a des salons privilégiés, dont l'arrangement,
dont les proportions invitent à la causerie et à l'intimité. Celui de
madame de Richeville était de ce nombre; j'y ai passé de si douces
soirées que je ne puis résister au plaisir d'en donner une esquisse:
l'aspect des lieux qu'on a aimés semble augmenter encore la réalité des
souvenirs.

Une première pièce ornée de bons et anciens tableaux conduisait au salon
où madame de Richeville se tenait habituellement, salon tendu de damas
vert, étoffe commune à la tenture, aux rideaux, aux portières et aux
meubles de bois doré, sculptés dans le meilleur goût du siècle de Louis
XIV.

Au coin de la cheminée était une large causeuse que madame de Richeville
partageait ce soir-là avec le prince d'Héricourt, grand et beau
vieillard à cheveux blancs, d'une figure pleine de noblesse, de calme et
de sérénité; de l'autre coté de la cheminée était la princesse
d'Héricourt. Son pâle et doux visage exprimait à la fois la dignité et
la plus angélique mansuétude; elle portait ses cheveux gris bouclés sous
son bonnet avec une sorte de coquetterie de vieillesse. Tout en causant
avec madame de Semur, cette bonne princesse ne pouvait s'empêcher de
regarder quelquefois le prince d'Héricourt avec une sorte de sollicitude
tendre et satisfaite.

J'étais toujours émue à la vue de ces deux vieillards, qui avaient
traversé d'un pas ferme tant d'époques désastreuses en s'appuyant l'un
sur l'autre, et arrivaient au terme de leur longue carrière le front
haut, le sourire aux lèvres et les yeux au ciel.

Madame de Semur, assise à côté de la princesse, offrait avec elle un
contraste frappant: c'était une femme de quarante ans à peine, dont la
physionomie, à la fois noble et piquante, semblait résoudre un problème
insoluble: allier le plus grand air du monde aux mobiles vivacités de
l'esprit le plus pétillant et le plus imprévu. Enfin, près de la table à
thé placée entre les deux fenêtres de ce salon, Emma travaillait à sa
tapisserie.

Pour achever ce tableau, qu'on l'éclaire de plusieurs lampes de
porcelaine de Chine dont la trop vive lumière, affaiblie par des
abat-jour, fait çà et là briller, dans le clair-obscur, l'or des
boiseries blanches, les cadres des tableaux, les bronzes des meubles,
les peintures des vases de Sèvres ou les vives couleurs des fleurs
qu'ils contiennent; qu'on fasse jouer les joyeuses lueurs du foyer sur
d'épais tapis amarante; qu'on parfume légèrement ce salon, bien clos et
bien chaud, d'_essence de bouquet_, odeur anglaise que madame de
Richeville aimait beaucoup, et que je ne puis encore sentir, à cette
heure, sans que ce temps déjà si lointain surgisse tout à coup à ma
pensée (certains parfums et certaines mélodies doublent chez moi la
puissance des souvenirs), et l'on pourra se faire une idée du plus
charmant asile qui ait jamais été ouvert aux longues et douces causeries
d'une société intime et choisie.



CHAPITRE VII.

LE RECIT.


Lorsque j'entrai dans le salon, Emma se leva pour m'offrir ce qu'elle
appelait mon fauteuil; c'était une petite bergère assez basse, car cette
chère enfant avait remarqué que je choisissais ce siége de préférence.
Je la baisai au front pour la remercier de cette prévenance, et je
serrai affectueusement la main du prince d'Héricourt.

--Qu'il est dommage que vous arriviez si tard, ma chère Mathilde, me dit
Mme de Richeville, le prince nous racontait une des vaillantes
prouesses d'un de nos amis. Cela vous eût bien intéressée.

--Et de qui s'agit-il donc? demandai-je.

--De M. de Rochegune, dit Mme de Semur, c'est un vrai Cid: il mérite
d'avoir sa place dans le romancero moderne.

--Allons, allons, dit le prince en souriant avec bonté. Au risque de
passer pour un radoteur, je vais recommencer l'histoire de mon Cid pour
Mme de Lancry; elle m'en saura gré.

--Et moi aussi,--dit madame de Semur.--Tout à l'heure, j'ai été émue
malgré moi. Cette fois-ci, je serai sur mes gardes, et je pourrai me
moquer de votre héros, car il n'y a rien de plus insupportable que
d'avoir autant à admirer.

--L'entendez-vous?...--dit en souriant madame de Richeville à la
princesse.--Et elle niera encore qu'elle adore le paradoxe!

--Mais c'est tout simple,--reprit madame de Semur.--Quand on sort de ces
enthousiasmes-là, on a l'air de bourgeois qui reviennent de la cour.
Ainsi, prince, soyez assez bon pour recommencer le récit de ce beau
trait, afin que je puisse en rire à mon aise.

--Je me joins à madame de Semur pour vous prier de raconter de nouveau
cette belle action,--dis-je au prince,--bien certaine d'ailleurs que
cette complaisance vous coûtera peu... les hommes à bonnes fortunes sont
toujours si heureux, dit-on, de parler de galanterie!

--Oh! je comprends,--me dit le prince en souriant,--je comprends... Vous
m'adressez de charmants compliments pour m'empêcher de dire tout ce que
je pense de vous... Mais que j'en trouve l'occasion, et je serai
inexorable; vous aurez beau flatter mon orgueil, je ne ménagerai pas
votre modestie... Mais, puisque vous le désirez, je recommence le récit
que je faisais à ces dames.

--Vous savez peut-être, mesdames,--dit le prince d'Héricourt,--que
Rochegune se battit si bien pour la cause des Grecs, qu'il fut nommé
colonel d'un de leurs trois régiments de cavalerie; régiment que
d'ailleurs il avait créé et équipé à ses frais, et auquel, par une
touchante pensée d'amitié, il avait donné l'uniforme des hussards dont
M. de Mortagne avait fait partie sous l'empire. Cet uniforme était, je
crois, blanc et or, à collet bleu. Si j'insiste sur ce détail, c'est
pour vous préparer à une autre marque de souvenir non moins touchante et
d'une portée véritablement belle et grande... que vous serez bien forcée
d'admirer, madame,--dit le prince à madame de Semur,--et d'admirer sans
regrets.

--Nous verrons, nous verrons, car je vous écoute, prince, je vous en
avertis, avec toutes sortes d'ombrageuses défiances; on juge un avocat
par la cause qu'il défend.

--Tâchons donc de gagner la nôtre,--dit le prince en riant; et il
reprit:--L'indépendance de la Grèce proclamée et assurée, Rochegune fit
un voyage en Russie; c'était au moment de la guerre de cette puissance
contre les Circassiens. Curieux d'assister à ces opérations,
parfaitement accueilli par l'empereur, il fit en curieux, ou plutôt en
volontaire, la campagne du Caucase. Grièvement blessé dans une charge de
cavalerie à laquelle il prit une part brillante, il eut de plus son
cheval tué sous lui. Rochegune, épuisé par le sang qu'il perdait, ne put
se dégager, et resta sans connaissance sur le champ de bataille.
Lorsqu'il revint à lui, ce fut un moment terrible: il se trouvait seul
au milieu d'un steppe immense et solitaire, que la lune éclairait de sa
pâle clarté; la neige tombait lentement; il était déjà à moitié enseveli
sous une couche glacée, lorsqu'il sortit de son évanouissement.

--C'est affreux,--dit madame de Richeville.--Ce désert couvert de neige
lui fit l'effet d'un immense linceul... M. de Rochegune m'a dit que
telle fut la première réflexion qui lui vint, car il m'a déjà raconté
cette circonstance en m'apprenant comment il avait été blessé, mais en
me cachant la suite de cette aventure romanesque.

--Je le crois bien,--dit la princesse;--elle était trop honorable pour
lui.

--Et je l'ai sue, moi,--dit le prince,--pas plus tard qu'hier, par un
aide de camp de l'empereur. Cet officier a fait cette guerre avec
Rochegune, et c'est de lui que je tiens tous ces détails. Notre ami se
trouva donc seul, la nuit, au milieu d'une solitude profonde, paralysé
par le froid et par sa blessure, et ayant à peine la force de se
débarrasser de la neige qui s'amoncelait sur lui; enfin il entendit au
loin le sourd piétinement d'une troupe de cavalerie; ignorant si elle
était amie ou ennemie, mais préférant la mort à son horrible position,
il appela de toutes ses forces quelques cavaliers éclaireurs qui par
bonheur passèrent près de lui; ils l'entendirent, s'approchèrent: il fut
sauvé. Ces cavaliers appartenaient à un corps de cosaques du _Don_ que
le mouvement de la bataille avait placé momentanément à l'arrière-garde
de l'armée; ces cosaques irréguliers, aussi farouches que leurs chevaux
sauvages, obéissaient aveuglément au vieil _hetman_ qui les commandait.
Rochegune fut conduit à ce chef de horde, qui le prit en croupe après
avoir pansé ses blessures. Cet _hetman_ était, me dit l'aide de camp,
une espèce de patriarche guerrier, d'un courage et d'une physionomie
dignes de l'antiquité. Rochegune lui devait la vie; il contracta de ce
jour avec lui une amitié de frère d'armes, quitta l'état-major de
l'armée où il aurait enduré beaucoup moins de privations, et partagea
désormais l'existence aventureuse et pénible des cavaliers de l'hetman,
qui servaient d'éclaireurs et d'enfants perdus à l'armée, ne reposaient
jamais sous une tente, couchaient sur la terre ou sur la neige. Ce n'est
pas tout: ils couraient d'autant plus de dangers qu'ils faisaient une
guerre sans merci, presque sans prisonniers, n'accordant ni ne demandant
de quartier aux Tartares, qui, comme eux, massacraient femmes, enfants,
vieillards.

--Pardon, prince, si je vous interromps,--dit en riant madame de
Semur;--mais j'étais bien sûre qu'en entendant une seconde fois les
hauts faits de votre protégé, je trouverais de quoi ne plus l'admirer
autant... Voyez un peu! par goût pour les aventures, il va s'allier à
une troupe de bandits et d'assassins... et il reste témoin de leurs
atrocités... par reconnaissance!... Le prince se mit à rire et répondit:

--Et c'est justement, madame, à propos de ces atrocités dont M. de
Rochegune est témoin, que votre admiration pour lui sera vivement
excitée.

--Comment?

--Cela tient du prodige...

--Alors, prince, arrivons donc vite à cette fin que nous ignorons aussi
bien que madame de Lancry, car c'est ici que vous vous êtes arrêté tout
à l'heure.

Le prince reprit:

--Rochegune, bien décidé à n'abandonner son hetman que lorsqu'il lui
aurait rendu un service égal à celui qu'il en avait reçu, n'attendit pas
longtemps l'occasion de s'acquitter dignement. J'oubliais de vous dire
que l'hetman avait deux fils qui servaient comme simples cavaliers dans
sa troupe; il les aimait comme un loup aime ses petits, les lançait sans
sourciller au milieu des plus grands dangers, et puis, l'action finie,
il les étreignait sur sa poitrine avec une sorte de joie sauvage et des
rugissements de bête fauve. L'intrépidité naturelle à Rochegune,
l'affection que lui témoignait l'hetman dont il partageait vaillamment
les dangers et les privations, lui acquirent bientôt une grande
influence sur ces hordes. Une reconnaissance d'avant-postes, composée de
quelques cavaliers parmi lesquels étaient les deux fils de l'hetman,
tomba dans une embuscade placée au bord d'un torrent. Presque tous les
cosaques furent massacrés, et les eaux apportèrent au camp de l'hetman
ceux des cadavres qui n'étaient pas brisés parmi les rochers.

--Ah! c'est horrible, s'écria madame de Semur;--on dirait une page de
roman moderne, le timide essai d'une jeune fille de lettres qui s'essaie
en rougissant...

--Écoutez alors la péripétie,--reprit le prince.--En apprenant ce
malheur, le vieil hetman reste stupéfait, inerte. A ce moment, un aide
de camp du feld-maréchal (l'officier russe dont je vous ai parlé)
accourt ordonner à l'hetman de se porter avec sa masse de cavaliers sur
un point qu'il désigne. L'hetman fait machinalement un signe de tête...
Plein de confiance dans ce vieux soldat, et pressé de porter d'autres
ordres, l'aide de camp ne croit pas nécessaire de s'assurer par lui-même
de l'exécution de la manœuvre qu'il est venu commander; il se dirige
au galop sur un autre point. Rochegune sait bien la guerre; quoique
jeune, il la fait depuis longtemps. Comprenant l'importance de ce
mouvement qui doit être exécuté avec la rapidité de la foudre, il reste
stupéfait de l'immobilité de l'hetman, il lui parle, il lui rappelle
l'ordre qu'il vient de recevoir... il n'en peut tirer une parole. Chaque
minute de retard compromettait le salut de l'armée et la vie de
l'hetman, car son inaction méritait la mort. Pour le tirer de
l'anéantissement où l'avait plongé la nouvelle du massacre de ses deux
fils, Rochegune prit un parti désespéré et dit à l'hetman:--_A cheval...
à cheval..._ Le vieillard le regarde et secoue la tête.--_C'est pour
retrouver tes fils!_--s'écrie notre ami... Un éclair brille dans les
yeux du vieillard.--_Mes fils!_--s'écrie-t-il,--_où sont-ils?_--_Suis-moi...
tu les trouveras!_--dit Rochegune, et il saute à cheval en se dirigeant
vers le point indiqué par l'aide de camp:--_Mes fils... mes
fils!_--s'écrie le vieillard en sautant à cheval à son tour pour
atteindre Rochegune qui gagnait du terrain. Les cosaques se pressent sur
les traces de leur hetman: cette masse de cavalerie s'ébranle; Rochegune
la guide et la précède, suivi de près par le vieil hetman criant
toujours:--_Mes fils... mes fils!_--_Suis-moi!_--répondait Rochegune.
Les lignes ennemies sont en vue. Rochegune les montre à l'hetman en lui
disant:--_Tes fils sont là_. Le vieillard pousse un cri de rage et fond
sur l'ennemi; une horrible mêlée s'engage; une fois au milieu du feu,
l'hetman revient à lui. Rochegune, qui ne le quitte pas, lui explique en
deux mots ce qui arrive. Le vieillard, reprenant son sang-froid, combat
avec sa valeur accoutumée. Par un miraculeux hasard, Rochegune, en
chargeant un gros de cavaliers circassiens qui opéraient lentement leur
retraite, les culbuta et les força d'abandonner dans leur fuite un
cheval de bât sur lequel étaient garrottés les deux prisonniers...

--Les deux fils du vieil hetman!--s'écria madame de Richeville.--Quel
bonheur!...

--Justement, madame--reprit le prince;--ils étaient criblés de
blessures; l'ennemi les avait seuls épargnés lors de l'embuscade, et les
gardait en otage. Vous concevez la joie de Rochegune en ramenant ces
deux enfants à leur père. Celui-ci, à cette vue, croisa ses deux bras
sur sa poitrine, mit un genou en terre et baisa pieusement la main de
Rochegune. Pour apprécier la signification de cet acte, il faut savoir
qu'il n'y a qu'à l'empereur que ces chefs de hordes rendent un pareil
hommage, et puis, chez ces peuples sauvages, il est inouï qu'un
vieillard se soit jamais agenouillé devant un jeune homme. «_Je t'avais
sauvé la vie, tu m'as sauvé l'honneur_,--dit le vieillard;--_je devrais
donc te sauver encore une fois la vie pour être quitte envers ici; tu me
rends encore mes fils: que faire pour m'acquitter?_»--Voici les propres
paroles de notre ami, telles que me les a rapportées l'aide de camp qui
était venu complimenter l'hetman sur la charge brillante de ses
cosaques:--«_Toi et tes fils_,--dit Rochegune,--_jurez-moi d'épargner
désormais les femmes et les enfants ou les vieillards qui vous tomberont
sous la main, et de leur dire Vivez au nom de..._»--Ici le prince
s'interrompit.

--Au nom de qui?--nous écriâmes-nous...

Le prince sourit et dit:

--Ceci n'est pas mon secret; qu'il vous suffise de savoir que l'hetman
et ses enfants firent et tinrent ce serment. Le nom qu'avait prononcé
Rochegune fut si peu oublié dans cette horde, m'a dit l'officier russe
qui a terminé cette campagne, que l'an passé, à la fin de la guerre, il
était pour l'hetman aussi sacré que le serment qu'il avait fait à notre
intrépide et généreux compatriote...

--Ceci est digne des beaux jours de la chevalerie errante,--s'écria
madame de Semur,--et pour compléter le roman... ce nom est certainement
celui d'une farouche beauté que...

--Permettez-moi de vous interrompre,--dit le prince d'un air
sérieux,--pour vous affirmer que ce nom méritait... et mérite toujours
d'être prononcé avec autant d'intérêt que de respect; je vous abandonne
notre cher chevalier criant, mais je vous demande grâce pour ce nom
mystérieux... que vous connaissez...

--Que je connais...--s'écria madame de Semur.

--Oui, madame, et que vous avez dit vingt fois, car c'est celui d'une
personne que vous aimez... enfin c'est un nom qui mérite à tous égards
de servir de symbole à une action généreuse, et Rochegune ne pouvait
rendre un plus digne hommage à la personne qui porte ce nom...

--Ah! prince, que vous êtes cruel!--s'écria madame de
Richeville,--dites-nous-le donc?

--Cela m'est impossible, madame; vous approuverez vous même mon
silence... quand vous en saurez la cause... je ne veux pas enlever à
Rochegune le plaisir de vous l'apprendre.

--Mais avant qu'il ne vienne, il y a de quoi mourir de curiosité,--dit
madame de Semur.--Voyons, prince, laissez-vous attendrir. Pour vous
décider, je vous déclare très-sérieusement que je trouve admirable la
conduite de M. de Rochegune; son moyen de rappeler l'hetman à lui-même
en lui disant: «Suivez-moi, je sais où sont vos fils...» ne pouvait
venir que d'un esprit généreux qui sait combien les affections profondes
ont de retentissement dans le cœur.

--Et son idée de profiter de la reconnaissance qu'il inspire, pour
imposer la clémence à ces barbares!--dit la princesse d'Héricourt;--cela
n'est-il pas aussi une grande pensée?

--Très-belle et très-grande,--reprit le prince,--et qui vous paraîtra
peut-être sinon plus belle, du moins plus touchante, lorsque vous saurez
le nom...

--Ah! prince, que vous êtes cruel!...--dit madame de Semur.--On admire
tout sans restriction, et rien ne peut vous attendrir...

--Tenez, madame,--dit le prince,--j'entends une voiture entrer dans la
cour, peut-être est-ce le hasard qui vous envoie notre héros.
Adressez-vous à lui...

--Béni soit le hasard, si c'est en effet M. de Rochegune,--dit madame de
Semur.--Le hasard est quelquefois si malencontreux, qu'il devrait bien
une fois au moins...

L'entrée de M. de Rochegune interrompit l'invocation de madame de Semur.

Le soleil d'Orient l'avait tellement bronzé, l'expression de sa
physionomie était si changée, qu'il était méconnaissable. Le ton bistré
de sa figure faisait paraître plus étincelants encore ses grands yeux
gris sous ses sourcils noirs. Son visage complétement rasé, à
l'exception de ses moustaches brunes, qui faisaient ressortir le rouge
foncé de ses lèvres et la blancheur de ses dents, lui donnait un
caractère oriental très-prononcé. Il était impossible d'oublier ces
traits énergiquement accentués. Sa taille grande et svelte, ses
vêtements noirs, l'air royal et chevaleresque avec lequel il portait
haut et fier son front hâlé et sa moustache brune, lui donnaient la
tournure cavalière et hardie d'un vaillant portrait de Velasquez ou de
Van Dyck. Son allure décidée n'avait rien de l'effronterie des
fanfarons; elle annonçait une nature calme et forte, intelligente et
énergique. A la courbure de ses lèvres, légèrement arquées, on voyait
que le sarcasme amer pouvait remplacer la généreuse bienveillance du
sourire.

Ravie de revoir M. de Rochegune, je lui dis cordialement ma joie, qu'il
partagea; en me parlant du passé, un nuage de tristesse passa tout à
coup sur ses traits; je devinai qu'il donnait une pensée à M. de
Mortagne, mais qu'il ne trouvait ni le moment ni le lieu convenables
pour me parler de cet ami bien cher.

--Savez-vous que vous êtes très-dissimulé au moins?--dit madame de
Richeville à M. de Rochegune.

--Comment cela, madame la duchesse?

--Certainement; vous me racontez comment vous avez été blessé, comment
vous avez manqué de périr enseveli sous la neige, comment vous avez été
sauvé... mais voilà tout... vous vous gardez bien de dire un mot de
certain vieil hetman...

--De dire un mot de l'immense service que vous lui avez rendu... en lui
sauvant l'honneur,--dit madame de Semur.

--En lui ramenant ses deux fils,--ajouta la princesse.

--En lui faisant promettre, à lui et à ses deux fils, d'épargner
désormais les femmes, les enfants et les vieillards,--dit madame de
Semur,--et de les rendre à la liberté au nom de...

--Voici le mystère,--dit madame de Richeville:--ce méchant prince ne
veut pas nous dire au nom de qui... vous avez adouci la férocité de ces
barbares.

Tous ces reproches s'étaient succédé si rapidement, que M. de Rochegune
n'avait pu répondre un mot; au lieu d'affecter une modestie maladroite
et embarrassée, il dit noblement et simplement:

--Tout cela est vrai; mais, prince, permettez-moi de vous demander
comment vous savez...

--Ne le lui dites pas qu'il ne nous ait appris ce nom
mystérieux,--s'écria madame de Richeville.

--Voyez comme il rougit!...--s'écria en riant madame de Semur.

M. de Rochegune avait en effet beaucoup rougi, il avoua franchement au
lieu de s'en défendre.

--Oui, je rougis,--dit-il en souriant,--parce que je ne puis m'empêcher
de rougir de reconnaissance en entendant ce nom qui m'a toujours porté
bonheur; ce nom, symbole d'un souvenir qui m'a guidé, protégé, conseillé
dans bien de graves circonstances de ma vie. Depuis que j'ai prononcé ce
nom pour la première fois, il est devenu pour moi comme un talisman; je
professe pour lui l'idolâtrie la plus aveugle. Tenez, on m'a dit ce
matin que j'avais fait un bon discours à la chambre des pairs: eh bien!
c'est parce que je l'avais mentalement invoqué, j'en suis sûr!

--Mais,--dit madame de Richeville,--c'est justement à cause de toutes
ces merveilles que nous brûlons de le savoir.

--Ce que vous venez de nous dire là nous rend plus impatientes
encore,--dit madame de Semur.

--Parlerez-vous enfin?--s'écria madame de Richeville.--D'abord nous vous
tourmenterons jusqu'à ce que vous nous ayez éclairci ce mystère. Le
prince dit que nous connaissons la personne qui porte ce nom... que nous
l'aimons... Voyons, dites-nous cela... C'est à en perdre la tête...

--Je serais désolé,--reprit sérieusement M. de Rochegune,--que vous
pussiez croire, madame, que je crains de dire et de répéter ce nom. Le
sentiment qui m'a dicté ce que j'ai fait est trop honorable pour que je
ne m'en glorifie pas toujours, partout, et très-hautement, je vous le
jure... Mais je suis certain que le prince pense, comme moi, qu'en ce
moment je ne puis satisfaire votre curiosité. S'il est d'un avis
contraire... je me rends.

--J'aurais bien envie de vous prier de parler,--dit le prince en
souriant.--Je me vengerais ainsi de...

--Et de qui?--s'écria madame de Semur, voyant l'hésitation du prince.

--De vous, madame,--ajouta-t-il gaiement,--en vous faisant admirer bien
davantage encore ce que vous ne louez qu'à regret. Mais je suis
généreux, et je partage l'avis de Rochegune.

--Oh! c'est affreux!... comme ils s'entendent!--s'écria madame de
Richeville.--Allons... nous attendrons votre loisir... Mais vous ne
serez pas quitte de notre curiosité, monsieur de Rochegune. Il faut que
vous la contentiez d'une autre façon.

--Je suis à vos ordres, madame.

--Eh bien! puisque vous êtes à mes ordres, vous allez me faire, de
souvenir, le portrait du vieil hetman sur l'album d'Emma.

Emma, avant que M. de Rochegune n'eût répondu, se leva toute joyeuse,
les joues vermeilles, et approcha une table sur laquelle était tout ce
qu'il fallait pour dessiner à l'aquarelle.

--Et pour le punir de sa discrétion, il nous chantera sa chanson
albanaise des Hirondelles,--ajouta la princesse.

--Emma la lui accompagnera, et madame de Lancry sera ravie de
l'entendre,--dit la duchesse.

Emma, toute joyeuse, alla ouvrir le piano avec le même gracieux
empressement.

--Allons, homme mystérieux,--dit madame de Richeville,--faites-nous vite
connaître le visage de ce vieil hetman, que j'aime beaucoup sans le
connaître.

--Et dites-nous votre chanson des Hirondelles, que j'aime beaucoup parce
que je la connais,--dit madame de Semur.

--Par où commencera-t-il, chère princesse?--dit madame de Richeville.

--Par la chanson, car on l'entend encore longtemps après qu'il l'a
chantée, tant cette méthode simple et touchante laisse d'écho dans le
cœur.

Emma se mit au piano.

M. de Rochegune commença.

C'était un air albanais qu'il avait noté lui-même et dont il avait
traduit les paroles. Rien de plus naïf, de plus primitif que ce chant
d'une mélancolie ravissante.

Je n'avais jamais entendu la voix de M. de Rochegune; elle était à la
fois sonore, douce et profondément vibrante.

Cette chanson me fit tant de plaisir, que je la lui redemandai; sans se
faire prier, il la recommença de la meilleure grâce du monde.

Emma l'accompagnait à merveille.

Cette première partie de sa tâche si bien accomplie, M. de Rochegune
s'occupa de la seconde; il se mit à la table de dessin, et en une
demi-heure il eut admirablement dessiné à la sépia le portrait de
l'hetman des cosaques, dont les traits rudes et sauvages étaient
rehaussés par un costume très-pittoresque.

J'étais moins étonnée des talents vraiment remarquables de M. de
Rochegune, quoique j'ignorasse qu'il les possédât, que de la gracieuse
facilité avec laquelle il s'était prêté à tous les désirs qu'on lui
avait témoignés.

Je trouvais à la fois surprenant et charmant que ce soldat intrépide,
que cet éloquent orateur, que cet homme d'une charité évangélique (car
il continuait scrupuleusement à sa terre les traditions philanthropiques
de son père), réunît des dons si agréables à des qualités si éminentes
et si rares. Et puis il me semble qu'on sait toujours un gré infini aux
hommes puissants par l'intelligence, forts par le courage, de se montrer
simples, bons et prévenants.

Je n'étais pas seule, d'ailleurs, à ressentir ainsi, quoique M. de
Rochegune, sans affectation, tâchât de s'amoindrir et de mettre les
autres personnes en valeur; il était facile de voir à mille nuances, à
mille riens, qu'on lui tenait d'autant plus compte de sa supériorité
qu'il faisait tout au monde pour la faire oublier.

Je me souviendrai toujours de cette soirée si doucement occupée d'arts
de poésie, de voyages, et si tôt passée, grâce au charme d'une intime
causerie où l'on avait pour prétention la bienveillance, pour rivalité
le désir de plaire.

Pendant que madame de Richeville reconduisait la princesse d'Héricourt,
M. de Rochegune me demanda si j'étais chez moi le matin, et si je
pourrais lui faire la grâce de le recevoir.

--Si peu précieuse que soit cette grâce que vous me demandez,--lui
dis-je en souriant,--j'ai bien envie d'y mettre à mon tour une
condition; je suis beaucoup plus curieuse ou plus opiniâtre que madame
de Richeville, et j'aurai beaucoup de peine à attendre jusqu'à demain
pour savoir ce nom mystérieux au nom duquel vous faites de si nobles
choses.

--Et moi, madame, je ne pouvais le dire... même devant vos meilleurs
amis... non à cause d'eux, ils m'eussent applaudi, je n'en doute pas...
mais à cause de vous.

--De moi!... Et pourquoi?

--Pourquoi?--reprit M. de Rochegune. Et il ajouta de l'air du monde le
plus naturel, et comme s'il eût dit une chose toute simple:

--Parce que ce nom est le vôtre, parce que ce nom était MATHILDE.



CHAPITRE VIII.

UN ANCIEN AMI.


Encore sous l'impression que m'avait causée la révélation de M. de
Rochegune, je rentrai chez moi inquiète, contrariée, comme s'il m'eût
fait brusquement un aveu d'amour.

Mon embarras n'était pas causé par les susceptibilités d'une fausse
pruderie, mais par la crainte de voir mes relations futures avec M. de
Rochegune perdre leur caractère loyal et fraternel. Au lieu de m'être
agréables, elles me fussent alors devenues gênantes et pénibles par la
froide réserve qu'elles m'eussent inspirée.

Cependant, après quelques réflexions, je me rassurai; je me rappelai les
paroles du vénérable prince d'Héricourt. Sachant qu'il s'agissait de
moi, il avait tu mon nom pour ménager ma modestie; mais il avait si
ouvertement loué M. de Rochegune dans cette circonstance, celui-ci avait
aussi parlé avec tant de franchise à cet égard, que mes scrupules
s'apaisèrent.

D'ailleurs, je ne pouvais croire que M. de Rochegune eût voulu me
traiter légèrement. Nos rapports avaient été souvent d'une nature
extrêmement délicate, et jamais un tel soupçon ne m'était venu.

Il m'avait rendu de très-grands services: le premier, au commencement de
mon mariage, en venant m'instruire des bruits odieux que M. Lugarto
répandait et qu'il tâchait d'accréditer par sa présence auprès de moi;
le second, en aidant M. de Mortagne à m'arracher du piége où cet homme
infâme m'avait fait tomber.

Dans ces occasions, jamais M. de Rochegune n'était sorti de la réserve
la plus parfaite. Jamais il n'avait fait la moindre allusion à l'espoir
qu'il avait eu d'obtenir ma main, et aux sentiments qu'il aurait pu
éprouver pour moi.

Peu de temps après la nuit fatale de la maison isolée de M. Lugarto, il
était parti pour la Grèce; de là il était allé en Russie. Pendant cette
campagne meurtrière, il avait rendu une espèce de culte à mon nom, à mon
souvenir, ignorant alors s'il me reverrait un jour. Pouvais-je me
blesser de cette preuve à la fois généreuse et bizarre de son
attachement?

Je me rassurai donc d'autant plus facilement sur l'amour dont j'avais un
instant soupçonné M. de Rochegune, que je croyais n'avoir pour lui aucun
tendre penchant. J'admirais ses rares facultés, son noble caractère; je
lui avais récemment découvert de nouveaux agréments. J'étais sincèrement
reconnaissante des services qu'il m'avait rendus; mais je ressentais
toujours l'immense différence qui existait entre mon affectueuse amitié
pour lui et l'amour que j'avais autrefois éprouvé pour M. de Lancry.

Habituée que j'étais à analyser mes plus fugitives impressions, je me
demandai s'il ne m'était pas pénible de songer qu'à vingt ans je devais
renoncer à aimer... autant par solidité de principes que par impuissance
de cœur. Je vis au contraire, dans ces froides impossibilités, la
garantie de mon bonheur futur.

Depuis mon retour à Paris, je me trouvais parfaitement heureuse. La
société restreinte et choisie dans laquelle je vivais me comblait de
soins, de prévenances. J'avais à aimer madame de Richeville, Emma;
j'avais donc, si cela se peut dire, assez d'occupation de cœur pour
ne pas regretter l'absence des sentiments plus vifs.

J'ai oublié de dire que, restant chez moi presque toutes les matinées,
je recevais assez souvent les amis de madame de Richeville, qui étaient
devenus les miens. Ainsi, dans mes habitudes, la visite de M. de
Rochegune n'était nullement un accident.

Je l'attendis avec impatience.

Il vint, je crois, le surlendemain du jour où je l'avais revu pour la
première fois. J'étais seule; il me tendit la main et me dit tristement:

--Je n'ai pu avant-hier vous parler de notre malheureux ami, quoique
nous fussions chez une des personnes qu'il aimait le plus au monde. Mais
vous avez senti comme moi que ce n'était pas le moment de nous
entretenir de ce cruel événement... Ah! si vous saviez tout ce que j'ai
perdu en lui!

Et une larme, que M. de Rochegune ne chercha pas à cacher, roula dans
ses yeux.

--Je l'ai aussi bien regretté, et le regrette tous les jours
encore...--lui dis-je avec une vive émotion,--quand je songe qu'à ses
derniers moments sa pensée a encore été pour moi... Ah! c'est une
horrible mort, c'est une infernale vengeance!...

M. de Rochegune fronça les sourcils et me dit d'un air sombre:

--J'ai employé tous les moyens possibles pour savoir où était ce
misérable Lugarto et pour découvrir les instruments de son lâche
guet-apens; car je suis de l'avis de madame de Richeville au sujet de ce
duel et de son effroyable issue. Personne ici n'a pu me renseigner;
quelques personnes seulement m'ont dit que Lugarto était ou en Amérique
ou au Brésil.

J'instruisis alors M. de Rochegune du singulier incident qui avait mis
en ma possession une lettre de M. de Lancry écrite à une personne
inconnue.

Ce fait le frappa, il me dit qu'il prendrait les mesures nécessaires
pour tâcher de savoir si en effet M. Lugarto ne serait pas secrètement à
Paris.

--Mais croyez-vous qu'il ose revenir ici?--lui dis-je.

--Je le crains, il est trop lâche pour se battre avec moi, et j'avoue
que j'hésiterais à exécuter la terrible menace que lui a faite M. de
Mortagne.

--Lui-même aurait reculé devant cette extrémité...

--Je ne sais, son caractère était si intraitable... Mais ce qui
augmentera l'audace de Lugarto, c'est que ses crimes ne sont pas
prouvés; il peut se mettre sous la protection des lois et affronter le
scandale d'un procès que l'on peut lui intenter au sujet de votre
enlèvement.

--Jamais je n'y consentirais,--m'écriai-je,--il faudrait soulever trop
de questions ignominieuses pour le nom que je porte! Ce triste passé est
maintenant pour moi comme un rêve pénible. Tout ce qui en rappellerait
la réalité me ferait horreur.

--Vous avez raison, laissez-nous le soin de veiller sur vous; oubliez,
oubliez le passé! Oh! nous parviendrons à le chasser de votre souvenir,
à force de soins, d'affection. Mortagne vous a léguée à madame de
Richeville, à moi, à tous ceux enfin qui ont une âme généreuse. Nous
tâcherons d'être pour vous ce qu'il était lui-même, et devons prouver
qu'il n'y a que de bons cœurs sur la terre... Pauvre femme! vous avez
tant souffert, vous avez rencontré tant d'êtres infâmes ou dégradés, que
vous ne demanderez pas mieux que de nous croire et de vous laisser
aimer, n'est-ce pas?

Je ne saurais exprimer avec quelle cordialité simple et touchante M. de
Rochegune prononça ces paroles.

--Que vous êtes bon! lui dis-je,--que de gratitude je vous ai déjà!
N'avez-vous pas devancé le vœu de M. de Mortagne? souvenez-vous
donc... il y a trois ans...

--Oh! ne parlons pas de ce que vous me devez,--me dit-il,--car je vous
ai dû, moi, de bien douces... de bien tendres pensées.

Je ne pus réprimer un léger mouvement d'embarras.

M. de Rochegune me comprit, et me dit en souriant:

--Tenez, une comparaison vous rendra mon idée. Je serais désolé que
vous prissiez ceci pour des _galanteries_; vous aimez beaucoup les
tableaux, les belles statues, la belle musique, n'est-ce pas?

--Sans doute.

--Vous comprenez qu'on passe des heures entières à contempler la
_Transfiguration_, le _Panseroso_ ou la _Vierge à l'enfant_?

--Certainement.

--Vous comprenez qu'on écoute avec bonheur, avec reconnaissance, Mozart,
Gluck ou Beethoven; vous avouez enfin qu'on peut demander à l'admiration
de ces chefs-d'œuvre de l'art les plus divines jouissances, les plus
hautes inspirations?

--Mais quel rapport?

--Eh bien! ces divines jouissances, ces hautes inspirations, je les ai
demandées à un adorable chef-d'œuvre de la nature, à un être idéal de
bonté, de grâce, de noblesse, et je les ai obtenues. Les derniers
vœux de mon père, ceux de M. de Mortagne, le pieux respect que
m'inspirèrent vos chagrins, ont encore augmenté le culte passionné que
je vous ai voué. Vous êtes devenue pour moi comme un être intermédiaire
entre ce qui est divin. Depuis que je vous connais, c'est à vous que
j'ai toujours reporté mes meilleurs instincts, parce qu'ils sont
toujours venus de vous: en mêlant votre nom, votre pensée à de
généreuses actions, ce n'était pas une flatterie que je vous adressais,
c'était un de vos droits que j'acquittais.

--Vous aviez pourtant d'autres souvenirs que le mien à invoquer,--lui
dis-je pour changer le cours de cet entretien, qui commençait à
m'embarrasser,--l'homme admirable qui vous a élevé dans de si nobles
sentiments...

--Mon père...? il avait pressenti ce que vous seriez... il avait espéré
nous unir l'un à l'autre,--me répondit gravement M. de Rochegune.--C'est
penser à lui que de penser à vous... son souvenir auguste et sacré plane
au-dessus de l'attachement que j'ai pour vous... Ainsi, rassurez-vous;
ne me croyez surtout pas capable de vous dire des _galanteries_, de
vouloir, comme on dit vulgairement, _vous faire la cour_... Vous faire
la cour! On ne fait pas la cour à une femme comme vous... dès qu'on la
connaît, on l'aime comme elle mérite d'être aimée. C'est ce que j'ai
toujours fait.

--Monsieur de Rochegune...

--Cet aveu... ne peut vous offenser, ne doit même pas vous étonner...

--Cependant...

--Et bien plus, lorsque vous saurez ce que je veux être pour vous, ce
que je voudrais que vous fussiez pour moi, vous me saurez gré de cet
aveu.

--Vraiment, monsieur?--lui dis-je, ne pouvant m'empêcher de sourire de
sa vivacité.

--Et il se pourra même que vous en soyez heureuse.

--Heureuse?

--Et fière...

--Et fière? Voilà qui est charmant; je vous écoute.

--Rien de plus simple. Vous êtes une courageuse femme, aussi jalouse de
votre honneur qu'un homme l'est du sien. Vous êtes incapable de
commettre une faute, autant par solidité de principes que parce que
cette faute aurait l'air d'une lâche représaille, et de donner l'ombre
d'une excuse à l'indigne conduite de votre mari. Est-ce vrai?

--Cela est vrai, je n'ai jamais pensé autrement.

--Vous le voyez, je fais une large part à l'élévation de vos sentiments.
Je les comprends, car je les partage. Mais vous avez vingt ans à peine;
devant vous une vie isolée, sans famille, sans liens. A cette heure,
l'amitié de madame de Richeville vous suffit encore, vous êtes dans un
état de transition, vous prenez la cessation de la souffrance pour le
bonheur. Cet état négatif ne durera pas; votre cœur s'éveillera, vous
aimerez...

J'interrompis M. de Rochegune.

--Vous avez,--lui dis-je,--jusqu'ici parlé avec trop de raison et de
vérité pour que je tombe d'accord avec vous sur ce dernier point. Je
n'aimerai plus... Une fatale... mais violente passion a tué l'amour dans
mon cœur.

--Tué l'amour dans votre cœur!--s'écria-t-il;--mais vous n'avez
jamais aimé...

--Je n'ai jamais aimé?...

--Jamais.

--Voyons, monsieur de Rochegune, parlons-nous sérieusement, ou bien nous
livrons-nous aux folies paradoxales de madame de Semur?

--Je parle sérieusement, je vous le répète, vous n'avez jamais aimé.

--Mais, monsieur...

--Mais, madame... Dieu ne veut pas qu'il dépende du premier misérable
venu d'allumer ou d'éteindre à jamais dans un cœur tel que le vôtre
le plus divin de tous les sentiments, celui qui demande l'emploi des
plus rares, des plus magnifiques facultés de l'âme!

Je regardai M. de Rochegune avec étonnement, et je repris:

--Comment... je n'ai pas aimé! Mais qu'ai-je donc éprouvé, alors?
Pourquoi cet anéantissement du cœur? pourquoi cette mort de toutes
mes espérances?

--Vous avez pris l'épuisement de la douleur pour l'anéantissement du
cœur!... Est-ce que le cœur s'anéantit? Est-ce qu'on renonce à
toute espérance quand on n'a rien à regretter?...

--Rien à regretter, monsieur...

--Non, vous avez beaucoup à déplorer, mais heureusement vous n'avez rien
à regretter; aussi l'avenir vous reste-t-il tout entier avec ses
horizons sans bornes...

--L'avenir...

--Sans doute l'avenir; pourquoi non? Qui vous le ferme? Dites-moi qu'une
passion noble, grande, profonde, généreusement partagée, mais
brusquement brisée par un événement surhumain, laisse dans l'âme des
regrets éternels, et la ferme à toute espérance, je vous croirai. Oui,
ces regrets seront éternels, parce que leur cause sera pure; éternels,
parce qu'au lieu de les étouffer on les entretiendra pieusement;
éternels, parce qu'on y trouvera l'amère volupté que donne la
conscience d'une douleur inconsolable, parce que le bonheur qu'on a
perdu est irréparable. Mais cette pieuse fidélité au culte du passé
prouvera-t-elle que l'amour est éteint dans le cœur? Au contraire,
elle prouvera qu'il n'y a jamais brûlé plus pur et plus ardent... Eh
bien... avez-vous ressenti quelque chose de pareil? Non, sans doute;
après avoir affreusement souffert, vous avez fui avec horreur les
souvenirs de vos souffrances, vous avez remercié Dieu de vous avoir
délivrée de votre bourreau, pauvre et malheureuse femme!

--Cela est vrai... Loin de me complaire dans ces souvenirs détestés...
je les ai fuis... Mais si fatal, si honteux même, je vous l'accorde,
qu'ait été mon amour, je n'en ai pas moins aimé... Je n'aurais pas, sans
cela, épousé M. de Lancry.

--Eh mon Dieu! il y a des surprises de cœur comme il y a des
surprises de sens; les séduisants dehors de votre mari, ses hypocrites
et douces paroles, votre empressement si naturel d'échapper à la tutelle
de votre tante, votre confiance ingénue dans un homme que vous croyiez
sincère et loyal, votre générosité native, le manque absolu de
comparaison, tout vous a poussée à un mariage indigne de vous. Une fois
mariée, une fois malheureuse, vous avez pris votre obéissance aveugle au
pouvoir de votre mari, votre courageuse observance de vos devoirs, pour
le noble dévouement de l'amour; vous avez été vertueuse, résignée...
vous vous êtes crue passionnée.

--Mais n'ai-je pas ressenti les tortures de la jalousie?

--Tout s'enchaîne; partant d'une impression fausse, vous vous êtes
trompée sur la jalousie comme sur l'amour.

--Je me suis trompée?

--L'ingratitude de votre mari vous a bien plus révoltée que son
infidélité.

--Mais pourquoi n'aurais-je pas aimé M. de Lancry?

--Parce qu'il était indigne de vous.

--Comment, vous croyez qu'on n'aime véritablement que les personnes
dignes de soi?

--Je crois que vous, Mathilde de Maran, vous ne pouvez aimer,
véritablement aimer, qu'une personne digne de vous...

--Mais voyez M. Sécherin, il est aussi bon que sa femme est perverse;
elle l'a honteusement trompé, et il l'adore.

--Je ne parle pas de M. Sécherin, je ne généralise pas, je précise. Je
vous dis que _vous_, vous ne pouvez véritablement aimer que quelqu'un
digne de vous.

--Mais pourquoi _moi_ plus que toute autre dois-je éprouver ainsi?

--Parce que l'amour doit être pour vous, comme pour les âmes d'élite, je
vous le répète, un magnifique échange de généreux sentiments.

--Vos raisons sont spécieuses, et la vanité pourrait venir en aide à la
conviction,--dis-je à M. de Rochegune; mais je ne suis pas persuadée.

--Vous le serez.

--Mais pourquoi voulez-vous me donner cette conviction que mon cœur a
été surpris, que je n'ai pas véritablement aimé, et que je dois aimer
quelqu'un digne de moi?

--Je veux vous donner cette conviction pour vous amener à être heureuse
et fière de mon aveu, je vous l'ai dit...

--Expliquez-vous...

--En vous prouvant que vous n'avez jamais aimé, que vous ne pouvez aimer
qu'un homme digne de vous, je vous amène nécessairement à avouer que
vous aimerez un jour.

--Je n'avoue pas cela du tout... Qui vous dit d'abord que je trouverai
cet homme digne de moi; et puis enfin, qui vous dit que je l'aimerai...

--Tout me le dit. Ce sera une des exigences de votre position; mais
votre caractère, vos principes sont tels, que lorsque vous aimerez il
faudra que non-seulement vous puissiez avouer hautement votre amour,
mais vous en glorifier à la face du monde...

--Un tel amour est rare...

--Et les hommes dignes de l'éprouver plus rares encore. Aussi vous dis
je que lorsque vous aurez rencontré un de ces hommes, forcément vous
l'aimerez, tout vous y poussera, le besoin de votre cœur, la fierté
d'être aimée ainsi, les mystérieuses affinités qui rapprochent les âmes
supérieures.

--Mais cet homme?

--Cet homme, si vous le voulez, ce sera moi...

--Vous?...

--Moi... Je vous dis cela, parce que je me crois digne de vous.

--De la part de tout autre, cette assurance serait le comble de la
fatuité,--dis-je gravement à M. de Rochegune en lui tendant la
main;--mais vous, je vous crois... vous aviez raison, je suis heureuse
et fière de cet aveu.

--Je vous le disais bien, reprit-il avec une incroyable simplicité.

--J'imiterai votre franchise,--dis-je à M. de Rochegune.--Il se peut que
mon cœur s'éveille. Si jamais j'éprouvais pour vous un amour tel que
celui que vous peignez, un amour dont vous et moi pussions nous
enorgueillir, alors... je vous le jure, je m'y abandonnerais avec
bonheur, avec sécurité... Mais, hélas!... l'amour le plus pur, le plus
saint... est-il à l'abri des calomnies du monde?

--Je ne veux pas m'établir le champion du monde, mais le mal qu'il fait
a presque toujours pour cause la dissimulation ou la faiblesse de ceux
qui se plaignent. La conscience est troublée, alors on manque de
courage. Si vous éprouviez au contraire un sentiment dont vous pussiez
être fière, que vous pussiez avouer à la face de tous, pourquoi le
cacheriez-vous? Si vous le faisiez, ce serait une lâcheté, et vous
mériteriez d'être calomniée. Vous n'avez rien à vous reprocher! Alors
pourquoi recourir à la feinte, à ces réticences qui accompagnent
toujours une conduite coupable? Pourquoi donc, après tout, la vertu
n'aurait elle pas son audace comme le vice a la sienne? Pourquoi une
femme comme vous et un homme comme moi, je suppose, n'imposeraient-ils
pas courageusement à la société leur amour loyal et pur, aussi bien que
votre mari et Ursule lui imposent leur double adultère? Le monde aime
la résolution, la hardiesse, eh bien! que les honnêtes gens soient aussi
hardis, aussi résolus que les gens corrompus; à courage égal, le monde
préférera les honnêtes gens: j'en suis sûr.

Je fus charmée de l'expression de noble arrogance qui animait les traits
de M. de Rochegune.

--Vous avez raison,--lui dis-je, entraînée malgré moi par le courant de
sa généreuse pensée,--il serait beau de réduire la calomnie à
l'impuissance en dépassant ouvertement le terme que ses malveillantes
insinuations oseraient à peine indiquer.

Après avoir un moment réfléchi, je dis à M. de Rochegune:

--Je vais vous donner une preuve de franchise et de confiance, en vous
faisant une question étrange. Il y a trois ans, pourquoi ne m'avez-vous
pas parlé ainsi?

--Parce qu'il y a trois ans j'étais plus jeune, et pas assez sûr de moi
pour oser vous parler ainsi. Mortagne savait mon amour; il me conseilla
fortement de quitter la France, de voyager, d'utiliser ma vie en servant
une noble cause, jusqu'à ce que j'eusse acquis assez d'empire sur
moi-même pour _dégager l'or de ses scories_, disait-il, pour épurer
tellement cet amour, que je pusse venir vous l'offrir sans rougir.

--Et si en arrivant vous m'eussiez trouvée consolée de l'abandon de mon
mari et aimant dignement un cœur digne du mien?...

--Les sentiments élevés et désintéressés sont à l'épreuve des durs
mécomptes, si douloureux à l'amour-propre; dans une circonstance
pareille, je vous aurais dit ce que je vous dis, offert ce que je vous
offre, et cela devant la personne aimée... car, aimée par vous, elle eût
été capable de me comprendre.

--Et si j'avais aimé un homme indigne de moi?

--Cela ne se pouvait pas; il est des impossibilités morales comme des
impossibilités physiques; je vous le répète, vous ne pouviez qu'aimer
sans rougir.

--Mais si le contraire arrivait, homme opiniâtre?

Après m'avoir un instant regardée en silence, M. de Rochegune me dit
avec une expression solennelle qui donnait une grande valeur à ces mots:

--JE DOUTERAIS DE MOI-MÊME.

       *       *       *       *       *

Tel fut le singulier et premier entretien que j'eus avec M. de
Rochegune.



CHAPITRE IX.

LES CONFIDENCES.


Je restai assez longtemps avant de ressentir, si cela se peut dire, le
contre-coup de mon entretien avec M. de Rochegune.

Il y avait en lui tant de franchise et de loyauté, que je n'apportai pas
dans nos relations la réserve que son aveu aurait peut-être dû
m'imposer.

Je continuai de le voir presque chaque soir chez madame de Richeville,
où il venait très-assidûment, ainsi que les autres amis de la duchesse;
assez souvent aussi je le vis chez moi le matin.

J'avais une telle confiance en moi et en lui que je me laissais aller
sans crainte au charme de cette affection naissante. Je ne le cachais
pas, j'étais fière, et, je le crois, justement fière des preuves
d'attachement que M. de Rochegune m'avait données et de la noble
influence qu'à mon insu j'avais exercée sur sa vie.

Je jouissais de ses succès, qui grandissaient chaque jour. Il parlait
rarement à la chambre des pairs, mais son éloquence faisait vibrer
toutes les âmes généreuses; l'influence de sa parole était d'autant plus
puissante que son indépendance était absolue. Il n'appartenait à aucun
parti, ou plutôt appartenait à tous par ce qu'ils avaient de noble et
d'élevé; partisan déclaré de ce qui était juste, humain, grand, vraiment
national, il était impitoyable aux lâchetés, aux égoïsmes, aux
hypocrisies: ne s'inféodant à personne, il s'était fait ainsi une
position exceptionnelle, stérile pour les avantages personnels qu'il
aurait pu en tirer, admirablement féconde pour les augustes vérités
qu'il répandait en France, en Europe.

Le retentissement de son nom et de son beau caractère alla si loin,
qu'un souverain du Nord, après avoir résisté à toutes les instances de
la diplomatie française au sujet d'une concession qu'on lui demandait,
fit remettre à M. de Rochegune une lettre dans laquelle il l'informait
que, quoiqu'il ne le connût pas personnellement, il se faisait un
plaisir d'accorder à la considération de son nom et des services qu'il
rendait à la cause de l'humanité... ce qu'il avait jusqu'alors refusé.

Il y avait, ce me semble, autant de touchante estime que de haute
bienveillance dans cet hommage d'un prince qui, n'ayant eu aucune
relation avec M. de Rochegune (absolument étranger à la question qui se
traitait), et sachant son désintéressement des emplois publics, trouvait
pourtant le moyen de lui faire une noble part dans les affaires du pays,
en accordant à la seule influence de son caractère une concession des
plus importantes.

Je n'oublierai jamais la joie de M. de Rochegune lorsqu'il vint me
confier cette bonne nouvelle, ni la grâce touchante avec laquelle il
voulut me persuader que, puisant toutes ses nobles inspirations dans ma
pensée, c'était à moi qu'il devait rapporter cette faveur insigne dont
il était si fier.

Quoique inespérée, cette grâce combla plus qu'elle n'étonna les amis de
M. de Rochegune. Sa philanthropie éclairée, son talent d'orateur, les
guerres qu'il avait faites, son instruction profonde, variée, en
faisaient un personnage très-éminent.

Presque tous les étrangers distingués, soit par le savoir, soit par la
naissance, tenaient beaucoup à être reçus chez madame de Richeville; et
il était facile de voir que la société de la duchesse aimait à faire
montre de M. de Rochegune, qui s'était concilié les plus hautes et les
plus flatteuses sympathies.

Et pourtant, une fois dans l'intimité, personne mieux que lui n'avait
l'art de faire oublier cette supériorité si éclatante et si reconnue,
par une simplicité charmante, par une gaieté douce et communicative. Il
avait non-seulement le rare talent de plaire, mais encore celui de
donner envie de plaire.

Ses préférences pour moi, et, pourquoi ne le dirais-je pas, mes
préférences pour lui, car l'affection qui les dictait n'avait rien qui
pût me faire rougir, semblaient si naturelles et étaient tellement
avouées par nous dans la société de madame de Richeville, qu'on se
serait pour ainsi dire fait un scrupule de priver M. de Rochegune du
plaisir de m'offrir son bras ou de se placer à côté de moi; cette
bienveillante tolérance, de la part de personnes d'une rigidité connue,
prouvait assez combien notre attachement était honorable.

J'avais une tendre amitié pour madame de Richeville; chaque jour elle me
témoignait de nouvelles bontés. Je chérissais Emma comme j'aurais chéri
une jeune sœur, jamais je n'avais été plus heureuse.

Je passais presque toutes mes soirées chez madame de Richeville, à
l'exception de mes jours de Bouffons et de quelques autres jours où je
restais seule à rêver.

Le matin, je faisais quelques promenades, des visites intimes, ou bien
je me mettais au piano.

Je me trouvais si bien de cette nouvelle vie calme et intime, que je
n'avais pas voulu consentir à aller quelquefois au bal.

Un fait peut-être inouï dans les fastes de la société vint montrer sous
un nouveau jour le caractère déjà si excentrique de M. de Rochegune.

Pour comprendre ce qui va suivre, je dois dire, ce que j'avais
d'ailleurs très-facilement oublié, que M. Gaston de Senneville, neveu de
madame de Richeville, s'était occupé de moi, pensant nécessairement que
l'évidence des soins de M. de Rochegune et l'évidence non moins grande
avec laquelle je les accueillais, constituaient une sorte d'amitié
fraternelle qui lui laissait, à lui, M. de Senneville, toutes les
chances possibles de m'inspirer un sentiment plus tendre.

Il était fort jeune; il avait, je crois, vingt ans. Madame de Richeville
le recevait avec bonté: c'était la nullité dans l'élégance et
l'insignifiance dans la bonne grâce la plus parfaite; ayant d'ailleurs
des manières excellentes, et suppléant à ce qui lui manquait du côté de
l'esprit par un usage du monde si précoce, que ses façons exquisement
formalistes faisaient un contraste presque ridicule avec sa jolie figure
encore toute juvénile.

Après les enfants savants, les petites filles qui font les _madames_, je
ne sais rien de plus fâcheux que les très-jeunes gens qui remplacent la
gaieté, l'étourderie confiante de leur âge par un aplomb sérieux, par un
dédain profond de tout ce qui est franchement joyeux et amusant. Certes
cette cérémonieuse exagération est encore préférable à l'insouciance ou
à la familiarité presque grossière de beaucoup d'hommes de la société;
aussi, moi et madame de Richeville, nous ne plaisantions que
très-intimement de la fatuité grave et compassée de son neveu.

Je l'avais accueilli avec d'autant plus de bienveillance que je ne lui
supposais pas la moindre prétention. Il ne m'avait d'ailleurs rendu que
de ces hommages que tout homme bien né doit rendre à une femme; mais, de
nos jours, les gens de très-bonne compagnie sont si rares, et les hommes
s'occupent si peu des femmes, que les moindres égards deviennent presque
compromettants. Ainsi ce qui passait pour du savoir-vivre dans le
très-petit cercle de madame de Richeville devait sans doute passer pour
une cour très-assidue et très-éclairée dans une société moins restreinte
et moins choisie.

Il fallait la scène que je raconte pour m'éclairer sur les intentions
qu'on prêtait à M. de Senneville ou qu'il avait manifestées lui-même,
mais dont je n'avais jamais eu le moindre soupçon.

Madame de Richeville entra un matin chez moi et me dit en m'embrassant:

--Vous me voyez folle de joie. Vous êtes l'héroïne d'un fait inouï,
incroyable; on vous aime, on vous admire au delà de ce qu'on peut
imaginer; on veut vous dédommager de tout ce que vous avez souffert.
Quand je vous disais que le monde avait du bon... il vous rend justice.
Me voici décidément optimiste.

Madame de Richeville semblait si exaltée que je lui dis en souriant:

--Mais expliquez-vous donc, dites-moi donc comment je suis devenue, sans
m'en douter, l'héroïne de ce fait inouï, incroyable.

--Je vais vous dire cela et vous faire rougir!... oh! mais rougir de
toutes vos forces, car les louanges ne vous ont pas été épargnées; mais
ce qu'il y a de charmant, c'est que c'est une sottise de mon neveu
Gaston de Senneville qui a inspiré à M. de Rochegune les plus éloquentes
paroles... et... Mais je vais tout vous dire. Vous savez qu'hier soir,
par hasard, j'ai fermé ma porte pour aller au jeudi de madame de
Longpré. Je ne pouvais m'en dispenser: il y avait des siècles que je n'y
étais allée. Notre bonne princesse et le prince se faisaient les mêmes
reproches. J'étais convenue avant-hier avec eux d'aller les prendre;
hier nous arrivons tous trois chez madame de Longpré. Je n'estime pas le
caractère de cette femme: avec tout son esprit, elle manque de courage;
elle laisserait atrocement déchirer devant elle le plus dévoué de ce
qu'elle appelle ses amis intimes, sans autres observations que des...
_Ah! mon Dieu! que dites-vous là? Je n'aurais jamais cru cela!... Mais
est-ce bien vrai?... C'est sans doute exagéré_, etc. Le prince
d'Héricourt va maintenant si peu dans le monde que son arrivée chez
madame de Longpré fut presque un événement. Vous ne sauriez croire, ma
chère Mathilde, l'effet imposant que produisit sa présence, et comme
elle changea presque subitement l'aspect de ce salon au moment où nous
entrâmes. On y parlait si bruyamment que c'est à peine si l'on entendit
nous annoncer: lorsque le nom du prince retentit, il se fit tout à coup
un profond silence; tous les hommes et même quelques jeunes femmes se
levèrent.

--Je pense comme vous,--dis-je à madame de Richeville;--en songeant à
ces hommages rendus à un homme aujourd'hui déchu de tant de splendeurs
passées, mais qui porte à sa hauteur un des plus beaux noms de France,
on se réconcilie avec le monde.

--N'est-ce pas? Mais attendez la fin, vous vous étonnerez bien
davantage. Il est inutile de vous dire que madame de Longpré voit tout
Paris; sa maison est curieuse, parce qu'on y rencontre les sommités
(vraies ou contestées) de toutes les opinions et de toutes les sociétés.
Après l'arrivée du prince et de sa femme, madame de Longpré, qui, après
tout, fait à merveille les honneurs de chez elle, au lieu d'encourager,
selon son habitude, une conversation maligne ou méchante, monta
l'entretien sur un ton digne de ses nouveaux hôtes. Quelques moments
après arriva M. de Rochegune. Son discours d'avant-hier à la chambre des
pairs avait eu un grand retentissement; tous les yeux se tournèrent vers
lui. Le prince lui tendit la main et l'accueillit comme toujours, avec
cette affectueuse cordialité qui devient une précieuse distinction.
D'autres personnes arrivèrent, parmi celles-ci mon cher neveu Gaston de
Senneville, superlativement bien cravaté, un ravissant bouquet à sa
boutonnière et se présentant, vous le savez, avec cette aisance
compassée, cette grâce étudiée qui vous font rire...

--Et qui vous désespèrent.

--Certainement, je suis très-bonne parente, et il y a de quoi se
désoler... Il y avait donc grand monde chez madame de Longpré. Il faut
que je vous nombre les personnes qui se trouvaient là: vous saurez
pourquoi. Il y avait entre autres madame de Ksernika et son sauvage de
mari, ce qui m'a ravie: vous saurez encore pourquoi. Il y avait madame
l'ambassadrice d'Autriche, ce qui m'a encore ravie dans un autre sens,
parce que rien de ce qui est délicat et élevé ne peut lui échapper. Il y
avait encore (il arrivait en même tempe que nous) ce grand homme d'État
de qui M. de Talleyrand a si merveilleusement bien dit _Il impose et
repose_.

--Impossible de le mieux peindre,--dis-je à madame de Richeville.--Mais
n'aimez-vous pas aussi beaucoup le portrait que le prince d'Héricourt
faisait de lui l'autre jour:

«_Au contraire de presque tous les hommes, il sait se faire aimer par sa
mâle fermeté, respecter par sa grâce exquise, séduire par les facultés
les plus sérieuses et être populaire par l'illustration de sa
naissance._»

--Je trouve ce portrait aussi très-ressemblant,--me dit madame de
Richeville,--quoique encore loin de l'original, car il est aussi
difficile de rendre les nuances d'un noble caractère que d'une belle
physionomie. Que vous dirai-je? on trouvait réunie chez madame de
Longpré l'élite de Paris, et je fus ravie de voir ainsi le monde au
grand complet être témoin de la scène que je vais vous raconter.

--Dites donc vite, car je meurs d'impatience.

Madame de Richeville continua:

--M. de Rochegune causait près de la cheminée avec madame de Longpré. On
vint à parler du dernier concert du Conservatoire, où nous étions
ensemble, et l'on me demanda si vous étiez bonne musicienne; c'est à ce
propos que la conversation s'engagea sur vous.--Certainement,
répondis-je, et il est malheureux pour les amis de madame de Lancry
qu'elle soit d'une insurmontable timidité; car elle les prive souvent du
plaisir de l'entendre: elle a une excellente méthode et un goût
parfait...--La première fois que j'ai entendu madame de Lancry
parler,--dit M. de Rochegune,--j'ai été certain qu'elle devait chanter à
merveille; le timbre de sa voix est si musical, que le chant chez elle
n'est pas un talent, mais une sorte de langage naturel.--Madame de
Ksernika, qui ne vous pardonne pas sans doute, ma chère Mathilde, le mal
qu'elle a voulu vous faire autrefois, sourit d'un air perfide et dit
doucereusement à M. de Rochegune, voulant sans doute l'embarrasser:--Vous
êtes un des grands admirateurs de madame de Lancry, monsieur?--Oui,
madame, mais je l'aime peut-être encore plus tendrement que je ne
l'admire,--dit M. de Rochegune d'une voix si ferme, d'un ton si franc,
si respectueux, si passionné, que, malgré sa singularité, cet aveu
public sembla la chose du monde la plus convenable.

--Je sais mieux que personne la loyauté de M. de Rochegune,--dis-je à
madame de Richeville en rougissant.--Que devant vous et vos amis il ait
la franchise de son attachement pour moi, soit; mais devant des
personnes dont la bienveillance ne m'est pas assurée...

--Vous êtes injuste, ma chère Mathilde; la fin de ceci vous prouvera que
notre ami a au contraire parfaitement agi. Madame de Ksernika releva,
bien entendu, le mot de _tendrement_, et dit à M. de Rochegune en
minaudant et pour lui porter un coup dangereux:--Voici qui est au moins
très-indiscret. Savez-vous que c'est une espèce de déclaration qui
pourra bien revenir aux oreilles de madame de Lancry?--Eh!...
croyez-vous, madame, dit M. de Rochegune,--qu'il n'y a pas longtemps que
j'ai déclaré à madame de Lancry que je l'aimais passionnément? Madame de
Ksernika prit un air étonné, effaré, baissa les yeux, les releva, les
baissa encore avec une expression de pudeur alarmée, et dit enfin:--Je
suis désolée, monsieur, d'avoir, par une plaisanterie, provoqué une
réponse dont les conséquences peuvent être aussi graves pour la
réputation de madame de Lancry et...--M. de Rochegune ne la laissa pas
achever, et lui dit de l'air du monde le plus naturel:--Et pourquoi
donc, madame, la réputation de madame de Lancry souffrirait-elle de ce
que j'ai dit? Ne doit-on pas s'enorgueillir de l'admiration et de
l'amour qu'on éprouve pour elle? ne se fait-on pas gloire d'être
sensible à tout ce qui est noble et grand? faut-il dissimuler son
enthousiasme, parce que c'est une femme jeune et charmante qui a une âme
noble et grande?--Non, sans doute, monsieur, reprit madame de Ksernika
avec son sourire perfide. Seulement, cet enthousiasme pourrait faire
supposer aux médisants que la personne qui l'inspire n'y est pas
insensible...--Mais tout ce que je désire, c'est que les médisants
soient des premiers convaincus que madame de Lancry n'est pas du tout
insensible à l'enthousiasme quelle m'inspire, s'écria M. de Rochegune en
jetant sur madame de Ksernika un regard de mépris sévère.--Les
médisants!... mais si par hasard vous en connaissez, madame, faites-moi
donc la grâce de leur dire que madame de Lancry sait le profond amour
qu'elle m'inspire, qu'elle a pour moi un attachement sincère, que je la
vois chaque jour, et qu'il n'y a pas de bonheur comparable à celui que
je goûte dans cette intimité charmante.--M. de Rochegune, en établissant
ainsi fièrement et hardiment une intimité que les insinuations de madame
de Ksernika voulaient laisser dans un demi-jour perfide, renversait le
méchant échafaudage de cette femme; tout interdite, elle voulut appeler
à son aide mon neveu Gaston de Senneville, qui s'était, à ce qu'il
paraît, déclaré votre adorateur, et avait laissé croire que vous ne
repoussiez pas ses prétentions.

--Mais M. de Senneville ne m'a jamais dit un mot qui pût me le faire
supposer,--m'écriai-je...--et jamais moi-même...

--Mon Dieu, ma chère enfant, je le sais bien,--me dit madame de
Richeville en m'interrompant;--aussi vous allez voir comme mon neveu a
été puni de son outrecuidance. Les loyales paroles de M. de Rochegune
l'avaient déjà mis très-mal à son aise, comme bien vous pensez. Il
devint pourpre. Madame de Ksernika lui dit en le regardant d'un air
moqueur:--Eh bien! monsieur de Senneville, que pensez-vous des idées de
M. de Rochegune sur la discrétion?--Mon malheureux neveu ne brille pas
par l'improvisation. Il fallut pourtant parler, sous peine de passer
pour un sot. Vous aller voir qu'il ne gagna pas beaucoup à rompre le
silence. Il répondit donc d'un air sentencieux à la question de madame
de Ksernika:--Je trouve, madame, que M. de Rochegune ne paraît pas
faire cas du mystère en amour, et je ne puis être de son avis; il y a
tant de charme dans l'obscurité que... dans le demi-jour que l'on... Et
puis ce fut tout; impossible à Gaston d'aller plus loin. Sa voix
s'altéra, tous les regards s'attachèrent sur lui, il balbutia, toussa;
M. de Rochegune en eut pitié et lui répondit d'abord avec une sorte
d'affabilité presque paternelle, puis en s'animant peu à peu:--Je vous
assure, mon cher monsieur de Senneville, que je sais tout le prix de
l'ombre et du mystère... par exemple, pour une beauté douteuse, ou sur
le retour, pour une lâche perfidie, pour un amour menteur ou coupable;
mais, voyez-vous, lorsqu'il s'agit d'une beauté aussi pure, aussi
éclatante qu'un beau marbre antique éclairé des premiers rayons du
soleil (c'est pour madame de Lancry que je dis cela),--ajouta-t-il par
une parenthèse moqueuse en regardant fixement madame de Ksernika;--mais
lorsqu'il s'agit d'un sentiment qui fait l'orgueil et le bonheur de ceux
qui le partagent (c'est de mon amour que je parle ainsi); pour mettre
cette beauté, cet amour en lumière, je ne sais pas de jour assez
radieux, d'azur assez limpide, de voix assez sonore, d'adoration assez
retentissante... Alors, en comparant les divines jouissances que l'on
goûte ainsi, le cœur fier, le front haut, l'œil hardi, à de
ténébreux plaisirs, honteux et craintifs, je me demande qui a jamais pu
comparer l'aigle au hibou, le soldat à l'assassin, l'honneur à
l'infamie, ce qui s'avoue à ce qui se cache, ce qui se dit à ce qui se
tait; je vous demande enfin à vous-même, madame, si dans ce moment je
ne dois pas être mille fois plus heureux de pouvoir prononcer tout haut
le nom de la femme que j'aime, que d'être forcé de balbutier en
rougissant ce nom chéri ou de le profaner par mon impudence.
--Jamais,--s'écria madame de Richeville avec exaltation,--vous ne
pourrez vous imaginer, ma chère Mathilde, l'admirable expression des
traits de M. de Rochegune pendant qu'il parlait ainsi, le feu de son
regard, la puissance, la fierté de son geste, l'accent ému, passionné,
de sa voix, son attitude à la fois si calme et si impérieuse! Que vous
dirai-je? l'impression qu'il produisit fut électrique; tous ceux qui
assistaient à cette scène, Gaston, madame de Ksernika elle-même,
partagèrent le chevaleresque enthousiasme de M. de Rochegune durant un
de ces moments si rares, si fugitifs, où toutes les âmes montées à un
généreux unisson vibrent noblement à de fières et éloquentes paroles. Ce
n'est pas tout: la première exaltation apaisée, le prince d'Héricourt,
comme pour donner une consécration suprême aux paroles de M. de
Rochegune, le prince d'Héricourt dont la voix a tant d'autorité, vous le
savez, en matières de principes et d'honneur, s'écria en prenant dans
ses mains la main de M. de Rochegune:--Bien, bien, mon ami! qu'une fois
au moins il soit bien proclamé et prouvé à la face du monde qu'il est
des amours si élevés, si honorables, que ceux qui les partagent peuvent
prendre tous les gens de bien et de cœur pour confidents; soyez sûr
que la société acceptera cet amour aussi loyalement qu'il est posé
devant elle. Il vous appartenait, à vous et à une jeune femme dont je ne
prononce le nom qu'avec le respectueux intérêt qu'elle mérite, de faire
revivre de nos jours l'une de ces pures et saintes affections qui
exaltent les belles âmes jusqu'à l'héroïsme.--Vous avez raison, mon
ami,--ajouta la vénérable princesse d'Héricourt.--Au moins une pauvre
jeune femme qui a bien souffert saura que si le monde a été
malheureusement impuissant à lui épargner d'affreux chagrins, il lui a
tenu compte du courage, de la pieuse résignation qu'elle a montrée, et
qu'il lui témoigne sa sympathie en respectant les consolations qu'elle
cherche dans un sentiment dont les personnes les plus austères se
glorifieraient.--Espérons aussi,--dit le prince d'une voix imposante et
sévère,--que ce qui s'est dit ici aura un retentissement salutaire...
que ces paroles parviendront jusqu'à ceux qui croient que la société n'a
ni le pouvoir ni l'énergie de châtier les lâches excès que la justice
humaine ne peut atteindre. Qu'une fois au moins, et puisse cet exemple
être fécond! la voix publique flétrisse un homme indigne et le punisse
en prononçant contre lui une sorte de divorce moral; que cette voix dise
à la noble et malheureuse femme de cet homme: «A celui qui vous a
abreuvée de chagrins et d'outrages, à celui qui s'est séparé de vous
pour se déshonorer par une vie d'un cynisme révoltant, à celui-là vous
ne devez rien, madame, rien que de conserver son nom sans tache, parce
que son nom est désormais le vôtre... Votre cœur est blessé, pauvre
femme; après avoir longtemps souffert et pleuré en silence, vous
trouvez de douces consolations dans un attachement aussi dévoué que
délicat. Ni Dieu ni les hommes ne peuvent vous blâmer.» Ce sentiment est
noble, pur et franc; le monde y applaudit, sa médisance l'épargne!
Encore une fois, honneur et gloire à vous, mon ami,--ajouta le prince en
serrant avec une nouvelle émotion la main de M. de Rochegune dans les
siennes.

--Désormais, au moins, deux cœurs malheureux, et séparés par les lois
humaines, pourront sans crainte chercher le bonheur dans un sentiment
dont ils n'auront point à rougir... Votre exemple aura été leur guide et
leur salut. Si on les calomniait, ils citeraient votre nom, et la
calomnie se tairait...

--Mon Dieu!--dis-je à madame de Richeville en essuyant mes yeux, car
j'étais profondément émue,--mon Dieu! que je regrette qu'il s'agisse de
moi, car je ne puis dire assez combien j'admire ce langage!

--Et encore, ma chère Mathilde, je vous le rends mal, je l'affaiblis,
j'en suis sûre; et puis comment vous peindre la majesté de la
physionomie du prince, le noble courroux qui fit rougir son front sous
ses cheveux blancs, lorsqu'il qualifia l'indigne conduite de votre mari,
et l'expression d'ineffable bonté avec laquelle il parla de vous! Encore
une fois, chère enfant, il faut renoncer à vous rendre l'effet de cette
scène; vous savez que le prince et la princesse personnifient l'honneur,
la religion, la dignité, la naissance. Jugez donc, encore une fois, de
l'imposante grandeur de cette scène, qui avait pour témoin l'élite de
Paris! Maintenant, avez-vous le courage de blâmer M. de Rochegune de son
indiscrétion?

--Non, sans doute,--m'écriai-je en prenant la main de madame de
Richeville,--car je dois à son indiscrétion un des plus doux moments de
ma vie.

--N'est-ce pas?

--Si ce n'était vous qui me racontiez cela, mon amie, j'aurais de la
peine à croire ce que j'entends, tant cette scène me semble loin de nos
habitudes, de nos mœurs, de notre temps.

--Mais aussi,--s'écria madame de Richeville,--croyez-vous que le prince,
que la princesse, que M. de Rochegune soient beaucoup de notre temps?...
Je ne parle pas de vous, chère enfant, vous me gronderiez; mais
croyez-vous qu'il se rencontre souvent un homme d'une loyauté si
reconnue, qu'il vous honore et vous place, pour ainsi dire, plus haut
encore dans l'opinion publique par un aveu qui, dans la bouche de tout
autre, eût à jamais compromis votre réputation? Comment, l'autorité de
ce caractère chevaleresque est telle, la confiance qu'il inspire est si
grande, que des personnes qui représentent ce que la société a de plus
éminent, de plus vénéré, consacrent l'amour de cet homme pour une femme
qui n'est pas la sienne, tant cet amour est sublime, tant cette femme
est digne de cet amour!... Ah! Mathilde... Mathilde...--me dit madame de
Richeville avec un accent de bonté et de remords qui me navra,--jamais
je n'ai mieux senti la distance qui existe entre vous et moi... jamais
je n'ai plus amèrement regretté les fautes que j'ai commises...

--Qu'osez-vous dire?--m'écriai-je,--voulez-vous mêler quelque amertume à
cet hommage que je mérite si peu?... Qu'ai-je donc fait, mon Dieu! pour
être digne de ces louanges, de cet intérêt que je dois à votre constante
et ingénieuse amitié? N'est-ce pas vous qui avez mis tout l'esprit de
votre cœur à faire valoir ma seule qualité, bien négative, hélas! la
résignation? Mon Dieu! est-ce donc si difficile de souffrir? Ai-je
seulement lutté? Ai-je seulement prouvé mon amour par quelque trait de
dévouement? Non: je l'aurais fait, sans doute, je le crois; mais enfin,
l'occasion ne s'est pas présentée. Je n'ai pas montré un de ces
caractères énergiques qui se sacrifient courageusement à de nobles
infortunes, qui n'hésitent pas entre leur bonheur et celui d'êtres qui
méritent l'intérêt et la sympathie des honnêtes gens. Non, non, encore
une fois, non; j'ai aimé avec la lâche abnégation d'une esclave un homme
indigne de moi, et par cela même mes souffrances ont manqué de grandeur.
Ne me comparez donc pas à vous, qui avez su si vaillamment reconquérir
mille fois plus que vous n'aviez perdu... Contre quelle séduction ai-je
lutté? Cet amour même dont je suis fière, je l'avoue, que m'a-t-il coûté
à inspirer?... Rien... Je n'ai eu qu'a me laisser aimer. Ce n'est pas ma
fausse modestie qui me donne ces convictions; mais je vous jure, mon
amie, que je suis encore à comprendre la passion que j'ai inspirée à M.
de Rochegune. Certes, je sens en moi de généreux instincts; mais ce ne
sont pas mes pressentiments que M. de Rochegune aime en moi. Enfin, mon
amie, on vante la délicatesse, la pureté de cet amour; mais cette
délicatesse, cette pureté ne me coûtent pas, je n'ai pas même à lutter
contre des ressentiments plus vifs. Si je compare ce que j'éprouve
auprès de M. de Rochegune à ce que je ressentais auprès de M. de Lancry
avant mon mariage, et pendant les rares moments de bonheur que j'ai
goûtés... quelle différence!... Au fond de toutes mes émotions d'alors,
si heureuses qu'elles fussent, il y avait toujours de l'embarras, de
l'inquiétude; auprès de M. de Rochegune, il n'y a rien de tel. Lorsqu'il
est là, j'éprouve un bien-être, une sérénité indicibles; au lieu de
précipiter ses pulsations, mon cœur semble battre plus également qu'à
l'ordinaire; la présence, la conversation, les aveux mêmes de cet ami
bien cher ne me troublent pas; j'éprouve ces épanouissements de l'âme
qu'excitent toujours en moi l'admiration de ce qui est généreux et bon,
la lecture d'un beau livre, la contemplation d'un noble spectacle ou le
récit d'une action héroïque.

Madame de Richeville me regarda d'abord avec étonnement, puis elle
secoua la tête en souriant avec tristesse.

--Tout ce que je désire est que ce calme dure, ma chère Mathilde. Je
vous connais; lors même que vos principes ne seraient pas ce qu'ils
sont, votre amour est maintenant placé si haut à la face de tous, que
vous mourrez plutôt que de renoncer à cette gloire unique ou de la
profaner.

--S'il faut tout vous dire,--repris-je en rougissant,--je suis
quelquefois effrayée de ne pas me sentir plus d'exaltation, plus
d'enthousiasme pour M. de Rochegune, quoique j'apprécie mieux que
personne ses rares qualités. On dit que l'amour le plus vivace n'est pas
celui qui se développe subitement comme ces plantes éphémères qui
germent, croissent et meurent en un jour... mais celui qui jette peu à
peu ses invisibles racines au plus profond du cœur, mais celui qui
croît sourdement et que l'on ne soupçonne pas, parce que ses
envahissements sont insensibles... Eh bien! oui, quelquefois je crains
que mon calme attachement pour M. de Rochegune ne cache un sentiment
plus vif dont je sentirai bientôt peut-être la naissante ardeur...
Alors, mon amie... si je résiste à ces entraînements, si j'en triomphe,
je serai digne de vos éloges, de ceux que le monde m'accorde; mais à
présent... la vertu m'est trop facile pour que je m'enorgueillisse.

       *       *       *       *       *



CHAPITRE X.

CORRESPONDANCE.


Quelques jours après la conversation que je viens de raconter, je reçus
ces deux nouvelles lettres de M. de Lancry par la voie mystérieuse dont
j'ai déjà parlé.

Ces lettres, adressées à la même personne inconnue, étaient encore
accompagnées d'un bouquet de fleurs vénéneuses, symbole du souvenir de
M. Lugarto.

M. DE LANCRY A ***.

Paris, mars 1834.

«Tout m'accable à la fois; c'est à devenir fou de rage et de honte.
Voici maintenant que le monde s'imagine de moraliser et de me mettre au
ban de certaines coteries prudes et revêches.

«Je me serais complétement moqué de ces vertueuses philippiques si elles
n'avaient pas eu quelque réaction sur cette femme qui semble née pour
mon malheur et que je ne puis néanmoins m'empêcher d'aimer plus
follement que jamais.

«Quand vous lirez ceci au fond de vos bruyères sauvages, vous vous
demanderez, j'en suis sûr, si nous revenons au temps des Amadis et des
Galaor.

«Je ne sais si vous avez autrefois rencontré dans le monde un marquis de
Rochegune, homme assez original, fort riche, aussi philanthrope que
l'était son père, bizarrement romanesque, allant en chevalier errant
guerroyer çà et là; brave d'ailleurs, ne manquant pas d'esprit, et
parlant à la chambre des pairs, aujourd'hui contre ses amis, demain pour
ses ennemis, si amis ou ennemis heurtent ses principes. Du reste, homme
sans élégance, ne sachant ni jouir ni se faire honneur de sa fortune,
car il a plus de trois cent mille livres de rentes et en dépense à peine
soixante, dit-on. On prétend qu'il donne beaucoup en aumônes, mais dans
le plus grand secret; c'est plus économique. Quant à sa figure, elle est
assez caractérisée, mais dure et sans charme. Cependant les femmes sont
si singulières, qu'en Italie, en Espagne, et même à Paris, il a eu assez
d'aventures pour pouvoir prétendre à des succès moins sérieux que ceux
qu'il ambitionne.

«Après un voyage de deux ou trois ans, il est revenu cet hiver à Paris.
Ses traits se sont incroyablement bronzés sous le soleil d'Orient. Cet
agrément, joint à d'épaisses moustaches brunes et à quelque chose de
hautain, d'âpre et de cassant dans ses manières, lui donne la
physionomie d'un bravo italien; mais, avec sa stupidité habituelle, le
monde, admirant toujours ce qui est nouveau, s'est engoué de ce
philanthrope-matamore, de ce soldat-avocassier, de ce millionnaire
avare, et à cette heure on ne jure que par lui.

«Si vous me demandez pourquoi je m'étends avec autant de complaisance
sur ce portrait, c'est que M. de Rochegune est tout simplement l'_amant
de ma femme_... Ne prenez pas ceci au moins pour du cynisme: en parlant
de la sorte, je suis l'écho des gens les plus graves, les plus
religieux, qui ont pris ce bel et touchant amour sous leur patronage.
Oui, ils ont proclamé madame de Lancry libre de tous liens envers moi;
l'unique condition qu'ils ont mise à ce divorce au petit pied est
qu'elle garderait mon nom pur et sans tache. Sauf ces réserves, elle est
donc parfaitement autorisée à goûter en paix et au grand jour toutes les
chastes douceurs de l'amour platonique avec M. de Rochegune: vu que je
suis un misérable, et que j'ai abandonné ma femme pour vivre avec ma
maîtresse dans un cynisme révoltant.

«Savez-vous qui s'est ainsi porté _accusateur public_ devant la société
au nom de ma _compagne_ outragée? c'est le vieux prince d'Héricourt,
l'homme pur et honorable, le grand seigneur par excellence. Vous
m'avouerez qu'il joue là un singulier rôle, d'autant plus singulier que
son réquisitoire moral est venu à propos d'une nouvelle excentricité de
M. de Rochegune, qui un beau jour a trouvé charmant de déclarer devant
tout Paris qu'il aimait passionnément ma femme, et que celle-ci le lui
rendait bien, en tout bien et tout honneur, s'entend...

«Là-dessus le vieux prince et la princesse (une angélique dévote, notez
bien cela) se sont mis à crier bravo, à féliciter M. de Rochegune de sa
franchise. Enfin l'enthousiasme ou plutôt le ridicule engouement a été
tel, qu'une femme du mes amies, qui m'a raconté cette scène, m'a avoué,
tout en se moquant beaucoup d'elle-même, qu'un moment elle n'avait pu
résister à l'exaltation générale.

«Vous le savez, tout est mode à Paris; aussi est-on pour l'instant
affolé de ce qu'on appelle la loyauté chevaleresque de M. de Rochegune.
Les femmes en perdent la tête, les hommes le jalousent ou le craignent.
Madame de Lancry est citée comme un modèle admirable de vertueuse
passion; et pour le quart d'heure, l'amour platonique et ses innocentes
consolations font fureur.

«Avec tout ce platonisme-là, je suis quelquefois très-tenté de regarder
M. de Rochegune comme le plus grand roué que je connaisse. Il n'y aurait
rien de plus commode que cette nouvelle manière de conduire une liaison:
on afficherait une femme le plus franchement, le plus vertueusement du
monde, et, à l'abri de ce complaisant et chaste manteau, on rirait des
niais et des bonnes âmes...

«Pourtant, non, non, je connais ma femme; ou elle est incroyablement
changée, ou mon nom est toujours resté sans tache. De son côté,
Rochegune est assez original pour trouver du piquant dans cet amour
éthéré, dont l'immatérialité durera... ce qu'elle pourra.

«Encore une fois, de tout ceci je me moquerais fort si les paroles
sévères et gourmées du vieux prince d'Héricourt n'avaient eu pour moi de
dures conséquences; je ne puis le nier, c'est une espèce d'oracle
considéré et très-écouté; il a flétri ce qu'il a appelé l'indignité de
ma conduite envers ma femme, disant que la société devait venger madame
de Lancry en me témoignant une froideur significative. Malheureusement
ces paroles ont eu de l'écho: des rivaux qui m'enviaient, des sots dont
j'avais blessé l'amour-propre, de jeunes femmes que j'avais trompées,
les laides que j'avais dédaignées, ont accueilli ces beaux propos du
prince, et je m'aperçois depuis quelques jours qu'on me reçoit dans le
monde avec un silence morne, une politesse glaciale, mille fois plus
blessantes que l'impertinence, car je ne puis pas trouver le prétexte de
me plaindre ou de me fâcher.

«Si le prince d'Héricourt n'était pas un vieillard, je serais remonté à
la source de cette misérable ligue, et je l'aurais provoqué; mais il n'y
faut pas songer. Il me reste le Rochegune: vingt fois par jour, je suis
tenté de me battre avec lui; mais je crains le ridicule: on croirait
peut-être que ma jalousie cause ce duel. Pourtant j'aimerais à tuer cet
homme, car je l'exècre; de tout temps il m'a été souverainement
antipathique: il était l'ami de Mortagne, que je n'ai plus à détester.
Avant mon mariage, je le trouvais déjà insupportable par ses
affectations de charités obscures, de bienfaits mystérieux; mais au
moins il n'avait pas cette physionomie impérieuse, cette attitude
insolente qu'il a maintenant.

«L'autre jour, je l'ai rencontré; il était à cheval et moi aussi. Le
sang m'a monté au visage; j'espérais qu'il ne me saluerait pas, et
peut-être aurais-je été assez fou pour lui chercher querelle.
Malédiction! il m'a salué; mais son salut a été un de ces outrages sans
nom, sans forme, qu'on ressent jusqu'au vif et dont on ne peut se
plaindre: il m'a semblé lire sur ses traits durs et impassibles, dans
son regard sévère et perçant, qu'en moi il saluait l'homme dont madame
de Lancry portait le nom, ou qu'il saluait peut-être le mari de sa
maîtresse; car, après tout, je suis bien sot de croire à la vertu de ma
femme! Mais encore non, non, malgré moi, je voudrais la croire coupable
quelquefois: il me semble que je respirerais plus à l'aise... que mes
torts me seraient moins odieux; mais je ne puis compter sur ses
faiblesses: elle n'aura jamais l'énergie de commettre une faute; elle
saura pleurer, gémir, mais se venger... jamais. Tout en y réfléchissant
j'aime mieux croire à sa vertu: quoique je n'aie aucun amour pour elle,
il me serait peut-être plus pénible que je ne le pense de la savoir
coupable: ce serait une blessure de plus à mon amour-propre.

«Ce qui m'obsède, ce qui m'irrite au dernier point, c'est de voir que
personne ne trouve ce Rochegune ridicule; dans cette circonstance, qui
prête tant à la moquerie, vingt autres à sa place auraient été hués. Que
devient donc la méchanceté du monde? ou bien quel pouvoir a donc cet
homme qui joue avec le feu, qui réussit là où tous les autres
échoueraient? Comment fait-il pour se mettre très à la mode en affichant
des principes qui réhabilitent, ne fût-ce que pour quinze jours,
l'_amour platonique_, ce rêve caduc et niais des enfants, des
pensionnaires ou des vieillards?... Non, non, il est impossible qu'il
joue ce jeu-là franchement...

«Et pourtant si c'est une rouerie, ne trouvez-vous pas cet homme plus
étonnant encore? Prendre pour dupes, pour complaisants, pour défenseurs,
des personnes comme le prince d'Héricourt et sa femme... n'est-ce pas
admirable? Tenez... c'est un problème que cet homme! mais quel qu'il
soit, je le hais, oh! je le hais jusqu'au sang... surtout depuis quelque
temps; je ne sais pourquoi. C'est une haine sourde; c'est comme un
pressentiment que cet homme me fera du mal, qu'il me blessera dans ce
que j'ai de plus cher...

«Après tout, pourquoi prendre tant de détours avec vous? je vous écris
pour épancher ma bile, pour exhaler tous les bouillonnements de mon
âme. Eh bien! depuis que, directement ou indirectement, cet homme a été
cause du froid accueil qu'on me fait dans le monde, Ursule est devenue
intraitable à mon égard. Je ne sais si elle se trouve humiliée des
humiliations qu'on m'impose, je ne sais si son amour-propre en souffre
pour elle ou pour moi; mais elle a osé me dire que je méritais ce
traitement par mon odieuse conduite envers ma femme; elle a osé me dire
que la société faisait bien de me flétrir ainsi, et qu'elle devrait user
plus souvent de cette sorte de vengeance, qui peut atteindre des vices
ou des crimes qui échappent aux lois.

«--Mais,--me suis-je écrié stupéfait de cette audace,--n'êtes-vous pas
attaquée comme moi, insultée comme moi?

«--Eh! m'entendez-vous me plaindre?--m'a-t-elle répondu.--Le monde est
juste; j'ai voulu, à quelque prix que ce fût (et à quel prix, mon
Dieu!), être une femme à la mode, briller à Paris, être l'idole de ses
fêtes... Tout cela, je l'ai été. L'on croit que c'est par amour que je
vous ai enlevé à votre femme, et l'on me trouve odieuse; on a raison: si
l'on savait que je ne vous ai jamais aimé, on me trouverait bien plus
odieuse, bien plus infâme encore, et l'on aurait toujours raison.»

«Je vous le demande, n'était-ce pas à la tuer de mes propres mains? Mais
elle m'avait, depuis si longtemps, habitué à ses boutades, à ses
caprices, que je n'aurais pas attaché beaucoup d'importance à ses
duretés, si, depuis quelque temps, son humeur n'était devenue
étrangement sombre, taciturne.

«Je n'ose dire, même à _vous_, les folies que j'ai faites pour la sortir
de l'espèce de mélancolie morne où elle est plongée. Tout a été vain;
maintenant elle refuse de descendre chez mademoiselle de Maran.
Celle-ci, qui a subi la fascination de cette femme, est aussi
impuissante que moi à la distraire. Ursule l'accueille tantôt avec
indifférence, tantôt avec dédain. Elle passe des journées entières seule
à lire ou à rêver; sa femme de chambre, qui est à moi, me dit que sa
maîtresse doit être sous l'empire d'un profond chagrin, qu'elle ne la
reconnaît plus, qu'elle se promène quelquefois des heures entières dans
sa chambre en marchant avec agitation; puis qu'elle tombe, accablée, en
se cachant la tête dans ses mains.

«Je la trouve en effet changée; elle maigrit, elle perd ce coloris qui
la rendait d'une fraîcheur idéale, elle perd ce léger embonpoint qui
donnait tant de charmes à sa taille élancée; ses yeux se creusent:
depuis un mois je ne l'ai pas vue rire de ce rire moqueur et hardi, à la
fois si redoutable et si séduisant chez elle.

«Par je ne sais quel caprice, elle veut souvent rester dans l'obscurité
la plus complète; alors, elle refuse de recevoir personne. Lorsque j'ai
vu ces symptômes de tristesse dont j'ignorais la cause, j'espérais que
le chagrin détendrait peut-être ce caractère inflexible. Heureuse et
gaie, j'avais prodigué l'or pour satisfaire ses moindres caprices;
mélancolique et chagrine, j'aurais voulu lui offrir pour consolation
des trésors d'amour délicat et passionné, trésors que j'amassais depuis
si longtemps dans mon cœur, et que j'avais à peine osé lui dévoiler,
tant je craignais ses railleries!

«Je me disais: Enfin, voici le moment où je pourrai la dominer,
peut-être, par l'ascendant du dévouement le plus tendre. Eh bien! non,
non, elle m'échappe encore... à genoux, à genoux devant elle, baignant
ses mains de larmes... car cette femme me fait pleurer comme un enfant;
en vain m'écriai-je: «Par pitié, dites-moi ce qui vous afflige;
dites-moi vos souffrances, que je les partage; dites-moi que je puis
espérer de vous consoler un peu, et vous verrez quelles ressources
inouïes vous trouverez dans mon cœur. Oh! non, vous ne soupçonnez pas
ce dont je suis capable pour chasser un tourment de votre cœur. Vous
vous êtes quelquefois étonnée des prodiges que j'opérais pour combler
vos désirs les plus insensés; eh bien! cela n'est rien, rien auprès des
merveilles de tendresse que m'inspireraient votre confiance, l'espoir de
vous épargner quelques souffrances!»......

«Oh! croyez-moi, ce que je disais là, pleurant aux pieds de cette femme,
je le ressentais; j'éprouvais ce que jamais je n'avais ressenti
jusqu'alors, une douleur profonde, un affreux brisement de cœur,
seulement parce que je voyais Ursule abattue. J'ignorais la cause de ses
chagrins; mais elle souffrait et je souffrais... c'étaient de continuels
élancements de toute mon âme vers la sienne.

«Je vous le dis à vous, cette fois j'étais sincère; mes prières
partaient du fond de mon cœur, mes sanglots du fond de mes
entrailles... Mes larmes étaient âcres, brûlantes comme les vraies
larmes du désespoir... Eh bien! cette femme restait muette, indifférente
et sombre, comme si elle ne m'eût pas compris ou entendu.

«Mais elle est donc stupide ou folle, cette femme, de ne pas voir
combien je l'aime! Elle ne sait donc pas, la malheureuse! ce que c'est
que d'avoir au moins un cœur sur lequel on puisse à jamais compter!
Elle ne sait donc pas combien il est rare d'inspirer une passion telle
que celle qu'elle m'inspire! Elle ne sait donc pas que si criminel que
soit mon amour, c'est un crime que de le jeter au vent! Elle ne pense
donc pas à l'avenir! Elle ne pense donc pas qu'un jour sa jeunesse, sa
beauté, ne seront plus qu'un souvenir, et qu'elle sera trop heureuse de
trouver cette affection qu'elle dédaigne maintenant, cette affection qui
doit être éternelle puisqu'elle a résisté à ses caprices, à ses mépris,
à son ingratitude!... Mais, tenez, ceci est affreux. Je deviens fou de
rage contre moi et contre elle. Je ne puis continuer cette lettre... La
colère et la douleur m'aveuglent.»...

       *       *       *       *       *

Paris...

«Hier il m'avait été impossible de continuer cette lettre; je la
reprends, de nouveaux événements sont arrivés. J'espère éclaircir mes
idées en vous écrivant, car ma tête est un tel chaos qu'elles y
bouillonnent sans ordre et sans suite.

«Rassemblons les faits et mes souvenirs. Hier, après avoir interrompu
cette lettre, j'allai voir Ursule: on me dit qu'elle était souffrante,
qu'elle ne recevait personne; par trois fois je me suis présenté chez
elle, impossible de franchir la porte de son appartement. J'y suis
retourné ce matin; quelle a été ma stupeur lorsque mademoiselle de Maran
m'apprit tout émue (elle émue)! qu'Ursule venait de l'informer qu'elle
désirait quitter l'hôtel de Maran, et vivre seule désormais! Sans rien
écouler davantage, je cours chez Ursule; en vain sa femme de chambre
veut m'empêcher d'entrer, je pénètre dans son salon presque de force: je
la trouve rangeant quelques papiers dans son secrétaire.

«--Cela est-il vrai?--m'écriai-je dans mon égarement, sans lui dire à
quoi je faisais allusion.

«Elle me regarda d'un air sombre et distrait, et me répondit:

«--Que voulez-vous?

«--Mademoiselle de Maran m'apprend que vous quittez cet hôtel... Cela
est impossible.

«Elle haussa les épaules et me dit, continuant de mettre ses papiers en
ordre:

«--Cela est possible, puisque cela est.

«--Cela ne sera pas!--m'écriai-je hors de moi...--je vous le défends;
cela ne sera pas!

«--Vous me le défendez? cela ne sera pas? Et de quel droit me
parlez-vous ainsi, monsieur?--reprit-elle en me regardant fièrement.

«--Légitimes ou non, j'ai des droits sur vous, et je les ferai valoir.

«--Et auprès de qui, monsieur, les ferez-vous valoir?

«--Je vous dis que je ne veux pas que vous quittiez cette maison, ou
sinon je vous accompagnerai partout où vous irez!--m'écriai-je.

«--Je quitterai cette maison, monsieur, et vous ne m'accompagnerez pas.

«--Tenez, Ursule, ne me poussez pas à bout, ne m'exaspérez pas. Je vais
vous dire en deux mots pourquoi vous et moi nous ne pouvons nous quitter
désormais; je vous ai sacrifié ma femme, je suis presque déshonoré dans
le monde. Vous voyez donc bien que nous ne pouvons pas nous quitter;
fatalement nous sommes désormais enchaînés l'un à l'autre. Quel que soit
mon sort, vous le partagerez. Vous entendez bien, n'est-ce pas?--lui
dis-je en serrant les dents avec rage, car l'impassible sang-froid avec
lequel elle m'écoutait me mettait hors de moi.

«Elle me répondit en me regardant jusqu'au fond de l'âme, et sans
baisser ses yeux devant les miens:

«--Moi, je vais vous dire en deux mots pourquoi nous ne devons plus rien
avoir de commun ensemble. Personne au monde n'a de droits sur moi; je
quitterai cette maison quand je le voudrai; et si vous m'obsédez...
quoiqu'il n'y ait rien de plus vulgaire que ce procédé, je m'adresserai
_à qui de droit_ pour être protégée contre vos poursuites.

«--Vous vous adresserez à l'autorité, à la police, sans
doute?--m'écriai-je avec un éclat de rire convulsif; puis, comme dans
mon étonnement je regardais machinalement autour de moi, je vis sur un
sofa un domino de satin noir.

«Un éclair de jalousie me traversa l'esprit; je me souvins que la veille
était le jour de la mi-carême. Saisissant le domino et le lui montrant:

«--Vous avez été cette nuit au bal de l'Opéra,--m'écriai-je,--malgré vos
prétendues souffrances, malgré votre mélancolie prétendue?

«--Je suis en effet allée au bal de l'Opéra cette nuit, malgré mes
souffrances, malgré ma mélancolie prétendue,--reprit-elle,--c'est ce qui
vous prouve, j'espère, que mon désir de m'y rendre était bien violent.

«--Je vois tout, je devine tout,--m'écriai-je;--vous aimez quelqu'un,
vous avez une intrigue, un amant; mais, par l'enfer! celui-là que vous
voulez aller rejoindre si effrontément ne sortira pas vivant de mes
mains... Et d'abord, je m'installe ici, je n'en bouge pas,--m'écriai-je,
m'asseyant sur un sofa.

«--A votre aise, monsieur,--me dit-elle,--et, sans paraître s'apercevoir
de ma présence, elle continua ce qu'elle avait entrepris.

«Ce sang-froid, cette dureté, cette impudence m'exaspérèrent; je lui
arrachai des mains les papiers qu'elle tenait, et je les jetai au milieu
du salon.

«Elle me regarda d'un air impassible, haussa les épaules et fit un
mouvement pour sortir. Je la saisis rudement par le bras.

«--Vous ne sortirez pas,--m'écriai-je;--vous ne sortirez pas que vous ne
m'ayez dit pourquoi vous êtes allée cette nuit au bal de l'Opéra sans
m'en prévenir, souffrante comme vous l'êtes... car vous êtes pâle et
bien changée... Malheureuse femme!--lui dis-je sans pouvoir vaincre
encore mon attendrissement et mes larmes à la vue de son visage
amaigri,--quel impérieux motif a donc pu vous conduire à ce bal?...
Répondez...

«Sans me dire un mot, elle se dégagea doucement de mon étreinte; j'étais
devant la porte, lui barrant le passage: elle s'assit, appuya son coude
sur le bras d'un fauteuil, posa son menton dans sa main, et resta ainsi
immobile et muette. Je connaissais ce caractère intraitable; la douceur,
la prière n'en obtenaient pas plus que les menaces et la violence; je
m'humiliai lâchement encore une fois. La résolution qu'elle venait de
prendre était si brusque, elle brisait si affreusement mes espérances,
que je voulus tenter les derniers efforts pour fléchir cette femme; je
lui dis tout ce que peuvent inspirer la passion la plus désordonnée, le
dévouement le plus aveugle, le désespoir le plus vrai, le plus
douloureusement vrai... prières, sanglots, emportements, tout fut vain,
tout échoua devant ce cœur de marbre. Voulant à tout prix la faire
sortir d'un silence qui m'exaspérait, j'allai jusqu'à l'injure,
jusqu'aux reproches les plus ignobles; rien, rien... pas un mot.

«On eût dit une statue. Elle ne m'entendait même pas. Son esprit était
ailleurs. Son regard vague, distrait, semblait suivre je ne sais quelle
pensée dans l'espace: par deux fois un faible et triste sourire erra sur
ses lèvres, et elle fit un léger mouvement de tête, comme si elle eût
répondu à une réflexion intérieure.

«Désespéré, je descendis chez mademoiselle de Maran. Toujours égoïste,
cette femme ne voyait dans la détermination d'Ursule que ce qui la
touchait personnellement. Elle s'écria, dans un dépit furieux, qu'une
fois Ursule partie, l'hôtel de Maran redeviendrait désert; qu'elle
s'était habituée à l'esprit d'Ursule, à son enjouement; qu'elle ne
pouvait maintenant supporter la pensée d'être séparée d'elle, tant
l'isolement l'épouvantait; elle me conjurait d'unir mes efforts aux
siens pour retenir Ursule, comme si ce n'était pas mon seul, mon unique
désir; enfin, malgré son avarice croissante, mademoiselle de Maran
s'écria qu'elle ne regarderait à aucun sacrifice pour garder Ursule
auprès d'elle; que si les 40,000 fr. qu'elle me donnait ne suffisaient
pas pour rendre sa maison agréable, elle me donnerait davantage, tout ce
qui serait nécessaire, dût-elle entamer ses capitaux; il lui restait si
peu d'années à vivre qu'elle pouvait faire cette folie, disait-elle...

«J'entre dans ces détails pour vous montrer l'influence d'Ursule: elle
pouvait vaincre l'avarice sordide de mademoiselle de Maran, qui
jusqu'alors avait honteusement abusé de ma prodigalité et m'avait à
grand'peine donné annuellement l'argent qu'elle m'avait promis pour
tenir sa maison.

«Nous remontâmes auprès d'Ursule avec mademoiselle de Maran. Celle-ci la
supplia, mit en œuvre tout son esprit, toutes ses flatteries pour la
décider à ne pas la quitter, Ursule fut inflexible. Mademoiselle de
Maran pleura (mademoiselle de Maran pleurer!), s'écria que le sort d'une
pauvre vieille femme, seule et abandonnée aux soins de ses valets, était
horrible; qu'elle avouait avoir été assez méchante pour s'être fait tant
d'ennemis; qu'une fois Ursule partie, personne ne viendrait la voir; que
la révolution de juillet avait dispersé les anciennes relations sur
lesquelles elle aurait pu compter. Ursule fut inflexible.

«Alors mademoiselle de Maran, entrant dans un accès de rage furieuse,
lui fit les plus sanglants reproches, lui parla de son ingratitude, de
son inconduite. Ursule sourit, et ne dit pas un mot. Enfin nous lui
demandâmes comment elle vivrait; elle nous répondit qu'il lui restait
environ trente mille francs de sa dot, et que cela lui suffirait.

«Telle est la cruelle position où je me trouve; je connais assez le
caractère d'Ursule pour être certain qu'à moins d'un prodige, elle ne
changera rien à ses résolutions. Je l'ai quittée il y a deux heures sans
avoir pu en arracher une parole; j'ai beau me torturer l'esprit pour
deviner la cause de cette brusque détermination, je n'y parviens pas
plus que je ne parviens à pénétrer la cause du chagrin, de l'accablement
où je la vois depuis quelque temps.

«Chez elle, cela ne peut être le remords de sa faute. D'abord je l'avais
soupçonnée d'éprouver une passion réelle et profonde; mais quoique je
l'aie vue en coquetterie avec plusieurs hommes de sa société, quoique
j'aie eu souvent des doutes sur sa fidélité, doutes qui ne sont
d'ailleurs jamais devenus des certitudes, rien dans ses relations
mondaines avec les gens dont j'étais le plus jaloux n'avait eu le
caractère de la passion: Ursule était avec eux comme avec moi, inégale,
capricieuse, fantasque, hautaine; mais jamais je ne l'avais vue triste
et rêveuse comme elle l'est depuis un mois...

«Mais... tenez... une idée... me vient à l'instant: oui... pourquoi
non?... Ne riez pas de pitié... Pourquoi la tristesse croissante
d'Ursule ne serait-elle pas causée par le regret de m'avoir fait
dissiper plus de la moitié de ma fortune?

«Ce qui m'a toujours invinciblement soutenu dans mon amour malgré les
caprices et les hauteurs d'Ursule, c'est cette conviction profonde,
qu'elle ressentait pour moi un amour bien plus vif que celui qu'elle
avouait, dissimulant ainsi et par orgueil, et dans la crainte de me
laisser pénétrer l'influence que j'avais sur elle; croyant me dominer
plus sûrement par ces alternatives de tendresse, de froideur ou de
dédain.

«En quittant si brusquement mademoiselle de Maran sans me dire la raison
de ce départ, pourquoi Ursule ne voudrait-elle pas me prouver qu'elle
m'aime pour moi-même en renonçant aux splendeurs dont je l'ai entourée
jusqu'ici? Dites, pourquoi non? Vaincue enfin par tant de preuves de
passion, cette femme n'est-elle pas assez bizarre pour dédaigner
maintenant ce luxe qui l'avait d'abord séduite? Peut-être elle rêve une
vie obscure et tranquille dans quelque coin éloigné de la France ou dans
un pays étranger... Si cela était... si cela était... oh! j'en mourrais
de joie. Elle a totalement bouleversé mes goûts, mes habitudes;
maintenant je déteste autant le monde que je l'aimais. Mon seul vœu
serait de couler mes jours près d'elle au fond de quelque solitude
ignorée; au moins là elle serait toute à moi, il n'y aurait pas une
minute de sa vie qui ne m'appartînt.

«Ne prenez pas ceci pour de vaines paroles, pour des exagérations. Voilà
plus de deux années que dure cette liaison, et j'aime Ursule plus
ardemment, plus désespérément encore que le premier jour. Je me connais,
je sais les ressources de son esprit si piquant, si original, si
imprévu; sa beauté toujours provocante n'est-elle pas pour ainsi dire
toujours nouvelle? posséder une telle femme, n'est-ce pas posséder tout
un sérail!

«J'ai passé _ma lune de miel_ seul avec ma femme; au bout de quinze
jours tout a été dit; ç'a été une monotonie, une lourdeur de tendresse
insupportable, aucun élan, aucun entrain... Au lieu qu'avec Ursule...
Oh! une telle vie... avec Ursule... ce serait, je vous le répète, à en
devenir fou de joie...

«Tenez... tenez... je ne me trompe pas, non, tout m'est expliqué
maintenant. Après avoir si longtemps dissimulé, Ursule ne le peut plus;
son amour pour moi, trop longtemps comprimé, va éclater enfin. Est-il,
après tout, possible, probable, naturel, qu'une femme, si corrompue, si
insensible qu'elle soit, ne se laisse pas à la fin toucher par tant
d'amour?

«L'orgueil ne m'aveugle pas; je vous fais assez d'humiliants aveux pour
que je puisse, d'un autre côté, me relever un peu: je suis jeune, j'ai
eu assez de succès, je ne manque ni de monde ni d'esprit; j'ai été aimé,
passionnément aimé, de femmes qui, aux yeux du monde, valaient bien
Ursule, à commencer par ma femme et par son amie intime madame de
Richeville. Pourquoi donc Ursule ne partagerait-elle pas ma passion?
Elle a beau dire que, par cela même que je suis très-épris d'elle, elle
ne ressent rien pour moi... ce sont des paradoxes dont elle berce son
dépit; elle se sent maîtrisée par son amour, et elle ne veut pas en
convenir.

«Mais ce domino... Peut-être est-elle jalouse de moi!... Oui...
maintenant je me souviens de lui avoir dit, il y a quelques jours, que
j'irais à ce bal de la mi-carême. Tout ce qui s'est passé hier m'a
empêché d'y aller. Ursule ignorait ces changements dans mes projets;
elle aura voulu m'épier. Ces allures sournoises sont quelquefois assez
dans son caractère.

«Combien je me réjouis de vous avoir écrit! Je me sens mieux et plus
calme en terminant cette lettre qu'en la commençant. Je renais à
l'espérance. Oui, plus j'y réfléchis, plus le silence obstiné qu'Ursule
a gardé sur ses projets et sur la cause de sa tristesse me paraît d'un
bon augure; elle aura craint peut-être de se laisser pénétrer en me
répondant. Sa distraction affectée l'a servie à souhait.

«Après deux années d'une liaison souvent troublée par la jalousie et la
froideur, je l'avoue, mais enfin suivie, on n'abandonne pas ainsi un
homme sans lui donner une raison, n'est-ce pas? Après les immenses
sacrifices que j'ai faits pour elle, ce serait ignoble, barbare,
insensé...

«Enfin, qui la forçait à revenir à Paris? Son mari était assez amoureux
pour la reprendre, après la scène de Maran... J'avais bien songé à un
retour à ce mari... cette femme est si bizarre!... Mais non, non... cela
est impossible... Sans trop d'orgueil, je puis bien m'estimer fort
au-dessus de M. Sécherin.

«Maintenant je me souviens de certaines remarques qui ne m'avaient pas
d'abord autant frappé: lorsque je me suis oublié envers elle jusqu'à
l'outrage, je n'ai lu dans ses yeux ni colère ni haine. C'était une
complète indifférence. Or, Ursule est trop violente, trop fière, pour
n'avoir pas ressenti vivement cette insulte. Une puissante raison l'a
obligée de dissimuler; or, quelle peut être cette raison, sinon
l'intérêt que je lui inspirais? Mon emportement même n'était-il pas une
preuve de mon amour?...

«Tenez, encore une fois, je ne puis vous dire combien je me félicite de
vous avoir écrit et de vous écrire; en pensant ainsi tout haut et avec
confiance, de raisonnement en raisonnement, de conséquence en
conséquence, je suis parti d'une impression horriblement triste pour
arriver à un espoir presque réalisé.

«Je ferme cette lettre en hâte; répondez-moi courrier par courrier,
maudit paresseux, car mes trois premières lettres sont encore sans
réponse. Je ne vous en veux pas trop pourtant, car vous jugerez mieux de
la position par l'ensemble des faits. Votre longue expérience du monde,
votre froid désabusement, votre impartialité dans tout ceci, et surtout
votre esprit net et ferme, vous permettront de tout apprécier
clairement, de me donner des avis sérieux et surtout de me dire si vous
pensez que je vois juste. Tout est là. Mon avenir dépend de cette
dernière détermination d'Ursule. Elle m'a d'abord horriblement
épouvanté; maintenant, au contraire, je la vois sous un jour si beau,
qu'il fait rayonner à mes yeux mille adorables espérances.

«Vous allez me trouver bien lâche; mais, je vous en conjure, ne dissipez
pas ces espérances sans me donner pour cela d'excellentes raisons, car
vous me trouverez bien opiniâtre dans ce dernier espoir....

       *       *       *       *       *

«Quatre heures.

«Malédiction sur moi... et sur elle... Oh! sur elle! Je reçois à
l'instant une lettre de mademoiselle de Maran. Ursule vient de quitter
l'hôtel; on ne sait pas où elle est allée... elle a prévenu mademoiselle
de Maran, par un billet, qu'elle ne la reverrait jamais... C'est
horrible! Que faire? que faire?... Oh! mes pressentiments... Oh! mes
folles et stupides espérances... Maintenant je vois tout... mais je
serai vengé. Répondez moi... répondez-moi... Ah! je suis bien
malheureux... Rage et enfer... je serai vengé!

«G. DE LANCRY.»



CHAPITRE XI.

LE BAL MASQUÉ.


La lettre dans laquelle M. de Lancry apprenait à l'un de ses amis
inconnus la brusque disparition d'Ursule complétait par plusieurs traits
frappants l'histoire de l'amour fatal de ma cousine et de mon mari.

Je terminais cette lecture lorsque M. de Rochegune entra chez moi. Je ne
l'avais pas vu la veille; ayant passé ma journée à accomplir un pieux
pèlerinage avec Blondeau, j'étais restée seule le soir sous une
influence mélancolique.

--Eh bien!--me dit-il en me tendant la main,--comment vous trouvez-vous?
Hier avez-vous été courageuse!

--Courageuse?... oui, car je n'ai pas craint de me laisser aller à tous
les regrets que devait m'inspirer la pensée de l'excellent ami que nous
avons perdu... Pourtant, faut-il vous l'avouer? au milieu de mon
chagrin, il m'est venu une idée presque pénible, parce qu'elle
ressemblait à de l'ingratitude...

--Comment cela?

--C'est que j'aurais peut-être pleuré davantage encore M. de Mortagne si
je ne vous avais pas connu.

--Je pourrais m'adresser le même reproche, Mathilde; mais je me
rassure: aimer ce qu'aimait notre ami, protéger ce qu'il protégeait, ce
n'est pas oublier, c'est être fidèle à son souvenir; seulement
quelquefois je me dis tristement: Qu'il eût été heureux et fier de notre
bonheur!

--En lui... quel défenseur nous aurions eu, mon ami!

--En avons-nous donc besoin? notre amour n'est-il pas accepté par le
monde, qui croit si peu aux sentiments purs et désintéressés?... Notre
amour!... si vous saviez le charme de ces mots!... car vous m'aimez...
Mathilde... vous m'aimez...

--Oui... oh! oui, je vous aime... Et je suis quelquefois à me demander
par quelle transformation insensible cet amour a succédé à l'amitié
profonde... presque respectueuse, que j'avais pour vous.

--Écoutez, Mathilde... voulez-vous me rendre très-heureux?

--Parlez... parlez...

--Eh bien! interrogez tout haut votre cœur, que je sache ce que vous
éprouvez pour moi, aujourd'hui, à cette heure; bonnes ou mauvaises
impressions, dites-moi tout avec la franchise la plus absolue; je vous
ferai la même confidence.

--Je trouve cette idée charmante; j'aimerais beaucoup à constater ainsi,
de temps à autre, la richesse de notre amour.

--Ce serait constater chaque fois l'augmentation de nos trésors, vrai
plaisir de millionnaire.

--Et puis, j'y songe, mon ami, un jour peut-être cette espèce de
confession de cœur pourrait nous éclairer sur les dangers que, par
faiblesse ou fausse honte, nous voudrions peut-être ignorer... Et, vous
le savez, nous devons être pour nous-mêmes d'une implacable sévérité, en
songeant à la noble garantie qui protége notre amour.

--Oui, des cœurs moins braves que les nôtres regretteraient presque
la hauteur suprême où nous sommes ainsi placés, Mathilde. Mais il en est
de certaines positions comme des royautés menacées... on ne peut les
abdiquer sans ignominie; plus nous aurons à lutter, plus notre lutte
sera honorable.

--Dites donc aussi plus notre bonheur sera grand. Tenez, le prince
d'Héricourt racontait l'autre jour un trait qui m'a frappée. Je vous
dirai tout à l'heure le rapprochement que j'en veux tirer. Chargé d'une
mission d'autant plus difficile qu'il avait à défendre la meilleure des
causes, il devait traiter avec des diplomates d'une habileté consommée;
au lieu de ruser, il suivit simplement l'impulsion de son noble
caractère, et fut d'une franchise véritablement si étourdissante, que
ses adversaires furent complétement déroutés et que sa mission eut les
plus heureux résultats; aussi me disait-il que dans la vie une ligne
irréprochable était non-seulement la plus honnête, mais la plus sûre, la
plus avantageuse, et l'on pourrait même dire la plus habile, s'il était
possible de faire le bien par calcul.

--C'est ce qu'il appelle la _finesse_ des gens d'honneur,--me dit M. de
Rochegune en souriant.--Je suis de son avis. Mais voyons l'application
de cette généreuse théorie.

--Un moment encore... Il faut d'abord que je vous prévienne
qu'aujourd'hui j'ai disposé de vous.

--Vraiment? Quelle douce surprise!...

--Il est trois heures; j'ai quelques emplettes à faire, il s'agit de
bronzes anciens sur lesquels je voudrais avoir votre goût. Il fait un
très-beau temps, nous sortirons à pied, vous me donnerez le bras.

--C'est charmant; et...

--Attendez, ce n'est pas tout encore... Ce soir je vous retrouverai chez
madame de Richeville, où vous dînez comme moi; nous irons ensuite au
concert avec elle, Emma, madame de Semur, la duchesse de Grandval et son
mari; puis nous reviendrons prendre le thé chez moi; car j'inaugure
cette petite maison, et vous savez seul ce grand secret...

--Tenez, Mathilde, je vous avoue, à ma honte, que maintenant je suis
presque indifférent à l'application de la théorie du bon prince.

--Il faut pourtant m'entendre encore. J'ai la plus grande envie de voir
les tableaux de l'ancien Musée; vous parlez peinture comme un poëte. Ce
n'est pas une épigramme, c'est une louange, et je me fais une fête de
faire cette excursion avec vous.

--Et moi donc! j'ai toujours pensé qu'il fallait être amoureux et aimé
pour sentir toutes les beautés des chefs-d'œuvre de l'art; on les
voit alors à travers je ne sais quel reflet d'or et de lumière qui les
fait divinement resplendir... Mais il nous faudra plusieurs jours pour
tout admirer.

--Je l'espère bien, mon ami; car nous serons très-paresseux. Nous
voyez-vous, mon bras appuyé sur le vôtre, longtemps arrêtés dans notre
admiration devant un Raphaël ou un Titien? Quel texte inépuisable de
longues et douces causeries!

--Votre esprit est si impressionnable, vous avez si éminemment le
sentiment du beau!...

--Et vous, mon ami, je ne sais par quel charme vous trouvez toujours le
secret de ramener tout à notre amour; je suis sûre que dans nos bonnes
promenades au Musée, vous saurez me prouver que Titien, Véronèse ou
Raphaël n'ont produit tant d'œuvres de génie que pour offrir des
allusions à notre tendresse... Égoïste que vous êtes!

--Certes, le génie donne à tous et à chacun; il répond à toutes les
pensées, comme Dieu répond à toutes les prières...

--Oh! vous ne serez pas embarrassé pour vous justifier; d'ailleurs je
crois que je vous aiderai moi-même... Maintenant, voici l'application de
la théorie du prince d'Héricourt. Croyez-vous que nous pourrions
réaliser tant de charmants projets, vivre sans gêne et sans scrupule
dans cette facile et adorable intimité de tous les jours, de tous les
instants, si notre amour n'était pas tel qu'il est? Ah! mon ami,--lui
dis-je, ne pouvant retenir une larme de bonheur,--il faut être femme
pour sentir de quelle tendre, de quelle ineffable reconnaissance nous
sommes pénétrées pour celui dont la délicatesse sait nous épargner la
honte et les remords de l'amour!

--Et il faut être aimé par vous, Mathilde, pour comprendre qu'il est de
célestes ravissements où l'âme semble s'exhaler dans une adoration
passionnée; qu'il est enfin des jouissances à la fois si pures et si
vives qu'elles fondent nos instincts terrestres dans l'extase ineffable
où elles nous enlèvent... Oh! Mathilde... maintenant je crois... aux
délices de l'union des âmes.

--Et puis ce qui me ravit encore dans notre amour,--dis-je à M. de
Rochegune,--c'est qu'il ne peut être soumis aux phases, aux variations
d'un amour ordinaire: dans la sphère élevée où il plane, il échappera
toujours aux dangers de la satiété, de l'inconstance. Pourquoi ne
durerait il pas éternellement?

--Éternellement? oui, Mathilde, éternellement, car vous avez dit vrai,
il est dégagé de tout ce qui lui est ordinairement fatal ou mortel! Vous
avez dit vrai, la précieuse liberté dont nous jouissons est une
magnifique récompense. Si vous saviez combien la vie ainsi passée près
de vous me paraît belle, heureuse!... Si vous saviez tous les plans que
je forme!

--Et moi donc, mon ami! vous n'avez pas d'idée de mes projets;
quelquefois j'en suis confuse, tant ils enchaînent votre avenir.

--Cela vous regarde, Mathilde; cet avenir est à vous, je ne m'en mêle
plus, et votre confusion...

--Ma confusion, c'est l'embarras des richesses; j'ai mille desseins, et
je ne m'arrête à aucun. Vous ne savez pas tous les romans dont vous êtes
le héros... Pourtant je me suis arrêtée pour cette année à un voyage
d'Italie; nous le ferons avec madame de Richeville. Le prince et la
princesse d'Héricourt, en revenant de Goritz, nous rejoindront à
Florence.

M. de Rochegune me regarda d'un air très-surpris, puis il ajouta en
souriant:

--Au fait, pourquoi m'étonner? Je ne désirais pas autre chose au monde.
Vous m'avez deviné, il n'y a rien que de très-naturel à cela.

--De très-naturel?

--Oui. Dussiez-vous vous moquer de ma métaphysique, je prétends que d'un
sentiment puéril doivent naître des projets pareils; plus ce sentiment
sera exalté, plus il sera concentré dans l'imagination, plus ces
mystérieuses sympathies de volonté seront fréquentes et _normales_.
Pardonnez-moi cet horrible mot.

--Je vous le pardonne en faveur de votre système: quoique très-fou, il
me plaît beaucoup. Ainsi donc, mon voyage d'Italie...

--M'enchante. Songez donc... parcourir avec vous cette terre promise des
arts!

--Peut-être même nous établirions-nous quelque temps dans ce pays... Un
hiver à Naples ou à Rome... qu'en diriez-vous? Madame de Richeville
serait ravie d'un pareil séjour.

--Je ne dis rien, Mathilde, je ne veux rien, je ne pense rien. Vous avez
ma vie, disposez-en...

--Eh bien! ainsi nous passons l'hiver à Naples; puis nous revenons de
l'Italie par l'Allemagne, afin de voir les bords du Rhin dans toute leur
parure particulière. Peut-être même nous arrêterions-nous quelque temps
dans un des vieux châteaux qui dominent ce beau fleuve.

--Encore un de vos désirs, Mathilde, qui aurait droit de me surprendre,
tant il m'est sympathique; la même idée m'était venue. A mon retour de
Rome, j'avais loué le château d'Arnesberg; il est situé dans une
position ravissante; j'y ai passé trois mois... Vous le reconnaîtrez,
j'en suis sûr; vous l'avez si longtemps habité avec moi... Mais voyez
donc quel adorable avenir, Mathilde... quel bonheur de vivre avec vous
dans cette intimité de voyage plus étroite encore, d'échanger chaque
jour nos impressions, nos joies, nos rêveries, nos tristesses.

--Nos tristesses?

--Oui, car enfin le vœu de mon père aurait pu se réaliser.

--Soyez raisonnable, mon ami. Ne devons-nous pas remercier Dieu du
bonheur inespéré qu'il nous accorde?

--Oh! Mathilde, il n'y a pas d'amertume dans ce regret, c'est un regret
plein de mélancolie. Figurez-vous un homme souverainement heureux sur la
terre... mais rêvant le bonheur des cieux.

--Mais voyez un peu comme nous voilà loin de _notre examen de cœur_;
je ne vous en tiens pas quitte.

--Voyons, Mathilde, que ressentez-vous pour moi à cette heure? Je vous
écoute avec l'orgueilleux recueillement d'un poëte qui entend lire son
œuvre... car enfin votre amour est mon ouvrage.

Après quelques moments de réflexion, pendant lesquels je m'interrogeais
sincèrement, je répondis à M. de Rochegune:

--Il y a une différence très-grande entre ce que je ressentais pour vous
il y a quelque temps et ce que je ressens maintenant... Je ne pourrais
guère vous expliquer cela que par une comparaison. Nous parlions tout à
l'heure de voyages, d'un château romantique situé sur les bords du Rhin.
Eh bien!... moi, touriste... qu'un site à la fois majestueux,
pittoresque et charmant me frappe d'admiration, ma pensée s'y repose
avec bonheur, je me dis qu'il serait doux de passer sa vie au milieu de
cette solitude animée par la vue des grands spectacles de la nature:
tout me séduit, les lignes sévères des montagnes, la fraîcheur des
riantes prairies, la profondeur mystérieuse des ombrages, la pureté des
eaux, l'aspect chevaleresque des hautes tourelles; j'admire... et cette
contemplation n'est pas sans amertume, parce qu'il s'y joint une secrète
envie... Mais que, par un heureux caprice de la destinée, toutes ces
magnificences naturelles m'appartiennent... mais que j'aie la certitude
de vivre à jamais dans cet Éden, alors mon admiration devient exclusive,
alors ces beautés deviennent miennes; alors je m'en glorifie, je m'en
pare; alors c'est MON château.

--Bonne et tendre Mathilde... puisse au moins la sûreté, la sécurité de
ce cette possession... vous dédommager de toutes les magnificences qui
lui manquent pour être digne de vous!

--Oh! ma sécurité est entière... mon ami... Ce n'est pas confiance
déplacée; je ne serai jamais jalouse de vous, parce que vous ne pourrez
jamais éprouver pour aucune femme le sentiment que vous éprouvez pour
moi.

--Ni celui-là, ni aucun autre, je vous le jure.

--Mon ami, parlons de ce qui est probable et possible. Il est de ces
vœux éternels qu'on ne peut exiger que d'une femme, et qu'une femme
seule peut être certaine d'accomplir.

--Écoutez-moi, Mathilde, je ne veux rien exagérer. Non-seulement je vous
parle avec sincérité, mais j'ai justement et heureusement à vous citer
un fait à l'appui de ce que je vous dis.

--Vraiment? quel à-propos!

--Sérieusement, Mathilde, depuis que je sais que vous m'aimez, il n'y a
plus pour moi d'autre femme que vous; vous êtes un point de comparaison
auquel je ramène tout, et tout me devient indifférent. J'en ai la
preuve, vous dis-je, une preuve toute récente.

--Quelle preuve? faites vite cette confidence,--dis-je en souriant,--que
je voie si je suis aussi peu jalouse que je le dis.

--Avant-hier, en sortant de chez madame de Richeville, où nous avions
passé la soirée ensemble, je rentrai chez moi; je trouvai un billet à
peu près conçu en ces termes:

«_Une personne bien malheureuse, qui a quelques droits à votre pitié,
vous supplie de lui accorder un moment d'entretien; mais les
circonstances sont telles que cette personne ne peut vous rencontrer que
cette nuit... au bal de l'Opéra._»

A ces mots de M. de Rochegune, je ne sais quelle folle, quelle funeste
pensée me traversa l'esprit.

M. de Lancry, dans la lettre que je venais de lire, parlait de reproches
adressés à Ursule à propos du bal de la mi-carême où elle était allée
secrètement; je m'imaginai que ma cousine était l'héroïne de l'aventure
que M. de Rochegune me racontait.

Mon saisissement fut tel, que je m'écriai:

--Au bal de l'Opéra... dans la nuit d'avant-hier!

M. de Rochegune attribua cette exclamation à une autre cause.

--Cela vous semble étrange, Mathilde; mais vous oubliez que la nuit de
jeudi à vendredi était la nuit de la mi-carême. Je trouvai ce
rendez-vous assez bizarre: mon premier mouvement fut de n'y pas aller;
mais je me ravisai en réfléchissant qu'après tout une véritable
infortune n'osait peut-être se révéler à moi qu'à l'abri de ce masque de
fête: j'oubliais de vous dire qu'on devait m'attendre devant l'horloge
depuis minuit jusqu'à quatre heures du matin. Cette preuve de patience
opiniâtre confirma presque mes soupçons. J'allai donc à ce bal;
malheureusement pour ce rendez-vous, je fus pris en entrant par madame
de Longpré, que je ne reconnus qu'au bout d'un quart d'heure de
conversation; puis par une autre femme très-gaie, très-moqueuse, que je
n'ai pu reconnaître, et dont le babil m'aurait beaucoup amusé, si je
n'avais pas songé que peut-être j'étais attendu avec anxiété; enfin
j'arrivai devant l'horloge; deux heures et demie sonnaient.

--Eh bien?...--dis-je à M. de Rochegune en tâchant de sourire pour
cacher mon anxiété.

--Eh bien! je vis debout, au pied de l'horloge, une femme en domino de
satin noir. Sa tête était baissée sur sa poitrine. Sans doute, absorbée
par une méditation profonde, elle ne m'aperçut pas. Voulant voir si
cette personne était bien celle que je devais rencontrer, je m'approchai
d'elle et lui dis:--«Si vous attendez quelqu'un, madame, celui-là est à
la fois bien heureux et bien coupable.»--Mon domino tressaillit, releva
vivement la tête, et me dit d'une voix émue:--_Monsieur, je vous en
prie, sortons du foyer_.--Il y avait beaucoup de monde; nous restâmes
quelques minutes avant de pouvoir traverser une foule épaisse dont les
oscillations me rapprochèrent parfois assez de cette femme inconnue pour
que, lui donnant le bras, je pusse sentir son cœur battre avec une
force qui décelait une violente agitation.

--Et cette femme était-elle grande?

--Un peu plus grande que vous, Mathilde, très-mince, et elle me parut
avoir une taille charmante. Pour échapper à la foule, nous montâmes dans
le corridor des secondes loges. Cette femme était toute tremblante. Je
lui proposai de s'asseoir.--_Non, non_,--s'écria-t-elle d'une voix émue,
en me serrant le bras avec un tressaillement convulsif,--_c'est la
première fois que je puis m'appuyer sur ce noble bras... ce sera aussi
la dernière... Marchons, je vous en prie, marchons..._

--Mais enfin cette femme, que vous dit-elle, que voulait-elle?

--Me parler de vous.

--De moi?

--Avec une admiration profonde.

--Elle voulait vous parler de moi, de moi, de moi?--m'écriai-je,
toujours persuadée que ce domino mystérieux n'était autre qu'Ursule.

--Oui, me parler de vous, Mathilde, et dans des termes que je lui
enviais. Jamais votre cœur, votre esprit, vos malheurs, n'ont été
appréciés, n'ont été vantés avec une éloquence plus touchante. J'étais
dans le ravissement en écoutant cette femme inconnue; j'étais séduit par
l'admiration passionnée avec laquelle elle me parlait de notre amour, de
notre bonheur. Vraiment, Mathilde, pour comprendre l'élévation de ces
sentiments, il fallait qu'elle fût presque capable de les éprouver...

--Vous croyez, mon ami?...

--Je n'en doute pas. Que vous dirai-je? une fois cet entretien commencé,
pour ainsi dire, sous l'invocation, sous le charme de votre nom, je vis
avec chagrin arriver le moment de le terminer. Jamais je n'ai rencontré
un esprit plus vif, plus prompt, plus incisif. Après l'admiration de
notre amour vinrent les sarcasmes contre les gens qui l'enviaient. Ou je
me trompe beaucoup, ou cette femme est douée d'un caractère d'une rare
énergie, car, par un étrange contraste, autant, lorsqu'il était question
de vous et de moi, sa voix était douce, pénétrante, autant elle était
impérieuse et âpre lorsqu'il s'agissait de nos ennemis ou de nos
envieux. Je n'oublierai de ma vie le portrait qu'elle a fait de votre
mari et de votre infernale cousine.

--Elle vous a parlé d'Ursule?... m'écriai-je.

--Oh! bien longuement, et avec quelle verve d'indignation! avec quel
mépris! Elle et M. de Lancry ont été immolés sans pitié. Votre cousine
a peut-être encore été plus maltraitée que votre mari; notre amie
inconnue semblait prendre une joie cruelle à flétrir la honteuse
conduite de cette femme. Son esprit satirique s'est aussi cruellement
exercé sur mademoiselle de Maran, et tout cela avec un entrain, un
brillant, une puissance qui me confondaient... Autrefois, et c'est là
que j'en veux arriver, Mathilde, autrefois j'aurais eu la tête tournée
de cette inconnue, j'aurais été fou de cet esprit audacieux, presque
cynique lorsqu'il s'agissait d'attaquer le vice et la bassesse, rempli
de charme et de sensibilité lorsqu'il voulait louer ce qui était noble
et beau. Eh bien! ces contrastes si remarquables dans cette femme m'ont
beaucoup frappé dans le moment, mais ils m'ont laissé depuis fort peu
curieux et fort indifférent, tandis qu'autrefois, je vous le répète,
j'aurais tout fait pour pénétrer le caractère réel de cette créature
mystérieuse... Mais c'est tout simple, Mathilde, tout ce qui n'est pas
vous m'est antipathique; vous m'avez rendu très-difficile; vous avez, si
cela peut se dire, épuré, divinisé mon goût et mon cœur. Oui, à cette
heure, je suis comme ces fanatiques de l'art qui ne peuvent détourner
leurs yeux du type auguste et idéal que nous a légué l'antiquité; une
fois arrivé à cette religion du beau, une fois habitué à le contempler
dans sa majestueuse sérénité, à l'adorer dans sa grandeur, à l'aimer
dans sa simplicité, on prend en dégoût, en aversion, la fantaisie, le
caprice, le joli, le maniéré, enfin on déteste tout ce qui diffère de
cette magnifique unité qui semble procéder de Dieu... Vous voyez,
Mathilde, si j'avais raison de vous dire que ce qui n'était pas vous
n'existait pas...

--Et cette femme, la croyez-vous belle et jeune?

--Belle, je ne sais pas; mais jeune, la fraîcheur de sa voix, la finesse
de sa taille, la souplesse de sa démarche me portent à le croire... Que
dis-je? je n'en doute pas; j'oubliais que j'ai vu sa main nue; et si je
n'avais vu la vôtre, j'aurais trouvé la sienne la plus jolie du monde;
mais du moins sa blancheur, ses contours ronds et polis annonçaient
certainement la jeunesse.

--Et comment finit cet entretien? que voulait-elle, enfin, cette femme?

--Avoir,--me dit-elle,--la seule conversation qu'il lui fût possible
d'avoir avec moi, juger par elle-même si ce qu'on lui disait de moi
était vrai... et m'exprimer les vœux qu'elle faisait pour notre
bonheur. Et puis enfin... Mais vous allez vous moquer de moi et de mon
inconnue... et vous aurez bien raison...

--Dites, dites,--je vous en prie.

--D'abord, Mathilde, je dois vous prévenir que j'ai été surpris...
D'honneur, je ne m'attendais à rien moins qu'à cette preuve plus que
bizarre de son admiration.

--Dites, dites: je vous assure, mon ami, que je ne me moquerai pas de
vous.

--Eh bien! au moment de me quitter, cette femme singulière me tendit
cordialement sa main; je la pris... Alors... Mais en vérité, il est
aussi ridicule de raconter cette niaiserie que de la commettre.

--Je veux tout savoir.

--Préparez-vous donc à rire.--Eh bien! alors mon inconnue porta ma main
à ses lèvres sous la barbe de son masque avec un mouvement de soumission
craintive, de servilité passionnée... qui me confondit de surprise...
Elle avait la tête baissée; une larme tomba sur ma main, et mon domino
disparut brusquement dans la foule....

       *       *       *       *       *

Sous un prétexte frivole, je remis au lendemain la promenade que je
devais faire ce jour-là avec M. de Rochegune et je restai seule.



CHAPITRE XII.

LE RÉVEIL.


J'avais été souvent sur le point d'apprendre à M. de Rochegune quel
était le mystérieux domino qu'il avait rencontré à l'Opéra; mais
craignant d'agir légèrement, je voulus me réserver le temps de la
réflexion.

Je connaissais le cœur et le caractère de M. de Rochegune; il devait
éprouver pour Ursule autant de mépris que d'aversion; pourtant la
séduction de cette femme était puissante... J'en avais des preuves
fatales.

En amenant adroitement mon éloge, elle avait su d'abord se faire écouter
favorablement de M. de Rochegune, lui plaire, l'intéresser, exciter
vivement sa curiosité, l'entraîner. Je n'étais pas sûre d'effacer toutes
ces impressions en lui nommant ma cousine; en ne la lui nommant pas, il
oublierait peut-être cette mystérieuse entrevue.

Dans sa lettre à un ami inconnu, M. de Lancry parlait de la sombre
tristesse qui accablait Ursule depuis quelque temps, du changement
extraordinaire qui s'était opéré dans les habitudes de cette femme.

Elle, jusqu'alors si insouciante, si légère, était résolue, disait-il, à
quitter le joyeux et brillant hôtel de Maran, et elle avait accompli
cette résolution.

En rapprochant ces faits de l'aventure du bal de l'Opéra, je me demandai
si une passion violente, impérieuse pour M. de Rochegune, qu'elle
connaissait de vue, et dont tout le monde parlait, n'avait pas envahi
l'âme d'Ursule...

Je me rappelais ce passage de son insolente lettre à mon mari, où elle
lui peignait avec une si brûlante éloquence l'amour qu'elle devait
peut-être ressentir un jour pour l'homme qui la dominerait
despotiquement.

Enfin cette femme m'avait déjà frappée dans de bien chères affections;
ne pouvait-elle pas persévérer dans sa haine et vouloir me frapper
encore?

Je ne pouvais douter de M. de Rochegune, je ne me rabaissais pas par une
fausse modestie; mais... je pressentais vaguement quelque nouveau
malheur, quelque coup inattendu...

Je ne me trompais pas: ce malheur arriva, ce coup me fut porté... sinon
par Ursule, du moins par son influence, comme si cette influence devait
toujours m'être funeste.

Ce qui me reste à avouer est une analyse si délicate, d'une psychologie
si déliée, qu'il m'a fallu bien longuement interroger mes souvenirs les
plus intimes pour renouer ces fils presque insaisissables qui
aboutissent cependant à l'un des plus importants, à l'un des plus
douloureux incidents de ma vie.

Je me suis promis de tout dire, honteuses faiblesses ou lâches erreurs;
je ne faillirai pas devant un aveu, si pénible qu'il soit, devant une
explication, si étrange qu'elle paraisse.

Sait-on ce qui me frappa le plus dans l'entrevue d'Ursule et de M. de
Rochegune? Sait-on ce qui me fit ressentir une commotion profonde,
inconnue? Sait-on ce qui domina toutes mes pensées, ce qui me bouleversa
tout à coup? Sait-on enfin ce qui causa la première rougeur qui me soit
montée au front, la première honte qui me soit montée au cœur, qui me
fit douter de moi, de mon courage, de ma vertu, de mes droits à la haute
estime dont on m'entourait? Le sait-on?

...Ce fut le baiser qu'Ursule donna sur la main de M. de Rochegune...

Cela paraît fou, impossible; cela est misérable, je le sais, car à ce
moment encore, où j'écris ces lignes dans la solitude, je baisse les
yeux comme si mon trouble et ma confusion éclataient à tous les
regards...

Oui... lorsque M. de Rochegune parla de ce baiser... mes joues
s'empourprèrent, je ressentis comme un choc électrique; une émotion
inconnue, à la fois ardente et douloureuse, me causa je ne sais quel
frémissement de colère... tout mon sang reflua vers mon cœur...
malgré moi, tandis que M. de Rochegune parlait... Mes regards ne purent
se détacher de sa main... comme s'ils y eussent cherché avec angoisse la
trace du baiser de flamme que lui avait donné Ursule.

Pour la première fois je m'aperçus... ou plutôt je me plus à remarquer
que cette main était d'une beauté parfaite... Pour la première fois
j'éprouvais un sentiment de jalousie cruelle dont je n'osais entrevoir
ni la source ni les conséquences.

Tel puéril que soit ce ressentiment, il m'épouvantait comme symptôme.

Si mon amour avait été aussi pur, aussi éthéré qu'il le paraissait, ce
baiser m'eût été presque indifférent. Cette nouvelle preuve du cynisme
d'Ursule m'eût peut-être _indignée_... elle ne m'aurait jamais
_troublée_...

Hélas! je ne veux pas dire que sans cette circonstance de l'entrevue de
M. de Rochegune et d'Ursule, j'aurais pour toujours échappé à ces
émotions.

Peut-être n'avais-je fait que devancer ce moment fatal où je devais
reconnaître la vanité de mes nobles desseins, la faiblesse de mon
caractère, l'irrésistible puissance d'un amour coupable... Mais, je le
jure par tout ce que j'ai souffert, ce fut pour moi une cruelle
révélation que celle-là.

Ceux qui ont longtemps, orgueilleusement compté sur eux-mêmes, sur la
solidité, sur l'élévation de leurs principes, qui les mettait si fort
au-dessus du vulgaire, ceux-là comprendront mon chagrin.

Je ne m'abusais pas. De même qu'il suffit d'une étincelle pour allumer
un incendie, il suffit de cette impression pour m'éclairer tout à coup
sur la nature de mon amour.

Quelle serait ma vie désormais?

Si j'étais assez courageuse pour résister à ce penchant ainsi devenu
criminel, que de luttes, que de douleurs cachées, que de larmes
brûlantes, honteuses, dévorées en silence!... Quel supplice de chaque
moment ne m'imposerait pas alors cette intimité jusque-là si facile!
quelle contrainte! veiller, veiller sans cesse sur ce malheureux secret,
qu'une inflexion de voix, qu'un regard pourraient trahir!

Flétrir, dénaturer par la crainte, par la réserve, cette affection
jusqu'alors si confiante, si loyale et si sainte!...

Et puis, pour comble d'amertume et de misère, avoir été la première sans
doute à profaner cet amour par la pensée... et le laisser soupçonner
peut-être... Oh! non, non,--m'écriai-je,--plutôt mille fois la mort que
ce dernier terme de l'abaissement...

Et si j'étais assez malheureuse pour succomber, non-seulement je
justifiais l'abandon de mon mari, mais j'abusais ignominieusement de la
plus vénérable protection.

Seule, abandonnée, brisée par le désespoir, en butte aux plus odieuses
calomnies, des amis étaient venus à moi, m'avaient généreusement tendu
la main, m'avaient défendue, entourée de soins, de dévouement; bien
plus, prenant en pitié mes malheurs passés, voyant la préférence que
j'accordais à un homme digne de moi, ces amis m'avaient dit: «Vous avez,
bien souffert, votre cœur a été déchiré; mais courage, espérez des
jours meilleurs; pour vous, si longtemps privée d'affections, ce n'est
pas assez de la tendre amitié que nous vous témoignons: un sentiment
plus vif, mais aussi pur qu'il est ardent, remplira votre vie; nous
avons en vous et en l'homme que vous aimez une foi si entière, que nous
prendrons avec fierté ce noble amour sous notre sauvegarde.»

Et moi, moi, indigne de ce rôle, unique peut-être dans les fastes du
monde, je serais assez infâme pour abuser de cette sublime confiance! A
l'abri de ces austères garanties, j'aurais la lâcheté de cacher un amour
coupable!

Grand Dieu!... ne serait-ce donc pas me rabaisser encore au-dessous
d'Ursule? Elle a au moins maintenu l'effrayant courage de ses fautes;
elle foule aux pieds les lois du monde, mais elle brave les vengeances
du monde, tandis que moi j'y échapperais par l'hypocrisie la plus
odieuse... Non! non, m'écriai-je encore, plutôt mille fois la mort que
ce dernier terme d'abaissement!

Tel était pourtant l'avenir que m'avait fait une seule pensée, brûlante
et rapide comme la foudre...

D'abord je me révoltai contre ces idées, je voulus les chasser de mon
esprit; elles revinrent incessantes, implacables. Je ne pouvais
m'empêcher de songer aux traits de M. de Rochegune, aux grâces de sa
personne, moi qui jusqu'alors avais été indifférente, ou plutôt
inattentive à ces avantages; moi qui n'avais admiré en lui que son
caractère, que ses grandes qualités.

Encore à cette heure je suis à comprendre comment le léger incident que
j'ai cité pouvait causer en moi un tel bouleversement; il fallait qu'à
mon insu j'eusse depuis longtemps le germe de ces pensées, et qu'il
n'attendît que le moment d'éclore...

Oh! je ne saurais dire mon effroi en contemplant l'avenir, mes sombres
prévisions, mes vagues épouvantes!

Il faut tout avouer... hélas! dans mon désespoir, je regrettai d'être si
haut placée dans l'opinion du monde! je ne pouvais en déchoir sans
paraître doublement coupable.

Oui, quelquefois j'ambitionnais la condition commune; si j'avais failli
à mes devoirs, le monde, disais-je, n'aurait pas été pour moi plus
intolérant que pour tant d'autres femmes, l'odieuse conduite de mon mari
m'eût encore excusée.

Que faire, me disais-je, que faire? Fuir... abandonner ce que j'aime...
mais c'est m'isoler encore, mais c'est me vouer encore aux larmes, au
désespoir... Non, non, je suis lasse de souffrir. Et puis quitter des
amis si bons, si dévoués; et puis enfui le quitter, lui... car je
l'aime... je sens que je l'aime avec passion... avec idolâtrie.

Hélas! en était-il donc de cet amour comme de tous les amours, dont
l'irrésistible puissance se révèle aux premiers chagrins?...

Pour la première fois il me coûtait des larmes... pour la première fois
j'en reconnaissais toute l'immensité......

       *       *       *       *       *

J'attendais avec une anxiété cruelle le moment de vérifier si mes
alarmes étaient fondées. Peut-être mon imagination avait-elle exagéré
mes ressentiments.

Si, lors de ma première entrevue avec M. de Rochegune, je ne
m'apercevais d'aucun changement dans mes impressions, je devais être
rassurée.

Vers les six heures, je montai chez madame de Richeville. M. de
Rochegune y dînait avec moi ce jour-là, et nous devions aller ensuite au
concert.

--Eh bien! ma chère Mathilde,--me dit la duchesse,--vous avez profité de
cette belle journée de froid pour aller faire vos emplettes. Que pense
M. de Rochegune de ces bronzes anciens? il est si connaisseur, que
j'aurais une foi aveugle dans son goût.

Pour la première fois je me sentis rougir en parlant de lui.

Je tâchai de répondre d'une voix ferme:

--Je ne suis pas sortie; j'ai eu un peu de migraine.

Madame de Richeville sourit, me menaça du doigt, et me dit:

--Oh! la paresseuse, elle se sera oubliée au coin de son feu à causer
avec son ami, et les bronzes auront été sacrifiés.

--Mais non, je vous assure... je...

--Entre nous, vous avez bien raison; il est si difficile de s'arracher
au charme d'une tendre causerie... Ah çà! j'espère que vous ne l'avez
pas retenu trop tard?... Le concert commence par une symphonie de
Beethoven que je voudrais bien ne pas perdre.

--M. de Rochegune m'a quittée de très-bonne heure...

--Il fallait donc qu'il y eût quelque bien grand intérêt pour ne pas
finir, selon son habitude, sa matinée avec vous... En vérité, ma chère
Mathilde, quelquefois je crois rêver en pensant qu'une telle intimité
existe entre une femme de vingt ans et un homme de trente sans que les
médisants osent dire un seul mot, car le monde a cela de bon qu'il
s'enthousiasme de tout ce qui est nouveau; aussi je ne répondrais pas
que vos imitateurs ne fussent aussi heureux que vous... sans compter
qu'il serait très-difficile de trouver deux personnes qui réunissent les
garanties que vous et M. de Rochegune pouvez opposer aux calomnies
ordinaires.

Ces paroles de madame de Richeville, qui la veille m'eussent été, comme
toujours, très-agréables, m'embarrassèrent et me firent de nouveau
rougir; heureusement pour moi, madame de Richeville changea le sujet de
l'entretien, et ne s'aperçut pas de mon émotion.

--Ah! les hommes de cœur et d'honneur sont si
rares!--reprit-elle,--je ne puis m'empêcher de faire cette réflexion
quand je songe qu'un jour il faudra marier Emma...

--Qu'avez-vous à craindre, mon amie? que lui manque-t-il pour trouver un
homme digne d'elle?

--Si l'amour maternel ne m'aveugle pas, il ne lui manque rien; mais,
hélas! ma chère, mériter, est-ce obtenir?

--Pensez donc combien elle est belle et merveilleusement douée?

--Oui, mais sa naissance!--dit la duchesse en soupirant.--Je serai sans
doute forcée de lui chercher un mari dans une classe au-dessous de la
nôtre. Cette crainte ne vient pas de mon orgueil, mais de ma tendresse;
il y a mille délicatesses de savoir-vivre pour ainsi dire
traditionnelles et presque générales dans notre monde, qui se trouvent
bien rarement ailleurs. Or, plus le caractère d'Emma se développe...
plus je reconnais qu'il lui serait impossible de supporter certaines
manières, certaines façons; oui... je suis presque fâchée qu'elle soit
d'une susceptibilité si impressionnable; c'est une véritable
sensitive... Mais puisque nous parlons de cette chère enfant... il faut
que je vous dise une chose que je vous ai tue jusqu'ici.

Je regardai madame de Richeville avec étonnement.

--Probablement je me serai trompée,--reprit-elle,--puisque la remarque
que j'ai faite ne vous a pas frappée... vous qu'elle intéresse
particulièrement.

--Moi? Expliquez-vous, je vous en prie.

--Eh bien!--continua madame de Richeville avec une légère
hésitation,--ne vous êtes-vous pas aperçue, depuis quelque temps,
d'aucun changement dans la conduite d'Emma envers vous?

--Non, en vérité; ou plutôt si, si, il m'a semblé qu'elle redoublait de
soins et de prévenances... Bien plus, j'avais oublié de vous parler de
cet enfantillage qui prouve encore son tendre attachement: il y a huit à
dix jours, la voyant rêveuse, comme elle l'est souvent maintenant: je
lui dis:--Emma, à quoi pensez-vous?... _Je pense que je voudrais
m'appeler Mathilde comme vous_,--me répondit-elle.--Pourquoi cela? le
nom d'Emma n'est-il pas charmant?--_Oui, mais je préfère celui de
Mathilde_.--Mais encore, repris-je, pour quelle raison?--_Je le préfère
parce qu'il est le vôtre_. Je crois qu'en effet cette chère enfant
ressent cette préférence... puisqu'elle le dit, car cette âme angélique
n'a jamais, je ne dirai pas menti, mais seulement hésité dans sa
sincérité.

--Vous avez raison, Mathilde, je l'ai bien étudiée, la franchise est
chez elle involontaire, spontanée, ce qui m'a expliqué beaucoup de ses
bizarreries apparentes, oui: Emma sait si peu feindre, elle a un tel
besoin d'expansion, qu'elle révèle ses idées à mesure qu'elles lui
viennent, et sans savoir même le but où elles tendent. En un mot, cette
chère enfant ressent pour ainsi dire tout haut, et la cause et la
tendance de ses ressentiments lui échappent souvent... Quelquefois je
crains que cette singulière disposition d'esprit ne soit une faiblesse
de jugement...

--Pouvez-vous croire cela, lorsqu'au contraire Emma vous étonne, vous et
nos amis, par sa prodigieuse facilité à tout apprendre, par la grâce
charmante de ses réponses? Non, je trouve, moi, qui ai souvent, hélas!
abusé de l'analyse, je trouve qu'il n'y a qu'une âme d'une pureté
angélique, d'une candeur exquise, presque idéale, qui puisse dévoiler
ainsi sans crainte et sans examen les impressions qu'elle reçoit...
parce que son instinct lui dit que ses impressions ne peuvent être que
nobles et généreuses. Vraiment ne trouvez-vous pas, au contraire,
beaucoup de grandeur dans un esprit qui bien souvent dédaigne de se
demander le pourquoi et le terme de ses pensées?

--Oui, vous avez raison, vous me rassurez; votre cœur la devine; vous
l'aimez comme une sœur, et la pauvre enfant vous a voué les mêmes
sentiments; vous ne sauriez croire l'espèce de culte qu'elle a pour
vous. Elle m'a priée de la laisser vous imiter, c'est-à-dire se coiffer
elle-même et de la même manière que vous; cela ne m'a pas surprise,
votre coiffure vous sied à merveille. Elle m'a aussi demandé d'être mise
comme vous, autant que cela pouvait s'accorder avec sa position de jeune
personne.

--Chère Emma! elle m'aime tant! vous l'avez habituée à s'exagérer si
follement ce que vous appelez mes avantages, que, dans sa naïveté, elle
ne croit pouvoir mieux me prouver son admiration qu'en m'imitant.

--Vous avez peut-être raison, ma chère Mathilde; pourtant il y a une
chose qui m'a frappée.. c'est...

A ce moment Emma entra dans le salon...

Madame de Richeville me fit signe de rester attentive.



CHAPITRE XIII.

LE CONCERT.


Emma s'approcha de madame de Richeville, qui la baisa au front... puis,
selon son habitude, après avoir embrassé sa mère, elle vint vers moi;
mais tout à coup elle s'arrêta comme frappée d'une réflexion subite; son
charmant visage et son cou d'albâtre se colorèrent d'un rose vif; elle
attacha un moment sur moi ses grands yeux avec une expression
indéfinissable, puis les abaissa sous leurs longues paupières, tandis
que sa figure se nuançait d'un carmin plus vif encore.

Sa mère me fit un signe comme pour me dire d'examiner Emma.

Celle-ci, après un moment de silence, posa ses deux mains sur son
cœur, et dit avec un accent de candeur charmante:

--Mon Dieu! comme mon cœur bat encore...--et elle ajouta en regardant
sa mère:

--Je ne sais pourquoi je ne puis maintenant m'empêcher de rougir en
voyant madame de Lancry; je me sens si émue que j'hésite un moment avant
que de l'embrasser.

Et, comme si elle eût triomphé d'une lutte intérieure, qui se peignit
par une sorte de contraction de ses traits, elle me sauta au cou en me
disant avec une grâce enchanteresse:

--Ah! heureusement cela passe... mais pendant un moment cela fait bien
mal.

Madame de Richeville me jeta un nouveau coup d'œil, et dit à Emma:

--Mais enfin, mon enfant, qu'éprouvez-vous? pourquoi ce mouvement?

--Je ne sais,--reprit-elle en secouant sa jolie tête d'un air
d'innocence angélique;--j'arrive toute joyeuse; mais tout à coup, à
l'aspect de madame de Lancry, mon cœur bat, se serre douloureusement...
Mais cette impression s'évanouit bien vite, et tout mon bonheur revient
en l'embrassant.

Et Emma m'embrassa de nouveau.

--Et depuis quand, chère enfant, éprouvez-vous cela?--lui dis-je en
pressant ses mains dans les miennes.

--Je ne sais; cela est venu peu à peu. Et ce que je ne comprends pas,
c'est que chaque jour ma peine et mon plaisir augmentent. Et encore,
non,--ajouta-t-elle en ayant l'air de s'interroger,--non... c'est plus
que du plaisir que j'éprouve après l'instant de peine que votre présence
m'a causée...

--Qu'est-ce donc?--lui demanda sa mère comme moi intéressée au dernier
point.

--C'est,--dit-elle en hésitant,--c'est comme la conscience d'une bonne
action que j'aurais faite... c'est comme si j'avais triomphé d'une
méchante pensée.

--Mais cette pensée méchante... quelle est-elle? lui dis-je.

--Je ne sais, je crois que je n'en ai jamais eu,--me
répondit-elle;--mais il me semble que cela doit faire le même mal.

Madame de Richeville et moi nous nous regardâmes en silence.

On annonça successivement madame de Semur, le duc et la duchesse de
Grandval.

La conversation se généralisa, on n'attendait plus que M. de Rochegune.

Il arriva bientôt.

Après avoir serré la main de madame de Richeville, il vint à moi;
involontairement et contre mon habitude, mon premier mouvement fut de
refuser la main qu'il me tendait. Voyant son étonnement, je me hâtai de
la lui donner...

Je ne sais s'il la trouva brûlante ou glacée, je ne sais s'il s'aperçut
de ma rougeur et du léger tressaillement qui m'agitait, je ne sais s'il
devina l'émotion dont j'étais navrée; mais il garda ma main dans la
sienne une seconde de plus peut-être qu'il n'était convenable de la
garder, je la retirai brusquement.

--Comment vous trouvez-vous? votre migraine est-elle passée?--me dit-il
avec intérêt.

--Je vous remercie mille fois, _monsieur_; je souffre toujours un peu.

Ma réponse causa un nouvel étonnement à M. de Rochegune; notre
familiarité était si ouvertement avouée dans le très-petit cercle de
madame de Richeville, que je ne lui disais jamais _monsieur_. Il ne me
disait non plus jamais _madame_.

Pour la première fois, je fus confuse de cette preuve d'intimité. On
annonça à la duchesse qu'elle était servie; M. de Grandval offrit son
bras à madame de Richeville, comme étant plus âgé que M. de Rochegune;
celui-ci m'offrit le sien, je lui dis tout bas presque d'un ton de
reproche:

--Et madame de Semur?

Il était trop tard; madame de Semur, passant devant nous, avait pris
gaiement le bras d'Emma.

Maintenant que je me rappelle une à une toutes ces maladresses, ou
plutôt tous ces aveux involontaires, je ne puis que les attribuer à mon
trouble cruel, à mon manque absolu de dissimulation. Sans me croire
coupable, j'avais déjà perdu la sérénité de ma conscience; je répugnais
à jouir des doux priviléges dont je me sentais alors moins digne.

Si la réflexion ne m'eût pas bien vite convaincue de la portée de mes
imprudences, l'expression des traits de M. de Rochegune, l'inflexion de
sa voix (il était placé à côté de moi à table), m'en eussent avertie.

--Mon Dieu, qu'avez-vous donc depuis tantôt?--me dit-il d'un ton doux et
triste...

Ces paroles me rappelant à moi-même, pour la première fois je compris la
nécessité de feindre; à tout hasard, quitte à trouver plus tard le moyen
de justifier ma réponse, je répondis en souriant à M. de Rochegune:

--Je n'ai rien, c'est un enfantillage que je vous expliquerai; et puis
je souffre encore un peu de ma migraine, mais je sens que cela va se
passer...

Rassuré par ces mots, M. de Rochegune se mêla à la conversation avec son
entrain ordinaire; je me remis tout à fait.

Ce qui me parut seulement singulier, ce fut de rencontrer plusieurs fois
le regard d'Emma qui semblait vouloir lire jusqu'au fond de ma pensée.

D'abord, je soutins ce regard en souriant; mais sa physionomie resta
impassible comme un masque de marbre, et son coup d'œil devint d'une
fixité si pénétrante, que je finis par en ressentir du malaise et par
l'éviter.

Je fus sur le point de faiblir encore, croyant follement qu'Emma
devinait les pensées qui m'agitaient; mais par un nouvel effort, par un
nouvel élan de volonté, je m'élevai au-dessus de ces préoccupations.

Puis, à ce mouvement de contrainte succéda je ne sais quel entraînement
auquel je ne pus résister: au lieu d'avoir honte de l'émotion que
j'éprouvais auprès de M. de Rochegune, je m'y livrai aveuglément, et je
sentis sur mes joues une légère chaleur fébrile; ma réserve se dissipa
complétement, je devins très-causante, et plusieurs fois madame de
Richeville et nos amis s'exclamèrent sur ma gaieté, qui m'étonnait
moi-même.

Le dîner fut très-amusant. Presque aussitôt nous partîmes pour le
concert; j'acceptai, cette fois, très-bravement le bras de M. de
Rochegune.

Je pris une résolution violente, je voulais faire une épreuve décisive
pendant cette soirée tout entière passée auprès de M. de Rochegune; je
ne changeai rien à mes habitudes de familiarité. Je ne voulais me
refuser à aucune des nouvelles impressions que je pourrais éprouver près
de lui.

Une fois bien convaincue que mes craintes étaient fondées, je prendrais
fermement une détermination.

Nous arrivâmes au concert.

J'étais placée au premier rang, entre madame de Richeville et madame de
Grandval; les hommes de notre société étaient derrière nous.

Je ne sais si mes émotions, combattues, refoulées, jointes à l'espèce
d'irritation nerveuse dans laquelle je me trouvais, me prédisposèrent
mieux que jamais aux jouissances de la musique; mais j'éprouvai
d'ineffables ravissements, et mon âme enivrée se noya dans les flots
d'harmonie qui me transportaient.

Je me souviens surtout d'un moment où, par une bizarre coïncidence, tout
concourut à m'exalter encore.

Rubini chantait délicieusement son air de _la Somnambule_; madame de
Richeville, par un mouvement d'admiration involontaire, m'avait saisi la
main en me disant:

--Mon Dieu! que cela est sublime!...

Derrière moi était placé M. de Rochegune. Il s'était un peu avancé pour
mieux entendre Rubini; son souffle léger effleurait mon épaule nue et
courait dans les boucles de mes cheveux, que je sentais tressaillir...
enfin, en écoutant ces chants si adorablement passionnés, j'aspirais le
parfum pénétrant d'un magnifique bouquet de roses et de stéphanotis,
don chéri d'une main bien chère.

Non, non, de ma vie je n'oublierai ce moment de bonheur si complet...
Avoir à ses côtés sa meilleure amie, sentir près de soi l'homme que l'on
adore, être bercée par des accents enchanteurs en s'enivrant de la
senteur embaumée des fleurs qu'un amant vous a données... n'est-ce pas
absorber l'ivresse du plaisir par tous les sens?

Je ne reculerai devant aucun aveu, je l'ai dit:

Je reconnus avec une sorte de voluptueuse angoisse que jusqu'alors je
n'avais rien ressenti de semblable. Jamais la présence de M. de
Rochegune ne m'avait aussi violemment agitée, aussi délicieusement émue.
Je reconnus enfin que le changement qui s'était opéré dans mon amour,
changement si coupable qu'il fût, donnait à toutes mes impressions,
naguère si douces et si sereines, je ne sais quel mordant à la fois amer
et brûlant qui me charmait et m'épouvantait à la fois...

Enfin à ce moment, moi toujours si peu glorieuse, je me sentis
orgueilleusement belle. Il fallut que ma physionomie me trahît, car,
après le morceau de Rubini, m'étant, ainsi que madame de Richeville
retournée du côté de M. de Rochegune, la duchesse me contempla un
instant en silence, puis elle dit à voix basse à notre ami:

--Mais regardez donc Mathilde... jamais je ne l'ai vue aussi jolie.

Lui, attacha ses yeux sur les miens d'un air à la fois étonné... ravi;
il tressaillit légèrement et par un signe de tête expressif témoigna
qu'il partageait l'admiration de madame de Richeville.

--Vraiment!--dis-je tout bas à celle-ci,--vous me trouvez jolie?... Eh
bien! je serais ravie que cela fût, ajoutai-je en regardant fixement M.
de Rochegune;--je n'aurais jamais été plus heureuse d'être belle.

M. de Rochegune me regarda aussi fixement pendant une seconde.

Il est impossible de dire la puissance électrique de ce regard, qui
remua jusqu'aux dernières fibres de mon cœur... Dans un espace qui
échappe à la pensée, je ressentis des enivrements, des défaillances, des
extases, des épouvantes qui m'arrachèrent au présent, au passé, à
l'avenir... Enfin dans ce regard d'une seconde qui répondait au mien...
je vis s'allumer tout à coup les feux de la passion la plus ardente...

Le concert continua.

M. de Rochegune retomba comme accablé en appuyant son front dans ses
deux mains. Plusieurs fois je détournai un peu la tête pour
l'apercevoir; il était toujours dans la même position.

Le concert terminé, on convint de prendre le thé chez moi. J'y invitai
quelques personnes de notre société que je rencontrai au concert.

Je revenais en voiture avec madame de Richeville, Emma et M. de
Rochegune. Celui-ci fut taciturne, préoccupé.

Je demandai à Emma si la musique lui avait fait plaisir.

--Non, elle m'a fait mal... J'ai beaucoup souffert,--me dit-elle
doucement;--j'ai eu toutes les peines du monde à ne pas pleurer: il m'a
semblé que les chants se transformaient pour moi en une harmonie d'une
tristesse navrante.

Nous arrivâmes chez moi.

En passant devant une glace, je fus frappée de l'expression de mon
visage. Pourquoi n'avouerais-je pas cette lueur de vanité?

Ainsi que me l'avait dit madame de Richeville, je me trouvais beaucoup
plus jolie qu'à l'ordinaire... Je me souviens que je portais une robe de
moire bleu de ciel très-pâle, garnie de dentelles et de nœuds de
rubans roses; des camélias de la même couleur étaient placés dans mes
cheveux blonds, dont les longues boucles descendaient presque sur mes
épaules.

Fendant ce moment rapide où je me contemplai avec une sorte de
complaisance, il me sembla que ma taille était plus souple, mes yeux
plus brillants, mon teint plus transparent, mes lèvres plus vermeilles,
ma démarche plus décidée; je me sentais comme animée, dominée par une
force supérieure: c'étaient en moi des rayonnements, des espérances de
bonheur qui arrivaient à l'idéal lorsque je rencontrais le regard
amoureux et inquiet de M. de Rochegune.

Je me plaisais à admirer sa noble physionomie si mâle et si hardie; je
m'étonnais de n'avoir pas jusqu'alors assez remarqué combien il était
beau de cette beauté fière qui est aux hommes ce que la grâce est aux
femmes; chacun de ses regards m'arrivait au cœur et me bouleversait.

Oh! non, non, je ne pouvais plus me tromper, cette fatale
expérimentation me dévoila toute l'étendue, toute la profondeur de ce
ressentiment passionné.

Cette soirée passa comme un songe; chose singulière! malgré mes
préoccupations, je fis à merveille les honneurs de chez moi; en me
quittant, madame de Richeville m'embrassa et me dit:

--Je vais vous répéter pour votre esprit ce que je vous ai dit pour
votre visage, il n'a jamais été plus charmant que ce soir.

Malgré ma tendre affection pour madame de Richeville, je désirais de la
voir sortir, je sentais la force factice qui m'avait jusqu'alors
soutenue m'abandonner.

A peine la duchesse m'avait-elle quittée, qu'épuisée par les émotions de
la journée, je me sentis défaillir; bientôt je tombai presque sans
connaissance entre les bras de ma pauvre Blondeau.

L'épreuve que j'avais voulu tenter ne me laissa aucun doute. L'amour
pur, héroïque, était un rêve, une chimère...

Ma faiblesse, l'ardeur de la jeunesse avaient-elles fait évanouir ces
admirables illusions? ou bien un tel amour est-il une de ces dangereuses
utopies, un de ces funestes mirages qui cachent un abîme? Je ne
savais...

D'autres femmes que moi avaient-elles su garder un juste et prudent
équilibre entre la froideur et l'entraînement? Était-il des caractères
assez fermes des vertus assez hautes, pour étouffer jusqu'au timide et
secret désir? Je l'ignore...

L'amour platonique enfin était-il possible entre deux jeunes gens qui
s'aiment avec tous les chaleureux instincts de leur âge? Je l'espérais,
je le croyais; j'aimais mieux douter de moi que de douter des autres et
de porter atteinte à une idéalité morale et consolante...

Ce qui m'effrayait, c'était la rapidité avec laquelle les mauvaises
idées envahissaient mon âme; c'était de voir quels pâles reflets elles
jetaient déjà sur le calme attachement qui, la veille encore, suffisait
à mon cœur.

Alors comme il me semblait terne et glacé! avec quelle barbare
ingratitude je dédaignais déjà les jours passés où j'avais goûté de si
nobles jouissances!

Ce brusque changement était et est encore un problème pour moi.

J'aurais oublié mes devoirs pour M. de Rochegune,--me disais-je, que ses
paroles ne seraient pas plus tendres, ses prévenances plus charmantes,
ses soins plus délicats, ses empressements plus vifs.

Y aurait-il donc dans une faute, dans les remords qu'elle cause un
attrait fatal? Y aurait-il dans les violentes agitations d'une
conscience troublée une sorte de charme cruel et irrésistible? Ou bien
enfin croyons-nous n'avoir absolument prouvé notre amour qu'en lui
faisant le plus douloureux des sacrifices... celui de notre vertu, celui
du repos de notre vie entière?

       *       *       *       *       *

J'étais encore amèrement humiliée en pensant que notre affection était
peut-être profanée par moi seule, que M. de Rochegune aurait assez de
volonté, assez de raison pour dompter ses passions, pour préférer un
bonheur pur et durable aux angoisses d'un amour coupable et sans doute
éphémère et méprisable.

Oui, méprisable, oui, éphémère... car la conscience d'une première faute
a cela d'horrible, qu'elle fait germer le doute et la défiance de soi.

On a failli une fois aux résolutions les plus nobles, pourquoi n'y
faillirait-on pas de nouveau?

On a cru d'abord à la domination de l'âme sur les sens, l'on s'est
trompé... pourquoi ne se tromperait-on pas aussi sur la durée, sur la
constance de l'amour qu'on éprouve?

Oh! encore une fois, il n'y a rien de plus horrible que l'idée de cette
dégradation successive, pour ainsi dire logique, qu'une première
déviation de la vertu doit fatalement entraîner.



CHAPITRE XIV.

L'AVEU.


L'on s'étonne peut-être de ce qu'alors je raisonnais comme si j'eusse
été déjà coupable. C'est que je prévoyais que si M. de Rochegune était
aussi faible que moi, je n'aurais pas la force de résister à mon
penchant.

A ce moment donc les conséquences morales de cette faute _vénielle_
étaient les mêmes; je faisais peu de différence entre la certitude de la
commettre et le remords de l'avoir commise.

Je ne pouvais plus compter que sur la délicatesse, que sur l'honneur de
M. de Rochegune; je ne songeai donc qu'à lui cacher à tout prix ce que
j'éprouvais... Si j'étais devinée, j'étais perdue.

Je m'attendais à voir M. de Rochegune le lendemain de ce concert.

Il vint en effet sur les deux heures, et me pria de faire fermer ma
porte.

Je le trouvai pâle, triste, accablé; ses traits avaient une expression
de langueur touchante que je ne lui avais jamais vue.

Il s'agissait pour moi d'un moment décisif; ma destinée tout entière
allait dépendre de ma résolution.

Je rassemblai toutes mes forces, j'appelai à mon aide toute la
dissimulation dont j'étais capable, afin de composer mon visage et de
paraître insouciante et gaie.

Je me hâtai de dire presque étourdiment à M. de Rochegune:

--Vous m'avez trouvée bien maussade hier matin, n'est-ce pas? Après vous
avoir demandé votre bras pour sortir, je vous ai renvoyé; avouez que je
suis horriblement capricieuse!

M. de Rochegune garda un moment le silence; puis il me dit:

--Mathilde, vous me croyez honnête homme?...

--Mon Dieu!... quel grave début, mon ami!...

--Grave, en effet, bien grave... et il doit l'être.

--Et pourquoi cela?

Après un nouveau silence, il reprit:

--Mathilde, je n'ai jamais menti. Hier je vous ai juré de vous confier
toutes mes pensées... bonnes ou mauvaises... je ne croyais pas devoir
tenir si tôt ce serment...

--En vérité, mon ami, vous m'effrayez presque... quel changement subit!

--Mathilde, ceci me paraît un songe. Expliquer ce que j'éprouve est
impossible... Je cède à je ne sais quel charme fatal qui depuis hier a
bouleversé mes idées les plus arrêtées, mes principes les plus solides;
je ne me reconnais plus... je ne vous reconnais plus vous-même.

--Que dites-vous?

--Depuis hier j'ai vu en vous une femme que je n'avais pas encore vue.

--Je... je.. ne comprends pas,--dis-je en tâchant de sourire,--je ne
sais comment, depuis hier, j'ai pu vous apparaître sous un jour si
différent.

--En vain j'ai voulu m'expliquer la cause de cette transformation, je ne
l'ai pas pu. En vain je me suis demandé pourquoi votre vue m'a causé
hier une émotion que je n'avais jamais ressentie. Votre physionomie
n'était plus la même... Madame de Richeville s'en est aperçue comme moi,
sans doute, car elle vous a dit que jamais vous n'aviez été plus
jolie... Cela était vrai... Votre regard, ordinairement si doux, si
calme et si limpide, était tout à tour brillant ou chargé de trouble et
de langueur; votre voix était plus vibrante, votre teint plus animé,
votre sourire plus éclatant... Penché sur votre épaule, j'ai cru la voir
frissonner sous mon souffle... Vous étiez entourée de je ne sais quelle
atmosphère magnétique qui m'attirait, qui m'enivrait... Non, ce n'est
pas une illusion. Vous étiez, vous êtes maintenant plus belle que vous
ne l'avez jamais été... ou plutôt vous êtes belle d'une beauté de plus.

--Allons, mon ami, vous êtes encore plus poëte que d'habitude; vous
voulez essayer de nouvelles flatteries... Peut-être, hier, étais-je mise
à mon avantage... Voilà tout le mystère de ce changement... Ce qui n'a
pas changé, ce sont les sentiments que vous a voués votre amie... votre
sœur...

--Ma sœur... ma sœur! Je ne vous ai jamais aimée comme une
sœur... je vous l'ai dit... Seulement jusqu'ici j'ai eu du courage,
jusqu'ici j'ai eu de la volonté... jusqu'ici j'ai cru que l'on pouvait
impunément aimer une femme comme vous... jusqu'ici j'ai cru que
l'intimité dans laquelle nous vivions me suffirait, et j'ai cru que la
sublimité d'un amour idéal, que l'admiration qu'il m'inspirait me
raviraient à toute humaine passion... Eh bien, Mathilde, je n'ai plus ce
courage, je n'ai plus ces croyances: serments, vœux, promesses, tout
est oublié... Ma passion, si longtemps comprimée, éclate à la fin...
Mathilde... Mathilde, je l'avoue, il n'y a qu'un lâche... c'est moi...
qu'un coupable... c'est moi; mais au moins pitié, pitié pour un amour
brûlant... insensé... qui égare ma raison!

Je frémis du péril que je courais. En me retraçant ses émotions, M. de
Rochegune me disait les miennes.

Je ne pus vaincre un secret sentiment de bonheur et d'orgueil en me
voyant si follement aimée; mais je rappelai bientôt mon courage: je me
sentis plus forte en voyant M. de Rochegune si faible... Je me dis qu'il
serait beau à moi de remonter cette grande âme à sa hauteur et de me
sauver de moi et de lui. Je ne craignais mon enivrement que s'il le
partageait.

Après un moment de silence, je lui répondis d'un ton affectueux mais
calme et sérieux:

--Pardonnez-moi, mon ami, de vous avoir d'abord répondu légèrement; vous
me donniez une touchante preuve de confiance en me faisant cet aveu, je
vous en remercie.

Et je lui tendis la main avec dignité. La réserve de mon langage le
frappa; je repris:

--Quoiqu'il y ait sans doute de l'exagération dans ce que vous m'avez
dit, cela ne m'étonne pas, je m'y attendais.

--Vous, Mathilde!

--Oui... mon ami; souvenez-vous de notre conversation d'hier... Ne
m'avez-vous pas dit: «L'intimité dont nous jouissons ne nous est acquise
qu'au prix de nos sacrifices; plus ils seront grands, plus ils nous
seront comptés!»

--Mathilde,--s'écria-t-il avec exaltation,--ne me parlez pas du passé,
un abîme sépare hier d'aujourd'hui!

--Alors donc, mon ami,--lui dis-je en souriant doucement,--alors, comme
la fée de la légende, je jetterai un pont invisible sur cet abîme, je
vous prendrai par la main, et je vous ramènerai dans notre région
céleste, toute rayonnante de pureté, de noblesse et d'honneur, où, comme
par le passé, nos deux âmes planeront encore fières et radieuses de leur
élévation.

Malgré le sourire que j'avais aux lèvres, mon cœur était navré; M. de
Rochegune semblait douloureusement affecté de mes paroles. Il resta
quelque temps silencieux, puis il reprit, avec une tristesse douce,
accablée, presque craintive:

--Vous avez raison, Mathilde; le passé a été tel que vous le retracez.
J'ai eu ces généreuses croyances, ces nobles inspirations; je vous ai
aimée ainsi. Mon caractère était énergique, ma volonté ferme, ma parole
sacrée, mon cœur vaillant et hardi. Par quel phénomène inexplicable
tout a-t-il changé? Je ne le sais... Oui... cela est vrai; hier encore,
je vous le disais, au-dessus du bonheur dont je jouissais près de vous,
je ne voyais que la réalisation du dernier vœu de mon père. Eh bien!
en un jour, mon ambition s'est accrue jusqu'au délire; mais cette
ambition ne m'a pas fait déchoir dans ma propre estime... Elle m'a
élevé...

--Que voulez-vous dire, mon ami? ne serait-ce pas profaner notre amour
que...

Il ne me laissa pas achever, et reprit d'un air grave et pénétré:--Le
profaner... oh! non, Mathilde, non; ne voyez pas dans ce que je vais
vous dire une subtilité sacrilége ou l'hypocrite excuse d'un amour
coupable... Ce ne sont pas seulement les désirs passionnés de la
jeunesse que je vous exprime ici... non, j'exprime encore le vœu le
plus noble que Dieu ait mis au cœur de l'homme, le vœu de ce
bonheur de tous les instants que l'on ne peut goûter que dans la douceur
enchanteresse du foyer domestique. En un mot, vous me comprendrez,
Mathilde; en vous j'adorerais peut-être plus encore l'épouse... que la
maîtresse... Vous êtes à la fois si belle et si sainte... que l'ivresse
que vous inspirez devient chaste et sérieuse... Il suffit de votre
pensée pour tout épurer, pour donner à un amour coupable le but, le
caractère sacré d'une union solennelle...

--Eh bien, mon ami... je vous en conjure au nom de ces sentiments que
vous m'accordez, calmez votre exaltation.

--Non, non! le bonheur dont je jouis près de vous ne me satisfait pas,
parce qu'il est incomplet; ce n'est plus la liberté de vous voir
maintenant que je veux... c'est passer ma vie entière près de vous...
Entendez-vous, Mathilde! oui, je veux entre nous des liens indissolubles
pour vous être à tout jamais enchaîné: je veux tous les droits pour vous
prouver tous les dévouements; tous les bonheurs, pour vous devoir toutes
les reconnaissances!

--Mais jusqu'ici, mon ami, n'avez-vous pas été pour moi plein de
dévouement et de bonté?

--Et! qu'est-ce que cela auprès de cette vie intime, concentrée dans sa
propre félicité, où l'on jouit de tous les dons que Dieu a accumulés sur
ceux qu'il aime, où l'on se repose d'une adoration par une idolâtrie, où
la beauté morale rend plus précieuse encore la beauté physique: car si
Dieu a voulu qu'une belle âme eût une belle enveloppe, c'est pour que
ces deux charmes se confondissent en un seul; les séparer, c'est
outrager la nature!

--Ah! ce langage...

--Contraste avec celui que je tenais hier: soit; mais hier comme
aujourd'hui j'ai parlé vrai.

--Mais ce changement si brusque?

--Il me confond, il m'accable, Mathilde. Pour l'expliquer, il faut avoir
recours à cette vulgaire mais juste comparaison de la goutte d'eau qui
fait enfin déborder la coupe. Les circonstances les plus infimes
décident des événements les plus graves lorsque l'heure est venue... Je
n'en doute pas, demain, un serrement de main, l'accent de votre voix,
eussent fait éclater toutes les violences de cette passion longtemps
comprimée. Hier, en vous parlant de sacrifices, Mathilde, je ne me
servais pas d'un vain terme. Mais l'héroïsme a des bornes. Et puis une
pensée fixe, unique, est maintenant sans cesse présente à mon esprit: ce
serait de vivre avec vous au fond de je ne sais quelle solitude. Pour
vous et pour moi les plaisirs du monde sont une vanité, Mathilde... Ah!
si vous vouliez...--Et il s'interrompit, craignant d'avoir trop dit.

Je ne le comprenais que trop; le même désir m'était déjà venu: il
fallait encore que mes lèvres continuassent de démentir ma pensée. A ces
élans passionnés, dont, malgré moi, je ressentais le choc jusqu'au fond
du cœur, il fallut répondre par de froides, par de sévères paroles...

--En vérité, mon ami,--lui dis-je,--je ne vous reconnais plus... C'est
vous... vous qui me proposez de fouler aux pieds toutes les convenances,
tous les devoirs; de tromper l'amitié, la confiance de nos amis...
Songez-y... de quels sarcasmes le monde ne les poursuivrait-il pas! Les
rendre complices de notre faute, les vouer à d'amères railleries, parce
qu'ils ont une foi aveugle en notre honneur... tenez, soyez franc et
répondez... Si je consentais à fuir avec vous... que penseraient de nous
le prince d'Héricourt, sa femme, qui ont si loyalement protégé notre
amour?...

Cette question interdit M. de Rochegune: il hésita quelques moments de
parler; j'étais désolée de la lui avoir faite, car il me semblait,
hélas! que nous ne pouvions y répondre.

Dans cet entretien, malgré la réserve apparente de mes paroles, je me
sentis plus troublée, plus éprise que jamais... J'étais, hélas! j'ose
l'avouer, peut-être encore plus de l'avis de M. de Rochegune qu'il n'en
était lui-même, mon amour pour lui atteignait son paroxysme; à chaque
instant j'étais sur le point de lui dire: Fuyons...

Il reprit tristement:

--Je n'ai jamais menti, Mathilde... je ne mentirai pas en cette
occasion... Si vous consentiez à me suivre... j'irais trouver le prince
et je lui dirais tout...

--Et quels reproches n'aurait-il pas le droit de vous faire, lui,
lui!...

--Eh! après tout,--s'écria M. de Rochegune avec une impatience
douloureuse,--qu'importent le prince, les jugements du monde!
voulons-nous les braver? En disparaissant de la société, ne nous
condamnons-nous pas; ne renonçons-nous pas à son estime, à son intérêt?
Que veut-on de plus? Ne pouvions-nous pas agir moins noblement, abuser
de cette confiance qu'on nous témoignait, est-il donc si difficile de
tromper des yeux prévenus!

--Ah! vous et moi étions incapables d'une telle infamie!

--Je le sais; aussi aurions-nous le courage de renoncer hardiment à la
haute position que nous nous étions faite; tant que nous y sommes
restés, n'en avons-nous pas été dignes? Une chute houleuse ne nous en
ferait pas démériter; ce serait une renonciation libre, volontaire. A
l'admiration du monde, nous aurions préféré notre bonheur; il n'y a là
ni lâcheté ni trahison... Je le dirais à la face de tous... comme j'ai
dit...

--Hélas! mon ami,--lui dis-je en l'interrompant,--cesserions-nous d'être
coupables en avouant hautement que nous le sommes? Cet aveu ne serait
plus une généreuse audace, mais une grossière effronterie. Ah!
croyez-moi, si nous succombions, il faudrait fuir honteusement et nous
cacher comme des criminels.

--Oh! vienne ce jour bienheureux, Mathilde, et jamais mon front n'aura
été plus fier... plus justement fier!

--Pouvez-vous parler ainsi! et la honte... et le déshonneur pour moi?

--Le déshonneur! n'êtes-vous pas libre? Le monde n'a-t-il pas lui-même
prononcé une sorte de divorce moral entre vous et votre mari? Votre
position peut-elle être comparée à celle d'aucune autre femme?

--Oui, aujourd'hui, à cette heure encore, je ne puis être comparée à
personne; mais que j'oublie mes devoirs, et demain je serai, comme tant
d'autres, une femme qui se venge des tromperies de son mari en le
trompant à son tour. Bien plus, après avoir eu l'insolente audace de me
poser en femme supérieure aux faiblesses humaines, je serai renversée de
cet orgueilleux piédestal au milieu des mépris universels...

--Et où vous atteindront-ils, ces mépris? Venez... oh! venez, Mathilde,
mon amour vous en défendra... le bonheur vous vengera... Qui vit pour le
monde et par le monde peut le redouter; qui vit par soi et pour soi dans
la retraite le dédaigne et le brave. Amis, orgueil, ambition, devoir,
j'ai tout oublié; je ne vis que pour une seule pensée, que pour un seul
désir... vous, vous, toujours vous.

--Mais votre carrière, mais votre avenir, mais tant d'infortunés qui
n'existent que par vous, mais votre pays, auquel votre voix est si
souvent utile?

M. de Rochegune haussa les épaules.--Rêveries creuses et sonores,
stériles utopies que toute cette vaine politique. Quant à mes
malheureux, c'est différent: du fond de cette retraite nous veillerons
sur eux, nous serons leur mystérieuse Providence; ils n'y perdront
rien... Est-ce qu'un amour comme le nôtre ne suffirait pas à nous rendre
généreux et bienfaisants si nous ne l'étions déjà?... Vous me regardez
avec surprise, Mathilde... vous êtes étonnée de m'entendre parler
ainsi, moi naguère si jaloux de ce que je dédaigne aujourd'hui... Moi
aussi je m'étonne et je m'en réjouis...

--Que dites-vous?

--Oui, ce brusque changement dans mes idées me prouve que votre
influence sur moi augmente encore.

--Autrefois j'étais fière de cette influence, elle vous inspirait les
plus nobles actions; aujourd'hui j'en rougis, elle ne vous inspire que
des résolutions indignes de vous.

--Et qui vous dit cela? et qui vous dit que de nos tumultueuses passions
ne sortiront pas quelques grands exemples, quelque dévouement sublime?
Je ne sais ce que l'avenir nous réserve, mais ce n'est pas en vain que
Dieu nous a rapprochés. Oui, notre chute apparente doit cacher quelque
résurrection magnifique; deux âmes comme les nôtres ne peuvent se
rencontrer dans un véritable, éclatant et profond amour, sans laisser
après elles quelque souvenir de majesté; oui, une voix, qui ne m'a
jamais trompé, me dit que, malgré les reproches, l'éloignement peut-être
momentané de nos amis, ils nous reviendront, par la force des
événements, plus dévoués que jamais, parce que jamais nous n'aurons été
plus dignes d'eux...

--Comment?

--Je ne sais, mais j'en suis sûr; encore une fois, Mathilde, je vous dis
que quoi qu'il paraisse, cet amour est noble et grand s'il en fut
jamais; je vous dis que l'avenir le prouvera.

L'accent, la physionomie de M. de Rochegune exprimaient tant de foi dans
ce qu'il disait, je me sentais aussi moi-même si fatalement persuadée
que notre amour devait avoir de brillantes destinées, que malgré ma
résolution de rester froide et réservée, je ne pus résister à un
mouvement d'entraînement, et je m'écriai:

--Oui, oui, je vous crois, ce que vous dites là, je le sens, il me
semble que vous traduisez les plus secrets mouvements de mon cœur!

--Mathilde!...--s'écria-t-il en tombant à mes genoux et en prenant mes
mains dans les siennes avec un mouvement d'adoration passionnée,--oh!
venez... Fuyons alors... Venez... venez... mon amie, ma sœur, ma
maîtresse, ma femme...

Ces mots, les regards enivrés de M. de Rochegune, tout me rappela à
moi-même; je me levai brusquement...

--Mathilde,--s'écria-t-il en cachant son visage dans ses
mains,--pardonnez-moi... je suis insensé!

Quelques minutes me suffirent pour calmer mon émotion. Je lui dis le
plus froidement qu'il me fut possible:

--Vous êtes insensé en effet de croire que je m'exposerai jamais à
rougir de vous et de moi.

Il jeta sur moi un regard désolé; puis il s'écria d'un ton déchirant:

--Ah! vous ne m'aimez pas comme je vous aime... Et il pleura.

Je l'avoue, ô mon Dieu! si j'eus la force de ne pas le détromper, de ne
pas lui dire que je partageais sa folle passion... ses idées justes ou
injustes, élevées ou coupables, c'est qu'en ce moment même je prenais la
résolution de fuir avec lui si, après une dernière et courageuse
épreuve, je ne pouvais vaincre ce funeste entraînement.

Pour me réserver toute liberté d'agir, je devais alors lui ôter tout
espoir et le rendre ainsi à son insu mon auxiliaire dans la lutte
suprême que je voulais tenter.

--Je ne vous aime pas?--lui dis-je.--Pouvez-vous me faire ce cruel
reproche! N'est-ce pas parce que je vous aime tendrement que j'ai le
courage de vous épargner, ainsi qu'à moi, des remords éternels?

Il se leva et se mit à marcher avec agitation en essuyant ses yeux.

Je fus mise encore à une rude épreuve. Quelques boucles de sa chevelure
s'étant dérangées, je vis à son front la cicatrice de la blessure qu'il
avait autrefois reçue en venant savoir de mes nouvelles, lorsqu'il était
tombé dans un guet-apens que lui avait tendu M. Lugarto.

La vue de cette cicatrice, en me rappelant depuis combien d'années
durait le dévouement de M. de Rochegune, fit que ma résolution de lui
cacher ce que j'éprouvais me devint plus pénible encore.

Il s'arrêta tout à coup devant moi et me dit:

--Mathilde, croyez-vous qu'il me soit possible de cacher aux yeux de nos
amis les émotions qui m'agitent?

--Je crois qu'en réfléchissant aux suites cruelles que...

Il m'interrompit:

--La réflexion, la volonté sont,--dit-il,--impuissantes à contenir, à
dissimuler un sentiment aussi violent... A chaque instant d'ailleurs ne
remarquera-t-on pas entre nous une contrainte, une réserve affectée, qui
ne contrastera que trop avec notre abandon habituel?

--Peut-être... mon ami, et en vous observant bien... Et puis laissez-moi
espérer... que cette exaltation passagère se calmera, que vous, si
courageux, vous vaincrez ce fol enivrement.

--C'est parce que mon caractère était ferme et courageux, Mathilde, que
je sens mieux encore l'irrésistible puissance du sentiment qui me
domine... mais c'est aussi parce que je suis ferme et courageux...

Puis il hésita.

--Parlez, mon ami... parlez...

--Eh bien! c'est parce que je suis courageux que j'aurai la force de
prendre le seul parti qui puisse nous sauver tous deux!

Puis, les lèvres contractées par le désespoir, il dit d'une voix
altérée:

--J'aurai la force de vous quitter.

Ce coup était si terrible, j'y étais si peu préparée, que je m'écriai en
joignant les mains:

--Me quitter! mais c'est impossible!... Mon Dieu!... vous n'y pensez
pas!

--Mais que voulez-vous donc que je fasse, alors, malheureuse femme?...
Cesser de vous voir, c'est éveiller mille soupçons, provoquer les
questions de nos amis, qui seront d'autant plus pressantes que nous ne
devons avoir rien à cacher... Vivre auprès de vous comme autrefois, je
vous dis que cela m'est impossible. Je prétexterai donc un voyage; je
partirai.

--Vous ne partirez pas... je ne le veux pas... Je vous aime, moi... j'ai
mis en vous tout l'espoir... tout l'avenir de ma vie. Il est impossible
que vous m'abandonniez ainsi! vous n'aurez pas cette cruauté!

--Mais que faire alors? que résoudre?

--Je ne sais... mais, au nom du ciel... par la mémoire de votre père...
ne me quittez pas... Je n'y pourrais pas survivre... J'ai été déjà si
malheureuse... mon Dieu! que je n'aurai plus la force d'endurer de
nouvelles douleurs.

--Écoutez, Mathilde... Vous ne me croyez pas capable de vous menacer de
mon départ pour vous forcer à me suivre... Je ne parle, je n'agis jamais
légèrement... Après avoir tout considéré, je vois qu'il ne me reste qu'à
partir... Je partirai donc... Que Dieu me soit en aide!

--Ciel! vous m'épouvantez,--m'écriai-je, frappée de la sinistre
expression de ses traits.

Il me comprit et me répondit:

--J'ai sur le suicide des idées qui ne changeront jamais: c'est une
lâcheté..... Je ne serai jamais lâche... C'est parce que je ne pourrai
pas me tuer, que je serai désormais le plus misérable des hommes.

Et il cacha encore sa figure dans ses mains en sanglotant.

Vaincue par ses larmes, j'allais tout lui avouer, renoncer à une
dernière lutte, lui dire combien je l'adorais, lorsqu'après un moment de
silence il releva la tête et me dit:

--Après tout, nous sommes des insensés de vouloir décider en une heure
du destin de toute notre vie entière... Mathilde... pas un mot de
plus... Nous sommes sous le coup d'impressions trop vives pour continuer
cet entretien. Je pars aujourd'hui; je reviendrai dans quinze jours avec
les mêmes idées que j'emporte... je vous en préviens... Mais vous...
vous aurez eu le loisir de réfléchir mûrement à la proposition que je
vous ai faite. Je reviendrai donc pour vous consacrer ma vie tout
entière ou pour vous dire un éternel adieu. Je ne vous écrirai pas... je
vous laisserai seule à vous-même. Tout mon espoir est que le passé vous
parlera de moi... et que l'avenir... vous parlera pour moi...

Puis, me tendant la main avec une triste solennité, il me dit d'une voix
profondément émue:

--Dans quinze jours...

Je serrai sa main en répétant:

--Dans quinze jours.

Il me quitta.



CHAPITRE XV.

UNE VISITE.


Après le départ de M. de Rochegune, je me mis à fondre en larmes; je me
reprochai mon apparente insensibilité; je craignis de l'avoir désespéré,
d'avoir risqué peut-être de l'éloigner de moi.

Je regrettai amèrement de n'avoir pas suivi mon premier mouvement, qui
me disait de tout abandonner pour le suivre; s'il me quittait... la
froide estime du monde compenserait-elle jamais la perte de cet amour
dans lequel j'avais concentré tout le bonheur, toutes les espérances de
ma vie?

Au milieu de ces perplexités poignantes, je me demandais si je ne
résistais pas plus par orgueil que par devoir; je tâchais de me
convaincre de cette pensée afin d'avoir un prétexte de céder aux vœux
de M. de Rochegune.

Alors je rêvais avec délire à la vie qui m'attendait près de lui; la
sûreté de son caractère, son esprit, sa tendresse exquise, tout me
présageait l'existence la plus fortunée.

Je reconnaissais de plus en plus la vérité des paroles de M. de
Rochegune. Mon amour pour M. de Lancry avait-il été, en effet, une
_surprise de cœur_? je n'avais pour ainsi dire, en aucune raison
_sérieuse_ de l'aimer avant mon mariage. Ses dehors charmants, la grâce
de son esprit, m'avaient séduite. Dans mon opiniâtreté à l'épouser,
malgré les sages avis de madame de Richeville et de M. de Mortagne, il y
avait eu plus de parti pris, plus d'étourderie, plus de désir d'échapper
à mademoiselle de Maran que de passion réfléchie; plus tard, lorsque les
torts de mon mari devinrent si odieux, je persistai à l'aimer par
habitude, par héroïsme de souffrance et d'abnégation, et surtout par
suite de cette influence presque irrésistible que prend toujours sur une
jeune fille le premier homme qu'elle aime.

Au milieu de mes chagrins j'avais haï cet amour _sans nom_, j'en avais
rougi comme d'une mauvaise action; et pourtant en aimant ainsi mon mari,
je remplissais un devoir sacré. Enfin lorsque, poussée à bout par une
dernière trahison qui m'avait coûté mon enfant, j'avais échappé à
l'épouvantable domination de M. de Lancry, je n'avais conservé pour lui
qu'un mépris glacial...

Quelle différence, au contraire, dans les phases de mon attachement pour
M. de Rochegune! Son généreux dévouement pour moi, l'admiration que
m'inspiraient ses rares qualités avaient d'abord jeté dans mon cœur,
et presque à mon insu, les profondes racines de cet amour; puis lorsque
je me retrouvai moralement libre, ce furent de nouvelles et touchantes
preuves de l'affection la plus constante et la plus noble: alors à mon
admiration pour lui, sentiment sévère et imposant, se joignit une amitié
affectueuse et tendre... puis l'amour pur et idéal... puis enfin la
passion brûlante.

La gradation constante de ce sentiment n'en assurait que trop la durée.

Ainsi que toutes les choses grandes, puissantes et humainement
éternelles, cet amour avait une base profonde, inébranlable. Comme le
chêne que la foudre brise et ne déracine pas, cet amour avait lentement,
imperceptiblement grandi....; l'orage ou les saisons pouvaient
effeuiller ses verts et frais rameaux, mais jamais l'arracher au sol où
il était né.

En un mot, telle était la différence de ces deux amours:--en aimant mon
mari, en me dévouant pour lui avec l'abnégation la plus aveugle, j'avais
éprouvé une sorte de honte, j'avais été la plus malheureuse des femmes;
et me résignant avec courage, mes souffrances avaient à peine intéressé;
ma résignation avait semblé stupide.

Au contraire, j'étais heureuse et fière de mon amour pour M. de
Rochegune; le monde m'approuvait, je me sentais enfin élevée, grandie
par ce sentiment, qu'une inflexible morale aurait pu réprouver.

Tantôt ces réflexions me semblaient toutes-puissantes en faveur de M.
Rochegune, tantôt j'y puisais une nouvelle force pour lui résister...
Notre position, à tous deux me semblait si magnifique, que je ne pouvais
me résoudre à la perdre.

Mais alors je comparais malgré moi les enchantements d'une vie amoureuse
et ignorée aux sacrifices que m'imposaient cette brillante couronne de
pureté, cette souveraineté de vertu, cette éclatante majesté du
renoncement.

Oh! alors il me semblait insensé de préférer un vaste et froid palais de
marbre et d'or que l'on occupe seule... à une délicieuse retraite où
l'on cache un amour heureux au milieu de la verdure et des fleurs...

Hélas! il faut être femme pour comprendre ces terribles luttes de la
passion et du devoir.

Les hommes ne les subissent jamais; leurs cruelles alternatives se
réduisent à obtenir ou à ne pas obtenir... tandis que ce n'est souvent
qu'après de douloureuses anxiétés, qu'après d'affreux tourments, que
nous accordons ce que nous désirons le plus d'accorder.

Les hommes ressentent ces terribles angoisses lorsqu'il s'agit de leur
honneur, jamais lorsqu'il s'agit du nôtre.

M. de Rochegune était le type des hommes de cœur, de courage et de
loyauté chevaleresque. Il n'avait pourtant pas hésité un moment entre
son amour et l'éloignement de ses amis... entre sa passion et ma
honte....

       *       *       *       *       *

Ces résolutions, tour à tour faibles et héroïques, avaient duré
plusieurs jours.

Le départ de M. de Rochegune m'accablait, m'ôtait beaucoup de ma force.
Cette absence me donnait une douloureuse idée de ce que serait ma vie
sans lui.

J'en étais déjà venue à ne plus admettre cette hypothèse, j'aurais
consenti à tout plutôt que de le perdre: j'espérais seulement obtenir de
lui d'essayer encore de vivre près de moi comme par le passé, de tacher
de se vaincre, dussions-nous pendant quelque temps renoncer aux douceurs
de notre habituelle intimité.

Une fois placée dans l'alternative de le perdre ou de le suivre, que
résoudre? le désespérer... lui toujours et depuis si longtemps dévoué...
lui que j'aimais, que j'aimais de toutes les forces de mon âme... Le
désespérer... lorsque d'un mot, d'un seul mot, en faisant le bonheur de
sa vie... je réalisais l'idéal de la mienne... Non... non... jamais...
Et j'étais sur le point de lui écrire... Venez... venez... partons...

Les heures, les jours, les nuits se passaient dans ces irrésolutions;
peu à peu elles affaiblirent mon courage: bientôt... funeste symptôme,
je n'osai plus interroger mon cœur, tant j'étais sûre de le voir me
répondre en faveur de M. de Rochegune....

       *       *       *       *       *

M. de Rochegune avait donné à madame de Richeville une explication toute
naturelle de son départ, en lui annonçant que quelques affaires
importantes l'appelaient dans une de ses terres. J'avais prétexté
moi-même une migraine violente pour rester seule le soir.

Un jour madame de Richeville, à qui j'étais allée faire ma visite
habituelle, me dit qu'Emma, indisposée depuis quelques jours, se
trouvait très-souffrante, elle était beaucoup plus absorbée qu'à
l'ordinaire. Je demandai à la voir; elle reposait, je ne voulus pas la
réveiller.

J'envoyai plusieurs fois Blondeau savoir de ses nouvelles, la journée se
passa assez paisiblement.

Le lendemain de très-bonne heure, madame de Richeville entra chez moi;
je fus frappée de l'altération de ses traits.

--Grand Dieu... qu'avez-vous?--lui dis-je.

--Emma m'inquiète au dernier point,--me répondit-elle;--j'ai passé la
nuit près d'elle... Tout à l'heure, elle vient de s'assoupir un peu: je
profite de ce moment pour venir... pour venir pleurer auprès de
vous!--s'écria-t-elle en ne pouvant plus contenir ses larmes,--car
devant elle je n'ose pas...--Et la pauvre mère se mit à sangloter.

--Mais rassurez-vous,--lui dis-je,--il ne peut y avoir rien de sérieux
dans l'indisposition d'Emma. Hier que vous a dit votre médecin? Il n'en
est pas de plus habile et de plus sincère...

--C'est justement parce qu'il est très-habile, et qu'il m'a avoué son
ignorance au sujet de la maladie d'Emma, que je suis horriblement
effrayée; il ne trouve aucune cause apparente à la langueur qui accable
de plus en plus cette malheureuse enfant... Il lui trouve une fièvre
lente et nerveuse; mais il avoue que d'un moment à l'autre... une crise
violente peut éclater.

--Mais Emma souffre-t-elle?

--Non; elle le dit du moins, peut-être de crainte de m'affecter.

--Mais cette nuit qu'a-t-elle éprouvé? Pourquoi êtes-vous plus inquiète
ce matin?

--Cette nuit elle a été très-agitée... Hier soir, je me suis établie
près d'elle... elle allait mieux. Son visage était pâle, mais calme;
elle ne dormait pas. Je lui ai proposé de lui lire une méditation de M.
de Lamartine, elle m'a tendrement remerciée; après m'avoir écoutée, elle
m'a dit avec cette grâce naïve qui n'appartient qu'à elle: «Mon Dieu,
quelle douceur dans ces vers admirables! Merci! oh! merci, je me sens
mieux... il me semble que je suis moins oppressée; mais puisque le
langage de l'âme me fait tant de bien... c'est donc l'âme que j'ai
malade?»

--Pauvre enfant!--dis-je à madame de Richeville,--cela est étrange.

--Oui, bien étrange, Mathilde, et ces paroles ont éveillé en moi une
crainte affreuse...

--Et quelle crainte?

--Toute la nuit une cruelle pensée m'a poursuivie, lorsque l'agitation
d'Emma est revenue avec son accès de fièvre, lorsque plusieurs fois ses
regards brillants se sont attachés sur les miens... Oh!... Mathilde, il
m'a semblé y voir un secret reproche.

--Mais expliquez-vous, mon amie; je ne vous comprends pas...

--Eh bien, sans pouvoir deviner comment elle pourrait être instruite de
ce fatal secret... je tremble quelle ne sache que je suis sa mère... Oh,
Mathilde! cette âme est si candide que pour elle ce coup serait
mortel...

Je regardai madame de Richeville avec étonnement; cette idée me frappa
d'autant plus, qu'elle m'expliquait les rêveries et la triste
préoccupation d'Emma. Je ne doutai pas non plus que la révélation de ce
mystère ne fût fatale pour cette jeune fille, qui éprouvait une horreur
insurmontable pour les actions honteuses ou criminelles. Cette angélique
et précieuse ignorance avait été soigneusement entretenue par sa mère,
et les enseignements qu'Emma trouvait dans l'entretien des amis de
madame de Richeville avaient encore exalté son excessive délicatesse.

Qu'on juge donc de la terrible perturbation qu'une pareille découverte
aurait apportée dans l'esprit d'Emma, quelle lutte effrayante se serait
engagée entre la susceptibilité outrée de ses principes et l'attachement
profond qu'elle ressentait pour madame de Richeville.

N'apprendre que celle-ci était sa mère... que pour être forcée de la
mépriser...

--Eh bien!--reprit la duchesse avec angoisse,--n'est-ce pas, Mathilde,
que mes craintes sont fondées?... C'est affreux...--s'écria-t-elle avec
désespoir.--Elle sait tout... elle sait tout... Je n'oserai plus la
regarder sans honte... Ah! c'est une terrible punition que celle-là...
rougir devant son enfant... La vengeance de Dieu n'est pas encore
satisfaite... Oh! je suis bien loin d'avoir tari ma coupe
d'amertume,--dit-elle avec abattement.

--Ne croyez pas cela,--lui dis-je,--par cela même que je partage vos
craintes, que je connais le caractère d'Emma et l'effet que produirait
sur elle une révélation pareille... je crois qu'elle a des soupçons,
peut-être... mais non pas une certitude... qui aurait causé en elle une
secousse violente.

--Mathilde, vous voulez me rassurer; au nom du ciel parlez-moi
franchement.

--Ma pauvre amie, je m'adresse à votre raison. Vous connaissez comme moi
le cœur d'Emma; nous avons, naguère encore, analysé cette franchise
si impérieuse chez elle, qu'elle épanche toutes ses impressions à mesure
qu'elles lui viennent, sans même prévoir où elles tendent. Et bien!
croyez-vous qu'il lui soit possible de vous cacher un secret d'une telle
importance, de dissimuler les agitations qu'elle en ressentirait?... Et,
tenez, maintenant je vais plus loin: il se pourrait que l'instinct de
son cœur eût suffi pour éveiller en elle de vagues soupçons qu'elle
ne s'explique pas encore...

--Mais, il n'importe; pour être éloigné, le danger n'en est pas moins
menaçant!--s'écria madame de Richeville.--Si ce secret n'appartenait
qu'à vous et à moi ou à M. de Rochegune, je n'aurais aucune crainte;
mais mon mari, mais cet infâme Lugarto, mais cette femme indigne qui le
lui a vendu, le possèdent, ce secret; d'un moment à l'autre ce coup peut
m'atteindre?

--Ne prévoyez pas le malheur de si loin, mon amie; vous allez me trouver
bien optimiste, mais, en y réfléchissant davantage, je pense qu'il vaut
mieux que ces vagues soupçons se soient peu à peu éveillés dans l'esprit
d'Emma; peut-être notre salut est-il là. Sans doute alors on pourra, on
devra peut-être lever avec ménagement le voile qui couvre sa naissance,
et prévenir ainsi une brusque révélation qui... je le crains, et je dois
vous l'avouer, mon amie... serait dangereuse pour elle.

--Mathilde, vous êtes mon ange tutélaire; vos paroles, remplies de
tendresse et de raison, vont à la fois à l'esprit et à l'âme... Je crois
votre avis plein de sens... Oui, il serait peut-être possible, avec la
plus grande circonspection, de la préparer à cet aveu et d'en amortir
l'effet. Alors, oh! alors, je serai trop heureuse de pouvoir lui dire,
_ma fille_... Oh! mon Dieu! Mais non... non... une telle félicité ne
peut m'être réservée...--ajouta tristement la duchesse; cela serait trop
de bonheur. Il faut que j'expie la naissance d'Emma...

--Mais ne l'avez-vous pas déjà expiée par vos chagrins, rachetée par
votre vie exemplaire?

--Ma crainte est d'adopter trop aveuglément votre avis, j'y suis trop
intéressée... Tenez, dès que M. de Rochegune sera de retour, nous en
causerons avec lui; s'il partage votre opinion, nous aviserons aux
moyens de faire connaître la vérité à Emma. Bonne... mille fois bonne et
sincère amie,--s'écria madame de Richeville en serrant mes mains dans
les siennes...--Ah! vous méritez bien tout le bonheur dont vous jouissez
enfin... Ah! à propos de bonheur... et encore non... car le malheur des
méchants ne peut pas être un bonheur pour vous... Savez-vous ce qui
arrive à mademoiselle de Maran?

--Non? qu'est-ce donc?

--Depuis quelques jours, elle est atteinte d'une attaque de paralysie;
elle était déjà inconsolable de la disparition de votre infernale
cousine, et ce dernier coup doit lui être bien cruel. Du reste, elle est
si universellement détestée que personne au monde ne va la voir; on
s'affranchit même à son égard de la plus simple politesse, ou encore à
peine s'informe-t-on de ses nouvelles, et reste-t-elle abandonnée aux
soins de ses gens.

--Et je la plains, car son principal et plus ancien serviteur a été
l'épouvante de mon enfance,--lui dis-je.--Je vois encore cette
physionomie sinistre, rendue plus repoussante encore par une horrible
tache de vin.

--Quant à votre cousine, on croit qu'elle a quitté Paris; toutes les
recherches de votre mari pour la retrouver ont été vaines, et on dit
qu'il s'est mis à jouer avec fureur pour se distraire de l'abandon
d'Ursule.

Je fus sur le point de raconter à madame de Richeville l'aventure du bal
masqué et de lui dire les raisons que j'avais de penser que M. de
Rochegune y avait rencontré Ursule; mais à cette aventure se
rattachaient mes irrésolutions présentes: ne voulant y faire aucune
allusion et ne prendre conseil que de moi-même, je me tus.

--Et M. de Lancry?--demandai-je à madame de Richeville.

--Il avait d'abord soupçonné Ursule d'être allée rejoindre son mari; il
s'est aussitôt rendu mystérieusement à Rouvray, et a acquis la certitude
que cette odieuse femme n'y était pas retournée auprès de M. Sécherin.
Tout le monde s'accorde à dire qu'elle est allée secrètement retrouver
en Italie lord C..., qui s'en est beaucoup occupé cet hiver. Cela me
paraît probable, car lord C... est puissamment riche.

J'aurais voulu, comme madame de Richeville, croire à l'absence d'Ursule;
mais malgré moi un triste pressentiment me disait que ma cousine n'était
pas loin. Je ne redoutais pas sa rivalité auprès de M. de Rochegune; je
redoutais sa rage lorsqu'elle s'en verrait dédaignée, ce qui devait
nécessairement arriver si elle avait l'audace de se faire connaître à
lui.

--Je désire que vous soyez bien informée et qu'en effet Ursule ait
quitté Paris,--dis-je à la duchesse.--Mais voulez vous que nous allions
voir Emma? j'attendrai chez vous qu'elle soit éveillée; aujourd'hui je
vous remplacerai auprès d'elle, cette nuit surtout, si elle est encore
souffrante...

--Non... non... ma chère Mathilde, vous êtes vous-même indisposée.

--Je me sens mieux déjà; si vous voulez me guérir tout à fait,
laissez-moi partager avec vous les soins que vous donnez à cette chère
enfant; et puis vous savez que je ne manque pas de perspicacité;
j'observerai, j'étudierai, j'interrogerai Emma bien attentivement: cela
pourra nous servir et nous guider dans le cas où nous croirions toujours
une révélation opportune.

--Je savais bien que vous trouveriez les meilleures raisons du monde
pour me forcer d'accepter cette nouvelle preuve de dévouement... Eh bien
donc! je l'accepte comme vous l'offrez... avec bonheur.

--Mon amie, par grâce, ne parlons plus de dévouement... vous me rendez
confuse... que ne vous dois-je pas, moi!... comment m'acquitterai-je
jamais!

--Mathilde!

--Quand je songe qu'avant mon mariage, sans me connaître, vous veniez me
rendre un service de mère, et que je vous ai accueillie avec
sécheresse... avec dureté... que j'ai osé insulter à ce qu'il y avait
d'admirable dans votre démarche... Oh! tenez, mon amie, de ma vie je ne
me pardonnerai de vous avoir alors méconnue. Ce sera pour moi un remords
éternel.

--Et pour moi aussi, chère enfant, car si vous m'aviez écoutée... vous
seriez aujourd'hui madame de Rochegune... Je sais que le sort a fait que
vous êtes bien près de la destinée que moi et ce pauvre M. de Mortagne
nous avions rêvée pour vous; mais, ma noble et courageuse Mathilde... je
sais aussi l'immense différence qui existe entre l'amour tel que vos
devoirs, votre fermeté, vous l'imposent, et la vie enchanteresse qui
vous attendait auprès de M. de Rochegune. Maintenant que vous pouvez
l'apprécier comme moi, mieux que moi,--ajouta-t-elle en
souriant,--avouez qu'il est surtout l'homme de l'intimité; n'est-ce pas
que c'est là seulement qu'on peut connaître tout le charme de son
caractère, de son esprit? car c'est seulement dans l'intimité qu'il
consent à user des merveilleux avantages dont il est doué. Est-il alors
une conversation plus attachante que la sienne, un savoir à la fois plus
universel, plus modeste et plus piquant dans son expression? Et que de
talents variés! Et surtout quel caractère! en est-il un plus doux, plus
égal, plus gai, de cette gaieté qui exprime la sérénité d'une belle âme?
Enfin, en lui que de ressources! Avant votre retour, j'ai quelquefois
passé des heures entières avec lui et Emma; il nous laissait encore plus
émerveillées à la fin de l'entretien qu'au commencement: on passerait
des jours, des années près de lui, sans ressentir, je ne dirai pas un
moment d'ennui, mais sans ressentir diminuer un moment l'intérêt qu'il
inspire... Après cela, il faut tout dire, dans ces longues soirées il
parlait sans cesse de vous et nous disait gaiement: «Je ne cause jamais
mieux qu'avec vous, parce que vous aimez et admirez aussi madame de
Lancry; et comme elle est presque toujours au fond de ma pensée, vous me
comprenez à demi-mot, nous parlons pour ainsi dire la même langue.»

--Je le reconnais bien là,--lui dis-je en rougissant,--et vous aussi,
mon amie, qui, comme lui, parlez toujours le noble langage de la
bienveillance et du dévouement... Mais allons-nous voir
Emma?--ajoutai-je,--car je pouvais à peine contenir mon émotion.

--Venez, j'espère qu'elle sera éveillée,--me dit madame de Richeville.

Je la suivis, encore toute troublée de l'étrange à-propos avec lequel
elle venait de me peindre si ravissemment le bonheur qu'on devait goûter
dans l'intimité de M. de Rochegune.

Une des femmes de madame de Richeville lui apprit qu'Emma dormait
encore. Cet état pouvant être salutaire pour elle, nous ne voulûmes pas
le troubler.

J'étais depuis quelque temps chez madame de Richeville, lorsqu'un valet
de pied, que j'avais nouvellement, vint me prévenir qu'un homme, qui
avait à me parler d'une affaire très-importante, m'attendait chez moi,
sachant que j'étais chez madame la duchesse de Richeville.

--C'est sans doute un de vos gens d'affaires,--me celle-ci.--Allez, ma
chère Mathilde, je vous ferai prévenir lorsque Emma sera éveillée.

Je revins chez moi.

Qu'on juge de mon saisissement, de ma frayeur.

Dans mon salon, assis et lisant auprès de la cheminée, je vis M. de
Lancry... mon mari.



CHAPITRE XVI.

L'ENTREVUE.


Frappée de stupeur, je restai immobile à la porte du salon, une main
posée sur un meuble pour me soutenir; mon autre main semblait vouloir
comprimer les battements de mon cœur.

M. de Lancry se leva, posa tranquillement son livre sur une table, et se
plaça devant la cheminée en m'invitant d'un geste à venir auprès de
lui...

L'expression de sa physionomie était dure, sardonique, et trahissait je
ne sais quelle secrète satisfaction.

Je n'osais pas avancer; je croyais rêver: M. de Lancry vint à moi.

--Quel accueil après une si longue séparation!--me dit-il en voulant me
prendre la main.

Je me reculai brusquement; il sourit d'un air ironique.

--Ah çà! mais... c'est donc tout à fait de l'aversion... ma chère!

Ces mots excitèrent à la fois mon indignation et mon courage; je
m'avançai d'un pas ferme au milieu du salon:

--Que désirez-vous, monsieur?

--Oh! je désire beaucoup de choses; mais comme cela serait fort long à
vous expliquer... veuillez d'abord vous asseoir...

--Monsieur...

--A votre aise... restez debout...

Et il s'assit.

Après quelques moments de silence réfléchi, il releva la tête et me dit:

--Avouez, ma chère amie, que je suis un mari commode et peu gênant.

--Vous n'êtes pas venu ici pour railler misérablement, monsieur... Vous
avez sans doute un grave motif pour m'imposer une entrevue si pénible...
Veuillez l'abréger.

--Attendriez-vous M. de Rochegune, par hasard?

La rougeur me monta au front; je ne répondis pas.

--Je serais d'ailleurs,--reprit-il,--enchanté de le revoir, et lui aussi
serait charmé de cette rencontre. Voilà ce qu'il y a d'agréable dans les
positions franches! voilà l'avantage des relations vertueuses et
platoniques; personne n'est embarrassé, ni la femme, ni l'amant, ni le
mari.--Puis, jetant un regard autour de lui, il ajouta:--Mais savez-vous
que vous êtes parfaitement établie ici? c'est tout à fait solitaire et
mystérieux.

--Encore une fois, monsieur, puis-je savoir ce que vous désirez de moi?

Sans me répondre, M. de Lancry m'examina attentivement et dit:

--Vous êtes fort en beauté, votre condition de femme abandonnée vous
sied à merveille; il me paraît que vous avez pris votre parti. Pas le
moindre attendrissement, pas la moindre émotion, pas même l'expression
de la haine, pas un reproche... Un impatient mépris, voilà tout ce que
ma présence vous inspire après plus de trois ans de séparation.

--S'il en est ainsi, monsieur, vous sentez que j'ai hâte de finir cet
entretien, dont je ne comprends ni le but ni le motif.

--Je conçois parfaitement cet empressement, quoiqu'il soit aussi peu
flatteur que peu... moral et... conjugal; car enfin, ma chère amie...
vous êtes ma femme... n'oubliez pas donc cette circonstance, tout
insignifiante qu'elle vous semble peut-être.

--Grâce au ciel, monsieur, je l'ai oublié; il faut votre présence pour
me le rappeler.

--Et il suffira de mon absence pour effacer de nouveau cet importun
souvenir, n'est-ce pas?... Fort bien, je comprends votre silence. C'est
une réponse comme une autre; mais heureusement, madame, je n'ai pas les
mêmes facultés _oblitatives_: excusez ce barbarisme. Moi, je me souviens
parfaitement que je suis votre mari, surtout en vous voyant si
charmante; aussi je viens vous demander pardon de vous avoir négligée si
longtemps....

--Il est inutile, monsieur, de me demander pardon d'un abandon que je ne
ressens pas, que je n'ai pas ressenti...

--Sans doute; aussi mon excuse est-elle seulement un acquit de
conscience, un moyen d'amener la grâce que je viens solliciter de
vous...

--Je vous écoute, monsieur... Mais jusqu'ici vous parlez en énigmes.

--Vraiment,--dit-il en me jetant un regard d'une profonde
méchanceté,--vraiment, je parle en énigmes? Eh bien, voici le mot de
celle-ci: il m'est impossible de vivre plus longtemps sans vous... et je
vous prie de mettre un terme à cette trop longue séparation. Je haussai
les épaules de pitié sans dire mot.

--Vous croyez peut-être que je plaisante?

--Je n'ai rien à vous répondre, monsieur...

--Je vous dis, madame, que je vous parle sérieusement.

--Je vous dis, monsieur, que cet entretien a trop duré; il est
incroyable que vous veniez chez moi me tenir de pareils discours...

--Chez vous?... comment, chez vous?--reprit-il avec un éclat de rire
sardonique.--Ah çà! vous perdez donc la tête... Ce serait déjà beaucoup
si, comme chef de notre communauté de biens, à _titre universel_, notez
bien cela... à _titre universel_... je vous permettais de dire _chez
nous_... car vous êtes ici chez moi.

--Mais, monsieur...

--Mais, madame, avez-vous lu le Code civil?... non, n'est-ce pas? Et
bien, vous avez eu tort: car vous sauriez quels sont mes droits.

Je crus comprendre l'odieux but de cette visite; j'en rougis
d'indignation.

--C'est de l'argent, sans doute, que vous voulez, monsieur?--lui dis-je
avec un regard plein de mépris écrasant.

Il se leva vivement, les traits contractés par la colère.

--Madame, prenez garde...

--Et vous venez sans doute mettre à prix votre absence... Je regrette
plus que jamais que vous m'ayez ruinée, monsieur... car il ne me reste
malheureusement pas assez d'argent pour acheter de vous cette
inestimable faveur...

--Ah! vous faites des épigrammes... malheureuse que vous
êtes!--s'écria-t-il l'œil enflammé de rage et de haine,--mais vous ne
savez donc pas que vous êtes dans ma dépendance? que je suis ici chez
moi, que vous êtes ma femme, entendez-vous?... toujours ma femme! que je
dispose de vous, que je puis faire de vous ce que bon me semble, que
vous n'avez pas un mot à dire, que j'ai la loi pour moi, et que demain,
qu'aujourd'hui je puis m'établir ici ou vous emmener chez moi!

--Je sais, monsieur, que vous voulez m'effrayer en me menaçant ainsi,
et certes la menace est bien choisie; il y aurait de quoi mourir
d'effroi à cette pensée, que je pourrais être condamnée à vivre auprès
de vous; mais vous ne songez pas, monsieur, que le scandale de votre
conduite a été tel, que vous avez perdu tous vos droits sur moi!

--Vraiment, j'ai perdu mes droits sur vous?

--Quant à votre visite, monsieur; comme elle ne peut avoir d'autre but
que celui de me demander de l'argent, et que malheureusement, vous
m'avez à peine laissé de quoi vivre, je vous répète que vous n'avez rien
à attendre de moi.

--Tenez,--ajouta-t-il avec un sombre sang-froid plus effrayant que
l'accès de colère auquel il s'était laissé emporter,--si j'étais encore
susceptible de quelque pitié, vous m'en inspireriez, pauvre folle!!!
Écoutez-moi; ce bavardage me fatigue. En parlant du scandale de ma
conduite, vous faites allusion à mon amour pour Ursule et à ma liaison
avec elle, n'est-ce pas? Eh bien, aux termes de la loi, je puis avoir
dix maîtresses sans que vous ayez le plus petit mot à dire, pourvu que
je ne les aie pas introduites dans le domicile conjugal; or, je vous
défie de prouver qu'Ursule ait mis le pied chez moi.

--Monsieur... il ne s'agit pas seulement d'Ursule!

--Bon! voulez-vous parler de mes prodigalités, de mes dissipations? Je
vous répéterai ce que je vous ai dit autrefois, à propos de votre
imagination d'hospice, qu'aux termes de la loi à moi seul appartient
l'emploi de _nos_ biens. Que cet emploi soit bon ou mauvais, personne
n'a le droit de le contrôler... je n'ai de compte à rendre à personne.
Voilà, j'espère, ma position assez clairement établie et mes droits
suffisamment prouvés.

--Très-clairement, monsieur, et...

--Finissons; ma volonté est que vous reveniez désormais avec moi. Je
vous donne quarante-huit heures pour faire vos préparatifs. C'est
aujourd'hui vendredi; dimanche matin je viendrai vous chercher... Je
pourrais vous emmener ce soir... à l'instant même; mais cela n'entre pas
dans mes arrangements... Seulement, comme vous pourriez prendre
subitement la fantaisie de voyager d'ici à dimanche, quelqu'un de sûr ne
bougera pas d'ici et vous suivra partout, afin que je sache où vous
retrouver... Quant à votre platonique amant, vous pourrez lui dire de ma
part que je le dispense de ses visites... à moins qu'il ne veuille m'en
faire une à moi... personnellement... et alors... alors... le reste ne
vous regarde pas.

--Vous parlez à merveille, monsieur... je tacherai de vous répondre
aussi nettement. Soyez tranquille, je ne prendrai pas la peine de fuir,
mais jamais je ne vous suivrai volontairement. Pour m'y contraindre, il
vous faudra employer la force. Un magistrat seul peut ordonner l'emploi
de la force; or, dès que la justice interviendra entre vous et moi, la
question sera immédiatement décidée.

--Ah! ah! ah! vous êtes sans doute un très-habile et très-subtil avocat,
madame; mais je crains fort que vous ne perdiez votre première cause...
Vous voulez dire sans doute que vous demanderez votre séparation? j'y
ai pensé. Il n'y a qu'un inconvénient, c'est qu'il ne suffit pas à une
femme de vouloir une séparation pour l'obtenir... Au pis-aller... nous
plaiderons... soit... Vous me direz _Ursule_, je vous répondrai
_Rochegune_. La voix publique m'accusera, elle vous accusera aussi... et
l'on nous renverra plus mariés que jamais, vu l'égalité de nos
positions.

--Monsieur, ne poussez pas l'injure jusqu'à cette comparaison.

--Ah çà! mais elle est charmante... Comment, parce qu'un vieillard à peu
près en enfance, sa bigote de femme, ou une vestale de la force de
madame de Richeville, viendront attester de la pureté de vos relations
avec Rochegune, vous vous imaginez que cela suffira? Eh bien! moi, je me
donnerai aussi comme un héros du platonisme, et, au besoin, mademoiselle
de Maran et ses amis viendront témoigner en masse de l'angélique pureté
de mes relations avec Ursule; sur ma parole, ce sera un procès
très-divertissant. Tout ceci est pour l'avenir, bien entendu... Quant au
présent, en attendant l'issue du procès, un magistrat, autrement dit un
commissaire de police, vous enjoindra provisoirement d'avoir à regagner
immédiatement le domicile conjugal, chère petite brebis égarée.

--Je ne le crois pas, monsieur.

--Ah bah! et par quel philtre puissant, par quel charme magique
attendrirez-vous M. le commissaire?

--Par un moyen très-simple, monsieur, en mettant sous les yeux de ce
magistrat les preuves positives de votre liaison criminelle avec madame
Sécherin, et du coupable emploi que vous avez fait de ma fortune.

--Des preuves? Une attestation du prince d'Héricourt, sans doute, ou un
certificat de cette belle duchesse repentie?

--Mieux que cela, monsieur.

--Alors ce sera quelque doléance de ce pauvre M. Sécherin ou de madame
sa mère, la _femme de ménage de la Providence_? comme disait
mademoiselle de Maran.

--Prenez garde, monsieur,--m'écriai-je,--prenez garde: il peut y avoir
en effet quelque chose de providentiel dans la triste destinée de cette
famille...

Je ne pouvais m'empêcher de songer à ces menaces de mort que M. Sécherin
avait prononcées contre M. de Lancry.

--En effet, il doit y avoir quelque chose de providentiel, car ce pauvre
M. Sécherin me semble singulièrement _prédestiné_...--me dit mon mari en
souriant de cette grossière plaisanterie.

--Monsieur, je ne sais ce qui l'emporte de l'indignation ou du dégoût.
D'un mot je veux terminer cette scène: les preuves au nom desquelles je
demanderai de me retirer provisoirement au couvent du _Sacré-Cœur_ en
attendant qu'on prononce notre séparation...

--Les preuves, madame... voyons.

--Ces preuves, monsieur, sont les lettres écrites de votre propre main à
un de vos amis de Bretagne sur votre liaison avec Ursule.

Ce fut au tour de M. de Lancry à me regarder avec stupeur. La colère,
la honte, la rage, la haine, bouleversèrent ses traits. Il me prit les
bras et s'écria d'une voix terrible:

--Malheur à vous... si vous avez lu ces lettres... malheur à vous...

Je sentis mon courage se monter à la hauteur de la circonstance. Je
répondis en me dégageant de la brutale étreinte de M. de Lancry:

--J'ai lu ces lettres, monsieur!

--Vous les avez lues!... Et où sont-elles? où sont-elles?

--En ma possession.

--Oh!...--s'écria-t-il en jetant un regard autour de lui comme pour
découvrir où elles pouvaient être...--Oh! ce serait une infâme trahison!
et il la payerait de sa vie.

Puis portant ses deux mains crispées à son front avec une expression de
fureur effrayante et frappant violemment du pied, il s'écria:

--Tenez... ne me répétez pas que vous les avez lues, ces lettres, ou je
ne réponds plus de moi...

Je sonnai précipitamment. Mon valet de chambre entra.

--Restez dans le petit salon,--lui dis-je d'une voix ferme;--j'aurai
tout à l'heure quelques ordres à vous donner.

Ces mots rappelèrent M. de Lancry à lui-même... Il fit quelques pas avec
agitation et revint vers moi...

--Mais comment avez-vous ces lettres en votre possession?... Par
l'enfer, il faut que je le sache à l'instant même.

--Peu vous importe, monsieur, de savoir de qui je les tiens... Ce qui
est certain, c'est qu'elles sont entre mes mains. Si vous m'y forcez,
j'en ferai usage.

--Et vous les avez déjà montrées sans doute,--s'écria-t-il avec une
bonté désespérée;--vous les avez colportées dans votre société pour
montrer jusqu'à quel point Ursule me bafouait et me rendait malheureux,
n'est-ce pas? Oh! comme vous avez dû triompher, vous et vos imbéciles
amis! Vous et eux avez bien ri de ces plaies saignantes de mon âme,
n'est-ce pas? Ç'a été un amour bien ridicule, bien niais que le mien,
n'est-ce pas? Me ruiner pour une femme qui se moquait de moi...
Voyons,--ajouta-t-il avec un éclat de rire convulsif,--combien vous et
Rochegune en avez-vous fait de copies? combien y en a-t-il en
circulation à cette heure?

Cet ignoble soupçon me révolta.

--J'ai le malheur et la honte de porter votre nom, monsieur; cette
punition est assez humiliante pour que je ne l'augmente pas encore.

--Cela n'est pas répondre. Les lettres, qui vous les a remises? depuis
quand les avez-vous?

--Après tout, je ne vois, monsieur, aucun inconvénient à vous apprendre
comment je les possède. Les deux premières ont été apportées chez moi
dans un carton qui renfermait un bouquet de fleurs pareilles à celles
que M. Lugarto m'avait autrefois offertes par votre entremise. J'ai donc
tout lieu de croire que c'est lui qui m'a fait parvenir ces lettres.
Comment se les est-il procurées, je l'ignore... Quant à la dernière,
elle m'est arrivée par la poste.

--Plus de doute, Lugarto est secrètement ici,--s'écria-t-il,--on ne
m'avait pas trompé... on l'avait vu... Pourtant c'est un de mes gens en
qui j'avais toute confiance qui a mis ces lettres à la poste... et bien
plus, la personne à qui je les écrivais m'a répondu comme si elle les
avait reçues.

--Ce ne serait pas la première fois que M. Lugarto aurait contrefait
votre écriture et corrompu vos gens.

--Oui... oui... c'est cela, par l'enfer; mais pourquoi se cache-t-il?...
Oh! si je le découvre... Quant à son but... s'il a été d'augmenter
jusqu'à la haine la plus impitoyable l'aversion que j'avais déjà pour
vous, il a réussi, entendez-vous... réussi au delà de ses vœux...
Mortel enfer! et dire que vous... vous... vous avez ainsi lu dans mon
cœur mes plus honteuses, mes plus secrètes pensées: et vous me
l'avouez encore! Mais vous ne réfléchissez donc pas que mon exécration
augmente en raison de l'avantage que vous donnent ces lettres sur moi?
Ces lettres... vous dis-je, ces lettres, il me les faut à l'instant!

--Vous oubliez, monsieur, que vos menaces me les rendent plus précieuses
encore...

--Tenez, Mathilde, ne me poussez pas à bout! puisque vous les avez lues,
vous avez dû y voir que mon âme était noyée de fiel Eh bien! cela était
presque de la mansuétude auprès de ce que j'éprouve à cette heure.
Encore une fois, ne me poussez pas à bout...

--Vivons comme par le passé, monsieur, séparés l'un de l'autre, et ces
lettres resteront ignorées.

--Je vous dis qu'il faut que vous veniez habiter avec moi; que
maintenant il le faut plus que jamais... m'entendez-vous?

--J'emploierai tous les moyens possibles pour échapper à l'épouvantable
sort dont vous me menacez...

--Mais je vous dis que vous êtes folle, que malgré ces lettres vous
serez d'abord obligée de me suivre et d'attendre chez moi l'issue de ce
procès.

--Nous verrons, monsieur; si, en présence d'une telle présomption contre
vous, on ne me permet pas de me retirer dans un asile neutre... dans un
couvent... eh bien! monsieur, je subirai mon sort.

--C'est votre dernier mot?...

--C'est mon dernier mot... Cependant, dans votre intérêt et aussi dans
le mien, car j'ai horreur, je vous l'avoue, de remuer toute la fange de
votre passé!... écoutez-moi bien: je vous le répète, l'insistance que
vous mettez à vous rapprocher de moi ne peut être qu'une menace, qu'un
moyen de me faire consentir à quelque proposition intéressée; peut-être
voulez-vous que je renonce à la pension que vous m'avez reconnue, et que
vous avez déjà réduite... Si cela est... pour vous épargner la honte du
rôle odieux que vous jouez, je consens...

Il m'interrompit avec une nouvelle violence.

--Je serais réduit à la dernière misère et vous me couvririez d'or...
entendez-vous... que je ne renoncerais pas à exercer le droit que j'ai
sur vous; et sans la circonstance impérieuse qui m'en empêche... ce ne
serait pas après-demain, entendez-vous?... ce serait à l'heure même que
je vous emmènerais.

--Mais c'est une démence féroce!...--m'écriai-je;--il est impossible que
nous soyons jamais rapprochés... Vous venez de me le dire encore... vous
me haïssez au moins autant que je vous méprise... que voulez-vous donc
de moi?... Il y a là quelque horrible mystère... mais, Dieu merci, je ne
suis plus seule, j'ai des amis maintenant; ils sauront me défendre...

Trois heures sonnèrent.

--Trois heures, déjà trois heures,--dit-il avec impatience.--Puis il
ajouta:--Il faut que je parte; une dernière fois, vous refusez de venir
après-demain habiter avec moi?

--Je le refuse.

--Prenez garde!

--Je refuse, je ne céderai qu'à la force.

--Vous voulez de l'éclat... du scandale?

--Je ne sais pas, monsieur, ce que vous voulez faire de moi... et
maintenant--ajoutai-je avec terreur,--je vous crois capable de tout...

--Eh bien!... oui... oui,--s'écria-t-il avec égarement,--je serai
capable de tout pour vous forcer à me suivre... parce qu'il y va de plus
que ma vie...--Puis, comme s'il craignait d'avoir trop dit, il ajouta en
souriant avec amertume:--Parce qu'il y va de mon bonheur... de mon
bonheur intérieur... ma douce Mathilde; car de bien beaux jours nous
attendent; ainsi donc, à dimanche midi.

Il sortit violemment......

       *       *       *       *       *

Après son départ, la force factice et fébrile qui m'avait soutenue me
manqua tout à fait; je restai quelque temps inerte, incapable de réunir
mes idées.

Cette scène foudroyante les avait brisées; il me fallut quelques moments
de calme et de réflexion pour les rassembler et envisager froidement les
conséquences des menaces de M. de Lancry, et jusqu'à quel point il
pourrait les exécuter...

Quant aux raisons qu'il pouvait avoir de se rapprocher de moi, je ne
pouvais les pénétrer; mais elles devaient être sinistres... Cela
d'ailleurs m'inquiétait peu, résolue que j'étais de ne jamais retourner
auprès de lui.

Restait la question de savoir s'il pourrait m'y forcer.

Souvent mes gens d'affaires m'avaient instamment engagée à demander ma
séparation, ne doutant pas que je ne l'obtinsse facilement; j'y avais
toujours répugné par horreur du scandale: mais jamais il n'était venu à
leur pensée ni à la mienne de supposer que M. de Lancry aurait un jour
l'audace de me sommer de revenir habiter avec lui.

Il me semblait impossible qu'à la vue des lettres que j'avais en ma
possession on me forçât de rester, même temporairement, avec M. de
Lancry. D'un autre côté, la loi était souvent si singulièrement injuste
envers nous autres femmes, que je n'étais pas complétement rassurée.

J'écrivis donc sur-le-champ à un jurisconsulte très-distingué qui
s'était occupé des intérêts de madame de Richeville, en le priant de
venir le plus tôt possible causer avec moi.

Après de mûres et profondes réflexions, l'issue de cette scène terrible
fut pour moi presque heureuse. Elle fixa mes incertitudes au sujet de M.
de Rochegune.

M. de Lancry venait de se montrer à moi sous un aspect si repoussant,
ses prétentions étaient à la fois si odieuses et si effrayantes, que je
fus indignée d'avoir pu mettre un moment en parallèle ma conduite et la
sienne.

Il y avait désormais entre lui et moi une si grande distance, que je
finis par avoir pitié de mes scrupules.

La marche que j'avais à suivre et que je résolus de suivre était bien
simple: plaider en séparation de corps et de biens contre M. de Lancry;
cette séparation obtenue, suivre les vœux de mon cœur et m'en
aller dans quelque retraite ignorée, attendre M. de Rochegune et lui
consacrer le reste de ma vie.

Une séparation légale, complète, était une sorte de divorce; je me
considérais comme absolument libre.

Sans doute il eût été plus héroïque de continuer le rôle d'abnégation
sublime auquel je m'étais condamnée; mais, en définitive, je me trouvais
stupide de pousser à ce point l'exagération de mes devoirs.

Jamais je n'aurais de moi-même provoqué une séparation; et ainsi
peut-être j'aurais éternisé mes scrupules; mais M. de Lancry me mettait
dans cette extrémité: bien qu'elle me fût pénible sous certains
rapports, je l'accueillis cependant avec joie; car je lui devrais, après
tout, le bonheur du reste de ma vie, je lui devrais ce radieux avenir
que j'avais été sur le point de sacrifier.

Jamais je ne me sentis l'esprit plus ferme, plus net, plus calme, plus
décidé qu'après cette violente secousse; jamais je n'avais pris une
détermination plus prompte.

Je ne m'aveuglai sur rien, je ne reculai devant aucune prévision si
désolante qu'elle fût.

Je me supposai forcée d'habiter avec M. de Lancry jusqu'au moment de mon
procès; j'étais sûre de supporter fermement cette épreuve, soutenue par
la certitude du bonheur qui m'attendait ensuite.

J'allai plus loin, je supposai mon procès perdu, et M. de Lancry maître
de mon sort.

Mais alors cette injustice était si flagrante, le jugement de la
société, résumé par ce verdict, était d'une partialité si révoltante,
que je ne me croyais plus tenue à aucun respect, à aucun devoir envers
cette société si monstrueusement partiale... je confiais mon avenir et
ma vie à la tendresse de M. de Rochegune.

Cela sans remords, cela sans crainte, cela à la face et sous
l'invocation de Dieu, appelant du jugement des hommes à son tribunal
suprême, dernier refuge, dernier espoir des opprimés.

Quoique je fusse bien certaine de ma résolution; autant pour m'engager
irrévocablement envers M. de Rochegune que pour avoir son conseil et son
appui dans des circonstances si graves, je lui écrivis ces mots à la
hâte:

--_Revenez... revenez vite... mon tendre ami... cette fois ce sera pour
toujours et à tout jamais à vous... ma vie vous appartient_.

Je demandai Blondeau et lui dis:

--Tu vas aller à l'hôtel de Rochegune, tu remettras cette lettre à
l'intendant, en lui disant de ma part de renvoyer à l'instant à son
maître par un courrier.

A peine Blondeau était-elle sortie, qu'une des femmes de madame de
Richeville entra chez moi tout en larmes, toute éperdue:

--Au nom du ciel! madame!--s'écria-t-elle,--venez... mademoiselle Emma
se meurt; madame de Richeville est dans le délire.

FIN DU TOME CINQUIÈME.



MATHILDE

MÉMOIRES D'UNE JEUNE FEMME PAR EUGÈNE SÜE.

TOME SIXIÈME.

PARIS

PAULIN, ÉDITEUR,

RUE RICHELIEU, 60.

1845



CHAPITRE PREMIER.

UNE CONSULTATION.


Quel douloureux spectacle, mon Dieu, s'offrit à ma vue!

Les moindres détails de cette scène sont à jamais gravés dans ma
mémoire. La tenture de la chambre d'Emma était de mousseline blanche,
ainsi que ses rideaux et les draperies de son lit; les volets à demi
fermés ne laissaient parvenir qu'un faible jour dans cet appartement.
C'est à peine si l'on distinguait, au milieu de la blancheur des voiles
qui l'entouraient, le pâle et angélique visage d'Emma, encadré de ses
bandeaux de cheveux blonds un peu humides; ses grands yeux presque sans
regard étaient à demi fermés sous leurs longues paupières qui jetaient
une ombre transparente sur ses joues déjà creusées par la maladie:
quelquefois ses lèvres s'agitaient faiblement; elle tenait ses deux
petites mains croisées sur son sein virginal dans une attitude pleine de
grâce et de modestie.

Je n'avais pas vu Emma depuis deux jours; je fus épouvantée du
changement de ses traits.

Madame de Richeville, agenouillée à son chevet, la serrait dans une
étreinte convulsive et couvrait de larmes et de baisers ses yeux, ses
joues, son front, ses cheveux.

Une de ses femmes, étouffant ses sanglots, était à demi penchée sur le
lit, tenant une tasse à la main.

--Grand Dieu! qu'y a-t-il?--m'écriai-je en courant à madame de
Richeville et m'agenouillant près d'elle.

Elle ne répondit rien et redoubla ses caresses.

Je saisis la main d'Emma, elle était sèche et brûlante; sa respiration
haute semblait pénible, oppressée, et causait surtout les alarmes de
madame de Richeville.

--A-t-on envoyé chercher le médecin?--dis-je tout bas à la femme de
chambre.

--Hélas! non, madame; la crise de mademoiselle a été si brusque que tout
le monde a perdu la tête.

--Donnez-moi cette tasse, et allez tout de suite faire demander M.
Gérard,--lui dis-je.

Cette fille sortit précipitamment.

--Emma... Emma, mon enfant! tu ne m'entends donc pas?... Mon Dieu! tu ne
me vois donc pas?--s'écria madame de Richeville à travers ses
sanglots,--je t'en supplie... bois un peu...

Et se retournant pour prendre la tasse, elle m'aperçut:

--Ah! je vous le disais bien!--murmura-t-elle en me montrant sa fille
d'un regard désespéré...--Perdue... perdue... Je ne lui survivrai
pas!...

--Silence... par pitié pour elle et pour vous, silence!

--Elle ne vous reconnaît plus, elle ne veut rien prendre de ma main...
Cette potion la sauverait peut-être...

Et elle approcha une cuiller des lèvres de la jeune fille, qui détourna
doucement la tête...

--Je vous le disais... elle sait tout... elle me méprise... elle me
hait... O mon Dieu! elle va mourir en maudissant sa mère...

Et, perdant complétement la raison, madame de Richeville se tordit les
bras de désespoir; ses sanglots devinrent convulsifs, puis ils cessèrent
tout à coup; ses larmes s'arrêtèrent, elle s'affaissa sur elle-même et
fut bientôt en proie à une horrible attaque de nerfs.

Je sonnai ses femmes; elles la transportèrent chez elle, et je restai
auprès d'Emma.

Le docteur Gérard arriva presque aussitôt.

Il se fit rendre un compte exact de la nuit, qui avait été très-agitée.
Le matin, Emma s'était un peu assoupie. En se réveillant, elle avait
longtemps regardé madame de Richeville; puis elle avait dit quelques
mots inintelligibles pendant le délire de son accès de fièvre. Cette
crise passée, elle était retombée dans l'état de torpeur,
d'insensibilité où nous la voyions.

M. Gérard s'approcha du lit, considéra quelque temps Emma et écouta sa
respiration avec attention.

J'observai les traits du médecin avec anxiété: ils étaient soucieux et
sombres. Après s'être un moment recueilli, il me dit:

--Madame, je désirerais rester un moment seul avec vous, puisque madame
la duchesse de Richeville n'est malheureusement pas en état de
m'entendre...

Je fis un signe; les deux femmes sortirent.

--Mon Dieu! monsieur,--m'écriai-je,--qu'y a-t-il donc?...

--Le danger est grand... très-grand...

--Au nom du ciel, monsieur... tout espoir est-il donc perdu?

--Je le crains, madame... La science est malheureusement impuissante à
combattre des causes purement morales, qui produisent des réactions
physiques toujours renaissantes. En vain on lutte contre les effets du
mal... lorsque le foyer du mal nous échappe. Aussi... en présence de
l'état si grave de mademoiselle Emma... je dois... il faut...

Voyant l'hésitation de M. Gérard:

--Monsieur,--lui dis-je,--je suis la meilleure amie de madame de
Richeville, j'aime Emma comme une sœur. Je puis répondre à toutes vos
questions...

--Aussi vous ai-je priée, madame, de renvoyer les femmes de madame la
duchesse. Ce que je dois vous dire est tout confidentiel.

Après une nouvelle pause, il continua:

--J'ai donné mes soins à mademoiselle Emma, soit au Sacré-Cœur, soit
ici. Son caractère m'a toujours semblé d'une exaltation concentrée, son
imagination très-vive, son esprit très-impressionnable, sa candeur
profonde... Je ne sais si je me suis trompé.

--Nullement, monsieur;... seulement, avec madame de Richeville et avec
moi, Emma est toujours d'une franchise, d'une expansion pour ainsi dire
involontaire, tant elle est chez elle impérieuse...

M. Gérard réfléchit quelques instants et reprit:

--C'est aussi ce que m'a souvent dit madame de Richeville; et cette
assurance, de la part d'une personne qui connaît si bien mademoiselle
Emma, avait suffi pour écarter jusqu'ici certains soupçons qui m'étaient
venus, et que je regrette amèrement de ne vous avoir pas plus tôt
confiés.

--Comment cela, monsieur?

--J'aurai bientôt l'honneur de vous dire pourquoi... Madame, selon moi,
la cause de la maladie de mademoiselle Emma est toute morale: ses
rêveries plus fréquentes, son état de langueur datent depuis assez
longtemps; mais ces symptômes ont un caractère plus sérieux depuis
quelques semaines, subitement grave depuis quelques jours, et
sérieusement alarmant depuis hier... Maintenant, ce qui me reste à vous
dire, madame, est très-délicat; mais il y va presque de la vie de cette
enfant.

--Monsieur, de grâce!

--Eh bien!... madame... vous qui voyez chaque jour mademoiselle Emma,
vous qui vivez dans son intimité, n'avez-vous aucune raison de lui
soupçonner... un penchant... une inclination contrariée?

--A Emma?... non, monsieur... aucune... Mais qui peut vous le faire
croire?

--Je vous le répète, madame, les symptômes de sa maladie ont tout le
caractère de ces affections de langueur causées par de secrets chagrins
du cœur. Souvent j'ai été sur le point de vous exprimer mes doutes;
mais madame la duchesse et vous, madame, en me parlant sans cesse de
l'extraordinaire franchise de cette jeune personne, vous avez éloigné
cette idée...

Après avoir de nouveau réfléchi, ne trouvant véritablement rien qui pût
justifier les soupçons de M. Gérard, je lui répondis:

--Non, monsieur, je ne puis supposer à Emma aucun amour contrarié; et je
m'étonnerais même que cette pensée vous fût venue, si, comme moi, vous
saviez qu'Emma est d'une candeur, d'une ignorance pour ainsi dire
enfantines. D'ailleurs il lui eût été impossible de cacher un tel
secret, soit à madame de Richeville, soit à moi.

--Cette candeur, cette ignorance enfantines, madame, loin de détruire
mes convictions, les augmenteraient encore.

--Comment donc cela, monsieur?

--Peut-être ignore-t-elle elle-même le penchant qu'elle ressent. En vous
rappelant ses confidences, ses révélations, madame, ne vous
souvenez-vous pas de quelques circonstances en apparence insignifiantes
qui, expliquées, interprétées de la sorte, pourraient nous éclairer?

--Non, plus j'y songe, monsieur,--lui dis-je après un nouveau moment de
réflexion,--plus j'y songe, moins cette supposition me paraît
acceptable... Pourtant, sans m'expliquer entièrement sur un secret qui
ne m'appartient pas, et en vous demandant grâce pour ma réserve, je dois
vous dire que madame de Richeville et moi nous avons craint qu'Emma
n'eût fait une découverte d'une très-grande importance pour elle... une
découverte relative à sa famille... et que cette pauvre enfant n'en eût
été, n'en fût vivement affectée.

M. Gérard semblait de plus en plus embarrassé, ce que je venais de lui
dire ne parut lui faire aucune impression; il secoua la tête d'un air de
doute, alla de nouveau près d'Emma, écouta sa respiration, qui semblait
un peu apaisée, tâta son pouls, et me dit:

--Elle est mal, bien mal... une cause morale occasionne tous ces
ravages, on ne pourrait donc compter que sur une guérison morale... Il
est des exemples merveilleux de personnes rappelées à la vie par la
seule présence de l'être qu'elles regrettaient ou qu'elles désiraient
voir... Et... je ne vous le cache pas, madame, il faudrait un miracle de
ce genre pour sauver mademoiselle Emma.

--Ah! monsieur, vous m'épouvantez!--m'écriai-je en voyant la funeste
expression de la physionomie du médecin.

--Cela n'est que trop certain,--reprit-il,--et je tiens d'autant plus,
madame, à vous convaincre de l'imminence du danger qu'elle court... que
cette considération seule peut surmonter ma répugnance à vous entretenir
d'une communication bizarre, qui m'a été faite d'une manière fort
désagréable.

--Que voulez-vous dire, monsieur?... de quelle communication voulez-vous
parler?

--Ce matin, un commissionnaire inconnu a apporté chez moi un petit
coffre renfermant dix billets de mille francs et une lettre que je dois
vous montrer, quoi qu'il m'en coûte.

M. Gérard lut ce qui suit:

«_Ces dix mille francs sont à vous, si vous vous chargez d'apprendre à
madame de Lancry que mademoiselle Emma de Lostange se meurt d'amour pour
M. le marquis de Rochegune..._»

...Il en est de certaines émotions morales comme de certains faits
physiques: un coup violent vous frappe à la tête, vous renverse; on ne
ressent rien d'abord qu'une profonde commotion... un vertige douloureux
pendant lequel toute pensée s'éteint. Vous tombez en ayant seulement la
vague conscience d'un grand péril...

Il en fut ainsi pour moi de cette foudroyante révélation.

Je reçus au cœur un coup affreux, mes idées se troublèrent dans un
pénible étourdissement; pendant une seconde je ne vis plus rien, je
n'entendis plus rien.

L'appartement était si obscur que le médecin ne s'aperçut pas de
l'altération de mes traits; il continuait de parler:

--Je n'ai pas besoin de vous dire, madame, que les dix mille francs ont
été immédiatement envoyés aux hôpitaux; mais enfin, à des yeux prévenus,
ne pouvais-je pas sembler servir je ne sais quel intérêt mystérieux en
révélant soit à madame de Richeville, soit à vous, madame, un fait ou du
moins une grave présomption que je partageais depuis quelque temps, et
que les raisons que je vous ai dites, madame, m'avaient fait taire
jusqu'à présent!... Encore une fois ma conviction était formée quant au
sentiment que devait éprouver mademoiselle Emma, mais non pas quant à
l'objet de ce sentiment, car je n'ai l'honneur de connaître M. de
Rochegune que de nom. Enfin, madame, vous croirez à la parole d'un
honnête homme: je n'aurais pas reçu ce matin cette étrange
communication, que ce matin j'aurais fait part de mes craintes, ou
plutôt de mes convictions, à madame la duchesse de Richeville, tant
l'état de mademoiselle Emma est alarmant. Maintenant, madame,
croyez-vous que le penchant ignoré ou contrarié qu'éprouve mademoiselle
Emma ait M. de Rochegune pour objet? le voyait-elle souvent?

--Oui, monsieur... il la voyait presque chaque jour...

--Et pensez-vous que M. de Rochegune partage cette affection, ou du
moins qu'il en fut instruit?

--Je ne le pense pas, monsieur... non, je ne le pense pas.

Après un moment de silence je dis tout à coup au docteur d'une voix
altérée et d'un ton solennel:

--Ainsi... cette enfant est en danger de mort... monsieur, et c'est une
passion concentrée qui la tue?

--Je le crois, madame, sur mon honneur je le crois; et s'il reste une
seule chance de salut à cette malheureuse jeune fille... elle est dans
l'espérance qu'on pourrait éveiller en elle en lui disant que son amour
est partagé par M. de Rochegune. Avant tout il faut la sauver...

--Maintenant, monsieur, dans l'intérêt du salut d'Emma... il me reste à
vous demander un service de la plus haute importance...

--Madame, parlez...

--Veuillez me remettre cette lettre, et me donner votre parole de ne
jamais dire à personne... personne... que vous l'avez reçue.

M. Gérard se consulta un instant afin sans doute de ne pas agir
légèrement, et reprit:

--Ma conscience n'a rien à me reprocher, les pauvres profitent des dix
mille francs, la révélation que je vous ai faite est d'accord avec ma
conscience, je ne vois aucun obstacle à vous donner ce billet et la
parole que vous me demandez, madame.

--Je vous remercie, monsieur.

--Songez bien, madame,--me dit le docteur Gérard d'un ton grave,
imposant, en retournant près du lit d'Emma,--songez bien que vous vous
chargez d'une grave responsabilité... les moments sont précieux; je
viens de voir madame la duchesse, elle est hors d'état de s'occuper en
ce moment de sa jeune parente... Le sort de cette jeune fille repose
entièrement sur vous... Si vous avez à lui donner quelque espoir, que
ce soit le plus tôt possible... avec les plus grands ménagements. Son
accès de fièvre a diminué,--ajouta-t-il en lui tâtant le pouls,--elle
s'est un peu assoupie, peut-être le délire aura-t-il cessé... Si alors
elle peut vous entendre, si le cerveau n'est pas encore tout à fait
pris, il reste quelque chance de salut.

--Vous avez raison, monsieur,--lui dis-je avec amertume,--c'est une
grande... bien grande responsabilité que la mienne... terrible en
effet...

Après avoir de nouveau considéré Emma, le docteur me dit:

--Il me semble voir une larme sous ses cils... c'est une preuve de
détente, une faible amélioration... Dès qu'elle pourra vous entendre,
parlez-lui de M. de Rochegune, avec réserve d'abord; vous examinerez
bien attentivement l'effet que ce nom produira sur elle... sur sa
physionomie...

--Oui, monsieur... oui... j'observerai.

--Puis, si vous voyez que ce nom éveille en effet en elle quelque
émotion, si légère qu'elle soit, vous pourrez l'entretenir de l'espoir
de le voir bientôt... est-il ici?

--Non... non, monsieur, il est absent depuis plusieurs jours.

--Et c'est justement depuis plusieurs jours que l'état de mademoiselle
Emma s'est aggravé... Ce départ aura fait éclater cette dernière
crise... Vous pourrez donc parler à mademoiselle Emma du prochain
retour... de M. de Rochegune; lui dire qu'il la reverra avec plaisir...
peut-être même qu'il a deviné ses sentiments et qu'il les partage...
l'important est de la sauver d'abord...

--Sans doute, monsieur... il faut la sauver,--dis-je presque
machinalement.

--Ainsi, par exemple, si vos paroles ramenaient quelque résultat
inespéré, vous pourriez peut-être, pour porter un coup décisif, lui
faire entrevoir l'espérance de se marier avec M. de Rochegune... Encore
une fois, elle est en danger de mort, il s'agit de la sauver... Si cette
union est impossible, on le lui apprendra plus tard, peut-être avec
moins de danger: on n'éprouve pas deux fois des crises pareilles.

--Vous croyez, monsieur?

--Sans aucun doute... Si par miracle elle revenait à la vie, on la
laisserait dans cette confiance jusqu'à son rétablissement,
nécessairement très-prompt. Le bonheur est un si grand sauveur! dans les
maladies morales, il opère souvent des merveilles. Allons, madame, je
n'ose vous dire d'espérer... mais courage... Sans doute votre
responsabilité est grande; mais personne mieux que vous ne peut tenter
cette épreuve, qui exige tant de délicatesse, tant de tact et tant de
dévouement: vous êtes l'amie intime de madame de Richeville, presque la
sœur de cette pauvre enfant; la dernière chance qui la rattache à la
vie ne peut être confiée à des mains plus sûres et plus dévouées... A ce
soir donc, madame, je reviendrai.

Après avoir ordonné quelques prescriptions, il sortit.

Une des femmes de madame de Richeville vint me prévenir que la duchesse
était toujours dans un état nerveux déplorable.

Je lui dis de retourner auprès de sa maîtresse, qu'Emma sommeillait.

Et je restai seule...

Seule avec cette malheureuse jeune fille, qui, dans son innocence, me
portait le coup le plus cruel qui pût m'atteindre...

O mon Dieu, vous le savez, je tombai à genoux auprès de ce lit funèbre,
je vous suppliai avec ferveur de chasser de moi les détestables pensées,
les instincts homicides... oui, homicides... car quelquefois on tue par
la parole ou par le silence, comme on tue avec le fer.

Seigneur, Seigneur! vous à qui rien n'échappe, vous avez alors pu
découvrir dans les plus secrets replis de mon cœur... de ces
ressentiments qui sont déjà presque des crimes...



CHAPITRE II.

RÉVÉLATION.


J'étais là seule... seule avec Emma, attendant son réveil... attendant
un moment lucide de son agonie pour interroger son cœur... pour lui
révéler un amour qu'elle ressentait et qu'elle ignorait peut-être...

Moi... moi... lui révéler cet amour!

Et cet amour... elle l'éprouvait.

Une fois cette terrible voie ouverte à ma pensée, j'y marchai avec une
effrayante rapidité; je ne pouvais concevoir mon aveuglement passé.

Je m'expliquai certaines bizarreries de la conduite et des paroles
d'Emma. Mille ressouvenirs me frappèrent alors... ainsi, entre autres,
elle éprouvait une émotion pénible en voyant tomber de la neige... et la
neige avait failli servir de linceul à M. de Rochegune.

Enfin dernière preuve, fatale preuve! depuis quelque temps
n'éprouvait-elle pas, à son insu sans doute, un vif sentiment de
jalousie contre moi?

Ce premier mouvement de répulsion que je lui inspirais, auquel Emma
cédait d'abord en rougissant, puis qu'elle surmontait ensuite, ne
démontrait-il pas la force de son amour?

Et d'ailleurs cet amour n'était-il pas probable, inévitable?... cette
enfant voyant chaque jour un homme tel que M. de Rochegune, n'entendant
que ses louanges, pouvait-elle s'empêcher de l'aimer?

Un moment j'accusai amèrement madame de Richeville d'imprudence...
Pauvre malheureuse mère!...

Ensuite ce fut sur M. Lugarto que tomba tout le poids de mon exécration.

Oh! il se vengeait du mal qu'il m'avait déjà fait... il s'en vengeait
d'une manière bien atroce...

Mais comment, lui qui ne voyait jamais Emma, avait-il pénétré un secret
que madame de Richeville et moi nous ignorions, un secret que le docteur
Gérard soupçonnait seulement?

La duchesse se croyait sûre de ses gens; mais M. Lugarto n'avait-il pu
en corrompre quelques-uns? et d'ailleurs comment ses gens mêmes
avaient-ils lu dans le cœur d'Emma mieux que sa mère, mieux que moi?

En y songeant, cela ne se concevait que trop... J'étais constamment
préoccupée de mon amour, madame de Richeville portait elle-même un vif
intérêt à cet amour; certaines remarques, certaines évidences avaient dû
nous échapper: le soupçon de la passion d'Emma était à mille lieues de
notre pensée...

Emma avait-elle donc une confidente parmi les femmes de madame de
Richeville? Cela n'était pas dans son caractère, et ces femmes
semblaient toutes dévouées à sa mère. Quant à ce dévouement... l'or est,
hélas! un puissant corrupteur... et M. Lugarto était bien riche.

Ces réflexions paraissent calmes, froides, presque puériles, en présence
du coup dont j'étais menacée; mais elles ne m'empêchaient pas d'être en
même temps assaillie de terreurs bien déchirantes.

Comme l'œil de Dieu embrasse à la fois toutes choses, j'embrassais en
un instant et d'un seul regard tous les mondes de la douleur... tous les
espaces du désespoir... depuis les causes les plus formidables jusqu'aux
effets les plus infimes.

D'autres fois je ne pouvais pas moralement croire à cet anéantissement
foudroyant de mes espérances.

Cela me paraissait surnaturel. C'était le contraire des miracles; si
palpable que fût la réalité... je me refusais d'y croire.

J'opposai à l'évidence des faits des raisons qui me semblaient aussi
puissantes, aussi immuables que les lois de la nature.

--Non... non... me disais-je, Emma ne peut pas aimer M. de Rochegune;
elle ne le peut pas: cet amour causerait ou sa mort ou mon malheur
éternel... et je ne veux pas la mort de cette jeune tille, et je ne veux
pas être éternellement malheureuse.

Il est impossible que je renonce à mon amour, que je retourne auprès de
M. de Lancry; il est impossible que j'aie touché de si près le bonheur
pour le voir ainsi s'abîmer à mes yeux... il est impossible que je me
voue à un avenir aussi affreux que serait le mien...

L'accomplissement de ces craintes m'eût semblé un rêve monstrueux. Cette
accumulation de malheurs sur une seule créature ne passait-elle pas les
bornes du possible?

Dieu ne pouvait pas vouloir cela; c'était damner trop sûrement et trop
facilement une âme... Je me révoltais contre cette implacable
persécution de la destinée... Je demandais ce que j'avais fait... moi,
pour que le sort me fût si fatal!

Alors je ne sais quelle voix à la fois sévère et paternelle me
répondait:

«Et cette enfant, cet ange qui agonise, qu'a-t-elle fait? et elle
meurt... Son âme est si pure, qu'elle ignore même l'amour qu'elle
ressent... Elle ne l'a dit à personne... elle a langui... elle a
souffert, elle ne s'est jamais plainte, elle ne se plaindra jamais, et
elle meurt!...

«Comme les fleurs qui se flétrissent quand le soleil leur manque, et
qui ignorent ce que c'est que le soleil... elle a senti l'amour qui
ferait sa vie lui manquer... et elle s'est flétrie... Elle n'avait pas
besoin... elle... de sophismes, de subtilités, pour justifier son
amour... Elle était jeune et libre... Elle a aimé un homme jeune et
libre comme elle... Son amour a été selon les lois de Dieu et des
hommes... Elle a seize ans, et elle meurt...

«Ferme à jamais les yeux, pauvre enfant; ton amour virginal sera
enseveli avec toi... Ne crains rien... tout le monde l'ignorera comme
toi. A voir tes deux petites mains pâles et amaigries croisées sur ton
sein, on dirait que ton pudique instinct veut cacher cet amour, comme si
on pouvait le deviner à travers la limpidité de ton âme... Dors... dors
du sommeil éternel... Pauvre enfant.»

Et alors je me sentais attendrie malgré moi. Je jetais des yeux humides
sur la douce et mourante figure d'Emma... La nuit était proche; son beau
visage, blanc comme l'albâtre, semblait resplendir au milieu des ombres
qui envahissaient son alcôve.

Elle sommeillait légèrement; sa pauvre figure, endolorie, abattue, avait
en ce moment une magnifique expression de résignation et de souffrance
candide...

--O mon Dieu! mon Dieu! m'écriai-je en tombant à genoux, elle est bien
affreusement malheureuse! Mais au moins elle ignore la cause de ses
maux; elle mourrait sans regrets... et moi, je ne vivrais pas dans un
désespoir éternel...

Puis songeant à ce que ce vœu avait d'horrible, comprimant mes
sanglots, je demandais pardon à Emma.

Dans mon remords d'avoir conçu cette criminelle pensée, je m'exaltais
jusqu'à l'héroïsme. J'entendis de nouveau la voix mystérieuse, elle
faisait vibrer presque malgré moi les plus généreuses cordes de mon âme.

«Courage... courage... pauvre femme...--me disait-elle,--ta croix est
lourde; courage, un pas encore, et tu auras gravi la dernière cime de
ton calvaire...

«Alors... de là... du haut de ton renoncement sublime, comme le Christ
du haut de sa croix, placée entre les hommes et Dieu, tu contempleras
au-dessous de toi cette enfant que tu auras sauvée, sa mère qui te
bénira.. Quant à l'homme si digne de toi, que tu aimais si dignement...
tu diras en cachant tes larmes... _S'il savait_...

«Courage... oh! il faut une résolution plus qu'humaine pour ceindre
ainsi volontairement la couronne saignante d'un martyre ignoré. Mais
aussi quel baume épandront sur tes blessures les ineffables, les
maternelles consolations de ta conscience!

«Oh! tu ne sais pas encore, pauvre femme, ce que c'est que d'avoir
acquis, à force de sacrifices, le _droit de pleurer sur soi_!

«Oh! tu ne sais pas la pieuse douceur de ces larmes saintes et
fécondes... Tu ne sais pas avec quel miséricordieux orgueil on les sent
couler en sachant que d'autres les verseraient, mais plus âcres, mais
plus brûlantes encore...

«Tu ne sais pas les religieuses voluptés de la douleur! Tu ne sais pas
comme on souffre et comme on jouit à la fois, en se disant, le cœur
brisé, les yeux noyés de larmes, les lèvres tressaillantes de
sanglots:--«_Je suis bien malheureuse, oh! bien affreusement
malheureuse! mais au moins ils sont heureux... ceux-là pour qui je
souffre tant..._

«Oh! oui... sois fière de cet amour, au nom duquel tu vas t'immoler...
Sois-en fière... c'est ton premier, ton seul, ton noble amour. Vois les
pensées qu'il t'inspire, vois ce que tu ressens, au lieu d'une jalousie
grossière comme celle qui autrefois t'animait contre Ursule...

«Qu'éprouves-tu pour Emma? Les plus hautes, les plus touchantes
aspirations... Elle meurt d'amour pour celui que tu chéris... tu vas
arracher ce pudique secret à ses lèvres défaillantes... tu renonceras
toi-même en sa faveur à ton rêve d'or, à ton ciel... et tu n'as pour
Emma que des larmes de tendresse et de pitié.

«Oui... oui... Mathilde, ton amour est grand, ton amant te le
disait...--De cet amour doivent jaillir un jour de magnifiques
dévouements, de sublimes exemples.

«Autrefois tu n'as su que passivement souffrir pour une cause indigne...
l'heure est venue de souffrir et d'agir pour la plus sainte des causes.
Garde ta divine auréole de vertu; ne déchois ni à tes yeux, ni aux yeux
de ceux que tu aimes; sacrifie-toi pour une enfant innocente et pure,
sauve-la de la mort... travaille à son bonheur... Courage... Dieu te
voit.. Dieu te sourit dans son éternité.».....

       *       *       *       *       *

Et, ainsi qu'on cherche à résister à une fascination coupable, à
l'entraînement de honteux conseils, je tâchais de fermer mon cœur aux
accents de cette voix généreuse.

J'étais lasse de souffrir.

Pourquoi donner à cette malheureuse enfant une espérance que M. de
Rochegune ne réaliserait jamais? car il m'aimait, moi... il m'aimait
éperdûment, et mon épouvantable sacrifice serait vain pour le bonheur de
cette jeune fille.

Au milieu de ces réflexions si poignantes, Emma fit un léger mouvement,
tourna languissamment la tête de mon côté, ouvrit les yeux en soupirant,
et me regarda.

Oh! je le vois encore, ce regard profond, à la fois si doux, si triste,
si résigné...

Il me sembla qu'il m'implorait, qu'il me demandait la vie, le bonheur...

Après m'avoir un instant contemplée avec étonnement, elle ferma ses
longues paupières; deux larmes roulèrent sur ses joues, qui se
colorèrent un instant d'un rose pâle.

--Emma, qu'avez-vous?--lui dis-je doucement,--vous pleurez!...
souffrez-vous?

--Oui,--me dit-elle d'une voix faible sans ouvrir les yeux,--je vous
aime... et pourtant votre présence me fait mal... Ne m'en voulez pas...
il faut avoir pitié des mourants.

--Que dites-vous!... n'ayez pas de pareilles idées, pauvre enfant, vous
affligeriez et moi et votre bonne amie.

--Je sais bien que je vais mourir... dans mon rêve, Dieu me l'a dit.

--Quel rêve?

--Oh! un rêve étrange,--continua-t-elle tenant toujours ses yeux
fermés,--je n'ose pas vous le dire.

--Emma, je vous en prie...

--Je me sentais mourir; je sentais en moi comme une grande force qui
voulait m'enlever aux cieux... et puis... il m'a semblé entendre une
voix qui disait: _Faut-il quelle meure, faut-il qu'elle meure?_

--Et à qui parlait cette voix, mon enfant?

--Oh! c'est la fièvre... qui me donnait ces idées... Elles sont folles.

--Mais à qui cette voix disait-elle: _Faut-il qu'elle meure?_

--Elle le disait... à une femme... à une femme dont je ne voyais pas la
figure...--se hâta de dire Emma.

Je compris... la malheureuse enfant me trompait; c'était moi qu'elle
avait vue en songe.

--Et cette femme?--lui dis-je.

--Elle n'a rien répondu, et la voix a dit:--_Emma, il faut mourir!_

Puis se reprochant sans doute en elle-même d'avoir été impressionnée
contre moi par ce rêve, et revenant à son doux et charmant naturel, elle
ouvrit les yeux, et me regarda cette fois avec une expression de
tendresse, de repentir, si ingénue, que je ne pus retenir mes larmes.

Elle se pencha vers moi, prit ma main dans les siennes, la porta à ses
lèvres, hélas! froides, bien froides... puis elle la posa sur son sein
en me disant:

--Il me semble que la chaleur de votre main va réchauffer mon cœur,
qui s'était glacé tout à l'heure...

--Emma, vous m'aimez donc bien?

--Maintenant... oui... après ma seconde mère... je n'aime rien au monde
plus que vous...

--Vous n'aimez personne autant que moi... mon enfant?

--Personne... J'aurais voulu vous ressembler en tout... être
vous-même...

--Et pourtant quelquefois... vous me haïssez,--dis-je assez vivement.

Elle fit un brusque mouvement, pressa davantage encore ma main sur son
cœur: je sentis ses faibles battements s'accélérer un peu.

Emma reprit en souriant douloureusement:

--Voyez quel mal vous me faites en me disant cela... Je vous assure que
je vous aime... Ces mouvements... que je pouvais quelquefois réprimer en
vous voyant, j'ai découvert ce que c'était...--et elle tâcha de sourire
encore...

--Vraiment... Et qu'était-ce?...

--C'était l'instinct de mon cœur qui m'avertissait qu'à mon insu je
vous avais causé quelque chagrin... Alors j'osais à peine m'approcher de
vous, j'éprouvais comme un remords de ma faute; mais votre tendre bonté
le faisait bien vite évanouir, et je me jetais dans vos bras.

Comment n'aurais-je pas été attendrie en entendant Emma s'efforcer
d'interpréter ainsi cette jalousie qu'elle se reprochait, et dont elle
ne pouvait s'expliquer la cause?...

--Vous me croyez, n'est-ce pas?--ajouta-t-elle...--Je vous jure que je
ne vous hais pas... Au moment d'aller devant Dieu, je ne voudrais pas
mentir.

--Vous parlez toujours de mourir, mon enfant... Heureusement il n'en est
rien... Ne seriez-vous donc pas désolée de quitter ceux qui vous aiment,
de quitter la vie?...

--Oh!... oui, je serais désolée de quitter madame de Richeville, vous;
mais la vie... je ne la regrette pas.

--Et pourquoi cela?

--Parce que... sans raison... oh! sans aucune raison, je me sentais
chaque jour plus malheureuse... Tout devenait sombre autour de moi...
toutes mes pensées se brisaient contre un obstacle invisible.

--Mais avant d'être ainsi malheureuse?

--Oh!--dit-elle en joignant ses deux mains et en levant au ciel ses
beaux yeux rayonnants d'une sorte d'extase, de ressouvenir;--oh! avant
cela il me semblait que je devais vivre toujours; le temps passait comme
un songe béni, j'avais les idées les plus riantes... J'étais si
heureuse... si heureuse, qu'il me semblait qu'un jour... je retrouverais
ma mère... quoique je susse qu'elle était morte...

--Et au couvent étiez-vous aussi heureuse, chère enfant?

--Au couvent c'était un autre bonheur: c'était l'amitié de mes
compagnes, la bonté de madame de Richeville; ce bonheur-là, ainsi que
mes chagrins d'alors, je me l'expliquais... L'autre bonheur... bien plus
vif, bien plus grand, je le ressentais sans me l'expliquer... non plus
que les chagrins qui l'ont suivi.

--Mais... c'était peut-être la joie d'être sortie du couvent qui vous
rendait si contente?

--Non... j'ai regretté mes compagnes, et, au couvent, je voyais madame
de Richeville comme je la vois maintenant.

--Tâchez de vous rappeler à peu près quand a commencé pour vous cette
félicité qui a presque changé l'aspect de votre vie... qui a donné un
but à votre existence... qui a jeté sur tout, n'est-ce pas? comme une
clarté plus brillante et plus belle.

--Oui... oui... c'est bien cela... que j'ai ressenti...

Après un mouvement d'indécision terrible, j'ajoutai d'une voix
tremblante, altérée:

--Ce bonheur... n'a-t-il pas commencé peu de temps après le retour... de
M. de Rochegune à Paris, alors que vous le voyiez tous les jours?

Elle me regarda avec une expression de candeur et de céleste
ravissement.

Je sentis son cœur battre plus vite qu'il n'avait encore battu, et
elle me dit avec une sorte de joie à la fois étonnée, reconnaissante, et
passionnée:

--Oui... oui... c'est vrai... Oh! mon Dieu!... c'est vrai!

--Et votre malheur! votre malheur!! n'a-t-il pas commencé peu de temps
après mon arrivée... à moi?

Hélas! le désespoir donna sans doute à mes paroles, à ma physionomie,
un accent de reproche à la fois effrayant et cruel; car Emma, se levant
à demi, se précipita dans mes bras en fondant en larmes, et cacha sa
tête dans mon sein en s'écriant d'une voix déchirante:

--Pardon!... pardon!...

Puis, après m'avoir étreinte avec une force convulsive, je la sentis
défaillir...

Épouvantée, je la replaçai sur son oreiller et je courus prendre un
flacon.

Elle était d'une pâleur mortelle, ses joues livides... ses mains froides
comme du marbre.

Les sels que je lui fis respirer ne la ranimèrent pas; je mis ma main
sur son cœur, il ne battait plus.

J'approchai ma joue de ses lèvres entr'ouvertes... je ne sentis pas un
souffle...

Je crus l'avoir tuée.

Ce fut un moment horrible; je tombai à genoux en m'écriant:

--Pardon! pardon! mon Dieu! rappelez-la à la vie; je fais vœu de me
sacrifier pour elle, d'employer tout ce qu'il me restera de force à
travailler à son bonheur, comme si elle était ma sœur... ma fille...
Seigneur, je vous le jure... je me sacrifierai... dût-il m'en coûter la
vie! mais faites que je ne l'aie pas tuée... Mon Dieu! faites que je ne
l'aie pas tuée!...

Après quelques minutes d'effrayantes angoisses pendant lesquelles,
penchée sur Emma, j'épiais son moindre souffle, son moindre mouvement,
Dieu m'exauça...

Elle soupira légèrement... la circulation du sang, un moment suspendue,
reprit son cours. De livides, ses joues redevinrent pâles... Elle
vivait... Dieu avait entendu mon serment...

Je devais me dévouer... tout était consommé, tout était fini pour moi...
tout...

De ce moment il fallait ensevelir mon amour, mon pauvre et triste amour,
au plus profond de mon cœur comme dans un sépulcre... Il me fallait
éclairer cette malheureuse enfant, tâcher de la rattacher à la vie par
l'espérance...

Je n'en pouvais plus douter, l'infortunée se mourait d'amour et de
jalousie.

Mais lui... lui, pour qui elle se mourait... comment le détacher de
moi?... comment l'intéresser à l'amour d'Emma? comment le lui faire
partager?

Alors, je l'avoue... la pensée me manquait... il me restait à peine
assez de force pour instruire Emma de ce qui pouvait la sauver... Avant
tout il fallait la sauver.



CHAPITRE III.

LE SALUT.


Le médecin m'avait laissé un cordial d'un effet puissant... me
recommandant d'en user s'il était nécessaire de soutenir, de remonter le
moral d'Emma pendant quelque temps.

Profitant de sa faiblesse, je présentai à ses lèvres une cuillerée de
cette potion; elle but machinalement.

Quelques minutes après, une faible rougeur colora ses joues, et elle
ouvrit des yeux étonnés, comme si elle sortait d'un songe.

Ne voulant pas laisser revenir sa pensée sur la douloureuse impression
qui avait causé son évanouissement, voulant frapper un coup décisif, je
m'écriai:

--Réveillez-vous donc, paresseuse! M. de Rochegune vient d'arriver; il
est là avec madame de Richeville.

A peine le nom de M. de Rochegune avait-il été prononcé, que le cœur
d'Emma recommença de battre avec une force qui m'effraya.

Elle me regarda d'un air surpris, radieux, mais sans la moindre
confusion.

--M. de Rochegune est de retour?--murmura-t-elle.

--Oui... oui...--lui dis-je d'une voix entrecoupée, fébrile, sentant que
chaque mot tuait une de mes espérances.--Oui... il vient avec de grands
projets qui vous concernent... et dont je m'entretenais toujours avec
lui... je l'aimais de tout l'amour qu'il vous portait, mais nous ne
pouvions encore rien vous dire... il y avait des obstacles... de grands
obstacles... à ce qu'alors vous fussiez instruite de ses desseins...
Oui, nous ne pensions qu'à vous... et vous croyiez que je ne pensais
qu'à lui... qu'il ne pensait qu'à moi... C'est pour cela que vous aviez
quelquefois contre moi de ces ressentiments que vous ne compreniez
pas... C'était de la jalousie, entendez-vous, pauvre enfant! de la
jalousie bien injuste, car M. de Rochegune vous aime autant que vous
l'aimez sans vous rendre compte de cet amour... Oui... il vous aime...
il vous aime... maintenant vous ne pouvez plus douter ni de vous ni de
lui; les obstacles qui existaient n'existent plus... Il vous demande en
mariage à votre seconde mère; elle y consent. Ainsi vous passerez
désormais votre vie avec lui; mais il faut bien vite ne plus être
malade, reprendre vos jolies couleurs roses... Eh bien, parlerez-vous
encore de mourir maintenant?...

Il faut renoncer à exprimer les mille gradations par lesquelles cette
pauvre figure si souffrante et si décolorée passait à mesure que je
parlais; la surprise, la joie, la stupeur, la crainte, le ravissement,
l'extase se peignirent sur ses traits avec une vivacité, une énergie qui
m'effrayèrent.

Pourtant j'avais prévu que, dans cette circonstance décisive, les
ménagements, les préparations, les réticences, n'opéraient pas la
révolution profonde, fulgurante, que l'on devait avant tout rechercher
dans une révélation d'un effet aussi héroïque.

Emma fut sauvée... Mais je n'eus pas d'abord cette heureuse créance; la
secousse fut terrible. Pendant plusieurs heures j'eus des transes
mortelles.

A de nouvelles défaillances succéda un accès de délire pendant lequel
Emma prononça des phrases sans suite, mais où je distinguais surtout mon
nom accompagné de ces mots: «Pardon, ange tutélaire!»

Par un étrange oubli, ou plutôt par un puissant instinct de chaste
délicatesse, elle ne prononça pas une fois le nom de M. de Rochegune.

Cette crise fiévreuse se termina heureusement, non par une pénible
torpeur, mais par un bienfaisant sommeil.

Le médecin revint au moment où Emma commençait à s'endormir.

A mon tour j'étais accablée, défaillante.

--Hé bien, madame?--me dit-il avec anxiété.

Sans lui répondre, je lui montrai Emma d'un coup d'œil, et je cachai
ma figure dans mes mains en pleurant.

Au bout de quelques secondes, passées sans doute à s'assurer de l'état
de la jeune fille, M. Gérard s'écria avec une expression de joie
indicible:

--Elle est presque sauvée. Vous lui avez parlé... Ah, madame! c'est une
résurrection, un miracle! C'est admirable! Peut-être vous devra-t-elle
la vie... Cette violente secousse a opéré le résultat le plus salutaire.
Voyez... elle dort... elle dort profondément, et depuis cinq jours son
repos n'était qu'une lourde somnolence. Mais comment lui avez-vous fait
cette révélation, madame?

Je racontai tout au médecin, excepté ce qui me concernait.

Quand je lui eus dit de quelle manière j'avais appris à Emma le prétendu
retour de M. de Rochegune, d'abord il frémit; puis il se rassura, en me
disant:

--Vous avez eu, madame, plus de courage, plus de raison que je n'en
aurais eu. Cette jeune fille était perdue, une crise violente pouvait
seule la sauver. Des ménagements n'auraient pas amené ce résultat
inespéré... Il y a tout lieu de penser qu'elle entrera rapidement en
voie de guérison. Maintenant, madame, pour terminer votre ouvrage, vous
comprenez qu'il est de la dernière importance que vous assistiez à son
réveil... Elle croira d'abord avoir été le jouet d'un songe; ce sera à
vous de la rassurer par de nouveaux détails, de donner de la
vraisemblance au récit que vous avez été obligée de lui faire: et
surtout, madame, empêchez-la de soupçonner que ceci n'est qu'une feinte;
une rechute s'ensuivrait, et une rechute serait mortelle. M. de
Rochegune n'est pas ici... il faudrait le prévenir... il est fait pour
comprendre toute l'importance de son prompt retour.

Je songeai à la lettre que je lui avais envoyée par un courrier, en lui
disant de revenir en hâte... et je dis:

--M. de Rochegune est prévenu, monsieur; il sera ici après-demain sans
doute...

--Déjà prévenu, et prévenu par vous!--s'écria M. Gérard.

Étonnée de cette remarque, je lui dis:

--Il ne pouvait l'être que par moi, monsieur.

--Vous avez raison, madame; allons, encore un peu de courage!

--J'ai peur que la force ne me manque, monsieur.

--Vous la trouverez, madame... en songeant que, si vous ne la trouviez
pas, tout serait perdu; cette crise si salutaire, si miraculeuse, aurait
été inutile. A son réveil, mademoiselle Emma interrogerait peut-être une
des femmes de chambre de madame la duchesse; vous ne pouvez les mettre
dans ce secret: ainsi tout serait dévoilé.

--Mais madame de Richeville... monsieur?

--Je viens de la voir... J'avais ordonné un calmant, elle dort. Elle a
d'ailleurs passé trois nuits de suite auprès de mademoiselle Emma. Elle
était brisée de fatigue. Il n'y a donc rien à craindre de ce côté, si
vous jugez toujours à propos de ne pas la mettre dans la confidence.

--Moins que jamais, monsieur; je vous en conjure, que ce secret soit
entre vous et moi.

--Je vous l'ai promis, madame. Mais comment, jusqu'à sa complète
guérison, empêcherez-vous mademoiselle Emma de parler à madame de
Richeville de M. de Rochegune et de son mariage? une fois parfaitement
rétablie, on pourra peu à peu éloigner cette promesse; mais jusque-là...

--Tenez, monsieur...--lui dis-je en l'interrompant,--je n'ai qu'une
crainte... c'est que Dieu ne me conserve pas longtemps la raison... Vous
ne savez pas... vous ne pouvez pas savoir ce que j'ai enduré
aujourd'hui... Ma tête n'y résistera pas... Quels sont les symptômes de
la folie... monsieur?... Est-ce quand on sent les artères des tempes
battre à se rompre? Les miennes battent ainsi, monsieur.

--Madame...

--Est-ce quand on sent son intelligence vaciller comme la flamme d'un
flambeau qui va s'éteindre? C'est qu'en ce moment j'éprouve cela...
monsieur.

M. Gérard m'a dit plus tard qu'il avait été un instant effrayé de
l'égarement, de la concentration de mes traits, et que, sachant ce
qu'il savait, il avait réellement craint que je n'eusse pas la force
morale nécessaire pour accomplir mon œuvre de dévouement.

--Madame, remettez-vous,--me dit-il,--calmez-vous, veuillez vous appuyer
sur mon bras... Venez... Je vais ouvrir une des fenêtres de cette
chambre; la soirée est magnifique, quelques bouffées d'air pur et doux
ne peuvent qu'être salutaires à notre pauvre malade...

Le médecin ouvrit la fenêtre qui donnait sur le jardin.

Nous étions à la fin du mois de mars, la soirée était tiède, c'était un
commencement de printemps, la lune brillait au milieu des étoiles.

J'aspirai avec avidité cet air vivifiant; j'exposai mon front brûlant à
cette brise douce et fraîche. Peu à peu je me calmai... Je levai les
yeux au ciel avec une résignation pleine de douleur et d'amertume.

En contemplant l'immensité du firmament, il me sembla qu'une mystérieuse
communication se rétablissait entre moi et Dieu; il me sembla entendre
de nouveau cette voix qui m'avait conseillée, soutenue:

«--Courage,--me disait-elle,--courage, noble femme, tu t'es élevée
jusqu'aux plus sublimes régions du sacrifice... de la douleur sainte et
grande... Tu ne peux souffrir davantage, ne laisse donc pas ton œuvre
incomplète; confie-toi en Dieu... il t'inspirera, il te donnera les
moyens d'aplanir les obstacles qui maintenant te semblent
insurmontables... Jamais il n'abandonne les cœurs généreux... Entre
tous ceux qu'il chérit, les plus souffrants sont ceux qu'il chérit le
plus... son esprit les guide... sa lumière les éclaire... sa force les
soutient.»

Ces pensées me firent du bien... Elles furent à mon âme accablée ce que
la brise était à mon front brûlant.

--Vous êtes mieux, n'est-ce pas, madame?--me dit le médecin après un
long silence.

Il me sembla que sa voix était émue; la lune éclairait en plein sa
figure grave et sévère. Deux grosses larmes coulaient sur ses joues.

--Qu'avez-vous, monsieur?--m'écriai-je.

Il me regarda quelque temps sans me répondre, puis il me dit d'une voix
attendrie:

--Vous m'avez demandé le silence, madame... vous avez ma parole... mais
heureusement il n'est pas de secret pour celui qui est là-haut,--ajouta-t-il
en levant le doigt vers le ciel.

M. Gérard savait-il, par le bruit public, mon attachement pour M. de
Rochegune? l'avait-il appris depuis le matin? Je l'ignorais.

C'était, d'ailleurs, un homme très-peu du monde, en ce qui concerne ses
bruits ou ses médisances.

Il avait donc pu, jusque-là, parfaitement ignorer ce qui rendait mon
sacrifice si pénible.

Après quelques nouvelles recommandations au sujet d'Emma, il me
quitta...

Je restai encore seule avec Emma, attendant son réveil... Mais cette
fois tout était accompli......

       *       *       *       *       *

Après trois heures d'un profond sommeil Emma s'éveilla.

Si, pour me consoler, il m'eût suffi de savoir que j'avais arraché cette
malheureuse enfant à la mort, j'aurais dû être satisfaite; il s'était
opéré pendant le paisible sommeil d'Emma un changement véritablement si
extraordinaire, qu'elle n'était plus reconnaissable: l'espérance l'avait
sauvée; elle se savait, ou plutôt elle se croyait aimée autant qu'elle
aimait...

Hélas! je frémissais en songeant aux funestes conséquences que pouvait
avoir le mensonge que j'avais été obligée de faire... Je fermai les yeux
devant l'abîme, et j'attendis tout de Dieu.

En s'éveillant, Emma, après avoir cherché à rassembler ses idées,
s'écria:

--Est-il bien vrai? Mon Dieu! cela est-il bien vrai? C'est vous...

--Oui, oui... c'est moi, mon enfant; ce que je vous ai dit est la
vérité... Vous aimez M. de Rochegune, il vous aime... Nous allons parler
de tout ce bonheur; mais comment vous trouvez-vous?

--Maintenant je me sens faible... Mais j'éprouve le besoin de vivre...
comme tout à l'heure j'éprouvais le besoin de mourir.

--Vous êtes donc bien heureuse?

--Oh! oui... je vois que c'était à M. de Rochegune que je devais ces
moments si heureux que je ne m'expliquais pas... Je sens que désormais
je n'aurai plus de ces chagrins pendant lesquels je vous aimais moins...

Elle resta un moment pensive, son front appuyé dans ses mains; puis elle
reprit:

--Cela est étrange comme la révélation que vous m'avez faite me montre
le passé sous un autre jour... Pourtant je remarquais bien que lorsqu'il
était là mon bonheur augmentait encore... Mais je ne songeais pas à lui
attribuer cette émotion si douce... Seulement tout ce qu'il disait, je
le retenais; les airs qu'il chantait, je les retenais aussitôt. Il me
semblait que j'avais en moi l'écho de son âme... Quand je l'entendais
louer, cela me faisait autant de plaisir que si l'on me louait.. Quand
je l'accompagnais au piano, j'étais bien sûre de jouer mieux que
d'habitude... Quand il causait avec moi, au lieu d'être intimidée, les
pensées, les paroles me venaient plus aisément que jamais.

--Et comment n'avez-vous jamais dit cela à madame de Richeville ou à
moi?

--C'est vrai... Pourquoi?--dit-elle en réfléchissant.--Sans doute c'est
parce qu'il en avait été ainsi dès le premier jour où j'avais vu M. de
Rochegune. Je ne croyais pas qu'il pût en être autrement. Cela me
semblait si naturel, que je n'en parlais pas... Être heureuse auprès de
lui... c'était pour moi comme respirer... comme vivre... comme voir...
comme sentir... Enfin j'étais comme quelqu'un qui aurait joui des
bienfaits de Dieu... sans savoir qu'il y a un Dieu... Seulement, quand
mon bonheur était troublé par quelque crainte ou par quelque souvenir,
je ne pouvais cacher ma tristesse... Maintenant je m'explique mes larmes
involontaires en voyant tomber la neige... C'est que M. de Rochegune
avait manqué de périr sous la neige...

Mais, avant mon arrivée, il parlait quelquefois de moi avec madame de
Richeville, n'est-ce pas?

--Oh! toujours, il vous citait sans cesse comme la personne la plus
accomplie, celle qu'il aimait le plus: c'est pour cela que je vous
aimais déjà tant avant de vous connaître. Et puis j'ai été bien heureuse
de vous voir... M. de Rochegune attendait votre retour avec tant
d'impatience... Cependant...

--Dites... dites-moi tout, pauvre enfant... maintenant vous le pouvez...

--Cependant, sans me l'expliquer... dès que je vous vis si souvent près
de lui, je me sentis rêveuse, triste... Oh! alors, je voulus
mourir...--Mais se reprenant, elle ajouta avec effusion:--A quoi bon me
rappeler ces chagrins passés... cet éloignement involontaire dont
maintenant surtout je dois rougir... Oh! par pitié, laissez-moi oublier
cela... soyez bonne et généreuse comme toujours.

--Oui... oui... oublions le passé, oublions... c'est aussi mon vif
désir.

--Mon Dieu, c'est pourtant la vie que je vous dois!--s'écria-t-elle.

--A votre tour vous pouvez beaucoup... beaucoup pour moi, chère enfant.

--Comment cela?

--En m'accordant la plus aveugle confiance... en écoutant mes avis, en
suivant mes conseils, en vous persuadant surtout que je ne puis vouloir
que votre bonheur.

--Oh! je le sais... je le crois... je vous promets tout.

--A ce prix... votre mariage... avec M. de Rochegune aura lieu
bientôt... peut-être même plus tôt que vous n'auriez pu l'espérer. Des
obstacles de peu d'importance d'ailleurs seront facilement levés; mais
vous avez été si souffrante, vous êtes encore si faible, qu'il ne faut
pas songer à _le_ revoir avant quelques jours; sa vue vous causerait une
émotion dangereuse.

--Oh! non... non... il me semble qu'elle me guérirait tout à fait.

--Enfant... mais lui, s'il vous retrouvait si changée! car c'est surtout
depuis son départ que votre maladie a fait de rapides progrès.

--Oui... quand il est parti, il m'a semblé que je recevais le dernier
coup, que tout s'éteignait autour de moi... j'ai fermé les yeux et j'ai
demandé à Dieu de me rappeler à lui... mais dans sa miséricorde il m'a
envoyé un de ses bons anges pour veiller sur moi.

Et elle me baisa les mains avec tendresse.

--Laissez-moi donc vous conduire, mon enfant... et surtout ne faites pas
un vif chagrin à M. de Rochegune.

--Moi, mon Dieu...

--Sans doute; en voyant sur vos traits les traces de vos souffrances, il
se reprocherait de les avoir causées par son silence. Je ne veux donc
pas que vous le receviez avant d'être redevenue fraîche et jolie comme
par le passé... Il est encore une chose très-importante, ma chère Emma,
dont il faut que je vous entretienne... Madame de Richeville est votre
seconde mère, elle désire vous unir à M. de Rochegune; mais ignorant ce
que vous éprouviez pour lui... mais vous trouvant encore bien jeune...
elle n'a pas jugé à propos de vous instruire encore de ses projets...
Elle me les avait confiés, à moi... en me priant surtout très-instamment
de vous les cacher... Le désir de vous apprendre une bonne nouvelle qui
pouvait avoir une heureuse influence sur votre santé, m'a fait connaître
une grave, une très-grave indiscrétion. Il ne faut pas, chère enfant,
que vous m'en fassiez repentir; ainsi, vous me promettez de ne pas
parler à votre bonne amie de ce que je vous ai confié... Elle ne tardera
pas d'ailleurs à vous en instruire; mais il ne faudra pas même alors
paraître savoir ses projets... Ce n'est pas un mensonge... c'est le
silence que je vous demande. De la sorte, madame de Richeville n'aura
pas à me reprocher d'avoir trahi son secret, et de l'avoir surtout
privée du plaisir de vous apprendre un mariage qui comblera vos vœux
et les siens...

--Je ferai ce que vous désirez... ce sera la première fois que j'aurai
dissimulé quelque chose. Mais mon désir de vous obéir m'empêchera d'être
indiscrète.

--Ce n'est pas tout, ma pauvre Emma,--dis-je en tachant de sourire,--je
vais vous condamner à bien d'autres dissimulations.

--Comment cela?

--M. de Rochegune vous aime... vous aime tendrement; mais il n'a pu vous
faire cet aveu avant d'avoir su de madame de Richeville... si elle ou
vous n'aviez aucune objection à faire contre ce mariage, qu'il désire
ardemment; il faudra donc, envers M. de Rochegune, avoir aussi l'air
d'ignorer complétement ses projets; et, plus tard, quand il sera votre
époux, vous me garderez le même secret sur ce que je vous confie
aujourd'hui... Vous sentez qu'il ne serait pas convenable qu'il sût que
je vous ai fait son aveu... avant lui...

--Oh! oui... je comprends toute votre sollicitude pour moi... et puis ce
sera notre secret à nous deux...--ajouta-t-elle avec une joie naïve.

--Il ne faudra pas pour cela changer le moins du monde votre manière
d'être avec M. de Rochegune.

--Mais maintenant que je sais que je l'aime... qu'il m'aime... comment
le lui cacher?

--Au contraire, ne lui cachez aucune de vos impressions, chère enfant;
soyez avec lui naturelle et vraie, ce sera le moyen de continuer de lui
plaire. Si quelque événement que je ne puis prévoir... me forçait de
m'absenter pendant quelque temps... et que vous eussiez quelques
conseils à me demander... en attendant que madame de Richeville vous
parle de ses projets, vous pourrez m'écrire par ma bonne Blondeau, que
je vous enverrai de temps à autre... je vous répondrai par le même
moyen.

--Sans en prévenir madame de Richeville?--me dit-elle d'un air étonné,
comme si ce mystère eût répugné à son âme droite et sincère.

--Vous oubliez, mon enfant, que madame de Richeville ne sait rien, ne
doit rien savoir de tout ceci... Vous me connaissez assez pour être
bien sûre que je ne vous engage pas à une action mauvaise...

--Oh! mon Dieu, pouvez-vous le penser?... Je serai au contraire si
heureuse de causer avec vous de tout ce qui est maintenant ma vie! Mais
vous partirez donc bientôt, et pour longtemps?

--Non... je ne le crois pas.

--Oh! non, vous ne pouvez pas abandonner votre Emma qui vous doit
tout... Oh! dites, dites, comment quelques paroles changent-elles ainsi
l'aspect du passé, changent-elles le passé lui-même?

--Ne cherchez pas les causes du bonheur, pauvre enfant... Remerciez Dieu
qui vous l'envoie...

Le jour allait paraître, bientôt Emma s'endormit de nouveau.

Vaincue moi-même par la fatigue, par tant d'émotions diverses, je cédai
au sommeil.

Le lendemain je fus réveillée par Blondeau, il était environ midi; elle
me remit une lettre de M. de Rochegune, en me disant:

--M. le marquis n'était pas à Rochegune, madame, il était à sa propriété
près Fontainebleau. C'est là qu'on lui a porté votre lettre, il vient
d'arriver chez lui.

J'ouvris la lettre en tremblant et je lus ces mots:

«_Notre destinée s'accomplit. Il est des joies imposantes, solennelles,
comme la prière... Quand j'ai reçu votre lettre, je suis tombé à genoux
et j'ai pleuré... A quelle heure vous verrai-je?_»

Je répondis à la hâte:

«A une heure je vous attends.»

A une heure M. de Rochegune entra chez moi.



CHAPITRE IV.

LE RETOUR.


En entrant chez moi, le premier mouvement de M. de Rochegune fut de se
jeter à mes pieds, de prendre mes mains, de les couvrir de larmes de
bonheur... lui, toujours si maître de lui, semblait en proie à une joie
folle. Jamais je n'avais vu ses traits pour ainsi dire éclairés par ce
rayonnement intérieur que donnent les joies immenses et inespérées.

Mes yeux étaient secs, brûlants; j'avais usé mes pleurs, je me sentais
stupide: je ne prévoyais pas ce que j'allais répondre à M. de Rochegune,
lorsqu'il me demanderait compte du renversement subit de ses espérances.

Sa première émotion passée, il me regarda fixement; alors il s'aperçut
seulement des ravages que la douleur avait laissés sur mes traits.

Après m'avoir un instant contemplée avec l'expression de l'intérêt le
plus touchant, il me dit tristement:

--Je le vois... cette résolution vous a coûté beaucoup... je le
conçois... je suis fier d'avoir triomphé dans cette lutte... Oh! par
combien de tendresses je vous ferai oublier ces larmes... les dernières
que vous verserez jamais, Mathilde.

--Je voulais...

--Oh! non,--dit-il en m'interrompant avec la volubilité du bonheur,--ne
me dites rien, ne me parlez pas... laissez-moi vous contempler, vous
admirer avec la jalouse, avec la sauvage convoitise de l'avare pour le
trésor qu'il possède enfin... laissez-moi savourer à longs traits cette
idée... que cette femme qui est là... que cette femme est à moi... que
c'est l'épouse idéale de mes rêves d'enfance et de jeunesse...
Laissez-moi me dire... celle que les hommes, que les événements, que sa
volonté, semblaient à jamais séparer de moi... elle est là... elle
m'appartient... Oh! je ne l'ai pas cru... là-bas... Non, je ne veux le
croire que maintenant, pour que vous ne perdiez rien de l'ivresse que
vous avez causée; et pourtant quelquefois je sentais que la force
irrésistible de notre amour nous vouait au bonheur, que ce n'était plus
qu'une question de temps. Tantôt je craignais vos scrupules; tantôt, au
contraire, je me désespérais. Oh! tenez, ces jours passés loin de
vous... dans cette attente, dans ce doute mortel... ont été affreux...
Vous ne pouvez pas savoir les idées horribles, insensées, qui ont
traversé mon esprit lorsque je pensais que dans quelques jours je
pouvais être réduit à vous dire, Mathilde... adieu... et pour toujours
adieu... Oh! je veux que vous ignoriez ce que j'ai souffert... vous vous
reprocheriez trop de m'avoir rendu malheureux.

--Croyez que j'aurai toujours des remords en pensant aux chagrins que je
vous ai causés,--dis-je machinalement.

--Mais aussi je ne suis pas généreux, Mathilde; je ne vous dis pas que
si dans ma solitude j'ai eu d'affreux jours de doute, j'ai eu aussi de
bien ravissantes espérances... c'est pendant un de ces moments que je me
suis plu, avec un plaisir d'enfant, à faire l'esquisse d'une retraite
délicieuse, que j'ai rêvée pour nous à Castellamare... Puisque vous
aimez tant l'Italie... autour de nous des fleurs, sur notre tête des
arbres séculaires, à nos pieds la mer, à l'horizon le Vésuve... que
dites-vous de ce cadre pour notre amour?

--Mon ami, je...

--Pardon, pardon, Mathilde, je déraisonne, c'est vrai; n'avons-nous pas
mille intérêts plus graves que ceux-ci... mille résolutions à prendre?
que dirons-nous à nos amis? Partirai-je avant ou après vous?... Qui
prendrez-vous pour chaperon dans ce voyage?... Mon Dieu! ma pauvre tête,
si ferme ordinairement, tourne au vent de toutes les félicités
humaines... ce n'est pas ma faute si je suis si étourdi; c'est un
ouragan de bonheur qui me jette ici à vos pieds... Mais, mon Dieu!...
quel air triste, accablé... Mathilde... ne soyez pas aussi folle que
moi, je le veux bien... mais, au moins, que je voie un sourire sur vos
lèvres, un tendre regard dans vos yeux... En vérité, Mathilde... plus je
vous regarde... Mais je ne vous ai jamais vu cet air sombre... presque
sinistre... Qu'avez-vous à m'apprendre?

--Oh! de bien sombres, de bien sinistres choses...

--Je ne vous comprends pas... que peut-il s'être passé?... Votre lettre
ne me disait-elle pas: Venez... venez!...

--Assez, de grâce... Oh! par pitié... ne me rappelez pas cette lettre.

--Que je ne vous rappelle pas cette lettre?... Et pourquoi?...

--Depuis que je vous ai écrit... cette lettre,--répondis-je les yeux
baissés et fuyant son regard,--j'ai vu M. de Lancry.

--Votre mari!... et où cela?

--Chez moi. Ici!

--Ici?... il a osé venir chez vous... Et pourquoi?... Pour quelque
méchanceté nouvelle, sans doute... Mais qu'importe votre mari?... Vous
êtes à tout jamais séparée de lui... Que peut-il être dans notre vie
maintenant?... Vous avez pour lui... la haine et le mépris qu'il
mérite... Que signifie sa venue?... c'est une nouvelle preuve de son
cynisme, voilà tout.

Je me sentais mourir... le moment était venu de frapper un coup
terrible, d'ôter à M. de Rochegune non-seulement tout espoir pour le
présent, mais aussi pour l'avenir; de tuer d'un mot l'amour qu'il avait
pour moi.... sans cela mon sacrifice était inutile.

Pour épouser Emma, il fallait qu'il ne m'aimât plus, qu'il ne conservât
aucun espoir d'être aimé par moi...

O mon Dieu!... je vous implorai; grâce à vous, j'eus du courage...

--Mais, encore une fois, Mathilde,--reprit M. de Rochegune,--qu'importe
la visite de votre mari?... Peut-être vous serez-vous laissé intimider
par ses menaces?...

--Des menaces?... Non... j'aurais mieux aimé qu'il m'eût fait des
menaces.

--Comment?... que voulez-vous dire?

--Il est au contraire venu à moi... tremblant... malheureux... avec des
paroles remplies de repentir, de tendresse...

--Et vous avez pu croire à ce retour hypocrite!... vous avez peut-être
senti s'éveiller en vous quelques scrupules? Vous avez été dupe de cette
comédie?

--Je vous assure que M. de Lancry parlait sincèrement... avec tous les
ménagements, avec tout le respect possible. Il a avoué ses torts passés,
il a mis dans cet aveu tant de généreuse franchise, que, sans l'excuser,
on pourrait peut-être les lui pardonner.

M. de Rochegune me regardait avec surprise.

La mesure bienveillante avec laquelle je parlais de mon mari le
confondait. Puis il secoua la tête, et me dit d'un ton touchant et
pénétré:

--Allons, allons, je devine; votre âme généreuse croit à ce repentir, si
impossible qu'il soit, pour n'avoir plus l'occasion de haïr... Eh bien!
comme vous, je trouve que maintenant nous ne devons plus haïr ni
mépriser... Oublions: l'oubli est le dédain, la vengeance des cœurs
heureux.

--Ce n'est pas seulement pour m'exprimer son profond chagrin de m'avoir
méconnue que mon mari est venu... il m'a dit... il a prétendu... que
comme nous n'étions séparés par aucun acte légal... je devais...

M. de Rochegune m'interrompit vivement. Hélas! pour comble de regret, il
eut la même pensée que j'avais eue, et s'écria:

--Eh bien! tant mieux, après tout... il a raison; votre position, la
mienne, seront ainsi plus nettes; la séparation de corps et de bien
équivaut presque à un divorce... vous serez ainsi à jamais débarrassée
de votre mari.--Puis il s'arrêta et me dit:--Oh! maintenant je conçois
votre tristesse; vous craignez avec raison le scandale d'un procès...
non pour vous... mon Dieu, vous ne pouvez que gagner à voir votre
conduite exposée au grand jour; mais vous songez que la mauvaise
conduite de l'homme dont vous portez le nom sera honteusement dévoilée
dans ces tristes débats... cela est vrai, mais il faut bien à la fin que
justice se fasse... vous vous êtes assez longtemps sacrifiée. Songez
qu'une fois cette formalité remplie, la liberté de votre avenir est
légalement assurée. Les derniers doutes que vous pouviez conserver sur
votre _droit moral_ seront ainsi levés...

Ma torture devenait intolérable. Je rassemblai toutes mes forces, et je
dis à M. de Rochegune d'une voix brève, saccadée:

--Il m'est impossible de vous laisser plus longtemps dans l'erreur où
vous êtes... je vous ai écrit une lettre; dans cette lettre je vous
disais de revenir... que j'acceptais l'avenir que vous m'offriez... à
peine cette lettre partie, M. de Lancry se présenta chez moi.

--Eh bien!...

--Alors... je vous l'avoue... touchée de ses remords... de sa
tendresse... de ses malheurs... de ses protestations... émue par tant
d'anciens souvenirs... malgré... moi... je... je... lui ai promis de ne
plus le quitter.

J'avais jeté ces paroles comme si elles m'eussent brûlé les lèvres, sans
oser regarder M. de Rochegune, et avec des palpitations inouïes.

Au bout de quelques secondes, alarmée de ne pas l'entendre, je relevai
la tête. Il semblait prêter l'oreille à mes paroles, non pas avec
stupeur ni désespoir, mais avec une inquiète curiosité...

Lorsque j'eus parlé, il me dit très-froidement:

--J'ai parfaitement entendu... ce que vous venez de me dire; je vous
sais incapable de faire une si funeste plaisanterie dans un moment aussi
grave; votre voix est tremblante, votre figure bouleversée, votre
émotion effrayante; et pourtant, ma chère Mathilde, vous devez voir, à
l'expression de mes traits, que je ne crois pas un mot de ce que vous
venez de dire.

--Vous ne croyez pas?

--Cela est impossible à croire, parce que cela ne peut pas être, parce
que cela n'est pas.

--Je le sens, une âme comme la vôtre doit regarder une telle faiblesse
comme impossible; mais...

--Je n'analyse pas, je ne compare pas. Je vous dis simplement que cela
ne peut pas être, que cela n'est pas. Ce qui m'inquiète, c'est votre
agitation... votre pâleur. Quant à la cause qui vous fait tenir ce
langage, je ne la devine pas maintenant... mais je la devinerai.

--Ne dois-je pas être émue, tremblante, désespérée, lorsque, victime
d'un sentiment que je ne puis maîtriser, je réponds ainsi à votre amour?

M. de Rochegune haussa les épaules, et me dit avec un sang-froid qui me
bouleversa:

--Nécessairement, Mathilde, il faut que vous ayez de bien puissants
motifs pour m'accueillir par une telle révélation... Heureusement ma foi
en vous est à l'épreuve... j'ai assez étudié mon propre cœur pour
connaître celui des autres, le vôtre surtout. Il ne s'agit que de me
souvenir de ce que vous m'avez dit mille fois avant mon départ. Ce
n'étaient pas là de vains mots; cela était vrai... senti...

--Mais...

--Mais... ma chère Mathilde, en vingt-quatre heures une femme comme vous
ne se dégrade pas. La preuve que je ne vous en crois pas capable, c'est
que je suis en cet instant ce que j'étais en entrant chez vous; je ne
crois pas un mot de la fable de la visite de votre mari. Vous le
méprisez, vous le haïssez au moins autant et plus que vous ne l'avez
jamais haï; voilà la vérité.

--Vous me croyez capable de mentir...

--Oui, certes, pour quelque but grand et glorieux... et je suis sûr
maintenant qu'il y a là-dessous quelque dévouement mystérieux, oui, bien
noble, bien beau, sans doute; car, pour exposer ce que vous risquez, il
faut de hautes compensations. Mais, heureusement, vous n'êtes plus seule
dans la vie, Mathilde; le soin de votre bonheur m'appartient, c'est à
moi de veiller sur mon bien, sur ma femme, et je vous défendrai contre
vous-même. On m'accorde assez de perspicacité... avant vingt-quatre
heures, ma pauvre Mathilde, votre secret sera découvert.

J'étais à la fois ravie jusqu'aux larmes et épouvantée de me voir ainsi
devinée. A tout prix cependant il fallait absolument détacher M. de
Rochegune de moi, lui ôter tout espoir, surtout l'empêcher de croire que
je me dévouais pour quelqu'un.

Si j'avais seulement attribué aux convenances, à la pitié, mon
rapprochement de M. de Lancry, M. de Rochegune se serait toujours cru
aimé de moi, et aurait rendu plus impossible encore mon dessein de le
marier à Emma.

Il fallait donc que j'eusse le courage de feindre un amour passionné
pour M. de Lancry, afin d'ôter à M. de Rochegune toute illusion sur moi.

Ma position était à la fois si cruelle et si difficile, parce qu'il
s'agissait aussi d'Emma, de cette malheureuse enfant, à qui je devais
alors compte des promesses que j'avais été obligée de lui faire.

Ma conduite était donc d'une simplicité, d'une logique effrayante: tuer
absolument l'amour que M. de Rochegune avait pour moi, et, une fois son
cœur libre, l'amener à soupçonner, à reconnaître l'amour d'Emma.

Ainsi seulement je rendais mon sacrifice grand et profitable: Emma était
heureuse; M. de Rochegune était heureux aussi; car il ne pouvait manquer
d'apprécier cette angélique nature, et moi, je jouissais au moins d'une
sorte d'amère consolation.

Sinon, si je ne réussissais pas, mon stérile sacrifice faisait le
malheur des deux personnes que j'aimais le plus au monde... Hélas! ces
réflexions prouvent assez que j'étais obligée de feindre pour M. de
Lancry un amour aussi odieux qu'inexplicable.

Je dis donc à M. de Rochegune:

--Votre incrédulité ne m'étonne pas; ma conduite est tellement coupable
à vos yeux, que vous ne pouvez pas même l'accepter comme possible...
Pardonnez-moi de parler encore du passé: lorsque dernièrement vous êtes
parti si chagrin, si inquiet; lorsque, dans votre solitude, vous passiez
alternativement de l'espoir au désespoir, vous admettiez pourtant la
possibilité... d'une séparation... que vous m'aviez vous-même proposée.

--Sans doute... et malgré votre lettre si pressante... Mathilde, à mon
retour, je vous aurais trouvée irrésolue, changée même au sujet de cette
détermination... que je l'aurais compris... j'aurais compté sur le
temps, sur mon influence, pour vous ramener à vos promesses... Mais que
je sois assez fou pour croire que vous... Mathilde... vous vous êtes de
nouveau et subitement éprise de M. de Lancry pendant mon absence, je
vous croirais plutôt capable d'avoir vingt amants que de commettre une
pareille lâcheté.

--Et pourquoi donc serait-ce une lâcheté? n'est-il pas mon mari? S'il se
repent des chagrins qu'il m'a causés, n'est-il pas généreux à moi de lui
faire grâce?... Et puis enfin, vous l'avez vu, malgré mon penchant...
malgré mon affection pour vous... je restais obstinément attachée à mes
devoirs... C'est que je vous aimais seulement comme un frère; vous ne
m'inspiriez qu'une vive amitié... mon premier amour mal éteint faisait
toute ma vertu.

M. de Rochegune était bien au-dessus des autres hommes et par son
caractère et par ses rares qualités; et pourtant, ainsi que le vulgaire
des hommes, il ajouta plus de créance à cette dernière raison, ou plutôt
il la ressentit plus vivement que les autres, parce qu'elle blessait
profondément son amour-propre.

--Ah! ce serait à douter de son père!--s'écria-t-il avec un mouvement
d'horreur qu'il ne put vaincre.--Vous, vous... parler ainsi... Et cela
s'est vu... oui... il y a eu de ces fascinations irrésistibles... de ces
passions fatales, qui ont à tout jamais enchaîné des anges de noblesse
et de pureté aux côtés d'hommes débauchés et perdus... Mais non,
non,--reprit-il par un mouvement d'indignation,--non, il n'y a pas de
fascination, il n'y pas de fatalité, ce sont là des mots inventés par la
faiblesse, par la lâcheté ou par la honte; je vous dis, moi, que je ne
vous crois pas; vous n'aimez plus, vous ne pouvez plus aimer cet homme,
à moins d'être aussi perverse, aussi perdue que lui.

Il disait vrai; je comprenais, j'admirais son noble courroux; mais, pour
la vraisemblance de mon triste rôle, je devais à mon tour défendre et
mon feint amour pour M. de Lancry et M. de Lancry lui-même.

Oh! combien je remerciai le ciel de m'avoir donné la force de cacher
jusque-là à M. de Rochegune l'amour ardent, passionné... que depuis
longtemps j'avais ressenti... je ressentais pour lui... S'il l'avait
deviné, si je le lui avais avoué, comment aurais-je pu, sans mourir de
confusion, lui dire que la présence de M. de Lancry avait fait naître en
moi un nouvel enivrement?... Oh! non, non, M. de Rochegune n'eût pas cru
cette indignité, et je n'eusse jamais tenté de la lui persuader...

Il marchait à grands pas, il souffrait visiblement; j'avais hâte
d'abréger cette scène si pénible.

--Vous êtes injuste,--lui dis-je,--de m'accuser de perversité parce
qu'un amour fatalement placé, je le veux, mais, après tout, légitime, se
réveille en moi: ne suis-je pas restée des années entières sous le
charme de mon mari? N'ai-je pas tout sacrifié à cet homme, dont la
présence... eh bien! oui... je l'avoue, dont la présence a sur moi une
puissance irrésistible... Jusqu'au moment où je l'ai revu, j'ai été
digne, courageuse... Mais dès que je l'ai su malheureux, dès que je l'ai
vu repentant à mes pieds, dès que j'ai entendu sa voix, dès que j'ai
rencontré ses regards... oh! alors, dignité, courage, chagrins, j'ai
tout oublié, et j'ai couru avec joie... au-devant de mes chaînes.

--Mais c'est horrible... mais il y a du cynisme à avouer une si honteuse
influence. Vous êtes folle... je ne vous crois pas, je ne veux pas vous
croire.

--Pourtant, si quelqu'un doit me croire, c'est vous, car je vous parle
avec une entière franchise: je ne cherche pas à colorer ce rapprochement
par de faux semblants. Je pourrais vous dire ce que je dirai à nos
amis... que la pitié pour les malheurs, pour les remords de mon mari,
que l'exagération de mes devoirs, me font agir ainsi; mais à vous je
dis ce qui est, à vous je dis la vérité, si brutale qu'elle soit... Eh
bien! oui, oui... je l'aime d'un amour que je n'ose qualifier... soit...
mais je l'aime: c'est fatal... c'est involontaire, mais cela est.

--Mais cela est infime, madame... Mais je vous aime, moi... mais vous
m'avez dit que vous m'aimiez...

--Et qui vous dit que je ne vous aime pas? qui de vous ou de moi a voulu
porter atteinte à la pureté des relations qui nous unissaient? N'est-ce
pas vous? Et parce que, dans un moment de faiblesse, de compassion, je
vous ai écrit imprudemment: _Venez..._ était-ce une promesse
irrévocable? Ne m'avez-vous pas dit que si, au retour de vos voyages,
vous ne m'aviez pas trouvée séparée de mon mari, vous m'eussiez proposé
loyalement l'attachement que vous aviez pour moi... Rien n'a donc
changé, mon affection pour vous est toujours aussi dévouée, aussi pure,
aussi fraternelle. Après tout, qui aurait le droit de me blâmer? Nos
amis eux-mêmes, dans leur austérité, ne pourront que m'applaudir d'avoir
oublié les torts de mon mari, et d'être revenue à lui lorsque je l'ai vu
malheureux et abandonné.

--Eh bien! au moins dites cela... Il est temps encore... de ne pas
m'éloigner de vous à jamais. L'humanité, dites cela, et je comprendrai
que l'humanité est ainsi faite qu'elle trouve le moyen d'abuser même du
dévouement le plus admirable par une ambition insensée... je croirai que
les âmes les plus nobles peuvent, dans une fatale erreur, tout sacrifier
au besoin d'être admirées... à la rage de l'héroïsme... Dites que c'est
par un sentiment d'austère pitié que vous retournez à votre mari... je
vous croirai... vous serez toujours pour moi la femme entre toutes les
femmes, celle à qui j'ai voué ma vie. Que voulez-vous? vous avez
l'exagération de vos vertus... comme tant d'autres ont l'exagération de
leurs vices... Mais, par pitié pour vous et pour moi, ne me dites pas
qu'un amour irrésistible vous jette dans les bras de cet homme; ne venez
pas me dire qu'il est votre mari! il ne l'est plus: son ignoble conduite
a mis entre vous et lui une barrière insurmontable... Vous pouvez avoir
pour lui de la pitié, de la clémence, de la bonté, tous les sentiments
enfin, excepté de l'amour.

--Et c'est pourtant le seul ou plutôt le plus vif de ceux qui me
ramènent à lui,--m'écriai-je pour mettre un terme à cette scène
cruelle.--Oui, dussiez-vous me mépriser... en lui j'aime le premier
homme qui ait fait battre mon cœur; en lui j'aime... mon mari... en
lui j'aime mon amant... oui, mon amant, et c'est pour cela que je veux
retourner auprès de lui.

M. de Rochegune cacha son front dans ses main et resta longtemps
silencieux.

Puis il dit à demi-voix et comme s'il s'était écouté penser:

--Cela est étrange! je me l'étais toujours dit... mais je ne l'aurais
jamais cru... Il fallait voir ce que je vois.

--Qu'avez-vous?--m'écriai-je, effrayée de son air presque
égaré,--qu'avez-vous?

--Un phénomène bizarre se passe en moi, Mathilde,--continua-t-il en se
parlant à lui-même.--Oui... oui.. mes espérances, mes convictions
tombent lentement... une à une... Elles tombent comme les feuilles
mortes d'un arbre... et cela sans déchirement, à chaque blessure... Au
lieu d'une douleur vive... c'est un froid engourdissement... Ce ne sont
pas les violences de la colère, du désespoir... non, c'est un dédain
amer, mêlé de compassion douloureuse... Tout le passé de ma vie... que
je croyais inaltérable, s'écroule, s'amoindrit et s'efface. Allons...
j'ai pris pour le marbre impérissable la neige qui fond aux premières
ardeurs du soleil... Encore une fois, cela est étrange... Tout à
l'heure... en pensant que je pouvais être forcé de renoncer à cette
femme si adorée, cette seule supposition me semblait un abîme que je ne
pouvais contempler sans vertige... Voilà que maintenant... au lieu de ce
grandiose, de cet effrayant abîme... je ne vois plus qu'une espèce de
bourbier dont j'ai hâte de détourner les regards... Et pourtant c'est
moi... c'est bien moi... moi dont cet amour avait été le pôle, l'idée
fixe, unique... moi qui depuis dix ans n'avais pas été un jour, une
heure, sans donner une pensée à cet amour; moi qui, soutenu, porté par
cet amour, ai tenté, accompli de grandes choses... moi qui courais hier
comme un enfant... moi qui tout à l'heure ressentais une de ces joies
insensées, divines, parce que je touchais au terme inespéré de mes
rêves... Eh bien! maintenant, subitement... rien... rien... plus rien...
à ce point, que je cherche la place de ce gigantesque et sublime
édifice jusqu'alors élevé dans mon âme avec une si sainte ardeur,
pensée à pensée, souvenir à souvenir... Rien... rien... plus rien... un
souffle a tout fait disparaître, mais disparaître sans laisser même une
ruine, un débris, une trace... Dites, dites... cela n'est-il pas
étrange, Mathilde?...

Oh! rien ne m'était plus affreux que de l'entendre analyser ainsi le
renversement de son espoir et de sa croyance en moi...

Encore une fois je fus sur le point de lui dire combien je le trompais,
combien je l'aimais. Faut-il avouer cette lâcheté? ce fut l'espèce de
résignation méprisante de M. de Rochegune qui causa mon découragement
passager...

Et pourtant ce mépris de sa part devait servir mes projets.

Son désespoir m'eût donné une nouvelle force, en me prouvant que j'étais
toujours aimée... et il fallait que je ne fusse plus aimée.

Il continua en s'adressant à moi:

--Cela serait incompréhensible de la part de tout autre que moi... Mais
mon caractère est tel, que le venin le plus subtil, le plus rapide,
n'est pas plus mortel que ne l'est mon mépris lorsqu'il atteint mes
affections, si robustes, si vivaces qu'elles soient.

Puis il se leva brusquement:

--Après tout,--dit-il,--l'humanité est l'humanité... pétrie d'or et de
boue. Je devrais avoir pitié de votre égarement en pensant aux qualités
qui le rachètent... Je ne devrais pas jeter au vent de l'oubli et du
néant dix années d'affection sainte et grande... dix années
d'idolâtrie, de culte... Mais je ne le puis pas... je me connais, je
suis absolu en tout: je ne puis voir en vous qu'une divinité ou une
femme vulgaire... Tant que vous avez été élevée sur votre piédestal, je
vous ai adorée... Maintenant vous en descendez honteusement...
maintenant vous êtes comme les autres femmes... Je renie mes adorations
passées.

--Ainsi,--lui dis-je avec amertume,--si je vous avais écouté lorsque
vous me suppliiez d'oublier mes devoirs... le mépris sans doute eût payé
ce sacrifice... Comme en ce moment... vous eussiez renié vos adorations
passées... car alors aussi je serais honteusement descendue de mon
piédestal... Je cède à un penchant légitime... et vous me méprisez...
mais si j'avais cédé à un penchant coupable!...

Cette réflexion parut le frapper; il resta pensif. Puis il s'écria avec
une violence à peine contenue:

--Je vous ai dit, il y a longtemps, que si jamais je doutais de vous...
je douterais de moi... Eh bien! l'heure est venue... je doute de moi et
de tous... Oui... malheur à vous qui avez bouleversé toutes mes notions
du bien et du mal... malheur à vous qui pouvez inspirer l'aversion en
accomplissant un devoir sacré... malheur à vous qui pouvez être
pervertie en obéissant à un amour légitime... oui, je méprise moins
encore l'hypocrisie du vice que votre vertueuse impudeur.

Et il sortit violemment.

C'en était fait... il me méprisait... il me haïssait...

De ce moment mon sacrifice fut entièrement accompli...

Je sentis que son cœur m'échappait... il m'avait fait cruellement
assister à l'agonie, à la mort de son amour et de son estime pour moi;
je n'avais plus aucun doute, son cœur était vide... Qui l'occuperait?

A ce moment une pensée infernale me traversa l'esprit...

--Et Ursule!--m'écriai-je,--si elle allait essayer ses séductions sur
lui? Maintenant qu'il est libre, aigri, maintenant qu'il croit au mal,
puisqu'il doute de moi... ne se trouve-t-il pas dans la seule
disposition d'esprit peut-être où il puisse ressentir la fatale
influence de cette femme?

Et Emma... cette enfant à qui j'ai promis cet amour, et Emma qui meurt
sans cet amour, pourra-t-elle jamais lutter contre Ursule... surtout si
Ursule aime passionnément?

Et moi je renoncerais volontairement à mon amour pour voir cette odieuse
femme... occuper le cœur de M. de Rochegune?

Je l'avoue, les événements s'étaient tellement pressés, que je n'avais
pas songé un instant à l'entrevue d'Ursule et de M. de Rochegune au bal
de l'Opéra.

Si cette idée me fût venue... j'aurais peut-être eu la cruauté de
sacrifier Emma plutôt que de risquer de voir Ursule aimée de M. de
Rochegune.



CHAPITRE V.

LES ADIEUX.


Ma résolution une fois arrêtée, j'avais écrit à M. de Lancry qu'après
avoir réfléchi au désir qu'il m'avait témoigné, je consentais volontiers
à retourner auprès de lui. Je craignais qu'il ne voulût oser d'une
violence légale, et qu'il ne compromît ainsi tous mes projets en faisant
douter de mon empressement à le rejoindre.

Après le départ de M. de Rochegune, j'allai voir madame de Richeville et
Emma.

Celle-ci se trouvait beaucoup mieux. Le docteur regardait son
rétablissement comme certain. La duchesse, tout à fait remise, me
remercia avec la plus tendre effusion des soins que j'avais donnés à sa
fille.

Lorsque j'annonçai brusquement à madame de Richeville mon désir de
retourner auprès de M. de Lancry, désir que j'attribuais à la pitié que
m'inspiraient ses malheurs et son repentir, la duchesse me crut folle et
me fit toutes les observations, toutes les instances, tous les reproches
possibles; rien ne m'ébranla. Le prince d'Héricourt et sa femme se
joignirent à mon amie pour me faire envisager l'absurdité de ma
conduite. Je leur demandai si je perdrais leur estime. Ils me
répondirent que non, que c'était une louable exagération sans doute,
mais qu'elle serait d'un funeste exemple, et qu'il était déplorable de
voir prodiguer au vice et à la corruption de pareilles marques de
dévouement.

En vain je prétextai du malheur et du repentir de mon mari; ils me
répondirent que son malheur était mérité, que son repentir n'était
nullement prouvé. Plusieurs années d'une conduite irréprochable auraient
à peine mérité la preuve d'aveugle attachement que je lui donnais.

Mieux que personne je sentais la vérité de ces remontrances, mais trop
d'intérêts étaient maintenant en jeu pour que je pusse hésiter un
instant dans la marche que je m'étais tracée.

Néanmoins, je le reconnus avec tristesse, le prince et sa femme
éprouvèrent pour moi du refroidissement; je perdis beaucoup dans leur
esprit; ils me trouvèrent faible, sans dignité. Ils souffraient
véritablement et avec raison de me voir renoncer à leur intimité
protectrice, qui m'avait été d'une si grande consolation, pour aller
retrouver un homme qu'ils méprisaient, qu'ils haïssaient de tout le mal
qu'il m'avait fait, et dont ils m'avaient pour ainsi dire moralement
séparée. Enfin ils regrettaient de s'être intéressés à des chagrins que
j'oubliais moi-même si promptement.

Ainsi qu'à ces amis à la fois justes et sévères, je dis à madame de
Richeville que la pitié seule me rapprochait de M. de Lancry...--Hélas!
c'était seulement aux yeux de l'homme que j'aimais et que je respectais
le plus au monde que j'avais dû feindre un honteux amour pour mon mari.

En vain la duchesse me supplia de rester chez elle et de continuer
d'habiter mon pavillon, dût-elle surmonter l'aversion que lui inspirait
le voisinage de M. de Lancry; je refusai; mes relations avec mon mari
eussent été surveillées de trop près, et l'on eût bien vite reconnu mon
mensonge.

Je ne saurais dire les larmes, la désolation de madame de Richeville;
dans la franchise de son amitié, dans l'emportement de son chagrin, elle
me fit de cruels reproches... Je les dévorai en silence; ils me
prouvaient la force de son affection pour moi, et à ses yeux je les
méritais.

Pour la première fois de ma vie, je sentis l'espèce de jouissance amère
que l'on éprouve en se voyant méconnue, blâmée, et en se disant, d'un
mot je pourrais changer ces blâmes en adorations...

Il me sembla beau d'accomplir ainsi seule, accusée par tous, une
œuvre que tous auraient admirée.

Alors je comprenais (dans un noble but) ces luttes sourdes, incessantes,
acharnées, que certaines personnes engagent contre la société sans
autres ressources que leur intelligence, autre force que leur volonté.

Seule dans la position difficile où je me trouvais, il me fallait amener
M. de Rochegune à épouser Emma, malgré les intrigues et les séductions
qu'Ursule mettrait nécessairement en jeu, si elle aimait M. de
Rochegune.

Je ne veux pas le cacher, mon désir ardent d'arriver aux fins de cette
entreprise, l'exaltation que donne une conviction généreuse, remontèrent
mon moral, surexcitèrent mon énergie, et m'empêchèrent de rester écrasée
sous le poids de mon sacrifice.

Oh! ce fut encore à ce moment que je reconnus la différence énorme qui
existait entre mon amour pour M. de Rochegune et celui que j'avais
autrefois ressenti pour M. de Lancry.

Autrefois j'avais été abattue, accablée; je n'avais su que souffrir...
sans agir... A cette heure au contraire, je souffrais autant, mais je ne
voulais pas que ma souffrance fût stérile; cette fois mes larmes
devaient être fécondes; jusque dans mes chagrins je voulais être digne
de l'homme que j'adorais.

Oh! comme j'étais fière de cet amour, de cette perle de mon cœur,
conservée sans souillure... Si quelquefois je me sentais faiblir dans ma
résolution, je me souvenais de ces paroles que Dieu m'avait inspirées au
chevet d'Emma mourante: S'IL SAVAIT!

Oui, je me disais: Que demain je révèle tout à M. de Rochegune, ne
sera-t-il pas à mes pieds? son amour ne reviendra-t-il pas plus
passionné que jamais?

Pourtant, comme je le chérissais toujours et plus que jamais, j'avais
des moments d'abattement cruel, d'affreux désespoir...

Alors je me souvenais de ce que m'avait encore dit la voix divine
pendant cette nuit fatale... _Courage... pauvre femme... tu ne sais pas
ce que c'est d'avoir acquis, à force de sacrifices, le_ DROIT DE PLEURER
SUR SOI... Et en effet, je trouvais dans ces larmes une triste volupté!

Et puis enfin,--me disais-je,--si je réussis dans mes projets, une fois
le bonheur d'Emma bien assuré, car M. de Rochegune ne restera pas
insensible à cet amour si vif et si ingénu, et l'appréciera en le
partageant, qui m'empêchera de me séparer légalement de mon mari, de
retourner vivre auprès de madame de Richeville, et peut-être de tout
dire à M. de Rochegune, alors l'époux d'Emma? Sûre de lui et de moi, je
pourrai sans crainte lui dévoiler ce mystère et lui prouver que je n'ai
jamais cessé d'être digne de lui... et qu'il me doit le bonheur dont il
jouit auprès d'Emma. Pour moi quelle douce récompense de tant de
chagrins soufferts en silence!... Combien alors ma vie serait paisible
et heureuse, ainsi passée près de ceux que j'aime tant......

       *       *       *       *       *

J'attendais M. de Lancry le dimanche au matin. Avant mon départ, j'allai
voir Emma une dernière fois; elle était seule. Pendant notre court
entretien, je lui renouvelai toutes mes recommandations au sujet du
secret qu'elle devait absolument garder envers M. de Rochegune et madame
de Richeville. Je lui promis de lui écrire par Blondeau, l'engageant à
me répondre par le même moyen.

En apprenant mon retour auprès de mon mari, la pauvre enfant ne put
cacher un mouvement de joie involontaire, malgré son attachement bien
réel pour moi. Je n'en accusai pas son cœur, mais l'instinct de son
amour.

Je lui promis de venir souvent la voir, bien décidée de tenir cette
promesse si nécessaire à mes desseins.

Le dimanche matin, M. de Lancry se présenta chez moi, ainsi qu'il me
l'avait annoncé.

J'ai oublié de dire que, depuis l'abandon d'Ursule, sans doute, mon
mari, absorbé par ses poignantes préoccupations, avait poussé l'incurie
de ses vêtements et de sa personne jusqu'à une négligence presque
sordide: ses traits étaient dévastés par le chagrin, par les veilles, et
depuis peu par les excès de toutes sortes dans lesquels il avait cherché
à étourdir sa folle et implacable passion; ses yeux rougis, sa figure
couperosée, sa barbe longue, sa chevelure inculte, sa voix rauque et
dure, tout en lui semblait personnifier le type du vice et presque de la
misère (j'appris bientôt que cette misère était réelle).

Et c'était là l'homme que quelques années auparavant j'avais vu dans
tout l'éclat de son élégance et de ses succès...

Il me dit en entrant:

--Je vous fais compliment, madame, sur votre bonne volonté, quoiqu'il me
semble que cette soumission subite cache quelque arrière-pensée; mais il
n'importe... ne croyez pas vous jouer de moi... Je vous prouverai que ce
que je veux... je le veux.

--Quand partons-nous, monsieur?

--A l'instant, madame, à l'instant... Mais n'avez-vous pas de tendres
adieux à adresser à votre ami intime? me dit-il avec ironie;--n'avez-vous
pas à échanger quelques larmes? Que je ne vous gêne pas... j'ai cinq
minutes à votre service pour ces touchantes embrassades.

--J'ai fait mes adieux ce matin à madame de Richeville, monsieur.
D'ailleurs, j'espère la revoir bientôt.

--Oh! quant à cela... vous verrez qui vous voudrez, la liberté ne vous
manquera pas... à moins que... à moins que plus tard... je ne pense
autrement...

--Monsieur, quand vous voudrez, je vous suivrai.

--Un instant; je dois vous avertir, ma chère amie, que l'appartement que
j'habite n'est pas brillant; c'est un simple pied-à-terre... que j'ai
pris depuis que j'ai licencié ma maison... pour des raisons que vous
devinez sans peine... Je n'ai donc pas eu le temps de m'occuper des
détails d'intérieur; je vous préviens que vous serez beaucoup moins bien
établie là qu'ici.

--Je me contenterai, monsieur, de ce dont vous vous contenterez...
pourvu que j'aie seulement une chambre pour moi et une tout auprès pour
Blondeau... Je ferai prendre ici les meubles qui me seront nécessaires.

--Et je ferai vendre le reste, car je dois vous avouer, madame, que je
suis singulièrement gêné... Cela vous étonne? C'est pourtant ainsi. Vous
connaissez maintenant mes peines de cœur... Je n'ai donc rien à vous
cacher... Eh bien! dernièrement... pour m'étourdir... j'ai joué... j'ai
beaucoup joué... et j'ai beaucoup perdu. Vous avez sans doute quelques
économies?

--Il me semble, monsieur, que nous pourrions plus tard parler
d'affaires.

--Vous avez parfaitement raison, madame... Voulez-vous mon bras?

Nous partîmes.

Je montai en fiacre avec M. de Lancry; Blondeau me suivit dans une autre
voilure, avec quelques paquets indispensables; j'ordonnai à mon valet de
chambre de venir, le soir même, m'apporter différentes choses dont
j'avais besoin.

Une fois en voiture, M. de Lancry me dit:

--J'ai gardé un domestique... C'est du luxe, mais ce garçon m'est
attaché, il nous suffira... avec votre madame Blondeau. Comme je ne
dînerai jamais chez moi, vous pourrez faire venir vos repas de chez un
restaurateur voisin; la portière de la maison aidera Blondeau à faire
votre ménage.

--Il y a six ans, monsieur, à peu près à cette époque, nous revenions de
Chantilly, vous me faisiez aussi l'état de la maison que nous devions
avoir... Les temps sont changés.

--Très-changés, madame, ce qui prouve la vérité de cette maxime: que les
jours se suivent et ne se ressemblent pas... Ah çà, mais vous me
paraissez en veine épigrammatique, le sang des Maran se montre... A
votre aise... je suis bon prince... pas toujours cependant... Mais nous
voici arrivés...

Nous nous arrêtâmes devant une vieille maison de la rue de Bourgogne...

Nous traversâmes une cour sombre, humide et triste; arrivés au second
étage, une porte nous fut ouverte par le valet de chambre de M. de
Lancry, celui-là même qui m'avait accompagnée lors de la fatale nuit de
la maison isolée.

La figure de cet homme était sinistre.

Une petite antichambre, encombrée de malles en désordre, un salon à
peine meublé; à droite, la chambre de mon mari; à gauche, la mienne avec
un cabinet pour Blondeau, tel était l'appartement que je devais partager
avec M. de Lancry.

Les papiers étaient malpropres, il n'y avait pas de rideaux aux
fenêtres, les boiseries étaient enfumées, les parquets presque boueux; à
peine le jour arrivait-il au fond de cette cour humide...

D'abord mon cœur se serra douloureusement, et puis j'eus peur...

Cet appartement me semblait désert, isolé; je regardais autour de moi
avec inquiétude.

Ma pauvre Blondeau ne me quittait pas et se serrait contre moi toute
tremblante.

--Vous trouvez sans doute ce logement ignoble?...--me dit M. de Lancry
d'un air ironique...--Mais le temps des hôtels est passé, ma chère; nous
avons mangé notre pain blanc le premier.

--Je m'accommoderai de tout, monsieur. Seulement je ferai faire ici
quelques réparations indispensables.

--A votre aise... Je ne vous ferai pas les mêmes reproches qu'à Maran
sur le bruit insupportable des ouvriers; car je sors de grand matin, et
je rentre fort tard... quelquefois même je ne rentre pas du tout. Vous
ferez donc ici ce que vous voudrez.

--Alors, monsieur, je vous demanderai de garder mon valet de chambre, il
couchera dans cette antichambre. C'est un homme de confiance. Je ne
connais pas cette maison, et je suis très-peureuse...

--Si vous avez de quoi payer ce domestique, arrangez-vous. Fritz couche
en haut.

Blondeau sortit.

--Maintenant, madame, je dois vous déclarer, avec cette franchise qu'on
se doit entre époux... qu'il me reste pour tout avoir environ mille
écus... Vous avez des diamants, des bijoux; il faudra en faire
ressources... Je vous ai, jusqu'à l'année passée, servi une pension de
vingt mille francs. Vous ne devez pas avoir dépensé tout cela... car à
Maran vous viviez en ermite...

--Mais, monsieur,--lui dis-je épouvantée,--il est impossible que vous
soyez réduit à ces extrémités.

--Lorsque Ursule a disparu, il me restait environ deux cent cinquante
mille francs de notre fortune. Autant par désespoir que pour m'étourdir
et par besoin de tenter le sort... j'ai joué... et, comme je vous l'ai
dit, j'ai très-malheureusement joué, puisque j'ai tout perdu... Ceci une
fois bien entendu, n'en parlons plus; je ne me souviens jamais de
l'argent que j'ai dépensé avec plaisir... à plus forte raison de celui
que j'ai perdu au jeu...

--Mais alors, monsieur,--m'écriai-je,--c'est donc pour me faire partager
cette horrible existence que vous me forcez à revenir près de vous? A
quoi, puis-je vous être utile? Vous n'êtes jamais ici, dites-vous. Quel
est donc votre but?--m'écriai-je effrayée et regrettant presque de
m'être ainsi volontairement livrée entre les mains de M. de Lancry.

Mais ces regrets étaient tardifs et superflus; il fallait subir toutes
les conséquences de ma démarche, rester pendant quelque temps enchaînée
au destin de cet homme, ou renoncer aux projets qui seuls me donnaient
la force de supporter mon sort.

Il ne m'était même plus permis de me plaindre à personne, de demander
conseil ou assistance à qui que ce fût.

Aux yeux de tous, j'étais allée librement, volontairement, retrouver M.
de Lancry; je ne pouvais donc que paraître heureuse du parti que j'avais
pris.

Mon mari répondit ainsi à mes questions:--Vous me demandez, ma chère
amie, quel est mon but en vous rappelant auprès de moi; d'abord, celui
de jouir de votre aimable compagnie... Et puis... cela ne vous regarde
pas...

--Mais vous avez donc, monsieur, de bien odieux projets, que vous ne
pouvez pas les avouer?

--Il ne s'agit pas de mes projets; j'ai le droit de vous garder chez
moi, et je vous garde. Quant aux velléités que vous pourriez avoir de
vous échapper de mes mains, soit à présent, soit plus tard, sous le
fabuleux prétexte d'une séparation, je vous engage, pour vous distraire,
à méditer à ce sujet une consultation dont voici la copie. Elle est
rédigée par les plus fameux jurisconsultes de Paris, et m'a bien coûté
cinquante louis, s'il vous plaît... C'est une folie dans ma position,
mais je ne pouvais payer trop cher l'assurance de passer ma vie près de
vous.--Et il me remit un papier.--Vous verrez que, sur la question de
savoir si vous avez la moindre chance d'obtenir une séparation, les
trois avocats ont unanimement déclaré que non, la voix publique nous
attribuant des torts réciproques... C'était leur avis particulier, qui
ne préjugeait en rien celui de la justice; mais ils croyaient pouvoir
affirmer qu'aucun tribunal ne voudrait même donner suite à votre demande
en séparation s'il était formellement prouvé que vous êtes revenue de
votre libre volonté au domicile conjugal... cette démarche de votre part
devant être regardée comme une amnistie générale du passé, quelque
graves que fussent mes torts envers vous. Ne m'attendant pas, je vous
l'avoue, à vous trouver d'aussi bonne composition... je me contentais
donc de l'avis de mes trois conseillers, et j'allais tenter auprès de
vous une dernière voie de conciliation (dont je sentais toute
l'importance) avant de vous envoyer un huissier. Jugez donc de mon
étonnement, de ma joie, lorsque j'ai reçu ce charmant petit billet de
vous, par lequel vous me disiez qu'ayant mûrement réfléchi, vous ne
voyiez aucune raison pour vivre plus longtemps séparée de moi.

Je ne pus retenir un mouvement de désespoir en songeant à cette fatale
imprudence; ce mouvement n'échappa pas à M. de Lancry.

--Vous n'aviez pas songé à cela,--reprit-il,--je le vois, vous regrettez
ce malencontreux petit carré de papier satiné et parfumé,--dit-il avec
une cruelle ironie en me montrant ma lettre,--qui rive à tout jamais
votre chaîne... qui ne sera pas toujours de fleurs, je le crains
fort... Sur ce... je vais m'habiller, car aujourd'hui, par
extraordinaire, je tiens à me faire très-beau.

Et M. de Lancry me laissa stupéfaite et épouvantée.

Je n'avais cru engager que le présent... j'avais irrévocablement engagé
l'avenir.

Ainsi je voyais à jamais détruit mon espoir de retourner un jour vivre
auprès de madame de Richeville, et de jouir enfin de la récompense de
tant de sacrifices, en dévoilant à M. de Rochegune tous les motifs de ma
conduite.

Ce moment fut affreux.

Ce que m'avait dit M. de Lancry n'était que trop vrai: cette lettre
fatale me perdait, ou elle restait du moins comme une terrible
présomption contre moi... Quelle raison invoquerais-je pour obtenir
désormais une séparation, lorsque mon mari avait entre les mains une
preuve écrite de ma libre et volontaire soumission à ses désirs?...

Hélas! c'est ainsi que le cercle de fer de ma position m'enfermait et se
resserrait de tous côtés...

Un dernier coup vint, sinon m'accabler encore, du moins me prouver que
mes craintes étaient fondées en ce qui regardait Ursule.

Le soir... au moment où je faisais avec ma pauvre Blondeau quelques
préparatifs pour passer sans trop de frayeur ma première nuit dans ce
lugubre appartement, on me monta une lettre ainsi conçue:

«Madame,

«Un de vos meilleurs amis, qui depuis quelque temps se fait un plaisir
de vous tenir au courant des plus secrètes pensées de votre mari, veut
être le premier à vous apprendre que c'est Ursule qui a ordonné à M. de
Lancry de vous rappeler près de lui, afin de rompre votre liaison avec
M. de Rochegune... dont elle est passionnément éprise.

«Ursule n'a pas vu votre mari; elle lui a écrit que le seul moyen qu'il
eût de la faire consentir à lui accorder encore quelques entretiens
était de vous reprendre chez lui et de vous y garder... Bien entendu que
les promesses d'Ursule seront vaines, et que ce pauvre Lancry ignore
qu'il sert ainsi à merveille la passion d'Ursule en vous séparant de
Rochegune.

«On a vu dans les mains d'Ursule l'original d'une consultation signée de
trois fameux jurisconsultes, et la copie d'une lettre de vous dans
laquelle vous annoncez avec la meilleure grâce du monde que vous êtes
prête à retourner auprès de M. de Lancry.

«Cette nouvelle, jointe à l'avis que vous a donné le docteur, complique
singulièrement la question. De tout ceci il doit résulter:

«1º Qu'Emma mourra de chagrin... ce qui ne manquera pas d'être quelque
peu sensible à madame de Richeville, et à vous, qui vous serez
inutilement sacrifiée;

«2º Que Rochegune succombera aux séductions de votre amie Ursule, ce qui
ne vous sera pas non plus indifférent;

«3º Et que vous ne quitterez plus votre mari... lors même qu'il verra
qu'Ursule s'est jouée de lui. On lui donnera d'autres motifs de vous
garder... ce qui devrait vous épouvanter assez si vous avez le don de
lire dans l'avenir...»

Je ne pouvais en douter, cette lettre était de M. Lugarto.

Tels étaient les obstacles que j'avais à vaincre... Tels étaient les
dangers que j'avais à courir.



CHAPITRE VI.

CORRESPONDANCE.


Lorsque, plus calme, j'envisageai raisonnablement ma position, j'en
désespérai moins; sachant pour quel motif M. de Lancry avait exigé mon
retour près de lui, je fus un peu rassurée.

La lettre anonyme (sans doute l'œuvre de M. Lugarto) me montrait
l'avenir sous un jour menaçant, mystérieux; mais les préoccupations du
présent me distrayaient de ces craintes futures.

Je faisais, je crois, injure au caractère de M. de Rochegune en le
supposant capable de former même la liaison la plus éphémère avec
Ursule; cette femme m'avait causé trop de chagrins, il avait pour elle
trop de haine et d'aversion.

Une difficulté presque insurmontable était d'amener le mariage d'Emma,
et surtout de ne pas laisser soupçonner à M. de Rochegune que j'étais
instruite de l'amour de cette pauvre enfant... J'attendis tout de
l'inspiration, qui m'avait déjà soutenue, guidée...

Je n'avais aucune idée de la vie misérable à laquelle me condamnait le
désordre de M. de Lancry, j'appréciai plus que jamais la prévoyance de
M. de Mortagne; ma terre de Maran avait été rachetée sous le nom de
madame de Richeville: cette propriété m'assurait bien au delà du
nécessaire.

Par suite de mon étrange position, j'étais forcée de partager la gêne de
mon mari; car je ne paraissais rien posséder en propre. Je n'exagère pas
en disant que je me résignai à cette vie presque pauvre avec assez
d'indifférence; je la pris comme une épreuve, comme un essai.

Grâce aux soins de Blondeau, mon triste appartement fut habitable. Je
voyais à peine M. de Lancry. A quelques accès de gaieté grossière ou de
tristesse sinistre, je devinais qu'Ursule avait encouragé ou ruiné ses
dernières espérances; j'espérais que du moment où elle ne lui
ordonnerait plus de me garder près de lui, il consentirait à une
séparation.

Mon séjour forcé auprès de mon mari n'augmentait donc pas beaucoup mes
chagrins, ils roulaient tout entiers sur la perte de l'affection de M.
de Rochegune et sur les craintes que m'inspirait l'avenir d'Emma.

Le surlendemain de mon installation, madame de Richeville était venue
chez moi, ayant eu la précaution de s'assurer de l'absence de M. de
Lancry.

Elle fondit en larmes en voyant la pauvreté de ma demeure.--Cette
pauvreté,--me dit-elle,--lui expliquait mon dévouement. Emma se
rétablissait rapidement; sa mère ne conservait plus aucun doute sur sa
guérison.

Je demandai en tremblant à madame de Richeville des nouvelles de M. de
Rochegune; jusqu'alors elle n'en avait aucune. Prévoyant son chagrin,
elle avait envoyé s'informer de sa santé; il lui avait fait répondre
qu'il était un peu souffrant.

Madame de Richeville m'apprit que ma conduite était diversement jugée
dans le monde; les uns me blâmaient cruellement, les autres me louaient
outre mesure. J'avoue que dans cette circonstance j'avais en moi de quoi
balancer tous les jugements du monde.

Le lendemain je reçus cette lettre de M. de Rochegune.

Paris...

«J'ai été envers vous injuste, brutal et cruel, parce que j'ai été
vaniteux. L'orgueil est au fond de tous nos mauvais sentiments: vous
ressentiez pour un autre ce que vous ne ressentiez pas pour moi; mon
amour-propre s'est révolté, mon bon sens s'est obscurci; dans votre mari
je n'ai pas vu un homme digne ou indigne de votre amour, j'ai vu un
rival.

«Tout ceci est logique: je suis sorti de la sphère des sentiments
élevés, je suis tombé dans les sentiments bas et jaloux, le paradoxe a
remplacé la raison; pouvais-je toujours rester dans cette sphère? Non:
l'amour platonique est impossible entre deux jeunes gens; tôt ou tard
l'un ou l'autre succombe. C'est un piége dangereux. Il apparaît plein
de charme et de grandeur. Si votre amour mal éteint pour votre mari
n'eût pas soutenu votre vertu, vous eussiez succombé comme moi! Quand le
cœur est pris, on n'échappe pas à la contagion du désir.

«J'ai bien réfléchi, _je me suis fait vous_ pour vous juger au point de
vue absolument moral: vous êtes irréprochable. Pour moi, cela est cruel;
il ne m'est, pour ainsi dire, pas permis d'avoir des regrets.

«Vous dévouer ma vie, cacher notre bonheur dans la solitude, parce que
les grandes passions sont solitaires, ainsi pour moi l'avenir était
complet et magnifique! Que me reste-t-il? Rien, ni l'amour de frère ni
l'amour d'amant. Depuis qu'en vous j'ai vu la femme... la sœur a
disparu.

«La femme, par une brusque préférence, m'a témoigné sa répugnance... la
femme n'existe plus pour moi... Vaincre ou braver une _répugnance_ m'a
toujours été aussi impossible que d'oublier que je l'ai inspirée.

«Il en est des impressions comme des jours, on ne fait pas qu'ils
n'aient point été. Je ne puis pas plus redevenir votre frère que
rétrograder à l'âge de vingt ans; notre position est brisée, à tout
jamais brisée.

«Votre retour à votre mari a rompu tout équilibre, bouleversé toute
prévision. Ce retour aurait eu lieu quand j'étais encore votre frère,
que rien n'eût été changé entre nous; je vous aurais blâmée ou approuvée
avec désintéressement.

«J'ai trente ans; depuis l'âge de dix-huit ans, je crois, je vous ai
aimée, je vous l'ai prouvé.

«Mais le passé est fatal pour les mauvais comme pour les bons souvenirs.

«Si mon affection pour vous est morte après s'être successivement
transformée, il m'en restera toujours la mémoire.

«On doit honorer religieusement ceux qui ne sont plus.

«Oui... ce que j'éprouve pour vous à cette heure est le culte
mélancolique et sacré qu'on a pour ceux à qui l'on survit.

«Mes regrets seront éternels... éternels... Une fois réduits en
poussière, nos débris forment des cendres inaltérables... Telle est,
telle sera l'immutabilité de mes sentiments pour vous.

«Je ne vous fais pas de reproches, Mathilde; on ne reproche pas aux gens
de mourir... on les pleure.

«Ces images sont lugubres; je les emploie pour vous faire comprendre que
le passé ne m'est pas cruel, odieux, insupportable; il est glacé comme
le sépulcre... il est MORT... il n'est pas oublié, il est TUÉ.

«Aussi ma vie sera-t-elle misérable. Je flotte entre vingt partis sans
me résoudre à aucun. Votre perte a renversé tout l'échafaudage de mon
existence. C'est à recommencer. L'âge avance; je suis fatigué de la
route.

«J'avais pourtant cru être près du terme... il va falloir marcher...
marcher encore... et dans quel désert aride et sans fin, mon Dieu!»

Paris.

«Hier, j'ai eu un accès de rage et de haine que je voulais assouvir...
j'étais fou... Je suis sorti pour aller provoquer votre mari et le tuer.

«Je dis cela parce que j'étais sûr de le tuer. Il est des pressentiments
qui ne trompent pas.

«Et puis cette conviction m'a effrayé; j'ai eu peur d'être un
assassin...

«La preuve que je suis complétement détaché de vous et que je
n'oublierai jamais que vous m'avez préféré un être pervers et misérable,
c'est qu'en voulant tuer votre mari, je réfléchissais parfaitement que
si vous deveniez ainsi veuve, je mettais pour l'avenir une barrière
insurmontable entre vous et moi.

«Cette pensée seule ne m'eût pas arrêté une seconde... demain vous
seriez libre que je refuserais les restes d'une vie que, par deux fois,
vous avez été mettre aux pieds de cet homme... Jamais! jamais...»

De ces deux lettres de M. de Rochegune, ce fut la dernière qui me fut la
plus pénible.

Elle me prouvait combien le coup que j'avais frappé avait été douloureux
et sûr; jamais il ne m'avait exprimé d'une manière aussi énergique,
aussi dure, ce détachement complet sur lequel le temps ne pourrait
rien.

Ces ressentiments me parurent, sinon faire faire un grand pas à mes
projets pour Emma, du moins détruire tout obstacle dont j'aurais pu être
le prétexte.

Ursule m'inspirait toujours une crainte vague. Mais, encore une fois,
comment M. de Rochegune, qui la connaissait, consentirait-il seulement à
l'écouter?... N'accueillerait-il pas ses avances avec le dernier mépris?
J'étais absorbée par ces pensées, lorsque je reçus cette lettre de M.
Lugarto, ou de l'un de ses émissaires, car je ne connaissais pas cette
écriture.

On juge de l'effroi qu'elle me causa.

Paris.

«L'_ami inconnu_ à qui vous devez déjà beaucoup de renseignements à la
fois _agréables_ et précieux sur la vie intime de votre mari continuera
sa tâche avec d'autant plus de plaisir, que les événements le servent à
souhait, et deviennent de plus en plus _intéressants_ pour vous.

«Maintenant l'on va vous instruire de ce qui regarde Ursule, parce que
dans cette fantasmagorie vous verrez très-incessamment apparaître la
figure de M. Rochegune, et on a lieu de croire que cette apparition vous
_plaira_ infiniment. Voici ce qu'est devenue Ursule depuis sa
disparition de l'hôtel de Maran. On vous cachera seulement l'indication
positive de la retraite de votre charmante cousine, parce qu'il est
superflu que vous la connaissiez: elle habite l'un des faubourgs les
plus isolés, les plus reculés de Paris.

«Ursule a depuis deux ans une femme de chambre qui lui est profondément
attachée et en qui elle a la confiance la plus absolue. Mademoiselle
Zéphyrine (c'est son nom) a été chargée par sa maîtresse, quelque temps
avant la nuit du bal de la mi-carême, de chercher et de louer dans un
endroit retiré un modeste appartement ou (si faire se pouvait) une
petite maison bien isolée.

«Mademoiselle Zéphyrine, fille pleine de zèle, d'intelligence et
_surtout de fidélité_, trouva au fond d'une impasse qui aboutissait à
une rue déserte d'un des faubourgs les moins fréquentés de Paris, une
véritable cellule de trappiste. Le surlendemain du bal de la mi-carême,
votre belle rivale, abandonnant tout ce qu'elle possédait à l'hôtel de
Maran, partit lestement dans un fiacre avec mademoiselle Zéphyrine et
gagna sa retraite cénobitique, d'où elle ne sortit pas pendant quinze
jours, lesquels quinze jours M. de Lancry passa à battre Paris et ses
environs sans pouvoir rattraper sa fugitive.

«Maintenant on va mettre sous vos yeux quelques fragments des plus
secrètes pensées d'Ursule, écrites par elle dans un album a fermoir dont
elle seule a pourtant la clef.

«Vous conclurez de cette indiscrétion, sans vous tromper beaucoup, que
mademoiselle Zéphyrine, pendant les promenades de sa maîtresse, trouve
le moyen d'ouvrir l'album, d'y copier ce qui lui semble curieux, et de
communiquer ces renseignements à son _maître invisible_, qui se fait un
plaisir de vous en faire part.

«Le commencement de ces fragments du journal d'Ursule remonte environ à
deux ans; les derniers mots en ont été écrits il y a très-peu de jours.
On ne doute pas que ces notes ne vous causent des émotions _douces et
salutaires_.»


JOURNAL D'URSULE.

J'ai en ce soir un moment de triomphe. J'ai vu Mathilde aux Italiens;
son mari est venu me rejoindre. Je l'ai maltraité! Elle a dû s'en
apercevoir... Lui enlever Gontran, c'était une vengeance; l'humilier
devant elle... c'était un plaisir.--M. de Senneville passe pour être
irrésistible. C'est un de ces hommes sur lesquels on a toujours des
projets quand on ne les connaît pas. Je l'ai trouvé d'une élégance
niaisement sérieuse. Il doit se cravater avec solennité et mettre ses
gants avec méditation. Son ramage est aussi charmant qu'insupportable,
car il gazouille délicieusement toujours le même air.--Son plus grand
défaut, à mes yeux, est d'être trop joli. Ce n'est pas ainsi qu'un homme
est beau; aussi M. de Lancry ne m'a jamais plu.--Ce sont là de plates
figures de pacotille que la nature jette dédaigneusement dans son
moule:--JOLI nº 1, ne voulant pas se donner la peine de leur donner un
cachet original...--Lord C*** est mieux, plus accentué; mais il a l'air
par trop Anglais: comme presque tous ses compatriotes, c'est l'embarras
dans l'arrogance, et la morgue dans la gaucherie; et puis au moral ces
gens-là sont comme au physique, ils n'ont pas d'épiderme; on dirait
qu'ils ressentent tout à travers leur flanelle.

     §

Où trouverai-je donc cet homme rude, impérieux, passionné, qui de sa
main robuste me fera plier comme un roseau?--Que je méprise ce Gontran!
Ses prévenances sont de basses servilités, son dévouement un honteux
valetage... Il m'aime en laquais qui craint d'être chassé.--Qu'attendre
d'un misérable qui vole sa femme? Car c'est la voler, ignoblement la
voler... que de se ruiner pour moi.--Et elle... oh! je la hais. Elle n'a
pas l'air malheureux! Je le crois bien, sotte que je suis! je l'ai
débarrassée de son mari...

     §

Inspirer certaines passions est très-flatteur... les dédaigner est plus
flatteur encore.

     §

M. de Volanges (l'un des plus nouveaux _adorateurs_) s'est imaginé de me
reprocher ce qu'il appelle ma coquetterie, se plaignant amèrement de ce
que depuis deux mois... je l'accueille à ravir.--Est-il quelque chose au
monde de plus benêt que ces récriminations? Voilà un homme qui se plaint
de ce que pendant quelques semaines je l'ai reçu avec grâce, avec
prévenance, avec préférence même.--N'est-ce pas déjà reconnaître
très-généreusement ses soins que de les agréer?--N'est-ce pas faire
mille fois plus qu'il ne mérite?--En s'indignant contre notre _mauvaise
foi_, en parlant de ce qu'ils appellent si grotesquement leurs _droits_,
les hommes qui nous ont fait la cour sont aussi niaisement scélérats que
ces voleurs qui se croient sincèrement volés lorsqu'après des prodiges
de patiente adresse ils ont forcé... un coffre vide...

     §

En théorie et en pratique, j'ai toujours considéré les hommes comme nos
ennemis implacables.--Il y a de la haine jusque dans leur amour le plus
passionné, ou plutôt dès qu'il y a passion il y a haine. Le _mari de
Mathilde_ m'idolâtre, mais il m'exècre; il subit mon joug, mais en
frémissant de rage. Il m'aime... parce qu'il ne peut pas faire autrement
que de m'aimer.--Je le torture sans pitié, parce que je sais le secret
de ma domination et que ce secret est ignoble.--Il y a plus... Mon
hostilité contre Mathilde est excessive; j'éprouve pourtant une certaine
satisfaction en pensant que je suis impitoyable pour un homme qui l'a
rendue si malheureuse...

     §

Si nous dédaignons leurs vœux, les hommes nous détestent; si nous les
écoutons, ils nous méprisent.--Ils ne pardonnent jamais ni la vertu ni
la faiblesse.--Lorsqu'ils s'occupent de nous, ils se mettent à
l'œuvre avec tout un attirail d'odieuses arrière-pensées: c'est la
vanité, c'est le mensonge, c'est la jalousie; et puis viennent la
défiance, l'hypocrisie, et surtout la crainte haineuse de ne pas
réussir.--De leur part ce n'est pas de l'amour, c'est à peine un goût,
un caprice; avant tout c'est l'orgueil de mettre à mal un cœur
honnête ou de triompher de leurs rivaux.--Il n'y a peut-être pas un
homme qui, s'occupant de la beauté la plus à la mode de la saison, ne
préfère _paraître_ heureux aux yeux de tous que de l'_être_ à la
condition du plus profond secret.--Ils sont bien plus satisfaits du
sacrifice apparent de notre réputation que du sacrifice ignoré de nos
principes.--A position égale ou plutôt relative, combien d'hommes
risqueraient pour une femme ce que risque une femme en commettant une
faute? Ainsi que j'ai lu dans un livre moderne:--«Si une liaison
coupable pouvait être facilement surprise et punie d'une _amende_ qui
enlèverait un quart de la fortune de l'_homme aimé_, quel est celui qui
s'exposerait aux dangers d'être aimé si chèrement?...»

--Je m'endurcis donc en songeant que nous ne faisons jamais aux hommes
que le mal qu'ils voudraient nous faire.

     §

L'aspect de ce comédien m'a singulièrement frappée.--Il m'a fait
comprendre les élans de la passion.--Il était résolu, violent,
désordonné.--Il a joué ce rôle avec une énergie et une fierté
sauvages.--Quand il a pris cette femme par les épaules... quand de sa
main puissante il l'a jetée à genoux, il a été superbe... Son front
était bien menaçant, sa jalousie bien inexorable...--Et puis sa voix
mâle, un peu rauque, avait un vibrement profond, presque _léonin_. Cette
mièvre princesse de Ksernika était avec moi dans l'avant-scène; elle
s'est écriée en ricanant qu'il avait l'air de rugir.--L'imbécile! elle
veut sans doute que le lion roucoule.

     §

Dans la scène d'amour, ce comédien a eu un moment d'admirable
expression: il n'a pas sournoisement larronné le baiser qu'il prend à la
jeune fille; il l'a enlevé en maître, avec audace... avec une fougue
presque brutale...

     §

En sortant, comme je louais beaucoup Stéphen (c'est le nom de ce
comédien), tandis que la princesse Ksernika l'attaquait comme elle peut
attaquer, la pauvre femme, M. de Lancry ne s'est-il pas avisé de me
faire observer, avec la plus respectueuse mesure, il est vrai, que je
défendais peut-être Stéphen un peu chaudement...--J'ai regardé fixement
M. de Lancry de mon _regard noir_...--Il a compris sa faute...--Il était
trop tard... J'ai souri de mon plus doux sourire, et, m'appuyant
coquettement sur son bras, je lui ai dit tout bas... bien bas, que
j'écrirais le lendemain matin à Stéphen pour lui demander de me donner
des leçons de déclamation, l'envie d'apprendre à jouer la comédie
m'étant venue subitement.--(Je n'en veux rien faire, bien entendu.)
Comme le _mari de Mathilde_, abasourdi de cette cruelle confidence,
s'est échappé jusqu'à s'écrier, dans son douloureux étonnement, que ce
nouveau caprice était au moins bizarre, j'ai redoublé la douceur de mon
sourire, et je l'ai _prévenu_ qu'il irait le surlendemain me chercher
_lui-même_ une loge pour voir jouer Stéphen dans la même pièce, et que
je voulais qu'une petite salle de spectacle fût immédiatement construite
dans le jardin de l'hôtel de Maran.

     §

Ces ordres seront exécutés; je n'en doute malheureusement pas... Ce
Gontran est assez lâche et assez sot pour ne jamais me donner la
distraction d'un refus ou d'une impossibilité. Il ressemble à ma jument
Stella... elle est si insupportablement bien dressée, que sa docilité
m'irrite... Je la bats de colère... de n'avoir pas de raison pour la
battre...

     §

L'architecte de M. de Lancry est venu me soumettre plusieurs plans de
salles de spectacle; je ne les ai pas trouvées assez riches.--Je veux
quelque chose qui rappelle, dans de petites proportions, celle du
château de Versailles, et surtout que cela soit construit tout de
suite.--La nuit porte conseil: tantôt j'ai dit au _mari de Mathilde_
qu'au lieu de me louer pour demain soir une loge au théâtre de Stéphen,
il la louerait pour six mois afin d'avoir le droit de la faire arranger,
car ce petit théâtre du boulevard est horrible, et je compte y aller
quelquefois;--meubles, glaces et tentures seront en place demain.
Gontran a trente-six heures d'avance; pour lui, l'homme aux surprises
magnifiques, c'est plus de temps qu'il n'en faut.

     §

Je reviens de l'ambassade; ce bal était merveilleux; je me sentais très
en beauté, pourtant je me suis ennuyée à périr... Que ces hommages dont
on m'accable sont insipides et monotones!--Et puis... se dire qu'on n'a
qu'à _vouloir_ pour enlever tous ces empressés à leurs maîtresses ou à
leurs femmes... c'est repoussant de facilité.--Pour donner du piquant,
du montant à une faiblesse, il n'y a rien tel que des principes ou des
obstacles...--Hélas!... je suis réduite aux obstacles... Mais pour en
rencontrer... je suis trop à la mode, et les hommes sont trop
grossièrement, trop facilement infidèles à _leurs amours_.--Oh! si je
pouvais trouver un être insensible à mes séductions, quelle gloire d'en
triompher!

     §

Cette pensée m'a donné de l'humeur, ma cour s'en est aperçue... J'étais
nerveuse... agacée... J'ai fait plusieurs _exécutions_ féminines et
masculines qui ont beaucoup amusé mademoiselle de Maran. Décidément elle
raffole de moi.--Notre haine commune contre Mathilde nous a pour
toujours _soudées_ l'une et l'autre; et puis je l'égaie...--Elle
vieillit; elle aurait horreur de la solitude, où sa méchanceté la
reléguerait nécessairement... Peu m'importe de l'abandonner un jour...
si mon destin m'appelle ailleurs.

     §

Le _mari de Mathilde_ s'est surpassé, j'ai trouvé cette loge arrangée à
merveille; tout le fond était occupé par une immense jardinière (utile
précaution à ce théâtre). Mais à quoi bon? je ne remettrai plus les
pieds dans cette salle... mes illusions sont détruites... A la seconde
représentation, Stéphen, qui m'avait d'abord tant frappée, tant émue,
m'a paru détestable, laid, vulgaire... Où avais-je donc l'esprit et les
yeux? Au fait, je ne me plains pas de cette première impression, si
différente de la seconde; elle m'a donné l'idée d'avoir un théâtre, et
je suis enchantée de jouer la comédie.

     §

Je viens de jouer Célimène.--Cette petite salle était charmante.--Selon
notre public, j'ai dit à merveille et avec un très-grand air. C'est
très-amusant. Il paraît que dans mon rôle de mademoiselle Déjazet, j'ai
fait tourner toutes les têtes... par mon effronterie provocante...--Que
les hommes sont sots et vains! Quand ils s'enchantent de voir une femme
montrer une hardiesse impudente, ils s'imaginent que cette affection de
cynisme doit être à leur intention et à leur profit.--Ils ne comprennent
donc pas, dans leur stupide orgueil, qu'on les compte d'autant moins
qu'on risque davantage en leur présence!--Après cette petite pièce, le
_mari de Mathilde_ est venu à moi d'un air glorieux, croyant
probablement que le choix de ce rôle était de ma part une _déclaration
de principes_ à son usage; je l'ai reçu de telle sorte qu'il s'en est
allé honteux et confus.

     §

La vie que je mène est quelquefois atroce... de néant et d'ennui;
cependant, aux yeux de tous, aux miens même, il n'y a pas d'existence
plus fortunée que la mienne.--J'ai enfin joui de ce luxe, de cette
renommée d'élégance que j'ambitionnais tant.--Je suis une femme à la
mode dans toute l'acception du terme.--Je règne sur une fraction de la
meilleure compagnie de Paris. Les hommes les plus aimables sont à mes
pieds; mes rivales me redoutent et m'exècrent.--Je leur suis assez
supérieure pour pouvoir être toujours _très-bonne femme_ avec elles.--Je
finis de les désespérer en dédaignant profondément l'amant qu'elles
m'envient, et en les défiant de porter atteinte à une fidélité dont je
me raille.--Comme les conquérants usurpateurs, je me suis faite toute
seule ce que je suis;--d'un nom presque ridicule, j'ai fait un symbole
d'élégance et de distinction; on copie mes toilettes, on cite mes
reparties, on envie mes succès; mes préférences mettent un homme à la
mode, mes moqueries le _noient_ à jamais.--Quand j'arrive dans un bal,
toutes les femmes prennent aussitôt d'une main rude leurs adorateurs _en
laisse_, et je ne vois que regards de haine et de jalousie; je n'entends
que chuchotements aigres ou reproches courroucés...--Mais qu'une fleur
de mon bouquet tombe à mes pieds, tous les adorateurs rompent leurs
_cordes_ et se précipitent pour la ramasser... à la plus grande
mortification d'une infinité de _belles dames_, qui rappellent en vain
ces ingrats effarés.--Tout cela est charmant... Pourtant il me manque
quelque chose... ou plutôt tout me manque. Je n'aime pas, je n'ai jamais
aimé... Oh! que je voudrais aimer!...

     §

--Un jour j'avais cru ressentir une de ces commotions sourdes, mais
profondes, qui annoncent l'orage de la passion... comme les premiers
roulements de la foudre annoncent la tempête... mais, hélas! cet espoir
a été aussi vain... que ma comparaison est ridiculement
ampoulée.--Cependant, un homme pareil à celui dont je me souviens... eût
compris comment je voulais être aimée, que j'aurais tout abandonné pour
lui...--Sans doute j'aurais vécu dans la misère, dans l'abjection, dans
les larmes; il m'aurait battue, trahie, chassée... mais au moins
j'aurais aimé, j'aurais eu des moments de passion sublime... je me
serais sentie relevée à mes propres yeux.

     §

_Relevée!_ Est-ce donc qu'un secret instinct me dit que, comme le feu...
la douleur purifie?--Serait-ce donc une réhabilitation que je
chercherais dans l'amour?--Non... non... je n'ai pas de remords... je ne
dois pas, je ne veux pas en avoir.--Une seule fois je me suis apitoyée
sur Mathilde... je me suis montrée envers elle aussi bonne, aussi
généreuse que ma nature me permettait de l'être, et j'en ai été
cruellement punie.

     §

--Comment ne haïrais-je pas M. de Lancry?--Quelquefois malgré moi (ce
sont mes jours maudits), je sens des bouffées de honte me monter au
front en songeant que c'est à son odieuse ingratitude envers sa femme
que je dois la vie splendide que je mène.--En vain j'ai fait des
compromis avec ma conscience, en vain je me suis dit qu'il n'y avait
rien de plus _immatériel_ que les plaisirs dont je jouissais,--en vain
j'ai traité le _mari de Mathilde_ comme un misérable, du jour où il a
osé m'offrir autre chose que des _fleurs_ et des _sérénades_... Oh! il
est certaines coupes dont le déboire est plein d'amertume et de fiel...

     §

--Cette fois, je suis frappée au cœur... oh! bien au cœur... Je
veux écrire ici cette date.--Enfin d'aujourd'hui, heureuse ou
malheureuse, ma vie aimante va commencer.--Enfin j'ai trouvé l'homme de
mes rêves!--Il ne m'a pas vue, il n'a fait que passer... Je ne sais ni
son nom, ni ce qu'il est; mais fût-il le premier ou le dernier des
hommes, je sens que je l'aimerai, je sens que je l'aime, je lui
appartiens.--Quelle physionomie haute et fière!... Quelle démarche à la
fois leste et hardie!--Et ce teint basané, et ces lèvres rouges, et ces
sourcils noirs, et ces grands yeux gris! Mais quand de pareils yeux
daignent seulement s'abaisser sur vous, on doit tomber à genoux en
disant: Seigneur... ordonnez, voici votre esclave.--Et cet inconnu, qui
peut-il être?

     §

Quelle est donc cette puissance invisible, mystérieuse, à laquelle
j'obéis? Cet homme ne m'a pas dit un mot, son regard ne s'est pas arrêté
sur moi, et je me sens soumise, dominée!...--Mon angoisse profonde me
dit que ma destinée s'accomplit.

     §

Rien de moins romanesque que ma rencontre avec cet inconnu. Je
traversais les Tuileries à pied. Arrivée dans l'un des quinconces, je
vis devant moi un homme qui marchait lentement. Sa taille, sa tournure,
m'avaient déjà paru remarquables; il se retourna comme s'il se fût
trompé de chemin par distraction. Alors, oh! alors... A son aspect, je
n'ai pu m'empêcher de m'arrêter.--Il ne m'a pas aperçue... il s'est
éloigné.--Il n'était plus là que je le contemplais encore.

     §

Quel est cet homme?--Quel est cet homme? Je ne l'ai jamais vu dans le
monde.--Il n'importe... je sais qu'il existe...--Le reverrai-je
jamais?--Oui... oui, je ne l'aurais pas rencontré sans cela.--Il existe;
cela explique, cela justifie mes mépris pour tous les hommes. Oui, pour
tous... ceux-là même qui se sont cru des droits sur moi ne sont-ils pas
ceux que j'ai le plus abreuvés de dédains et d'outrages?--Ont-ils eu,
non pas de l'empire, mais la moindre influence sur mon cœur, sur mon
âme ou sur mon esprit?--Certaines insouciances ne sont-elles pas le
comble de l'indifférence et de l'insulte?--Le mari de Mathilde l'a dit
et l'a prouvé.--Un homme n'est pas un esclave.

     §

Misère du ciel!... c'est l'amant de Mathilde... c'est le marquis de
Rochegune!

Cet homme singulier et remarquable, dont tout le monde parle, qui est
arrivé depuis quelques jours, et que j'étais si curieuse de
connaître,--c'est lui... c'est lui...--Il aime Mathilde... elle
l'aime...--Oh! quand je disais que j'avais raison, que j'avais le droit
d'exécrer cette femme!--Voilà donc le secret de la haine implacable que
je lui porte depuis son enfance!--Mon instinct me disait qu'elle
aimerait un jour l'homme qui serait ma destinée tout entière...

     §

Elle l'aime... elle... elle! mais elle en est indigne; n'a-t-elle pas
aimé, passionnément aimé son insipide et misérable Gontran?--Oh! que je
suis fière... moi... de n'avoir au contraire rien aimé jusqu'ici!--que
je suis fière d'avoir senti que je ne devais rien aimer avant d'avoir
connu mon maître, mon despote!--Et je me plaignais! mais c'est à genoux,
à deux genoux que je devrais remercier le hasard qui jusqu'ici m'a
rendue insensible.

     §

J'ai horreur de moi-même et de tout ce qui m'entoure.--Maintenant, je le
sens, je suis une malheureuse créature dégradée.--Jamais un tel homme
ne voudra seulement abaisser les yeux jusqu'à moi; c'est à cette heure
que je mesure la profondeur de l'abîme de fange et d'infamie où je suis
tombée.--Jamais je ne pourrai laver cette souillure.--De quels stupides
paradoxes me suis-je bercée?... me croire digne de lui... moi... moi!...
O profanation!--Est-ce que j'oserais seulement le regarder... lui
parler!... Lui parler!... mais je mourrais de confusion...--Ah!
maintenant je comprends la timidité... ou plutôt la honte!

     §

Je ne veux plus rester dans la maison de mademoiselle de Maran.--Ce luxe
me révolte;--je voudrais pouvoir me cacher à tous les yeux.--Pour jouir
de ce luxe, je me suis vendue comme une infâme.--Les malheureuses que le
besoin conduit a leur perte sont des anges auprès de moi.--Je hais la
lumière du jour, il me semble que dans l'obscurité, je sens moins mon
ignominie.--Comme il l'aime... comme elle l'aime!--Quelle générosité!
quelle fierté! quel courage! Quelle auréole d'honneur, de patriotisme,
de loyauté chevaleresque, rayonne autour du noble nom de cet homme!--A
cette seule pensée je suis éblouie.--Et Mathilde, comme on l'aime
aussi... comme on l'approuve, comme ou l'admire de l'aimer
autant!--Comme le rapprochement de ces deux belles âmes est magnifique!
que leur amour est pur et grand!...--Et ce Gontran... ce Gontran qui les
raille... le misérable... Est-ce qu'il peut comprendre?... Dieu merci,
il ne les comprend pas...

     §

Je suis folle.--Cachée dans un fiacre, je suis allée passer encore deux
heures devant sa maison, espérant le voir sortir, le voir... seulement
le voir... car, pour rien au monde, je ne m'exposerais à soutenir son
regard dans le monde: je mourrais de frayeur et de honte;--je ne
trouverais pas un mot à balbutier.--Depuis plus d'un mois j'ai abandonné
toute société;--à peine je descends chez mademoiselle de Maran, où je
suis pourtant bien sûre de ne pas le rencontrer.--J'ai attendu longtemps
à sa porte; il est sorti à pied.--Je l'ai fait suivre par la voiture, où
j'étais toujours cachée.--Il est allé chez Mathilde; il y est resté
jusqu'à six heures.--Oh! qu'elle est heureuse!--je n'ai plus la force de
l'envier, de la haïr: je ne sais que souffrir.--Malgré moi, je suis
obligée de l'avouer... ils sont dignes l'un de l'autre.

     §

Pleure... pleure... malheureuse... pleure des larmes de sang et de
rage... Va... meurs de désespoir; surtout qu'on ignore ton fol amour.
Pour toi il n'y aurait pas assez de moqueries et d'insultes.

Pourtant, si j'avais vu plus tôt cet homme, ma vie eût été tout autre...
Elle eût été aussi belle, aussi honorable qu'elle a été coupable et
désordonnée.--Du moins elle ne le sera pas plus longtemps:--il ne me
connaîtra jamais, il ne saura jamais que je l'aime; mais la flamme qu'il
a allumée en moi aura purifié ma vie.--Aujourd'hui, j'ai pris mes
dispositions pour quitter l'hôtel de Maran;--je n'ai plus rien, je
serai pauvre, je travaillerai ou je mourrai, mais je serai libre et
digne de penser à lui...--Penser à lui... oh! cela impose de grands
devoirs...

     §

Toute mon énergie s'est réveillée.--Demain, j'abandonnerai cette maison;
mais cette nuit... je lui parlerai.--Oui, j'aurai ce courage.--Une idée
m'a frappée,--c'est le bal de la mi-carême à l'Opéra; je lui donnerai un
rendez-vous; ma lettre sera conçue de telle sorte qu'il croira qu'il
s'agit de quelque timide infortune; je suis sûre qu'il viendra. Aurai-je
la force de l'aborder? je ne sais.--A cette seule idée, ma faiblesse,
mes doutes reviennent.--Ah! je suis lâche, j'ai peur, je tremble.--Avec
quelle émotion je relirai un jour ces lignes que j'écris maintenant! Il
me semble que sur ce papier muet, que dans ces notes si rapides, je
retrouverai mes souvenirs presque vivants.--Que je suis heureuse de
pouvoir au moins conserver une trace visible de ce qui se passe en moi
aujourd'hui... à cette heure!

     §

Je lui ai parlé... mon Dieu! je lui ai parlé;--il a senti le battement
de mon cœur; j'ai appuyé mon bras au sien.--Mes lèvres ont
craintivement baisé sa main, sa noble main;--mes larmes l'ont
mouillée.--Il a bien voulu me répondre avec bonté.--Jamais faveur
souveraine n'a été reçue avec une reconnaissance plus passionnée...--jamais
paroles royales n'ont été écoutées, dévorées avec un recueillement à la
fois plus avide et plus tremblant;--le masque m'a rendu mon courage: à
figure découverte, je n'aurais pas trouvé une parole...--J'avais la
fièvre, mes joues étaient empourprées.--Il prenait plaisir à m'entendre,
parce que je lui faisais l'éloge de Mathilde... Cet éloge me brûlait les
lèvres; mais je suis devenue éloquente pour la louer davantage
encore.--Je l'ai vu sourire avec mépris et aversion quand j'ai prononcé
mon nom.--Pour lui plaire encore, j'ai flétri avec indignation l'infamie
de ma conduite; je n'ai pas trouvé d'expressions assez amères pour
m'accuser...--Oh! cette amertume désespérée, je la ressentais; jamais je
n'avais plus douloureusement mesuré la distance infranchissable que le
passé mettait entre moi et cet homme sublime.

     §

Et puis, en m'entendant exalter ainsi ce qu'il chérissait, maudire ce
qu'il détestait, il paraissait si heureux...--Oh! en ce moment, il
m'aurait dit d'aimer Mathilde, que je crois que je l'aurais aimée.--Et
lui, que d'esprit! que de grâce! que de génie! quelles pensées
fières!--Ce caractère hardi applique aux vertus rares et difficiles
l'audace aventureuse, la présomptueuse énergie que les autres appliquent
aux vices faciles et vulgaires:--il m'a fait comprendre les exaltations
les plus pures et les plus saintes;--il m'a conféré je ne sais quelle
haute noblesse de l'âme, comme un roi qui octroie la chevalerie.

     §

J'ai abandonné l'hôtel de Maran.--Je ne reverrai plus M. de Lancry.--Je
suis enfin sortie de cette atmosphère de honte et de dégradation qui
m'étouffait.--Je ne changerais pas maintenant ma pauvre petite demeure
pour tous les palais du monde.

     §

M. de Rochegune ne me verra jamais,--je n'entendrai plus jamais sa
voix;--jamais il ne saura qu'il a parlé avec douceur, avec bonté, à la
femme qu'il déteste, qu'il méprise le plus au monde.--Pourtant je lui
serai pour toujours aussi passionnément fidèle... aussi amoureusement
dévouée... que s'il m'avait permis de l'aimer.--Oh! oui... oui... je
comprends bien la pureté de leur amour,--je la comprends mieux que
Mathilde peut-être.--Oui, plus qu'elle peut-être je serais maintenant
capable des sacrifices qu'un tel amour impose.--Chez elle, une vertueuse
résolution n'est que la conséquence de ses principes... Y faillir un
jour ne serait pour elle que manquer à ses devoirs.--Moi, désormais je
n'y faillirai jamais, parce que, principes, honneur, chasteté, pudeur,
cet homme m'a tout révèle, tout donné, et que ce serait _lui_ et non la
vertu qu'il faudrait oublier.

     §

Je suis épouvantée des ravages que cette passion fait en moi... ma tête
s'égare, les plus sinistres projets me traversent l'esprit.--Oh! s'il
connaissait mon amour, il aurait pitié de moi.--Oui, je suis sûre qu'il
m'aimerait, qu'il me préférerait à Mathilde.--Après tout, quelle
influence a-t-il eue sur cette femme? aucune!--Elle était honnête et
pure; elle est restée honnête et pure.--Moi, j'étais dépravée, j'étais
perdue... Et parce que je l'ai vu... et parce qu'il m'a dit quelques
paroles douces et bonnes, et parce que je l'aime... je suis devenue
aussi pure, aussi honnête que Mathilde.--Et encore qui sait? Est-elle
restée pure?... Oh! si elle avait fait une faute, combien _il_ serait
plus fier de son influence sur moi!--De Mathilde... vertueuse, il
n'aurait fait qu'une femme coupable;--de moi coupable, il aurait fait
une femme vertueuse!--Cela ne serait-il pas plus beau?--cela ne
serait-il pas plus digne de sa grande âme?--Lui qui aime tout ce qui est
généreux et grand, serait-il insensible à la transformation qu'il a
faite?...

     §

Oui, cela est vrai, il m'a transformée, il m'a donné des remords que
jusqu'ici je n'avais pas eus.--Ma conduite envers mon mari m'apparaît
dans toute son horreur.--Mon cœur s'est brisé en pensant à cet être
si généreux et dévoué, qui m'aimait avec tant d'idolâtrie, et que j'ai
abandonné pour un homme que je méprisais.

     §

Autrefois je n'aurais pas un instant hésité de prendre la résolution que
je viens de prendre.--Eh bien!... pendant deux jours, j'ai lutté...
j'ai combattu, oh! douloureusement combattu;--mais l'intérêt de mon
amour l'emporte;--cet amour est ma vie maintenant.--Ce n'est pas de
l'égoïsme, de la cruauté; c'est de l'instinct de conservation... J'ai un
moyen sûr de séparer M. de Rochegune de Mathilde:--Je vais écrire à
Gontran sans lui dire où je suis; je lui promettrai de le revoir s'il
peut décider Mathilde à revenir habiter avec lui.--Je le sais, je risque
de pousser _leur_ passion à l'extrême... de les forcer à fuir peut-être
pour échapper à M. de Lancry; mais je ne peux pas être plus malheureuse
que je ne le suis;--je ne puis rien perdre, je puis tout gagner.

Gontran ne résistera pas à cette demande; mon influence sur lui est
absolue, j'en suis certaine.--Mais une fois Mathilde au pouvoir de M. de
Lancry, que ferai-je, moi?... Oserai-je affronter les regards de celui
dont la seule pensée me trouble, m'impose, me consterne et
m'enivre?--N'aime-t-il pas Mathilde avec passion?--S'il peut seulement
soupçonner que c'est moi qui ai causé son retour auprès de son mari,
quelle horreur, quelle haine je lui inspirerai!--Eh bien! il ne me haïra
pas plus qu'il ne me hait maintenant!--Oh! c'est un abîme!... un
abîme!...--Il n'importe... je risque ma dernière, mon unique
espérance...

     §

Quel prodige! Est-ce un rêve?--Il y a quatre jours à peine que j'ai
écrit à M. de Lancry, et je reçois de lui, à l'adresse que Zéphyrine
lui a indiquée, non-seulement l'assurance que Mathilde habitera
désormais avec lui, mais encore une lettre de celle-ci, dans laquelle
elle prend librement, volontairement, cette résolution que je croyais
devoir lui coûter plus que la vie...--Encore une fois, est-ce un
rêve?--J'ai envoyé Zéphyrine, qui connaît un des gens de M. de
Rochegune, s'informer...

     §

Zéphyrine vient de revenir.--Je tremble, j'ai peur.--Il est des bonheurs
si soudains, si foudroyants, qu'on ne peut y croire; ils
épouvantent.--Depuis quatre jours, M. de Rochegune, absorbé dans un
violent chagrin, n'est pas allé chez Mathilde!--Elle est redevenue folle
de son mari.--C'est le bruit public.--Cela est-il possible? mon Dieu!...
Non, je ne puis encore le croire... Si cela était... si cela était, je
pourrais tout espérer.



CHAPITRE VII.

LE RENDEZ-VOUS.


Après cette lecture, qui m'initiait aux plus secrètes pensées d'Ursule,
je restai un moment accablée... sans pouvoir continuer la lettre de M.
Lugarto.

J'étais frappée de la sincérité, de la violence de la passion de ma
cousine pour M. de Rochegune.

Était-ce bien la même femme qui dans les premières pages de ce journal
avait écrit tant d'aveux cyniques et hardis?

Selon mon habitude d'exagérer toutes mes craintes, je ressentis
cruellement plusieurs observations d'Ursule. Ce qu'elle disait de la
salutaire influence de M. de Rochegune sur elle ne me parut que trop
vrai. Peut-être s'intéresserait-il au changement merveilleux qu'il avait
opéré en elle.

Et puis, si odieusement paradoxale que fût la comparaison que faisait
Ursule en disant que j'avais aimé M. de Lancry, tandis qu'_elle ne
l'avait pas aimé_, en disant qu'elle n'avait _rien aimé_ avant de voir
M. de Rochegune, je trouvais quelque réalité à ce raisonnement en me
mettant au point de vue de ma cousine, qui jusqu'alors n'avait eu aucun
principe et pour qui certaines fautes n'avaient pas existé, tant on
avait pour ses devoirs de criminelle insouciance...

Mes anxiétés redoublèrent en songeant aux sentiments de défiance et de
scepticisme que ma conduite avait dû inspirer à M. de Rochegune.

Après une telle déception, une lois dans un milieu d'idées pénibles et
amères, ne serait-il pas accessible aux séductions d'Ursule? ne
verrait-il pas dans une liaison avec elle une sorte de vengeance contre
moi, qui le rendais si malheureux, une sorte de raillerie sanglante
contre la destinée qui se jouait si cruellement de ses plus chères
espérances?.....

       *       *       *       *       *

Voulant, connaître mon sort tout entier, je poursuivis la lecture de la
lettre de M. Lugarto, qui continuait en ces termes:

«Ici s'arrêtent les fragments du journal d'Ursule que votre _ami
inconnu_ juge à propos de vous faire connaître. Ce qu'Ursule a pu y
ajouter depuis votre libre réunion à votre mari ne consiste qu'en
réflexions, qu'en pensées plus ou moins brûlantes au sujet de son amour.

«D'après ce qu'on sait de ses projets, elle s'occupe maintenant de
rechercher les moyens d'obtenir un rendez-vous de M. de Rochegune.

«Comme elle aime passionnément, ainsi que vous l'avez pu remarquer,
comme il y a toujours une irrésistible séduction dans un véritable
amour, comme Rochegune est furieux contre vous en particulier et contre
toutes les honnêtes femmes en général, votre chère cousine, qui n'est
pas sotte, comprend que son heure est venue et que ses consolations
arriveront dans un excellent moment... Aussi s'écrie-t-elle:--_Je puis
tout espérer!_

«Les hommes sont si bizarres, que le Rochegune se laissera
nécessairement prendre dans les filets de votre cousine... Eh!... eh!
vous voyez que ça tourne au haut comique... Tous les héroïques
sacrifices qu'on vous a imposés par la révélation du docteur Gérard
aboutissent à la plus grande satisfaction de madame Ursule...

«A propos de cette révélation de l'amour d'Emma, amour qui, selon
l'usage éternel de tous les amours, avait justement échappé aux soupçons
de madame de Richeville, de M. de Rochegune, et aux vôtres, vu que les
personnes les plus intéressées à _connaître_ d'un sentiment sont
nécessairement celles qui _en ignorent_ le plus complétement; à propos
de cet amour,--dis-je,--il n'avait pas absolument échappé à un de vos
amis. Il en parla comme d'une idée très-vague; ce fut un trait de
lumière. Vraie ou fausse, cette révélation, combinée avec la maladie
d'Emma, devait horriblement vous troubler dans votre amour et jeter une
pomme de discorde entre vous, Emma et peut-être madame de Richeville...
Une bonne partie de ces prévisions se sont réalisées.

«--Maintenant résumons-nous... Aussi bien je parlerai en _mon nom_, car
vous avez dit me reconnaître à l'_intérêt_ que je vous porte.--Voyons le
fort et le faible de votre position.

«Je puis tout contre vous.--Vous ne pouvez rien contre moi.--A toutes
les issues par lesquelles vous pouvez m'échapper, vous me trouverez
debout et implacable...

«Voyez plutôt.--Si, éperdue de vous avoir ainsi pénétrée; si, redoutant
l'influence que peut prendre Ursule sur M. de Rochegune, vous avouez à
celui-ci la cause de votre sacrifice:--1º Emma meurt, c'est clair comme
le jour;--2º vous ne pouvez pas échapper à votre mari pour rejoindre
votre platonique ami après la mort d'Emma. Légalement votre lettre vous
empêche de jamais espérer une séparation. Quant à fuir en cachette, vous
êtes surveillée; votre mari en serait instruit à l'instant, et _on lui
a créé depuis peu d'excellentes raisons de ne jamais vous abandonner_.

«Que dites-vous de la trame inextricable où vous vous êtes
jetée?--Tenez, je vais vous faire une comparaison dont vous reconnaîtrez
certainement la justesse.

«Il me semble qu'au moment où vous lirez ces lignes, vous vous ferez
l'effet d'une pauvre petite mouche tombée au milieu d'une toile
d'araignée. Chacun de ses efforts pour sortir de l'homicide réseau ne
fait que l'y enlacer davantage... Pour comble d'horreur, au milieu de
cette toile infernale, elle aperçoit la hideuse araignée, qui, toute
repue de meurtre, se tient immobile, couve de ses yeux sanglants sa
nouvelle victime et se plaît à jouir de ses mortelles angoisses avant
que de la dévorer...»

A ce passage de cette exécrable lettre, je ne pus m'empêcher de pousser
un cri d'effroi, tant cette comparaison me parut juste, tant je me
sentais en effet enlacée de toutes parts par je ne sais quelle puissance
invisible...

Un danger palpable, si formidable qu'il eût été, m'aurait moins
épouvantée que ces machinations mystérieuses, souterraines, dont j'étais
menacée et dont l'expérience m'avait déjà révélé le danger.

Je terminai cette lecture, craignant à chaque instant de voir ma raison
m'échapper, tant j'étais épouvantée.

--«Savez-vous, ma chère Mathilde, que je serais un grand écrivain, sans
m'en douter, si, justement au passage de ma lettre que vous venez de
lire... vous aviez ressenti une de ces terreurs pareilles à celles que
m'inspiraient dans mon enfance les beaux endroits des romans d'Anne
Radcliffe?... Eh!... eh!... cela ne serait point impossible, au moins;
car enfin vous lisez ceci probablement toute seule dans ce triste et
sombre appartement de la rue de Bourgogne, que j'ai visité, bien
entendu, avant que vous ne vinssiez l'occuper... Pour vous donner une
preuve de ce que j'avance... regardez bien le lambris à gauche de la
cheminée: y êtes-vous?...»

Je m'interrompis de lire, et je regardai machinalement ce lambris.

Quoique je ne visse rien qui pût m'effrayer, je frissonnai en me
rappelant la maison isolée.

Je continuai de lire avec un horrible battement de cœur:

«Maintenant, approchez-vous; pesez avec force sur la moulure de la
boiserie qui touche à la cheminée, et vous verrez quelque chose qui vous
surprendra...»

Éperdue, j'appelai Blondeau.

--Jésus, mon Dieu... madame... qu'avez-vous?--s'écria-t-elle.

Sans pouvoir presque lui répondre, je lui montrai le panneau de boiserie
d'un regard effrayé.

--Mais encore, madame, qu'avez-vous? vous me faites peur.

Rassurée par sa présence, je pesai sur la moulure de la boiserie; elle
céda...

Je jetai un cri... Blondeau, aussi effrayée que moi, m'imita.

La boiserie, mue par un ressort, s'écarta doucement.

Je vis une cachette assez grande pour contenir une personne; un conduit,
communiquant au tuyau de la cheminée, y donnait suffisamment d'air pour
qu'on pût y respirer...

--Mon Dieu! mon Dieu! madame, qu'est-ce que cela signifie?--s'écria
Blondeau en pâlissant.

--Silence... silence... referme cela... et pas un mot à personne.

Elle ferma ce panneau; je continuai cette lettre, doutant si je veillais
ou si je rêvais.

«Eh bien! vous avez vu ma cachette? vous avez dû avoir joliment
peur!--Jugez donc de toutes celles que je possède autour de vous... si
je vous découvre celle-là aussi facilement.

«Allons, voyons, rassurez-vous, je n'en ai pas d'autres... croyez-le,
entendez-vous? croyez-le, ça vous aidera à dormir tranquille; vrai...
ceci n'est qu'une plaisanterie faite dans l'espoir de vous donner des
rêves affreux, des cauchemars à vous faire mourir de peur.

«Vous allez vous figurer que cette maison (_qui m'appartient_) n'est que
trappes et chausse-trapes, ni plus ni moins qu'à l'Opéra ou dans les
romans de Ducray-Duminil... Ce qu'il y a de charmant, c'est que si vous
vous avisez de demander à votre mari de changer de logement, il vous
traitera de visionnaire...

«Eh!... eh!... vous allez avoir de jolies nuits! Comme ça vous reposera
agréablement de vos chagrins diurnes... Je vous conseille de faire
monter la garde par votre fidèle Blondeau... Oui... mais les
soporifiques... vous souvenez-vous des soporifiques?... Eh! eh! vous
allez n'oser toucher à rien de ce qu'on vous apportera de votre modeste
restaurateur, qui est peut-être aussi un homme à moi. (A propos, quelle
chute!!! pour une femme qui avait la meilleure maison de Paris!)

«Avouez pourtant que c'est une jolie chose que le pouvoir de l'argent...
Je serais Satan en personne que je ne vous tourmenterais pas davantage.
Vous allez être assiégée de terreurs continuelles, votre sommeil sera
troublé par d'horribles rêves; dans le jour, ce seront les diaboliques
complications de votre position... enfin... ni le jour ni la nuit vous
n'aurez un seul moment de repos; sans compter que l'avenir est chargé de
nuages si sombres, si noirs, si orageux, que vous ne pouvez avoir que
les plus funestes prévisions...

«Eh! eh! eh!... tout ceci n'est pas couleur de rose, au moins! Mais
aussi comme j'ai habilement profité de toutes mes chances! Aussi...
c'est que la haine et la soif de la vengeance doublent les facultés. En
conscience, c'est un peu de votre faute: souvenez-vous de cette nuit où
devant vous j'ai été insulté, souffleté, où j'ai crié grâce à genoux,
les mains jointes!... Vous deviez bien vous attendre à ce que je me
vengerais... et je commence...

«Mais maintenant j'ai de l'expérience, je ne joue qu'à coup sûr, et
j'ai surtout du _bonheur_... Voyez Mortagne! J'étais à cinq cents lieues
quand il va se prendre de querelle avec un spadassin que je n'ai vu ni
d'Ève ni d'Adam, et qui m'en délivre. Vraiment, ces choses n'arrivent
qu'à moi.

«A cette heure je vous défie même de faire usage de cette lettre... Vous
adresserez-vous aux lois? D'abord _je ne suis pas à Paris_; puis où est
le corps du délit? Pures affaires d'amourettes plus ou moins
platoniques, dans lesquelles la justice n'a rien à démêler.--Et
pourtant, comme c'est drôle... ces affaires d'amourettes sont pour ainsi
dire grosses de larmes, de désespoirs, peut-être même de meurtres, de
suicides, que sais-je?

«Sur ce, bonne et paisible nuit je vous souhaite... vrai sommeil
d'enfant endormi sur le sein de sa mère...

    «Un _ami inconnu_ ou un _ennemi connu_,
                   à votre choix.»

La lecture de cette lettre me laissa un étourdissement douloureux; mes
idées bouillonnaient dans mon cerveau sans trouver d'issue.

M. Lugarto, avec une infernale sagacité, répondait d'avance à toutes mes
objections, éveillait toutes mes craintes.

En songeant qu'Ursule pouvait plaire à M. de Rochegune, mon désespoir
n'eut plus de bornes... Si Emma doit être perdue,--m'écriai-je,--que je
ne sois pas au moins victime d'un sacrifice inutile!

Un moment je fus sur le point de tout dire à M. de Rochegune; j'allais
lui écrire, lorsque cette voix divine qui venait toujours soutenir mes
résolutions chancelantes me dit:

«--Courage.. courage... ne te laisse pas abattre; détourne tes yeux de
l'abîme qu'un monstre t'a fait entrevoir pour te causer un affreux
vertige et ébranler tes nobles déterminations...

«--Ne regarde pas à tes pieds, lève les yeux au ciel; mets ton espoir en
Dieu, il ne te manquera pas...

«--Si l'homme que tu as cru digne de toi était capable de succomber aux
séductions d'Ursule, pourrais-tu regretter son cœur? pourrais-tu
envier cette femme?

«--Si Emma doit mourir en voyant qu'on lui préfère une autre femme, que
ce ne soit pas toi qui lui portes ce coup fatal... reste-lui au moins
pour la consoler; si tu n'y parviens pas, si elle succombe, n'oublie pas
sa mère, qui a été pour toi presque une mère...

«--Quant aux mystérieuses menaces de ce monstre, qu'elles ne
t'épouvantent pas; chasse de vaines terreurs... sois courageuse, forte;
envisage fermement ce qu'il peut contre toi, et tu mépriseras sa
vengeance. Courage, encore un pas... peut-être la récompense de tant de
sacrifices n'est pas éloignée.»

Ainsi que toujours, ma résolution revint après un abattement passager.

Je me décidai à attendre les événements, à entretenir Emma dans son
espérance, et à me garantir par tous les moyens possibles des piéges
dangereux et des surprises de M. Lugarto.

Je fis coucher Blondeau dans ma chambre, je visitai les boiseries, et je
me rassurai un peu en songeant que si cet homme avait voulu se servir de
ses machinations, il ne m'aurait pas avertie. Il voulait sans doute me
causer seulement des terreurs sans cesse renaissantes.

Je voyais très-peu M. de Lancry.

Son air sombre, son humeur impatiente et aigrie, me prouvaient qu'Ursule
ne tenait pas les promesses qu'elle lui avait faites sans doute, mais
qu'elle avait l'art de ne pas le désespérer tout à fait pour le forcer à
me garder toujours près de lui.

Sans lui faire part de la lettre de M. Lugarto, je lui montrai la
cachette qu'on m'avait indiquée; il haussa les épaules et me fit cette
incroyable réponse avec un air sardonique dont je fus effrayée:

--C'est quelque bonne bourgeoise qui avait sans doute ménagé cette
armoire à secret pour dérober ses provisions à la voracité de ses
domestiques.....

       *       *       *       *       *

Environ quinze jours après avoir reçu de M. Lugarto la lettre que j'ai
citée, il m'adressa le billet suivant:

«Paris, quatre heures.

«Je n'ai rien voulu vous dire avant que d'être bien sûr de mon fait.
Rochegune a demain un rendez-vous avec Ursule, non pas chez elle, mais
sur les boulevards extérieurs; c'est plus décent pour commencer.

«Ce rendez-vous est pour neuf heures; ils doivent se rencontrer sur le
boulevard à gauche de la barrière de Fontainebleau, et en sortant par
ladite barrière.»

Bouleversée par cette nouvelle, à laquelle pourtant je ne pouvais
croire, le lendemain matin je montai en fiacre; je me rendis au lieu
indiqué.

Je vis Ursule... qui attendait.

Quelques minutes après, M. de Rochegune arriva.

Il lui offrit son bras; tous deux disparurent dans un chemin creux qui
aboutissait à ce boulevard.

Je n'eus ni la force ni la volonté de les suivre...

Je revins chez moi dans un désespoir indicible.



CHAPITRE VIII.

CONFIDENCES.


Environ six semaines s'étaient passées depuis que j'avais surpris
l'entrevue d'Ursule et de M. de Rochegune.

J'attendais ce dernier dans le parc de Monceaux, où je l'avais déjà vu
quelquefois; il m'avait priée de m'y rendre ce matin-là, ayant quelque
chose de très-important à me dire.

Notre conversation résuma les faits importants qui se sont passés
pendant un assez long intervalle.

En apprenant ces événements, et surtout ceux que notre entretien fera
pressentir, on comprendra que je néglige les intermédiaires pour arriver
plus vite à ces pages, qui me consolèrent de bien des tourments, et qu'à
cette heure encore je ne puis écrire sans un ressentiment de bonheur
mélancolique.

M. de Rochegune m'avait précédée de quelques moments.

--Vous avez été mille fois bonne,--me dit-il,--de venir; il n'y a que
vous au monde que je puisse consulter sur ce qui m'arrive.

--A propos... et Ursule?--lui dis-je...

Il fit un mouvement d'impatience dédaigneuse et reprit:

--Toujours la même ridicule poursuite... Elle a encore, m'a-t-on dit,
passé la dernière nuit entière dans un fiacre devant ma porte.

--Et cet amour ne vous touche pas?

Il haussa les épaules.

--Ah!--lui dis-je,--je tremble encore... lorsque je songe qu'il y a six
semaines... je vous ai vu venir au rendez-vous qu'elle vous avait
donné... prendre son bras... et disparaître avec elle...

--Ne connaissez-vous pas l'astuce de cette femme? elle savait que votre
nom était un talisman à l'aide duquel on pouvait toujours m'intéresser.
Une première fois elle m'écrit et signe _l'Inconnue de l'Opéra_, disant
qu'elle avait des choses des plus importantes à me communiquer... sur
vous. J'accours à ce rendez-vous; jugez de ma désagréable surprise en
reconnaissant cette femme qui vous a causé tant de chagrins. Je lui ai
d'ailleurs si peu dissimulé la répugnance qu'elle m'inspirait qu'elle en
a pâli; puis se remettant, elle m'a demandé pardon de m'avoir dérangé en
vain. Elle ne pouvait me donner cette fois les renseignements qui vous
concernaient et qu'elle m'avait promis; mais si je voulais revenir le
surlendemain, elle serait en mesure de me satisfaire... Je ne sais si
elle le fit à dessein; mais quelques-unes de ses paroles me laissèrent
soupçonner qu'elle attribuait à une cause mystérieuse votre retour
auprès de votre mari... Alors, Mathilde, j'avais encore malgré moi
conservé quelques lueurs d'espoir; je consentis donc à revoir votre
cousine, afin de pénétrer le secret qu'elle possédait peut-être.

--Je comprends son calcul, mon ami... Le premier coup était porté...
Vous aviez déjà presque vaincu votre antipathie à son égard... elle
comptait sur son adresse ou sur son esprit pour ménager une transition à
son amour.

--Son calcul ne manquait pas d'adresse... car vous ne savez pas tout
encore...

--Comment cela?

--Veuillez m'écouter. Une seconde, une troisième entrevue furent aussi
vaines que la première; mais en remettant chaque fois à me donner ces
prétendus renseignements qui vous intéressaient ainsi que moi,
disait-elle, votre cousine trouva moyen de me ramener incessamment à
cette cruelle vérité: que vous étiez plus éprise que jamais de votre
mari... La connaissance qu'elle avait de lui et de vous ne donnait
malheureusement que trop de vraisemblance à ses assurances; s'il m'avait
été possible de conserver la moindre illusion à ce sujet, Ursule l'eût à
jamais détruite... Je ne sais pourquoi ce dernier coup, pourtant si
prévu, me fut horriblement cruel et ranima toute ma colère contre
vous... mais je dois rendre cette justice à votre cousine, elle ne m'a
jamais parlé de vous qu'avec respect.

--Elle savait que vous n'auriez pas toléré un autre langage,--dis-je à
M. de Rochegune.

Il me regarda d'un air singulier, et me dit après quelques moments de
silence:

--Peut-être... J'étais si malheureux... toutes les blessures de mon
cœur venaient de se rouvrir.

--Comment? vous eussiez permis à Ursule de m'attaquer... vous, mon ami!
je ne le crois pas.

--Tout ceci est passé maintenant, Mathilde; je puis vous avouer ma
faiblesse... ma lâcheté.

--Expliquez-vous, de grâce.

--Eh bien, lorsque, dans ma dernière entrevue, elle m'eut bien convaincu
de votre redoublement de passion pour votre mari, je ressentis contre
vous presque un mouvement de haine; en vous comparant, vous si pure, à
Ursule si corrompue, je me disais:--Peut-être que si je l'avais aimée,
cette femme, malgré sa dépravation, m'aurait causé moins de chagrin que
Mathilde.

--Ah! mon ami, quel blasphème!

--Je vous dois la vérité tout entière, ce sera ma punition... J'étais
sous le coup de l'indignation que me causait votre abandon; je me
disais encore:--Après tout, le mal qu'Ursule a fait à Mathilde a cessé,
puisque celle-ci aime son mari plus passionnément que jamais...
Pardonner à M. de Lancry, n'est-ce pas pardonner à Ursule?... pourquoi
serais-je envers celle-ci plus sévère que Mathilde?

--Comment... vous, mon ami... avez-vous pu vous abuser par de tels
paradoxes?

--Le désespoir est un mauvais conseiller, Mathilde... Que vous dirai-je?
une fois dans cette méchante voie, ce fut avec une sorte de satisfaction
odieuse que je dis quelques mots de bonté à cette femme, votre plus
mortelle ennemie. Je me plaisais à me rappeler la causticité, le
brillant de son esprit.

--Et Ursule... a, je pense, répondu à votre attente?--dis-je à M. de
Rochegune avec amertume.

--Heureusement,--reprit-il,--je l'ai trouvée stupide.

--Ursule!...

--Oui...

--Elle... si séduisante... si spirituelle... si fine... si rusée...
c'est impossible...

--Je vous répète, Mathilde, que je l'ai trouvée stupide... Elle n'avait
plus l'ombre de cet esprit qui m'avait frappé au bal de l'Opéra: elle
balbutiait des phrases sans suite; rien de plus morne, de plus terne que
son entretien dès qu'il n'a plus été question de vous... Elle a voulu se
lancer dans de grandes dissertations métaphysiques sur l'amour
passionné, sur les charmes de la constance et de la vertu, ce qui était
aussi révoltant que grotesque dans sa bouche. C'était, en un mot, à
hausser les épaules de dégoût et de pitié; sans compter que, pour une
femme dans sa position, rien n'était plus maladroit que ce ridicule
étalage de belles maximes... Cela m'indigna, tandis qu'au contraire
j'aurais pu peut-être, dans les funestes dispositions où je me trouvais,
me laisser étourdir par les saillies d'un esprit cynique, paradoxal,
insolent et railleur comme celui qu'on lui prête... J'étais dans un de
ces accès de découragement amer où l'on doute de tout ce qui est
généreux et grand, où l'on sent vaguement le besoin de fouler aux pieds
ce qu'on a vénéré... Pourquoi ne vous le dirais-je pas maintenant? le
péril est passé...

--Eh bien!...--lui dis-je, tremblante de ces ressouvenirs.

--Eh bien! Mathilde, j'en conviens en toute honte... à ce moment, la
parole audacieuse et perverse d'Ursule aurait pu avoir sur moi une
fatale et puissante influence... Et qui peut prévoir les suites d'une
première impression?... Mais il aurait fallu pour cela que je
rencontrasse une espèce de démon charmant d'esprit, de gentillesse et
d'effronterie, une jolie femme attrayante et hardie; et non pas une
espèce de sotte pensionnaire psalmodiant de vertueux rébus, avec des
yeux rouges, un teint pâle et une physionomie éteinte et flétrie...

--Et ce bouleversement complet dans les manières, dans le caractère
d'Ursule,--m'écriai-je malgré moi--ne vous a pas touché?

--Pas le moins du monde, ma chère Mathilde. Ou ce bouleversement était
réel, ou il était feint: s'il était vrai, il pouvait prouver de
l'amour, soit; mais il est assez peu flatteur d'inspirer même un
véritable amour à madame Ursule Sécherin. Il est des préférences et des
conversions extrêmement désobligeantes... Si ce trouble, cet embarras
étaient simulés, c'était une ignoble hypocrisie... Non, je vous le
répète, la seule chance de votre cousine aurait été de se montrer
audacieusement ce qu'on dit qu'elle est, un type d'impudence et de
perversité... Alors peut-être, encore irrité d'une douloureuse
déception,-entraîné par une curiosité chagrine, cherchant de tristes
contrastes, j'aurais voulu lire dans ce cœur corrompu... comme on
parcourt un mauvais livre, par désœuvrement... Mais une fois cette
occasion manquée, tout fut dit pour cette indigne créature; je rougis de
ce moment d'égarement. Je revins à moi, et je sentis renaître pour
toujours l'aversion qu'elle méritait... surtout pour son atroce
méchanceté envers vous...

--Mon ami... il y a là un enseignement... une punition terrible... Cette
femme pouvait être dangereuse... pour vous... même pour vous!!! en
restant fidèle aux odieux principes qui l'avaient toujours guidée... et
Dieu veut que pour la première fois elle ait honte de sa vie passée...
qu'elle essaie de balbutier un noble langage... Ce langage est peut-être
sincère... mais dans sa bouche il perd toute sa vertu... Ah! la
malheureuse femme! comme elle doit souffrir si elle comprend
l'effrayante sévérité de cette leçon...

--N'allez-vous pas la plaindre?--me dit M. de Rochegune d'un ton de
reproche...

--La plaindre?... non... mais j'ai tant souffert... que je ne puis
songer à ceux qui souffrent sans émotion...

--Je m'apitoie moins facilement que vous, Mathilde. Si cette femme
souffre, son châtiment est mérité: je ne ferai rien pour l'aggraver;
mais, sur mon âme, je ne ferai rien pour l'adoucir... Deux fois encore
elle m'a écrit pour me demander un nouvel entretien. J'ai toujours
refusé. Maintenant elle se borne à venir faire de temps à autre quelques
stations dans ma rue. Je ne puis l'en empêcher... Mais laissons cela, je
vous prie; le souvenir de ces vilenies m'attriste encore, et les noires
idées viennent aux malheureux... comme l'or... vient aux riches,
dit-on,--ajouta-t-il avec un profond soupir.

--Vous êtes donc toujours malheureux, mon ami?

--Vous me le demandez!... Savez-vous quelle vie est la mienne?
Savez-vous ce que je souffre... quand je compare... Mais oublions,
oublions le passé, il est mort... mort avec la Mathilde d'autrefois...
Plus je vais, plus je trouve juste cette funeste comparaison... Oh! oui,
je suis bien malheureux... A cette heure rien ne m'attache à la vie...
mes jours se passent dans une monotonie désespérante...

--Mais à quoi bon parler de cela?...--reprit-il en soupirant.--Parlons
du sujet qui m'amène.--Puis M. de Rochegune reprit après avoir gardé
quelques instants le silence:--Ce que j'ai à vous dire, Mathilde, est
grave, très-grave... J'ai toujours hésité à vous en parler... même
encore maintenant... mais à vous seule je puis confier ce secret, qui,
je le crains, n'est pas uniquement le mien.

En entendant ces mots, j'eus peur de me trahir; car depuis quelques
jours j'attendais cette confidence.

Pour mieux détourner encore les soupçons de M. de Rochegune, je
l'interrompis en lui disant:

--Il faudra que je vous parle aussi d'une chose assez grave qui
m'intéresse presque directement... car elle regarde notre meilleure
amie...

Il fit un mouvement de surprise et me dit:

--Comment donc? Expliquez-vous, Mathilde.

--Oh! mon Dieu!--répondis-je le plus indifféremment qu'il me fut
possible,--voici ce dont il s'agit. Hier M. de Lancry me parlait d'un
fils naturel d'un souverain du Nord qui vient d'arriver à Paris; il est
fort beau, fort riche; il a, dit-on, le meilleur caractère et les plus
charmantes manières du monde. Il sera nécessairement présenté chez
madame de Richeville; or, si par hasard il plaisait à Emma, et qu'il fût
digne de ce trésor... il me semble que ce serait une excellente occasion
de marier cette chère enfant... Ne le pensez-vous pas?

Je l'avoue, je fis ce mensonge avec une assurance qui me surprit.

M. de Rochegune parut frappé de ces paroles et me répondit avec un
certain embarras:

--Vous ne croyez pas qu'Emma ait jusqu'ici manifesté... aucune
préférence?

--Tant que j'ai habité avec elle et avec sa mère, je n'ai rien remarqué
de semblable,--lui dis-je.--Et vous-même... à cette époque?

--Oh! alors, non; certainement... non,--reprit-il.

Il y eut dans ce mot un accent de conviction qui me fut bien précieux.

--Et depuis quelque temps, Mathilde, n'avez-vous rien trouvé de
singulier dans la conduite d'Emma?

--Rien... absolument rien... mon ami... Mais, vous le savez,
malheureusement pour moi, je vois maintenant beaucoup moins madame de
Richeville... Vous seriez-vous donc aperçu qu'Emma eût quelque
préférence?--demandai-je d'un air étonné.

M. de Rochegune parut faire un violent effort sur lui-même et me dit:

--Après tout, je suis fou d'avoir des scrupules... Je ne voudrais pas,
par une fausse modestie, causer un jour quelque chagrin à notre
excellente amie.

--En vérité, je ne vous comprends pas.

--Voici ce qui m'arrive... Mathilde... Depuis que je vous ai perdue...
je suis allé presque tous les jours chez madame de Richeville... souvent
deux fois dans la même journée; dans mon malheur, je trouvais un cruel
plaisir à parler de vous... La duchesse avait la bonté de me recevoir
aux heures où sa porte est habituellement fermée... Emma, qui
très-rarement quitte sa mère, assistait à nos entretiens... Cette pauvre
enfant vous regrette autant que nous. Elle était tellement accoutumée à
m'entendre parler de vous comme j'en ai toujours parlé, que je n'avais
rien à taire devant elle. Plusieurs fois, je trouvai ses regards
attachés sur les miens avec une expression et une fixité singulières...
Cela me parut d'abord étrange, mais bientôt je n'y pensai plus... Une
fois j'entrai sans être annoncé; elle était seule dans le salon de sa
mère; elle poussa un léger cri et devint pourpre. «Emma, je vous ai
effrayée?--lui dis-je en souriant.»--Non, oh! non... Tenez,--dit-elle,--voyez
comme mon cœur bat... vous verrez que ce n'est pas de frayeur...--Et
prenant ma main avec un geste de naïveté charmante, elle la posa sur son
sein. Son cœur, en effet, battait violemment.

--Je la reconnais bien là... ses premiers mouvements sont toujours d'une
adorable ingénuité... Mais que trouvez-vous d'étrange?...

M. de Rochegune me regarda très-surpris; il croyait sans doute m'avoir
mise sur la voie...

--Je ne trouve là rien d'étrange... précisément... quoique ce
mouvement... cette rougeur subite...

--Vous le savez... c'est une enfant... elle aura eu peur...

--Sans doute... elle aura eu peur... Néanmoins cette circonstance me
rendit plus attentif. J'observai, et je remarquai, par exemple, sa
rougeur subite dès que j'entrais chez sa mère, l'espèce de contemplation
avec laquelle elle me regardait presque continuellement. Tant que je fus
seul à m'apercevoir de ces singularités, je n'y attachai qu'une
importance relative; mais lorsque j'eus repris l'habitude de venir le
soir chez sa mère, Emma, à mon grand étonnement, a manifesté pour moi,
et souvent en présence d'étrangers, des préférences tellement
significatives, qu'elles m'ont embarrassé... Enfin, voici ce qui m'a
décidé à vous faire cette confidence... Avant-hier, au moment où je
sortais de chez madame de Richeville, je trouvai Emma à la porte du
salon d'attente. Elle me dit d'un air mystérieux, en me donnant un petit
portefeuille:--«C'est aujourd'hui l'anniversaire de ma naissance; voici
ce que j'ai fait pour vous. N'en parlez pas à madame de Richeville!
c'est mon secret...»

--Et dans ce portefeuille, qu'y avait-il?

--Mon portrait peint par elle à l'aquarelle, d'une ressemblance
frappante, quoiqu'il fût fait de souvenir... Vous comprenez, ma chère
Mathilde, que je ne m'abuse pas sur ces apparences, bien qu'elles
paraissent significatives; c'est un enfantillage: mais je dois à madame
de Richeville, à moi-même, à Emma, dont mieux que personne j'apprécie
les inestimables qualités... de mettre un terme à cette folie, et c'est
de cela que je veux causer avec vous...

--Je crois en effet qu'il ne s'agit que d'une folle exaltation de jeune
fille... Aussi, mon ami, si vous écoutez mon avis, avant que cette
exaltation n'ait amené un sentiment plus réfléchi, plus profond, vous
vous résignerez à faire un voyage de quelque temps... Peut-être cela
contrarie-t-il vos projets; mais vous êtes trop des amis de madame de
Richeville pour hésiter... Votre absence calmera la tête de notre Emma.
Pendant ce temps-là je saisirai cette occasion de parler à madame de
Richeville de ce jeune étranger; s'il est aussi agréable qu'on le dit,
s'il est présenté à Emma comme un homme qui peut devenir son mari, il y
a tout lieu de croire qu'elle l'acceptera ainsi; alors le sentiment
qu'elle a pour vous reprendra son niveau, car je crois qu'il s'agit
d'une amitié très-vive que son imagination s'exagère un peu... Que
pensez-vous de mon conseil?

--Il me paraît plein de raison... Quoiqu'il m'en coûte beaucoup de le
suivre, je le suivrai.

--Qu'avez-vous donc à regretter ici?

--Tout et rien... Maintenant le moindre dérangement m'est pénible, et
puis je trouve un charme mélancolique à habiter les lieux où je vous ai
aimée. C'est avec un triste plaisir que je parle de vous avec nos amis,
je l'avoue... Il me chagrine de renoncer pendant quelque temps à ces
dernières consolations.

--Je le comprends, mon ami; mais pouvez-vous balancer? Songez combien
Emma est impressionnable; réfléchissez aux funestes conséquences d'un
pareil attachement pour elle, s'il prenait de la gravité. Pauvre
malheureuse enfant! quel serait son sort?... Tandis que votre absence,
peut-être l'espoir d'un prochain mariage, suffiront, je n'en doute pas,
pour la guérir de cette exaltation passagère... et puis, je lui
parlerai, elle a en moi toute confiance; mais, je vous le répète, mon
ami, si pénible que vous soit ce sacrifice... il faut partir.

--Vous avez raison... le repos, le bonheur à venir d'Emma dépendent
peut-être de mon départ... Puis-je hésiter quand je songe à tout ce que
je dois à sa mère, à tout l'intérêt que cette enfant m'inspire
elle-même? Est-il une créature plus angélique, plus digne de bonheur?
que ne mérite-t-elle pas!

--Vous avez raison, mon ami, c'est un vrai trésor... et il se peut qu'à
votre retour vos vœux pour elle soient comblés. Si les convenances
se trouvaient réunies dans le mariage dont je vous ai parlé, il pourrait
avoir lieu dans deux ou trois mois; alors vous nous revenez, et vos amis
tâchent d'alléger un peu cette vie que vous trouvez si triste et si
pesante.

--Ne l'est-elle pas en effet? Que me reste-t-il? quels sont mes liens?
quel est mon avenir maintenant? Ah! Mathilde... des parents, des amis,
si chers qu'ils soient, ne remplaceront jamais un sentiment qui était
toute ma vie; ces succès dont j'étais si fier sont à cette heure pour
moi sans attrait; vous étiez au fond de toutes mes ambitions, de tous
mes orgueils.--Et il ajouta en tâchant de sourire:--A cet égard, je suis
comme ces pauvres femmes qui avaient l'habitude de se faire belles et
d'être jolies pour leur amant... Il n'est plus là, elles se demandent à
quoi bon la beauté, la parure!

--Jusqu'à ce qu'un nouvel amour leur donne encore l'envie d'être jolies
et de se faire belles,--lui dis-je en souriant.

Il secoua la tête et me dit:

--Vous savez bien que tout véritable amour est fini pour moi... Le reste
est-il du bonheur?... Et j'ai trente ans, et j'ai peut-être encore une
longue vie à parcourir dans cette indifférence morne et glacée. Ces
questions... que ferai-je? que deviendrai-je? me sont insupportables;
j'accepterais je ne sais quel avenir, pourvu qu'il m'épargnât la stérile
fatigue de songer au lendemain... Quelquefois j'envie l'existence
machinale des cloîtres, cette obéissance muette et passive qui vous
débarrasse d'une volonté dont on ne sait que faire...

--Pouvez-vous parler ainsi, vous, jeune, libre!

--Et c'est justement cette liberté qui m'effraie. Je chercherai
vainement à sortir de l'apathie où je suis plongé. Ce seront des
agitations inutiles.

Vingt fois je fus sur le point de dire à M. de Rochegune:--Épousez Emma,
elle vous aime; votre existence aura un but, un terme.--Mais je craignis
de compromettre par trop de précipitation le succès d'une œuvre qui
m'avait coûté tant de larmes, tant de soins. Je lui dis:

--Courage! courage! peut-être ce voyage suffira-t-il à vous sortir de
cet engourdissement passager. Comptez sur moi; je vous écrirai le
résultat de mes observations au sujet d'Emma, et j'espère vous annoncer
bientôt que votre absence a eu sur elle l'effet salutaire que nous en
espérons........

       *       *       *       *       *

La veille du jour où j'avais cet entretien avec M. de Rochegune Emma
m'écrivait cette lettre, qui résume pour ainsi dire notre correspondance
depuis que j'avais cessé d'habiter avec madame de Richeville.


EMMA A MADAME DE LANCRY.

«J'ai suivi vos conseils, mon ange sauveur et tutélaire... Je vais vous
raconter ce qui s'est passé depuis ma dernière lettre.

«Vous me dites que bientôt _il_ n'aura plus de raison pour me cacher son
amour: je vous crois; j'ai toujours été si bien inspirée de vous
croire! vous m'avez révélé tant de choses!...

«Ainsi que vous me l'avez conseillé, je n'ai dissimulé aucune de mes
impressions... J'étais heureuse de _le_ regarder... je _le_ regardais...
Quand ses yeux rencontraient les miens, je ne les détournais pas, et il
devait y lire toute la joie que me causait sa présence...

«Je ne sais si vous m'approuverez, cela est peut-être bien bizarre...
mais je lui ai donné le portrait que j'avais fait de lui... de
souvenir... vous savez... Ce n'était pas que je m'attendisse à lui
causer un grand plaisir en lui donnant sa propre image; mais je pensais
que peut-être il verrait dans cette offre une preuve que sa pensée est
toujours en moi; et puis je ne sais, mais dès que j'ai eu terminé ce
portrait, il m'a semblé qu'il ne m'appartenait plus, que je n'avais plus
le droit de le garder, que je devais le lui rendre... Et puis encore
j'étais si fière de mon ouvrage! si vous saviez comme il était devenu
ressemblant! car j'y ai beaucoup travaillé depuis que vous ne l'avez
vu... Il n'y a là rien d'étonnant. Une fois seule devant ma table de
dessin, chaque fois que je voulais le voir, je fermais les yeux, et il
m'apparaissait; oui, c'était une véritable apparition.

«M. de Rochegune est toujours bien triste quand il parle de vous... il
est comme madame de Richeville, comme moi... Nous ne pouvons pas nous
consoler de votre départ, nous qui avions la douce habitude de vous voir
chaque jour.

«Je m'aperçois bien qu'_il_ m'aime; il ne me traite plus en petite
fille. Avant-hier, quand je lui ai donné le portefeuille, il m'a
regardée avec une émotion qui m'a fait venir les larmes aux yeux.

«Quand je pense qu'il y a six semaines j'étais à l'agonie! que c'est
vous qui m'avez appris quel était le mal dont je me mourais! que c'est
vous qui m'avez guérie! Je me jette quelquefois à genoux pour vous
bénir, pour vous prier comme une sainte... D'un mot vous m'avez
sauvée... ce mot était _son nom_...

«Il y a une question que je me fais sans cesse. Comment ai-je mérité
qu'il m'aimât, qu'il me choisît, moi, parmi toutes celles qu'il pouvait
choisir? Cela ne vous semble-t-il pas à la fois bien heureux et bien
inespéré pour votre Emma?

«Je voudrais savoir si je l'ai aimé avant qu'il m'aimât... Oh! oui... je
l'ai aimé la première... Il me semble que le contraire serait de
l'ingratitude de ma part.

«N'allez pas me gronder, me trouver très-importune; mais croyez-vous
qu'_il_ soit obligé de garder encore bien longtemps le silence? Quand me
dira-t-il qu'il m'aime? vous m'annoncez dans votre dernière lettre que
ce sera bientôt. Mais les _distances_ ne sont peut-être pas les mêmes
pour nous deux.

«Allons, mon bon ange gardien, je serai patiente, je ne ferai plus de
questions indiscrètes. D'ailleurs, maintenant que je puis lui laisser
voir combien je l'aime, il y aurait de l'égoïsme de ma part à être
impatiente.

«Adieu... adieu... Vous voyez que je suis exactement vos conseils. Venez
nous voir; vous savez combien vous êtes toujours chérie par madame de
Richeville, par lui et par... votre Emma.»



CHAPITRE IX.

LES FIANÇAILLES.


M. de Rochegune avait écrit un mot à madame de Richeville pour la
prévenir de son absence, causée, lui disait-il, par quelques affaires
importantes.

Le lendemain de ce départ, j'annonçai à Emma qu'elle devait se résoudre
à ne pas revoir M. de Rochegune de très-longtemps peut-être, les raisons
de famille qui lui avaient fait jusqu'alors différer la demande de sa
main semblant augmenter de gravité... Je dis enfin à cette pauvre enfant
que M. de Rochegune était si désespéré de la quitter, qu'il n'avait pas
le courage de venir lui dire adieu.

Je m'y attendais; Emma fut douloureusement frappée de ce coup imprévu,
qui venait si soudainement briser ses espérances, ou du moins les
ajourner presque à l'infini; mais je devais risquer beaucoup pour
assurer son bonheur.

Sans être aussi sérieux qu'ils l'avaient déjà été, une partie des
symptômes de la première maladie d'Emma se renouvelèrent.

Elle retomba dans ses tristesses mornes et accablantes. Son chagrin,
dont elle savait alors la cause, eut une réaction peut-être plus lente,
mais plus profonde.

J'avais été obligée de mettre le docteur Gérard dans ma confidence, car
je ne voulais pas compromettre trop dangereusement la santé d'Emma.

Il approuva mon dessein, me garda toujours le secret auprès de madame de
Richeville, et lui donna encore le change sur la maladie de sa fille.

J'avais souvent écrit à M. de Rochegune afin de le tenir au courant des
événements...

Je ne lui cachai pas que la position d'Emma devenait de plus en plus
inquiétante; enfin M. Gérard m'ayant avertie qu'il y aurait du danger à
prolonger davantage les angoisses de la fille de madame de Richeville,
je suppliai M. de Rochegune de revenir à Paris: sa présence seule
pouvait opérer une crise salutaire.

Il me répondit en ces termes:

«Je serai à Paris dans la nuit de demain... Ce que vous m'apprenez est
affreux... et je ne puis malheureusement pas réparer le mal que j'ai
causé involontairement... Emma est un ange de bonté, de beauté, de
candeur et de grâce... Elle mérite un cœur qui n'appartienne qu'à
elle. Si je ne vous avais pas rencontrée dans ma vie, s'il m'était
encore possible d'aimer... son amour eût été mon plus cher trésor...
Mais _l'épouser par pitié_... est-ce digne d'elle? est-ce digne de moi?
Tout mon espoir est que vous vous abusez peut-être sur le danger que
court cette malheureuse enfant... En tout cas j'arrive... Et sa mère...
notre meilleure amie!... Ah! je ne sais quelle fatalité me poursuit!...

«R.»

Quelques heures après l'arrivée de M. de Rochegune, M. Gérard, dont il
honorait beaucoup le savoir et le caractère, se présenta chez lui
(d'après mon conseil), et l'instruisit de l'état véritablement
très-alarmant dans lequel se trouvait Emma.

Pour faire comprendre toute la gravité de cette crise à M. de Rochegune,
M. Gérard n'eut qu'à lui exposer les raisons qu'il m'avait déduites lors
de la première maladie d'Emma; car la même cause avait reproduit les
mêmes effets.

--Eh bien!--me dit-il d'un air accablé...--je quitte M. Gérard. La vie
de cette pauvre enfant est en danger!

--Hélas, oui!... J'avais prié le docteur, dont vous connaissez la
sincérité, d'aller vous dire en qu'il en était, ne doutant pas que ses
paroles ne fussent plus éloquentes que tous les raisonnements.

--Ce qu'il m'a appris... m'a navré... Malheureusement je ne puis que me
désoler. Je vous répète, ma chère Mathilde, que je ne sais rien de
meilleur, de plus charmant qu'Emma... Vous me connaissez assez pour
croire que sa naissance ne serait pas pour moi un obstacle... Encore une
fois, je rends justice à ses excellentes qualités; mais je ne l'aime
pas... je ne puis pas l'aimer.

--Sans doute, mon ami, cela est fatal; heureusement tout espoir n'est
pas encore absolument perdu... Je ne vous avais fait entrevoir... et
bien vaguement encore... cette hypothèse de mariage que dans le cas où
il deviendrait la seule chance de salut d'Emma... ainsi que cela
arrivera demain peut-être... Alors il me semble que pour vous... ce
mariage serait presque un devoir.

--Un devoir?...

--Pour vous, dont l'âme est généreuse et grande... oui...

--Cela ne serait un devoir ni pour moi ni pour personne, Mathilde...--me
dit-il avec une fermeté qui m'effraya.--Je déplore ce qui arrive, mais
je n'y puis rien.

--Vous n'y pouvez rien, lorsque d'un mot?...

--Pour dire ce mot il faudrait aimer.

--Mais elle vous aime, elle!... mais elle se meurt! cette pensée ne
peut-elle donc rien sur vous?

--Et qu'ai-je fait, moi, pour éveiller, pour encourager cet amour?
Est-ce ma faute si l'imagination de cette malheureuse enfant s'est
exaltée sans raison?

--Est-ce sa faute, à elle, si, vous voyant chaque jour, si, entendant
chaque jour vos louanges, l'amour s'est peu à peu développé dans son
cœur? N'y a-t-il pas de la cruauté à afficher une indifférence... que
vous ne ressentez pas... non... non, car l'amour d'Emma doit vous
enorgueillir...

--J'en serais fier... oui... j'en serais fier, si j'en étais digne.

--Pourquoi en seriez-vous indigne?

--Parce que je ne partage pas cet amour... parce que je ne pourrai le
partager.

--Vous ne le partagez pas à cette heure... soit... mais qui vous répond
de l'avenir?... Songez donc à ce que vous me disiez avant votre départ,
en me parlant de l'ennui, du dégoût qui vous accablaient!... cette
triste disposition d'esprit ne peut qu'augmenter encore... Vous ne
m'aimez plus, ou du moins je ne puis plus compter dans votre vie; de mon
côté, pourquoi vous le cacherais-je? chaque jour resserre les liens qui
m'attachent à M. de Lancry; autant qu'il le peut, il répare ses torts
passés: ainsi, vous le voyez, mon ami, nos rêves d'autrefois sont,
hélas! devenus ce que deviennent les songes... Ainsi que vous le dites,
vous conserverez toujours de moi ce souvenir mélancolique qui survit aux
êtres qui ne sont plus... J'aurai toujours pour vous la plus affectueuse
amitié... la plus profonde estime... Mais maintenant nos deux existences
ont des buts différents, et chaque jour nous séparera davantage... Quel
avenir vous reste-t-il donc?

--L'avenir le plus triste... vous le savez.

--Et c'est un pareil avenir que vous hésitez à engager... à sacrifier,
si vous voulez, lorsque ce sacrifice peut sauver la vie d'Emma?

--Pour elle, il vaut mieux mourir que d'être enchaînée à une âme
flétrie.

--Mais qui vous dit que la généreuse chaleur de ce jeune cœur ne
ranimera pas votre âme, que vous croyez à jamais refroidie?

--Cela est impossible, Mathilde, je le sens, je n'aimerai plus.

--Alors,--m'écriai-je avec amertume,--alors Emma doit mourir! c'est sa
destinée! Après tout, qu'est-ce que l'existence d'une créature de Dieu?
Emma réunit, il est vrai, les qualités les plus charmantes et les plus
rares... Elle a seize ans... elle est d'une beauté accomplie... elle
aime à en mourir... elle en mourra... Et celui qui, par sa dédaigneuse
indifférence, causera cette mort, sacrifiera sans doute cette jeune
fille à l'entraînement de quelque héroïque ambition, de quelque grande
passion, ou du moins à l'attrait d'une vie aventureuse qui devra le
tirer de sa léthargie?... Non... non, ce sera à l'ennui, à une lâche et
morne apathie qu'il sacrifiera cette adorable enfant, qu'il sacrifiera
la fille de sa meilleure amie.

--Vous êtes sévère, Mathilde.

--Si M. de Mortagne vivait encore, ne vous tiendrait-il pas ce langage?
J'en appelle à votre loyauté... que vous conseillerait-il de faire?

M. de Rochegune ne me répondit rien, baissa la tête avec une sombre
tristesse; mais il parut frappé de mes paroles.

--Ses avis étaient sacrés pour vous... vous n'eussiez pas hésité... Ah!
mon ami... rappelez-vous ce que vous me disiez lorsque l'instinct de
votre cœur vous révélait que de notre amour jaillirait un jour
quelque magnifique exemple de dévouement... Sans doute vous pressentiez
ce qui se passe à cette heure... Mon ami, soyez bon, soyez généreux...
ne soyez pas impitoyable!

--Mathilde... franchement... M. de Mortagne m'aurait-il conseillé...
vous-même, me conseillez-vous d'épouser Emma par pitié? A ce prix...
elle refuserait le mariage...

--Est-ce bien vous qui me faites une telle question? Et lors même que
vous céderiez seulement à la pitié... le laisseriez-vous jamais deviner
à Emma? Non, non, je connais votre cœur; plutôt que de la blesser,
vous l'abuseriez par un touchant mensonge... car elle aussi, est
fière... Vous avez raison, elle mourrait mille fois plutôt que de devoir
cette union à votre pitié.

--Mais c'est une folie! ne sait-elle pas combien je vous aimais, combien
je vous regrette? ne m'a-t-elle pas toujours entendu parler de vous dans
les termes les plus tendres?

--Vous connaissez la droiture et la candeur de son âme. Elle a vu dans
notre amour un attachement fraternel... N'étais-je pas _mariée_?... ce
mot ne mettait-il pas entre vous et moi une barrière insurmontable?

--Et vous me verriez épouser Emma avec plaisir?

--Je serais heureuse de ce mariage, parce qu'il rendrait la vie à Emma,
parce qu'il vous offrirait de nombreuses chances de bonheur... parce
qu'il comblerait d'une joie inespérée ma meilleure amie... Je serais
heureuse de ce mariage, parce qu'il vous arracherait à cette apathie que
vous n'avez pas la force de combattre... parce que peu à peu vous vous
sentiriez renaître à l'influence vivifiante de ce candide amour... parce
que vous trouveriez mille charmes dans la douceur du foyer domestique!
Votre vie aurait un but, de nouveaux liens peut-être vous y
attacheraient encore... Avec l'espoir de voir revivre l'illustre nom que
vous a légué votre père, une noble, une généreuse ambition renaîtrait
en vous... Et puis,--ajoutai-je sans pouvoir retenir mes larmes,--mon
ami... vous vous croyez... vous êtes bien malheureux... il vous a fallu
oublier vos espérances les plus chères... mais enfin lorsqu'on est forcé
de renoncer à ce qui aurait pu faire notre félicité sur la terre, que
nous reste-t-il... sinon de nous consoler en rendant les autres aussi
heureux que nous aurions voulu l'être?... Voyez... cette pauvre jeune
fille exaltée par l'amour fait un rêve d'une ambition de bonheur si
insensé qu'elle _meurt_... qu'elle meurt... pour avoir seulement osé
faire ce rêve idéal... Et vous... d'un mot... vous la rendez à la vie...
d'un mot vous réalisez ce rêve... Dites, mon ami, excepté Dieu, qui
pourrait faire acte d'une aussi puissante, d'une aussi magnifique bonté?
Dites, n'est-ce pas participer de sa divine essence que de causer de
tels ravissements? n'est-ce pas atteindre la plus sublime jouissance que
l'homme puisse prétendre? Oh! quel monstre stupide a pu dire que la
vengeance était le plaisir des dieux!...

--Mathilde, laissez-moi!--dit M. de Rochegune visiblement
ému;--laissez-moi... ces exaltations sont dangereuses, on n'y cède
jamais qu'aux dépens de la raison.

--De la raison? Et la raison la plus austère ne serait-elle pas d'accord
avec la paix de votre cœur si vous l'écoutiez? Mon ami... vous êtes
ému, je le vois... Ah! soyez généreux! qu'à nos tristes amours ne
succède pas pour vous le remords éternel d'avoir causé la mort d'Emma...
pour moi l'affreux regret d'avoir altéré peut-être la beauté de votre
âme par les chagrins que je vous ai causés! Oh! non, non, loin de là;
faites au contraire que notre affection nous ait rendus meilleurs... moi
j'aurai pardonné à celui qui m'a fait bien souffrir... vous, vous aurez
fait oublier à cette malheureuse enfant tout ce qu'elle a souffert pour
vous...

--Mais je serais fou, mais je serais coupable de me laisser aller à
l'émotion que me causent vos paroles, Mathilde! Un jour, vous vous
repentiriez des maux que ma faiblesse aurait amenés!

--Non, non, mon ami, cédez... oh! cédez à ce noble mouvement du
cœur... Et un jour, serrant dans vos mains la main d'Emma... un jour,
le sourire aux lèvres, la sérénité sur le front et la joie au cœur...
vous me direz: Mathilde, votre langage a été celui d'une amie, bonne et
sincère... merci à vous. Je suis bien heureux.--Alors, moi...--ajoutai-je,
ne pouvant cacher mes larmes et surmonter une pénible émotion,--alors
moi...

--Qu'avez-vous, Mathilde?--s'écria M. de Rochegune en me regardant avec
inquiétude.

Je compris tout le danger de mon attendrissement involontaire; un
soupçon de M. de Rochegune pouvait tout perdre.

--Je n'ai rien, mon ami,--lui dis-je en tâchant de sourire,--je suis
émue en songeant à la félicité qui vous attend auprès d'Emma. Écoutez
mes vœux et mes conseils... Alors, un jour, comme je vous le
disais... moi, heureuse aussi de mon côté... jouissant comme vous de
tous les charmes du bonheur domestique... je vous dirai tout
bas:--Méchant ami, il a fallu vous y forcer pourtant.

--Ah! Mathilde... prenez garde... pour Emma... plus que pour moi...
n'insistez pas. Après tout... moi, je n'ai rien à risquer à cette heure.
Ma vie ne peut être plus désolée qu'elle ne l'est. Mais cette enfant!
pour elle, mon Dieu... un jour... quelle déception!

--Mais cette enfant vous aime sans espoir... vous aime à en mourir... sa
vie non plus, à elle, ne peut être plus désolée!

--Ah! Mathilde! ce seraient de tristes fiançailles!

--Pour Emma, ce seraient celles d'une reine. Votre parole, mon ami,
votre parole!

--Mathilde!

--Au nom de votre père... au nom de l'ami que nous avons perdu et qui
joindrait ses prières aux miennes...

--Vous le voulez?...

--Je vous en supplie!

--Que le sort de cette enfant s'accomplisse donc!...

--Oh! merci... à vous le meilleur, le plus généreux des hommes!... Ah!
vous ne savez pas... non, vous ne savez pas l'ineffable douceur des
larmes que vous me faites verser en cet instant,--m'écriai-je.

Tant de douloureux sacrifices étaient au moins couronnés par le bonheur
d'Emma....

       *       *       *       *       *



CHAPITRE X.

LA DEMANDE.


Que dirai-je de plus? La parole de M. de Rochegune était sacrée. Avec sa
délicatesse ordinaire, il comprit la nécessité de laisser croire à Emma
qu'il l'aimait depuis longtemps. Je me chargeai de faire sa demande à
madame de Richeville.

Je courus chez elle... Avant de lui parler, je voulus voir Emma.

Je renonce à exprimer sa surprise, sa joie, son ivresse, lorsque je lui
appris et le retour de M. de Rochegune, et la demande de mariage que je
venais faire à madame de Richeville.

Cette chère enfant me promit de paraître très-étonnée lorsque la
duchesse lui apprendrait cette bonne nouvelle.

Mon _mensonge_ ne pouvait donc être découvert ni de ce côté, ni du côté
de M. de Rochegune.

J'entrai chez madame de Richeville.

--Je viens de voir Emma, elle va beaucoup mieux--lui dis-je.

Madame de Richeville secoua tristement la tête.

--Je suis sûre qu'Emma me cache quelque chagrin. M. Gérard cherche en
vain la cause de cette maladie de langueur... Il faut que cette
malheureuse enfant ait une peine profonde et secrète qui la tue. En vain
je l'interroge... Souvent je viens à penser qu'elle connaît le mystère
de sa naissance, et pourtant rien ne me prouve que mes craintes soient
fondées... à ce sujet.

--Votre médecin ne vous a-t-il pas dit qu'Emma était affectée d'une
maladie nerveuse?... Vous le savez, la cause de ces affections est
souvent aussi inexplicable que la rapidité de leur guérison...

--Hélas! rien n'est aussi plus rapide que leurs rechutes. Voyez: il y a
quinze jours, Emma se portait à merveille... et maintenant... quelles
inquiétudes ne me donne-t-elle pas!...

--Tous vos amis ont partagé votre anxiété, tous se réjouiront de
l'espérance que vous devez concevoir... Parmi eux, je n'ai pas besoin de
vous citer M. de Rochegune; je l'ai vu ce matin.

--Il est arrivé?

--Oui, et il m'a fait part d'une résolution très-importante; c'était
pour y réfléchir plus mûrement qu'il était allé passer quelque temps
dans la solitude. Ainsi que vous devez le croire, sa vie est
maintenant... bouleversée.

--Hélas! ma pauvre Mathilde! on ne peut vous faire de reproches; vous
avez obéi à la voix impérieuse du devoir... Mais M. de Rochegune est
bien malheureux.

--Il l'a été beaucoup; à cette heure... il l'est moins. Vous le
connaissez... son caractère est faible; il n'use pas sa force à se
roidir contre l'impossible, il a le courage d'envisager l'avenir tel
qu'il doit l'accepter... Il lui est resté pour moi un attachement
sincère, mais son amour n'a pu résister à la rude épreuve que je lui ai
imposée; souvent il vous l'a dit lui-même...

--Oui, je ne vous le cache pas, Mathilde, il m'a bien souvent répété
avec désespoir que votre retour à votre mari avait tué son amour, que la
Mathilde d'autrefois était comme morte pour lui.

--Mon amie, M. de Rochegune dit bien rarement de vaines paroles... Dans
cette circonstance, comme toujours, il a été sincère... Il est
complétement détaché de moi; la preuve de cela... je vais bien vous
étonner, c'est qu'il désire se marier.

--Lui! lui! c'est impossible!

--Son absence, ainsi que je vous l'ai dit, n'a eu pour but que de
réfléchir plus à loisir à cette grave détermination. Dans quelques
années, l'âge mûr commencera pour lui. Il est isolé... l'avenir
l'inquiète... lui semble sombre, désert... Il ne m'aime plus d'amour...
ainsi qu'il vous l'a dit, et il ne ment jamais: ce sentiment est mort en
lui... Par cela même que je tenais une grande place dans sa vie, et que
je ne l'y tiens plus, il sent le besoin de se créer des liens durables,
de chercher le bonheur dans les pures affections de la famille.

--Lui!... se marier... se marier!--répéta madame de Richeville avec
surprise;--et c'est à vous, à vous qu'il fait cette confidence?

--Je suis toujours son amie... ne devait-il pas m'instruire d'un projet
si important?

--Sans doute... Mathilde... et pourtant vous consulter à ce sujet...
vous, qu'il a tant aimée... c'est presque cruel!

--J'ai vu dans cette confidence non de la cruauté, mais de
l'affection... Comme lui, j'ai froidement envisagé sa position; que
voulez-vous qu'il fasse désormais? Ne trouvez-vous pas naturel qu'il
songe à l'avenir?... la femme qu'il choisira ne sera-t-elle pas bien
heureuse? Vous connaissez la bonté de son cœur, la noblesse de son
caractère; et s'il se marie, c'est qu'il se sait capable d'assurer le
bonheur de celle qu'il épousera...

--Oh! je n'en doute pas... tous les liens, tous les devoirs sont sacrés
pour lui.

--Eh bien! alors... pourquoi vous étonner de son désir de se marier?...

--Ah! Mathilde... il n'y avait qu'une femme digne de lui.

--Je ne pense pas tout à fait comme vous, mon amie; mais je crois que M.
de Rochegune, à cause même de ses rares qualités... doit être aussi
difficile à marier qu'Emma par exemple.

--Ah! Mathilde, à cette heure, je voudrais n'avoir que cette
préoccupation.

--Rassurez-vous,--lui dis-je,--vous n'aurez bientôt plus qu'à vous
occuper du soin de lui trouver un mari...

--Hélas! vous savez toutes met craintes à ce sujet.

--Vous allez me prendre pour une folle, mais je vous dirai pour elle ce
que vous disiez pour M. de Rochegune: Il n'y a qu'au homme digne
d'elle, et c'est lui.

--Qui!... lui?...

--M. de Rochegune.

--M. de Rochegune!

--Certainement.

--M. de Rochegune! M. de Rochegune!... En effet, ma pauvre Mathilde,
vous êtes folle.

--Pas si folle, peut-être.

--M. de Rochegune!

--Mais oui. Qu'y a-t-il donc là de si étonnant? le croyez-vous homme à
s'inquiéter de la naissance d'Emma? le croyez-vous capable de songer à
sa fortune?

--Nullement... mais de sa vie il ne pensera, il n'a pensé à Emma.

--Mais enfin supposez qu'il y pense.

--Lui? c'est impossible!

--Supposez-le... Ne seriez-vous pas heureuse, bienheureuse?

--Quelle question!... mais à quoi bon ces rêves?

--Et si ce n'étaient pas des rêves?

--Comment?

--Et si M. de Rochegune, frappé de toutes les adorables qualités d'Emma,
qu'il a pu apprécier depuis longtemps, en était épris, non pas peut-être
d'un amour violent, exalté, mais d'un amour sérieux, grave, qui n'attend
que le mariage pour devenir passionné... mais si M. de Rochegune, enfin,
vous demandait sa main, la lui donneriez-vous?

--Mathilde, Mathilde... voici la première fois que vous me causez un
sentiment de chagrin... Emma ne me donnerait pas les inquiétudes qu'elle
me donne... que cette triste plaisanterie...

--Par le souvenir de ma mère, mon amie, ce que je vous dis est vrai; M.
de Rochegune m'a priée de vous demander la main d'Emma, et, si elle y
consent, le mariage se fera le plus tôt possible.

Ces paroles étaient sous une invocation si sacrée pour moi, que madame
de Richeville fut obligée de me croire.

Je renonce à peindre son saisissement, sa joie, son étonnement redoublés
par la joie et l'ivresse d'Emma, qui, du reste, me garda fidèlement le
secret.....

       *       *       *       *       *

Tout était accompli.

Je l'avouerai, tant que je pus avoir un doute sur l'heureuse issue de
mon projet, mes craintes, mes incertitudes, mes angoisses suffiront pour
me distraire... Mais arrivée au terme que je m'étais proposé, j'eus un
moment d'abattement désespéré.

Ma tâche était accomplie. Emma serait heureuse, M. de Rochegune serait
heureux; mais moi... moi...

Je dirai tout...

Tant que M. de Rochegune considéra son mariage avec Emma comme une sorte
de sacrifice, tant que je le vis presque malgré lui sous l'influence de
mon souvenir, j'éprouvai une sorte de satisfaction mélancolique, mon
dévouement me coûtait moins.

Mais lorsque peu à peu il subit le charme irrésistible de cette enfant,
qu'il voyait, pour ainsi dire, renaître et revivre sous son regard; mais
lorsqu'il découvrit les trésors de cette âme angélique, mais lorsqu'il
me dit avec effusion qu'il n'y avait peut-être qu'une femme au monde
capable de le consoler de mon abandon, et que cette femme était Emma...
mais lorsqu'il me dit que le bonheur qu'il me devrait lui ferait sans
doute oublier un jour... les chagrins que je lui avais causés... oh!
alors, je l'avoue, j'eus de bien amers, de bien douloureux
ressentiments... J'en avais honte... j'en savais l'indignité, mais je ne
pouvais leur échapper......

       *       *       *       *       *

Bientôt ce mariage fut la nouvelle de tout Paris.

Les uns y virent une preuve de dépit ou d'inconstance de la part de M.
de Rochegune; d'autres un _tour de force_ de madame de Richeville, qui
était arrivée à ses fins à force de finesse et d'habileté; pour
d'autres, ce fut un mariage d'inclination; plusieurs, enfin, affirmèrent
que M. de Rochegune, avant tout possédé du besoin de faire parler de
lui, n'avait considéré dans cette union qu'une originalité, car il
n'était pas supposable que l'on donnât cent mille écus de rente à une
pauvre orpheline sans une arrière-pensée quiconque.

Le mariage devait se faire à Rochegune dès que les formalités le
permettraient.



CHAPITRE XI.

UN MARIAGE.


Je n'ai pas parlé de ma vie intérieure pendant cette période; les
funestes communications de M. Lugarto avaient complétement cessé. Je
m'étais familiarisée avec mes premières craintes: Blondeau couchait dans
ma chambre. Comme je mangeais fort peu et que je redoutais toujours
quelque trahison, elle préparait elle-même mes repas avec des
précautions infinies.

J'avais fait clouer solidement la boiserie qui servait de cachette. On
sourira sans doute de mon héroïque résolution, mais j'avais acheté un
poignard très-acéré qui restait toujours près de mon lit.

Pendant les premiers temps qui suivirent la réception de la lettre de M.
Lugarto, j'eus des rêves horribles; mais peu à peu ils cessèrent: je
m'habituai à cette position qui m'avait d'abord semblé effrayante et
presque intolérable.

Je voyais rarement M. de Lancry; il avait sans doute perdu tout espoir
de retrouver Ursule, malgré la soumission avec laquelle il avait obéi à
ses ordres à mon égard.

Si j'avais insisté auprès de mon mari pour obtenir notre séparation, il
y aurait peut-être consenti, mais, pour mille raisons que l'on comprend,
j'étais obligée non-seulement de rester quelque temps encore dans cette
position, mais de paraître l'accepter avec joie.

Ma vie était très-uniforme; je voyais presque tous les jours madame de
Richeville et Emma, je ne recevais personne chez moi. Le jour, je
dessinais, je brodais; puis j'allais faire quelques promenades au parc
de Monceaux, ou quelques visites au bon prince d'Héricourt et à sa
femme, qui m'avaient conservé leur amitié, tout en me grondant avec
bienveillance au sujet de mon fol amour et de mon dévouement si mal
placé.

J'attendais avec impatience le mariage de M. de Rochegune. Alors je
comptais me retirer à Maran, que madame de Richeville avait racheté sous
son nom; je lui avais aussi confié mes diamants, qui me venaient de ma
mère; ils valaient, je crois, plus de cinquante mille écus. Mon mari
avait tout tenté pour me forcer de les lui livrer; j'avais toujours
résisté, comptant en faire un jour le prix de notre séparation légale.

S'il acceptait, comme je devais le croire, il ne me serait alors que
trop facile de dire et de faire croire que M. de Lancry s'était lassé de
la vie que nous menions, et que j'avais été encore une fois dupe de mon
dévouement. On ne s'intéresserait pas sans doute à une victime aussi
stupide que je l'étais, mais je me consolerais en rompant enfin mon
horrible chaîne.

Un fait assez insignifiant en lui-même me fit prendre une résolution
qui eut plus tard de funestes conséquences.

Depuis quelque temps rien ne me faisait soupçonner la funeste influence
de M. Lugarto, lorsqu'un jour je crus m'apercevoir de quelque
dérangement dans le classement d'une assez grande quantité de lettres
que j'avais serrées dans un coffret d'écaille dont je portais toujours
la clef sur moi.

Aucune lettre ne manquait, mais il me sembla que le coffret avait été
ouvert en mon absence.

Je ne pouvais mettre un instant en doute la fidélité de Blondeau; mais
quoique je n'eusse pas de raison de soupçonner l'autre domestique que
j'avais, songeant à la puissance de l'or de M. Lugarto et à ses
ressources de corruption, je me décidai à ne garder chez moi aucun de
mes papiers importants.

Dans ce nombre il y avait ma correspondance avec Emma, correspondance
qui prouvait la part que j'avais eue à son mariage, ainsi que plusieurs
lettres de M. de Rochegune, dans lesquelles il me parlait de la maladie
d'Emma, du chagrin où il était de ne pouvoir que se désoler, puisqu'il
n'aurait épousé cette enfant que par pitié, etc., etc.

Il m'était donc impossible de confier ces lettres à M. de Rochegune ou à
madame de Richeville, un hasard pouvant leur découvrir ce que j'avais
tant d'intérêt à leur cacher; elle et lui étaient, d'ailleurs, comme
moi, l'objet de la haine de M. Lugarto, et ces papiers n'eussent pas,
sous ce rapport, été plus en sûreté là que chez moi. Je ne savais à qui
les remettre, lorsque je songeai à M. de Senneville.

Je le voyais souvent chez sa tante; on me l'avait dit homme d'honneur,
sûr et secret. Je le priai de me garder ce dépôt...

Il fut convenu avec lui que, lorsque j'aurais quelques papiers à joindre
à ceux que je lui enverrais, Blondeau irait chez lui et les placerait
dans la cassette, dont elle aurait la clef.

M. de Senneville mit la meilleure grâce du monde à me rendre ce léger
service. Je craignais tellement l'espionnage de M. Lugarto et le
terrible usage qu'il aurait pu faire de cette correspondance, s'il avait
su où la surprendre, que je priai M. de Senneville de venir une fois
chez moi le soir, afin qu'il pût emporter ce coffret sans être vu.

M. de Senneville eut le tact de ne pas me parler des soins qu'il m'avait
rendus autrefois; il sentit qu'il eût été de très-mauvais goût de
paraître renouveler ses prétentions à propos de l'obligation que je
contractais envers lui.

Je reçus cette lettre de M. de Rochegune quelques jours après son départ
pour sa terre, où s'était fait son mariage.

Rochegune, 20 octobre 1836.

«Emma est ma femme; c'est à vous, noble et sincère amie, que je viens
rendre grâce de ce bonheur. Il est votre ouvrage, vos prévisions se sont
réalisées, je marche maintenant dans la vie d'un pas libre et sûr,
devant moi l'horizon s'éclaircit, de jour en jour il devient plus pur.
Vos conseils m'ont rattaché à l'existence par des liens sacrés... Avoir
des liens, c'est avoir des devoirs, et l'accomplissement d'un devoir a
toujours été pour moi un sérieux plaisir.

«Je tiens à vous écrire parce que mon _mariage_ doit être un événement
dans votre vie. Plus je m'éloigne du temps où vous avez renversé mes
espérances, plus la raison reprend d'empire sur moi; plus mon esprit se
dégage des basses préoccupations qui l'avaient obscurci, plus je
m'applaudis d'avoir suivi vos conseils.

«Vous avez été ce que j'ai aimé le plus au monde; vous êtes, vous serez
ce que désormais j'estimerai le plus religieusement. Je vous dois de
connaître un bonheur que je ne soupçonnais pas, le bonheur de _vivre
dans une autre_; ou plutôt de faire vivre une autre personne, par cela
seulement qu'on vit pour elle.

«J'éprouve pour Emma un attachement tout à part. Elle m'est tellement
identifiée, assimilée, j'ai la conscience et la preuve d'avoir sur elle
une influence si directe, pour ne pas dire si _vitale_, que je suis à la
fois heureux, fier et inquiet de mon action.

«Rien de plus attendrissant, de plus charmant que la naïve extase avec
laquelle elle considère parfois la vie que je lui ai faite. Vous aviez
raison, Mathilde, son bonheur m'a rendu heureux, son amour m'a rendu
presque amoureux.

«Pourquoi vous le cacherais-je? ce n'est pas là... l'amour que je
ressentais pour vous... celui-là a été tué tout entier, tout d'un coup.
Il est mort sans dépérissement, sans agonie; il a été foudroyé dans sa
grandeur et dans sa force.

«Je vous l'ai dit souvent, les morts ne vieillissent pas dans la tombe;
s'ils sortaient par miracle de leur sépulcre, ils revivraient tels
qu'ils y sont descendus... Eh bien! il en est de même de mon amour pour
vous; s'il revivait par miracle, il revivrait tel qu'il était lorsqu'il
a été subitement frappé au cœur.

«Non, non, grâce au ciel, et heureusement pour moi, pour vous et pour
Emma, le sentiment qu'elle m'inspire n'est pas composé de débris du
nôtre: c'est un sentiment jeune et vierge qu'elle seule peut-être
pouvait me faire éprouver; car son amour ne ressemble à celui d'aucune
femme, et ce sont les amours pareils qui font les amours pareils.

«Je ne puis avancer d'un pas dans la voie généreuse où vous m'avez
engagé sans me dire: Mathilde avait raison;--sans me rappeler ces nobles
et saintes paroles:--_Lorsqu'on est forcé de renoncer à ce qui aurait pu
faire notre félicité sur la terre, que nous reste-t-il sinon de nous
consoler en rendant les autres aussi heureux que nous aurions voulu
l'être?_

«Comme vous le disiez, je suis quelquefois tenté de me croire _un peu
dieu_ en voyant le bonheur de ceux qui m'entourent. Je ne puis vous
peindre le profond ravissement de cette bonne duchesse. Elle ne peut
croire encore à ce mariage. Quelquefois elle attache sur moi ses yeux
humides de larmes en me disant:--C'est donc bien vrai, ce n'est pas un
songe, vous avez pris mon enfant dans votre paradis!--Et puis;
quelquefois, malgré moi, elle m'attriste en s'écriant avec
effroi:--Cette félicité est trop parfaite, quelque malheur nous menace!

«Je la rassure autant que je le puis, mais elle est superstitieuse comme
tous les gens qui ont éprouvé de violents chagrins; sans vous, sans
votre insistance, qui m'a fait sortir de la morne apathie où j'étais
plongé, moi aussi je serais devenu fataliste...

«Nous avons agité la question de savoir s'il était opportun de préparer
Emma à la révélation du secret de sa naissance: je ne le pense pas; la
délicatesse et la sensibilité d'Emma sont telles, que je craindrais que
cette révélation ne lui devînt une source continuelle de chagrins en
occasionnant une lutte douloureuse entre ses principes, qui lui feraient
accuser sa mère, et sa tendresse, qui la lui ferait défendre.

«Si la fatalité veut qu'elle apprenne un jour ce secret, ce sera un
grand malheur, je le sais, mais à quoi bon le devancer?

«Nous resterons à Rochegune jusqu'au mois de février ou de mars; Emma le
désire. Je ne vous dis pas nos regrets en songeant que nous ne nous
verrons pas; vous savez, hélas! de qui viennent les obstacles.

«Je me console en pensant que vous êtes heureuse. Je vous connais: la
pauvreté vous est de peu; vous êtes même capable d'y trouver des
charmes, pour n'avoir pas à la reprocher à votre mari.

«Puisque je vous écris, je dois tout vous dire. Lorsque j'ai prononcé le
mot qui m'unissait pour toujours à Emma, j'ai ressenti un mouvement de
poignante amertume. Ce mariage était le dernier pas que je devais faire
pour être irrévocablement séparé de vous; jusqu'alors, quoique je
n'eusse conservé aucun espoir, quoique vous ne vous appartinssiez plus,
moi, du moins, j'étais resté libre.

«Cette émotion douloureuse fut bientôt effacée... je me trouve heureux
du présent. Je ne puis dire que je ne regrette pas, que je ne
regretterai pas toujours le passé; mais j'ai de précieuses espérances
pour l'avenir.

«Je me défierais de mon sentiment pour Emma s'il était plus vif qu'il ne
l'est à cette heure; tel qu'il est, il suffit à la joie, au bonheur de
cette adorable enfant, et il doit nécessairement grandir encore.

«Ce qui me frappe dans Emma, c'est surtout un sens d'une droiture, d'une
rectitude, d'une élévation qui me rappellent beaucoup ces parties
saillantes de votre caractère; et puis, par une imitation enfantine qui
a sa source dans son attachement pour vous, elle a pris plusieurs de vos
habitudes, votre manière de vous coiffer, jusqu'à certaines de vos
inflections de voix: vous pensez si cela me charme.

«Adieu, bien tendrement adieu. Il me semble que maintenant nos deux
positions sont _égalisées_, et que je sens renaître pour vous cette
affection douce et calme d'autrefois: peut-être même plus calme encore,
car malgré moi je pressentais vaguement dans l'avenir les agitations de
l'amour passionné.

«Maintenant ces folles ardeurs sont des cendres à jamais refroidies.

«Adieu et merci encore, Mathilde; sans vous non-seulement j'aurais causé
la mort de cette enfant que j'aime si tendrement à cette heure, mais je
traînerais une vie misérable, stérile, et peut-être dégradée: car je ne
pense jamais sans effroi qu'il y a eu un moment où j'ai regretté de ne
pas trouver à votre infernale cousine son audace et son cynisme
habituels.

«Si elle m'était apparue ainsi que je la souhaitais, égaré par mon
désespoir, qui m'aurait fait subir son charme fatal, je me serais
peut-être accouplé à cette âme perdue; peut-être j'aurais, comme elle,
employé au mal l'énergie et les facultés que Dieu avait mises en moi à
d'autres fins.

«Vous le savez, plus on s'éloigne du péril, plus on le considère de
sang-froid, plus on juge de son étendue... Eh bien! je vous le répète...
je vous l'avoue, ce danger fut grand, très-grand; il a fallu l'absurde
préoccupation de cette femme pour ne pas voir, dans l'impatience avec
laquelle j'écoutais ses vertueuses homélies, mon désir de l'entendre me
parler un autre langage.

«Oh, Mathilde! il n'y a rien de plus effrayant, de plus indomptable que
les écarts d'un homme de bien qui se croit en droit de renier, de
mépriser ce qu'il a jusqu'alors respecté.

«Tenez, quant je pense à ce qui aurait pu résulter du rapprochement du
caractère d'Ursule et du mien, je suis épouvanté; dans ces
circonstances, une fois sous l'influence du génie diabolique de cette
femme, je ne sais jusqu'où nous ne serions pas allés.

«Me voici bien loin de mon angélique Emma... Pauvre enfant, elle ne
pourrait pas croire à Ursule... mais... c'est justement lorsqu'on est
calme dans le port qu'on aime à se rappeler les tempêtes qu'on a
bravées; c'est parce que l'avenir est riant et paisible que je me plais
à me rappeler de quels sinistres orages il aurait pu être assombri;
c'est parce que je suis heureux de bercer sur mon cœur cette enfant
candide, que j'évoque la fatale physionomie d'Ursule...»

J'en étais à ce passage de la lettre de M. de Rochegune, lorsque
j'entendis un bruit de voix dans le petit salon qui précédait ma chambre
à coucher; et tout à coup je vis entrer M. Sécherin pâle... égaré.

--Au nom du ciel... venez... venez...--s'écria-t-il.--Elle se meurt...
elle veut vous voir!

--Qui... se meurt?--lui dis-je épouvantée, ne voulant pas croire qu'il
s'agît d'Ursule, malgré tout le mal qu'elle m'avait fait.

--Je vous dis qu'Ursule se meurt... se meurt... et je ne suis pas là...
Mais venez donc... chaque minute de retard, c'est une minute de sa vie
que je perds!

--Ursule! Ursule!--répétai-je en joignant les mains de stupeur et
d'effroi.

--Ah! vous êtes impitoyable!... Puisque moi... je suis venu à sa
prière... vous pouvez bien venir aussi... vous! Je vous dis qu'elle se
meurt.. que les minutes sont comptées... et je ne suis pas là! répétait
ce malheureux en cherchant à m'entraîner.

Je pris à la hâte un châle, un chapeau; je le suivis machinalement.

Un fiacre nous attendait, nous y montâmes; il partit rapidement.

M. Sécherin, défait, les yeux rouges, ardents, les traits contractés par
les tressaillements du désespoir, semblait à peine s'apercevoir de ma
présence; il prononçait des paroles sans suite, ne songeait qu'à
accélérer la marche de notre cocher par toutes les promesses possibles.

--Mais quand avez-vous appris cette funeste nouvelle?--lui dis-je,--son
état est-il donc tout à fait sans ressource? n'y a-t-il plus d'espoir?

Il me regarda fixement.

--Avec la dose de poison qu'elle a prise, de l'espoir!...--s'écria-t-il
avec un éclat de rire convulsif.

--Elle s'est empoisonnée... Ursule?

Sans me répondre, il me prit la main avec violence, et me dit d'une voix
sourde.

--Et je ne pourrai tuer votre mari qu'une fois!...

--Ne songez pas à la vengeance... songez à sauver cette infortunée...
s'il en est temps encore... Et votre mère?

--Ma mère!--s'écria-t-il,--ma mère est ici... mon Dieu... nous
n'arriverons pas!... Ursule sera morte... vous verrez qu'elle sera
morte...

--Mais comment avez-vous appris cette funeste nouvelle?

--Par une lettre... seulement quelques lignes d'elle.--Si je voulais la
voir une dernière fois,--me disait-elle,--il fallait accourir à Paris...
Ma mère... implacable... comme elle l'est toujours... Ah! ce cocher...
quelle lenteur... elle sera morte!

--Hé bien, votre mère?--lui dis-je, pour tâcher de l'arracher à cette
pénible préoccupation.

--Oh! ma mère!--reprit-il d'une voix brève, saccadée, dans une sorte de
demi-délire effrayant,--oh! ma mère a tout de suite dit:--C'est une
comédie qu'elle joue pour obtenir son pardon!--Une comédie!... Cette
lettre sentait la mort!... Je ne m'y suis pas trompé, moi... Je suis
accouru de Rouvray... ma mère m'a suivi... Une comédie!... Vous allez
voir... si vous reconnaissez seulement sa pauvre figure mourante! Et
puis les derniers vœux des mourants... c'est sacré... Ah! nous
approchons... Pourvu qu'elle vive assez pour me pardonner ma dureté...
non pas ma dureté... ma faiblesse... car c'est par faiblesse que j'ai
cédé à la haine de ma mère contre elle. Et voilà ce qui arrive!... voilà
ce qui arrive... Une pauvre créature fait une faute: au lieu d'être
indulgent... au lieu d'être bon... au lieu de la ramener au bien à force
de générosité... on la chasse comme une infâme... on la maudit... Alors
elle... que voulez-vous?... elle s'exalte dans le mal, elle se perd tout
à fait... Et puis un jour, comme au fond il lui est resté du cœur...
un jour... les remords viennent, la vie lui est à charge... elle
s'empoisonne... et alors on dit: Bah!... comédie... comédie!... Voilà ce
qu'a fait ma mère par haine... voilà ce que j'ai fait par faiblesse.

--Mais les médecins, que pensent-ils?

--Les médecins?--ajouta-t-il avec ce sourire convulsif et cet air égaré
qui m'effrayait,--les médecins... n'ont pas dit comme ma mère: C'est une
comédie! Eux... ils ont dit...--C'est une femme morte... Alors j'ai crié
à ma mère:--Eh bien! vous voilà contente... vous entendez... C'est une
femme morte!... Ah!... nous voici arrivés... C'est ici!--s'écria-t-il.

La voiture s'arrêta.

M. Sécherin descendit précipitamment. Je le suivis en hâte.



CHAPITRE XII.

LA MORT.


Après avoir traversé un petit jardin inculte, rempli d'herbes, de ronces
et du pierres, nous arrivâmes dans une espèce d'antichambre, puis dans
une assez grande pièce humide, sombre, triste et meublée avec une
parcimonie qui annonçait la détresse...

Là... se mourait Ursule...

Une vieille femme d'une figure repoussante et couverte presque de
haillons lui servait de garde-malade.

Ma cousine la renvoya d'un signe dès qu'elle me vit.

Quel lugubre spectacle, mon Dieu!

Ursule, vêtue d'une robe noire, était étendue sur un canapé; un grand
châle couvrait ses pieds et ses genoux. Elle semblait frissonner de
froid... De l'une de ses mains elle étreignait convulsivement le coussin
qui soutenait sa tête appesantie... De l'autre main elle écartait de son
front pâle et glacé les boucles éparses de ses beaux cheveux bruns.

Son visage, affreusement maigri, était livide, ses grands yeux bleus
presque éteints.

Lorsqu'elle me vit, son regard se ranima un peu; un douloureux sourire
erra sur ses lèvres décolorées; elle joignit ses deux mains avec une
expression de profonde reconnaissance.

--Mathilde,--me dit-elle d'une voix affaiblie,--vous êtes bien
généreuse... je m'y attendais... Je voudrais rester seule quelques
instants avec vous...

--Encore! encore!!--s'écria son mari, qui s'était jeté à genoux auprès
d'elle en sanglotant.--Non, non, je ne veux plus te quitter maintenant!

Ursule tourna vers lui ses yeux suppliants.

--Ah! son regard... son doux et beau regard!--s'écria M. Sécherin en
contemplant sa femme avec une angoisse déchirante;--le voilà... quoique
mourant... je le reconnais... C'est comme cela qu'elle me regardait
autrefois... Je la retrouve... et elle meurt!... elle meurt!...

--Je vous en prie, mon ami, laissez-moi quelques instants avec
Mathilde... Mes derniers moments seront à vous... pour vous demander
pardon... comme à elle... du mal que je vous ai fait... comme à elle...

--Mon cousin... je vous en supplie,--lui dis-je.--Je n'ai plus le temps
de vous faire beaucoup de demandes,--reprit Ursule en tâchant de sourire
à son mari...--Par grâce, ne me refusez pas celle-là.

Il se leva brusquement et sortit en cachant sa figure dans ses mains.

--Mathilde...--me dit Ursule avec un pénible effort en me donnant une
clef,--dans le secrétaire de ma chambre, vous trouverez une enveloppe
remplie de papiers... de lettres... Je désire que tout soit brûlé. Cette
découverte eût encore désolé après moi l'excellent homme que j'ai si
indignement outragé... L'effet de ce poison a été trop rapide... je n'ai
pu moi-même prendre ce soin avant l'arrivée de mon mari...

--Vos désirs seront exécutés,--lui dis-je en détournant la tête pour
qu'elle ne vît pas mes larmes.

--Mathilde,--me dit-elle après un moment de silence,--je meurs pour M.
de Rochegune... Je puis vous dire cela sans vous blesser... puisque vous
ne l'aimez plus.

--Grand Dieu!... dans ce moment terrible... ayez d'autres
pensées,--m'écriai-je.--Ne savez-vous pas qu'il est marié?

--C'est pour cela que je n'ai plus voulu vivre... Quoique jusqu'ici il
m'eût toujours méprisée... quoiqu'il eût refusé de me revoir depuis les
deux entrevues que j'avais eues avec lui, pourtant un vague espoir me
soutenait... Insensée que j'étais!... quand j'ai su qu'il était marié
avec un ange qu'il aimait... j'ai compris ce que j'aurais dû comprendre
plus tôt... que pour moi... il n'y avait plus qu'à mourir.

--Ah! Ursule... que vous avez fait de mal... à vous... et aux autres!

--Oui... mais depuis, moi aussi... j'ai bien souffert... Oh! si vous
saviez... lorsqu'il est venu aux deux rendez-vous que je lui avais
donnés pour lui parler de vous... avec quel dédain... avec quelle
aversion... il m'a d'abord accueillie! Moi, pour me rehausser un peu à
ses yeux, en lui montrant l'influence qu'il exerçait déjà sur mon
cœur, j'ai voulu lui dire... toutes les hautes inspirations que je
lui devais... j'ai voulu lui prouver que, grâce à lui, je devenais digne
de comprendre tous les sentiments purs, vertueux... Malheur à moi...
malheur à moi!... Les paroles m'ont manqué; c'est à peine si j'ai pu
exprimer les nouvelles et nobles idées qui se développaient rapidement
en moi... Dans mon trouble, dans mon effroi, dans mon enivrement...
moi... toujours si hardie... j'hésitais... je balbutiais... Un mot, un
regard de lui, qui eussent approuvé le changement qui se manifestait en
moi, m'auraient encouragée... il aurait pu lire dans mon âme, qu'il
remplissait... qu'il transformait... Mais il me glaçait par son air
ironique et froid... et je n'ai pu dire que quelques paroles sans
suite... Pourtant je n'avais jamais été plus sincère... jamais je ne
m'étais senti d'instincts aussi élevés! Hélas!... j'étais sans doute
indigne de parler un si noble langage... Oh! Mathilde! si la douleur est
une expiation... vous me pardonnerez, car j'ai bien souffert ce
jour-là.

--Oui... oui, je vous crois, malheureuse femme... vous avez dû bien
souffrir...

--Mais ce n'est pas tout... Vous ne savez pas ce qui rend ma mort
épouvantable?

--Mon Dieu!... parlez... parlez...

--Oui... au moins vous saurez cela, vous... et vous me plaindrez...
Lorsque j'ai eu pris le poison, lorsque tout a été fini, lorsque je n'ai
plus eu qu'à mourir... Dieu, dans sa terrible vengeance, m'a tout à coup
révélé le seul moyen que j'aurais eu d'expier mes fautes, de mériter
l'intérêt de celui pour qui je meurs... et l'estime de tous...

--Comment cela?... Mais à cette heure n'est-il plus temps?

--Non... non... il n'est plus temps... je le sens... ma fin approche...
Et c'est là, oh! c'est là ce qui rend ma mort affreuse!--s'écria cette
malheureuse femme avec une explosion de sanglots.

--Ursule... Ursule... calmez-vous... vous êtes si jeune... tout espoir
n'est pas perdu peut-être... Dieu prendra en grâce vos bonnes
résolutions...

--Oh! la vie... la vie maintenant... cette vie que j'ai si
criminellement sacrifiée! mon Dieu... ce n'est pas pour moi... que je
vous la redemande,--s'écria-t-elle en joignant les mains avec
désespoir,--c'est pour cet homme si bon que j'ai indignement outragé...
Et je vous le jure, mon Dieu, à force de dévouement, de soumission, je
lui ferai oublier les chagrins que je lui ai causés.

--Ursule, que dites-vous?... Ces remords!...

--Comprenez-vous... comprenez-vous?... au lieu de terminer mes jours par
un crime stérile... j'aurais dû venir repentante... me jeter aux pieds
de mon mari... aux pieds de sa mère; ni lui ni elle n'auraient pu rester
insensibles à un véritable repentir... J'aurais passé le reste de ma vie
à le rendre heureux, et je le pouvais... ou! je le pouvais, j'en suis
bien sûre, moi... et un jour... dans bien longtemps, quand j'aurais eu
prouvé que j'étais devenue honnête et bonne... j'aurais peut-être osé
dire à cet homme dont l'influence m'avait faite ainsi:--J'étais une
créature indigne et misérable... je vous ai aimé... vous ne l'avez
jamais su... mais cet amour ignoré m'a donné les vertus que je n'avais
pas... Il y a en vous quelque chose de si grand... que de vous aimer...
même en secret, c'est vouloir être digne de vous... Depuis que votre
pensée est venue épurer mon cœur, tout ce qui m'entoure m'aime et me
bénit...--Mais malheur à moi... il est trop tard...--s'écria-t-elle,--vous
voyez bien, il est trop tard...

--Ah! c'est affreux...--m'écriai-je,--En effet, cette réhabilitation eût
été belle et grande.

--Oh! n'est-ce pas, n'est-ce pas... qu'elle eût été belle et
grande?--reprit Ursule avec exaltation.--Vous me connaissez, Mathilde...
vous savez si j'ai de la volonté, de l'énergie... eh bien! cette
volonté, cette énergie, je l'aurais appliquée au bien... j'aurais été
capable de tous les dévouements, de tous les héroïsmes... pour refaire à
mon mari une vie heureuse et douce... pour mériter un jour l'estime
austère de M. de Rochegune, et il me l'aurait accordée... à moi qui,
grâce à lui, serais partie de si bas pour arriver si haut.

--Pauvre... pauvre Ursule!--lui dis-je avec un intérêt navrant.

--Oh! que vous êtes généreuse de me plaindre, Mathilde!... N'est-ce pas
qu'il est horrible de mourir!... si jeune avec un tel avenir sous les
yeux... de mourir abandonnée, méprisée... détestée de tous... lorsqu'on
aurait pu vivre aimée, respectée? N'est-ce pas que cela est affreux et
que c'est une terrible punition du ciel?

L'infortunée, épuisée par cette dernière émotion, ne put achever, sa
voix s'altéra; elle tomba en faiblesse...

Depuis le commencement de cet entretien, mon aversion contre Ursule
s'était presque évanouie devant la pitié qu'elle m'inspirait.

L'amour qu'elle ressentait pour M. de Rochegune avait quelque chose de
si touchant, de si élevé, il se manifestait en elle par une si haute
pensée de réhabilitation, que je ne pouvais que déplorer avec cette
malheureuse femme la fatalité qui l'empêchait d'expier ses fautes.

Effrayée de la voir entre mes bras presque sans connaissance, j'appelai
son mari, qui entra éperdu.

Ursule respirait avec peine. Sa figure était contractée par une
expression de douleur atroce...

Cette crise s'apaisa peu à peu, mais déjà son visage se décomposait par
les approches de la mort.

Elle agitait faiblement ses mains autour d'elle comme si elle eût voulu
repousser de sinistres apparitions.

Enfin elle rouvrit les yeux et dit d'une voix éteinte:

--Mathilde... vous me pardonnez le mal que je vous ai fait?

--Oui... oui... je vous le pardonne... et Dieu aussi vous pardonnera en
faveur de vos dernières pensées.

--Mon ami... où êtes-vous? Je ne sais, mais il me semble que ma vue
s'obscurcit,--dit-elle en cherchant son mari d'un regard vague...

--Ursule... Ursule... je ne veux pas que tu meures... Ce n'est pas moi
qui t'ai chassée sans pitié... non... Oh! ne m'accuse pas... ne m'accuse
pas... c'est ma mère qui a été si impitoyable... c'est ma mère... qui
l'a voulu!--s'écria-t-il avec angoisse,--c'est ma mère! Malheur à
moi!... malheur à elle!

A peine ces funestes paroles étaient-elles prononcées, que madame
Sécherin parut à la porte, que son fils avait laissée ouverte...

La figure de cette femme austère était, comme toujours pale, inflexible,
menaçante.

Elle s'approcha lentement, avec une sorte de majesté formidable.

--Un fils impie a osé maudire sa mère!--dit-elle d'une voix éclatante et
courroucée.

--Madame... ayez pitié de lui!--m'écriai-je,--Ursule se meurt.

--Sa mort est digne de sa vie... elle meurt par un crime!...

--Grâce! madame... grâce!--dit Ursule en joignant les mains avec terreur
et en se dressant à demi malgré sa faiblesse.

--Pas de grâce pour vous!--reprit madame Sécherin.

Dominant Ursule de toute sa hauteur, elle accompagna ces paroles d'un
geste, d'un accent, d'un regard si foudroyants que son fils resta frappé
de stupeur et d'épouvante... comme si la vengeance divine se fût
manifestée à sa vue dans la personne de sa mère.

--Grâce!--dit encore Ursule,--grâce!

--M'avez-vous fait grâce, à moi... quand je vous disais:--Pitié pour mon
enfant!!!...

--Oh! je me repens... je me repens!

--Il est trop tard...

--Oh! pardonnez-moi... votre fils m'a pardonné... Mathilde m'a
pardonné...

--Pas de pardon pour l'adultère!...

--Oh! mon Dieu!

--Pas de pardon pour l'impie!

--Grâce!...

--Pas de pardon pour le suicide!...

--Ah! je suis maudite!--s'écria Ursule en retombant presque sans
mouvement sur son canapé.

M. Sécherin, ayant vaincu sa première stupeur, s'écria d'une voix
retentissante d'indignation:

--Ma mère!... ma mère!... vous faites un martyr de cette femme... Dieu
la prendra en pitié!

--Et votre martyre, à vous, insensé... et mon martyre, à moi... combien
ont-ils duré?

--Mais elle se repent... ma mère... mais elle se repent...

--Elle redoute le châtiment de ses crimes... c'est là son repentir.

--Oui... comédie... comédie... n'est-ce pas, ma mère?

--Oui, comédie... oui... ces vains remords sont une comédie sacrilége...
jouée en face de la tombe qui l'attend.--Puis s'adressant à Ursule avec
une indignation croissante:--Par terreur d'une punition éternelle, vous
vous repentez depuis quelques heures... vous! Et pendant trois ans... ce
malheureux, renfermé dans la solitude que vous lui avez faite, n'a pas
été un jour... une heure... sans verser des larmes de sang!... Vous vous
repentez un jour... vous!... et pendant trois ans... moi qui n'ai que
lui... moi qui ne vis que pour lui... j'ai vu... j'ai partagé ses
tortures, parce qu'une mère endure tous les maux dont elle ne peut pas
consoler son enfant!... Et parce que vous venez crier--Grâce... tant de
tourments seraient oubliés! Comment? les uns auraient vécu de joies
mondaines et de plaisirs adultères... pendant que les autres vivaient de
pleurs et de désespoirs solitaires... et parce que l'indigne créature
qui a causé tous ces maux renierait le passé qui l'épouvante!...
bourreaux et victimes deviendraient égaux devant le Seigneur? Non, non,
pas de pitié pour vous sur la terre, pas de pitié pour vous dans le
ciel!...

M. Sécherin allait répondre.

Ursule lui prit la main et dit en tournant avec peine sa tête du côté de
sa belle-mère:

--Hélas! madame! que puis-je faire... sinon me repentir? puis-je vaincre
mes terreurs?... ai-je donc eu tort, mon Dieu! de vouloir avant de
mourir demander pardon à ceux que j'avais offensés? Que peut faire une
malheureuse créature que tout abandonne sur la terre, que tout menace...
dans l'éternité, si ce n'est d'offrir en expiation... tout ce qu'elle
peut offrir... la sincérité de ses remords?... Je vous ai fait bien du
mal... madame... et aussi a votre fils... le meilleur des hommes... et
aussi à Mathilde, qui avait été pour moi une sœur... ma vie a été
bien coupable... ma fin est criminelle... je suis maudite par vous...
mon père apprendra ma mort sans regrets... le monde dira que je suis
justement punie...

--Oui... oui... justement punie,--répéta madame Sécherin d'une voix dure
et légèrement altérée.

--Je ne dis pas cela pour me plaindre... seulement, madame... vous si
sévère... mais si équitable... songez... que toute petite... j'ai été
confiée à la plus méchante des femmes... Oh! par pitié, songez que
pendant mon enfance, pendant ma jeunesse, cette femme a développé en moi
les plus mauvais penchants; la haine, la jalousie, l'hypocrisie...

--Votre cousine... aussi a été élevée par cette abominable femme...
comparez sa vie à la vôtre!

Ursule ne me laissa pas le temps de répondre et reprit doucement,
pendant que son mari l'écoutait dans une sorte de douloureuse adoration:

--Mon naturel était aussi mauvais que celui de Mathilde était bon:
c'est pour cela que j'aurais eu besoin de nobles exemples... de sévères
enseignements. Peut-être mes fautes... sont-elles dues à ma funeste
éducation... car, je le sens, j'aurais pu être meilleure que je ne l'ai
été,--dit-elle en me jetant un triste regard d'intelligence... Puis elle
reprit:

--Ah! si j'avais pu vivre... ce n'est pas par un vain repentir que
j'aurais réparé le mal que j'ai fait... mais il est trop tard... trop
tard... Cela est vrai... madame.... Dieu a voulu qu'une mort criminelle
terminât une vie coupable... personne ne priera pour moi... excepté les
deux êtres que j'ai le plus outragés au monde...

Les traits de madame Sécherin semblèrent perdre un peu de leur
impassible dureté...

Au lieu de jeter sur Ursule des regards courroucés, elle la contempla
pendant quelques instants avec une sombre attention... peut-être émue
malgré elle à l'aspect de cette malheureuse femme qu'elle avait laissée
dans toute la fleur de la jeunesse et de la beauté, dans toute la fougue
de son caractère altier, audacieux, et qu'elle retrouvait luttant contre
une si terrible agonie.

Ursule ne put supporter le regard fixe et pénétrant de sa belle-mère,
toujours debout et muette à son chevet. Elle prit la main de son mari,
qui pouvait à peine étouffer ses sanglots, et lui dit d'une voix de plus
en plus affaiblie:

--Ma vie et mes fautes ont causé quelquefois... un refroidissement
passager entre votre mère et vous... mon ami; c'est mon plus douloureux
remords... Faites... oh! je vous en supplie... que je sois au moins
délivrée de celui-là... Je m'en irai moins malheureuse si je vous sais
une consolation que jusqu'ici vous avez pu méconnaître... Alors vous
voyant redevenu bon et tendre fils comme vous l'étiez, comme vous
l'auriez toujours été sans moi, peut-être votre mère ressentira-t-elle
un peu de pitié... en pensant à moi, qu'elle n'a pas cru devoir
pardonner... à moi qui aurais vu mon heure dernière avec moins
d'épouvante... si ses mains vénérables m'eussent bénie!... Mon ami... en
ce moment solennel... faites-moi cette promesse sacrée... je vous en
supplie...

--Oh! je le jure... je le jure...--dit M. Sécherin, éperdu de douleur.

--Mais cette malheureuse ne peut pourtant pas mourir ainsi!--s'écria
tout à coup madame Sécherin, dont les traits exprimaient enfin une pitié
si longtemps combattue.--Elle ne peut pas mourir sans prières et sans
prêtre!

--L'Église repousse de son sein les suicides... je n'ai pas osé demander
un prêtre,--dit Ursule d'une voix basse et tremblante.

Madame Sécherin s'agenouilla lentement près de sa belle-fille; deux
larmes sillonnèrent ses joues ridées; elle joignit les mains en disant:

--Seigneur... Seigneur... son repentir égale ses fautes... Je ne me sens
plus la force de haïr... Puissiez-vous lui pardonner... comme je lui
pardonne!...

--Ma mère... ma mère... oh! ma vie... toute ma vie... je le
jure!--s'écria mon cousin.

Et sans pouvoir rien ajouter, il couvrit de larmes et de baisers les
mains de madame Sécherin.

La figure d'Ursule rayonna un moment de surprise et de joie... Elle
s'écria:

--O mon Dieu! vous aurez pitié de moi... elle m'a pardonné!

--Et je te bénirai, pauvre malheureuse femme! et je prierai pour toi...
car on t'a perdue... oui... je veux le croire... je le crois... ton
cœur aurait été bon si on ne t'avait pas pervertie si jeune...

Et madame Sécherin prit la tête d'Ursule entre ses deux mains
tremblantes, et la baisa au front.

--Oh! permettez-moi... une fois... pour la première et pour la dernière
fois... de vous appeler... ma mère... A cette heure... ce mot serait si
doux à mes lèvres... Il me semble qu'il m'aiderait à mourir avec moins
d'amertume...

--Oui... je suis ta mère... Mon cœur se déchire aussi à la
fin!--s'écria madame Sécherin avec une profonde émotion...--Moi aussi
j'ai des regrets, et il n'est plus temps... peut-être me suis-je montrée
trop inflexible... j'aurais dû te traiter comme ma fille... et ne pas te
fermer à jamais la voie du salut par une sévérité trop grande.

--Oh! ma mère... vous avez sauvé mon âme du désespoir... à mon heure
dernière.. oh! ma mère... je vous laisse votre fils... digne de votre
tendresse...--dit Ursule.

--Oh! oui... ici je le jure... ma vie... ma vie entière sera partagée
entre ton souvenir et mon adoration pour ma mère,--s'écria M.
Sécherin;--mais Dieu ne permettra pas maintenant que tu meures... il te
donnera le temps du réparer tes fautes... de me rendre heureux... il
aura pitié de moi, qui ai tant souffert, et de ma pauvre mère, qui a
tant souffert aussi. Maintenant que tu es sa fille... qu'elle t'a
pardonné... maintenant que nous pouvons être tous heureux, Dieu ne
voudra plus que tu meures... n'est-ce pas, ma mère?

Les forces d'Ursule étaient épuisées.

Cette dernière secousse l'acheva.

--Ma mère,--dit-elle d'une voix mourante,--je voudrais... appuyer... ma
tête... sur votre... sein...

Madame Sécherin se pencha sur le canapé, souleva un peu les épaules
d'Ursule, et la serra dans ses bras.

--Mon ami... votre main... Mathilde... la tienne.

Hélas! elle était glacée, sa pauvre main défaillante. Elle n'eut pas la
force de serrer la mienne.

Ursule reprit en s'affaiblissant de plus en plus:

--Maintenant... adieu... et pour jamais... adieu... Pardonnez-moi mes
offenses, ma mère... mon ami... Mathilde... Priez pour moi.

--Ma fille... ma fille... je te bénis...--s'écria madame Sécherin d'une
voix solennelle en posant ses mains vénérables sur le front d'Ursule.

Ursule mourut.

M. Sécherin, après des transports de désespoir furieux, tomba dans un
état d'insensibilité, d'anéantissement complet. Il semblait ne rien
voir, ne rien entendre; il agissait machinalement et sans dire une
parole.

J'aidai madame Sécherin à rendre à Ursule un dernier et funèbre devoir.

Nous passâmes la nuit en prières auprès de son cercueil.

Le père d'Ursule n'avait jamais voulu la revoir depuis qu'elle avait
quitté son mari, et il était parti depuis longtemps pour un voyage en
Allemagne.

Voulant, de peur de scandale, ne pas ébruiter cette sinistre mort, et ne
sachant à qui m'adresser pour les tristes formalités du décès, je priai
le docteur Gérard, dont j'avais déjà éprouvé la discrétion, de se
charger de ce pénible soin.

Ainsi qu'Ursule m'en avait prié, je brûlai les papiers que je trouvai
dans son secrétaire.

A la dimension de l'enveloppe, il me parut qu'elle devait renfermer
aussi les feuillets de l'album sur lequel ma cousine avait écrit
quelques détails de sa vie, et dont M. Lugarto m'avait envoyé une copie
due sans doute à l'infidélité de la femme de chambre d'Ursule.

Cette fille, créature de M. Lugarto, avait-elle abandonné sa maîtresse
depuis ou avant son empoisonnement? je l'ignorais.

Heureusement pour M. Sécherin, il resta dans un complet égarement,
absolument étranger à ce qui se passait autour de lui.

Sa mère le conduisit dans la chambre d'Ursule; il s'assit sur son lit
les bras croisés, les yeux fixes, et resta ainsi longtemps muet,
immobile.

Pourtant il vint plusieurs fois la nuit pendant que nous priions avec sa
mère, s'agenouiller comme nous; mais il semblait nous imiter
machinalement et ne pas comprendre ce qu'il faisait: son regard était
toujours égaré, ou il s'en retournait dans sa chambre sans dire une
parole.

Vers le matin, tombant de fatigue et de sommeil, il s'endormit dans un
fauteuil.

Usant de son droit avec une rigueur peut-être extrême, l'Église avait
refusé de recevoir le corps d'Ursule, qui fut directement conduit au
cimetière.

Je ne voulus pas quitter cette triste demeure avant que tout ne fût
accompli.

De ma vie... oh! de ma vie je n'oublierai ce tableau déchirant.

C'était au milieu de l'automne, par une matinée sombre, voilée de
brouillard.

Une dernière fois, madame Sécherin et moi, nous allâmes prier près de ce
pauvre cercueil exposé dans une espèce d'antichambre du rez-de-chaussée
obscur et délabré qui s'ouvrait sur le petit jardin inculte.

Il n'y avait là ni prêtre, ni eau sainte, ni chapelle ardente... rien
enfin ne voilait l'horrible nudité de cette mort...

Au dehors un silence profond, seulement interrompu par le sifflement du
vent qui gémissait à travers les arbres, dont les feuilles jaunies,
emportées par de fortes rafales, venaient tomber jusqu'à nos pieds...

Hélas! malgré moi, malgré la lugubre solennité de cette scène, je ne pus
m'empêcher de songer que la dernière fois que j'avais rencontré Ursule,
ç'avait été dans une fête, où je l'avais vue éclatante de jeunesse et de
beauté, ravissante d'esprit, de grâce et de charme..... environnée
d'hommages....

       *       *       *       *       *

Blondeau, que j'avais envoyé chercher, vint nous avertir que la funèbre
voiture était arrivée. Je ne pus retenir mes sanglots.

Je baisai pieusement le cercueil, et je rentrai avec madame Sécherin et
Blondeau dans l'intérieur de l'appartement.

Nous entendîmes des pas confus... quelques voix grossières... qui se
turent un moment... puis une marche pesante, mesurée... et enfin le
roulement sourd d'une voiture qui s'en allait lentement...

Je voulus jeter un dernier regard d'adieu aux restes d'Ursule... Je
soulevai le coin d'un rideau... Je vis le char mortuaire s'éloigner
seul... tout seul... personne ne l'accompagnait...

Il disparut... et puis ce fut tout...

Il y eut un moment horrible... Le bruit sourd de cette funèbre voiture
sembla retentir jusqu'au fond du cœur de M. Sécherin... Il sortit de
sa stupeur, jeta autour de lui des yeux égarés; puis se rappelant sans
doute l'affreuse vérité, il tomba dans les bras de sa mère en poussant
un cri déchirant.....

       *       *       *       *       *

Aucun prêtre ne dit une dernière prière sur la fosse béante qui
attendait cette infortunée, et qui fut comblée sur elle...

Malheureuse Ursule... malheureuse victime de l'infernale méchanceté de
mademoiselle de Maran, qui avait faussé, perverti cette nature énergique
et puissante, afin d'en faire sûrement l'instrument de sa haine contre
moi!

Pauvre Ursule!... Oui, car, malgré ses égarements, il y avait en elle de
généreux instincts: une âme capable d'éprouver si noblement l'amour ne
peut pas être à tout jamais corrompue.

Oh! oui, ce fut un affreux malheur pour elle d'avoir eu la pensée de sa
réhabilitation alors qu'il était trop tard pour l'accomplir.

Oui... Ursule eût marché avec sa persévérance et sa fermeté habituelles
dans cette voie honorable et élevée; elle eût appliqué au bien tout le
charme de sa séduction, toute l'énergie de son caractère. La malheureuse
femme le disait bien: «Il n'y a qu'une volonté divine et vengeresse qui
puisse faire briller un tel avenir à nos yeux, alors que la tombe va
nous engloutir.».....

       *       *       *       *       *

Ce jour-là, avant de rentrer chez moi, j'entrai à Saint-Thomas-d'Aquin;
j'allai à la sacristie; j'y trouvai heureusement un prêtre, je le priai
de dire une messe pour le repos de l'âme d'Ursule, et j'y assistai...

Hélas! en sortant de l'église, mes yeux se remplirent encore de larmes à
l'aspect du bénitier où Ursule et moi, étant enfants, nous prenions
l'eau sainte.

Dans cette église, Ursule avait fait sa première communion avec moi...



CHAPITRE XIII.

LES REGRETS.


M. Sécherin retourna à Rouvray avec sa mère.

Tous deux étaient venus me voir avant leur départ; mon cousin, toujours
plongé dans un sombre désespoir, parla peu; en me quittant, il me dit à
voix basse et d'un air de farouche inquiétude:

--Pourvu qu'on _ne me tue pas_ votre mari avant la mort de ma mère!...
Ah! c'est attendre bien longtemps la vengeance!...

Il ne me laissa pas le temps de lui répondre, et alla reprendre le bras
de madame Sécherin.

Toute sa haine s'était concentrée sur mon mari. Cela ne pouvait être
autrement: Ursule avait rejoint ce dernier à Paris; aux yeux du monde,
comme aux yeux de M. Sécherin, M. de Lancry était le véritable auteur de
la perte de ma cousine.

J'ai oublié de dire que mon mari s'était absenté pour un voyage de
quelques jours; il ne revint à Paris que le surlendemain de la mort
d'Ursule.

Je ne savais pas quelles seraient ses intentions à mon égard lorsqu'il
aurait appris ce cruel événement.

Je ne pouvais faire aucun projet; j'étais désormais en sa puissance. Mon
retour volontaire auprès de lui avait à jamais rivé ma chaîne; pourtant
ses dernières espérances détruites par le suicide d'Ursule, quel intérêt
pouvait-il avoir à me garder auprès de lui?

Je comptais d'ailleurs sur un moyen que je croyais presque infaillible
pour obtenir ma liberté.

Deux jours après le funeste événement, M. de Lancry entra un matin chez
moi.

--Eh bien!--me dit-il,--vous devez être ravie, vengée!

--Pourquoi cela, monsieur?

--Votre ennemie acharnée... Ursule... n'est-elle pas morte?... Ç'a a dû
être un beau jour pour vous que celui-là!...

--Je lui ai pieusement fermé les yeux, monsieur... Son repentir m'a fait
tout oublier...

--Oh! certes,--dit-il avec un sourire amer,--le pardon des injures,
c'est fort édifiant, et votre cousine vous avait donné de quoi exercer
votre magnanimité...

Je restai stupéfaite, épouvantée en entendant mon mari parler ainsi
d'une femme pour laquelle il avait tout sacrifié...

Ses traits, loin d'exprimer le désespoir, révélaient... oserai-je le
dire!... une sorte de sombre satisfaction...

Je n'étais pas à la fin de mes étonnements... Le cœur humain est un
effrayant abîme.

Après s'être promené quelques moments en silence, il reprit d'abord avec
une ironie sanglante, puis bientôt avec une exaltation croissante et
furieuse:

--Morte à vingt-cinq ans... morte... dans tout l'éclat de la jeunesse et
de la beauté... Ah! moi aussi je suis bien vengé!...

--Ce que vous dites là est horrible... Elle ne m'a jamais fait que du
mal à moi... et je l'ai pleurée...

--Vous l'avez pleurée!... Cela fait honneur à votre sensibilité, madame,
et prouve de reste que les chagrins que vous affectiez, à propos de mon
infidélité, étaient exagérés...

--Ah! monsieur...

--Mais moi qui sais ce que cette femme infernale m'a fait souffrir...
mais moi qui n'ai pas votre générosité... je dis:--Ursule est morte...
tant mieux!! je suis débarrassé de mon mauvais génie... elle ne sera
plus à moi... mais elle ne sera plus à personne!! Je n'aurai plus à
endurer les atroces contraintes d'une jalousie que je n'osais pas même
exprimer... tant cette femme m'imposait... tant je redoutais l'amertume
de ses sarcasmes!... Je ne serai plus tourmenté de cette idée fixe,
brûlante, douloureuse... _où est-elle?... que fait-elle?_ je n'aurai
plus de ces accès de désespoir frénétique qui me transportaient lorsque
depuis ma ruine je me disais:--A cette heure, peut-être, elle se rit de
moi avec un rival heureux et riche... à cette heure, au sein du luxe et
des plaisirs... elle se moque du niais qui, pour elle, s'est réduit à la
misère...--Ursule est morte!! je suis donc enfin délivré d'une
préoccupation incessante, odieuse, implacable comme un défi jeté à ma
destinée... Oui, car j'aimais cette femme comme j'aimais le jeu!! oui,
comme le jeu... elle était pour moi une source inépuisable d'émotions
poignantes, désordonnées: la crainte, la rage, la haine, l'espoir,
l'orgueil, l'extase du triomphe après des journées d'attente et d'espoir
cent fois trompées... C'était comme le jeu... vous dis-je!... Ainsi
qu'on risque des monceaux d'or sur une carte, je risquais des sommes
immenses sur un de ses sourires! et comme au jeu... jamais les rares
joies du gain ne compensaient pour moi les angoisses, les fureurs de la
perte!! Ursule est morte!! je suis donc libre, enfin! Sans paraître
stupide à mes propres yeux, je pourrai regretter un jour, non ses
qualités, mais ses infernales séductions! Ursule est morte... bien
morte! Depuis longues années je n'ai éprouvé un pareil épanouissement de
l'âme!... C'en est donc fait de cette puissance mystérieuse,
inexplicable, qui m'accablait, qui me brisait, qui m'anéantissait, qui
me rendait faible, lâche, idiot!... Ursule est morte... je suis libre...
je suis libre!... je ne serai plus le stupide et obéissant esclave de
cette volonté de fer contre laquelle, moi si ferme toujours, je n'avais
ni le pouvoir ni la force de lutter... Je ne m'indignerai plus de ma
faiblesse invincible et abhorrée... Ursule est morte!... Il est donc
éteint, à jamais éteint! ce regard implacable qui me fascinait, qui ne
me laissait que la faculté d'exécuter en tremblant les désirs insensés
de cette femme!!... Elle est morte!... Je n'entendrai plus sa voix
altière et moqueuse, car cette horrible créature était la raillerie et
l'insulte incarnées! Lorsque par ses outrages elle avait mis à vif et à
sang toutes les plaies de mon amour-propre et de mon orgueil, lorsque
seul je me débattais sous les douleurs atroces de cette torture morale,
il me semblait entendre au loin son rire insolent répondre à mes
imprécations... Elle est morte, enfin, elle est morte!... Béni donc soit
Dieu qui la renvoie aux enfers... car elle fait croire à Dieu en faisant
croire au démon!!...

Je n'avais pas pu trouver une parole...

Mon effroi avait augmenté avec les éclats de joie sauvage et féroce qui
transportaient M. de Lancry.

Telle devait être la fin de son fatal amour...

Tels étaient les regrets que cette malheureuse femme devait laisser
après elle...

Pendant quelque temps encore M. de Lancry marcha avec agitation, puis il
s'arrêta devant moi.

--Et quel était le riche heureux... ou l'heureux riche qui vivait avec
elle lorsqu'elle est morte?

--Elle est morte pauvre et abandonnée de tous, monsieur.

--C'est qu'elle a voulu être pauvre, car l'argent ne me manquait pas
quand elle m'a quitté... Pourquoi, depuis notre séparation, m'a-t-elle
écrit souvent pour me donner des rendez-vous... auxquels elle ne venait
jamais? se dit mon mari en se parlant à lui-même. Puis il ajouta en
s'adressant à moi, avec un sourire dédaigneux:

--Vous voulez sans doute faire l'ennemie généreuse pour rester fidèle à
votre rôle de femme supérieure, de femme sublime... Eh bien! pour rendre
votre générosité plus méritoire encore, je suis content de vous
apprendre qu'Ursule vous haïssait si fort que c'est à son instigation
que je vous ai ordonné de revenir chez moi.

--Le motif qui vous avait imposé cette obligation n'existant plus,
monsieur, vous me permettrez sans doute maintenant de vivre seule... Si
odieuse qu'elle fût, vous aviez au moins une raison pour me retenir près
de vous, tandis que maintenant...

--Maintenant j'ai une autre raison de vous retenir,--me dit-il
brusquement avec un sourire méchant.

Je crus comprendre où il voulait en venir. Il m'avait plusieurs fois
parlé de mes diamants... Bien décidée à les lui abandonner en partie
s'il me rendait la liberté avec les garanties suffisantes, c'est-à-dire
par une séparation légale, je crus pourtant prudent d'attendre cette
demande de sa part, au lieu de la provoquer.

--Je ne comprends pas, monsieur,--lui dis-je,--pour quelle raison vous
me garderiez plus longtemps près de vous... Tout à l'heure, en énumérant
vos griefs contre Ursule, vous n'avez pas dit que ce funeste amour vous
avait rendu envers moi d'une cruauté inouïe. Je ne vous fais pas un
reproche, monsieur; je préfère cette indifférence, elle me fait espérer
que vous ne mettrez aucun obstacle sérieux à notre séparation.

--Vous vous trompez, madame... je refuse justement de vous laisser libre
à cause de mon indifférence à votre sujet... oui, de mon indifférence...
pour ne pas dire plus.

--La haine sans doute, monsieur!

--Eh bien, oui, madame, la haine! Au point où nous en sommes, vous
devez tout savoir... Oui, maintenant j'ai de la haine contre vous...
Cela vous étonne?... Écoutez-moi... vous apprendrez ce que je vous suis,
ce que vous m'êtes; alors vous ne me ferez plus de demandes ridicules,
alors vous ne vous bercerez plus d'espérances chimériques. Résumons les
faits. Vous m'avez apporté une belle fortune, vous étiez un ange de
douceur, de résignation et de vertu... je vous ai épousée... sans
amour... Il s'agit à cette heure de parler avec franchise.

--Il y a longtemps, monsieur, que vous ne dissimulez plus... Mais à quoi
bon?...

--Vous allez le savoir...--me dit-il en m'interrompant.--Je vous ai donc
épousée sans amour; vous étiez une riche héritière, j'ai joué mon rôle
en vous débitant le phébus qu'on débite en pareil cas. Vous m'avez cru,
parce qu'il vous plaisait de me croire; vous étiez charmante, notre lune
de miel s'était levée et a duré ce qu'elle a pu durer. L'amour passé...
il m'était resté pour vous une forte de douce compassion... vous étiez
bonne, soumise, résignée; pour rien vous pleuriez, cela n'était pas
gai... mais cela était attendrissant... et me touchait quelquefois si
vivement que, lors des obsessions de Lugarto, j'ai tout risqué pour vous
délivrer de cet... infidèle ami... Plus tard, lors de vos jalousies
contre Ursule, l'état toujours intéressant dans lequel vous vous êtes
trouvée, vos larmes, votre profond chagrin, votre amour qui ne
faiblissait pas... tout cela m'a encore apitoyé... Vous l'avez vu, j'ai
eu quelques bons et honnêtes retours, même quelques _vertueuses_
résolutions; mais alors vous étiez encore riche, mais alors vous étiez
toujours humble, toujours tendre et aimante.

--Vous avez tout fait, monsieur, pour anéantir cette richesse et cet
amour.

--En effet, vous n'avez plus ni amour ni richesse. C'est là justement où
je veux en venir. Les temps ont donc changé: de votre fortune, il ne
reste rien; que ce soit de votre faute ou non, il n'importe, le fait
existe; vous êtes ruinée. Ce n'est pas tout; non-seulement vous êtes
ruinée, mais vous ne m'aimez plus, et vous en aimez un autre;
non-seulement vous en aimez un autre, mais vous m'exécrez, mais vous
avez ameuté contre moi toutes les prudes de votre connaissance. Or,
franchement, à cette heure, qu'êtes-vous donc pour moi? Une femme
pauvre, hostile, et d'une vertu au moins douteuse; il vous reste votre
beauté, c'est vrai... mais je ne vous ferai pas l'injure de la compter
pour quelque chose. Aux termes où nous en sommes maintenant, madame, je
vous demande ce que vous pouvez raisonnablement attendre de moi, si,
comme cela se doit et se fait... on mesure les égards à la valeur des
gens?

--Vous êtes parfaitement logique, monsieur; je terminerai, si vous le
voulez, l'exposé de votre situation envers moi... Si j'étais seulement
pauvre, soumise et dévouée à vos moindres volontés, vous me feriez
peut-être la grâce d'être seulement indifférent à mon égard; mais comme
le hasard m'a appris vos bassesses, comme j'ai acquis le droit de vous
mépriser ouvertement, votre haine a remplacé l'indifférence.

--Vous déduisez et vous analysez à merveille, madame; je n'aurais pas
mieux dit. Oui, quoique ruinée, vous auriez pu obtenir de moi...
peut-être de l'intérêt, probablement de la compassion.. et assurément de
l'indifférence... mais il fallait toujours rester aimante et résignée.

--Vous êtes généreux... monsieur..

--Non, madame... mais je suis fort original. Je ne vous aimais pas
d'amour, soit, mais il me plaisait de me voir adoré par vous; aussi...
platonique ou non, votre liaison avec Rochegune, et surtout le choix de
cet homme, que j'ai toujours exécré, a fait à mon orgueil une blessure
incurable; cette blessure s'est envenimée jusqu'à causer ma haine
violente contre vous... Vous me direz que Rochegune s'est outrageusement
moqué de vous... son mariage le prouve de reste; mais cela ne me venge
pas, moi, et il me reste un terrible compte à régler avec vous, madame.

--Je vous sais gré de cette confiance, monsieur; c'est me dire que je
dois de votre part m'attendre à tout.

--A peu près, madame.

--De la sorte, monsieur, les questions les plus délicates peuvent se
poser nettement... Selon votre droit, vous avez fait vendre tout ce qui
meublait le pavillon que j'occupais chez madame de Richeville, mon
argenterie, mes tableaux; vous avez dissipé cet argent, je le suppose,
car jusqu'ici j'ai vécu de quelques économies qui me restaient, et qui
sont épuisées. Puis-je savoir, monsieur, vos projets pour l'avenir?

--Non, madame.

--Vous persistez à vouloir me garder près de vous?

--Oui, madame.

--Malgré la mort d'Ursule?

--Malgré la mort d'Ursule.

--Et quels seront mes moyens d'existence, monsieur?

--J'y pourvoirai.

--Vous y pourvoirez!... Comment cela, monsieur?

--Que vous importe, madame!

--Il m'importe beaucoup, monsieur! Il y a des ressources que je ne
partagerais jamais avec vous... celles de la bassesse...

--Madame!!!... mais je me contiens... Pour me parler ainsi dans ce
moment, il faut que vous soyez folle...

--Je ne suis pas folle, monsieur; je vais être forcée de vous dire à peu
près ce que je vous ai déjà dit lors de notre première entrevue chez
moi.

--Si c'est une redite... à quoi bon, madame?

--Je veux au moins essayer de me délivrer de l'horrible chaîne qui pèse
sur moi, monsieur... c'est bien naturel. Vous vous êtes souvent informé
près de moi de ce qu'étaient devenus mes diamants?

--Oui, madame.

--Mes diamants valent?...

--Cinquante mille écus environ.

--Eh bien! monsieur, la moitié de cette somme est à vous si vous voulez
consentir à une séparation égale... le reste me suffira...

--Je vais, comme vous, madame, tomber dans les redites: je ne veux pas
de la moitié du prix de vos diamants, et je veux vous garder avec moi.

--Mais, monsieur... je ne puis pourtant... vous offrir davantage... il
faut bien que je vive, moi...

--Vous m'offririez les cinquante mille écus, que je refuserais.

Une idée effrayante me traversa l'esprit.

--Monsieur, vous avez comme moi de nombreuses preuves de la présence de
M. Lugarto à Paris.

--Après, madame?

--Vous avez mille motifs de haïr cet homme, je le sais... mais vous
aimez l'argent... presque autant que vous m'exécrez, monsieur.

--Après, madame?

--Cet homme est bien riche, monsieur... comme vous, il me hait!... comme
vous, il a un terrible compte à régler avec moi.

--Après, madame?

--Réduit comme vous l'êtes à la détresse, si vous refusez la somme que
je vous offre, c'est que vous avez d'autres espérances.

--Après, madame?

Exaspérée par cet horrible sang-froid, par mon indignation, par mon
effroi, je m'écriai:

--Eh bien, monsieur, je vous crois capable de tout envers moi, si M.
Lugarto... vous paye pour me garder près de vous... plus cher que je ne
puis vous payer pour me délivrer de vous!

M. de Lancry me jeta un regard lent et cruel, mais sa physionomie ne
trahit pas la moindre émotion.

--Vous ne manquez pas d'une certaine perspicacité, madame... et je vous
plains... C'est un don funeste; il nous donne la prévision des malheurs,
et non le pouvoir de les éviter. Je vous l'avouerai donc, il se peut que
vos craintes ne soient pas exagérées... Mais que pouvez-vous faire?...
Pour vous donner une idée de l'obéissance passive à laquelle vous êtes
réduite, supposez que demain matin vous voyiez arriver à votre porte une
berline de voyage: je vous offre mon bras, je vous fais monter en
voiture, en vous ordonnant de laisser ici votre éternelle Blondeau, bien
entendu.

--Je refuserais de partir, monsieur, et de me séparer d'une femme dont
je connais la fidélité à toute épreuve...

--Vous refuseriez, soit; mais de par la loi, qui vous aurait bien
obligée de me suivre ici, rue de Bourgogne, vous seriez obligée de me
suivre partout où bon me semblera... Continuons la supposition. Nous
nous mettons en route: à cinq ou six relais d'ici, nous retrouvons un de
mes plus anciens amis ou ennemis... peu importe... il me plaît d'en
faire mon compagnon de voyage... Qu'avez-vous encore à dire?... La loi
limite-t-elle le nombre et le choix de mes amis? La loi m'interdit-elle
le pardon des injures? Je vous dis cela dans le cas où, par exemple, il
s'agirait de Lugarto... Vous êtes épouvantée... vous n'avez rien à
répondre, c'est tout simple. Je continue ma supposition... Nous sortons
de France et nous allons habiter une magnifique villa que possède
Lugarto à Florence. Qu'avez vous encore à objecter?... Rien... Il me
plaît de m'établir en pays étranger, vous devez me suivre, toujours me
suivre... La loi tiendra-t-elle compte de vos antipathies?... Vous voyez
donc que vous êtes folle en parlant de vos volontés. Il vous est défendu
d'avoir des volontés; vous ne pouvez qu'obéir aux miennes, qui sont
votre destinée, telle que l'a voulu la haine de votre tante. Et voyez le
hasard... il se trouve justement qu'au moment où mademoiselle de Maran,
accablée par l'âge et les infirmités, ne pouvait plus vous poursuivre
avec la même énergie, vous avez pris comme à tâche de m'irriter contre
vous, et de tout faire pour m'exaspérer! Vous dites que j'aime beaucoup
l'argent, madame, et que je suis capable de tout, pourvu que l'on me
paye... Vous avez raison: la prodigalité a cela de bon ou de fâcheux,
que c'est un vice immortel. J'aurais à cette heure autant de plaisir à
mener de nouveau une vie splendide que si je ne faisais que d'entrer
dans le monde. Le jeu, les chevaux, les femmes, la table, le luxe,
j'aime encore tout cela avec l'ardeur d'un enfant de dix-huit ans, avec
une ardeur d'autant plus dévorante que mon inconcevable passion pour
votre infernale cousine m'empêchait de jouir des prodigalités dont je
l'entourais: c'était un festin que je donnais et auquel je ne prenais
point part; en un mot, celui qui à cette heure me mettrait à même de
sacrifier largement à mes idoles chéries, non plus ici, mais ailleurs,
car j'ai Paris en horreur; en un mot, celui-là qui, à sa générosité sans
bornes, ne mettrait d'autre condition que celle de vous traîner à ma
suite, à celui-là je dirais: Oui, oui, mille fois oui, celui là fût-il
Lugarto! Tout ceci vous étonne un peu... méditez ce langage à votre
aise; consultez même vos gens de loi si vous le voulez, et vous verrez
que, quel que soit l'avenir que le sort vous réserve, il faudra vous y
soumettre aveuglément... Il est impossible, j'espère, d'agir plus
franchement que je ne le fais... En un mot, et pour vous laisser sur une
idée agréable, je vous préviens qu'il est fort possible que les susdits
projets de voyage se réalisent très-prochainement... après-demain,
peut-être...

En disant ces mots, M. de Lancry me laissa seule.



CHAPITRE XIV.

LA SAINTE-CLAIRE.


Mon entretien avec M. de Lancry, l'effroi que me causèrent ses menaces,
déterminèrent sans doute l'explosion d'une maladie dont le germe
existait en moi.

Depuis assez longtemps je souffrais d'une fièvre lente, toujours
négligée; les événements s'étaient tellement pressés, j'avais été forcée
d'y prendre une part si active, toutes mes facultés avaient été si
violemment surexcitées depuis la première maladie d'Emma jusqu'à son
mariage et jusqu'à la mort d'Ursule, que je n'avais pour ainsi dire pas
eu le temps d'être malade.

Et puis enfin... par cela même que mon sacrifice avait été grand...
qu'il me comptait peut-être aux yeux de Dieu, il n'en avait été... il
n'en était que plus douloureux... Mon amour pour M. de Rochegune n'avait
rien perdu de sa force... ma seule consolation était dans les assurances
qu'il me donnait que ce sentiment demeurait _unique_ dans son cœur.

Je devais tôt ou tard me ressentir de tant de chagrins; je sentais déjà
sourdre en moi une grande indisposition; je disais à ma pauvre Blondeau,
qui s'étonnait de mon courage:--Ne te réjouis pas encore; dès que je
n'aurai plus de vives préoccupations, je crains une violente réaction du
physique sur le moral; jusqu'à présent je me suis soutenue par mon
énergie, j'ai peur que cette force factice ne me manque tout à coup.

Je ne me trompais pas; seulement cette secousse fut amenée, non par la
cessation de mes inquiétudes, mais par ma dernière conversation avec M.
de Lancry.

Ainsi s'expliquait le sens d'un passage d'une des lettres de M. Lugarto,
où il me disait qu'il _créerait à mon mari d'impérieuses raisons de ne
pas m'abandonner, et que l'avenir devait m'épouvanter_.

M. de Lancry était sans ressources, M. Lugarto lui offrait sans doute
beaucoup d'argent pour le forcer à m'emmener avec lui; je n'ose dire
toutes mes frayeurs à cette pensée, connaissant la dégradation où était
tombé M. de Lancry, son amour de l'or, sa haine contre moi, et surtout
l'atroce méchanceté de M. Lugarto, qui depuis si longtemps me
poursuivait de sa vengeance.

Je n'en doute pas, ces nouvelles frayeurs me causèrent une dernière
commotion à laquelle je ne pus résister.

A peine M. de Lancry m'eut-il quittée que je tombai dans d'horribles
convulsions suivies d'une violente fièvre cérébrale.

Je fus, à ce que me dirent Blondeau et le bon docteur Gérard, pendant
quinze jours dans un état désespéré. M. de Lancry disparut le
surlendemain du jour où j'étais tombée malade, en laissant une lettre
pour moi dans laquelle il m'annonçait brièvement que ma maladie
changeait tous ses projets et qu'il allait voyager en Italie.

Cette preuve de cruelle insensibilité ne m'étonna ni ne m'affecta.

Ma pauvre Blondeau avait écrit à madame de Richeville l'état alarmant
dans lequel je me trouvais. Cette excellente amie était aussitôt revenue
à Paris avec Emma et M. de Rochegune. On ne pouvait songer à me
transporter hors de mon petit appartement de la rue de Bourgogne. Madame
de Richeville s'y établit et ne me quitta que lorsque je pus aller avec
elle passer à Maran le temps de ma convalescence.

Chaque jour Emma resta plusieurs heures auprès de moi, jusqu'à ma
complète guérison. Je n'ai pas besoin de dire de quelles tendres
attentions je fus entourée, et par quel admirable dévouement Emma me
prouva sa reconnaissance de ce que j'avais fait autrefois pour elle.

Ma fièvre cérébrale s'était compliquée d'une fièvre pernicieuse, dont la
guérison dura environ quatre mois. Je ne pus partir pour Maran qu'à la
fin de l'hiver.

Vers le milieu de l'été de 1837, j'habitais donc cette terre; j'étais
sinon complétement rétablie, du moins hors de convalescence. Il me
restait une grande pâleur, beaucoup de faiblesse et une extrême
sensibilité nerveuse. Le docteur Gérard avait regardé comme absolument
indispensable que j'allasse passer l'automne et l'hiver suivants dans le
Midi.

J'étais revenue à Maran avec de bien tristes ressouvenirs; j'y avais
tant souffert! Mais depuis ma convalescence, madame de Richeville y
habitait avec moi. M. de Rochegune et Emma vinrent nous y rejoindre plus
tard, et ces tendres attentions suffirent pour adoucir l'amertume des
pensées qui de temps en temps venaient m'assaillir.

Il me fallut pourtant du courage, de la force, de la résignation, pour
comprimer la triste impression que me causait quelquefois malgré moi
l'affectueux attachement de M. de Rochegune pour Emma. Ce mariage avait
été le but de tous mes désirs, j'aurais été la plus malheureuse des
femmes de ne pas le voir s'accomplir, et je ne pouvais m'empêcher
d'éprouver de cruels, d'amers regrets.

Hélas! aigrie par tant de chagrins, je perdais sans doute mon élévation
première; la vue du bonheur d'Emma, de madame de Richeville, auquel
j'avais tant contribué, me ravissait toujours, mais il me faisait aussi
songer à la vie malheureuse à laquelle j'étais réduite.

Je ne pouvais m'empêcher de faire souvent un douloureux retour sur
moi-même, en contemplant les gens heureux, non pour les jalouser, grand
Dieu! mais pour pleurer ma misère, hélas!... oui... ma misère, car pour
être cachée, pour être morte à tous les yeux, ma passion n'en était pas
moins profonde... J'aimais... j'aimais toujours M. de Rochegune.

Nous devions célébrer entre nous, à Maran, la Sainte-Claire, fête de
madame de Richeville, le 12 août 1837.

On verra par quel motif je ne puis oublier ni cette date ni cette
journée.

Il était onze heures du matin, il faisait un soleil radieux; je me
promenais dans une des allées du parc les plus touffues; elle
aboutissait à l'aile du château où se trouvait l'appartement de madame
de Richeville. La duchesse se levait ordinairement assez tard;
j'attendais Emma, qui devait venir me prendre pour aller souhaiter la
fête à sa mère, et lui porter un gros bouquet de roses et de pervenches,
ses deux fleurs de prédilection, que nous devions cueillir nous-mêmes.

Je vis venir M. de Rochegune, je lui tendis la main.

--Quel beau jour pour la fête de notre amie!--lui dis-je en
souriant;--puis lui montrant les fleurs que je tenais à la main,
j'ajoutai:--Le bouquet d'Emma est-il aussi beau que celui-ci?

--Elle finit le sien en mettant au pillage une des corbeilles du petit
parterre... Il n'y a rien de plus charmant que de la voir s'escrimer
ainsi au milieu de ce massif de rosiers _du roi_ tout trempés de rosée.

--J'espère que vous lui avez fait à ce propos un délicieux madrigal? Et
encore non,--lui dis-je,--l'incarnat de ses joues est si fin, que ce
serait faire injure à Emma que de la comparer à une rose _du roi_. Cela
serait dire _rougeur_ au lieu de délicate _fraîcheur_; une rose thé du
Bengale... à la bonne heure, telle est la seule comparaison qu'elle
puisse accepter.

--Et vous, ma pauvre Mathilde,--dit-il en me regardant avec
intérêt,--quand pourra-t-on vous comparer à autre chose qu'à un beau
lis? quand votre pâleur se nuancera-t-elle d'un peu de carmin?

--M. Gérard compte beaucoup sur mon séjour dans le Midi pour me remettre
tout à fait, et j'y compte aussi, mon ami.

Il me regarda avec attention, et me dit en secouant tristement la tête:

--Serez-vous donc la seule parmi nous qui ne soyez pas heureuse, vous à
qui nous devons la félicité dont nous jouissons?

--Mon ami, quelle idée! Ma pâleur n'est-elle pas naturelle après une
longue maladie?...

--Mathilde, vous ne pouvez pas en convenir... votre mari vous
tourmente... Jamais vous ne recevez de ses nouvelles.

--Il écrit généralement très-peu... et puis le service des postes
d'Italie se fait mal, dit-on...

--Ah! Mathilde... Mathilde...--ajouta-t-il en soupirant.--J'en reviens
toujours là... comment a-t-il pu vous quitter au moment où vous étiez
tombée si gravement malade? Il n'y a pas d'affaire d'intérêt qui puisse
motiver une pareille conduite!

--Mon ami, je vous le répète, il s'agissait, m'a-t-il dit, d'une créance
considérable sur laquelle il ne comptait plus, et qui, dans notre
position actuelle, devient fort importante: je dis notre position,
puisque, suivant l'avis de madame de Richeville et le vôtre, j'ai caché
à M. de Lancry la conservation de cette terre, dans la crainte que ses
idées de prodigalité ne lui reprennent; une fois que je le verrai
corrigé par l'adversité, je lui avouerai que nous avons cette ressource.
A cette heure, il ignore que nous la possédions; il est donc tout simple
qu'il se soit occupé très-activement de cette affaire.

M. de Rochegune secoua la tête d'un air incrédule.

Je mentais mal sans doute, mais je n'avais pas pu imaginer d'autre
prétexte au départ de M. de Lancry.

Laisser pénétrer à M. de Rochegune dans quels termes j'en étais avec mon
mari pouvait éveiller ses soupçons et le mettre sur la voie de mon
dévouement pour Emma, ce que je voulais éviter à tout prix depuis que
j'avais sagement renoncé à mon dessein de tout révéler à M. de
Rochegune.

--Il faut bien vous croire,--reprit M. de Rochegune avec un
soupir,--vous me répondez toujours ainsi quand je vous parle de M. de
Lancry; mais je ne sais pourquoi il me semble que sa conduite envers
vous cache quelque mystère!... Je crains que vous ne soyez pas
heureuse... non, vous n'êtes pas heureuse... vous avez été dupe de votre
noble cœur, comme votre mari peut-être a été dupe de ses bonnes
résolutions... Pendant quelque temps j'admets qu'il se soit sincèrement
repenti, mais ses anciennes habitudes auront repris le dessus, et il
aura mieux aimé sans doute mener je ne sais quelle existence aventureuse
que de vivre obscurément auprès de vous... Et puis... Mais, tenez,
Mathilde... ne parlons plus de cela... je ne veux pas dire tout ce que
je pense... je me trompe sans doute et je vous affligerais.

--Vous avez raison, mon ami, ne parlons plus de cela... n'ayez aucune
inquiétude... Quelquefois seulement, bien que je connaisse la paresse
habituelle de M. de Lancry, je m'inquiète de ne pas avoir de ses
nouvelles... voilà ce qui m'attriste. Pour chasser ces vilaines idées,
parlons de vous et d'Emma, de vos projets.

--Parlons de nous, c'est encore parler de vous, nous vous devons
tant!... Quant à moi, jamais ma vie n'a été plus calme, plus douce, plus
sereine; et puis Emma est si heureuse... de si peu!!! Quelquefois,
pauvre enfant... je me reproche de ne pas assez faire pour elle... je
suis presque confus de la voir si satisfaite et contente.

--En parlant si modestement du bonheur que vous donnez, mon ami, vous
êtes comme les grands poëtes, qui trouvent tout simple de faire
très-facilement des œuvres magnifiques, et qui s'étonnent de voir
l'admirable influence de ces ouvrages qui leur coûtent si peu.

--Non, je vous assure, Mathilde; j'ai l'air de tout donner, et je reçois
beaucoup plus que je ne donne. Je suis très-heureux; je ne me sens pas
vivre. Si je sors par hasard de ce délicieux état de calme et de
confiante sécurité pour faire quelque projet, c'est pour y revenir
bientôt avec un nouveau plaisir. Que vous dirai-je! cette vie n'a
peut-être pas le grandiose, l'enthousiasme, les sublimes élancements de
la passion, mais elle est paisible et riante. Après la vie que j'avais
rêvé de partager avec vous, je n'en sais pas de plus agréable que
celle-ci... Dans les premiers temps de mon mariage je désirais qu'un
sentiment plus vif se développât en moi, maintenant je le regretterais;
il ôterait à l'attachement que j'ai pour Emma ce caractère qui fait
qu'il ne ressemble à aucun autre.

--Vous avez raison, mon ami; l'espèce de culte profond qu'Emma ressent
pour vous exclut pour ainsi dire de votre part tout retour _galant_. Que
votre modestie ne s'alarme pas de cette comparaison; mais les dieux, si
bons qu'ils soient, n'aiment pas de la même manière qu'ils sont aimés.

--Ah! Mathilde!--me dit-il en riant,--je sens la _griffe_ de
mademoiselle de Maran sous cette _divinisation_ moqueuse.

--Je vous estime trop pour exagérer vos louanges... Avouez qu'il y a du
vrai dans ce que je vous dis, et que ma comparaison est aussi juste que
peut l'être une comparaison.

--Je ne nie pas la folle idolâtrie d'Emma pour moi, il faudrait être
aussi aveugle qu'ingrat; je nie seulement que je la mérite... Ou
plutôt... tenez, je vais bien vous étonner, j'accepte votre comparaison
tout entière, surtout à cause de ma _divinisation_...

--C'est très-heureux,--lui dis-je en souriant.

--Je l'accepte non comme une louange, mais comme un blâme rempli de
justesse et de raison.

--Voyons, mon ami, expliquez-moi ce blâme, qui était bien loin de ma
pensée, je vous assure.

M. de Rochegune reprit d'un ton sérieux:

--Vous jugez de mon cœur mieux que moi-même... Ces vagues reproches
que je me faisais de ne pas faire assez pour Emma, n'ont pas d'autre
cause que cette espèce de _divinisation_ dont vous me pariez et à
laquelle je me suis prêté... _Je me laisse aimer_... je vis trop en
sultan... je suis comme ces faux dieux, qui, à force d'être adorés,
finissent par croire à leur puissance et se persuadent qu'ils font
beaucoup pour les pauvres humains en leur permettant de les idolâtrer...
Sérieusement, Mathilde, vous m'éclairez; vous épargnez peut-être bien
des larmes à Emma... Un jour elle aurait pu voir dans l'indolence de mon
bonheur, ou de l'égoïsme, ou de la froideur, et j'aurais un remords
éternel de causer le moindre chagrin à cet ange de bonté.

--C'est maintenant moi qui pourrais vous reprocher d'être aussi méchant
que mademoiselle de Maran,--dis-je en souriant;--je vous dis non un
compliment, mais une chose vraie, et vous en faites une épigramme contre
vous.

--A propos de mademoiselle de Maran, vous savez que sa paralysie est
complète maintenant?--me dit M. de Rochegune;--mon vieux valet de
chambre Stolk a été, je ne sais plus à quel propos, voir Servien, le
maître-d'hôtel de votre tante. Il paraît que lui et tous ses gens la
traitent indignement; ce qu'elle est obligée de supporter en enrageant,
personne ne s'intéressant à elle...

Notre conversation fut interrompue par Emma. Elle tenait un bouquet de
roses d'une main, et de l'autre plusieurs lettres qu'elle remit à son
mari en lui disant:

--Le courrier vient d'arriver. Voici vos lettres, mon ami.

M. de Rochegune lui dit, en mettant les lettres dans sa poche:

--Madame de Richeville peut-elle nous recevoir, ma chère Emma?

--Sans doute, voilà plus d'une demi-heure qu'elle cause avec le bon abbé
Dampierre.

--Votre curé, dame châtelaine,--me dit M. de Rochegune.

--Et c'est bien le meilleur et le plus pauvre des curés de
campagne,--lui dis-je;--vous ne pouvez vous faire une idée de cette
charité, de ce caractère vraiment évangéliques.

--Et comme il parle simplement et noblement!--dit Emma.--L'autre
dimanche, à l'église, j'étais dans l'admiration. Tout ce qu'il disait
était à la portée de ses paroissiens, et pourtant ce sermon aurait pu
être tout aussi bien prononcé devant un roi et sa cour.

--C'est qu'il n'y a en effet rien de plus digne que la simplicité,--dit
M. de Rochegune.--Je ne sais pas un homme d'une raison plus saine, d'un
jugement plus sûr que ce bon abbé Dampierre. Ce que dit Emma est
très-vrai: son langage serait partout remarquable, et il ne s'en doute
pas; il s'ignore complétement... C'est l'un des hommes dont je fais le
plus de cas... Cela est si rare, la grandeur dans la modestie!... C'est
comme la grâce et la beauté dans la candeur... Bien entendu que je ne
dis pas ceci pour vous, Emma; notre sœur Mathilde ne me le
pardonnerait pas; elle est jalouse de toutes les louanges qu'on vous
adresse... quand elles ne sont pas d'elle.

Pendant que M. de Rochegune parlait, Emma ne le quittait pas des yeux;
ce n'était pas de l'amour, c'était une adoration passionnée de tous les
moments. Elle ne vivait pas en elle, elle vivait en lui.

Presque toujours après ces moments d'extase contemplative, pendant
lesquels elle semblait aspirer le bonheur à longs traits, elle me jetait
un regard de reconnaissance ineffable.

Lorsque M. de Rochegune eut parlé, elle lui prit la main, et lui dit
avec un accent enchanteur:

--Notre sœur Mathilde a raison... il n'y a qu'elle qui puisse me
flatter d'une manière ravissante.

--Vraiment... mieux que moi?

--Mais sans doute... Vous, mon ami... vous me parlez de moi... Elle au
contraire me parle de vous... et me dit que vous m'aimez... n'est-ce pas
me louer au delà de toute expression?

--J'accepte ceci en ce sens que lorsque Mathilde me dit que vous
m'aimez... elle me loue aussi au delà de toute expression....

Emma secoua sa jolie tête blonde et dit en souriant:

--Oh! ce n'est pas la même chose... rien n'est plus simple que de
vivre... on ne vous félicite de vivre que lorsqu'on vit heureuse......

       *       *       *       *       *

Nous passâmes une heureuse matinée avec madame de Richeville. Je priai
M. l'abbé Dampierre de venir dîner avec nous pour célébrer cette petite
fête de famille.

Vers les trois heures, M. de Rochegune vint frapper à ma porte.

Je fus surprise de sa pâleur et de la sombre expression de sa
physionomie; il tenait une lettre ouverte à la main.

--Mathilde... on m'écrit d'Italie... je vous en prie,--me dit-il,--lisez
ceci...

Et il m'indiqua un passage de sa lettre qu'il me présentait.

Voici ce que je lus...

«...A mon arrivée à Naples on ne s'entretenait que du luxe effréné que
Lugarto avait déployé dans cette ville, de ses débauches et de quelques
abominables méchancetés dont le retentissement avait été tel que le roi
l'avait chassé de ses États quelques jours avant mon arrivée, sans que
le chargé d'affaires du Brésil eût fait la moindre réclamation, sachant
parfaitement ce que valait, ce que méritait son indigne compatriote, qui
est, du reste, généralement exécré et justement méprisé de ses
nationaux. Ceci ne m'étonna pas du tout, car je connaissais Lugarto de
longue date; mais ce qui me renversa... mais ce que je n'aurais pu
croire, si notre ambassadeur ne me l'avait certifié, c'est que l'ami
intime, le compagnon de débauche de Lugarto était le vicomte de Lancry,
qui s'était autrefois battu pour un motif très-sérieux que l'on m'a
raconté, car je n'étais pas à Paris à cette époque. On dit M. de Lancry
complétement ruiné et absolument dans la dépendance de son ancien
ennemi. Ils ont quitté Naples sur un bateau à vapeur affrété par
Lugarto. Il n'y avait, dit-on, qu'une voix dans toute la ville pour leur
souhaiter la réunion de tous les accidents qui peuvent rendre une
traversée funeste.»

Je laissai tomber la lettre sur mes genoux sans oser regarder M. de
Rochegune.

--Ah! Mathilde!... vous m'avez trompé,--me dit-il avec un accent de
profond reproche.--L'intimité de M. de Lancry avec ce monstre m'en dit
plus que je ne voudrais en penser.

--Eh bien!... oui.. je voulais vous le cacher... Ainsi que vous l'avez
deviné, les bonnes résolutions de mon mari n'ont pas duré. Son retour
avait été sincère... mais il s'est lassé de cette vie obscure et
paisible... Je crois maintenant, comme vous, que la raison qu'il m'avait
donnée pour s'en aller en Italie était un prétexte.

--Et sa liaison avec ce monstre qui autrefois vous a tant poursuivie de
sa haine,--s'écria-t-il,--comment la qualifierez-vous?

Hélas! je n'osais, je ne pouvais lui dire les preuves récentes que
j'avais encore eues de la haine opiniâtre de M. Lugarto, tant ces
événements étaient liés à mon sacrifice pour Emma.

Je ne répondis rien.

--Ainsi,--s'écria M. de Rochegune avec une explosion de douloureuse
indignation,--voilà pour quel homme vous m'avez sacrifié... Voilà pour
quel homme vous avez renoncé au bonheur que je vous offrais, en
m'engageant... à.

Je l'interrompis.

--Pas un mot de plus à ce sujet,--lui dis-je avec une fermeté qui lui
imposa.--Ce n'est pas vous... vous qui oseriez maintenant exprimer un
seul regret sur le passé... Ce serait horrible pour Emma, qui vous rend
si heureux, ce serait outrageant pour moi... Que mon mari se conduise
désormais bien ou mal envers moi, ce n'est pas la question.
L'attachement que j'ai eu pour lui s'évanouirait demain, que je mourrais
mille fois plutôt que d'oublier mes devoirs... je vous le jure par la
mémoire de ma mère... Quant à vous... vous êtes incapable de laisser
jamais supposer à cette malheureuse enfant que vous regrettez de l'avoir
épousée. Vous connaissez son caractère... Songez-y, vous la tueriez...
elle mourrait de désespoir...

--Ah! c'est affreux,--dit-il en cachant sa tête dans ses mains. Et il
sortit violemment.

Je fus moins épouvantée en apprenant la réunion de M. de Lancry et de M.
de Lugarto que de l'impression que cette nouvelle devait faire sur M. de
Rochegune.

Je le croyais incapable de laisser penser à Emma qu'il regrettait
peut-être de l'avoir épousée, mais je tremblais qu'il ne se trahît
malgré lui...

Cette journée, si heureusement commencée, s'annonçait d'une manière
fatale. Quelle triste fin elle devait avoir!



CHAPITRE XV.

L'ABBÉ DAMPIERRE.


M. de Rochegune avait été assez maître de lui pour ne rien laisser
pénétrer des émotions qui l'agitaient.

Nous étions réunis après dîner dans le petit salon d'été, M. l'abbé
Dampierre, madame de Richeville, Emma et moi.

L'abbé Dampierre était un vieillard à cheveux blancs, d'une physionomie
imposante; sa voix pleine, sonore, donnait un accent de gravité à ses
moindres paroles.

Je vois encore cette scène.

Au fond du salon, madame de Richeville, assise sur un divan, avait
l'abbé auprès d'elle; j'étais séparée d'Emma par la table sur laquelle
on servait le café.

M. de Rochegune venait de sortir pour répondre à quelques lettres; la
malle-poste de Tours à Paris passait à neuf heures du soir, on pouvait
ainsi répondre courrier par courrier aux lettres reçues le matin.

Stolk, le vieux valet de chambre de M. de Rochegune, entra et dit à Emma
en lui présentant une lettre sur un plateau:

--C'est une lettre que M. le marquis a reçue ce matin avec les siennes,
et qu'il avait oublié de remettre à madame la marquise.

--Une lettre pour moi?--dit Emma en riant,--c'est la première que je
reçois ici... une lettre de Paris encore!--dit-elle en regardant
l'enveloppe. Elle était sans doute avec celles que j'ai apportées ce
matin à M. de Rochegune, je n'y aurai pas fait attention.

--Voyons vite... votre correspondance, chère enfant,--dit en souriant
madame de Richeville.

--Vous permettez, monsieur l'abbé?--dit Emma.

L'abbé Dampierre s'inclina.

Emma décacheta la lettre, parcourut les premières lignes et nous dit:

--C'est une demande de secours.

--Lisez-la tout haut, mon enfant,--dit madame de Richeville.--Nous nous
associerons ainsi à votre bonne œuvre.

Emma lut ce qui suit:

«Madame,

«C'est une infortunée qui vient à vous avec espoir et confiance, bien
sûre que vous accueillerez la prière d'une malheureuse femme victime de
sa faiblesse et de son cœur, et qui n'a d'excuse que dans la force
de la passion coupable qui l'a égarée.»

Emma s'interrompit et regarda madame de Richeville et l'abbé.

--Peut-on trouver une plus pauvre excuse!--dit celui-ci en haussant les
épaules;--autant se plaindre des ravages du feu lorsque l'on a soi-même
allumé l'incendie... N'est-ce pas, madame la duchesse?

--Sans doute, monsieur l'abbé,--répondit madame de Richeville un peu
embarrassée; car, malgré son expiation, elle était restée d'une
susceptibilité très-douloureuse à l'égard de tout ce qui pouvait faire
allusion à sa conduite passée.--Puis s'adressant à Emma:--Continuez, mon
enfant.

Emma continua.

«Mes parents m'ont mariée très-jeune à un homme qui m'a rendu la vie
bien malheureuse. Ses défauts et ses mauvais traitements ont seuls causé
mon affreuse inconduite, madame, je puis vous le jurer devant Dieu.»

--Oh!--s'écria l'abbé avec indignation,--quel sacrilége! invoquer le nom
de Dieu pour attester sa honte!...

--C'est vrai, monsieur l'abbé,--dit ingénument Emma.--Comment ose-t-on
faire un tel aveu? Et puis est-ce que quelque chose au monde peut
excuser l'inconduite?--demanda-t-elle à madame de Richeville.--Il me
semble que, si mon mari avait des torts envers moi, au lieu de l'imiter
je tacherais de le ramener à force de résignation et de tendresse... Et
puis au moins quelqu'un pourrait prier Dieu de lui pardonner ses fautes,
si les prières des cœurs purs sont toujours écoutées.

--Ah! madame!--dit l'abbé avec émotion en s'adressant à madame de
Richeville et lui montrant Emma,--voilà votre ouvrage, voilà le fruit de
l'éducation que vous avez donnée.

Madame de Richeville rougit et ne répondit rien, mais son regard me
disait combien cet entretien lui devenait pénible.

Je le sentais aussi, mais je ne savais comment rompre la conversation.

Emma continua la lecture de cette lettre:

«Mon mari m'a abandonnée depuis quatre ans, madame, et depuis ce temps
je ne sais pas ce qu'il est devenu; pourtant, madame, j'ose à peine
tracer ces mots, tant ma confusion est grande... C'est pour une
malheureuse petite créature qui vient de naître, et qui n'est pas sa
fille, que j'ose réclamer vos bontés.»

--Ah! c'est infâme!--s'écria l'abbé.

Emma ne prononça pas un mot, mais elle fit un geste de mépris et
douloureux de dégoût si profond en jetant la lettre à ses pieds, que son
silence et l'expression de sa physionomie furent aussi significatifs que
les paroles les plus acerbes.

Jamais, mon Dieu! jamais je n'oublierai l'émotion déchirante que madame
de Richeville ne put cacher, sa rougeur, sa honte.

Ses yeux rencontrèrent les miens... elle me montra Emma du regard...

Je la compris.

La malheureuse mère se voyait flétrie par sa fille, au nom des
excellents principes qu'elle lui avait donnés.

Madame de Richeville ne put s'empêcher de vouloir dire indirectement
quelques mots pour sa défense.

--Mon enfant,--reprit-elle tristement,--il faut avoir un peu de pitié
pour les coupables... peut-être cette pauvre mère... si blâmable qu'elle
soit, est-elle à plaindre?

--Madame...--dit l'abbé Dampierre d'une voix ferme,--je suis prêtre...
je suis vieux... vous me permettez de vous parler avec sincérité?

--Sans doute... monsieur l'abbé, je vous en prie,--dit madame de
Richeville en sentant augmenter sa confusion.

--Eh bien! madame, il est à regretter que des personnes comme vous,
comme ces dames, qui peuvent s'appuyer de l'autorité de leurs vertus et
d'une vie exemplaire pour condamner sévèrement le vice, lui soient au
contraire indulgentes par une pitié mal entendue! Vraiment, madame,
est-il juste d'accorder à des malheurs honteux, mérités, presque autant
d'intérêt qu'à de nobles et touchantes infortunes?

--M. l'abbé a raison,--dis-je effrayée de la tournure que prenait la
conversation.--Ramassez cette lettre, Emma; nous ferons demander des
renseignements sur cette femme; c'est peut-être une ruse pour abuser de
vos bontés: ne parlons plus de cela.

--Je vais toujours terminer de lire sa lettre,--reprit naïvement
Emma.--Mais, je l'avoue, ce que M. l'abbé vient de me dire me
désintéresse complétement de cette femme, qui ose blâmer la conduite de
son mari, lorsqu'elle se dégrade autant et peut-être plus encore que
lui.

--Vous êtes bien sévère, Emma,--dit la malheureuse duchesse en tâchant
de cacher une larme qui lui vint aux yeux.

Emma répondit en lui souriant, avec une candeur extrême:--Cela est vrai,
mais vous m'avez élevée dans des idées si généreuses, vous m'avez donné
de tels exemples, que je ne puis m'empêcher de ressentir une horreur
insurmontable pour tout ce qui est bas ou criminel... Combien de fois ne
m'avez-vous pas dit que la vertu était aux femmes ce que le courage
était aux hommes! Et, je l'avoue... je déteste les lâchetés.

Emma continua de lire:

«Quoique dans l'infortune, je n'ai pas mérité mon sort: mon éducation,
ma naissance semblaient me présager une autre destinée; j'ose croire que
ces dernières considérations vous intéresseront en ma faveur; et puis
enfin, madame, mon enfant, ma pauvre petite fille, ne doit pas être, ne
peut pas être responsable de la faute de sa mère. Si je mérite le
blâme... mon enfant mérite l'intérêt; si l'on a le droit de m'accuser
d'inconduite, moi j'aurai le droit d'accuser d'insensibilité ceux qui
n'auraient pas pitié de mon enfant...»

L'abbé Dampierre ne put contenir un nouveau mouvement de généreuse
colère, il s'écria:

--Malheureusement, cette misérable répète là tout ce que disent ses
pareilles; et, comme ses pareilles, tout ce qu'elle invoque pour elle
doit être invoqué contre elle.

--Son éducation surtout ne la rend-elle pas impardonnable?--dit Emma en
s'adressant à madame de Richeville.--Ne peut-on pas appliquer à cette
femme ces paroles vraies que vous m'avez bien souvent répétées, et que
je n'ai jamais oubliées? On disait jadis: _Noblesse oblige_...
maintenant on doit dire la même chose de l'éducation... les fautes
augmentent de gravité en raison de la culture de l'esprit...
ajoutiez-vous encore.

--Madame la duchesse avait cent fois raison...--s'écria l'abbé;--mais ce
n'est pas tout: voyez comme le vice se trahit toujours par un langage
stupide, hypocrite et cruel! parce qu'elle s'écrie dans sa lettre... ma
fille ne doit pas être responsable de la faute de sa mère, cette femme
se croit absoute d'un des plus grands crimes qui affligent l'humanité,
celui de marquer à tout jamais du sceau de la réprobation universelle...
une pauvre créature innocente.

--Ah!... c'est affreux!--s'écria madame de Richeville en me regardant
avec désespoir.

L'abbé Dampierre, croyant cette exclamation arrachée à la duchesse par
l'approbation qu'elle prêtait à son discours, reprit avec chaleur:

--Et je ne dis pas assez; non... madame... car j'enveloppe dans le même
anathème et la mère qui tue son enfant et celle qui le dévoue à une vie
de honte et de douleur.

--Ah! monsieur!--s'écria madame de Richeville.

--Oui, madame... une femme criminelle est encore une mauvaise mère; ne
sait-elle pas que par une terrible nécessité morale et sociale son
enfant est responsable du crime maternel! Ne sait-elle pas qu'il est mis
hors la loi commune! qu'il n'a ni nom ni famille! que ses lèvres ne
prononceront jamais ce mot béni, _ma mère!_ ou bien que s'il connaît le
crime secret de sa naissance... c'est pour être forcé de mépriser malgré
lui ceux que Dieu veut qu'il respecte et qu'il chérisse!

--Oh! oui,--s'écria Emma,--c'est épouvantable... Une mère qui expose son
enfant à la mépriser un jour... ne lui fait-elle pas maudire la
naissance qu'elle lui a donnée par un crime?... Être obligée de mépriser
sa mère... mépriser sa mère!... mon Dieu!!! mais en effet... la mort est
mille fois préférable...

--Oh! Emma!--m'écriai-je.

Elle me regarda avec étonnement.

--Que voulez-vous, mon amie?...--me dit-elle.

Madame de Richeville, qui avait été sur le point de se trahir, parvint à
surmonter son émotion; mais elle était pâle.

--En vérité, ma chère enfant,--dis-je à Emma,--vous mettez une chaleur
dans cette discussion... Et puis, ces idées sont pénibles; tenez,
parlons d'autre chose. Je trouve comme vous que la manière dont on
implore votre pitié dans cette lettre ne doit guère vous intéresser; la
soirée est magnifique, je me sens un peu de migraine, allons faire un
tour de promenade dans le parc.

Emma, par une étrange fatalité, s'opiniâtra à vouloir finir de lire
cette lettre.

Je craignis que mon insistance à vouloir l'en empêcher ne lui parût
singulière; d'ailleurs, rassurée par un regard de madame de Richeville,
qui s'était tout à fait remise, je la laissai continuer.

--Il n'y a plus que quelques lignes,--m'avait-elle dit,--ce sera bientôt
terminé...

Elle reprit donc ainsi qu'il suit:

«Plus que personne, madame, vous devez d'ailleurs compatir à mon
infortune... ou plutôt à celle de mon enfant.»

--Pourquoi donc moi... plus que toute autre dois-je m'intéresser à cette
malheureuse?--nous demanda Emma en nous regardant d'un air étonné.

--Laissez cela... Je vous dis, mon enfant, que cette femme est
folle,--m'écriai-je.

Poussée par un inexprimable pressentiment, je me levai pour prendre
cette lettre des mains d'Emma.

Il était trop tard.

Elle avait continué de lire.

Ses yeux, toujours attachés sur cette lettre fatale, s'agrandirent d'une
manière effrayante.

Ses lèvres s'agitèrent convulsivement, elle devint pâle comme une
morte; puis, par un mouvement plus rapide que la pensée, elle se jeta
aux pieds de madame de Richeville en s'écriant d'une voix déchirante:

--Si vous êtes ma mère... oh! pardon... pardon... ne me maudissez
pas!...

Peindre cette scène est impossible.

La duchesse, foudroyée par ces mots, resta muette... immobile.

L'abbé Dampierre se leva brusquement, et joignit les mains avec une
expression douloureuse.

Emma, sanglotant, cachait sa tête sur les genoux de sa mère.

Après quelques minutes d'un profond silence, madame de Richeville,
écartant doucement sa fille, la prit par la main, la fit se mettre
debout, comme elle se mit elle-même, et dit à l'abbé Dampierre avec un
mélange admirable de résignation et de dignité:

--Mon père, j'ai mérité les reproches que vous adressez aux mères
criminelles... Emma est ma fille... je tâche depuis longues années
d'expier ma faute... le Seigneur a voulu aujourd'hui m'infliger une
punition terrible... que sa volonté soit faite... je ne désespère pas de
sa miséricorde infinie...

L'abbé Dampierre répondit d'une voix profondément émue:

--La vérité est une pour tous, madame la duchesse; le devoir d'un
ministre du Seigneur est de la faire entendre à tous... ici-bas; mais
Dieu seul condamne ou pardonne... Vous l'avez dit, madame... sa
miséricorde est infinie; au jour du jugement l'expiation nous est
comptée...

Puis, saluant respectueusement, il sortit......

       *       *       *       *       *

Le reste de cette lettre infernale contenait ces mots:

«Plus que personne, madame, vous devez d'ailleurs compatir à mon
infortune, ou plutôt à celle de mon enfant; car vous êtes la fille
naturelle de madame de Richeville, je vous en donnerai des preuves si
vous venez à mon aide. Veuillez envoyer le secours que vous pourrez
m'accorder, par un mandat sur la poste, à Paris, poste restante, à
madame Jenny Pierron, mère de mademoiselle Albin, qui vous a élevée et
qui sait le secret de votre naissance.»

Cette lettre était-elle réellement écrite par cette femme?

Était-ce une nouvelle et horrible machination de M. Lugarto? C'est ce
qu'alors ni moi ni madame de Richeville nous ne pûmes démêler.

Lorsque la réflexion me vint, je me dis qu'après l'exclamation d'Emma
j'aurais dû peut-être empêcher madame de Richeville de faire son
irréparable aveu, en affirmant que cette lettre mentait; mais le soupçon
aurait toujours été éveillé dans l'esprit d'Emma, et pour elle ce doute
aurait été probablement aussi cruel que la certitude......

       *       *       *       *       *

Plus j'approche du dénoûment de ces tristes mémoires, plus les
événements s'assombrissent.

Je sens quelquefois le courage me manquer.

Ce qui me reste à raconter est encore si récent, que je n'ai pas la
force de m'y appesantir comme sur des faits depuis longtemps passés.

Je n'ai jamais reculé devant l'analyse de mes douleurs; j'y cherchais,
j'y trouvais un certain charme amer. Pour moi, bien souvent méconnue...
pour moi, qui ne m'étais jamais plainte, ce récit était comme une
explosion de larmes et de sanglots trop longtemps comprimés...

Mais lorsqu'il s'agit de peindre les angoisses déchirantes de ceux que
j'ai tant aimés, mon cœur se serre atrocement... je sens ma plume
presque s'arrêter......

       *       *       *       *       *

Le lendemain de cette scène fatale, Emma me dit ces mots, qui résumaient
la douloureuse position dans laquelle elle devait se trouver déformais à
l'égard de madame de Richeville.

«Je ne me pardonnerai jamais d'avoir parlé de ma mère comme j'en ai
parlé devant elle.»

En m'entretenant des craintes que lui inspirait la découverte du secret
de la naissance d'Emma, madame de Richeville m'avait toujours dit:

«La vie me serait horrible du moment où j'aurais à rougir devant Emma.»

Maintenant, que l'on songe aux tortures de cette malheureuse mère depuis
qu'un funeste hasard avait amené cette conversation dans laquelle sa
faute avait été si énergiquement flétrie devant sa fille et par sa fille
elle-même.

Maintenant, que l'on songe aux remords d'Emma, qui se reprochait sans
cesse d'avoir accusé sa mère! à la lutte qui s'éleva entre son
attachement pour madame de Richeville et l'inexorable sévérité des
principes que celle-ci avait elle-même développés dans sa fille!

Sans doute la tendresse d'Emma pour sa mère l'eût emporté un jour; mais
la pauvre enfant ne devait jamais se consoler des dures paroles qu'elle
avait prononcées.

Hélas! je recevais les confidences de ces deux âmes mortellement
atteintes.

Quelquefois Emma me disait:

«La bonté de ma mère me navre, son insistance même à m'assurer qu'elle
n'a conservé aucun souvenir de ce fatal entretien, me prouve qu'elle y
pense sans cesse. Cela doit être. J'ai fait à son cœur une blessure
incurable.»

Madame de Richeville me disait à son tour:

«Emma fait tout au monde pour me convaincre qu'elle ne me méprise pas;
mais son caractère est trop élevé, l'influence de l'éducation est trop
ineffaçable pour que, malgré sa tendresse, malgré son aveugle affection
pour moi, elle ne se rappelle pas quelquefois le jugement inexorable...
mais juste qu'elle a porté sur ma conduite... pour qu'elle oublie avec
quelle indignation l'abbé Dampierre n'a que trop justement, hélas!
flétri _mes pareilles_.»

Tous mes raisonnements étaient impuissants à rassurer ces deux
infortunées, d'une susceptibilité d'autant plus vive que leur
délicatesse était extrême.

Quelle contrainte, quelle défiance, quelle tristesse, quelle froideur
involontaire de telles arrière-pensées ne devaient-elles pas jeter dans
leurs relations jusque-là si douces et si tendres!

Que de fois les regrets poignants et silencieux de l'une ou de l'autre
de ces deux victimes d'une atroce méchanceté furent mutuellement
interprétés comme de tacites reproches! Hélas! lorsque les physionomies
ont contracté une expression désolée, comment distinguer la nature des
angoisses qu'elle trahit?

Dans ces circonstances si difficiles, si pénibles, je pus apprécier la
force du caractère de M. de Rochegune, la bonté de son cœur: il
trouva d'inépuisables ressources dans sa haute raison et dans son esprit
pour calmer, pour adoucir, pour tromper ces ombrageuses méfiances.

Il redoubla de tendresse, de soins pour Emma dès qu'il la vit sous
L'influence de ces funestes préoccupations.

A force d'éloquence, de persévérance, il parvint à lui rendre la
réaction de ce coup moins douloureuse, en ne cessant de répéter, de
commenter ce qu'il avait dit à madame de Richeville et à Emma le soir
même de cette fatale découverte.

«La preuve, madame, que l'expiation de certaines fautes, si grandes
qu'elles soient, peut être complète, c'est que moi, dont personne ne
conteste les principes; c'est que moi, qui ai autant que personne la
religion de l'honneur; c'est que moi qui pousse jusqu'au scrupule
l'observance de tous les devoirs, j'ai demandé avec empressement, j'ai
reçu avec bonheur la main d'Emma, que je savais votre fille... Au point
de vue de son bonheur et du vôtre, au point de vue du monde, vous n'avez
donc maintenant pas plus de raison de regretter sa naissance qu'elle
n'en aurait de vous la reprocher. Quant au reste... l'inflexible abbé
Dampierre vous l'a dit lui-même: La miséricorde de Dieu est infinie, et,
au jour du jugement, il tient compte des expiations.»

       *       *       *       *       *

L'automne approchait; il était pluvieux, très-froid.

Ma santé n'était pas rétablie; j'avais eu même une légère rechute. Je
répugnais à quitter mes amis dans ce moment, malgré les avis pressants,
presque impérieux du docteur Gérard, qui s'intéressait véritablement à
moi.

Voyant ses conseils rester toujours inutiles, il écrivit à madame de
Richeville que ma santé ne se remettrait jamais, que ma poitrine même
pourrait être gravement attaquée, si je m'opiniâtrais à ne pas vouloir
aller passer l'automne et l'hiver dans le Midi.

Il fallut me rendre aux instances de mes amis et partir.

Emma et son mari devaient s'établir pendant quelques mois à Rochegune;
madame de Richeville voulait retourner à Paris.

Malgré elle, malgré tous les raisonnements de M. de Rochegune, malgré
toutes les assurances d'Emma, cette malheureuse mère souffrait toujours
en présence de sa fille... de même qu'Emma ne pouvait vaincre sa sourde
terreur d'avoir à jamais ulcéré le cœur de sa mère...

Lorsqu'elle me quitta, la duchesse me dit:

--«Je le savais bien, Mathilde... la justice du ciel ne pouvait pas être
satisfaite... il fallait qu'elle m'atteignît par une terrible
punition... En pouvait-il être une plus effrayante, plus
providentielle!... Peut-on imaginer une position plus poignante que
celle d'une mère qui se voit inexorablement accuser et juger devant sa
fille... par la voix d'un prêtre vénérable; d'une mère... qui entend son
enfant répéter les mêmes justes anathèmes!... Pourvu que la vengeance du
ciel soit apaisée par ce que je souffrirai jusqu'à la fin de ma vie! et
qu'elle ne me réserve pas un dernier coup... plus affreux que tous les
autres!»

Hélas! je la compris, ses sinistres pressentiments ne la trompaient pas.

Mes amis me quittèrent.

J'embrassai Emma une dernière fois... hélas! pour la dernière fois... Je
ne devais la revoir... jamais... jamais...

       *       *       *       *       *

Je partis pour Hyères avec Blondeau et un valet de chambre.

Je m'établis dans ce village au commencement d'octobre. A peu près à
cette époque, je reçus cette lettre de M. de Lancry; elle était timbrée
de Cadix.

«On vous dit toujours souffrante; rétablissez-vous donc promptement. Je
viendrai vous chercher lorsque vous serez en état de voyager. Vous ne
savez pas la surprise que je vous ménage. Votre maladie a changé
subitement mes projets il y a un an, mais vous ne perdrez rien pour
attendre. Je prends naturellement tant d'intérêt à ce qui vous concerne,
que je suis au courant de tout ce que vous faites; je sais que vous êtes
à Hyères, ou que vous y serez bientôt. Il se peut que je vienne vous y
rejoindre.

«Mon _compagnon de voyage_ me charge de mille souvenirs pour vous, et de
vous demander si l'on n'a pas reçu à Maran, chez madame de Richeville
(pour ne pas dire _chez vous_, car je sais maintenant que la duchesse
n'est que votre prête-nom)... si, le 12 août, l'on n'a pas reçu à Maran
une lettre de Paris; le 12 août, fête de la _Sainte-Claire_,
bienheureuse patronne de la belle duchesse repentie.

«Dans cette lettre, adressée à la marquise de Rochegune, une _pauvre
femme_ demandait un secours pour son enfant naturel. Mon compagnon de
voyage, qui est partout à la fois et qui connaît la _pauvre femme_, lui
avait conseillé d'écrire ce jour-là, pensant qu'on fêterait toujours un
peu la Sainte-Claire, et que cette demande de secours arrivant dans
cette occurrence, et peut-être au milieu d'une très-bonne et
très-nombreuse compagnie, n'en serait que mieux accueillie et ferait
beaucoup plus d'effet à cause de la révélation qui la terminait; c'était
une chance de plus.

«Mon compagnon demande encore si le curé de Maran n'assistait pas à la
lecture de la lettre, qui, par négligence, n'aurait été remise qu'après
dîner à la petite marquise de Rochegune?

«On vous fait ces questions, auxquelles on pourrait répondre aussi bien
que vous, pour vous prouver qu'on est parfaitement instruit et qu'on a
autant de suite dans les idées que d'opiniâtreté dans l'exécution de
certains projets.

«Nous menons ici une vie de Sardanapale. Vous seule... vous nous manquez
beaucoup; aussi je soupire ardemment après le jour où je vous reverrai
belle, fraîche et bien portante. En attendant cet heureux moment, je
tâche d'étourdir mes regrets.»

Ce que j'avais soupçonné était vrai. La découverte de la naissance
d'Emma, cette prétendue demande de secours, était une nouvelle perfidie
de M. Lugarto.

Il n'y avait pas à en douter, pour être aussi bien instruit qu'il
l'était, cet homme avait une créature à lui, soit chez moi, soit chez
madame de Richeville, soit chez M. de Rochegune.

Je passai l'hiver seule et bien tristement... recevant de temps à autre
quelques lettres de madame de Richeville ou de M. de Rochegune. Ce
dernier ne me cachait pas que la réaction du coup imprévu qui avait
frappé Emma durait encore, qu'elle était souffrante, mais qu'à force de
soin il espérait la rétablir complétement.



CHAPITRE XVI.

LE COFFRET.


Le printemps de 1838 arriva...

J'étais restée environ six semaines sans recevoir de nouvelles de mes
amis.

Je commençais à m'inquiéter sérieusement, lorsque M. de Rochegune
m'écrivit ces mots:

«Emma est morte... Je suis son meurtrier. Voici ses dernières
paroles...--_Vous aimiez Mathilde; vous m'avez épousée par pitié...
Pardonnez-moi... le bonheur que je vous ai dû..._--Ce ne sont pas des
regrets... qu'elle me laisse pour toute ma vie... ce sont des remords,
d'affreux remords... Oui... je suis son meurtrier... oui, je n'aurai pas
eu pour elle toute la tendresse qu'elle méritait; j'aurai, malgré moi,
laissé pénétrer mes pensées... Un jour elle aura deviné l'amour que
j'avais eu pour vous! la pauvre enfant aura cru que mon mariage avec
elle ne me rendait pas heureux... Cette fatale erreur l'aura tuée... il
n'y a pas à en douter. Le chagrin que lui avait causé la révélation de
sa naissance était presque apaisé; je la voyais renaître, lorsqu'une
rechute affreuse s'est déclarée... En un mois cet ange a été emporté!!
J'ai la tête perdue... je suis fou de désespoir...»

On comprend ma poignante, mon horrible douleur en apprenant cette
nouvelle.

Je ne pouvais m'expliquer comment Emma avait pu savoir l'amour de M. de
Rochegune pour moi, comment elle avait pu supposer qu'il l'avait épousée
par pitié, comment enfin lui... lui s'accusait de sa mort. Ce mystère
devait m'être dévoilé un jour.

Je quittai Hyères. En arrivant à Paris, je courus chez madame de
Richeville.

Je m'attendais à la trouver éplorée, gémissante: elle était ferme,
résignée, pieusement résignée. Elle acceptait cette perte affreuse comme
une punition méritée. Elle me dit avec un sang-froid plus effrayant que
les convulsions de la douleur: «Dieu est juste; il me frappe dans mon
enfant, la preuve vivante de mon crime.»

Madame de Richeville était d'une pâleur de marbre. Par un de ces
phénomènes si peu rares dans les grandes douleurs, ses cheveux étaient
devenus gris en un mois. Elle fit ses dernières dispositions pour se
retirer au Sacré-Cœur et y vivre dans la pénitence jusqu'à la fin de
ses jours. Elle ne voulait voir absolument que moi et la princesse
d'Héricourt.

M. de Rochegune était parti peu de temps après la mort d'Emma; on ne
savait pas où il était allé.

Madame de Richeville continuait d'attribuer la perte de sa fille à
l'effroyable secousse que lui avait fait éprouver la découverte du
secret de sa naissance. Depuis cette époque, elle avait changé
beaucoup,--me dit-elle.--Sa santé, fortement ébranlée, s'était pourtant
améliorée malgré un état de langueur, lorsque, environ un mois avant sa
mort, elle avait été tout à coup saisie de convulsions violentes et d'un
redoublement de tristesse qu'on ne savait à quelle cause attribuer.
Depuis ce moment, sa vie n'avait plus été qu'une sorte de lente agonie,
et elle s'était éteinte.

Pendant ce triste récit, madame de Richeville ne me dit pas un mot qui
pût me faire soupçonner qu'Emma eût été instruite de l'amour de son
mari pour moi ou qu'elle eut été persuadée qu'il ne l'avait épousée que
par pitié.

Environ un mois après ce funeste événement, madame de Richeville se
retira au Sacré-Cœur, après avoir employé en fondations charitables
ce qu'il lui restait de fortune, à l'exception d'une modique pension
viagère qu'elle payait aux dames du couvent.

Grâce à l'air du Midi, j'étais presque complétement rétablie; je ne
voulais pas d'ailleurs quitter Paris et laisser madame de Richeville
absolument seule pendant les premiers temps de l'austère retraite à
laquelle elle s'était vouée.

Elle fut heureuse de la résolution que je pris de rester encore quelque
temps auprès d'elle. Pour m'éviter l'embarras d'un établissement
nouveau, elle me proposa d'habiter sa maison, dont elle avait encore, je
crois, la jouissance pendant une année. Je dirai pourquoi j'entre dans
ce détail.

J'acceptai cette offre. Ses gens d'affaires ne lui avaient pas suffi
pour régler ses derniers arrangements de fortune; son neveu, M. Gaston
de Senneville, avait avec elle quelques intérêts communs dans une
succession vacante; il lui offrit très-obligeamment ses services pour
certaines transactions, il devait la représenter dans plusieurs conseils
de famille. Madame de Richeville, incapable de s'occuper d'affaires,
accepta; ne voulant voir ni recevoir personne d'autre que moi et M. et
madame d'Héricourt, elle me pria instamment d'être son intermédiaire
lorsque M. de Senneville aurait quelques renseignements à prendre ou
quelques signatures à donner.

Je reçus ainsi M. de Senneville quelquefois le matin.

Il conservait toujours le dépôt que je lui avais confié. Deux ou trois
fois j'envoyai Blondeau chez lui pour ajouter quelques lettres à celles
que renfermait la cassette dont je lui donnais chaque fois la clef; plus
que jamais je redoutais les perfidies de M. Lugarto.

Vers le mois de décembre, M. de Rochegune m'écrivit qu'après avoir
longtemps voyagé à l'aventure, pour s'étourdir, il était revenu à Paris,
mais il ne se sentait pas même le courage de voir ni moi ni madame de
Richeville; il avait loué une maison isolée au Marais sous un nom
supposé, afin d'être absolument ignoré, et me donnait son adresse dans
le cas où madame de Richeville ou moi nous aurions absolument besoin de
lui.

Je respectai sa solitude et sa douleur. Je n'osai pas même lui répondre.
J'appris par madame de Richeville qu'il avait obtenu la permission
spéciale d'entrer la nuit au cimetière du Père-Lachaise, où étaient
déposés les restes d'Emma dans le caveau mortuaire de la famille de
Rochegune.

J'envoyai quelquefois Blondeau s'informer de la santé de M. de Rochegune
auprès de Stolk, son homme de confiance. Son désespoir était toujours
aussi profond; une seule fois il était sorti dans le jour pour accomplir
un engagement pris autrefois avec les officiers qui avaient, comme lui,
combattu pour l'indépendance de la Grèce, à la tête des troupes qu'ils
avaient équipées. Il s'était, selon leurs conventions, rendu en
uniforme à cette réunion solennelle; là, il avait dit qu'il arrivait de
sa terre et qu'il allait y retourner à l'instant.

L'un des derniers jours de l'année, j'allai voir madame de Richeville:
elle était plus triste que d'habitude.

--Je suis la cause involontaire d'une ignoble calomnie,--me
dit-elle.--Mon neveu Gaston est un misérable que je ne reverrai de ma
vie. Hier, la princesse d'Héricourt est venue me voir; elle a appris par
hasard que M. de Senneville interprétait d'une manière odieuse les
relations que vous aviez bien voulu avoir quelquefois avec lui pour mes
affaires; il prétend que la vie retirée que vous menez lui est depuis
longtemps consacrée tout entière, qu'il a été vous rejoindre dans le
Midi. Il ose affirmer que madame Blondeau lui porte vos lettres et
reçoit les siennes; il prétend qu'il l'a montrée à plusieurs de ses
amis, qui l'ont vue maintes fois venir chez lui de votre part, et que
c'est à cause de vous qu'il hésite à accepter un très-riche mariage
qu'un de ses amis lui propose.

Je n'eus pas besoin d'affirmer à madame de Richeville que je n'avais pas
entendu parler de M. de Senneville pendant mon séjour à Hyères; je lui
expliquai une partie des raisons qui m'avaient autrefois obligée à
confier un dépôt important à l'obligeance de M. de Senneville, et
comment Blondeau avait quelquefois dû aller chez lui.

Comme moi, plus que moi encore, la duchesse s'indigna de cet ignoble
abus de confiance.

Mon parti fut bientôt pris.

J'envoyai le lendemain matin Blondeau chez M. de Senneville avec l'ordre
de me rapporter le coffret. Si M. de Senneville était absent, elle
devait prier son valet de chambre de lui remettre ce dépôt. Cet homme,
qui la connaissait, ne fit aucune difficulté, et le lui rendit.

Je montai en voiture avec Blondeau pour porter moi-même cette cassette
chez M. de Rochegune, réfléchissant malheureusement trop tard que je
n'avais plus à craindre que le hasard lui découvrît le contenu de ces
lettres. En route je pensai que M. de Rochegune, voulant garder le
secret de sa demeure, il serait plus prudent d'y aller en fiacre, de
peur d'indiscrétion de mes gens, qui pourraient reconnaître Stolk. Je
pris un fiacre et je renvoyai ma voiture. Nous arrivâmes au Marais.

Je me faisais un triste plaisir de voir au moins la maison qu'habitait
M. de Rochegune. Nous laissâmes le fiacre près de la rue Saint-Louis, et
je descendis avec Blondeau, qui alla remettre le coffret à Stolk.

Pendant qu'elle s'acquittait de cette commission, j'examinais avec
angoisse les dehors de cette demeure; son aspect désert, désolé, me
navra, je fus épouvantée en songeant aux heures de désespoir qui
devaient si lentement s'écouler pour lui dans cette demeure abandonnée.

Blondeau remit le coffret à Stolk, me donna des nouvelles de M. de
Rochegune, et nous revînmes chez moi.

J'allai faire mes adieux à madame de Richeville. Malgré le chagrin que
lui causait notre séparation, elle m'avait engagée et j'étais décidée à
partir le soir même pour Maran afin de faire cesser, par mon absence,
les bruits odieux que la misérable fatuité de M. de Senneville avait
fait naître.......

       *       *       *       *       *

Quelques jours après mon arrivée, madame de Richeville m'apprit un
événement dont les suites auraient pu être bien douloureuses pour moi.

Voici le passage de cette lettre:

«..... Mon neveu Gaston a été en si grand danger, que malgré mon
indignation, je n'ai pu refuser d'aller le voir; car il avait,--me
disait-il,--un aveu important à me faire. Je le trouvai très-gravement
blessé d'un coup d'épée qu'il a reçu de M. de Rochegune, et dont il se
ressentira peut-être toute sa vie. Il m'a avoué franchement, d'ailleurs,
que, cédant à un odieux sentiment d'orgueil et de vanité, il avait
indignement abusé de vos relations confidentielles pour vous
compromettre, et que son séjour dans le Midi était une fable comme le
reste. Il me suppliait, dans le cas où sa blessure serait mortelle, de
vous demander grâce pour lui et de vous dire qu'il avait reconnu la
lâcheté de ses mensonges; il a enfin tâché de faire valoir, comme un
titre à votre indulgence, sa discrétion profonde au sujet de M. de
Rochegune. Voici à peu près comment il m'a raconté cette scène, qui
aurait pu avoir, hélas! des suites plus funestes encore:

«J'appris,--me dit Gaston,--en rentrant chez moi, que mon valet de
chambre avait remis à madame Blondeau le dépôt que sa maîtresse m'avait
confié. Je fus étonné, presque blessé de cette manière d'agir; je courus
chez madame de Lancry, elle était sortie. Je revenais chez moi, lorsque
je la vis par hasard descendre de sa voiture avec madame Blondeau et
prendre un fiacre. Cette apparence de mystère piqua ma curiosité;
j'allais la suivre, lorsque je rencontre M. de Baudricourt, un de mes
amis, arrivé récemment des États-Unis, où il était resté fort longtemps.
Comme beaucoup de personnes, il avait ajouté foi à mes calomnies sur
madame de Lancry. Je lui déguisai une partie de la vérité, et il
m'accompagna pour m'aider à retrouver les traces de madame de Lancry,
que j'avais perdues. Plusieurs circonstances bizarres, qu'il est inutile
de vous raconter, me donnèrent la certitude que le coffret avait été
déposé rue Saint-Louis au Marais, chez un certain colonel Ulrik.

«Je vous l'avoue, aigri par la conscience de ma mauvaise action,
vaguement jaloux de l'inconnu auquel madame de Lancry accordait la
confiance qu'elle me retirait, craignant enfin de passer pour un homme
faible aux yeux de M. de Baudricourt, qui me croyait des droits sur
madame de Lancry, je me décidai à exiger du colonel Ulrik la restitution
du coffret. J'obtins à grand'peine une entrevue avec lui; j'y vins
accompagné de M. de Baudricourt.

«Jugez de ma surprise en reconnaissant M. de Rochegune dans le colonel
Ulrik. Mon ami ne l'avait jamais vu. J'agis alors, je crois, en
gentilhomme. M. de Rochegune savait parfaitement qui j'étais; il ne
parut pas vouloir me reconnaître. Mon premier étonnement dissipé, j'agis
de même à son égard. Il se donnait pour le colonel Ulrik, je crus de bon
goût de l'accepter pour le colonel Ulrik. M. de Rochegune refusa de
rendre les lettres. L'entretien finit par un rendez-vous à Vincennes.

«Voulant, autant que possible, ménager le mystère dont s'entourait M. de
Rochegune, j'eus l'attention de prendre pour mon second témoin le
général-major Hartman, tout récemment arrivé de Vienne. M. de Rochegune
avait envoyé chercher deux soldats à une caserne pour lui servir de
témoins. Ainsi, avant, pendant et après le duel, il resta donc aux yeux
de tous le colonel Ulrik, et son secret fut respecté.»

«Voici ce que m'a raconté mon neveu, ma chère Mathilde, en me suppliant
d'intercéder pour lui auprès de vous et de faire valoir sa profonde
discrétion. Sous ce rapport, je suis obligée de convenir que mon neveu
Gaston a agi en galant homme: rien de plus, rien de moins. Mais ceci
n'atténue en rien l'indignité de sa conduite envers vous, et de ma vie
je ne le reverrai. Je vous donne ces détails pour vous rassurer, dans le
cas où par hasard vous entendriez parler de ce duel....»

Je viens de relire cette longue histoire depuis mon mariage
jusqu'aujourd'hui 10 avril 1839.

Je suis maintenant indécise: enverrai-je ces pages si tristes à celui
pour qui je les ai écrites? L'heure de ma réhabilitation auprès de lui
est-elle enfin venue? Est-il temps de lui avouer combien je l'aimais...
combien je l'aime encore? Cet aveu n'est-il pas une faute?

Une faute? Non. Qu'importe qu'il sache que je l'aime... que je n'ai
jamais aimé que lui?... Je suis sûre maintenant de n'être jamais indigne
ni de moi, ni de lui...

Et puis je ne sais ce que l'avenir me réserve... Avant-hier j'ai reçu
quelques lignes de M. de Lancry; il m'annonce son prochain retour... Il
peut me forcer à le suivre... à quitter pour jamais la France... que
sais-je! J'ai consulté plusieurs avocats; il ne me reste aucun moyen de
me soustraire au pouvoir de M. de Lancry, s'il veut l'employer.

Si je suis réduite à cette extrémité, au moins l'homme que j'aime, que
j'estime le plus au monde, connaîtra mes secrètes pensées. Il saura que
je n'ai jamais démérité de lui... il saura que je me suis vaillamment
sacrifiée au bonheur de ceux que j'aimais... Quel que soit le sort qui
m'attende, au moins je serai sincèrement jugée par mes amis.

Sans les sinistres pressentiments que me cause la menace de l'arrivée de
M. de Lancry, je me trouverais presque heureuse d'avoir eu la force
d'achever ces pages.

Ce long coup d'œil sur le passé m'a calmée, m'a donné, sinon de
l'orgueil, du moins de la confiance dans mon caractère et dans mon
énergie.

Je me suis rendu compte de mes luttes, de mes souffrances; je ne me suis
pas dissimulé ce que j'ai fait de mal, je ne me suis pas exagéré ce que
j'ai fait de bien.

Cette analyse sévère, ce jugement impartial de ma vie ont réveillé en
moi de bien navrants souvenirs, mais ils m'ont laissé une conscience
d'une sérénité profonde. Ce sera ma seule consolation, ce sera mon
unique refuge si de nouveaux malheurs viennent m'accabler.

Telle a été ma vie jusqu'ici.

On voit que les détestables prévisions de mademoiselle de Maran ne l'ont
jamais trompée. Elle avait chargé Ursule et M. de Lancry de poursuivre
son œuvre de vengeance... tous mes malheurs ont gravité autour de ces
deux êtres.

En accordant ma main à M. de Rochegune qui la demandait, en suivant en
cela les avis de M. de Mortagne... mademoiselle de Maran assurait le
bonheur de ma vie... Ce mariage fut écarté... et ma tante me rendit
complice involontaire de sa haine en m'amenant à épouser M. de Lancry.

FIN DES MÉMOIRES DE MATHILDE.



ÉPILOGUE.



CHAPITRE XVII.

LE CAFÉ LEBŒUF.


Environ un mois s'était écoulé depuis que madame Blondeau avait apporté
les mémoires de Mathilde au colonel Ulrik, auquel nous restituerons son
véritable nom et que nous appellerons désormais M. de Rochegune.

Le _café Lebœuf_ offrait toujours à l'admiration des rares passants
de la rue Saint-Louis ses bocaux de cerises et ses bols d'argent plaqué,
à travers ses vitres. L'hôtel d'Orbesson semblait toujours solitaire;
son unique habitant, successivement surnommé _Robin des bois_ et le
_Vampire_ par les frères Godet, n'avait pas encore passé le seuil de sa
porte, du moins pendant le jour.

De temps à autre la figure rébarbative de Stolk apparaissait à la petite
porte de service. Toutes les fenêtres de l'hôtel restaient
continuellement fermées. Madame Lebœuf, les frères Godet et les
autres habitués du café avaient fini par conclure une trêve avec ce
qu'ils appelaient l'_ennemi commun_, c'est-à-dire, qu'ils avalent
renoncé à leur système d'espionnage; sacrifice d'autant plus méritoire
qu'aucun fait nouveau ne s'était passé depuis la visite de madame
Blondeau à M. de Rochegune. Chaque matin, les frères Godet venaient
ponctuellement prendre leur tasse de café et augmenter le respectable
cercle qui entourait le comptoir d'acajou de madame Lebœuf. Le 13 mai
1839, par une assez belle matinée de printemps, les deux frères, contre
leur coutume méthodique, arrivèrent au café Lebœuf deux heures plus
tard qu'à l'ordinaire; ce grave dérangement dans leurs habitudes était
causé par une gracieuse invitation de madame Lebœuf, qui, depuis
quelques jours, les avait conviés à une sorte de déjeuner dînatoire que
du temps à autre elle offrait politiquement à ses plus fidèles
commensaux.

Préparés à cette solennité gastronomique par une longue promenade au
Jardin-des-Plantes, les frères Godet arrivaient au café Lebœuf
disposés à faire largement honneur à la réfection de leur hôtesse. A
quelques pas de l'_établissement_, M. Godet l'aîné s'arrêta, mit son
parapluie sous son bras, souleva son chapeau, essuya son front, et de sa
puissante voix de basse-taille il dit à son frère d'un air sentencieux:

--Je ne vous le cacherai pas, Dieudonné, le grand air, cette promenade,
ce beau temps, la vue de la nature des quatre parties du monde que nous
venons de contempler au Jardin-des-Plantes, y compris leurs animaux
depuis les volatiles jusqu'aux reptiles les plus venimeux... tout cela
m'a donné une faim canine.

--Cela ne m'étonne pas, mon frère--dit timidement M. Godet cadet.--Nous
nous sommes levés de bonne heure, et, comme dit la romance: _Quand ou
fut toujours vertueux on aime à voir lever l'aurore._

A cet instant, les deux frères passaient devant la grande porte de
l'hôtel d'Orbesson. Godet l'aîné jeta de ce côté un regard sarcastique,
et dit à son frère avec l'expression d'une sanglante ironie:

--Si les gens vertueux aiment à voir lever l'aurore... je suis bien sûr
que _celui_ qui habite cette maison ne l'a pas vue souvent lever,
l'aurore!!!...

Le mot était dur. Dieudonné en comprit la portée, et il dit tout bas à
son frère:

--Prends garde, Godet... quelquefois les murs ont des oreilles.

--Si les murs ont des oreilles, la France a des lois,--s'écria Godet l'aîné
d'une voix tonnante en s'adressant fièrement à la grande porte de l'hôtel
d'Orbesson et lui jetant un regard de défi courroucé.--Oui,--reprit-il,--la
France a des lois, un gouvernement constitutionnel et une garde
municipale qui protègent les citoyens paisibles, et qui veillent d'un
œil ouvert et paternel sur les individus qui s'embusquent sournoisement
dans les ténèbres pour machiner... je ne sais quoi; mais il machine!! je
suis sûr qu'il machine...

--Godet... Godet... calme-toi, je t'en conjure,--dit Dieudonné effrayé
de l'audace de son frère.

--Qu'il me fasse, s'il le veut, massacrer par ses sbires,--s'écria Godet
l'aîné.--Mais il a beau faire le mort depuis quelque temps, je soutiens
qu'il machine!!

Après cette énergique et courageuse protestation, les deux frères
entrèrent dans le café de madame Lebœuf. Ici commença pour eux une
série d'étonnements plus foudroyants les uns que les autres. D'abord, au
lieu du candide Botard, qui pêchait si merveilleusement les araignées
dans les carafes, ils virent un grand homme maigre à cheveux et à barbe
noirs, d'une physionomie sinistre, qui leur demanda d'une voix brusque:

--Que faut-il vous servir?

Godet l'aîné regarda son frère avec surprise; puis, se ravisant, et
pensant que Botard était nécessairement employé aux préparatifs du
banquet, il répondit d'un ton protecteur:

--Mon bon ami, nous venons pour le déjeuner...

--Quel déjeuner?

Godet l'aîné, se sentant sur son terrain, au lieu de répondre à cet
intrus lui dit:

--Où est la chère madame Lebœuf?

--Qui ça, madame Lebœuf?

--C'est un véritable sauvage,--dit tout bas Godet l'aîné à Dieudonné,
et, sans répondre un mot de plus, il se dirigea vers l'arrière-boutique,
où devait être servi le déjeuner.

Le substitut de Botard saisit rudement le paisible rentier par le bras
et lui dit:

--Où allez-vous donc par là?... on n'entre pas.

M. Godet l'aîné devint cramoisi; mais contenant sa colère, il dit d'un
ton de majestueuse commisération:

--Mon bon ami... vous jouez gros jeu... fort gros jeu... au moins...
mais vous êtes nouveau ici, vous avez droit à notre indulgence... vous
ne savez pas que je n'ai qu'un mot à dire à madame Lebœuf pour...

--Eh! mille tonnerres! il n'y a pas de madame ni de Lebœuf qui
tienne; asseyez-vous là, on vous servira ce qu'on aura, mais vous
n'entrerez pas là-dedans.

M. Godet l'aîné eut encore la force de contenir son indignation, et
d'une voix qu'il tâchait de rendre calme:

--Une dernière fois, je vous déclare que je suis un des membres du
déjeuner qu'on prépare là-dedans; et je vous somme, oui, je vous somme
hautement... d'aller tout de suite chercher votre maîtresse...

--Tenez, mon brave homme... si vous n'étiez pas un homme d'âge, ce
serait à vous cribler de coups de pied dans le ventre,--dit le brutal
personnage; et il tourna le dos à M. Godet l'aîné.

Celui-ci, malgré les supplications de son frère, ne put s'empêcher de
s'écrier:

--Il m'en coûte, il me peine de descendre jusqu'à me commettre avec un
mercenaire; mais je ne puis résister au besoin de vous déclarer que vous
êtes un fier drôle!... que vous devez être le roi des drôles!

Le garçon se retourna vivement et fit un geste si menaçant, que les deux
Godet rompirent simultanément d'une semelle; mais ils gardèrent
toutefois une attitude défensive, en présentant leur parapluie à leur
adversaire comme on croise la baïonnette.

Malgré ce mouvement, le garçon s'avança d'un air menaçant:

--Vous voulez donc que je vous fasse une bosse au _genou_?...--dit ce
brutal en faisant une allusion offensante à la complète nudité du crâne
de Godet l'aîné.

--Insolent malfaiteur! il n'y a donc rien de sacré pour toi?--s'écria M.
Godet en rompant encore d'une semelle.

A ce bruit, un nouveau personnage survint: c'était un homme entre les
deux âges, trapu, barbu, coloré, portant une veste ronde et une
casquette de loutre.

--Hé bien, qu'est-ce qu'il y a donc, Jean?--dit-il au garçon.

--Monsieur Saunier, voilà deux particuliers qui s'acharnent à vouloir
entrer à toute force là-dedans; ils disent qu'ils sont d'un déjeuner, et
ils demandent madame Lebœuf. Il faut qu'ils soient _bus_.

--Il n'y a d'ivre ici que vous-même, grossier personnage,--dit Godet
aîné, un peu rassuré par la présence de M. Saunier.

Mais M. Saunier dit d'un ton presque aussi bourru que celui de son
garçon:

--Madame Lebœuf n'est plus ici; elle m'a vendu son fonds. Je ne donne
pas à déjeuner.

On eût annoncé à M. Godet la résurrection positive de Napoléon, qu'il
n'eût pas été plus pétrifié qu'il ne le fut à la nouvelle de la
retraite subite de madame Lebœuf.

--Mais, monsieur,--s'écria-t-il,--ceci est inadmissible, ceci tombe dans
la fable. J'aurai l'honneur de vous faire observer que madame Lebœuf,
hier soir, à huit heures trois quarts, m'a encore réitéré l'invitation
qu'elle m'avait faite pour...

--Je vous dis que madame Lebœuf m'a cédé son fonds, son mobilier, son
bagage, tout enfin, excepté ses robes et ses bonnets, dont ni moi ni
Jean nous n'aurions su que faire, et, hier soir, elle a filé à dix
heures.

--Il n'en est pas moins fort extraordinaire, monsieur, que, venant
très-disposés à déjeuner, on...

--Qu'est-ce qu'il faut vous servir?... Je n'ai pas le temps de causer...
Jean... sers ces messieurs.

Et M. Saunier rentra dans l'arrière-boutique, dont il ferma
soigneusement la porte...

--Alors... servez-nous ce que vous voudrez... du lait... une bavaroise,
que sais-je?--dit M. Godet l'aîné d'un air égaré en se laissant tomber
sur une banquette et en levant les mains au ciel.

--Il n'y a pas de bavaroise,--dit Jean.

--Comment! pas de bavaroise?... allons... eh bien alors donnez du café
au lait,--dit Godet avec un profond soupir.

--Il n'y a pas de café au lait non plus.

--Comment!

--Il n'y a que du chocolat en morceaux, du café en grains, des cerises à
l'eau-de-vie et de l'eau sucrée.

--Mais c'est épouvantable! on n'ouvre pas un café, monsieur, quand on ne
peut offrir aux consommateurs que de tels comestibles!--s'écria Godet
l'aîné.

--Eh! mille tonnerres! ne consommez pas. Qu'est-ce que ça nous fait
donc, à nous, que vous consommiez?

Ces derniers mots parurent faire une vive impression sur Godet l'aîné;
il jeta un regard d'intelligence à son frère et dit à Jean:

--Eh bien! donnez-nous une tablette du chocolat, un verre d'eau sucrée
et du pain.

Évidemment Jean était absolument étranger aux premiers principes de sa
profession; il apporta du sucre dans une tasse, une tablette de chocolat
sur un vieux journal, et de l'eau dans une bouteille.

A la vue de ces énormités, les Godet échangèrent de nouveaux signes
d'étonnement et presque d'effroi...

Quelques fidèles habitués, conviés comme les deux frères au déjeuner de
madame Lebœuf, apprirent par eux la brusque disparition de l'hôtesse
et quels étaient les _sauvages_,--ce fut l'expression dont se servit M.
Godet l'aîné;--quels étaient les sauvages qui remplaçaient la digne
veuve toujours si prévenante pour ses habitués, et son fidèle et
inoffensif Botard.

MM. Godet et leurs amis, tout en grugeant leur tablette de chocolat, se
livraient à des suppositions fabuleuses à l'endroit de la disparition de
la veuve et de l'apparition de ses étranges successeurs; quelques uns
penchaient pour un enlèvement tenté par un Anglais ou un Américain.
Comme Dieudonné faisait assez sagement observer que l'âge et la figure
de madame Lebœuf semblaient donner un flagrant démenti à cette
supposition, un ex-clarinette de l'Ambigu, qui avait scruté profondément
les mystères du cœur humain, se crut en droit d'affirmer que l'âge et
la figure de madame Lebœuf n'étaient pas un obstacle à un enlèvement,
vu que plusieurs milords richissimes portaient dans leurs goûts une
épouvantable dépravation. Si peu flatteuse que fût cette conclusion pour
madame Lebœuf, elle réunit une majorité assez imposante; mais les
conjectures mêmes manquaient, lorsqu'on en vint à se demander quels
étaient les gens qui succédaient à la digne veuve. Tout dans leur
conduite semblait mystérieux. D'abord ils semblaient fort peu
s'inquiéter des consommateurs. Pourquoi donc alors tenaient-ils un café?

Jean le brutal regardait constamment dans la rue et ne quittait pas des
yeux les deux portes de l'hôtel du Vampire. Le vieux domestique Stolk
ayant ouvert la petite porte de service au pourvoyeur, Jean quitta
précipitamment la porte, alla chercher son maître, le ramena et lui dit
en lui montrant Stolk:

--C'est pourtant toujours lui...

--Il faut qu'il ait l'âme chevillée dans le corps,--répondit Saunier.

La petite porte se referma, Stolk disparut.

Quelques heures après, un homme d'assez mauvaise mine entra
précipitamment dans le café et dit à Jean:

--Attention! je ne la devance que de quelques minutes... _Il_ avait bien
dit qu'elle y viendrait.

--Je le crois bien, la souricière est fameuse,--dit Jean.--Simon est à
la petite porte de la ruelle. On ne pouvait pas nous échapper.

--Ah! la voici,--reprit l'autre.

Les deux interlocuteurs et les habitués, qui n'avaient pas perdu une
parole de cette conversation, regardèrent attentivement aux vitres.

--Dieudonné, Dieudonné!--s'écria Godet l'aîné,--vite... vite... c'est la
même vieille femme qui, il y a quatre mois, a apporté le coffret chez le
Vampire, et il y a un mois une lettre sans doute. Comme elle a l'air
effaré!...

C'était en effet madame Blondeau... toute pâle et toute tremblante.

Elle sonna et fut reçue et introduite par le fidèle Stolk dans
l'intérieur de l'hôtel d'Orbesson.

--Bon!--dit l'interlocuteur de Jean,--quelle heure?

Jean tira sa montre.

--Elle y est entrée à midi vingt minutes.

--Suffit,--dit l'homme;--je m'en retourne à l'hôtel Meurice, où _ils
sont_ descendus ce matin à dix heures. Et il sortit.

Jean rentra précipitamment dans l'arrière-boutique.

Quand on connaît la curiosité féroce des habitués du café Lebœuf,
quand on pense que depuis plusieurs mois cette curiosité était réduite
au plus maigre régime, on se figure facilement de quelle fièvre
dévorante durent être transportés les Godet et la troupe en voyant la
mystérieuse intrigue qu'ils avaient crue terminée se renouer et se
compliquer davantage par l'intérêt que semblaient y prendre les nouveaux
possesseurs du café Lebœuf.



CHAPITRE XVIII.

L'HOTEL DE MARAN.


Pendant que les nouveaux propriétaires du café Lebœuf et ses anciens
habitués ont les yeux attentivement fixés sur les portes de la maison
habitée par M. de Rochegune, nous conduirons le lecteur à l'hôtel de
Maran, toujours habité par la tante de madame de Lancry.

La nuit approchait. Une table abondamment et somptueusement servie était
dressée au milieu d'une belle office parfaitement éclairée, avoisinant
la grande salle à manger.

Servien, maître d'hôtel, présidait au dîner. Deux femmes de chambre,
deux valets de pied, le cuisinier et deux ou trois de leurs
_connaissances_, faisaient donc bonne et joyeuse chère aux dépens de
mademoiselle de Maran, retenue depuis plusieurs mois dans son lit par
une paralysie qui lui permettait à peine de remuer le bras gauche. Ainsi
qu'on l'a vu dans les mémoires de madame de Lancry, mademoiselle du
Maran, exécrée, abandonnée de tout le monde, était entièrement livrée à
la merci de ses domestiques.

--A votre santé, monsieur Servien,--dit le cuisinier,--à tout seigneur
tout honneur... Vous êtes plus ancien que nous dans la maison, vous!...

L'homme à la tache de vin se leva et dit d'un air singulièrement
sardonique:

--A la santé de notre _bonne maîtresse_!... Puisse-t-elle vivre encore
longtemps comme ça pour faire notre bonheur!...

Ce toast fut accueilli par les éclats de rire des convives.

--Tiens... ça me fait penser que j'ai oublié son potage au tapioka,--dit
le cuisinier.--Ah bah!--reprit-il,--elle mangera de la soupe à la
tortue... ça sera tout de même, et ça la changera; il en reste dans la
soupière.

A ce moment, une sonnerie retentit bruyamment dans l'office.

Personne ne bougea.

--Bon! la voilà qui recommence son carillon de tout à l'heure; ça va
être amusant,--dit mademoiselle Julie, la première femme de mademoiselle
de Maran.

On sonna une seconde fois.

--C'est insupportable; je la croyais calmée,--dit mademoiselle
Julie;--on ne peut pas dîner tranquille. Vous êtes aussi bien peu
aimable, monsieur Servien! Vous nous promettez de casser une fois pour
toutes le mouvement de ses sonnettes pour que nous ayons la paix, et
vous n'y pensez pas...

--Le fait est,--dit le cuisinier, qu'elle devient _sonneuse_, mais
_sonneuse_ que c'en est fastidieux.

Trois ou quatre coups de sonnette précipités confirmèrent l'assertion du
cuisinier.

--Décidément il n'y a que cela à faire,--dit Servien;--vous avez raison,
mademoiselle Julie. On détraquera le mouvement, et alors... nous serons
en repos.

--On pourra lui laisser une petite sonnette de main pour l'amuser,--dit
mademoiselle Julie;--les portes fermées, on ne l'entendra pas.

--Oui... mais madame fera venir un serrurier,--dit un valet de pied d'un
air fin;--on raccommodera le mouvement, et alors, alors...

--Vous êtes encore bien de votre village, monsieur Goujon,--dit
mademoiselle Julie.--Est-ce qu'on l'écoutera, avec son serrurier?...
Elle donnera l'ordre, d'y aller? eh bien! on n'ira pas... et on lui
dira...

--On lui dira qu'il y a une épizootie qui a emporté tous les
serruriers,--dit M. Servien.

Cette plaisanterie fit tellement rire les convives, que le bruit des
coups de sonnette de mademoiselle de Maran, qui allaient alors
_crescendo furioso_, fut un moment étouffé; mais lorsque ces éclats de
gaieté cessèrent un peu, on entendit un carillon assourdissant.

--Il n'y a pas moyen d'y tenir!--s'écria mademoiselle Julie.

--Est-elle sonneuse... est-elle sonneuse!--dit le cuisinier.

--C'est maintenant qu'elle doit joliment mâchonner entre ses dents et se
tortiller, colère comme une possédée,--dit Goujon.

--Ah! bien oui! je lui en défie, de se tortiller,--dit Servien.--Elle
est impotente sur son lit... Il n'y a que sa main gauche qu'elle puisse
remuer...

--Eh bien! elle se rattrape joliment sur sa main gauche,--dit le
cuisinier.--Tenez... tenez... entendez-vous son bacchanal?... Allons,
allons, j'en suis pour ce que j'ai dit... c'est une sonneuse...

--Mais c'est à devenir folle!--s'écria mademoiselle Julie.--Mais j'y
songe, monsieur Goujon. Allez donc prendre l'échelle de la bibliothèque;
le mouvement de la sonnette passe ici: nous allons le couper, et nous
serons tranquilles.

On applaudit d'autant plus à l'excellente idée de la femme de chambre,
que la sonnerie de mademoiselle de Maran devenait convulsive,
incessante, et n'était interrompue que par de rares repos, que
mademoiselle Julie, qui se piquait d'un peu de musique, appelait
ingénieusement des _points d'orgue_.

Goujon apporta l'échelle; Servien lui confia une pince à déboucher le
vin de Champagne. Le fil de fer du mouvement fut coupé au milieu d'un
tintement formidable, et le bruit cessa subitement.

--Dieu... quelle figure elle doit faire dans son lit avec son chapeau de
soie carmélite!--dit mademoiselle Julie en éclatant de rire.--Je ne
voudrais pas m'en approcher à cette heure; elle me mordrait, bien sûr.

--Et voilà une morsure qui serait venimeuse,--dit le cuisinier.

--Mais pourquoi donc que madame _s'ostine_ à porter un chapeau de soie
et un casaquin puce dans son lit... puisque voilà deux mois qu'elle ne
se lève plus?--dit Goujon.

--C'est un vœu qu'elle a fait au diable,--dit M. Servien avec un
sérieux comique.

--Le fait est que si le diable est son parrain, elle est bien sa
filleule,--dit mademoiselle Julie.--Est-elle méchante! est-elle
méchante! Nous a-t-elle tourmentés quand elle se portait bien! a-t-elle
lésiné sur tout! nous a-t-elle brutalisés. Tiens, chacun son tour!

--Ce qui l'enrage,--reprit M. Servien,--c'est qu'elle ne peut plus
écrire... à M. Luchet, son homme d'affaires, ce grand caliborgnon, à qui
elle se plaignait toujours de nous... Elle a beau m'ordonner de lui
écrire de venir... moi pas si bête...

--Le père Fabri, le concierge, l'a renvoyé il y a huit jours, dit
Goujon.

--Je le lui avais recommandé dans le cas où il viendrait de lui-même, ce
M. Luchet, mauvais intrigant... Vous sentez bien, mes enfants, que
madame serait capable de le faire installer ici. Alors ça serait fini
pour nous. Au lieu de nous asseoir bien à notre aise dans l'office de la
salle à manger, devant un bon dîner à deux services... il faudrait
descendre dans l'office de la cuisine... Nous n'aurions plus les mêmes
douceurs.

--Dites donc, monsieur Servien,--dit mademoiselle Julie,--si l'on
disait de M. Luchet ce qu'on dira des serruriers, qu'il est mort, qu'il
y a eu aussi une épizootie sur les hommes d'affaires?

--Ma foi, ça ne serait pas de refus; nous aurions la paix. D'un autre
côté, l'on dirait à M. Luchet que madame ne veut plus le voir, et il
n'en serait que ça... S'il écrivait, comme je connais son écriture, je
ne donnerais pas ses lettres, et il n'en serait encore que ça...

--Oui, mais il faudrait prendre garde aux amis de madame, qui pourraient
lui dire que ça n'est pas vrai, ces épizooties,...--dit mademoiselle
Julie d'un air malicieux.

--Avec ça qu'il en vient, des visites!--dit M. Goujon.--Depuis six mois
que je suis dans la maison, je n'ai encore vu personne... que ce vieux
savant si mal peigné.

--M. Bisson le brise-tout,--dit Servien,--il n'y a plus que lui de
fidèle. Il est venu au moins trois fois depuis que la maison est fermée,
et on lui a toujours dit que madame ne reçoit pas... Ah! quelle
différence du temps de madame Ursule! Les bals, les concerts, les
dîners, comme ça roulait! On a tant dansé, tant chanté, tant dîné, qu'il
m'en est resté... une bonne petite ferme en Bauce.

--Ah! voilà ce que c'est que l'économie,--dit mademoiselle Julie.--Mais
ça fend le cœur... cette pauvre madame Ursule.

--Si j'avais à plaindre quelqu'un, je plaindrais plutôt madame la
vicomtesse, la nièce de madame, qu'elle tourmentait si méchamment quand
elle était petite...--dit Servien.

--Avec cela que ça vous réussirait bien de plaindre madame la
vicomtesse,--dit mademoiselle Julie.

--Vous avez vu comme madame s'est disputée il y a quinze jours avec son
médecin, le docteur Gérard, qui lui disait du bien de madame de Lancry.
Madame a dit tant d'injures à M. Gérard qu'il a déclaré qu'il ne
remettrait plus les pieds ici.

--Et pour la punir, au lieu d'aller, le lendemain, chercher M. le
docteur Verteuil,--dit Servien,--je n'y suis pas allé... Bah! un médecin
nous gênerait.

--Tiens... dit mademoiselle Julie,--est-ce qu'on a besoin de médecin
quand on est paralytique?

--C'est pas une maladie... paralytique,--dit Goujon;--on ne bouge pas...
on est comme quelqu'un qui reste bien tranquille... bien tranquille,
voilà tout.

--Bien sûr,--reprit Julie.--Et puis, pour ce que lui ordonnait le
docteur Gérard... c'était pas la peine d'avoir un médecin.... De petites
bouteilles avec de la fleur d'orange... de petites drogues de rien du
tout; c'était pour l'amuser...

Le fait est que depuis quinze jours qu'elle se passe de médecin... elle
n'en va pas plus mal,--dit M. Servien;--ça peut aller comme cela
très-longtemps: les bossus ont la vie dure... c'est comme les chats.
Nous aurons toujours de quoi faire la dépense; j'ai l'habitude de donner
les reçus aux fermiers pour madame... je ne prends que juste ce qu'il
faut pour que nous ne manquions de rien... le reste, je le mets dans la
caisse de madame.

--Quant à cela, nous sommes très-bien, très-bien,--dit mademoiselle
Julie,--seulement il nous faudra prendre un petit garçon pour nous
servir à table, car c'est ennuyeux de se lever à chaque instant.

--C'est ça,--dit le cuisinier.--Je dresserai le dîner, ma fille de
cuisine donnera les plats au gamin, et nous mangerons plus chaud.

--Adopté,--dit Servien.--A propos,--reprit-il,--depuis que son dernier
chien est mort, madame me relance tous les jours pour que je lui en
achète un autre.

--Ah! je ne veux plus de chien ici; non!--s'écria mademoiselle
Julie,--je ne veux plus de chien ici! j'ai été assez comme ça la
servante des animaux... Et d'ailleurs, ça n'était pas pour en avoir un
second que j'ai donné une arête au dernier.

--Tiens, tiens, tiens... c'est vous qui l'avez fait étrangler?--dit
Servien.

--Sans doute: c'était une horreur que cette vieille bête-là, si
méchante.

--C'est pour sa méchanceté que madame l'a pleuré, bien sûr.

--Ainsi bien décidément... pas de chien?--demanda Servien.

--Non, non, pas de chien,--répéta-t-on en chœur.

--Accordé,--dit le maître d'hôtel;--je lui dirai qu'ils ont le même sort
que les serruriers, les hommes d'affaires et les médecins.

Cette facétie fit beaucoup rire les convives, qui en étaient au fruit.

--Eh bien! il n'y a pas de vin de Chypre, monsieur Servien? voilà un
joli dessert!--dit mademoiselle Julie.

Servien regarda sur la table.

--Je croyais en avoir pris une bouteille chez madame...

--Voyez donc _ce genre_, de garder comme ça son vin de Chypre dans
l'armoire de son grand cabinet de toilette,--dit mademoiselle
Julie,--tandis que les autres vins sont à l'office ou à la cave.

--C'est une idée qu'elle a; ne m'en parlez pas, ça fait pitié,--dit
Servien.--Puis il se leva en disant:--Je vais en aller chercher.

--Dites donc, monsieur Servien, portons-lui son potage en même temps,
nous ferons d'une pierre deux coups,--dit mademoiselle Julie.

--Vous avez raison. Quelle heure est-il? Neuf heures. Elle le voulait à
huit heures et demie; il n'y a qu'une demi-heure de retard.

Le cuisinier mit négligemment un reste de soupe à la tortue dans une
assiette de porcelaine. Servien prit une serviette, l'étendit sur un
plateau d'argent, se fit précéder de mademoiselle Julie portant une
bougie, et traversa les trois salons qui séparaient la salle à manger de
la chambre à coucher de mademoiselle de Maran.

La nuit était complétement venue.

--Dites donc, monsieur Servien, prenez garde qu'elle ne vous dévore
quand vous allez lui servir son potage,--dit mademoiselle Julie en riant
et en ouvrant la porte.

L'intérieur de cette chambre était toujours ainsi qu'il a été décrit par
madame de Lancry dans ses mémoires.

Sur la cheminée, des pagodes de porcelaine verte à yeux rouges toujours
en mouvement; sur le secrétaire de vieux laque, trois générations de
chiens-loups blancs empaillés: de graves portraits de personnages des
siècles passés se détachaient des boiseries grises.

A la faible clarté que projeta dans cette vaste chambre la bougie que
portait mademoiselle Julie, on put voir se détacher du fond de l'alcôve,
drapée de damas rouge sombre, la figure jaune et terreuse de
mademoiselle de Maran assise dans son lit et adossée à un énorme
coussin.

C'était toujours la même robe de soie carmélite, le même manteau de lit,
le même tour de cheveux noirs couvrant à demi son front plat et déprimé
comme celui d'une vipère; c'étaient toujours ces yeux renfoncés,
ardents, et qui, au moment où Servien entra, brillaient d'une indicible
rage...

La position de cette femme était d'autant plus affreuse que la paralysie
ne lui laissait de libre que le cou, l'avant-bras et la main gauche; le
reste du corps était complétement inerte.

Les imprécations qu'elle, se mit à vomir contre Servien et mademoiselle
Julie n'étaient donc accompagnées que d'un faible balancement de tête et
de quelques mouvements convulsifs de la main gauche.

--Misérable!--s'écria-t-elle en écumant de colère,--affreux
scélérat!... C'est donc ma mort que vous voulez, brigand que vous êtes?

Servien s'approcha du lit avec un sang-froid imperturbable pour y
déposer son plateau.

Ce silence redoubla l'exaspération de mademoiselle de Maran, qui
s'écria:

--Va-t-en... sors d'ici... je te chasse... que je ne te voie plus.

Servien tourna sur ses talons, fit un signe à mademoiselle Julie, et
regagna la porte.

--Mais le vin de Chypre?--lui dit tout bas celle-ci.

--Laissez donc, elle va me rappeler.

--Servien... Servien... Julie... Voulez-vous rester là!... Ah! les
misérables!... ils ont juré de me faire mourir à petit feu!...

Servien fit une seconde conversion sur lui-même, et revint du même pas
lent et solennel avec son plateau.

Mademoiselle de Maran sentit le besoin de se contenir, et dit d'une voix
entrecoupée par la colère:

--Quelle heure est-il?... A quelle heure avais-je demandé mon
tapioka?...

--J'attendais que madame eût sonné pour la servir,--dit Servien en
posant le plateau sur le lit.

--Madame sonne ordinairement pour avoir de la lumière,--dit ingénument
mademoiselle Julie.

Mademoiselle de Maran leva les yeux au ciel et dit d'une voix sourde:

--Ils me tueront... Ils me tueront... Je mourrai de male-rage...
Comment!... je n'ai pas sonné... sonné depuis une heure à me rompre le
bras!--s'écria-t-elle avec une explosion de fureur impossible à décrire.

--Madame a sonné?--demanda Servien.

--Madame... aura peut-être cru sonner!--dit mademoiselle Julie.

--J'aurai cru sonner... entendez-vous cette sotte bête, cette vilaine
menteuse! J'aurai cru sonner!!! Je sonne depuis une demi-heure à tout
briser... drôlesse que vous êtes!...

--C'est ça... madame, en sonnant si fort, aura cassé le mouvement, et
nous n'aurons rien entendu,--dit Servien.

--Et à qui la faute si j'ai cassé le mouvement, animal!... N'est-ce pas
la vôtre? Voilà une demi-heure que je suis dans l'obscurité, et vous
savez bien que j'en ai horreur, de l'obscurité. Eh bien! voyons, les
allumerez-vous, ces bougies, au lieu de rester là à bâiller aux
corneilles, butorde que vous êtes...

Au lieu d'obéir, mademoiselle Julie prit le coin de son tablier, le
porta à ses yeux, feignit de pleurer, gagna la porte et disparut en
disant d'une voix entrecoupée:

--Je ne peux pas m'habituer à être traitée comme ça... hi, hi, hi...

--Julie... Julie... voulez-vous bien rester là... Ah! la
malheureuse...--s'écria mademoiselle de Maran,--je ne veux pas qu'elle
reste un moment de plus chez moi... je ne veux plus de ça ici... qu'on
la chasse, qu'on la jette à la porte... non pas ce soir... mais à
l'instant... Entendez-vous, Servien?...

--Oui, madame... soyez tranquille... calmez-vous.

Et après avoir mis le plateau sur une table de lit, qu'il plaça devant
mademoiselle de Maran, il alla dans le cabinet prendre une bouteille de
vin de Chypre; il refermait l'armoire lorsqu'il entendit le bruit d'une
assiette qui se brisait sur le parquet, et la voix de mademoiselle de
Maran qui s'écriait dans un nouvel accès de rage:

--Servien!... Servien!...

--Qu'est-ce qu'il y a, madame?

--Mais voulez-vous donc m'empoisonner? mais c'est affreux! mais
qu'est-ce que c'est que ce potage-là?

--Comment! madame l'a jeté au milieu de la chambre? et l'assiette aussi?
en voilà par tout le parquet.

--Vous me donnez de la soupe en tortue... à une malade? Mais vous voulez
donc me tuer, infâme gueux que vous êtes!

Servien, songeant sans doute que ses camarades s'impatientaient en son
absence, sortit sous le même prétexte que mademoiselle Julie, et dit
d'un ton douloureux et pénétré:

--Il est bien dur pour un vieux serviteur de se voir traiter de la
sorte... ça me fait trop de peine d'entendre madame me parler ainsi...
j'aime mieux m'en aller.--Et il disparut en fermant respectueusement la
porte derrière lui.

--Servien... Servien... voulez-vous bien rester!... Ah! mon Dieu...
qu'est-ce que c'est que cette bouteille qu'il emporte là... Servien...
mais c'est de mon vin de Chypre... j'en suis sûre... Servien... Ah! les
infâmes voleurs... les misérables... j'étouffe de rage...

Elle saisit péniblement la sonnette, mais elle rejeta bientôt le cordon
en s'écriant:

--Elle a cassé... ils ne viendront pas... Ah! que faire... seule,
seule... personne pour me délivrer de cette valetaille!... Ils
m'insultent... ils me torturent... ils me pillent... et je ne puis
rien... seule... vieille... impotente... abandonnée de tous... Après
cela, je chasserais ceux-là, j'en prendrais d'autres, ça serait tout de
même; je n'ai personne pour me soutenir, pour prendre mes intérêts. Ah!
mon Dieu... que je suis donc malheureuse... à mon âge, malade, infirme,
privée des soins les plus vulgaires... je ne mange au monde qu'un pauvre
potage... je ne peux pas seulement l'avoir... mais j'ai faim... moi...
j'ai faim... mon Dieu! mon Dieu... Moi souffrir de la faim... au milieu
de ma maison... de mes gens... mais c'est affreux!... Servien...
Servien... Rien... ils ne veulent pas venir. Mais il n'y a donc pas de
justice au ciel et sur la terre? mais qu'est-ce que c'est que cette
barbarie-là?... mais c'est atroce... mais la dernière des femmes du
peuple lorsqu'elle est malade... a une famille qui la soigne... a
quelqu'un qui prend pitié d'elle... et moi, personne... personne!...
j'en suis réduite à une fureur impuissante... à écumer de rage... et
dire que c'est ainsi tous les jours! Servien... Servien... J'ai beau
appeler... ils ne m'écouteront pas... Oh! les scélérats... mon Dieu, que
faire! Si je criais au secours... au feu... oui... oui... ils viendront
peut-être.

Mademoiselle de Maran se mit alors à crier de toutes forces d'une voix
chevrotante:--Au feu!... au secours!...

Sa voix, encore affaiblie par l'émotion de la colère, ne parvint pas aux
oreilles de ses gens; tout resta silencieux.

La hideuse figure de mademoiselle de Maran devint livide de terreur; la
pâle clarté de la bougie qui éclairait sa chambre suffisait à peine pour
dissiper l'obscurité qui y régnait. Comme tous les caractères méchants
et lâches assaillis par les remords, mademoiselle de Maran avait horreur
des ténèbres.

--Au secours!--répéta-t-elle d'une voix épuisée,--au feu!...

Après un moment de profond silence, elle reprit avec désespoir:

--Ils ne viennent pas... je brûlerais... je mourrais... qu'on me
laisserait mourir et brûler... Ah! mon Dieu... mourir... c'est affreux
de mourir... mourir ainsi seule... sans personne autour de vous... que
des valets qui n'attendent que votre agonie... pour vous dévaliser...
Mourir... mourir... et après... après... oh! non... après il n'y a
rien... il n'y a rien.

A ce moment ses yeux égarés par la frayeur s'arrêtèrent sur le portrait
d'une de ses parentes, autrefois abbesse des Ursulines de Blois; cette
figure pâle et presque sépulcrale, coiffée d'un camail noir, semblait
sortir de son cadre.

Mademoiselle de Maran sentit redoubler son épouvante.

Son isolement, la vue de cette religieuse lui donnèrent quelques idées
de piété, que son égoïsme odieux flétrit bientôt.

--Mon Dieu... ayez pitié de moi...--s'écria-t-elle,--j'aurai de la
religion... je prierai... je prendrai un aumônier... un confesseur... il
ne me quittera pas... il me soignera... il me débarrassera de ces
infâmes valets... il les chassera, il me défendra... ça me fera une
société... Oui, je vous le jure, mon Dieu! Mais comment l'aurai-je? Ce
prêtre... qui l'avertira?... J'aurai beau ordonner qu'on m'en cherche
un, ces misérables mépriseront mes ordres... Depuis quinze jours je
demande un médecin... ils font exprès de me désobéir... et à qui me
plaindre? qui me soutiendra?... je suis seule... toujours seule... Je
crois bien... on me hait tant... qui viendrait voir une pauvre vieille
femme infirme?... C'était bon quand je donnais des fêtes, ou que je
pouvais nuire... Maintenant on ne me craint plus, et l'on m'abandonne...
on se venge du mal que j'ai fait... ah! c'est horrible... Mais...
j'entends du bruit... une voiture... une voiture s'arrête devant ma
porte... Ah! mon Dieu... quel bonheur!... Mais ils ne laisseront entrer
personne... ils vont la renvoyer... Non, non, elle reste, on a refermé
la porte... Oh! je suis sauvée... si c'était le médecin que j'attends
depuis si longtemps! Des pas... oui... oui... j'entends des pas... c'est
quelqu'un; Jésus! mon Dieu... c'est quelqu'un...

On entendit en effet des pas précipités, et madame de Lancry, ouvrant
violemment la porte, entra chez mademoiselle de Maran, suivie de
Servien.



CHAPITRE XIX.

L'ENTREVUE.


--Mathilde, c'est le bon Dieu qui vous envoie!--s'écria mademoiselle de
Maran,--venez à mon secours!

--C'est moi, madame,--répondit madame de Lancry éperdue en courant
auprès du lit de sa tante;--c'est moi qui viens vous demander de me
sauver. Mon mari sera ici tout à l'heure... sauvez-moi, par pitié!
sauvez-moi!

Servien disparut.

--Oui... oui... je vous sauverai, mon enfant... mais nous ne nous
quitterons plus,--s'écria mademoiselle de Maran.--Vous verrez... oh!
vous verrez... je serai aussi bonne pour vous que j'étais méchante
autrefois! Mais aussi vous n'abandonnerez pas votre pauvre vieille tante
à ses bourreaux, n'est-ce pas? Si je pouvais me mettre à genoux,
Mathilde, je m'y mettrais... pour vous implorer... Tout ce que vous
voudrez, je le ferai... je vous le jure... Mais ne me laissez pas seule,
vous ne savez pas à quelle horrible vie je suis condamnée.

Malgré son effroi, Mathilde ne put s'empêcher d'être frappée des paroles
et de l'accent désespéré de mademoiselle de Maran.

--Madame,--répondit-elle précipitamment,--les moments sont précieux. Je
viens vous demander ce que vous me demandez vous-même, de ne pas vous
quitter... Vous êtes ma plus proche parente. On ne me refusera peut-être
pas la permission de rester auprès de vous?

--C'est-il bien vrai, mon Dieu!--s'écria mademoiselle de Maran au comble
de la joie et de l'étonnement.--Vous me demandez de rester auprès de
moi?

--Oui... oui... madame... tout plutôt que de... Ah! c'est horrible!--dit
la malheureuse femme avec angoisse.

Puis elle reprit:

--Mais il a les lois et la force pour lui... Oh! je me tuerai plutôt...
oui, je me tuerai plutôt que de le suivre!...

--Non, non, ne le suivez pas, restez avec moi... Mathilde... Ma
fortune... toute ma fortune vous appartient depuis longtemps... Je vous
la destinais... oh! bien vrai... bien vrai... Mais je vous la donnerai
tout entière de mon vivant, je ne garderai rien pour moi, rien... si
vous consentez à ne pas me quitter.

L'effrayante préoccupation de Mathilde était si grande qu'elle ne se
choqua pas de la proposition de mademoiselle de Maran; elle ne songeait
qu'à échapper à son mari.

--Mais... il peut me forcer à le suivre... comme il l'a déjà
fait,--s'écria-t-elle.

--Non, non, non, il ne le pourra pas; nous aurons des avocats,
voyez-vous, les meilleurs, les meilleurs: rien ne nous coûtera... Nous
plaiderons. Rien ne nous coûtera, rien... pour garder auprès de moi ma
nièce... mon enfant chéri... car enfin vous êtes presque mon enfant,
vous êtes la fille de mon frère, de mon bon frère que j'ai tant aimé.

--Mais dans une heure, madame, dans une heure peut-être mon mari sera
ici... Avant-hier il est venu à Maran... me chercher... j'ai refusé de
le suivre; il a été trouver le maire, et alors j'ai été forcée
d'accompagner M. de Lancry. En arrivant ici, à l'hôtel Meurice, avec
Blondeau qu'il m'avait permis d'emmener, il m'a dit de l'attendre, que
nous ne resterions que douze heures à Paris, le temps nécessaire pour
mettre _nos_ passe-ports en règle et obtenir les pouvoirs que la loi lui
accorde; il veut avoir entre ses mains les moyens de me contraindre,
dans le cas où je voudrais encore lui résister.

--Eh bien! mon enfant, il faut vous cacher ici; il ne saura pas que vous
y êtes venue.

--Tous mes pas sont surveillés, madame; il m'a prévenue que je ne
pourrais pas lui échapper, qu'il saurait me retrouver. Pourtant, dès
qu'il a été parti, j'ai couru chez madame de Richeville; elle m'a
conseillé de venir ici, de ne céder qu'à la force, et, quand les
magistrats viendront, de les supplier de me laisser auprès de vous, ma
plus proche parente, jusqu'à ce que j'aie prouvé l'infamie de la
conduite de M. de Lancry envers moi.

--Mais elle a raison... cette bonne... cette excellente duchesse, elle a
raison; les magistrats ne peuvent pas vous refuser ça... Est-ce qu'on
arrache une nièce à sa tante? Non... non... vous ne me quitterez pas.
Comme ça sera généreux à vous!... comme ça sera beau! après tout le mal
que je vous ai fait... mais ça vous est bien égal, le mal qu'on vous a
fait à vous. Vous êtes si bonne! vous avez une si belle âme! et puis,
c'est si sublime de pardonner! et puis je suis si malheureuse...
Figurez-vous, ma pauvre enfant, que je suis la victime des misérables
valets qui m'entourent. Voyez jusqu'où ils poussent la méchanceté!
j'avais un chien, un pauvre animal... qui m'était attaché... la seule
créature au monde qui ne me haït pas. Dans mon isolement, c'était mon
unique joie, mon unique consolation; avec lui, au moins, je n'étais pas
seule... Eh bien! ils ont eu la barbarie de me le tuer... oui, j'en suis
sûre... ils me l'ont empoisonné; car, depuis qu'il est mort, je leur ai
ordonné de m'en acheter un autre... ils ne m'ont pas obéi: ça n'a pas
l'air croyable, c'est pourtant comme ça... Figurez-vous qu'ici personne
ne m'obéit... qu'est-ce que cela leur faisait pourtant de m'acheter ce
chien?... Mais à qui me plaindre? ils ne laissent approcher personne de
moi... au lieu que lorsque vous serez ici, ils me respecteront... Vous
leur imposerez, vous, vous les forcerez bien à écouter mes ordres, vous
ferez respecter votre pauvre vieille tante infirme... n'est-ce pas?

--Silence!--dit tout à coup Mathilde;--une voiture... c'est lui... c'est
lui.

--Non, non...--dit mademoiselle de Maran en écoutant,--la voiture
passe... Mais que veut-il donc vous faire, ce monstre-là?... car c'est
un monstre, voyez-vous! Jamais vous n'en direz assez de mal! Si vous le
connaissiez comme je le connais... Ah! maintenant, je me repens bien
d'avoir consenti à votre mariage avec lui... mais la tête vous en
tournait, pauvre petite... ah! ce sera le chagrin de toute ma vie, de
vous avoir donnée à un pareil bandit... un faussaire... un escroc...
Tenez, si je pouvais pleurer... j'en pleurerais des larmes de sang. Mais
qu'est-ce qu'il vous veut encore, ce misérable-là? n'a-t-il pas mangé
votre fortune!

--Ce qu'il veut, madame, il veut me vendre à M. Lugarto...--s'écria
madame de Lancry avec épouvante.

--Ah! Mathilde... c'est abominable.

--Je vous dis que, pour de l'argent, cet homme est capable de
tout,--s'écria Mathilde. C'est un abîme d'horreur et d'infamie; pour
assouvir la haine dont ce monstre me poursuit sans relâche, haine qu'il
partage lui-même à cette heure... mon mari ne reculera devant aucun
crime... En venant ici... il m'a fait d'horribles confidences, me disant
que personne ne l'entendait, que si je parlais il nierait tout, et que
je ne serais pas crue... Et pourtant, madame... telle est la loi que les
hommes ont faite, qu'elle me force à accompagner cet homme, qui me
conduit, non à mon déshonneur, mais à la mort... car je me tuerai plutôt
que de rester au pouvoir de ces deux hommes... Si je me tue... Dieu me
prendra en pitié. Mais... écoutez... écoutez... cette fois... oh! cette
fois... c'est bien une voiture qui s'arrête,--s'écria Mathilde avec
terreur.

--En effet, mon enfant! une voiture s'arrête... Mais c'est peut-être le
médecin que j'attends... car ils ont aussi eu l'atrocité de ne pas
vouloir m'aller chercher le médecin.

--Non, non, c'est lui! Ah! c'est lui... il m'aura fait suivre... il aura
découvert où j'étais, il me l'avait dit... il me l'avait dit.

--Mon Dieu!... il y a peut-être quelque chose à faire; je vais envoyer
Servien me chercher tout de suite des avocats. En tout cas, chère
petite, résistez; mon enfant, résistez... Ne cédez qu'à la force. Ah! si
mes gens m'étaient dévoués, je le ferais jeter par les fenêtres... ce
misérable... ce monstre... qui vient m'enlever ma tendre enfant.

Mathilde ne s'était pas trompée, M. de Lancry entra chez mademoiselle de
Maran.

Quoiqu'il eût beaucoup engraissé, sa taille était encore élégante. Il
était vêtu avec une recherche extrême, presque mignarde; malgré son
embonpoint, sa figure était blafarde, ses yeux caves, clignotants et
entourés d'un cercle brun. Les vices les plus odieux avaient flétri ce
visage de leur ineffaçable empreinte. La physionomie de M. de Lancry,
autrefois fine, gracieuse et spirituelle, avait alors un caractère de
férocité doucereuse: les empereurs sanguinaires et efféminés de
l'ancienne Rome devaient offrir cet aspect révoltant. Jadis insolente et
altière, sa voix était devenue mielleuse; un grasseyement affecté
l'affaiblissait encore.

Il s'avança vers le lit de mademoiselle de Maran, lui prit la main,
qu'il baisa, et lui dit:

--Quel charmant hasard rassemble aujourd'hui près de vous le couple
heureux que vous avez uni!

--Laissez-moi donc tranquille, avec votre voix flûtée et votre
afféterie,--dit mademoiselle de Maran; vous me faites peur, vous avez
l'air d'un tigre qui fait la bouche en cœur... Pourquoi
tourmentez-vous cette pauvre femme?... D'abord, je vous préviens qu'elle
veut rester ici... avec moi... avec sa chère tante... entendez-vous?...
Je suis la sœur de son père, sa plus proche parente, et vous ne me
l'enlèverez pas... je vous en préviens.

--Vraiment, ma belle chérie?--dit-il en s'adressant à Mathilde avec une
sorte de minauderie railleuse et cruelle, en s'asseyant dans un fauteuil
auprès de l'alcôve de mademoiselle de Maran.--Vous avez donc bien peur
de moi, que vous prenez un tel parti?

--Monsieur, vous ne m'arracherez pas vivante d'ici!--s'écria Mathilde en
frissonnant.

--Vous l'entendez... j'espère... vilain homme... Cette chère petite...
je ne le lui fais pas dire... on ne l'arrachera pas vivante d'ici...
Ainsi, allez-vous-en... allez-vous-en... et laissez-nous en repos l'une
à l'autre.

--Mon Dieu! mon Dieu!--dit M. de Lancry en continuant de minauder,--vous
ne serez donc jamais raisonnable, mon bel ange? Vous ne voudrez donc
jamais comprendre que vous êtes à moi, que vous êtes mon épouse
chérie... que vous m'appartenez corps et âme?... A quoi donc servent les
leçons?... Avant-hier j'arrive à Maran, vous refusez de me suivre, mon
adorée, vous m'obligez d'envoyer chercher M. le maire: eh bien!
qu'arrive-t-il? Que ce digne municipal, assisté du juge de paix, vous
prouve clair comme le jour que vous êtes obligée de m'accompagner
partout où il me plaira de vous conduire, mon doux amour. Est-ce que je
peux renoncer à tant de charmes? Vous êtes plus jolie que jamais... vous
avez le teint d'un éclat, d'une fraîcheur adorable.

--Ta, ta, ta!--s'écria mademoiselle de Maran,--votre maire de village
était un imbécile... un âne... voyez donc la belle autorité que celle de
ce municipal en sabots! A Paris, ça ne se passera pas ainsi; nous aurons
de bons avocats, de bons juges, ils nous obtiendront une bonne
séparation, et vous nous laisserez tranquilles.

--Vous croyez, ma belle tante?...

--Certainement; est-ce qu'il est possible d'abandonner une malheureuse
jeune femme aux mains d'un... allons donc!... il faudrait qu'il n'y eût
pas de justice sur la terre.

--Dame! ça s'est vu,--reprit doucement M. de Lancry,--tout n'est pas
roses dans ce monde; j'ai justement là dans ma poche, ma belle tante, de
quoi vous contredire... Par sa fugue de ce matin, mon adorée m'a servi
comme à souhait... Je l'avais prévu... En passant à Paris pour aller à
Maran, j'avais eu une entrevue avec M. le préfet de police; oui, ma
belle chérie, une fois ici, vous avez été immédiatement suivie,
non-seulement par les gens de M. le préfet, mais par d'autres non moins
habiles. Ainsi on sait qu'en arrivant vous avez dépêché votre fidèle
Blondeau chez un certain colonel Ulrik, qui s'appelle M. de Rochegune.
On sait qu'elle y est arrivée à une heure, et qu'elle y est restée
jusqu'à deux heures moins un quart. On sait qu'en sortant de l'hôtel
Meurice, où nous étions descendus, mon bel ange aimé s'est rendu au
Sacré-Cœur, puis ici; aussi je viens d'envoyer à l'hôtel Meurice dire
qu'on m'amène tout de suite ma voiture de voyage, car, je vous en ai
prévenue, mon amour, nous n'avons que douze heures à rester à Paris.
J'ai employé ce temps à faire mettre mes passe-ports en règle, mon bel
ange, et à obtenir un ordre de M. le président du tribunal de première
instance, lequel ordre enjoint aux autorités de me prêter aide et
assistance dans le cas où ma légitime épouse aurait la folle idée de se
débattre contre la volonté de son mari; je ne voudrais pas dire de son
maître. Désirez-vous jeter vos beaux yeux sur ceci, mon adorée?... Ne
déchirez pas ce papier, vous ne me donneriez que la peine d'en aller
chercher un autre.

Et M. de Lancry remit en effet à Mathilde un acte légalement conçu... La
loi l'appuyait, il était dans son droit, il en usait.

--Allons donc!--s'écria mademoiselle de Maran pendant que Mathilde
parcourait machinalement cet acte,--est-ce que c'est possible?... Vous
ne savez donc pas ce dont elle vous accuse?... Ça suffirait pour amener
une séparation... car c'est infâme... Oui, elle prétend que vous voulez
l'emmener retrouver cet abominable nègre blanc de Lugarto...

--Vraiment! cette pauvre chérie, elle a deviné cela? Mais certainement
oui... elle ne se trompe pas... ce bon et tendre ami nous attend à
Nice... Nous partons ce soir; c'est Fritz, que Mathilde connaît bien,
qui nous sert de courrier... Nous n'emmènerons personne... Elle laissera
sa madame Blondeau ici... Je serai trop heureux de servir ma belle
chérie.

Depuis quelques moments, Mathilde paraissait absolument indifférente à
ce qui se disait autour d'elle.

Tout à coup, sans dire un mot, elle tomba à genoux, baissa la tête et
pria avec ferveur.

--Vous voyez bien,--dit mademoiselle de Maran,--elle prie le bon Dieu;
elle n'a plus de ressource qu'en lui, et il ne l'abandonnera pas. Est-ce
que vous croyez qu'il laissera consommer une pareille abomination?...
Revoir un pareil homme!...

--Je vous assure, ma toute belle tante, qu'on le calomnie. Mon adorée en
jugera... Une fois arrivés à Nice, nous partons tous trois pour la
Sicile, pays fort sauvage et fort pittoresque, où Lugarto a l'envie de
s'établir pendant quelque temps. Lors de notre séjour à Naples, nous
avons été visiter une espèce de château vénitien situé à quelques lieues
de Messine, dans une solitude admirable, au milieu de gorges profondes
et inaccessibles... Nous nous établirons là, moi, Mathilde et Lugarto;
nous y mènerons la meilleure vie du monde. Dans cet endroit désert, on
est aussi libre qu'à Otaïti. Nous improviserons là une manière de petite
Caprée...

Tout à coup Mathilde se leva droite, fière, imposante, les yeux
brillants, le teint coloré, et dit à mademoiselle de Maran d'une voix
ferme:

--Dieu ne m'abandonnera pas... non... je le sens... il ne m'abandonnera
pas... puisque la justice humaine m'abandonne... Il a lu dans mon
cœur... Quoi qu'il arrive, il me pardonnera; et quoiqu'il arrive
aussi, soyez maudite,--dit-elle d'une voix solennelle à mademoiselle de
Maran,--soyez maudite, vous qui avez confié à cet homme la vie de la
fille de votre frère... sachant que cet homme était un monstre...

--Mathilde...--s'écria mademoiselle de Maran d'une voix suppliante.

--Dieu a voulu,--reprit madame de Lancry avec une exaltation
croissante,--Dieu a voulu que par un rapprochement terrible vous ayez à
cette heure sous les yeux l'horrible tableau du mal que vous avez
causé... Pour vous le jour des expiations commence... Vous êtes
abandonnée de tous, livrée à la barbarie de vos gens; vous mourrez
ainsi, abandonnée de tous... maudite de tous... Ursule, que vous avez
perdue... Ursule, qui, grâce à vous, est arrivée de crime en crime
jusqu'au suicide, vous a maudite!... M. de Mortagne tombant sous les
coups d'un assassin.... vous a maudite!... car si vous ne m'aviez pas
fait épouser cet homme, M. Lugarto n'eût pas poursuivi M. de Mortagne de
sa haine...

--Mon Dieu! mon enfant... je m'en désespère... je suis la plus
malheureuse des créatures.

--Il y a vingt ans... sur ce lit de douleur où vous êtes, vous m'avez
fait verser mes premières larmes, vous m'avez causé mes premières
terreurs en coupant mes cheveux, que ma mère mourante avait bénis et
touchés!... Aujourd'hui, vous me voyez prête à suivre... cet homme,
puisque la force, puisque les lois m'y condamnent... _le suivre!!!_ Vous
comprenez tout ce que ce mot renferme d'épouvantable! Songez au mal que
vous m'avez fait depuis mon enfance jusqu'à cette heure... songez à tout
ce qui peut encore m'arriver de sinistre... et si vous entendez dire que
moi, la fille de votre frère, je me suis tuée pour échapper à
l'infamie.... que mon sang retombe sur vous... comme celui d'Ursule...
et soyez maudite!

--Mathilde... grâce! grace!... vous me faites peur,--s'écria
mademoiselle de Maran.

Dix heures sonnèrent. On entendit le bruit d'une voiture de poste qui
s'arrêta dans la rue.

--Mathilde... abandonnez-moi si vous le voulez, mais ne suivez pas votre
mari... il est capable de tout...

--C'est l'époux que vous m'avez choisi, madame, et les lois veulent que
je le suive!--s'écria Mathilde.

Puis se retournant vers M. de Lancry, elle lui dit d'un ton qui le fit
tressaillir malgré lui:

--Monsieur, je suis prête...

M. de Lancry s'attendait à une résistance désespérée. Il fut étonné du
calme effrayant de Mathilde. Néanmoins il se leva en souriant et lui
offrit son bras.

Madame de Lancry le repoussa d'un geste plein de mépris et de dignité.

Servien entra et dit à M. de Lancry:

--Monsieur le vicomte, voici la voiture et ces messieurs; ils vous
attendent dans le salon.

--Quels messieurs?

--Trois messieurs qui sont venus dans la berline depuis l'hôtel
Meurice... Fritz, le courrier, est parti en avant pour commander vos
relais.

--Qu'est-ce qu'il veut dire, avec ces trois messieurs?--reprit
négligemment M. de Lancry.

Au moment où il faisait un pas vers la porte, une main vigoureuse écarta
Servien... et M. Sécherin parut à la porte, pâle comme un spectre.

Il était en grand deuil...

--Ma mère est morte... je viens, vous tuer, monsieur de Lancry,--dit M.
Sécherin d'une voix éclatante.



CHAPITRE XX.

UN DUEL.


En voyant M. Sécherin, M. de Lancry devint livide.

--Eh bien! monsieur... plus tard nous nous reverrons,--répondit-il d'une
voix altérée. Et se retournant vers Mathilde:--Madame, venez... venez.

--Vous ne sortirez d'ici que pour vous battre avec moi!--s'écria M.
Sécherin en lui barrant le passage.

--Monsieur Sécherin... vous êtes fou...--dit M. de Lancry en s'avançant
toujours.

--Monsieur le vicomte, un pas de plus, et je vous soufflette devant
votre femme.

Le crime rend lâche; Gontran avait été brave, il n'était plus que cruel.

--Servien,--cria-t-il,--délivrez-moi de cet homme, qu'on le jette à la
porte.

--Servien, Servien, je vous défends de le toucher,--cria mademoiselle de
Maran.--Cet affreux M. de Lancry veut emmener ma pauvre nièce. Ce bon M.
Sécherin veut le tuer. Il a toutes sortes de bonnes raisons pour cela...
Pour l'amour de Dieu... qu'on le laisse faire... qu'on le laisse
faire...

Soit que Servien eût un ancien grief contre M. de Lancry, soit qu'il
voulût faire oublier à sa maîtresse son impertinence de la soirée, il se
retira doucement sans mot dire.

Mathilde tomba dans un fauteuil et cacha sa figure dans ses mains.

M. de Lancry, furieux, voulut forcer le passage; M. Sécherin, d'un bras
vigoureux, le prit au collet et le repoussa violemment.

M. de Lancry trébucha sur le parquet. En se relevant, il jeta un regard
rapide autour de lui pour voir si rien ne pouvait lui servir d'armes...
Il ne trouva rien.

Cette insulte réveilla en lui quelque étincelle de son ancienne énergie.
Sa figure blafarde se colora légèrement.

--Vous payerez cher votre brutalité, manant que vous êtes!

--Manant soit; mais je veux vous tuer le plus tôt possible, et je vous
tuerai...

--Eh bien, après-demain... Envoyez-moi vos témoins, ils s'entendront
avec les miens... cette nuit et demain ne m'appartiennent pas... madame,
venez...

--S'il faisait clair, je vous traînerais à l'instant sur le terrain...
mais il faut que j'attende à demain matin... Heureusement les nuits sont
courtes; mes témoins, mes armes sont là; vous ne sortirez d'ici que pour
vous battre avec moi.

--Monsieur,--s'écria M. de Lancry,--cette scène est ignoble! devant des
femmes!

--C'est juste,--dit M. Sécherin, qui, toujours à la porte de la chambre
de mademoiselle de Maran, parlementait avec Gontran. En moins de temps
qu'il n'en faut pour l'écrire, il prit ce dernier au collet, l'attira
dehors, referma la porte, et tous deux se trouvèrent dans le premier
salon avec les témoins de M. Sécherin.

Ce nouvel outrage acheva d'exaspérer M. de Lancry; il s'avança les
poings fermés sur M. Sécherin, l'écume aux lèvres, en lui disant:

--Vous osez encore porter la main sur moi!

--Oui, vicomte, et je ferai mieux que ça...

M. Sécherin saisit, dans ses rudes et larges mains, les poignets
délicats de M. de Lancry; il les secoua à les briser. Puis s'approchant
si près du visage de M. de Lancry qu'il sentait son souffle, il lui fit
le plus mortel outrage qu'un homme puisse faire à un homme. Puis il lui
dit:

--Vous vous battrez peut-être maintenant!

M. de Lancry poussa un rugissement terrible; M. Sécherin le repoussa
rudement, se mit devant la porte du salon, arracha la canne d'un de ses
témoins et dit à M. de Lancry:

--Je vous roue de coups si vous faites un pas... pour sortir...

Gontran, voyant qu'il lui était impossible de lutter physiquement contre
M. Sécherin, se mordit les poings avec rage.

--Des gens d'honneur,--cria-t-il aux témoins d'une voix étranglée par la
fureur,--des gens d'honneur être complices d'un tel guet-apens!

--C'est une vieille dette... il ne fallait pas refuser de vous battre
demain,--dit flegmatiquement un grand homme chauve dont la joue était
sillonnée d'une profonde cicatrice;--C'est votre faute, vous avez forcé
Sécherin à employer les grands moyens... Voilà assez longtemps qu'il
attend la réparation de l'insulte que vous lui avez faite. Qui doit...
paye et se tait.

--Mais des témoins, monsieur, des témoins! Il me faut le temps d'en
trouver,--s'écria Gontran.

--Votre voiture de poste est en bas; nous allons descendre ensemble, car
je ne vous quitte pas, vu que vous ne me paraissez pas trop
_catholique_, quoiqu'on dise que vous avez servi... Vous avez des
connaissances ici, nous ramasserons deux de vos amis, nous revenons
prendre ici Sécherin, et en route... Au premier relais hors de Paris,
nous attendons le point du jour. Nous trouverons bien quelque part un
coin de champ désert, ou un bout de chemin creux pour faire notre
affaire.

--Sinon,--reprit M. Sécherin, qui allait et venait dans le salon comme
un loup en cage,--je ne vous quitte pas d'une seconde, et partout où
vous allez je vais, et je vous donne des coups de canne...

--Un mot encore, monsieur,--dit M. de Lancry palpitant de fureur au
témoin de M. Sécherin.--Comment avez-vous su que j'étais ici?

--Ça n'est pas malin. Il y a trois jours, le surlendemain de la mort de
sa mère, Sécherin me dit de quoi il s'agit, ainsi qu'à mon camarade
Pierre Leblanc que voilà, qui a servi comme moi dans le 12e dragons;
nous sommes des voisins de Sécherin, des pays. Nous trouvons que
Sécherin est dans son droit: mais pour vous tuer, il fallait vous
trouver. Nous partons en poste de Rouvray pour Paris; en passant près de
Maran, l'idée vint à Sécherin d'y entrer pour y prendre des
renseignements, sachant que votre femme y était: vous veniez justement
d'en partir avec madame de Lancry; nous vous suivons à la piste, de
relais en relais, jusqu'à Berny. Là nous attendons tout bonnement vos
postillons de retour; ils nous disent qu'ils vous ont conduit à l'hôtel
Meurice; nous allons à l'hôtel Meurice, vous étiez sorti; nous y
revenons cinq ou six fois, vous étiez toujours sorti; lassés de cela,
nous nous installons pour vous attendre. A neuf heures et demie, le
maître de l'hôtel nous dit:--Messieurs, vous voulez absolument parler à
M. le vicomte de Lancry, sa voiture va le prendre au faubourg
Saint-Germain, montez-y; ainsi vous serez bien sûrs de le
rencontrer.--Le conseil était bon, nous le suivons, et nous voici...
C'est ce qui vous prouve qu'il y a là-haut quelqu'un qui aime assez que
les braves gens règlent leurs comptes avec les... je dirai le reste à
vos témoins, si le cœur m'en dit, en vous voyant à l'ouvrage, vous et
Sécherin.

Pendant ce récit, la rage de M de Lancry était arrivée à son comble; ses
affreux desseins sur Mathilde pouvaient être déjoués... il n'espérait
plus échapper à la vengeance de M. Sécherin. Il résolut de se battre le
plus tôt possible. D'ailleurs son courage était revenu avec les outrages
qu'il avait subis. Il lui restait la chance de tuer M. Sécherin.

Gontran avait eu plusieurs duels fort heureux; il tirait le pistolet et
l'épée à merveille. S'adressant au témoin de son adversaire:

--Monsieur, je consens à tout, nous allons chercher deux de mes amis.
Seulement, avant de partir, je puis, je crois, faire mes adieux à ma
femme,--ajouta M. de Lancry avec un sourire sinistre.

--Il veut peut-être s'échapper par quelque escalier dérobé,--dit M.
Sécherin.--Pierre Leblanc, va donc veiller à la porte cochère.

M. de Lancry dévora ce dernier affront et entra violemment chez
mademoiselle de Maran.

--Eh bien! madame,--dit-il à sa femme,--vous voilà contente... vous
voilà bientôt veuve... vous l'espérez du moins!

Mathilde ne répondit rien.

--Oui, oui, nous l'espérons,--s'écria mademoiselle de Maran,--et vous
n'aurez que ce que vous méritez; je m'en vas joliment faire des vœux
pour ce brave M. Sécherin!

Après avoir contemplé quelques instants sa femme avec une expression de
haine farouche, M. de Lancry lui dit:

--Il se peut que je meure; mais je serai vengé. _Lugarto vous reste_...
Il saura vous atteindre comme il a atteint M. de Mortagne, comme il a
atteint madame de Richeville, comme il atteindra M. de Rochegune, par
vous et en vous! Mais si je ne suis pas tué... oh! tremblez...
tremblez... vous serez écrasée!...

Il sortit.

Telles furent ses dernières paroles à Mathilde.

Celle-ci, quittant aussitôt l'hôtel de Maran, malgré les supplications
désespérées de sa tante, alla attendre l'issue de ce duel chez madame de
Richeville.

Deux hommes de la connaissance de M. de Lancry, éveillés au milieu de la
nuit, instruits de l'urgence et de la gravité de cette rencontre,
consentirent à servir de témoins. On partit pour Saint-Denis. On
attendit dans une auberge le lever du soleil. Au point du jour, le duel
eut lieu dans les fossés des anciennes fortifications.

Au premier coup de feu de M. Sécherin, M. de Lancry tomba... Il expira
en maudissant la mémoire d'Ursule et en l'accusant de sa mort......

       *       *       *       *       *



CONCLUSION.


Madame de Lancry, instruite du résultat du duel par une lettre d'un des
témoins, passa les six premiers mois de son deuil au Sacré-Cœur avec
madame de Richeville. En apprenant la mort de M. de Lancry, M de
Rochegune fit, par convenance, un voyage de quelques mois en Italie.
Éclairé par les mémoires de Mathilde sur les véritables sentiments
qu'elle avait toujours eus pour lui, sur l'admirable sacrifice qu'elle
avait fait, les radieuses espérances qu'il emportait étaient cependant
assombries par ses remords, car il s'accusait toujours de la mort
d'Emma.

Mathilde découvrit ce triste mystère.

Avant son mariage, Emma avait fait de souvenir un portrait de M. de
Rochegune et le lui avait donné; plus tard ce portrait lui fut rendu par
son mari, ainsi que le petit portefeuille qui renfermait cette
miniature. Madame de Richeville avait pieusement rassemblé tout ce qui
lui restait de sa fille. Depuis la mort d'Emma, elle n'avait jamais eu
le courage de jeter les yeux sur ces reliques sacrées. Un jour elle pria
Mathilde de chercher parmi ces objets un médaillon représentant Emma
enfant. En s'occupant de ce soin, madame de Lancry ouvrit le
portefeuille qui contenait le portrait de M. de Rochegune peint par
Emma; elle y trouva cachées deux lettres. L'une était ainsi conçue:

«_On vous trompe: Mathilde est la maîtresse de votre mari. Vous
connaissez l'écriture de M. de Rochegune; lisez ce billet qu'un ami
inconnu vous fait parvenir._»

La seconde lettre était celle-ci; on le sait, M. de Rochegune l'avait
écrite à madame de Lancry lorsque celle-ci le suppliait de revenir
auprès d'Emma:

«Je serai à Paris dans la nuit de demain; ce que vous m'apprenez est
affreux... Et je ne puis malheureusement pas réparer le mal que j'ai
causé involontairement... Emma est un ange de bonté, de beauté, de
candeur et de grâce... Elle mérite un cœur qui n'appartienne qu'à
elle. Si je ne vous avais pas rencontrée dans ma vie, s'il m'était
possible d'aimer une autre personne que vous, son amour eût été mon plus
cher trésor... Mais l'AMOUR PAR PITIÉ... est-ce digne d'elle? est-ce
digne de moi? Tout mon espoir est que vous vous abusez peut-être sur le
danger que court cette malheureuse enfant... En tout cas j'arrive... Et
sa mère... notre meilleure amie... Oh! je ne sais quelle fatalité me
poursuit!»

En songeant à l'atroce interprétation que l'on donnait à cette lettre
aux yeux d'Emma, aux soupçons qu'elle éveillait en elle, aux apparences
que l'on calomniait, en songeant aux chagrins que cette malheureuse
jeune femme avait déjà ressentis lors de la révélation du secret de sa
naissance, on comprend qu'elle dut être frappée d'une mortelle atteinte:
concentrée dans son muet désespoir, l'infortunée n'avait voulu instruire
personne du dernier tourment qui la tuait.

On voyait aux plis presque déchirés et à l'_usure_ de cette lettre
qu'Emma avait dû la lire et la relire bien souvent, et s'infiltrer
ainsi goutte à goutte ce poison mortel.

Mathilde, certaine d'avoir pourtant cette même lettre en sa possession,
la chercha dans sa correspondance. Elle l'y retrouva en effet; mais en
les comparant soigneusement toutes deux, elle reconnut la fausseté de
celle qui avait été si méchamment envoyée à Emma; l'écriture de M. de
Rochegune avait été contrefaite avec un art infernal.

Voici l'explication de ce fait.

Lorsqu'elle eut décidé M. de Rochegune à se marier, madame de Lancry
habitait alors avec son mari l'appartement de la rue de Bourgogne. Le
valet de chambre de Gontran, vendu à Lugarto, alors secrètement à Paris,
s'était, par ordre de ce dernier, emparé du coffret pendant quelques
heures, en forçant adroitement le secrétaire de madame de Lancry durant
son absence. Le reste ne se comprend que trop facilement. Lugarto
imitait à merveille toutes les écritures, et l'ouverture du coffret,
dont Mathilde portait toujours la clef, n'avait été qu'un jeu pour lui.
Dans la prévision certaine du mariage de M. de Rochegune, le choix de
cette lettre annonçait une main habituée à frapper sûrement. Plus tard,
madame de Lancry ayant conçu quelques soupçons, le coffret fut déposé
chez M. de Senneville. Grâce à cette précaution tardive de Mathilde,
d'autres lettres non moins dangereuses échappèrent à Lugarto.

Après la découverte de cette exécrable perfidie, Mathilde envoya les
deux lettres à M. de Rochegune. Il reconnut alors la vérité tout
entière, et fut délivré d'un remords déchirant; il ne ressentit plus
que des regrets cruels, une pitié profonde, en songeant à tout ce
qu'avait dû souffrir Emma pendant sa lente agonie.

Quinze mois environ après la mort de son mari, Mathilde de Lancry épousa
M. de Rochegune.

Il est inutile de dire le bonheur profond, la sainte ivresse qui
présidèrent à ce mariage. On devine l'adorable avenir qui s'ouvrit
devant Mathilde, qui avait jusqu'alors si douloureusement, si
religieusement souffert...

A peu près à cette époque, on démolit une petite maison isolée, située
entre Luzarche et la forêt de Chantilly. Cette maison était restée fort
longtemps inhabitée. Au fond d'une cachette pratiquée près de la
cheminée de la chambre à coucher, et absolument semblable à celle que
Mathilde avait découverte avec tant d'effroi rue de Bourgogne, on trouva
le squelette d'un homme. Ce squelette était celui de Lugarto. Lorsque M.
de Lancry était venu chercher sa femme chez mademoiselle de Maran, il
avait donné rendez-vous à son complice dans cette petite maison, où il
devait conduire Mathilde sans l'en avoir prévenue...

Fritz, le courrier de Gontran, devait annoncer à Lugarto l'arrivée de
son maître et de Mathilde, par le claquement de son fouet, puis s'en
aller attendre, à la poste, à Chantilly, la voiture qu'on renverrait s'y
remiser. Le duel de M. Sécherin avait renversé tous ces projets; mais
Fritz, qui l'ignorait, se crut toujours suivi de la berline, commanda
ses relais, arriva près de la maison isolée, donna le signal convenu et
continua sa route jusqu'à Chantilly. A ce signal, Lugarto était entré
dans la cachette de la chambre à coucher, croyant ses hôtes sur le point
d'arriver, et sa présence dans cette maison ne devant pas être
soupçonnée par Mathilde. La Providence voulut que le ressort d'un
panneau intérieur ne jouât pas lorsque Lugarto tenta de sortir de sa
cachette: lassé d'attendre en vain que Gontran vînt le délivrer, il
cria; ses cris furent inutiles, il était seul dans cette maison. Le
lendemain, le courrier revint, frappa à la porte; on ne lui répondit
pas. Déjà inquiet de n'avoir pas vu venir la voiture se remiser à
Chantilly, il retourna à Paris, où il apprit la mort de M. de Lancry.
Quant à M. de Lugarto, sa vie était depuis quelque temps si mystérieuse,
que sa disparition parut fort naturelle à tous les gens qu'il employait.

L'on ne peut guère s'étonner de l'horrible mal qu'avait fait cet homme
en songeant aux immenses ressources qu'il trouvait soit dans la
corruption, soit dans l'espèce de police occulte dont il entourait ceux
qu'il haïssait. Pour cet homme infâme, saturé de plaisirs, blasé sur
tout, le mal était un besoin et une volupté: beaucoup d'argent, quelques
séjours mystérieux à Paris, son adresse à contrefaire les écritures, lui
permirent de frapper mortellement ou d'une manière incurable M. de
Mortagne, Emma, madame de Richeville, M. de Rochegune et Mathilde.

Nous détournerons la vue des horreurs monstrueuses que méditaient pour
l'avenir M. de Lancry et Lugarto: lorsque deux pareilles âmes
s'accouplent, rien ne doit étonner.

M. Sécherin, après avoir tué Gontran, voyagea, toujours poursuivi par le
souvenir d'Ursule. La mort de M. de Lancry l'avait vengé, mais ne
l'avait pas consolé.

Mademoiselle de Maran, devenue tout à fait paralytique et presque
aveugle, continua d'être absolument abandonnée au cruel despotisme de
Servien, qui ne laissait personne approcher d'elle. La fin de sa vie fut
un supplice de tous les moments. Le crayon que nous en avons offert peut
à peine en donner une idée. Sans la volonté ferme et inébranlable de M.
de Rochegune, Mathilde eût essayé d'adoucir la pénible position de sa
tante.

Madame de Richeville se livra à des austérités de plus en plus cruelles;
sa santé, depuis longtemps minée par d'incurables chagrins, n'y résista
pas longtemps; elle apprit du moins le dévouement sublime de Mathilde
pour Emma.

M. de Senneville fit oublier la coupable légèreté de ses propos et de
ses mensonges par le loyal aveu de ses torts et par le respect profond,
dévoué, qu'il montra toujours pour Mathilde et pour M. de Rochegune.

Enfin, pour ne laisser dans l'oubli aucun des personnages qui ont figuré
dans ce long récit, nous dirons que la veuve Lebœuf revint, quelques
jours après sa disparition, trôner dans le comptoir d'acajou de son café
de la rue Saint-Louis, ayant toujours son fidèle Botard pour garçon et
les frères Godet pour principaux habitués. M. de Lancry et Lugarto
avaient fait donner à la veuve une somme assez considérable pour
abandonner son établissement pendant quelques jours à leur police
occulte, le voisinage de l'hôtel d'Orbesson, occupé par M. de Rochegune,
rendant cette surveillance nécessairement incessante dans le cas où
Mathilde, poussée à bout par le désespoir, aurait songé à y chercher un
refuge.

Madame Lebœuf se plut à envelopper d'un voile épais son absence
momentanée. Ce mystère est encore, à cette heure, le texte inépuisable
de la conversation des frères Godet et des autres habitués du café
Lebœuf. Enfin, le vieil hôtel d'Orbesson fut changé en une
manufacture de produits chimiques après le départ du colonel Ulrik.

FIN.


NOTES:

[A] On appelle ainsi les sociétés pareilles à celles où M. de Rochegune
avait dû la somme qu'il voulait employer en bonnes œuvres.

[B] Euphorbia fulgens.--Linné.

[C] Le suc de l'euphorbe est un très-violent poison.

[D] M. de Mortagne ignorait alors le départ de M. de Lancry pour Paris.
(_Note de l'auteur._)

[E] La première lettre contenait sans doute le récit de la vie de
Gontran jusqu'au moment où il vint rejoindre Ursule à Paris.





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