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Title: L'Illustration, No. 3260, 19 Août 1905
Author: Various
Language: French
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L'Illustration, No. 3260, 19 Août 1905

[Illustration: LA REVUE COMIQUE, par Henriot.]


[Illustration: Ce numéro contient: 1° Un Supplément théâtral:
CRAINQUEBILLE, par Anatole France. 2° Quatre pages tirées à part sur la
FÊTE DES VIGNERONS DE VEVEY.

L'ILLUSTRATION
_Prix de ce Numéro: Un Franc._
SAMEDI 19 AOÛT 1905 _63e Année--N° 3260_]

[Illustration: M Witte Baron de Rosen. Président Roosevelt. Baron Komura
M. Takahira. LES PLÉNIPOTENTIAIRES RUSSES ET JAPONAIS A BORD DU
"MAYFLOWER" _Stereograph copyright 1905 Underwood and Underwood, London
and New-York.--Voir les pages 126, 127 et 128._]



NOTRE SUPPLÉMENT DE THÉÂTRE CRAINQUEBILLE

Chaque année, l'été interrompt forcément la série de nos suppléments de
théâtre, si appréciés de nos lecteurs. Nous ne voudrions pas cependant
que cette interruption se prolongeât aussi longtemps que les relâches
des grandes scènes parisiennes. En attendant les nouveautés de la saison
1905-1906, qui promettent d'être aussi nombreuses et aussi importantes
que celles de la saison 1904-1905, nous avons cherché si, parmi les
oeuvres jouées en ces dernières années, il n'y en avait pas une qui fût
encore inédite. Et nous avons découvert, répondant à ces conditions, un
chef-d'oeuvre: _Crainquebille,_ de M. Anatole France, un des grands
succès récents du théâtre de M. Lucien Guitry, la Renaissance.

_L'Affaire Crainquebille_, sous sa forme de nouvelle, figure bien dans
l'édition complète des oeuvres du brillant écrivain. Mais, sous sa forme
dramatique, _Crainquebille_ n'avait pas encore été publié.

Nous sommes doublement heureux, et d'offrir cette primeur à nos abonnés,
et de pouvoir illustrer le texte de M. Anatole France de douze
compositions originales gravées sur bois, du dessinateur Steinlen,
empruntées à l'édition de grand luxe de _L'Affaire Crainquebille_,
publiée par l'éditeur Edouard Pelletan, au prix de 600 francs sur japon
ancien, et de 80 francs sur vélin.

LA FÊTE DES VIGNERONS, A VEVEY

Nous avons publié la semaine dernière des photographies donnant une idée
d'ensemble du magnifique spectacle qui fut organisé à Vevey pour la Fête
des Vignerons de 1905. Mais le cliché photographique--cet incomparable
instrument d'illustration--est malheureusement impuissant à rendre le
mouvement, la gaieté, la grâce ou la majesté des cortèges, des danses et
des reconstitutions scéniques. Les dessins de Georges Scott, que nous
reproduisons aujourd'hui en quatre pages tirées à part, sont, au
contraire, une évocation vivante du poème qui se déroula sur l'immense
scène du théâtre en plein air de Vevey... Évocation forcément
incomplète: il faudrait un gros album de dessins semblables pour
représenter tous les groupes différents dont M. Jean Morax dessina les
costumes et régla harmonieusement les mouvements.

Dans _L'Illustration_ du 12 août, nous avons indiqué, en quelques mots,
la donnée du poème, qui mettait en scène, en tableaux animés par des
chants et des danses, les principaux événements de la vie rustique,
échelonnés au cours de l'hiver, du printemps, de l'été et de l'automne.
Il convient de nommer le poète: M. René Morax, frère du dessinateur.
L'auteur de la musique est M. Gustave Doret, dont la partition contient
d'admirables morceaux.

Rappelons aux collectionneurs de _l'Illustration_ que, dans le numéro du
17 août 1889, parurent des dessins et un article sur la précédente Fête
des Vignerons de Vevey: ils s'y reporteront avec plaisir.



COURRIER DE PARIS

JOURNAL D'UNE ÉTRANGÈRE

... Au Luxembourg. La paix des grandes vacances enveloppe les jardins et
il y a comme du repos dans l'air déjà moins brûlant qu'on respire. Une
brise passe, en coups d'éventail légers, sous les arbres pleins d'ombre,
et les feuilles sèches qui en tombent (comme l'automne vient vite à
Paris!) font de petites taches brunes sur le sable des allées. Pour deux
sous, donnés à la loueuse de chaises qui m'a reconnue et me sourit, je
savoure, après des mois de vacarme et de fièvre, la volupté de vivre
dans du calme; cela est doux comme la sensation de _souffrance abolie_
qui suit une rage de dents, et deux petits vers chantent en moi:

        Ah! qu'il est doux de ne rien faire
        Quand tout s'agite autour de nous...

Cependant, le personnage qui exprima dans _Galatée_ cette opinion se
trompait... Il y a une contagion du besoin d'agir ou de flâner; et c'est
surtout quand rien ne s'agite autour de moi qu'il m'est très doux de ne
rien faire.

Et l'on s'agite si peu, depuis huit jours, autour de moi... Il est cinq
heures. Les galeries de l'Odéon sont désertes et, le long des grilles du
jardin, déambulent paresseusement des fiacres vides. Le vieux théâtre
est fermé; le Sénat est sans sénateurs et nous sommes, à quelques mètres
de là, cinquante flâneurs à peine, attroupés autour du kiosque où la
musique d'un régiment de ligne nous joue des airs...

Des airs connus, que l'esprit suit sans effort: _Samson et Dalila,
Louise_, la _Marche indienne_ de Sellenik, un peu de Massenet: «N'est-ce
pas que _Manon_ est une jolie chose?» Je me retourne. C'est mon
libraire, qui est venu prendre le frais sous les arbres du Luxembourg et
m'invite à m'y promener avec lui. Ancien professeur, journaliste un peu,
mêlé à diverses entreprises de propagande politique et sociale dont il
aime à me démontrer les bienfaits, mon libraire--une des figures les
plus populaires du Quartier latin--est un aimable bavard, informé de
tout, qui a le goût des idées générales et sait, à l'occasion, dévider
un paradoxe avec esprit.

--Vous êtes seul à Paris?

--Tout seul, madame.

--Au moins vous avez _fait le pont?_

--Pas même. Ma femme et mes enfants sont aux eaux, j'en profite pour
voir un peu Paris que je connais mal, et m'y reposer de la banlieue que
je connais trop.

--Vous n'aimez pas la campagne?

--Je la déteste, madame. Je la déteste pour deux raisons: la première,
c'est qu'on y est mal et que, pour de modestes bourgeois comme nous, la
vie s'y complique et s'y attriste de toutes sortes de petites
incommodités qui en rendent, à la longue, le séjour insupportable; la
seconde, c'est que j'aime la justice, et que je suis irrité du tort
inique que fait la campagne aux beautés rustiques de cette ville-ci.
J'en veux aux arbres du Vésinet de m'avoir fait ignorer si longtemps--et
mépriser--les arbres du Luxembourg.

» Arrêtez-vous, madame, et regardez, je vous en prie. Regardez là-bas
cet effet de soleil couchant et la prodigieuse couleur de ciel que cette
pièce d'eau reflète. Admirez la somptuosité de forme de ces vieux
arbres, la beauté caressante de ces feuillages qui font au-dessus de
nous des dômes transparents d'ombre fraîche et la suavité de tons de ces
pelouses en velours vert... Est-ce qu'en ce moment aussi l'air que nous
respirons n'est pas d'une idéale fraîcheur? Eh bien, supposez-vous
transportée à trente kilomètres de Paris et soudainement mise en face de
ce spectacle-ci; imaginez cette couleur de ciel et cette odeur de brise
retrouvées. Vous penseriez: «Voilà bien ce qu'on ne peut rencontrer qu'à
la campagne...»

--Et je penserais une bêtise, en effet.

--Vous l'avez dit, vous penseriez une bêtise, madame. Car il n'y a pas
de cité au monde à l'intérieur de laquelle tant de paysages délicieux
soient rassemblés. Il ne nous reste qu'à les connaître, à apprendre
l'art d'en jouir. Si nous comprenions quelles «villégiatures» charmantes
sont les jardins de Paris, ses parcs et les deux forêts qui le bordent à
l'est et à l'ouest, nous n'éprouverions pas le besoin--en attendant
l'annuel voyage à la mer ou dans la montagne--de nous en aller geler ou
rôtir, du mois d'avril au mois de juillet et de septembre à la
Toussaint, dans des maisonnettes de banlieue. Avez-vous pratiqué la
villégiature de banlieue, madame?

Je fis signe que non, et mon libraire devint véhément:

--Eh bien, dit-il, je vous en félicite. J'ai une villa, moi: la «Villa
des Roses». Je l'ai achetée, il y a quelques années, sur les conseils
d'un médecin qui me recommandait fortement, pour les miens et pour moi,
«de la distraction, du repos, du bon air».

»La maisonnette est gentille et le pays n'est pas mal. Mais il y fait si
chaud que nous avons dû, cet été, sans l'avouer à nos amis, venir
coucher à Paris plusieurs fois pour respirer un peu. Et s'il n'y faisait
que chaud, madame! Il y _fait_ surtout ennuyeux. Ma femme est, dans
cette maisonnette, éloignée de sa famille et de ses amis, et cet
isolement la rend acariâtre. C'est une joie pour elle, pendant ces mois
d'été, de s'apercevoir, de temps en temps, qu'un indispensable objet de
toilette ou de ménage lui manque et d'en tirer prétexte pour venir
passer une demi-journée à Paris. Cette «Villa des Roses»! c'est devenu
pour elle une espèce de prison où elle ne vit plus, comme le potache au
lycée, que dans l'attente des jours de congé.

» Pour moi, c'est pire. Et l'on ne se figure pas, si l'on n'en a pas
fait l'expérience, la somme de corvées, d'incommodités, de dérangement,
de petites servitudes que représente, pour un bourgeois parisien, marié
et père de famille, cette chose si naïvement désirée par tant de gens:
une maison de campagne.

»C'est, le matin, l'ennui de s'habiller vite pour ne pas manquer le
train du départ; c'est, le soir--pour ne pas manquer le train du
retour--a nécessité de bâcler ses affaires, de mettre à la porte l'ami
qui vient vous voir ou de ne l'écouter que la montre à la main;
d'ajourner au lendemain telles besognes urgentes qu'on eût souhaité de
liquider la veille. C'est l'ennui de déjeuner au restaurant pendant
trois mois et d'errer seul dans un appartement poussiéreux, d'aspect
tragique, au milieu de meubles habillés de housses, et de lustres, de
vases, de tableaux, enveloppés de papier...

» Et puis il y a les «commissions». Vous savez qu'au point de vue
culinaire la campagne est, par définition, un endroit «où l'on ne trouve
rien». Le devoir s'impose donc, au mari qui vient à Paris tous les
jours, à en rapporter, plusieurs fois par semaine, le melon, la
langouste ou les fruits que la famille attend. En sorte que l'époque de
la canicule est le moment de l'année où je vis le plus fiévreusement, le
plus tristement, et où j'ai le plus de paquets à porter.

» Mais ceci n'est rien encore, et le temps approche où tous ces ennuis
s'aggraveront d'un petit supplice nouveau. En mai, en juin, en juillet,
je quittais le matin la campagne à l'heure où précisément il eût été
délicieux d'y rester. A partir du mois prochain--les jours étant
redevenus courts et les nuits fraîches--j'y reviendrai, chaque soir, à
l'heure exacte où l'on commence à regretter de s'y trouver.»

Mon ami conclut:

--Le goût des voyages, heureusement, nous aura bientôt délivrés de
l'ennui des villégiatures suburbaines. A présent, on met le temps des
grandes vacances à profit pour changer d'air et d'horizon, courir la
montagne et «lézarder» sur le sable des plages; on se déplace plus
facilement qu'autrefois; on a des curiosités que n'avaient pas nos
grands-pères. Mais cela coûte cher. Il faudra donc, petit à petit,
s'habituer à choisir entre la villa de Seine-et-Oise et la chambre
d'hôtel en Normandie, en Bretagne, dans les Pyrénées. Cinq mois de
banlieue ou deux mois de tourisme? On préférera le tourisme, et ce sera
le krach des maisons de campagne. Alors, les Parisiens auront le temps
d'admirer chez eux des choses comme celle-ci...»

Il me montrait, en disant cela, la délicieuse fontaine de Médicis,
blottie au fond de sa niche de verdure et d'eau. Nous étions seuls. Et
il me sembla que le cyclope Acis et Galatée considéraient d'un oeil
surpris notre visite...

SONIA.



NOTES ET IMPRESSIONS

La santé et la jeunesse sont de joyeux compagnons de route. Ils changent
en poudre dorée la poussière du chemin. A. GENNEVRAYE.

                                 *
                                * *

Souvent, le charme mène plus loin que la beauté. OUIDA.

                                 *
                                * *

Nous empruntons aux étrangers des mots, des formules exprimant nos
propres et plus vieilles idées, et nous croyons leur devoir les idées
elles-mêmes.

                                 *
                                * *

Les voyages donnent aux oisifs l'illusion de l'activité. G.-M. VALTOUR.



[Illustration: Comment on verra l'éclipse partielle dans diverses villes
d'Europe.]

L'ÉCLIPSE DE SOLEIL DU 30 AOÛT

Par CAMILLE FLAMMARION.

Le 30 août prochain, à 1 h. 19, on verra, de Paris, le soleil
partiellement éclipsé par la lune, qui passera devant et couvrira les 82
centièmes du diamètre de son disque. L'ombre de la lune formera, au
sud-ouest de Paris, un cône invisible qui viendra toucher le sol
d'Europe sur le territoire de l'Espagne et produira là une éclipse
totale couvrant un cercle de 190 kilomètres de diamètre. Cette ombre
arrivera sur la côte septentrionale de l'Espagne, entre Santander et la
Corogne, et glissera du nord-ouest vers le sud-est, pour quitter la
péninsule entre Tarragone et Valence, ayant traversé l'Espagne avec une
vitesse de 750 mètres par seconde ou 45 kilomètres par minute, et,
glissant sur la Méditerranée, passera ensuite sur l'Algérie, la Tunisie,
la Tripolitaine, l'Égypte, la mer Rouge, et finira au golfe Persique.
Elle aura commencé au Canada et aura traversé l'Atlantique avant
d'arriver en Espagne[1].

[Illustration: Trajet complet de l'éclipse totale de soleil du 30 août,
du Canada en Arabie.]

C'est en Espagne que nous allons nous installer pour l'observer, en très
grande majorité, quelques-uns cependant s'éloignant jusqu'en Algérie, en
Tunisie, et même en Egypte. Il importe, en effet, de s'échelonner sur la
plus grande partie de la zone pour diminuer les risques de voir
l'éclipse éclipsée par une arrivée intempestive des nuages. La plupart
des astronomes français ont choisi Burgos et Alcala comme stations
d'observation. Pour moi, j'ai adopté Almazan, à une grande hauteur sur
la Cordillère.

En 1900, j'avais choisi la pittoresque oasis d'Elche, non loin
d'Alicante. Le ciel fut d'une limpidité merveilleuse et tel que nous la
souhaiterions pour l'éclipse prochaine. Mais cette année-ci est moins
calme que celle de 1900 au point de vue atmosphérique: elle est fertile
en orages et en cyclones, car elle correspond au maximum de l'activité
solaire. Vivons dans l'espérance.

[Note 1: Le phénomène sera vu de toute la France et même de tous les
points de l'Europe, mais comme éclipse partielle seulement; c'est-à-dire
que la lune, dans son mouvement, passera devant le soleil sans arriver à
le masquer complètement. La portion éclipsée sera d'autant plus grande
qu'on se rapprochera davantage d'une ligne joignant Burgos à Sfax.

Les phases de l'éclipse seront: à Paris 0,82, soit environ les 8
dixièmes du soleil éclipsé; à Lyon 0,86; à Marseille 0,90; à Bordeaux
0,93; à Toulouse 0,94; à Perpignan 0,95; à Biarritz 0,96; à Alger 0,98.
(Les phases publiées par la _Connaissance des temps_ de 1905 sont
inexactes; on les a corrigées, sur les indications de M. Camille
Flammarion, dans un erratum.)

On observera facilement l'éclipse à l'oeil nu, garanti par un verre
fumé. On pourra aussi en suivre les phases sur une feuille de papier
au-dessus de laquelle on tiendra, à 30 ou 40 centimètres de distance,
une carte de visite percée d'un fort trou d'épingle. Elle sera également
visible sur le sol dans les projections solaires formées par la lumière
filtrant à travers les interstices des arbres.

Nous donnons ci-contre une carte dessinée par M. l'abbé Moreux, de
l'observatoire de Bourges, et destinée à montrer ce que l'on pourrait
appeler le «mécanisme» de l'éclipse, qui sera totale sur toute la bande
ombrée traversant l'Espagne et la Tunisie.]

Nul spectacle n'est plus imposant que celui d'une éclipse totale de
soleil. L'immuable splendeur des mouvements célestes ne m'a jamais
frappé avec autant de puissance que pendant l'observation de ce
grandiose phénomène. Avec l'absolue précision du calcul astronomique,
notre satellite, en gravitant autour de la terre, arrive sur la ligne
théorique menée de l'astre du jour à notre planète et s'interpose
graduellement, lentement et exactement devant lui. L'éclipse se produit
à la minute déterminée par le calcul. Puis le globe obscur de la lune,
continuant son cours régulier, démasque l'astre radieux et
graduellement, lentement, termine son passage devant lui. Il y a là,
pour tout observateur, une double leçon philosophique, une double
impression: celle de la grandeur, de l'omnipotence des forces
inexorables qui régissent l'univers, et celle de la valeur
intellectuelle de l'homme, de cet atome pensant, perdu sur un autre
atome et qui, par le travail de sa faible intelligence, est parvenu à la
connaissance de ces lois qui l'emportent lui-même comme le reste du
monde, dans l'espace, dans le temps et dans l'inconnu.

Dans cet impressionnant spectacle de l'occultation de l'astre du jour,
l'étrangeté de la pâle lumière qui reste pour éclairer la nature étonnée
joue un rôle considérable. Tout est changé dans l'aspect des choses.
L'anneau d'or qui entoure le soleil éclipsé répand sur la terre la
lumière d'un autre monde.

Quelques minutes avant le commencement de la totalité, la lumière
normale du jour diminue fortement et se transforme. La nature entière
paraît oppressée sous une sorte de terreur. Les oiseaux, qui
gazouillaient dans les branches, se taisent, et ceux qui ont des nids y
rentrent précipitamment. Quelques-uns ne le retrouvent pas et, se
heurtant contre les murs, tombent morts. Les poussins se réfugient sous
l'aile de leurs mères, les chiens demandent protection à leurs maîtres,
les troupeaux abandonnent leurs pâturages et cherchent à rentrer, les
abeilles cessent leurs bourdonnements et reviennent inquiètes à la
ruche, les chauves-souris sortent et volettent. La nuit qui arrive
subitement déconcerte tous les êtres vivants.

[Illustration: La marche de l'ombre de la lune sur l'Espagne et la
Tunisie le 30 août. (Les chiffres indiquent les heures et la durée de
l'éclipse totale en chaque point)]

[Illustration: Comment on verra l'éclipse partielle dans diverses villes
des États-Unis, de Russie, de Sibérie, d'Égypte et d'Arabie.]

L'homme lui-même ne peut se défendre d'une certaine émotion, quoiqu'il
sache qu'il n'y a là qu'un phénomène naturel qui suit mathématiquement
les lois du calcul. L'étrange lumière dont je parlais tout à l'heure
donne aux visages un aspect cadavérique, clarté blafarde analogue à
celle de l'esprit-de-vin brûlant saturé de sel, illumination livide et
funèbre paraissant annoncer la dernière heure du monde.

Au moment où la dernière ligne du croissant solaire disparaît, on voit,
au lieu du soleil, un disque noir environné d'une auréole lumineuse à la
base de laquelle brûlent des flammes roses et lançant dans l'espace
d'immenses jets de lumière. La nuit subite reste éclairée par cette
vague clarté céleste. Ce spectacle est fantastique, grandiose, solennel
et sublime.

C'est en ces minutes rares et précieuses que l'on a d'abord deviné, puis
étudié la constitution physique de l'astre aux rayons duquel la vie de
la terre est suspendue. Minutes rares, en effet, car la durée de la
totalité des éclipses observées varie entre une et six minutes, et il
n'y en a pas une par an. Depuis l'éclipsé de 1842, qui mit les
astronomes sur la voie de leurs découvertes, il n'y a eu que trente
éclipses totales dont on peut voir la liste dans mon _Astronomie
populaire_, et les observations n'ont pas occupé plus de cent minutes,
soit un peu plus d'une heure et demie. Voilà, certes, une heure et demie
bien employée!

Ces minutes nous ont appris qu'il y a, tout autour du soleil, une nappe
de feu de 10.000 à 15.000 kilomètres d'épaisseur, sorte de flamme de
punch, de couleur rose, qui brûle constamment. C'est la chromosphère.
Elle n'est visible que pendant les éclipses. Sa température paraît être
d'environ 6.000 degrés centigrades.

L'hydrogène en forme la partie supérieure, mais l'analyse spectrale
montre dans sa couche inférieure les vapeurs du magnésium, du fer et
d'un grand nombre de métaux. De cette nappe de feu s'élèvent des flammes
gigantesques, des protubérances roses, également, atteignant parfois
100.000 et 200.000 kilomètres de hauteur! Ces éruptions formidables
s'effectuent dans une atmosphère gazeuse qui constitue ce que nous
pourrions appeler la couronne atmosphérique du soleil. Elle est
adhérente au globe solaire et tourne avec lui en vingt-cinq jours
environ.

Pendant l'éclipse du 28 mai 1900, j'ai parfaitement distingué cette
couronne atmosphérique, très lumineuse et d'un blanc d'argent éclatant.
Elle se fond dans une seconde auréole, qui lui est extérieure, est moins
brillante et moins dense, et paraît formée de corpuscules provenant
principalement des éruptions solaires, circulant indépendamment autour
de l'astre, dont la forme d'ensemble varie avec l'activité solaire et
peut être due à des forces électriques ou magnétiques, contre-balancées
par des résistances de diverses natures. Dans notre propre atmosphère,
les éruptions volcaniques sont distinctes de l'enveloppe aérienne.

C'est principalement cet entourage solaire que les astronomes vont
étudier pendant l'éclipse Son aspect varie suivant les années. Aux
époques de grande activité, comme cette année, cette couronne entoure
entièrement le disque solaire, à une grande distance, et approche de la
forme circulaire. L'une des plus belles et des plus régulières que l'on
ait admirées est celle de l'éclipse du 17 mai 1882, voisine, comme
celle-ci, d'une époque de maximum de taches solaires. Un dessin qui en a
été pris en Égypte par M. Tacchini est d'autant plus curieux qu'une
petite comète avait justement été vue près du soleil pendant la
totalité.

En général la forme extérieure de la couronne n'offre pas la même
régularité géométrique qu'en 1882. Souvent des jets immenses s'élancent
au loin en diverses directions.

Pendant l'éclipse de 1900, correspondant à un maximum de l'activité
solaire, la couronne s'est montrée très allongée dans le sens de
l'équateur solaire. D'un côté même elle était double, et allait finir en
pointe tout près de Mercure, qui brillait à une distance égale à environ
six fois le diamètre du soleil.

C'est sur l'analyse attentive de cette glorieuse couronne que se
porteront les efforts des astronomes, et, notamment, parmi les nôtres,
de MM. Janssen et Deslandres, de l'observatoire de Meudon. On l'étudiera
par le dessin direct, par la photographie, par l'analyse de la lumière
au spectroscope, par les méthodes les plus perfectionnées de la science
actuelle.

On comprend tout l'intérêt qui s'attache à la connaissance de l'astre
solaire si l'on songe que toute la vie terrestre (ainsi que celle des
autres planètes) dépend des radiations de cet astre. De sa surface
agitée par les flots d'une éternelle tempête s'élancent constamment,
avec la vitesse de l'éclair, les vibrations fécondes qui vont porter la
vie sur tous les mondes. Le jour où le soleil s'éteindra, la terre où
nous sommes ne sera plus qu'un morne, obscur et silencieux cimetière
roulant dans l'éternelle obscurité de l'espace.



LES FÊTES EN L'HONNEUR DE LA FLOTTE FRANÇAISE A PORTSMOUTH ET A LONDRES

[Illustration: Le maire de Portsmouth et les conseillers municipaux, en
robe, allant, le 9 août, présenter à l'amiral Caillard les souhaits de
bienvenue de la ville.]

[Illustration: Au château d'East-Cowes, le 8 août: l'amiral Caillard
présente les officiers de son état-major à la princesse Béatrice de
Battenberg, «gouverneur» de l'île de Wight.]

[Illustration: Divertissements de marins anglais et français, à
Wales-Island, le 10 août: la course à âne.]

[Illustration: La locomotive pavoisée du train de luxe qui a transporté
les officiers et marins de Portsmouth à Londres, le 10 août.]

[Illustration: A travers les rues de Londres: le défilé des breaks
promenant les marins français.]

[Illustration: L'arrivée des marins français et des personnages
officiels dans la cour du Guildhall.]

[Illustration: Le banquet offert aux marins français dans la grande
salle du Guildhall, ancien hôtel des corporations de Londres, le 11
août.]

[Illustration: A la sortie du Guildhall: formation du cortège pour se
rendre à l'Alhambra.]

[Illustration: Le banquet offert aux officiers de l'escadre française, à
Westminster, le 12 août.]



[Illustration: Baron de Rosen et attachés à la délégation russe. M.
Witte. Président Roosevelt. Baron Komura. LA PREMIÈRE RENCONTRE DES
PLÉNIPOTENTIAIRES RUSSES ET JAPONAIS, LE 5 AOÛT Le président Roosevelt
présente l'un à l'autre M. Witte et le baron Komura, dans le salon de
réception du yacht du gouvernement américain, le «Mayflower».]

_Il appartenait au président Roosevelt, après avoir pris l'initiative
des négociations pour la paix entre la Russie et le Japon, de présenter
les uns aux autres, à leur arrivée aux États-Unis, les plénipotentiaires
russes et japonais. Cette formalité protocolaire a eu lieu le 5 août,
dans les eaux américaines, à Oyster-Bay, à bord du yacht présidentiel_
Mayflower. _Le président y était venu de son cottage de Sagamore Hill.
Bientôt après, le croiseur_ Tacoma _arrivait portant les délégués du
Japon qui, représentants du vainqueur, devaient être reçus les premiers
par M. Roosevelt, tandis que le croiseur_ Chattanooga _amenait, à
quelques minutes de là, les plénipotentiaires russes. Les présentations
eurent lieu dans la grande salle du yacht, où se tenaient M. Witte, et
ses collaborateurs, et où l'on introduisit cérémonieusement le baron
Komura et, les délégués japonais qui, à l'arrivée des Russes, s'étaient
retirés dans un petit salon voisin. Les figures des Japonais étaient
graves, leurs yeux froids, on le remarqua. Et l'on constata par contre,
non sans quelque sympathie, que l'attitude de M. Witte était cordiale,
ronde, franche; elle séduisit fort les Américains._

ARRIVEE DES PLÉNIPOTENTIAIRES A BORD DU "MAYFLOWER", LE 5 AOÛT Le baron
Komura. M. Witte.

[Illustration: Au centre de la page, le yacht _Mayflower._]

[Illustration: M. Roosevelt monte à bord du _Mayflower_ pour présider à
la première entrevue.]

[Illustration: Russes et Japonais sur le pont du _Mayflower_ après les
présentations.]

LES POURPARLERS DE PAIX ENTRE LA RUSSIE ET LE JAPON

_Stereograph copyright 1905 Underwood and Underwood, London and
New-York._



_Dessin original de Jeanniot._

A TROUVILLE: SUR LES PLANCHES.

_Privilégié à divers titres parmi les nombreuses stations balnéaires de
Normandie, Trouville doit à sa proximité relative de Paris d'avoir
conquis de longue date la faveur des Parisiens. C'est la plage mondaine
par excellence; au beau moment de la saison, ses fameuses «planches
sont, suivant la formule consacrée, le rendez-vous des suprêmes
élégances, et cette reconstitution, au bord de la mer, de l'avenue du
Bois et de la «potinière» offre assurément le tableau, tout ensemble le
plus complet et le plus brillant, des nouveautés de la mode._

[Illustration: Le fiord de Christiania.]



EN NORVÈGE

_Fragments d'un journal de voyage._

Suite et fin IV.--Voir les numéros des 8, 29 juillet et 12 août.

LE CAP NORD

_Samedi 16 juillet._--Nous arrivons au cap Nord. Nous avons vu d'autres
montagnes aussi noires, aussi désolées, aussi hautes et imposantes. Mais
celle-ci est la dernière, et, à bord, on est un peu fier de voir que
notre Europe finit bien. On se propose de faire l'ascension du rocher,
trois cents mètres pénibles, afin de pouvoir dire qu'on est monté là et
surtout pour y mettre, dans une boîte aux lettres levée tous les huit
jours, des cartes postales naturellement, qui porteront le timbre du cap
et feront la joie des collectionneurs. Il y en a un véritable
chargement. Certain passager en expédie quarante pour sa seule part.
Beaucoup les ont confiées aux commissaires du bord; d'autres les gardent
dans leur poche pour les expédier eux-mêmes. Comme on le verra, ce fut
une précaution malheureuse.

La mer ne paraît pas très forte aux yeux inexpérimentés des passagers,
qui retiennent plus ou moins les manifestations de leur mécontentement
lorsque le bruit court que l'on ne débarquera pas. En présence de cette
attitude, l'excellent commandant, afin de nous donner une leçon de
choses, donne l'ordre de mettre la pétrolette à la mer. Dès qu'elle est
dégagée des palans, les plus obstinés commencent à montrer moins
d'empressement. L'embarcation, soulevée par les lames, fait au pied de
l'échelle des différences de niveau de deux à trois mètres. La
démonstration semble faite. Ce n'est pas l'avis des officiers du bord,
qui embarquent non sans difficultés. Parmi eux est le commissaire
porteur du paquet de cartes postales. Le prétexte donné à la petite
promenade est de s'assurer si le débarquement à terre serait possible.
Il est possible, en effet, pour des marins, et les cartes postales
partiront. Au retour, la mer a un peu grossi et c'est par l'échelle de
corde destinée aux pilotes que les officiers, un peu malicieusement
peut-être, reviennent à bord. Cette fois, personne ne demande plus à
partir et la pétrolette est hissée sans protestation.

Mais la désolation est sur bien des visages.

Être venu de si loin, s'en approcher autant et ne pas mettre le pied sur
le cap Nord! Des lamentations encore.

--Et nos cartes postales! nos cartes postales! nos cartes postales!

Une barque est prochaine, montée par trois ou quatre pêcheurs venus nous
attendre avec du Champagne qu'ils comptaient vendre là-haut à bon prix.
Si on les chargeait des cartes postales! Mais le moyen de les leur faire
parvenir? La mer est trop forte pour qu'ils puissent approcher de
l'échelle... Pauvres cartes postales!

Un passager alors a une idée ingénieuse. Il collecte les précieuses
cartes postales, fait une quête et enferme le tout dans quatre ou cinq
journaux. Ce paquet, ficelé, est ensuite attaché à une bouteille bien
bouchée, le tout jeté à la mer et recueilli, avant que l'épaisseur des
journaux ait pu être traversée, par les Norvégiens qui s'éloignent à
force de rames et donnent des signes de joie surprenants pour ce pays.
On se croirait dans le Midi. Et pourtant...

Nous partons. Il est une heure du matin, le ciel est couvert. Il fait
plein jour, on ne se lasse pas de le répéter. Nous perdons ici le besoin
du sommeil. On ne peut se résoudre le soir à regagner sa cabine. On
reste sur le pont, malgré le froid, et l'on admet difficilement qu'on
puisse aller dormir avant la nuit.

LA PÊCHE A LA BALEINE

_Dimanche 17 juillet._--...L'île de Skarro est une station de pêche à la
baleine. Du bord, avant de débarquer, nous voyons, près du rivage, une
roche ronde où la mer se brise. Ce n'est pas une roche. C'est une
baleine prise la veille. Sur les galets, des cadavres de baleine gisent,
à moitié dépecées. L'odeur est insupportable. Nous fuyons vers une
maisonnette gaie, sur une hauteur, habitation du directeur de la
pêcherie. Il a eu l'idée bizarre d'employer, comme bordure pour ses
gazons, des vertèbres de baleine. Comme porte d'entrée, il y a une sorte
d'arc de triomphe ogival, formé par l'assemblage de deux os de mâchoire
du même animal, et les sièges de l'intérieur sont faits de clavicules.

C'est très gai... pour le directeur d'une pêcherie. Vous trouverez dans
les ouvrages spéciaux la description du harpon explosible et
perfectionné que l'on emploie aujourd'hui; vous ne l'attendez pas ici,
d'ailleurs. De même pour les renseignements sur les ateliers de
dépeçage. Je n'ai pas eu le courage d'y entrer et, si vous avez le nerf
olfactif sensible, je vous engage à faire comme moi. Ai-je dit que la
photographie signée de l'empereur Guillaume II est, au salon, à la place
d'honneur?

LE CHALET DE GUILLAUME II

_Lundi 18._--Nous allons retrouver ce soir au Raftsund le souvenir de
cet admirable homme de théâtre. Le paysage est grandiose et terrible.
Nous entrons dans une sorte d'entonnoir. Les premiers plans sont verts
et noirs. Les seconds, à droite et à gauche, sont faits de montagnes
noires sur lesquelles il a neigé récemment. Mais la neige n'est pas
seulement sur les sommets; elle est restée dans toutes les
anfractuosités, ce qui fait un dessin fantastique de blanc et de noir.
Le détroit se rétrécit et s'assombrit à mesure qu'on y pénètre. C'est
véritablement ici la majestueuse porte de l'enfer. Et l'on admire le
sens de l'effet que possède le souverain qui s'est fait construire un
chalet au sommet d'une des montagnes d'entrée. Ah! l'incomparable
régisseur! Et, si vous ne trouvez pas ici l'indication d'une beauté qui,
à elle seule, vaudrait le voyage, n'en accusez que l'insuffisance de ma
description. Je me suis retenu dix fois déjà pour ne pas dire, de ce que
nous avons vu, que c'était indescriptible.

LE RETOUR--EN CHEMIN DE FER

...... Nous voici dans un tout autre pays sans avoir quitté la Norvège.
D'abord il fait chaud et, lorsque nous recevons des lettres de France
nous parlant de la chaleur, nous n'envions plus ceux que nous avions
laissés là-bas. Ensuite les champs sont semblables aux nôtres...
semblables du moins à ce qu'ils étaient il y a deux ou trois mois. Nous
voyons enfin des villages et des villes, des habitants actifs,
occupés... Voici, à une station un chapeau haut de forme. Merci, mon
Dieu! A chaque gare, des enfants viennent offrir des bouquets de cerises
qui rafraîchissent mieux que la bière. Les employés du train sont d'une
complaisance à laquelle ne sont pas habitués ceux d'entre nous qui n'ont
voyagé que sur les chemins de fer français. Comme nous sommes
visiblement harassés, l'employé, qui s'en aperçoit, nous fait lever
gentiment avec un sourire et nous montre que ceux d'entre nous qui n'ont
pas de vis-à-vis peuvent, en rapprochant les deux sièges qui se font
face, s'installer un véritable lit et dormir tranquillement.

[Illustration: Statue d'Ibsen, devant le théâtre de Christiania.
_Photographies Meys._]

CHRISTIANIA

Ce n'est pas en deux jours qu'on peut voir une ville. Celle-ci nous
paraît insignifiante. Elle n'a que des monuments modernes qui ne sont
pas beaux. C'est une grande ville sans caractère et sans intérêt. Dans
ses musées, on n'a guère remarqué que les fameuses barques des Wikings.
Elles datent de mille ans au moins et ont été retrouvées au fond d'un
nord, enfouies dans le sable où elles servaient de tombeaux à leurs
propriétaires. Le gaillard qui a dormi là est peut-être un des
envahisseurs audacieux dont les voiles, en remontant la Seine, ont
attristé la vieillesse de Charlemagne.

Les soirées à bord sont délicieuses. Pour les habitants de Christiania,
la rade est un lieu de promenade comme le bois de Boulogne l'est pour
les Parisiens. Notre bateau est amarré entre deux vaisseaux de guerre
hollandais: triple objet de curiosité. Des centaines, des milliers de
barques vont de l'un à l'autre. La mer en est couverte. On dirait la
place de la Concorde un beau soir de mai; les embarcations se frôlent,
se croisent d'aussi près et en aussi grand nombre que, là-bas, les
voitures et les automobiles.

Il y a des canots à vapeur qui sifflent pour nous saluer, des petits
bateaux de toutes les formes: à la rame, où sont des familles et que
souvent des enfants et des femmes conduisent; des voiliers dont les
voiles blanches répandent sur tout le tableau une grâce d'oiseaux
rapides; des périssoires; de longs canots de course montés par de
vigoureux jeunes hommes en maillot blanc, bras nus, qui font un étalage
aimable et naïf de leur force et de leur adresse. On vient nous donner
des sérénades et, d'un petit bateau qui tourne autour de nous comme une
mouche sur un colosse, les sons aigus d'une flûte nous envoient les
accents de la _Marseillaise_... On lève l'ancre. Dans trente-six heures
nous serons en France.

                                   *
                                  * *

Et dans un mois nous aurons oublié, sauf peut-être une ou deux
exceptions, ceux avec qui nous avons vécu pendant un mois et qui ont
fait avec nous ce pèlerinage inconscient au soleil qui ne dort pas.

BRIEUX.



DOCUMENTS et INFORMATIONS

L'INFLUENCE DE LA SCIENCE FRANÇAISE EN CHINE.

Le docteur A.-F. Legendre, médecin-major de 1re classe des troupes
coloniales, envoyé en 1902 par le ministère des Affaires étrangères à
Tchen-Tou (capitale de la province du Se-Tchouan, qui compte 40 millions
d'habitants), y créa, sur la demande du vice-roi du Se-Tchouan, une
école de médecine. Cette école fut inaugurée officiellement par le
vice-roi en personne et tous les hauts mandarins; elle compte
actuellement 32 élèves, choisis parmi la classe dirigeante des lettrés.

[Illustration: L'école de médecine impériale de Tchen-Tou. (Au milieu,
le médecin-major Legendre, fondateur et directeur.)]

C'est la seule école d'enseignement supérieur qui existe en Chine, sauf
à Tien-Tsin.

Le docteur Legendre est venu en France dans le but d'obtenir le matériel
et le personnel nécessaires pour assurer le bon fonctionnement de cette
école de médecine chinoise et son organisation complète, en conformité
avec les derniers perfectionnements de la science actuelle.

A l'école de médecine sera annexée une école de sciences.

Le docteur Legendre reprendra, en septembre prochain, la route du
Se-Tchouan, pour parachever son oeuvre.

La photographie ci-dessus représente les élèves de l'école de médecine
impériale, avec leurs administrateurs et censeurs chinois, et leur
directeur et professeur, le docteur Legendre.

_Un nouvel enseignement commercial._

Les nécessités de la vie économique contemporaine ont décidé la Chambre
de commerce de Paris à réorganiser son _Ecole supérieure de commerce_.
Sous le titre nouveau et significatif _d'École supérieure de commerce et
d'industrie_, elle en a fait l'institution modèle dans la forme
définitive qu'avaient rêvée sans doute ses fondateurs, Brodart et
Legret, négociants à Paris; leurs principaux collaborateurs, J.-B. Say,
Chaptal, de Prony, Ch. Dupin, Casimir-Périer, Jacques Laffitte, et
peut-être aussi l'un de ses plus distingués directeurs, Adolphe Blanqui.

Aidée par l'État et par la ville de Paris dans cette grande entreprise,
la Chambre de commerce justifie aujourd'hui leur confiance en apportant
à l'organisation de l'École des remaniements qui aboutissent à la
création, avenue de la République, d'un enseignement commercial complet,
à la fois rationnel et pratique, conçu d'après les données les plus
modernes et qui forme, pour le commerce général ou d'exportation, pour
la banque, l'industrie, les administrations, etc., des jeunes gens
capables de devenir soit des employés supérieurs, soit des directeurs de
services ou des chefs de maison.

Cet enseignement est donné à des jeunes gens âgés de douze à dix-neuf
ans.

Une _section de navigation maritime_, placée sous le contrôle du
ministère de la Marine, est annexée à l'École. Le diplôme de sortie
confère en même temps le certificat d'aptitude (examen de théorie) pour
le _brevet supérieur de capitaine au long cours._

LA RESPIRATION DU SOL.

Tout comme les êtres vivants, le sol de notre planète respire,
c'est-à-dire aspire et expire de l'air, tour à tour. Mais, différent en
cela des êtres vivants, il ne respire pas par ses moyens propres: il
reste passif dans cette affaire. On savait bien, depuis longtemps, que
les interstices du sol sont remplis d'air, et l'on savait aussi qu'il
devait y avoir tantôt plus d'air, et tantôt moins, dans le sol, sous
l'influence des variations barométriques. Mais rien ne démontre et n'
«illustre» mieux le phénomène que les puits sur lesquels M. F. Gerlier,
médecin à Ferney-Voltaire, vient d'attirer l'attention. Ces puits,
situés dans le canton de Genève, présentent cette particularité
d'aspirer l'air à certains moments et de le refouler à d'autres. Il est
facile de voir s'ils aspirent ou expirent: ils sont fermés par une dalle
solide, pourvue d'un petit orifice, permettant d'avoir prise sur elle et
de la soulever; il suffit de placer une allumette enflammée, un bout de
plume, etc., sur l'orifice, pour voir de suite s'il y a courant d'air,
et dans quel sens. On peut encore poser un sifflet dans l'orifice, en
l'entourant de mastic: selon le sens où le sifflet est posé, on a un
sifflement continu pendant l'inspiration ou l'expiration du puits et
l'on peut faire savoir au loin, automatiquement, si l'on va vers le beau
temps ou vers la pluie. Car les puits qui soufflent ou aspirent sont
essentiellement barométriques. Ils réagissent aux influences qui font
monter ou descendre le baromètre et les habitants des villages les
considèrent comme d'excellents baromètres. Dès que le baromètre monte,
en même temps qu'il monte, plutôt, le puits aspire. La pression
barométrique étant plus forte dehors, l'équilibre de la pression de
l'air dans le sol ne peut s'établir que par la poussée de l'air
extérieur vers le souterrain: de là apparence d'aspiration du puits. Si
le baromètre baisse, en dehors, le phénomène inverse se produit. La
pression est forte dans le sol, faible dans l'air; l'équilibre s'établit
par la poussée de l'air relativement comprimé du sol vers l'extérieur:
le puits expire. Rien n'est plus naturel, ou d'explication plus facile,
quand on considère les puits particuliers dont il s'agit. Ils sont tous
profonds, pauvres en eau, souvent à secs et forés dans une couche de
gravier. Une couche de gravier, cela représente beaucoup de vides et
d'interstices; cela fait un réservoir d'air étendu, par conséquent. Et
le puits est, en réalité, le tuyau par où communiquent un réservoir
d'air souterrain et un autre réservoir, qui est l'atmosphère. Toujours
l'équilibre tend à s'établir entre la pression, dans les deux
réservoirs; et elle s'établit en donnant lieu aux mouvements
d'aspiration et d'expiration. Une augmentation de pression dans l'air
extérieur, qui se traduit par une hausse du baromètre, se traduit par un
refoulement d'air dans le réservoir souterrain qui est à pression
moindre--celle où le baromètre se trouvait avant de commencer à monter.
La baisse de pression dans l'air a pour conséquence une expiration:
l'air souterrain étant à pression forte--celle du baromètre avant sa
descente--il est chassé par sa pression dans l'air extérieur,
naturellement, où la pression est moindre. Le sol respire donc, là
surtout où il est très perméable et renferme beaucoup d'air.

LA NOUVELLE FAUNE DU VIEUX PORT DE MARSEILLE.

Les personnes qui ont connu Marseille avant l'établissement du canal de
la Durance se rappellent certainement quel immonde cloaque était le
vieux port, où débouchaient tous les égouts de la vieille ville. La
saleté des fonds et des eaux était légendaire, les poissons n'y vivaient
pas, et il était admis qu'un des meilleurs moyens de débarrasser les
coques des navires des nombreux animaux qui les envahissaient était de
les faire séjourner quelque temps dans les eaux du vieux port.

Quand le canal de la Durance fut fait, il y eut un apport d'eau douce
plus considérable, et les coquillages purent vivre jusqu'au tiers de la
longueur du bassin; puis, dès 1885, Marseille fit établir le
tout-à-l'égout et les immondices de la ville ne se déversèrent plus dans
le port, mais sur la côte, à une quinzaine de kilomètres à l'est. Très
rapidement alors les eaux du vieux port prirent de la limpidité, des
algues apparurent partout, et les Marseillais purent s'y livrer à la
pêche d'une façon fructueuse.

Ayant étudié récemment la faune du vieux port, MM. A. Briot et Van Gaver
ont constaté que la vie se manifestait actuellement jusqu'à l'extrême
fond du bassin. Les mollusques y sont nombreux et, près de la passe, les
crabes ont fait leur apparition.

Dès qu'on arrive à l'avant-port, les fonds deviennent d'une surprenante
richesse. A la vase noire succède un cailloutis où les invertébrés de
toutes sortes pullulent. Les algues rouges apparaissent à cet endroit,
les oursins, les tubes d'annélides.

Tous ces êtres, ne s'accommodant que d'eaux relativement assez pures,
sont le témoignage vivant de l'assainissement du port de Marseille.

L'ACOUSTIQUE DES SALLES DE RÉUNION.

Les mathématiciens et les physiciens ne sont pas encore arrivés à
déterminer les conditions que doivent remplir les grandes salles
destinées aux spectacles, aux concerts ou aux cours, pour bien porter
les sons et la parole; et les architectes n'ont pas mieux réussi à
résoudre ce difficile problème.

Quand on construit une de ces salles, on compte sur la chance pour
réussir; et le résultat est, en effet, au petit bonheur. Il arrive même
que, sans le vouloir, on obtient des salles d'une acoustique admirable.

Mais, si difficile qu'il soit, ce problème n'est certainement pas
insoluble.

Pour le résoudre, M. Exner, physiologiste viennois, a pensé qu'il
fallait s'adresser à la méthode expérimentale, et il a imaginé un
dispositif d'expériences très ingénieux qui lui a donné des résultats
fort précis.

L'_acoustimètre_ de M. Exner comprend un appareil producteur de sons
(amorces détonant sous l'action d'un percuteur actionné à distance), des
appareils collecteurs des sons et de leurs échos (microphones installés
aux différents points de la salle dont on étudie l'acoustique) et un
appareil mesureur (poste téléphonique que l'on peut relier à l'un
quelconque des microphones).

Ce poste comprend un rhéostat, que l'on intercale dans les circuits des
microphones, en interposant des résistances capables d'annuler la
transmission du son.

Par la grandeur variable de ces résistances, l'observateur connaît
exactement l'intensité du son aux divers points étudiés.

Cette méthode, appliquée empiriquement, permettra de connaître
exactement la valeur acoustique d'une salle; mais il est probable
qu'elle permettra, en outre, d'établir le dessin théorique des salles de
bonne acoustique.



MORT D'UN EXPLORATEUR ASIATIQUE

[Illustration: Le lieutenant Grillières.]

Le lieutenant Grillières, du 4e zouaves, est décédé le 15 juillet, à
Semao (Asie centrale), au cours d'une mission dont il avait été chargé
par le ministère de l'Instruction publique. Fils du colonel du génie en
retraite Louis Grillières, le défunt, âgé de trente-sept ans à peine,
avait accompli précédemment d'autres missions intéressantes, notamment
en Chine et au Thibet; il appartenait à cette élite d'officiers qui,
pendant les loisirs de la paix, cherchent en marge de la carrière des
armes, souvent au prix de périls et de fatigues vaillamment affrontés,
l'utile emploi de leur intelligence et de leur activité. Sa mort
prématurée, sous un climat lointain, mérite un juste tribut d'hommages
et de regrets.

UN ANNIVERSAIRE AU VATICAN

Le pape Pie X vient de célébrer avec solennité, le 9 août dernier, le
second anniversaire de son intronisation.

La messe pontificale, à laquelle Sa Sainteté assistait, a été célébrée à
la chapelle Sixtine par le cardinal Merry del Val, secrétaire d'État, le
plus jeune membre du sacré collège. Le pape s'était rendu à la chapelle,
précédé de la garde noble et suivi de toute la cour romaine, en
traversant les loges de Raphaël, et la marche de ce' cortège dans ce
cadre admirable présentait le plus imposant des spectacles.

M. GABRIEL SOULACROIX

Le baryton Soulacroix vient de mourir à Fumel (Lot-et-Garonne), son pays
natal, à l'âge de cinquante-deux ans. Fils d'un simple boulanger, qui
élevait non sans peine quatre enfants, Gabriel Soulacroix avait commencé
ses études au conservatoire de Toulouse, puisses poursuivit à Paris où
il obtint, en 1878, le second prix de chant et d'opéra-comique.

[Illustration: M. Gabriel Soulacroix. _Phot. comm. par M. Marcel
Languellier_.]

Après un séjour de neuf années à la Monnaie, à Bruxelles, il avait
débuté, en 1880, à l'Opéra-Comique. Il y joua tour à tour, jusqu'en
1894, tous les rôles de baryton du répertoire et figura avec infiniment
de distinction dans les créations de _la Basoche_, des _Folies
amoureuses_, de _Falstaff_, de _l'Escadron volant de la reine_, du _Roi
malgré lui._

En dernier lieu, enfin, il créait, à la Renaissance, _le Duc de
Ferrare_, et _la Bohème_ de Leoncavallo. Il avait fait, en 1904, une
brillante rentrée à l'Opéra-Comique avec _le Jongleur de Notre-Dame_.

Lors de l'incendie de l'Opéra-Comique, son sang-froid avait été digne
d'admiration. En scène au moment où le feu se déclarait, il avait
beaucoup contribué à empêcher la foule de s'écraser vers les issues et
avait sauvé bien des existences. Le désastre était assez grand!
Soulacroix avait alors été récompensé par une médaille de sauvetage, et
c'était, de toutes ses décorations, celle dont il se montrait le plus
fier.



UN MARIAGE FRANCO-CHINOIS Scïé-Ton-Fa, attaché d'ambassade et préfet de
deuxième classe, épousait, ces jours derniers, en l'église de la
Madeleine, Mlle Louise Sauvaget, jeune Nivernaise, devenue Parisienne de
par un séjour de dix ans dans la capitale.

[Illustration: S. S. Pie X, précédé de la garde noble et suivi de la
Cour pontificale, se rend, par les loges de Raphaël, à la chapelle
Sixtine, pour célébrer le second anniversaire de son intronisation, le 9
août dernier.--_Phot. G. Felici._]

[Illustration: M. Scïé-Ton-Fa et sa jeune femme.--_Phot. Anthony's._]

Et ce fut un spectacle plein d'imprévu et de pittoresque que la vue de
cette cérémonie unissant, dans le cadre de ce temple pseudo-grec, sous
la bénédiction d'un prêtre chrétien, le jeune Céleste à la jeune
Parisienne.

Revêtu d'une somptueuse robe de soie bleue, brodée de dragons d'or en
écusson sur la poitrine, ceinture d'or incrustée de lapis, chaussé de
hautes bottes de satin noir, Scïé-Ton-Fa, levant fièrement sa tête
coiffée du chapeau de mandarin à bouton de cristal de roche, sortit
triomphalement de la Madeleine aux accords de la marche de Lohengrin,
cependant qu'à son bras Mme Scïé-Ton-Fa, tout émue, laissait dépasser de
son missel les roses rouges, symbole chinois de l'amour.



L'ÉCLIPSE DE LUNE DU 15 AOÛT

En attendant la grande éclipse de soleil dont nous parlons plus haut,
une éclipse de lune a eu lieu dans la nuit du 15 août. Elle a été
d'autant plus belle qu'un temps splendide, calme et très pur, a permis,
à Paris, d'en suivre toutes les phases. On sait que les éclipses de lune
sont produites par le passage de la lune dans le cône d'ombre que la
terre, astre opaque, projette derrière elle par rapport au soleil. Ce
cône d'ombre comprend deux parties bien distinctes: l'ombre proprement
dite et la pénombre.

Dans l'éclipse du 15 août dernier, à partir de 1 h. 17, la lune entrait
dans la pénombre. Comme celle-ci est très dégradée, on n'a rien constaté
tout d'abord, et ce n'est guère qu'à 1 h. 45 et surtout 2 heures que la
pénombre a été vue à la lunette, avec une teinte brune. Mais, sur les
épreuves photographiques, la pénombre est bien plus accusée. A 2 h. 48,
la lune est entrée dans l'ombre. Au milieu de l'éclipsé, à 3 h. 50, il y
avait à peine un tiers du diamètre lunaire dans l'ombre (exactement 292
millièmes), mais notre satellite n'envoyait plus qu'une lumière
blafarde, étant, en effet, tout entier dans la pénombre.

[Illustration: La lune avant l'éclipse, à 1 h. 9 du matin. La lune dans
la pénombre, à 2 h. 39 La lune dans l'ombre de la terre, à 3 h. 5 Un peu
avant la phase maximum, à 3 h. 42 L'ÉCLIPSE DE LUNE DU 15
AOÛT.--_Photographies de M. Émile Touchet._]



[Illustration: L'INFORTUNE GAGNANT, par Henriot.]


_NOUVELLES INVENTIONS_

_(Tous les articles compris sous cette rubrique sont entièrement
gratuits)._

LE RÉCIPIENT «THERMOS»

Une bouteille susceptible de conserver plusieurs jours de la glace, ou
de maintenir brûlant un liquide quelconque, du café, par exemple,
pendant plus de quarante-huit heures, voilà, certes, de quoi intéresser
tout le monde.

La bouteille «Thermos» tient ces merveilleuses promesses.

Disons tout de suite que sa construction est identique à celle des
fameux ballons à air liquide, inventés par MM. Dewar et d'Arsonval, et
qui sont capables de conserver pendant plusieurs jours de l'air liquide
dont la température n'atteint pas 150 degrés au-dessous de zéro.

Tous les corps transmettent plus ou moins bien la chaleur, et le seul
moyen de ne pas en perdre ou recevoir, c'est d'interposer un espace de
_vide parfait_ entre les corps à protéger et l'extérieur.

Tout invraisemblable que puisse paraître le fait, un espace _vide d'air_
d'à peine 1 millimère d'épaisseur est plus isolant que plus de cent fois
son épaisseur de verre ou de tout autre corps isolant.

On démontre, en électricité, qu'une étincelle capable de franchir 0m,50
dans l'air ne peut traverser un dixième de millimètre de vide bien fait.

La raison, au fond, en est très simple: la chaleur et l'électricité
réclament, pour se transmettre, la présence d'une substance matérielle,
et le vide n'en contient pas, du moins sous la forme ordinaire, puisque
les savants admettent partout, même dans le vide parfait, l'existence
d'un milieu spécial: l'éther. La bouteille «Thermos» (fig. 1) se compose
donc d'une double enveloppe de verre; entre les deux enveloppes se
trouve un faible espace, entièrement vide d'air.

La construction de ce récipient est des plus délicates et nécessite de
très grands soins.

L'exacte concentricité des deux enveloppes est obtenue à l'aide
d'anneaux de feutre, mauvais conducteur, anneaux maintenant un
écartement régulier et protégeant la partie intérieure contre la,
possibilité de casse par choc.

[Illustration: Fig. 1. Fig. 2.]

De même, le fond et le haut du goulot interne sont protégés par une
feuille de feutre tassé.

L'extérieur de la bouteille, toujours dans le même but de protection,
est recouvert de papier roulé et, finalement, d'une enveloppe
métallique, portant une garniture de cuir et une courroie (fig. 2).

N'oublions pas de mentionner que la partie intérieure de la double
enveloppe est argentée avant production du vide.

Cette précaution augmente très sensiblement la puissance protectrice de
la bouteille.

On sait, en effet, que les corps chauds perdent leur chaleur par
rayonnement. Le vide parfait lui-même ne protège nullement contre cette
perte, puisque la chaleur _rayonnante_ le traverse aisément, tout comme
la lumière; mais la couche brillante d'argent supprime presque
entièrement cette déperdition. Si l'on chiffre par 100 la quantité de
chaleur rayonnée par le noir de fumée--la substance qui perd le plus par
rayonnement--2 ou 3 tout au plus représenteront la perte relative
occasionnée par l'argent poli.

La bouteille «Thermos» contient donc tous les perfectionnements permis
par la science et rien d'étonnant que ses propriétés paraissent
merveilleuses. Comme nous l'avons dit, le petit modèle, le seul
actuellement en vente, et contenant près d'un demi-litre, conserve de la
glace trois ou quatre jours, et presque autant un liquide à l'état
brûlant--sans que ce dernier risque d'ailleurs de le casser.--Le
problème de la conservation du lait, soit glacé, soit bouillant, va se
trouver résolu avec ce récipient, surtout lorsque les constructeurs en
auront établi un type d'une capacité plus considérable, l'efficacité de
ces appareils étant proportionnelle à leur grosseur.

Nous n'insistons pas sur l'utilité de ce récipient, en été comme en
hiver, pour les touristes, chasseurs ou voyageurs.

La bouteille «Thermos» se trouve en vente à des prix variant de 15 à 20
fr., avec courroie; 13 à 18 fr., sans courroie, suivant richesse de la
garniture, aux Galeries Lafayette et au Louvre, à Paris. Pour
renseignements, s'adresser par écrit à _M. Marcel Meyer, ingénieur, 18,
rue Grange-Batelière, Paris._

SUPPLÉMENTS

Note du transcripteur:
1° Un Supplément théâtral: CRAINQUEBILLE, par Anatole France.
    Ce supplément illustré ne nous a pas été founi. Nous avons cru bon
    de reproduire le texte a partir d'un document d'Internet Archives.
2° Quatre pages tirées à part sur la FÊTE DES VIGNERONS DE VEVEY.
    Ces pages ne nous ont pas été fournies.



ANATOLE FRANCE

CRAINQUEBILLE


PIÈCE EN TROIS TABLEAUX

Représentée pour la première fois le 28 mars 1903 au théâtre de la
RENAISSANCE.


A LUCIEN GUITRY.

_Mon cher ami,_

_Je ne vous offre pas cette petite pièce de théâtre. Elle vous
appartient. Elle est vôtre, non pas seulement parce que vous l'avez
reçue à votre théâtre, et mise en scène d'une merveilleuse manière, et
fait interpréter par une élite artiste, non pas seulement parce que vous
avez réalisé le personnage de Crainquebille avec une puissance étonnante
et une souveraine vérité. Elle est vôtre parce que je ne l'aurais pas
faite sans vos conseils, parce que telle scène applaudie fut écrite tout
entière sous votre inspiration._

_J'inscris votre nom sur la première page de notre Crainquebille comme un
témoignage de mon amitié._

ANATOLE FRANCE.



PERSONNAGES

CRAINQUEBILLE.
LE MARCHAND DE MARRONS.
LE PRÉSIDENT BOURRICHE.
MAITRE LEMERLE.
LE DOCTEUR DAVID MATHIEU.
AUBARRÉE.
L'AGENT 64.
LERMITE.
LE CAMELOT.
UN ÉPICIER.
L'AGENT.
L'HUISSIER.
LE MARCHAND DE VIN.
LE CHARCUTIER.
MADAME BAYARD.
MADAME LAURE.
LA SOURIS.
UNE OUVRIÈRE.



PREMIER TABLEAU

_Rue de Beaujolais._


SCÈNE PREMIÈRE

LE CAMELOT.

Il est vêtu comme un employé du Louvre; debout sur un tabouret, ayant
devant lui, reposant sur un tréteau, une boîte grande comme une petite
malle d'où il tire sans cesse des objets qu'il replace aussitôt, il
achève de débiter à l'auditoire qui l'entoure le boniment dont voici la
fin... A chaque fois qu'il cite sa maison, il soulève son chapeau haut
de forme.

... Si la maison Gameron. Cormandel et Cie que j'ai l'honneur de
représenter sur cette place, s'est enfin décidée aux sacrifices
multiples dont l'énumération vient de vous être faite par moi, ce n'est
pas, messieurs, dans un but purement humanitaire, vous ne le croiriez
pas. Il est faux, et je ne crains pas de l'affirmer hautement, que la
maison Gameron, Cormandel et Cie ait entrepris la ruine des grands
magasins ou même du petit commerce, ainsi que des personnes
malintentionnées ont essayé de le faire croire en pure perte en
répandant à pleines mains des calomnies que nous n'avons qu'à regarder
dans les yeux pour les faire rentrer sous terre. Non, messieurs, la
maison Gameron, Cormandel et Cie n'a envisagé qu'une chose, une seule.
Elle a son importance et je vous la révélerai tout à l'heure. Je ne
demande à votre courtoisie bien connue qu'une seconde de patience et
j'en profite pour me résumer: les six articles qui sont mis à la
disposition de toute personne qui en fait la demande lui sont remis sur
un mot, sur un mouvement, sur un geste, sur un simple signe. Ces six
articles, dont voici la brève énumération, consistent en: 1° une canne
pneumatique se repliant sur elle-même au moyen d'une simple pression des
doigts et formant ainsi un objet de menue dimension que l'on peut
parfaitement dissimuler dans une poche de moyenne grandeur. Cet objet,
entièrement fait d'un métal inoxydable, représente une valeur marchande
de trois francs. Je pense, messieurs, n'être pas taxé d'exagération. Il
suffit de se reporter par la pensée au prix exorbitant atteint par la
main-d'oeuvre aujourd'hui. Je poursuis: 2° une superbe parure de chemise
en simili. Les trois boutons pour le plastron. Deux boutons pour les
manchettes avec le patin bascule en aluminium réfractaire, susceptible
de résister à l'action du feu pendant plus de quatre heures... Puis le
bouton pour le faux col, orné d'une ravissante pierre bleue
semi-turquoise. Je vous demande, messieurs, et je m'adresse plus
particulièrement aux personnes qui ont l'habitude de ce travail...
pensez-vous qu'un bijoutier... et je n'entends pas parler ici des
Boucherons ou des Vevers...



SCÈNE II

UN PETIT CHARCUTIER, se détachant du groupe, au camelot.

C'est à toi qu'il en faudrait un bouchon.

LE CAMELOT, avec un sourire plein de haine.

Attendez donc, mon petit ami... Attendez donc... J'ai terminé tout de
suite, je vais pouvoir m'occuper...

LE PETIT CHARCUTIER, après un geste.

Monte là-dessus, tu verras Montmartre, (il sort.)

SCÈNE III

LE CAMELOT, continuant.

Vous préférez vous retirer, jeune homme, licence vous en est donnée. Je
poursuis: pensez-vous, dis-je, qu'un modeste bijoutier, se contentant
d'un bénéfice dérisoire, puisse matériellement établir cet article à
moins d'un franc cinquante? Non! n'est-ce pas... Eh bien, moi, je compte
un franc pour le moment; 3° une boîte de savon miraculeux, le savon
«Océan», dont je vous ai tout à l'heure fait la lumineuse démonstration,
et qui réduit à néant les taches les plus rebelles en redonnant au tissu
l'éclat du neuf. Je ne veux pas, messieurs, lasser vos facultés
d'évaluation et je fixe, d'ores et déjà, sa valeur au prix ridicule de
vingt-cinq centimes; 4° un étui en celluloïd de Norvège, teinté au feu
et contenant cinquante pastilles d'un effet certain dans les affections
des bronches. Valeur? Quelle valeur?... Quinze centimes... Peut-on
descendre plus bas?... Oui, on peut et je veux vous en donner la preuve.
Et voici le bouquet. Les deux derniers articles, retrousse-jupe,
fixe-serviette, relieur automatique et, enfin, chaîne de montre ou
collier de dame avec un fermoir presque en or... Le prix? Aucun!...
Rien!... un cadeau! Zéro franc, zéro centime, qui, réuni et formant
total avec les objets énoncés ci-dessus, nous donne le chiffre de...
(Rapidement.) Trois francs pour la canne pneumatique, un franc pour la
parure en simili, vingt-cinq centimes pour le savon «Océan» quinze
centimes pour les pastilles salutaires: quatre francs quarante que la
maison Gameron, Cormandel et Cie, que j'ai l'honneur de représenter sur
cette place, m'a intimé l'ordre de convertir en un cadeau. Oui! un
cadeau, je le proclame; car il ne s'agit pas ici de quatre francs
quarante, trois francs ou même deux francs, ou même un franc, pas même
cinquante centimes... Il s'agit, messieurs, de la somme grotesque,
ridicule, stupéfiante, absurde, de... de vingt centimes... (on se
fouille.) et si, rentrés dans vos familles, réunis sous la lampe autour
de la table où doit fumer le repas du soir... si, par un sentiment de
curiosité bien excusable, messieurs, vous essayez, de vous rendre compte
du pourquoi qui a guidé la maison Gameron, Cormandel et Cie...
arrêtez-vous dans vos investigations... renoncez à comprendre!... Vous
n'y parviendrez jamais!... C'est une réclame!

Il remet à chaque personne qui lui tend ses quatre sous les objets que
les acheteurs ensuite examinent en sortant de scène.

UNE COMMERÇANTE, s'adressant à un ouvrier.

Est-ce que c'est bon, c't'affaire pour enlever les taches?

L'OUVRIER.

Mais, ma bonne femme, voilà vingt-cinq ans que je suis teinturier,
n'est-ce pas? Si c'était bon, je l'emploierais... c'est une cochonnerie!

LA COMMERÇANTE.

Enfin, tout ça pour quatre sous, ce n'est pas cher.

CRAINQUEBILLE.

Des choux! des navets! des carottes!

LES GOSSES, revenant de l'école.

Oh! hé! le père Crainquebille!

CRAINQUEBILLE.

Voulez-vous bien aller à l'école, au lieu de prendre du vice dans les
rues... C'est vrai, qu'est-ce qu'ils peuvent apprendre dans le ruisseau.
Ils peuvent apprendre que le mal... Bottes d'asperges!

UNE FEMME.

Ousqu'elles sont, vos asperges?

LA SOURIS.

Vous êtes pas maligne; ses asperges, c'est des poireaux. Le poireau,
c'est l'asperge du pauvre. Tout le monde sait ça. (Un des gamins dérange
les bottes de poireaux sur la voiture.) Laissez-le donc, il a besoin de
gagner sa vie. Si, comme moi, vous gagniez votre pain... tas de gosses!

CRAINQUEBILLE.

Tu gagnes ta vie, toi?

LA SOURIS.

Faut bien.

UN GOSSE.

C'est un rien du tout. Il couche dehors. Il est abandonné, il a pas de
parents.

CRAINQUEBILLE.

S'il a pas de parents, c'est de leur faute, ce n'est pas de la sienne.

UN GOSSE.

Il a pas de quoi manger et nourrit un chien mange-le ton chien!

LA SOURIS.

Qui qu'a dit que je couchais dehors? Qui qui l'a dit? Qu'il le répète
voir... Je couche pas dehors et la preuve que voilà ma fenêtre...

UN GOSSE.

Elle a pas de carreaux, ta fenêtre. Y couche dans les démolitions.

LA SOURIS.

Je garde, la nuit, le magasin qui est en réparation. C'est preuve que je
suis honnête. Et puis je veux pas qu'on m'embête!

CRAINQUEBILLE.

Qu'est-ce que tu bricoles pour vivre?

LA SOURIS.

Je ramasse les balles de paume, je crie les journaux, je fais les
commissions. Tout, quoi!

CRAINQUEBILLE.

Comment tu t'appelles?

LA SOURIS.

La Souris.

CRAINQUEBILLE.

Tu t'appelles la Souris. Eh bien, t'as plus de jugement que les autres.
Tu comprends mieux la vie.

LA SOURIS.

C'est que j'ai eu de la misère. Eusses, ils ne connaissent rien. Quand
on n'a pas été malheureux, on ne peut pas être bien malin.

CRAINQUEBILLE.

T'as eu de la misère?

LA SOURIS.

Et j'en ai encore. La misère, ça colle.

CRAINQUEBILLE.

C'est vrai que t'as pas bonne mine. Tiens, v'là une poire, elle est un
peu blette, mais elle est d'une bonne espèce, c'est du beurré!

LA SOURIS.

Elle est vraiment molle. Si ta femme a le coeur aussi tendre... Merci,
tout de même, père Crainquebille.

UNE PETITE FILLE, qui porte un pain plus grand qu'elle récitant.

Est-ce qu'ils sont beaux, vos choux?

CRAINQUEBILLE.

Y a pas meilleur, c'est tout coeur.

LA PETITE FILLE.

Combien qu'ils valent. Parce que maman est malade, elle ne peut pas
faire son marché.

CRAINQUEBILLE.

Qu'est-ce qu'elle a, ta maman? Où que ça la tient?

LA PETITE FILLE.

Je ne sais pas... C'est en dedans... Elle m'a dit comme ça de vous
acheter un chou.

CRAINQUEBILLE.

Eh bien, ma petite fille, aie pas peur, je te servirai bien, comme si
c'était que je servirais ta mère. Et mieux, parce qu'une supposition, si
j'avais à tromper quelqu'un, ce serait une femme d'âge et qui se
méfierait. Faut voler personne, bien sur... à chacun son dû. Mais si
fallait, on aurait du penchant à tromper ceux qui veulent vous fiche
dedans. Tandis que faire du tort à un chérubin comme toi, on aurait
regret, (Il lui donne un chou.) Tiens, v'là le plus beau. Il a l'air
d'un sénateur. (La petite fille lui donne cinq sous.) C'est six sous, il
en faut encore un. Tu veux pas me dépouiller?

LA PETITE FILLE.

Mais, monsieur, maman ne m'a donné que cinq sous.

CRAINQUEBILLE.

Faut pas mentir, ma mignonne, cherche bien voir si lu en as pas mis un
dans ta poche.

LA PETITE FILLE, sincère.

Non, monsieur, je n'ai que cinq sous.

CRAINQUEBILLE.

Eh bien, ma mignonne, donne-moi un bécot, ça fera le compte et tu
demanderas à ta mère s'il était pommé comme celui-là le chou où qu'elle
t'a trouvée. Va, ma mignonne, et prends garde de ne pas tomber en route.
Bonjour, madame Laure, ça va-t-il comme vous voulez?

MADAME LAURE, chignon fauve, très fille.

Vous n'avez rien de bon, aujourd'hui.

CRAINQUEBILLE.

Si on peut dire!

MADAME LAURE, goûtant les radis.

Ils sont creux, vos radis.

CRAINQUEBILLE.

Aujourd'hui, vous me cherchez des mauvaises raisons. Vous êtes mal
réveillée.

MADAME LAURE.

Ils n'ont pas de goût. C'est comme si on mangeait de l'eau.

CRAINQUEBILLE.

Je vais vous dire: vous avez plus de palais, vous sentez plus ce que
vous mangez. C'est la vie de Paris qui le veut. On se brûle l'estomac.
Qu'est-ce que vous deviendriez les unes et les autres si le père
Crainquebille vous apportait pas de légumes fraîches et
rafraîchissantes. Vous seriez en feu.

MADAME LAURE.

C'est pas ce que je mange qui me fait mal. Je ne peux plus manger que de
la salade et des radis. C'est vrai, tout de même, qu'on se brûle à
Paris, (Rêveuse.) Tenez, père Crainquebille, je voudrais être au jour où
je me passerai de vos choux et de vos carottes, où j'en ferai pousser
moi-même, à même la terre dans un petit jardin à quatre-vingts lieues de
Paris, chez nous. On serait si tranquille à la campagne à élever ses
poules et ses cochons.

CRAINQUEBILLE.

Ça viendra madame Laure, ça viendra, vous désespérez pas. Vous avez de
l'ordre et de l'économie, vous êtes une personne rangée. Je m'occupe pas
des affaires de mes clientes. Y a pas de sots métiers et y a du bon
monde dans tous les états... Mais vous êtes une personne rangée. Vous
serez riche sur vos vieux jours et vous aurez une maison à vous dans
votre endroit, dans l'endroit de votre naissance... Et vous serez
estimée. Au plaisir, madame Laure.

MADAME LAURE.

A une autre fois, père Crainquebille.

CRAINQUEBILLE.

C'est qu'il y a du bon monde dans tous les états. (criant.) Des choux!
des navets! des carottes!

MADAME BAYARD, sortant de sa boutique.

Ils ne sont guère beaux vos poireaux. Combien la botte?

CRAINQUEBILLE.

Quinze sous, la bourgeoise, y a pas meilleur.

MADAME BAYARD.

Quinze sous, trois mauvais poireaux?

L'AGENT 64.

Circulez!

CRAINQUEBILLE.

Oui... oui... C'est vendu, allons, pressez-vous, parce que vous avez
entendu l'agent.

MADAME BAYARD.

Faut encore que je choisisse la marchandise... Quinze sous, jamais de la
vie, par exemple, voulez-vous douze sous?

CRAINQUEBILLE.

Ils me coûtent plus cher que ça, ma petite... Et encore il faut que je
sois à cinq heures, et même avant, sur le carreau des Halles, pour avoir
tout ce qu'il y a de bon.

L'AGENT 64.

Circulez!

CRAINQUEBILLE.

Oui... oui... tout de suite... Allons, dépêchons, madame Bayard.

MADAME BAYARD.

Douze sous...

CRAINQUEBILLE.

Et depuis sept heures je me brûle les mains à mes brancards en criant:
«Des choux! des navets! des carottes!...» Et tout ça ce serait pour y
manger de l'argent. A soixante ans passés, vous comprenez que je ne fais
pas ça pour mon plaisir. Ah! non, ça ne serait pas à faire... Tenez, je
ne gagne pas deux sous.

MADAME BAYARD.

Je vous donnerai quatorze sous. Et encore, il faut que j'aille les
chercher dans la boutique, car je ne les ai pas sur moi. (Elle sort.)

L'AGENT 64.

Circulez!

CRAINQUEBILLE.

J'attends mon argent.

L'AGENT 64.

Je ne vous dis pas d'attendre votre argent, je vous dis de circuler...
Ben, quoi! Vous ne savez pas ce que c'est que de circuler?

CRAINQUEBILLE.

Voilà cinquante ans que je le sais et que je roule ma voiture... Mais on
me doit de la monnaie, c'est là, à _l'Ange gardien_, le magasin de
chaussures, madame Bayard. Elle est allée me chercher quatorze sous et
j'attends.

L'AGENT 64.

Voulez-vous que je vous foute une contravention, moi? Voulez-vous?
Allons, débarrassez-moi le plancher... Est-ce compris?

CRAINQUEBILLE.

Nom de Dieu!... V'là cinquante ans que je gagne mon pain en vendant des
choux, des navets, des carottes, et, parce que je ne veux pas perdre
quatorze sous qu'on me doit...

Un petit charcutier s'arrête.

L'AGENT 64 tire son calepin et un bout de crayon.

Donnez-moi votre plaque.

CRAINQUEBILLE.

Ma plaque?

L'AGENT 64.

Oui, votre plaque d'ambulant.

Entrée du petit garçon pâtissier avec sa manne.

CRAINQUEBILLE.

Oh! mon garçon, si vous voulez voir ma plaque, faut venir chez moi.

L'AGENT 64.

Vous n'avez pas de plaque?

CRAINQUEBILLE.

Si, j'en ai une... mais elle est chez moi... J'en ai perdu deux à les
sortir. Ça m'a coûté trois francs chaque fois; c'est fini.

L'AGENT 64. Votre nom?

CRAINQUEBILLE.

Ah! des blagues... C'est quatorze sous qu'on me vole et voilà tout.

Il empoigne ses brancards et s'achemine vers la rue.

L'AGENT 64. Voulez-vous rester?

CRAINQUEBILLE.

Je m'en vais...

L'AGENT 64.

C'est trop tard...

Il va vers Crainquebille, lui prend le bras; Crainquebille se place de
face juste à temps pour recevoir dans sa voilure un chargement de
matériel de ravaleurs qui poussent des cris et des jurons.

LES RAVALEURS.

Sacré andouille! Regarde-moi c't'outil!

L'AGENT 64.

Tenez, regardez ce que vous êtes cause!

Un camelot cycliste donne de tout son appareil dans le flanc gauche de
la voiture à Crainquebille, il hurle.

LE CAMELOT, avec, sur la tête, un ballot de cent cinquante _Patrie_

Fais donc attention, espèce de sale poireau!

L'AGENT 64.

Vous Voyez? Vous Voyez?... (il se place à la droite de Crainquebille
qui, virant complètement, arrive exactement pour engager la roue gauche
de sa voiture dans la roue gauche d'une voiture d'établissement de bains
chargée d'une baignoire de cuivre, traînée par un homme qui gueule
effroyablement et fait entendre des blasphèmes.) Ah! cette fois, votre
affaire est bonne!

CRAINQUEBILLE.

Ah! ben, là, maintenant comment voulez-vous circuler?

L'AGENT 64.

C'est votre faute, tout ça.

CRAINQUEBILLE.

La faute à tout ça, c'est madame Bayard. Si elle était là, elle le
dirait. Étonnant qu'elle ne soit pas là, madame Bayard. Où qu'ell'
s'cache?

Cependant des gamins, des ouvriers, des commerçants, des oisifs, toutes
sortes de gens apparaissent; venant du fond, à la suite de la voiture
des ravaleurs, une tapissière couverte de caisses remplie de siphons
d'eau de Seltz; un chien galope sur les siphons en aboyant avec fureur.
Doucement, cette tapissière se cale au tas des voitures et contribue à
former un nougat inséparable de véhicules. Soixante personnes sont sur
la chaussée, les trottoirs, l'escalier, les voitures; trente sont aux
fenêtres. Tout ce monde s'agite en sens divers. L'agent 64 s'affole,
prend Crainquebille par l'épaule et dit:

L'AGENT 64.

Ah! vous avez dit: «Mort aux vaches!» C'est bon! suivez-moi.

CRAINQUEBILLE.

J'ai dit ça, moi?

L'AGENT 04. Oui, que vous l'avez dit.

CRAINQUEBILLE.

Mort aux vaches? (Rires.)

L'AGENT 64.

Ah! et maintenant?

CRAINQUEBILLE.

Quoi?

L'AGENT 64.

Vous n'avez pas dit: «Mort aux vaches?» (Rires.)

CRAINQUEBILLE.

Si!

L'AGENT 64.

Ah!

CRAINQUEBILLE.

Mais je ne l'ai pas dit à vous. (Rires.)

L'AGENT 64.

Vous ne l'avez pas dit?

CRAINQUEBILLE.

Mais, nom d'une bourrique!

UN HOMME.

Qu'est-ce qu'il y a?

CRAINQUEBILLE.

Y a qu'il dit comme ça que je me suis tourné vers lui pour y crier: (il
se retourne vers l'agent et crie pour sa démonstration.) Mort aux
vaches!

L'AGENT 64, qui écrivait sur son calepin, reçoit cela en plein et dit
sans colère.

Ah! maintenant, vous pouvez le dire deux cents fois, c'est le même prix.

CRAINQUEBILLE.

Mais je leur explique.

UN HOMME, à un autre, en souriant.

Moi, je m'en fiche, mais il y a dit au moins trois fois.

UN AUTRE.

Mais non, c'est l'agent qui le lui a fait dire.

L'HOMME.

Oh! non, pour sûr, l'agent n'aurait pas fait ça.

UN AUTRE.

Il a vu tout le monde qui rigolait, ça l'a embêté, alors il a perdu la
boule.

CRAINQUEBILLE.

C'est pourtant bien simple...

L'AGENT.

En voilà assez!

L'agent saisit Crainquebille. Un vieillard, le docteur David Mathieu,
s'approche; il est vêtu de noir, coiffé d'un chapeau haut de forme,
cheveux blancs, rosette d'officier.

LE DOCTEUR MATHIEU, tirant doucement l'agent par la manche.

Permettez... permettez... vous vous êtes mépris.

L'AGENT.

Mépris? mépris, que vous dites?

LE DOCTEUR, doux et ferme.

Vous avez mal compris, cet homme ne vous a pas insulté.

L'AGENT. Mal compris?

LE DOCTEUR.

J'ai assisté à toute cette scène et j'ai parfaitement entendu ce qui a
été dit.

L'AGENT. Alors?

LE DOCTEUR.

Et j'affirme que cet homme n'a proféré aucune insulte qui motive...

L'AGENT.

Ce n'est pas votre affaire.

LE DOCTEUR.

Je vous demande pardon. J'ai le droit et le devoir de vous avertir d'une
erreur qui peut avoir pour ce brave homme des conséquences fâcheuses, et
j'ai le droit et le devoir d'apporter mon témoignage...

L'AGENT.

Tâchez voir d'être poli.

UN OUVRIER.

Monsieur a raison, le marchand n'a pas dit: «Mort aux vaches!»

LA FOULE.

Si, si, oui, qu'il l'a dit. Non! si! non! oh! là là!

L'AGENT, à l'ouvrier.

Vous voulez vous faire ramasser, vous?

L'ouvrier disparaît.

LE DOCTEUR, à l'agent.

Vous n'avez pas été insulté. Le mot que vous avez cru entendre n'a pas
été proféré. Quand vous serez plus calme, vous le reconnaîtrez
vous-même.

L'AGENT.

D'abord, qui Êtes-vous? Je ne vous connais pas.

LE DOCTEUR.

Voici ma carte, le docteur Mathieu, chef de clinique à l'hôpital
Ambroise-Paré.

L'AGENT.

Ça ne me regarde pas.

LE DOCTEUR.

Cela vous regarde. Je vous serai obligé de prendre mon nom et mon
adresse et d'inscrire ma déclaration.

L'AGENT.

Ah! vous insistez. Eh bien, suivez-moi vous vous expliquerez devant le
commissaire.

LE DOCTEUR.

C'est bien mon intention.

UNE OUVRIÈRE, à son mari, montrant le docteur.

C'est drôle, un homme bien mis et qui a de l'éducation, et il se fourre
dans cette affaire-là... s'il lui arrive du désagrément, c'est qu'il
l'aura bien voulu. Faut jamais se mêler des affaires des autres. Allons,
viens, mon homme... J'ai bien vu comment ça s'est fait, il appelait:
«Madame Bayard, où qu'elle se cache»; l'agent a entendu: «Mort aux
vaches!» Allons, allons, viens donc, tu vas pas te faire ramasser comme
témoin.

MADAME BAYARD, sortant de sa boutique.

La voilà, votre monnaie... Tiens, il est arrêté. Je ne peux pas remettre
de l'argent à quelqu'un qui est arrêté... Ça ne se doit pas. Je crois
même que c'est défendu.

La foule a pris grande part à tout ceci par une série de mouvements
considérables dont il est impossible de déterminer la tendance. Elle se
presse en masse à la suite du groupe: agent 64, Crainquebille et le
monsieur. Au milieu d'un vacarme effroyable où les jurons, les rires,
les appels de gamins, trompes de cyclistes, aboiements, gifle d'une mère
à son enfant qui gouapait, et mille autres bruits se font entendre tour
à tour et ensemble.



DEUXIÈME TABLEAU

_Une chambre de la Cour correctionnelle._



SCÈNE PREMIÈRE

LE PRÉSIDENT BOURRICHE, lisant un jugement.

«Le Tribunal, après en avoir délibéré conformément à la loi, attendu...

L'HUISSIER.

Silence!

LE PRÉSIDENT.

»... qu'il résulte suffisamment des pièces du dossier et des dépositions
entendues à l'audience que, le 3 octobre, Fromage (Alexandre) s'est
rendu coupable du délit de mendicité, délit prévu et puni par l'article
274 du Code pénal, lui faisant application dudit article, condamne
Fromage (Alexandre) en six jours de prison.» (Fromage, qui était assis à
côté de Crainquebille, est emmené par deux gardes.--Un
temps.--Bruit.--Le président, feuilletant son dossier.) Vous vous
appelez Crainquebille... Levez-vous... Vous vous appelez Crainquebille
(Jérôme), né à l'Oissy (Seine), le 14 juillet 1843. Vous n'avez jamais
subi de condamnation.

CRAINQUEBILLE.

Vous pouvez interroger. Je dois rien à personne. Un sou est un sou. Je
suis exact en tout. On peut le dire.

LE PRÉSIDENT.

Taisez-vous... Le 25 juillet dernier, à l'heure de midi, rue de
Beaujolais, vous avez injurié, outragé un agent dans l'exercice de ses
fonctions. Vous l'avez traité de v... (Il ne dit que la première lettre)
Vous reconnaissez les faits?

CRAINQUEBILLE, se retournant vers son avocat.

Qu'est-ce qu'il dit? Est-ce que c'est à moi qu'il parle?

LE PRÉSIDENT.

Vous avez proféré des menaces. Vous avez crié:

«Mort aux V...!» (il ne dit que la première lettre.)

CRAINQUEBILLE.

Mort aux vaches, que vous voulez dire.

LE PRÉSIDENT.

Vous ne niez pas.

CRAINQUEBILLE.

Sur ce que j'ai de plus sacré, sur la tête de ma fille si j'en avais
une, je n'ai pas insulté l'agent. Voilà la vérité.

LE PRÉSIDENT.

Retracez la scène... Exposez les faits conformément à votre système.

CRAINQUEBILLE.

Monsieur le Président, je suis un honnête homme. Je ne dois rien à
personne. Un sou est un sou. Je suis exact en tout, on peut le dire. Je
suis connu depuis quarante ans sur le carreau des Halles, et dans le
faubourg Montmartre, et partout quoi... A l'âge de quatorze ans, je
gagnais déjà ma vie...

LE PRÉSIDENT.

Je ne vous demande pas votre biographie, (Mouvement.)

L'HUISSIER.

Silence!

LE PRÉSIDENT.

Je vous demande de dire comment, selon vous, s'est passée la scène qui a
précédé votre arrestation.

CRAINQUEBILLE.

Ce que je peux vous dire, c'est que, depuis quarante ans que je pousse
ma voiture, je connais les agents. Dès que j'en vois un d'un côté, je
file de l'autre. Comme ça je n'ai jamais de difficultés avec eux. Mais
pour ce qui est de les injurier en paroles ou autrement, jamais; c'est
pas dans mon caractère. Pourquoi que j'en aurais changé à mon âge?

LE PRÉSIDENT.

Vous avez résisté aux injonctions de l'agent qui vous intimait l'ordre
de circuler.

CRAINQUEBILLE.

Oh! là! là! Circuler! Si vous aviez vu ça!... Les voitures étaient
emboîtées les unes dans les autres, y avait pas moyen de donner
seulement un demi-tour de roue.

LE PRÉSIDENT.

Enfin, reconnaissez-vous avoir dit: «Mort aux v...?»

CRAINQUEBILLE.

J'ai dit: «Mort aux vaches!» parce que monsieur l'agent a dit: «Mort aux
vaches!» alors j'ai dit: «Mort aux vaches!» Vous comprenez?...

LE PRÉSIDENT.

Prétendez-vous que l'agent a proféré ce cri le premier?

CRAINQUEBILLE, désespérant de s'expliquer.

Je prétends rien, je...

LE PRÉSIDENT.

Vous n'insistez pas, vous avez raison, asseyez-vous.

Un temps. Mouvement.

L'HUISSIER.

Silence!

LE PRÉSIDENT.

Nous allons entendre les témoins. Huissier, faites entrer le premier
témoin.

L'HUISSIER, sortant de la salle, à travers le public, appelle à haute
voix.

L'agent Bastien Matra.

Entre Matra, il a son ceinturon.

LE PRÉSIDENT.

Vos noms, âge et profession?

MATRA.

Matra Bastien, né le 15 août 1870, à Bastia (Corse). Gardien de la paix
numéro 64.

LE PRÉSIDENT.

Vous jurez de dire toute la vérité, rien que la vérité... Dites: je le
jure.

MATRA.

Je le jure.

LE PRÉSIDENT.

Faites votre déposition.

MATRA, il retire son ceinturon.

Étant de service le 20 octobre, à l'heure de midi, je remarquai dans la
rue Beaujolais un individu qui me sembla être un vendeur ambulant et qui
tenait sa charrette indûment arrêtée à la hauteur du numéro 28, ce qui
occasionnait un encombrement de voitures. Je lui intimai par trois fois
l'ordre de circuler, auquel il refusa d'obtempérer. Et, sur ce que je
l'avertis que j'allais verbaliser, il me répondit en criant: «mort aux
vaches!» ce qui me sembla être injurieux.

LE PRÉSIDENT, paternel, à Crainquebille.

Vous entendez ce que dit l'agent.

CRAINQUEBILLE.

J'ai dit: «Mort aux vaches!» parce qu'il a dit: «Mort aux vaches!» Alors
j'ai dit: «Mort aux vaches!» C'est pourtant facile à comprendre.

LE PRÉSIDENT, qui n'a pas écouté et qui se prépare à rendre son
jugement.

Il n'y a pas d'autre témoin.

L'HUISSIER.

Si, monsieur le président, il y en a encore deux.

LE PRÉSIDENT.

Comment? encore deux?

LEMERLE.

Nous avons fait citer deux témoins à décharge.

LE PRÉSIDENT.

Maître, vous tenez à ce qu'ils soient entendus?

LEMERLE.

Mais oui, monsieur le président.

LE PRÉSIDENT soupire. A l'agent qui remet son ceinturon.

Que l'agent ne se retire pas!...

L'HUISSIER appelle.

Madame Bayard! (Entre madame Bayard en grande toilette.)

LE PRÉSIDENT.

Vos nom, prénoms, âge et profession...

MADAME BAYARD.

Pauline-Félicité Bayard, marchande de chaussures, rue Beaujolais, numéro
28.

LE PRÉSIDENT.

Quel âge avez-vous?

MADAME BAYARD. Trente ans. (Mouvement.)

L'HUISSIER. Silence!

LE PRÉSIDENT.

Jurez de dire toute la vérité, rien que la vérité. Levez la main et
dites: je le jure. (Madame Bayard lève la main.) Otez le gant de la main
droite... Huissier, faites-lui retirer son gant. (Elle retire son gant.)
Dites: je le jure.

MADAME BAYARD.

Je le jure.

LE PRÉSIDENT.

Faites votre déposition.

CRAINQUEBILLE.

Elle a pas seulement l'air de me reconnaître. Elle est fière.

L'HUISSIER.

Silence!

LE PRÉSIDENT, à Madame Bayard.

Dites ce que vous avez à dire. (Madame Bayard se tait.) Dites ce que
vous savez sur la scène qui a précédé l'arrestation de Crainquebille.

MADAME BAYARD, à voix basse.

J'achetais une botte de poireaux, alors le marchand m'a dit:
dépêchez-vous: je lui ai répondu...

LE PRÉSIDENT.

Parlez distinctement.

MADAME BAYARD.

Je lui ai répondu qu'il fallait pourtant que je choisisse la
marchandise. A ce moment, une cliente est entrée dans la boutique, je
suis allée la servir. C'était une dame avec son enfant.

LE PRÉSIDENT.

C'est tout ce que vous avez à dire?...

MADAME BAYARD.

Pendant que le marchand s'expliquait avec la police, j'essayais des
souliers bleus à l'enfant de dix-huit mois, je lui essayais des souliers
bleus.

LE PRÉSIDENT, à Lemerle.

Maître, vous n'avez pas de question à faire poser au témoin? (Lemerle
fait un signe de dénégation.) Et vous, Crainquebille? Avez-vous une
question à faire poser au témoin?

CRAINQUEBILLE.

Mais si, j'ai une question à poser...

LE PRÉSIDENT.

Faites.

CRAINQUEBILLE.

J'ai à demander à madame Bayard si j'ai dit: «Mort aux vaches!» Elle me
connaît, c'est une cliente. Elle peut dire si c'est dans mon caractère
de dire des mots comme ça. (Madame Bayard garde le silence.) Vous pouvez
parler, madame Bayard, vous êtes une cliente et une ancienne.

LE PRÉSIDENT.

N'interpellez pas le témoin. Parlez au tribunal.

CRAINQUEBILLE, qui n'entre pas dans les finesses.

Voyons, madame Bayard, nous sommes de connaissance. Et, la preuve, c'est
que vous me devez quatorze sous; c'est pas pour vous les réclamer, bien
sûr, je suis au-dessus de quatorze sous. Dieu merci.

(Rires, bruit.)

L'HUISSIER.

Silence!

CRAINQUEBILLE.

Mais c'est pour dire que vous êtes une cliente.

MADAME BAYARD, à Crainquebille, en sortant.

Je ne vous connais pas.

LE PRÉSIDENT, au témoin.

Vous pouvez vous retirer. (A Lemerle.) Cette déposition ne contredit en
rien celle de l'agent... Est-ce qu'il y a encore un témoin?

LEMERLE.

Un seul.

LE PRÉSIDENT.

Maître, insistez-vous pour qu'il soit entendu par le tribunal.

LEMERLE.

Monsieur le président, j'estime que la déposition que vous allez
entendre est utile à la démonstration de la vérité. Elle émane d'un
homme éminent dont le témoignage est, à mon sens, important, capital,
décisif.

LE PRÉSIDENT, résigné.

Faites entrer le dernier témoin.

L'HUISSIER.

Monsieur le docteur Mathieu!

Le docteur Mathieu entre.

LE PRÉSIDENT.

Vos nom, prénoms, âge et profession.

LE DOCTEUR MATHIEU.

Mathieu, Pierre-Philippe-David, soixante-deux ans, médecin en chef de
l'hôpital Ambroise-Paré, officier de la Légion d'honneur.

LE PRÉSIDENT.

Jurez de dire toute la vérité, rien que la vérité. Levez la main et
dites: je le jure.

LE DOCTEUR MATHIEU.

Je le jure.

LE PRÉSIDENT, à Lemerle.

Maître Lemerle, quelle question désirez-vous faire poser au témoin?

LEMERLE.

Monsieur le docteur Mathieu était présent lors de l'arrestation de
Crainquebille. Je vous prie, monsieur le président, de lui demander ce
qu'il a vu, ce qu'il a entendu.

LE PRÉSIDENT, au témoin.

Vous avez entendu la question?

LE DOCTEUR MATHIEU.

Je me trouvais dans la foule, assemblée autour de l'agent, qui sommait
le marchand de circuler. L'encombrement était tel qu'il était impossible
de bouger. Aussi fus-je témoin de la scène qui eut lieu alors. Et je
puis affirmer que je n'en perdis pas un mot. J'ai parfaitement remarqué
que l'agent s'était mépris: il n'avait pas été insulté! Le marchand
n'avait pas poussé le cri que l'agent avait cru entendre. Mon
observation fut corroborée par celle des personnes qui m'entouraient et
qui furent unanimes à constater l'erreur. Je m'approchai de l'agent et
l'avertis de sa méprise, je lui fis observer que cet homme ne l'avait
nullement injurié, qu'il avait tenu, au contraire, un langage très
réservé. L'agent maintint le marchand en état d'arrestation et m'invita
un peu rudement à le suivie au commissariat. Ce que je fis. Je réitérai
ma déclaration devant le commissaire.

LE PRÉSIDENT, glacial.

C'est bien. Vous pouvez vous asseoir... Matra!...

(Matra, après avoir déposé son ceinturon, objet de sa sollicitude, vient
à la barre.) Matra, quand vous avez procédé à l'arrestation de
l'inculpé, monsieur le docteur Mathieu ne vous a-t-il pas fait observer
que vous vous mépreniez? (silence de Matra.) Vous venez d'entendre la
déposition de monsieur Mathieu. Je vous demande si, quand vous avez
procédé à l'arrestation de Crainquebille, monsieur Mathieu ne vous a pas
fait entendre qu'il croyait que vous vous étiez mépris.

MATRA.

Mépris? mépris?... C'est-à-dire, monsieur le président, qu'il m'a
insulté.

LE PRÉSIDENT.

Que vous a-t-il dit?

MATRA.

Il m'a dit comme ça: «Mort aux vaches!»

LE PRÉSIDENT, précipitamment.

Vous pouvez vous retirer.

Pendant que Matra remet son ceinturon, rumeur, tumulte, surprise
douloureuse sur le visage blême du docteur Mathieu.

LEMERLE, agitant ses manches au milieu du tumulte.

Je livre avec confiance les paroles du témoin à l'appréciation du
tribunal.

Le tumulte continue.

VOIX DANS LA SALLE, au milieu du bruit.

Il en a un culot, le sergot. Te voilà acquitté, mon vieux Crainquebille.

L'HUISSIER.

Silence!

Le calme se rétablit peu à peu.

LE PRÉSIDENT.

Ces manifestations sont souverainement indécentes. Si elles se
reproduisent, je ferai immédiatement évacuer la salle... Maître Lemerle,
vous avez la parole. (Lemerle déploie son dossier.) Maître, serez-vous
long?

LEMERLE.

Non. J'estime que la déposition de l'agent Matra a singulièrement abrégé
ma plaidoirie, et si ce sentiment est partagé par le tribunal, je...

LE PRÉSIDENT, très sec.

Je vous demande si vous serez long.

LEMERLE.

Vingt minutes, au plus.

LE PRÉSIDENT, résigné.

Vous avez la parole.

LEMERLE.

Messieurs, j'apprécie, j'estime, je respecte les agents de la
préfecture. Un incident d'audience, si caractéristique qu'il soit, ne
saurait m'écarter des sentiments favorables que je professe à l'égard de
ces modestes serviteurs de la société qui, moyennant un salaire
dérisoire, endurent les fatigues et affrontent des périls incessants, et
qui pratiquent l'héroïsme quotidien, le plus difficile des héroïsmes,
peut-être. Ce sont d'anciens soldats, et qui restent soldats...

VOIX, rumeurs dans l'auditoire.

Voilà qu'il plaide pour les sergots!... Défends donc Crainquebille!
Feignant!

Un garde expulse un auditeur.

L'EXPULSÉ.

J'ai rien dit... mais «pisque» j'ai rien dit...

LEMERLE, continuant.

Non, certes, je ne méconnais pas les services modestes et précieux que
rendent journellement les gardiens de la paix à la vaillante population
de Paris. Et je n'aurais pas consenti, messieurs, à vous présenter la
défense de Crainquebille si j'avais vu en lui l'insulteur d'un ancien
soldat. Voyons les faits. On inculpe mon client d'avoir dit: «Mort aux
vaches!» Je puis, sans blesser vos oreilles répéter à haute voix le nom
de la reine indolente des prairies, de la bonne et pacifique laitière.
Ce n'est pas que je méconnaisse le caractère injurieux que prend ce nom
en certaines circonstances et dans certaines bouches. Et c'est même là,
messieurs, un petit problème assez curieux de philologie populaire. Si
vous ouvrez le dictionnaire de la _langue verte_, vous y lirez: (Il
lit.) «_Vachard_, paresseux, fainéant, qui s'étend paresseusement comme
une vache, au lieu de travailler. _Vache_, qui se vend à la police,
mouchard.» Mort aux vaches, se dit dans un certain monde. Mais toute la
question est celle-ci: comment Crainquebille l'a-t-il dit? Et même
l'a-t-il dit? Permettez-moi, messieurs, d'en douter. Je ne soupçonne
l'agent Matra d'aucune mauvaise pensée. Mais il accomplit, comme nous
l'avons dit, une tâche pénible. Il est parfois fatigué, excédé, surmené.
Dans ces conditions, il peut avoir été la victime d'une sorte
d'hallucination de l'âme. Et quand il vient vous dire que le docteur
David Mathieu, officier de la Légion d'honneur, médecin en chef de
l'hôpital Ambroise-Paré, un prince de la science et un homme du monde, a
crié: «Mort aux vaches!» nous sommes bien forcés de reconnaître que
Matra est en proie à la maladie de l'obsession et, si le terme n'est pas
trop fort, au délire de la persécution.

VOIX DANS L'AUDITOIRE, expressions nombreuses et tumultueuses
d'approbation.

Mais oui! mais oui! T'as pas besoin de causer davantage, c'est entendu.
Très bien, très bien.

L'HUISSIER.

Silence!

LE PRÉSIDENT. Toute marque d'improbation ou d'approbation étant
sévèrement interdite, je vais ordonner aux gardes d'expulser les
perturbateurs.

Silence glacial.

LEMERLE.

Messieurs, j'ai là sous les yeux un livre qui l'ait autorité en la
matière. Le Traité des Hallucinations, par Brierre de Boismont, docteur
en médecine de la Faculté de Paris, chevalier des ordres de la Légion
d'honneur, du Mérite militaire de Pologne, etc. On y apprend que les
hallucinations de l'ouïe sont fréquentes, très fréquentes, et que les
gens sains d'esprit peuvent en être atteints sous l'influence d'une
émotion vive, d'une fatigue excessive, du surmenage intellectuel ou
physique. Et quelle est la nature ordinaire, constante, de ces
hallucinations? Quelle est la parole que l'agent Matra croira entendre,
dans cet état de malaise qui occasionne les fausses perceptions de
l'oreille? Le docteur Brierre de Boismont va vous le dire: (Il lit.) «La
plupart de ces illusions sont liées aux préoccupations, aux habitudes,
aux passions des malades.» Notez bien, messieurs: aux préoccupations,
aux habitudes... C'est ainsi, qu'en état d'hallucination, le chirurgien
entendra les plaintes du patient; l'agent de change, des ordres de
Bourse; l'homme politique, les interpellations violentes des députés,
ses collègues; l'agent de police, le cri de: «Mort aux vaches!» Est-il
besoin d'insister, messieurs? (signe de dénégation du président.) Et
alors même que Crainquebille aurait crié: «Mort aux vaches!» il
resterait à savoir si le mot a dans sa bouche le caractère d'un délit.
Messieurs, en matière de contravention, il suffit que la contravention
soit constatée, peu importe la bonne ou la mauvaise foi du contrevenant.
(Bruit de conversations.) Mais ici nous sommes en droit pénal, en droit
strict. Ce que le Parquet poursuit, ce que vous punissez, messieurs,
c'est l'intention délictueuse. Devant le tribunal correctionnel,
l'intention devient l'élément essentiel du délit. Eh bien, dans
l'espèce, l'intention existe-t-elle? Non, messieurs.

Le bruit grossit.

L'HUISSIER.

Silence!

LEMERLE.

Crainquebille est un enfant naturel d'une marchande ambulante, perdue
d'inconduite et de boisson. Il...

VOIX PERDUE.

Il insulte sa mère, à présent.

LEMERLE.

... est né alcoolique... d'une intelligence naturellement bornée,
inculte, il n'a que des instincts. Et, permettez-moi de vous le dire,
ces instincts ne sont pas foncièrement mauvais, mais ils sont brutaux.
Son âme est enfermée dans une gangue épaisse. Il ne comprend exactement
ni ce qu'on lui dit, ni ce qu'il dit lui-même. Les mots n'ont pour lui
qu'un sens confus et rudimentaire. Il est de ces êtres misérables, qu'a
peints de si sombres couleurs le pinceau de La Bruyère, de ces hommes
qu'on prendrait pour des animaux à les voir courbés sur la terre. Le
voilà devant vous, abruti par soixante ans de misère. Messieurs, vous
direz qu'il est irresponsable.

Lemerle s'assied.

LE PRÉSIDENT.

Le tribunal va en délibérer.

Bruit. Les deux assesseurs se penchent sur le président qui chuchote.

CRAINQUEBILLE, à son défenseur.

Faut que vous ayez de l'instruction tout de même pour parler comme ça
d'un trait. Vous parlez bien, mais vous parlez trop vite. On peut rien
comprendre à ce que vous dites. Ainsi, moi, je sais pas seulement de
quoi vous avez parlé, je vous remercie tout de même, seulement...

L'HUISSIER.

Silence!

CRAINQUEBILLE.

Ça me fait un coup dans le ventre quand il crie, celui-là... Seulement,
vous auriez dû dire que je dois rien à personne. Parce que c'est vrai,
je suis strict, un sou est un sou. Après ça, peut-être que vous l'avez
dit sans que j'aie entendu... Et puis, vous auriez dû leur demander où
c'est qu'ils m'ont étouffé ma voiture.

LEMERLE.

Dans votre intérêt, tenez-vous tranquille.

CRAINQUEBILLE.

Est-ce que c'est mon jugement qu'ils couvent à cette heure? Eh bien, y
en a long, bon Dieu de bon Dieu!...

L'HUISSIER.

Silence! (Le silence règne.)

LE PRÉSIDENT, lisant sur des petits papiers, lettres de décès, de
mariages, prospectus, etc.

«Le Tribunal...

UNE VOIX éclate dans le peuple au milieu du silence.

Acquitte!...

LE PRÉSIDENT, après un regard foudroyant.

»... après en avoir délibéré, conformément à la loi, attendu qu'il
résulte des pièces du dossier et des dépositions entendues à l'audience,
que le 25 juillet, jour de son arrestation, Crainquebille (Jérôme),
s'est rendu coupable du délit... (un sourd et formidable murmure s'élève
du fond de la salle; le président oppose à ce murmure un regard
semblable à un glaive et continue sa lecture dans le silence subit.)
d'outrage envers un dépositaire de la force publique, dans l'exercice de
ses fonctions, délit prévu et puni par l'article 224 du Code pénal, lui
faisant application dudit article, le condamne à quinze jours de prison
et à cinquante francs d'amende... «L'audience est Suspendue. (Brouhaha.)

VOIX CONFUSES.

C'est raide, tout de même... J'aurais pas cru ça. Elle est forte,
celle-là.

CRAINQUEBILLE, au garde.

Alors, je suis un condamné?

Le tribunal se retire. Quand les gardes vont emmener Crainquebille,
Lemerle fait signe qu'il a un mot à dire, et range des papiers, cause,
etc.



SCÈNE II

CRAINQUEBILLE.

Cipal!... Cipal!... Hein? Cipal... Y a seulement quinze jours, si on
m'avait dit qu'il m'arriverait ce qui m'arrive. Ils sont polis, ces
messieurs. Ils ne disent pas de gros mots, c'est une justice à leur
rendre, mais on peut pas s'expliquer avec eux. On n'a pas le temps.
C'est pas leur faute, mais on n'a pas le temps, c'est-il pas vrai?
Pourquoi que vous ne répondez pas? (silence.) On parle bien à un chien.
Pourquoi que vous ne parlez pas? Vous ouvrez jamais la bouche. Vous
n'avez donc pas peur qu'elle pue?

LEMERLE, à Crainquebille.

Eh bien, mon ami... nous n'avons pas trop à nous plaindre. Nous aurions
pu avoir pire.

CRAINQUEBILLE.

Ça, c'est encore possible.

LEMERLE.

Qu'est-ce que vous voulez... Vous n'avez pas suivi mes conseils. Votre
système de réticences était d'une insigne maladresse. Vous auriez mieux
fait d'avouer.

CRAINQUEBILLE.

Mon garçon, je demandais pas mieux. Mais qu'est-ce qu'il fallait avouer,
(pensif.) Tout de même, c'est pas ordinaire ce qui m'arrive.

LEMERLE.

N'exagérons rien. Votre cas n'est pas rare, loin de là!... Allons, bon
courage.

CRAINQUEBILLE, les gardes l'emmènent, il se retourne et dit:

Vous pourriez pas me dire où qu'ils m'ont étouffé ma voiture?

AUBARRÉE.

Qu'est-ce que tu fais là?

LERMITE.

Je finis mon croquis. Pendant l'audience, je suis obligé de dessiner
dans le fond de mon chapeau. C'est pas commode... Maintenant, je relève
quelques petits détails...

AUBARRÉE.

C'est le président Bourriche, que tu as mis là?

LERMITE.

C'est lui qui vient de condamner le marchand des quatre saisons?

AUBARRÉE.

Oui, il s'appelle Bourriche.

LERMITE.

Tiens, comme ça se trouve.

LEMERLE, à l'huissier.

Lampérière; savez-vous si l'affaire Goupy, à la troisième chambre, est
remise?

L'HUISSIER.

Elle est retenue.

LEMERLE.

Nom d'un chien, il faut que je file!... Je reviendrai tout à l'heure à
la reprise de l'audience. J'ai une remise à demander au président
Bourriche.

LERMITE, timide, gauche, cherchant dans sa poche, appelle Lemerle qui ne
l'entend pas et sort.

Monsieur Lemerle... J'aurais un mot à vous dire. Tiens! il est parti...

AUBARRÉE.

Il reviendra à la reprise de l'audience. Qu'est-ce que tu peux bien
avoir à lui dire à cet oiseau-là?

LERMITE.

Rien. Je... rien... Dis donc, mon vieux camarade, c'est tout de même
fort la condamnation de ce pauvre marchand des quatre saisons.

AUBARRÉE.

Crainquebille... C'est fort, si tu veux. Ce n'est pas extraordinairement
fort... (Regardant.) Tu vas faire un petit tableau d'après ce croquis?

LERMITE.

Oui, les scènes du palais, c'est assez demandé... J'ai vendu, ce matin,
deux avocats cent francs; j'ai le billet dans ma poche.

AUBARRÉE.

Tu n'as pas besoin de le sortir comme ça...

LERMITE.

Tu as beau dire, Aubarrée. Que les juges aient condamné ce pauvre homme
sans preuves...

AUBARRÉE.

Sans preuves?...

LERMITE.

Au mépris de la déposition du professeur David Mathieu, sur le
témoignage de l'agent, ça me passe, je n'y suis plus...

AUBARRÉE.

C'est pourtant bien facile à comprendre.

LERMITE.

Comment, à la parole désintéressée d'un homme du plus grand mérite, de
la plus haute intelligence, préférer le braiment de cet être ignare,
sombre et têtu. Croire l'âne plutôt que le savant, tu trouves cela
naturel, toi? Mais c'est monstrueux. Ce président Bourriche est
facétieux et sinistre.

AUBARRÉE.

Ne dis pas cela, Lermite, ne dis pas cela. Le président Bourriche est un
magistrat respectable qui vient de donner une nouvelle preuve de son
esprit juridique.

LERMITE.

Dans l'affaire Crainquebille?

AUBARRÉE.

Sans doute. En opposant l'une à l'autre les dépositions contradictoires
de l'agent 64 et du professeur David Mathieu, le juge serait entré dans
une voie où l'on ne rencontre que le doute et l'incertitude. Le
président Bourriche a l'esprit trop juridique pour faire dépendre ses
sentences de la raison et de la science, dont les conclusions sont
sujettes à d'éternelles disputes.

LERMITE.

Alors, un juge doit renoncer à savoir?

AUBARRÉE.

Oui, mais il ne doit pas renoncer à juger. A vrai dire, le président
Bourriche ne considère pas Bastien Matra. Il considère l'agent 64. Un
homme est faillible, pense-t-il. Descartes et Gassendi, Leibnitz et
Newton, Claude Bernard et Pasteur, se sont trompés. Mais l'agent 64 ne
se trompe pas. C'est un numéro. Un numéro n'est pas sujet à l'erreur.

LERMITE.

Ça, c'est un raisonnement.

AUBARRÉE.

Irréfutable. Et puis, il y a autre chose. L'agent 64 est un dépositaire
de la force publique. Toutes les épées d'un État doivent être tournées
dans le même sens. En les opposant les unes aux autres...

LERMITE. On trouble l'ordre public. J'ai compris.

AUBARRÉE.

Enfin, si le tribunal jugeait contre la force, qui donc exécuterait les
jugements? Sans les gendarmes, le juge ne serait qu'un pauvre rêveur.

Entre Lemerle.

LEMERLE.

Aubarrée, on vous attend à la quatrième... Comment, l'audience n'est pas
encore reprise?

AUBARRÉE.

Mais non.

LEMERLE.

L'huissier n'est pas là?

LERMITE.

Pardon, maître... La condamnation à l'amende entraîne, en cas de
non-paiement, une prolongation de peine?

LEMERLE.

Oui.

LERMITE.

Alors, voudriez-vous être assez aimable pour remettre cinquante francs à
ce marchand des quatre saisons.

LEMERLE.

Crainquebille?

LERMITE.

Oui, sans lui dire d'où vient cet argent.

LEMERLE.

Volontiers, monsieur.

LERMITE.

Seulement, je n'ai que cent francs.

LEMERLE, se fouillant.

Voyons, j'ai peut-être... non... trois louis... ah! si! voilà dix
francs, quarante et dix cinquante. Voici, monsieur.

LERMITE.

Merci.

LEMERLE.

C'est moi qui vous remercie pour lui.

LE DOCTEUR MATHIEU, entrant, à Lemerle.

Maître, c'est vous qui avez plaidé pour Crainquebille? Je vous
cherchais.

LEMERLE.

Oui, monsieur... le docteur David Mathieu. Vous avez témoigné pour nous.

LE DOCTEUR MATHIEU.

Pourriez-vous remettre ces cinquante francs à votre client pour
acquitter l'amende?

LEMERLE.

Avec grand plaisir. Mais j'ai déjà reçu cinquante francs de monsieur (il
montre Lemerle.) pour la même destination.

LE DOCTEUR MATHIEU.

Ah!... Monsieur.

Inclinations. Silence.

LEMERLE, tenant dans chaque main les cinquante francs de Lermite et les
cinquante francs du docteur.

Qu'en pensez-vous, messieurs?

LE DOCTEUR MATHIEU.

Eh bien... cinquante francs pour l'amende.

LERMITE.

Oui, et cinquante francs quand il sortira.

LEMERLE.

Parfait! Comptez sur moi, messieurs...

Il salue et sort. Petit silence. David et Lermite se saluent
sympathiquement. David va pour sortir, suivi à quelques pas de Lermite.
David s'arrête sur le seuil presque, se retourne vers Lermite qui est
près de lui. Les deux hommes disent ensemble, la main
tendue: «Voulez-vous me permet...» Ils sourient, se serrent cordialement
la main, avec, toutefois, un peu de mélancolie. David sort.

L'HUISSIER, annonçant.

Le Tribunal!

LERMITE.

Ça recommence.



TROISIÈME TABLEAU

_La nuit._



SCÈNE PREMIÈRE

LE MARCHAND DE MARRONS.

Chaud! chaud! les marrons!...

Il sert un sou de marrons à un gosse.

CRAINQUEBILLE, sortant de chez le marchand de vin sur un bruit de
dispute.

Eh bien, quoi! parce que je demande un verre à crédit!... Est-ce que
c'est une raison de me traiter comme un malfaiteur.

LE MARCHAND DE MARRONS.

Crédit est mort, les mauvais payeurs l'ont tué.

CRAINQUEBILLE.

Je vous demande un peu s'il ne pouvait pas me donner un verre à crédit.
Il m'a assez volé quand j'avais de quoi. Voleur! oui, voleur!... Je ne
vous l'envoie pas dire.

LE MARCHAND DE MARRONS.

Ça sort de prison et ça traite le monde de voleur!

ALPHONSE, douze ans, sort de chez le marchand de vin et dit à
Crainquebille sur le ton de la plus douce politesse.

Dites donc, monsieur, c'est-il vrai qu'on est bien à l'ombre?

CRAINQUEBILLE. Sale gosse!... (Pied au cul. Alphonse rentre en
pleurnichant.)

C'est ton père qui devrait être en prison au lieu de s'enrichir à vendre
du poison.

LE MARCHAND DE VIN, suivi de son fils.

Si vous n'aviez pas de cheveux blancs, je vous corrigerais pour vous
apprendre à battre mon fils, (à son fils.) Rentre, vermine, (ils
rentrent.)

CRAINQUEBILLE, au marchand de marrons.

Hein, crois-tu!...

LE MARCHAND DE MARRONS.

Qu'est-ce que tu veux? Il a raison: on ne doit pas battre les enfants
des autres, ni leur reprocher leur père qu'ils n'ont pas choisi...
Depuis deux mois que tu es sorti de là-bas, mon vieux Crainquebille, tu
n'es plus le même, tu es mauvais coucheur, tu es mal embouché. Ça ne
serait encore rien. Mais tu n'es plus bon que pour lever le coude.

CRAINQUEBILLE.

J'ai jamais été fricoteur, mais faut comme ça, de temps en temps, que je
boive un verre pour me donner des forces et pour me rafraîchir. Sûr que
j'ai quelque chose de brûlé dans l'intérieur. Il n'y a encore que la
boisson comme rafraîchissement.

LE MARCHAND DE MARRONS.

Ça ne serait encore rien, mais t'es mou, t'es feignant. Un homme dans
cet état-là, autant dire que c'est un homme par terre et qui peut pas se
relever. Tous les gens qui passent lui pilent dessus.

CRAINQUEBILLE.

C'est vrai! j'ai plus le courage que j'avais. Je suis fini. Tant va la
cruche à l'eau qu'à la fin elle se casse. Et puis, depuis mon affaire en
justice, je n'ai plus le même caractère. Je suis plus le même homme,
quoi! Qu'est-ce que tu veux? Ils m'ont arrêté pour avoir crié: «Mort aux
vaches!» C'était pas vrai. Y a un médecin décoré qui leur a dit que non.
Ils n'ont rien voulu savoir. Par exemple, les juges sont bien polis, pas
un gros mot, mais on peut pas s'expliquer avec eux. Ils m'ont donné
cinquante francs, y m'ont étouffé ma voiture qu'il m'a fallu quinze
jours pour remettre la main dessus. Tout ça, c'est vraiment
extraordinaire. Je le jure, c'est comme si j'étais allé au théâtre.

LE MARCHAND DE MARRONS.

Ils t'ont donné cinquante francs? Ça, c'est nouveau; ça ne se faisait
pas autrefois.

CRAINQUEBILLE.

Faut être juste. Ils m'ont donné cinquante francs de la main à la main.
Et puis, la prison, c'est convenable. On peut pas dire le contraire.
C'est bien tenu, c'est propre. On mangerait par terre. Mais, quand on
sort de là, pas moyen de travailler, pas moyen de gagner un sou. Tout le
monde vous tourne le dos.

LE MARCHAND DE MARRONS.

Je vais te dire: change de quartier.

CRAINQUEBILLE.

Madame Bayard, la cordonnière, qui fait une gueule quand je passe. Elle
m'affronte et c'est elle qui est cause que j'ai été ramassé. Le plus
fort, c'est qu'elle me doit quatorze sous. J'y aurais réclamé tout à
l'heure, mais elle avait une cliente. Attends un peu, elle ne perdra
rien pour attendre.

LE MARCHAND DE MARRONS.

Où vas-tu?

CRAINQUEBILLE.

Je vais lui causer, à madame Bayard.

LE MARCHAND DE MARRONS.

Tiens-toi donc tranquille.

CRAINQUEBILLE.

Comment, j'ai bien le droit de lui réclamer mes quatorze sous. Il me les
faut, c'est-il toi qui me les donneras? Si c'est toi, faut le dire.

LE MARCHAND DE MARRONS.

Ça, c'est impossible, la bourgeoise m'arracherait les yeux. Je t'en ai
assez donné, des vingt sous et des quarante sous, depuis deux mois.

CRAINQUEBILLE.

Je peux pourtant pas crever comme un chien. J'ai pus un centime.

LE MARCHAND DE MARRONS, le rappelant.

Crainquebille!... Sais-tu ce que tu devrais faire?

CRAINQUEBILLE.

Quoi?

LE MARCHAND DE MARRONS.

Tu devrais changer de quartier.

CRAINQUEBILLE.

Ça, c'est pas possible. Je suis comme la chèvre; faut qu'elle broute où
qu'elle est attachée, faut qu'elle broute quand il n'y aurait que des
cailloux.

Madame Bayard reconduit sa cliente; quand celle-ci a tourné le coin de
la rue, madame Bayard vient tout droit à Crainquebille et l'apostrophe
vivement.

MADAME BAYARD.

Qu'est-ce que vous me voulez, vous?

CRAINQUEBILLE.

Vous avez beau me regarder avec des yeux comme des pistolets... Je veux
mes quatorze sous.

MADAME BAYARD, tombant des nues.

Vos quatorze sous?

CRAINQUEBILLE.

Oui, mes quatorze sous.

MADAME BAYARD.

D'abord, je vous défends d'entrer dans mon magasin, comme tout à
l'heure. Qu'est-ce que c'est que ces façons?

CRAINQUEBILLE.

C'est bon! C'est bon! mes quatorze sous!...

MADAME BAYARD.

Je ne sais pas ce que vous voulez dire. D'ailleurs, apprenez ça: on ne
doit rien à des gens qui ont été en prison.

CRAINQUEBILLE.

Purée!

MADAME BAYARD.

Malotru!... Ah! si j'avais encore mon mari...

CRAINQUEBILLE.

Si t'avais ton mari, espèce de râleuse, je lui botterais soigneusement
le derrière pour t'apprendre à voler le monde, et à l'insulter ensuite.

MADAME BAYARD.

Y a donc pas d'agents? (Elle se barricade soigneusement chez elle.)

CRAINQUEBILLE.

Garde-les, mes quatorze sous, garde-les, voleuse!

LE MARCHAND DE MARRONS.

Voleur, voleuse, t'as que cha dans la bouche. Tout le monde est voleur,
que tu dis. C'est vrai et c'est pas vrai. Je vas t'expliquer. Tout le
monde veut vivre et on peut pas vivre sans faire tort aux autres; cha
c'est pas possible... alors...

LA SOURIS.

Bonsoir, la compagnie.

LE MARCHAND DE MARRONS.

Bonsoir, la Souris.

LA SOURIS.

Ça va-t-il mieux, père Crainquebille? Vous me remettez pas? La Souris.
Pourtant, vous me connaissez bien. Vous m'avez donné une poire, même
qu'elle était blette.

CRAINQUEBILLE.

C'est possible.

LA SOURIS.

Je vas me reposer. Je loge ici. Je suis las. Dame, quand on a trimé
toute la journée. J'ai crié _la Patrie, la Presse, le Soir_, j'en ai la
gueule abîmée. Quand j'aurai cassé ma croute, je me mettrai dans le
plumard. Bonsoir la compagnie.

LE MARCHAND DE MARRONS.

T'en as pas de plumard.

LA SOURIS.

Pas de plumard? Venez-y voir. Je m'en suis fait un de plumard, avec des
sacs et des copeaux.

CRAINQUEBILLE.

T'as de la chance, môme. Moi, il y a deux mois que je n'ai couché dans
quelque chose de doux, (La souris rentre.) C'est vrai! Ils m'ont expulsé
de ma soupente. V'là trente nuits que je couche dans une remise, sur ma
charrette. Il a pas décessé de pleuvoir, la remise a été inondée. Pour
pas être noyé, il faut se tenir à croupeton sur les eaux empoisonnées,
avec les chats, les rats et les araignées grosses comme des potirons. Et
v'là que, cette nuit, le tuyau de l'égout a crevé; les voitures, elles
nageaient dans la gadoue, misère! Et même, on a mis un gardien pour pas
qu'on entre, parce que le mur remue. Il est comme moi, le mur, il tient
plus debout. (Il voit madame Laure entrer chez le marchand de vin.)
Tiens! madame Laure.

LE MARCHAND DE MARRONS.

Madame Laure, c'est une femme rangée et convenable, et qui a de la tenue
pour son état. Elle ne boit pas sur le zinc. Je te parie qu'elle va
ressortir avec un litre, pour consommer chez elle avec ses
connaissances.

CRAINQUEBILLE.

Madame Laure! je la connais comme si je l'avais faite. C'est une
cliente. Sais bien que c'est une femme comme il faut.

LE MARCHAND DE MARRONS.

Et une belle femme! Malin! (Sort du troquet madame Laure.) Tiens,
qu'est-ce que je te disais?

CRAINQUEBILLE.

Bonjour, madame Laure.

MADAME LAURE, au marchand de marrons.

Vingt centimes de marrons. Et bien chauds.

CRAINQUEBILLE.

Vous me remettez pas, madame Laure? Le marchand de poireaux.

MADAME LAURE.

Je vois bien, (au marchand de marrons.) Ne me les tirez pas de votre
sac. On ne sait pas depuis combien de temps ils sont là à refroidir.

LE MARCHAND DE MARRONS.

Ils sont bouillants, ils me brûlent les doigts.

CRAINQUEBILLE.

Vous avez de la peine à me remettre parce que je n'ai pas ma voiture. Ça
change les personnes, des fois... Et ça va toujours comme vous voulez,
madame Laure? (Il lui louche le bras.) Je vous demande si ça va toujours
comme vous voulez?

MADAME LAURE.

Eh! l'Auverpin, allons, vite mes châtaignes. J'ai de la compagnie qui
m'attend. C'est fête aujourd'hui. Je ne reçois que des gens que je
connais.

CRAINQUEBILLE.

Ne me faites pas d'infidélités, madame Laure. Vous êtes regardante, mais
vous êtes une bonne pratique.

MADAME LAURE, au marchand de marrons.

Servez vite. C'est pas agréable d'être accostée par un individu qui
s'est fait ramasser.

CRAINQUEBILLE.

Qu'est-ce que vous dites?

MADAME LAURE.

Je vous parle pas.

CRAINQUEBILLE.

Tu dis que je me suis fait ramasser, poison! Eh ben, et toi? Tu n'as pas
été dans le panier à salade?... Si j'avais autant de pièces de cent sous
que tu as été de fois dans le panier...

LE MARCHAND DE MARRONS.

V'là que t'engueules mes clientes à cette heure? Tais-toi ou je cogne.

MADAME LAURE.

Eh! va donc, vieux cheval de retour!

CRAINQUEBILLE. Dessalée, va! (Apparition d'un agent qui, immobile et
muet, fait tomber la dispute. Madame Laure sort majestueusement.)

LA SOURIS, de la fenêtre.

Un bouchon! Taisez vos gueules; on peut pas dormir.

CRAINQUEBILLE.

Pour sûr que c'est une morue, et même y a pas plus morue que cette
femme-là.

LE MARCHAND DE MARRONS, remisant son poêle.

Pour attraper une personne dans le moment qu'elle se fait servir, faut
avoir perdu le sentiment. Fous-moi le camp. Tu es heureux encore que je
ne t'aie pas fait ramasser. (En s'en allant.) Un homme à qui je prête
depuis deux mois des vingt sous et des quarante sous par semaine! Mais
il n'a pas de savoir-vivre, quoi!

Le garçon marchand de vin met les volets.



SCÈNE II

CRAINQUEBILLE.

Eh! l'Auverpin!... l'Auverpin! écoute donc. Il se défile. Il veut rien
entendre. Ce que j'ai contre cette morue-là, c'est que toutes font comme
elle, toutes. Elles font mine de ne pas me connaître. Madame Cointreau,
madame Lessenne, madame Bayard. Toutes, quoi!... Alors, parce que l'on a
été mis pour quinze jours à l'ombre, on n'est plus bon seulement à
vendre des poireaux. Est-ce que c'est juste? Est-ce qu'il y a du bon
sens à faire mourir de faim un brave homme parce qu'il a eu des
difficultés avec les flics. Si je ne peux plus vendre mes légumes, je
n'ai plus qu'à crever... Vrai! J'aurais volé et assassiné, j'aurais la
gale, que ça ne serait pas plus pire. Et le froid et la faim... J'ai pas
mangé. Allons! crève! crève donc, père Crainquebille! Ah! il y a des
moments où on regrette de n'être plus là-bas. (Un agent se tient
immobile dans le fond. Crainquebille l'aperçoit et dit:) Ah! que je suis
bête, puisque je connais le truc, pourquoi que je m'en servirais pas?...
(Il s'approche doucement de l'agent qui est presque à l'avant-scène et
d'une voix hésitante et faible:) Mort aux vaches! (L'agent regarde
Crainquebille avec tristesse, vigilance et mépris. Un temps.
Crainquebille, étonné, balbutie:) Mort aux vaches! que je vous ai dit.

L'AGENT.

Ce n'est pas à dire... pour sûr et certain que ce n'est pas à dire. A
votre âge, on devrait avoir plus de connaissance... Passez votre chemin.

CRAINQUEBILLE.

Pourquoi que vous ne m'arrêtez pas?

L'AGENT, secouant la tête.

S'il fallait empoigner tous les poivrots qui disent ce qui n'est pas à
dire, y en aurait de l'ouvrage... et de quoi que ça servirait?

CRAINQUEBILLE, accablé, reste longtemps stupide et muet, puis, très
doucement:

C'était pas pour vous que j'ai dit: «Mort aux vaches!», c'était pas plus
pour l'un que pour l'autre que je l'ai dit. C'était pour une idée.

L'AGENT, avec une austère douceur.

Que ce soye pour une idée ou pour autre chose, ce n'était pas à dire
parce que, quand un homme fait son devoir et qu'il endure bien des
souffrances, on ne doit pas l'insulter par des paroles futiles... Je
vous réitère de passer votre chemin.



SCÈNE III

LA SOURIS, par la fenêtre.

Papa Crainquebille! Papa Crainquebille! Papa Crainquebille!

CRAINQUEBILLE.

Hein? Qui est-ce qui parle sur ma tête? C'est-y un miracle?

LA SOURIS.

Papa Crainquebille!...

CRAINQUEBILLE.

Ah! c'est toi?

LA SOURIS.

Où que vous allez comme ça sans parapluie?

CRAINQUEBILLE.

Où que-je vais?

LA SOURIS.

Oui...

CRAINQUEBILLE.

Je vais me jeter dans la Seine.

LA SOURIS.

Faut pas faire ça! Y fait trop froid. C'est trop mouillé.

CRAINQUEBILLE.

Qu'est-ce que tu veux que je fasse?

LA SOURIS.

Il faut se remuer, mon vieux papa. Il faut vivre.

CRAINQUEBILLE.

Pourquoi?

LA SOURIS.

Je ne sais pas, mais faut se dégrouiller. Ça ne dure pas tout le temps,
la mistoufle. Vous en vendrez encore des choux et des carottes, c'est
moi qui vous le dis. Venez avec moi. J'ai un pain, du saucisson et un
litre. On soupera comme des millionnaires et je vous ferai un lit comme
le mien, avec des sacs et des copeaux, et puis, on verra demain s'il
fait jour. Allons, venez, mon vieux papa.

CRAINQUEBILLE.

T'es jeune, t'es pas encore gâté. Le monde est mauvais, t'es pas encore
du monde. Gosse, tu peux te dire qu'à ton âge t'as sauvé un homme. Oh!
c'est pas une si belle affaire. Y a pas lieu d'en être fier, ça ne
changera pas le cours de la lune, ça n'embellira pas la République. Mais
t'as sauvé un homme.

Crainquebille, la tête basse et les bras ballants, remonte la scène sans
plus dire un mot.



FIN





*** End of this LibraryBlog Digital Book "L'Illustration, No. 3260, 19 Août 1905" ***

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