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Title: Mémoires de Madame la Duchesse de Tourzel - Gouvernante des enfants de France pendant les années 1789 à 1795
Author: Tourzel, Louise Elisabeth de Croy d'Havré Duchesse de
Language: French
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produced from images generously made available by the
Bibliothèque nationale de France (BnF/Gallica) at
http://gallica.bnf.fr)



    Note sur la transcription: Les erreurs clairement introduites par
    le typographe ont été corrigées. L'orthographe d'origine a été
    conservée et n'a pas été harmonisée.



    THE FRENCH REVOLUTION
    RESEARCH COLLECTION

    LES ARCHIVES DE LA
    REVOLUTION FRANÇAISE

    PERGAMON PRESS
    Headington Hill Hall, Oxford OX3 0BW, UK



    MÉMOIRES

    DE MADAME

    LA DUCHESSE DE TOURZEL



L'auteur et les éditeurs déclarent réserver leurs droits de
traduction et de reproduction à l'étranger.

Ce volume a été déposé au ministère de l'intérieur (section de la
librairie) en mai 1883.


    PARIS. TYPOGRAPHIE DE E. PLON ET Cie, RUE GARANCIÈRE, 8.



    MÉMOIRES

    DE MADAME

    LA DUCHESSE DE TOURZEL

    GOUVERNANTE DES ENFANTS DE FRANCE

    PENDANT LES ANNÉES

    1789, 1790, 1791, 1792, 1793, 1795

    PUBLIÉS PAR

    LE DUC DES CARS

    _Ouvrage enrichi du dernier portrait de la Reine_

    TOME SECOND


    PARIS

    E. PLON ET Cie, IMPRIMEURS-ÉDITEURS 10, RUE GARANCIÈRE

    1883

    _Tous droits réservés_



    MÉMOIRES

    DE

    MADAME LA DUCHESSE DE TOURZEL



CHAPITRE XIV

ANNÉE 1791

ASSEMBLÉE LÉGISLATIVE

  Discussion sur la formule de prestation du serment et sur la
    manière de recevoir le Roi.--Arrivée et discours de ce prince
    à l'Assemblée.--Continuation des troubles et commencement de
    ceux de la Vendée.--Demande du Roi aux commandants de la
    marine de ne pas abandonner leurs postes.--Même demande aux
    officiers de la part de M. du Portail, ministre de la
    guerre.--Proclamation de M. de Lessart, ministre de
    l'intérieur, pour engager les émigrés à rentrer en
    France.--Lettre écrite par le Roi aux ministres étrangers
    pour notifier aux puissances l'acceptation de la
    Constitution, et leur réponse à cette
    notification.--Changement dans le ministère.--Troubles
    d'Avignon.


L'Assemblée ouvrit ses séances par une discussion sur la manière de
prêter le serment exigé des députés. On convint d'un commun accord
que le serment serait prêté sur la Constitution, devenue l'Évangile
des Français; qu'on irait la chercher en grande pompe dans les
Archives nationales; qu'elle serait apportée par six vieillards, et
que dans le moment où elle entrerait dans la salle, chacun se
lèverait et resterait debout, la tête découverte. On avait proposé,
pour lui faire encore plus d'honneur, de la recevoir au bruit du
canon, mais on se borna à la réception proposée d'abord. Elle fut
reçue aux cris de: _Vive la Constitution!_ et le serment fut prêté
par chaque député, la main levée sur ce livre sacré. Cette
Constitution, si solennellement jurée et dont la durée devait être
si courte, fut reportée avec la même solennité dans les Archives
nationales.

On délibéra ensuite sur la manière de recevoir le Roi, lorsqu'il
viendrait à l'Assemblée, s'il ne serait pas à propos de supprimer,
en lui parlant, le titre de Majesté, et de se borner à celui de Roi
des Français; et l'on se permit à ce sujet des réflexions peu
respectueuses pour l'autorité royale. On finit cependant par
conserver le titre usité, en rapportant le décret qui avait déjà été
prononcé, vu le mauvais effet qu'il produisait dans le public, en
déclarant toutefois que toute la supériorité serait reconnue
appartenir à l'Assemblée, et que le fauteuil du Roi serait à la
droite de celui du président et lui serait parfaitement conforme. On
convint ensuite que l'on ne se lèverait que pour le moment de
l'arrivée du Roi, et que l'on ne se découvrirait que lorsqu'il se
serait découvert lui-même.

On fut promptement à même d'observer ce cérémonial. Le Roi arriva à
l'Assemblée, et représenta la nécessité de donner à l'administration
toute la force et l'autorité nécessaires pour maintenir la paix dans
le royaume; de s'occuper sérieusement des finances et des moyens
d'assurer la répartition et le recouvrement de l'impôt, pour
procurer la libération de l'État et le soulagement du peuple. Il fit
sentir la nécessité de simplifier les procédures, de s'occuper de
l'éducation publique, d'encourager le commerce et l'industrie, de
protéger la liberté de croyance de chacun et les propriétés, afin
d'ôter par là tout prétexte de quitter un pays où les lois seraient
mises en vigueur, et dans lequel on saurait respecter les lois et
les propriétés.

Il promit, de son côté, de ne rien négliger pour le rétablissement
de la discipline militaire et de la marine, si nécessaire pour
protéger le commerce et les colonies; il ajouta que les mesures
qu'il avait prises pour entretenir la paix et l'harmonie entre les
puissances étrangères lui donnaient tout lieu d'espérer que sa
tranquillité ne serait pas troublée.

M. Pastoret, président de l'Assemblée, répondit à ce discours par un
éloge pompeux de la Constitution, qui, loin d'ébranler la puissance
royale, lui donnait des bases plus solides et rendait le Roi le plus
grand monarque de l'univers, et il l'assura que son union avec
l'Assemblée pour la pleine et entière exécution de la Constitution
remplissait le voeu des Français, dont les bénédictions en seraient
le fruit.

L'acceptation de la Constitution ne ramena pas la paix en France, et
il y eut même peu de temps après un commencement de troubles dans la
Vendée, au sujet des persécutions religieuses. On y envoya des
commissaires, entre autres Goupilleau de Fontenay, qui, connaissant
bien le pays, engagea l'Assemblée à prendre des moyens de douceur
vis-à-vis d'un peuple qui ne demandait que la liberté de sa
croyance, en se chargeant des frais de son culte, lequel peuple
était d'ailleurs simple, soumis aux lois, et d'un naturel docile.

M. Thevenard, ministre de la marine, ayant donné sa démission, fut
remplacé par M. Bertrand. Le profond attachement de ce dernier pour
le Roi, et un caractère bien prononcé, étaient des motifs suffisants
pour lui attirer la haine d'une Assemblée dont il ne voulait pas
être le vil flatteur. Aussi encourut-il promptement sa disgrâce,
malgré son extrême attention à éviter tout ce qui pouvait blesser
l'orgueil de ses membres, et à faire exécuter ponctuellement tous
les articles de la Constitution.

Par le conseil de ce ministre, le Roi écrivit de sa main aux
commandants de la marine une lettre, contre-signée Bertrand, pour
les engager, par les motifs les plus sacrés, à ne pas abandonner
leur poste, et à sentir ce qu'ils devaient à leur pays et à leur roi
dans les circonstances difficiles où l'on se trouvait. Mais, pour
que leur présence fût utile, il eût fallu supprimer cet esprit
d'insubordination soutenu par l'Assemblée, qui mettait les
officiers dans l'impossibilité de se faire obéir, et par conséquent
d'opérer aucun bien.

M. du Portail voulut imiter la conduite de M. Bertrand vis-à-vis des
officiers de l'armée de terre, malgré le peu de confiance qu'il
pouvait inspirer, ce ministre étant regardé comme le moteur de
l'insurrection, par sa demande d'admission des soldats dans tous les
clubs du royaume.

M. de Lessart fit aussi, de son côté, une proclamation pour engager
les émigrés à rentrer en France, les assurant que le Roi ne
regarderait comme de véritables amis que ceux qui reviendraient dans
leur pays, où leur présence était si nécessaire, leur représentant,
de plus, que si leur attachement pour sa personne les avait fait
hésiter de prêter un serment qu'ils considéraient comme incompatible
avec leurs devoirs, la conduite de Sa Majesté leur ôtait tout
prétexte de s'y refuser.

Mais la conduite de l'Assemblée n'était rien moins que propre à
appuyer la demande du Roi, et à persuader les émigrés de l'utilité
de leur retour. Aussi cette proclamation fut-elle loin de produire
l'effet qu'en avait espéré M. de Lessart.

L'Assemblée profita d'une erreur qui avait retardé la mise en
liberté de quatre soldats accusés d'insubordination, pour déclamer
contre les ministres. Une pétition de scélérats détenus dans les
prisons donna occasion aux injures les plus violentes contre leurs
personnes. On voulut qu'ils se présentassent continuellement à la
barre pour rendre compte de leur conduite, et tout annonça, dès le
commencement de la séance, l'impossibilité où ils se trouveraient
d'exercer les fonctions de leur ministère. Le but de l'Assemblée
était d'en dégoûter les véritables serviteurs du Roi, en leur ôtant
tout moyen de le servir, et de forcer ce prince à les remplacer par
leurs amis et leurs créatures.

M. de Montmorin, ne pouvant plus soutenir la manière impérieuse dont
l'Assemblée traitait les ministres, et les insultes journalières
qu'elle leur faisait éprouver, demanda et obtint sa démission. M. de
Lessart, ministre de l'intérieur, fut chargé du portefeuille, en
attendant la nomination de son successeur. Le Roi en fit part à
l'Assemblée, ainsi que de la nomination de MM. Geoffroy, de Bonnaire
de Forges, Boucaut, Gilbert des Mollières et Desjobert pour
commissaires de la trésorerie.

M. Tarbé les avait indiqués à Sa Majesté, qui les avait acceptés
sans balancer. Ce ministre était sincèrement attaché au Roi; j'eus
occasion de le voir, et il me parla de ce prince de la manière la
plus touchante. Il était persuadé de la nécessité de faire respecter
son autorité, sans compromettre sa personne, et, pour y parvenir, de
n'accorder des places qu'à des gens instruits et capables de les
bien remplir, de manière que le public pût faire la différence des
choix du Roi avec ceux de l'Assemblée. Mais la persécution que
cette dernière faisait souffrir à ceux qui ne partageaient pas son
délire rendit souvent inutile cette sage précaution.

Le Roi fit également annoncer à l'Assemblée le choix qu'il avait
fait de MM. de Brissac d'Hervilly et de Pont-l'Abbé pour commander
sa garde constitutionnelle: le premier pour la commander en chef, le
second pour être à la tête de la cavalerie, et le troisième à celle
de l'infanterie. La conduite franche, loyale et pleine d'honneur du
duc de Brissac lui avait acquis l'estime générale, et ceux qui ne
partageaient pas ses opinions ne pouvaient s'empêcher de le
respecter. Les deux autres étaient d'excellents officiers, et dont
la réputation ne laissait rien à désirer; aussi ces choix furent-ils
généralement approuvés. J'ai peu connu M. de Pont-l'Abbé, mais
beaucoup M. d'Hervilly, dont le dévouement au Roi était sans bornes,
et duquel j'aurai occasion de parler dans la suite de ces mémoires.

Quoique M. de Montmorin eût quitté le ministère, il fut chargé par
le Roi de donner communication à l'Assemblée de la notification
qu'il avait donnée aux puissances de l'Europe de son acceptation de
la Constitution, et de la réponse de chacune d'elles. Elle était
dans le même sens que toutes les lettres que l'on avait fait écrire
au Roi depuis son retour de Varennes, et ses ministres dans les
cours étrangères étaient chargés d'insister auprès des puissances
sur la nécessité où avait été le Roi d'accepter une Constitution
pour laquelle le voeu du peuple était si fortement prononcé; que le
Roi, qui n'avait en vue que le bonheur de ses sujets, serait au
comble de ses voeux, si les restrictions mises à son autorité
remplissaient le but que l'Assemblée s'était proposé; que les
imperfections que l'on pouvait remarquer dans la Constitution
avaient été prévues; et qu'il y avait tout lieu d'espérer qu'elles
pourraient être réparées sans livrer la France à de nouvelles
secousses.

Le roi d'Espagne répondit qu'il était loin de vouloir troubler le
repos de la France, mais qu'il ne pouvait croire à la libre
accession du Roi son cousin à la Constitution, tant qu'il ne le
verrait pas éloigné de Paris et des personnes soupçonnées de lui
faire violence.

Le roi de Suède déclara avec sa franchise ordinaire que le roi de
France n'étant pas libre, il ne pouvait reconnaître aucune mission
de la part de la France.

Les autres puissances ne parlèrent que de leur désir de voir
le bonheur du Roi être le fruit de tous les sacrifices qu'il
faisait à celui de la France; mais, comme elles ne parlaient que
très-succinctement de la nation, elles furent loin de satisfaire
l'Assemblée, encore plus enivrée de sa puissance que celle qui
l'avait précédée.

M. de Montmorin l'assura qu'elle n'avait rien à craindre des
puissances étrangères, et que c'était au Roi qu'on devait la
tranquillité de la France; mais que pour la maintenir il fallait
mettre les lois en vigueur, et faire cesser l'abus des écrits
incendiaires qui y mettaient un obstacle journalier.

Goupilleau et Audrein se plaignirent de ce que M. de Montmorin ne
rendit pas compte de l'état de la négociation avec la Suisse pour
faire participer les déserteurs de Châteauvieux à l'amnistie
accordée aux déserteurs français. «Quoiqu'il ait quitté le
ministère, s'écria un des membres de l'Assemblée, il n'en est pas
moins responsable. Il ne faut pas que la responsabilité des
ministres soit un vain épouvantail.» Et cette réflexion fut
applaudie du plus grand nombre des membres de l'Assemblée.

Depuis un mois qu'elle avait ouvert ses séances, il y en avait eu
bien peu qui n'eussent été de nature à affliger le coeur du Roi et à
lui démontrer l'impossibilité d'en espérer aucun bien. Sa conduite
lors des massacres d'Avignon suffisait seule pour en ôter tout
espoir.

La ville d'Arles, menacée par les brigands qui désolaient le comtat
d'Avignon, prit le parti de la résistance. Elle déclara à
l'Assemblée sa résolution de se défendre plutôt que d'être victime
de la rage de ces forcenés. Les nouveaux troubles d'Avignon
pouvaient légitimer cette résistance, même aux yeux de l'Assemblée.

Les brigands, ayant à leur tête Antonelle, non contents de leurs
premiers excès, voulurent encore s'approprier les dépouilles des
monastères et des églises d'Avignon. Ils en pillèrent les objets
précieux et les vendirent à des juifs, brisèrent les cloches, et
finirent par s'emparer de l'argent qui était au mont-de-piété. La
sortie de la ville de tant d'objets précieux occasionna de grands
murmures. Lécuyer, un des chefs de ces bandits, pensa qu'ils en
pouvaient profiter pour exciter un mouvement, qu'ils attribueraient
aux personnes opposées à la réunion du Comtat à la France. Ils
parviendraient par ce moyen à se débarrasser de leurs ennemis et à
éviter de rendre compte des effets précieux dont ils s'étaient
emparés. Mais, trompé dans son attente, il devint lui-même victime
de sa perfidie.

Un grand nombre de mécontents, auxquels s'était jointe une troupe de
femmes, se rassembla dans l'église des Cordeliers et somma Lécuyer
et ses complices de s'y rendre sur-le-champ. Lécuyer n'osa s'y
refuser. Pressé par cette assemblée de rendre compte des effets dont
il s'était emparé, la frayeur s'empara de lui; il perdit la tête et
voulut s'enfuir. Il excita par là la fureur des meneurs de cette
assemblée, qui se jetèrent sur lui et le mirent en pièces.

Les brigands de Savians, pour venger sa mort, massacrèrent
quatre-vingt-dix habitants d'Avignon qu'ils retenaient prisonniers
depuis le 21 août. Des familles entières subirent le même sort dans
leur maison, et chaque heure annonçait de nouveaux malheurs. L'abbé
Mulot et M. Lescène des Maisons furent dénoncés pour s'être opposés
à de pareilles horreurs et avoir requis, quoique inutilement, de M.
de Ferrière les soldats qu'il avait à sa disposition. Ce dernier
n'eut pas honte de protéger ces brigands et de leur laisser
commettre tranquillement des crimes qui font frémir la nature. Ces
monstres, ne voulant cependant pas laisser connaître le nombre de
leurs victimes, firent ouvrir une glacière, où ils firent jeter
pêle-mêle les morts et les mourants, parmi lesquels se trouvaient
des femmes et des enfants, que leur barbarie n'avait pas même
épargnés.

Rovère, soi-disant député d'Avignon, associé aux Jourdan, Manvielle,
Tournel, Raphaël et autres brigands du Comtat, se chargea de
l'apologie de ces scélérats et dénonça l'abbé Mulot et Lescène des
Maisons comme ne leur ayant pas prêté l'appui nécessaire et ayant,
au contraire, protégé leurs victimes: «Ils ont, disait-il, imité les
Français, en combattant pour la liberté, et on les a punis par
l'exil ou par la mort.» Vergniaud n'eut pas honte de lui répondre:
«Vos commettants sont nos amis, et un peuple ne peut reprendre sa
liberté sans passer par les horreurs de l'anarchie.» Il promit
ensuite justice et paix, et fit accorder à Rovère les honneurs de la
séance.

Le Pape, dépossédé de la souveraineté du Comtat par des moyens aussi
iniques, fit publier un manifeste pour se plaindre d'une pareille
violation du droit public. Il y développa toutes les manoeuvres qui
avaient été employées, et les crimes commis pour parvenir à opérer
cette réunion, et il envoya le manifeste à toutes les puissances de
l'Europe.



CHAPITRE XV

ANNÉE 1791

RÉVOLTE DES COLONIES DE SAINT-DOMINGUE


Le coeur du Roi ne devait plus éprouver un seul instant de
consolation. Chaque jour annonçait les nouvelles les plus
désastreuses des différentes parties du royaume, et celle de la
révolte des colonies y mit le comble. Le décret du 15 mai de
l'Assemblée constituante, qui avait atténué celui qui avait été
rendu au mois de novembre précédent, relativement aux colonies,
joint aux menées des commissaires envoyés par les amis des noirs,
exalta tellement l'esprit de ces derniers, qu'ils se révoltèrent
contre les blancs, sous prétexte d'avoir une part égale à la leur
dans le gouvernement. Et comme rien n'arrête des gens sans
éducation, et dont la violence est l'essence du caractère, ils se
livrèrent aux plus grands excès. Trente mille d'entre eux étaient en
pleine insurrection et avaient déjà incendié deux cent dix-huit
plantations de sucre et massacré trois cents blancs. Ils avaient
établi un camp à six milles du Cap, dans des retranchements garnis
de canons. Chacun était livré à la plus violente inquiétude. La
division que les différents décrets avaient mise parmi les colons
augmentait encore le danger.

Des lettres du Havre annonçaient que tous les magasins étaient
fermés et que la consternation était générale. Le Roi apprit avec la
plus vive douleur les nouvelles de cette insurrection et en fit part
sur-le-champ à l'Assemblée. Brissot, Condorcet et les amis des noirs
commencèrent par mettre en doute la vérité de cette nouvelle, qui
pouvait être, disaient-ils, un artifice des colons pour appesantir
le joug de leurs malheureux esclaves, et ils discoururent longtemps
sur la nécessité d'en attendre la confirmation. Mais des lettres
reçues par diverses maisons de commerce des principaux ports du
royaume ne laissèrent plus de doute sur l'existence de cette
terrible insurrection, qui fut encore confirmée par M. Barthélemy,
chargé d'affaires à Londres.

Il avait appris de plus, par des lettres arrivées directement en
Angleterre, la réunion d'une partie des troupes aux conjurés. Les
malheureux colons avaient demandé du secours aux Anglais et aux
Espagnols; mais ceux-ci, ayant besoin de leurs troupes pour garantir
leurs possessions d'une pareille insurrection, n'avaient pu leur en
envoyer. Les Anglais leur avaient seulement fait parvenir
sur-le-champ cinq cents fusils et quatre cents livres de balles,
avec permission d'acheter de la poudre et autres provisions.

Les colons et les propriétaires d'habitations à Saint-Domingue
s'assemblèrent sur-le-champ à l'hôtel de Massiac, et y rédigèrent
une adresse pour demander au Roi d'y envoyer les secours les plus
prompts pour arrêter, s'il en était encore temps, les malheurs qui
menaçaient le reste de la colonie. Cette adresse dépeignait de la
manière la plus touchante les désastres de Saint-Domingue. Elle
accusait la société des amis des noirs de jeter des germes de
discorde dans ce malheureux pays; elle leur attribuait la surprise
faite à la religion de l'Assemblée nationale lorsqu'elle avait rendu
le fatal décret du 15 mai, qu'on pouvait regarder comme la cause des
malheurs de Saint-Domingue, et elle se terminait en assurant que si
cette révolte n'était promptement dissipée, elle entraînerait la
ruine de six millions de Français et du commerce de la France, qui
ne pouvait séparer sa ruine de celle des colons; que leur cause
était celle des créanciers de l'État, exposés ainsi qu'eux, par cet
événement, à voir leur fortune anéantie par une banqueroute
universelle. Les colons suppliaient le Roi, comme chef suprême de la
puissance exécutive et protecteur-né des propriétés, de prendre les
colonies sous sa sauvegarde et d'opposer son autorité aux nouvelles
tentatives de ces hommes qui travaillaient à augmenter nos malheurs,
et contre lesquels ils demandaient les informations les plus sévères
et la plus éclatante justice.

Cette adresse, signée par les principaux propriétaires de
Saint-Domingue, fut présentée au Roi par leurs colons, tous vêtus de
noir, et ayant à leur tête M. du Cormier, regardé comme un homme du
premier mérite. Le Roi répondit, avec la plus vive émotion, qu'il
était pénétré de douleur de la situation de la colonie de
Saint-Domingue; que, n'en ayant point encore de nouvelles directes,
il se flattait que les maux étaient moins grands qu'on ne les
annonçait; qu'il s'occupait sans relâche des moyens d'y porter
remède, par tout ce qui était en son pouvoir; qu'il les accélérerait
le plus possible, et qu'ils pouvaient assurer les colons et la
colonie du vif intérêt qu'il prenait à leur sort.

Les colons allèrent ensuite chez la Reine et dirent à cette
princesse: «Madame, dans notre grande infortune, nous avions besoin
de voir Votre Majesté pour trouver un adoucissement à nos malheurs
et un grand exemple de courage. Les colons se recommandent à la
protection de Votre Majesté.»--«Ne doutez pas, messieurs, de tout
l'intérêt que je prends à vos malheurs», répondit la Reine, si
profondément émue qu'elle ne put achever son discours. Mais ayant
rencontré, en sortant, les membres de cette même députation:
«Messieurs, leur dit-elle du ton le plus sensible, mon silence vous
en dira plus que tout le reste.» Ils reçurent aussi de Madame
Élisabeth les témoignages du plus vif intérêt.

Toute la famille royale était dans la plus profonde douleur de
cette affreuse catastrophe, douleur qu'augmentait la conviction des
entraves que mettrait l'Assemblée aux mesures qu'allait prendre le
Roi pour venir au secours de cette malheureuse colonie.

Mgr le Dauphin, à qui la Reine avait raconté en deux mots les
malheurs de Saint-Domingue, et qui avait entendu louer l'éloge
qu'avait fait M. du Cormier du courage de cette princesse, lui
demanda de lui donner son discours: «Qu'en voulez-vous faire?» lui
dit la Reine.--«Je le mettrai dans ma poche gauche, qui est celle du
côté du coeur.» Ce jeune prince était charmant pour la Reine, et ne
perdait pas une occasion de lui dire des choses tendres et aimables.
Aussi l'aimait-elle passionnément, mais d'une tendresse éclairée, ne
le gâtant jamais, et le reprenant toutes les fois qu'elle le
trouvait en faute.

Les nouvelles que l'on reçut de M. de Blanchelande, gouverneur de
Saint-Domingue, ne confirmèrent que trop les malheurs que l'on
redoutait.

Le Roi en fit part sur-le-champ à l'Assemblée, qui chargea ce prince
de donner l'état du secours qu'exigeait la position des colonies. Le
Roi, qui avait examiné d'avance avec M. Bertrand tout ce que lui
permettait la Constitution, demanda dix millions à l'Assemblée et
lui annonça qu'il avait donné des ordres pour l'armement des
vaisseaux et l'embarquement des troupes qu'il était nécessaire
d'envoyer. «Gardez-vous, s'écria Isnard, d'accorder les dix
millions avant le rapport du Comité colonial.» Or on traînait en
longueur ce rapport, tandis que la célérité des secours pouvait
seule sauver la colonie. On accorda seulement trois millions pour la
première fois.

Les commerçants du Havre et des autres ports du royaume offrirent
tous ceux de leurs bâtiments qui étaient armés pour le transport des
troupes. Mais l'Assemblée trouva moyen de paralyser les efforts du
Roi, et sa coupable négligence causa la ruine de colonies aussi
précieuses, et entraîna avec elles celle du commerce de la France.

Le décret de l'Assemblée du 7 décembre, qui bornait l'envoi des
troupes à réprimer seulement la révolte des noirs et confirmait les
droits accordés aux gens de couleur, acheva d'ôter tout espoir aux
colons. Ceux-ci s'adressèrent encore une fois au Roi pour lui
demander de venir à leur secours. Mais le malheureux prince, qui se
voyait dépouillé chaque jour de quelque portion de sa faible
autorité, ne pouvait que gémir sur leurs malheurs et s'attrister de
ceux que préparaient à la France les meneurs de cette nouvelle
Assemblée.

Les factieux tentèrent également d'introduire la révolte à la
Martinique, à Sainte-Lucie et à Tabago; mais leurs efforts furent
rendus inutiles par le courage des habitants de ces diverses îles,
qui, effrayés de l'exemple de leurs voisins, se mirent en mesure
d'en réprimer les effets. Ils déclarèrent unanimement qu'ils
périraient tous plutôt que de laisser introduire dans leurs colonies
un régime qui avait occasionné à Saint-Domingue de si cruels
malheurs; leur fermeté les sauva. Ils eurent aussi de grandes
obligations au vicomte de Damas, qui s'opposa courageusement aux
efforts des malveillants. Aussi témoignèrent-ils les plus vifs
regrets de son rappel en France, et la satisfaction qu'ils avaient
éprouvée en l'y sachant heureusement arrivé.

M. de la Jaille, officier de marine très-distingué, et que le Roi
avait nommé pour commander les vaisseaux envoyés à Saint-Domingue
pour porter des secours aux colons, fut assailli en arrivant à Brest
par une multitude soudoyée pour s'écrier qu'on y envoyait un
contre-révolutionnaire pour massacrer les patriotes. Il aurait été
mis en pièces sans le courage d'un charcutier, qui parait les coups
qu'on lui portait. La municipalité ne trouva d'autre moyen pour
rétablir l'ordre que d'emprisonner M. de la Jaille; et l'Assemblée,
en donnant des éloges à sa conduite, se garda bien d'improuver celle
de ce peuple égaré par les meneurs de toutes ces émeutes.



CHAPITRE XVI

ANNÉE 1791

  Persécution contre les prêtres insermentés.--Injures que leur
    prodigue l'Assemblée, et décret prononcé contre
    eux.--Discussion sur les émigrés, et loi qui en fut la
    suite.--Nomination de M. Cayer de Gerville au ministère de
    l'intérieur, et celle du comte Louis de Narbonne à la
    guerre.--Démarche du Roi auprès des puissances étrangères
    pour faire cesser les rassemblements des émigrés, et le peu
    de succès de cette démarche.--Dénonciation contre les
    ministres.--Péthion nommé maire de Paris, et Manuel procureur
    de la Commune.


Il y avait peu de séances où l'on ne trouvât moyen de faire
intervenir les prêtres insermentés, que les prêtres jureurs devenus
évêques poursuivaient avec une haine implacable. Il pleuvait de tous
côtés des accusations qui, quoique dénuées de preuves, n'en étaient
pas moins favorablement accueillies. On les accusait, malgré la
tranquillité de leur conduite, d'être les moteurs de toutes les
insurrections. Chabot, capucin, et Lequinio, un des plus violents
démagogues de l'Assemblée, étaient leurs principaux accusateurs. Le
Josne, qui ne leur cédait en rien, leur imputait tous les malheurs
de la France; il voulait qu'on les reléguât dans les chefs-lieux de
départements, avec injonction de se présenter tous les jours à leur
directoire. Vaublanc, quoique opposé aux démagogues, les traitait de
fanatiques. Tout leur présageait une violente persécution. Baert,
qu'on ne pouvait soupçonner d'attachement au clergé, se révolta
contre cette injustice et représenta que la Constitution ayant
décrété la liberté des cultes, on devait laisser les prêtres
tranquilles, et leur accorder, même dans les villes, une
chapelle pour y exercer leur culte sur la demande de trois cents
citoyens.--«Pourvu, ajouta Rougemont, qu'elle soit aux frais des
femmes dévotes.»--Baert demanda en même temps que, pour prévenir
toute discussion, l'Assemblée s'occupât des moyens de constater
civilement les mariages, naissances et décès, et que l'on fît cesser
une persécution aussi odieuse que contraire à la liberté, décrétée
par la Constitution et dont on laissait jouir toutes les autres
religions.

L'abbé Fauchet se permit les plus sanglantes invectives contre les
prêtres insermentés, demanda qu'on supprimât tous leurs traitements,
les compara à des loups que la faim ferait sortir du bois. Il ajouta
qu'il n'était point à craindre que le Roi vînt à leur secours, car
il devait être bien aise de se débarrasser d'une pareille vermine.

Isnard, encore plus violent, les traita de pestiférés qui vendaient
le ciel au crime: «Frappez-les pour les moindres fautes, disait-il
dans sa fureur, et condamnez-les même à la mort, quand on pourra
les en convaincre, ou tout au moins déportez-les. Il faut un
dénoûment à la Révolution française, car le peuple commence à se
détacher des intérêts publics. Provoquez des arrêts, livrez des
batailles, écrasez tout de vos victoires. Il faut être tranchant au
commencement des révolutions. Heureusement que Louis XVI n'en a pas
agi ainsi, sans quoi vous ne seriez pas ici, et sans cette sévérité
vous seriez les premières victimes.» On demanda l'impression de ce
discours et son envoi aux départements. Ducot, quoique évêque
constitutionnel, s'opposa à son impression, se récriant sur le
danger de propager de pareils principes. Les cris: «A la barre le
prêtre!» applaudis par les galeries, le réduisirent au silence.
Quatremer et d'autres députés voulurent appuyer ses raisons, mais
ils ne furent pas écoutés plus favorablement.

Torné, évêque constitutionnel, au lieu d'accuser les prêtres
insermentés des malheurs de la France, plaça la racine du mal dans
la Constitution et dans le gouvernement, qui avait la manie
d'affaiblir son autorité pour qu'on le crût paralysé. Il s'opposa à
la cessation du traitement des prêtres insermentés, mesure qui, sans
avoir l'iniquité du voleur, aurait au moins la dureté du corsaire.
Il déclara tenir les sacrements administrés dans les maisons aussi
licites que les bals, les évocations magiques et autres
divertissements; que le prêtre insermenté devait avoir la liberté
d'être absurde dans sa croyance, implacable dans sa haine et
insociable avec ses rivaux de doctrine; mais qu'il fallait qu'il
s'abstînt de toute sédition, sans quoi il provoquerait lui-même la
vengeance de la loi: «Point de punition sans jugement, ajouta-t-il,
point de jugement sans procédure.» Cette séance, aussi indécente
qu'orageuse, se termina par un arrêté chargeant le comité de se
partager en quatre sections, pour présenter une loi contre les
prêtres.

Après une longue discussion sur le décret à proposer à l'Assemblée,
celui de François de Neufchâteau obtint la préférence. Le préambule
en était la comparaison d'un champ rempli de reptiles venimeux qu'un
père de famille s'occupait à détruire, et non à nourrir de son sang;
et le résultat de cette belle comparaison fut la proposition
suivante: «Dans la huitaine, les ecclésiastiques insermentés
prêteront le serment civique, et en cas de refus ou de rétractation,
ils seront privés de leurs pensions, réputés suspects de révolte
contre la loi et de mauvaises intentions contre la patrie, et
éloignés des lieux où il y aurait du trouble.»

Deux ou trois mauvais sujets excitaient-ils du désordre, on le
mettait sur le compte des prêtres insermentés, et une dénonciation
suffisait pour les faire bannir ou jeter dans les fers. On invitait
les bons esprits à se rallier contre le fanatisme religieux et à
défendre le peuple des piéges qu'on lui tendait sous le prétexte
d'opinions religieuses. Les voix qui s'opposèrent à ce décret, en
raison de son inconstitutionalité, furent étouffées par les clameurs
de l'Assemblée, et il fut accepté par la majorité et porté à la
sanction du Roi.

Il y eut cependant différentes réclamations de plusieurs
départements sur l'injustice d'un pareil décret; celui de Paris,
notamment, vint prier le Roi de refuser sa sanction à un décret
aussi injuste qu'inconstitutionnel.

Les clubs, plus puissants que jamais, et les tribunes qu'ils avaient
soin de garnir de leurs affidés, étaient encore une arme dont se
servaient les factieux. Ils répandirent des brigands dans toutes les
sections de Paris pour former des réclamations sur l'arrêté du
département, en annonçant les plus grands malheurs si le Roi
refusait sa sanction à ce décret. Sa Majesté, bien décidée à ne le
pas sanctionner, ne tint aucun compte de leurs menaces, non plus que
de la colère de l'Assemblée lorsqu'elle apprendrait son refus.

Ce décret, quoique non sanctionné, ne s'en exécuta pas moins dans
les départements influencés par les Jacobins. Aussi la persécution y
fut-elle violente. Elle redoubla même de force lorsque l'on apprit
que le Roi avait refusé sa sanction. C'était un art des Jacobins d'y
présenter des décrets injustes pour avilir ce prince par leur
acceptation, ou pour faire retomber sur le refus de son acceptation
les troubles dont ils étaient les premiers moteurs.

La conduite de l'Assemblée n'était pas propre à appuyer l'invitation
faite par le Roi aux émigrés de rentrer en France. Il n'y avait pas
encore un mois qu'elle tenait ses séances, lorsqu'elle ordonna aux
comités de s'occuper d'une loi sur les émigrés, et nommément sur les
princes français. M. de Condorcet, après un discours aussi vague
qu'insignifiant, soutint qu'on ne pouvait emporter ses richesses ni
porter les armes contre la patrie sans mériter d'être puni comme
traître et assassin. Il traita les princes et la noblesse de «lie de
la nation», qui osait encore s'en croire l'élite, et proposa de
décréter que tout Français ayant prêté le serment civique serait
libre de rester chez l'étranger; mais que tout émigré qui, en outre
de ce serment, ne prêterait pas celui de ne porter les armes ni
contre la nation, ni contre les pouvoirs constitués, serait déclaré
ennemi de la nation et verrait ses biens confisqués ou séquestrés.
On convint en même temps qu'une loi réglerait le sort des femmes,
des enfants et des créanciers desdits émigrés.

Vergniaud les compara à des Pygmées luttant contre des Titans, et
engagea le Roi à ne pas écouter sa sensibilité sur les objets chers
à son coeur, et à imiter Brutus immolant ses enfants au bien de la
patrie.

Pastoret proposa, pour concilier la loi sur les émigrés et la
violation de la Constitution, de jeter pour le moment un voile sur
la liberté, citant la suspension de l'_habeas corpus_ des Anglais,
et ne voyant dans les princes et les nobles que des mécontents qui
ne pouvaient s'accoutumer à voir exclues du premier rang l'intrigue
et l'opulence, remplacées par les talents et la vertu. Peu après ce
beau discours, il fut nommé membre de l'instruction publique, avec
Condorcet, Cerutti et l'abbé Fauchet.

M. de Girardin demanda qu'au préalable l'Assemblée fît en trois
jours une proclamation qui obligeât Monsieur à rentrer en France
sous deux mois, sous peine d'être censé avoir abdiqué son droit à la
régence. Ramond demanda qu'on se donnât le loisir de discuter une
question aussi importante; mais M. de Girardin s'y opposa, et la
motion fut déclarée urgente.

Dès que les trois jours furent révolus, Isnard monta à la tribune,
traita les princes de conspirateurs, blâma la pusillanimité de ceux
qui redoutaient de prononcer des peines contre eux: «Il est temps,
dit-il, de donner à l'égalité son aplomb; c'est la longue impunité
des grands criminels qui a rendu le peuple bourreau. La colère des
peuples, comme celle de Dieu, n'est que trop souvent le supplément
terrible du silence des lois.» La motion de M. de Girardin fut
décrétée et affichée dans tous les coins de Paris.

On reprit la loi générale sur les émigrés. Chaque séance était
accompagnée d'invectives et de déclamations contre leurs personnes,
et l'on finit par décréter la peine de mort contre tous les
Français qui seraient encore, le 1er janvier, en état de
rassemblement. On déclara que leurs biens seraient séquestrés au
profit de la nation, sans préjudice des droits de leurs femmes, de
leurs enfants et de leurs créanciers. Le même décret prononça la
peine de mort contre les princes français et les fonctionnaires
publics faisant partie de ces rassemblements qui ne seraient pas
rentrés le 1er janvier, ordonna le séquestre des biens des princes,
avec défense de leur payer aucun traitement sous peine de vingt ans
de gêne contre les ordonnateurs de ces payements; la destitution et
la perte du traitement de tout fonctionnaire public absent sans
cause légitime avant et depuis l'amnistie. Même peine contre tout
fonctionnaire public qui sortirait du royaume sans un congé du
ministre de son département. On y soumit également les officiers
généraux, les officiers supérieurs et même les sous-officiers. Tout
officier militaire abandonnant ses fonctions sans congé ou démission
devait être réputé déserteur et puni comme tel; et tout embaucheur
au dedans comme au dehors devait aussi être puni de mort.

L'Assemblée chargea, en outre, le comité diplomatique de lui
proposer les mesures à prendre à l'égard des princes étrangers qui
souffraient des rassemblements dans leurs États, et de prier le Roi
de les accepter. Elle termina tous les articles de ce décret en
déclarant qu'elle dérogeait à toutes les lois qui pourraient y être
contraires.

Le garde des sceaux apporta la sanction du Roi au décret concernant
Monsieur, et son refus sur celui des prêtres et des émigrés; et
comme il voulait faire quelques observations sur ce refus,
l'Assemblée s'y opposa, et il y eut un vacarme épouvantable: «Tant
mieux, reprit Cambon; le Roi prouve par là à l'Europe qu'il est
libre au milieu de son peuple.»

Les Jacobins firent pleuvoir de tous côtés des pétitions à
l'Assemblée pour déplorer le _veto_ mis par le Roi au décret sur les
prêtres et les émigrés. Ils animaient les esprits contre le Roi et
la famille royale, qu'ils accusaient de protéger les ennemis de la
patrie. Les femmes mêmes se mêlèrent de faire des représentations,
et s'attachèrent à persuader au peuple que le refus du Roi
attirerait les plus grands malheurs sur la nation, dont les rois et
les prêtres étaient les plus grands ennemis.

Les pamphlets répandus contre le refus de la sanction du Roi
engagèrent les ministres à lui faire faire de nouvelles
proclamations et à écrire aux princes ses frères pour les engager à
revenir et à ne pas mettre en doute sa volonté prononcée d'observer
et de faire observer la Constitution. Ils crurent utile de répandre
dans le public ces lettres et ces proclamations; mais elles ne
firent aucun effet, et les troubles et les persécutions qui se
multipliaient dans chaque partie de la France augmentèrent encore
l'émigration.

L'Assemblée décréta, de plus, que tout Français ayant traitement,
pension ou rente sur le trésor national, serait obligé de se
présenter en personne avec un certificat visé par la municipalité de
son domicile et par le directoire, lequel prouverait qu'il avait
habité l'empire français pendant six mois. Tout transport et
délégation ne pouvait non plus être valable qu'avec le même
certificat pour les vendeurs et les acheteurs. Les seuls commerçants
furent exceptés de cette loi, en produisant qu'ils exerçaient le
commerce avant le décret.

Le Roi nomma M. Cayer de Gerville ministre de l'intérieur, et M. de
Lessart resta ministre des affaires étrangères. M. Cayer de Gerville
était avocat et très-révolutionnaire. Il avait été envoyé comme
commissaire à Nancy lors de la révolte des régiments, et était
rempli de vanité et de susceptibilité. Il finit cependant par
prendre de l'attachement pour la personne du Roi, mais en obligeant
ce prince à user avec lui de grands ménagements, pour ne pas choquer
son amour-propre accompagné d'une grossièreté révolutionnaire. M. du
Portail, ministre de la guerre, ne pouvant plus tenir aux insultes
journalières qu'il éprouvait, donna sa démission, et fut remplacé
par le comte Louis de Narbonne. Rempli de présomption et se croyant
appelé à de grandes destinées, celui-ci accepta avec joie la place
de ministre. La légèreté de son caractère ne lui permit pas de
calculer les obstacles qu'il devait nécessairement rencontrer.
Convaincu que cette place lui donnait le moyen de satisfaire son
ambition et le mettait même à portée de procurer au Roi quelques
chances heureuses pour sortir de sa cruelle situation, il s'occupa
de réaliser les espérances qu'il avait conçues. La guerre fut celui
qui lui parut le plus propre à remplir ce but, et il travailla de
tout son pouvoir à la faire désirer à l'Assemblée, sous le prétexte
de venger la nation des insultes qu'elle recevait des puissances
étrangères.

Enivré de ses folles espérances et persuadé de ses grandes
capacités, il vint un jour trouver la Reine et lui présenta un
mémoire pour lui prouver la nécessité d'opposer une attitude
formidable aux menaces des puissances étrangères. Il appuya sur
l'utilité que la France retirerait d'une guerre qui ferait connaître
à ces puissances la force d'une nation qui avait recouvré sa
liberté, et il travailla ensuite à persuader cette princesse de
l'avantage que le Roi pouvait tirer de la nomination d'un premier
ministre, qui réunirait à l'attachement à sa personne l'instruction,
la capacité et l'art de la persuasion pour ramener les esprits
égarés: «Il faudrait de plus, ajouta-t-il, qu'il eût l'adresse
d'occuper la nation d'une guerre qu'on lui ferait regarder comme
nationale, pour parvenir par ce moyen à rendre au Roi l'autorité
nécessaire pour le bonheur de la France.»--«Et où trouver un tel
homme?» reprit la Reine.--«Je crois, d'après ce que pensent mes
amis, qu'elle pourrait le trouver en ma personne et en faire la
demande au Roi.»--«Vous vous moquez, reprit la Reine en éclatant de
rire; et à quoi pensez-vous donc en me faisant une pareille
proposition?» Puis, reprenant son sérieux, elle lui prouva que la
Constitution s'opposait formellement à sa demande.

Je tiens cette anecdote de la bouche de cette princesse; j'ignore si
cette conversation a été connue, mais peu de jours après il courut
dans Paris une caricature représentant M. de Narbonne avec une tête
de linotte, et dont le titre était celui de ministre linotte.

L'Assemblée, dirigée par les Jacobins, nomma pour membres du comité
de surveillance Isnard, Bazire, Merlin, Grangeneuve, Fauchet,
Goupilleau de Fontenai, Chabot, Lecointre de Versailles, Lacroix,
Lacretelle, Quinette, Chauvelot, et pour suppléants: Antonnelle,
maire d'Arles; Jagault et Montaut. Ces derniers entrèrent
promptement en fonction. Trois d'entre eux ayant donné leur
démission, presque tous périrent dans la suite sous la hache
révolutionnaire et condamnés par leurs semblables. Car dès que les
scélérats furent les maîtres, ils formèrent diverses fractions, et
chaque fraction qui avait la prépondérance envoyait à l'échafaud
celle qui lui était opposée.

Les ministres regardant comme avantageux que le Roi répondit en
personne à la demande que lui faisait l'Assemblée de s'occuper de
mesures qui fissent cesser les rassemblements extérieurs qui
entretenaient l'inquiétude de la France et rendaient la guerre
préférable à une paix ruineuse et avilissante, le Prince s'y rendit
en personne pour l'assurer qu'il ne négligerait rien pour répondre à
ses désirs: «Mais, ajouta-t-il, avant de se déterminer à la guerre,
il faudrait employer tous les moyens possibles pour préserver la
France des maux incalculables que la guerre ne peut manquer
d'entraîner dans les premiers moments de l'essai d'un gouvernement
constitutionnel.» Il fit espérer de trouver un allié fidèle dans la
personne de l'Empereur, disposé à empêcher les rassemblements qui
inquiétaient la nation. Il ajouta que, dans ce but, il allait faire
déclarer à l'électeur de Trêves et aux autres princes voisins que
si, avant le 15 janvier, ils ne faisaient cesser lesdits
rassemblements, il ne verrait en eux que des ennemis de la France;
et il espérait beaucoup à cet égard de l'intervention de l'Empereur.
S'il ne pouvait réussir dans ses efforts, il leur déclarerait la
guerre; mais qu'il fallait s'occuper des moyens d'en assurer le
succès, en affermissant le crédit national, en donnant aux
délibérations de l'Assemblée une marche fixe et imposante, et en se
conduisant de manière à prouver que le Roi ne faisait qu'un avec les
représentants de la nation; que quant à lui, rien ne ralentirait ses
efforts pour que la loi fût l'appui des citoyens et l'effroi des
perturbateurs du repos public; qu'il conserverait fidèlement le
dépôt de la Constitution sans souffrir qu'il y fût porté atteinte,
sentant combien il était beau d'être roi d'un peuple libre. Cette
dernière phrase prouvait évidemment que ce discours était encore
l'ouvrage de ceux qui avaient dicté tout ce qu'avait écrit le Roi
depuis son retour de Varennes. Tant de ménagements en réponse à tant
d'outrages, au lieu d'adoucir les factieux, ne les rendirent que
plus insolents.

L'Assemblée répondit qu'elle délibérerait sur les propositions du
Roi, quoiqu'il n'en eût fait aucune; et M. de Narbonne, prenant
alors la parole, demanda la levée de trois armées, les fonds
nécessaires pour cet objet, et proposa, pour les commander, MM. de
Luckner, de Rochambeau et de la Fayette. Il donna l'espoir que la
nation ne serait point inférieure dans sa lutte contre les
puissances à ce qu'elle avait été sous le règne de Louis XIV, et
qu'il était essentiel de leur prouver, par l'ordre que l'on verrait
régner dans le royaume, ce qu'était une nation qui voulait et savait
conserver sa liberté.

Cependant les dénonciations contre les ministres se renouvelaient
journellement; l'abbé Fauchet attaqua M. de Lessart de la manière la
plus violente, attribuant les massacres d'Avignon au retard de
l'envoi du décret de réunion du Comtat à la France, et il demanda
que le ministre fût décrété d'accusation. Sa demande fut renvoyée
au comité pour en faire un rapport; mais M. de Lessart se justifia
si pleinement de toutes ces imputations, qu'on ne put y donner
aucune suite.

Péthion fut nommé maire de Paris, Manuel procureur-syndic de la
Commune, et toutes les places furent remplies par les créatures des
Jacobins. Il était impossible de ne pas frémir de la rapidité avec
laquelle ils allaient à leur but. Toutes les démarches que
l'Assemblée exigeait du Roi n'avaient pour but que de l'avilir, et
nommément celle de réitérer auprès des cantons suisses la demande de
la grâce des déserteurs de Châteauvieux.

M. de Narbonne, pour persuader de plus en plus l'Assemblée de son
patriotisme, imagina d'exiger des six maréchaux de France résidant
encore en France un serment encore plus constitutionnel que le
serment civique décrété par l'Assemblée. Mais il fut refusé par MM.
de Beauvau, de Noailles, de Mouchi, de Laval et de Contades, et un
seul, M. de Ségur, accéda à la demande du ministre.

Les décrets rendus contre les émigrés ne firent sur ceux-ci aucune
impression. D'un autre côté, les réponses des puissances étrangères
aux diverses demandes du Roi, par les voeux qu'elles formaient pour
qu'il trouvât dans la Constitution le bonheur qu'il en espérait,
irritèrent l'Assemblée, plus enorgueillie que jamais d'un pouvoir
qu'elle cherchait à accroître journellement.



CHAPITRE XVII

ANNÉE 1792

  Décret de l'Assemblée pour faire sortir des galères les soldats
    de Châteauvieux.--Persécution contre les officiers fidèles au
    Roi, et projet de l'Assemblée de les remplacer par ses
    créatures.--Lettre du Roi à l'Assemblée en lui envoyant celle
    de l'Empereur relative aux menaces faites à l'électeur de
    Trèves.--Décret contre les princes frères du Roi.--Autre
    décret pour faire payer aux émigrés les frais de la
    guerre.--Empire que prennent les Jacobins sur toutes les
    parties de la France par la terreur qu'ils
    inspirent.--Demande de mettre en activité la haute cour
    nationale.--Rapport satisfaisant de M. de Narbonne sur l'état
    de l'armée, et dénué de toute vérité.--Brissot déclare qu'on
    ne peut compter sur aucune puissance étrangère.--Crainte des
    Jacobins d'une médiation armée entre toutes les puissances
    pour le maintien de l'ordre en France.--Établissement de la
    garde constitutionnelle du Roi.


La municipalité ayant demandé à l'Assemblée de vouloir bien fixer le
jour où elle recevrait ses hommages à l'occasion du nouvel an, M.
Pastoret se récria contre un usage aussi vicieux et indigne d'une
Assemblée qui ne désirait d'autre hommage que l'assurance du bonheur
du peuple, et fit décréter qu'on n'en présenterait aucun à qui que
ce fût.

L'Assemblée, ne pouvant obtenir la grâce des quarante soldats de
Châteauvieux, condamnés aux galères par leur nation relativement à
l'affaire de Nancy, la décréta elle-même et les en fit sortir,
quoiqu'ils y fussent condamnés par le jugement de leur nation.
Guadet assura que cette indulgence animerait d'une nouvelle ardeur
les régiments suisses qui servaient en France, qu'elle ne déplairait
qu'aux officiers infectés d'aristocratie, mais qu'heureusement les
officiers ne faisaient pas les armées.

Il n'y avait sorte de moyen que l'on n'employât pour dégoûter les
officiers fidèles à leur devoir et soupçonnés d'attachement à la
personne du Roi. Toutes les dénonciations des soldats étaient
écoutées favorablement, et les officiers mis en état d'arrestation
sur de simples rapports dont on ne pouvait administrer aucune
preuve. L'insubordination des soldats, le pillage des caisses et
l'emprisonnement des officiers trouvaient toujours une excuse dans
l'Assemblée. Il était visible que le plan des factieux était de ne
laisser dans les régiments aucun officier, et de les remplacer par
des créatures, pour pouvoir disposer de l'armée quand l'occasion
s'en présenterait.

La violence de l'Assemblée et le peu de mesures qu'elle gardait dans
ses menaces aux princes voisins de la France, s'ils continuaient à
souffrir dans leurs États des rassemblements d'émigrés,
déterminèrent l'Empereur à faire écrire à M. de Noailles,
ambassadeur de France, par M. le prince de Kaunitz, qu'il allait
mettre ses troupes à portée de secourir l'électeur de Trèves, si les
Français se permettaient les moindres hostilités dans les États de
ce prince. Le Roi écrivit lui-même à l'Assemblée en lui envoyant
cette lettre, pour lui marquer son étonnement de la conduite de
l'Empereur, l'assurant cependant qu'il ne perdait pas encore
l'espoir de le ramener à des sentiments plus pacifiques; mais que
si, contre son attente, il persistait à ne point exiger de
l'électeur de faire sortir les émigrés de ses États, il saurait
soutenir la justice de la cause des Français, regardant le maintien
de la dignité nationale comme le plus essentiel de ses devoirs. Il
était facile de reconnaître encore dans le style de cette lettre
l'ouvrage des mêmes personnes qui avaient dicté toutes celles de Sa
Majesté.

L'Assemblée, en applaudissant à cette démarche, n'en continua pas
moins ses poursuites contre les princes frères du Roi, et M. de
Condorcet prononça un long discours pour servir de préambule au
décret projeté. Il assura que la nation française ne prendrait
jamais les armes pour faire de nouvelles conquêtes, mais seulement
pour assurer sa liberté, faire respecter sa dignité, et qu'elle
ménagerait toujours le peuple des États avec lesquels elle serait en
guerre. Ce discours, accompagné des invectives ordinaires contre les
princes, les nobles, les prêtres et les émigrés, pouvait être
regardé comme une sollicitation de ce décret si désiré. Aussi
fut-ce à sa suite que l'Assemblée décréta, le 1er janvier, qu'il y
avait lieu à accusation contre Monsieur, Mgr le comte d'Artois et
Mgr le prince de Condé, MM. de Bouillé, de Calonne et Mirabeau
cadet, à qui elle ne donna que le nom de Riquetti, par respect pour
le grand homme qui avait porté avec tant de gloire celui de
Mirabeau; et elle ordonna que, sous trois jours, les comités de
diplomatie et de législation réunis lui présenteraient un projet
d'acte d'accusation; que le ministre des affaires étrangères serait
tenu de leur remettre toutes les notes et renseignements qu'il
aurait pu recevoir des agents de la nation sur les projets des
émigrés, de dénoncer ceux qui auraient pu les favoriser ou auraient
négligé d'instruire le gouvernement des dispositions hostiles qu'ils
auraient préparées ou suivies dans les cours étrangères.

Non contents de ce décret, les démagogues de l'Assemblée la
persuadèrent, par les discours les plus violents, qu'il fallait
faire payer aux émigrés les frais de la guerre. En conséquence, elle
décréta, peu de jours après, une triple imposition sur tous leurs
biens, non compris les frais de culture et de régie: ce qui réduisit
à rien leurs revenus et acheva de leur enlever le peu de ressources
qui leur restait. Les Jacobins, n'étant pas encore satisfaits,
envoyèrent dans les provinces le comédien d'Orfeuil, un de leurs
plus ardents sectateurs, pour exciter le peuple contre eux et
l'engager à s'emparer de leurs biens.

Rien n'était plus effrayant pour les propriétaires que les maximes
débitées à l'Assemblée par des députés sans propriétés, et qui
n'aspiraient qu'à s'emparer de celles dont ils convoitaient la
dépouille. La partie saine des Français, quelle que fût la nuance de
leurs opinions politiques, détestait et méprisait cette Assemblée;
mais les frayeurs qu'inspiraient les crimes qu'elle était capable de
commettre contenaient chacun dans l'obéissance, tandis qu'elle
mettait à profit la terreur qu'elle savait employer si à propos.

La grande majorité des Français et des Parisiens était sincèrement
attachée au Roi; mais n'osant résister aux Jacobins, elle leur
laissa prendre un tel empire, qu'ils finirent par subjuguer
non-seulement l'Assemblée, mais encore la France entière. Ils
avaient rempli les places de leurs créatures; les crimes ne leur
coûtaient rien. Chacun, craignant d'être leur victime en s'opposant
à leurs projets, finit par le devenir de sa lâcheté et de son
insouciance. Les députés mêmes n'osaient s'opposer aux décrets
qu'ils provoquaient et dont ils sentaient l'injustice; leur vote fut
souvent dicté par la peur, ainsi que les éloges qu'ils prodiguaient
à l'Assemblée contre le voeu de leur coeur. Le ministre de la
justice lui ayant déclaré que pour l'organisation de la haute cour
nationale il était indispensable de compléter le décret rendu le 15
mai de l'année précédente, elle en rendit un composé de huit
articles. Les factieux soulevèrent la question de décider s'il
serait soumis ou non à la sanction du Roi. Il y eut de grands débats
à ce sujet; mais on leur prouva si évidemment qu'ils ne pouvaient en
soustraire les décrets sans violer ouvertement la Constitution, que,
n'ayant rien à répondre à cette objection ni à celle qui montrait
l'injustice de laisser sans jugement un si grand nombre de détenus,
l'Assemblée se décida à ajourner le décret, laissant à la décision
de la haute cour ce qu'il y avait à ajouter à son organisation. Et
cependant elle obligea le ministre de la justice à lui rendre
compte, sous huit jours, des mesures prises pour mettre la haute
cour en activité. Le pouvoir qu'on donnait à cette cour aurait été
bien dangereux, si le bonheur n'avait voulu qu'elle fût composée de
têtes froides et réfléchies, qui, sous différents prétextes,
différèrent de rendre les jugements provoqués par l'Assemblée. Cette
dernière ne s'occupait que des moyens d'obliger le Roi à déclarer la
guerre aux puissances étrangères, les factieux espérant en profiter
pour établir plus promptement l'anarchie, qui favoriserait leur
cupidité et leur ambition cachées sous le voile de l'égalité.

M. de Narbonne, qui ne la désirait pas moins, fit le rapport le plus
satisfaisant sur l'état de l'armée et celui des places frontières.
Il n'y manquait que la vérité; mais on était bien éloigné de
chercher à l'approfondir. Il assura à l'Assemblée que la France
était en état de se défendre contre tous ses ennemis; qu'en y
rétablissant l'ordre, elle deviendrait une puissance si formidable,
qu'elle serait recherchée par toutes les autres. «La cause de la
noblesse, ajouta-t-il, est étrangère aux rois comme aux peuples;
faisons-lui perdre deux fois sa cause en nous emparant des vertus
généreuses dont elle se croit en possession exclusive.» Il était
parvenu à obtenir du Roi, sur la demande de l'Assemblée, le
commandement des trois armées décrété pour MM. de Rochambeau, de
Luckner et de la Fayette, ainsi que le bâton de maréchal de France
pour les deux premiers, quoique la Constitution n'en portât le
nombre qu'à six. Mais il promit qu'on ne remplacerait ceux qui
viendraient à manquer que lorsqu'ils seraient réduits au nombre fixé
par la loi.

Brissot prononça, à cette occasion, un grand discours pour prouver
que nous ne pouvions compter sur aucune puissance de l'Europe; qu'il
fallait les obliger à se déclarer et donner seulement à l'Empereur
jusqu'au 10 février pour se décider; que, passé ce terme, son
silence serait tenu pour hostilité, et le Roi invité à accélérer les
préparatifs de guerre. Gensonné ajouta qu'on devait sommer
l'Empereur de déclarer s'il voulait observer fidèlement le traité de
1766, secourir la France en cas d'hostilités des puissances
étrangères, et ne rien entreprendre contre la Constitution. Cette
proposition, qui fut fort applaudie, fut accompagnée des invectives
ordinaires contre les puissances étrangères, les aristocrates et les
émigrés.

M. de Lessart, en apportant à l'Assemblée les promesses de
l'électeur de Trèves de faire cesser les rassemblements d'émigrés,
et les ordres donnés pour leur faire quitter ses États, l'engagea à
ne pas presser la déclaration de guerre, et à employer tous les
moyens qui seraient en son pouvoir pour préserver la France des
fléaux que cette guerre entraînerait à sa suite. Mais l'Assemblée
était bien éloignée d'écouter de pareils conseils.

Les Jacobins, ayant eu connaissance du désir qu'avait le Roi d'une
médiation armée de toutes les puissances pour rétablir l'ordre en
France, et faire cesser l'inquiétude que leur causait la violence de
l'Assemblée, animèrent contre cette mesure les factieux, qui, après
s'être permis les invectives les plus violentes contre tous les
souverains, firent décréter que l'Assemblée regarderait comme infâme
et criminel de lèse-nation tout Français qui prendrait part
directement ou indirectement à un congrès dont l'objet serait la
modification de la Constitution, la nation étant résolue de la
maintenir ou de périr; que le présent décret serait porté au Roi
pour qu'il fît notifier aux puissances la résolution de la nation de
ne rien changer à sa Constitution.

Il y eut à la suite de ce décret un vacarme épouvantable à
l'Assemblée. On n'y entendait que les cris répétés de: «Vive la
Constitution ou la mort!» MM. de Lessart et Duport du Tertre furent
obligés de crier comme les autres, ce qui leur valut quelques
applaudissements.

Les factieux n'avaient garde de souffrir d'autres changements à la
Constitution que ceux qu'ils y feraient eux-mêmes, dans la crainte
que l'on ne parvînt à la concilier avec la royauté, dont leurs
décrets n'avaient pour but que de hâter la destruction.

Malgré toutes ces bravades contre les souverains, on ne faisait
aucun préparatif pour soutenir la guerre. Les scélérats manquaient
de tout; on n'avait ni places approvisionnées, ni canons, ni rien de
tout ce qui était nécessaire pour commencer une campagne. M. de
Narbonne représentait vainement la nécessité de s'occuper du
recrutement de l'armée et de commencer ses préparatifs pour n'être
pas pris au dépourvu. L'Assemblée ne répondait que par de beaux
discours sur l'état de la France, et passait à l'ordre du jour sur
les nouvelles qui lui arrivaient de tous côtés, sur le dénûment des
soldats et le mauvais état des places frontières. On ne peut se
faire d'idée de la déraison de cette Assemblée, dont tous les
décrets portaient l'empreinte de la violence et de la fureur. Elle
prolongea cependant le terme de la décision demandée à l'Empereur
jusqu'au 10 mars, sur l'observation que des retards de courrier
pourraient ne pas lui laisser le temps nécessaire à une décision.

La fureur de l'Assemblée ne l'empêchait pas d'être ombrageuse au
point de redouter les 1,800 hommes qui devaient composer la garde du
Roi; et sous divers prétextes, elle en retarda tellement la mise en
activité, qu'elle ne put commencer son service que le 19 février. Le
Roi avait mis l'attention la plus scrupuleuse à ne donner aucune
prise sur sa composition. M. le ministre de l'intérieur avait
demandé à chaque département de fournir trois hommes dont la bonne
conduite pût répondre de leur fidélité à tous leurs devoirs. Chaque
bataillon de Paris fournit aussi deux hommes, et la cavalerie fut
prise dans les divers régiments de cette arme. Les factieux, n'ayant
pu s'opposer à l'établissement de cette garde, cherchèrent à la
corrompre avant même qu'elle fût en activité; mais ils ne purent
réussir vis-à-vis de la cavalerie, qui fut incorruptible, et ils ne
gagnèrent qu'un petit nombre d'hommes dans l'infanterie, et qu'on
eût même ramenés facilement s'il eût été question de défendre le
Roi. Pour répondre aux reproches que l'Assemblée ne cessait de faire
à M. Bertrand, le Roi lui écrivit qu'après en avoir mûrement examiné
la nature et n'en trouvant aucun de fondé, il croirait manquer à la
justice s'il lui retirait sa confiance. Cette lettre occasionna un
grand tumulte dans l'Assemblée. Guadet et Brissot s'emportèrent
contre les ministres, et même contre le Roi, prétendant que les
aristocrates gouvernaient la France dans l'intérieur, tandis qu'au
dehors l'Empereur, l'Espagne et la Prusse nous dictaient des lois.
Brissot conseilla à l'Empereur de se séparer de ces deux puissances,
de favoriser les Jacobins et de les employer à préparer les peuples
à la liberté, moyen certain d'affermir son trône chancelant.

Ce prince, peu touché de ces avis, fit courir un manifeste pour
assurer les Français que, loin de détruire leur Constitution, il se
joindrait au contraire au Roi pour l'appuyer de tout son pouvoir, en
en modifiant les articles qui pourraient en avoir besoin; qu'il ne
se déclarerait jamais que contre les factieux, fauteurs du désordre
et de l'anarchie, et qui perpétuaient seuls les malheurs de la
France, auxquels il désirait ardemment voir une fin. Il se flattait
que cette démarche attirerait dans le parti du Roi les véritables
amis d'une Constitution sage et une grande partie de la France. Mais
il ne connaissait pas la force des Jacobins, qu'il attaquait
ouvertement sous le nom de factieux, et que cette démarche rendit
encore plus audacieux. Aussi la Reine s'en affligea-t-elle, la
trouvant prématurée. Elle me dit en me montrant cet écrit: «Mon
frère ne connaît pas la position de la France; en déclarant la
guerre aux Jacobins, il nous met sous le couteau, nous et nos
fidèles serviteurs.»

En effet, les factieux ne perdaient pas une occasion d'échauffer le
peuple. Ils lui persuadèrent que le droit de veto était le seul
obstacle à son bonheur, et avec ce mot, dont il n'entendait pas la
signification, ils l'animèrent contre le Roi et la Reine, qu'ils
appelaient Monsieur et Madame Veto. Ils se permettaient les injures
les plus grossières contre leurs personnes, surtout lorsque ce
prince opposait le droit de veto aux décrets de l'Assemblée. Un de
ses membres poussa la hardiesse jusqu'à dire que les ministres
devaient répondre sur leurs têtes des suites du veto; et une
violation si manifeste de la Constitution n'éprouva aucune
opposition.

On faisait fabriquer des piques dans Paris, et l'on fit paraître
dans les Tuileries des piques à crochets, pour arracher,
disaient-ils, les entrailles des aristocrates. Une députation de ces
misérables vint à la barre, accuser les membres du ministère de
préparer un massacre des patriotes. C'était la tactique des factieux
d'accuser leurs ennemis des crimes qu'ils se préparaient à
commettre, et ils assurèrent l'Assemblée qu'ils étaient prêts à
purger la terre des amis du Roi, qu'on pouvait regarder comme
ennemis de la nation. L'Assemblée, loin de punir de pareilles
indignités, accorda à ces brigands les honneurs de la séance. Toutes
ces horreurs avaient pour but d'obtenir du Roi la sanction du décret
concernant la liberté des soldats de Châteauvieux, et celui de la
triple imposition sur les biens des émigrés, à laquelle ce prince
ne pouvait se déterminer. Mais les ministres, effrayés des dangers
que son refus pouvait faire courir à Sa Majesté, l'engagèrent
fortement à ne la pas refuser. Le Roi consentit donc, à son grand
regret, à donner cette sanction, qui affligea tous les gens de bien.

Ce prince n'en fut pas plus tranquille. Les factieux ne passaient
pas de jours sans se permettre les sorties les plus violentes contre
sa personne et ses plus fidèles serviteurs. On les accusait du
renchérissement des denrées, des crimes qui se commettaient dans les
diverses parties du royaume, et même du pillage de quelques magasins
d'épicerie, qu'ils avaient eux-mêmes organisé pour exciter quelques
troubles. Ils prétendirent qu'il se faisait des rassemblements pour
enlever le Roi dans l'intention de se joindre aux ennemis de l'État,
pour mettre tout à feu et à sang; qu'il employait l'argent de sa
liste civile à corrompre les bons patriotes, et qu'il n'avait formé
sa maison militaire que pour asservir les Parisiens, les égorger et
partir avec elle.

Le Roi, pour déjouer les progrès des factieux, écrivit à la
municipalité pour se plaindre des bruits répandus par les
malintentionnés. Il lui marquait en même temps qu'il connaissait les
devoirs que lui imposait la Constitution, et qu'il saurait les
remplir; que rien ne l'obligeait à rester à Paris, et que s'il ne le
quittait pas, c'était parce qu'il le voulait bien, et qu'il croyait
sa présence utile; mais qu'il ne se cacherait pas s'il avait des
raisons qui lui fissent désirer d'en sortir.

Cette lettre ne diminua pas la violence des démagogues de
l'Assemblée. Hérault de Séchelles se permit dénoncer cette
proposition, que le pouvoir législatif avait le droit de traduire le
pouvoir exécutif devant le pouvoir judiciaire; que la responsabilité
n'était pas toujours la mort, mais qu'elle entraînait également la
perte de l'honneur et de la liberté.

Rouyer proposa de faire un recensement de tous les habitants du
royaume qui avaient des enfants ou des neveux émigrés, afin de
prendre, quand il en serait temps, des mesures fermes et solides
pour mettre la chose publique à l'abri de leur perfidie. On sait la
suite qui fut donnée à cette proposition au fort de la Révolution.

La loi sur les passe-ports fut mise en vigueur, malgré l'article de
la Constitution qui donnait à chacun le droit de sortir ou de
rentrer dans le royaume à sa volonté, et l'Assemblée ordonna que ce
décret fût porté sur-le-champ à la sanction du Roi par quatre
membres de l'Assemblée.

Le Roi tenait conseil en ce moment. On leur offrit d'en attendre la
fin dans la salle des gardes ou dans celle des ambassadeurs, à leur
volonté. Ils furent excessivement choqués de n'avoir pas été
introduits sur-le-champ, et encore plus qu'on ne leur eût pas
ouvert les deux battants en entrant chez le Roi. L'huissier leur
dit que ce n'était pas l'usage, et qu'elles ne s'ouvraient qu'aux
grandes députations. Ils se plaignirent vivement à l'Assemblée de ce
manque de respect, et l'Assemblée attacha à cette prétention
l'importance qu'elle aurait pu mettre à l'affaire la plus
essentielle. Elle écrivit au Roi pour se plaindre de ce manque
d'égards envers une députation de l'Assemblée. Ce prince, étonné de
la chaleur qu'elle mettait à une prétention aussi puérile, lui
répondit qu'on avait suivi l'usage accoutumé; qu'il n'avait pu
prévoir le prix qu'elle paraissait attacher à l'ouverture des deux
battants; qu'il ne tenait nullement à la conservation de l'ancien
usage; mais puisqu'elle désirait qu'on les ouvrît même aux simples
députations, il consentait volontiers à lui donner cette
satisfaction.

Après la lecture du décret qui prescrivait la manière dont la plus
simple députation serait reçue chez le Roi, Condorcet déclara que
désormais le président de l'Assemblée ne se servirait, en lui
écrivant, que de la même formule dont ce prince se serait servi à
son égard. Elle ne perdait aucune occasion de diminuer le respect
qu'on lui portait, et le peuple l'imitait, en voyant le peu de
considération qu'on témoignait à son souverain.

Le Roi, attentif à ne donner aucun sujet de plaintes contre sa garde
constitutionnelle, fit écrire à Péthion, maire de Paris, pour lui
demander le jour où elle pourrait prêter serment à la municipalité.
Péthion, n'osant prendre sur lui de répondre seul à cette demande,
s'adressa à l'Assemblée, qui dicta elle-même la formule du serment;
bien entendu que les individus composant la garde du Roi devaient
justifier d'abord qu'ils avaient déjà prêté le serment civique,
décrété par l'Assemblée nationale.

Le serment exigé était conçu en ces termes: «Je jure d'être fidèle à
la nation, à la loi et au Roi, de maintenir de tout mon pouvoir la
Constitution décrétée par l'Assemblée nationale en 1789, 1790 et
1791; de veiller avec fidélité à la sûreté de la personne du Roi, de
n'obéir à aucune réquisition ou service étranger à celui de sa
garde.»

Il fut décidé que ce seraient serait prêté publiquement en présence
des officiers municipaux, et renouvelé chaque année à la même époque
où il aurait été prêté la première fois, et que la garde royale ne
pourrait suivre le Roi, s'il s'écartait de plus de vingt lieues du
Corps législatif, distance prescrite à ce monarque par la nouvelle
Constitution.

On ne peut faire trop d'éloges de cette garde et des officiers qui
la composaient. Pour empêcher que le désoeuvrement des gardes ne les
rendit susceptibles de mauvaises impressions, ils les occupaient
continuellement, les surveillant avec l'attention la plus
scrupuleuse, ne s'absentant point, et prenant même leurs repas chez
les traiteurs les plus voisins du château. Ils ménageaient avec la
plus grande attention les officiers de la garde nationale, leur
cédant même dans toutes les prétentions qu'ils élevaient,
lorsqu'elles n'étaient pas incompatibles avec le bien du service.

Les Jacobins cherchaient, au contraire, à exciter la jalousie de la
garde nationale par les mensonges et les calomnies qu'ils avaient
coutume d'employer lorsqu'ils leur étaient utiles. Les officiers de
la garde les recherchaient, au contraire, sans se rebuter, étaient
avec eux d'une extrême politesse, ne négligeant aucune occasion de
les attacher au Roi et de les engager à s'unir à eux pour la défense
de ce prince, si les mauvaises intentions que manifestait
l'Assemblée forçaient à en venir à cette extrémité. Une conduite si
sage et tant de sacrifices ne purent cependant parvenir à diminuer
la jalousie de la garde nationale, qui se manifesta d'une manière
bien sensible.

On avait partagé la grande salle des Cent-Suisses en deux salles
séparées par une cloison, l'une pour la garde royale, et l'autre
pour la garde nationale. Cette dernière, excitée par les Jacobins et
par un nommé Sevestre[1], murmura de cette séparation et demanda la
destruction de cette cloison. Le Roi, croyant devoir acquiescer à
cette demande, pria sa garde de lui donner cette marque
d'attachement de ne se permettre ni plaintes ni murmures, et il fut
obéi, malgré la peine qu'elle en ressentait. Elle y avait d'autant
plus de mérite qu'il y avait dans la garde nationale des gens
très-mal pensants, dont plusieurs étaient soupçonnés, et non sans
raison, d'être les espions des Jacobins, et d'interpréter
malignement les propos les plus innocents de cette excellente garde.

  [1] Ce Sevestre était architecte du Roi. Oubliant tout ce qu'il
  devait à ce prince, il était devenu jacobin forcené, ce qui lui
  valut d'être nommé membre de la Convention, où il eut la
  scélératesse de voter la mort de son Roi, son bienfaiteur.



CHAPITRE XVIII

ANNÉE 1792

  Brigandages et fermentation excitée par les factions dans
    toutes les provinces du royaume.--Audace des
    Jacobins.--Décret d'accusation contre M. de Lessart, et son
    envoi à Orléans pour être jugé par la haute cour
    nationale.--Dénonciations journalières contre les
    ministres.--Le Roi reçoit leur démission et se décide à en
    prendre dans le parti des Jacobins.--Amnistie accordée par
    l'Assemblée pour tous les crimes commis à Avignon.--Son refus
    d'écouter aucune représentation des députés opposés aux
    factieux.--Suppression des professeurs de l'instruction
    publique, des confréries, de tous les Ordres religieux, et
    même de celui des Soeurs de la Charité.


La France était livrée dans toutes ses provinces aux brigandages les
plus affreux. Les bois étaient dévastés, les greniers pillés, la
circulation des grains arrêtée par des paysans, qui, sous prétexte
de la crainte de disette, refusaient de les laisser sortir de la
province où ils abondaient pour alimenter celles qui en manquaient,
quoiqu'elles les eussent payés d'avance. Les riches propriétaires
n'étaient plus en sûreté contre les pillages; tout annonçait une
prompte dissolution. Simoneau, maire d'Étampes, ayant voulu
s'opposer à ces excès, fut assassiné par ces furieux, qui hachèrent
en pièces un fermier des environs de Montlhéry. Le Roi, à qui cette
nouvelle Assemblée avait ôté le peu d'autorité qui lui restait,
n'avait aucun moyen de s'opposer à ces excès. S'il lui arrivait de
donner un ordre à ce sujet, l'Assemblée trouvait le moyen de le
paralyser sur-le-champ, et d'accuser ensuite le pouvoir exécutif de
faire le mort et de ne pas savoir réprimer tous ces excès. La
position du Roi était affreuse et s'aggravait journellement.

Loin de réprimer les insurrections quotidiennes des différents corps
de l'armée, l'Assemblée les favorisait et accueillait toutes les
dénonciations des soldats contre les officiers nobles et même contre
le ministre de la guerre, dans le but d'avoir un prétexte pour
chasser tous les officiers nobles et les remplacer par d'autres qui
leur seraient dévoués et sur lesquels elle pourrait compter. Elle
démontra son peu de respect pour la personne du Roi, en passant à
l'ordre du jour sur une lettre que lui écrivit ce prince pour se
plaindre de cette conduite.

Elle était furieuse contre M. de Lessart, qui, craignant les suites
d'une guerre entre la France et toutes les puissances de l'Europe,
faisait tout ce qui dépendait de lui pour l'éviter. Les factieux de
l'Assemblée, voulant absolument le trouver en faute, chargèrent le
comité des douze d'examiner sa conduite. Brissot se chargea du
rapport qui en fut fait à l'Assemblée, y dénonça formellement M. de
Lessart et proposa un décret d'accusation contre ce ministre. Il
n'avait pas, disait-il, donné connaissance à l'Assemblée de toutes
les pièces qui prouvaient un concert entre les diverses puissances
de l'Europe contre la sûreté et l'indépendance de la France; il
avait affecté de douter de leurs intentions, leur avait donné une
idée fausse de la situation du royaume, n'avait pas su faire
respecter la France dans ses correspondances avec l'Empereur, dont
on l'eût cru plutôt le ministre que celui de l'Assemblée; avait
demandé la paix, traîné les négociations en longueur, négligé ou
trahi les intérêts de la nation, et avait même refusé d'obéir aux
décrets de l'Assemblée, en retardant l'envoi de celui de la réunion
du comtat d'Avignon à la France, retard qui avait été la cause des
crimes qui s'y étaient commis. Il conclut par demander à l'Assemblée
de charger le pouvoir exécutif de le faire conduire à Orléans, pour
y être jugé par la haute cour nationale.

Plusieurs membres de l'Assemblée s'opposèrent à l'iniquité de cette
accusation, qui enlevait à l'accusé les moyens de se défendre, et
demandèrent qu'on produisît au moins les pièces à l'appui. On n'eut
aucun égard à leur demande, et le décret fut prononcé. Les factieux,
fiers de ce succès, s'écrièrent qu'ils espéraient bien qu'on userait
de la même sévérité envers le ministre de la justice; mais
l'Assemblée, ne trouvant pas que ce fût encore le moment, ne donna
aucune suite au désir qu'ils venaient d'exprimer.

M. de Lessart, craignant la fureur populaire à la suite d'un pareil
décret, s'éloigna de chez lui et informa le lendemain le directoire
du lieu de sa retraite. Il fut conduit sur-le-champ à Orléans. Il
écrivit à l'Assemblée avant son départ une lettre très-noble, pour
se plaindre de l'accusation prononcée contre lui sans qu'on lui eût
laissé la possibilité de se justifier, ajoutant que, fort de son
innocence, il était loin de redouter le jugement qui serait
prononcé, et qu'il regrettait seulement que l'Assemblée ne l'eût pas
mis à portée d'obtenir d'elle-même la justice qu'il attendait du
tribunal auquel elle l'avait envoyé.

M. de Lessart était sincèrement attache à la personne du Roi. Mais,
effrayé de la situation critique de ce prince, et influencé par les
constitutionnels, il n'eut pas la force de résister à leurs
insinuations, et il contribua aux démarches de faiblesse qu'on lui
reprocha avec raison. Il espérait par là le garantir des malheurs
qui le menaçaient, et il en reconnut trop tard le danger. Il montra
dans sa captivité beaucoup de courage et un grand attachement pour
le Roi, à qui il fit même parvenir d'Orléans des avis utiles sur les
dangers que courait sa personne, par les manoeuvres de cette
horrible Assemblée.

Péthion, à la tête de la commune de Paris, n'eut pas honte de venir
remercier l'Assemblée du décret rendu contre M. de Lessart, et
de la preuve qu'elle venait de donner que la responsabilité n'était
pas un vain mot, et que le glaive de la loi se promènerait
indistinctement sur toutes les têtes.

On se doute bien des applaudissements que lui valurent de pareils
propos, qui furent accompagnés des honneurs de la séance.

La position du Roi était affreuse. Désolé de l'emprisonnement de M.
de Lessart, il n'avait aucun moyen de le soustraire à la vengeance
de ses accusateurs. Il ne pouvait réprimer aucun désordre, ni faire
agir ses ministres sans les exposer au même sort. Craignant pour M.
Bertrand la malveillance de l'Assemblée, qui brûlait du désir de
trouver matière à le mettre aussi en accusation, il lui demanda sa
démission, ainsi qu'à M. Tarbé. M. Bertrand possédait la confiance
du Roi et la méritait. La fermeté de son caractère ne se démentit
jamais, non plus que son profond attachement pour le Roi, qui
éprouva le regret le plus vif de ne pouvoir le conserver dans le
ministère. Il ne lui retira pas sa confiance; mais dans l'état où
l'Assemblée avait réduit la puissance royale, il était difficile de
donner de bons conseils. Malgré les dangers qu'il courait, M.
Bertrand resta constamment auprès du Roi, jusqu'au moment où les
factieux, s'étant emparés de sa personne, en éloignèrent par la
violence ses plus fidèles serviteurs. En quittant le ministère, M.
Bertrand rendit un compte si détaillé et si exact de son
administration, que l'Assemblée, malgré la haine qu'elle lui
portait, ne put trouver matière à accusation. Ce compte rendu
augmenta encore les regrets de voir sortir du ministère un homme qui
en avait rempli les fonctions avec tant de distinction.

M. de Narbonne, qui n'aimait pas M. Bertrand, et qui avait travaillé
à l'éloigner du ministère, désirant conserver sa place de ministre,
imagina un moyen qu'il crut infaillible pour ne pas être obligé de
donner sa démission, et qui eut un effet tout contraire à celui
qu'il en attendait. Il se fit écrire par MM. de Rochambeau, de
Luckner et de la Fayette, que le salut de l'État dépendait de sa
stabilité dans le ministère, le tout accompagné de beaucoup d'éloges
de sa personne et de sa conduite. Ne doutant pas que la publicité de
ces lettres ne lui assurât l'opinion publique, qui forcerait le Roi
à le conserver dans sa place, il les fit imprimer et distribuer dans
tout Paris, la veille du jour où M. Bertrand devait être dénoncé. Il
y joignit sa réponse, dans laquelle il donnait les plus fortes
assurances de son patriotisme. Il avait la bassesse de comparer ses
sentiments à ceux de M. Bertrand, que, tout en l'estimant,
disait-il, il ne pouvait s'empêcher de blâmer dans sa conduite
ministérielle. Cette démarche produisit le plus mauvais effet. Le
public indigné en fit justice. Le Roi lui demanda sa démission, et
les Jacobins se virent avec plaisir débarrassés d'un ministre lié
avec les constitutionnels, qu'ils détestaient encore plus que les
royalistes.

Plusieurs membres de l'Assemblée voulaient lui faire subir le même
sort qu'à M. de Lessart. Le plus grand nombre ayant demandé qu'il
fût entendu, Quinette s'y opposa fortement, tout en soutenant
l'utilité de son accusation. Il ajouta: «Croyez-vous que si l'on eût
entendu M. de Lessart, l'Assemblée l'eût envoyé à Orléans?» On eut
honte de renouveler le même scandale, et il ne fut plus question
d'accusation. M. de Narbonne déclara qu'il allait partir pour
combattre sur la frontière les ennemis de la patrie, et il quitta
prudemment Paris, dont le séjour aurait pu lui être funeste.

M. de Grave le remplaça au ministère de la guerre. Il était
constitutionnel par principes, mais honnête homme et attaché au Roi,
quoique vivant dans la société de M. le duc d'Orléans. Faible par
caractère et redoutant la puissance des Jacobins et de l'Assemblée,
il les flattait l'un et l'autre, et ses discours se ressentaient de
sa pusillanimité. Cette conduite le fit taxer de jacobinisme,
quoiqu'il en détestât les principes. Incapable de se porter à aucun
excès, il ne put conserver sa place au delà de six semaines.

Le Roi, voyant l'impossibilité de conserver aucun ministre sans
l'exposer à la persécution des Jacobins, qui subjuguaient alors
toute la France, se détermina à essayer d'un ministère composé de
gens de leur parti. Il espérait par cette mesure calmer leur
fureur, qui s'accroissait de jour en jour, ouvrir les yeux de la
nation par ce dernier essai et ôter aux malveillants le prétexte de
l'accuser de tous les désordres qui se commettaient dans toutes les
parties du royaume. Il nomma en conséquence ministre de l'intérieur
M. Roland de la Platière; de la marine, M. de la Coste; des affaires
étrangères, M. Dumouriez, et M. Clavière, des contributions. M.
Davanthon, avocat de Bordeaux, remplaça peu après M. du Tertre, et
M. de Grave, nommé depuis peu de jours ministre de la guerre, resta
pour le moment chargé de ce département.

Le Roi écrivit à l'Assemblée pour lui faire part de ces diverses
nominations, et lui marqua que, profondément affecté des maux qui
affligeaient la France, il avait d'abord nommé, pour exécuter les
lois, des hommes recommandables par l'honnêteté de leurs principes;
mais que ceux-ci ayant quitté le ministère, il les remplaçait par
des hommes accrédités par leurs opinions populaires; que l'Assemblée
ayant souvent répété que c'était le seul moyen de faire marcher le
gouvernement, il l'employait dans l'espoir d'établir l'harmonie
entre les deux pouvoirs, et d'ôter aux malveillants tout prétexte
d'élever des doutes sur sa volonté de concourir de toutes ses forces
à tout ce qui pouvait être utile à la France.

Roland de la Platière était un chef de manufacture, qui entendait
mieux cette partie que l'administration d'une monarchie. Il ne
respirait que l'amour de la liberté et de l'égalité, regardant comme
action vertueuse tout ce qui pouvait y conduire, et ne désapprouvant
point les crimes dont la liberté était l'objet. De pareils principes
le firent accuser d'avoir contribué à l'amnistie accordée aux
brigands d'Avignon. Il poursuivit avec acharnement les émigrés, la
ruine des grands propriétaires, l'abaissement ou la mort des
aristocrates, et la destruction du trône. Il n'était pas moins animé
contre les brigands, les assassins, les anarchistes et les
dilapidateurs de la fortune publique; ce qui lui valut dans son
parti le nom de vertueux Roland. Sa femme avait beaucoup d'esprit et
une ambition excessive, qu'elle cachait sous le voile de la
modestie. Elle partageait d'ailleurs tous les sentiments de son
mari, à qui elle fut fort utile dans l'exercice de son ministère,
dont elle faisait presque tout le travail.

Dumouriez, avec de l'esprit et des moyens, avait aussi une ambition
démesurée et d'autant plus dangereuse qu'il n'avait aucun principe.
Tout moyen lui paraissait bon pour la satisfaire. Il caressait
toujours le parti dominant et en changeait dès que son intérêt
l'exigeait.

Après avoir contribué à la chute du trône, dégoûté des Jacobins, il
voulut tenter de le rétablir, lorsqu'il y avait peu d'espoir d'y
pouvoir réussir. Sa vanité et son indiscrétion firent échouer tous
ses projets, et il fut, à son tour, forcé d'émigrer et d'imiter la
conduite de ceux qu'il avait si durement blâmés dans l'exercice de
son ministère.

Clavière, ami de Brissot et de Grégoire, auquel il s'était associé
pour le soulèvement des colonies, voulut singer M. Necker, dont il
n'avait ni les qualités ni l'intégrité. Ambitieux et agitateur par
caractère, il écrivit et agita le peuple pour faire parler de lui et
arriver au ministère.

La Coste était un jacobin insignifiant, qui suivit la route que lui
tracèrent ses confrères. Cette nomination déconcerta les Jacobins,
qui ne purent s'empêcher de dire en parlant du Roi: «Si ce diable
d'homme nous cède sur tout, quel prétexte donner à sa destitution?»
Sa condescendance ne les empêcha pas de contribuer à entraver les
opérations des diverses administrations, de tonner ensuite contre
ces nouveaux ministres et de les accuser, et le Roi par contre-coup,
de ne pas savoir arrêter les désordres dont eux-mêmes étaient les
auteurs.

Les ministres vinrent présenter leurs hommages à l'Assemblée en
entrant au ministère, se parant de leurs vertus civiques et lui
promettant la plus entière obéissance. Ils n'oublièrent pas l'éloge
de ses glorieux travaux, qu'ils promirent de seconder par leur
empressement à faire exécuter ses décrets. Les ministres du Roi,
ajouta M. Roland, ne sont que les ministres de la Constitution, par
laquelle le Roi règne et les ministres existent.

Cayer de Gerville, avant de donner sa démission, se crut obligé de
présenter à l'Assemblée un aperçu de la situation de la France. Il
en attribua les malheurs aux insouciants, aux égoïstes et à la
corruption des moeurs. Il parla de la nécessité d'une régénération
où l'on ne ferait point entrer la religion, qu'il regardait comme
inutile, et il s'emporta contre les prêtres sermentés et
insermentés, soupirant après le jour où les rois et les peuples ne
s'occuperaient plus de religion. Tout en approuvant la formation des
clubs, qui avaient été nécessaires à l'établissement de la
Révolution, il leur reprocha leur conduite actuelle et nommément le
mépris qu'ils témoignaient pour une constitution jurée par tous les
Français.

M. de Vaublanc, effrayé des progrès de l'anarchie et revenu des
opinions qu'il avait professées à l'ouverture de l'Assemblée,
reprocha à celle-ci d'avoir favorisé trop longtemps l'insubordination
du peuple. Il appuya fortement sur l'impossibilité de faire cesser
les crimes et les malheurs qui désolaient la France, si l'Assemblée
ne s'occupait de faire de bonnes lois clairement exprimées, si elle
ne faisait pas respecter l'autorité du Roi, et si elle se permettait
de tracasser les ministres dans l'exercice de leurs fonctions, au
lieu de se borner à les punir s'ils se trouvaient en contravention
avec la loi. Il proposa ensuite l'établissement d'un comité qui
tiendrait registre de toutes les dénonciations portées contre eux,
lesquelles seraient mises toutes à la fois sous les yeux de
l'Assemblée. On n'eut aucun égard à ces représentations. Elles
étaient trop éloignées des vues de la majorité pour être non-seulement
adoptées, mais même écoutées paisiblement.

Bien plus, un orateur du faubourg Saint-Antoine vint à l'Assemblée
accuser le Roi de tous les malheurs de la France, et l'assurer
qu'elle pouvait compter sur le secours des piques. «Il vaut mieux,
ajouta-t-il, servir la nation que les rois, qui passent, eux, leurs
ministres et leur liste civile, tandis que les droits de l'homme, la
souveraineté nationale et les piques ne passeront jamais.»
L'Assemblée ne rougit pas d'accorder à l'orateur les honneurs de la
séance.

Une pareille conduite ne permit pas d'être étonné de voir
Bassal-Cavé, constitutionnel de Versailles et jacobin outré, s'unir
à Thurcoi et autres scélérats de son parti, pour solliciter une
amnistie en faveur des auteurs des massacres de la glacière
d'Avignon; et La Source prétendit qu'elle ne pouvait être refusée,
puisque l'Assemblée précédente en avait accordé une aux
aristocrates, dans laquelle l'infâme Bouillé avait été compris. La
majorité, éprouvant une espèce de honte de la prononcer expressément
en faveur des scélérats qui en étaient l'objet, décréta, sans les
nommer, une amnistie générale pour tous les crimes relatifs à la
Révolution commis dans les deux comtats jusqu'au 8 octobre 1791.
Plusieurs représentants, consternés de cette effroyable séance, ne
purent s'empêcher de témoigner l'horreur que leur inspirait
l'impunité accordée à de pareils crimes, et la honte qui en
rejaillirait sur l'Assemblée. Mais ils ne furent point écoutés, et
le décret fut proclamé tel qu'il avait été proposé. Un grand nombre
de députés gémissaient intérieurement des décrets que rendait
journellement l'Assemblée; mais contenus par la terreur, ils
cherchaient même à capter sa bienveillance par des propositions
qu'ils savaient devoir lui être agréables.

M. Pastoret, membre de l'instruction publique, proposa, par mesure
d'économie, la suppression des professeurs, blâmant la bêtise de
l'ancienne éducation, se moquant des quatre facultés, des cérémonies
religieuses qui s'y pratiquaient, et promettant des merveilles de la
nouvelle éducation, qui, fondée sur la philosophie, procurerait la
régénération complète du peuple français. La suppression des
professeurs fut décrétée. Elle fut suivie, peu après, d'un autre
décret, portant celle de tous les Ordres religieux, de toutes les
confréries, des congrégations, même de celle des Soeurs de la
Charité, avec la défense absolue de porter aucun costume
ecclésiastique hors de l'intérieur des temples.

On ne peut se faire une idée de l'indécence de cette séance: Torné,
Fauchet, Gay, Vernon et autres évêques constitutionnels jetèrent en
pleine Assemblée leur croix et leur calotte, accompagnant cette
action des discours les plus impies et les plus déplacés, ce qui
leur valut de grands applaudissements. Le vendredi saint fut choisi
pour cette fête aussi scandaleuse que dégoûtante; et, pour que rien
n'y manquât, des prêtres mariés vinrent à la barre avec leurs
enfants, dont ils firent hommage à l'Assemblée.

François de Neufchâteau profita de l'occasion pour renouveler ses
invectives contre les prêtres et la religion, déclara le
christianisme une religion insociable et dangereuse, se prosternant
toujours devant le despotisme; il la mit en opposition avec le club
des Jacobins, protecteur des malheureux, qu'elle ne cessait
d'opprimer.

Courtaud demanda qu'on tolérât tous les cultes, excepté le culte
catholique, que nos lois ont montré, disait-il, le projet de
détruire, en détachant le clergé du Pape par des élections
populaires.

Cette séance se termina par une motion de Le Quinio, qui proposa,
pour enrichir la nation, de détruire tous les monuments en bronze
qui existaient dans toute la France, de les convertir en sous, et de
se servir de cette monnaie pour toute espèce de payement. Cette
motion, toute ridicule qu'elle était, fut renvoyée au comité des
finances. Elle n'eut cependant aucune suite.

La ville d'Arles, n'ayant plus voulu ployer sous le joug des
Jacobins, éprouva l'animadversion de l'Assemblée d'une manière bien
sensible. Les gardes nationales des environs de cette ville, sous
prétexte d'en protéger les patriotes, se mirent en marche pour
désarmer les habitants. Les Arlésiens, décidés à s'y refuser, mirent
leur ville en état de défense, bien déterminés à combattre s'il le
fallait. Les factieux, furieux d'une résistance à laquelle ils ne
s'étaient pas attendus, envoyèrent des députés pour dénoncer cette
ville à l'Assemblée, comme un foyer d'aristocratie, et toujours
prête à prendre part aux troubles du Midi. Les Arlésiens en
envoyèrent, de leur côté, pour justifier leur conduite et prouver
leur soumission aux lois et aux autorités. Mais leurs ennemis
l'emportèrent. On changea les administrateurs et l'on décréta
l'envoi de deux régiments pour opérer le désarmement, s'ils
s'opposaient à l'exécution du décret.



CHAPITRE XIX

ANNÉE 1792

  Continuation des troubles.--Désarmement du régiment d'Ernest
    par les troupes à la solde des Jacobins, connus sous le nom
    de Marseillais.--Les Suisses rappellent ce régiment.--Mort de
    l'Empereur.--Assassinat du roi de Suède.--Honneurs rendus aux
    déserteurs de Châteauvieux.--M. de Fleurieu est nommé
    gouverneur de Mgr le Dauphin.--Le Roi est forcé de déclarer
    la guerre aux puissances.--Son début peu favorable aux
    Français.--L'Assemblée ne dissimule plus son projet d'établir
    en France une république.--Déclamation contre les nobles et
    les prêtres.--Abolition des cens et rentes.--Éloignement des
    Suisses de Paris.


La ville de Marseille était gouvernée par le club des Jacobins.
Ceux-ci, inquiets de voir dans cette ville le régiment d'Ernest,
dont ils ne pouvaient corrompre la fidélité, s'unirent à la
municipalité pour en demander l'éloignement. M. de Grave eut
l'imprudence d'accéder à leur demande et de l'envoyer à Aix. Les
Marseillais, qui voulaient enlever toute possibilité de se défendre
aux villes qui les environnaient, ne purent souffrir ce régiment
encore si près d'eux. Ils se mirent en marche, au nombre de deux
mille environ, avec des canons, dans l'intention de le désarmer.
M. de Barbantane, qui commandait à Aix, les laissa entrer
tranquillement dans la ville, quoique le régiment en bataille offrit
de marcher contre eux. Sous prétexte d'éviter l'effusion du sang, M.
de Barbantane et la municipalité entrèrent en pourparler avec eux et
ordonnèrent au régiment de rester dans ses casernes. Les
Marseillais, qui ne perdaient pas leur temps à les écouter, après
avoir tenté inutilement de corrompre la fidélité des soldats, par
l'appât du pillage des caisses et des effets du régiment, marchèrent
contre les casernes, les entourèrent, tirèrent sur elles et
demandèrent la sortie du régiment de la ville et son désarmement. M.
de Barbantane et la municipalité en donnèrent l'ordre. M. de
Watteville, qui commandait le régiment, n'ayant aucun moyen de
résistance et voulant éviter un massacre, l'assembla et lui ordonna
de se tenir prêt à exécuter ses ordres, se rendant responsable
auprès des cantons de son obéissance. Il donna ensuite l'ordre de
déposer les armes et de sortir de la ville, qu'il traversa à la tête
du régiment au milieu des pleurs de tous les honnêtes gens. A peine
en fut-il sorti que la multitude se précipita sur les casernes, et
pilla les caisses et les effets laissés sur la foi publique.

Les Marseillais, avant de quitter la ville, entrèrent dans la maison
de madame Audibert de Ramatheul, femme d'un conseiller du parlement
d'Aix, la bouleversèrent pour se faire livrer les armes qui s'y
trouvaient, et lui montrèrent les cordes qu'ils avaient apportées
pour pendre son beau-frère, ecclésiastique insermenté, qui était
heureusement absent, ainsi que M. Audibert. Les mêmes Marseillais,
en retournant chez eux, entrèrent à Apt et désarmèrent ceux des
habitants qui leur étaient suspects. Le silence de l'Assemblée sur
de pareils désordres mit les provinces méridionales sous le joug des
Jacobins, et la persécution des honnêtes gens en devint la suite
nécessaire.

Le canton de Berne, ayant appris le désarmement du régiment
d'Ernest, écrivit au Roi pour lui en demander le rappel, un régiment
désarmé ne pouvant plus être utile à son service; il protesta en
même temps que tous seraient morts à ses pieds plutôt que de rendre
leurs armes, s'ils avaient eu à soutenir une guerre ouverte. Il se
plaignit de la conduite qui avait été tenue envers un régiment aussi
fidèle, depuis plus d'un siècle qu'il était entré au service de nos
rois; et il priait Sa Majesté de donner des ordres pour la sûreté de
sa route et la restitution de ses armes, dont il avait été dépouillé
d'une manière si indigne.

Le régiment de Streiner, en garnison à Lyon, ayant appris que Dubois
de Crancé avait opiné, dans le club des Jacobins de cette ville,
pour le traiter de la même manière que celui d'Ernest, déclara au
maire de la ville, par l'organe de M. de Saint-Gratien, son
commandant, que tous verseraient jusqu'à la dernière goutte de leur
sang plutôt que de rendre leurs armes. Sachant que M. du May, qui
commandait dans cette partie de la France, avait plein pouvoir de
les faire marcher vers la Provence, ils déclarèrent à M. du Hallot,
commandant à Lyon, que, après la conduite qui avait été tenue à
l'égard du régiment d'Ernest, ils n'obéiraient pas à cet ordre, et
ne laisseraient diviser leurs bataillons que d'après l'autorisation
du conseil souverain de leurs pays. Le grand conseil de Zurich
remercia M. de Saint-Gratien de sa fermeté, et écrivit au Roi pour
le prier de ne point employer ce régiment dans les provinces
méridionales, et d'interdire la séparation de ses bataillons.

La partie saine de la garde nationale, désirant trouver une occasion
de témoigner publiquement ses sentiments pour le Roi et la famille
royale, supplia la Reine avec tant d'instance d'aller à la Comédie
italienne, qu'elle ne crut pas pouvoir s'y refuser. On fit jouer, ce
jour-là, une pièce susceptible d'allusions, qui furent saisies avec
transport par le public aux cris de: «Vive le Roi et la famille
royale!» Ce qu'il y avait de Jacobins dans la salle voulut s'y
opposer; mais n'étant pas les plus forts, ils furent obligés de
céder.

Décidés à prendre leur revanche, ils saisirent l'occasion d'une
pièce appelée l'_Auteur d'un moment_, qui se donnait au Vaudeville,
et où l'on tournait en ridicule Chénier et Palissot. Les royalistes
ayant applaudi et fait répéter les airs les plus mordants, les
Jacobins assemblèrent leurs cohortes et accablèrent d'injures les
spectateurs. Comme ils étaient obligés de se contenir dans la salle,
ils en sortirent et continuèrent d'injurier ceux qui n'étaient pas
de leur parti, leur jetèrent des boules de neige et firent un tel
vacarme, que les dames qui étaient au spectacle, craignant d'être
insultées, se sauvèrent si précipitamment, qu'elles traversèrent
même des tas de boue pour regagner leurs voitures. Ils ne s'en
tinrent pas là; ils retournèrent le lendemain au Vaudeville; et
malgré les remontrances du commissaire de police, ils forcèrent les
acteurs à retirer la pièce du théâtre et à la brûler en leur
présence. Personne n'osait s'opposer à ces furieux, dont l'audace
croissait par l'assurance de l'impunité.

L'empereur Léopold, frère de la Reine, fut atteint d'une maladie si
aiguë, qu'elle l'emporta en trois jours. On apprit sa mort en même
temps que sa maladie. Les Jacobins, qui se crurent débarrassés d'un
ennemi, s'en réjouirent, sans réfléchir que, le cabinet de Vienne
restant toujours le même et dans les mêmes principes, elle
n'apporterait aucun changement dans la situation actuelle. La Reine
en jugea ainsi. Elle se persuada qu'un prince de l'âge de François
second, élevé par l'Empereur, mettrait plus d'activité dans une
guerre que les bravades de la France vis-à-vis des puissances
étrangères lui faisaient regarder comme inévitable. Elle fut trompée
dans son attente, et la même lenteur exista dans les préparatifs de
la cour de Vienne.

L'assassinat du roi de Suède fit une grande sensation dans toute la
France, et le Roi et la Reine furent consternés en apprenant cette
nouvelle. J'étais chez Mgr le Dauphin, et M. Ocharitz, ministre
d'Espagne, me fit prier de descendre dans mon appartement, ayant
quelque chose à me dire. Je lui trouvai le visage consterné, et il
m'apprit le malheur dont on venait de recevoir la nouvelle. «Les
ministres du Roi ne lui ont peut-être pas appris, me dit-il, cet
horrible événement, et je crois utile que vous le lui fassiez savoir
sur-le-champ.» Je descendis chez la Reine, avec Madame qui soupait
tous les soirs avec le Roi et la Reine, et je priai cette princesse
de me permettre de lui dire un mot en particulier. J'étais désolée
d'avoir à lui apprendre un pareil malheur. Elle le savait déjà et me
dit: «Je vois à votre visage que vous savez déjà la cruelle nouvelle
que nous venons d'apprendre. Il est impossible de n'être pas pénétré
de douleur, mais il faut s'armer de courage, car qui peut répondre
de ne pas éprouver un pareil malheur?» La Reine l'apprit à Madame,
qui se jeta dans ses bras et dans ceux du Roi de la manière la plus
touchante. On parla de l'âge du prince royal de Suède. «Je le
sais bien, dit le Roi; j'appris sa naissance dans le moment où
la Reine était près d'accoucher, et je lui dis:--Attendez-vous
à une fille, car deux rois n'ont pas deux fils dans le même mois,
et peu de jours après (en regardant Madame) mademoiselle vint au
monde.»--«Votre Majesté me permet-elle de lui demander s'il regrette
sa naissance?»--«Non certainement», dit ce prince, en la serrant
dans ses bras; et la regardant les larmes aux yeux, il l'embrassa
avec une émotion qui attendrit la Reine et Madame Élisabeth, et
produisit le sentiment le plus déchirant. La jeune princesse fondait
en larmes. Je n'oublierai jamais un spectacle qui m'a fait une si
vive impression, surtout quand la pensée se reportait aux dangers
que courait ce prince si aimant, dans un moment où il se livrait
avec tant d'abandon aux sentiments qu'il éprouvait pour ce qu'il
avait de plus cher au monde[2].

   [2] Je ne puis m'empêcher de citer, à cette occasion, l'éloge de
   Madame par Durdent: «Louis XVI et la Reine étaient époux depuis
   huit année sans qu'aucun gage de leur union eût comblé leurs
   voeux et ceux des Français. Enfin le 19 décembre 1778, le Ciel
   leur accorda le plus rare, le plus précieux des présents, dont
   jamais parents aient pu s'enorgueillir: Marie-Thérèse-Charlotte,
   dite Madame, aujourd'hui duchesse d'Angoulême, naquit au château
   de Versailles; Madame, dont le nom sera dans les siècles les plus
   reculés, comme il l'est parmi nous, l'emblème de toutes les
   vertus; Madame, célébrée dans les chaumières comme dans les
   palais, aux extrémités de l'Europe comme au sein de la France,
   que l'on peut louer sans crainte d'être accusé d'adulation, parce
   que sa gloire est devenue depuis longtemps une gloire historique,
   et que jeune encore, la postérité a déjà commencé pour elle.»

Quoique la famille royale n'eût conservé aucun espoir de la guérison
du roi de Suède, elle éprouva cependant un grand saisissement en
apprenant la mort de ce prince. «Nous faisons une grande perte, me
dit la Reine; il avait conservé pour nous un véritable attachement,
et nous fit dire encore, la veille de sa mort, qu'un de ses regrets,
en quittant la vie, était de sentir que sa perte pourrait nuire à
nos intérêts.» Ce prince témoigna jusqu'à la fin un courage, une
présence d'esprit et une sensibilité remarquables. Il témoigna sa
sensibilité de la manière la plus touchante à ceux qu'il voyait
consternés de sa perte, et nommément aux comtes de Brohé, de Fersen,
et plusieurs autres grands seigneurs de sa cour. Ils s'étaient
retirés dans leurs terres à l'époque de la révolution qu'il avait
opérée, et avaient cessé de paraître à la cour. Dès qu'ils eurent
appris sa blessure, ils se rendirent sur-le-champ auprès de sa
personne. Le comte de Fersen, qui avait été son gouverneur, accablé
de ce malheur, ne put dissimuler sa profonde affliction. Le Roi lui
prit la main en lui disant: «Quoique nous ayons été d'avis
différents, j'étais bien persuadé que vous seriez la première
personne que je verrais auprès de moi.» Et il ajouta, en regardant
le comte de Brohé et les autres seigneurs qui environnaient son lit:
«Il est doux de mourir entouré de ses vieux amis.»

La Reine fondait en larmes en me racontant la mort de ce prince. Il
fut extrêmement regretté des Suédois, et l'on eut toutes les peines
du monde à empêcher le peuple de mettre en pièces ceux qu'il
soupçonnait d'avoir eu part à cet horrible assassinat.

Les Jacobins, qui regardaient ce prince comme leur plus mortel
ennemi, se réjouirent de sa mort, bien loin de se disculper d'y
avoir contribué. Il laissa la régence à son frère, le duc de
Sudermanie, et la petite anecdote que je vais raconter prouvera
qu'il était loin de le soupçonner du rôle qu'il devait jouer dans la
suite. Étant aux eaux d'Aix-la-Chapelle avec une personne de mes
parentes, à qui il parlait avec confiance, il lui fit l'éloge le
plus complet du duc de Sudermanie. Comme ma parente en parut
étonnée, il lui dit ces propres paroles: «On a dit de grandes
faussetés sur son compte; il s'est toujours bien conduit, et j'ai
pour lui estime et confiance.»

Il était impossible de voir une position plus triste et plus
inquiétante que celle de la famille royale à cette époque. Le
ministère était composé de ses plus mortels ennemis, qui
l'entouraient d'espions, même dans son intérieur, au point que le
Roi et la Reine employèrent plusieurs fois mon valet de chambre pour
faire entrer dans leur cabinet particulier des personnes à qui ils
désiraient parler secrètement. Toutes leurs lettres étaient
ouvertes; et pour obvier à cet inconvénient, ils étaient obligés de
se servir d'un chiffre très-long à écrire et à déchiffrer, mais
impossible à découvrir quand on n'en avait pas la clef. La Reine
passait toutes ses matinées à écrire et le Roi à lire et à faire
des notes sur tout ce qui se passait. Ses conseils étaient autant de
supplices; et il avait besoin de toute sa religion et de sa
résignation pour supporter avec patience une situation aussi
violente que la sienne. Il était convaincu qu'il finirait par être
victime des factieux; mais persuadé que désormais tout ce que l'on
pourrait tenter en sa faveur ne ferait qu'en hâter le moment et
entraîner sa famille dans le même malheur, il se résigna à son sort,
et attendit avec courage ce que le Ciel déciderait pour lui.

Il éprouvait une extrême sensibilité des marques d'attachement qu'on
lui donnait dans sa cruelle situation, et j'eus l'occasion de
l'éprouver. La place de gouvernante des Enfants de France me donnait
le droit de travailler directement avec Sa Majesté. Je lui
présentais les comptes de leurs dépenses, qui, par le bon de la main
du Roi, étaient acquittées sur-le-champ au trésor royal. Je fus chez
ce prince à l'époque ordinaire des payements, et je lui présentai le
compte de ma dépense, qu'il prit sans y regarder, me disant: «Je
sens tout le prix de votre attachement, et vous répondez à ma
confiance de manière à n'avoir jamais besoin de regarder votre
travail. C'est une grande consolation de trouver des sujets
fidèles.»--«Votre Majesté en a encore de bien dévoués, et qui
donneraient leur vie pour elle.»--«Ah! pourrais-je exister si je
n'avais pas cette croyance an milieu de tous les malheurs qui
m'accablent!» Je ne pus me contenir, et je fondis en larmes:
«Remettez-vous, me dit ce bon prince, et qu'on ne vous voie pas
sortir de chez moi dans cet état.» Je vins dans ma chambre le coeur
navré. J'éprouvais souvent de pareils sentiments, mais je ne me
permettais pas de m'y livrer. Il était trop essentiel de distraire
Mgr le Dauphin, et de ne pas laisser l'effroi et la mélancolie
s'emparer de son esprit dans un âge aussi tendre. Je cherchais au
contraire à lui donner du courage en causant et riant avec lui.

Les quarante soldats de Châteauvieux, sortis des galères par le
bienfait de l'amnistie, furent conduits en triomphe à Paris par des
habitants de Versailles, qui firent demander la permission de
paraître avec eux à la barre de l'Assemblée. Un grand nombre de ses
membres se récrièrent contre un pareil scandale, et M. de Gouvion
s'élança à la tribune pour en faire sentir toute l'atrocité:
«Comment pourrai-je voir, s'écria-t-il, l'assassin de mon frère, du
vertueux Desilles, et de tant d'autres victimes de leur obéissance à
la loi!»--«Eh bien, sortez!» lui cria Choudieu.--«Le malheureux n'a
donc jamais eu de frère?» répondit Gouvion, qui, sortant de
l'Assemblée, y envoya sur-le-champ sa démission. Malgré l'opposition
qu'éprouvèrent les factieux pour laisser recevoir à la barre de
pareils scélérats, ils obtinrent pour eux non-seulement l'admission,
mais encore les honneurs de la séance, au milieu des cris et des
vociférations des galeries contre les opposants à cette horrible
décision.

Le ci-devant comédien Collot d'Herbois les présenta à l'Assemblée,
en y faisant un discours marqué au coin de la folie républicaine. Il
les représenta comme des victimes du despotisme militaire, dont
l'âme brûlait dans les fers du beau feu de la liberté: «En prenant
l'habit national, dit-il, ils ont fait serment de la défendre, et le
réitèrent devant vous.»

Ils étaient entrés dans la salle au son du tambour, précédés d'une
centaine de gardes nationaux, de femmes et d'enfants bien et mal
vêtus, de quelques individus habillés en Suisses et en invalides, et
des vainqueurs de la Bastille le sabre à la main. Ils faisaient
voltiger des drapeaux donnés à la galerie par des patriotes des
départements, criant à tue-tête: «Vivent l'Assemblée nationale, nos
bons députés et nos frères de Châteauvieux!» et ils chantaient l'air
_Ça ira_, etc. Gauchon, patriote du faubourg Saint-Antoine, qui
marchait à leur tête, fit hommage à l'Assemblée des nouvelles piques
que les hommes du 14 juillet avaient fait fabriquer, et la pria d'en
agréer la dédicace. Un décret la fixa au dimanche suivant, jour où
la municipalité donnait une fête aux déserteurs de Châteauvieux, et
ordonna l'impression de la belle harangue de Collot d'Herbois.

Le dimanche 15 avril fut le jour de la fête triomphale de ces
misérables déserteurs. On promena, du faubourg Saint-Antoine à la
Bastille et de la Bastille au Champ de Mars, un char de triomphe
surmonté d'une figure de la Liberté en carton, qui chancelait à
chaque pas. On portait devant ce char deux sarcophages qui étaient
censés renfermer les ossement des révoltés qui avaient été tués à
Nancy. Ils étaient suivis d'un grand nombre de personnes qui
portaient des bannières, des emblèmes et des inscriptions, et ne
cessaient de crier: «Vivent la nation, la liberté et les
sans-culottes!» On brûla dans des réchauds, sur l'autel de la
patrie, des parfums de très-mauvaise odeur; une musique détestable
chantait: «_Ça ira!_» et des airs patriotiques, et l'on dansa autour
de l'autel après y avoir récité des vers de Chénier, Péthion,
Manuel, Danton, Robespierre, quelques autres municipaux et plusieurs
autres députés n'eurent pas honte de prendre part à un pareil
cortége. Il passa devant la place Louis XV, où l'on trouva la statue
de ce prince coiffée d'un bonnet rouge et couverte d'un voile aux
trois couleurs. On avait heureusement fermé les Tuileries ce
jour-là, et la garde nationale se conduisit si bien pendant cette
journée, que l'ordre ne fut pas troublé, un seul instant durant
cette ridicule et indécente promenade.

Ces misérables déserteurs allèrent quêter dans tout Paris pour
subvenir aux frais de cette fête, et poussèrent l'audace jusqu'à
venir aux Tuileries. Ils n'étaient que cinq ou six; ils
s'adressèrent, suivant l'usage, au premier valet de chambre du Roi.
C'était M. de Chamilly qui était alors de quartier, excellent homme,
extrêmement dévoué à Sa Majesté. Effrayé des suites d'un refus dans
un moment d'une telle effervescence, il donna sans hésiter la somme
usitée pour les quêtes faites à Sa Majesté, ainsi que le billet
d'usage, qui, présenté chez la Reine et les autres membres de la
famille royale, faisait donner à chacun une somme proportionnée au
rang qu'il occupait. C'étaient ordinairement les premiers valets de
chambre et les premières femmes de chambre qui étaient chargés de
ces offrandes, dont on ne parlait même pas aux princes et aux
princesses. Comme on ne donnait rien sans mes ordres pour les
Enfants de France, on vint me demander pour ces malheureux
déserteurs. Je répondis qu'il n'était pas d'usage que Mgr le Dauphin
donnât à de nouvelles quêtes. On me produisit les billets du Roi et
de la Reine, qui me consternèrent, et il n'y eut pas moyen de s'y
refuser. C'était un jour de Cour, et je montai chez Mgr le Dauphin,
chez qui la Reine recevait. J'étais encore tout ahurie d'une
pareille audace; la Reine s'en aperçut et m'en demanda la raison. Je
lui dis ce qui s'était passé, et l'impossibilité où j'avais été de
ne pas faire pour Mgr le Dauphin ce qui avait été fait pour Leurs
Majestés. La Reine, sans rien dire, alla à la messe avec le Roi; et
quand toute la Cour fut partie et qu'elle se trouva seule avec ses
enfants, elle se permit quelques représentations sur l'argent donné
à ces vilains galériens. Le Roi en fut indigné, et ne pouvant encore
le croire, il envoya chercher M. de Chamilly, qui excusa sa conduite
par la crainte qu'il avait eue des inconvénients d'un refus. Le Roi
lui fit des reproches sévères sur une condescendance aussi déplacée,
qu'il n'aurait pas dû se permettre sans son aveu; et le pauvre
homme, qui n'avait agi ainsi que par un motif d'attachement mal
calculé, s'en retourna effrayé.

Le petit Dauphin, qui n'avait pas perdu un mot de la conversation,
était furieux, et attendait avec impatience le moment où nous
serions seuls pour me dire ce qu'il en pensait: «Concevez-vous,
madame, une conduite aussi lâche que celle de M. de Chamilly?
Qu'est-ce qu'on dira dans le public quand on saura que nous avons
donné à ces vilaines gens-là? Si j'avais été papa, j'aurais ôté sa
place à M. de Chamilly, et je ne l'aurais jamais revu.»--«Vous êtes,
lui dis-je, bien sévère pour un vieux serviteur du Roi, et qui lui
est profondément attaché. Il a fait une grande faute, j'en conviens,
mais par un bon motif et sans avoir réfléchi sur l'inconvenance de
sa démarche.»--«Vous avez raison, me répondit-il avec vivacité, mais
je lui aurais dit: «Vous avez fait une grande faute; je vous la
pardonne pour cette fois, parce que vous m'êtes bien attaché; mais
n'en faites plus de semblable, car vous passeriez la porte.»

C'est ce même M. de Chamilly qui suivit le Roi au Temple, bien
persuadé que cela lui coûterait la vie. Il échappa comme par miracle
aux massacres du 2 septembre à la Force, et fut une des victimes du
régime de la Terreur en 1794.

Mgr le Dauphin avait l'esprit le plus juste, et il était né avec une
élévation d'âme qui lui était naturelle. Il avait le mensonge en
horreur, le regardant comme une bassesse; et il était doué d'une
telle vérité, qu'il était le premier à m'avouer les fautes qu'il
avait faites, sans que j'eusse besoin de m'adresser à d'autres qu'à
lui pour le savoir. Quand il voyait chez moi des personnes qu'il
savait être attachées au Roi et à la Reine, il leur disait toujours
des choses aimables et obligeantes. Il était d'un caractère vif et
impétueux, et avait quelquefois des colères assez fortes. Quand
elles étaient passées, il en était si honteux, qu'il s'emportait
contre lui-même, surtout si sa colère avait eu lieu devant quelques
personnes: «Quelle opinion aura-t-on de moi dans le monde!»
disait-il tout en larmes, et il leur demandait instamment de n'en
pas parler. Il était adoré de tous ceux qui l'approchaient, et l'on
ne pouvait s'empêcher d'être attendri en voyant tous les dangers que
courait un enfant aussi aimable, et qui donnait de si grandes
espérances.

Les ministres, ne se regardant que comme les créatures de
l'Assemblée, ne pensaient qu'à lui donner des preuves de leur
soumission à ses volontés. Roland lui écrivit comme un événement
tout naturel que Jourdan et les autres criminels détenus en prison
dans le palais d'Avignon pour les crimes par eux commis les 16 et 17
octobre et autres assassinats, avaient été délivrés publiquement par
quatre-vingts personnes vêtues en gardes nationaux; que cet
événement s'était opéré en plein jour et avec la plus grande
tranquillité, devant les citoyens de Nîmes qui avaient, ce jour-là,
la garde des prisons. Genty, membre de l'Assemblée, ajouta qu'ils
avaient été portés en triomphe, et demanda que le ministre de
l'intérieur eût à rendre compte des mesures qu'il avait prises pour
mettre la société à l'abri de pareils brigands. On accueillit sa
demande par des cris et des huées, et l'Assemblée passa à l'ordre du
jour.

Tous les brigands des provinces méridionales, réunis à ceux des pays
étrangers, avaient formé un corps d'armée au nombre de quatre mille
hommes, sous le nom de Marseillais. Ils avaient quatre pièces de
canon, et parcouraient les provinces en commettant toute sorte
d'excès. Le ministre de la guerre, qui, d'après le décret de
l'Assemblée, avait donné l'ordre de faire marcher deux régiments en
Provence pour y rétablir la tranquillité, mourant de peur des
jacobins, représenta à l'Assemblée que l'envoi de ces régiments
effrayait les patriotes de Marseille; qu'Arles, Carpentras et
Avignon étant parfaitement tranquilles, il n'y avait plus lieu à
leur départ; que c'était leur présence qui excitait l'effervescence
des bons patriotes, et que, d'après cette conviction, il avait
proposé au Roi de retirer les troupes de Lyon, voeu formé par la
municipalité de cette ville; qu'on exagérait toutes les craintes, et
que les ministres du Roi ne craignaient pas de se confier à la
nation, qui méritait cette confiance par sa conduite et son
patriotisme. Guadet appuya ces avis, en disant que les circonstances
ayant changé par la soumission des villes aristocrates, il fallait
révoquer le décret de l'envoi des troupes, puisque l'oppression des
patriotes en était le seul objet.

Genty, indigné, représenta que les brigands jouissaient seuls de
cette tranquillité; que les patriotes d'Avignon étaient libres et
les châteaux brûlés. On le rappela à l'ordre avec un bruit
épouvantable, et la proposition fut convertie en décret. Les
brigands, n'éprouvant plus aucun obstacle, marchèrent vers Lyon avec
leur petite armée. L'affreuse majorité de l'Assemblée, qui ne
perdait point de vue le renversement du trône et qui comptait s'en
servir pour l'exécution de ses desseins, n'avait garde de s'opposer
à leur marche; elle les laissait traverser tranquillement le royaume
et s'approcher successivement de Paris, pour les employer quand il
en serait temps.

Les ministres forcèrent encore le Roi à écrire au nouvel empereur
pour lui faire sentir la nécessité d'épargner l'effusion du sang,
qui ne pouvait manquer d'être répandu s'il s'obstinait à s'opposer à
l'établissement de la Constitution française. Il lui représentait
que, malgré les calomnies dont on l'accablait, elle méritait
l'estime des peuples; que, comme représentant héréditaire de la
nation, il avait juré de vivre libre ou de mourir avec elle, et
qu'il était résolu de la soutenir. Il était facile de reconnaître
dans cette lettre le style de M. Dumouriez, ministre des affaires
étrangères. Il en écrivit une, en même temps, au marquis de Noailles
pour être communiquée à l'Empereur. Elle ne contenait que des éloges
de la nation française. On y conseillait à l'Empereur de ne point se
commettre avec elle, de faire cesser les inquiétudes qu'il donnait à
la France, et de ne point se mêler de son régime intérieur. On lui
exposait, en outre, qu'en renonçant à son alliance, il s'exposait
aux plus grands dangers et à se trouver sans alliés au milieu de ses
ennemis naturels.

L'avis de M. Dumouriez n'ayant fait aucune impression sur la cour de
Vienne, M. le marquis de Noailles, qui n'avait plus à espérer de
faire changer le système de cette cour, renouvela avec tant
d'instances la demande de son rappel, qu'il parvint à l'obtenir et
fut remplacé par M. de Maulde.

On recevait chaque jour des nouvelles de pillages, de meurtres et
d'incendies dans toutes les parties de la France. L'impunité
accordée aux brigands et la persécution des honnêtes gens glaçaient
d'effroi toutes les autorités. Personne n'osait remplir son devoir
dans la crainte d'être accusé et de ne pouvoir faire entendre sa
justification. M. de Vaublanc, effrayé de la situation de la France,
monta à la tribune, et fit à l'Assemblée la peinture la plus vive de
l'anarchie qui régnait dans toutes les provinces, où personne
n'osait faire exécuter les lois. Il l'attribua à la puissance des
clubs, qui dominaient l'Assemblée et lui avaient fait rendre un
décret d'amnistie, que les brigands, sûrs de l'impunité avaient
eux-mêmes anticipé; il déclarait qu'il était urgent que les
ministres se concertassent avec l'Assemblée sur les moyens de
rétablir l'ordre, sans quoi l'on verrait la perte de la France et de
la liberté.

Le Roi fit part à l'Assemblée du choix qu'il avait fait de M.
Davanthon pour remplacer M. Duport du Tertre au ministère de la
justice. Le nouveau ministre vint, suivant l'usage de ses collègues,
lui présenter l'assurance qu'il ne serait jamais sorti de sa
retraite s'il n'avait vu la liberté triompher du monstre à cent
têtes, assurant qu'il se regarderait comme l'être le plus pervers
s'il portait la moindre atteintes à la Constitution, et que s'il
quittait le ministère, il n'aurait à se reprocher l'improbation de
personne.

M. Davanthon était un avocat de Bordeaux qui, quoique très-patriote,
conserva cependant vis-à-vis du Roi une mesure de respect dont ses
collègues ne lui donnaient pas l'exemple; et le prince n'eut point à
s'en plaindre pendant la durée de son ministère.

Mgr le Dauphin ayant atteint l'âge de sept ans, qui était l'époque
où les princes devaient passer aux hommes, le Roi se trouva dans un
grand embarras pour lui choisir un gouverneur. On parlait sourdement
de lui ôter cette nomination, et Condorcet intriguait pour se faire
nommer à cette place. Après une mûre délibération, le Roi jeta les
yeux sur M. de Fleurieu, qui, étant lié avec tous les membres du
parti constitutionnel, donnerait moins d'ombrage que tout autre.
C'était, dans les circonstances où l'on se trouvait, le meilleur
choix que l'on pût faire. M. de Fleurieu était un honnête homme; il
avait de l'esprit et beaucoup d'instruction; il était fort attaché
au Roi. Mais il était faible de caractère. Cette raison avait
déterminé le Roi à choisir pour sous-gouverneurs du jeune prince
deux officiers de marine, hommes de grand caractère et d'un courage
à toute épreuve: l'un s'appelait M. de Marigni; j'ai oublié le nom
de l'autre. M. de Fleurieu craignait de laisser approcher de Mgr le
Dauphin des personnes qui eussent des droits antérieurs à l'estime
de la famille royale. Il avait écarté, par cette considération, MM.
du Pujet et d'Allonville, sous-gouverneurs du premier Dauphin, tous
deux hommes de mérite; et cette même raison lui avait fait refuser
la place de bibliothécaire du jeune prince à M. l'abbé Davaux,
instituteur des deux Dauphins, qui s'était tellement distingué dans
leur première éducation, que cette récompense lui était
naturellement due.

Le Roi et la Reine apprirent avec beaucoup de peine le mariage de M.
de Fleurieu avec mademoiselle d'Arcambal. Il l'avait tenu caché
jusqu'au moment où sa nomination avait été publique; et la société
ainsi que la parenté de cette famille déplaisaient beaucoup à la
Reine. Mais il n'y avait pas à revenir sur ce choix, et dans la
triste position où était le Roi, on devait le regarder comme
très-heureux. J'en eus personnellement une grande satisfaction, par
la crainte que j'avais qu'un jacobin ne parvint à s'emparer de cette
place et à pervertir l'heureux naturel de ce jeune prince, qui
donnait de si grandes espérances.

Madame d'Arcambal était fille de M. Le Normand d'Étiolles, mari de
madame de Pompadour. Il l'avait eue du vivant de celle-ci, et la loi
ne lui permettant pas de la reconnaître pour sa fille, il l'avait
fait adopter à prix d'argent par un M. Dacvert, qui passait pour son
père. Elle avait deux frères, enfants légitimes de M. Le Normand et
d'une comédienne qu'il avait épousée après la mort de madame de
Pompadour. Une pareille société, qui devait être naturellement celle
de M. et de madame de Fleurieu, paraissait peu convenable à la Reine
pour le gouverneur de Mgr le Dauphin. Elle redoutait, de plus, le
caractère de madame d'Arcambal, qui avait le plus grand crédit sur
l'esprit de M. de Fleurieu. Elle lui avait fait épouser sa fille,
malgré l'extrême disproportion de son âge à celui de cette jeune
personne, et l'on craignait avec raison l'empire qu'elle pouvait
exercer sur elle.

Le Roi écrivit à l'Assemblée pour lui faire part du choix qu'il
avait fait de M. de Fleurieu pour gouverneur de Mgr le Dauphin,
choix où il n'avait consulté que l'estime générale dont jouissait M.
de Fleurieu, à cause de sa probité et de son attachement à la
Constitution. Il ajoutait qu'il ne cesserait de lui recommander
d'inspirer à son fils toutes les vertus qui conviennent au roi d'un
peuple libre, et qu'il se rendrait digne de l'amour des Français par
son attachement à la Constitution, son respect pour les lois et son
application à tout ce qui pourrait contribuer au bonheur du royaume.

Au lieu d'être touché d'une pareille lettre, Lasource n'eut pas de
honte de parler du décret rendu par l'Assemblée constituante lors du
retour du Roi de Varennes, pour faire nommer par les membres de
l'Assemblée le gouverneur de Mgr le Dauphin, et de rappeler la liste
ridicule des quatre-vingts candidats présentée à cette époque.
Rouger prétendit que la lettre du Roi était inconstitutionnelle, et
demanda qu'elle fût envoyée au comité de Constitution, pour décider
qui, du Roi ou de la nation, devait faire cette nomination, étant
extrêmement important de donner à ce jeune prince une éducation
conforme aux sentiments et aux voeux du peuple français. L'Assemblée
adopta le renvoi au comité: ce qui empêcha le Roi de remettre
sur-le-champ Mgr le Dauphin entre les mains de M. de Fleurieu.
Cependant celui-ci nomma les personnes qui devaient composer sa
maison, en attendant qu'il pût remplir les fonctions de sa place.
Comme l'éducation de Mgr le Dauphin ne souffrait point de ce retard,
le Roi et la Reine attendirent avec patience le moment où ils
pourraient mettre à exécution la volonté qu'ils avaient exprimée.

La position du Roi devenait chaque jour plus affligeante, entouré
comme il était de ministres qui ne lui inspiraient aucune confiance,
et dont toutes les vues contrariaient les siennes. Influencés par
les jacobins, ils voulaient absolument la guerre, et nommément
Dumouriez, qui fondait sur elle de grandes espérances de fortune, et
qui employait tous les moyens qui étaient en son pouvoir pour
obliger le Roi à en faire la proposition à l'Assemblée. Ce prince,
qui prévoyait qu'elle serait la source de nouveaux malheurs pour la
France, ne pouvait s'y déterminer. Pressé cependant par ses
ministres et par la majorité de l'Assemblée, qui traitait de
trahison la lenteur de ses décisions, il se détermina enfin à
accéder à leurs voeux. Il partit du château le 20 avril, la
tristesse peinte sur le visage, et entouré de ses six ministres, il
arriva à l'Assemblée. Il y fit un petit discours pour l'engager à
réfléchir sérieusement sur les malheurs que pourrait entraîner une
décision sur une matière aussi importante que la déclaration d'une
guerre; puis il ajouta: «M. Dumouriez va vous lire le rapport fait
au conseil sur la situation de la France relativement à l'Autriche.»

Il portait en substance que cette puissance s'était toujours refusée
à l'accomplissement du traité de 1756, qui l'obligeait à s'unir à la
France contre tous ses ennemis; qu'elle ne cessait de se montrer
l'ennemie du gouvernement et d'attenter à sa souveraineté, en
soutenant les prétentions des princes possessionnés en Alsace;
qu'elle laissait établir les émigrés dans ses États, se liait avec
les puissances de l'Europe sans son accord, et témoignait un mépris
pour la France que sa dignité ne lui permettait plus de soutenir;
que, d'après ces considérations, le conseil du Roi était d'avis que
ce prince fît à l'Assemblée la proposition de déclarer la guerre à
l'Empereur, le refus de répondre aux dernières dépêches ne laissant
plus d'espoir d'une négociation amicale.

Le Roi prit alors la parole, et d'une voix altérée en fit la
proposition à l'Assemblée, l'engageant encore à délibérer avec la
plus sérieuse réflexion si elle devait accéder à une proposition qui
pouvait entraîner la France dans de grands malheurs, si le succès
ne répondait pas à son attente; et dans le cas où elle s'y
déterminerait, de s'assurer de tous les moyens de soutenir la guerre
avantageusement.

L'Assemblée avait décidé, avant l'arrivée du Roi, que l'on
n'applaudirait pas; mais à la sortie de Sa Majesté, un grand nombre
d'assistants, n'ayant pu retenir le témoignage d'attendrissement et
d'attachement qu'ils éprouvaient, se mirent à crier: «Vive le Roi!»
Silence! s'écrièrent les habitués des galeries, avec des signes
d'indignation, et l'on entendit une femme s'écrier: «Sortez,
esclaves, et allez crier plus loin: _Vive le Roi!_»

Ce malheureux prince revint aux Tuileries pénétré de douleur. Il
était loin de partager l'espoir de Dumouriez, qui comptait faire
servir cette guerre au rétablissement de l'autorité royale, que le
désir de conserver sa place lui faisait alors sincèrement désirer.
La légèreté de son caractère ne lui permettait pas de réfléchir sur
la difficulté de faire réussir les moyens qu'il voulait employer
pour y parvenir, et qui précipitèrent le Roi dans un abîme de
malheurs.

L'Assemblée s'ajourna à cinq heures pour délibérer sur la
proposition du Roi. Le parti était pris d'avance; et tout ce que
purent dire les personnes sensées qui existaient dans l'Assemblée,
sur les dangers d'une guerre pour une nation dont l'armée n'était
pas organisée, dont les finances étaient en mauvais état, et qui
faisait l'essai d'une Constitution, ne fut point écouté. La guerre,
cria-t-on, obviera à tous ces inconvénients; et au milieu des
divagations les plus complètes et du tapage le plus effroyable, la
guerre fut déclarée à l'Empereur. M. de Laureau eut alors le courage
de proposer à l'Assemblée de mettre sous la protection de la nation
les femmes et les enfants des émigrés, ainsi que les ci-devant
nobles restés en France: «Une pareille mesure, disait-il, ferait
honneur à la nation et serait la réponse aux calomnies que les
étrangers se permettaient contre elle.» L'ordre du jour fut la seule
réponse à cette proposition.

La France commençait la guerre sans argent, avec une armée
désorganisée, des places sans défense, et si les alliés n'eussent
pas laissé aux Français le temps de revenir de leur première
frayeur, il est plus que probable qu'ils eussent terminé la
Révolution et forcé la France à accepter un gouvernement
raisonnable. Mais agissant toujours mollement, ils laissèrent
ranimer le courage si naturel aux Français, qui finirent par se
défendre comme des lions et devenir invincibles.

Le début de la guerre ne fut cependant pas heureux pour la France.
Un détachement de l'armée du Nord fut battu près de Tournay et
rentra à Lille dans un désordre épouvantable. Les soldats se mirent
ensuite en insurrection, massacrèrent Théobald Dillon, commandant du
détachement, blessèrent grièvement M. de Chaumont, son aide de
camp, qui passa pour mort, et pendirent ensuite six chasseurs
tyroliens, qu'ils avaient fait prisonniers. M. Arthur Dillon vint
demander justice à l'Assemblée de l'assassinat de son parent, en lui
présentant la pétition la plus noble et la plus détaillée sur les
circonstances de ce cruel événement. Elle fut envoyée au Comité pour
examiner les faits qu'elle contenait et en faire un rapport à
l'Assemblée.

M. de Rochambeau, profondément affecté de ce qui se passait,
écrivit au Roi pour se plaindre des ordres donnés par Dumouriez,
qu'on pouvait accuser de l'échec qu'on venait d'éprouver; de
l'insubordination de l'armée et de ces accusations continuelles
contre les généraux, qui rendaient tout succès impossible. Il
finissait sa lettre en demandant à Sa Majesté d'en faire part à
l'Assemblée, et de vouloir bien agréer sa démission, ne pouvant
espérer aucun bien.

On fit des reproches à Dumouriez. Celui-ci se justifia, en
démontrant qu'il avait eu droit de compter sur une insurrection
qu'il avait donné l'ordre d'étendre partout, et que, d'après les
détails qu'il avait reçus, elle paraissait si certaine, qu'on ne
pouvait la mettre en doute: insurrection dont on n'avait point donné
connaissance à M. de Rochambeau. Le Roi ayant agréé la démission de
ce dernier, il fut remplacé par le maréchal Lukner, qui vint à Paris
rendre compte à Sa Majesté de l'état de l'armée, et la supplier de
lui promettre de faire tous ses efforts pour engager M. de
Rochambeau à reprendre le commandement de l'armée, ajoutant qu'il le
considérait tellement, qu'il tiendrait à honneur de lui servir
d'aide de camp, et qu'il regardait l'acceptation de sa démission
comme le plus grand malheur que l'armée eût éprouvé. Il fit ensuite
l'éloge de la sienne, qu'il comparait à des moutons. Tout cela fut
raconté à l'Assemblée par Dumouriez, qui fut couvert d'applaudissements.

M. de la Fayette se plaignit aussi, de son côté, du dénûment de son
armée, qui, manquant d'objets de première nécessité, ne pouvait
opérer sa jonction avec celle de M. de Rochambeau. En louant sa
bonne conduite et l'ardeur qu'elle témoignait, il fit tellement
sentir la nécessité de punir sévèrement l'assassinat des
prisonniers, qui devait nécessairement occasionner des représailles
et produire sur l'armée l'effet le plus dangereux, que l'Assemblée
arrêta la création d'un conseil de guerre pour le jugement et la
punition des assassins des prisonniers et de leurs officiers, ainsi
que des soldats qui par leur fuite avaient mis le désordre dans
l'armée.

Les malheureux Avignonnais, en butte à tous les scélérats qui les
désolaient depuis si longtemps, envoyèrent à l'Assemblée quarante
commissaires pour se plaindre de Bertin et Rebecqui, nommés tels par
l'Assemblée, qui, non contents d'avoir favorisé la sortie des
prisons d'Avignon de Jourdan et de ses complices, venaient,
avec leur secours, d'organiser la municipalité et les corps
administratifs, qu'ils avaient remplis de leurs créatures, tenaient
des propos affreux, menaçaient pour cette fois de remplir la
Glacière et répandaient la terreur dans tout le pays. Bertin et
Rebecqui voulurent se défendre en les accusant d'aristocratie; mais
ayant tous offert leur tête pour garant de la vérité, on promit
d'examiner leur affaire. Après plusieurs séances dans lesquelles
elle fut discutée, on annula les élections faites par les
commissaires, on les manda à la barre, et l'on ordonna, la sortie de
la garde nationale des environs, qu'ils avaient fait venir à
Avignon, ainsi que de tous les gens armés sans réquisition légale.
On demanda ensuite au ministre ce qu'il avait fait relativement à
l'évasion de Jourdan et de ses complices; il répondit naïvement
qu'il n'avait rien fait.

M. de Grave, ne pouvant soutenir le poids du ministère, donna sa
démission, et fut remplacé par Servan, grand patriote, et qui vint
protester à l'Assemblée que son seul patriotisme avait pu lui faire
accepter le ministère de la guerre, mais qu'aidé des lumières de
l'Assemblée et secondé du Roi et de ses ministres, il espérait être
utile à la chose publique et mériter son estime.

L'Assemblée ne dissimulait plus le projet d'établir en France un
gouvernement républicain. Pour y parvenir, elle ne s'occupait qu'à
diffamer le Roi, et à lui prêter les intentions les plus éloignées
de son caractère pour parvenir à renverser la Constitution et à
reprendre le pouvoir qu'il avait perdu. Péthion la secondait de tous
les moyens que sa place lui mettait entre les mains. Il faisait
circuler sous main que le Roi pensait encore à quitter Paris pour se
mettre à la tête des étrangers, opérer la contre-révolution et punir
ensuite les amis de la liberté. Il recommandait la surveillance la
plus active sur tous les mouvements du château, et travaillait à
inspirer une inquiétude qui servait parfaitement les intérêts des
factieux.

Le Roi, indigné de cette conduite, écrivit à l'Assemblée pour se
plaindre des calomnies répandues par Péthion dans le but d'animer le
peuple et le porter ensuite à de nouveaux excès. Péthion répondit à
la lettre du Roi par la lettre la plus insidieuse et la plus propre
à fortifier les soupçons qu'il avait lui-même excités. Il s'y
plaignait de l'inquiétude que causait la conduite du Roi, qui, au
lieu d'être entouré de patriotes, ne l'était que d'ennemis de la
Révolution, et il protestait de son inaltérable attachement à la
République, qu'il défendrait toujours de tout son pouvoir. Il fit
circuler cette lettre dans tout Paris pour échauffer la multitude et
lui faire perdre tout respect pour le Roi et la famille royale.

L'insolence des factieux de l'Assemblée était à son comble. Leurs
principaux chefs, tels que Brissot, Isnard, Vergniaud, tous les
députés de la Gironde et plusieurs autres se permettaient
journellement les plus violentes invectives contre le Roi, la Reine
et leurs plus fidèles serviteurs. Ils excitaient le peuple à la
révolte, et, par la protection qu'ils accordaient aux scélérats, il
se formait un parti formidable qui faisait trembler toute la France.
Enragés contre les prêtres et les nobles, ils appelaient sur eux les
torches et les poignards, distribuant à leur gré les soupçons et les
calomnies, accueillant toute espèce de dénonciation, et en inventant
même au besoin. François de Neufchâteau, ennemi déclaré de la
religion, renouvelait continuellement ses diatribes contre les
prêtres et ne cessait de demander leur déportation.

Tout annonçait une prochaine révolution: l'Assemblée violait
ouvertement la Constitution, et les factieux se moquaient des
députés qui s'en plaignaient. Ils leur ôtaient la parole, et
envoyaient à l'Abbaye ceux qui représentaient trop fortement
l'indécence de leur conduite. Devenus maîtres de l'Assemblée
dont ils avaient subjugué la majorité, ils faisaient passer
sans difficulté les décrets les plus révoltants et les plus
inconstitutionnels.

L'Assemblée désirait depuis longtemps l'éloignement des Suisses de
Paris. Pour y parvenir sous un prétexte apparent, M. de Kersaint les
dénonça pour avoir arrêté plusieurs citoyens. On eut beau lui donner
la preuve que des propos infâmes avaient occasionné cette mesure,
il n'en continua pas moins ses déclamations sur le danger de laisser
autant de troupes à la disposition du Roi. «Il ne peut avoir,
ajouta-t-il, une armée à ses ordres; la garde doit lui suffire.» Il
se plaignit ensuite de voir fermer le jardin des Tuileries par la
volonté du Roi. «La nation le loge aux Tuileries, mais on ne lui
donne pas la jouissance exclusive du jardin; il est soumis à la
police nationale, et quand il est fermé, il l'est à celle de sa
garde, qui ne peut cependant, dans aucun cas, s'étendre au delà des
murs du palais.»

A l'appui de ce discours, une députation du faubourg Saint-Antoine,
composée des vainqueurs de la Bastille et de deux mille personnes
ayant à leur tête Santerre et Saint-Huruge, demanda la permission de
défiler devant l'Assemblée. Cette députation marchait sur trois
colonnes; celle du centre était composée de gardes nationaux, et les
deux autres d'hommes du faubourg, porteurs de piques de toutes les
formes, ornées de banderoles aux couleurs nationales, avec des
devises analogues à leur costume. Ils étaient accompagnés de femmes
armées de fusils, de pistolets et de sabres. Ils entrèrent tous au
son du tambour, précédés de la Déclaration des droits de l'homme
écrite en lettres d'or, et au son d'une musique guerrière jouant
l'air _Ça ira_, etc. L'orateur tonna contre les despotes coalisés,
les avertit de trembler parce que leur heure était venue; il finit
par dénoncer le Roi comme violateur de la Constitution en gardant
les Suisses auprès de sa personne.

Ils tentèrent, mais inutilement, de s'introduire dans le château.
Les grilles en étaient fermées et gardées avec tant de soin, qu'ils
ne purent y pénétrer et furent obligés de renoncer pour ce jour à
cette première tentative.

Malgré le décret de l'Assemblée qui ordonnait de ne rien changer au
sort des Suisses jusqu'à la réponse des cantons, le Roi fut forcé de
les renvoyer à Courbevoie, et l'on ne conserva à Paris que ceux qui
faisaient le service du château.

L'Assemblée abolit encore les cens et rentes, hormis ceux qui
représenteraient le titre primordial: chose impossible par le
pillage des châteaux et le brûlement des chartriers. Elle ordonna de
jeter au feu toutes les généalogies qui se trouveraient dans les
bibliothèques et autres dépôts publics, et elle supprima, avec effet
rétroactif à compter du 1er février, le million accordé aux princes,
frères de Sa Majesté.



CHAPITRE XX

ANNÉE 1792.

  Le prétendu comité autrichien.--Le Roi dénonce cette calomnie
    au tribunal du juge de paix La Rivière.--Condamnation de
    celui-ci.--Retour aux Tuileries de madame de Lamballe.--Proposition
    Goyer relative au mariage.--Protestation de Dumouriez contre le
    le roi de Sardaigne.--Plaintes de la Reine contre M. de
    Mercy.--Son grand courage.--Louis XVI fait brûler l'édition des
    _Mémoires de madame de la Motte_.--Décret contre les prêtres
    insermentés.--Licenciement de la garde constitutionnelle
    du Roi et envoi de M. de Brissac à Orléans.--Pauline de Tourzel.


Les factieux inventaient chaque jour de nouveaux moyens de soulever
le peuple. Chabot, Basire et Merlin, membres du comité de
surveillance, imaginèrent la fable d'un comité autrichien existant
aux Tuileries, lequel contrariait les dispositions des ministres,
était la cause de nos désastres et n'avait pour but que le
bouleversement de la France et le rétablissement du despotisme. Ils
donnèrent cette fable à Carra pour l'imprimer dans ses _Annales
politiques_; et, pour lui donner plus de consistance, ils l'avaient
fait précéder du discours le plus violent qu'Isnard eût encore
prononcé à la tribune. Il y avait fait le tableau le plus sinistre
du déplorable état de la France, qu'il attribuait au Roi, à la
famille royale et à tout ce qui l'entourait. Il y blâmait fort
l'Assemblée constituante de ne s'être pas laissé assez pénétrer de
cette vérité: que la liberté n'est jamais trop chèrement achetée, et
que quelques gouttes de sang versées ne se comptaient pas dans les
veines du corps politique; qu'elle avait fait une grande faute en
innocentant le Roi et en décrétant la révision des articles
constitutionnels; que ce prince, au lieu de sentir tout ce qu'il
devait à la clémence nationale, en avait profité pour désorganiser
la France et se mettre ensuite à la tête des troupes, pour proposer
un accommodement à la partie égoïste de la nation et anéantir la
liberté et l'égalité. Il ajouta que si les ennemis du dehors avaient
l'avantage, ceux qui étaient en dedans seraient mis à mort. Il
poussa même la rage jusqu'à proposer indirectement la destitution ou
la mort du Roi, comme un moyen de faire cesser les dangers qui
menaçaient la patrie. L'ordre du jour fut invoqué, et cet horrible
discours n'eut heureusement pas les honneurs de l'impression.

La calomnie insérée dans les _Annales politiques_ fut répétée à
l'Assemblée par Chabot, Basire et Merlin. Le Roi entendait crier
toutes ces infamies par des colporteurs, qui avaient grand soins de
les débiter sous ses fenêtres. Pénétré de douleur de voir à quel
point on cherchait à égarer le peuple, il crut devoir dénoncer aux
tribunaux l'auteur de ces calomnies; il en prévint l'Assemblée par
une lettre que lui porta le ministre de la justice. Gensonné la
dénonça comme injurieuse au corps législatif et pouvant être
regardée comme une preuve de plus du comité autrichien. Il enveloppa
M. Bertrand dans cette dénonciation, et Brissot fit remonter ce
comité à l'année 1756, en accusant, de plus, M. Bertrand des
massacres et des incendies de Saint-Domingue. M. Bertrand et M. de
Montmorin (qui avait été aussi dénoncé par Carra) l'attaquèrent en
justice, et portèrent également plainte contre Chabot, Basire et
Merlin devant M. La Rivière, juge de paix des Tuileries, qui décerna
contre eux un mandat d'amener. L'Assemblée se récria contre
l'insolence d'un juge de paix qui osait donner un pareil ordre, et
elle déclara qu'il s'était rendu coupable de lèse-nation comme ayant
attenté à l'inviolabilité des représentants de la nation et cherché
à avilir la représentation nationale.

Les factieux ne voulurent point écouter les raisons alléguées par le
juge de paix pour sa justification, non plus que sa demande de
fournir des preuves contre la fausseté de la dénonciation des
députés. «On ne dénoncerait plus, dit Brissot, si l'on n'était
assuré du secret»; et l'Assemblée décréta l'envoi de M. La Rivière à
la haute cour d'Orléans pour y être jugé du crime qu'on lui
imputait. Ce déni de justice ne fit aucune impression dans Paris et
servit seulement à faire tomber les dénonciations du comité
autrichien.

D'après le bruit répandu par les factieux que le prétendu comité se
tenait chez madame la princesse de Lamballe, le juge de paix l'avait
interrogée comme témoin, ce qui fit rire l'Assemblée dans le compte
qu'il lui rendit et où il justifia l'emploi de toutes les formes
requises par la loi.

Après l'acceptation de la Constitution, la Reine, craignant d'être
forcée d'ôter à madame la princesse de Lamballe la place de
surintendante de sa maison, si elle continuait à rester hors de
France, l'avait engagé à revenir auprès d'elle. Malgré son intime
persuasion du danger qu'elle courait en y revenant, madame de
Lamballe ne balança pas un instant à se rendre à ses désirs; et on
lui donna, à son arrivée, un appartement qui n'était séparé de celui
de la Reine que par le palier de l'escalier. La proximité de son
appartement et son amitié pour madame de Lamballe la faisaient aller
souvent chez elle; mais ses visites ayant été le sujet de plusieurs
dénonciations, elle se crut obligée de les rendre plus rares.

Madame la princesse de Lamballe, à son arrivée en France, reçut
d'abord une société assez nombreuse. On lui rapportait exactement
tout ce qui se passait dans Paris, et l'on y parlait assez
librement. Mais les événements qui se précipitaient la forcèrent à
la restreindre pour ne donner aucune prise contre elle et ne pas
compromettre la Reine, dont on la regardait comme l'amie.

La disette d'argent se faisait vivement sentir dans toutes les
parties de l'administration, et, pour obvier aux inconvénients qui
en résultaient, on proposa la vente des forêts nationales. Mais on
donna des raisons si fortes sur le danger d'employer un pareil
moyen, que l'Assemblée passa à l'ordre du jour.

Goyer, athée déclaré, après avoir prononcé le discours le plus
impie, obtint de l'Assemblée que les mariages ne se célébreraient
plus à l'église, mais au pied de l'arbre de la liberté; il ajouta
des visées contre toute espèce d'acte religieux, qu'il aurait voulu
voir abolir. La crainte du mauvais effet que paraissait produire ce
décret le fit promptement révoquer.

Malgré l'état de détresse où se trouvaient les troupes, qui
manquaient de tout, Dumouriez, assuré de la confiance de
l'Assemblée, demanda et obtint six millions pour ses dépenses
secrètes. Il avait fait précéder cette demande du refus du roi de
Sardaigne de recevoir M. de Semonville pour ambassadeur, l'accusant
de répandre des principes d'insurrection dans ses États. Il fit part
à l'Assemblée de la lettre qu'il avait écrite au nom du Roi au
chargé d'affaires pour demander réparation de cette injure, avec
ordre de revenir en France si l'on refusait d'y recevoir M. de
Semonville. Sa conduite fut approuvée et lui valut beaucoup
d'applaudissements.

La position de la famille royale s'aggravait tous les jours. Le
courage et la fermeté de la Reine redoublaient la rage des factieux.
Profondément affectée, elle conservait toujours un visage calme et
un maintien rempli de dignité. On lui prodiguait jusque sous ses
fenêtres les plus dégoûtantes injures, et des menaces capables
d'effrayer un courage moins ferme que le sien. Elle allait
quelquefois à Saint-Cloud, avec ses enfants, pour prendre l'air et
se dissiper un peu. Un jour où son coeur était plus oppressé qu'à
l'ordinaire, elle fit retirer ses enfants, les envoya jouer plus
loin, et se trouvant seule entre madame de Tarente et moi, elle nous
dit: «J'ai besoin d'épancher mon coeur devant des personnes aussi
sûres que vous, et sur l'attachement desquelles je puis compter. Je
suis blessée au vif par les endroits les plus sensibles. J'avais
mis, en arrivant en France, ma confiance dans M. le comte de Mercy,
par les conseils de ma mère: «Il connaît bien la France, où il est
ambassadeur depuis longtemps, me dit-elle; il ne peut vous donner
que des conseils propres à vous faire réussir dans le pays où vous
êtes destinée à régner; regardez-les comme les miens, et soyez
persuadée que vous n'en recevrez que de bons de sa part.» J'avais
quatorze ans, j'aimais et je respectais ma mère; je mis ma confiance
dans M. de Mercy; je le regardais comme un père, et j'ai la douleur
de voir combien j'ai été trompée, par le peu de part qu'il prend
aujourd'hui à ma triste situation. M. de Breteuil, de son côté,
calcule toujours ses intérêts en agissant pour nous, et ne peut
nous inspirer une entière confiance. Le Roi est très-mécontent de M.
de la Queuille, qui lui écrit des lettres du style le plus
singulier.»

Il fallait en effet qu'elles fussent bien extraordinaires, car le
Roi, qui ne parlait jamais de politique, dit un jour devant moi: «M.
de la Queuille dit bien du mal de nous, et il sera bien étonné s'il
relit un jour de sang-froid toutes les lettres qu'il m'a écrites et
que j'ai toutes conservées.»

La Reine nous dit ensuite qu'elle ne se dissimulait aucun des
dangers qu'elle pouvait courir, mais qu'elle ne voulait pas se
laisser abattre, voulant, au contraire, conserver un courage dont
elle avait tant besoin. Nous étions, madame de Tarente et moi,
pénétrées de douleur d'une pareille conversation, et bien plus
occupées de ses dangers que de ceux que nous pouvions courir; mais,
ne voulant point s'attendrir, elle rappela ses enfants, s'amusa de
leurs jeux et revint à Paris sans que l'on pût se douter de
l'émotion qu'elle avait éprouvée.

J'ai encore été témoin, peu de temps après, d'un autre trait de
grandeur d'âme de cette princesse, qui fit sur moi une vive
impression.

Plusieurs personnes, effrayées des dangers qu'elle pouvait courir,
lui proposèrent un moyen sûr d'évasion. Elle m'en parla, exigeant
que je lui disse sans déguisement ce que je ferais à set place:
«Quitteriez-vous, me dit-elle, le Roi et vos enfants pour mettre
votre personne en sûreté?» Je la suppliai de ne pas me mettre à
pareille épreuve et de me dispenser de lui répondre. «Mon parti est
pris, ajouta-t-elle alors; je regarderais comme la plus insigne
lâcheté d'abandonner dans le danger le Roi et mes enfants. Que
serait d'ailleurs la vie pour moi, sans des objets aussi chers, et
qui peuvent seuls m'attacher à une vie aussi malheureuse que la
mienne? Convenez qu'à ma place vous prendriez le même parti.» Il me
fut impossible de la contredire, pensant absolument comme elle sur
ce point.

On poussa l'audace jusqu'à parler de séparer la Reine de la personne
du Roi, et de la reléguer au Val-de-Grâce, pour l'empêcher de donner
des conseils à Sa Majesté. Elle en eut l'inquiétude pendant
plusieurs jours, et elle prit, avec un courage et une tranquillité
admirables, toutes les précautions nécessaires pour éviter de se
compromettre, ainsi que les personnes qui lui étaient attachées et
qui l'avertissaient de ce qui se passait. Elle passa plusieurs nuits
à trier ses papiers, avec madame Campan, une de ses premières femmes
de chambre, en qui elle avait beaucoup de confiance, et elle lui en
donna même à emporter pour les brûler chez elle et ne pas laisser de
traces d'un trop grand nombre de papiers brûlés. Je dois à la vérité
ce témoignage: que madame Campan, malgré les calomnies qu'on n'a
cessé de répandre sur son compte, n'a jamais abusé de la confiance
que la Reine lui a témoignée en diverses circonstances, et qu'elle
a toujours gardé le plus profond secret sur ce que cette princesse
lui avait confié, sans jamais chercher à s'en prévaloir.

La Reine était toujours l'objet de la rage des factieux. Irrités de
ce grand courage qu'elle montrait dans toutes les occasions, ils
n'en perdaient aucune d'exhaler contre elle leur fureur. Toujours
grande en particulier comme en public, elle me fit, au sujet de
cette horrible proposition de la séparer du Roi, une réponse que je
ne puis passer sous silence: «Le Roi ne souffrira jamais, lui
disais-je, l'accomplissement d'un projet aussi atroce.»--«Je le
préférerais, dit-elle héroïquement, plutôt que d'exposer ses jours,
si son refus pouvait produire cet effet.»

Le Roi, ayant appris qu'on avait envoyé d'Angleterre au libraire
Greffier les Mémoires imprimés de madame de la Motte, et craignant
avec raison de voir accueillir avec empressement les mensonges dont
ils étaient remplis, crut prudent de ne pas les laisser répandre
dans le public et en fit acheter l'édition pour son compte. Après
avoir discuté avec M. de la Porte le moyen de la détruire sans
laisser aucune trace, il fut décidé qu'elle serait mise en ballots
pour la faire brûler dans le four de la manufacture de porcelaine de
Sèvres, qui appartenait au Roi: ce qui fut exécuté en présence de M.
de la Porte, et de MM. Régnier et Gérard, l'un, directeur, et
l'autre, peintre de la manufacture, assistés de deux ouvriers qui
éventraient les ballots et les jetaient ensuite au feu.

La municipalité de Saint-Cloud, ayant appris qu'on avait brûlé des
papiers dans le four de la manufacture, vint dénoncer à l'Assemblée
le brûlement d'un grand nombre de papiers qui pouvaient être les
preuves d'un grand complot dont on cherchait à dérober la trace. M.
de la Porte, ainsi que ceux qui avaient assisté au brûlement de ces
papiers, furent mandés sur-le-champ à l'Assemblée. Ils avouèrent
simplement ce qui s'était passé, et cette dénonciation n'eut aucune
suite.

Le nouveau décret rendu contre les prêtres insermentés fut un
nouveau sujet de chagrin pour la famille royale. Les factieux,
enragés de leur soumission aux lois et de leur respect pour celles
que leur prescrivait leur conscience, après un long préambule sur le
danger de laisser impunis une classe d'hommes qui se refusaient à
prêter les serments exigés, décrétèrent que lorsque vingt citoyens
actifs du même canton demanderaient la déportation d'un ou plusieurs
ecclésiastiques, le directoire du département serait tenu de la
prononcer, si son avis était conforme à la pétition, sinon il serait
tenu de faire examiner par des commissaires si la présence des
ecclésiastiques était contraire à la tranquillité publique. Dans le
cas de l'affirmative, le directoire serait tenu de prononcer la
déportation.

Un décret aussi révoltant ne pouvant obtenir la sanction du Roi, ils
mirent tout en usage pour l'obtenir par la force: pamphlets contre
la famille royale, brochures infâmes, rien ne fut épargné; et comme,
malgré leur puissance, la garde royale, peu disposée à se prêter à
leurs projets, était pour eux un objet d'inquiétude, ils
commencèrent à l'insulter dans l'espoir de la voir se défendre, et
de se ménager un prétexte pour en demander le licenciement.
L'Assemblée, dont l'inquiétude accompagnait l'impuissance, ne put
voir un grand nombre de personnes des diverses provinces se réfugier
à Paris pour y être plus en sûreté, sans en prendre de l'ombrage.
Elle fit, en conséquence, un nouveau décret sur les passe-ports, qui
obligea toute personne arrivant à Paris sans y avoir antérieurement
son domicile, à se présenter dans la huitaine du présent devant le
commissaire de la section qu'elle habiterait, pour y faire viser son
passe-port et y déclarer son nom, son état, son domicile ordinaire
et sa demeure dans Paris. La même disposition devait avoir lieu pour
toute personne arrivant à Paris, ne fût-ce que pour trois jours; et
tout principal locataire, concierge ou portier de maison, était tenu
à la même déclaration, sous peine d'amende et de trois mois de
prison. On y ajouta la défense de donner des logements à des
personnes non munies de passe-ports sans en prévenir la section.

Tous les efforts de l'Assemblée pour corrompre la garde royale
étant inutiles, ils en vinrent à des insultes plus graves que les
premières, dans l'espoir de provoquer quelque rixe; mais l'excellent
esprit de cette garde et son attachement pour la personne de Sa
Majesté leur faisant tout supporter avec autant de courage que de
patience, l'Assemblée se servit d'une lettre de Péthion pour
échauffer les esprits et feindre la plus violente inquiétude d'un
complot formé contre la liberté. Chabot et ceux de son parti
recommencèrent leurs déclamations; Péthion déclara la chose publique
en danger, engagea les citoyens à se lever et demanda la permanence
de l'Assemblée. Croyant alors le moment favorable pour tenter une
insurrection contre le château, il favorisa sous main une troupe de
gens armés de piques et de bâtons, qui vint provoquer la garde du
Roi et établir sur la principale porte du château le drapeau
tricolore et le bonnet de la liberté. Ils insultaient le Roi et la
famille royale par les propos les plus affreux; ils tentèrent, mais
inutilement, de pénétrer dans le château. Les portes étaient bien
fermées, la garde du Roi était à son poste, et l'on ne put faire
réussir cette première tentative.

Péthion vint dire à l'Assemblée, l'après-midi du même jour, que
Paris était tranquille pour le moment mais qu'il devenait le
rassemblement d'ennemis de la chose publique, et que tout annonçait
une crise violente. Il assura que l'esprit de la garde nationale
était bon, que tous les citoyens s'étaient levés à la parole de
l'Assemblée; puis il ajouta: «Montrez-vous toujours grands,
constamment inflexibles; maintenez-vous dans une attitude imposante,
et ne craignez rien.» L'Assemblée permit ensuite à une portion de la
section des Gobelins de traverser la salle de l'Assemblée. Ils
étaient au nombre de deux mille hommes, en y comprenant les femmes
et les enfants. Ils étaient armés de piques, de sabres, de faux,
etc., et portaient un bonnet rouge en guise de drapeau. Ils
traversèrent la salle au son de six tambours et au milieu des
applaudissements et des cris de: «Vive la nation!» Quand ils furent
sortis, Barrère fit un rapport sur la garde constitutionnelle du
Roi, qu'il accusa d'incivisme et de mépris pour les couleurs
nationales, pour les décrets de l'Assemblée et les respectables
sans-culottes; selon lui, elle avait témoigné une joie insultante
des désastres de notre armée. Et sans avoir pu prouver aucun des
faits énoncés, il conclut au licenciement de cette garde. Plusieurs
insistèrent pour lui faire donner des preuves de sa dénonciation. Il
se trouva dans l'embarras; mais il en fut heureusement tiré par une
députation d'invalides qui vint dénoncer ses chefs comme ayant donné
l'ordre d'ouvrir les portes à toute troupe armée qui se présenterait
jour et nuit, soit de la garde nationale, soit de la garde royale.

M. de Sombreuil, gouverneur des Invalides, convint d'avoir donné
l'ordre en question pour donner un asile aux personnes de la garde
du Roi et de la garde nationale, si le trouble qu'on lui avait dit
exister dans Paris les forçait d'y avoir recours, et pour laisser
entrer sans opposition toute troupe armée, n'ayant aucun moyen de
défense et voulant épargner l'effusion du sang. On se contenta de
cette réponse, et il fut renvoyé aux Invalides.

On reprit le rapport sur la garde du Roi. Couthon appuya sur la
nécessité de purger le voisinage de l'Assemblée d'une poignée de
brigands qui conspiraient contre la patrie, et il proposa d'opérer
cela par mesure de police pour éviter le _veto_.

Damas, Ramond, Jaucourt et plusieurs autres députés parlèrent contre
cette mesure et demandèrent qu'on entendît les accusés et qu'on
mandât M. de Brissac à la barre: «A Orléans!» dit Lasource.--«Il est
coupable, s'écrièrent les factieux, et nous n'avons pas besoin de
l'entendre.» MM. Calvet et Frondières, ayant fait vivement sentir
l'injustice de cette mesure, furent envoyés à l'Abbaye pour trois
jours, et le décret de licenciement de la garde fut prononcé, ainsi
que l'envoi de M. de Brissac à Orléans.

Le tumulte de cette journée avait eu pour but d'effrayer le Roi et
ses ministres afin d'obtenir la sanction de ce décret. Il fut rendu
dans la nuit et envoyé sur-le-champ à Sa Majesté. Personne ne
s'était couché au château; chacun était consterné, et les personnes
qui n'étaient pas de sentiments bien purs désiraient autant que
nous que le Roi opposât son veto à ce décret, au risque de ce qui
pouvait en arriver. Mais les ministres, qui, indépendamment de leur
accord avec l'Assemblée, redoutaient pour eux-mêmes le refus de la
sanction, représentèrent si vivement au Roi le danger qu'il ferait
courir à sa famille, à ceux qui lui étaient attachés, et même à M.
de Brissac, dont il rendait le sort encore plus alarmant; ils le
tourmentèrent tellement par l'idée des excès auxquels se porterait
le peuple, qu'ils arrachèrent cette fatale sanction, qui remplit le
coeur du Roi d'amertume et fut une arme de plus entre les mains des
factieux.

Le prince fit sur-le-champ une ordonnance portant que, voulant
reconnaître le zèle et l'affection de sa garde, il continuait à tous
les membres les appointements de solde dont ils jouissaient, qu'il
aurait voulu améliorer si cela lui eût été possible; qu'il leur
accordait à tous des congés pour se retirer où ils voudraient, et
leur continuait leur logement à l'École militaire, jusqu'à ce qu'ils
eussent trouvé à se loger. L'Assemblée, de son côté, permit aux
soldats et aux officiers de reprendre, dans les corps d'où ils
étaient sortis ou dans d'autres de la ligne, le grade qu'ils
auraient eu s'ils eussent continué d'y rester. Peu en profitèrent,
quelques-uns émigrèrent, et le plus grand nombre resta dans Paris et
les environs, et nommément tous les officiers, dont aucun ne
s'éloigna, pour pouvoir être utiles, si l'occasion s'en présentait.


La conduite de M. de Brissac fut héroïque dans cette circonstance.
Pas une plainte ne lui échappa. Il reçut courageusement les adieux
de ses amis, vit d'un oeil calme et tranquille la consternation de
ceux qui l'entouraient, s'honora d'un décret qui prouvait sa
constante fidélité, forma le voeu que le Roi retirât le fruit du
sacrifice qu'on venait d'exiger de lui, et le fit assurer en
partant, que sa position ne diminuait pas son attachement pour sa
personne et son désir de continuer à lui en donner des preuves, si
les circonstances le permettaient.

Le départ de la garde du Roi pour le Champ de Mars, où devait
s'opérer le licenciement, fut un spectacle bien touchant. Chacun,
les larmes aux yeux et le coeur bien oppressé, se mit à sa fenêtre
pour rendre un dernier hommage à cette brave et fidèle garde. Le
Roi, la famille royale et les personnes de tout ordre qui leur
étalent attachées, étaient plongés dans la plus profonde douleur.
Nous pensions continuellement à ce bon duc de Brissac, et nous
n'étions pas non plus sans inquiétude sur l'arrivée de la garde
royale à l'École militaire. On fut obligé de la faire escorter par
un détachement de la garde nationale pour la préserver des insultes
de la canaille; elle y arriva saine et sauve, à quelques injures
près qu'elle dédaigna. Les chefs, après l'y avoir conduite,
revinrent aux Tuileries prendre les ordres du Roi pour le
licenciement. Cette garde était enragée contre l'Assemblée et les
jacobins, sans en excepter le petit nombre de ceux que l'on
soupçonnait de ne pas partager le sentiment de leurs camarades.

M. d'Hervilly fut chez le Roi à midi, et lui dit: «Sire, je viens de
quitter dix-huit cents hommes animés du plus profond ressentiment et
de l'attachement le plus vif pour la personne de Votre Majesté. Le
décret de l'Assemblée ne leur laisse que trop apercevoir les vues
qu'elle peut avoir en éloignant de votre personne une garde si
fidèle. Elle bride du désir de venger l'insulte faite à Votre
Majesté; dix-huit cents hommes déterminés à vaincre ou à mourir sont
bien forts. Sur un mot de Votre Majesté, ils fondront sur les
jacobins et les factieux de l'Assemblée. Les scélérats sont faibles
quand on leur résiste, et ce jour peut être un jour bien précieux
pour défendre la cause royale. Si nous réussissons, nous ferons le
bonheur de la France; si nous succombons, désavouez-moi,
accusez-moi, et faites tomber sur moi la colère de l'Assemblée. Si
je n'ai pas le bonheur de sauver mon roi de la fureur de ses
ennemis, je m'estimerai heureux de mourir pour une si belle cause.
Je ne puis donner que deux heures à Votre Majesté pour se décider;
plus tard il ne serait plus temps, et pareille occasion ne se
retrouvera jamais.»

Le Roi, effrayé d'une pareille démarche si elle n'était couronnée du
succès, n'osa la tenter, et cette proposition fut ensevelie dans le
plus profond secret. Je menai, ce jour-là, Mgr le Dauphin chez la
Reine à une heure et demie, avec laquelle il dînait depuis quelque
temps. Elle me prit en particulier et me dit: «Vous nous voyez en ce
moment dans une grande anxiété. Voici la proposition de M.
d'Hervilly: elle est grande et honorable, mais elle entraînerait des
suites si funestes, si elle ne réussissait pas, que le Roi ne peut
se déterminer à l'accepter; et dans cette position, je me
reprocherais d'avoir influencé sa décision.» Il est impossible
d'avoir été plus dévoué au Roi et de lui avoir donné plus de marques
d'attachement que n'a fait M. d'Hervilly pendant tout le cours de la
Révolution, et d'avoir donné des conseils plus sages. L'énergie de
ses sentiments lui fit toujours combattre les demi-mesures qu'il
croyait plus nuisibles qu'utiles, et je suis témoin qu'il représenta
souvent le danger de flotter entre les partis constitutionnel et
jacobin. Quoique ses conseils n'eussent point été écoutés, il n'en
resta pas moins profondément attaché à la personne de Sa Majesté,
toujours auprès de lui à l'apparence du moindre péril, et prêt à
exécuter ses ordres, quelques dangers qu'ils pussent lui faire
courir.

Le Roi et la Reine défendirent à Mgr le Dauphin de rien dire de ce
qui se passait. Il n'en ouvrait pas la bouche en public; mais, ne se
croyant pas obligé à la même discrétion avec moi, l'abbé Davaux et
ma fille Pauline, il ne nous cachait pas la peine qu'il éprouvait du
renvoi de la garde. Pauline me secondait parfaitement dans le soin
que je prenais de lui former le coeur et l'esprit; et quoiqu'elle ne
lui passât rien et qu'elle le reprît de ses petits défauts, chaque
fois qu'il y donnait occasion, il ne l'en aimait pas moins. Sa
jeunesse lui inspirait de la confiance, et elle n'en profitait que
pour lui être utile. Elle avait d'ailleurs tant de complaisance
pour lui, qu'il ne pouvait s'en passer. Il me dit un jour
très-sérieusement qu'il avait une grâce à nous demander, et que,
comme il était en mon pouvoir de la lui accorder, il fallait lui
promettre de ne la pas refuser: «J'ai six ans, dit-il, et je dois
passer aux hommes à sept ans: promettez-moi de ne pas marier Pauline
jusque-là. Je serais si affligé de la quitter! Non, vous ne me
refuserez pas ma chère Pauline.» Et se jetant à son cou, il
l'embrassa avec une grâce et une amabilité parfaites. Elle n'eut pas
de peine à lui accorder sa demande: son attachement pour la famille
royale lui faisait craindre de prendre des liens qui eussent pu la
priver de lui donner des marques de son entier dévouement; et elle
était convenue avec moi que l'on ne penserait à son établissement
que lorsque le Roi, la Reine et leurs augustes enfants se
trouveraient dans une situation plus heureuse. Il était impossible
de s'occuper de mariage avec un coeur brisé de douleur et dans un
moment si critique, qu'on ne pouvait répondre du lendemain. Cette
Pauline, dont je parlerai plus en détail par la part qu'elle a eue
aux scènes de douleur dont j'ai été témoin, a épousé en 1797 le
comte de Béarn, qui avait servi dans la garde du Roi. Mais sa
conduite a tellement honoré son nom de Pauline, que je ne lui en
donnerai pas d'autres dans le cours de ces Mémoires.

Pendant le peu de temps que le Roi eut sa garde, nous faisions faire
de jolies promenades à Mgr le Dauphin dans les environs de Paris.
Mais les événements devinrent si graves, et nous étions si peu sûrs
de ceux qui nous accompagnaient, que nous sortions rarement du petit
jardin de Mgr le Dauphin. L'abbé Davaux trouvait moyen de l'y
occuper agréablement; et, rentré chez lui, il lui rendait ses leçons
si intéressantes, qu'il les quittait à regret. Il nous fit un jour
une peine et un plaisir extrêmes à la fois: «Mon bon abbé, dit-il à
l'abbé Davaux en finissant sa leçon, je suis bien heureux! J'ai un
si bon papa et une si bonne maman, et en vous et ma bonne madame de
Tourzel, un second père et une seconde mère.» Les larmes nous
vinrent aux yeux, quand nous pensâmes que d'un moment à l'autre, cet
aimable enfant pouvait être précipité dans un abîme de malheurs,
dont nous étions cependant loin de prévoir l'étendue. Il ne perdait
pas une occasion de nous dire des choses tendres et aimables; et il
était impossible de se trouver malheureux de l'excessif
assujettissement où nous tenaient auprès de lui les fâcheuses
circonstances dans lesquelles nous nous trouvions.



CHAPITRE XXI

ANNÉE 1792.

  Proposition d'un camp de vingt mille hommes à Paris.--Manuel et
    la Fête-Dieu.--Dénonciation de Chabot.--Le duc d'Orléans.--Lettre
    de M. Roland rendue publique avant que le Roi en eût
    connaissance.--Le Roi nomme de nouveaux ministres.--Démarche
    courageuse du directoire de Paris pour remédier aux maux que la
    lettre de M. Roland pouvait produire.--Moyens employés pour
    opérer un mouvement dans Paris.--Journée du 20 juin.--Suites
    de cette journée et menées des factieux pour hâter le renversement
    de la monarchie.


L'Assemblée, ne voyant plus d'obstacle à l'exécution de ses projets,
avançait rapidement à son but. Le ministre de la guerre, qui lui
était totalement dévoué, vint lui proposer de faire élire par chaque
canton du royaume quatre fantassins et quatre cavaliers bien armés
pour les réunir le 14 juillet à la garde nationale de Paris;
d'envoyer divers corps de cette garde aux frontières et de donner
leurs canons aux fédérés. Cette proposition fut vivement combattue
par MM. de Jaucourt, Dumas et de Girardin, et il y eut des débats
très-vifs à ce sujet. Ils ne purent cependant empêcher qu'on ne
décrétât l'établissement d'un camp de vingt mille hommes pris parmi
les citoyens qui avaient servi dans les gardes nationales du
royaume: on se servit du prétexte de remplacer les troupes de ligne
qu'on avait envoyées aux frontières, en raison de l'attachement
qu'elles conservaient pour la personne de Sa Majesté.

Ce décret mécontenta une partie de la garde nationale, et plusieurs
membres de divers bataillons signèrent une pétition pour en demander
le rapport.

Le commandant de la garde nationale vint rendre compte à l'Assemblée
du mauvais effet qu'elle produisait et lui annoncer qu'il lui serait
présenté une pétition par deux gardes nationaux, laquelle serait
signée individuellement, la Constitution ne permettant pas à la
force armée de la lui présenter en corps.

Vergniaud s'emporta contre les députés qui s'étaient opposés aux
décrets, en les accusant d'avoir excité le mécontentement de la
garde nationale, en lui faisant craindre qu'on lui ôtât ses canons.

L'Assemblée reçut très-mal la pétition, et quoiqu'elle fût signée
par huit mille personnes, elle prétendit que les signatures avaient
été mendiées, et elle la renvoya sans la lire aux comités de
surveillance et de législation.

On approchait de la Fête-Dieu. Manuel, aussi irréligieux qu'ennemi
des rois, fit placarder dans les rues de Paris qu'il regardait comme
inutile que les gardes nationaux accompagnassent les processions,
quoiqu'elles ne fussent cependant composées que de prêtres
sermentés. On craignait quelque tumulte à cette occasion; mais tout
se passa tranquillement, et, malgré l'insinuation de Manuel,
beaucoup de gardes nationaux suivirent les processions.

Manuel, quoique suspendu des fonctions de sa place par un décret
d'ajournement personnel, n'en allait pas moins tête levée. Il était
accusé et convaincu d'avoir volé dans les dépôts de la police les
lettres et les ouvrages de Mirabeau, et de les avoir vendus pour son
propre compte. Tout autre aurait subi une punition exemplaire pour
un pareil délit, mais il comptait avec raison que le crédit de ses
amis empêcherait de donner suite à l'accusation. Il ne se trompait
pas, et il fut réintégré dans sa place, quoiqu'il ne pût offrir de
justification d'un vol aussi manifeste.

Péthion, à la tête des canonniers de Paris, vint assurer l'Assemblée
qu'elle pouvait compter sur leur patriotisme. L'orateur de ces
bataillons, en se plaignant des bruits infâmes qui se répandaient
sur le retour de la noblesse et la création de deux Chambres, offrit
ses services aux représentants de la nation pour le maintien de la
liberté et de l'égalité.

Des serruriers, brûlant d'ardeur de forger des piques pour la
défense de cette même liberté, vinrent aussi présenter les mêmes
hommages, criant à tue-tête: «Tremblez, aristocrates, nous sommes
debout!» Ils furent suivis des forts de la halle, qui demandèrent de
leur accorder le titre de porteurs de la loi.

Chabot, pour tenir sa promesse de fournir les preuves de l'existence
du comité autrichien, dénonça une multitude de personnes, entre
autres: MM. Bertrand, Duport du Tertre, de Montmorin, de Brissac, de
Lessart, Barnave, Chapellier, Lameth et autres, sans épargner même
M. de la Fayette; mais sur la rumeur que causa cette dernière
dénonciation, il s'excusa en prétendant n'avoir voulu que l'avertir
des sentiments qu'on lui prêtait, et qu'il était loin de lui
attribuer. Il dénonça, de plus, l'ordonnance du Roi relative à sa
garde, en l'interprétant de la manière la plus perfide.

Tant de dénonciations occasionnèrent un tumulte affreux dans la
salle. On entendait les uns crier: «Oh! le scélérat, le coquin!»
D'autres répondaient par les cris de: «A l'Abbaye! à l'Abbaye!» Et
quoique les dénonciations fussent dénuées de toute preuve, elles
n'en furent pas moins envoyées à l'examen des comités.

Raymond Ribes prit ensuite la parole, pour dénoncer une véritable
conspiration existant depuis le 6 octobre pour placer sur le trône
le duc d'Orléans: «Je la découvre, dit-il, dans les journées des 5
et 6 octobre, du 18 février 1791, dans les dangers journaliers que
courent le Roi et la Reine, dans la scène scandaleuse de la fête de
Châteauvieux, dans l'évasion de Jourdan, dans la mission de M. de
Talleyrand en Angleterre payée si largement, dans les insultes
prodiguées au Roi et à la Reine, dans les six millions donnés
à Dumouriez, dans les libelles atroces de Carra, Noël et
Bonne-Carrère, où des noms infâmes sont donnés au Roi et à la Reine
par les débiteurs de ces odieux pamphlets, et je conclus par la
demande de l'arrestation du duc d'Orléans, de Dumouriez, et des
autres nommés ci-dessus.»

Embarrassé de répondre à de pareilles assertions, on se borna à
traiter de fou Raymond Ribes, et l'Assemblée passa à l'ordre du
jour.

Le but de l'Assemblée, en employant de pareils moyens, était de
dégoûter le Roi de son droit de veto, et de l'engager à en faire
l'abandon. Tous les patriotes couraient en conséquence dans les rues
et les places de Paris, criant: «A bas M. et madame Veto!» nom
qu'ils avaient l'insolence de donner au Roi et à la Reine, en
raccompagnant d'épithètes aussi infâmes que leurs propos. Ils
espéraient au moins appuyer les efforts des ministres, pour faire
sanctionner le décret sur les prêtres et sur le camp de vingt mille
hommes dans Paris et les environs; mais le Roi, qui croyait sa
conscience engagée à s'y refuser, persista dans son opinion.

Le ministre Roland lui écrivit, pour l'y décider, une lettre
soi-disant confidentielle, mais qu'il eut soin de répandre dans tout
Paris. Elle portait en substance que les Français étaient décidés à
soutenir la Constitution qu'ils s'étaient donnée, et qu'ils voyaient
la guerre avec plaisir comme un moyen d'y parvenir; que toutes les
personnes qui entouraient le Roi, se voyant privées par elle des
grandes prérogatives dont elles jouissaient, devaient naturellement
désirer de la renverser; que l'alternative où se trouvait le Roi de
céder à ses sentiments naturels, ou d'en faire le sacrifice à la
philosophie et à l'impérieuse nécessité, inquiétait la nation et
enhardissait les factieux; qu'il était temps de faire cesser cette
incertitude en s'unissant franchement à la nation et en adoptant les
sentiments du corps législatif; que les décrets qui venaient d'être
rendus lui en fournissaient l'occasion; qu'en les adoptant, le Roi
inspirerait la confiance qui lui était si nécessaire à obtenir, et
sans laquelle il pouvait s'attendre aux plus grands malheurs; que sa
résistance à l'opinion publique avait été cause qu'en plusieurs
occasions le zèle s'était cru permis de suppléer à la loi; que la
révolution était faite et se cimenterait par le sang, si la sagesse
de Sa Majesté ne prévenait pas des malheurs encore possibles à
éviter; qu'on le trompait lorsqu'on cherchait à lui inspirer de la
défiance d'un peuple qui le comblerait de bénédictions s'il le
voyait faire marcher la Constitution.

Il accusait la conduite des prêtres d'avoir été la cause du décret
rendu contre eux, et faisait voir au Roi que le défaut de sa
sanction forcerait les départements à lui substituer des mesures
violentes, et que le peuple irrité y suppléerait par des excès. Il
se plaignait des tentatives de la garde nationale pour empêcher la
formation du camp près Paris, qu'on supposait agir par une impulsion
supérieure; et il faisait craindre qu'en différant la sanction, le
peuple ne vît dans son roi l'ami des conspirateurs. Il terminait
enfin cette étrange lettre par représenter que les princes, en se
refusant à entendre des vérités utiles, rendaient les conspirations
nécessaires; que pour lui il avait rempli son devoir de ministre en
mettant toutes ces considérations sous les yeux de Sa Majesté.

Le Roi, indigné, demanda à Roland sa démission, et il donna sa place
à M. Mourgues. C'était un protestant, honnête homme dans le fond,
mais républicain par caractère, et qui, sous le voile de la
modestie, cachait une profonde ambition.

Dumouriez, se croyant absolument nécessaire, exigea la sanction du
Roi d'une manière impérieuse sur les deux décrets, et crut l'y
déterminer en lui disant, d'un ton insolent, que s'il ne la lui
donnait pas sur-le-champ, il offrait sa démission. Le Roi, blessé au
vif, se leva en lui disant: «C'est trop fort, monsieur Dumouriez, et
je reçois votre démission.» L'étonnement prit la place de l'audace.
Revenu à lui-même, il jura de se venger et de faire repentir le Roi
de sa démission; et il ne fut malheureusement que trop fidèle à sa
promesse.

Le Roi, voyant qu'il n'avait rien à gagner à conserver un ministère
jacobin, se détermina à en nommer un dont la composition pût
inspirer plus de confiance.

Il eut de la peine à faire accepter des places aussi dangereuses que
celles de ministres dans les circonstances où l'on se trouvait; mais
il parvint cependant à les faire remplir par des hommes dont la
conduite fut sage et même courageuse dans les derniers moments de la
monarchie.

M. de Monciel, président du département du Jura, fut nommé ministre
de l'intérieur à la place de M. Mourgues, qui ne le fut que deux
jours; M. de la Jarre, aide de camp de M. de la Fayette, le fut de
la guerre; M. de Chambonas, des affaires étrangères, et M. de
Beaulieu, premier commis de la comptabilité des finances. M.
Duranthon, ministre de la justice, fut le seul qui ne fut point
encore remplacé.

Ce choix fut généralement approuvé, à l'exception de M. de
Chambonas. Il avait eu une jeunesse très-vive, et avait tellement
dérangé ses affaires, que n'ayant plus aucune ressource, il s'était
décidé à épouser la fille de madame Sabattier, maîtresse de M. de
Saint-Florentin, ministre de Louis XV. Un pareil mariage l'avait
brouillé avec toute sa famille. Il avait d'ailleurs conservé une
assez mauvaise réputation, et ce choix causa un étonnement général.
C'était un être fort léger, qui ne manquait pas d'esprit; mais le
poids du ministère étant au-dessus de ses forces, on le remplaça peu
après par M. Bigot de Sainte-Croix.

Pendant que Roland répandait sa lettre dans les villes et dans les
départements, avant peut-être même qu'elle fût parvenue au Roi, le
directoire du département de Paris lui écrivit que tous les bruits
de conjuration étaient sans fondement, et que toutes ces terreurs
imaginaires par lesquelles on agitait le peuple étaient aussi
contraires à son repos qu'à son bonheur. Il se plaignait de lui voir
laisser établir tranquillement dans Paris une société ayant ses
séances publiques, ses bureaux de correspondance pour dicter ses
lois dans toutes les parties du royaume, dénonçant à son gré,
calomniant ouvertement et se moquant de toutes les administrations,
occupée journellement à avilir le Roi et ses ministres, se
permettant l'impression d'un journal qui autorisait le meurtre et le
pillage, protégeait les scélérats et se débitait avec profusion dans
le public pour y répandre le poison d'une si funeste doctrine.

Il y avait du courage à écrire une pareille lettre dans les
circonstances où l'on se trouvait, et elle eût pu faire ouvrir les
yeux à un ministre qui n'eût été qu'aveugle; mais elle ne pouvait
produire aucun effet sur un homme qui se croyait tout permis,
pourvu que ce fût au profit de la liberté et de l'égalité.

M. de la Fayette fit part à l'Assemblée d'un avantage de son armée
qui avait repoussé les ennemis près de Maubeuge. Il avait été acheté
par la perte de M. de Gouvion, ancien major de la garde nationale,
officier distingué, et dont j'ai eu occasion de parler plus d'une
fois dans une des parties de ces Mémoires. On prétend que, désespéré
de la tournure que prenait la Révolution, il cherchait à se faire
tuer, et qu'il s'exposa tellement, qu'il parvint à terminer une vie
qui lui était devenue odieuse.

M. de la Fayette, effrayé de la puissance des jacobins, et craignant
que les excès auxquels ils se livraient ne finissent par anéantir la
Constitution, profita de cette circonstance pour représenter à
l'Assemblée le danger de laisser élever au-dessus des lois une
puissance qui finirait par lui en dicter à elle-même, et qui ferait
périr la liberté dans les horreurs de l'anarchie; qu'elle
s'attachait à tout détruire pendant que l'armée se battait pour la
conservation de la Constitution, et qu'il était de son devoir de la
prévenir du mauvais effet que produisaient les excès qui se
commettaient, ainsi que l'avilissement du pouvoir des autorités
constituées.

Cette lettre ne fit aucun effet sur l'Assemblée; la plus grande
partie de ses membres, affiliés à la société des jacobins, en
partageaient les sentiments. La terreur qu'elle inspirait lui avait
donné une majorité imposante, et elle méprisait les plaintes de la
minorité sur la violation de la Constitution et les abus de pouvoir
qui en étaient la suite. Le soupçon qu'elle eut du concert de la
lettre de M. de la Fayette avec la démarche du département, ne la
rendit que plus ardente à hâter l'exécution de ses complots pour la
destruction de la monarchie.

Le Roi fit part à l'Assemblée du changement de son ministère; elle
était si assurée de la prompte destruction de la royauté, qu'elle
parut insensible au renvoi de ceux qui avaient tous des droits à sa
reconnaissance, et elle se contenta de déclarer pour la forme qu'ils
emportaient les regrets de la nation. Elle s'acharnait de plus en
plus contre la personne du Roi, et elle recevait avec honneur les
pétitions les plus incendiaires, les plus insultantes et les plus
menaçantes contre l'autorité royale et la sûreté de la personne même
de Sa Majesté.

Les députés du côté gauche, tels qu'Isnard, Duquesnoy et autres, se
permettaient des discours analogues à ces pétitions, et tout
annonçait une crise prochaine. Le directoire du département fit part
au Roi et à l'Assemblée de la demande des habitants des faubourgs
Saint-Antoine et Saint-Marceau, pour qu'il leur fût permis de
s'assembler et de présenter, le 20 juin, armés, une pétition au
Corps législatif, avec leurs habits de 1789. Le département y
joignit les raisons du refus qu'il en avait fait, refus motivé sur
la loi qui défendait des pétitions présentées par des gens armés; et
il fit remettre à Sa Majesté l'arrêté qu'il avait pris pour que le
maire et toutes les autorités ne négligeassent aucune mesure de
prudence pour s'opposer à ce rassemblement.

L'Assemblée, qui en connaissait mieux l'objet que le département, ne
daigna pas faire attention à ce rapport, et pour toute réponse passa
à l'ordre du jour.

La conduite qu'elle tint en cette circonstance ne peut laisser aucun
doute sur la part qu'elle avait prise aux événements de l'affreuse
journée dont nous allons raconter les circonstances.


JOURNÉE DU 20 JUIN.

Le refus du directoire n'ayant point empêché les rassemblements
projetés, Roederer fit part à l'Assemblée que le grand nombre de
personnes qui se rassemblaient pour planter un tremble à la porte
des Tuileries, donnant lieu de craindre que cette multitude ne se
portât au château et n'y commît des excès, le directoire avait donné
l'ordre de faire marcher des troupes pour écarter les dangers qui
pourraient le menacer.

Avant dix heures, le Carrousel était déjà couvert d'une foule
immense, et la gendarmerie nationale bordait les accès du château.
Elle était commandée par M. de Rulhières, honnête homme, attaché au
Roi, mais dont le zèle était paralysé par la municipalité, à
laquelle il était obligé d'obéir. M. de Wittengoff patriote,
commandait les troupes, et l'intérieur des cours et des jardins
était gardé par la garde nationale avec ses canons. Les deux
faubourgs, dont la marche était annoncée, se grossissent en route
d'une multitude armée qui, sans s'informer de ce qu'on allait
demander au Roi, sans rien savoir, sans rien vouloir, insouciante,
furieuse et gaie tout à la fois, menace, s'agite, chante, tient les
propos les plus infâmes contre le Roi et sa famille, et se dirige
vers l'Assemblée, à qui elle crut devoir présenter ses hommages.

Santerre, général de cette nouvelle milice, écrivit à l'Assemblée
que les citoyens des faubourgs Saint-Antoine et Saint-Marceau,
rassemblés pour célébrer l'anniversaire du serment du Jeu de paume,
demandaient à paraître à sa barre et à défiler devant les pères de
la patrie, se plaignant qu'on calomniât leurs intentions.

La délibération commença, et plusieurs députés demandèrent s'il
n'était pas inconstitutionnel de laisser entrer dans l'Assemblée une
troupe armée qui pouvait influer sur ses décisions. Ils opinaient
pour qu'on levât la séance et qu'on s'occupât avant tout de la
sûreté du Roi; mais les jacobins s'y opposèrent, voulant jouir de
leur succès et recevoir les hommages de leurs soldats. Vergniaud
même n'eut pas honte de répondre que si le Roi se trouvait en
danger, on enverrait auprès de lui une députation, et que dès le
lendemain on rendrait un décret pour ne plus tolérer de pareilles
admissions.--Le bruit continuait, la députation s'ennuyait et
annonça qu'elle était au nombre de huit mille hommes. On voulait
faire désarmer les pétitionnaires, mais les jacobins s'y opposèrent.
Ils se plaignent qu'on les fait attendre, font dire qu'ils sont à la
porte, et un huissier trouve plus court de la leur ouvrir. Au même
instant, cette troupe de sans-culottes arrive à la barre, s'y
précipite en foule avec ses armes, et l'Assemblée lui permet de
défiler devant elle, après avoir entendu un discours contre le Roi,
dans lequel les pétitionnaires annonçent que le peuple est prêt à se
venger, et que si Capet ne change pas de conduite, il ne sera plus
rien.

Le discours fini, la marche s'ouvrit. Une musique militaire jouant
l'air _Ça ira_ précédait la députation, qui défila pendant deux
heures et demie. Il y avait parmi elle beaucoup de gardes nationaux
en uniforme avec leur fusil; les autres étaient armés de piques, de
crocs, de crochets, de massues, de fourches, de haches, de pieux et
de faux. De distance en distance, on prenait pour enseignes des
diverses compagnies, des bonnets de diverses couleurs au bout d'un
bâton, et même une culotte. Les applaudissements des jacobins et des
tribunes étaient continuels, pendant que les constitutionnels
tremblaient et que les plus lâches d'entre eux applaudissaient.
Péthion, qui avait déclaré le matin que tout ce qui se passait
n'était qu'une fête civique, et qui avait engagé la garde nationale
à se joindre à ces honnêtes citoyens, était allé à Versailles; et ce
fut inutilement que le département indigné l'envoya chercher, pour
lui demander compte de ce qui se passait.

Le récit qu'on en fit aux Tuileries y causa les plus vives alarmes.
Le Roi, la Reine et toute la famille royale se réunirent dans
l'appartement du Roi comme le plus sûr, attendant avec une grande
anxiété l'issue de cette fatale journée. La position du Roi était
des plus critiques; il n'avait pour toute garde que la garde
nationale, qui remplissait le château et refusait de le défendre.
Peu contents de rester neutres, ils proposaient même de chasser des
appartements du Roi les fidèles sujets de Sa Majesté qui étaient
venus servir de rempart à sa personne et défendre sa vie aux dépens
de la leur. Le Roi, pour ôter tout prétexte d'insurrection à la
garde nationale, prit le parti de les faire retirer; et elle, de son
côté, forçait de sortir des cours tout ce qui ne portait pas son
habit. Il était trois heures. La députation qui était à l'Assemblée
voulait traverser les Tuileries et insulter le Roi sous les fenêtres
mêmes de son appartement. L'ordre avait été donné de ne laisser
entrer personne dans le jardin, et il y avait à la porte de la
terrasse des Feuillants un poste de cinquante hommes, décidé à faire
observer cette consigne; mais un officier municipal, déclarant que
c'était une fête civique, ouvrit lui-même la porte et introduisit
cette foule dans le jardin. Les cris commencèrent alors de toute
part, et l'on n'entendit que: «A bas le veto! Vivent la nation et
les sans-culottes!»

La garde nationale, effrayée du double engagement de défendre le Roi
et de plaire à cette multitude, était dans un état de stupeur qui
faisait peu d'honneur à son courage. Elle voyait tranquillement
défiler cette troupe dans le même ordre qu'à l'Assemblée, insulter
le Roi par des cris abominables, les plus hardis d'entre eux
menaçant même d'en faire justice.

Après avoir passé et repassé dans les jardins, les chefs de la
horde, assurés de ne trouver aucune résistance dans la garde
nationale, dont les canonniers avaient fraternisé avec les siens, et
voyant qu'ils pouvaient tout entreprendre sans courir aucun danger,
s'acheminèrent vers le château. Ils font sortir leur troupe par la
porte des Tuileries donnant sur le pont Royal, passent par les
guichets sans éprouver aucun obstacle de la part de la garde
nationale, et vont rejoindre la partie de leur armée arrivant par la
rue Saint-Nicaise. La grande porte des Tuileries, qui était
entr'ouverte, fut refermée dès qu'on aperçut l'armée des piques.
Elle menaça de la forcer, et un des chefs, qui était un nègre,
fougueux patriote, fait charger le canon, et engage sa troupe à
jurer sur sa bannière qu'elle entrera dans le château. Tous le
jurèrent, et à l'instant les portes s'ouvrirent par l'ordre d'un
officier municipal. M. de Romainvilliers, chef de division, qui
commandait ce jour-là la garde nationale, homme faible et craignant
toujours de se compromettre, reste immobile, et la garde nationale,
qui ne reçoit aucun ordre de son chef, ne s'oppose à rien. Le brave
Acloque, commandant de bataillon, et qui n'abandonnait jamais le Roi
dans le danger, proposa à cette multitude effrénée de choisir
quarante des leurs pour porter au Roi leur pétition. Il ne fut point
écouté, et en cinq minutes la cour, les escaliers et les salles des
appartements sont remplis de vingt mille hommes, armés de la même
manière que ceux qui avaient traversé l'Assemblée, et qui, dans la
fureur dont ils sont animés, traînent leur canon sur l'escalier et
le font entrer dans la salle des cent-suisses, présentement celle
des gardes du corps.

Le Roi, la Reine et la famille royale étaient dans la petite chambre
à coucher de Sa Majesté, entourés de quelques serviteurs fidèles,
auxquels elle avait permis de rester auprès de sa personne. Le Roi,
voyant que les portes allaient être forcées, veut aller au-devant
des factieux, essayer de leur en imposer par sa présence. Il
s'élance en avant; un garde national s'approche, le conjure de ne
pas s'avancer davantage, et de lui permettre de rester auprès de
lui. Le Roi, touché du dévouement de ce brave homme, le prie de ne
pas se séparer de lui, mais d'être calme, et poursuit son chemin. Il
demande qu'on éloigne la Reine et ses enfants, voulant s'exposer
seul au danger. Cette princesse, quittant le Roi les yeux baignés de
larmes, adresse avec un ton plein d'âme et de confiance ces mots
touchants à ceux qui l'entouraient: «Français, mes amis, grenadiers,
sauvez le Roi!»

Ce prince, allant toujours en avant, donne l'ordre d'ouvrir la porte
de l'oeil-de-Boeuf qui le séparait encore des brigands. Ceux-ci
avaient déjà forcé la porte opposée à celle par laquelle le Roi
allait au-devant d'eux. Acloque était retourné auprès du Roi, qu'il
trouva entouré de M. le maréchal de Mouchy, de MM. d'Hervilly, de
Tourzel, mon fils, de Septeuil, d'Aubier, de Bourcet, de Joly,
canonnier, frère de l'actrice de ce nom, et de quelques autres
serviteurs de Sa Majesté, qui avaient trouvé moyen de pénétrer
auprès de sa personne.

Des flots de séditieux s'amoncelèrent auprès du Roi. Un scélérat,
armé d'une pique, l'oeil plein de rage, s'avance, faisant un
mouvement sinistre; Vanot, commandant du bataillon de Sainte-Opportune,
se précipite sur le monstre et détourne le fer; un grenadier du
même bataillon pare un coup d'épée dirigé de manière à indiquer
le même crime. Les grenadiers, indignés, veulent mettre le
sabre à la main; Acloque a la prudence de sentir le danger d'une
imprudente résistance: «Point d'armes! s'écrie-t-il, vous allez
faire assassiner le Roi.» Et il fait placer ce prince dans
l'embrasure d'une fenêtre, et il se range devant lui, ainsi que le
maréchal de Mouchy.

Madame Élisabeth, voyant le danger que courait le Roi, ne voulut
point l'abandonner, et se plaça dans l'embrasure de la fenêtre qui
précédait celle où était ce prince. Les ministres l'y suivirent. Ce
fut alors qu'elle fut prise pour la Reine. Voyant les factieux
s'avancer vers elle en criant: «L'Autrichienne, où est-elle? sa
tête, sa tête!» avec le calme de la vertu, qui ne l'abandonna
jamais, elle dit à ceux qui l'entouraient ces paroles sublimes: «Ne
les détrompez pas; s'ils pouvaient me prendre pour la Reine, on
aurait le temps de la sauver.» Un furieux présenta une pique à sa
gorge: «Vous ne voudriez pas me faire du mal, lui dit-elle avec
douceur; écartez votre arme.»

Les cris, les hurlements se font entendre de tout côté. Chaque
étendard porte des menaces qu'on étale aux yeux du Roi. Il lit d'un
côté: «_Tremblez, tyrans, le peuple est armé_»; de l'autre: «_Union
des faubourgs Saint-Antoine et Saint-Marceau, voici les
sans-culottes._» On lui adresse la parole, mais c'est pour
l'insulter. On lui présente un bonnet rouge au haut d'une pique; un
grenadier le lui pose sur la tête; on y ajoute des rubans aux trois
couleurs, il les accepte. La foule se presse et demande à le voir;
ce prince monte sur la fenêtre avec ce calme et ce courage qui ne
l'abandonnèrent jamais dans le danger. Étouffé par la chaleur et
mourant de soif, il témoigne le désir de boire un verre d'eau; un
grenadier lui présente une bouteille; il boit sans hésiter, et sans
avoir cru faire un acte de courage. Un autre l'engage à ne rien
craindre, l'assurant qu'il lui fera un rempart de son corps: «Un
homme qui n'a rien à se reprocher ne connaît, répond le Roi, ni la
peur ni la crainte.» Et prenant la main de cet homme, il la pose sur
son coeur, lui disant: «_Voyez s'il bat plus vite._»

M. de la Jarre, ministre de la guerre, témoin du danger que courait
le Roi, descendit dans la cour par un escalier détourné en
s'écriant: «A moi vingt grenadiers, pour faire à Sa Majesté un
rempart de nos corps.» Il les conduit par l'escalier du Roi; il
était obstrué. On n'entendait de toutes parts que le bruit des armes
et les propos les plus outrageants contre la personne de Sa Majesté.
Il les fait entrer par un autre côté, dans la pièce où était ce
prince, par une porte figurant une croisée. Ils augmentent le nombre
de ses défenseurs, en faisant haie depuis la première fenêtre, où
était Madame Élisabeth, jusqu'à celle où était le Roi, entouré des
personnes dont nous avons déjà parlé. La multitude ne cessait de
défiler devant Sa Majesté, et semblait sortir des pavés, tant le
nombre en était considérable. Ils affectèrent de faire passer devant
elle un jeune homme avec un coeur de veau ensanglanté, portant pour
devise: «_Coeur des aristocrates._» Un homme, en regardant la
cocarde qui était au chapeau du Roi, en présenta une à Madame
Élisabeth, qui la mit sur-le-champ à son bonnet.

La Reine était heureusement un peu éloignée du Roi au moment où ce
prince se détermina à se présenter à cette multitude; mais elle
voulait absolument retourner près de lui et partager ses dangers. On
eut bien de la peine à lui persuader que, dans une situation aussi
critique, sa place était auprès de ses enfants, et qu'elle devait
d'ailleurs se conformer à la volonté du Roi, qui avait senti que les
périls qu'il lui verrait courir affaibliraient le courage dont il
avait besoin. Il fallut l'entraîner presque de force chez Mgr le
Dauphin, dont on avait fermé toutes les portes avec des crochets et
des verrous. M. Hue, craignant que son appartement ne parvînt à être
forcé, emporta, par un mouvement de zèle, le jeune prince dans
l'appartement de Madame, l'y croyant plus en sûreté, de manière que
j'avais peine à le suivre. Quand la Reine entra dans la chambre de
Mgr le Dauphin, elle ne le trouva plus, et ce fut un moment cruel
pour elle; mais ce ne fut que l'affaire d'un instant. L'appartement
de Madame se trouvant encore plus exposé que celui du jeune prince,
on le ramena chez lui. La Reine le serra entre ses bras. Étouffée de
sanglots, elle fut un quart d'heure sans savoir le sort du Roi,
demandant toujours qu'on la laissât le retrouver. Au bout de ce
temps, Madame Élisabeth trouva moyen de lui faire savoir qu'il ne
lui était rien arrivé, qu'il montrait le plus grand courage, et que
sa présence serait nuisible dans la position où il se trouvait. La
première salle de l'appartement de Mgr le Dauphin ayant été forcée
et se remplissant de la foule qui inondait le château, la Reine, ses
enfants et ceux qui les entouraient rentrèrent dans la chambre à
coucher du Roi, dont les portes étaient fermées du côté du cabinet
du conseil.

MM. d'Assonville et Dorival, juges de paix, ne pouvant, à eux seuls,
réprimer de pareils excès, coururent avertir l'Assemblée des dangers
auxquels le Roi était exposé. Elle s'occupait si peu du récit qui
lui en avait déjà été fait, qu'elle avait levé la séance, et que M.
Fressinel, député, ne put rassembler qu'une douzaine de ses
collègues, avec lesquels il se porta au château. Ils se firent jour
à travers cette multitude, et vinrent grossir le nombre des
défenseurs de Sa Majesté.

La séance fut rouverte à cinq heures, et l'Assemblée se détermina à
envoyer vingt-quatre députés pour lui rendre compte de ce qui se
passait au château, et ordonna qu'ils seraient relayés de demi-heure
en demi-heure.

En arrivant, ils voulurent haranguer le peuple, ainsi qu'un officier
municipal, mais ils ne furent point écoutés. Le peuple souverain ne
reconnaissait que ses chefs. Vergniaud, Bigot, Hérault et le
fougueux Isnard ne furent pas plus heureux. Ils invoquent
inutilement la Constitution qu'on déshonore; ils sont rejetés, et
sont témoins des outrages et des vociférations prodigués à Sa
Majesté.

Le Roi, à qui l'on continuait de demander l'observation de la
Constitution pour le bonheur du peuple, assura qu'elle avait
toujours été le premier objet de ses soins; qu'il avait observé
fidèlement la Constitution, et qu'il la maintiendrait de tout son
pouvoir. Des cris de: «_Vive le Roi!_» se firent entendre, mais ils
furent étouffés par ceux-ci: «_Point de: Vive le Roi! mais: Vive la
nation!_» D'autres ajoutèrent: «Il nous donne des promesses; il y a
longtemps qu'il nous abuse; nous voulons la sanction du décret sur
les prêtres, sur le camp de vingt mille hommes, le renvoi des
ministres actuels et le rappel de MM. Servan et Roland.» Un jeune
homme, entre autres, adressant la parole à Sa Majesté, lui fit,
pendant plus de trois quarts d'heure, les demandes les plus
absurdes. «Ce n'est ni le moment de faire de pareilles demandes, ni
celui de les obtenir, répond tranquillement le Roi; adressez-vous
aux magistrats, organes de la loi, ils vous répondront.» Les députés
tentèrent encore de se faire entendre, mais inutilement. Santerre,
l'ami et le chef de ces forcenés, a plus de pouvoir qu'eux: «Je
réponds, dit-il, de la famille royale; qu'on me laisse faire.» Un
moment de silence est interrompu par les cris de: «_Vive Péthion!
vive le bon Péthion!_» Il était six heures du soir, et le Roi était
depuis trois heures au milieu de ces forcenés. Le _bon_ Péthion
s'approche du Roi et n'a pas honte de lui adresser les paroles
suivantes: «_Le peuple s'est présenté avec dignité; le peuple
sortira de même, que Votre Majesté soit tranquille._» Santerre fit
approcher les pétitionnaires; ils parlèrent tous à la fois, et rien
ne fut entendu.

Péthion quitta le château pour aller rendre compte à l'Assemblée de
ce qui s'y passait. Il y arriva avec une figure bouleversée et qui
portait l'empreinte de la scélératesse. Il y fit l'éloge du bon
peuple, justifia la municipalité et assura qu'il avait fait son
devoir dans cette journée, où tout s'était passé dans le meilleur
ordre. La personne du Roi, dit-il, a été respectée; le rassemblement
n'avait pour but que de présenter au Roi une pétition, et la force
publique n'aurait pu empêcher une pareille multitude de commettre
des délits, si elle en avait eu le projet. Il finit son discours par
inviter les membres de l'Assemblée qui auraient connaissance d'un
complot de le dévoiler aux magistrats du peuple, qui feraient leur
devoir.

Un député, nommé Boulanger, s'offrit à en donner la preuve. Il ne
fut point écouté, et Péthion, assuré du silence qui serait imposé à
ceux qui voudraient en donner connaissance, sortit de l'Assemblée au
milieu des cris et des applaudissements des tribunes, qui
étouffèrent les huées dont quelques membres de l'Assemblée
accueillirent ce _magistrat du peuple_, qui justifiait avec autant
de lâcheté que d'impudence la violation des devoirs que lui imposait
la dignité dont il était revêtu.

La Reine était toujours dans la chambre du Roi, lorsqu'un valet de
chambre de Mgr le Dauphin accourut tout hors de lui avertir cette
princesse que la salle était prise, la garde désarmée, les portes de
l'appartement forcées, cassées et enfoncées, et qu'on le suivait. On
se décida à faire entrer la Reine dans la salle du conseil, par
laquelle Santerre faisait défiler sa troupe pour lui faire quitter
le château. Elle se présenta à ces factieux au milieu de ses
enfants, avec ce courage et cette grandeur d'âme qu'elle avait
montres les 5 et 6 octobre, et qu'elle opposa toujours à leurs
injures et à leurs violences.

Sa Majesté s'assit, ayant une table devant Elle, Mgr le Dauphin à sa
droite et Madame à sa gauche, entourée du bataillon des
Filles-Saint-Thomas, qui ne cessa d'opposer un mur inébranlable au
peuple rugissant, qui l'invectivait continuellement. Plusieurs
députés s'étaient aussi réunis auprès d'Elle. Santerre fait écarter
les grenadiers qui masquaient la Reine, pour lui adresser ces
paroles: «On vous égare, on vous trompe, Madame, le peuple vous aime
mieux que vous ne le pensez, ainsi que le Roi; ne craignez
rien.»--«Je ne suis ni égarée ni trompée, répondit la Reine, avec
cette dignité qu'on admirait si souvent dans sa personne, et je sais
(montrant les grenadiers qui l'entouraient) que je n'ai rien à
craindre au milieu de la garde nationale.»

Santerre continua de faire défiler sa horde en lui montrant la
Reine. Une femme lui présente un bonnet de laine; Sa Majesté
l'accepte, mais sans en couvrir son auguste front. On le met sur la
tête de Mgr le Dauphin, et Santerre, voyant qu'il l'étouffait, le
lui fait ôter et porter à la main.

Des femmes armées adressent la parole à la Reine et lui présentent
les sans-culottes; d'autres la menacent, sans que son visage perde
un moment de son calme et de sa dignité. Les cris de: «Vivent la
nation, les sans-culottes, la liberté! à bas le veto!» continuent.
Cette horde s'écoule enfin par les instances amicales et parfois
assez brusques de Santerre, et le défilé ne finit qu'à huit heures
du soir.

Madame Élisabeth, après avoir quitté le Roi, vint rejoindre la
Reine, et lui donner de ses nouvelles. Ce prince revint peu après
dans sa chambre, et la Reine, qui en fut avertie, y entra
immédiatement avec ses enfants. Excédé de fatigue, il s'était jeté
sur un fauteuil, et remerciait de la manière la plus affectueuse
ceux qui l'entouraient, de l'attachement qu'ils lui avaient
témoigné. La Reine, en pleurs, se jeta à ses pieds avec ses enfants;
il les tint tous quelque temps embrassés, et cette scène touchante
attendrit ceux qui étaient témoins du bonheur qu'ils éprouvaient en
se retrouvant sains et saufs. Le Roi et la Reine embrassèrent Madame
Élisabeth, en lui témoignant la plus tendre sensibilité de tout ce
qu'elle avait fait pour eux dans cette horrible journée.

Le Roi, environné d'une députation de l'Assemblée et de ceux qui ne
l'avaient pas quitté, les faisait connaître à la Reine, et parlait à
chacun avec cette bonté qui le caractérisait. L'Assemblée avait
envoyé successivement trois députations, dont la dernière ne sortit
du château qu'à dix heures. Péthion, qui l'avait quitté bien
auparavant, dit au peuple avant de s'en séparer: «Mes frères et mes
amis, vous venez de prouver que vous êtes un peuple libre et sage;
retirez-vous, et moi-même vais vous en donner l'exemple.»

Le Roi ne fut jamais plus grand que dans cette journée; son visage
n'éprouva pas un instant d'émotion; toujours calme, intrépide et
supérieur aux efforts qu'on faisait pour lui faire dégrader sa
couronne. Son courage héroïque au milieu de tant de scélérats, sa
présence d'esprit, sa patience à supporter les injures dont on
l'accablait, la sérénité de son âme, la constance de ses refus et
cette ferme résignation, sauvèrent, _pour ce jour-là_, la France du
crime que nous ne cessons de déplorer.

Il est douloureux de penser qu'avec tant de courage personnel, ce
prince n'ait pas déployé la même fermeté dans les diverses époques
de la Révolution; mais son amour pour son peuple lui faisant
envisager la guerre civile comme le plus grand fléau qu'il put
éprouver; la crainte de l'attirer sur la France lui fit manquer plus
d'une occasion favorable de sortir de la cruelle situation où
l'avait réduit son excessive bonté.

Avant le départ des députés, la Reine leur fit voir elle-même les
dégâts qui avaient été commis dans l'appartement de Mgr le Dauphin.
Trois portes en avaient été brisées; les serrures et les crochets en
avaient été emportés, les panneaux enfoncés; les mêmes dégâts
existaient chez Madame, où l'on avait pénétré par l'appartement de
Mgr le Dauphin. Celui du Roi n'avait pas été plus ménagé; les
brigands s'étaient répandus pur tout le château, montant sur les
combles et sur les toits, laissant partout les marques de leur
fureur. L'appartement de la Reine était le seul où ils n'eussent pas
pénétré. Les députés ne pouvant que rendre compte à l'Assemblée de
tous ces désordres et non les constater par écrit, on fit venir le
juge de paix pour en dresser procès-verbal, et le lendemain, 22
juin, les officiers de paix confrontèrent les dégâts avec le
procès-verbal.

Des officiers municipaux vinrent examiner le travail; l'un d'eux, et
M. le maire lui-même, furent injuriés par la garde nationale dans la
cour du château. Elle sentait la honte qui rejaillirait sur elle.
Inquiète de la manière dont elle serait jugée par les départements,
elle témoigna vivement son ressentiment à ceux qu'elle accusait
d'être les auteurs de cette horrible journée, promettant bien de
s'opposer dorénavant à de nouvelles entreprises des factieux. Mais
on avait eu soin de désorganiser tellement la garde nationale, qu'à
l'exception de quelques bataillons cités pour leur fidélité, on ne
pouvait guère compter sur elle.

Le Roi écrivit à l'Assemblée sur les événements de la veille, et
donna une proclamation parfaite à tous égards. Elle porte tellement
le caractère de sa bonté et de sa générosité à oublier les injures
qui lui étaient personnelles, et dont il ne s'occupe qu'en qualité
de représentant héréditaire de la nation, que je ne puis me défendre
de la citer.


PROCLAMATION DU ROI

SUR LES ÉVÉNEMENTS DES 20 ET 21 JUIN AN IV DE LA LIBERTÉ.

«Les Français n'auront pas appris sans douleur qu'une multitude,
égarée par quelques factieux, est venue armée dans l'habitation du
Roi, traînant un canon jusque dans la salle de ses gardes; qu'elle a
enfoncé les portes à coups de hache, et qu'abusant odieusement du
nom de la nation, elle a tenté d'obtenir par la violence la sanction
de deux décrets refusée constitutionnellement par le Roi.

«Il n'a opposé aux menaces et aux insultes que sa conscience et son
amour pour le bien public, et il ignore quel sera le terme où les
factieux voudront s'arrêter; mais il a besoin de dire à la nation
française que la violence, à quelques excès qu'on veuille la porter,
ne lui arrachera jamais de consentement à tout ce qu'il croira
contraire au bien public, pour lequel il exposera sans regret sa
tranquillité et sa sûreté. Il sacrifierait même sans peine la
jouissance des droits qui appartiennent à tous les hommes, et que la
loi devrait faire respecter chez lui comme chez tous les citoyens,
si, comme représentant héréditaire de la nation, il n'avait des
devoirs à remplir, et que, s'il peut faire le sacrifice de son
repos, il ne fera pas celui de ses devoirs.

«Si ceux qui veulent renverser la monarchie ont besoin d'un crime de
plus, ils peuvent le commettre dans l'état de crise où elle se
trouve; mais le Roi donnera toujours, jusqu'au dernier moment, à
toutes les autorités constituées, l'exemple du courage et de la
fermeté qui peut seul sauver l'empire, et ordonne en conséquence à
toutes les municipalités et à tous les corps administratifs de
veiller à la sûreté des personnes et des propriétés.

    «A Paris, ce 22 juin 1792, l'an IV de la liberté.»

    _Signé:_ «LOUIS.» Et plus bas: «TERRIER.»


L'Assemblée avait déjà fait, avant la lettre du Roi, un décret
contre les rassemblements armés, lequel avait été sanctionné sans
retard; et sur le bruit qu'il s'en formait un nouveau autour du
château, elle avait envoyé une députation demander à Sa Majesté si
elle avait quelque crainte de voir troubler sa tranquillité, car
alors elle se rendrait sur-le-champ auprès de sa personne. Le Roi
reçut la députation au milieu de sa famille et répondit: «On
m'apprend à l'instant que Paris est calme; s'il cessait de l'être,
je ferais prévenir l'Assemblée. Dites-lui, messieurs, combien je
suis sensible à l'intérêt qu'elle me témoigne, et assurez-la que, au
moindre danger qu'elle pourrait courir, je me rendrai auprès
d'elle.»

Cette démarche n'empêcha pas Couthon et les autres factieux de
proposer à l'Assemblée de se passer du veto royal dans les décrets
de circonstance, et de joindre à cette proposition leurs invectives
ordinaires contre la conduite et la personne de Sa Majesté. Si l'on
eût accédé à cette motion, l'Assemblée redevenait sur-le-champ
constituante; elle ne crut pas prudent de hasarder encore une
pareille démarche; au contraire, conformément à la dénonciation de
M. Terrier de Monciel, elle s'occupa de placards séditieux qui
s'affichaient dans Paris; elle fit un décret pour enjoindre aux
autorités constituées de maintenir l'ordre et la tranquillité, de
garantir la sûreté des personnes et des propriétés, et ordonna au
ministre de l'intérieur de lui rendre chaque jour un compte exact de
ce qui se passait dans Paris.

Péthion, ayant appris que l'on avait cru le château menacé, y arriva
sur les sept heures du soir. Ce fut alors que la garde nationale lui
fit de sanglants reproches, en lui témoignant le plus profond
mépris. Il monta chez le Roi et se fit annoncer comme maire de
Paris. Le Roi le reçut au milieu de sa famille, entouré de sa suite
et de la leur: «Sire, dit Péthion, nous avons été prévenus que vous
aviez été averti d'un rassemblement qui se portait sur votre
demeure; nous venons vous informer que ce rassemblement n'est
composé que de citoyens sans armes qui viennent planter un mai. Je
sais, Sire, qu'on a calomnié la municipalité, dont la conduite sera
connue de Votre Majesté.»--«Elle doit l'être de la France, répondit
le Roi; _je n'accuse personne, j'ai tout vu_.»--Péthion: «Sans les
mesures de précaution prises par la municipalité, il serait
peut-être arrivé des événements beaucoup plus fâcheux, non pas
contre votre personne (et fixant la Reine qui était à côté du Roi):
vous devez savoir, Sire, que votre personne sera toujours
respectée.»--Le Roi, le regardant avec le visage de l'indignation:
«_Est-ce me respecter que d'entrer chez moi en armes et de briser
mes portes? Ce qui s'est passé, monsieur, est un sujet de scandale
pour tout le monde; vous répondez de la tranquillité de
Paris._»--«Je connais l'étendue de mes devoirs, et je les
remplirai», reprend Péthion en regardant encore la Reine avec
insolence.--«_C'en est trop_, lui dit le Roi d'un ton menaçant,
_taisez-vous et retirez-vous_.» Péthion se retira, la colère peinte
sur le visage, et se promettant bien de tirer vengeance de l'affront
qu'il avait reçu.

La plus grande partie des Parisiens étaient dans la stupeur des
événements dont ils venaient d'être témoins; mais, glacés de
terreur, ils se contentaient de s'affliger dans l'intérieur de leurs
maisons, où ils se renfermaient à l'apparence du moindre danger. Un
jeune notable, nommé Cayer, à la tête d'un nombre de personnes assez
considérable, eut cependant le courage de dénoncer à la commune le
maire, le procureur de la commune et les autorités qui avaient
manqué à leurs devoirs dans la journée du 20 juin, et de demander la
punition d'attentats dont gémirait toute la France: «Oui, dit-il, je
dénonce un commandant de bataillon qui a violé la loi, en osant se
permettre de traverser les rues et les places de la capitale à la
tête de vingt mille hommes armés; les gardes nationaux mêlés parmi
eux, en traînant des canons qui leur avaient été donnés pour un tout
autre usage; les brigands qui se sont permis de tourner leurs armes
contre leur roi et de prononcer devant lui et la famille royale les
provocations les plus meurtrières; les citoyens de tout âge et de
tout sexe marchant à leur suite et se permettant également les
injures les plus graves contre le Roi et la famille royale pendant
plusieurs heures; le procureur de la commune, comme ayant négligé de
requérir les moyens de dissiper l'attroupement; et vous, maire de
Paris, qui, au mépris des lois, n'avez fait aucun usage des moyens
que vous donnaient votre place et la loi, pour détourner un danger
dont vous aviez été averti et assurer la liberté du Roi et de
l'Assemblée en maintenant la tranquillité publique.» Il dénonça
également la conduite lâche et perfide des officiers municipaux et
celle du commandant général, à qui toutes les lois civiles et
militaires ordonnaient de repousser par la force l'attaque d'un
poste qui lui était confié. Il termina en demandant que le conseil
général de la commune condamnât la conduite du maire, du procureur
général de la commune et des administrateurs de police depuis
l'arrêté du 16 juin; qu'elle improuvât cet arrêté et le dénonçât au
directoire du département; qu'il rendît responsables de la journée
du 20 juin les personnes dénommées ci-dessus, et que l'arrêté qu'on
lui demandait fût affiché, imprimé et envoyé aux quarante-huit
sections, aux quatre-vingt-trois départements, au directoire de
celui de Paris, à l'Assemblée et au ministre de l'intérieur.

Un grand nombre de départements envoyèrent des adresses pour
témoigner leur indignation sur la violation de la Constitution dans
cette effroyable journée. Celle du département de la Somme, plus
énergique que les autres, fut envoyée au comité des douze. Toutes
les pétitions factieuses étaient, au contraire, accueillies par
l'Assemblée, qui accordait les honneurs de la séance à ceux qui les
présentaient. Mais comme les adresses qui témoignaient leur
mécontentement étaient plus nombreuses que les autres, l'Assemblée,
craignant l'effet qu'elles pourraient produire, n'en voulut plus
recevoir et les renvoya toutes au comité des douze.

Dupont de Nemours et Guillaume, ex-constituants, eurent le courage
de présenter une pétition signée de vingt mille personnes, réclamant
la punition des attentats commis le 20 juin. Cette pétition fut,
sous le régime de la Terreur, un sujet de persécution pour ceux qui
furent accusés ou même soupçonnés de l'avoir signée.

Le veto du Roi sur la déportation des prêtres n'empêcha pas
plusieurs départements de le mettre à exécution et de se permettre
l'emprisonnement des ecclésiastiques insermentés, quoiqu'il n'y eût
aucun jugement porté contre eux. Les crimes les plus atroces étaient
assurés de l'impunité quand ils s'exerçaient contre des individus
religieux ou soupçonnés d'attachement au Roi et à la famille royale;
ils trouvaient toujours des défenseurs dans l'Assemblée. L'accueil
qu'elle fit à la députation du faubourg Saint-Antoine, qui vint y
justifier les attentats du 20 juin, en fut la preuve.

Vingt députés de ce faubourg lui présentèrent une pétition pour se
justifier des calomnies qu'on se permettait sur leur conduite. Ils
n'avaient pris les armes, disaient-ils, que pour montrer au Roi des
millions de bras disposés à défendre une Assemblée qu'on ne
calomniait que pour avoir l'occasion de la dissoudre. Elle n'eut pas
honte d'accueillir une pareille pétition.



CHAPITRE XXII

ANNÉE 1792

  Voyage de M. de la Fayette pour se plaindre de la violation de la
    Constitution; son peu de succès.--Continuation des menées pour
    opérer la destruction de la monarchie.--Arrêté du conseil
    général pour suspendre de leurs fonctions Péthion et Manuel, et
    leur renvoi aux tribunaux; sa dénonciation contre Santerre et
    les officiers militaires et municipaux qui avaient participé à
    la journée du 20 juin.--Démarche de l'Assemblée vis-à-vis du
    Roi pour annoncer son retour à des sentiments de paix et de
    concorde.--Réhabilitation de Péthion, qu'elle se fait demander
    par le peuple, qu'elle anime de plus en plus contre le Roi et
    sa famille.--Elle proclame la patrie en danger.--Changement de
    ministre.--Démarche des constitutionnels pour sauver le Roi,
    l'engageant à se remettre entre leurs mains; ce prince s'y
    refuse.--L'Assemblée ne dissimule plus ses projets et se permet
    les insultes les plus violentes contre le Roi et sa
    famille.--Renvoi des troupes de ligne dont on redoutait
    l'attachement pour la personne de Sa Majesté.--Arrivée des
    Marseillais.--Manifeste du duc de Brunswick.--L'Assemblée se
    sert de cette occasion pour exaspérer les esprit.--Péthion
    dénonce le Roi à la barre et provoque par sa conduite la
    journée du 10 août.


Le peu de personnes attachées au Roi qui étaient restées à Paris,
loin d'être effrayées de la journée du 20 juin et des événements qui
se préparaient, n'en étaient que plus assidues auprès de sa
personne, décidées à lui servir de rempart contre les entreprises
des factieux et à donner leur vie pour la conservation de la sienne.
On distinguait parmi elles M. de Malesherbes, qui, profondément
affligé de la position du Roi, disait avec cette franchise qui l'a
toujours caractérisé: «Trompé moi-même par de fausses apparences,
j'ai pu donner au Roi mon maître des impressions que la bonté de son
coeur lui a fait saisir avec empressement. J'en ai malheureusement
reconnu trop tard les inconvénients, et plus que personne je dois
risquer ma vie pour sa défense.» Aussi le voyait-on toujours au
château, à l'apparence du moindre danger, l'épée au côté, quoiqu'il
n'en eût jamais porté, faisant ainsi, dès ce moment, l'apprentissage
de ce courage si simple et si touchant avec lequel il se dévoua à la
défense de notre auguste souverain[3].

  [3] Je tient de Boze, peintre du Roi, l'anecdote suivante: Le peu
  de succès des efforts de M. de Malesherbes pour sauver la vie du
  Roi avait rendu la sienne amère. Lorsqu'il entra à la
  Conciergerie, Boze, qui y était depuis quelque temps, lui
  témoigna sa douleur de le voir arriver dans ce triste séjour, et
  en même temps son espoir de lui voir rendre la justice qu'il
  méritait. Malesherbes, pour toute réponse: «Je ne puis,
  répondit-il, regretter la vie lorsque je n'ai pas eu le bonheur
  de sauver celle du Roi mon maître.» Ce même Boze resta neuf mois
  à la Conciergerie et ne dut la vie qu'au sacrifice de toute sa
  fortune, que sa femme employa journellement à payer sa
  conservation jusqu'au 9 thermidor.

M. de la Fayette, voyant avec douleur la violation d'une
Constitution à laquelle il avait tant contribué, se détermina à
venir en personne représenter à l'Assemblée l'indignation
qu'excitait dans l'armée et dans le coeur de tous les honnêtes gens
la journée scandaleuse du 20 juin. Il lui déclara qu'il avait reçu à
ce sujet des adresses des différents corps d'armée, qu'il avait
arrêtées par respect pour la Constitution, préférant se présenter
seul pour exprimer un sentiment commun.

Il lui fit sentir qu'il était plus que temps d'arrêter les atteintes
portées journellement à la Constitution, d'assurer la liberté de
l'Assemblée, celle du Roi; de respecter son indépendance et sa
dignité, et de détromper les mauvais citoyens qui n'attendaient que
de l'étranger le rétablissement de la tranquillité publique, qui
deviendrait pour des hommes libres un honteux et dangereux
esclavage. Il supplia l'Assemblée de faire punir comme criminels de
lèse-nation les auteurs de la journée du 20 juin, et de détruire une
secte qui envahissait la royauté, tyrannisait les citoyens, et dont
les débuts ne laissaient aucun doute sur l'atrocité des projets de
ceux qui la dirigeaient. Il lui représenta, en finissant son
discours, qu'il était de son devoir de soutenir la Constitution,
quand tant de braves gens mouraient pour la défendre, et il l'assura
qu'il s'était concerté avec le maréchal Luckner pour que son armée
ne pût souffrir de son absence.

Guadet s'opposa à ce que l'on accordât à M. de la Fayette les
honneurs de la séance, et lui reprocha de calomnier la nation et
d'être lui-même violateur de la Constitution par son arrivée à
Paris. Il demanda que le ministre de la guerre fût mandé séance
tenante, pour savoir s'il avait accordé un congé à M. de la Fayette;
que le comité fût chargé d'examiner si un général en fonction
pouvait présenter des pétitions, et qu'il en fît un rapport dès le
lendemain. Ramond et plusieurs autres députés défendirent M. de la
Fayette, et l'Assemblée passa à l'ordre du jour.

M. de la Fayette s'était présenté au Roi comme défenseur de
l'autorité royale, n'ayant d'autre but que de chasser les jacobins
et d'employer, pour y parvenir, l'ascendant qu'il croyait avoir
conservé sur la garde nationale. On demanda à tout ce qui était
attaché au Roi d'avoir pour lui beaucoup d'égards; et comme son
expédition devait avoir lieu le soir même, on avait établi une
grande surveillance dans le château et engagé tous ceux qui
l'habitaient à n'en pas sortir ou à être rentrés à huit heures du
soir. M. de la Fayette fit la triste expérience du peu de crédit
qu'il avait conservé; il ne put réunir qu'une douzaine de gardes
nationaux et vit évanouir en quelques heures les espérances qu'il
avait fait concevoir sur le succès de sa démarche.

En repartant pour l'armée, il écrivit encore à l'Assemblée pour lui
rappeler de nouveau le danger de ne pas s'opposer à un pouvoir qui,
s'élevant au-dessus des pouvoirs constitués, finirait par les
dominer; qu'on pouvait à juste titre lui reprocher les désastres
actuels, occasionnés par l'insubordination qu'il ne cessait
d'exciter parmi les soldats contre leurs chefs. Sa lettre n'eut pas
plus de succès que son voyage, et il acquit plus d'une fois la
preuve que le mal qui s'opère si facilement ne se répare que
difficilement, et qu'il est des fautes que des circonstances
imprévues rendent irréparables.

Les déclarations des députés connus par leur violence se
renouvelaient à chaque séance. Ils accusaient le Roi de trahison et
faisaient retomber sur sa personne tout le mal qui s'opérait par
leurs ordres et par leur défaut de prévoyance. Ils poussèrent
l'audace jusqu'à demander sa déchéance. Vergniaud le prétendait
responsable des fautes qui se commettaient aux armées, lui
reprochait de redouter leur triomphe, de se cacher sous le manteau
de l'inviolabilité pour détruire la liberté et de refuser sa
sanction aux décrets de l'Assemblée, quelque utiles et nécessaires
qu'ils pussent être. La Chambre mit en question le rappel de M. de
Luckner, ne pouvant lui pardonner son adhésion aux sentiments de M.
de la Fayette. Tout ce que l'on voyait annonçait une crise où il
était facile de prévoir le danger que couraient le Roi, la famille
royale et même la monarchie.

On accorda les honneurs de la séance à des citoyens de Paris qui
vinrent dénoncer M. de la Fayette, ainsi qu'à ceux qui demandaient
le licenciement de l'état-major de la garde nationale et la
suppression du veto royal.

M. Pastoret, chargé par le comité des douze du rapport sur la
tranquillité du royaume, craignant de s'attirer la haine des
jacobins et redoutant leur fureur, prononça un discours assez
insignifiant et dans lequel il se crut obligé de blâmer l'inertie du
pouvoir exécutif, d'inculper les prêtres insermentés et d'emprunter,
en parlant de l'éducation publique, de grands mots tels que ceux-ci:
«_La police de la nature et de la santé morale du peuple_», discours
qu'on appela assez plaisamment une dose d'opium pour les agonisants.

Les séances devenaient de plus en plus orageuses. Jean de Brie
proposa de déclarer la patrie en danger, de mettre en permanence
tous les corps administratifs et toutes les économies du royaume, de
faire porter les armes de chacun au directoire de son département,
lequel en ferait la distribution au chef-lieu, et d'ordonner à tous
les citoyens choisis pour combattre l'ennemi de se tenir prêts à
partir au premier ordre.

De Launay d'Angers voulait qu'on se préservât d'un respect servile
pour un pouvoir exécutif qui pouvait employer son or et ses moyens
au détriment de la nation, proposant, en outre, de ne plus consulter
l'acte constitutionnel et de regarder le salut public comme la
suprême loi. Il tonna contre M. de la Fayette, qu'il s'étonnait de
ne pas voir dans les prisons d'Orléans. Il demanda qu'il fût gravé
sur le sanctuaire des lois que les représentants du peuple ne
reconnaîtraient que la loi impérieuse et suprême du salut de l'État
contre les conspirateurs et les perturbateurs du repos public.

L'union du roi de Prusse aux autres puissances et l'approche des
armées étrangères augmentèrent la rage des factieux. Rouger,
Couthon, etc., réclamaient à grands cris le licenciement de
l'état-major de la garde nationale. L'opposition des députés du côté
droit ne fut point écoutée, et tous les états-majors de toutes les
villes de cinquante mille âmes furent supprimés par un même décret.

Vergniaud accusa le Roi de tout ce qui se passait à Coblentz, fit
voir le génie des Médicis, du cardinal de Lorraine, des La Chaise et
Le Tellier planant sur les Tuileries et faisant craindre le
renouvellement de la Saint-Barthélemy et des dragonnades. Il termina
en proposant de déclarer la patrie en danger, de rendre les
ministres responsables de l'entrée des troupes étrangères en France
et des troubles qui existaient dans le royaume, de faire une adresse
aux Français pour les engager à la défense de la patrie, et de
charger le comité de faire un prompt rapport sur la conduite de M.
de la Fayette. Jean de Brie demanda, en outre, que la déclaration de
la patrie en danger se fît avec l'appareil le plus lugubre et le
plus propre à exciter les Français à voler au secours de la patrie.


On faisait venir de tout côté des adresses jacobines, demandant que
l'Assemblée suspendit le veto et prit promptement les grandes
mesures de salut public qui lui avaient été proposées. On
supprimait, au contraire, toutes celles qui étaient contraires à ses
vues, et il n'y avait pas de moyens qu'on n'employât pour soulever
le peuple et le porter à la révolte.

Torné, évêque constitutionnel, fit un discours dans le genre de
Vergniaud. Il tourna en ridicule la demande de M. de la Fayette,
qu'il proposa d'appeler la Fayette Jacobin, de même que Scipion
s'appelait l'Africain; et il demanda qu'on établît une dictature en
proclamant le danger de la patrie.

L'Assemblée ayant déclaré qu'elle irait en corps à la fédération du
14 juillet, le Roi ne crut pas devoir se dispenser d'y assister. Il
lui écrivit qu'il se joindrait à elle, ce jour-là, pour renouveler
le serment qui s'y prêtait et recevoir celui des habitants des
provinces qui étaient à Paris, de même que celui des fédérés passant
par cette ville pour se rendre à l'armée. L'Assemblée ne daigna pas
faire de réponse à cette lettre, et l'envoya au comité des douze
pour en faire un rapport.

Le directoire, après les informations prises sur la journée du 20
juin, se détermina à donner un arrêté pour suspendre de leurs
fonctions Péthion et Manuel, qu'il renvoya devant les tribunaux pour
y être jugés sur la conduite qu'ils avaient tenue, ordonnant au
procureur-syndic de dénoncer Santerre, le lieutenant des canonniers
du Val-de-Grâce et les officiers municipaux accusés d'avoir fait
marcher diverses parties de la force publique sans réquisition
légale, d'avoir admis, ce jour-là, des étrangers dans la garde
nationale, changé ou levé à leur gré les postes des Tuileries et
dirigé l'attroupement contre le domicile du Roi.

Cet arrêté fut lu au conseil général de la commune, assemblé
extraordinairement ce jour-là, et M. Borie fut chargé de remplir
provisoirement les fonctions de maire jusqu'à la décision du sort de
Péthion. Il fut, de plus, ordonné de faire part de ces dispositions
au Corps législatif, pour le prier de prononcer sans délai sur la
suspension portée par le présent arrêté.

Aussitôt que Péthion en eut entendu la lecture, il se retira, et
Danton s'écria: «Que tous les bons citoyens et les bons officiers
municipaux suivent le maire à l'Assemblée nationale.» Quelques
membres le suivirent, mais le plus grand nombre resta au conseil et
continua la délibération. Les amis de Péthion excitèrent le peuple
contre cet arrêté, en lui représentant que sa conduite du 20 juin,
qui faisait la matière de son accusation, n'avait eu pour but que
d'épargner le sang du peuple, que l'on aurait voulu faire couler ce
jour-là.

Deux jours après, au moment où Brissot allait lire un discours sur
les mesures de sécurité générale qu'exigeaient les circonstances,
Lamourette, évêque constitutionnel de Lyon, proposa un moyen certain
de déconcerter les ennemis de la France: «Faisons, dit-il, le
serment de vouer à l'exécration ceux qui voudraient établir la
république et les deux chambres; jurons de ne vouloir que
l'observation de la Constitution et de n'avoir qu'un même esprit et
un même sentiment. Que tous ceux qui adoptent ma proposition se
lèvent.» Toute l'Assemblée se leva spontanément, les membres des
deux côtés se mêlèrent ensemble et s'embrassèrent. L'émotion gagna
les spectateurs, et l'on décréta qu'une députation de vingt-quatre
membres porterait au Roi le procès-verbal de la séance; que les
corps administratifs seraient mandés pour leur en donner
connaissance, et que le Roi serait chargé d'en faire l'envoi aux
quatre-vingt-trois départements.

Sa Majesté, entouré de la famille royale, reçut la députation dans
sa chambre et lui témoigna sa satisfaction d'un accord si
nécessaire; et à peine fut-elle partie qu'il se rendit à l'Assemblée
entouré de ses ministres, se plaça à côté du président et prononça
le petit discours suivant: «Messieurs, l'acte le plus attendrissant
pour moi est la réunion de toutes les volontés pour le salut de la
patrie. J'ai désiré ce moment depuis longtemps; mon voeu est
accompli, et je viens vous assurer moi-même que le Roi et la nation
ne font qu'un, et s'ils marchent vers le même but, leurs efforts
réunis sauveront la France. L'attachement à la Constitution réunira
tous les Français, et leur roi leur en donnera toujours l'exemple.»

Le président répondit que l'époque mémorable qui amenait le Roi dans
son sein serait un signal d'allégresse pour les amis de la liberté
et de terreur pour ses ennemis; que l'harmonie des pouvoirs
constitués donnerait à la France la force de dissiper la ligue des
tyrans contre son indépendance, et qu'elle voyait déjà dans la
loyauté de la démarche du Roi le signe de la défaite de ses ennemis.
Les cris de: _Vive le Roi!_ se firent entendre de toute part, et il
sortit au bruit des acclamations de l'Assemblée et des galeries.

Cette démarche n'empêcha pas de continuer les mêmes manoeuvres pour
déconsidérer le Roi et exciter la fureur du peuple, dont elle avait
besoin pour prononcer sa déchéance et établir ensuite le
gouvernement qui lui conviendrait. Aussi n'ai-je jamais compris le
but de ces contradictions multipliées. Dès le même jour, l'Assemblée
en donna la preuve, en écoutant la lecture d'un arrêté de la commune
qui demandait une prompte décision sur la suspension de Péthion et
de Manuel. Cet arrêté ne se contentait pas d'excuser leur conduite,
mais osait, de plus, assurer qu'elle avait sauvé la France en
épargnant le sang du peuple, qui aurait tiré une terrible vengeance
des pervers qui voulaient allumer les brandons de la guerre civile.
Au lieu de faire encourir à cet arrêté le blâme qu'il méritait,
l'Assemblée en décréta l'impression, ordonnant que Sa Majesté rendît
compte dès le lendemain de sa décision sur ladite suspension.

Tellier, orateur de la section des Gravilliers, forma la même
demande et fit un discours dans le genre de celui qu'avait prononcé
Osselin au nom de la commune.

Le Roi, sentant l'embarras de sa position, refusa de donner son avis
dans une affaire où il était personnellement intéressé, et pria
l'Assemblée de décider la question. Celle-ci trouva la démarche du
Roi inconstitutionnelle, et, sans respect pour la majesté royale,
n'y répondit que par l'ordre du jour. Le Roi dut donner une décision
qui confirmait la suspension prononcée par le département.

Péthion, se rendit sur-le-champ à l'Assemblée pour justifier sa
conduite, se plaignant du département, qui aurait dû rendre plus de
justice à une conduite qui avait épargné de grands malheurs; il lui
reprocha de calomnier avec impudence ce bon peuple, à qui l'on ne
pouvait reprocher qu'un peu trop d'exaltation; qu'il n'y avait eu
que de légers dégâts dans le château, occasionnés par une multitude
pressée par le grand nombre de personnes qui remplissaient les
appartements; qu'il n'y avait pas eu d'assassinat, et qu'il serait
bien dangereux pour la chose publique de destituer des maires
patriotes au gré de la cour, laquelle influençait tous les
directoires de département.

Une pareille justification était une insulte de plus pour la majesté
royale. Cependant il fut applaudi par les factieux de l'Assemblée,
qui décréta que le rapport de cette affaire se ferait le lendemain à
midi, et qu'elle ne désemparerait pas qu'elle ne fût terminée. Les
galeries applaudirent, en criant: «Vive Péthion! le vertueux
Péthion, notre ami Péthion!»

On établit dans divers endroits de Paris des tréteaux, où montaient
des orateurs qui haranguaient le peuple, pour l'inviter à demander
le rétablissement de Péthion. Des artisans, des sans-culottes et des
bandits couraient les rues, ayant écrit sur leur chapeau: «Péthion
ou la mort!» et criant à tue-tête ces mêmes mots, qu'on entendait
distinctement des Tuileries; car rien n'était oublié pour soulever
le peuple et l'animer contre le Roi et la famille royale. Malgré les
représentations de MM. Boulanger, Delmas, Daverhoust et de plusieurs
autres députés, sur le déshonneur qu'imprimait sur l'Assemblée la
justification de la journée du 20 juin, le maire fut relevé de sa
suspension, et l'on attendit pour en faire autant à l'égard de
Manuel, qui était malade, qu'il fût en état de venir lui-même
présenter sa justification. Par une inconséquence digne de la
faction qui gouvernait alors la France, les tribunaux furent en
même temps chargés par son ordre d'informer contre les auteurs de
cette journée.

Dès que Manuel fut guéri, il se rendit à l'Assemblée, justifia sa
conduite dans le même sens que Péthion, en y ajoutant les diatribes
les plus insolentes, qu'il termina par ces paroles: «Pouvez-vous
craindre de vous mesurer avec celui que vous devez juger?» On se
doute bien qu'une pareille audace ne pouvait manquer de le faire
réintégrer dans sa place.

La fureur de l'Assemblée augmentait en proportion des dangers que
lui faisait courir la défection des alliés de la France. Le ministre
des affaires étrangères ayant annoncé qu'on ne pouvait plus se
dissimuler les dispositions peu favorables du roi de Sardaigne et
l'arrivée de six mille Autrichiens sur les frontières de la Savoie,
il y eut une grande rumeur dans l'Assemblée, et M. de Kersaint
s'écria: «Jusqu'à quand jouerez-vous le rôle honteux de voir
tranquillement les trahisons du pouvoir exécutif, sur lequel vous
avez la prééminence, sans en faire justice? Je demande que ma
dénonciation soit envoyée au comité des douze, pour qu'il juge si
l'Assemblée, n'a pas le droit de prononcer sa déchéance, comme
n'ayant pas fuit son devoir en préservant la nation de ses ennemis.»

Brissot prononça, de son côté, le discours le plus incendiaire qui
eût jamais été prononcé. Il déclara que la France, ne pouvant plus
compter sur aucun allié, devait se suffire à elle-même et regarder
le Roi comme son plus dangereux ennemi: «Frapper la cour des
Tuileries, ajouta-t-il, c'est frapper tous les traîtres d'un seul
coup. Faites juger le Roi, décrétez d'accusation les ministres de la
guerre, de l'intérieur et des affaires étrangères; rendez-les
responsables des mesures prises pour remplacer le veto; informez
contre le comité autrichien; créez une commission secrète, composée
de patriotes intrépides qu'on chargera de toutes les accusations de
haute trahison; accélérez l'exécution des sentences de la haute
cour; punissez le général pétitionnaire; vendez les biens des
émigrés pour leur ôter tout espoir d'amnistie; maintenez les
sociétés populaires; soyez peuple et éternellement peuple; ne
distinguez pas les propriétaires des non-propriétaires; éclairez les
dépenses de la liste civile; que l'Assemblée soit le comité du Roi,
que le Roi soit l'homme du 14 juillet, le peuple son confident, et
que les hommes à piques soient mêlés parmi la garde nationale.»

Le soin qu'avaient les ministres de ne pas faire dévier le Roi des
principes qu'on lui avait fait adopter à l'époque de l'établissement
de la Constitution, ne les empêchait pas, comme on voit, d'être en
butte aux insultes de l'Assemblée. La lettre qu'ils firent écrire
par le Roi aux armées françaises pour les engager à se défendre
courageusement contre les ennemis de la patrie, dont il se déclarait
vouloir être le soutien, ainsi que sa résolution, qu'il fit notifier
aux puissances étrangères, de suivre fidèlement la Constitution dans
l'exercice de son autorité, ne fit aucune impression sur
l'Assemblée; elle continua ses persécutions de telle manière, que
les ministres, après avoir rendu compte au Roi de la position de
l'armée, de l'état du royaume et de sa situation vis-à-vis des
puissances étrangères, lui déclarèrent par l'organe de M. Joly,
ministre de la justice, qu'étant mis dans l'impossibilité de faire
aucun bien, ils donnaient tous leur démission.

Le Roi eut beaucoup de peine à trouver des personnes qui voulussent
accepter des places de ministres; il finit cependant par nommer M.
d'Abancourt ministre de la guerre; M. Champion, de la justice; M.
Bigot de Sainte-Croix, ministre de l'intérieur, et, par intérim, des
affaires étrangères; et M. de Beaulieu, des contributions publiques.

D'après le rapport du comité des douze, l'Assemblée déclara, le 9
juillet, la patrie en danger, et fit une proclamation aux Français
pour les engager à courir aux armes, pour défendre la patrie menacée
d'envahissement par les étrangers. Elle en adressa une autre aux
armées, dans laquelle elle leur rappelait la nécessité de la
subordination pour pouvoir soutenir l'honneur des armées françaises,
ajoutant que la valeur seule ne les ferait point triompher d'armées
disciplinées, et qu'il fallait montrer ce que pouvait faire l'amour
de la liberté dans le coeur des Français, décidés tous à mourir
plutôt que d'y voir porter atteinte, ainsi qu'à l'intégrité de leur
pays.

On fabriquait dans les clubs des jacobins des adresses atroces
contre le Roi, où l'on demandait sa destitution et l'établissement
d'une république. On en présenta une de ce genre du soi-disant maire
de Marseille, au nom de la commune de cette ville; mais elle fut
démentie sur-le-champ par M. Martin, ancien maire. Celui-ci déclara,
au nom des habitants, qu'elle était l'ouvrage des factieux, qui
tenaient dans l'oppression tous les bons citoyens. Ces derniers
demandaient, au contraire, que l'Assemblée sévit contre cet
abominable écrit. Mais on ne tint aucun compte de cette demande.

Le moment de la fédération approchait, et l'on craignait qu'on ne
profitât de cette circonstance pour opérer le mouvement que les
factieux travaillaient à organiser. Heureusement, la garde nationale
n'était pas disposée à entrer dans leurs vues, ce qui les obligea de
différer encore l'exécution de leurs projets. Il était arrivé à
Paris, pour assister à la Fédération, un grand nombre de gardes
nationaux des provinces, auxquels s'étaient joints les jeunes gens
partant pour la défense des frontières. Le plus grand nombre des
derniers partageaient les sentiments des factieux, mais les autres,
indignés de ce qu'ils voyaient et des manoeuvres employées pour
corrompre leur fidélité, demandaient avec instance qu'on les fît
quitter Paris et partir pour l'armée.

Le 14 juillet, jour de la Fédération, le Roi sortit à midi des
Tuileries pour aller au Champ de Mars, ayant dans sa voiture la
Reine, ses deux enfants, Madame Élisabeth, madame la princesse de
Lamballe et moi. Ses ministres étaient à pied aux portières de sa
voiture, devant laquelle étaient trois officiers au service de Sa
Majesté, quatre écuyers et dix pages. Dans la voiture qui précédait
celle de Sa Majesté étaient: MM. de Saint-Priest, de Fleurieu, de
Poix, de Tourzel, de Briges, de Montmorin, le gouverneur de
Fontainebleau, de Champcenetz et de Nantouillet. Dans celle qui
suivait immédiatement Sa Majesté étaient: madame d'Ossun, dame
d'atour de la Reine; mesdames de Tarente, de Maillé et de la
Roche-Aymon, dames du palais, et madame de Serène, dame d'honneur de
Madame Élisabeth. L'escorte du Roi était composée de Suisses, de
grenadiers de la garde nationale et d'un détachement de cent
cinquante ou deux cents hommes de cette même garde, qui tenaient les
meilleurs propos. Leur contenance en imposa aux factieux, et le
retour, dans le même ordre, se passa avec la même tranquillité.
Leurs Majestés témoignèrent à cette escorte, à plusieurs reprises,
combien elles étaient sensibles à l'attachement qu'elle leur
témoignait, et ces braves gens, qui en étaient profondément touchés,
portaient sur leurs visages l'empreinte de la douleur dont ils
étaient pénétrés de tout ce qu'ils avaient vu et entendu. Deux
colonnes de grenadiers marchaient aux deux côtés du cortége, et
étaient commandés par MM. de Wittengoff, de Menou et de Boissieu.

Jamais cérémonie ne fut plus triste; le triomphe de Péthion fut
complet. Le peuple ne cessait de crier: «_Vivent les sans-culottes
et la nation! A bas le veto! Vive Pétition, le vertueux Péthion!_»
Son nom était écrit sur les chapeaux et sur les bannières des
sociétés populaires. On voyait dans le Champ de Mars une multitude
de soldats de province; des femmes et des enfants déguenillés,
tenant des branches d'arbres; des hommes qui portaient des piques,
des sabres, des emblèmes de la liberté, représentés en carton, et
des écriteaux chargés des maximes de la liberté, au haut de bâtons
peints aux trois couleurs. Cette multitude était précédée de corps
militaires et civils, de gardes nationaux venus des départements, de
la municipalité et de l'Assemblée nationale. Arrivés au Champ de
Mars, tous les différents corps prirent les places qui leur avaient
été indiquées, et l'on écouta un morceau de musique.

La partie de la colonne des fédérés, des femmes, des enfants et des
gens à piques dont nous avons parlé, défila dans le Champ de Mars
sous le balcon où étaient le Roi et sa famille, affectant de
répéter continuellement: «_Vive Péthion! Vivent la nation et
l'Assemblée nationale!_» et agitant les écriteaux abominables qu'ils
portaient sur des bâtons élevés, pour qu'ils fussent vus du Roi et
de la famille royale.

Lors de la prestation du serment, le Roi quitta sa famille et se
plaça à la tête de l'Assemblée, entre le président et un de ses
autres membres. Le reste suivait à cinq de front, entre une colonne
de grenadiers nationaux et une de troupes de ligne, précédés de
quelques cavaliers qui faisaient ouvrir le passage.

Le serment fut prononcé par l'Assemblée, puis ensuite par le Roi et
par le peuple. A l'instant où le Roi montait à l'autel, trente ou
quarante soi-disant vainqueurs de la Bastille, portant le modèle de
ce château, parvinrent assez près du Roi; et, dans le but de
troubler la tranquillité publique, ils proposèrent d'ajouter au
serment ordinaire celui de _vivre libre ou mourir_. Puis, provoquait
quelques membres de l'Assemblée, ils finirent par leur dire qu'ils
avaient bien fait de leur rendre Péthion, sans quoi ils s'en
seraient repentis, et l'auraient porté eux-mêmes sur l'autel de la
patrie, pour le faire réintégrer par le peuple.

La Reine, qui ne perdait pas de vue le Roi et observait tous ses
mouvements au moyen d'une lunette d'approche, eut un moment
d'inquiétude quand elle le vit approcher de si près; mais elle fut
bientôt rassurée par l'air calme qui n'abandonna pas un instant ce
prince, malgré tout ce qu'eut de pénible pour lui une pareille
cérémonie. Après le serment, il fut reconduit à l'École militaire et
retourna aux Tuileries dans le même ordre qu'en partant, et y arriva
à sept heures du soir.

On cria peu: «Vive le Roi!» mais beaucoup (tant dans la route que
dans le Champ de Mars): «_Vive Péthion! A bas la Fayette! A bas le
veto! Les aristocrates à la lanterne!_»

Les anciens constitutionnels, effrayés des doctrines
révolutionnaires et des dangers que couraient le Roi et sa famille,
s'occupèrent sérieusement des moyens de le faire sortir de Paris,
pour qu'il pût s'établir dans une ville sûre et y réformer les
principaux abus de la Constitution. M. de Liancourt répondit de la
fidélité de son régiment, qui était en garnison à Rouen, et offrit
de conduire le Roi dans cette ville. Il s'unit alors aux amis de M.
de la Fayette pour lui représenter qu'il n'y avait pas un moment à
perdre pour s'assurer de son armée, tirer le Roi de sa captivité, et
conserver à la France une Constitution à laquelle il attachait tant
de prix. M. de Lally-Tollendal fit plusieurs voyages à cet effet et
engagea fortement le Roi à profiter de la bonne volonté de M. de la
Fayette.

Ce prince redoutait de se mettre entre les mains des
constitutionnels, auxquels il attribuait avec raison la triste et
dangereuse situation où il se trouvait. Il ne pouvait prendre
confiance en M. de la Fayette, toujours aveuglé par son attachement
à une Constitution qu'il regardait comme son ouvrage, ni se
déterminer à accepter leurs propositions. Il fut cependant ébranlé
un moment; mais ayant fait prendre des informations sur le secours
qu'il pouvait attendre des habitants de Rouen et de ceux du
département, et n'en ayant pas eu de satisfaisantes, il ne put
soutenir la pensée d'une seconde arrestation ou d'une fuite dans les
pays étrangers, et renonça à toute idée de départ. Il espérait
d'ailleurs, en restant à Paris, avoir en sa faveur la chance du
besoin qu'aurait la France vis-à-vis des puissances étrangères, et
de la possibilité de pouvoir y établir alors un gouvernement sage et
propre à assurer son bonheur.

Afin de n'avoir plus d'obstacles à redouter pour l'exécution de ses
projets, l'Assemblée fit un décret pour envoyer à l'armée les
régiments qui étaient à Paris et qu'elle soupçonnait de conserver
quelque attachement à la personne de Sa Majesté. Elle aurait bien
voulu en faire autant des Suisses et leur ôter la garde du Roi,
qu'ils partageaient avec la garde nationale; mais la crainte de voir
allier la Suisse avec les ennemis de la France fit ajourner cette
mesure. Elle se contenta, pour le moment, d'éloigner à quinze
lieues de Paris deux de leurs bataillons.

Chaque échec qu'éprouvaient les armées redoublait la fureur des
factieux de l'Assemblée. Les injures contre la personne de Sa
Majesté se renouvelaient à chaque séance, et elle ne craignait plus
de mettre en question si le droit de veto ne lui serait pas enlevé,
et si sa conduite ne le mettait pas dans un cas de déchéance.

M. de la Fayette était aussi l'objet de leur fureur depuis son
voyage à Paris. Ils l'accusaient de trahir la patrie, et proposèrent
de le mettre en jugement. La discussion qui s'éleva à ce sujet fut
très-orageuse et fut la matière de nouvelles insultes contre la
majesté royale.

Torné, évêque constitutionnel, après avoir fait l'éloge de la
journée du 20 juin, invectiva contre le Roi de la manière la plus
violente, représenta ce prince comme sujet du peuple souverain, qui
avait tout droit sur sa personne, et pour excuser l'emportement de
son discours, il avoua naturellement qu'il avait fait céder sa
modération ordinaire et sa charité pastorale à l'intérêt de la
nation. Dumolard défendit courageusement M. de la Fayette, accusé
par Guadet, Gensonné et La Source d'avoir engagé le maréchal Luckner
à marcher avec lui sur Paris. Ils prétendaient le tenir du maréchal
lui-même, et en signèrent la dénonciation. L'Assemblée ajourna cette
affaire jusqu'à la réponse à la lettre qu'elle avait fait écrire, à
ce sujet, au maréchal lui-même.

On avait tellement travaille les fédérés, qu'un grand nombre d'entre
eux présentèrent une pétition à l'Assemblée pour demander la
suspension provisoire du Roi, afin de pouvoir le juger et prononcer
sa déchéance. Ils lui demandèrent, en outre, la convocation des
assemblées primaires pour l'établissement d'une Convention, qui fit
connaître le voeu de la nation sur les articles relatifs au pouvoir
exécutif considérés faussement comme constitutionnels. Il y eut un
grand vacarme au sujet de cette pétition. Vergniaud ayant représenté
qu'un décret ordonnait de renvoyer aux comités toutes celles qui
seraient présentées à l'Assemblée, on passa à l'ordre du jour, en
accordant cependant aux pétitionnaires les honneurs de la séance.

Toutes les pétitions de ce genre, qui se renouvelaient fréquemment,
étaient accueillies par l'Assemblée, qui ne voyait plus d'obstacles
à l'exécution de ses projets. Il y en eut une, entre autres, de la
Société patriotique du Puy en Velay, remarquable par l'excès de son
atrocité. Elle était signée de deux mille personnes, qui menaçaient
le Roi de milliers de Brutus et de Scévola, s'il continuait à
s'opposer au bonheur de vingt-cinq millions d'hommes, qui finiraient
par venger l'esclavage de leurs pères et partager la terre des
brigands couronnés. Une pareille pétition, qui n'éprouva pas même un
blâme de l'Assemblée, ne pouvait laisser aucun doute sur la nature
de ses dispositions.

Le 22 juillet, jour désigné dans Paris pour faire la proclamation
solennelle de la patrie en danger, le conseil général de la commune
s'assembla à sept heures du matin, et les six légions de la garde
nationale se réunirent sur la place de Grève avec leurs drapeaux. Le
parc d'artillerie du pont Neuf, destiné à tirer le canon d'alarme,
tira trois coups, auxquels celui de l'Arsenal répondit, et pareille
décharge eut lieu à chaque heure de la journée. A huit heures, deux
cortéges partirent de chaque côté pour faire la proclamation dans
les lieux qui leur étaient désignés. Ils étaient précédés de
détachements de cavalerie, de tambours, de musique, et suivis de six
pièces de canon. Ils étaient accompagnés de quatre huissiers de la
municipalité, portant des enseignes tricolores sur lesquelles on
lisait: «_Liberté, égalité, constitution, patrie!_» et au-dessus:
«_Publicité et responsabilité._» Derrière eux se trouvaient douze
officiers municipaux, avec leurs écharpes, et quelques notables,
membres du conseil de cette ville, tous montés sur de mauvais
chevaux et mal arrangés. La marche était fermée par un détachement
de la garde nationale, portant un drapeau sur lequel était écrit:
«_Citoyens, la patrie est en danger_», et ils étaient suivis de
quelques pièces de canon.

Les deux grandes bannières de chaque cortége furent déposées, l'une
à l'Hôtel de ville, et l'autre au parc d'artillerie du pont Neuf, où
elles devaient rester jusqu'au moment où l'Assemblée déclarerait que
la patrie n'était plus en danger.

Cette proclamation fut lue par les officiers municipaux dans douze
endroits de la ville, où l'on avait établi douze échafauds garnis
d'une petite tente, pour faire les enrôlements de ceux qui
voudraient s'engager pour aller aux frontières. Les engagements
furent peu nombreux, et cette cérémonie, qui dura deux jours, fit
peu d'impression sur les Parisiens. Les spectacles, les cabarets,
les Champs-Élysées, le bois de Boulogne et les autres lieux de
plaisir étaient aussi fréquentés qu'à l'ordinaire. L'insouciance des
Parisiens était à son comble. Ils ne pouvaient se persuader que le
péril pût les approcher, et ils cherchaient à en écarter la pensée.
La proclamation du Roi, pour les engager à voler au secours de la
patrie en danger et à se faire inscrire pour compléter l'armée de
ligne, n'avait pas produit plus d'effet. Il n'y avait d'agitation
que parmi les factieux, qui ne laissaient pas endormir la partie du
peuple dont ils disposaient à leur gré, et dont ils continuaient à
se servir pour consommer leurs forfaits.

L'Assemblée ne négligeait rien pour augmenter le nombre des
défenseurs de la patrie. Elle accorda cinq cent mille francs pour la
levée d'un corps de mille cinq cents Belges ou Liégeois, qui
offraient de s'enrôler sous les drapeaux de la liberté. On juge
bien que ce corps fut composé de tous les mauvais sujets du pays, et
l'on s'en servait dans les occasions où les Français refusaient de
tremper leurs mains dans le sang de leurs compatriotes. L'Assemblée
décréta également la formation d'une légion d'Allobroges, pour
recevoir tous les habitants de la Savoie qui voudraient s'enrôler au
service; et elle décréta qu'il suffirait d'avoir dix-huit ans et une
taille de cinq pieds pour pouvoir être enrôlé pour la défense de la
patrie.

L'Assemblée défendit aussi à tous les Français de sortir de la
France, sous peine d'être réputés émigrés, et aux autorités de
donner des passe-ports à d'autres qu'aux agents du gouvernement.
Dans le but de dégoûter du ministère et de rendre la position des
ministres plus difficile, elle décréta leur solidarité jusqu'au
moment où la patrie serait hors de danger.

Les provinces du Midi étaient loin d'être tranquilles. M. du
Saillant, ne pouvant soutenir les persécutions exercées sur les
personnes soupçonnées d'attachement à la personne du Roi, prit les
armes et s'empara du château de Baunes, dont il laissa sortir la
garnison, par capitulation, avec armes et bagages. M. de
Montesquieu, qui commandait dans cette partie de la France, donna
ordre à M. d'Albignac de se mettre à la tête des volontaires de
Nîmes, Montpellier, Uzès, Pont-Saint-Esprit, et de marcher contre
M. du Saillant. Ils mirent le feu au château de Baunes, tuèrent sans
aucune forme de procès les malheureux qu'ils avaient faits
prisonniers, et brûlèrent ce qui restait du château ainsi que celui
de Jalès. Ces mêmes volontaires se répandirent dans tout le pays et
y commirent toutes sortes de désordres.

A Bordeaux et à Limoges, les patriotes assassinèrent avec la
dernière cruauté plusieurs ecclésiastiques respectables, retirés
chez leurs parents ou leurs amis, uniquement pour avoir refusé leur
adhésion à la constitution civile du clergé. Tout ce qui pouvait
exciter à un soulèvement trouvait toujours son excuse dans
l'Assemblée et était assuré de l'impunité.

Il y avait souvent des mouvements partiels dans le faubourg
Saint-Antoine, qu'on avait soin d'exciter pour tenir la populace en
mouvement, mais qu'on savait réprimer à propos, en attendant le
moment favorable pour faire usage de ses bras.

Pour éviter le renouvellement de la journée du 20 juin, on avait
fermé le jardin des Tuilerie, devenu l'unique promenade de la
famille royale, qui ne sortait plus dehors de peur d'éprouver
quelque insulte, et il n'y avait eu aucune réclamation à ce sujet.
L'abbé Faucher, qui voyait avec peine ce léger égard pour la famille
royale et était bien aise, du reste, d'y ménager une entrée au
peuple en cas de besoin, demanda que l'allée des Feuillants fût
exceptée, par un décret, du jardin des Tuileries, comme faisant
partie de l'enceinte de l'Assemblée, dont elle était cependant
séparée par un mur. Il assura que le bon peuple, plein de respect
pour l'Assemblée, obéirait sans peine à ses décrets, et qu'une
simple barrière de ruban tricolore suffirait pour l'empêcher de
pénétrer dans l'enceinte réservée au pouvoir exécutif. Malgré
l'opposition d'un certain nombre de membres de l'Assemblée, qui lui
représentèrent l'inconvénient de se rendre responsable, par cette
mesure, de la personne du Roi, l'Assemblée n'en décréta pas moins la
motion de l'abbé Faucher; et le peuple eut la facilité d'entrer à sa
volonté dans cette partie du jardin, d'où il insultait à son gré la
malheureuse famille royale.

L'Assemblée ne gardait plus aucune mesure. Elle se livrait chaque
jour aux excès les plus scandaleux et les plus propres à faire
ouvrir les yeux à la nation, si elle n'eût été dans un aveuglement
égal à la terreur que lui inspirait la faction jacobine, devenue une
puissance dans notre malheureux royaume. Guadet proposa de rendre le
Roi responsable de tout ce qui se ferait en son nom dans toute
l'Europe, et les motions de suspension du Roi, de convocation
d'assemblées primaires et de déchéance ne cessaient de se
renouveler.

Brissot fit sentir à l'Assemblée le danger de la suspension du Roi
avant d'avoir prouvé qu'il était dans le cas de la déchéance; que
la convocation d'assemblées primaires pouvait devenir dangereuse
pour l'Assemblée et rallier autour du Roi des individus qui
pouvaient faire cause avec les émigrés. Il proposa que ce fût la
commission des douze qui fût chargée d'examiner si le Roi était
dans le cas de la déchéance, et de charger de présenter un
projet d'adresse pour prémunir le peuple contre les mesures
inconstitutionnelles et exagérées qui pouvaient entraîner la ruine
de la liberté.

Le 20 juillet, les fédérés passèrent la nuit en orgie sur la place
de la Bastille; et, sur le bruit d'une dispute très-vive qui avait
lieu entre divers membres de l'Assemblée, on répandit parmi eux que
Merlin, Chabot et les patriotes du côté gauche avaient été
assassinés par les aristocrates; qu'un dépôt de dix-huit mille
fusils existait aux Tuileries, et qu'on emmenait les canons des
faubourgs. A ce récit, ils entrèrent en fureur et crièrent:
«Investissons les Tuileries et exterminons les traîtres.» A cinq
heures du matin, ils font battre la générale; quatre à cinq mille
gardes nationaux se rendent alors aux Tuileries. L'incertitude de
leur réunion aux fédérés et une lettre du Roi à Péthion lui
demandant de faire faire sur-le-champ une perquisition pour
s'assurer de la fausseté du dépôt d'armes qu'on y prétendait caché,
empêchèrent, pour ce jour-là, le renouvellement de la scène du 20
juin. Péthion se rendit au faubourg Saint-Antoine et calma, pour le
moment, l'effervescence qui y régnait.

La fermentation qui existait ce jour-là aux environs des Tuileries
donna beaucoup d'inquiétude au Roi et à la famille royale. Elle
s'était renfermée dans la chambre de Sa Majesté, qui conféra avec le
comte de Viomenil et les ministres sur le parti qu'il y avait à
prendre si l'on venait attaquer le château. Comme il n'y avait aucun
moyen de défense, et que le Roi ne voulait pas risquer de voir
renouveler la scène du 20 juin, il se détermina, si le château
venait à être forcé, à traverser la salle de la comédie et
l'appartement de Mesdames, pour arriver à l'Assemblée par l'allée
des Feuillants et y demander justice de semblables attentats. On
n'eut pas besoin d'en venir à cette extrémité pour ce jour-là, mais
le parti auquel on s'était décidé influa malheureusement sur celui
que fit prendre Roederer dans la journée du 10 août.

La position de la famille royale s'aggravait tous les jours;
renfermée dans l'enceinte des Tuileries, d'où l'on n'osait même plus
faire sortir Mgr le Dauphin, dans la crainte de rencontrer des
rassemblements de factieux, elle était privée d'air et de toute
espèce de distraction. Un soir, cependant, qu'il y avait aux
Tuileries une excellente garde nationale, elle alla au petit jardin
de Mgr le Dauphin, dont elle revint par la terrasse de l'eau. Des
fédérés qui passaient sur le quai, ayant aperçu la Reine, se mirent
à tenir de très-mauvais propos et à chanter une chanson détestable,
en affectant de la regarder sans ôter leur chapeau. Cette princesse
voulait se retirer, mais les gardes nationaux la supplièrent de n'en
rien faire et de leur laisser apprendre à ces drôles-là qu'on ne les
redoutait pas. Ils se mirent alors à crier: «Vivent le Roi et la
famille royale!» et absorbèrent tellement les cris des fédérés, que
ceux-ci, n'étant pas les plus forts, furent obligés de se taire et
d'ôter leurs chapeaux. Ils s'en plaignirent le lendemain à
l'Assemblée, qui, quoique instruite de leur insolence, ne les en
accueillit pas moins favorablement.

Les gardes nationaux qui accompagnaient la Reine à cette promenade
lui témoignèrent un respect si profond, un attachement si sincère et
une si vive douleur de ce qui s'était passé, qu'ils en étaient
touchants. La Reine leur en témoigna sa sensibilité avec cette grâce
et cette bonté qui accompagnaient toutes ses paroles. Ils étaient de
ce bon bataillon des Filles-Saint-Thomas; si toute la garde
nationale lui eût ressemblé, nous n'eussions pas éprouvé les
malheurs dont nous gémissons tous les jours. Il semblait que le ciel
partageât le courroux de ces braves gens; le bruit du tonnerre, qui
grondait de toute part et se mêlait à celui des grosses cloches de
Saint-Sulpice, qui se faisaient entendre à ce moment, ajoutait
encore à la tristesse dont nous étions pénétrés. Il semblait que
nous assistions aux funérailles de la monarchie. A peine fûmes-nous
rentrés au château, qu'un violent orage éclata; le tonnerre tomba à
deux ou trois reprises aux environs des Tuileries et semblait être
le présage des malheurs que nous étions sur le point d'éprouver.

Peu de jours après, M. d'Épréménil, se promenant sur la terrasse des
Feuillants et voulant reconnaître l'esprit public, se mêla parmi les
groupes et y fut malheureusement reconnu. Accusé d'être l'espion de
Coblentz, il fut dépouillé, frappé de coups de sabre, menacé de la
lanterne et aurait infailliblement péri, sans le secours de quelques
gardes nationaux qui parvinrent à le soustraire à la rage de la
multitude et qui le portèrent au trésor public. Péthion, ayant
appris ce qui se passait, se rendit sur-le-champ auprès de M.
d'Épréménil, et le voyant ensanglanté et tout couvert de blessures
plus ou moins dangereuses, il témoigna une grande émotion, qui
redoubla sensiblement lorsque M. d'Épréménil, lui tendant la main et
le regardant fixement, lui adressa ces seules paroles: «Et moi
aussi, Péthion, je fus l'idole du peuple.» Ses blessures ne furent
heureusement pas mortelles; mais, étant resté en France, il fut dans
la suite une des victimes de la fureur révolutionnaire.

Les soldats de la garde nationale qui avaient été maltraités et
insultés par la populace pour avoir sauvé M. d'Épréménil, vinrent
demander à l'Assemblée de fermer la terrasse des Feuillants pour
éviter de mettre la garde nationale aux prises avec les citoyens;
mais elle s'y refusa net. M. de Kersaint imputa à M. d'Épréménil des
propos qu'il n'avait pas tenus, ajoutant que son nom seul avait été
la cause de tant d'excès, et que le peuple, regardant les Tuileries
comme un pays ennemi, n'avait jamais tenté de franchir la barrière
qui lui avait été imposée par un décret de l'Assemblée. Thuriot
prétendit que cette garde, qui se disait outragée, n'était composée
que de chevaliers du poignard, et qu'il fallait bien prendre garde
qu'il ne fût admis à la garde du château que des citoyens inscrits
dans le bataillon de service.

L'espoir d'être utile au Roi avait, en effet, déterminé plusieurs
personnes attachées à son service à entrer dans la garde nationale.
Le duc de Choiseul et quelques autres personnes de la cour avaient
pris, par cette raison, le même parti; mais ils ne tardèrent pas à
s'apercevoir de l'inutilité de cette mesure.

L'armée marseillaise, annoncée depuis si longtemps, arriva enfin le
30 juillet à Paris. Elle était composée de tous les bandits du Midi.
Elle n'était dans le principe composée que de six à sept cents
hommes; mais, s'étant recrutée en chemin de tous les mauvais sujets
qui avaient désiré se joindre à elle, elle s'était fort augmentée.
Elle entra dans la ville avec armes et bagages, et suivie de deux
canons. C'était le corps d'élite des factieux, et sur lequel ils
comptaient le plus pour l'exécution de leurs projets. Péthion les
avait casernés dans le district des Cordeliers, si connu par son
club, d'où sortaient les motions les plus violentes, et les plus
incendiaires. On vit clairement dans cette occasion le peu de fond
que l'on pouvait faire sur une garde nationale qui, forte de
soixante bataillons et de cent vingt pièces de canon, laissait
s'établir tranquillement une poignée de brigands dans un des
quartiers de la ville, et qui se laissa subjuguer par eux sans leur
opposer la moindre résistance. La présence de l'armée marseillaise
se fit remarquer par un mouvement d'effervescence populaire. Leurs
mauvais propos et les insultes qu'ils se permirent contre les
citoyens qui portaient des cocardes en ruban au lieu de celles de
laine qu'ils avaient adoptées, augmentèrent leur audace naturelle,
qu'excitaient ceux qui comptaient bien en profiter.

Les provocations existaient journellement entre les deux partis de
la capitale; elles donnèrent lieu à une rixe entre les Marseillais
et un bataillon de la garde nationale. Des hommes, qui cherchaient à
la provoquer, insultèrent à dessein quelques soldats de ce
bataillon, lequel, décidé à ne pas se laisser molester, répondit de
manière à inquiéter les assaillants, qui appelèrent à leur secours
les Marseillais. Une centaine d'entre eux répondirent à leur appel,
et la querelle allait s'engager, lorsque des hommes sages
s'interposèrent entre les deux partis et parvinrent à les calmer. On
croyait que tout était fini, lorsque des soldats de ce bataillon,
qui était de garde aux Tuileries, s'en retournant tranquillement à
leur poste, furent suivis par des Marseillais, qui recommencèrent
non-seulement à les insulter, mais de plus à les attaquer. Trois
d'entre eux, qui revenaient par la rue Saint-Florentin, furent
assaillis et percés de coups. M. du Hamel, lieutenant du bataillon
des Filles-Saint-Thomas, fut tué, et les autres plus ou moins
blessés. Leurs camarades vinrent à leur secours et blessèrent
plusieurs Marseillais. La crainte de voir arriver un trop grand
nombre de gardes nationaux pour venger leurs camarades les fit seule
retirer. Ces gardes nationaux étaient tous du bataillon des
Filles-Saint-Thomas, et n'avaient été provoqués qu'en raison de leur
attachement au Roi et à la famille royale. Les blessés, qui
revinrent aux Tuileries, y reçurent tous les secours dont ils
pouvaient avoir besoin, et Madame Élisabeth en pansa même plusieurs
de ses propres mains.

Les factieux redoublaient d'audace depuis l'arrivée des Marseillais
et insultaient même la Reine jusque sous les fenêtres de ses petits
cabinets, qui donnaient sur la cour. Je n'osais plus recevoir Mgr
le Dauphin dans mon appartement, qui donnait sur cette même cour et
qui, étant situé au rez-de-chaussée, pouvait donner quelques
inquiétudes. Au sortir de la promenade, je le remontais dans sa
chambre; l'abbé Davaux l'y occupait de manière à ne lui laisser
connaître ni l'ennui ni le danger de sa position, et le soir M. de
Fleurieu, qui avait servi dans la marine, qui avait de l'esprit et
contait à merveille, lui faisait le récit de ses voyages, qui
l'amusaient et l'instruisaient agréablement. Cet aimable enfant, qui
n'était pas d'âge à prévoir les malheurs qui le menaçaient, se
trouvait encore heureux et nous disait, à moi et à ma fille Pauline,
les choses les plus aimables sur le bonheur que nous lui procurions
et dont, hélas! la durée devait être si courte.

Ce jeune prince, étant extrêmement discret, ne répétait jamais rien
de ce qu'il entendait dire chez la Reine et chez moi: «Avouez, me
dit-il un jour, que je suis bien discret et que je n'ai jamais
compromis personne (car ce mot, qui devait être étranger à son âge,
ne lui était que trop connu). Je suis curieux, j'aime à savoir ce
qui se passe, et si l'on se méfiait de moi, l'on s'en cacherait et
je ne saurais jamais rien.» Cette discrétion, si rare à son âge, l'a
accompagné jusqu'au tombeau, malgré les mauvais traitements qu'il a
soufferts dans son affreuse captivité.

La Reine était si mal gardée, et il était si facile de forcer son
appartement, que je lui demandai avec instance de venir coucher dans
la chambre de Mgr le Dauphin. Elle eut bien de la peine à s'y
décider, ne voulant pas laisser soupçonner l'inquiétude qu'elle
pouvait avoir sur sa position; mais lui ayant fait observer qu'en
passant par l'escalier intérieur du jeune prince, rien n'était si
facile que d'en dérober la connaissance, elle finit par y consentir,
mais seulement pour les jours où il y aurait du bruit dans Paris.
Cette princesse était si bonne et si occupée de tous ceux qui lui
étaient attachés, qu'elle comptait pour beaucoup de leur causer la
moindre petite gêne. Jamais princesse ne fut plus attachante, ne
marqua plus de sensibilité pour le dévouement qu'on lui témoignait
et ne fut plus occupée de ce qui pouvait être agréable aux personnes
qui l'approchaient. Croira-t-on qu'une reine de France en était
réduite à avoir un petit chien couché dans sa chambre pour l'avertir
au moindre bruit que l'on ferait entendre dans son appartement?

Mgr le Dauphin, qui aimait beaucoup la Reine, enchanté de la voir
coucher dans sa chambre, courait à son lit dès qu'elle était
éveillée, la serrait dans ses petits bras et lui disait les choses
les plus tendres et les plus aimables. C'était le seul moment de la
journée où cette princesse éprouvait quelque consolation; son seul
courage la soutenait, ainsi que l'espoir que les puissances
étrangères la tireraient de sa cruelle situation. «Elles la
connaissent, me dit-elle un jour, et elles savent bien que nous ne
sommes maîtres ni de nos paroles ni de nos actions.»

Le Roi, qui s'était refusé à sanctionner le décret de vingt mille
hommes que l'on voulait établir à Paris, en raison de la composition
que voulait lui donner l'Assemblée, proposa, pour calmer ses
inquiétudes sur l'approche des puissances étrangères, d'établir un
camp à Soissons, qui servît d'intermédiaire entre les frontières et
la capitale, et de le composer de troupes de ligne, dont les chefs
auraient la confiance de l'Assemblée. Il lui fit part, en même
temps, qu'il avait nommé pour officiers généraux de ce camp MM. de
Custine, Alexandre Beauharnais, Charton le cadet et Servan.

L'Empereur et le roi de Prusse ayant donné le commandement des
armées qu'ils avaient rassemblées sur les frontières de la France au
duc de Brunswick, ce prince voulut, avant de rentrer en France,
annoncer à ses habitants les motifs et les intentions qui guidaient
les deux souverains, et fit paraître en conséquence un manifeste où
il annonça:

«1º La volonté de faire rendre justice aux princes possessionnés en
Alsace et en Lorraine;

«2º De faire cesser l'anarchie qui existait en France, les atteintes
portées au trône et à la majesté royale par les violences exercées
contre le Roi et son auguste famille, et d'y rétablir le pouvoir
légal;

«3º De rendre au Roi la sûreté et la liberté dont il était privé, et
de le mettre à même d'exercer l'autorité légitime qu'il aurait
toujours dû conserver.»

Il déclara, en outre, au nom de ces deux puissances, «qu'elles ne
prétendaient point s'enrichir par des conquêtes, ni s'immiscer dans
le gouvernement de la France, mais procurer au Roi le moyen de
pouvoir faire telles convocations qu'il croirait convenables, pour
travailler à assurer le bonheur de ses sujets;

«Que les armées combinées protégeraient tous ceux qui se
soumettraient au Roi et qui concourraient au rétablissement de
l'ordre dans le royaume;

«Qu'elles ordonnaient aux gardes nationaux de veiller à la sûreté
des personnes et des propriétés jusqu'à l'arrivée des troupes, sous
peine d'en être responsables, avertissant que ceux qui seraient pris
les armes à la main seraient traités comme rebelles à leur roi et
perturbateurs du repos public;

«Qu'elles rendaient également responsables sur leurs têtes et sur
leurs biens les membres de départements, de districts et de
municipalités des excès qui se commettaient dans leur territoire,
leur ordonnant de continuer leurs fonctions jusqu'à ce que Sa
Majesté en ordonnât autrement; sommaient les généraux, officiers,
sous-officiers et soldats de ligne, de se soumettre au Roi
sur-le-champ, comme à leur légitime souverain, et déclaraient aux
habitants des villages qui oseraient se défendre contre les troupes
de Leurs Majestés Impériales et Royales, et tirer sur elles, qu'ils
seraient traités dans toute la rigueur des lois militaires, que
leurs maisons seraient démolies ou brûlées, tandis que les habitants
qui s'empresseraient de se soumettre à leur roi seraient sous la
protection des troupes alliées.

«Leurs Majestés Impériales et Royales ordonnaient à la ville de
Paris et à tous ses habitants, sans distinction, de se soumettre au
Roi sur-le-champ, de lui rendre, avec la liberté, les égards et les
respects dus à sa personne et à la famille royale, les rendant
personnellement responsables des violences exercées contre eux, dont
ils tireraient la vengeance la plus éclatante, en livrant Paris à
une exécution militaire et à une subversion complète. Elles
protestaient d'avance contre toutes les lois et décisions émanées du
Roi, tant que ce prince et sa famille ne seraient pas en lieu de
sûreté, et elles invitaient Sa Majesté à désigner la ville de son
royaume la plus voisine des frontières où il lui plairait de se
retirer sous bonne escorte, pour pouvoir y appeler ses ministres et
les conseillers qu'elle jugerait à propos d'admettre, pour aviser
aux moyens de rétablir l'ordre et régler l'administration du
royaume; s'engageant à faire respecter à leurs troupes la
discipline la plus exacte, et demandant, par tous ces motifs, aux
habitants de ne pas s'opposer à la marche des troupes, et de leur
prêter assistance au besoin.»

Ce manifeste exaspéra l'Assemblée, qui se livra sans ménagement à la
plus violente colère; et comme les armes manquaient, elle proposa
d'employer les piques, les lances, les haches et les frondes, pour
armer les citoyens. Dans l'excès de sa fureur, Lecointre s'écria:
«Ne s'élèvera-t-il pas un homme de génie qui invente la manière dont
les hommes libres doivent faire la guerre?»

Le manifeste du duc de Brunswick engagea le Roi à une nouvelle
déclaration de ses sentiments, pour s'opposer à l'envahissement de
la France. Il parla à son peuple égaré comme un père qui ne veut que
son bonheur et le ramener à son devoir, en lui retraçant tout ce
qu'il a sacrifié dans l'espoir de le rendre heureux, cherchant à lui
prouver que c'est dans l'union seule et dans l'exacte observation de
la Constitution qu'il parviendra à éviter les malheurs dont il se
voit menacé.

En réponse à cette déclaration, Péthion se présenta à l'Assemblée et
demanda la permission de lire une pétition dont les sections
l'avaient chargé comme premier magistrat de la Commune, pour
dénoncer le pouvoir exécutif. Dictée par les factieux, cette
pétition était du style le plus violent. Elle représentait le Roi
comme fortement opposé à la Constitution, exaltant la clémence de
la nation à propos du voyage de Varennes. Elle accusait le Roi de la
trahir et le rendait responsable de tous les maux dont les deux
Assemblées étaient les auteurs. Elle demandait sa déchéance et la
nomination d'une Convention pour la prononcer, faisait sentir la
nécessité d'un changement de dynastie, et demandait que, jusqu'à
l'établissement d'une Convention, l'Assemblée nommât des ministres
pris hors de son sein, pour exercer provisoirement les fonctions du
pouvoir exécutif, jusqu'à la déclaration de la volonté du peuple par
l'organe de la Convention nationale. Elle finissait par assurer que
si les lâches et les perfides se rangeaient du côté de l'ennemi,
celui-ci trouverait dix millions d'hommes libres prêts à mourir pour
la défense de la patrie.

Plusieurs sections suivirent cet exemple, et l'Assemblée décréta
qu'elle traiterait, le 9 août, la grande question de la déchéance.

Après de grands débats sur la validité de la dénonciation de M. de
la Fayette, dénonciation démentie par le maréchal Luckner,
l'Assemblée décréta qu'il n'y avait pas matière à accusation centre
ce général.

La conduite de M. le duc d'Orléans ayant fait ouvrir les yeux à
madame la duchesse d'Orléans, elle demanda et obtint en justice sa
séparation de biens d'avec ce prince, et se retira ensuite chez M.
le duc de Penthièvre, son père. Madame la princesse de Lamballe,
qu'il accusa d'y avoir contribué, fut de ce moment l'objet de sa
haine, que l'on assura être une des causes de la fin cruelle de
cette malheureuse princesse.

Les jacobins, sûrs de la direction du mouvement qu'ils se
préparaient à exécuter, ne s'en cachaient plus; et leur plan était
tellement connu, que Branger, médecin de Mgr le Dauphin, me remit
plus de huit jours avant l'événement un petit imprimé qui était le
programme le plus fidèle de cette effroyable journée, lequel fut
suivi de point en point.

Il était devenu impossible de se faire illusion sur les périls que
nous courions. L'Assemblée, unie d'intérêts avec les jacobins,
disposant de toutes les administrations, concentrant en elle tous
les pouvoirs, laissait au Roi bien peu d'espoir de pouvoir résister
à des ennemis aussi dangereux qu'acharnés contre sa personne, et
tout donnait lieu de craindre que ce prince ne finît par succomber
dans une lutte aussi inégale.

Dans cette extrémité, on conseilla à Sa Majesté de traiter avec les
jacobins et les principaux factieux de l'Assemblée; de gagner les
uns par l'espoir de places lucratives qui flatteraient leur ambition
et leur cupidité, et les autres par l'appât de sommes considérables,
et de parvenir par ce moyen à détourner l'orage qui était à la
veille d'éclater.

Boze, peintre du Roi et fort attaché à ce prince, et que l'on
savait avoir quelques relations avec Vergniaud et quelques autres
députés de la Gironde, fut chargé de traiter avec eux. Il fut
également question d'entrer en négociation avec Péthion, Santerre,
Lacroix et autres jacobins. Mais ils déclarèrent positivement ne
vouloir traiter qu'avec un aristocrate d'une réputation bien
établie; car, disaient-ils, nous n'avons jamais été trompés par
ceux-ci, et nous l'avons été plus d'une fois par les constitutionnels.

La Reine me demanda si je connaissais encore à Paris une personne de
probité, au-dessus de tout soupçon et capable de mener adroitement
une pareille négociation. Je lui indiquai M. de La Chèze, membre du
côté droit de l'Assemblée constituante, d'une probité et d'un
désintéressement à toute épreuve, et qui, même dans le parti opposé
au sien, jouissait d'une grande considération. Mais je ne pus lui
dissimuler qu'étant père de huit enfants, il aurait peut-être de la
peine à se charger d'une négociation dont les suites pouvaient être
si dangereuses. A la première proposition qui lui en fut faite, il
n'hésita pas un instant: «Je ne connais pas, dit-il, le danger d'une
démarche, lorsqu'elle peut être utile à mon roi, et je sacrifierais
volontiers ma vie pour le sortir de la cruelle situation où il se
trouve.»

Le Roi le fit venir dans son cabinet, où il fut introduit
secrètement par mon valet de chambre, qui le fit passer par le
petit escalier de Mgr le Dauphin, pour que personne n'en eût
connaissance. Il fut chargé de sonder les personnes en question,
pour savoir ce qu'elles demandaient et si l'on croyait pouvoir se
fier à leurs promesses. Elles demandèrent huit cent mille francs
pour les partager entre elles, et s'engagèrent à employer tous les
moyens qui étaient en leur pouvoir pour détourner le coup qui se
préparait. Péthion promit de se rendre au château, au premier bruit
du danger, et de donner l'ordre de repousser la force par la force,
si l'on tentait une entreprise contre les Tuileries.

M. de La Chèze leur parla à plusieurs reprises, et croyant les avoir
persuadés du grand intérêt qu'ils avaient à sauver le Roi pour la
sûreté de leur vie et de leur fortune, il vint rapporter à Sa
Majesté leurs demandes et leurs promesses. Pour la convaincre de
leur sincérité, ils firent de concert avec elle quelques démarches
préparatoires, mais de nature à ne pas compromettre leur secret. Le
Roi accepta leurs propositions, et pour ne pas compromettre M. de La
Chèze, si on le voyait chez lui, il me chargea de lui remettre les
huit cent mille francs, qu'il n'avait pu lui donner sur-le-champ.

Les constitutionnels, alarmés du danger que leur faisait courir le
péril qui menaçait le Roi, se déterminèrent à le servir malgré lui,
et formèrent le projet de s'assurer des chefs des jacobins et des
factieux de l'Assemblée, de réunir ensuite les députés sages et
modérés, qui en entraîneraient nécessairement bien d'autres, et de
redonner au Roi l'autorité nécessaire pour faire marcher la
Constitution.

Les jacobins, ayant eu connaissance de ce complot, n'en devinrent
que plus acharnés à l'exécution de leurs projets; et ceux qui
avaient traité avec le Roi, suspectant sa bonne foi, incertains
d'ailleurs de l'issue de la journée du 10 août, et craignant d'être
découverts, se réunirent dans la nuit à la majorité de l'Assemblée
et affichèrent à la tribune, dans la matinée du même jour, des
sentiments dictés par la peur, qui les leur fit soutenir jusqu'à ce
qu'ils fussent eux-mêmes victimes de leurs collègues; tant il est
vrai que le courage et la bonne foi se trouvent rarement liés avec
le vice et l'intérêt personnel.

Tout ce qui se passait donnait les plus vives inquiétudes aux
personnes bien pensantes, et chacun faisait parvenir au Roi les avis
que l'on recevait sur la situation de Paris. M. de Paroy, craignant
pour les jours de Leurs Majestés et ceux de Mgr le Dauphin, me pria
d'offrir de sa part à la Reine trois cuirasses de douze doubles de
taffetas, impénétrables à la balle et au poignard, qu'il avait fait
faire pour elle, pour le Roi et pour Mgr le Dauphin, et me remit un
poignard pour en faire l'essai. Je les portai chez la Reine, qui
essaya sur-le-champ celle qui lui était destinée; et, me voyant le
poignard entre les mains, elle me dit, du plus grand sang-froid:
«Frappez-moi pour en faire l'essai.» Je ne pus soutenir une pareille
idée, qui me fit frémir, et je lui déclarai que rien ne me
déterminerait à un pareil geste. Elle ôta alors sa cuirasse dont je
me saisis; je la mis sur ma robe, et je la frappai du poignard, qui,
comme l'avait dit M. de Paroy, se trouva impénétrable à ses coups.
La Reine convint alors avec le Roi que chacun d'eux s'en revêtirait
à la première apparence de danger, ce qui fut exécuté. Or peut juger
par ce trait de l'horreur de la situation de la famille royale et de
celle des habitants des Tuileries, lorsqu'on en était réduit à
employer de pareils moyens.



CHAPITRE XXIII

ANNÉE 1792

  Journées des 9 et 10 août.--Le Roi se détermine à aller à
    l'Assemblée.--On l'y retient prisonnier ainsi que sa famille,
    et il passe trois jours dans son enceinte, conduit chaque jour
    à ses séances et y entendant les discours les plus outrageants
    pour sa personne.--La Commune de Paris se rend maîtresse de
    l'Assemblée, se charge, sur sa responsabilité, de la personne
    du Roi et de la famille royale, et demande qu'ils soient tous
    renfermés au Temple.--Péthion, Manuel et plusieurs autres
    officiers municipaux les y conduisent.--Madame la princesse de
    Lamballe, Pauline et moi, et plusieurs personnes de leur
    service qui avaient eu la permission de s'enfermer au Temple
    avec la famille royale, en sont enlevées huit jours après, et
    conduites à la Force.--Journées des 2 et 3 septembre.--Mort de
    madame la princesse de Lamballe.


On avait grand soin d'entretenir l'effervescence qui régnait parmi
les habitants des faubourgs, les fédérés et les Marseillais. On les
faisait boire, on leur donnait de l'argent; et enhardis par les
chefs des conjurés, qui les rassemblaient et les excitaient au
carnage, ils tenaient des propos affreux. Leurs provocations
devinrent si menaçantes, que M. Joly, ministre de la justice,
écrivit le 9 août à l'Assemblée que le mal était à son comble; que
huit lettres, qu'il lui avait écrites successivement pour lui
rendre compte des progrès de l'effervescence, étaient restées sans
réponse; qu'il était évident qu'il se préparait un mouvement
terrible pour le lendemain, et que, sans un prompt secours du corps
législatif, il était impossible au gouvernement de répondre des
personnes et des propriétés. Quelques membres de l'Assemblée se
plaignirent d'avoir été insultés, et M. de Vaublanc demanda que,
sans différer, on transférât ailleurs le lieu de ses séances.

Après plusieurs débats, l'Assemblée se borna à mander Roederer,
procureur-syndic du département, pour savoir de lui ce qui se
passait. Il déclara qu'aussitôt qu'il avait appris l'insulte faite
aux députés, il avait été trouver le maire et lui avait demandé
compte du bruit qui se répandait; que neuf cents hommes devaient
entrer le soir dans Paris; qu'il l'avait assuré n'en avoir aucune
connaissance, mais que, d'après ce qui se passait, il avait
convoqué, la veille, le corps municipal pour le matin, et le conseil
de la commune pour le soir; qu'il avait chargé des officiers
municipaux de se rendre à l'Assemblée et au château, et écrit au
commandant général de la garde nationale de renforcer les postes et
d'avoir des réserves. Il ajouta que le conseil général du
département avait reçu un arrêté de la section du Roi-de-Sicile,
déclarant désapprouver celui que lui avait envoyé la section des
Quinze-Vingts. On y annonçait que si l'Assemblée n'avait pas
prononcé le lendemain sur le sort du Roi, la section sonnerait le
tocsin et battrait la générale pour que le peuple se levât en
entier; qu'elle envoyait cet arrêté aux quarante-sept autres
sections de Paris et aux fédérés, les invitant à y adhérer. Le
conseil général avait sur-le-champ improuvé cet arrêté et enjoint à
la municipalité de lui faire part des mesures qu'elle avait prises
pour en empêcher l'exécution.

Péthion se rendit à la barre pour rendre compte des mesures qu'il
avait prises pour maintenir la tranquillité publique, troublée,
disait-il, par des bruits d'enlèvement du Roi. (Car le scélérat
avait des moyens de réserve pour justifier sa conduite en cas de
besoin.)

Le Roi, sentant enfin la nécessité de se défendre, si l'on venait à
l'attaquer, fit venir quatre-vingt-dix Suisses de Courbevoie pour la
défense du château. On les posta à toutes les issues et sur les
escaliers intérieurs, en leur défendant de tirer, à moins que ce ne
fût pour défendre la garde nationale. Celle qui était aux Tuileries,
et nommément le bataillon des Filles-Saint-Thomas, était bien
disposée à les seconder. Elle était commandée, ainsi que les
Suisses, par MM. de Menou et de Boissière, et M. de la Jarre,
ex-ministre. Tous les gentilshommes qui étaient en ce moment à
Paris, et notamment tous les officiers de la garde du Roi, se
rendirent au château pour la défense de Sa Majesté. Ils étaient
commandés par M. le maréchal de Mailly, qui avait sous lui M. de
Puységur, ex-ministre du Roi, et MM. d'Hervilly et de Pont-l'Abbé.
M. d'Hervilly demanda au Roi de lui donner l'ordre de s'emparer de
l'Arsenal, des armes de sa garde qu'on y avait déposées, et des
cartouches qui devaient s'y trouver. Ce prince, qui ne voulait pas
qu'on pût l'accuser d'être l'agresseur dans le mouvement qui se
préparait, se refusa à cette proposition. Les conjurés, moins
scrupuleux, commencèrent par s'emparer de l'Arsenal, et se servirent
des armes de la garde royale et des cartouches qu'ils y trouvèrent,
dans l'horrible journée du 10 août.

Plusieurs serviteurs de Sa Majesté se mirent aussi dans les rangs
des gentilshommes pour concourir avec eux à sa défense. Des
personnes zélées firent des patrouilles pendant la nuit; et ayant
été arrêtées, elles fournirent aux conjurés un moyen d'augmenter
l'effervescence du peuple. A minuit, on entendit sonner le tocsin et
battre de toute part la générale. On crut prudent de faire venir
Péthion au château. Il s'y rendît de bonne grâce et donna même par
écrit à M. Maudat, commandant général de la garde nationale, l'ordre
de repousser par la force les entreprises que l'on pourrait former
contre le château. Les braves gardes nationaux du bataillon des
Filles-Saint-Thomas, voulant l'engager, par intérêt de sa propre
sûreté, à s'unir à eux pour défendre le Roi, dirent assez haut pour
en être entendus: «Nous le tenons enfin ici; il n'en sortira pas,
et sa tête nous répondra de la personne de Sa Majesté.» Effrayé de
ce propos, il trouva le moyen de faire connaître à l'Assemblée le
danger qu'il courait, et elle le manda à sa barre par un décret. On
n'osa s'opposer à son exécution, et il sortit ainsi du château pour
se rendre à l'Assemblée, qu'il assura de sa vigilance pour le
maintien de la tranquillité publique. Et, bien assurée qu'elle
pouvait compter sur lui, elle le renvoya à ses fonctions.

La garde nationale fut sur pied toute la nuit, sans recevoir aucun
ordre sur la conduite qu'elle devait tenir. Le Roi n'en pouvait
donner sans la signature de ses ministres, et ceux-ci n'osaient rien
signer à cause de leur responsabilité. Le commandant général, soumis
par la loi à la municipalité, ne pouvait non plus donner d'ordres
sans en être requis par elle, et le sort du Roi se trouvait par là
entre les mains de Péthion et de Manuel.

Le Roi fit à cinq heures la revue de la garde nationale et eut lieu
d'être content des dispositions qu'elle annonçait; mais Péthion,
totalement retourné du côté des conjurés et inquiet des sentiments
qu'elle démontrait, la fit remplacer à six heures par des bataillons
sur lesquels il pouvait compter, et la revue qu'en fit le Roi fut
loin d'être satisfaisante.

Il y avait, parmi ces nouveaux bataillons, des gens à piques qui
excitaient à la révolte les gardes nationaux dont la fidélité
n'était pas bien affermie. On entendait parmi eux des cris de:
«_Vive Péthion! vive la nation! A bas les traîtres et le veto!_» Des
corps entiers de gardes nationaux se rangèrent du côté des rebelles,
de manière que le Roi ne pouvait compter que sur les Suisses, sur
six cents hommes de la garde nationale et sur trois cents personnes
à peu près, tant gentilshommes qu'officiers de la garde du Roi et
serviteurs de Sa Majesté, armés seulement d'épées et de pistolets,
tous sincèrement attachés à sa personne, et habillés en bourgeois,
pour ne porter aucun ombrage à la garde nationale.

Il y avait dans la chambre du conseil, devant la porte de la chambre
du Roi, une vingtaine de grenadiers de la garde nationale, auxquels
la Reine adressa ces paroles: «Messieurs, tout ce que vous avez de
plus cher, vos femmes et vos enfants, dépendent de notre existence;
notre intérêt est commun.» Et leur montrant la petite troupe de
gentilshommes qui occupait les appartements: «Vous ne devez pas
avoir de défiance de ces braves gens, qui partageront vos dangers et
vous défendront jusqu'à leur dernier soupir.» Touchés jusqu'aux
larmes, ils témoignèrent leur généreuse résolution de mourir, s'il
le fallait, pour la défense de Leurs Majestés.

Personne ne se coucha au château; tout le monde se tenait dans les
appartements, attendant avec anxiété le dénoûment d'une journée qui
s'annonçait sous des auspices aussi funestes. La Reine parlait à
chacun de la manière la plus affectueuse et encourageait le zèle
qu'on lui témoignait. Je passai la nuit, ainsi que ma fille Pauline,
auprès de Mgr le Dauphin, dont le sommeil calme et paisible formait
le contraste le plus frappant avec l'agitation qui régnait dans tous
les esprits.

J'allai sur les quatre heures du matin dans l'appartement du Roi,
pour savoir ce qui se passait et ce que nous avions à craindre ou à
espérer. «J'ai, me dit M. d'Hervilly, la plus mauvaise opinion de
cette journée; ce qu'il y a de pis en pareil cas est de ne prendre
aucun parti, et l'on ne se décide à rien.»

On annonça sur les sept heures que les habitants du faubourg et
l'armée marseillaise se portaient au château; que des commissaires
choisis par les factieux des quarante-huit sections s'étaient érigés
en conseil général de la commune; qu'ils avaient mandé M. Maudat,
commandant de la garde nationale, sous prétexte de se concerter avec
lui, l'avaient fait assassiner près de l'Hôtel de ville, afin de
s'emparer de l'ordre par écrit qu'il avait reçu de Péthion de
repousser la force par la force, et promenaient sa tête dans Paris;
que Santerre lui avait été donné pour successeur, que l'état-major
était renouvelé, et que tout cela se faisait de concert avec le
comité de surveillance de l'Assemblée, qui avait mis plus de quatre
millions à la disposition de Santerre pour propager l'insurrection.
L'Assemblée, qui sentait le danger qu'elle courait, si les
puissances étrangères avaient le dessus, employait tous ses efforts
pour associer le peuple à ses crimes, afin que, perdant tout espoir
de pardon, il fût excité par ses frayeurs à partager sa résistance.

L'ordre du conseil du département et de la municipalité, envoyé aux
gardes nationaux, de défendre le Roi comme autorité constituée, fut
lu dans tous les rangs par des commissaires députés aux Tuileries;
mais il fit si peu d'effet sur cette garde renouvelée, que les
canonniers déchargèrent et abandonnèrent leurs canons en apprenant
la marche des Marseillais et des brigands de la capitale. M.
d'Hervilly, voyant l'impossibilité d'en faire usage pour la défense
du Roi, les encloua sur-le-champ, pour qu'on ne pût s'en servir
contre le château.

Le Roi, qui avait déjà fait demander à l'Assemblée d'envoyer une
députation pour en imposer aux brigands, lui en fit renouveler la
demande par M. Joly, ministre de la justice; mais, sous le prétexte
qu'elle n'était pas assez nombreuse pour délibérer, Cambon fit
prononcer l'ajournement, malgré le péril que courait le Roi et qui
croissait à chaque instant.

L'incertitude du parti à prendre dans un danger aussi imminent parut
favorable à Roederer pour engager le Roi à se rendre à l'Assemblée
nationale. Il entra chez ce prince, suivi de quelques membres du
département; et, le priant de faire retirer le grand nombre de
personnes qui l'entouraient, il lui adressa ces paroles: «Sire, le
danger est imminent; les autorités constituées sont sans force, et
la défense est impossible. Votre Majesté et sa famille courent les
plus grands dangers, ainsi que tout ce qui est au château; elle n'a
d'autre ressource pour éviter l'effusion du sang que de se rendre à
l'Assemblée.» La Reine, qui était à côté du Roi avec ses enfants,
représenta qu'on ne pouvait abandonner tant de braves gens qui
n'étaient venus au château que pour la défense du Roi: «Si vous vous
opposez à cette mesure, lui dit Roederer d'un ton sévère, vous
répondrez, Madame, de la vie du Roi et de celle de vos enfants.»
Cette pauvre malheureuse princesse se tut, et éprouva une telle
révolution que sa poitrine et son visage devinrent, en un instant,
tout vergetés. Elle était désolée de voir le Roi suivre les conseils
d'un homme si justement suspect, et semblait prévoir d'avance tous
les malheurs qui l'attendaient. Roederer flatta la famille royale du
succès de cette démarche et de son prompt retour au château. La
Reine, quoique loin d'y croire, répéta ces paroles à ceux qu'elle
était si affligée d'abandonner; et le Roi, profondément affecté, se
tournant vers cette troupe fidèle, ne put que leur adresser ces
paroles: «Messieurs, je vous prie de vous retirer et de cesser une
défense inutile; il n'y a plus rien à faire ici, ni pour vous ni
pour moi.»

La consternation fut générale lorsqu'on vit partir le Roi pour aller
à l'Assemblée; la Reine le suivait, tenant ses deux enfants par la
main. A côté d'eux étaient Madame Élisabeth et madame la princesse
de Lamballe, qui, comme parente de Leurs Majestés, avait obtenu de
les suivre; et j'étais derrière Mgr le Dauphin. Le Roi était
accompagné de ses ministres et escorté par un détachement de la
garde nationale. Je quittai ma chère Pauline la mort dans le coeur,
en pensant aux dangers qu'elle allait courir, et je la recommandai à
la bonne princesse de Tarente, qui me promit de ne pas s'en séparer
et d'unir son sort au sien.

Nous traversâmes tristement les Tuileries pour gagner l'Assemblée.
MM. de Poix, d'Hervilly, de Fleurieu, de Bachmann, major des
Suisses, le duc de Choiseul, mon fils et plusieurs autres se mirent
à la suite de Sa Majesté, mais on ne les laissa pas entrer. Il y eut
à la porte un encombrement qui fit craindre un moment pour les jours
du Roi et de la Reine. On parvint enfin à leur ouvrir un passage, et
ils furent reçus à la porte par une députation que leur avait
envoyée l'Assemblée. Le Roi traversa la salle accompagné de ses
ministres, et fut se placer à côté du président; et la Reine, ses
enfants et sa suite se tinrent vis-à-vis: «Je viens, messieurs, dit
le Roi, pour éviter un grand attentat, pensant que je ne puis être
mieux en sûreté qu'au milieu de vous.» Vergniaud, qui présidait en
ce moment, lui répondit: «Vous pouvez compter, Sire, sur la fermeté
de l'Assemblée nationale; ses membres ont juré de mourir en
soutenant les droits des autorités constituées.»

Le Roi s'assit alors auprès du président, et la famille royale se
plaça dans le banc des ministres. Mais, sur l'observation de
quelques membres de l'Assemblée, que la Constitution interdisait
toute délibération en présence du Roi, l'Assemblée décida que le
Roi et sa famille se placeraient dans la loge du logographe,
derrière le fauteuil du président. Les fidèles serviteurs de Sa
Majesté arrachèrent sur-le-champ les barreaux de cette loge et
communiquèrent une partie de la journée avec la malheureuse
famille royale.

Roederer se rendit à la barre, accompagné des administrateurs du
département et de la municipalité, pour rendre compte de ce qui se
passait dans Paris et des motifs qui l'avaient engagé à presser le
Roi de se rendre à l'Assemblée: «Notre force, ajouta-t-il, était
paralysée et n'existait même plus; nous n'en pouvons avoir d'autre
que celle qu'il plaira à l'Assemblée de nous donner. Nous apprenons
dans l'instant que le château vient d'être forcé.»

L'Assemblée fit un décret pour mettre les personnes et les
propriétés sous la sauvegarde du peuple, et envoya une députation de
vingt-cinq de ses membres pour lui porter cette déclaration. A peine
fut-elle partie qu'on entendit le bruit du canon et de la
mousqueterie; la députation se dispersa, et une partie rentra dans
la salle. Le Roi les rassura en leur disant qu'il avait donné
l'ordre de ne pas tirer; mais voyant entrer des personnes armées
dans l'Assemblée, celle-ci s'y opposa; car, au milieu de ses succès,
elle mourait de peur et craignait toujours qu'on ne vint délivrer le
Roi et faire main basse sur les conjurés.

Il arriva des pétitionnaires qui déposèrent que les Suisses les
avaient attirés en signe d'amitié et avaient fusillé un grand nombre
d'entre eux: «Nous avons, dirent-ils, mis le feu aux Tuileries, et
nous ne l'éteindrons que quand la justice du peuple sera satisfaite.
Nous sommes chargés de vous demander encore une fois la déchéance du
pouvoir exécutif; c'est une justice que nous réclamons et que nous
attendons de vous.» Le président leur répondit: «L'Assemblée veille
au salut de l'empire; assurez le peuple qu'elle va s'occuper des
grandes mesures qu'exige son salut.»

Une députation de la section des Thermes vint dire à la barre
qu'elle ratifiait la pétition présentée la veille pour demander la
déchéance; que le peuple, fatigué des crimes de la Cour, avait juré
de maintenir l'égalité et la liberté, et que tous les citoyens de
Paris partageaient ces sentiments: «Osez jurer, dit-elle aux
députés, que vous sauverez l'empire.»--«Oui, nous le jurons», dirent
en se levant tous les députés.

Le concert de toutes ces voix séditieuses, jointes au bruit du canon
et de la mousqueterie, nous faisait à tous un mal affreux. Chaque
coup de canon nous faisait tressaillir; le coeur du Roi et celui de
la Reine étaient déchirés; et nous étions dans la plus profonde
douleur, en pensant au sort qu'éprouvaient peut-être en ce moment
ceux que nous avions laissés aux Tuileries. Le pauvre petit Dauphin
pleurait, s'occupait de ceux qu'il aimait et qui étaient restés au
château, se jetait dans mes bras et m'embrassait. Plusieurs députés
en furent frappés, et la Reine leur dit: «Mon fils aime tendrement
la fille de sa gouvernante, qui est restée aux Tuileries; il partage
l'inquiétude de sa mère, et celle que nous éprouvons, du sort de
ceux que nous y avons laissés.» Malgré leur férocité, ils ne purent
se défendre d'un sentiment d'attendrissement et de pitié, en
regardant cet aimable enfant, qui commençait dans un âge si tendre à
sentir déjà le malheur qui l'attendait. Les nouveaux représentants
de la Commune, qui devait bientôt elle-même dicter des lois à
l'Assemblée, vinrent lui faire part de la nomination provisoire de
Santerre comme commandant général de la garde nationale de Paris, et
de la continuation de Péthion, de Manuel et de Danton dans les
places qu'ils occupaient. Montaut fit la motion que chaque député
jurât à la tribune de maintenir la liberté et l'égalité, et de
mourir à son poste; et nous les entendîmes successivement répéter
ces mêmes paroles pendant plus de deux heures.

Les pompiers, que l'on avait envoyé chercher pour éteindre le feu
des Tuileries, vinrent représenter à l'Assemblée l'impossibilité d'y
réussir, si l'on n'y envoyait des commissaires pour rétablir
l'ordre. Elle répondit d'abord que ce soin regardait la
municipalité; mais sur la représentation de Chabot, qu'il était
cependant fâcheux de laisser étendre l'incendie, et qu'il était
urgent de mettre un homme de confiance à la tête des pompiers, elle
nomma à cet effet Palloy, architecte de la ville, qui s'était
signalé par son zèle lors de la destruction de la Bastille.

Plusieurs fidèles serviteurs du Roi, ayant trouvé moyen de pénétrer
dans l'Assemblée, se rendirent auprès de ce prince dans la loge du
logographe, et rendirent compte à Sa Majesté de ce qui se passait
aux Tuileries. Ils nous apprirent que les femmes en étaient sorties
sans qu'il leur fût arrivé d'accident, et mon fils m'assura que
Pauline était en sûreté. Cette certitude et sa présence furent d'une
grande consolation pour mon coeur, quoiqu'il fût encore
profondément touché du sort de tant de braves gens qui s'étaient
dévoués pour le Roi et la famille royale. Mgr le Dauphin fut
charmant, en cette occasion, par la sensibilité avec laquelle il me
témoigna sa satisfaction de savoir sa chère Pauline hors de danger.
Ces messieurs nous dirent que les Suisses avaient eu un moment le
dessus, mais que n'étant pas secondés, et la multitude croissant à
chaque instant, ils avaient été forcés de se retirer; qu'on en avait
massacré un grand nombre, et que la fureur s'était étendue jusqu'aux
Suisses des particuliers, dont plusieurs, et nommément le mien,
avaient péri; qu'on ne pouvait se dissimuler qu'il y aurait beaucoup
de victimes, par la rage dont était animée la populace, présentement
maîtresse du château.

On vint avertir en ce moment que les Suisses marchaient sur
l'Assemblée, que les fédérés marchaient à leur rencontre, et qu'ils
allaient se livrer un combat sanglant. L'Assemblée en frémit et
demanda au Roi qu'une des personnes qui étaient avec lui allât les
parlementer et leur fît rendre les armes. Le président proposa d'en
donner l'ordre par écrit, et M. d'Hervilly s'offrit pour remplir
cette commission; mais avant de partir, il déclara qu'il ne pouvait
agir utilement que sur l'ordre et la signature de ce prince.
L'Assemblée, qui frémissait de la possibilité de voir arriver les
Suisses, s'empressa de présenter au Roi de l'encre et du papier
pour qu'il donnât l'ordre de mettre bas les armes et de faire
retourner les Suisses sur leurs pas. M. d'Hervilly traversa la rue
Saint-Honoré au milieu des coups de fusil et des balles qui
pleuvaient sur lui de toute part, et fut admiré par sa bravoure de
tous ces enragés. Voyant avec douleur l'impossibilité où seraient
les Suisses de résister à la multitude de gens armés qui venait à
leur rencontre, il leur signifia l'ordre du Roi de mettre bas les
armes, et revint lui rendre compte de la commission dont il avait
été chargé.

Les Marseillais et autres brigands, voyant les Suisses désarmés, se
mirent à courir sur eux, et ces derniers se virent obligés de se
cacher et de changer d'habits pour ne pas être victimes de leur
fureur. On apprit à l'Assemblée que M. d'Affry avait été mis en
prison pour sa propre sûreté, et qu'on avait mis les scellés chez
lui. Elle décréta alors, sur la motion de Bazire, que les Suisses
seraient mis sous la sauvegarde de la loi et des vertus
hospitalières du peuple; ce qui n'empêcha pas que celui-ci ne mît à
mort tous ceux qui eurent le malheur de tomber sous sa main.

Les députés, inquiets de voir le Roi environné de personnes qui lui
étaient attachées, déclarèrent que le Roi ne devait être gardé que
par la garde nationale, et que toute autre devait se retirer. Le
comte Charles de Chabot, qui était resté dans cette garde dans la
vue d'être utile au Roi, alla prendre sur-le-champ son uniforme et
son fusil, et fit le service de factionnaire à la porte du
logographe. Les marques d'attachement qu'il donna à Sa Majesté
l'ayant rendu suspect aux factieux, il fut arrêté peu de jours après
l'entrée du Roi au Temple et conduit à la prison de l'Abbaye, où il
fut une des premières victimes de la journée du 2 septembre.

Il avait adopté pendant quelque temps les principes de la
Révolution; mais, ayant le sens droit et le coeur pur, il en avait
reconnu le danger, et n'avait cessé, depuis, de chercher à réparer
l'erreur d'un esprit exalté par les propos qu'il entendait
journellement chez la duchesse d'Enville, sa grand'mère. Elle avait
été liée de tout temps avec les différents membres de la société
philosophique, qui l'avaient imbue des prétendus principes de
liberté et d'égalité, sous lesquels ils cachaient leur ambition et
leur esprit de domination. Ils lui firent payer bien cher l'appui
qu'elle leur avait donné au commencement de la Révolution, son fils
et son petit-fils ayant été massacrés par suite de leurs principes.

Lamarque annonça à l'Assemblée qu'on avait arrêté le départ des
courriers, pour empêcher qu'on ne portât l'alarme dans les
départements. Il proposa que l'on fît une adresse aux Français pour
les instruire que leurs représentants ne négligeraient rien pour
sauver la patrie, qui ne pouvait l'être que par l'union de tous les
bons Français. L'Assemblée adopta cette proposition et le chargea de
la rédaction de l'adresse.

Vergniaud lui succéda à la tribune: «Je viens, dit-il, au nom de la
commission extraordinaire, vous proposer une mesure bien rigoureuse,
mais devenue nécessaire, malgré la douleur dont je vous vois
pénétrés. Les dangers de la patrie, qui sont à leur comble,
proviennent de la défiance qu'inspire la conduite du chef du pouvoir
exécutif dans une guerre entreprise contre la liberté et
l'indépendance nationales. Des adresses de toutes les parties de
l'empire demandent la révocation de l'autorité déléguée à Louis XVI;
et l'Assemblée, ne voulant point agrandir la sienne par aucune
usurpation de pouvoir, vous propose de décréter: l'établissement
d'une Convention nationale dont elle vous proposera le mode de
convocation; l'organisation d'un nouveau ministère, les ministres
actuels conservant provisoirement leurs fonctions jusqu'à sa
nomination; celle d'un gouverneur du prince royal; la suppression de
la liste civile, dont on déposera les registres sur les bureaux de
l'Assemblée, accordant seulement une somme de quatre cent mille
francs pour la dépense de la famille royale jusqu'à l'établissement
de la Convention; la demeure du Roi et de la famille royale dans
l'enceinte du corps législatif, jusqu'à ce que la tranquillité soit
rétablie dans Paris, avec injonction au département de lui préparer
un logement au Luxembourg, où elle sera sous la garde des citoyens
et de la loi; la déclaration d'infamie et de traître à la patrie
pour tout fonctionnaire public, tout soldat, officier ou même
général, de quelque grade qu'il fût, qui abandonnerait son poste; et
ordre de faire publier sur-le-champ le présent décret, et de
l'envoyer aux quatre-vingt-trois départements, en leur imposant
l'obligation de le faire parvenir dans les vingt-quatre heures aux
diverses municipalités de leur ressort.»

On juge bien que la proposition fut convertie sur-le-champ en
décret.

Aussitôt que les ministres eurent entendu les reproches faits au Roi
et sur lesquels l'Assemblée motivait la suspension de la royauté,
ils voulurent se rendre à la barré de l'Assemblée, pour prendre sur
eux toute la responsabilité de la conduite du Roi; mais il le leur
défendit absolument, leur disant: «Vous augmenteriez le nombre des
victimes sans pouvoir m'être utiles, et ce serait un chagrin de plus
pour moi. Retirez-vous, je vous l'ordonne, et ne revenez plus ici.»
Car le malheur qui accablait cet excellent prince ne l'empêchait pas
de s'occuper de tous ceux qui lui étaient attachés.

La Reine, désolée d'être séparée de Mgr le Dauphin et de le voir
entre des mains du choix d'une pareille assemblée, pria plusieurs
députés sur lesquels elle croyait pouvoir compter de chercher à
parer un coup qui lui serait aussi sensible. Ils y réussirent
d'autant plus facilement, que l'Assemblée, qui projetait
l'établissement d'une république, s'embarrassait peu de donner un
gouverneur à Mgr le Dauphin.

Pendant que l'Assemblée rendait décrets sur décrets, les Tuileries
étaient livrées au pillage. On apportait à l'Assemblée l'or, les
bijoux trouvés chez la Reine, et divers autres effets dont on lui
faisait l'offrande. On y porta aussi une malle pleine d'assignats et
un paquet de lettres. Ces dernières furent envoyées au comité de
surveillance, et beaucoup d'autres à la Commune; car, lorsque nous
fûmes conduits à l'Hôtel de ville avant d'être menés à la Force,
nous vîmes un monceau de lettres dans le cabinet de Tallien. Les
divers effets furent également portés à la Commune, et les assignats
aux Archives.

Il est remarquable que cette armée de bandits s'était interdit le
vol aux Tuileries, et mettait impitoyablement à mort ceux qu'elle
surprenait s'appropriant quelque effet du château. Elle s'y permit
seulement le vol du vin et des liqueurs, dont elle n'y laissa pas
une bouteille. Elle cassait, brisait, éparpillait, et il y eut un
dégât énorme qui ne profita à personne.

Tout ce qui habitait les Tuileries perdit tout ce qu'il possédait;
mais la majeure partie de nos effets fut volée par les commissaires
établis dans le château, sous prétexte de les conserver, et ils ne
se firent pas de scrupule, non plus que leurs affidés, de
s'approprier ce qui était à leur convenance. On rendit dans la suite
un peu de linge et quelques nippes, mais rien de ce qui avait une
valeur réelle.

Tous ceux qui apportaient des offrandes enlevées aux Tuileries les
accompagnaient des plus grossières invectives contre le Roi et la
Reine, et laissaient percer, en les regardant, la joie qu'ils
éprouvaient de pouvoir les insulter à leur gré. De pareilles
bassesses étaient trop au-dessous d'eux pour leur faire une grande
impression; mais ce qui les touchait sensiblement et brisait leur
coeur de douleur, était de voir conduire à la barre leurs plus
fidèles serviteurs, ne prévoyant que trop le sort qui les attendait
entre les mains de ces furieux.

Je vis conduire, entre autres, le vicomte de Maillé, beau-frère de
la duchesse de Maillé, mon amie intime, et auquel j'étais attachée
depuis ma jeunesse. Il était tout en sang, ses habits déchirés, et
il était évident qu'il avait été cruellement maltraité. C'était un
brave et loyal gentilhomme, plein d'honneur et de probité, et qui
avait très bien servi. Dévoué à son roi, il ne l'avait quitté dans
cette cruelle journée que lorsqu'on éloigna de sa personne ses plus
fidèles serviteurs. Je ne puis dire ce que cette vue nous fit
souffrir; je le vis ce jour-là pour la dernière fois; emprisonné à
l'Abbaye, il y fut massacré dans la journée du 2 septembre,
laissant une femme et des enfants inconsolables de sa perte.

On ne peut se faire d'idée de la rapidité avec laquelle se
succédaient les décrets. Il y en eut un pour donner à l'Assemblée le
droit de nommer, pour chaque ministère, un secrétaire du conseil; un
autre pour que chaque ministre nommé par elle pût signer tous les
objets relatifs à son ministère, sans avoir besoin de la sanction du
Roi; un autre pour établir un camp sous les murs de Paris, ou
s'enrôlerait qui voudrait. Un autre décidait que les canonniers
pourraient, d'après la demande qu'ils en auraient formée, établir
des esplanades d'artillerie sur les hauteurs de Montmartre. Elle
donna aussi le droit à chaque citoyen, âgé de vingt-cinq ans et
vivant de son travail, de pouvoir être admis aux assemblées
primaires pour l'établissement de la prochaine Convention.

Elle décréta, en outre, la permanence de l'Assemblée et la
nomination de douze commissaires pour être envoyés aux quatre
armées, lesquels feraient signer aux ministres du Roi qu'ils n'y
avaient pas envoyé de proclamation.

On rapporta, à la grande satisfaction du Roi, la nomination du
gouverneur du prince royal; et ce fut le seul moment de consolation
qu'éprouva la famille royale dans cette effroyable journée.

Toutes les pétitions étaient accompagnées, aussi bien que les
décrets, des injures les plus atroces contre le Roi et la Reine. Un
grand nombre de députés rivalisaient avec les pétitionnaires, dans
les reproches qu'ils se permettaient d'adresser à la malheureuse
famille royale, qui passa douze longues heures à entendre la
répétition de tout ce qui pouvait affliger son coeur et fatiguer son
esprit.

Dans le nombre de ceux qui avaient contribué au succès de cette
effroyable journée, il y en eut cependant plusieurs qui,
respectant le malheur de la famille royale, mirent au moins dans
leurs discours plus de réserve et de décence. Les membres du côté
droit, privés depuis longtemps de toute influence et réduits au
silence par la majorité de l'Assemblée, témoignèrent au Roi la
profonde douleur dont ils étaient pénétrés, et leur regret d'être
dans l'impossibilité de pouvoir s'opposer à ce dont ils avaient
le malheur d'être témoins.

Le résultat des votes de l'Assemblée pour la composition des
ministères fut d'abord la réintégration de Roland, Servan et
Clavières dans les ministères de la guerre, de l'intérieur et des
finances; puis les nominations de Danton dans celui de la justice;
de Monge à la marine, de Grouvelle aux affaires étrangères, et de Le
Brun aux contributions publiques.

M. d'Abancourt, ministre du Roi au département de la guerre, fut
décrété d'accusation pour n'avoir pas fait partir les Suisses. Mais,
d'après l'ordre du Roi de le quitter, il s'était mis en sûreté et
ne put être arrêté.

Conformément au décret de l'Assemblée, qui ordonnait que le Roi et
sa famille resteraient dans son enceinte jusqu'au moment où la
tranquillité régnerait dans Paris, on prépara des cellules aux
Feuillants pour y loger la famille royale. Le Roi fut seul dans la
sienne, sans pouvoir garder auprès de lui les personnes qu'on y
avait laissées jusqu'alors. La Reine et Madame restèrent ensemble
dans une seconde cellule, et Madame Élisabeth, madame de Lamballe et
moi fûmes mises dans une troisième avec Mgr le Dauphin. Nous
passâmes une nuit telle qu'on peut se l'imaginer, entendant
distinctement le vacarme de l'Assemblée, les applaudissements et les
battements des tribunes; et, à l'exception de Mgr le Dauphin et de
Madame, qui, accablés de fatigue, s'endormirent sur-le-champ,
personne ne put fermer l'oeil de la nuit. Ce fut cependant un petit
adoucissement pour le Roi et la Reine de pouvoir être seuls un
instant; mais quel moment que celui où ils purent se livrer sans
contrainte à tous les sentiments qu'ils éprouvaient! On leur fit le
triste détail de ce qui se passait dans la ville, de la
consternation qui y régnait, et de la terreur qu'inspiraient
l'audace et la fureur des factieux.

Des commissaires vinrent à onze heures du soir reconnaître si chacun
était couché dans la cellule qui lui était destinée; car, malgré
toutes leurs précautions, ils ne pouvaient se défendre d'une
inquiétude qui leur faisait pousser la méfiance au dernier degré.
MM. de Choiseul, de Brézé, de Briges, de Poix, de Nantouillet, de
Goguelas, d'Hervilly, d'Aubier et mon fils, et quelques autres dont
je n'ai pu retenir les noms, passèrent la nuit auprès du Roi. Mais
on ne le laissa pas jouir longtemps de la consolation de se voir
entouré de personnes sur l'attachement desquelles il avait tout lieu
de compter. On lui signifia, dès le lendemain, de les renvoyer, sous
le prétexte que leur présence pouvait porter le peuple à de nouveaux
excès: «Je suis donc en prison, leur dit le Roi, et moins heureux
que Charles Ier qui conserva tous ses amis jusqu'à l'échafaud?»
Puis, se tournant vers ces messieurs, il leur témoigna son regret de
les quitter, et leur ordonna de se retirer. La Reine leur dit, les
larmes aux yeux: «Ce n'est que dans ce moment que nous sentons toute
l'horreur de notre position; vous l'adoucissiez par votre présence
et votre dévouement, et l'on nous prive de cette dernière
consolation.» Comme la famille royale était sans argent et sans
linge, ils mirent tous aux pieds du Roi l'or qu'ils avaient alors
sur eux; mais le Roi ne voulut point l'accepter, leur disant:
«Gardez, messieurs, vos portefeuilles, vous en aurez plus de besoin
que nous, ayant, j'espère, plus de temps à vivre.»

Le Roi et sa famille reprirent encore les mêmes places dans les
mêmes loges que la veille, et ils y entendirent, ainsi que le jour
suivant, les félicitations sans nombre que reçut l'Assemblée des
députations qui se succédaient les unes aux autres, lesquelles
étaient accompagnées des mêmes injures contre le Roi et sa famille.
Ce prince eut la douleur d'entendre les transports de joie avec
lesquels l'Assemblée reçut l'hommage du drapeau conquis sur les
Suisses par le sieur Lange, aidé des grenadiers du faubourg
Saint-Laurent, et dont elle ordonna sur-le-champ la suspension à la
voûte de l'Assemblée. Elle applaudit également à la nomination d'une
cour martiale pour juger les Suisses, sans distinction de grade,
avec l'ordre donné à Santerre de pourvoir à la sûreté de soixante
d'entre eux, réfugiés dans un bâtiment adjoint à l'Assemblée. Elle
voulut se donner un air de générosité à leur égard, mais ils furent
tous fusillés le lendemain.

Le Roi entendit prononcer la suspension provisoire de tous les juges
de paix de toutes les sections de Paris, l'ordre de conduire à
l'Abbaye M. de La Porte, intendant de la liste civile, et d'apposer
les scellés sur tous ses papiers; enfin, le rapport des commissaires
nommés pour faire l'inventaire du propre secrétaire de Sa Majesté,
ainsi que de tous ses papiers. Pour combler la mesure des insultes
prodiguées à notre pauvre malheureux roi, il fut condamné à entendre
la lecture faite par Condorcet de l'exposition des motifs qui
avaient décidé l'Assemblée à la convocation d'une Convention
nationale, et à la suspension du pouvoir exécutif dans les mains du
Roi. C'était le résumé de tous les griefs reprochés au Roi par les
factieux, de ceux attribués aux nobles et aux prêtres, qu'on
accusait ce prince d'avoir soutenus au préjudice de l'État. On l'y
rendait responsable de la guerre actuelle et de la conduite des
puissances étrangères, et l'on peut juger de tout ce que cette
exposition contenait d'injurieux pour Sa Majesté, en y voyant les
signatures de Guadet, Romme, Goujon et autres factieux de la
Montagne; elle fut envoyée dans tous les départements.

Afin d'entretenir la fermentation dans Paris, on répandit le bruit
d'un attentat projeté sur les jours de Péthion, et l'on vint dire à
l'Assemblée que les assassins étaient dans les fers, et qu'on lui
avait donné une garde pour veiller sur des jours aussi précieux.

Pour être plus à portée de surveiller le Roi et sa famille,
l'Assemblée changea l'habitation du Luxembourg, pour l'habitation du
Roi et de sa famille, en celle de l'hôtel du ministre de la justice,
place Vendôme; mais cette décision ne fut pas de longue durée.
Manuel, au nom de la Commune de Paris, vint représenter à
l'Assemblée qu'étant chargée de la garde du Roi, elle proposait de
l'établir au Temple, où elle le croyait plus en sûreté que partout
ailleurs. La Reine frémit quand elle entendit nommer le Temple, et
me dit tout bas: «Vous verrez qu'ils nous mettront dans la tour,
dont ils feront pour nous une véritable prison. J'ai toujours eu une
telle horreur pour cette tour, que j'ai prié mille fois M. le comte
d'Artois de la faire abattre, et c'était sûrement un pressentiment
de tout ce que nous aurons à y souffrir.» Et sur ce que je cherchais
à écarter d'elle une pareille idée: «Vous verrez si je me trompe»,
répéta-t-elle. L'événement n'a malheureusement que trop justifié un
pressentiment aussi extraordinaire.

Manuel fit à l'Assemblée le récit de la conduite barbare qui devait
être tenue vis-à-vis de la famille royale: «Le Temple, dit-il, sera
gardé par vingt hommes pris dans chaque section de la ville de
Paris. On y conduira demain le Roi et sa famille, avec le respect dû
au malheur. Les rues qu'ils traverseront seront bordées des soldats
de la Révolution, qui les feront rougir d'avoir cru qu'il pouvait y
avoir parmi eux des esclaves du despotisme, et leur plus grand
supplice sera d'entendre crier: «Vivent la nation et la liberté!» Il
ajouta que le Roi et la Reine n'ayant que des traîtres pour amis,
toute correspondance leur serait interdite.

Une députation de cette même Commune vint demander le rapport du
décret relatif à la création d'un nouveau directoire de département
qui pourrait casser tout ce que le peuple venait de faire; et
l'Assemblée, qui s'était mise dans sa dépendance de manière à ne
pouvoir lui rien refuser, se vit obligée, quoique malgré elle,
d'adhérer à sa demande, ainsi qu'à celles qu'elle y ajouta par la
suite.

On fit grâce au Roi, le lundi 13, de la séance de l'Assemblée, et la
matinée se passa à concerter les préparatifs du départ pour le
Temple. Péthion déclara à Sa Majesté qu'elle ne pouvait emmener
qu'une personne pour la servir, et quatre femmes pour le service de
la Reine, des deux princesses et de Mgr le Dauphin. Madame Thibault
se présenta pour le service de la Reine, madame Navarre pour celui
de Madame Élisabeth, et mesdames Basire et de Saint-Brice pour celui
de Mgr le Dauphin et de Madame. Les deux premières étaient premières
femmes de chambre des deux princesses, qui avaient en elles la
confiance qu'elles méritaient par leur dévouement et l'ancienneté de
leurs services. Les deux autres témoignaient le même attachement et
un véritable dévouement. Comme on permit un moment à la Reine
d'emmener une seconde femme, madame Auguier demanda à suivre Sa
Majesté et arriva même aux Feuillants; mais cette permission ayant
été promptement révoquée, elle fut obligée, à son grand regret, de
retourner chez elle, car elle était fort attachée à la Reine.

MM. de Champlost, premiers valets de chambre du Roi, qui faisaient à
eux deux leur quartier, n'ayant pu suivre le Roi à cause de leur
mauvaise santé[4], M. de Chamilly, qui était aussi premier valet du
Roi, s'offrit pour les remplacer avec tout le dévouement d'un
véritable attachement. Employé au service intérieur de Sa Majesté,
il trouva le moyen d'ennoblir les fonctions les plus humbles,
auxquelles il n'était point habitué, par les sentiments avec
lesquels il s'occupait de tout ce qu'il croyait pouvoir adoucir les
gênes de toute espèce qu'éprouvait la famille royale, et il fut pour
ma fille et pour moi d'une obligeance qu'il m'est impossible
d'oublier.

  [4] J'ai appris depuis qu'un des deux MM. de Champlost avait été
  tué aux Tuileries, le 10 août.

M. Hue, nommé premier valet de chambre de Mgr le Dauphin jusqu'au
moment où il devait passer aux hommes, et qui connaissait Péthion de
vieille date, sollicita celui-ci si vivement de le laisser suivre
Mgr le Dauphin, qu'il obtint la permission de ne point abandonner ce
jeune prince. Sa conduite et son attachement à la famille royale ont
été si connus, que je n'apprendrai rien de nouveau en ajoutant son
nom à mes faibles éloges.

Meunier, de la bouche du Roi, fut chargé de la cuisine de Sa
Majesté, et y continua le même service jusqu'au départ de Madame
pour Vienne. Targé parvint aussi à être employé au service intérieur
de la Tour, et donna à la famille royale, au risque même de sa vie,
les preuves d'une fidélité peu commune et d'un dévouement absolu.

La Reine, qui ne cessait jamais de s'occuper de tout ce qui pouvait
adoucir la peine de ceux qui étaient auprès d'elle, voulant me
procurer la consolation d'emmener avec moi ma fille Pauline,
m'offrit, avec une bonté parfaite, de la demander à Péthion. Je fus
glacée de la proposition, ne prévoyant que trop que l'on ne nous
laisserait pas longtemps au Temple; je frémissais à l'idée d'exposer
ma fille, jeune et jolie, à la merci de ces furieux; car je
connaissais trop la fermeté de son caractère et le bonheur qu'elle
éprouverait de pouvoir adoucir par ses soins, son respect et son
attachement, la cruelle position de la famille royale, pour me
permettre de calculer les dangers qu'elle pouvait courir d'ailleurs.
Mgr le Dauphin et Madame, qui me virent un moment d'incertitude, se
jetèrent à mon cou, me demandant avec instance de leur donner leur
chère Pauline; Madame ajouta même avec une grâce parfaite: «Ne nous
refusez pas, elle fera notre consolation, et je la traiterai comme
ma soeur.» Il me fut impossible de résister à de pareilles
instances; je recommandai ma fille à la Providence. Je témoignai à
la Reine toute ma reconnaissance et mon extrême désir de lui voir
obtenir pour Pauline une faveur à laquelle elle attacherait tant de
prix. La Reine en fit la demande à Péthion, qui l'accorda de bonne
grâce. Il me dit d'envoyer chercher ma fille par son frère, qui la
mènerait au comité de l'Assemblée, laquelle lui donnerait la
permission dont elle avait besoin pour accompagner Leurs Majestés.
Pauline éprouva la joie la plus vive en apprenant cette nouvelle, et
se rendit sur-le-champ à l'Assemblée avec mon fils, qui la remit
ensuite entre mes mains. Il profita de cette circonstance pour
passer encore une partie de la journée auprès du Roi, et supplia Sa
Majesté de lui obtenir la même permission qu'à sa soeur; mais
Péthion n'y voulut pas consentir, et mon fils ne put rester avec le
Roi que jusqu'à son départ des Feuillants; encore fut-il obligé de
quitter Sa Majesté deux heures auparavant, par l'ordre exprès
qu'elle lui en donna.

Ce bon prince, toujours plus occupé des autres que de lui-même, lui
dit ces propres paroles: «Monsieur de Tourzel, allez-vous-en, je
vous en prie; plus nous approchons de l'heure de notre départ, plus
la fureur du peuple augmentera, et vous courrez le risque d'en être
une victime.» Et voyant que mon fils ne pouvait se résoudre à le
quitter, il lui dit: «Je vous l'ordonne, monsieur de Tourzel, et
c'est peut-être le dernier ordre que vous recevrez de moi.» Puis,
prenant les cheveux qu'on venait de lui couper, il les lui donna,
ajoutant: «Il faut espérer que nous verrons des temps plus heureux,
et je serai bien aise de vous revoir auprès de moi.» Puis il
l'embrassa; la Reine, le jeune prince, Madame et Madame Élisabeth
lui firent le même honneur, et il se retira pénétré de la plus
profonde douleur.

Comme mon fils n'avait pas quitté le Roi pendant toute la Révolution
et lui avait toujours témoigné un grand attachement, le Roi m'avait
dit de lui-même: «Que votre fils ne pense point à quitter la France,
je veux le conserver auprès de ma personne, et si je suis assez
heureux pour être un jour à la tête de mes troupes, je le ferai un
de mes aides de camp.» J'étais loin d'avoir pensé à solliciter pour
lui une pareille faveur, m'étant imposé la loi de ne former aucune
demande, et de ne penser qu'à donner à Sa Majesté des preuves du
dévouement le plus sincère et le plus désintéressé.

Mon fils, en quittant le Roi, fut au moment d'être arrêté par la
populace, qui, dans l'attente du départ du Roi pour le Temple,
entourait le bâtiment des Feuillants; et il ne dut son salut qu'à
quelques gendarmes ci-devant gardes de la prévôté de l'Hôtel, qui,
l'ayant reconnu, le firent sortir par une porte détournée et ne le
quittèrent que lorsqu'il fut en sûreté. Ne pouvant se résoudre à
perdre de vue la personne du Roi, il prit, en rentrant chez lui, un
costume qui le déguisa, se mêla parmi les bandits qui entouraient la
voiture de Sa Majesté jusqu'au Temple. Quand il en vit refermer la
porte, il éprouva, m'a-t-il dit mille fois, un sentiment de douleur
qu'il lui serait impossible d'exprimer.

Le Roi monta à six heures du soir dans une des grandes voitures de
la cour; le cocher et le valet de pied étaient habillés de gris, et
servirent, ce jour-là, pour la dernière fois ce bon et excellent
prince. Il était dans le fond de la voiture avec la Reine, Mgr le
Dauphin et Madame; Madame Élisabeth, madame la princesse de Lamballe
et Péthion sur le devant; Pauline et moi à une des deux portières,
et Manuel à l'autre, avec Colonges, officier municipal. Tous ces
messieurs avaient le chapeau sur la tête et traitaient Leurs
Majestés de la manière la plus révoltante.

A peine la voiture eut-elle passé la porte des Feuillants, que la
troupe des fédérés et la nombreuse populace qui raccompagnait firent
retentir l'air des cris de: «_Vive la nation! Vive la liberté!_» en
y ajoutant les injures les plus sales et les plus grossières; et ces
abominables cris ne cessèrent pas un instant pendant toute la route.

Pour plaire à cette multitude effrénée, Manuel commença par faire
arrêter la voiture du Roi à la place Vendôme, et de manière qu'elle
se trouvât comme foulée par les pieds du cheval de la statue de
Louis XIV, qui avait été renversée depuis deux jours, ainsi que
toutes les autres statues de nos rois. Puis, apostrophant Sa Majesté
avec la dernière insolence: «Voilà, dit-il, Sire, comment le peuple
traite ses rois.»--«Plaise à Dieu, lui répondit ce prince avec calme
et dignité, que sa fureur ne s'exerce que sur des objets inanimés!»

Au milieu de tant d'indignités, la famille royale conserva un
courage et une dignité qui étonnèrent même ceux qui se plaisaient à
l'abreuver d'amertumes.

Le Roi fut deux heures et demie à se rendre au Temple, passant par
les boulevards. Car cette effroyable escorte, non contente de faire
aller au pas la voiture de Sa Majesté, la faisait encore arrêter de
temps en temps. Plusieurs d'entre eux s'approchaient avec des yeux
étincelants de fureur; et il y eut même des instants où l'on voyait
l'inquiétude peinte sur les visages de Péthion et de Manuel. Ils
mettaient alors la tête à la portière, haranguaient la populace et
la conjuraient, au nom de la loi, de laisser cheminer la voiture.

Quelque affreuse que dut être l'entrée du Temple pour la famille
royale, elle en était réduite à la désirer pour voir la fin d'une
scène aussi atroce que prolongée. Elle se flattait de se trouver
seule dans les appartements qu'elle allait occuper et de pouvoir
respirer un moment au milieu de tant d'angoisses; mais les insultes
qu'elle n'avait cessé d'éprouver n'étaient pas encore à leur terme.

Le Temple présentait l'aspect d'une fête; tout était illuminé,
jusqu'aux créneaux des murailles des jardins. Le salon était
éclairé par une infinité de bougies, et rempli des membres de
cette infâme Commune, qui, le chapeau sur la tête et avec le
costume le plus sale et le plus dégoûtant, traitaient le Roi avec
une insolence et une familiarité révoltantes. Ils lui faisaient
mille questions plus ridicules les unes que les autres; et un
d'entre eux, couché sur un sofa, lui tint les propos les
plus étranges sur le bonheur de l'égalité: «Quelle est votre
profession?» lui dit le Roi.--«Savetier», répondit-il. C'était
cependant la compagnie du successeur de tant de rois. Ce prince
et la famille royale conservèrent toujours le maintien le plus
noble, et répondirent à leurs questions avec une bonté qui aurait
dû les faire rentrer en eux-mêmes, si l'ivresse du pouvoir ne les
avait rendus insensibles à toute espèce de sentiment.

Le pauvre petit Dauphin, tombant de sommeil et de fatigue, demandait
instamment à se coucher. Je sollicitai à plusieurs reprises qu'on me
le laissât conduire dans sa chambre; on répondait toujours qu'elle
n'était pas prête. Je le mis sur un canapé, où il s'endormit
profondément. Après une longue attente, on servit un grand souper.
Personne n'était tenté d'y toucher; on fit semblant de manger pour
la forme, et Mgr le Dauphin s'endormit si profondément en mangeant
la soupe, que je fus obligée de le mettre sur mes genoux, où il
commença sa nuit. On était encore à table qu'un municipal vint dire
que sa chambre était prête, le prit sur-le-champ entre ses bras, et
l'emporta avec une telle rapidité, que madame de Saint-Brice et moi
eûmes toutes les peines du monde à le suivre. Nous étions dans une
inquiétude mortelle en le voyant traverser les souterrains, et
elle ne put qu'augmenter quand nous vîmes conduire le jeune prince
dans une tour et le déposer dans la chambre qui lui était destinée.
La crainte d'en être séparée et la peur d'irriter les municipaux
m'empêchèrent de leur faire aucune question. Je le couchai sans dire
un mot, et je m'assis ensuite sur une chaise, livrée aux plus
tristes réflexions. Je frémissais à l'idée de le voir séparé du Roi
et de la Reine, et j'éprouvai une grande consolation en voyant
entrer cette princesse dans la chambre. Elle me serra la main en me
disant: «Ne vous l'avais-je pas bien dit?» Et s'approchant ensuite
du lit de cet aimable enfant, qui dormait profondément, les larmes
lui vinrent aux yeux en le regardant; mais, loin de se laisser
abattre, elle reprit sur-le-champ ce grand courage qui ne
l'abandonna jamais, et elle s'occupa de l'arrangement des chambres
de ce triste séjour.

La famille royale occupa d'abord la petite tour; il n'y avait que
deux chambres à chaque étage, et une petite qui servait de passage
de l'une à l'autre. On y plaça la princesse de Lamballe, et la Reine
occupa la seconde chambre, en face de celle de Mgr le Dauphin. Le
Roi logea au-dessus de la Reine, et l'on établit un corps de garde
dans la chambre à côté de la sienne. Madame Élisabeth fut établie
dans une cuisine, qui donnait sur ce corps de garde et dont la
saleté était affreuse. Cette princesse, qui joignait à une vertu
d'ange une bonté sans pareille, dit sur-le-champ à Pauline qu'elle
voulait se charger d'elle, et fit placer dans sa chambre un lit de
sangle à côté du sien. Nous ne pourrons jamais oublier toutes les
marques de bonté qu'elle en reçut pendant le temps qu'il nous fut
permis d'habiter avec elle ce triste séjour.

Comme la chambre de la Reine était la plus grande, on s'y réunissait
toute la journée, et le Roi lui-même y descendait dès le matin.
Leurs Majestés n'éprouvèrent pas même la consolation d'y être seules
avec leur famille; un commissaire de la Commune, que l'on changeait
d'heure en heure, était toujours dans la chambre où elles se
tenaient. La famille royale leur parlait à tous avec une telle
bonté, qu'elle parvint à en adoucir plusieurs.

On descendait à l'heure des repas dans une pièce au-dessous de la
chambre de la Reine, qui servait de salle à manger, et, sur les cinq
heures du soir, Leurs Majestés se promenaient dans le jardin, car
elles n'osaient laisser promener seul Mgr le Dauphin, de peur de
donner aux commissaires l'idée de s'en emparer. Elles y entendaient
quelquefois de bien mauvais propos, qu'elles ne faisaient pas
semblant d'entendre, et la promenade durait même assez longtemps
pour faire prendre l'air aux deux enfants à qui il était bien
nécessaire, la famille royale s'oubliant elle-même pour ne s'occuper
que de ce qui l'entourait.

Il y avait, à côté de la salle à manger, une bibliothèque, que
Truchon, un des commissaires de la Commune, fit remarquer à Leurs
Majestés. Elles y prirent quelques livres pour elles et pour leurs
enfants. Le Roi prit, entre autres, le premier volume des _Études de
la nature_, par Bernardin de Saint-Pierre, ce qui donna occasion à
Truchon de parler du mérite de cet ouvrage. Il débutait par une
dédicace, qui était l'éloge le plus vrai des vertus de Sa Majesté.
Il ne put s'empêcher de nous le faire voir; et le contraste de sa
situation avec celle du temps où ce livre avait été imprimé nous fit
faire de douloureuses réflexions.

Ce Truchon, membre de la Commune de Paris, était un mauvais sujet;
il était accusé de bigamie et avait une condamnation contre lui.
Pour être méconnu, il avait laissé croître sa barbe, qui était d'une
si grande longueur, qu'on l'appelait l'homme à la grande barbe. Il
paraissait avoir reçu de l'éducation par sa manière de s'énoncer et
ses formes polies, bien différentes de celles de ses camarades,
quand il adressait la parole à Leurs Majestés.

On voyait s'élever avec rapidité les murs du jardin du Temple.
Palloy, qui avait été nommé architecte de cette prison, montra au
Roi le plan de l'appartement qui lui était destiné dans la grande
tour, ainsi que celui de la famille royale. Péthion et Santerre
venaient quelquefois les visiter, et les voyant toujours avec ce
calme que la bonne conscience seule peut donner, ils en étaient tout
étonnés. Quelques municipaux, plus humains que le grand nombre
d'entre eux, cherchaient à donner quelques consolations à Leurs
Majestés, mais toujours avec circonspection, par la peur d'être
dénoncés.

MM. de Chamilly et Hue redoublaient de soins et d'attentions pour le
service de Leurs Majestés et de la famille royale; ils ne se
donnaient pas un moment de repos pendant tout le cours de la
journée. Madame de Saint-Brice se conduisit aussi très-bien.
Mesdames Thibaut et Navarre justifiaient tous les jours la confiance
qu'avaient en elles la Reine et Madame Élisabeth; et c'était une
consolation pour la famille royale d'être entourée de si fidèles
serviteurs.

Elle était l'unique objet de nos pensées, et nous n'étions occupées,
Pauline et moi, qu'à adoucir l'horreur de sa situation, par notre
respect et notre dévouement. Elle était si touchée de la plus légère
attention et le témoignait d'une manière si affectueuse, qu'il était
impossible de ne pas lui être attaché au delà de toute expression.
Mgr le Dauphin et Madame étaient charmants pour Pauline; ils lui
témoignaient l'amitié la plus touchante, et le Roi et la Reine la
comblaient de bontés. Nous cherchions, l'une et l'autre, à faire
entrer dans leur coeur quelque rayon d'espérance, et nous nous
flattions que tant de vertus pourraient fléchir la colère céleste.
Mais l'arrêt de la Providence était prononcé: elle voulait punir
cette France si coupable, et jadis si orgueilleuse de son amour
pour ses rois; elle permit que l'esprit de vertige l'aveuglât au
point de la conduire aux plus grands excès.

Nous vîmes bien, dans la journée du 18 (samedi), quelques
pourparlers entre les municipaux, qui nous donnèrent de
l'inquiétude; et l'un d'eux, qui n'osait s'expliquer ouvertement,
chercha à nous faire entendre que nous étions au moment d'être
séparés de la famille royale; mais ce qu'il disait était si peu
intelligible que nous n'y pûmes rien comprendre. Nous nous couchâmes
comme à l'ordinaire, et comme je commençais à m'endormir, madame de
Saint-Brice m'éveilla, en m'avertissant qu'on arrêtait madame de
Lamballe. L'instant d'après, nous vîmes arriver dans ma chambre un
municipal qui nous dit de nous habiller promptement; qu'il avait
reçu l'ordre de nous conduire à la Commune pour y subir un
interrogatoire, après lequel nous serions ramenées au Temple. Le
même ordre fut intimé à Pauline, dans la chambre de Madame
Élisabeth. Il n'y avait qu'à obéir, dans la position où nous étions.
Nous nous habillâmes et nous nous rendîmes ensuite chez la Reine,
entre les mains de laquelle je remis ce cher petit prince, dont on
porta le lit dans sa chambre, sans qu'il se fût réveillé. Je
m'abstins de le regarder pour ne pas ébranler le courage dont nous
allions avoir tant de besoin, pour ne donner aucune prise sur nous
et reprendre, s'il était possible, une place que nous quittions avec
tant de regret. La Reine vint sur-le-champ dans la chambre de
madame la princesse de Lamballe, dont elle se sépara avec une vive
douleur. Elle nous témoigna, à Pauline et à moi, la sensibilité la
plus touchante, et me dit tout bas: «Si nous ne sommes pas assez
heureux pour nous revoir, soignez bien madame de Lamballe; dans
toutes les occasions essentielles prenez la parole, et évitez-lui,
autant que possible, d'avoir à répondre à des questions captieuses
et embarrassantes.» Madame était tout interdite et bien affligée de
nous voir emmener. Madame Élisabeth arriva de son côté et se joignit
à la Reine pour nous encourager. Nous embrassâmes pour la dernière
fois ces augustes princesses, et nous nous arrachâmes, la mort dans
l'âme, d'un lieu que nous rendait si chère la pensée de pouvoir être
de quelque consolation à nos malheureux souverains.

Nous traversâmes les souterrains à la lueur des flambeaux; trois
fiacres nous attendaient dans la cour. Madame la princesse de
Lamballe, ma fille Pauline et moi, montâmes dans le premier, les
femmes de la famille royale dans le second, et MM. de Chamilly et
Hue dans le troisième. Un municipal était dans chaque voiture, qui
était escortée par des gendarmes et entourée de flambeaux. Rien ne
ressemblait plus à une pompe funèbre que notre translation du Temple
à l'Hôtel de ville; et, pour que rien ne manquât à l'impression
qu'on cherchait à nous faire éprouver, on nous y fit entrer par
cette horrible petite porte par laquelle passaient les criminels qui
allaient subir leur supplice. On nous conduisit tous dans une grande
salle, chacun entre deux gendarmes, qui ne nous permettaient pas
même de nous regarder. On commença par interroger MM. Hue et de
Chamilly, puis mesdames Thibaut, Navarre et Saint-Brice; et, vers
trois heures du matin, on fit appeler madame la princesse de
Lamballe. Son interrogatoire ne fut pas long. Le mien le fut
davantage; et je fus injuriée, en passant, par des femmes, espèces
de furies qui ne quittaient pas ce triste lieu. Comme les séances de
jour et de nuit étaient publiques, elles se relayaient, et il y en
avait toujours dans la salle. En y entrant, je demandai qu'on me
permît de conserver ma fille avec moi après l'interrogatoire. On me
répondit durement qu'elle ne courait aucun danger, étant sous la
garde du peuple. J'étais montée sur une estrade, en présence d'une
foule de peuple qui remplissait la salle. Il y avait aussi des
tribunes remplies d'hommes et de femmes.

Billaud de Varennes interrogeait, et un secrétaire inscrivait les
demandes et les réponses. Comme elles se prolongeaient infiniment,
et que j'étais très-fatiguée, je crus pouvoir m'asseoir sur un banc
qui était derrière moi. Un grand nombre de voix s'écrièrent: «Elle
doit rester debout devant son souverain.» Mais sur l'observation de
Billaud de Varennes, qu'un criminel avait le droit de s'asseoir sur
la sellette, on me laissa m'asseoir. On me questionna de toutes les
manières sur ce que faisaient le Roi et la Reine, sur les personnes
qu'ils voyaient; on me demanda ce qu'ils pensaient de tout ce qui se
passait, me sommant de donner tous les détails dont je pouvais me
rappeler sur leur vie ordinaire et sur la journée du 10 août;
quelles étaient les personnes qui étaient autour d'eux dans la nuit
qui précéda cette horrible journée. Mes réponses furent courtes et
précises: «Ma position de gouvernante du jeune prince m'obligeant à
ne le pas perdre de vue, et passant toutes les nuits dans sa
chambre, j'étais peu au courant de ce qui se passait ailleurs», leur
répondis-je. Comme on se rappela que j'avais été du voyage de
Varennes, on me demanda comment j'avais osé l'accompagner dans cette
fuite. Ma réponse fut simple: «J'ai fait serment de ne le jamais
quitter, je ne pouvais m'en séparer; et je lui étais d'ailleurs trop
attachée pour l'abandonner lorsqu'il pouvait courir quelque danger,
et ne pas chercher à conserver sa vie, même aux dépens de la mienne,
si je ne le pouvais qu'à ce prix.» Cette réponse me valut quelques
applaudissements, et je repris alors un peu l'espoir de retourner
auprès de nos malheureux souverains. On trouva mes réponses
raisonnables, et je n'éprouvai ni huées ni malveillances. Nous
avions un grand soin, madame de Lamballe, ma fille et moi, d'éviter
tout ce qui pouvait choquer cette multitude, qui trouva tant de
simplicité dans nos personnes et dans nos réponses, que nous fûmes
au moment d'être renvoyées au Temple; et même, lorsque Manuel vint
parler de nous envoyer à la Force, plusieurs voix s'écrièrent qu'il
n'y avait plus de place; mais Manuel, qui l'avait décidé, répliqua
d'un ton goguenard qu'il y en avait toujours pour les dames chez un
peuple aussi galant que les Français. Et cette plaisanterie, qui eut
tout le succès qu'il en attendait, détermina notre entrée à la
Force.

Nous fûmes conduites, après notre interrogatoire, dans le cabinet de
Tallien, balancées entre la crainte et l'espérance. Un de ses
secrétaires, ému de pitié à la vue de notre situation, alla voir ce
qui se passait à l'assemblée de la Commune, et nous donna l'espoir
de retourner au Temple; mais une demi-heure après, étant encore
retourné à cette assemblée, il revint, ne nous dit mot, et nous
regardant: «Non, dit-il, je n'y puis plus tenir.» Il sortit de la
chambre, et nous ne le vîmes plus. Nous ne pûmes douter alors que
notre sort fût décidé; nous nous regardâmes tristement, et la bonne
princesse me serra la main en me disant: «J'espère au moins que nous
ne nous quitterons pas.» Elle montra dans cette occasion, et pendant
tout le temps qu'elle fut au Temple et à la Force, un courage qui ne
se démentit pas un instant[5].

  [5] Madame la princesse de Lamballe était sujette à des attaques
  de nerfs qui la rendaient très-malade. La Reine, craignant qu'il
  ne lui en prît au Temple, fit l'impossible pour l'engager à
  rester chez elle. Un commencement d'attaque qu'elle eut dans la
  loge du logographe, et qui l'obligea de la quitter pendant les
  quelques heures qu'elle passa dans le bâtiment des Feuillants,
  parut favorable à la Reine pour redoubler ses instances; mais
  comme ce mouvement de nerfs n'eut aucune suite, elle insista pour
  rester avec Sa Majesté, qui paraissait avoir un pressentiment de
  sa destinée; et sur ce que je lui parlais de la peine qu'avait
  eue la Reine, en la voyant persister dans la résolution, elle
  m'avoua que si son attaque avait eu sa suite ordinaire, elle
  aurait tellement senti l'impossibilité de se risquer à subir une
  captivité, qu'elle aurait été chez M. le duc de Penthièvre
  aussitôt qu'elle aurait été remise, et serait partie de là pour
  l'Angleterre. Qu'il est douloureux de lui avoir vu payer tant de
  dévouement par une fin aussi déplorable!

  M. le duc de Penthièvre, qui l'aimait tendrement, fit l'impossible
  pour la sauver. Il se faisait envoyer d'heure en heure des
  courriers pour en savoir des nouvelles. Il faisait chaque jour
  offrir à la Commune des sommes énormes. Il en vint même jusqu'à
  offrir la moitié de sa fortune. (Je tiens ceci de M. Mars,
  sous-préfet de Dreux et membre du conseil.) La mort de madame de
  Lamballe plongea le prince dans la plus profonde douleur; celle du
  Roi y mit le comble. Sa santé dépérit de jour en jour, et il
  succomba peu de temps après sous le poids de tant de douleurs
  qu'il n'eut pas la force de supporter.

M. Hue fut le seul qui eut la permission de revenir au Temple; mais
ce ne fut pas pour longtemps. Peu de jours après, il fut incarcéré
de nouveau, et n'échappa que par une espèce de miracle aux massacres
des 2 et 3 septembre.

Manuel, qui ne négligeait aucune occasion de plaire au peuple
souverain, voulut lui donner le plaisir de notre translation à la
Force. Il nous y fit conduire à midi, dans trois fiacres escortés
par la gendarmerie. Comme c'était un jour de dimanche, une foule
de curieux se portèrent sur notre passage, et nous fûmes
accablées d'injures pendant notre trajet de l'Hôtel de ville à la
Force. Nous y entrâmes par la rue des Ballets, et nous restâmes
tous dans la salle du conseil, pendant qu'on inscrivait nos noms
sur le registre de madame de Hanère, concierge de cette prison.
C'était une très-bonne femme, qui avait avec elle une fille qui
fut parfaite sous tous les rapports.

Quand nos noms furent inscrits, Pauline et moi fûmes conduites dans
deux cachots de cette prison, séparés l'un de l'autre; et madame la
princesse de Lamballe dans une chambre un peu meilleure. Je fis
l'impossible pour ne point être séparée de ma chère Pauline; et
voyant que je ne pouvais rien gagner sur le coeur endurci de nos
municipaux, je leur reprochai avec la plus grande véhémence
l'inconvenance de séparer de sa mère une jeune personne de son âge;
et je me laissai aller à toute l'impétuosité de ma douleur sans
ménager aucune de mes expressions.

J'entrai dans mon cachot la mort dans l'âme, et dans un tel
désespoir, que le guichetier, appelé François, et qui était un bon
homme, eut pitié de moi, et m'assura qu'il aurait le plus grand soin
de ma fille, qui était confiée à sa garde. L'état de cet homme et
son âge de vingt-cinq ans me rassuraient médiocrement. L'idée de
tout ce que ma pauvre Pauline pouvait avoir à supporter me mettait
dans une agitation sans bornes, à laquelle succédait un abattement
excessif. On m'apporta à dîner; il me fut impossible de rien avaler,
et je souffrais au delà de tout ce que l'on peut imaginer. Le pauvre
guichetier, affligé de me voir dans un état aussi violent, vint me
faire la confidence que ma fille était au-dessus de moi, et qu'il
lui avait donné un petit barbet pour lui tenir compagnie.
L'attention de cet homme me toucha, et je commençai à espérer que la
Providence viendrait à notre secours. Je me mis à genoux; j'implorai
la miséricorde de Dieu pour elle et pour moi, et je le priai de
donner à cette pauvre enfant le courage qui me manquait. Elle fut
mise d'abord dans un cachot si bas, qu'elle ne pouvait s'y tenir
debout; mais, comme il y manquait plusieurs carreaux de vitre, on
l'en fit changer, et elle en eut un autre un peu moins mauvais que
le premier.

M. Hardi, car c'est ainsi que s'appelait celui à qui Pauline et moi
devons la conservation de notre existence, témoin de mon désespoir,
fut trouver Manuel et lui représenta que c'était une barbarie
inutile de séparer la mère et la fille, et le fit consentir à nous
réunir. J'étais loin de l'espérer, et je fus bien étonnée d'entendre
ouvrir ma porte à sept heures du soir, et de voir entrer Manuel et
Pauline dans ma chambre. Je n'ai jamais éprouvé dans ma vie de
satisfaction plus vive. Nous nous jetâmes dans les bras l'une de
l'autre, sans pouvoir exprimer une parole, et avec un tel
sentiment, que Manuel en fut attendri. Nous lui témoignâmes ensuite
notre reconnaissance avec une telle vivacité, qu'il en fut ému au
point de verser quelques larmes, et il m'offrit de m'amener aussi
madame de Lamballe. Quoique ce fût naturellement à nous à l'aller
trouver, je ne fis aucune objection, de peur de refroidir sa bonne
volonté, et je lui en témoignai le plus grand désir. Il sortit
sur-le-champ pour l'aller chercher et l'amena dans ma chambre. Nous
le remerciâmes de bien bon coeur; et cette bonne princesse, ne
voulant plus nous quitter, demanda qu'il lui fût permis d'occuper le
second lit qui était dans mon cachot. Pauline, qui vit la répugnance
qu'elle avait à passer la nuit seule dans cette prison, offrit de
retourner dans la sienne, et Manuel nous proposa de nous établir
toutes trois, le lendemain, dans la chambre où avait été mise
d'abord cette princesse, comme étant plus saine et plus commode que
la mienne. Ce n'était pas difficile, car celle-ci était un vrai
cachot, privé d'air, n'ayant pour toute fenêtre que trois carreaux
de vitre, et d'une humidité si excessive, que je fus enrhumée pour y
avoir couché une seule nuit.

Le lendemain, à huit heures du matin, Manuel vint lui-même nous
conduire dans la chambre de madame de Lamballe, où nous fûmes toutes
trois réunies. On nous permit de faire venir de chez nous ce dont
nous avions besoin. Comme Pauline et moi n'avions rien sauvé des
Tuileries, et que nous ne possédions que ce qui était dans notre
cassette, nous n'abusâmes pas de la permission, et nous louâmes ce
qui nous était absolument nécessaire et dont nous ne pouvions nous
passer.

On nous renvoya le lendemain notre cassette, et la Reine, voulant
nous montrer qu'elle était bien occupée de nous, nous fit dire
qu'elle avait fait elle-même notre cassette; et comme elle
n'oubliait jamais rien de ce qui pouvait être utile aux personnes
qui lui étaient attachées, elle m'envoya la moitié de sa flanelle
d'Angleterre, ajoutant qu'elle me l'aurait donnée tout entière, si
elle n'avait craint d'avoir de la peine à la ravoir. Quelle bonté
dans une situation telle que la sienne! J'en fus profondément
touchée, et désolée de ne pouvoir lui exprimer tout ce que mon coeur
éprouvait en ce moment.

Nous cherchâmes à rendre notre situation moins pénible dans ce
triste séjour, en partageant notre temps en diverses occupations,
telles que le soin de notre chambre, le travail et la lecture. Nos
pensées se portaient toujours vers le Temple, et nous nous livrions
quelquefois à l'espoir que les étrangers en imposeraient à nos
persécuteurs; qu'ils prendraient le Roi pour médiateur, et que nous
sortirions saines et sauves de cette prison pour nous retrouver
auprès de la famille royale. Madame la princesse de Lamballe fut
parfaite dans sa triste situation. Douce, bonne, obligeante, elle
nous rendait tous les petits services qui étaient en son pouvoir.
Pauline et moi étions sans cesse occupées d'elle, et nous avions au
moins la consolation, dans nos malheurs, de n'avoir qu'un coeur et
qu'un esprit. Cette bonne princesse voulait qu'on lui parlât avec
franchise, et sur ce que je lui disais qu'après une conduite aussi
honorable que la sienne, elle ne devait plus se permettre de petits
enfantillages, qui lui faisaient tort, et commencer au contraire une
nouvelle existence, elle me répondit avec douceur qu'elle en avait
déjà formé la résolution, ainsi que celle de revenir à ses principes
religieux, qu'elle avait un peu négligés. Elle avait pris Pauline en
amitié et nous disait journellement les choses les plus aimables sur
le bonheur qu'elle éprouvait de nous avoir avec elle. Il nous fut
impossible de ne pas prendre pour elle un véritable attachement;
aussi fûmes-nous profondément affligées quand nous apprîmes la fin
cruelle de cette pauvre malheureuse princesse.

Nous eûmes encore une fois la visite de Manuel pendant notre séjour
à la Force. Nous lui demandâmes des nouvelles du Roi et de sa
famille: «Vous savez que je n'aime pas les rois», fut sa première
réponse; mais lui ayant répliqué avec douceur qu'il devait trouver
tout simple que nous aimions le nôtre, et que nous fussions bien
occupées de toute la famille royale, il nous assura qu'ils se
portaient tous bien, et remit en même temps à madame de Lamballe
une lettre de M. le duc de Penthièvre. Il nous permit de lui-même
d'écrire quelques mots décachetés et de recevoir les lettres qui
nous seraient adressées. J'usai de cette permission pour donner de
nos nouvelles à cette bonne marquise de Lède, dont le grand âge ne
donnait aucun soupçon; car, dans notre affreuse position, j'aurais
été bien fâchée de donner connaissance d'un seul de nos parents et
amis. Manuel dit aussi à François, notre guichetier, qu'il pouvait
nous promener le soir dans la cour de la Force; nous y allâmes dès
le même soir, à huit heures, et cette triste promenade nous faisait
cependant un petit délassement.

Un soir que nous étions dans cette cour, nous y vîmes arriver madame
de Septeuil, femme du premier valet de chambre du Roi. Nous
accourûmes auprès d'elle pour savoir ce qui se passait; car, depuis
notre entrée au Temple, nous étions dans la plus complète ignorance
sur ce qui nous intéressait si vivement. Quel fut notre étonnement
de trouver une petite femme uniquement occupée d'elle, et d'une si
complète indifférence sur tout autre objet, que nous ne pûmes rien
apprendre par elle de ce que nous désirions savoir! Elle voulait
qu'on la mît dans notre chambre; mais madame de Lamballe pria
François de nous laisser seules entre nous, et on la logea ailleurs.

Nous fûmes un jour bien étonnées de voir entrer dans notre chambre
un inconnu, qui venait, disait-il, nous donner des nouvelles de
madame de Tarente, qui était à l'Abbaye, et qui l'avait prié de lui
en donner des nôtres. Il nous parla beaucoup d'elle, de son grand
courage, et avait l'air de chercher à s'insinuer dans notre esprit.
Il nous fit entendre qu'il était ce du Verrier qui avait été chargé
de différentes missions. Nous répondîmes avec prudence à toutes ses
questions, ne pouvant croire qu'on eût laissé entrer d'autres
individus dans notre triste séjour que ceux qui s'offraient à jouer
le rôle de mouton de prison. Il nous dit qu'il reviendrait nous
voir, mais nous ne le vîmes plus.

Nous eûmes encore la visite de ce vilain Colonges, qui était dans la
voiture du Roi lorsqu'il fut conduit au Temple. Il portait un paquet
de grosses chemises, qu'il remit à madame de Lamballe; et, nous
regardant toutes avec un air ironique, il ajouta: «Il est d'usage,
mesdames, de travailler dans les prisons; je vous apporte des
chemises à faire pour nos frères d'armes; vous êtes sûrement trop
bonnes patriotes pour n'y pas travailler avec plaisir.»--«Tout ce
qui peut être utile à nos compatriotes, lui répondit doucement
madame de Lamballe, ne sera jamais rejeté par nous.» François, qui
voyait que c'était une moquerie, nous retira les chemises, et nous
n'entendîmes plus parler de ce misérable, qui mourut, peu d'années
après, dans des accès de rage épouvantables. Ce François était un
excellent homme, qui nous avait dit plus d'une fois qu'il nous
sauverait, s'il y avait un mouvement dans Paris. Il avait bien la
volonté, mais non pas, malheureusement, le moyen de pouvoir exécuter
sa promesse.

Le séjour de la Force était affreux; cette maison n'était remplie
que de coquins et de coquines qui tenaient des propos abominables et
chantaient des chansons détestables; les oreilles les moins chastes
eussent été blessées de tout ce qui s'y entendait sans discontinuer,
la nuit comme le jour; et il était difficile de pouvoir prendre un
moment de repos. La pauvre princesse de Lamballe supportait cette
cruelle vie avec une douceur et une patience admirables; et, par un
hasard bien étrange, sa santé s'était fortifiée dans ce triste
séjour. Elle n'avait plus d'attaques de nerfs, et elle convenait
qu'elle ne s'était pas aussi bien portée depuis longtemps.

Nous étions à la Force depuis quinze jours, lorsque, le dimanche 2
septembre, François entra dans notre chambre d'un air égaré, disant:
«Il ne faudra pas penser à sortir de votre chambre aujourd'hui; les
étrangers avancent, et cela met beaucoup d'inquiétude dans Paris.»
Et contre son habitude, il ne reparut plus de la journée. Nous
faisions mille conjectures sur ce qui nous avait été dit;
l'inquiétude et l'espérance se balançaient dans notre esprit. Nous
nous recommandâmes à Dieu, et après notre prière nous nous
couchâmes.

Nous étions à peine endormies que nous entendîmes tirer les verrous
de notre porte, et que nous vîmes paraître un homme bien mis et
d'une figure assez douce, qui, s'approchant du lit de Pauline, lui
dit: «Mademoiselle de Tourzel, habillez-vous promptement et
suivez-moi.»--«Que voulez-vous faire de ma fille?» lui dis-je avec
émotion.--«Cela ne vous regarde pas, madame; qu'elle se lève et me
suive.»--«Obéissez, Pauline; j'espère que le Ciel vous protégera.»

J'étais si émue et si troublée de me voir ainsi enlever ma fille,
que je demeurai immobile et sans pouvoir me remuer. Cet homme
restait toujours dans un coin de la chambre, en disant:
«Dépêchez-vous donc!» Cette bonne princesse de Lamballe se leva
alors, et, quoique bien troublée, aida Pauline à s'habiller. Cette
pauvre Pauline s'approcha de mon lit et me prit la main. Cet homme,
la voyant habillée, la prit par le bras et l'entraîna vers la porte:
«Dieu vous assiste et vous protége, chère Pauline!» lui criai-je
encore en entendant refermer nos verrous. Et je restai dans cet état
d'immobilité, sans pouvoir placer ni même articuler une seule parole
pour répondre à tout ce que me disait cette bonne princesse, pour
exciter ma confiance et calmer ma douleur. Quand je fus revenue de
ce premier saisissement, je me levai; je me jetai à genoux,
j'implorai la bonté de Dieu pour cette chère Pauline; je lui
demandai pour elle et pour moi le courage et la résignation dont
nous avions tant de besoin, et je me relevai avec un peu plus de
force. Je remerciai alors madame de Lamballe de toutes ses bontés
pour moi et pour ma fille. Il est impossible d'être plus parfaite
qu'elle ne le fut pour nous dans cette triste nuit, et de montrer
plus de sensibilité et de courage. Elle s'empara des poches de
Pauline, brûla tous les papiers et les lettres qu'elle y trouva,
pour que rien ne pût la compromettre, et elle était aux aguets pour
écouter si elle n'entendrait rien qui pût nous donner quelque
connaissance de son sort. Elle se recoucha ensuite, me reprochant,
avec une bonté parfaite, de laisser remplacer par la faiblesse le
courage qu'elle m'avait toujours connu. Je ne pus lui répondre que
par ces paroles: «Ah! chère princesse, vous n'êtes pas mère!» Je
l'engageai à prendre un peu de repos, et elle dormit quelques heures
du sommeil le plus tranquille. Je me jetai sur mon lit, tout
habillée, dans l'état le plus violent. Pauline occupait toutes mes
pensées; je ne pouvais ni lire ni même faire autre chose que
répéter: «Mon Dieu! ayez pitié de ma chère Pauline, et faites-nous
la grâce de nous résigner à votre sainte volonté!»

Sur les six heures du matin, nous vîmes entrer François, avec l'air
tout effaré, qui nous dit sans répondre à aucune de nos questions:
«On vient faire ici la visite.» Et nous vîmes entrer six hommes,
armés de fusils, de sabres et de pistolets, qui, s'approchant de
nos lits, nous demandèrent nos noms et sortirent ensuite. Comme ils
étaient entrés sans prononcer d'autres paroles, je m'aperçus que le
dernier, en me regardant, leva les yeux et les mains au ciel, ce qui
n'annonçait rien de bon. La pauvre princesse ne s'en aperçut pas
heureusement; mais cette visite nous donna tellement à penser, que
je ne pus m'empêcher de lui dire: «Cette journée s'annonce, chère
princesse, d'une manière très-orageuse; nous ne savons pas ce que le
Ciel nous destine; il faut nous réconcilier avec Dieu et lui
demander pardon de nos fautes; disons, à cette fin, le _Miserere_,
le _Confiteor_, un acte de contrition, et recommandons-nous à sa
bonté.» Je fis tout haut ces prières, qu'elle répéta avec moi; nous
y joignîmes celle que nous faisions habituellement tous les matins,
et nous nous excitâmes mutuellement au courage.

Comme il y avait une fenêtre qui donnait sur la rue et de laquelle
on pouvait, quoique de bien haut, voir ce qui s'y passait, en
montant sur le lit de madame de Lamballe et de là sur le bord de la
fenêtre, elle y monta, et aussitôt qu'on eut aperçu de la rue
quelqu'un qui regardait par cette fenêtre, on fit mine de tirer
dessus. Elle vit, de plus, un attroupement considérable à la porte
de la prison, ce qui n'était rien moins que rassurant. Nous fermâmes
cette fenêtre et nous ouvrîmes celle qui était dans la cour. Les
prisonniers consternés étaient dans la stupeur, et il régnait ce
profond silence, avant-coureur de la mort, qui avait succédé à ce
bruit continuel qui nous était si importun. Nous attendions François
avec impatience; il ne venait point; et quoique nous n'eussions rien
pris depuis le dîner de la veille, nous étions trop agitées et trop
préoccupées pour penser à déjeuner. Je proposai alors à la pauvre
princesse de prendre notre ouvrage pour faire un peu de diversion à
nos cruelles pensées. Nous travaillions tristement l'une à côté de
l'autre, attendant l'issue de cette fatale journée, et pensant
toujours à ma chère Pauline.

Notre porte s'ouvrit sur les onze heures du matin, et notre chambre
s'emplit de gens armés, qui demandèrent la princesse de Lamballe. On
ne parla pas de moi d'abord, mais je ne voulus pas l'abandonner, et
je la suivis. On nous fit asseoir sur une des marches de l'escalier,
pendant qu'on allait chercher toutes les femmes qui étaient dans la
prison. La princesse de Lamballe, se sentant faible, demanda un peu
de pain et de vin; on le lui apporta; nous en prîmes toutes les
deux; car, dans les occasions pareilles, un physique trop affaibli
influe nécessairement sur le moral. Quand on nous eut toutes
rassemblées, on nous fit descendre dans la cour, où nous retrouvâmes
mesdames Thibaut, Navarre et Basire. Je fus bien étonnée d'y trouver
madame de Mackau, qui me dit qu'on l'avait enlevée, la veille, de
Vitry pour la conduire dans cette effroyable prison.

On avait établi au greffe un tribunal pour juger les prisonniers;
chacun d'eux y était conduit par deux assassins de cette prison, qui
les prenaient sous les bras pour les massacrer ou les sauver,
suivant le jugement porté contre eux. Il y avait dans la cour, où
nous étions tous rassemblées, un grand nombre de ces hommes de sang;
ils étaient mal vêtus, à moitié ivres, et nous regardaient d'un air
barbare et féroce. Il s'était cependant glissé parmi eux quelques
personnes honnêtes, et qui n'y étaient que dans l'espoir de saisir
un moyen d'être utiles aux prisonniers, s'ils en pouvaient trouver
l'occasion; et deux d'entre elles me rendirent de grands services
dans cette fatale journée.

Je ne quittai pas un instant cette pauvre princesse de Lamballe,
tout le temps qu'elle fut dans cette cour. Nous étions assises à
côté l'une de l'autre, quand on vint la chercher pour la conduire à
cet affreux tribunal. Nous nous serrâmes la main pour la dernière
fois, et je puis certifier qu'elle montra beaucoup de courage et de
présence d'esprit, répondant sans se troubler à toutes les questions
que lui faisaient les monstres mêlés parmi nous, pour contempler
leurs victimes avant de les conduire à la mort; et j'ai su
positivement, depuis, qu'elle avait montré le même courage dans
l'interrogatoire qui précéda sa triste fin.

On ne pouvait se dissimuler le péril que nous courions tous; mais
celui où je croyais Pauline absorbait toute autre idée de ma part.
J'aperçus celui qui m'avait enlevé si durement ma fille; sa vue me
fit horreur, et je cherchai à l'éviter, lorsque, passant auprès de
moi, il me dit à voix basse: «Votre fille est sauvée»; et il
s'éloigna sur-le-champ. Je vis clairement qu'il ne voulait pas être
connu, et je renfermai dans mon coeur l'expression de ma
reconnaissance, espérant que si Dieu me donnait la vie, elle n'y
resterait pas toujours.

La certitude que Pauline était sauvée me rendit heureuse au milieu
de tant de dangers. Je sentis renaître mon courage, et, rassurée sur
le sort de cette chère partie de moi-même, il me sembla que je
n'avais plus rien à craindre pour l'autre. Les propos qui se
tenaient auprès de nous ne nous permettaient cependant pas de nous
dissimuler le danger que nous courions; mais ma fille sauvée me le
faisait supporter avec résignation. Pensant que s'il y avait quelque
moyen de se tirer d'affaire, ce ne pouvait être que par une grande
présence d'esprit, je ne m'occupai qu'à la conserver. Je me trouvai
heureusement assez calme pour espérer garder jusqu'à la fin, et dans
quelque situation que je pusse me trouver, la tranquillité
nécessaire pour ne rien dire que de convenable, et dont on pût tirer
d'inductions fâcheuses contre moi et contre ceux qui m'étaient plus
chers que moi-même.

On nous faisait mille questions sur la famille royale; car on avait
eu soin de donner à tous ces meurtriers les impressions les plus
fâcheuses contre chacun de ses membres. Nous cherchions à les
dissuader, en leur racontant des traits de bonté dont nous avions
été témoins, et madame de Mackau, notamment, se conduisit
parfaitement. Nous apprîmes avec grand plaisir que, réclamée par la
commune de Vitry, le maire en personne était venu la chercher et
était parvenu à la ramener avec lui. La mise en liberté de mesdames
Thibaut, Navarre et Basire m'en fit aussi un sensible; mais,
n'entendant pas parler de madame la princesse de Lamballe, je
n'avais que trop de motifs de croire à la réalisation des craintes
que ce silence me faisait concevoir.

Je commençai à faire quelques questions aux gens qui se trouvaient
auprès de moi. Ils y répondirent et m'en firent à leur tour.
Ils me demandèrent mon nom; je le leur dis. Ils m'avouèrent alors
qu'ils me connaissaient bien; que je n'avais pas une trop mauvaise
réputation, mais que j'avais accompagné le Roi lorsqu'il avait
voulu fuir du royaume; que cette action était inexcusable; qu'ils
ne concevaient pas comment j'avais pu m'y décider, et qu'elle
serait la cause de ma perte. Je leur répondis que je n'avais pas
le moindre remords, parce que je n'avais fait que mon devoir. Je
niai que le Roi eût jamais eu l'idée de quitter le royaume, et je
leur demandai s'ils croyaient qu'on dût être fidèle à ses serments.
Tous répondirent unanimement qu'il fallait mourir plutôt que d'y
manquer. «Eh bien! leur dis-je, j'ai pensé comme vous, et voilà ce
que vous blâmez: j'étais gouvernante de Mgr le Dauphin; j'avais juré,
entre les mains du Roi, de ne le jamais quitter, et je l'ai suivi
dans ce voyage comme je l'aurais suivi partout ailleurs, quoi qu'il
dût m'en arriver.»--«Elle ne pouvait pas faire autrement»,
répondirent-ils.--«C'est bien malheureux, dirent quelques-uns d'eux,
d'être attaché à des gens qui font de mauvaises actions.» Je parlai
longtemps avec ces hommes. Ils paraissaient frappés de ce qui était
juste et raisonnable, et je ne pouvais craindre que ces hommes, qui
ne paraissaient pas avoir un mauvais naturel, vinssent froidement
commettre un crime, que l'exaltation de la vengeance aurait eu peine
à se permettre.

Pendant cette conversation, un de ces hommes, plus méchant que les
autres, ayant aperçu un anneau à mon doigt, me demanda ce qui était
autour; je le lui présentai; mais un de ses camarades, qui
paraissait s'intéresser à moi et qui craignit qu'on ne découvrît
quelque signe de royalisme, me dit: «Lisez-le vous-même.» Je lus
alors: «_Domine, salvum fac Regem, Delphinum et sororem._» Ce qui
veut dire en français: «Sauvez le Roi, le Dauphin et sa soeur.» Un
mouvement d'indignation saisit ceux qui m'entouraient: «Jetez à
terre cet anneau, s'écrièrent-ils, et foulez-le aux pieds.»--«C'est
impossible, leur dis-je; tout ce que je puis faire, si vous êtes
fâchés de le voir, c'est de le mettre dans ma poche; je suis
tendrement attachée à Mgr le Dauphin et à Madame, qui sont tous deux
des enfants charmants. Je donne, depuis plusieurs années, des soins
particuliers au premier, et je l'aime comme mon enfant; je ne puis
renier le sentiment que je porte dans mon coeur, et vous me
mépriseriez, j'en suis sûre, si je faisais ce que vous me
proposez.»--«Faites comme vous voudrez», dirent alors quelques-uns.
Et je mis l'anneau dans ma poche.

Quelques gens d'aussi mauvaise mine que ceux qui m'entouraient
vinrent, de l'autre bout de la cour, pour me demander de venir
donner des secours à une jolie femme qui se trouvait mal. J'y allai,
et je reconnus madame de Septeuil, qui était évanouie. Ceux qui la
secouraient essayaient en vain de la faire revenir; elle étouffait;
je commençai par la délacer. Un de ces gens-là, pour aller plus
vite, voulait couper le lacet avec un sabre; je frémis d'un tel
secours, mais plus encore quand je les entendis se dire entre eux:
«C'est dommage qu'elle soit mariée; elle aurait pu, pour se sauver,
épouser l'un de nous.» Que je remerciai Dieu de n'avoir pas Pauline
auprès de moi en cet instant! Pendant que je m'occupais à faire
revenir madame de Septeuil, un de ceux qui nous entouraient aperçut
à son cou un médaillon sur lequel était le portrait de son mari; le
prenant pour celui du Roi, il s'approcha de moi et me dit tout bas:
«Cachez ceci dans votre poche, car si on le trouvait dans la
sienne, cela pourrait lui nuire.» Je ne pus m'empêcher de rire de la
sensibilité de cet homme, qui l'engageait à me demander de prendre
sur moi une chose qui lui paraissait si dangereuse à conserver, et
je m'étonnais de plus en plus de ce mélange de pitié et de férocité
qui existait dans ceux qui m'entouraient. Quand madame de Septeuil
fut revenue de son évanouissement, ces mêmes hommes la consolèrent,
l'encouragèrent, et, émus de compassion, ils la firent sortir de la
cour et la ramenèrent chez elle.

Pendant ce temps, M. Hardi, mon libérateur, ne m'oubliait pas, et
s'occupait à tenir la promesse qu'il avait faite à Pauline
d'employer tous ses moyens pour me sauver. Pour éloigner vis-à-vis
de ces gens-là toute idée de rapport entre moi et la malheureuse
princesse de Lamballe, il fit passer à ce tribunal, avant moi, un
grand nombre de malfaiteurs qu'on y devait juger, et tous ceux qui
se trouvaient marqués étaient impitoyablement massacrés. J'en vis
passer un qui me fit un mal affreux. Il portait déjà sur son visage
l'empreinte de la mort, tant sa frayeur était grande; il implorait
en sanglotant la pitié de ceux qui le conduisaient. J'étais
entourée, en ce moment, de gens à figure atroce, et qui ne me
cachaient pas le sort qui m'était destiné. M. Hardi, qui sentit que
j'étais perdue s'ils entraient au tribunal, forma le projet de les
enivrer. Il y parvint avec le secours d'un nommé Labre, gendarme,
et d'un excellent petit homme, appelé Gremet, qui était venu au
secours de mademoiselle de Hanère, fille de la concierge de la
Force. Elle lui avait demandé, lorsqu'il l'eut mise en sûreté, de
travailler à me sauver, et, en effet, il ne me quitta que lorsqu'il
m'eut ramenée chez moi. Ces misérables qu'on avait enivrés, ne
pouvant plus se tenir sur leurs jambes, furent obligés de s'en aller
coucher, et ceux qui restaient s'adoucissaient sensiblement,
nommément deux d'entre eux, qui étaient toujours à côté de moi.

Plusieurs gardes nationaux commencèrent alors à me marquer de
l'intérêt, et me dirent: «Vous nous avez toujours bien traités aux
Tuileries, et bien différemment de la princesse de Tarente, qui
était si fière avec nous; vous en allez trouver la récompense.» Ce
propos me fit trembler pour elle, et je cherchai à les dissuader de
cette idée, en leur disant qu'elle était, malgré cet extérieur, la
bonté même, et qu'elle aurait été la première à les obliger, s'ils
eussent été dans le cas d'avoir recours à elle. Quand les gardes
nationaux me virent prête à entrer au tribunal, ils voulurent me
donner le bras; mais ceux qui me tenaient s'y opposèrent: «Nous
avons toujours été auprès d'elle lorsqu'elle courait les plus grands
dangers, répliquèrent-ils; nous ne la quitterons pas quand nous la
voyons au moment d'être sauvée.» Ils cherchaient à m'inspirer de la
confiance, et elle redoubla quand j'aperçus M. Hardi, que je vis
clairement n'être là que pour me protéger.

Après avoir passé dans cette cour quatre mortelles heures, qu'on
pourrait appeler quatre heures d'agonie, je me présentai au
tribunal d'un air calme et tranquille. Je restai environ dix
minutes, pendant lesquelles on me fit diverses questions sur ce
qui s'était passé aux Tuileries. Je répondis avec simplicité; et
comme on allait me mettre en liberté, un de ces monstres, qui ne
respirait que le carnage, m'interpella en me disant: «Vous étiez
du voyage de Varennes?»--«Nous ne sommes ici, dit le président,
que pour juger les crimes commis le 10 août.» Je pris alors la
parole et je dis à cet homme: «Que voulez-vous savoir? je vous
répondrai.» Honteux du peu d'effet que faisait sa question, il se
tut; et le président, voyant le moment favorable pour me sauver,
se pressa de mettre aux voix la question de ma libération ou de
ma mort; et le cri de: _Vive la nation!_ que je savais être celui
du salut, m'apprit que j'étais sauvée. On me conduisit à la porte
de la prison, et lorsque je fus au moment de passer le guichet,
ces mêmes hommes, qui étaient prêts à me massacrer, se jetèrent
sur moi pour m'embrasser et me féliciter d'avoir échappé au
danger qui me menaçait. Cela me fit horreur, mais il n'y avait
pas moyen de s'y refuser. J'en éprouvai une bien plus vive
lorsque, sortant de la rue des Ballets pour entrer dans la rue
Saint-Antoine, je vis comme une montagne de débris des corps de
ceux qui avaient été massacrés, de vêtements déchirés et couverts
de boue, entourés d'une populace furieuse qui voulait que je
montasse dessus pour crier: _Vive la nation!_ A ce spectacle, mes
forces m'abandonnèrent, je me trouvai mal. Mes conducteurs
crièrent pour moi, et je ne repris connaissance qu'en entrant
dans un fiacre, dont on fit descendre un homme, qui, effrayé de
tout ce qu'il voyait, ne se fit pas presser pour en sortir. Ce
fiacre fut entouré de ces mêmes personnes qui étaient à côté de
moi dans la cour de la Force. Trois d'entre eux se placèrent avec
moi dans la voiture, deux autres à chaque portière et un autre à
côté du cocher. Ils eurent pour moi, tout le long du chemin, des
attentions inimaginables, recommandant au cocher d'éviter les
rues où je pourrais trouver des objets effrayants, et ils me
demandèrent où je voulais aller. Je me fis conduire chez cette
bonne marquise de Lède, qui me reçut avec la tendresse d'une
mère, et qui, dans l'excès de sa joie, voulait récompenser
généreusement ceux qui m'avaient amenée chez elle. Quoique leur
extérieur n'annonçât rien moins que l'opulence, nous ne pûmes les
décider à rien accepter.

Pendant le chemin, je remarquai avec étonnement l'extrême désir
qu'ils témoignaient de me voir en sûreté. Ils pressaient le cocher
pour le faire aller plus vite, et chacun d'eux paraissait être
personnellement intéressé à ma conservation. J'oubliais de dire que
ceux qui refusèrent l'argent que je voulus leur donner, me dirent
qu'ils avaient voulu me sauver, parce que j'étais innocente des
crimes qui m'étaient imputés; qu'ils se trouvaient heureux d'avoir
réussi, et qu'ils ne voulaient rien recevoir, parce qu'on ne se
faisait pas payer pour avoir été juste. Tout ce que je pus obtenir
d'eux fut que chacun me donnât son nom, espérant pouvoir les
récompenser un jour des services que j'en avais reçus.

Un jeune Marseillais, qui paraissait s'être vivement intéressé à mon
sort, revint le lendemain savoir de mes nouvelles et m'engager à
quitter Paris, où je ne serais pas en sûreté si les alliés
approchaient. Je fis de nouvelles instances pour leur faire accepter
une marque de reconnaissance, et je n'en ai plus entendu parler
depuis. J'ai pu être utile à deux d'entre eux; les deux autres sont
probablement morts, car ils ne sont pas revenus chez moi.

Les expressions me manquent pour exprimer ma reconnaissance de tout
ce que fit pour nous madame de Lède dans les cruelles circonstances
où nous nous trouvions. Elle fut pour nous ce qu'aurait été la mère
la plus tendre; elle nous prodigua les soins les plus empressés et
les plus touchants. Je l'avais toujours tendrement aimée; je la
soignais le mieux qu'il m'était possible, et elle me prouva qu'elle
n'avait pas été insensible à mes soins. Son grand âge et sa grande
faiblesse n'avaient point altéré la délicatesse de ses sentiments.
Toujours bonne, douce, aimable, j'éprouvais auprès d'elle la seule
consolation dont mon coeur pouvait être susceptible; mais, hélas!
elle ne devait pas être de longue durée.

Il y avait à peine une heure que j'étais chez elle, lorsqu'on me dit
qu'un homme demandait à me parler. C'était M. Hardi, qui, en
m'assurant que ma chère Pauline se portait bien, ajouta qu'il ne
voulait pas me dire encore où elle était, de peur que mon
empressement à la revoir ne lui fût nuisible; mais que s'il n'y
avait pas d'inconvénient un peu plus tard, il me donnerait son
adresse pour que je l'envoyasse chercher. Je voulus lui témoigner ma
reconnaissance: «Ne parlez pas de cela, dit-il, vous m'affligeriez.»
Je lui demandai au moins son adresse; il me la refusa et s'éclipsa.
Il revint deux heures après m'apporter le nom et la rue où logeait
Babet des Hayes, qui était celle qui avait retiré Pauline. Madame la
comtesse de Charry, fille de madame de Lupé, parvint à la trouver,
et avant sept heures Pauline était entre mes bras! On peut juger de
l'émotion avec laquelle nous nous embrassâmes, et que de sentiments
se confondirent dans notre première entrevue. Je ne pus soutenir
tant d'assauts, et je tombai dans un abattement excessif. Cette
bonne madame de Lède voulait que je prisse un peu de nourriture;
mais mon gosier était tellement serré, que je ne pouvais rien
avaler. On me fit coucher, et je m'endormis d'excès de fatigue.

Il y avait à peine une heure que j'étais couchée, que ce Truchon,
dont j'ai déjà parlé, vint nous demander que nous lui donnassions un
petit mot d'écrit par lequel nous nous engagions à lui représenter
Pauline quand il la demanderait. Pauline, ne voulant rien écrire
sans mon aveu, entra dans ma chambre; je me réveillai avec horreur,
croyant, avec raison, entendre le son d'une de ces voix sinistres
auxquelles mes oreilles n'étaient que trop accoutumées. Je lui
donnai un mot insignifiant que je signai; c'était tout ce qu'il
voulait, et je n'en ai plus entendu parler. J'ai toujours cru qu'il
voulait se faire un rempart de ce billet, si les choses tournaient
en notre faveur, et M. Hardi n'en doutait pas. En sortant de la
maison, il dit aux gens de madame de Lède qu'il ne fallait pas que
Pauline en sortît sans son aveu, paroles qu'ils retinrent avec soin,
car ils étaient tous de grands patriotes et avaient beaucoup de
considération pour un membre de la Commune.

Nous étions, Pauline et moi, comblées de marques d'amitié de cette
bonne madame de Lède. Je me faisais un bonheur de la soigner et de
partager avec elle les dangers qu'elle pouvait courir, lorsque je
vis arriver chez moi M. Hardi, qui m'engagea à quitter Paris, où
nous n'étions pas en sûreté: «Non, lui dis-je, je ne quitterai pas
madame de Lède, que je regarde comme une mère, dans l'état de
faiblesse où la réduisent des événements beaucoup trop forts pour
son âge; je vivrai ou mourrai avec elle.»--«C'est fort bien pour
vous, qui n'avez, dit-il, que les risques de chacun à courir,
puisque vous avez été jugée et innocentée; il n'en est pas de même
pour mademoiselle Pauline, qui, ayant été sauvée de la prison,
pourrait être reprise et y être reconduite.» Et il me répéta que
c'était très-sérieusement qu'il me donnait le conseil de l'éloigner
de Paris, le plus promptement possible et de manière que personne ne
pût découvrir le lieu de sa retraite, et qu'il viendrait le
lendemain savoir ma détermination.

J'étais au désespoir d'être obligée de quitter madame de Lède, dans
un moment où je pouvais lui être si utile, et je ne savais comment
lui annoncer l'impossibilité où je me trouvais de pouvoir rester
plus longtemps chez elle. Elle me devina du premier mot; et comme
elle s'oubliait toujours pour s'occuper de ceux qu'elle aimait, elle
fut la première à m'engager à presser mon départ. M. Hardi vint me
revoir le lendemain, et je le priai de me choisir un endroit où je
pusse vivre inconnue et en sûreté. Il me loua deux chambres à
Vincennes et me dit que je pouvais, sans me compromettre, mener avec
moi la vieille bonne de ma fille, et ma femme de chambre comme
cuisinière, si elle voulait s'engager à en prendre le costume, et
qu'il viendrait nous prendre le lendemain pour nous y mener. Je lui
parlai de l'engagement pris avec Truchon; il s'en moqua et nous
confia qu'il était si peu accrédité, qu'il allait être obligé de
quitter la Commune, et il rassura les gens de madame de Lède sur
l'inquiétude qu'ils concevaient du départ de Pauline. J'embrassai,
la mort dans l'âme, cette bonne et excellente parente. Un secret
pressentiment m'avertissait que je ne la reverrais plus, et il ne me
trompait pas; car, un mois après, j'eus la douleur d'apprendre
qu'elle n'existait plus.

Nous partîmes de Paris le 7 septembre, sur les quatre heures après
midi, et nous nous fîmes conduire en fiacre dans un café, où M.
Hardi nous avait donné rendez-vous. Nous renvoyâmes notre fiacre et
nous en prîmes un autre, un peu plus loin, pour gagner Vincennes. Il
était temps, car on commençait à établir des corps de garde sur les
barrières de cette route. L'adresse de M. Hardi parvint à surmonter
toutes les difficultés, et nous arrivâmes à bon port à Vincennes.

Il nous donna d'abord le conseil de ne pas sortir et de ne pas nous
mettre à la fenêtre, jusqu'à ce que nous fussions reconnues dans la
maison pour être des gens calmes et tranquilles. Il nous dit qu'il
viendrait nous voir de temps en temps, et qu'étant au courant de ce
qui se passait, il nous ferait aller plus loin, s'il y avait du
péril à rester si près de Paris. Il me promit de m'amener mon homme
d'affaires, qui fut le seul dans la confidence du lieu de notre
retraite. Ce fut pour moi une grande consolation. Il m'était fort
attaché, et nous donna, dans tous les dangers que nous courûmes, des
preuves de son entier dévouement.

Les précautions que nous prîmes pendant le courant de notre séjour à
Vincennes s'adoucirent un peu à la longue. Nous nous promenions tous
les jours dans de petits sentiers sous le bois de Vincennes, et nous
allâmes même une fois à Paris voir une de mes soeurs, qui était
religieuse et à qui la bonne madame de Lède avait loué un petit
appartement, quand elle fut forcée de quitter son couvent. Nous ne
vîmes personnes d'ailleurs, et nous passâmes quatre mois à Vincennes
dans une entière solitude, mais plongées dans la plus profonde
douleur. Toutes nos pensées se portaient vers le Temple, et nous ne
voulûmes jamais penser à quitter la France, tant qu'elle
renfermerait des êtres qui nous étaient si chers, et que nous ne
pouvions nous résoudre à perdre de vue.

Je n'ai point parlé des périls qu'éprouva Pauline après le départ du
Roi, non plus que ceux qu'elle courut le 3 septembre, lorsqu'on la
sauva des massacres de la Force. J'ai pensé qu'il serait plus
intéressant de les lui laisser raconter à elle-même, et j'ai joint,
en conséquence, à ces mémoires la lettre qu'elle écrivit à la
comtesse de Sainte-Aldegonde, sa soeur, deux jours après sa sortie
de l'affreuse prison de la Force.



COPIE D'UNE LETTRE

  Écrite par mademoiselle Pauline de Tourzel, aujourd'hui comtesse
    de Béarn, à madame la comtesse de Sainte-Aldegonde, sa soeur,
    dans laquelle elle raconte sa sortie des Tuileries et de la
    prison de la Force, lors des massacres des 2 et 3 septembre, en
    date du 8 septembre 1792.


Je n'ai eu que le temps de vous dire, chère Joséphine, que ma mère
et moi étions hors de Paris; mais je veux vous raconter aujourd'hui
comment nous échappâmes aux plus affreux dangers. Une mort certaine
en était le moindre, tant la crainte des horribles circonstances
dont elle pouvait être accompagnée augmente encore ma frayeur.

Je reprendrai l'histoire d'un peu loin, c'est-à-dire du moment où la
prison mit fin à notre correspondance. Vous savez que, le 10 août,
ma mère accompagna la famille royale à l'Assemblée. Restée seule aux
Tuileries, dans l'appartement du Roi, je m'attachai à la bonne
princesse de Tarente, aux soins de laquelle ma mère m'avait
recommandée; et nous nous promîmes, quels que fussent les
événements, de ne nous jamais séparer l'une de l'autre.

Bientôt après le départ du Roi, commença une canonnade dirigée
contre le château. Nous entendîmes siffler les balles d'une manière
effrayante. Les carreaux cassés et les fenêtres brisées faisaient un
vacarme épouvantable. Pour nous mettre un peu à l'abri et n'être
point du côté où on tirait le canon, nous nous retirâmes dans
l'appartement de la Reine, au rez-de-chaussée. Là, il nous vint à
l'idée de fermer les volets et d'allumer toutes les bougies des
lustres et des candélabres, espérant que, si les brigands venaient à
forcer notre porte, l'étonnement que leur causerait tant de lumières
nous sauverait du premier coup et nous laisserait le temps de
parler.

A peine notre arrangement était-il fini, que nous entendîmes des
cris affreux dans la chambre précédente, et un cliquetis d'armes qui
ne nous annonçait que trop que le château était forcé et qu'il
fallait s'armer de courage. Ce fut l'affaire d'un moment; les portes
furent enfoncées, et des hommes, le sabre à la main et les yeux hors
de la tête, se précipitèrent dans la salle. Ils s'arrêtèrent un
moment, étonnés de ce qu'ils voyaient, et de ne trouver qu'une
douzaine de femmes dans la chambre (plusieurs dames de la Reine, de
Madame Élisabeth et de madame de Lamballe s'étaient réunies avec
nous). Ces lumières, répétées dans les glaces, en contraste avec les
lumières du jour, firent un tel effet sur ces brigands, qu'ils en
restèrent stupéfaits. Plusieurs dames se trouvèrent mal, entre
autres madame de Genestoux, qui avait tellement perdu la tête,
qu'elle se mit à genoux en balbutiant les mots de pardon. Nous la
fîmes taire; et, pendant que je la rassurais, cette bonne madame de
Tarente priait un jeune Marseillais d'avoir pitié de la faiblesse de
la tête de cette dame et de la prendre sous sa protection. Cet homme
y consentit, et la tira aussitôt de la chambre; puis, revenant tout
à coup à celle qui lui avait parlé pour une autre, et frappé d'un
tel courage dans une pareille circonstance, il lui dit: «Je sauverai
cette dame, vous aussi et votre compagne.» Effectivement, il mit
madame de Genestoux entre les mains d'un de ses camarades, puis il
prit madame de Tarente et moi chacune sous le bras, et nous mena
hors de l'appartement. En sortant de l'appartement, il nous fallut
passer sur les corps de Diert, garçon de la chambre de la Reine, et
de Pierre, un de ses valets de pied, qui, n'ayant jamais voulu
abandonner la chambre de leur maîtresse, avaient été victimes de
leur attachement. Cette vue nous serra le coeur, et nous nous
regardâmes, madame de Tarente et moi, pensant que nous aurions
peut-être bientôt le même sort. Après beaucoup de peines, cet homme
parvint enfin à nous faire sortir du château par une petite porte,
près des souterrains. Nous nous trouvâmes sur la terrasse, puis à la
porte du pont Royal. Là, notre homme nous quitta, ayant, dit-il,
rempli l'engagement de nous conduire sûrement hors des Tuileries.

Je pris alors le bras de madame de Tarente, qui, croyant se
soustraire aux regards de la multitude, voulut, pour retourner chez
elle, descendre sur le bord de la rivière. Nous marchions doucement,
sans proférer une seule parole, lorsque nous entendîmes des cris
affreux derrière nous; et, en nous retournant, nous aperçûmes une
foule de brigands qui couraient sur nous le sabre à la main. Il en
parut d'autres au même instant devant nous, sur le quai et
par-dessus le parapet. Ces derniers nous couchaient en joue, en
criant que nous étions les échappés des Tuileries. Pour la première
fois de ma vie j'eus peur. Cette manière d'être massacrée me
paraissait affreuse. Madame de Tarente parla à la multitude, et
obtint que, sous escorte, nous serions conduites au district.

Il fallut traverser toute la place Louis XV, au milieu des morts et
des mourants, car beaucoup de Suisses et de malheureux gentilshommes
y avaient été massacrés[6]. Nous étions suivies d'un peuple immense
qui nous accablait d'injures, en nous conduisant au district de la
rue Neuve-des-Capucines.

  [6] Voyez la note à la fin de la lettre.

Nous nous fîmes connaître au président du district. C'était un homme
honnête et qui jugea promptement tout ce qu'avait de pénible et de
dangereux la position où nous nous trouvions. Il donna un reçu de
nos personnes, dit très-haut que nous serions conduites en prison,
et parvint, par cette assurance, à congédier ceux qui nous avaient
amenées. Se trouvant seul avec nous, il nous assura de son intérêt,
et nous promit qu'à la chute du jour il nous ferait reconduire chez
nous. Effectivement, il nous donna, sur les huit heures et demie du
soir, deux personnes sûres pour nous reconduire, et nous fit passer
par une porte de derrière, pour éviter les assassins qui entouraient
la maison. Nous arrivâmes enfin chez la duchesse de la Vallière,
grand'mère de madame de Tarente, et chez laquelle elle logeait. Je
demandai à cette bonne princesse de ne la pas quitter de la nuit, et
je couchai sur un canapé dans sa chambre.

Le lundi 13, à huit heures du matin, pendant que nous causions
ensemble de tout ce qui nous était arrivé, nous entendîmes frapper à
la porte. C'était mon frère, qui, ayant passé deux nuits auprès du
Roi aux Feuillants, venait nous en donner des nouvelles et me dire
que la Reine avait demandé à ma mère que je vinsse la rejoindre, que
le Roi l'avait demandé à Péthion, qui l'avait accordé, et que, dans
une heure, il viendrait me chercher pour me conduire aux Feuillants.
Cette nouvelle me fit un sensible plaisir. Je me trouvais heureuse
de me retrouver avec ma mère, d'unir mon sort au sien et à celui de
la famille royale.

J'arrivai à neuf heures aux Feuillants. Je ne puis exprimer la bonté
avec laquelle je fus reçue du Roi et de la Reine. Ils me firent
mille questions sur les personnes dont je pouvais leur donner des
nouvelles; Mgr le Dauphin et Madame m'embrassèrent, en me témoignant
une amitié touchante et me disant que nous ne nous séparerions plus.

Une demi-heure avant de quitter les Feuillants, Madame Élisabeth
m'appela, m'emmena avec elle dans un cabinet, et me dit: «Chère
Pauline, nous connaissons votre discrétion et votre attachement pour
nous. J'ai une lettre de la plus grande importance dont je voudrais
me débarrasser avant de partir d'ici; aidez-moi à la faire
disparaître.» Nous prîmes cette lettre de huit pages, nous en
déchirâmes quelques morceaux que nous essayâmes de broyer dans nos
doigts et sous nos pieds; mais, comme ce moyen était très-long et
qu'elle craignait qu'une trop longue absence ne donnât quelques
soupçons, je pris une page de la lettre, je la mis dans ma bouche et
je l'avalai. Madame Élisabeth en voulut faire autant, mais son coeur
se soulevait; je m'en aperçus; et lui demandant les deux dernières
pages de la lettre, je les avalai, de manière qu'il n'en resta aucun
vestige. Nous rentrâmes dans la chambre, et l'heure du départ étant
arrivée, la famille royale monta dans une voiture composée de la
manière suivante:

Le Roi, la Reine, Mgr le Dauphin et Madame se placèrent dans le
fond; Madame Élisabeth, Péthion et Manuel, sur le devant; madame la
princesse de Lamballe, sur une banquette de portière avec ma mère;
et moi avec Colonges, officier municipal, sur la banquette
vis-à-vis. La voiture allait an petit pas. On traversa d'abord la
place Vendôme, où la voiture s'arrêta. Et Manuel, faisant remarquer
au Roi la statue de Louis XIV qui venait d'être renversée, eut
l'insolence d'ajouter ces paroles: «Vous voyez comme le peuple
traite les rois.» Le Roi rougit d'indignation; mais, se modérant à
l'instant, il répondit avec un calme angélique: «Il est heureux,
monsieur, que sa rage ne se porte que sur des objets inanimés.» Le
plus profond silence suivit cette réponse et dura tout le long du
chemin. On prit les boulevards, et le jour commençait à tomber
lorsqu'on arriva au Temple.

La cour, la maison, le jardin, étaient illuminés, et cet air de fête
contrastait terriblement avec la position de la famille royale. Le
Roi, la Reine et nous entrâmes dans un fort beau salon, où l'on
resta plus d'une heure sans pouvoir obtenir de réponse aux questions
que l'on faisait pour savoir où étaient les appartements. On servit
ensuite à souper, et l'on fut forcé de se mettre à table, quoique
l'on n'eût guère envie de manger. Mgr le Dauphin tombait de sommeil
et demandait à se coucher; ma mère pressait vivement pour savoir où
était la chambre qu'on lui destinait. On annonça enfin qu'on allait
l'y conduire.

On alluma des torches, on fit traverser la cour, puis un souterrain;
on arriva enfin à la Tour du Temple, et nous y entrâmes par une
petite porte, qui ressemblait fort à un guichet de prison.

La Reine et Madame furent établies dans la même chambre, qui était
séparée de celle de Mgr le Dauphin par une petite antichambre, dans
laquelle couchait madame de Lamballe. Le Roi fut logé au second, et
Madame Élisabeth, pour laquelle il n'y avait plus de chambre, dans
une cuisine près celle du Roi, d'une saleté épouvantable. Cette
bonne princesse dit à ma mère qu'elle se chargeait de moi, et elle
fit effectivement mettre un lit de sangle pour moi à côté du sien.
La chambre dans laquelle donnait cette cuisine était un corps de
garde. On peut juger du bruit qui s'y faisait; nous passâmes ainsi
la nuit, sans pouvoir dormir un instant.

Le lendemain, à huit heures, nous descendîmes chez la Reine, qui
était déjà levée, et dont la chambre devait servir de salon. On y
passait les journées entières, et on ne remontait au second que pour
se coucher. On n'était jamais seuls dans cette chambre; un municipal
y était toujours présent, et il était changé à toutes les heures.

Tous nos effets avaient été pillés dans notre appartement des
Tuileries, et je ne possédais que la robe que j'avais sur le corps
lors de ma sortie du château. Madame Élisabeth, à qui on venait
d'en envoyer quelques-unes, m'en donna une des siennes. Comme elle
ne pouvait aller à ma taille, nous nous occupâmes à la découdre pour
la refaire. Tous les jours, la Reine, Madame et Madame Élisabeth
avaient l'extrême bonté d'y travailler; mais nous ne pûmes la finir
avant de les quitter.

La nuit du 19 au 20 août, il était environ minuit lorsque nous
entendîmes frapper à la porte de notre chambre, et on nous intima
l'ordre de la Commune d'enlever du Temple madame la princesse de
Lamballe, ma mère et moi. Madame Élisabeth se leva sur-le-champ,
m'aida même à m'habiller, et me conduisit chez la Reine. Nous
trouvâmes tout le monde sur pied, et le lit de Mgr le Dauphin déjà
transporté dans la chambre de la Reine. Notre séparation d'avec la
famille royale fut cruelle; et quoique l'on nous assurât que nous
reviendrions après avoir subi un interrogatoire, un instinct secret
nous disait que nous les quittions au moins pour longtemps.

Nous traversâmes les souterrains aux flambeaux, et nous montâmes en
fiacre à la porte du Temple. On nous conduisit d'abord à l'Hôtel de
ville, et on nous établit dans une grande salle, séparées les unes
des autres par un municipal, pour que nous ne pussions causer
ensemble. Sur les trois heures du matin, la princesse de Lamballe
fut appelée pour subir un interrogatoire. Il dura environ un quart
d'heure, après lequel on appela ma mère. Je voulus la suivre; on
s'y opposa, disant que j'aurais aussi mon tour. Ma mère demanda,
dans la salle d'interrogatoire, dont les séances étaient publiques,
que je fusse ramenée auprès d'elle. Mais elle fut refusée
très-durement, en lui disant que je ne courais aucun danger, étant
sous la sauvegarde du peuple.

On vint enfin me chercher et on me conduisit à la salle
d'interrogatoire. Là, montée sur une estrade, on était en présence
d'une foule immense de peuple qui remplissait la salle; il y avait
aussi des tribunes remplies d'hommes et de femmes. Billaud de
Varennes nous questionnait, et un secrétaire écrivait nos réponses
sur un grand registre. On me demanda mon âge, et on me questionna
beaucoup sur la journée du 10 août, me disant de déclarer ce que
j'avais vu et entendu dire au Roi, à la Reine et à la famille
royale. Ils ne surent que ce que je voulus bien leur dire. Je
n'avais nulle peur, et je me sentais soutenue par une main
invisible, qui ne m'a jamais abandonnée et m'a toujours fait
conserver ma tête et mon sang-froid au milieu des plus grands
dangers.

Je demandai d'être réunie à ma mère et de ne la pas quitter.
Plusieurs voix s'élevèrent pour dire: «Oui, oui!» D'autres
murmurèrent, et, l'interrogatoire fini, on me fit descendre de
l'estrade sur laquelle j'avais été interrogée, et après avoir
traversé plusieurs corridors, je me vis ramener à ma mère, qui
était bien inquiète de ce que j'allais devenir; elle était alors
avec madame de Lamballe, et nous fûmes toutes trois réunies.

Nous restâmes dans le cabinet de Tallien jusqu'à midi, que l'on vint
nous chercher pour nous conduire dans la prison de la Force. On nous
fit monter dans un fiacre. Il était entouré de gendarmes et suivi
d'un peuple immense. Un officier de gendarmerie était avec nous dans
la voiture, qui n'arriva qu'à une heure et demie à la Force. Ce fut
par le guichet donnant dans la rue des Ballets que nous, entrâmes
dans cette horrible prison. On nous fit passer d'abord par la salle
du conseil, pendant qu'on inscrivait nos noms sur les registres de
la prison.

Je n'oublierai jamais qu'un individu fort bien mis, qui se trouvait
là, s'approcha de moi qui étais seule dans la chambre, et me dit:
«Mademoiselle, votre position m'intéresse, et je vous donne le
conseil de quitter vos petits airs de cour et d'être plus familière
et plus affable.» Indignée de l'impertinence de ce monsieur, je le
regardai fixement et lui répondis que telle j'avais été, telle je
serais toujours; que rien ne pouvait changer mon caractère, et que
l'impression qu'il pouvait remarquer sur mon visage n'était autre
chose que l'image de ce qui se passait dans mon coeur, indigné des
horreurs que nous voyions. Il se tut et se retira fort mécontent. Ma
mère rentra alors dans la chambre, mais ce ne fut pas pour
longtemps. Nous fûmes toutes trois séparées. On conduisit ma mère
dans un cachot et moi dans un autre; je suppliai qu'on voulût bien
nous réunir, mais on fut inexorable, et je me vis seule dans mon
cachot.

Le guichetier vint m'apporter une cruche d'eau; c'était un très-bon
homme, qui, me voyant au désespoir d'être séparée de ma mère et ne
sollicitant d'autre consolation que d'y être réunie, fut touché de
ma situation, et, imaginant me faire plaisir, il me laissa son petit
chien afin de me donner une distraction: «Mais surtout ne me
trahissez pas, dit-il; j'aurai l'air de l'avoir oublié par mégarde.»

A six heures du soir il revint me voir, et me trouvant toujours dans
le même état de chagrin, il me dit: «Je vais vous confier un secret.
Votre mère est dans le cabinet au-dessus du vôtre; ainsi vous n'êtes
pas loin d'elle; d'ailleurs, ajouta-t-il, vous allez avoir, dans une
heure, la visite de Manuel, procureur de la Commune, qui viendra
s'assurer si tout est dans l'ordre; n'ayez pas l'air de le savoir.»

J'entendis effectivement, quelque temps après, tirer les verrous de
la chambre voisine, puis ceux de la mienne, et je vis entrer trois
hommes dans ma chambre, dont je reconnus très-bien l'un pour être ce
même Manuel qui avait conduit le Roi au Temple. Il trouva ma chambre
humide, et parla de m'en faire changer. Je saisis cette occasion
pour lui dire que tout m'était égal, séparée de ma mère; que la
seule grâce que je sollicitais de lui particulièrement était de me
réunir à elle. Je le lui demandai avec tant de vivacité qu'il m'en
parut touché. Il eut l'air de réfléchir un moment, puis il dit: «Je
dois revenir ici demain, nous verrons, et je ne vous oublierai pas.»
Le pauvre guichetier, fermant la porte, me dit à voix basse: «Il est
touché; je lui ai vu les larmes aux yeux; ayez courage: à demain.»

Ce bon François, car c'était le nom du guichetier, me donna de
l'espoir, et me fit un bien que je ne puis exprimer. Je priai Dieu
avec un calme et une tranquillité extrêmes, je me jetai tout
habillée sur l'horrible grabat qui me servait de lit, et je
m'endormis.

A sept heures du soir, je vis rentrer Manuel dans ma chambre; il me
dit qu'il allait me conduire chez ma mère. Je crus voir en lui un
libérateur; et quand j'aperçus ma pauvre mère si affligée, je me
jetai entre ses bras, en croyant tous nos malheurs finis, puisque je
me retrouvais auprès d'elle. Il fut si touché du bonheur que nous
éprouvions et de la vivacité avec laquelle nous lui témoignions
notre reconnaissance, que les larmes lui en vinrent aux yeux, et
qu'il offrit à ma mère de la réunir à madame la princesse de
Lamballe, et il fut la chercher sur-le-champ. Elle passa la nuit
dans sa chambre, et je retournai dans la mienne pour cette seule
nuit. Le lendemain, à huit heures du matin, Manuel vint nous
chercher, et nous conduisit dans la chambre qui avait été donnée à
madame de Lamballe et qui était plus saine et plus commode que les
autres. Nous étions toutes les trois réunies, seules, et nous
éprouvâmes un moment de bonheur de pouvoir partager ensemble nos
infortunes.

Le lendemain matin, nous reçûmes un paquet venant du Temple;
c'étaient nos effets que nous renvoyait la Reine, laquelle, avec
cette bonté qui ne se démentait jamais, nous fit dire qu'elle avait
eu soin de les réunir elle-même. Parmi eux se trouvait cette robe de
Madame Élisabeth dont je vous ai parlé plus haut. Elle est pour moi
le gage d'un éternel souvenir; je la garde avec un saint respect, et
je la conserverai toute ma vie.

L'incommodité de notre logement, l'horreur de notre prison, le
chagrin d'être séparées du Roi et de la famille royale, la sévérité
avec laquelle cette séparation nous menaçait d'être traitées,
m'attristaient fort, je l'avoue, et effrayaient extrêmement cette
malheureuse princesse de Lamballe. Quant à ma mère, elle montrait
cet admirable courage que vous lui avez vu dans de tristes
circonstances de sa vie, courage qui, n'ôtant rien à la sensibilité,
laissait cependant à son âme la tranquillité nécessaire pour faire
usage de son esprit, si l'occasion s'en présentait. Elle lisait,
travaillait et causait d'une manière aussi calme que si elle n'eût
rien craint; elle paraissait affligée, mais ne semblait pas même
inquiète.

Nous étions depuis quinze jours dans ce triste séjour, lorsque, le 3
septembre, à une heure du matin, étant toutes trois couchées et
dormant de ce sommeil qui laisse encore place à l'inquiétude, nous
entendîmes les verrous de notre porte, et nous vîmes paraître un
homme qui me dit: «Mademoiselle de Tourzel, levez-vous promptement
et suivez-moi.» Je tremblais et ne répondais ni ne remuais: «Que
voulez-vous faire de ma fille?» dit ma mère à cet homme.--«Peu vous
importe, répondit-il d'une manière qui me parut bien dure; il faut
qu'elle se lève.»--«Levez-vous, Pauline, me dit ma mère, et
suivez-le.» Il n'y avait rien à faire que d'obéir. Je me levai
lentement. Cet homme restait toujours dans la chambre, en répétant:
«Dépêchez-vous donc.»--«Dépêchez-vous, Pauline», me dit aussi ma
mère. J'étais habillée, mais je n'avais pas changé de place. J'allai
alors à son lit et je pris sa main. Cet homme, ayant vu que j'étais
levée, s'approcha, me prit par le bras et m'entraîna malgré moi:
«Adieu, Pauline, que Dieu vous protége, vous bénisse!» me cria ma
mère. Je ne pouvais plus lui répondre; deux grosses portes étaient
déjà entre elle et moi, et cet homme m'entraînait toujours.

Comme nous descendions l'escalier, il entendit du bruit, et, d'un
air inquiet et agité, il me fit entrer précipitamment dans un petit
cachot, dont il ferma la porte à clef, et disparut. Ce cachot venait
d'être occupé et était encore éclairé par un reste de bout de
chandelle. Je la vis finir en moins d'un quart d'heure, et je ne
puis vous exprimer ce que je ressentis et les réflexions sinistres
que m'inspirait cette lueur, tantôt forte, tantôt mourante. Elle me
représentait l'agonie, et me disposait à faire le sacrifice de ma
vie, mieux que n'auraient pu faire les discours les plus touchants.

Je restai alors dans la plus profonde obscurité, et, quelque temps
après, j'entendis ouvrir doucement ma porte; je fus appelée, et à la
lueur d'une petite lanterne, je vis entrer un homme que je reconnus
pour être le même qui m'avait enfermée dans ce petit cachot, et qui
était à la salle du conseil à notre entrée à la Force, et m'avait
donné les conseils dont j'avais été si choquée.

Il me fit marcher doucement; et, parvenu au bas de l'escalier, il me
fit entrer dans une chambre, me montra un paquet et me dit de
m'habiller dans ce que je trouverais dedans. Il referma ensuite la
porte, et je restai immobile, sans agir ni presque penser.

Je ne sais combien de temps je restai dans cet état. Je n'en fus
tirée que par le bruit de la porte qui s'ouvrit, et je vis paraître
le même homme: «Quoi! vous n'êtes pas encore habillée, me dit-il
d'un air inquiet; il y va de votre vie si vous ne sortez
promptement d'ici.» Je regardai alors les habits qui étaient dans le
paquet, et j'y vis des habits de paysanne. Ils me parurent assez
larges pour aller par-dessus les miens, et je les eus passés en un
instant. Cet homme me prit alors par le bras, et me fit sortir de la
chambre. Je me laissai entraîner sans faire aucune question, aucune
réflexion, et je voyais à peine ce qui se passait autour de moi.
Lorsque nous fûmes hors des portes de la prison, j'aperçus, au plus
beau clair de lune, une multitude prodigieuse de peuple, et je me
vis entourée, dans le même moment, d'hommes armés de sabres, d'un
air féroce, qui semblaient attendre quelque victime pour la
sacrifier: «Voici un prisonnier que l'on sauve», crièrent-ils tous à
la fois, en me menaçant de leurs sabres.

Ce même homme qui me conduisait faisait l'impossible pour les
écarter de moi et se faire entendre. Je vis alors qu'il portait la
marque qui distinguait les membres de la Commune de Paris. Cette
marque lui donnait la possibilité de se faire écouter, et on le
laissa parler. Il leur dit que je n'étais pas prisonnière, qu'une
circonstance m'avait fait trouver à la Force, et qu'il venait m'en
tirer par ordre supérieur, n'étant pas juste de faire périr les
innocents avec les coupables.

Cette phrase me fit frémir pour ma mère, qui y était restée
enfermée; les discours de mon libérateur (car je vis clairement que
c'était ce rôle qu'entreprenait cet homme dont les manières
m'avaient paru si dures) faisaient effet sur la multitude, et l'on
allait me laisser passer, lorsqu'un soldat en uniforme de garde
national s'avança et dit au peuple qu'on le trompait, que j'étais
mademoiselle de Tourzel, et qu'il me reconnaissait très-bien,
m'ayant vue mille fois au Tuileries, chez Mgr le Dauphin, lorsqu'il
y était de garde, et que mon sort ne devait pas être différent de
celui des autres prisonniers.

La fureur qui s'était calmée redoubla alors tellement contre moi et
mon protecteur, que je crus bien fermement être à mon dernier
moment, et que le service qu'il avait voulu me rendre serait celui
de me conduire à la mort au lieu de me laisser attendre. Il ne se
rebuta point. Son adresse, son éloquence, ou peut-être mon bonheur,
me tirèrent encore de ce danger, et nous nous trouvâmes libres de
continuer notre chemin.

Nous pouvions encore rencontrer mille obstacles; nous étions obligés
de passer par des rues où nous devions rencontrer beaucoup de
peuple; j'étais bien connue et je courais le risque d'être encore
arrêtée. Cette crainte détermina mon guide à me laisser dans une
petite cour fort sombre, et par laquelle il ne devait passer
personne, pour aller voir ce qui se passait dans les environs, et si
nous pouvions continuer notre marche sans courir de nouveaux
dangers. Il revint au bout d'une demi-heure, me disant qu'il
croyait prudent de me faire changer de costume; et il m'apporta un
habit, un pantalon et une redingote dont il voulait me faire
revêtir. Je n'étais guère tentée d'user de ce déguisement; il me
répugnait de périr sous des habits qui ne devaient pas être les
miens; je m'aperçus heureusement qu'il n'avait apporté ni souliers
ni chapeau; j'avais sur la tête un bonnet de nuit, des souliers de
couleur aux pieds; le déguisement devenait donc impossible, et je
restai comme j'étais.

Pour sortir de cette petite cour, il fallait repasser près des
portes de la prison, qu'entouraient les assassins, ou traverser
l'église du petit Saint-Antoine, dans laquelle se tenait une
assemblée qui devait légaliser leur crimes. L'un ou l'autre de ces
deux passages était également dangereux pour moi.

Nous choisîmes celui de l'église, et je fus obligée de la traverser
en passant par les bas côtés, et me traînant presque à terre pour
n'être pas aperçue de ceux qui composaient l'assemblée.

Mon conducteur me fit entrer dans une petite chapelle d'un bas côté,
et me plaçant derrière les débris d'un autel renversé, il me
recommanda de ne pas remuer, quelque bruit que j'entendisse, et
d'attendre son retour, qui serait le plus prompt possible. Je
m'assis sur mes talons, et quoique j'entendisse un grand bruit et
même des cris, je ne bougeai pas du lieu où il m'avait placée,
résolue à y attendre le sort qui m'était destiné; et me remettant
entre les mains de la Providence, je m'y abandonnai avec confiance,
résignée à attendre la mort, si tels étaient ses décrets.

Je fus très-longtemps dans cette chapelle; je vis enfin arriver mon
guide, et nous sortîmes de l'église avec les mêmes précautions que
nous avions prises pour y entrer. Peu loin de là, mon libérateur
(car je ne puis lui donner d'autre nom) s'arrêta devant une maison
qu'il me dit être la sienne, me fit entrer dans une chambre, et, m'y
ayant enfermée, me quitta sur-le-champ. J'eus un moment de joie en
me retrouvant seule; mais je n'en jouis pas longtemps; le souvenir
des périls que j'avais courus ne me montrait que trop ceux auxquels
ma mère était exposée, et je restai livrée à la plus mortelle
inquiétude. Je m'y abandonnais depuis plus d'une heure, lorsque M.
Hardy rentra (car il est temps de vous nommer celui auquel nous
devons la vie). Il me parut encore plus effrayé que je ne l'avais
encore vu: «Vous êtes connue, me dit-il, on sait que je vous ai
sauvée; on veut vous ravoir, on croit que vous êtes ici; on pourrait
venir vous y prendre; il en faut sortir tout de suite, mais non pas
avec moi, ce serait vous exposer à un danger certain. Prenez ceci,
me dit-il, en me montrant un chapeau avec un voile et un mantelet
noir. Écoutez bien tout ce que je vais vous dire, et n'en oubliez
pas la moindre chose. En sortant de cette porte, vous tournerez à
droite, puis vous prendrez la première rue à gauche, qui vous
conduira à une petite place où aboutissent trois rues; vous prendrez
celle du milieu, puis, auprès d'une fontaine, vous trouverez un
passage qui vous conduira dans une autre grande rue; vous trouverez
un fiacre arrêté près d'une allée sombre. Cachez-vous dans cette
allée, et vous n'y serez pas longtemps sans me voir paraître. Partez
vite, et surtout n'oubliez pas ma leçon (qu'il me répéta encore une
fois), car je ne saurais alors comment vous retrouver, et que
deviendriez-vous?» Je vis la crainte qu'il avait que je ne me
ressouvinsse pas bien de tous les renseignements qu'il m'avait
donnés; et cette crainte, augmentant celle que j'avais déjà, me
troubla tellement, qu'en sortant de sa maison je savais à peine si
je devais tourner à droite ou à gauche; comme il vit de sa fenêtre
que j'hésitais, il me fit un signe, et je me souvins alors de tout
ce qu'il m'avait dit.

Mes deux habillements l'un sur l'autre me donnaient une étrange
figure; mon air inquiet pouvait me faire paraître suspecte; il me
semblait que chacun me regardait avec étonnement. J'eus bien de la
peine à arriver jusqu'à l'endroit où je devais trouver le fiacre,
mais enfin je l'aperçus, et je ne puis vous dire la joie que j'en
ressentis: je me crus pour lors absolument sauvée. Je me retirai
dans l'allée sombre, attendant que M. Hardy parût. Il ne venait
point; j'étais depuis plus d'un quart d'heure dans cette allée; mes
craintes redoublèrent; si j'y restais plus longtemps, je craignais
de paraître suspecte aux gens du voisinage; mais comment en sortir?
où aller? Je ne connaissais pas le quartier dans lequel je me
trouvais; si je faisais la moindre question, je pouvais me trouver
dans un grand danger.

Comme je méditais tristement sur le parti que je devais prendre, je
vis venir M. Hardy avec un autre homme. Ils me firent monter dans le
fiacre et y montèrent avec moi. L'inconnu se plaça sur le devant de
la voiture et me demanda si je le connaissais. Je le regardai et lui
dis: «Vous êtes, je crois, M. Billaud de Varennes qui m'avez
interrogé, à l'Hôtel de ville.»--«Il est vrai, dit-il; je vais vous
conduire chez Danton et y prendre ses ordres à votre sujet.» Arrivés
à la porte de Danton, ces messieurs descendirent de voiture,
montèrent chez lui, et revinrent peu après en me disant: «Vous voilà
sauvée; il ne nous reste plus maintenant qu'à vous conduire dans un
endroit où vous ne soyez pas connue; autrement il pourrait encore ne
pas être sûr.»

Je demandai à être menée chez la marquise de Lède, ma parente, femme
d'un âge trop avancé pour que ma présence pût la compromettre.
Billaud s'y opposa, à cause du grand nombre de domestiques qui
étaient dans cette maison, dont plusieurs pouvaient ne pas être
discrets sur mon arrivée dans la maison. Il me demanda d'en indiquer
une plus obscure. Je me souvins alors de notre bonne Babet, notre
fille de garde-robes; je pensai que je ne pouvais être mieux que
dans une maison pauvre et dans un quartier retiré. Billaud de
Varennes (car c'était lui qui entrait dans tous les détails) me
demanda le nom de la rue pour l'indiquer au cocher: je nommai la rue
du Sépulcre. Ce nom, dans un moment tel que celui où nous étions,
lui fit une grande impression, et je vis sur son visage un sentiment
d'horreur de ce rapprochement avec tous les événements qui se
passaient. Il dit un mot tout bas à M. Hardy, lui recommanda de me
conduire chez cette pauvre fille, et disparut.

Pendant le chemin, je parlai de ma mère; je demandai à M. Hardy si
elle était encore en prison. Je voulais aller la rejoindre si elle y
était encore, et plaider moi-même son innocence. Il me paraissait
affreux de voir ma mère exposée à la mort à laquelle on venait de
m'arracher. Moi sauvée et ma mère périr! cette pensée me mettait
hors de moi.

M. Hardy chercha à me calmer, et me fit remarquer que depuis le
moment où il m'avait séparée d'elle, il n'avait été occupé que du
soin de me sauver; qu'il y avait malheureusement employé beaucoup de
temps; mais qu'il se flattait qu'il lui en resterait encore assez
pour sauver ma mère; qu'il allait sur-le-champ retourner à la
prison, et qu'il ne regarderait sa mission comme finie, que
lorsqu'il nous aurait réunies; qu'il me demandait du calme, et
qu'il avait tout espoir.

Il me laissa pénétrée de reconnaissance pour le danger qu'il avait
couru afin de me sauver, et de l'espoir qu'il me donnait de tirer ma
mère de tous ceux que je craignais pour elle.

Adieu, chère Joséphine, je suis si fatiguée que je ne puis plus
écrire; ma mère veut d'ailleurs vous raconter elle-même ce qui la
regarde, et vous écrira demain.

       *       *       *       *       *

Pauline, en racontant les tristes épreuves par lesquelles elle a
passé, a négligé de vous dire la manière dont elle les a soutenues.
Elle a bien prouvé que la patience et le courage peuvent s'allier à
la douceur et à l'extrême jeunesse. Elle n'a pas montré, dit M.
Hardy, un seul moment de faiblesse dans les dangers qu'elle a
courus. Et je ne lui ai pas vu un instant d'humeur dans la prison,
ni pendant les quatre mois que nous avons passés si tristement à
Vincennes; elle a adouci toutes mes peines, augmentant cependant les
inquiétudes que j'éprouvais. L'idée de lui voir partager des périls
dont son âge devait naturellement la mettre à l'abri, me tourmentait
sans cesse, et m'empêchait de jouir du bonheur de l'avoir auprès de
moi. Le Ciel eut pitié de nous; il protégea son innocence et permit
qu'elle fût la sauvegarde de sa mère. Sans ma chère Pauline, je
n'existerais plus, et c'est une grande consolation pour une mère de
devoir au courage et à la tendresse de sa fille le bonheur de se
retrouver au milieu de tous ses enfants.



CHAPITRE XXIV

  Ce chapitre contient ce que j'ai pu apprendre de positif sur la
    situation de la famille royale en 1793.--Les démarches
    infructueuses que nous, fîmes, Pauline et moi, pour nous
    enfermer au Temple avec Madame en 1795.--La permission que nous
    obtînmes enfin d'y entrer, mais seulement pour faire des
    visites à cette princesse.--L'espoir que l'on nous donna de
    l'accompagner à Vienne, d'après la demande de la cour
    d'Autriche, espoir qui se termina par une nouvelle arrestation,
    une prison et une accusation, pour avoir un prétexte de s'y
    refuser.--Circonstances de la mort du jeune roi Louis XVII, et
    détails positifs que j'ai recueillis à ce sujet.


Nous allâmes au mois de décembre nous établir à Abondant, château
appartenant à mon fils, à une lieue et demie de la petite ville de
Dreux. Nous n'étions qu'à dix-neuf lieues de Paris, et il ne fallait
que six heures pour y retourner. Nous ne voulions pas nous éloigner
davantage des objets de notre continuelle sollicitude, et nous y
portâmes notre douleur et nos inquiétudes. La fin cruelle de notre
bon et malheureux roi y mit le comble. Nous nous représentions
l'état de la famille royale, et nous éprouvions une peine sensible
de ne pouvoir lui faire parvenir l'expression de notre douleur et
d'un attachement que rien ne pourrait affaiblir.

Nous eûmes, quinze jours après cette cruelle catastrophe, un petit
moment de consolation. J'avais chargé une de mes femmes,
mademoiselle Pion, personne de mérite et de beaucoup de tête, du
soin des atours de Madame. Elle avait toujours continué, même depuis
son entrée au Temple, de lui porter tous les objets nécessaires à
son usage journalier. On lui fit dire de préparer promptement le
deuil de cette princesse et de le lui porter sur-le-champ. Il était
question, lorsqu'elle arriva au Temple, de raccommoder les robes de
la Reine, qui étaient mal faites, et on lui demanda si elle pouvait
s'en charger. Elle n'hésita pas, pensant qu'étant connue de la Reine
et de la famille royale, celle-ci verrait plus volontiers un visage
qui ne lui était pas étranger. Elle fut employée pendant deux jours
à cet ouvrage, et, comme elle ne pouvait quitter Paris à cause du
service de Madame, elle trouva moyen de me faire savoir qu'elle
aurait quelque chose à me dire relatif à la famille royale, si je
pouvais arriver à Paris. M. Hardy me fit avoir un passe-port et me
loua un petit appartement, rue Bourgtibourg, au Marais, où Pauline
et moi arrivâmes sur-le-champ. Elle me raconta comment elle était
entrée au Temple, et m'assura que toute la famille royale se portait
bien.

«Je ne puis vous dire, ajouta-t-elle, tout ce que j'éprouvai en
voyant ma chétive personne faire briller sur le visage de cette
auguste famille un rayon de consolation. Leurs regards m'en
disaient plus que n'auraient pu faire leurs paroles; et Mgr le
Dauphin, dont l'âge excusait les espiègleries, en profitait pour me
faire, sous l'apparence d'un jeu, toutes les questions que pouvait
désirer la famille royale. Il courait tantôt à moi, puis à la Reine,
aux deux princesses, et même au municipal. Chaque fois qu'il
s'approchait de moi, il ne manquait pas de me faire une question sur
les personnes qui intéressaient la famille royale. Il me chargea de
vous embrasser de sa part, ainsi que mademoiselle Pauline, n'oublia
personne de ceux qu'il aimait, et jouait si bien son rôle qu'on ne
pouvait se douter qu'il m'eût parlé.»

La bonne santé dont jouissaient les membres de la famille royale ne
fut pas de longue durée. La jeune princesse eut un petit mal à la
jambe qui finit par devenir sérieux; l'inquiétude et la douleur lui
en avaient aigri le sang, et elle était très-souffrante. On fit
venir Brunger, médecin des enfants, qui la trouva manquant des
objets les plus nécessaires, tels, entre autres, que du linge pour
panser sa jambe, et il fut obligé d'en apporter de chez lui. Il vint
nous voir plusieurs fois, pendant mon petit séjour à Paris, et se
chargea de nos commissions verbales, mais jamais d'un mot écrit, de
peur d'être fouillé et privé de la consolation de donner des soins à
Madame. Nous en éprouvâmes une grande, Pauline et moi, de pouvoir
parler avec lui de la famille royale, et de savoir exactement des
nouvelles de cette jeune princesse. Il nous parla de sa douceur au
milieu de sa profonde douleur et de la patience avec laquelle elle
souffrait. Il leur était si attaché, qu'il n'en parlait que les
larmes aux yeux, et nous trouvions de la douceur à pleurer ensemble
sur les malheurs de cette auguste famille[7].

  [7] Rien de plus beau que la conduite de Brunger. Il s'était fait
  une petite fortune qu'il ménageait avec grand soin, ce qui lui
  avait donné une réputation d'avarice; mais après le 10 août, sa
  bourse fut constamment ouverte à tous les serviteurs de la
  famille royale qui n'avaient jamais dévié; et quoiqu'il eût sujet
  d'être mécontent du jugement qu'en partait la Reine dans un petit
  écrit qui se trouvait chez cette princesse, il ne lui en fut pas
  moins dévoué jusqu'au tombeau. Quand Madame eut quitté la France,
  n'écoutant que son zèle, il voulut l'aller rejoindre, quoique
  accablé d'infirmités, et ce ne fut que par la considération de
  l'embarras qu'il lui causerait, qu'on parvint à l'en dissuader.
  Appelé comme témoin dans le procès de notre auguste et infortunée
  souveraine, il se conduisit avec tout le respect qu'il lui
  devait, sans s'embarrasser du danger que lui faisaient courir les
  manières respectueuses qu'on lui reprochait d'avoir employées
  vis-à-vis de la famille royale quand il fut appelé au Temple pour
  soigner Madame. Il était si ému de la position dans laquelle il
  voyait la Reine, que lorsqu'on lui parla de ses correspondances
  secrètes avec elle pendant ses visites au Temple, il oublia de
  dire qu'il n'était jamais entré dans sa chambre qu'avec un
  municipal qui ne le quittait pas d'un instant. Cette courageuse
  princesse, qui sentit que cette omission pourrait lui nuire, prit
  alors la parole pour rappeler ce que le docteur oubliait de dire.
  La situation critique dans laquelle elle se trouvait ne
  l'empêchait pas d'écouter avec la plus grande attention ce qui
  pouvait intéresser les personnes qui lui étaient attachées, pour
  les disculper des accusations qu'on pouvait former contre elles.
  On lui demanda quelle était la personne qui l'avait suivie à
  Varennes: «Madame de Tourzel, gouvernante de mes enfants, que
  nous avons obligée de nous y suivre.» Quel courage dans un pareil
  moment! et serait-il possible de ne pas conserver un souvenir
  profond d'une princesse aussi dévouée à ceux qui avaient été à
  portée d'apprécier tant de grande et héroïques qualités?

Nous eûmes aussi le bonheur de voir l'abbé Edgeworth, pendant notre
petit voyage de Paris. Le récit touchant qu'il nous fit des derniers
moments de notre bon roi nous fit verser bien des larmes; nous
l'écoutions avec le plus profond respect, et j'ai béni mille fois le
Ciel de m'avoir permis de voir cet ange consolateur. Je ne fus pas
assez heureuse pour voir M. l'abbé de Malesherbes, qui était alors à
Malesherbes; mais je vis madame de Senozan, sa soeur, et j'appris
que le Roi, en lui demandant ce que j'étais devenue, lui articula
ces propres paroles qu'il me fit transmettre à Abondant: «Je
désirerais que vous pussiez me donner des nouvelles de madame de
Tourzel. Elle m'a tout sacrifié, et j'éprouverais une grande
consolation si vous pouviez lui faire savoir combien j'ai été
sensible à son attachement.»

Souvenir précieux qui restera toujours gravé dans ce coeur dont il
avait bien voulu apprécier les sentiments dans un si cruel moment.

On n'eut pas, dans la suite, pour notre pauvre petit roi les égards
qu'on avait eus pour Madame. Ce jeune prince tomba malade au mois de
mai, et on ne voulut pas lui donner d'autre médecin que celui des
prisons. C'était heureusement Thierry, médecin du maréchal de
Mouchy, ce qui me donna la facilité de le voir, et de savoir de
lui-même des nouvelles de notre cher petit prince. Il était
profondément touché de la situation de la famille royale; il alla
trouver Brunger pour s'informer du tempérament de l'enfant, et
correspondit avec lui tout le temps de la maladie. Elle ne fut pas
de longue durée, et il fut promptement rétabli. On ne peut
s'empêcher de regretter que le Ciel n'en ait pas alors disposé; il
lui aurait épargné les mauvais traitements qu'il éprouva, et
l'affreuse captivité où il fut réduit, lors de sa séparation de la
famille royale: barbarie sans exemple et qui l'a conduit au tombeau.

Il est impossible d'exprimer ce que nous souffrîmes quand nous
apprîmes que le jeune roi avait été enlevé à la Reine, pour être mis
dans l'appartement du Roi son père, sous la garde d'un nommé Simon,
homme atroce et qui avait donné sa mesure au Temple, le jour où il y
fut de garde comme commissaire. Je voyais jour et nuit ce pauvre
petit prince seul dans cet affreux séjour, malgré sa jeunesse, ses
grâces et tout ce qu'il avait de propre à exciter la pitié d'un être
moins féroce, maltraité, menacé et dans un désespoir affreux. Je me
représentais la profonde douleur dont était pénétrée la famille
royale; et les larmes me venaient continuellement aux yeux en
regardant le portrait de ce cher petit prince, que j'ai toujours
porté sur moi depuis le moment de notre séparation.

Nous n'étions pas encore au comble du malheur, et nous ne
l'éprouvâmes que trop quand nous apprîmes que la Reine avait été
conduite à la Conciergerie. Nous ne pouvions penser sans effroi aux
suites de cette effroyable mesure; mais tant qu'existent encore les
personnes qui nous sont chères, il reste toujours un rayon
d'espérance, que fait bien connaître le sentiment que l'on éprouve
quand elles ne sont plus. Nous en fîmes la triste expérience en
apprenant la fin héroïque de cette illustre et courageuse princesse.
Je ne puis exprimer tout ce qui se passa alors dans mon âme; la
douleur de sa perte, l'inquiétude pour tout le reste de la famille
royale me causa un si violent désespoir, que j'en pensai perdre la
tête, et je n'aspirais qu'à rejoindre ceux dont la perte nous
affligeait si sensiblement. Le Ciel en décida autrement, et nous
sauva comme par miracle des dangers que nous courûmes sous le régime
de la Terreur, dans les diverses prisons où nous fûmes conduits au
mois de mars 1794, et dont nous ne sortîmes qu'à la fin du mois
d'octobre de la même année, trois mois après la mort de Robespierre.

Nous eûmes encore la douleur de pleurer Madame Élisabeth, cet ange
de courage et de vertu. Elle était le soutien, l'appui et la
consolation de Madame. Nous étions dans la plus vive inquiétude de
cette jeune princesse. Nous nous représentions ce coeur si sensible,
seule dans cette horrible tour, livrée à elle-même, sans
consolation, et au milieu des peines les plus vives que le coeur
puisse ressentir. Les nôtres étaient déchirés en pensant à sa
situation et à celle de notre cher petit prince, traités l'un et
l'autre avec une barbarie sans exemple, et privés même de la douceur
de pleurer ensemble sur les malheurs dont ils étaient accablés. Non,
nous n'avons jamais pensé à nous plaindre; nous étions trop occupés
de celui du jeune roi et de Madame.

Quand nous fûmes sortis de prison, et que nous eûmes un peu plus de
liberté, nous cherchâmes à avoir de leurs nouvelles; mais on gardait
un tel silence sur leur situation, que l'on ne pouvait former que
des conjectures souvent démenties par les événements. M. Hue faisait
l'impossible pour apprendre quelque chose sur ce qui les concernait,
et venait ensuite, avec une obligeance extrême, me faire part de ce
qu'il avait appris. Mais, malgré tous ses soins, il était si peu
instruit de leur véritable situation, qu'il m'assura, huit jours
avant la mort du jeune roi, qu'il était alors bien portant.

J'appris ce cruel événement hors de chez moi et sans aucune
préparation. Je tombai alors dans un profond abattement; tout me
devint indifférent, et je ne sortis de cet état que lorsque j'appris
que l'Assemblée avait laissé mettre quelqu'un auprès de Madame. Mon
attachement pour elle me rendit des forces, et je me déterminai à
faire toutes les démarches nécessaires afin d'obtenir, pour Pauline
et pour moi, la faveur de partager de nouveau la captivité de cette
jeune princesse. On m'indiqua un député nommé Pémartin, qu'on
m'assura être un homme sensible, touché de sa situation et qui me
donnerait de bons conseils sur la conduite à tenir pour parvenir à
notre but. J'allai chez lui avec Pauline, et nous le trouvâmes tel
qu'on nous l'avait dépeint. Il n'avait malheureusement aucun crédit,
et ne put que nous indiquer les personnes auxquelles il fallait
s'adresser. Il nous nomma Cambacérès, Bergoin, Gauthier de l'Ain et
Boudin, tous membres du Comité de salut public. Les deux derniers,
chargés de la partie de la police de ce Comité, étaient les plus
influents. Nous commençâmes par aller chez Boudin, dont nous
tirerions meilleur parti que des autres. J'appris avec plaisir qu'il
n'avait pas voté la mort du Roi, et je m'en serais bien doutée à la
manière dont il nous reçut. Il nous écouta avec attention, parut
touché des malheurs de Madame, et je ne doute pas que nous
n'eussions obtenu cette permission si elle avait uniquement dépendu
de lui; mais malheureusement son collègue Gauthier avait plus de
crédit que lui. Il nous reçut d'abord assez bien, ainsi que
Cambacérès et Bergoin; mais ce dernier et Gauthier devinrent plus
difficiles lorsqu'il fut question de l'échange de Madame. Ils
commencèrent par élever quelques difficultés, qui augmentèrent
encore quand M. de Chantereine, employé à la police, demanda pour
sa femme ce que nous sollicitions avec tant d'ardeur. Ce Gauthier de
l'Ain, qui la protégeait probablement, nous mit très-durement à la
porte de son cabinet, quand nous revînmes chez lui, et nous laissa
voir clairement, par le peu d'honnêteté avec lequel il nous traita,
que nous n'avions plus rien à espérer; et nous apprîmes peu de jours
après que madame de Chantereine avait été mise auprès de Madame.

Nous ne perdîmes pas encore toute espérance, et nous nous occupâmes
d'obtenir au moins la permission de la voir au Temple, puisqu'il n'y
avait plus moyen de nous y enfermer. Nous retournâmes chez Boudin,
qui nous laissa entrevoir la possibilité d'y réussir, et nous
engagea à avoir un peu de patience et à ne pas nous décourager. Nous
fûmes deux mois sans rien obtenir, au bout desquels une dame, que je
ne connaissais pas, vint me trouver, et m'offrit de me faire avoir
la permission d'entrer au Temple pour voir Madame, si je voulais l'y
employer. Elle me dit qu'étant en mesure de me rendre ce service,
elle s'en était fait un plaisir; mais que lui ayant été dit que
j'avais renoncé à l'idée d'aller au Temple, elle était au moment
d'abandonner ses démarches; que ne pouvant cependant pas me
soupçonner capable d'une pareille indifférence, elle avait voulu
s'en assurer par elle-même, et que tel était l'objet de sa visite.
On jugera facilement de la vivacité avec laquelle je l'en dissuadai,
et lui demandai de me procurer un bonheur auquel j'attachais tant
de prix, et dont j'aurais une reconnaissance éternelle. Je la priai
seulement de me permettre de prévenir Boudin, qui avait été trop
bien pour nous pour risquer de nous en faire un ennemi. Elle y
consentit, et revint le soir même me dire que la permission était
accordée et que je pouvais me la faire délivrer dès le lendemain. Je
lui demandai comment je pourrais lui témoigner ma reconnaissance.
Elle me répondit qu'elle était trop heureuse de pouvoir faire une
chose qui devait être agréable à Madame; qu'elle partait dans deux
jours pour la Normandie, et qu'elle ne me demandait qu'un petit mot
d'écrit quand j'aurais vu Madame, pour lui marquer ma satisfaction
du bonheur qu'elle m'avait procuré, et qu'elle le viendrait chercher
elle-même. Elle ne voulut pas me dire son nom, vint chercher le
petit mot d'écrit, et je n'en ai jamais entendu parler depuis.

Nous allâmes, dès le lendemain, chez Boudin, et lui dîmes qu'on nous
avait assuré que si nous renouvelions nos démarches auprès du Comité
de salut public, nous pouvions espérer de voir Madame. Il nous dit
que c'était vrai, et nous conseilla de nous adresser de nouveau à
Gauthier de l'Ain, qui nous accorderait sur-le-champ la permission
d'entrer au Temple. Nous étions à onze heures du matin au Comité de
salut public, où Gauthier nous la remit lui-même. Elle nous donnait
la faculté d'entrer au Temple trois fois par décade, et il nous fut
enjoint de la laisser entre les mains des gardiens de Madame au
Temple. Je demandai à Gauthier si Madame avait connaissance de
toutes les pertes qu'elle avait faites; il nous dit qu'il n'en
savait rien; et nous eûmes tout le long du chemin, du Comité, qui se
tenait à l'hôtel de Brienne, jusqu'au Temple, l'inquiétude d'avoir
peut-être à lui apprendre qu'elle avait perdu tout ce qui lui
restait de plus cher au monde.

En arrivant au Temple, je remis ma permission aux deux gardiens de
Madame, et je demandai à voir madame de Chantereine en particulier.
Elle me dit que Madame était instruite de tous ses malheurs, qu'elle
nous attendait et que nous pouvions entrer. Je la priai de dire à
Madame que nous étions à la porte. Je redoutais l'impression que
pouvait produire sur cette princesse la vue des deux personnes qui,
à son entrée au Temple, accompagnaient ce qu'elle avait de plus cher
au monde, et dont elle était réduite à pleurer la perte; mais
heureusement la sensibilité qu'elle éprouva n'eut aucune suite
fâcheuse. Elle vint à notre rencontre, nous embrassa tendrement, et
nous conduisit à sa chambre, où nous confondîmes nos larmes sur les
objets de ses regrets. Elle ne cessa de nous en parler, et nous fit
le récit le plus touchant et le plus déchirant du moment où elle se
sépara du Roi son père, dont elle était si tendrement aimée, et
auquel elle était si attachée. Je ne puis ajouter au récit de Cléry
qu'un trait, qui peint la grandeur d'âme de ce prince et son amour
pour son peuple. Je laisse parler Madame.

«Mon père, avant de se séparer de nous pour jamais, nous fit
promettre à tous de ne jamais penser à venger sa mort; et il était
bien assuré que nous regarderions comme sacré l'accomplissement de
sa dernière volonté. Mais la grande jeunesse de mon frère lui fit
désirer de produire sur lui une impression encore plus forte. Il le
prit sur ses genoux et lui dit: «Mon fils, vous avez entendu ce que
je viens de dire; mais comme le serment est encore quelque chose de
plus sacré que les paroles, jurez, en levant la main, que vous
accomplirez la dernière volonté de votre père.» Mon frère lui obéit
fondant en larmes, et cette bonté si touchante fit encore redoubler
les nôtres.»

On ne peut rien ajouter à une semblable réflexion dans un pareil
moment.

Nous avions laissé Madame faible et délicate, et en la revoyant au
bout de trois ans de malheurs sans exemple, nous fûmes bien étonnées
de la trouver belle, grande et forte, et avec cet air de noblesse
qui fait le caractère de sa figure. Nous fûmes frappées, Pauline et
moi, d'y retrouver des traits du Roi, de la Reine, et même de Madame
Élisabeth. Le Ciel, qui la destinait à être le modèle de ce courage
qui, sans rien ôter à la sensibilité, rend cependant capable de
grandes actions, ne permit pas qu'elle succombât sous le poids de
tant de malheurs.

Madame en parlait avec une douceur angélique; nous ne lui vîmes
jamais un seul sentiment d'aigreur contre les auteurs de tous ses
maux. Digne fille du Roi son père, elle plaignait encore les
Français, et elle aimait toujours ce pays où elle était si
malheureuse; et sur ce que je lui disais que je ne pouvais
m'empêcher de désirer sa sortie de France pour la voir délivrée de
son affreuse captivité, elle me répondit avec l'accent de la
douleur: «J'éprouve encore de la consolation, en habitant un pays où
reposent les cendres de ceux que j'avais de plus cher au monde.» Et
elle ajouta, fondant en larmes et du ton le plus déchirant:
«J'aurais été plus heureuse de partager le sort de mes bien-aimés
parents que d'être condamnée à les pleurer.» Qu'il était douloureux
et touchant en même temps d'entendre s'exprimer ainsi une jeune
princesse de quinze ans, qui, dans un âge où tout est espoir et
bonheur, ne connaissait encore que la douleur et les larmes!

Elle nous parla avec attendrissement du jeune roi son frère, et des
mauvais traitements qu'il essuyait journellement. Ce barbare Simon
le maltraitait pour l'obliger à chanter la _Carmagnole_ et des
chansons détestables, de manière que les princesse pussent
l'entendre; et quoiqu'il eût le vin en horreur, il le forçait d'en
boire lorsqu'il voulait l'enivrer. C'est ce qui arriva le jour où il
lui fit dire devant Madame et Madame Élisabeth les horreurs dont il
fut question dans le procès de notre malheureuse reine. A la fin de
cette scène atroce, le malheureux petit prince, commençant à se
désenivrer, s'approcha de sa soeur, et lui prit la main pour la
baiser; l'affreux Simon, qui s'en aperçut, lui envia cette légère
consolation et l'emporta sur-le-champ, laissant les princesses dans
la consternation de ce dont elles venaient d'être témoins.

Je ne pus m'empêcher de demander à Madame comment avec tant de
sensibilité, et dans une si affreuse solitude, elle avait pu
supporter tant de malheurs. Rien de si touchant que sa réponse, que
je ne puis m'empêcher de transcrire:

«Sans religion, c'eût été impossible; elle fut mon unique ressource,
et me procura les seules consolations dont mon coeur pût être
susceptible; j'avais conservé les livres de piété de ma tante
Élisabeth; je les lisais, je repassais ses avis dans mon esprit, je
cherchais à ne m'en pas écarter et à les suivre exactement. En
m'embrassant pour la dernière fois et m'excitant au courage et à la
résignation, elle me recommanda positivement de demander que l'on
mit une femme auprès de moi. Quoique je préférasse infiniment ma
solitude à celle que l'on y aurait mise alors, mon respect pour les
volontés de ma tante ne me permit pas d'hésiter. On me refusa, et
j'avoue que j'en suis bien aise.

«Ma tante, qui ne prévoyait que trop le malheur auquel j'étais
destinée, m'avait accoutumée à me servir seule et à n'avoir besoin
de personne. Elle avait arrangé ma vie de manière à en employer
toutes les heures: le soin de ma chambre, la prière, la lecture, le
travail, tout était classé. Elle m'avait habituée à faire mon lit
seule, me coiffer, me lacer, m'habiller, et elle n'avait, de plus,
rien négligé de ce qui pouvait entretenir ma santé. Elle me faisait
jeter de l'eau pour rafraîchir l'air de ma chambre, et avait exigé,
en outre, que je marchasse avec une grande vitesse pendant une
heure, la montre à la main, pour empêcher la stagnation des
humeurs.»

Ces détails si intéressants à entendre de la bouche même de Madame
nous faisaient fondre en larmes; nous admirions le courage de cette
sainte princesse et cette prévoyance qui s'étendait sur tout ce qui
pouvait être utile à Madame. Elle fut la consolation de son auguste
famille et nommément de la Reine, qui, moins pieuse qu'elle en
entrant au Temple, eut le bonheur d'imiter cet ange de vertu. Non
contente de s'occuper de ceux qui lui étaient chers, elle employa
ses derniers moments à préparer à paraître devant Dieu les personnes
condamnées à partager son sort; et elle exerça la charité la plus
héroïque jusqu'à l'instant où elle alla recevoir les récompenses
promises à une vertu aussi éclatante et aussi éprouvée que l'avait
été celle de cette vertueuse et sainte princesse.

Madame eut bien de la peine à se persuader qu'elle en était privée
pour toujours. Elle n'avait jamais pu croire qu'on pût pousser la
fureur jusqu'à attenter aux jours d'une princesse qui ne pouvait
avoir eu aucune part au gouvernement et dont on respectait tellement
la vertu, qu'un profond silence l'accompagna de la Conciergerie
jusqu'à la barrière de Monceaux. Il n'en était pas de même de la
Reine; elle l'avait vue trop en butte aux méchancetés; on redoutait
trop son courage et son titre de mère du jeune roi, pour qu'elle pût
se flatter de se retrouver un jour entre ses bras. Aussi ses adieux
furent-ils déchirants.

Cette jeune princesse, depuis sa séparation d'avec Madame Élisabeth,
passa près de quinze mois seule, livrée à sa douleur et aux plus
tristes réflexions, n'ayant d'autre livre que les voyages de La
Harpe, qu'elle lut et relut plusieurs fois, manquant de tout, ne
demandant rien, et raccommodant elle-même jusqu'à ses bas et ses
souliers. Elle fut visitée quelquefois par des commissaires de la
Convention; ses réponses furent si courtes et si laconiques, qu'ils
ne prolongeaient pas la visite. Il semblait que le Ciel eût imprimé
sur elle le sceau de sa protection, car ils éprouvaient tous un
sentiment de respect dont aucun ne s'écarta un seul instant. Quand
elle entendait battre la générale, elle éprouvait un rayon
d'espérance; car, dans sa triste situation et sans crainte de la
mort, tout changement ne pouvait que lui être favorable. Elle se
crut un jour au bout de ses peines, et vit arriver la mort avec le
calme de l'innocence et de la vertu. Elle se trouva mal jusqu'à
perdre connaissance, et se réveilla comme d'un profond sommeil, sans
savoir combien de temps elle était restée dans ce triste état.
Malgré tout son courage, elle nous avoua qu'elle était si fatiguée
de sa profonde solitude, qu'elle se disait à elle-même: «Si l'on
finit par mettre auprès de moi une personne qui ne soit pas un
monstre, je sens que je ne pourrai m'empêcher de l'aimer.»

Dans cette disposition, elle vit arriver avec plaisir au Temple
madame de Chantereine. Celle-ci ne manquait pas d'esprit et
paraissait avoir reçu de l'éducation. Elle savait l'italien, ce qui
avait été agréable à Madame, à qui on l'avait fait apprendre pendant
son éducation. Elle était adroite et brodait bien, ce qui était une
ressource pour cette jeune princesse, à qui elle donnait des leçons
de broderie. Mais, élevée dans une petite ville de province, dans la
société de laquelle elle brillait, elle y avait pris un ton de
suffisance et une si grande idée de son mérite, qu'elle croyait
devoir être le mentor de Madame, et prendre avec elle un ton de
familiarité dont la bonté de cette princesse l'empêchait de
s'apercevoir. Nous cherchions, Pauline et moi, à lui montrer le
respect qu'elle lui devait par celui que nous lui témoignions; mais
ce fut inutilement. Elle avait si peu d'idée des convenances,
qu'elle se croyait autorisée à prendre des airs d'autorité qui nous
faisaient mal à voir. Elle était, de plus, très-susceptible, aimait
qu'on lui fît la cour, et nous regarda de très-mauvais oeil, quand
elle vit que nous nous bornions vis-à-vis d'elle aux seuls égards de
politesse. Madame l'avait prise en amitié, et lui donna les soins
les plus touchants dans une violente attaque de nerfs qu'elle
éprouva un jour où nous étions au Temple. Elle paraissait s'être
attachée à Madame, et dans les circonstances où l'on se trouvait, on
devait être heureux de voir auprès d'elle une personne qui
paraissait lui être agréable et à qui on ne pouvait refuser des
qualités.

Elle nous laissa seules avec Madame dans les premières visites que
nous rendîmes à cette princesse; mais elle se mit ensuite presque
toujours en tiers avec nous, et nous la vîmes moins à notre aise,
surtout après le 13 vendémiaire; car craignant alors de se
compromettre, elle fut moins complaisante qu'elle ne l'avait été
d'abord. Je trouvai cependant le moyen de mettre Madame au courant
de ce qu'il lui importait de savoir, et de lui remettre une lettre
du Roi. C'était la réponse à une lettre bien touchante que Madame
lui avait écrite le lendemain du jour où je la vis pour la première
fois. Le Roi lui parlait en père le plus tendre, et elle aurait bien
désiré garder sa lettre, mais il n'y avait pas moyen. Je courais
risque de la vie chaque fois que je me chargeais d'une de ses
correspondances, et il en eût été de même si on eût trouvé chez
Madame une lettre de Sa Majesté. Elle la brûla, à son grand regret,
et j'éprouvai une peine sensible à lui en demander le sacrifice.

J'avais écrit au Roi le lendemain du jour où j'eus le bonheur de
voir Madame pour la première fois. J'en reçus une réponse pleine de
bonté, que j'ai également regretté de n'avoir pu conserver. Il me
chargeait de pressentir Madame sur le désir qu'il avait de lui voir
épouser Mgr le duc d'Angoulême. Ce mariage s'alliait si bien à
l'attachement qu'elle conservait pour son auguste famille, et même
pour cette France qui l'avait si maltraitée, qu'elle y était portée
d'elle-même. Un motif bien puissant pour son coeur vint encore à
l'appui: c'était le voeu bien prononcé du Roi son père et de la
Reine de conclure ce mariage à l'instant de la rentrée des princes,
et je lui rapportai les propres paroles de la Reine, quand Leurs
Majestés me donnèrent la marque de confiance de me parler de leurs
projets à cet égard:

«On s'est plu, me dit cette princesse, à donner à mes frères des
impressions défavorables au sentiment que nous leur portons. Nous
leur prouverons le contraire en donnant sur-le-champ la main de ma
fille au duc d'Angoulême, malgré sa grande jeunesse, qui aurait pu
nous faire désirer d'en retarder le moment.»

Elle entra, de plus, dans le détail de petits arrangements qui y
étaient relatifs, et dont je fis part à Madame pour confirmer la
vérité de mon récit. Elle parut étonnée qu'ils ne lui en eussent
jamais parlé, et je lui fis sentir que c'était une mesure de
prudence de leur part de ne pas occuper son imagination de pensées
de mariage, qui auraient pu nuire à l'application qu'exigeaient ses
études.

L'idée d'unir ses malheurs à ceux de sa famille et d'être encore
utile à son pays, en prévenant les prétentions qu'aurait pu former
un prince étranger à l'occasion de son mariage, fit encore une
grande impression sur l'esprit de Madame. Elle me fit mille
questions sur Mgr le duc d'Angoulême, auxquelles je ne pus répondre,
vu l'ignorance où nous étions de ce qui se passait hors de France;
car nous étions obligées, Pauline et moi, d'user d'une grande
circonspection pour ne pas perdre l'espoir de l'accompagner à
Vienne.

Elle me demanda, dès le premier jour de notre entrée au Temple, des
nouvelles de toutes les personnes qui lui avaient été attachées,
ainsi qu'à la Reine et à la famille royale, et nommément des jeunes
personnes qu'elle voyait chez moi. Son coeur n'oubliait rien de ce
qui pouvait les intéresser. Elle était aussi sensiblement touchée de
l'intérêt qu'on mettait à lui prouver l'attachement qu'elle
inspirait. Les fenêtres qui donnaient sur le jardin du Temple ne
désemplissaient pas à l'heure de sa promenade. On faisait de la
musique dans les environs; on y chantait des romances dont on ne
pouvait dissimuler qu'elle fût l'objet. Ce sentiment qu'on lui
portait était une consolation pour son coeur affligé; mais, après le
13 vendémiaire, il ne fut plus possible de les exprimer aussi
visiblement.

Je demandai un jour à Madame si elle n'avait jamais été incommodée
pendant le temps de sa profonde solitude: «Ma personne m'occupait si
peu, dit-elle, que je n'y faisais pas grande attention.» Ce fut
alors qu'elle nous parla de cet évanouissement dont j'ai fait
mention plus haut, en y ajoutant des réflexions si touchantes sur le
peu de cas qu'elle faisait de la vie, qu'on ne pouvait l'entendre
sans être profondément ému. Je ne puis rappeler ces détails sans
attendrissement, mais je me reprocherais de ne pas faire connaître
le courage et la générosité de cette jeune princesse. Loin de se
plaindre de tout ce qu'elle avait eu à souffrir dans cette horrible
tour, qui lui rappelait tant de malheurs, elle n'en parlait jamais
d'elle-même; et son souvenir ne put jamais effacer de son coeur
l'amour d'un pays qui lui fut toujours cher.

Elle nous dit qu'après le 9 thermidor on eut plus d'attentions pour
elle. On chargea du soin de sa personne et de celle du jeune roi un
nommé Laurent, qui fut mieux pour elle que pour lui, car le sort du
jeune prince ne fut véritablement amélioré que lorsqu'il eut été
remplacé par Lasne et Gomin, que l'on nomma commissaires du Temple.
Ils trouvèrent ce malheureux petit prince dans un état affreux, et
dans les détails duquel je ne me sens pas le courage d'entrer. Ils
se trouvent d'ailleurs dans d'autres ouvrages où ce fait est
rapporté avec beaucoup d'exactitude.

Lasne était un franc soldat, loyal et sans ambition; il se bornait à
répondre aux questions qu'on lui faisait, et ne parlait de Madame
qu'avec le plus profond respect[8]. Gomin avait plus d'esprit que
Lasne, mais moins de franchise et plus d'ambition. Il faisait sa
cour à madame de Chantereine, dans l'espoir qu'elle pourrait lui
être utile; et il lui avait persuadé qu'il était de très-bonne
famille, quoiqu'il fût fils tout simplement du garde de madame de
Nicolaï. Ces deux gardiens étaient bien pour Madame, qui se louait
de leur conduite, et ils paraissaient lui être fort attachés.

  [8] Après le départ du Temple de Madame, on fit de ce monument
  une prison d'État dont Lasne fut nommé concierge. Tous les
  prisonniers s'en sont généralement loués, malgré son exactitude à
  remplir les fonctions de sa place. Je n'en fus pas étonnée
  d'après sa conduite à mon égard, dont je rendrai compte dans le
  courant de ces Mémoires.

J'interromps un moment ce qui regarde Madame pour parler de ce que
j'appris au Temple concernant le jeune roi, dont je parlais souvent
à Gomin et à Lasne, et je joindrai à ces détails le récit de sa
mort et des précautions que je pris pour m'assurer de sa réalité,
dont je ne puis conserver le plus léger doute. Il me paraît utile
d'en donner la preuve à ceux qui liraient ces Mémoires.

Gomin me dit que, lorsqu'on leur avait remis le jeune prince entre
les mains, il était dans un état d'abandon qui faisait mal avoir, et
dont il éprouvait les plus fâcheux inconvénients. Il était tombé
dans un état d'absorbement continuel, parlant peu, ne voulant ni
marcher ni s'occuper de quoi que ce pût être. Il avait cependant
quelques éclairs de génie surprenants. Il aimait à quitter sa
chambre, et on lui faisait plaisir quand on le portait dans la
chambre du Conseil et qu'on l'asseyait auprès de la fenêtre. Le
pauvre Gomin, qui, malgré sa bonne volonté, ne s'entendait pas au
soin des malades, ne s'aperçut pas d'abord que cet état
d'absorbement tenait à une maladie dont le pauvre petit prince était
atteint, et qui était la suite des mauvais traitements, du défaut
d'air et d'exercices plus nécessaires à cet enfant qu'à tout autre;
car, en parlant de la beauté de son visage qui s'est conservée au
delà même de sa vie, il faisait l'éloge de deux petites pommes
rouges qu'il avait sur les joues, et qui n'annonçaient que trop la
fièvre interne qui le consumait. Il ne tarda cependant pas à
s'apercevoir qu'il avait des grosseurs à toutes les articulations,
et il demanda à plusieurs reprises qu'on lui fît voir un médecin. On
ne tint aucun compte de ses instances, et on ne lui envoya
Dussault, chirurgien en chef de l'Hôtel-Dieu, que lorsque les
secours lui étaient devenus totalement inutiles.

Dussault éprouva la plus vive émotion en voyant l'état déplorable où
était réduit cet auguste et malheureux enfant. Il avait le plus
grand désir de le rappeler à la vie et y employait tous ses soins.
Il n'avait que cette pensée dans l'esprit, ne dormait ni jour ni
nuit, et passait tout son temps à chercher s'il ne pourrait trouver
quelque moyen d'y parvenir. Son imagination s'échauffa tellement,
que sa santé s'en ressentit. Il éprouva une fonte d'humeur
considérable. La crainte de se voir remplacer par un individu qui ne
partagerait pas ses sentiments lui fit prendre les moyens de
l'arrêter; ses humeurs s'enflammèrent, et il fut atteint d'une
dysenterie qui le conduisit en peu de jours au tombeau. Pelletan,
qui lui succéda dans la place de chirurgien-major de l'Hôtel-Dieu,
fut envoyé au Temple pour le remplacer. L'enfant était mourant; il
ne put qu'adoucir ses souffrances, et peu de jours après le jeune
roi n'existait plus.

Ne pouvant soutenir l'idée d'une perte qui m'était aussi sensible,
et conservant quelques doutes sur sa réalité, je voulus m'assurer
positivement s'il fallait perdre tout espoir. Je connaissais depuis
mon enfance le médecin Jeanroi, vieillard de plus de quatre-vingts
ans, d'une probité peu commune et profondément attaché à la famille
royale. Il avait été choisi pour assister à l'ouverture du corps du
jeune roi; et pouvant compter sur la vérité de son témoignage comme
sur le mien propre, je le fis prier de passer chez moi. Sa
réputation l'avait fait choisir par les membres de la Convention
pour fortifier de sa signature la preuve que le jeune roi n'avait
point été empoisonné. Ce brave homme refusa d'abord de se rendre au
Temple pour constater les causes de sa mort, les avertissant que,
s'il apercevait la moindre trace de poison, il en ferait mention au
risque même de sa vie: «Vous êtes précisément l'homme qu'il nous est
essentiel d'avoir, lui dirent-ils, et c'est pour cette raison que
nous vous avons préféré à tout autre.» Ils n'avaient pas eu besoin
d'employer le poison; la barbarie de leur conduite vis-à-vis d'un
enfant de cet âge devait immanquablement le conduire au tombeau. Sa
bonne constitution prolongea son supplice; la malpropreté dans
laquelle on le laissait volontairement, et le défaut d'air et
d'exercices, lui avaient dissous le sang et vicié toutes les
humeurs. Ce jeune prince, que j'avais quitté dans un état si frais
et si sain, était dans un état affreux, suite nécessaire de la
cruelle vie à laquelle des êtres aussi corrompus qu'impitoyables
l'avaient condamné. Sa jeunesse, sa beauté et ses grâces n'avaient
pu attendrir la dureté de leurs coeurs.

Je demandai à Jeanroi s'il l'avait bien connu avant son entrée au
Temple. Il me dit qu'il l'avait vu rarement, et ajouta, les larmes
aux yeux, que la figure de cet enfant, dont les ombres de la mort
n'avaient point altéré les traits, était si belle et si
intéressante, qu'elle était toujours présente à sa pensée, et qu'il
reconnaîtrait parfaitement le jeune prince si on lui en montrait un
portrait. Je lui en fis voir un frappant que j'avais heureusement
conservé. «On ne peut s'y méprendre, dit-il, fondant en larmes,
c'est lui-même, et on ne peut le méconnaître.»

Ce témoignage fut encore fortifié par celui de Pelletan, qui, appelé
chez moi en consultation quelques années après la mort de Jeanroi,
fut frappé de la ressemblance d'un buste qu'il trouva sur ma
cheminée avec celle de ce cher petit prince, et quoiqu'il n'eût
aucun signe qui pût le faire reconnaître, il s'écria en le voyant:
«C'est le Dauphin; ah! qu'il est ressemblant!» et il répéta le
propos de Jeanroi: «Les ombres de la mort n'avaient point altéré la
beauté de ses traits.» Il ajouta qu'il ne l'avait vu que bien peu,
qu'il était mourant, insensible à tout, excepté aux soins qu'on lui
rendait, dont il était encore touché.

Il m'était impossible de former le plus léger doute sur le
témoignage de deux personnes aussi recommandables. Il ne me restait
plus qu'à pleurer la mort de mon cher petit prince. Je le fis encore
avec plus de certitude, lorsque le hasard me fournit une dernière
preuve, qu'on pouvait regarder comme irrécusable, même avant le
témoignage de Pelletan.

Madame nous offrit un jour de nous mener dans l'appartement du Roi;
elle y entra, suivie de Pauline, avec un saint respect. La perte du
jeune roi était encore si récente, que je ne me sentis pas le
courage de revoir un lieu où il avait tant souffert, et je priai
Madame de me permettre de ne l'y pas accompagner. J'entrai dans les
appartements de la petite tour, et je fus bien aise de ne pas avoir
eu la même faiblesse. Après avoir revu les lieux que Pauline et moi
avions quittés avec tant de regrets, Madame nous mena à la
bibliothèque, et nous y passâmes l'après-midi. Elle se mit à causer
avec Pauline et me dit: «Si vous aviez la curiosité de feuilleter le
registre qui est sur cette table, vous y verriez le compte rendu par
les commissaires depuis notre entrée au Temple.» Je ne me fis pas
prier et je me mis sur-le-champ à feuilleter et à examiner ce
registre. J'y vis, jour par jour, les comptes rendus à la Convention
sur les augustes prisonniers. Ils ne me confirmèrent que trop qu'on
ne pouvait raisonnablement conserver le plus léger espoir sur la vie
du jeune roi. Comme je craignais que le temps me manquât, je
m'attachai d'abord à examiner ce qui regardait notre jeune roi. J'y
vis tous les progrès de sa maladie, les détails de ses derniers
moments, et même ceux qui concernaient sa sépulture[9]. Quand j'eus
fini cette triste lecture et que je commençais à reprendre ce qui
concernait la famille royale, Gomin entra dans la bibliothèque, et
me voyant le registre entre les mains, il s'emporta violemment, me
reprocha très-aigrement l'imprudence de ma conduite, et me menaça de
s'en plaindre. Madame, avec sa bonté ordinaire, s'avoua coupable de
m'avoir donné le registre, et lui dit qu'il lui ferait de la peine
de pousser les choses plus loin. La peur de se compromettre lui
tournait la tête, et il appela son confrère Lasne pour savoir s'il
pouvait accéder à ce que Madame désirait. Lasne lui conseilla de ne
rien faire qui pût lui faire de la peine, et de se contenter de me
faire promettre de ne dire à personne que j'eusse vu le registre et
rien de ce qu'il pouvait contenir. J'ai tenu fidèlement ma promesse
jusqu'au moment où parut ce dernier petit imposteur qui se disait M.
le Dauphin, et où je crus utile de confondre son imposture par le
récit de tout ce que je viens d'écrire de relatif à notre jeune roi.
Il ne pouvait plus d'abord y avoir d'inconvénient pour Lasne et pour
Gomin, et je n'ai jamais compris comment ce dernier avait été si
affligé de me voir lire un registre qui n'était qu'à son avantage,
puisqu'il prouvait évidemment qu'il n'avait rien négligé pour
procurer au jeune prince les secours qui lui ont été si constamment
refusés.

  [9] Le curé de Sainte-Marguerite, feu M. Dubois, m'a dit
  plusieurs fois, et nommément peu de temps avant sa mort, que le
  suisse de cette paroisse, qui avait été témoin de l'inhumation du
  jeune roi, ainsi que les porteurs du corps et le fossoyeur,
  pouvaient donner des renseignements précis sur l'endroit du
  cimetière où reposaient les cendres du jeune roi.

Sa mort avait fait une grande sensation, et avait opéré un
changement sensible dans l'opinion publique, qui en accusait les
conventionnels. Inquiets de leur sort, si la France renouvelait la
majorité de ses députés, ils proposèrent de décréter que leur
renouvellement ne se ferait que par tiers. Cette proposition fut
débattue, et le décret qu'ils prononcèrent pour son admission ne
passa que par une fraude manifeste. Mais n'étant plus assez forts
pour se livrer à leur génie persécuteur, ils nous laissaient assez
tranquilles. Je profitai de ce calme pour faire regarder ma
permission de rentrer au Temple comme de trois fois par semaine, au
lieu de décade, et nous y allâmes ainsi régulièrement jusqu'au 13
vendémiaire, où il devint nécessaire de nous renfermer strictement
dans la lettre de la permission qui nous avait été accordée.

Le mouvement qui existait dans Paris dès le commencement de cette
journée, et qui était la suite de celui qu'il y avait eu la veille
dans toutes les sections de cette ville, nous décida, Pauline et
moi, à aller au Temple pour nous trouver auprès de Madame à tout
événement[10].

  [10] Paris se trouvait alors, ainsi que toute la France, excédé
  du joug de la Convention, et il se serait estimé heureux de se
  retrouver sous le gouvernement de son souverain légitime. Les
  sections de Paris se montrèrent même avec plus de courage qu'on
  n'en aurait osé attendre; mais comme il n'y avait pas d'ensemble
  dans leur conduite, ni personne qui pût en imposer de manière à
  réunir tous les esprits sous une même direction, cette bonne
  volonté devint inutile. Il est hors de doute que s'il y eût eu un
  chef pour diriger ce mouvement, la contre-révolution se serait
  opérée par la France elle-même et sans le secours de personne. On
  m'a assuré qu'à cette époque Pichegru avait offert à Mgr le
  prince de Condé de venir (mais seul) prendre le commandement de
  son armée, dont il pourrait disposer autrement, voulant avoir à
  lui seul l'honneur de la Restauration; mais ce prince, qui ne
  connaissait pas assez Pichegru pour s'y fier totalement, n'osa
  risquer de quitter la sienne, et nous perdîmes une des plus
  belles occasions qui se soient présentées pendant le cours de
  cette malheureuse révolution.

Nous étions, ainsi qu'elle, dans une grande agitation, n'osant nous
livrer à l'espérance, lorsque Gomin vint nous avertir qu'on tirait
le canon, et qu'étant monté sur la plate-forme de la Tour, il y
avait entendu une grande fusillade. Il devenait évident, puisque
nous n'entendions parler de rien, que les événements n'étaient pas
en notre faveur, et Gomin nous fit observer qu'il serait imprudent
d'attendre la nuit fermée pour rentrer chez nous. Nous reculions
toujours, ne pouvant nous déterminer à quitter Madame; il fallut
cependant bien nous décider. Elle nous dit adieu bien tristement,
pensant aux malheurs que pourrait occasionner cette fatale journée,
et nous lui promîmes de revenir le lendemain, pour peu qu'il y en
eût de possibilité.

Nous cheminâmes en silence, et dans une grande inquiétude sur ce qui
se passait dans les rues de Paris. Nous ne vîmes rien d'effrayant
jusqu'à la place de Grève, où il y avait une foule énorme qui
se pressait et s'étouffait pour se sauver plus vite. Nous
demandâmes à un homme qui paraissait plus calme que les autres si
nous pouvions passer les ponts sans danger pour retourner au
faubourg Saint-Germain. Il nous conseilla de nous éloigner des
quais, de passer promptement le pont Notre-Dame, et de nous enfoncer
dans l'intérieur de Paris. Le passage du pont était effrayant; on
voyait la fumée et la lueur des canons qui ne discontinuaient pas de
tirer; mais une fois rentrées dans les rues, nous ne rencontrâmes
qui que ce soit. Chacun s'était renfermé dans sa maison, et nous
vîmes pour la première fois dans la rue du Colombier quelques
personnes rassemblées, mais qui ne purent nous dire ce qui se
passait. Nous ne le sûmes qu'en arrivant chez la duchesse de
Charost, ma fille, qui était dans une mortelle inquiétude de ne pas
entendre parler de nous. Nous ne revînmes chez elle qu'à neuf heures
du soir, et elle éprouva une grande joie de nous revoir saines et
sauves.

Nous retournâmes au Temple le lendemain; Madame nous vit arriver
avec grand plaisir. Elle était inquiète de ce qui se passait dans la
ville et de notre retour. Nous ne pûmes lui apprendre que des
événements affligeants. La Convention, qui mourait de peur de voir
marcher sur elle les sections, avait perdu la tête; entrait qui
voulait au Comité de salut public et y donnait son avis. Bonaparte,
qui avait examiné avec soin tout ce qui se passait, et qui avait vu
le peu d'ordre qu'il y avait dans tous les mouvements des sections
et la terreur qui régnait dans tous les esprits, promit à la
Convention de faire tourner cette journée à son avantage, si elle
voulait lui laisser la direction de la conduite à tenir. Elle y
consentit. Il fit venir sur-le-champ des canons qu'il établit rue
Saint-Honoré, et fit tirer à mitraille sur les troupes des sections
et les dispersa en un moment. Ce fut l'époque du commencement de sa
fortune. La frayeur et la stupeur prirent alors la place de
l'espérance; les soldats insultaient les passants, et chacun
frémissait des suites que pourrait avoir cette cruelle journée.

Malgré le mouvement qui existait dans Paris, nous continuâmes nos
courses au Temple paisiblement et sans éprouver le moindre
inconvénient. Nous y allions à pied, seules et sans domestique, et
nous n'en revenions qu'à la nuit, pour prolonger le plus longtemps
possible le temps que nous passions avec Madame. Nous nous
promenions avec elle dans le jardin, quand le temps le permettait,
et nous faisions ensuite sa partie de reversi. Nous lui apportâmes
un peu de tapisserie, et nous faisions tout ce qui dépendait de nous
pour lui procurer un peu de distraction.

Nous n'eûmes pas à nous reprocher de ne pas avoir fait toutes les
démarches possibles pour parvenir à accompagner Madame à Vienne.
Nous revîmes Cambacérès et tous les membres des divers comités de
qui cette permission pouvait dépendre, et nous avions tout espoir de
réussir, lorsque, le 8 novembre, la force armée, accompagnée de deux
commissaires de police, arriva chez moi à huit heures du matin, avec
ordre de m'arrêter; et ne m'y trouvant point, les deux commissaires
s'établirent dans ma chambre jusqu'à mon retour. J'étais sortie de
très-bonne heure, et je rentrais tranquillement pour déjeuner,
lorsque la femme de notre suisse m'avertit de ce qui se passait. Je
rebroussai chemin et j'allai chez mon homme d'affaires, rue de
Bagneux, petite rue dans un quartier peu fréquenté, pour me donner
le temps de réfléchir sur ce qu'exigeait ma position.

Je savais qu'on avait arrêté la personne qui avait la correspondance
du Roi, laquelle avait dans ses papiers une lettre que j'écrivais à
Sa Majesté, en lui en envoyant une de Madame. J'avais, de plus, chez
moi le manuscrit de l'ouvrage de M. Hue, qui avait insisté pour que
je prisse le temps de le lire, malgré l'inquiétude que je lui avais
témoignée d'en être dépositaire. Tout cela me tourmentait
extrêmement et me mettait dans une grande incertitude sur le parti
que je devais prendre, lorsque madame de Charost, à qui j'avais
trouvé moyen de faire savoir l'endroit où j'étais retirée, me fit
dire qu'elle avait soustrait le manuscrit, qui était en sûreté. De
son côté, mon brave homme d'affaires, qui avait été avertir M. Hue
de ce qui venait d'arriver en le rassurant sur le sort de son
manuscrit, m'apporta aussi l'heureuse nouvelle que la personne
chargée de la correspondance du Roi avait été mise en liberté et
était déjà loin de Paris. N'ayant plus rien de positif à redouter et
ne voulant pas que l'on pût dire que je m'étais cachée dans le
moment où j'avais l'espoir d'accompagner Madame, je revins chez moi,
au risque de ce qui pouvait en arriver. Je fus avertie par
d'excellentes personnes de mon quartier, que je rencontrai dans la
rue, que la force armée était chez moi, et qui ne comprirent pas que
je pusse volontairement m'exposer à tomber en pareilles mains.

Dès que je fus de retour chez moi, les commissaires de police firent
l'inventaire de mes papiers. Comme je n'en avais conservé aucun,
j'étais parfaitement tranquille sur le résultat de cette mesure, et
je dînai tranquillement chez moi avant de me rendre à l'hôtel de
Brienne, où se tenait le Comité de salut public, qui ne s'ouvrait
qu'à six heures. Mes deux filles, la duchesse de Charost et Pauline,
ne voulurent point m'abandonner, et me suivirent à ce Comité, qui,
quoique supprimé, continuait encore ses fonctions. On nous fit
attendre une grande heure avant de m'interroger, et il n'y eut pas
de moyen qu'on n'employât pour m'effrayer. C'était précisément le
jour où l'on avait fait périr le pauvre Lemaître, accusé de
correspondance tendant à rappeler en France la maison de Bourbon,
et l'on ne m'épargna aucun des détails de cette triste journée,
ajoutant que l'on userait dorénavant de la plus grande sévérité
envers tous les royalistes, même pour les dames à chapeaux, ayant
grand soin de me fixer en tenant ces aimables propos. Ils finirent
par renvoyer mes filles, lorsque je fus prête à paraître devant ceux
qui devaient m'interroger.

On me fit subir un interrogatoire de plus de deux heures, et il est
impossible d'imaginer des questions plus captieuses et plus sottes
que celles qui formèrent la matière de cet interrogatoire. Ils me
supposaient en correspondance avec l'Empereur et avec toutes les
puissances qui s'intéressaient à la maison de Bourbon; ils voulaient
savoir le nom de toutes les personnes que je connaissais dans Paris,
et ils me firent mille questions sur ce qui concernait Madame, me
demandant ce que je lui disais lorsque j'étais seule avec elle,
quels étaient ses occupations et ses sentiments. Ces derniers, que
je leur exprimai hardiment, ne pouvaient que les faire rougir. Ils
étaient enragés de ne pouvoir me prendre en défaut. Plusieurs me
menaçaient, et un d'entre eux, plus violent que les autres, me dit
en gesticulant fortement: «Vous nous guettez comme le chat guette la
souris; je vais bientôt vous confondre par toutes les preuves que je
vais produire contre vous.»--«Quand vous me les aurez fait
connaître, lui répondis-je, je verrai ce que j'aurai à y répondre.»
Ils s'arrêtaient de temps en temps pour signer des mandats d'arrêt,
passant et repassant devant moi pour essayer de me troubler. N'en
ayant pu venir à bout, ils terminèrent enfin ce bel interrogatoire,
qu'ils trouvèrent eux-mêmes si pitoyable, qu'ils refusèrent de m'en
donner la copie, quoique je fusse en droit de l'obtenir.

Je fus conduite à onze heures du soir au collége des Quatre Nations,
dont on avait fait une prison, et je restai trois fois vingt-quatre
heures au secret. Au bout de ce temps, la nouvelle Assemblée, dont
le tiers renouvelé était bien composé, demanda que l'on fît sur ma
personne l'application de la nouvelle Constitution; et comme elle
exigeait que sous deux ou trois fois vingt-quatre heures au plus
tard le prévenu fût interrogé par le juge de paix de sa section, qui
avait le droit de décider s'il y avait matière ou non à accusation,
on me mena chez le juge de paix de notre section. C'était,
heureusement pour moi, un honnête homme, et il se conduisit comme
tel. Un des députés, qui avait assisté à mon interrogatoire, le lui
apporta lui-même, et lui demanda si, sur l'exposé des faits qui en
faisaient la matière, il n'y pouvait pas trouver quelque motif
d'accusation. Le juge de paix lui répondit sans hésiter que c'était
impossible, tant qu'on n'en produirait pas d'une autre nature. Il
insista sans plus de succès; et le juge Violette, indigné, trouva
moyen de me faire dire que je fusse parfaitement tranquille, que je
serais renvoyée chez moi. Le député, mécontent de la réponse,
parvint à faire rendre un décret qui laissait sous le joug de
l'accusation toute personne saisie d'un mandat d'arrêt, quoique
justifiée par son interrogatoire, jusqu'à ce que le jury
d'accusation l'eût acquittée définitivement. Le juge de paix me
donna copie de l'interrogatoire qu'il m'avait fait subir, et j'y vis
avec douleur qu'on n'avait pas eu plus d'égards pour Madame, et que
c'était sur la conformité de ses réponses avec les miennes, dans
l'interrogatoire qu'on lui avait fait subir, que j'avais été mise en
liberté.

Je connaissais trop Madame pour avoir mis en doute sa discrétion, et
je n'avais nulle inquiétude d'être compromise par ses réponses.
Cette nouvelle persécution fut la suite d'une intrigue particulière,
dont le but était de m'empêcher de suivre Madame à Vienne, et
d'avoir un prétexte pour faire dire à l'Empereur que je n'avais pu
l'y accompagner, étant sous le poids d'une accusation. Je n'en ferai
pas connaître les auteurs, ce qui me regarde personnellement ne
pouvant avoir d'intérêt qu'autant que cela a quelque rapport avec la
famille royale.

Je me doutais bien que nous ne rentrerions plus au Temple; mais
comme on n'avait pas révoqué notre permission d'y entrer, nous y
retournâmes, Pauline et moi, comme à l'ordinaire, quoique plusieurs
personnes, par intérêt pour nous, voulussent nous en détourner,
nous avertissant qu'elles avaient entendu dire que c'était bien ma
faute si j'avais été arrêtée, que je ne pouvais m'en prendre qu'à
l'indiscrétion de ma conduite avec Madame. Selon eux, j'exaltais son
imagination, en lui donnant des idées de mariage avec Mgr le duc
d'Angoulême, et mon désir de retourner près d'elle pourrait avoir
des suites fâcheuses pour moi. Je me moquai de ces propos, et je me
serais reproché toute ma vie de m'être condamnée moi-même à une
privation aussi sensible. Arrivées au Temple, on nous fit attendre
dans la loge du portier, où Gomin vint nous signifier la défense de
nous y recevoir à l'avenir.

Nous ne pûmes exprimer, même par écrit, à Madame les sentiments que
nous éprouvions. Gomin fut seul notre interprète; et de ce moment
jusqu'à son départ nous fûmes privées de toute correspondance avec
elle; nous n'apprîmes son départ que par les journaux. M. Hue, qui
avait obtenu la permission de l'aller rejoindre à la frontière pour
rester auprès d'elle à Vienne, vint nous voir avant son départ, et
se chargea de nos commissions verbales. Madame m'écrivit d'Huningue,
avant de quitter la France. Je conserve précieusement cette lettre,
ainsi que celle que j'en reçus de Calais, à sa rentrée en France,
comme des monuments précieux de ses bontés pour moi et de la justice
qu'elle n'a cessé de rendre au profond attachement que je lui ai
voué jusqu'à mon dernier soupir.

Quand Madame fut partie, on me conseilla de faire des démarches pour
obtenir le jugement du jury d'accusation, et de m'adresser à M.
Benezech, ministre de l'intérieur, qui avait été la chercher au
Temple pour la remettre entre les mains de madame de Soucy et de M.
Méchin, que l'Assemblée avait nommés pour la conduire à la
frontière. Je saisis avec empressement cette occasion d'apprendre de
lui quelques détails sur le voyage de Madame, et j'allai chez lui
avec Pauline. Il nous parla de cette princesse avec le plus profond
respect et en homme touché de ses malheurs et du courage avec lequel
elle les supportait. Il était étonné de l'attachement qu'elle
conservait pour la France et de l'impression de douleur qu'elle
éprouvait en la quittant; il était encore attendri en parlant de la
sensibilité avec laquelle elle remerciait les personnes qui
l'avaient soignée au Temple, et de cette indulgente bonté qui
n'avait conservé aucun ressentiment de tout ce qu'elle avait
souffert pendant sa captivité. Elle lui laissa le sentiment d'une
profonde estime. Et comment s'en défendre quand on voyait une
princesse aussi jeune, capable d'aussi grands efforts sur elle-même?
Elle les avait puisés dans les grands principes qui fortifièrent le
grand caractère que le Ciel lui avait donné en partage.

J'eus le bonheur de recevoir plusieurs lettres de Madame pendant son
séjour en pays étranger, et une, entre autres, qui n'a pu être lue
sans respect et sans attendrissement, même par des personnes d'une
opinion douteuse, lesquelles ne pouvaient revenir de sa grandeur
d'âme et de la sensibilité avec laquelle elle exprimait des
sentiments si opposés à ceux que lui prêtaient les ennemis de la
maison de Bourbon.

Les persécutions que j'éprouvai dans la suite et que l'on fit
rejaillir sur mes enfants, et notamment sur la marquise de Tourzel,
ma belle-fille, et la duchesse de Charost, ma fille, ont trop peu
d'intérêt pour être rappelées dans un ouvrage uniquement consacré à
rendre hommage à la mémoire de nos augustes et malheureux
souverains, à rappeler leurs souffrances, cette extrême bonté qui ne
les abandonna jamais, et faire connaître en même temps le beau
caractère qu'a développé Madame, à peine sortie de l'enfance, dans
toutes les circonstances d'une vie aussi éprouvée que la sienne.



FRAGMENTS

  Sur l'arrivée et le mariage de Madame à Mittau, écrits par M.
    l'abbé de Tressan à un de ses amis, après en avoir été
    témoin.

    7 JUIN 1799.


Je suis arrivé ici, il y a quelques jours, avec milord Folkestone;
et malgré le peu de temps qui me reste pour compléter notre voyage,
nous n'avons pu résister au désir d'être témoins de l'arrivée de
Madame à Mittau. Les bontés du Roi nous autorisent à y rester
jusqu'après le mariage de cette princesse avec Mgr le duc
d'Angoulême.

Il nous serait impossible de peindre tous les sentiments qui nous
animent; mais, puisque tous les détails qui tiennent à cet ange
consolateur intéressent la religion, l'honneur et la sensibilité de
toutes les âmes honnêtes, nous allons recueillir nos souvenirs et
nos pensées pour que vous puissiez leur donner quelque ordre, et
nous vous prions, milord et moi, de citer de cette lettre tout ce
que vous croirez capable d'inspirer les sentiments que nous
éprouvons.

Vous vous rappelez l'événement dirigé par le Ciel qui vint adoucir
les larmes que répandait l'héritier de saint Louis, de Louis XII et
de Henri IV sur les malheurs de la France et de sa famille. Quelque
sérénité ne reparut sur son front qu'au moment où il apprit que
Madame se rendait à Vienne; son coeur soupira plus librement
lorsqu'il la vit dans cet asile; et aidé, comme il se plaît à le
répéter, d'un ami fidèle, que le temps où nous vivons ne permet pas
de nommer, il réunit tous ses soins et ses efforts pour obéir aux
vues de la Providence, qui lui confiait le soin de veiller sur
l'auguste fille de Louis XVI.

Il ne resta pas un moment incertain sur le choix de l'époux qu'il
désirait voir accepter par Madame. Jamais son coeur paternel et
français ne put soutenir l'idée de la voir séparée de la France,
quelque nécessaire qu'il parût être de lui donner un appui et de la
sauver du dénûment qui la menace encore. Madame fut la première à
désirer un mariage qui lui permît d'unir son sort à celui de sa
famille; et, conservant dans son coeur un sentiment profond pour
cette France qui l'avait rendue si malheureuse, elle y donna son
approbation. Le Roi s'occupa alors uniquement d'obtenir que cette
princesse vînt s'unir aux larmes, aux espérances et aux sentiments
de l'héritier de son nom. Les voeux du Roi furent exaucés, Madame
est dans ses bras; c'est là qu'elle réclame ses droits à l'amour des
Français et qu'elle forme des voeux ardents pour leur bonheur; car
de ses longs et terribles malheurs, il ne lui reste que l'extrême
besoin de faire des heureux.

Dès que le Roi eut levé tous les obstacles qui s'opposaient à ses
désirs, il instruisit la Reine qu'il allait unir bientôt ses enfants
adoptifs, et lui demanda de venir l'aider à les rendre heureux. La
Reine accourut. Elle est à Mittau depuis le 4 de ce mois; elle voit
tous les regards satisfaits de sa présence, et les voeux qu'elle
entend former pour son bonheur lui prouvent combien les Français qui
l'entourent ont de dévouement et d'amour pour leurs maîtres.

Le lendemain du retour de la Reine, le Roi se mit en voiture pour
aller au-devant de Madame. Une route longue et pénible n'avait point
altéré ses forces; elle ne souffrait que du retard qui la tenait
encore éloignée du Roi. Dès que les voitures furent un peu
rapprochées, Madame commanda d'arrêter et descendit rapidement; on
voulut essayer de la soutenir, mais s'échappant avec une incroyable
légèreté, elle courait à travers les tourbillons de poussière vers
le Roi, qui, les bras tendus, accourait pour la serrer contre son
coeur. Les efforts du Roi pour la soutenir ne purent l'empêcher de
se jeter à ses pieds. Il se précipita pour la relever, et on
l'entendit s'écrier: «Je vous vois enfin, je suis heureuse; voilà
votre enfant; veillez sur moi, soyez mon père.» Ah! Français, que
n'étiez-vous là pour voir pleurer votre Roi! vous auriez senti que
celui qui verse des larmes ne peut être l'ennemi de personne; vous
auriez senti que vos regrets, votre repentir, votre amour,
pouvaient seuls ajouter au bonheur qu'il éprouvait en ce moment.

Le Roi, sans proférer une parole, serra Madame contre son sein, et
lui présenta le duc d'Angoulême. Ce jeune prince, retenu par le
respect, ne put s'exprimer que par des larmes, qu'il laissa tomber
sur les mains de sa cousine en les pressant contre ses lèvres.

On se remit en voiture, et bientôt après Madame arriva. Aussitôt que
le Roi aperçut ceux de ses serviteurs qui volaient au-devant de lui,
il s'écria rayonnant de bonheur: «La voilà!» et il la conduisit
auprès de la Reine.

A l'instant, le château retentit de cris de joie. On se précipitait;
il n'existait plus de consigne, plus de séparation; il ne semblait
plus y avoir qu'un sanctuaire, où tous les coeurs allaient se
réunir. Les regards avides restaient fixés sur les appartements de
la Reine. Ce ne fut qu'après que Madame eut présenté ses hommages à
Sa Majesté, que, conduite par le Roi, elle vint se montrer à nos
yeux, trop inondés de larmes pour conserver la puissance de
distinguer ses traits.

Le premier mouvement du Roi, en apercevant la foule qui
l'environnait, fut de conduire Madame auprès de l'homme inspiré qui
dit à Louis XVI: «Fils de saint Louis, montez au ciel.» Ce fut à lui
le premier à qui il présenta Madame. Des larmes coulèrent de tous
les yeux, et le silence fut universel. A ce premier mouvement de la
reconnaissance, un second succéda. Le Roi conduisit Madame au milieu
de ses gardes: «Voilà, dit-il, les fidèles gardes de ceux que vous
pleurez; leur âge, leurs blessures et leurs larmes vous disent tout
ce que je voudrais exprimer.» Il se retourna ensuite vers nous tous,
en disant: «Enfin, elle est à nous, nous ne la quitterons plus, et
nous ne sommes plus étrangers au bonheur.»

N'attendez pas que je vous répète nos voeux, nos pensées, nos
questions; suppléez à tout le désordre de nos sentiments.

Madame rentra dans son appartement pour s'acquitter d'un devoir
aussi cher que juste, celui d'exprimer sa reconnaissance à S. M.
l'empereur de Russie. Dès les premiers pas qu'elle avait faits dans
son empire, elle avait reçu les preuves les plus nobles et les plus
empressées de son intérêt, et le coeur de Madame avait senti tout ce
qu'elle devait au coeur auguste et généreux auquel le Ciel a confié
la puissance et donné la volonté de secourir les rois malheureux.

Après avoir rempli ce devoir, Madame demanda l'abbé Edgeworth. Dès
qu'elle fut seule avec ce dernier consolateur du Roi son père, ses
larmes coulèrent en abondance, et les mouvements de son coeur furent
si violents, qu'elle fut prête à s'évanouir. L'abbé Edgeworth
effrayé voulut appeler: «Ah! laissez-moi pleurer avec vous, lui dit
Madame; ces larmes en votre présence me soulagent.» Elle n'avait
alors pour témoin que le Ciel et celui qu'elle regardait comme son
interprète. Pas une plainte n'échappa de son coeur; M. l'abbé
Edgeworth n'a vu que des larmes. C'est de lui-même que je tiens ce
récit; il m'a permis de le citer; il sait que sa modestie
personnelle doit céder à la nécessité de faire connaître cette âme
pure et céleste.

La famille royale dîna dans son intérieur, et nous eûmes à cinq
heures du soir l'honneur d'être présentés à Madame. Ce fut alors
seulement que nous pûmes considérer l'ensemble de ses traits. Il
semble que le Ciel ait voulu joindre à la fraîcheur, à la grâce, à
la beauté, un caractère sacré pour le rendre plus cher et plus
vénérable aux Français, en retraçant sur sa physionomie les traits
de Louis XVI, de Marie-Antoinette et de Madame Élisabeth. Ces
ressemblances augustes sont si grandes, que nous sentions le besoin
d'invoquer ceux qu'elle rappelait.

Ces souvenirs, et la présence de Madame, semblaient unir le ciel et
la terre, et toutes les fois qu'elle voudra parler en leur nom, son
âme douce et généreuse forcera tous les sentiments à se modeler sur
les siens.


  FIN DU TOME SECOND.



  TABLE

  DU TOME SECOND.


  CHAPITRE XIV.

  (1791)

  Discussion sur la formule de prestation du serment et sur la
    manière de recevoir le Roi.--Arrivée et discours de ce prince à
    l'Assemblée.--Continuation des troubles et commencement de ceux
    de la Vendée.--Demande du Roi aux commandants de la marine de
    ne pas abandonner leurs postes.--Même demande aux officiers de
    la part de M. du Portail, ministre de la guerre.--Proclamation
    de M. de Lessart, ministre de l'intérieur, pour engager les
    émigrés à rentrer en France.--Lettre écrite par le Roi aux
    ministres étrangers pour notifier aux puissances l'acceptation
    de la Constitution, et leur réponse à cette
    notification.--Changement dans le ministère.--Troubles
    d'Avignon                                                         1


  CHAPITRE XV.

  RÉVOLTE DES COLONIES DE SAINT-DOMINGUE                             13


  CHAPITRE XVI.

  (1791)

  Persécution contre les prêtres insermentés.--Injures que leur
    prodigue l'Assemblée, et décret prononcé contre
    eux.--Discussion sur les émigrés, et loi qui en fut la
    suite.--Nomination de M. Cayer de Gerville au ministère de
    l'intérieur, et celle du comte Louis de Narbonne à la
    guerre.--Démarche du Roi auprès des puissances étrangères pour
    faire cesser les rassemblements des émigrés, et le peu de
    succès de cette démarche.--Dénonciation contre les
    ministres.--Péthion nommé maire de Paris, et Manuel procureur
    de la Commune.                                                   20


  CHAPITRE XVII.

  (1792)

  Décret de l'Assemblée pour faire sortir des galères les soldats
    de Châteauvieux.--Persécution contre les officiers fidèles au
    Roi, et projet de l'Assemblée de les remplacer par ses
    créatures.--Lettre du Roi à l'Assemblée en lui envoyant celle
    de l'Empereur relative aux menaces faites à l'électeur de
    Trèves.--Décret contre les princes frères du Roi.--Autre décret
    pour faire payer aux émigrés les frais de la guerre.--Empire
    que prennent les Jacobins sur toutes les parties de la France
    par la terreur qu'ils inspirent.--Demande de mettre en activité
    la haute cour nationale.--Rapport satisfaisant de M. de
    Narbonne sur l'état de l'armée, et dénué de toute
    vérité.--Brissot déclare qu'on ne peut compter sur aucune
    puissance étrangère.--Crainte des Jacobins d'une médiation
    armée entre toutes les puissances pour le maintien de l'ordre
    en France.--Établissement de la garde constitutionnelle du Roi.  35


  CHAPITRE XVIII.

  (1792)

  Brigandages et fermentation excitée par les factions dans toutes
    les provinces du royaume.--Audace des Jacobins.--Décret
    d'accusation contre M. de Lessart, et son envoi à Orléans pour
    être jugé par la haute cour nationale.--Dénonciations
    journalières contre les ministres.--Le Roi reçoit leur
    démission et se décide à en prendre dans le parti des
    Jacobins.--Amnistie accordée par l'Assemblée pour tous les
    crimes commis à Avignon.--Son refus d'écouter aucune
    représentation des députés opposés aux factieux.--Suppression
    des professeurs de l'instruction publique, des confréries, de
    tous les Ordres religieux, et même de celui des Soeurs de la
    Charité.                                                         53


  CHAPITRE XIX.

  (1792)

  Continuation des troubles.--Désarmement du régiment d'Ernest par
    les troupes à la solde des Jacobins, connus sous le nom de
    Marseillais.--Les Suisses rappellent ce régiment.--Mort de
    l'Empereur.--Assassinat du roi de Suède.--Honneurs rendus aux
    déserteurs de Châteauvieux.--M. de Fleurieu est nommé
    gouverneur de Mgr le Dauphin.--Le Roi est forcé de déclarer la
    guerre aux puissances.--Son début peu favorable aux
    Français.--L'Assemblée ne dissimule plus son projet d'établir
    en France une république.--Déclamations contre les nobles et
    les prêtres.--Abolition des cens et rentes.--Éloignement des
    Suisses de Paris.                                                68


  CHAPITRE XX.

  (1792)

  Le prétendu comité autrichien.--Le Roi dénonce cette calomnie au
    tribunal du juge de paix La Rivière.--Condamnation de
    celui-ci.--Retour aux Tuileries de madame de
    Lamballe.--Proposition Goyer relative au mariage.--Protestation
    de Dumouriez contre le roi de Sardaigne.--Plaintes de la Reine
    contre M. de Mercy.--Son grand courage.--Louis XVI fait brûler
    l'édition des Mémoires de madame de la Motte.--Décret contre
    les prêtres insermentés.--Licenciement de la garde
    constitutionnelle du Roi et envoi de M. de Brissac à
    Orléans.--Pauline de Tourzel.                                   102


  CHAPITRE XXI.

  (1792)

  Proposition d'un camp de vingt mille hommes à Paris.--Manuel et
    la Fête-Dieu.--Dénonciation de Chabot.--Le duc
    d'Orléans.--Lettre de M. Roland rendue publique avant que le
    Roi en eût connaissance.--Le Roi nomme de nouveaux
    ministres.--Démarche courageuse du directoire de Paris pour
    remédier aux maux que la lettre de M. Roland pouvait
    produire.--Moyens employés pour opérer un mouvement dans
    Paris.--Journée du 20 juin.--Suites de cette journée et menées
    des factieux pour hâter le renversement de la monarchie.        122


  CHAPITRE XXII.

  (1792)

  Voyage de M. de la Fayette pour se plaindre de la violation de la
    Constitution; son peu de succès.--Continuation des menées pour
    opérer la destruction de la monarchie.--Arrêté du conseil
    général pour suspendre de leurs fonctions Péthion et Manuel, et
    leur renvoi aux tribunaux; sa dénonciation contre Santerre et
    les officiers militaires et municipaux qui avaient participé à
    la journée du 20 juin.--Démarche de l'Assemblée vis-à-vis du
    Roi pour annoncer son retour à des sentiments de paix et de
    concorde.--Réhabilitation de Péthion, qu'elle se fait demander
    par le peuple, qu'elle anime de plus en plus contre le Roi et
    sa famille.--Elle proclame la patrie en danger.--Changement de
    ministres.--Démarche des constitutionnels pour sauver le Roi,
    l'engageant à se remettre entre leurs mains; ce prince s'y
    refuse.--L'Assemblée ne dissimule plus ses projets et se permet
    les insultes les plus violentes contre le Roi et sa
    famille.--Renvoi des troupes de ligne dont on redoutait
    l'attachement pour la personne de Sa Majesté.--Arrivée des
    Marseillais.--Manifeste du duc de Brunswick.--L'Assemblée se
    sert de cette occasion pour exaspérer les esprits.--Péthion
    dénonce le Roi à la barre et provoque par sa conduite la
    journée du 10 août.                                             158


  CHAPITRE XXIII.

  (1792)

  Journées des 9 et 10 août.--Le Roi se détermine à aller à
    l'Assemblée.--On l'y retient prisonnier ainsi que sa famille,
    et il passe trois jours dans son enceinte, conduit chaque jour
    à ses séances et y entendant les discours les plus outrageants
    pour sa personne.--La Commune de Paris se rend maîtresse de
    l'Assemblée, se charge, sur sa responsabilité, de la personne
    du Roi et de la famille royale, et demande qu'ils soient tous
    renfermés au Temple.--Péthion, Manuel et plusieurs autres
    officiers municipaux les y conduisent.--Madame la princesse de
    Lamballe, Pauline et moi, et plusieurs personnes de leur
    service qui avaient eu la permission de s'enfermer au Temple
    avec la famille royale, en sont enlevées huit jours après, et
    conduites à la Force.--Journées des 2 et 3 septembre.--Mort de
    madame la princesse de Lamballe.                                206


  COPIE D'UNE LETTRE

  Écrite par mademoiselle Pauline de Tourzel, aujourd'hui comtesse
    de Béarn, à madame la comtesse de Saint-Aldegonde, sa soeur,
    dans laquelle elle raconte sa sortie des Tuileries et de la
    prison de la Force, lors des massacres des 2 et 3 septembre,
    en date du 8 septembre 1792.                                    279


  CHAPITRE XXIV.

  Ce chapitre contient ce que j'ai pu apprendre de positif sur la
    situation de la famille royale en 1793.--Les démarches
    infructueuses que nous fîmes, Pauline et moi, pour nous
    enfermer au Temple avec Madame en 1795.--La permission que nous
    obtînmes enfin d'y entrer, mais seulement pour faire des
    visites à cette princesse.--L'espoir que l'on nous donna de
    raccompagner à Vienne, d'après la demande de la cour
    d'Autriche, espoir qui se termina par une nouvelle arrestation,
    une prison et une accusation, pour avoir un prétexte de s'y
    refuser.--Circonstances de la mort du jeune roi Louis XVII et
    détails positifs que j'ai recueillis à ce sujet.                304

  FRAGMENTS

  Sur l'arrivée et le mariage de Madame à Mittau, écrits par M.
    l'abbé de Tressan à un de ses amis, après en avoir été témoin.  345


  FIN DE LA TABLE DU TOME SECOND.


  PARIS.--TYPOGRAPHIE DE E. PLON ET Cie, RUE GARANCIÈRE, 8.





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