Home
  By Author [ A  B  C  D  E  F  G  H  I  J  K  L  M  N  O  P  Q  R  S  T  U  V  W  X  Y  Z |  Other Symbols ]
  By Title [ A  B  C  D  E  F  G  H  I  J  K  L  M  N  O  P  Q  R  S  T  U  V  W  X  Y  Z |  Other Symbols ]
  By Language
all Classics books content using ISYS

Download this book: [ ASCII | HTML | PDF ]

Look for this book on Amazon


We have new books nearly every day.
If you would like a news letter once a week or once a month
fill out this form and we will give you a summary of the books for that week or month by email.

Title: Mémoires de Constant, premier valet de chambre de l'empereur, sur la vie privée de Napoléon, sa famille et sa cour.
Author: Wairy, Louis Constant, 1778-1845
Language: French
As this book started as an ASCII text book there are no pictures available.


*** Start of this LibraryBlog Digital Book "Mémoires de Constant, premier valet de chambre de l'empereur, sur la vie privée de Napoléon, sa famille et sa cour." ***


(http://dp.rastko.net); produced from images of the
Bibliothèque nationale de France (BNF/Gallica) at
http://gallica.bnf.fr



MÉMOIRES

DE CONSTANT,

PREMIER VALET DE CHAMBRE DE L'EMPEREUR,

SUR LA VIE PRIVÉE

DE

NAPOLÉON,

SA FAMILLE ET SA COUR.

     Depuis le départ du premier consul pour la campagne de Marengo, où
     je le suivis, jusqu'au départ de Fontainebleau, où je fus obligé de
     quitter l'empereur, je n'ai fait que deux absences, l'une de trois
     fois vingt-quatre heures, l'autre de sept ou huit jours. Hors ces
     congés fort courts, dont le dernier m'était nécessaire pour
     rétablir ma santé, je n'ai pas plus quitté l'empereur que son
     ombre.

     MÉMOIRES DE CONSTANT, _Introduction_.

* * *

TOME PREMIER.

TOME SECOND.

TOME TROISIÈME.

TOME QUATRIÈME.

TOME CINQUIÈME.

TOME SIXIÈME.

* * *


TABLE DU PREMIER VOLUME


CHAPITRE PREMIER.

Naissance de l'auteur.--Son père, ses parens.--Ses premiers
protecteurs.--Émigration et abandon.--Le suspect de 12 ans.--Les
municipaux ou _les imbéciles_.--Le chef d'escadron Michau.--M.
Gobert.--Carrat.--Madame Bonaparte et sa fille.--Les bouquets et la
scène de sentiment.--Économie de Carrat pour les autres et sa générosité
pour lui-même.--Poltronnerie.--Espiégleries de madame Bonaparte et
d'Hortense.--Le fantôme.--La douche nocturne.--La chute.--L'auteur entre
au service de M. Eugène de Beauharnais.


CHAPITRE II.

_Le prince_ Eugène apprenti menuisier.--Bonaparte et l'épée du marquis
de Beauharnais.--Première entrevue de Napoléon et de
Joséphine.--Extérieur et qualités d'Eugène.--Franchise.--Bonté.--Goût
pour le plaisir.--Déjeuners de jeunes officiers et d'artistes.--Les
mystifications et les mystifiés.--Thiémet et Dugazon.--Les bègues et
l'immersion à la glace.--Le vieux valet de chambre rétabli dans ses
droits.--Constant passe au service de madame Bonaparte.--Agrémens de sa
nouvelle situation.--Souvenirs du 18 brumaire.--Déjeuners
politiques.--Les directeurs _en charge_.--Barras à la grecque.--L'abbé
Sieyès à cheval.--Le rendez-vous.--Erreur de Murat.--Le président
Cohier, le général Jubé et la grande manœuvre.--Le général Marmont et
les chevaux de manège.--La Malmaison.--Salon de Joséphine.--M. de
Talleyrand.--La famille du général Bonaparte.--M. Volney.--M. Denon.--M.
Lemercier.--M. de Laigle.--Le général Bournonville.--Excursion à
cheval.--Chute d'Hortense.--Bon ménage.--La partie de barres.--Bonaparte
mauvais coureur.--Revenu net de la Malmaison.--Embellissemens.--Théâtre
et acteurs de société: MM. Eugène, Jérôme Bonaparte, Lauriston, etc.;
mademoiselle Hortense, madame Murat, les deux demoiselles
Auguié.--Napoléon simple spectateur.


CHAPITRE III.

M. Charvet.--Détails antérieurs à l'entrée de l'auteur chez madame
Bonaparte.--Départ pour l'Égypte.--_La Pomone_.--Madame Bonaparte à
Plombières.--Chute horrible.--Madame Bonaparte, forcée de rester aux
eaux, envoie chercher sa fille.--Euphémie.--Friandise et malice.--_La
Pomone_ capturée par les Anglais.--Retour à Paris.--Achat de la
Malmaison.--Premiers complots contre la vie du premier consul.--Les
marbriers.--Le tabac empoisonné.--Projets d'enlèvement.--Installation
aux Tuileries.--Les chevaux et le sabre de Campo-Formio.--Les héros
d'Égypte et d'Italie.--Lannes.--Murat.--Eugène.--Disposition des
appartemens aux Tuileries.--Service de bouche du premier
consul.--Service de la chambre.--M. de Bourrienne.--Partie de billard
avec madame Bonaparte.--Les chiens de garde.--Accident arrivé à un
ouvrier.--Les jours de congé du premier consul.--Le premier consul fort
aimé dans son intérieur.--_Ils n'oseraient!_--Le premier consul tenant
les comptes de sa maison.--Le collier de misère.


CHAPITRE IV.

Le premier consul prend l'auteur à son
service.--Oubli.--Chagrin.--Consolations offertes par madame
Bonaparte.--Réparation.--Départ de Constant pour le quartier-général du
premier consul.--Enthousiasme des soldats partant pour
l'Italie.--L'auteur rejoint le premier consul.--Hospice du mont
St-Bernard.--Passage.--La ramasse.--Humanité des religieux et générosité
du premier consul.--Passage du mont Albaredo.--Coup d'œil du premier
consul.--Prise du fort de Bard.--Entrée à Milan.--Joie et confiance des
Milanais.--Les collègues de
Constant.--Hambart.--Hébert.--Rouslan.--Ibrahim-Ali.--Colère d'un
Arabe.--Le poignard.--Le bain de surprise.--Suite de la campagne
d'Italie.--Combat de Montebello.--Arrivée de Desaix.--Longue entrevue
avec le premier consul.--Colère de Desaix contre les Anglais.--Bataille
de Marengo.--Pénible incertitude.--Victoire.--Mort de Desaix.--Douleur
du premier consul.--Les aides-de-camp de Desaix devenus aides-de-camp du
premier consul.--MM. Rapp et Savary.--Tombeau de Desaix sur le mont
Saint-Bernard.


CHAPITRE V.

Retour à Milan, en marche sur Paris.--Le chanteur Marchesi et le premier
consul.--Impertinence et quelques jours de prison.--Madame
Grassini.--Rentrée en France par le mont
Cénis.--Arcs-de-triomphe.--Cortége de jeunes filles.--Entrée à
Lyon.--Couthon et les démolisseurs.--Le premier consul fait relever les
édifices de la place Belcour.--La voiture versée.--Illuminations à
Paris.--Kléber.--Calomnies contre le premier consul.--Chute de cheval de
Constant.--Bonté du premier consul et de madame Bonaparte à l'égard de
Constant.--Générosité du premier consul.--Émotion de l'auteur.--Le
premier consul outrageusement méconnu.--Le premier consul, Jérôme
Bonaparte et le colonel Lacuée.--Amour du premier consul pour madame
D.....--Jalousie de madame Bonaparte, et précautions du premier
consul.--Curiosité indiscrète d'une femme de chambre.--Menaces et
discrétion forcée.--La petite maison de l'allée des Veuves.--Ménagemens
du premier consul à l'égard de sa femme.--Mœurs du premier consul et ses
manières avec les femmes.


CHAPITRE VI.

La _machine infernale_.--Le plus invalide des architectes.--L'heureux
hasard.--Précipitation et retard également salutaires.--Hortense
légèrement blessée.--Frayeur de madame Murat, et suites
affligeantes.--Le cocher Germain.--D'où lui venait le nom de
César.--Inexactitudes à son sujet.--Repas offert par cinq cents cochers
de fiacre.--L'auteur à Feydeau pendant l'explosion.--Frayeur.--Course
sans chapeau.--Les factionnaires inflexibles.--Le premier consul rentre
aux Tuileries.--Paroles du premier consul à Constant.--La garde
consulaire.--La maison du premier consul mise en état de
surveillance.--Fidélité à toute épreuve.--Les jacobins innocens et les
royalistes coupables.--Grande revue.--Joie des soldats et du peuple.--La
paix universelle.--Réjouissances publiques et fêtes
improvisées.--Réception du corps diplomatique et de lord
Cornwalis.--Luxe militaire.--Le diamant _le Régent_.


CHAPITRE VII.

Le roi d'Étrurie.--Madame de Montesson.--Le monarque peu
travailleur.--Conversation à son sujet entre le premier et le second
consul.--Un mot sur le retour des Bourbons.--Intelligence et
conversation de don Louis.--Traits singuliers d'économie.--Présent de
100,000 écus et gratification royale de 6 _francs_.--Dureté de don Louis
envers ses gens.--Hauteur vis-à-vis d'un diplomate, et dégoût des
occupations sérieuses.--Le roi d'Étrurie installé par le futur roi de
Naples.--La reine d'Étrurie.--Son peu de goût pour la toilette.--Son bon
sens.--Sa bonté.--Sa fidélité à remplir ses devoirs.--Fêtes magnifiques
chez M. de Talleyrand, chez madame de Montesson, à l'hôtel du ministre
de l'intérieur le jour anniversaire de la bataille de Marengo.--Départ
de Leurs Majestés.


CHAPITRE VIII.

Passion d'un fou pour mademoiselle Hortense de Beauharnais.--Mariage de
M. Louis Bonaparte et d'Hortense.--Chagrins.--Caractère de M.
Louis.--Atroce calomnie contre l'empereur et sa belle-fille.--Penchant
d'Hortense avant son mariage.--Le général Duroc épouse mademoiselle
Hervas d'Alménara.--Portrait de cette dame.--Le piano brisé et la montre
mise en pièces.--Mariage et tristesse.--Infortunes d'Hortense avant,
pendant et après ses grandeurs.--Voyage du premier consul à Lyon.--Fêtes
et félicitations.--Les soldats d'Égypte.--Le légat du pape.--Les députés
de la consulte.--Mort de l'archevêque de Milan.--Couplets de
circonstance.--Les poëtes de l'empire.--Le premier consul et son maître
d'écriture.--M. l'abbé Dupuis, bibliothécaire de la Malmaison.


CHAPITRE IX.

Proclamation de la loi sur les cultes.--Conversation à ce sujet.--La
consigne.--Les plénipotentiaires pour le concordat.--L'abbé Bernier et
le cardinal Caprara.--Le chapeau rouge et le bonnet rouge.--Costume du
premier consul et de ses collègues.--Le premier _Te Deum_ chanté à
Notre-Dame.--Dispositions diverses des spectateurs.--Le calendrier
républicain.--La barbe et la chemise blanche.--Le général
_Abdallah-Menou_.--Son courage à tenir tête aux Jacobins.--Son
pavillon.--Sa mort romanesque.--Institution de l'ordre de la
Légion-d'Honneur.--Le premier consul à Ivry.--Les inscriptions de 1802
et l'inscription de 1814.--Le maire d'Ivry et le maire
d'Évreux.--Naïveté d'un haut fonctionnaire.--Les
_cinq-z-enfans_.--Arrivée à Rouen du premier consul.--M. Beugnot et
l'archevêque Cambacérès.--Le maire de Rouen dans la voiture du premier
consul.--Le général Soult et le général Moncey.--Le premier consul au
Havre et à Honfleur.--Départ du Havre pour Fécamp.--Arrivée du premier
consul à Dieppe.--Retour à Saint-Cloud.


CHAPITRE X.

Influence du voyage en Normandie sur l'esprit du premier consul.--La
génération de l'empire.--Les mémoires et l'histoire.--Premières dames et
premiers officiers de madame Bonaparte.--Mesdames de Rémusat, de
Tallouet, de Luçay, de Lauriston.--Mademoiselle d'Alberg et mademoiselle
de Luçay.--Sagesse à la cour.--MM. de Rémusat, de Cramayel, de Luçay,
Didelot.--Le palais refusé, puis accepté.--Les colifichets.--Les
serviteurs de Marie-Antoinette, mieux traités sous le consulat que
depuis la restauration.--Incendie au château de Saint-Cloud.--La chambre
de veille.--Le lit bourgeois.--Comment le premier consul descendait la
nuit chez sa femme.--Devoir et triomphe conjugal.--Le galant pris sur le
fait.--Sévérité excessive envers une demoiselle.--Les armes d'honneur et
les _troupiers_.--Le baptême de sang.--Le premier consul conduisant la
charrue.--Les laboureurs et les conseillers d'état.--Le grenadier de la
république devenu laboureur,--Audience du premier consul.--L'auteur
introduit dans le cabinet du général.--- Bonne réception et conversation
curieuse.


CHAPITRE XI.

L'envoyé du bey de Tunis et les chevaux arabes,--Mauvaise foi de
l'Angleterre.--Voyage à Boulogne, en Flandre et en Belgique.--Courses
continuelles.--L'auteur fait le service de premier valet de
chambre.--Début de Constant comme barbier du premier
consul.--Apprentissage.--Mentons plébéiens.--Le regard de l'aigle.--Le
premier consul difficile à raser.--Constant l'engage à se raser
lui-même.--Ses motifs pour tenir à persuader le premier
consul.--Confiance et sécurité imprudente du premier consul.--La
première leçon.--Les taillades.--Légers reproches.--Gaucherie du premier
consul tenant son rasoir.--Les chefs et les harangues.--Arrivée du
premier consul à Boulogne.--Prélude de la formation du camp de
Boulogne.--Discours de vingt pères de famille.--Combat naval gagné par
l'amiral Bruix contre les Anglais.--Le dîner et la victoire.--Les
Anglais et la _cote de fer_.--Projet d'attentat sur la personne du
premier consul.--Rapidité du voyage.--Le ministre de la police.--Présens
offerts par les villes.--Travaux ordonnés par le premier
consul.--Munificence.--Le premier consul mauvais cocher.--Pâleur de
Cambacérès.--L'évanouissement.--Le précepte de l'Évangile.--Le sommeil
sans rêves.--L'ambassadeur ottoman.--Les cachemires.--Le musulman en
prières et au spectacle.


CHAPITRE XII.

Nouveau voyage à Boulogne.--Visite de la flottille, et revue des
troupes.--Jalousie de la ligne contre la garde.--Le premier consul au
camp.--Colère du général contre les soldats.--Ennuis des officiers et
plaisirs du camp.--Timidité des Boulonnaises.--Jalousie des
maris.--Visites des Parisiennes, des Abbevilloises, des Dunkerquoises et
des Amiennoises, au camp de Boulogne.--Soirées chez la maîtresse du
colonel Joseph Bonaparte.--Les généraux Soult, Saint-Hilaire et
Andréossy.--La femme adroite et les deux amans heureux.--Curiosité du
premier consul.--Le premier consul pris pour un commissaire des
guerres.--Commencement de la faveur du général Bertrand.--L'ordonnateur
Arcambal et les deux visiteurs.--Le premier consul épiant son frère, qui
feint de ne pas le reconnaître.--Le premier consul et les jeux
innocens.--Le premier consul n'a rien à donner pour gage.--Billet doux
du premier consul.--Combat naval.--Le premier consul commande une
manœuvre et se trompe.--Erreur reconnue et silence du général.--Le
premier consul pointe les canons et fait rougir les boulets.--Combat de
deux Picards.--Explosion continuelle.--Dîner au bruit du canon.--Frégate
anglaise démâtée, et le brick coulé bas.


CHAPITRE XIII.

Retour du premier consul à Paris.--Arrivée du prince Camille
Borghèse.--Pauline Bonaparte et son premier mari, le général
Leclerc.--Amour du général pour sa femme.--Portrait du général
Leclerc.--Départ du général pour Saint-Domingue.--Le premier consul
ordonne aussi le départ de sa sœur.--Révolte de Christophe et de
Dessalines.--Arrivée au Cap, du général et de sa femme.--Courage de
madame Leclerc.--Insurrection des noirs.--Les débris de l'armée de
Brest, et douze mille nègres révoltés.--Valeur héroïque du général en
chef, atteint d'une maladie mortelle.--Courage de madame
Leclerc.--Noblesse et intrépidité.--Pauline sauvant son fils.--Mort du
général Leclerc.--Mariage de Pauline.--Chagrin de Lafon, et réponse de
mademoiselle Duchesnois.--M. Jules de Canouville, et la princesse
Borghèse.--Disgrâce de la princesse auprès de l'empereur.--Générosité de
la princesse pour son frère.--La seule amie qui lui reste.--Les diamans
de la princesse dans la voiture de l'empereur à la bataille de Waterloo.


CHAPITRE XIV.

Arrestation du général Moreau.--Constant envoyé en observateur.--Le
général Moreau marié par madame Bonaparte.--Mademoiselle Hulot.--Madame
Hulot.--Hautes prétentions.--Opposition de Moreau.--Ses
railleries.--Intrigues et complots des mécontens.--Témoignages
d'affection donnés par le premier consul au général Moreau.--Ce que dit
et fait l'empereur le jour de l'arrestation des aides-de-camp de
Moreau.--Le compagnon d'armes du général Foy.--Enlèvement.--Rigueur
excessive envers le colonel Delélée.--Ruse d'un enfant.--Mesures
arbitraires.--Inflexibilité de l'empereur.--Les députés de Besançon et
le maréchal M...--Terreur panique et fermeté.--Les amis de cour.--Une
audience solennelle aux Tuileries.--Réception des Bisontins.--Réponse
courageuse.--Réparation.--Changement à vue.--Les anciens camarades.--Le
chef d'état-major de l'armée de Portugal.--Mort
prématurée.--Surveillance exercée sur les gens de la maison de
l'empereur à chaque nouvelle conspiration.--Le gardien du
porte-feuille.--Registres des concierges.--Jalousie de l'empereur
excitée par un nom suspect.


CHAPITRE XV.

Réveil du premier consul, le 21 mars 1804.--Silence au premier
consul.--Arrivée de Joséphine dans la chambre du premier
consul.--Chagrin de Joséphine, et pâleur du premier consul.--_Les
malheureux ont été trop vite!_--Nouvelle de la mort du duc
d'Enghien.--Émotion du premier consul.--Préludes de l'empire.--Le
premier consul empereur.--Le sénat à Saint-Cloud.--Cambacérès salue, le
premier, l'empereur du nom de SIRE.--Les sénateurs chez
l'impératrice.--Ivresse du château.--Tout le monde monte en grade.--Le
salon et l'antichambre.--Embarras de tout le service.--Le premier réveil
de l'empereur.--Les princes Français.--M. Lucien et madame
Jouberton.--Les maréchaux de l'empire.--Maladresse des premiers
courtisans.--Les chambellans et les grands officiers.--Leçons données
par les hommes de l'ancienne cour.--Mépris de l'empereur pour les
anniversaires de la révolution.--Première fête de l'empereur, et le
premier cortége impérial.--Le temple de Mars et le grand maître des
cérémonies.--L'archevêque du Belloy et le grand chancelier de la
Légion-d'Honneur.--L'homme du peuple et l'accolade impériale.--Départ de
Paris pour le camp de Boulogne.--Le seul congé que l'empereur m'ait
donné.--Mon arrivée à Boulogne.--Détails de mon service près de
l'empereur.--M. de Rémusat, MM. Boyer et Yvan.--Habitudes de
l'empereur.--M. de Bourrienne et le bout de l'oreille.--Manie de donner
des petits soufflets.--Vivacité de l'empereur contre son écuyer.--M. de
Caulaincourt grand écuyer.--Réparation.--Gratification généreuse.


CHAPITRE XVI.

Assiduité de l'empereur au travail.--Roustan et le flacon
d'eau-de-vie.--Armée de Boulogne.--Les quatre camps.--Le Pont de
Briques.--Baraque de l'empereur.--La chambre du conseil.--L'aigle guidé
par l'étoile tutélaire.--Chambre à coucher de
l'empereur.--Lit.--Ameublement.--La chambre du
télescope.--Porte-manteau.--Distribution des appartemens.--Le
sémaphore.--Les mortiers gigantesques.--L'empereur lançant la première
bombe.--Baraque du maréchal Soult.--L'empereur voyant de sa chambre
Douvres et sa garnison.--Les rues du camp de droite.--Chemin taillé à
pic dans la falaise.--L'ingénieur oublié.--La flottille.--Les
forts.--Baraque du prince Joseph.--Le grenadier embourbé.--Trait de
bonté de l'empereur.--Le pont de service.--Consigne terrible.--Les
sentinelles et les marins de quart.--Exclusion des femmes et des
étrangers.--Les espions.--Fusillade.--Le maître d'école fusillé.--Les
brûlots.--Terreur dans la ville.--Chanson militaire.--Fausse
alerte.--Consternation.--Tranquillité de madame F.....--Le commandant
condamné à mort et gracié par l'empereur.


CHAPITRE XVII.


Distribution de croix de la Légion-d'Honneur, au camp de Boulogne.--Le
casque de Duguesclin.--Le prince Joseph, colonel.--Fête
militaire.--Courses en canots et à cheval.--Jalousie d'un conseil
d'officiers supérieurs.--Justice rendue par l'empereur.--Chute
malheureuse, suivie d'un triomphe.--La pétition à bout portant.--Le
ministre de la marine tombé à l'eau.--Gaîté de l'empereur.--Le général
gastronome.--Le bal.--Une boulangère, dansée par l'empereur et madame
Bertrand.--Les Boulonnaises au bal.--Les macarons et les ridicules.--La
maréchale Soult reine du bal.--La belle suppliante.--Le garde-magasin
condamné à mort.--Clémence de l'empereur.


CHAPITRE XVIII.


Popularité de l'empereur à Boulogne.--Sa funeste obstination.--Fermeté
de l'amiral Bruix.--La cravache de l'empereur et l'épée d'un
amiral.--Exil injuste.--Tempête et naufrage.--Courage de
l'empereur.--Les cadavres et le petit chapeau.--Moyen infaillible
d'étouffer les murmures.--Le tambour sauvé sur sa caisse.--Dialogue
entre deux matelots.--Faux embarquement.--Proclamation.--Colonne du camp
de Boulogne.--Départ de l'empereur.--Comptes à régler.--Difficultés que
fait l'empereur pour payer sa baraque.--Flatterie d'un créancier.--Le
compte de l'ingénieur acquitté en rixdales et en frédérics.


CHAPITRE XIX.


Voyage en Belgique.--Congé de vingt-quatre heures.--Les habitans
d'Alost.--Leur empressement auprès de Constant.--Le valet de chambre
fêté à cause du maître.--Bonté de l'empereur.--Journal de madame***
sur un voyage à Aix-la-Chapelle.--Histoire de ce journal.--NARRATION DE
MADAME***.--M. d'Aubusson, chambellan.--Cérémonie du serment.--Grâce
de Joséphine.--Une ancienne connaissance.--Aversion de Joséphine pour
l'étiquette.--Madame de La Rochefoucault.--Le faubourg
Saint-Germain.--Une clef de chambellan au lieu d'un brevet de
colonel.--Formation des maisons impériales.--Les gens de l'ancienne
cour, à la nouvelle.--Le parti de l'opposition dans le noble
faubourg.--Madame de La Rochefoucault, madame de Balby et madame de
Bouilley.--Solliciteurs honteux.--Distribution de croix d'honneur.--Le
chevalier en veste ronde.--Napoléon se plaint d'être mal logé aux
Tuileries.--Mauvaise humeur.--La robe de madame de La Valette _et le
coup de pied_.--Le musée vu aux lumières.--Passage périlleux.--Napoléon
devant la statue d'Alexandre.--Grandeur et petitesse.--Un mot de la
princesse Dolgorouki.--L'empereur à Boulogne et l'impératrice à
Aix-la-Chapelle.--L'impératrice manque à l'étiquette, et est reprise par
son grand-écuyer.--La route sur la carte.--Les femmes et les
dragons.--M. Jacoby et sa maison.--Le journal indiscret.--Inquiétude de
Joséphine.--La malaquite et la femme du maire de Reims.--Silence imposé
aux journaux.--Ennui.--La troupe et les pièces de Picard.--Répertoire
fatigant.--La diligence et la rue Saint-Denis.--Excursion à
pied.--Désespoir du chevalier de l'étiquette.--Retour embarrassant.--Les
robes de cour et les haillons.--Maison et cercle de l'impératrice.--Les
caricatures allemandes.--Madame de Sémonville.--Madame de Spare.--Madame
Macdonald.--Confiance de l'impératrice.--Son caractère est celui d'un
enfant.--Son esprit;--son instruction;--ses manières.--Le canevas de
société--_Un quart d'heure d'esprit par jour_.--Candeur et défiance de
soi-même.--Douceur et bonté.--Indiscrétion.--Réserve de l'empereur avec
l'impératrice.--Dissimulation de l'empereur.--Superstition de
l'empereur.--Prédiction faite à Joséphine.--_Plus que reine, sans être
reine_.--Les cachots de la terreur et le trône impérial.--M. de
Talleyrand.--Motif de sa haine contre Joséphine.--Le dîner chez
Barras.--Le courtisan en défaut.--M. de Talleyrand poussant au
divorce.--La princesse Willelmine de Bade.--Fausse sécurité de
l'impératrice.--Les deux étoiles.--Madame de Staël et M. de
Narbonne.--Correspondance interceptée.--L'espion et le ministre de la
police.--L'habit d'arlequin.--Napoléon arlequin.--Courage par lettres,
et flagornerie à la cour.--Indifférence de l'empereur au sujet de
l'attachement de ceux qui l'entouraient.--Le thermomètre des amitiés de
cour.--Politesse et envie.--Profondes révérences et profonde
insipidité.--Orage excité par les attentions de Joséphine.--Cérémonie
dans l'église d'Aix.--Éloquence du général Lorges.--_La vertu sur le
trône et la beauté à coté_.--Mouvement causé par la prochaine arrivée de
l'empereur.--L'empereur savait-il se faire aimer?--Arrivée de
l'empereur.--Chagrins.--Espionnage.--Le jeune général et le vieux
militaire.--La causeuse et l'impératrice.--Faux rapports.--Jalousie de
l'empereur.--Joséphine justifiée.--Les enfans et les
conquérans.--Napoléon tout occupé de l'étiquette.--Pourquoi le respect
est-il marqué par des attitudes gênantes?--Grande réception des
autorités constituées.--Admiration des bonnes gens.--Prétendu
charlatanisme de l'empereur.--Lui aussi y aurait appris sa leçon.--Les
dames d'honneur _au catéchisme_.--L'empereur parlant des arts et de
l'amour.--L'empereur avait-il de l'esprit?--Adulation des prêtres.--Les
grandes reliques.--_Le tour_ du reliquaire, exécuté par Joséphine et par
le clergé.--Méditation sur les prêtres courtisans.--M. de Pradt, premier
aumônier de l'empereur.--Récompense accordée sans
discernement.--Alexandre et le boisseau de millet.--Talma.--M. de Pradt
_croyait-il en Dieu_?--Le wist de l'empereur.--Le duc d'Aremberg; le
joueur aveugle.--L'auteur fait la partie de l'empereur, sans savoir le
jeu.--Un axiôme du grand Corneille.--Disgrâce de M. de Sémonville.--Il
ne peut obtenir une audience.--Propos indiscret _attribué_ à M. de
Talleyrand.--Les deux diplomates aux prises; assaut de
finesse.--_L'annulation_, au sénat.--M. de Montholon.--Madame la
duchesse de Montebello.--Indiscrétion de l'empereur.--Observation digne
et spirituelle de la maréchale.--Boutade de Napoléon contre les
femmes.--Les mousselines anglaises.--_La première amoureuse_ de
l'empereur.--L'empereur plus que sérieusement jugé.--L'empereur
représenté comme insolent, dédaigneux vulgaire.--Observation de Constant
sur ce jugement.--Les manières de Murat opposées; à celles de
l'empereur.--L'empereur orgueilleux et méprisant l'espèce humaine.


TABLE DU SECOND VOLUME


CHAPITRE PREMIER


Le due et la duchesse de Bavière;--leurs enfans.--Le prince Pie.--Le
petit corps et les grands cordons.--La princesse Elisabeth (depuis,
princesse de Neufchâtel et de Wagram).--L'empereur blessé de l'entendre
causer à table.--Bonté et politesse du prince Eugène.--Départ
d'Aix-la-Chapelle et arrivée à Cologne.--Les cloches, les églises et les
couvens.--Erreurs communes au sujet de l'empereur, relevées par
l'auteur.--Travail et sommeil de l'empereur.--Usage du café.--Les grands
hommes vus de près.--L'empereur à la toilette de l'impératrice.--L'écrin
bouleversé par l'empereur.--Désespoir de la première femme de
chambre.--Les mystères de la toilette.--Les femmes de chambre
métamorphosées en dames d'annonce.--L'empereur très-occupé de la
toilette des dames de sa cour.--L'écritoire vidée par l'empereur sur une
robe de l'impératrice.--Cinq toilettes par jour.--Antipathie de
l'empereur pour les femmes d'esprit.--Les femmes considérées par lui
comme faisant partie de son ameublement.--Un mot de Joséphine, au sujet
de l'influence des femmes sur l'empereur.--L'empereur et la reine de
Prusse.--Les souverains ont tort de se dire mutuellement des
injures.--Départ de Cologne, et séjour à Bonn.--La maison et les jardins
de monsieur de Belderbuch.--Méditation nocturne au bord du Rhin.--Les
chants des pélerins allemands.--M. de Chaban, préfet de
Coblentz.--Simplicité d'un sage administrateur, et luxe de
Napoléon.--L'auteur s'avoue coupable d'une escobarderie.--L'empereur
incommodé pendant la nuit.--Erreur de l'auteur relevée par
Constant.--Les généraux Cafarelli, Rapp et Lauriston.--Erreur de
l'auteur au sujet de M. de Caulaincourt, relevée par l'éditeur.--Voyage
sur le Rhin.--Sites pittoresques.--La tour delà souris.--Orage et
tempête sur le Rhin.--Arrivée à Bingen.--Retard.--Double entrée à
Mayence.--Mécontentement attribué à Napoléon.--Tête-à-tête orageux.--Le
petit salut.--Larmes de l'impératrice.--Les héros et leurs valets de
chambre.--Présentation des princes de Bade.--Querelle d'intérieur, à
propos du prince Eugène.--Fermeté de l'impératrice.--_Je n'ai pas pleuré
pour être princesse_.--L'empereur esclave de l'étiquette, malgré son
affection pour le prince Eugène.--Taquinerie du grand
chambellan.--Manœuvre adroite de Joséphine.--Le prince Eugène est
présenté.--L'empereur ne se souvenant plus de sa colère.--M. de
Caulaincourt et les princes de Bade.--Nouvelle erreur sur M. de
Caulaincourt.--Ignorance des usages de la cour, attribuée par l'auteur à
M. le grand écuyer.--Note de l'éditeur sur ce passage.--Cambacérès,
grand métaphysicien.--Sortie de l'empereur contre Kant.--Prédilection de
Cambacérès pour ce philosophe.--La profondeur traitée d'obscurité par
les esprits inattentifs.--La princesse et le prince héréditaire de
Hesse-Darmstadt et sa femme la princesse Willelmine de Bade.--Curiosité
de Joséphine.--Portrait de la princesse Willelmine.--Petit triomphe de
Joséphine.--Le yacht du prince de Nassau-Weilbourg.--Déjeuner dans une
île du Rhin.--Ravages de la guerre.--L'empereur exauce le vœu d'une
pauvre femme.--Sévérité excessive d'un jugement de l'auteur.--Promenade
dans l'île.--Trait de bienfaisance de Joséphine.--L'empereur parlant
beaucoup et ne causant jamais.--Définition du bonheur, donnée par
l'empereur.--L'auteur applique à cette définition la méthode de
l'archi-chancelier.--Résultat de cette analyse.--Les schalls prêtés et
non rendus.--Excursion de l'auteur et de madame de Larochefoucault à
Francfort.--Les marchandises anglaises.--Joséphine encourageant la
fraude.--La mèche éventée.--L'empereur ne se fâche pas.--Le grand bal de
Mayence.--Exigence de l'empereur.--Joséphine obligée d'aller au bal,
quoique souffrante.--Les princesses de Nassau.--Humiliation de l'auteur,
en voyant que l'empereur ignore les usages des cours.--Déjeuner chez le
prince de Nassau.--Dureté de l'empereur à l'égard de madame Lorges.--Le
goût allemand et le goût français.--L'empereur de la Chine et l'empereur
Napoléon.--Regard lancé à l'auteur par l'empereur.--Hardiesse de
l'auteur.--Les petits hibous.--Départ de Mayence.--Monotonie des
harangues.--La harangue du renard. Pag.


CHAPITRE II.

PORTRAIT DE L'EMPEREUR.--Intérêt attaché aux moindres détails concernant
les personnages historiques.--Fleury et Michelot dans le rôle du grand
Frédéric.--Les Mémoires de Coustant consultés par les auteurs et par les
artistes.--Bonaparte au retour d'Égypte.--Son portrait par M. Horace
Vernet.--Front de Bonaparte.--Ses cheveux.--Couleur et expression de ses
yeux.--Sa bouche, ses lèvres et ses dents.--Forme de son nez.--Ensemble
de sa figure.--Sa maigreur extrême.--Circonférence et forme de sa
tête.--Nécessité de ouater et de briser ses chapeaux.--Forme de ses
oreilles.--Délicatesse excessive.--Taille de l'empereur.--Son cou.--Ses
épaules.--Sa poitrine.--Sa jambe et son pied.--Ses pieds.--Beauté de sa
main et sa coquetterie sur cet article.--Habitude de se ronger
légèrement les ongles.--Embonpoint venu avec l'empire.--Teint de
l'empereur.--Tic singulier.--Particularité remarquable sur le _cœur_ de
Napoléon.--Durée de son dîner.--Sage précaution du prince
Eugène.--Déjeuner de l'empereur.--Sa manière de manger.--Les convives
accommodans.--Mets favoris de l'empereur.--Le poulet à la
Marengo.--Usage du café.--Erreur vulgaire sur ce point.--Attention
conjugale des deux impératrices.--Usage du vin.--Anecdote sur le
maréchal Augereau.--Erreurs et contes réfutés par Constant.--Confiance
imprudente de l'empereur.--Fâcheux effets de l'habitude de manger trop
vite.--Joséphine et Constant garde-malades de l'empereur.--L'empereur
_mauvais malade_.--Tendresse, soins et courage de Joséphine.--Maladies
de l'empereur.--Ténacité d'un mal gagné au siège de Toulon.--Le
_colonel_ Bonaparte et le refouloir.--Blessures de l'empereur.--Le coup
de baïonnette et la balle du carabinier tyrolien.--Répugnance pour les
médicamens.--Précaution recommandée par le docteur Corvisart.--Heure du
lever de l'empereur.--Sa familiarité à l'égard de
Constant.--Conversations avec les docteurs Corvisart et Ivan.--Les
oreilles tirées et le médecin récalcitrant.--Causeries de l'empereur
avec Constant.--L'occasion négligée et manquée.--Le thé au saut du
lit.--Bain de l'empereur.--Lecture des journaux.--Premier travail avec
le secrétaire.--Robes de chambre d'hiver et d'été.--Coiffure de nuit et
de bain.--Cérémonie de la barbe.--Ablutions, frictions, toilette,
etc...--Costume.--Habitude de se faire habiller.--Napoléon né pour avoir
des valets de chambre.--La toilette d'étiquette non rétablie.--Heure du
coucher de l'empereur.--Sa manière expéditive de se
déshabiller.--Comment il appelait Constant.--La bassinoire.--La
veilleuse.--L'impératrice Joséphine lectrice favorite de
l'empereur.--Les cassolettes de parfums.--Napoléon très-sensible au
froid.--Passion pour le bain.--Travail de nuit.--Anecdote.--M. le prince
de Talleyrand endormi dans la chambre de l'empereur.--Boissons de
l'empereur pendant la nuit.--Excessive économie de l'empereur dans son
intérieur.--Les étrennes de Constant.--Le pincement
d'oreilles.--Tendresses et familiarités impériales.--Le prince de
Neufchâtel.


CHAPITRE III.

Somme fixée par l'empereur pour sa toilette.--Les budgets écourtés.--La
place de 1,000 écus et le revenu d'une commune.--_Quand j'étais
sous-lieutenant_.--Idée fixe de l'empereur en matière d'économies.--Les
fournisseurs et les agens comptables.--La voiture de Constant supprimée
par le grand-écuyer et rendue par l'empereur.--L'empereur jetant au feu
les livres qui lui déplaisaient.--L'Allemagne de madame la baronne de
Staël.--L'empereur surveillant les lectures des gens de sa
maison.--Comment l'empereur montait à cheval.--Éducation de ses
chevaux.--M. Jardin, écuyer de l'empereur.--Chevaux favoris de
l'empereur.--Le cheval du mont Saint-Bernard et de Marengo admis à la
pension de retraite.--Intelligence et fierté d'un cheval arabe de
l'empereur.--L'équitation et la voltige enseignées aux pages de
l'empereur.--L'empereur à la chasse.--Le cerf sauvé par
Joséphine.--Mauvaise humeur et dureté d'une dame d'honneur de
l'impératrice.--L'empereur a-t-il jamais été blessé à la
chasse?--Napoléon mauvais tireur.--La chasse aux faucons.--Fauconnerie
envoyée par le roi de Hollande.--Goût de l'empereur pour le
spectacle.--Les prédilections.--Le grand Corneille et _Cinna_.--_La Mort
de César_.--Représentations sur le théâtre de Saint-Cloud.--MM. Baptiste
cadet et Michaut.--_Les Vénitiens_ de M. Arnault père.--Conversations
littéraires de l'empereur, très-profitables pour Constant.--Usage du
tabac.--Erreurs populaires.--Tabatières de l'empereur.--Les gazelles de
Saint-Cloud.--La pipe de l'ambassadeur persan.--L'empereur mal habile à
fumer.--Constant lui donne une première et unique leçon de
_pipe_.--Maladresse et dégoût de l'empereur.--Opinion sur les
fumeurs.--Vêtemens de l'empereur.--La redingote grise.--Aversion de
l'empereur pour les changemens de mode.--Supercherie de Constant pour
amener l'empereur à les suivre.--Élégance du roi de Naples.--Discussion
sur la toilette entre l'empereur et Murat.--Calembourg royal.--Velléité
d'élégance.--Le tailleur Léger.--Napoléon et le bourgeois
gentilhomme.--L'habit habillé et la cravate noire.--Vestes et culottes
de l'empereur.--Habitude d'écolier.--Les taches d'encre.--Bas et
souliers de l'empereur.--Autre habitude.--Boucles de
l'empereur.--Napoléon ayant le même cordonnier à l'École-Militaire et
sous l'empire.--Le cordonnier mandé dans la chambre de
l'empereur.--Embarras et naïveté.--Linge et marque de l'empereur.--La
flanelle d'Angleterre.--L'impératrice Joséphine et les gilets de
cachemire.--Mensonge de la _cuirasse_.--Bonbonnière de
l'empereur.--Décorations de l'empereur.--L'épée d'Austerlitz.--Sabres de
l'empereur.--Voyages de l'empereur.--Pourquoi l'empereur n'annonçait pas
d'avance le moment de son départ, ni le terme de son voyage.--Ordres
dans les dépenses faites en route.--Présens, gratifications et
bienfaits.--Questions faites aux curés.--Les ecclésiastiques décorés de
l'étoile de la Légion-d'Honneur.--Aversion de l'empereur pour les
réponses embarrassées.--Le service en voyage.--Anecdotes.--Le capitaine
par méprise. Passe-droit fait à un vétéran.--Réponse
militaire.--Réparation.


CHAPITRE IV.

Le pape quitte Rome pour venir couronner l'empereur.--Il passe le
Mont-Cénis.--Son arrivée en France.--Enthousiasme religieux.--Rencontre
du pape et de l'empereur.--Finesses d'étiquette.--Respect de l'empereur
pour le pape.--Entrée du pape à Paris.--Il loge aux
Tuileries.--Attendons délicates de l'empereur, et reconnaissance du
Saint-Père.--Le nouveau fils aîné del'église.--Portrait de Pie VII.--Sa
sobriété non imitée par les personnes de sa suite.--Séjour du pape à
Paris.--Empressement des fidèles.--Visite du pape aux établissemens
publics.--Audiences du pape, dans la grande salle du musée.--L'auteur
assiste à une de ces réceptions.--La bénédiction du pape.--Le souverain
pontife et les petits enfans.--Costume du Saint-Père.--Le pape et madame
la comtesse de Genlis.--Les marchands de chapelets.--LE 2 DÉCEMBRE
1804.--Mouvement dans le château des Tuileries.--Lever et toilette de
l'empereur.--Les fournisseurs et leurs mémoires.--Costume de l'empereur,
le jour du sacre.--Constant remplissant une des fonctions du premier
chambellan.--Le manteau du sacre et l'uniforme de grenadier.--Joyaux de
l'impératrice.--Couronne, diadème et ceinture de l'impératrice.--Le
sceptre, la main de justice et l'épée du sacre.--MM. Margueritte, Odiot
et Biennais, joailliers.--Voiture du pape.--Le premier camérier et sa
monture.--Voiture du sacre.--Singulière méprise de Leurs
Majestés.--Cortége du sacre.--Cérémonie religieuse.--Musique du
sacre.--M. Lesueur et la marche de Boulogne.--Joséphine couronnée par
l'empereur.--Le regard d'intelligence.--Le couronnement et l'idée du
divorce.--Chagrin de l'empereur et ce qui le causait.--Serment du
sacre.--La galerie de l'archevêché.--Trône de Leurs
Majestés.--Illuminations.--Présens offerts par l'empereur à l'église de
Notre-Dame.--La discipline et la tunique de saint Louis.--Médailles du
couronnement de l'empereur.--Réjouissances publiques.


CHAPITRE V.

Cérémonie de la distribution des aigles.--Allocution de
l'empereur.--Serment.--La grande revue et la pluie.--Banquet aux
Tuileries.--Panégyrique de la conscription, fait par
l'empereur.--Grandes réceptions.--Fête à l'Hôtel-de-Ville de
Paris.--Distribution de comestibles bien réglée.--Le vaisseau de
feu.--Passage du mont Saint-Bernard au milieu des flammes.--Toilette et
service en or, offerts à Leurs Majestés par la ville de Paris.--Le
ballon de M. Garnerin.--Incident curieux.--Voyage _par air_, de Paris à
Rome, _en vingt-quatre heures_.--Billet de M. Garnerin et lettre du
cardinal Caprara.--Les bateliers et la maison flottante.--Quinze lieues
par heure.--Histoire d'un aérostat.--Intrépidité de deux
femmes.--Gratifications accordées par la ville de Paris.--Bonté de
l'empereur et de son frère Louis.--Grâce accordée par
l'empereur.--Statue érigée à l'empereur dans la salle des séances du
Corps-Législatif.--L'impératrice Joséphine et le chœur de
Gluck.--Heureux à-propos.--Le voile levé par les maréchaux Murat et
Masséna.--Fragment d'un éloge de l'empereur, prononcé par M. de
Vaublanc.--Bouquet et bal.--Profusion de fleurs au mois de janvier.


CHAPITRE VI.

Mon mariage avec mademoiselle Charvet.--Présentation de ma femme à
madame Bonaparte.--Le général Bonaparte ouvrant les lettres adressées à
son courrier.--Le général Bonaparte veut voir M. et madame Charvet.--M.
Charvet suit madame Bonaparte à Plombières.--Établissement de M. Charvet
et de sa famille à la Malmaison.--Madame Charvet, secrétaire intime de
madame Bonaparte.--Mesdemoiselles Louise et Zoé Charvet, favorites de
Joséphine.--Fantasmagorie à la Malmaison.--Jeux de Bonaparte et des
dames de la Malmaison.--M. Charvet quitte la maison pour le château de
Saint-Cloud.--Les anciens portiers et frotteurs de la reine sont
replacés.--Incendie du château et mort de madame Charvet.--L'impératrice
veut voir mademoiselle Charvet.--Elle veut lui servir de mère et lui
donner un mari.--L'impératrice se plaint à M. Charvet de ne pas voir ses
filles.--On promet une dot à ma femme.--Argent dissipé et manque de
mémoire de l'impératrice Joséphine.--L'impératrice marie ma
belle-sœur.--Recommandation bienveillante de l'impératrice.--Ma
belle-sœur, mademoiselle Joséphine Tallien et mademoiselle Clémence
Cabarus,--Madame Vigogne et les protégées de l'impératrice.--La jeune
pensionnaire et le danger d'être brûlée.--Présence d'esprit de madame
Vigogne.--Visite a l'impératrice.


CHAPITRE VII.

Portrait de l'impératrice Joséphine.--Lever de l'impératrice.--Détails
de toilette.--Audiences de l'impératrice.--Réception des
fournisseurs.--Déjeuner de l'impératrice.--Madame de La Rochefoucault
première dame d'honneur.--L'impératrice au billard.--Promenades dans le
parc fermé.--L'impératrice avec ses dames.--L'empereur venant surprendre
l'impératrice au salon.--Dîner de l'impératrice.--L'empereur fait
attendre.--Les princes et les ministres à la table de
l'empereur.--L'impératrice et M. de Beaumont.--Partie de
trictrac.--L'impératrice un jour de chasse.--Toutes les dames à la table
de Leurs Majestés.--L'impératrice vient passer la nuit avec
l'empereur.--Détails sur le réveil des augustes époux.--Goût de
l'impératrice pour les bijoux.--Anecdote sur le premier mariage de
l'impératrice.--Les poches de madame de Beauharnais.--Joyaux de
l'impératrice Joséphine.--L'armoire aux bijoux de Marie-Antoinette trop
petite pour contenir ceux de Joséphine.--Jalousie de Joséphine.--Mémoire
de l'impératrice.--L'impératrice rétablit l'harmonie entre les frères de
l'empereur.--Trait de bonté de l'impératrice Joséphine pour son valet de
chambre.--Sévérité de l'empereur; il veut renvoyer M. Frère.--Le valet
de chambre rentre en grâce.--Oubli d'un bienfait.--Générosité de
l'impératrice.--Comment les valets de chambre de l'impératrice
employaient leur temps.--Détails sur une première fille de M. de
Beauharnais, premier mari de Joséphine.--L'impératrice lui fait épouser
un préfet de l'empire.--Tendresse de l'impératrice pour Eugène et
Hortense.--Détails sur la vice-reine (Auguste-Amélie de Bavière.)--Le
portrait de famille.--L'impératrice me fait appeler pour voir ce
portrait.--Amour de Joséphine pour ses petits-enfans.--Un mot sur le
divorce.--Lettre du prince Eugène à sa femme.--Mes voyages à la
Malmaison après le divorce.--Commissions de l'empereur pour
l'impératrice Joséphine.--Mes adieux à l'impératrice.--Recommandations
de cette princesse.--L'impératrice désire voir l'empereur.--Visite à
Joséphine avant la campagne de Russie.--Visite à l'impératrice après
cette campagne.--Lettres dont je suis chargé.--Conversation avec
l'impératrice.--Ma femme va voir l'impératrice et lui montre mes
lettres.--Détails sur le budget de l'impératrice après le
divorce.--Conseil présidé par l'impératrice en robe de
toile.--L'impératrice trompée par les marchands.--Politesse de
l'impératrice.--Manière dont Joséphine punissait ses dames.--Magasin
d'objets précieux appartenant à l'impératrice.--Partage entre ses enfans
et les frères et sœurs de l'empereur.--M. Denon.--Le cabinet d'antiques
de la Malmaison.--M. Denon et la collection de médailles de
l'impératrice.--Visite de l'impératrice à l'empereur pendant que je
faisais sa toilette.--Le maillot et la pétition.--L'orpheline sauvée de
la Seine.--M. Fabien Pillet et sa femme chez l'impératrice.--Scène
touchante.


CHAPITRE VIII.

Le général Junot nommé ambassadeur en Portugal.--Anecdote sur ce
général.--La poudre et _la titus_.--Le grognard récalcitrant, et Junot
faisant l'office de perruquier.--Emportemens de Junot.--Junot,
gouverneur de Paris, bat les employés d'une maison de jeu.--L'empereur
le réprimande dans des termes de mauvais augure.--Adresse de Junot au
pistolet.--La pipe coupée, etc.--La belle Louise, maîtresse de
Junot.--La femme de chambre de madame Bonaparte rivale de sa
maîtresse.--Indulgence de Joséphine.--Brutalité d'un jockey
anglais.--NAPOLÉON, ROI D'ITALIE.--Second voyage de Constant en
Lombardie.--Contraste entre ce voyage et le premier.--Baptême du second
fils du prince Louis.--Les trois fils d'Hortense, filleuls de
l'empereur.--L'impératrice aimant à suivre l'empereur dans ses
voyages.--Anecdote à ce sujet.--L'empereur obligé malgré lui d'emmener
l'impératrice.--Joséphine à peine vêtue dans la voiture de
l'empereur.--Séjour de l'empereur à Brienne.--Mesdames de Brienne et de
Loménie.--Souvenirs d'enfance de l'empereur.--Le dîner, wisk, etc.--Le
champ de la Rothière.--L'empereur se plaisant à dire le nom de chaque
localité.--Le paysan de Brienne et l'empereur.--La mère
Marguerite.--L'empereur lui rend visite, cause avec elle et lui demande
à déjeuner.--Scène de bonhomie et de bonheur.--Nouvelle anecdote sur le
duc d'Abrantès.--Junot et son ancien maître d'école.--L'empereur et son
ancien préfet des études.--Bienfaits de l'empereur à Brienne.--Passage
par Troyes.--Détresse de la veuve d'un officier-général de l'ancien
régime.--L'empereur accorde à cette dame une pension de mille
écus.--Séjour à Lyon.--Soins délicats, mais non désintéressés, du
cardinal Fesch.--Générosité de son éminence bien rétribuée.--Passage du
Mont-Cénis.--Litières de Leurs Majestés.--Halte à l'hospice.--Bienfaits
accordés par l'empereur aux religieux.--Séjour à Stupinigi.--Visite du
pape.--Présens de Leurs Majestés au pape et aux cardinaux
romains.--Arrivée à Alexandrie.--Revue dans la plaine de
MARENGO.--L'habit et le chapeau de Marengo.--Le costume de l'empereur à
Marengo, prêté à David pour un de ses tableaux.--Description de la
revue.--Le nom du général Desaix.--Souvenir triste et
glorieux.--Entrevue de l'empereur et du prince Jérôme.--Cause du
mécontentement de l'empereur.--Jérôme et Miss Paterson.--Le prince
Jérôme va délivrer des Génois prisonniers à Alger.--Affection de
Napoléon pour Jérôme.


CHAPITRE IX.

Séjour de l'empereur à Milan.--Emploi de son temps.--Le prince Eugène
vice-roi d'Italie.--Déjeuner de l'empereur et de l'impératrice dans
l'île de l'Olona.--Visite dans la chaumière d'une pauvre
femme.--Entretien de l'empereur.--Quatre heureux.--Réunion de la
république ligurienne à l'empire français.--Trois nouveaux départemens
au royaume d'Italie.--Voyage de l'empereur à Gênes.--Le sénateur Lucien
chez son frère.--L'empereur veut faire divorcer son frère.--Réponse de
Lucien.--Colère de l'empereur.--Émotion de Lucien.--Lucien repart pour
Rome.--Silence de l'empereur à son coucher.--La véritable cause de la
brouillerie de l'empereur et de son frère Lucien.--Détails sur les
premières querelles des deux frères.--Réponse hardie de
Lucien.--L'empereur brise sa montre sous ses pieds.--Conduite de Lucien,
ministre de l'intérieur.--Les blés passent le détroit de Calais.--Vingt
millions de bénéfice et l'ambassade d'Espagne.--Réception de Lucien à
Madrid.--Liaison entre le prince de la Paix et Lucien.--Trente millions
pour deux plénipotentiaires.--Amitié de Charles IV pour Lucien.--Le roi
d'Espagne envie le sort de son premier écuyer.--Amour de Lucien pour une
princesse.--Le portrait et la chaîne de cheveux.--Le nœud de chapeau de
la seconde femme de Lucien.--Détails sur le premier mariage de Lucien,
racontés par une personne de l'hôtel même.--Espionnages.--Le maire du
dixième arrondissement et les registres de l'état civil.--Empêchement de
mariage.--Cent chevaux de poste retenus et départ pour le
Plessis-Chamant.--Le curé adjoint.--Le curé conduit de brigade en
brigade.--Arrivée du curé aux Tuileries.--Le curé dans le cabinet du
premier consul.--Plus de peur que de mal.--Conversation entre le
factotum de M. Lucien et son secrétaire, le jour de la proclamation de
l'empire français.--Détails sur l'inimitié entre Lucien et madame
Bonaparte.--Amour de Lucien pour mademoiselle Méseray.--Générosité de M.
le comte Lucien.--Dégoût de M. le comte; il ne veut pas tout
perdre.--Funeste présent.--Contrat de dupe.--Un mot sur notre séjour à
Gênes.--Fêtes données à l'empereur.--Départ de Turin pour
Fontainebleau.--La vieille femme de Tarare.--Anecdote racontée par le
docteur Corvisart.


CHAPITRE X.

Séjour à Munich et à Stuttgard.--Mariage du prince Eugène avec la
princesse Auguste-Amélie de Bavière.--Fêtes.--Tendresse mutuelle du
vice-roi et de la vice-reine.--Comment le vice-roi élevait ses
enfans.--Un trait de l'enfance de sa majesté l'impératrice actuelle du
Brésil.--Portrait du feu roi de Bavière, Maximilien Joseph.--Souvenirs
de son ancien séjour à Strasbourg, comme colonel au service de
France.--Amour des Bavarois pour cet excellent prince.--Dévoûment du roi
de Bavière pour Napoléon.--La main de Constant dans une main
royale.--Contraste entre la destinée du roi de Bavière et celle de
l'empereur.--Les deux tombeaux.--Portrait du prince royal, aujourd'hui
roi de Bavière.--Surdité et bégaiement.--Gravité et amour pour
l'étude.--Opposition du prince-royal contre l'empereur.--Voyage du
prince Louis (de Bavière) à Paris.--Sommeil de ce prince au spectacle,
et la _méridienne_ de l'archi-chancelier de l'empire.--Portrait du roi
de Wurtemberg.--Son énorme embonpoint.--Son attitude à table.--Sa
passion pour la chasse.--La monture difficile à trouver.--Comment on
dressait les chevaux du roi à porter l'énorme poids de leur
maître.--Dureté excessive du roi de Wurtemberg.--Détails singuliers à ce
sujet.--Fidélité gardée par ce monarque.--Luxe du roi de Wurtemberg.--Le
prince royal de Wurtemberg.--Le prince primat.--Toilette surannée des
princesses allemandes.--Les coches et les paniers.--Les journaux des
modes, français.--Tristes équipages.--Portrait du prince de
Saxe-Gotha.--Coquetterie de ci-devant jeune homme.--Michalon le
coiffeur, et les perruques à la Cupidon.--Toilette extravagante d'une
princesse de la confédération, au spectacle de la cour.--Madame
_Cunégonde_.--L'impératrice Joséphine se souvient de _Candide_.--Le
prince Murat, grand duc de Berg et de Clèves.--Le prince Charles-Louis
Frédéric de Bade vient à Paris pour épouser une des nièces de
l'impératrice Joséphine.--Portrait de ce prince.--La première nuit des
noces.--Vive résistance.--Condescendance d'un bon mari.--La queue
sacrifiée.--Rapprochement et bon ménage.--Le grand-duc de Bade à
Erfurt.--L'empereur Alexandre excite sa jalousie.--Maladie et mort du
grand-duc de Bade.--Un mot sur sa famille.--La grande-duchesse se livre
à l'éducation de ses filles.--Fêtes, chasses, etc.--Gravité d'un
ambassadeur turc, suivant une chasse impériale.--Il refuse l'honneur de
tirer le premier coup.


CHAPITRE XI.

Coalition de la Russie et de l'Angleterre contre l'empereur.--L'armée de
Boulogne en marche vers le Rhin.--Départ de l'empereur.--Tableau de
l'intérieur des Tuileries, avant et après le départ de l'empereur pour
l'armée.--Les courtisans _civils_ et le jour sans soleil.--Arrivée de
l'empereur à Strasbourg, et passage du pont de Kehl.--Le
rendez-vous.--L'empereur inondé de pluie.--Le chapeau de
charbonnier.--Les généraux Chardon et Vandamme.--Le rendez-vous oublié,
et pourquoi.--Les douze bouteilles de vin du Rhin.--Mécontentement de
l'empereur.--Le général Vandamme envoyé à l'armée
wurtembergeoise.--Courage et rentrée en grâce.--L'empereur devance sa
suite et ses bagages, et passe tout seul la nuit dans une
chaumière.--L'empereur devant Ulm.--Combat à outrance.--Courage
personnel et sang-froid de l'empereur.--Le manteau militaire de
l'empereur servant de linceul à un vétéran.--Le canonnier blessé à
mort.--Capitulation d'Ulm; trente mille hommes mettent bas les armes aux
pieds de l'empereur.--Entrée de la garde impériale dans
Augsbourg.--Passage à Munich.--Serment d'alliance mutuelle, prêté par
l'empereur de Russie et le roi de Prusse, sur le tombeau du grand
Frédéric; rapprochement.--Arrivée des Russes.--Le Couronnement, et la
bataille d'Austerlitz.--L'empereur au bivouac.--Sommeil de
l'empereur.--Visite des avant-postes.--Illumination
militaire.--L'empereur et ses braves.--Bivouac des gens de service.--Je
fais du punch pour l'empereur.--Je tombe de fatigue et de
sommeil.--Réveil d'une armée.--Bataille d'Austerlitz.--Le général Rapp
blessé; l'empereur va le voir.--L'empereur d'Autriche au
quartier-général de l'empereur Napoléon.--Traité de paix.--Séjour à
Vienne et à Schœnbrunn.--Rencontre singulière.--Napoléon et la fille de
M. de Marbœuf.--Le courrier Moustache envoyé à l'impératrice
Joséphine.--Récompense digne d'une impératrice.--Zèle et courage de
Moustache.--Son cheval tombe mort de fatigue.


CHAPITRE XII.

Retour de l'empereur à Paris.--Aventure en montant la côte de
Meaux.--Une jeune fille se jette dans la voiture de l'empereur.--Rude
accueil, et grâce refusée. Je reconnais mademoiselle de Lajolais.--Le
général Lajolais deux fois accusé de conspiration.--Arrestation de sa
femme et de sa fille.--Rigueurs exercées contre madame de
Lajolais.--Résolution extraordinaire de mademoiselle de Lajolais.--Elle
se rend seule à Saint-Cloud et s'adresse à moi.--Je fais parvenir sa
demande à sa majesté l'impératrice.--Craintes de Joséphine.--Joséphine
et Hortense font placer mademoiselle de Lajolais sur le passage de
l'empereur.--Attention et bonté des deux princesses.--Constance
inébranlable d'un enfant.--Mademoiselle de Lajolais en présence de
l'empereur.--Scène déchirante.--Sévérité de l'empereur.--Grâce
arrachée.--Évanouissement.--Soins donnés à mademoiselle de Lajolais par
l'empereur.--Les généraux Wolff et Lavalette la reconduisent à son
père.--Entrevue du général Lajolais et de sa fille.--Mademoiselle de
Lajolais obtient aussi la grâce de sa mère.--Elle se joint aux dames
bretonnes pour solliciter la grâce des compagnons de George.--Exécution
retardée.--Démarche infructueuse.--Avertissement de l'auteur.--Le jeune
Destrem demande et obtient la grâce de son père.--Faveur
inutile.--Passage de l'empereur par Saint-Cloud, au retour
d'Austerlitz.--M. Barré, maire de Saint-Cloud.--L'arc _barré_ et _la
plus dormeuse_ des communes.--M. Je prince de Talleyrand et les lits de
Saint-Cloud.--Singulier caprice de l'empereur.--Petite révolution au
château.--Les manies des souverains sont epidémiques.


CHAPITRE XIII.

Liaisons secrètes de l'empereur.--Quelle est, selon l'empereur, la
conduite d'un honnête homme.--Ce que Napoléon entendait par
_immoralité_.--Tentations des souverains.--Discrétion de
l'empereur.--Jalousie de Joséphine.--Madame Gazani.--Rendez-vous dans
l'ancien appartement de M. de Bourrienne.--L'empereur en tête à tête
_avec un ministre_.--Soupçons et agitation de l'impératrice.--Ma
consigne me force à mentir.--L'impératrice plaidant à mes dépens le faux
pour savoir le vrai.--Petite réprimande adressée à mon sujet par
l'empereur à l'impératrice.--Je suis justifié.--Bouderie
passagère.--Durée de la liaison de l'empereur avec madame
Gazani.--Madame de Rémusat dame d'honneur de l'impératrice.--Expédition
nocturne de Joséphine et de madame de Rémusat.--Ronflement
formidable.--Terreur panique et fuite précipitée.--Larmes et rire
fou.--L'allée des Veuves.--L'empereur en bonnes fortunes.--Le prince
Murat et moi nous l'attendons à la porte de...--Inquiétude de
Murat.--Mot _impérial_ de Napoléon.--Les pourvoyeurs officieux.--Je suis
sollicité par certaines dames.--Ma répugnance pour les marchés
clandestins.--Anciennes attributions du premier valet de chambre, non
rétablies par l'empereur.--Complaisance d'un général.--Résistance d'une
dame _après_ son mariage.--Mademoiselle E... lectrice de la princesse
Murat.--Portrait de mademoiselle E...--Intrigue contre
l'impératrice.--Entrevues aux Tuileries et quelles en furent les
suites.--Naissance d'un enfant impérial.--Éducation de cet
enfant.--Mademoiselle E... à Fontainebleau.--Mécontentement de
l'empereur.--Rigueur envers la mère et tendresse pour le fils.--Les
trois fils de Napoléon.--Distractions de l'empereur à Boulogne.--La
belle Italienne.--Découverte et proposition de Murat.--Mademoiselle L.
B.--Spéculation honteuse.--Les pas de ballet.--Le teint
échauffé.--Œillades en pure perte.--Visite à mademoiselle
Lenormand.--Discrétion de mademoiselle L. B. sur les prédictions de la
devineresse.--Crédulité justifiée par l'événement.--Balivernes.


CHAPITRE XIV.

Les trônes de la famille impériale.--Rupture du traité fait avec la
Prusse.--La reine de Prusse et le duc de Brunswick.--Départ de
Paris.--Cent cinquante mille hommes dispersés en quelques jours.--Mort
du prince Louis de Prusse.--Guindé, maréchal-des-logis du 10e de
hussards.--La voiture de Constant versée sur la route.--Empressement des
soldats à lui porter secours.--Le chapeau et le premier valet de chambre
du petit caporal.--Arrivée de l'empereur sur le plateau de
Weimar.--Chemin creusé dans le roc vif.--Danger de mort couru par
l'empereur.--L'empereur à plat ventre.--Compliment de l'empereur au
soldat qui avait failli le tuer.--Fruits de la bataille d'Iéna.--Mort du
général Schmettau et du duc de Brunswick.--Fuite du roi et de la reine
de Prusse.--La reine amazone passant la revue de son armée.--Costume de
la reine.--La reine poursuivie par des hussards français.--Ardeur et
propos des soldats.--Les dragons Klein.--Réprimande adressée et
récompense accordée par l'empereur aux soldats qui avaient poursuivi la
reine de Prusse.--Clémence envers le duc de Weimar.--Quel était le lit
de Constant sous la tente de l'empereur.--Constant partage son lit avec
le roi de Naples.--Une nuit de l'empereur et de Constant de l'empereur à
l'armée.--Le petit croûton et le verre de vin.--Intrépidité du
contrôleur de la bouche.--Visite du champ de bataille.--L'empereur
accablé de fatigue.--Réveil gracieux de l'empereur.--Sa facilité à se
rendormir.--Travail particulier de l'empereur aux approches d'une
bataille.--Les cartes et les épingles.--Activité du service en campagne
et en voyage.--Promptitude des préparatifs.--Une ambulance changée en
logement pour l'empereur.--Cadavres, membres coupés, taches de sang,
etc., enlevés en quelques minutes.--L'empereur dormant sur le champ de
bataille.--En route sur Potsdam.--Orage.--Rencontre d'une Égyptienne,
veuve d'un officier français.--Bienfait de l'empereur.--L'empereur à
Potsdam.--Les reliques du grand Frédéric.--Charlottembourg.--Toilette de
l'armée avant d'entrer dans Berlin.--Entrée à Berlin.--L'empereur
faisant rendre les honneurs militaires au buste du grand Frédéric.--Les
grognards.--Égards de l'empereur pour la sœur du roi de Prusse.--Grande
revue.--Pétition présentée par deux femmes.--Curiosité de
l'empereur.--Mission confiée à Constant.--Une suppliante de seize
ans.--L'_étiquette_.--Entretien muet.--L'empereur peu satisfait de son
tête-à-tête.--Enlèvement.--Singulière rencontre.--Aventures de la jeune
Prussienne.--Crédulité suivie de détresse.--Constant recommande la belle
Prussienne à l'empereur.--Retour d'un caprice.--Objections de
Constant.--Générosité de l'empereur.


TABLE DU TROISIÈME VOLUME


CHAPITRE PREMIER.

Avertissement de l'auteur.--Isolement des jeunes femmes pendant la
révolution.--Ma naissance et mes parens.--Le général D..... mon
père.--Le baron de V... mon mari.--Une première imprudence.--Sage
prévoyance de mon père.--Le général D..... à l'armée du Nord.--Déférence
de Carnot pour mon père.--Carnot dans le cabinet du général
D.....--Conduite de Carnot envers mon père.--Carnot le sauve de
l'exil.--Amour-propre de Carnot.--Mallet du Pan et le Mercure de
Genève.--Les représentans du peuple en mission à Besançon.--Bernard de
Saintes.--Son hôtel;--son costume;--ses manières.--Brusquerie tout à
coup suivie de politesse.--Le jacobin de bonne compagnie.--Effrayante
proposition de Bernard de Saintes et explication de ses prévenances.--M.
Briot, aide-de-camp de Bernard de Saintes.--Arrivée de Robespierre le
jeune à Besançon.--Comment je fus délivrée des poursuites de Bernard de
Saintes.--Je me rends à Paris.--Danger des châteaux en Espagne.--Les
plaisirs de Paris après la terreur.--Première représentation
d'Olympie.--La première robe de velours.--Un triomphe de
toilette.--Sages maximes de La Rochefoucault et de M. de Ségur.--Vie de
dissipation.--Mes démarches pour obtenir le rappel de mon mari.--Retour
de mon père à Paris.--Relations de mon père avec madame de
Staël.--Susceptibilité extrême de madame de Staël.--Mon père me présente
chez cette dame.--Réflexion, sur une pensée de madame Necker.--Danger
des périphrases. Pag I


CHAPITRE II

Visite aux directeurs.--Embarras de madame R.... au petit
Luxembourg.--Le meuble des Gobelins.--Le salon de Barras.--M. de
Talleyrand, madame de Staël, Bernadotte, etc. chez Barras.--Intimité de
Barras et de madame Tallien.--Scandales de la cour de Barras.--Mot
spirituel sur madame de Staël.--Dévouement de madame de Staël, en
amitié.--Une repartie de M. de Talleyrand.--Madame Grand, madame de
Flahaut, et madame de Staël.--Autre repartie de M. de
Talleyrand.--Indiscrétion de madame de Staël.--Garat le sénateur, Garat
le chanteur, et Garat le tribun.--Fatuité de Garat le chanteur.--Bonnes
fortunes de son frère le tribun.--L'écritoire oubliée.--Mauvais succès
de mes démarches.--Je suis mon père dans son ermitage.--Mort de mon
beau-père et de ma belle-mère.--Leurs bontés pour moi.--Bonaparte,
premier consul.--Mon père retourne seul à Paris.--Mon père unanimement
proposé pour le sénat.--Mon mari rayé de la liste des émigrés.--Mort de
mon père.--Premier exemple de funérailles religieuses, depuis la
terreur.--Article d'un journal sur les obsèques du général
D.....--Grandes qualités du général D.....--Ses travaux devant
Gibraltar--Ses ouvrages.--Hommage solennel rendu à la mémoire de mon
père par le corps du génie, seize ans après sa mort.


CHAPITRE III.

Madame Récamier.--Concert chez madame Récamier.--Madame Regnault de
Saint-Jean d'Angély et madame Michel.--M. Adrien de Montmorency.--Une
journée chez madame Récamier, à Clichy-la-Garenne.--Une messe dans
l'église de Clichy.--Fox, lord et lady Holland, Erskine, le général
Bernadotte, Adair et le général Moreau chez madame Récamier.--MM. de
Narbonne, Em. Dupaty, de Longchamp, de Lamoignon, Mathieu de
Montmorency.--Un moment d'embarras.--Présentation.--Déjeuner; entretien
de l'auteur avec M. Adair.--Conversation de Fox et de Moreau.--Modestie
et amabilité de Moreau.--Moreau destiné par sa famille à la profession
d'avocat.--La Harpe, lord Erskine et M. de Narbonne.--Eugène Beauharnais
et M. Philippe de Ségur.--Invitation d'Eugène à Fox, de la part de
Joséphine.--Romance de Plantade, chantée par madame Récamier.--La
duchesse de Gordon et lady Georgiana, sa fille.--La belle
Anglaise.--Lecture du _Séducteur amoureux._--Le _Diou de la
danse_.--Madame Récamier, mademoiselle de Crigny et lady Georgiana,
élèves de Vestris.--Gavotte et ravissement de Vestris.--Promenade au
bois de Boulogne.--M. Récamier.--MM. Degerando et Camille Jordan.--Le
sauvage de l'Aveyron, et M. Yzard, son gouverneur.--Habitudes du sauvage
indomptables.--Insensibilité et gloutonnerie.--Escapade.--Le sauvage en
liberté.--Chasse et reprise.--Le sauvage en jupon.--Querelle entre La
Harpe et Lalande.--Goût de celui-ci pour les araignées.--MM. de
Cobentzel; MM. de Berckeim et Dolgorouki.--Douleur et folie.--Promenade
dans le village.--Noce et bal champêtres à la guinguette de
Clichy.--Madame de Staël, madame Viotte, le général Marmont, le marquis
de Luchésini.--_Agar au désert_, scènes dramatiques jouées par madame de
Staël et madame Récamier.--Talent dramatique de madame de
Staël.--Romance de madame Viotte.--M. de Cobentzel dans les
_crispins_.--Souper.--Opinion de M. de Cobentzel sur les divers repas.


CHAPITRE IV.

Fête au Raincy, chez M. Ouvrard.--Magnifique hospitalité de M.
Ouvrard.--Les portiers ministres d'état.--Madame Tallien.--Description
de la salle du banquet.--Lord et lady Holland, madame Visconti, madame
Roger.--La princesse Dolgorouki, et le prince Potemkin.--Fox et ses
amis.--Généraux français, diplomates étrangers, etc.--Autre conversation
de l'auteur avec M. Adair.--Fox à la Malmaison.--Amabilité de
Joséphine.--Fox applaudi au théâtre français.--Fox trouvant son buste
chez le premier consul.--Accueil fait à Fox, par Bonaparte.--Fox
recherché avec empressement.--Le général Lafayette et Kosciusko.--Partie
de chasse, à courre et au tir.--Délicatesse de M. Ouvrard.--MM.
d'Hantcour et Destilières, le général Moreau.--Tentes et tables dressées
dans la forêt de Bercy.--Mésaventure de Berthier et de madame
Visconti.--Le cheval emporté, chute de Berthier dans une mare; retraite
précipitée.--Conversation avec le général Lannes.--Opinion de Lannes sur
l'état militaire.--Pressentiment et souvenir.--La forêt
illuminée.--Dégoût de M. Erskine pour la chasse.--MM. de Saint-Farre et
Saint-Albin, fils du duc d'Orléans.--Symphonies et fanfares pendant le
dîner.--Chanson; couplets en l'honneur de lady Holland.--Bal sur la
pelouse.--M. Ouvrard en butte à l'inimitié de Bonaparte.--M. Collot
prenant la défense de M. Ouvrard; réponse de Bonaparte.--Bals masqués du
salon des étrangers.--Jeu effrayant.--Le danseur Duport; mesdames
Bigotini et Miller.--Générosité d'un Anglais.--Scène singulière; entrave
secrète et conversation de Joséphine et de madame Tallien, au cercle des
étrangers.


CHAPITRE V.

Sépulture de mon père dans le parc de sa maison de
campagne.--Imprévoyance.--Maison ruineuse.--Confiance de mon mari en
moi.--Son insouciance.--Visite à ma mère.--Maladie.--Travaux
d'embellissement à ma maison de campagne.--Voyage en Angleterre, à la
paix d'Amiens.--Le Ranelagh.--Madame Fitzhebert et le prince de
Galles.--Lady Jersey.--Perfidie attribuée à une femme.--La première nuit
des noces du prince de Galles (depuis George IV) et de la reine
Caroline.--Dureté et froideur du prince de Galles envers sa
femme.--Manières étranges de la princesse de Galles.--Courte faveur de
lady Jersey.--Retour du prince de Galles à madame Fitzhebert.--Passion
du prince pour cette dame.--Toast porté par le prince à sa
maîtresse.--Le prince de Galles et les femmes de quarante ans.--Le
prince de Galles inséparable de madame Fitzhebert.--Amabilité du prince
à mon égard.--Il me présente à la duchesse de Devonshire.--Conversation
avec le prince.--Son genre d'esprit.--Bonhomie d'un voyageur.--Le prince
de Galles parlant parfaitement français.--Le prince régent et Henri
V.--Excès de familiarité puni.--Fête magnifique chez la duchesse de
Devonshire.--Monseigneur le duc d'Orléans et le duc de Beaujolais, son
frère.--Les _routs_ de Londres.--Les _parties de thé_.--Les _belles_
pommes de terre et le _capital_ beefstake.--Les peines
d'estomac.--Timidité des Anglaises.--Leurs bonnes qualités.--Les femmes
mariées en France et en Angleterre.


CHAPITRE VI

Beauté des Anglaises.--Comparaison entre les Anglaises et les
Françaises.--Les enfans.--Les veuves.--Liberté des jeunes
filles.--Respect et froideur filiale.--Le poëte Shandy.--L'aïeul et les
petits-fils.--Autorité paternelle absolue en Angleterre.--Les maisons de
Londres.--Une ville de bourgeois.--Commodité et tristesse.--Les salles
de spectacle.--L'opéra italien à Londres.--Un bal masqué.--Gaîté
anglaise, gravité française.--Les voyages.--Manie du changement chez les
Anglais.--Les voyages d'_agrément_.--La reine Caroline, _reine de la
canaille_.--Bergami et les caricatures.--La reine à
Hammersmith.--L'alderman Hood.--Costume et coiffure de la reine.--Les
corporations.--Équipage grotesque des dames de la cour de
Hammersmith.--Le parc de la reine dévasté par ses _courtisans_.--Audace
et humiliation de la reine au couronnement de George IV.--Maladie et
mort de la reine attribués à son désappointement.--Convoi de la
reine.--Patience des soldats anglais mise à l'épreuve.--Insolence et
poltronnerie de la canaille.--Visite dans une brasserie.--M. Brunel,
ingénieur.


CHAPITRE VII.

Les deux maisons des habitans de Londres.--La noblesse
anglaise.--Taciturnité générale.--Le château de Blenheim, récompense
nationale décernée au duc de Marlborough.--Architecture de
Blenheim.--Trophées attristans.--Terre du marquis de Buckingham.--Les
tableaux.--Vénus en Jupon d'indienne.--L'estomac classique.--Le château
de Park-Place.--Terre du lord Harcourt.--Oxford.--Les universités.--La
jeunesse française et la jeunesse anglaise.--Les étudians anglais.--La
grotte et le diamant.--Impromptu de lord Albermale.--Le cadeau
impossible.--Distinction des rangs.--Doux visages et rudes
manières.--Affectation des femmes en France et en Angleterre, attribuée
à des causes différentes.--Cheltenham.--Bath.--Les jeunes
poitrinaires.--Windsor.--Richemont.--Les gazons anglais; d'où provient
leur fraîcheur.--Retour en France.


CHAPITRE VIII.

Mauvais goût très-dispendieux.--Mon voisin M. Lecouteulx de
Canteleu.--Je revois madame de Staël.--M. Melzi, président de la
république ligurienne.--M. Godin.--La belle Grecque.--Rien que de beaux
yeux.--Mariage devant l'arbre de la
liberté.--Divorce--Cambacérès.--Fâcheux effets du ridicule.--L'abbé
Sieyès.--Heureuse influence d'un mot de Mirabeau.--L'arrêt
d'exil.--Madame de Chevreuse.--Dureté de l'empereur.--Mort de madame de
Chevreuse.--Mort du duc d'Enghien.--Procès de Moreau.--Conversation
entre le premier consul et M. de Canteleu.--MM. de
Polignac.--Brouillerie entre madame Moreau et Joséphine.--Justification
imprudente.--Le portrait.--Recommandations aux jeunes femmes.--MM. de
Toulougeon et de Crillon chez M. de Cauteleu.--L'inflexible
Moniteur.--Mort de madame de Canteleu.--Joséphine voulant faire rompre
son mariage avec Bonaparte.--Sage conseil de M. de Canteleu.--Inquiétude
de Joséphine.--Manœuvres de Lucien contre Joséphine.--Bonaparte refusant
sa porte à Joséphine.--Larmes et réconciliation.--Superstition de
Napoléon.--Adresse de Joséphine.--Le confident discret.--Reconnaissance
de Joséphine.--Je suis recommandée à Joséphine par M. Lecouteulx de
Canteleu.


CHAPITRE IX

Supplément au journal du voyage à Mayence.--Madame la princesse de
Craon.--Le prince de B..... et ses deux fils.--Faveurs de Napoléon non
sollicitées.--Motifs pour les accepter.--Froideur de Louis XVIII, et
irritation du prince de B......--M. d'Aubusson.--Le prince de B......
demandant la clef de chambellan et craignant de l'obtenir.--Madame la
princesse de B...... écrit à l'empereur.--Causticité de madame de
Balbi.--Anne et _zèbre_ de Montmorency.--Madame de Lavalette, dame
d'atours.--Attributions de sa place usurpées par l'impératrice
Joséphine.--Joséphine abuse du blanc.--Fâcheux effet du blanc sur le
visage de l'impératrice.--Les farines.--Question indiscrète d'un
docteur.--Réponse normande.--Le rouge et le blanc.--Toilette de
Joséphine et de ses dames pour la cérémonie du 14 juillet.--Portrait de
M. Denon.--Service d'honneur de l'impératrice pendant le voyage à
Aix-la-Chapelle.--M. Deschamps, secrétaire des commandemens de
l'impératrice.--Ses idées sur les alimens.--Influence des alimens sur
l'esprit.--Routes défoncées.--Frayeur de Joséphine.--Excès de prudence
pris pour du courage.--Confusion de mots.--La crainte du
tonnerre.--Attention charmane de Joséphine pour l'auteur.--Voiture
versée.--Importance de la première femme de chambre, et simplicité de
l'impératrice.

CHAPITRE X.

Vérité des tableaux de Téniers.--Beaux paysages et affreuse
population.--Influence de la vie sédentaire et de l'abus du
café.--Séjour à Aix-la-Chapelle.--L'impératrice à la
préfecture.--Heureux hasard.--Mauvaise habitude et mauvaise humeur de
madame de L....--L'auteur citée pour modèle par Joséphine.--Lésinerie de
madame de L....--L'eau de Cologne de J. M. Farina.--Adoration
perpétuelle devant l'empereur.--Napoléon questionneur.--M. de R.......
courtisan parfait.--Définition du courtisan par le duc d'Orléans,
régent.--Jalousie excitée par la broderie d'un habit.--Colère de M.
d'Aubusson.--Plaisanterie cruelle.--Portrait de madame de La
Rochefoucault.--Ambition et désappointement.--Piége de cour.--Le général
Franceschi.--Naïveté de sa femme.--Querelles et coups de
pincettes.--Diplomatie féminine à propos de révérences.--La révérence en
pirouette.--Embarras, consultations et explication.--Les visages et les
masques.--Gaucherie germanique.--Passion d'une princesse pour M. de
Caulaincourt.--Colère de Napoléon excitée par la laideur d'une
actrice.--Réintégration de M. Méchin destitué.--Humanité du prince
primat.--Attention de ce prince pour l'auteur.--L'éventail brisé et
remplacé.--Erreur légère et chagrin de Joséphine.--Audiences de
Marie-Louise.--Questions habituelles de l'empereur répétées par
Marie-Louise.--Gaucherie impériale.--Mauvaise mémoire de Marie-Louise.

CHAPITRE XI.

De Mayence à Saverne.--Le général Ordener et madame de La
Rochefoucault.--Plaintes de madame de La Rochefoucault à
l'impératrice.--Bonté de Joséphine.--Sa douceur dégénérant en
faiblesse.--Jalousie entre ses femmes de chambre.--Mademoiselle Avrillon
et madame Saint-Hilaire.--Madame de La Rochefoucault grondant
l'impératrice.--Larmes de Joséphine.--Joséphine parlant de la mort du
duc d'Enghien.--Prières de Joséphine et regret de Napoléon.--Arrivée à
Nancy.--M. d'Osmond, évêque de Nancy.--Madame Lévi.--Invitation à
déjeuner refusée par l'impératrice.--_Autre temps, autres
mœurs_.--Prodigalité de Joséphine, venant de la bonté de son
cœur.--Importunités des marchands.--Joséphine achetant une bourse que
son intendant refuse de payer.--Triomphe de Napoléon en voyage et froid
accueil des Parisiens.--Opinion de Napoléon sur le 10 août.--Mépris de
Napoléon pour le peuple.--Chagrins domestiques de
l'auteur.--Spéculations sur les fonds publics.--Engagement
imprudent.--Dépenses énormes et inévitables.--Vente à réméré de la terre
de V...--Beau rêve et triste réveil.--Le spéculateur en perte.--Fuite de
MM.*** et ruine de l'auteur.--Lettre de MM.*** à
l'auteur.--Résolution soudaine.--L'auteur priant l'impératrice
d'accepter sa démission.--Le général Foulers envoyé à l'auteur par
l'impératrice.--Instance de Joséphine.--Explication différée.

CHAPITRE XII.

Événement tragique raconté par madame de La Rochefoucault.--Dernière
précaution d'une mourante.--Désespoir d'un jeune homme.--Réflexions de
la maréchale... sur cette aventure.--Le voleur de cœur.--Attendrissement
suivi d'hilarité.--Le diamant volé et retrouvé.--Empressement des jeunes
femmes auprès de la maréchale...--La devise de la république brodée en
garniture de robe par ordre de la maréchale...--Tendresse du prince de
Talleyrand pour mademoiselle Charlotte.--Conjectures.--Stupéfaction du
corps diplomatique.--Question de M. d'Azara à madame Duroc.--Méprise de
celle-ci.--Madame Duroc prise pour habile diplomate.--Désolation de
madame Duroc qui craint de passer pour sotte.--Promenade proposée par
l'empereur.--Correspondance mystérieuse.--Lettres anonymes.--Napoléon
dénoncé à Joséphine, et Joséphine dénoncée à Napoléon.--L'espion
cherchant à exciter la jalousie de l'empereur.--Secret
impénétrable.--Promenade à la Malmaison.--Noms rayés par
l'empereur.--Bonne mémoire de Napoléon.--Spectacle et cercle à la
cour.--Mésaventure d'un riche banquier.--Mot de la princesse Dolgorouki
sur la cour impériale.

CHAPITRE XIII.

Conversation avec l'impératrice, au sujet au mariage du prince
de....--Ordre donné par l'empereur au prince de se séparer de sa
maîtresse.--Esprit et paresse du prince de....--Démarches de
madame*** auprès de l'empereur.--Résultat de ses
démarches.--Madame***, mariée au prince de.....--Sotte timidité des
gens d'esprit, et audace heureuse des sots.--Mécontentement de
l'empereur.--Son aversion pour madame***.--Les deux premiers maris de
madame***.--Double complaisance, et argent reçu des deux
mains.--Consentement acheté fort cher.--Suite de la conversation avec
l'impératrice.--Détails racontés par l'impératrice sur les sœurs de
l'empereur.--Toilette de la princesse Pauline.--_Aisance_
incroyable.--Mort du fils du général Leclerc et de la princesse
Pauline.--Le café et le sucre.--Économie outrée de la princesse Pauline
et des frères et sœurs de Napoléon.--Traits de parcimonie de
madame-mère.--La dame de compagnie à mille francs d'appointemens, et le
voile de 500 francs.--Le melon au sucre.--Madame-mère se coupant des
chemises.--Parcimonie du cardinal Fesch.--Louis Bonaparte.--Exaltation
de ses sentimens.--Dehors froids et âme passionnée de Louis.--Sa
jalousie.--Mademoiselle C., amie de la reine Hortense.--Portrait de la
reine Hortense.--Hilarité d'Hortense excitée par une épithète
impériale.--Gravité de Cambacérès déconcertée.--Gravité d'un jugement de
Napoléon sur son frère Joseph.--Tête-à-tête de l'auteur avec
Joséphine.--L'impératrice enviant le sort d'une pauvre femme.--Aversion
de Joséphine pour l'étiquette.--Chagrin causé à l'impératrice par des
calomnies.--Lettre de Napoléon à Joséphine au sujet
d'Hortense.--Timidité d'Hortense vis-à-vis de Napoléon.--L'auteur
persiste dans sa résolution de s'éloigner de la cour.

CHAPITRE XIV.


Préparatifs de départ.--Devoirs pénibles.--Suppositions
ridicules.--Calomnies.--Souvenir redouté.--Faiblesse de caractère de
Joséphine.--Contes absurdes.--Pensée
accablante.--Désespoir.--Imprudence.--Horreur du monde.--Confiance
trompée.--Les domestiques de madame de V*** la suivent dans sa
retraite.--Goût de madame de V*** pour l'agriculture.--Les laquais
valets de ferme.--Souvenirs de Paris effacés.--Tranquillité
parfaite.--Un seul chagrin.--Bonté et empressement de Joséphine.--Place
accordée à M. de V***, sur la recommandation de
l'impératrice.--Rancune de l'amour-propre offensé.--Le créancier par
vengeance.--Mémoire de M. Lacroix-Frainville.--Beaucoup de mots et peu
de choses.--Réponse de l'auteur à ce mémoire.--Danger de
l'éloquence.--Mot du cardinal Duperron à ce sujet.--L'éloquence
pernicieuse à la tribune et au barreau.--Translation à Montmartre des
restes du général D...., père de l'auteur.--Nouvel abus de
confiance.--Retour de l'auteur dans sa terre.--Infidélité et ingratitude
de ses domestiques.--L'auteur renonce à l'agriculture.


CHAPITRE XV.

Moment d'ennui.--L'ennui chassé par la régularité.--L'alarme du coup de
cloche dans les couvens.--Faiblesses d'amour-propre.--Amour de la
solitude.--Devoirs de la société rendant plus amer le changement de
fortune.--Les commérages politiques et les soirées de
province.--Expérience faite par madame de V*** sur
elle-même.--Abstinence volontaire pendant trois mois.--Bon succès de
l'expérience.--Un mot sur l'ambition.--Le septuagénaire marié à une
jeune femme.--Honteux calcul.--Une place et la tombe.--La ronde des
fous.--L'auteur revient à Paris.--Insomnies.--Abus de l'opium.--Absences
de raison.--Maison de santé pour les aliénés.--Folie périodique.--Effets
opposés de la folie.--Mémoire trop fidèle.--Indifférence pour les
malades.--La folie causée souvent par de légères causes.--Guérison.--La
restauration.--Démission donnée par M. de V***.--Réflexions sur la
chute de Napoléon.--Les généraux de l'empire et le cortége de
Monsieur.--Cérémonie à Notre-Dame.--Départ pour l'exil et retour de
l'exil.--Abandon et fidélité.--Épisode.

CHAPITRE XVI.

Aventures de la présidente D***.--La mariée de treize ans et la dote
de 1,600,000 francs.--Miniature.--Négligence conjugale.--L'officier
amoureux.--Lettre d'amour écrite à la femme et remise au
mari.--Piége.--Rendez-vous perfide.--Effroi.--Le _basset à jambes
torses_.--Le piége se referme.--La jeune femme perdue par son
mari.--Éclat imprudent.--Cartel refusé.--La présidente D*** mise au
couvent.--Amour accru par les persécutions.--L'espion.--Tentative de
suicide.--Sortie du couvent.--Vigilance mise en défaut.--L'amant en
livrée.--Stations dans les auberges.--La chaumière et l'amour.--Le
couvent de Chaillot.--Imprudence.--Fureur du président
D***.--Arrestation et réclusion de la présidente dans une maison de
fous.--Constance d'un amant.--Les geôliers achetés.--Évasion et fuite en
Angleterre.--Révocation des lettres de cachet.--Retour de la présidente
à Paris.--Séduction, résistance et faiblesse.--Découverte
douloureuse.--Duel sur un paquebot.--Vengeance implacable du président
D***.--Madame D*** ruinée par son mari.--Le fils de M.
D***.--Constitution féminine.--Mystifications d'un Suédois.

CHAPITRE XVII.

Dangers de l'indépendance.--Influence de la seconde
éducation.--Exaltation.--Grave confidence.--Retour de Napoléon au 20
mars.--Calamités prévues.--Chagrin.--Trahisons et défections.--Mesures
impuissantes.--Moyen de salut imaginé par l'auteur.--Napoléon devant
être isolé des soldats.--Idée fixe.--Les destinées de la France
attachées à la vie de Napoléon.--La mort de Napoléon nécessaire au salut
de la France.--Comparaison entre le duelliste et le meurtrier par
dévouement.--Assassins sauveurs de leur patrie.--Scévola.--Hésitation et
résolution.--Plan de l'auteur.--Les petits pistolets et la chaise de
poste.--L'auteur faisant sacrifice de sa vie.--L'auteur au tir de
Lepage.--L'auteur communiquant son projet au prince de
Polignac.--Résignation du prince aux décrets de la
Providence.--Influence d'un sourire de M. de Polignac.--Réveil d'un rêve
de gloire.--Dévouement à deux maîtres.--L'auteur regrettant
l'inexécution de son projet.--Le prince de Polignac et la machine
infernale.--Accusation contre le prince réfutée par
l'auteur.--Désintéressement de l'auteur.--Indifférence de l'auteur pour
les jugemens du monde.--Opinion de l'auteur sur Napoléon.--M. de
Chateaubriand et Carnot.--_La main de fer et le gant de
velours_.--Esclavage de la presse périodique, sous
l'empire.--Invariabilité des sentimens de l'auteur.--Conclusion.

CHAPITRE XVIII.

Suite de succès.--Le général Beaumont.--Le colonel (aujourd'hui général)
Gérard.--Cent quarante drapeaux pris sur l'ennemi.--Le général Savary,
le maréchal Mortier, le prince Murat.--Départ de Berlin.--Le
grand-maréchal Duroc se casse une clavicule.--Séjour de l'empereur à
Varsovie.--Empressement de la noblesse polonaise.--L'empereur voit pour
la première fois madame V....--Portrait de cette dame.--Agitation de
l'empereur.--Singulière mission confiée à un grand
personnage.--Premières avances de l'empereur rejetées.--Confusion de
l'ambassadeur.--Préoccupation de Sa
Majesté.--Correspondance.--Consentement.--Premier rendez-vous.--Pleurs
et sanglots.--L'entrevue sans résultat.--Second rendez-vous.--Madame
V... au quartier-général de Finkenstein.--Tendresse de madame V... pour
l'empereur.--Repas en tête à tête.--Constant chargé seul du
service.--Conversation.--Occupations de madame V... hors de la présence
de l'empereur.--Douceur et égalité d'humeur de madame V....--Madame V...
à Schœnbrunn avec l'empereur.--Emploi mystérieux dont Constant est
chargé.--La pluie et les ornières.--Inquiétude et recommandations de
l'empereur.--La voiture versée.--Chute peu dangereuse.--Constant
soutenant madame V....--Grossesse.--Soins prodigués par l'empereur à
madame V....--Le petit hôtel de la Chaussée-d'Antin.--Solitude
volontaire de madame V....--Naissance d'un fils.--Joie de Napoléon.--Le
nouveau-né fait comte.--Madame V... conduit son fils à l'empereur.--Le
jeune comte sauvé par le docteur Corvisart.--Les cheveux, la bague et le
_motto_.--La Lavallière de l'empire et les favorites du vainqueur
d'Austerlitz.

CHAPITRE XIX.

Campagne de Pologne.--Bataille d'Eylau.--_Te Deum_ et _De
profundis_.--Retard involontaire du prince de Ponte-Corvo.--Les généraux
d'Hautpoult, Corbineau et Boursier blessés à mort.--Courage et mort du
général d'Hautpoult.--Le _bon coup_ du général Ordener.--Pressentimens
du général Corbineau.--Argent de la cassette de l'empereur, avancé par
Constant au général Corbineau, quelques instans avant sa
mort.--Enthousiasme des Polonais.--Mauvaise humeur des
Français.--Anecdotes.--Le fond de la langue polonaise.--Misère et
gaîté.--Hilarité des soldats excitée par une réponse de
l'empereur.--L'ambassadeur persan.--Envoi du général Gardanne en
Perse.--Trésor non retrouvé.--Séjour de l'empereur à
Finkenstein.--L'empereur trichant au vingt-et-un.--L'empereur partageant
son gain avec Constant.--Passe-temps des grands officiers de
l'empereur.--Pari gagné par le duc de Vicence.--Mystification de M. B.
d'A***.--Le prince Jérôme amoureux d'une actrice de Breslau.--Mariage
de l'actrice avec le valet de chambre du prince.--Complaisance et
jalousie.--Les frères de l'empereur faisant antichambre.--L'empereur
aimant et grondant ses frères.--Le maréchal Lefebvre nommé duc de
Dantzig par l'empereur.--Anecdote du chocolat de Dantzig.--Bataille de
Friedland; rapprochement de dates.--Gaîté de l'empereur pendant la
bataille.--Paix avec la Russie.--Entrevue de l'empereur et du czar à
Tilsitt.--Le roi et la reine de Prusse.--Galanterie et rigueur de
Napoléon.--Rudesse du grand-duc Constantin.--Banquet militaire.--Concert
exécuté par des musiciens haskirs.--Visite de Constant aux
Baskirs.--Repas à la cosaque.--Tir à l'arc.--Succès de
Constant.--Souvenir _frappant_.--Soldat moscovite décoré par l'empereur
Napoléon.--Retour par Bautzen et Dresde, et rentrée en France.

CHAPITRE XX.

Mort du jeune Napoléon, fils du roi de Hollande.--Gentillesse de cet
enfant.--Faiblesse de nourrice et fermeté du jeune prince.--Soumission
du jeune prince à l'empereur.--Tendresse de cet enfant pour
l'empereur.--Joli portrait de famille.--Le cordonnier et le portrait de
_mon oncle Bibiche_.--Les gazelles de Saint-Cloud.--Le roi et la reine
de Holande réconciliés par le jeune Napoléon.--Affection de l'empereur
pour son neveu.--L'héritier désigné de l'empire.--Présage de
malheurs.--Première idée du divorce.--Douleurs de l'impératrice
Joséphine à la mort du jeune Napoléon.--Désespoir de la reine
Hortense.--Idée d'un chambellan.--Douleur universelle causée par la mort
du jeune prince.


CHAPITRE XXI.

Retour de la campagne de Prusse et Pologne.--Restauration du château de
Rambouillet.--Peinture de la salle de bain.--Surprise et mécontentement
de l'empereur.--Séjour de la cour à Fontainebleau.--Exigence des
aubergistes.--Pillage exercé sur les voyageurs.--Le cardinal Caprara et
bouillon de 600 francs.--Tarif imposé par l'empereur.--Arrivée à Paris
de la princesse Catherine de Wurtemberg.--Mariage de cette princesse
avec le roi de Westphalie.--Relations du roi Jérôme avec sa première
femme.--Le valet de chambre Rico envoyé en Amérique.--Tendresse de la
reine de Westphalie pour son époux.--Lettre de la reine à son
père.--Arrestation de la reine par le marquis de Maubreuil.--Vol de
diamans.--Présens du czar à l'empereur.--Promenades de l'empereur dans
Fontainebleau.--Bonté de l'empereur et de l'impératrice pour un vieil
ecclésiastique, et entretien de l'empereur avec ce vieillard.--Le
cardinal de Belloy, archevêque de Paris.--Touchante allocution d'un
prélat presque centenaire.--Chasse de l'empereur.--Costumes et équipages
de chasse.--Intrigue galante de l'empereur à Fontainebleau.--Commission
mystérieuse donnée à Constant, dans l'obscurité.--Mauvaise
ambassade.--Gaîté de l'empereur.--L'empereur guidé par Constant, dans
les ténèbres.--Plaisanteries et remercîment de
l'empereur.--Refroidissement subit de l'empereur.--Spectacle à
Fontainebleau.--Mésaventure de mademoiselle Mars.--Perte promptement
réparée.


CHAPITRE XXII.

Voyage de l'empereur en Italie.--Peu de temps pour les
préparatifs.--Services complets envoyés sous diverses
directions.--Service de la chambre en voyage.--Constant inséparable de
l'empereur.--Fourgon du service de la bouche.--Ordre réglé pour les
repas de l'empereur en voyage.--Déjeuners de l'empereur en plein
champ.--Les anciens officiers de bouche du roi au service de
l'empereur.--M. Colin et M. Pfister.--MM. Soupe et Pierrugues.--Arrivée
subite de l'empereur à Milan.--Illumination improvisée.--Joie du prince
Eugène et des Milanais.--Affection et respect de l'empereur pour la
vice-reine.--Constant complimenté par le vice-roi.--L'empereur au
théâtre de la Scala.--Passage par Brescia et Vérone.--Aspect de la
Lombardie.--Terreur inspirée à Constant par les harangues
officielles.--Course dans Vicence.--L'empereur très-matinal en
voyage.--Les rizières.--Paysages pittoresques.


CHAPITRE XXIII.

Arrivée à Fusina.--La péote et les gondoles de Venise.--Aspect de
Venise.--Saluts de l'empereur.--Entrée du cortége impérial dans le grand
canal.--Jardin et plantations improvisées par l'empereur.--Spectacle
nouveau pour les Vénitiens.--Conversation de l'empereur avec le vice-roi
et le grand-maréchal.--L'empereur parlant très-bien, mais ne causant
pas.--Observation de Constant sur un passage du journal de madame la
baronne de V***.--Opinion de l'empereur sur l'ancien gouvernement de
Venise.--Le lion devenu vieux.--Le doge, sénateur français.--L'empereur
décidé à faire respecter le nom français.--Visite à l'arsenal.--Ecueils
dangereux.--La tour d'observation.--Les chantiers.--_Le
Bucentaure_.--Chagrin d'un marinier, ancien serviteur du doge.--Les
noces du doge avec la mer, interrompues par l'arrivée des
Français.--Douleur du dernier doge Ludovico Manini.--Les
gondoliers.--Course de barques et joute sur l'eau, en présence de
l'empereur.--Coup d'œil de la place Saint-Marc pendant la
nuit.--Habitudes et travail de l'empereur à Venise.--Visite à l'église
de Saint-Marc et au palais du doge.--Le môle.--La tour de
l'horloge.--Mécanique de l'horloge.--Les prisons.--Visite rendue par
Constant et Roustan à une famille grecque.--Constant questionné par
l'empereur.--Curiosité de Constant désappointée.--Enthousiasme d'une
belle Grecque pour l'empereur.--Vigilance maritale et
enlèvement.--Décret de l'empereur en faveur des Vénitiens.--Départ de
Venise et retour eu France.


TABLE DU QUATRIÈME VOLUME


CHAPITRE PREMIER.

Arrivée à Paris.--Représentation d'un opéra de M. Paër.--Le théâtre des
Tuileries.--M. Fontaine, architecte.--Critiques de l'empereur.--L'arc de
triomphe de la place du Carrousel jugé par l'empereur.--Plan de réunion
des Tuileries au Louvre.--Vastes constructions projetées par
l'empereur.--Restauration du château de Versailles.--Note de l'empereur
à ce sujet.--Visite de l'empereur à l'atelier de David.--Tableau du
Couronnement.--Admiration de l'empereur.--M. Vien.--Changement indiqué
par l'empereur.--Anecdote racontée par le maréchal Bessières.--Le
peintre David et la perruque du cardinal Caprara.--Longue
visite.--Hommage rendu par l'empereur à un grand artiste.--Complimens de
Joséphine.--Le tableau des Sabines dans la salle du conseil-d'état.


CHAPITRE II.

Mariage de mademoiselle de Tascher avec le duc d'Aremberg.--Mariage
d'une nièce du roi Murat avec le prince de Hohenzollern.--Grandes fêtes
et bals masqués à Paris.--L'empereur au bal de M. de
Marescalchi.--Déguisement de l'empereur.--Instructions de
Constant.--L'empereur toujours reconnu.--L'_incognito_
impossible.--Plaisanteries de l'empereur.--Napoléon intrigué par une
inconnue.--L'impératrice au bal de l'Opéra.--L'empereur voulant
surprendre l'impératrice au bal masqué.--Napoléon en domino.--Constant
camarade de l'empereur et le tutoyant.--Espiégleries d'un masque et
embarras de l'empereur.--Explication entre Napoléon et Joséphine.--Quel
était le masque qui avait intrigué l'empereur.--Mascarades
parisiennes.--Le docteur Gall et les têtes à perruque.--Bal costumé et
masqué chez la princesse Caroline.--Constant envoyé à ce bal par
l'empereur.--Instructions données par l'empereur à Constant.--Mariage du
prince de Neufchâtel avec une princesse de Bavière.--Présent offert à
l'impératrice par un habitant de l'île de France.--La macaque bien
élevée.--Habitudes civilisées.


CHAPITRE III.

Voyage de l'empereur et de l'impératrice.--Séjour à Bordeaux et à
Bayonne.--Arrivée de l'infant d'Espagne don Carlos.--Maladie de l'infant
et attentions de l'empereur.--Le château de Marrac.--La danse des
Basques.--Costumes basques.--Lettre adressée à l'empereur par le prince
des Asturies.--Surprise de l'empereur.--Cortége envoyé par l'empereur au
devant du prince.--Entrée du prince à Bayonne.--Le prince mécontent de
son logement.--Entrevue du prince et de l'empereur.--Dîner des princes
et grands d'Espagne avec Napoléon.--Sévérité de Napoléon à l'égard du
prince Ferdinand.--Arrivée de l'impératrice à Marrac.--Arrivée du roi et
de la reine d'Espagne à Bayonne.--Anecdote de mauvais augure racontée au
prince des Asturies.--Service d'honneur français de leurs majestés
espagnoles.--Cérémonie du baise-main.--Le prince des Asturies mal
accueilli par le roi son père.--Arrivée du prince de la Paix.--Entrevue
de l'empereur et du roi d'Espagne.--Douleur de ce monarque.--Rigueurs
exercées contre don Manuel Godoï, dans sa prison.--Equipage du roi et de
la reine d'Espagne.--Portrait et habitudes du roi.--Portrait de la
reine.--Leçons de toilette française.--Taciturnité du prince des
Asturies (le roi Ferdinand VII).--Affections du roi pour Godoï.--Les
princes d'Espagne à Fontainebleau et à Valençay.--Goût du roi d'Espagne
pour la vie privée.--Passion de Charles IV pour l'horlogerie.--Le
confesseur _sifflé_.--Charles IV prenant, dans sa vieillesse, des leçons
de violon.--M. Alexandre Boucher.--L'étiquette et le duo royal.--Arrivée
à Bayonne de Joseph Bonaparte, roi d'Espagne.--Joseph complimenté par
les députés de la junte.--M. de Cevallos et le duc de l'Infantado à la
cour du nouveau roi.


CHAPITRE IV.

Mort de M. de Belloy, archevêque de Paris.--Vie d'un siècle et trop
courte.--Beau trait de l'archevêque de Gênes.--L'enfant du
bourreau.--Retour d'Espagne du grand-duc de Berg.--Départ de
Marrac.--Tabatières prodiguées par l'empereur.--La chambre du premier
roi Bourbon.--Souvenir d'Égypte.--La pyramide et les mamelucks.--Les
balladeurs.--Visite de l'empereur au grand-duc de Berg.--Préparatifs
inutiles.--Le plus vieux soldat de France.--Le centenaire.--Hommage de
l'empereur à la vieillesse.--Le soldat d'Égypte.--Arrivée à
Saint-Cloud.--Le 15 août.--L'empereur avare de louanges.--Mauvaise
humeur de l'empereur.--Napoléon et le dieu Mars.--L'ambassadeur de
Perse.--Audience solennelle.--Élégance et générosité d'Asker-kan.--Les
sabres de Tamerlan et de Kouli-kan.--Galanterie persane.--Goût
d'Asker-kan pour les sciences et les arts.--Le _prix long_ et le _prix
court_.--L'indienne préférée au cachemire.--Divertissement
oriental.--Les armes du sophi et le chiffre de l'empereur.--Asker-kan à
la Bibliothèque impériale.--Le Coran.--Portrait du sophi.--Le grand
ordre du Soleil donné au prince de Bénévent.--Chute d'Asker-kan au
concert de l'impératrice.--M. de Barbé-Marbois, médecin malgré lui.


CHAPITRE V.

Translation de la statue colossale de la place Vendôme.--Les chevaux de
brasseur.--Dernière partie de barres de Napoléon.--Départ pour
Erfurt.--Logemens des empereurs.--Garnison d'Erfurt.--Acteurs et
actrices du Théâtre-Français à Erfurt.--Antipathie de l'empereur contre
madame Talma.--Mademoiselle Bourgoin et l'empereur Alexandre.--Avis
paternel de l'empereur au czar.--Désappointement.--Entrée de l'empereur
à Erfurt.--Arrivée du czar.--Attentions du czar pour le duc de
Montebello.--Rencontre de l'empereur et du czar.--Entrée des deux
empereurs dans Erfurt.--Déférence réciproque.--Le czar dînant tous les
jours chez l'empereur.--Intimité de l'empereur et du czar.--Nécessaire
et lit donnés par Napoléon à Alexandre.--Présent de l'empereur de Russie
à Constant.--Le czar faisant sa toilette chez l'empereur.--Échange de
présens.--Les trois pelisses de martre-zibeline.--Histoire d'une des
trois pelisses.--La princesse Pauline et son protégé.--Colère de
l'empereur.--Exil.


CHAPITRE VI.

Bienveillance du czar envers les acteurs français.--Parties
fines.--Camaraderie du roi de Westphalie et du grand-duc
Constantin.--Farces d'écoliers.--Singulière _commande_ du prince
Constantin.--Les souvenirs au théâtre d'Erfurt.--Surdité du czar,
attention de l'empereur.--_Cinna_, _Œdipe_.--Allusion saisie par le
czar.--Alarme nocturne.--Terreur de Constant.--Cauchemar de
Napoléon.--Un ours mangeant le cœur de l'empereur.--Singulière
coïncidence.--Partie de chasse.--Suite des deux empereurs.--Massacre de
gibier.--Début du czar à la chasse.--Bal ouvert par le czar.--Étonnement
des seigneurs moscovites.--Déjeuner sur le mont Napoléon.--Visite du
champ de bataille d'Iéna.--Habitans d'Iéna et propriétaires indemnisés
par l'empereur.--Don de 100,000 écus fait par l'empereur aux victimes de
la bataille d'Iéna.--Leçon de stratégie donnée par Napoléon à ses
alliés.--Représentation du maréchal Berthier.--Réponse de
l'empereur.--Conversation entre l'empereur et les souverains
alliés.--Érudition de l'empereur.--Décorations et présens distribués par
les deux empereurs.--Fin de l'entrevue d'Erfurt.--Séparation.


CHAPITRE VII.

Retour à Saint-Cloud.--Départ pour Bayonne.--Terreurs de l'impératrice
Joséphine.--Adieux.--Sachet mystérieux porté en campagne par
Napoléon.--Tristesse de Constant.--Pressentiment.--Arrivée à
Vittoria.--Prise de Burgos.--Bivouac des grenadiers de la vieille
garde.--En marche sur Madrid.--Passage du col de Somo-Sierra.--Arrivée
devant Madrid.--L'empereur chez la mère du duc de l'Infantado.--Prise de
Madrid.--Respect des Espagnols pour la royauté.--Le marquis de
Saint-Simon condamné à mort et gracié par l'empereur.--Rentrée du roi de
Joseph dans Madrid.--Aventure d'une belle actrice espagnole.--Horreur de
Napoléon pour les parfums.--Tête-à-tête amoureux.--Migraine subite.--La
jeune actrice brusquement congédiée par l'empereur.--Misère des
soldats.--L'abbesse du couvent de Tordesillas.--Arrivée à
Valladolid.--Assassinats commis par des moines dominicains.--Hubert,
valet de chambre de l'empereur, attaqué par des moines.--Les moines
forcés de comparaître devant l'empereur.--Grande colère.--Querelle faite
à Constant par le grand-maréchal Duroc.--Chagrin de Constant.--Bonté et
justice de l'empereur.--Réconciliation.--Bienveillance du grand-maréchal
Duroc pour Constant.--Maladie de Constant à Valladolid.--La fièvre
brusquée avec succès.--Retour à Paris.--Disgrâce de M. le prince de
Talleyrand.


CHAPITRE VIII.

Arrivée à Paris.--Le palais de Madrid et le Louvre.--Le château de
Chambord destiné au prince de Neufchâtel.--Travail continuel de
l'empereur.--L'empereur difficile en musique.--Voix fausse de l'empereur
et habitude de fredonner.--La Marseillaise, signal de départ.--Gaîté de
l'empereur partant pour la campagne de Russie.--Crescentini et madame
Grassini.--Jeu de Crescentini.--Satisfaction et générosité de
l'empereur.--Maladie et mort de Dazincourt.--Ingratitude du public.--Un
mot sur Dazincourt.--Séjour de l'empereur à l'Élysée.--Mariage du duc de
Castiglione.--La grande-duchesse de Toscane.--Chasses à
Rambouillet.--Adresse de l'empereur.--Talma.--Départ de Leurs Majestés
pour Strasbourg.--L'empereur passe le Rhin.--Bataille de
Ratisbonne.--L'empereur blessé.--Vives alarmes dans l'armée.--Fermeté de
l'empereur.--Silence recommandé aux journaux.--Recommandation de
l'empereur avant chaque bataille.--Une famille bavaroise sauvée par
Constant.--Chagrin de l'empereur.--M. Pfister attaqué de
folie.--Sollicitude de l'empereur.--Conspiration contre l'empereur.--Un
million en diamans.--Outrage à un parlementaire.--Modération de
l'empereur.--Lettre du prince de Neufchâtel à l'archiduc
Maximilien.--Bombardement de Vienne.--La vie de Marie-Louise protégée
par l'empereur.--Fuite de l'archiduc Maximilien et prise de
Vienne.--Stupeur des Autrichiens.


CHAPITRE IX.

L'empereur à Schœnbrunn.--Description de cette résidence.--Appartemens
de l'empereur.--Inconvéniens des poêles.--La chaise volante de
Marie-Thérèse.--Le parc de Versailles, la Malmaison et Schœnbrunn.--_La
Gloriette_.--Les ruines.--La ménagerie et le kiosque de
Marie-Thérèse.--Revues passées par l'empereur.--Manière dont l'empereur
faisait des promotions.--Gratifications accordées par l'empereur.--Trait
d'héroïsme.--Bienveillance de l'empereur.--Visite des sacs, des livrets,
des armes.--Commandemens inattendus.--Bonne grâce d'un jeune
officier.--Le caisson visité par l'empereur.


CHAPITRE X.

Attentat contre la vie de Napoléon.--Heureuse pénétration du général
Rapp.--Arrestation de Frédéric Stabs.--L'étudiant fanatique.--Incroyable
persévérance.--Le duc de Rovigo chez l'empereur.--Stabs interrogé par
l'empereur.--Pitié de l'empereur.--Le portrait.--Étonnement de
l'empereur.--Impassibilité de Stabs.--Stabs et M. Corvisart.--Grâce
offerte deux fois et refusée.--Émotion de Sa Majesté.--Condamnation de
Stabs.--Jeûne de quatre jours.--Dernières paroles de Stabs.


CHAPITRE XI.

Aventures galantes de l'empereur à Schœnbrunn.--Promenade au
_Prater_.--Exclamation d'une jeune veuve allemande.--Gracieuseté de
l'empereur.--Conquête rapide.--Madame*** suit l'empereur en
Bavière.--Sa mort à Paris.--La jeune enthousiaste.--Propositions
écoutées avec empressement.--Étonnement de l'empereur.--L'innocence
respectée.--Jeune fille dotée par Sa Majesté.--Le souper de
l'empereur.--Gourmandise de Roustan.--Demande indiscrètement
accordée.--Embarras de Constant.--Ruse découverte.--L'empereur soupant
des restes de Roustan.


CHAPITRE XII.

Bataille d'Essling.--Rudesse de deux amis de l'empereur.--Aversion du
duc de Montebello contre le duc de ***.--Brusquerie du duc de
Montebello.--Sa rancune à l'occasion des pestiférés de
Jaffa.--Pressentimens du maréchal Lannes.--Contre-temps funeste.--Le
maréchal Lannes atteint par un boulet.--Douleur de
l'empereur.--L'empereur à genoux auprès du maréchal.--Courage héroïque
du maréchal Lannes.--Sa mort causée peut-être par un jeûne de
vingt-quatre heures.--Affliction de l'empereur.--Pleurs des vieux
grenadiers.--Dernières paroles du maréchal.--Embaumement du
cadavre.--Horrible spectacle.--Courage des pharmaciens de
l'armée.--Douleur de madame la duchesse de Montebello.--Légèreté de
l'empereur.--La duchesse de Montebello veut quitter le service de
l'impératrice.


CHAPITRE XIII.

Désastres de la bataille d'Essling.--Murmures des soldats.--Apostrophes
aux généraux.--Patience courageuse.--Intrépidité du maréchal
Masséna.--Bonheur continuel.--Zèle des chirurgiens de l'armée.--Mot de
l'empereur.--M. Larrey.--Le bouillon de cheval.--Soupe faite dans des
cuirasses.--Constance des blessés.--Suicide d'un canonnier.--Le vieux
concierge allemand.--La princesse de Lichtenstein.--Le général
Dorsenne.--Bonne chère et linge sale.--Lettre outrageante à la princesse
de Lichtenstein.--L'empereur furieux.--Piété filiale de
l'empereur.--Indulgence de la princesse de Lichtenstein.--Grâce accordée
par l'empereur.--Remontrances de M. Larrey.--Deux anecdotes sur ce
célèbre chirurgien.


CHAPITRE XIV.

Quelques réflexions sur les manières des officiers à l'armée.--Le ton
militaire.--Le prince de Neufchâtel, les généraux Bertrand, Bacler
d'Albe, etc.--Le prince Eugène, les maréchaux Oudinot, Davoust,
Bessières, les généraux Rapp, Lebrun, Lauriston, etc.--Affabilité et
dignité.--Fatuité des _geais de l'armée_.--La giberne de boudoir.--Les
officiers de faveur.--Officiers de la ligne.--Bravoure et modestie.--Le
vrai courage ennemi du duel.--Désintéressement.--Attachement des
officiers pour leurs soldats.--Déjeuner des grenadiers de la garde la
veille de la bataille de Wagram.--Les ordres de l'empereur
méprisés.--Indignation de l'empereur.--Les coupables fusillés.--Le chien
du régiment.--Mort du général Oudet à Wagram.--Confidence faite à
Constant par un officier de ses amis.--Les _philadelphes_.--Conspiration
républicaine contre Napoléon.--Oudet chef de la
conspiration.--Intrépidité de ce général.--Mort
mystérieuse.--Suicides.--Déjeuner militaire le lendemain de la bataille
de Wagram.--Vol audacieux.--Courage héroïque d'un chirurgien saxon.


CHAPITRE XV.

Bienfaits de l'empereur durant son séjour à Schœnbrunn.--Anecdote.--La
jeune musulmane enlevée par des corsaires.--Une autre Héloïse.--Second
enlèvement.--Détresse.--Voyage à pied de Constantinople à
Vienne.--Nouvelle désespérante.--Mariage de la jeune musulmane avec un
officier français.--Voyage de madame Dartois à Constantinople.--Terreur
et fuite.--Madame Dartois veuve pour la seconde fois.--Démarches auprès
de l'empereur.--M. Jaubert, M. le duc de Bassano et M. le général
Lebrun.--Générosité et reconnaissance.--Le 15 août à Vienne.--Singulière
illumination.--Affreux accident.--Le commissaire général de la police de
Vienne.--Anecdote.--Méprise singulière d'un officier.--Passion du jeu et
trahison.--L'espion surpris et fusillé.--Courage d'un conscrit et gaîté
de l'empereur.--Second attentat contre les jours de l'empereur.--La
maîtresse de lord Paget.--Avances faites à la comtesse au nom de
l'empereur.--Hésitation.--Résolution hardie.--L'homme de la police.--La
mêche éventée.--Sécurité de l'empereur.--Courage de l'empereur à
Essling.--Sollicitude de l'empereur pour les soldats.--Schœnbrunn
rendez-vous des savans.--M. Maëlzel, mécanicien.--L'empereur jouant aux
échecs avec un automate.--L'empereur trichant et battu.--Belle action du
prince de Neufchâtel.--Reconnaissance de deux jeunes filles.


CHAPITRE XVI.

Excursion à Raab.--L'_évêque_ et _Soliman_.--Méprise de M.
Jardin.--Sensibilité de l'empereur.--Devoir pénible.--Les chouans de
Normandie.--La femme brigand.--Scène déchirante.--Tendresse
conjugale.--Désespoir et folie.--Rendez-vous de chasse avec l'archiduc
Charles.--Départ de Schœnbrunn.--Arrivée à Passau.--La veuve d'un
médecin allemand.--Terreur des habitans d'Augsbourg.--Bonté du général
Lecourbe.--Trait d'humanité d'un grenadier.--Désespoir et joie
maternelle.--Voyage rapide de l'empereur.--Arrivé à
Fontainebleau.--Mauvaise humeur de l'empereur.--Prédilection de
l'empereur pour les manufactures de Lyon.--Promenade forcée de Sa
Majesté.--Accueil sévère fait par l'empereur à l'impératrice.--Larmes de
Joséphine.--Réparation de l'empereur.


CHAPITRE XVII.

Opinion erronée sur le divorce.--Motifs de l'empereur.--Tendres
ménagemens.--Sacrifice douloureux.--Courage et résignation de
l'impératrice.--Les convives désappointés.--Gaîté de l'empereur.--Le roi
de Saxe à Fontainebleau.--Amitié des deux monarques.--Promenade à pied
au pont d'Iéna.--L'œil du maître.--Compliment du roi de Saxe à Sa
Majesté.--Préoccupation de l'empereur.--Embarras de l'empereur et de
l'impératrice.--Gêne mutuelle.--Tristesse du séjour à
Fontainebleau.--Abattement de l'empereur.--Le 30 novembre.--Repas
lugubre.--Scène terrible.--L'impératrice évanouie.--Paroles échappées à
l'empereur.--Fêtes données par la ville de Paris.--Horrible situation de
l'impératrice.--Enthousiasme inexprimable.--Agitation de
l'empereur.--Tableau d'un grand couvert impérial.--Arrivée du prince
Eugène.--Son désespoir.--Entrevue de l'empereur et du vice-roi.--Paroles
touchantes de l'empereur.--Cérémonie du divorce.--Visite nocturne de
Joséphine.--Départ de Joséphine pour la Malmaison.


CHAPITRE XVIII.

Anecdotes antérieures au second mariage de l'empereur.--Jalousie de
l'impératrice Joséphine contre madame Gazani.--Interposition de
l'empereur.--Changement de rôles.--Madame Gazani attaquée par l'empereur
et défendue par l'impératrice.--Fournisseurs consignés à la
porte.--Conciliabule féminin surpris par l'empereur.--Marchande de modes
mise à Bicêtre.--Grande rumeur.--Indifférence de l'empereur.--Hardiesse
d'un modiste.--L'empereur censuré en face.--Crainte de
Constant.--Retraite précipitée.--L'empereur ayant besoin de la présence
de Constant.--L'empereur voulant faire écrire Constant, sous sa
dictée.--Refus de Constant.--Permission spéciale de chasser accordée à
Constant.--Fusil donné à Constant par l'empereur.--Préférence de
l'empereur pour les fusils de Louis XVI.--Louis XVI excellent
arquebusier.--Opinion de Napoléon sur Louis XVI.--Déjeuners de
famille.--Scène burlesque dans la loge de l'impératrice.--Singulière
usage d'un cachemire.--Le chambellan peu dégoûté.--Attentions d'un
chambellan pour le petit chien de l'impératrice.--Un cousin de Constant
au spectacle de Saint-Cloud.--Curiosité et extase.--Prudence
provinciale.--Le cousin de Constant en garde contre les filous au
théâtre de la cour.--Pétitions adressées à l'empereur par
Constant.--Mauvais succès des réclamations de la famille
Cerf-Berr.--Heureux succès d'une demande de Constant pour le général
Lemarrois.--Disgrâce d'un oncle de Constant, involontairement causée par
le maréchal Bessières.--Réparation du maréchal.--Imprudence d'une femme
et malheur d'un mari.


CHAPITRE XIX.

Diverses opinions au château sur le mariage de l'empereur.--Conjectures
mises en défaut.--Constant chargé de renouveler la garde-robe de
l'empereur.--Sa Majesté reçoit le portrait de Marie-Louise.--Souvenir de
l'École-Militaire.--Édourdissemens causés à l'empereur par la
valse.--Les chaisses cassées.--Leçon de valse donnée par la princesse
Stéphanie à l'empereur.--Départ du prince de Neufchâtel pour
Vienne.--Mariage par procuration.--Formation de la maison de
l'impératrice.--Présens de noce de l'impératrice.--Gaîté de
l'empereur.--Le soulier de bonne augure.--Opinions de l'empereur sur la
reine Caroline de Naples.--Erreur de la reine Caroline sur la nouvelle
impératrice.--Ambition désappointée.--L'impératrice privée de sa grande
maîtresse.--Ressentiment de Marie-Louise contre la reine
Caroline.--Correspondance de Leurs Majestés.--L'empereur envoie sa
chasse à l'impératrice.--Sévérité de M. le duc de Vicence.--Un ordre du
duc de Vicence plutôt exécuté qu'un ordre de l'empereur.--Impatience de
Sa Majesté.--Actes de bienfaisance.--La coquetterie de
gloire.--Rencontre de Leurs Majestés Impériales.--Un moment
d'humeur.--Amabilité de Marie-Louise.


CHAPITRE XX.

Arrivée de Leurs Majestés à Compiègne.--Jalousie de
l'empereur.--Passe-droit fait par Sa Majesté à M. de Beauharnais.--Oubli
du cérémonial.--Coquetterie de l'empereur.--Première visite nocturne de
Sa Majesté à l'impératrice.--Opinion de l'empereur sur les
Allemands.--Gaîté de l'empereur.--Ses attentions continuelles pour
Marie-Louise.--Bruit démenti.--Portrait de l'impératrice
Marie-Louise.--Instructions de l'impératrice.--Parallèle des deux
épouses de l'empereur.--Différence et rapports entre les deux
impératrices.--Le mémorial de Sainte-Hélène.--Partialité de l'empereur
en faveur de sa seconde épouse.--Économie de l'impératrice
Marie-Louise.--Défaut de goût.--L'empereur excellent mari.--Paroles de
l'empereur contredites par Constant.--Souvenirs de Joséphine non effacé
par Marie-Louise.--Préventions de Marie-Louise contre sa maison et celle
de l'empereur.--Retour de Constant de la campagne de Russie.--Bonté de
l'empereur et de la reine Hortense.--Froideur dédaigneuse de
l'impératrice.--Bonté excessive de l'impératrice Joséphine.--Intrigues
parmi les dames de l'impératrice.--Ordre rétabli par
l'empereur.--Vigilance de l'empereur sur l'impératrice.--Sévérité envers
les dames de l'impératrice.--Anecdote démentie.


CHAPITRE XXI.

Cérémonie religieuse du mariage de Leurs Majestés.--Le lendemain de leur
mariage.--Fêtes éblouissantes.--Les temples de la gloire et de
l'hymen.--Présent de la ville de Paris à l'impératrice.--Frais de la
toilette des deux impératrices.--Voyages dans les départemens du
Nord.--Souvenirs de Joséphine.--Triomphe et isolément.--Arrivée à
Anvers.--Froideur entre le roi de Hollande et l'empereur.--Défiance
mutuelle au milieu des fêtes.--Emportemens de l'empereur.--Les deux
souverains et les deux frères.--Quelques traits du caractère du prince
Louis.--Erreur à son sujet.--Course sur mer à
Flessingue.--Tempête.--Danger couru par l'empereur.--Souffrances de Sa
Majesté.--Situation critique d'un huissier de service.--Mot de
l'empereur.--Première leçon d'équitation de l'impératrice.--Sollicitude
de l'empereur.--Progrès rapides.--Goût de l'impératrice pour les bals et
les fêtes.--Plaisirs continuels.--Incendie de l'hôtel du prince de
Schwartzenberg.--Heureuse présence d'esprit de l'empereur et du vice-roi
d'Italie.--Les victimes de l'incendie.--Superstition de
Napoléon.--Anecdotes sur madame la comtesse Durosnel.--Abdication du roi
de Hollande.--Paroles de l'empereur.--Les trois capitales de l'empire
français.


CHAPITRE XXII.

Les restes du maréchal Lannes transférés au Panthéon.--Cérémonie
funèbre.--Aspect de l'église des Invalides le jour de cette
cérémonie.--Inscription glorieuse.--Cortége.--Derniers adieux.--Larmes
sincères.--Séjour à Rambouillet.--Duel entre deux pages de
l'empereur.--Prudence paternelle de M. d'Assigny.--La Saint-Louis fêtée
en l'honneur de l'impératrice.--Pronostics tirés après coup.--Revue de
la garde impériale hollandaise.--Graves désordres.--Sollicitude de
l'empereur.--Heureuse idée d'un officier.--Influence du seul nom de
l'empereur.--Napoléon parrain et Marie-Louise marraine.--Sage prévoyance
de l'empereur.--Distraction de l'empereur pendant les offices de
l'église.--Heureuse nouvelle annoncée par l'empereur.--Retard dans la
grossesse de l'impératrice.--Inquiétude de Napoléon.--La cause du retard
découverte.--Maux de cœur de Marie-Louise.--Joie universelle.


CHAPITRE XXIII.

Grossesse de Marie-Louise.--Ce qu'on en pensait dans le
public.--Premières douleurs.--Tout le palais est en émoi.--M.
Dubois.--Agitation de l'empereur.--Napoléon se met au bain.--M. Dubois
entre tout défait dans la salle du bain.--Paroles de l'empereur.--Il
monte à l'appartement de Marie-Louise.--Les ferremens.--Paroles de
Marie-Louise.--L'empereur écoute avec angoisse à la porte de
l'appartement.--Madame de Montesquiou.--Le roi de Rome vient au
monde.--Joie paternelle de l'empereur.--Ce qu'il me dit.--On tire le
canon.--Spectacle que présentent les rues de Paris.--Le vingt-deuxième
coup.--Madame Blanchard.--Des pages servant de courriers.--Paris aux
sixième et septième étages.--Les poëtes.--Les étoffes.--La cérémonie de
l'ondoiement.--Encore madame Blanchard.--Le ballon tombé.--Tout un
village déplorant la mort d'une aéronaute qui est à Paris en pleine
santé.--Doutes sur la grossesse de Marie-Louise.--Napoléon accusé de
libertinage.--Son amour pour les enfans.--Mon fils meurt du
croup.--Paroles de l'empereur.--Ma femme à la Malmaison.--Trait de bonté
de Joséphine.--Consolation.


CHAPITRE XXIV.

Marie-Louise et Joséphine.--Simplicité de la jeune impératrice.--Elle se
croit malade.--M. Corvisart.--Pilules de mie de pain et de
sucre.--Locutions germaniques de Marie-Louise.--Tendresse de
Napoléon.--Sévère étiquette.--Bonne grâce de l'impératrice.--Caen.--Acte
de bienfaisance.--Cherbourg.--Une descente au fond du bassin de
Cherbourg.--Baptême du roi de Rome.--Le cortége impérial.--Souvenirs de
fête.--L'empereur montre son fils aux assistans.--Banquet et concert à
l'hôtel-de-ville.--Paroles bienveillantes.--Le Tibre à
Paris.--L'aéronaute Garnerin.--La province.--Le Puy-de-Dôme
enflammé.--La mer tout en feu dans le port de Flessingue.--Encore des
fêtes.--La route de Saint-Cloud.--Les fontaines d'orgeat et de
groseille.--Des arbrisseaux pour lampions.--Madame
Blanchard.--L'aérostat.--La grande étoile et les petites
étoiles.--Féerie.--Les colombes.--L'orage.--L'empereur et le maire de
Lyon.--Les courtisans.--Les musiciens.--Le prince Aldobrandini.--Le
prince et la princesse Borghèse.--Les gens à mauvais présages.--Les
femmes sans souliers.--Point de voitures.--Trait de galanterie et de
bonté de M. de Rémusat.


CHAPITRE XXV.

1811 et 1812.--Réflexions.--Fête de l'impératrice.--Trianon.--Route de
Paris à Trianon.--Les gens de cour et les gens du peuple se coudoyant à
la fête.--Le public des fêtes.--Tout Paris à Versailles.--Les grands
allées de Versailles et les petits salons de Paris.--La pluie.--Les
lampions et les femmes.--L'impératrice adresse de gracieuses paroles aux
dames.--M. Alissan de Chazet.--Une promenade de Leurs Majestés dans le
parc du Petit-Trianon.--L'Île-d'Amour.--Féerie.--Barques montées par des
amours.--Musique qui vient on ne sait d'où.--Un tableau flamand en
action.--Toutes les provinces de l'empire sont représentées à cette
fête.--Marie-Louise.--Elle parlait peu aux hommes de son service.--Son
maître-d'hôtel.--Dans son intérieur elle était bonne et douce.--Sa
froideur pour madame de Montesquiou.--Ce qu'on disait à ce
sujet.--Froideur réciproque entre madame de Montesquiou et la duchesse
de Montebello.--Crainte d'une rivale.--La duchesse de
Montebello.--Visites que lui fait l'impératrice.--Reproche que faisait
Joséphine à madame de Montebello.--Mécontentement sourd des dames du
palais.--Joséphine et madame de Montesquiou.--Le roi de Rome est conduit
à Bagatelle et présenté à Joséphine.--Joie de cette princesse.--Son
désintéressement.--Elle baigne l'auguste enfant de ses larmes.--Ce que
Joséphine me dit à ce sujet.--La nourrice du roi de Rome.--Marie-Louise
et son fils.--Marie-Louise et Joséphine.--Anecdote d'intérieur.--Le
baiser sur la joue essuyé avec un mouchoir.--Répugnance de Marie-Louise
pour la chaleur et les odeurs.


TABLE DU CINQUIÈME VOLUME


CHAPITRE PREMIER.

Voyage en Flandre et en Hollande.--M. Marchand, fils d'une berceuse du
roi de Rome.--O'Méara.--Ce voyage de Leurs Majestés en Hollande
généralement peu connu.--Réfutation des _Mémoires contemporains_.--Quel
est mon devoir.--Petit incident à Montreuil.--Napoléon passe un bras de
rivière dans l'eau jusqu'aux genoux.--Le meunier.--Le moulin payé.--Le
blessé de Ratisbonne.--Boulogne.--La frégate anglaise.--La femme du
conscrit.--Napoléon traverse le Swine sur une barque de pêcheurs.--Les
deux pêcheurs.--Trait de bienfaisance.--Marie-Louise au théâtre de
Bruxelles.--Le personnel du voyage.--Les préparatifs en Hollande.--Les
écuries improvisées à Amsterdam.--M. Emery, fourrier du palais.--Le
maire de la ville de Bréda.--Réfutation d'une fausseté.--Leurs Majestés
à Bruxelles.--Marie-Louise achète pour cent cinquante mille francs de
dentelles.--Les marchandises confisquées.--Anecdote.--La cour fait la
contrebande.--Je suis traité de _fraudeur_.--Ma justification.--Napoléon
descendant à des détails de femme de chambre.--Note injurieuse.--Mes
mémoires sur l'année 1814.--Arrivée de Leurs Majestés à Utrecht.--La
pluie et les curieux.--La revue.--Les harangues.--Nouvelle fausseté des
_Mémoires contemporains_.--Délicatesse parfaite de Napoléon.--Sa
conduite en Hollande.--Les Hollandais.--Anecdote plaisante.--La chambre
à coucher de l'empereur.--La veilleuse.--Entrée de Leurs Majestés dans
Amsterdam.--Draperie aux trois couleurs.--Rentrée nocturne aux
Tuileries, un an plus tard.--Talma.--M. Alissan de Chazet.--Prétendue
liaison entre Bonaparte et mademoiselle Bourgoin.--Napoléon pense à
l'expédition de Russie.--Le piano.--Le buste de l'empereur
Alexandre.--Visite à Saardam.--Pierre-le-Grand.--Visite au village de
Broeck.--L'empereur Joseph II.--La première dent du roi de Rome.--Le
vieillard de cent un ans.--Singulière harangue.--Départ.--Arrivé à
Saint-Cloud.


CHAPITRE II.

Marie-Louise.--Son portrait.--Ce qu'elle était dans l'intérieur et en
public.--Ses relations avec les dames de la cour.--Son caractère.--Sa
sensibilité.--Son éducation.--Elle détestait le désœuvrement.--Comment
elle est instruite des affaires publiques.--L'empereur se plaint de sa
froideur avec les dames de la cour.--Comparaison avec
Joséphine.--Bienfaisance de Marie-Louise.--Somme qu'elle consacre par
mois aux pauvres.--Napoléon ému de ses traits de bienfaisance.--Journée
de Marie-Louise.--Son premier déjeuner.--Sa toilette du matin.--Ses
visites à madame de Montebello.--Elle joue au billard.--Ses promenades à
cheval.--Son goûter avec de la pâtisserie.--Ses relations avec les
personnes de son service.--Le portrait de la duchesse de Montebello
retiré de l'appartement de l'impératrice quand l'empereur était au
château.--Portrait de l'empereur François.--Le roi de Rome.--Son
caractère.--Sa bonté.--Mademoiselle Fanny Soufflot.--_Le petit
roi_.--Albert Froment.--Querelle entre le petit roi et Albert
Froment.--La femme en deuil et le petit garçon.--Anecdote.--Docilité du
roi de Rome.--Ses accès de colère.--Anecdote.--L'empereur et son
fils.--Les grimaces devant la glace.--Le chapeau à trois
cornes.--L'empereur joue avec le petit roi sur la pelouse de
Trianon.--Le petit roi dans la salle du conseil.--Le petit roi et
l'huissier.--_Un roi ne doit pas avoir peur_.--Singulier caprice du roi
de Rome.


CHAPITRE III.

L'abbé Geoffroy reçoit les étrivières.--Mot de l'empereur à ce
sujet.--M. Corvisart.--Sa franchise.--Il tient à ce qu'on observe ses
ordonnances.--L'empereur l'aimait beaucoup.--M. Corvisart à la chasse
pendant que l'empereur est pris de violentes coliques.--Ce qu'il en
arrive.--Crédit de M. Corvisart auprès de l'empereur.--Il parle
chaudement pour M. de Bourrienne.--Réponse de Sa Majesté.--Le cardinal
Fesch.--Sa volubilité.--Mot de l'empereur.--Ordre que me donne Sa
Majesté avant le départ pour la Russie.--M. le comte de Lavalette.--Les
diamans.--Joséphine me fait demander à la Malmaison.--Elle me recommande
d'avoir soin de l'empereur.--Elle me fait promettre de lui écrire.--Elle
me donne son portrait.--Réflexion sur le départ de la grande
armée.--Quelle est ma mission.--Le transfuge.--On l'amène devant
l'empereur.--Ce que c'était.--Discipline russe.--Fermentation de
Moscou.--Barclay.--Kutuzof.--La classe marchande.--Kutuzof
généralissime.--Son portrait.--Ce que devient le transfuge.--L'empereur
fait son entrée dans une ville russe, escorté de deux Cosaques.--Les
Cosaques descendus de cheval.--Ils boivent de l'eau-de-vie comme de
l'eau.--Murat.--D'un mouvement de son sabre il fait reculer une horde de
Cosaques.--Les sorciers.--Platof.--Il fait fouetter un
sorcier.--Relâchement dans la police des bivouacs
français.--Mécontentement de l'empereur.--Sa menace.--Promenade de Sa
Majesté avant la bataille de la Moskowa.--Encouragemens donnés à
l'agriculture.--L'empereur monte sur les hauteurs de Borodino.--La
pluie.--Contrariété de l'empereur.--Le général Caulaincourt.--Mot de
l'empereur.--Il se donne à peine le temps de se vêtir.--Ordre du
jour.--Le soleil d'Austerlitz.--On apporte à l'empereur le portrait du
roi de Rome.--On le montre aux officiers et aux soldats de la vieille
garde.--L'empereur malade.--Mort du comte Auguste de Caulaincourt.--Il
avait quitté sa jeune épouse peu d'heures après le mariage.--Ce que
l'empereur disait des généraux morts à l'armée.--Ses larmes en apprenant
la mort de Lannes.--Mot de Sa Majesté sur le général
Ordener.--L'empereur parcourt le champ de bataille de la Moskowa.--Son
emportement en entendant les cris des blessés.--Anecdote.--Exclamation
de l'empereur pendant la nuit qui suivit la bataille.


CHAPITRE IV.

Itinéraire de France en Russie.--Magnificence de la cour de
Dresde.--Conversation de l'empereur avec Berthier.--La guerre faite à la
seule Angleterre.--Bruit général sur le rétablissement de la
Pologne.--Questions familières de l'empereur.--Passage du
Niémen.--Arrivée et séjour à Wilna.--Enthousiasme des
Polonais.--Singulier rapprochement de date.--Députation de la
Pologne.--Réponse de l'empereur aux députés.--Engagemens pris avec
l'Autriche.--Espérances déçues.--M. de Balachoff à Wilna, espoir de la
paix.--Premiers pas de l'empereur sur le territoire de la vieille
Russie.--Retraite continuelle des Russes.--Orage épouvantable.--Immense
désir d'une bataille.--Abandon du camp de Drissa.--Départ d'Alexandre et
de Constantin.--Privations de l'armée et premiers découragemens.--La
paix en perspective après une bataille.--Dédain affecté de l'empereur
pour ses ennemis.--Gouvernement établi à Wilna.--Nouvelles retraites des
armées russes.--Paroles de l'empereur au roi de Naples.--Projet annoncé
et non effectué.--La campagne de trois ans, et prompte marche en
avant.--Fatigue causée à l'empereur par une chaleur
excessive.--Audiences en déshabillé.--L'incertitude insupportable à
l'empereur.--Oppositions inutiles du duc de Vicence, du comte de Lobau
et du grand maréchal.--Départ de Witepsk et arrivée à
Smolensk.--Édifices remarquables.--Les bords de la Moskowa.


CHAPITRE V.

Le lendemain de la bataille de la Moskowa.--Aspect du champ de
bataille.--_Moscou! Moscou!_--Fausse alerte.--Saxons revenant de la
maraude.--La sentinelle au cri d'alerte.--_Qu'ils viennent; nous les
voirons!_--Le verre de vin de Chambertin.--Le duc de Dantzick.--Entrée
dans Moscou.--Marche silencieuse de l'armée.--Les mendians
moscovites.--Réflexion.--Les lumières qui s'éteignent aux
fenêtres.--Logement de l'empereur à l'entrée d'un faubourg.--La
vermine.--Le vinaigre et le bois d'aloës.--Deux heures du matin.--Le feu
éclate dans la ville.--Colère de l'empereur.--Il menace le maréchal
Mortier et la jeune garde.--Le Kremlin.--Appartement qu'occupe Sa
Majesté.--La croix du grand Ivan.--Description du Kremlin.--L'empereur
n'y peut dormir même quelques heures.--Le feu prend dans le voisinage du
Kremlin.--L'incendie.--Les flammèches.--Le parc d'artillerie sous les
fenêtres de l'empereur.--Les Russes qui propagent le feu.--Immobilité de
l'empereur.--Il sort du Kremlin.--L'escalier du Nord.--Les chevaux se
cabrent.--La redingote et les cheveux de l'empereur brûlés.--Poterne
donnant sur la Moskowa.--On offre à l'empereur de le couvrir de manteaux
et de l'emporter à bras du milieu des flammes; il refuse.--L'empereur et
le prince d'Eckmühl.--Des bateaux chargés de grains sont brûlés sur la
Moskowa.--Obus placés dans les poêles des maisons.--Les femmes
incendiaires.--Les potences.--La populace baisant les pieds des
suppliciés.--Anecdote.--La peau de mouton.--Les grenadiers.--Le palais
de Pétrowski.--L'homme caché dans la chambre que devait occuper
l'empereur.--Le Kremlin préservé.--La consigne donnée au maréchal
Mortier.--Le bivouac aux portes de Moscou.--Les cachemires, les
fourrures et les morceaux de cheval saignans.--Les habitans dans les
caves et au milieu des débris.--Rentrée au Kremlin.--Mot douloureux de
l'empereur.--Les corneilles de Moscou.--Les concerts au Kremlin.--Les
précepteurs des gentilshommes russes.--Ils sont chargés de maintenir
l'ordre.--Alexandre tance Rostopschine.


CHAPITRE VI.

Les Moscovites demandant l'aumône.--L'empereur leur fait donner des
vivres et de l'argent.--Les journées au Kremlin.--L'empereur s'occupe
d'organisation municipale.--Un théâtre élevé près du Kremlin.--Le
chanteur italien.--On parle de la retraite.--Sa Majesté prolonge ses
repas plus que de coutume.--Règlement sur la comédie
française.--Engagement entre Murat et Kutuzow.--Les églises du Kremlin
dépouillées de leurs ornemens.--Les revues.--Le Kremlin saute en
l'air.--L'empereur reprend la route de Smolensk.--Les nuées de
corbeaux.--Les blessés d'Oupinskoë.--Chaque voiture de suite en prend
un.--Injustice du reproche qu'on avait fait à l'empereur d'être
cruel.--Explosion des caissons.--Quartier-général.--Les
Cosaques.--L'empereur apprend la conspiration de Mallet.--Le général
Savary.--Arrivée à Smolensk.--L'empereur et le munitionnaire de la
grande armée.--L'empereur dégage le prince d'Eckmühl.--_Veillons au
salut de l'empire_.--Activité infatigable de Sa Majesté. - Les
traînards. - Le corps du maréchal Davoust.--Son emportement quand il se
voit prêt à mourir de faim.--Le maréchal Ney est retrouvé.--Mot de
Napoléon.--Le prince Eugène pleure de joie.--Le maréchal Lefebvre.


CHAPITRE VII.

Passage de la Bérésina.--La délibération.--Les aigles brûlées.--Les
Russes n'en ont que la cendre.--L'empereur prête ses chevaux pour les
atteler aux pièces d'artillerie.--Les officiers simples canonniers.--Les
généraux Grouchy et Sébastiani.--Grands cris près de Borizof.--Le
maréchal Victor.--Les deux corps d'armée.--La confusion.--Voracité des
soldats de l'armée de retraite.--L'officier se dépouillant de son
uniforme pour le donner à un pauvre soldat.--Inquiétude générale.--Le
pont.--Crédulité de l'armée.--Conjectures sinistres.--Courage des
pontonniers.--Les glaçons.--L'empereur dans une mauvaise bicoque.--Sa
profonde douleur.--Il verse de grosses larmes.--On conseille à Sa
Majesté de songer à sauver sa personne.--L'ennemi abandonne ses
positions.--L'empereur transporté de joie.--Les radeaux.--M.
Jacqueminot.--Le comte Predziecski.--Le poitrail des chevaux entamé par
les glaçons.--L'empereur met la main aux attelages.--Le général
Partonneaux.--Le pont se brise.--Les canons passent sur des milliers de
corps écrasés.--Les chevaux tués à coups de baïonnettes.--Horrible
spectacle.--Les femmes élevant leurs enfans au dessus de l'eau.--Beaux
traits de dévouement.--Le petit orphelin.--Les officiers s'attellent à
des traîneaux.--Le pont est brûlé.--La cabane où couche l'empereur.--Les
prisonniers russes.--Ils périssent tous de fatigue et de faim.--Arrivée
à Malodeczno.--Entretiens confidentiels entre l'empereur et M. de
Caulaincourt.--Vingt-neuvième bulletin.--L'empereur et le maréchal
Davoust.--Projet de départ de l'empereur connu de l'armée.--Son
agitation au sortir du conseil.--L'empereur me parle de son projet.--Il
ne veut pas que je parte sur le siége de sa voiture.--Impression que
fait sur l'armée la nouvelle du départ de Sa Majesté.--Les oiseaux
raidis par la gelée.--Le sommeil qui donne la mort.--La poudre des
cartouches servant à saler les morceaux de cheval rôti.--Le jeune
Lapouriel.--Arrivée à Wilna.--Le prince d'Aremberg demi-mort de
froid.--Les voitures brûlées.--L'alerte.--La voiture du trésor est
pillée.


CHAPITRE VIII.

L'empereur est mal logé durant toute la campagne.--Bicoques infestées de
vermine.--Manière dont on disposait l'appartement de l'empereur.--Salle
du conseil.--Proclamations de l'empereur.--Habitans des bicoques
russes.--Comment l'empereur était logé, quand les maisons
manquaient.--La tente.--Le maréchal Berthier.--Moment de refroidissement
entre l'empereur et lui.--M. Colin contrôleur de la
bouche.--Roustan.--Insomnies de l'empereur.--Soin qu'il avait de ses
mains.--Il est très-affecté du froid.--Démolition d'une chapelle à
Witepsk.--Mécontentement des habitans.--Spectacle singulier.--Les
soldats de la garde se mêlant aux baigneuses.--Revue des
grenadiers.--Installation du général Friand.--L'empereur lui donne
l'accolade.--Réfutation de ceux qui pensent que la suite de l'empereur
était mieux traitée que le reste de l'armée.--Les généraux mordant dans
le pain de munition.--Communauté de souffrances entre les généraux et
les soldats.--Les maraudeurs.--Lits de paille.--M. de
Beausset.--Anecdote.--Une nuit des personnes de la suite de
l'empereur.--Je ne me déshabille pas une fois de toute la
campagne.--Sacs de toile pour lits.--Sollicitude de l'empereur pour les
personnes de sa suite.--Vermine.--Nous faisons le sacrifice de nos
matelas pour les officiers blessés.


CHAPITRE IX.

Publication à Paris du vingt-neuvième bulletin.--Deux jours
d'intervalle, et arrivée de l'empereur.--Marie-Louise, et première
retraite.--Joséphine et des succès.--Les deux impératrices.--Ressources
de la France.--Influence de la présence de l'empereur.--Première
défection et crainte des imitateurs.--Mon départ de Smorghoni.--Le roi
de Naples commandant l'armée.--Route suivie par l'empereur.--Espérance
des populations polonaises.--Confiance qu'inspire l'empereur.--Mon
arrivée aux Tuileries.--Je suis appelé chez Sa Majesté en habit de
voyage.--Accueil plein de bonté.--Mot de l'empereur à Marie-Louise et
froideur de l'impératrice.--Bontés de la reine Hortense.--Questions de
l'empereur, et réponses véridiques.--Je reprends mon service.--Adresses
louangeuses.--L'empereur plus occupé de l'entreprise de Mallet que des
désastres de Moscou.--Quantité remarquable de personnes en
deuil.--L'empereur et l'impératrice à l'Opéra.--La querelle de Talma et
de Geoffroy.--L'empereur donne tort à Talma.--Point d'étrennes pour les
personnes attachées au service particulier.--L'empereur s'occupant de ma
toilette.--Cadeaux portés et commissions gratuites.--Dix-huit cents
francs de rente réduits à dix-sept.--Sorties de l'empereur dans
Paris.--Monumens visités sans suite avec le maréchal Duroc.--Passion de
l'empereur pour les bâtimens.--Fréquence inaccoutumée des parties de
chasse.--Motifs politiques et les journaux anglais.


CHAPITRE X.

Chasse et déjeuné à Grosbois.--L'impératrice et ses dames.--Voyage
inattendu.--La route de Fontainebleau.--Costumes de chasse, et
désappointement des dames.--Précautions prises pour l'impératrice.--Le
prétexte et les motifs du voyage.--Concordat avec le pape.--Insignes
calomnies sur l'empereur.--Démarches préparatoires et l'évêque de
Nantes.--Erreurs mensongères relevées.--Première visite de l'empereur au
Pape.--La vérité sur leurs relations.--Distribution de grâces et de
faveurs.--Les cardinaux.--Repentir du pape après la signature du
concordat.--Récit fait par l'empereur au maréchal Kellermann.--Ses
hautes pensées sur Rome ancienne et Rome moderne.--État du pontificat
selon Sa Majesté.--Retour à Paris.--Arméniens et offres de cavaliers
équipés.--Plans de l'empereur, et Paris la plus belle ville du
monde.--Conversation de l'empereur avec M. Fontaine sur les bâtimens de
Paris.--Projet d'un hôtel pour le ministre du royaume d'Italie.--Note
écrite par l'empereur sur le palais du roi de Rome.--Détails incroyables
dans lesquels entre l'empereur.--L'Élysée déplaisant à l'empereur, et
les Tuileries inhabitables.--Passion plus vive que jamais pour les
bâtimens.--Le roi de Rome à la revue du champ de Mars.--Enthousiasme du
peuple et des soldats.--Vive satisfaction de l'empereur.--Nouvelles
questions sur Rome adressées à M. Fontaine.--Mes appointemens doublés le
jour de la revue à dater de la fin de l'année.


CHAPITRE XI.

Départ de Murat quittant l'armée pour retourner à Naples.--Eugène
commandant au nom de l'empereur.--Quartier général à Posen.--Les débris
de l'armée.--Nouvelles de plus en plus inquiétantes.--Résolution de
départ.--Bruits jetés en avant.--L'impératrice régente.--Serment de
l'impératrice.--Notre départ pour l'armée.--Marche rapide sur
Erfurt.--Visite à la duchesse de Weymar.--Satisfaction causée à
l'empereur par sa réception.--Maison de l'empereur pour la campagne de
1813.--La petite ville d'Eckartsberg transformée en
quartier-général.--L'empereur au milieu d'un vacarme inouï.--Arrivée à
Lutzen, et bataille gagnée le lendemain.--Mort du duc d'Istrie.--Lettre
de l'empereur à la duchesse d'Istrie.--Monument érigé au duc par le roi
de Saxe.--Belle conduite des jeunes conscrits.--Opinion de Ney à leur
égard.--Les Prussiens commandés par leur roi en personne.--L'empereur au
milieu des balles.--Entrée de Sa Majesté à Dresde le jour où l'empereur
Alexandre avait quitté cette ville.--Députation, et réponse de
l'empereur.--Explosion, et l'empereur légèrement blessé.--Mission du
général Flahaut auprès du roi de Saxe.--Longue conférence entre le roi
de Saxe et l'empereur.--Plaintes de l'empereur sur son
beau-père.--Félicitations de l'empereur d'Autriche après la
victoire.--M. de Bubna à Dresde.--L'empereur ne prenant point de
repos.--Faculté de dormir en tous lieux et à toute heure.--Bataille de
Bautzen.--Admirable mouvement de pitié de la population
saxonne.--L'empereur, le baron Larrey, et vive discussion.--Les
conscrits blessés par maladresse.--Injustice de l'empereur reconnue par
lui-même.


CHAPITRE XII.

Mort du maréchal Duroc.--Douleur de l'empereur et consternation générale
dans l'armée.--Détails sur cet événement funeste.--Impatience de
l'empereur de ne pouvoir atteindre l'arrière-garde russe.--Deux ou trois
boulets creusant la terre aux pieds de l'empereur.--Un homme de la garde
tué près de Sa Majesté.--Annonce de la mort du général Bruyère.--Duroc
près l'empereur.--Un arbre frappé par un boulet.--Le duc de Plaisance
annonce, en pleurant, la mort du grand-maréchal.--Mort du général
Kirgener.--Soins empressés, mais inutiles.--Le maréchal respirant
encore.--Adieux de l'empereur à son ami.--Consternation impossible à
décrire.--L'empereur immobile et sans pensée.--_À demain tout_.--Déroute
complète des Russes.--Dernier soupir du grand-maréchal.--Inscription
funéraire dictée par l'empereur.--Terrain acheté et propriété
violée.--Notre entrée en Silésie.--Sang-froid de l'empereur.--Sa Majesté
dirigeant elle-même les troupes.--Marche sur Breslaw.--L'empereur dans
une ferme pillée.--Un incendie détruisant quatorze
fourgons.--Historiette démentie.--L'empereur ne manque de rien.--Entrée
à Breslaw.--Prédiction presque accomplie.--Armistice du 4 juin.--Séjour
à Gorlitz.--Pertes généreusement payées.--Retour à Dresde.--Bruits
dissipés par la présence de l'empereur.--Le palais
Marcolini.--L'empereur vivant comme à Schœnbrunn.--La Comédie française
mandée à Dresde.--Composition de la troupe.--Théâtre de l'Orangerie et
la comédie.--La tragédie à Dresde.--Emploi des journées de
l'empereur.--Distractions, et mademoiselle G...--Talma et mademoiselle
Mars déjeunant avec l'empereur.--Heureuse repartie, et politesse de
l'empereur.--L'abondance répandue dans Dresde par la présence de Sa
Majesté.--Camps autour de la ville.--Fête de l'empereur avancée de cinq
jours.--Les soldats au _Te Deum_.


CHAPITRE XIII.

Désir de la paix.--L'honneur de nos armes réparé.--Difficultés élevées
par l'empereur Alexandre.--Médiation de l'Autriche.--Temps
perdu.--Départ de Dresde.--Beauté de l'armée française.--L'Angleterre
âme de la coalition.--Les conditions de Lunéville.--Guerre nationale en
Prusse.--Retour vers le passé.--Circonstances du séjour à Dresde.--Le
duc d'Otrante auprès de l'empereur.--Fausses interprétations.--Souvenirs
de la conspiration Mallet.--Fouché gouverneur général de
l'Illyrie.--Haute opinion de l'empereur sur les talens du duc
d'Otrante.--Dévouement du duc de Rovigo.--Arrivée du roi de
Naples.--Froideur apparente de l'empereur.--Dresde fortifié et immensité
des travaux.--Les cartes et répétition des batailles.--Notre voyage à
Mayence.--Mort du duc d'Abrantès.--Regrets de l'empereur.--Courte
entrevue avec l'impératrice.--L'empereur trois jours dans son
cabinet.--Expiration de l'armistice.--La Saint-Napoléon avancée de cinq
jours.--La Comédie française et spectacle _gratis_ à Dresde.--La journée
des dîners.--Fête chez le général Durosnel.--Baptiste cadet et milord
Bristol.--L'infanterie française divisée en quatorze corps.--Six grandes
divisions de cavalerie.--Les gardes d'honneur.--Composition et force des
armées ennemies.--Deux étrangers contre un Français.--Fausse sécurité de
l'empereur à l'égard de l'Autriche.--Déclaration de guerre.--Le comte de
Narbonne.


CHAPITRE XIV.

L'empereur marchant à la conquête de la paix.--Le lendemain du départ et
le champ de bataille de Bautzen.--Murat à la tête de la garde impériale
et refus des honneurs royaux.--L'empereur à Gorlitz.--Entrevue avec le
duc de Vicence.--Le gage de paix et la guerre.--Blücher en
Silésie.--Violation de l'armistice par Blücher.--Le général Jomini au
quartier-général de l'empereur Alexandre.--Récit du duc de
Vicence.--Première nouvelle de la présence de Moreau.--Présentation du
général Jomini à Moreau.--Froideur mutuelle et jugement de
l'empereur.--Prévision de Sa Majesté sur les transfuges.--Deux
traîtres.--Changemens dans les plans de l'empereur.--Mouvemens du
quartier-général.--Mission de Murat à Dresde.--Instructions de
l'empereur au général Gourgaud.--Dresde menacée et consternation des
habitans.--Rapport du général Gourgaud.--Résolution de défendre
Dresde.--Le général Haxo envoyé auprès du général Vandamme.--Ordres
détaillés.--L'empereur sur le pont de Dresde.--La ville rassurée par sa
présence.--Belle attitude des cuirassiers de Latour-Maubourg.--Grande
bataille.--L'empereur plus exposé qu'il ne l'avait jamais
été.--L'empereur mouillé jusqu'aux os.--Difficulté que j'éprouve à le
déshabiller.--Le seul accès de fièvre que j'aie vu à Sa Majesté.--Le
lendemain de la victoire.--L'escorte de l'empereur brillante comme aux
Tuileries.--Les grenadiers passant la nuit à nettoyer leurs
armes.--Nouvelles de Paris.--Lettres qui me sont personnelles.--Le
procès de Michel et de Reynier.--Départ de l'impératrice pour
Cherbourg.--Attentions de l'empereur pour l'impératrice.--Soins pour la
rendre populaire.--Les nouvelles substituées aux bulletins.--Lecture des
journaux.


CHAPITRE XV.

Prodiges de valeur du roi de Naples.--Sa beauté sur un champ de
bataille.--Effet produit par sa présence.--Son portrait.--Le cheval du
roi de Naples.--Éloges donnés au roi de Naples par l'empereur.--Prudence
progressive de quelques généraux.--L'empereur sur le champ de bataille
de Dresde.--Humanité envers les blessés et secours aux pauvres
paysans.--Personnage important blessé à l'état-major ennemi.--Détails
donnés à l'empereur par un paysan.--Le prince de Schwartzenberg cru
mort.--Paroles de Sa Majesté.--Fatalisme et souvenir du bal de
Paris.--L'empereur détrompé.--Inscription sur le collier d'un chien
envoyé au prince de Neufchâtel.--_J'appartiens au général Moreau_.--Mort
de Moreau.--Détails sur ses derniers momens donnés par son valet de
chambre.--Le boulet rendu.--Résolution reprise de marcher sur
Berlin.--Fatale nouvelle et catastrophe du général Vandamme.--Beau mot
de l'empereur.--Résignation pénible de Sa Majesté.--Départ définitif de
Dresde.--Le maréchal Saint-Cyr.--Le roi de Saxe et sa famille
accompagnant l'empereur.--Exhortation aux troupes
saxonnes.--Enthousiasme et trahison.--Le château de Düben.--Projets de
l'empereur connus de l'armée.--Les temps bien changés.--Mécontentement
des généraux hautement exprimé.--Défection des Bavarois et surcroît de
découragement.--Tristesse du séjour de Düben.--Deux jours de solitude et
d'indécision.--Oisiveté apathique de l'empereur.--L'empereur cédant aux
généraux.--Départ pour Leipzig.--Joie générale dans l'état-major.--Le
maréchal Augereau seul de l'avis de l'empereur.--Espérances de
l'empereur déçues.--Résolution des alliés de ne combattre qu'où n'est
pas l'empereur.--Court séjour à Leipzig.--Proclamations du prince royal
de Suède aux Saxons.--M. Moldrecht et clémence de l'empereur.--M.
Leborgne d'Ideville.--Leipzig centre de la guerre.--Trois ennemis contre
un Français.--Deux cent mille coups de canon en cinq jours.--Munitions
épuisées.--La retraite ordonnée.--L'empereur et le prince
Poniatowski.--Indignation du roi de Saxe contre ses troupes et
consolations données par l'empereur.--Danger imminent de Sa
Majesté.--Derniers et touchans adieux des deux souverains.


CHAPITRE XVI.

Offre d'incendie rejeté par l'empereur.--Volonté de sauver Leipzig.--Le
roi de Saxe délié de sa fidélité.--Issue de Leipzig fermée à
l'empereur.--Sa Majesté traversant de nouveau la ville.--Bonne
contenance du duc de Raguse et du maréchal Ney.--Horrible tableau des
rues de Leipzig.--Le pont du moulin de Lindenau.--Souvenirs
vivans.--Ordres donnés directement par l'empereur.--Sa Majesté dormant
au bruit du combat.--Le roi de Naples et le maréchal Augereau au bivouac
impérial.--Le pont sauté.--Ordres de l'empereur mal exécutés, et son
indignation.--Absurdité de quelques bruits mensongers.--Malheurs
inouïs.--Le maréchal Macdonald traversant l'Elster à la nage.--Mort du
général Dumortier et d'un grand nombre de braves.--Mort du prince
Poniatowski.--Profonde affliction de l'empereur et regrets
universels.--Détails sur cette catastrophe.--Le corps du prince
recueilli par un pasteur.--Deux jours à Erfurt.--Adieux du roi de Naples
à l'empereur.--Le roi de Saxe traité en prisonnier, et indignation de
l'empereur.--Brillante affaire de Hanau.--Arrivée à Mayence.--Trophées
de la campagne et lettre de l'empereur à l'impératrice.--Différence des
divers retours de l'empereur en France.--Arrivée à
Saint-Cloud.--Questions que m'adresse l'empereur et réponses
véridiques.--Espérances de paix.--Enlèvement de M. de Saint-Aignan.--Le
négociateur pris de force.--Vaines espérances.--Bonheur de la
médiocrité.


CHAPITRE XVII.

Souvenirs récens.--Sociétés secrètes d'Allemagne.--L'empereur et les
francs-maçons.--L'empereur riant de Cambacérès.--Les fanatiques
assassins.--Promenade sur les bords de l'Elbe.--Un magistrat
saxon.--Zèle religieux d'un protestant.--Détails sur les sociétés de
l'Allemagne.--Opposition des gouvernemens au _Tugendweiren_.--Origine et
réformation des sectes de 1813.--Les chevaliers noirs et la légion
noire.--La réunion de Louise.--Les concordistes.--Le baron de Nostitz et
la chaîne de la reine de Prusse.--L'Allemagne divisée entre trois chefs
de secte.--Madame Brede et l'ancien électeur de Hesse-Cassel.--Intrigue
du baron de Nostitz.--Les secrétaires de M. de Stein.--Véritable but des
sociétés secrètes.--Leur importance.--Questions de l'empereur.--Histoire
ou historiette.--Réception d'un carbonari.--Un officier français dans le
Tyrol.--Ses mœurs, ses habitudes, son caractère.--Partie de chasse et
réception ordinaire.--Les Italiens et les Tyroliens.--Épreuves de
patience.--Trois rendez-vous.--Une nuit dans une forêt.--Apparence d'un
crime.--Preuves évidentes.--Interrogatoire, jugement et
condamnation.--Le colonel Boizard.--Révélations refusées.--L'exécuteur
et l'échafaud.--Religion du serment.--Les carbonari.


CHAPITRE XVIII.

Confusion et tumulte à Mayence.--Décrets de Mayence.--Convocation du
Corps-Législatif.--Ingratitude du général de Wrede.--Désastres de sa
famille.--Emploi du temps de l'empereur, et redoublement
d'activité.--Les travaux de Paris.--Troupes équipées comme par
enchantement.--Anxiété des Parisiens.--Première anticipation sur la
conscription.--Mauvaises nouvelles de l'armée.--Évacuation de la
Hollande et retour de l'archi-trésorier.--Capitulation de
Dresde.--Traité violé et indignation de l'empereur.--Mouvement de
vivacité.--Confiance dont m'honorait Sa Majesté.--Mort de M. le comte de
Narbonne.--Sa première destination.--Comment il fut aide-de-camp de
l'empereur.--Vaine ambition de plusieurs princes.--Le prince Léopold de
Saxe-Cobourg.--Jalousie causée par la faveur de M. de Narbonne.--Les
noms oubliés.--Opinion de l'empereur sur M. de Narbonne.--Mot
caractéristique.--Le général Bertrand, grand maréchal du palais.--Le
maréchal Suchet, colonel-général de la garde.--Changement dans la haute
administration de l'empire.--Droit déféré à l'empereur de nommer le
président du corps législatif.--M. de Molé et le plus jeune des
ministres de l'empire.--Détails sur les excursions de l'empereur dans
Paris.--Sa Majesté me reconnaît dans la foule.--Gaîté de
l'empereur.--L'empereur se montrant plus souvent en public.--Leurs
Majestés à l'Opéra, et le ballet de _Nina_.--Vive satisfaction causée à
l'empereur par les acclamations populaires.--L'empereur et l'impératrice
aux Italiens; représentation extraordinaire et madame Grassini.--Visite
de l'empereur à l'établissement de Saint-Denis.--Les pages, et gaîté de
l'empereur.--Réflexion sérieuse.


CHAPITRE XIX.

Dernière célébration de l'anniversaire du couronnement.--Amour de
l'empereur pour la France.--Sa Majesté plus populaire dans le
malheur.--Visite au faubourg Saint-Antoine.--Conversation avec les
habitans.--Enthousiasme général.--Cortége populaire de Sa
Majesté.--Fausse interprétation et clôture des grilles du
Carrousel.--L'empereur plus ému que satisfait.--Crainte du désordre et
souvenirs de la révolution.--Enrôlemens volontaires et nouveau régiment
de la garde.--Spectacles gratis.--Mariage de douze jeunes
filles.--Résidence aux Tuileries.--Émile et Montmorency.--Mouvement des
troupes ennemies.--Abandon du dernier allié de l'empereur.--Armistices
entre le Danemarck et la Russie.--Opinion de quelques généraux sur
l'armée française en Espagne.--Adhésion de l'empereur aux bases des
puissances alliées.--Négociations, M. le duc de Vicence et M. de
Metternich.--Le duc de Massa président du corps législatif.--Ouverture
de la session.--Le sénat et le conseil-d'état au corps
législatif.--Discours de l'empereur.--Preuve du désir de Sa Majesté pour
le rétablissement de la paix.--Mort du général Dupont-Derval et ses deux
veuves.--Pension que j'obtiens de Sa Majesté pour l'une
d'elles.--Décision de l'empereur.--Aversion de Sa Majesté pour le
divorce et respect pour le mariage.


CHAPITRE XX.

Efforts des alliés pour séparer la France de l'empereur.--Vérité des
paroles de Sa Majesté prouvée par les événemens.--Copies de la
déclaration de Francfort circulant dans Paris.--Pièce de comparaison
avec le discours de l'empereur.--La mauvaise foi des étrangers reconnue
par M. de Bourrienne.--Réflexion sur un passage de ses _Mémoires_.--M.
de Bourrienne en surveillance.--M. le duc de Rovigo son défenseur.--But
des ennemis atteint en partie.--M. le comte Regnault de Saint-Jean
d'Angély au corps législatif.--Commission du corps-législatif.--Mot de
l'empereur et les cinq avocats.--Lettre de l'empereur au duc de
Massa.--Réunion de deux commissions chez le prince
archi-chancelier.--Conduite réservée du sénat.--Visites fréquentes de M.
le duc de Rovigo à l'empereur.--La vérité dite par ce ministre à Sa
Majesté.--Crainte d'augmenter le nombre des personnes
compromises.--Anecdote authentique et inconnue.--Un employé du trésor
enthousiaste de l'empereur.--Visite forcée au ministre de la police
générale.--Le ministre et l'employé.--Dialogue.--L'enthousiaste menacé
de la prison.--Sages explications du ministre.--Travaux des deux
commissions.--Adresse du sénat bien accueillie.--Réponse remarquable de
Sa Majesté.--Promesse plus difficile à faire qu'à tenir.--Élévation du
cours des rentes.--Sage jugement sur la conduite du corps
législatif.--Le rapport de la commission.--Vive interruption et
réplique.--L'empereur soucieux et se promenant à grands pas.--Décision
prise et blâmée.--Saisie du rapport et de l'adresse.--Clôture violente
de la salle des séances.--Les députés aux Tuileries.--Vif témoignage du
mécontentement de l'empereur.--_L'adresse incendiaire_.--Correspondance
avec l'Angleterre et l'avocat Desèze.--L'archi-chancelier protecteur de
M. Desèze.--Calme de l'empereur.--Mauvais effet.--Tristes présages et
fin de l'année 1813.


CHAPITRE XXI.

Commissaires envoyés dans les départemens.--Les ennemis sur le sol de la
France.--Français dans les rangs ennemis.--Le plus grand crime aux yeux
de l'empereur.--Ancien projet de Sa Majesté, relativement à Ferdinand
VII.--Souhaits et demandes du prince d'Espagne.--Projet de mariage.--Le
prince d'Espagne un embarras de plus.--Mesures prises par
l'empereur.--Reddition de Dantzig et convention violée.--Reddition de
Torgaw.--Fâcheuses nouvelles du Midi.--Instructions au duc de
Vicence.--M. le baron Capelle et commission d'enquête.--Coïncidence
remarquable de deux événemens.--Mise en activité de la garde nationale
de Paris.--L'empereur commandant en chef.--Composition de l'état-major
général.--Le maréchal Moncey.--Désir de l'empereur d'amalgamer toutes
les classes de la société.--Le plus beau titre aux yeux de
l'empereur.--Zèle de M. de Chabrol et amitié de l'empereur.--Un maître
des requêtes et deux auditeurs.--Détails ignorés.--M. Allent et M. de
Sainte-Croix.--La jambe de bois.--Empressement des citoyens et manque
d'armes.--Invalides redemandant du service.


TABLE DU SIXIÈME VOLUME


CHAPITRE PREMIER.

La campagne des miracles.--Promesse solennelle trahie.--Violation du
territoire suisse.--Les troupes alliées dans le Brisgaw.--Le pont de
Bâle.--Villes de France occupées par l'ennemi.--Energie de l'empereur
croissant avec le danger.--Carnot gouverneur d'Anvers et satisfaction de
l'empereur.--Défection du roi de Naples.--Le roi de Naples et le prince
royal de Suède.--Colère de l'empereur.--La veille du départ.--Les
officiers de la garde nationale aux Tuileries.--Paroles remarquables de
l'empereur.--Scène touchante.--Le roi de Rome et l'impératrice sous la
sauve-garde des Parisiens.--Scène d'enthousiasme et
d'attendrissement.--Larmes de l'impératrice.--Serment spontané.--M. de
Bourrienne aux Tuileries.--Départ pour l'armée.--Le colonel Bouland et
la croix de la Légion-d'Honneur.--Les braves infatigables.--Rencontre
singulière.--Le vieux curé de campagne reconnu par l'empereur.--Le guide
ecclésiastique.--Arrivée devant Brienne.--Blücher en fuite.--L'empereur
croyant Blücher prisonnier.--Souvenirs de dix ans, et différence des
temps.--Changemens frappans pour tout le monde.--Abominations commises
par les étrangers.--Cruautés atroces.--Viols, pillages et
incendies.--Mensonges officieux sur les alliés.--Détestables faiseurs de
plaisanteries.--Nonchalance de l'empereur Alexandre à empêcher le
désordre.--Le champ de La Rothière.--Combats d'un enfant, et bataille
sanglante.--Retraite sur Troyes.--Danger imminent de l'empereur, et
_flamberge au vent_.--La guerre de l'aigle et des corbeaux.--L'armée de
Blücher.


CHAPITRE II.

Renouvellement des prodiges de l'Italie.--Courage personnel de
l'empereur.--Mot de l'empereur à ses soldats.--Obus éclatant près de
l'empereur.--Fréquence du réveil de l'empereur.--Extrême bonté de Sa
Majesté envers moi.--Point de paix déshonorante.--Oubli réparé.--Je
m'endors dans le fauteuil de l'empereur.--Sa Majesté s'asseyant sur son
lit pour ne pas m'éveiller.--Paroles adorables de l'empereur.--Sa
Majesté décidée à faire la paix.--Succès et nouvelle
indécision.--L'empereur et le duc de Bassano.--Départ pour
Sézanne.--Suite de triomphes.--Généraux prisonniers à la table de
l'empereur.--Combat de Nangis.--Blücher sur le point d'être
prisonnier.--La veille de la bataille de Méry.--L'empereur sur une botte
de roseaux.--Nuée de bécassines et mot de l'empereur.--Mouvement sur
Anglure.--Incendie de Méry.--Position critique des alliés.--Position
critique de M. Ansart.--Un huissier guide de l'empereur.--Peur du
canon.--Pont construit en une heure sous le feu de l'ennemi.--L'empereur
mourant de soif et courage d'une jeune fille.--Le quartier-général de
l'empereur dans la boutique d'un charron.--Prisonniers et drapeaux
envoyés à Paris.--Mission délicate de M. de Saint-Aignan.--Vive colère
de l'empereur.--Disgrâce de M. de Saint-Aignan et prompt
oubli.--L'ennemi abandonnant Troyes par capitulation.--Décret
sévère.--Les insignes et les couleurs de l'ancienne dynastie.--Conseil
de guerre et peine de mort.--Exécution du chevalier de Gonault.


CHAPITRE III.

Négociations pour un armistice.--Blücher et cent mille hommes.--Le
prince de Schwartzenberg reprenant l'offensive.--Ruse de
guerre.--L'empereur au devant de Blücher.--Halte au village
d'Herbisse.--Le bon curé.--Politesse de l'empereur.--Singulière
installation d'une nuit.--Le maréchal Lefebvre théologien.--L'abbé Maury
maréchal, et le maréchal Lefebvre cardinal.--Le souper de
campagne.--Gaîté et privation.--Le réveil du curé et générosité de
l'empereur.--Fatalité du nom de Moreau.--Bataille de Craonne.--M. de
Bussy, ancien camarade et aide-de-camp de l'empereur.--Empressement
général à fournir des renseignemens.--Le brave Wolff et la croix
d'honneur.--Plusieurs généraux blessés.--Habileté du général
Drouot.--Défense des Russes.--M. de Rumigny au quartier-général et
nouvelles du congrès.--Conférence secrète peu favorable à la
paix.--Scène très-vive entre l'empereur et M. le duc de
Vicence.--Insistance courageuse du ministre et conseils
pacifiques.--_Vous êtes Russe!_--Véhémence de l'empereur.--Une victoire
en perspective.--Larmes de M. le duc de Vicence.--Marche sur
Laon.--L'armée française surprise par les Russes.--Mécontentement de
l'empereur.--Prise de Reims par M. de Saint-Priest.--Valeur du général
Corbineau.--Notre entrée à Reims pendant que les Russes en
sortent.--Résignation des Rémois.--Bonne discipline des Russes.--Trois
jours à Reims.--Les jeunes conscrits.--Six mille hommes et le général
Janssens.--Les affaires de l'empire.--Le seul homme infatigable.


CHAPITRE IV.

Expression familière à l'empereur.--Nouveau plan d'attaque.--Départ de
Reims.--Mission secrète auprès du roi Joseph.--Précautions de l'empereur
pour l'impératrice et le roi de Rome.--Conversation du soir.--Arrivée à
Troyes de l'empereur Alexandre et du roi de Prusse.--Belle conduite
d'Épernay, M. Moët et la croix d'honneur.--Autre croix donnée à un
cultivateur.--Retraite de l'armée ennemie.--Combat de
Fère-Champenoise.--Le comte d'Artois à Nancy.--Le 20 mars, bataille
d'Arcis-sur-Aube.--Le prince de Schwartzenberg sur la ligne de
guerre.--Dissolution du congrès et présence de l'armée
autrichienne.--Bataille de nuit.--L'incendie éclairant la
guerre.--Retraite en bon ordre.--Présence d'esprit de l'empereur et
secours aux sœurs de la charité.--Le nom des Bourbons prononcé pour la
première fois par l'empereur.--Souvenir de l'impératrice Joséphine.--Les
ennemis à Épernay.--Pillage et horreur qu'il inspire à Sa
Majesté.--L'empereur à Saint-Dizier.--M. de Weissemberg au
quartier-général.--Mission verbale pour l'empereur
d'Autriche.--L'empereur d'Autriche contraint de se retirer à
Dijon.--Arrivée à Doulevent et avis secret de M. de
Lavalette.--Nouvelles de Paris.--La garde nationale et les
écoles.--_L'Oriflamme_ à l'Opéra.--Marche rapide du temps.--La bataille
en permanence.--Reprise de Saint-Dizier.--Jonction du général Blücher et
du prince de Schwartzenberg.--Nouvelles du roi Joseph.--Paris
tiendra-t-il?--Mission du général Dejean.--L'empereur part pour
Paris.--Je suis pour la première fois séparé de Sa Majesté.


CHAPITRE V.

Souvenirs déplorables.--Les étrangers à Paris.--Ordre de
l'empereur.--Départ de Sa Majesté de Troyes.--Dix lieues en deux
heures.--L'empereur en cariole.--J'arrive à Essone.--Ordre de me rendre
à Fontainebleau.--Arrivée de Sa Majesté.--Abattement de l'empereur.--Le
maréchal Moncey à Fontainebleau.--Morne silence de
l'empereur.--Préoccupation continuelle.--Seule distraction de l'empereur
causée par ses soldats.--Première revue de Fontainebleau.--Paris,
Paris!--Nécessité de parler de moi.--Ma maison pillée par les
Cosaques.--Don de 50,000 fr.--Augmentation graduelle de l'abattement de
l'empereur.--Défense à Roustan de donner des pistolets à
l'empereur.--Bonté extrême de l'empereur envers moi.--Don de 100,
fr.--Sa Majesté daignant entrer dans mes intérêts de
famille.--Reconnaissance impossible à décrire.--100,000 fr. enfouis dans
un bois.--Le garçon de garde-robe Denis.--L'origine de tous mes
chagrins.


CHAPITRE VI.

Besoin d'indulgence.--Notre position à Fontainebleau.--Impossibilité de
croire au détrônement de l'empereur.--Pétitions nombreuses.--Effet
produit par les journaux sur Sa Majesté.--M. le duc de
Bassano.--L'empereur plus affecté de renoncer au trône pour son fils que
pour lui.--L'empereur soldat et un louis par jour.--Abdication de
l'empereur.--Grande révélation.--Tristesse du jour et calme du
soir.--Coucher de l'empereur.--Réveil épouvantable.--L'empereur
empoisonné.--Débris du sachet de campagne.--Paroles que m'adresse
l'empereur mourant.--Affreux désespoir.--Résignation de Sa
Majesté.--Obstination à mourir.--Première crise.--Ordre d'appeler M. de
Caulaincourt et M. Yvan.--Paroles touchantes de Sa Majesté à M. le duc
de Vicence.--Longue inutilité de nos prières réunies.--Question de
l'empereur à M. Yvan et effroi subit.--Seconde crise.--L'empereur
prenant enfin une potion.--Assoupissement de l'empereur.--Réveil et
silence complet sur les événemens de la nuit.--M. Yvan parti pour
Paris.--Départ de Roustan.--Le 12 d'avril.--Adieux de M. le maréchal
Macdonald à l'empereur.--Déjeuner comme à l'ordinaire.--Le sabre de
Mourad-Bey.--L'empereur plus causant que du coutume.--Variations
instantanées de l'humeur de l'empereur.--Tristesse morose et _la
Monaco_.--Répugnance que causent à l'empereur les lettres de
Paris.--Preuve remarquable de l'abattement de l'empereur.--Une belle
dame à Fontainebleau.--Une nuit entière d'attente et d'oubli.--Autre
visite à Fontainebleau et souvenir antérieur.--Aventure à
Saint-Cloud.--Le protecteur des belles près de Sa Majesté.--Mon voyage à
Bourg-la-Reine.--La mère et la fille.--Voyage à l'île d'Elbe et
mariage.--Triste retour aux affaires de Fontainebleau.--Question que
m'adresse l'empereur.--Réponse franche.--Parole de l'empereur sur M. le
duc de Bassano.


CHAPITRE VII.

Le grand-maréchal et le général Drouot, seuls grands personnages auprès
de l'empereur.--Destinée connue de Sa Majesté.--Les commissaires des
alliés.--Demande et répugnance de l'empereur.--Préférence pour le
commissaire anglais.--Vie silencieuse dans le palais.--L'empereur plus
calme.--Mot de Sa Majesté.--La veille du départ et jour de
désespoir.--Fatalité des cent mille francs que m'avait donnés
l'empereur.--Question inattendue et inexplicable de M. le
grand-maréchal.--Ce que j'aurais dû faire.--Inconcevable oubli de
l'empereur.--Les cent mille francs déterrés.--Terreur d'avoir été
volé.--Affreux désespoir.--Erreur de lieu et le trésor
retrouvé.--Prompte restitution.--Horreur de ma situation.--Je quitte le
palais.--Mission de M. Hubert auprès de moi.--Offre de trois cent mille
francs pour accompagner l'empereur.--Ma tête est perdue et crainte
d'agir par intérêt.--Cruelles réflexions.--Tortures inouïes.--L'empereur
est parti.--Situation sans exemple.--Douleurs physiques et souffrances
morales.--Complète solitude de ma vie.--Visite d'un ami.--Fausse
interprétation de ma conduite dans un journal.--M. de Turenne accusé à
tort.--Impossibilité de me défendre par respect pour Sa
Majesté.--Consolations puisées dans le passé.--Exemples et preuves de
désintéressement de ma part.--Refus de quatre cent mille francs.--M.
Marchand placé par moi près de l'empereur.--Reconnaissance de M.
Marchand.


CHAPITRE VIII.

Je deviens étranger à tout.--Crainte des résultats de la
malveillance.--Lecture des journaux.--Je commence à comprendre la
grandeur de l'empereur.--Débarquement de Sa Majesté.--Le bon maître et
le grand homme.--Délicatesse de ma position et incertitude.--Souvenir de
la bonté de l'empereur.--Sa Majesté demandant de mes nouvelles.--Paroles
obligeantes.--Approbation de ma conduite.--Malveillance inutile et
justice rendue par M. Marchand.--Mon absence de Paris
prolongée.--L'empereur aux Tuileries.--Détails
circonstanciés.--Vingt-quatre heures de service d'un sergent de la garde
nationale.--Déménagement des portraits de famille des Bourbons.--Le
peuple à la grille du Carrousel.--Vive le roi et vive
l'empereur!--Terreur panique et le feu de cheminée.--Le général
Excelmans et le drapeau tricolore.--Cocardes conservées.--Arrivée de
l'empereur.--Sa Majesté portée à bras.--Service intérieur.--Premières
visites.--L'archi-chancelier et la reine Hortense.--Table de trois cents
couverts.--Le père du maréchal Bertrand et mouvement de
l'empereur.--Souper de l'empereur et le plat de lentilles.--Ordre
impossible.--Deux grenadiers de l'île d'Elbe.--Puissance du
sommeil.--Quatre heures de nuit pour l'empereur.--Sa Majesté et les
officiers à demi-solde.--M. de Saint-Chamans.--Revue sur le
Carrousel.--L'empereur demandé par le peuple.--Le maréchal Bertrand
présenté au peuple par Sa Majesté.--Scène touchante et enthousiasme
général.--Continuation de ma vie solitaire.--Larmes sur les malheurs de
Sa Majesté.--Deux souvenirs postérieurs.--La princesse Catherine de
Wurtemberg et le prince Jérôme.--Grandeur de caractère et
superstition.--Treize à table et mort de la princesse Elisa.--La
première croix de la légion d'honneur portée par le premier consul et le
capitaine Godeau.

ANECDOTES MILITAIRES.


LE PIÉMONT SOUS L'EMPIRE.


CHAPITRE PREMIER.

Différence des temps.--Le prince Borghèse à Paris.--Le prince Pignatelli
et M. Demidoff.--Première société du prince Borghèse et le concierge
d'un hôtel garni.--La veuve du général Leclerc.--Mariage du prince.--Le
faubourg Saint-Germain et la seule vraie princesse de la famille de
Bonaparte.--Le prince chef d'escadron dans la garde.--Courage et
avancement.--Projets de l'empereur.--Conversation entre l'auteur et le
lecteur.--Tilsitt, la femme, l'homme et le bon prince.--Le prince
Borghèse destiné à annoncer la paix.--Désintéressement de
Moustache.--Paris en 1808.--Retour de l'empereur.--Enthousiasme causé
par Napoléon.--Le fils de madame Visconti.--Rencontre au
Palais-Royal.--Gardanne et Sopransi.--Le rendez-vous donné sur le champ
de bataille d'Eylau.--Les bals de madame de La Ferté et la jolie
danseuse.--Dîner chez Cambacérès.--Les deux extrêmes et questions de
physiologie.--Projet de Tilsitt réalisé à Paris.--Création de nouveaux
titres.--Réédification de l'université.--Le général Jourdan et le
général Menou.--Le gouvernement général des départemens au delà des
Alpes érigé en grande dignité de l'empire.--Sénatus-consulte et message
au sénat.--Contradictions et bon conseil.--Conflits inévitables.--Le
prince Borghèse nommé gouverneur-général.--Brevet magnifique.--Départ du
prince et le colonel Curto.--Départ de l'empereur pour Bayonne et
déguerpissement général.


CHAPITRE II.

Le marronnier précoce et grande observation.--Voyage au devant du
printemps.--Départ de Paris pour Nice.--La cour de l'hôtel
Borghèse.--Les aides-de-camp du prince.--M. de Montbreton et M. de
Clermont-Tonnerre.--Rapidité extraordinaire.--Point de changemens de
température.--Arrivée à Lyon et le souper de cent écus.--Le vin de
l'Ermitage.--Deux mois en une nuit.--Admirable climat du
Comtat.--Tristesse des oliviers.--La bonne femme de
Brignolles.--Trente-six francs et six généraux.--Les gorges de
l'Estrelle.--Quatre millions de diamans et petit conseil.--Absence de
voleurs et mauvais chemins.--Le golfe Juan et la rade d'Antibes.--Bonnes
relations entre les voyageurs.--Le bal de madame de Luynes et
déguisemens.--Don Quichotte et M. de Louvois.--Arrivée à Nice.--Maison
de M. Vinaille occupée par la princesse Borghèse.--Conversation avec le
prince en regardant la mer.--Coup d'œil admirable.--Histoire des statues
du prince.--La vente forcée.--Emploi de dix-huit millions.--Le prince
trompé par l'empereur.--Influence de la conduite de l'empereur sur le
caractère de son beau-frère.--Commencement de
désenchantement.--Commensaux de la princesse.--Madame de Chambaudouin,
la lectrice et les dames d'annonces.--Blangini et ses premiers
concerts.--Premier dîner à la cour.--Ma présentation à la
princesse.--Paulette, petit nom d'amitié.--Portrait de
Pauline.--Conversation et musique.--Singulier caprice de la
princesse.--Exil d'une minute.--La princesse et la femme.--Le colonel
Gruyer.--Le général Garnier, plan des Alpes maritimes et bon effet du
hasard.--Promenade dans Nice avec M. de Clermont-Tonnerre.--Madame
d'Escars en surveillance et lettre à l'empereur.--Souvenir d'une visite
chez Fouché.--Ordre de l'empereur de parler toujours français.--Tous les
jours une lettre à l'empereur.--Promenade sur mer et amabilité de
Pauline.--La pointe de Monaco et lecture inattendue.--Préparatifs de
notre départ pour Turin.


CHAPITRE III.

Voyage de Nice à Turin par le col de Tende.--Heureuse disposition des
voyageurs.--Les arcs de triomphe et les malédictions.--L'hiver dans les
montagnes.--La berline de la princesse et la chaise à porteur.--Caprices
sur caprices.--Dispute de Pauline avec son mari sur la préséance.--M. de
Clermont-Tonnerre et les oreillers de la princesse.--Le froid aux pieds
et madame de Chambaudouin.--Mon premier voyage dans les montagnes.--Les
Alpes maritimes.--Sospello et les billets de logement.--Mes deux bonnes
religieuses.--_Siete pur Francese_!--Seconde journée.--Sites
pittoresques et hardiesse des chemins.--Arrivée à Tende et appétit
général.--Scène comique et inattendue.--Histoire d'une fraise de veau et
souper retardé.--Causeries nocturnes avec M. de
Clermont-Tonnerre.--Anecdotes piquantes.--Souvenirs d'une
nuit.--Conversation remarquable de l'empereur avec M. de
Clermont-Tonnerre.--_Conseils_ de Napoléon.--Manière de faire un
colonel.--La montagne de Tende.--Le porteur de la princesse, une
bouteille de vin de Bordeaux et des ricochets.--Approches de notre
gouvernement.--La princesse voulant répondre aux autorités.--Nouvelle
dispute.--Observation faite à Pauline et influence du nom de
l'empereur.--Arrivée à Coni--La ville illuminée.--Discours de l'évêque
et réponse du prince.--Influence du clergé en Piémont.--Mot heureux de
Voltaire sur les papes.--M. Arborio, préfet de Coni.--Promenade de Coni
à Racconiggi.--Maison de plaisance des princes de Carignan.--Parc
dessiné par Le Nôtre.--Le lit de Louis XV et l'écho
factice.--Commencement de l'étiquette.--Le service
d'honneur.--Mademoiselle Millo et mademoiselle de Quincy.--Notre entrée
à Turin et le canon de la citadelle.


CHAPITRE IV.

Conseil bon à suivre.--Les faiseurs de plans.--Souvenir du ministère des
relations extérieures.--Simplicité d'organisation.--Le colonel Clément,
M. d'Auzer, M. Dauchy et le général Porson.--Les deux secrétaires.--M.
Charles de La Ville et sa famille.--Les chefs d'état-major de Rapp et de
Davoust.--Difficultés de notre position.--Circulaire aux préfets dans
l'intérêt des administrés.--Le baron Giulio.--Lutte engagée et
allégations de droits.--Correspondance singulière.--Le préfet sur les
grands chemins.--Décision indispensable.--Conciliation amiable.--Visite
au général Menou.--Horreur du général pour payer ses créanciers.--Le
danseur de soixante-dix ans.--Madame de Menou victime de l'expédition
d'Égypte.--Seule distraction de madame de Menou.--Le général Menou et le
tyran domestique.--Le théâtre Carignan et la troupe de mademoiselle
Raucourt.--Ma première soirée au spectacle et mœurs
nouvelles.--Incertitudes à l'occasion d'une clef.--M. et madame
d'Angennes.--Les théâtres éclairés.--La cour décente et mot du prince
Borghèse.--Mon lit et le frère assassiné par son frère.--Promenades avec
M. de Clermont-Tonnerre.--La _consola_ et les _ex-voto_.--Rencontres
d'anciennes connaissances.--M. de Salmatoris et M. de Seyssel.--Bon
usage piémontais.--Le comte Peiretti et M. de Luzerne.--Le théâtre de
l'Opéra orgueil des habitans de Turin.--M. Négro, maire de Turin.--Grand
bal donné par la ville au prince et à la princesse.--Bonne idée et
heureux effet d'un petit moyen.--Fête magnifique, et Pauline la reine du
bal.--Honneurs rendus au fauteuil de l'empereur.--Conseil suivi par
Pauline, et enthousiasme à propos d'une Montferrine.


CHAPITRE V.

M. Alfieri de Sostegno.--Beauté et gravité d'un maître des
cérémonies.--La femme morte d'ennui.--Tréve de plaisanteries et
caractère honorable de M. Alfieri.--Correspondances entre Turin et
Cagliari.--Belle conduite de M. de Saint-Marsan envers
Napoléon.--Singulier exemple de la mémoire de l'empereur.--Mes souvenirs
et les proverbes de Sancho.--Mademoiselle Raucourt à Turin.--Usage de la
langue française, remontant dans quelques localités au temps de Louis
XIV.--Notre statistique dramatique à Turin.--Soirée à la
cour.--Mademoiselle Raucourt, _Jocaste_ et un _Œdipe_
improvisé.--Représentations de mademoiselle Raucourt au théâtre
Carignan.--Monrose et Perrier.--Le bâton de maréchal des
comédiens.--Théorie morale de mademoiselle Raucourt, sur le principal et
l'accessoire.--Récompenses données par l'empereur au général Menou.--M.
de Menou remplacé par César Berthier, et les deux dissipateurs.--Folies
de César Berthier et mécontentement de son frère.--Huissiers battus et
intervention indispensable.--Charmante famille de César
Berthier.--Esprit de mademoiselle Raucourt et leçon de convenance donnée
à César Berthier.--Lettre du prince de Neufchâtel au prince
Borghèse.--Mort de M. Visconti et désespoir du maréchal.--Plaintes
confidentielles contre l'empereur.--Vive tendresse du prince pour sa
mère.--Incroyable influence de la température sur son humeur.--Soixante
mille francs d'aumônes par an.--Le prince malade d'ennui.--Arrivée à
Turin du prince Aldobrandini.--Singulière ambition du dentiste de la
cour et les dents des deux frères.--Le Pô et l'Eridan.--Un mot sur
Turin.--Mugissemens d'un taureau d'airain et croyance des bonnes
femmes.--La manie des alignemens.--La part de Turin dans les projets
d'embellissemens de l'empereur.--Le nouveau pont de Turin.--Murmures
contre la destruction d'une église.--Entêtement d'une madone, suivi de
complaisance.--Cause sérieuse de la chute de l'empire et défi porté aux
savans.--Apparition de Lucien à Turin sans qu'il voie sa sœur.--Palais
de plaisance des rois de Sardaigne.--La Vennerie, Montcallier et
Stupinis.--La cour à Stupinis.--Courte description.--Histoire de ma
chambre.--L'empereur, la belle dame et l'aide-de-camp.--Bon voisinage du
colonel Gruyer.--La chasse aux yeux d'un pape.--Tour d'écolier et
utilité du blanc d'Espagne.--Bonne qualité du prince Aldobrandini,
lettre de l'empereur et départ.--Présentation en habit de soldat et les
épaulettes de colonel.--Le roi Joseph, à Stupinis.--Le Piémont pris en
grippe par Pauline.--Caprices plus violens que jamais.--Départ de
Pauline pour les eaux d'Aix et la cour sans femmes.


CHAPITRE VI.

Manie des Français de se prendre pour termes de comparaison.--Usages
piémontais.--Les dames romaines et la valeur du temps.--Singulière
signification d'un mot français en Piémont.--Mœurs
piémontaises.--Bizarrerie d'un jaloux.--L'empereur content de
nous.--Quelques souvenirs sur la suite de Pauline.--Organisation de ma
table et les capitaines de garde au palais.--Madame Hamelin, mérite et
résignation.--La lettre de recommandation.--Histoire véridique du
capitaine Poulet.--Son portrait, sa jeunesse et sa femme.--Bonnes
manières des officiers sortis des pages et des gendarmes
d'ordonnance.--Motifs de l'empereur en créant les gendarmes
d'ordonnance.--Craintes et plaintes de quelques chefs de
l'armée.--Licenciement des gendarmes d'ordonnance.--Le capitaine
Aubriot.--Détails curieux sur le corps licencié.--Le général
Montmorency, d'Albignac, et leçon de hiérarchie militaire.--Notre
gouvernement un joli petit royaume.--M. Vincent de Margnolas, préfet de
Turin, conseiller d'état à vingt-sept ans.--Jeu inouï de la
fatalité.--Le naissance et la mort ensemble sous le même toit.--Position
de nos neuf départemens.--Notre statistique préfectorale.--M. de Chabrol
notre préfet modèle.--M. Bourdon de Vatry à Gênes.--Nos trois
départemens maritimes.--Somnolence du préfet de Chiavari.--M. Nardau à
Parme; bal le vendredi-saint et destitution immédiate.--M. Robert,
préfet de Marengo.--Mot remarquable de l'empereur sur Alexandrie.--M. de
la Vieuville, chambellan de l'empereur.--Convoitise d'un département et
envoi dans un autre.--M. de la Vieuville, préfet de Coni.--M. Soyris et
le beau idéal d'un directeur des douanes.--Auto-da-fé de marchandises
anglaises.--Saisie de soixante cachemires adressés à
Joséphine.--Sévérité de l'empereur.--Le quintal de tableaux de
Raphaël!--Le département de la Doire, Ivrée et madame Jubé.--Promenade à
Racconiggi.--Le souper impromptu et la cave de Garda.


CHAPITRE VII.

La femme sans tête et impertinence des Piémontais.--L'hôtel de Londres
et la place Saint-Charles.--Le palais d'Aoste devenu le palais de
Justice.--Situation et intérieur du palais impérial.--La cathédrale de
Turin et le vrai saint suaire.--Le prince et la cour à la messe.--Levers
du prince dans le palais impérial.--La galerie de Van-Dick, le boudoir
des miniatures et le prie-dieu des reines de Sardaigne.--Prodigalité
d'incrustations.--Le jardin du palais, promenade à la mode.--Le Nôtre,
jardinier des rois.--Les arcades de la rue de Pô.--Sérénades nocturnes
et le guitariste Anelli.--Promenades hors de la ville.--Les allées du
Valentin.--La route de Montcallier.--Les jolis chevaux du prince.--La
manufacture de tabacs.--M. de V... et application d'un mot de
Rivarol.--Grand projet de chasse.--Les lapins de la république et le
gibier de l'empire.--Le daim de Racconiggi.--César Berthier notre
grand-veneur.--Partie manquée et journée charmante.--La comtesse de
Solar.--Saint Hubert plus content de nous.--Le palais du prince auberge
des princes et des rois.--La marquise de Gallo et la princesse d'Avelino
à Turin.--Exemple incroyable d'exagération italienne.--Passage de
Murat.--Le petit prince Achille, et singulière disposition au
commandement.--Convoitise insurmontable.--Le marquis de Prié et son
valet de chambre vidant ses poches.--Autre manie du marquis de
Prié.--Madame de Prié en surveillance et rentrée en grâce.--Petit
conseil tenu à la suite d'une lettre de l'empereur.--Rareté des hommes
de mérite, et abondance de matière sénatoriale.--Luxe d'écuyers et de
chambellans.--M. de Barolo sénateur.--Disposition des Piémontais envers
le gouvernement.--Haine contre les Génois.--Gentillesse de
Mérinos.--Conversation d'un écuyer avec un chien.--La société de
Turin.--M. Alexandre de Saluces et M. de Grimaldi.--Salon de la comtesse
de Salmours.--La marquise Dubourg.--M. de Villette.--La saint Napoléon à
Turin.--Elégance d'un souper et quatre-vingt-quinze femmes à
table.--Conseils du maréchal de Richelieu aux courtisans.--Promenade à
la sortie du bal.--Visite à la Superga.--La madone du Pilon et la vigne
Chablais.--Église de la Superga et le bon abbé Avogadro.--Le déjeuner
d'anachorète et le chien battu.--Tombeaux des rois de Sardaigne.--Le
caveau de la branche de Carignan et la dernière princesse de
Carignan.--Effet prodigieux d'un rayon de soleil.--Pension obtenue de
l'empereur pour l'abbé Avogadro.--Retour à cheval et station chez
Laurent Dufour.--Histoire du comte de Scarampi et rare exemple de
fermeté.--Le silence volontaire.


CHAPITRE VIII.

La pie de Thouaré.--Le Panthéon des animaux célèbres.--Le
receveur-général de Turin.--Les deux financiers et les deux
extrêmes.--M. Destor et ses distractions.--La partie d'échecs de M.
Victor de Caraman.--Jeux à la cour.--Petits bals chez madame
Destor.--Une Parisienne et aventure ébauchée.--Informations exactes, et
voyage sentimental.--Stupéfaction d'une jolie femme.--Rendez-vous et
discrétion.--Arrivée d'un jaloux.--Désappointement et
persistance.--Intrigue dans une loge.--Le mouchoir et la boîte aux
lettres.--Conseils de morale à la jeunesse.--Le contenu d'une
lettre.--Deux chevaux blancs et Machiavel.--Mauvaise issue et oubli.--M.
Belmondi.--M. de Navarre et l'épée de Louis XVIII.--Pétitions
singulières.--Le prince Borghèse Jésus-Christ.--Leçon de politesse
donnée avec un poignard.--Passion des Piémontais pour le jeu.--Le comte
Pastoris et le père avare.--Histoire d'un original.--M. de La Payne et
la croix de la Légion-d'Honneur.--Correspondance de M. de
Lacépède.--Inconcevables motifs donnés à une demande, et le débordement
du Pô.--Madame de La Payne et le deuil par anticipation.--Rencontre
d'originaux.--Le contrôleur de Pignerol.--L'employé cuisinier.--M. de
Marcolle et la confusion des langues.--Ce que c'est que M.
Simon.--L'employé, son chef, et bizarre motif d'une prolongation de
congé.--Éducation des pigeons.--Le gastronome, et solution du problème
des vanneaux.


CHAPITRE IX.

Nos moyens de correspondance.--L'estafette de Naples à Paris.--Miracles
du télégraphe.--Détails sur l'estafette.--Défenses sévères de
l'empereur.--Légères infractions.--Napoléon crevant le porte-manteau des
dépêches.--Le directeur-général pris en fraude.--Emploi des courriers,
et missions extraordinaires.--Souvenir d'enfance de l'empereur.--Projets
sur la Spezzia.--_M'en reparler souvent_.--Phénomène remarquable.--Eau
douce dans la mer.--Grand projet, et les habitans sans
contributions.--Correspondance du docteur Vastapani, et maladie de la
princesse.--Le courrier Camille.--La vie d'un homme sauvée par
hasard.--Bonté du prince Borghèse.--La bande de brigands de
Narzoli.--Meino et sa femme.--Scarcello, Vivalda et le colonel
Boizard.--Le modèle de _Jean Sbogar_.--Mœurs et usages des
brigands.--Enlèvemens et contributions.--La croix de Salicetti.--Meino à
Alexandrie, et sagacité du général Despinois.--Un jour à Stupinis, et
exécution à Turin.--Le ménage de garçons.--Le colonel Jameron.--M. de
Valori et M. d'Adhémar.--Pourquoi l'on jouait à la cour.--Conseils de M.
de Lameth.--Mort du neveu de M. de Lameth, lettre de sa mère et
singulière réponse.--Nobles manières d'Alexandre de Lameth.--Subvention
extraordinaire.--Madame et mademoiselle Robert à Turin.--Incroyable
changement d'état.--Conversation avec M. de Lameth.--Les veuves des
préfets, et projet sans exécution.--M. de Garaudé.--Je mets le feu au
palais.--L'aide-de-camp en mission.--Sottise d'un architecte, et la
poutre brûlée.--Saint-Laurent et moi.--Mot de Jean-Jacques.

FIN DES TABLES



TOME PREMIER.

[Illustration]

À PARIS,

CHEZ LADVOCAT, LIBRAIRE

DE S. A. R. LE DUC DE CHARTRES,

QUAI VOLTAIRE ET PALAIS-ROYAL.

MDCCCXXX.

PARIS.--IMPRIMERIE DE COSSON,

RUE SAINT GERMAIN-DES-PRÉS, Nº 9.



INTRODUCTION.


La vie de l'homme obligé de se faire lui-même sa carrière, et qui n'est
ni un artisan ni un homme de métier, ne commence ordinairement qu'aux
environs de vingt ans. Jusque là il végète, incertain de son avenir, et
n'ayant pas, ne pouvant pas avoir de but bien déterminé. Ce n'est que
lorsqu'il est parvenu au développement complet de ses forces, et en même
temps lorsque son caractère et son penchant le portent à marcher dans
telle ou telle voie, qu'il peut se décider sur le choix d'une carrière
et d'une profession; ce n'est qu'alors qu'il se connaît lui-même et
voit clair autour de lui; enfin, c'est à cet âge seulement qu'il
commence à _vivre_.

En raisonnant de cette façon, ma vie, depuis que j'ai atteint ma
vingtième année, a été de trente ans, qui peuvent se partager en deux
parts égales, quant au nombre des mois et des jours, mais on ne peut pas
plus diverses, si l'on s'attache à considérer les événemens qui se sont
passés durant ces deux périodes de mon existence.

Pendant quinze années attaché à la personne de l'empereur Napoléon, j'ai
vu tous les hommes et toutes les choses importantes dont seul il était
le point de ralliement et le centre. J'ai vu mieux encore que cela; car
j'ai eu sous les yeux, dans toutes les circonstances de la vie, les
moindres comme les plus graves, les plus privées comme celles qui
appartiennent le plus à l'histoire et qui en font déjà partie; j'ai eu,
dis-je, sans cesse sous les yeux l'homme dont le nom remplit à lui seul
les pages les plus glorieuses de nos annales. Quinze ans je l'ai suivi
dans ses voyages et dans ses campagnes, à sa cour et dans l'intérieur de
sa famille. Quelque démarche qu'il pût faire, quelque ordre qu'il pût
donner, il était bien difficile que l'empereur ne me mît pas, même
involontairement, dans sa confidence; et c'est sans le vouloir moi-même
que je me suis plus d'une fois trouvé en possession de secrets que
j'aurais bien souvent voulu ne point connaître. Que de choses se sont
passées pendant ces quinze années! Auprès de l'empereur on vivait comme
au milieu d'un tourbillon. C'était une succession d'événemens rapide,
étourdissante. On s'en trouvait comme ébloui; et si l'on voulait, pour
un instant, y arrêter son attention, il venait tout de suite comme un
autre flot d'événemens qui vous entraînait sans vous donner le temps
d'y fixer votre pensée.

Maintenant à ces temps d'une activité qui donnait le vertige a succédé
pour moi le repos le plus absolu, dans la retraite la plus isolée. C'est
aussi un intervalle de quinze ans qui s'est écoulé depuis que j'ai
quitté l'empereur. Mais quelle différence! Pour ceux qui, comme moi, ont
vécu au milieu des conquêtes et des merveilles de l'empire, que
reste-t-il à faire aujourd'hui? Si, dans la force de l'âge, notre vie a
été mêlée au mouvement de ces années si courtes, mais si bien remplies,
il me semble que nous avons fourni une carrière assez longue et assez
pleine. Il est temps que chacun de nous se livre au repos. Nous pouvons
bien nous éloigner du monde, et fermer les yeux. Que nous reste-t-il à
voir qui valût ce que nous avons vu? de pareils spectacles ne se
rencontrent pas deux fois dans la vie d'un homme. Après avoir passé
devant ses yeux, ils suffisent à remplir sa mémoire pour le temps qu'il
lui reste encore à vivre; et dans sa retraite il n'a rien de mieux à
faire que d'occuper ses loisirs du souvenir de ce qu'il a vu.

C'est là aussi ce que j'ai fait. Le lecteur croira facilement que je
n'ai point de passe-temps plus habituel que de me reporter aux années
que j'ai passées au service de l'empereur. Autant que cela m'a été
possible, je me suis tenu au courant de tout ce qu'on a écrit sur mon
ancien maître, sur sa famille et sur sa cour. Dans ces lectures que ma
femme ou ma belle-sœur faisaient à la famille, au coin du feu, que de
longues soirées se sont écoulées comme un instant! Lorsque je
rencontrais dans ces livres, dont quelques-uns ne sont vraiment que de
misérables rapsodies, des faits inexacts, ou faux, ou calomnieux, je
trouvais du plaisir à les rectifier, ou bien à en prouver l'absurdité.
Ma femme, qui a vécu, comme moi et avec moi, au milieu de ces événemens,
nous faisait à son tour part de ses réflexions et de ses
éclaircissemens; et, sans autre but que notre propre satisfaction, elle
prenait note de nos observations communes.

Tous ceux qui veulent bien de temps en temps venir nous voir dans notre
solitude, et qui prennent plaisir à me faire parler de ce que j'ai vu,
étonnés et trop souvent indignés des mensonges que l'ignorance ou la
mauvaise foi ont débités à l'envi sur l'empereur et sur l'empire, me
témoignaient leur satisfaction des renseignemens que j'étais à même de
leur donner, et me conseillaient de les communiquer au public. Mais je
ne m'étais jamais arrêté à cette pensée, et j'étais bien loin d'imaginer
que je pourrais être un jour moi-même auteur d'un livre, lorsque M.
Ladvocat arriva dans notre ermitage, et m'engagea de toutes ses forces à
publier mes mémoires, dont il me proposa d'être l'éditeur.

Dans le temps même où je reçus cette visite, à laquelle je ne
m'attendais pas, nous lisions en famille les _Mémoires de M. de
Bourrienne_, que la maison Ladvocat venait de publier, et nous avions
remarqué plus d'une fois que ces mémoires étaient exempts de cet esprit
de dénigrement ou d'engouement que nous avions si souvent rencontré, non
sans dégoût, dans les autres livres traitant du même sujet. M. Ladvocat
me conseilla de compléter la biographie de l'empereur, dont M. de
Bourrienne, par suite de sa situation élevée et de ses occupations
habituelles, avait dû s'attacher à ne montrer que le côté politique.
Après ce qu'il en a dit d'excellent, il me restait encore, suivant son
éditeur, à raconter moi-même, simplement, et comme il convenait à mon
ancienne position auprès de l'empereur, ce que M. de Bourrienne a dû
nécessairement négliger, et que personne ne pouvait mieux connaître que
moi.

J'avouerai sans peine que je ne trouvai que peu d'objections à opposer
aux raisonnemens de M. Ladvocat, lorsqu'il acheva de me convaincre, en
me faisant relire ce passage de l'introduction aux _Mémoires de M. de
Bourrienne_.

     «Si toutes les personnes qui ont approché Napoléon, quels que
     soient le temps et le lieu, veulent consigner _franchement_ ce
     qu'elles ont vu et entendu, sans y mettre aucune passion,
     l'historien à venir sera riche en matériaux. Je désire que celui
     qui entreprendra ce travail difficile trouve dans mes notes
     quelques renseignemens utiles à la perfection de son ouvrage.»

Et moi aussi, me dis-je après avoir relu attentivement ces lignes, je
puis fournir des notes et des éclaircissemens, relever des erreurs,
flétrir des mensonges, et faire connaître ce que je sais de la vérité;
en un mot, je puis et _je dois_ porter mon témoignage dans le long
procès qui s'instruit depuis la chute de l'empereur; car j'ai été
_témoin_, j'ai tout vu, et je puis dire: _J'étais là_. D'autres aussi
ont vu de près l'empereur et sa cour, et il devra m'arriver souvent de
répéter ce qu'ils en ont dit; car, ce qu'ils savent, j'ai été comme eux
à même de le savoir. Mais ce qu'à mon tour je sais de particulier et ce
que je puis raconter de secret et d'inconnu, personne jusqu'ici n'a pu
le savoir, ni par conséquent le dire avant moi[1].

Depuis le départ du premier consul pour la campagne de Marengo, où je le
suivis, jusqu'au départ de Fontainebleau, où je fus obligé de quitter
l'empereur, je n'ai fait que deux absences, l'une de trois fois
vingt-quatre heures, l'autre de sept ou huit jours. Hors ces congés fort
courts, dont le dernier m'était nécessaire pour rétablir ma santé, je
n'ai pas plus quitté l'empereur que son ombre.

On a prétendu _qu'il n'était point de héros pour le valet de chambre_.
Je demande la permission de ne point être de cet avis. L'empereur, de
si près qu'on l'ait vu, était toujours un _héros_, et il y avait
beaucoup à gagner à voir aussi en lui _l'homme_ de près et en détail. De
loin on n'éprouvait que le prestige de sa gloire et de sa puissance; en
l'approchant, on jouissait de plus, avec surprise, de tout le charme de
sa conversation, de toute la simplicité de sa vie de famille, et, je ne
crains pas de le dire, de la bienveillance habituelle de son caractère.

Le lecteur, curieux de savoir d'avance dans quel esprit seront écrits
mes mémoires, aimera peut-être à trouver ici un passage d'une lettre que
j'écrivis a mon éditeur, le 19 janvier dernier.

     «M. de Bourrienne a peut-être raison de traiter avec sévérité
     l'homme politique; mais ce point de vue n'est pas le mien. Je ne
     puis parler que du héros en déshabillé; et alors il était presque
     constamment bon, patient, et rarement injuste. Il s'attachait
     beaucoup, et recevait avec plaisir et bonhomie les soins de ceux
     qu'il affectionnait. Il était homme d'habitude. C'est comme
     serviteur attaché que je désire parler de l'empereur, et nullement
     comme censeur. Ce n'est pas non plus une apothéose en plusieurs
     volumes que je veux faire. Je suis un peu à son égard comme ces
     pères qui reconnaissent des défauts dans leurs enfans, les blâment
     fort, mais en même temps sont bien aises de trouver des excuses à
     leurs torts.»

Je prie qu'on me pardonne la familiarité, ou même, si l'on veut,
l'inconvenance de cette comparaison, en faveur du sentiment qui l'a
dictée. Du reste, je ne me propose ni de louer ni de blâmer, mais
simplement de raconter ce qui est à ma connaissance, sans chercher à
prévenir le jugement de personne.

Je ne puis finir cette introduction sans dire quelques mots de moi-même,
en réponse aux calomnies qui ont poursuivi jusque dans sa retraite un
homme qui ne devrait point avoir d'ennemis, si, pour être à l'abri de ce
malheur, il suffisait d'avoir fait un peu de bien, et jamais de mal. On
m'a reproche d'avoir abandonné mon maître après sa chute, de n'avoir
point partagé son exil. Je prouverai que si je n'ai point suivi
l'empereur, ce n'est pas la volonté, mais bien la possibilité de le
faire, qui m'a manqué. À Dieu ne plaise que je veuille déprécier ici le
dévouement des fidèles serviteurs qui se sont attachés jusqu'à la fin à
la fortune de l'empereur; mais pourtant qu'il me soit permis de dire
que, quelque terrible qu'eût été la chute de l'empereur pour lui-même,
la _condition_ (à ne parler ici que d'intérêt personnel) était encore
assez belle à l'île d'Elbe pour ceux qui étaient restés au service de Sa
Majesté, et qu'une impérieuse nécessité ne retenait pas en France. Ce
n'est donc pas l'intérêt personnel qui m'a fait me séparer de
l'empereur. J'expliquerai les motifs de cette séparation.

On saura aussi la vérité sur un prétendu abus de confiance dont, suivant
d'autres bruits, je me serais rendu coupable vis-à-vis de l'empereur. Le
simple récit de la méprise qui a donné lieu à cette fable suffira,
j'espère, pour me laver de tout soupçon d'indélicatesse. Mais s'il
fallait y ajouter encore des témoignages, j'invoquerais ceux des
personnes qui vivaient le plus dans l'intimité de l'empereur, et qui ont
été à même de savoir et d'apprécier ce qui s'était passé entre lui et
moi; enfin j'invoquerais cinquante ans d'une vie irréprochable, et je
dirais:

«Dans le temps où je me suis trouvé en situation de rendre de grands
services, j'en ai rendu beaucoup en effet, mais je n'en ai jamais vendu.
J'aurais pu tirer avantage des démarches que j'ai faites pour des
personnes qui, par suite de mes sollicitations, ont acquis une immense
fortune; et j'ai refusé jusqu'au profit légitime que, dans leur
reconnaissance, très-vive à cette époque, elles croyaient devoir
m'offrir en me proposant un intérêt dans leur entreprise. Je n'ai point
cherché à exploiter la bienveillance dont l'empereur daigna si
long-temps m'honorer, pour enrichir ou placer mes parens; et je me suis
retiré pauvre, après quinze ans passés au service particulier du
souverain le plus riche et le plus puissant de l'Europe.»

Cela dit, j'attendrai avec confiance le jument du lecteur.



MÉMOIRES DE CONSTANT.



CHAPITRE PREMIER.

Naissance de l'auteur.--Son père, ses parens.--Ses premiers
protecteurs.--Émigration et abandon.--Le suspect de
12 ans.--Les municipaux ou les _imbéciles_.--Le chef d'escadron
Michau.--M. Gobert.--Carrat.--Madame Bonaparte
et sa fille.--Les bouquets et la scène de sentiment.--Économie
de Carrat pour les autres et sa générosité pour
lui-même.--Poltronnerie.--Espiégleries de madame Bonaparte
et d'Hortense.--Le fantôme.--La douche nocturne.--La
chute.--L'auteur entre au service de M. Eugène de Beauharnais.


JE ne parlerai que très-peu de moi dans mes mémoires, car je ne me cache
pas que le public ne peut y chercher avec intérêt que des détails sur le
grand homme au service duquel ma destinée m'a attaché pendant seize
ans, et que je ne quittai presque jamais pendant ce temps. Cependant je
demanderai la permission de dire quelques mots sur mon enfance, et sur
les circonstances qui m'ont amené au poste de valet de chambre de
l'empereur.

Je suis né le 2 décembre 1778, à Péruelz, ville qui devint française,
lors de la réunion de la Belgique à la république, et qui se trouva
alors comprise dans le département de Jemmapes. Peu de temps après ma
naissance, mon père prit aux bains de Saint-Amand un petit établissement
nommé le Petit-Château, où logeaient les personnes qui fréquentaient les
eaux. Il avait été aidé dans cette entreprise par le prince de Croï,
dans la maison duquel il avait été maître d'hôtel. Nos affaires
prospéraient au delà des espérances de mon père, car nous recevions un
grand nombre d'illustres malades. Comme je venais d'atteindre ma onzième
année, le comte de Lure, chef d'une des premières familles de
Valenciennes, se trouva au nombre des habitans du Petit-Château; et
comme cet excellent homme m'avait pris en grande affection, il me
demanda à mes parens pour être élevé avec ses fils, qui étaient à peu
près de mon âge. L'intention de ma famille était alors de me faire
entrer dans les ordres, pour plaire à un de mes oncles, qui était doyen
de Lessine. C'était un homme d'un grand savoir et d'une vertu rigide.
Pensant que la proposition du comte de Lure ne changerait rien à ses
projets futurs, mon père l'accepta, jugeant que quelques années passées
dans une famille aussi distinguée me donneraient le goût de l'étude et
me prépareraient aux études plus sérieuses que j'aurais à faire pour
embrasser l'état ecclésiastique. Je partis donc avec le comte de Lure,
fort affligé de quitter mes parens, mais bien aise en même temps, comme
on l'est ordinairement à l'âge que j'avais, de voir un pays nouveau. Le
comte m'emmena dans une de ses terres située près de Tours, où je fus
reçu avec la plus bienveillante amitié par la comtesse et ses enfans, et
je fus traité sur un pied parfait d'égalité avec eux, prenant chaque
jour les leçons de leur gouverneur.

Hélas! je ne profitai malheureusement pas assez long-temps des bontés du
comte de Lure et des leçons que je recevais chez lui. Une année à peine
s'était écoulée depuis notre installation au château, lorsque l'on
apprit l'arrestation du roi à Varennes. La famille dans laquelle je me
trouvais en éprouva un violent désespoir, et tout enfant que j'étais, je
me rappelle que j'éprouvai un vif chagrin de cette nouvelle, sans
pouvoir m'en rendre compte, mais parce que, sans doute, il est naturel
de partager les sentimens des personnes avec lesquelles on vit, quand
elles nous traitent avec autant de bonté que le comte et la comtesse de
Lure en avaient pour moi. Toutefois j'étais dans cette heureuse
imprévoyance de l'enfance, lorsqu'un matin je fus réveillé par un grand
bruit. Bientôt je me vis entouré d'un nombre considérable d'étrangers,
dont aucun ne m'était connu, et qui m'adressèrent une foule de questions
auxquelles il m'était bien impossible de répondre. Seulement j'appris
alors que le comte et la comtesse de Lure avaient pris le parti
d'émigrer. On me conduisit à la municipalité, où les questions
recommencèrent de plus belle, et toujours aussi inutilement; car je ne
savais rien du projet de mes protecteurs, et je ne pus répondre que par
les larmes abondantes que je versai en me voyant abandonné de la sorte
et éloigné de ma famille. J'étais trop jeune alors pour réfléchir sur la
conduite du comte; mais j'ai pensé depuis, que mon abandon même était de
sa part un acte de délicatesse, n'ayant pas voulu me faire émigrer sans
l'assentiment de mes parens; j'ai toujours eu la conviction qu'avant de
partir, le comte de Lure m'avait recommandé à quelques personnes, mais
que celles-ci n'osèrent pas me réclamer, dans la crainte de se trouver
compromises; ce qui, comme l'on sait, était alors extrêmement
dangereux.

Me voilà donc seul, à l'âge de douze ans, sans guide, sans appui, sans
soutien, sans conseil et sans argent, à plus de cent lieues de mon pays,
et déjà habitué aux douceurs de la vie d'une bonne maison. Qui le
croirait? dans cet état, j'étais presque regardé comme un suspect, et
les autorités du lieu exigeaient que je me présentasse chaque jour à la
municipalité, pour la plus grande sûreté de la république; aussi me
rappelé-je parfaitement que lorsque l'empereur se plaisait à me faire
raconter ces tribulations de mon enfance, il ne manquait jamais de
répéter plusieurs fois: _Les imbéciles_! en parlant de mes honnêtes
municipaux. Quoi qu'il en soit, les autorités de Tours, jugeant enfin
qu'un enfant de douze ans était incapable de renverser la république, me
délivrèrent un passe-port avec l'injonction expresse de quitter la ville
dans les vingt-quatre heures; ce que je fis de bien grand cœur, mais non
sans un profond chagrin de me voir seul et à pied sur la route, avec un
long chemin à faire. À force de privation, et avec beaucoup de peine,
j'arrivai enfin auprès de Saint-Amand, que je trouvai au pouvoir des
Autrichiens. Les Français entouraient la ville, mais il me fut
impossible d'y entrer. Dans mon désespoir je m'assis sur les rebords
d'un fossé, et là je pleurais amèrement quand je fus remarqué par le
chef d'escadron Michau,[2] qui devint par la suite colonel et
aide-de-camp du général Loison. M. Michau s'approcha de moi, me
questionna avec beaucoup d'intérêt, me fit raconter mes tristes
aventures, en parut touché, mais ne me cacha pas l'impossibilité où il
était de me faire conduire dans ma famille; venant d'obtenir un congé,
qu'il allait passer dans la sienne à Chinon, il me proposa de
l'accompagner, ce que j'acceptai avec une vive reconnaissance. Je ne
saurais dire combien la famille de M. Michau eut pour moi de bonté et
d'égards, pendant les trois ou quatre mois que je passai auprès d'elle;
au bout de ce temps M. Michau m'emmena avec lui à Paris, où je ne tardai
pas à être placé chez un M. Gobert, riche négociant, qui me traita avec
la plus grande bonté pendant tout le temps que je restai chez lui.

J'ai revu dernièrement M. Gobert, et il m'a rappelé que, quand nous
voyagions ensemble, il avait l'attention de laisser à ma disposition une
des banquettes de sa voiture, sur laquelle je m'étendais pour dormir. Je
mentionne avec plaisir cette circonstance, d'ailleurs assez
indifférente, mais qui prouve toute la bienveillance que M. Gobert
avait pour moi.

Quelques années après, je fis la connaissance de Carrat, qui était au
service de madame Bonaparte, pendant que le général se livrait à son
expédition d'Égypte; mais avant de dire comment j'entrai dans la maison,
il me semble à propos de commencer par raconter comment Carrat lui-même
avait été attaché à madame Bonaparte, et en même temps quelques
anecdotes qui le concernent, et qui sont de nature à faire connaître les
premiers passe-temps des habitans de la Malmaison.

Carrat se trouvait à Plombières quand madame Bonaparte y alla prendre
les eaux. Tous les jours il lui apportait des bouquets, et lui adressait
de petits complimens, si singuliers, si drôles même, que cela
divertissait beaucoup Joséphine, aussi bien que quelques dames qui
l'avaient accompagnée, parmi lesquelles étaient mesdames de Cambis et de
Crigny,[3] et surtout sa fille Hortense, qui riait aux éclats de ses
facéties; et la vérité est qu'il était extrêmement plaisant à cause
d'une certaine niaiserie et d'une certaine originalité de caractère qui
ne l'empêchaient pas d'avoir de l'esprit. Ses espiégleries ayant plu à
madame Bonaparte, il y ajouta une scène de sentiment, au moment où cette
excellente femme allait quitter les eaux. Carrat pleura, se lamenta,
exprima de son mieux le vif chagrin qu'il allait éprouver à ne plus voir
madame Bonaparte tous les jours, comme il en avait contracté l'habitude,
et madame Bonaparte était si bonne, qu'elle n'hésita pas à l'emmener à
Paris avec elle. Elle lui fit apprendre à coiffer, et se l'attacha
définitivement en qualité de valet de chambre coiffeur; telles étaient
du moins les fonctions qu'il avait à remplir auprès d'elle, quand je fis
la connaissance de Carrat. Il avait avec elle un franc-parler étonnant,
au point même que quelquefois il la grondait. Quand madame Bonaparte,
qui était extrêmement généreuse, et toujours bienveillante pour tout le
monde, faisait des cadeaux à ses femmes, ou s'entretenait familièrement
avec elles, Carrat lui en faisait des reproches: «Pourquoi donner cela?»
disait-il; puis il ajoutait: «Voilà comme vous êtes, Madame, vous vous
mettez à plaisanter avec vos domestiques! eh bien, au premier jour, ils
vous manqueront de respect.» Mais s'il mettait ainsi obstacle à la
générosité de sa maîtresse quand elle se répandait sur ses entours, il
ne se gênait pas davantage pour la stimuler en ce qui le concernait, et
quand quelque chose lui plaisait, il disait tout simplement: «Vous
devriez bien me donner cela?»

La bravoure n'est pas toujours la compagne inséparable de l'esprit, et
Carrat en offrit plus d'une fois la preuve. Il était doué d'une de ces
sortes de poltronneries naïves et insurmontables qui ne manquent jamais
dans les comédies d'exciter le rire des spectateurs; aussi était-ce un
grand plaisir pour madame Bonaparte que de lui jouer des tours qui
mettaient en évidence sa rare prudence.

Il faut savoir, d'abord, qu'un des grands plaisirs de madame Bonaparte à
la Malmaison était de se promener à pied sur la grande route qui longe
les murs du parc; elle préféra toujours cette promenade extérieure, et
où il y avait presque continuellement des tourbillons de poussière, aux
délicieuses allées de l'intérieur du parc. Un jour, étant accompagnée de
sa fille Hortense, madame Bonaparte dit à Carrat de la suivre à la
promenade. Celui-ci était enchanté d'une pareille distinction, lorsque
tout à coup on vit s'élever de l'un des fossés une grande figure
recouverte d'un drap blanc, enfin un vrai fantôme, tels que j'en ai vus
de décrits dans la traduction de quelques anciens romans anglais. Il est
inutile que je dise que le fantôme n'était autre qu'une personne placée
exprès par ces dames pour épouvanter Carrat, et certes la comédie
réussit à merveille; Carrat, en effet, eut à peine aperçu le fantôme,
qu'il s'approcha fort effrayé de madame Bonaparte, en lui disant tout
tremblant: «Madame, Madame, regardez donc ce fantôme!... c'est l'esprit
de cette dame qui est morte dernièrement à Plombières!...--Taisez-vous,
Carrat, vous êtes un poltron.--Ah! c'est bien son esprit qui revient.»
Comme Carrat parlait ainsi, l'homme au drap blanc, achevant de remplir
son rôle, s'avança sur lui en agitant son long voile, et le pauvre
Carrat, saisi de terreur, tomba à la renverse, et se trouva tellement
mal, qu'il fallut tous les soins qui lui furent prodigués pour lui faire
reprendre connaissance.

Un autre jour, toujours pendant que le général était en Égypte, et par
conséquent avant que je ne fusse attaché à personne de sa famille,
madame Bonaparte voulut donner à quelques-unes de ses dames une
représentation de la peur de Carrat. Ce fut alors parmi les dames de la
Malmaison une conspiration générale, dans laquelle mademoiselle Hortense
joua le rôle du principal conjuré. Cette scène a été assez racontée
devant moi par madame Bonaparte pour que je puisse en donner les détails
assez comiques. Carrat couchait dans une chambre auprès de laquelle
existait un petit cabinet; on fit percer la cloison de séparation, et
l'on y fit passer une ficelle au bout de laquelle était attaché un pot
rempli d'eau. Ce vase rafraîchissant était suspendu précisément
au-dessus de la tête du patient; et ce n'était pas tout encore, car on
avait en outre pris la précaution de faire ôter les vis qui retenaient
la sangle du lit de Carrat, et comme celui-ci avait l'habitude de se
coucher sans lumière, il ne vit ni les préparatifs d'une chute
préméditée, ni le vase contenant l'eau destinée à son nouveau baptême.
Tous les membres de la conspiration attendaient depuis quelques instans
dans le cabinet, quand il se jeta assez lourdement sur son lit, qui ne
manqua pas de s'enfoncer à l'instant même, pendant que le jeu de la
ficelle faisait produire au pot à l'eau tout son effet. Victime à la
fois d'une chute et d'une inondation nocturnes, Carrat se récria avec
violence contre ce double attentat: «C'est une horreur!» criait-il de
toutes ses forces; et cependant la maligne Hortense, pour ajouter à ses
tribulations, disait à sa mère, à madame de Crigny, depuis madame Denon,
à madame Charvet et à plusieurs autres dames de la maison: «Ah! maman,
les crapauds et les grenouilles qui sont dans l'eau vont lui tomber sur
la figure.» Ces mots, joints à une profonde obscurité, ne servaient qu'à
augmenter la terreur de Carrat, qui, se fâchant sérieusement, s'écriait:
«C'est une horreur, Madame, c'est une atrocité que de se jouer ainsi de
vos domestiques.» Je n'oserais assurer que les plaintes de Carrat
fussent tout-à-fait déplacées, mais elles ne servaient qu'à exciter la
gaieté des dames qui l'avaient pris pour le plastron de leurs
plaisanteries.

Quoi qu'il en soit, tels étaient le caractère et la position de Carrat,
lorsque, ayant fait depuis quelque temps connaissance avec lui, le
général Bonaparte étant de retour de son expédition d'Égypte, il me dit
que M. Eugène de Beauharnais s'était adressé à lui pour un valet de
chambre de confiance, le sien ayant été retenu au Caire par une maladie
assez grave au moment du départ. Il s'appelait Lefebvre, et était un
vieux serviteur tout dévoué à son maître, comme durent l'être toutes les
personnes qui ont connu le prince Eugène; car je ne crois pas qu'il ait
jamais existé un homme meilleur, plus poli, plus rempli d'égards et même
d'attentions pour les personnes qui lui ont été attachées. Carrat
m'ayant donc dit que M. Eugène de Beauharnais désirait un jeune homme
pour remplacer Lefebvre, et m'ayant proposé de prendre sa place, j'eus
le bonheur de lui être présenté et de lui convenir. Il voulut même bien
me dire, dès le premier jour, que ma physionomie lui plaisait beaucoup,
et qu'il voulait que j'entrasse chez lui sur-le-champ. De mon côté,
j'étais enchanté de cette condition, qui, je ne sais pourquoi, se
présentait à mon imagination sous les plus riantes couleurs. J'allai
sans perdre de temps chercher mon modeste bagage, et me voilà valet de
chambre, par _intérim_, de M. de Beauharnais, ne pensant point que je
serais un jour admis au service particulier du général Bonaparte, et
encore moins que je deviendrais le premier valet de chambre d'_un
empereur_.



CHAPITRE II

     _Le prince_ Eugène apprenti menuisier.--Bonaparte et l'épée du
     marquis de Beauharnais.--Première entrevue de Napoléon et de
     Joséphine.--Extérieur et qualités
     d'Eugène.--Franchise.--Bonté.--Goût pour le plaisir.--Déjeuners de
     jeunes officiers et d'artistes.--Les mystifications et les
     mystifiés.--Thiémet et Dugazon.--Les bègues et l'immersion à la
     glace.--Le vieux valet de chambre rétabli dans ses
     droits.--Constant passe au service de madame Bonaparte.--Agrémens
     de sa nouvelle situation.--Souvenirs du 18 brumaire.--Déjeuners
     politiques.--Les directeurs _en charge_.--Barras à la
     grecque.--L'abbé Sieys à cheval.--Le rendez-vous.--Erreur de
     Murat.--Le président Gohier, le général Jubé et la grande
     manœuvre.--Le général Marmont et les chevaux de manège.--La
     Malmaison.--Salon de Joséphine.--M. de Talleyrand.--La famille du
     général Bonaparte.--M. Volney.--M. Denon.--M. Lemercier.--M. de
     Laigle.--Le général Bournonville.--Excursion à cheval.--Chute
     d'Hortense.--Bon ménage.--La partie de barres.--Bonaparte mauvais
     coureur.--Revenu net de la Malmaison.--Embellissemens.--Théâtre et
     acteurs de société: MM. Eugène, Jérôme, Bonaparte, Lauriston, etc.;
     mademoiselle Hortense, madame Murat, les deux demoiselles
     Auguié.--Napoléon simple spectateur.


C'ÉTAIT le 16 octobre 1799 qu'Eugène de Beauharnais était arrivé à
Paris, de retour de l'expédition d'Égypte, et ce fut presque
immédiatement après son arrivée que j'eus le bonheur d'être placé auprès
de lui M. Eugène avait alors vingt-un ans, et je ne tardai pas à
apprendre quelques particularités que je crois peu connues sur sa vie
antérieure, au mariage de sa mère avec le général Bonaparte. On sait
quelle fut la mort de son père, l'une des victimes de la révolution.
Lorsque le marquis de Beauharnais eut péri sur l'échafaud, sa veuve,
dont les biens avaient été confisqués, se trouvant réduite à un état
voisin de la misère, craignant que son fils, quoique bien jeune encore,
ne fût aussi poursuivi à cause de sa noblesse, le plaça chez un
menuisier, rue de l'Echelle. Une dame de ma connaissance, qui demeurait
dans cette rue, l'a souvent vu passer portant une planche sur son
épaule. Il y avait loin de là au commandement du régiment des guides
consulaires, et surtout à la vice-royauté d'Italie. J'appris, en
l'entendant raconter à Eugène lui-même, par quelle singulière
circonstance il avait été la cause de la première entrevue de sa mère
avec son beau-père.

Eugène n'étant alors âgé que de quatorze ou quinze ans, ayant été
informé que le général Bonaparte était devenu possesseur de l'épée du
marquis de Beauharnais, hasarda auprès de lui une démarche qui obtint
un plein succès. Le général l'accueillit avec obligeance, et Eugène lui
dit qu'il venait lui demander de vouloir bien lui rendre l'épée de son
père. Sa figure, son air, sa démarche franche, tout plut en lui à
Bonaparte, qui sur-le-champ lui rendit l'épée qu'il demandait. À peine
cette épée fut-elle entre ses mains qu'il la couvrit de baisers et de
larmes, et cela d'un air si naturel que Bonaparte en fut enchanté.
Madame de Beauharnais, ayant su l'accueil que le général avait fait à
son fils, crut devoir lui faire une visite de remercîmens. Joséphine
ayant plu beaucoup à Bonaparte dès cette première entrevue, celui-ci lui
rendit sa visite. Ils se revirent souvent, et l'on sait qu'elle fut,
d'événemens en événemens, la première impératrice des Français; et je
puis assurer, d'après les preuves nombreuses que j'en ai eues par la
suite, que Bonaparte n'a jamais cessé d'aimer Eugène autant qu'il aurait
pu aimer son propre fils.

Les qualités d'Eugène étaient à la fois aimables et solides. Il n'avait
pas de beaux traits, mais cependant sa physionomie prévenait en sa
faveur. Il avait la taille bien prise, mais non point une tournure
distinguée, à cause de l'habitude qu'il avait de se dandiner en
marchant. Il avait environ cinq pieds trois à quatre pouces. Il était
bon, gai, aimable, plein d'esprit, vif, généreux; et l'on peut dire que
sa physionomie franche et ouverte était bien le miroir de son âme.
Combien de services n'a-t-il pas rendus pendant le cours de sa vie et à
l'époque même où il devait pour cela s'imposer des privations!

On verra bientôt comment il se fit que je ne passai qu'un mois auprès
d'Eugène mais pendant ce court espace de temps je me rappelle que, tout
en remplissant scrupuleusement ses devoirs auprès de sa mère et de son
beau-père, il était fort adonné aux plaisirs, si naturels à son âge et
dans sa position. Une des choses qui lui plaisait le plus était de
donner des déjeuners à ses amis; aussi en donnait-il fort souvent; ce
qui, pour ma part, m'amusait beaucoup, à cause des scènes comiques dont
je me trouvais témoin. Outre les jeunes militaires de l'état-major de
Bonaparte, ses convives les plus assidus, il avait encore pour convives
habituels le ventriloque Thiémet, Dugazon, Dazincourt et Michau du
théâtre Français, et quelques autres personnes dont le nom m'échappe en
ce moment. Comme on peut le croire, ces réunions étaient extrêmement
gaies; les jeunes officiers surtout qui revenaient, comme Eugène, de
l'expédition d'Égypte, ne cherchaient qu'à se dédommager des privations
récentes qu'ils avaient eues à souffrir. À cette époque, les
mystificateurs étaient à la mode à Paris; on en faisait venir dans les
réunions, et Thiémet tenait parmi ceux-ci un rang fort distingué. Je me
rappelle qu'un jour, à un déjeuner d'Eugène, Thiémet appela par leurs
noms plusieurs présens, en imitant la voix de leurs domestiques, comme
si cette voix fût venue du dehors: lui, il restait tranquille à sa
place, et n'ayant l'air de remuer les lèvres que pour boire et manger,
deux fonctions qu'il remplissait très-bien. Chacun des officiers, appelé
de la sorte, descendait, et ne trouvait personne; et alors Thiémet,
affectant une feinte obligeance, descendait avec eux, sous le prétexte
de les aider à chercher, et prolongeait leur embarras en continuant à
leur faire entendre une voix connue. La plupart rirent eux-mêmes de bon
cœur d'une plaisanterie dont ils venaient d'être victimes; mais il s'en
trouva un qui, ayant l'esprit moins bien fait que celui de ses
camarades, prit la chose au sérieux, et voulut se fâcher, quand Eugène
avoua qu'il était le chef du complot.

Je me rappelle encore une autre scène plaisante dont les deux héros
furent ce même Thiémet dont je viens de parler, et Dugazon. Plusieurs
personnes étrangères étaient réunies chez Eugène, les rôles distribués
et appris d'avance, et les deux victimes désignées. Lorsque chacun fut
placé à table, Dugazon, contrefaisant un bègue, adresse la parole à
Thiémet, qui, chargé d'un rôle pareil, lui répond en bégayant; alors
chacun des deux feint de croire que l'autre se moque de lui, et il en
résulte une querelle de bègues, qui peuvent d'autant moins s'exprimer
que la colère les domine. Thiémet, qui à sa qualité de bègue avait joint
celle de sourd, s'adresse à son voisin, et lui demande, son cornet à
l'oreille: «Qu-que-qu'est-ce qui-qui-i-i dit?--Rien,» répond l'officieux
voisin, qui voulait prévenir une querelle, et prendre fait et cause pour
son bègue.--«Si-si-sii-i-i se-se mo-moque-moque de moi.» Alors la
querelle devient plus vive; on va en venir aux voies de fait, et déjà
chacun des deux bègues s'est emparé d'une carafe pour la jeter à la tête
de son antagoniste, quand une copieuse immersion de l'eau contenue dans
la carafe apprend aux officieux voisins quel est le danger de la
conciliation. Les deux bègues continuaient cependant à crier comme deux
sourds, jusqu'à ce que la dernière goutte d'eau fût versée; et je me
rappelle qu'Eugène, auteur de cette conspiration, riait aux éclats
pendant tout le temps que dura cette scène. On s'essuya, et tout fut
bientôt raccommodé le verre à la main. Eugène, quand il avait fait une
plaisanterie de cette sorte, ne manquait jamais de la raconter à sa
mère, et quelquefois même à son beau-père, qui s'en amusaient beaucoup,
surtout Joséphine.

Je menais, depuis un mois, assez joyeuse vie chez Eugène, quand
Lefebvre, le valet de chambre qu'il avait laissé malade au Caire, revint
guéri, et redemanda sa place. Eugène, auquel je convenais mieux à cause
de mon âge et de mon activité, lui proposa de le faire entrer chez sa
mère, en lui faisant observer qu'il y serait bien plus tranquille
qu'auprès de lui; mais Lefebvre, qui était extrêmement attaché à son
maître, alla trouver Madame Bonaparte, à laquelle il témoigna tout son
chagrin de la résolution d'Eugène. Joséphine lui promit de prendre fait
et cause pour lui; elle le consola, l'assura qu'elle parlerait à son
fils, qu'elle le ferait rentrer dans son ancien poste, et lui dit que ce
serait moi qu'elle prendrait à son service. Joséphine parla
effectivement à son fils, comme elle avait promis à Lefebvre de le
faire; et, un matin, Eugène m'annonça, dans les termes les plus
obligeans, mon changement de domicile.--«Constant, me dit-il, je suis
très-fâché de la circonstance qui exige que nous nous quittions; mais,
vous le savez, Lefebvre m'a suivi en Égypte; c'est un vieux serviteur:
je ne puis pas me dispenser de le reprendre. D'ailleurs, vous n'allez
pas me devenir étranger; vous allez entrer chez ma mère, où vous serez
fort bien; et là nous nous verrons souvent. Allez-y de ma part, dès ce
matin même; je lui ai parlé de vous; c'est une chose convenue; elle vous
attend.»

Comme on peut le croire, je ne perdis pas de temps pour me présenter
chez madame Bonaparte; sachant qu'elle était à la Malmaison, je m'y
rendis sur-le-champ, et je fus reçu par madame Bonaparte avec une bonté
qui me pénétra de reconnaissance, ne sachant pas que cette bonté, elle
l'avait pour tout le monde, qu'elle était aussi inséparable de son
caractère que la grâce l'était de sa personne. Le service que j'eus à
faire chez elle était tout-à-fait insignifiant; presque tout mon temps
était à ma disposition, et j'en profitais pour aller souvent à Paris. La
vie que je menais était donc fort douce pour un jeune homme, ne pouvant
encore me douter que, quelque temps après, elle deviendrait aussi
assujettie qu'elle était libre alors.

Avant de quitter un service dans lequel j'avais trouvé tant d'agrément,
je rapporterai quelques faits qui sont de cette époque et que ma
position auprès du beau-fils du général Bonaparte m'a mis à même de
connaître.

M. de Bourrienne a parfaitement raconté dans ses mémoires les événemens
du 18 brumaire. Le récit qu'il a fait de cette fameuse journée est
aussi exact qu'intéressant; et toutes les personnes curieuses de
connaître les causes secrètes qui amènent les changemens politiques les
trouveront fidèlement exposées dans la narration de M. le ministre
d'état. Je suis bien loin de prétendre à exciter un intérêt de ce genre:
mais sa lecture de l'ouvrage de M. Bourrienne m'a remis moi-même sur la
voie de mes souvenirs. Il est des circonstances qu'il a pu ignorer, ou
même omettre volontairement comme étant de peu d'importance; et ce qu'il
a laissé tomber sur sa route, je m'estime heureux de pouvoir le glaner.

J'étais encore chez M. Eugène de Beauharnais, lorsque le général
Bonaparte renversa le Directoire; mais je me trouvais là aussi bien à
portée de savoir tout ce qui se passait que si j'avais été au service de
madame Bonaparte ou du général lui-même; car mon maître, quoiqu'il fût
très-jeune, avait toute la confiance de son beau-père, et surtout celle
de sa mère, qui le consultait en toute occasion.

Quelques jours avant le 18 brumaire, M. Eugène m'ordonna de m'occuper
des apprêts d'un déjeuner qu'il devait donner ce jour-là même à ses
amis. Le nombre des convives, tous militaires, était beaucoup plus grand
que de coutume. Ce repas de garçons fut fort égayé par un officier qui
se mit à imiter en charge les manières et la tournure des directeurs et
de quelques-uns de leurs affidés. Pour la charge du directeur Barras, il
se drapa à la grecque avec la nappe du déjeuner, ôta sa cravate noire,
rabattit le col de sa chemise, et s'avança en se donnant des grâces, et
appuyé du bras gauche sur l'épaule du plus jeune de ses camarades,
tandis que de la main droite il faisait semblant de lui caresser le
menton. Il n'était personne qui ne comprît le sens de cette espèce de
charade; et c'étaient des éclats de rire qui n'en finissaient pas.

Il prétendit ensuite représenter l'abbé Sieys, en passant un énorme
rabat de papier dans sa cravate, en allongeant indéfiniment un long
visage pâle, et en faisant dans la salle, à califourchon sur sa chaise,
quelques tours qu'il termina par une grande culbute, comme si sa monture
l'eût désarçonné. Il faut savoir, pour comprendre la signification de
cette pantomime, que l'abbé Sieys prenait depuis quelque temps des
leçons d'équitation, dans le jardin du Luxembourg, au grand amusement
des promeneurs, qui se rassemblaient en foule pour jouir de l'air gauche
et raide du nouvel écuyer.

Le déjeuner fini, M. Eugène se rendit auprès du général Bonaparte, dont
il était aide-de-camp, et ses amis rejoignirent les divers corps
auxquels ils appartenaient. Je sortis sur leurs pas; car, d'après
quelques mots qui venaient d'être dits chez mon jeune maître, je me
doutais qu'il allait se passer quelque chose de grave et d'intéressant.
M. Eugène avait donné rendez-vous à ses camarades au Pont-Tournant; je
m'y rendis, et j'y trouvai un rassemblement considérable d'officiers en
uniforme, à cheval, et tout prêts à suivre le général Bonaparte à
Saint-Cloud.

Les commandans de chaque arme avaient été invités par le général
Bonaparte à donner à déjeuner à leur corps d'officiers, et ils avaient
fait comme mon jeune maître. Cependant les officiers, même les généraux,
n'étaient pas tous dans le secret; et le général Murat lui-même, qui se
jeta dans la salle des Cinq-Cents, à la tête des grenadiers, croyait
qu'il ne s'agissait que d'une dispense d'âge que le général Bonaparte
allait demander, afin d'obtenir une place de directeur.

J'ai su, d'une source certaine, que, au moment où le général Jubé,
dévoué au général Bonaparte, rassembla dans la cour du Luxembourg la
garde des directeurs dont il était commandant, l'honnête M. Gohier,
président du directoire, avait mis la tête à la fenêtre, en criant à
Jubé:--Citoyen général, que faites-vous donc là?--Citoyen président,
vous le voyez bien; je rassemble la garde.--Sans doute je le vois bien,
citoyen général; mais pourquoi la rassemblez-vous?--Citoyen président,
je vais en faire l'inspection, et commander une grande manœuvre. En
avant, marche!--Et le citoyen général sortit à la tête de sa troupe pour
aller rejoindre le général Bonaparte à Saint-Cloud, tandis que celui-ci
était attendu chez le citoyen président, qui se morfondait auprès du
déjeuner auquel il l'avait invité pour le matin même.

Le général Marmont avait eu aussi à déjeuner les officiers de l'arme
qu'il commandait (c'était, je crois, l'artillerie). À la fin du repas,
il leur avait adressé quelques mots, les engageant à ne pas séparer leur
cause de celle du vainqueur de l'Italie, et à l'accompagner à
Saint-Cloud. «Mais comment voulez-vous que nous le suivions? s'écria un
des convives; nous n'avons pas de chevaux.--Si ce n'est que cela qui
vous arrête, dit le général, vous en trouverez dans la cour de cet
hôtel. J'ai fait retenir tous ceux du manége national. Descendons, et
montons à cheval.» Tous les officiers présens se rendirent à cette
invitation, excepté le seul général Allix, qui déclara ne vouloir point
se mêler de tout ce grabuge.

J'étais à Saint-Cloud dans les journées des 18 et 19 brumaire. Je vis le
général Bonaparte haranguer les soldats et leur lire le décret par
lequel il était nommé commandant en chef de toutes les troupes qui se
trouvaient à Paris et dans toute l'étendue de la dix-septième division
militaire. Je le vis d'abord sortir fort agité du conseil des Anciens,
et ensuite de l'assemblée des Cinq-Cents. Je vis M. Lucien emmené, hors
de la salle où se tenait cette dernière assemblée, par quelques
grenadiers envoyés pour le protéger contre la violence de ses collègues.
Il s'élança pâle et furieux sur un cheval, et galopa droit aux troupes
pour les haranguer. Au moment où il tourna son épée sur le sein du
général son frère, en disant qu'il serait le premier à l'immoler s'il
osait porter atteinte à la liberté, des cris de _vive Bonaparte! à bas
les avocats_! éclatèrent de toutes parts, et les soldats conduits par le
général Murat se jetèrent dans la salle des Cinq-Cents. Tout le monde
sait ce qui s'y passa, et je n'entrerai point dans des détails qui ont
été racontés tant de fois.

Le général, devenu premier consul, s'installa au Luxembourg. À cette
époque, il habitait aussi la Malmaison; mais il était souvent sur la
route, aussi bien que Joséphine; car leurs voyages à Paris, quand ils
occupaient cette résidence, étaient très-fréquens, non-seulement pour
les affaires du gouvernement, qui y nécessitaient souvent la présence du
premier consul, mais aussi pour aller au spectacle, que le général
Bonaparte aimait beaucoup, donnant toujours la préférence au théâtre
Français et à l'Opéra italien; observation que je ne fais qu'en passant,
me réservant de présenter plus tard les traits que j'ai recueillis sur
les goûts et les habitudes familières de l'empereur.

La Malmaison, à l'époque dont je parle, était un lieu de délices où l'on
ne voyait arriver que des figures qui exprimaient la satisfaction;
partout aussi où j'allais, j'entendais bénir le nom du premier consul et
de madame Bonaparte. Dans le salon de madame Bonaparte il n'y avait pas
encore l'ombre de cette étiquette sévère qu'il a fallu observer depuis à
Saint-Cloud, aux Tuileries et dans tous les palais où se trouva
l'empereur. La société était d'une élégance simple, également éloignée
de la grossièreté républicaine et du luxe de l'empire. M. de Talleyrand
était à cette époque une des personnes qui venaient le plus assidûment à
la Malmaison: il y dînait quelquefois, mais y arrivait plus
ordinairement le soir entre huit et neuf heures, et s'en retournait à
une heure, deux heures et quelquefois même à trois heures du matin. Tout
le monde était admis chez madame Bonaparte sur un pied de presque
égalité qui lui plaisait beaucoup. Là venaient familièrement Murat,
Duroc, Berthier et toutes les personnes qui depuis ont figuré par de
grandes dignités et quelquefois même avec des couronnes dans les annales
de l'empire. La famille du général Bonaparte y était aussi fort assidue,
mais nous savions bien entre nous qu'elle n'aimait pas madame Bonaparte;
ce dont j'acquis les preuves par la suite. Mademoiselle Hortense ne
quittait jamais sa mère, et toutes deux s'aimaient beaucoup. Outre les
hommes distingués par leurs fonctions dans le gouvernement et dans
l'armée, il en venait aussi qui ne l'étaient pas moins par leur mérite
personnel et qui l'avaient été par leur naissance avant la révolution.
C'était une véritable lanterne magique dont nous étions à même de voir
les personnages défiler sous nos yeux, et ce spectacle, sans rappeler la
gaîté des déjeuners d'Eugène, était bien loin d'être sans attraits.
Parmi les personnes que nous voyions le plus souvent, il faut citer M.
de Volney, M. Denon, M. Lemercier, M. le prince de Poix, MM. de Laigle,
M. Charles, M. Baudin, le général Beurnonville, M. Isabey, et un grand
nombre d'autres hommes célèbres dans les sciences, les lettres et les
arts; enfin la plupart des personnes qui composaient la société de
madame de Montesson.

Madame Bonaparte et mademoiselle Hortense sortaient souvent à cheval, et
allaient se promener dans la campagne; dans ces excursions, les plus
fidèles écuyers étaient ordinairement M. le prince de Poix et MM. de
Laigle. Un jour, comme une de ces cavalcades rentrait dans la cour de la
Malmaison, le cheval que montait mademoiselle Hortense fut effrayé et
s'emporta. Mademoiselle Hortense, qui montait parfaitement à cheval et
qui était fort leste, voulut sauter sur le gazon qui bordait la route;
mais l'attache qui retenait sous son pied l'extrémité inférieure de son
amazone, l'empêcha de se débarrasser assez promptement, de sorte qu'elle
fut renversée et traînée par son cheval pendant la longueur de quelques
pas. Heureusement que ces messieurs qui l'accompagnaient, l'ayant vue
tomber, s'étaient précipités en bas de leur cheval et arrivèrent à temps
pour la relever. Elle ne s'était, par un bonheur extraordinaire, fait
aucune contusion, et fut la première à rire de sa mésaventure.

Pendant les premiers temps de mon séjour à la Malmaison, le premier
consul couchait toujours avec sa femme, comme un bon bourgeois de Paris,
et je n'entendis parler d'aucune intrigue galante qui ait eu lieu dans
le château. Cette société, dont la plupart des membres étaient jeunes,
et qui souvent était fort nombreuse, se livrait souvent à des exercices
qui rappelaient les récréations de collége; enfin, un des grands
divertissemens des habitans de la Malmaison était de jouer aux barres.
C'était ordinairement après le dîner que Bonaparte, MM. de Lauriston,
Didelot, de Luçay, de Bourrienne, Eugène, Rapp, Isabey, madame Bonaparte
et mademoiselle Hortense se divisaient en deux camps, où des prisonniers
faits et échangés rappelaient au premier consul le grand jeu auquel il
donnait la préférence.

Dans ces parties de barres, les coureurs les plus agiles étaient M.
Eugène, M. Isabey et mademoiselle Hortense; quant au général Bonaparte,
il tombait souvent, mais il se relevait en riant aux éclats.

Le général Bonaparte et sa famille paraissaient jouir d'un rare bonheur,
surtout quand ils étaient à la Malmaison. Cette habitation était loin,
malgré l'agrément dont on y jouissait, de ressembler à ce qu'elle a été
depuis. La propriété se composait du château, qu'à son retour d'Égypte
Bonaparte avait trouvé en assez mauvais état, d'un parc déjà fort joli,
et d'une ferme dont les revenus n'excédaient sûrement pas douze mille
francs par an. Joséphine présida elle-même à tous les travaux qui y
furent exécutés, et jamais aucune femme ne fut douée d'autant de goût.

Dès le commencement, on joua la comédie à la Malmaison. C'était un genre
de délassement que le premier consul aimait beaucoup, mais il ne
remplit jamais d'autre rôle que celui de spectateur. Toutes les
personnes attachées à la maison assistaient aux représentations, et je
ne tairai point le plaisir que nous goûtions, plus peut-être que tous
les autres, à voir ainsi travesties sur la scène les personnes au
service desquelles nous nous trouvions. La troupe de la Malmaison, s'il
m'est permis de désigner ainsi des acteurs d'une position sociale aussi
élevée, se composait principalement de MM. Eugène, Jérôme, Lauriston, de
Bourrienne, Isabey; de Leroy, Didelot; de mademoiselle Hortense, de
madame Caroline Murat, et des demoiselles Auguié, dont l'une a épousé
depuis le maréchal Ney, et l'autre M. de Broc. Toutes les quatre étaient
très-jeunes, charmantes, et peu de théâtres à Paris auraient pu réunir
quatre aussi jolies actrices. Elles avaient d'ailleurs beaucoup de grâce
sur la scène, et jouaient leurs rôles avec un véritable talent. Elles
étaient là presque comme dans le salon où elles avaient un ton d'une
exquise délicatesse. Le répertoire ne fut pas d'abord très-varié, mais
il était en général bien choisi. La première représentation à laquelle
j'assistai était composée du _Barbier de Séville_, dans lequel M. Isabey
jouait le rôle de Figaro, et mademoiselle Hortense celui de Rosine; et
du _Dépit amoureux_. Une autre fois je vis représenter _la Gageure
imprévue_, et _les fausses Consultations_. Mademoiselle Hortense et M.
Eugène jouaient parfaitement dans cette dernière pièce, et je me
rappelle encore actuellement combien, dans le rôle de madame Leblanc,
mademoiselle Hortense paraissait encore plus jolie, sous son costume de
vieille. M. Eugène représentait M. Lenoir, et M. Lauriston le charlatan.
Le premier consul, comme je l'ai dit, se bornait au rôle de spectateur,
mais il paraissait prendre à ce spectacle d'intérieur, et pour ainsi
dire de famille, le plaisir le plus vif; il riait, il applaudissait du
meilleur cœur, mais souvent aussi il critiquait. Madame Bonaparte
s'amusait également, et, quand elle n'aurait pas été fière des succès de
ses enfans, _les premiers sujets de la troupe_, il aurait suffi que ce
fût un délassement agréable à son mari, pour qu'elle eût eu l'air de s'y
plaire, car son étude constante était de contribuer au bonheur du grand
homme qui avait uni sa destinée à la sienne.

Quand vin jour de représentation était arrêté, il n'y avait point
_relâche_, mais souvent changement de spectacle, non pour cause
d'indisposition ou d'une migraine d'actrice, comme cela arrive aux
théâtres de Paris, mais pour des motifs plus sérieux; il arrivait
souvent que M. d'Etieulette recevait l'ordre de rejoindre son régiment,
qu'une mission importante était confiée au comte Almaviva; mais Figaro
et Rosine restaient toujours à leur poste, et le désir de plaire au
premier consul était d'ailleurs si général parmi tous ceux qui
l'entouraient, que les doubles montraient la meilleure volonté en
l'absence de leurs chefs d'emploi, et que le spectacle enfin ne manqua
jamais faute d'un acteur[4].



CHAPITRE III.

     M. Charvet.--Détails antérieurs à l'entrée de l'auteur chez madame
     Bonaparte.--Départ pour l'Égypte.--_La Pomone_.--Madame Bonaparte à
     Plombières.--Chute horrible.--Madame Bonaparte forcée de rester aux
     eaux, envoie chercher sa fille.--Euphémie.--Friandise et
     malice.--_La Pomone_ capturée par les Anglais.--Retour à
     Paris.--Achat de la Malmaison.--Premiers complots contre la vie du
     premier consul.--Les marbriers.--Le tabac empoisonné.--Projets
     d'enlèvement.--Installation aux Tuileries.--Les chevaux et le sabre
     de Campo-Formio.--Les héros d'Égypte et
     d'Italie.--Lannes.--Murat.--Eugène.--Disposition des appartemens
     aux Tuileries.--Service de bouche du premier consul.--Service de la
     chambre.--M. de Bourrienne.--Partie de billard avec madame
     Bonaparte.--Les chiens de garde.--Accident arrivé à un
     ouvrier.--Les jours de congé du premier consul.--Le premier consul
     fort aimé dans son intérieur.--_Ils n'oseraient!_--Le premier
     consul tenant les comptes de sa maison.--Le collier de misère.


JE n'étais que depuis fort peu de temps attaché au service de madame
Bonaparte, lorsque je fis connaissance avec M. Charvet, concierge de la
Malmaison. Ma liaison avec cet excellent homme devint chaque jour de
plus en plus intime, et à tel point, que par la suite il me donna une de
ses filles en mariage. J'étais avide de savoir par lui tout ce qui se
rapportait à madame Bonaparte et au premier consul, antérieurement à mon
entrée dans la maison, et, sur ce point, il mettait dans nos fréquens
entretiens la plus grande complaisance à satisfaire ma curiosité; c'est
à sa confiance que je dois les détails suivans sur la mère et sur la
fille.

Lorsque le général Bonaparte partit pour l'Égypte, madame Bonaparte
l'accompagna jusqu'à Toulon; elle désirait même beaucoup le suivre en
Égypte, et quand le général lui faisait des objections, elle lui faisait
observer que, née créole, la chaleur du climat lui serait plus favorable
que dangereuse, et par un singulier rapprochement, c'était sur _la
Pomone_ qu'elle voulait faire la traversée, c'est-à-dire sur le bâtiment
même qui dans sa première jeunesse l'avait amenée de la Martinique en
France. Le général Bonaparte ayant fini par céder au désir de sa femme,
lui promit de lui envoyer _la Pomone_, et l'engagea à aller en attendant
prendre les eaux de Plombières. Les choses furent ainsi convenues entre
le mari et la femme, et madame Bonaparte fut enchantée d'aller aux eaux
de Plombières, ce qu'elle désirait faire depuis long-temps, connaissant
comme tout le monde la réputation dont jouissent ces eaux pour raviver
les fécondités paresseuses.

Madame Bonaparte n'était que depuis peu de temps à Plombières, lorsqu'un
matin, étant dans son salon, occupée à ourler des madras, et causant
avec les dames de la société, madame de Cambis, qui était sur le balcon,
l'appela pour lui faire voir un joli petit chien qui passait dans la
rue. Toute la société courut au balcon sur les pas de madame Bonaparte,
et alors le balcon s'écroula avec un épouvantable fracas. Heureusement,
et l'on peut dire par un grand hasard, personne ne fut tué; mais madame
de Cambis eut la cuisse cassée; madame Bonaparte fut cruellement
meurtrie, sans avoir, à la vérité, éprouvé aucune fracture. M. Charvet,
qui était dans une pièce au dessus du salon, accourut au bruit, et fit
immédiatement tuer un mouton qu'on dépouilla, et dans la peau duquel on
enveloppa madame Bonaparte. Elle fut long-temps à se rétablir. Ses bras
et ses mains surtout étaient tellement contusionnés, qu'elle fut pendant
quelque temps sans pouvoir en faire aucun usage, de sorte qu'il fallait
couper ses alimens, la faire manger, et lui rendre enfin tous les
services que l'on rend ordinairement à un enfant.

On vient de voir tout à l'heure que Joséphine croyait aller rejoindre
son mari en Égypte, ce qui donnait lieu de penser que son séjour aux
eaux de Plombières ne serait pas long; mais son accident lui fit juger
qu'il se prolongerait indéfiniment, et elle désira, pendant qu'elle
achèverait de se rétablir, avoir auprès d'elle sa fille Hortense, alors
âgée de quinze ans, et qui était élevée dans le pensionnat de madame
Campan. Elle l'envoya chercher par une mulâtre qu'elle aimait beaucoup;
elle s'appelait Euphémie, était la sœur de lait de madame Bonaparte, et
passait même, sans que je sache si cette présomption était fondée, pour
être sa sœur naturelle. Euphémie partit avec M. Charvet, dans une des
voitures de madame Bonaparte. Mademoiselle Hortense les voyant arriver,
fut enchantée du voyage qu'elle allait faire, et surtout de l'idée de se
rapprocher de sa mère, pour laquelle elle avait la plus vive tendresse.
Mademoiselle Hortense était, je ne dirai pas gourmande, mais friande à
l'excès; aussi M. Charvet, en me racontant ces particularités, me dit-il
que dans chaque ville un peu considérable où ils passaient, on
remplissait la voiture de bonbons et de friandises, dont mademoiselle
Hortense faisait une très-grande consommation. Un jour qu'Euphémie et M.
Charvet s'étaient profondément endormis, tout à coup ils furent
réveillés par une détonation qui leur parut terrible, et qui ne les
laissa pas sans une vive inquiétude, voyant à leur réveil qu'ils
traversaient une épaisse forêt. Cet accident fortuit fit rire aux éclats
Hortense, car ils avaient à peine manifesté leur frayeur, qu'ils se
virent inondés d'une mousse odorante, qui leur expliqua d'où venait la
détonation: c'était celle d'une bouteille de vin de Champagne placée
dans une des poches de la voiture, et que la chaleur jointe au
mouvement, ou plutôt la malice de la jeune voyageuse, avait fait
déboucher avec bruit. Quand mademoiselle Hortense arriva à Plombières,
sa mère était à peu près rétablie, de sorte que l'élève de madame Campan
y trouva toutes les distractions qui plaisent et conviennent à l'âge
qu'avait alors la fille de madame Bonaparte.

On a raison de dire qu'à quelque chose malheur est bon, car, sans
l'accident arrivé à madame Bonaparte, il est dans les choses probables
qu'elle serait devenue prisonnière des Anglais; elle apprit en effet que
_la Pomone_, bâtiment sur lequel on a vu qu'elle voulait faire la
traversée, était tombée au pouvoir de ces ennemis de la France. Comme
d'ailleurs le général Bonaparte, dans toutes ses lettres, détournait sa
femme du projet qu'elle avait de le rejoindre, elle revint à Paris.

À son arrivée, Joséphine songea à remplir un désir que lui avait
témoigné le général Bonaparte avant de partir. Il lui avait dit qu'il
voudrait, pour son retour, avoir une maison de campagne, et il avait
même chargé son frère Joseph de s'en occuper de son côté, ce que M.
Joseph ne fit pas. Madame Bonaparte, qui, au contraire, était toujours
en recherche de ce qui pouvait plaire à son mari, chargea plusieurs
personnes de faire des courses dans les environs de Paris pour y
découvrir une habitation qui pût lui convenir. Après avoir hésité
long-temps entre Ris et la Malmaison, elle se décida pour cette
dernière, qu'elle acheta de M. Lecoulteux-Dumoley, moyennant, je crois,
une somme de quatre cent mille francs.

Tels étaient les récits que M. Charvet avait l'obligeance de me faire
pendant les premiers temps où je fus attaché au service de madame
Bonaparte; tout le monde dans la maison aimait à parler d'elle, et ce
n'était sûrement pas pour en médire, car jamais femme n'a été plus aimée
de tous ceux qui l'entouraient, et n'a mieux mérité de l'être. Le
général Bonaparte était aussi un homme excellent dans l'intérieur de la
vie privée.

Depuis le retour du premier consul de sa campagne d'Égypte, plusieurs
tentatives avaient été faites contre ses jours. La police l'avait fait
mainte fois avertir de se tenir sur ses gardes, et de ne point
s'aventurer seul dans les environs de la Malmaison. Le premier consul
était peu défiant, surtout avant cette époque. Mais la découverte des
piéges qui lui étaient tendus jusque dans son plus secret intérieur, le
forcèrent à user de précaution et de prudence. On a dit depuis que ces
prétendus complots n'étaient que des fabrications de la police pour se
rendre nécessaire au premier consul, ou (qui sait?) du premier consul
lui-même pour redoubler l'intérêt qui s'attachait à sa personne, par la
crainte des périls qui menaçaient sa vie; et pour preuve de la fausseté
de ces tentatives, on a allégué leur absurdité. Je ne saurais prétendre
à sonder de pareils mystères; mais il me semble qu'en la matière dont il
s'agit, l'absurdité ne prouve rien, ou du moins ne prouve pas la
fausseté. Les conspirateurs de cette époque ont donné leur mesure en
fait d'extravagance. Quoi de plus absurde, et pourtant de plus réel, que
l'atroce folie de la machine infernale? Quoi qu'il en soit, je vais
raconter ce qui se passa sous mes yeux dans les premiers mois de mon
séjour à la Malmaison. Personne n'avait dans la maison, ou du moins
personne ne manifesta devant moi le moindre doute sur la réalité de ces
attentats.

Pour se défaire du premier consul, tous les moyens paraissaient bons à
ses ennemis. Ils faisaient tout entrer dans leurs calculs, et jusqu'à
ses distractions. Le fait suivant en est la preuve.

Il y avait des réparations et des embellissemens à faire aux cheminées
des appartenons du premier consul, à la Malmaison. L'entrepreneur chargé
de ces travaux avait envoyé des marbriers, parmi lesquels, selon toute
apparence, s'étaient glissés quelques misérables gagnés par les
conspirateurs. Les personnes attachées au premier consul étaient sans
cesse sur le qui-vive, et exerçaient la plus grande surveillance. On
crut s'être aperçu que, dans le nombre de ces ouvriers, il se trouvait
des hommes qui feignaient de travailler, mais dont l'air et la tournure
contrastaient avec leur genre d'occupation. Les soupçons n'étaient
malheureusement que trop fondés, car les appartenons étant prêts à
recevoir le premier consul, et au moment où il venait les occuper, on
trouva, en y faisant une tournée, sur le bureau auquel il allait
s'asseoir, une tabatière en tout semblable à une de celles que le
premier consul portait habituellement. On s'imagina d'abord que cette
boîte lui appartenait bien en effet, et qu'elle avait été oubliée là par
son valet de chambre; mais les doutes inspirés par la tournure équivoque
de quelques-uns des marbriers, ayant pris plus de consistance, on fit
examiner et décomposer le tabac. Il était empoisonné.

Les auteurs de cette perfidie avaient, dit-on, dans ce temps, des
intelligences avec d'autres conspirateurs, qui devaient essayer d'un
autre moyen pour se débarrasser du premier consul. Ils voulaient
assaillir la garde du château (la Malmaison) et enlever de force le chef
du gouvernement. Dans ce dessein ils avaient fait faire des uniformes
semblables à ceux des guides consulaires, qui alors faisaient jour et
nuit le service auprès du premier consul, et le suivaient à cheval dans
ses excursions. Sous ce costume, et à l'aide de leurs intelligences avec
leurs complices de l'intérieur (les prétendus ouvriers en marbre), ils
auraient pu facilement s'approcher et se mêler avec la garde, qui était
logée et nourrie au château; ils auraient pu même parvenir jusqu'au
premier consul, et l'enlever. Cependant ce premier projet fut abandonné
comme trop chanceux, et les conspirateurs se flattèrent de parvenir plus
sûrement et avec moins de péril à leurs fins, en profitant des fréquens
voyages du premier consul à Paris. Avec le secours de leur
travestissement, ils devaient, sur la route, se mêler aux guides de
l'escorte et les massacrer. Leur point de ralliement était aux carrières
de Nanterre. Leur complot fut, pour la seconde fois, éventé. Il y avait
dans le parc de la Malmaison une carrière assez profonde; on craignit
qu'ils n'en profitassent pour s'y cacher et exercer quelque violence
sur le premier consul, dans une de ses promenades solitaires, et l'on y
fit mettre une porte de fer.

Le 19 février, à une heure après midi, le premier consul se rendit en
pompe aux Tuileries, que l'on appelait alors le palais du gouvernement,
pour s'y installer avec toute sa maison. Il avait avec lui ses deux
collègues, dont l'un, le troisième consul, devait occuper la même
résidence, et s'établir au pavillon de Flore. La voiture des consuls
était attelée des six chevaux blancs, dont l'empereur d'Allemagne avait
fait présent au vainqueur de l'Italie, après la signature du traité de
paix de Campo-Formio. Le sabre que le premier consul portait à cette
cérémonie, et qui était magnifique, lui avait aussi été donné par ce
monarque, à la même occasion. Une chose remarquable dans ce solennel
changement de domicile, c'est que les acclamations et les regards de la
foule, et même ceux des spectateurs plus distingués qui encombraient les
fenêtres de la rue Thionville et du quai Voltaire, ne s'adressaient
qu'au premier consul et aux jeunes guerriers de son brillant état-major,
encore tout noircis par le soleil des Pyramides ou d'Italie. Au premier
rang marchaient les généraux Lannes et Murat, le premier, facile à
reconnaître à l'audace de son air et de ses manières toutes militaires;
le second, aux mêmes qualités, et de plus à une élégance
très-recherchée dans son costume et dans ses armes. Son titre nouveau de
beau-frère du premier consul contribuait aussi puissamment à fixer sur
lui l'attention universelle. Pour moi, toute la mienne était absorbée
par le principal personnage du cortége, que je ne voyais, comme tout le
peuple qui m'entourait, qu'avec une sorte de religieuse admiration, et
par son beau-fils, par le fils de mon excellente maîtresse, lui-même mon
ancien maître, le brave, modeste et bon prince Eugène, qui n'était pas
encore _prince_ alors. À son arrivée aux Tuileries, le premier consul
s'empara sur-le-champ de l'appartement qu'il a occupé depuis, et qui
faisait partie des anciens appartemens royaux. Ce logement se composait
d'une chambre à coucher, d'une salle de bain, d'un cabinet et d'un salon
dans lequel il donnait audience le matin, d'un second salon où se
tenaient les aides-de-camp de service, et qui lui servait de salle à
manger, et d'une vaste antichambre. Madame Bonaparte avait ses
appartemens à part au rez-de-chaussée, les mêmes aussi qu'elle a occupés
comme impératrice. Au dessus du corps-de-logis habité par le premier
consul était le logement de M. de Bourrienne, son secrétaire, d'où il
communiquait avec les appartemens du premier consul par un escalier
dérobé.

Quoiqu'à cette époque il y eût déjà des courtisans, il n'y avait
pourtant point encore de cour. L'étiquette était des plus simples. Le
premier consul, comme je crois l'avoir déjà dit, couchait dans le même
lit que sa femme. Ils habitaient ensemble tantôt les Tuileries, tantôt
la Malmaison; on ne voyait encore ni grand-maréchal, ni chambellans, ni
préfets du palais, ni dames d'honneur, ni dames d'annonce, ni dames
d'atours, ni pages. La maison du premier consul se composait seulement
de M. Pfister, intendant de la maison, de MM. Venard, chef de cuisine,
Gaillot, Dauger, chefs d'emploi, Colin, chef d'office. M. Ripeau était
bibliothécaire, M. Vigogne père, écuyer. Les personnes attachées au
service particulier étaient M. Hambart, premier valet de chambre,
Hébert, valet de chambre ordinaire, et Roustan, mameluck du premier
consul; il y avait de plus une quinzaine de personnes pour remplir les
emplois subalternes. M. de Bourrienne dirigeait tout ce monde et
ordonnançait les dépenses; quoique très-vif, il avait su se concilier
l'estime et l'affection universelle; il était bon, obligeant et surtout
très-juste. Aussi, lors de sa disgrâce, toute la maison en fut-elle
affligée; pour moi, j'ai gardé de lui un sincère et respectueux
souvenir, et j'espère que, s'il a eu le malheur de trouver des ennemis
parmi les grands, il n'a du moins rencontré dans ses inférieurs que des
cœurs reconnaissans et qui l'ont vivement regretté.

Quelques jours après cette installation, il y eut au château réception
du corps diplomatique: on verra par les détails que j'en vais donner,
combien était simple alors l'étiquette de ce qu'on appelait déjà _la
Cour_.

À huit heures du soir, les appartemens de madame Bonaparte, situés comme
je viens de le dire, dans la partie du rez-de-chaussée qui regarde le
jardin, étaient encombrés de monde; c'était un luxe incroyable de
plumes, de diamans, de toilettes éblouissantes; on fut obligé, à cause
de la foule, d'ouvrir la chambre à coucher de madame Bonaparte, car les
deux salons étaient si pleins que la circulation devenait impossible.

Lorsqu'après beaucoup d'embarras et de peine, tout ce monde eut pris
place tant bien que mal, on annonça madame Bonaparte, qui parut conduite
pas M. de Talleyrand. Elle avait une robe de mousseline blanche, à
manches courtes, un collier de perles au cou, et la tête nue; les
cheveux en tresse, retenus par un peigne d'écaillé avec une négligence
pleine de charmes; ses oreilles durent être agréablement frappées du
murmure flatteur qui l'accueillit à son entrée. Jamais elle n'eut, je
crois, plus de grâce et de majesté.

M. de Talleyrand, toujours donnant la main à madame Bonaparte, eut
l'honneur de lui présenter les membres du corps diplomatique les uns
après les autres, non point par leurs noms, mais par ceux de leurs
cours. Ensuite il fit successivement avec elle le tour des deux salons.
La revue du second salon était à moitié faite, lorsqu'entra, sans se
faire annoncer, le premier consul revêtu d'un uniforme extrêmement
simple, la taille serrée d'une écharpe tricolore en soie avec la frange
pareille. Il portait un pantalon collant en casimir blanc, des bottes à
revers, et il avait son chapeau à la main. Cette mise si peu recherchée
formait au milieu des habits brodés, surchargés de cordons et de bijoux
que portaient les ambassadeurs et dignitaires étrangers, un contraste
aussi imposant pour le moins que la toilette de madame Bonaparte avec
celle des dames invitées.

Avant de raconter comment je quittai le service de madame Bonaparte pour
celui du chef de l'état, et le séjour de la Malmaison pour la seconde
campagne d'Italie, je crois bon de m'arrêter, de jeter un regard en
arrière, et de placer ici un ou deux souvenirs qui se rapportent au
temps où j'appartenais à Madame Bonaparte. Elle aimait à veiller et à
faire, le soir, quand presque toute la société s'était retirée, une
partie de billard et plus souvent de trictrac. Il arriva une fois
qu'ayant renvoyé tout son monde et ne se sentant point encore envie de
dormir, elle me demanda si je savais jouer au billard; sur ma réponse,
qui fut affirmative, elle m'engagea avec une bonté charmante à faire sa
partie, et j'eus plusieurs fois l'honneur de jouer avec elle. Quoique je
fusse d'une certaine force, je m'arrangeais de manière à la laisser
gagner souvent, ce qui l'amusait beaucoup. Si c'était là de la
flatterie, je dois m'en avouer coupable, mais je crois que j'aurais agi
de la même manière vis-à-vis de toute autre femme, quels qu'eussent été
son rang et sa position par rapport à moi, pour peu qu'elle eût été
seulement à moitié aussi aimable que madame Bonaparte.

Le concierge de la Malmaison, qui avait toute la confiance de ses
maîtres, entre autres moyens de défense et de surveillance imaginés par
lui, pour mettre la demeure et la personne du premier consul à l'abri
d'un coup de main, avait fait dresser pour la garde du château plusieurs
chiens énormes, au nombre desquels se trouvaient deux très-beaux chiens
de Terre-Neuve. On travaillait sans cesse aux embellissemens de la
Malmaison, une foule d'ouvriers y passaient les nuits, et l'on avait
grand soin de les avertir de ne pas s'aventurer seuls dehors. Une nuit
que quelques-uns des chiens de garde étaient avec les ouvriers dans
l'intérieur du château et se laissaient caresser par eux, leur douceur
apparente inspira à un de ces hommes assez de courage ou plutôt
d'imprudence pour qu'il ne craignît pas de sortir; il crut même ne
pouvoir mieux faire, pour éviter tout danger, que de se mettre sous la
protection d'un de ces terribles animaux. Il en prit donc un avec lui,
et ils passèrent très-amicalement ensemble le seuil de la porte; mais à
peine furent-ils dehors, que le chien s'élança sur son malheureux
compagnon et le renversa; les cris du pauvre ouvrier réveillèrent
plusieurs gens de service, et l'on courut à son secours; il était temps,
car le chien le tenait terrassé et lui serrait cruellement la gorge; on
le releva grièvement blessé. Madame Bonaparte, qui apprit cet accident,
fit soigner jusqu'à parfaite guérison celui qui avait manqué d'en être
victime, et lui donna une forte gratification, en lui recommandant plus
de prudence à l'avenir.

Tous les momens que le premier consul pouvait dérober aux affaires, il
venait les passer à la Malmaison; la veille de chaque décadi était un
jour d'attente et de fête pour tout le château. Madame Bonaparte
envoyait des domestiques à cheval et à pied au-devant de son époux;
elle y allait souvent elle-même avec sa fille et les familiers de la
Malmaison. Quand je n'étais pas de service, je prenais aussi cette
direction de moi-même et tout seul; car tout le monde avait pour le
premier consul une égale affection, et éprouvait à son sujet la même
sollicitude. Tels étaient l'acharnement et l'audace des ennemis du
premier consul, que le chemin, pourtant assez court, de Paris à la
Malmaison était semé de dangers et de piéges; on savait que plusieurs
tentatives pour l'enlever dans ce trajet avaient été faites et pouvaient
se renouveler. Le passage le plus suspect était celui des carrières de
Nanterre, dont j'ai déjà parlé; aussi étaient-elles soigneusement
visitées et surveillées par les gens de la maison, les jours de visite
du premier consul; on finit par faire boucher les trous les plus voisins
de la route. Le premier consul nous savait gré de notre dévouement et
nous en témoignait sa satisfaction; mais pour lui il paraissait toujours
être sans crainte et sans inquiétude; souvent même il se moquait un peu
de la nôtre, et racontait très-sérieusement à la bonne Joséphine qu'il
l'avait échappé belle sur la route; que des hommes à visage sinistre
s'étaient montrés maintes fois sur son passage; que l'un d'eux avait eu
l'audace de le coucher en joue, etc.; fit quand il la voyait bien
effrayée, il éclatait de rire et lui donnait quelques tapes ou quelques
baisers sur la joue et sur le cou, en lui disant: «N'aie pas peur, ma
grosse bête; _ils n'oseraient_!»

Il s'occupait plus dans ces _jours de congé_, comme il les appelait
lui-même, de ses affaires particulières que de celles de l'état. Mais
jamais il ne pouvait rester oisif: il faisait démolir, relever, bâtir,
agrandir, planter, tailler sans cesse dans le château et dans le parc,
examinait les comptes des dépenses, calculait ses revenus et prescrivait
les économies. Le temps passait vite dans toutes ces occupations, et le
moment était bientôt venu où il fallait aller, ainsi qu'il le disait,
reprendre le _collier de misère_.



CHAPITRE IV.

     Le premier consul prend l'auteur à son
     service.--Oubli.--Chagrin.--Consolations offertes par madame
     Bonaparte.--Réparation.--Départ de Constant pour le
     quartier-général du premier consul.--Enthousiasme des soldats
     partant pour l'Italie.--L'auteur rejoint le premier
     consul.--Hospice du mont Saint-Bernard.--Passage.--La
     ramasse.--Humanité des religieux et générosité du premier
     consul.--Passage du mont Albaredo.--Coup d'œil du premier
     consul.--Prise du fort de Bard.--Entrée à Milan.--Joie et confiance
     des Milanais.--Les collègues de
     Constant.--Hambard.--Hébert.--Roustan.--Ibrahim-Ali.--Colère d'un
     Arabe.--Le poignard.--Le bain de Surprise.--Suite de la campagne
     d'Italie.--Combat de Montebello.--Arrivée de Desaix.--Longue
     entrevue avec le premier consul.--Colère de Desaix contre les
     Anglais.--Bataille de Marengo.--Pénible
     incertitude.--Victoire.--Mort de Desaix.--Douleur du premier
     consul.--Les aides-de-camp de Desaix devenus aides-de-camp du
     premier consul.--MM. Rapp et Savary.--Tombeau de Desaix sur le mont
     Saint-Bernard.


VERS la fin de mars 1800, cinq à six mois après mon entrée chez madame
Bonaparte, le premier consul arrêta un jour ses regards sur moi,
pendant son dîner, et après m'avoir assez long-temps examiné et toisé de
la tête aux pieds: «Jeune homme, me dit-il, voudriez-vous me suivre en
campagne?» Je répondis avec beaucoup d'émotion que je ne demandais pas
mieux. «Eh bien, vous me suivrez donc;» et en se levant de table il
donna à M. Pfister, intendant, l'ordre de me porter sur la liste des
personnes de la maison qui seraient du voyage. Mes apprêts ne furent pas
longs; j'étais enchanté de l'idée d'être attaché au service particulier
d'un si grand homme, et je me voyais déjà au delà des Alpes... Le
premier consul partit sans moi! M. Pfister, par un défaut de mémoire
peut-être prémédité, avait oublié de m'inscrire sur la liste. Je fus au
désespoir, et j'allai en pleurant conter ma mésaventure à mon excellente
maîtresse, qui eut la bonté de chercher à me consoler en me disant: «Eh
bien, Constant, tout n'est pas perdu, mon ami: vous resterez avec moi,
vous chasserez dans le parc pour vous distraire, et peut-être le premier
consul finira-t-il par vous redemander.» Pourtant madame Bonaparte n'y
comptait pas, car elle pensait ainsi que moi, quoique par bonté elle ne
voulût pas me le dire, que c'était le premier consul qui, ayant changé
d'idée et ne voulant plus de mes services en campagne, avait lui-même
donné contre-ordre. J'acquis bientôt après la certitude du contraire. En
passant à Dijon, dans sa marche vers le mont Saint-Bernard, le premier
consul, qui me croyait à sa suite, me demanda et apprit alors que l'on
m'avait oublié; il en témoigna quelque mécontentement, et voulut que M.
de Bourrienne écrivît sur-le-champ à madame Bonaparte, la priant de me
faire partir sans tarder. Un matin que mon chagrin m'était revenu, plus
vif encore que de coutume, madame Bonaparte me fait appeler et me dit,
la lettre de M. de Bourrienne à la main: «Constant, puisque vous êtes
décidé à nous quitter pour faire vos campagnes, réjouissez-vous, vous
allez partir; le premier consul vous fait demander. Passez chez M.
Maret, pour savoir s'il ne doit pas bientôt expédier un courrier; vous
feriez route en sa compagnie.» Je fus, à cette bonne nouvelle, dans un
ravissement inexprimable et que je ne cherchai point à dissimuler. «Vous
êtes donc bien content de vous éloigner de nous?» observa madame
Bonaparte avec un sourire de bonté. «Non, Madame, répondis-je; mais ce
n'est pas s'éloigner de Madame que de se rapprocher du premier
consul.--Je l'espère bien, répliqua-t-elle. Allez, Constant, et ayez
bien soin de lui.» S'il en eût été besoin, cette recommandation de ma
noble maîtresse aurait encore ajouté au zèle et à la vigilance avec
laquelle j'étais décidé à remplir ma nouvelle condition.

Je courus, sans différer, chez M. Maret, secrétaire d'état, qui me
connaissait et avait beaucoup de bonté pour moi. «Préparez-vous tout de
suite, me dit-il, il part un courrier ce soir ou demain matin.» Je
revins en toute hâte à la Malmaison annoncer a madame Bonaparte mon
prochain départ. Elle me fit à l'instant préparer une bonne chaise de
poste, et Thibaut (c'était le nom du courrier que je devais accompagner)
fut chargé de me commander des chevaux le long de la route. M. Maret me
remit huit cents francs pour mes frais de voyage. Cette somme, à
laquelle j'étais loin de m'attendre, me fit ouvrir de grands yeux;
jamais je ne m'étais vu si riche. À quatre heures du matin on vint de la
part de Thibaut m'avertir que tout était prêt. Je me rendis chez lui, où
était la chaise de poste, et nous partîmes.

Je voyageai très-agréablement, tantôt en chaise de poste, tantôt en
courrier; alors je prenais la place de Thibaut, qui prenait la mienne.
Je pensais rejoindre le premier consul à Martigny, mais sa marche avait
été si rapide que je ne l'atteignis qu'au couvent du mont Saint-Bernard.
Sur notre route, nous dépassions continuellement des régimens en marche,
des officiers et des soldats qui se hâtaient de rejoindre leurs
différens corps. Leur enthousiasme était inexprimable. Ceux qui avaient
fait les campagnes d'Italie se réjouissaient de retourner dans un si
beau pays; ceux qui ne le connaissaient point encore brûlaient de voir
les champs de bataille immortalisés par la valeur française et par le
génie du héros qui marchait encore à leur tête. Tous allaient comme à
une fête, et c'était en chantant qu'ils gravissaient les montagnes du
Valais. Il était huit heures du matin lorsque j'arrivai au
quartier-général. Pfister m'annonça, et je trouvai le général en chef
dans la grande salle basse de l'hospice. Il déjeunait debout avec son
état-major. Dès qu'il m'aperçut: «Ah! vous voilà donc, monsieur le
drôle! Pourquoi ne m'avez-vous pas suivi?» me dit-il. Je m'excusai sur
ce que, à mon grand regret, j'avais reçu contre-ordre, ou du moins sur
ce qu'on m'avait laissé derrière au moment du départ. «Ne perdez pas de
temps, mon ami, ajouta-t-il, mangez vite un morceau; nous allons
partir.» Dès ce moment je fus attaché au service particulier du premier
consul, en qualité de valet de chambre ordinaire, c'est-à-dire, selon
mon tour. Ce service donnait peu de chose à faire, M. Hambart, premier
valet de chambre du premier consul, étant dans l'habitude de l'habiller
de la tête aux pieds.

Aussitôt après le déjeuner nous commençâmes à descendre le mont.
Plusieurs personnes se laissaient glisser sur la neige, à peu près comme
on dégringolait au jardin Beaujon, du haut en bas des montagnes russes.
Je suivis leur exemple. On appelait cela se faire ramasser. Le général
en chef descendit aussi à la ramasse un glacier presque perpendiculaire.
Son guide était un jeune paysan alerte et courageux, à qui le premier
consul assura un sort pour le reste de ses jours. De jeunes soldats qui
s'étaient égarés dans les neiges avaient été découverts, presque morts
de froid, par les chiens des religieux, et transportés à l'hospice, où
ils avaient reçu tous les soins imaginables, et s'étaient vus
promptement rendre à la vie. Le premier consul fit témoigner aux bons
pères sa reconnaissance d'une charité si active et si généreuse. Déjà,
avant de quitter l'hospice, où des tables chargées de vivres étaient
préparées pour les soldats à mesure qu'ils gravissaient, il avait laissé
aux pieux religieux, en récompense de l'hospitalité qu'il en avait
reçue, ainsi que ses compagnons d'armes, une somme d'argent
considérable, et le titre d'un fonds de rente pour l'entretien de leur
couvent.

Le même jour nous escaladâmes le mont Albaredo; mais comme ce passage
eût été impraticable pour la cavalerie et l'artillerie, on les fit
passer par la ville de Bard, sous les batteries du fort. Le premier
consul avait ordonné que l'on passerait de nuit et au galop, et il avait
fait entourer de paille les roues des caissons et les pieds des chevaux.
Ces précautions ne suffirent pas complétement pour empêcher les
Autrichiens d'entendre nos troupes, et les canons du fort ne cessèrent
de tirer à mitraille. Mais, par bonheur, les maisons de la ville
mettaient nos soldats à l'abri du feu des ennemis, et plus de la moitié
de l'armée traversa la ville sans avoir eu beaucoup à souffrir. Quant à
la maison du premier consul, commandée par le général Gardanne, et dont
je faisais partie, elle tourna le fort de Bard. Le 23 mai nous passâmes
à gué un torrent qui coulait entre la ville et le fort, ayant à notre
tête le premier consul. Il gravit ensuite, suivi du général Berthier et
de quelques officiers, un sentier de l'Albaredo qui dominait sur le fort
et sur la ville de Bard. Là, sa lunette d'approche braquée sur les
batteries ennemies, contre le feu desquelles il n'était protégé que par
quelques buissons, il blâma les dispositions qui avaient été prises par
l'officier chargé de commander le siège, en ordonna de nouvelles dont
l'effet devait être, comme il le dit lui-même, de faire tomber en peu de
temps la place dans ses mains, et débarrassé désormais du souci que lui
avait donné ce fort, qui l'avait, dit-il, empêché de dormir pendant les
deux jours qu'il avait passés au couvent de Saint-Maurice, il s'étendit
au pied d'un sapin et s'endormit d'un bon somme, tandis que l'armée
continuait d'effectuer son passage. Rafraîchi par ce court instant de
repos, le premier consul redescendit la montagne, continua sa marche, et
nous allâmes coucher à Yvrée, où il devait passer la nuit. Le brave
général Larnnes, qui commandait l'avant-garde, nous servait en quelque
sorte de maréchal-des-logis, s'emparant de vive force de toutes les
places qui barraient le chemin. Il n'y avait que quelques heures qu'il
avait forcé le passage d'Yvrée lorsque nous y entrâmes.

Tel fut ce miraculeux passage du mont Saint-Bernard. Chevaux, canons,
caissons, un matériel immense, tout fut traîné ou porté par-dessus des
glaciers qui paraissaient inaccessibles, et par des sentiers en
apparence impraticables, même pour un seul homme. Le canon des
Autrichiens ne parvint pas plus que les neiges et les glaces à arrêter
l'armée française; tant il est vrai que le génie et la persévérance du
premier consul s'étaient communiqués, pour ainsi dire, jusqu'aux
derniers de ses soldats et leur avaient inspiré un courage et une force
dont les résultats paraîtront un jour fabuleux.

Le 2 juin, qui était le lendemain du passage du Tésin, et le jour même
de notre entrée à Milan, le premier consul apprit que le fort de Bard
avait été emporté la veille. Ainsi ses dispositions avaient eu
promptement leur effet, et la route de communication par le
Saint-Bernard était déblayée.

Le premier consul entra à Milan sans avoir rencontré beaucoup de
résistance. Toute la population était accourue sur son passage, et il
fut accueilli par mille acclamations. La confiance des Milanais redoubla
lorsqu'ils apprirent qu'il avait promis aux membres du clergé assemblés
de maintenir le culte et le clergé catholiques tels qu'ils étaient
établis, et leur avait fait prêter serment de fidélité à la république
cisalpine.

Le premier consul s'arrêta quelques jours dans cette capitale, et j'eus
le temps de lier plus intimement connaissance avec mes collègues:
c'étaient, comme je l'ai dit, MM. Hambart, Roustan et Hébert. Nous nous
relevions toutes les vingt-quatre heures à midi précis. Mon premier
soin, comme toutes les fois que j'ai eu à vivre avec de nouveaux
visages, fut d'observer, du plus près que je le pus, le caractère et
l'humeur de mes camarades, pour en tirer les conséquences qui
régleraient ensuite ma conduite à leur égard, et savoir d'avance à peu
près à quoi m'en tenir sur ce qu'il y aurait à craindre ou à espérer de
leur commerce.

Hambart avait un dévouement sans bornes pour le premier consul, qu'il
avait suivi en Égypte; mais malheureusement il avait un caractère sombre
et misanthropique qui le rendait extrêmement maussade et désagréable. La
faveur dont jouissait Roustan n'avait peut-être pas peu contribué à
augmenter cette noire disposition. Dans son espèce de manie, il
s'imaginait être l'objet d'une surveillance toute particulière. Il
s'enfermait dans sa chambre, une fois son service fini, et passait dans
la plus triste solitude tout son temps de loisir. Le premier consul,
lorsqu'il était de bonne humeur, le plaisantait sur cette sauvagerie,
l'appelant en riant _mademoiselle_ Hambart. «Eh bien, Mademoiselle, que
faites-vous donc ainsi toute seule dans votre chambre? Vous y lisez,
sans doute quelques mauvais romans, quelques vieux bouquins traitant de
princesses enlevées et _tenues en surveillance_ par un géant barbare.» À
quoi le pauvre Hambart répondait d'un air morose: «Mon général, vous
savez sans doute mieux que moi ce que je fais;» voulant faire allusion
par ces mots à l'espionnage dont il se croyait sans cesse entouré. En
dépit de ce malheureux caractère, le premier consul avait beaucoup de
bontés pour lui. Lors du voyage au camp de Boulogne, il refusa de
suivre l'empereur, qui lui donna pour retraite la conciergerie du
palais de Meudon. Là il fit mille traits de folie. Sa fin fut
lamentable: pendant les cent jours, après une audience qu'il avait eue
de l'empereur, il fut pris d'un de ses accès, et se précipita sur un
couteau de cuisine avec tant de violence, que la lame lui sortait de
deux pouces derrière le dos. Comme on pensait dans ce temps que j'avais
à craindre la colère de l'empereur, le bruit se répandit que c'était moi
qui m'étais suicidé, et cette mort tragique fut annoncée dans quelques
journaux comme ayant été la mienne.

Hébert, valet de chambre ordinaire, était un jeune homme fort doux, mais
d'une excessive timidité. Il avait, comme au reste toutes les personnes
de la maison, l'affection la plus dévouée pour le premier consul. Il
arriva un jour, en Égypte, que celui-ci, qui n'avait jamais pu se raser
lui-même (c'est moi, comme je le raconterai ailleurs avec quelques
détails, qui lui ai appris à se faire la barbe), fit demander Hébert en
l'absence de Hambart, qui le rasait ordinairement, pour remplir cet
office. Comme il était quelquefois arrivé à Hébert, par un effet de sa
grande timidité, de couper le menton de son maître, ce dernier, qui
avait à la main des ciseaux, dit à Hébert lorsqu'il s'approchait tenant
son rasoir: «Prends bien garde à toi, drôles; si tu me coupes, je te
fourre mes ciseaux dans le ventre.» Cette menace, faite d'un air presque
sérieux, mais qui n'était au fond qu'une plaisanterie, comme j'ai vu
cent fois l'empereur aimera en faire, fit une telle impression sur
Hébert, qu'il lui fut impossible d'achever son ouvrage. Il lui prit un
tremblement convulsif, son rasoir lui tomba des mains, et le général en
chef eut beau tendre le cou et lui crier vingt fois en riant: «Allons,
achève donc, poltron,» non-seulement Hébert fut pour cette fois obligé
d'en rester là, mais même depuis ce temps il lui fallut renoncer à
remplir l'office de barbier. L'empereur n'aimait point cette excessive
timidité dans les gens de son service; ce qui ne l'empêcha point,
lorsqu'il fit remettre à neuf le château de Rambouillet, de donner la
place de concierge à Hébert, qui la lui avait demandée.

Roustan, si connu sous le nom de mameluck de l'empereur, était d'une
bonne famille de Géorgie; enlevé à l'âge de six à sept ans et conduit au
Caire, il y avait été élevé parmi de jeunes esclaves qui servaient les
mamelucks, en attendant qu'ils eussent l'âge d'entrer eux-mêmes dans
cette belliqueuse milice. Le sheick du Caire, en faisant don au général
Bonaparte d'un magnifique cheval arabe, lui avait donné en même temps
Roustan et Ibrahim, autre mameluck, qui fut ensuite attaché au service
de madame Bonaparte, sous le nom d'Ali. On sait que Rouslan devint un
accompagnement indispensable dans toutes les occasions où l'empereur
paraissait en public. Il était de tous les voyages, de tous les
cortéges, et ce qui lui fait surtout honneur, de toutes les batailles.
Dans le brillant état-major qui suivait l'empereur, il brillait plus que
tout autre par l'éclat de son riche costume oriental. Sa vue faisait un
prodigieux effet, surtout sur les gens du peuple et en province. On le
croyait en très-grand crédit auprès de l'empereur, et cela venait, selon
quelques personnes crédules, de ce que Roustan avait sauvé les jours de
son maître, en se jetant entre lui et le sabre d'un ennemi tout prêt de
l'atteindre. Je crois que c'était une erreur. La faveur toute
particulière dont il était l'objet était assez motivée par la bonté
habituelle de S. M. pour toutes les personnes de son service. D'ailleurs
cette faveur ne s'étendait pas au delà du cercle des rapports
domestiques. M. Roustan a épousé une jeune et jolie Française, nommée
mademoiselle Douville, dont le père était valet de chambre de
l'impératrice Joséphine. Lorsque, en 1814 et 1815, quelques journaux lui
firent une sorte de reproche de n'avoir point suivi jusqu'au bout la
fortune de celui pour lequel il avait toujours annoncé le plus grand
dévouement, il répondit que les liens de famille qu'il avait contractés
lui défendaient de quitter la France, et qu'il ne pouvait rien déranger
au bonheur dont il jouissait dans son intérieur.

Ibrahim prit le nom d'Ali en passant au service de madame Bonaparte. Il
était d'une laideur plus qu'arabe et avait le regard méchant. Je me
rappelle ici, à son sujet, un petit événement qui eut lieu à la
Malmaison, et qui pourra donner une idée de son caractère. Un jour que
nous jouions sur la pelouse du château, je le fis tomber, en courant,
sans aucune intention. Furieux de sa chute, il se relève, tire son
poignard qu'il ne quittait jamais, et s'élance après moi pour m'en
frapper. J'avais d'abord ri, comme les autres, de son accident, et je
m'amusais à le faire courir. Mais averti par les cris de mes camarades,
et m'étant retourné moi-même pour voir où en était sa poursuite,
j'aperçus à la fois son arme et sa colère. Je m'arrêtai à l'instant, le
pied ferme et l'œil fixé sur son poignard, et je fus assez heureux pour
éviter le coup, qui cependant m'effleura la poitrine. Furieux à mon
tour, comme on peut le croire, je le saisis par son large pantalon et le
lançai à dix pas de moi dans la rivière de la Malmaison, qui avait à
peine deux pieds de profondeur. Le plongeon calma tout d'abord ses
sens, et d'ailleurs son poignard était descendu au fond de l'eau, ce qui
rendait mon homme beaucoup moins redoutable. Mais dans son
désappointement il se mit à crier si fort que madame Bonaparte
l'entendit, et comme elle était pleine de bontés pour son mameluck, je
fus tancé vertement. Toutefois ce pauvre Ali était d'humeur si peu
sociable qu'il se brouilla avec toute la maison, et il finit par être
envoyé à Fontainebleau comme garçon de château.

Je reviens à notre campagne. Le 13 juin, le premier consul alla coucher
à Torre-di-Galifolo, où il établit son quartier-général. Depuis le jour
de notre entrée à Milan, la marche de l'armée ne s'était point ralentie.
Le général Murat avait passé le Pô et s'était emparé de Plaisance. Le
général Lannes, toujours poussant en avant avec sa brave avant-garde,
avait livré une sanglante bataille à Montebello, dont plus tard il
illustra le nom en le portant. L'arrivée toute récente du général
Desaix, venant d'Égypte, comblait de joie le général en chef, et
ajoutait aussi beaucoup à la confiance des soldats, dont le bon et
modeste Desaix était adoré. Le premier consul l'avait accueilli avec
l'amitié la plus franche et la plus cordiale, et ils étaient tout
d'abord restés trois heures de suite en tête-à-tête. À la fin de cette
conférence, un ordre du jour avait annoncé à l'armée que le général
Desaix prendrait le commandement de la division Boudet. J'entendis
quelques personnes de la suite du général Desaix dire que sa patience et
l'égalité de son humeur avaient été mises à de rudes épreuves, pendant
sa traversée, par des vents contraires, des relâches forcées, l'ennui de
la quarantaine, et surtout par les mauvais procédés des Anglais, qui
l'avaient quelque temps retenu prisonnier sur leur flotte, en vue des
côtes de France, quoiqu'il fût porteur d'un passe-port signé en Égypte
par les autorités anglaises et par suite d'une capitulation
réciproquement acceptée. Aussi son ressentiment contre eux était des
plus ardens, et il regrettait vivement, disait-il, que les ennemis qu'il
allait avoir à combattre ne fussent pas des Anglais. Malgré la
simplicité de ses goûts et de ses habitudes, personne n'était plus avide
de gloire que ce brave général. Toute sa colère contre les Anglais ne
venait que de la crainte qu'il avait eue de ne point arriver à temps
pour cueillir de nouveaux lauriers. Il n'arriva que trop à temps pour
trouver une mort glorieuse, mais, hélas! si prématurée!

Ce fut le 14 que se livra la célèbre bataille de Marengo. Elle commença
de bonne heure et dura toute la journée. J'étais resté au quartier avec
toute la maison du premier consul. Nous étions en quelque sorte à
portée de canon du champ de bataille, et il en arrivait sans cesse des
nouvelles qui ne s'accordaient guère: l'une représentait la bataille
comme entièrement perdue, la suivante nous donnait la victoire; il y eut
un moment où l'augmentation du nombre de nos blessés et le redoublement
du canon des Autrichiens nous firent croire un instant que nous étions
perdus; puis tout à coup on vint nous dire que cette déroute apparente
n'était que l'effet d'une manœuvre hardie du premier consul, et qu'une
charge du général Desaix avait assuré le gain de la bataille. Mais la
victoire coûtait cher à la France et au cœur du premier consul. Desaix,
atteint d'une balle, était tombé mort sur le coup, et la douleur des
siens n'ayant fait qu'exaspérer leur courage, ils avaient culbuté à la
baïonnette l'ennemi déjà coupé par une charge brillante du général
Kellermann.

Le premier consul coucha sur le champ de bataille. Malgré la victoire
décisive qu'il venait de remporter, il était plein de tristesse, et dit,
le soir, devant Hambart et moi, plusieurs choses qui prouvaient la
profonde affliction qu'il ressentait de la mort du général Desaix: «que
la France venait de perdre un de ses meilleurs défenseurs, et lui son
meilleur ami; que personne ne savait tout ce qu'il y avait de vertu,
dans le cœur de Desaix, et de génie dans sa tête.» Il se soulagea ainsi
de sa douleur, en faisant à tous et à chacun l'éloge du héros qui venait
de mourir au champ d'honneur. «Mon brave Desaix, dit-il encore, avait
toujours souhaité de mourir ainsi.» Puis il ajouta, ayant presque les
larmes aux yeux, «Mais la mort devait-elle être si prompte à exaucer son
vœu!» Il n'y avait pas un soldat dans notre armée victorieuse qui ne
partageât un si juste chagrin. Les aides-de-camp du général, Rapp et
Savary, restaient plongés dans le plus amer désespoir auprès du corps de
leur chef, que, malgré sa jeunesse, ils appelaient leur père, plus
encore pour exprimer son inépuisable bonté pour eux, qu'à cause de la
gravité de son caractère. Par une suite de son respect pour la mémoire
de son ami, le général en chef, quoique son état-major fût au complet,
s'attacha ces deux jeunes officiers en qualité d'aides-de-camp.

Le commandant Rapp (il n'avait alors que ce grade) était dès ce temps ce
qu'il a été toute sa vie, bon, plein de courage et universellement aimé.
Sa franchise, quelquefois un peu brusque, plaisait à l'empereur. J'ai
mille fois entendu celui-ci faire l'éloge de son aide-de-camp; il ne
l'appelait que _mon brave Rapp_. Ce digne général n'était pas heureux
dans les combats, et il était fort rare qu'il prît part à une affaire
sans en rapporter quelque blessure. Puisque je suis en train d'anticiper
sur les événemens, je dirai ici qu'en Russie, la veille de la bataille
de la Moskowa, l'empereur dit devant moi au général Rapp, qui arrivait
de Dantzick: «Attention, mon brave; nous nous battrons demain, prenez
garde à vous, vous n'êtes pas gâté par la fortune.--Ce sont, répondit le
général, les revenant-bons du métier. Comptez, sire, que je n'en ferai
pas moins de mon mieux.»

M. Savary conserva auprès du premier consul cette chaleur de zèle et ce
dévouement sans bornes qui l'avaient attaché au général Desaix. S'il lui
manquait quelqu'une des qualités du général Rapp, ce n'était
certainement pas la bravoure. De tous les hommes qui entouraient
l'empereur, aucun n'était plus absolument dévoué à ses moindres
volontés. J'aurai lieu sans doute, dans le cours de ces mémoires, de
rappeler quelques traits de cet enthousiasme sans exemple, et dont M. le
duc de Rovigo fut magnifiquement récompensé; mais il est juste de dire
que lui du moins ne déchira point la main qui l'avait élevé, et qu'il a
donné jusqu'à la fin, et même après la fin de son ancien maître (c'est
ainsi qu'il se plaît lui-même à appeler l'empereur) l'exemple très-peu
suivi de la reconnaissance.

Un arrêté du gouvernement, du mois de juin suivant, décida que le corps
de Desaix serait transporté au couvent du grand Saint-Bernard, et qu'il
y serait élevé un tombeau; pour attester les regrets de la France, et en
particulier ceux du premier consul, dans un lieu où celui-ci s'était
couvert d'une gloire immortelle[5].



CHAPITRE V.

     Retour à Milan, en marche sur Paris.--Le chanteur Marchesi et le
     premier consul.--Impertinence et quelques jours de prison.--Madame
     Grassini.--Rentrée en France par le mont
     Cénis.--Arcs-de-triomphe.--Cortége de jeunes filles.--Entrée à
     Lyon.--Couthon et les démolisseurs.--Le premier consul fait relever
     les édifices de la place Belcour.--La voiture
     versée.--Illuminations à Paris.--Kléber.--Calomnies contre le
     premier consul.--Chute de cheval de Constant.--Bonté du premier
     consul et de madame Bonaparte à l'égard de Constant.--Générosité du
     premier consul.--Émotion de l'auteur.--Le premier consul
     outrageusement méconnu.--Le premier consul, Jérôme Bonaparte et le
     colonel Lacuée.--Amour du premier consul pour madame D...--Jalousie
     de madame Bonaparte, et précautions du premier consul.--Curiosité
     indiscrète d'une femme de chambre.--Menaces et discrétion
     forcée.--La petite maison de l'allée des Veuves.--Ménagemens du
     premier consul à l'égard de sa femme.--Mœurs du premier consul, et
     ses manières avec les femmes.


CETTE victoire de Marengo avait rendue certaine la conquête de l'Italie;
aussi le premier consul jugeant sa présence plus nécessaire à Paris
qu'à la tête de son armée, en donna le commandement en chef au général
Masséna, et se prépara à repasser les monts. Nous retournâmes à Milan,
où le premier consul fut reçu avec encore plus d'enthousiasme que
pendant notre premier séjour. L'établissement d'une république comblait
les vœux du plus grand nombre des Milanais, et ils appelaient le premier
consul leur sauveur, pour les avoir délivrés du joug des Autrichiens. Il
y avait pourtant un parti qui détestait également les changemens,
l'armée française qui en était l'instrument, et le jeune chef qui en
était l'auteur. Dans ce parti figurait un artiste célèbre, le chanteur
Marchesi; à notre premier passage, le premier consul l'avait fait
demander, et le musicien s'était fait prier pour se déranger; enfin il
s'était présenté, mais avec toute l'importance d'un homme qui se croit
blessé dans sa dignité. Le costume très-simple du premier consul, sa
petite taille et son visage maigre et payant peu de mine, n'étaient pas
faits pour imposer beaucoup au héros de théâtre; aussi le général en
chef l'ayant bien accueilli, et fort poliment prié de chanter un air, il
avait répondu par ce mauvais calembour, débité d'un ton d'impertinence
que relevait encore son accent italien: «_Signor zénéral, si c'est oun
bon air qu'il vous faut, vous en trouverez oun excellent en faisant oun
petit tour de zardin._» Le signor Marchesi avait été, pour cette
gentillesse, sur-le-champ mis à la porte, et le soir même un ordre avait
été expédié sur lequel on avait mis le chanteur en prison. À notre
retour, le premier consul, dont le canon de Marengo avait fait taire
sans doute le ressentiment contre Marchesi, et qui trouvait d'ailleurs
que la pénitence de l'artiste pour un pauvre quolibet avait été bien
assez longue, l'envoya chercher de nouveau et le pria encore de chanter;
Marchesi cette fois fut modeste, poli, et chanta d'une manière
ravissante; après le concert, le premier consul s'approcha de lui, lui
serra vivement la main, et le complimenta du ton le plus affectueux. Dès
ce moment la paix fut conclue entre les deux puissances, et Marchesi ne
faisait plus que chanter les louanges du premier consul.

À ce même concert, le premier consul fut frappé de la beauté d'une
cantatrice fameuse, madame Grassini. Il ne la trouva point cruelle, et
au bout de quelques heures le vainqueur de l'Italie comptait une
conquête de plus. Le lendemain au matin elle déjeuna avec le premier
consul et le général Berthier dans la chambre du premier consul. Le
général Berthier fut chargé de pourvoir au voyage de madame Grassini,
qui fut envoyée à Paris, et attachée aux concerts de la cour...

Le premier consul partit de Milan le 24, et nous rentrâmes en France par
la route du Mont-Cénis. Nous voyagions avec la plus grande rapidité.
Partout le premier consul était reçu avec un enthousiasme difficile à
décrire. Des arcs de triomphe avaient été élevés à l'entrée de chaque
ville, et pour ainsi dire de chaque village, et dans chaque canton une
députation de notables venait le haranguer et le complimenter. De longs
rangs de jeunes filles, vêtues de blanc et couronnées de fleurs, des
fleurs dans les mains, et jetant des fleurs dans la voiture du premier
consul, lui servaient seules d'escorte, l'entouraient, le suivaient et
le précédaient jusqu'à ce qu'il fût passé, ou, quand il devait
s'arrêter, jusqu'à ce qu'il eût mis pied à terre. Ce voyage fut ainsi
sur toute la route une fête perpétuelle. À Lyon ce fut un délire: toute
la ville sortit à sa rencontre. Il y entra au milieu d'une foule immense
et des plus bruyantes acclamations, et descendit à l'hôtel des
Célestins. Dans le temps de la terreur, et lorsque les jacobins avaient
fait tomber toute leur fureur sur la ville de Lyon, dont ils avaient
juré la ruine, les beaux édifices qui ornaient la place Belcour avaient
été rasés de fond en comble, et le hideux cul-de-jatte Couthon y avait
le premier porté le marteau, à la tête de la plus vile canaille des
clubs. Le premier consul détestait les jacobins, qui, de leur côté, le
haïssaient et le craignaient, et son soin le plus constant était de
détruire leur ouvrage, ou, pour mieux dire, de relever les ruines dont
ils avaient couvert la France. Il crut donc, et avec raison, ne pouvoir
mieux répondre à l'affection des Lyonnais qu'en encourageant de tout son
pouvoir la reconstruction des bâtimens de la place Belcour, et, avant
son départ, il en posa lui-même la première pierre. La ville de Dijon ne
fit pas au premier consul une réception moins brillante.

Entre Villeneuve-le-Roi et Sens, à la descente du pont de Montereau, les
huit chevaux, lancés au grand galop, emportant rapidement la voiture
(déjà le premier consul voyageait en roi), l'écrou d'une des roues de
devant se détacha. Les habitans qui bordaient la route, témoins de cet
accident, et prévoyant ce qui allait en résulter, crièrent de toutes
leurs forces aux postillons d'arrêter; mais ceux-ci n'en purent venir à
bout. La voiture versa donc rudement. Le premier consul n'eut aucun mal;
le général Berthier eut le visage légèrement égratigné par les glaces,
qui s'étaient brisées; deux valets de pied, qui étaient sur le siège,
furent violemment jetés au loin et blessés assez grièvement. Le premier
consul sortit, ou plutôt il fut hissé par une des portières; du reste
cet accident ne l'arrêta pas: il remonta sur-le-champ dans une autre
voiture, et arriva à Paris sans autre mésaventure. Le 2 juillet, dans la
nuit, il descendit aux Tuileries, et dès que, le lendemain, la nouvelle
de son retour eut circulé dans Paris, la population tout entière remplit
les cours et le jardin. On se pressait sous les fenêtres du pavillon de
Flore, dans l'espérance d'entrevoir le sauveur de la France, le
libérateur de l'Italie. Le soir il n'y eut ni riche ni pauvre qui ne
s'empressât d'illuminer sa maison ou son grenier.

Ce fut peu de temps après son arrivée à Paris que le premier consul
apprit la mort du général Kléber. Le poignard de Suleyman avait immolé
ce grand capitaine le même jour que le canon de Marengo abattait un
autre héros de l'armée d'Égypte. Cet assassinat causa la plus vive
douleur au premier consul. J'en ai été témoin, et je puis l'affirmer; et
pourtant ses calomniateurs ont osé dire qu'il se réjouit d'un événement,
lequel, même à ne le considérer que sous le rapport politique, lui
faisait perdre une conquête qui lui avait coûté tant d'efforts, et à la
France tant de sang et de dépenses. D'autres misérables, plus stupides
et plus infâmes encore, ont été jusqu'à imaginer et répandre le bruit
que le premier consul avait commandé l'assassinat de son compagnon
d'armes, de celui qu'il avait mis en sa propre placé à là tête de
l'armée d'Égypte. Pour ceux-ci je ne saurais qu'une réponse à leur
faire, s'il était besoin de leur faire une réponse: c'est qu'ils n'ont
jamais connu l'empereur.

Après son retour, le premier consul allait souvent avec sa femme à la
Malmaison, où il restait quelquefois plusieurs jours. À cette époque le
valet de chambre, de service suivait la voiture à cheval. Un jour le
premier consul, se rendant à Paris, s'aperçut, à cent pas du château,
qu'il avait oublié sa tabatière; il me dit d'aller la chercher. Je
tournai bride, partis au galop, et ayant trouvé la tabatière sur le
bureau du premier consul, je me remis du même pas sur sa trace. Il
n'était qu'à Ruelle lorsque je rejoignis sa voiture. Mais au moment où
j'allais l'atteindre, le pied de mon cheval glissa sur un caillou, il
s'abattit et me jeta au loin dans un fossé. La chuté fut rude, je restai
étendu sur là place, une épaule démise et un bras fortement froissé. Le
premier consul fit aussitôt arrêter ses chevaux, donna lui-même les
ordres nécessaires pour me faire relever, et indiqua les soins qu'il
fallait me donner dans ma position; je fus transporté, en sa présence, à
la caserne de Ruelle, et il Voulut, avant de continuer sa route,
s'assurer si mon état n'offrait point de danger. Le médecin de la
maison fut appelé à Ruelle, où il me remit l'épaule et pansa le bras. De
là je fus porté, le plus doucement possible, à la Malmaison.
L'excellente madame Bonaparte eut la bonté de venir me voir, et elle me
fit prodiguer tous les soins imaginables.

Le jour où je repris mon service, après mon rétablissement, j'étais dans
l'antichambre du premier consul, au moment où il sortit de son cabinet.
Il vint à moi et me demanda avec intérêt de mes nouvelles. Je lui
répondis que, grâce aux soins que mes excellens maîtres m'avaient fait
donner, j'étais complétement rétabli. «Allons, tant mieux, me dit le
premier consul. Constant, dépêchez-vous de reprendre vos anciennes
forces. Continuez à bien me servir, et j'aurai soin de vous. Tenez,
ajouta-t-il en me mettant dans la main trois petits papiers chiffonnés,
voilà pour monter votre garde-robe;» et il passa, sans écouter tous les
remerciemens que je lui adressais avec beaucoup d'émotion, beaucoup plus
pourtant pour sa bienveillance et l'intérêt qu'il avait daigné me
témoigner, que pour son présent; car je ne savais pas en quoi il
consistait. Lorsqu'il se fut éloigné, je déroulai mes _chiffons_;
c'étaient trois billets de banque, chacun de mille francs! Je fus touché
jusqu'aux larmes d'une bonté si parfaite. Il faut se rappeler qu'à
cette époque le premier consul n'était pas riche, quoiqu'il fût le
premier magistrat de la république. Aussi le souvenir de ce trait
généreux me remue profondément encore aujourd'hui. Je ne sais si l'on
trouvera bien intéressant des détails qui me sont si personnels; mais
ils me paraissent propres à faire connaître le caractère de l'empereur
si outrageusement méconnu, et ses manières habituelles avec les gens de
sa maison; ils feront juger en même temps si la sévère économie qu'il
exigeait dans son intérieur, et dont j'aurai lieu moi-même de parler
ailleurs, était, comme on l'a dit, une sordide avarice, ou si elle
n'était pas plutôt une règle de prudence dont il s'écartait volontiers
quand sa bonté ou son humanité l'y poussait.

Je ne sais si ma mémoire ne me trompe pas en me faisant placer ici une
circonstance qui prouve l'estime que le premier consul avait pour les
braves de son armée, et qu'il aimait à leur témoigner en toute occasion.
J'étais un jour dans la chambre à coucher, à l'heure ordinaire de sa
toilette, et je remplissais même ce jour-là l'office de premier valet de
chambre, Hambart étant pour le moment absent ou incommodé. Il n'y avait
dans l'appartement, outre le service, que le brave et modeste colonel
Gérard Lacuée, un des aides-de-camp du premier consul. M. Jérôme
Bonaparte, alors à peine âgé de dix-sept ans, fut introduit Ce jeune
homme donnait à sa famille de fréquens sujets de plainte, et ne
craignait que son frère Napoléon, qui le réprimandait, le sermonait et
le grondait comme s'il eût été son fils. Il s'agissait à cette époque
d'en faire un marin, moins pour lui faire une carrière que pour
l'éloigner des tentations séduisantes que la haute fortune de son frère
faisait sans cesse naître sous ses pas, et auxquelles il était bien loin
de résister. On conçoit qu'il lui en coûtât de renoncer à des plaisirs
assez faciles et si enivrans pour un jeune homme; aussi ne manquait-il
pas de protester, en toute occasion, de son peu d'aptitude au service de
mer, jusque là, dit-on, qu'il se laissa refuser comme incapable par les
examinateurs de la marine, quoiqu'il lui eût été aisé, avec un peu de
travail et de bonne volonté, de répondre à leurs questions. Cependant il
fallut que la volonté du premier consul s'exécutât, et M. Jérôme fut
contraint de s'embarquer. Le jour dont je parle, après quelques minutes
de conversation et de gronderie, toujours au sujet de la marine, M.
Jérôme ayant dit à son frère: «Au lieu de m'envoyer périr d'ennui en
mer, vous devriez bien me prendre pour aide-de-camp.--Vous, _blanc-bec_!
répondit vivement le premier consul; attendez qu'une balle vous ait
labouré le visage, et alors nous verrons;» et en même temps il lui
montrait du regard le colonel Lacuée, qui rougit et baissa les yeux
comme une jeune fille. Il faut savoir, pour comprendre ce que cette
réponse avait de flatteur pour lui, qu'il portait au visage la cicatrice
d'une balle. Ce brave colonel fut tué en 1805, devant Guntzbourg.
L'empereur le regretta vivement. C'était un des officiers les plus
intrépides et les plus instruits de l'armée.

Ce fut, je crois, vers cette époque, que le premier consul s'éprit d'une
forte passion pour une jeune dame pleine d'esprit et de grâces, madame
D... Madame Bonaparte, soupçonnant cette intrigue, en témoigna de la
jalousie, et son époux faisait tout ce qu'il pouvait pour calmer ses
défiances conjugales. Il attendait, pour se rendre chez sa maîtresse,
que tout fût endormi au château, et poussait même la précaution jusqu'à
faire le trajet qui séparait les deux appartemens, avec un pantalon de
nuit, sans souliers ni pantoufles. Je vis une fois le jour poindre, sans
qu'il fût de retour, et craignant du scandale, j'allai, d'après l'ordre
que le premier consul m'en avait donné lui-même, si le cas arrivait,
avertir la femme de chambre de Madame D..., pour que, de son côté, elle
allât dire à sa maîtresse l'heure qu'il était. Il y avait à peine cinq
minutes que ce prudent avis avait été donné, lorsque je vis revenir le
premier consul dans une assez grande agitation, dont je connus bientôt
la cause: il avait aperçu à son retour une femme de madame Bonaparte,
qui le guettait au travers d'une croisée d'un cabinet donnant sur le
corridor. Le premier consul, après une vigoureuse sortie contre la
curiosité du beau sexe, m'envoya vers la jeune _éclaireuse_ du camp
ennemi, pour lui intimer l'ordre de se taire, si elle ne voulait point
être chassée, et de ne pas recommencer à l'avenir. Je ne sais s'il
n'ajouta point à ces terribles menaces un argument plus doux pour
_acheter_ le silence de la curieuse; mais crainte ou gratification, elle
eut le bon esprit de se taire. Toutefois l'amant heureux, craignant
quelque nouvelle surprise, me chargea de louer, dans l'allée des Veuves,
une petite maison, où Madame D... et lui se réunissaient de temps en
temps.

Tels étaient et tels furent toujours les procédés du premier consul pour
sa femme. Il était plein d'égards pour elle, et prenait tous les soins
imaginables afin d'empêcher les infidélités qu'il lui faisait d'arriver
à sa connaissance; d'ailleurs, ces infidélités passagères ne lui ôtaient
rien de la tendresse qu'il lui portait, et quoique d'autres femmes lui
aient inspiré de l'amour, aucune n'a eu sa confiance et son amitié au
même point que madame Bonaparte. Il en est de la dureté de l'empereur
et de sa brutalité avec les femmes comme des mille et une calomnies dont
il a été l'objet. Il n'était pas toujours galant, mais jamais on ne l'a
vu grossier; et quelque singulière que puisse paraître cette
observation, après ce que je viens de raconter, il professait la plus
grande vénération pour une femme de bonne conduite, faisait cas des bons
ménages, et n'aimait le cynisme ni dans les mœurs ni dans le langage.
Quand il a eu quelques liaisons illégitimes, il n'a pas tenu à lui
qu'elles ne fussent secrètes et cachées avec soin.



CHAPITRE VI.

     _La machine infernale_.--Le plus invalide des
     architectes.--L'heureux hasard.--Précipitation et retard également
     salutaires.--Hortense légèrement blessée.--Frayeur de madame Murat,
     et suites obligeantes.--Le cocher Germain.--D'où lui venait le nom
     de César.--Inexactitudes à son sujet.--Repas offert par cinq cents
     cochers de fiacre.--L'auteur à Feydeau, pendant
     l'explosion.--Frayeur.--Course sans chapeau.--Les factionnaires
     inflexibles.--Le premier consul rentre aux Tuileries.--Paroles du
     premier consul à Constant.--La garde consulaire.--La maison du
     premier consul mise en état de surveillance.--Fidélité à toute
     épreuve.--Les jacobins innocens et les royalistes
     coupables.--Grande revue.--Joie des soldats et du peuple.--La paix
     universelle.--Réjouissances publiques et fêtes
     improvisées.--Réception du corps diplomatique et de lord
     Cornwallis.--Luxe militaire.--Le diamant _le Régent_.


LE 3 nivôse an IX (21 décembre 1800), l'Opéra donnait, _par ordre, la
Création_ de Haydn, et le premier consul avait annoncé qu'il irait
entendre, avec toute sa famille, ce magnifique oratorio. Il dîna ce
jour-là avec madame Bonaparte, sa fille, et les généraux Rapp,
Lauriston, Lannes et Berthier. Je me trouvai précisément de service;
mais le premier consul allant à l'Opéra, je pensai que ma présence
serait superflue au château, et je résolus d'aller de mon côté à
Feydeau, dans la loge que madame Bonaparte nous accordait, et qui était
placée sous la sienne. Après le dîner, que le premier consul expédia
avec sa promptitude ordinaire, il se leva de table, suivi de ses
officiers, excepté le général Rapp, qui resta avec mesdames Joséphine et
Hortense. Sur les sept heures environ, le premier consul monta en
voiture avec MM. Lannes, Berthier et Lauriston, pour se rendre à
l'Opéra; arrivé au milieu de la rue Saint-Nicaise, le piquet qui
précédait la voiture trouva le chemin barré par une charrette qui
paraissait abandonnée, et sur laquelle un tonneau était fortement
attaché avec des cordes; le chef de l'escorte fit ranger cette charrette
le long des maisons, à droite, et le cocher du premier consul, que ce
petit retard avait impatienté, poussa vigoureusement ses chevaux, qui
partirent comme l'éclair. Il n'y avait pas deux secondes qu'ils étaient
passés, lorsque le baril que portait la charrette éclata avec une
explosion épouvantable. Des personnes de l'escorte et de la suite du
premier consul, aucune ne fut tuée, mais plusieurs reçurent des
blessures. Le sort de ceux qui, résidant ou passant dans la rue, se
trouvèrent près de l'horrible machine, fut beaucoup plus triste encore;
il en périt plus de vingt, et plus de soixante furent grièvement
blessés. M. Trepsat, architecte, eut une cuisse cassée; le premier
consul, par la suite, le décora et le fit architecte des Invalides, en
lui disant qu'il y avait assez long-temps qu'il était le plus invalide
des architectes. Tous les carreaux de vitre des Tuileries furent cassés;
plusieurs maisons[6] s'écroulèrent; toutes celles de la rue
Saint-Nicaise et même quelques-unes des rues adjacentes furent
fortement endommagées. Quelques débris volèrent jusque dans l'hôtel du
consul Cambacérès. Les glaces de la voiture du premier consul tombèrent
par morceaux.

Par le plus heureux hasard, les voitures de suite, qui devaient être
immédiatement derrière celle du premier consul, se trouvaient assez loin
en arrière, et voici pourquoi: madame Bonaparte, après le dîner, se fit
apporter un schall pour aller à l'Opéra; lorsqu'on le lui présentait, le
général Rapp en critiqua gaiement la couleur et l'engagea à en choisir
un autre. Madame Bonaparte défendit son schall, et dit au général qu'il
se connaissait autant à attaquer une toilette qu'elle-même à attaquer
une redoute; cette discussion amicale continua quelque temps sur le même
ton. Dans cet intervalle, le premier consul, qui n'attendait jamais,
partit en avant, et les misérables assassins, auteurs du complot, mirent
le feu à leur machine infernale. Que le cocher du premier consul eût été
moins pressé et qu'il eût seulement tardé de deux secondes, c'en était
fait de son maître; qu'au contraire madame Bonaparte se fut hâtée de
suivre son époux, c'en était fait d'elle et de toute sa suite; ce fut en
effet ce retard d'un instant qui lui sauva la vie ainsi qu'à sa fille, à
sa belle-sœur madame Murat, et à toutes les personnes qui devaient les
accompagner. La voiture où se trouvaient ces dames, au lieu d'être à la
file de celle du premier consul, débouchait de la place du Carrousel, au
moment où sauta la machine; les glaces en furent aussi brisées. Madame
Bonaparte n'eut rien qu'une grande frayeur; mademoiselle Hortense fut
légèrement blessée au visage, par un éclat de glace; madame Caroline
Murat, qui se trouvait alors fort avancée dans sa grossesse, fut frappée
d'une telle peur, qu'on fut obligé de la ramener au château; cette
catastrophe influa même beaucoup sur la santé de l'enfant qu'elle
portait dans son sein. On m'a dit que le prince Achille Murat est sujet
encore aujourd'hui à de fréquentes attaques d'épilepsie. On sait que le
premier consul poussa jusqu'à l'Opéra, où il fut reçu avec
d'inexprimables acclamations, et que le calme peint sur sa physionomie
contrastait fortement avec la pâleur et l'agitation de madame Bonaparte,
qui avait tremblé non pas pour elle, mais pour lui.

Le cocher qui conduisit si heureusement le premier consul s'appelait
Germain; il l'avait suivi en Égypte, et dans une échauffourée il avait
tué de sa main un Arabe, sous les yeux du général en chef, qui,
émerveillé de son courage, s'était écrié: «Diable, voilà un brave! c'est
un César.» Le nom lui en était resté. On a prétendu que ce brave homme
était ivre lors de l'explosion; c'est une erreur, que son adresse même
dans cette circonstance dément d'une manière positive. Lorsque le
premier consul, devenu empereur, sortait incognito dans Paris, c'était
César qui conduisait, mais sans livrée. On trouve dans le _Mémorial de
Sainte-Hélène_ que l'empereur, parlant de César, dit qu'il était dans un
état complet d'ivresse; qu'il avait pris la détonation pour un salut
d'artillerie, et qu'il ne sut que le lendemain ce qui s'était passé.
Tout cela est inexact, et l'empereur avait été mal informé sur le compte
de son cocher. César mena très-vivement le premier consul, parce que
celui-ci le lui avait recommandé, et parce qu'il avait cru, de son
côté, son honneur intéressé à ne point être mis en retard par l'obstacle
que la machine infernale lui avait opposé avant l'explosion. Le soir de
l'événement, je vis César, qui était parfaitement _récent_ et qui me
raconta lui-même une partie des détails que je viens de donner. Quelques
jours après, quatre ou cinq cents cochers de fiacre de Paris se
cotisèrent pour le fêter, et lui offrirent un magnifique dîner, à 24 fr.
par tête.

Pendant que l'infernal complot s'exécutait et coûtait la vie à un si
grand nombre de citoyens innocents sans toutefois atteindre le but que
les assassins s'étaient proposé, j'étais, comme je l'ai dit, au théâtre
Feydeau, où je me préparais à savourer à loisir toute une soirée de
liberté et le plaisir du spectacle, pour lequel j'ai eu toute ma vie une
véritable passion; mais à peine m'étais-je installé carrément dans la
loge, que tout à coup l'ouvreuse entra précipitamment et dans le plus
grand désordre: «Monsieur Constant, s'écria-t-elle, on dit qu'on vient
de faire sauter le premier consul; tout le monde a entendu un bruit
épouvantable; on assure qu'il est mort.» Ces terribles mots sont pour
moi comme un coup de foudre; ne sachant plus ce que je faisais, je me
précipite dans l'escalier, et sans songer à prendre mon chapeau, je
cours comme un fou vers le château. En traversant ainsi la rue Vivienne
et le Palais-Royal, je n'y vis aucun mouvement extraordinaire; mais dans
la rue Saint-Honoré le tumulte était extrême; je vis emporter sur des
brancards quelques morts et quelques blessés que l'on avait d'abord
retirés dans les maisons voisines de la rue Saint-Nicaise; mille groupes
s'étaient formés; et il n'y avait qu'une voix pour maudire les auteurs
encore inconnus de cet exécrable attentat. Mais les uns en accusaient
les jacobins, qui, trois mois auparavant, avaient mis le poignard aux
mains de Ceracchi, d'Aréna et de Topino-Lebrun; tandis que les autres,
moins nombreux pourtant, nommaient les aristocrates, les royalistes
comme seuls coupables de cette atrocité. Je n'eus pour prêter l'oreille
à ces accusations diverses que le temps nécessaire pour percer une foule
immense et serrée; dès que je le pus, je repris ma course, et en deux
secondes je fus au Carrousel. Je m'élance au guichet, mais au même
instant les deux factionnaires croisent la baïonnette sur ma poitrine.
J'ai beau leur crier que je suis valet de chambre du premier consul, ma
tête nue, mon air effaré, le désordre de toute ma personne et de mes
idées, leur semblent suspects, et ils me refusent obstinément et fort
énergiquement l'entrée; je les prie alors de faire demander le concierge
du château; il arrive et je suis introduit, ou plutôt je me précipite
dans le château, où j'apprends ce qui venait de se passer. Peu de temps
après, le premier consul arriva, et il fut aussitôt entouré de tous ses
officiers, de toute sa maison; il n'y avait âme présente qui ne fût dans
la plus grande anxiété. Lorsque le premier consul descendit de voiture,
il paraissait fort calme et souriait; il avait même comme de la gaieté.
En entrant dans le vestibule, il dit à ses officiers, en se frottant les
mains: «Eh bien, Messieurs, nous l'avons échappé belle!» Ceux-ci
frémissaient d'indignation et de colère. Il entra ensuite dans le grand
salon du rez-de-chaussée, où grand nombre de conseillers d'état et de
fonctionnaires s'étaient déjà rassemblés; à peine avaient-ils commencé à
lui adresser leur félicitations, qu'il prit la parole et sur un ton si
éclatant, qu'on entendait sa voix hors du salon. On nous dit après ce
conseil qu'il avait eu une vive altercation avec M. Fouché, ministre de
la police, à qui il avait reproché son ignorance du complot, et qu'il
avait hautement accusé les jacobins d'en être les auteurs.

Le soir, à son coucher, le premier consul me demanda en riant si j'avais
eu peur. «Plus que vous, mon général» lui répondis-je; et je lui contai
comment j'avais appris la fatale nouvelle à Feydeau, et comme quoi
j'avais couru sans chapeau jusqu'au guichet du Carrousel, où les
factionnaires avaient voulu s'opposer à mon passage. Il s'amusa des
jurons et des épithètes peu flatteuses dont je lui dis qu'ils avaient
accompagné leur défense, et finit par me dire: «Après tout, mon cher
Constant, il ne faut pas leur en vouloir, ils ne faisaient qu'exécuter
leur consigne. Ce sont de braves gens, et sur lesquels je puis compter.»
Le fait est que la garde consulaire n'était pas moins dévouée à cette
époque qu'elle ne l'a été depuis en recevant le nom de garde impériale.
Au premier bruit du danger qu'avait couru le premier consul, tous les
soldats de cette fidèle milice s'étaient spontanément réunis dans la
cour des Tuileries.

Après cette funeste catastrophe, qui porta l'inquiétude dans toute la
France et le deuil parmi tant de familles, toutes les polices furent
activement employées à la recherche des auteurs du complot. La maison du
premier consul fut tout d'abord mise en état de surveillance. Nous
étions sans cesse espionnés, sans nous en douter. On savait toutes nos
démarches, toutes nos visites, toutes nos allées et venues. On
connaissait nos amis, nos liaisons, et on ne manquait pas d'avoir aussi
l'œil ouvert sur eux. Mais tel était le dévouement de tous et de chacun
à la personne du premier consul, telle était l'affection qu'il savait
inspirer à ses entours, que nulle des personnes attachées à son service
ne fut même un instant soupçonnée d'avoir trempé dans cet infâme
attentat. Ni alors, ni dans aucune autre affaire de ce genre, les gens
de sa maison ne se trouvèrent compromis, et jamais le nom du moindre des
serviteurs de l'empereur ne s'est trouvé mêlé à des trames criminelles
contre une vie si chère et si glorieuse.

Le ministre de la police soupçonnait les royalistes de cet attentat. Le
premier consul n'en chargeait que la conscience des jacobins, déjà
lourde, il faut l'avouer, de crimes aussi odieux. Cent trente des hommes
les plus marquans de ce parti furent déportés sur de simples soupçons et
sans forme de procédure. On sait que la découverte, le procès et
l'exécution de Saint-Régent et Carbon, les vrais coupables, prouva que
les conjectures du ministre étaient plus justes que celles du chef de
l'état.

Le 4 nivôse, à midi, le premier consul passa une grande revue sur la
place du Carrousel. Une foule innombrable de citoyens s'y étaient réunis
pour le voir et lui témoigner leur affection pour sa personne et leur
indignation contre des ennemis qui n'osaient l'attaquer que par des
assassinats. À peine eut-il commencé à diriger son cheval vers la
première ligne des grenadiers de la garde consulaire, que d'innombrables
acclamations s'élevèrent de toutes parts. Il parcourut les rangs au pas
et très-lentement, se montrant fort sensible et répondant par quelques
saluts simples et affectueux à cette effusion de la joie populaire. Les
cris de _vive Bonaparte! vive le premier consul_! ne cessèrent qu'après
qu'il eut remonté dans ses appartemens.

Les conspirateurs qui s'obstinaient avec tant d'acharnement à attaquer
les jours du premier consul n'auraient pu choisir une époque où les
circonstances eussent été plus contraires à leurs projets qu'en 1800 et
1801; car alors on aimait le premier consul non-seulement pour ses hauts
faits militaires, mais encore et surtout pour les espérances de paix
qu'il donnait à la France. Ces espérances furent bientôt réalisées. Au
premier bruit qui se répandit que la paix avait été conclue avec
l'Autriche, la plupart des habitans de Paris se rendirent sous les
fenêtres du pavillon de Flore. Des bénédictions, des cris de
reconnaissance et de joie se firent entendre; puis des musiciens
rassemblés pour donner une sérénade au chef de l'état finirent par se
former en orchestres, et les danses durèrent toute la nuit. Je n'ai rien
vu de plus singulier ni de plus gai que le coup d'œil de cette fête
improvisée.

Lorsque, au mois d'octobre, la paix d'Amiens ayant été conclue avec
l'Angleterre, la France se trouva délivrée de toutes les guerres
qu'elle soutenait depuis tant d'années et au prix de tant de sacrifices,
on ne saurait se faire une idée des transports qui éclatèrent de toutes
parts. Les décrets qui ordonnaient soit le désarmement des vaisseaux de
guerre, soit l'organisation des places fortes sur le pied de paix,
étaient accueillis comme des gages de bonheur et de sécurité. Le jour de
la réception de lord Cornwallis, ambassadeur d'Angleterre, le premier
consul déploya la plus grande pompe. «Il faut, avait-il dit la veille,
montrer à ces orgueilleux Bretons que nous ne sommes pas réduits à la
besace.» Le fait est que les Anglais, avant de mettre le pied sur le
continent français, s'étaient attendus à ne trouver partout que ruines,
disette et misère. On leur avait peint la France entière sous le jour le
plus triste, et ils s'étaient crus au moment de débarquer en Barbarie.
Leur surprise fut extrême quand ils virent combien de maux le premier
consul avait déjà réparés en si peu de temps, et toutes les
améliorations qu'il se proposait d'opérer encore. Ils répandirent dans
leur pays le bruit de ce qu'ils appelaient eux-mêmes les prodiges du
premier consul, et des milliers de leurs compatriotes s'empressèrent
devenir en juger parleurs propres yeux. Au moment où lord Cornwallis
entra dans la grande salle des ambassadeurs, avec les personnes de sa
suite, la vue de tous ces Anglais dut être frappée de l'aspect du
premier consul, entouré de ses deux collègues, de tout le corps
diplomatique et d'une cour militaire déjà brillante. Au milieu de tous
ces riches uniformes, le sien était remarquable par sa simplicité; mais
le diamant appelé _le Régent_, qui avait été mis en gage sous le
directoire, et depuis quelques jours dégagé par le premier consul,
étincelait à la garde de son épée.



CHAPITRE VII.

     Le roi d'Étrurie.--Madame de Montesson.--Le monarque peu
     travailleur.--Conversation à son sujet entre le premier et le
     second consul.--Un mot sur le retour des Bourbons.--Intelligence et
     conversation de don Louis.--Traits singuliers d'économie.--Présent
     de cent mille écus et gratification royale de _six francs_.--Dureté
     de don Louis envers ses gens.--Hauteur vis-à-vis d'un diplomate, et
     dégoût des occupations sérieuses.--Le roi d'Étrurie installé par le
     futur roi de Naples.--La reine d'Étrurie.--Son peu de goût pour la
     toilette.--Son bon sens.--Sa bonté.--Sa fidélité à remplir ses
     devoirs.--Fêtes magnifiques chez M. de Talleyrand.--Chez madame de
     Montesson.--À l'hôtel du ministre de l'intérieur, le jour
     anniversaire de la bataille de Marengo.--Départ de Leurs Majestés.


Au mois de mai 1801 arriva à Paris, pour de là se rendre dans son
nouveau royaume, le prince de Toscane, don Louis Ier, que le premier
consul venait de faire roi d'Étrurie. Il voyageait sous le nom de comte
de Livourne, avec son épouse l'infante d'Espagne Marie-Louise, troisième
fille de Charles IV. Malgré l'incognito que, d'après le titre modeste
qu'il avait pris, il paraissait vouloir garder, peut-être à cause du peu
d'éclat de sa petite cour, il fut aux Tuileries accueilli et traité en
roi. Ce prince était d'une assez faible santé, et tombait, dit-on, du
haut-mal. On l'avait logé à l'hôtel de l'ambassade d'Espagne, ancien
hôtel Montesson, et il avait prié madame de Montesson, qui habitait
l'hôtel voisin, de lui permettre de faire rétablir une communication
condamnée depuis long-temps. Il se plaisait beaucoup, ainsi que la reine
d'Étrurie, dans la société de cette dame, veuve du duc d'Orléans, et y
passait presque tous les jours plusieurs heures de suite. Bourbon
lui-même, il aimait sans doute à entendre tous les détails que pouvait
lui donner sur les Bourbons de France une personne qui avait vécu à leur
cour et dans l'intimité de leur famille, à laquelle elle tenait même par
des liens qui, pour n'être point officiellement reconnus, n'en étaient
pas moins légitimes et avoués. Madame Montesson recevait chez elle tout
ce qu'il y avait de plus distingué à Paris. Elle avait réuni les débris
des sociétés les plus recherchées autrefois, et que la révolution avait
dispersées. Amie de madame Bonaparte, elle était aimée et vénérée par le
premier consul, qui désirait que l'on pensât et que l'on dît du bien de
lui dans le salon le plus noble et le plus élégant de la capitale.
D'ailleurs il comptait sur les souvenirs et sur le ton exquis de cette
dame pour établir dans son palais et dans sa société, dont il songeait
dès lors à faire _une cour_, les usages et l'étiquette pratiqués chez
les souverains.

Le roi d'Étrurie n'était pas un grand travailleur, et, sous ce rapport,
il ne plaisait guère au premier consul, qui ne pouvait souffrir le
désœuvrement. Je l'entendis un jour, dans une conversation avec son
collègue M. Cambacérès, traiter fort sévèrement son royal protégé
(absent, cela va sans dire). «Voilà un bon prince, disait-il, qui ne
prend pas grand souci de ses très-chers et aimés sujets. Il passe son
temps à caqueter avec de vieilles femmes, à qui il dit tout haut
beaucoup de bien de moi, tandis qu'il gémit tout bas de devoir son
élévation au chef de cette maudite république française. Cela ne
s'occupe que de promenades, de chasse, de bals et de spectacles.--On
prétend, observa M. Cambacérès, que vous avez voulu dégoûter les
Français des rois en leur en montrant un tel échantillon, comme les
Spartiates dégoûtaient leurs enfans de l'ivrognerie en leur faisant voir
un esclave ivre.--Non pas, non pas, mon cher, repartit le premier
consul; je n'ai point envie qu'on se dégoûte de la royauté; mais le
séjour de sa majesté le roi d'Étrurie contrariera ce bon nombre
d'honnêtes gens qui travaillent à faire revenir le goût des Bourbons.»

Don Louis ne méritait peut-être pas d'être traité avec tant de rigueur,
quoiqu'il fût, il faut en convenir, doué de peu d'esprit, moins encore
d'agrémens. Lorsqu'il dînait aux Tuileries, il ne répondait qu'avec
embarras aux questions les plus simples que lui adressait le premier
consul; hors la pluie et le beau temps, les chevaux, les chiens et
autres sujets d'entretien de cette force, il n'était rien sur quoi il
pût donner une réponse satisfaisante. La reine sa femme lui faisait
souvent des signes pour le mettre sur la bonne voie, et lui soufflait
même ce qu'il aurait dû dire ou faire; mais cela ne faisait que rendre
plus choquant son défaut absolu de présence d'esprit. On s'égayait assez
généralement à ses dépens, mais on avait soin pourtant de ne pas le
faire en présence du premier consul, qui n'aurait point souffert que
l'on manquât d'égards vis-à-vis d'un hôte à qui lui-même il en
témoignait beaucoup. Ce qui donnait le plus matière aux plaisanteries
dont le prince était l'objet, c'était son excessive économie; elle
allait à un point véritablement inimaginable; on en citait mille traits,
dont voici peut-être le plus curieux.

Le premier consul lui envoya plusieurs fois, durant son séjour, de
magnifiques présens, des tapis de la Savonnerie, des étoffes de Lyon,
des porcelaines de Sèvres; dans de telles occasions, Sa Majesté ne
refusait rien, sinon de donner quelque légère gratification aux porteurs
de tous ces objets précieux. On lui apporta, un jour, un vase du plus
grand prix (il coûtait, je crois, cent mille écus); il fallut douze
ouvriers pour le placer dans l'appartement du roi. Leur besogne finie,
les ouvriers attendaient que Sa Majesté leur fît témoigner sa
satisfaction, et ils se flattaient de lui voir déployer une générosité
vraiment royale. Cependant le temps s'écoule, et ils ne voient point
arriver la récompense espérée. Enfin ils s'adressent à un de messieurs
les chambellans, et le prient de mettre leur juste réclamation aux pieds
du roi d'Étrurie. Sa Majesté, qui n'avait pas encore cessé de s'extasier
sur la beauté du cadeau et sur la magnificence du premier consul, fut on
ne peut plus surprise d'une pareille demande. C'était un présent,
disait-elle; donc elle avait à recevoir et non à donner. Ce ne fut
qu'après bien des instances que le chambellan obtint pour chacun des
ouvriers un écu de six francs, que ces braves gens refusèrent.

Les personnes de la suite du prince prétendaient qu'à cette aversion
outrée pour la dépense il joignait une extrême sévérité à leur égard.
Toutefois la première de ces deux dispositions portait probablement les
gens du roi d'Étrurie à exagérer la seconde. Les maîtres par trop
économes ne manquent jamais d'être jugés sévères, et en même temps
sévèrement jugés, par leurs serviteurs. C'est peut-être (soit dit en
passant) d'après quelque jugement de ce genre que s'est accrédité parmi
de certaines personnes le bruit calomnieux qui représentait l'empereur
comme pris souvent d'humeur de battre; et pourtant l'économie de
l'empereur Napoléon n'était que l'amour de l'ordre le plus parfait dans
les dépenses de sa maison. Ce qu'il y a de certain pour S. M. le roi
d'Étrurie, c'est qu'il ne sentait pas au fond tout l'enthousiasme ni
toute la reconnaissance qu'il témoignait au premier consul. Celui-ci en
eut plus d'une preuve; voilà pour la sincérité. Quant au talent de
gouverner et de régner, le premier consul dit à son lever à M.
Cambacérès, dans ce même entretien dont j'ai tout à l'heure rapporté
quelques mots, que l'ambassadeur d'Espagne se plaignait de la hauteur
du prince à son égard, de sa complète ignorance, et du dégoût que lui
inspirait toute espèce d'occupation sérieuse. Tel était le roi qui
allait gouverner une partie de l'Italie. Ce fut le général Murat qui
l'installa dans son royaume, sans se douter, selon toute apparence,
qu'un trône lui était réservé, à lui-même, à quelques lieues de celui
sur lequel il faisait asseoir don Louis.

La reine d'Étrurie était, au jugement du premier consul, plus fine et
plus avisée que son auguste époux. Cette princesse ne brillait ni par la
grâce ni par l'élégance; elle se faisait habiller dès le matin pour
toute la journée, et se promenait dans son jardin, un diadème ou des
fleurs sur la tête, et en robe à queue dont elle balayait le sable des
allées. Le plus souvent aussi elle portait dans ses bras un de ses
enfans encore dans les langes, et qui était sujet à tous les
inconvéniens d'un maillot. On conçoit que, lorsque venait le soir, la
toilette de sa majesté était un peu dérangée. De plus, elle était loin
d'être jolie, et n'avait pas les manières qui convenaient à son rang.
Mais, ce qui certainement faisait plus que compensation à tout cela,
elle était très-bonne, très-aimée de ses gens, et remplissait avec
scrupule tous ses devoirs d'épouse et de mère; aussi le premier consul,
qui faisait si grand cas des vertus domestiques, professait-il pour
elle la plus haute et la plus sincère estime.

Durant tout le mois que leurs majestés séjournèrent à Paris, ce ne fut
qu'une suite de fêtes. M. de Talleyrand leur en offrit une à Neuilly
d'une richesse et d'une splendeur admirables. J'étais de service, et j'y
suivis le premier consul. Le château et le parc étaient illuminés d'une
brillante profusion de verres de couleur. Il y eut d'abord un concert, à
la fin duquel le fond de la salle fut enlevé comme un rideau de théâtre,
et laissa voir la principale place de Florence, le palais ducal, une
fontaine d'eau jaillissante, et des Toscans se livrant aux jeux et aux
danses de leur pays, et chantant des couplets en l'honneur de leurs
souverains. M. de Talleyrand vint prier leurs majestés de daigner se
mêler à leurs sujets; et à peine eurent-elles mis le pied dans le jardin
qu'elles se trouvèrent comme dans un lieu de féerie: les bombes
lumineuses, les fusées, les feux du Bengale éclatèrent en tous sens et
sous toutes les formes; des colonnades des arcs de triomphe et des
palais de flammes s'élevaient, s'éclipsaient et se succédaient sans
relâche. Plusieurs tables furent servies dans les appartemens, dans les
jardins, et tous les spectateurs purent successivement s'y asseoir.
Enfin un bal magnifique couronna dignement cette soirée d'en
chantemens; il fut ouvert par le roi d'Étrurie et madame Leclerc
(Pauline Borghèse).

Madame de Montesson offrit aussi à leurs majestés un bal auquel assista
toute la famille du premier consul. Mais de tous ces divertissemens
celui dont j'ai le mieux gardé souvenir est la soirée véritablement
merveilleuse que donna M. Chaptal, ministre de l'intérieur. Le jour
qu'il choisit était le 14 juin, anniversaire de la bataille de Marengo.
Après le concert, le spectacle, le bal, et une nouvelle représentation
de la ville et des habitans de Florence, un splendide souper fut servi
dans le jardin, sous des tentes militaires, décorées de drapeaux, de
faisceaux d'armes et de trophées. Chaque dame était accompagnée et
servie à table par un officier en uniforme. Lorsque le roi et la reine
d'Étrurie sortirent de leur tente, un ballon fut lancé, qui emporta dans
les airs le nom de MARENGO en lettres de feu.

Leurs majestés voulurent visiter, avant de partir, les principaux
établissemens publics. Elles allèrent au conservatoire de musique, à une
séance de l'Institut, à laquelle elles n'eurent pas l'air de comprendre
grand'chose, et à la Monnaie, où une médaille fut frappée en leur
honneur. M. Chaptal reçut les remercîmens de la reine pour la manière
dont il avait accueilli et traité les nobles hôtes, comme savant à
l'Institut, comme ministre dans son hôtel, et dans les visites qu'ils
avaient faites dans divers établissemens de la capitale. La veille de
son départ, le roi eut un long entretien secret avec le premier consul.
Je ne sais ce qui s'y passa; mais, en en sortant, ils n'avaient l'air
satisfaits ni l'un ni l'autre. Toutefois leurs majestés durent emporter,
au total, la plus favorable idée de l'accueil qui leur avait été fait.



CHAPITRE VIII.

     Passion d'un fou pour mademoiselle Hortense de
     Beauharnais.--Mariage de M. Louis Bonaparte et
     d'Hortense.--Chagrins.--Caractère de M. Louis.--Atroce calomnie
     contre l'empereur et sa belle-fille.--Penchant d'Hortense avant son
     mariage.--Le général Duroc épouse mademoiselle Hervas
     d'Alménara.--Portrait de cette dame.--Le piano brisé et la montre
     mise en pièces.--Mariage et tristesse.--Infortunes d'Hortense,
     avant, pendant et après ses grandeurs.--Voyage du premier consul à
     Lyon.--Fêtes et félicitations.--Les Soldats d'Égypte.--Le légat du
     pape.--Les députés de la consulte.--Mort de l'archevêque de
     Milan.--Couplets de circonstance.--Les poëtes de l'empire.--Le
     premier consul et son maître d'écriture.--M. l'abbé Dupuis,
     bibliothécaire de la Malmaison.


DANS toutes les fêtes offertes par le premier consul à leurs majestés le
roi et la reine d'Étrurie, mademoiselle Hortense avait brillé de cet
éclat de jeunesse et de grâce qui faisaient d'elle l'orgueil de sa mère
et le plus bel ornement de la cour naissante du premier consul.

Environ dans ce temps, elle inspira la plus violente passion à un
monsieur d'une très-bonne famille, mais dont le cerveau était déjà, je
crois, un peu dérangé, même avant qu'il se fût mis ce fol amour en tête.
Ce malheureux rôdait sans cesse autour de la Malmaison; et dès que
mademoiselle Hortense sortait, il courait à côté de la voiture, et, avec
les plus vives démonstrations de tendresse, il jetait par la portière,
des fleurs, des boucles de ses cheveux et des vers de sa composition.
Lorsqu'il rencontrait mademoiselle Hortense à pied, il se jetait à
genoux devant elle avec mille gestes passionnés, l'appelant des noms les
plus touchans. Il la suivait, malgré tout le monde, jusque dans la cour
du château, et se livrait à toutes ses folies. Dans le premier temps,
mademoiselle Hortense, jeune et gaie comme elle l'était, s'amusa des
simagrées de son adorateur. Elle lisait les vers qu'il lui adressait, et
les donnait à lire aux dames qui l'accompagnaient. Une telle poésie
était de nature à leur prêter à rire; aussi ne s'en faisaient-elles
point faute; mais après ces premiers transports de gaîté, mademoiselle
Hortense, bonne et charmante comme sa mère, ne manquait jamais de dire,
d'un visage et d'un ton compatissant; «Ce pauvre homme, il est bien à
plaindre!» À la fin pourtant, les importunités du pauvre insensé se
multiplièrent au point de devenir insupportables. Il se tenait, à Paris,
à la porte des théâtres, quand mademoiselle Hortense devait s'y rendre,
et se prosternait à ses pieds, suppliant, pleurant, riant et gesticulant
tout à la fois. Ce spectacle amusait trop la foule pour continuer plus
long-temps d'amuser mademoiselle de Beauharnais; Carrat fut chargé
d'écarter le malheureux, qui fut mis, je crois, dans une maison de
santé.

Mademoiselle Hortense eût été trop heureuse si elle n'avait connu
l'amour que par les burlesques effets qu'il produisait sur une cervelle
dérangée. Elle n'en voyait ainsi qu'un côté plaisant et comique. Mais le
moment arriva où elle dut sentir tout ce qu'il y a de douloureux et
d'amer dans les mécomptes de cette passion. En janvier 1802 elle fut
mariée à M. Louis Bonaparte, frère du premier consul. Cette alliance
était convenable sous le rapport de l'âge, M. Louis ayant à peine
vingt-quatre ans, et mademoiselle de Beauharnais n'en ayant pas plus de
dix-huit; et pourtant elle fut pour les deux époux la source de longs et
interminables chagrins. M. Louis était pourtant bon et sensible, plein
de bienveillance et d'esprit, studieux et ami des lettres, comme tous
ses frères, hormis un seul; mais il était d'une faible santé, souffrant
presque sans relâche, et d'une disposition mélancolique. Les frères du
premier consul avaient tous dans les traits plus ou moins de
ressemblance avec lui, et M. Louis encore plus que les autres, surtout
du temps du consulat, et avant que l'empereur Napoléon n'eût pris de
l'embonpoint. Toutefois aucun des frères de l'empereur n'avait ce regard
imposant et incisif, et ce geste rapide et impérieux qui lui venait
d'abord de l'instinct et ensuite de l'habitude du commandement. M. Louis
avait des goûts pacifiques et modestes. On a prétendu qu'il avait, à
l'époque de son mariage, un vif attachement pour une personne dont on
n'a pu découvrir le nom, qui, je crois, est encore un mystère.
Mademoiselle Hortense était extrêmement jolie, d'une physionomie
expressive et mobile. De plus elle était pleine de grâce, de talens et
d'affabilité; bienveillante et aimable comme sa mère, elle n'avait pas
cette excessive facilité, ou, pour tout dire, cette faiblesse de
caractère qui nuisait parfois à madame Bonaparte. Voilà pourtant la
femme que de mauvais bruits, semés par de misérables libellistes, ont si
outrageusement calomniée! Le cœur se soulève de dégoût et d'indignation,
lorsqu'on voit se débiter et se répandre des absurdités aussi
révoltantes. S'il fallait en croire ces honnêtes inventeurs, le premier
consul aurait séduit la fille de sa femme avant de la donner en mariage
à son propre frère. Il n'y a qu'à énoncer un tel fait pour en faire
comprendre toute la fausseté. J'ai connu mieux que personne les amours
de l'empereur; dans ces sortes de liaisons clandestines, il craignait le
scandale, haïssait les fanfaronnades de vice, et je puis affirmer sur
l'honneur que jamais les désirs infâmes qu'on lui a prêtés n'ont germé
dans son cœur. Comme tous ceux, et, parce qu'il connaissait plus
intimement sa belle-fille, plus que tous ceux qui approchaient de
mademoiselle de Beauharnais, il avait pour elle la plus tendre
affection; mais ce sentiment était tout-à-fait paternel, et mademoiselle
Hortense y répondait par cette crainte respectueuse qu'une fille bien
née éprouve en présence de son père. Elle aurait obtenu de son beau-père
tout ce qu'elle aurait voulu, si son extrême timidité ne l'eût empêchée
de demander; mais, au lieu de s'adresser directement à lui, elle avait
d'abord recours à l'intercession du secrétaire et des entours de
l'empereur. Est-ce ainsi qu'elle s'y serait prise, si les mauvais bruits
semés par ses ennemis et par ceux de l'empereur avaient eu le moindre
fondement?

Avant ce mariage, mademoiselle Hortense avait de l'inclination pour le
général Duroc, à peine âgé de trente ans, bien fait de sa personne, et
favori du chef de l'état, qui le connaissant prudent et réservé, lui
avait confié d'importantes missions diplomatiques. Aide-de-camp du
premier consul, général de division et gouverneur des Tuileries, il
vivait depuis long-temps dans la familiarité intime de la Malmaison et
dans l'intérieur du premier consul. Pendant les absences qu'il était
obligé de faire, il entretenait une correspondance suivie avec
mademoiselle Hortense, et pourtant l'indifférence avec laquelle il
laissa faire le mariage de celle-ci avec M. Louis prouve qu'il ne
partageait que faiblement l'affection qu'il avait inspirée. Il est
certain qu'il aurait eu pour femme mademoiselle de Beauharnais, s'il eût
voulu accepter les conditions auxquelles le premier consul lui offrait
la main de sa belle-fille; mais il s'attendait à quelque chose de mieux,
et sa prudence ordinaire lui manqua au moment où elle aurait dû lui
montrer un avenir facile à prévoir, et fait pour combler les vœux d'une
ambition même plus exaltée que la sienne. Il refusa donc nettement, et
les instances de madame Bonaparte, qui déjà avaient ébranlé son mari,
eurent décidemment le dessus. Madame Bonaparte, qui se voyait traitée
avec fort peu d'amitié par les frères du premier consul, cherchait à se
créer dans cette famille des appuis contre les orages que l'on amassait
sans cesse contre elle pour lui ôter le cœur de son époux. C'était dans
ce dessein qu'elle travaillait de toutes ses forces au mariage de sa
fille avec un de ses beaux-frères.

Le général Duroc se repentit probablement par la suite de la
précipitation de ses refus, lorsque les couronnes commencèrent à
pleuvoir dans l'auguste famille à laquelle il avait été le maître de
s'allier; lorsqu'il vit Naples, l'Espagne, la Westphalie, la
Haute-Italie, les duchés de Parme, de Lucques, etc., devenir les
apanages de la nouvelle dynastie impériale; lorsque la belle et
gracieuse Hortense elle-même, qui l'avait tant aimé, monta à son tour
sur un trône qu'elle aurait été si heureuse de partager avec l'objet de
ses premières affections. Pour lui, il épousa mademoiselle Hervas
d'Alménara, fille du banquier de la cour d'Espagne, petite femme
très-brune, très-maigre, très-peu gracieuse; mais en revanche, de
l'humeur la plus acariâtre, la plus hautaine, la plus exigeante, la plus
capricieuse. Comme elle devait avoir en mariage une énorme dot, le
premier consul la fit demander pour son premier aide-de-camp. Madame
D.... s'oubliait, m'a-t-on dit, au point de battre ses gens et de
s'emporter même de la façon la plus étrange contre des personnes qui
n'étaient nullement dans sa dépendance. Lorsque M. Dubois venait
accorder son piano, si malheureusement elle se trouvait présente, comme
elle ne pouvait supporter le bruit qu'exigeait cette opération, elle
chassait l'accordeur avec la plus grande violence. Elle brisa un jour,
dans un de ces singuliers accès, toutes les touches de son instrument;
une autre fois, M. Mugnier, horloger de l'empereur, et le premier de
Paris dans son art, avec M. Bréguet, lui ayant apporté une montre d'un
très-grand prix, que madame la duchesse de Frioul avait elle-même
commandée, ce bijou ne lui plut pas, et, dans sa colère, en présence de
M. Mugnier, elle jeta la montre sous ses pieds, se mit à danser dessus,
et la réduisit en pièces. Jamais elle ne voulut payer, et le maréchal se
vit obligé d'en acquitter le prix. Ainsi le refus mal entendu du général
Duroc, et les calculs peu désintéressés de madame Bonaparte causèrent le
malheur de deux ménages.

Au reste le portrait que je viens de tracer et que je crois vrai,
quoique peu flatté, n'est que celui d'une jeune femme gâtée comme une
fille unique, vive comme une Espagnole et élevée avec indulgence et même
avec cette négligence absolue qui nuisent à l'éducation de toutes les
compatriotes de mademoiselle d'Alménara. Le temps a calmé cette vivacité
de jeunesse, et madame la duchesse de Frioul a donné, depuis, l'exemple
du dévouement le plus tendre à tous ses devoirs, et d'une grande force
d'âme dans les affreux malheurs qu'elle a eu à subir. Pour la perte de
son époux toute douloureuse quelle était, la gloire avait du moins
quelques consolations à offrir à la veuve du grand maréchal. Mais quand
une jeune fille, seule héritière d'un grand nom et d'un titre illustre,
est enlevée tout-à-coup par la mort, à toutes les espérances et à tout
l'amour de sa mère, qui oserait parler à celle-ci de consolations? S'il
peut y en avoir quelqu'une (ce que je ne crois pas), ce doit être le
souvenir des soins et des tendresses prodigués jusqu'à la fin par un
cœur maternel. Ce souvenir, dont l'amertume est mêlée de quelque
douceur, ne peut manquer à madame la duchesse de Frioul.

La cérémonie religieuse du mariage eut lieu le 7 janvier dans la maison
de la rue de la Victoire, et le mariage du général Murat avec
mademoiselle Caroline Bonaparte, qui n'avait été contracté que
par-devant l'officier de l'état civil, fut consacré le même jour. Les
deux époux (M. Louis et sa femme) étaient fort tristes; celle-ci
pleurait amèrement pendant la cérémonie, et ses larmes ne se séchèrent
point après. Elle était loin de chercher les regards de son époux, qui,
de son côté, était trop fier et trop ulcéré pour la poursuivre de ses
empressemens. La bonne Joséphine faisait tout ce qu'elle pouvait pour
les rapprocher. Sentant que cette union, qui commençait si mal, était
son ouvrage, elle aurait voulu concilier son propre intérêt, ou du moins
ce qu'elle regardait comme tel, avec le bonheur de sa fille. Mais ses
efforts comme ses avis et ses prières n'y pouvaient rien. J'ai vu cent
fois madame Louis Bonaparte chercher la solitude de son appartement et
le sein d'une amie pour y verser ses larmes. Elles lui échappaient même
au milieu du salon du premier consul, où l'on voyait avec chagrin cette
jeune femme brillante et gaie, qui si souvent en avait fait
gracieusement les honneurs et déridé l'étiquette, se retirer dans un
coin, ou dans l'embrasure d'une fenêtre, avec quelqu'une des personnes
de son intimité pour lui confier tristement ses contrariétés. Pendant
cet entretiens, d'où elle sortait les yeux rouges et humides, son mari
se tenait pensif et taciturne au bout opposé du salon.

On a reproché bien des torts à Sa Majesté la reine de Hollande, et tout
ce qu'on a dit ou écrit contre cette princesse est empreint d'une
exagération haineuse. Une si haute fortune attirait sur elle tous les
regards, et excitait une malveillance jalouse; et pourtant ceux qui lui
ont porté envie n'auraient pas manqué de se trouver eux-mêmes à
plaindre, s'ils eussent été mis à sa place, à condition de partager ses
chagrins. Les malheurs de la reine Hortense avaient commencé avec sa
vie. Son père, mort sur l'échafaud révolutionnaire, sa mère jetée en
prison, elle s'était trouvée, encore enfant, isolée et sans autre appui
que la fidélité d'anciens domestiques de sa famille. Son frère, le noble
et digne prince Eugène, avait été obligé, dit-on, de se mettre en
apprentissage; elle eut quelques années de bonheur, ou du moins de
repos, tout le temps qu'elle fut confiée aux soins maternels de madame
de Campan, et après sa sortie de pension. Mais le sort était loin de la
tenir quitte: ses penchans contrariés, un mariage malheureux, ouvrirent
pour elle une nouvelle suite de chagrins. La mort de son premier fils,
que l'empereur voulait adopter, et qu'il avait désigné pour son
successeur à l'empire, le divorce de sa mère, la mort cruelle de sa plus
chère amie, madame de Brocq[7], entraînée sous ses yeux dans un
précipice, le renversement du trône impérial, qui lui fit perdre son
titre et son rang de reine, perte qui lui fut pourtant moins sensible
que l'infortune de celui qu'elle regardait comme son père; enfin les
continuelles tracasseries de ses débats domestiques, de fâcheux procès,
et la douleur qu'elle eut de se voir enlever son fils aîné par l'ordre
de son mari; telles ont été les principales catastrophes d'une vie qu'on
aurait pu croire destinée à beaucoup de bonheur.

Le lendemain du mariage de mademoiselle Hortense, le premier consul
partit pour Lyon, où l'attendaient les députés de la république
Cisalpine, rassemblés pour l'élection d'un président. Partout, sur son
passage, il fut accueilli au milieu des fêtes et des félicitations que
l'on s'empressait de lui adresser, pour la manière miraculeuse dont il
avait échappé aux complots de ses ennemis. Ce voyage ne différait en
rien des voyages qu'il fit dans la suite avec le titre d'empereur.
Arrivé à Lyon, il reçut la visite de toutes les autorités, des corps
constitués, des députations des départemens voisins, des membres de la
consulte italienne. Madame Bonaparte, qui était de ce voyage, accompagna
son mari au spectacle, et elle partagea avec lui les honneurs de la fête
magnifique qui lui fut offerte par la ville de Lyon. Le jour où la
consulte élut et proclama le premier consul président de la république
italienne, il passa en revue, sur la place des Brotteaux, les troupes de
la garnison, et reconnut dans les rangs plusieurs soldats de l'armée
d'Égypte, avec lesquels il s'entretint quelque temps. Dans toutes ces
occasions, le premier consul portait le même costume qu'il avait à la
Malmaison, et que j'ai décrit ailleurs. Il se levait de bonne heure,
montait à cheval, et visitait les travaux publics, entre autres ceux de
la place Belcour, dont il avait posé la première pierre à son retour
d'Italie. Il parcourait les Brotteaux, inspectait, examinait tout, et,
toujours infatigable, travaillait en rentrant comme s'il eût été aux
Tuileries. Rarement il changeait de toilette; cela ne lui arrivait que
lorsqu'il recevait à sa table les autorités, ou les principaux habitans.
Il accueillait toutes les demandes avec bonté. Avant de partir, il fit
présent au maire de la ville d'une écharpe d'honneur, et au légat du
Pape, d'une riche tabatière ornée de son portrait. Les députés de la
consulte reçurent aussi des présens, et ils ne restèrent pas en arrière
pour les rendre. Ils offrirent à madame Bonaparte de magnifiques parures
en diamans et en pierreries, et les bijoux les plus précieux.

Le premier consul, en arrivant à Lyon, avait été vivement affligé de la
mort subite d'un digne prélat qu'il avait connu dans sa première
campagne d'Italie.

L'archevêque de Milan était venu à Lyon, malgré son grand âge, pour voir
le premier consul qu'il aimait avec tendresse, au point que, dans la
conversation, on avait entendu le vénérable vieillard, s'adressant au
jeune général, lui dire: mon fils. Les paysans de Pavie s'étant
révoltés, parce qu'on les avait fanatisés en leur faisant croire que les
Français voulaient détruire leur religion, l'archevêque de Milan, pour
leur prouver que leurs craintes étaient sans fondement, s'était souvent
montré en voiture avec le général Bonaparte.

Ce prélat avait supporté parfaitement le voyage il paraissait bien
portant et assez gai. M. de Talleyrand, qui était arrivé à Lyon quelques
jours avant le premier consul, avait donné à dîner aux députés cisalpins
et aux principaux notables de la ville. L'archevêque de Milan était à sa
droite. À peine assis, et au moment où il se penchait du côté de M. de
Talleyrand pour lui parler, il était tombé mort dans son fauteuil.

Le 12 janvier, la ville de Lyon offrit au premier consul et à madame
Bonaparte, un bal magnifique suivi d'un concert. À huit heures du soir,
les trois maires, accompagnés des commissaires de la fête, vinrent
chercher leurs illustres hôtes au palais du Gouvernement. Il me semble
avoir encore devant les yeux cet amphithéâtre immense, magnifiquement
décoré, et illuminé de lustres et de bougies sans nombre, ces banquettes
drapées des plus riches tapis des manufactures de la ville, et couvertes
de milliers de femmes, brillantes, quelques-unes de beauté et de
jeunesse, et toutes, de parure. La salle de spectacle avait été choisie
pour lieu de la fête. À l'entrée du premier consul et de madame
Bonaparte, qui s'avançait donnant le bras à l'un des maires, il s'éleva
comme un tonnerre d'applaudissemens et d'acclamations. Tout à coup la
décoration du théâtre disparut, et la place Bonaparte (l'ancienne place
Belcour), parut telle qu'elle avait été restaurée par ordre du premier
consul. Au milieu s'élançait une pyramide surmontée de la statue du
premier consul qui y était représenté s'appuyant sur un _lion_. Des
trophées d'armes et des bas-reliefs figuraient, sur une des faces, la
bataille d'Arcole, sur l'autre celle de Marengo.

Lorsque les premiers transports excités par ce spectacle qui rappelait à
la fois les bienfaits et les victoires du héros de la fête, se furent
calmés, il se fit un grand silence et l'on entendit une musique
délicieuse, mêlée de chants tous à la gloire du premier consul, de son
épouse, des guerriers qui l'entouraient, et des représentans des
républiques italiennes. Les chanteurs et les musiciens étaient des
amateurs de Lyon. Mademoiselle Longue, M. Gerbet, directeur des postes,
et M. Théodore, négociant, qui avaient chanté, chacun sa partie, d'une
manière ravissante, reçurent les félicitations du premier consul et les
plus gracieux remercîmens de madame Bonaparte.

Ce que je remarquai le plus dans les couplets qui furent chantés en
cette occasion et qui ressemblaient à tous les couplets de circonstance
imaginables, c'est que le premier consul y était encensé dans les
termes, dont tous les poëtes de l'empire se sont servis dans la suite.
Toutes les exagérations de la flatterie étaient épuisées dès le
consulat; dans les années qui suivirent, il fallut nécessairement se
répéter. Ainsi, dans les couplets de Lyon, le premier consul était _le
dieu de la victoire, le triomphateur du Nil et de Neptune, le sauveur de
la patrie, le pacificateur du monde, l'arbitre de l'Europe._ Les soldats
français étaient transformés _en amis et compagnons d'Alcide, etc._
C'était couper l'herbe sous le pied aux chantres à venir.

La fête de Lyon se termina par un bal qui dura jusqu'au jour. Le premier
consul y resta deux heures, pendant lesquelles il s'entretint avec les
magistrats de la ville.

Tandis que les habitans les plus considérables offraient à leurs hôtes
ce magnifique divertissement, le peuple, malgré le froid, se livrait sur
les places publiques, à la danse et au plaisir. Vers minuit, un
très-beau feu d'artifice avait été tiré sur la place Bonaparte.

Après quinze ou dix-huit jours passés à Lyon, nous reprîmes la route de
Paris. Le premier consul et sa femme continuèrent de résider de
préférence à la Malmaison. Ce fut, je crois, peu de temps après le
retour du premier consul, qu'un homme fort peu richement vêtu sollicita
une audience; il le fit entrer dans son cabinet, et lui demanda qui il
était.--«Général, lui répondit le solliciteur intimidé en sa présence,
c'est moi qui ai eu l'honneur de vous donner des leçons d'écriture à
l'école de Brienne.--Le beau f.... élève que vous avez fait là!
interrompit vivement le premier consul, je vous en fais mon compliment!»
Puis il se mit à rire le premier de sa vivacité, et adressa quelques
paroles bienveillantes à ce brave homme, dont un tel compliment n'avait
point rassuré la timidité. Peu de jours après, le maître reçut du plus
mauvais, sans doute, de tous ses élèves de Brienne (on sait comment
l'empereur écrivait), une pension qui suffisait à ses besoins.

Un autre des anciens professeurs du premier consul, M. l'abbé Dupuis,
avait été placé par lui à la Malmaison, en qualité de bibliothécaire
particulier. Il y résidait toujours, et y est mort. C'était un homme
modeste, et qui passait pour instruit. Le premier consul le visitait
souvent dans son appartement, et il avait pour lui toutes les attentions
et tous les égards imaginables.



CHAPITRE IX.

     Proclamation de la loi sur les cultes.--Conversation à ce
     sujet.--La consigne.--Les plénipotentiaires pour le
     concordat.--L'abbé Bernier et le cardinal Caprara.--Le chapeau
     rouge et le bonnet rouge.--Costume du premier consul et de ses
     collègues.--Le premier _Te Deum_ chanté à Notre-Dame.--Dispositions
     diverses des spectateurs.--Le calendrier républicain.--La barbe et
     la chemise blanche.--Le général _Abdallah_-Menou.--Son courage à
     tenir tête aux Jacobins.--Son pavillon.--Sa mort
     romanesque.--Institution de l'ordre de la légion d'honneur.--Le
     premier consul à Ivry.--Les inscriptions de 1802 et l'inscription
     de 1814.--Le maire d'Ivry et le maire d'Évreux.--Naïveté d'un haut
     fonctionnaire.--Les _cinq-z-enfans_.--Arrivée à Rouen du premier
     consul.--M. Beugnot et l'archevêque Cambacérès.--Le maire de Rouen
     dans la voiture du premier consul.--Le général Soult et le général
     Moncey.--Le premier consul fait déjeuner à sa table un caporal.--Le
     premier consul au Havre et à Honfleur.--Départ du Havre pour
     Fécamp.--Arrivée du premier consul à Dieppe.--Retour à Saint-Cloud.


Le jour de la proclamation faite par le premier consul, de la loi sur
les cultes, il se leva de bonne heure, et fit entrer le service pour
faire sa toilette. Pendant qu'on l'habillait, je vis entrer dans sa
chambre M. Joseph Bonaparte avec le consul Cambacérès.

--Eh bien! dit à celui-ci le premier consul, nous allons à la messe; que
pense-t-on de cela dans Paris?

--Beaucoup de gens, répondit M. Cambacérès, se proposent d'aller à la
première représentation et de siffler la pièce, s'ils ne la trouvent pas
amusante.

--Si quelqu'un s'avise de siffler, je le fais mettre à la porte par les
grenadiers de la garde consulaire.

--Mais si les grenadiers se mettent à siffler comme les autres?

--Pour cela, je ne le crains pas. Mes vieilles moustaches iront ici à
Notre-Dame, tout comme au Caire ils allaient à la mosquée. Ils me
regarderont faire, et en voyant leur général se tenir grave et décent,
ils feront comme lui, en se disant: _C'est la consigne!_

--J'ai peur, dit M. Joseph Bonaparte, que les officiers-généraux ne
soient pas si accommodans. Je viens de quitter Augereau qui jette feu et
flamme contre ce qu'il appelle vos capucinades. Lui et quelques autres
ne seront pas faciles à ramener au giron de notre sainte mère l'église.

--Bah! Augereau est comme cela. C'est un braillard qui fait bien du
tapage, et s'il a quelque petit cousin imbécile, il le mettra au
séminaire pour que j'en fasse un aumônier. À propos, poursuivit le
premier consul en s'adressant à son collègue, quand votre frère ira-t-il
prendre possession de son siège de Rouen? Savez-vous qu'il a là le plus
bel archevêché de France. Il sera cardinal avant un an; c'est une
affaire convenue.

Le deuxième consul s'inclina. Dès ce moment, il avait auprès du premier
consul bien plutôt l'air de son courtisan que de son égal.

Les plénipotentiaires qui avaient été chargés de discuter et signer le
concordat étaient MM. Joseph Bonaparte, Crétet et l'abbé Bernier.
Celui-ci, que j'ai vu quelquefois aux Tuileries, avait été chef de
chouans, et il n'y avait rien qui n'y parût. Le premier consul, dans
cette même conversation dont je viens de rapporter le commencement,
s'entretint avec ses deux interlocuteurs, des conférences sur le
concordat. «L'abbé Bernier, dit le premier consul, faisait peur aux
prélats italiens par la véhémence de sa logique. On aurait dit qu'il se
croyait au temps où il conduisait les Vendéens à la charge contre les
_bleus_. Rien n'était plus singulier que le contraste de ses manières
rudes et disputeuses, avec les formes polies et le ton mielleux des
prélats. Le cardinal Caprara est venu il y a deux jours, d'un air
effaré, me demander s'il est vrai que l'abbé Bernier s'est fait, pendant
la guerre de la Vendée, un autel pour célébrer la messe, avec des
cadavres de républicains. Je lui ai répondu que je n'en savais rien,
mais que cela était possible. Général premier consul, s'est écrié le
cardinal épouvanté, ce n'est pas _oun_ chapeau rouge, mais _oun_ bonnet
rouge qu'il faut à cet homme!

J'ai bien peur, continua le premier consul, que cela ne nuise à l'abbé
Bernier pour la barrette.»

Ces messieurs quittèrent le premier consul lorsque sa toilette fut
terminée, et ils allèrent se préparer eux-mêmes pour la cérémonie. Le
premier consul porta ce jour-là le costume des consuls, qui était un
habit écarlate, sans revers, avec une large broderie de palmes en or sur
toutes les coutures. Son sabre, qu'il avait apporté d'Égypte, était
suspendu à son côté par un baudrier assez étroit, mais du plus beau
travail et brodé richement. Il garda son col noir, ne voulant point
mettre une cravate de dentelle. Du reste il était comme ses collègues,
en culotte et en souliers. Un chapeau français, avec des plumes
flottantes, aux trois couleurs; complétait ce riche habillement.

Ce fut un spectacle singulier pour les Parisiens, que la première
célébration de l'office divin, à Notre-Dame. Beaucoup de gens y
couraient comme à une représentation théâtrale. Beaucoup aussi, surtout
parmi les militaires, y trouvaient plutôt un sujet de raillerie que
d'édification. Et quant à ceux qui, pendant la révolution, avaient
contribué de toutes leurs forces au renversement du culte que le premier
consul venait de rétablir, ils avaient peine à cacher leur indignation
et leur chagrin. Le bas peuple ne vit, dans le _Te Deum_ qui fut chanté
ce jour-là pour la paix et le concordat, qu'un aliment de plus, offert à
sa curiosité. Mais, dans la classe moyenne, un grand nombre de personnes
pieuses, qui avaient vivement regretté la suppression des pratiques de
dévotion dans lesquelles elles avaient été élevées, se trouvèrent
heureuses du retour à l'ancien culte. D'ailleurs, il n'y avait alors
aucun symptôme de superstition ou de rigorisme capable d'effrayer les
ennemis de l'intolérance. Le clergé avait grand soin de ne pas se
montrer trop exigeant; il demandait fort peu, ne damnait personne, et le
représentant du saint-père, le cardinal-légat, plaisait à tout le monde,
excepté peut-être à quelques vieux prêtres chagrins, par son indulgence,
la grâce mondaine de ses manières; et le laissez-aller de sa conduite.
Ce prélat était tout-à-fait d'accord avec le premier consul, qui aimait
beaucoup sa conversation.

Il est certain aussi que, à part tout sentiment religieux, la fidélité
du peuple à ses anciennes habitudes lui faisait retrouver avec plaisir
le repos et la célébration du dimanche. Le calendrier républicain était
sans doute savamment supputé; mais on l'avait tout d'abord frappé de
ridicule, en remplaçant la légende des saints de l'ancien calendrier par
les jours de l'âne, du porc, du navet, de l'oignon, etc... De plus, s'il
était habilement calculé, il n'était pas du tout commodément divisé, et
je me rappelle à ce sujet le mot d'un homme de beaucoup d'esprit, et
qui, malgré la désapprobation que renfermaient ses paroles, aurait
pourtant désiré l'établissement du système républicain partout ailleurs
que dans l'almanach. Lorsque fut publié le décret de la Convention qui
ordonnait l'adoption du calendrier républicain:--_Ils ont beau faire,
dit M***, ils ont affaire à deux ennemis qui ne céderont pas: la
barbe et la chemise blanche._ Le fait est qu'il y avait, pour la classe
ouvrière, et pour toutes les classes occupées d'un travail pénible, trop
d'intervalle d'un _décadi_ à l'autre. Je ne sais si c'était l'effet
d'une routine enracinée; mais le peuple, habitué à travailler six jours
de suite, et à se reposer le septième, trouvait trop longues neuf
journées de travail consécutives. Aussi, la suppression des _décadis_
fut-elle universellement approuvée. L'arrêté qui fixa au dimanche les
publications de mariage ne le fut pas autant, quelques personnes
craignant de voir renaître les anciennes prétentions du clergé sur
l'état civil.

Peu de jours après le rétablissement solennel du culte catholique, je
vis arriver aux Tuileries un officier-général qui aurait peut-être
autant aimé l'établissement de la religion de Mahomet, et le changement
de Notre-Dame en mosquée. C'était le dernier général en chef de l'armée
d'Égypte, lequel s'était, dit-on, fait musulman au Caire, le ci-devant
baron de Menou. Malgré le dernier échec que les Anglais lui avaient tout
récemment fait essuyer en Égypte, le général _Abdallah_ Menou fut bien
reçu du premier consul, qui le nomma bientôt après gouverneur-général du
Piémont. Le général Menou était d'une bravoure à toute épreuve, et il
avait montré le plus grand courage même ailleurs que sur les champs de
bataille, et au milieu des circonstances les plus difficiles. Après la
journée du 10 août, bien qu'appartenant au parti républicain, on l'avait
vu suivre Louis XVI à l'assemblée, et il avait été dénoncé comme
royaliste par les jacobins. En 1795, le faubourg Saint-Antoine s'étant
levé en masse, et avancé contre la Convention, le général Menou avait
cerné et désarmé les séditieux; mais il avait résisté aux ordres atroces
des commissaires de la Convention, qui voulaient que le faubourg entier
fût incendié, pour punir les habitans de leurs continuelles
insurrections. Quelque temps après, ayant encore refusé aux
conventionnels de mitrailler les sections de Paris, il avait été traduit
devant une commission qui n'aurait pas manqué de faire tomber sa tête,
si le général Bonaparte, qui l'avait remplacé dans le commandement de
l'armée de l'intérieur, n'eût pas usé de tout son crédit pour lui sauver
la vie. Des actes si multipliés de courage et de générosité suffisent
bien, et au delà, pour faire pardonner à ce brave officier l'orgueil,
d'ailleurs fort légitime, avec lequel il se vantait d'avoir armé les
gardes nationales, et fait substituer au drapeau blanc, le drapeau
tricolore, qu'il appelait _mon pavillon_. Du gouvernement du Piémont, il
passa à celui de Venise, et mourut, en 1810, d'amour, malgré ses
soixante ans, pour une actrice qu'il avait suivie de Venise à Reggio.

L'institution de l'ordre de la Légion-d'Honneur précéda de peu de jours
la proclamation du consulat à vie. Cette proclamation donna lieu à une
fête qui fut célébrée le 15 août. C'était le jour anniversaire de la
naissance du premier consul, et l'on profita de l'occasion pour fêter,
pour la première fois, cet anniversaire. Ce jour-là le premier consul
prit ses trente-trois ans.

Au mois d'octobre suivant, je suivis le premier consul dans son voyage
en Normandie. Nous nous arrêtâmes à Ivry, dont le premier consul visita
le champ de bataille. Il dit, en y arrivant: _«Honneur à la mémoire du
meilleur Français qui se soit assis sur le trône de France!»_ Et il
ordonna le rétablissement de la colonne qu'on avait érigée en souvenir
de la victoire remportée par Henri IV.

Le lecteur me saura peut-être gré de rapporter ici les inscriptions qui
furent gravées sur les quatre faces de la pyramide.

_Première inscription._

Napoléon Bonaparte, premier consul, à la mémoire de Henri IV, victorieux
des ennemis de l'État, aux champs d'Ivry, le 14 mars 1590.

_Deuxième inscription._

Les grands hommes aiment la gloire de ceux qui leur ressemblent.

_Troisième inscription._

L'an XI de la République française, le 7 brumaire, Napoléon Bonaparte,
premier consul, après avoir parcouru cette plaine, a ordonné la
réédification du monument destiné à consacrer le souvenir de Henri IV et
de la victoire d'Ivry.

_Quatrième inscription._

Les malheurs éprouvés par la France, à l'époque de la bataille d'Ivry,
étaient le résultat de l'appel fait par les différens partis français
aux nations espagnole et anglaise. Toute famille, tout parti qui appelle
les puissances étrangères à son secours, a mérité et méritera, dans la
postérité la plus reculée, la malédiction du peuple français.

Toutes ces inscriptions ont été effacées et remplacées par celle-ci:
_C'est ici le lieu de l'ente où se tint Henri IV, le jour de la bataille
d'Ivry, le 14 mars 1590._

M. Lédier, maire d'Ivry, accompagnait le premier consul dans cette
excursion. Le premier consul causa long-temps avec lui et en parut
très-satisfait. Le maire d'Évreux ne lui donna pas une aussi bonne idée
de ses moyens; aussi l'interrompit-il brusquement au milieu d'une espèce
de compliment que ce digne magistrat essayait de lui faire, en lui
demandant s'il connaissait son confrère le maire d'Ivry. «Non, général,
répondit le maire.--Eh bien, tant pis pour vous, je vous engage à faire
sa connaissance.»

Ce fut aussi à Évreux qu'un administrateur, d'un grade élevé, eut
l'avantage d'amuser madame Bonaparte et sa suite par une naïveté que le
premier consul tout seul ne trouva point divertissante, parce qu'il
n'aimait pas de telles naïvetés venant d'un homme en place. M. de Ch....
faisait à l'épouse du premier consul les honneurs du chef-lieu, et il y
mettait, malgré son âge, beaucoup d'empressement et d'activité. Madame
Bonaparte, entre autres questions que lui dictait sa bienveillance et sa
grâce accoutumées, lui demanda s'il était marié, et s'il avait de la
famille.--Oh! Madame, je le crois bien, répondit M. de Ch.... avec un
sourire et en s'inclinant; j'ai cinq-z-enfans.»--Ah! mon Dieu! s'écria
madame Bonaparte, quel régiment! c'est extraordinaire. Comment,
Monsieur, _seize enfans_?--Oui, Madame, cinq-z-enfans, cinq-z-enfans,»
répéta l'administrateur qui ne voyait là rien de bien merveilleux, et
qui ne s'étonnait que de l'étonnement manifesté par madame Bonaparte. À
la fin, quelqu'un expliqua à celle-ci l'erreur que lui faisait commettre
_la liaison dangereuse_ de M. de Ch...., et ajouta le plus sérieusement
qu'il put: «Daignez, Madame, excuser M. de Ch....; la révolution a
interrompu le cours de ses études.» Il avait plus de soixante ans.

D'Évreux nous partîmes pour Rouen, où nous arrivâmes sur les trois
heures après midi. M. Chaptal, ministre de l'intérieur, M. Beugnot,
préfet du département, et M. Cambacérès, archevêque de Rouen, vinrent à
la rencontre du premier consul jusqu'à un certaine distance de la ville.
Le maire, M. Fontenay, l'attendait aux portes, dont il lui présenta les
clefs. Le premier consul les tint quelque temps dans ses mains, et les
rendit ensuite au maire, en disant assez haut pour être entendu par la
foule qui entourait sa voiture: «Citoyens, je ne puis mieux confier les
clefs de la ville qu'au digne magistrat qui jouit, à tant de titres, de
ma confiance et de la vôtre.» Il fit monter M. Fontenay dans sa voiture,
en exprimant _qu'il voulait honorer Rouen dans la personne de son
maire_.

Madame Bonaparte était dans la voiture de son mari; le général Moncey,
inspecteur-général de la gendarmerie, était à cheval à la portière de
droite. Dans la seconde voiture étaient le général Soult et deux
aides-de-camp; dans une troisième le général Bessières et M. de Luçay;
dans une quatrième le général Lauriston. Venaient ensuite les voitures
de service. Nous étions, Hambard, Hébert et moi, dans la première.

J'essayerais vainement de donner une idée de l'enthousiasme des
Rouennais à l'arrivée du premier consul. Les forts de la halle et les
bateliers en grand costume nous attendaient en dehors de la ville; et
quand la voiture qui renfermait les deux augustes personnages fut à leur
portée, ces braves gens se mirent en file deux à deux, et précédèrent
ainsi la voiture jusqu'à l'hôtel de la préfecture, où le premier consul
descendit.

Le préfet et le maire de Rouen, l'archevêque et le général commandant la
division, dînèrent avec le premier consul, qui fut de la plus aimable
gaîté pendant le repas, et mit beaucoup de sollicitude à s'informer de
la situation des manufactures, des découvertes nouvelles dans l'art de
fabriquer, enfin de tout ce qui pouvait se rapporter à la prospérité de
cette ville essentiellement industrielle.

Le soir, et presque toute la nuit, une foule immense entoura l'hôtel, et
remplit les jardins de la préfecture, qui étaient illuminés et ornés de
transparens allégoriques à la louange du premier consul. Chaque fois
qu'il se montrait sur la terrasse du jardin, l'air retentissait
d'applaudissemens et d'acclamations qui paraissaient le flatter
vivement.

Le lendemain matin, après avoir fait à cheval le tour de la ville, et
visité les sites magnifiques dont elle est entourée, le premier consul
entendit la messe, qui fut célébrée, à onze heures, par l'archevêque
dans la chapelle de la préfecture. Une heure après, il eut à recevoir le
conseil général du département, le conseil de préfecture, le conseil
municipal, le clergé de Rouen, et les tribunaux. Il lui fallut entendre
une demi-douzaine de discours, tous à peu près conçus dans les mêmes
termes, et auxquels il répondit de manière à donner aux orateurs la plus
haute opinion de leur propre mérite. Tous ces corps, en quittant le
premier consul, furent présentés à madame Bonaparte, qui les accueillit
avec sa grâce ordinaire.

Le soir, il y eut réception chez madame Bonaparte pour les femmes des
fonctionnaires. Le premier consul assistait à cette réception, dont on
profita pour lui présenter plusieurs personnes nouvellement amnistiées,
qu'il reçut avec bienveillance.

Au reste, même affluence, mêmes illuminations, mêmes acclamations que la
veille. Toutes les figures avaient un air de fête qui me réjouissait et
contrastait singulièrement, à mon avis, avec les horribles maisons en
bois, les rues sales et étroites et les constructions gothiques qui
distinguaient alors la ville de Rouen.

Le lundi, 1er novembre, à sept heures du matin, le premier consul
monta à cheval, escorté d'un détachement des jeunes gens de la ville,
formant une garde volontaire. Il passa le pont de bateaux, et parcourut
le faubourg Saint-Sever. Au retour de cette promenade, nous trouvâmes le
peuple qui l'attendait à la tête du pont, et le reconduisit à l'hôtel de
la préfecture, en faisant éclater la joie la plus vive.

Après le déjeuner, il y eut grand'messe par monseigneur l'archevêque, à
l'occasion de la fête de la Toussaint; puis vinrent les sociétés
savantes, les chefs d'administration et les juges-de-paix, avec leurs
discours. L'un de ceux-ci renfermait une phrase remarquable: ces bons
magistrats, dans leur enthousiasme, demandaient au premier consul la
permission de le surnommer le _grand juge-de-paix de l'Europe_. À la
sortie de l'appartement du consul, je remarquai celui qui avait porté la
parole; il avait les larmes aux yeux, et répétait avec orgueil la
réponse qui venait de lui être faite. Je regrette de n'avoir point
retenu son nom; c'était, m'a-t-on dit, un des hommes les plus
recommandables de Rouen. Sa figure inspirait la confiance et portait
une expression de franchise qui prévenait en sa faveur.

Le soir, le premier consul se rendit au théâtre. La salle, pleine
jusqu'en haut, offrait un coup-d'œil charmant. Les autorités municipales
avaient fait préparer une fête superbe, que le premier consul trouva
fort de son goût; il en fit ses complimens à plusieurs reprises au
préfet et au maire. Après avoir vu l'ouverture du bal, il fit deux ou
trois tours dans la salle, et se retira, entouré de l'état-major de la
garde nationale.

La journée du mardi fut employée en grande partie par le premier consul
à visiter les ateliers des nombreuses fabriques de la ville. Le ministre
de l'intérieur, le préfet, le maire, le général commandant la division,
l'inspecteur-général de la gendarmerie et l'état-major de la garde
consulaire l'accompagnaient. Dans une manufacture du faubourg
Saint-Sever, le ministre de l'intérieur lui présenta le doyen des
ouvriers, connu pour avoir tissé en France la première pièce de velours.
Le premier consul, après avoir complimenté cet honorable vieillard, lui
accorda une pension. D'autres récompenses ou encouragemens furent
également distribués à plusieurs personnes que des inventions utiles
recommandaient à la reconnaissance publique.

Le mercredi matin de bonne heure nous partîmes pour Elbeuf, où nous
arrivâmes à dix heures, précédés par une soixantaine de jeunes gens des
familles les plus distinguées de la ville, qui, à l'exemple de ceux de
Rouen, aspiraient à l'honneur de former la garde du premier consul.

La campagne autour de nous était couverte d'une multitude innombrable,
accourue de toutes les communes environnantes. Le premier consul
descendit à Elbeuf chez le maire, et se fit servir à déjeuner. Ensuite
il visita la ville en détail, prit des renseignemens partout, et,
sachant qu'un des premiers besoins des citoyens était la construction
d'un chemin d'Elbeuf à une petite ville voisine, nommée Romilly, il
donna l'ordre au ministre de l'intérieur d'y faire travailler aussitôt.

À Elbeuf, comme à Rouen, le premier consul fut comblé d'hommages et de
bénédictions. Nous étions de retour dans cette dernière ville à quatre
heures après midi.

Le commerce de Rouen avait préparé une fête dans le local de la bourse.
Le premier consul et sa femme s'y rendirent après dîner. Il s'arrêta
fort long-temps au rez-de-chaussée de ce grand bâtiment, où étaient
exposés les magnifiques échantillons des produits de l'industrie
départementale. Il examina tout, et le fit examiner à madame Bonaparte,
qui voulut acheter plusieurs pièces d'étoffe.

Le premier consul monta ensuite au premier étage; là, dans un beau
salon, étaient réunies cent dames et demoiselles, presque toutes jolies,
femmes ou filles des principaux négocians de Rouen, qui l'attendaient
pour le complimenter. Il s'assit dans ce cercle charmant, et y resta un
quart d'heure environ, puis il passa dans une autre salle, où
l'attendait la représentation d'un petit proverbe, mêlé de couplets,
exprimant, comme on pense bien, l'attachement et la reconnaissance des
Rouennais.

Ce proverbe fut suivi d'un bal.

Le jeudi soir, le premier consul annonça qu'il partirait pour le Havre,
le lendemain à la pointe du jour. Effectivement, à cinq heures du matin
je fus éveillé par Hébert, qui me dit qu'on partait à six heures. J'eus
un mauvais réveil, qui me rendit malade toute la journée: j'aurais donné
beaucoup pour dormir quelques heures de plus... Enfin, il fallut se
mettre en route. Avant de monter en voiture, le premier consul fit
présent à monseigneur l'archevêque d'une tabatière avec son portrait. Il
en donna une aussi au maire, sur laquelle était le chiffre _Peuple
Français_.

Nous nous arrêtâmes à Caudebec pour déjeuner. Le maire de cette ville
présenta au premier consul un caporal qui avait fait la campagne
d'Italie (son nom était, je crois, Roussel), et avait reçu un sabre
d'honneur pour prix de sa belle conduite à Marengo. Il se trouvait à
Caudebec en congé de semestre, et demanda au premier consul la
permission de se tenir en faction à la porte de l'appartement où se
tenaient les augustes voyageurs. Elle lui fui accordée, et lorsque le
premier consul et madame Bonaparte se mirent à table, Roussel fut appelé
et invité à déjeuner avec son ancien général. Au Havre et à Dieppe, le
premier consul invita ainsi à sa table tous ceux, soldats ou marins, qui
avaient obtenu des fusils, des sabres ou des haches d'abordage
d'honneur. Le premier consul s'arrêta une demi-heure à Bolbec, montrant
beaucoup d'attention et d'intérêt à examiner les produits de l'industrie
de l'arrondissement, complimentant les gardes d'honneur qui venaient au
devant de lui, sur leur bonne tenue; remerciant le clergé des prières
qu'il adressait pour lui au ciel, et laissant pour les pauvres entre ses
mains et celles du maire des marques de son passage. À l'arrivée du
premier consul au Havre, la ville était illuminée. Le premier consul et
son nombreux cortége marchaient entre deux rangées d'ifs, de colonnes de
feux de toute espèce; les bâtimens qui se trouvaient dans le port
semblaient une forêt enflammée; ils étaient surchargés de verres de
couleur jusqu'au haut de leurs mâts. Le premier consul ne reçut, le jour
de son arrivée au Havre, qu'une partie des autorités de la ville; il se
coucha peu de temps après, se disant fatigué; mais dès six heures du
matin, le lendemain, il était à cheval, et jusqu'à plus de deux heures
il parcourut la plage, les coteaux d'Ingouville jusqu'à plus d'une
lieue, les rives de la Seine, jusqu'à la hauteur du Hoc; et il fit le
tour extérieur de la citadelle. Vers trois heures, le premier consul
commença à recevoir les autorités. Il s'entretint avec elles, dans le
plus grand détail, des travaux qu'il y avait à faire, pour que leur
port, qu'il appelait toujours le port de Paris, parvînt au plus haut
degré de prospérité. Il fit au sous-préfet, au maire, aux deux présidens
des tribunaux, au commandant de la place, et au chef de la dixième
demi-brigade d'infanterie légère, l'honneur de les inviter à sa table.

Le soir, le premier consul se rendit au théâtre, où l'on joua une petite
pièce de circonstance, bonne comme toutes les pièces de circonstance,
mais dont le premier consul, et surtout madame Bonaparte, surent bon gré
aux auteurs. Les illuminations étaient plus brillantes encore que la
veille. Je me rappelle surtout que le plus grand nombre des transparens
portaient pour inscription ces mots: _18 brumaire an VIII_.

Le dimanche, à sept heures du matin, après avoir visité l'arsenal de
marine et tous les bassins, le premier consul s'embarqua sur un petit
canot, par un très-beau temps, et se tint en rade pendant quelques
heures. Il avait pour cortége un grand nombre de canots remplis d'hommes
et de dames élégantes, et de musiciens qui exécutaient les airs favoris
du premier consul. Quelques heures se passèrent encore en réceptions de
négocians avec lesquels le premier consul dit hautement qu'il avait eu
le plus grand plaisir à conférer sur le commerce du Havre avec les
colonies. Il y eut le soir une fête préparée par le commerce, à laquelle
le premier consul assista une demi-heure. Le lundi, à cinq heures du
matin, il s'embarqua sur un lougre, et se rendit à Honfleur. Au moment
du départ, le temps était un peu menaçant; quelques personnes avaient
engagé le premier consul à ne pas s'embarquer. Madame Bonaparte, aux
oreilles de laquelle ce bruit parvint, accourut auprès de son mari, le
suppliant de ne pas partir; mais il l'embrassa en riant et l'appelant
peureuse, et monta sur le navire qui l'attendait. Il était à peine
embarqué que le vent se calma soudain et le temps fut magnifique. À son
retour au Havre, le premier consul passa une revue sur la place de la
Citadelle, et visita les établissemens d'artillerie. Il reçut encore
jusqu'au soir un grand nombre de fonctionnaires publics et de négocians,
et le lendemain, à six heures du matin, nous partîmes pour Dieppe.

Au moment où nous arrivâmes à Fécamp, la ville présentait un spectacle
extrêmement curieux. Tous les habitans de la ville et des villes et
villages voisins suivaient le clergé en chantant un _Te Deum_ pour
l'anniversaire du 18 brumaire. Ces voix innombrables, s'élevant au ciel
pour prier pour lui, frappèrent vivement le premier consul. Il répéta
plusieurs fois, pendant le déjeuner, qu'il avait éprouvé plus d'émotion
de ces chants sous la voûte du ciel, que ne lui en avaient jamais fait
éprouver les musiques les plus brillantes.

Nous arrivâmes à Dieppe, à six heures du soir; le premier consul ne se
coucha qu'après avoir reçu toutes les félicitations, qui certes étaient
bien sincères là, comme alors dans toute la France. Le lendemain, à huit
heures, le premier consul se rendit sur le port, où il resta long-temps
à regarder rentrer la pêche, puis visita le faubourg du Pollet, et les
travaux des bassins que l'on commençait. Il admit à sa table le
sous-préfet, le maire, et trois marins de Dieppe qui avaient obtenu des
haches d'abordage d'honneur, pour s'être distingués au combat de
Boulogne. Le premier consul ordonna la construction d'une écluse dans
l'arrière port, et la continuation d'un canal de navigation qui devait
s'étendre jusqu'à Paris, et dont il n'a été fait jusqu'à présent que
quelques toises. De Dieppe nous allâmes à Gisors et à Beauvais; et
enfin, le premier consul et sa femme rentrèrent à Saint-Cloud, après une
absence de quinze jours, pendant lesquels on s'était activement occupé
de restaurer cette ancienne résidence royale, que le premier consul
s'était décidé à accepter, comme je l'expliquerai tout à l'heure.



CHAPITRE X.

     Influence du voyage en Normandie sur l'esprit du premier
     consul.--La génération de l'empire.--Les mémoires et
     l'histoire.--Premières dames et premiers officiers de Madame
     Bonaparte.--Mesdames de Rémusat, de Tallouet, de Luçay, de
     Lauriston.--Mademoiselle d'Alberg, et Mademoiselle de
     Luçay.--Sagesse à la cour.--MM. de Rémusat, de Cramayel, de Luçay,
     Didelot.--Le palais refusé, puis accepté.--Les colifichets.--Les
     serviteurs de Marie-Antoinette, mieux traités sous le consulat que
     depuis la restauration.--Incendie au château de Saint-Cloud.--La
     chambre de veille.--Le lit bourgeois.--Comment le premier consul
     descendait la nuit chez sa femme.--Devoir et triomphe conjugal.--Le
     galant pris sur le fait.--Sévérité excessive envers une
     demoiselle.--Les armes d'honneur et les _troupiers_.--Le baptême de
     sang.--Le premier consul conduisant la charrue.--Les laboureurs et
     les conseillers d'état.--Le grenadier de la république devenu
     laboureur.--Audience du premier consul.--L'auteur l'introduit dans
     le cabinet du général.--Bonne réception et conversation curieuse.


Le voyage du premier consul dans les départemens les plus riches et les
plus éclairés de France, avait dû aplanir dans son esprit bien des
difficultés qu'il avait peut-être craint de rencontrer d'abord dans
l'exécution de ses projets. Partout il avait été reçu comme un monarque;
et non-seulement lui, mais madame Bonaparte elle-même avait été
accueillie avec tous les honneurs ordinairement réservés aux têtes
couronnées. Il n'y a eu aucune différence entre les hommages qui leur
furent rendus alors, et ceux dont ils ont été entourés depuis et même
sous l'empire, lors des voyages que leurs Majestés firent dans leurs
états à diverses époques. Voilà pourquoi je suis entré dans quelques
détails sur celui-ci; s'ils paraissent trop longs ou trop dépourvus de
nouveauté à quelques lecteurs, je les prie de se souvenir que je n'écris
pas seulement pour ceux qui _ont vu_ l'empire. La génération qui fut
témoin de tant de grandes choses et qui a pu envisager de près, et dès
ses commencemens, le plus grand homme de ce siècle, fait déjà place à
d'autres générations qui ne peuvent et ne pourront juger que sur le dire
de celle qui les a précédées. Ce qui est familier pour celle-ci, qui a
jugé par ses yeux, ne l'est pas pour les autres, qui ont besoin qu'on
leur raconte ce qu'elles n'ont pu voir. De plus, les détails négligés
comme futiles et communs par l'histoire, qui fait profession de gravité,
conviennent parfaitement à de simples _souvenirs_, et font parfois bien
connaître et juger cette époque. Il me semble, par exemple, que
l'empressement de toute la population et des autorités locales auprès du
premier consul et de madame Bonaparte, pendant leur voyage en Normandie,
montre assez que le chef de l'état n'aura point à craindre une bien
grande opposition, du moins de la part de la nation, lorsqu'il lui
plaira de changer de titre et de se proclamer empereur.

Peu de temps après notre retour, une décision des consuls accorda à
madame Bonaparte quatre dames _pour lui aider à faire les honneurs du
palais_. C'étaient mesdames: de Rémusat, de Tallouet, de Luçay et de
Lauriston. Sous l'empire, elles devinrent dames du palais; madame de
Luçay faisait souvent rire les personnes de la maison par de petits
traits de parcimonie; mais elle était bonne et obligeante. Madame de
Rémusat était une femme du plus grand mérite et d'excellent conseil.
Elle paraissait un peu haute, et cela se remarquait d'autant plus que M.
de Rémusat était plein de bonhomie.

Dans la suite, il y eut une dame d'honneur, madame de La Rochefoucault,
dont j'aurai occasion de parler plus tard;

Une dame d'atours, madame de Luçay, qui fut remplacée par madame de La
Vallette, si glorieusement connue depuis par son dévouement à son époux;

Vingt-quatre dames du palais, françaises, parmi lesquelles: mesdames de
Rémusat, de Tallouet, de Lauriston, Ney, d'Arberg, Louise d'Arberg,
depuis madame la comtesse de Lobau, de Walsh-Sérent, de Colbert, Lannes,
Savary, de Turenne, Octave de Ségur, de Montalivet, de Marescot, de
Bouille, Solar, Lascaris, de Brignolé, de Canisy, de Chevreuse, Victor
de Mortemart, de Montmorency, Matignon et Maret;

Douze dames du palais, italiennes;

Ces dames prenaient le service tous les mois, de manière qu'il y eût
toujours ensemble une Italienne et deux Françaises. L'empereur ne
voulait pas d'abord de demoiselles parmi les dames du palais, mais il se
relâcha de cette règle pour mademoiselle Louise d'Arberg, depuis madame
la comtesse de Lobau, et mademoiselle de Luçay, qui a épousé M. le comte
Philippe de Ségur, auteur de la belle histoire de la campagne de Russie.
Ces deux demoiselles, par leur conduite prudente et réservée, ont prouvé
que l'on peut être très-sage, même à la cour;

Quatre dames d'annonce, mesdames Soustras, Ducrest-Villeneuve, Félicité
Longroy et Eglé Marchery;

Deux premières femmes de chambre, mesdames Roy et Marco de
Saint-Hilaire, qui avaient sous leur direction la grande garde-robe et
le coffre aux bijoux;

Quatre femmes de chambre ordinaires;

Une lectrice;

En hommes, le personnel de la maison de Sa Majesté l'impératrice se
composa dans la suite de:

Un premier écuyer, M. le sénateur Harville, remplissant les fonctions de
chevalier d'honneur;

Un premier chambellan, M. le général de division Nansouty;

Un second chambellan, introducteur des ambassadeurs, M. de Beaumont;

Quatre chambellans ordinaires, M. de Courtomer, Degrave, Galard de
Béarn, Hector d'Aubusson de La Feuillade;

Quatre écuyers cavalcadours, MM. Corbineau, Berckheim, d'Audenarde et
Fouler;

Un intendant général de la maison de Sa Majesté, M. Hinguerlot;

Un secrétaire des commandemens, M. Deschamps;

Deux premiers valets de chambre, MM. Frère et Douville;

Quatre valets de chambre ordinaires;

Quatre huissiers de la chambre;

Deux premiers valets de pied, MM. Lespérance et d'Argens;

Six valets de pied ordinaires;

Les officiers de bouche et de santé étaient ceux de la maison de
l'empereur. En outre, six pages de l'empereur étaient toujours de
service auprès de l'impératrice.

Le premier aumônier était M. Ferdinand de Rohan, ancien archevêque de
Cambray.

Une autre décision de la même époque fixa les attributions des préfets
du palais. Les quatre premier préfets du palais consulaire furent MM. de
Rémusat, de Cramayel, plus tard nommé introducteur des ambassadeurs et
maître des cérémonies; de Luçay, et Didelot, depuis préfet du Cher.

La Malmaison ne suffisait plus au premier consul, dont la maison, comme
celle de madame Bonaparte, devenait de jour en jour plus nombreuse. Une
demeure beaucoup plus étendue était devenue nécessaire, et le choix du
premier consul s'était fixé sur Saint-Cloud.

Les habitans de Saint-Cloud avaient adressé une pétition au corps
législatif, pour que le premier consul voulût bien faire de leur château
sa résidence d'été, et l'assemblée s'était empressée de la transmettre
au premier consul, en l'appuyant même de ses prières, et de comparaisons
qu'elle croyait flatteuses. Le général s'y refusa formellement, en
disant que quand il se serait acquitté des fonctions dont le peuple
l'avait chargé, il s'honorerait d'une récompense décernée par le peuple;
mais que tant qu'il serait chef du gouvernement, il n'accepterait jamais
rien. Malgré le ton de détermination de cette réponse, les habitans de
Saint-Cloud, qui avaient le plus grand intérêt à ce que leur demande fût
accueillie, la renouvelèrent lorsque le premier consul fut nommé consul
à vie, et il consentit cette fois à l'accepter. Les dépenses pour les
réparations et l'ameublement furent immenses, et surpassèrent de
beaucoup les calculs qu'on lui avait faits, encore fut-il mécontent des
meubles et des ornemens. Il se plaignit à M. Charvet, concierge de la
Malmaison, qu'il avait nommé concierge de ce nouveau palais, et qu'il
avait chargé de présider à la distribution des pièces et de surveiller
l'ameublement, _qu'on lui avait fait des appartemens comme pour une
fille entretenue; qu'il n'y avait que des colifichets, des papillottes,
et rien de sérieux_. Il donna encore en cette occasion une preuve de son
empressement à faire le bien, sans s'inquiéter de préjugés qui avaient
encore beaucoup de force. Sachant qu'il y avait à Saint-Cloud un grand
nombre d'anciens serviteurs de la reine Marie-Antoinette, il chargea M.
Charvet de leur proposer, soit leurs anciennes places, soit des
pensions; la plupart reprirent leurs places. En 1814, on fut bien loin
d'agir aussi généreusement. Tous les employés furent renvoyés, ceux même
qui avaient servi Marie-Antoinette.

Il n'y avait pas long-temps que le premier consul s'était installé à
Saint-Cloud, lorsque ce château, redevenu _résidence souveraine_ à frais
énormes, faillit être la proie des flammes. Il y avait un corps-de-garde
sous le vestibule du centre du palais. Une nuit que les soldats avaient
fait du feu outre mesure, le poêle devint si brûlant qu'un fauteuil qui
se trouvait adossé à une des bouches qui chauffaient le salon prit feu,
et la flamme se communiqua promptement à tous les meubles. L'officier du
poste s'en étant aperçu, prévint aussitôt le concierge, et ils coururent
à la chambre du général Duroc, qu'ils réveillèrent. Le général se leva
en toute hâte, et recommandant aussitôt le plus grand silence, on
organisa une chaîne. Il se mit lui-même dans le bassin, ainsi que le
concierge, passant des seaux d'eau aux soldats, et en deux ou trois
heures le feu, qui avait déjà dévoré tous les meubles, fut éteint. Ce ne
fut que le lendemain matin que le premier consul, Joséphine, Hortense,
tous les habitans enfin du château, apprirent cet accident, et
témoignèrent tous, le premier consul surtout, leur satisfaction de
l'attention qu'on avait mise à ne pas les réveiller. Pour prévenir, ou
au moins rendre moins dangereux à l'avenir de pareils accidens, le
premier consul fit organiser une garde de nuit à Saint-Cloud, et, dans
la suite, dans toutes ses résidences. On appelait cette garde _chambre
de veille_.

Dans les premiers temps que le premier consul habitait le palais de
Saint-Cloud, il couchait dans le même lit que sa femme. Plus tard,
l'étiquette survint, et, sous ce rapport, refroidit un peu la tendresse
conjugale. En effet, le premier consul finit par habiter un appartement
assez éloigné de celui de madame Bonaparte. Pour se rendre chez elle, il
fallait qu'il traversât un grand corridor de service. À droite et à
gauche habitaient les dames du palais, les dames de service, etc.
Lorsque le premier consul voulait passer la nuit avec sa femme, il se
déshabillait chez lui, d'où il sortait en robe de chambre et coiffé d'un
madras. Je marchais devant lui, un flambeau à la main. Au bout de ce
corridor était un escalier de quinze à seize marches, qui conduisait à
l'appartement de madame Bonaparte. C'était une grande joie pour elle
quand elle recevait la visite de son mari; toute la maison en était
instruite le lendemain. Je la vois encore dire à tout venant, en
frottant ses petites mains: «_Je me suis levée tard aujourd'hui, mais,
voyez-vous, c'est que Bonaparte est venu passer la nuit avec moi_.» Ce
jour-là elle était plus aimable encore que de coutume; elle ne rebutait
personne, et on en obtenait tout ce qu'on voulait. J'en ai fait pour ma
part bien des fois l'épreuve.

Un soir que je conduisais le premier consul à une de ces visites
conjugales, nous aperçûmes dans le corridor un jeune homme bien mis qui
sortait de l'appartement d'une des femmes de madame Bonaparte. Il
cherchait à s'esquiver, mais le premier consul lui cria d'une voix
forte: _Qui est là? où allez-vous? que faites-vous? quel est votre nom?_
C'était tout simplement un valet de chambre de madame Bonaparte.
Stupéfait de ces interrogations précipitées, il répondit d'une voix
effrayée qu'il venait de faire une commission pour madame Bonaparte.
«C'est bien, reprit le premier consul, mais que je ne vous y reprenne
pas.» Persuadé que le galant profiterait de la leçon, le général ne
chercha point à savoir son nom ni celui de sa belle.

Cela me rappelle qu'il fut beaucoup plus sévère à l'égard d'une autre
femme de chambre de madame Bonaparte. Elle était jeune et très-jolie,
et inspira des sentimens fort tendres à deux aides-de-camp, MM. R... et
E.... Ils soupiraient sans cesse à sa porte, lui envoyaient des fleurs
et des billets doux. La jeune fille, du moins telle fut l'opinion
générale de la maison, ne les payait d'aucun retour. Joséphine l'aimait
beaucoup, et pourtant le premier consul s'étant aperçu des galanteries
de ces messieurs, se montra fort en colère, et fit chasser la pauvre
demoiselle, malgré ses pleurs et malgré les prières de madame Bonaparte
et celles du brave et bon colonel R..., qui jurait naïvement que la
faute était toute de son côté, que la pauvre petite ne méritait que des
éloges, et ne l'avait point écouté. Tout fut inutile contre la
résolution du premier consul, qui répondit à tout en disant: «Je ne veux
point de désordre chez moi, point de scandale.»

Lorsque le premier consul faisait quelque distribution d'armes
d'honneur, il y avait aux Tuileries un banquet auquel étaient admis
indistinctement, quels que fussent leurs grades, tous ceux qui avaient
eu part à ces récompenses. À ces dîners, qui se donnaient dans la grande
galerie du château, il y avait quelquefois deux cents convives. C'était
le général Duroc qui était le maître des cérémonies, et le premier
consul avait soin de lui recommander d'entremêler les simples soldats,
les colonels, les généraux, etc. C'était surtout les premiers qu'il
ordonnait aux domestiques de bien soigner, de bien faire boire et
manger. Ce sont les repas les plus longs que j'aie vu faire à
l'empereur; il y était d'une amabilité, d'un laissez-aller parfaits; il
faisait tous ses efforts pour mettre ses convives à leur aise; mais pour
un grand nombre d'entre eux, il avait bien de la peine à y parvenir.
Rien n'était plus drôle que de voir ces bons _troupiers_, se tenant à
deux pieds de la table, n'osant approcher ni de leur serviette ni de
leur pain; rouges jusqu'aux oreilles, et le cou tendu du côté de leur
général, comme pour recevoir le mot d'ordre. Le premier consul leur
faisait raconter le haut fait qui leur valait la récompense nationale,
et riait quelquefois aux éclats de leurs singulières narrations. Il les
engageait à bien manger, buvant quelquefois à leur santé; mais pour
quelques-uns, ses encouragemens échouaient contre leur timidité, et les
valets de pied leur enlevaient successivement leurs assiettes sans
qu'ils y eussent touché. Cette contrainte ne les empêchait pas d'être
pleins de joie et d'enthousiasme en quittant la table. «Au revoir, mes
braves, leur disait le premier consul, baptisez-moi bien vite ces
nouveau-nés-là» (montrant du doigt leurs sabres d'honneur). Dieu sait
s'ils s'y épargnaient.

Cette bienveillance du premier consul pour de simples soldats me
rappelle une anecdote arrivée à la Malmaison, et qui répond encore à ces
reproches de hauteur et de dureté qu'on lui a faits.

Le premier consul sortit un jour de grand matin, vêtu de sa redingote
grise et accompagné du général Duroc, pour se promener du côté de la
machine de Marly. Comme ils marchaient en causant, ils virent un
laboureur qui traçait un sillon en venant de leur côté.--Dites donc, mon
brave homme (dit le premier consul en s'arrêtant), votre sillon n'est
pas droit, vous ne savez donc pas votre métier?--Ce n'est toujours pas
vous, mes beaux messieurs, qui me l'apprendrez; vous seriez encore assez
embarrassés pour en faire autant.--Parbleu non!--Vous croyez: eh bien!
essayez, reprit le brave homme en cédant sa place au premier consul.
Celui-ci prit le manche de la charrue, et, poussant les chevaux, voulut
commencer la leçon; mais il ne fit pas un seul pas en droite ligne, tant
il s'y prenait mal.--Allons, allons, dit le paysan en mettant sa main
sur celle du général, pour reprendre sa charrue, votre besogne ne vaut
rien: chacun son métier; promenez-vous, c'est votre affaire. Mais le
premier consul ne continua pas sa promenade sans payer la leçon de
morale qu'il venait de recevoir du laboureur: le général Duroc lui remit
deux ou trois louis pour le dédommager de la perte de temps qu'on lui
avait causée. Le paysan, étonné de cette générosité, quitte sa charrue
pour aller conter son aventure, et rencontre en chemin une femme à
laquelle il conte qu'il croit bien avoir rencontré deux _gros
messieurs_, à en juger parce qu'il avait encore dans sa main. La
fermière, mieux avisée, lui demanda quel était le costume des
promeneurs, et d'après la description qu'il lui en fit, elle devina que
c'était le premier consul et quelqu'un des siens. Le bon homme fut
quelque temps interdit; mais le lendemain, il se prit d'une belle
résolution, et s'étant paré de ses plus beaux habits, il se présenta à
la Malmaison, demandant à parler au premier consul, pour le remercier,
disait-il, du beau cadeau qu'il lui avait fait la veille[8].

J'allai avertir le premier consul de cette visite, et il me donna
l'ordre d'introduire le laboureur. Celui-ci, pendant que j'étais sorti
pour l'annoncer, avait, suivant sa propre expression, _pris son courage
à deux mains_, pour se préparer à cette grande entrevue. Je le retrouvai
debout au milieu de l'antichambre (car il n'avait osé s'asseoir sur les
banquettes, qui, bien que des plus simples, lui paraissaient
magnifiques); et songeant à ce qu'il allait dire au premier consul pour
lui témoigner sa reconnaissance. Je marchai devant lui, il me suivait en
posant avec précaution le pied sur le tapis, et lorsque je lui ouvris la
porte du cabinet, il me fit des civilités pour me faire entrer le
premier. Lorsque le premier consul n'avait rien de secret à dire ou à
dicter, il laissait assez volontiers la porte de son cabinet ouverte. Il
me fit signe cette fois de ne point la fermer, de sorte que je pus voir
et entendre tout ce qui se passait.

L'honnête laboureur commença, en entrant dans le cabinet, par saluer _le
dos_ de M. de Bourrienne, qui ne pouvait le voir, occupé qu'il était à
écrire sur une petite table de travail placée dans l'embrasure de la
fenêtre. Le premier consul le regardait faire ses saluts, renversé en
arrière dans son fauteuil, dont, suivant une vieille habitude, il
_travaillait_ un des bras avec la pointe de son canif. À la fin pourtant
il prit ainsi la parole:

--Eh bien, mon brave (le paysan se retourna, le reconnut et salua de
nouveau). Eh bien, poursuivit le premier consul, la moisson a été belle
cette année?

--Mais, sauf votre respect, citoyen mon général, pas trop mauvaise comme
çà.

--Pour que la terre rapporte, reprit le premier consul, il faut qu'on la
remue, n'est-il pas vrai? Les beaux messieurs ne valent rien pour cette
besogne-là.

--Sans vous offenser, mon général, les bourgeois ont la main trop douce
pour manier une charrue. Il faut une _poigne_ solide pour remuer ces
outils-là.

--C'est vrai, répondit en souriant le premier consul. Mais grand et fort
comme vous êtes, vous avez dû manier autre chose qu'une charrue. Un bon
fusil de munition, par exemple, ou bien la poignée d'un bon sabre.

Le laboureur se redressa avec un air de fierté: «--Général, dans le
temps j'ai fait comme les autres. J'étais marié depuis cinq ou six ans,
lorsque ces b..... de Prussiens (pardon, mon général) entrèrent à
Landrecies. Vint la réquisition; ou me donna un fusil et une giberne à
la maison commune, et marche! Ah dame, nous n'étions pas équipés comme
ces grands gaillards que je viens de voir en entrant dans la cour.»

Il voulait parler des grenadiers de la garde consulaire.

--Pourquoi avez-vous quitté le service? reprit le premier consul, qui
paraissait prendre beaucoup d'intérêt à cette conversation.

--Ma foi, mon général, à chacun son tour. Il y avait des coups de sabre
pour tout le monde. Il m'en tomba un là (le digne laboureur se baissa
montrant sa tête, et écartant ses cheveux), et après quelques semaines
d'ambulance, on me donna mon congé pour revenir à ma femme et à ma
charrue.

--Avez-vous des enfans?

--J'en ai trois, mon général; deux garçons et une fille.

--Il faut faire un militaire de l'aîné de vos garçons. S'il se conduit
bien, je me chargerai de lui. Adieu, mon brave; quand vous aurez besoin
de moi, revenez me voir. Là-dessus, le premier consul se leva, se fit
donner, par M. de Bourrienne, quelques louis qu'il ajouta à ceux que le
laboureur avait déjà reçus de lui, et me chargea de le reconduire. Nous
étions déjà dans l'antichambre, lorsque le premier consul rappela le
paysan pour lui dire:

--Vous étiez à Fleurus?

- Oui, mon général.

--Pourriez-vous me dire le nom de votre général en chef?

--Je le crois bien, parbleu! c'était le général Jourdan.

--C'est bien; au revoir. Et j'emmenai le vieux soldat de la république,
enchanté de sa réception.



CHAPITRE XI.

     L'envoyé du bey de Tunis et les chevaux arabes.--Mauvaise foi de
     l'Angleterre.--Voyage à Boulogne.--En Flandre et en
     Belgique.--Courses continuelles.--L'auteur fait le service de
     premier valet de chambre.--Début de Constant comme barbier du
     premier consul.--Apprentissage.--Mentons plébéiens.--Le regard de
     l'aigle.--Le premier consul difficile à raser.--Constant l'engage à
     se raser lui-même.--Ses motifs pour tenir à persuader le premier
     consul.--Confiance et sécurité imprudente du premier consul.--La
     première leçon.--Les taillades.--Légers reproches.--Gaucherie du
     premier consul tenant son rasoir.--Les chefs et les
     harangues.--Arrivée du premier consul à Boulogne.--Préludes de la
     formation du camp de Boulogne.--Discours de vingt pères de
     famille.--Combat naval gagné par l'amiral Bruix contre les
     Anglais.--Le dîner et la victoire.--Les Anglais et la _Côte de
     Fer_.--Projet d'attentat sur la personne du premier
     consul.--Rapidité du voyage.--Le ministre de la police.--Présens
     offerts par les villes.--Travaux ordonnés par le premier
     consul.--Munificence.--Le premier consul mauvais cocher.--Pâleur de
     Cambacérès.--L'évanouissement.--Le précepte de l'évangile.--Le
     sommeil sans rêves.--L'ambassadeur ottoman.--Les cachemires.--Le
     musulman en prières et au spectacle.


Au commencement de cette année (1803), arriva à Paris un envoyé de
Tunis, qui fit hommage au premier consul, de la part du bey, de dix
chevaux arabes. Le bey avait alors à craindre la colère de l'Angleterre,
et il cherchait à se faire de la France une alliée puissante et capable
de le protéger; il ne pouvait mieux s'adresser, car tout annonçait la
rupture de cette paix d'Amiens dont toute l'Europe s'était tant réjouie.
L'Angleterre ne tenait aucune de ses promesses et n'exécutait aucun des
articles du traité; de son côté, le premier consul, révolté d'une si
mauvaise foi et ne voulant pas en être la dupe, armait publiquement et
ordonnait le complétement des cadres et une nouvelle levée de cent vingt
mille conscrits. La guerre fut officiellement déclarée au mois de juin;
mais il y avait déjà eu des hostilités auparavant.

À la fin de ce mois, le premier consul fit un voyage à Boulogne, et
visita la Picardie, la Flandre et la Belgique, pour organiser
l'expédition qu'il méditait contre les Anglais, et mettre les côtes du
nord en état de défense. De retour au mois d'août à Paris, il en
repartit en novembre pour une seconde visite à Boulogne. Ces courses
multipliées auraient été trop fortes pour M. Hambard, premier valet de
chambre, qui était depuis long-temps malade. Aussi lorsque le premier
consul avait été sur le point de partir pour sa première tournée dans le
nord, M. Hambard lui avait demandé la permission de ne pas en être,
alléguant, ce qui était trop vrai, le mauvais état de sa santé. «Voilà
comme vous êtes, dit le premier consul, toujours malade et plaignant! Et
si vous restez ici, qui donc me rasera?--Mon général, répondit M.
Hambard, Constant sait raser aussi bien que moi.» J'étais présent et
occupé dans ce moment même à habiller le premier consul. Il me regarda
et me dit: «--Eh bien! monsieur le drôle, puisque vous êtes si habile,
vous allez faire vos preuves sur-le-champ; nous allons voir comment vous
vous y prendrez.» Je connaissais la mésaventure du pauvre Hébert, que
j'ai rapportée précédemment, et ne voulant pas en éprouver une pareille,
je m'étais fait depuis long-temps apprendre à raser. J'avais payé des
leçons à un perruquier pour qu'il m'enseignât son métier, et je m'étais
même, à mes momens de loisir, mis en apprentissage chez lui, où j'avais
indistinctement fait la barbe à toutes ses pratiques. Le menton de ces
braves gens avait eu passablement à souffrir avant que j'eusse assez de
légèreté dans la main pour oser approcher mon rasoir du menton
consulaire. Mais à force d'expériences réitérées _sur les barbes du
commun_, j'étais arrivé à un degré d'adresse qui m'inspirait la plus
grande confiance. Aussi, sur l'ordre du premier consul, j'apprête l'eau
chaude et la savonnette, j'ouvre hardiment un rasoir, et je commence
l'opération. Au moment où j'allais porter le rasoir sur le visage du
premier consul, il se lève brusquement, se retourne, et fixe ses deux
yeux sur moi avec une expression de sévérité et d'interrogation que je
ne pourrais rendre. Voyant que je ne me troublais pas, il se rassit en
me disant avec plus de douceur: «Continuez;» ce que je fis avec assez
d'adresse pour le rendre très-satisfait. Lorsque j'eus fini:
«Dorénavant, me dit-il, c'est vous qui me raserez.» Et depuis lors, en
effet, il ne voulut plus avoir d'autre barbier que moi. Dès lors aussi
mon service devint beaucoup plus actif; car tous les jours j'étais
obligé de paraître pour raser le premier consul, et je puis assurer que
ce n'était pas chose facile à faire. Pendant la cérémonie de la barbe,
il parlait souvent, lisait les journaux, s'agitait sur sa chaise, se
retournait brusquement, et j'étais obligé d'user de la plus grande
précaution pour ne point le blesser. Heureusement ce malheur ne m'est
jamais arrivé. Quand par hasard il ne parlait pas, il restait immobile
et raide comme une statue; et l'on ne pouvait lui faire baisser, ni
lever, ni pencher la tête, comme il eût été nécessaire, pour accomplir
plus aisément la tâche. Il avait aussi une manie singulière, qui était
de ne se faire savonner et raser d'abord qu'une moitié du visage. Je ne
pouvais passer à l'autre moitié que lorsque la première était finie. Le
premier consul trouvait cela plus commode.

Plus tard, quand je fus devenu son premier valet de chambre, alors qu'il
daignait me témoigner la plus grande bonté, et que j'avais mon
franc-parler avec lui autant que son rang le permettait, je pris la
liberté de l'engager à se raser lui-même; car, comme je viens de le
dire, ne voulant pas se faire raser par d'autres que moi, il était
obligé d'attendre que l'on m'eût fait avertir, à l'armée surtout où ses
levers n'étaient pas réguliers. Il se refusa long-temps à suivre mon
conseil, et toutes les fois que j'y revenais:--Ah! ah! monsieur le
paresseux! me disait-il en riant; vous seriez bien aise que je fisse la
moitié de votre besogne? Enfin j'eus le bonheur de le convaincre du
désintéressement et de la sagesse de mes avis. Le fait est que je tenais
beaucoup à le persuader; car, me figurant quelquefois ce qui serait
nécessairement arrivé si une absence indispensable, une maladie ou un
motif quelconque m'eût tenu éloigné du premier consul, je ne pouvais
penser, sans frémir, que sa vie aurait été à la merci du premier venu.
Pour lui, je suis presque sûr qu'il n'y songeait pas; car, quelques
contes qu'on ait faits sur sa méfiance, il est certain qu'il ne prenait
aucune précaution contre les piéges que pouvait lui tendre la trahison.
Sa sécurité, sur ce point, allait même jusqu'à l'imprudence. Aussi tous
ceux qui l'aimaient, et c'étaient tous ceux dont il était entouré,
cherchaient-ils à remédier à ce défaut de précaution par toute la
vigilance dont ils étaient capables. Je n'ai pas besoin de dire que
c'était surtout cette même sollicitude pour la précieuse vie de mon
maître, qui m'avait engagé à insister sur le conseil que je lui avais
donné de se raser lui-même.

Les premières fois qu'il essaya de mettre mes leçons en pratique,
c'était une chose plus inquiétante encore que risible de voir l'empereur
(il l'était alors), qui, en dépit des principes que je venais de lui
donner en les lui démontrant par des exemples réitérés, ne savait pas
tenir son rasoir, le saisir à poignée par le manche, et l'appliquer
perpendiculairement sur sa joue sans le coucher. Il donnait brusquement
un coup de rasoir, ne manquait pas de se faire une taillade, et retirait
sa main au plus vite en s'écriant:--Vous le voyez bien, drôle! vous êtes
cause que je me suis coupé! Je prenais alors le rasoir, et finissais
l'opération. Le lendemain, même scène que la veille, mais avec moins de
sang répandu. Chaque jour ajoutait à l'adresse de l'empereur; et il
finit, à force de leçons, par être assez habile pour se passer de moi.
Seulement il se coupait encore de temps en temps, et alors il
recommençait à m'adresser de petits reproches; mais en plaisantant et
avec bonté. Au reste, de la manière dont il s'y prenait et qu'il ne
voulait pas changer, il était bien impossible qu'il ne lui arrivât pas
souvent de se tailler le visage; car il se rasait de haut en bas, et non
de bas en haut comme tout le monde, et cette mauvaise méthode, que tous
mes efforts ne purent jamais changer, ajoutée à la brusquerie habituelle
de ses mouvemens, faisait que je ne pouvais m'empêcher de frémir chaque
fois que je lui voyais prendre son rasoir.

Madame Bonaparte accompagna le premier consul dans le premier de ces
voyages. Ce ne fut, comme dans celui de Lyon, que fêtes et triomphes
continuels.

Pour l'arrivée du premier consul, les habitans de Boulogne avaient élevé
des arcs-de-triomphe, depuis la porte dite de Montreuil jusqu'au grand
chemin qui conduisait à sa baraque, que l'on avait faite au camp de
droite. Chaque arc-de-triomphe était en feuillage, et l'on y lisait les
noms des combats et batailles rangées où il avait été victorieux. Ces
dômes et ces arcades de verdure et de fleurs offraient un coup-d'œil
admirable. Un arc-de-triomphe, beaucoup plus haut que les autres,
s'élevait au milieu de la rue de l'Écu (grande rue); l'élite des
citoyens s'était rassemblée à l'entour; plus de cent jeunes personnes
parées de fleurs, des enfans, de beaux vieillards et un grand nombre de
braves, que le devoir militaire n'avait pas retenus au camp, attendaient
avec impatience l'arrivée du premier consul. À son approche, le canon de
réjouissance annonça aux Anglais, dont la flotte ne s'éloignait pas des
eaux de Boulogne, l'apparition de Napoléon sur le rivage, où se
rassemblait la formidable armée qu'il avait résolu de jeter sur
l'Angleterre.

Le premier consul, monté sur un petit cheval gris, qui avait la vivacité
de l'écureuil, mit pied à terre, et, suivi de son brillant état-major,
il adressa ces paternelles paroles aux autorités de la ville: «Je viens
pour assurer le bonheur de la France; les sentimens que vous manifestez,
toutes vos marques de reconnaissance me touchent; je n'oublierai pas mon
entrée à Boulogne, que j'ai choisi pour le centre de réunion de mes
armées. Citoyens, ne vous effrayez pas de ce rendez-vous; c'est celui
des défenseurs de la patrie, et bientôt des vainqueurs de la fière
Angleterre.» Le premier consul continua sa marche, entouré de toute la
population, qui ne le quitta qu'à la porte de sa baraque, où plus de
trente généraux le reçurent. Le bruit du canon, des cloches, les cris
d'allégresse ne cessèrent qu'avec ce beau jour.

Le lendemain de notre arrivée, le premier consul visita le Pont de
Briques, petit village situé à une demi-lieue de Boulogne; un fermier
lui lut le compliment suivant:

«Général, nous sommes ici vingt pères de famille qui vous offrons une
vingtaine de gros gaillards qui sont et seront toujours à vos ordres;
emmenez-les, général, ils sont capables de vous donner un bon coup de
main lorsque vous irez en Angleterre. Quant à nous, nous remplirons un
autre devoir; nos bras travailleront à la terre pour que le pain ne
manque pas aux braves qui doivent écraser les Anglais.»

Napoléon remercia en souriant le franc campagnard, jeta un coup d'œil
sur une petite maison de campagne, bâtie au bord de la grande route, et
s'adressant au général Berthier, il dit: «Voilà où je veux que mon
quartier-général soit établi.» Puis il piqua son cheval et s'éloigna. Un
général et quelques officiers restèrent pour faire exécuter l'ordre du
premier consul, qui dans la nuit même de son arrivée à Boulogne revint
coucher au Pont de Briques.

On me raconta à Boulogne les détails d'un combat naval, que s'étaient
livré, peu de temps avant notre arrivée, la flottille française,
commandée par l'amiral Bruix, et l'escadre anglaise avec laquelle Nelson
bloquait le port de Boulogne. Je les rapporterai tels qu'ils m'ont été
dits, ayant trouvé des plus curieuses la manière commode dont l'amiral
français dirigeait les opérations de ses marins.

Deux cents bâtimens environ tant canonnières que bombardes, bateaux
plats et péniches, formaient la ligne de défense; la côte et les forts
étaient hérissés de batteries. Quelques frégates se détachèrent de la
station ennemie, et, précédées de deux ou trois bricks, vinrent se
ranger en bataille devant la ligne et à la portée du canon de notre
flottille. Alors le combat s'engagea, les boulets arrivèrent de toutes
parts. Nelson, qui avait promis la destruction de la flottille, fit
renforcer sa ligne de bataille de deux autres rangs de vaisseaux et de
frégates; ainsi placés par échelons, ils combattirent avec une grande
supériorité de forces. Pendant plus de sept heures, la mer, couverte de
feu et de fumée, offrit à toute la population de Boulogne le superbe et
épouvantable spectacle d'un combat naval où plus de dix-huit cents coups
de canon partaient à la fois. Le génie de Nelson ne put rien contre nos
marins et nos soldats. L'amiral Bruix était dans sa baraque, placée près
du sémaphore des signaux. De là, il combattait Nelson, en buvant avec
son état-major et quelques dames de Boulogne qu'il avait invitées à
dîner. Les convives chantaient les premières victoires du premier
consul, tandis que l'amiral, sans quitter la table, faisait manœuvrer la
flottille au moyen des signaux qu'il ordonnait. Nelson, impatient de
vaincre, fit avancer toutes ses forces navales; mais, contrarié par le
vent que les Français avaient sur son escadre, il ne put tenir la
promesse qu'il avait faite à Londres de brûler notre flottille. Loin de
là, plusieurs de ses bâtimens furent fortement endommagés, et l'amiral
Bruix voyant s'éloigner les Anglais, cria victoire, en versant le
champagne à ses convives. La flottille française avait peu souffert,
tandis que l'escadre ennemie était abîmée par le feu continuel de nos
batteries sédentaires. Ce jour-là, les Anglais reconnurent qu'il leur
serait impossible d'approcher de la côte de Boulogne, qu'ils ont depuis
surnommée la _Côte de Fer_.

Lorsque le premier consul quitta Boulogne, il devait passer à Abbeville
et y rester vingt-quatre heures. Le maire de cette ville n'avait rien
négligé pour l'y recevoir dignement. Abbeville était superbe ce jour-là.
On était allé enlever, avec leurs racines, les plus beaux arbres d'un
bois voisin, pour former des avenues dans toutes les rues où le premier
consul devait passer. Quelques habitans, propriétaires de magnifiques
jardins, en avaient retiré leurs arbustes les plus rares pour les ranger
sur son passage; des tapis de la manufacture de MM. Hecquet-Dorval
étaient étendus par terre, pour être foulés par ses chevaux. Une
circonstance imprévue troubla tout-à-coup la fête; un courrier que le
ministre de la police avait expédié, arriva au moment où nous
approchions de la ville. Le ministre avertissait le premier consul qu'on
voulait l'assassiner à deux lieues de là; le jour et l'heure étaient
indiqués.

Pour déjouer l'attentat qu'on méditait contre sa personne, le premier
consul traversa la ville au galop, et, suivi de quelques lanciers, il se
rendit sur le terrain où il devait être attaqué; là, il fit une halte
d'environ une demi-heure, y mangea quelques biscuits d'Abbeville et
repartit. Les assassins furent trompés; ils ne s'étaient préparés que
pour le lendemain.

Le premier consul et madame Bonaparte continuèrent leur tournée à
travers la Picardie, la Flandre et les Pays-Bas. Chaque jour arrivaient
au premier consul des offres de bâtiments de guerre faites par les
divers conseils généraux. On continuait à le haranguer, à lui présenter
les clefs des villes comme s'il eût exercé la puissance royale. Amiens,
Dunkerque, Lille, Bruges, Gand, Bruxelles, Liége, Namur se distinguèrent
par l'éclat de la réception qu'ils firent aux illustres voyageurs. Les
habitans de la ville d'Anvers firent présent au premier consul de six
chevaux bais magnifiques. Partout aussi le premier consul laissa des
marques utiles de son passage. Par ses ordres, des travaux furent
aussitôt commencés pour nettoyer et améliorer le port d'Amiens. Il
visita dans cette ville, et dans les autres lorsqu'il y avait lieu,
l'exposition des produits de l'industrie, encourageant les fabricans par
ses conseils et les favorisant par ses arrêtés. À Liége, il fit mettre à
la disposition du préfet de l'Ourthe une somme de 300,000 francs pour la
réparation des maisons brûlées par les Autrichiens, dans ce département,
pendant les premières guerres de la révolution. Anvers lui dut son port
intérieur, un bassin et des chantiers de construction. À Bruxelles, il
ordonna la jonction du Rhin, de la Meuse et de l'Escaut par un canal. Il
fit jeter à Givet un pont de pierre sur la Meuse, et, à Sedan, madame
veuve Rousseau reçut de lui une somme de 60,000 francs pour le
rétablissement de sa fabrique détruite par un incendie. Enfin, je ne
saurais énumérer tous les bienfaits publics ou particuliers que le
premier consul et madame Bonaparte semèrent sur leur route.

Peu de temps après notre retour à Saint-Cloud, le premier consul, se
promenant en voiture dans le parc avec sa femme et M. Cambacèrès, eut la
fantaisie de conduire à grandes guides les quatre chevaux attelés à sa
calèche, et qui étaient de ceux qui lui avaient été donnés par les
habitans d'Anvers. Il se plaça donc sur le siége, et prit les rênes des
mains de César, son cocher, qui monta derrière la voiture. Ils se
trouvaient en ce moment dans l'allée du fer à cheval, qui conduit à la
route du pavillon Breteuil et de Ville-d'Avray. Il est dit, dans le
Mémorial de Sainte-Hélène, que _l'aide-de-camp, ayant gauchement
traversé les chevaux, les fit emporter_. César, qui me conta en détail
cette fâcheuse aventure, peu de minutes après que l'accident avait eu
lieu, ne me dit pas un mot de l'aide-de-camp; et, en conscience, il
n'était pas besoin, pour faire verser la calèche, d'une autre gaucherie
que de celle d'un cocher aussi peu expérimenté que l'était le premier
consul. D'ailleurs, les chevaux étaient jeunes et ardens, et César
lui-même avait besoin de toute son adresse pour les conduire. Ne sentant
plus sa main, ils partirent au galop; et César, voyant la nouvelle
direction qu'ils prenaient vers la droite, se mit à crier, _à gauche_!
d'une voix de stentor. Le consul Cambacèrès, encore plus pâle qu'à
l'ordinaire, s'inquiétait peu de rassurer madame Bonaparte alarmée;
mais il criait de toutes ses forces:--Arrêtez! arrêtez! vous allez nous
briser! Cela pouvait fort bien arriver; mais le premier consul
n'entendait rien, et d'ailleurs il n'était plus maître des chevaux.
Arrivé, ou plutôt emporté avec une rapidité extrême jusqu'à la grille,
il ne put prendre le milieu, accrocha une borne et versa lourdement.
Heureusement les chevaux s'arrêtèrent. Le premier consul, jeté à dix pas
sur le ventre, s'évanouit et ne revint à lui que lorsqu'on le toucha
pour le relever. Madame Bonaparte et le second consul n'eurent que de
légères contusions; mais la bonne Joséphine avait horriblement souffert
d'inquiétude pour son mari. Pourtant, quoiqu'il eût été rudement
froissé, il ne voulut point être saigné, et se contenta de quelques
frictions d'eau de Cologne, son remède favori. Le soir, à son coucher,
il parla avec gaîté de sa mésaventure, de la frayeur extrême qu'avait
montrée son collègue, et finit en disant «_Il faut rendre à César ce qui
est à César_; qu'il garde son fouet, et que chacun fasse son métier.» Il
convenait toutefois, malgré ses plaisanteries, qu'il ne s'était jamais
cru lui-même si près de la mort, et que même il se tenait pour avoir été
bien mort pour quelques secondes. Je ne me souviens pas si c'est à cette
occasion, ou dans un autre moment, que j'ai entendu dire à l'empereur
que la mort n'était qu'un sommeil sans rêves.

Au mois d'octobre de cette année, le premier consul reçut en audience
publique Haled-Effendi, ambassadeur de la Porte Ottomane.

L'arrivée de l'ambassadeur Turc fit sensation aux Tuileries, parce qu'il
apportait une grande quantité de cachemires au premier consul, qu'on
était sûr qu'ils seraient distribués, et que chaque femme se flattait
d'être favorablement traitée. Je crois que sans son costume étranger, et
surtout sans ses cachemires, il aurait produit peu d'effet sur des gens
déjà habitués à voir des princes souverains faire la cour au chef du
gouvernement, chez lui et chez eux. Son costume même n'était pas plus
remarquable que celui de Roustan, auquel on était accoutumé, et quant à
ses saluts, ils n'étaient guère plus bas que ceux des courtisans
ordinaires du premier consul. À Paris, on dit que l'enthousiasme dura
plus long-temps. _C'est si drôle d'être Turc!_ Quelques dames eurent
l'honneur de voir manger l'ambassadeur barbu; il fut poli et même galant
avec elles, et leur fit quelques cadeaux qui furent très-vantés. Il
n'avait pas les mœurs trop musulmanes et ne fut pas très-effrayé de
voir, sans un voile sur le visage, nos jolies Parisiennes. Un jour,
qu'il passa presque entier à Saint-Cloud, je le vis faire sa prière.
C'était dans la cour d'honneur, sur un large parapet bordé d'une
balustrade en pierre. L'ambassadeur fit étendre des tapis du côté des
appartemens qui, depuis, furent ceux du roi de Rome, et là il fit ses
génuflexions, aux yeux de plusieurs personnes de la maison qui, par
discrétion, se tinrent derrière les croisées. Le soir il assista au
spectacle. On donnait, je crois, Zaïre ou Mahomet; il n'y comprit rien.



CHAPITRE XII

     Nouveau voyage à Boulogne.--Visite de la flottille, et revue des
     troupes.--Jalousie de la ligne contre la garde.--Le premier consul
     au camp.--Colère du général contre les soldats.--Ennuis des
     officiers et plaisirs du camp.--Timidité des
     Boulonnaises.--Jalousie des maris.--Visites des Parisiennes, des
     Abbevilloises, des Dunkerquoises et des Amiennoises, au camp de
     Boulogne.--Soirées chez la maîtresse du colonel Joseph
     Bonaparte.--Les généraux Soult, Saint-Hilaire et Andréossy.--La
     femme adroite et les deux amans heureux.--Curiosité du premier
     consul.--Le premier consul pris pour un commissaire des
     guerres.--Commencement de la faveur du général
     Bertrand.--L'ordonnateur Arcambal et les deux visiteurs.--Le
     premier consul épiant son frère, qui feint de ne pas le
     reconnaître.--Le premier consul et les jeux innocens.--Le premier
     consul n'a rien à donner pour gage.--Billet doux du premier
     consul.--Combat naval.--Le premier consul commande une manœuvre et
     se trompe.--Erreur reconnue et silence du général.--Le premier
     consul pointe les canons et fait rougir les boulets.--Combat de
     deux Picards.--Explosion continuelle.--Dîner au bruit du
     canon.--Frégate anglaise démâtée, et le brick coulé bas.


Au mois de novembre de cette année, le premier consul retourna à
Boulogne pour visiter la flottille et passer la revue des troupes qui
s'y étaient déjà rassemblées, dans les camps destinés à l'armée avec
laquelle il se proposait de descendre en Angleterre. J'ai conservé
quelques notes, et encore plus de souvenirs sur mes différens séjours à
Boulogne. Jamais l'empereur ne déploya autre part une plus grande
puissance militaire. Jamais on ne vit réunies sur un même point, de plus
belles troupes ni de plus prêtes à marcher au moindre signe de leur
chef. Il n'est donc pas suprenant que j'aie retrouvé dans ma mémoire sur
cette époque, des détails que personne, je crois, n'a encore imaginé de
publier. Personne aussi, si je ne me trompe, n'a pu être mieux en état
que moi de les connaître. Au reste, le lecteur va être à même d'en
juger.

Dans les différentes revues que passait le premier consul, il semblait
vouloir exciter l'enthousiasme des soldats et leur attachement à sa
personne, par l'attention avec laquelle il saisissait toutes les
occasions de flatter leur amour-propre.

Un jour, ayant particulièrement remarqué l'excellente tenue des 36e,
57e régimens de ligne et 10e d'infanterie légère, il fit sortir
des rangs tous les chefs, depuis les caporaux jusqu'aux colonels, et se
mettant au milieu d'eux, il leur témoigna sa satisfaction en leur
rappelant les occasions où, sous le feu du canon, il avait été à même
de faire sur ces trois braves régimens des remarques avantageuses. Il
complimenta les sous-officiers sur la bonne éducation des soldats, et
les capitaines et les chefs de bataillon sur l'ensemble et la précision
des manœuvres. Enfin, chacun eut sa part d'éloges.

Cette flatteuse distinction n'excita point la jalousie des autres corps
de l'armée; chaque régiment avait eu dans cette journée sa part plus ou
moins grande de complimens, et quand la revue fut terminée, ils
regagnèrent paisiblement leurs cantonnemens. Mais les soldats des
36e, 57e et 10e, tout fiers d'avoir été favorisés si
spécialement, allèrent dans l'après-midi porter leur triomphe dans une
guinguette fréquentée par les grenadiers de la garde à cheval. On
commença par boire tranquillement, en parlant de campagnes, de villes
prises, du premier consul, enfin de la revue du matin: alors, des jeunes
gens de Boulogne qui s'étaient mêlés aux buveurs, s'avisèrent de chanter
des couplets de composition toute récente, dans lesquels on portait aux
nues la bravoure, les exploits des trois régimens, sans y mêler un mot
pour le reste de l'armée, pas même pour la garde; et c'était dans la
guinguette favorite des grenadiers de la garde, que ces couplets étaient
chantés! Ceux-ci gardèrent d'abord un morne silence; mais bientôt,
poussés à bout, ils protestèrent à haute voix contre ces couplets,
qu'ils trouvaient, disaient-ils, détestables. La querelle s'engagea
d'une façon très-vive, on cria beaucoup, on se dit des injures, puis on
se sépara, sans trop de bruit pourtant, en se donnant rendez-vous pour
le lendemain, à quatre heures du matin, aux environs de Marquise, petit
village qui est à deux lieues de Boulogne. Il était fort tard, le soir,
quand les soldats quittèrent la guinguette.

Plus de deux cents grenadiers de la garde se rendirent séparément au
lieu du rendez-vous, et trouvèrent le terrain occupé par un nombre à peu
près égal de leurs adversaires des 36e, 57e et 10e. Sans
explications, sans tapage, ils mirent tous le sabre à la main, et se
battirent pendant plus d'une heure avec un sang-froid effrayant. Un
nommé Martin, grenadier de la garde, homme d'une taille gigantesque, tua
de sa main sept ou huit soldats du 10e. Ils se seraient probablement
massacrés tous, si le général Saint-Hilaire, prévenu trop tard de cette
sanglante querelle, n'eût pas fait aussitôt partir un régiment de
cavalerie, qui mit fin au combat. Les grenadiers avaient perdu dix
hommes, et les soldats de la ligne treize: les blessés étaient de part
et d'autre en très-grand nombre.

Le premier consul alla au camp le lendemain, fit amener devant lui les
provocateurs de cette terrible scène, et leur dit d'une voix sévère: «Je
sais pourquoi vous vous êtes battus; plusieurs braves ont succombé dans
une lutte indigne d'eux et de vous. Vous serez punis. J'ai ordonné qu'on
imprimât les couplets, cause de tant de malheurs. Je veux qu'en
apprenant votre punition, les Boulonnais sachent que vous avez démérité
de vos frères d'armes.»

Cependant les troupes, et surtout les officiers, commençaient à
s'ennuyer de leur séjour à Boulogne, ville moins propre que toute autre,
peut-être, à leur rendre supportable une existence inactive. On ne
murmurait pas néanmoins, parce que jamais, où était le premier consul,
les murmures n'avaient pu trouver place; mais on pestait tout bas de se
voir retenu au camp ou dans le port, ayant l'Angleterre devant soi, à
neuf ou dix lieues de distance. Les plaisirs étaient: rares à Boulogne;
les Boulonnaises, jolies femmes en général, mais extrêmement timides,
n'osaient pas former de réunions chez elles, dans la crainte de déplaire
à leurs maris, gens fort jaloux, comme le sont tous les Picards. Il y
avait pourtant un beau salon, dans lequel on aurait pu facilement donner
des bals et des soirées; mais, quoiqu'elles en eussent bien envie, ces
dames n'osaient pas s'en servir; il fallut qu'un certain nombre de
belles Parisiennes, touchées du triste sort de tant de braves et beaux
officiers, vinssent à Boulogne pour charmer les ennuis d'un si long
repos. L'exemple des Parisiennes piqua les Abbevilloises, les
Dunkerquoises, les Amiennoises, et bientôt Boulogne fut rempli
d'étrangers et d'étrangères qui venaient faire les honneurs de la ville.

Entre toutes ces dames, celle qui se faisait principalement remarquer
par un excellent ton, beaucoup d'esprit et de beauté, était une
Dunkerquoise nommée madame F..., excellente musicienne, pleine de gaîté,
de grâces et de jeunesse; il était impossible que madame F... ne fit
point tourner bien des têtes. Le colonel Joseph, frère du premier
consul, le général Soult, qui fut depuis maréchal, les généraux
Saint-Hilaire et Andréossy, et quelques autres grands personnages,
furent à ses pieds. Deux seulement, dit-on, réussirent à s'en faire
aimer, et de ces deux, l'un était le colonel Joseph, qui passa bientôt
dans la ville pour l'amant préféré de madame F.... La belle Dunkerquoise
donnait souvent des soirées, auxquelles le colonel Joseph ne Manquait
jamais d'assister. Parmi tous ses rivaux, et certes il en avait bon
nombre, un seul lui portait ombrage; c'était le général en chef Soult.
Cette rivalité ne nuisait point aux intérêts de madame F...; en habile
tacticienne, elle provoquait adroitement la jalousie de ses deux
soupirans, en acceptant tour à tour de chacun d'eux les complimens, les
bouquets de roses, et mieux que cela quelquefois.

Le premier consul, informé des amours de son frère, eut un soir la
fantaisie d'aller s'égayer au petit salon de madame F..., qui était tout
bonnement une chambre au premier étage de la maison d'un menuisier, dans
la rue des Minimes. Pour ne pas être reconnu, il s'habilla en bourgeois,
et mit une perruque et des lunettes. Il mit dans sa confidence le
général Bertrand, qui était déjà en grande faveur auprès de lui, et qui
eut soin de faire aussi tout ce qui pouvait le rendre méconnaissable.

Ainsi déguisés, le premier consul et son compagnon se présentèrent chez
madame F..., et demandèrent monsieur l'ordonnateur Arcambal. Le plus
sévère incognito fut recommandé à M. Arcambal par le premier consul, qui
n'aurait pas voulu, pour tout au monde, être reconnu. M. Arcambal promit
le secret. Les deux visiteurs furent annoncés sous le titre de
commissaires des guerres.

On jouait à la bouillotte: l'or couvrait les tables, et le jeu et le
punch absorbaient à un tel point l'attention des joyeux habitués
qu'aucun d'eux ne prit garde aux personnages qui venaient d'entrer.
Quant à la maîtresse du logis, elle n'avait jamais vu de près le premier
consul ni le général Bertrand; en conséquence, il n'y avait rien à
craindre de son côté. Je crois bien que le colonel Joseph reconnut son
frère, mais il ne le fit pas voir.

Le premier consul, évitant de son mieux les regards, épiait ceux de son
frère et de madame F.... Convaincu de leur intelligence, il se disposait
à quitter le salon de la jolie Dunkerquoise, lorsque celle-ci, tenant
beaucoup à ce que le nombre de ses convives ne diminuât pas encore,
courut aux deux faux commissaires des guerres, et les retint
gracieusement, en leur disant qu'on allait jouer aux petits jeux, et
qu'ils ne s'en iraient pas avant d'avoir donné des gages. Le premier
consul ayant consulté des yeux le général Bertrand, trouva plaisant de
rester pour jouer aux jeux _innocens_.

Effectivement, au bout de quelques minutes, sur la demande de madame
F..., les joueurs désertèrent la bouillotte, et vinrent se ranger en
cercle autour d'elle. On commença par danser la boulangère; puis les
jeux _innocens_ allèrent leur train. Le tour vint au premier consul de
donner un gage. Il fut d'abord très-embarrassé, n'ayant sur lui qu'un
morceau de papier sur lequel il avait crayonné les noms de quelques
colonels; il confia pourtant ce papier à madame F..., en la priant de
ne point l'ouvrir. La volonté du premier consul fut respectée, et le
papier, jusqu'à ce que le gage eût été racheté, resta fermé sur les
genoux de la belle dame. Ce moment arriva, et l'on imposa au grand
capitaine la singulière pénitence de faire le _portier_, tandis que
madame F..., avec le colonel Joseph, feraient le _voyage à Cythère_ dans
une pièce voisine. Le premier consul s'acquitta de bonne grâce du rôle
qu'on lui faisait jouer; puis, après les gages rendus, il fit signe au
général Bertrand de le suivre. Ils sortirent, et bientôt le menuisier,
qui demeurait au rez-de-chaussée, monta pour remettre un petit billet à
madame F.... Ce billet était ainsi conçu:

«Je vous remercie, madame, de l'aimable accueil que vous m'avez fait. Si
vous venez un jour dans ma baraque, je ferai encore le portier, si bon
vous semble; mais cette fois je ne laisserai point à d'autres le soin de
vous accompagner dans le voyage à Cythère.

_Signé_ BONAPARTE.»

La jolie Dunkerquoise lut tout bas le billet; mais elle ne laissa point
ignorer aux donneurs de gages qu'ils avaient reçu la visite du premier
consul. Au bout d'une heure on se sépara, et madame F... resta seule à
réfléchir sur la visite et le billet du grand homme.

Ce fut durant ce même séjour qu'il y eut dans la rade de Boulogne un
combat terrible pour protéger l'entrée dans le port, d'une flottille
composée de vingt ou trente bâtimens, qui venaient d'Ostende, de
Dunkerque et de Nienport, chargés de munitions pour la flotte nationale.

Une magnifique frégate, portant du canon de trente-six, un cottre et un
brick de premier rang s'étaient détachés de la croisière anglaise, afin
de couper le chemin à la flottille batave; mais on les reçut de manière
à leur ôter l'envie d'y revenir.

Le port de Boulogne était défendu par cinq forts: le fort de la Crèche,
le fort en Bois, le fort Musoir, la tour Croï et la tour d'Ordre, tous
garnis de canons et d'obusiers avec un luxe extraordinaire. La ligne
d'embossage qui barrait l'entrée se composait de deux cent cinquante
chaloupes canonnières et autres bâtimens; la division des canonnières
impériales en faisait partie.

Chaque chaloupe portait trois pièces de canon de vingt-quatre, deux
pièces de chasse et une de retraite. Cinq cents bouches à feu jouaient
donc sur l'ennemi, indépendamment de toutes les batteries des forts.
Toutes les pièces de canon tiraient plus de trois coups par minute.

Le combat commença à une heure après midi. Il faisait un temps superbe.
Au premier coup de canon, le premier consul quitta le quartier-général
du _Pont de Briques_, et vint au galop, suivi de son état-major, pour
donner ses ordres à l'amiral Bruix. Bientôt, voulant observer par
lui-même les mouvemens de défense, et contribuer à les diriger, il se
jeta, suivi de l'amiral et de quelques officiers, dans un canot que des
marins de la garde conduisaient.

C'est ainsi que le premier consul se porta au milieu des bâtimens qui
formaient la ligne d'embossage, à travers mille dangers et une grêle
d'obus, de bombes et de boulets. Ayant l'intention de débarquer à
Wimereux après avoir parcouru la ligne, il fit tourner vers la tour
Croï, disant qu'il fallait la doubler. L'amiral Bruix, effrayé du péril
qu'on allait courir inutilement, représenta au premier consul
l'imprudence de cette manœuvre: «Que gagnerons-nous, disait-il, à
doubler ce fort? rien, que des boulets.... Général, en le tournant nous
arriverions aussi tôt.» Le premier consul n'était pas de l'avis de
l'amiral; il s'obstinait à vouloir doubler la tour; l'amiral, au risque
d'être disgracié, donna des ordres contraires aux marins; et le premier
consul se vit obligé de passer derrière le fort, très-irrité et faisant
à l'amiral des reproches qui cessèrent bientôt: car à peine le canot
était-il passé, qu'un bateau de transport, qui avait doublé la tour
Croï, fut écrasé et coulé bas par trois ou quatre obus.

Le premier consul se tut, en voyant combien l'amiral avait eu raison, et
le reste du chemin se fit sans encombre jusqu'au petit port de Wimereux.
Arrivé là, il monta sur la falaise pour encourager les canonniers. Il
leur parlait à tous, leur frappait sur l'épaule, les engageant à bien
pointer. «Courage, mes amis, disait-il, songez que vous combattez des
gaillards qui tiendront long-temps; renvoyez-les avec les honneurs de la
guerre.» Et regardant la belle résistance et les manœuvres majestueuses
de la frégate, il demandait: «Croyez-vous, mes enfans, que le capitaine
soit anglais? je ne le pense pas.»

Les artilleurs, enflammés par les paroles du premier consul redoublaient
d'ardeur et de vitesse. «Tenez, mon général, s'écria l'un d'eux, à la
frégate, le beaupré va _descendre_!» Il avait bien dit, le mât de
beaupré fut coupé en deux par le boulet. «Donnez vingt francs à ce
brave,» dit le premier consul en s'adressant aux officiers qui l'avaient
suivi.

À côté des batteries de Wimereux était une forge pour faire rougir les
boulets. Le premier consul regardait travailler les forgerons, et leur
donnait des conseils. «Ce n'est pas assez rouge, mes enfans; il faut
leur envoyer plus rouge que ça... allons! allons!» L'un d'eux l'avait
connu lieutenant d'artillerie, et disait à ses camarades: «Il s'entend
joliment à ces petites choses-là... tout comme aux grandes, allez!»

Ce jour-là, deux soldats sans armes, qui, placés sur la falaise,
regardaient les manœuvres, se prirent de querelle d'une manière
très-plaisante. «_Tiens_, dit l'un, _vois-tu l'pio caporal, là-bas_?
(ils étaient tous deux Picards.)--_Mais non, je ne l'vois point.--Tu ne
l'vois point dans son canot?--Ah! si... mais il n'y pens' point, bien
sûr; s'il y arrivait queuq' tape, il ferait pleurer toute l'armée.
Pourquoi qu'i s'expose comme ça?--Dame, c'est sa place.--Mais,
non.--Mais, si.--Mais, non... Voyons, qu'est-ce que tu ferais d'main,
toi, si l'pio caporal était f...--Eh! puisqu'j'te dis qu'c'est sa
place_, etc.; et n'ayant point, à ce qu'il paraît, d'argumens assez
forts de part et d'autre, ils en vinrent à se battre à coups de poing.
On eut beaucoup de peine à les séparer.

Le combat avait commencé à une heure après midi; à dix heures du soir
environ, la flottille batave entra dans le port au milieu du feu le
plus horrible que j'aie jamais vu. Dans cette obscurité, les bombes qui
se croisaient en tous sens formaient au dessus du port et de la ville un
berceau de feu. L'explosion continuelle de toute cette artillerie était
répétée par les échos des falaises avec un fracas épouvantable; et,
chose singulière, personne dans la ville n'avait peur. Les Boulonnais
avaient pris l'habitude du danger; ils s'attendaient tous les jours à
quelque chose de terrible; ils avaient toujours sous les yeux des
préparatifs d'attaque ou de défense; ils étaient devenus soldats à force
d'en voir. Ce jour-là, on dîna au bruit du canon, mais tout le monde
dîna: l'heure du repas ne fut ni avancée ni reculée. Les hommes allaient
à leurs affaires, les femmes s'occupaient de leur ménage, les jeunes
filles touchaient du piano... Tous voyaient avec indifférence les
boulets passer au dessus de leurs têtes, et les curieux que l'envie de
voir le combat avait attirés sur les falaises, ne paraissaient guère
plus émus qu'on ne l'est ordinairement en voyant jouer une pièce
militaire chez Franconi.

J'en suis encore à me demander comment trois vaisseaux ont pu supporter
pendant plus de neuf heures un choc aussi violent. Au moment où la
flottille entra dans le port, le cutter anglais avait coulé bas, le
brick avait été brûlé par les boulets rouges, il ne restait que la
frégate, avec ses mâtures fracassées, ses voiles déchirées, et pourtant
elle tenait encore, immobile comme un roc. Elle était si près de la
ligne d'embossage, que les marins pouvaient, de part et d'autre, se
reconnaître et se compter. Derrière elle, à distance raisonnable se
trouvaient plus de cent voiles anglaises. Enfin, à dix heures passées,
un signal parti de l'amiral anglais fit virer de bord la frégate, et le
feu cessa. La ligne d'embossage ne fut pas fortement endommagée dans ce
long et terrible combat, parce que les bordées de la frégate portaient
presque toujours dans les mâtures, et jamais dans le corps des
chaloupes. Le brick et le cutter firent plus de mal.



CHAPITRE XIII

     Retour à Paris du premier consul.--Arrivée du prince Camille
     Borghèse.--Pauline Bonaparte et son premier mari, le général
     Leclerc.--Amour du général pour sa femme.--Portrait du général
     Leclerc.--Départ du général pour Saint-Domingue.--Le premier consul
     ordonne aussi le départ de sa sœur.--Révolte de Christophe et de
     Dessalines.--Arrivée au Cap, du général et de sa femme.--Courage de
     madame Leclerc.--Insurrection des noirs.--Les débris de l'armée de
     Brest, et douze mille nègres révoltés.--Valeur héroïque du général
     en chef, atteint d'une maladie mortelle.--Courage de madame
     Leclerc.--Noblesse et intrépidité.--Pauline sauvant son fils.--Mort
     du général Leclerc.--Mariage de Pauline.--Chagrin de Lafon, et
     réponse de mademoiselle Duchesnois.--M. Jules de Canouville, et la
     princesse Borghèse.--Disgrâce de la princesse auprès de
     l'empereur.--Générosité de la princesse pour son frère.--La seule
     amie qui lui reste.--Les diamans de la princesse dans la voiture de
     l'empereur à la bataille de Waterloo.


LE premier consul quitta Boulogne pour retourner à Paris, où il voulait
assister au mariage d'une de ses sœurs. Le prince Camille Borghèse,
descendant de la plus noble famille de Rome, y était déjà arrivé pour
épouser madame Pauline Bonaparte, veuve du général Leclerc, mort de la
fièvre jaune à Saint-Domingue.

Je me souviens d'avoir vu ce malheureux général, chez le premier consul,
quelque temps avant son départ pour la funeste expédition qui lui coûta
la vie, et à la France la perte de tant de braves soldats, et un argent
énorme. Le général Leclerc, dont le nom est aujourd'hui à peu près
oublié, ou même, en quelque sorte, voué au mépris, était un homme doux
et bienveillant. Il était passionnément amoureux de sa femme, dont la
légèreté, pour ne pas dire plus, le désolait, et le jetait dans une
mélancolie profonde et habituelle qui faisait peine à voir. La princesse
Pauline (qui était loin encore d'être princesse) l'avait pourtant épousé
librement et par choix; ce qui ne l'empêchait pas de tourmenter son mari
par des caprices sans fin, et en lui répétant cent fois le jour qu'il
était trop heureux d'avoir pour femme une sœur du premier consul. Je
suis convaincu qu'avec ses goûts simples et son humeur pacifique, le
général Leclerc aurait mieux aimé beaucoup moins d'éclat et plus de
repos.

Le premier consul avait exigé que sa sœur accompagnât le général à
Saint-Domingue. Il lui avait fallu obéir et quitter Paris, où elle
tenait le sceptre de la mode, et éclipsait toutes les femmes par son
élégance et sa coquetterie, autant que par son incomparable beauté, pour
aller braver un climat dangereux et les féroces compagnons de Christophe
et de Dessalines. À la fin de l'année 1801, le vaisseau amiral l'_Océan_
avait mis à la voile, de Brest, conduisant au Cap le général Leclerc, sa
femme et leur fils.

Arrivée au Cap, la conduite de madame Leclerc fut au dessus de tout
éloge. Dans plus d'une occasion, mais particulièrement dans celle que je
vais essayer de rappeler, elle déploya un courage digne de son nom et de
la situation de son mari. Je tiens ces détails d'un témoin oculaire, que
j'ai connu à Paris au service de la princesse Pauline.

Le jour de la grande insurrection des noirs, en septembre 1802, les
bandes de Christophe et de Dessalines, composées de plus de 12,000
nègres exaspérés par leur haine contre les blancs, et par la certitude
que s'ils succombaient, il ne leur serait point fait de quartier,
vinrent donner l'assaut à la ville du Cap, qui n'était défendue que par
un millier de soldats. C'étaient les seuls restes de cette nombreuse
armée qui était sortie de Brest, un an auparavant, si brillante et si
pleine d'espérance. Cette poignée de braves, la plupart minés par la
fièvre, ayant à sa tête le général en chef de l'expédition, déjà
souffrant lui-même de la maladie dont il mourut, repoussa avec des
efforts inouïs et une valeur héroïque les attaques multipliées des
noirs.

Pendant le combat, où la fureur, sinon le nombre et la force, était
égale des deux côtés, madame Leclerc était avec son fils, et sous la
garde d'un ami dévoué qui n'avait à ses ordres qu'une faible compagnie
d'artillerie, dans la maison où son mari avait fixé sa résidence, au
pied des mornes qui bordent la côte. Le général en chef, craignant que
cette résidence ne fût surprise par un parti ennemi, et ne pouvant
d'ailleurs prévoir l'issue de la lutte qu'il soutenait au haut du cap où
se livraient les assauts les plus acharnés des noirs, envoya l'ordre de
transporter à bord de la flotte française sa femme et son fils. Pauline
n'y voulut point consentir. Toujours fidèle à la fierté que lui
inspirait son nom (mais cette fois il y avait dans sa fierté autant de
grandeur que de noblesse), elle dit aux dames de la ville qui s'étaient
réfugiées auprès d'elle, et la conjuraient de s'éloigner, en lui faisant
une effrayante peinture des horribles traitemens auxquels des femmes
seraient exposées de la part des nègres: «Vous pouvez partir? vous. Vous
n'êtes point sœur de Bonaparte.»

Cependant le danger devenant plus pressant de minute en minute, le
général Leclerc envoya un aide-de-camp à la résidence, et il lui fut
enjoint, en cas d'un nouveau refus de Pauline, de l'enlever de force, et
de la porter à bord malgré elle. L'officier se vit obligé d'exécuter cet
ordre à la rigueur. Madame Leclerc fut retenue de force dans un fauteuil
porté par quatre soldats. Un grenadier marchait à côté d'elle, portant
dans son bras le fils de son général; et pendant cette scène de fuite et
de terreur, l'enfant, déjà digne de sa mère, jouait avec le panache de
son conducteur. Suivie de son cortége de femmes tremblantes et en
pleurs, dont son courage était le seul rempart pendant ce trajet
périlleux, Pauline fut ainsi transportée jusqu'au bord de la mer. Mais,
au moment où on allait la déposer dans la chaloupe, un autre
aide-de-camp de son mari lui apporta la nouvelle de la déroute des
noirs. «Vous le voyez bien, dit-elle en retournant à la résidence;
j'avais raison de ne pas vouloir m'embarquer.» Elle n'était pourtant pas
encore hors de tout danger. Une troupe de nègres, faisant partie de
l'armée qui venait d'être si miraculeusement repoussée, et cherchant
elle-même à opérer sa retraite dans les moles, rencontra la faible
escorte de madame Leclerc. Les insurgés firent mine de vouloir
l'attaquer; il fallut les écarter à coups de fusil tirés presque à bout
portant. Au milieu de cette échaufourée, Pauline conserva une
imperturbable présence d'esprit.

On ne manqua point de rapporter au premier consul toutes ces
circonstances, qui faisaient tant d'honneur à madame Leclerc; son
amour-propre en fut flatté, et je crois que ce fut au prince Borghèse
qu'il dit un jour à son lever: «Pauline était prédestinée à épouser un
Romain; car, de la tête aux pieds, elle est toute Romaine.»

Malheureusement ce courage, qu'un homme aurait pu lui envier, n'était
pas accompagné chez la princesse Pauline de ces vertus, moins brillantes
et plus modestes, mais aussi plus nécessaires à une femme, et que l'on a
droit d'attendre d'elle, plutôt que l'audace et que le mépris du danger.

Je ne sais s'il est vrai, comme on l'a écrit quelque part, que madame
Leclerc, lorsqu'elle fut obligée de partir pour Saint-Domingue, avait de
l'affection pour un acteur du Théâtre-Français. Je ne pourrais pas dire
non plus si en effet mademoiselle Duchesnois eut la naïveté de s'écrier
devant cent personnes, à propos de ce départ: «Lafon ne s'en consolera
pas; il est capable d'en mourir!» Mais ce que j'ai pu savoir par
moi-même, des faiblesses de cette princesse, me porterait assez à croire
cette anecdote.

Tout Paris a connu la faveur particulière dont elle honora M. Jules de
Canouville,[9] jeune et brillant colonel, beau, brave, d'une tournure
parfaite et d'une étourderie qui lui valait ses innombrables succès
auprès de certaines femmes, quoiqu'il usât fort peu de discrétion avec
elles. La liaison de la princesse Pauline avec cet aimable officier fut
la plus durable quelle ait jamais formée. Par malheur ils n'étaient pas
plus réservé l'un que l'autre, et leur mutuelle tendresse acquit en peu
de temps une scandaleuse publicité. J'aurai occasion plus tard de
raconter, en son lieu, l'aventure qui causa la disgrâce, l'éloignement
et peut-être la mort du colonel de Canouville, dont toute l'armée pleura
la perte si prématurée et surtout si cruelle, puisque ce ne fut pas d'un
boulet ennemi qu'il fut frappé.[10]

Au reste, quelle qu'ait été la faiblesse de la princesse Pauline pour
ses amans, et quoique l'on en pût citer les plus incroyables exemples,
sans toutefois sortir de la vérité, son dévouement admirable à la
personne de S. M. l'empereur, en 1814, doit faire traiter ses fautes
avec indulgence.

Cent fois l'étourderie de sa conduite, et surtout son manque d'égards et
de respect pour l'impératrice Marie-Louise, avait irrité l'empereur
contre la princesse Borghèse. Il finissait toujours par lui pardonner.
Cependant à l'époque de la chute de son auguste frère, elle était de
nouveau dans sa disgrâce. Informée que l'île d'Elbe avait été assignée
pour prison à l'empereur, elle courut s'y enfermer avec lui, abandonnant
Rome et l'Italie, dont les plus beaux palais étaient à elle. Avant la
bataille de Waterloo, Sa Majesté, dans ce moment de crise, retrouva
toujours fidèle le cœur de sa sœur Pauline. Craignant pour lui le manque
d'argent, elle lui envoya ses plus riches parures de diamans, dont le
prix était énorme. Elles se trouvaient dans la voiture de l'empereur,
qui fut prise à Waterloo, et exposée à la curiosité des habitans de
Londres. Mais les diamans ont été perdus, du moins pour leur légitime
propriétaire.



CHAPITRE XIV

     Arrestation du général Moreau.--Constant envoyé en observateur.--Le
     général Moreau marié par madame Bonaparte.--Mademoiselle
     Hulot.--Madame Hulot.--Hautes prétentions.--Opposition de
     Moreau.--Ses railleries.--Intrigues et complots des
     mécontens.--Témoignages d'affection donnés par le premier consul au
     général Moreau.--Ce que dit et fait l'empereur le jour de
     l'arrestation des aides-de-camp de Moreau.--Le compagnon d'armes du
     général Foy.--Enlèvement.--Rigueur excessive envers le colonel
     Delélée.--Ruse d'un enfant.--Mesures arbitraires.--Inflexibilité de
     l'empereur.--Les députés de Besançon et le maréchal M....--Terreur
     panique et fermeté.--Les amis de cour.--Une audience solennelle aux
     Tuileries.--Réception des Bisontins.--Réponse
     courageuse.--Réparation.--Changement à vue.--Les anciens
     camarades.--Le chef d'état-major de l'armée de Portugal.--Mort
     prématurée.--Surveillance exercée sur les gens de la maison de
     l'empereur à chaque nouvelle conspiration.--Le gardien du
     porte-feuille.--Registres des concierges.--Jalousie de l'empereur
     excitée par un nom suspect.


LE jour de l'arrestation du général Moreau, le premier consul était dans
une grande agitation. La matinée se passa en allées et venues de ses
émissaires et des agens de la police. Des mesures avaient été prises
pour que l'arrestation se fît à la même heure, soit à Gros-Bois, soit à
l'hôtel du général, rue du Faubourg-Saint-Honoré. Le premier consul se
promenait fort soucieux dans sa chambre. Il me fit venir et m'ordonna
d'aller devant la maison du général Moreau (celle de Paris) observer si
l'arrestation avait lieu, s'il y avait du tumulte, et de revenir
promptement lui faire mon rapport. J'obéis; mais rien d'extraordinaire
ne se passait dans l'hôtel, et je ne vis que quelques limiers de police
se promenant dans la rue, l'œil sur la porte de la maison habitée par
l'homme qu'on leur avait marqué pour leur proie. Ma présence pouvant
être remarquée, je m'éloignai, et en retournant au château, j'appris que
le général Moreau avait été arrêté sur la route en revenant à Paris de
la terre de Gros-Bois, qu'il vendit quelques mois plus tard au maréchal
Berthier, avant de partir pour les États-Unis. Je pressai le pas et
courus annoncer au premier consul la nouvelle de l'arrestation. Il la
savait déjà et ne me répondit rien. Il était toujours pensif et rêveur,
comme dans la matinée.

Puisque je me trouve amené à parler du général Moreau, je rappellerai
par quelles fatales circonstances il fut poussé à flétrir sa gloire.
Madame Bonaparte l'avait marié à mademoiselle Hulot, son amie, et,
comme elle, créole de l'île de France. Cette jeune personne, douce,
aimable et pleine des qualités qui font la bonne épouse et la bonne
mère, aimait passionément son mari; elle était fière de ce nom glorieux,
qui l'entourait de respects et d'honneurs. Mais, par malheur, elle avait
la plus grande déférence pour sa mère, dont l'ambition était grande, et
qui ne désirait pas moins que de voir sa fille assise sur un trône.
L'empire qu'elle avait sur madame Moreau ne tarda pas à s'étendre au
général lui-même, qui, dominé par ses conseils, devint sombre, rêveur,
mélancolique, et perdit pour jamais cette tranquillité d'esprit qui le
distinguait. Dès lors la maison du général fut ouverte aux intrigues,
aux complots; tous les mécontens, et le nombre en était grand, s'y
donneront rendez-vous; dès lors le général prit à tâche de désapprouver
tous les actes du premier consul: il s'opposa au rétablissement du
culte, il traita d'enfantillage et de ridicule momerie l'institution de
la Légion-d'honneur. Ces inconséquences graves, et bien d'autres encore,
arrivèrent, comme bien on pense, aux oreilles du premier consul, qui
refusa d'abord d'y ajouter foi; mais comment aurait-il pu rester sourd à
des propos qui revenaient tous les jours avec plus de force, et sans
doute envenimés par la malveillance?

À mesure que les discours imprudens du général contribuaient à le perdre
dans l'esprit du premier consul, sa belle-mère, par une obstination
dangereuse, l'encourageait dans son opposition, persuadée, disait-elle,
que l'avenir ferait justice du présent; elle ne croyait pas si bien
dire. Le général donna tête baissée dans l'abîme qui s'ouvrait devant
lui. Combien sa conduite fut en opposition avec son caractère! Il avait
pour les Anglais une aversion prononcée, il détestait les chouans et
tout ce qui tenait à l'ancienne noblesse. D'ailleurs un homme comme le
général Moreau, après avoir si glorieusement servi sa patrie, n'était
pas fait pour porter les armes contre elle. Mais on l'abusait, il
s'abusait lui-même en se croyant propre à jouer un grand rôle politique.
Il fut perdu par la flatterie d'un parti qui soulevait le plus
d'inimitiés qu'il pouvait contre le premier consul, en éveillant la
jalousie de ses anciens compagnons d'armes.

J'ai vu plus d'un témoignage d'affection donné par le premier consul au
général Moreau. Dans le cours d'une visite de celui-ci aux Tuileries, et
pendant qu'il s'entretenait avec le premier consul, survint le général
Carnot, qui arrivait de Versailles avec une paire de pistolets d'un
travail précieux, et dont la manufacture de Versailles faisait hommage
au premier consul. Prendre ces deux belles armes des mains du général
Carnot, les admirer un moment et les offrir ensuite au général Moreau en
lui disant: «Tenez; ma foi, ils ne pouvaient venir plus à propos,» tout
cela se fit plus vite que je ne puis l'écrire. Le général fut on ne peut
plus flatté de cette preuve d'amitié, et remercia vivement le premier
consul.

Le nom et le procès du général Moreau me rappellent l'histoire d'un
brave officier, qui se trouva compromis dans cette malheureuse affaire,
et ne sortit de peine, après plusieurs années de disgrâce, que par le
courage avec lequel il osa s'exposer au courroux de l'empereur.
L'authenticité des détails que je vais rapporter pourrait être attestée,
au besoin, par des personnes vivantes, que j'aurai occasion de nommer
dans mon récit, et dont aucun lecteur ne songerait à récuser le
témoignage.

La disgrâce du général Moreau s'étendit d'abord à tous ceux qui lui
appartenaient: on connaissait l'affection et le dévonement que lui
portaient les militaires, officiers ou soldats, qui avaient servi sous
ses ordres. Ses aides-de-camp furent arrêtés, même ceux qui n'étaient
pas à Paris.

L'un d'eux, le colonel Delélée, était depuis plusieurs mois en congé à
Besançon, se reposant de ses campagnes dans le sein de sa famille, et
auprès d'une jeune femme qu'il venait d'épouser; du reste, s'occupant
fort peu des affaires politiques, beaucoup de ses plaisirs, et point du
tout de conspirations. Camarade et frère d'armes des colonels
Guilleminot, Hugo[11], Foy[12], tous trois devenus généraux depuis, il
passait avec eux de joyeuses soirées de garnison, et d'agréables soirées
de famille. Tout à coup le colonel Delélée est arrêté, jeté dans une
chaise de poste, et ce n'est qu'en roulant au galop sur la route de
Paris, qu'il apprend de l'officier de gendarmerie qui l'accompagnait que
le général Moreau a conspiré, et qu'en sa qualité d'aide-de-camp du
général, il se trouve compris parmi les conspirateurs.

Arrivé à Paris, le colonel est mis au secret, à la Force, je crois. Sa
femme, justement alarmée, accourt sur sa trace; mais ce n'est qu'après
un grand nombre de jours qu'elle obtient la permission de communiquer
avec le prisonnier; encore ne le peut-elle faire que par signes: elle
restera dans la cour de la prison, pendant qu'il se montrera quelques
instans, et passera sa main à travers les barreaux de sa fenêtre.

Cependant la rigueur de ces ordres est adoucie pour le fils du colonel,
jeune enfant de trois ou quatre ans. Son père obtient la grâce de
l'embrasser. Il vient chaque matin au cou de sa mère; un porte-clefs le
conduit au détenu. Devant ce témoin importun, le pauvre petit joue son
rôle avec toute la ruse d'un dissimulateur consommé. Il fait le boiteux
et se plaint d'avoir dans sa bottine des grains de sable qui le
blessent. Le colonel, tournant le dos au geôlier, prend l'enfant sur ses
genoux pour le débarrasser de ce qui le gêne, et trouve dans la bottine
de son fils un billet de sa femme qui lui apprend en peu de mots où en
est l'instruction du procès, et ce qu'il a pour lui-même à espérer ou à
craindre.

Enfin, après plusieurs mois de captivité, la sentence ayant été portée
contre les conspirateurs, le colonel Delélée, contre lequel il ne
s'était élevé aucune charge, est, non pas absous, ce qu'il avait droit
d'attendre, mais rayé des contrôles de l'armée et arbitrairement envoyé
en surveillance, avec défense de s'approcher de Paris à plus de quarante
lieues. Défense lui fut faite aussi d'abord de retourner à Besançon, et
ce ne fut que plus d'un an après sa sortie de prison que le séjour lui
en fut permis.

Jeune et plein de courage, le colonel voit du fond de sa retraite, ses
amis, ses camarades faire leur chemin et gagner sur les champs de
bataille un nom, des grades et de la gloire. Lui, il se voit condamné à
l'inaction et à l'obscurité. Ses jours se passent à suivre sur les
cartes la marche triomphante de ces armées dans lesquelles il se sent
digne de reprendre son rang. Mille demandes sont adressées par lui et
par ses amis au chef de l'empire; qu'il lui permette seulement de partir
comme volontaire, de se joindre, fût-ce le sac sur le dos, à ses anciens
camarades. Ses prières sont repoussées. La volonté de l'empereur est
inflexible, et à chaque nouvelle démarche il répond: «Qu'il attende!»

Les habitans de Besançon, qui considéraient le colonel Delélée comme
leur compatriote, s'intéressaient vivement au malheur non mérité de ce
brave officier. Une occasion se présenta de le recommander de nouveau à
la clémence, ou plutôt à la justice de l'empereur; ils en profitèrent.

Ce fut, je crois, au retour de la campagne de Prusse et Pologne. De tous
les points de la France arrivèrent des députations chargées de féliciter
l'empereur sur ses nouvelles victoires. Le colonel Delélée fut
unanimement élu membre de la députation du Doubs, dont le maire et le
préfet de Besançon faisaient partie, et qui était présidée par le
respectable maréchal M***.

Une occasion est donc enfin offerte au colonel Delélée de faire lever la
trop longue interdiction qui a pesé sur sa tête et tenu son épée oisive!
Il parlera à l'empereur; il se plaindra respectueusement, mais avec
dignité, de la disgrâce dans laquelle on l'a tenu si long-temps, sans
motif. Il rend grâce du fond du cœur à l'affection généreuse de ses
concitoyens, dont les suffrages devront, il l'espère, plaider en sa
faveur auprès de sa majesté.

Les députés de Besançon, dès leur arrivée à Paris, se font présenter aux
divers ministres. Celui de la police prend à part le président de la
députation et lui demande ce que signifie la présence, parmi les
députés, d'un homme publiquement connu pour être sous le coup d'une
disgrâce, et dont la vue ne peut manquer d'être désagréable au chef de
l'empire.

Le maréchal M***, au sortir de cet entretien particulier, entra pâle
et épouvanté chez le colonel Delélée.

--Mon ami, tout est perdu! J'ai vu, à l'air du bureau, qu'on est
toujours mal disposé contre vous. Si l'empereur vous voit parmi nous, il
prendra cela pour une intention ouverte d'aller contre ses ordres, et
sera furieux.

--Eh bien, que puis-je faire à cela?

--Mais, pour éviter de compromettre le département, la députation, pour
éviter de vous compromettre vous-même, vous feriez peut-être bien....

Le maréchal hésitait.

--Je ferais bien? demanda le colonel.

--Peut-être qu'en vous retirant sans faire d'éclat....

Ici le colonel interrompit le président de la députation.

--Monsieur le maréchal, permettez-moi de ne pas suivre ce conseil. Je ne
suis pas venu de si loin pour reculer, comme un enfant, devant le
premier obstacle. Je suis las d'une disgrâce que je n'ai pas méritée;
encore plus las de mon oisiveté. Que l'empereur s'irrite ou s'apaise, il
me verra; qu'il me fasse fusiller, s'il le veut, je ne tiens guère à une
vie comme celle que je mène depuis quatre ans. Cependant, monsieur le
maréchal, j'en passerai par ce que décideront mes collègues, messieurs
les députés de Besançon.

Ceux-ci ne désapprouvèrent point la résolution du colonel, et il se
rendit avec eux aux Tuileries, le jour de la réception solennelle de
toutes les députations de l'empire.

Toutes les salles des Tuileries étaient encombrées d'une foule en habits
richement brodés et en brillans uniformes. La maison militaire de
l'empereur, sa maison civile, les généraux présens à Paris, le corps
diplomatique, les ministres et les chefs des diverses administrations,
les députés des départemens avec leurs préfets et leurs maires, décorés
d'écharpes tricolores; tous s'étaient réunis en groupes innombrables, et
attendaient, en causant à demi-voix, l'arrivée de sa majesté.

Dans un de ces groupes, on voyait un officier d'une haute taille, vêtu
d'un uniforme très-simple et d'une coupe qui datait de quelques années.
Il ne portait, ni au cou, ni même sur la poitrine, la décoration qui ne
manquait alors à aucun des officiers de son grade: c'était le colonel
Delélée. Le président de la députation dont il faisait partie paraissait
embarrassé et presque désolé. Des anciens camarades du colonel, bien peu
osaient le reconnaître. Les plus hardis lui faisaient de loin un léger
signe de tête, qui exprimait à la fois de l'inquiétude et de la pitié.
Les plus prudens ne le regardaient pas.

Pour lui, il restait là impassible et résolu.

Enfin, une porte s'ouvrit à deux battans, et un huissier cria:
«L'empereur, Messieurs!»

Les groupes se séparèrent; on se mit en haie. Le colonel se plaça dans
le premier rang.

Sa majesté commença sa tournée autour du salon. Elle adressait la
parole au président de chaque députation, et disait à chacun d'eux
quelques paroles flatteuses. Arrivé devant les députés du Doubs,
l'empereur, après avoir dit quelques mots au brave maréchal qui la
présidait, allait passer à d'autres, lorsque ses yeux tombèrent sur un
officier qu'il n'avait jamais vu. Il s'arrêta surpris, et adressa au
député sa question familière:

--Qui êtes-vous?

--Sire, je suis le colonel Delélée, ancien premier aide-de-camp du
général Moreau.

Ces mots furent prononcés d'une voix ferme, et qui résonna au milieu du
profond silence que commandait la présence du souverain.

L'empereur fit un pas en arrière, et fixa ses deux yeux sur le colonel.
Celui-ci ne sourcilla point devant ce regard, mais il s'inclina
légèrement.

Le maréchal M*** était pâle comme un mort.

L'empereur reprit:--Que venez-vous demander ici?

--Ce que je demande depuis des années, sire; que Votre Majesté daigne me
dire de quoi je suis coupable, ou me rétablisse dans mon grade.

Parmi ceux qui se trouvaient assez près pour entendre ces questions et
ces réponses, il n'y en avait pas beaucoup qui pussent librement
respirer.

Enfin un sourire vint entr'ouvrir les lèvres serrées de l'empereur. Il
porta un doigt vers sa bouche, en se rapprochant du colonel, et lui dit
d'un ton radouci et presque amical:

--On s'est un peu plaint de ça; mais n'en parlons plus.

Et il poursuivit sa tournée. Il avait à peine dépassé de dix pas le
groupe formé par les députés de Besançon, lorsqu'il revint en arrière,
et s'arrêtant vis-à-vis du colonel:

--Monsieur le ministre de la guerre, dit sa majesté, prenez le nom de
cet officier, et ayez soin de me le rappeler. Il s'ennuie à ne rien
faire; nous lui donnerons de l'occupation.

Dès que l'audience fut terminée, ce fut à qui s'empresserait le plus
auprès du colonel. On l'entourait, on le félicitait, on l'embrassait, on
se l'arrachait. Chacun de ses anciens camarades voulait l'emmener avec
lui. Ses mains ne pouvaient suffire à toutes les mains qu'on venait lui
tendre. Le général S***, qui la veille même avait encore ajouté aux
frayeurs du maréchal M***, en s'étonnant qu'on eût eu l'audace de
venir ainsi braver l'empereur, allongea son bras par-dessus les épaules
de ceux qui se pressaient autour du colonel, et lui secouant la main le
plus cordialement du monde: «Delélée, lui cria-t-il, n'oublie pas que
je t'attends demain pour déjeuner.»

Deux jours après cette scène de cour, le colonel Delélée reçut sa
nomination de chef d'état-major de l'armée de Portugal, commandée par le
duc d'Abrantès. Ses équipages furent bientôt prêts, et au moment de
partir, il eut une dernière audience de l'empereur, qui lui dit:
«Colonel, je sais qu'il est inutile que je vous engage à réparer le
temps perdu. Avant peu, j'espère, nous serons tout-à-fait contens l'un
de l'autre.»

En sortant de sa dernière audience, le brave Delélée disait qu'il ne lui
manquait plus pour être heureux, qu'une bonne occasion de se faire
hacher pour un homme qui savait si bien fermer les blessures d'une
longue disgrâce. Tel était l'empire que Sa Majesté exerçait sur les
esprits.

Le colonel eut bientôt passé les Pyrénées; il traversa l'Espagne, et fut
reçu par Junot à bras ouverts. L'armée de Portugal avait eu beaucoup à
souffrir depuis deux ans qu'elle luttait contre la population et contre
les Anglais avec des forces inégales. Les subsistances étaient mal
assurées, les soldats mal vêtus et mal chaussés. Le nouveau chef
d'état-major fit tout ce qu'il était possible de faire pour remédier à
ce désordre, et les soldats commençaient à s'apercevoir de sa présence,
lorsqu'il tomba malade d'un excès de travail et de fatigue, et mourut
avant d'avoir pu, suivant le mot de l'empereur, _réparer le temps
perdu_.

J'ai dit ailleurs qu'à chaque conspiration contre les jours du premier
consul, toutes les personnes de sa maison se trouvaient naturellement
soumises à une surveillance sévère. Leurs moindres démarches étaient
épiées; on les suivait hors du château; leur conduite était à jour
jusque dans les plus petits détails. Il n'y avait, à l'époque où le
complot de Pichegru fût découvert, qu'un seul gardien du porte-feuille,
ayant nom Landoire, et sa place était ainsi des plus pénibles; car il ne
pouvait jamais s'éloigner d'un petit corridor noir sur lequel s'ouvrait
la porte du cabinet, et il ne prenait ses repas qu'en courant et presque
à la dérobée. Heureusement pour Landoire, on lui donna un second; et
voici à quelle occasion: Augel, un des portiers du palais, fut désigné
par le premier consul pour aller s'établir à la barrière des
Bons-Hommes, pendant le procès de Pichegru, afin de reconnaître et
d'observer les gens de la maison, qui allaient et venaient pour leur
service, personne ne pouvant sortir de Paris sans permission. Les
rapports que fit Augel plurent au premier consul. Il le fit appeler,
parut content de ses réponses et de son intelligence, et le nomma
suppléant de Landoire à la garde du porte-feuille. Ainsi la tâche de
celui-ci devint plus facile de moitié. Augel fut, en 1812, de la
campagne de Russie; et il mourut au retour, lorsqu'il n'était plus qu'à
quelques lieues de Paris, des suites de la fatigue et des privations que
nous partageâmes avec l'armée.

Au reste, ce n'étaient pas seulement les gens attachés au service du
premier consul ou du château qui se trouvaient soumis à ce régime de
surveillance. Dès le moment qu'il devint empereur, il fut établi, chez
les concierges de tous les palais impériaux, un registre sur lequel les
gens du dehors, et les étrangers qui venaient visiter quelqu'un de
l'intérieur, étaient obligés d'inscrire leur nom avec celui des
personnes qu'ils venaient voir. Tous les soirs ce registre était porté
chez le grand-maréchal du palais, ou, en son absence, chez le
gouverneur; et souvent l'empereur le consultait. Il y lut une fois un
certain nom, qu'en sa qualité de mari il avait ses raisons, et peut-être
même _raison_, de redouter. Sa Majesté avait précédemment ordonné
l'éloignement du personnage; aussi en retrouvant ce nom malencontreux
sur le livre du concierge, elle s'emporta outre mesure, croyant qu'on
avait osé, _de deux côtés_, désobéir à ses ordres. Des informations
furent prises sur-le-champ, et il en résulta, fort heureusement, que le
visiteur suspect n'était qu'une personne des plus insignifiantes, et
dont le seul tort était de porter un nom justement compromis.



CHAPITRE XV.

     Réveil du premier consul, le 21 mars 1804.--Silence du premier
     consul.--Arrivée de Joséphine dans la chambre du premier
     consul.--Chagrin de Joséphine, et pâleur du premier consul.--_Les
     malheureux ont été trop vite!_--Nouvelle de la mort du duc
     d'Enghien.--Émotion du premier consul.--Préludes de l'empire.--Le
     premier consul empereur.--Le sénat à Saint-Cloud.--Cambacérès
     salue, le premier, l'empereur du nom de Sire.--Les sénateurs chez
     l'impératrice.--Ivresse du château.--Tout le monde monte en
     grade.--Le salon et l'antichambre.--Embarras de tout le
     service.--Le premier réveil de l'empereur.--Les princes
     Français.--M. Lucien et madame Jouberton.--Les maréchaux de
     l'empire.--Maladresse des premiers courtisans.--Les chambellans et
     les grands officiers.--Leçons données par les hommes de l'ancienne
     cour.--Mépris de l'empereur pour les anniversaires de la
     révolution.--Première fête de l'empereur, et le premier cortége
     impérial.--Le temple de Mars et le grand maître des
     cérémonies.--L'archevêque du Belloy et le grand chancelier de la
     Légion-d'Honneur.--L'homme du peuple et l'accolade
     impériale.--Départ de Paris pour le camp de Boulogne.--Le seul
     congé que l'empereur m'ait donné.--Mon arrivée à Boulogne.--Détails
     de mon service près de l'empereur.--M. de Rémusat, MM. Boyer et
     Yvan.--Habitudes de l'empereur.--M. de Bourrienne et le bout de
     l'oreille.--Manie de donner _des petits soufflets_.--Vivacité de
     l'empereur contre son écuyer.--M. de Caulaincourt grand
     écuyer.--Réparation.--Gratification généreuse.


L'année 1804 qui fut si glorieuse pour l'empereur fut aussi, à
l'exception de 1814 et 1815, celle qui lui apporta le plus de sujets de
chagrin. Il ne m'appartient pas de juger de si graves événemens, ni de
chercher quelle part y prit l'empereur, quelle ceux qui l'entouraient et
le conseillaient. Je ne dois et ne puis raconter que ce que j'ai vu et
entendu. Le 21 mars de cette même année, j'entrai de bonne heure chez le
premier consul. Je le trouvai éveillé, le coude appuyé sur son oreiller,
l'air sombre et le teint fatigué. En me voyant entrer, il se mit sur son
séant, passa plusieurs fois sa main sur son front, et me dit: «Constant,
j'ai mal à la tête.» Puis jetant sa couverture avec violence, il ajouta:
«J'ai bien mal dormi.» Il paraissait on ne peut plus préoccupé et
absorbé; et même il avait l'air triste et souffrant, à tel point que
j'en étais surpris et même affecté. Pendant que je l'habillais, il ne me
dit pas un seul mot, ce qui n'arrivait que lorsque quelque pensée
l'agitait et le tourmentait. Il n'y avait alors dans sa chambre que
Roustan et moi. Au moment où, la toilette terminée, je lui présentais sa
tabatière, son mouchoir et sa petite bonbonnière, la porte s'ouvre tout
à coup, et nous voyons paraître l'épouse du premier consul, dans son
négligé du matin, les traits décomposés, le visage couvert de larmes.
Cette subite apparition nous étonna, nous effraya même, Roustan et moi;
car il n'y avait qu'une circonstance extraordinaire qui eût pu engager
madame Bonaparte à sortir de chez elle dans ce costume, et avant d'avoir
pris toutes les précautions nécessaires pour dissimuler le tort que
pouvait lui faire le manque de toilette. Elle entra ou plutôt elle se
précipita dans la chambre en s'écriant: «Le duc d'Enghien est mort! ah!
mon ami, qu'as-tu fait?» Puis elle se laissa tomber en sanglotant dans
les bras du premier consul. Celui-ci devint pâle comme la mort, et dit
avec une émotion extraordinaire: «_Les malheureux ont été trop vite!_»
Alors il sortit, soutenant madame Bonaparte, qui ne marchait qu'à peine,
et continuait de pleurer. La nouvelle de la mort du prince répandit la
consternation dans le château. Le premier consul remarqua cette douleur
universelle, et pourtant il n'en fit reproche à personne. Le fait est
que le plus grand chagrin que causait cette funeste catastrophe à ses
serviteurs, qui, pour la plupart, lui étaient dévoués par affection plus
que par devoir, venait de l'idée qu'elle ne manquerait pas de nuire à la
gloire et à la tranquillité de leur maître. Le premier consul sut
probablement démêler nos sentimens. Quoi qu'il en soit, voilà tout ce
que j'ai vu et tout ce que je sais de particulier sur ce déplorable
événement. Je ne prétends point à connaître ce qui s'est passé dans
l'intérieur du cabinet. L'émotion du premier consul me parut sincère et
non affectée. Il demeura plusieurs jours triste et silencieux, ne
parlant que fort peu à sa toilette, et seulement pour les besoins du
service.

Dans le courant de ce mois et du suivant, je remarquai les allées et
venues continuelles, et les fréquentes entrevues avec le premier consul,
de divers personnages qu'on me dit être membres du conseil-d'état,
tribuns ou sénateurs. Depuis long-temps l'armée et le plus grand nombre
des citoyens, qui idolâtraient le héros de l'Italie et de l'Égypte,
manifestaient tout haut leur désir de le voir porter un titre digne de
sa renommée et de la grandeur de la France. On savait d'ailleurs que
c'était lui qui faisait tout dans l'état, et que ses prétendus collègues
n'étaient réellement que ses inférieurs. On trouvait donc juste qu'il
devînt chef suprême de nom, puisqu'il l'était déjà de fait. J'ai bien
souvent, depuis sa chute, entendu appeler Sa Majesté de nom
d'usurpateur, et cela n'a jamais produit sur moi d'autre effet que de me
faire rire de pitié. Si l'empereur a usurpé le trône, il a eu plus de
complices que tous les tyrans de tragédie et de mélodrame; car les trois
quarts des Français étaient du complot. On sait que ce fut le 18 mai que
l'empire fut proclamé, et que le premier consul (que j'appellerai
dorénavant l'empereur) reçut à Saint-Cloud le sénat, conduit par le
consul Cambacérès, qui fut quelques heures après l'archi-chancelier de
l'empire. Ce fut de sa bouche que l'empereur s'entendit pour la première
fois saluer du nom de SIRE. Au sortir de cette audience, le sénat alla
présenter ses hommages à l'impératrice Joséphine. Le reste de la journée
se passa en réceptions, présentations, entrevues et félicitations. Tout
le monde était ivre de joie dans le château, chacun se faisait l'effet
d'être monté subitement en grade. On s'embrassait, on se complimentait,
on se faisait mutuellement part de ses espérances et de ses plans pour
l'avenir; il n'y avait si mince subalterne qui ne fût saisi d'ambition:
en un mot l'antichambre, sauf la différence des personnages, offrait la
répétition exacte de ce qui se passait dans le salon.

Rien n'était plus plaisant que l'embarras de tout le service, lorsqu'il
s'agissait de répondre aux interrogations de Sa Majesté. On commençait
par se tromper; puis on se reprenait pour plus mal dire encore; on
répétait dix fois en une minute, _sire, général, votre majesté, citoyen
premier consul_. Le lendemain matin, en entrant, comme de coutume, dans
la chambre de l'empereur, à ses questions ordinaires, _quelle heure
est-il? quel temps fait-il?_ je répondis: «Sire, sept heures, beau
temps.» M'étant approché de son lit, il me tira l'oreille et me frappa
sur la joue, en m'appelant _monsieur le drôle_; c'était son mot de
prédilection avec moi, lorsqu'il était plus particulièrement content de
mon service. Sa majesté avait veillé et travaillé fort avant dans la
nuit. Je lui trouvai l'air sérieux et occupé, mais satisfait. Quelle
différence de ce réveil à celui du 21 mars précédent!

Ce même jour Sa Majesté alla tenir son premier grand lever aux
Tuileries, où toutes les autorités civiles et militaires lui furent
présentées. Les frères et sœurs de l'empereur furent faits princes et
princesses, à l'exception de M. Lucien, qui s'était brouillé avec Sa
Majesté, à l'occasion de son mariage avec madame Jouberton. Dix-huit
généraux furent élevés à la dignité de maréchaux de l'empire. Dès ce
premier jour tout prit autour de Leurs Majestés un air de cour et de
puissance royale. On a beaucoup parlé de la maladresse de leurs premiers
courtisans, très-peu habitués au service que leur imposaient leurs
nouvelles charges, et aux cérémonies de l'étiquette; mais on a beaucoup
exagéré là-dessus, comme sur tout le reste. Il y eut bien, dans le
commencement, quelque chose de cet embarras que les gens du service
particulier de l'empereur avaient éprouvé, comme je l'ai dit plus haut.
Pourtant cela ne dura que fort peu, et messieurs les chambellans et
grands officiers se façonnèrent presque aussi vite que nous autres
valets de chambre. D'ailleurs il se présenta pour leur donner des leçons
une nuée d'hommes de l'ancienne cour, qui avaient obtenu de la bonté de
l'empereur d'être rayés de la liste des émigrés, et qui sollicitèrent
ardemment, pour eux et pour leurs femmes, les charges de la naissante
cour impériale.

Sa Majesté n'aimait point les fêtes anniversaires de la république; en
tout temps elles lui avaient paru, les unes odieuses et cruelles, les
autres ridicules. Je l'ai vu s'indigner qu'on eût osé faire une fête
annuelle de l'anniversaire du 21 janvier, et sourire de pitié au
souvenir de ce qu'il appelait les _mascarades_ des théophilantropes,
_qui_, disait-il, _ne voulaient point de Jésus-Christ, et faisaient des
saints de Fénelon et de Las-Casas, prélats catholiques._ M. de
Bourrienne dit, dans ses Mémoires, que «ce ne fut pas une des moindres
bizarreries de la politique de Napoléon que de conserver pour la
première année de son régne la fête du 14 juillet.» Je me permettrai de
faire observer sur ce passage que, si Sa Majesté profita de l'époque,
d'une solennité annuelle pour paraître en pompe en public, d'un autre
côté elle changea tellement l'objet de la fête qu'il eût été difficile
d'y reconnaître l'anniversaire de la prise de la Bastille et de la
première fédération. Je ne sais pas s'il fut dit un mot de ces deux
événemens dans toute la cérémonie; et, pour mieux dérouter encore les
souvenirs des républicains, l'empereur ordonna que la fête ne serait
célébrée que le 15, parce que c'était un dimanche, et qu'ainsi il n'en
résulterait point de perte de temps pour les habitans de la capitale.
D'ailleurs, il ne s'agit point du tout de célébrer les vainqueurs de la
Bastille, mais seulement d'une grande distribution de croix de la
Légion-d'Honneur.

C'était la première fois que Leurs Majestés se montraient au peuple dans
tout l'appareil de leur puissance. Le cortége traversa la grande allée
des Tuileries pour se rendre à l'hôtel des Invalides, dont l'église,
changée pendant la révolution en _Temple de Mars_, avait été rendue par
l'empereur au culte catholique, et devait servir pour la magnifique
cérémonie de ce jour. C'était aussi la première fois que l'empereur
usait du privilège de passer en voiture dans le jardin des Tuileries.
Son cortége était superbe; celui de l'impératrice Joséphine n'était pas
moins brillant. L'ivresse du peuple était au comble, et ne saurait
s'exprimer. Je m'étais, par ordre de l'empereur, mêlé dans la foule,
pour observer dans quel esprit elle prendrait part à la fête; je
n'entendis pas un murmure; tant était grand, quoi qu'on en ait pu dire
depuis, l'enthousiasme de toutes les classes pour Sa Majesté. L'empereur
et l'impératrice furent reçus à la porte de l'hôtel des Invalides par le
gouverneur et par M. le comte de Ségur, grand-maître des cérémonies, et
à l'entrée de l'église par M. le cardinal du Belloy, à la tête d'un
nombreux clergé. Après la messe M. de Lacépède, grand-chancelier de la
Légion-d'Honneur, prononça un discours qui fut suivi de l'appel des
grands-officiers de la légion. Alors l'empereur s'assit et se couvrit,
et prononça d'une voix forte la formule du serment, à la fin de laquelle
tous les légionnaires s'écrièrent: _Je le jure!_ et aussitôt des cris
mille fois répétés de Vive l'empereur! se firent entendre dans l'église
et au dehors. Une circonstance singulière ajouta encore à l'intérêt
qu'excitait la cérémonie. Pendant que les chevaliers du nouvel ordre
passaient l'un après l'autre devant l'empereur qui les recevait, un
homme du peuple, vêtu d'une veste ronde, vint se placer sur les marches
du trône. Sa majesté parut un peu étonnée, et s'arrêta un instant. On
interrogea cet homme, qui montra son brevet. Aussitôt l'empereur le fit
approcher avec empressement, et lui donna la décoration avec une vive
accolade. Le cortége suivit au retour le même chemin, passant encore par
le jardin des Tuileries.

Le 18 juillet, trois jours après cette cérémonie, l'empereur partit de
Saint-Cloud pour le camp de Boulogne. Je crus que Sa Majesté voudrait
bien, pendant quelques jours, consentir à se passer de ma présence; et
comme il y avait nombre d'années que je n'avais vu ma famille,
j'éprouvai le désir bien naturel de la revoir et de m'entretenir avec
mes parens des circonstances singulières où je m'étais trouvé depuis que
je les avais quittés. J'aurais senti, je l'avoue, une grande joie à
causer avec eux de ma condition présente et de mes espérances, et
j'avais besoin des épanchemens et des confidences de l'intimité
domestique pour me dédommager de la gêne et de la contrainte que mon
service m'imposait. Je demandai donc la permission d'aller passer huit
jours à Peruetlz. Elle me fut accordée sans difficulté, et je ne perdis
point de temps pour partir. Mais quel fut mon étonnement, lorsque, le
lendemain même de mon arrivée, je reçus un courrier porteur d'une lettre
de M. le comte de Rémusat qui me mandait de rejoindre l'empereur sans
différer, ajoutant que Sa Majesté avait besoin de moi, et que je ne
devais m'occuper que d'arriver promptement! En dépit du désappointement
que de tels ordres me faisaient éprouver, je me sentais flatté pourtant
d'être devenu si nécessaire au grand homme qui avait daigné m'admettre
à son service. Aussi je fis sans tarder mes adieux à ma famille. Sa
Majesté, à peine arrivée à Boulogne, en était aussitôt repartie pour une
excursion de quelques jours dans les départemens du Nord. Je fus à
Boulogne avant son retour, et je me hâtai d'organiser le service de Sa
Majesté, qui trouva tout prêt à son arrivée; ce qui ne l'empêcha pas de
me dire _que j'avais été long-temps absent_.

Puisque je suis sur ce chapitre, je placerai ici, bien que ce soit
anticiper sur les années, une ou deux circonstances qui mettront le
lecteur à même de juger de l'assiduité rigoureuse à laquelle j'étais
obligé de m'astreindre.

J'avais contracté, par les fatigues de mes courses continuelles à la
suite de l'empereur, une maladie de la vessie dont je souffrais
horriblement. Long-temps je m'armai contre mes maux de patience et de
régime: mais enfin les douleurs étant devenues tout-à-fait
insupportables, je demandai, en 1808, à Sa Majesté un mois pour me
soigner. M. le docteur Boyer m'avait dit que ce terme d'un mois n'était
que le temps rigoureusement nécessaire pour ma guérison, et que, sans
cela, ma maladie pourrait devenir incurable. Ma demande me fut accordée,
et je me rendis à Saint-Cloud dans la famille de ma femme. M. Yvan,
chirurgien de l'empereur, venait me voir tous les jours. À peine une
semaine s'était-elle passée, qu'il me dit que Sa Majesté pensait que je
devais être bien guéri, et qu'elle désirait que je reprisse mon service.
Ce désir équivalait à un ordre; je le sentis, et je retournai auprès de
l'empereur, qui, me voyant pâle et aussi souffrant que possible, daigna
me dire mille choses pleines de bonté, mais sans parler d'un nouveau
congé. Ces deux absences sont les seules que j'aie faites pendant seize
années; aussi, à mon retour de Moscou, et pendant la campagne de France,
ma maladie avait atteint son plus haut période; et si je quittai
l'empereur à Fontainebleau, c'est qu'il m'eût été impossible, malgré
tout mon attachement pour un si bon maître et toute la reconnaissance
que je lui devais, de le servir plus long-temps. Après cette séparation
si douloureuse pour moi, une année suffit à peine pour me guérir et non
pas entièrement. Mais j'aurai lieu plus tard de parler de cette triste
époque. Je reviens au récit des faits qui prouvent que j'aurais pu, avec
plus de raison que tant d'autres, me croire un gros personnage, puisque
mes humbles services avaient l'air d'être indispensables au maître de
l'Europe. Bien des habitués des Tuileries auraient eu plus de peine que
moi à démontrer leur _utilité_. Y a-t-il trop de vanité dans ce que je
viens de dire? et messieurs les chambellans n'auront-ils pas droit de
s'en fâcher? Je n'en sais rien, et je continue ma narration.

L'empereur tenait à ses habitudes; il voulait, comme on l'a déjà pu
voir, être servi par moi, de préférence à tout autre; et pourtant je
dois dire que ces messieurs de la chambre étaient tous pleins de zèle et
de dévouement; mais j'étais le plus ancien, et je ne le quittais jamais.
Un jour l'empereur demande du thé au milieu du jour. M. Sénéchal était
de service; il en fait, et le présente à Sa Majesté, qui le trouve
détestable. On me fait appeler; l'empereur se plaint à moi qu'on ait
voulu _l'empoisonner_. (C'était son mot, quand il trouvait mauvais goût
à quelque chose.) Rentré dans l'office, je verse de la même théière une
tasse que j'arrange, et porte à Sa Majesté, avec deux cuillers en
vermeil, selon l'usage, une pour y goûter devant l'empereur, l'autre
pour lui. Cette fois il trouva le thé excellent, m'en fit compliment
avec la familiarité bienveillante dont il daignait parfois user à
l'égard de ses serviteurs; et en me rendant la tasse, il me tira les
oreilles et me dit: «Mais apprenez-leur donc à faire du thé; ils n'y
entendent rien.»

M. de Bourrienne, dont j'ai lu avec le plus grand plaisir les excellens
Mémoires, dit quelque part que l'empereur, dans ses momens de bonne
humeur, pinçait à ses familiers _le bout de l'oreille_; j'ai
l'expérience par devers moi qu'il la pinçait bien toute entière, souvent
même les deux oreilles à la fois; et de main de maître. Il est dit aussi
dans les mêmes Mémoires qu'il ne donnait qu'avec deux doigts ses
_petits_ soufflets d'amitié; en cela M. de Bourrienne est bien modeste;
je puis encore attester là-dessus que Sa Majesté, quoique sa main ne fût
pas grande, distribuait ses faveurs beaucoup plus _largement_; mais
cette espèce de caresse, aussi bien que la précédente, était donnée et
reçue comme une marque de bienveillance particulière; et loin que
personne s'en plaignît _alors_, j'ai entendu plus d'un dignitaire dire,
avec orgueil, comme ce sergent de la comédie:

     ...Monsieur, tâtez plutôt;
    Le soufflet sur ma joue est encore tout chaud.

Dans son intérieur, l'empereur était presque toujours gai, aimable,
causant avec les personnes de son service, et les questionnant sur leur
famille, leurs affaires, même leurs plaisirs. Sa toilette terminée, sa
figure changeait subitement; elle était grave, pensive, il reprenait son
air d'empereur. On a dit qu'il frappait souvent les gens de sa maison;
cela est faux. Je ne l'ai vu qu'une seule fois se livrer à un
emportement de ce genre; et certes les circonstances qui le causèrent et
la réparation qui le suivit peuvent le rendre, sinon excusable, du moins
facile à concevoir. Voici le fait dont je fus témoin et qui se passa aux
environs de Vienne, le lendemain de la mort du maréchal Lannes.
L'empereur était profondément affecté; il n'avait pas dit un mot pendant
sa toilette. À peine habillé, il demanda son cheval. Un malheureux
hasard voulut que M. Jardin, son premier piqueur, ne se trouvât point
aux écuries au moment de seller, et le palefrenier ne mit point au
cheval sa bride ordinaire. Sa Majesté n'est pas plutôt montée que
l'animal recule, se cabre, et le cavalier tombe lourdement à terre. M.
Jardin arrive à l'instant où l'empereur se relevait irrité, et, dans ce
premier transport de colère, il en reçoit un coup de cravache à travers
le visage. M. Jardin s'éloigna désespéré d'un mauvais traitement auquel
Sa Majesté ne l'avait pas habitué, et peu d'heures après, M. de
Caulaincourt, grand écuyer, se trouvant seul avec sa Majesté, lui
peignit le chagrin de son premier piqueur. L'empereur témoigna un vif
regret de sa vivacité, fit appeler M. Jardin, lui parla avec une bonté
qui effaçait son tort, et lui fit donner, à quelques jours de là, une
gratification de trois mille francs. On m'a conté que pareille chose
était arrivée à M. Vigogne père, en Égypte[13]. Mais, quand cela serait
vrai, deux traits pareils dans toute la vie de l'empereur, et avec des
circonstances si bien faites pour faire sortir de son caractère l'homme
même naturellement le moins emporté, auraient-ils dû suffire pour
attirer à Napoléon l'odieux reproche _de battre cruellement les
personnes de son service?_



CHAPITRE XVI

     Assiduité de l'empereur au travail.--Roustan et le flacon
     d'eau-de-vie.--Armée de Boulogne.--Les quatre camps.--Le Pont de
     Briques.--Baraque de l'empereur.--La chambre du conseil.--L'aigle
     guidé par l'étoile tutélaire.--Chambre à coucher de
     l'empereur.--Lit.--Ameublement.--La chambre du
     télescope.--Porte-manteau.--Distribution des appartemens.--Le
     sémaphore.--Les mortiers gigantesques.--L'empereur lançant la
     première bombe.--Baraque du maréchal Soult.--L'empereur voyant de
     sa chambre Douvres et sa garnison.--Les rues du camp de
     droite.--Chemin taillé à pic dans la falaise.--L'ingénieur
     oublié.--La flottille.--Les forts.--Baraque du prince Joseph.--Le
     grenadier embourbé.--Trait de bonté de l'empereur.--Le pont de
     service.--Consigne terrible.--Les sentinelles et les marins de
     quart.--Exclusion des femmes et des étrangers.--Les
     espions.--Fusillade.--Le maître d'école fusillé.--Les
     brûlots.--Terreur dans la ville.--Chanson militaire.--Fausse
     alerte.--Consternation.--Tranquillité de madame F....--Le
     commandant condamné à mort et gracié par l'empereur.


AU quartier-général du Pont de Briques, l'empereur travaillait autant
que dans son cabinet des Tuileries. Après ses courses à cheval, ses
inspections, ses visites, ses revues, il prenait son repas à la hâte, et
rentrait dans son cabinet, où il travaillait souvent une bonne partie de
la nuit. Il menait ainsi le même train de vie qu'à Paris; dans ses
tournées à cheval, Roustan le suivait partout: celui-ci portait toujours
avec lui un petit flacon en argent, rempli d'eau-de-vie, pour le service
de Sa Majesté, qui du reste n'en faisait presque jamais usage.

L'armée de Boulogne était composée d'environ cent cinquante mille hommes
d'infanterie et quatre-vingt-dix mille de cavalerie, répartis dans
quatre camps principaux: le _camp de droite_, le _camp de gauche_, le
_camp de Wimereux_, et le _camp d'Ambleteuse_.

Sa majesté l'empereur avait son quartier-général au _Pont de Briques_,
ainsi nommé, m'a-t-on dit, parce qu'on y avait découvert les fondations
en briques d'un ancien camp de César. Le _Pont de Briques_, comme je
l'ai dit plus haut, est à une demi-lieue environ de Boulogne, et le
quartier-général de Sa Majesté fut établi dans la seule maison de
l'endroit qui fût habitable alors.

Le quartier-général était gardé par un poste de la garde impériale à
cheval.

Les quatre camps étaient sur une falaise très-élevée, dominant la mer
de manière qu'on pouvait en voir les côtes d'Angleterre, quand il
faisait beau temps. Au camp de droite on avait établi des baraques pour
l'empereur, pour l'amiral Bruix, pour le maréchal Soult et pour M.
Decrès, alors ministre de la marine.

La baraque de l'empereur, construite par les soins de M. Sordi,
ingénieur, faisant les fonctions d'ingénieur en chef des communications
miliaires, et dont le neveu, M. Lecat de Rue, attaché à cette époque, en
qualité d'aide-de-camp, à l'état-major du maréchal Soult, a bien voulu
me fournir les renseignemens qui ne sont pas particulièrement de ma
compétence; la baraque de l'empereur, dis-je, était en planches comme
les baraques d'un champ de foire, avec cette différence que les planches
en étaient soigneusement travaillées et peintes en gris blanc. Sa figure
était un carré long, ayant, à chaque extrémité, deux pavillons de forme
semi-circulaire. Un pourtour fermé par un grillage en bois régnait
autour de cette baraque qu'éclairaient en dehors des réverbères placés à
quatre pieds de distance les uns des autres. Les fenêtres étaient
placées latéralement.

Le pavillon qui regardait la mer se composait de trois pièces et d'un
couloir. La pièce principale servant de _chambre du conseil_, était
décorée en papier gris-argent: le plafond peint avec des nuages dorés,
au milieu desquels on voyait sur un fond bleu de ciel, un aigle tenant
la foudre, guidé vers l'Angleterre par une étoile, l'étoile tutélaire de
l'empereur. Au milieu de cette chambre, était une grande table ovale
couverte d'un tapis de drap vert, sans franges. On ne voyait devant
cette table que le fauteuil de Sa Majesté, lequel était en bois indigène
simple, couvert en maroquin vert, rembourré de crin, et se démontant
pièce à pièce; sur la table était une écritoire en buis. C'était là tout
le mobilier de la chambre du conseil, où Sa Majesté seule pouvait
s'asseoir, les généraux se tenant debout devant lui, et n'ayant dans ces
conseils, qui duraient quelquefois trois ou quatre heures, d'autre point
d'appui que la poignée de leurs sabres.

On entrait dans la chambre du conseil par un couloir. Dans ce couloir, à
droite, était la chambre à coucher de Sa Majesté, fermée d'une porte
vitrée, éclairée par une fenêtre qui donnait sur le camp de droite et de
laquelle on voyait la mer, à gauche. Là se trouvait le lit de
l'empereur, en fer, avec un grand rideau de simple florence vert, fixé
au plafond par un anneau de cuivre doré. Sur ce lit, deux matelas, un
sommier, deux traversins, un à la tête, l'autre au pied, point
d'oreiller: deux couvertures, l'une en coton blanc, l'autre en Florence
vert, ouatée et piquée; un pot de nuit en porcelaine blanche avec un
filet d'or, sous le lit, sans plus de cérémonie. Deux sièges plians
très-simples à côté du lit. À la croisée, petits rideaux en florence
vert; cette pièce était tapissée d'un papier fond rose, à dentelle,
bordure étrusque.

Vis-à-vis de la chambre à coucher était une chambre parallèle dans
laquelle se trouvait une espèce de télescope qui avait coûté douze mille
francs. Cet instrument avait environ quatre pieds de longueur sur un
pied de diamètre, il se montait sur un support en acajou à trois pieds,
et le coffre qui servait à le contenir avait à peu près la figure d'un
piano. Dans la même chambre, sur deux tabourets, on voyait une cassette
carrée couverte en cuir jaune, qui contenait trois habillemens complets
et du linge. C'était la garde-robe de campagne de Sa Majesté; au dessus
un seul chapeau de rechange, doublé de satin blanc et très-usé.
L'empereur, comme je le dirai en parlant de ses habitudes, ayant la tête
fort délicate, n'aimait point les chapeaux neufs, et gardait long-temps
les mêmes.

Le corps principal de la baraque impériale était divisé en trois pièces:
un salon, un vestibule et une grande salle à manger, qui communiquait
par un couloir, parallèle à celui que je viens de décrire, avec les
cuisines. En dehors de la baraque et dans la direction des cuisines, se
trouvait une petite loge couverte en chaume, qui servait de buanderie et
dans laquelle on lavait la vaisselle.

La baraque de l'amiral Bruix offrait les mêmes dispositions que celle de
l'empereur, mais en petit.

À côté de cette baraque se trouvait le sémaphore des signaux, sorte de
télégraphe maritime qui faisait manœuvrer la flotte. Un peu plus loin la
tour d'ordre, batterie terrible composée de six mortiers, six obusiers
et douze pièces de vingt-quatre. Ces six mortiers, du plus gros calibre
qu'on eût jamais fait, avaient seize pouces d'épaisseur, portaient
quarante-cinq livres de poudre dans la chambre, et chassaient des bombes
de sept cents livres, à quinze cents toises en l'air et à une lieue et
demie en mer. Chaque bombe lancée coûtait à l'état trois cents francs.
On se servait pour mettre le feu à ces épouvantables machines, de lances
qui avaient douze pieds de long, et le canonnier se fendait autant que
possible, baissant la tête entre les jambes et ne se relevant qu'après
le coup parti. Ce fut l'empereur qui voulut lui-même lancer la première
bombe.

À droite de la tour d'ordre, était la baraque du maréchal Soult,
construite en forme de hutte de sauvage, couverte en chaume jusqu'à
terre et vitrée par le haut, avec une porte par laquelle on descendait
dans les appartemens, qui étaient comme enterrés. La chambre principale
était ronde; il y avait dedans une grande table de travail couverte d'un
tapis vert et entourée de petits plians en cuir.

La dernière baraque enfin, était celle de M. Decrès, ministre de la
marine, faite et distribuée comme celle du maréchal Soult.

De sa baraque, l'empereur pouvait observer toutes les manœuvres de mer,
et la longue-vue dont j'ai parlé était si bonne, que le château de
Douvres avec sa garnison se trouvait, pour ainsi dire, sous les yeux de
Sa Majesté.

Le camp de droite, établi sur la falaise, se divisait en rues qui toutes
portaient le nom de quelque général distingué. Cette falaise était
hérissée de batteries depuis Boulogne jusqu'à Ambleteuse, c'est-à-dire
sur une longueur de plus de deux lieues.

Il n'y avait, pour aller de Boulogne au camp de droite, qu'un chemin qui
prenait dans la rue des Vieillards, et passait sur la falaise entre la
baraque de Sa Majesté et celles de MM. Bruix, Soult et Decrès. Lorsqu'à
la marée basse, l'empereur voulait descendre sur la plage, il lui
fallait faire un très-grand détour. Un jour il s'en plaignit assez
vivement. M. Bonnefoux, préfet maritime de Boulogne, entendit les
plaintes de Sa Majesté, et s'adressant à M. Sordi, ingénieur des
communications militaires, lui demanda s'il ne serait pas possible de
remédier à ce grave inconvénient. L'ingénieur répondit que la chose
était faisable, que l'on pouvait procurer à Sa Majesté les moyens
d'aller directement de sa baraque à la plage, mais que, vu l'excessive
élévation de la falaise, il faudrait, afin d'esquiver la rapidité de la
descente, creuser le chemin en zig-zag. «Faites-le comme vous
l'entendrez, dit l'empereur, mais que je puisse descendre par là dans
trois jours.» L'habile ingénieur se mit à l'œuvre; en trois jours et
trois nuits, un chemin en pierres liées ensemble par des crampons de
fer, fut construit, et l'empereur, charmé de tant de diligence et de
talent, fit porter M. Sordi pour la prochaine distribution des croix. On
ne sait par quelle fâcheuse négligence cet habile homme fut oublié.

Le port de Boulogne contenait environ dix-sept cents bâtimens, tels que
bateaux plats, chaloupes canonnières, caïques, prames, bombardes, etc.
L'entrée du port était défendue par une énorme chaîne, et par quatre
forts, deux à droite, deux à gauche.

Le _fort Musoir_, placé sur la gauche, était armé de trois batteries
formidables, étagées l'une sur l'autre; le premier rang en canons de
vingt-quatre, le second et le troisième en canons de trente-six. À
droite, en regard de ce fort, se trouvait le _pont de halage_, et
derrière ce pont, une vieille tour, appelée la _tour Croï_, garnie de
bonnes et belles batteries. À gauche, distance d'environ un quart de
lieue du fort Musoir, était le _fort la Crèche_, avancé de beaucoup dans
la mer, construit en pierres de taille, et terrible. À droite enfin, en
regard du fort la Crèche, on voyait le _fort en bois_; armé d'une
manière prodigieuse, et percé d'une large ouverture qui se trouvait à
découvert, en marée basse.

Sur la falaise à gauche de la ville, à la même élévation que l'autre, à
peu près, était le _camp de gauche_. On y voyait la baraque du prince
Joseph, alors colonel du quatrième régiment de ligne. Cette baraque
était couverte en chaume. Au bas de ce camp et de la falaise, l'empereur
fit creuser un bassin, aux travaux duquel une partie des troupes fut
employée.

C'était dans ce bassin qu'un jour, un jeune soldat de la garde, enfoncé
dans la vase jusqu'aux genoux, tirait de toutes ses forces pour dégager
sa brouette, encore plus embourbée que lui; mais il ne pouvait en venir
à bout, et, tout couvert de sueur il jurait et pestait comme un
grenadier en colère. Tout à coup, en levant par hasard les yeux, il
aperçut l'empereur, qui passait par les travaux pour aller voir son
frère Joseph, au camp de gauche. Alors, il se mit à le regarder avec un
air et des gestes supplians, en chantant d'un ton presque sentimental:
«_Venez, venez à mon secours!_» Sa Majesté ne put s'empêcher de sourire,
et fit signe au soldat d'approcher, ce que fit le pauvre diable en se
débourbant à grand'peine.--Quel est ton régiment?--Sire, le premier de
la garde.--Depuis quand es-tu soldat?--Depuis que vous êtes empereur,
sire.--Diable! il n'y a pas long-temps.... Il n'y a pas assez long-temps
pour que je te fasse officier, n'est-il pas vrai? Mais conduis-toi bien,
et je te ferai nommer sergent-major. Après cela, si tu veux, la croix et
les épaulettes sur le premier champ de bataille. Es-tu content?--Oui,
sire.--Major général, continua l'empereur en s'adressant au général
Berthier, prenez le nom de ce jeune homme. Vous lui ferez donner trois
cents francs pour faire nettoyer son pantalon et réparer sa
brouette.--Et Sa majesté poursuivit sa course, au milieu des
acclamations des soldats.

Au fond du port, il y avait un pont en bois, qu'en appelait le _pont de
service_. Les magasins à poudre étaient derrière, et renfermaient
d'immenses munitions. La nuit venue, on n'entrait plus par ce pont sans
donner le mot d'ordre à la seconde sentinelle, car la première laissait
toujours passer. Mais elle ne laissait pas repasser. Si la personne
entrée sur le pont ignorait ou venait à oublier le mot d'ordre, elle
était repoussée par la seconde sentinelle, et la première placée à la
tête du pont, avait ordre exprès de passer sa baïonnette au travers du
corps de l'imprudent qui s'était engagé dans ce passage dangereux, sans
pouvoir répondre aux questions des factionnaires. Ces précautions
rigoureuses étaient rendues nécessaires par le voisinage des terribles
magasins à poudre, qu'une étincelle pouvait faire sauter avec la ville,
la flotte et les deux camps.

La nuit, on fermait le port avec la grosse chaîne dont j'ai parlé, et
les quais se garnissaient de sentinelles placées à quinze pas de
distance l'une de l'autre. De quart d'heure en quart d'heure, elles
criaient: «_Sentinelles, prenez garde à vous!_» Et les soldats de marine
placés dans les huniers répondaient à ce cri par celui de: «_Bon
quart!_» prononcé d'une voix traînante et lugubre. Rien de plus monotone
et de plus triste que ce murmure continuel, ce roulement de voix
hurlant toutes sur le même ton, d'autant plus que ceux qui proféraient
ces cris, mettaient toute leur science à les rendre aussi effrayans que
possible.

Il était défendu aux femmes non-domiciliées à Boulogne, d'y séjourner
sans une autorisation spéciale du ministre de la police. Cette mesure
avait été jugée nécessaire, à cause de l'armée. Sans cela, chaque soldat
peut-être eût fait venir à Boulogne une femme; et Dieu sait quel
désordre il en serait advenu. En général, les étrangers n'étaient reçus
dans la ville qu'avec les plus grandes difficultés.

Malgré toutes ces précautions, il s'introduisait journellement à
Boulogne des espions de la flotte anglaise. Lorsqu'ils étaient
découverts, il ne leur était point fait de grâce; et pourtant des
émissaires qui débarquaient on ne sait où, venaient le soir au
spectacle, et poussaient l'imprudence jusqu'à écrire leur opinion sur le
compte des acteurs et des actrices qu'ils désignaient par leur nom, et
coller ces écrits aux murs du théâtre. Ils bravaient ainsi la police. On
trouva un jour sur le rivage deux petits batelets couverts en toile
goudronnée, qui servaient probablement à ces messieurs pour leurs
excursions clandestines.

En juin 1804, on arrêta huit Anglais, parfaitement bien vêtus, en bas de
soie blancs, etc. Ils avaient sur eux des appareils soufrés, qu'ils
destinaient à incendier la flotte. On les fusilla au bout d'une heure,
sans autre forme de procès.

Il y avait aussi des traîtres à Boulogne. Un maître d'école, agent
secret des lords Keith et Melvil, fut surpris un matin sur la falaise du
camp de droite, faisant avec ses bras des signaux télégraphiques. Arrêté
presque au même instant par les factionnaires, il voulut protester de
son innocence et tourner la chose en plaisanterie. Mais on visita ses
papiers, et l'on y trouva une correspondance avec les Anglais, qui
prouvait sa trahison jusqu'à l'évidence. Traduit devant le conseil de
guerre, il fut fusillé le lendemain.

Un soir, entre onze heures et minuit, un brûlot gréé à la française,
portant pavillon français, ayant tout-à-fait l'apparence d'une chaloupe
canonnière, s'avança vers la ligne d'embossage, et passa. Par une
impardonnable négligence, la chaîne du port n'était pas tendue ce
soir-là. Ce brûlot fut suivi d'un second qui sauta en l'air en heurtant
une chaloupe qu'il fit disparaître avec lui. L'explosion donna l'alarme
à toute la flotte: à l'instant des lumières brillèrent partout, et à la
faveur de ces lumières, on vit, avec une anxiété inexprimable, le
premier brûlot s'avancer entre les jetées. Trois ou quatre morceaux de
bois attachés avec des câbles l'arrêtèrent heureusement dans sa marche.
Il sauta avec un tel fracas que toutes les vitres des fenêtres furent
brisées dans la ville, et qu'un grand nombre d'habitans qui, faute de
lits, couchaient sur des tables, furent jetés à terre et réveillés par
la chute, sans comprendre de quoi il s'agissait. En dix minutes tout le
monde fut sur pied. On croyait les Anglais dans le port. C'était un
trouble, un tumulte, des cris à ne pas s'entendre. On fit parcourir la
ville par des crieurs précédés de tambours, qui rassurèrent les
habitans, en leur disant que le danger était passé.

Le lendemain, on fit des chansons sur cette alerte nocturne. Elles
furent bientôt dans toutes les bouches. J'en ai conservé une que je vais
rapporter ici, et qui fut celle que les soldats chantèrent le plus
long-temps.

    Depuis long-temps la Bretagne,
    Pour imiter la _Montagne_,
    Menaçait le continent
    D'un funeste événement,
    Dans les ombres du mystère
    Vingt monstres[14] elle enfanta.
    Pitt s'écria: _j'en suis père_,
    Et personne n'en douta.
    Bientôt dans la nuit profonde,
    Melville[15] lance sur l'onde
    Tous ces monstres nouveau-nés,
    Pour Boulogne destinés.
    Lord Keith, en bonne nourrice,
    Dans son sein les tient cachés:
    Le flot lui devient propice,
    Et les enfans sont lâchés.

    Le Français, qui toujours veille,
    Vers le bruit prête l'oreille;
    Mais il ne soupçonnait pas
    Des voisins si scélérats.
    Son étoile tutélaire
    Semble briller à ses yeux:
    Le danger même l'éclaire
    En l'éclairant de ses feux.

    Cette infernale famille
    S'approche de la flottille:
    En expirant elle fait
    Beaucoup de bruit, peu d'effet.
    Les marques qu'elle a laissées
    De sa brillante valeur,
    Sont quelques vitres cassées
    Et la honte de l'auteur.

    Mons Pitt, sur votre rivage
    Vous bravez noire courage,
    Bien convaincu que jamais
    Vous n'y verrez les Français.
    Vous comptez sur la distance,
    Vos vaisseaux et vos bourgeois;
    Mais les soldats de la France
    Vous feront compter deux fois.

    Dans nos chaloupes agiles,
    Les vents, devenus dociles,
    Vous retenant dans vos ports,
    Nous conduiront à vos bords;
    Vous forçant à l'arme égale,
    Vous verrez que nos soldats
    Ont la _machine infernale_
    Placée au bout de leurs bras.

Une autre alerte, mais d'un genre tout différent, mit tout Boulogne sens
dessus dessous, dans l'automne de 1804. Vers huit heures du soir, le feu
prit dans une cheminée sur la droite du port. La clarté de ce feu
donnant à travers les mâts de la flottille, effraya le commandant d'un
poste qui était du côté oppose. À cette époque, tous les bâtimens
étaient chargés de poudre et de munitions. Le pauvre commandant perdit
la tête; il s'écria: _Mes enfans! le feu est à la flottille!_ et fit
aussitôt battre la générale. Cette effrayante nouvelle se répandit avec
la rapidité de l'éclair. En moins d'une demi-heure, plus de soixante
mille hommes débouchèrent sur les quais; on sonna le tocsin à toutes
les églises, les forts tirèrent le canon d'alarme; et tambours et
trompettes se mirent à courir les rues en faisant un vacarme infernal.

L'empereur était au quartier-général quand ce cri terrible: _Le feu est
à la flotte_, parvint à ses oreilles. «C'est impossible!» s'écria-t il
aussitôt. Nous partîmes néanmoins à l'instant même.

En entrant dans la ville, de quel affreux spectacle je fus témoin! les
femmes éplorées tenaient leurs enfans dans leurs bras et couraient comme
des folles en poussant des cris de désespoir; les hommes abandonnaient
leurs maisons, emportant ce qu'ils avaient de plus précieux, se
heurtant, se renversant dans l'obscurité. On entendait partout: «Sauve
qui peut! Nous allons sauter! Nous sommes tous perdus!» Et des
malédictions, des blasphèmes, des lamentations à faire dresser les
cheveux.

Les aides-de-camp de Sa Majesté, ceux du maréchal Soult, couraient au
galop partout où ils pouvaient passer, arrêtant les tambours et leur
demandant: «Pourquoi battez-vous la générale? Qui vous a donné l'ordre
de battre la générale?--Nous n'en savons rien,» leur répondait-on; et
les tambours continuaient de battre, et le tumulte allait toujours
croissant, et la foule se précipitait aux portes, frappée d'une terreur
qu'un instant de réflexion eût fait évanouir. Mais la peur n'admet point
de réflexion, malheureusement.

Il est vrai de dire cependant qu'un nombre assez considérable
d'habitans, moins peureux que les autres, se tenaient fort tranquilles
chez eux, sachant bien que si le feu eût été à la flotte, on n'aurait
pas eu le temps de pousser un cri. Ceux-là faisaient tous leurs efforts
pour rassurer la foule alarmée. Madame F...., très-jolie et très-aimable
dame, épouse d'un horloger, veillait dans sa cuisine aux préparatifs du
souper, lorsqu'un voisin entre tout effaré et lui dit: «Sauvez-vous,
madame, vous n'avez pas un moment à perdre!--Qu'est-ce donc?--Le feu est
à la flotte.--Ah! bah!--Fuyez donc, madame, fuyez donc! je vous dis que
le feu est à la flotte.» Et le voisin prenait madame F.... par le bras
et la tirait fortement. Madame F.... tenait dans le moment une poêle
dans laquelle cuisaient des beignets. «Prenez donc garde! vous allez me
faire brûler ma friture,» dit-elle en riant; et quelques mots moitié
sérieux, moitié plaisais, lui suffirent pour rassurer le pauvre diable,
qui finit par se moquer de lui-même.

Enfin, le tumulte s'apaisa: à cette frayeur si grande succéda un calme
profond; aucune explosion ne s'était fait entendre. C'était donc une
fausse alarme? Chacun rentra chez soi, ne pensant plus à l'incendie,
mais agité d'une autre crainte. Les voleurs pouvaient fort bien avoir
profité de l'absence des habitans pour piller les maisons.... Par
bonheur, aucun accident de ce genre n'avait eu lieu.

Le lendemain, le pauvre commandant qui avait pris et jeté l'alarme si
mal à propos, fut traduit devant le conseil de guerre. Il n'avait pas de
mauvaises intentions, mais la loi était formelle. Il fut condamné à
mort, mais ses juges le recommandèrent à la clémence de l'empereur, qui
lui fit grâce.



CHAPITRE XVII

     Distribution de croix de la Légion-d'Honneur, au camp de
     Boulogne.--Le casque de Duguesclin.--Le prince Joseph,
     colonel.--Fête militaire.--Courses en canots et à cheval.--Jalousie
     d'un conseil d'officiers supérieurs.--Justice rendue par
     l'empereur.--Chute malheureuse, suivie d'un triomphe.--La pétition
     à bout portant.--Le ministre de la marine tombé à l'eau.--Gaîté de
     l'empereur.--Le général gastronome.--Le bal.--Une boulangère,
     dansée par l'empereur et madame Bertrand.--Les Boulonnaises au
     bal.--Les macarons et les ridicules.--La maréchale Soult reine du
     bal.--La belle suppliante.--Le garde-magasin condamné à
     mort.--Clémence de l'empereur.


BEAUCOUP des braves qui composaient l'armée de Boulogne avaient mérité
la croix dans les dernières campagnes. Sa Majesté voulut que cette
distribution fût une solennité qui laissât des souvenirs immortels.
Elle choisit pour cela le lendemain de sa fête, 16 août 1804. Jamais
rien de plus beau ne s'était vu, ne se verra peut-être.

À six heures du matin, plus de quatre-vingt mille hommes sortirent des
quatre camps et s'avancèrent par divisions, tambours et musique en tête,
vers la plaine du moulin Hubert, situé sur la falaise au delà du camp de
droite. Dans cette plaine, le dos tourné à la mer, se trouvait dressé un
échafaudage élevé à quinze pieds environ au dessus du sol. On y montait
par trois escaliers, un au milieu et deux latéraux, tous trois couverts
de tapis superbes. Sur cet amphithéâtre d'environ quarante pieds carrés,
s'élevaient trois estrades. Celle du milieu supportait le fauteuil
impérial, décoré de trophées et de drapeaux. L'estrade de gauche était
couverte de sièges pour les frères de l'empereur et pour les grands
dignitaires. Celle de droite supportait un trépied de forme antique
portant un casque, le casque de Duguesclin, je crois, rempli de croix et
de rubans; à côté du trépied on avait mis un siège pour
l'archi-chancelier.

À trois cents pas, environ, du trône, le terrain s'élevait en pente
douce et presque circulairement; c'est sur cette pente que les troupes
se rangèrent en amphitéâtre. À la droite du trône, sur une éminence,
étaient jetées soixante ou quatre-vingts tentes, faites avec les
pavillons de l'armée navale. Ces tentes, destinées aux dames de la
ville, faisaient un effet charmant; elles étaient assez éloignées du
trône pour que les spectateurs qui les remplissaient fussent obligés de
se servir de lorgnettes. Entre ces tentes et le trône, était une partie
de la garde impériale à cheval, rangée en bataille.

Le temps était magnifique; il n'y avait pas un nuage au ciel: la
croisière anglaise avait disparu, et sur la mer on ne voyait que la
ligne d'embossage superbement pavoisée.

À dix heures du matin, une salve d'artillerie annonça le départ de
l'empereur. Sa Majesté partit de sa baraque, entourée de plus de
quatre-vingts généraux et de deux cents aides-de-camp; toute sa maison
le suivait. L'empereur était vêtu de l'uniforme de colonel général de la
garde à pied, il arriva au grand galop jusqu'au pied du trône, au milieu
des acclamations universelles et du plus épouvantable vacarme que
puissent faire tambours, trompettes, canons, battant, sonnant et tonnant
ensemble.

Sa Majesté monta sur le trône, suivie de ses frères et des grands
dignitaires. Quand elle se fut assise, tout le monde prit place, et la
distribution des croix commença de la manière suivante: un aide-de-camp
de l'empereur appelait les militaires désignés, qui venaient un à un,
s'arrêtaient au pied du trône, saluaient et montaient l'escalier de
droite. Ils étaient reçus par l'archi-chancelier, qui leur délivrait
leur brevet. Deux pages, placés entre le trépied et l'empereur,
prenaient la décoration dans le casque de Duguesclin et la remettaient à
Sa Majesté, qui l'attachait elle-même sur la poitrine du brave. À cet
instant, plus de huit cents tambours battaient un roulement, et lorsque
le soldat décoré descendait du trône par l'escalier de gauche, en
passant devant le brillant état-major de l'empereur, des fanfares
exécutées par plus de douze cents musiciens, signalaient le retour du
légionnaire à sa compagnie. Il est inutile de dire que le cri de _vive
l'empereur_ était répété deux fois à chaque décoration.

La distribution commencée à dix heures, fut terminée à trois heures
environ. Alors on vit les aides-de-camp parcourir les divisions; une
salve d'artillerie se fit entendre, et quatre-vingt mille hommes
s'avancèrent en colonnes serrées jusqu'à la distance de vingt-cinq ou
trente pas du trône. Le silence le plus profond succéda au bruit des
tambours, et l'empereur ayant donné ses ordres, les troupes manœuvrèrent
pendant une heure environ. Ensuite chaque division défila devant le
trône pour retourner au camp, chaque chef inclinant, en passant, la
pointe de son épée. On remarqua le prince Joseph, tout nouvellement
nommé colonel du quatrième régiment de ligne, lequel fit en passant à
son frère un salut plus gracieux que militaire. L'empereur renfonça d'un
froncement de sourcils les observations tant soit peu critiques que ses
anciens compagnons d'armes semblaient prêts à se permettre à ce sujet.
Sauf ce petit mouvement, jamais le visage de Sa Majesté n'avait été plus
radieux.

Au moment où les troupes défilaient, le vent, qui depuis deux ou trois
heures soufflait avec violence, devint terrible. Un officier
d'ordonnance accourut dire à Sa Majesté que quatre ou cinq canonnières
venaient de faire côte. Aussitôt l'empereur quitta la plaine au galop,
suivi de quelques maréchaux, et alla se poster sur la plage. L'équipage
des canonnières fut sauvé, et l'empereur retourna au Pont de Briques.

Cette grande armée ne put regagner ses cantonnemens avant huit heures du
soir.

Le lendemain, le camp de gauche donna une fête militaire, à laquelle
l'empereur assista.

Dès le matin, des canots montés sur des roulettes, couraient à pleines
voiles dans les rues du camp, poussés par un vent favorable. Des
officiers s'amusaient à courir après, au galop, et rarement ils les
atteignaient. Cet exercice dura une heure ou deux; mais le vent ayant
changé, les canots chavirèrent au milieu des éclats de rire.

Il y eut ensuite une course à cheval. Le prix était de douze cents
francs. Un lieutenant de dragons, fort estimé dans sa compagnie, demanda
en grâce à concourir. Mais le fier conseil des officiers supérieurs
refusa de l'admettre, sous prétexte qu'il n'était point d'un grade assez
élevé, mais en réalité, parce qu'il passait pour un cavalier d'un talent
prodigieux. Piqué au vif de ce refus injuste, le lieutenant de dragons
s'adressa à l'empereur, qui lui permit de courir avec les autres, après
avoir pris des informations qui lui apprirent que ce brave officier
nourrissait à lui seul une nombreuse famille, et que sa conduite était
irréprochable.

Au signal donné, les coureurs partirent. Le lieutenant de dragons ne
tarda pas à dépasser ses antagonistes; il allait toucher le but, lorsque
par un malencontreux hasard, un chien caniche vint se jeter étourdiment
dans les jambes de son cheval qui s'abattit. Un aide-de-camp, qui venait
immédiatement après lui, fut proclamé vainqueur. Le lieutenant se releva
tant bien que mal, et se disposait à s'éloigner bien tristement, mais un
peu consolé par les témoignages d'intérêt que lui donnaient les
spectateurs, lorsque l'empereur le fit appeler et lui dit: «Vous méritez
le prix, vous l'aurez.... Je vous fais capitaine.» Et s'adressant au
grand maréchal du palais: «Vous ferez compter douze cents francs au
capitaine N....» (le nom ne me revient pas). Et tout le monde de crier:
_Vive l'empereur!_ et de féliciter le nouveau capitaine sur son heureuse
chute.

Le soir, il y eut un feu d'artifice, que l'on put voir des côtes
d'Angleterre. Trente mille soldats exécutèrent toutes sortes de
manœuvres avec des fusées volantes dans leurs fusils. Ces fusées
s'élevaient à une hauteur incroyable. Le bouquet, qui représentait les
armes de l'empire, fut si beau, que pendant cinq minutes, Boulogne, les
campagnes et toute la côte furent éclairés comme en plein jour.

Quelques jours après ces fêtes, l'empereur passant d'un camp à l'autre,
un marin qui l'épiait pour lui remettre une pétition, fut obligé, la
pluie tombant par torrens, et dans la crainte de gâter sa feuille de
papier, de se mettre à couvert derrière une baraque isolée sur le
rivage, et qui servait à déposer des cordages. Il attendait depuis
long-temps, trempé jusqu'aux os, quand il vit l'empereur descendre du
camp de gauche au grand galop. Au moment où Sa Majesté, toujours
galopant, allait passer devant la baraque, mon brave marin, qui était
aux aguets, sortit tout-à-coup de sa cachette et se jeta au devant de
l'empereur, lui tendant son placet, dans l'attitude d'un maître
d'escrime qui se fend. Le cheval de l'empereur fit un écart, et s'arrêta
tout court, effrayé de cette brusque apparition. Sa Majesté, un instant
étonnée, jeta sur le marin un regard mécontent, et continua son chemin,
sans prendre la pétition qu'on lui offrait d'une façon si bizarre.

Ce fut ce jour-là, je crois, que le ministre de la marine, M. Decrès,
eut le malheur de se laisser tomber à l'eau, au grand divertissement de
Sa Majesté. On avait, pour faire passer l'empereur du quai dans une
chaloupe canonnière, jeté une simple planche du bord de la chaloupe au
quai: Sa Majesté passa, ou plutôt sauta ce léger pont, et fut reçue à
bord dans les bras d'un marin de la garde. M. Decrès, beaucoup plus
replet et moins ingambe que l'empereur, s'avança avec précaution sur la
planche qu'il sentait, avec effroi, fléchir sous ses pieds: arrivé au
milieu, le poids de son corps rompit la planche, et le ministre de la
marine tomba dans l'eau entre le quai et la chaloupe. Sa Majesté se
retourna au bruit que fit M. Decrès en tombant, et se penchant aussitôt
en dehors de la chaloupe: «Comment! c'est notre ministre de la marine
qui s'est laissé tomber? Comment est-il possible que ce soit lui?» Et
l'empereur, en parlant ainsi, riait de tout son cœur. Cependant, deux ou
trois marins s'occupaient à tirer d'embarras M. Decrès, qui fut avec
beaucoup de peine hissé sur la chaloupe, dans un triste état, comme on
peut le croire, rendant l'eau par le nez, la bouche et les oreilles, et
tout honteux de sa mésaventure, que les plaisanteries de Sa Majesté
contribuaient à rendre plus désolante encore.

Vers la fin de notre séjour, les généraux donnèrent un grand bal aux
dames de la ville. Ce bal fut magnifique; l'empereur y assista.

On avait construit à cet effet une salle en charpente et menuiserie.
Elle fut décorée de guirlandes, de drapeaux et de trophées, avec un goût
parfait. Le général Bertrand fut nommé maître des cérémonies par ses
collègues, et le général Bisson fut chargé du buffet. Cet emploi
convenait parfaitement au général Bisson, le plus grand gastronome du
camp, et dont le ventre énorme gênait parfois la marche. Il ne lui
fallait pas moins de six à huit bouteilles pour son dîner, qu'il ne
prenait jamais seul, car c'était un supplice pour lui que de ne pas
jaser en mangeant. Il invitait assez ordinairement ses aides-de-camp
que, par malice sans doute, il choisissait toujours parmi les plus
minces et les plus frêles officiers de l'armée. Le buffet fut digne de
celui qu'on en avait chargé.

L'orchestre était composé des musiques de vingt régimens, qui jouaient à
tour de rôle. Au commencement du bal seulement, elles exécutèrent toutes
ensemble une marche triomphale, tandis que les aides-de-camp, habillés
de la manière la plus galante du monde, recevaient les dames invitées et
leur donnaient des bouquets.

Il fallait pour être admis à ce bal avoir au moins le grade de
commandant. Il est impossible de se faire une idée de la beauté du coup
d'œil que présentait cette multitude d'uniformes, tous plus brillans les
uns que les autres. Les cinquante ou soixante généraux qui donnaient le
bal avaient fait venir de Paris des costumes brodés avec une richesse
inconcevable. Le groupe qu'ils formèrent autour de Sa Majesté,
lorsqu'elle fut entrée, étincelait d'or et de diamans. L'empereur resta
une heure à cette fête et dansa la boulangère avec madame Bertrand; il
était vêtu de l'uniforme de colonel-général de la garde à cheval.

Madame la maréchale Soult était la reine du bal. Elle portait une robe
de velours noir, parsemée de ces diamans connus sous le nom de cailloux
du Rhin.

Au milieu de la nuit, on servit un souper splendide dont le général
Bisson avait surveillé les apprêts. C'est assez dire que rien n'y
manquait.

Les Boulonnaises, qui ne s'étaient jamais trouvées à pareille fête, en
étaient émerveillées. Quand vint le souper, quelques-unes s'avisèrent
d'emplir leurs _ridicules_ de friandises et de sucreries; elles auraient
emporté, je crois, la salle, les musiciens et les danseurs. Pendant plus
d'un mois ce bal fut l'unique sujet de leurs conversations.

À cette époque, ou à peu près, Sa Majesté se promenant à cheval dans les
environs de sa baraque, une jolie personne de quinze ou seize ans, vêtue
de blanc et tout en larmes, se jeta à genoux sur son passage. L'empereur
descendit aussitôt de cheval et courut la relever en s'informant avec
bonté de ce qu'il pouvait faire pour elle. La pauvre fille venait lui
demander la grâce de son père, garde-magasin des vivres, condamné aux
galères pour des fraudes graves. Sa Majesté ne put résister à tant de
charmes et de jeunesse: elle pardonna.



CHAPITRE XVIII

     Popularité de l'empereur à Boulogne.--Sa funeste
     obstination.--Fermeté de l'amiral Bruix.--La cravache de l'empereur
     et l'épée d'un amiral.--Exil injuste.--Tempête et
     naufrage.--Courage de l'empereur.--Les cadavres et le petit
     chapeau.--Moyen infaillible d'étouffer les murmures.--Le tambour
     sauvé sur sa caisse.--Dialogue entre deux matelots.--Faux
     embarquement.--Proclamation.--Colonne du camp de Boulogne.--Départ
     de l'empereur.--Comptes à régler.--Difficultés que fait l'empereur
     pour payer sa baraque.--Flatterie d'un créancier.--Le compte de
     l'ingénieur acquitté en rixdales et en frédérics.


À Boulogne, comme partout ailleurs, l'empereur savait se faire chérir
par sa modération, sa justice et la grâce généreuse avec laquelle il
reconnaissait les moindres services. Tous les habitans de Boulogne,
tous les paysans des environs se seraient fait tuer pour lui. On se
racontait les plus petites particularités qui lui étaient relatives. Un
jour pourtant, sa conduite excita les plaintes, il fut injuste. Il fut
généralement blâmé: son injustice avait causé tant de malheurs! Je vais
rapporter ce triste événement dont je n'ai encore vu nulle part un récit
fidèle.

Un matin, en montant à cheval, l'empereur annonça qu'il passerait en
revue l'armée navale, et donna l'ordre de faire quitter aux bâtimens qui
formaient la ligne d'embossage, leur position, ayant l'intention,
disait-il, de passer la revue en pleine mer. Il partit avec Roustan pour
sa promenade habituelle, et témoigna le désir que tout fût prêt pour son
retour, dont il désigna l'heure. Tout le monde savait que le désir de
l'empereur était sa volonté; on alla, pendant son absence, le
transmettre à l'amiral Bruix, qui répondit avec un imperturbable
sang-froid qu'il était bien fâché, mais que la revue n'aurait pas lieu
ce jour-là. En conséquence, aucun bâtiment ne bougea.

De retour de sa promenade, l'empereur demanda si tout était prêt; on lui
dit ce que l'amiral avait répondu. Il se fit répéter deux fois cette
réponse, au ton de laquelle il n'était point habitué, et frappant du
pied avec violence, il envoya chercher l'amiral, qui sur-le-champ se
rendit auprès de lui.

L'empereur, au gré duquel l'amiral ne venait point assez vite, le
rencontra à moitié chemin de sa baraque. L'état-major suivait Sa
Majesté, et se rangea silencieusement autour d'elle. Ses yeux lançaient
des éclairs.

«Monsieur l'amiral, dit l'empereur d'une voix altérée, pourquoi
n'avez-vous point fait exécuter mes ordres?»

--«Sire, répondit avec une fermeté respectueuse l'amiral Bruix, une
horrible tempête se prépare.... Votre Majesté peut le voir comme moi:
veut-elle donc exposer inutilement la vie de tant de braves gens?» En
effet, la pesanteur de l'atmosphère et le grondement sourd qui se
faisait entendre au loin ne justifiaient que trop les craintes de
l'amiral. «Monsieur, répond l'empereur de plus en plus irrité, j'ai
donné des ordres; encore une fois, pourquoi ne les avez-vous point
exécutés? Les conséquences me regardent seul. Obéissez!--Sire, je
n'obéirai pas.--Monsieur, vous êtes un insolent!» Et l'empereur, qui
tenait encore sa cravache à la main, s'avança sur l'amiral en faisant un
geste menaçant. L'amiral Bruix recula d'un pas, et mettant la main sur
la garde de son épée: «Sire! dit-il en pâlissant; prenez garde!» Tous
les assistans étaient glacés d'effroi. L'empereur, quelque temps
immobile, la main levée, attachait ses yeux sur l'amiral, qui, de son
côté, conservait sa terrible attitude. Enfin, l'empereur jeta sa
cravache à terre, M. Bruix lâcha le pommeau de son épée, et, la tête
découverte, il attendit en silence le résultat de cette horrible scène.

* * *

«Monsieur le contre-amiral Magon, dit l'empereur, vous ferez exécuter à
l'instant le mouvement que j'ai ordonné. Quant à vous, monsieur,
continua-t-il en ramenant ses regards sur l'amiral Bruix, vous quitterez
Boulogne dans les vingt-quatre heures, et vous vous retirerez en
Hollande. Allez.» Sa Majesté s'éloigna aussitôt; quelques officiers,
mais en bien petit nombre, serrèrent en partant la main que leur tendait
l'amiral.

* * *

Cependant le contre-amiral Magon faisait faire à la flotte le mouvement
fatal exigé par l'empereur. À peine les premières dispositions
furent-elles prises, que la mer devint effrayante à voir. Le ciel,
chargé de nuages noirs, était sillonné d'éclairs, le tonnerre grondait à
chaque instant, et le vent rompait toutes les lignes. Enfin, ce qu'avait
prévu l'amiral arriva, et la tempête la plus affreuse dispersa les
bâtimens de manière à faire désespérer de leur salut. L'empereur,
soucieux, la tête baissée, les bras croisés, se promenait sur la plage,
quand tout-à-coup des cris terribles se firent entendre. Plus de vingt
chaloupes canonnières chargées de soldats et de matelots venaient d'être
jetées à la côte, et les malheureux qui les montaient, luttant contre
les vagues furieuses, réclamaient des secours que personne n'osait leur
porter. Profondément touché de ce spectacle, le cœur déchiré par les
lamentations d'une foule immense que la tempête avait rassemblée sur les
falaises et sur la plage, l'empereur, qui voyait ses généraux et
officiers frissonner d'horreur autour de lui, voulut donner l'exemple du
dévoûment, et malgré tous les efforts que l'on put faire pour le
retenir, il se jeta dans une barque de sauvetage en disant:
«Laissez-moi! laissez-moi! il faut qu'on les tire de là.» En un instant
sa barque fut remplie d'eau. Les vagues passaient et repassaient par
dessus, et l'empereur était inondé. Une lame encore plus forte que les
autres faillit jeter Sa Majesté par dessus le bord, et son chapeau fut
emporté dans le choc. Electrisés par tant de courage, officiers,
soldats, marins et bourgeois se mirent, les uns à la nage, d'autres dans
des chaloupes, pour essayer de porter du secours. Mais, hélas! on ne put
sauver qu'un très-petit nombre des infortunés qui composaient l'équipage
des canonnières, et le lendemain la mer rejeta sur le rivage plus de
deux cents cadavres, avec le chapeau du vainqueur de Marengo.

Ce triste lendemain fut un jour de désolation pour Boulogne et pour le
camp. Il n'était personne qui ne courût au rivage cherchant avec anxiété
parmi les corps que les vagues amoncelaient. L'empereur gémissait de
tant de malheurs, qu'intérieurement il ne pouvait sans doute manquer
d'attribuer à son obstination. Des agens chargés d'or parcoururent par
son ordre la ville et le camp, et arrêtèrent des murmures tout près
d'éclater.

Ce jour-là, je vis un tambour, qui faisait partie de l'équipage des
chaloupes naufragées, revenir sur sa caisse, comme sur un radeau. Le
pauvre diable avait la cuisse cassée. Il était resté plus de douze
heures dans cette horrible situation.

Pour en finir avec le camp de Boulogne, je raconterai ici ce qui ne se
passa en effet qu'au mois d'août 1805, après le retour de l'empereur de
son voyage et de son couronnement en Italie.

Soldats et matelots brûlaient d'impatience de s'embarquer pour
l'Angleterre; le moment tant désiré n'arrivait pas. Tous les soirs on se
disait: Demain il y aura bon vent, il fera du brouillard, nous
partirons; et l'on s'endormait dans cet espoir. Le jour venait avec du
soleil ou de la pluie.

Un soir pourtant que le vent favorable soufflait, j'entendis deux
marins, causant ensemble sur le quai, se livrer à des conjectures sur
l'avenir: «L'empereur fera bien de partir demain matin, disait l'un, il
n'aura jamais un meilleur temps, il y aura sûrement de la brume.»--«Bah!
disait l'autre, il n'y pense seulement pas; il y a plus de quinze jours
que la flotte n'a bougé. On ne veut pas partir de sitôt.»--«Pourtant
toutes les munitions sont à bord; avec un coup de sifflet, tout ça peut
démarer.» On vint placer les sentinelles de nuit, et la conversation des
vieux loups de mer en resta là. Mais j'eus lieu bientôt de reconnaître
que leur expérience ne les avait pas trompés. En effet, sur les trois
heures du matin, un léger brouillard se répandit sur la mer, qui était
un peu houleuse; le vent de la veille commençait à souffler. Le jour
venu, le brouillard s'épaissit de manière à cacher la flotte aux
Anglais. Le silence le plus profond régnait partout. Aucune voile
ennemie n'avait été signalée pendant la nuit, et comme l'avaient dit les
marins, tout favorisait la descente.

À cinq heures du matin, des signaux partirent du sémaphore. En un
clin-d'œil, tous les marins furent debout; le port retentit de cris de
joie; on venait de recevoir l'ordre du départ! Tandis qu'on hissait les
voiles, la générale battait dans les quatre camps. Elle faisait prendre
les armes à toute l'armée, qui descendit précipitamment dans la ville,
croyant à peine ce qu'elle venait d'entendre. «--Nous allons donc
partir, disaient tous ces braves; nous allons donc dire deux mots à ces
(....) d'Anglais!» Et le plaisir qui les agitait s'exprimait en
acclamations qu'un roulement de tambour fit cesser. L'embarquement
s'opéra dans un silence profond, avec un ordre que j'essayerais
vainement de décrire. En sept heures, deux cent mille soldats furent à
bord de la flotte; et, lorsqu'un peu après midi cette belle armée allait
s'élancer au milieu des adieux et des vœux de toute la ville rassemblée
sur les quais et sur les falaises, au moment où tous les soldats debout,
et la tête découverte, se détachaient du sol français en criant: _Vive
l'empereur!_ un message arriva de la baraque impériale, qui fit
débarquer et rentrer les troupes au camp. Une dépêche télégraphique
reçue à l'instant même par Sa Majesté l'obligeait à donner une autre
direction à ses troupes.

Les soldats retournèrent tristement dans leurs quartiers; quelques-uns
témoignaient tout haut, et d'une manière fort énergique, le
désappointement que leur causait cette espèce de mystification. Ils
avaient toujours regardé le succès de l'entreprise contre l'Angleterre
comme une chose de toute certitude, et se voir arrêté à l'instant du
départ était à leurs yeux le plus grand malheur qui pût leur arriver.

Lorsque tout fut en ordre, l'empereur se rendit au camp de droite, et
là, il prononça devant les troupes une proclamation que l'on porta dans
les autres camps, et qui fut affichée partout. En voici à peu près la
teneur:

* * *

«Braves soldats du camp de Boulogne!

«Vous n'irez point en Angleterre. L'or des Anglais a séduit l'empereur
d'Autriche, qui vient de déclarer la guerre à la France. Son armée a
rompu la ligne qu'il devait garder; la Bavière est envahie. Soldats! de
nouveaux lauriers vous attendent au delà du Rhin; courons vaincre des
ennemis que nous avons déjà vaincus.»

* * *

Des transports unanimes accueillirent cette proclamation. Tous les
fronts s'éclaircirent. Il importait peu à ces hommes intrépides d'être
conduits en Autriche ou en Angleterre. Ils avaient soif de combattre, on
leur annonçait la guerre: tous leurs vœux étaient comblés.

Ce fut ainsi que s'évanouirent tous ces grands projets de descente en
Angleterre, si long-temps mûris, si sagement combinés. Il n'est pas
douteux aujourd'hui qu'avec du temps et de la persévérance,
l'entreprise n'eût été couronnée du plus beau succès. Mais il ne devait
pas en être ainsi.

Quelques régimens restèrent à Boulogne; et tandis que leurs frères
écrasaient les Autrichiens, ils érigeaient sur la plage une colonne
destinée à rappeler long-temps le souvenir de Napoléon, et de son
immortelle armée.

Aussitôt après la proclamation dont je viens de parler, Sa Majesté donna
l'ordre de préparer tout pour son prochain départ. Le grand maréchal du
palais fut chargé de régler et de payer toutes les dépenses que
l'empereur avait faites, ou qu'il avait fait faire pendant ses différens
séjours; non sans lui recommander, selon son habitude, de prendre bien
garde à ne rien payer de trop, ou de trop cher. Je crois avoir déjà dit
que Sa Majesté était extrêmement économe pour tout ce qui la regardait
personnellement, et que vingt francs lui faisaient peur à dépenser sans
un but d'utilité bien direct.

Parmi beaucoup d'autres comptes à régler, le grand maréchal du palais
reçut celui de M. Sordi, ingénieur des communications militaires, qui
avait été chargé par lui des ornemens intérieurs et extérieurs de la
baraque de Sa Majesté. Le compte s'élevait à une cinquantaine de mille
francs. Le grand maréchal jeta les hauts cris à la vue de cet effrayant
total; il ne voulut point régler le compte de M. Sordi, et le renvoya en
lui disant qu'il ne pouvait autoriser le paiement sans avoir, au
préalable, pris les ordres de l'empereur.

L'ingénieur se retira, après avoir assuré le grand maréchal qu'il
n'avait surchargé aucun article et qu'il avait suivi pas à pas ses
instructions.

Il ajouta que dans cet état de choses, il lui était impossible de faire
la moindre réduction.

Le lendemain, M. Sordi reçut l'ordre de se rendre auprès de Sa Majesté.

L'empereur était dans la baraque, objet de la discussion: il avait sous
les yeux, non pas le compte de l'ingénieur, mais une carte sur laquelle
il suivait la marche future de son armée. M. Sordi vint et fut introduit
par le général Cafarelli: la porte entr'ouverte permit au général, ainsi
qu'à moi, d'entendre la conversation qui vint à s'établir. «Monsieur,
dit Sa Majesté, vous avez dépensé beaucoup trop d'argent pour décorer
cette misérable baraque: oui certainement, beaucoup trop.... Cinquante
mille francs! y songez-vous, monsieur? mais c'est effrayant, cela. Je ne
vous ferai pas payer.» L'ingénieur, interdit par cette brusque entrée en
matière, ne sut d'abord que répondre. Heureusement l'empereur en
rejetant les yeux sur la carte qu'il tenait déroulée, lui donna le temps
de se remettre. Il répondit: «Sire, les nuages d'or qui forment le
plafond de cette chambre (tout cela se passait dans la chambre du
conseil), et qui entourent l'étoile tutélaire de Votre Majesté, ont
coûté vingt mille francs, à la vérité. Mais si j'avais consulté le cœur
de vos sujets, l'aigle impérial qui va foudroyer de nouveau les ennemis
de la France et de votre trône, eût étendu ses ailes au milieu des
diamans les pins rares.--C'est fort bien, répondit en riant l'empereur,
c'est fort bien, mais je ne vous ferai point payer à présent, et puisque
vous me dites que cet aigle qui coûte si cher doit foudroyer les
Autrichiens, attendez qu'il l'ait fait, je paierai votre compte avec les
rixdales de l'empereur d'Allemagne et les frédérics d'or du roi de
Prusse.» Et Sa Majesté reprenant son compas, se mit à faire voyager
l'armée sur la carte.

En effet, le compte de l'ingénieur ne fut soldé qu'après la bataille
d'Austerlitz, et, comme l'avait dit l'empereur, en rixdales et en
frédérics.



CHAPITRE XIX.

     Voyage en Belgique.--Congé de vingt-quatre heures.--Les habitans
     d'Alost.--Leur empressement auprès de Constant.--Le valet de
     chambre fêté à cause du maître.--Bonté de l'empereur.--Journal de
     madame***--sur un voyage à Aix-la-Chapelle.--Histoire de ce
     journal.--NARRATION DE MADAME***.--M. d'Aubusson,
     chambellan.--Cérémonie du serment.--Grâce de Joséphine.--Une
     ancienne connaissance.--Aversion de Joséphine pour
     l'étiquette.--Madame de La Rochefoucault.--Le faubourg
     Saint-Germain.--Une clef de chambellan au lieu d'un brevet de
     colonel.--Formation des maisons impériales.--Les gens de l'ancienne
     cour, à la nouvelle.--Le parti de l'opposition dans le noble
     faubourg.--Madame de La Rochefoucault, madame de Balby et madame de
     Bouilley.--Solliciteurs honteux.--Distribution de croix
     d'honneur.--Le chevalier en veste ronde.--Napoléon se plaint d'être
     mal logé au Tuileries.--Mauvaise humeur.--La robe de madame de La
     Valette _et le coup de pied_.--Le musée vu aux lumières.--Passage
     périlleux.--Napoléon devant la statue d'Alexandre.--Grandeur et
     petitesse.--Un mot de la princesse Dolgorouki--L'empereur à
     Boulogne et l'impératrice à Aix-la-Chapelle.--L'impératrice manque
     à l'étiquette, et est reprise par son grand-écuyer.--La route sur
     la carte.--Les femmes et les dragons.--M. Jacoby et sa maison.--Le
     journal indiscret.--Inquiétude de Joséphine.--La malaquite et la
     femme du maire de Reims.--Silence imposé aux journaux.--Ennui.--La
     troupe et les pièces de Picard.--Répertoire fatigant.--La diligence
     et la rue Saint-Denis.--Excursion à pied.--Désespoir du chevalier
     de l'étiquette.--Retour embarrassant.--Les robes de cour et les
     haillons.--Maison et cercle de l'impératrice.--Les caricatures
     allemandes.--Madame de Sémonville--Madame de Spare.--Madame
     Macdonald.--Confiance de l'impératrice.--Son caractère est celui
     d'un enfant.--Son esprit;--son instruction;--Ses manières.--Le
     canevas de société.--_Un quart d'heure d'esprit par jour_.--Candeur
     et défiance de soi-même.--Douceur et bonté.--Indiscrétion.--Réserve
     de l'empereur avec l'impératrice.--Dissimulation de
     l'empereur.--Superstition de l'empereur.--Prédiction faite à
     Joséphine.--_Plus que reine, sans être reine_.--Les cachots de la
     terreur et le trône impérial.--M. de Talleyrand.--Motif de sa haine
     contre Joséphine.--Le dîner chez Barras.--Le courtisan en
     défaut.--M. de Talleyrand poussant au divorce.--La princesse
     Willelmine de Bade.--Fausse sécurité de l'impératrice.--Les deux
     étoiles.--Madame de Staël et M. de Narbonne.--Correspondance
     interceptée.--L'espion et le ministre de la police.--L'habit
     d'arlequin.--Napoléon arlequin.--Courage par lettres, et
     flagornerie à la cour.--Indifférence de l'empereur au sujet de
     l'attachement de ceux qui l'entouraient.--Le thermomètre des
     amitiés de cour.--Politesse et envie.--Profondes révérences et
     profonde insipidité.--Orage excité par les atténuons de
     Joséphine.--Cérémonie dans l'église d'Aix.--Éloquence du général
     Lorges.--_La vertu sur le trône et la beauté à côté_.--Mouvement
     causé par la prochaine arrivée de l'empereur.--L'empereur savait-il
     se faire aimer?--Arrivée de
     l'empereur.--Chagrins.--Espionnage.--Lejeune général et le vieux
     militaire.--La causeuse et l'impératrice.--Faux rapports.--Jalousie
     de l'empereur.--Joséphine justifiée.--Les enfans et les
     conquérans.--Napoléon tout occupé de l'étiquette.--Pourquoi le
     respect est-il marqué par des attitudes gênantes?--Grande réception
     des autorités constituées.--Admiration des bonnes gens.--_Prétendu_
     charlatanisme de l'empereur.--Lui aussi y aurait appris sa
     leçon.--Les dames d'honneur _au catéchisme_.--L'empereur parlant
     des arts et de l'amour.--L'empereur avait-il de
     l'esprit?--Adulation des prêtres.--Les grandes reliques.--_Le tour_
     du reliquaire, exécuté par Joséphine et par le clergé.--Méditation
     sur les prêtres courtisans.--M. de Pradt, premier aumônier de
     l'empereur.--Récompense accordée sans discernement.--Alexandre et
     le boisseau de millet.--Talma.--M. de Pradt _croyait-il en
     Dieu_?--Le wist de l'empereur.--Le duc d'Aremberg; le joueur
     aveugle.--L'auteur fait la partie de l'empereur, sans savoir le
     jeu.--Un axiôme du grand Corneille.--Disgrâce de M. de
     Sémonville,--Il ne peut obtenir une audience.--Propos indiscret
     _attribué_ à M. de Talleyrand.--Les deux diplomates aux prises;
     assaut de finesse.--_L'annulation_ au sénat.--M. de
     Montholon.--Madame la duchesse de Montebello.--Indiscrétion de
     l'empereur.--Observation digne et spirituelle de la
     maréchale.--Boutade de Napoléon contre les femmes.--Les mousselines
     anglaises.--_La première amoureuse_ de l'empereur.--L'empereur plus
     que sérieusement jugé.--L'empereur représenté comme insolent,
     dédaigneux vulgaire.--Observation de Constant sur ce jugement.--Les
     manières de Murat opposées à celles de l'empereur.--L'empereur
     orgueilleux et méprisant l'espèce humaine.


VERS la fin de novembre, l'empereur partit de Boulogne pour faire une
tournée en Belgique, et rejoindre l'impératrice, qui s'était rendue de
son côté à Aix-la-Chapelle. Partout sur son passage il fut accueilli
non-seulement avec les honneurs réservés aux têtes couronnées, mais
encore avec des acclamations qui s'adressaient plutôt à sa personne qu'à
sa puissance. Je ne dirai rien de tant de fêtes qui lui furent données
durant ce voyage, ni de tout ce qui s'y passa de remarquable. Ces
détails se trouvent partout, et je ne veux parler que de ce qui m'est
personnel, ou du moins de ce qui n'est pas connu de tous et de chacun.
Qu'il me suffise donc de dire que nous traversâmes comme en triomphe
Arras, Valenciennes, Mons, Bruxelles, etc. À la porte de chaque ville,
le conseil municipal présentait à Sa Majesté le vin d'honneur et les
clefs de la place. On s'arrêta quelques jours à Lacken, et, n'étant qu'à
cinq lieues d'Alost, petite ville où j'avais des parens, je demandai à
l'empereur la permission de le quitter pour vingt-quatre heures; ce
qu'il m'accorda, quoique avec peine. Alost, comme le reste de la
Belgique, à cette époque, professait le plus grand attachement pour
l'empereur. À peine si j'eus un moment à moi. J'étais descendu chez un
de mes amis, M. D..., dont la famille avait long-temps été dans les
hautes fonctions du gouvernement Belge. Là je crois que toute la ville
vint me rendre visite; mais je n'eus pas la vanité de m'attribuer tout
l'honneur de cet empressement. On voulait connaître jusque dans les plus
petits détails tout ce qui se rapportait au grand homme près duquel
j'étais placé. Je fus par cette raison extraordinairement fêté, et mes
vingt-quatre heures passèrent trop vite. À mon retour Sa Majesté daigna
me faire mille questions sur la ville d'Alost, et sur les habitans, sur
ce qu'on y pensait de son gouvernement et de sa personne. Je pus lui
répondre, sans flatterie, qu'il y était adoré. Il parut content, et me
parla avec bonté de ma famille et de mes petits intérêts. Nous partîmes
le lendemain de Lacken, et nous passâmes par Alost. Si la veille j'avais
pu prévoir cela, je serais peut-être resté quelques heures de plus.
Cependant l'empereur avait eu tant de peine à m'accorder un seul jour,
que je n'aurais probablement pas osé en perdre davantage, quand même
j'aurais su que la maison devait passer par cette ville.

L'empereur aimait Lacken; il y fit faire des réparations et des
embellissemens considérables; et ce palais devint par ses soins un
charmant séjour.

Ce voyage de Leurs Majestés dura près de trois mois. Nous ne fûmes de
retour à Paris, ou plutôt à Saint-Cloud, qu'en octobre. L'empereur avait
reçu à Cologne et à Coblentz la visite de plusieurs princes et
princesses d'Allemagne; mais, comme je ne pus savoir que par ouï-dire ce
qui se passa dans ces entrevues, j'avais résolu de n'en pas parler,
lorsqu'il me tomba dans les mains un manuscrit dans lequel l'auteur est
entré dans tous les détails que je n'étais point à même de connaître.
Voici comment je me suis trouvé possesseur de ce curieux journal.

Il paraît qu'une des dames de S. M. l'impératrice Joséphine tenait note,
jour par jour, de ce qui se passait d'intéressant dans l'intérieur du
palais et de la famille impériale. Ces souvenirs, parmi lesquels il se
trouvait beaucoup de portraits qui n'étaient pas flattés, furent mis
sous les yeux de l'empereur, probablement, comme on le soupçonna dans
le temps, par l'indiscrétion et l'infidélité d'une femme de chambre.

Leurs Majestés étaient fort durement, et, selon moi, fort injustement
traitées dans les mémoires de madame***. Aussi l'empereur entra-t-il
dans une violente colère, et madame*** reçut son congé. Le jour où Sa
Majesté lut ces manuscrits dans sa chambre à coucher de Saint-Cloud, son
secrétaire, qui avait coutume d'emporter tous les papiers dans le
cabinet de Sa Majesté, oublia sans doute un cahier assez mince, que je
trouvai par terre, près de la baignoire de l'empereur. Ce cahier n'était
autre chose que _la relation du Voyage de l'impératrice à
Aix-la-Chapelle_, relation qui faisait apparemment partie des mémoires
de madame***. Comme nous étions au moment de partir pour Paris, et
que d'ailleurs des papiers négligemment oubliés et non réclamés ne me
semblèrent pas devoir être d'une grande importance, je les jetai dans le
haut de l'armoire d'un cabinet, laquelle ne s'ouvrait qu'assez rarement,
et je ne m'en occupai plus. Personne, à ce qu'il paraît, n'y pensa plus
que moi; car ce ne fut que deux ans après, que cherchant dans tous les
recoins de la chambre à coucher je ne sais quel objet qui se trouvait
égaré, mes yeux tombèrent sur le manuscrit tout poudreux de
madame***. La pensée de l'empereur était alors bien loin d'être
occupée d'une petite tracasserie de 1805, et je ne m'avisai pas d'aller
lui rappeler des souvenirs désagréables. Mais, comme je trouvai dans
cette relation des détails piquans sur le retour de Leurs Majestés
d'Aix-la-Chapelle, je ne crus pas me rendre coupable d'une grande
indiscrétion en emportant chez moi le manuscrit, et j'espère qu'on ne me
saura pas mauvais gré de le trouver joint à mes mémoires. Toutefois je
proteste ici d'avance contre toute interprétation qui tendrait à me
rendre solidairement responsable des opinions de madame***. Elle
était du nombre de ces personnes qui, appartenant à l'ancien régime,
soit par elles-mêmes, soit par leurs liens de famille, avaient cru
pouvoir accepter ou même solliciter les charges de la maison de
l'empereur, sans renoncer à leurs préventions et à leur haine contre
lui. Cette haine a porté plus d'une fois l'auteur du _Voyage_ à une
exagération injuste sur tout ce qui se rapporte à Leurs Majestés, et
j'ai répondu dans quelques notes à ce qui m'a paru inexact dans ses
jugemens. Quant à ce qui concerne les princes allemands, et divers
autres personnages, madame*** me fait l'effet d'avoir été
spirituellement véridique, quoique un peu trop railleuse.



JOURNAL DU VOYAGE À MAYENCE



PREMIÈRE PARTIE.

Paris, 1er juillet 1804.

J'ai prêté mon serment aujourd'hui à Saint-Cloud, comme dame du palais
de l'impératrice, en même temps que M. d'Aubusson comme chambellan.
Madame de La Rochefoucault seule assistait à cette cérémonie, qui s'est
passée dans le salon bleu, d'une manière assez gaie. Joséphine y a mis
beaucoup de grâce; elle avait rencontré autrefois dans le monde M.
d'Aubusson; il lui a paru très-plaisant de renouveler connaissance avec
lui, en recevant son serment comme impératrice. Elle parle de son
élévation très-franchement, très-convenablement. Elle nous a dit avec
une naïveté tout-à-fait aimable qu'elle était très-malheureuse de rester
assise, lorsque des femmes qui naguère étaient ses égales ou même ses
supérieures, entraient chez elle; qu'on exigeait d'elle de se conformer
à cette étiquette, mais que cela lui était impossible. Madame de La
Rochefoucault, qui s'est fait prier long-temps pour accepter la place de
dame d'honneur, et qui ne l'a fait que par l'attachement qu'elle a pour
Joséphine, se donne une peine infinie pour faire arriver à cette cour
tout le faubourg Saint-Germain. C'est elle qui a déterminé M.
d'Aubusson. Il avait désiré prendre du service comme colonel; il a été
un peu surpris de recevoir, au lieu d'un régiment, une nomination de
chambellan. La formation des maisons de l'empereur et de l'impératrice
occupe tout Paris; chaque jour on apprend le nom de quelque famille de
l'ancienne cour, qui va faire partie de celle-ci. C'est une chose assez
curieuse que l'embarras avec lequel on aborde les personnes de sa
connaissance: incertain si elles ont reçu des nominations, on ne veut
pas se vanter de la sienne; mais apprend-on la leur, on en est enchanté;
c'est une arme de plus pour le faisceau qu'on voudrait former, en
opposition aux mauvaises plaisanteries du faubourg Saint-Germain.

8 juillet 1804.

Madame de La Rochefoucault m'a conté ce matin une aventure assez
plaisante. Elle venait de faire une visite à madame de Balby. Celle-ci,
enchantée de trouver l'occasion de lancer une pierre dans son jardin,
lui a dit: «Madame de Bouilley sort d'ici; je lui ai dit qu'on la
désignait dans le monde comme dame du palais; mais elle s'en est
défendue de manière à me prouver qu'on avait tort.» Madame de La
Rochefoucault avait précisément sur elle la lettre dans laquelle madame
de Bouilley demande cette place: elle a répondu: «Je ne sais pourquoi
madame de Bouilley s'en défend, car voilà sa demande et sa nomination.»

14 juillet 1804.

Quelle journée fatigante! Nous nous sommes réunies au château, à onze
heures, pour accompagner l'impératrice à l'église des Invalides, pour
assister à la distribution des décorations de la Légion-d'Honneur.

Placées dans une tribune, en face du trône de l'empereur, nous l'avons
vu recevoir dix-neuf cents chevaliers. Cette cérémonie a été suspendue
un instant par l'arrivée d'un homme du peuple, vêtu d'une simple veste,
qui s'est présenté sur les degrés du trône. Napoléon étonné s'est
arrêté: on a questionné cet homme, qui a montré son brevet, et il a reçu
l'accolade et sa décoration. Le cortége a suivi, au retour, le même
chemin, en traversant la grande allée des Tuileries. C'est la première
fois que Bonaparte passe en voiture dans le jardin. Rentré dans les
appartemens de l'impératrice, il s'est approché de la fenêtre; quelques
enfans qui étaient sur la terrasse, l'ayant aperçu, ont crié: _Vive
l'empereur!_ Il s'est retiré avec un mouvement d'humeur très-marqué, en
disant: «Je suis le souverain le plus mal logé de l'Europe; on n'a
jamais imaginé de laisser approcher le public aussi près de son palais.»
J'avoue que si j'étais arrivé aux Tuileries comme Napoléon, j'aurais cru
plus convenable de ne pas paraître m'y trouver mal logé.

Je ne sais si c'est ce petit mouvement d'humeur qui s'est prolongé;
mais, en passant dans le cercle que nous formions, il s'est approché de
madame de La Vallette, et en donnant un coup de pied[16] dans le bas de
sa robe, «Fi donc! a-t-il dit, madame, quelle robe! quelle garniture!
Cela est du plus mauvais goût!» Madame de La Vallette a paru un peu
déconcertée.

Le soir, nous sommes montées au balcon du pavillon du milieu, pour
entendre le concert qui se donnait dans le jardin. Après quelques
instans, l'empereur a eu la fantaisie de voir les statues du Louvre aux
lumières. M. Denon, qui était là, a reçu ses ordres; les valets de pied
portaient des flambeaux; nous avons traversé la grande galerie, et nous
sommes descendus dans les salles des antiques. En les parcourant,
Napoléon s'est arrêté long-temps devant un buste d'Alexandre; il a mis
une sorte d'affectation à nous faire remarquer que nécessairement cette
tête était mauvaise, qu'elle était trop grosse, Alexandre étant beaucoup
plus petit que lui. Il a essentiellement appuyé sur ces mots: _beaucoup
plus petit_. J'étais un peu éloignée, mais je l'avais entendu; m'étant
rapprochée, il a répété absolument la phrase: il avait l'air charmé de
nous apprendre qu'il était plus grand qu'Alexandre. Ah! qu'il m'a paru
petit dans cet instant!

Le 15 juillet 1804.

J'étais ce soir dans une maison où est arrivée la princesse Dolgorouki,
en sortant du cercle des Tuileries. On lui a demandé ce qu'elle en
pensait: «C'est bien une grande puissance, a-t-elle répondu, mais ce
n'est pas là une cour.»

Paris, le juillet 1804.

L'empereur part demain pour aller visiter les bateaux plats à Boulogne,
et l'impératrice pour Aix-la-Chapelle, où elle prendra les eaux. Je dois
l'accompagner.

Reims, le juillet 1804.

Ce matin, avant de partir de Saint-Cloud, l'impératrice a traversé deux
salles, pour donner un ordre à une personne assez subalterne de sa
maison. M. d'Harville, son grand écuyer, est arrivé tout effaré, pour
lui représenter très-respectueusement que Sa Majesté compromettait
tout-à-fait la dignité du trône, et qu'elle devait faire passer ses
ordres par sa bouche. «Eh! monsieur, lui a dit gaîment Joséphine, cette
étiquette est parfaite pour les princesses nées sur le trône, et
habituées à la gêne qu'il impose; mais moi, qui ai eu le bonheur de
vivre pendant tant d'années en simple particulière, trouvez bon que je
donne quelquefois mes ordres sans interprète.» Le grand écuyer s'est
incliné, et nous sommes parties.

Sedan, le 30 juillet 1804.

J'ai trouvé ce matin Joséphine très-occupée à lire une grande feuille
manuscrite, et je n'ai pas été peu surprise de voir qu'elle apprenait sa
leçon. Lorsqu'elle voyage, tout est fixé, prévu d'avance. On sait que
dans tel endroit elle doit être haranguée par telle ou telle autorité; à
celle-ci elle doit répondre de telle manière; à celle-là de telle
autre. Tout est réglé, jusqu'aux présens qu'elle doit faire. Mais il
arrive quelquefois qu'elle manque de mémoire; et alors, si sa réponse
n'est pas aussi convenable que celle préparée, elle est toujours au
moins faite avec tant d'obligeance et de bonté qu'on en est toujours
content.

Liége, le 1er août 1804.

Je craignais que nous n'arrivassions jamais ici. L'empereur, sans
s'informer si une route projetée à travers la forêt des Ardennes, était
exécutée, a tracé la nôtre sur la carte; on a disposé les relais d'après
ses ordres, et nous nous sommes trouvés vingt fois au moment d'avoir nos
voitures brisées. Dans plusieurs endroits on les a soutenues avec des
cordes. On n'a jamais imaginé de faire voyager des femmes comme des
officiers de dragons.

Aix-la-Chapelle, le 7 août 1804.

L'impératrice est descendue ici dans la maison d'un M. de Jacoby,
achetée dernièrement par l'empereur. On avait parlé de cette maison
comme d'une habitation fort agréable; nous avons été surprises en
trouvant une misérable petite maison. Le préfet voulait que Joséphine
vînt de suite s'établir à la préfecture; mais telle est sa parfaite
soumission aux volontés de Bonaparte qu'elle n'a pas voulu le faire sans
ses ordres. Il tient beaucoup à favoriser les habitans des départemens
réunis, désirant les attacher à la France. C'est par ce motif qu'il a
acheté la maison de M. de Jacoby, et qu'il l'a payée quatre fois sa
valeur.

Aix-la-Chapelle, août 1804.

Ce matin, en lisant le journal le _Publiciste_, Joséphine a été surprise
assez désagréablement en voyant, dans le récit de son voyage, qu'on a
recueilli et imprimé ses adieux à la femme du maire de Reims, chez
lequel elle avait logé en passant dans cette ville. Il arrive souvent
qu'on dit avec négligence une chose qui n'a pas le sens commun sans
s'en apercevoir; mais retrouve-t-on cette même phrase imprimée, alors la
réflexion la fait apprécier tout ce qu'elle vaut. J'avoue qu'il n'en est
pas besoin pour juger celle-ci. En partant de Reims, l'impératrice a
remis à la femme du maire un médaillon de malaquite, entouré de diamans,
et lui a dit en l'embrassant: _C'est la couleur de l'espérance_. Le fait
est que l'espérance n'avait pas la moindre chose à faire là; c'est une
bêtise. J'y étais; je l'ai entendue et remarquée: mais je me suis bien
gardée de m'en souvenir ce matin. Joséphine était désolée; elle
assurait, de la meilleure foi du monde, n'avoir pas dit un mot de cela:
il eût été cruel de la contredire. Le secrétaire des commandemens lui
proposait de faire démentir cette phrase dans le journal; elle y a pensé
un moment; mais soit que la mémoire lui revînt dans cet instant, soit
qu'elle ait craint de faire une chose qui fût désapprouvée par
Bonaparte, elle s'est bornée à lui écrire qu'elle n'a point dit cette
bêtise; que son premier mouvement avait été de la faire démentir, mais
qu'elle n'avait rien voulu faire sans ses ordres. On a fait partir un
courier pour Boulogne.[17]

Aix-la-Chapelle, 11 août 1804

Notre vie ici est ennuyeuse et monotone. À l'exception d'une promenade
que nous faisons chaque jour en calèche, dans les environs de la ville,
le reste de la journée ressemble toujours parfaitement à la veille. La
troupe de Picard est venue ici, et y restera aussi long-temps que
l'impératrice. Chaque soir, nous allons bâiller au théâtre; on ne peut
imaginer combien le répertoire de Picard est fatigant à la longue.
Certainement on y trouve de l'esprit, quelques scènes d'un très-bon
comique; mais les sujets étant toujours choisis dans la plus basse
bourgeoisie, on ne sort jamais de la diligence ou de la rue
Saint-Denis. On peut s'amuser un jour de la nouveauté de ce ton; mais
bientôt on est fatigué de se trouver toujours si loin de chez soi.

Le 11 août 1804.

N'étant pas allée au théâtre ce soir, et quelqu'un ayant parlé d'un plan
de Paris en relief, l'impératrice a désiré le voir. La soirée étant
très-belle, pourquoi, a-t-elle dit, ne pourrions-nous pas y aller à
pied? C'était une nouveauté; on s'est empressé de partir. M. d'Harville,
qui est toujours le chevalier de l'étiquette, était au désespoir. Il a
voulu hasarder son opinion, mais nous étions déjà bien loin. Le fait est
qu'il avait bien raison, et la suite de cette gaîté l'a prouvé. Les rues
étant très-désertes le soir, nous n'avons rencontré presque personne en
allant; mais pendant que nous examinions ce plan, voilà le bruit de
notre promenade nocturne qui se répand; et quand nous sortons, toutes
les chandelles étaient sur les fenêtres, et toute la populace sur notre
passage. Nous devions former un cortége assez plaisant; ces messieurs,
le chapeau sous le bras, l'épée au côté, nous donnaient la main, et nous
aidaient à traverser la foule qui se pressait autour de nous, et dont
les haillons formaient un contraste assez bizarre avec nos plumes, nos
diamans et nos longues robes. Enfin nous avons atteint l'hôtel de la
préfecture; l'impératrice a senti alors qu'elle avait fait une
étourderie; elle en est convenue franchement.

Le 13 août 1804.

On a dit ce soir que l'empereur arriverait bientôt ici: cela donnera un
peu de mouvement et de variété à notre cercle habituel, qui est d'une
parfaite monotonie. Il se compose de madame de La Rochefoucault, femme
d'un esprit très-agréable; de quatre dames du palais, du grand écuyer,
deux chambellans, l'écuyer cavalcadour; M. Deschamps, secrétaire des
commandemens; le préfet, sa famille; deux ou trois généraux qui ont
épousé des femmes allemandes, véritables caricatures. J'ajoute une
femme fort aimable, madame de Sémonville, femme de l'ambassadeur de
France en Hollande; elle était par son premier mariage madame de
Montholon. Elle a eu deux fils et deux filles: l'une, madame de Spare;
l'autre, qui avait épousé le général Joubert, et, en second, le général
Macdonald. Cette jeune et aimable femme est mourante; elle est venue ici
pour prendre les eaux; sa mère, madame de Sémonville, l'a accompagnée
pour lui donner ses soins. Je crains qu'ils ne soient infructueux. Nous
jouissons donc bien peu de la société de madame de Sémonville, qui ne
quitte presque pas sa fille.

Aix-la-Chapelle, le 14 août 1804.

Je suis restée ce matin assez long-temps seule avec Joséphine; elle m'a
parlé avec une confiance dont je serais très-flattée, si je ne
m'apercevais chaque jour que cet abandon lui est naturel et nécessaire.
Le jugement que je porte de son caractère est peut-être prématuré,
puisque je la connais depuis bien peu de temps; cependant je ne crois
pas me tromper. Elle est tout-à-fait comme un enfant de dix ans. Elle en
a la bonté, la légèreté; elle s'affecte vivement; pleure et se console
dans un instant. On pourrait dire de son esprit ce que Molière disait de
la probité d'un homme, «qu'il en avait justement assez pour n'être point
pendu.» Elle en a précisément ce qu'il en faut pour n'être pas une bête.
Ignorante, comme le sont en général toutes les créoles, elle n'a rien ou
presque rien appris que par la conversation; mais ayant passé sa vie
dans la bonne compagnie, elle y a pris de très-bonnes manières, de la
grâce, et ce jargon qui, dans le monde, tient lieu quelquefois d'esprit.
Les événemens de la société sont un canevas qu'elle brode, qu'elle
arrange, qui fournit à sa conversation. Elle a bien un quart heure
d'esprit par jour. Ce que je trouve charmant en elle, c'est cette
défiance d'elle-même, qui, dans sa position, est un grand mérite. Si
elle trouve de l'esprit, du jugement à quelques-unes des personnes qui
l'entourent, elle les consulte avec une candeur, une naïveté tout-à-fait
aimables. Son caractère est d'une douceur, d'une égalité parfaites: il
est impossible de ne pas l'aimer. Je crains que ce besoin d'ouvrir son
cœur, de communiquer toutes ses idées, tout ce qui se passe entre elle
et l'empereur, ne lui ôte beaucoup de sa confiance. Elle se plaint de ne
point la posséder; elle me disait ce matin que jamais, dans toutes les
années qu'elle a passées avec lui, elle ne lui a vu un seul moment
d'abandon; que si, dans quelques instans, il montre un peu de confiance,
c'est seulement pour exciter celle de la personne à qui il parle; mais
que jamais il ne montre sa pensée tout entière. Elle dit qu'il est
très-superstitieux; qu'un jour, étant à l'armée d'Italie, il brisa dans
sa poche la glace qui était sur son portrait, et qu'il fut au désespoir,
persuadé que c'était un avertissement qu'elle était morte; il n'eut pas
de repos avant le retour du courrier qu'il fit partir pour s'en
assurer[18].

Cette conversation a amené Joséphine à me parler de la singulière
prédiction qui lui fut faite au moment de son départ de la Martinique.
Une espèce de bohémienne lui dit: «Vous allez en France pour vous
marier; votre mariage ne sera point heureux; votre mari mourra d'une
manière tragique; vous-même, à cette époque, vous courrez de grands
dangers; mais vous en sortirez triomphante; vous êtes destinée au sort
le plus glorieux, et, sans être reine, vous serez plus que reine.» Elle
a ajouté qu'étant fort jeune alors, elle fit peu d'attention à cette
prédiction; qu'elle ne s'en souvint qu'au moment où M. de Beauharnais
fut guillotiné; qu'elle en parla alors à plusieurs des dames qui étaient
enfermées avec elle, dans le temps de la terreur; mais qu'à présent,
elle la voit accomplie dans tous ses points. C'est un hasard assez
singulier que le rapport qui se trouve entre cette prédiction et sa
destinée.

Le 15 août.

Joséphine a continué ce matin à la promenade la conversation commencée
hier avec moi. J'étais seule dans sa voiture; elle m'a parlé de M. de
Talleyrand; elle prétend qu'il la hait, et sans autres motifs que les
torts qu'il a eus avec elle. Hélas! il est trop vrai que quiconque a
offensé ne pardonne pas. Ces mots sont gravés en gros caractères dans
l'histoire du cœur humain. L'offensé peut perdre le souvenir, mais la
conscience ne manque jamais de mémoire. Pendant le séjour de Bonaparte
en Égypte, dans un temps où on le regardait comme perdu, M. de
Talleyrand, toujours aux pieds du pouvoir, fut, dans plusieurs
circonstances, très-poli pour madame Bonaparte. Un jour,
particulièrement, il dînait avec elle chez Barras; madame Tallien s'y
trouvait: on prétend que cette femme, célèbre par sa beauté, exerçait
alors un grand empire sur Barras. M. de Talleyrand, placé près d'elle et
de madame Bonaparte, mit tant de grâce dans les soins dont il entoura
madame Tallien, et si peu de politesse envers madame Bonaparte, que
celle-ci, qui le connaissait pour être la perfection des courtisans,
jugea qu'il fallait que le général Bonaparte fût mort, pour qu'il la
traitât si mal; car s'il avait eu la pensée qu'il pût jamais revenir en
France, il eût craint qu'il ne vengeât à son retour le peu d'égards
qu'il aurait eus pour sa femme en son absence. Cette idée, en se mêlant
à l'amour-propre blessé, lui fit quitter la table en pleurant. M. de
Talleyrand, qui n'a pas oublié cette circonstance, et qui craint que
Joséphine n'ait un jour le désir et le pouvoir de s'en venger, a fait
tout ce qui a dépendu de lui, dans les trois derniers mois qui viennent
de s'écouler, avant la création de l'empire, pour engager Napoléon à
divorcer, pour épouser la princesse Willelmine de Bade; il a fait
valoir, avec toute l'adresse de son esprit, l'appui qu'il trouverait
dans les cours de Russie et de Bavière, dont il deviendrait l'allié par
ce mariage; le besoin de consolider son empire par l'espérance d'avoir
des enfans. L'empereur a un peu balancé; mais enfin il a résisté, et
Joséphine n'a plus d'inquiétude à cet égard.[19]

Quoiqu'avec peu d'esprit, elle ne manque pas d'une certaine adresse;
elle a su profiter de la faiblesse superstitieuse de l'empereur, et elle
lui dit quelquefois: _On parle de ton étoile, mais c'est la mienne qui
influe sur la tienne; c'est à moi qu'il a été prédit une haute
destinée._ Cette idée a contribué peut-être plus qu'on ne pense à faire
échouer les projets de M. de Talleyrand, et à resserrer les liens qu'il
voulait rompre[20].

Joséphine vient de me conter une anecdote assez piquante. Madame de
Staël écrivait dernièrement au comte Louis de Narbonne. Envoyant sa
lettre par un homme qu'elle croyait sûr, elle n'a rien déguisé de sa
pensée; elle s'est particulièrement égayée sur le compte des personnes
qui ont accepté des places à la cour depuis la création de l'empire.
Elle ajoutait qu'elle espérait qu'elle n'aurait jamais le chagrin, en
lisant le journal, de voir son nom côte à côte des leurs. L'homme qui
était chargé de cette lettre l'a portée à Fouché. Celui-ci (après avoir
payé cette scélératesse) l'a lue, copiée, et l'ayant refermée avec soin,
il a dit à l'homme: «Remplissez votre commission; ayez la réponse de M.
de Narbonne, et vous me l'apporterez:» ce qu'il n'a pas manqué de faire.
Le comte a répondu sur le même ton. On dit que nous ne sommes pas
ménagés dans cette réponse. Je lui pardonne de tout mon cœur; je suis
moi-même toujours tentée de rire de l'ensemble bizarre que nous formons.
C'est un véritable habit d'arlequin que cette cour; mais si l'habit a
toutes les bigarrures requises, arlequin n'a pas du tout les grâces de
son état[21]; sa gaucherie contraste singulièrement avec les grands
seigneurs dont il s'est entouré. Je suis fâchée qu'on puisse opposer aux
plaisanteries du comte son assiduité aux cercles de Cambacérès et de
tous les ministres. Joséphine prétend que cette lettre dont Napoléon se
souvient à chaque révérence de M. de Narbonne (il en fait beaucoup),
leur ôtera toute leur grâce et qu'il n'obtiendra jamais rien[22].

Le 16 août.

Je m'aperçois, au redoublement de politesse des personnes qui entourent
l'impératrice, de ce que je perds chaque jour dans leur affection.
C'est ainsi qu'à la cour on doit mesurer le degré d'attachement qu'on
inspire. Depuis quelques jours, je m'étonnais d'être devenue l'objet de
l'attention générale; je ne savais en vérité à quoi l'attribuer, et dans
mon innocence j'allais peut-être m'en faire les honneurs. Qui sait
jusqu'où l'amour-propre pouvait m'abuser? M. de----, le plus doucereux,
le plus insipide de tous les courtisans passés, présens et à venir,
s'est chargé d'éclairer mon inexpérience; il est arrivé ce matin chez
moi, dix fois plus révérencieux qu'à l'ordinaire. Il m'a dit que tout le
monde avait remarqué les bontés de Joséphine pour moi, nos longues
conversations ensemble, l'attention avec laquelle elle m'offre chaque
jour à déjeuner des plats qui se trouvent devant elle; que, quant à lui,
il avait été particulièrement heureux en remarquant ces distinctions;
mais qu'elles sont devenues un sujet de jalousie pour beaucoup de
personnes. J'ai ri de l'importance qu'il attachait à tout cela, et je me
suis promis _in petto_ de ne plus mettre sur le compte de mon mérite les
égards que je ne dois qu'à la fantaisie de la souveraine.

Le 16 août.

Nous avons eu aujourd'hui une grande cérémonie à l'église, pour la
distribution de plusieurs décorations de la Légion-d'Honneur. Elles
avaient été envoyées au général Lorges, qui a désiré que Joséphine les
donnât elle-même. Le clergé est venu la recevoir à la porte de l'église.
Un trône était préparé pour elle dans le chœur, tout cela avait un air
assez solennel; le général Lorges a fait un discours, mais il est plus
brave qu'éloquent; il sait mieux se battre que parler en public. Il nous
a dit dans ce discours qu'il se trouvait heureux de voir la vertu sur le
trône, et la beauté à côté. Si ce n'est pas sa phrase exacte, c'est au
moins sa pensée. Nous pouvions toutes nous fâcher de ce compliment,
puisqu'il accordait à l'une la vertu sans beauté, et aux autres la
beauté sans vertu, mais nous en avons beaucoup ri en sortant.
L'impératrice nous a dit qu'elle était fort contente d'avoir eu la vertu
pour son lot, et demandé à laquelle de nous ou avait décerné celui de la
beauté; l'amour-propre était là pour persuader à chacune qu'on avait
voulu parler d'elle; mais poliment, on s'est fait mutuellement les
honneurs de ce compliment.

Aix-la-Chapelle, le 18 août 1804.

Tout est en mouvement dans le palais; Bonaparte arrive demain. Il est
extraordinaire que, dans une situation comme la sienne, on ne soit point
aimé[23]. Cela doit être si facile quand on n'a besoin pour faire des
heureux que de le vouloir. Mais il paraît qu'il n'a pas souvent cette
volonté; car depuis le valet de pied jusqu'au premier officier de la
couronne, chacun éprouve une sorte de terreur à son approche. La cour va
devenir très-brillante; les ambassadeurs n'ayant pas été accrédités de
nouveau depuis la métamorphose du consul en empereur, arrivent tous pour
présenter leurs lettres. On passera encore quelques jours ici. On ira à
Cologne, à Coblentz; on restera quelques jours dans chacune de ces
villes, et de là à Mayence, où tous les princes qui doivent former la
confédération du Rhin se réuniront.

Le 19 août 1804.

Il est arrivé, et avec lui l'espionnage; les chagrins, qui forment
ordinairement son cortége, ont déjà banni toute la gaité de notre petit
cercle. Son retour nous a appris que parmi douze personnes qui ont été
nommées pour accompagner Joséphine ici, il y en a une qui était chargée
du rôle d'espion. Napoléon savait, en arrivant, que tel jour nous
avions fait une promenade, que tel autre jour nous avions été déjeuner
avec madame de Sémonville, dans un bois aux environs d'Aix-la-Chapelle.
Le délateur (que nous connaissons) a cru donner plus de mérite à son
récit en mettant sur le compte du général Lorges, qui est jeune et d'une
tournure fort agréable, la faute d'un pauvre vieux militaire qui,
probablement, ayant été plus long-temps soldat qu'officier, ignorait
qu'on ne dût pas s'asseoir devant l'impératrice, sur le même divan.
Joséphine était trop bonne pour lui apprendre qu'il faisait une chose
inconvenante; elle eût craint de l'humilier; cette preuve de son bon
cœur a été transformée en une condescendance coupable en faveur d'un
jeune homme pour lequel elle devait avoir beaucoup d'indulgence et de
bontés, puisqu'il se mettait si parfaitement à son aise avec elle.
C'était là la conséquence qu'on voulait que l'empereur en tirât.
Heureusement, cette circonstance si peu faite pour être remarquée,
l'avait été, et il n'a pas été difficile à Joséphine de prouver quel
était le coupable; son âge, son peu d'usage, ont effacé tout le noir
avec lequel on avait peint cette action. Comment ne pas s'étonner[24]
qu'un homme qui a passé sa vie dans les camps, qui a été nouri, élevé
par la république, puisse attacher cette importance à des minuties! Ah!
sans doute l'amour du pouvoir est naturel à l'homme; un enfant fait,
pour le jouet qu'il dispute à son camarade, ce que les souverains, dans
un âge plus avancé, font pour les provinces qu'ils veulent s'arracher.
Mais qu'il y a loin de ce noble orgueil qui veut dominer ses semblables,
avec l'intention de les rendre heureux, à ce code d'étiquette qui fait
dans cet instant la plus chère occupation de Napoléon! Je me demandais,
ce soir, dans le salon, en voyant tous ces hommes debout, n'osant faire
un pas hors du cercle qu'ils formaient, pourquoi les puissans de tous
les temps, de tous les pays, ont attaché l'idée du respect à des
attitudes gênantes. Je pense que le spectacle de tous ces hommes
courbés sans cesse en leur présence, leur est doux, parce qu'il leur
rappelle continuellement le pouvoir qu'ils ont sur eux.

Le 20 août 1804.

Ce matin, Napoléon a reçu toutes les autorités constituées de la ville.
On est sorti de cette audience, confondu, étonné au dernier point. «Quel
homme! (me disait le maire) quel prodige! quel génie universel! Comment
ce département si éloigné de la capitale lui est-il mieux connu qu'il ne
l'est de nous? Aucun détail ne lui échappe; il sait tout; il connaît
tous les produits de notre industrie.» J'ai souri; j'étais bien tentée
d'apprendre à ce brave homme, qui allait colportant son admiration dans
toute la ville, qu'il devait en rabattre beaucoup; que cette parfaite
connaissance que Napoléon leur a montrée, est un charlatanisme avec
lequel il subjugue le vulgaire. Il a fait faire une statistique,
parfaitement exacte, de la France et des départemens réunis. Lorsqu'il
voyage, il prend les cahiers qui concernent les pays qu'il parcourt[25];
une heure avant l'audience il les apprend par cœur; il paraît, parle de
tout, en homme dont la pensée embrasse tout le vaste pays qu'il
gouverne, et laisse ces bonnes gens ravis en admiration. Une heure
après, il ne sait plus un mot de ce qui a excité cette admiration.

Le préfet, M. Méchin, est arrivé à cette audience avec une certaine
assurance (qui lui est assez ordinaire), ne se doutant pas de
l'interrogatoire qu'il allait subir. Napoléon, qui venait d'apprendre sa
leçon, lui a fait plusieurs questions auxquelles il n'a su que
répondre; il s'est troublé, embarrassé. «Monsieur, lui a dit l'empereur,
quand on ne connaît pas mieux un département, on est indigne de
l'administrer.» Et il l'a destitué. Tel est le résultat de l'audience
d'aujourd'hui.

Aix-la-Chapelle, le 21 août.

Je suis souvent tentée d'apprendre à Napoléon, qui fait tant de
questions sur les usages de l'ancienne cour, que la grâce et l'urbanité
y régnaient; que les femmes osaient y converser avec les princes. Ici,
nous ressemblons tout-à-fait à de petites filles qu'on va interroger au
catéchisme. Napoléon trouverait très-mauvais qu'on osât lui adresser la
parole[26]. Couché à moitié sur un divan, il fournit seul à la
conversation; car personne ne lui répond que par un _oui_, ou un _non,
sire_, prononcé bien timidement. Il parle assez ordinairement des arts,
comme la musique, la peinture; souvent il prend l'amour[27] pour sujet
de conversation, et Dieu sait comme il en parle. Il n'appartient point à
une femme de juger un général; aussi, je ne m'aviserai pas de parler de
ses faits militaires; mais l'esprit[28] de salon est de notre ressort,
et pour celui-là, il est permis de dire qu'il n'en a pas du tout.

Le 22 août 1804.

Il faut que ce besoin d'aduler le pouvoir soit bien général, puisque
des prêtres même n'en sont pas exempts. Ce matin on nous a fait voir ce
qu'on appelle les grandes reliques: elles furent envoyées en présent à
Charlemagne par l'impératrice Irène, et sont conservées, depuis ce
temps, dans une armoire de fer pratiquée dans un mur. Cette armoire est
ouverte tous les sept ans, pour montrer ces reliques au peuple. Cette
circonstance attire une foule très-considérable de tous les pays
voisins. Chaque fois qu'on replace les reliques dans l'armoire, on fait
murer la porte, qui n'est ouverte que sept ans après, Joséphine a eu le
désir de les voir, et quoique les sept années ne fussent pas révolues,
le mur a été démoli. Parmi ces reliques, un petit coffre en vermeil
attirait particulièrement l'attention. Les prêtres qui nous montraient
ce trésor ont piqué notre curiosité en disant que la tradition la plus
ancienne attachait un grand bonheur à la possibilité d'ouvrir ce
coffre, mais que personne, jusqu'alors, n'avait pu y parvenir.
Joséphine, dont la curiosité était vivement excitée, a pris ce coffre,
qui presque aussitôt s'est ouvert dans ses doigts. On ne remarquait pas
de traces extérieures de serrure, mais il faut qu'il y ait eu un secret
pour ouvrir le ressort intérieur. Je suis persuadée que les prêtres qui
nous montraient ces reliques connaissaient le secret, et qu'ils ont
ménagé ce petit plaisir à l'impératrice. Quoi qu'il en soit, cette
circonstance a été regardée comme _très-extraordinaire_; on l'a beaucoup
fait valoir à Joséphine, qui tout en s'étant assez amusée de cette
surprise, n'y a pas attaché plus d'importance que cela n'en méritait. Au
reste la curiosité n'a pas été très-satisfaite, car on n'a trouvé dans
cette boîte que quelques petits morceaux d'étoffe qu'on peut regarder
comme des reliques si l'on veut, mais dont l'authenticité n'est
nullement constatée.

Je suis revenue chez moi attristée par cet emploi de ma matinée. Je
n'aime pas à rencontrer des prêtres courtisans ou ambitieux; je ne puis
même comprendre comment il peut y en avoir. Je trouve quelque chose de
si noble, de si élevé dans leurs attributions, que mon imagination aime
à les dégager de toutes nos faiblesses. Détachés de toutes les passions
qui troublent et gouvernent l'humanité, placés comme intermédiaires
entre l'homme et la divinité, ils sont chargés du doux emploi de
consoler les malheureux, de leur montrer, à travers les orages de la
vie, un port où enfin ils trouveront le repos. Le monde peut-il offrir
une dignité qui puisse valoir ce privilége qui leur est réservé, de
pénétrer dans l'asile du malheur, d'y adoucir les angoisses d'un
mourant, en l'entourant encore d'espérance; d'enlever à la mort ce
qu'elle a de plus effrayant, le néant! Non, un prêtre ne peut échanger
ces belles attributions contre de l'argent, ou ce que le monde nomme des
honneurs.

Le 23 août 1804.

En ouvrant mon journal, mes yeux se fixent sur la page d'hier; je ne
puis m'empêcher de sourire en comparant ce que je disais de la
simplicité, de là sainteté, de la dignité du sacerdoce, avec la
conversation que j'ai entendue ce soir entre M. de Pradt, premier
aumônier de l'empereur, et un général. Ils étaient tous deux parés de la
même décoration, de la croix d'honneur. Je me suis demandé comment
l'homme de Dieu, le ministre de paix, a-t-il mérité la même récompense
que le guerrier chargé d'envoyer à la mort les ennemis de son pays.
Leurs souverains devraient se rappeler cette leçon d'Alexandre, sur la
distinction des récompenses: un homme dardait très-adroitement devant
lui des grains de millet à travers une aiguille; il ordonna qu'il lui
fût donné un boisseau de millet, voulant proportionner la récompense à
l'utilité du talent. Cet art de récompenser avec discernement n'est pas
très-commun aujourd'hui. Nous voyons Talma payé beaucoup plus cher qu'un
général. Il a, tant du théâtre que de Bonaparte, plus de soixante mille
francs. Je laisse le comédien, et je reviens à M. de Pradt. En écoutant
ce soir sa conversation brillante, philosophique, je me suis rappelé la
question piquante qui lui fut adressée par un homme de beaucoup
d'esprit, qui se trouvait avec lui à un dîner de vingt-cinq personnes,
et qui lui demanda: Monseigneur, croyez-vous en Dieu?

Le 24 août.

L'empereur fait assez ordinairement, tous les soirs, une partie de wist
avec Joséphine, madame de La Rochefoucault; le quatrième est choisi
parmi les personnes qui viennent au cercle. Ce soir, le duc d'Aremberg
devait faire le quatrième; l'empereur trouvait assez piquant de jouer
avec un aveugle. J'allais m'asseoir à l'ennuyeuse table de loto, lorsque
le premier chambellan est venu me dire que Napoléon m'avait désignée
pour son wist. J'ai répondu qu'il n'y avait qu'une difficulté, c'est que
je n'y avais jamais joué. M. de Rémusat est allé rendre ma réponse, à
laquelle l'empereur, qui ne connaît pas d'impossibilité, a dit: _C'est
égal_. C'était un ordre; je m'y suis rendue. Madame de La Rochefoucault,
dont j'occupais la place, m'a donné quelques conseils; et d'ailleurs,
excepté le duc d'Aremberg, qui a la mémoire d'un aveugle, et auquel
aucune des cartes qu'on nomme n'échappe, je jouais à peu près aussi bien
que l'impératrice et l'empereur. La partie n'a pas été longue. Le duc
d'Aremberg a ordinairement à côté de lui un homme qui arrange ses
cartes; son jeu lui est désigné par une petite planche adaptée à la
table; en passant la main sur cette planche, il connaît ses cartes, par
les chevilles en relief qui sont placées par l'homme qu'il appelle son
marqueur. Il joue fort bien et même étonnamment vite, si l'on pense à
tout le travail nécessaire pour lui faire connaître ses cartes. Mais
n'ayant pas osé se faire accompagner chez l'empereur par son marqueur,
qui est une espèce de valet de chambre, c'est la duchesse d'Aremberg qui
l'a remplacé, et son jeu en était fort retardé; aussi l'empereur, qui
aime à jouer vite, et dont la curiosité était satisfaite, a laissé la
partie après le premier rob.

Le 25 août.

Corneille avait raison quand il a dit:

    Qui peut tout ce qu'il veut, veut plus que ce qu'il doit.

Ce vers renferme un axiôme moral d'une grande vérité. M. de Sémonville
est une victime que la politique offre aujourd'hui en holocauste aux
Hollandais. Cette action est d'une injustice révoltante; M. de
Talleyrand a ordonné à M. de Sémonville je ne sais quelle mesure qui a
déplu aux Hollandais. Bonaparte, qui les ménage, ne veut point avouer
que son ambassadeur n'a agi que par les ordres de M. de Talleyrand,
parce qu'alors il faudrait le sacrifier, et (quoiqu'il le déteste) comme
il pense qu'il s'en servira plus utilement que de M. de Sémonville, il
sacrifie celui-ci. On croira peut-être excuser cette action en nous
disant que les idées de justice, considérées par rapport à un
particulier, ne sont pas applicables aux souverains; je crois, au
contraire, que leurs actions appartenant à la postérité qui les jugera,
dépouillées du prestige qui nous éblouit, ils devraient toujours prendre
pour guides la morale et la justice.

Hier, à la réception des ambassadeurs, lorsque Bonaparte fut près de M.
de Sémonville, il lui tourna le dos sans vouloir lui parler; et quand
celui-ci demanda, pour toute grâce, à s'expliquer dans une audience, on
la lui à refusée. On sait tout ce qu'il dirait; il est justifié
d'avance; mais c'est précisément pourquoi on ne veut pas le recevoir. On
ne peut lui dire: «Vous avez raison; M. de Talleyrand a tort, et
cependant c'est vous qui paierez pour lui:» comme c'est ce que
l'empereur a décidé dans sa suprême sagesse, il ne veut ni le voir ni
l'entendre. Serait-il donc vrai que l'abus du pouvoir est toujours lié
au pouvoir, comme l'effet à la cause?

Aix-la-Chapelle, le 26 août.

J'ai vu ce matin, M. de Sémonville: il m'a conté qu'hier M. de
Talleyrand, en causant avec lui, avait voulu lui persuader adroitement
qu'il devait donner l'ordre à La Haye de brûler tous ses papiers.
«Prenez-y garde, a-t-il dit, l'empereur est un petit Néron[29].

* * *

«Il enverra[30] peut-être saisir vos papiers, et cela peut être fort
désagréable: madame de Spare, votre belle-fille, est à La Haye;
écrivez-lui de tout brûler promptement; c'est plus essentiel que vous ne
le pensez.» Ce conseil, donné avec le ton de l'amitié, de l'intérêt,
aurait pu être suivi par un sot; mais M. de Talleyrand a affaire avec un
homme aussi fin que lui. M. de Sémonville en a parfaitement senti le
but, qui était de détruire toutes les pièces qui le justifient. Au lieu
d'écrire à madame de Spare de brûler ses papiers, il vient de faire
partir l'un de ses beaux-fils, M. de Montholon, pour aller les chercher.
Jusqu'à son retour, il cessera de demander aucune audience à l'empereur.
Il attendra qu'il soit muni de toutes les preuves; mais je doute fort
qu'elles produisent aucun autre effet que celui de donner beaucoup
d'humeur à Bonaparte, si toutefois il consent à les voir, ce que je ne
crois pas[31].

* * *

Ce soir, j'étais placée dans le salon, à côté de madame Lannes[32].

C'était la première fois que je la voyais: elle arrive de Portugal avec
son mari, qui y était ambassadeur. Elle m'a paru charmante. L'empereur
en se promenant dans le cercle, lui a dit avec ce ton si extraordinaire
qu'il a envers toutes les femmes: «_On dit que vous étiez assez joliment
avec le prince régent de Portugal._» Madame Lannes a répondu
très-convenablement que le prince avait toujours traité son mari et elle
avec beaucoup de bonté. Elle s'est retournée de mon côté en me disant:
«Je ne sais quelle est la fatalité qui me place toujours sous les yeux
de l'empereur dans les momens où il a de l'humeur; car je ne pense pas
qu'il ait l'intention de me dire des choses désagréables, et cependant
cela lui arrive très-souvent.» Cette pauvre femme avait presque les
larmes aux yeux. Cette apostrophe si inconvenante est d'autant plus
déplacée, qu'on fait généralement l'éloge de sa conduite; mais, ce soir,
Napoléon était déchaîné contre toutes les femmes; il nous a dit: «que
nous n'avions point de patriotisme, point d'esprit national; que nous
devions rougir de porter des mousselines; que les dames anglaises nous
donnent l'exemple, en ne portant que les marchandises de leur pays; que
cet engoûment pour les mousselines anglaises est d'autant plus
extraordinaire, que nous avons en France des linons-batistes qui peuvent
les remplacer et qui font des robes beaucoup plus jolies; que, quant à
lui, il aimerait toujours cette étoffe, préférablement à toute autre,
parce que, dans sa jeunesse, sa première amoureuse en avait une robe.» À
l'expression de première amoureuse, j'ai eu beaucoup de peine à ne pas
rire, d'autant plus que mes yeux ont rencontré ceux de madame de La
Rochefoucault, qui mourait d'envie d'en faire autant. Il est
extraordinaire que Bonaparte ait des manières; aussi communes.[33]
Lorsqu'il veut avoir de la dignité il est insolent et dédaigneux; et
s'il a un moment de gaîté, il devient le plus vulgaire de tous les
hommes. Son beau-frère Murat, né dans une classe fort au dessous de la
sienne, qui n'avait reçu aucune éducation, s'est formé à l'école du
monde, d'une manière étonnante. Il y a quelques années que je me
trouvais à Dijon dans l'instant ou il vînt passer la revue d'un corps
d'armée qu'on y avait réuni; je dînai avec lui chez le général Canclaux,
qui commandait à Dijon; et alors, je trouvai qu'il avait tout-à-fait
l'air d'un soldat habillé en officier. Je l'ai revu dernièrement, et
j'ai été étonnée de lui voir des manières fort polies, et même assez
agréables. Mais Napoléon est trop orgueilleux pour jamais rien acquérir
en fait de manières; il à trop de respect pour lui-même pour s'aviser
jamais de s'examiner, et trop de mépris pour l'espèce humaine pour
penser un seul instant qu'on peut être mieux que lui.

FIN DU PREMIER VOLUME.



MÉMOIRES

DE CONSTANT,

PREMIER VALET DE CHAMBRE DE L'EMPEREUR,

SUR LA VIE PRIVÉE

DE

NAPOLÉON,

SA FAMILLE ET SA COUR.

     Depuis le départ du premier consul pour la campagne de Marengo, où
     je le suivis, jusqu'au départ de Fontainebleau, où je fus obligé de
     quitter l'empereur, je n'ai fait que deux absences, l'une de trois
     fois vingt-quatre heures, l'autre de sept ou huit jours. Hors ces
     congés fort courts, dont le dernier m'était nécessaire pour
     rétablir ma santé, je n'ai pas plus quitté l'empereur que son
     ombre.

MÉMOIRES DE CONSTANT, _Introduction_.

TOME SECOND.

[Illustration]

À PARIS,

CHEZ LADVOCAT, LIBRAIRE

DE S. A. R. LE DUC DE CHARTRES,

QUAI VOLTAIRE ET PALAIS-ROYAL

MDCCCXXX.



CHAPITRE PREMIER.

JOURNAL DU VOYAGE À MAYENCE.

SECONDE PARTIE.

     Le duc et la duchesse de Bavière;--leurs enfans.--Le prince
     Pie.--Le petit corps et les grands cordons.--La princesse Elisabeth
     (depuis, princesse de Neufchâtel et de Wagram).--L'empereur blessé
     de l'entendre causer à table.--Bonté et politesse du prince
     Eugène.--Départ d'Aix-la-Chapelle et arrivée à Cologne.--Les
     cloches, les églises et les couvens.--Erreurs communes au sujet de
     l'empereur, relevées par l'auteur.--Travail et sommeil de
     l'empereur.--Usage du café.--Les grands hommes vus de
     près.--L'empereur à la toilette de l'impératrice.--L'écrin
     bouleversé par l'empereur.--Désespoir de la première femme de
     chambre.--Les mystères de la toilette.--Les femmes de chambre
     métamorphosées en dames d'annonce.--L'empereur très-occupé de la
     toilette des dames de sa cour.--L'écritoire vidée par l'empereur
     sur une robe de l'impératrice,--Cinq toilettes par
     jour.--Antipathie de l'empereur pour les femmes d'esprit.--Les
     femmes considérées par lui comme faisant partie de son
     ameublement.--Un mot de Joséphine, au sujet de l'influence des
     femmes sur l'empereur.--L'empereur et la reine de Prusse.--Les
     souverains ont tort de se dire mutuellement des injures.--Départ de
     Cologne, et séjour à Bonn.--La maison et les jardins de monsieur de
     Belderbuch.--Méditation nocturne au bord du Rhin.--Les chants des
     pèlerins allemands.--M. de Chahan, préfet de Coblentz.--Simplicité
     d'un sage administrateur, et luxe de Napoléon.--L'auteur s'avoue
     coupable d'une escobarderie,--L'empereur incommodé pendant la
     nuit.--Erreur de l'auteur relevée par Constant,--Les généraux
     Cafarelli, Rapp et Lauriston.--Erreur de l'auteur au sujet de M. de
     Caulaincourt, relevée par l'éditeur.--Voyage sur le Rhin.--Sites
     pittoresques.--La tour de la souris.--Orage et tempête sur le
     Rhin.--Arrivée à Bingen.--Retard.--Double entrée à
     Mayence.--Mécontentement attribué à Napoléon.--Tête-à-tête
     orageux.--Le petit salut.--Larmes de l'impératrice.--Les héros et
     leurs valets de chambre.--Présentation des princes de
     Bade.--Querelle d'intérieur, à propos du prince Eugène.--Fermeté de
     l'impératrice.--_Je n'ai pas pleuré pour être
     princesse_.--L'empereur esclave de l'étiquette, malgré son
     affection pour le prince Eugène.--Taquinerie du grand
     chambellan.--Manœuvre adroite de Joséphine.--Le prince Eugène est
     présenté.--L'empereur ne se souvenant plus de sa colère.--M. de
     Caulaincourt et les princes de Bade.--Nouvelle erreur sur M. de
     Caulaincourt.--Ignorance des usages de la cour, attribuée par
     l'auteur à M. le grand écuyer.--Note de l'éditeur sur ce
     passage.--Cambacérès, grand métaphysicien.--Sortie de l'empereur
     contre Kant.--Prédilection de Cambacérès pour ce philosophe.--La
     profondeur traitée d'obscurité par les esprits inattentifs.--La
     princesse et le prince héréditaire de Hesse-Darmstadt et sa femme
     la princesse Willelmine de Bade.--Curiosité de Joséphine.--Portrait
     de la princesse Willelmine.--Petit triomphe de Joséphine.--Le yacht
     du prince de Nassau-Weilbourg.--Déjeuner dans une île du
     Rhin.--Ravages de la guerre.--L'empereur exauce le vœu d'une pauvre
     femme.--Sévérité excessive d'un jugement de l'auteur.--Promenade
     dans l'île.--Trait de bienfaisance de Joséphine.--L'empereur
     parlant beaucoup et ne causant jamais.--Définition du bonheur,
     donnée par l'empereur.--L'auteur applique à cette définition la
     méthode de l'archi-chancelier.--Résultat de cette analyse.--Les
     schalls prêtés et non rendus.--Excursion de l'auteur et de madame
     de Larochefoucault à Francfort.--Les marchandises
     anglaises.--Joséphine encourageant la fraude.--La mèche
     éventée.--L'empereur ne se fâche pas.--Le grand bal de
     Mayence.--Exigence de l'empereur.--Joséphine obligée d'aller au
     bal, quoique souffrante.--Les princesses de Nassau.--Humiliation de
     l'auteur, en voyant que l'empereur ignore les usages des
     cours.--Déjeuner chez le prince de Nassau.--Dureté de l'empereur à
     l'égard de madame de Lorges.--Le goût allemand et le goût
     français.--L'empereur de la Chine et l'empereur Napoléon.--Regard
     lancé à l'auteur par l'empereur.--Hardiesse de l'auteur.--Les
     petits hibous.--Départ de Mayence.--Monotonie des harangues.--La
     harangue du renard.


Aix-la-Chapelle, le 28 août.

LE duc et la duchesse Léopold de Bavière, le prince Pie leur fils, et la
princesse Elisabeth leur fille[34], sont arrivés ici pour faire leur
cour; ils viennent de prendre possession de Dusseldorf, qui leur est
échu en indemnité. La duchesse a dû être une fort belle femme; elle a
une belle taille et l'air très-noble. Le prince Pie son fils est
justement à cet âge si désavantageux qui tient le milieu entre l'enfance
et la jeunesse. L'empereur a beaucoup ri de ses petites jambes, qui ont
peine à porter son petit corps surchargé d'ordres et de grands cordons.
Cela fait une drôle de petite caricature. La princesse Elisabeth n'est
pas jolie, mais je crois que si elle était mieux habillée elle serait
bien faite. Elle est très-polie, très-parlante, chose qui scandalise
fort Napoléon. À dîner, elle était placée entre lui et Eugène
Beauharnais: habituée à la petite cour de son père, à celle de
l'électeur de Bavière, il est assez simple qu'elle ne soit point
intimidée en parlant à Bonaparte. Il trouve fort extraordinaire qu'elle
n'attende pas qu'on l'interroge, ainsi que le font toutes les personnes
dont il est entouré. Aussi, j'ai remarqué à table qu'il s'en est
très-peu occupé, comme s'il eût voulu la punir de n'avoir pas peur de
lui; mais Eugène, dont les manières sont si bonnes, qui était placé de
l'autre côté de la princesse, a été ce qu'il est toujours, parfaitement
poli.

Cologne, le 31 août.

Nous avons quitté Aix-la-Chapelle, et nous sommes arrivées avant-hier à
Cologne, ville qui me paraît assez triste. En arrivant, on m'a fait
remarquer qu'on y compte trois cent soixante-cinq cloches, ce qui
indique quelle quantité énorme d'églises et de couvens on y trouvait
avant que les Français en eussent pris possession. J'espère que nous n'y
passerons que peu de jours. Une chose que j'ai remarquée déjà à
Aix-la-Chapelle, mais plus particulièrement ici, c'est l'erreur où
chacun est sur le compte de Napoléon. Le vulgaire est persuadé qu'il ne
dort presque jamais, et qu'il travaille sans cesse; mais je vois que,
s'il se lève de bonne heure pour faire manœuvrer des régimens, il a
grand soin de se coucher beaucoup plus tôt le soir: hier, par exemple,
il était monté à cheval à cinq heures du matin; le soir il s'est retiré
avant neuf dans son appartement; et Joséphine nous a dit que c'était
pour se coucher. On prétendait aussi qu'il faisait un usage immodéré de
café, pour éloigner le sommeil; il en prend une tasse après son déjeuner
et autant à dîner. Mais le public est ainsi: si un homme, placé dans des
circonstances heureuses, opère de grandes choses, nous mettons tout sur
le compte de son génie. Nous ne voulons rien devoir à la puissance du
hasard; cet aveu répugne à l'amour-propre humain. Notre imagination crée
un fantôme; elle l'entoure d'une brillante auréole[35]; mais
sommes-nous admis à le voir de près, tout ce prestige, dont nous
l'avions paré dans l'éloignement, s'évanouit; nous retrouvons l'homme
avec toutes ses faiblesses, toutes ses petitesses, et nous nous
indignons du culte que nous lui avons rendu.

Cologne, le 1e septembre.

Ce matin, je causais avec Joséphine, pendant qu'on la coiffait.
L'empereur est arrivé, il a culbuté tout l'écrin pour lui faire essayer
plusieurs parures. Madame Saint-Hilaire, première femme de chambre,
chargée du soin des bijoux, était bonne à voir dans cet instant où
Bonaparte mettait en désordre les objets confiés à ses soins. Elle était
autrefois femme de chambre de madame Adélaïde, et elle voudrait
établir, dans le département de la toilette, l'étiquette à laquelle elle
était habituée à l'ancienne cour; mais cela n'est pas facile. On avait
nommé un assez grand nombre de femmes de chambre qui devaient faire leur
service par quartier de trois mois. Joséphine, qui arrive à cet âge où
l'on a besoin de tout l'art, de tous les mystères de la toilette, était
fort ennuyée d'avoir toutes ces spectatrices; elle a prié qu'on lui
laissât seulement ses anciennes femmes de chambre; et, à la réserve de
madame Saint-Hilaire, on a fait des dames d'annonce de toutes les femmes
de chambre qu'on venait de nommer. Ces dames n'ont pas d'autres
fonctions que celle d'annoncer l'empereur, lorsqu'il vient chez
l'impératrice; elles sont, par conséquent, dans l'intérieur des petits
appartemens.

* * *

Cette manie de se mêler de la toilette des femmes est bien
extraordinaire dans un homme chargé (je dirais presque) des destinées du
monde. Cela est si connu qu'Herbaut, valet de chambre de Joséphine, m'a
observé, la première fois qu'il m'a coiffée, que je plaçais mon diadème
de côté, et que l'empereur voulait qu'on le plaçât absolument droit.
J'ai ri de son observation, et l'ai assuré que je me coiffe pour moi, et
en ne consultant que mon goût. Il en a été fort étonné, et m'a assuré
que toutes ces dames ont soin de se conformer à celui de Napoléon. Il
s'occupe tellement de ces détails, qu'un jour de grande cérémonie,
Joséphine ayant paru avec une robe rose et argent qu'il n'aimait pas, il
jeta violemment son écritoire sur elle, pour la forcer à changer de
robe. Ici, nous ne faisons pas autre chose: le matin, à dix heures, on
s'habille pour déjeuner; à midi, on fait une autre toilette, pour
assister à des représentations; souvent, ces représentations se
renouvellent à différentes heures, et la toilette doit toujours être en
rapport avec l'espèce de personnes présentées: en sorte qu'il nous est
arrivé quelquefois de changer de toilette trois fois dans la matinée,
une quatrième pour le dîner, et une cinquième pour un bal. Cette
occupation continuelle est tout-à-fait un supplice pour moi.

Cologne, le 2 septembre.

L'empereur a une antipathie bien prononcée pour ce qu'on appelle les
femmes d'esprit; il borne notre destination à orner un salon. En sorte
que je crois qu'il ne fait pas une grande différence entre un beau vase
de fleurs et une jolie femme. Quand il s'occupe de leur toilette, c'est
par suite du luxe qu'il veut établir dans tous ses meubles; il blâme ou
approuve une robe, comme il ferait de l'étoffe d'un fauteuil; une femme
à sa cour n'est qu'un meuble de représentation de plus dans son salon.
Joséphine dit assez plaisamment qu'il y a bien cinq ou six jours dans
l'année où les femmes peuvent avoir quelque influence sur lui, mais qu'à
l'exception de ce petit nombre de jours elles ne sont rien (ou presque
rien) pour lui. Ce soir, la conversation est tombée sur la reine de
Prusse; il ne peut pas la souffrir, et ne s'en cache pas. Les souverains
sont tout-à-fait comme les amans: sont-ils brouillés, ils disent un mal
horrible les uns des autres. Ils devraient se rappeler, lorsqu'ils sont
en guerre, qu'ils finiront par faire la paix, et que dans ce cas, s'ils
se rendent mutuellement les forteresses qu'ils se sont prises, ils ne
pourront effacer les injures qu'ils se seront dites. Je crois que cette
méthode, si à la mode aujourd'hui, de remplir les journaux d'invectives
réciproques, tient beaucoup au caractère de Napoléon, et à la nouveauté
de sa dynastie; car, en lisant l'histoire, je trouve qu'il y avait
autrefois entre les princes qui se faisaient la guerre, un ton de
modération qui n'existe plus aujourd'hui.

Bonn, le 5 septembre.

Nous avons quitté Cologne ce matin. Depuis long-temps, je n'avais passé
une soirée aussi agréablement qu'aujourd'hui. L'impératrice a été reçue
chez M. de Belderbuch, qui a une maison charmante; le jardin, qui était
illuminé, s'étend jusqu'au bord du Rhin, très-large en cet endroit. On
avait placé des musiciens dans un bateau sur le fleuve. Pendant le feu
d'artifice qu'on a tiré après souper, je me suis glissée seule dans le
fond du jardin, jusqu'au bord du Rhin. J'avais besoin d'échapper
quelques instans à cette contrainte qui pèse sur moi si péniblement.
L'air était pur et calme; peu à peu on a quitté le jardin. Une musique
douce, harmonieuse, se faisait seule entendre; mais bientôt elle a
cessé, le plus profond silence n'était interrompu que par le bruit des
vagues qui venaient se briser sur les pierres près desquelles j'étais
appuyée. La lune, qui se reflétait sur le fleuve, est venue remplacer
les lampions qui s'éteignaient dans le jardin, et répandre l'harmonie de
sa douce lueur sur le beau tableau que j'avais sous les yeux. Absorbée
dans un recueillement profond, je ne m'apercevais pas que les heures
s'écoulaient, lorsque des chants religieux, qui se sont fait entendre
dans un extrême éloignement, ont réveillé mon attention. Je ne puis bien
exprimer leur effet sur moi dans cet instant; on eût pu prendre pour un
concert d'esprits célestes ces chants que les vents apportaient de
l'autre côté du Rhin jusqu'à moi. Mais le plaisir que je trouvais à
écouter ces sons, en quelque sorte aériens, a été interrompu. Des
personnes inquiètes de ma longue absence, qui me cherchaient dans le
jardin, sont arrivées près de moi dans cet instant; elles m'ont appris
qu'à cette époque de l'année il est très-commun, en Allemagne, de voir
les habitans de plusieurs villages se réunir pour aller visiter quelques
saints en réputation dans le pays; que ces pèlerins marchent souvent la
nuit, pour éviter la chaleur, et quelquefois en chantant des hymnes avec
cette harmonie presque naturelle aux Allemands. Ainsi ont été expliqués
les chants religieux que je venais d'entendre.

Coblentz, le 8 septembre.

Nous sommes logées ici à la préfecture. La simplicité, je dirai presque
la pauvreté des meubles, fait grand honneur au préfet, M. de Chaban.
L'empereur s'est étonné de ce dénûment; le préfet a répondu: «Ce pays
est si pauvre, il y a tant de malheureux, que je me serais reproché de
demander à la ville une augmentation d'impôts pour payer des meubles de
luxe. J'ai tout ce qui est nécessaire.» Ce _nécessaire_, c'est quelques
vieux fauteuils, un vieux lit et quelques tables. Cette simplicité est
admirable. Il ne s'occupe que du soin de soulager les pauvres. On est
heureux de rencontrer un être semblable qui joint beaucoup d'esprit à
tant de vertus. L'empereur, toujours entouré d'un luxe asiatique, était
tenté de se fâcher en arrivant, d'être logé ainsi; son âme sèche et
aride ne peut apprécier tout ce que vaut M. de Chaban[36]; mais,
cependant il sait combien son administration paternelle est utile pour
faire aimer les Français dans ce pays.

Coblentz, le 9 septembre.

Je crois que j'ai à me reprocher aujourd'hui un peu de fausseté; car on
ne transige pas avec sa conscience; elle ne prend pas le change sur les
expressions. L'empereur a promis ce matin à Joséphine que, s'il ne
rendait pas à mon mari les biens non vendus dont je désire la
restitution, au moins il l'en dédommagerait par un emploi. Après dîner,
dans le moment où l'on prenait le café, l'impératrice m'engageait à
remercier Napoléon. Lorsqu'il s'est approché, en demandant ce qui nous
occupait, «Elle me dit, a répondu Joséphine, qu'elle n'ose pas vous
remercier de ce que vous m'avez promis ce matin pour elle.--Pourquoi
donc? a dit l'empereur. Est-ce que je vous fais peur?--Mais, Sire, ai-je
répondu, il n'est pas extraordinaire que l'idée de ce que Votre Majesté
a fait se rattache à sa personne, et par conséquent qu'elle impose.» Je
disais la vérité: c'est la mort du duc d'Enghien, et celle de tant
d'autres victimes, qui, pour moi, se rattachent à sa personne, et me le
montrent toujours empreint de leur sang. Et cependant (voyez la
perversité!) je n'ai pas été fâchée qu'il ait pris le change sur ma
réponse, dont il a fait un compliment qui l'a fait sourire. Ah! je
crois que l'exemple commence à me corrompre. Il est bien temps que je
retourne cultiver mes champs!

Coblentz, le 10 septembre.

Il paraît que Napoléon a eu, cette nuit, une attaque violente de la
maladie de nerfs ou d'épilepsie à laquelle il est sujet. Il a été
long-temps très-incommodé, avant que Joséphine, qui occupait la même
chambre, ait osé demander du secours; mais enfin, cet état de souffrance
se prolongeant, elle a voulu avoir de la lumière. Roustan, qui couche
toujours à la porte de l'empereur, dormait si profondément qu'elle n'a
pas pu le réveiller. L'appartement du préfet est si éloigné du luxe,
qu'on n'y trouve pas même les objets de simple commodité. Il n'y avait
pas une sonnette; les valets de chambre étaient logés fort loin; et
Joséphine, à moitié nue, a été obligée d'aller entr'ouvrir la porte de
l'aide-de-camp de service, pour avoir de la lumière. Le général Rapp, un
peu étonné de cette visite nocturne, lui en a donné; et, après
plusieurs heures d'angoisse, cette attaque s'est calmée. Napoléon a
défendu à Joséphine de dire un seul mot de son incommodité. Aussi
a-t-elle imposé le secret à tous ceux ou celles auxquels elle l'a
racontée ce matin. Mais peut-on espérer qu'on gardera le secret que nous
ne pouvons garder nous-mêmes? Et avons-nous le droit d'imposer aux
autres la discrétion dont nous manquons? L'empereur était assez pâle ce
soir, assez abattu; mais personne ne s'est avisé de lui demander de ses
nouvelles. On sait qu'on encourrait sa disgrâce, si on pouvait croire Sa
Majesté sujette à quelque infirmité humaine[37].

Coblentz, le 11 septembre.

Je m'étais arrêtée un instant dans le salon des aides-de-champ: les
généraux Cafarelli, Rapp, Lauriston s'y trouvaient; on parlait de la
faveur extrême dont jouit M. de Caulaincourt. «Nous ne l'envions pas,
ont dit ces messieurs; nous ne voudrions pas l'avoir achetée au même
prix.» Ce sentiment, sans doute, est commun à beaucoup de gens; mais,
dans la position de ces messieurs, j'ai trouvé qu'il y avait quelque
mérite à l'énoncer si franchement[38].

Coblentz, le 12 septembre 1804.

Le prince de Nassau-Weilbourg est venu ici faire sa cour. Il a proposé à
Joséphine de lui envoyer deux yachts pour remonter le Rhin jusqu'à
Mayence; ce qu'elle a accepté. Nous partons demain, et l'empereur suivra
la nouvelle route qu'on a fait pratiquer aux bords du Rhin.

Bingen, le 13 septembre.

Notre voyage a été très-agréable toute la journée, et, pour qu'il n'y
manque rien, nous pouvons même y joindre la description d'une tempête
qui a manqué nous être funeste, et qui a retardé notre arrivée ici
jusqu'à minuit. Les bords du Rhin, depuis Coblentz jusqu'à Bingen, sont
très-pittoresques; dans la plus grande partie, ils sont hérissés de
rochers, de montagnes très-élevées, sur lesquelles on voit une grande
quantité de ruines d'anciens châteaux. On est étonné que des lieux qui
paraissent si sauvages aient pu être habités par des créatures humaines.
On nous a fait remarquer une tour qui s'élève au milieu du Rhin. Les
princesses palatines étaient obligées autrefois de venir habiter cette
tour pour donner le jour à leurs enfans. Je ne sais ce qui motivait cet
usage, car la tour paraît inhabitable. Elle s'appelle le château de la
Souris, et en effet je pense qu'il ne peut convenir qu'à cette espèce
d'animaux d'y faire leur demeure. En passant devant Rhinsels et
Bacareuch, quelques habitans sont venus dans des bateaux, accompagnés de
musique, nous offrir des fruits. En arrivant à Bingen, le Rhin se trouve
très-resserré entre des montagnes, et roule ses flots avec une rapidité
effrayante, qui n'est pas toujours sans danger (m'a-t-on dit). Le ciel,
qui avait été très-pur, très-serein toute la journée, s'est couvert ce
soir de nuages, et nous avons été surprises par un orage, épouvantable
(ont dit les uns), très-beau, suivant les autres; car, dans ce monde,
presque chaque chose prend une dénomination relative à l'impression
qu'éprouve celui qui en parle. Je dirai donc qu'un très-bel orage est
venu éclairer notre navigation. Joséphine, et plusieurs dames, un peu
effrayées, se sont enfermées dans une petite chambre du yacht; j'ai
voulu jouir d'un coup-d'œil nouveau pour moi. Les éclairs qui se
succédaient rapidement laissaient voir, en arrière de notre yacht, celui
qui portait les femmes et la suite de l'impératrice. Ses grandes voiles
blanches, agitées par un vent violent, se détachaient sur les nuages
noirs qui obscurcissaient le ciel. Le bruit des vagues et du tonnerre,
qui se faisait entendre doublement dans les hautes montagnes entre
lesquelles le Rhin est resserré dans cet endroit, ajoutait quelque chose
de solennel à ce tableau. Peu à peu, cet orage s'est calmé, et nous
sommes arrivées à Bingen, à minuit.

Mayence, le 14 septembre.

Les bords du Rhin, de Bingen à Mayence, sont beaucoup moins pittoresques
que ceux que nous avons vus hier. Le pays est plus ouvert. Nous sommes
arrivées à trois heures. Nous étions attendues à onze; mais Joséphine,
fatiguée, la veille, par l'orage qui avait retardé son arrivée à Bingen,
ayant été malade, n'a pu partir aussitôt qu'on le croyait. D'ailleurs,
les relais de chevaux qu'on avait placés sur les bords du Rhin pour
remonter les yachts, ayant été mal servis, on n'a pas pu arriver plus
tôt. Cette circonstance, qui paraît bien indifférente, ne l'a pas été
pour Bonaparte. Le hasard a voulu que le courrier qui l'annonçait soit
arrivé précisément dans l'instant où l'on commençait à apercevoir les
deux yachts de l'impératrice. Toute la population de Mayence était sur
le port, depuis onze heures. Des jeunes filles habillées de blanc,
portant des corbeilles de fleurs, étaient placées des deux côtés d'un
petit pont qu'on avait préparé pour le débarquement. Le général Lorges,
commandant la division, le maire, le préfet, étaient là pour recevoir
Joséphine, lorsque le courrier qui précédait l'empereur a annoncé son
arrivée. Le général Lorges, suivi seulement d'un aide-de-camp, est monté
à cheval pour aller le recevoir. Napoléon, en entrant à Mayence, a été
surpris désagréablement, en voyant toutes les maisons fermées, pas une
seule personne sur son passage, pas un seul cri de Vive l'empereur! Il a
cru entrer dans un tombeau. Il était assez simple que tout le peuple qui
s'était porté sur le port, depuis onze heures, n'ait pas quitté à
l'instant où l'on apercevait les yachts. L'arrivée de l'impératrice, qui
devait s'arrêter pour être haranguée, présentait un coup-d'œil plus
agréable que la voiture dans laquelle Napoléon était enfermé. Il n'est
donc pas étonnant que l'on soit resté sur le bord du Rhin. Il paraît que
cette préférence a blessé vivement l'empereur. Les voitures de Joséphine
arrivaient dans la cour du palais en même temps que la sienne. Napoléon,
en passant devant nous, a fait un petit salut de la tête avec un air
d'humeur; mais, comme cela lui arrive souvent, nous l'avons peu
remarqué, et nous sommes allées, chacune dans les appartemens qui nous
étaient destinés. Ce soir, l'empereur et l'impératrice ayant dîné seuls,
nous attendions chez madame de La Rochefoucault l'avertissement qu'on
nous donne assez ordinairement à sept heures, pour descendre dans le
salon; mais sept, huit, neuf heures ont sonné, et l'on ne venait pas
nous chercher. Nous plaisantions sur le long tête-à-tête de Leurs
Majestés, lorsqu'on est venu nous avertir. En entrant dans le salon,
nous avons été surprises de n'y trouver personne. Peu de temps après,
Bonaparte est sorti de la chambre de Joséphine; il a traversé le salon
en nous faisant encore son petit salut d'humeur, et il s'est retiré dans
son appartement, d'où il n'est pas sorti de la soirée.

L'impératrice ne quittant pas sa chambre, madame de La Rochefoucault y
est entrée; elle l'a trouvée pleurant amèrement. Napoléon lui avait fait
une scène affreuse qui s'était prolongée jusqu'à ce moment. C'était sa
faute si les chevaux avaient eu peine à remonter le Rhin; c'était sa
faute si elle était partie aussi tard de Bingen; dans son injuste
colère, je ne sais s'il ne lui a point fait un tort de l'orage qui avait
causé son incommodité. Tout, selon lui, avait été arrangé et préparé par
elle pour arriver à la même heure que lui. Il lui a reproché d'aimer à
capter les suffrages; enfin, il lui a fait la scène la plus violente, la
plus déraisonnable qu'on puisse imaginer, et sûrement la moins méritée.
Ah! ce vieux adage qui dit qu'il n'y a point de héros pour les valets de
chambre, est plus vrai qu'on ne pense. Nous voyons celui-ci de moins
près que ne le voit son valet de chambre, et cependant que de petitesses
nous découvrons chaque jour en lui[39]!

Mayence, le 16 septembre.

Ce matin devaient avoir lieu les présentations des princes de Bade, et
celle de l'électeur archi-chancelier[40].

* * *

Après la présentation, ces princes devaient demander la permission à
l'impératrice de lui nommer une partie des officiers de leur maison, et
un neveu de l'archi-chancelier.

* * *

En recevant les instructions de Napoléon sur l'étiquette de cette
présentation, Joséphine lui a demandé quelle était celle à suivre pour
son fils; car enfin il fallait bien qu'il fût nommé aux princes.
Bonaparte, qui n'avait pas pensé à cela, et qui se fâche toujours quand
il est pris au dépourvu sur un sujet quelconque, a répondu avec humeur
que son fils ne serait pas présenté; qu'il n'en voyait pas la nécessité.
Joséphine, très-bonne, très facile, très-faible même dans presque toutes
les circonstances, a un courage extrême et beaucoup de fermeté pour tout
ce qui concerne ses enfans. Elle a représenté à l'empereur que, pour
elle et pour lui-même, il n'était pas convenable que le fils de
l'impératrice fût compté pour rien; qu'elle n'avait jamais rien demandé
pour elle; et elle a eu le courage d'ajouter qu'elle n'avait pas pleuré
pour être princesse[41]; mais que, son fils devant dîner chez elle avec
ces princes, il fallait bien qu'il leur fût nommé; que dans l'ancien
régime, si M. de Beauharnais (quoique non présenté à la cour de France)
eût voyagé en Allemagne, il eût été admis partout. Ces derniers mots ont
enflammé la colère de Napoléon à un point excessif. Il lui a dit qu'elle
citait toujours _son impertinent ancien régime_ (c'est l'expression dont
il s'est servi); et qu'après tout, son fils pouvait ne pas dîner ce
jour-là chez elle[42].

Il est sorti après ces mots, laissant Joséphine bien peu disposée à
paraître dans le salon, pour la présentation. Pendant une demi-heure
qu'elle y a passé, en attendant les princes, elle n'a pas cessé
d'essuyer ses yeux, qui étaient encore gonflés de larmes lorsqu'ils ont
paru. Pendant qu'elle avait cette scène avec l'empereur, M. de
Talleyrand, qui, par les prérogatives de sa place, devait désigner les
grands officiers de la couronne qui devaient aller prendre les princes à
la portière de leurs carrosses, et qui ne néglige pas une occasion de
causer une contrariété à Joséphine, a dit à son fils qu'il était désigné
pour recevoir les princes. Eugène, qui a parfaitement le sentiment des
convenances, et qui trouvait qu'il était ridicule que le fils de
l'impératrice fût confondu dans le cortége des princes qui allaient lui
être présentés, a répondu, avec cette simplicité digne qu'il possède si
bien, qu'il s'y trouverait, si toutefois il lui était démontré qu'il
dût s'y trouver. Il est venu conter à sa mère ce petit trait de
malveillance de M. de Talleyrand; et il est convenu avec elle qu'il
n'accompagnerait pas les princes; qu'il se rendrait le soir, dans le
salon, un peu avant six heures, que Joséphine y serait pour le
présenter. Tout cela s'est bien passé; Bonaparte n'est arrivé dans le
salon qu'après six heures, à l'instant de se mettre à table; il ne s'est
point informé si la présentation avait eu lieu; sa colère était calmée.

Lorsqu'il y a des princes à dîner, la dame d'honneur doit y être, avec
une ou deux dames du palais. J'étais désignée aujourd'hui. Les princes
de Nassau-Weilbourg, d'Issembourg, de Nassau-Usingen sont venus ce soir
au cercle, qui était très-brillant.

Mayence, le 17 septembre.

Nous remarquions ce soir, madame de La Rochefoucault et moi, une chose
bien extraordinaire; c'est l'empressement de M. de Caulaincourt envers
les princes de Bade[43]. Il se croit obligé de leur faire les honneurs
du salon. Lorsque je sus que ces princes seraient ici, j'étais
très-curieuse d'observer leur première entrevue avec lui. Je supposais
que, ne les ayant point vus depuis l'enlèvement qu'il avait fait, dans
leurs états, du duc d'Enghien, et cet enlèvement ayant eu des suites si
funestes, il devait, en se tenant à l'écart, en évitant de renouveler
par sa vue le souvenir de l'affront cruel qu'il leur a fait, leur
témoigner tacitement par sa contenance que, lorsqu'il exécuta cet ordre,
il était loin d'en prévoir l'horrible suite. Mais je m'étais bien
trompée: il est allé à eux avec une gaîté qui paraissait fort naturelle.
Dès que les princes arrivent, il est près d'eux, il s'en empare
absolument; il semble que la connaissance qu'il a faite avec eux d'une
manière si funeste soit un titre à leur bienveillance. Cette conduite me
confond. Il faut n'avoir pas le moindre tact, pas le plus léger
sentiment des convenances, pour en agir ainsi. Le père, déjà vieux,
craintif, comme on l'est à cet âge, tremblant toujours de voir la main
toute-puissante de l'empereur le rayer du nombre des souverains, n'a
presque rien témoigné extérieurement, en voyant M. de Caulaincourt[44];
la contenance de son petit-fils, le prince héréditaire, qui n'a encore
aucun caractère, et, je crois, assez peu d'esprit, n'a pas mieux indiqué
ce qui se passait en eux; mais à l'égard du prince Louis[45], je
remarque que, chaque fois que M. de Caulaincourt s'approche d'eux, il se
retire en arrière de son père et de son neveu, et qu'il évite, autant
qu'il est possible, de parler avec lui; mais cette réserve n'ôte rien à
l'aisance de M. de Caulaincourt. Quand je dis aisance, tout est relatif:
car personne n'en possède moins que lui. On le prendrait plutôt pour un
Prussien que pour un officier français; ses phrases même ont quelque
chose de la tournure allemande; car en parlant à l'empereur ou à
l'impératrice, il ne manque jamais de dire _oui_, ou _non, votre
Majesté_. Il est extraordinaire que M. de Caulaincourt, dont les parens
étaient à la cour, n'en connaisse pas mieux les usages[46].

Le 18 septembre

Je trouve que l'empereur ressemble beaucoup à cet homme qui, ennuyé des
raisonnemens qu'une personne sage apportait en preuve de son opinion,
s'écria: _Hé! Monsieur, je ne veux pas qu'on me prouve_. Il était bien
tenté d'en dire autant ce soir. Le prince archi-chancelier, qui possède
particulièrement cet esprit d'analyse qui décompose jusqu'au dernier
principe d'une idée, discutait avec lui une question métaphysique de
Kant; mais l'empereur a tranché la question en disant que Kant était
obscur, qu'il ne l'aimait pas; et il a quitté brusquement le prince, qui
est venu s'asseoir près de moi. Il y avait pour un observateur un combat
très-plaisant entre la volonté déterminée du prince courtisan de tout
admirer dans l'empereur, et le petit mécontentement d'avoir été arrêté
au milieu de sa discussion sur son cher philosophe; car il est grand
partisan de Kant. Il m'a dit, en thèse générale, que souvent on
déprisait les ouvrages de pur raisonnement, uniquement par la peine
qu'il faut se donner pour les comprendre; qu'on ne tient pour bien pensé
que ce qu'on entend sans peine; mais qu'il en est d'une idée profonde,
comme de l'eau, dont la profondeur ternit la limpidité; et que rien
n'est plus facile, avec le secours des idées intermédiaires, que
d'élever les esprits (même les plus médiocres) jusqu'aux plus hautes
conceptions qu'il ne faut pour cela que perfectionner l'analyse et
décomposer une question; que, si le fond en est vrai, on peut toujours
la réduire à un point simple. J'ai profité de son petit mouvement
d'humeur contre l'empereur (humeur dont il ne serait pas convenu pour
tout au monde), et j'ai trouvé un grand plaisir à causer avec lui.

Mayence, le 19 septembre.

La princesse de Hesse-Darmstadt, son fils le prince héréditaire, et la
jeune princesse Willelmine de Bade qu'il vient d'épouser, arrivent
demain. Joséphine ne peut dissimuler une vive curiosité de voir cette
jeune femme. C'est elle dont M. de Talleyrand parlait à l'empereur comme
de la plus jolie personne de l'Europe, lorsqu'il l'engageait
dernièrement à divorcer. J'entendais ce soir Joséphine qui faisait à son
frère, le prince héréditaire, une foule de questions sur sa sœur. On
voit que, quoique rassurée sur les craintes d'un divorce, elle serait
fâchée que sa vue pût donner quelques regrets à l'empereur.

Le 20 septembre.

Enfin nous avons vu cette princesse si vantée! et jamais il n'y eut
surprise si générale. On ne peut imaginer comment on a pu lui trouver
quelque agrément. Elle est, je ne dirai pas d'une grandeur, mais d'une
longueur démesurée. Il n'y a pas la moindre proportion dans sa taille,
beaucoup trop mince et dépourvue tout-à-fait de grâce. Ses yeux sont
petits: sa figure longue et sans expression. Elle a la peau très
blanche, peu de coloris. Il est possible que, dans quelques années,
quand elle sera formée, elle soit assez belle femme; mais, quant à
présent, elle n'est nullement séduisante. J'étais charmée que Joséphine
ait eu ce petit triomphe dont elle a bien joui. Jamais peut-être elle
n'a eu autant de grâce qu'elle en a mis dans cette réception. En
général, on est si bienveillant, si gracieux, quand on est heureux. On
voyait qu'elle était ravie de trouver la princesse si peu agréable, et
si différente de ce qu'on en avait dit à Napoléon. La princesse-mère a
dû être charmante: elle a la physionomie la plus spirituelle et la plus
agréable. Elle a beaucoup de vivacité et d'esprit. C'est elle qui
gouverne entièrement ses petits états et son mari. Son fils, le prince
héréditaire, est très-grand et très-beau; mais je crois que, lorsqu'on a
dit cela de lui, on a tout dit.

Le 20 septembre 1804.

Le prince de Nassau-Weilbourg ayant laissé son yacht ici aux ordres de
Joséphine, pour tout le temps qu'elle y passera, nous nous en sommes
servies ce matin pour aller déjeuner dans une île du Rhin, près de
Mayence, où était autrefois la maison de campagne de l'électeur, appelée
_la Favorite_. Il n'en reste aucune trace: elle a été démolie. Cette
île, ainsi que les environs de Mayence, offre une image assez triste des
suites de la guerre. On n'y voit pas un arbre. Lorsque nous sommes
arrivées, nous avons trouvé le déjeuner prêt. Pendant qu'on était à
table, l'empereur a aperçu une pauvre femme qui, n'osant s'avancer,
regardait de loin ce spectacle si nouveau pour elle; il lui a fait
donner l'ordre de s'approcher. Lorsqu'elle a été près de la table, il
lui a fait demander en allemand (car elle n'entend pas le français) si
jamais elle avait rêvé qu'elle fût riche, et, dans ce cas, qu'est-ce
qu'elle avait cru posséder. Cette pauvre femme avait beaucoup de peine à
comprendre cette question, et encore plus à y répondre. Enfin, elle a
dit qu'elle pensait qu'une personne qui avait 500 florins était la plus
riche qu'il y eût au monde. «Son rêve est un peu cher, a dit l'empereur;
mais n'importe, il faut le réaliser.» Aussitôt, ces messieurs ont pris
tout l'or qu'ils avaient sur eux, et on lui a compté cette somme.
C'était la chose la plus touchante que l'étonnement et la joie de cette
femme; ses mains laissaient échapper l'or qu'elles ne pouvaient
contenir; tous les yeux étaient mouillés de larmes d'attendrissement, en
voyant la surprise et le bonheur de cette pauvre créature. J'ai regardé
l'empereur dans cet instant; je pensais qu'il devait être si heureux!
Non, sa physionomie ne peignait rien, absolument rien..... qu'un peu
d'humeur. «J'ai déjà demandé deux fois la même chose, a-t-il dit, mais
leurs rêves étaient plus modérés; elle est ambitieuse, cette bonne
femme.» Il n'avait, dans ce moment, d'autre sensation que le regret
qu'elle eût tant demandé. Qu'il est malheureux cet homme! À quoi lui
sert son immense pouvoir, s'il ne sait pas jouir du bonheur qu'il peut
répandre?... Après le déjeuner, on s'est dispersé dans l'île pour se
promener. L'impératrice, accompagnée seulement par moi et deux autres
personnes, a rencontré une jeune femme qui allaitait son enfant. Sa
situation n'était pas très-heureuse. Joséphine avait sur elle seulement
cinq pièces de vingt francs; elle les a données à cette femme sans
appareil, sans ostentation, et une larme d'attendrissement est tombée
sur l'enfant qu'elle avait pris dans ses bras, et qui la caressait avec
ses petites mains, comme s'il eût senti le bien qu'elle venait de faire
à sa mère, et qu'il voulût l'en remercier. En revenant à Mayence,
l'empereur a beaucoup causé, ou, pour mieux dire, beaucoup parlé, car
il ne cause jamais. Je n'oublierai de ma vie la singulière définition
qu'il nous a donnée du bonheur et du malheur. «Il n'y a, a-t-il dit, ni
bonheur ni malheur dans le monde; la seule différence, c'est que la vie
d'un homme heureux est un tableau à fond d'argent avec quelques étoiles
noires, et la vie d'un homme malheureux est un fond noir avec quelques
étoiles d'argent.» Si l'on comprend cette définition, je trouve qu'on
est bien habile; quant à moi, je ne l'entends pas du tout; et je n'ai
pas la ressource d'appliquer le précepte de l'archi-chancelier, qui
prétend que la question métaphysique la plus obscure (si toutefois elle
repose sur une idée vraie) peut toujours être entendue avec le secours
de l'analyse. Ici, je décompose, j'analyse, et je trouve.... zéro.

Mayence, le 22 septembre 1804.

Hier, les deux princesses de Hesse-Darmstadt qui devaient quitter
Mayence aujourd'hui, étaient à dîner. Le soir, on est allé au théâtre.
Ces dames n'avaient pas de schalls; et Joséphine, ayant craint qu'elles
n'eussent froid, en a fait demander deux pour les leur prêter. Ce matin,
en partant, la princesse mère a écrit un billet très-spirituel,
très-aimable à l'impératrice, pour dire qu'elle gardait les schalls
comme un souvenir. Le billet était fort bien tourné, mais j'ai cru voir
qu'il ne consolait pas Joséphine de la privation des deux schalls qui se
trouvaient être précisément les deux plus beaux de ses schalls blancs.
Elle eût autant aimé que ses femmes en eussent choisi d'autres.

Mayence, le 24 septembre.

Hier, en quittant le salon, nous sommes parties, madame de La
Rochefoucault et moi, pour Francfort[47].

Nous espérions que cette course rapide pourrait être ignorée de
l'empereur. Nous avons passé la matinée à visiter la ville, à acheter
quelques marchandises anglaises, que Joséphine nous avait prié de lui
rapporter; car elle était dans notre confidence. Nous avons quitté
Francfort à trois heures après midi, avec l'intention d'arriver à
Mayence, à six. Ayant été désignée hier pour le dîner, je ne devais pas
m'attendre à l'être encore aujourd'hui, et je pensais avoir tout le
temps nécessaire pour me reposer, faire ma toilette et paraître à huit
heures dans le salon. Quant à madame de Larochefoucault, sa santé est si
faible qu'elle comptait se faire excuser de ne pas paraître ce soir, en
prétextant qu'elle était incommodée. Mais tout cet arrangement s'est
trouvé détruit, au moins relativement à moi. En arrivant, j'ai trouvé un
billet du premier chambellan, qui me désignait pour le dîner. Il était
six heures moins dix minutes; à six heures cinq, j'étais à table.
J'avais cherché à réparer, par le choix d'une très belle robe, la
précipitation de ma toilette. Tout en mangeant mon potage, je me
félicitais d'être arrivée assez tôt pour ne pas trahir le secret de
notre voyage; lorsque l'empereur avec un sourire un peu ironique, m'a
dit que ma robe était bien belle, et m'a demandé si je l'avais rapportée
de Francfort. Il n'y avait plus moyen de nier notre voyage; il fallait
en rire, et tourner la chose en plaisanterie, pour que l'empereur ne
s'en fâchât pas, et c'est ce que j'ai fait. Il a demandé si nous avions
rapporté beaucoup de marchandises anglaises; mais comme rien apparemment
ne l'avait contrarié aujourd'hui, il était dans une disposition d'esprit
assez bienveillante, il ne s'est fâché qu'à moitié.

Mayence, le 25 septembre.

La ville de Mayence donnait un grand bal aujourd'hui à l'impératrice;
mais étant très-incommodée, il lui paraissait impossible de s'y rendre;
elle était dans son lit à cinq heures, avec une forte transpiration de
la fièvre. Napoléon est entré chez elle, il lui a dit qu'il fallait
qu'elle se levât, qu'elle allât à ce bal. Joséphine lui ayant représenté
ses souffrances et le danger de se découvrir, ayant une éruption
très-forte à la peau, Bonaparte l'a tirée brusquement de son lit, par un
bras, et l'a forcée de faire sa toilette. Madame de La Rochefoucault,
qui a été témoin de cette action brutale, me l'a contée, les larmes aux
yeux; Joséphine, avec sa douceur, sa soumission si touchante, s'est
habillée, et a paru une demi-heure au bal.

Mayence, le 26 septembre.

En entendant Napoléon appeler les princesses de Nassau qui étaient au
cercle, _mesdemoiselles_, je souffrais incroyablement. Quelque peu
d'attraits que cette cour ait pour moi, il n'en est pas moins vrai que
j'en fais partie dans cet instant; et je suis humiliée comme française,
que le souverain à la suite duquel je me trouve, ait si peu l'habitude
des usages des cours. Comment ignore-t-il que les princes, entre eux, se
donnent leurs titres respectifs, sans pour cela déroger à leur
puissance? Mais Bonaparte croirait compromettre tout-à-fait la sienne,
s'il en usait ainsi. Il ne manque jamais de dire au prince
archi-chancelier, _monsieur l'électeur_, et _mademoiselle_, à toutes les
princesses; j'en ai vu plus d'une sourire un peu ironiquement.

Mayence, le 27 septembre 1804.

L'impératrice a passé le Rhin ce matin, pour aller faire une visite au
prince et à la princesse de Nassau, au château de Biberich, près de
Mayence. Les troupes du prince étaient sous les armes; tous les
officiers de sa petite cour, en grande tenue. Un déjeuner très-élégant
était servi dans une salle, dont la vue s'étend au loin sur le Rhin, et
offre un coup-d'œil magnifique. C'est une grande et superbe habitation.
En revenant à Mayence, les troupes du prince ont accompagné
l'impératrice jusqu'au bord du Rhin.

Mayence, le 28 septembre.

Napoléon a dit aujourd'hui, devant quarante personnes, à madame Lorges,
dont le mari commande la division: «Ah! madame, quelle horreur que votre
robe! c'est tout-à-fait une vieille tapisserie. C'est bien là le goût
allemand!» (Madame Lorges est allemande.) Je ne sais si la robe est dans
le goût allemand, mais ce que je sais mieux, c'est que ce compliment
n'est pas dans le goût français.

Mayence, le 29 septembre.

Ce soir, en causant dans un coin du salon, avec deux personnes, je ne
sais comment la conversation m'a amenée à parler de cet empereur de la
Chine, qui demandait à Confucius de quelle manière on parlait de lui, de
son gouvernement. «Chacun se tait, lui dit le philosophe, tous gardent
le silence.» C'est ce que je veux, reprit l'empereur, Napoléon, qui
était assez près de moi, causant avec le prince d'Issembourg, s'est
retourné vivement. Je vivrais mille ans, que je n'oublierais jamais le
regard menaçant qu'il m'a lancé. Je ne me suis pas troublée; j'ai
continué ma conversation, et j'ai ajouté que cet empereur de la Chine
ressemblait à beaucoup d'autres, qui sont comme les petits hiboux qui
crient quand on porte de la lumière dans leur nid. Je ne sais si
Napoléon a saisi le sens de cette dernière phrase; mais il a
probablement senti qu'il avait eu tort de paraître se faire
l'application de l'histoire de l'empereur chinois, et sa figure a repris
cette immobilité, ce défaut total d'expression qu'il sait se donner à
volonté.

1er octobre 1804.

Nous avons quitté Mayence hier, pour retourner à Paris, où nous serons
dans peu de jours. Les autorités de tous les pays que nous traversons se
donnent une peine incroyable pour composer des harangues; mais en
vérité, ce sont des soins perdus; car je remarque qu'elles sont toutes
les mêmes. Depuis celle du maire d'un petit village allemand, jusqu'à
celle du président du sénat, on pourrait toutes les traduire par cette
fable, dans laquelle le renard dit au lion:

    «Vous leur fîtes, seigneur,
    En les croquant, beaucoup d'honneur.»



CHAPITRE II.

     PORTRAIT DE L'EMPEREUR.--Intérêt attaché aux moindres détails
     concernant les personnages historiques.--Fleury et Michelot dans le
     rôle du grand Frédéric.--Les Mémoires de Constant consultés par les
     auteurs et par les artistes.--Bonaparte au retour d'Égypte.--Son
     portrait par M. Horace Vernet.--Front de Bonaparte.--Ses
     cheveux.--Couleur et expression de ses yeux.--Sa bouche, ses lèvres
     et ses dents.--Forme de son nez.--Ensemble de sa figure.--Sa
     maigreur extrême.--Circonférence et forme de sa tête.--Nécessité de
     ouater et de briser ses chapeaux.--Forme de ses
     oreilles.--Délicatesse excessive.--Taille de l'empereur.--Son
     cou.--Ses épaules.--Sa poitrine.--Sa jambe et son pied.--Ses
     pieds.--Beauté de sa main et sa coquetterie sur cet
     article.--Habitude de se ronger légèrement les ongles.--Embonpoint
     venu avec l'empire.--Teint de l'empereur.--Tic
     singulier.--Particularité remarquable sur le _cœur_ de
     Napoléon.--Durée de son dîner.--Sage précaution du prince
     Eugène.--Déjeuner de l'empereur.--Sa manière de manger.--Les
     convives accommodans.--Mets favoris de l'empereur.--Le poulet à la
     Marengo.--Usage du café.--Erreur vulgaire sur ce point.--Attention
     conjugale des deux impératrices.--Usage du vin.--Anecdote sur le
     maréchal Augereau.--Erreurs et contes réfutés par
     Constant.--Confiance imprudente de l'empereur.--Fâcheux effets de
     l'habitude de manger trop vite.--Joséphine et Constant
     garde-malades de l'empereur.--L'empereur _mauvais
     malade_.--Tendresse, soins et courage de Joséphine.--Maladies de
     l'empereur.--Ténacité d'un mal gagné au siège de Toulon.--Le
     _colonel_ Bonaparte et le refouloir.--Blessures de l'empereur.--Le
     coup de baïonnette et la balle du carabinier tyrolien.--Répugnance
     pour les médicamens.--Précaution recommandée par le docteur
     Corvisart.--Heure du lever de l'empereur.--Sa familiarité à l'égard
     de Constant.--Conversations avec les docteurs Corvisart et
     Ivan.--Les oreilles tirées et le médecin récalcitrant.--Causeries
     de l'empereur avec Constant.--L'occasion négligée et manquée.--Le
     thé au saut du lit.--Bain de l'empereur.--Lecture des
     journaux.--Premier travail avec le secrétaire.--Robes de chambre
     d'hiver et d'été.--Coiffure de nuit et de bain.--Cérémonie de la
     barbe.--Ablutions, frictions, toilette, etc...--Costume.--Habitude
     de se faire habiller.--Napoléon né pour avoir des valets de
     chambre.--La toilette d'étiquette non rétablie.--Heure du coucher
     de l'empereur.--Sa manière expéditive de se déshabiller.--Comment
     il appelait Constant.--La bassinoire.--La veilleuse.--L'impératrice
     Joséphine lectrice favorite de l'empereur.--Les cassolettes de
     parfums.--Napoléon très-sensible au froid.--Passion pour le
     bain.--Travail de nuit.--Anecdote.--M. le prince de Talleyrand
     endormi dans la chambre de l'empereur.--Boissons de l'empereur
     pendant la nuit.--Excessive économie de l'empereur dans son
     intérieur.--Les étrennes de Constant.--Le pincement
     d'oreilles.--Tendresses et familiarités impériales.--Le prince de
     Neufchâtel.


RIEN n'est à dédaigner dans ce qui se rapporte aux grands hommes. La
postérité se montre avide de connaître jusque dans les plus petites
circonstances leur genre de vie, leur manière d'être, leurs penchans,
leurs moindres habitudes. Lorsqu'il m'est arrivé d'aller au théâtre,
soit dans mes courts momens de loisir, soit à la suite de Sa Majesté,
j'ai remarqué combien les spectateurs aimaient à voir sur la scène
quelque grand personnage historique représenté avec son costume, ses
gestes, ses attitudes et même ses infirmités et ses défauts, tels que
des contemporains en ont transmis la description. J'ai toujours pris
moi-même le plus grand plaisir à voir ces portraits vivans des hommes
célèbres. C'est ainsi que je me souviens fort bien de n'avoir jamais
trouvé autant d'agrément au théâtre que le jour où je vis pour la
première fois jouer la charmante pièce des _Deux Pages_. Fleury, chargé
du rôle du grand Frédéric, rendait si parfaitement la démarche lente, la
parole sèche, les mouvemens brusques et jusqu'à la myopie de ce
monarque, que, dès qu'il entrait en scène, toute la salle éclatait en
applaudissemens. C'était, au dire des personnes assez instruites pour en
juger, l'imitation la plus parfaite et la plus fidèle. Pour moi, je ne
saurais dire si la ressemblance était exacte, mais je sentais que
nécessairement elle devait l'être. Michelot, que j'ai vu depuis dans le
même rôle, ne m'a pas fait moins de plaisir que son devancier. Sans
doute ces deux habiles acteurs ont puisé aux bonnes sources pour
connaître et retracer ainsi les manières de leur modèle. J'éprouve, je
l'avoue, quelque orgueil à penser que ces mémoires pourront procurer aux
lecteurs quelque chose de semblable au plaisir que j'ai essayé de
peindre ici; et que, dans un avenir encore éloigné sans doute, mais qui
pourtant ne peut manquer d'arriver, l'artiste qui voudra faire revivre
et marcher devant des spectateurs le plus grand homme de ce temps sera
obligé, s'il veut être imitateur fidèle, de se régler sur le portrait
que, mieux que personne, je puis tracer d'après nature. Je crois
d'ailleurs que personne ne l'a fait encore, du moins avec autant de
détail.

À son retour d'Égypte, l'empereur était fort maigre et très-jaune, le
teint cuivré, les yeux assez enfoncés, les formes parfaites, bien qu'un
peu grêles alors. J'ai trouvé fort ressemblant le portrait qu'en a fait
M. Horace Vernet, dans son tableau d'_Une revue du premier consul sur la
place du Carrousel_. Son front était très-élevé et découvert; il avait
peu de cheveux, surtout sur les tempes; mais ils étaient très-fins et
très-doux. Il les avait châtains, et les yeux d'un beau bleu, qui
peignaient d'une manière incroyable les diverses émotions dont il était
agité, tantôt extrêmement doux et caressans, tantôt sévères et même
durs. Sa bouche était très-belle, les lèvres égales et un peu serrées,
particulièrement dans la mauvaise humeur. Ses dents, sans être rangées
fort régulièrement, étaient très-blanches et très-bonnes; jamais il ne
s'en est plaint. Son nez, de forme grecque, était irréprochable, et son
odorat excessivement fin. Enfin, l'ensemble de sa figure était
régulièrement beau. Cependant, à cette époque, sa maigreur extrême
empêchait qu'on ne distinguât cette beauté des traits, et il en
résultait pour toute sa physionomie un effet peu agréable. Il aurait
fallu détailler ses traits un à un pour recomposer ensuite et comprendre
la régularité parfaite et la beauté du tout. Sa tête était très-forte,
ayant vingt-deux pouces de circonférence; elle était un peu plus longue
que large, par conséquent un peu aplatie sur les tempes; il l'avait
extrêmement sensible; aussi je lui faisais ouater ses chapeaux, et
j'avais soin de les porter quelques jours dans ma chambre pour les
briser. Ses oreilles étaient petites, parfaitement faites et bien
placées. L'empereur avait aussi les pieds extrêmement sensibles; je
faisais porter ses bottes et ses souliers par un garçon de garde-robe,
appelé Joseph, qui avait exactement le même pied que l'empereur.

* * *

Sa taille était de cinq pieds deux pouces trois lignes; il avait le cou
un peu court, les épaules effacées, la poitrine large, très-peu velue la
cuisse et la jambe moulées; son pied était petit, les doigts bien rangés
et tout-à-fait exempts de cors ou durillons; ses bras étaient bien faits
et bien attachés; ses mains, admirables; et les ongles ne les déparaient
pas; aussi en avait-il le plus grand soin, comme, au reste, de toute sa
personne, mais sans afféterie. Il se rongeait souvent les ongles, mais
légèrement; c'était un signe d'impatience ou de préoccupation.

* * *

Plus tard il engraissa beaucoup, mais sans rien perdre de la beauté de
ses formes; au contraire, il était mieux sous l'empire que sous le
consulat; sa peau était devenue très-blanche, et son teint animé.

* * *

L'empereur, dans ses momens ou plutôt dans ses longues heures de travail
et de méditation, avait un _tic_ particulier qui semblait être un
mouvement nerveux, et qu'il conserva toute sa vie; il consistait à
relever fréquemment et rapidement l'épaule droite, ce que les personnes
qui ne lui connaissaient pas cette habitude interprétaient quelquefois
en geste de mécontentement et de désapprobation, cherchant avec
inquiétude en quoi et comment elles avaient pu lui déplaire. Pour lui,
il n'y songeait pas, et répétait coup sur coup le même mouvement, sans
s'en apercevoir.

* * *

Une particularité très-remarquable, c'est que l'empereur ne sentit
jamais battre son cœur. Il l'a dit souvent à M. Corvisart ainsi qu'à
moi, et plus d'une fois il nous fit passer la main sur sa poitrine, pour
que nous fissions l'épreuve de cette exception singulière; jamais nous
n'y sentîmes aucune pulsation.

* * *

L'empereur mangeait très-vite: à peine s'il restait douze minutes à
table. Lorsqu'il avait fini de dîner, il se levait et passait dans le
salon de famille; mais l'impératrice Joséphine restait et faisait signe
aux convives d'en faire autant; quelquefois pourtant elle suivait Sa
Majesté, et alors sans doute les dames du palais se dédommageaient dans
leurs appartemens, où on leur servait ce qu'elles désiraient.

* * *

Un jour que le prince Eugène se levait de table immédiatement après
l'empereur, celui-ci se retournant lui dit: «Mais tu n'as pas eu le
temps de dîner, Eugène?--Pardonnez-moi, répondit le prince, j'avais dîné
d'avance.» Les autres convives trouvèrent sans doute que ce n'était pas
_la précaution inutile_. C'était avant le consulat que les choses se
passaient ainsi; car depuis, l'empereur, même lorsqu'il n'était encore
que premier consul, dînait en tête à tête avec l'impératrice, à moins
qu'il n'invitât à sa table quelqu'une des personnes de sa maison, tantôt
l'une, tantôt l'autre, et toutes recevaient cette faveur avec joie. À
cette époque il y avait déjà une cour.

* * *

Le plus souvent, l'empereur déjeunait seul sur un guéridon d'acajou,
sans serviette. Ce repas, plus court encore que l'autre, durait de huit
à dix minutes.

* * *

Je dirai tout à l'heure quel fâcheux effet la mauvaise habitude de
manger trop vite produisait souvent sur la santé de l'empereur. Outre
cette habitude, et même par un premier effet de sa précipitation, il
s'en fallait de beaucoup que l'empereur mangeât proprement. Il se
servait volontiers de ses doigts au lieu de fourchette ou même de
cuiller; on avait soin de mettre à sa portée le plat qu'il préférait. Il
prenait à même, à la façon que je viens de dire, trempait son pain dans
la sauce et dans le jus, ce qui n'empêchait pas le plat de circuler; en
mangeait qui pouvait, et il y avait peu de convives qui ne le pussent
pas. J'en ai même vu qui avaient l'air de considérer ce singulier acte
de courage comme un moyen de faire leur cour. Je veux bien croire aussi
qu'en plusieurs leur admiration pour Sa Majesté faisait taire toute
répugnance, par la même raison qu'on ne se fait aucun scrupule de manger
dans l'assiette et de boire dans le verre d'une personne que l'on aime,
fût-elle d'ailleurs peu recherchée sur la propreté; ce que l'on ne voit
pas, parce que la passion est aveugle. Le plat que l'empereur aimait le
plus était cette espèce de fricassée de poulet à laquelle cette
préférence du vainqueur de l'Italie fit donner le nom de poulet à la
Marengo; il mangeait aussi volontiers des haricots, des lentilles, des
côtelettes, une poitrine de mouton grillée, un poulet rôti. Les mets les
plus simples étaient ceux qu'il aimait le mieux; mais il était difficile
sur la qualité du pain. Il n'est pas vrai que l'empereur fit, comme on
l'a dit, un usage immodéré du café. Il n'en prenait qu'une demi-tasse
après son déjeuner et une autre après son dîner. Cependant il a pu lui
arriver quelquefois, lorsqu'il était dans ses momens de préoccupation,
d'en prendre, sans s'en apercevoir, deux tasses de suite. Mais alors le
café, pris à cette dose, l'agitait et l'empêchait de dormir; souvent
aussi il lui était arrivé de le prendre froid, ou sans sucre, ou trop
sucré. Pour remédier à tous ces inconvéniens, l'impératrice Joséphine se
chargea du soin de verser à l'empereur son café, et l'impératrice
Marie-Louise adopta aussi cet usage. Lorsque l'empereur, après s'être
levé de table, passait dans le petit salon, un page l'y suivait portant
sûr un plateau en vermeil une cafetière, un sucrier et une tasse. Sa
Majesté l'impératrice versait elle-même le café, le sucrait, en humait
quelques gouttes pour le goûter, et l'offrait à l'empereur.

L'empereur ne buvait que du chambertin, et rarement pur. Il n'aimait
guère le vin, et s'y connaissait mal. Cela me rappelle qu'un jour, au
camp de Boulogne, ayant invité à sa table plusieurs officiers, Sa
Majesté fit donner de son vin au maréchal Augereau, et lui demanda avec
un certain air de satisfaction comment il le trouvait. Le maréchal le
dégusta quelque temps en faisant claquer sa langue contre son palais, et
finit par répondre: _Il y en a de meilleur_, de ce ton qui n'était pas
des plus insinuans. L'empereur, qui pourtant s'attendait à une autre
réponse, sourit, comme le reste des convives, de la franchise du
maréchal.

* * *

Il n'est personne qui n'ait entendu dire que Sa Majesté prenait les plus
grandes précautions pour n'être point empoisonnée. C'est un conte à
mettre avec celui de la cuirasse à l'épreuve de la balle et du poignard.
L'empereur poussait au contraire beaucoup trop loin la confiance: son
déjeuner était apporté tous les jours dans une antichambre ouverte à
tous ceux à qui il avait accordé une audience particulière, et ils y
attendaient quelquefois des heures de suite. Le déjeuner de Sa Majesté
attendait aussi fort long-temps; on tenait les plats aussi chauds que
l'on pouvait, jusqu'au moment où elle sortait de son cabinet pour se
mettre à table. Le dîner de Leurs Majestés était porté des cuisines aux
appartemens supérieurs dans des paniers couverts; mais il n'eût point
été difficile d'y glisser du poison; néanmoins jamais aucune tentative
de ce genre n'entra dans la pensée des gens de service, dont le
dévouement et la fidélité à l'empereur, même chez les plus subalternes,
surpassaient tout ce que j'en pourrais dire.

L'habitude de manger précipitamment causait parfois à Sa Majesté de
violens maux d'estomac qui se terminaient presque toujours par des
vomissemens. Un jour, un des valets de chambre de service vint en grande
hâte m'avertir que l'empereur me demandait instamment; que son dîner lui
avait fait mal, et qu'il souffrait beaucoup. Je cours à la chambre de Sa
Majesté, et je la trouve étendue tout de son long sur le tapis; c'était
l'habitude de l'empereur lorsqu'il se sentait incommodé. L'impératrice
Joséphine était assise à ses côtés, et la tête du malade reposait sur
ses genoux. Il geignait et pestait alternativement ou tout à la fois,
car l'empereur supportait ce genre de mal avec moins de force que mille
accidens plus graves que la vie des camps entraîne avec elle; et le
héros d'Arcole, celui dont la vie avait été risquée dans cent batailles,
et même ailleurs que dans les combats, sans étonner son courage, se
montrait on ne peut plus douillet pour un _bobo_. Sa majesté
l'impératrice le consolait et l'encourageait de son mieux; elle, si
courageuse lorsqu'elle avait de ces migraines qui, par leur violence
excessive, étaient une véritable maladie, aurait, si cela eût été
possible, pris volontiers le mal de son époux, dont elle souffrait
peut-être autant que lui-même en le voyant souffrir. «Constant, me
dit-elle dès que j'entrai, arrivez vite, l'empereur a besoin de vous;
faites-lui du thé et ne sortez pas qu'il ne soit mieux.» À peine Sa
Majesté en eut-elle pris trois tasses que déjà le mal diminuait; elle
continuait de tenir sa tête sur les genoux de l'impératrice, qui lui
caressait le front de sa main blanche et potelée, et lui faisait aussi
des frictions sur la poitrine. «Te sens-tu mieux? Veux-tu te coucher un
peu? Je resterai près de ton lit avec Constant.» Cette tendresse
n'était-elle pas bien touchante, surtout dans un rang si élevé? Mon
service intérieur me mettait souvent à portée de jouir de ce tableau
d'un bon ménage.

Pendant que je suis sur le chapitre des maladies de l'empereur, je dirai
quelques mots de la plus grave qu'il ait eue, si l'on en excepte celle
qui causa sa mort.

Au siège de Toulon, en 1793, l'empereur n'étant encore que colonel
d'artillerie, un canonnier fut tué sur sa pièce. _Le colonel Bonaparte_
s'empara du refouloir et chargea lui-même plusieurs coups. Le malheureux
artilleur avait ou plutôt avait eu une gale de la nature la plus
maligne, et l'empereur en fut infecté. Il ne parvint à s'en guérir qu'au
bout de plusieurs années, et les médecins pensaient que cette maladie
mal soignée avait été cause de l'extrême maigreur et du teint bilieux
qu'il conserva long-temps. Aux Tuileries, il prit des bains sulfureux et
garda quelque temps un vésicatoire. Jusque là il s'y était toujours
refusé, parce que, disait-il, il n'avait pas le temps de s'écouter. M.
Corvisart avait vivement insisté pour un cautère. Mais l'empereur, qui
tenait à conserver intacte la forme de son bras, ne voulut point de ce
remède.

C'est à ce même siège qu'il avait été élevé du grade de chef de
bataillon à celui de colonel, à la suite d'une brillante affaire contre
les Anglais, dans laquelle il avait reçu, à la cuisse gauche, un coup de
baïonnette dont il me montra souvent la cicatrice. La blessure qu'il
reçut au pied, à la bataille de Ratisbonne, ne laissa aucune trace, et
pourtant lorsque l'empereur la reçut l'alarme fut dans toute l'armée.

Nous étions à peu près à douze cents pas de Ratisbonne, l'empereur
voyant fuir les Autrichiens de toutes parts, croyait l'affaire terminée.
On avait apprêté son déjeuner à la cantine, au lieu que l'empereur avait
désigné. Il se dirigeait à pied vers cet endroit, lorsque se tournant
vers le maréchal Berthier, il s'écria: «Je suis blessé.» Le coup avait
été si fort que l'empereur était tombé assis; il venait en effet de
recevoir une balle qui l'avait frappé au talon. Au calibre de cette
balle, on reconnut qu'elle avait été lancée par un carabinier tyrolien,
dont l'arme porte ordinairement à la distance où nous étions de la
ville. On pense bien qu'un pareil événement jeta aussitôt le trouble et
l'effroi dans tout l'état-major. Un aide-de-camp vint me chercher, et
lorsque j'arrivai, je trouvai M. Ivan occupé à couper la botte de Sa
Majesté, dont je l'aidai à panser la blessure. Quoique la douleur fût
encore très-vive, l'empereur ne voulut même pas donner le temps qu'on
lui remît sa botte, et pour donner le change à l'ennemi, et rassurer
l'armée sur son état, il monta à cheval, partit au galop avec tout son
état-major et parcourut toutes les lignes. Ce jour-là, comme l'on pense
bien, personne ne déjeuna, et tout le monde alla dîner à Ratisbonne.

Sa Majesté éprouvait une répugnance invincible pour tous les
médicamens, et quand elle en a pris, ce qui arrivait fort rarement,
c'était de l'eau de poulet ou de chicorée, et du sel de tartre. M.
Corvisart lui avait recommandé de rejeter toute boisson qui aurait un
goût âcre et désagréable; c'était, je crois, dans la crainte qu'on ne
cherchât à l'empoisonner.

* * *

À quelque heure que l'empereur se fût couché, j'entrais dans sa chambre
entre sept et huit heures du matin. J'ai déjà dit que ses premières
questions regardaient invariablement l'heure qu'il pouvait être et le
temps qu'il faisait. Quelquefois il se plaignait à moi d'avoir mauvaise
mine. Quand cela était vrai, j'en convenais, comme je disais non quand
je ne le trouvais pas. Dans ce cas, il me tirait les oreilles,
m'appelait en riant _grosse bête_, demandait un miroir, et souvent
avouait qu'il avait voulu me tromper et qu'il se portait bien. Il
prenait ses journaux, demandait le nom des personnes qui étaient dans le
salon d'attente, disait qui il voulait voir, et causait avec l'un ou
l'autre. Quand M. Corvisart venait, il entrait sans attendre d'ordre.
L'empereur se plaisait à le taquiner en parlant de la médecine, dont il
disait que ce n'était qu'un art conjectural, que les médecins étaient
des charlatans, et il citait ses preuves à l'appui, surtout sa propre
expérience. Le docteur ne cédait jamais quand il croyait avoir raison.
Pendant ces conversations, l'empereur se rasait, car j'étais parvenu à
le décider à se charger seul de ce soin. Souvent il oubliait qu'il
n'était rasé que d'un côté. Je l'en avertissais; il riait et achevait
son ouvrage. M. Ivan, chirurgien ordinaire, avait, aussi bien que M.
Corvisart, sa bonne part de critiques et de médisances contre son art.
Ces discussions étaient fort amusantes; l'empereur y était très-gai et
très-causeur, et je crois que quand il n'avait pas d'exemples sous la
main à citer à l'appui de ses raisons, il ne se faisait pas scrupule
d'en inventer. Aussi ces messieurs ne le croyaient-ils pas toujours sur
parole. Un jour, Sa Majesté, suivant sa singulière habitude, s'avisa de
tirer les oreilles d'un de ses médecins (M. Hallé, je crois). Le docteur
se retira brusquement en s'écriant: «Sire, vous me faites mal.»
Peut-être ce mot fut-il assaisonné d'un peu de mauvaise humeur, et
peut-être aussi le docteur avait-il raison. Quoi qu'il en soit, depuis
ce jour ses oreilles ne coururent plus aucun danger.

* * *

Quelquefois, avant de faire entrer le service, Sa Majesté me
questionnait sur ce que j'avais fait la veille. Elle me demandait si
j'avais dîné en ville et avec qui, si l'on m'avait bien reçu, ce que
nous avions à dîner. Souvent aussi elle voulait savoir ce que me
coûtait telle ou telle partie de mon habillement; je le lui disais, et
alors l'empereur se récriait sur les prix, et me disait que, quand il
était sous-lieutenant, tout était bien moins cher, qu'il avait souvent
mangé chez Roze, restaurateur de ce temps, et qu'il y dînait fort bien
pour 40 sous. Plusieurs fois il me parla de ma famille, de ma sœur, qui
était religieuse avant la révolution et qui avait été contrainte de
quitter son couvent. Un jour il me demanda si elle avait une pension et
de combien elle était. Je le lui dis, et j'ajoutai que cela ne suffisant
pas à ses besoins, je lui faisais moi-même une pension, ainsi qu'à ma
mère. Sa Majesté me dit de m'adresser au duc de Bassano, pour qu'il lui
fît son rapport à ce sujet, voulant bien traiter ma famille. Je ne
profitai point de cette bonne disposition de Sa Majesté; car alors
j'étais assez heureux pour pouvoir venir au secours de mes parens. Je ne
pensais pas à l'avenir, qui me semblait ne devoir rien changer à mon
sort, et je me faisais scrupule de mettre, pour ainsi dire, les miens à
la charge de l'état. J'avoue que depuis, j'ai plus d'une fois été tenté
de me repentir de cet excès de délicatesse, dont j'ai vu peu de
personnes, tant au dessus qu'au dessous de ma condition, donner ou
suivre l'exemple.

À son lever, l'empereur prenait habituellement une tasse de thé ou de
feuilles d'oranger; s'il prenait un bain, il y entrait immédiatement au
sortir du lit, et là se faisait lire par un secrétaire (par M. de
Bourrienne jusqu'en 1804), ses dépêches et les journaux; quand il ne
prenait pas de bain, il s'asseyait au coin du feu, et se faisait faire
ainsi, ou fort souvent faisait lui-même cette lecture. Il dictait au
secrétaire ses réponses et les observations que lui suggérait la lecture
de ces papiers. Au fur et à mesure qu'il les avait parcourus, il les
jetait sur le parquet, sans aucun ordre. Le secrétaire ensuite les
ramassait et les mettait en ordre, pour les emporter dans le cabinet
particulier. Sa Majesté, avant sa toilette, passait, en été, un pantalon
de piqué blanc et une robe de chambre pareille; en hiver, un pantalon et
une robe de chambre de molleton. Elle avait sur la tête un madras noué
sur le front et dont les deux coins de derrière tombaient jusque sur son
cou. L'empereur mettait lui-même, le soir, cette coiffure on ne peut pas
moins élégante. Lorsqu'il sortait du bain on lui présentait un autre
madras, car le sien était toujours mouillé dans le bain, où il se
tournait et retournait sans cesse. Le bain pris ou les dépêches lues, il
commençait sa toilette. Je le rasais, avant que je lui eusse appris à se
raser lui-même. Quand l'empereur eut pris cette habitude, il se servit
d'abord, comme tout le monde, d'un miroir attaché à la fenêtre; mais il
s'en approchait de si près et se barbouillait si brusquement de savon,
que la glace, les carreaux, les rideaux, la toilette et l'empereur
lui-même en étaient inondés; pour remédier à cet inconvénient, le
service s'assembla en conseil, et il fut résolu que Roustan tiendrait le
miroir à Sa Majesté. Lorsque l'empereur était rasé d'un côté, il
tournait l'autre côté au jour et faisait passer Roustan de gauche à
droite ou de droite à gauche, suivant le côté par lequel il avait
d'abord commencé. On transportait aussi la toilette. Sa barbe faite,
l'empereur se lavait le visage et les mains, et se faisait les ongles
avec soin; ensuite je lui ôtais son gilet de flanelle et sa chemise et
lui frottais tout le buste avec une brosse de soie extrêmement douce. Je
le frictionnais ensuite d'eau de Cologne, dont il faisait une grande
consommation de cette manière; car tous les jours on le brossait et
arrangeait ainsi. C'est en Orient qu'il avait pris cette habitude
hygiénique, dont il se trouvait fort bien, et qui en effet est
excellente. Tous ces préparatifs terminés, je lui mettais aux pieds de
légers chaussons de flanelle ou de cachemire, des bas de soie blancs (il
n'en a jamais porté d'autres), un caleçon de toile très-fine ou de
futaine, et tantôt une culotte de casimir blanc avec des bottes molles
à l'écuyère, tantôt un pantalon collant de la même étoffe et de la même
couleur, avec de petites bottes à l'anglaise qui lui venaient au milieu
du mollet. Elles étaient garnies de petits éperons en argent qui
n'avaient pas plus de six lignes de longueur. Toutes ses bottes étaient
ainsi éperonnées. Je lui mettais ensuite son gilet de flanelle et sa
chemise, une cravate très-mince de mousseline, et par-dessus un col en
soie noire; enfin un gilet rond de piqué blanc, et soit un habit de
chasseur, soit un habit de grenadier, mais plus souvent le premier. Sa
toilette achevée, on lui présentait son mouchoir, sa tabatière et une
petite boîte en écaille remplie de réglisse anisé coupé très fin. On
voit, par ce qui précède, que l'empereur se faisait habiller de la tête
aux pieds; il ne mettait la main à rien, se laissant faire comme un
enfant, et pendant ce temps s'occupait de ses affaires.

* * *

J'ai oublié de dire qu'il se servait, pour ses dents, de cure-dents de
buis et d'une brosse trempée dans de l'opiat.

* * *

L'empereur était né, pour ainsi dire, homme à valets de chambre.
Général, il en avait jusqu'à trois, et il se faisait servir avec autant
de luxe que dans la plus haute fortune; dès cette époque, il recevait
tous les soins que je viens de décrire, et dont il lui était presque
impossible de se passer. L'étiquette n'a rien changé de ce côté; elle a
augmenté le nombre de ses serviteurs, les a décorés de titres nouveaux,
mais elle n'aurait pu l'entourer de plus de soins. Il ne se soumit que
très-rarement à la grande étiquette royale; jamais, par exemple, le
grand-chambellan ne lui a passé sa chemise; une fois seulement, au repas
que la ville de Paris lui offrit lors du couronnement, le grand-maréchal
lui présenta à laver. Je ferai la description de la toilette du jour du
sacre, et l'on pourra voir que, ce jour-là même, sa majesté l'empereur
des Français n'exigea pas d'autre cérémonial que celui auquel avaient
été accoutumés le général Bonaparte et le premier consul de la
république.

* * *

L'empereur n'avait point d'heure fixe pour se coucher; tantôt il se
mettait au lit à dix ou onze heures du soir, tantôt, et le plus souvent,
il veillait jusqu'à deux, trois et quatre heures du matin. Il était
bientôt déshabillé, car son habitude était de jeter, en entrant dans sa
chambre, chaque partie de son habillement à tort et à travers: son habit
par terre, son grand cordon sur le tapis, sa montre à la volée sur le
lit, son chapeau au loin sur un meuble, et ainsi de tous ses vêtemens
l'un après l'autre. Lorsqu'il était de bonne humeur, il m'appelait d'une
voix forte, par cette espèce de cri: _Ohé, oh! oh!_ D'autres fois, quand
il n'était pas content, c'était: _Monsieur! Monsieur Constant!_ En toute
saison il fallait lui bassiner son lit; ce n'était que dans les plus
grandes chaleurs qu'il s'en dispensait. L'habitude qu'il avait de se
déshabiller à la hâte faisait que, lorsque j'arrivais, je n'avais
souvent presque rien à faire que de lui présenter son madras; j'allumais
ensuite sa veilleuse, qui était en vermeil et recouverte pour donner
moins de lumière. Lorsqu'il ne s'endormait pas tout de suite, il faisait
appeler un de ses secrétaires ou bien l'impératrice Joséphine pour lui
faire la lecture; personne ne pouvait mieux que Sa Majesté s'acquitter
de cet office, pour lequel l'empereur la préférait à tous ses lecteurs;
elle lisait avec ce charme particulier qui se mêlait à toutes ses
actions. Par ordre de l'empereur, on brûlait dans sa chambre, dans de
petites cassolettes en vermeil, tantôt du bois d'aloès, tantôt du sucre
ou du vinaigre. Presque toute l'année il fallait du feu dans tous ses
appartemens; il était habituellement très-sensible au froid. Lorsqu'il
voulait dormir, je rentrais prendre son flambeau et montais chez moi. Ma
chambre était au dessus de l'appartement de Sa Majesté; Roustan et un
valet de chambre de service couchaient dans le petit salon attenant à la
chambre de l'empereur. S'il avait besoin de moi la nuit, un garçon de
garde-robe, qui couchait à côté, dans l'antichambre, venait me chercher.
Jour et nuit on tenait de l'eau chaude pour son bain; car souvent, à
toute heure de la nuit comme de la journée, il lui prenait fantaisie
d'en prendre un. M. Ivan paraissait, tous les soirs et tous les matins,
au lever et au coucher de Sa Majesté.

* * *

On sait que l'empereur faisait souvent appeler ses secrétaires et même
ses ministres pendant la nuit. Pendant son séjour à Varsovie, en 1806,
M. le prince de Talleyrand reçoit un jour un message à minuit passé; il
arrive aussitôt et s'entretient long-temps avec l'empereur; le travail
se prolonge assez avant dans la nuit, et Sa Majesté, fatiguée, finit par
tomber dans un sommeil profond; le prince de Bénévent, qui aurait
craint, en sortant, soit de réveiller l'empereur, soit d'être rappelé
pour continuer la conversation, jette les yeux autour de lui, aperçoit
un canapé commode, s'y étend et s'endort. M. Menneval, secrétaire de Sa
Majesté, ne voulait se coucher qu'après la sortie du ministre,
l'empereur pouvant avoir besoin de lui dès que M. de Talleyrand se
serait retiré; aussi s'impatientait-il beaucoup d'une si longue
audience. De mon côté, je n'étais pas de meilleure humeur, dans
l'impossibilité où je me trouvais de me livrer au sommeil, avant d'avoir
ôté le flambeau de nuit de Sa Majesté. M. Menneval vint dix fois me
demander si M. le prince de Talleyrand était sorti. «Il est encore là,
lui dis-je, j'en suis sûr, et pourtant je n'entends rien.» Enfin je le
priai de se tenir dans la pièce où j'étais, et sur laquelle s'ouvrait la
porte d'entrée, tandis que j'irais me mettre en sentinelle dans un
cabinet de dégagement sur lequel la chambre de l'empereur avait une
autre sortie; et il fut convenu que celui des deux qui verrait sortir le
prince avertirait l'autre. Deux heures sonnent, puis trois, puis quatre;
personne ne paraît; pas le moindre mouvement dans la chambre de Sa
Majesté. Perdant patience à la fin, j'entr'ouvre la porte le plus
doucement possible; mais l'empereur, dont le sommeil était fort léger,
s'éveille en sursaut et demande d'une voix forte: «Qui est là? qui va
là? qu'est-ce?» Je répondis que, pensant que M. le prince de Bénévent
était sorti, je venais chercher le flambeau de Sa Majesté. «Talleyrand!
Talleyrand! s'écrie vivement Sa Majesté; où donc est-il? et le voyant
s'éveiller: Eh bien, je crois qu'il s'est endormi! Comment, coquin, vous
dormez chez moi! ah! ah!» Je sortis sans emporter la lumière, ils se
remirent à causer, et M. Menneval et moi nous attendîmes la fin du
tête-à-tête jusqu'à cinq heures du matin.

* * *

L'empereur avait eu l'habitude de prendre, en travaillant ainsi la nuit,
du café à la crême ou du chocolat; mais il y avait renoncé, et sous
l'empire il ne prenait plus rien, sinon de temps en temps, mais
très-rarement, soit du punch doux et léger comme de la limonade, soit,
comme à son lever, une infusion de feuilles d'oranger ou de thé.

* * *

L'empereur qui dota si magnifiquement la plupart de ses généraux, qui se
montra si libéral pour ses armées, et à qui, d'un autre côté, la France
doit tant et de si beaux monumens, était peu généreux, et il faut le
dire, un peu avare dans son intérieur. Peut-être ressemblait-il à ces
riches vaniteux qui économisent de très près dans leur famille, pour
briller davantage au dehors. Il faisait très-peu, pour ne pas dire point
de cadeaux à sa maison. Le jour de l'an même se passait pour lui sans
bourse délier; quand je le déshabillais la veille de ce jour-là: «Eh
bien, monsieur Constant, me disait-il en me pinçant l'oreille, que me
donnerez-vous pour mes étrennes?» La première fois qu'il me fit cette
question, je lui répondis que je lui donnerais ce qu'il voudrait, mais
j'avoue que j'espérais bien que, le lendemain, ce ne serait pas moi qui
donnerais des étrennes. Il paraît que l'idée ne lui en vint pas, car
personne n'eut à le remercier de ses dons, et depuis, il ne se départit
jamais de cette règle d'économie domestique. À propos de ce pincement
d'oreilles, sur lequel je suis revenu tant de fois, parce que Sa Majesté
y revenait très-souvent, il faut que je dise, pendant que j'y pense et
pour en finir, que l'on se tromperait beaucoup de croire qu'il se
contentât de toucher légèrement la partie en butte à ses marques de
faveur; il serrait au contraire très-rudement, et j'ai remarqué qu'il
serrait d'autant plus fort qu'il était de meilleure humeur. Quelquefois,
au moment où j'entrais dans sa chambre pour l'habiller, il accourait sur
moi comme un furieux, et en me saluant de son bonjour favori: _Eh bien,
monsieur le drôle?_ il me pinçait les deux oreilles à la fois, de façon
à me faire crier; il n'était même pas rare qu'il ajoutât à ces douces
caresses une ou deux tapes assez bien appliquées; j'étais sûr alors de
le trouver tout le reste de la journée d'une humeur charmante, et plein
de bienveillance comme je l'ai vu si souvent. Roustan, et même le
maréchal Berthier, prince de Neufchâtel, recevaient leur bonne part de
ces tendresses impériales; souvent je leur en ai vu les joues tout
enluminées et les yeux presque pleurans.



CHAPITRE III.

     Somme fixée par l'empereur pour sa toilette.--Les budgets
     écourtés.--La place de 1,000 écus et le revenu d'une
     commune.--_Quand j'étais sous-lieutenant_.--Idée fixe de l'empereur
     en matière d'économies.--Les fournisseurs et les agens
     comptables.--La voiture de Constant supprimée par le grand-écuyer
     et rendue par l'empereur.--L'empereur jetant au feu les livres qui
     lui déplaisaient.--L'Allemagne de madame la baronne de
     Staël.--L'empereur surveillant les lectures des gens de sa
     maison.--Comment l'empereur montait à cheval.--Éducation de ses
     chevaux.--M. Jardin, écuyer de l'empereur.--Chevaux favoris de
     l'empereur.--Le cheval du mont Saint-Bernard et de Marengo admis à
     la pension de retraite.--Intelligence et fierté d'un cheval arabe
     de l'empereur.--L'équitation et la voltige enseignées aux pages de
     l'empereur.--L'empereur à la chasse.--Le cerf sauvé par
     Joséphine.--Mauvaise humeur et dureté d'une dame d'honneur de
     l'impératrice.--L'empereur a-t-il jamais été blessé à la
     chasse?--Napoléon mauvais tireur.--La chasse aux
     faucons.--Fauconnerie envoyée par le roi de Hollande.--Goût de
     l'empereur pour le spectacle.--Les prédilections.--Le grand
     Corneille et _Cinna_.--_La Mort de César_.--Représentations sur le
     théâtre de Saint-Cloud.--MM. Baptiste cadet et Michaut.--_Les
     Vénitiens_ de M. Arnault père.--Conversations littéraires de
     l'empereur, très-profitables pour Constant.--Usage du
     tabac.--Erreurs populaires.--Tabatières de l'empereur.--Les
     gazelles de Saint-Cloud.--La pipe de l'ambassadeur
     persan.--L'empereur mal habile à fumer.--Constant lui donne une
     première et unique leçon de _pipe_.--Maladresse et dégoût de
     l'empereur.--Opinion sur les fumeurs.--Vêtemens de l'empereur.--La
     redingote grise.--Aversion de l'empereur pour les changemens de
     mode.--Supercherie de Constant pour amener l'empereur à les
     suivre.--Élégance du roi de Naples.--Discussion sur la toilette
     entre l'empereur et Murat.--Calembourg royal.--Velléité
     d'élégance.--Le tailleur Léger.--Napoléon et le bourgeois
     gentilhomme.--L'habit habillé et la cravate noire.--Vestes et
     culottes de l'empereur.--Habitude d'écolier.--Les taches
     d'encre.--Bas et souliers de l'empereur.--Autre habitude.--Boucles
     de l'empereur.--Napoléon ayant le même cordonnier à
     l'École-Militaire et sous l'empire.--Le cordonnier mandé dans la
     chambre de l'empereur.--Embarras et naïveté.--Linge et marque de
     l'empereur.--La flanelle d'Angleterre.--L'impératrice Joséphine et
     les gilets de cachemire.--Mensonge de la _cuirasse_.--Bonbonnière
     de l'empereur.--Décorations de l'empereur.--L'épée
     d'Austerlitz.--Sabres de l'empereur.--Voyages de
     l'empereur.--Pourquoi l'empereur n'annonçait pas d'avance le moment
     de son départ, ni le terme de son voyage.--Ordres dans les dépenses
     faites en route.--Présens, gratifications et bienfaits.--Questions
     faites aux curés.--Les ecclésiastiques décorés de l'étoile de la
     Légion-d'Honneur.--Aversion de l'empereur pour les réponses
     embarrassées.--Le service en voyage.--Anecdotes.--Le capitaine par
     méprise. Passe-droit fait à un vétéran.--Réponse
     militaire.--Réparation.


La somme fixée pour la toilette de Sa Majesté était de 20,000 francs, et
l'année du sacre elle entra dans une grande colère, parce que cette
somme avait été de beaucoup dépassée. Ce n'était jamais qu'en tremblant
qu'on lui présentait les divers budgets des dépenses de sa maison.
Toujours il retranchait et rognait, et recommandait toutes sortes de
réformes. Je me souviens que lui demandant pour quelqu'un une place de
3,000 francs, qu'il m'accorda, je le vis se récrier: «Trois mille
francs! mais savez-vous bien que c'est le revenu d'une de mes communes?
Quand j'étais sous-lieutenant, je ne dépensais pas cela.» Ce mot
revenait sans cesse dans les avertissemens de l'empereur aux personnes
de sa familiarité, et _quand j'avais l'honneur d'être sous-lieutenant_
était souvent dans sa bouche, et toujours pour faire des exhortations ou
des comparaisons d'économie.

À propos de ces présentations de budgets, je me rappelle une
circonstance qui doit trouver place dans mes mémoires, puisqu'elle m'est
toute personnelle et que de plus elle peut donner une idée de la manière
dont Sa Majesté entendait les économies. Elle partait de l'idée souvent
fort juste, selon moi, que, dans ses dépenses particulières comme dans
les dépenses publiques, même en supposant de la probité aux agens
(supposition que l'empereur était toujours, j'en conviens, peu disposé à
faire), on aurait pu faire les mêmes choses pour beaucoup moins
d'argent. Ainsi quand il exigeait des diminutions, ce n'était point sur
le nombre des objets de dépense qu'il voulait les faire porter, mais sur
le taux auquel ces objets étaient estimés par les fournisseurs. J'aurai
lieu de citer ailleurs quelques exemples de l'influence qu'exerçait
cette idée sur la conduite de Sa Majesté à l'égard des agens comptables
de son gouvernement. Voici, pour le présent, ce qui me regarde: un jour
de règlement des divers budgets particuliers, l'empereur se récria
beaucoup sur la dépense des écuries, et biffa une somme considérable. M.
le grand-écuyer, pour parvenir aux économies exigées, retrancha à
plusieurs personnes de la maison leur voiture; la mienne fut comprise
dans la réforme. Quelques jours après l'exécution de cette mesure, Sa
Majesté me chargea d'une commission pour laquelle il fallait une
voiture. Je lui dis que, n'ayant plus la mienne, force m'était de ne pas
obéir à ses ordres. L'empereur alors de s'écrier que ce n'était pas là
son intention, que M. de Caulaincourt comprenait mal les économies; et
lorsqu'il revit M. le duc de Vicence, il lui dit qu'il ne voulait pas
qu'il fût touché à rien de ce qui me concernait.

L'empereur lisait quelquefois le matin les nouveautés et les romans du
jour. Quand un ouvrage lui déplaisait, il le jetait au feu. On aurait
tort de croire qu'il n'y avait que les livres mauvais qui fussent ainsi
brûlés. Quand l'auteur n'était pas de ceux qu'il aimait, ou qu'il
parlait trop bien d'un peuple étranger, cela suffisait pour que le
volume fût condamné aux flammes. J'ai vu Sa Majesté jeter au feu un tome
de l'ouvrage de madame la baronne de Staël sur l'Allemagne. S'il nous
trouvait, le soir, occupés à lire dans le petit salon où nous
l'attendions à l'heure du coucher, il regardait quels livres nous
lisions, et quand c'étaient des romans, ils étaient brûlés sans
miséricorde. Sa Majesté manquait rarement d'ajouter une petite semonce à
la confiscation, et de demander au délinquant _si un homme ne pouvait
pas faire une meilleure lecture_. Un matin qu'il avait parcouru et jeté
au feu un livre de je ne sais quel auteur, Roustan se baissa pour le
retirer; mais l'empereur s'y opposa en lui disant: «Laisse donc brûler
ces cochonneries-là; c'est tout ce qu'elles méritent.»

L'empereur montait à cheval sans grâce, et je crois qu'il n'y aurait pas
toujours été très-solide si l'on n'avait pas mis tant de soin à ne lui
donner que des chevaux parfaitement dressés. Il n'était pas sur ce point
de précautions que l'on ne prît. Les chevaux destinés au service
personnel de l'empereur passaient par un rude noviciat avant d'arriver
jusqu'à l'honneur de le porter. On les accoutumait à souffrir, sans
faire le moindre mouvement, des tourmens de toute espèce, des coups de
fouet sur la tête et sur les oreilles; on battait le tambour, on leur
tirait aux oreilles des coups de pistolet et des boîtes d'artifice; on
agitait des drapeaux devant leurs yeux; on leur jetait dans les jambes
de lourds paquets, quelquefois même des moutons et des cochons. Il
fallait qu'au milieu du galop le plus rapide (l'empereur n'aimait que
cette allure) il pût arrêter son cheval tout court. Il ne lui fallait
enfin que des chevaux brisés. M. Jardin père, écuyer de Sa Majesté,
s'acquittait de sa pénible charge avec beaucoup d'adresse et d'habileté;
aussi l'empereur en faisait-il le plus grand cas.

Sa Majesté tenait beaucoup à ce que ses chevaux fussent très-beaux, et
dans les dernières années de son règne elle ne montait que des chevaux
arabes. Il y eut quelques-uns de ces nobles animaux que l'empereur
affectionna, entre autres _la Styrie_, qu'il montait au Saint-Bernard et
à Marengo. Après cette dernière campagne, il voulut que son favori finît
sa vie dans le luxe du repos. Marengo et le grand Saint-Bernard étaient
déjà une carrière assez bien remplie. L'empereur eut aussi pendant
quelques années un cheval arabe d'un rare instinct, et qui lui plaisait
beaucoup. Tout le temps qu'il attendait son cavalier, il eût été
difficile de lui découvrir la moindre grâce; mais dès qu'il entendait
les tambours battre aux champs, ce qui annonçait la présence de Sa
Majesté, il se redressait avec fierté, agitait sa tête en tous sens,
battait du pied la terre, et jusqu'au moment où l'empereur en
descendait, son cheval était le plus beau qu'on eût pu voir. Sa Majesté
faisait cas des bons écuyers; aussi rien n'était négligé pour que ses
pages reçussent sous ce rapport l'éducation la plus soignée. Outre qu'on
les instruisait à monter solidement et avec grâce, ils pratiquaient
encore des exercices de voltige dont il semblerait qu'on dût avoir
besoin seulement au Cirque-Olympique. C'était même un des écuyers de
MM. Franconi qui était chargé de cette partie de l'éducation des pages.

L'empereur, comme on l'a dit ailleurs, ne prenait du plaisir de la
chasse qu'autant qu'il en fallait pour se conformer aux exigences de
l'usage qui font de ce royal exercice un accompagnement nécessaire du
trône et de la couronne. Pourtant je l'ai vu quelquefois s'y livrer
assez long-temps pour faire croire qu'il ne s'y ennuyait pas. Il chassa
un jour dans la forêt de Rambouillet depuis six heures du matin jusqu'à
huit heures du soir; c'était un cerf qui avait causé cette excursion
extraordinaire, et je me rappelle qu'on revint même sans l'avoir forcé.
Dans une des chasses impériales de Rambouillet, à laquelle assistait
l'impératrice Joséphine, un cerf poursuivi par les chasseurs vint se
jeter sous la voiture de l'impératrice. Cet asile ne le trahit pas, car
sa majesté, touchée des larmes du pauvre animal, demanda sa grâce à
l'empereur. Le cerf fut épargné, et la bonne Joséphine lui attacha
elle-même autour du cou un collier d'argent, qui devait attester sa
délivrance et le protéger contre les attaques de tous les chasseurs.

Il y eut une des dames de S. M. l'impératrice qui montra un jour moins
d'humanité qu'elle, et la réponse qu'elle fit à l'empereur déplut
singulièrement à celui-ci, qui aimait la douceur et la pitié dans les
femmes. On chassait depuis quelques heures dans le bois de Boulogne;
l'empereur s'approcha de la calèche de l'impératrice Joséphine, et se
mit à causer avec cette dame, qui portait un des noms les plus anciens
et les plus nobles de France, et qui sans l'avoir, dit-on, désiré, avait
été placée auprès de l'impératrice. Le prince de Neufchâtel vint dire
que le cerf était aux abois. «Madame, dit galamment l'empereur à madame
de C***, que voulez-vous qu'on fasse du cerf? je remets son sort
entre vos mains.--Faites-en, sire, répondit-elle, ce qu'il vous plaira.
Je ne m'y intéresse guère.» L'empereur la regarda froidement, et dit au
grand-veneur: «Puisque le cerf a le malheur de ne point intéresser
madame de C***, il ne mérite pas de vivre: faites-le mettre à mort!»
Et là-dessus S. M. tourna la bride de son cheval et s'éloigna.
L'empereur avait été choqué d'une telle réponse, et il la répéta le
soir, au retour de la chasse, dans des termes peu flatteurs pour madame
de C***.

On lit dans le _Mémorial de Sainte-Hélène_ que l'empereur ayant été,
dans une chasse, renversé et blessé par un sanglier, en avait au doigt
une forte contusion. Je ne l'ai jamais vue, et je n'ai jamais eu
connaissance d'un pareil accident arrivé à S. M.

L'empereur n'appuyait pas bien son fusil à l'épaule, et comme il faisait
charger et bourrer fort, il ne tirait jamais sans en avoir le bras tout
noirci. Je frottais la place meurtrie avec de l'eau de Cologne, et S. M.
n'y pensait plus.

Les dames suivaient la chasse en calèche. On dressait ordinairement une
table dans la forêt pour le déjeuner, auquel toutes les personnes de la
chasse étaient invitées.

L'empereur essaya une fois d'une chasse au faucon dans la plaine de
Rambouillet. Cette chasse avait été commandée pour mettre à l'essai la
fauconnerie que le roi de Hollande (Louis) avait envoyée en présent à S.
M. Toute la maison s'était fait une fête de voir cette chasse, dont on
avait tant entendu parler; mais l'empereur parut s'y plaire encore moins
qu'aux chasses à courre et au tir, et la fauconnerie ne resservit
jamais.

S. M. aimait beaucoup le spectacle. Elle avait une préférence marquée
pour la tragédie française et l'opéra italien. Corneille était son
auteur favori; j'ai vu constamment sur sa table quelque volume des
œuvres de ce grand poète. Très-souvent j'ai entendu l'empereur déclamer,
en marchant dans sa chambre, des vers de Cinna, ou cette tirade de _la
Mort de César_:

    César, tu vas régner. Voici le jour auguste
    Où le peuple romain, pour toi toujours injuste,
    Etc., etc.

Sur le théâtre de Saint-Cloud, le spectacle d'une soirée n'était souvent
que de pièces et de morceaux. On prenait un acte d'un opéra, un acte
d'un autre, ce qui était fort contrariant pour les spectateurs, que la
première pièce avait commencé à intéresser. Souvent aussi on jouait des
comédies, et c'était alors grande joie pour la maison. L'empereur
lui-même y prenait beaucoup de plaisir. Combien de fois je l'ai vu se
pâmer de rire en voyant Baptiste cadet dans _les Héritiers_. Michaut
l'amusait aussi beaucoup dans _la Partie de Chasse de Henri IV_.

Je ne sais plus en quelle année, pendant un voyage de la cour à
Fontainebleau, on représenta devant l'empereur la tragédie des
_Vénitiens_, de M. Arnault père. Le soir au coucher, Sa Majesté causa de
la pièce avec le maréchal Duroc, et donna son jugement appuyé sur
beaucoup de raisons. Les éloges comme les censures furent motivés et
discutés; le grand-maréchal parla peu; l'empereur ne tarissait pas. Bien
que très-pauvre juge en pareilles matières, c'était pour moi une chose
très-amusante, et aussi très-instructive, que d'entendre ainsi
l'empereur discourir des pièces anciennes ou nouvelles qui étaient
jouées sous ses yeux. Ses observations et ses remarques n'auraient pas
manqué, j'en suis certain, d'être très-profitables aux auteurs, s'ils
avaient été comme moi à même de les entendre. Pour moi, si j'y ai gagné
quelque chose, c'est de pouvoir en parler ici un peu (quoique bien peu)
plus pertinemment qu'un aveugle des couleurs; pourtant, de crainte de
mal dire, je retourne aux choses qui sont de mon _département_.

On a dit que Sa Majesté prenait beaucoup de tabac, que, pour en prendre
plus vite et plus souvent, elle en mettait dans une poche de son gilet,
doublée de peau pour cet usage; ce sont autant d'erreurs: l'empereur n'a
jamais pris du tabac que dans ses tabatières, et quoiqu'il en consommât
beaucoup, il n'en prenait que très-peu. Il approchait sa prise de ses
narines comme simplement pour la sentir, et la laissait tomber ensuite.
Il est vrai que la place où il se trouvait en était couverte; mais ses
mouchoirs, témoins irrécusables en pareille matière, étaient à peine
tachés, bien qu'ils fussent blancs et de batiste très-fine; certes ce ne
sont pas là les marques d'un priseur. Souvent il se contentait de
promener sous son nez sa tabatière ouverte pour respirer l'odeur du
tabac qu'elle contenait. Ses boîtes étaient étroites, ovales, à
charnières, en écaille noire, doublées en or, ornées de camées ou de
médailles antiques en or et en argent. Il avait eu des tabatières
rondes, mais comme il fallait deux mains pour les ouvrir, et que dans
cette opération il laissait tomber tantôt la boîte, tantôt le couvert,
il s'en était dégoûté. Son tabac était râpé fort gros, et se composait
ordinairement de plusieurs sortes de tabacs mélangées ensemble. Souvent
il s'amusait à en faire manger aux gazelles qu'il avait à Saint-Cloud.
Elles en étaient très-friandes, et quoiqu'on ne peut plus sauvages pour
tout le monde, elles s'approchaient sans crainte de Sa Majesté.

L'empereur n'eut qu'une seule fois fantaisie d'essayer de la pipe;
voici à quelle occasion: l'ambassadeur persan (ou peut-être
l'ambassadeur turc qui vint à Paris sous le consulat) avait fait présent
à sa Majesté d'une fort belle pipe à l'orientale. Il lui prit un jour
envie d'en faire l'essai, et il fit préparer tout ce qu'il fallait pour
cela. Le feu ayant été appliqué au récipient, il ne s'agissait plus que
de le faire se communiquer au tabac, mais à la manière dont Sa Majesté
s'y prenait, elle n'en serait jamais venue à bout. Elle se contentait
d'ouvrir et de fermer alternativement la bouche, sans aspirer le moins
du monde. «Comment diable! s'écria-t-elle enfin, cela n'en finit pas.»
Je lui fis observer qu'elle s'y prenait mal, et lui montrai comment il
fallait faire. Mais l'empereur en revenait toujours à son espèce de
bâillement. Ennuyé de ses vains efforts, il finit par me dire d'allumer
la pipe. J'obéis et la lui rendis en train. Mais à peine en eut-il
aspiré une bouffée, que la fumée qu'il ne sut point chasser de sa
bouche, tournoyant autour du palais, lui pénétra dans le gosier, et
ressortit par les narines et par les yeux. Dès qu'il put reprendre
haleine, «Ôtez-moi cela! quelle infection! oh les cochons! le cœur me
tourne.» Il se sentit en effet comme incommodé pendant au moins une
heure, et renonça pour toujours à un _plaisir_ «dont l'habitude,
disait-il, n'était bonne qu'à désennuyer les fainéans.»

L'empereur ne mettait dans ses vêtemens d'autre recherche que celle de
la finesse de l'étoffe et de la commodité. Ses fracs, ses habits et la
redingote grise si fameuse, étaient des plus beaux draps de Louviers.
Sous le consulat, il portait, comme c'était alors la mode, les basques
de son habit extrêmement longues. Plus tard, la mode ayant changé, on
les porta plus courtes, mais l'empereur tenait singulièrement à la
longueur des siennes, et j'eus beaucoup de peine à le décider à y
renoncer. Ce ne fut même que par une supercherie que j'en vins
tout-à-fait à bout. À chaque nouvel habit que je faisais faire pour Sa
Majesté, je recommandais au tailleur de raccourcir les pans d'un bon
pouce, jusqu'à ce qu'enfin, sans que l'empereur s'en aperçût, ils ne
furent plus ridicules. Il ne renonçait pas plus aisément sur ce point
que sur tous les autres, à ses anciennes habitudes, et il voulait
surtout ne pas être gêné: aussi parfois ne brillait-il pas par
l'élégance. Le roi de Naples, l'homme de France qui se mettait avec le
plus de recherche et presque toujours avec le meilleur goût, se
permettait quelquefois de le plaisanter doucement sur sa toilette.
«Sire, disait-il à l'empereur, Votre Majesté s'habille trop _à la papa_.
De grâce, sire, donnez à vos fidèles sujets l'exemple du bon goût.--Ne
faut-il pas, pour vous plaire, répondait l'empereur, que je me mette
comme un muscadin, comme un petit-maître, enfin comme sa majesté le roi
de Naples et des Deux-Siciles? Je tiens à mes habitudes, moi.--Oui,
sire, et à vos _habits tués_, ajouta une fois le roi.--Détestable!
s'écria l'empereur, cela est digne de Brunet;» et ils rirent un instant
de ce jeu de mots, tout en le déclarant tel que l'avait jugé l'empereur.

Cependant ces discussions sur la toilette s'étant renouvelées à l'époque
du mariage de Sa Majesté avec l'impératrice Marie-Louise, le roi de
Naples pria l'empereur de permettre qu'il lui envoyât son tailleur. Sa
Majesté, qui cherchait en ce moment tous les moyens de plaire à sa jeune
épouse, accepta l'offre de son beau-frère. Le même jour, je courus chez
Léger, qui habillait le roi Joachim, et l'amenai avec moi au château, en
lui recommandant de faire les habits qu'on allait lui demander le moins
gênans qu'il se pourrait, certain que j'étais d'avance que, tout au
contraire de M. Jourdain, si l'empereur _n'entrait pas dedans_ avec la
plus grande aisance, il ne les prendrait pas. Léger ne tint aucun compte
de mes avis; il prit ses mesures fort justes. Les deux habits qu'il fit
étaient parfaitement faits, mais l'empereur les trouva incommodes. Il ne
les mit qu'une fois, et Léger fut dès ce jour dispensé de travailler
pour Sa Majesté. Une autre fois, long-temps avant cette époque, il avait
commandé un fort bel habit de velours marron, avec boutons en diamans.
Il descendit ainsi vêtu au cercle de sa majesté l'impératrice, mais avec
une cravate noire. L'impératrice Joséphine lui avait préparé un col de
dentelle magnifique, mais toutes mes instances n'avaient pu le décider à
le mettre.

Les vestes et les culottes de l'empereur étaient toujours de casimir
blanc. Il en changeait tous les matins. On ne les lui faisait blanchir
que trois ou quatre fois. Deux heures après qu'il était sorti de sa
chambre, il arrivait très-souvent que sa culotte était toute tachée
d'encre, grâce à son habitude d'y essuyer sa plume, et d'arroser tout
d'encre autour de lui, en secouant sa plume contre sa table. Cependant,
comme il s'habillait le matin pour toute la journée, il ne changeait pas
pour cela de toilette et restait en cet état le reste du jour. J'ai déjà
dit qu'il ne portait jamais que des bas de soie blancs. Ses souliers,
très-légers et très-fins, étaient doublés de soie. Tout le dedans de ses
bottes était garni de futaine blanche. Lorsqu'il sentait à une de ses
jambes quelque démangeaison, il se frottait avec le talon du soulier ou
de la botte dont l'autre jambe était chaussée, ce qui ajoutait encore à
l'effet de l'encre éparpillée. Les boucles de ses souliers étaient d'or,
ovales, simples ou à facettes. Il en portait aussi en or, aux
jarretières. Jamais sous l'empire je ne lui ai vu porter de pantalons.

Toujours, par suite de la fidélité de l'empereur à ses anciennes
habitudes, son cordonnier, dans les premiers temps de l'empire, était le
même qui l'avait chaussé lorsqu'il était à l'école militaire. Depuis ce
temps il le chaussait toujours d'après ses premières mesures, sans lui
en prendre de nouvelles; aussi ses souliers comme ses bottes étaient
toujours mal faits et sans grâce. Long-temps il les porta pointus; je
gagnai qu'ils fussent faits _en bec de canne_, comme c'était la mode.
Ses anciennes mesures se trouvèrent à la fin trop petites, et j'obtins
de Sa Majesté qu'elle s'en ferait prendre d'autres. Je courus aussitôt
chez son cordonnier: c'était un grand simple qui avait succédé à son
père. Il n'avait jamais vu l'empereur, quoiqu'il travaillât pour lui, et
fut tout stupéfait d'apprendre qu'il fallait paraître devant Sa Majesté;
la tête lui en tournait. Comment oserait-il se présenter devant
l'empereur? Quel costume fallait-il prendre? Je l'encourageai et lui dis
qu'il lui fallait un habit noir à la française, avec la culotte,
l'épée, le chapeau, etc. Il se rendit ainsi panaché aux Tuileries. En
entrant dans la chambre de Sa Majesté, il fit un profond salut, et
demeura fort embarrassé. «Ce n'est pas vous, dit l'empereur, qui me
chaussiez à l'école militaire?--Non, Votre Majesté l'empereur et roi,
c'était mon père.--Et pourquoi n'est-ce plus lui?--Sire l'empereur et
roi, parce qu'il est mort.--Combien me faites-vous payer mes
souliers?--Votre Majesté l'empereur et roi les paye dix-huit
francs.--C'est bien cher.--Votre Majesté l'empereur et roi les paierait
bien plus cher si elle voulait.» L'empereur rit beaucoup de cette
niaiserie et se fit prendre mesure. Les rires de Sa Majesté avaient
complétement déconcerté le pauvre homme; lorsqu'il s'approcha, le
chapeau sous le bras, et en faisant mille saluts, son épée se prit dans
ses jambes, fut rompue en deux et le fit tomber sur les genoux et sur
les mains. C'était à n'y pas tenir, aussi les rires de Sa Majesté
redoublèrent; enfin l'honnête cordonnier, débarrassé de sa brette, prit
plus aisément mesure à l'empereur, et se retira en faisant beaucoup
d'excuses.

Tout le linge de corps de Sa Majesté était de toile extrêmement belle,
marqué d'un N couronné. Dans le commencement, il ne portait point de
bretelles; il finit par s'en servir, et il en trouvait l'usage
très-commode. Il portait sur la peau des gilets de flanelle
d'Angleterre. L'impératrice Joséphine lui avait fait faire pour l'été
douze gilets de cachemire.

Beaucoup de personnes ont cru que l'empereur avait une cuirasse sous ses
habits dans ses promenades et à l'armée; le fait est matériellement
faux; jamais Sa Majesté n'a endossé une cuirasse, ni rien de semblable,
pas plus sous ses habits que dessus.

L'empereur ne portait jamais de bijoux; il n'avait dans ses poches ni
bourse ni argent, mais seulement son mouchoir, sa tabatière et sa
bonbonnière.


Il ne portait à ses habits qu'un crachat et deux croix, celle de la
Légion-d'Honneur et celle de la Couronne-de-Fer. Sous son uniforme et
sur sa veste, il avait un cordon rouge dont les deux bouts ne se
voyaient qu'à peine. Quand il y avait cercle au château, ou qu'il
passait une revue, il mettait ce grand cordon sur son habit.

Son chapeau, dont il sera inutile de décrire la forme tant qu'il
existera des portraits de Sa Majesté, était de castor, extrêmement fin
et très-lèger; le dedans en était doublé de soie et ouaté. Il n'y
portait ni glands, ni torsades, ni plumes, mais simplement une ganse
étroite de soie plate qui soutenait une petite cocarde tricolore.

L'empereur avait plusieurs montres de Bréguet et de Meunier; elles
étaient fort simples, à répétions, sans ornemens ni chiffre, le dessus
couvert d'une glace, la boîte en or. M. Las Cases parle d'une montre
recouverte des deux côtés d'une double boîte en or, marquée du chifre B,
et qui n'a jamais quitté l'empereur. Je ne lui en ai pas connu de
pareille, et pourtant j'étais dépositaire de tous les bijoux; je l'ai
même été, durant plusieurs, années, des diamans de la couronne.
L'empereur cassait souvent sa montre en la jetant à la volée, comme je
l'ai dit plus haut, sur un des meubles de sa chambre à coucher. Il avait
deux réveils faits par Meunier, un dans sa voiture, l'autre au chevet de
son lit. Il les faisait sonner avec une petite ganse de soie verte; il
en avait bien un troisième, mais il était vieux et mauvais, et ne
pouvait servir. C'est celui-là qui avait appartenu au grand Frédéric, et
qu'il avait apporté de Berlin.

Les épées de Sa Majesté étaient fort simples la monture en or, avec un
hibou sur le pommeau.

* * *

L'empereur s'était fait faire deux épées semblables à celle qu'il
portait le jour de la bataille d'Austerlitz. Une de ces épées fut donnée
à l'empereur Alexandre, ainsi qu'on le verra plus tard, et l'autre au
prince Eugène en 1814. Celle que l'empereur avait à Austerlitz, et sur
laquelle il avait fait graver le nom et la date de cette mémorable
bataille, devait être enfermée dans la colonne de la place Vendôme. Sa
Majesté l'avait encore, je crois, à Sainte-Hélène.

* * *

Il avait aussi plusieurs sabres qu'il avait portés dans ses premières
campagnes, et sur lesquels on avait fait graver le nom des batailles où
il s'en était servi. Ils furent distribués à divers officiers-généraux
par sa majesté l'empereur. Je parlerai plus tard de cette distribution.

* * *

Lorsque l'empereur devait quitter sa capitale pour rejoindre ses armées
ou pour une simple tournée dans les départemens, jamais on ne savait
bien précisément le moment de son départ. Il fallait d'avance envoyer
sur diverses routes un service complet pour la chambre, la bouche, les
écuries; quelquefois ils attendaient trois semaines, un mois, et quand
Sa Majesté était partie, on faisait revenir les services restés sur les
routes qu'elle n'avait point parcourues. J'ai souvent pensé que
l'empereur en usait ainsi pour déconcerter les calculs de ceux qui
épiaient ses démarches, et dérouter les politiques. Le jour qu'il devait
partir personne que lui ne le savait; tout se passait comme à
l'ordinaire. Après un concert, un spectacle, ou tout autre
divertissement qui avait réuni un grand nombre de personnes, Sa Majesté
disait à son coucher: «Je pars à deux heures.» Quelquefois c'était plus
tôt, quelquefois plus tard, mais on partait toujours à l'heure qu'elle
avait fixée. À l'instant l'ordre était transmis par chacun des chefs de
service; tout se trouvait prêt dans le temps marqué, mais on laissait le
château sens dessus dessous. J'ai tracé ailleurs un tableau de la
confusion qui précédait et suivait immédiatement, au château, le départ
de l'empereur. Partout où logeait Sa Majesté, en voyage, elle faisait
payer, avant de partir, la dépense de sa maison et la sienne; elle
faisait des présens à ses hôtes et donnait des gratifications aux
domestiques de la maison. Le dimanche, l'empereur se faisait dire la
messe par le desservant du lieu et donnait toujours vingt napoléons,
quelquefois plus, selon les besoins des pauvres de la commune. Il
questionnait beaucoup les curés sur leurs ressources, sur celles de
leurs paroissiens, sur l'esprit et la moralité de la population, etc. Il
ne manquait que rarement à demander le nombre des naissances, des décès,
des mariages, et s'il y avait beaucoup de garçons et de filles en âge
d'être mariés. Si le curé répondait d'une manière satisfaisante et s'il
n'avait pas été trop long-temps à dire sa messe, il pouvait compter sur
les bonnes grâces de Sa Majesté; son église et ses pauvres s'en
trouvaient bien, et pour lui-même l'empereur lui laissait à son départ,
ou lui faisait expédier un brevet de chevalier de la Légion-d'Honneur.
En général, Sa Majesté aimait qu'on lui répondît avec assurance et sans
timidité; elle souffrait même la contradiction; on pouvait sans aucun
risque lui faire une réponse inexacte, cela passait presque toujours,
elle y faisait peu d'attention, mais elle ne manquait jamais de
s'éloigner de ceux qui lui parlaient en hésitant et d'une manière
embarrassée.

* * *

Partout où l'empereur se trouvait résider, il y avait toujours de
service, le jour comme la nuit, un page et un aide-de-camp qui
couchaient sur des lits de sangle. Il y avait aussi dans l'antichambre
un maréchal-des-logis et un brigadier des écuries pour aller, quand il
le fallait, faire avancer les équipages qu'on avait soin de tenir
toujours prêts à marcher; des chevaux tout sellés et bridés, et des
voitures attelées de deux chevaux sortaient des écuries au premier signe
de Sa Majesté. On les relevait de service toutes les deux heures, comme
des sentinelles.

* * *

J'ai dit tout à l'heure que Sa Majesté aimait les promptes réponses et
celles qui annonçaient de la vivacité dans l'esprit. Voici deux
anecdotes qui me paraissent venir à l'appui de cette assertion.

* * *

L'empereur passant un jour une revue sur la place du Carrousel, son
cheval se cabra, et dans les efforts que fit Sa Majesté pour le retenir,
son chapeau tomba à terre; un lieutenant (son nom était, je crois,
Rabusson), aux pieds duquel le chapeau était tombé, le ramassa et sortit
du front de bandière pour l'offrir à Sa Majesté. «Merci, capitaine,» lui
dit l'empereur encore occupé à calmer son cheval.--«Dans quel régiment,
sire?» demanda l'officier. L'empereur le regarda alors avec plus
d'attention, et s'apercevant de sa méprise, dit en souriant: «Ah! c'est
juste, Monsieur; dans la garde.» Le nouveau capitaine reçut peu de jours
après le brevet qu'il devait à sa présence d'esprit, mais qu'il avait
auparavant bien mérité par sa bravoure et sa capacité.

* * *

À une autre revue, Sa Majesté aperçut dans les rangs d'un régiment de
ligne un vieux soldat dont le bras était décoré de trois chevrons. Elle
le reconnut aussitôt pour l'avoir vu à l'armée d'Italie, et s'approchant
de lui:--«Eh bien! mon brave, pourquoi n'as-tu pas la croix? tu n'as
pourtant pas l'air d'un mauvais sujet.--Sire, répondit la vieille
moustache avec une gravité chagrine, on m'a fait trois fois la queue
pour la croix.--On ne te la fera pas une quatrième,» reprit l'empereur;
et il ordonna au maréchal Berthier de porter sur la liste de la plus
prochaine promotion le brave, qui fut en effet bientôt chevalier de la
Légion-d'Honneur.



CHAPITRE IV.

     Le pape quitte Rome pour venir couronner l'empereur.--Il passe le
     Mont-Cénis.--Son arrivée en France.--Enthousiasme
     religieux.--Rencontre du pape et de l'empereur.--Finesses
     d'étiquette.--Respect de l'empereur pour le pape.--Entrée du pape à
     Paris.--Il loge aux Tuileries.--Attentions délicates de l'empereur,
     et reconnaissance du Saint-Père.--Le nouveau fils aîné de
     l'église.--Portrait de Pie VII.--Sa sobriété non imitée par les
     personnes de sa suite.--Séjour du pape à Paris.--Empressement des
     fidèles.--Visite du pape aux établissemens publics.--Audiences du
     pape, dans la grande salle du musée.--L'auteur assiste à une de ces
     réceptions.--La bénédiction du pape.--Le souverain pontife et les
     petits enfans.--Costume du Saint-Père.--Le pape et madame la
     comtesse de Genlis.--Les marchands de chapelets.--LE 2 DÉCEMBRE
     1804.--Mouvement dans le château des Tuileries.--Lever et toilette
     de l'empereur.--Les fournisseurs et leurs mémoires.--Costume de
     l'empereur, le jour du sacre.--Constant remplissant une des
     fonctions du premier chambellan.--Le manteau du sacre et l'uniforme
     de grenadier.--Joyaux de l'impératrice.--Couronne, diadème et
     ceinture de l'impératrice.--Le sceptre, la main de justice et
     l'épée du sacre.--MM. Margueritte, Odiot et Biennais,
     joailliers.--Voiture du pape. Le premier camérier et sa
     monture.--Voiture du sacre.--Singulière méprise de Leurs
     Majestés.--Cortége du sacre.--Cérémonie religieuse.--Musique du
     sacre.--M. Lesueur et la marche de Boulogne.--Joséphine couronnée
     par l'empereur.--Le regard d'intelligence.--Le couronnement et
     l'idée du divorce.--Chagrin de l'empereur et ce qui le
     causait.--Serment du sacre.--La galerie de l'archevêché.--Trône de
     Leurs Majestés.--Illuminations.--Présens offerts par l'empereur à
     l'église de Notre-Dame.--La discipline et la tunique de saint
     Louis.--Médailles du couronnement de l'empereur.--Réjouissances
     publiques.


LE pape Pie VII avait quitté Rome au commencement de novembre. Sa
sainteté, accompagnée par le général Menou, administrateur du Piémont,
arriva sur le Mont-Cénis le 15 novembre au matin. On avait jalonné et
aplani la route du Mont-Cénis, et tous les points périlleux avaient été
garnis de barrières. Le Saint-Père fut complimenté par M.
Poitevin-Maissemy, préfet du Mont-Blanc. Après une courte visite à
l'hospice, il fit la traversée du mont, dans une chaise à porteurs,
escorté d'une foule immense qui se précipitait pour recevoir sa
bénédiction.

Le 17 novembre, Sa Sainteté remonta en voiture et fit ainsi le reste du
chemin, toujours aussi accompagnée. L'empereur alla au devant du
Saint-Père, et ce fut sur la route de Nemours, dans la forêt de
Fontainebleau, qu'ils se rencontrèrent. L'empereur descendit de cheval,
et les deux souverains rentrèrent à Fontainebleau dans la même voiture.
On dit que pour que l'un ne prît point le pas sur l'autre, ils y étaient
montés en même temps, Sa Majesté par la portière de droite, Sa Sainteté
par la portière de gauche. Je ne sais si l'empereur usa de précautions
et de finesses pour éviter de compromettre sa dignité; mais ce que je
sais bien, c'est qu'il eût été impossible d'avoir plus d'égards et
d'attentions qu'il n'en eut pour le vénérable vieillard. Le lendemain de
son arrivée à Fontainebleau, le pape fit son entrée à Paris, avec tous
les honneurs que l'on rendait ordinairement au chef de l'empire; un
logement lui avait été préparé aux Tuileries, dans le pavillon de Flore;
et par suite de la recherche délicate et affectueuse que Sa Majesté
avait mise dès le commencement à bien recevoir le Saint-Père, celui-ci
trouva son appartement distribué et meublé exactement comme celui qu'il
occupait à Rome; il témoigna vivement sa surprise et sa reconnaissance
d'une attention que lui-même, dit-on, appela délicatement, _toute
filiale_, voulant faire allusion en même temps au respect que
l'empereur lui avait montré en toute occasion, et au nouveau titre de
fils aîné de l'église, que Sa Majesté allait prendre avec la couronne
impériale.

Chaque matin, j'allais, par ordre de Sa Majesté, demander des nouvelles
du Saint-Père. Pie VII avait une noble et belle figure, un air de bonté
angélique, la voix douce et sonore; il parlait peu, lentement, mais avec
grâce; d'une simplicité extrême et d'une sobriété incroyable; il était
indulgent et sans rigueur pour les autres. Aussi, sous le rapport de la
bonne chère, les personnes de sa suite ne se piquaient pas de l'imiter,
mais profitaient au contraire largement de l'ordre qu'avait donné
l'empereur, de fournir tout ce qui serait demandé. Les tables qui leur
étaient destinées étaient abondamment et même magnifiquement servies; ce
qui n'empêchait pas qu'un panier de chambertin ne fût demandé chaque
jour pour la table particulière du pape, qui dînait tout seul et ne
buvait que de l'eau.

Le séjour de près de cinq mois que le Saint-Père fit à Paris, fut un
temps d'édification pour les fidèles, et Sa Sainteté dut emporter la
meilleure idée d'une population qui, après avoir cessé de pratiquer et
de voir pendant plus de dix ans les cérémonies de la religion
catholique, les avait reprises avec une avidité inexprimable. Lorsque
le pape n'était pas retenu dans ses appartemens par la délicatesse de sa
santé, pour laquelle la différence du climat, comparé à celui de
l'Italie, et la rigueur de la saison l'obligeaient à prendre de grandes
précautions, il visitait les églises, les musées et les établissemens
d'utilité publique. Quand le mauvais temps l'empêchait de sortir, on
présentait à Pie VII, dans la grande galerie du musée Napoléon, les
personnes qui demandaient cette faveur. Je fus un jour prié par des
dames de ma connaissance de les conduire à cette audience du Saint-Père,
et je me fis un plaisir de les accompagner.

La longue galerie du musée était occupée par une double haie d'hommes et
de dames. La plupart de celles-ci étaient des mères de famille, et elles
avaient leurs enfans autour d'elles ou dans leurs bras, pour les
présenter à la bénédiction du Saint-Père. Pie VII arrêtait ses regards
sur ces groupes d'enfans avec une douceur et une bonté vraiment
angélique. Précédé du gouverneur du musée, et suivi des cardinaux et des
seigneurs de sa maison, il s'avançait lentement entre deux rangs de
fidèles agenouillés sur son passage; souvent il s'arrêtait pour poser sa
main sur la tête d'un enfant, adresser quelques mots à la mère, et
donner son anneau à baiser. Son costume était une simple soutane
blanche, sans aucun ornement. Au moment où le pape allait arriver à
nous, le directeur du musée présenta une dame qui attendait à genoux,
comme les autres, la bénédiction de Sa Sainteté. J'entendis M. le
directeur nommer cette dame, madame la comtesse de Genlis. Le
Saint-Père, après lui avoir tendu son anneau, la releva et lui adressa
avec affabilité quelques paroles flatteuses, lui faisant compliment de
ses ouvrages et de l'heureuse influence qu'ils avaient exercée sur le
rétablissement de la religion catholique en France.

* * *

Les marchands de chapelets et de rosaire durent faire leur fortune
durant cet hiver. Il y avait des magasins où il s'en débitait plus de
cent douzaines par jour. Pendant le mois de janvier seulement, cette
branche d'industrie rapporta, dit-on, à un marchand de la rue
Saint-Denis, 40,000 fr. de bénéfice net. Toutes les personnes qui se
présentaient à l'audience du Saint-Père, ou qui se pressaient autour de
lui, dans sa sortie, faisaient bénir des chapelets pour elles-mêmes,
pour tous leurs parens et pour leurs amis de Paris ou de la province.
Les cardinaux en distribuaient aussi une incroyable quantité, dans leurs
visites aux divers hôpitaux, aux hospices, à l'hôtel des Invalides, etc.
On leur en demandait même dans leurs visites chez des particuliers.

La cérémonie du sacre de Leurs Majestés avait été fixée au 2 décembre.
Le matin de ce grand jour, tout le monde au château fut sur pied de
très-bonne heure, surtout les personnes attachées au service de la
garde-robe. L'empereur se leva à huit heures. Ce n'était pas une petite
affaire que de faire endosser à Sa Majesté le riche costume qui lui
avait été préparé pour la circonstance; et pendant que je l'habillais,
elle ne se fit pas faute d'apostrophes et de malédictions contre les
brodeurs, tailleurs et fournisseurs de toute espèce. À mesure que je lui
passais une pièce de son habillement: «Voilà qui est beau, monsieur le
drôle, disait-il (et mes oreilles d'entrer en jeu), mais nous verrons
les mémoires.» Voici quel était ce costume: bas de soie brodés en or,
avec la couronne impériale au dessus des coins; brodequins de velours
blanc, lacés et brodés en or; culotte de velours blanc brodée en or sur
les coutures, avec boutons et boucles en diamans aux jarretières; la
veste, aussi de velours blanc brodée en or, boutons en diamans; l'habit
de velours cramoisi, avec paremens en velours blanc, brodé sur toutes
les coutures, fermé par devant jusqu'en bas, étincelant d'or. Le
demi-manteau aussi cramoisi, doublé de satin blanc, couvrant l'épaule
gauche et rattaché à droite sur la poitrine avec une double agrafe en
diamans. Autrefois, en pareille circonstance, c'était le grande
chambellan qui passait la chemise. Il parait que Sa Majesté ne songea
point à cette loi de l'étiquette, et ce fut moi simplement qui remplis
cet office, comme j'avais coutume de le faire. La chemise était une des
chemises ordinaires de Sa Majesté, mais d'une baptiste fort belle;
l'empereur ne portait que de très-beau linge. Seulement on y avait
adapté des manchettes d'une superbe dentelle; la cravate était de la
mousseline la plus parfaite, et la collerette en dentelle magnifique; la
toque en velours noir était surmontée de deux aigrettes blanches; la
ganse en diamans, et pour bouton le _régent_. L'empereur partit ainsi
vêtu des Tuileries, et ce ne fut qu'à Notre-Dame qu'il mit sur ses
épaules le grand manteau du sacre. Il était de velours cramoisi, parsemé
d'abeilles d'or, doublé de satin blanc et d'hermine, et attaché par des
torsades en or; le poids en était d'au moins quatre-vingts livres, et
quoiqu'il fût soutenu par quatre grands dignitaires, l'empereur en était
écrasé. Aussi, de retour au château, il se débarrassa au plus vite de
tout ce riche et gênant attirail, et en endossant son uniforme des
grenadiers, il répétait sans cesse: «Enfin, je respire!» Il était
certainement beaucoup plus à son aise un jour de bataille.

Les joyaux qui servirent au couronnement de Sa Majesté l'impératrice, et
qui consistaient en une couronne, un diadème et une ceinture, sortaient
des ateliers de M. Margueritte. La couronne était à huit branches qui se
réunissaient sous un globe d'or surmonté d'une croix. Les branches
étaient garnies de diamans, quatre en forme de feuilles de palmier, et
quatre en feuilles de myrte. Autour de la courbure régnait un cordon
incrusté de huit émeraudes énormes. Le bandeau qui reposait sur le front
étincelait d'améthystes. Le diadème était composé de quatre rangées de
perles de la plus belle eau, entrelacées de feuillages en diamans
parfaitement assortis, et montés avec un art aussi admirable que la
richesse de la matière. Sur le front étaient plusieurs gros brillans,
dont un seul pesait cent quarante-neuf grains. La ceinture enfin était
un ruban d'or enrichi de trente-neuf pierres roses.

Le sceptre de Sa Majesté l'empereur avait été confectionné par M. Odiot.
Il était d'argent, enlacé d'un serpent d'or et surmonté d'un globe sur
lequel on voyait Charlemagne assis. La main de justice et la couronne,
ainsi que l'épée, étaient d'un travail exquis. La description en serait
trop longue. Elles sortaient des ateliers de M. Biennais.

À neuf heures du matin, le pape sortit des Tuileries, pour se rendre à
Notre-Dame, dans une voiture attelée de huit chevaux gris pommelés. Sur
l'impériale était une tiare avec tous les attributs de la papauté en
bronze doré. Le premier camérier de Sa Sainteté, monté sur une mule,
précédait la voiture, portant une croix de vermeil.

Il y eut un intervalle d'une heure environ entre l'arrivée du pape à
Notre-Dame et celle de Leurs Majestés. Leur départ des Tuileries se fit
à onze heures précises et fut annoncé par de nombreuses salves
d'artillerie. Leurs Majestés étaient dans une voiture toute éclatante
d'or et de peintures précieuses, traînée par huit chevaux de couleur
isabelle, caparaçonnés avec une richesse extraordinaire. Sur l'impériale
on voyait une couronne soutenue par quatre aigles, les ailes déployées.
Les panneaux de cette voiture, objet de l'admiration universelle,
étaient en glace, au lieu d'être en bois, de sorte que le fond
ressemblait beaucoup au devant. Cette similitude fut cause que Leurs
Majestés, en montant, se trompèrent de côté et s'assirent sur le devant;
ce fut l'impératrice qui d'abord s'aperçut de cette méprise, dont elle
rit beaucoup, ainsi que son époux.

Je n'entreprendrai point la description du cortége, quoique les
souvenirs que j'en ai gardés soient encore complets et récens; mais
j'aurais trop de choses à dire. Qu'on se figure dix mille hommes de
cavalerie d'une superbe tenue, défilant entre deux haies d'infanterie
aussi brillante, occupant chacune en longueur un espace de près d'une
demi-lieue. Que l'on songe au nombre des équipages, à leur richesse, à
la beauté des attelages et des uniformes, à cette multitude de musiciens
jouant les marches du sacre au bruit des cloches et du canon; qu'on
ajoute l'effet produit par le concours de quatre à cinq cent mille
spectateurs; et l'on sera bien loin encore d'avoir une juste idée de
cette étonnante magnificence.

Au mois de décembre, il est rare que le temps soit bien beau: ce jour-là
pourtant, le ciel sembla favoriser l'empereur: au moment de son entrée à
l'archevêché, un brouillard assez épais, qui avait duré toute la
matinée, se dissipa, et permit au soleil d'ajouter l'éclat de ses rayons
à la splendeur du cortége. Cette circonstance singulière fut remarquée
par les spectateurs et augmenta l'enthousiasme.

Toutes les rues par lesquelles passa le cortége étaient soigneusement
nettoyées et sablées; les habitans avaient décoré la façade de leurs
maisons, selon leur goût et leurs moyens, en draperies, en tapisseries,
en papier peint, quelques-uns avec des guirlandes de feuilles d'if.
Presque toutes les boutiques du quai des Orfèvres étaient garnies de
festons en fleurs artificielles.

La cérémonie religieuse dura près de quatre heures, et dut être on ne
peut plus fatigante pour les principaux acteurs; le service de la
chambre fut obligé de se tenir constamment dans l'appartement préparé
pour l'empereur à l'archevêché. Pourtant les curieux (et nous l'étions
tous) se détachaient de temps en temps, et purent ainsi voir à loisir la
cérémonie.

Je n'ai peut-être jamais entendu d'aussi belle musique; elle était de la
composition de MM. Paësiello, Rose et Lesueur, maîtres de chapelle de
Leurs Majestés; l'orchestre et les chœurs offraient une réunion des
premiers talens de Paris. Deux orchestres à quatre chœurs, composés de
plus de trois cents musiciens, étaient dirigés, l'un par M. Persuis,
l'autre par M. Rey, tous deux chefs de la musique de l'empereur. M.
Laïs, premier chanteur de Sa Majesté, M. Kreutzer et M. Baillot,
premiers violons du même titre, s'étaient adjoint tout ce que la
chapelle impériale, tout ce que l'opéra et les grands théâtres lyriques
possédaient de talens supérieurs en instrumentistes aussi bien qu'en
chanteurs et chanteuses. La musique militaire était innombrable, et sous
les ordres de M. Lesueur; elle exécutait des marches héroïques, dont
une, commandée par l'empereur à M. Lesueur pour l'armée de Boulogne, est
encore aujourd'hui, au jugement des connaisseurs, digne de figurer au
premier rang des plus belles et des plus imposantes compositions
musicales. Quant à moi, cette musique me rendait pâle et tremblant; je
frissonnais par tout le corps en l'écoutant.

Sa Majesté ne voulut point que le pape mît la main à sa couronne; il la
plaça lui-même sur sa tête. C'était un diadème de feuilles de chêne et
de laurier en or. Sa Majesté prit ensuite la couronne destinée à
l'impératrice, et, après s'en être couvert quelques instans, la posa sur
le front de son auguste épouse, à genoux devant lui. Elle versait des
larmes d'émotion, et, en se relevant, elle fixa sur l'empereur un regard
de tendresse et de reconnaissance; l'empereur le lui rendit, mais sans
rien perdre de la gravité qu'exigeait une si imposante cérémonie devant
tant de témoins; et malgré cette gêne, leurs cœurs se comprirent au
milieu de cette brillante et bruyante assemblée. Certainement l'idée du
divorce n'était point alors dans la tête de l'empereur, et, pour ma
part, je suis sûr que jamais cette cruelle séparation n'aurait eu lieu,
si Sa Majesté l'impératrice eût pu avoir encore des enfans; ou même
seulement sa le jeune Napoléon, fils du roi de Hollande et de la reine
Hortense, ne fût pas mort dans le temps où l'empereur songeait à
l'adopter. Cependant je dois avouer que la crainte ou pour mieux dire la
certitude de n'avoir point de Joséphine un héritier de son trône,
mettait l'empereur au désespoir; et souvent je l'ai entendu
s'interrompre subitement au milieu de son travail, et s'écrier avec
chagrin: «À qui laisserai-je tout cela?»

Après la messe, Son Excellence le cardinal Fesch, grand-aumônier de
France, porta le livre des évangiles à l'empereur, qui, du haut de son
trône, prononça le serment impérial d'une voix si ferme et si distincte
que tous les assistans l'entendirent. C'est alors que, pour la vingtième
fois peut-être, le cri de _vive l'empereur_! sortit de toutes les
bouches; on chanta le _Te Deum_, et Leurs Majestés sortirent de l'église
avec le même appareil qu'elles y étaient entrées. Le pape resta dans
l'église un quart d'heure environ après les souverains, et lorsqu'il se
leva pour se retirer, des acclamations universelles le saluèrent depuis
le chœur jusqu'au portail.

Leurs Majestés ne rentrèrent au château qu'à six heures et demie, et le
pape à près de sept heures. Pour entrer à l'église. Leurs Majesté
passèrent comme je l'ai dit, par l'archevêché, dont les bâtimens
communiquaient avec Notre-Dame au moyen d'une galerie en charpente.
Cette galerie couverte en ardoises et tendue de tapisseries superbes,
aboutissait à un portail, aussi en charpente, établi devant la
principale entrée de l'église, et d'un style en harmonie parfaite avec
l'architecture gothique de cette belle métropole. Ce portail volant
reposait sur quatre colonnes décorées d'inscriptions en lettres d'or qui
représentaient les noms des trente-six principales villes de France,
dont les maires avaient été députés au couronnement. Sur le haut de ces
colonnes étaient peints en relief Clovis et Charlemagne assis sur leur
trône, le sceptre à la main. Au centre du frontispice étaient figurées
les armes de l'empire ombragées par les drapeaux des seize cohortes de
la Légion-d'Honneur. Aux deux côtés on voyait deux tourelles surmontées
d'aigles en or. Le dessous de ce portique, ainsi que de la galerie,
était façonné en voûte, peint en bleu de ciel, et semé d'étoiles.

Le trône de Leurs Majestés était élevé sur une estrade demi-circulaire,
couverte d'un tapis bleu parsemé d'abeilles. On y montait par vingt-deux
degrés. Ce trône, drapé en velours rouge était surmonté d'un pavillon
aussi en velours rouge, dont les ailes ombrageaient, à gauche,
l'impératrice les princesses et leurs dames d'honneur; à droite, les
deux frères de l'empereur, l'archi-chancelier et l'archi-trésorier.

* * *

Rien de plus magnifique que le coup d'œil du jardin des Tuileries, le
soir de cette belle journée. Le grand parterre entouré de portiques en
lampions, de chaque arcade desquelles descendait une guirlande en verres
de couleur; la grande allée décorée de colonnades surmontées d'étoiles;
sur les terrasses, des orangers de feu; chaque arbre des autres allées
éclairé par des lampions; enfin, pour couronner l'illumination, une
immense étoile suspendue sur la place de la Concorde, dominant tous les
autres feux. C'était un palais de feu.

* * *

À l'occasion du couronnement, Sa Majesté fit des présens magnifiques à
l'église métropolitaine. On remarquait entre autres choses un calice en
vermeil orné de bas-reliefs, composés par le célèbre Germain; un
ciboire, deux burettes avec le plateau, un bénitier et un plat
d'offrande; le tout en vermeil et précieusement travaillé. D'après les
ordres de Sa Majesté, transmis par le ministre de l'intérieur, on remit
aussi à M. d'Astros, chanoine de Notre-Dame, un carton contenant la
couronne d'épines, une cheville et un morceau de bois de la vraie croix;
une petite bouteille renfermant, dit-on, du sang de notre Seigneur; une
discipline de fer qui avait servi à saint Louis, et une tunique ayant
également appartenu à ce roi.

Le matin, M. le maréchal Murat, gouverneur de Paris, avait donné un
déjeuner magnifique aux princes d'Allemagne qui étaient venus à Paris
pour assister au couronnement. Après le déjeuner, le maréchal-gouverneur
les fit conduire à Notre-Dame dans quatre voitures à six chevaux, avec
une escorte de cent hommes à cheval commandés par un de ses
aides-de-camp. Ce cortége fut particulièrement remarqué par son élégance
et sa richesse.

Le lendemain de cette grande et mémorable solennité fut un jour de
réjouissances publiques. Dès le matin, une population innombrable,
favorisée par un temps magnifique, se répandit sur les boulevards, sur
les quais et sur les places, où l'on avait disposé des divertissemens
variés à l'infini.

Les hérauts d'armes parcoururent de bonne heure les places publiques,
jetant à la foule qui se pressait sur leur passage des médailles
frappées en mémoire du couronnement. Ces médailles représentaient d'un
côté la figure de l'empereur, le front ceint de la couronne des Césars,
avec ces mots pour légende: _Napoléon empereur_. Au revers étaient une
figure revêtue du costume de magistrat, entourée d'attributs analogues,
et celle d'un guerrier antique soulevant sur un bouclier un héros
couronné et couvert du manteau impérial. Au dessous on lisait: _Le sénat
et le peuple_. Aussitôt après le passage des hérauts d'armes
commencèrent les réjouissances, qui se prolongèrent fort avant dans la
soirée.

On avait élevé sur la place Louis XV, qui s'appelait alors place de la
Concorde, quatre grandes salles carrées, en charpente et en menuiserie
pour la danse et les valses. Des théâtres de pantomime et de farces
étaient placés sur les boulevards de distance en distance; des groupes
de chanteurs et de musiciens exécutaient des airs nationaux et des
marches guerrières; des mâts de cocagne, des danseurs de corde, des jeux
de toute espèce, arrêtaient les promeneurs à chaque pas, et leur
faisaient attendre sans impatience le moment des illuminations et du feu
d'artifice.

Les illuminations furent admirables. Depuis la place Louis XV jusqu'à
l'extrémité du boulevard Saint-Antoine régnait un double cordon de feux
de couleur en guirlandes. L'ancien Garde-Meuble, le palais du
Corps-Législatif, resplendissaient de lumières; les portes Saint-Denis
et Saint-Martin étaient couvertes de lampions depuis le haut jusqu'en
bas.

Dans la soirée, tous les curieux se portèrent sur les quais et les
ponts, afin de voir le feu d'artifice, qui fut tiré du pont de la
Concorde (aujourd'hui pont Louis XVI), et surpassa en éclat tous ceux
qu'on avait vus jusqu'alors.



CHAPITRE V.

     Cérémonie de la distribution des aigles.--Allocution de
     l'empereur.--Serment.--La grande revue et la pluie.--Banquet aux
     Tuileries.--Panégyrique de la conscription, fait par
     l'empereur.--Grandes réceptions.--Fête à l'Hôtel-de-Ville de
     Paris.--Distribution de comestibles bien réglée.--Le vaisseau de
     feu.--Passage du mont Saint-Bernard au milieu des
     flammes.--Toilette et service en or, offerts à Leurs Majestés par
     la ville de Paris.--Le ballon de M. Garnerin.--Incident
     curieux.--Voyage _par air_, de Paris à Rome, _en vingt-quatre
     heures_.--Billet de M. Garnerin et lettre du cardinal Caprara.--Les
     bateliers et la maison flottante.--Quinze lieues par
     heure.--Histoire d'un aérostat.--Intrépidité de deux
     femmes.--Gratifications accordées par la ville de Paris.--Bonté de
     l'empereur et de son frère Louis.--Grâce accordée par
     l'empereur.--Statue érigée à l'empereur dans la salle des séances
     du Corps-Législatif.--L'impératrice Joséphine et le chœur de
     Gluck.--Heureux à-propos.--Le voile levé par les maréchaux Murat et
     Masséna.--Fragment d'un éloge de l'empereur, prononcé par M. de
     Vaublanc.--Bouquet et bal.--Profusion de fleurs au mois de janvier.


LE mercredi 5 décembre, trois jours après le couronnement, l'empereur
fit au Champ-de-Mars la distribution des drapeaux.

La façade de l'École-Militaire était décorée d'une galerie composée de
tentes placées au niveau des appartemens du premier étage. La tente du
milieu, fixée sur quatre colonnes qui portaient des figures dorées
représentant la Victoire, couvrait le trône de Leurs Majestés.
Excellente précaution; car, ce jour-là, le temps fut horrible. Le dégel
avait pris subitement, et l'on sait ce que c'est qu'un dégel parisien.

Autour du trône étaient placés les princes et les princesses, les grands
dignitaires, les ministres, les maréchaux de l'empire, les grands
officiers de la couronne, les dames de la cour et le conseil-d'état.

La galerie se divisait à droite et à gauche en seize parties décorées
d'enseignes militaires et couronnées par des aigles. Ces seize parties
représentaient les seize cohortes de la Légion-d'Honneur. La droite
était occupée par le sénat, les officiers de la Légion-d'Honneur, la
cour de cassation et les chefs de la comptabilité nationale. La gauche
l'était par le tribunat et le corps législatif.

À chaque bout de la galerie était un pavillon; celui du côté de la ville
portait le nom de tribune impériale; il était destiné aux princes
étrangers. Le corps diplomatique et les personnages étrangers de
distinction remplissaient l'autre pavillon.

On descendait de cette galerie dans le Champ-de-Mars par un immense
escalier, dont le premier degré, qui faisait banquette au dessous des
tribunes, était garni par les présidens de canton, les préfets, les
sous-préfets et les membres du conseil municipal. Aux deux côtés de cet
escalier on voyait les figures colossales de la France faisant la paix
et de la France faisant la guerre. Sur les degrés étaient rangés les
colonels des régimens et les présidens des colléges électoraux des
départemens, qui portaient les aigles impériales.

Le cortége de Leurs Majestés sortit à midi du château des Tuileries dans
l'ordre adopté pour le couronnement. Les chasseurs de la garde et
l'escadron des mamelucks marchaient en avant; la légion d'élite et les
grenadiers à cheval suivaient; la garde municipale et les grenadiers de
la garde formaient la haie. Leurs Majestés étant entrées à
l'École-Militaire, reçurent les hommages du corps diplomatique que l'on
introduisît pour cela dans les grands appartemens de l'École. Ensuite
l'empereur et l'impératrice se revêtirent de leurs ornemens du sacre et
vinrent s'asseoir sur leur trône, au bruit des décharges réitérées de
l'artillerie et des acclamations universelles.

Au signal donné, les députations de l'armée répandues sur le
Champ-de-Mars se mirent en colonnes serrées et s'approchèrent du trône
au bruit des fanfares. L'empereur s'étant levé, le plus grand silence
s'établit, et d'une voix forte, Sa Majesté prononça ces paroles:

* * *

«Soldats, voilà vos drapeaux! ces aigles vous serviront toujours de
point de ralliement; ils seront partout où votre empereur jugera leur
présence nécessaire pour la défense de son trône et de son peuple.

»Vous jurez de sacrifier votre vie pour les défendre, et de les
maintenir constamment, par votre courage, sur le chemin de la victoire:
vous le jurez!»

* * *

_Nous le jurons_! répétèrent tous ensemble les colonels et les présidens
des collèges, en balançant dans les airs les drapeaux qu'ils tenaient.
_Nous le jurons!_ dit à son tour toute l'armée, tandis que la musique
jouait la marche célèbre connue sous le nom de _marche des drapeaux_.

Ce mouvement d'enthousiasme s'était communiqué aux spectateurs, qui,
malgré la pluie, se pressaient en foule sur les gradins qui forment
l'enceinte du Champ-de-Mars. Bientôt les aigles allèrent prendre la
place qui leur était destinée, et l'armée vint par divisions défiler
devant le trône de Leurs Majestés.

Quoiqu'on eût rien épargné pour donner à cette cérémonie toute la
magnificence possible, elle ne fut point brillante; le motif seul était
imposant, mais comment satisfaire l'œil à travers des torrens de neige
fondue, au milieu d'une mer de boue, aspect que présentait le
Champ-de-Mars ce jour-là? Les troupes étaient sous les armes depuis six
heures du matin, exposées à la pluie et forcées de la recevoir, sans
aucune apparence d'utilité! C'est ainsi du moins qu'elles envisageaient
la question. La distribution des drapeaux n'était pour ces hommes qu'une
revue pure et simple, et certes, autre chose est aux yeux du soldat de
recevoir la pluie sur un champ de bataille, ou bien un jour de fête,
avec un fusil bien luisant et une giberne vide.

Le cortége était de retour aux Tuileries à cinq heures. Il y eut un
grand banquet dans la galerie de Diane. Le pape, l'électeur souverain de
Ratisbonne, les princes et princesses, les grands dignitaires, le corps
diplomatique et beaucoup d'autres personnes étaient invitées.

La table de Leurs Majestés, dressée au milieu de la galerie sur une
estrade, était couverte par un dais magnifique. L'empereur s'y assit à
la droite de l'impératrice et le pape à sa gauche. Le service fut fait
par les pages. Le grand-chambellan, le grand-écuyer et le
colonel-général de la garde se tenaient debout devant Sa Majesté; le
grand-maréchal du palais à droite, et en avant de la table et plus bas,
le préfet du palais, à gauche et vis-à-vis le grand-maréchal, le
grand-maître des cérémonies, se tenaient également debout.

Des deux côtés de la table de Leurs Majestés étaient celle de leur
altesses impériales, celle du corps diplomatique, celle des ministres et
des grands-officiers, enfin celle de la dame d'Honneur de l'impératrice.

Après le dîner, il y eut cercle, concert et bal.

Le lendemain de la distribution des aigles, son altesse impériale le
prince-Joseph présenta à Sa Majesté les présidens des colléges
électoraux de départemens. Les présidens des colléges d'arrondissemens
et les préfets furent introduits ensuite et reçus par Sa Majesté.

L'empereur s'entretint avec la plupart de ces fonctionnaires, sur les
besoins de chaque département, les remercia de leur zèle à le seconder,
puis il leur recommanda spécialement l'exécution de la loi sur la
conscription. «Sans la conscription, dit Sa Majesté, il ne peut y avoir
ni puissance ni indépendance nationales... Toute l'Europe est
assujetties à la conscription. Nos succès, et la force de notre
position, tiennent à ce que nous avons une armée nationale; il faut
s'attacher avec soin cet avantage.»

* * *

Ces présentations durèrent plusieurs jours; Sa Majesté reçut tour à
tour, et toujours avec le même cérémonial, les présidens des hautes
cours de justice, les présidens des conseils généraux des départemens,
les sous-préfets, les députés des colonies, les maires des trente-six
villes principales, les présidens des cantons, les vice-présidens des
chambres de commerce et les présidens des consistoires.

* * *

Quelques jours après, la ville de Paris offrit à Leurs Majestés une fête
dont l'éclat et la magnificence surpassaient tout ce qui serait possible
d'en dire. L'empereur, l'impératrice, les princes Joseph et Louis,
montèrent ensemble pour s'y rendre dans la voiture du sacre. Des
batteries établies sur le Pont-Neuf annoncèrent le moment où Leurs
Majestés mettaient le pied sur le perron de l'Hôtel-de-Ville. Au même
instant, des buffets chargés de pièces de volaille, et des fontaines de
vin attiraient sur la principale place de chacune des douze
municipalités de Paris, une multitude immense, dont presque chaque
individu eut sa part dans les distributions de comestibles, grâce à la
précaution qu'avaient prise les autorités de ne donner une pièce que sur
la présentation d'un billet. La façade de l'Hôtel-de-Ville était
illuminée en verres de couleur. Ce qui me frappa le plus fut la vue d'un
vaisseau percé de quatre-vingts canons, dont les ponts, les mâts, les
voiles et les cordages étaient figurés en illuminations. Le bouquet du
feu d'artifice, auquel l'empereur lui-même mit le feu, représentait le
Saint-Bernard vomissant un volcan du milieu de ses rochers couverts de
neige. On y voyait l'image de l'empereur éclatante de lumière,
gravissant à cheval, à la tête de son armée, le sommet escarpé du mont.
Il se trouva au bal plus de sept cents personnes, sans qu'il y eût le
moindre désordre. Leurs Majestés se retirèrent de bonne heure.

L'impératrice, en entrant dans l'appartement qui lui avait été préparé à
l'Hôtel-de-Ville, y avait trouvé une toilette en or, complétement
fournie et de la plus grande richesse. Lorsqu'elle fut apportée aux
Tuileries, ce fut, pendant plusieurs jours, le bijou favori et le sujet
des conversations de sa majesté l'impératrice. Elle voulait que tout le
monde admirât ce meuble, et en effet personne ne songeait à se faire
tirer l'oreille pour cela. Leurs Majestés permirent que cette toilette,
et un service dont la ville avait pareillement fait hommage à
l'empereur, furent exposés à la curiosité du public pendant quelques
jours.

Après le feu d'artifice, on vit s'élever un ballon superbe, dont toute
la circonférence, la nacelle et les cordes qui rattachaient celle-ci au
ballon, étaient décorées de guirlandes lumineuses en verres de couleur.
C'était un magnifique spectacle que cette énorme masse montant lentement
mais légèrement dans les airs; quelque temps elle resta suspendue au
dessus de Paris, comme pour attendre que la curiosité publique fût
satisfaite; puis le ballon ayant vraisemblablement trouvé, à la hauteur
où il était parvenu, un courant d'air plus rapide, disparut chassé par
le vent dans la direction du midi; ne l'apercevant plus on cessa de s'en
occuper; mais quinze jours après un incident très-singulier ramena sur
ce ballon l'attention universelle.

Un matin, pendant que j'habillais l'empereur (c'était, je crois, ou le
jour même, ou la veille du jour de l'an), un des ministres de Sa Majesté
fut introduit, et l'empereur lui ayant demandé quelles étaient les
nouvelles de Paris, comme il avait coutume de le faire aux personnes
qu'il voyait de bonne heure dans la matinée, le ministre répondit: «J'ai
laissé hier fort tard le cardinal Caprara, et j'ai appris de lui la
chose la plus étrange.--Quoi donc? de quoi s'agit-il?» Et Sa Majesté,
s'imaginant sans doute qu'il allait être question de quelque incident
politique, s'apprêtait à emmener son ministre dans son cabinet, avant
d'avoir complétement achevé sa toilette, lorsque son excellence se hâta
d'ajouter: «Il ne s'agit point, Sire, d'un événement bien sérieux. Votre
Majesté n'ignore pas que l'on a parlé dernièrement au cercle de sa
majesté l'impératrice, du chagrin de ce pauvre Garnerin, qui n'avait pu,
jusqu'à présent, retrouver le ballon qu'il lança le jour de la fête
offerte à l'empereur par la ville de Paris; aujourd'hui même il va
recevoir des nouvelles de son aérostat.--Où donc était-il tombé? demanda
l'empereur.--À Rome, Sire.--Ah! voilà qui est curieux en effet.--Oui,
Sire, le ballon de Garnerin a montré, en vingt-quatre heures, votre
couronne impériale aux deux capitales du monde.» Alors le ministre
raconta à Sa Majesté les détails suivans, qui furent rendus publics à
cette époque, mais que je crois assez intéressans pour que l'on me sache
quelque gré de les rappeler ici.

M. Garnerin avait attaché à son aérostat l'avis suivant:

* * *

«Le ballon porteur de cette lettre a été lancé à Paris, le 25 frimaire,
au soir (16 décembre), par M. Garnerin, aéronaute privilégié de sa
majesté l'empereur de Russie, et aéronaute ordinaire du gouvernement
français, à l'occasion d'une fête donnée par la ville de Paris à sa
majesté l'empereur Napoléon, pour célébrer son couronnement. Les
personnes qui trouveront ce ballon sont priées d'en informer M.
Garnerin, qui se rendra sur les lieux.»

* * *

L'aéronaute s'attendait sans doute, en écrivant ce billet, à recevoir
avis le lendemain que son ballon était descendu dans la plaine de
Saint-Denis ou dans celle de Grenelle; car il est à présumer qu'il ne
songeait guère à un voyage à Rome, lorsqu'il s'engageait à _se rendre
sur les lieux_. Plus de quinze jours se passèrent sans qu'il reçût
l'avertissement sur lequel il avait compté, et il avait probablement
fait le sacrifice de son ballon, lorsqu'il lui arriva une lettre ainsi
conçue, du nonce de sa sainteté:

* * *

«Le cardinal Caprara vient d'être chargé par son excellence le cardinal
Gonsalvi, secrétaire d'état de Sa Sainteté, de remettre à M. Garnerin la
copie d'une lettre datée du 18 décembre; il s'empresse de la lui
envoyer, et d'y joindre même la copie de la dépêche qui l'accompagnait.
Le-dit cardinal saisit cette occasion pour témoigner à M. Garnerin
toute son estime.»

* * *

À cette lettre était jointe la traduction du rapport fait au cardinal
secrétaire d'état à Rome, par M. le duc de Mondragone, et daté
d'Anguillora près Rome, le 18 décembre:

* * *

«Hier au soir, vers la vingt-quatrième heure, on vit passer dans les
airs un globe d'une grandeur étonnante, lequel étant tombé sur le lac de
Bracciano, paraissait être une maison. On envoya des bateliers pour le
mettre à terre; mais ils ne purent y réussir, étant contrariés par un
vent impétueux, accompagné de neige. Ce matin, de bonne heure, ils sont
venus à bout de le conduire à bord. Ce globe est de taffetas gommé,
couvert d'un filet; la galerie de fil de fer s'est un peu brisée. Il
parait qu'il avait été éclairé par des lampions et des verres de
couleur, dont il reste plusieurs débris. On a trouvé, attaché au globe,
l'avis suivant (celui qu'on a lu plus haut).»

* * *

Ainsi ce ballon étant parti de Paris le 16 décembre à sept heures du
soir, et étant descendu le lendemain 17, près Rome, à la vingt-quatrième
heure, c'est-à-dire à la fin du jour, a traversé la France, les Alpes,
etc., et parcouru une distance de trois cents lieues en vingt-deux
heures. La vitesse de sa marche a donc été de quinze lieues par heure;
et, ce qui est remarquable, ce ballon était chargé d'une décoration du
poids de cinq cents livres.

L'histoire des courses précédentes de ce même ballon est faite pour
piquer la curiosité. Sa première ascension eut lieu en présence de leurs
majestés prussiennes et de toute la cour. Ce ballon, qui portait M.
Garnerin, son épouse et M. Gaertner, fut descendu sur les frontières de
la Saxe. La seconde expérience fut faite à Pétersbourg devant
l'empereur, les deux impératrices et la cour. Le ballon enleva M. et
madame Garnerin, qui descendirent à peu de distance sur un marais. C'est
la première fois qu'on eut en Russie le spectacle d'une ascension
aérostatique. La troisième expérience se fit également à
Saint-Pétersbourg, en présence de la famille impériale. M. Garnerin
s'éleva avec le général Lwolf. Ces deux voyageurs furent portés sur le
golfe de Finlande, durant trois quarts d'heure et allèrent descendre à
Krasnosalo, à vingt-cinq verstes de Pétersbourg. La quatrième expérience
eut lieu à Moscou. M. Garnerin s'éleva à plus de quatre mille toises,
fit une multitude d'expériences, et alla descendre, au bout de sept
heures, à trois cent trente verstes de Moscou, sur les bords des
anciennes frontières de la Russie. Le même ballon servit encore à
l'ascension que madame Garnerin fit à Moscou avec madame Toucheninolf,
au milieu d'un orage affreux et des éclats d'un tonnerre qui tua trois
hommes à trois cents pas du ballon, au moment où il s'élevait. Ces dames
descendirent, sans accident, à vingt-une verstes de Moscou.

La ville de Paris fit donner une gratification de 600 francs aux
bateliers qui avaient retiré le ballon du lac de Bracciano. L'aérostat
fut rapporté à Paris et déposé dans les archives de l'Hôtel-de-Ville.

Je fus témoin, ce même jour-là, de la bonté avec laquelle l'empereur
accueillit la pétition d'une pauvre dame, dont le mari, qui était, je
crois, un notaire, avait été condamné, je ne sais pour quelle faute, à
une longue réclusion. Au moment où la voiture de Leurs Majestés
impériales passait devant le Palais-Royal, deux femmes, une déjà âgée,
l'autre de seize ou dix-sept ans, s'élancèrent à la portière, en criant:
«Grâce pour mon mari! Grâce pour mon père!» L'empereur donna aussitôt
avec force l'ordre d'arrêter sa voiture, et tendit la main pour prendre
le placet, que la plus âgée des deux dames ne voulait remettre qu'à lui.
En même temps, il lui adressa des paroles consolantes, en lui
témoignant, avec le plus touchant intérêt, la crainte qu'elle ne fût
blessée par les chevaux des maréchaux de l'empire, qui étaient à côté de
la voiture. Pendant que cette bonté de son auguste frère excitait au
plus haut point l'enthousiasme et la sensibilité des témoins de cette
scène, le prince Louis, assis sur le siège de devant la voiture, s'était
penché en dehors pour rassurer la jeune personne toute tremblante, et
l'engager à consoler sa mère et à compter sur tout l'intérêt de
l'empereur. La mère et la fille, suffoquées par leur émotion, ne
pouvaient faire aucune réponse, et au moment où le cortége se remit en
marche, je vis la première sur le point de tomber évanouie. On la porta
dans une maison voisine, où elle ne revint à elle que pour verser, avec
sa fille, des larmes de reconnaissance et de joie.

Le Corps Législatif avait arrêté qu'une statue en marbre blanc serait
érigée à l'empereur dans la salle des séances, en mémoire de la
confection du Code civil. Le jour de l'inauguration de ce monument, sa
majesté l'impératrice, les princes Joseph, Louis, Borghèse, Bacciochi et
leurs épouses, d'autres membres de la famille impériale, des députations
des principaux ordres de l'état, le corps diplomatique et beaucoup
d'étrangers de marque, les ministres, les maréchaux de l'empire, et un
nombre considérable d'officiers généraux se rendirent sur les sept
heures du soir au palais du Corps-Législatif.

Au moment où l'impératrice parut dans la salle, l'assemblée entière se
leva, et un corps de musique placé dans une salle voisine fit entendre
le chœur bien connu de Gluck, _Que d'attraits! que de majesté!_... À
peine eut-on distingué les premières mesures de ce chœur, que chacun en
saisit avec enthousiasme l'heureux à propos, et les applaudissemens
éclatèrent de toutes parts.

Sur l'invitation du président, les maréchaux Murat et Masséna levèrent
le voile qui recouvrait la statue, et tous les regards se portèrent sur
l'image de l'empereur, le front ceint d'une couronne de lauriers mêlée
de feuilles de chêne et d'olivier. Lorsque le silence eut succédé aux
acclamations excitées par ce spectacle, M. de Vaublanc monta à la
tribune et prononça un discours qui fut vivement applaudi dans
l'assemblée dont il exprimait fidèlement les sentimens.

* * *

«Messieurs, dit l'orateur, vous avez signalé l'achèvement du Code civil
des Français par un acte d'admiration et de reconnaissance: vous avez
décerné une statue au prince illustre dont la volonté ferme et
constante a fait achever ce grand ouvrage, en même temps que sa vaste
intelligence a répandu la plus vive lumière sur cette noble partie des
institutions humaines. Premier consul alors, empereur des Français
aujourd'hui, il paraît dans le temple des lois, la tête ornée de cette
couronne triomphale dont la victoire l'a ceint si souvent en lui
présageant le bandeau des rois, et couvert du manteau impérial, le noble
attribut de la première des dignités parmi les hommes.

»Sans doute, dans ce jour solennel, en présence des princes et des
grands de l'état, devant la personne auguste que l'empire désigne par
son penchant à faire le bien, plus encore que par le haut rang dont
cette vertu la rendait si digne, dans cette fête de la gloire où nous
voudrions pouvoir réunir tous les Français, vous permettrez à ma faible
voix de s'élever un instant, et de vous rappeler par quelles actions
immortelles Napoléon s'est ouvert cette immense carrière de puissance et
d'honneur. Si la louange corrompt les âmes faibles, elle est l'aliment
des grandes âmes. Les belles actions des héros sont un engagement qu'ils
prennent envers la patrie. Les rappeler, c'est leur dire qu'on attend
d'eux encore ces grandes pensées, ces généreux sentimens, ces faits
glorieux, si noblement récompensés par l'admiration et la
reconnaissance publique... .........................................

* * *

«Victorieux dans trois parties du monde, pacificateur de l'Europe,
législateur de la France, des trônes donnés, des provinces ajoutées à
l'empire, est-ce assez de tant de gloire pour mériter à la fois et ce
titre auguste d'empereur des Français, et ce monument érigé dans le
temple des lois? Eh bien, je veux effacer moi-même ces brillans
souvenirs que je viens de retracer. D'une voix plus forte que celle qui
retentissait pour sa louange, je veux vous dire: cette gloire du
législateur, cette gloire du guerrier, anéantissez-la par la pensée et
dites-vous: avant le 18 brumaire, quand des lois funestes étaient
promulguées, quand les principes destructeurs, proclamés de nouveau,
entraînaient déjà les choses et les hommes avec une rapidité que bientôt
rien ne pourrait arrêter, quel fut celui qui parut tout à coup comme un
astre bienfaisant, qui vint abroger ces lois, qui combla l'abîme
entr'ouvert? Vous vivez, vous tous, menacés par le malheur des temps,
vous vivez et vous le devez à celui dont vous voyez l'image. Vous
accourez, infortunés proscrits, vous respirez l'air si doux de votre
patrie, vous embrassez vos pères, vos enfans, vos épouses, vos amis,
vous le devez à celui dont vous voyez l'image. Il n'est plus question de
sa gloire, je ne l'atteste plus; j'invoque l'humanité d'un côté, la
reconnaissance de l'autre; je vous demande à qui vous devez un bonheur
si grand, si extraordinaire, si imprévu... Vous répondez tous avec moi:
c'est au grand homme dont vous voyez l'image.»

* * *

Le président répéta à son tour un éloge semblable, dans des termes à
peine différens. Il était peu de personnes alors qui songeassent à
trouver ces louanges exagérées; leur opinion a peut-être changé depuis.

* * *

Après la cérémonie, l'impératrice, conduite par le président, passa dans
la salle des conférences, où le couvert de Sa Majesté avait été servi
sous un dais magnifique en soie cramoisie. Des tables composant près de
trois cents couverts, et servies par le restaurateur Robert, avaient été
dressées dans les différentes salles du palais; au dîner succéda un bal
brillant. Ce qu'il y avait de plus remarquable dans cette fête était un
luxe inimaginable de fleurs et d'arbustes, que sans doute on n'avait pu
rassembler qu'à grands frais, vu la rigueur de l'hiver. Les salles de
_Lucrèce_ et de _la Réunion_, où se formaient les quadrilles des
danseurs, étaient comme un immense parterre de lauriers-roses, de lilas,
de jonquilles, de lis et de jasmins.



CHAPITRE VI.

     Mon mariage avec mademoiselle Charvet.--Présentation de ma femme à
     madame Bonaparte.--Le général Bonaparte ouvrant les lettres
     adressées à son courrier.--Le général Bonaparte veut voir M. et
     madame Charvet.--M. Charvet suit madame Bonaparte à
     Plombières.--Établissement de M. Charvet et de sa famille à la
     Malmaison.--Madame Charvet, secrétaire intime de madame
     Bonaparte.--Mesdemoiselles Louise et Zoé Charvet, favorites de
     Joséphine.--Fantasmagorie à la Malmaison.--Jeux de Bonaparte et des
     dames de la Malmaison.--M. Charvet quitte la maison pour le château
     de Saint-Cloud.--Les anciens porteurs et frotteurs de la reine sont
     déplacés.--Incendie du château et mort de madame
     Charvet.--L'impératrice veut voir mademoiselle Charvet.--Elle veut
     lui servir de mère et lui donner un mari.--L'impératrice se plaint
     à M. Charvet de ne pas voir ses filles.--On promet une dot à ma
     femme.--Argent dissipé et manque de mémoire de l'impératrice
     Joséphine.--L'impératrice marie ma belle-sœur.--Recommandation
     bienveillante de l'impératrice.--Ma belle-sœur, mademoiselle
     Joséphine Tallien et mademoiselle Clémence Cabarus.--Madame Vigogne
     et les protégées de l'impératrice.--La jeune pensionnaire et le
     danger d'être brûlée.--Présence d'esprit de madame Vigogne.--Visite
     à l'impératrice.


CE fut le 2 janvier 1805, justement un mois après le couronnement, que
je formai, avec la fille aînée de M. Charvet, une union qui a fait
jusqu'ici, et fera, j'espère, jusqu'à la fin, le bonheur de ma vie. J'ai
promis au lecteur de lui parler fort peu de moi; et en effet de quel
intérêt pourraient être pour lui les détails de ma vie privée qui ne se
rapporteraient point au grand homme en vue duquel j'ai entrepris
d'écrire mes Mémoires? Toutefois je demanderai ici la permission de
revenir un peu sur cette époque la plus intéressante de toutes pour moi,
et qui a décidé du reste de mon existence. Il n'est pas défendu sans
doute à un homme qui recherche et retrace ses _souvenirs_ de compter
pour quelque chose ceux qui se rapportent le plus particulièrement à
lui. D'ailleurs même dans les événemens les plus personnels de ma vie,
il y a encore des circonstances auxquelles Leurs Majestés ne restèrent
point étrangères, et que par conséquent il importe de connaître, si
l'on veut se former un jugement complet sur le caractère de l'empereur
et de l'impératrice.

La mère de ma femme avait été présentée à madame Bonaparte pendant la
première campagne d'Italie, et elle lui avait plu; car madame Bonaparte,
qui était si parfaitement bonne et qui de son côté avait aussi connu le
malheur, savait compatir aux peines des autres. Elle promit d'intéresser
le général au sort de mon beau-père, qui venait de perdre une place à la
trésorerie. Pendant ce temps madame Charvet était en correspondance avec
un ami de son mari, qui était, je crois, courrier du général Bonaparte.
Celui-ci ouvrit et lut les lettres adressées à son courrier, et il
demanda quelle était cette jeune femme qui écrivait avec tant d'esprit
et de raison. En effet madame Charvet était bien digne de ce double
éloge. L'ami de mon beau-père prit texte de cette question du général en
chef pour lui raconter les malheurs de la famille. Le général dit qu'à
son retour à Paris il voulait voir M. et madame Charvet. En conséquence
ils lui furent présentés, et madame Bonaparte se réjouit d'apprendre que
ses protégés étaient aussi devenus ceux de son époux. Il fut décidé que
M. Charvet suivrait le général en Égypte. Mais arrivée à Toulon, madame
Bonaparte demanda que mon beau-père l'accompagnât aux eaux de
Plombières. J'ai raconté précédemment l'accident arrivé à Plombières, et
la mission de M. Charvet envoyé à Saint-Germain, pour retirer
mademoiselle Hortense de pension et la conduire à sa mère. De retour à
Paris, M. Charvet en courut tous les environs, pour trouver une maison
de campagne que le général avait chargé sa femme d'acheter en son
absence. Quand madame Bonaparte se fut décidée pour la Malmaison, M.
Charvet, sa femme et leurs trois enfans furent installés dans cette
charmante résidence. Mon beau-père donna tous ses soins aux intérêts de
la bienfaitrice de sa famille, et madame Charvet servait souvent de
secrétaire intime à madame Bonaparte, pour sa correspondance.

Mademoiselle Louise, qui est devenue ma femme, et mademoiselle Zoé, sa
sœur puînée, étaient les favorites de madame Bonaparte; surtout la
seconde, qui passait plus de temps que Louise à la Malmaison. Les bontés
de leur noble protectrice avaient rendu cette enfant si familière
qu'elle tutoyait habituellement madame Bonaparte, à qui elle dit un
jour: «Tu es bien heureuse, toi. Tu n'as pas de maman qui te gronde,
quand tu déchires tes robes.»

Pendant une des campagnes que j'ai faites à la suite de l'empereur,
j'écrivis un jour à ma femme pour lui demander quelques détails sur la
vie qu'elle et sa sœur menaient à la Malmaison. Elle me répondit, entres
autres choses (je transcris un passage de sa réponse): «Nous avions
quelquefois des rôles dans des bouffonneries que je ne puis concevoir.
Un soir le salon fut séparé en deux par une gaze derrière laquelle était
un lit drapé à la grecque, et sur le lit un homme endormi et vêtu de
grandes draperies blanches. Auprès du dormeur, madame Bonaparte et
d'autres dames frappaient en mesure (et encore pas toujours) sur des
vases de bronze; ce qui faisait une terrible musique. Pendant ce
charivari, un de ces messieurs me tenait par le milieu du corps, élevée
de terre, et je remuais mes bras et mes jambes en cadence. Le concert de
ces dames réveillait le dormeur, qui ouvrait de grands yeux sur moi et
semblait s'effrayer de mes gestes. Il se levait, et s'éloignait d'un pas
rapide, suivi de mon frère qui marchait à quatre pattes, pour figurer,
je pense, un chien que devait avoir cet étrange personnage. Comme
j'étais alors tout enfant, je n'ai qu'une idée confuse de tout cela;
mais la société de madame Bonaparte avait l'air de s'en amuser
beaucoup.»

Quand le premier consul alla habiter Saint-Cloud; il dit à mon beau-père
des choses flatteuses, et lui donna la conciergerie du château. C'était
une place de confiance, et dont les détails et la responsabilité étaient
considérables. M. Charvet fut chargé d'y organiser le service, et, par
ordre du premier consul, il choisit parmi les anciens serviteurs de la
reine pour les places de portiers, de frotteurs et de garçons de
château. Ceux qui ne pouvaient pas servir eurent des pensions.

* * *

Quand le feu prit au château, en 1802, comme je l'ai raconté
précédemment, madame Charvet, qui était grosse de plusieurs mois, eut
une grande frayeur. On ne jugea pas à propos de la saigner. Elle fit une
couche malheureuse, et mourut avant l'âge de trente ans. Louise était en
pension depuis quelques années; son père la rappela près de lui pour
tenir sa maison. Elle avait alors douze ans. Une de ses amies a bien
voulu me donner communication d'une lettre que Louise lui adressa peu de
temps après notre mariage, et dont j'ai fait l'extrait qui suit:

* * *

«À mon retour de ma pension, j'allai voir sa majesté l'impératrice
(alors madame Bonaparte) aux Tuileries. J'étais en grand deuil. Elle
m'attira sur ses genoux, me consola, dit qu'elle me servirait de mère et
me trouverait un mari. Je pleurais, et je dis que je ne voulais pas me
marier.--_Non pas à présent_, reprit Sa Majesté; _mais cela te viendra,
sois-en sûre_. Je n'étais pourtant pas persuadée que cette envie dût me
venir. Je reçus encore quelques caresses, et me retirai. Quand le
premier consul était à Saint-Cloud, c'était chez mon père que se
réunissaient tous les chefs des différens services. Car mon père est
très aimé de la maison, dont il est le plus ancien. M. Constant, qui
m'avait vue enfant à la Malmaison, me trouva assez raisonnable à
Saint-Cloud pour me demander à mon père, avec l'approbation de Leurs
Majestés. Il fut décidé que nous serions mariés après le couronnement.
J'ai pris quatorze ans, quinze jours après notre mariage.

»Nous sommes toujours reçues, ma sœur et moi, par sa majesté
l'impératrice avec une extrême bonté; et quand, dans la crainte de
l'importuner, nous sommes quelque temps sans aller la voir, elle s'en
plaint à mon père. Elle nous admet à sa toilette du matin. On la lace,
on l'habille devant nous. Il n'y a dans sa chambre que ses femmes et
quelques personnes de la maison, qui, comme nous, mettent au nombre de
leurs plus doux momens ceux où elles peuvent voir cette princesse
adorée. La causerie est presque toujours pleine de charme. Sa Majesté
conte quelquefois des anecdotes qu'un mot d'une de nous deux lui
rappelle.»

Sa majesté l'impératrice avait promis une dot à Louise; mais l'argent
qu'elle avait destiné à cela avait été dépensé autrement, et ma femme
n'eut que quelques petits bijoux, et deux ou trois pièces d'étoffe. M.
Charvet était trop délicat pour rappeler à Sa Majesté sa promesse: or on
n'avait rien d'elle sans cela; car elle ne savait pas plus économiser
que refuser. L'empereur me demanda, peu de temps après mon mariage, ce
que l'impératrice avait donné à ma femme; et sur ma réponse, il me parut
on ne peut plus mécontent: sans doute parce que la somme qu'on lui avait
demandée pour la dot de Louise avait reçu une autre destination. Sa
majesté l'empereur eut à ce sujet la bonté de m'assurer que ce serait
lui qui désormais s'occuperait de ma fortune, qu'il était content de mes
services, et qu'il me le prouverait.

J'ai dit plus haut que la sœur puînée de ma femme était la favorite de
sa majesté l'impératrice. Cependant elle n'en reçut pas, en se mariant,
une plus riche dot que celle de Louise. Mais l'impératrice voulut voir
le mari de ma belle-sœur, et lui dit avec un accent vraiment maternel:
«Monsieur, je vous recommande ma fille, et vous prie de la rendre
heureuse. Elle le mérite, et je vous en voudrais beaucoup, si vous ne
saviez pas l'apprécier.» Quand ma belle-sœur, se sauvant de Compiègne
avec sa belle-mère en 1814, alla faire ses couches à Évreux,
l'impératrice, qui l'apprit, lui envoya son premier valet de chambre
avec tout ce qu'elle crut nécessaire; à une jeune femme en cet état.
Elle lui fit même faire des reproches de n'être pas descendue à Navarre.

Ma belle-sœur avait été élevée dans la même pension que mademoiselle
Joséphine Tallien, filleule de l'impératrice, et qui depuis a épousé M.
Pelet de la Lozère, et une autre fille de madame Tallien, mademoiselle
Clémence Cabarus. La pension était dirigée par madame Vigogne, veuve du
colonel de ce nom, et ancienne amie de l'impératrice, qui l'avait
engagée à prendre un pensionnat, en lui promettant de lui procurer le
plus d'élèves qu'elle pourrait. L'institution prospéra sous la direction
de cette dame, qui était d'un esprit distingué et d'un ton parfait.
Souvent elle amenait chez Sa Majesté l'impératrice les protégées de
celle-ci, et les jeunes personnes qui avaient mérité cette récompense.
C'était un moyen puissant d'exciter l'émulation de ces enfans que Sa
Majesté comblait de caresses, et à qui elle faisait de petits présens.
Un matin, que madame Vigogne était habillée pour aller chez
l'impératrice, comme elle descendait son escalier pour monter en
voiture, elle entendit des cris perçans dans une des classes. Elle s'y
précipite, et voit une jeune fille dont les vêtemens étaient tout en
flammes. Avec une présence d'esprit digne d'une mère, madame Vigogne
enveloppe aussitôt l'enfant dans la longue queue de sa robe traînante,
et le feu s'éteignit. Mais la courageuse institutrice eût les mains
cruellement brûlées. Elle vint en cet état faire sa visite à sa majesté
l'impératrice, et lui conta le fâcheux accident qui l'y avait mise. Sa
Majesté, qui était si facilement émue de tout ce qui était beau et
généreux, combla d'éloges son courage, et s'en montra touchée au point
de pleurer d'admiration. Un des médecins de Sa Majesté fut chargé de
donner les premiers soins à madame Vigogne et à sa jeune élève.



CHAPITRE VII.

     PORTRAIT DE L'IMPÉRATRICE JOSÉPHINE.--Lever de
     l'impératrice.--Détails de toilette.--Audiences de
     l'impératrice.--Réception des fournisseurs.--Déjeuner de
     l'impératrice.--Madame de La Rochefoucault première dame
     d'honneur.--L'impératrice au billard.--Promenades dans le parc
     fermé.--L'impératrice avec ses dames.--L'empereur venant surprendre
     l'impératrice au salon.--Dîner de l'impératrice.--L'empereur fait
     attendre.--Les princes et les ministres à la table de
     l'empereur.--L'impératrice et M. de Beaumont.--Partie de
     trictrac.--L'impératrice un jour de chasse.--Toutes les dames à la
     table de Leurs Majestés.--L'impératrice vient passer la nuit avec
     l'empereur.--Détails sur le réveil des augustes époux.--Goût de
     l'impératrice pour les bijoux.--Anecdote sur le premier mariage de
     l'impératrice.--Les poches de madame de Beauharnais.--Joyaux de
     l'impératrice Joséphine.--L'armoire aux bijoux de Marie-Antoinette
     trop petite pour contenir ceux de Joséphine.--Jalousie de
     Joséphine.--Mémoire de l'impératrice.--L'impératrice rétablit
     l'harmonie entre les frères de l'empereur.--Trait de bonté de
     l'impératrice Joséphine pour son valet de chambre.--Sévérité de
     l'empereur; il veut renvoyer M. Frère.--Le valet de chambre rentre
     en grâce.--Oubli d'un bienfait.--Générosité de
     l'impératrice.--Comment les valets de chambre de l'impératrice
     employaient leur temps.--Détails sur une première fille de M. de
     Beauharnais, premier mari de Joséphine.--L'impératrice lui fait
     épouser un préfet de l'empire.--Tendresse de l'impératrice pour
     Eugène et Hortense.--Détails sur la vice-reine (Auguste-Amélie de
     Bavière.)--Le portrait de famille.--L'impératrice me fait appeler
     pour voir ce portrait.--Amour de Joséphine pour ses
     petits-enfans.--Un mot sur le divorce.--Lettre du prince Eugène à
     sa femme.--Mes voyages à la Malmaison après le
     divorce.--Commissions de l'empereur pour l'impératrice
     Joséphine.--Mes adieux à l'impératrice.--Recommandations de cette
     princesse.--L'impératrice désire voir l'empereur.--Visite à
     Joséphine avant la campagne de Russie.--Visite à l'impératrice
     après cette campagne.--Lettres dont je suis chargé.--Conversation
     avec l'impératrice.--Ma femme va voir l'impératrice et lui montre
     mes lettres.--Détails sur le budget de l'impératrice après le
     divorce.--Conseil présidé par l'impératrice en robe de
     toile.--L'impératrice trompée par les marchands.--Politesse de
     l'impératrice.--Manière dont Joséphine punissait ses
     dames.--Magasin d'objets précieux appartenant à
     l'impératrice.--Partage entre ses enfans et les frères et sœurs de
     l'empereur.--M. Denon.--Le cabinet d'antiques de la Malmaison.--M.
     Denon et la collection de médailles de l'impératrice.--Visite de
     l'impératrice à l'empereur pendant que je faisais sa toilette.--Le
     maillot et la pétition.--L'orpheline sauvée de la Seine.--M. Fabien
     Pillet et sa femme chez l'impératrice.--Scène touchante.


L'IMPÉRATRICE Joséphine était d'une taille moyenne, modelée avec une
rare perfection: elle avait dans les mouvemens une souplesse, une
légèreté, qui donnaient à sa démarche quelque chose d'aérien, sans
exclure néanmoins la majesté d'une souveraine. Sa physionomie expressive
suivait toutes les impressions de son âme, sans jamais perdre de la
douceur charmante qui en faisait le fond. Dans le plaisir comme dans la
douleur, elle était belle à regarder: on souriait malgré soi en la
voyant sourire... Si elle était triste, on l'était aussi. Jamais femme
ne justifia mieux qu'elle cette expression, _que les yeux sont le miroir
de l'âme_. Les siens, d'un bleu foncé, étaient presque toujours à demi
fermés par ses longues paupières, légèrement arquées, et bordées des
plus beaux cils du monde; et quand elle regardait ainsi, on se sentait
entraîné vers elle par une puissance irrésistible. Il eût été difficile
à l'impératrice de donner de la sévérité à ce séduisant regard; mais
elle pouvait, et savait au besoin, le rendre imposant. Ses cheveux
étaient fort beaux, longs et soyeux; leur teint châtain clair se mariait
admirablement à celui de sa peau, éblouissante de finesse et de
fraîcheur. Au commencement de sa suprême puissance, l'impératrice aimait
encore à se coiffer le matin avec un madras rouge, qui lui donnait l'air
de créole le plus piquant à voir.

Mais ce qui, plus que tout le reste, contribuait au charme dont
l'impératrice était entourée, c'était le son ravissant de sa voix. Que
de fois il est arrivé à moi, comme à bien d'autres, de nous arrêter tout
d'un coup en entendant cette voix, uniquement pour jouir du plaisir de
l'entendre! On ne pouvait peut-être pas dire que l'impératrice était une
belle femme; mais sa figure, toute pleine de sentiment et de bonté, mais
la grâce angélique répandue sur toute sa personne, en faisaient la femme
la plus attrayante.

Pendant son séjour à Saint-Cloud, sa majesté l'impératrice se levait
habituellement à neuf heures, et faisait sa première toilette, qui
durait jusqu'à dix heures; alors elle passait dans un salon où se
trouvaient réunies les personnes qui avaient sollicité et obtenu la
faveur d'une audience. Quelquefois aussi à cette heure, et dans ce même
salon, Sa Majesté recevait ses fournisseurs. À onze heures, lorsque
l'empereur était absent, elle déjeunait avec sa première dame d'honneur
et quelques autres dames. Madame de La Rochefoucault, première dame
d'honneur de l'impératrice, était bossue et tellement petite, qu'il
fallait, lorsqu'elle se mettait à table, ajouter au coussin de sa chaise
meublante un autre coussin fort épais, en satin violet. Madame de La
Rochefoucault savait racheter ses difformités physiques par son esprit,
vif, brillant, mais un peu caustique, par le meilleur ton et les
manières de cour les plus exquises.

Après le déjeuner, l'impératrice faisait une partie de billard; ou bien,
lorsque le temps était beau, elle se promenait à pied dans les jardins
ou dans le parc fermé. Cette récréation durait fort peu de temps, et Sa
Majesté, rentrée bientôt dans ses appartemens, s'occupait à broder au
métier, en causant avec ses dames, qui travaillaient, comme elle, à
quelque ouvrage d'aiguille. Quand il arrivait qu'on n'était pas dérangé
par des visites, entre deux et trois heures après midi, l'impératrice
faisait en calèche découverte une promenade, au retour de laquelle avait
lieu la grande toilette. Quelquefois l'empereur y assistait.

De temps en temps aussi, l'empereur venait surprendre Sa Majesté au
salon. On était sûr alors de le trouver amusant, aimable et gai.

À six heures, le dîner était servi; mais le plus souvent l'empereur
l'oubliait et le retardait indéfiniment. Il y a plus d'un exemple de
dîners mangés ainsi à neuf et dix heures du soir. Leurs Majestés
dînaient ensemble, seules ou en compagnie de quelques invités, princes
de la famille impériale, ou ministres. Qu'il y eût concert, réception ou
spectacle, à minuit tout le monde se retirait; alors l'impératrice, qui
aimait beaucoup les longues veillées, jouait au trictrac avec un de
messieurs les chambellans. Le plus ordinairement, c'était M. le comte de
Beaumont qui avait cet honneur.

Les jours de chasse, l'impératrice et ses dames suivaient en calèche. Il
y avait un costume pour cela. C'était une espèce d'amazone, de couleur
verte, avec une toque ornée de plumes blanches. Toutes les dames qui
suivaient la chasse dînaient avec Leurs Majestés.

Quand l'impératrice venait passer la nuit dans l'appartement de
l'empereur, j'entrais le matin, comme de coutume, entre sept et huit
heures; il était rare que je ne trouvasse point les augustes époux
éveillés. L'empereur me demandait ordinairement du thé, ou une infusion
de fleurs d'oranger, et se levait aussitôt. L'impératrice lui disait en
souriant: «Tu te lèves déjà? reste encore un peu.--Eh bien, tu ne dors
pas?» répondait Sa Majesté; alors, il la roulait dans sa couverture, lui
donnait de petites tapes sur les joues et sur les épaules, en riant et
l'embrassant.

Au bout de quelques minutes, l'impératrice se levait à son tour, passait
une robe du matin, et lisait les journaux, ou descendait par le petit
escalier de communication pour se rendre dans son appartement. Jamais
elle ne quittait celui de Sa Majesté sans m'avoir adressé quelques mots
qui témoignaient toujours la bonté, la bienveillance la plus touchante.

Élégante et simple dans sa mise, l'impératrice se soumettait avec regret
à la nécessité des toilettes d'apparat; les bijoux seulement étaient
fort de son goût; elles les avait toujours aimés; aussi l'empereur lui
en donnait souvent et en grande quantité. C'était un bonheur pour elle
de s'en parer, et encore plus de les montrer.

Un matin que ma femme était allée la voir à sa toilette, Sa Majesté lui
conta que, nouvellement mariée à M. de Beauharnais, et enchantée des
parures dont il lui avait fait présent, elle les emportait dans ses
poches (on sait que les poches faisaient alors partie essentielle de
l'habillement des femmes), et les montrait à ses jeunes amies. Comme
l'impératrice parlait de ses poches, elle donna ordre à une de ses dames
d'en aller chercher une paire pour les montrer à ma femme. La dame à
laquelle s'adressait l'impératrice eut beaucoup de peine à réprimer une
envie de rire qui la prit à cette singulière demande, et assura à Sa
Majesté que rien de semblable n'existait plus dans sa lingerie.
L'impératrice répondit, avec un air de regret, qu'elle en était fâchée,
qu'elle aurait eu du plaisir à revoir une paire de ses anciennes poches.
Les années avaient amené de grands changemens. Les joyaux de
l'impératrice Joséphine n'auraient guère pu tenir dans les poches de
madame de Beauharnais, quelque longues et profondes qu'elles eussent
été. L'armoire aux bijoux qui avait appartenu à la reine
Marie-Antoinette, et qui n'avait jamais été tout-à-fait pleine, était
trop petite pour l'impératrice; et lorsqu'un jour elle voulut faire voir
toutes ses parures à plusieurs dames qui en témoignaient le désir, il
fallut faire dresser une grande table pour y déposer les écrins; et la
table ne suffisant pas, on en couvrit plusieurs autres meubles.

Bonne à l'excès, tout le monde le sait, sensible au delà de toute
expression, généreuse jusqu'à la prodigalité, l'impératrice faisait le
bonheur de tout ce qui l'entourait; chérissant son époux avec une
tendresse que rien n'a pu altérer, et qui était aussi vive à son dernier
soupir qu'à l'époque où madame de Beauharnais et le général Bonaparte se
firent l'aveu mutuel de leur amour, Joséphine fut long-temps la seule
femme aimée de l'empereur, et elle méritait de l'être toujours. Pendant
quelques années, combien fut touchant l'accord de ce ménage impérial!
Plein d'attentions, d'égards, d'abandon pour Joséphine, l'empereur se
plaisait à l'embrasser au cou, à la figure, en lui donnant des tapes et
l'appelant _ma grosse bête_: tout cela ne l'empêchait pas, il est vrai,
de lui faire quelques infidélités, mais sans manquer autrement à ses
devoirs conjugaux. De son côté, l'impératrice l'adorait, se tourmentait
pour chercher ce qui pouvait, lui plaire, pour deviner ses intentions,
pour aller au devant de ses moindres désirs.

Au commencement, elle donna de la jalousie à son époux: prévenu assez
fortement contre elle, pendant la campagne d'Égypte, par des rapports
indiscrets, l'empereur eut avec l'impératrice, à son retour, des
explications qui ne se terminaient pas toujours sans cris et sans
violences; mais bientôt le calme renaquit et fut depuis très-rarement
troublé. L'empereur ne pouvait résister à tant d'attraits et de douceur.

L'impératrice avait une mémoire prodigieuse que l'empereur savait mettre
à contribution fort souvent; elle était excellente musicienne, jouait
très bien de la harpe, et chantait avec goût. Elle avait un tact
parfait, un sentiment exquis des convenances, le jugement le plus sain,
le plus infaillible qu'il fût possible d'imaginer; d'une humeur toujours
douce, toujours égale, aussi obligeante pour ses ennemis que pour ses
amis, elle ramenait la paix partout où il y avait querelle ou discorde.
Lorsque l'empereur se fâchait avec ses frères ou avec d'autres
personnes, ce qui lui arrivait fréquemment, l'impératrice disait
quelques mots, et tout s'arrangeait. Quand elle demandait une grâce, il
était bien rare que l'empereur ne l'accordât pas, quelle que fût la
gravité de la faute commise; je pourrais citer mille exemples de pardons
ainsi sollicités et obtenus. Un fait qui m'est presque personnel
prouvera suffisamment que l'intercession de cette bonne impératrice
était toute-puissante.

Le premier valet de chambre de Sa Majesté s'était un peu échauffé à un
déjeuner qu'il avait fait avec quelques amis; par la nature de son
service, il était obligé d'assister aux repas, et de se tenir derrière
l'impératrice pour prendre et donner des assiettes. Ce jour-là donc,
animé par les vapeurs du champagne, il eut le malheur de laisser
échapper quelques mots injurieux prononcés bien à demi-voix, mais que
par un fâcheux hasard l'empereur entendit; Sa Majesté lança un regard
foudroyant à M. Frère, qui sentit alors la gravité de sa faute, et quand
on eut fini de dîner, l'ordre de renvoyer l'imprudent valet de chambre
fut donné par l'empereur avec un ton qui ne laissait pas d'espoir, et ne
permettait pas de réplique.

M. Frère était un excellent serviteur, un homme doux, honnête et probe.
C'était la première faute de ce genre qu'on eût à lui reprocher, et par
conséquent elle méritait de l'indulgence. On fit des démarches auprès
de monsieur le grand maréchal qui refusa son intercession, connaissant
bien l'inflexibilité de l'empereur. Plusieurs autres personnes que le
pauvre disgracié alla prier de parler pour lui répondirent comme le
grand maréchal; de sorte que M. Frère, au désespoir, vint nous faire ses
adieux. J'osai me charger de sa cause: j'espérais qu'en choisissant le
moment favorable, je parviendrais à faire revenir Sa Majesté. L'ordre de
renvoi portait que M. Frère eût à quitter le palais dans les
vingt-quatre heures; je lui conseillai de ne point obéir, mais de se
tenir soigneusement caché dans sa chambre, ce qu'il fit. Le soir, au
coucher, Sa Majesté me parla de ce qui s'était passé, témoignant
beaucoup de colère; je jugeai que le silence était le meilleur parti à
prendre, et j'attendis. Le lendemain, l'impératrice eut la bonté de me
faire dire qu'elle assisterait à la toilette de son époux, et que si je
croyais devoir aborder la question, elle me soutiendrait de tout son
pouvoir. En effet, voyant l'empereur d'assez bonne humeur, je parlai de
M. Frère, et peignant à Sa Majesté les regrets de ce pauvre homme, je
lui exposai les raisons qui pouvaient faire excuser la légèreté de sa
conduite. «Sire, dis-je, c'est un homme de bien qui n'a pas de fortune,
et qui soutient une famille nombreuse. S'il vient à quitter le service
de sa majesté l'impératrice, on ne croira pas que c'est pour une faute
dont le vin est plus coupable que lui, et il sera perdu pour toujours.»
À ces mots, comme à bien d'autres prières encore, l'empereur ne
répondait que par des interruptions faites avec toute les apparences
d'un éloignement prononcé pour le pardon que je sollicitais.
Heureusement l'impératrice voulut bien se joindre à moi et dire à son
époux avec sa voix si touchante et si expressive: «Mon ami, si tu veux
lui pardonner, tu me feras plaisir.» Enhardi par ce puissant patronage,
je recommençai mes sollicitations, auxquelles l'empereur répondit
brusquement en s'adressant à l'impératrice et à moi: «Enfin, vous le
voulez? Eh bien, qu'il reste donc.»

M. Frère me remercia de tout son cœur; il ne pouvait croire à la bonne
nouvelle que je lui apportais. Quant à l'impératrice, elle fut heureuse
de la joie que ressentait ce fidèle serviteur, qui lui a donné jusqu'à
sa mort les marques du plus entier dévouement. On m'a assuré qu'en 1814,
lors du départ de l'empereur pour l'île d'Elbe, M. Frère n'aurait pas
été le dernier à blâmer ma conduite, dont il ne connaissait pas les
motifs. Je ne veux pas le croire, car il me semble qu'à sa place, si
j'avais pensé ne pouvoir défendre un ami absent, au moins j'aurais gardé
le silence.

Comme je l'ai dit, l'impératrice était extrêmement généreuse. Elle
répandait beaucoup d'aumônes; elle était ingénieuse à trouver les
occasions d'en répandre: beaucoup d'émigrés ne vivaient que de ses
bienfaits. Elle entretenait une correspondance très-active avec les
sœurs de la charité qui soignaient les malades, et leur envoyait une
foule de choses. Ses valets de chambre étaient chargés d'aller partout
porter au pauvre des secours de son inépuisable bienfaisance. Une foule
d'autres personnes recevaient aussi chaque jour de semblables missions,
et toutes ces aumônes, tous ces dons multipliés et si largement
répandus, recevaient un prix inestimable de la grâce avec laquelle ils
étaient offerts, du discernement avec lequel ils étaient distribués. Je
pourrais citer mille exemples de cette délicate générosité.

M. de Beauharnais avait eu, au temps de son mariage avec Joséphine, une
fille naturelle nommée Adèle. L'impératrice la chérissait autant que si
elle eût été sa propre fille. Elle prit le plus grand soin de son
éducation, la dota généreusement et la maria avec un préfet de l'empire.

Si l'impératrice montrait autant de tendresse pour une fille qui n'était
pas la sienne, il est impossible de se faire une véritable idée de son
amour, de son dévouement pour la reine Hortense et le prince Eugène. Il
est vrai de dire que ses enfans le lui rendaient bien, et que jamais il
ne fut au monde une meilleure comme une plus heureuse mère. Elle était
fière de ses deux enfans, elle en parlait toujours avec un enthousiasme
qui paraîtra bien naturel à toutes les personnes qui ont connu la reine
de Hollande et le vice-roi d'Italie. J'ai raconté comment, rendu
orphelin dans le plus bas âge, par l'échafaud révolutionnaire, le jeune
Beauharnais avait gagné le cœur du général Bonaparte en venant lui
demander l'épée de son père. On sait aussi comment cette action donna au
général l'envie de voir Joséphine, et ce qui résulta de cette entrevue.
Lorsque madame de Beauharnais fut devenue l'épouse du général Bonaparte,
Eugène entra dans la carrière militaire, et s'attacha aussitôt à la
fortune de son beau-père, qui l'appela près de lui en Italie, en qualité
d'aide-de-camp. Il était chef d'escadron dans les chasseurs de la garde
consulaire, lorsqu'à l'immortelle bataille de Marengo, il partagea tous
les dangers de celui qui avait tant de plaisir à le nommer son fils. Peu
d'années après, le chef d'escadron était devenu vice-roi d'Italie,
héritier présomptif de la couronne impériale, titre qu'à la vérité il ne
conserva pas long-temps, et époux de la fille d'un roi.

La vice-reine (Auguste-Amélie de Bavière) était belle et bonne comme un
ange. Je me trouvais à la Malmaison un jour que l'impératrice venait de
recevoir le portrait de sa belle-fille, entourée de trois ou quatre
enfans, l'un sur son épaule, l'autre à ses pieds, un troisième sur les
bras; tous avaient des figures angéliques. En me voyant, l'impératrice
daigna m'appeler pour me faire admirer cette réunion de têtes
charmantes. Je m'aperçus qu'en me parlant elle avait les larmes aux
yeux: ces portraits étaient bien faits, et j'eus occasion de voir dans
la suite qu'ils étaient parfaitement ressemblans. Alors il ne fut plus
question que de joujoux, de raretés à acheter pour ces chers enfans.
L'impératrice allait elle-même choisir les présens qu'elle leur
destinait, et les faisait emballer sous ses yeux.

Un valet de chambre du prince m'a assuré qu'à l'époque du divorce, le
prince Eugène avait écrit à son épouse une lettre fort triste. Peut-être
y exprimait-il quelque regret de n'être pas le fils adoptif de
l'empereur. La princesse lui répondit avec tendresse; elle lui disait,
entre autres choses: «Ce n'est pas l'héritier de l'empereur que j'ai
épousé et que j'aime, c'est Eugène de Beauharnais.» Le prince lut cette
phrase et quelques autres devant la personne dont je tiens le fait, et
qui était émue jusqu'aux larmes. Une pareille femme méritait plus qu'un
trône.

Après cet événement, si terrible pour le cœur de l'impératrice qui n'a
jamais pu s'en consoler, l'excellente princesse ne quitta plus la
Malmaison, excepté pour faire quelques voyages à Navarre. Chaque fois
que je rentrais à Paris avec l'empereur, je n'étais pas plutôt arrivé
que mon premier soin était d'aller à la Malmaison. Rarement j'étais
porteur d'une lettre de l'empereur; il n'écrivait à Joséphine que dans
les grandes occasions. «Dites à l'impératrice que je me porte bien et
que je désire qu'elle soit heureuse.» Voilà ce que me disait presque
toujours Sa Majesté en me voyant partir. Aussitôt que j'arrivais,
l'impératrice quittait tout pour me parler; souvent je restais une heure
et même deux heures avec elle; pendant ce temps, il n'était question que
de l'empereur; il me fallait dire tout ce qu'il avait souffert en
voyage, s'il avait été triste ou gai, malade ou bien portant. Elle
pleurait aux détails que je lui donnais, me faisait mille
recommandations pour sa santé, pour les soins dont elle désirait que je
l'entourasse; ensuite elle daignait me questionner sur moi, sur mon
sort, sur la santé de ma femme, son ancienne protégée; puis elle me
congédiait enfin avec une lettre pour Sa Majesté, me priant de dire à
l'empereur combien elle serait heureuse s'il voulait la venir voir.

Avant le départ pour la Russie, l'impératrice, inquiète de cette guerre
qu'elle désapprouvait complétement, redoubla encore ses recommandations.
Elle me fit présent de son portrait en me disant: «Mon bon Constant, je
compte sur vous; si l'empereur était malade, vous m'en instruiriez,
n'est-ce pas? ne me cachez rien, je l'aime tant!» Certainement
l'impératrice avait mille moyens de savoir des nouvelles de Sa Majesté,
mais je suis persuadé qu'eût-elle reçu cent lettres par jour des
personnes qui entouraient l'empereur, elles les aurait lues et relues
toutes avec la même avidité.

Quand j'étais de retour à Saint-Cloud ou aux Tuileries, l'empereur me
demandait comment se portait Joséphine et si je l'avais trouvée gaie; il
recevait avec plaisir les lettres que je lui apportais et s'empressait
de les ouvrir. Toutes les fois qu'étant en voyage ou à la campagne à la
suite de Sa Majesté, j'écrivais à ma femme, je parlais de l'empereur, et
la bonne princesse était enchantée que ma femme lui montrât mes lettres.
Toute chose enfin ayant le plus petit rapport avec son époux intéressait
l'impératrice à un degré qui prouvait bien la tendresse unique qu'elle
lui a toujours portée, après comme avant leur séparation. Trop généreuse
et incapable de mesurer ses dépenses sur ses ressources, il arriva fort
souvent que l'impératrice se vit obligée de renvoyer ses fournisseurs
les jours qu'elle avait elle-même fixés pour le paiement de leurs
mémoires. Ceci vint une fois aux oreilles de l'empereur, et il y eut à
ce sujet, entre les deux augustes époux, une discussion très-vive qui se
termina par une décision qu'à l'avenir aucun marchand ou fournisseur ne
pourrait venir au château sans une lettre de la dame d'atours ou du
secrétaire des commandemens. Cette marche bien arrêtée fut suivie avec
beaucoup d'exactitude jusqu'au divorce. À la suite de cette explication,
l'impératrice pleura beaucoup, promit d'être plus économe; l'empereur
lui pardonna, l'embrassa, et la paix fut faite. C'est, je crois, la
dernière querelle de ce genre qui troubla le ménage impérial.

On m'a dit qu'après le divorce, le budget de l'impératrice ayant été
dépassé, l'empereur en fit à l'intendant de la Malmaison des reproches
qui vinrent naturellement à Joséphine. Cette bonne maîtresse, vivement
affligée du désagrément qu'avait éprouvé son intendant, et ne sachant
comment faire pour établir un ordre des choses meilleur, assembla un
conseil de sa maison, qu'elle voulut présider en robe de toile sans
garniture. Cette robe de toile avait été faite en grande hâte, et ne
servit que cette fois. L'impératrice, que la nécessité d'un refus
mettait toujours au désespoir, était continuellement assiégée de
marchands qui lui assuraient avoir fait faire telle ou telle chose
expressément pour son usage, la conjurant de ne pas les renvoyer, parce
qu'ils ne sauraient comment et où placer leurs marchandises.
L'impératrice gardait tout ce que les marchands avaient apporté: mais
ensuite il fallait payer.

L'impératrice mettait toujours une extrême politesse dans ses rapports
avec les personnes de sa maison; il n'arrivait jamais qu'un reproche
sortît de cette bouche qui ne s'ouvrait que pour dire des choses
flatteuses. Si quelqu'une de ses dames lui donnait un sujet de
mécontentement, la seule punition qu'elle lui infligeait, c'était un
silence absolu de sa part qui durait un, deux, trois, huit jours plus ou
moins, selon la gravité de la faute. Eh bien, cette peine, si douce en
apparence, était cruelle pour le plus grand nombre: l'impératrice savait
si bien se faire aimer!

Au temps du consulat, madame Bonaparte recevait souvent des villes
conquises par son époux, ou des personnes qui désiraient obtenir sa
protection auprès du premier consul, des envois de meubles précieux, et
de curiosités en tous genres, de tableaux, d'étoffes, etc. Au
commencement, ces cadeaux flattaient vivement madame Bonaparte; elle
prenait un plaisir d'enfant à faire ouvrir les caisses pour voir ce qui
était dedans: elle aidait elle-même à déballer, à transporter toutes ces
jolies choses. Mais bientôt les envois devinrent si considérables et se
répétaient si souvent qu'il fallut avoir pour les déposer un appartement
dont mon beau-père avait la clef. Là, les caisses restaient intactes
jusqu'à ce qu'il plût à madame Bonaparte de les faire ouvrir.

Quand le premier consul décida qu'il irait demeurer à Saint-Cloud, mon
beau-père dut quitter la Malmaison pour aller s'installer dans le
nouveau palais dont le maître voulait qu'il surveillât l'ameublement.
Avant de partir, mon beau-père rendit compte à madame Bonaparte de tout
ce qu'il avait sous sa responsabilité. On fit donc, devant elle,
l'ouverture des caisses qui étaient empilées dans deux chambres depuis
le plancher jusqu'au plafond. Madame Bonaparte fut émerveillée de tant
de richesses: ce n'était que marbres, bronzes, tableaux magnifiques.
Eugène, Hortense, et les sœurs du premier consul en eurent une bonne
part: le reste fut employé à décorer les appartemens de la Malmaison.

Le goût que l'impératrice avait pour les bijoux s'étendit pendant
quelque temps aux curiosités antiques, aux pierres gravées, aux
médailles. M. Denon flattait cette fantaisie, et finit par persuader à
la bonne Joséphine qu'elle se connaissait parfaitement en antiques et
qu'il lui fallait avoir à la Malmaison un cabinet, un conservateur, etc.
Cette proposition, qui caressait l'amour-propre de l'impératrice, fut
accueillie favorablement. On choisit l'emplacement, on prit pour
conservateur M. de M..., et le nouveau cabinet s'enrichit en diminuant
d'autant le riche mobilier des appartemens du château. M. Denon, qui
avait donné cette idée, se chargea de faire une collection de médailles:
mais ce goût, venu subitement, s'en alla comme il était venu; le cabinet
fut pris pour faire un salon de compagnie, les antiques furent relégués
dans l'antichambre de la salle de bain, et M. de M..., n'ayant plus rien
à conserver, vivait habituellement à Paris.

À quelque temps de là, il prit fantaisie à deux dames du palais de
persuader à sa majesté l'impératrice que rien ne serait plus beau ni
plus digne d'elle qu'une parure de pierres antiques, grecques et
romaines, assorties. Plusieurs chambellans appuyèrent l'invention, qui
ne manqua pas de plaire à l'impératrice: elle aimait fort tout ce qui
tendait à l'originalité. Un matin donc, comme j'habillais Sa Majesté, je
vis entrer l'impératrice. Après quelques instans de conversation,
«Bonaparte, dit-elle, ces dames m'ont conseillé d'avoir une parure en
pierres antiques; je viens te prier de dire à M. Denon qu'il m'en
choisisse de bien belles.» L'empereur se mit à rire aux éclats, et
refusa nettement d'abord. Arrive le grand maréchal du palais que
l'empereur informe de la requête présentée par l'impératrice en lui
demandant son avis. M. le duc de Frioul trouva la chose fort raisonnable
et joignit ses instances à celles de l'impératrice: «C'est une folie
insigne, dit l'empereur, mais enfin il faut en passer par ce que veulent
les femmes. Duroc, allez vous-même au cabinet des antiques et choisissez
ce qui sera nécessaire.»

* * *

Le duc de Frioul revint bientôt avec les plus belles pierres de la
collection. Le joaillier de la couronne les monta magnifiquement: mais
cette parure était d'un poids énorme, et l'impératrice ne la porta
jamais.

* * *

Quand on devrait m'accuser de tomber dans des répétitions oiseuses, je
dirai que l'impératrice saisissait avec un empressement dont rien
n'approche toutes les occasions de faire du bien. Un matin qu'elle
déjeunait seule avec Sa Majesté, on entendit tout à coup des cris
d'enfant partir d'un escalier dérobé. L'empereur devint sombre, il
fronça le sourcil et demanda brusquement ce que cela signifiait. J'allai
aux informations et je trouvai un enfant nouveau-né soigneusement et
proprement emmailloté, couché dans une espèce de barcelonnette, et le
corps entouré d'un ruban auquel pendait un papier lié. Je revins dire ce
que j'avais vu: «Oh! Constant, apportez-moi le berceau,» dit aussitôt
l'impératrice. L'empereur s'y refusa d'abord, et témoigna sa surprise et
son mécontentement de ce qu'on avait pu s'introduire ainsi jusque dans
l'intérieur de ses appartemens. Là-dessus sa majesté l'impératrice lui
ayant fait observer que ce ne pouvait être que quelqu'un de la maison,
il se tourna vers moi et me regarda comme pour demander si c'était moi
qui avais eu cette idée. Je fis un signe de tête négatif. En ce moment
l'enfant s'étant mis à crier, l'empereur ne put s'empêcher de sourire
tout en murmurant et en disant: «Joséphine, renvoyez donc ce marmot.»
L'impératrice voulant profiter de ce retour de bonne humeur, m'envoya
chercher le berceau, que je lui apportai. Elle caressa le nouveau-né,
l'apaisa, et lut un papier qui était un placet des parens. Ensuite elle
s'approcha de l'empereur, en l'engageant à caresser un peu l'enfant à
son tour, et à pincer ses bonnes grosses joues; ce qu'il fit sans trop
se faire prier: car l'empereur lui-même aimait à jouer avec les enfans.
Enfin sa majesté l'impératrice, après avoir mis un rouleau de napoléons
dans la barcelonnette, fit porter le maillot chez le concierge du
palais, pour qu'il fût rendu à ses parens.

Voici un autre trait de bonté de sa majesté l'impératrice; j'eus le
bonheur d'en être témoin, comme du précédent.

Quelques mois avant le couronnement, une petite fille de quatre ans et
demi avait été retirée de la Seine, et une dame charitable, madame
Fabien Pillet, s'était empressée de donner asile à la pauvre orpheline.
À l'époque du sacre, l'impératrice, instruite de ce fait, désira voir
cet enfant, et après l'avoir considéré quelques minutes avec
attendrissement, après avoir offert avec grâce et sincérité sa
protection à madame Pillet et à son mari, elle leur annonça qu'elle se
chargeait du sort de la petite fille; puis avec cette délicatesse et de
ce ton affectueux qui lui étaient naturels, l'impératrice ajouta: «Votre
bonne action vous a acquis trop de droits sur la pauvre petite pour que
je vous prive d'achever vous-même votre ouvrage. Ainsi, je vous demande
la permission de fournir aux frais de son éducation; mais c'est vous qui
la mettrez en pension et qui la surveillerez; je ne veux être sa
bienfaitrice qu'en second.» C'était la chose du monde la plus touchante
que de voir Sa Majesté, en prononçant ces paroles délicates et
généreuses, passer sa main dans les cheveux de _la pauvre petite_,
comme elle venait de l'appeler, et la baiser au front avec une bonté de
mère. M. et madame Pillet se retirèrent on ne peut plus attendris de
cette scène touchante.



CHAPITRE VIII.

     Le général Junot nommé ambassadeur en Portugal.--Anecdote sur ce
     général.--La poudre et _la titus_.--Le grognard récalcitrant, et
     Junot faisant l'office de perruquier.--Emportemens de
     Junot.--Junot, gouverneur de Paris, bat les employés d'une maison
     de jeu.--L'empereur le réprimande dans des termes de mauvais
     augure.--Adresse de Junot au pistolet.--La pipe coupée, etc.--La
     belle Louise, maîtresse de Junot.--La femme de chambre de madame
     Bonaparte rivale de sa maîtresse.--Indulgence de
     Joséphine.--Brutalité d'un jockey anglais.--NAPOLÉON, ROI
     D'ITALIE.--Second voyage de Constant en Lombardie.--Contraste entre
     ce voyage et le premier.--Baptême du second fils du prince
     Louis.--Les trois fils d'Hortense, filleuls de
     l'empereur.--L'impératrice aimant à suivre l'empereur dans ses
     voyages.--Anecdote à ce sujet.--L'empereur obligé malgré lui
     d'emmener l'impératrice.--Joséphine à peine vêtue dans la voiture
     de l'empereur.--Séjour de l'empereur à Brienne.--Mesdames de
     Brienne et de Loménie.--Souvenirs d'enfance de l'empereur.--Le
     dîner, wisk, etc.--Le champ de la Rothière.--L'empereur se plaisant
     à dire le nom de chaque localité.--Le paysan de Brienne et
     l'empereur.--La mère Marguerite.--L'empereur lui rend visite,
     cause avec elle et lui demande à déjeuner.--Scène de bonhomie et de
     bonheur.--Nouvelle anecdote sur le duc d'Abrantès.--Junot et son
     ancien maître d'école.--L'empereur et son ancien préfet des
     études.--Bienfaits de l'empereur à Brienne.--Passage par
     Troyes.--Détresse de la veuve d'un officier-général de l'ancien
     régime.--L'empereur accorde à cette dame une pension de mille
     écus.--Séjour à Lyon.--Soins délicats, mais non désintéressés, du
     cardinal Fesch.--Générosité de son éminence bien
     rétribuée.--Passage du Mont-Cénis.--Litières de Leurs
     Majestés.--Halte à l'hospice.--Bienfaits accordés par l'empereur
     aux religieux.--Séjour à Stupinigi.--Visite du pape.--Présens de
     Leurs Majestés au pape et aux cardinaux romains.--Arrivée à
     Alexandrie.--Revue dans la plaine de MARENGO.--L'habit et le
     chapeau de Marengo.--Le costume de l'empereur à Marengo, prêté à
     David pour un de ses tableaux.--Description de la revue.--Le nom du
     général Desaix.--Souvenir triste et glorieux.--Entrevue de
     l'empereur et du prince Jérôme.--Cause du mécontentement de
     l'empereur.--Jérôme et Miss Paterson.--Le prince Jérôme va délivrer
     des Génois prisonniers à Alger.--Affection de Napoléon pour Jérôme.


LORSQUE le général Junot fut nommé ambassadeur en Portugal, je me
rappelai une anecdote passablement comique et qui avait fort égayé
l'empereur. Au camp de Boulogne, l'empereur avait fait mettre à l'ordre
du jour que tout militaire ait à quitter la poudre et à se coiffer à la
Titus. Beaucoup murmurèrent, mais tous finirent par se soumettre à
l'ordre du chef, hormis un vieux grenadier appartenant au corps commandé
par le général Junot. Ne pouvant se décider au sacrifice de ses
cadenettes et de sa queue, ce brave jura qu'il ne s'y résignerait que
dans le cas où son général voudrait bien lui-même couper la première
mèche. Tous les officiers qui s'employèrent dans cette affaire ne
pouvant obtenir d'autre réponse, la rapportèrent au général. «Qu'à cela
ne tienne, répondit celui-ci; faites-moi venir ce drôle.» Le grenadier
fut appelé, et le général Junot porta sur une tresse grasse et poudrée
le premier coup de ciseaux; puis il donna vingt francs au grognard, qui
s'en alla content faire achever l'opération chez le barbier du régiment.

L'empereur ayant appris cette aventure en rit de tout son cœur, et
approuva fort le général Junot, à qui il fit compliment de sa
condescendance.

On pourrait citer mille traits pareils de la bonté mêlée de brusquerie
militaire qui caractérisait le général Junot. On en pourrait citer aussi
d'une autre espèce et qui feraient moins d'honneur à sa tête. Le peu
d'habitude qu'il avait de se contraindre le jetait parfois dans des
emportemens dont le résultat le plus ordinaire était l'oubli de son rang
et de la réserve qu'il aurait dû lui imposer. Tout le monde sait son
aventure de la maison de jeu dont il déchira les cartes, bouleversa les
meubles et rossa banquiers et croupiers, pour se dédommager de la perte
de son argent. Le pis est qu'il était alors gouverneur de Paris.
L'empereur, informé de cet esclandre, l'avait fait venir et lui avait
demandé, fort en colère, s'il avait juré de vivre et de mourir fou. Cela
aurait pu, dans la suite, être pris pour une prédiction, lorsque le
malheureux général mourut dans des accès d'aliénation mentale. Il
répondit avec peu de mesure aux réprimandes de l'empereur, et fut
envoyé, peut-être pour avoir le temps de se calmer, à l'armée
d'Angleterre. Ce n'était pas seulement dans les maisons de jeu que le
gouverneur de Paris compromettait ainsi sa dignité. On m'a conté de lui
d'autres aventures d'un genre encore plus _gai_, mais dont je dois
m'interdire le récit. Le fait est que le général Junot se piquait
beaucoup moins de respecter les convenances que d'être un des plus
habiles tireurs au pistolet de l'armée. En se promenant dans la
campagne, il lui arrivait souvent de lancer son cheval au galop, un
pistolet dans chaque main, et il ne manquait jamais d'abattre en passant
la tête des canards ou des poules qu'il prenait pour but de ses coups.
Il coupait une petite branche d'arbre à vingt-cinq pas, et j'ai même
entendu dire (je suis loin de garantir la vérité de ce fait) qu'il avait
une fois, avec le consentement de la partie dont son imprudence mettait
ainsi la vie en péril, coupé par le milieu du tuyau une pipe en terre,
et à peine longue de trois pouces, qu'un soldat tenait entre ses dents.

* * *

Dans le premier voyage qu'avait fait madame Bonaparte en Italie pour
rejoindre son mari, elle s'était arrêtée quelque temps à Milan. Elle
avait alors à son service une femme de chambre nommée Louise, grande et
fort belle, et qui avait des bontés bien payées pour le brave Junot.
Sitôt son service fait, Louise, encore plus parée que madame Bonaparte,
montait dans un élégant équipage, parcourait la ville et les promenades,
et souvent éclipsait la femme du général en chef. De retour à Paris,
celui-ci obligea sa femme à congédier la belle Louise, qui, abandonnée
de son inconstant amant, tomba dans une grande misère. Je l'ai vue
souvent depuis venir chez l'impératrice Joséphine demander des secours
qui lui furent toujours accordés avec bonté. Cette jeune femme, qui
avait osé rivaliser d'élégance avec madame Bonaparte, a fini, je crois,
par épouser un jockey anglais, qui l'a rendue fort malheureuse, et elle
est morte dans le plus misérable état.

Le premier consul de la république française, devenu _empereur des
Français_, ne pouvait plus se contenter en Italie du titre de président.
Aussi de nouveaux députés de la république cisalpine passèrent les
monts, et réunis à Paris en consulte, ils déférèrent à Sa Majesté le
titre de roi d'Italie, qu'elle accepta. Peu de jours après son
acceptation l'empereur partit pour Milan, où il devait être couronné. Je
retournai avec le plus grand plaisir dans ce beau pays, dont, malgré la
fatigue et les dangers de la guerre, il m'était resté les plus agréables
souvenirs. Maintenant les circonstances étaient bien différentes.
C'était comme souverain que l'empereur allait traverser les Alpes, le
Piémont et la Lombardie, dont il avait fallu, à notre premier voyage,
emporter militairement chaque gorge, chaque rivière et chaque défilé. En
1800, l'escorte du premier consul était une armée; en 1805, ce fut un
cortége tout pacifique de chambellans, de pages, de dames d'honneur et
d'officiers du palais.

Avant son départ, l'empereur tint à Saint-Cloud, sur les fonts
baptismaux, avec Madame-mère, le prince Napoléon-Louis, second fils du
prince Louis, frère de Sa Majesté. Les trois fils de la reine Hortense
eurent, si je ne me trompe, l'empereur pour parrain. Mais celui qu'il
affectionnait le plus était l'aîné des trois, le prince
Napoléon-Charles, qui est mort à cinq ans, prince royal de Hollande. Je
parlerai plus tard de cet aimable enfant, dont la mort fit le désespoir
de son père et de sa mère, fut un des plus grands chagrins de
l'empereur, et peut être considérée comme la cause des plus graves
événemens.

* * *

Après les fêtes du baptême, nous partîmes pour l'Italie. L'impératrice
Joséphine était du voyage. Toutes les fois que cela se pouvait,
l'empereur aimait à l'emmener avec lui. Pour elle, elle aurait voulu
toujours accompagner son mari, que cela fût possible ou non. L'empereur
tenait le plus souvent ses voyages fort secrets jusqu'au moment du
départ, et il demandait à minuit des chevaux pour aller à Mayence, ou à
Milan, comme s'il se fût agi d'une course à Saint-Cloud ou à
Rambouillet.

* * *

Je ne sais dans lequel de ses voyages Sa Majesté avait décidé de ne
point emmener l'impératrice Joséphine. L'empereur était moins effrayé de
cette suite de dames et de femmes qui formaient la suite de Sa Majesté,
que des embarras causés par les paquets et les cartons dont elles sont
ordinairement accompagnées. Il voulait de plus voyager rapidement et
sans faste, et épargner aux villes qui se trouveraient sur son passage
un énorme surcroît de dépense.

Il ordonna donc que tout fût prêt pour le départ à une heure du matin,
heure à laquelle l'impératrice était ordinairement endormie; mais en
dépit de toutes les précautions, une indiscrétion avertit l'impératrice
de ce qui allait se passer. L'empereur lui avait promis qu'elle
l'accompagnerait dans son premier voyage. Il la trompait cependant, et
il partait sans elle!... Aussitôt elle appelle ses femmes; mais
impatientée de leur lenteur, Sa Majesté saute à bas du lit, passe le
premier vêtement qui se trouve sous sa main, court hors de sa chambre,
en pantoufles et sans bas. Pleurant comme une petite fille que l'on
reconduit en pension, elle traverse les appartemens, descend les
escaliers d'un pas rapide, et se jette dans les bras de l'empereur, au
moment où il s'apprêtait à monter en voiture. Il était grand temps, car
une minute plus tard, celui-ci était parti. Comme il arrivait presque
toujours en voyant couler les pleurs de sa femme, l'empereur
s'attendrit; elle s'en aperçoit, et déjà elle est blottie au fond de la
voiture; mais sa majesté l'impératrice est à peine vêtue. L'empereur la
couvre de sa pelisse, et avant de partir il donne lui-même l'ordre qu'au
premier relais sa femme trouve tout ce qui pouvait lui être nécessaire.

L'empereur, laissant l'impératrice à Fontainebleau, se rendit à Brienne,
où il arriva à six heures du soir. Mesdames de Brienne et de Loménie et
plusieurs dames de la ville l'attendaient au bas du perron du château.
Il entra au salon, et fit l'accueil le plus gracieux à toutes les
personnes qui lui furent présentées. De là il passa dans les jardins,
s'entretenant familièrement avec mesdames de Brienne et de Loménie, et
se rappelant avec une fidélité de mémoire surprenante les moindres
particularités du séjour qu'il avait fait, dans son enfance, à l'école
militaire de Brienne.

* * *

Sa Majesté admit à sa table ses hôtes et quelques personnes de leur
société. Elle fit après le dîner une partie de wisk avec mesdames de
Brienne, de Vandeuvre et de Nolivres; et, au jeu comme à table, la
conversation de l'empereur paraissait animée, pleine d'intérêt, et
lui-même d'une gaîté et d'une affabilité dont tout le monde était ravi.

* * *

Sa Majesté passa la nuit au château de Brienne, et se leva de bonne
heure pour aller visiter le champ de la Rothière, une de ses anciennes
promenades favorites. L'empereur parcourut avec le plus grand plaisir
ces lieux où s'était passée sa première jeunesse. Il les montrait avec
une espèce d'orgueil, et chacun de ses mouvemens, chacune de ses
réflexions semblait dire: «Voyez d'où je suis parti, et où je suis
arrivé.»

Sa Majesté marchait en avant des personnes qui l'accompagnaient, et elle
se plaisait à nommer la première les divers endroits où elle se
trouvait. Un paysan, la voyant ainsi écartée de sa suite, lui cria
familièrement: «Eh! citoyen, l'empereur va-t-il bientôt passer?--Oui,
répondit l'empereur lui même; prenez patience.»

L'empereur avait demandé la veille à madame de Brienne des nouvelles de
la mère Marguerite; c'était ainsi qu'on appelait une bonne femme qui
occupait une chaumière au milieu du bois, et à laquelle les élèves de
l'école militaire avaient autrefois coutume d'aller faire de fréquentes
visites. Sa Majesté n'avait point oublié ce nom, et elle apprit avec
autant de joie que de surprise que celle qui le portait vivait encore.
L'empereur, en continuant sa promenade du matin, galopa jusqu'à la porte
de la chaumière, descendit de cheval, et entra chez la bonne paysanne.
La vue de celle-ci avait été affaiblie par l'âge; et d'ailleurs
l'empereur avait tellement changé, depuis qu'elle ne l'avait vu, qu'il
lui eût été, même avec de bons yeux, difficile de le reconnaître.
«Bonjour, la mère Marguerite, dit Sa Majesté en saluant la vieille; vous
n'êtes donc pas curieuse de voir l'empereur?--Si fait, mon bon
monsieur; j'en serais bien curieuse; et si bien que voilà un petit
panier d'œufs frais que je vas porter à Madame; et puis je resterai au
château pour tâcher d'apercevoir l'empereur. Ça n'est pas l'embarras, je
ne le verrai pas si bien aujourd'hui qu'autrefois, quand il venait avec
ses camarades boire du lait chez la mère Marguerite. Il n'était pas
empereur dans ce temps-là; mais c'est égal: il faisait marcher les
autres; dame! fallait voir. Le lait, les œufs, le pain bis, les terrines
cassées, il avait soin de me faire tout payer, et il commençait lui-même
par payer son écot.--Comment! mère Marguerite, reprit en souriant Sa
Majesté, vous n'avez pas oublié Bonaparte?--Oublié! mon bon monsieur;
vous croyez qu'on oublie un jeune homme comme ça, qui était sage,
sérieux, et même quelquefois triste, mais toujours bon pour les pauvres
gens. Je ne suis qu'une paysanne; mais j'aurais prédit que ce jeune
homme-là ferait son chemin.--Il ne l'a pas trop mal fait, n'est-ce
pas?--Ah dame! non.»

Pendant ce court dialogue, l'empereur avait d'abord tourné le dos à la
porte, et par conséquent au jour, qui ne pouvait pénétrer que par là
dans la chaumière. Mais peu à peu Sa Majesté s'était rapprochée de la
bonne femme, et lorsqu'il fut tout près d'elle, l'empereur, dont le
visage se trouvait alors éclairé par la lumière du dehors, se mit à se
frotter les mains, et à dire, en tâchant de se rappeler le ton et les
manières qu'il avait eues dans sa première jeunesse, lorsqu'il venait
chez la paysanne: «Allons, la mère Marguerite! du lait, des œufs frais;
nous mourons de faim.» La bonne vieille parut chercher à rassembler ses
souvenirs, et elle se mit à considérer l'empereur avec une grande
attention. «--Oh bien! la mère, vous étiez si sûre tout-à-l'heure de
reconnaître Bonaparte? nous sommes de vieilles connaissances, nous
deux.» La paysanne, pendant que l'empereur lui adressait ces derniers
mots, était tombée à ses pieds. Il la releva avec la bonté la plus
touchante, et lui dit: «En vérité, mère Marguerite, j'ai un appétit
d'écolier. N'avez-vous rien à me donner?» La bonne femme, que son
bonheur mettait hors d'elle-même, servit à Sa Majesté des œufs et du
lait. Son repas fini, Sa Majesté donna à sa vieille hôtesse une bourse
pleine d'or, en lui disant: «Vous savez, mère Marguerite, que j'aime
qu'on paie son écot. Adieu, je ne vous oublierai pas.» Et, tandis que
l'empereur remontait à cheval, la bonne vieille, sur le seuil de sa
porte, lui promettait, en pleurant de joie, de prier le bon Dieu pour
lui.

À son lever, Sa Majesté s'était entretenue avec quelqu'un de la
possibilité de retrouver d'anciennes connaissances, et on lui avait
raconté un trait du général Junot qui l'avait beaucoup diverti. Le
général se trouvant à son retour d'Égypte à Montbard, où il avait passé
plusieurs années de son enfance, avait recherché avec le plus grand soin
ses camarades de pension et d'espiégleries, et il en avait retrouvé
plusieurs avec lesquels il avait gaîment et familièrement causé de ses
premières fredaines et de ses tours d'écolier. Ensuite, ils étaient
allés ensemble revoir les différentes localités, dont chacune réveillait
en eux quelque souvenir de leur jeunesse. Sur la place publique de la
ville, le général aperçoit un bon vieillard qui se promenait
magistralement, sa grande canne à la main. Aussitôt il court à lui, se
jette à son cou et l'embrasse à l'étouffer à plusieurs reprises. Le
promeneur se dégageant à grand'peine de ses chaudes accolades, regarde
le général Junot d'un air ébahi, et ne sait à quoi attribuer une
tendresse si expressive de la part d'un militaire portant l'uniforme
d'officier supérieur, et toutes les marques d'un rang élevé. «Comment,
s'écrie celui-ci, vous ne me reconnaissez pas?--Citoyen général, je vous
prie de m'excuser, mais je n'ai aucune idée...--Eh! morbleu, mon cher
maître, vous avez oublié le plus paresseux, le plus libertin, le plus
indisciplinable de vos écoliers.--Mille pardons, seriez-vous M.
Junot?--Lui-même,» répond le général en renouvelant ses embrassades et
en riant avec ses amis des singulières enseignes auxquelles il s'était
fait reconnaître. Pour sa majesté l'empereur, si la mémoire eût manqué à
quelqu'un de ses anciens maîtres, ce n'est point sur un signalement de
ce genre qu'il aurait été reconnu, car tout le monde sait qu'il s'était
distingué à l'École militaire par son assiduité au travail, et par la
régularité et le sérieux de sa conduite.

Une rencontre du même genre, sauf la différence des souvenirs, attendait
l'empereur à Brienne. Pendant qu'il visitait l'ancienne école militaire
tombée en ruines, et désignait aux personnes qui l'entouraient
l'emplacement des salles d'étude, des dortoirs, des réfectoires, etc.,
on lui présenta un ecclésiastique qui avait été sous-préfet d'une des
classes de l'école. L'empereur le reconnut aussitôt, et jeta une
exclamation de surprise. Sa Majesté s'entretint plus de vingt minutes
avec ce monsieur, et le laissa pénétré de reconnaissance.

L'empereur, avant de quitter Brienne pour retourner à Fontainebleau, se
fit remettre par le maire une note des besoins les plus pressans de la
commune, et il laissa, à son départ, une somme considérable pour les
pauvres et pour les hôpitaux.

En passant par Troyes, l'empereur y laissa, comme partout ailleurs, des
marques de sa générosité. La veuve d'un officier général, retirée à
Joinville (je regrette d'avoir oublié le nom de cette vénérable dame qui
était plus qu'octogénaire), vint à Troyes, malgré son grand âge, pour
demander des secours à Sa Majesté. Son mari n'ayant servi qu'avant la
révolution, la pension de retraite dont elle avait joui lui avait été
retirée sous la république, et elle se trouvait dans le plus grand
dénuement. Le frère du général Vouittemont, maire d'une commune des
environs de Troyes, eut la bonté de me consulter sur ce qu'il y avait à
faire pour introduire cette dame jusqu'auprès de l'empereur, et je lui
conseillai de la faire inscrire sur la liste des audiences particulières
de Sa Majesté. Je pris moi-même la liberté de parler de madame de ***
à l'empereur, et l'audience fut accordée. Je ne prétends point m'en
attribuer le mérite; car en voyage, Sa Majesté était facilement
accessible.

Lorsque la bonne dame vint à son audience, avec M. de Vouittemont, à qui
son écharpe municipale donnait les entrées, je me trouvai sur leur
passage. Elle m'arrêta pour me remercier du très-petit service qu'elle
prétendait que je lui avais rendu, et me raconta qu'elle avait été
obligée de mettre en gage les six couverts d'argent qui lui restaient,
pour fournir aux frais de son voyage; qu'arrivée à Troyes dans une
mauvaise carriole de ferme, recouverte d'une toile jetée sur des
cerceaux, et qui l'avait mortellement secouée, elle n'avait pu trouver
de place dans les auberges, toutes encombrées, à cause du séjour de
Leurs Majestés, et qu'elle aurait été obligée de coucher dans sa
carriole, sans l'obligeance de M. de Vouittemont, qui lui avait cédé sa
chambre et offert ses services. En dépit de ses quatre-vingts ans
passés, et de sa détresse, cette respectable dame contait son histoire
avec un air de douce gaîté, et en finissant elle jeta un regard
reconnaissant à son guide, sur le bras duquel elle s'appuyait.

En ce moment l'huissier vint l'avertir que son tour était venu, et elle
entra dans le salon d'audience. M. de Vouittemont l'attendit en causant
avec moi. Lorsqu'elle revint, elle nous raconta, en ayant grande peine à
contenir son émotion, que l'empereur avait pris avec bonté le mémoire
qu'elle lui avait présenté, l'avait lu avec attention, et remis à
l'instant à un ministre qui se trouvait près de lui, en lui recommandant
d'y faire droit dans la journée.

Le lendemain elle reçut le brevet d'une pension de trois mille francs,
dont la première année lui fut payée ce jour-là même.

À Lyon, dont le cardinal Fesch était archevêque, l'empereur logea au
palais de l'archevêché.

Pendant le séjour de Leurs Majestés, le cardinal se donna beaucoup de
mouvement pour que son neveu eût sur-le-champ tout ce qu'il pouvait
désirer. Dans son ardeur de plaire, Monseigneur s'adressait à moi
plusieurs fois par jour, pour être assuré qu'il ne manquait rien. Aussi
tout alla-t-il bien, et même très-bien. L'empressement du cardinal fut
remarqué de toutes les personnes de la maison. Pour moi, je crus
m'apercevoir que le zèle déployé par Monseigneur pour la réception de
Leurs Majestés prit une nouvelle force lorsqu'il fut question
d'acquitter toutes les dépenses occasionées par leur séjour, et qui
furent considérables. Son Éminence retira, je pense, de forts beaux
intérêts de l'avance de ses fonds, et sa _généreuse_ hospitalité fut
largement indemnisée par la générosité de ses hôtes.

Le passage du mont Cénis ne fut pas à beaucoup près aussi pénible que
l'avait été celui du mont Saint-Bernard. Cependant la route que
l'empereur a fait exécuter n'était pas encore commencée. Au pied de la
montagne, on fut obligé de démonter pièce à pièce les voitures et d'en
transporter les parties à dos de mulet. Leurs Majestés franchirent le
mont, partie à pied, partie dans des chaises à porteur de la plus grande
beauté, qui avaient été préparées à Turin. Celle de l'empereur était
garnie en satin cramoisi et ornée de franges et galons d'or; celle de
l'impératrice, en satin bleu avec franges et galons d'argent; la neige
avait été soigneusement balayée et enlevée. Arrivées au couvent, elles
furent reçues avec beaucoup d'empressement par les bons religieux.
L'empereur, qui les affectionnait singulièrement, s'entretint avec eux,
et ne partit point sans leur laisser de nombreuses et riches marques de
sa munificence. À peine arrivé à Turin, il rendit un décret relatif à
l'amélioration de leur hospice, et il a continué de les soutenir jusqu'à
sa déchéance.

Leurs Majestés s'arrêtèrent quelques jours à Turin, où elles habitèrent
l'ancien palais des rois de Sardaigne, qu'un décret de l'empereur, rendu
pendant notre séjour actuel, déclara résidence impériale, aussi bien que
le château de Stupinigi, situé à une petite distance de la ville.

Le pape rejoignit Leurs Majestés à Stupinigi; le saint père avait quitté
Paris presque en même temps que nous, et avant son départ, il avait reçu
de l'empereur des présens magnifiques. C'était un autel d'or, avec les
chandeliers et les vases sacrés du plus riche travail, une tiare
superbe, des tapisseries des Gobelins et des tapis de la Savonnerie; une
statue de l'empereur en porcelaine de Sèvres. L'impératrice avait aussi
fait à Sa Sainteté présent d'un vase de la même manufacture, orné de
peintures des premiers artistes. Ce chef-d'œuvre avait au moins quatre
pieds en hauteur et deux pieds et demi de diamètre à l'ouverture. Il
avait été fabriqué exprès pour être offert au saint père, et
représentait, autant qu'il m'en souvient, la cérémonie du sacre.

Chacun des cardinaux de la suite du pape avait reçu une boîte d'un beau
travail, avec le portrait de l'empereur enrichi de diamans, et toutes
les personnes attachées au service de Pie VII avaient eu des présens
plus ou moins considérables. Tous ces divers objets avaient été
successivement apportés par les fournisseurs dans les appartemens de Sa
Majesté, et j'en prenais note par ordre de l'empereur à mesure qu'ils
arrivaient.

Le saint père fit aussi, de son côté, accepter de très-beaux présens aux
officiers de la maison de l'empereur qui avaient rempli quelques
fonctions auprès de sa personne, pendant son séjour à Paris.

De Stupinigi nous nous rendîmes à Alexandrie. L'empereur, le lendemain
de son arrivée, se leva de très-bonne heure, visita les fortifications
de la ville, parcourut toutes les positions du champ de bataille de
Marengo, et ne rentra qu'à sept heures du soir, après avoir fatigué cinq
chevaux. Quelques jours après, il voulut que l'impératrice vît cette
plaine fameuse, et, par ses ordres, une armée de vingt-cinq ou trente
mille hommes y fut rassemblée. Le matin du jour fixé pour la revue de
ces troupes, l'empereur sortit de son appartement vêtu d'un habit bleu à
longue taille et à basques pendantes, usé à profit et même troué en
quelques endroits. Ces trous étaient l'ouvrage des vers et non des
balles, comme on l'a dit à tort dans certains mémoires. Sa Majesté avait
sur la tête un vieux chapeau bordé d'un large galon d'or, noirci et
effilé par le temps, et au côté un sabre de cavalerie comme en portaient
les généraux de la république. C'étaient l'habit, le chapeau et le sabre
qu'il avait portés le jour même de la bataille de Marengo. Je prêtai
dans la suite cet habillement à M. David, premier peintre de Sa Majesté,
pour son tableau du passage du mont Saint-Bernard. Un vaste amphithéâtre
avait été élevé dans la plaine pour l'impératrice et pour la suite de
Leurs Majestés. La journée fut magnifique, comme le sont tous les jours
du mois de mai en Italie. Après avoir parcouru ses lignes, l'empereur
vint s'asseoir à côté de l'impératrice, et fit aux troupes une
distribution de croix de la Légion-d'Honneur. Ensuite il posa la
première pierre d'un monument qu'il avait ordonné d'élever dans la
plaine à la mémoire des braves morts dans la bataille. Lorsque Sa
Majesté, dans la courte allocution qu'elle adressa en cette occasion à
son armée, prononça d'une voix forte, mais profondément émue, le nom de
Desaix, _mort glorieusement ici pour la patrie_, un frémissement de
douleur se fit entendre dans les rangs des soldats. Pour moi, j'étais
ému jusqu'aux larmes, et, les yeux fixés sur cette armée, sur ses
drapeaux, sur le costume de l'empereur, j'avais besoin de me tourner de
temps en temps vers le trône de sa majesté l'impératrice, pour ne pas me
croire encore au 14 juin de l'année 1800.

Je pense que ce fut pendant ce séjour à Alexandrie que le prince Jérôme
Bonaparte eut avec l'empereur une entrevue dans laquelle celui-ci fit à
son jeune frère de sérieuses et vives remontrances. Le prince Jérôme
sortit du cabinet visiblement agité. Le mécontentement de l'empereur
venait du mariage contracté par son frère, à l'âge de dix-neuf ans, avec
la fille d'un négociant américain. Sa Majesté avait fait casser cette
union pour cause de minorité, et elle avait rendu un décret portant
défense aux officiers de l'état civil de recevoir sur leurs registres
la transmission de l'acte de célébration de mariage de M. Jérôme avec
mademoiselle Paterson. Pendant quelque temps, l'empereur lui battit
froid et le tint éloigné; mais peu de jours après l'entrevue
d'Alexandrie, il le chargea d'aller à Alger pour réclamer comme sujets
de l'empire deux cents Génois retenus en esclavage. Le jeune prince
s'acquitta fort heureusement de sa mission d'humanité, et rentra au mois
d'août dans le port de Gênes, avec les captifs qu'il venait de délivrer.
L'empereur fut content de la manière dont son frère avait suivi ses
instructions, et il dit à cette occasion «que le prince Jérôme était
bien jeune, bien léger, qu'il lui fallait du plomb dans la tête, mais
que pourtant il espérait en faire quelque chose.» Ce frère de Sa Majesté
était du petit nombre des personnes qu'elle aimait particulièrement,
quoiqu'il lui eût souvent donné les plus justes motifs de s'emporter
contre lui.



CHAPITRE IX.

     Séjour de l'empereur à Milan.--Emploi de son temps.--Le prince
     Eugène vice-roi d'Italie.--Déjeuner de l'empereur et de
     l'impératrice dans l'île de l'Olona.--Visite dans la chaumière
     d'une pauvre femme.--Entretien de l'empereur.--Quatre
     heureux.--Réunion de la république ligurienne à l'empire
     français.--Trois nouveaux départemens au royaume d'Italie.--Voyage
     de l'empereur à Gênes.--Le sénateur Lucien chez son
     frère.--L'empereur veut faire divorcer son frère.--Réponse de
     Lucien.--Colère de l'empereur.--Émotion de Lucien.--Lucien repart
     pour Rome.--Silence de l'empereur à son coucher.--La véritable
     cause de la brouillerie de l'empereur et de son frère
     Lucien.--Détails sur les premières querelles des deux
     frères.--Réponse hardie de Lucien.--L'empereur brise sa montre sous
     ses pieds.--Conduite de Lucien, ministre de l'intérieur.--Les blés
     passent le détroit de Calais.--Vingt millions de bénéfice et
     l'ambassade d'Espagne.--Réception de Lucien à Madrid.--Liaison
     entre le prince de la Paix et Lucien.--Trente millions pour deux
     plénipotentiaires.--Amitié de Charles IV pour Lucien.--Le roi
     d'Espagne envie le sort de son premier écuyer.--Amour de Lucien
     pour une princesse.--Le portrait et la chaîne de cheveux.--Le nœud
     de chapeau de la seconde femme de Lucien.--Détails sur le premier
     mariage de Lucien, racontés par une personne de l'hôtel
     même.--Espionnages.--Le maire du dixième arrondissement et les
     registres de l'état civil.--Empêchement de mariage.--Cent chevaux
     de poste retenus et départ pour le Plessis-Chamant.--Le curé
     adjoint.--Le curé conduit de brigade en brigade.--Arrivée du curé
     aux Tuileries.--Le curé dans le cabinet du premier consul.--Plus de
     peur que de mal.--Conversation entre le factotum de M. Lucien et
     son secrétaire, le jour de la proclamation de l'empire
     français.--Détails sur l'inimitié entre Lucien et madame
     Bonaparte.--Amour de Lucien pour mademoiselle Méseray.--Générosité
     de M. le comte Lucien.--Dégoût de M. le comte; il ne veut pas tout
     perdre.--Funeste présent.--Contrat de dupe.--Un mot sur notre
     séjour à Gênes.--Fêtes données à l'empereur.--Départ de Turin pour
     Fontainebleau.--La vieille femme de Tarare.--Anecdote racontée par
     le docteur Corvisart.


Leurs Majestés restèrent plus d'un mois à Milan, et j'eus tout le loisir
de visiter cette belle capitale de la Lombardie. Ce ne fut pendant leur
séjour qu'un enchaînement continuel de fêtes et de plaisirs. Il semblait
que l'empereur lui seul eût quelque temps à donner au travail. Il
s'enfermait, selon sa coutume, avec ses ministres, pendant que toutes
les personnes de sa suite et de sa maison, lorsque leur devoir ne les
retenait pas près de Sa Majesté, couraient se mêler aux jeux et aux
divertissemens des Milanais. Je n'entrerai dans aucun détail sur le
couronnement. Ce fut à peu près la répétition de ce qui s'était passé à
Paris quelques mois auparavant. Toutes les solennités de ce genre se
ressemblent, et il n'est personne qui n'en connaisse jusqu'aux moindres
circonstances. Parmi tous ces jours de fête, il y eut un véritable jour
de bonheur pour moi, lorsque le prince Eugène, dont je n'ai jamais
oublié les bontés à mon égard, fut proclamé vice-roi d'Italie. Certes,
personne n'était plus digne que lui d'un rang si élevé, s'il ne fallait
pour y prétendre que noblesse, générosité, courage et habileté dans
l'art de gouverner. Jamais prince ne voulut plus sincèrement la
prospérité des peuples confiés à son administration. J'ai vu mille fois
combien il était heureux, et quelle douce gaîté animait tous ses traits,
lorsqu'il avait répandu le bonheur autour de lui.

L'empereur et l'impératrice allèrent un jour déjeuner aux environs de
Milan, dans une petite île de l'Olona; en s'y promenant, l'empereur
rencontra une pauvre femme dont la chaumière était toute voisine du lieu
où avait été dressée la table de Leurs Majestés, et il lui adressa
nombre de questions. «Monsieur, répondit-elle (ne connaissant pas
l'empereur), je suis très-pauvre, et mère de trois enfans que j'ai bien
de la peine à élever, parce que mon mari, qui est journalier, n'a pas
toujours de l'ouvrage.--Combien vous faudrait-il, reprit Sa Majesté,
pour être parfaitement heureuse?--Oh! Monsieur, il me faudrait beaucoup
d'argent.--Mais encore, ma bonne, combien vous faudrait-il?--Ah!
Monsieur, à moins que nous n'ayons vingt louis, nous ne serons jamais au
dessus de nos affaires; mais quelle apparence que nous ayons jamais
vingt louis!»

L'empereur lui fit donner sur-le-champ une somme de trois mille francs
en or, et il m'ordonna de défaire les rouleaux et de jeter le tout dans
le tablier de la bonne femme. À la vue d'une si grande quantité d'or,
cette dernière pâlit, chancelle, et je la vis près de s'évanouir. «Ah!
c'est trop, monsieur, c'est vraiment trop. Pourtant vous ne voudriez pas
vous jouer d'une pauvre femme?»

L'empereur la rassura en lui disant que tout était bien pour elle, et
qu'avec cet argent elle pourrait acheter un petit champ, un troupeau de
chèvres, et faire bien élever ses enfans.

Sa Majesté ne se fit point connaître; elle aimait, en répandant ses
bienfaits, à garder l'incognito. Je connais dans sa vie un grand nombre
d'actions semblables à celle-ci. Il semble que ses historiens aient fait
exprès de les passer sous silence, et pourtant c'était, ce me semble,
par des traits pareils qu'on pouvait et qu'on devait peindre le
caractère de l'empereur.

Des députés de la république ligurienne, le doge à leur tête, étaient
venus à Milan supplier l'empereur de réunir à l'empire Gênes et son
territoire. Sa Majesté n'avait eu garde de repousser une telle demande,
et par un décret elle avait fait des états de Gênes, trois départemens
de son royaume d'Italie. L'empereur et l'impératrice partirent de Milan
pour aller visiter ces départemens et quelques autres.

Nous étions à Mantoue depuis peu de temps, lorsqu'un soir, vers les six
heures, M. le grand maréchal Duroc vint me donner l'ordre de rester seul
dans le petit salon qui précédait la chambre de l'empereur, et me
prévint que M. le comte Lucien Bonaparte allait bientôt arriver. En
effet, au bout de quelques minutes je le vis arriver. Lorsqu'il se fut
fait connaître, je l'introduisis dans la chambre à coucher, puis
j'allai frapper à la porte du cabinet de l'empereur pour le prévenir.
Après s'être salués, les deux frères s'enfermèrent dans la chambre;
bientôt il s'éleva entre eux une discussion fort vive, et, bien malgré
moi, obligé de rester dans le petit salon, j'entendis une grande partie
de la conversation: l'empereur engageait son frère à divorcer, et lui
promettait une couronne s'il voulait s'y décider; M. Lucien répondit
qu'il n'abandonnerait jamais la mère de ses enfans. Cette résistance
irrita vivement l'empereur, dont les expressions devinrent dures et même
insultantes. Enfin cette explication avait duré plus d'une heure,
lorsque M. Lucien en sortit dans un état affreux, pâle, défait, les yeux
rouges et remplis de larmes. Nous ne le revîmes plus, car en quittant
son frère il retourna à Rome.

L'empereur resta tristement affecté de la résistance de son frère, et
n'ouvrit seulement pas la bouche à son coucher. On a prétendu que la
brouillerie entre les deux frères fut causée par l'élévation du premier
consul à l'empire, ce que M. Lucien désapprouvait. C'est une erreur; il
est bien vrai que ce dernier avait proposé de continuer la république
sous le gouvernement de deux consuls, qui auraient été Napoléon et
Lucien. L'un aurait été chargé de la guerre et des relations
extérieures, l'autre de tout ce qui concernait les affaires de
l'intérieur; mais quoique la non-réussite de son plan eût affligé M.
Lucien, l'empressement avec lequel il accepta le titre de sénateur et de
comte de l'empire prouve assez qu'il se souciait fort peu d'une
république dont il n'aurait pas été un des chefs. Je suis certain que le
mariage seul de M. Lucien avec madame J... fut cause de la brouillerie.
L'empereur désapprouvait cette union, parce que la dame passait pour
avoir été fort galante, et qu'elle était divorcée de son mari, qui avait
fait faillite et s'était enfui en Amérique. Cette faillite et surtout le
divorce blessaient beaucoup Napoléon, qui eut toujours une grande
répugnance pour les personnes divorcées.

Déjà l'empereur avait voulu élever son frère au rang des souverains en
lui faisant épouser la reine d'Étrurie, qui venait de perdre son mari.
M. Lucien refusa cette alliance à plusieurs reprises. Enfin l'empereur
s'étant fâché lui dit: «Vous voyez où vous conduit votre entêtement et
votre sot amour pour une... _femme galante_.--Au moins, répliqua M.
Lucien, _la mienne est jeune et jolie_,» faisant allusion à
l'impératrice Joséphine qui _avait été_ l'un et l'autre. La hardiesse de
cette réponse poussa à l'extrême la colère de l'empereur: il tenait,
dit-on, alors sa montre à la main, et il la jeta avec force sur le
parquet, en s'écriant: «Puisque tu ne veux rien entendre, eh bien, je te
briserai comme cette montre.»

Des différends avaient éclaté entre les deux frères, même avant
l'établissement de l'empire. Parmi les faits qui causèrent la disgrâce
de M. Lucien, j'ai souvent entendu citer celui-ci:

M. Lucien, étant ministre de l'intérieur, reçut l'ordre du premier
consul de ne pas laisser sortir de blé du territoire de la république.
Nos magasins étaient remplis et la France abondamment pourvue; mais il
n'en était pas ainsi de l'Angleterre, où la disette se faisait
grandement sentir. On ne sait comment l'affaire s'arrangea, mais la
majeure partie de ces blés passa le détroit de Calais. On assurait qu'il
y en avait pour la somme de vingt millions. En apprenant cette nouvelle,
le premier consul ôta le porte-feuille de l'intérieur à son frère, et le
nomma à l'ambassade d'Espagne.

À Madrid, M. Lucien fut très-bien reçu du roi et de la famille royale,
et il devint l'ami intime de don Manuel Godoy, prince de la Paix. C'est
pendant cette mission, et d'accord avec le prince de la Paix, que fut
conclu le traité de Badajos, pour la conclusion duquel le Portugal
donna, dit-on, trente millions. On a dit de plus que cette somme, payée
en or et en diamans, fut partagée entre les deux plénipotentiaires, qui
ne jugèrent pas à propos d'en compter avec leurs cours respectives.

Charles IV aimait tendrement M. Lucien, et il avait pour le premier
consul la plus grande vénération. Après avoir regardé en détail
plusieurs chevaux d'Espagne qu'il destinait au premier consul, il dit à
son premier écuyer: «Que tu es heureux, et que j'envie ton bonheur! tu
vas voir le grand homme et tu vas lui parler; que ne puis-je prendre ta
place!»

Pendant son ambassade, M. Lucien avait adressé ses hommages à une
personne du rang le plus élevé, et il en avait reçu un portrait en
médaillon entouré de très-beaux brillans. Je lui ai vu cent fois ce
portrait, qu'il portait suspendu au cou par une chaîne de cheveux du
plus beau noir. Loin d'en faire mystère, il affectait au contraire de le
montrer, et se penchait en avant pour qu'on vît le riche médaillon se
balancer sur sa poitrine.

Avant son départ de Madrid, le roi lui fit aussi présent de son portrait
en miniature, également entouré de diamans. Ces pierres, démontées et
employées pour former un nœud de chapeau, passèrent à la seconde femme
de M. Lucien. Voici comment une personne de l'hôtel même de M. Lucien
m'a raconté le mariage de celui-ci avec madame J...

Le premier consul était instruit jour par jour et sans nul retard de ce
qui se passait dans l'intérieur de l'hôtel de ses frères. On lui rendait
un compte exact des moindres particularités et des plus petits détails.
M. Lucien, voulant épouser madame J..., qu'il avait connue chez le comte
de L..., avec lequel elle était au mieux, fit prévenir entre deux et
trois heures de l'après-midi, M. Duquesnoy, maire du dixième
arrondissement, en l'invitant à se transporter à son hôtel, rue
Saint-Dominique, sur les huit heures du soir, avec le registre des
mariages. Entre cinq et six heures, M. Duquesnoy reçut du château des
Tuileries l'ordre de ne point emporter les registres hors de la
municipalité, et surtout de ne prononcer aucun mariage avant que,
conformément à la loi, le nom des futurs époux n'eût été, au préalable,
affiché pendant huit jours.

À l'heure indiquée, M. Duquesnoy arrive à l'hôtel, et demande à parler
en particulier à M. le comte, auquel il communique l'ordre émané du
château.

Outré de colère, M. Lucien fait sur-le-champ retenir une centaine de
chevaux à la poste pour lui et pour tout son monde, et sans tarder,
lui-même et madame J..., la société et les gens de sa maison montent en
voiture pour se rendre au château du Plessis-Chamant, maison de
plaisance à une demi-lieue au-dessus de Senlis. Le curé du lieu, qui
était aussi adjoint du maire, est aussitôt mandé. À minuit il prononce
le mariage civil; puis jetant sur son écharpe d'officier de l'état civil
ses habits sacerdotaux, il donna aux fugitifs la bénédiction nuptiale.
On servit ensuite un bon souper, auquel _l'adjoint-curé_ assista; et
comme il revenait à son presbytère vers les six heures du matin, il vit
à sa porte une chaise de poste gardée par deux cavaliers. En entrant
dans sa maison, il y trouva un officier de gendarmerie qui l'invita
poliment à vouloir bien l'accompagner à Paris. Le pauvre curé se crut
perdu; mais il fallait obéir, sous peine d'être conduit à Paris de
brigade en brigade par la gendarmerie.

Il monte donc dans la fatale chaise qui l'emporte au galop de deux bons
chevaux, et le voilà aux Tuileries. Amené dans le cabinet du premier
consul: «C'est donc vous, monsieur, lui dit celui-ci d'une voix
foudroyante, qui mariez les gens de ma famille sans mon consentement, et
sans avoir fait les publications que vous deviez faire en votre double
caractère de curé et d'adjoint? Savez-vous bien que vous méritez d'être
destitué, interdit et poursuivi devant les tribunaux?» Le malheureux
prêtre se voyait déjà au fond d'un cachot. Cependant, après une verte
semonce, il fut renvoyé dans son presbytère. Mais les deux frères ne se
réconcilièrent jamais.

Malgré tous ces différends, M. Lucien comptait toujours sur la tendresse
de son frère pour obtenir un royaume. Voici un fait dont je garantis
l'authenticité, et qui m'a été raconté par une personne digne de foi. M.
Lucien avait à la tête de sa maison un ami d'enfance, du même âge que
lui et également né en Corse. Il se nommait Campi, et jouissait dans
l'hôtel de M. le comte d'une confiance sans bornes. Le jour où le
_Moniteur_ donna la liste des nouveaux princes français, M. Campi se
promenait dans la belle galerie de tableaux formée par M. Lucien, avec
un jeune secrétaire de M. Lucien, et il s'établit entre eux la
conversation suivante. «Vous avez sans doute lu le _Moniteur_
d'aujourd'hui?--Oui.--Vous y avez vu que tous les membres de la famille
sont décorés du titre de princes français et que le nom de M. le comte
manque à la liste.--Qu'importe, il y a des royaumes.--Aux soins que se
donnent les souverains pour les conserver, je n'en vois guère de
vacans.--Eh bien, on en fera; toutes les familles souveraines de
l'Europe sont usées, et nous en aurons de nouvelles.» Là-dessus M. Campi
se tut, et commanda au jeune homme de se taire, s'il voulait conserver
les bonnes grâces de M. le comte. Aussi n'est-ce que bien long-temps
après cet entretien que le jeune secrétaire en a parlé. Cette
confidence, sans être singulièrement piquante, donne pourtant une idée
du degré de confiance qu'il faut accorder à la prétendue modération de
M. le comte Lucien, et aux épigrammes qu'on lui a prêtées contre
l'ambition de son frère et de sa famille.

Il n'était personne au château qui ne connût l'inimitié qui existait
entre M. Lucien Bonaparte et l'impératrice Joséphine; et pour faire leur
cour à celle-ci, les anciens habitués de la Malmaison, devenus avec le
temps les courtisans des Tuileries, lui racontaient tout ce qu'ils
avaient recueilli de plus piquant sur le compte du frère puîné de
l'empereur. C'est ainsi qu'un jour j'entendis par hasard un grave
personnage, un sénateur de l'empire, donner le plus gaîment du monde à
l'impératrice des détails très-circonstanciés sur une des liaisons
passagères de M. le comte Lucien. Je ne garantis point l'authenticité de
l'anecdote, et j'éprouve à l'écrire plus d'embarras que M. le sénateur
n'en avait à la conter. Je me garderai même bien d'entrer dans une foule
de détails que le narrateur donnait sans rougir, et sans effaroucher son
auditoire; car mon but est de faire connaître ce que je sais de
l'intérieur de la famille impériale et des habitudes des personnages
qui tenaient de plus près à l'empereur, et non d'exciter le scandale,
quoique je pusse m'en justifier par l'exemple d'un dignitaire de
l'empire.

Donc M. le comte Lucien (je ne sais en quelle année) rechercha les
bonnes grâces de mademoiselle Méserai, actrice jolie et spirituelle du
Théâtre-Français. La conquête n'en fut pas difficile, d'abord parce
qu'elle ne l'avait jamais été pour personne, ensuite parce que l'artiste
connaissait l'opulence de M. le comte, et le croyait prodigue. Les
premières attentions de son amant durent la confirmer dans cette
opinion. Elle demanda un hôtel; on lui en donna un richement et
élégamment meublé, et le contrat lui en fut remis le jour où elle prit
possession. Chaque visite de M. le comte enrichissait de quelque
nouvelle parure la garde-robe ou l'écrin de l'actrice. Cela dura
quelques mois, au bout desquels M. Lucien se dégoûta de son marché, et
se mit à aviser aux moyens de le rompre sans trop y perdre. Il avait,
entre autres présens, donné à mademoiselle Méserai une paire de
_girandoles_ en diamans de très-grand prix. Dans une de leurs dernières
entrevues, mais avant que M. le comte eût laissé paraître aucun signe de
refroidissement, il aperçut les girandoles sur la toilette de sa
maîtresse, et les prenant dans ses mains: «En vérité, ma chère, vous
avez des torts avec moi. Pourquoi ne pas me montrer plus de confiance?
Je vous en veux beaucoup de porter des bijoux passés de mode comme
ceux-ci.--Comment! mais il n'y a pas six mois que vous me les avez
donnés.--Je le sais, mais une femme qui se respecte, une femme de bon
goût ne doit rien porter qui ait six mois de date. Je garde les pendans
d'oreilles et je vais les faire porter chez Devilliers (c'était le
joaillier de M. le comte) pour qu'il les monte comme je l'entends.» M.
le comte, bien tendrement remercié pour une attention si délicate, mit
les girandoles dans sa poche avec une ou deux parures venant aussi de
lui et qui ne lui paraissaient plus assez nouvelles, et la brouillerie
éclata avant qu'il eût rien rapporté. Il fit pourtant, dit-on, un
dernier cadeau à mademoiselle M... avant de la quitter tout-à-fait; et
celui-là, la pauvre fille en souffrit long-temps. Il faut dire
toutefois, pour rendre justice aux deux parties, que de son côté M. le
comte prétendait que, loin de donner, il avait craint de recevoir, et
que c'était cette crainte salutaire qui avait amené la rupture.

Quoi qu'il en soit, mademoiselle M... se croyait bien dans ses meubles
et même dans sa maison, lorsqu'un matin le véritable propriétaire vint
lui demander si son intention était de passer un nouveau bail. Elle
recourut à son contrat de propriété, qu'elle n'avait pas encore songé à
déplier, et trouva que ce n'était que la grosse d'un état de lieux au
bas duquel était la quittance d'un _loyer de deux années_.

Pendant notre séjour à Gênes, les chaleurs étaient insupportables;
l'empereur en souffrait beaucoup et prétendait qu'il n'en avait pas
éprouvé de pareilles en Égypte. Il se déshabillait plusieurs fois le
jour; son lit fut entouré d'une moustiquaire, car les cousins étaient
nombreux et tourmentans. Les fenêtres de la chambre à coucher donnaient
sur une grande terrasse située au bord de la mer, et d'où l'on
découvrait le golfe et tout le pays environnant: les fêtes données par
la ville furent superbes; on avait lié les uns aux autres un grand
nombre de bateaux chargés d'orangers, de citronniers et d'arbustes
couverts de fleurs et de fruits; réunis ensemble, ces bateaux
présentaient l'image d'un jardin flottant de la plus grande beauté.
Leurs Majestés s'y rendirent sur un yacht magnifique.

À son retour en France, l'empereur ne prit aucun repos depuis Turin
jusqu'à Fontainebleau. Il voyageait incognito, sous le nom du ministre
de l'intérieur. Nous allions avec une si grande vitesse qu'à chaque
relais on était obligé de jeter de l'eau sur les roues; malgré cela Sa
Majesté se plaignait de la lenteur des postillons, et s'écriait à chaque
instant: _Allons, allons donc, nous ne marchons pas_. Plusieurs voitures
de service restèrent en arrière; la mienne n'éprouva aucun retard, et
j'arrivai à chaque relais en même temps que l'empereur.

Pour monter la côte rapide de Tarare, l'empereur descendit de voiture
ainsi que le maréchal Berthier qui l'accompagnait. Les équipages étaient
assez loin derrière, parce qu'on avait arrêté afin de faire reposer les
chevaux. Sa Majesté vit gravissant la montée, à quelques pas devant lui,
une femme vieille et boiteuse, et qui ne cheminait qu'avec grand'peine.
L'empereur s'approcha d'elle et lui demanda pourquoi, infirme comme elle
semblait être, et ayant l'air si fatiguée, elle suivait à pied une route
si pénible.

«Monsieur, répondit-elle, on m'a assuré que l'empereur doit passer par
ici, et je veux le voir avant de mourir.» Sa Majesté, qui voulait
s'amuser, lui dit «Ah! bon Dieu! pourquoi vous déranger? c'est un tyran
comme un autre.»

La bonne vieille, indignée du propos, repartit avec une sorte de colère:
«Du moins, monsieur, celui-là est de notre choix, et puisqu'il nous
faut un maître, il est bien juste à tout le moins que nous le
choisissions.» Je n'ai point été témoin de ce fait; mais j'ai entendu
l'empereur lui-même le raconter au docteur Corvisart, avec quelques
réflexions sur le bon sens du peuple, qui, de l'avis de Sa Majesté et de
son premier médecin, a généralement le jugement très-droit.



CHAPITRE X.

     Séjour à Munich et à Stuttgard.--Mariage du prince Eugène avec la
     princesse Auguste-Amélie de Bavière.--Fêtes.--Tendresse mutuelle du
     vice-roi et de la vice-reine.--Comment le vice-roi élevait ses
     enfans.--Un trait de l'enfance de sa majesté l'impératrice actuelle
     du Brésil.--Portrait du feu roi de Bavière, Maximilien
     Joseph.--Souvenirs de son ancien séjour à Strasbourg, comme colonel
     au service de France.--Amour des Bavarois pour cet excellent
     prince.--Dévoûment du roi de Bavière pour Napoléon.--La main de
     Constant dans une main royale.--Contraste entre la destinée du roi
     de Bavière et celle de l'empereur.--Les deux tombeaux.--Portrait du
     prince royal, aujourd'hui roi de Bavière.--Surdité et
     bégaiement.--Gravité et amour pour l'étude.--Opposition du
     prince-royal contre l'empereur.--Voyage du prince Louis (de
     Bavière) à Paris.--Sommeil de ce prince au spectacle, et la
     _méridienne_ de l'archi-chancelier de l'empire.--Portrait du roi de
     Wurtemberg.--Son énorme embonpoint.--Son attitude à table.--Sa
     passion pour la chasse.--La monture difficile à trouver.--Comment
     on dressait les chevaux du roi à porter l'énorme poids de leur
     maître.--Dureté excessive du roi de Wurtemberg.--Détails
     singuliers à ce sujet.--Fidélité gardée par ce monarque.--Luxe du
     roi de Wurtemberg.--Le prince royal de Wurtemberg.--Le prince
     primat.--Toilette surannée des princesses allemandes.--Les coches
     et les paniers.--Les journaux des modes, français.--Tristes
     équipages.--Portrait du prince de Saxe-Gotha.--Coquetterie de
     ci-devant jeune homme.--Michalon le coiffeur, et les perruques à la
     Cupidon.--Toilette extravagante d'une princesse de la
     confédération, au spectacle de la cour.--Madame
     _Cunégonde_.--L'impératrice Joséphine se souvient de _Candide_.--Le
     prince Murat, grand duc de Berg et de Clèves.--Le prince
     Charles-Louis Frédéric de Bade vient à Paris pour épouser une des
     nièces de l'impératrice Joséphine.--Portrait de ce prince.--La
     première nuit des noces.--Vive résistance.--Condescendance d'un bon
     mari.--La queue sacrifiée.--Rapprochement et bon ménage.--Le
     grand-duc de Bade à Erfurt.--L'empereur Alexandre excite sa
     jalousie.--Maladie et mort du grand-duc de Bade.--Un mot sur sa
     famille.--La grande-duchesse se livre à l'éducation de ses
     filles.--Fêtes, chasses, etc.--Gravité d'un ambassadeur turc,
     suivant une chasse impériale.--Il refuse l'honneur de tirer le
     premier coup.


SA majesté l'empereur passa le mois de janvier 1806 à Munich et à
Stuttgard; c'est dans la première de ces deux capitales que fut célébré
le mariage du vice-roi avec la princesse de Bavière. Il y eut à cette
occasion une suite de fêtes magnifiques dont l'empereur était toujours
le héros. Ses hôtes ne savaient par quels hommages témoigner au grand
homme l'admiration que leur inspirait son génie militaire.

Le vice-roi et la vice-reine ne s'étaient jamais vus avant leur mariage,
mais ils s'aimèrent bientôt comme s'ils s'étaient connus depuis des
années, car jamais deux personnes n'ont été mieux faites pour s'aimer.
Il n'est pas de princesse, et même il n'est point de mère qui se soit
occupée de ses enfans avec plus de tendresse et de soins que la
vice-reine. Elle était faite pour servir de modèle à toutes les femmes;
on m'a cité de cette respectable princesse un trait que je ne puis
m'empêcher de rapporter ici. Une de ses filles encore tout enfant, ayant
répondu d'un ton fort dur à une femme de chambre, Son Altesse
Sérénissime la vice-reine en fut instruite, et pour donner une leçon à
sa fille, elle défendit qu'à partir de ce moment on rendît à la jeune
princesse aucun service, et qu'on répondit à ses demandes. L'enfant ne
tarda pas à venir se plaindre à sa mère, qui lui dit fort gravement que,
quand on avait, comme elle, besoin du service et des soins de tout le
monde, il fallait savoir les mériter et les reconnaître par des égards
et par une politesse obligeante. Ensuite elle l'engagea à faire des
excuses à la femme de chambre et à lui parler dorénavant avec douceur,
l'assurant qu'elle en obtiendrait ainsi tout ce qu'elle demanderait de
raisonnable et de juste. La jeune enfant obéit, et la leçon lui profita
si bien, qu'elle est devenue, si l'on en croit la voix publique, une des
princesses les plus accomplies de l'Europe. Le bruit de ses perfections
s'est même répandu jusque dans le nouveau monde, qui s'est empressé de
la disputer à l'ancien, et qui a été assez heureux pour la lui enlever.
C'est, je crois, aujourd'hui, Sa Majesté l'impératrice du Brésil.

* * *

Sa majesté le roi de Bavière Maximilien-Joseph était d'une taille
élevée, d'une noble et belle figure; il pouvait avoir cinquante ans. Ses
manières étaient pleines de charme, et il avait avant la révolution
laissé à Strasbourg une renommée de bon ton et de galanterie
chevaleresque, du temps où il était colonel au service de France, du
régiment d'Alsace, sous le nom de prince Maximilien, ou prince Max,
comme l'appelaient ses soldats. Ses sujets, sa famille, ses serviteurs,
tout le monde l'adorait. Il se promenait souvent seul, le matin, dans la
ville de Munich, allait aux halles, marchandait les grains, entrait dans
les boutiques, parlait à tout le monde, et surtout aux enfans qu'il
engageait à se rendre aux écoles. Cet excellent prince ne craignait
point de compromettre sa dignité par la simplicité de ses manières, et
il avait raison, car je ne pense pas que personne ait jamais été tenté
de lui manquer de respect. L'amour qu'il inspirait n'ôtait rien à la
vénération. Tel était son dévouement à l'empereur que sa bienveillance
s'étendait jusques sur les personnes qui par leurs fonctions
approchaient le plus de Sa Majesté impériale, et se trouvaient le mieux
en position de connaître ses besoins et ses désirs. Ainsi (je ne raconte
cela que pour citer une preuve de ce que j'avance, et non pour en tirer
vanité), Sa Majesté le roi de Bavière ne venait pas de fois chez
l'empereur qu'il ne me serrât la main, s'informant de la santé de Sa
Majesté impériale, puis de la mienne, et ajoutant mille choses qui
prouvaient tout ensemble son attachement pour l'empereur et sa bonté
naturelle.

Sa majesté le roi de Bavière est maintenant dans la tombe comme celui
qui lui avait donné un trône. Mais son tombeau est encore un tombeau
royal, et les bons Bavarois peuvent venir s'y agenouiller et pleurer.
L'empereur au contraire...! le vertueux Maximilien a pu léguer à un fils
digne de lui le sceptre qu'il avait reçu de l'exilé mort à
Sainte-Hélène.

Le prince Louis, aujourd'hui roi de Bavière, et peut-être le plus digne
roi de l'Europe, était de moins grande taille que son auguste père; il
avait aussi une figure moins belle, et par malheur il était affligé
alors d'une surdité extrême, qui le faisait grossir et élever la voix
sans qu'il s'en aperçût. Sa prononciation était également affectée d'un
léger bégaiement; les Bavarois l'aimaient beaucoup. Ce prince était
sérieux et ami de l'étude, et l'empereur lui reconnaissait du mérite,
mais ne comptait pas sur son amitié; ce n'était pas qu'il le soupçonnât
de manquer de loyauté. Le prince royal était au dessus d'un pareil
soupçon; mais l'empereur savait qu'il était du parti qui craignait
l'asservissement de l'Allemagne, et qui suspectait les Français,
quoiqu'ils n'eussent jusqu'alors attaqué que l'Autriche, de projets
d'envahissement sur toutes les puissances germaniques. Toutefois ce que
je viens de dire du prince royal doit se rapporter uniquement aux années
postérieures à 1806, car je suis certain qu'à cette époque, ses
sentimens ne différaient pas de ceux du bon Maximilien, qui était, comme
je l'ai dit, pénétré de reconnaissance pour l'empereur. Le prince Louis
vint à Paris au commencement de cette année, et je l'ai vu maintes fois
au spectacle de la cour dans la loge du prince archi-chancelier. Ils
dormaient tous deux de compagnie et très-profondément; c'était au reste
l'habitude de M. Cambacérès. Lorsque l'empereur le faisait demander, et
qu'il recevait pour réponse que Monseigneur était au spectacle, «C'est
bon, c'est bon, disait Sa Majesté, il fait la méridienne, qu'on ne le
dérange pas.»

Le roi de Wurtemberg était grand, et si gros qu'on disait de lui que
Dieu l'avait mis au monde pour prouver jusqu'à quel point la peau de
l'homme peut s'étendre. Son ventre avait une telle dimension, que sa
place à table était marquée par une profonde échancrure; et malgré cette
précaution, il était obligé de tenir son assiette à la hauteur du menton
pour manger son potage; il allait à la chasse, qu'il aimait beaucoup, à
cheval, ou sur une petite voiture russe attelée de quatre chevaux qu'il
conduisait souvent lui-même. Il aimait à monter à cheval, mais ce
n'était pas chose aisée de trouver une monture de taille et de force à
porter un si lourd fardeau. Il fallait que le pauvre animal y eût été
dressé progressivement. À cet effet, l'écuyer du roi se serrait les
reins d'une ceinture chargée de morceaux de plomb dont il augmentait
chaque jour le poids, jusqu'à ce qu'il égalât celui de Sa Majesté. Le
roi était despote, dur, et même cruel; il devait signer la sentence de
tous les condamnés, et presque toujours, s'il faut en croire ce que j'en
ai entendu dire à Stuttgard, il aggravait la peine prononcée par les
juges. Difficile et brutal, il frappait souvent les gens de sa maison:
on allait jusqu'à dire qu'il n'épargnait pas Sa Majesté la reine sa
femme, sœur du roi actuel d'Angleterre. C'était au reste un prince dont
l'empereur estimait l'esprit et les hautes connaissances. Il l'aimait et
en était aimé, et il le trouva jusqu'à la fin fidèle à son alliance. Le
roi Frédéric de Wurtemberg avait une cour brillante et nombreuse, et il
étalait une grande magnificence.

Le prince héréditaire était fort aimé; il était moins altier et plus
humain que son père; on le disait juste et libéral.

Outre les têtes couronnées de sa main, l'empereur reçut en Bavière un
grand nombre de princes et princesses de la confédération qui dînaient
ordinairement avec Sa Majesté. Dans cette foule de courtisans royaux, on
remarquait le prince primat, qui ne différait en rien, sous le rapport
des manières, du ton et de la mise, de ce que nous avons de mieux à
Paris; aussi l'empereur en faisait-il un cas tout particulier. Je ne
saurais faire le même éloge de la toilette des princesses, duchesses,
et autres dames nobles. Le costume de la plupart d'entre elles était du
plus mauvais goût; elles avaient entassé dans leur coiffure, sans art et
sans grâce, les fleurs, les plumes, les chiffons de gaze d'or ou
d'argent, et surtout grande quantité d'épingles à têtes de diamans.

Les équipages de la noblesse allemande étaient tous de gros et larges
coches, ce qui était indispensable pour les énormes paniers que
portaient encore ces dames. Cette fidélité aux modes surannées était
d'autant plus surprenante, qu'à cette époque l'Allemagne jouissait du
précieux avantage de posséder deux journaux des modes. L'un était la
traduction du recueil publié par M. de la Mésangère; et l'autre, rédigé
également à Paris, était traduit et imprimé à Manheim. À ces ignobles
voitures, qui ressemblaient à nos anciennes diligences, étaient attelés
avec des cordes des chevaux extrêmement chétifs; ils étaient tellement
éloignés les uns des autres, qu'il fallait un espace immense pour faire
tourner les équipages.

Le prince de Saxe-Gotha était long et maigre; malgré son grand âge, il
était assez coquet pour faire faire à Paris, par notre célèbre coiffeur
Michalon, de jolies petites perruques, d'un blond d'enfant, et bouclées
comme la coiffure de Cupidon; au surplus, c'était un homme excellent.

Je me souviens, à propos des nobles dames allemandes, d'avoir vu au
spectacle de la cour à Fontainebleau une princesse de la confédération,
qui fut présentée à Leurs Majestés. La toilette de Son Altesse annonçait
un immense progrès de la civilisation élégante au delà du Rhin.
Renonçant aux gothiques paniers, la princesse avait adopté des goûts
plus modernes; âgée de près de soixante-dix ans, elle portait une robe
de dentelle noire sur un dessous de satin aurore; sa coiffure consistait
en un voile de mousseline blanche, retenu par une couronne de roses, à
la manière des vestales de l'Opéra. Elle avait avec elle sa petite
fille, toute brillante de jeunesse et de charmes, et qui fut admirée de
toute la cour, quoique son costume fût moins recherché que celui de sa
grand'mère.

J'ai entendu sa majesté l'impératrice Joséphine raconter un jour qu'elle
avait eu toutes les peines du monde à s'empêcher de rire, quand, dans le
nombre des princesses allemandes, on vint en annoncer une sous le nom de
Cunégonde. Sa Majesté ajouta que lorsqu'elle vit la princesse assise,
elle s'imaginait la voir pencher de côté. Assurément l'impératrice avait
lu les aventures de Candide et de la fille du très-noble baron de
Thunder-Ten-Trunck.

On vit à Paris, au printemps de 1806, presque autant de membres de la
confédération que j'en avais vu dans les capitales de la Bavière et du
Wurtemberg. Un nom français prit rang parmi les noms de ces princes
étrangers; c'était celui du prince Murat, qui fut créé, au mois de mars,
grand duc de Berg et de Clèves. Après le prince Louis de Bavière, arriva
le prince héréditaire de Bade, qui vint à Paris pour épouser une des
nièces de sa majesté l'impératrice.

Les commencemens de cette union ne furent pas heureux. La princesse
Stéphanie était une très-jolie femme, pleine de grâces et d'esprit.
L'empereur voulut en faire une grande dame, et il la maria sans beaucoup
la consulter. Le prince Charles-Louis-Frédéric, qui avait alors vingt
ans, était bon par excellence, rempli de qualités précieuses, brave,
généreux, mais lourd, flegmatique, toujours d'un sérieux glacial, et
tout-à-fait dépourvu de ce qui pouvait plaire à une jeune princesse
habituée à la brillante élégance de la cour impériale.

Le mariage eut lieu en avril, à la grande satisfaction du prince, qui ce
jour-là parut faire violence à sa gravité habituelle, et permit enfin au
sourire d'approcher de ses lèvres. La journée se passa fort bien; mais
lorsque vint le moment où l'époux voulut user de ses droits, la
princesse fit une grande résistance: elle cria, pleura, elle se fâcha;
enfin elle fit coucher dans sa chambre une amie d'enfance, mademoiselle
Nelly Bourjoly, jeune personne qu'elle affectionnait particulièrement.
Le prince était désolé: il suppliait sa femme, il promettait de faire
tout ce qu'elle voudrait: toutes ses promesses et ses supplications
furent inutiles, au moins pendant huit jours.

On vint lui dire que la princesse trouvait sa coiffure affreuse, et que
rien ne lui inspirait autant d'aversion que les coiffures à queue. Le
bon prince n'eut rien de plus pressé que de faire couper ses cheveux.
Quand elle le vit ainsi tondu, elle se mit à rire aux éclats, et s'écria
qu'il était encore plus laid à la _titus_ qu'autrement.

Enfin, comme il était impossible qu'avec de l'esprit et un bon cœur la
princesse ne finît pas par apprécier les bonnes et solides qualités de
son mari, elle mit un terme à ses rigueurs, puis elle l'aima aussi
tendrement qu'elle en était aimée, et l'on m'a assuré que les augustes
époux faisaient un excellent ménage.

Trois mois après ce mariage, le prince quitta sa femme pour suivre
l'empereur dans la campagne de Prusse d'abord, ensuite dans celle de
Pologne. La mort de son grand-père, arrivée quelque temps après la
campagne d'Autriche de 1809, le mit en possession du grand duché. Alors
il donna le commandement de ses troupes à son oncle, le Comte de
Hochberg, et revint dans son gouvernement pour ne plus le quitter.

* * *

Je l'ai revu avec la princesse à Erfurt, où l'on m'a raconté qu'il était
devenu jaloux de l'empereur Alexandre, qui passait pour faire à sa femme
une cour assidue. La peur prit au prince, et il sortit brusquement
d'Erfurt, emmenant avec lui la princesse, dont il est vrai de dire que
jamais la moindre démarche imprudente de sa part n'avait autorisé cette
jalousie bien pardonnable, au reste, au mari d'une si charmante femme.

* * *

Le prince était d'une santé faible. Dès sa première jeunesse on avait
remarqué en lui des symptômes alarmans, et cette disposition physique
entrait pour beaucoup sans doute dans l'humeur mélancolique qui faisait
le fond de son caractère. Il est mort en 1818, après une maladie
extrêmement longue et douloureuse, pendant laquelle son épouse eut pour
lui les soins les plus empressés. Il avait eu quatre enfans, deux fils
et deux filles. Les deux fils sont morts en bas âge, et ils auraient
laissé la souveraineté de Bade sans héritiers, si les comtes de Hochberg
n'avaient été reconnus membres de la famille ducale. La grande duchesse
est aujourd'hui livrée tout entière à l'éducation de ses filles, qui
promettent de l'égaler en grâces et en vertus.

Les noces du prince et de la princesse de Bade furent célébrées par de
brillantes fêtes. Il y eut à Rambouillet une grande chasse, à la suite
de laquelle Leurs Majestés, avec plusieurs membres de leur famille, et
tous les princes et princesses de Bade, de Clèves, etc., parcoururent à
pied le marché de Rambouillet.

Je me souviens d'une autre chasse qui eut lieu vers la même époque, dans
la forêt de Saint-Germain, et à laquelle l'empereur avait invité un
ambassadeur de la sublime Porte, tout nouvellement arrivé à Paris. Son
Excellence turque suivit la chasse avec ardeur, mais sans déranger un
seul muscle de son austère visage. La bête ayant été forcée, Sa Majesté
fit apporter un fusil à l'ambassadeur turc pour qu'il eût l'honneur de
tirer le premier coup; mais il s'y refusa, ne concevant pas sans doute
quel plaisir on peut trouver à tuer à bout portant un pauvre animal
épuisé, et qui n'a plus même la fuite pour se défendre.



CHAPITRE XI.

     Coalition de la Russie et de l'Angleterre contre
     l'empereur.--L'armée de Boulogne en marche vers le Rhin.--Départ de
     l'empereur.--Tableau de l'intérieur des Tuileries, avant et après
     le départ de l'empereur pour l'armée.--Les courtisans _civils_ et
     le jour sans soleil.--Arrivée de l'empereur à Strasbourg, et
     passage du pont de Kehl.--Le rendez-vous.--L'empereur inondé de
     pluie.--Le chapeau de charbonnier.--Les généraux Chardon et
     Vandamme.--Le rendez-vous oublié, et pourquoi.--Les douze
     bouteilles de vin du Rhin.--Mécontentement de l'empereur.--Le
     général Vandamme envoyé à l'armée wurtembergeoise.--Courage et
     rentrée en grâce.--L'empereur devance sa suite et ses bagages, et
     passe tout seul la nuit dans une chaumière.--L'empereur devant
     Ulm.--Combat à outrance.--Courage personnel et sang-froid de
     l'empereur.--Le manteau militaire de l'empereur servant de linceul
     à un vétéran.--Le canonnier blessé à mort.--Capitulation d'Ulm;
     trente mille hommes mettent bas les armes aux pieds de
     l'empereur.--Entrée de la garde impériale dans Augsbourg.--Passage
     à Munich.--Serment d'alliance mutuelle, prêté par l'empereur de
     Russie et le roi de Prusse, sur le tombeau du grand Frédéric;
     rapprochement.--Arrivée des Russes.--Le Couronnement, et la
     bataille d'Austerlitz.--L'empereur au bivouac.--Sommeil de
     l'empereur.--Visite des avant-postes.--Illumination
     militaire.--L'empereur et ses braves.--Bivouac des gens de
     service.--Je fais du punch pour l'empereur.--Je tombe de fatigue et
     de sommeil.--Réveil d'une armée.--Bataille d'Austerlitz.--Le
     général Rapp blessé; l'empereur va le voir.--L'empereur d'Autriche
     au quartier-général de l'empereur Napoléon.--Traité de
     paix.--Séjour à Vienne et à Schœnbrunn.--Rencontre
     singulière.--Napoléon et la fille de M. de Marbœuf.--Le courrier
     Moustache envoyé à l'impératrice Joséphine.--Récompense digne d'une
     impératrice.--Zèle et courage de Moustache.--Son cheval tombe mort
     de fatigue.


L'EMPEREUR ne resta que quelques jours à Paris, après notre retour
d'Italie, et repartit bientôt pour son camp de Boulogne. Les fêtes de
Milan ne l'avaient point empêché de suivre les plans de sa politique, et
l'on se doutait bien que ce n'était pas sans raison qu'il avait crevé
ses chevaux, depuis Turin jusqu'à Paris. Cette raison fut bientôt
connue; l'Autriche était entrée secrètement dans la coalition de la
Russie et de l'Angleterre contre l'empereur. L'armée rassemblée au camp
de Boulogne reçut l'ordre de marcher sur le Rhin, et Sa Majesté partit
pour rejoindre ses troupes, sur la fin de septembre. Selon sa coutume il
ne nous fit connaître qu'une heure à l'avance l'instant du départ.
C'était quelque chose de curieux que le contraste du bruit et de la
confusion qui précédaient cet instant, avec le silence qui le suivait. À
peine l'ordre était-il donné, que chacun s'occupait à la hâte des
besoins du maître et des siens. On n'entendait que courses dans les
corridors de domestiques allant et venant, bruit de caisses que l'on
fermait, de coffres que l'on transportait. Dans les cours, grand nombre
de voitures, de fourgons et d'hommes occupés à les garnir, éclairés par
des flambeaux; partout des cris d'impatience et des juremens. Les
femmes, chacune dans son appartement, s'occupaient tristement du départ
d'un mari, d'un fils, d'un frère. Pendant tous ces préparatifs,
l'empereur faisait ses adieux à sa majesté l'impératrice, ou prenait
quelques instans de repos; à l'heure dite, il se levait, on l'habillait,
et il montait en voiture. Une heure après, tout était muet dans le
château; on n'apercevait plus que quelques personnes isolées passant
comme des ombres; le silence avait succédé au bruit, la solitude au
mouvement d'une cour brillante et nombreuse. Le lendemain au matin, on
ne voyait que des femmes s'approchant les unes des autres, le visage
pâle, les yeux en larmes, pour se communiquer leur douleur et leur
inquiétude. Bon nombre de courtisans qui n'étaient pas du voyage
arrivaient pour faire leur cour et restaient tout stupéfaits de
l'absence de Sa Majesté. C'était pour eux comme si le soleil n'eût pas
dû se lever ce jour-là.

L'empereur alla sans s'arrêter jusqu'à Strasbourg; le lendemain de son
arrivée dans cette ville, l'armée commença à défiler sur le pont de
Kehl.

Dès la veille de ce passage, l'empereur avait ordonné aux officiers
généraux de se rendre sur les bords du Rhin le jour suivant, à six
heures précises du matin. Une heure avant celle du rendez-vous, Sa
Majesté, malgré la pluie qui tombait en abondance, s'était transportée
seule à la tête du pont pour s'assurer de l'exécution des ordres qu'elle
avait donnés. Elle reçut continuellement la pluie jusqu'au moment du
déploiement des premières divisions qui s'avancèrent sur le pont, et il
en était tellement trempé, que les gouttes qui découlaient de ses habits
se réunissaient sous le ventre de son cheval et y formaient une petite
chute d'eau. Son petit chapeau était si fort maltraité par la pluie, que
le derrière en retombait sur les épaules de l'empereur, à peu près comme
le grand feutre des charbonniers de Paris. Les généraux qu'il attendait
vinrent l'entourer; quand il les vit rassemblés il leur dit: «Tout va
bien, Messieurs, voilà un nouveau pas fait vers nos ennemis, mais où
donc est Vandamme? Pourquoi n'est-il pas ici? Serait-il mort?» Personne
ne disait mot: «Répondez-moi donc, Messieurs, qu'est devenu Vandamme?»
Le général Chardon, général d'avant-garde très-aimé de l'empereur, lui
répondit: «Je crois, Sire, que le général Vandamme dort encore; nous
avons bu ensemble hier soir une douzaine de bouteilles de vin du Rhin,
et sans doute...--Il a bien fait, de boire, Monsieur, mais il a tort de
dormir quand je l'attends.» Le général Chardon se disposait à envoyer un
aide-de-camp à son compagnon d'armes, mais l'empereur le retint en lui
disant: «Laissons dormir Vandamme, plus tard je lui parlerai.» En ce
moment le général Vandamme parut: «Eh! vous voilà, Monsieur, il paraît
que vous aviez oublié l'ordre que j'ai donné hier.--Sire, c'est la
première fois que cela m'arrive, et...--Et pour éviter la récidive, vous
irez combattre sous les drapeaux du roi de Wurtemberg; j'espère que vous
donnerez aux Allemands des leçons de sobriété.» Le général Vandamme
s'éloigna, non sans chagrin, et il se rendit à l'armée wurtembergeoise,
où il fit des prodiges de valeur. Après la campagne, il revint auprès
de l'empereur; sa poitrine était couverte de décorations, et il était
porteur d'une lettre du roi de Wurtemberg à Sa Majesté, qui, après
l'avoir lue, dit à Vandamme: «Général, n'oubliez jamais que si j'aime
les braves, je n'aime pas ceux qui dorment quand je les attends.» Il
serra la main du général et l'invita à déjeuner ainsi que le général
Chardon, à qui cette rentrée en grâce faisait autant de plaisir qu'à son
ami.

Avant d'entrer à Augsbourg l'empereur, qui était parti en avant, fit une
si longue course que sa maison ne put le rejoindre. Il passa la nuit,
sans suite et sans bagages, dans la maison la moins mauvaise d'un
très-mauvais village. Lorsque nous atteignîmes Sa Majesté le lendemain,
elle nous reçut en riant et en nous menaçant de nous faire relancer
comme traîneurs par la gendarmerie.

D'Augsbourg l'empereur se rendit au camp devant Ulm, et fit des
dispositions pour l'assaut de cette place.

À peu de distance de la ville, un combat terrible et opiniâtre s'engagea
entre les Français et les Autrichiens, et il durait depuis deux heures,
quand tout à coup on entendit des cris de _vive l'empereur_! Ce nom qui
portait toujours la terreur dans les rangs ennemis, et qui encourageait
partout nos soldats, les électrisa à tel point qu'ils culbutèrent les
Autrichiens. L'empereur se montra sur la première ligne, criant en
avant! et faisant signe aux soldats d'avancer. De temps en temps le
cheval de Sa Majesté disparaissait au milieu de la fumée du canon.
Durant cette charge furieuse, l'empereur se trouva près d'un grenadier
blessé grièvement. Ce brave grenadier criait comme les autres «_en
avant! en avant!_» L'empereur s'approcha de lui et lui jeta son manteau
militaire en disant: «Tâche de me le rapporter, je te donnerai en
échange la croix que tu viens de gagner.» Le grenadier, qui se sentait
mortellement blessé, répondit à Sa Majesté que le linceul qu'il venait
de recevoir valait bien la décoration, et il expira enveloppé dans le
manteau impérial.

Le combat terminé, l'empereur fit relever le grenadier, qui était un
vétéran de l'armée d'Égypte, et voulut qu'il fût enterré dans son
manteau.

Un autre militaire, non moins courageux que celui dont je viens de
parler, reçut aussi de Sa Majesté des marques d'honneur. Le lendemain du
combat devant Ulm, l'empereur visitant les ambulances, un canonnier de
l'artillerie légère, qui n'avait plus qu'une cuisse, et qui criait de
toutes ses forces: _vive l'empereur_! attira son attention. Il
s'approcha du soldat et lui dit: «Est-ce donc là tout ce que tu as à me
dire?--Non, Sire, je puis aussi vous apprendre que j'ai à moi seul
démonté quatre pièces de canon aux Autrichiens; et c'est le plaisir de
les voir enfoncés qui me fait oublier que je vais bientôt tourner l'œil
pour toujours.» L'empereur, ému de tant de fermeté, donna sa croix au
canonnier, prit le nom de ses parens et lui dit: «Si tu en reviens, à
toi l'hôtel des Invalides.--Merci, Sire, mais la saignée a été trop
forte; ma pension ne vous coûtera pas bien cher; je vois bien qu'il faut
descendre la garde, mais vive l'empereur quand même!» Malheureusement ce
brave homme ne sentait que trop bien son état; il ne survécut pas à
l'amputation de sa cuisse.

Nous suivîmes l'empereur à Ulm, après l'occupation de cette place, et
nous vîmes une armée ennemie de plus de trente mille hommes mettre bas
les armes aux pieds de Sa Majesté, en défilant devant elle; je n'ai
jamais rien vu de plus imposant que ce spectacle. L'empereur était à
cheval, quelques pas en avant de son état-major. Son visage était calme
et grave, mais sa joie perçait malgré lui dans ses regards. Il levait à
chaque instant son chapeau, pour rendre le salut aux officiers
supérieurs de la division autrichienne.

Lorsque la garde impériale entra dans Augsbourg, quatre-vingts
grenadiers marchaient en tête des colonnes, portant chacun un drapeau
ennemi. L'empereur, arrivé à Munich, fut accueilli avec les plus grandes
attentions par l'électeur de Bavière, son allié. Sa Majesté alla
plusieurs fois au spectacle et à la chasse, et donna un concert aux
dames de la cour. Ce fut, comme on l'a su depuis, pendant le séjour de
l'empereur à Munich que l'empereur Alexandre et le roi de Prusse, se
promirent à Postdam, sur le tombeau de Frédéric II, de réunir leurs
efforts contre Sa Majesté. Un an après, l'empereur Napoléon fit aussi
une visite au tombeau du grand Frédéric.

La prise d'Ulm avait achevé la défaite des Autrichiens et ouvert à
l'empereur les portes de Vienne; mais les Russes s'avançaient à marches
forcées au secours de leurs alliés. Sa Majesté se porta à leur
rencontre; et le 1er décembre, les deux armées ennemies se trouvèrent
en face l'une de l'autre. Par un de ces hasards qui n'étaient faits que
pour l'empereur, le jour de la bataille d'Austerlitz était aussi le jour
anniversaire du couronnement.

Je ne sais plus pourquoi il n'y avait pas à Austerlitz de tente pour
l'empereur; les soldats lui avaient dressé avec des branches une espèce
de baraque, avec une ouverture dans le haut pour le passage de la fumée.
Sa Majesté n'avait pour lit que de la paille; mais elle était si
fatiguée, la veille de la bataille, après avoir passé la journée à
cheval sur les hauteurs du Santon, qu'elle dormait profondément quand le
général Savary, un de ses aides-de-camp, entra pour lui rendre compte
d'une mission dont il avait été chargé. Le général fut obligé de toucher
l'épaule de l'empereur et de le pousser pour l'éveiller. Alors il se
leva et remonta à cheval pour visiter ses avant-postes. La nuit était
profonde, mais tout à coup le camp se trouva illuminé comme par
enchantement. Chaque soldat mit une poignée de paille au bout de sa
baïonnette, et tous ces brandons se trouvèrent allumés en moins de temps
qu'il n'en faut pour l'écrire. L'empereur parcourut à cheval toute sa
ligne, adressant la parole aux soldats qu'il reconnaissait. «Soyez
demain, mes braves, tels que vous avez toujours été, leur disait-il, et
les Russes sont à nous, nous les tenons!» L'air retentissait des cris de
_vive l'empereur_! et il n'y avait officier ni soldat qui ne comptât
pour le lendemain sur une victoire.

Sa Majesté, en visitant la ligne d'attaque où les vivres manquaient
depuis quarante-huit heures, (car on n'avait distribué dans cette
journée qu'un pain de munition pour huit hommes), vit, en passant de
bivouac en bivouac, des soldats occupés à faire cuire des pommes de
terre sous la cendre. Se trouvant devant le 4e régiment de ligne dont
son frère était colonel, l'empereur dit à un grenadier du 2e
bataillon, en prenant et mangeant une des pommes de terre de l'escouade:
«Es-tu content de ces pigeons-là?--Hum! çà vaut toujours mieux que rien;
mais ces pigeons-là, c'est bien de la viande de carême.--Eh bien, mon
vieux,» reprit Sa Majesté en montrant aux soldats les feux de l'ennemi,
«aide-moi à débusquer ces b...-là, et nous ferons le mardi-gras à
Vienne.»

L'empereur revint, se recoucha et dormit jusqu'à trois heures du matin.
Le service était rassemblé autour d'un feu de bivouac, près de la
baraque de Sa Majesté; nous étions couchés sur la terre, enveloppés dans
nos manteaux, car la nuit était des plus froides. Depuis quatre jours je
n'avais pas fermé l'œil, et je commençais à m'endormir quand, sur les
trois heures, l'empereur me fit demander du punch; j'aurais donné tout
l'empire d'Autriche pour reposer une heure de plus. Je portai à Sa
Majesté le punch que je fis au feu du bivouac; l'empereur en fit prendre
au maréchal Berthier, et je partageai le reste avec ces messieurs du
service. Entre quatre et cinq heures, l'empereur ordonna les premiers
mouvemens de son armée. Tout le monde fut sur pied en peu d'instans et
chacun à son poste; dans toutes les directions on voyait galoper les
aides-de-camp et les officiers d'ordonnance, et au jour la bataille
commença.

Je n'entrerai dans aucun détail sur cette glorieuse journée qui, suivant
l'expression de l'empereur lui-même, _termina la campagne par un coup de
tonnerre_. Pas une des combinaisons de Sa Majesté n'échoua, et en
quelques heures les Français furent maîtres du champ de bataille et de
l'Allemagne tout entière. Le brave général Rapp fut blessé à Austerlitz,
comme dans toutes les batailles où il a figuré. On le transporta au
château d'Austerlitz, et le soir, l'empereur alla le voir et causa
quelque temps avec lui. Sa Majesté passa elle-même la nuit dans ce
château.

Deux jours après, l'empereur François vint trouver Sa Majesté et lui
demander la paix. Avant la fin de décembre un traité fut conclu, d'après
lequel l'électeur de Bavière et le duc de Wurtemberg, alliés fidèles de
l'empereur Napoléon, furent créés rois. En retour de cette élévation
dont elle était l'unique auteur, Sa Majesté demanda et obtint pour le
prince Eugène, vice-roi d'Italie, la main de la princesse Auguste-Amélie
de Bavière.

Pendant son séjour à Vienne, l'empereur avait établi son
quartier-général à Schœnbrunn, dont le nom est devenu célèbre par
plusieurs séjours de Sa Majesté, et qui, dit-on, est encore aujourd'hui,
par une singulière destinée, la résidence de son fils.

Je ne saurais assurer si ce fut pendant ce premier séjour à Schœnbrunn
que l'empereur fit la rencontre extraordinaire que je vais rapporter. Sa
Majesté, en costume de colonel des chasseurs de la garde, montait tous
les jours à cheval. Un matin qu'il se promenait sur la route de Vienne,
il vit arriver dans une voiture ouverte un ecclésiastique et une femme
baignée de larmes qui ne le reconnut pas. Napoléon s'approcha de la
voiture, salua cette dame, et s'informa de la cause de son chagrin, de
l'objet et du but de son voyage. «Monsieur, répondit-elle, j'habitais
dans un village à deux lieues d'ici, une maison qui a été pillée par des
soldats, et mon jardinier a été tué. Je viens demander une sauve-garde à
votre empereur qui a beaucoup connu ma famille, à laquelle il a de
grandes obligations.--Quel est votre nom, madame?--De Bunny; je suis
fille de M. de Marbœuf, ancien gouverneur de la Corse.--Je suis charmé,
madame, reprit Napoléon, de trouver une occasion de vous être agréable.
C'est moi qui suis l'empereur.» Madame de Bunny resta tout interdite.
Napoléon la rassura et continua son chemin en la priant d'aller
l'attendre à son quartier-général. À son retour, il la reçut et la
traita à merveille, lui donna pour escorte un piquet de chasseurs de sa
garde, et la congédia heureuse et satisfaite.

Dès que la bataille d'Austerlitz avait été gagnée, l'empereur s'était
empressé d'envoyer en France le courrier Moustache, pour en annoncer la
nouvelle à l'impératrice. Sa Majesté était au château de Saint-Cloud. Il
était neuf heures du soir, lorsqu'on entendit tout à coup pousser de
grands cris de joie, et le bruit d'un cheval qui arrivait au galop. Le
son des grelots et les coups répétés du fouet annonçaient un courrier.
L'impératrice, qui attendait avec une vive impatience des nouvelles de
l'armée, s'élance vers la fenêtre et l'ouvre précipitamment. Les mots de
_victoire_ et d'_Austerlitz_ frappent son oreille. Impatiente de savoir
les détails, elle descend sur le perron, suivie de ses dames. Moustache
lui apprend de vive voix la grande nouvelle, et remet à Sa Majesté la
lettre de l'empereur. Joséphine, après l'avoir lue, tira un superbe
diamant qu'elle avait au doigt, et le donna au courrier. Le pauvre
Moustache avait fait au galop plus de cinquante lieues dans la journée,
et il était tellement harassé qu'on fut obligé de l'enlever de dessus
son cheval. Il fallut quatre personnes pour procéder à cette opération,
et le transporter dans un lit. Son dernier cheval, qu'il avait sans
doute encore moins ménagé que les autres, tomba mort dans la cour du
château.



CHAPITRE XII.

     Retour de l'empereur à Paris.--Aventure en montant la côte de
     Meaux.--Une jeune fille se jette dans la voiture de
     l'empereur.--Rude accueil, et grâce refusée. Je reconnais
     mademoiselle de Lajolais.--Le général Lajolais deux fois accusé de
     conspiration.--Arrestation de sa femme et de sa fille.--Rigueurs
     exercées contre madame de Lajolais.--Résolution extraordinaire de
     mademoiselle de Lajolais.--Elle se rend seule à Saint-Cloud et
     s'adresse à moi.--Je fais parvenir sa demande à sa majesté
     l'impératrice.--Craintes de Joséphine.--Joséphine et Hortense font
     placer mademoiselle de Lajolais sur le passage de
     l'empereur.--Attention et bonté des deux princesses.--Constance
     inébranlable d'un enfant.--Mademoiselle de Lajolais en présence de
     l'empereur.--Scène déchirante.--Sévérité de l'empereur.--Grâce
     arrachée.--Évanouissement.--Soins donnés à mademoiselle de Lajolais
     par l'empereur.--Les généraux Wolff et Lavalette la reconduisent à
     son père.--Entrevue du général Lajolais et de sa
     fille.--Mademoiselle de Lajolais obtient aussi la grâce de sa
     mère.--Elle se joint aux dames bretonnes pour solliciter la grâce
     des compagnons de George.--Exécution retardée.--Démarche
     infructueuse.--Avertissement de l'auteur.--Le jeune Destrem demande
     et obtient la grâce de son père.--Faveur inutile.--Passage de
     l'empereur par Saint-Cloud, au retour d'Austerlitz.--M. Barré,
     maire de Saint-Cloud.--L'arc _barré_ et _la plus dormeuse_ des
     communes.--M. Je prince de Talleyrand et les lits de
     Saint-Cloud.--Singulier caprice de l'empereur.--Petite révolution
     au château.--Les manies des souverains sont epidémiques.


L'EMPEREUR ayant quitté Stuttgard, ne s'arrêta que vingt-quatre heures à
Carlsruhe, et quarante-huit heures à Strasbourg; de là jusqu'à Paris il
ne fit que des haltes assez courtes, sans se presser toutefois, et sans
demander aux postillons cette rapidité extrême qu'il avait coutume d'en
exiger.

Pendant que nous montions la côte de Meaux, et que l'empereur lui-même,
fortement occupé de la lecture d'un livre qu'il avait dans les mains, ne
faisait aucune attention à ce qui se passait sur la route, une jeune
fille se précipita sur la portière de Sa Majesté, s'y cramponna malgré
les efforts, assez faibles à la vérité, que les cavaliers de l'escorte
tentèrent pour l'éloigner, l'ouvrit et se jeta dans la voiture de
l'empereur. Tout cela fut fait en moins de temps que je n'en mets à le
dire. L'empereur, on ne peut plus surpris, s'écria: «Que diable me veut
cette folle?» Puis reconnaissant la jeune demoiselle après avoir mieux
examiné ses traits, il ajouta avec une humeur bien prononcée: «Ah! c'est
encore vous! vous ne me laisserez donc jamais tranquille?» La jeune
fille, sans s'effrayer de ce rude accueil, mais non sans verser beaucoup
de larmes, dit que la seule grâce qu'elle était venue implorer pour son
père était qu'on le changeât de prison, et qu'il fût transporté du
château d'If, où l'humidité détruisait sa santé, à la citadelle de
Strasbourg. «Non, non, s'écria l'empereur, n'y comptez pas. J'ai bien
autre chose à faire que de recevoir vos visites. Que je vous accorde
encore cette demande, et dans huit jours vous en aurez imaginé
quelqu'autre.» La pauvre demoiselle insista avec une fermeté digne d'un
meilleur succès; mais l'empereur fut inflexible. Arrivé au haut de la
côte, il dit à la jeune fille: «J'espère que vous allez descendre, et me
laisser poursuivre mon chemin. J'en suis bien fâché, mais ce que vous me
demandez est impossible.» Et il la congédia sans vouloir l'entendre plus
long-temps.

Pendant que cela se passait, je montais la côte à pied, à quelques pas
de la voiture de Sa Majesté, et lorsque, cette désagréable scène étant
terminée, la jeune personne, forcée de s'éloigner sans avoir rien
obtenu, passa devant moi en sanglotant, je reconnus mademoiselle de
Lajolais, que j'avais déjà vue dans une circonstance semblable, mais où
sa courageuse tendresse pour ses parens avait été suivie d'une meilleure
réussite.

Le général de Lajolais avait été arrêté, ainsi que toute sa famille, au
18 fructidor. Après avoir subi une détention de vingt-huit mois, il
avait été jugé à Strasbourg par un conseil de guerre, sur l'ordre qu'en
donna le premier consul, et acquitté à l'unanimité.

Plus tard, lorsqu'éclata la conjuration des généraux Pichegru, Moreau,
George Cadoudal, et de MM. de Polignac, de Rivière, etc., le général de
Lajolais, qui en faisait partie, fut condamné à mort avec eux; sa femme
et sa fille furent transférées de Strasbourg à Paris par la gendarmerie.
Madame de Lajolais fut mise au secret le plus rigoureux; et sa fille,
séparée d'elle, se réfugia chez des amis de sa famille. C'est alors que
cette jeune personne, âgée à peine de quatorze ans, déploya un courage
et une force de caractère inconnus dans un âge aussi tendre. Lorsqu'elle
apprit la condamnation à mort de son père, elle partit à quatre heures
du matin, sans avoir fait part de sa résolution à personne, seule, à
pied, sans guide, sans introducteur, et se présenta tout en larmes au
château de Saint-Cloud, où était l'empereur. Ce ne fut pas sans beaucoup
de peine qu'elle parvint à en franchir l'entrée; mais elle ne se laissa
rebuter par aucun obstacle, et arriva jusqu'à moi. «Monsieur, me
dit-elle, on m'a promis que vous me conduiriez tout de suite à
l'empereur (je ne sais qui lui avait fait ce conte); je ne vous demande
que cette grâce, ne me la refusez pas, je vous en supplie!» Touché de sa
confiance et de son désespoir, j'allai prévenir sa majesté
l'impératrice.

Celle-ci, tout émue de la résolution et des larmes d'une enfant si
jeune, n'osa pourtant pas lui prêter sur-le-champ son appui, dans la
crainte de réveiller la colère de l'empereur, qui était grande contre
ceux qui avaient trempé dans la conspiration. L'impératrice m'ordonna de
dire à la jeune de Lajolais qu'elle était désolée de ne pouvoir rien
faire pour elle en ce moment; mais qu'elle eût à revenir à Saint-Cloud
le lendemain à cinq heures du matin; qu'elle et la reine Hortense
aviseraient au moyen de la placer sur le passage de l'empereur. La jeune
fille revint le jour suivant à l'heure indiquée. Sa majesté
l'impératrice la fit placer dans le salon vert. Là elle épia pendant dix
heures le moment où l'empereur, sortant du conseil, traverserait cette
salle pour passer dans son cabinet.

L'impératrice et son auguste fille donnèrent des ordres pour qu'on lui
servît à déjeuner et ensuite à dîner; elles vinrent elles-mêmes la prier
de prendre quelque nourriture, mais leurs instances furent inutiles. La
pauvre enfant n'avait pas d'autre pensée ni d'autre besoin que d'obtenir
la vie de son père. Enfin à cinq heures après midi l'empereur parut; sur
un signe que l'on fit à mademoiselle de Lajolais pour lui montrer
l'empereur, qu'entouraient quelques conseillers d'état et des officiers
de sa maison, elle s'élança vers lui; c'est alors qu'eut lieu une scène
déchirante qui dura fort long-temps. La jeune fille se traînait aux
genoux de l'empereur, le conjurant, les mains jointes et dans les termes
les plus touchans, de lui accorder la grâce de son père. L'empereur
commença d'abord par la repousser et lui dire du ton le plus sévère:
«Votre père est un traître, c'est la seconde fois qu'il se rend coupable
envers l'état, je ne puis rien vous accorder.» Mademoiselle de Lajolais
répondit à cette sortie de Sa Majesté: «La première fois, mon père a été
jugé et reconnu innocent; cette fois-ci c'est sa grâce que j'implore!»
Enfin l'empereur, vaincu par tant de courage et de dévouement, et un peu
fatigué d'ailleurs d'une séance que la persévérance de la jeune fille
semblait encore disposée à prolonger, céda à ses prières, et la vie du
général de Lajolais fut sauvée.

Épuisée de fatigue et de faim, sa fille tomba sans connaissance aux
pieds de l'empereur; il la releva lui-même, lui fit donner des soins, et
la présentant aux personnes témoins de cette scène, il la combla
d'éloges pour sa piété filiale.

Sa Majesté donna ordre aussitôt qu'on la reconduisît à Paris, et
plusieurs officiers supérieurs se disputèrent le plaisir de
l'accompagner. Les généraux Wolff, aide-de-camp du prince Louis, et
Lavalette, furent chargés de ce soin, et la conduisirent à la
Conciergerie auprès de son père. Entrée dans son cachot, elle se
précipita à son cou pour lui annoncer la grâce qu'elle venait
d'arracher, mais accablée par tant d'émotions elle fut hors d'état de
prononcer une seule parole, et ce fut le général Lavalette qui annonça
au prisonnier ce qu'il devait à la courageuse persistance de sa fille...
Le lendemain, elle obtint par l'impératrice Joséphine la liberté de sa
mère qui devait être déportée[48].

Après avoir obtenu la vie de son père et la liberté de sa mère, comme je
viens de le rapporter, mademoiselle de Lajolais voulut encore travailler
à sauver leurs compagnons d'infortune condamnés à mort. Elle se joignit
aux dames bretonnes, que le succès qu'elle avait déjà obtenu avait
engagées à solliciter sa coopération, et elle courut avec elles à la
Malmaison pour demander ces nouvelles grâces.

Ces dames avaient obtenu que l'exécution des condamnés fût retardée de
deux heures; elles espéraient que l'impératrice Joséphine pourrait
fléchir l'empereur; mais il fut inflexible, et cette généreuse tentative
resta sans succès. Mademoiselle de Lajolais revint à Paris avec la
douleur de n'avoir pu arracher quelques malheureux de plus aux rigueurs
de la loi.

J'ai déjà dit deux choses que je me crois obligé de rappeler en cet
endroit: la première, c'est que, loin de m'assujettir à rapporter les
événemens dans leur ordre chronologique, je les écrirais à mesure qu'ils
viendraient s'offrir à ma mémoire; la seconde, c'est que je considère
comme une obligation et un devoir pour moi de raconter tous les actes de
l'empereur qui peuvent servir à le faire mieux connaître, et qui ont été
oubliés, soit involontairement, soit à dessein, par ceux qui ont écrit
sa vie. Je crains peu que l'on m'accuse sur ce point de monotonie, et
que l'on m'adresse le reproche de ne faire qu'un panégyrique; mais si
cela arrivait à quelqu'un, je dirais: Tant pis pour qui s'ennuie au
récit des bonnes actions! Je me suis engagé à dire la vérité sur
l'empereur, en bien comme en mal; tout lecteur qui s'attend à ne trouver
dans mes mémoires que du mal sur le compte de l'empereur, comme celui
qui s'attendrait à n'y trouver que du bien, fera sagement de ne pas
aller plus loin, car j'ai fermement résolu de raconter tout ce que je
sais. Ce n'est pas ma faute si les bienfaits accordés par l'empereur ont
été tellement nombreux que mes récits devront souvent tourner à sa
louange.

J'ai cru bon de faire ces courtes observations avant de rapporter ici
une autre grâce accordée par Sa Majesté à l'époque du couronnement, et
que l'aventure de mademoiselle de Lajolais m'a rappelée.

Le jour de la première distribution dans l'église des Invalides de la
décoration de la Légion-d'Honneur, et au moment où, cette imposante
cérémonie étant terminée, l'empereur allait se retirer, un très-jeune
homme vint se jeter à genoux sur les marches du trône en criant: _Grâce!
grâce pour mon père!_ Sa Majesté, touchée de sa physionomie
intéressante et de sa profonde émotion, s'approcha de lui et voulut le
relever; mais le jeune homme se refusait à changer d'attitude, et
répétait sa demande d'un ton suppliant. «Quel est le nom de votre père?»
lui demanda l'empereur.--«Sire, répondit le jeune homme pouvant à peine
se faire entendre, il s'est fait assez connaître, et les ennemis de mon
père ne l'ont que trop calomnié auprès de Votre Majesté; mais je jure
qu'il est innocent. Je suis le fils de Hugues Destrem.--Votre père,
Monsieur, s'est gravement compromis par ses liaisons avec des factieux
incorrigibles; mais j'aurai égard à votre demande. M. Destrem est
heureux d'avoir un fils qui lui est si dévoué.» Sa Majesté ajouta encore
quelques paroles consolantes, et le jeune homme se retira avec la
certitude que son père serait gracié. Malheureusement le pardon accordé
par l'empereur arriva trop tard: M. Hugues Destrem, qui avait été
transporté à l'île d'Oléron après l'attentat du 3 nivôse, auquel il
n'avait pourtant pris aucune part, mourut dans cet exil, avant d'avoir
reçu la nouvelle que les sollicitations de son fils avaient obtenu un
plein succès.

À notre retour de la glorieuse campagne d'Austerlitz, la commune de
Saint-Cloud, si favorisée par le séjour de la cour, avait décidé qu'elle
se distinguerait dans cette circonstance, et s'efforcerait de prouver
tout son amour pour l'empereur.

Le maire de Saint-Cloud était M. Barré, homme d'une instruction parfaite
et d'une grande bonté; Napoléon l'estimait particulièrement, et aimait à
s'entretenir avec lui; aussi fut-il sincèrement regretté de ses
administrés, quand la mort le leur enleva.

M. Barré fit élever un arc de triomphe simple, mais noble et de bon
goût, au bas de l'avenue qui conduit au palais; on le décora de
l'inscription suivante:

À SON SOUVERAIN CHÉRI

LA PLUS HEUREUSE DES COMMUNES.

Le soir où l'on attendait l'empereur, M. le maire et ses adjoints, avec
la harangue obligée, passèrent une partie de la nuit au pied du
monument. M. Barré, qui était vieux et valétudinaire, se retira, mais
non sans avoir placé en sentinelle un de ses administrés qui devait
l'aller prévenir de la venue du premier courrier. On fit poser une
échelle en travers de l'arc de triomphe pour que personne n'y pût passer
avant Sa Majesté. Malheureusement l'argus municipal vint à s'endormir:
l'empereur arrive sur le matin et passe à côté de l'arc de triomphe, en
riant beaucoup de l'obstacle qui l'empêchait de jouir de l'honneur
insigne que lui avaient préparé les bons habitans de Saint-Cloud.

Le jour même de l'événement, on fit courir dans le palais un petit
dessin représentant les autorités endormies auprès du monument. On
n'avait eu garde d'oublier l'échelle qui barrait le passage; on lisait
au-dessous _l'arc barré_, par allusion au nom du maire. Quant à
l'inscription, on l'avait travestie de cette manière:

À SON SOUVERAIN CHÉRI

LA PLUS DORMEUSE DES COMMUNES.

Leurs Majestés s'amusèrent beaucoup de cette plaisanterie.

La cour étant à Saint-Cloud, l'empereur, qui avait travaillé fort tard
avec M. de Talleyrand, invita ce dernier à coucher au château. Le
prince, qui aimait mieux retourner à Paris, refusa, donnant pour excuse
que les lits avaient une odeur fort désagréable. Il n'en était pourtant
rien, et on avait, comme on peut aisément le croire, le plus grand soin
du mobilier, tant au garde-meuble que dans les différens palais
impériaux. Le motif assigné par M. de Talleyrand avait été donné par
hasard; il aurait pu tout aussi bien en assigner un autre. Néanmoins
l'observation frappa l'empereur, et le soir, en entrant dans sa chambre,
il se plaignit que son lit sentait mauvais. Je l'assurai du contraire,
en promettant à Sa Majesté que le lendemain elle serait convaincue de
son erreur. Mais loin d'être persuadé, l'empereur, à son lever, répéta
que son lit avait une odeur fort désagréable et qu'il fallait absolument
le changer. Sur-le-champ on appela M. Charvet, concierge du palais, à
qui Sa Majesté se plaignit de son lit et ordonna d'en faire apporter un
autre. M. Desmasis, conservateur du garde-meuble, fut aussi mandé; il
examine matelas, lits de plume et couvertures, les tourne et retourne en
tout sens; d'autres personnes en font autant, et chacun demeure
convaincu que le lit de Sa Majesté ne répandait aucune odeur. Malgré
tant de témoignages, l'empereur, non parce qu'il tenait à honneur de
n'avoir pas le démenti de ce qu'il avait avancé, mais seulement par
suite d'un caprice auquel il était assez sujet, persista dans sa
première idée et exigea que son coucher fût changé. Voyant qu'il fallait
obéir, j'envoyai le coucher aux Tuileries et fis apporter le lit de
Paris au château de Saint-Cloud, L'empereur applaudit à ce changement,
et quand il fut revenu aux Tuileries, il ne s'aperçut pas de l'échange
et trouva très-bon son coucher dans ce château. Ce qu'il y eut de plus
plaisant, c'est que les dames du palais ayant appris que l'empereur
s'était plaint de son lit, trouvèrent aux leurs une odeur insupportable.
Il fallut tout bouleverser, et cela fit une petite révolution. Les
caprices des souverains ont quelque chose d'épidémique.



CHAPITRE XIII.

     Liaisons secrètes de l'empereur.--Quelle est, selon l'empereur, la
     conduite d'un honnête homme.--Ce que Napoléon entendait par
     _immoralité_.--Tentations des souverains.--Discrétion de
     l'empereur.--Jalousie de Joséphine.--Madame Gazani.--Rendez-vous
     dans l'ancien appartement de M. de Bourrienne.--L'empereur en tête
     à tête _avec un ministre_.--Soupçons et agitation de
     l'impératrice.--Ma consigne me force à mentir.--L'impératrice
     plaidant à mes dépens le faux pour savoir le vrai.--Petite
     réprimande adressée à mon sujet par l'empereur à l'impératrice.--Je
     suis justifié.--Bouderie passagère.--Durée de la liaison de
     l'empereur avec madame Gazani.--Madame de Rémusat dame d'honneur de
     l'impératrice.--Expédition nocturne de Joséphine et de madame de
     Rémusat.--Ronflement formidable.--Terreur panique et fuite
     précipitée.--Larmes et rire fou.--L'allée des Veuves.--L'empereur
     en bonnes fortunes.--Le prince Murat et moi nous l'attendons à la
     porte de...--Inquiétude de Murat.--Mot _impérial_ de Napoléon.--Les
     pourvoyeurs officieux.--Je suis sollicité par certaines dames.--Ma
     répugnance pour les marchés clandestins.--Anciennes attributions du
     premier valet de chambre, non rétablies par
     l'empereur.--Complaisance d'un général.--Résistance d'une dame
     _après_ son mariage.--Mademoiselle E... lectrice de la princesse
     Murat.--Portrait de mademoiselle E...--Intrigue contre
     l'impératrice.--Entrevues aux Tuileries et quelles en furent les
     suites.--Naissance d'un enfant impérial.--Éducation de cet
     enfant.--Mademoiselle E... à Fontainebleau.--Mécontentement de
     l'empereur.--Rigueur envers la mère et tendresse pour le fils.--Les
     trois fils de Napoléon.--Distractions de l'empereur à Boulogne.--La
     belle Italienne.--Découverte et proposition de Murat.--Mademoiselle
     L. B.--Spéculation honteuse.--Les pas de ballet.--Le teint
     échauffé.--Œillades en pure perte.--Visite à mademoiselle
     Lenormand.--Discrétion de mademoiselle L. B. sur les prédictions de
     la devineresse.--Crédulité justifiée par l'événement.--Balivernes.


Sa Majesté avait coutume de dire que l'on reconnaissait un honnête homme
à sa conduite envers sa femme, ses enfans et ses domestiques, et
j'espère qu'il ressortira de ces mémoires que l'empereur, sous ces
divers rapports, avait la conduite d'un honnête homme, telle qu'il la
définissait. Il disait encore que l'immoralité était le vice le plus
dangereux dans un souverain, parce qu'il faisait loi pour les sujets. Ce
qu'il entendait par _immoralité_, c'était sans doute une publicité
scandaleuse donnée à des liaisons qui devraient toujours rester
secrètes: car pour ces liaisons en elles-mêmes, il ne les repoussait pas
plus qu'un autre lorsqu'elles venaient se jeter à sa tête. Peut-être
tout autre, dans la même position que lui, entouré de séductions,
d'attaques et d'avances de toute espèce, aurait moins souvent encore
résisté à la tentation. Pourtant à Dieu ne plaise que je veuille prendre
ici la défense de Sa Majesté sous ce rapport; je conviendrai même, si
l'on veut, que sa conduite n'offrait pas l'exemple de l'accord le plus
parfait avec la morale de ses discours; mais on avouera aussi que
c'était beaucoup, pour un souverain, de cacher avec le plus grand soin
ses distractions au public, pour qui elles auraient été un sujet de
scandale, ou, qui pis est, d'imitation, et à sa femme, qui en aurait
éprouvé le plus violent chagrin. Voici, sur ce chapitre délicat, deux ou
trois anecdotes qui me reviennent maintenant à l'esprit, et qui sont, je
crois, à peu près de l'époque à laquelle ma narration est parvenue.

L'impératrice Joséphine était jalouse, et malgré la prudence dont usait
l'empereur dans ses liaisons secrètes, elle n'était pas sans être
quelquefois informée de ce qui se passait.

L'empereur avait connu à Gênes madame Gazani, fille d'une danseuse
italienne, et il continuait de la recevoir à Paris. Un jour qu'il avait
rendez-vous avec cette dame dans les petits appartemens, il m'ordonna
de rester dans sa chambre, et de répondre aux personnes qui le
demanderaient, fût-ce même Sa Majesté l'impératrice, qu'il travaillait
dans son cabinet avec un ministre.

Le lieu de l'entrevue était l'ancien appartement occupé par M. de
Bourrienne, dont l'escalier donnait dans la chambre à coucher de Sa
Majesté. Cet appartement avait été arrangé et décoré fort simplement; il
avait une seconde sortie sur l'escalier, dit l'escalier noir, parce
qu'il était sombre et peu éclairé. C'était par là qu'entrait madame
Gazani. Quant à l'empereur, il allait la trouver par la première issue.
Il y avait peu d'instans qu'ils étaient réunis, quand l'impératrice
entra dans la chambre de l'empereur, et me demanda ce que faisait son
époux. «Madame, l'empereur est fort occupé en ce moment; il travaille
dans son cabinet avec un ministre.--Constant, je veux entrer.--Cela est
impossible, madame, j'ai reçu l'ordre formel de ne pas déranger Sa
Majesté, pas même pour Sa Majesté l'impératrice.» Là dessus, celle-ci
s'en retourna mécontente et même courroucée. Au bout d'une demi-heure,
elle revint, et comme elle renouvela sa demande, il me fallut bien
renouveler ma réponse. J'étais désolé de voir le chagrin de Sa Majesté
l'impératrice, mais je ne pouvais manquer à ma consigne. Le même soir,
à son coucher, l'empereur me dit, d'un ton fort sévère, que
l'impératrice lui avait assuré tenir de moi que, lorsqu'elle était venue
le demander, il était enfermé avec une dame. Je répondis à l'empereur,
sans me troubler, que certainement il ne pouvait croire cela. «Non,
reprit Sa Majesté, revenant au ton amical dont elle m'honorait
habituellement, je vous connais assez pour être assuré de votre
discrétion; mais malheur aux sots qui bavardent, si je parviens à les
découvrir.» Au coucher du lendemain, l'impératrice entra comme
l'empereur se mettait au lit, et Sa Majesté lui dit devant moi: «C'est
fort mal, Joséphine, de prêter des mensonges à ce pauvre Constant; il
n'était pas homme à vous faire un conte comme celui que vous m'avez
rapporté.» L'impératrice s'assit sur le bord du lit, se prit à rire, et
mit sa jolie petite main sur la bouche de son mari. Comme il était
question de moi, je me retirai. Pendant quelques jours, Sa Majesté
l'impératrice fut froide et sévère envers moi; mais comme cela lui était
peu naturel, elle reprit bientôt cet air de bonté qui lui gagnait tous
les cœurs.

* * *

Quant à la liaison de l'empereur avec madame Gazani, elle dura à peu
près un an; encore les rendez-vous n'avaient lieu qu'à des époques
assez éloignées.

Le trait de jalousie suivant ne m'est pas aussi personnel que celui que
je viens de citer.

Madame de R***, femme d'un de messieurs les préfets du palais, et
celle de ses dames d'honneur que Sa Majesté l'impératrice aimait le
plus, la trouva un soir tout en larmes et désespérée. Madame de R***
attendit en silence que Sa Majesté daignât lui apprendre la cause de ce
violent chagrin. Elle n'attendit pas long-temps. À peine était-elle
entrée dans le salon, que Sa Majesté s'écria: «Je suis sûre qu'il est
maintenant couché avec une femme. Ma chère amie, ajouta-t-elle
continuant de pleurer, prenez ce flambeau et allons écouter à sa porte:
nous entendrons bien.» Madame de R*** fit tout ce qu'elle put pour la
dissuader de ce projet; elle lui représenta l'heure avancée, l'obscurité
du passage, le danger qu'elles couraient d'être surprises; mais tout fut
inutile. Sa Majesté lui mit le flambeau dans la main en lui disant: «Il
faut absolument que vous m'accompagniez. Si vous avez peur, je marcherai
devant vous.» Madame de R*** obéit, et voilà les deux dames
s'avançant sur la pointe du pied dans le corridor, à la lueur d'une
seule bougie que l'air agitait. Arrivées à la porte de l'antichambre de
l'empereur, elles s'arrêtent, respirant à peine, et l'impératrice
tourne doucement le bouton. Mais au moment où elle met le pied dans
l'appartement, Roustan qui y couchait, et qui était profondément
endormi, poussa un ronflement formidable et prolongé. Ces dames
n'avaient pas pensé apparemment qu'il se trouverait là, et madame de
R*** s'imaginant le voir déjà sautant à bas du lit, le sabre et le
pistolet au poing, tourne les talons et se met à courir de toutes ses
forces, son flambeau à la main, vers l'appartement de l'impératrice,
laissant celle-ci dans la plus complète obscurité. Elle ne reprit
haleine que dans la chambre à coucher de l'impératrice, et ce ne fut
aussi que là qu'elle se souvint que celle-ci était restée sans lumière
dans les corridors. Madame de R*** allait retourner à sa rencontre,
lorsqu'elle la vit revenir se tenant les côtés de rire, et parfaitement
consolée de son chagrin par cette burlesque aventure. Madame de R***
cherchait à s'excuser: «Ma chère amie, lui dit Sa Majesté, vous n'avez
fait que me prévenir. Ce butor de Roustan m'a fait une telle peur, que
je vous aurais donné l'exemple de la fuite, si vous n'aviez pas été
encore un peu plus poltronne que moi.»

Je ne sais ce que ces dames auraient découvert si le courage ne leur eût
manqué avant d'avoir mené à fin leur expédition; rien du tout,
peut-être, car l'empereur ne recevait que rarement aux Tuileries la
personne dont il était épris pour le moment. On a vu que, sous le
consulat, il donnait ses rendez-vous dans une petite maison de l'allée
des Veuves. Empereur, c'était encore hors du château qu'avaient lieu ses
entrevues amoureuses. Il s'y rendait incognito la nuit, et s'exposait à
toutes les chances que court un homme à bonnes fortunes.

Un soir, entre onze heures et minuit, l'empereur me fait appeler,
demande un frac noir et un chapeau rond, et m'ordonne de le suivre. Nous
montons, le prince Murat troisième, dans une voiture de couleur sombre;
César conduisait. Il n'y avait qu'un seul laquais pour ouvrir la
portière, et tous deux étaient sans livrée. Après une petite course dans
Paris, l'empereur fit arrêter dans la rue de... Il descendit, fit
quelques pas en avant, frappa à une porte cochère et entra seul dans un
hôtel. Le prince et moi étions restés dans la voiture. Des heures se
passèrent, et nous commençâmes à nous inquiéter. La vie de l'empereur
avait été assez souvent menacée pour qu'il ne fût que trop naturel de
craindre quelque nouveau piége ou quelque surprise. L'imagination fait
du chemin lorsqu'elle est poursuivie par de telles craintes. Le prince
Murat jurait et maudissait énergiquement tantôt l'imprudence de Sa
Majesté, tantôt sa galanterie, tantôt la dame et ses complaisances. Je
n'étais pas plus rassuré que lui, mais, plus calme, je cherchais à la
calmer. Enfin, ne pouvant plus résister à son impatience, le prince
s'élance hors de la voiture, je le suis, et il avait la main sur le
marteau de la porte lorsque l'empereur en sortit. Il était déjà grand
jour. Le prince lui fit part de nos inquiétudes et des réflexions que
nous avions faites sur sa témérité. «Quel enfantillage! dit là-dessus Sa
Majesté, qu'aviez-vous tant à craindre? partout où je suis, ne suis-je
pas chez moi?»

C'était bien volontairement que quelques habitués de la cour
s'empressaient de parler à l'empereur de jeunes et jolies personnes qui
désiraient être connues de lui, car il n'était nullement dans son
caractère de donner de pareilles commissions. Je n'étais pas assez grand
seigneur pour trouver un tel emploi honorable; aussi n'ai-je jamais
voulu me mêler des affaires de ce genre. Ce n'est pourtant pas faute
d'avoir été indirectement sondé, ou même ouvertement sollicité par
certaines dames qui ambitionnaient le titre de favorites, quoique ce
titre ne donnât que fort peu de droits et de priviléges auprès de
l'empereur; mais encore une fois je n'entrais point dans de tels
marchés; je me contentais de m'occuper des devoirs que m'imposait ma
place, non d'autre chose; et quoique Sa Majesté prît plaisir à
ressusciter les usages de l'ancienne monarchie, les secrètes
attributions du premier valet de chambre ne furent point rétablies, et
je me gardai bien de les réclamer.

Assez d'autres (non des valets de chambre) étaient moins scrupuleux que
moi. Le général L... parla un jour à l'empereur d'une demoiselle fort
jolie, dont la mère tenait une maison de jeu, et qui désirait lui être
présentée. L'empereur la reçut une seule fois. Peu de jours après elle
fut mariée. À quelque temps de là, Sa Majesté voulut la revoir et la
redemanda. Mais la jeune femme répondit qu'elle ne s'appartenait plus,
et elle se refusa à toutes les instances, à toutes les offres qui lui
furent faites. L'empereur n'en parut nullement mécontent; il loua au
contraire madame D... de sa fidélité à ses devoirs et approuva fort sa
conduite.

Son altesse impériale la princesse Murat avait, en 1804, dans sa maison,
une jeune lectrice, mademoiselle E... Elle était grande, svelte, bien
faite, brune avec de beaux yeux noirs, vive et fort coquette, et pouvait
avoir de dix-sept à dix-huit ans. Quelques personnes qui croyaient avoir
intérêt à éloigner Sa Majesté de l'impératrice sa femme, remarquèrent
avec plaisir la disposition de la lectrice à essayer le pouvoir de ses
œillades sur l'empereur, et celle de ce dernier à s'y laisser prendre.
Elles attisèrent adroitement le feu, et ce fut une d'elles qui se
chargea de toute la diplomatie de cette _affaire_. Des propositions
faites par un tiers furent sur-le-champ acceptées. La belle E... vint au
château, en secret, mais rarement, et elle n'y passait que deux ou trois
heures. Elle devint grosse. L'empereur fit louer pour elle, rue
Chantereine, un hôtel où elle accoucha d'un beau garçon qui fut doté dès
sa naissance de 30,000 francs de rente. On le confia d'abord aux soins
de madame L..., nourrice du prince Achille Murat, laquelle le garda
trois ou quatre ans. Ensuite M. M..., secrétaire de Sa Majesté, fut
chargé de pourvoir à l'éducation de cet enfant. Lorsque l'empereur
revint de l'île d'Elbe, le fils de mademoiselle E... fut remis aux mains
de sa majesté l'impératrice-mère. La liaison de l'empereur avec
mademoiselle E... ne dura pas long-temps. Un jour on la vit arriver avec
sa mère à Fontainebleau, où se trouvait la cour. Elle monta à
l'appartement de Sa Majesté, et me demanda de l'annoncer. L'empereur fut
on ne peut plus mécontent de cette démarche, et me chargea d'aller dire
de sa part à mademoiselle E... qu'il lui défendait de jamais se
présenter devant lui sans sa permission et de séjourner un instant de
plus à Fontainebleau. Malgré cette rigueur pour la mère, l'empereur
aimait tendrement le fils. Je le lui amenais souvent; il le caressait,
lui donnait cent friandises, et s'amusait beaucoup de sa vivacité et de
ses reparties, qui étaient très-spirituelles pour son âge.

Cet enfant et celui de la belle Polonaise dont je parlerai plus tard
sont, avec le roi de Rome, les seuls enfans qu'ait eus l'empereur. Il
n'a jamais eu de filles, et je crois qu'il n'aurait pas aimé à en avoir.

J'ai vu je ne sais où que l'empereur, pendant le séjour le plus long que
nous ayons fait à Boulogne, se délassait la nuit des travaux de la
journée avec une belle Italienne. Voici ce que je sais de cette
aventure. Sa Majesté se plaignait un matin, pendant que je l'habillais,
en présence du prince Murat, de ne voir que des figures à moustaches, ce
qui, disait-elle, était fort triste. Le prince toujours prêt, dans les
occasions de ce genre, à offrir ses services à son beau-frère, lui parla
d'une dame génoise belle et spirituelle, qui avait le plus grand désir
de voir Sa Majesté. L'empereur accorda, en riant, un tête-à-tête, et le
prince se chargea de transmettre le message. Il y avait deux jours que,
par ses soins, la belle dame était arrivée et installée dans la haute
ville, lorsque l'empereur, qui habitait au Pont de Briques, m'ordonna
un soir de prendre une voiture et d'aller chercher la protégée du prince
Murat. J'obéis et j'amenai la belle Génoise, qui, pour éviter le
scandale, bien qu'il fît nuit close, fut introduite par un petit jardin
situé derrière les appartemens de Sa Majesté. La pauvre femme était bien
émue et pleurait; mais elle se consola promptement en se voyant bien
accueillie: l'entrevue se prolongea jusqu'à trois heures du matin, et je
fus alors appelé pour reconduire la dame. Elle revint, depuis, quatre ou
cinq fois et revit encore l'empereur à Rambouillet. Elle était bonne,
simple, crédule et point du tout intrigante, et ne chercha point à tirer
parti d'une liaison qui, du reste, ne fut que passagère.

Une autre de ces favorites d'un moment qui se précipitaient en quelque
sorte dans les bras de l'empereur, sans lui donner le temps de lui
adresser ses hommages, mademoiselle L. B. était une fort jolie personne;
elle avait de l'esprit et un bon cœur, et si elle eût reçu une éducation
moins frivole, elle aurait été sans doute une femme estimable. Mais j'ai
tout lieu de penser que sa mère avait toujours eu le dessein d'acquérir
un protecteur à son second mari, en _utilisant_ la jeunesse et les
attraits de la fille de son premier; je ne me souviens pas de son nom,
mais il était d'une famille noble, ce dont la mère et la fille se
félicitaient beaucoup. La jeune personne était bonne musicienne, et
chantait agréablement; mais ce qui me paraissait aussi ridicule
qu'indécent, c'était de la voir devant une assez nombreuse compagnie
réunie chez sa mère, danser des pas de ballet, dans un costume presque
aussi léger qu'à l'Opéra, avec des castagnettes ou un tambour de basque,
et terminer sa danse par une répétition d'attitudes et de grâces. Avec
une pareille éducation, elle devait trouver sa position toute naturelle;
aussi fut-elle fort chagrine du peu de durée qu'eut sa liaison avec
l'empereur. Pour la mère, elle en était désespérée, et me disait avec
une naïveté révoltante: «Voyez ma pauvre Lise, comme elle a le teint
échauffé! c'est le chagrin de se voir négligée, cette chère enfant. Que
vous seriez bon si vous pouviez la faire demander!» Pour provoquer une
entrevue dont la mère et la fille étaient si désireuses, elles vinrent
toutes deux à la chapelle de Saint-Cloud, où pendant la messe la
_pauvre_ Lise lançait à l'empereur des œillades qui faisaient rougir les
jeunes femmes qui s'en aperçurent. Tout cela fut du temps perdu, et
l'empereur n'y fit nulle attention.

Le colonel L. B. était aide-de-camp du général L..., gouverneur de
Saint-Cloud; le général était veuf, et c'est ce qui peut faire excuser
l'intimité de sa fille unique avec la famille L. B..., qui m'étonnait
beaucoup. Un jour que je dînais chez le colonel avec sa femme, sa
belle-fille et mademoiselle L......, le général fit demander son
aide-de-camp, et je restai seul avec ces dames, qui me sollicitèrent
vivement de les accompagner chez mademoiselle Lenormand. J'aurais eu
mauvaise grâce à ne pas céder. Nous montâmes en voiture, et arrivâmes
rue de Tournon. Mademoiselle L. B... entra la première dans l'antre de
la sibylle, y resta long-temps, mais fut fort discrète sur ce qui lui
avait été dit. Pour mademoiselle L......, elle nous dit fort ingénument
qu'elle avait de bonnes nouvelles, et qu'elle épouserait bientôt celui
qu'elle aimait; ce qui en effet ne tarda pas. Ces demoiselles me
pressèrent de consulter à mon tour la prophétesse, et je m'aperçus bien
que j'étais connu, car mademoiselle Lenormand vit tout de suite dans ma
main que j'avais le bonheur d'approcher d'un grand homme et d'en être
aimé; puis elle ajouta mille autres balivernes de ce genre dont je la
remerciai au plus vite, tant elles m'ennuyaient.



CHAPITRE XIV.

     Les trônes de la famille impériale.--Rupture du traité fait avec la
     Prusse.--La reine de Prusse et le duc de Brunswick.--Départ de
     Paris.--Cent cinquante mille hommes dispersés en quelques
     jours.--Mort du prince Louis de Prusse.--Guindé, maréchal-des-logis
     du 10e de hussards.--La voiture de Constant versée sur la
     route.--Empressement des soldats à lui porter secours.--Le chapeau
     et le premier valet de chambre du petit caporal.--Arrivée de
     l'empereur sur le plateau de Weimar.--Chemin creusé dans le roc
     vif.--Danger de mort couru par l'empereur.--L'empereur à plat
     ventre.--Compliment de l'empereur au soldat qui avait failli le
     tuer.--Fruits de la bataille d'Iéna.--Mort du général Schmettau et
     du duc de Brunswick.--Fuite du roi et de la reine de Prusse.--La
     reine amazone passant la revue de son armée.--Costume de la
     reine.--La reine poursuivie par des hussards français.--Ardeur et
     propos des soldats.--Les dragons Klein.--Réprimande adressée et
     récompense accordée par l'empereur aux soldats qui avaient
     poursuivi la reine de Prusse.--Clémence envers le duc de
     Weimar.--Quel était le lit de Constant sous la tente de
     l'empereur.--Constant partage son lit avec le roi de Naples.--Une
     nuit de l'empereur et de Constant en campagne.--Sommeil
     interrompu.--Les aides-de-camp.--Le prince de
     Neufchâtel.--Déjeuner.--Tournée à cheval.--Roustan et le flacon
     d'eau-de-vie.--Abstinence de l'empereur à l'armée.--Le petit
     croûton et le verre de vin.--Intrépidité du contrôleur de la
     bouche.--Visite du champ de bataille.--L'empereur accablé de
     fatigue.--Réveil gracieux de l'empereur.--Sa facilité à se
     rendormir.--Travail particulier de l'empereur aux approches d'une
     bataille.--Les cartes et les épingles.--Activité du service en
     campagne et en voyage.--Promptitude des préparatifs.--Une ambulance
     changée en logement pour l'empereur.--Cadavres, membres coupés,
     taches de sang, etc., enlevés en quelques minutes.--L'empereur
     dormant sur le champ de bataille.--En route sur
     Potsdam.--Orage.--Rencontre d'une Égyptienne, veuve d'un officier
     français.--Bienfait de l'empereur.--L'empereur à Potsdam.--Les
     reliques du grand Frédéric.--Charlottembourg.--Toilette de l'armée
     avant d'entrer dans Berlin.--Entrée à Berlin.--L'empereur faisant
     rendre les honneurs militaires au buste du grand Frédéric.--Les
     grognards.--Égards de l'empereur pour la sœur du roi de
     Prusse.--Grande revue.--Pétition présentée par deux
     femmes.--Curiosité de l'empereur.--Mission confiée à Constant.--Une
     suppliante de seize ans.--L'_étiquette_.--Entretien
     muet.--L'empereur peu satisfait de son
     tête-à-tête.--Enlèvement.--Singulière rencontre.--Aventures de la
     jeune Prussienne.--Crédulité suivie de détresse.--Constant
     recommande la belle Prussienne à l'empereur.--Retour d'un
     caprice.--Objections de Constant.--Générosité de l'empereur.


PENDANT que l'empereur donnait des couronnes à ses frères et à ses
sœurs, au prince Louis le trône de Hollande, Naples au prince Joseph,
le duché de Berg au prince Murat, à la princesse Elisa Lucques et
Massa-Carrara, Guastalla à la princesse Pauline Borghèse: pendant qu'il
s'assurait de plus en plus par des alliances de famille et par des
traités, la coopération des différens états qui étaient entrés dans la
confédération du Rhin, la guerre se rallumait entre la France et la
Prusse. Il ne m'appartient pas de rechercher les causes de cette guerre,
ni de quel côté étaient venues les premières provocations. Tout ce que
j'en sais, c'est que j'entendis cent fois, aux Tuileries et en campagne,
l'empereur, causant avec ses familiers, accuser le vieux duc de
Brunswick, dont le nom était si odieux en France depuis 1792, et la
jeune et belle reine de Prusse d'avoir excité le roi Frédéric-Guillaume
à rompre le traité de paix. La reine était, suivant l'empereur, plus
disposée à guerroyer que le général Blücher lui-même. Elle portait
l'uniforme du régiment à qui elle avait donné son nom, se montrait à
toutes les revues, et commandait les manœuvres.

Nous partîmes de Paris à la fin de septembre. Mon dessein n'est pas
d'entrer dans les détails de cette merveilleuse campagne, où l'on vit
l'empereur, en moins de quelques jours, écraser une armée de cent
cinquante mille hommes parfaitement disciplinés, pleins d'enthousiasme
et de courage, et ayant leur pays à défendre. Dans un des premiers
combats le jeune prince Louis de Prusse, frère du roi, fut tué à la tête
de ses troupes, par Guindé, maréchal-des-logis du 10e de hussards. Le
prince combattait corps à corps avec ce brave sous-officier, qui lui
dit: «Rendez-vous, colonel, ou vous êtes mort.» Le prince Louis ne lui
répondit que par un coup de sabre, et Guindé lui plongea le sien dans le
corps. Il tomba mort sur la place.

Dans cette campagne, les routes étant défoncées par le passage continuel
de l'artillerie, ma voiture versa, et un des chapeaux de l'empereur
tomba par la portière. Un régiment qui passait sur la même route
reconnut le chapeau à sa forme particulière, et sur-le-champ ma voiture
fut relevée. «Non, disaient ces braves militaires, nous ne laisserons
pas dans l'embarras le premier valet de chambre du petit caporal.» Le
chapeau, après avoir passé dans toutes les mains, me fut enfin remis
avant mon départ.

L'empereur, arrivé sur le plateau de Weimar, fit ranger son armée en
bataille et bivouaqua au milieu de sa garde. Vers deux heures du matin
il se leva et partit à pied pour aller examiner les travaux d'un chemin
qu'il faisait creuser dans le roc pour le transport de l'artillerie. Il
resta près d'une heure avec les travailleurs, et avant de s'acheminer
vers son bivouac, il voulut donner un coup-d'œil aux avant-postes les
plus voisins.

Cette excursion que l'empereur voulut faire seul et sans aucune escorte,
pensa lui coûter la vie. La nuit était très-noire, et les sentinelles du
camp ne voyaient pas à dix pas autour d'elles. La première, entendant
quelqu'un marcher dans l'ombre, en s'approchant de notre ligne, cria
_qui vive_ et se tint prête à faire feu. L'empereur, qu'une profonde
préoccupation, ainsi qu'il l'a dit lui-même ensuite, empêchait
d'entendre la voix de la sentinelle, ne fit aucune réponse, et ce fut
une balle sifflant à son oreille qui le tira de sa distraction. Aussitôt
il s'aperçut du danger qu'il courait et se jeta à plat-ventre; la
précaution était des plus sages, car à peine Sa Majesté s'était-elle
laissé tomber dans cette position, que d'autres balles passèrent au
dessus de sa tête, la décharge de la première sentinelle ayant été
répétée par toute la ligne. Ce premier feu essuyé, l'empereur se releva,
marcha vers le poste le plus rapproché et s'y fit reconnaître.

Sa Majesté était encore à ce poste, lorsque y rentra le soldat qui avait
tiré sur elle, et qui venait d'être relevé de garde; c'était un jeune
grenadier de la ligne. L'empereur lui ordonna de s'approcher et lui
pinçant fortement la joue: «Comment, coquin, lui dit-il, tu m'as donc
pris pour un Prussien? Ce drôle-là ne jette pas sa poudre aux moineaux;
il ne tire qu'aux empereurs.» Le pauvre soldat était tout troublé de
l'idée qu'il aurait pu tuer le petit caporal, qu'il adorait comme tout
le reste de l'armée, et ce fut avec grande peine qu'il put dire:
«Pardon, Sire, mais c'était la consigne; si vous ne répondez pas, c'est
pas ma faute. Fallait mettre dans la consigne que vous ne vouliez pas
répondre.» L'empereur le rassura en souriant et lui dit en s'éloignant
du poste: «Mon brave, je ne te fais pas de reproche. C'était assez bien
visé pour un coup tiré à tâtons; mais tout à l'heure il fera jour, tire
plus juste et j'aurai soin de toi.»

On sait quels furent les fruits de la bataille d'Iéna, livrée le 14
octobre. Presque tous les généraux prussiens, du moins les meilleurs, y
furent pris ou mis hors d'état de continuer la campagne[49]. Le roi et
la reine prirent la fuite, et ne s'arrêtèrent qu'à Kœnigsberg.

Quelques momens avant l'attaque, la reine de Prusse, montée sur un
cheval fier et léger, avait paru au milieu des soldats, et l'élite de la
jeunesse de Berlin suivait la royale amazone qui galopait devant les
premières lignes de bataille. On voyait tous les drapeaux que sa main
avait brodés pour encourager ses troupes, et ceux du grand Frédéric, que
la poudre du canon avait noircis, s'incliner à son approche, tandis que
des cris d'enthousiasme s'élevaient dans tous les rangs de l'armée
prussienne. Le ciel était si pur et les deux armées si proches l'une de
l'autre, que les Français pouvaient facilement distinguer le costume de
la reine.

Ce costume singulier fut, en grande partie, la cause des dangers qu'elle
courut dans sa fuite. Elle était coiffée d'un casque en acier poli,
qu'ombrageait un superbe panache. Elle portait une cuirasse toute
brillante d'or et d'argent. Une tunique d'étoffe d'argent complétait sa
parure, et tombait jusqu'à ses jambes, chaussées de brodequins rouges,
éperonnés en or. Ce costume rehaussait les charmes de la belle reine.

Lorsque l'armée prusienne fut mise en déroute, la reine resta seule avec
trois ou quatre jeunes gens de Berlin, qui la défendirent jusqu'à ce que
deux hussards, qui s'étaient couverts de gloire pendant la bataille,
tombèrent au grand galop, la pointe du sabre haute, au milieu de ce
petit groupe qui fut à l'instant même dispersé. Effrayé par cette
brusque attaque, le cheval que montait Sa Majesté s'enfuit de toute la
force de ses jambes, et bien en prit à la reine fugitive de ce qu'il
était agile comme un cerf, car les deux hussards l'eussent
infailliblement faite prisonnière. Plus d'une fois ils la serrèrent
d'assez près pour qu'elle entendît leurs propos de soldat, et des
quolibets de nature à effaroucher ses oreilles.

La reine, ainsi poursuivie, était arrivée en vue de la porte de Weimar,
quand un fort détachement des dragons Klein fut aperçu accourant à toute
bride. Le chef avait ordre de prendre la reine à quelque prix que ce
fût. Mais à peine était-elle entrée dans la ville qu'on en ferma les
portes. Les hussards et le détachement de dragons s'en retournèrent
désappointés au champ de bataille.

Les détails de cette singulière poursuite vinrent bientôt aux oreilles
de l'empereur, qui fit venir les hussards en sa présence. Après leur
avoir, en termes fort vifs, témoigné son mécontentement des
plaisanteries indécentes qu'ils avaient osé faire sur la reine, quand
son malheur devait encore ajouter au respect dû à son rang et à son
sexe, l'empereur se fit rendre compte de la manière dont ces deux braves
s'étaient comportés pendant la bataille. Sachant qu'ils avaient fait des
prodiges de valeur, Sa Majesté leur donna la croix, et fit compter à
chacun trois cents francs de gratification.

L'empereur usa de clémence à l'égard du duc de Weimar, qui avait
commandé une division prussienne. Le lendemain de la bataille d'Iéna, Sa
Majesté, étant allée à Weimar, logea au palais ducal, où elle fut reçue
par la duchesse régente: «Madame, lui dit l'empereur, je vous sais gré
de m'avoir attendu; et c'est parce que vous avez eu cette confiance en
moi que je pardonne à votre mari.»

Quand nous étions à l'armée, je couchais sous la tente de l'empereur,
soit sur un petit tapis, soit sur une peau d'ours dont il s'enveloppait
dans sa voiture. Lorsqu'il m'arrivait de ne pouvoir me servir de ces
objets, je cherchais à me procurer un peu de paille. Je me souviens
d'avoir, un soir, rendu un grand service au roi de Naples, en partageant
avec lui une botte de paille qui devait me servir de lit.

Voici quelques détails qui pourront donner au lecteur une idée de la
manière dont je passais les nuits en campagne.

L'empereur reposait sur son petit lit en fer, et moi je me couchais où
et comme je pouvais. À peine étais-je endormi que l'empereur m'appelait:
«Constant.--Sire.--Voyez qui est de service. (C'était des aides-de-camp
qu'il voulait parler.)--Sire, c'est M***.--Dites-lui de venir me
parler.» Je sortais alors de latente pour aller avertir l'officier, que
je ramenais avec moi. À son entrée, l'empereur lui disait: «Vous allez
vous rendre auprès de tel corps, commandé par tel maréchal; vous lui
enjoindrez d'envoyer tel régiment dans telle position; vous vous
assurerez de celle de l'ennemi, puis vous viendrez m'en rendre compte.»
L'aide-de-camp sortait et montait à cheval pour aller exécuter sa
mission. Je me recouchais, l'empereur faisait mine de vouloir
s'endormir, mais au bout de quelques minutes je l'entendais crier de
nouveau: «Constant.--Sire.--Faites appeler le prince de Neufchâtel.»
J'envoyais prévenir le prince, qui arrivait bientôt; et pendant le temps
de la conversation je restais à la porte de la tente. Le prince écrivait
quelques ordres et se retirait. Ces dérangemens avaient lieu plusieurs
fois dans la nuit. Vers le matin, Sa Majesté s'endormait; alors j'avais
aussi quelques instans de sommeil. Quand il venait des aides-de-camp
apporter quelque nouvelle à l'empereur, je le réveillais en le poussant
doucement.

«Qu'est-ce? disait Sa Majesté en s'éveillant en sursaut; quelle heure
est-il? faites entrer. L'aide-de-camp faisait son rapport; s'il en était
besoin, Sa Majesté se levait sur-le-champ et sortait de la tente; sa
toilette n'était pas longue; s'il devait y avoir une affaire, l'empereur
observait le ciel et l'horizon, et je l'ai souvent entendu dire: «Voilà
un beau jour qui se prépare!»

Le déjeuner était préparé et servi en cinq minutes, et au bout d'un
quart d'heure le couvert était levé. Le prince de Neufchâtel déjeunait
et dînait tous les jours avec Sa Majesté; en huit ou dix minutes le plus
long repas était terminé. «À cheval!» disait alors l'empereur, et il
partait accompagné du prince de Neufchâtel, d'un aide-de-camp ou de
deux, et de Roustan, qui portait toujours un flacon d'argent plein
d'eau-de-vie dont l'empereur ne faisait presque jamais usage. Sa Majesté
passait d'un corps à un autre, parlait aux officiers, aux soldats, les
interrogeait, et voyait par ses yeux tout ce qu'il était possible de
voir. S'il y avait quelque affaire, le dîner était oublié, et l'empereur
ne mangeait que lorsqu'il était rentré. Si l'engagement durait trop
long-temps, on lui portait alors et sans qu'il le demandât, un petit
croûton de pain et un peu de vin.

M. Colin, contrôleur de la bouche, a maintes fois bravé le canon pour
porter ce léger repas à l'empereur.

À l'issue d'un combat, Sa Majesté ne manquait jamais de visiter le champ
de bataille; elle faisait distribuer des secours aux blessés en les
encourageant par ses paroles.

L'empereur rentrait quelquefois accablé de fatigue; il prenait un léger
repas et se couchait pour recommencer encore ses interruptions de
sommeil.

Il est à remarquer que chaque fois que des circonstances imprévues
forçaient les aides-de-camp à faire réveiller l'empereur, ce prince
était aussi apte au travail qu'il l'eût été au commencement ou au milieu
du jour: son réveil était aussi aimable que son air était gracieux. Le
rapport d'un aide-de-camp étant terminé, Napoléon se rendormait aussi
facilement que si son somme n'eût pas été interrompu.

Les trois ou quatre jours qui précédaient une affaire, l'empereur
passait la plus grande partie de son temps étendu sur de grandes cartes
qu'il piquait avec des épingles dont la tête était en cire de
différentes couleurs.

Je l'ai déjà dit, toutes les personnes de la maison de l'empereur
cherchaient à l'envi les moyens les plus sûrs et les plus prompts pour
que rien ne lui manquât. Partout, en voyage comme en campagne, sa table,
son café, son lit et son bain même, pouvaient être préparés en cinq
minutes. Combien de fois ne fut-on pas obligé d'enlever en moins de
temps encore des cadavres d'hommes et de chevaux pour dresser la tente
de Sa Majesté!

Je ne sais dans quelle campagne au-delà du Rhin nous nous trouvâmes
arrêtés dans un mauvais village où, pour faire le logement de
l'empereur, on fut obligé de prendre une baraque de paysan qui avait
servi d'ambulance. Il fallut commencer d'abord par enlever les membres
coupés, et laver les taches de sang: ce travail fut terminé en moins
d'une demi-heure, et tout était presque bien.

L'empereur dormait quelquefois un quart d'heure ou une demi-heure sur le
champ de bataille, lorsqu'il était fatigué, ou qu'il voulait attendre
plus patiemment le résultat des ordres qu'il avait donnés.

Nous nous rendions à Potsdam, lorsque nous fûmes surpris par un violent
orage: il était si fort et la pluie tellement abondante, que nous fûmes
obligés de nous arrêter et de nous réfugier dans une maison voisine de
la route; bien boutonné dans sa capote grise, et ne croyant pas qu'on
pût le reconnaître, l'empereur fut fort surpris de voir en entrant dans
la maison une jeune femme que sa présence faisait tressaillir: c'était
une Égyptienne qui avait conservé pour mon maître cette vénération
religieuse que lui portaient les Arabes. Veuve d'un officier de l'armée
d'Égypte, le hasard l'avait conduite en Saxe, dans cette même maison où
elle avait été accueillie. L'empereur lui accorda une pension de douze
cents francs, et se chargea de l'éducation d'un fils, seul héritage que
lui eût laissé son mari. «C'est la première fois, dit Napoléon, que je
mets pied à terre pour éviter un orage; j'avais le pressentiment qu'une
bonne action m'attendait là.»

Le gain de la bataille d'Iéna avait frappé les Prussiens de terreur; la
cour avait fui avec tant de précipitation, qu'elle avait tout laissé
dans les maisons royales. En arrivant à Potsdam, l'empereur y trouva
l'épée du grand Frédéric, son hausse-col, le grand cordon de ses ordres
et son réveil. Il les fit porter à Paris, pour être conservés à l'hôtel
des Invalides: «Je préfère ces trophées, dit Sa Majesté, à tous les
trésors du roi de Prusse; je les enverrai à mes vieux soldats des
campagnes de Hanovre; il les garderont comme un témoignage des victoires
de la grande armée et de la vengeance qu'elle a tirée du désastre de
Rosbach.» L'empereur ordonna le même jour la translation dans sa
capitale de la colonne élevée par le grand Frédéric pour perpétuer le
souvenir de la défaite des Français à Rosbach. Il aurait pu se contenter
d'en changer l'inscription.

Napoléon demeurait au château de Charlottembourg, où il avait établi son
quartier-général. Les régimens de la garde arrivaient de tous côtés.
Aussitôt qu'ils furent rassemblés, on leur donna l'ordre de se mettre en
grande tenue, ce qui s'exécuta dans le petit bois, en avant de la ville.
L'empereur fit son entrée dans la capitale de la Prusse, entre dix et
onze heures du matin. Il était entouré de ses aides-de-camp et des
officiers de son état-major. Tous les régimens défilèrent dans le plus
grand ordre, tambours et musique en tête. L'excellente tenue des troupes
excita l'admiration des Prussiens.

Étant entrés dans Berlin, à la suite de l'empereur, nous arrivâmes sur
la place de la ville au milieu de laquelle s'élevait un buste du grand
Frédéric. Le nom de ce monarque est si populaire à Berlin et dans toute
la Prusse, que j'ai vu cent fois, lorsqu'il arrivait à quelqu'un de le
prononcer, soit dans un café ou dans tout autre lieu public, soit dans
des réunions particulières, tous les assistans se lever, chacun ôtant
son chapeau et donnant toutes les marques d'un respect et même d'un
culte profond. L'empereur arrivé devant le buste, décrivit un
demi-cercle au galop, suivi de son état-major, et baissant la pointe de
son épée, il ôta en même temps son chapeau et salua le premier l'image
de Frédéric II. Son état-major imita son exemple, et tous les
officiers-généraux et officiers qui le composaient se rangèrent en
demi-cercle autour du buste, l'empereur au centre. Sa Majesté donna
ordre que chaque régiment présentât les armes en défilant devant le
buste. Cette manœuvre ne fut pas du goût de quelques _grognards_ du
premier régiment de la garde, qui, la moustache roussie et le visage
encore tout noirci de la poudre d'Iéna, auraient mieux aimé un bon
billet de logement chez le _bourgeois_ que la parade. Aussi ne
cachaient-ils pas leur humeur, et il y en eut un entre autres qui en
passant devant le buste et devant l'empereur, exprima entre ses dents et
sans déranger un muscle de son visage, mais pourtant assez haut pour
être entendu de Sa Majesté, qu'il ne se _moquait_ pas mal de son s...
buste. Sa Majesté fit la sourde oreille; mais le soir elle répéta en
riant le mot du vieux soldat.

Sa Majesté descendit au château, où son logement était préparé, et où
les officiers de sa maison l'avaient devancé. Ayant appris que la
princesse électorale de Hesse-Cassel, sœur du roi, y était restée malade
à la suite d'une couche, l'empereur monta à l'appartement de cette
princesse, et après une assez longue visite, il donna des ordres pour
que cette dame fût traitée avec tous les égards dus à son rang et à sa
cruelle position.

L'empereur passant une grande revue à Berlin, une jeune personne,
accompagnée d'une femme âgée, lui présenta une pétition. Sa Majesté,
rentrée au palais, en prit connaissance, et me dit: «Constant, lisez
cette demande, vous y verrez la demeure des femmes qui me l'ont
présentée. Vous irez chez elles pour savoir qui elles sont et ce
qu'elles veulent.» Je lus le placet, et je vis que la jeune fille
demandait pour toute grâce un entretien particulier avec Sa Majesté.

M'étant rendu à l'adresse indiquée, je trouvai une demoiselle de l'âge
de quinze à seize ans et d'une beauté admirable. Malheureusement je
découvris, en lui adressant la parole, qu'elle ne comprenait pas un seul
mot de français ni d'italien; et en songeant à _l'entretien_ qu'elle
sollicitait, je ne pus m'empêcher de rire. La mère, ou celle qui se
faisait passer pour telle, parlait un peu français, mais fort
difficilement. Je parvins pourtant à comprendre qu'elle était veuve d'un
officier prussien, dont elle avait eu cette belle personne. «Si
l'empereur accorde à ma fille sa demande, dit-elle, je solliciterai la
grâce d'être présentée en même temps à sa majesté l'empereur.» Je lui
fis observer que l'audience ayant été sollicitée seulement par sa fille,
il me paraissait difficile qu'elle y assistât, et elle parut comprendre
parfaitement cette nécessité imposée par l'_étiquette_. Après ce court
entretien, je retournai au palais, où je rendis compte à l'empereur de
ma mission. À dix heures du soir, j'allai avec une voiture chercher les
deux dames, que j'amenai au palais. J'engageai la mère à rester dans un
cabinet pendant que j'irais présenter la jeune fille à l'empereur. Sa
Majesté la retint, et je me retirai.

Quoique la conversation ne dût pas être fort intéressante entre deux
personnes qui ne pouvaient se comprendre que par signes, elle ne laissa
pas de se prolonger une partie de la nuit. Vers le matin, l'empereur,
m'ayant appelé, me demanda 4,000 francs, qu'il remit lui-même à la jeune
Prussienne, qui paraissait être fort contente. Elle rejoignit ensuite sa
_mère_, qui n'avait pas eu l'air d'éprouver la moindre inquiétude sur la
longue durée de l'entretien. Elles remontèrent dans la voiture qui les
attendait, et je les reconduisis à leur demeure.

L'empereur me dit qu'il n'avait jamais pu rien comprendre que _Dass ist
miserable, dass ist gut_, et que, malgré tous les agrémens d'un
tête-à-tête avec une aussi jolie femme, l'entretien était peu de son
goût.

Peu de jours après cette aventure, j'appris que la demoiselle avait été
enlevée par un militaire français, dont on ignorait le nom. L'empereur
ne s'occupa en aucune façon des fugitifs. De retour à Paris, et quelques
mois après, je traversais la rue de Richelieu, quand je fus accosté par
une femme assez mal vêtue, et coiffée d'un grand chapeau qui lui
couvrait presque entièrement le visage; elle me demanda pardon, en
m'appelant par mon nom, de m'arrêter ainsi dans la rue. Lorsqu'elle
leva la tête, je reconnus la jolie figure de la Prussienne, qui était
toujours ravissante. Le voyage l'avait formée; car elle parlait assez
bien français. Elle me conta ainsi son histoire.

«J'ai éprouvé de bien grands malheurs depuis que je ne vous ai vu; vous
savez sans doute que j'eus à Berlin la faiblesse de céder aux
importunités et aux promesses d'un colonel français. Cet officier, après
m'avoir tenue cachée pendant quelque temps, m'a déterminée à le suivre,
me jurant qu'il m'aimerait toujours et que je serais bientôt sa femme.
Il m'emmena à Paris. Je ne sais s'il comptait, pour son avancement, sur
la faveur dont il supposait que je jouissais auprès de l'empereur;» (ici
je crus voir quelque rougeur sur le visage et quelques pleurs dans les
yeux de la pauvre fille); «mais je ne pus m'empêcher de le soupçonner de
ce honteux calcul, en l'entendant un jour s'étonner et presque se
plaindre de ce que l'empereur n'avait fait faire aucune démarche pour
savoir ce que j'étais devenue. Je reprochai au colonel cet excès de
turpitude, et pour se débarrasser de moi et de mes reproches, il eut la
lâcheté de m'abandonner dans une maison suspecte. Désespérée de me
trouver dans un pareil repaire, j'ai fait mille efforts pour m'en
échapper, et j'ai été assez heureuse pour y réussir. Comme il me
restait encore un peu d'argent, j'ai loué une petite chambre dans la rue
Chabanais. Mais ma bourse est épuisée et je suis très-malheureuse; tout
ce que je désire aujourd'hui, c'est de retourner à Berlin. Mais comment
faire pour partir d'ici?» En prononçant ces derniers mots, la
malheureuse femme fondait en larmes.

Je fus véritablement touché de la détresse d'une personne si jeune et si
belle, dont la corruption des autres, et non la sienne, avait causé la
perte, et je lui promis de parler de sa situation à l'empereur. En
effet, le soir même, je saisis l'occasion d'un moment de bonne humeur
pour faire part à Sa Majesté de la rencontre que j'avais faite.
L'empereur se réjouit d'apprendre que la jolie étrangère parlait assez
bien le français, et il eut quelque velléité de la voir de nouveau. Mais
je me permis de lui faire observer qu'il était à craindre qu'elle ne fût
plus digne de ses soins, et je lui racontai les voyages et aventures de
la pauvre délaissée. Mon récit produisit l'effet que j'en attendais; il
refroidit considérablement Sa Majesté et excita sa pitié.

Je reçus ordre de compter à la jeune fille deux cents napoléons, afin
qu'elle pût retourner dans son pays, et jamais je ne m'acquittai d'une
commission avec plus de joie. Celle de la belle Prussienne fut au
comble. Elle m'accabla de remerciemens et me fit ses adieux.

Elle partit sans doute, car depuis je ne l'ai plus revue.



Note de l'éditeur


Les mémoires de M. Constant ont été faits par lui dans un double but:
pour faire connaître l'empereur Napoléon, et pour faire connaître aussi
la cour impériale. Les noms des principaux personnages, et même des
auteurs secondaires de ce grand théâtre, revenant sans cesse dans les
récits de M. Constant, l'éditeur de ses mémoires a pensé que l'on
pourrait être curieux de voir quels étaient l'emploi et les rôles de
chacun. L'étiquette, à l'époque de l'avènement de Napoléon à l'empire,
fut long-temps la grande affaire de la nouvelle cour, et occupa même
quelques-uns des loisirs de cet homme extraordinaire, qui songeait en
même temps à l'invasion de l'Angleterre et à la coupe d'un habit de
chambellan, et qui datait de son quartier général du Kremlin un nouveau
règlement pour le Théâtre-Français.

L'éditeur a donc eu l'idée de satisfaire une juste curiosité, en
plaçant ici, en forme de pièces justificatives, des _réglemens
d'étiquette_ qui ont été longuement discutés dans un conseil formé et
rassemblé _ad hoc_, lequel tenait ses séances en présence de l'empereur.
Napoléon prit part à cette grave discussion autant qu'à celle du Code
civil, et son esprit, également prêt à traiter tous les sujets, jeta de
vives lumières sur l'une comme sur l'autre. Ainsi, ce que l'on va lire
est en majeure partie l'œuvre du vainqueur d'Austerlitz, moins de
nombreux plagiats dérobés à l'ancienne cour de France; car les
conseillers de Napoléon sur ces matières avaient appartenu plus ou moins
à l'ancienne cour, et l'empereur ne fut pas médiocrement aidé dans le
travail dont il s'agit par l'homme honorable et spirituel qu'il
institua, avec grande raison, son grand-maître des cérémonies.

* * *

Les attributions du grand-maréchal du palais étaient:

Le commandement militaire dans les palais impériaux et leurs
dépendances, la surveillance de leur entretien, embellissement et
ameublement, la distribution des logemens;

Le service de la bouche, les tables, le chauffage, l'éclairage,
l'argenterie, la lingerie et la livrée.

Le grand-maréchal du palais était présent à l'ordre que Sa Majesté
donnait journellement aux colonels-généraux de sa garde. Il le recevait
pour le palais, et faisait à Sa Majesté son rapport sur tous les
événemens qui pouvaient s'y être passés.

Il proposait à Sa Majesté la distribution du service militaire à établir
pour la garde du palais. Ce service une fois fixé ne pouvait plus être
dérangé sous un nouvel ordre de Sa Majesté.

Le grand-maréchal du palais, chargé du commandement et de la police dans
les palais impériaux, commandait aux détachemens de la garde impériale
qui y faisaient le service. Il leur donnait les consignes et l'ordre; il
recevait le rapport des officiers qui commandaient les différens postes.

Les officiers militaires en service dans le palais ne devaient recevoir
des ordres que du grand-maréchal du palais ou des officiers qui le
représentaient.

Il donnait les ordres pour battre la retraite ou le réveil, pour fermer
ou ouvrir les grilles du palais.

Le grand-maréchal du palais prenait le commandement, et était chargé de
la police dans tous les endroits où Sa Majesté allait en cérémonie, et
dans lesquels la garde impériale prenait poste.

Sa Majesté donnait ses ordres au grand-maréchal du palais pour les
personnes qui devaient monter à cheval aux grandes parades qui avaient
lieu dans l'enceinte du palais.

Il devait lui être rendu compte de tous les événemens qui arrivaient
dans le palais, de tous les individus qui venaient y loger, s'y établir
ou s'y introduire. Ceux qui y étaient arrêtés n'étaient plus relâchés ou
renvoyés à d'autres autorités que d'après ses ordres.

Comme chargé de la police dans les palais, c'était lui seul qui pouvait
infliger, sur la demande qui lui en était faite, la punition
d'emprisonnement, aux individus des différens services de la maison de
Sa Majesté, quelles que fussent leurs fonctions. Il faisait exécuter ses
ordres par les officiers de la gendarmerie impériale de service dans le
palais.

Le grand-maréchal du palais, ou les officiers qui le représentaient,
étaient exactement prévenus des cérémonies ou fonctions qui devaient
avoir lieu dans le palais, des personnes qui devaient y participer ou y
assister, par les officiers qui les ordonnaient.

Il prenait les ordres de l'empereur pour les logemens que Leurs
Majestés, leurs officiers et les gens attachés à leur service, devaient
occuper dans les différens palais impériaux, à l'année et dans les
voyages.

Le grand-maréchal du palais était chargé de la distribution des
appartemens, et des logemens dans les palais impériaux. Il réglait leur
ameublement, et s'adressait à l'intendant général pour en obtenir les
travaux en réparation et entretien, et tous les meubles nécessaires.

Il ne pouvait rien être changé à la distribution ou à l'ameublement du
palais, et l'on ne pouvait faire sortir aucun des meubles, à moins d'un
ordre du grand-maréchal du palais. Il ne pouvait rien y entrer non plus
sans qu'il en fût prévenu.

Le grand-maréchal du palais faisait à l'intendant général la demande des
meubles nécessaires; les chambellans de Leurs Majestés les faisaient
disposer dans les grands appartemens et appartemens d'honneur de Leurs
Majestés, comme cela était nécessaire pour les cérémonies ou fonctions
qui pouvaient avoir lieu.

Il avait sous ses ordres les concierges, garçons d'appartement,
portiers, et tous employés quelconques au service du palais; il avait la
surveillance sur tous les individus quelconques, attachés au service de
Leurs Majestés, qui y étaient logés. Il donnait à tous les portiers les
consignes pour leur service.

Il surveillait l'entretien des bâtimens des palais et celui de leur
ameublement. Il veillait à l'appropriement et à la bonne tenue de tous
les appartemens et logemens, des communs, des cours, jardins et
dépendances.

Il veillait à ce que les gouverneurs et sous-gouverneurs des palais
tinssent la main pour que les inventaires que les concierges devaient
avoir de leur mobilier, et leurs registres de recette et consommation,
fussent conformes à ce qui était réellement.

Le grand-maréchal du palais et ses officiers devaient veiller à ce qu'il
ne s'introduisît dans le palais aucun individu qui ne devait pas y
entrer.

Comme grand-officier de la maison, le grand-maréchal du palais avait ses
entrées déterminées et fixées dans les appartemens habités par Leurs
Majestés. Mais lorsqu'elles n'habitaient pas un appartement, il pouvait
y entrer et y ordonner.

Les pompiers et la chambre de veille étaient sous les ordres du
grand-maréchal du palais; en cas d'accidens imprévus et d'incendies, le
grand-maréchal du palais ordonnait toutes les dispositions.

Il visitait et faisait visiter par les maréchaux-des-logis, les palais
impériaux, leurs dépendances, les différens logemens qui y étaient
établis, afin de s'assurer qu'ils étaient tenus proprement, et que ceux
qui les occupaient n'y commettaient aucune dégradation, ni rien qui fût
préjudiciable à la police et au bon ordre qui devaient y régner.

À l'armée et en voyage, le grand-maréchal du palais était chargé de
pourvoir au logement de Leurs Majestés.

Il ordonnait la répartition des logemens pour les personnes de la suite
de Leurs Majestés et de celles de leur service, et faisait fournir les
écuries nécessaires.

C'était au grand-maréchal du palais à régler ce qui concernait les
logemens des hommes et des chevaux de la garde impériale qui
accompagnaient Sa Majesté dans ses voyages; et pour cela, les commandans
des détachemens lui fournissaient les officiers ou sous-officiers de
logement qui lui étaient nécessaires.

Les logemens marqués par ordre du grand-maréchal du palais, pour le
service de Leurs Majestés, les personnes de leur suite et pour la garde
impériale, ne pouvaient plus être pris par aucune autre personne, quels
que fussent son rang et ses fonctions, et pour aucun autre service.

Lorsque Sa Majesté arrivait ou faisait sa première entrée dans un de
ses palais, le grand-maréchal la recevait à la porte, la précédait et la
conduisait dans les appartemens où elle pouvait désirer d'aller.

La place du grand-maréchal du palais dans les cérémonies était désignée;
si c'était dans l'enceinte du palais ou dans un lieu dont il avait le
commandement, il était placé de manière à pouvoir recevoir directement
les ordres de Sa Majesté.

Le grand-maréchal du palais, comme chargé du service de la bouche, du
chauffage, de l'éclairage, de l'argenterie, de la lingerie et de la
livrée, ordonnait tout ce qui était relatif à ces services, et devait
veiller à ce qu'ils fussent bien faits dans tous les endroits
quelconques où Leurs Majestés pouvaient se trouver.

Il distribuait les tables, déterminait quelles étaient les personnes qui
devaient y manger, réglait le service de chacune.

Le grand-maréchal du palais était prévenu des ordres que Leurs Majestés
donnaient pour le service de leurs tables, et des invitations qu'elles
faisaient faire. Il chargeait les préfets des détails des services.

Le grand-maréchal faisait visiter par les préfets du palais, les
cuisines, offices, caves, lingerie et fourrières, pour s'assurer que
tout était tenu proprement et en ordre.

Lorsque Leurs Majestés mangeaient en grand couvert, le grand-maréchal du
palais prenait lui-même les ordres de Leurs Majestés pour le service; il
les faisait exécuter par les préfets du palais, qui l'avertissaient
quand le repas était servi.

Le grand-maréchal du palais prévenait Leurs Majestés, les conduisait
jusqu'à la table, se plaçait à la droite, et les reconduisait de même
après le repas.

Pendant le repas, le grand-maréchal du palais offrait à boire à
l'empereur.

Lorsque Leurs Majestés mangeaient en petit couvert dans les appartemens
d'honneur, et que le grand-maréchal du palais était présent, il prenait
de même les ordres de Leurs Majestés pour le service, et les prévenait
lorsque tout était prêt.

Il faisait faire, tous les six mois au moins, par les préfets, la
vérification de toute la vaisselle, argenterie, lingerie, porcelaine et
verrerie appartenant à Leurs Majestés.

Il visait tous les états de dépenses et de gages pour lesquels il lui
était accordé des fonds par le budget de la maison.

Le grand-maréchal du palais présentait à Sa Majesté et à son lever, les
officiers compris dans ses attributions qu'elle avait bien voulu nommer.
Il leur remettait copie de l'expédition du décret de leur nomination, et
recevait le serment de ceux qui ne le prêtaient pas entre les mains de
Sa Majesté.

Le grand-maréchal du palais nommait, avec l'agrément de Sa Majesté, et
brevetait le secrétaire, les maîtres d'hôtel, les concierges et toutes
les autres personnes au service du palais ou de la maison, comprises
dans ses attributions, et recevait leur serment.

Le bureau de la poste aux lettres, établi dans chacun des palais
impériaux, était sous la surveillance du grand-maréchal du palais.

Le grand-maréchal du palais était logé et avait une table servie aux
dépens de la couronne.

* * *

GOUVERNEURS DES PALAIS.

Le gouverneur d'un palais était chargé, sous les ordres du
grand-maréchal et pour le palais dont il était le gouverneur, de tous
les détails du commandement militaire et de la police du palais, de la
surveillance pour l'entretien des bâtimens et leur mobilier, de la
propreté des appartemens, cours et jardins, de la distribution des
logemens, suivant tout ce qui a été dit ci-dessus pour le grand-maréchal
du palais.

Les gouverneurs des palais étaient officiers de la maison; ils prêtaient
serment entre les mains de l'empereur.

Le gouverneur d'un palais faisait habituellement la ronde et la visite
du palais et des postes qui y étaient établis.

Il faisait au maréchal du palais toutes les demandes pour les
fournitures ou travaux à faire dans le palais.

Il se faisait rendre compte de tout ce qui arrivait, par les chefs des
postes, le concierge, les portiers, les garçons d'appartement, les
gardes et surveillans des jardins.

Il faisait défiler la garde montante; il donnait l'ordre et le mot qu'il
recevait du grand-maréchal du palais, ou, en son absence, du colonel
général de service.

Pendant le séjour de Sa Majesté dans un de ses palais, si le
grand-maréchal était absent, le gouverneur prenait les ordres du
colonel général de service.

Le sous-gouverneur suppléait le gouverneur dans toutes ses fonctions.

L'adjudant du palais surveillait, sous les ordres du gouverneur et
sous-gouverneur, les détails du service militaire, de la police et bonne
tenue du palais. Il faisait journellement la ronde de tous les postes du
palais; il s'assurait que les consignes fussent bien exécutées et les
patrouilles bien faites; que les hommes qui montaient la garde fussent
propres, ainsi que les corps-de-garde.

* * *

PRÉFETS DU PALAIS.

Le premier préfet du palais et les préfets du palais suppléaient le
grand-maréchal du palais pour le service de la bouche, de l'éclairage,
du chauffage, de l'argenterie et de la livrée.

Il y avait toujours un préfet du palais de service; il était relevé tous
les huit jours, et pendant son service il était logé dans le palais.

Le préfet de service devait visiter, tous les jours, les cuisines,
caves, offices, argenteries, fourrières et magasins, afin de s'assurer
si tout était tenu proprement. Il devait bien connaître toutes les
personnes qui y étaient employées.

Lorsque l'intendant général passait un marché de fourniture pour la
maison, le premier préfet ou un des préfets y était présent; il devait
le discuter pour les intérêts de Sa Majesté et s'assurer que la chose à
fournir serait de la meilleure qualité.

Le préfet de service était présent aux vérifications d'inventaire, qui
devaient se faire de temps à autre, de l'argenterie, porcelaine et
autres objets confiés aux chefs de service.

Il devait être présent à la réception de toutes les fournitures, pour le
service de la maison, et s'assurer si elles étaient conformes à ce qui
avait été arrêté par les marchés.

Il vérifiait de temps à autre les registres du premier maître d'hôtel
contrôleur et des chefs de service.

Le préfet de service devait recevoir des chambellans de service la liste
des personnes que Leurs Majestés faisaient inviter à leur table.

Avant le coucher de l'empereur, le préfet de service devait prendre ses
ordres pour le service du lendemain, et connaître l'heure de son
déjeuner.

Tous les matins, le préfet de service se faisait représenter le service
arrêté pour la journée.

Aux heures des repas de Leurs Majestés le préfet prenait leurs ordres,
et il envoyait un maître d'hôtel chercher le service de la cuisine et
celui de l'office: ils étaient apportés couverts, et précédés du maître
d'hôtel, qui devait les poser, du sommelier et du chef de l'office qui
apportaient et posaient eux-mêmes sur la table les vins, l'eau et le
pain qui devaient être servis à Leurs Majestés.

Le préfet prévenait ensuite Leurs Majestés; il les précédait pour les
conduire dans le lieu où le couvert était mis; il faisait placer les
personnes invitées, et il veillait à ce que le service fût bien fait.
Après le repas, il précédait également Leurs Majestés pour les
reconduire dans leurs appartemens.

Les fonctions du premier préfet et des préfets, lorsque Leurs Majestés
mangeaient en grand couvert, sont détaillées dans le titre des repas.

Le premier préfet et le préfets du palais avaient leurs entrées et leurs
places désignées dans les cérémonies, comme officiers civils de la
maison; ils prêtaient serment entre les mains de l'empereur.

* * *

MARÉCHAUX-DES-LOGIS

Les maréchaux-des-logis étaient officiers civils de la maison, et
prêtaient serment entre les mains de l'empereur.

Ils étaient chargés de la distribution des appartemens et logemens pour
Leurs Majestés, et les personnes de leur suite, dans les palais
impériaux et dans les voyages.

Dans les voyages, un maréchal-des-logis précédait Leurs Majestés pour
faire préparer leur logement dans les lieux où elles devaient s'arrêter.

Lorsque Leurs Majestés devaient aller habiter un palais, un
maréchal-des-logis les précédait pour en faire préparer les appartemens,
et faire la distribution des logemens pour les différentes personnes qui
devaient accompagner Leurs Majestés.

Lorsque Leurs Majestés recevaient dans un de leurs palais un prince
français ou étranger, un maréchal-des-logis était chargé de faire
préparer et distribuer l'appartement désigné par Leurs Majestés pour le
logement de ce prince.

Les maréchaux-des-logis veillaient au maintien de la propreté et de
l'ordre dans les palais et les différens logemens qu'ils renfermaient,
ainsi que leurs dépendances. Ils prévenaient le grand-maréchal du
palais des dégradations qu'ils pouvaient apercevoir, soit dans les
bâtimens, soit dans le mobilier.

* * *

Le secrétaire général du service du grand-maréchal du palais était
chargé de la correspondance, de l'expédition des ordres et de leur
enregistrement. Tous les ordres étaient signés par le grand-maréchal du
palais, ou l'officier qui le représentait.

Il tenait les registres où étaient inscrites les personnes attachées au
service des palais ou de Leurs Majestés, avec les notes et renseignemens
sur chacune d'elles.

* * *

Le quartier-maître du palais réunissait et surveillait toute la
comptabilité du service du grand-maréchal du palais.

C'était à lui que devaient être envoyées ou remises toutes les pièces de
comptabilité, lorsqu'elles étaient revêtues des formalités exigées. Il
les vérifiait avant de les soumettre à la signature du grand-maréchal du
palais, et les enregistrait ensuite, suivant les divisions établies dans
le budget.

* * *

Le premier maître d'hôtel contrôleur, d'après les ordres qu'il recevait
du grand-maréchal du palais, ordonnait et surveillait les dépenses,
achats ou consommations. Il en arrêtait les comptes on mémoires.

Il était chargé de toute la comptabilité en matières; il tenait les
inventaires de tout le matériel qui dépendait du service du
grand-maréchal du palais.

Il arrêtait, sauf l'approbation du grand-maréchal du palais, ou des
officiers qui le représentaient, le service des différentes tables,
celui de l'éclairage, de la lingerie, du chauffage, et les fournitures à
faire pour les différens palais.

* * *

Les fourriers du palais aidaient et suppléaient les maréchaux-des-logis
pour faire préparer et distribuer les logemens des personnes attachées
au service de Leurs Majestés, ou de leur suite, soit dans les palais,
soit en voyage.

Les fourriers du palais veillaient au maintien de l'ordre et de la
propreté dans les différens palais et leurs dépendances, et à ce qu'ils
fussent éclairés conformément à ce qui était réglé pour chacun.

Les fourriers du palais devaient connaître toutes les personnes
attachées au service de Leurs Majestés ou des différens palais. Ils
avaient la surveillance particulière de la livrée et de son service.

Ils devaient s'habituer à bien connaître les différens palais, leurs
dépendances et la distribution des appartemens et logemens.

Ils prenaient connaissance des différens réglemens pour le service du
palais ou de Leurs Majestés, et devaient prévenir le grand-maréchal du
palais ou l'officier qui le représentait de ce qu'ils pouvaient
apprendre ou apercevoir de contraire ou de nuisible aux intérêts de Sa
Majesté.

En cas d'une fête ou d'une cérémonie dans un palais, les fourriers du
palais avaient soin que les préparatifs en fussent faits comme ils
devaient l'être, et pendant la fête il veillaient à l'extérieur, au
maintien de l'ordre et de la police.

Il y avait toujours un fourrier du palais de service, qui devait avoir
l'état des valets de pied ou autres qui étaient de service chaque jour.

Tous les matins il faisait un rapport au grand-maréchal du palais.

* * *

CHAMBELLANS.

Le service de la chambre était composé de tout ce qui concernait les
honneurs du palais, les audiences ordinaires, les sermens qui se
prêtaient dans le cabinet de l'empereur, les entrées, les levers et
couchers de Sa Majesté, les fêtes, les cercles, les théâtres du palais,
la musique, les loges de l'empereur et de l'impératrice aux différens
spectacles, la garde-robe de l'empereur, sa bibliothèque, les huissiers
et valets de chambre.

* * *

Le grand-chambellan était le chef de tout le service de la chambre. Il
était l'ordonnateur général de toutes les dépenses de ce service. Il
jouissait de tous les honneurs et de toutes les distinctions attribués
aux grands-officiers par le règlement général de la maison.

Aux banquets et festins publics donnés par l'empereur, il devait
présenter à laver à Sa Majesté, avant et après le repas.

Il prenait les ordres de Sa Majesté pour les présens qu'elle désirait
faire aux têtes couronnées, princes, ambassadeurs et autres, et qui
devaient être payés par sa cassette. Il les faisait confectionner, en
arrêtait le prix et en ordonnançait le paiement, de même que de tous les
objets soumis à sa surveillance particulière.

Quant au service, il faisait celui d'honneur de préférence à tout autre
chambellan. Il pouvait aussi faire le service ordinaire; il en avait la
surveillance et l'inspection.

* * *

Un aide-de-camp de l'empereur ou un chambellan remplissait les fonctions
de maître de la garde-robe. Il était désigné par Sa Majesté.

Le maître de la garde-robe était spécialement chargé de tout ce qui la
concerne; il avait en conséquence l'ordonnance et la surveillance sur
tous les objets qui la composaient, comme habits, linge, dentelles,
chaussures, grands et petits costumes, cordons et colliers de la
Légion-d'Honneur et autres, ainsi que des diamans, bijoux, etc.,
appartenant à Sa Majesté.

Il prêtait le serment de fidélité entre les mains de l'empereur, et
recevait celui de tous les gens employés à la garde-robe.

Tous les ouvriers travaillant pour les objets dont il avait la
surveillance recevaient des brevets du grand-chambellan.

Il prenait les ordres de l'empereur sur tout ce qui concernait son
habillement, et les faisait exécuter par les personnes attachées à ce
service.

S'il assistait à la toilette de l'empereur, il devait lui passer
lui-même son habit, lui attacher le cordon ou collier de la Légion, et
lui présenter son épée, son chapeau et ses gants, lorsque le
grand-chambellan était absent.

S'il assistait au coucher de Sa Majesté, il devait détacher le cordon ou
collier de la Légion, et recevoir l'épée, le chapeau et les gants,
lorsque le grand-chambellan était absent.

Aux jours de fête et de cérémonie, auxquels Sa Majesté revêtait
quelqu'un de ses costumes, il devait assister à la toilette, passer
lui-même l'habit, et lui placer le manteau sur les épaules, si le
grand-chambellan était absent.

Il avait la garde des diamans et bijoux qui ne faisaient pas partie de
ceux de la couronne, et avait soin de leur entretien. Ces objets étaient
payés sur le budget du grand-chambellan et soumis à son visa.

Quant aux diamans de la couronne, il en avait la confection et
l'entretien; mais il les remettait en garde au trésorier général de la
couronne, qui ne pouvait les confier que sur la demande écrite du
grand-chambellan, ou sur un ordre direct de l'empereur, pour les diamans
à son usage; et sur la demande écrite de la dame d'honneur, ou de la
dame d'atours, pour les diamans à l'usage de l'impératrice.

Lorsque Leurs Majestés voulaient se servir des diamans de la couronne,
le trésorier général, sur la demande écrite du grand-chambellan, ou sur
un ordre direct de l'empereur pour les diamans à son usage, et sur une
demande écrite de la dame d'honneur ou de la dame d'atours pour ceux à
l'usage de l'impératrice, portait les diamans demandés chez Leurs
Majestés et les remettait, ceux de l'empereur au maître de sa
garde-robe, et ceux de l'impératrice à la dame d'honneur ou à la dame
d'atours. Le trésorier général tenait à cet effet un registre
particulier sur lequel la personne à qui il remettait les diamans en
donnait un reçu; et lorsqu'ils lui étaient rapportés par le maître de la
garde-robe, il en donnait lui-même un reçu sur de pareils registres
tenus à cet effet par le maître de la garde-robe, et par la dame
d'honneur ou la dame d'atours.

* * *

CHAMBELLANS.

Le premier chambellan et les chambellans prenaient entre eux leur rang
d'ancienneté de service auprès de l'empereur. Ils prêtaient serment
entre les mains de Sa Majesté.

Il y en avait au moins quatre de service par trimestre, qui l'étaient
sans aucun tour de droit, mais qui étaient désignés par Sa Majesté, à la
fin de chaque trimestre, sur la présentation du grand-chambellan.

Il y avait toujours au palais deux chambellans de jour, dont un pour le
grand appartement de présentation et un pour l'appartement d'honneur de
l'empereur. Ils étaient relevés tous les huit jours.

Les chambellans de jour étaient chargés d'introduire près de Sa Majesté
les personnes qui pouvaient être admises près d'elle ou auxquelles elle
voulait parler.

Leur service était déterminé par les réglemens particuliers de Sa
Majesté sur l'étiquette. C'était aux chambellans à tenir la main à leur
exécution.

Les chambellans de jour en fonctions ordonnaient seuls dans les
appartemens; ils avaient à leurs ordres les huissiers, valets de chambre
et autres personnes attachées aux appartemens.

Ils faisaient exécuter les réglemens sur les entrées, et toute personne
qui ne les avait pas en vertu de ces réglemens ne pouvait pénétrer dans
les appartemens sans qu'ils en eussent donné l'ordre.

C'étaient eux qui présentaient à l'empereur toutes les demandes
d'audiences particulières, et qui prévenaient de celles que Sa Majesté
accordait.

Les chambellans de jour faisaient toutes les invitations qui étaient
attribuées au service de la chambre.

Toutes les personnes qui désiraient être présentées à Sa Majesté
s'adressaient aux chambellans de jour.

Ils devaient veiller à l'ordre et à l'arrangement de tout ce qui se
trouvait dans les grands appartemens et dans celui d'honneur de
l'empereur.

Les chambellans de jour étaient chargés de l'étiquette aux levers et aux
couchers de l'empereur. Ils prenaient les ordres de Sa Majesté pour
l'heure à laquelle ils devaient avoir lieu.

Les chambellans et l'aide-de-camp de jour devaient précéder Sa Majesté
dans l'intérieur du palais.

Quand Sa Majesté sortait avec son piquet, un des deux chambellans de
jour l'accompagnait et montait dans la seconde voiture avec
l'aide-de-camp de service.

Les chambellans de jour se relevaient toutes les semaines au coucher.
Ceux qui quittaient le service devaient prévenir ceux qui les
relevaient, des ordres que Sa Majesté aurait pu donner pour la semaine
suivante.

Les chambellans de jour ne quittaient les appartemens que lorsque Sa
Majesté était couchée, et ils devaient y être rendus une heure avant son
lever, afin de les visiter et de s'assurer s'ils étaient appropriés et
disposés comme ils devaient l'être, et si les huissiers et les valets de
chambre étaient à leurs postes.

Dans l'intérieur des palais, les chambellans avaient le pas avant les
officiers de tous les autres services.

Un des chambellans de service suivait l'empereur au conseil-d'état.

Les deux chambellans de service habitaient au palais. Toutes les fois
que l'empereur recevait dans les grands appartemens, quatre chambellans
étaient obligés de s'y trouver, et tous avaient la faculté de s'y
rendre.

Sa Majesté désignait particulièrement les chambellans qui devaient
l'accompagner et être de service dans ses voyages.

* * *

La dame d'honneur avait dans la maison de l'impératrice les mêmes
droits, prérogatives et honneurs que le grand-chambellan dans la maison
de l'empereur. Pour tous les objets de service, la dame d'atours
remplaçait la dame d'honneur.

Les chambellans de l'impératrice prêtaient serment entre les mains de
l'empereur et de l'impératrice.

Les chambellans de l'impératrice faisaient le service chez Sa Majesté,
conformément aux réglemens particuliers établis pour la maison de sa
majesté l'impératrice.

Ils prenaient entre eux leur rang d'ancienneté de service auprès de
l'impératrice.

Il y avait trois chambellans de service par trimestre, qui étaient
désignés par Sa Majesté, à la fin de chacun. Il y avait toujours dans
l'appartement de sa majesté l'impératrice un chambellan de jour; il
était relevé tous les huit jours.

Le chambellan introducteur près de l'impératrice introduisait auprès de
Sa majesté les ambassadeurs et étrangers; en son absence, il était
remplacé par un chambellan désigné par la dame d'honneur, en se
conformant au réglement adopté pour le cérémonial.

* * *

LE GRAND-ÉCUYER.--OFFICIERS DE SON SERVICE.


L'écurie et ses différens services, les pages, les courriers, les armes
de guerre de Sa Majesté, la surveillance et la direction des haras de
Saint-Cloud, formaient les attributions du grand-écuyer.

* * *

Il ordonnait de tout ce qui était relatif aux voyages, et désignait les
places que chacun devait avoir.

Il avait la distribution de tous les logemens dans les bâtimens
affectés, par le grand-maréchal, au service des écuries, pages, etc. Les
portiers de ces maisons étaient dépendans de ses attributions.

Il prévenait les personnes que Sa Majesté admettait à monter ses chevaux
ou dans ses voitures.

Il recevait le serment que les officiers de son service devaient à
l'empereur, et celui des employés et des gens à gages, ainsi que celui
des maîtres-ouvriers travaillant pour les écuries impériales.

Le grand-écuyer accompagnait toujours Sa Majesté à l'armée.

Il portait à l'armée, en l'absence du connétable, l'épée de Sa Majesté.

Si le cheval de Sa Majesté était tué ou venait à tomber, c'était à lui à
relever Sa Majesté et à lui offrir le sien.

Il faisait, en toute occasion, le service d'honneur, quand il était près
de Sa Majesté, de préférence aux écuyers qui étaient de service auprès
d'elle.

À l'armée, le grand-écuyer logeait aussi près que possible de Sa
Majesté, afin de se trouver toujours près d'elle quand elle sortait. Il
prenait lui-même ses ordres à son lever et à son coucher.

Il partageait à cheval la croupe de celui de sa Majesté avec le
colonel-général de service. Il était à gauche, afin de se trouver
toujours au montoir. Dans les défilés, ou sur un pont étroit, il suivait
immédiatement Sa Majesté, afin d'être à même de prendre son cheval, si
elle voulait mettre pied à terre, ou de la soutenir au besoin.

En cortége ou en route, il allait dans la voiture qui précédait celle de
Sa Majesté, celles des princes de la famille impériale ou de l'empire.

Il nommait le premier et le second page, sur la proposition du
gouverneur, et l'avis des sous-gouverneurs et maîtres.

Il nommait le médecin et le chirurgien des pages, ainsi que les
employés de la bouche et du service des pages et les gagistes de son
service.

Il présentait à Sa Majesté, à son lever, les officiers et employés
supérieurs de son département, ainsi que les maîtres et les pages, quand
ils étaient nommés par Sa Majesté.

Il présentait à Sa Majesté ceux des pages qui, ayant atteint leur
dix-huitième année, étaient dans le cas de passer dans les corps de
l'armée.

Un porte-arquebuse était sous les ordres du grand-écuyer; il était
spécialement chargé d'entretenir, charger et décharger les pistolets et
les armes des voitures de Sa Majesté.

La place du grand-écuyer dans les cérémonies, quand Sa Majesté était sur
son trône, qu'elle se rendait à la messe, dans la chapelle et partout
ailleurs, était réglée par le cérémonial.

Il jouissait des entrées et de toutes les prérogatives que donnait la
charge de grand-officier.

Il avait la police de tous les employés et gens à gages de son
département, pour tout ce qui était relatif au service de l'écurie.

Il était logé par la couronne et se servait des gens, chevaux et
voitures des écuries de Sa Majesté.

Au grand couvert, il donnait le fauteuil à Sa Majesté pour se mettre à
table: il le retirait pour qu'elle se levât; il se tenait à sa gauche.

Il soutenait Sa Majesté du côté droit, pour monter en voiture ou en
descendre dans les cérémonies, et toutes les fois qu'il se trouvait près
d'elle.

Il marchait immédiatement devant Sa Majesté quand elle sortait de ses
appartemens pour monter à cheval; lui donnait la cravache, lui
présentait le bout des rênes et l'étrier gauche; il la soutenait aussi
pour monter à cheval.

Il s'assurait par lui-même de la régularité du service de tout ce qui
tenait à son département, de la solidité des voitures destinées à Sa
Majesté, de l'intelligence et de l'adresse des hommes employés à son
service personnel, et de la sûreté et de l'instruction des chevaux
qu'elle montait, ou qu'on employait à sa voiture.

Il surveillait particulièrement l'instruction des pages et tout ce qui
tenait à leur nourriture et à leur entretien.

* * *

L'écuyer de service accompagnait toujours Sa Majesté, soit en voiture,
soit à cheval: si c'était en voiture, même en voyage, l'écuyer se
plaçait à cheval, à la portière droite, quand le colonel-général de
service n'était point à cheval; s'il était à cheval, il se plaçait à la
portière gauche: quand Sa Majesté était à cheval, l'écuyer de service
se plaçait derrière le grand-écuyer.

L'écuyer de service portait à l'armée la cuirasse de Sa Majesté, et, en
l'absence du grand-écuyer et du premier écuyer, son épée et ses armes;
en leur absence encore, il avait l'honneur de revêtir de ses armes Sa
Majesté le jour d'une bataille.

L'écuyer précédait Sa Majesté, soit qu'elle sortît de ses appartemens,
soit qu'elle y rentrât.

Dans les palais impériaux, il se tenait dans le salon de service.
L'écuyer de service ne quittait jamais le salon de service pendant la
journée, et couchait dans le palais; il se trouvait au lever et au
coucher de Sa Majesté pour recevoir ses ordres.

Il recevait directement les ordres de Sa Majesté, soit qu'elle voulût
monter à cheval, ou sortir en voiture, et les transmettait à l'écuyer
commandant de la selle ou de l'attelage, pour leur exécution; il
veillait à ce qu'ils n'éprouvassent aucun retard, et prévenait Sa
Majesté quand les chevaux et voitures étaient prêts.

Il suivait à cheval Sa Majesté, toutes les fois qu'elle sortait à cheval
ou en voiture avec sa livrée; si c'était en route, il courait en bidet.

Lorsque Sa Majesté était en voiture, il la suivait soit en voiture, soit
à cheval, comme l'ordonnait Sa Majesté, afin d'être à portée de recevoir
ses ordres et de les faire exécuter. Il dirigeait et surveillait la
marche des voitures qui composaient le cortége de Sa Majesté.

Quand Sa Majesté laissait tomber quelque chose à cheval, c'était à lui à
le ramasser ou faire ramasser; il le lui remettait en l'absence du
grand-écuyer ou du premier écuyer.

En voyage, les écuyers faisaient le service par jour. Celui de jour
était chargé de l'exécution des ordres du grand-écuyer pour le départ
des différens services, et l'ordre à suivre dans la marche. Il
commandait aux employés des postes; il était chargé en outre de
l'exécution du cérémonial pendant la marche, et commandait, à cet effet,
aux escortes auxquelles il assignait leurs places dans le cortége
d'après un règlement de Sa Majesté et les ordres du colonel-général de
service.

Il surveillait les pages de service, et prévenait le gouverneur ou le
sous-gouverneur, en cas de chasse à courre ou au tir, afin que les pages
du service des chasses s'y trouvassent.

Il recevait du secrétaire de Sa Majesté, auquel il en donnait reçu, les
dépêches à expédier directement par les courriers extraordinaires; il
les comptait au courrier, s'il y en avait plusieurs; constatait la
solidité des cachets et enveloppes, et les inscrivait sur le _part_,
pour les expédier.

Il recevait de même les dépêches des courriers qui arrivaient, et les
remettait lui-même à Sa Majesté pendant la journée. Quand elle était
couchée, il faisait demander M. l'aide-de-camp de service dans le salon
qui précédait celui où il couchait, et lui remettait les dépêches, pour
qu'il les portât à Sa Majesté.

Il vérifiait scrupuleusement le part, pour s'assurer que tout ce qu'il
portait avait été remis, et donnait reçu au courrier, après avoir
également vérifié le temps qu'il avait mis en route. S'il était en
retard, il en rendait compte au grand-écuyer, pour qu'il fût puni.

L'écuyer de service inscrivait en outre sur un registre disposé à cet
effet, et qu'il enfermait sous clef dans un tiroir ou bureau du salon de
service le nom du courrier, la destination, le nombre des dépêches qu'il
avait reçues ou qu'il apportait, la date et l'heure du départ, ou celle
de l'arrivée, afin que l'on pût vérifier en tout temps les départs et
arrivées, ainsi que le nom des courriers, etc.

Dans l'intérieur du palais, les chambellans avaient le pas sur les
officiers des autres services de Sa Majesté. Dans le service des
écuries, et aux chasses, les écuyers avaient le pas sur les
chambellans.

Le premier écuyer de l'impératrice était premier officier de la maison
de Sa Majesté. Il remplissait près d'elle les fonctions de chevalier
d'honneur; il lui donnait la main de préférence à tout autre. Il était
présent aux audiences que donnait Sa Majesté et se tenait derrière son
fauteuil. Il remplissait près de sa majesté l'impératrice les fonctions
équivalentes à celles du premier écuyer de l'empereur envers Sa Majesté.
Il en est de même des fonctions des autres écuyers de sa majesté
l'impératrice.

* * *

PAGES.

Il devait y avoir trente-six pages, et soixante au plus.

Ils faisaient le service de Leurs Majestés. Ils étaient âgés de quatorze
à seize ans, et restaient pages jusqu'à dix-huit.

_Service de l'empereur._

À Paris, deux pages près de l'empereur. Un suivait Sa Majesté quand elle
montait à cheval, ou sortait en voiture: il se tenait derrière la
voiture.

À Saint-Cloud, il n'y avait qu'un page au palais, et un commandé à
l'hôtel des pages pour le remplacer.

Dans les audiences et les jours de messe, huit pages étaient de service.
Ils se tenaient en haie quand Sa Majesté rentrait dans ses appartemens
et la précédaient quand elle en sortait. Ils marchaient après les
huissiers.

Quand l'empereur se servait de sa voiture de cérémonie, il en montait
autant que possible derrière la voiture et six derrière le cocher.

Si Sa Majesté n'était point rentrée dans son palais quand il faisait
nuit, les pages de service l'attendaient à la porte du vestibule pour la
précéder, en portant un flambeau de poing, de cire blanche, et allant
jusque dans leur salon de service. Les valets de chambre se trouvaient à
la porte intérieure de l'antichambre pour prendre leurs flambeaux.

Les pages faisaient le service dont Sa Majesté jugeait à propos de les
charger. Les commissions leur étaient données par Sa Majesté, les
princes, les princesses, ou par les aides-de-camp, chambellans ou
écuyers de service; mais en revenant, ils devaient rendre compte
directement à la personne de la famille impériale qui les avait envoyés.

Sous quelque prétexte que ce pût être, les pages porteurs d'ordre de
Leurs Majestés ou de leurs Altesses Impériales, soit écrit, soit
verbal, ne pouvaient se dispenser de le rendre directement à la personne
que l'ordre concernait, eût-elle été malade et même gardant le lit.

À la chasse à courre, un des deux premiers pages suivait toujours Sa
Majesté pour lui donner sa carabine.

Au tiré, les deux premiers pages et six autres donnaient les fusils à Sa
Majesté. Ils se rangeaient à sa droite, le premier page près de Sa
Majesté.

Ils recevaient les fusils des mains du mamelouck et des
porte-arquebuses.

Les valets de pied formaient la chaîne pour prendre des mains du second
page les fusils que Sa Majesté avait tirés et les remettre aux
porte-arquebuses.

Le gibier tué au tire de Sa Majesté appartenait au premier page. Les
deux premiers pages suivaient de préférence Sa Majesté à l'armée ou dans
ses voyages; ils pouvaient faire le service d'aides-de-camp près des
aides-de-camp de sa Majesté.

* * *

Deux pages étaient de service près de l'impératrice. Le plus ancien
portait la queue de la robe de Sa Majesté quand elle sortait de ses
appartemens, montait en voiture ou en descendait: l'autre précédait Sa
Majesté. Tous deux l'accompagnaient, quand c'était à l'extérieur,
jusque dans le premier salon. En ville, quand Sa Majesté sortait avec
son piquet ou sa livrée, ils allaient derrière le cocher. Leur rang,
leurs fonctions, etc., équivalaient à ceux des pages de l'empereur.

* * *

GRAND-MAÎTRE DES CÉRÉMONIES.

Lorsque l'empereur ordonnait une cérémonie publique et solennelle, telle
qu'ont été le sacre, la réception des membres de la Légion-d'Honneur, la
fête du Champ-de-Mars, l'ouverture de la session du corps législatif,
etc., etc., etc., le grand-maître dressait le projet de cette cérémonie,
en réglait le lieu, le temps, etc., y assignait les places et rangs de
chacun, suivant les localités et l'ordre de préséance combiné avec la
nécessité du service.

Lorsque le projet était fait, il le présentait à Sa Majesté. Quand le
projet était approuvé par Sa Majesté, le grand-maître l'envoyait aux
princes, princesses, grands-officiers, présidens de corps, etc., etc.,
etc.

Le jour de la cérémonie, il faisait exécuter ponctuellement toutes les
parties du cérémonial, se tenait, pendant la cérémonie, en avant et près
de Sa Majesté, et prenait ses ordres à chaque partie de la cérémonie.

* * *

L'empereur avait douze aides-de-camp. Ils prenaient rang entre eux, non
par leur grade militaire, mais par leur ancienneté de service auprès de
Sa Majesté.

Il y avait toujours un aide-de-camp de jour auprès de l'empereur:
l'aide-de-camp entrant et celui sortant devaient s'y trouver et prendre
ses ordres.

L'aide-de-camp de jour avait toujours un cheval sellé ou une voiture
attelée, dans une remise du palais, et à portée pour pouvoir être à même
de remplir les commissions que l'empereur voulait lui donner.

Depuis le moment où l'empereur était couché, l'aide-de-camp de jour
était plus spécialement chargé de la garde de sa personne, et il
couchait dans la pièce voisine de celle dans laquelle Sa Majesté
reposait.

Toute dépêche arrivant la nuit pour l'empereur était remise à
l'aide-de-camp de jour: qui que ce fût ne pouvait entrer dans la pièce
dans laquelle Sa Majesté reposait, ni dans celle de l'aide-de-camp, et
dont il tenait la porte fermée en dedans par un verrou: il allait
recevoir dans le premier salon ou dans la pièce qui précédait, la
personne qui voulait lui parler ou lui remettre une dépêche; en revenant
il devait fermer le verrou sur lui; pour que l'on ne pût le suivre ni
dans son appartement, ni dans la chambre à coucher de l'empereur; et
alors seulement il frappait à la porte de l'empereur.

L'aide-de-camp de jour pouvait introduire les personnes qui avaient à
parler à Sa Majesté, soit qu'elle se tînt dans le grand appartement de
représentation, ou dans celui d'honneur, ou dans l'intérieur; mais il ne
le faisait que par une commission spéciale de l'empereur.

Quand, d'après l'ordre de l'empereur, l'aide-de-camp de jour devait lui
parler, il pouvait se présenter à la porte de l'appartement dans lequel
se trouvait Sa Majesté; mais quand ce n'était pas pour affaire pressante
et par ordre de l'empereur, il devait se faire introduire par le
chambellan.

Quand Sa Majesté sortait avec un piquet, et qu'elle avait demandé deux
voitures, l'aide-de-camp de jour se plaçait dans la seconde avec le
chambellan de jour.

À la chasse à tir, l'aide-de-camp de jour se tenait à cheval derrière
l'empereur.

L'aide-de-camp de jour qui accompagnait à cheval la voiture de Sa
Majesté se plaçait sur un des côtés de manière à être prêt à recevoir
les ordres de Sa Majesté, laissant toutefois aux officiers de service
les places d'honneur auxquelles ils avaient droit.

Dans les parades et mouvemens militaires, les aides-de-camp marchaient
devant l'empereur; celui de jour se tenait immédiatement devant et à six
pas.

À l'armée, les aides-de-camp de l'empereur faisaient le service de
chambellans.

* * *

LE PALAIS IMPÉRIAL DES TUILERIES ÉTAIT DISTRIBUÉ
EN GRAND APPARTEMENT DE REPRÉSENTATION,--APPARTEMENT
ORDINAIRE DE L'EMPEREUR,--APPARTEMENT
ORDINAIRE DE L'IMPÉRATRICE.

Le grand appartement de représentation se composait d'une salle de
concert, d'un premier salon, d'un second salon, d'une salle du trône, du
salon de l'empereur, et d'une galerie.

Les pages se tenaient dans la salle de concert.

Tous les officiers du service d'honneur de Leurs Majestés, ceux des
maisons des princes et princesses de la famille impériale ou de
l'empire, lorsqu'ils les accompagnaient, les membres du sénat et du
conseil-d'état, les généraux de division, les archevêques et évêques
entraient de droit dans le second salon.

Les princes et princesses de la famille impériale et de l'empire, les
ministres, les grands-officiers de l'empire, les présidens du sénat, du
corps législatif, entraient de droit dans la salle du trône.

Lorsque l'impératrice recevait dans la salle du trône, les dames
d'honneur, d'atours et du palais avaient le droit d'y entrer.

Les dames d'honneur ou de service près des princesses les accompagnaient
lorsqu'elles entraient dans la salle du trône.

Les hommes et les dames saluaient le trône en traversant la salle où il
était placé.

L'empereur et l'impératrice seuls entraient dans le salon de l'empereur;
tout autre individu, quels que fussent son rang et ses fonctions, n'y
entrait que lorsque Sa Majesté le faisait appeler.

Le chambellan de jour y entrait pour prendre les ordres de Leurs
Majestés, mais après en avoir fait demander la permission par un
huissier.

Lorsque Leurs Majestés ne se trouvaient pas dans le grand appartement de
représentation, les officiers du service d'honneur de Leurs Majestés et
les pages pouvaient le traverser et communiquer pour leur service.

* * *

L'appartement ordinaire de l'empereur se divisait en appartement
d'honneur et appartement intérieur.

L'appartement d'honneur se composait d'une salle des gardes, d'un
premier salon et d'un second salon.

L'appartement intérieur se composait d'un cabinet de travail, d'un
arrière-cabinet, d'un bureau topographique, et d'une chambre à coucher.

Les huissiers faisaient le service de l'appartement d'honneur, et les
valets de chambre celui de l'appartement intérieur.

Dans la salle des gardes se tenaient les pages de service, un
sous-officier du piquet de la garde à cheval. Il n'y entrait aucun
domestique. Un portier d'appartement en tenait la porte.

Le colonel-général de service, les grands-officiers de la couronne,
l'aide-de-camp de jour, le préfet de service, entraient de droit dans le
premier salon.

Le chambellan de jour faisait entrer dans le premier salon ou dans
celui que lui désignait Sa Majesté, les personnes admises à son
audience, ou appelées pour affaires de service et travailler.

Lorsque le chambellan de jour avait besoin de prévenir Sa Majesté qui se
trouvait dans son appartement intérieur, il traversait le salon de
l'empereur, et frappait à la porte de l'appartement intérieur:
cependant, lorsqu'il ne s'agissait que d'annoncer à Sa Majesté l'arrivée
d'un officier de sa maison, ou d'un ministre qu'elle avait fait
demander, il suffisait que le chambellan de jour en prévînt l'huissier
de service qui annonçait à Sa Majesté. Le chambellan avait soin de faire
entrer ces personnes dans le salon de l'empereur, afin que Sa Majesté
les y trouvât lorsqu'elle sortait de son appartement intérieur.

L'aide-de-camp, le préfet et l'écuyer de service qui avaient à prendre
les ordres de Sa Majesté ou à la prévenir pour leur service, pouvaient
le faire directement, sans passer par l'intermédiaire du chambellan.

Le préfet et l'écuyer qui venaient annoncer à Sa Majesté qu'elle était
servie, ou que ses voitures et chevaux étaient prêts, lorsqu'elle était
dans son appartement intérieur, pouvaient même le dire à l'huissier de
service, afin de déranger le moins possible l'empereur.

Un gardien du porte-feuille tenait la porte de l'arrière-cabinet; le
gardien du porte-feuille ne laissait entrer dans l'arrière-cabinet que
par ordre de l'empereur, la personne qui en avait obtenu le droit.

Personne ne pouvait traverser le cabinet dans lequel Sa Majesté
travaillait ordinairement, à moins d'y être appelé par l'empereur.

* * *

REPAS.

Lorsque Leurs Majestés voulaient manger en grand couvert, la table était
placée sur une estrade et sous un dais avec deux fauteuils; les portes
de la salle où elle était placée étaient tenues par des huissiers.

S'il y avait des invitations à faire, le grand-maître des cérémonies en
était chargé; il prévenait le grand-maréchal du palais de la
distribution des tables et des personnes qui devaient s'y asseoir, ainsi
que de la pièce dans laquelle on devait se réunir, et de l'heure.

Le grand-maréchal du palais prenait les ordres de Leurs Majestés pour le
moment du service, et les transmettait au premier préfet, qui veillait
à leur exécution.

Le préfet de service envoyait lui-même à l'office et à la cuisine, et il
en faisait apporter en ordre tout ce qui était nécessaire pour le
service, qu'il faisait placer sur la table en sa présence.

Le couvert de l'empereur était placé à droite, celui de l'impératrice à
gauche; la nef et le cadenas de l'empereur à droite de son couvert; la
nef et le cadenas de l'impératrice, à la gauche de son couvert, sur la
table même.

Lorsque tout était prêt, le premier préfet en avertissait le
grand-maréchal du palais qui en prévenait Leurs Majestés.

Leurs Majestés se rendaient dans la salle où le repas était préparé dans
l'ordre suivant: les pages de service; un aide des cérémonies; les
préfets de service; le premier préfet et un maître des cérémonies; le
grand-maréchal du palais et le grand-maître des cérémonies;
l'impératrice; son premier écuyer et son premier chambellan; l'empereur;
le colonel-général de service; le grand-chambellan et le grand-écuyer;
le grand-aumônier.

Leurs Majestés étant arrivées à la table, le grand-chambellan devait
présenter à laver à l'empereur. Le grand-écuyer lui offrait le fauteuil;
le grand-maréchal du palais prenait une serviette dans la nef et la
présentait à Sa Majesté.

Le premier préfet, le premier écuyer et le premier chambellan de
l'impératrice, remplissaient les mêmes fonctions près de Sa Majesté.

Le grand-aumônier venait sur le devant de la table, bénissait le dîner
et se retirait.

Les pages faisaient le service. Les carafes d'eau et de vin, à l'usage
de Leurs Majestés, étaient placées sur un plat d'or, le verre sur un
autre plat et à la droite de leurs couverts.

Lorsque l'empereur demandait à boire, le premier préfet versait l'eau et
le vin dans le verre, qui était offert à Sa Majesté par le
grand-maréchal.

Les mêmes fonctions étaient remplies pour le service de Sa Majesté
l'impératrice, par son premier écuyer et par le préfet de service qui
était placé à sa droite.

Les maîtres-d'hôtel posaient les plats, découpaient les mets et
faisaient offrir à Leurs Majestés par les pages.

Le grand-chambellan faisait verser devant lui le café dans la tasse
destinée à l'empereur, un page la lui remettait sur un plat d'or, et il
l'offrait à Sa Majesté.

Le premier chambellan de l'impératrice offrait de même le café à Sa
Majesté.

Après le repas, le grand-maréchal prenait la serviette des mains de
l'empereur; le premier préfet, de celles de l'impératrice.

Le grand-écuyer, et le premier écuyer de l'impératrice retiraient les
fauteuils de Leurs Majestés, le grand-chambellan donnait à laver à
l'empereur, le premier chambellan à l'impératrice.

Si, dans la salle où mangeaient Leurs Majestés, il était servi d'autres
tables, le service en était fait par les maîtres-d'hôtel et la livrée.

* * *

Quand Leurs Majestés voulaient manger dans l'appartement intérieur,
elles désignaient le lieu et les individus qui devaient les servir. Il
n'y avait aucune étiquette ni personne du service d'honneur.

* * *

Avant le coucher de Leurs Majestés, le préfet de service prenait les
ordres de Leurs Majestés pour l'heure à laquelle elles voulaient
déjeuner.


FIN DU TOME SECOND.



MÉMOIRES

DE CONSTANT,

PREMIER VALET DE CHAMBRE DE L'EMPEREUR,

SUR LA VIE PRIVÉE

DE

NAPOLÉON,

SA FAMILLE ET SA COUR.

     Depuis le départ du premier consul pour la campagne de Marengo, où
     je le suivis, jusqu'au départ de Fontainebleau, où je fus obligé de
     quitter l'empereur, je n'ai fait que deux absences, l'une de trois
     fois vingt-quatre heures, l'autre de sept ou huit jours. Hors ces
     congés fort courts, dont le dernier m'était nécessaire pour
     rétablir ma santé, je n'ai pas plus quitté l'empereur que son
     ombre.

     MÉMOIRES DE CONSTANT, _Introduction_.

TOME TROISIÈME.

À PARIS,

CHEZ LADVOCAT, LIBRAIRE

DE S. A. R. LE DUC DE CHARTRES,

QUAI VOLTAIRE ET PALAIS-ROYAL.

MDCCCXXX.



INTRODUCTION DU TROISIÈME VOLUME.


Le public a bien voulu accueillir les _Mémoires de Constant_ avec tout
l'intérêt que l'éditeur les avait jugés capables d'exciter. Parmi les
plus curieux passages de la première livraison, le spirituel journal du
_Voyage à Mayence_ a été traité avec une faveur particulière. L'auteur
de ce journal, depuis la publication des deux premiers tomes des
Mémoires de Constant, a fait à l'éditeur l'honneur de lui adresser une
lettre; et comme cette lettre renferme une juste réclamation, l'éditeur
a pensé ne pouvoir mieux y faire droit qu'en la mettant sous les yeux du
public.

* * *

«Paris, 10 mai 1830.

»MONSIEUR,

»Je viens de trouver avec étonnement dans les Mémoires de Constant le
journal d'un voyage que j'ai fait avec Joséphine.

»Les feuilles que j'écrivais rapidement chaque soir étaient mises en
ordre et copiées, dans les villes où nous séjournions, par ma femme de
chambre, qui écrivait fort bien; il est probable qu'elle en aura gardé
une copie.

»Depuis, j'avais réuni les souvenirs de ce voyage à ceux d'une partie de
ma vie; mais je n'étais nullement décidée à les publier.

»Je crois qu'une femme peut amuser son imagination avec sa plume, comme
elle exerce ses doigts avec un crayon ou un pinceau; mais je pense
qu'elle ne doit jamais mettre le public dans la confidence de ses
pensées et de ses sentimens qui ne peuvent intéresser que ses amis et sa
famille.

»La publication que vous venez de faire, et surtout le désir de rétablir
dans toute sa vérité un fait énoncé par M. Constant en parlant du motif
qui m'a fait quitter la cour, me déterminent, Monsieur, à vous envoyer
la totalité de ces souvenirs.

»Je vous autorise à les publier, si vous pensez que des faits si peu
intéressans, écrits avec si peu de soin, puissent trouver place dans la
seconde partie des Mémoires que vous venez de faire paraître.

»Lorsque je voulus donner ma démission, j'écrivis à Joséphine, qui en
fut aussi étonnée qu'affligée (si je dois croire ce qu'elle eut la bonté
de me dire). Aussitôt ma lettre reçue, elle m'envoya chercher par le
général Fouller pour m'assurer qu'elle ne voulait pas l'accepter. Plus
de quinze jours s'écoulèrent entre celui où ma démission fut donnée et
le moment où elle fut acceptée par l'empereur.

»J'ignore si c'est dans l'instant qu'il l'accepta qu'il eut connaissance
de ce journal; mais l'expression de congé, employée par l'auteur des
Mémoires qui viennent de paraître chez vous, n'en est pas moins
inexacte.

»Au reste, j'y attache bien peu d'importance, et je ne rectifie ce fait
qu'à cause de cette inexactitude.»

»Recevez, Monsieur, l'assurance de
ma parfaite considération,

LA BARONNE DE V*****.»

* * *

L'éditeur sent combien il a de grâces à rendre à madame la baronne de
*** pour l'autorisation qu'elle a consenti à lui donner d'associer
aux souvenirs de Constant ceux d'une des premières dames du palais de
l'impératrice Joséphine. Ces deux publications ainsi faites ensemble ont
paru à l'éditeur de nature à se prêter réciproquement du relief.
Toutefois, ce n'est point parce qu'il lui aurait semblé piquant de
mettre en regard l'une des époques différentes, deux voyages en
Angleterre. Elle a vu la cour du prince de Galles, et une régence qui ne
manquait pas, sous le rapport des mœurs, de points de comparaison avec
la _joyeuse_ régence du duc d'Orléans. Enfin, pendant son second séjour
à Londres, madame la baronne *** y a vu tous les scandales du procès
et de la mort de la reine Caroline.

Ce simple énoncé suffira sans doute pour mettre le lecteur à même de
juger de l'intérêt qu'il doit s'attendre à rencontrer dans les
_souvenirs_ de madame la baronne ***.



MÉMOIRES

DE CONSTANT.

SOUVENIRS

D'UNE DAME

DU PALAIS IMPÉRIAL



CHAPITRE PREMIER.

     Avertissement de l'auteur.--Isolement des jeunes femmes pendant la
     révolution.--Ma naissance et mes parens.--Le général D..... mon
     père.--Le baron de V... mon mari.--Une première imprudence.--Sage
     prévoyance de mon père.--Le général D..... à l'armée du
     Nord.--Déférence de Carnot pour mon père.--Carnot dans le cabinet
     du général D.....--Conduite de Carnot envers mon père.--Carnot le
     sauve de l'exil.--Amour-propre de Carnot.--Mallet du Pan et le
     Mercure de Genève.--Les représentans du peuple en mission à
     Besançon.--Bernard de Saintes.--Son hôtel;--son costume;--ses
     manières.--Brusquerie tout à coup suivie de politesse.--Le jacobin
     de bonne compagnie.--Effrayante proposition de Bernard de Saintes
     et explication de ses prévenances.--M. Briot, aide-de-camp de
     Bernard de Saintes.--Arrivée de Robespierre le jeune à
     Besançon.--Comment je fus délivrée des poursuites de Bernard de
     Saintes.--Je me rends à Paris.--Danger des châteaux en
     Espagne.--Les plaisirs de Paris après la terreur.--Première
     représentation d'Olympie.--La première robe de velours.--Un
     triomphe de toilette.--Sages maximes de La Rochefoucault et de M.
     de Ségur.--Vie de dissipation.--Mes démarches pour obtenir le
     rappel de mon mari.--Retour de mon père à Paris.--Relations de mon
     père avec madame de Staël.--Susceptibilité extrême de madame de
     Staël.--Mon père me présente chez cette dame.--Réflexion, sur une
     pensée de madame Necker.--Danger des périphrases.


EN livrant ces mémoires au public, je n'ai pas la prétention de croire
que je puisse exciter son attention par les événemens qui ont rempli ma
vie; mais les rapports que j'ai eus avec des personnes qui ont fixé
long-temps ses regards peuvent l'intéresser en fournissant à sa
curiosité quelques circonstances de leur vie privée.

Si j'ai parlé de moi, on me le pardonnera peut-être en faveur du motif.

J'ai désiré, que mon exemple ne fût pas sans utilité pour quelques
jeunes femmes jouissant du funeste avantage de leur liberté.
Puissent-elles se convaincre qu'en recherchant l'indépendance, elles ne
recueilleront que le malheur!

La nature, en nous créant plus faibles que les hommes, a voulu nous
faire sentir le besoin d'être guidées et protégées par eux.

Un malheur de la révolution (et ce n'est pas un des moindres) est
l'isolement où sont restées beaucoup de jeunes femmes, pendant un grand
nombre d'années, par l'émigration de leurs maris; isolement qui leur a
fait contracter la dangereuse habitude de se conduire par leur seule
volonté.

Je suis née dans une province où mes parens occupaient un rang
distingué. Mon père, le général D..., y était entouré de considération;
ma mère y vit encore, jouissant de l'estime générale, juste récompense
d'une longue vie passée dans la pratique de toutes les vertus.

Très-jeune encore, je fus demandée en mariage par le baron de V... Ses
parens possédaient une grande fortune; leur fils unique fut élevé dans
l'idée que cette fortune était peut-être encore plus considérante
qu'elle ne l'était en effet, ce qui arrive fort souvent par les
flatteries que les valets; n'épargnent pas à l'enfance d'un jeune maître
destiné à avoir un rang dans le monde. Cette confiance, jointe à
l'extrême bonté de son cœur, ne lui permit jamais de refuser un
service, non seulement à un ami, mais cette obligeance s'étendait
jusqu'aux simples connaissances. Cette facilité de caractère, dont
beaucoup de personnes abusèrent, lui fit accorder sa signature, comme
cautionnement, pour des sommes assez considérables. J'étais trop jeune
alors pour que mes conseils pussent préserver mon mari du danger de se
livrer ainsi à la bonté de son cœur.

Bientôt l'émigration l'entraîna loin de moi. Capitaine de cavalerie, il
dut suivre les officiers de son régiment..

Aussitôt que son émigration fut connue, plusieurs des porteurs de
cautionnemens qu'il avait donnés si généreusement vinrent me trouver.
Ils désiraient que j'ajoutasse ma signature à la sienne; je le fis avec
cette légèreté, cette imprévoyance si commune à la jeunesse. J'aurais
cru manquer à M. de V... en refusant mon approbation à ce qu'il avait
fait.

Cette première imprudence a eu des suites funestes pour moi.

Mon père avait prévu les suites désastreuses de l'émigration; son esprit
si juste en avait; calculé toutes les conséquences. Il avait cherché à
retenir mon mari près de lui. Il lui disait quelquefois: «Vous partez
pour revenir; il est bien plus simple de rester. Qui quitte la partie
la perd.» Ses conseils étaient restés sans effet.

Mon père était du nombre de ceux qui avaient cru à la possibilité de
réformer les abus qu'on reprochait au gouvernement; mais bientôt son
âme, si belle, si noble, s'indigna des moyens employés pour y parvenir.
Placé par le grade élevé qu'il occupait, et par la supériorité de ses
talens, à la tête du corps du génie, il ne put rester dans l'ombre dont
il aimait à s'entourer. Il fut appelé à l'armée du Nord; il prit
rapidement Bréda, Gertruidemberg. Ayant ouvert les portes de la Hollande
par la prise de ces deux places importantes, il demanda et obtint de
revenir soigner sa santé.

Il vivait très-retiré à Paris, au milieu d'un petit cercle d'amis; mais
bientôt la tourmente révolutionnaire les dispersa presque tous.

À cette époque, Carnot, qui avait servi sous ses ordres, et qui admirait
autant son génie qu'il respectait son noble caractère, venait, presque
chaque jour, discuter dans son cabinet ces plans de campagne qui lui
furent attribués.

Mon père avait cru à la possibilité d'une réforme, il l'avait désirée de
bonne foi; les moyens qu'on employa lui étant odieux, il ne voulut plus
servir. Mais quand Carnot venait le consulter, quand ses conseils
pouvaient, en épargnant le sang des soldats, les conduire à la
victoire, il discutait son opinion avec autant de franchise et de
chaleur que s'il se fût agi d'une cause pour laquelle il eût été dévoué.

La conduite de Carnot fut parfaitement honorable envers mon père; ce
dernier, vif, emporté, incapable de transiger avec sa conscience,
l'accablait souvent de reproches sur ses opinions politiques; il
discutait si vivement avec lui à ce sujet, que souvent il l'avait vu
quitter son cabinet après des scènes si vives entre eux qu'il était
persuadé que deux heures après on viendrait l'arrêter.

Bien loin de là, lorsque la loi du 27 germinal fut rendue, pour renvoyer
de Paris et des places fortes tous les nobles, mon père allait monter
dans sa voiture lorsqu'il vit accourir Carnot, qui lui apportait une
réquisition du comité du salut public (c'était alors le seul moyen
d'exception). Il l'en remercia; mais empressé de quitter Paris à cette
désastreuse époque, il n'en profita pas, et se retira dans les montagnes
du Jura, où il avait quelques propriétés.

En parlant de Carnot, je dois faire mention d'un fait qui prouvera que
des hommes de beaucoup de talent peuvent être susceptibles de faiblesse
et d'amour-propre.

J'ai dit plus haut que la plupart des plans attribués au général Carnot
étaient l'ouvrage de mon père; mais ce dernier était loin de s'en
enorgueillir: quand on lui demandait son opinion, ses conseils, il les
donnait avec la franchise, la bonne foi qu'on devait attendre de sa
loyauté; mais loin de s'en vanter, il eût été fâché qu'on en parlât. Je
ne sais donc pas comment Mallet du Pan, qui rédigeait à Genève le
journal _le Mercure_, put avoir connaissance de ces faits, à moins que
ce ne fût par quelque indiscrétion de ma part; mais on vit un jour dans
un des numéros de ce journal un article ainsi conçu:

_Tous les plans de campagne qui ont été attribués au général Carnot, et
lui ont fait beaucoup d'honneur, sont l'ouvrage du général D..._

Si le fait n'eût été exact, il est probable que Carnot n'y eût fait
aucune attention; mais il était vrai, et il s'en affligea, plus même
qu'il n'aurait dû le faire. Dans la suite, il ne put jamais se défendre
de montrer à mon père un peu de susceptibilité à ce sujet.

À l'époque dont je viens de parler, pendant que mon père résidait à
Paris, j'habitais la ville de B...; cette ville était soumise aux
jacobins, qui la gouvernaient de concert avec les représentans du peuple
qu'on y envoyait successivement en mission. L'un d'eux, Bernard de
Saintes, venait de faire afficher dans toutes les rues de longues
listes de tous les parens d'émigrés ou suspects, auxquels il était
ordonné de se rendre en prison sous trois jours.

Le contenu ayant surpassé le contenant, il avait fallu transformer trois
couvens en prisons pour les recevoir.

Ma mère voulut tenter de fléchir Bernard de Saintes en lui demandant de
permettre que sa maison me servît de prison avec un gardien.

Nous nous rendîmes chez lui pour solliciter cette faveur. Il occupait un
très-bel hôtel qui avait été bâti pour le dernier intendant.

Son costume, composé d'une veste qu'on appelait alors _carmagnole_,
ainsi que le bonnet de laine rouge qui couvrait sa tête, contrastait
bien singulièrement avec la beauté des appartemens dans lesquels il nous
reçut.

C'était un homme de quarante-cinq ans, d'une, figure fort commune, dont
le premier abord me parut effrayant par la brusquerie et la grossièreté,
de ses manières. Mais bientôt il parut s'adoucir et nous laissa
l'espérance qu'il accorderait à ma mère sa demande, sans le promettre
cependant positivement; il nous retint assez long-temps et nous
accompagna jusqu'au perron de l'hôtel.

En sortant, nous nous regardâmes avec surprise et effroi; nous n'osions
nous communiquer nos craintes, et nous ne savions comment expliquer
cette transition subite d'une extrême brusquerie à une politesse qui
était loin, sans doute, d'être parfaite; mais relative au ton qui
l'avait précédée, elle avait de quoi nous surprendre.

Cet étonnement cessa le lendemain pour faire place aux craintes les plus
vives.

J'avais rencontré quelquefois dans le monde un adjudant-général, frère
de M. de Vaublanc; c'était un jacobin de bonne compagnie, ou pour mieux
dire un jacobin par peur. Ses manières contrastaient singulièrement avec
le ton du jour; vainement il voulait les mettre en harmonie avec celles
des gens dont il s'était entouré, les anciennes habitudes faisaient
taire les nouvelles.

Il portait le nom de Viennot, n'osant pas porter celui de son frère,
connu par des opinions très opposées à celles qu'il professait alors.

Il ne venait pas chez moi, et je fus très-surprise de le voir entrer le
lendemain de l'audience de Bernard; il était confus, embarrassé, et ne
savait comment aborder le sujet qui l'amenait.

Enfin, après quelques phrases générales d'intérêt sur ma situation, sur
les dangers qui menaçaient les femmes d'émigrés, il me dit que Bernard,
veuf, père de plusieurs enfans, désirait se remarier, que la veille je
lui avais plu, qu'il avait conçu le désir de me sauver les dangers de ma
situation en m'épousant. Cette idée me parut si singulière, si folle,
que je ne pus m'empêcher d'en rire, et de lui demander si le
représentant ignorait que j'eusse un mari vivant. Ne riez point, me dit
tristement M. Viennot, je me suis chargé de cette commission, parce que
je pressentais votre refus, et que je connaissais tous les malheurs
qu'il peut attirer sur vous, sur vos parens et surtout sur votre père,
qui se trouve à Paris, sous la hache révolutionnaire. J'ai cru, sans
trop oser l'espérer, que peut-être je pourrais adoucir les mesures qui
seront la suite de ce refus. L'idée de mon père compromis par cette
fantaisie de Bernard eut bientôt réprimé ma gaîté.

M. Viennot voyant à quel point j'en étais affectée, voulut insister et
plaider de nouveau la mauvaise cause dont il s'était chargé; mais je ne
le laissai pas poursuivre, je l'assurai que je connaissais trop bien mon
père pour croire qu'il voulût racheter sa vie par l'infamie de sa fille;
que quant à moi, j'étais résignée à tout. En cherchant à vaincre ma
résolution, je vis très-clairement qu'il m'approuvait dans le fond de
son cœur.

Il retourna rendre compte de sa mission; mais j'ai dû croire qu'il ne
fut pas parfaitement véridique dans son rapport, et qu'il laissa à
Bernard de Saintes l'espérance de faire changer ma résolution; car je
fus laissée chez ma mère, même sans gardiens.

Je savais que le représentant devait partir le lendemain pour une
inspection dans le département. Il devait être absent quinze jours; son
départ me rendit un peu de sécurité. Pendant le cours de sa tournée, il
envoya deux fois M. Briot, qui faisait les fonctions d'aide-de-camp près
de lui, pour me parler de son amour, ou, pour mieux dire, de ses
suprêmes volontés.

Ce jeune homme, qui fut depuis du conseil des cinq-cents, avait trop
d'esprit, trop de délicatesse pour se rendre l'interprète des menaces de
Bernard. Tout en les transmettant, il approuvait ma conduite, et
s'effrayait pour moi du prochain retour du représentant.

Je fus sauvée de tous les malheurs que je redoutais par l'arrivée de
Robespierre le jeune, envoyé en mission extraordinaire dans ce
département.

Un courrier fut envoyé à Bernard pour venir justifier sa conduite, qui
(je ne sais sous quel rapport) était désapprouvée par le comité du salut
public.

Il arriva et descendit de voiture dans le lieu des séances des jacobins;
après une discussion qui dura toute la journée et une partie de la
nuit, il succomba, et fut forcé de céder la place à Robespierre; il
partit de suite, et je fus alors délivrée de toutes mes craintes. Comme
je l'ai dit plus haut, mon père avait quitté Paris lors de la loi du 27
germinal; nous nous étions retirés à la campagne, où nous fûmes
heureusement oubliés pendant tout le reste de cette époque de terreur.

Aussitôt qu'on put se montrer avec quelque sécurité, je vins à Paris,
avec l'espérance de faire rayer M. de V... de la liste des émigrés.

Quelques personnes de ma connaissance, en sacrifiant beaucoup d'argent,
avaient pu obtenir de rentrer en France, je voulais tenter le même
moyen. Mon père ne put pas m'accompagner, sa santé n'était pas
très-bonne; je vins seule à Paris, je m'y trouvai entourée d'une société
entièrement nouvelle pour moi et étrangère à ma famille: les parens de
mon mari étaient émigrés.

Mariée très-jeune, n'ayant habité que bien peu de temps avec M. de V...
avant son émigration, je n'avais que très-peu de connaissance du monde,
m'étant retirée à la campagne après son émigration. J'y entrais sans une
main amie pour me soutenir et me protéger; j'y apportais une imagination
vive, souvent égarée dans la sphère indéfinie des rêves chimériques, et
dont les idées n'étaient pas toujours limitées par de sages
probabilités.

C'est bien le cas ici de dire aux mères qu'elles ne sauraient trop
combattre dans les jeunes filles cette habitude frivole et dangereuse de
créer des châteaux en l'air, de s'abandonner à ces rêveries vagues,
indéterminées, dont le moindre inconvénient est le mépris des choses
réelles.

Hélas! à cet âge heureux on se laisse aisément séduire par les lueurs
douces de l'espérance, ce prestige s'introduit facilement dans un cœur
innocent; mais si on trouve quelques plaisirs dans cette source toujours
abondante de sensations nouvelles, on y trouve plus de maux encore.

À l'époque à laquelle je vins à Paris, il semblait que les malheurs
qu'on venait d'y éprouver eussent laissé une soif de plaisir dans toutes
les classes de la société; on eût dit que chacun y était piqué de la
tarentule.

Les bals se succédaient chaque jour; aimant la danse avec passion, je
n'en manquais pas un.

Vers cette époque, on donna la première représentation d'_Olympie_,
mauvais opéra qui n'eut que cette seule représentation. J'y parus avec
une robe de velours noir et beaucoup de diamans. C'était une nouveauté:
depuis la révolution les femmes ne portaient pas de velours; j'eus même
beaucoup de peine, pour satisfaire cette fantaisie, à m'en procurer.
Cette toilette très-remarquable fut applaudie du parterre et des loges.
Il n'en fallut pas davantage pour mettre à la mode celle qui la portait.
Combien de gens de ma société, qui n'avaient jamais pensé à me
remarquer, qui le lendemain étaient à mes pieds! L'opinion du parterre
leur avait appris le mérite de ma figure. Pourquoi alors n'ai-je pas
ouvert le livre des _Maximes_ de M. de La Rochefoucault? j'y aurais vu
que la femme qui mérite la meilleure réputation est celle qui n'en a
point.

Peut-être des intentions pures, un cœur droit, m'auraient fait apprécier
cette maxime tout ce qu'elle vaut; j'aurais répété avec M. de Ségur que
celle dont il y a le plus de bien à dire est celle dont on parle le
moins, et j'aurais cherché l'obscurité, hors de laquelle il n'existe
presque jamais de bonheur pour les femmes. Mais ces sages réflexions
furent alors perdues pour moi.

Mes parens et ceux de mon mari fournissaient libéralement à mes
dépenses: on cita bientôt mon élégance, mon bon goût.

On me voyait partout, au bois de Boulogne, au bal, au spectacle.

Au milieu de cette vie de dissipation, je ne négligeais aucune des
démarches qui pouvaient amener la radiation de M. de V...; mais elles
avaient toutes été infructueuses. Je crus que la présence de mon père à
Paris pourrait en assurer le succès; et je joignis mes sollicitations à
celles du général Milet-Mureau, qui venait d'être nommé ministre de la
guerre, et qui devait l'appeler à Paris. Nous eûmes beaucoup de peine à
le déterminer à accepter. Sa retraite lui était chère, et la culture de
son jardin avait remplacé tous les rêves de l'ambition; cependant il
céda à mes prières, et à l'espérance qu'il conçut que la radiation de
mon mari pouvait être le prix de sa complaisance, par les rapports
qu'elle lui donnerait avec les membres du directoire. Il vint habiter
avec moi un hôtel, rue du Bac, à l'angle de la rue de Varennes. Cet
hôtel touchait à celui de madame de Staël. L'amitié qui existait entre
le comte Louis de Narbonne et mon père avait dû établir des relations de
société entre ce dernier et madame de Staël, qui était l'amie intime du
comte Louis. En se retrouvant logé si près d'elle, ces relations se
renouvelèrent, et nous la voyions très-souvent. Il y eut à cette époque
une réaction des jacobins qui n'eut heureusement que peu de durée, mais
assez cependant pour que les journaux rédigés dans le sens de leur
opinion insultassent chaque jour madame de Staël et Benjamin Constant.

Il est extraordinaire que cette femme célèbre, si supérieure à toute
cette coterie révolutionnaire, ait pu être aussi sensible qu'elle
l'était à tous ces misérables sarcasmes. Mais il est vrai de dire que
chaque jour, lorsque ses journaux lui arrivaient, elle en avait presque
des convulsions de rage: après quelques heures elle se calmait pour
recommencer le lendemain les mêmes agitations.

J'accompagnais souvent mon père chez madame de Staël. J'ai rencontré
dans le cours de ma vie quelques personnes de beaucoup d'esprit, mais je
n'ai jamais trouvé dans aucune une conversation aussi brillante et une
telle richesse de pensées.

Madame de Staël ne cherchait jamais un mot; toujours celui qui peignait
le mieux son idée se présentait sans effort, sans affectation. À cet
égard, sa conversation valait mieux que ses écrits; en les lisant on se
souvenait quelquefois de ce précepte de sa mère madame Necker, qui
prétend que _lorsqu'un auteur a le choix de plusieurs expressions, il
doit toujours donner la préférence à celle qui présente plus d'un sens,
et qui laisse quelque chose à faire à l'imagination du lecteur_. Ce
principe me paraît tout-à-fait faux.

Des auteurs d'un génie supérieur peuvent, en suivant ce précepte, rendre
leur style plus poétique; la richesse, l'abondance de leurs pensées leur
feront pardonner cette innovation; mais combien cette école est
dangereuse pour les mauvais écrivains qui voudront se traîner sur leurs
traces!

Je citerai un exemple de mon opinion, et je choisirai parmi les ouvrages
d'un des auteurs que j'admire le plus, le vicomte de Chateaubriand. Il
semble qu'il se plaise quelquefois à laisser à son lecteur le plaisir de
le deviner, et celui de s'applaudir de son entendement quand il l'a bien
compris. Beaucoup de lieux, de villes, de choses, en remplacement de
leur nom propre, en reçoivent de lui un relatif. Il arrive que quelques
ignorans le prennent pour le véritable.

Dernièrement une jeune personne nous parlait de la ville d'Épaminondas;
je lui dis qu'il n'y avait jamais eu de ville de ce nom; mais elle
soutint son dire, et s'appuya de l'autorité d'un ouvrage de M. de
Chateaubriand. J'eus beaucoup de peine à lui persuader que c'était la
ville de Thèbes qu'on avait désignée ainsi, comme étant la patrie
d'Épaminondas. Sans doute il est bien hardi à moi indigne, d'oser
exprimer ainsi mon opinion sur des auteurs dont les ouvrages sont si
dignes d'admiration; mais je pense qu'il en est de la littérature comme
des gouvernemens absolus, qui, sous de bons princes, sont assurément les
meilleurs de tous, et qui par cette raison même ne doivent pas être
adoptés, parce qu'il y a bien plus de princes médiocres que de ceux qui
sont doués de qualités supérieures. On compte peu de Titus et de
Trajans. De même en littérature les inconvéniens d'un faux précepte se
glissent inaperçus, dans les écrits d'un génie supérieur: la richesse
des pensées, l'élégance du style, couvrent de leur éclat quelques taches
d'obscurité. Mais c'est sous la plume de l'écrivain médiocre qu'on
retrouve toute la fausseté de cette maxime de madame Necker: Plus il est
faible de choses, plus il doit bien choisir les mots. Un auteur pauvre
d'idées peut encore plaire et attirer l'attention par un style pur,
clair et précis: la beauté de l'expression est souvent un cache-sottise;
loin de choisir celle dont on a besoin, de chercher le sens, on devrait
toujours se servir de celle qui peint le plus clairement sa pensée.



CHAPITRE II.

     Visite aux directeurs.--Embarras de madame R.... au petit
     Luxembourg.--Le meuble des Gobelins.--Le salon de Barras.--M. de
     Talleyrand, madame de Staël, Bernadotte, etc. chez Bras.--Intimité
     de Barras et de madame Tallien.--Scandales de la cour de
     Barras.--Mot spirituel sur madame de Staël.--Dévouement de madame
     de Staël, en amitié.--Une repartie de M. de Talleyrand.--Madame
     Grand, madame de Flahaut, et madame de Staël.--Autre repartie de M.
     de Talleyrand.--Indiscrétion de madame de Staël.--Garat le
     sénateur, Garat le chanteur, et Garat le tribun.--Fatuité de Garat
     le chanteur.--Bonnes fortunes de son frère le tribun.--L'écritoire
     oubliée.--Mauvais succès de mes démarches.--Je suis mon père dans
     son ermitage.--Mort de mon beau-père et de ma belle-mère.--Leurs
     bontés pour moi.--Bonaparte, premier consul.--Mon père retourne
     seul à Paris.--Mon père unanimement proposé pour le sénat.--Mon
     mari rayé de la liste des émigrés.--Mort de mon père.--Premier
     exemple de funérailles religieuses, depuis la terreur.--Article
     d'un journal sur les obsèques du général D.....--Grandes qualités
     du général D.....--Ses travaux devant Gibraltar--ses
     ouvrages.--Hommage solennel rendu à la mémoire de mon père par le
     corps du génie, seize ans après sa mort.


LA position de mon père près du ministre de la guerre nous obligeait
quelquefois d'aller au directoire. Un jour nous fûmes chez madame R...;
elle venait d'être installée au petit Luxembourg, et était encore tout
étonnée de la magnificence qui l'entourait. Un peu embarrassée de tenir
sa cour, n'ayant aucune conversation, elle fut enchantée d'en trouver un
sujet en nous faisant remarquer la beauté d'un meuble des Gobelins;
quatre canapés étaient placés dans les quatre faces du salon. Après une
courte pause sur chacun de ces canapés, et nous en avoir fait remarquer
les beautés, elle se transportait sur un autre. Elle fit comme cela
quatre stations, pendant lesquelles nous la suivîmes. J'avais toutes les
peines du monde à garder mon sérieux en faisant ce voyage autour de sa
chambre.

En parlant du directoire, on ne peut pas omettre la famille de Rewbel,
remarquable par les contrastes qu'elle offrait. Le père avait toute la
morgue, toute l'importance d'un avocat de province parvenu. La mère, la
rondeur d'une bourgeoise qui paraissait bonne femme. Le fils aîné était
une caricature parfaite d'un grand seigneur de l'ancien régime. Il
professait un souverain mépris pour la démocratie et les démocrates.
(Dénomination de l'époque.) Très-lié avec MM. de Laigle, leur nom se
trouvait sans cesse placé dans sa conversation; en général il ne
recherchait pour sa société que des personnes très-opposées à l'opinion
de son père. Mais à part l'affectation de ses manières, on lui doit la
justice qu'il a rendu les plus grands services à plusieurs familles
d'émigrés. Postérieurement à cette époque, il s'est lié avec Jérôme
Bonaparte: ils étaient ensemble à Baltimore. De même que Jérôme il s'y
est marié, mais il a gardé sa femme.

En sortant de chez madame R..., nous passâmes chez Barras; nous y
trouvâmes M. de Talleyrand, madame de Staël, Bernadotte, une foule de
généraux; mais le directeur n'était pas dans son salon; on nous dit
qu'il venait de passer dans son cabinet avec madame Tallien. Une heure
après nous les vîmes sortir; un bras du directeur était passé autour de
la taille de madame Tallien, qui entra ainsi jusqu'au milieu du salon.
Mon père fut tellement indigné de cet oubli de toutes les bienséances
qu'il m'engagea à sortir, et nous convînmes que je ne retournerais
jamais dans cette cour, qui ressemblait plutôt à un mauvais lieu qu'à la
résidence des chefs du gouvernement. J'ai parlé de l'admiration que
m'inspirait l'esprit de madame de Staël; je dois dire aussi le seul
défaut que j'aie cru remarquer en elle, en opposition à ses brillantes
qualités, c'était ce besoin de mouvement, d'occupation, de sensation,
dont elle était dévorée. On a dit d'elle qu'elle eût jeté tous ses amis
à l'eau pour avoir le plaisir de les retirer; et en vérité je crois que
cela était un peu vrai. Rien n'égalait son bonheur quand elle avait pu
leur être utile.

Le besoin d'occuper ses amis était porté chez elle à l'excès; il pouvait
quelquefois se nommer de l'indiscrétion: elle les fatiguait de sa
tendresse, de sa jalousie, des soins dont elle aimait à les entourer. On
sait ce mot de M. Talleyrand: Un jour un de ses amis, dans le secret de
l'intimité, lui demandait comment madame G..., avec toute sa bêtise,
avait pu le subjuguer: «Que voulez-vous; lui dit-il, madame de Staël m'a
tellement fatigué de l'esprit, que j'ai cru ne pouvoir jamais donner
assez dans l'excès contraire.» Son indiscrétion lui attira un jour de
lui une réponse charmante. J'avais dîné à l'hôtel des relations
extérieures; j'étais appuyée sur un des côtés de la cheminée, prenant
une tasse de café; près de là se trouvaient mesdames Grand, de Flahaut
et de Staël; cette dernière voyant M. de Talleyrand s'approcher,
l'appela, et lui faisant remarquer le hasard qui réunissait trois femmes
qu'il avait aimées, lui demanda de leur dire bien franchement si l'une
d'elles tombait à l'eau, quelle serait celle des trois qu'il sauverait
la première.

Avec cette grâce, ce sourire fin et moqueur qui lui est particulier, il
lui répondit: «_Ah! Madame, vous nagez si bien!»_

Cette réponse est charmante; elle peignait tout. Un jour j'eus un autre
exemple de son indiscrétion. Je dînais chez le même ministre, et je me
trouvais placée à côté de Garat, qui fut depuis sénateur. Tout à coup,
lui, moi et tous les assistans, nous fûmes très-surpris d'entendre
madame de Staël qui était placée de l'autre côté de la table, qui,
interrompant la conversation qu'elle avait avec son voisin, lui dit en
élevant la voix: «_À propos de mauvais mariage, Garat, avez-vous épousé
cette femme?..._» Il n'y eut jamais tel embarras que celui de Garat; il
répondit: «_Madame, je ne sais pas de quel mariage vous voulez parler;
je sais que je suis marié, et que je me trouve très heureux._» Il y
avait trente personnes à table. Je cite ce fait, parce qu'il peint
madame de Staël; il peint cette indiscrétion qui fatiguait ses
meilleurs amis, tout en rendant justice à son cœur qui était parfait, et
à son esprit inimitable. Assurément l'idée d'affliger Garat n'avait pas
pu prendre place dans sa pensée un seul instant, et cependant elle lui
fit passer un moment très-pénible. Le nom de Garat me rappelle son neveu
le chanteur et tous ses ridicules. Il est incroyable à quel point les
bontés qu'on avait pour lui dans le monde l'avaient gâté. Il traitait
d'égal à égal avec les ministres et les plus grands seigneurs. Ce même
jour il avait été invité à dîner par madame de Talleyrand; le soir on
devait faire de la musique: Charles de Flahaut, très jeune alors, joua
du piano avec Jadin son maître; et Garat, qui arrivait d'Espagne, chanta
quelques boléros. Avant de se mettre à table, trouvant apparemment qu'on
dînait trop tard, je l'entendis dire au ministre, avec beaucoup
d'impertinence, que c'était la dernière fois qu'il dînerait chez lui;
qu'il préférait dîner chez Beauvilliers à l'heure qui lui convenait. Son
frère le tribun était de ce dîner. C'est de lui qu'on disait:

    «Pourquoi ce petit homme est-il au tribunat?
    C'est que ce petit homme a son oncle au sénat.»

Je le voyais assez souvent dans le monde, et je n'ai jamais conçu
comment madame de C..., femme de beaucoup d'esprit, avait pu en faire
sa société habituelle pendant tant d'années. Au reste, les succès qu'il
a obtenus près de plusieurs femmes très-spirituelles ont donné un
démenti à mon opinion. On sait que la duchesse de F..., _amie intime_ de
madame de C..., quittant un jour la maison de campagne de son amie, chez
laquelle elle venait de passer plusieurs jours, oublia son écritoire,
dont une lettre de l'écriture du tribun, sortant à moitié, apprit à
madame de C... que (sans doute pour partager avec elle toutes ses
affections) il n'était point indifférent pour la duchesse.

Nos démarches pour obtenir le retour de monsieur de V... n'ayant eu
aucun succès, mon père, fatigué de s'occuper d'un ordre de choses qu'il
n'aimait pas, voulut quitter Paris, et retourner dans son ermitage
cultiver son jardin. Je le suivis. J'étais inquiète de la santé des
parens de mon mari; on m'avait écrit qu'ils étaient malades. Peu de
temps après mon retour près d'eux, je perdis ma belle-mère, à laquelle
mon beau-père ne survécut pas très-long-temps.

En mourant ils me donnèrent les mêmes témoignages d'affection dont
j'avais eu tant à me louer pendant leur vie, et disposèrent en ma faveur
de toute la fortune qu'ils avaient pu sauver par le partage qu'ils
avaient fait avec le gouvernement, qui en avait pris la moitié pour la
part de leur fils émigré. Pendant que je m'étais établie leur
garde-malade, une grande révolution s'était opérée à Paris: le
directoire n'existait plus, Bonaparte avait été créé consul; il ne
connaissait mon père que par sa réputation; il désira le voir a Paris:
n'étant pas au service, on ne pouvait lui donner l'ordre de s'y rendre,
mais seulement l'y inviter. Me trouvant près de lui lorsqu'il reçut
cette lettre, j'insistai vivement pour l'empêcher de refuser comme il le
voulait. Le grand changement qui venait de s'opérer me faisait espérer
qu'enfin cette radiation sollicitée depuis si long-temps lui serait
accordée. Ce motif fut déterminant pour lui; il partit; je ne
l'accompagnai pas; mon beau-père était mourant alors.

À peine arrivé à Paris, mon père, qui y avait été précédé par sa
brillante réputation, fut proposé pour le sénat qu'on venait de créer.

Sa nomination ne pouvait être douteuse; les trois corps qui présentaient
alors chacun un candidat l'avaient proposé tous trois. Cet accord entre
ces corps, dont mon père ne connaissait personnellement aucun membre,
est un bel hommage à son génie; il fut le seul qui ait joui de cette
honorable unanimité. Hélas! ces honneurs devaient bientôt environner sa
tombe. Après avoir perdu mon beau-père, j'étais venue me réunir à lui:
nous nous félicitions ensemble du retour de mon mari, dont nous avions
obtenu la radiation: il arriva pour assister à ses funérailles.

Pour savoir ce que je perdis par la mort de mon père, il faudrait
connaître tout ce qu'il avait été pour moi, j'avais toujours trouvé en
lui l'ami le plus tendre, le confident de toutes mes pensées, le guide
le plus éclairé. Cette horrible séparation me laissa sans force et sans
courage pour la supporter.

Tous les honneurs que je pus faire réunir autour de sa dépouille
mortelle lui furent rendus. Depuis quelques années aucun acte religieux
ne consacrait les obsèques: je voulus que cette triste cérémonie fût
environnée de toutes les pompes du culte catholique. Ah! ce n'était
point une vaine ostentation, mais un besoin de mon cœur. Depuis cette
funeste époque, l'exemple que j'avais donné fut généralement suivi. Je
transcrirai ici l'extrait d'un journal du temps que j'ai conservé, parce
qu'il contenait un article nécrologique sur mon père.

«Il faut saisir les nuances de l'esprit qui préside à la fin d'une
révolution dans toutes les circonstances, et rien n'est peut-être plus
curieux pour un observateur que la cérémonie qui a eu lieu avant-hier
dans l'église Saint-Roch, déservie par l'ancien curé depuis le 18
brumaire. On y célébrait les obsèques du général D..., décédé membre du
sénat conservateur. Un grand nombre de ses collègues, des généraux en
uniformes, le ministre de la guerre en costume, y assistaient: la
cérémonie a été longue, le silence de la douleur et le plus grand
recueillement rendaient les chants plus solennels et plus lugubres. Le
gendre du général D... était présent. En pensant qu'il venait d'être
rayé de la fatale liste des émigrés, ce n'était pas sans réflexion qu'on
le considérait au milieu de tous hommes attachés au gouvernement: quel
présage pour l'avenir!»

Ce présage ne tarda pas à se réaliser, bientôt une fusion presque
générale réunit les personnes d'opinions les plus opposées...

En relisant l'article nécrologique de ce même journal, je ne puis me
refuser la satisfaction de répéter ici l'éloge qu'il contenait.

«L'art militaire, les sciences et la philosophie viennent de perdre le
général D...; une imagination ardente, une âme dévorée de la soif de son
art et du bien de l'humanité ont ruiné plus que l'âge sa constitution
affaiblie par les veilles. Près de cinquante années de service dans le
corps du génie, un travail assidu, toujours utile et brillant,
plusieurs sièges fameux, notamment celui de Gibraltar, les moyens
ingénieux qu'il y employa, qu'une basse intrigue fit seule échouer,
plusieurs ouvrages justement célèbres, les _Considérations sur
l'influence du génie de Vauban, dans la balance des forces de l'état;
Considérations militaires et politiques sur les fortifications_, etc.,
etc., enfin, la réfutation des erreurs de Montalanberg, dont il sut
distinguer et faire valoir les idées saines, tout assure au général D...
un des premiers rangs parmi les tacticiens du siècle.

»Ingénieur habile, mécanicien célèbre, ses écrits sont remplis d'idées
neuves sur les fortifications et leurs ressources de détail, sur les
machines de guerre, sur le lever des cartes militaires, sur la méthode
la plus expéditive de saisir un terrain, en général, sur les moyens
conservateurs des hommes, qui faisaient sa plus chère occupation.

»Philanthrope, véritable sage, adoré de sa famille, de ses voisins,
chéri, consulté par un corps qui s'honorait de tenir encore à lui, du
moins par son souvenir et ses conseils, il habitait son ermitage dans le
Jura, lorsque dans l'an VII, l'invitation pressante du ministre de la
guerre l'arracha à sa solitude par les ordres du directoire.

»Tel est l'ascendant d'un génie supérieur, que ses ennemis mêmes sont
réduits à l'invoquer. Il prédit en arrivant les revers de cette
campagne, il tonna avec son énergie brûlante contre la désorganisation,
la corruption, les fautes innombrables dont il était témoin. Las de
prédire en vain, il était retourné gémir dans ses montagnes, lorsque le
grand réparateur des fautes, voulant s'entourer des sages qui les
avaient prévues, l'appela au sénat, où il fut porté à l'unanimité. C'est
là qu'à l'exemple de Vauban il consacrait au bien public des lumières
acquises par une longue expérience, des connaissances profondes et les
vœux d'une âme toujours pure et bienveillante, quand la mort est venue
l'arracher au sénat, qui le regrette, à un corps qui le pleure, à une
famille inconsolable.

»Le général D... eut beaucoup d'admirateurs, _et pas un ennemi_ parce
qu'il fut célèbre sans orgueil, utile sans ambition, bouillant sans
humilier ses rivaux; en un mot, parce que son âme était aussi belle,
aussi ignorante du mal que son esprit était original et ami du bien.»

Un hommage rendu depuis, par le corps du génie, à la mémoire de mon
père, me parut bien plus honorable encore que ces éloges, quelque vrais
qu'ils fussent: c'était sur sa tombe qu'on les faisait entendre. Le
sentiment de sa perte récente, les regrets de l'amitié pouvaient
exagérer l'admiration que commandaient ses grands talens; mais, quand
ils étaient ensevelis dans le tombeau depuis seize ans, le prestige de
la douleur n'avait plus d'influence, et le souvenir qu'on en a conservé
atteste leur grande supériorité. En 1816, le général Marescot, organe du
corps du génie, vint me demander un portrait de mon père pour placer au
comité des fortifications, à côté de celui de Vauban. Cet honneur, rendu
à sa mémoire seize ans après sa mort, sera toujours pour moi le souvenir
le plus doux et le plus honorable.



CHAPITRE III.

     Madame Récamier.--Concert chez madame Récamier.--Madame Regnault de
     Saint-Jean d'Angély et madame Michel.--M. Adrien de
     Montmorency.--Une journée chez madame Récamier, à
     Clichy-la-Garenne.--Une messe dans l'église de Clichy.--Fox, lord
     et lady Holland, Erskine, le général Bernadotte, Adair et le
     général Moreau chez madame Récamier.--MM. de Narbonne, Em. Dupaty,
     de Longchamp, de Lamoignon, Mathieu de Montmorency.--Un moment
     d'embarras.--Présentation.--Déjeuner; entretien de l'auteur avec M.
     Adair.--Conversation de Fox et de Moreau.--Modestie et amabilité de
     Moreau.--Moreau destiné par sa famille à la profession
     d'avocat.--La Harpe, lord Erskine et M. de Narbonne.--Eugène
     Beauharnais et M. Philippe de Ségur.--Invitation d'Eugène à Fox, de
     la part de Joséphine.--Romance de Plantade, chantée par madame
     Récamier.--La duchesse de Gordon et lady Georgiana, sa fille.--La
     belle Anglaise.--Lecture du _Séducteur amoureux._--Le _Diou de la
     danse_.--Madame Récamier, mademoiselle de Crigny et lady Georgiana,
     élèves de Vestris.--Gavotte et ravissement de Vestris.--Promenade
     au bois de Boulogne.--M. Récamier.--MM. Degerando et Camille
     Jordan.--Le sauvage de l'Aveyron, et M. Yzard, son
     gouverneur.--Habitudes du sauvage indomptables.--Insensibilité et
     gloutonnerie.--Escapade.--Le sauvage en liberté.--Chasse et
     reprise.--Le sauvage en jupon.--Querelle entre La Harpe et
     Lalande.--Goût de celui-ci pour les araignées.--MM. de Cobentzel;
     MM. de Berckeim et Dolgorouki.--Douleur et folie.--Promenade dans
     le village.--Noce et bal champêtres à la guinguette de
     Clichy.--Madame de Staël, madame Viotte, le général Marmont, le
     marquis de Luchésini.--_Agar au désert_, scènes dramatiques jouées
     par madame de Staël et madame Récamier.--Talent dramatique de
     madame de Staël.--Romance de madame Viotte.--M. de Cobentzel dans
     les _crispins_.--Souper.--Opinion de M. de Cobentzel sur les divers
     repas.


EN publiant les souvenirs d'une jeunesse imprudente, en peignant les
dangers d'une trop grande indépendance, j'aime à offrir l'exemple d'une
femme belle, riche, entourée de toutes les séductions, qui a vu se
briser devant elle les poignards de la calomnie; aucun n'a jamais pu
l'atteindre.

Madame Récamier est un exemple rare à citer; non pas que la calomnie
l'ait toujours épargnée; mais ne faut-il pas que l'envie ait un
aliment? Heureuse la femme contre laquelle le monstre se contente de
lancer quelques traits sans portée!

Madame Récamier me fut présentée par M. de Narbonne; je la reçus
quelquefois chez moi et je fus invitée à quelques-unes de ses
assemblées. M. Récamier venait d'acheter l'hôtel de M. Necker. Ce fut le
premier hiver où madame Récamier reçut, et sa maison fut de suite la
plus brillante de cette époque.

Il n'était aucune personne distinguée ou par sa naissance ou par quelque
talent qui n'enviât la faveur d'être admise chez elle. Mais cet
empressement rendait sa société un peu trop nombreuse; la société de ce
temps, au reste, était souvent un tout dont les parties n'avaient pas
d'analogie entre elles, et ces assemblées étaient un peu comme l'habit
d'Arlequin, composé de pièces rapportées.

Je citerai un concert auquel je fus invitée. Le jour en avait été assez
mal choisi, car les acteurs de ce concert étaient ceux de l'Opéra. Il
fallut attendre la fin du spectacle, attendre que les chanteurs fussent
reposés, que leur toilette fût terminée; en sorte que ce concert
commença lorsque raisonnablement chacun eût dû se retirer. Je ne
parlerai pas de la musique, car, fatiguée d'être restée en cercle depuis
dix heures jusqu'à minuit et demi, je fus heureuse de m'échapper dans
l'instant de mouvement occasioné par l'arrivée des chanteurs.

Je ne connais rien de si froid que les réunions qui précèdent un concert
qui se fait attendre. Ce même jour le grand salon de madame Récamier
était occupé par un cercle immense de femmes qui pour la plupart ne se
connaissaient pas, et n'avaient par conséquent aucun élément de
conversation entre elles. Les hommes plus heureux étaient tous dans le
salon qui précédait, et ce n'était qu'un très-petit nombre qui osait de
temps en temps traverser cet immense aréopage féminin pour s'approcher
de quelques-unes de nous. Placée entre madame Regnault de
Saint-Jean-d'Angély, et madame Michel, qui venait de se marier, ne
connaissant ni l'une ni l'autre de ces dames, je fus réduite à écouter
la causerie qu'elles commencèrent, quoique je me trouvasse en tiers
entre elles. En vérité on aurait pu dire de cette conversation ce qu'on
dirait d'un moulin qui irait à vide: j'entends le bruit, mais où est la
farine? Adrien de Montmorency s'approcha de moi quelques instans, et fit
à madame Michel son compliment sur son mariage. Ce persiflage, cette
moquerie fine et spirituelle qu'on trouve souvent dans sa conversation,
m'amusèrent un moment de cette longue soirée.

Après avoir parlé d'une grande réunion chez madame Récamier à Paris, je
donnerai le détail d'une journée passée à Clichy-la-Garenne le printemps
suivant, dans le château qu'elle habitait. Ce château appartenait
autrefois au duc de Lévis. La France jouissait alors d'un de ces courts
momens de repos que devaient bientôt interrompre des guerres longues et
cruelles dans leur cours comme dans leurs résultats.

La paix au dehors, le gouvernement se montrait moins sévère au dedans
pour l'observation des lois contre les émigrés. Tout annonçait pour
l'Europe un avenir plus heureux. Les fêtes se succédaient; elles ne
furent jamais aussi nombreuses, aussi brillantes qu'à cette époque.
Celle dont je voudrais consacrer le souvenir semblait une véritable
féerie. C'était dans ce lieu qu'il fallait voir madame Récamier; c'était
à la campagne, au milieu des pauvres qu'elle habillait, qu'elle
soignait, qu'on pouvait connaître son âme, plus parfaite encore que
l'enveloppe charmante qui la renfermait. Je savais que ce jour-là il
devait y avoir un grand nombre de personnes célèbres de la France et de
l'Angleterre; je me décidai à y aller de très-bonne heure, j'arrivai à
dix heures. Cette journée, destinée au plaisir, avait commencé, comme
toutes les autres, pour madame Récamier, par l'accomplissement d'un
devoir; elle était allée entendre la messe à l'église du village, avec
madame Bernard, sa mère, et M. de La Harpe. Lorsque j'arrivai, elle en
revenait, et nous demanda la permission d'aller s'habiller. J'allai
pendant ce temps visiter l'église de Clichy, qui venait, comme toutes
les autres, d'être rouverte aux fidèles, et qui attestait encore la
fureur et le vandalisme révolutionnaires. Le club y avait tenu ses
séances; elle avait ensuite servi d'asile aux pauvres; quelques fenêtres
gothiques rappelaient seules sa destination primitive. L'autel n'avait
encore pour ornemens que des fleurs; le prêtre qui célébra les saints
mystères avait échappé par miracle aux massacres de l'Abbaye du 3
septembre. Le seul ornement sacré qui décorât l'église était un tableau
représentant la bénédiction donnée par le père Lenfant aux prisonniers
de l'Abbaye, tableau que madame Récamier avait fait exécuter d'après le
récit du vénérable curé.

Revenue dans le salon, j'y trouvai M. de Narbonne, Camille Jordan, le
général Junot et le général Bernadotte. Bientôt après arrivèrent Talma,
et M. de Longchamps qui devait lire le _Séducteur amoureux_, pièce sur
laquelle il désirait avoir l'opinion de M. de La Harpe, avant de la
donner au comité du Théâtre-Français.

Nous vîmes ensuite arriver MM. de Lamoignon, Adrien et Mathieu de
Montmorency, dont les noms illustres avaient cessé d'être pour eux une
sentence de mort, et qui, ressuscitant en quelque sorte du milieu des
ruines de la révolution, apportaient au nouveau régime leur élégance de
mœurs, et ces formes françaises, qui appartenaient exclusivement
autrefois à leurs nobles aïeux.

Enfin, arriva le général Moreau, et quelques momens après parurent M.
Fox, lord et lady Holland, M. Erskine et M. Adair. Ainsi se trouvaient
réunis des hommes de l'ancienne et de la nouvelle France, et des
étrangers qui ne se connaissaient la plupart que de nom. Ils
s'observaient avant de parler, et, malgré le talent de M. Narbonne pour
animer et varier une conversation, ils étaient tous plus embarrassés les
uns que les autres. Par bonheur pour eux, madame Récamier rentra
bientôt. Elle s'avança vers M. Fox, et lui dit avec cette grâce qui la
distingue si particulièrement: «Je suis heureuse, monsieur, d'avoir
l'honneur de recevoir chez moi un homme qui n'est pas moins estimé en
France qu'admiré en Angleterre: me permettrez-vous, ainsi que lord et
lady Holland, de vous présenter mes amis?» Elle nomma alors toutes les
personnes présentes, faisant quelque allusion au talent particulier de
chacune, et bientôt la conversation devint générale.

Le déjeuner fut annoncé. Madame Bernard faisait les honneurs de la table
de sa fille; madame Récamier était assise auprès de Fox et de Moreau,
qui semblaient être tous les deux parfaitement à leur aise. Pour moi, un
heureux hasard me plaça à côté de M. Adair, qui me transporta avec lui
dans toutes les parties de l'Angleterre, d'une façon si piquante, et par
des descriptions si animées, qu'il fit naître en moi un vif désir de
connaître ce pays. Ce fut peu de temps après ce déjeuner, que je partis
pour Londres. M. Adair parlait de son illustre ami avec un enthousiasme
qui partait évidemment du cœur. Ses remarques sur les affaires de la
France étaient si profondes et si judicieuses, que je ne pouvais trop
admirer un politique qui connaissait si bien les hommes et les choses.

On ne s'attend pas que je rapporte mot pour mot toutes les choses
ingénieuses et remarquables qui furent dites pendant deux heures que
dura le déjeuner. On parla guerre et politique, littérature et
beaux-arts. On compara l'Angleterre et la France; on essaya de
caractériser le mérite respectif de chacun des deux peuples.

Fox et Moreau attirèrent surtout l'attention. On aurait dit deux amis
qui se retrouvaient après une longue absence. Le premier joignait à
l'esprit le plus aimable une grande verve de conversation et une gaîté
franche et entraînante. Le second, simple et modeste, donnait son
opinion avec tant de réserve, et il écoutait avec une complaisance si
attentive, qu'il n'aurait pas eu besoin de sa brillante réputation pour
le faire chérir de tous ceux qui l'approchèrent. Il dit avec une
simplicité charmante à Erskine, qui venait de nous faire un éloquent
précis de la cause de Thomas Payne, qu'il avait défendue sans succès:
«J'aurais dû être aussi avocat, c'était le désir de ma famille; si je
suis militaire, je dois m'en prendre en partie à la fortune et en partie
à mes goûts; mais on est si peu maître du rôle qu'on jouera dans le
monde, que ce n'est qu'à la fin de sa carrière qu'on peut réellement
regretter son choix ou s'en applaudir.»

M. de La Harpe était assis auprès d'Erskine; tous les deux
s'interrogeaient et se répondaient souvent, nous amusant par des
saillies qui ne tarissaient pas. Lorsque M. de Narbonne tentait de
rendre la conversation générale, chacun des convives cherchait à la
fixer sur quelque point de l'histoire des autres. C'est ainsi que tour à
tour on mit sur le tapis, on analysa et on applaudit la retraite fameuse
de Moreau, les adresses de Fox au roi pour forcer Pitt à faire la paix;
les discours d'Erskine sur le jury; l'administration de M. de Narbonne;
le Cours de littérature de La Harpe; la vie publique et privée de
Montmorency; la bravoure de Junot; les vers de Dupaty, etc.

Le café venait d'être servi lorsque nous entendîmes dans la cour un
bruit de chevaux, et un instant après on annonça Eugène Beauharnais et
son ami Philippe de Ségur. Jeune et vif, brillant de sa propre gloire et
du reflet de celle de son beau-père, Eugène n'était nullement enivré de
sa belle position. Vous pouviez aisément reconnaître, sous l'élégant
uniforme des guides, le même jeune homme qui, quelques années
auparavant, était apprenti menuisier, dans l'espoir peut-être d'aider un
jour de son travail sa mère et sa sœur, et qui, dans un court espace de
temps, transporté des plaines de l'Italie conquise aux pieds des
Pyramides, était devenu le fils adoptif de l'homme qui attirait sur lui
les yeux de toute l'Europe. S'avançant d'un air aimable vers madame
Récamier, il la pria de vouloir bien lui permettre de témoigner son
regret d'être arrivé si tard à une fête à laquelle il lui avait été si
agréable d'être invité. Ensuite, s'approchant de M. Fox: «Je me flatte,
dit-il, que je pourrai bientôt me dédommager auprès de vous, Monsieur,
car je suis chargé par ma mère de vous accompagner à la Malmaison, et je
ne précède que de quelques minutes les voitures qui doivent vous y
conduire avec vos amis, aussitôt que vous pourrez vous arracher au
charme qui vous arrête ici. J'aurai beaucoup de plaisir à vous servir de
guide.» Il présenta alors M. de Ségur aux voyageurs; et touchant la main
aux personnes de la société qu'il connaissait, il s'assit à table comme
un soldat habitué aux repas précipités du premier consul. Quelques
momens après nous nous levâmes, et la société se dispersa, chacun
choisissant ses compagnons d'après son goût ou le hasard pour aller
faire une courte promenade dans le parc. C'était autour de Fox et de
madame Récamier que s'était formé le groupe le plus nombreux; mais
bientôt Moreau s'empara seul de M. Fox, en le prenant sous le bras
jusqu'au château.

En entrant dans le salon, madame Récamier désira donner aux illustres
étrangers réunis chez elle, le plaisir d'entendre déclamer Talma. On
sait à quel point cet admirable acteur pouvait se passer du prestige de
la scène. Madame Récamier, par une attention ingénieuse, demanda de
préférence des scènes imitées de Shakespeare. Talma commença par une
scène d'_Othello_, et, comme dit si bien madame de Staël, il lui
suffisait de passer sa main dans ses cheveux, et de froncer le sourcil
pour être le Maure de Venise. La terreur saisissait à deux pas de lui,
comme si toutes les illusions du théâtre l'avait environné. Il dit
ensuite, à la prière de madame Récamier, le récit de Macbeth:


    Par des mots inconnus, ces êtres monstrueux
    S'appelaient tour à tour, s'applaudissaient entr'eux,
    S'approchaient, me montraient avec un rire farouche.
    Leur doigt mystérieux se posait sur leur bouche.
    Je leur parle, et dans l'ombre ils s'échappent soudain,
    L'un avec un poignard, l'autre un spectre à la main;
    L'autre d'un long serpent serrait son corps livide:
    Tous trois vers ce palais ont pris un vol rapide,
    Et tous trois dans les airs, en fuyant loin de moi,
    M'ont laissé pour adieu ces mots: _Tu seras roi_.

La voix basse et mystérieuse de l'acteur, en prononçant ces vers, la
manière dont il plaçait son doigt sur sa bouche comme la statue du
Silence, son regard qui s'altérait pour exprimer un souvenir horrible et
repoussant; tout était combiné pour peindre un merveilleux, nouveau sur
notre théâtre, et dont aucune tradition ne pouvait donner l'idée. Il est
impossible de ne pas confondre dans le même souvenir le récit fait par
Talma, et la manière si frappante dont madame de Staël en a parlé.

Talma, après avoir charmé tous ceux qui étaient présens, partit pour une
répétition à laquelle il était attendu. Les Anglais surtout ne pouvaient
se lasser d'admirer les intentions de leur grand tragique, rendues
ainsi par la double interprétation de Ducis et de Talma.

Après le départ de Talma, on fit de la musique; Nadermann et Frédéric
exécutèrent un duo; on pria madame Récamier de chanter; elle se mit à sa
harpe et chanta, en s'accompagnant, une jolie romance de Plantade.
Est-il besoin que j'ajoute qu'on fut ravi de la voix de madame Récamier?

«En si agréable compagnie le temps passe vite.» Cette remarque fut faite
par M. de Ségur, qui ajouta que les voitures du premier consul
attendaient depuis une heure dans l'avenue. On se sépara: M. Fox et ses
amis prirent congé de la _belle châtelaine_. Eugène et M. de Ségur
suivirent MM. Fox et Adair.

Nous nous entretenions de nos hôtes anglais, lorsqu'on annonça la
duchesse de Gordon et sa fille lady Georgiana, aujourd'hui duchesse de
Bedford. La duchesse de Gordon était d'une aimable affabilité; mais
quelques mots français, qu'elle estropiait avec l'accent anglais,
contribuèrent peut-être autant à sa réputation que son rang. Qui n'a pas
entendu vanter la beauté de sa fille? L'air virginal de cette _belle
Anglaise_, la douceur et le charme de ses yeux et de ses traits, lui
attiraient des hommages universels.

Ces dames entrèrent au moment où M. de Longchamp s'apprêtait à nous lire
sa pièce; elles demandèrent à faire partie de notre aréopage, et
l'auteur commença. Nous fûmes charmés de sa jolie comédie, et M. de La
Harpe lui-même, juge ordinairement sévère, fit ses complimens à
l'auteur. Il était occupé à commenter quelques scènes, lorsque la poésie
fut obligée de faire place à une autre muse.

Le personnage nouveau qui survint n'était rien moins que M. Vestris, le
fils du _diou de la danse_. Il venait faire répéter à madame Récamier
une gavotte qu'il avait composée l'hiver précédent pour elle et
mademoiselle de Goigny[50]. Cette gavotte devait être dansée le
lendemain, à un bal chez la duchesse de Gordon, par madame Récamier et
lady Georgiana. Il ne pouvait être question de renvoyer un maître tel
que Vestris. Les dames consentirent à répéter la gavotte devant nous;
elle fut dansée au son de la harpe et du cor.

Jamais nymphes plus légères ne charmèrent des yeux mortels. Madame
Récamier, le tambourin à la main, l'élevait au dessus de sa tête à
chaque pas, avec une grâce toujours nouvelle, pendant que lady
Georgiana, qui, au lieu d'un tambourin, avait pris un schall, semblait,
bayadère plus timide, vouloir s'en servir comme d'un voile. Il y avait
dans ses attitudes ce mélange d'abandon et de pudeur qui embellit encore
les formes les plus belles; ses charmes à demi cachés ou à demi révélés
sous les ondulations du flexible tissu; ses yeux, tour à tour baissés ou
lançant un regard furtif, tout en elle était une séduction; mais les
mouvemens et les poses variées de madame Récamier parvenaient encore à
distraire les yeux les plus occupés de la danse de lady Georgiana, et il
y avait surtout dans son sourire un charme qui faisait pencher les
suffrages de son côté. Au milieu de l'enthousiasme général, on
remarquait encore l'extase du bon Vestris, qui semblait attribuer toute
cette poésie de formes et de mouvemens, d'expressions et d'attitudes,
aux seules inspirations de _son génie_.

Après ce ballet ravissant et imprévu, la duchesse de Gordon, madame
Récamier et moi partîmes pour le bois de Boulogne.

La promenade fut courte; mais quelques instans suffirent pour nous faire
connaître dans lady Georgiana une femme qui, aux grâces et à la beauté,
joignait un esprit plein de charmes et une véritable instruction.
L'heure du dîner était si peu éloignée, que nous priâmes la duchesse de
nous ramener sans retard à Clichy. En nous quittant, elle nous invita au
bal qu'elle devait donner le lendemain à l'hôtel de Richelieu, où elle
avait ses appartemens.

Au moment où nous rentrions au château, cinq heures sonnaient; c'était
l'heure où le dîner était toujours sur la table, car M. Récamier aimait
la ponctualité autant pour lui-même que pour les amis qu'il recevait.
Nous le trouvâmes entouré, entre autres convives, de M. de Lalande,
l'astronome, et de MM. Degerando et Camille Jordan: M. Degerando est
connu par ses écrits sur la philosophie; dans ses relations de société
c'est un philanthrope, et par ce mot, auquel on a donné tant de sens
divers depuis qu'il existe, je veux dire un philosophe aimable. Camille
Jordan, homme de bien dans sa vie politique, éloge rare de nos jours,
portait dans les salons cette alliance de douceur et de verve généreuse
qui caractérisait son beau talent. On se sentait meilleur quand on se
livrait à l'admiration qu'il inspirait; c'était à Camille Jordan
qu'allait bien surtout cette définition un peu métaphysique d'un homme
vertueux, quand on dit de lui qu'il a _une belle âme_.

Se consacrant tout entier aux importantes affaires qu'augmentaient
chaque jour son crédit, M. Récamier confiait à sa femme (qui, par son
âge, aurait pu être prise pour sa fille) le soin de recevoir les
personnes qui lui étaient adressées et recommandées de tous les coins du
globe. M. Récamier, qui devait sa fortune à son activité et à ses
connaissances des affaires de banque, encourageait tous les actes de
charité et de générosité qui marquaient tous les jours de la vie de sa
femme; charmé de la manière dont elle brillait, c'était une jouissance
pour lui de la voir aussi prévenante et attentive pour la dernière
paysanne d'un pauvre village, que pour le ministre plénipotentiaire d'un
des maîtres du monde.

On attendait encore ce jour-là un hôte remarquable, le fameux sauvage de
l'Aveyron. Il arriva enfin, accompagné de M. Yzard, qui était à la fois
son précepteur, son médecin et son bienfaiteur.

Ce sauvage, dont l'origine est inconnue, fut trouvé dans la forêt de
l'Aveyron, où il avait sans doute, pendant plusieurs années, vécu de
fruits, de végétaux, et des animaux qu'il pouvait attraper à la course,
ou en leur lançant un bâton, qu'il maniait avec une dextérité
surprenante. Les bûcherons le prirent dans des filets dont ils
l'enveloppèrent. Bientôt après sa capture il fut conduit a Paris, et le
gouvernement le confia aux soins du docteur Yzard. Ce médecin se donna
toutes les peines imaginables pour le rendre à la société; et conçut
pour lui une affection égale à celle d'un père pour son enfant.
Néanmoins, toutes les peines qu'on prit ne purent dompter ses habitudes
sauvages; et soit défaut d'attention de sa part, soit vice de
conformation dans ses organes, il ne put jamais apprendre à faire
d'autre usage de sa voix que d'articuler quelques inflexions gutturales,
en imitant les cris de différens animaux.

Madame Récamier le fit asseoir à son côté, supposant peut-être que la
même beauté qui captivait les hommes civilisés, recevrait un semblable
hommage de cet enfant de la nature, qui paraissait n'avoir pas quinze
ans.

C'était une scène qui pouvait rappeler un moment l'Ingénu à côté de la
jolie mademoiselle de Saint-Yves; mais moins galant qu'on ne l'était en
Huronie du temps de Voltaire, et trop occupé de l'abondance variée des
mets, qu'il dévorait avec une avidité effrayante, dès qu'on avait rempli
son assiette, le jeune sauvage s'inquiétait peu des beaux yeux dont il
excitait lui-même l'attention. Quand le dessert fut servi et qu'il eut
adroitement mis dans ses poches toutes les friandises qu'il put
escamoter, il s'échappa tranquillement de table. Personne ne s'aperçut
que le jeune sauvage était sorti de la salle à manger, pendant qu'on
écoutait une chaude discussion qui s'était élevée entre La Harpe et
l'astronome Lalande, au sujet des opinions athées de celui-ci et du
singulier goût qui lui faisait manger des araignées. Tout à coup un
bruit partant du jardin fit supposer à M. Yzard que son élève seul en
était cause. Il se leva pour aller vérifier ses soupçons; entraînés par
la curiosité, nous le suivîmes tous à la recherche du fugitif, que nous
aperçûmes bientôt courant sur la pelouse avec la vitesse d'un lièvre.
Pour donner plus de liberté à ses mouvemens, il s'était dépouillé de ses
vêtemens jusqu'à la chemise. En atteignant la grande allée du parc,
plantée de très-grands marronniers, il déchira son dernier vêtement en
deux, comme si c'eût été un simple tissu de gaze; puis grimpant sur
l'arbre le plus voisin avec la légèreté d'un écureuil, il s'assit au
milieu des branches.

Les dames, autant par dégoût que par respect pour le décorum, se tinrent
à l'arrière-garde, pendant que les messieurs se mirent à l'ouvrage pour
rattraper l'enfant des bois. M. Yzard employa tous les moyens qui lui
étaient familiers pour le rappeler, mais ce fut sans effet; le sauvage,
insensible aux prières de son précepteur, ou redoutant le châtiment
qu'il supposait avoir mérité par son escapade, sauta de branche en
branche, et d'arbre en arbre, jusqu'à ce qu'il n'y eût plus devant lui
ni arbres ni branches, et qu'il fût parvenu à l'extrémité de l'allée. Le
jardinier s'avisa alors de lui montrer un panier plein de pêches, et la
nature cédant à cet argument, le fugitif descendit de l'arbre et se
laissa prendre. On lui fit comme on put un vêtement indispensable avec
un jupon de la nièce du jardinier; ainsi affublé, il fut emballé dans la
voiture qui l'avait amené, et repartit, laissant les convives de
Clichy-la-Garenne tirer une grande et utile comparaison entre la
perfection de la vie civilisée et l'affligeant tableau de la nature
sauvage, dont cette scène nous avait fourni un contraste si frappant. M.
de La Harpe, surtout, s'échauffa d'un beau zèle: «Je voudrais bien voir
ici, s'écria-t-il, J.-J. Rousseau, avec ses déclamations contre l'état
social!» Et dans ce défi adressé aux mânes de l'éloquent sophiste de
Genève, la colère du classique rhéteur semblait tout à la fois, par une
contradiction bien explicable, l'expression de l'élève de Voltaire, et
celle du philosophe converti jaloux de combattre à outrance le moindre
fantôme de philosophie et d'irréligion. À défaut de Jean-Jacques, La
Harpe recommença sa discussion interrompue avec l'astronome athée. Ils
étaient tous les deux en verve, il serait trop long de rapporter leur
dispute.

L'astronome Lalande avait bien aussi ses petits ridicules et ses manies.
Je citais tout à l'heure son goût pour les araignées; il s'en vantait
comme d'une vertu philosophique. L'origine de ce goût était son
affection pour madame Lepaute, que dans des vers dignes d'un
mathématicien il avait appelée un jour:

    La _tangente_ des cœurs et le _sinus_ des âmes.

Voulant mettre cette dame comme lui au dessus des préjugés et la guérir
de la terreur que lui inspiraient les araignées, les chenilles, etc., il
l'avait habituée peu à peu à voir, à toucher et enfin à avaler, à son
exemple, ces insectes, objets de ses préventions.

Cependant, sur les sept heures, plusieurs voitures se succédèrent dans
les avenues du château, nous amenant les visiteurs de la soirée. Dans le
nombre étaient l'ambassadeur russe avec ses secrétaires, les comtes de
Cobentzel, dont l'un était ambassadeur d'Autriche, et Sigismond de
Berckeim[51], et le jeune prince Dolgorouki, avec lequel il arrivait de
Saint-Pétersbourg. On servit des fruits et des glaces aux nouveaux venus
pendant qu'on les régalait du récit de la chasse du jeune sauvage, qui
amusa beaucoup les diplomates. Bientôt cependant la conversation avait
pris une tournure plus sérieuse, en partie politique et en partie
savante, lorsque madame Récamier proposa de faire une promenade dans le
village, où nous nous empressâmes tous de l'accompagner. Après quelques
détours, les accords d'un fifre, d'un violon et d'un tambourin nous
firent porter nos pas du côté de la rivière.

Il y avait une noce à la guinguette de Clichy, et les nouveaux mariés
avec leurs amis dansaient sous un petit pavillon.

Madame Récamier nous persuada de nous mêler à cette fête champêtre. Le
marié et la mariée, flattés de l'honneur de notre visite, nous reçurent
avec toutes les marques d'égards, et ce contraste piquant, produit dans
le tableau par notre arrivée, peut aisément se concevoir. Telle est la
toute-puissance de la beauté: de graves diplomates et de lourds
financiers cherchèrent à rivaliser d'agilité avec les joyeux villageois,
et les nobles habitans du Nord se hasardèrent pour la première fois à
s'égarer dans les méandres d'une contredanse française, en présence de
la femme la plus gracieuse et la plus accomplie du monde; un ton général
de gaîté augmentait encore l'intérêt d'une scène digne à la fois des
pinceaux de Téniers et de l'Albane.

La nuit approchait, le bal champêtre cessa; madame Récamier prit le bras
du comte de Markoff. Nous retournâmes au château, nous y trouvâmes une
nombreuse réunion, et entre autres madame de Staël, madame Viotte, le
général Marmont et sa femme, le marquis et la marquise de Luchésini. Le
marquis de Luchésini était un homme de talent et un diplomate qui
jouissait de toute la confiance de son souverain, le roi de Prusse. Il
avait été précédé d'une grande réputation à Paris.

Des plaisirs qui se succédaient si rapidement semblaient n'admettre
aucun intervalle de réflexion. Après les premières cérémonies d'usage,
on proposa de finir la soirée en jouant des proverbes.

C'était placer une partie de la société sous son jour le plus
avantageux: madame de Staël allait pouvoir déployer ce talent
d'improvisation qui rendait sa conversation si attrayante; madame
Viotte trouverait l'occasion de prouver qu'elle méritait le titre de
dixième muse, que La Harpe lui avait donné, et le comte de Cobentzel,
estimé un des meilleurs acteurs du théâtre de l'Ermitage, à la cour de
l'impératrice Catherine, nous ferait juger par nous-mêmes de ce talent
déclaré inimitable par Ségur et tous les Russes de notre connaissance.
Nous commençâmes par quelques scènes dramatiques. La première fut _Agar
au désert_; madame de Staël joua le rôle d'Agar, son fils celui
d'Ismaël[52], et madame Récamier représentait l'ange.

Il serait difficile de décrire l'effet produit par madame de Staël dans
ce rôle éminemment dramatique, et cependant je voudrais au moins
indiquer la manière pathétique dont elle rendit les émotions de douleur
et de désespoir suggérées par la situation d'Agar au désert.

Quoique jouée dans un salon, l'illusion dramatique de cette scène fut
parfaite. Avec ses longs cheveux épars, madame de Staël s'était
complétement identifiée au personnage, comme madame Récamier, avec sa
modeste et céleste beauté, était la personnification du messager du
ciel.

Pour elle semblaient avoir été faits ces deux vers d'un poëte anglais:

    _O woman! lovely woman!
    Angels are painted fair to look like you._


    «Ô femme! femme charmante! pour peindre les anges beaux,
    on les a fait semblables à toi.»

Dans l'expression de l'amour maternel d'Agar, madame de Staël montra
toute cette exaltation d'enthousiasme et d'énergie qu'elle retrouva par
la suite dans ses écrits, chaque fois qu'elle faisait allusion à son
père. Inspirée par l'admiration du cercle qui l'entourait, jamais,
peut-être, elle ne fut plus complétement elle-même; chaque regard était
une émanation du génie. Il fallut l'avoir vue pour concevoir comment un
talent tel que celui de madame de Staël peut, même sans le secours de la
beauté, rendre celle qui le possède l'objet de la plus violente passion
que puisse faire naître une femme[53].

Cette scène étant finie, les proverbes commencèrent, mais dans
l'intervalle madame Viotte nous chanta sa dernière romance, alors en
vogue à Paris, et connue sous le titre de _l'Émigration du plaisir_.

Dans les proverbes les différens auteurs présens rivalisèrent de talent
et d'esprit.

M. Cobentzel justifia aussi tous les éloges qu'on lui avait prodigués
d'avance.

Mais on remarqua qu'il excellait surtout dans la comédie bouffonne, au
grand scandale de ses collègues en diplomatie, qui ne lui pardonnèrent
pas volontiers d'avoir changé son habit brodé contre un manteau de
Crispin.

Après les proverbes, nous nous divertîmes avec des charades en action,
dans lesquelles toute la société prit part.

Nous nous déguisâmes aussi bien que nous pûmes, et nous nous acquittâmes
de nos rôles les uns bien, les autres mal: les plus gauches étaient les
plus amusans.

Enfin onze heures sonnèrent et le souper fut annoncé.

Le souper est toujours et partout l'acte le plus agréable de la comédie
du jour.

Le marquis de Luchésini nous dit, à ce sujet, que le déjeuner était pour
l'amitié, le dîner pour l'étiquette, le goûter pour les enfans, le
souper pour l'amour et les confidences.

Le temps glissa si rapidement pendant cette soirée que nous ne pouvions
croire qu'il fût si tard, quand vint minuit. Il en est de la vie comme
de la richesse; nous en sommes prodigues quand nous l'avons en abondance
devant nous, et nous ne nous y attachons que lorsqu'elle tire à sa fin.



CHAPITRE IV.

     Fête au Raincy, chez M. Ouvrard.--Magnifique hospitalité de M.
     Ouvrard.--Les portiers ministres d'état.--Madame
     Tallien.--Description de la salle du banquet.--Lord et lady
     Holland, madame Visconti, madame Roger.--La princesse Dolgorouki,
     et le prince Potemkin.--Fox et ses amis.--Généraux français,
     diplomates étrangers, etc.--Autre conversation de l'auteur avec M.
     Adair.--Fox à la Malmaison.--Amabilité de Joséphine.--Fox applaudi
     au théâtre français.--Fox trouvant son buste chez le premier
     consul.--Accueil fait à Fox, par Bonaparte.--Fox recherché avec
     empressement.--Le général Lafayette et Kosciusko.--Partie de
     chasse, à courre et au tir.--Délicatesse de M. Ouvrard.--MM.
     d'Hantcour et Destilières, le général Moreau.--Tentes et tables
     dressées dans la forêt de Bercy.--Mésaventure de Berthier et de
     madame Visconti.--Le cheval emporté, chute de Berthier dans une
     mare; retraite précipitée.--Conversation avec le général
     Lannes.--Opinion de Lannes sur l'état militaire.--Pressentiment et
     souvenir.--La forêt illuminée.--Dégoût de M. Erskine pour la
     chasse.--MM. de Saint-Farre et Saint-Albin, fils du duc
     d'Orléans.--Symphonies et fanfares pendant le dîner.--Chanson;
     couplets en l'honneur de lady Holland.--Bal sur la pelouse.--M.
     Ouvrard en butte à l'inimitié de Bonaparte.--M. Collot prenant la
     défense de M. Ouvrard; réponse de Bonaparte.--Bals masqués du salon
     des étrangers.--Jeu effrayant.--Le danseur Duport; mesdames
     Bigotini et Miller.--Générosité d'un Anglais.--Scène singulière;
     entrave secrète et conversation de Joséphine et de madame Tallien,
     au cercle des étrangers.


VERS le même temps, M. Ouvrard donna au Raincy une fête charmante.
J'avais un grand désir d'y assister, quoique je ne fusse ni de sa
société ni de celle de madame Tallien qui en faisait les honneurs; mais
voyant très-souvent la princesse Dolgorouki, nous y fûmes ensemble.

M. Ouvrard avait fait arranger son orangerie du Raincy pour un déjeuner
auquel il avait invité, en même temps qu'à une partie de chasse, madame
Tallien et ses amis. Les préparatifs de la fête étaient dirigés par M.
Bertheaux, un des premiers architectes de la capitale.

Le Raincy, situé à quatre lieues de Paris, et dont le parc touche à la
forêt de Bondy, avant d'appartenir à M. Ouvrard, avait été la propriété
du duc d'Orléans. Mais l'opulent munitionnaire-général n'avait pas jugé
digne de lui la résidence d'un prince du sang, et il l'avait agrandie et
embellie au point d'en faire un lieu véritablement enchanté. Telle était
la magnificence du maître de ce palais de fée, que les diverses
fabriques des jardins et du parc, les loges, les pavillons, une maison
dans le village, et jusqu'au château même étaient habités pendant l'été
par des amis de M. Ouvrard. Pour lui, il occupait un pavillon situé sur
la hauteur de Raincy, dans le voisinage d'une pompe à feu, destinée à
entretenir l'eau dans les bassins et les sources artificielles du parc.
M. Ouvrard n'était pas sans tirer quelque vanité de cette hospitalité
sans exemple, et il dit un jour fort plaisamment qu'il avait pour
portiers trois ministres d'état. Le fait n'avait rien que de très-vrai.
M. Talleyrand, ministre des relations extérieures, M. Berthier, ministre
de la guerre, et Decrès, ministre de la marine, avaient choisi pour leur
résidence d'été chacun un des charmans pavillons qui servaient de loges
au parc de Raincy.

Toutes les descriptions de fêtes se ressemblent assez généralement.
Celle-ci reçut un caractère particulier du goût délicat qui en dirigea
les apprêts, et de la présence de tous les personnages distingués
qu'elle réunit au Raincy. M. Ouvrard, en invitant madame Tallien, avait
désiré qu'elle fît les honneurs de la maison, et la fête fut digne en
tout de celle qui y présidait.

Dans une orangerie pavée de marbre, on éleva une table sur une
plate-forme parallèle aux caisses de quelques beaux orangers qui,
chargés de fleurs et de fruits, formaient une voûte de verdure d'où
s'exhalait un délicieux parfum. Au milieu de la table était un bassin de
marbre rempli d'une eau limpide avec un lit de sable d'or, et dans
laquelle jouaient des poissons de toutes couleurs. Le déjeuner fut
remarquable par la somptuosité, la profusion et l'arrangement des mets.
Dans l'appartement voisin, où furent servis le café et les glaces, les
murs étaient tapissés de pampres verts, et des rameaux de cette treille
intérieure pendaient d'énormes grappes de raisin. Aux quatre coins de
cette salle, il y avait quatre bassins de marbre en forme de coquille,
d'où jaillissaient des fontaines de punch, d'orgeat et d'eau de fleur
d'oranger. Les fruits des deux hémisphères, les uns naturels, les autres
en sucre, couvraient des plats de riche porcelaine; les vins les plus
exquis, les liqueurs les plus fines pétillaient dans des cristaux;
enfin, l'abondance de la vaisselle d'or et d'argent réalisait presque le
luxe des fictions orientales. On était tenté de croire que l'homme qui
déployait tant de magnificence avait trouvé la lampe d'Aladin.

Comme le déjeuner devait précéder la chasse, le rendez-vous était pour
midi, et, ce qui n'est pas très-ordinaire pour une société si nombreuse,
chacun fut exact à l'heure. Madame Tallien était arrivée la première.
Bientôt après arrivèrent lord et lady Holland, la marquise de Luchésini,
madame Marmont, madame Diwoff, madame Visconti, la princesse Dolgorouki
et madame Roger[54].


Madame Tallien, dont l'admirable beauté n'était pas au dessous de sa
réputation, méritait bien d'être la divinité d'un tel temple. La figure
mignonne de madame Marmont était deux fois jolie avec le costume
d'amazone qu'elle avait adopté, ainsi que la belle madame Visconti et la
marquise de Luchésini, ces dames ayant l'intention de suivre la chasse à
cheval. La princesse Dolgorouki a passé pour une des plus belles femmes
de son temps; et qui n'a pas entendu parler de la passion ardente
qu'elle a inspirée au fameux prince Potemkin[55]? on prétend que c'est
pour satisfaire une fantaisie de la princesse qui était dans ce moment
au camp devant Ocksacow, et qui désirait voir un assaut, que celui de
cette place fut donné.

La vive et intelligente madame Roger, avec sa figure enfantine et sa
grâce sans affectation, méritait bien de tenir sa place parmi les jeunes
amies de madame Tallien, dont je ne cite pas les noms peu connus, du
moins alors, et qu'on ne distinguait que par leur fraîcheur et leurs
charmes.

Les honneurs de la fête devaient être adressés spécialement à lady
Holland, la nièce de M. Fox. Cette belle Anglaise se distinguait par la
dignité de ses manières. On pouvait même l'accuser de cette réserve qui
voile fréquemment les dons les plus heureux de la nature: elle formait
donc un contraste frappant avec la gaîté de la plupart des jeunes
Françaises qui l'entouraient. Toute la société s'unit à madame Tallien,
pour lui prodiguer tous les égards qu'elle méritait. Chacun s'étudiait à
lui plaire et à l'amuser.

Les voitures ne tardèrent pas à se succéder. Dans la première étaient
MM. Fox, Erskine, Adair, et le général Fitz-Patrik; dans une autre, le
comte Markoff et le marquis de Luchésini[56], ambassadeurs de Russie et
de Prusse; vinrent ensuite les généraux Junot, Berthier, Lannes et
Marmont; M. de Laharpe et M. de Narbonne, le prince Dolgorouki; le
chevalier d'Azara, ambassadeur d'Espagne; et Adrien de Montmorency.

Une fanfare de cors de chasse remplaça le son de la cloche du château,
pour donner le signal de se mettre à table: nous nous rendîmes à la
salle à manger. Madame Tallien donna à lady Holland la place d'honneur
entre le prince Markoff et le ministre de la guerre; elle s'assit
elle-même entre MM. Fox et Erskine, et les autres convives choisirent
leurs places où ils voulurent.

Je me trouvai encore une fois placée près de M. Adair, que j'avais déjà
vu chez madame Récamier, et je ne me fis point scrupule de le
questionner sur son illustre ami M. Fox. Il répondit à toutes mes
questions avec une extrême complaisance.--Comment, lui dis-je, M. Fox
a-t-il trouvé la Malmaison?--Oh! me répondit M. Adair, il en est revenu
enchanté; c'est une fort belle résidence! Madame Bonaparte nous reçut
avec cette grâce séduisante qui explique l'amour du premier consul,
malgré la différence de leurs âges. Sachant que M. Fox aime
l'agriculture et la botanique, elle nous fit entrer dans sa serre, et
nous montra sa belle collection de plantes rares. Après le dîner, nous
partîmes de la Malmaison, pour aller au théâtre français, où M. Fox,
étant reconnu dans la salle, fut salué par d'unanimes applaudissemens,
qui le charmèrent d'autant plus qu'ils étaient spontanés.--Et le premier
consul, comment M. Fox le trouve-t-il?--Le premier consul lui plaît
beaucoup personnellement.--Et notre cour des Tuileries, si vite
improvisée?--Il en a été charmé, comme de tout ce qu'il voit. Le premier
objet qu'il y a aperçu, dans un des appartemens, a été son propre buste
en marbre. Je ne sais si Pierre-le-Grand se sentit plus honoré lorsque,
dans sa visite à l'hôtel de la Monnaie, on frappa une médaille en son
honneur. Quand nous fûmes entrés dans la salle d'audience, le premier
consul s'avança vers M. Fox, et lui dit: «Je me félicite de vous voir à
Paris, Monsieur, il y a long-temps que je vous admire comme orateur, et
comme sincère ami de votre pays, à qui vous êtes si désireux de rendre
la paix. Je suis très-heureux de faire votre connaissance.» À ces
paroles, il ajouta plusieurs complimens, qui, dans la bouche d'un homme
si extraordinaire, ne pouvaient qu'être très-agréables à M. Fox. Se
tournant ensuite vers M. Erskine, dont il ne connaissait évidemment ni
le talent ni la réputation éclatante en Angleterre: «Vous êtes légiste,
Monsieur,» lui dit-il. C'est bien peu de chose pour un tel nom; mais à
l'exception de cette apostrophe insignifiante, Bonaparte nous a tous
satisfaits par sa conversation. Quelques jours après, ajouta Adair, nous
sommes allés à Versailles, et nous avons dîné au Petit-Trianon. Nous
avons visité encore Saint-Cloud, Bellevue, et M. de Talleyrand à
Neuilly. Il faudrait à M. Fox le don d'ubiquité, pour tout voir avant de
quitter Paris, manufactures, musées, bibliothèques, etc. D'un autre
côté, les visiteurs abondent à l'hôtel de Richelieu, où nous sommes
logés. Hier matin, pendant que nous déjeunions avec lord et lady
Holland, sont venus deux personnages qui forment un curieux contraste
par leur extérieur. L'un, d'une taille imposante, l'air ouvert et
agréable, et, quoique sur le déclin de l'âge, doué encore des grâces et
de la vivacité de la jeunesse; l'autre, petit et nullement remarquable
par sa tournure ou par les traits de son visage, par rien, en un mot, de
ce qui révèle le héros. Le premier était Lafayette, le preux chevalier
de l'indépendance américaine, le grand-seigneur citoyen de la
révolution; l'autre, le général polonais Kosciusko, nom glorieux, et qui
méritait, par sa valeur comme par sa noble conduite, d'être le
Washington de son pays. Lafayette venait inviter M. Fox, le général
Fitz-Patrick et moi à son domaine de La Grange. Kosciusko, vieux
compagnon d'armes de Lafayette, sera de la partie, qui doit avoir lieu
après demain.--Vous venez de nommer le général Fitz-Patrick, dis-je à M.
Adair; puis-je vous demander où il est?--Le voilà assis entre madame
Marmont et l'ambassadeur de Prusse. C'est un ami particulier de M. Fox;
ayant connu le général Lafayette en Amérique, il parla en sa faveur à la
chambre des communes, pendant sa détention à Olmutz.

Là où tant d'hommes célèbres par leurs talens et leur esprit étaient
rassemblés, il est superflu de dire que le déjeuner fut animé et
intéressant. Lord Holland a beaucoup des qualités de son oncle; comme
lui, il réunit les deux caractères, en apparence incompatibles, de
savant et d'aimable convive. Un feu roulant de saillies fut entretenu
entre les Anglais et les Français: heureuses les deux nations, si une
rivalité plus sérieuse n'avait pas dû les appeler bientôt à une lutte
long-temps terrible!

Une fanfare de cors ayant donné le signal de la chasse, les aboiemens
des chiens et les cris des piqueurs retentirent bientôt dans le
lointain; les calèches les carick, les tilburys et les chevaux étaient
prêts aux portes de l'orangerie. Madame Tallien, lady Holland, M. Fox et
le comte Markoff se placèrent dans une des voitures; mesdames Marmont,
Visconti et Luchésini montèrent à cheval, et furent escortées par une
brillante cavalcade. Enfin, chacun consulta son goût et s'arrangea à sa
guise. Ceux qui ne voulurent pas suivre la grande chasse furent conduits
par les gardes dans le parc, où il y avait abondance de lièvres et de
faisans. Le rendez-vous général était désigné dans un carré de la forêt,
où nous trouvâmes une compagnie de chasseurs qui nous attendaient, entre
autres M. Ouvrard, qui, ayant prêté le château de Raincy à madame
Tallien, pour y recevoir ses amis, avait, par un raffinement de
galanterie, refusé d'y paraître, de peur que la présence du véritable
propriétaire ne gênât celle qui en faisait ce jour-là les honneurs.

Parmi ceux qu'il avait amenés était M. d'Hantcour, qui passait pour un
des meilleurs chasseurs de France, et à qui cette réputation valut
depuis le titre de capitaine général des chasses de Napoléon; M.
Destilières, fameux par sa grande fortune, et père de la comtesse
d'Osmond, et le général Moreau qui s'excusa de n'avoir pu venir le matin
déjeuner.

Tous ces messieurs étaient en costume complet de chasseur, et
n'attendaient plus que les nouvelles du cerf, pour sonner de leurs cors.
Si la magnificence du déjeuner avait excité l'admiration générale, les
préparatifs de la chasse ne firent pas moins d'effet sur nous. Dans les
clairières de la forêt, on avait dressé des tentes, et sous les tentes
des tables avec des rafraîchissemens non-seulement pour les chasseurs,
mais encore pour les habitans du voisinage, de toute condition, que
l'intérêt du spectacle avait attirés en foule. La gaîté naturelle de
cette multitude s'était encore accrue par la douce influence du vin, qui
lui était généreusement versé, et la belle forêt de Bondy offrait un
grand tableau composé de mille groupes différens.

Un accident, qui par bonheur n'eut aucun résultat funeste, troubla un
instant la fête. Le cheval de madame Visconti, excité par l'ardeur de la
chasse, se montra tout à coup indomptable, et partit au grand galop avec
une espèce de fureur. Le général Berthier, le général Lannes et un
troisième cavalier, coururent à toute bride au secours de la dame ainsi
emportée, et qu'ils ne purent atteindre qu'auprès du village de
Villemonble, environ à une lieue de distance.

Pendant ce rapide trajet, le général Berthier tomba de son cheval; de
sorte que Lannes et M..... purent seuls retrouver madame Visconti, qui
était dans les plus vives alarmes, quoiqu'elle en fût quitte pour la
perte de son beau costume d'amazone, déchiré en lambeaux à travers la
forêt. Il s'agissait de la transporter au château, car elle était trop
fatiguée pour pouvoir monter à cheval. Le hasard voulut que Berthier, en
se démenant dans une mare où sa monture l'avait jeté, pût faire entendre
ses cris de quelques chasseurs qui étaient dans cet endroit de la forêt.
Or, comme tout était prévu dans cette partie, y compris les accidens, on
lui amena bientôt une calèche où s'étant placé, il arriva juste à temps
pour donner asile à madame Visconti dans la voiture. Le chevalier,
couvert de boue, et la dame, dans un autre désordre de toilette, se
regardèrent en souriant de leurs mutuelles infortunes, et on les laissa
s'en retourner en tête à tête dans cet accès de bonne humeur; mais on ne
les revit plus de ce jour-là, car, déconcertés de leurs malencontreuses
aventures, ils prirent la route de Paris sans s'inquiéter davantage des
chasseurs et du cerf.

J'eus ce jour-là une longue conversation avec le général Lannes; il me
raconta les événemens de sa vie militaire, qui, comme celle de tant
d'autres guerriers de l'époque, ressemblait à un roman.

Ces hommes osaient alors se vanter de leur origine obscure. J'appris de
Lannes lui-même qu'il avait quitté la boutique d'un teinturier pour les
drapeaux de la république. Il devait le rang de général en chef à
l'intrépidité avec laquelle il brava la mort à Lodi, à Arcole, à
Aboukir, ainsi qu'à l'amitié qu'avait eue pour lui le général en chef.
«Ne croyez pas, me dit le général, qu'il ne s'agisse que de bien se
battre; que d'obstacles à surmonter avant de parvenir! et que de chances
favorables nous sont nécessaires! Après tout, la carrière d'un soldat
n'est qu'une alternative de bonne et de mauvaise fortune. Le mal y est
tout physique et le bien tout moral. Cependant cette vie de privations
est embrassée avec amour pour la gloire seule, dont la voix bien souvent
ne proclame votre nom qu'au milieu du bruit du dernier coup de canon qui
nous emporte.» Je me souvins de cette tirade philosophique cinq ans
après, en lisant les bulletins de la bataille d'Esling[57].

Deux heures après notre entrée en chasse, le cerf fut forcé près de
l'étang de Bondy, en présence de tous les chasseurs et de la foule dont
la curiosité avait grossi nos rangs. On n'entendit plus alors que les
complimens qu'on échange en pareille occasion, et le récit plus ou moins
improbable que chacun faisait de ses aventures particulières; mais tout
le monde s'était amusé. Le but de ce grand jour était atteint.

En retournant au Raincy, nous vîmes que M. Ouvrard n'avait rien oublié
pour l'éclat de cette partie; car, supposant que la chasse pouvait se
prolonger fort tard, il avait tout fait disposer pour la continuer à la
lueur des torches. J'avais déjà jugé de l'effet imposant d'une chasse
aux flambeaux dans une partie qui, peu de temps auparavant, avait eu
lieu par les ordres de Joseph Bonaparte dans la même forêt; mais cette
fois-ci la chasse finit avec le jour, et la forêt ne retentit plus que
des chants joyeux des paysans, à qui furent distribués les
rafraîchissemens destinés aux chasseurs.

Les chasseurs au tir, qui étaient arrivés avant nous au château,
n'avaient pas été moins heureux. Nous en jugeâmes à la quantité de
gibier qui encombrait la porte de l'orangerie. La vue de ces monceaux
d'animaux égorgés n'était pas du goût de M. Erskine, je le pensai du
moins, en le voyant partir sans attendre ses amis, qu'il avait refusé
d'accompagner à la chasse.

MM. de Saint-Farre et Saint-Albin, deux fils naturels du duc d'Orléans,
étaient de la partie au tir, et Ouvrard s'étudia, par la réception la
plus affable, à leur faire oublier que le Raincy avait appartenu à leur
père; mais c'était peut-être le leur rappeler que de mettre tout à leur
disposition comme s'ils étaient chez eux.

Pendant la chasse, la plus grande activité avait présidé aux soins du
dîner, qui, réunissant un plus grand nombre de convives que le déjeuner,
égala ce premier repas en somptuosité. M. Ouvrard s'assit à table comme
un simple convive, madame Tallien continuant à faire les honneurs.

Fox et Moreau furent charmés de se retrouver. Le général fut flatté des
égards que les Anglais lui prodiguaient; il se laissa aller à causer
librement et à raconter ses campagnes, en mettant de côté sa timidité ou
sa réserve habituelle. Il fut même inspiré au point de s'attirer le
compliment qu'il savait parler aussi bien que gagner des batailles.

Des orchestres d'instrumens à vent, placés dans les bosquets autour de
l'orangerie, exécutaient des symphonies auxquelles répondaient dans le
lointain les fanfares des chasseurs de Grobois et du Raincy, comme pour
célébrer les amusemens du jour.

Après le dîner, plusieurs chansons de chasse furent chantées au bruit
joyeux des verres; et un des convives fit en l'honneur de lady Holland
des couplets qu'on trouva charmans et qui furent répétés en chœur.

Une partie si gaie ne pouvait se terminer sans danse. Le bal commença
donc sur la pelouse devant le château, et chacun y prit part. Des
généraux parvenus au pinacle de leur gloire, des hommes d'état riches
d'honneurs et de renommée, de jeunes ambitieux à qui la fortune
réservait tant de jouissances ou de revers, des exilés oubliant sur le
sol natal les sévérités que la révolution exerça contre eux, Anglais,
Russes, Prussiens et Français, tous payèrent leur tribut à Terpsichore.
Minuit avait sonné avant qu'aucun des hôtes joyeux du Raincy se rappelât
qu'il avait encore quatre lieues à faire pour retrouver son lit à Paris.

Ce fut peu de temps après cette fête enchantée que s'ouvrit pour celui
qui l'avait donnée une carrière indéfinie de persécutions.

Bonaparte n'aimait pas M. Ouvrard, et celui-ci accrut encore cette
inimitié du premier consul en refusant de prêter à l'État douze millions
dont on avait le plus pressant besoin. Avant de s'engager de nouveau, le
riche munitionnaire réclamait le paiement d'une ancienne créance de dix
millions souscrite par le directoire.

Au lieu d'examiner sa demande, on le mit sous la surveillance de la
gendarmerie, et les scellés furent apposés sur ses papiers.

Madame Visconti, dont j'ai raconté plus haut la mésaventure au Raincy,
voulut faire en faveur de son ami quelques démarches auprès de
Bonaparte; mais le général Berthier l'en empêcha en lui disant que le
premier consul ne manquerait pas de les accuser, lui et madame Visconti,
de faire des affaires avec M. Ouvrard. Ce fut M. Collot, depuis
directeur de la monnaie, qui, bien qu'il ne connût pas M. Ouvrard, osa
seul dire à Bonaparte: «C'est mal débuter, général, que d'inquiéter
ainsi tout le monde.» Le premier consul répondit: «Un homme qui a trente
millions et qui n'y tient pas est trop dangereux pour mon gouvernement.»

Après avoir été comblé des adulations que lui attiraient ses richesses,
M. Ouvrard se vit obligé à deux époques différentes, et sous deux
gouvernement antipathiques, de solliciter la faveur de sortir de prison
accompagné d'un gardien, la première fois pour recevoir la bénédiction
de sa mère mourante, la seconde pour se rendre auprès du lit de douleur
de sa fille chérie, madame la comtesse de Rochechouart, dont une grave
maladie menaçait les jours.

De tous les plaisirs auxquels on courait à cette époque, le plus
recherché et le plus à la mode était le bal masqué du salon des
Étrangers. Le marquis de Livry en faisait les honneurs. La meilleure
société de l'Europe était alors rassemblée à Paris, et la France, à
peine échappée aux derniers orages de la révolution, semblait saisir
avec empressement tous les plaisirs qui pouvaient bannir de sa mémoire
le souvenir de ses troubles politiques. Le salon des Étrangers était
chaque soir rempli d'une foule immense.

De quel jeu effrayant j'ai été témoin! J'ai vu perdre trois cent mille
francs d'un seul coup; et quels quadrilles! quels danseurs! c'était
Duport, c'étaient Bigottini et Miller, qui rivalisaient de grâce et de
légèreté dans les divertissemens de la soirée.

Les soupers étaient servis par Robert avec tout le luxe de la
gastronomie, non pas à un seul couvert, mais sur plusieurs tables, de
sorte que chacun pouvait choisir sa compagnie aussi bien que ses mets.

Il y avait un Anglais qui donnait régulièrement au garçon un louis
chaque fois qu'il demandait quelque chose.

Un soir que le garçon avait reçu de cet Anglais généreux jusqu'à dix
pièces d'or: «Milord, lui dit-il tout surpris, peut-être ignorez vous
qu'on ne paie pas ici?--Oh! oh! peu importe garçon, reprit l'Anglais
froidement; quand un homme risque cent mille francs sur une carte, il a
bien de quoi donner quelques louis pour qu'on lui serve à souper. Voilà
dix autres louis pour t'apprendre que je ne me trompe pas.»

Que de gens de tout sexe, de tout âge, de tout rang venaient chez le
marquis de Livry, pour y hasarder, à la faveur du domino, le fruit de
vingt ans de travail et d'économie sur une carte! Que d'intrigues, de
politique ou d'amour se trouvaient sous le masque! Combien de personnes
se cherchaient sans avoir la bonne fortune de se rencontrer! Combien
d'autres se coudoyaient qui ne pensaient qu'à se fuir!

Le hasard me rendit le témoin d'une scène singulière dans un de ces
bals: Il était près de deux heures du matin, la foule était immense, et
la chaleur excessive; je m'en trouvai incommodée, et montai à l'étage
supérieur pour respirer un peu plus librement; l'air frais m'eut bientôt
remise, et je me préparais à descendre, lorsque mon attention fut
attirée par une conversation très-animée qui se tenait dans un
appartement voisin. Beaumarchais dit que pour entendre il faut écouter.
Soupçonnant qu'il s'agissait de quelque intrigue sous le masque, je
m'approchai de la cloison, et je reconnus les voix de deux femmes; mais
comme le sujet de l'entretien paraissait n'avoir d'intérêt que pour
elles, je me préparais à m'éloigner, lorsqu'à mon grand étonnement,
l'une des interlocutrices prononça le nom de _Bonaparte_. Ce nom fixa de
nouveau mon attention, et j'entendis que cette dame disait: «Je vous
déclare, ma chère Thérésina, que j'ai fait tout ce que l'amitié pouvait
me dicter, mais inutilement. Pas plus tard que ce matin, j'ai tenté un
nouvel effort; mais il n'a rien écouté de ce que je voulais lui dire. Je
ne saurais comprendre ce qui a pu le prévenir si fortement contre vous.
Vous êtes la seule femme dont il a effacé le nom de la liste de mes
amies intimes, et c'est de peur qu'il ne nous montrât directement son
déplaisir (ce qui me désolerait), que je suis venue ici seule avec mon
fils. Dans ce moment, on me croit bien endormie dans mon lit au château;
mais j'étais décidée à venir pour vous voir, et vous prévenir, pour vous
consoler et surtout me justifier.

»Joséphine, répondit l'autre dame, je n'ai jamais douté de la bonté de
votre cœur ni de la sincérité de votre affection.

»Le ciel m'est témoin que la perte de votre amitié serait pour moi bien
plus pénible que la crainte de Bonaparte.

»J'ai tenu, dans ces temps difficiles, une conduite telle qu'on pourrait
peut-être s'honorer de mes visites; mais je ne vous importunerai pas
sans son consentement. Il n'était pas consul quand Tallien le suivit en
Égypte..., lorsque je vous reçus tous deux chez moi..., lorsque je
partageai avec vous...» (Ici des sanglots interrompirent la voix de la
dame.) «Calmez-vous, reprit l'autre, calmez-vous, ma chère Thérésina...,
laissez passer l'orage..., je vous préparerai une réconciliation, mais
il ne faut pas l'irriter davantage; vous savez qu'il n'aime pas Ouvrard,
et l'on dit qu'il vous voit souvent!--Quoi donc! parce qu'il gouverne la
France, espère-t-il tyranniser nos foyers? Faudra-t-il lui sacrifier nos
amitiés privées?» Comme elle prononçait ces mots, on frappa à la porte.

C'était Eugène Beauharnais, qui cherchait partout sa mère.

«Madame, lui dit-il, voilà plus d'une heure que vous êtes absente; le
conseil des ministres est peut-être terminé; que dira le premier consul,
s'il ne vous trouve pas à son retour?»

Les deux dames et Eugène descendirent lentement, et je quittai aussi le
bal quelques minutes après.

Je venais d'être témoin d'une scène très-intéressante; car une des deux
dames devint par la suite impératrice des Français; l'autre était madame
Tallien, à qui la France devait la chute de Robespierre.



CHAPITRE V.

     Sépulture de mon père dans le parc de sa maison de
     campagne.--Imprévoyance.--Maison ruineuse.--Confiance de mon mari
     en moi.--Son insouciance.--Visite à ma mère.--Maladie.--Travaux
     d'embellissement à ma maison de campagne.--Voyage en Angleterre, à
     la paix d'Amiens.--Le Ranelagh.--Madame Fitzhebert et le prince de
     Galles.--Lady Jersey.--Perfidie attribuée à une femme.--La première
     nuit des noces du prince de Galles (depuis George IV) et de la
     reine Caroline.--Dureté et froideur du prince de Galles envers sa
     femme.--Manières étranges de la princesse de Galles.--Courte faveur
     de lady Jersey.--Retour du prince de Galles à madame
     Fitzhebert.--Passion du prince pour cette dame.--Toast porté par le
     prince à sa maîtresse.--Le prince de Galles et les femmes de
     quarante ans.--Le prince de Galles inséparable de madame
     Fitzhebert.--Amabilité du prince à mon égard.--Il me présente à la
     duchesse de Devonshire.--Conversation avec le prince.--Son genre
     d'esprit.--Bonhomie d'un voyageur.--Le prince de Galles parlant
     parfaitement français.--Le prince régent et Henri V.--Excès de
     familiarité puni.--Fête magnifique chez la duchesse de
     Devonshire.--Monseigneur le duc d'Orléans et le duc de Beaujolais,
     son frère.--Les _routs_ de Londres.--Les _parties de thé_.--Les
     _belles_ pommes de terre et le _capital_ beefstake.--Les peines
     d'estomac.--Timidité des Anglaises.--Leurs bonnes qualités.--Les
     femmes mariées en France et en Angleterre.


MON père avait acquis, peu de temps avant sa mort, une maison de
campagne charmante près de Paris; l'étendue du parc me permit d'en faire
consacrer une partie pour lui servir de sépulture. Dans l'égarement de
la douleur, je ne vis que la possibilité d'aller chaque jour visiter son
tombeau.

Je ne calculai pas si l'avenir pouvait amener tels événemens qui me
forçassent de renoncer à cette maison; je ne calculai pas que la moitié
de la fortune de mon mari avait été abandonnée au gouvernement, par le
partage qu'on en avait fait pendant son émigration; que sur la moitié
qu'il nous était échu il restait les droits des personnes auxquelles il
avait donné sa signature, avant l'émigration, en cautionnemens, dans le
cas où les personnes qu'il avait cautionnées ne payeraient pas, et que
par conséquent la fortune qui me restait n'était pas suffisante pour
conserver une maison qui par son agrément, par l'étendue de ses
jardins, et surtout par sa position entre Paris et Versailles, avait
causé de grandes dépenses au dernier propriétaire. En effet, on
attribuait en grande partie la ruine de M. de L. T. D. P., au séjour de
cette maison, dans laquelle il recevait la cour et la ville. Je ne vis
rien de ces dangers, aucune voix amie ne vint m'avertir de leur
existence. Mon mari, si bon, si aimable pour tout ce qui le connaît,
trouvait que j'avais sauvé avec beaucoup de bonheur et d'adresse une
partie de sa fortune, et pensait qu'il pouvait sans danger m'en laisser
la direction. Il n'avait jamais eu l'habitude de s'occuper d'affaires
d'intérêt; il ne pouvait souffrir qu'on lui en parlât. S'il voyait
entrer un fermier ou un homme d'affaires, il prenait son chapeau et
sortait. Sa confiance en moi, sa parfaite bonté qui l'empêchait de me
contrarier en rien, eurent une influence funeste sur le reste de ma vie,
et malheureusement aussi sur la sienne. Aussitôt que mes forces me le
permirent, je partis pour aller porter à ma mère (qui habitait loin de
Paris) les seules consolations que je pusse lui offrir après la perte
affreuse que nous venions de faire: pleurer ensemble était un besoin
pour toutes deux.... À mon retour, ma santé, qui avait beaucoup
souffert, ne me permit pas d'arriver jusqu'à Paris; je fus retenue près
de six mois à cinquante lieues de la capitale; enfin, le temps, ce
consolateur donné par la nature, vint calmer mes regrets et les rendre
supportables; il ne me fit pas oublier mon excellent père, mais son
souvenir, dont j'aime toujours à m'entourer, cessa d'être accompagné de
ces déchiremens qui suivent les premiers instans d'une perte si cruelle.

À mon retour à Paris, je mis tous mes soins à embellir l'habitation qui
m'était devenue précieuse depuis qu'elle renfermait un dépôt si cher.

J'abandonnai la direction des travaux que je me proposais d'y faire à un
architecte, et, profitant de la liberté laissée par la paix d'Amiens de
voyager en Angleterre, mon mari et moi nous partîmes pour Londres. Le
but principal de notre voyage était de visiter une tante de M. de V...,
à laquelle il était fort attaché, et qui habitait l'Angleterre depuis
son émigration; le rang qu'elle occupait, ainsi que ses qualités
personnelles, lui avaient attaché de nombreux amis qui nous
accueillirent parfaitement mon mari et moi, qui s'empressèrent de rendre
notre séjour à Londres aussi agréable qu'il pouvait l'être.

Le lendemain de mon arrivée, je fus conduite au Ranelagh. Cet
établissement, qui est tombé depuis, était alors très à la mode. J'étais
accompagnée de M. Smith, frère de madame Fitzhebert. On prétendait que
cette dame avait été unie au prince de Galles par une sorte de mariage
nul devant la loi, puisque madame Fitzhebert était catholique. Lorsque
ce prince, cédant aux vœux de sa famille et du parlement, consentit à
épouser la princesse de Brunswick, madame Fitzhebert s'était brouillée
avec lui.

_On disait_ que lady Jersey, dame d'honneur de la princesse de Galles,
avait formé le projet de subjuguer le prince et remplacer dans son cœur
madame Fitzhebert. On ajoutait que le jour de son mariage, désirant
l'éloigner de sa jeune épouse, elle avait mêlé de l'eau-de-vie dans le
vin destiné à la princesse, que les résultats de cette mixtion furent
tels qu'ils inspirèrent au prince un profond dégoût pour elle.

Je ne sais quel degré de confiance on doit accorder à ces détails
odieux, mais le fait que je vais citer est certain, je le tiens de la
personne même qui en a été le témoin.

Le lendemain de son mariage, la princesse traversant un salon dans
lequel se trouvait son auguste époux, s'approcha de lui et prit sa main
d'une manière caressante; le prince la retira vivement et dit à l'ami
qui se trouvait près de lui: _Touchez ma main, sentez comme elle est
froide; cette femme me glace en me touchant_.

Sans attribuer à lady Jersey l'horrible action dont elle fut accusée, il
est permis de penser que les manières seules de la princesse avaient
suffi pour faire naître cette aversion, qui s'est manifestée dès la
première nuit de leur mariage. Je serais d'autant plus disposée à le
croire que je tiens de madame Egerton, dame d'honneur de la feue reine
Charlotte, que, la veille du mariage de la princesse de Galles, les
dames qui l'entouraient avaient été indignées de sa gaîté et des
mauvaises plaisanteries qu'elle se permettait (plaisanteries qui m'ont
été rendues, mais que je n'oserais répéter ici).

Quoiqu'il en soit, lady Jersey, qui était parvenue à plaire au prince
pour quelques instans, fut bientôt délaissée; il revint à madame
Fitzhebert avec tout l'empressement de la plus violente passion; il la
suivait partout; on le voyait à cheval courant après sa voiture.
Vainement elle voulut le fuir et mettre la mer entre eux en venant se
réfugier en France; bientôt elle y apprit que le désespoir du prince
avait altéré sa santé, qu'il était malade. Cédant alors à l'attachement
qu'il lui avait inspiré, elle consentit à revenir en Angleterre.

Cette passion durait encore lorsque j'étais à Londres, quoique madame
Fitzhebert eût alors plus de quarante ans. On sait que dans un dîner
avec ses amis, dans lequel on discutait quel était l'âge le plus
favorable à la beauté d'une femme, et quels étaient les avantages qui
établissent cette beauté, le prince décida la question par un toast
qu'il porta à une femme blonde, grasse et âgée de quarante ans.

En effet, les trois femmes qui ont successivement occupé son cœur
avaient toutes plus de quarante ans.

En invitant madame Fitzhebert à une soirée on était sûr que le prince
l'honorerait de sa présence; c'est ainsi que je me suis trouvée
plusieurs fois avec lui chez lady Warren à Kensington, où elle avait une
maison charmante, chez madame Daff et chez la duchesse de Saint-Albans
sa sœur. Le lendemain de mon arrivée, il était au Ranelagh lorsque j'y
fus accompagnée du frère de madame Fitzhebert; ce dernier s'approcha du
prince et lui dit qu'il regrettait que la duchesse de Devonshire eût
déjà quitté le Ranelagh, parce qu'il lui aurait demandé une invitation
pour une dame française qui venait d'arriver à Londres, à laquelle il
eût voulu faire voir la fête que la duchesse donnait le lendemain à
Chiswick. Le prince répondit avec beaucoup de grâce que je n'avais pas
besoin de billet, qu'il y serait, et qu'en le faisant avertir de mon
arrivée il me présenterait à la duchesse. En effet, le lendemain M.
Smith, qui nous accompagnait, alla prévenir le prince, qui
non-seulement me présenta, mais qui se promena assez long-temps sur la
pelouse avec moi. Le lendemain, les journaux de Londres, qui remplissent
leurs longues colonnes de tous ces détails de la société, et de la
description la plus minutieuse de la toilette des dames firent un long
article de ma présentation et de ma promenade avec le prince. J'ai pu,
dans cette circonstance, où j'ai joui assez long-temps de sa
conversation, apprécier le charme de son esprit, remarquable surtout par
une légère teinte de causticité et de moquerie d'un ton parfait. Il me
parut fort amusé d'un M. Michel qui était venu depuis peu en Angleterre
en même temps que madame Récamier, qui lui avait offert ses services et
promis ses bons offices si le prince venait à Paris, comme si chacun ne
devait pas savoir que l'héritier de la couronne d'Angleterre ne peut
jamais quitter ses états, ou qu'il pût avoir besoin d'un M. Michel. Je
fus étonnée de la perfection avec laquelle le prince parlait français
sans le moindre accent étranger.

La conduite qu'il a tenue lorsqu'il devint régent du royaume a fait
trouver de grands rapports entre lui et Henri V: tous deux eurent une
jeunesse fort orageuse, tous deux surent éloigner d'eux à leur avènement
au trône les compagnons de leurs joyeuses folies.

Mais, même au temps où il n'était que prince de Galles, il savait
réprimer la trop grande familiarité que quelques-uns de ses amis,
encouragés par celle qu'il avait avec eux, se permettaient quelquefois.
On cite en exemple monsieur B..., qui un jour le pria de sonner pour un
verre d'eau dont il avait besoin. Le prince sonna et dit froidement au
valet de chambre, lorsqu'il ouvrit la porte: «Faites avancer la voiture
de monsieur B...»

Cette correction infligée si à propos fit sentir à ses amis que
lorsqu'un souverain veut bien oublier la distance qui le sépare de ses
sujets, c'est un motif de plus pour que ceux-ci s'en souviennent.
Monsieur B... ne reparut jamais depuis devant le prince; malheureux à
l'excès par cette disgrâce, il quitta l'Angleterre, et depuis ce temps
il habite Calais. Cette fête donnée par la duchesse de Devonshire était
un déjeuner offert à cinq cents personnes. Des tables étaient dressées
dans les appartemens et dans quelques fabriques du parc; le plus beau
temps la favorisait. Après le déjeuner on forma plusieurs contredanses
sur le gazon; j'eus l'honneur de me trouver de la même que messeigneurs
le duc d'Orléans et son frère, qui vivait alors, monsieur le duc de
Beaujolais.

Cette fête est une des plus agréables que j'aie vues pendant mon séjour
en Angleterre.

En général, les assemblées si nombreuses, à la mode à Londres, me
semblent peu agréables. Quand on a fait le tour des salons avec beaucoup
de difficultés, et souvent en y laissant une partie de sa parure, on va
se montrer dans un autre. La perfection pour un homme, et même pour
quelques femmes, est d'être vues dans plusieurs le même jour.

Lorsqu'on veut témoigner à une personne une bienveillance particulière,
on ne se contente pas de l'inviter à ces grandes assemblées, mais on la
prie de venir _prendre le thé_. Que Dieu garde les voyageurs qui iront
en Angleterre après moi de cette bienveillante politesse.

Rien dans le monde n'est plus ennuyeux que ces réunions (au moins pour
des Français). Sur vingt ou vingt-cinq femmes, à peine y compte-t-on un
ou deux hommes. La conversation assez généralement est relative au dîner
qu'on a eu ou au souper qu'on aura. Je me rappelle qu'à une de ces
réunions une dame placée près de moi parla beaucoup des _beautiful_
potatoes _et du capital_ beefstake qu'elle avait eus à son dîner, ainsi
_que des peines d'estomac qu'elle éprouvait_.

Ce mot _peine_, dont nous nous servons en parlant de douleurs morales,
me parût la chose du monde la plus drôle, appliquée aux douleurs
physiques, ainsi que les _belles_ pommes de terre et le _capital_
beefstake. Mais s'il est difficile à une jeune femme de ne pas rire des
choses qui sont en opposition directe avec ses habitudes, il serait fort
injuste de juger sur des rapports semblables la société anglaise. Si la
timidité, _la mauvaise honte_ (comme ils disent), paralyse les moyens
d'un grand nombre, elles n'en sont pas moins pour la plupart
d'excellentes femmes, et il n'est pas rare d'en trouver qui réunissent
beaucoup de talens et d'agrémens dans l'esprit. On a dit (et on a eu
raison) que les mœurs sont plus pures en Angleterre que dans aucun autre
pays (les personnes de la cour exceptées); mais on aurait tort d'en
conclure que les femmes des autres pays valent moins.

En France, elles jouissent d'une grande liberté: elles font et reçoivent
des visites sans leur mari; elles vont au bal, au spectacle sans lui;
enfin celles qui se conduisent bien (et il y en a beaucoup) ne doivent
qu'à elles seules leur vertu. En Angleterre, une jeune femme ne sort
jamais seule à la promenade, au spectacle; partout enfin elle est
entourée d'une protection qui ne lui manque jamais.

Ce genre de vie, si bien fait pour assurer le repos, le bonheur des
familles, est une sauve-garde pour les femmes. Les mœurs du pays qui a
adopté ces usages doivent être généralement bonnes; mais les individus
ne valent pas mieux. Il ne faut jamais oublier que les hommes (et avec
bien plus de raison les femmes) ne sont jamais que le produit des
circonstances dans lesquelles ils se trouvent placés. Cela est si vrai,
que si vous isolez une Française et une Anglaise de toute espèce de
protection, la Française trouvera en elle-même plus de force de
résistance pour échapper à la séduction qu'une Anglaise lorsqu'elle sera
séparée de tout ce qui forme son bouclier ordinaire.



CHAPITRE VI.

     Beauté des Anglaises.--Comparaison entre les Anglaises et les
     Françaises.--Les enfans.--Les veuves.--Liberté des jeunes
     filles.--Respect et froideur filiale.--Le poëte Shandy.--L'aïeul et
     les petits-fils.--Autorité paternelle absolue en Angleterre.--Les
     maisons de Londres.--Une ville de bourgeois.--Commodité et
     tristesse.--Les salles de spectacle.--L'opéra italien à
     Londres.--Un bal masqué.--Gaîté anglaise, gravité française.--Les
     voyages.--Manie du changement chez les Anglais.--Les voyages
     d'_agrément_.--La reine Caroline, _reine de la canaille_.--Bergami
     et les caricatures.--La reine à Hammersmith.--L'alderman
     Hood.--Costume et coiffure de la reine.--Les
     corporations.--Équipage grotesque des dames de la cour de
     Hammersmith.--Le parc de la reine dévasté par ses
     _courtisans_.--Audace et humiliation de la reine au couronnement de
     George IV.--Maladie et mort de la reine attribués à son
     désappointement.--Convoi de la reine.--Patience des soldats anglais
     mise à l'épreuve.--Insolence et poltronnerie de la
     canaille.--Visite dans une brasserie.--M. Brunel, ingénieur.


EN général, les Anglaises sont parfaitement belles; ce n'est point sur
le petit nombre de celles qui voyagent et viennent sur le continent
qu'on doit former son opinion.

Mais qu'on aille un dimanche, dans une belle matinée de printemps, se
promener sur les beaux gazons de Kensington-Garden, sous ces ombrages si
beaux, si frais, c'est là qu'on prendra une opinion juste de la beauté
des femmes; leur toilette du matin, dépouillée de tous les ornemens dont
elles la surchargent le soir, qui la rendent souvent de mauvais goût,
est plus simple, est plus favorable à leur beauté.

Il existe une différence bien remarquable entre les Françaises et les
Anglaises. À la promenade des Tuileries, à dix pas, toutes les femmes
paraissent charmantes; leurs grâces, leur tournure, leur mise, l'éclat
de leurs yeux, les font paraître parfaitement jolies à distance; en
s'approchant ce n'est plus la même chose: sur dix souvent il n'y en a
pas une de véritablement jolie.

À Kensington-Garden, au contraire, à dix pas il n'y a pas une femme de
jolie, l'ensemble est sans grâces, la toilette de mauvais goût; mais
arrive-t-on jusqu'à elles on est étonné du charme de leur figure, de la
délicatesse de leurs traits, mais surtout, de la transparence de leur
peau, qui paraît encore plus belle au jour qu'aux lumières. Les enfans y
sont plus beaux que dans aucun autre pays. Il est vrai de dire qu'il
n'y en a pas où l'on s'en occupe autant; je ne sais quel auteur a dit
que les Anglaises ressemblaient aux animaux qui n'aiment leurs petits
qu'autant qu'ils ont besoin d'eux, et qui les méconnaissent dès qu'ils
peuvent se passer de leurs soins. Sans accorder tout-à-fait la justesse
de cette opinion, elle renferme bien pourtant quelque chose de vrai.
J'ai vu un grand nombre de veuves anglaises se remarier, oubliant
tout-à-fait les intérêts de leurs enfans; en France ces exemples sont
bien plus rares.

Il est assez commun en Angleterre de voir de jeunes demoiselles aller
passer plusieurs mois en visite chez des amies, et leur mère ne s'en
inquiéter nullement. C'est surtout parmi les hommes que je n'ai pas
trouvé cette confiance, cette intimité qui règne souvent entre un père
et ses fils; en Angleterre, une fois que ces derniers ont passé
l'enfance, et qu'ils atteignent la jeunesse, ils sont très-respectueux,
mais très-froids pour leurs parens; enfin je ne sais pourquoi, en
voyageant dans ce pays, je me suis rappelé cette horrible explication de
l'amour des grands-pères pour leurs petits-enfans qui a été donnée par
le poëte Shandy, qui prétend que les pères ne voient dans leurs enfans
que des héritiers avides, et que c'est à cette cause qu'on doit
attribuer l'amour extrême de l'aïeul pour ses petits-fils, parce qu'il
les regarde comme les ennemis de ses ennemis. S'il y a un pays au monde
où une pareille opinion ait pu prendre naissance, ce doit être en
Angleterre, quoiqu'en général je pense qu'en tous pays l'enfance est
l'époque de la vie qui inspire aux parens l'attachement le plus vif.

Si on voulait en analyser la cause, peut-être la trouverait-on dans
l'empire absolu qu'ils exercent alors sur leurs enfans; cet empire les
identifiant en quelque sorte avec eux-mêmes, leur inspire une sorte
d'intérêt pour toutes leurs actions, qui se perd lorsque ces enfans,
devenus libres de leurs pensées, de leur conduite, ne doivent plus leurs
succès qu'à eux-mêmes.

Serait-il donc vrai qu'il n'est pas un seul des sentimens qui font le
charme de notre existence qui soit tout-à-fait exempt d'égoïsme?...

D'autres causes peuvent aussi déterminer la préférence accordée à
l'enfance.

Le bonheur qu'on attend de ses enfans étant alors en espérance, il est
entouré de toutes les illusions qui suivent cette puissance décevante,
on jouit de ce qu'on a et de ce qu'on espère; mais quand les enfans
s'élancent dans la vie, où ils vont exister pour d'autres que ceux qui
les ont élevés, toutes ces illusions se perdent successivement, et le
sentiment qui attache les parens à leurs enfans n'est plus qu'une
affection raisonnable.

N'ayant jamais eu d'enfans, mon opinion, à cet égard, n'est que le fruit
de mes observations, et non de mon expérience personnelle; aussi je suis
bien loin de la donner comme autorité.

En arrivant à Londres, je fus frappée de la construction des maisons:
toutes ces petites portes me faisaient demander où étaient les maisons
des grands seigneurs; ne voyant partout que des habitations pour des
bourgeois, je voulais toujours chercher des hôtels comme les nôtres.
Après quelque séjour à Londres, je trouvai que, malgré la différence de
l'extérieur, quelques maisons offraient des habitations aussi belles
qu'élégantes.

Les rues de Londres sont belles, larges, bien alignées, garnies de
trottoirs qui les rendent très-commodes aux piétons. Ces rues sont
coupées par de belles places; la plupart renferment au milieu des
jardins charmans, entourés d'une grille dont la jouissance est commune à
tous les propriétaires du square. La construction des maisons en brique,
et la fumée du charbon de terre, donnent à Londres un aspect un peu
triste, particulièrement le soir. Personne ne se promène jamais après
son dîner; toutes les affaires se font le matin. On va au spectacle et
dans le monde, mais c'est en voiture qu'on s'y fait conduire; et comme
ce n'est jamais qu'un petit-nombre comparé à la population, il en
résulte que les rues, les places publiques, présentent un aspect fort
triste le soir.

Nos cafés brillans, qui offrent un point de réunion aux oisifs de toutes
les classes, sont inconnus à Londres; aussi les Anglais qui viennent à
Paris sont charmés de l'aspect animé de nos boulevards.

Les salles de spectacles sont toutes fort belles; les dames y allant
toujours en grande toilette, le coup d'œil de ces grandes réunions est
très-imposant. Une femme bien mise n'est pas exposée à se trouver (comme
cela arrive souvent à Paris) à côté d'une femme du peuple. Les loges,
particulièrement à l'Opéra, sont toutes généralement louées à l'année;
une loge du quatrième rang est du même prix qu'au premier; heureux ceux
qui possèdent les meilleures. Les étrangers qui veulent aller à l'Opéra,
s'ils n'ont pas la connaissance de quelques propriétaires de loges, sont
forcés d'aller au parterre; ils ne trouveraient pas une loge à louer.

Quoique la bonne compagnie n'aille point au bal masqué de l'Opéra en
général, je voulus en voir un qu'on donna je ne sais à quelle occasion.
Nous fûmes nous établir dans une loge appartenant à une dame qui eut la
bonté de me l'offrir, et de là nous pûmes voir parfaitement le bal.

Je fus surprise au dernier point, je n'avais aucune idée de rien de
semblable: d'après l'idée qu'on se forme assez généralement de la
gravité anglaise et de la gaîté française, si un étranger se trouvait
transporté tout à coup au milieu d'un de nos bals de l'Opéra, dont
l'aspect est rendu si triste par les dominos noirs, et dont tout le
plaisir se réduit à se promener, il n'hésiterait pas à se croire sous
les brumes de la Tamise, entouré de la gravité britannique, comme au
contraire, si on le ramenait subitement dans un bal masqué de Londres,
il pourrait se croire au milieu de ces Français réputés si gais, si
turbulens.

Dans un bal masqué, en Angleterre, chacun adopte un caractère, et doit
agir et parler en conséquence: l'avocat plaide une cause au milieu d'un
nombreux auditoire, la marchande de poissons promène son panier et offre
sa marchandise, le watchman porte sa lanterne et étourdit tout le monde
avec sa cresselle; dans un coin on danse une écossaise, dans un autre on
walse, un peu plus loin une contredanse française; il résulte de cette
multiplicité d'orchestres une discordance, un bruit qui, en se mêlant
aux cris, aux discours des masques, forment un véritable charivari.

Ce bal dérangea singulièrement les idées que je m'étais formées de la
gravité des Anglais. Au reste, j'ai cru remarquer qu'ils recherchent
beaucoup plus le plaisir que nous; peut-être que leurs efforts sont en
proportion de la peine qu'ils ont à le trouver: ils font beaucoup de
frais pour s'amuser et n'y réussissent pas toujours; de là, ce besoin de
changer de place, dont les Anglais de toutes les classes sont atteints,
et qui les porte sans cesse d'un lieu dans un autre.

Sans doute voyager est un plaisir quand on a une bonne voiture, des
domestiques qui font ou défont nos paquets, et qui, en nous évitant tous
les pénibles détails, nous laissent jouir sans trouble de la beauté des
sites qui se trouvent sur notre passage, ou de ce qu'il y a de
remarquable dans les villes que nous parcourons.

Mais parmi le grand nombre d'Anglais voyageant pour ce qu'ils appellent
leur plaisir, il n'y en a que très-peu qui se servent de leur voiture;
les autres ont le courage de s'entasser dans des diligences et de courir
ainsi le monde d'auberge en auberge. Je ne puis concevoir qu'eux, qui
ont tant de ce qu'ils appellent _comforts_, chez eux, puissent se
résigner à passer un quart de leur vie dans ces tristes voitures, et
l'autre quart dans des auberges; le tout pour changer d'air et de place.
Ce changement d'air leur paraît indispensable: c'est un préjugé établi
dans toute la nation, que ce changement est nécessaire à leur santé.
Nous autres Français qui souvent naissons, vivons et mourons à la même
place, nous trouvons ce besoin fort extraordinaire. Il m'est arrivé
souvent, en rencontrant de ces grandes et lourdes masses, qu'on nomme
diligences, de plaindre de tout mon cœur les gens qui y sont entassés,
les trouvant les plus malheureux du monde. Je comprends très-bien que,
dans la nécessité de se transporter d'un lieu dans un autre, on soit
heureux de trouver ces voitures. Mais que ce soit par choix, par
plaisir, qu'on se condamne à se promener ainsi, c'est ce que je ne puis
concevoir. Il me semble que c'est intervertir le sens des mots que
d'appeler cela des voyages d'agrément: je les nommerais plutôt de
cruelles pénitences.

Dans un voyage que je fis postérieurement en Angleterre, je fus témoin
de toutes les scènes qui accompagnèrent le retour de la reine Caroline,
son séjour et sa mort.

On la nommait la reine de la canaille, et en vérité, rien ne lui allait
mieux que cette dénomination. Elle ne paraissait jamais sans que sa
voiture fût environnée d'une foule immense de gens déguenillés, dont
l'aspect était vraiment effrayant.

Je pus observer, à son occasion, toute l'inconséquence du bas peuple,
et apprécier son suffrage tout ce qu'il vaut.

Lors de son arrivée à Londres, j'étais placée dans Saint-James-Street,
pour voir passer son cortége. Une boutique de caricatures occupait le
dessous de la fenêtre où j'étais; le vitrage était couvert de celles de
la reine et de Bergami; il y en avait de toutes sortes, et toutes faites
dans le but de la couvrir du plus profond mépris.

Je croyais à chaque instant que l'immense populace qui s'était portée
dans cette rue pour attendre le passage de sa reine chérie allait se
jeter sur cette boutique, et déchirer ces caricatures outrageantes pour
son idole; c'était une conséquence naturelle à prévoir; mais non, ces
caricatures, au contraire, les amusèrent beaucoup et les occupèrent
jusqu'au moment de l'arrivée de la reine: ils montaient sur les épaules
les uns des autres pour les mieux voir.

Lorsqu'elle passa, le plaisir qu'ils avaient trouvé à voir la
représentation de ses vices ne les empêcha pas de se retourner en
criant: _Caroline for ever!_ À entendre leurs acclamations, on eût pu
croire qu'en même temps qu'elle était la princesse la plus chérie, elle
était la plus digne de l'être.

Cet exemple doit apprendre aux souverains toute la valeur de ces
acclamations qu'ils aiment à entendre sur leur passage. Pendant son
séjour à Hammersmith, dans la maison de campagne qui avait été embellie
par la margrave d'Anspach, elle reçut les députations de toutes les
corporations des ouvriers de Londres, qui s'y rendirent en bateau sur la
Tamise. Curieuse de voir cette _cour_ si nombreuse et d'espèce si
nouvelle, j'y fus conduite par une personne de la maison de la reine,
qui me fit placer dans un salon à côté de celui où elle était, dont la
porte resta ouverte. Une seule dame et quatre hommes parmi lesquels se
trouvait l'alderman Hood, y étaient avec elle.

Sa parure se composait d'une robe de mousseline des Indes, brodée d'un
semis en or; cette robe était dans la forme ordinaire, mais un grand
schall de mousseline lamée, pareille, était attaché sur l'épaule d'un
côté, et passait de l'autre sous le bras, en se rattachant sous le sein.
Cette draperie, portée par une grande femme, eût eu assez de grâce; mais
la reine étant assez petite, et d'une taille très-épaisse, cette forme
de robe la faisait paraître encore plus grosse.

Elle était coiffée d'un turban de la même mousseline, qui cachait
entièrement ses cheveux, à l'exception de deux mèches en tire-bouchons,
qui paraissaient de chaque côté; mais ces mèches, qui étaient blondes,
et qui par conséquent ne lui appartenaient pas, contrastaient
désagréablement avec son teint, qui était celui d'une brune. L'ensemble
de sa figure et de sa personne n'avait rien de distingué. Un collier et
des boucles d'oreilles de diamans complétaient sa parure.

Chaque corporation, qui était débarquée dans le parc qui touche à la
Tamise, envoya des députés pour la complimenter et lui baiser la main;
le grand nombre de ces députés rendit cette cérémonie très-longue. On
conçoit qu'un ouvrier savetier, revêtu de ses habits du dimanche, était
charmé de pouvoir raconter qu'il avait été présenté à la reine et se
vanter de lui avoir baisé la main; aussi de ces processions se
succédèrent à Hammersmith jusqu'à ce qu'elle eût passé en revue toute la
populace. Celles qui présentaient les plus grotesques caricatures
étaient celles dont les femmes faisaient partie: voulant singer les
dames de la cour, qui en Angleterre portent beaucoup de plumes, elles
s'en couvraient la tête; ces plumes, longues d'une demi-aune, qui
menaçaient le ciel, complétaient leurs étranges parures.

Lorsque ces dames allaient faire leur cour à la reine, c'était toujours
en grand cortége: ordinairement tout un quartier se réunissait, on
prenait des voitures découvertes, pour en rendre les frais moins
dispendieux, on y faisait entrer autant de personnes que la voiture
pouvait en contenir, et par ce motif on s'y tenait presque toujours
debout.

Le coup d'œil de toutes ces femmes coiffées de leur forêt de plumes,
entassées dans ces voitures, dont plusieurs étaient à quatre chevaux,
valait la peine d'être vu.

Le jour de la députation en bateau, ces courtisans d'espèce nouvelle
détruisirent presque entièrement les arbustes qui se trouvaient dans le
parc; ils montaient sur des arbres qui se brisaient sous leur poids, ils
arrachaient les fleurs. Si ces processions eussent encore été admises
dans le parc, il est probable que bientôt il n'y serait pas resté un
arbre. Pendant que la reine recevait les hommages de cette multitude, je
méditais sur sa dégradation; je me disais que la nécessité de s'entourer
d'une cour si différente de celle qu'elle eût dû avoir, devait être pour
elle une bien forte punition de ses désordres.

Je la vis au couronnement du roi, lors de ses tentatives pour y
assister: quand elle se présenta à six heures du matin dans la grande
galerie qu'on avait pratiquée extérieurement, pour conduire de
Westminster-Hall à Westminster-Abbey, le poste des officiers lui observa
qu'il avait reçu l'ordre de l'empêcher d'entrer; mais comme elle insista
pour passer plus loin, malgré leur respectueuse défense, on juge qu'ils
ne durent pas employer la force, ils baissèrent les pointes de leurs
épées, elle passa; mais un peu plus loin, une foule de constables, moins
galans, lui opposèrent une barrière insurmontable; force fut à elle de
retourner sur ses pas. Pour arriver à sa voiture, elle fut obligée de
parcourir un espace de la galerie assez long, au milieu des huées des
spectateurs qui couvraient les vastes amphithéâtres construits de chaque
côté. On criait qu'elle s'était levée trop matin, qu'elle devait
retourner près de Bergami, et mille autres choses du même genre. Le
dépit, la colère, tous les sentimens d'irritation se peignaient sur sa
figure, qui fut bientôt couverte d'une extrême pâleur; ses lèvres
étaient tremblantes; ce fut avec peine qu'elle atteignit sa voiture.



Je n'ai jamais douté que la maladie qui se manifesta en elle quelques
jours après, et qui l'emporta au tombeau, n'ait pris sa cause dans la
révolution qu'elle dut éprouver dans ce moment d'humiliation; et je ne
conçois pas comment elle avait pu s'exposer à cette honte publique,
étant parfaitement instruite qu'on ne la laisserait pas entrer à
Westminster-Abbey.



J'avais vu son arrivée à Londres; j'avais été témoin des principales
circonstances qui avaient marqué son séjour dans cette ville; je voulus
assister à son enterrement.

Il faisait un temps déplorable, la pluie tombait par torrens. Je me
rendis dans New-Road, où le convoi devait passer; ce chemin tournant
autour de la ville avait été désigné, parce qu'on ne voulait pas qu'il
traversât les rues de Londres. Cet ordre se trouvant en opposition aux
désirs de la populace, il s'ensuivit des rixes dans lesquelles plusieurs
personnes perdirent la vie; c'est probablement ce qui me fût arrivé si,
par suite de cette activité qui ne peut jamais me laisser stationnaire,
je n'avais donné l'ordre à mon cocher de quitter la première place que
j'avais choisie à Tottenham Court-Road, pour aller un peu plus loin: ce
fut précisément à cette place que je quittai que plusieurs personnes
furent tuées.

Celle où je m'arrêtai un peu plus loin ne fut pas exempte de quelques
dangers. À peine ma voiture y était-elle arrivée que le convoi commença
à défiler; quelques escadrons de cavalerie le précédaient.

Le peuple, mécontent de ce qu'on fît passer le convoi hors de la ville,
accablait les soldats d'injures et les couvrait de boue. C'est alors que
je pus admirer la discipline et la patience des soldats anglais; ils
étaient impassibles comme des soldats de marbre; mais à la fin,
quelques pierres ayant été mêlées à la boue, le casque d'un des
cavaliers en fut renversé, et quelques coups de plat de sabre furent
distribués autour d'eux.

À l'instant tout ce peuple se hâta de fuir. Ma voiture leur paraissant
apparemment un abri, en une seconde les chevaux, le siége, la voiture,
disparurent sous la foule qui s'était précipitée dessus. Je manquai être
étouffée.

Heureusement le convoi, qui avait été arrêté un moment, ayant continué
sa route, nous nous trouvâmes dégagés. Ne voulant pas exposer plus
long-temps une dame qui m'accompagnait, et qui était très-effrayée, je
donnai l'ordre de ne pas attendre la fin du convoi, et de s'éloigner par
une rue transversale près de laquelle nous nous trouvions.

Cette précaution de ma part nous sauva, sinon d'un grand danger, au
moins d'un spectacle effrayant, car la place que nous quittions se
trouvait encore très-près de Tottenham Court-Road, où peu d'instans
après plusieurs personnes furent tuées.

Puisque je me suis éloignée de l'époque de mon premier voyage en
Angleterre, pour raconter quelques circonstances relatives à la reine,
qui ne se passèrent que bien des années après, je dirai un mot d'un
moment vraiment heureux pour moi dont je jouis vers le même temps 1821.
J'en fais mention ici pour que ceux de mes compatriotes qui iront en
Angleterre puissent se procurer le même plaisir.

Parmi les établissemens dignes de fixer l'attention des étrangers, la
brasserie de M. Meux me semble devoir tenir le premier rang.

Pour donner une idée de l'étendue, de l'importance de cet établissement,
je citerai une de ses moindres parties, celle des cuves pour recevoir la
bière: elles sont au nombre de quatre-vingts, et la plus petite, la
moins chère, coûte quatre mille livres sterling, ou cent mille francs de
notre monnaie.

Toutes les parties de cette vaste et magnifique brasserie reçoivent le
mouvement par une machine à vapeur. Lorsqu'après en avoir admiré tous
les détails, on me conduisit devant la petite roue dont l'effet était si
prodigieux, je demandai avec empressement le nom de l'inventeur. Il faut
aimer son pays comme moi, pour savoir tout le plaisir que j'éprouvai,
lorsque entourée de plusieurs Anglais, fiers avec raison de leurs talens
et de leur industrie, on me nomma un Français, M. Brunel. Cet homme si
justement apprécié, admiré en Angleterre, avait voulu consacrer ses
grands talens à sa patrie. Il fut repoussé par Bonaparte, et obligé de
porter son industrie et son génie parmi les Anglais.

La brasserie de M. Meux vaut à elle seule qu'on fasse le voyage de
Londres pour la voir.

Je reviens aux détails de mon premier voyage.



CHAPITRE VII.

     Les deux maisons des habitans de Londres.--La noblesse
     anglaise.--Taciturnité générale.--Le château de Blenheim,
     récompense nationale décernée au duc de Marlborough.--Architecture
     de Blenheim.--Trophées attristans.--Terre du marquis de
     Buckingham.--Les tableaux.--Vénus en Jupon d'indienne.--L'estomac
     classique.--Le château de Park-Place.--Terre du lord
     Harcourt.--Oxford.--Les universités.--La jeunesse française et la
     jeunesse anglaise.--Les étudians anglais.--La grotte et le
     diamant.--Impromptu de lord Albermale.--Le cadeau
     impossible.--Distinction des rangs.--Doux visages et rudes
     manières.--Affectation des femmes en France et en Angleterre,
     attribuée à des causes différentes.--Cheltenham.--Bath.--Les jeunes
     poitrinaires.--Windsor.--Richemont.--Les gazons anglais; d'où
     provient leur fraîcheur.--Retour en France.


LA ville de Londres est d'une étendue immense: non-seulement chaque
famille y occupe une maison à elle seule, mais le plus grand nombre en
a deux. Toutes les personnes exerçant une profession qui les fixe à la
ville ont une seconde maison dans les faubourgs, qui sont une
continuation de Londres, et qui s'étendent à plusieurs milles. Ces
faubourgs se distinguent par de très-petits jardins placés en avant de
chaque maison, et séparés de la route par une grille. La noblesse se
rend à Londres au mois d'avril, et en part dans les premiers jours de
juillet; il arrive de là que tout le quartier qu'elle habite est
absolument désert pendant neuf mois de l'année: souvent on n'y rencontre
plus une personne à laquelle on puisse demander son chemin. Une chose
assez extraordinaire dont j'ai été frappée non-seulement dans ce voyage,
mais dans ceux que j'y ai faits depuis, c'est une sorte de douceur, de
taciturnité (si je puis m'exprimer ainsi) commune, non-seulement aux
hommes, mais aux animaux. Les chiens y sont plus tranquilles, ils
aboient moins; les chevaux y sont beaucoup plus doux: ces mêmes chevaux
ramenés sur le continent après y avoir fait quelque séjour perdent
souvent cette qualité. À Londres, le bruit des voitures, qui est
continuel, ne permet pas de faire cette observation; mais si l'on habite
une ville de province, on est frappé du silence qui règne partout.
Pendant les soirées d'été, les Français (particulièrement en province)
se promènent, causent; il en résulte une espèce de bourdonnement qui
s'entend au loin. Chaque fois que j'ai passé la mer, cette différence
m'a frappée.

Après avoir joui des plaisirs de Londres pendant quelque temps, je
voulus voir quelques parties de l'Angleterre que les étrangers vont
toujours visiter. Je commençai par le château de Blenheim, résidence des
lords Spencer: cette magnifique habitation a été bâtie par la reine
Anne, pour en faire don au duc de Marlborough.

On critique son architecture, qu'on trouve lourde et massive; mais ce
qui paraît un défaut à beaucoup de personnes me semble au contraire
digne d'éloge. Un château donné comme récompense nationale, doit, par sa
solidité, défier la main du temps. Les générations passeront, et ce
monument, ouvrage de la main des hommes, leur survivra; il apprendra aux
siècles à venir comment le gouvernement anglais sait récompenser. Je me
hâtai de quitter Blenheim: ces trophées, cette colonne élevée à la
gloire de Marlborough, contristaient mon cœur. Une Française ne peut pas
se plaire dans ce lieu. De là, j'allai à Stowe, chez le marquis de
Buckingham: là aucune pensée pénible ne vint se mêler à mon admiration;
le concert de bénédictions qui accompagnait les noms du marquis et de la
marquise, chaque fois que leurs vassaux ou leurs domestiques le
prononçaient, ajoutait à l'intérêt que je mis à visiter cette belle
demeure. Le parc est un des plus beaux que j'aie vus, et le château
renferme de très-beaux tableaux. On est étonné, en parcourant
l'Angleterre, de la quantité énorme qu'on en trouve.

En parlant de tableaux, je me rappelle en avoir vu un dans une maison à
Londres, qu'on me fit particulièrement remarquer dans une assez belle
collection. Il est d'un peintre anglais, nommé West, qui est
généralement placé par les Anglais au premier rang des hommes de talent.
Ce tableau représente la mort d'Adonis. Vénus est assise; elle est vêtue
d'un jupon, ou petticoat (comme disent les Anglais) de mousseline fond
jaune, avec un dessin en fleurs de différentes couleurs. Adonis est
couché à ses pieds; une de ses mains repose sur les genoux de Vénus.
J'admirai beaucoup cette main, qui est bien morte, et qui se trouve en
opposition à celle de Vénus qui soutient Adonis. Mais c'est à peu près
tout ce que j'admirai. Je suis femme, je ne suis point artiste, je ne
prétends pas du tout que mes jugemens soient autorité: une Vénus en
jupon, et en jupon d'indienne, me semblait une chose tout-à-fait
extraordinaire et nouvelle; mais où l'envie de rire était tout-à-fait
impossible à vaincre, ce fut lorsque le maître de la maison, qui
professait une grande admiration pour ce tableau, me dit, en m'en
faisant remarquer toutes les beautés: _Voyez, madame, l'estomac
d'Adonis, il est classique_. J'avoue, à ma honte sans doute, que je ne
comprends pas encore à présent un estomac classique. Je le dis bien
timidement à ce monsieur, en lui faisant observer que je pensais que
l'on pouvait se servir de cette qualification en parlant des vêtemens,
et qu'à cet égard ceux de Vénus me semblaient différer beaucoup de
l'antique. Mais mon observation ne diminua rien de l'admiration de cet
amateur d'estomacs classiques; il en parla pendant une heure.

Je citerai, parmi les habitations qui m'ont paru mériter le mieux
l'attention des voyageurs, le château de Park-Place, appartenant à lord
Malmesbury Wilton, résidence de lord Pembrooke, particulièrement
remarquable par un grand nombre de belles statues. La charmante
habitation de lord Harcourt, dont les jardins méritent d'être vus et
admirés. Cette terre est située près d'Oxford. Cette ville est citée
pour la beauté de ses colléges, de ses églises, de ses bibliothèques. Ce
genre de mérite n'était pas trop de mon ressort; mais ce qui m'a frappée
particulièrement, c'est cette apparence d'antiquité qui règne partout;
je me croyais transportée à quelques siècles dans le passé. C'est dans
cette ville et celle de Cambridge que la jeunesse d'Angleterre vient
achever ses études, en sortant des colléges.

Je pense que c'est à cet usage qu'on doit attribuer la différence qu'on
remarque en général entre les manières, les habitudes des Anglais et
celles des hommes des autres pays.

En France, par exemple, un jeune homme sort du collége à l'âge de
dix-sept ou dix-huit ans; alors il revient chez ses parens; il est
présenté par eux à leurs amis. Ses manières se forment sur celles des
personnes dont il est entouré; la conversation des dames lui donne ce
poli, cette grâce qui distingue particulièrement les Français. Cette
seconde éducation est peut-être celle qui influe le plus sur toute notre
vie: c'est dans l'adolescence que se décident nos goûts et nos penchans;
c'est dans l'âge où nos passions s'éveillent que nous recevons de tout
ce qui nous entoure des impressions qu'il importe de bien diriger. C'est
pourquoi je crois que des parens sages ne doivent pas abandonner au
hasard d'une bonne ou mauvaise connaissance les premiers pas que leurs
enfans font dans le monde.

Les premières années de la jeunesse des Anglais se passent toujours dans
les universités. Ils y vivent entre eux, privés de la société des dames
et loin de leurs parens. Les études ne pouvant remplir tous les momens
de la journée, il en est bien quelques-uns où l'ennui les réunit autour
de quelques bouteilles de bon vin. L'habitude qu'on reproche aux Anglais
dans l'âge mûr doit prendre sa source dans le genre de vie imposé à leur
jeunesse: c'est à l'indépendance dont ils jouissent dans ces universités
qu'est due la différence de leurs manières.

En parlant de cette différence, je n'ai pas prétendu établir un
parallèle à l'avantage des uns ou au détriment des autres. On admire
quelquefois une pierre fausse, séduisante par l'éclat dont elle frappe
les yeux, sans que pour cela le diamant brut perde rien de sa valeur.

J'ai parlé en général. Toutes les personnes voyageant en Angleterre
trouveront à faire beaucoup d'exceptions. Entre bien des exemples que je
pourrais citer pour prouver qu'il est des Anglais dont l'esprit et les
manières sont remplis de grâces, je rapporterai l'impromptu attribué à
milord Albemarle.

En quittant une grotte où il avait passé quelques heureux instans avec
sa maîtresse, il détacha un diamant de son doigt, qu'il y jeta, en
disant:

    Qu'un autre aime après moi cet asile que j'aime,
    Et soit heureux aux lieux où je le fus moi-même.

C'est encore lui qui, voyant sa maîtresse regarder une étoile, lui dit
ces mots charmans:

    «_Ne la regardez pas tant, ma chère, car je ne
    puis vous la donner._»

En Angleterre, la différence des manières indique mieux qu'en France à
quelle partie de la société on appartient. La haute classe est
parfaitement polie, mais le peuple est grossier. Dans les grandes
réunions, à l'occasion de quelque fête, j'étais toujours étonnée de voir
des jeunes filles avec ces jolis visages si blancs, si délicats, qu'on
voit partout en Angleterre, se faire place dans la foule, au milieu de
laquelle elles s'avançaient, les poings fermés, et très-disposées à en
faire sentir la force à ceux qui s'opposeraient à leur passage. Je ne
revenais pas de mon étonnement. Ces traits délicats sont rarement en
France le partage des femmes du peuple; ils me semblaient tout-à-fait un
contre-sens avec des poings fermés. Aussi les Anglais voyageant en
France sont-ils toujours surpris des manières du peuple. J'en ai vu qui
trouvaient très-singulier d'entendre un porteur d'eau, chargé de ses
seaux dire _Mademoiselle_ à une laitière, qui répondait _oui, M.
Pierre_. À Paris, particulièrement, tout le monde est poli. Nous autres
Français, nous distinguons bien vite entre nous les différentes classes
de la société; mais ces nuances sont imperceptibles pour des étrangers,
parce que ce sont seulement certains tours d'expressions, c'est surtout
une grande simplicité de manières, qui font distinguer les rangs; je
défie un étranger de s'y reconnaître. En Angleterre, il est bien rare
que je me sois méprise sur le rang des personnes que je voyais, parce
que cette différence consiste particulièrement dans la politesse.



J'ai trouvé généralement en Angleterre bien plus d'affectation dans les
femmes qu'en France; et cela doit s'expliquer tout à l'avantage des
Anglaises. En France, les manières sont simples, particulièrement à la
cour; l'affectation est très-rare, mais quand elle existe, elle est
toujours causée par le désir de plaire. Au contraire, en Angleterre, si
l'on rencontre un grand nombre de personnes affectées, c'est la
timidité, ce que les Anglais appellent _mauvaise honte_, qui produit
cette gêne dans les manières, et non le désir de paraître avec plus
d'avantage. Aussi cette affectation reprochée aux dames anglaises n'est
qu'une qualité de plus, puisqu'elle dérive de cette timidité qui sied si
bien aux femmes, en général, et fonde leur plus grand charme.



En quittant Oxford, je visitai Cheltenham, jolie place où l'on prend
les eaux, et la ville de Bath, où l'on se réunit en hiver. C'est une
fort belle ville, très-bien bâtie; mais fort triste dans la saison où je
la vis. Je fus de là voir Cliffton, joli village près de Bristol, mais
dont l'habitation est triste par le grand nombre de jeunes personnes
attaquées de la poitrine, qu'on y envoie mourir. On pense bien que je ne
quittai pas l'Angleterre sans avoir visité le château de Windsor, dont
la vue de la terrasse rivalise avec celle de Saint-Germain; ni les beaux
ombrages de Richemont, si vantés, et qui méritent si bien de l'être.
Cette place fut la dernière que je visitai. Le souvenir récent que je
rapportai de ses belles prairies, de ses ombrages si frais, me fit
éprouver un grand désappointement quand j'arrivai chez moi; le soleil
des mois de juillet et d'août avait dévoré mes gazons; il n'en restait
rien. Je pus faire la comparaison de notre climat et de celui que je
venais de quitter. Mon jardinier m'assura que depuis trois mois il n'y
avait pas eu de pluie, et presque chaque jour il en était tombé en
Angleterre. Aussi, quand je demandai dans ce pays qu'on me procurât de
la graine de ces beaux gazons qui étaient l'objet de mon admiration, on
se moqua de moi et on me répondit que c'était l'humidité du sol et les
soins qu'on leur donnait qui les rendaient si beaux; et que la graine
en était la même que celle que nous employons en France. La sécheresse
ne fut pas la seule cause de désappointement qui m'attendait à mon
retour.



CHAPITRE VIII.

     Mauvais goût très-dispendieux.--Mon voisin M. Lecouteulx de
     Canteleu.--Je revois madame de Staël.--M. Melzi, président de la
     république ligurienne.--M. Godin.--La belle Grecque.--Rien que de
     beaux yeux.--Mariage devant l'arbre de la
     liberté.--Divorce--Cambacérès.--Fâcheux effets du ridicule.--L'abbé
     Sieyès.--Heureuse influence d'un mot de Mirabeau.--L'arrêt
     d'exil.--Madame de Chevreuse.--Dureté de l'empereur.--Mort de
     madame de Chevreuse.--Mort du duc d'Enghien.--Procès de
     Moreau.--Conversation entre le premier consul et M. de
     Canteleu.--MM. de Polignac.--Brouillerie entre madame Moreau et
     Joséphine.--Justification imprudente.--Le
     portrait.--Recommandations aux jeunes femmes.--MM. de Toulougeon et
     de Crillon chez M. de Cauteleu.--L'inflexible Moniteur.--Mort de
     madame de Canteleu.--Joséphine voulant faire rompre son mariage
     avec Bonaparte.--Sage conseil de M. de Canteleu.--Inquiétude de
     Joséphine.--Manœuvres de Lucien contre Joséphine.--Bonaparte
     refusant sa porte à Joséphine.--Larmes et
     réconciliation.--Superstition de Napoléon.--Adresse de
     Joséphine.--Le confident discret.--Reconnaissance de
     Joséphine.--Je suis recommandée à Joséphine par M. Lecouteulx de
     Canteleu.


L'ARCHITECTE auquel j'avais confié les travaux que je me proposais de
faire dans ma maison avait profité de la liberté que lui laissait mon
absence pour bouleverser entièrement le jardin dont il avait fait un
monument de mauvais goût; on eût dit qu'un serpent en avait dessiné les
allées, par les détours multipliés qu'il leur avait fait faire. Qu'une
allée décrive une courbe, si un groupe d'arbres, si quelque chose enfin
nécessite un détour, c'est tout simple; mais un chemin doit être droit,
s'il ne se rencontre pas d'obstacle qui le force à tourner. Ce qui était
désolant, c'est que ces changemens avaient occasioné une dépense énorme
d'autant plus onéreuse, que dans la suite on fut dans la nécessité de la
perdre en bouleversant de nouveau tout ce qui avait été si mal fait.

La maison que j'occupais à la campagne se trouvait près de celle de M.
de Lecouteulx de Canteleu; je profitais souvent d'un voisinage si
agréable: le mari et la femme étaient aussi bons qu'ils étaient
aimables; ils réunissaient chez eux des personnes de beaucoup d'esprit.
J'y revis madame de Staël, et parée de tous ses avantages; elle se
trouvait là souvent avec M. de Melzi, président de la république
ligurienne. La supériorité d'esprit, l'agrément de la conversation de
cet homme spirituel, valaient bien les frais que faisait madame de Staël
pour ne pas rester au dessous de lui. Cette émulation d'esprit prit
entre eux rendait leur société parfaitement agréable. Je rencontrai dans
cette maison M. Godin, qui avait été attaché à l'ambassade de la
république à Constantinople; il en avait ramené une femme grecque dont
on vantait la beauté, quoiqu'elle n'eût rien de remarquable que de
très-beaux yeux. Elle savait très-peu de français; et ayant entendu
parler souvent de ses beaux yeux, elle s'était persuadé que ces deux
mots ne pouvaient pas être séparés; se plaignant un jour d'un mal
d'yeux, on trouva très-drôle de l'entendre dire: _J'ai mal à mes beaux
yeux_.

L'histoire qu'on racontait de son mariage était assez singulière. M.
Godin, envoyé de la république française à Constantinople, s'étant
présenté un jour avec sa maîtresse dans un bal qui réunissait presque
toutes les femmes des ambassadeurs, il s'éleva une rumeur telle qu'il
fut obligé de se retirer, et de l'emmener à l'instant même. Il prit avec
lui quelques témoins, les conduisit devant l'arbre de la liberté planté
dans la cour de l'ambassade, jura devant eux qu'il la prenait pour sa
femme, et retourna au bal, où il présenta madame Godin à tout le monde.
Depuis, ce mariage, conclu si légèrement, a été annullé de même par un
divorce, et madame Godin est aujourd'hui madame la duchesse de G. On
cite sa piété exemplaire, les charités innombrables qu'elle ne cesse de
faire; sa vie est une suite de bonnes œuvres. Cambacérès venait
quelquefois chez M. de Canteleu; il y parlait peu; sa conversation,
quand il s'y livrait, était sérieuse et riche de pensées.

C'est le cas, en rappelant son souvenir, de faire remarquer combien les
hommes doivent craindre le ridicule; celui qui s'était attaché à lui
détruisait tout l'effet de son esprit, et il en avait beaucoup: pour
s'en convaincre, il ne faut qu'ouvrir les mémoires de l'institut, on y
trouvera des discours de lui qui sont admirables, non-seulement par des
mots éloquens, mais par des choses profondément pensées.

Je vis là aussi quelquefois Sieyès. J'ai toujours cru qu'il devait avoir
pour sa réputation la même reconnaissance que cet homme de bonne foi
avait pour sa toilette lorsqu'il s'écriait: _Ô mon habit! que je vous
remercie_!

Sieyès vécut sur le mot de Mirabeau qui dit en parlant de lui, _que son
silence était une calamité pour l'état_. Ce mot fit sa réputation bien
mieux que tout ce qu'il a dit et fait depuis.

Nous perdîmes bientôt la société de madame de Staël; le premier consul
lui fit interdire le séjour de Paris et de la France, sans qu'aucune
sollicitation ait pu jamais faire changer sa résolution. Plus tard il
montra la même obstination à l'égard de madame de Chevreuse, qu'il avait
exilée pour le refus qu'elle avait fait d'être de service à
Fontainebleau près de la reine d'Espagne.

Cette jeune femme était mourante de la poitrine à Caen; son seul désir
était de venir mourir à Paris.

Une révolte à l'occasion des blés eut lieu dans cette ville. On y envoya
plusieurs régimens; le général qui les commandait eut l'occasion de voir
madame de Chevreuse: sa situation l'intéressa vivement, et il lui promit
de solliciter près de l'empereur à son retour.

En effet, Napoléon l'ayant reçu parfaitement en donnant beaucoup
d'éloges à sa conduite, et lui ayant exprimé qu'il serait heureux de
l'en récompenser, le général lui dit: «Eh bien, sire, j'ose demander à
Votre Majesté cette récompense qu'elle daigne me promettre: une jeune
femme est mourante à Caen, son seul vœu est de venir expirer à Paris au
milieu de ses amis et de sa famille; je supplie votre majesté de
m'accorder cette faveur qui sera pour moi la plus douce
récompense.--Est-elle donc bien mal? demanda l'empereur qui entendait
bien de qui on voulait parler. Oui, Sire, il lui reste bien peu de temps
à vivre.--Eh bien dit Napoléon, _elle mourra aussi bien à Caen qu'à
Paris_.» Le général se retira désolé et indigné de cette dureté
révoltante.

En effet, la mort de la duchesse de Chevreuse suivit de près cette
cruelle réponse.

Cette jeune femme possédait sans doute des qualités précieuses, car elle
avait beaucoup d'amis. On connaît le dévoûment de sa belle-mère, la
duchesse de Luynes, qui la suivait partout dans son exil. Je ne l'ai vue
que dans le monde, à ses assemblées qui étaient très-brillantes. C'était
une femme fort agréable, très à la mode. Ses succès, comme jolie femme,
m'ont toujours paru la chose la plus extraordinaire. On la trouvait
charmante, et en décomposant ses traits, elle avait tout ce qu'il
fallait pour être laide. Ses cheveux étaient rouges; elle portait
toujours une perruque; ses yeux étaient petits, sa bouche très-grande et
mal coupée, sa peau très-blanche, sans doute, était couverte de beaucoup
de taches de rousseur, et cependant l'ensemble de toute sa personne
était très-agréable. Sa taille était parfaite et toute sa tournure
charmante.

La mort du duc d'Enghien, le procès de Moreau et de MM. de Polignac,
avaient glacé tous les cœurs.

J'ai regretté souvent de n'avoir pas pris une copie d'une conversation
qui s'était passée dans les galeries de la Malmaison, le lendemain de la
mort du duc, entre le premier consul et M. de Canteleu; elle avait paru
assez intéressante à ce dernier pour qu'il l'écrivît en rentrant chez
lui: il vint me la communiquer, et je la lui rendis après l'avoir lue.

Parmi les déplorables raisons qu'il donnait pour motiver cet assassinat
juridique, je me souviens de celle-ci: _J'ai voulu prouver à l'Europe
que ce qui se passe en France n'est plus des jeux d'enfant_. C'était sa
phrase exacte.

Dans cette conversation il se défendit, mais très-mal, de la jalousie
qu'on supposait que Moreau lui inspirait.

Ce procès donna lieu à un débat bien touchant entre MM. de Polignac; le
plus jeune demandait avec instance qu'on le prît comme victime
expiatoire du prétendu crime de son frère. Il objectait que ce dernier
était marié, que sa vie était plus précieuse que la sienne. Son frère,
bien loin d'accepter cet héroïque dévouement, cherchait au contraire à
intéresser les juges par la jeunesse de son frère, espérant sauver ainsi
sa vie.

Si un pareil débat se fût passé chez les Grecs ou les Romains, des
poëtes n'auraient pas manqué de s'emparer d'un si beau sujet pour le
transmettre à la postérité.

C'est sous nos yeux que cette belle scène s'est passée, et pas un poëte,
pas un peintre, n'ont exercé leur talent sur un sujet si noble et si
touchant.

En parlant du procès de Moreau, on est amené naturellement à remonter
aux motifs de sa désunion avec le général Bonaparte, et on s'étonne
qu'une cause presque inaperçue, tant elle paraît insignifiante, ait pu
produire de tels effets.

Madame Moreau et sa mère, madame Hulot, étaient à Plombières, ainsi que
madame Bonaparte. Cette dernière avait la mauvaise habitude de porter du
blanc: on sait que le grand air et la chaleur ont la propriété de le
noircir. Au retour d'une promenade à cheval, madame Bonaparte trouva
mesdames Hulot et Moreau qui venaient lui faire une visite. Sachant
l'effet que le soleil avait dû produire sur son teint factice, ne
voulant pas se faire voir ainsi à ces dames, elle traversa rapidement,
sans s'arrêter, le salon dans lequel elles étaient, empressée d'aller
réparer le désordre de sa toilette, pour reparaître promptement et venir
recevoir leur visite; mais celles-ci, furieuses de faire antichambre, se
retirèrent sans attendre plus long-temps. De là un mécontentement, une
aigreur que rien ne put jamais calmer, et que ces dames firent partager
au général Moreau.

Vers ce temps je fus coupable d'une imprudence que je payai bien
chèrement dans la suite, et qui m'a causé des peines bien vives par la
vengeance qu'on en tira.

M.***, que je voyais souvent dans le monde, s'avisa non de devenir
amoureux de moi, il n'y a jamais pensé, mais il voulait le persuader, et
surtout qu'on le crût heureux.

Nous avions joué la comédie ensemble; son rôle voulait qu'il eût un
portrait qui était censé devoir être le mien. J'appris qu'en effet
c'était bien mon véritable portrait qu'on avait vu entre ses mains. Je
ne pouvais concevoir comment il avait pu se le procurer; j'étais au
désespoir, et je cherchais les moyens de détromper les personnes aux
yeux desquelles je me trouvais ainsi compromise. Le hasard m'en fournit
les moyens: sans calculer quelles suites pouvait avoir pour moi la
satisfaction que je trouvais à me justifier, j'en saisis vivement
l'occasion.

J'avais chez moi trois hommes de la société de M.***, et précisément
trois de ceux qui avaient reçu ses fausses confidences, lorsqu'un
heureux hasard l'amena pour me faire une visite. En le voyant descendre
de sa voiture, je poussai rapidement ces messieurs dans la chambre de
mon mari, dont je laissai la porte ouverte. M.***, qui se croyait
seul, interrogé par moi sur tous les propos qu'il s'était permis, sur le
portrait qu'il avait montré, nia les propos comme n'ayant pu être tenus,
puisque rien n'avait pu y donner lieu; et quant au portrait, il convint
qu'il avait désiré l'avoir, et que pour se le procurer il avait fait
cacher un peintre dans une des loges de la galerie aux Français, près de
celle que j'y avais à l'année.

Quand je crus être parfaitement justifiée, je le congédiai. Mes
prisonniers rentrèrent, fort amusés de cette scène qu'ils racontèrent à
toutes les personnes de la société de M.***. Ce dernier, dont
l'amour-propre fut cruellement blessé, chercha et trouva dans la suite
le moyen de me faire regretter le plaisir que j'avais eu à détruire ses
infâmes calomnies. Les jeunes femmes ne peuvent jamais s'éloigner assez
de ces hommes avantageux qui aiment à ajouter leurs noms à la liste de
leurs bonnes fortunes vraies ou supposées; mais s'il n'est pas toujours
en leur pouvoir de les éviter, quelque fâcheux qu'il leur paraisse
d'être compromises par eux, qu'elles redoutent, en cherchant à s'en
justifier, de blesser leur amour-propre.

Un soir j'avais dîné chez M. de Canteleu alors sénateur, dans son hôtel
faubourg Saint-Honoré, je fus très-amusée d'une scène assez piquante qui
se passa devant moi.

Le vicomte de Toulougeon et M. de Crillon, qui étaient de ce dîné,
avaient été, ainsi que M. de Canteleu, membres de la constituante. Dans
la conversation, M. de Crillon rappela je ne sais quelle opinion du
vicomte qui n'était plus en harmonie avec celle qu'il professait alors.
Celui-ci répondit en voulant citer aussi quelques fragmens de discours
de M. de Crillon, M. de Canteleu alla chercher un volume de ce terrible
_Moniteur_, qui est là comme un monument pour consacrer toutes nos
folies politiques et notre versatilité. Rien n'était plus plaisant que
l'empressement avec lequel ces trois messieurs cherchèrent chacun un
article que les autres auraient voulu effacer.

À l'époque de ce dîner, madame de Canteleu était très-malade: attaquée
depuis long-temps par une maladie de poitrine qu'elle voulut dissimuler,
cette excellente femme si aimée, si digne de l'être, y succomba, et
laissa dans le cœur de tous ses amis des regrets bien vifs et un
souvenir qui ne s'effacera jamais. Son mari s'était trouvé dans une
situation assez délicate lorsque Bonaparte arriva d'Égypte. Pendant
cette longue absence, sa femme, mal conseillée sans doute, entraînée par
je ne sais quel motif, avait eu l'idée de demander un divorce, et déjà
la demande en avait été rédigée. Son estime pour M. de Canteleu l'avait
portée à venir lui en parler et le consulter. Celui-ci lui fit sentir
qu'en supposant même que le général fût perdu, qu'il ne dût jamais
revenir, son nom seul était pour elle une auréole qui l'entourait d'une
considération qui l'abandonnerait aussitôt qu'elle y aurait renoncé; il
la persuada si bien qu'elle déchira devant lui sa demande en divorce,
dont il ne fut jamais question depuis. Bien peu de personnes ont eu
connaissance de cette anecdote assez curieuse; M. de Canteleu n'en
parlait jamais: il me la confia sous le sceau du secret et de l'amitié;
sa mort et celle de Joséphine me permettent d'en parler et d'en affirmer
la vérité.

Au retour de Bonaparte, sa femme n'était pas sans inquiétude; ce projet
de demande en divorce avait été connu de peu de personnes, mais elle
avait des raisons de croire que les parens du général en avaient eu
quelque connaissance, et elle était assez certaine de leur malveillance
à son égard pour craindre qu'ils ne laissassent pas échapper cette
occasion de lui nuire dans son esprit: elle eût donc voulu, en se
présentant à lui, être accompagnée d'une personne qui pût la protéger.
Elle crut que M. de Canteleu, entouré comme il l'était de l'estime
générale, serait le meilleur appui qu'elle pût avoir. À la première
nouvelle de l'arrivée de Bonaparte, elle accourut pour le supplier de
l'accompagner au-devant de lui. M. de Canteleu s'y refusa; il ignorait
si le générai avait été prévenu contre sa femme, et comment il la
recevrait; il ne se souciait pas, dans cette incertitude, de se faire
son chevalier: il lui fit observer qu'elle ignorait par quelle route il
arrivait; que sans doute elle le manquerait; qu'il était préférable de
l'attendre à Paris. Elle ne fut pas de cet avis; elle partit seule, et
en effet elle ne le rencontra pas. Lucien, plus heureux, avait pris la
bonne route; il sut profiter de ces premiers instans pour prévenir son
frère contre sa femme. Les préventions qu'il fit naître furent telles
qu'en arrivant rue de la Victoire, le général fit déposer chez le
portier tous les effets de madame Bonaparte, avec ordre de l'empêcher
d'entrer lorsqu'elle se présenterait.

Mais l'amour qu'il avait eu pour elle n'était pas totalement éteint, et
lorsqu'elle arriva de la course qu'elle avait été faire sans succès au
devant de lui, les efforts qu'elle fit pour se justifier et reprendre
son empire sur lui, trouvèrent dans le cœur du général un puissant
auxiliaire qui plaida pour elle, et qui les réunit de nouveau.

Dans beaucoup de circonstances, Joséphine a su profiter habilement de la
faiblesse superstitieuse de Napoléon. Elle n'avait pas beaucoup
d'esprit; mais elle ne manquait pas d'une certaine adresse. Elle lui
disait quelquefois: _On parle de ton étoile, mais c'est la mienne qui
l'influence. C'est à moi qu'il a été prédit de hautes destinées_.

La confiance dont elle avait donné la preuve à M. de Canteleu en le
consultant dans une circonstance aussi importante que celle de son
projet de divorce, ne se démentit jamais; mais dans la suite il ne lui
échappa pas un mot avec lui qui pût rappeler ce souvenir. On pense bien
qu'il était assez bon courtisan pour éviter tout ce qui aurait pu faire
croire qu'il en restât quelques traces dans sa pensée.

Lorsqu'on créa l'empire et qu'on s'occupa de former une cour, ce fut M.
de Canteleu qui parla de moi à Joséphine comme d'un choix convenable,
tant par le souvenir de mon père que par les alliances de mon mari, qui
l'attachaient aux premières familles de l'ancienne cour. C'est à lui que
je dus ma nomination de dame du palais de l'impératrice.



CHAPITRE IX.

     Supplément au journal du voyage à Mayence.--Madame la princesse de
     Craon.--Le prince de B..... et ses deux fils.--Faveurs de Napoléon
     non sollicitées.--Motifs pour les accepter.--Froideur de Louis
     XVIII, et irritation du prince de B......--M. d'Aubusson.--Le
     prince de B...... demandant la clef de chambellan et craignant de
     l'obtenir.--Madame la princesse de B...... écrit à
     l'empereur.--Causticité de madame de Balbi.--Anne et _zèbre_ de
     Montmorency.--Madame de Lavalette, dame d'atours.--Attributions de
     sa place usurpées par l'impératrice Joséphine.--Joséphine abuse du
     blanc.--Fâcheux effet du blanc sur le visage de l'impératrice.--Les
     farines.--Question indiscrète d'un docteur.--Réponse normande.--Le
     rouge et le blanc.--Toilette de Joséphine et de ses dames pour la
     cérémonie du 14 juillet.--Portrait de M. Denon.--Service d'honneur
     de l'impératrice pendant le voyage à Aix-la-Chapelle.--M.
     Deschamps, secrétaire des commandemens de l'impératrice.--Ses idées
     sur les alimens.--Influence des alimens sur l'esprit.--Routes
     défoncées.--Frayeur de Joséphine.--Excès de prudence pris pour du
     courage.--Confusion de mots.--La crainte du tonnerre.--Attention
     charmante de Joséphine pour l'auteur.--Voiture versée.--Importance
     de la première femme de chambre, et simplicité de l'impératrice.


LE journal de mon voyage avec Joséphine trouvait ici sa place parmi mes
souvenirs; mais comme il a été publié dans les premiers volume des
Mémoires de Constant, je le supprime et ne laisse subsister que quelques
réflexions que j'y avais jointes.

Le jour de ma prestation de serment à Saint-Cloud, je m'y trouvai avec
M. d'Aubusson. Nous revînmes à Paris ensemble. Je désirais faire une
visite à la princesse de G....; lui-même voulait la voir, mais l'un et
l'autre nous redoutions son opinion sur nos nouvelles dignités, et nous
résolûmes de faire cette visite en commun, pour mieux nous défendre des
sarcasmes que nous attendions.

La princesse de G.... est du petit nombre des personnes qui n'ont jamais
dans aucun temps désespéré de la cause des Bourbons et de leur retour.
Son dévouement, son attachement pour eux étaient généralement connus.
Son fils, le prince de B***, partageait ses opinions; il blâmait
vivement tout ce qui s'attachait à la cour de Napoléon. Lorsque je fus
nommée dame du palais, il était une des personnes que je craignais le
plus de rencontrer chez sa mère.

La manière dont l'empereur sut vaincre sa résistance et l'attirer à lui,
mérite qu'on en parle. Napoléon attachait un grand prix à réunir autour
de lui les familles les plus marquantes de l'ancienne cour. Il avait
commencé par s'emparer de leurs enfans, sans que la volonté des parens
pût en aucune façon les soustraire à son autorité.

Telle personne venait de payer dix mille francs pour acheter un
remplaçant pour son fils atteint par la conscription, qui le voyait le
lendemain arraché de ses bras comme garde d'honneur, pour aller paver de
ses ossemens les routes de Russie. Charles et Edmond, les deux fils du
prince de B***, étaient très-jeunes encore. Leur éducation n'était
pas terminée; leur père espérait trouver dans leur grande jeunesse une
sauve-garde contre la toute-puissance de Bonaparte. Mais c'était
vainement qu'il s'en flattait. Son nom, son rang dans le monde, la
réputation parfaite et si bien méritée de la princesse de B......, tout
se réunissait pour que l'empereur cherchât les moyens d'attirer à lui
cette famille.

Il commença par envoyer des brevets de sous-lieutenans à ses fils. Sous
un gouvernement tel que celui de Napoléon, c'était un ordre difficile à
éluder. Le prince de B...... eut recours à Fouché. Ce ministre, dans les
temps difficiles de la révolution, avait rendu de grands services à
plusieurs personnes de la cour, notamment à la maréchale de B***. Il
était donc très-simple que le prince s'adressât à lui pour obtenir qu'on
ne lui enlevât pas ses enfans.

Il représenta au ministre leur grande-jeunesse, et demanda du temps (au
moins celui de terminer leur éducation).

Assurément tous les efforts que fit alors le prince de B....... pour
soustraire ses fils à la volonté de l'empereur, et les retenir le plus
long-temps possible loin de l'armée, prouvent bien le dégoût qu'il avait
pour le gouvernement de Bonaparte: car dans cette famille l'honneur, la
bravoure sont héréditaires, et les deux jeunes princes Charles et Edmond
en ont donné plus tard d'assez brillantes preuves.

Fouché, ayant été mis en rapport avec le prince à cette occasion, fut
employé par Bonaparte pour le séduire et lui faire accepter une place de
chambellan et une de dame du palais pour la princesse.

Depuis plusieurs mois, les maisons de l'empereur et de l'impératrice
avaient réuni un grand nombre des familles les plus distinguées de
l'ancienne cour. En acceptant, le prince ne donnait plus l'exemple, il
ne faisait que le suivre. On lui montrait en perspective la restitution
des terres non vendues, appartenant au duc d'Harcourt, grand-père de la
princesse. Cette immense restitution, d'un grand intérêt pour ses
enfans, était fort importante aussi pour les deux sœurs de sa femme, la
duchesse de C*** et la princesse de C***, toutes trois
petites-filles du duc d'Harcourt. Était-il le maître de sacrifier tant
d'intérêts réunis, par l'obstination de ses refus? Non; il devait
accepter, et il le fit.

Lors du retour de Louis XVIII, il fut traité froidement par lui, et ne
fut pas compris dans la formation de la chambre des pairs. Il en fut
blessé; son caractère naturellement froid, haut, fier, s'irrita (je le
suppose) de cette distinction: à sa place, il me semble que j'en eusse
été très-flatté. Si le roi se montrait plus sévère avec lui qu'envers
toutes les autres personnes qui comme lui avaient composé la cour de
l'empereur, c'est que sans doute sa majesté faisait plus de cas de lui
que de tout autre, et puisqu'elle regrettait que son nom eût été inscrit
sur l'almanach impérial, c'est que ce nom ne devait pas se trouver sur
la même ligne que ceux qu'on y voyait.

C'est ainsi (je pense) que le prince de B....... eût dû traduire ce
petit moment de bouderie royale, mais ce n'est point ce qu'il fit.
L'injustice dont il croyait avoir à se plaindre lui faisait trouver dans
l'attachement même qu'il avait toujours professé pour la famille de nos
rois un aliment à son irritation, et cette irritation détermina sans
doute tout le reste de sa conduite, lorsqu'il revit l'empereur dans les
cent jours.

Ce que je viens de raconter du prince de B....... me rappelle une
anecdote relative à madame de B***, dont on ne s'étonnera pas, parce
qu'il n'y a rien de bien qu'on ne puisse attendre d'elle.

M. d'Aubusson, désolé de se trouver chambellan malgré lui, ressemblait
tout-à-fait à madame de La Rochefoucault, qui aurait voulu rendre toute
l'ancienne cour tributaire de la nouvelle; il se chargea donc avec
plaisir d'une lettre de M. D. B. qui demandait la clef de chambellan. Il
s'était bien gardé de faire part à sa femme de cette démarche.
Lorsqu'elle apprit cette nomination, elle fut au désespoir, ne se
doutant pas que son mari l'eût sollicitée. Elle exigeait qu'il refusât.
On peut juger dans quelle perplexité il se trouvait: refuser ce qu'il
avait demandé avec instance était impossible. M. d'Aubusson, qui avait
été employé par lui, était fort embarrassé, et se trouvait compromis par
cette versatilité. Madame de B*** mit fin à cette position en
écrivant elle-même une lettre aussi noble que touchante à l'empereur.
Elle osa rappeler ses devoirs envers la duchesse d'Angoulême; sa mère et
elle-même avaient partagé sa captivité; elle avait été la compagne de
son enfance: pouvait-elle paraître à la cour de celui qui occupait le
trône de sa famille?

En écrivant cette lettre, madame de B*** ne se doutait pas que son
mari eût demandé cette faveur qu'elle repoussait; elle croyait n'avoir à
réparer pour lui qu'un malheur, et non une faute. À cette époque,
beaucoup de demandes avaient été adressées, mais presque personne ne
voulait en convenir.

Madame de Balby était une de celles dont les sarcasmes et les moqueries
étaient le plus redoutables, parce que son esprit satirique les rendait
plus piquantes.

On a retenu d'elle beaucoup de mots qui restent dans le souvenir; j'en
citerai un assez mordant.

Pendant l'émigration, le duc de Laval s'ennuyait à Altona, et disait un
soir qu'il voulait rentrer en France.--Comment! lui dit madame de Balby,
vous, monsieur le duc, vous voulez aller à Paris! et qu'y ferez-vous?
quel monde verrez-vous? Vous savez qu'il n'est plus permis d'y porter
ses titres: comment vous ferez-vous annoncer dans un salon?--Mais, dit
le vieux duc en relevant fièrement la tête au souvenir de ses nobles
ancêtres, je me ferai annoncer Anne de Montmorenci; ce titre en vaut
bien d'autres.

--Ah! monsieur le duc, lui dit en souriant madame de Balby, vous voulez
dire zèbre de Montmorenci. Ce mot ne vaut quelque chose que pour les
personnes qui connaissaient le vieux duc.

Lorsque l'empereur forma la maison de l'impératrice, on avait nommé
douze dames du palais, une dame d'honneur et une dame d'atours qui était
madame de Lavalette, nièce de Joséphine. Elle s'était persuadé qu'elle
devait avoir la direction entière de la toilette de l'impératrice, et
décider celles que devaient porter les dames du palais dans les
différentes cérémonies: en effet, les attributs de sa place pouvaient
lui donner cette prétention; mais Joséphine, pour qui la toilette était
une véritable occupation, et qui trouvait d'ailleurs que sa nièce
manquait de goût, lui signifia qu'elle n'aurait que le nom de dame
d'atours, mais qu'elle entendait choisir elle-même ses étoffes, et ne
céder ce soin à personne.

C'était peut-être un tort dans la position élevée qui était devenue la
sienne; elle eût dû laisser prendre ce soin aux personnes de son
service. Joséphine se mettait fort bien, sa taille était charmante; elle
avait de la grâce dans ses moindres actions: mais sa figure, quand je
l'ai connue, était loin d'être bien. Je crois que sa peau a toujours été
un peu brune, mais elle l'était devenue davantage par l'usage du blanc
dont elle la couvrait.

On sait combien cette préparation est dangereuse pour la peau, qu'elle
finit toujours par scorifier, lorsqu'on s'en est servi long-temps. C'est
ce qui était arrivé à l'impératrice; son menton particulièrement avait
été tellement gâté par l'usage du blanc, qu'il n'y tenait plus que
très-difficilement. Il était difficile qu'elle se fît illusion à cet
égard; mais elle nous disait (et peut-être le croyait-elle elle-même)
que l'état de son menton indiquait l'état de sa santé; que, lorsqu'elle
n'était pas bien, sa peau était couverte de farine blanchâtre. Il
arrivait souvent, lorsqu'on lui demandait des nouvelles de sa santé,
qu'elle répondait: _Mais pas bien; voyez, j'ai mes farines_.

Ces farines, sur l'existence desquelles elle consultait bien gravement
le médecin allemand d'Aix-la-Chapelle, me mirent dans un étrange
embarras. Ce petit docteur vint un jour me faire une visite, il
paraissait fort embarrassé de ce qu'il avait à me dire; il amena la
conversation sur la santé de l'impératrice, et enfin me demanda:
_Madame, Sa Majesté ne porte-t-elle pas du fard?_ Cette question, faite
avec l'accent allemand le plus prononcé, me causa beaucoup d'embarras,
et encore plus d'envie de rire. Je voyais que le docteur, consulté
chaque jour par Joséphine sur ce qu'elle appelait _ses farines_, voulait
savoir à quoi s'en tenir avant d'ordonner des remèdes qu'il ne voulait
lui administrer qu'en sûreté de conscience. Il avait la vue très-basse,
mais à travers les lunettes qu'il portait toujours, il avait bien cru
apercevoir quelque chose qui ressemblait à ce qu'il nommait du fard. Je
lui répondis comme on répond à la cour; en me quittant il n'en savait
pas beaucoup plus qu'en entrant. Seulement je l'engageai beaucoup à ne
pas _droguer Sa Majesté_, et lui conseillai de s'en rapporter un peu à
la nature.

Je ne sais s'il me comprit; quoi qu'il en soit, l'impératrice garda _ses
farines_.

Je ne sais pourquoi les femmes ne conviennent jamais qu'elles portent du
blanc, et ne font aucun mystère de mettre du rouge; je n'ai jamais pu
comprendre la différence qu'elles font du rouge au blanc.

On préparait une grande cérémonie aux Invalides; le 14 juillet, on
devait y faire une grande distribution des décorations de la
Légion-d'Honneur. L'impératrice devait s'y rendre, accompagnée de sa
nouvelle cour. Madame de Lavalette décida que, pour une cérémonie du
matin, ces dames ne devaient porter que des robes d'étoffe, ou du crêpe
et des fleurs, mais ni broderies d'or ou d'argent, ni diamans. Son avis
ne fut pas suivi: on décida que la toilette des dames devait toujours
être en harmonie avec celle de l'impératrice. Madame de Lavalette seule
parut avec une toilette très-simple.

Le soir du 14 juillet, l'empereur nous conduisit dans la salle des
antiques, qu'il voulut voir aux flambeaux. M. Denon nous accompagnait.
La réputation que ce directeur du musée a acquise en pays étranger, et
particulièrement en Angleterre, est une chose étonnante.

Pour nous autres Français, M. Denon était un homme aimable, ayant de la
grâce dans l'esprit, dans les manières, mais nous sommes bien loin de
lui accorder les talens que les Anglais lui supposent. M. Denon est
placé par eux en première ligne parmi les auteurs les plus remarquables;
je ne sais en vérité s'ils ne mettraient pas Voltaire à sa suite. Au
reste, ce n'est point à une femme à dépriser le mérite de M. Denon. Il
était laid, mais laid comme il n'est vraiment pas permis de l'être, et
pas un homme n'a eu autant de succès près des dames même dans un âge
très-avancé; les femmes doivent consacrer le souvenir de ces succès
comme une page honorable de leur histoire, qui doit servir de réponse à
toutes les accusations de frivolité qu'on leur a adressées de tous
temps, et qu'on continue plus par habitude que par conviction, car
personne ne peut contester que M. Denon n'a pu devoir ses succès qu'aux
grâces de son esprit et de ses manières.

Joséphine partit peu de jours après la cérémonie des Invalides pour
aller prendre les eaux d'Aix-la-Chapelle.

Madame de La Rochefoucault et quatre dames du palais devaient être du
voyage. Je fus désignée pour l'une d'elles. Madame Auguste de Colbert,
madame de Luçay et sa fille, étaient les trois autres. M. d'Harville,
grand écuyer, M. de Foulers, écuyer cavalcadour, MM. de Beaumont et
d'Aubusson, chambellans, composaient tout le service d'honneur, avec M.
Deschamps, secrétaire des commandemens.

M. Deschamps était un homme d'un esprit fin, délié, tout-à-fait
agréable. En voyage dans l'absence de l'empereur, Joséphine dînait avec
toutes les personnes nommées pour l'accompagner; on y joignait
l'officier de gendarmerie commandant son escorte, le colonel de la garde
d'honneur qu'on lui donnait dans toutes les villes où elle séjournait.
Je choisissais souvent ma place près de M. Deschamps; j'ai toujours
préféré la société des hommes d'esprit amusans à celle des gens titrés
ennuyeux. Il avait des manies fort drôles; celle, par exemple, d'être
persuadé que l'espèce de nourriture avait quelque influence sur nos
facultés intellectuelles, en sorte qu'il faisait une distinction des
mets qui rendaient bêtes et de ceux qui laissaient à l'esprit tout son
développement. Il prétendait qu'on devait manger des perdreaux, des
viandes nourrissantes en très-petite quantité, et proscrire les légumes
qui chargeaient l'estomac, et par leur digestion difficile nous rendent
fort bêtes. Je donne ici sa recette pour avoir de l'esprit, bien
persuadée que personne ne la suivra, car, dans ce monde je n'ai jamais
rencontré aucun individu qui ne fût pas très-content du sien, et qui
crût avoir besoin d'en acquérir davantage.

En traversant les Ardennes nous courûmes quelques dangers. L'empereur
avait déterminé la route que nous devions suivre; malheureusement, cette
route n'était tracée que sur la carte. Elle devint si mauvaise qu'on fut
obligé, dans une descente très-rapide, de soutenir les voitures avec des
cordes. Joséphine effrayée voulut descendre malgré la pluie et la boue
qui couvrait la route. De toutes les personnes du voyage, hommes ou
femmes, maîtres ou domestiques, je fus la seule qui restai dans ma
voiture. J'ai remarqué souvent qu'on s'effraie de dangers imaginaires,
et qu'on ne pense pas à ceux dont on est sans cesse entouré. J'en
trouvais un très-réel à recevoir la pluie, à mouiller mes pieds, et à
gagner un rhume presque certain. La chance d'être versée était beaucoup
moins probable; on exalta beaucoup mon courage, qui ne me paraissait au
contraire que de la prudence. C'est ainsi que dans le monde on ne
s'entend pas toujours sur les mots; on devrait bien faire un
dictionnaire qui leur donnerait leur véritable signification.

La peur que l'impératrice éprouva me rappelle celle de beaucoup de gens,
lorsqu'ils entendent le tonnerre. Une femme de ma connaissance, âgée de
soixante-dix ans, est toujours tourmentée à l'excès par tous les orages.
Un jour je lui demandai si, dans le cours de sa longue vie, elle avait
déjà vu quelqu'un tué par le tonnerre; elle me dit que non; je lui fis
observer que sans doute, elle avait vu mourir autour d'elle une foule de
personnes par suite d'apoplexies, de fièvres et d'accidens auxquels on
ne pense jamais; que je croyais que dans tous les instans nous étions
entourés de dangers qui peuvent nous atteindre avec bien plus de
facilité que le tonnerre.

En parlant de cette route, je dois faire mention d'une attention
charmante de Joséphine pour moi. En passant près de la forteresse du
Luxembourg, elle envoya à la portière de ma voiture, qui suivait la
sienne de très-près, son écuyer cavalcadour, pour me faire remarquer un
ouvrage fortifié qu'on lui avait dit fait par mon père le général
D***; rien au monde n'était plus aimable que ce message.

Dans la mauvaise route que nous avions parcourue, la voiture dans
laquelle se trouvait madame Saint-Hilaire, première femme de chambre,
versa. Elle n'arriva à Liége qu'un jour après nous. Aussitôt qu'on
s'était aperçu de son absence, on avait envoyé quelques cavaliers de
l'escorte pour s'informer de la cause de ce retard, et protéger son
voyage. Mais ces soins ne parurent pas suffisans à madame Saint-Hilaire,
qui était très-offensée que la cour entière ne fût pas bouleversée par
son absence; la gravité importante de sa contenance contrastait
singulièrement avec la simplicité gracieuse de sa maîtresse.



CHAPITRE X.

     Vérité des tableaux de Téniers.--Beaux paysages et affreuse
     population.--Influence de la vie sédentaire et de l'abus du
     café.--Séjour à Aix-la-Chapelle.--L'impératrice à la
     préfecture.--Heureux hasard.--Mauvaise habitude et mauvaise humeur
     de madame de L....--L'auteur citée pour modèle par
     Joséphine.--Lésinerie de madame de L....--L'eau de Cologne de J. M.
     Farina.--Adoration perpétuelle devant l'empereur.--Napoléon
     questionneur.--M. de R....... courtisan parfait.--Définition du
     courtisan par le duc d'Orléans, régent.--Jalousie excitée par la
     broderie d'un habit.--Colère de M. d'Aubusson.--Plaisanterie
     cruelle.--Portrait de madame de La Rochefoucault.--Ambition et
     désappointement.--Piége de cour.--Le général Franceschi.--Naïveté
     de sa femme.--Querelles et coups de pincettes.--Diplomatie féminine
     à propos de révérences.--La révérence en pirouette.--Embarras,
     consultations et explication.--Les visages et les
     masques.--Gaucherie germanique.--Passion d'une princesse pour M. de
     Caulaincourt.--Colère de Napoléon excitée par la laideur d'une
     actrice.--Réintégration de M. Méchin destitué.--Humanité du prince
     primat.--Attention de ce prince pour l'auteur.--L'éventail brisé et
     remplacé.--Erreur légère et chagrin de Joséphine.--Audiences de
     Marie-Louise.--Questions habituelles de l'empereur répétées par
     Marie-Louise.--Gaucherie impériale.--Mauvaise mémoire de
     Marie-Louise.


EN traversant la Belgique, on retrouve toute la vérité des tableaux de
Téniers; les plus beaux paysages, et le peuple le plus affreux que j'aie
jamais vus. Quand tous ces ouvriers sortaient de leurs manufactures pour
voir l'impératrice, ils présentaient un spectacle affligeant. Ce
contraste entre ce beau pays et ses habitans m'étonna; on me dit que
c'était la conséquence de la vie sédentaire des peuples manufacturiers,
et surtout leur mauvaise nourriture, dont le café est la base. Avec
l'argent qu'il leur coûte, ils pourraient se procurer des alimens plus
substantiels.

En arrivant à Aix-la-Chapelle, nous fûmes tous très-mal logés dans une
maison achetée par l'empereur. Après quelques jours, M. Méchin, préfet
d'alors, quitta l'hôtel de la préfecture pour le céder à Joséphine, et
fut avec toute sa famille s'établir dans une auberge. Tout le service
fut dispersé dans les maisons voisines de la préfecture. Je ne sais
comment il arriva, dans ce voyage que presque toujours M. de Ségur, qui
faisait les fonctions de maréchal-des-logis de la cour, désignait mon
logement dans la maison occupée par l'impératrice. Il m'arriva
très-rarement d'être logée ailleurs. Ce hasard (car sans doute ce
n'était que cela) donnait beaucoup d'humeur à madame de L***. Elle
avait la mauvaise habitude de n'être jamais prête. Je n'ai jamais vu
aucune promenade, aucun départ qui ne fût un peu retardé par elle; ce
qui donnait beaucoup d'humeur à Joséphine. Un jour même, cette humeur
fut exprimée un peu sèchement. Elle eut la bonté de me citer pour
exemple, comme ayant toujours une toilette très-soignée, et cependant me
trouvant toujours la première dans le salon. Madame de L*** répondit
que cela m'était très-facile, que j'étais toujours logée dans le palais,
ou que, si je n'y étais pas, j'étais toujours très-près; que les
coureurs chargés, les jours de départ, d'aller éveiller les femmes de
chambre, n'arrivaient jamais chez elle qu'après avoir fait leur tournée.
C'était un peu vrai, mais aussi madame de L*** ne stimulait jamais
leur zèle par quelque gratification. Avec une belle fortune, elle
cherchait à éviter les plus petites dépenses. Cette lésinerie était
poussée à un point ridicule. Elle faisait payer par les personnes qui se
trouvaient près d'elle mille bagatelles, sous le prétexte qu'elle
n'avait sur elle que des napoléons. Entre mille exemples j'en citerai
un: En quittant Cologne, nous avions toutes acheté beaucoup d'eau de
Jean-Marie Farina; j'en avais gardé seulement dans un nécessaire pour le
temps du voyage, et j'avais fait emballer le reste. Madame de L***,
qui avait fait de même, mais qui n'en avait pas gardé assez, au lieu de
déballer sa caisse, me tourmenta pouf me faire défaire la mienne, et
envoya un jour la chercher chez ma femme de chambre: le tout pour
s'éviter la peine d'un déballage, qu'elle ne voulait, disait-elle, faire
qu'à Paris.

Madame de L*** était en adoration perpétuelle devant l'empereur; sa
soumission pour tout ce qu'il disait ou voulait était entière. Je ne
pense pas qu'elle ait eu jamais une seule pensée à elle. Ce qui, dans
ses facultés, pouvait lui appartenir, était tellement confondu avec son
admiration, que je suis bien sûre qu'elle-même n'aurait pas su en faire
la distinction. Un jour, en partant pour la chasse, qu'elle devait
suivre en calèche, je l'entendis dire à sa fille: Mais, Lucie, allez
donc changer cette robe; vous savez que l'empereur n'aime pas cette
couleur. Un autre jour, avant de descendre dans le salon, elle lui fit
répéter sa leçon, et revoir ses cahiers d'extraits d'histoire qu'elle
avait apportés avec elle. «_L'empereur vous fera des questions, et vous
ne saurez que répondre_,» lui disait-elle. Il est vrai que souvent il
questionnait les femmes, particulièrement les jeunes, et toutes
généralement avaient grand'peur de se tromper en lui répondant.

L'empereur, en quittant Boulogne, vint joindre Joséphine à
Aix-la-Chapelle. Parmi les personnes qui raccompagnaient, se trouvait M.
de R... On eût pu le citer comme modèle d'un parfait courtisan; non
cependant dans le sens de la définition donnée par le duc d'Orléans
régent, qui disait que, _pour être un parfait courtisan, il fallait être
sans honneur et sans humeur_. M. de R... était premier chambellan, et,
comme tel, l'ordonnance lui attribuait une broderie plus large que celle
des habits des chambellans. Cette distinction et quelques habitudes de
M. de R... mettaient M. d'Aubusson dans des colères continuelles. Un
jour entre autres, en parlant de cette différence de l'habit du premier
chambellan avec celui des autres, il fit une plaisanterie peu applicable
d'ailleurs à celui contre qui elle était dirigée. «L'habit du premier
chambellan, dit-il, doit être surtout bien rembourré sur les épaules.»
M. d'Aubusson était arrivé à cette cour un peu comme un chien qu'on
fouette. Vingt fois je le vis au moment de donner sa démission de sa
place, tant il s'en trouvait ennuyé. Madame de La Rochefoucault ne
cessait de l'encourager à rester. Elle avait un vif désir de retrouver à
cette cour ses habitudes et les gens de sa société. C'était une femme
d'un esprit très-agréable. Sa physionomie était fine, spirituelle. Elle
eût été jolie si elle n'eût pas été contrefaite. Son esprit était
empreint d'une légère teinte de moquerie, mais de cette moquerie de
bonne compagnie, qui n'était jamais offensante pour personne, et qui
était tempérée par une sensibilité vraie. Je la vis souvent s'attendrir
au récit de belles actions. Tout en rendant justice à son cœur, aux
qualités aimables qui la distinguaient, je dois, à regret, convenir
qu'elle eut quelque tort avec Joséphine à l'époque du divorce. Sa place
était marquée près d'elle: jamais elle n'eût dû la quitter; dans cette
occasion, elle fut tout-à-fait dupe de l'empereur et de sa propre
ambition.

Napoléon avait un vif désir de lui voir donner sa démission. Si elle ne
l'eût pas fait, elle restait, de droit et de fait, dame d'honneur de
l'impératrice Marie-Louise. On lui fit insinuer, sous le voile de
l'intérêt, que puisqu'elle ne voulait pas suivre Joséphine et s'attacher
à son sort, elle ne pouvait pas rester, au moins volontairement, près de
la nouvelle impératrice; mais que, si elle donnait sa démission, ce
moyen concilierait tout, ce qu'elle devait à Joséphine et ce qu'elle
devait à sa famille, dont l'intérêt exigeait qu'elle restât à la cour de
Napoléon; que celui-ci ne manquerait certainement pas de la renommer
dame d'honneur de Marie-Louise; qu'il s'en était expliqué, et qu'ainsi
elle aurait envers Joséphine et envers le public l'excuse de
l'impossibilité de résister aux volontés de l'empereur.

Elle donna dans ce piége. Elle dit à Joséphine que sa santé, ses enfans,
sa famille l'empêchaient de la suivre, si elle s'éloignait de Paris et
de la France (comme on le croyait alors), mais qu'elle ne resterait pas
attachée à celle qui venait occuper son trône, et qu'elle donnait sa
démission. Elle la donna en effet. C'était ce que voulait l'empereur.
Chacun sait que, libre par cette résolution, ce fut de madame la
duchesse de Montebello qu'il fit choix. Dans cette circonstance, madame
de La Rochefoucault fut mal conseillée par son ambition; elle l'eût été
mieux sans doute, si elle eût écouté son cœur et qu'elle fût restée près
de Joséphine.

Je reviens à Aix-la-Chapelle, dont je me suis éloignée. Le cercle
habituel se composait du service, et des personnes admises à faire leur
cour. Elles étaient en assez petit nombre. Le général Franceschi s'y
trouvait avec sa femme. Celle-ci ne pouvait pas se consoler d'avoir pu
épouser Joseph Bonaparte, et de l'avoir refusé: «_Mais aussi_,
disait-elle naïvement, _qui eut jamais pu prévoir ce qui est arrivé_?»
Je crois que ce souvenir entrait bien pour quelque chose dans les
querelles violentes qu'elle avait avec son mari, et dans lesquelles,
disait-on, les pincettes figuraient quelquefois à défaut de meilleur
argument. Une autre dame allemande, dont le mari, qui était Français,
commandait à Cologne, était venue passer à Aix tout le temps de notre
séjour en cette ville. Comme elle savait qu'en la quittant la cour se
rendrait à Cologne, elle voulait prémunir ses amies contre les
gaucheries qu'elles auraient pu faire, et elle leur donna ses
instructions pour les présentations. Elle leur mandait qu'on devait
faire trois révérences, une à la porte du salon, une au milieu, et une
troisième quelques pas plus loin, en pirouette. Cette instruction pensa
tourner toutes les têtes à Cologne (au moins celles des personnes qui
prétendaient à l'honneur d'être présentées.) Le plus grand nombre était
des dames âgées, plusieurs étaient d'une taille qui aurait pu leur
rendre très-difficile et même dangereuse la tentative d'une pirouette.
Madame Duchaylar, que je connaissais, et dont le mari occupait une place
à Cologne, s'empressa, aussitôt mon arrivée dans cette ville, de venir
me voir et me demander l'explication de cette troisième révérence, pour
laquelle ces dames s'exerçaient depuis quinze jours. Après en avoir ri
beaucoup ensemble, et à force d'y penser, je me rappelai qu'en effet la
dame dont j'ai parlé plus haut, en faisant sa troisième révérence, se
retournait un peu vers la place où nous étions assises, sans doute pour
nous y faire participer; c'était sans doute cela qu'elle appelait une
révérence en pirouette.

Il y avait bien dans ce qui composait ce cercle habituel certaines
personnes qui présentaient quelques traits assez plaisans à peindre. Une
personne de ma connaissance me le demandait dernièrement, mais c'est une
œuvre fort difficile.

À la cour, on ne voit pas de visage, on ne voit que des masques. À la
vérité, ce masque se dérange quelquefois, et laisse voir le bout de
l'oreille; mais si on veut le peindre, on dit qu'on est méchant. Et
pour, ne dessiner que des masques, ce n'est pas la peine; on en trouve
partout. Il me semble que si j'étais souverain, je serais bien ennuyé de
n'avoir jamais autour de moi que des êtres pensant et agissant d'après
ma volonté. Autant vaudrait n'avoir pour compagnie que sa propre image
répétée dans beaucoup de miroirs.

Je trouverais au contraire piquant de pouvoir jouir de la conversation
de quelques personnes bien indépendantes, ayant en toute propriété leurs
pensées, qu'elles ne craindraient pas d'exprimer. Mais à la cour, il en
est des pensées comme des habits: il faut qu'elles soient déguisées par
un certain tour d'expression convenu, et il est quelquefois aussi
impossible de montrer ses idées qu'il le serait de paraître vêtu comme
on l'était il y a deux siècles.

Si les grâces sont le complément de la beauté, comme le goût est celui
de l'esprit, les Françaises doivent remercier la nature qui les a si
bien traitées; car, toute prévention à part, je suis obligée de dire que
les femmes de notre nation se distinguent parmi toutes les autres.

Les différentes cours d'Allemagne que nous passâmes en revue pendant ce
voyage nous fournirent les preuves de la justesse de cette observation;
nous ne rencontrâmes pas une de ces princesses dont la tournure pût
rivaliser avec celle de la moins élégante de nos ouvrières en modes.

Je suis persuadée que la princesse de ***, que nous nous honorons de
compter à présent parmi nos compatriotes, et qui se met très-bien,
rirait de tout son cœur, si elle revoyait la parure qu'elle portait le
jour où elle fut présentée à l'empereur.

Nous retrouvâmes à Mayence la princesse M... que nous avions déjà vue un
instant à Aix-la-Chapelle; passionnée pour M. de Caulaincourt, elle le
suivait partout; ce qu'il y a de remarquable dans cette promenade
sentimentale, c'est qu'elle traînait à sa suite son mari, qui
l'accompagnait toujours. Elle oubliait tellement les convenances qu'au
spectacle, placée sur le côté de la salle, elle passait toute la soirée
entièrement tournée du côté opposé au théâtre, parce que M. de
Caulaincourt s'y trouvait, oubliant tout-à-fait la scène et les acteurs.

En parlant de ceux-ci, je me rappelle un accès de colère de Napoléon,
comme je ne lui en avais jamais vu.

M. de R... fut la victime sur laquelle l'orage éclata. Le premier
chambellan était chargé de l'organisation du théâtre français; c'est lui
qui avait désigné ceux des acteurs qui viendraient à Mayence, pendant la
réunion des princes, qui s'y rendaient pour la confédération du Rhin.
Désirant leur rendre la cour agréable, on avait voulu y réunir un bon
spectacle.

Ce jour on avait joué _Cinna_, mademoiselle Raucourt avait rempli le
rôle d'Émilie, et vraiment c'était un contre-sens choquant de lui
entendre dire:

Si j'ai séduit Cinna, j'en séduirai bien d'autres.

L'empereur était furieux qu'on eût donné aux princes réunis à Mayence un
tel échantillon de nos actrices; il disait avec raison qu'ils devaient
supposer que dans cette circonstance on avait fait un choix des
meilleures, et qu'ils emporteraient dans leur pays une opinion bien
désavantageuse de notre premier théâtre. Il gronda vivement M. de B...
et lui dit qu'à l'exception d'un très-petit nombre de rôles dont
mademoiselle Raucourt pouvait encore être chargée, on devait lui
interdire tous les autres.

Ce fut à Mayence, où M. Méchin avait suivi l'empereur, qu'il obtint une
nouvelle préfecture en remplacement de celle qui venait de lui être
enlevée par sa destitution. Depuis le départ d'Aix-la-Chapelle, nous
l'avions rencontré dans toutes les villes où la cour séjournait, à
Cologne, à Coblentz; on était sûr, en traversant l'antichambre, d'y
trouver M. Méchin.

L'impératrice contribua beaucoup à calmer la colère de l'empereur; c'est
à elle, à ses pressantes sollicitations, que M. Méchin dut sa
nomination. Mais la préfecture de la Roër n'en était pas moins
regrettable; c'était la première de France pour les produits, qui
excédaient 25,000 fr., tandis que celle de Laon n'en valait pas douze.

Joséphine avait beaucoup vu la famille de M. Méchin pendant le voyage
d'Aix-la-Chapelle; il avait quitté l'hôtel de la préfecture pour le lui
offrir, et avait passé tout le temps qu'elle l'avait habité dans une
auberge avec toute sa famille. Elle mit tant d'instance et de suite dans
ses sollicitations qu'elle obtint qu'il fût replacé à Laon. Le hasard
d'une promenade me rendit témoin, pendant mon séjour à Mayence, de
l'arrivée du prince primat (depuis grand-duc de Francfort). Le cortége
qui se rendit hors de la ville à sa rencontre était la chose du monde la
plus touchante.

Cet excellent prince, aussi bon que spirituel, était coadjuteur de son
oncle l'électeur de Mayence.

Quoique la révolution arrivée en France l'eût privé de cette succession
(puisqu'on s'était emparé de Mayence), il n'en payait pas moins des
pensions à tous les anciens serviteurs de son oncle.

Je citerai de lui une attention très-aimable pour moi. Au bal donné par
la ville de Mayence à l'empereur, il vint s'asseoir sur le siége que je
venais de quitter pour danser une valse avec le prince d'Isembourg. J'y
avais laissé mon éventail; il le brisa en s'asseyant.

La danse finie, je cherchai mon éventail un instant, mais quelqu'un
m'ayant dit ce qui était arrivé, je cessai bien vite de m'en occuper.

Deux mois après je reçus à Paris un éventail charmant.

Joséphine avait l'habitude, avant les audiences diplomatiques, de voir
la liste des présentations, en sorte qu'elle était ou se mettait
parfaitement au courant des ambassadeurs et des ministres qui devaient
en faire partie; elle savait à peu près avant ce qu'elle devait dire à
chacun. Il arriva cependant un jour qu'en répondant à M. de Lima, et lui
disant, _je reçois avec plaisir les félicitations du prince régent de
Portugal_, elle se trompa et dit _le prince régnant_, pour _le prince
régent_. Elle était désolée après l'audience; je ne sais quelle était la
sotte personne qui avait pu l'avertir de cette bévue; lui en parler
était très-inconvenant et très-méchant, car on était certain qu'elle
s'en affligerait.

Au reste, je dois dire que toutes les audiences auxquelles j'ai assisté
se passaient de la manière la plus convenable; et ce qui pourra
surprendre, c'est qu'il n'en était pas ainsi de Marie-Louise, qui
cependant devait en avoir pris l'habitude à la cour d'Autriche. Mais en
vérité rien de plus pitoyable que la plupart des réceptions de cette
jeune et malheureuse princesse. Madame la duchesse de Montebello tenait
la feuille contenant les noms des personnes présentées; souvent elle
lisait mal les noms étrangers; quand elle avait dit: «J'ai l'honneur de
présenter à Votre Majesté impériale et royale Monsieur...,» elle
s'arrêtait, hésitait, balbutiait. Marie-Louise alors se penchait pour
lire elle-même le nom; puis, à l'exemple de Napoléon, elle demandait à
la personne présentée: _Êtes-vous marié? avez-vous des enfans?_ et
quelquefois elle ajoutait comme son époux: _Que faites-vous_? Le
ministre de Saxe, le comte d'Einselden, que je voyais très-souvent
alors, me disait à chaque audience de Marie-Louise: _En vérité
l'impératrice devrait savoir que je ne suis pas marié, que je n'ai pas
d'enfans, car je le lui ai déjà dit tout autant de fois que je l'ai vue.
Il paraît qu'elle a peu de mémoire._



CHAPITRE XI.

     De Mayence à Saverne.--Le général Ordener et madame de La
     Rochefoucault.--Plaintes de madame de La Rochefoucault à
     l'impératrice.--Bonté de Joséphine.--Sa douceur dégénérant en
     faiblesse.--Jalousie entre ses femmes de chambre.--Mademoiselle
     Avrillon et madame Saint-Hilaire.--Madame de La Rochefoucault
     grondant l'impératrice.--Larmes de Joséphine.--Joséphine parlant de
     la mort du duc d'Enghien.--Prières de Joséphine et regret de
     Napoléon.--Arrivée à Nancy.--M. d'Osmond, évêque de Nancy.--Madame
     Lévi.--Invitation à déjeuner refusée par l'impératrice.--_Autre
     temps, autres mœurs_.--Prodigalité de Joséphine, venant de la bonté
     de son cœur.--Importunités des marchands.--Joséphine achetant une
     bourse que son intendant refuse de payer.--Triomphe de Napoléon en
     voyage et froid accueil des Parisiens.--Opinion de Napoléon sur le
     10 août.--Mépris de Napoléon pour le peuple.--Chagrins domestiques
     de l'auteur.--Spéculations sur les fonds publics.--Engagement
     imprudent.--Dépenses énormes et inévitables.--Vente à réméré de la
     terre de V...--Beau rêve et triste réveil.--Le spéculateur en
     perte.--Fuite de MM.*** et ruine de l'auteur.--Lettre de
     MM.*** à l'auteur.--Résolution soudaine.--L'auteur priant
     l'impératrice d'accepter sa démission.--Le général Foulers envoyé à
     l'auteur par l'impératrice.--Instance de Joséphine.--Explication
     différée.


EN quittant Mayence, on vint coucher à Saverne; nous y trouvâmes le
général qui avait commandé l'expédition d'Ettenheim; il fut, ainsi que
plusieurs autres généraux, admis au souper de l'impératrice, et le
hasard le plaça à côté de madame de La Rochefoucault. Ne connaissant ce
général que par son nom, qui avait acquis une si funeste célébrité, et
nullement par sa figure, je ne pouvais pas comprendre les signes que me
faisait madame de La Rochefoucault, signes qui annonçaient un vif sujet
de mécontentement. Après souper, une conversation qui eut lieu devant
moi, dans l'appartement de Joséphine, m'en donna l'explication.

Madame de La Rochefoucault lui dit: «Quand j'ai refusé si long-temps
l'honneur que Votre Majesté voulait me faire, c'est ce que je savais
bien que ses bontés, son amitié même, ne pouvaient pas m'éviter une
foule de désagrémens indépendans de sa volonté, comme, par exemple, le
malheur (qui m'est arrivé ce soir) de me trouver placée à souper à côté
du général***.» Madame de La Rochefoucault ne pouvait pas s'en
consoler. On trouvera peut-être singulière la liberté avec laquelle elle
adressait ces plaintes à l'impératrice; mais elle avait été son amie
long-temps avant d'être sa dame d'honneur, et la bonté de Joséphine lui
donnait tout-à-fait son franc-parler.

Dans une autre circonstance, je l'avais vue en user jusqu'au point de la
faire pleurer; c'était à propos de ses femmes de chambre que cette
sévère leçon lui avait été donnée.

J'ai déjà dit que l'impératrice était parfaitement bonne, d'un caractère
doux, égal, mais très-faible. La dernière personne qui lui parlait avait
toujours raison avec elle.

Il arrivait de là quelquefois que les deux parties, auxquels en
particulier elle avait donné droit, en appelaient à elle-même, se
croyant sûres chacune de leur côté de triompher. Ce fut ce qui arriva un
jour avec ses femmes de chambre.

Mademoiselle Avrillon, qui avait été à madame Bonaparte, avait toutes
les peines du monde à perdre avec l'impératrice la familiarité dont sa
grande bonté lui avait laissé contracter l'habitude; elle venait lui
faire ses plaintes. Il existait une grande jalousie entre elle et madame
Saint-Hilaire, première femme de chambre, et les sujets de doléance ne
manquaient jamais, surtout en voyage; c'était souvent relativement aux
chambres que leur désignait M. Philippe de Ségur, maréchal-des-logis: si
celle de madame Saint-Hilaire était meilleure que celle de mademoiselle
Avrillon, cette dernière venait tourmenter Joséphine; il en était de
même si c'était madame Saint-Hilaire qui se crût maltraitée. Jamais les
prérogatives des ambassadrices entre elles n'ont occasioné autant de
débats qu'il s'en élevait quelquefois entre les femmes de Joséphine.

Mademoiselle Avrillon trouvait fort mauvais que madame Saint-Hilaire se
fît accompagner par sa femme de chambre, et surtout qu'elle l'envoyât
dîner à la même table où elle se trouvait.

Un jour les différentes parties avaient réclamé près de Joséphine le
redressement de leurs griefs respectifs; elle avait, comme d'habitude,
donné raison à chacune, et il en était résulté que le désordre avait été
porté au comble, chaque partie se trouvant forte de son approbation.

Madame de La Rochefoucault intervint; elle lui fit sentir qu'elle ne
devait pas permettre à ses femmes de venir jamais l'entretenir de leurs
débats; elle lui dit que c'était sa trop grande bonté à cet égard qui
avait empiré le mal.

Joséphine le sentait si bien qu'elle en pleura. Le matin avant de partir
de Saverne, ce qui s'était passé la veille amena naturellement
l'impératrice à me parler de la mort du duc d'Enghien; elle me dit
qu'elle l'avait apprise par Bonaparte, qui était entré de très-bonne
heure chez elle, et lui avait annoncé son arrivée, sans parler encore de
sa mort; qu'elle s'était précipitée vivement hors de son lit, en se
jetant à ses pieds, pour le supplier d'épargner sa vie; Napoléon l'avait
relevée en lui disant tristement: «Il n'est plus temps.»

Elle croyait que si elle eût été instruite à temps, elle eût peut-être
pu faire changer sa détermination, Joséphine pensait qu'en venant lui
annoncer le matin ce funeste événement, il éprouvait déjà le regret de
l'avoir provoqué.

De Saverne on vint coucher à Nancy.

Les deux seules visites que Joséphine y reçut le soir de son arrivée
présentaient un contraste bien bizarre: c'était l'évêque, M. d'Osmont,
et madame Levi; la bienveillance qu'elle leur accordait les fit excepter
de l'ordre qui avait été donné de ne recevoir personne. L'évêque n'était
point une nouvelle connaissance pour l'impératrice, elle l'avait déjà
reçu souvent à Paris; elle appréciait son esprit, et surtout les formes
polies et agréables qui entouraient toutes ses actions.

La séduction des manières exerçait un grand empire sur elle, et ne
manquait jamais son effet; c'était un moyen certain de lui plaire.

Quant à madame Levi, je ne sais trop ce qui lui avait acquis ses bontés,
mais cette riche juive accourut avec beaucoup de familiarité, pour lui
demander d'accepter un déjeuner chez elle le lendemain. Joséphine lui
dit que cela était impossible; madame Levi insistait et voulait
absolument savoir _le pourquoi_. Elle rappelait, sans faire distinction
des temps, un autre déjeuner que madame Bonaparte était venue faire chez
elle antérieurement, lorsqu'elle se rendait aux eaux de Plombières.

Et cependant, en révolution, il faudrait souvent rappeler cet adage:
_autre temps, autres mœurs_.

L'impératrice, pressée par elle, lui répondit enfin: «Ma chère madame
Levi, c'est tout autre chose à présent, je ne le puis plus; mais revenez
encore demain matin me voir.»

Madame Levi revint et lui apporta de très-belles perles. Joséphine les
acheta, pour la consoler du déjeuner qu'elle avait été obligée de
refuser.

Elle oubliait quelquefois qu'il est plus facile d'acheter que de payer,
et cet oubli lui donnait souvent beaucoup d'embarras. On lui en a fait
bien des reproches, et on avait tort. Cette prodigalité tenait
particulièrement à la bonté de son cœur, qui ne lui permettait pas de
rien refuser. Sa condescendance à cet égard excédait souvent les sommes
destinées pour sa toilette.

C'était aux personnes de son service, qui la connaissaient, à lui éviter
les tentations, en ne laissant pas arriver jusqu'à elle cette foule de
marchands, sollicitant chacun l'achat de ce qu'ils lui apportaient. Un
jour un joaillier vint la tourmenter pour acheter une charmante bourse
ornée de diamans; Joséphine la trouva très-jolie et l'acheta mais son
intendant ne voulut jamais délier les cordons de la sienne pour la
payer. Le pauvre joaillier, après mille courses et deux ans d'attente,
se trouva fort heureux qu'on la lui rendît. Ces refus de payer, qu'on
opposait souvent à de justes demandes, faisaient un très-mauvais effet.
C'était le tort des personnes qui l'entouraient, et non le sien.

En arrivant à Paris, je ne m'étonnai plus si Napoléon aimait tant à
voyager. Sur sa route partout il foulait des fleurs, en passant sous des
arcs de triomphe; toujours il était accompagné des cris de vive
l'empereur! mais en entrant à Paris, tout était froid et silencieux
autour de lui; sa voiture passait presque inaperçue; aussi il détestait
bien cordialement les Parisiens. Pendant notre séjour à Mayence, un
jour je lui avais entendu parler du 10 août, et dire: _À cette époque je
n'étais qu'un simple officier d'artillerie; j'étais sur la terrasse du
bord de l'eau, et je me rongeais les poings_ (c'est l'expression dont il
se servit) _en voyant un souverain attendre dans son palais l'attaque de
toute cette populace, qu'il devait balayer à coups de canon._

Il parla long-temps et vivement à ce sujet, s'exprimant avec beaucoup de
mépris pour le peuple, qui, disait-il, est comme l'eau qui prend la
forme de tous les vases, et dont les volontés doivent être enchaînées,
ayant besoin qu'on pense et qu'on agisse pour lui.

Mon retour à Paris fut suivi de beaucoup de chagrins; avant d'en parler,
je dois retracer quelques circonstances antécédentes.

Lorsque j'avais perdu mon père, j'étais restée en rapports avec M. G...,
son homme d'affaires; je vis chez lui un M. M..., qui faisait quelques
opérations très-avantageuses. M. G... regarda comme une très-grande
faveur qu'il voulût bien se charger d'une petite somme que je lui
confiai, pour joindre à ses opérations; j'ignorais de quelle nature
elles étaient; mais depuis j'ai eu lieu de croire qu'elles consistaient
tout simplement en spéculations sur la hausse et la baisse des fonds
publics. Mes rapports avec lui me firent rencontrer quelquefois dans
son cabinet un M. Odra, qu'on disait chargé de beaucoup d'affaires de ce
genre pour M. de Talleyrand.

Depuis, j'ai cru souvent que les opérations si avantageuses de M. M...,
auxquelles je participai pendant plusieurs années, avaient dû provenir
de ses liaisons avec M. Odra, qui avait dû être toujours parfaitement au
courant de tout ce qui devait assurer le succès de ce genre d'affaires.

Pendant long-temps M. M... me renvoyait mes fonds avec le bénéfice, et
quand il se présentait une circonstance qui lui paraissait favorable, il
venait les reprendre.

Si j'eusse été prudente, je me serais contentée d'augmenter ce capital
avec les bénéfices, sans compromettre d'autres fonds. Mais c'est ici que
je dois m'avouer coupable. Enchantée de ces succès, non-seulement
j'augmentai ce capital de tout ce qu'il me fut possible d'y joindre,
mais j'eus l'imprudence d'en parler à des amis, à des personnes de ma
propre famille, qui désiraient participer à ces avantages.

J'en parlai à M. M...; il me dit qu'il ne s'occupait de ce genre
d'affaires que pour lui, qu'il avait consenti à s'en charger pour moi à
la recommandation de M. G..., son ami intime, mais qu'il ne voulait
accepter aucune responsabilité envers personne autre que moi. J'eus
l'imprudence de donner ma reconnaissance personnelle pour les fonds que
mes amis lui confièrent par mon entremise.

Les changemens qu'on avait faits dans ma maison et mon jardin pendant
mon voyage en Angleterre avaient été tellement mal ordonnés, qu'il y
avait eu nécessité de les faire disparaître. J'avais confié ces nouveaux
travaux à un autre architecte, qui avait un goût particulier pour la
distribution des jardins; mais au lieu de commencer ces changemens en
détail et successivement, il avait bouleversé vingt-deux arpens de
terrain dans toute leur étendue; il avait détruit l'ancienne avenue, et
en avait pratiqué une nouvelle au milieu du parc, pour arriver à la
maison; mais n'ayant pas calculé exactement la durée de ces travaux, il
arriva que la saison des pluies survint avant qu'ils ne fussent
terminés. Bientôt la nouvelle route, qui n'avait pas été ferrée encore,
devint impraticable; les voitures, pour parvenir à la maison, furent
obligées de se frayer de nouvelles routes à travers le parc, et
l'ouvrage d'une centaine d'ouvriers, qui y avaient été employés pendant
trois mois, se trouva perdu. Non-seulement ce travail et les sommes
qu'il avait coûtées étaient regrettables, mais le piétinement des
chevaux, le passage des voitures sur ces terres les avaient
transformées en pierre; au printemps, il fallut des travaux immenses
pour les défoncer de nouveau, et les mettre au point de recevoir les
plantations et la semence de gazon. On se formera une idée des sommes
qui furent enfouies dans ce lieu, quand on saura qu'il y eut pour deux
mille francs de graine de gazon, et cependant cet article, dans les
travaux de ce genre, est communément une des moindres dépenses.

J'étais tout-à-fait malheureuse de me trouver ainsi entraînée, malgré ma
volonté, dans des travaux interminables; mais la totalité des terrains
ayant été bouleversée, il fallait ou les finir, ou vendre cette
habitation à vil prix, car dans l'état où elle se trouvait personne n'en
eût voulu. La vendre me paraissait impossible, je manquais de force pour
me résigner à ce cruel sacrifice. Une partie du parc avait été consacrée
pour la sépulture de mon père, je devais donc conserver à jamais cette
habitation.

Jusqu'alors les bénéfices qui m'avaient été remis par M. M*** avaient
couvert une grande partie de ces dépenses. Mais elles finirent par les
absorber, et le capital même s'en trouva fort diminué.

Les avantages que j'avais recueillis pendant plusieurs années me
perdirent. Sans calculer qu'ils pouvaient cesser, j'eus l'imprudence,
la folie de vendre à réméré la superbe terre de V..., dont le fourneau
seul était loué vingt mille francs. Le terme pour exercer le réméré
était une année; je vendis ma terre pour rien, me croyant certaine de
rentrer dans sa possession, en remboursant dans le cours de l'année la
somme qui avait été donnée. Je pensais que les bénéfices des opérations
de M. M... suffiraient pour achever les travaux de ma maison, et payer
les sommes qui étaient restées à la charge de mon mari par suite de
plusieurs cautionnemens qu'il avait donnés avant son émigration. Je me
voyais en espérance rentrée, à la fin de l'année, en possession de ma
terre, et libérée de tout engagement.

Ce rêve était beau, le réveil fut cruel... Hélas! si la conscience des
intentions pouvait suffire, je pourrais me reposer sur les miennes;
elles étaient parfaites; mais combien est faible cette consolation! elle
ne peut avoir d'effet que lorsque nos fautes n'ont atteint que
nous-mêmes; mais si d'autres en sont aussi les victimes, elle devient
bien insuffisante.

M. M***, dont les opérations depuis six mois étaient beaucoup moins
avantageuses, et quelquefois en perte, avait cessé dès long-temps de
rapporter les fonds, et de les reprendre lorsque l'occasion de s'en
servir se présentait; ces fonds restaient alors toujours entre ses
mains; seulement j'y puisais pour payer mes dépenses et celles des
travaux de ma maison.

Le lendemain de mon arrivée à Paris, j'envoyai chez lui; on vint me dire
qu'il n'y logeait plus, et qu'on ignorait où il était. Inquiète,
effrayée, j'y courus moi-même, et je reçus la même réponse; il avait
cédé son appartement et ses meubles à un Allemand, qui ne put me donner
aucune lumière sur le lieu où il s'était retiré. J'exprimerais mal ce
qui se passa en moi dans ce moment. Si j'eusse été veuve, si tous les
fonds emportés ou perdus par M. M... eussent été à moi seule, avec le
caractère que j'ai reçu de la nature, je n'en aurais pas été affectée un
seul instant; mais les bontés de mon beau-père et de ma belle-mère
m'avaient donné l'entière propriété de tout ce que mes soins avaient pu
sauver de leur fortune. Toujours je m'étais regardée comme dépositaire
de cette fortune; mon mari, au retour de l'émigration, m'en avait laissé
la libre disposition. Jamais il ne m'avait demandé compte de ma gestion.
Il ignorait toutes les opérations de M. M...; l'adresse ou le bonheur
que j'avais eu de lui conserver une belle fortune, malgré la sévérité
des lois contre les émigrés, lui avait donné une parfaite confiance dans
ma capacité; sa bonté pour moi m'en accordait même beaucoup plus que je
n'en avais reçu réellement. Il ne cessait de faire mon éloge à ses amis,
à ses parens.

Si l'on ajoute à cette confiance illimitée l'éloignement naturel qu'il
avait pour s'occuper de toute espèce d'affaires, on concevra comment il
était resté dans l'ignorance totale des siennes. Qu'on juge donc de ce
que je dus éprouver quand mon imprudence funeste eut compromis toute
cette brillante fortune, et que je pensai que cet excellent homme, qui
avait été élevé au milieu d'un luxe proportionné à l'opulence qui
entourait sa famille, allait partager les privations que je devais
m'imposer.

Pour moi personnellement, mon parti était pris; mais avec quels
déchiremens je commençai à entrevoir l'impossibilité de garder cette
maison qui m'était si précieuse par le dépôt qu'elle renfermait!

Hélas! les sommes énormes qui y avaient été enfouies auraient presque
suffi, pour réparer les pertes résultant de la fuite de M. M..., ou du
moins elles eussent pu former encore une belle fortune.

Mais elles étaient perdues sans retour; car on sait qu'en vendant une
maison de campagne, on ne retrouve jamais que sa valeur primitive, et
qu'en général le prix de tous les changemens qu'on y a faits se trouve
perdu. En revenant de chez M. M..., je trouvai chez moi une lettre de
lui, timbrée de La Haye; il me disait «qu'il était au désespoir,
beaucoup plus pour moi que pour lui-même; que je devais me rappeler que
c'était presque malgré lui qu'il s'était chargé de mes fonds, puisqu'il
n'avait jamais travaillé que sur son propre argent. Qu'il n'avait rien
emporté, absolument rien autre que la valeur de son mobilier, qui
n'était pas considérable. Qu'il avait quelques réclamations à faire en
Hollande pour quelques sommes qui lui étaient dues. Que s'il réussissait
à s'en faire payer, ces sommes me seraient envoyées, puisque j'étais la
seule personne compromise dans cette affaire. Que tout ce qu'il pourrait
recueillir de ce qui lui était dû, ou gagner par son industrie, me
serait acquis[58].»

Cette lettre ne devait me laisser aucune espérance. Je dus de suite
prendre courageusement mon parti, et renoncer à un monde dans lequel je
ne pouvais plus paraître avec l'éclat qui m'avait entourée jusqu'alors.

J'écrivis à l'impératrice; sans entrer dans aucun détail, je lui disais
qu'une circonstance imprévue et impérieuse me prescrivait de quitter
Paris, que je la priais d'accepter ma démission.

Quelques heures après le départ de ma lettre, le général Fouler, son
écuyer cavalcadour, arriva chez moi, avec l'invitation de me rendre de
suite à Saint-Cloud. J'y fus, j'y trouvai Joséphine seule; elle vint à
moi avec l'empressement le plus aimable. «Que vous est-il donc arrivé?
me demanda-t-elle; quelque chose que ce soit, je puis, je crois, le
réparer, et c'est là, sans doute, la plus heureuse prérogative de ma
position. Parlez, ouvrez-moi franchement votre cœur. Vous savez si je
vous aime; dans les mois que nous venons dépasser ensemble, j'ai su vous
apprécier[59]; je ne veux pas que nous soyons séparées. Non,
ajouta-t-elle en m'embrassant, nous ne le serons pas, nous ne pouvons
pas l'être.»

J'allais répliquer et lui dire que j'étais pénétrée de sa bonté, mais
qu'il m'était impossible d'en profiter, que les circonstances dans
lesquelles je me trouvais étaient irréparables, et nécessitaient le
parti que je prenais, lorsque l'empereur entra chez elle. Le salon fut
bientôt rempli de monde; je dus remettre cette explication à un autre
jour.



CHAPITRE XII.

     Événement tragique raconté par madame de La
     Rochefoucault.--Dernière précaution d'une mourante.--Désespoir d'un
     jeune homme.--Réflexions de la maréchale... sur cette aventure.--Le
     voleur de cœur.--Attendrissement suivi d'hilarité.--Le diamant volé
     et retrouvé.--Empressement des jeunes femmes auprès de la
     maréchale...--La devise de la république brodée en garniture de
     robe par ordre de la maréchale...--Tendresse du prince de
     Talleyrand pour mademoiselle Charlotte.--Conjectures.--Stupéfaction
     du corps diplomatique.--Question de M. d'Azara à madame
     Duroc.--Méprise de celle-ci.--Madame Duroc prise pour habile
     diplomate.--Désolation de madame Duroc qui craint de passer pour
     sotte.--Promenade proposée par l'empereur.--Correspondance
     mystérieuse.--Lettres anonymes.--Napoléon dénoncé à Joséphine, et
     Joséphine dénoncée à Napoléon.--L'espion cherchant à exciter la
     jalousie de l'empereur.--Secret impénétrable.--Promenade à la
     Malmaison.--Noms rayés par l'empereur.--Bonne mémoire de
     Napoléon.--Spectacle et cercle à la cour.--Mésaventure d'un riche
     banquier.--Mot de la princesse Dolgorouki sur la cour impériale.

LA maréchale*** était du nombre des personnes qui venaient d'arriver
dans le salon de l'impératrice. Madame de La Rochefoucault, encore tout
émue d'un événement que son médecin venait de lui raconter, nous dit
qu'il avait été appelé pour donner ses soins à une jeune femme qui était
tombée sous les roues d'une voiture, qu'elle était tellement blessée
qu'elle mourut quelques minutes après qu'il fut près d'elle, mais
qu'elle avait eu encore assez de force pour lui dire avant de mourir:
«Monsieur, il va arriver ici quelqu'un qui sera bien malheureux de ma
perte, je vous le recommande, ne l'abandonnez pas à son désespoir.
Emportez les pistolets qui se trouvent dans mon secrétaire, car je
craindrais que dans le premier moment de sa douleur il ne pût en faire
un usage funeste.»

En effet, ce médecin avait vu arriver peu de temps après un jeune homme
dont le désespoir était si déchirant, qu'il lui avait inspiré un
véritable intérêt.

La maréchale***, présente à ce récit que madame de La Rochefoucault
nous faisait avec beaucoup d'émotion, l'interrompit pour lui demander
bien gravement: «Ce jeune homme était-il son mari?--Je ne le crois pas,
répondit la comtesse, mais il est bien malheureux, et par conséquent il
inspire de l'intérêt.--Comment, Madame, dit la maréchale; d'une voix
éclatante, pouvez-vous vous intéresser à un de ces voleurs de cœur, car
il est bien clair qu'il n'était que cela, un voleur de cœur...» Cette
expression de _voleur de cœur_, qui nous paraissait si drôle, ainsi que
la sévérité de la maréchale, séchèrent les larmes que le récit de madame
de La Rochefoucault avait presque fait couler.

Joséphine avait raconté à quelques-unes de nous le vol d'un diamant de
la maréchale, qui paraissait presque incroyable; elle se pencha vers
moi, et me dit tout bas: «Je vais vous faire répéter l'histoire du
diamant.»

La conversation ayant été mise sur ce sujet, la maréchale entra de
nouveau dans tous les détails: elle nous dit qu'elle avait un frotteur
qu'elle soupçonnait fort de lui avoir volé un très-beau diamant; elle
était entrée dans la chambre où il était, un pistolet à la main, en
avait fermé la porte à la clef, et lui avait dit qu'elle ne quitterait
pas la chambre sans avoir retrouvé son diamant; que l'homme avait voulu
protester de son innocence; que, pour la prouver, il s'était mis nu
comme un ver, et que c'était dans cet état qu'elle avait su retrouver
son diamant caché sur lui. Ce récit fut accompagné de beaucoup de
détails que je dois omettre ici...

Chaque fois que la maréchale*** venait voir l'impératrice,
l'empressement des jeunes femmes autour d'elle était extrême. Elles
espéraient toujours recueillir quelques-uns de ces mots qui ont fait
fortune dans le monde.

Je crois qu'on lui en a prêté beaucoup plus qu'elle n'en a jamais dit.

Mais aussi un proverbe vulgaire nous apprend qu'on ne prête qu'aux
riches.

Au temps où les édifices publics étaient couverts de cette devise:
_Vivre libre ou mourir; unité, indivisibilité de la république,_ la
maréchale l'ayant trouvée jolie, la fit broder sur un ruban dont elle
fit garnir une robe.

Au reste, toutes les plaisanteries qu'on a faites sur elle n'ont pour
objet que des ridicules; combien de femmes seraient heureuses que les
reproches qu'on peut leur adresser n'eussent pas des motifs plus graves!

Ce même jour madame Duroc revint toute triste d'une visite qu'elle
venait de faire chez la princesse de Talleyrand; en se rappelant une
réponse qu'elle avait faite à M. d'Azara, elle craignit qu'il ne l'eût
prise pour une sotte. Avant de raconter ce qui fit naître cette crainte,
il faut rappeler l'extrême tendresse de M. de Talleyrand pour une jolie
petite fille qui tomba un jour des nues chez lui. Elle se nommait
Charlotte; non-seulement elle était l'objet des soins de la princesse,
mais le prince en raffolait; il en parlait sans cesse, les occupations
les plus graves, la présence des ambassadeurs, rien ne pouvait l'en
distraire.

Lorsqu'il vint à Aix-la-Chapelle, elle était malade. Il attendait
l'arrivée des courriers avec une anxiété dont l'excès excitait la
curiosité de tout le monde; le vaste champ des conjectures fut parcouru
en tous sens pendant long-temps, sans qu'il fût possible de deviner;
mais enfin on sut très-positivement que l'extrême tendresse du prince ne
prouvait que la gentillesse de l'enfant, et non aucun lien de parenté;
cette tendresse n'en était pas moins un sujet d'étonnement. Souvent, au
milieu d'intérêts très-graves, si cet enfant s'approchait de lui, tout
entier aux caresses qu'elle lui prodiguait, il la pressait dans ses
bras, interrompait pour elle la conversation la plus sérieuse, et
laissait autour de lui tous les diplomates stupéfaits.

Ce même jour, M. d'Azara, dont la conversation avait été ainsi
interrompue, vint se placer près de madame Duroc, et se penchant vers
elle, il lui demanda bien bas: «Madame, pourriez-vous me dire ce que
c'est que Charlotte?»

La duchesse, qui dans cet instant ne pensait pas du tout à cet enfant,
regarda M. d'Azara avec étonnement, et lui dit: «Monsieur, c'est un
entremet qu'on fait avec des pommes.» M. d'Azara, en recevant cette
réponse à bâtons rompus, se persuada que la jeune duchesse était une
diplomate beaucoup plus fine que lui, et qu'elle ne voulait pas répondre
à sa question, dont la solution, devait sans doute rester un problème;
il s'inclina, et n'ajouta pas un mot.

Madame Duroc, en sortant de chez le prince, pensait à la singulière
question de M. d'Azara, ne pouvant pas comprendre à quel propos il lui
avait parlé de cuisine, quant tout à coup un souvenir de cet enfant vint
la frapper, et lui faire penser que la question de M. d'Azara pouvait
bien avoir eu cette petite fille pour objet. Alors elle se désolait de
sa réponse.

«Qu'aura pensé M. d'Azara? il aura cru que j'étais folle,» nous
disait-elle tristement. Au contraire, cette réponse, qu'elle croyait si
ridicule, avait paru le _nec plus ultra_ de l'adresse diplomatique, pour
répondre sans rien dire.

Je n'avais pas vu l'empereur depuis ma démission; ce souvenir, auquel se
joignait celui de ce terrible regard lancé sur moi la veille de notre
départ de Mayence, me troubla un peu lorsqu'il entra chez l'impératrice;
mais étant accompagné de plusieurs personnes, et beaucoup d'autres étant
survenues, je me remis bientôt. Il venait proposer à Joséphine une
promenade qui fut acceptée; elle eut la bonté de m'engager à
l'accompagner.

Pendant la promenade, j'espérais profiter d'un instant de solitude pour
lui rappeler ma démission et ses motifs, dont rien malheureusement ne
pouvait atténuer la force, mais nous ne fûmes jamais seules.

Joséphine nous parla d'une circonstance assez extraordinaire et
jusqu'alors parfaitement inexplicable; et cependant la police du château
et celle de Paris avaient été employées successivement pour en découvrir
les auteurs.

Chaque fois que l'empereur faisait une action, quelle qu'elle fût, dont
il désirait dérober la connaissance à Joséphine, elle recevait peu
d'heures après une lettre qui l'en instruisait dans tous les détails qui
y étaient relatifs.

De même tout ce que faisait Joséphine et qui pouvait donner lieu à
interprétation était toujours transmis par la même voie à l'empereur.

Ces lettres arrivaient toutes par la poste du gouvernement; elles
étaient de la même écriture. Pendant le séjour de la cour à Saint-Cloud,
elles arrivaient si promptement, qu'on s'étonnait quelquefois qu'on eût
le temps de les envoyer à la poste à Paris.

À une époque où le prince Eugène partait pour l'armée, il dit à
Joséphine qu'il avait dans son régiment un jeune officier qu'il aimait
beaucoup, qui venait de perdre sa mère qui lui avait laissé de
très-beaux diamans, qu'il en était fort embarrassé, ne pouvant pas les
emporter à l'armée, et qu'il lui avait offert de les faire garder, avec
ceux de l'impératrice, par la personne préposée à cet effet; Joséphine
lui dit qu'elle y consentait, que cet officier pouvait se présenter chez
sa première femme pour y déposer ses diamans, mais qu'on la fît
prévenir, attendu qu'elle voulait connaître ce qu'on déposait.

Le lendemain à l'issue de son déjeuner, on vint l'avertir de l'arrivée
de cet officier; elle monta un instant très-court dans l'appartement de
cette première femme de chambre, pour s'assurer de la valeur de ce qu'on
lui confiait. L'amitié que le prince Eugène avait pour cet officier la
portait à prendre tous ces soins; aussitôt que la remise de ces objets
fut faite, elle revint dans son appartement.

Deux heures après, l'empereur était instruit de tous ces détails par le
correspondant anonyme, à la réserve qu'on lui avait tu la circonstance
du dépôt qui avait motivé cette visite; on voyait qu'on aurait voulu
pouvoir y donner une apparence coupable. L'heure, le signalement de
l'officier étaient bien exacts.

Pendant plusieurs années, cette mystérieuse correspondance a été suivie
à chaque circonstance qui pouvait présenter quelques malignes
interprétations. Il n'y avait aucun doute que l'auteur ne fût une
personne du château, et même il fallait qu'elle y occupât une place qui
lui donnât l'entrée des salons, car souvent ces lettres avaient pour
objet des choses qui devaient rester inconnues aux personnes du service
subalterne. L'écriture de ces lettres, qui était toujours la même, ne
paraissait pas contrefaite.

Jamais on n'a pu avoir aucune lumière sur ce génie invisible qui suivait
leurs majestés partout. Deux jours après, Joséphine m'envoya chercher
pour l'accompagner à la Malmaison. L'empereur était de cette promenade;
en y arrivant, nous nous assîmes quelques instans dans le salon. M. de
Rémuzat en profita pour s'approcher de l'empereur; il tenait un papier
d'une main et une écritoire de l'autre; il lui présenta le papier;
l'empereur le parcourut, prit la plume, et biffa vivement avec humeur
deux noms.

C'était la liste pour les invitations d'un cercle. Joséphine, qui était
près de moi, sourit et prit mon bras pour passer dans le parc. J'étais
curieuse de connaître les deux noms rayés qui avaient fait naître ce
sourire; mais je ne devais pas me permettre de question. L'impératrice
ne laissa pas long-temps ma curiosité en suspens; elle me dit que
Napoléon voulait qu'on lui présentât toujours la liste des invitations
des cercles; souvent il rayait quelques noms, mais qu'il y en avait deux
qu'on était presque certain de trouver dans les raturés. Si l'empereur
les laissait quelquefois, c'était à regret, et par des considérations
relatives à l'entourage de ces dames; car pour elles-mêmes, leurs noms
eussent toujours été rayés: l'une était madame de V***, l'autre
madame de T... L'empereur avait une mémoire des noms et des personnes
qui le trompait rarement.



Lorsqu'il y avait spectacle à la cour, le cercle dans les appartemens y
succédait; beaucoup de personnes de la ville recevaient des billets pour
le spectacle: ces billets ne leur donnaient aucun droit de se présenter
au cercle.

Un soir, M. de ***, riche banquier, était dans le parterre en habit
habillé très-brillant, sa toilette ne le cédait en rien à celle de
beaucoup de personnes de la cour, près desquelles il se trouvait. En
sortant, il rencontra plusieurs membres du corps diplomatique qu'il
connaissait, et, tout en causant avec eux, il les suivit et arriva dans
les salons.

Il y avait fort peu de temps qu'il y était, lorsque l'empereur distingua
au milieu de cette foule de courtisans une figure qui lui était
inconnue; il lui fit dire de sortir. L'existence honorable dont M. de
*** jouissait dans le monde rendit cette commission fort dure à
exécuter pour celui qui en fut chargé. M. de *** en fut frappé
d'autant plus douloureusement, qu'il aimait à s'entourer habituellement
de beaucoup de personnes de la cour, qu'il recevait chez lui tous les
ambassadeurs, et en général fort bonne compagnie.

Ces cercles furent définis un soir devant moi par la princesse
Dolgorouki; cette femme, fort spirituelle, avait fait par son esprit les
délices de la cour de l'impératrice Catherine. Elle arriva chez la
baronne de Saint-Marceau où j'étais, en sortant du château; on lui
demanda ce qu'elle en pensait; elle répondit: _On trouve bien là une
grande puissance, mais non pas une cour_.



CHAPITRE XIII.

     Conversation avec l'impératrice, au sujet au mariage du prince
     de....--Ordre donné par l'empereur au prince de se séparer de sa
     maîtresse.--Esprit et paresse du prince de....--Démarches de
     madame*** auprès de l'empereur.--Résultat de ses
     démarches.--Madame***, mariée au prince de.....--Sotte timidité
     des gens d'esprit, et audace heureuse des sots.--Mécontentement de
     l'empereur.--Son aversion pour madame***.--Les deux premiers
     maris de madame***.--Double complaisance, et argent reçu des
     deux mains.--Consentement acheté fort cher.--Suite de la
     conversation avec l'impératrice.--Détails racontés par
     l'impératrice sur les sœurs de l'empereur.--Toilette de la
     princesse Pauline.--_Aisance_ incroyable.--Mort du fils du général
     Leclerc et de la princesse Pauline.--Le café et le sucre.--Économie
     outrée de la princesse Pauline et des frères et sœurs de
     Napoléon.--Traits de parcimonie de madame-mère.--La dame de
     compagnie à mille francs d'appointemens, et le voile de 500
     francs.--Le melon au sucre.--Madame-mère se coupant des
     chemises.--Parcimonie du cardinal Fesch.--Louis
     Bonaparte.--Exaltation de ses sentimens.--Dehors froids et âme
     passionnée de Louis.--Sa jalousie.--Mademoiselle C., amie de la
     reine Hortense.--Portrait de la reine Hortense.--Hilarité
     d'Hortense excitée par une épithète impériale.--Gravité de
     Cambacérès déconcertée.--Gravité d'un jugement de Napoléon sur son
     frère Joseph.--Tête-à-tête de l'auteur avec
     Joséphine.--L'impératrice enviant le sort d'une pauvre
     femme.--Aversion de Joséphine pour l'étiquette.--Chagrin causé à
     l'impératrice par des calomnies.--Lettre de Napoléon à Joséphine au
     sujet d'Hortense.--Timidité d'Hortense vis-à-vis de
     Napoléon.--L'auteur persiste dans sa résolution de s'éloigner de la
     cour.


EN parlant des cercles, je me suis éloignée de l'impératrice avec
laquelle je me promenais; la conversation qu'elle avait commencée
l'amena à me parler du mariage d'un ministre dont tout le monde s'était
étonné (à commencer, je crois, par lui).

L'empereur, effrayé de la dissolution des mœurs suite nécessaire de
l'anarchie dans laquelle la France avait été plongée, et de l'irréligion
devenue presque générale, avait cru consolider son autorité en
rétablissant le culte, et en donnant l'exemple d'une vie régulière.

Ses regards s'étendirent sur plusieurs personnes de sa cour. Un de ses
ministres reçut l'ordre de renvoyer de chez lui sa maîtresse, qui
jusqu'alors avait fait les honneurs de sa maison.

On trouvait très-simple qu'il eût une maîtresse s'il en avait la
fantaisie, mais on voulait qu'il allât la voir chez elle, et que sa
présence chez lui ne fût pas pour les représentans de tous les
souverains de l'Europe une preuve de mépris pour toutes les opinions
reçues.

Ce ministre, qui joint à tout l'esprit qu'il est possible d'avoir, une
faiblesse, une paresse de caractère qui lui fait préférer d'être
gouverné par les gens qui l'entourent à l'ennui d'avoir une volonté avec
eux[60], fut charmé (ceci est une supposition) que les ordres de
l'empereur missent fin à une manière de vivre qui devait lui déplaire,
mais qu'il n'avait pas la force de changer.

Quant à sa maîtresse, ce fut tout autre chose; elle avait dit, écrit,
répété à toute la terre qu'elle était sa femme; que ce qui manquait à la
cérémonie de leur mariage était si peu de chose que ce n'était pas la
peine d'en parler, et qu'à l'exception de s'être présentés à la
municipalité, c'était tout-à-fait la même chose: elle n'était pas femme
à abandonner ainsi la partie.

La faiblesse du ministre, son laissez-aller avec elle, lui donnaient
l'assurance qu'il ne dirait pas _non_, si elle pouvait parvenir à
vaincre la résolution de l'empereur.

Elle mit donc tout en œuvre pour parvenir à le voir.

Ce n'était pas chose facile; il ne l'aimait pas. Sa liaison avec le
ministre, qu'elle s'était plu à afficher, l'avait indisposé contre elle.

Joséphine, à qui elle s'adressa pour obtenir une audience, n'osa pas
même la demander. Mais madame*** ne se rebuta pas. Elle alla dans les
appartemens, dans les corridors, et après bien des heures d'attente,
elle saisit l'empereur au détour d'une porte, se jeta à ses pieds, et
tant il est vrai que la bête la plus bête a une sorte d'éloquence de
sentiment quand il s'agit d'intérêts qui touchent son bonheur, elle
arracha à l'empereur ces mots: _Eh bien, madame, si vous ne voulez pas
le quitter, alors épousez-le_.

Elle ne demandait pas mieux assurément, c'était la volonté du ministre
qu'elle n'avait pu maîtriser jusqu'alors assez pour arriver à ce but
désiré, qu'elle redoutait: mais une fois munie de l'ordre qu'elle se fit
donner, elle sortit triomphante, et force fut au ministre de se
soumettre à épouser... Dans cette circonstance on put se convaincre
d'une grande vérité, c'est qu'une personne de peu d'esprit réussit dans
beaucoup de choses ou échoueraient celles qui ont du tact et le
sentiment des convenances; celles-là sont retenues par mille craintes,
par mille bienséances qu'elles craignent de blesser. Celle qui manque de
ces qualités n'aperçoit que son but, elle y marche hardiment en passant
sur tous les obstacles qui arrêteraient des personnes plus délicates.

L'empereur était mécontent de lui, mécontent d'avoir cédé à ces
importunes sollicitations. C'était la première fois qu'on eût emporté un
ordre contraire à sa volonté.

La précipitation qu'on mit à le faire exécuter lui épargna la peine de
le révoquer.

Mais il garda toujours au fond de son cœur un fond d'aversion pour la
femme qui la première avait pu changer son immuable volonté. Sa vue lui
rappelait toujours un souvenir désagréable; aussi l'évitait-il aussi
souvent qu'il le pouvait.

Moins cette femme possédait de séduction d'esprit, plus l'humeur de lui
avoir cédé s'en augmentait. On dit que cette personne qui a été si belle
a été très-profitable à ses deux premiers maris. On prétend que le
premier qui l'épousa la perdit le premier jour de son mariage. Elle lui
fut enlevée par le second, qui, ainsi que cela se pratique dans les pays
soumis à la domination anglaise, lui paya une somme très-considérable
pour le dédommager de la privation de sa femme.



Ce second mari avait été vivement sollicité par elle depuis long-temps
pour consentir au divorce. Elle lui donnait beaucoup d'argent dans
l'espérance d'obtenir qu'il céderait à ses instances; d'un autre côté,
_on dit_ que le ministre, qui était bien aise d'avoir un obstacle à
opposer aux sollicitations de madame***, pour l'épouser, payait fort
chèrement le mari pour qu'il gardât son titre. Celui-ci, qui trouvait
très-doux de recevoir des deux mains, ne demandait pas mieux de
prolonger cette importante négociation; mais on prétend que lorsqu'il
vit qu'il allait perdre cette double pension et qu'il fallait se
décider, il mit un prix très-haut à son consentement.



Joséphine, qui me raconta l'histoire du mariage que je viens de
rapporter, y ajouta cet épisode qu'elle ne me donna que comme un _on
dit_. Cette conversation l'amena à parler des sœurs de l'empereur; nous
étions seules. Je pus juger qu'elle les aimait peu. Elle s'étonnait que
la sévérité qu'il voulait introduire dans les mœurs de sa cour ne
s'étendît pas à sa propre famille. La princesse Pauline fut en grande
partie le sujet de cette conversation; elle était parfaitement jolie, et
elle voulait qu'on ne pût pas douter de la perfection de sa personne.
Souvent les dames de service près d'elle étaient admises dans son
appartement pendant sa toilette, qu'elle prolongeait à dessein de se
faire admirer. Souvent un intervalle assez long séparait le moment où on
lui offrait sa chemise de celui où on la lui passait; pendant ce temps
elle se promenait dans sa chambre avec autant d'aisance que si elle eut
été totalement vêtue. Il y a sur cette toilette des détails qui
paraissent incroyables, mais dont je n'aime pas à rappeler le souvenir
même dans le secret de ma pensée. Joséphine me parla du fils que la
princesse Pauline avait eu de son premier mariage avec le général
Leclerc; cet enfant charmant fut envoyé en Italie au milieu de la
famille du second mari de sa mère. On prétendait que cette famille
l'aimait peu, que croyant qu'il naîtrait des enfans de ce mariage, elle
voyait avec peine qu'ils auraient pour frère un fils du général Leclerc:
quoi qu'il en soit, cet enfant mourut.

* * *

Joséphine disait qu'il était très-intéressant; elle me cita de lui une
naïveté pleine de malice.

* * *

Un jour, sa mère, avec beaucoup d'affectation, refusait de prendre du
café[61], et donnait pour raison qu'il lui avait coûté trop cher
(voulant faire entendre que c'était pour ces denrées coloniales que
l'empereur avait fait partir l'expédition de Saint-Domingue, dans
laquelle le général Leclerc avait perdu la vie). Mais, maman, lui dit
son fils, _tu manges bien du sucre tous les jours_.»

L'impératrice parlait de cet enfant avec beaucoup d'intérêt, et
regrettait sa fin prématurée.

La princesse Pauline avait en commun avec toute la famille de Napoléon
une parcimonie qui eût été ridicule dans une personne d'un rang peu
élevé, et qui le paraissait bien davantage quand c'était la sœur du chef
de l'état qui en était capable. À côté de grandes dépenses d'ostentation
se trouvaient des économies qu'on a peine à concevoir. J'en citerai un
exemple: Étant aux bains de Lucques, il y avait sur la cheminée de son
salon des candélabres portant des bougies; à l'instant où les visites
sortaient on les éteignait; et lorsqu'on entendait une voiture entrer,
on les rallumait précipitamment. Cet exercice se renouvelait plusieurs
fois dans la soirée.

Mais tout ce qui dans ce genre paraissait ridicule parmi les frères et
sœurs de Napoléon était effacé par ce qu'on racontait de sa mère.

Dans le temps du consulat, sa maison n'était pas encore montée comme
elle l'a été depuis; elle n'avait qu'une dame de compagnie à laquelle
elle donnait mille francs d'appointemens. Cette dame avait été
chanoinesse, et appartenait à une très-bonne famille de Franche-Comté.

Dans un voyage à Rome, pendant lequel madame Bonaparte fut présentée au
pape, elle dit à madame D..., sa dame de compagnie, qu'elle devait avoir
pour cette présentation une toilette convenable, et particulièrement un
grand voile lamé, tel qu'on en portait alors. Sur l'observation que
madame D... lui fit que ce voile lui coûterait 500 fr., ce qui, avec le
reste de sa parure, excéderait la somme qu'elle pouvait y consacrer,
madame Bonaparte lui dit: «Je vous avancerai six mois de vos
appointemens. Cette dame ne pouvant pas consacrer six mois de ses
appointemens pour un seul voile, se détermina, lors de son retour à
Paris, à donner sa démission. Depuis, lorsque la maison de madame-mère
(comme on la nommait alors) fut montée, obligée d'avoir une table bien
servie, elle s'était aperçue que plusieurs des dames faisant partie de
sa maison demandaient du sucre avec des melons; elle fit défendre à son
cuisinier d'en servir pour éviter cette double consommation.

Dans ce temps elle se faisait conduire quelquefois dans la rue des
Moineaux, dans les magasins du Gagne-Petit, descendait à quelque
distance de la maison, de peur que la vue de sa voiture ne l'exposât à
payer quelques sous de plus: elle y achetait de la toile pour des
chemises, et, revenue à son hôtel, elle s'enfermait dans sa chambre pour
les couper elle-même, dans la crainte qu'une lingère pût lui prendre un
peu plus de toile.

Le cardinal Fesch, son frère, qui a dépensé tant de millions dans son
hôtel de la rue de la Chaussée-d'Antin, participait à cette maladie de
famille. Lorsqu'il fut nommé cardinal, sa sœur se trouvait à Borne, et
il logeait chez elle.

Donnant un grand dîner à tous les cardinaux, le cuisinier de madame
Bonaparte lui dit qu'il avait besoin de beaucoup de vases communs en
terre, pour mettre les jus, etc. Le cardinal lui dit d'en acheter.
Lorsque le chef de cuisine lui présenta la facture de 18 fr. jointe à la
dépense du dîner, il lui donna l'ordre de rapporter toutes ces poteries
dans une armoire de son antichambre, ne voulant pas les laisser dans la
cuisine de sa sœur, puisque c'était lui qui les payait...

Louis était, de toute la famille de l'empereur, celui qui participait
le moins à ce défaut, et celui qui réunissait quelques belles qualités.
C'est un honnête homme un peu exagéré dans tous ses sentimens. Il eût
été passionné pour sa femme, si elle l'eût aimé; mais elle n'éprouvait
pour lui que de l'éloignement; elle avait sacrifié ses affections aux
désirs de sa mère, mais l'attrait peut-il se commander? Sans doute la
conduite dépend de nous, mais nos sentimens sont involontaires. J'ai vu
souvent dans le monde confondre la conduite et les affections, ce qui me
semble très-injuste: on doit à soi-même et au mari qu'on aime le moins
une conduite régulière, mais l'aimer est tout autre chose. La volonté
est souvent insuffisante à cet égard.

Louis cachait sous des dehors assez froids une âme passionnée: il ne put
se contenter des seuls sentimens que sa femme put lui accorder; ses
affections les plus pures, sa tendresse pour sa mère, son attachement
pour son frère, excitaient son envie; il était jaloux de tout ce qui
pouvait la distraire de lui; il eût voulu lui interdire la musique, le
dessin, qu'elle cultivait avec beaucoup de succès. Ces innocentes
occupations excitaient souvent son humeur.

La reine Hortense avait une amie dans la personne d'une de ses
lectrices, mademoiselle C..., qui était détestée de Louis. Je pense que
l'affection de sa femme pour elle était le seul motif de cette
antipathie.

Mademoiselle C... conduisait toute la maison de la reine. Elle passait
pour avoir de l'esprit; on a dit (je ne sais sur quoi cette supposition
est fondée) que loin de calmer l'irritation des deux époux, elle y avait
ajouté par ses conseils. C'est un _on dit_ que je répète sans y croire,
Hortense ayant bien assez d'esprit pour se conduire d'après ses propres
lumières. C'était une femme fort agréable par ses grâces, ses talens,
ses manières et son aimable caractère; elle n'était pas jolie; la
conformation de sa bouche, qui laissait paraître ses dents longues et
saillantes, gâtait sa figure, qui sans ce défaut eût été remarquable par
de jolis yeux bleus, une belle peau et des cheveux d'un blond charmant;
sa taille était moyenne et sa tournure fort agréable. Dans les premiers
momens de son élévation, et de celle de sa famille, elle eut à écouter
un jour un discours de Cambacérès. Peu faite encore à l'épithète
d'_auguste_ qu'on se croyait obligé d'ajouter au nom de sa mère, elle
partit d'un grand éclat de rire. La gravité du grand chancelier en fut
presque altérée; mais il fut bientôt remis; chacun sait avec quelle
sérieuse importance il remplissait les fonctions de sa place.

L'empereur, en parlant de son frère Joseph, disait qu'il avait l'esprit
de commérage d'une vieille femme.

Deux jours après cette promenade à la Malmaison, je reçus un message de
Joséphine qui désirait me voir à Saint-Cloud. La maison de campagne que
j'occupais en était peu éloignée. En arrivant, je la trouvai dans sa
chambre à coucher. Elle pleurait et paraissait profondément affectée.
Elle prit ma main, et me fit asseoir sur un siége placé près de celui
qu'elle occupait, en gardant ma main dans la sienne. Elle continuait de
pleurer; je voulus essayer quelques paroles consolantes, toujours
embarrassantes à prononcer quand on ignore le sujet qui fait couler les
larmes qu'on voudrait tarir.

«Vous voyez ce tableau[62], me dit-elle en élevant la main pour me le
désigner; eh bien! la femme qu'il représente était plus heureuse que
moi. Ah! souvent tous mes vœux se sont réunis pour envier son sort bien
préférable au mien. Je voudrais être à sa place, et cependant on croit
mon sort heureux! on l'envie! Ah! si on pouvait bien le connaître, on
le plaindrait loin de l'envier. L'impératrice n'est qu'une esclave
parée; l'expression de ma pensée ne m'appartient même pas, on veut me la
dicter, on voudrait anéantir tous mes souvenirs, et paralyser tous mes
sentimens.» Sans s'expliquer positivement, je vis qu'elle venait
d'éprouver une vive contrariété, relative, je crois, à quelques amies
qu'elle avait voulu servir sans avoir pu y réussir. Cette contrariété
qu'elle venait d'éprouver ajoutait à l'humeur qu'elle avait si souvent
contre l'étiquette dont on l'entourait.

«On exige, me dit-elle, que je reste assise lorsque des femmes qui
naguère m'étaient supérieures, entrent chez moi, c'est impossible, je ne
le puis pas. Quelle jouissance pourrais-je trouver à faire sentir aux
personnes qui m'entourent, la différence du rang qu'elles occupent à
celui auquel je suis parvenue? non, cela est impossible.

»Être aimée est le premier besoin de mon cœur...» Nous restâmes
long-temps seules.

Elle me parla des horribles calomnies imprimées dans les journaux
anglais au sujet de sa fille, et répétées par le public parisien. Dans
ce moment, disposée à l'attendrissement auquel elle venait de se livrer,
elle alla chercher dans une cassette quelques lettres; elle en prit une
qui lui avait été écrite en dernier lieu par l'empereur, du camp de
Boulogue à Aix-la-Chapelle.

Il se plaignait de n'avoir reçu aucune nouvelle de sa fille, il lui
disait que ses enfans lui étaient aussi chers que s'ils tenaient de lui
la vie, et paraissait blessé de ce silence.

Joséphine avait écrit à Hortense pour l'engager à être moins négligente
envers Napoléon; elle me montra sa réponse.

Hortense lui disait qu'il était impossible que l'empereur pût douter de
son attachement, qu'il faudrait qu'elle fût un monstre d'ingratitude
pour ne pas lui rendre en reconnaissance et en affection, tout ce qu'il
avait fait pour elle et son frère; mais qu'elle ne pouvait pas se
défendre d'un peu de timidité avec lui, que c'était cette timidité qui
gênait souvent l'expression de son affection, et qui était la cause de
son silence.

Ces calomnies affectaient vivement Joséphine, chaque fois qu'elles
étaient répétées.

Je la quittai sans lui parler de ma démission, et sans prendre congé
d'elle, comme j'en avais eu l'intention. Les bontés dont elle m'avait
comblée, l'attachement dont j'avais reçu tant de preuves, m'imposaient
le devoir de ne pas choisir le moment où je la voyais tristement
affectée, pour l'occuper de moi. Mais en partant de Saint-Cloud, je
pris la résolution formelle de n'y plus retourner, de prendre congé de
Joséphine en lui écrivant, et de quitter Paris sous très-peu de jours.



CHAPITRE XIV.

     Préparatifs de départ.--Devoirs pénibles.--Suppositions
     ridicules.--Calomnies.--Souvenir redouté.--Faiblesse de caractère
     de Joséphine.--Contes absurdes.--Pensée
     accablante.--Désespoir.--Imprudence.--Horreur du monde.--Confiance
     trompée.--Les domestiques de madame de V*** la suivent dans sa
     retraite.--Goût de madame de V*** pour l'agriculture.--Les
     laquais valets de ferme.--Souvenirs de Paris effacés.--Tranquillité
     parfaite.--Un seul chagrin.--Bonté et empressement de
     Joséphine.--Place accordée à M. de V***, sur la recommandation
     de l'impératrice.--Rancune de l'amour-propre offensé.--Le créancier
     par vengeance.--Mémoire de M. Lacroix-Frainville.--Beaucoup de mots
     et peu de choses.--Réponse de l'auteur à ce mémoire.--Danger de
     l'éloquence.--Mot du cardinal Duperron à ce sujet.--L'éloquence
     pernicieuse à la tribune et au barreau.--Translation à Montmartre
     des restes du général D...., père de l'auteur.--Nouvel abus de
     confiance.--Retour de l'auteur dans sa terre.--Infidélité et
     ingratitude de ses domestiques.--L'auteur renonce à l'agriculture.


JE m'occupai sans différer de toutes les mesures qui pouvaient hâter mon
départ; mais il en était une pour laquelle je manquais de force,
c'était la translation du corps de mon père. Décidée à vendre ma maison,
je ne voulais pas y laisser ce dépôt précieux; je voulais qu'il fût
transporté dans un cimetière, où je pourrais trouver un jour ma place
près de lui. Cette translation m'était si pénible, que je l'ajournai
jusqu'à l'époque encore incertaine où cette maison serait vendue.

La parfaite bonté de mon mari, qui ne me faisait pas un reproche, la
satisfaction intérieure qui suit toujours un grand sacrifice fait à la
raison, et mon caractère qui mêle toujours un peu d'exaltation à toutes
mes actions, soutenaient mon courage dans tous les préparatifs de ce
départ. En classant tous mes bijoux que je destinais à être vendus ainsi
que ma maison, pour payer tous mes engagemens, j'éprouvais plus de
plaisir que je n'en avais jamais trouvé à m'en parer, et leur vue ne fit
pas naître un seul regret.

Mais cette force, ce courage s'évanouirent bientôt, quand j'appris
toutes les suppositions auxquelles ma démission donnait lieu dans le
monde.

Je n'en avais pas fait un mystère, le bruit s'en répandit bientôt, et
dans ce moment on me fit payer bien cher toutes les bontés dont
Joséphine m'avait comblée.

Si j'avais été l'objet de quelque préférence, si ces préférences
avaient fait naître quelques sentimens de jalousie, avec quel plaisir on
s'en dédommageait alors! il semblait que, même en mon absence, on
redoutât le souvenir que je laissais dans le cœur de l'impératrice; on
cherchait aie détruire; on connaissait la faiblesse de son caractère,
qui ne lui permettait pas toujours de défendre ses amis absens.

Hélas! c'était sa bonté pour moi, qui avait donné naissance à tous les
contes absurdes qui se débitaient; si elle eût accepté ma démission le
jour où je la donnai, l'effet en eût été tout différent. Mais le temps
qui s'était écoulé depuis, les instances qu'elle avait faites pour
m'attirer souvent à Saint-Cloud, donnèrent carrière à mille propos plus
ridicules les uns que les autres. Si on avait pour but de m'affliger, on
y réussit bien complétement.

Je manquai tout-à-fait de courage pour supporter la pensée d'avoir
excité tant de malveillances. Jusque là je croyais n'avoir pas un
ennemi; il me fut affreux de m'en trouver un si grand nombre.

Mon désespoir pensa me coûter la vie....

Les soins de ma famille, de mes amis y m'arrachèrent à la mort que je
désirais, et dont je me trouvai bien près.

Aussitôt que, mes forces furent rétablies, je m'occupai de nouveau de
mon départ; mais j'étais si pressée de l'effectuer, que je négligeai les
mesures que la prudence me commandait. L'exaltation dont mes actions
sont si souvent empreintes, me faisait trouver trop de lenteur dans les
apprêts de ce déplacement, malgré tout l'empressement que j'apportais
pour les hâter. Ce monde, où j'avais paru entourée de quelque éclat,
m'était devenu en horreur; j'étais pressée de mettre entre lui et moi
une grande distance, et mon empressement ne me permit pas de prendre les
précautions nécessaires pour conserver la valeur de ce que je laissais à
Paris.

Je confiai le tout à un homme que je ne nommerai pas par respect pour le
corps respectable auquel il appartenait alors. J'avais en lui une grande
confiance; je lui laissai une procuration générale, non seulement pour
vendre les propriétés, mais je lui laissai mes chevaux, mes voitures,
tout mon mobilier qui était fort considérable, mes bijoux, tous les
objets enfin qui pouvaient avoir quelque valeur, n'emportant avec moi
que les choses les plus simples.

Si j'avais eu la force de rester à Paris, de faire moi-même la vente de
tout ce que j'y laissais, j'en aurais recueilli bien plus qu'il n'était
nécessaire pour l'acquittement de toutes mes dettes.

Je ne le voulus pas, et ma confiance avait été si mal placée, qu'on ne
trouva pas la moitié de la valeur de ce que j'avais laissé.

En partant, j'allai me fixer dans une propriété que j'avais à douze
lieues de Paris; les sacrifices que j'avais faits ne portaient que sur
les objets de luxe qui m'étaient personnels. Je n'avais pas eu le
courage de congédier des domestiques que je croyais m'être attachés.
Lorsque j'avais parlé de les renvoyer, ils m'avaient paru si malheureux,
qu'à l'exception d'un petit nombre je les emmenai avec moi.

Les terres du domaine où je m'étais retirée n'étaient pas affermées; je
pris la fantaisie de les faire cultiver. Le génie de l'imagination, qui
dans presque toutes les situations de ma vie fournissait toujours un
aliment à mon activité, me fit adopter avec plaisir et empressement
cette occupation. Je transformai donc tous ces grands laquais de Paris,
habitués à l'oisiveté des antichambres, en valets de ferme. On peut
juger, d'après cette métamorphose, du succès que devait présenter cette
exploitation: la lecture des œuvres de l'abbé Rozier et de la Maison
rustique remplissait mes soirées, et mes journées se passaient dans un
exercice dont ma santé se trouva parfaitement, et dont le mouvement eut
bientôt effacé les souvenirs de Paris.

Quelquefois j'étais disposée à croire que ces souvenirs appartenaient à
un autre vie que la mienne, tant le présent différait du passé.

Cette transition subite d'un luxe extrême à la plus grande simplicité,
d'une vie toujours agitée au milieu du monde, à une solitude complète,
ne fit pas naître en moi un seul regret. J'étais heureuse du calme dont
je jouissais; la belle propriété que j'avais laissée à Paris, ainsi
qu'un mobilier très-considérable, me laissaient sans inquiétude sur
l'entier acquittement de mes engagemens. Douter du zèle ou de la probité
de la personne qui avait reçu ce dépôt m'eût semblé un tort dont j'étais
bien loin d'être coupable, ma confiance était entière. J'avais encore
cet abandon que donne la jeunesse; tout ce que je venais d'éprouver ne
m'avait pas corrigée. Hélas! le temps et les nombreuses déceptions de ce
genre dont j'ai eu souvent à gémir, n'ont pas eu encore le pouvoir de le
faire. Ma volonté et toutes mes résolutions à cet égard n'ont jamais pu
me sauver du danger de la confiance.

Le peu de goût que mon mari avait pour la campagne était la seule chose
qui troublât le bonheur dont j'y jouissais. Il s'ennuyait de cette
solitude. Je fis pour lui un sacrifice énorme; je soulevai ce linceul
dont je m'étais entourée. J'aurais voulu qu'on me crût morte, qu'on
m'oubliât complétement; il m'en coûtait beaucoup de me rappeler à ce
monde que j'avais quitté. Je vins à Paris, j'écrivis à Joséphine, que
sans me croire les mêmes droits que par le passé à solliciter ses
bontés, j'osais lui rappeler la promesse qu'elle avait bien voulu me
faire d'une place pour mon mari dans les haras, ses connaissances comme
ancien officier de cavalerie le rendant parfaitement propre à la
remplir. Le lendemain même je vis arriver chez moi M. Deschamps, son
secrétaire des commandemens; il m'apportait une lettre de Joséphine:
elle me disait que j'avais tort de croire qu'elle m'eût oubliée. M.
Deschamps ajouta de sa part qu'à l'instant où elle avait reçu ma lettre,
elle avait donné l'ordre qu'on lui rendît de suite compte des places
dont on pouvait disposer dans les haras; que d'après la réponse qu'on
était venu lui faire, que tout était donné, elle me faisait demander si
une recette principale dans les droits-réunis pouvait convenir à mon
mari.

Ce genre de place ne donnait aucun rapport désagréable; elle consistait
à recevoir et garder en caisse les fonds que les receveurs particuliers
venaient y verser. Elle demandait peu de travail; j'acceptai pour lui,
et M. Deschamps m'assura que sa nomination serait très-prompte. En
effet, trois jours après M. Français de Nantes l'envoya à Joséphine,
tant la demande qu'elle lui avait faite était pressante. Mon voyage à
Paris avait plus d'un motif: indépendamment de la demande d'une place
pour mon mari, tous mes amis m'avaient écrit pour me prévenir des
démarches actives que faisait contre moi M.***. J'ai dit plus haut
comment j'avais blessé son amour-propre, en me justifiant au sujet de
mon portrait qu'il avait fait faire aux Français. Il avait cherché à
s'en venger en achetant une créance contre moi au moyen de laquelle il
m'intentait alors un procès. Son avocat, M. Lacroix-Frainville, venait
de publier un mémoire très-volumineux, dans lequel il avait masqué le
défaut de raison par des phrases éloquentes. Mes amis, effrayés de
l'effet de ces phrases, avaient désiré ma présence à Paris, craignant
que je ne perdisse ma cause si elle n'était pas défendue.

J'écrivis moi-même ma réponse à M. Lacroix-Frainville; dans un précis de
quatre pages, je réduisis tous les faits (qu'il avait noyés dans un
déluge de mots) à un simple exposé, tout-à-fait dépouillé du secours de
l'éloquence. J'ai toujours pensé que cet art dangereux n'est propre qu'à
égarer le jugement: en portant tout l'effort de l'esprit sur un côté
spécieux d'une question, on peut parvenir à faire disparaître sous le
charme oratoire tout ce qu'il importe de cacher. Pour se convaincre du
danger de l'éloquence, il ne faut que se rappeler le cardinal Duperron;
après avoir, dans un discours à Henri III, prouvé l'existence de Dieu,
il lui dit: _Si votre majesté le désire, je lui en prouverai tout aussi
évidemment la non-existence._

Si j'étais souverain, je défendrais l'éloquence dans mes états. À la
tribune nous avons pu en reconnaître les dangers. L'introduction des
spectateurs dans la chambre des représentans de la nation les a conduits
souvent bien plus loin qu'ils ne voulaient aller; le désir d'obtenir des
applaudissemens a fait commettre des erreurs et des crimes.

Au barreau, l'éloquence est encore plus dangereuse: une mauvaise cause
ne doit pas être défendue, et une bonne n'en a pas besoin. On doit
seulement donner un simple exposé des faits, dépouillé de toute cette
coquetterie d'esprit dont messieurs les avocats abusent souvent, en
détournant l'attention des juges du véritable état de la question. Je
gagnai mon procès, malgré toutes les peines que s'était données mon
adversaire pour que je le perdisse.

Le gain de mon procès, et la place accordée à à M. de V... ne me
dédommagèrent que bien faiblement des peines que j'éprouvai pendant mon
séjour à Paris. La première de toutes fut la translation du corps de mon
père dans le cimetière de Montmartre; j'y préparai ma place près de la
sienne. J'ignore dans quel lieu je finirai ma vie, mais la seule prière
que je ferai aux amis qui me survivront sera celle de me réunir à lui.
Désirant leur éviter toute espèce de peine à ce sujet, ils n'auront que
mon nom à inscrire sur la pierre déjà préparée.

La certitude que je dus acquérir pendant ce voyage, de l'infidélité de
la personne dépositaire de ma confiance, fut aussi un sujet de douleur
très-vive. J'avais espéré, j'avais dû croire qu'en restant pauvre je
serais au moins libérée envers tous mes créanciers; je pus me convaincre
que mes espérances étaient bien loin d'être réalisées; ma confiance
avait été si entière, j'avais pris si peu de précautions, que les
réclamations judiciaires eussent été peut-être difficiles. À la vérité,
une dénonciation au corps respectable dont cette personne faisait partie
m'eût vengée.

J'en eus la pensée; je montai en voiture avec l'intention de me rendre
au lieu où ses confrères se réunissaient, et près d'y arriver, je donnai
l'ordre au cocher de retourner chez moi.

La faiblesse de mon caractère, toujours extrême quand il s'agit de
sévir, même contre mes ennemis, me retint.

Je n'eus pas la force de perdre une personne alors entourée de
considération.

Quelques-unes de ces paroles trompeuses qui m'avaient abusée vinrent
encore me présenter des espérances qu'on ne voulait pas réaliser. Mon
désir de retourner à la campagne se réunit à ma faiblesse, et je quittai
Paris sans avoir fait aucune démarche contre cette personne, dont
j'avais tant à me plaindre.

En arrivant chez moi, je n'avais pas annoncé mon retour, non assurément
par aucune espèce de défiance, mais dans l'incertitude où j'étais, qui
m'empêchait d'en fixer le jour.

On ne m'attendait pas, et je pus me convaincre en arrivant, que la plus
grande partie de ces domestiques que je n'avais pas voulu renvoyer en
quittant Paris, par excès de bonté ou de faiblesse, me volaient de la
manière la plus impudente. On faisait disparaître des sacs de blé, et
jusqu'à des voitures de foin. Malheureusement c'était un peu tard que
j'acquérais cette connaissance. J'en fus tout-à-fait découragée. Parmi
ces domestiques qui me dépouillaient à l'envi l'un de l'autre, il y
avait un jardinier et sa famille dont un fils fou et imbécile faisait
partie. Cet homme ne pouvait se placer nulle part à cause de
l'infirmité de son fils, qui effrayait beaucoup de personnes; ce motif
me l'avait fait garder.

Il était un de ceux dont j'avais le plus à me plaindre. Je fus obligée
de reconnaître qu'une femme seule ne pouvait pas gouverner une telle
exploitation sans s'exposer à être trompée par tous ceux qu'elle
emploierait. Je me déterminai à vendre cette propriété, sur laquelle il
restait dû encore une partie du prix d'acquisition, et je louai une
petite maison dans l'Orléanais, sur les bords de la Loire.

Là, je regrettai quelquefois l'activité de la vie rurale dont je venais
de jouir pendant plusieurs années. Si j'étais maîtresse de choisir tel
genre de vie qui pourrait me plaire davantage, je voudrais vivre, avec
quelques amis, dans une terre que je ferais cultiver. Jamais le monde et
tous ses plaisirs ne m'ont offert la moitié des jouissances que j'ai
trouvées dans ce genre de vie. Il me fut pénible d'y renoncer.



CHAPITRE XV.

     Moment d'ennui.--L'ennui chassé par la régularité.--L'alarme du
     coup de cloche dans les couvens.--Faiblesses d'amour-propre.--Amour
     de la solitude.--Devoirs de la société rendant plus amer le
     changement de fortune.--Les commérages politiques et les soirées de
     province.--Expérience faite par madame de Y*** sur
     elle-même.--Abstinence volontaire pendant trois mois.--Bon succès
     de l'expérience.--Un mot sur l'ambition.--Le septuagénaire marié à
     une jeune femme.--Honteux calcul.--Une place et la tombe.--La ronde
     des fous.--L'auteur revient à Paris.--Insomnies.--Abus de
     l'opium.--Absences de raison.--Maison de santé pour les
     aliénés.--Folie périodique.--Effets opposés de la folie.--Mémoire
     trop fidèle.--Indifférence pour les malades.--La folie causée
     souvent par de légères causes.--Guérison.--La
     restauration.--Démission donnée par M. de V***.--Réflexions sur
     la chute de Napoléon.--Les généraux de l'empire et le cortége de
     Monsieur.--Cérémonie à Notre-Dame.--Départ pour l'exil et retour de
     l'exil.--Abandon et fidélité.--Épisode.


DANS les premiers momens de mon séjour dans ma petite maison, où nul
intérêt ne me fixait, j'étais tentée de croire que la journée se
composait de plus de vingt-quatre heures; mais en réglant mes
occupations d'une manière régulière, je sus en abréger la durée. La
lecture, la promenade, la musique, quelques ouvrages à l'aiguille
remplirent bientôt mes heures, qui s'écoulèrent alors toujours trop
rapidement. Cette régularité me fit concevoir ce que j'avais entendu
dire plusieurs fois sans le comprendre, que dans les couvens, le coup de
cloche auquel obéissent les religieuses est la seule chose qui rende
leur existence supportable. On s'étonnera peut-être que je ne sois pas
allée vivre près de ma mère, ou avec mon mari, et sans doute on aura
raison de me blâmer; cependant peut-être doit-on quelque indulgence à la
faiblesse humaine. Dans la ville habitée par ma mère, j'avais occupé le
premier rang; la terre que j'avais vendue était une des plus belles de
la province, il m'était pénible de retourner sur ce théâtre de ma
prospérité passée. Quant à la ville où résidait M. de V..., je n'avais
pas les mêmes motifs; mais il était incertain s'il l'habiterait
long-temps; il était question pour lui de changer sa place pour celle
d'un autre département. Mais indépendamment de ce motif, je préférais ma
solitude. Mes goûts sont si simples, mes besoins si peu dispendieux, que
je puis vivre avec la somme la plus faible, sans donner un regret à
aucun des objets de luxe dont ma jeunesse fut entourée. Seule, je n'ai
jamais connu l'ennui; dans toutes les situations, je sais me créer des
occupations; il n'en est pas de même si je suis obligée de vivre avec
des ennuyeux, alors je n'ai aucune patience pour les supporter. Seule,
je ne m'apercevais pas du changement de ma fortune, je n'en éprouvais
pas le besoin. Dans la province habitée par mon mari, je me serais
trouvée pauvre. Quand il eût fallu remplir les devoirs que la société
impose, je me serais souvenue que je n'avais plus de voiture; quand
j'aurais eu des dîners à accepter ou à donner, je me serais aperçue que
mon cuisinier me manquait; et à l'heure de ma toilette, le goût que
j'avais eu dans le choix de mes habillemens m'aurait rappelé que ceux
qui me restaient étaient plus que simples. Quelle compensation aurais-je
trouvée à ces souvenirs? J'aurais entendu quelques commères, dignes
émules de madame Glinet, parler politique. Quand j'ai lu deux journaux
d'opinions différentes, j'en sais bien assez pour fixer mes idées.
J'aurais pu écouter la chronique de la ville? eh! que m'importent les
actions des autres? j'ai assez de peine à bien diriger les miennes. Le
soir, il eût fallu m'occuper essentiellement du quinola au reversi, ou
de la misère au boston, et c'est alors que j'aurais senti celle qui ne
peut jamais m'atteindre quand je vis seule. Au temps de ma prospérité
j'avais fait sur moi-même une épreuve que je conseillerais à toute
personne sage.

J'avais voulu savoir de quelle somme j'avais réellement besoin pour
vivre, et pendant trois mois, avec une table bien servie chez moi, je
n'y avais pas touché, j'avais vécu avec du lait et du pain; dans un
cabinet attenant à ma chambre, j'avais dormi parfaitement sur quelques
bottes de paille. Le temps de cette épreuve passé, j'avais vu que ma
santé était restée parfaite, et j'avais eu un véritable bonheur à penser
que, dans quelques circonstances que je pusse me trouver, quelques
malheurs que l'avenir pût me réserver, je n'en serais jamais dépendante,
puisque je pouvais toujours trouver en moi-même les moyens de suffire
aux besoins de ma vie.

Quand on considère combien ces besoins sont bornés pour les personnes
sages qui ne s'en font pas de factices, on s'étonne de toutes ces
ambitions qui s'agitent en tous sens dans le monde pour augmenter leur
fortune.

Je pense que rien ne tendrait autant au perfectionnement de la morale
que l'épreuve dont je viens de parler. Si tous les hommes étaient bien
convaincus du peu dont ils ont besoin, ils seraient en général plus
probes et meilleurs.

Mais aussi il faudrait que la société, pénétrée de ce principe qu'on
doit juger l'homme par ses qualités personnelles, et non par l'habit qui
le couvre, accueillit aussi bien le mérite mal vêtu que la sottise
dorée.

Ces réflexions sur l'ambition me rappellent l'étonnement que j'éprouvai
un jour, lorsqu'un homme de soixante-dix ans, M. de B..., vint
m'annoncer son mariage avec une des plus belles femmes qui aient paré la
cour de Napoléon. Cette charmante personne avait peu de fortune; on
jugea que ce ne serait pas la payer trop cher que de l'acquérir à ce
prix, et on la sacrifia à ce vieillard.

Je demande si tous les diamans dont on para cette victime ont jamais pu
la dédommager d'un tel sacrifice.

Et ce mari de soixante-dix ans, quel pouvait être le motif qui le
portait à ce mariage extravagant? Ce n'est pas quand on n'a plus le
sentiment de l'amour qu'on peut en éprouver le besoin! non; ce n'étaient
pas les qualités aimables de cette charmante personne qui l'avaient
déterminé, c'était sa beauté remarquable: il avait espéré qu'elle
fixerait tous les regards, et que l'intérêt qu'elle inspirerait lui
obtiendrait une place.

Une place? Eh! malheureux vieillard, ne voyais-tu pas celle qui
t'attendait, vers laquelle tu t'avançais chaque jour?

Mais non, tous les hommes sont ainsi... Souvent je crois voir une troupe
d'aliénés s'agitant, dansant une ronde autour de la tombe qu'ils
n'aperçoivent pas, et dans laquelle il vont successivement tomber.

Après quelques années de séjour dans l'Orléanais, des amis qui avaient
une terre près de Blois vinrent m'enlever à ma solitude; ils me
ramenèrent à Paris. J'ai déploré souvent depuis cette bonté de leur
part, et la faiblesse que j'avais eue d'y céder.

Je ne sais si ce fut le changement d'air, ou le défaut d'exercice, ou
même le bruit de Paris dont j'avais perdu l'habitude, mais j'y perdis
entièrement le sommeil. Après avoir été fatiguée bien long-temps de ces
insomnies, je consultai un médecin, qui me conseilla de prendre le soir
une très-petite dose d'opium; à la longue, l'habitude rendit ce remède
sans effet, et j'en doublai graduellement la quantité, tellement que ce
remède si dangereux me porta à la tête, et produisit en moi plusieurs
absences de raison.

Loin de ma famille et de mon mari, ces absences n'étant pas
continuelles, n'excitèrent pas assez l'attention des personnes qui
m'entouraient pour qu'on y portât remède de suite. Ce ne fut qu'après un
temps assez long, et lorsque le mal fut porté au comble, qu'on pensa à
le guérir. L'homme d'affaires de ma mère confia ce soin à un médecin qui
avait une maison destinée au traitement des maladies d'aliénations. Ces
agitations violentes, causées par l'usage de l'opium, se calmèrent peu à
peu, quand je fus dans l'impossibilité d'en prendre; les intervalles de
raison furent plus longs, ils revinrent plus souvent. Après une année,
j'étais totalement guérie; mais je ne le dus qu'à la nature, et non à
aucun remède.

Un médecin que j'ai consulté depuis, sur les craintes que j'éprouvais
d'une rechute, m'a parfaitement rassurée en me disant que cette maladie
n'avait été chez moi que l'effet de l'opium dont j'avais fait un usage
abusif; qu'en évitant d'en prendre, je pouvais être parfaitement
tranquille.

Ce que j'ai souffert pendant cette année ne peut être bien décrit.

Mon séjour dans cette maison m'a fait connaître plusieurs de ces
maladies, très-différentes les unes des autres. Quelques-unes sont
périodiques, et n'attaquent ceux qui en sont affligés qu'un jour par
semaine; d'autres n'ont à en souffrir qu'un jour par mois. À la réserve
de ce temps, on pouvait les croire dans un état de parfaite raison.

Quelques-uns n'avaient aucun souvenir de leur maladie; d'autres avaient
le malheur, dans leurs momens de bon sens, de se rappeler tout ce qu'ils
avaient fait ou dit dans leurs accès de folie.

J'étais malheureusement de ce nombre, et cette cruelle faculté de la
mémoire doublait pour moi les angoisses de cette affreuse maladie.

Le spectacle continuel que j'avais sous les yeux n'était pas propre à
avancer ma guérison; quand je me voyais entourée de tous ces insensés,
et que je me rappelais qu'il était des instans où je l'étais autant
qu'eux, je m'abandonnais à un désespoir qui contribuait à ramener ces
accès.

Une chose qui m'indignait dans cette maison, c'était l'indifférence, et
je dirais presque l'espèce de mépris qu'on y montrait pour les
malheureux malades, qu'on y amenait. Et cependant à quoi tient cette
supériorité de raison dont ces gens croient pouvoir abuser pour opprimer
ceux qui en sont privés? je ne dirai pas à une affection morale; ils ne
sont pas doués d'une sensibilité assez vive pour que cette faculté
dérange jamais l'équilibre de leur humeur. Mais combien de causes
physiques, auxquelles nous ne pensons jamais, peuvent altérer cette
raison dont ils sont si fiers! Pendant que j'habitais cette maison, un
homme y fut amené, qui était devenu fou par une transpiration arrêtée.
Un rhume s'était fixé fortement sur son cerveau, et il fut guéri par un
grand nombre de vésicatoires appliqués sur le col.

Quand on a vu de près les asiles où l'on traite cette cruelle maladie,
quand on a observé quelles faibles causes peuvent la produire, on se
demande comment les hommes peuvent être si fiers des facultés de leur
esprit.

Lorsque je fus totalement guérie, je ne voulus plus vivre seule; mes
craintes d'être attaquée de nouveau par cette maladie n'étaient pas
totalement dissipées. Je voulais habiter avec des amis qui pussent me
protéger et veiller sur moi.

J'allai loger au faubourg Saint-Germain, dans un très-joli hôtel, sur le
boulevard des Invalides, avec M. et madame B..., que je regardais comme
mes enfans, par l'affection que j'avais pour eux. Pendant ma maladie,
une grande révolution s'était opérée, et l'époque de ma guérison fut
celle du retour de la famille royale. Mon mari, ennuyé dès long-temps de
sa place, que l'oisiveté et l'ennui de vivre à la campagne lui avaient
fait seuls désirer, donna sa démission et vint me rejoindre à Paris. Je
me réjouis pour mon pays d'un ordre de choses qui allait lui donner
quelque liberté, et rendre aux Français un peu de cette dignité qu'ils
avaient perdue sous la verge de fer de l'empereur. À la vérité, nous
achetions cette liberté par le malheur d'avoir été conquis par des
armées étrangères; mais loin d'en faire supporter la honte à la nation,
je la rejetais tout entière sur Napoléon.

C'étaient son orgueil et son insatiable ambition qui, en effrayant les
souverains, les avaient armés contre nous. C'était son despotisme qui,
en fatiguant les Français, leur avait ôté leur énergie et paralysé leur
défense. Tout ce qui possédait une âme susceptible de quelques sentimens
généreux éprouvait le besoin de briser les liens qui nous retenaient
dans la dégradation.

C'est l'opinion qui a renversé Bonaparte. Qu'on ne pense pas que la
volonté de l'Angleterre, aidée de toutes les baïonnettes de la Russie et
de l'Autriche, eût pu abattre ce colosse moral, si les Français
n'eussent pas eux-mêmes miné les fondemens du piédestal sur lequel ils
l'avaient élevé. En 1804, lorsque Bonaparte était à l'apogée de sa
puissance, je ne l'aimais pas pour l'avoir vu de près dans sa vie
privée. En 1814, je le haïssais pour les malheurs qu'il attirait sur la
France, et pour la honte qu'elle n'eut jamais subie sans lui, dont je
prenais ma part comme Française. Recevoir des lois des étrangers, après
en avoir imposé à toute l'Europe, ajoutait à mon ressentiment contre
lui. Mais ce ressentiment n'ôta rien à mon indignation lorsque je vis à
Notre-Dame tous les généraux que j'avais rencontrés dans les salons de
Napoléon se presser en foule sur les pas de Monsieur. Jamais je n'avais
reçu aucun bienfait de l'empereur, mon opinion pouvait être
indépendante. Mais tous ces enfans de la victoire, qu'il avait comblés
de faveurs et de richesses, pouvaient-ils l'abandonner si promptement?
Quelques lieues les séparaient seulement de lui, et ils formaient déjà
le cortége de celui qui le précipitait du trône. Ce n'était pas assez
des richesses dont Bonaparte les avait comblés, et dont ils eussent dû
(au moins pour les premiers momens) aller jouir dans la retraite; il
leur fallait encore des broderies et des honneurs, dussent-ils les payer
de tout celui qu'ils avaient acquis à la pointe de leur épée.

Cette conduite opposée à tant de gloire acquise, précédemment m'affligea
profondément; je cherchai à en faire retomber l'odieux sur Napoléon, et
je ne pus l'expliquer qu'en me disant qu'un maître dont on avait reçu
tant de faveurs, et qu'on abandonnait ainsi, devait être bien haïssable!
puisque le souvenir de ses bienfaits n'avait pas pu effacer ses torts.
Malgré cette explication, je quittai Notre-Dame avant la fin de la
cérémonie; la vue de tous ces ingrats m'était pénible.

On put faire alors un parallèle entre le maître qui partait et celui qui
arrivait. Celui qui partait était déjà abandonné; celui qui arrivait
ramenait de vieux serviteurs qui depuis vingt-cinq ans s'étaient dévoués
à la pauvreté et à l'exil pour suivre son sort. Je laisse la politique,
dont la discussion ne convient guère à mon sexe, pour raconter
l'histoire d'une femme que j'eus l'occasion de connaître dans la maison
que j'occupais, et dont la vie a offert plusieurs circonstances qui
paraissent si étrangères à la destinée ordinaire des femmes, qu'elle
pourrait passer pour un conte (mais non un conte moral). Je la
raconterai ici pour montrer qu'il est quelques maris assez imprudens
pour jeter eux-mêmes leurs femmes sur une mauvaise route.



CHAPITRE XVI.

     Aventures de la présidente D***.--La mariée de treize ans et la
     dote de 1,600,000 francs.--Miniature.--Négligence
     conjugale.--L'officier amoureux.--Lettre d'amour écrite à la femme
     et remise au mari.--Piége.--Rendez-vous perfide.--Effroi.--Le
     _basset à jambes torses_.--Le piége se referme.--La jeune femme
     perdue par son mari.--Éclat imprudent.--Cartel refusé.--La
     présidente D*** mise au couvent.--Amour accru par les
     persécutions.--L'espion.--Tentative de suicide.--Sortie du
     couvent.--Vigilance mise en défaut.--L'amant en livrée.--Stations
     dans les auberges.--La chaumière et l'amour.--Le couvent de
     Chaillot.--Imprudence.--Fureur du président D***.--Arrestation
     et réclusion de la présidente dans une maison de fous.--Constance
     d'un amant.--Les geôliers achetés.--Évasion et fuite en
     Angleterre.--Révocation des lettres de cachet.--Retour de la
     présidente à Paris.--Séduction, résistance et
     faiblesse.--Découverte douloureuse.--Duel sur un
     paquebot.--Vengeance implacable du président D***.--Madame
     D*** ruinée par son mari.--Le fils de M. D***.--Constitution
     féminine.--Mystifications d'un Suédois.


LA présidente D*** était fille de M. de N***, intendant de Lyon;
elle avait reçu de son père 1,600,000 francs de dot.

On l'avait mariée, à l'âge de treize ans, à M. D***; on pense bien
que la volonté des parens avait formé seule cette union.

Madame D*** était une des plus jolies miniatures qu'on pût voir. Ses
pieds étaient si petits qu'à peine ils pouvaient la porter; ses mains
étaient charmantes, et l'ensemble de sa personne présentait une femme
très-agréable et très-piquante.

Malgré sa grande jeunesse, elle venait d'avoir un fils qu'on nourrissait
chez elle, à l'époque dont je parle.

Elle ne sortait jamais sans sa belle-mère; ce mentor la suivait partout.
Son mari se dispensait de l'accompagner; on les voyait très-rarement
ensemble.

Elle avait rencontré souvent dans le monde M. de Q***, officier de
dragons, qui en était devenu très-amoureux.

Ne pouvant presque jamais trouver l'occasion de lui parler, la présence
continuelle de sa belle-mère l'en empêchant, il s'avisa un matin de lui
écrire, et de lui demander la permission d'être reçu chez elle.

Le domestique qui apportait cette lettre rencontra M. D***; lui
trouvant apparemment l'air d'un valet de chambre, il la lui donna en
demandant une réponse.

M. D*** lui dit d'attendre, qu'il allait la chercher; il revint peu
d'instans après.--«On m'a chargé de vous dire que votre maître peut
venir ce soir à huit heures.» Ces mots furent la réponse qu'il apporta.
Madame D*** n'avait pas reçu ce message; elle était montée chez la
nourrice de son fils, comme elle avait l'habitude de le faire tous les
soirs; elle y était depuis une heure lorsqu'on vint l'avertir que M. de
Q*** l'attendait dans son appartement. La visite d'un jeune officier
était un événement si extraordinaire à l'hôtel D***, que cette jeune
femme en fut tout-à-fait effrayée. Elle se hâta de descendre, avec
l'intention de renvoyer bien vite M. de Q***, auquel, avec
l'imprudence d'un enfant, elle ne dissimula pas la peur qu'elle avait
que cette visite fût connue de sa belle-mère ou de son mari. Il lui
répondit que jamais il n'aurait eu la hardiesse de se présenter chez
elle, si elle-même ne lui avait pas fait dire ce même jour, en réponse à
sa lettre, qu'il pouvait venir à huit heures. Madame D*** fut bien
autrement épouvantée quand elle connut cette circonstance, à laquelle
elle était totalement étrangère; elle redoubla ses instances pour faire
partir M. de Q***; mais celui-ci, qui voyait combien il était
difficile d'arriver jusqu'à elle, n'était pas disposé à renoncer sitôt à
sa présence; plus elle le pressait de se retirer, plus il désirait
profiter de ces courts instans pour lui peindre sa passion. Tout entière
à ses craintes, madame D*** s'était laissée tomber en entrant sur une
ottomane. M. de Q*** s'était assis près d'elle; en la voyant si
effrayée, il lui dit: «Mais apprenez-moi donc à connaître ce mari qui
vous inspire un tel effroi; je ne l'ai jamais rencontré dans le monde.
Faites-moi son portrait. À qui ressemble-t-il?--À qui il ressemble!
répondit cette imprudente jeune femme, à un basset à jambes torses.» À
ces mots, une main vigoureuse la saisit par une jambe, tandis que
l'autre retint de même M. de Q***, qui se trouva fixé sur l'ottomane.

Le président D*** (car c'était lui qui, ayant reçu le billet, avait
donné ce rendez-vous pour y être présent) ne cessa de crier au voleur
que lorsque ses cris eurent attiré assez de valets pour être certain que
M. de Q*** ne pouvait s'échapper. Alors il lâcha ses deux victimes,
et sortit de dessous sa cachette.

Je dis ses deux victimes, car cet homme, qui devait être le guide, le
protecteur de cette jeune femme, la perdit à jamais par cet éclat. C'est
lui seul qui la conduisit sur la mauvaise voie qu'elle parcourut depuis.

On peut se représenter la scène qui suivit. La jeune femme s'était
évanouie; sa belle-mère, ainsi que le vieux président, étaient accourus
aux cris de leurs fils. Ce respectable vieillard, dont le nom est resté
en vénération dans la magistrature, blâma vivement son fils; il désirait
jeter un voile sur cette scène, et en dérober la connaissance au public;
mais la fureur de son fils rendit ses efforts impuissans. M. de Q***,
indigné du piége qu'on lui avait tendu, voulait en avoir satisfaction;
la robe de M. D*** lui permettait de refuser un duel, il ne put
l'obtenir.

Le lendemain, malgré les sollicitations de son beau-père, madame D***
fut conduite dans un couvent, et M. de Q*** rejoignit son régiment,
espérant que son absence diminuerait les rigueurs dont on paraissait
vouloir user envers cette jeune femme.

Cette scène, l'éclat quelle avait fait dans le monde, les malheurs
qu'elle attira sur madame D*** convertirent en une véritable passion
ce qui n'eût été peut-être qu'un goût passager. En quittant Paris, M. de
Q*** y laissa un valet de chambre, avec ordre de le tenir au courant
de tout ce qui concernait la présidente.

Cette jeune personne, ennuyée de la vie de couvent à laquelle elle se
voyait condamnée par son mari, fatiguée d'une existence qu'elle ne
prévoyait pas devoir être jamais heureuse, résolut de se donner la
mort. Elle fit infuser des sous dans du vinaigre pour obtenir de
l'oxide, avec l'intention de s'empoisonner. La dose fut insuffisante;
elle fut très-malade, mais on parvint à la sauver. Cette tentative
d'empoisonnement donna lieu à de nouvelles sollicitations de son
beau-père; enfin, après mûre délibération, on convint qu'on la ferait
sortir du couvent, et qu'elle irait passer six mois dans la terre de la
vieille maréchale de M***, sa parente, qui était située près de
Valence.

«Bien fin qui pourra me tromper, disait la maréchale; soyez tranquille,
je vous réponds quelle sera aussi bien gardée dans ma terre que dans son
couvent.»

On partit; la maréchale était enfoncée dans sa voiture au milieu d'une
douzaine d'oreillers, et autant de petits chiens.

Madame D*** suivait dans une voiture.

À quelques postes de Paris, elle remarqua un courrier qui suivait la
même route, et paraissait chercher à observer sa voiture. Lorsqu'il fut
bien assuré qu'elle y était seule avec sa femme de chambre, il laissa
tomber le chapeau qui cachait en grande partie sa figure, et elle
reconnut M. de Q***. Il avait eu connaissance par son valet de
chambre du projet de ce voyage, et s'était empressé de revenir à Paris.
Il y obtint un congé, et désirait consacrer ce temps pour vivre dans le
voisinage du château que madame D*** allait habiter. Elle voulait
refuser, elle avait la volonté de rester fidèle à ce mari qui l'avait en
quelque sorte jetée lui-même dans les bras de son amant; mais qui ne
sait que les femmes ont en elles deux puissances qui ne sont pas
toujours d'accord, et que l'une de ces puissances paralyse quelquefois
les bonnes dispositions de l'autre?

Hélas! ce fut ce qui arriva. On voulait rester sage, et cette volonté ne
fut pas la plus forte.

La vieille maréchale voyageait très-lentement, et s'arrêtait souvent.
Chaque soir l'élégant courrier se trouvait logé dans les mêmes auberges.
Si elle le rencontra, elle n'eut garde de le reconnaître; ses yeux ne
pouvaient pas s'arrêter sur un homme portant une livrée; et la
surveillance si bien promise au mari fut ainsi mise en défaut dès les
premiers pas qu'on fit hors de Paris. Dès qu'on fut arrivé au château de
madame de M***, M. de Q*** se logea dans une chaumière aux
environs, et l'amour se chargea du soin d'y réunir souvent les deux
amans.

Vers la fin du séjour de la maréchale dans sa terre, on commença une
négociation pour obtenir de M. D***, que sa femme pût habiter un
appartement à l'extérieur d'un couvent à Chaillot, où elle serait
convenablement, et cependant un peu plus libre que dans l'intérieur. Il
y donna son consentement.

Malheureusement madame D***, fort jeune, fort imprudente, se crut
encore dans les bosquets du parc de la maréchale; elle crut qu'elle
pourrait dérober la vue de son amant; mais les murs de son couvent
furent plus transparens que l'ombrage des bois; bientôt le président sut
qu'elle recevait M. de Q***; alors sa fureur n'eut plus de bornes; il
demanda et obtint une lettre de cachet pour enfermer sa femme, et le
lieu qu'il choisit fut une maison de fous à Montrouge.

Un jour que madame D*** revenait de la promenade, elle trouva sa cour
remplie de cavaliers de la maréchaussée, elle fut enlevée par eux et
conduite dans cet hospice.

Tous les moyens employés par M. D*** n'étaient pas propres à le faire
aimer de sa femme, et à lui faire oublier son amant. Plus elle éprouvait
de persécutions, plus la passion de M. de Q*** s'en augmentait.

Véritable héros de roman, rempli de sensibilité, se reprochant la perte
de cette jeune personne, qui sans lui, sans son funeste amour, serait
restée au sein de sa famille, il croyait devoir lui consacrer toute son
existence; en l'entourant de tant de soins délicats, de tant
d'affection, il espérait la consoler de la considération qu'il lui avait
fait perdre.

On peut juger quel fut son désespoir, en apprenant l'enlèvement de
madame D***; il en eut beaucoup de peine à se procurer quelques
lumières sur son sort. Enfin il découvrit dans quel affreux asile on
l'avait enfermée. Bientôt il trouva les moyens de correspondre avec
elle, et de lui communiquer un plan d'évasion. Il s'était procuré des
passe-ports pour l'Angleterre; les gardiens furent achetés à un prix
énorme; les chiens qui auraient pu avertir de l'instant du départ,
furent empoisonnés. On sortit madame D***, qui était très-mince, par
un œil-de-bœuf qui se trouvait sur une porte, dont on enleva le verre,
et on la passa par-dessus les murs du jardin. De l'autre côté, elle
trouva une chaise de poste, et son amant qui la reçut dans ses bras;
mais ce fut à son valet de chambre qu'il confia le soin de la conduire
en Angleterre. Cette même nuit il eut soin de se montrer partout. Il
avait paru à l'Opéra, il retourna au bal, et cette précaution l'empêcha
d'être compromis dans cet enlèvement. On savait bien qu'il devait être
son ouvrage, mais toute la malveillance de M. D*** ne put jamais
parvenir à en trouver la preuve. Après avoir donné à ces précautions
tout le temps que la prudence exigeait, M. de Q*** s'empressa de
partir pour Londres. Pendant plusieurs années, excepté le temps de son
service qu'il passait à son régiment, il habitait toujours l'Angleterre.

Les soins de M. de La Luzerne, notre ambassadeur à Londres, qui
s'intéressait vivement à madame D***, et plus que tout cela, la
révocation des lettres de cachet due à l'assemblée constituante, la
ramenèrent à Paris.

M. de Q***, toujours fidèle, toujours tendre et empressé, semblait
lui avoir dévoué sa vie.

Il se croyait aimé aussi vivement qu'il aimait; sa confiance à cet égard
était entière.

Hélas! cet amour si vrai, si constant, était encore payé par une tendre
affection, par la volonté formelle de lui rester fidèle; mais un autre
avait su occuper quelques pensées de madame D***. M. de L***
l'avait vue, les agrémens de cette femme si jolie l'avaient séduit, et
il s'en était occupé assez pour qu'elle pressentît le danger de la
séduction dont on l'entourait, et qu'elle voulût y échapper en fuyant.
Elle supplia M. de Q*** de la reconduire en Angleterre, dont elle
préférait le séjour; il ne concevait rien à cette fantaisie. «Comment!
lui disait-il, à peine revenue dans cette belle France que vous
regrettiez si vivement lorsque vous étiez à Londres, pouvez-vous la
quitter déjà pour retourner dans un pays que vous n'aimiez pas lorsque
vous y étiez?» Elle insista, et il céda avec la condescendance qu'il
avait pour tous ses désirs.

En mettant le pied sur le packet-boat, elle se croyait sauvée des
séductions de M. de L*** et de sa propre faiblesse, lorsqu'elle
aperçut l'homme qu'elle fuyait, enveloppé dans un manteau sur le pont.

Il avait appris son départ, l'avait suivie et avait arrêté son passage
sur le même bâtiment.

Les yeux de M. de Q*** s'ouvrirent douloureusement; il se rappela
différentes circonstances qui, réunies, pouvaient lui paraître une
conviction; un duel sur le packet-boat fut la suite de cette rencontre.

Les deux antagonistes furent blessés, mais sans danger pour leur vie.
L'amour de M. de Q*** s'éteignit dans le sang de son adversaire.

Je finis là l'histoire de madame D***, qui pourrait fournir un volume
in-folio.

Son mari put s'accuser entièrement de ses désordres; cette jeune femme
fut perdue par lui seul. Une femme innocente, mais qui par de
malheureuses apparences ne jouit plus de l'estime publique, est bien
près de justifier cette opinion.

Le président ne borna pas sa vengeance aux différentes arrestations dont
elle eut à souffrir. Il avait reçu seize cent mille francs de sa dot;
il dénatura ses biens, il en plaça une partie en Angleterre, enfin il
dispersa si adroitement le tout, qu'on n'a jamais pu retrouver la trace
de l'emploi qu'il en fit. À sa mort on ne put rien en recouvrer.

Pendant sa vie il avait obtenu souvent de madame D***, des signatures
moyennant quelques faibles sommes qu'il lui donnait. Probablement c'est
à l'aide de ces signatures, auxquelles cette jeune femme si imprudente
n'apportait aucune attention, qu'il put dénaturer tout ce qu'elle
possédait.

Cette conduite de M. D*** est d'autant plus répréhensible qu'il avait
un fils qui se trouva à sa mort sans aucune fortune. Depuis, il hérita
d'une tante, qui lui laissa vingt mille livres de rente. Il fit alors à
sa mère une pension de cent louis.

Ce fils tenait d'elle une constitution assez délicate; sa taille, ses
pieds, ses mains, auraient pu lui permettre de se faire passer pour une
femme; son organe même ne démentait pas cet extérieur.

Un de ses grands plaisirs, pendant les bals de l'Opéra, était de
s'habiller en femme. Pendant tout un carnaval, il s'était fait suivre
par un Suédois qui en était devenu éperdument amoureux, et qui ne
manquait jamais un bal dans l'espérance de l'y trouver.

Cet étranger fut au désespoir de cette mystification, quand il put en
être convaincu.

M. D*** avait beaucoup de causticité dans l'esprit; c'était un petit
volume d'anecdotes bien relié.

Ce malheureux jeune homme est atteint depuis quelques années d'une
aliénation mentale; il est aujourd'hui dans une maison de santé du
faubourg Saint-Antoine.



CHAPITRE XVII.

     Dangers de l'indépendance.--Influence de la seconde
     éducation.--Exaltation.--Grave confidence.--Retour de Napoléon au
     20 mars.--Calamités prévues.--Chagrin.--Trahisons et
     défections.--Mesures impuissantes.--Moyen de salut imaginé par
     l'auteur.--Napoléon devant être isolé des soldats.--Idée fixe.--Les
     destinées de la France attachées à la vie de Napoléon.--La mort de
     Napoléon nécessaire au salut de la France.--Comparaison entre le
     duelliste et le meurtrier par dévouement.--Assassins sauveurs de
     leur patrie.--Scévola.--Hésitation et résolution.--Plan de
     l'auteur.--Les petits pistolets et la chaise de poste.--L'auteur
     faisant sacrifice de sa vie.--L'auteur au tir de Lepage.--L'auteur
     communiquant son projet au prince de Polignac.--Résignation du
     prince aux décrets de la Providence.--Influence d'un sourire de M.
     de Polignac.--Réveil d'un rêve de gloire.--Dévouement à deux
     maîtres.--L'auteur regrettant l'inexécution de son projet.--Le
     prince de Polignac et la machine infernale.--Accusation contre le
     prince réfutée par l'auteur.--Désintéressement de
     l'auteur.--Indifférence de l'auteur pour les jugemens du
     monde.--Opinion de l'auteur sur Napoléon.--M. de Chateaubriand et
     Carnot.--_La main de fer et le gant de velours_.--Esclavage de la
     presse périodique, sous l'empire.--Invariabilité des sentimens de
     l'auteur.--Conclusion.


EN faisant le récit des principaux événemens de ma vie, remarquable
seulement par les vicissitudes qui en ont marqué le cours, j'ai dû
croire qu'en développant les causes de ces vicissitudes, j'offrirais une
leçon utile aux jeunes femmes assez malheureuses pour jouir de leur
indépendance.

J'ai dit précédemment que la première éducation que nous recevons n'est
pas celle qui a le plus d'influence sur le reste de notre, vie; c'est la
seconde, c'est celle de notre adolescence qu'il importe de bien diriger.
L'indépendance qui accompagna une partie de ma jeunesse fut la faute des
circonstances, et non celle de mon excellente mère, dont je me trouvai
presque toujours séparée.

C'est dans ces premières années que mon caractère naturellement
très-vif, prit cette teinte d'exaltation qui a décidé depuis presque
toutes mes actions, bien plus que la prudence et la raison. Une
résolution enfantée par cette exaltation a pu avoir des résultats si
grands, si importans, que je dois en parler. Si je le fais, si je me
soumets au blâme dont les âmes froides qui ne me comprendront pas
pourront la flétrir, je crois remplir un devoir dont on trouvera plus
loin l'explication.

Je désire aussi apprendre quelle force cette exaltation peut prêter à un
faible bras. Le levier d'Archimède n'était pas plus puissant; mais cette
puissance empruntant toute sa force de l'opinion, peut la perdre aussi
facilement qu'elle l'acquiert.

Au 20 mars, lorsque j'appris le débarquement de Napoléon, je jugeai dans
un instant tous les malheurs dont son retour serait accompagné.
Non-seulement je prévoyais que notre belle France serait conquise de
nouveau; mais de tous les malheurs qu'on devait craindre, la
représentation du second acte de notre dégradation morale fut celui dont
je fus le plus péniblement affectée.

L'année précédente, j'avais été indignée en voyant tous les serviteurs
de Napoléon former le cortége de Monsieur; je pressentais, je devinais
toutes les honteuses défections dont nous allions être les témoins;
j'aurais voulu au prix de ma vie sauver ce déshonneur à mon pays.

C'était moins le sang qui allait couler que je désirais épargner que
notre gloire nationale que j'aurais voulu sauver. Dès les premiers
instans du débarquement de Napoléon je m'étonnai des mesures adoptées
pour arrêter sa marche.

Je ne suis qu'une faible femme, dont les facultés ne s'étendent guère au
delà d'une petite dose de sens commun; mais si j'eusse été à la place de
ceux qui ordonnèrent ces mesures, j'aurais agi absolument en sens
inverse.

Loin d'envoyer des troupes à sa rencontre, je me serais pressée
d'éloigner de sa route toutes celles qui pouvaient s'y trouver; tandis
qu'il s'avançait en venant du midi, j'aurais fait marcher vers le nord
tous les régimens qui pouvaient se trouver sur son passage. Je me serais
bien gardée de le rapprocher des soldats avec lesquels il avait
combattu; j'aurais voulu au contraire l'isoler de tous, et mettre une
grande distance entre eux et lui.

Qui ne sait que l'armée _ne juge pas_? Le soldat sait se battre et
mourir, mais ce n'est pas lui qui peut décider si l'homme en possession
de la puissance n'en abusera pas. Ce n'est pas à lui qu'il appartient
déjuger quelle est l'espèce de gouvernement qui convient le mieux à son
pays; cette grande question ne doit jamais lui être soumise.

Quand on les envoyait pour tourner leurs armes contre le général qui les
avait conduits si souvent à la victoire, on devait prévoir que c'était
un cortége qu'on lui formait, pour protéger et assurer son retour dans
la capitale.

Je n'ai jamais conçu qu'une idée si simple n'ait pas frappé tous les
esprits. Si chaque commandant de place qui se trouvait sur la route
parcourue par Napoléon eût éloigné les troupes dont il avait le
commandement, l'isolement dans lequel il se fût trouvé (réduit seulement
au petit nombre qu'il avait ramené de l'île d'Elbe) eût rendu bien
facile son arrestation. Pour l'opérer, il n'eût plus fallu qu'un petit
nombre d'hommes dévoués...

Quand je vis quels étaient les moyens employés, je jugeai que tout était
perdu.

C'est alors qu'une pensée forte, unique, vint me saisir et absorber
toutes mes facultés.

En voyant cette hydre menaçante s'élancer vers nous, j'osai me demander
si le bras qui l'arrêterait n'aurait pas bien mérité de sa patrie.
C'était la vie des Français, leurs trésors, leur honneur qui allaient
payer le retour de Napoléon. À la vie de cet homme qui n'avait presque
jamais épargné celle de personne étaient attachées les destinées de la
France... Toute personne raisonnable pouvait prévoir ces destinées. Il
était impossible, dans l'état de désunion où elle se trouvait, qu'elle
ne succombât pas sous les armes qu'on allait diriger contre elle; et
par combien de sang ce grand débat allait être scellé!

Quand de si graves intérêts étaient attachés à une seule vie, je ne
concevais pas qu'elle ne fût pas encore tranchée. Cet homme avait fait
périr des milliers de ses semblables, et il ne s'en trouvait pas un qui
sût mourir pour sauver son pays!...

Cette action me semblait grande et héroïque; j'enviais la gloire de
celui qui l'exécuterait.

La pensée que cette action pût être considérée comme un crime ne se
présenta pas un seul instant à moi. Le duelliste qui tue son adversaire
n'a jamais rien perdu dans l'opinion; pourquoi? parce qu'en prenant la
vie de son ennemi, il a exposé la sienne. La possibilité d'être tué
lui-même (quoique fort incertaine) ôte à cette action tout le blâme dont
on flétrit les assassins.

Et cependant c'est seulement sa propre cause qu'il venge! Avec bien plus
de raison, celui qui n'a nulles chances d'échapper à une mort certaine,
et qui s'y dévoue dans l'intérêt du bien public, me paraissait digne des
hommages de l'univers. Mon imagination plaçait son nom parmi ceux qui
sont cités honorablement comme, les sauveurs de leur patrie. Je me
disais que c'était avec admiration qu'on parlait de Scévola se brûlant
la main qui avait manqué Porsenna.

Bientôt mon imagination exaltée me présenta sans cesse la même idée;
j'en étais poursuivie dans mon sommeil; à mon réveil, je la retrouvais
avant la lumière du jour. Je crus qu'à moi était réservé l'honneur de
cet honorable dévouement; une seule pensée venait combattre ma
résolution!... je n'aimais pas Napoléon.

Je craignais que mon éloignement pour lui n'eût égaré mon jugement;
cette action, digne de l'admiration des siècles à venir, n'eût plus été
qu'un crime, si quelques ressentimens personnels s'y fussent mêlés.

J'examinai mon cœur; je n'y trouvai qu'un désir passionné de sauver la
France.

Bien loin d'être dirigée par aucune animosité contre Napoléon, j'aurais
voulu l'aimer. Je regrettais que cette victime à immoler au bien public
ne me fût pas chère à quelque titre; alors j'aurais pu ajouter le
sacrifice de mes propres affections à celui de ma vie, qui me paraissait
trop peu de chose.

Dès l'instant où cette grande résolution fut prise, je m'occupai d'en
assurer l'exécution; ma position la rendait très-difficile: j'étais
entourée de mes amis, de mon mari; je ne pouvais en aucune façon me
confier à eux: ils m'eussent gardée à vue pour me retenir.

Mon plan était simple, il consistait à me munir d'une bonne paire de
petits pistolets et d'une chaise de poste; je me croyais certaine de
pouvoir approcher de Napoléon.

Il n'entrait pas dans ma pensée de lui survivre; je croyais succomber
sous les coups des amis qui l'entouraient. Je dis plus, c'était cette
certitude que je croyais avoir qui me donnait le courage de tenter cette
action si hardie. Il fallait qu'elle fût lavée dans mon sang, pour
passer à la postérité comme un dévouement digne d'éloges. La première
exécution que je donnai à ce projet fut d'aller m'exercer au tir de
Lepage, qui se trouvait à côté de chez moi.

L'espace que Napoléon avait déjà parcouru, le peu de temps qui me
restait, si je voulais que sa mort empêchât le départ du roi, me
forçaient de précipiter le mien, et me mettaient dans la nécessité de me
confier à quelqu'un qui pût me seconder. Dans ce moment, je ne pouvais
faire l'achat d'une chaise de poste sans que mon mari en fût instruit.
Je cherchai, parmi les personnes que je connaissais, une qui fût assez
dévouée au roi pour garder mon secret. Je crus que le prince de Polignac
pourrait faire mettre de suite à ma disposition la voiture dont j'avais
besoin. Son dévouement au roi me persuadait qu'il approuverait le mien.

Malheureusement le prince ne savait pas qu'il y avait en moi autant de
courage pour exécuter que d'exaltation pour concevoir. Il pensa
peut-être que ce dévouement n'était qu'un acte de folie. Il me dit que
nous devions nous en remettre aux soins de la Providence, qui savait
mieux que nous ce qui pouvait nous sauver de la crise qui s'approchait.

Je ne sais si l'expression de sa figure ordinairement si gracieuse
m'abusa, mais je crus voir un léger sourire errer sur ses lèvres.

L'effet de ce sourire, si imperceptible, si fugitif, fut incroyable sur
moi; celui d'un bain de glace n'eût pas été plus prompt.

Cette auréole de gloire au milieu de laquelle mon imagination avait
placé mon nom disparut dans un instant.

En sortant de chez le prince, j'étais comme une personne qui verrait
tomber autour d'elle les murs d'un palais enchanté, et qui se trouverait
seule au milieu d'un désert.

Ce rêve de gloire était fini. L'apparence d'un sourire l'avait fait
évanouir.

Une heure avant, cette action me semblait mériter qu'on élevât des
autels pour en consacrer le souvenir, et dans ce moment je commençai à
me demander si j'avais bien le droit de disposer de la vie de mon
semblable. Dès l'instant où je pus m'adresser cette question, elle fut
résolue pour moi.

Si cette action n'excitait pas l'admiration, elle n'était plus qu'un
crime.

Mon parti fut pris à l'instant. Je revins chez moi, je m'y enfermai, et
j'attendis les événemens.

Ils se succédèrent avec rapidité, comme chacun sait. Tous les corps
constitués vinrent prodiguer à la famille royale les assurances de leur
zèle, de leur respectueux dévouement. Peu de jours après ils offrirent
la parodie complète de ces paroles.

Ah! combien j'eus à souffrir! Chaque fois que le bruit de ces coupables
défections parvenait jusqu'à moi, je pensais que la honte m'en était
due, pour m'être laissée arrêter dans l'exécution de ce noble projet par
une si faible cause.

Tout le sang qui fut répandu, nos musées dévastés, jusqu'aux longues
souffrances de Napoléon sur le rocher où il expira, m'ont semblé
quelquefois mon ouvrage, tant est grande sur moi la puissance de
l'imagination.

Le temps a jeté son voile sur ces souvenirs; si je les rappelle
quelquefois dans le secret de ma pensée, c'est pour méditer sur la
faiblesse des causes qui produisent ou paralysent souvent les plus
grands événemens.

Un mot, un regard d'encouragement eût soutenu cette force morale;
l'apparence d'un sourire la fit évanouir. Mes parens, mes amis, ne
surent jamais rien de cette circonstance importante.

Le prince de Polignac seul en a eu connaissance. En la publiant
aujourd'hui, je crois accomplir un devoir envers lui. Je m'occupe peu de
politique et ne lis pas toujours les journaux, que je reçois cependant
chaque jour. Dernièrement il en est tombé un sous mes yeux, dans lequel
j'ai vu qu'on osait lui attribuer la machine infernale.

Je laisse à tout esprit raisonnable à décider si l'homme qui a arrêté
mon bras quand il voulait frapper Bonaparte put avoir quelque chose de
commun avec la machine infernale.

Il devait mourir seul, sa mort n'exposait personne autre que moi, elle
sauvait la France; l'intérêt immense attaché à cette mort avait bien de
quoi la justifier; et cependant le prince ne l'a pas voulue. Son âme
pure a cru y voir un crime. Lorsqu'on parle d'un ministre, l'opinion
émise sur lui peut être suspectée; on croira sans doute que la mienne a
pu être influencée par cette considération, mais on serait dans une
grande erreur. Je vis loin de la société, et ne lui demande rien. Je
n'ai pas vu M. de Polignac depuis plusieurs années. Il n'est personne,
peut-être qui ait plus d'indépendance dans ses opinions, et qui soit
moins susceptible que moi de se laisser influencer par toutes les
petites considérations qui gouvernent le monde. Je crois en donner la
preuve dans ce moment, en publiant un fait qui était inconnu, et qui
sera blâmé par la grande majorité.

Tous ces êtres froids, égoïstes, qui, sous tous les gouvernemens, se
sont traînés au pied du pouvoir, depuis Robespierre jusqu'à Charles X,
n'ont rien en eux de ce qu'il faut pour me comprendre et me juger.

J'entends d'avance l'arrêt dont ils flétriront un projet dont
l'inexécution ne tint pas à ma volonté.

Le peu d'intérêt que je prends à tous ces jugemens d'un monde auquel je
n'appartiens plus, m'empêchera sans doute de les connaître; mais dans
tous les cas, ils ne troubleront pas un seul instant mon repos.

On a dit, et on répète encore, que le règne de Napoléon fut environné de
gloire; si c'est de la gloire militaire qu'on veut parler, on a tort de
la faire rejaillir sur lui. En France, elle sera toujours indépendante
des souverains; ce n'est pas à eux qu'on doit en rapporter l'honneur,
il appartient tout entier au caractère français. Qu'on se rappelle
plutôt les premières victoires de la révolution; nous n'avions ni
généraux expérimentés, ni magasins, ni armes; nous marchions contre
toute l'Europe, avec le seul secours de nos bras et de notre courage; on
sait ce qu'il a produit.

Bien loin d'attribuer au règne de Napoléon aucune gloire pour la nation,
je dis qu'il l'a avilie, qu'il l'a dégradée, qu'il a perdu notre
caractère national; son despotisme a fait courber devant lui tous les
fronts dans la poussière.

Les hommes les plus distingués par leur esprit, leurs lumières,
rampaient à ses pieds, beaucoup plus par l'effet de la peur que par
celui de l'admiration. Une seule voix généreuse s'est élevée pour
défendre la cause de l'humanité et faire sentir au despote qu'en
avilissant la nation qui lui était soumise, il ne pouvait plus trouver
de gloire à la commander. La noble conduite de M. de Chateaubriand à
cette époque a fixé son rang parmi les plus grands hommes, bien plus
encore que son admirable génie.

Ce n'est jamais qu'avec un sentiment pénible que je reporte ma pensée
sur ce règne tant vanté par quelques personnes. À l'exception de M. de
Chateaubriand, qui eut le noble courage d'opposer sa volonté à la
sienne, je n'y trouve que des esclaves courbés sous le joug. Loin de
nous glorifier de ce règne, oublions-le s'il est possible, et déchirons
la page de l'histoire qui, en le consacrant, éternise des souvenirs peu
honorables pour la nation.

On a dit qu'il faut gouverner les Français avec une main de fer et un
gant de velours[63]; nous avons senti la main de fer, Napoléon l'a
appesantie sur nous de tout son poids, mais il ne nous a jamais montré
le gant. En lisant quelquefois des journaux, je m'étonne de trouver à
côté des critiques sur notre gouvernement des éloges de ce règne qu'ils
nomment glorieux. Quel est celui d'entre eux qui eût osé se permettre la
plus légère observation sur aucun acte de cette puissance infaillible?
Le voile même de l'allégorie n'était pas assez épais pour couvrir
quelques légers signes de désapprobation; celui qui eût osé s'en servir
en eût été bientôt puni par l'exil ou la prison.

On pourra penser peut-être que la chute de Bonaparte, que tous les
changemens survenus depuis ont pu en apporter dans mon opinion, et
influencer celle que je viens d'exprimer; mais c'est quand il était à
l'apogée de sa puissance que mon jugement sur lui s'est formé.

J'ai eu presque toute ma vie l'habitude de me rendre compte le soir de
mes actions, de mes impressions de la journée, sans autre but que celui
de fixer des observations, des idées souvent passagères, dont il ne
restait nulles traces, si elles n'étaient pas écrites de suite.

Durant le voyage que j'ai fait avec Joséphine, j'ai continué ce journal
chaque soir.

C'est une copie de ce journal qui a été publiée par M. Constant. On peut
y reconnaître que l'opinion énoncée quand Napoléon n'est plus qu'un nom
historique ne diffère en rien de celle qui fut émise quand il gouvernait
le monde[64]. Cela est si vrai que j'avouerai que, lorsque j'ai revu
dernièrement ce journal, que je n'avais pas relu depuis qu'il avait été
écrit, je me suis presque étonnée de la sévérité de mes jugemens. Alors
j'avais lu le récit des souffrances de Bonaparte à Sainte-Hélène. La
pitié (même à mon insu) avait affaibli cette sévérité. Pour ne pas
trouver trop amères les expressions qu'elle m'avait dictées, j'ai eu
besoin de me rappeler que nous lui devions la dégradation des Français
flétris par son joug despotique, et la tache imprimée à notre gloire
militaire par la folie et l'imprévoyance de son orgueil.

FIN DES SOUVENIRS DE MADAME LA BARONNE DE V....



SUITE DES MÉMOIRES

DE CONSTANT.



CHAPITRE XVIII.

     Suite de succès.--Le général Beaumont.--Le colonel (aujourd'hui
     général) Gérard.--Cent quarante drapeaux pris sur l'ennemi.--Le
     général Savary, le maréchal Mortier, le prince Murat.--Départ de
     Berlin.--Le grand-maréchal Duroc se casse une clavicule.--Séjour de
     l'empereur à Varsovie.--Empressement de la noblesse
     polonaise.--L'empereur voit pour la première fois madame
     V....--Portrait de cette dame.--Agitation de
     l'empereur.--Singulière mission confiée à un grand
     personnage.--Premières avances de l'empereur rejetées.--Confusion
     de l'ambassadeur.--Préoccupation de Sa
     Majesté.--Correspondance.--Consentement.--Premier
     rendez-vous.--Pleurs et sanglots.--L'entrevue sans
     résultat.--Second rendez-vous.--Madame V... au quartier-général de
     Finkenstein.--Tendresse de madame V... pour l'empereur.--Repas en
     tête à tête.--Constant chargé seul du
     service.--Conversation.--Occupations de madame V... hors de la
     présence de l'empereur.--Douceur et égalité d'humeur de madame
     V....--Madame V... à Schœnbrunn avec l'empereur.--Emploi mystérieux
     dont Constant est chargé.--La pluie et les ornières.--Inquiétude et
     recommandations de l'empereur.--La voiture versée.--Chute peu
     dangereuse.--Constant soutenant madame V....--Grossesse.--Soins
     prodigués par l'empereur à madame V....--Le petit hôtel de la
     Chaussée-d'Antin.--Solitude volontaire de madame V....--Naissance
     d'un fils.--Joie de Napoléon.--Le nouveau-né fait comte.--Madame
     V... conduit son fils à l'empereur.--Le jeune comte sauvé par le
     docteur Corvisart.--Les cheveux, la bague et le _motto_.--La
     Lavallière de l'empire et les favorites du vainqueur d'Austerlitz.


J'AI laissé l'empereur à Berlin, où chaque jour et chaque heure de la
journée lui apportait la nouvelle de quelque victoire remportée, de
quelque succès obtenu par ses généraux. Le général Beaumont lui présenta
quatre-vingts drapeaux pris sur l'ennemi par sa division. Le colonel
Gérard lui en présenta aussi soixante, enlevés à Blücher, au combat de
Wismar. Magdebourg avait capitulé, et une garnison de seize mille hommes
avait défilé devant le général Savary. Le maréchal Mortier occupait le
Hanovre au nom de la France. Le prince Murat entrait dans Varsovie après
en avoir chassé les Russes. C'était contre ceux-ci que la guerre allait
recommencer, ou plutôt continuer; car les armées de la Prusse pouvaient
bien être regardées comme anéanties. L'empereur quitta Berlin pour
aller lui-même conduire ses opérations contre les Russes.

Nous voyagions dans de petites calèches du pays. Comme dans tous nos
voyages, la voiture du grand-maréchal précédait celle de l'empereur. La
saison et le passage de l'artillerie avaient rendu les chemins affreux,
et cependant nous allions très-vite. Entre Kutow et Varsovie, la voiture
du grand-maréchal versa, et il eut une clavicule cassée. L'empereur
arriva peu de temps après ce malheureux accident. Il fit transporter
sous ses yeux le maréchal dans la maison de poste la plus voisine. Nous
avions toujours avec nous une petite pharmacie de voyage, de sorte que
les premiers secours furent promptement donnés au blessé. Sa Majesté le
remit entre les mains de son chirurgien, et ne le quitta qu'après avoir
vu poser le premier appareil.

À Varsovie, où Sa Majesté passa tout le mois de janvier 1807, elle
habitait le grand palais. La noblesse polonaise, empressée à lui faire
la cour, lui donnait des fêtes magnifiques, des bals très-brillans,
auxquels assistait tout ce que Varsovie renfermait à cette époque de
riche et de distingué. Dans une de ces réunions, l'empereur remarqua une
jeune Polonaise, madame V..., âgée de vingt-deux ans, et nouvellement
mariée à un vieux noble, d'humeur sévère, de mœurs extrêmement rigides,
plus amoureux de ses titres que de sa femme, qu'il aimait pourtant
beaucoup, mais dont, en revanche, il était plus respecté qu'aimé.
L'empereur vit cette dame avec plaisir, et se sentit entraîné vers elle
au premier coup d'œil. Elle était blonde, elle avait les yeux bleus et
la peau d'une blancheur éblouissante; elle n'était pas grande, mais
parfaitement bien faite et d'une tournure charmante. L'empereur s'étant
approché d'elle, entama aussitôt une conversation qu'elle soutint avec
beaucoup de grâce et d'esprit, laissant voir qu'elle avait reçu une
brillante éducation. Une teinte légère de mélancolie répandue sur toute
sa personne la rendait plus séduisante encore. Sa Majesté crut voir en
elle une femme sacrifiée, malheureuse en ménage, et l'intérêt que cette
idée lui inspira le rendit plus amoureux, plus passionné que jamais il
ne l'avait été pour aucune femme. Elle dut s'en apercevoir.

Le lendemain du bal, l'empereur me parut dans une agitation
inaccoutumée. Il se levait, marchait, s'asseyait et se relevait de
nouveau; je croyais ne pouvoir jamais venir à bout de sa toilette ce
jour-là. Aussitôt après son déjeuner, il donna mission à un grand
personnage que je ne nommerai pas, d'aller de sa part faire une visite à
madame V..., et lui présenter ses hommages et ses vœux. Elle refusa
fièrement des propositions trop brusques peut-être, ou que peut-être
aussi la coquetterie naturelle à toutes les femmes lui recommandait de
repousser. Le héros lui avait plu; l'idée d'un amant tout resplendissant
de puissance et de gloire fermentait sans doute avec violence dans sa
tête, mais jamais elle n'avait eu l'idée de se livrer ainsi sans combat.
Le grand personnage revint tout confus et bien étonné de ne pas avoir
réussi dans sa négociation. Le jour d'après, au lever de l'empereur, je
le trouvai encore préoccupé. Il ne me dit pas un mot, quoiqu'il eût
assez l'habitude de me parler. Il avait écrit plusieurs fois la veille à
madame V..., qui ne lui avait pas répondu. Son amour-propre était
vivement piqué d'une résistance à laquelle on ne l'avait pas habitué.
Enfin il écrivit tant de lettres et si tendres, si touchantes, que
madame V... céda. Elle consentit à venir voir l'empereur le soir entre
dix et onze heures. Le grand personnage dont j'ai parlé reçut l'ordre
d'aller la prendre en voiture dans un endroit désigné. L'empereur, en
l'attendant, se promenait à grands pas, et témoignait autant d'émotion
que d'impatience; à chaque instant il me demandait l'heure. Madame V...
arriva enfin, mais dans quel état! pâle, muette et les yeux baignés de
larmes. Aussitôt qu'elle parut, je l'introduisis dans la chambre de
l'empereur; elle pouvait à peine se soutenir et s'appuyait en tremblant
sur mon bras. Quand je l'eus fait entrer, je me retirai avec le
personnage qui l'avait amenée. Pendant son tête-à-tête avec l'empereur,
madame V... pleurait et sanglotait tellement, que, malgré la distance,
je l'entendais gémir de manière à me fendre le cœur. Il est probable que
dans ce premier entretien, l'empereur ne put rien obtenir d'elle. Vers
deux heures du matin, Sa Majesté m'appela. J'accourus et je vis sortir
madame V..., le mouchoir sur les yeux et pleurant encore à chaudes
larmes. Elle fut reconduite chez elle par le même personnage. Je crus
bien qu'elle ne reviendrait pas.

Deux ou trois jours après néanmoins, à peu près à la même heure que la
première fois, madame V... revint au palais; elle paraissait plus
tranquille. La plus vive émotion se peignait encore sur son charmant
visage; mais ses yeux au moins étaient secs et ses joues moins pâles.
Elle se retira le matin d'assez bonne heure, et continua ses visites
jusqu'au moment du départ de l'empereur.

Deux mois après, l'empereur, de son quartier-général de Finkenstein,
écrivit à madame V..., qui s'empressa d'accourir auprès de lui. Sa
Majesté lui fit préparer un appartement qui communiquait avec le sien.
Madame V... s'y établit et ne quitta plus le palais de Finkenstein,
laissant à Varsovie son vieil époux qui, blessé dans son honneur et dans
ses affections, ne voulut jamais revoir la femme qui l'avait abandonné.
Madame V... demeura trois semaines avec l'empereur, jusqu'à son départ,
et retourna ensuite dans sa famille. Pendant tout ce temps, elle ne
cessa de témoigner à Sa Majesté la tendresse la plus vive, comme aussi
la plus désintéressée. L'empereur, de son côté, paraissait parfaitement
comprendre tout ce qu'avait d'intéressant cette femme angélique, dont le
caractère plein de douceur et d'abnégation m'a laissé un souvenir qui ne
s'effacera jamais. Ils prenaient tous leurs repas ensemble; je les
servais seul; ainsi j'étais à même de jouir de leur conversation
toujours aimable, vive, empressée de la part de l'empereur, toujours
tendre, passionnée, mélancolique de la part de madame V... Lorsque Sa
Majesté n'était point auprès d'elle, madame V... passait tout son temps
à lire, ou bien à regarder, à travers les jalousies de la chambre de
l'empereur, les parades et les évolutions qu'il faisait exécuter dans la
cour d'honneur du château, et que souvent il commandait en personne.
Voilà quelle était sa vie, comme son humeur, toujours égale, toujours
uniforme. Son caractère charmait l'empereur, et la lui faisait chérir
tous les jours davantage.

Après la bataille de Wagram, en 1809, l'empereur alla demeurer au palais
de Schœnbrunn. Il fit venir aussitôt madame V..., pour laquelle on avait
loué et meublé une maison charmante dans l'un des faubourgs de Vienne, à
peu de distance de Schœnbrunn. J'allais mystérieusement la chercher tous
les soirs dans une voiture fermée, sans armoiries, avec un seul
domestique sans livrée. Je l'amenais ainsi au palais par une porte
dérobée, et je l'introduisais chez l'empereur. Le chemin, quoique fort
court, n'était pas sans danger, surtout dans les temps de pluie, à cause
des ornières et des trous qu'on rencontrait à chaque pas. Aussi
l'empereur me disait-il presque tous les jours: «Prenez bien garde ce
soir, Constant, il a plu aujourd'hui, le chemin doit être mauvais.
Êtes-vous sûr de votre cocher? La voiture est-elle en bon état?» et
autres questions de même genre, qui toutes témoignaient l'attachement
sincère et vrai qu'il portait à madame V... L'empereur n'avait pas tort,
au reste, de m'engager à prendre garde, car un soir que nous étions
partis de chez madame V... un peu plus tard que de coutume, le cocher
nous versa. En voulant éviter une ornière, il avait jeté la voiture dans
le débord du chemin. J'étais à droite de madame V...; la voiture tomba
sur le côté droit, de sorte que seul j'eus à souffrir de la chute, et
que madame V..., en tombant sur moi, ne se fit aucun mal. Je fus content
de l'avoir garantie. Je le lui dis, et elle m'en témoigna sa
reconnaissance avec une grâce qui n'appartenait qu'à elle. Le mal que
j'avais ressenti fut bientôt dissipé. Je me mis à en rire le premier, et
madame V... ensuite, qui raconta notre accident à Sa Majesté aussitôt
que nous fûmes arrivés.

C'est à Schœnbrunn que madame V... devint grosse. Je n'essaierai pas de
raconter tous les soins, tous les égards dont l'empereur l'entoura. Il
la fit venir à Paris, accompagnée de son frère, officier fort distingué,
et d'une femme de chambre. Il chargea le grand-maréchal de lui acheter
un joli hôtel dans la Chaussée-d'Antin. Madame V... se trouvait
heureuse; elle me le disait souvent: «Toutes mes pensées, toutes mes
inspirations viennent de lui et retournent à lui: il est tout mon bien,
mon avenir, ma vie!» Aussi ne sortait-elle de sa maison que pour venir
aux Tuileries dans les petits appartemens. Quand ce bonheur ne lui était
point permis, elle n'allait point chercher de distractions au spectacle,
à la promenade ou dans le monde. Elle restait chez elle, ne voyant que
fort peu de personnes, écrivant tous les jours à l'empereur. Elle
accoucha d'un fils qui ressemblait d'une manière frappante à Sa Majesté.
Ce fut une grande joie pour l'empereur. Il accourut auprès d'elle
aussitôt qu'il lui fut possible de s'échapper du château; il prit
l'enfant dans ses bras, et l'embrassa comme il venait d'embrasser la
mère, il lui dit: «Je te fais comte.» Nous verrons plus tard ce fils
recevoir à Fontainebleau de l'empereur une dernière marque
d'attachement.

Madame V... éleva son fils chez elle, et ne le quitta jamais; elle le
conduisait souvent au château, où je les faisais entrer par l'escalier
noir. Quand l'une ou l'autre était malade, l'empereur leur envoyait M.
Corvisart; cet habile médecin eut une fois le bonheur de sauver le jeune
comte, d'une maladie dangereuse.

Madame V... avait fait faire pour l'empereur une bague en or autour de
laquelle elle avait roulé de ses beaux cheveux blonds. L'intérieur de
l'anneau portait ces mots gravés: _Quand tu cesseras de m'aimer,
n'oublie pas que je t'aime._ L'empereur ne lui donnait pas d'autre nom
que Marie.

Je me suis peut-être arrêté trop long-temps à cette liaison de
l'empereur, mais Madame V..., différait complétement des autres femmes
dont Sa Majesté a obtenu les bonnes grâces, et elle était digne d'être
surnommée la Lavallière de l'empereur, qui toutefois ne se montra point
ingrat envers elle comme Louis XIV envers la seule femme dont il a été
aimé. Ceux qui ont eu, comme moi, le bonheur de la connaître et de la
voir de près ont dû conserver d'elle un souvenir qui leur fera
comprendre pourquoi il y a une si grande distance, à mes yeux, de Madame
V..., tendre et modeste femme, élevant dans la retraite le fils qu'elle
a donné à l'empereur, aux _favorites_ du vainqueur d'Austerlitz.



CHAPITRE XIX.

     Campagne de Pologne.--Bataille d'Eylau.--_Te Deum_ et _De
     profundis_.--Retard involontaire du prince de Ponte-Corvo.--Les
     généraux d'Hautpoult, Corbineau et Boursier blessés à
     mort.--Courage et mort du général d'Hautpoult.--Le _bon coup_ du
     général Ordener.--Pressentimens du général Corbineau.--Argent de la
     cassette de l'empereur, avancé par Constant au général Corbineau,
     quelques instans avant sa mort.--Enthousiasme des
     Polonais.--Mauvaise humeur des Français.--Anecdotes.--Le fond de la
     langue polonaise.--Misère et gaîté.--Hilarité des soldats excitée
     par une réponse de l'empereur.--L'ambassadeur persan.--Envoi du
     général Gardanne en Perse.--Trésor non retrouvé.--Séjour de
     l'empereur à Finkenstein.--L'empereur trichant au
     vingt-et-un.--L'empereur partageant son gain avec
     Constant.--Passe-temps des grands officiers de l'empereur.--Pari
     gagné par le duc de Vicence.--Mystification de M. B. d'A***.--Le
     prince Jérôme amoureux d'une actrice de Breslau.--Mariage de
     l'actrice avec le valet de chambre du prince.--Complaisance et
     jalousie.--Les frères de l'empereur faisant
     antichambre.--L'empereur aimant et grondant ses frères.--Le
     maréchal Lefebvre nommé duc de Dantzig par l'empereur.--Anecdote du
     chocolat de Dantzig.--Bataille de Friedland; rapprochement de
     dates.--Gaîté de l'empereur pendant la bataille.--Paix avec la
     Russie.--Entrevue de l'empereur et du czar à Tilsitt.--Le roi et la
     reine de Prusse.--Galanterie et rigueur de Napoléon.--Rudesse du
     grand-duc Constantin.--Banquet militaire.--Concert exécuté par des
     musiciens haskirs.--Visite de Constant aux Baskirs.--Repas à la
     cosaque.--Tir à l'arc.--Succès de Constant.--Souvenir
     _frappant_.--Soldat moscovite décoré par l'empereur
     Napoléon.--Retour par Bautzen et Dresde, et rentrée en France.


LES Russes étaient animés dans cette campagne par le souvenir de la
défaite d'Austerlitz, et par la crainte de voir la Pologne leur
échapper: aussi l'hiver ne les arrêta point, et ils résolurent de venir
attaquer l'empereur. Celui-ci n'était pas homme à se laisser prévenir;
il leva ses quartiers d'hiver et quitta Varsovie à la fin de janvier. Le
8 février, les deux armées se rencontrèrent à Eylau, et là se livra,
comme on sait, cette sanglante bataille dans laquelle des deux côtés on
montra un courage égal; il resta près de quinze mille morts sur le champ
de bataille, autant de Français que de Russes. L'avantage, ou plutôt la
perte fut la même dans les deux armées, et un _Te Deum_ fut chanté à
Pétersbourg comme à Paris, au lieu d'un _De profundis_ qui aurait bien
mieux convenu. Sa Majesté se plaignit vivement en rentrant à son
quartier de l'inexécution d'un ordre qu'elle avait fait porter au
maréchal Bernadotte, dont le corps ne donna point dans cette journée; il
paraît certain en effet que la victoire, restée indécise entre
l'empereur et le général Beningsen, se serait fixée du côté du premier
si un corps d'armée tout frais était survenu pendant la bataille, comme
Sa Majesté l'avait calculé. Par malheur l'aide-de-camp porteur des
ordres de l'empereur au prince de Ponte-Corvo était tombé dans les mains
d'un parti de Cosaques. Lorsque le lendemain du combat, l'empereur
apprit cette circonstance, son ressentiment se calma, mais non pas son
chagrin. Nos troupes bivouaquèrent sur le champ de bataille, que Sa
Majesté visita trois fois, faisant distribuer des secours aux blessés et
ensevelir les morts.

Les généraux d'Haultpoult, Corbineau et Boursier furent blessés à mort à
Eylau; il me semble encore entendre le brave d'Hautpoult dire à sa
Majesté au moment de partir au galop pour charger l'ennemi: «Sire, vous
allez voir mes gros talons; çà entre dans les carrés ennemis comme dans
du beurre!» Une heure après il n'était plus. Un de ses régimens s'étant
engagé dans un intervalle de l'armée russe, fut mitraillé et haché
parles Cosaques; il ne s'en sauva que dix-huit hommes. Le général
d'Hautpoult, forcé trois fois de reculer avec sa division, la ramena
deux fois à la charge; la troisième, il s'élança encore sur l'ennemi en
criant d'une voix forte: «Cuirassiers, en avant, au nom de Dieu! en
avant, mes braves cuirassiers!» Mais la mitraille avait abattu un trop
grand nombre de ces braves. Il n'y en eut que très-peu en état de suivre
leur chef, qui tomba percé de coups au milieu d'un carré de Russes dans
lequel il s'était jeté à peu près seul.

Ce fut aussi je crois dans cette bataille que le général Ordener tua de
sa main un officier général ennemi. L'empereur lui demanda s'il n'aurait
pas pu le prendre vivant. _Sire_, répondit le général avec son accent
fortement germanique, _ché né donne qu'un coup, mais ché tâche qu'il
soit pon_.

Le jour même de la bataille, au matin, le général Corbineau,
aide-de-camp de l'empereur, étant à déjeuner avec les officiers de
service, leur avoua qu'il était assiégé par les plus tristes
pressentimens. Ces messieurs entreprirent de le distraire de cette idée
et tournèrent la chose en plaisanterie. Le général Corbineau, reçut peu
d'instans après, un ordre de Sa Majesté; ayant besoin d'argent et n'en
ayant pas trouvé chez M. de Menneval, il vint m'en demander et je lui en
avançai de la cassette, de l'empereur; au bout de quelques heures, je
rencontrai M. de Menneyal, à qui je fis part de la demande du général
Corbineau et de la somme que je lui avais remise. Je parlais encore à M.
de Menneval, lorsqu'un officier passant au galop, nous jeta la triste
nouvelle de la mort du général. Je n'ai point oublié l'impression que
cette nouvelle fit sur moi, et je trouve encore inexplicable aujourd'hui
cette espèce de trouble intérieur qui était venu avertir un brave de sa
fin prochaine.

La Pologne comptait sur l'empereur pour être rétablie dans son
indépendance. Aussi les Polonais furent-ils pleins d'enthousiasme et
d'espoir, lorsqu'ils virent arriver l'armée française. Quant à nos
soldats, cette campagne d'hiver leur déplaisait fort; le froid, la
misère, le mauvais temps et les mauvais chemins, leur avaient inspiré
pour ce pays une aversion extrême.

Dans une revue à Varsovie, les habitans se pressant autour de nos
troupes, un soldat se mit à jurer énergiquement contre la neige et la
boue, et par suite, contre la Pologne et les Polonais. «Vous avez bien
tort, monsieur le soldat,» se mit à dire une demoiselle d'une bonne
famille, bourgeoise de le ville, «de ne pas aimer notre pays, car nous
aimons beaucoup les Français.--Vous êtes sans doute bien aimable,
mademoiselle, répliqua le soldat, mais si vous voulez me persuader de la
vérité de ce que vous dites, vous nous ferez faire un bon dîner à mon
camarade et à moi.--Venez donc, messieurs, dirent, s'avançant à leur
tour, les parens de la jeune Polonaise; nous boirons ensemble à la santé
de votre empereur.» Et ils emmenèrent en effet les deux soldats, qui
firent là le meilleur repas de toute la campagne.

Suivant le dire des soldats, quatre mots constituaient le fond de la
langue polonaise. _kleba? niema;_ du pain? il n'y en a pas; _voia sara_;
de l'eau? on va en apporter.

L'empereur traversant un jour une colonne d'infanterie aux environs de
Mysigniez, où la troupe éprouvait de grandes privations à cause des
boues qui empêchaient les arrivages: Papa, _kleba_, lui cria un soldat,
_niema_, répondit aussitôt l'empereur. Toute la colonne partit d'un
éclat de rire, et personne ne demanda plus rien.

Durant le séjour assez long que fit l'empereur à Finkenstein, il reçut
la visite d'un ambassadeur persan à qui il donna le spectacle de
quelques grandes revues. Sa Majesté envoya à son tour une ambassade au
schah, à la tête de laquelle elle mit le général Gardanne, qui avait,
disait-on alors, une raison particulière pour désirer d'aller en Perse.
On prétendait qu'un de ses parens, après avoir long-temps résidé à
Téhéran, avait été contraint par une émeute contre les Francs, de
quitter cette capitale, et qu'avant de prendre la fuite il avait enterré
un trésor considérable, dans un certain endroit dont il avait apporté le
plan en France. J'ajouterai, pour en finir avec cette histoire, qu'on
m'a dit depuis que le général Gardanne avait trouvé la place bouleversée
et que n'ayant pu reconnaître les lieux, ni découvrir le trésor, il
était revenu de son ambassade les mains vides.

Le séjour à Finkenstein devint fort ennuyeux. Pour passer le temps, Sa
Majesté jouait quelquefois avec ses généraux et ses aides-de-camp. Le
jeu était ordinairement le vingt-et-un, et le grand capitaine prenait
grand plaisir à tricher; il gardait, pendant plusieurs coups de suite,
les cartes nécessaires pour former le nombre exigé, et s'amusait
beaucoup quand il gagnait ainsi par adresse. C'était moi qui lui
remettais la somme nécessaire pour son jeu; dès qu'il rentrait, je
recevais l'ordre de retirer sa mise; il me donnait toujours la moitié de
son gain, et je partageais le reste avec les valets de chambre
ordinaires.

Je n'ai point l'intention de m'assujettir dans ce journal à un ordre de
dates bien rigoureux, et quand il se présentera à ma mémoire un fait ou
une anecdote qui me paraîtront mériter d'être rapportés, je les
placerai, autant que cela pourra se faire, à l'endroit de mon récit où
je serai arrivé, au moment même où je me les rappellerai; en les
renvoyant à leur époque, je craindrais de les oublier. C'est ainsi que
je croîs pouvoir noter ici, en passant, quelques souvenirs de
Saint-Cloud ou des Tuileries, quoique nous soyons au quartier-général de
Finkenstein. Ce sont les passe-temps auxquels se livraient Sa Majesté et
ses grands-officiers qui m'ont mis sur la voie de ces souvenirs.

Ces messieurs se portaient souvent entre eux des défis ou des gageures.
J'ai vu un jour M. le duc de Vicence parier que M. Jardin fils, écuyer
de Sa Majesté, monté à reculons sur son cheval, arriverait au bout de
l'avenue du château dans un espace de peu de minutes; M. le grand-écuyer
gagna le pari.

MM. Fain, Menneval et Ivan jouèrent une fois un singulier tour à M. B.
d'A..., qu'ils savaient être sujet à de fréquens accès de galanterie.
Ils firent habiller un jeune homme en femme, et l'envoyèrent se
promener, ainsi déguisé, dans une avenue près du château; M. B. d'A...
avait la vue fort basse et se servait ordinairement d'un lorgnon; ces
messieurs l'engagèrent à sortir, et il ne fut pas plus tôt dehors qu'il
aperçu; la belle promeneuse et ne put retenir, à cette vue, une
exclamation de surprise et de joie.

Ses amis feignirent de partager son ravissement, et comme le plus
entreprenant, ils le poussèrent à faire les premières avances. Il se
rendit donc avec des airs empressés auprès de la fausse jeune dame, à
laquelle on avait bien fait sa leçon. M. d'A.... s'épuisa en politesses,
en attentions, en offres de service. Il voulait à toute force faire à sa
nouvelle conquête les bonneurs du château. L'autre s'acquitta
parfaitement de son rôle, et après bien des minauderies de son côté,
bien des protestations de la part de M. d'A...., il y eut des
rendez-vous pris pour le soir même. L'amant, heureux en espérance,
revint près de ses amis, et fit le discret et l'indifférent sur sa bonne
fortune, pendant qu'il aurait voulu pouvoir dévorer le temps qu'il avait
à attendre jusqu'à la fin de la journée. Enfin le soir arrivant, amena
la terme de son impatience et l'heure de l'entrevue. Mais quels ne
furent pas son déboire et sa colère lorsqu'il s'aperçut que les vêtemens
de femme couvraient un _costume_ masculin! M. d'A..... voulut, dans le
premier moment, appeler en duel les auteurs et l'acteur de cette
mystification, et ce ne fut qu'avec beaucoup de peine que l'on parvint à
l'apaiser.

Ce fut, je crois, au retour de cette campagne que le prince Jérôme vit à
Breslau, sur le théâtre de cette ville, une jeune actrice fort jolie,
jouant assez mal, mais chantant fort bien. Il fit des avances; on la
disait très-sage; mais les rois ne soupirent pas long-temps en vain; ils
jettent un poids trop lourd dans la balance de la sagesse. S. M. le roi
de Westphalie emmena sa conquête à Cassel; où au bout de quelque temps
il la maria à son premier valet de chambre Albertoni dont les mœurs
italiennes ne répugnèrent pas à ce mariage. Quelques mécontentemens,
dont je n'ai pas su les motifs, décidèrent Albertoni à quitter le roi;
il revint à Paris avec sa femme, et fit plusieurs entreprises où il
perdit ce qu'elle avait gagné. On m'a dit qu'il était retourné en
Italie. Une chose qui m'a toujours paru extraordinaire, c'est la
jalousie d'Albertoni pour sa femme, jalousie vigilante qui avait les
yeux ouverts sur tous les hommes, hormis le roi; car je suis presque
certain que la liaison continua après le mariage.

Les frères de l'empereur, même étant rois, faisaient quelquefois
antichambre chez Sa Majesté. Le roi Jérôme vint un matin par ordre de
l'empereur, qui, n'étant pas encore levé, me dit de prier le roi de
Westphalie d'attendre. Comme l'empereur voulait se reposer un peu, je
restai avec le service dans le salon qui servait d'antichambre, et où
le roi attendait comme nous, je ne dis pas avec patience, car à chaque
instant il quittait un siége pour un autre, allait de la fenêtre à la
cheminée, et paraissait fort ennuyé. Il causait de temps en temps avec
moi, pour qui il a toujours eu une grande bienveillance. Il se passa
ainsi plus d'une demi-heure. Enfin j'entrai dans la chambre de
l'empereur, et quand il eut passé sa robe de chambre, j'avertis le roi
que Sa Majesté l'attendait, et l'ayant introduit, je me retirai.
L'empereur le reçut assez mal, et le gronda beaucoup. Comme il parlait
très-haut, je l'entendis malgré moi; mais le roi s'excusait si bas, que
je ne pouvais entendre un mot de sa justification. De pareilles scènes
se répétaient souvent. Le prince était dissipé et prodigue, ce qui
déplaisait par-dessus tout à l'empereur, qui le lui reprochait durement,
quoiqu'il l'aimât, ou plutôt parce qu'il l'aimait beaucoup; car il est à
remarquer que, malgré les fréquens déplaisirs que sa famille lui
causait, l'empereur a toujours conservé pour tous ses parens une grande
tendresse.

Quelque temps après la prise de Dantzig (24 mai 1807) l'empereur,
voulant récompenser le maréchal Lefebvre des services récens qu'il lui
avait rendus, le fit appeler à six heures du matin. Sa Majesté
travaillait avec le major général de l'armée, lorsqu'on vint lui
annoncer l'arrivée du maréchal. «Ah ah! dit-il au major général,
monsieur le duc ne s'est point fait attendre;» puis se retournant vers
l'officier de service: «Vous direz au duc de Dantzig que c'est pour le
faire déjeuner avec moi que je l'ai demandé si matin.» L'officier
d'ordonnance, croyant que l'empereur se trompait de nom, lui fit
observer que la personne qui attendait ses ordres n'était pas le duc de
Dantzig, que c'était le maréchal Lefebvre. «Il paraît, Monsieur, que
vous me croyez plus capable de faire un _conte_ qu'un duc.» L'officier
fut un instant déconcerté par cette réponse, mais l'empereur le rassura
par un sourire, et lui dit: «Allez prévenir le duc de mon invitation;
dans un quart d'heure nous nous mettrons à table.» L'officier retourna
près du maréchal, qui était assez inquiet de ce que l'empereur voulait
lui dire. «Monsieur le duc, l'empereur vous engage à déjeuner avec lui,
et vous prie d'attendre un quart d'heure.» Le maréchal n'ayant point
fait attention au nouveau titre que lui donnait l'officier, lui répondit
par un signe de tête, et s'assit sur un pliant au dessus duquel l'épée
de l'empereur se trouvait accrochée. Le maréchal la regarda et la toucha
avec admiration et respect. Le quart d'heure passé, un autre officier
d'ordonnance vint appeler le maréchal pour qu'il se rendît près de
l'empereur, qui était déjà à table avec le major général. En
l'apercevant, Napoléon le salua de la main: «Bonjour, monsieur le duc;
asseyez-vous près de moi.»

Le maréchal, étonné de s'entendre donner cette qualification, crut
d'abord que Sa majesté plaisantait; mais voyant qu'il affectait de
l'appeler monsieur le duc, il en fut un moment interdit. L'empereur,
pour augmenter son embarras, lui dit; «Aimez-vous le chocolat, monsieur
le duc?--Mais..... oui, sire.--Eh bien! vous n'en déjeunerez pas, mais
je vais vous en donner une livre de la ville même de Dantzig, car,
puisque vous l'avez conquise, il est bien juste qu'elle vous rapporte
quelque chose.» Là-dessus l'empereur quitta la table, ouvrit une petite
cassette, y prit un paquet ayant la forme d'un carré long, et le donna
au maréchal Lefebvre en lui disant: «Duc de Dantzig, acceptez ce
chocolat; les petits cadeaux entretiennent l'amitié.» Le maréchal
remercia Sa Majesté, mit le chocolat dans sa poche, et se rassit à table
avec l'empereur et le maréchal Berthier. Un pâté représentant la ville
de Dantzig était au milieu de la table, et quand il fut question de
l'entamer, l'empereur dit au nouveau duc: «On ne pouvait donner à ce
pâté une forme qui me plût davantage. Attaquez, monsieur le duc, voilà
votre conquête, c'est à vous d'en faire les honneurs.» Le duc obéit, et
les trois convives mangèrent du pâté, qu'ils parurent trouver fort à
leur goût.

De retour chez lui, le maréchal duc de Dantzig, soupçonnant une surprise
dans le petit paquet que lui avait donné l'empereur, s'empressa de
l'ouvrir et y trouva cent mille écus en billets de banque. Depuis ce
magnifique cadeau, l'usage s'établit dans l'armée d'appeler de l'argent,
soit en espèces, soit en billets, du chocolat de Dantzig; et quand les
soldats voulaient se faire régaler par quelque camarade un peu bien en
fonds: «Allons, viens donc, lui disaient-ils; n'as-tu pas du chocolat de
Dantzig dans ton sac?»

Le goût presque superstitieux de sa majesté l'empereur pour les
rapprochemens de dates et d'anniversaires se trouva encore une fois
justifié par la victoire de Friedland, gagnée le 14 juin 1807, sept ans
jour pour jour après la bataille de Marengo. La rigueur de l'hiver, la
difficulté des approvisionnemens (auxquels l'empereur avait néanmoins
pourvu avec tout le soin et toute l'habileté possibles) et le courage
obstiné des Russes avaient rendu cette campagne pénible même pour les
vainqueurs, que l'incroyable rapidité de leurs succès en Prusse avaient
accoutumés aux promptes conquêtes. Le partage de gloire qu'il avait
fallu faire à Eylau avec les Russes était quelque chose de nouveau dans
la carrière militaire de l'empereur. À Friedland, il reprit ses
avantages et son ancienne supériorité. Sa Majesté, par une feinte
retraite et en ne laissant voir à l'ennemi qu'une partie de ses forces,
attira les Russes en deçà de l'Elbe, de sorte qu'ils se trouvèrent
resserrés entre ce fleuve et notre armée. La victoire fut gagnée par les
troupes de ligne et par la cavalerie; l'empereur n'eut pas besoin de
faire donner sa garde. Celle de l'empereur Alexandre fut presque
entièrement détruite en protégeant la retraite ou plutôt la fuite des
Russes qui ne pouvaient échapper à la poursuite de nos soldats que par
le pont de Friedland, quelques pontons étroits et un gué presque
impraticable.

Tous les régimens de ligne de l'armée française couvraient la plaine.
L'empereur, en observation sur une hauteur d'où sa vue pouvait embrasser
tout le champ de bataille, était assis dans un fauteuil près d'un
moulin, et son état-major l'entourait. Jamais je ne l'ai vu plus gai; il
causait avec les généraux qui attendaient ses ordres, et semblait
prendre plaisir à manger du pain noir russe fait en forme de brique. Ce
pain, pétri avec de la mauvaise farine de seigle et rempli de longues
pailles, était la nourriture de tous les soldats, qui savaient que Sa
Majesté en mangeait aussi bien qu'eux.

Un temps superbe favorisait les savantes manœuvres de l'armée, qui fit
des prodiges de valeur. Les charges de cavalerie furent exécutées avec
tant de précision que l'empereur envoya complimenter les régimens qui
les avaient faites.

Vers quatre heures après midi, et au moment où les deux armées se
pressaient de toutes parts, pendant que des milliers de canons faisaient
trembler la terre, l'empereur s'écria: _Si cela continue encore deux
heures, il ne restera debout dans la plaine que l'armée française_. Peu
d'instans après il donna l'ordre au comte d'Orsène, général des
grenadiers à pied de la vieille garde, de faire tirer sur une
briqueterie derrière laquelle des masses de Russes et de Prussiens
s'étaient retranchées. En un clin d'œil, elles furent contraintes
d'abandonner cette position, et des nuées de tirailleurs se mirent à la
poursuite des fuyards.

La garde ne se mit en mouvement qu'à cinq heures, et à six heures la
bataille était complétement gagnée. L'empereur dit à ceux qui étaient
près de lui, en voyant la garde se développer: «Voilà des braves qui
avaleraient de bon cœur les _pousse-cailloux_ et les _rintintins_ de la
ligne pour leur apprendre à charger sans les attendre; mais ils auront
beau faire, la besogne a été proprement faite sans eux.»



Sa Majesté alla complimenter plusieurs régimens qui s'étaient battus
toute la journée. Quelques paroles, un sourire, un salut de la main, un
signe de tête suffisait pour récompenser les braves qui venaient de
vaincre.



Le nombre des morts et des prisonniers fut énorme. Soixante-dix drapeaux
et tout le matériel de l'armée russe restèrent au pouvoir de l'armée
française.



Après cette journée décisive, l'empereur de Russie, qui avait rejeté les
propositions que Sa Majesté lui avait fait porter à la suite de la
bataille d'Eylau, se trouva très-disposé à en faire lui-même à son tour.
Le général Beningsen demanda un armistice au nom de son empereur; Sa
Majesté l'accorda, et peu de temps après vint la signature de la paix et
la fameuse entrevue des deux souverains sur le Niémen. Je passerai
rapidement sur les détails de cette rencontre qui ont été cent et cent
fois publiés et répétés. Sa Majesté et le jeune Czar se prirent d'une
affection mutuelle, dès le moment qu'il se virent pour la première fois,
et ils se donnèrent l'un à l'autre des fêtes et des divertissemens. Ils
étaient inséparables en public et en particulier, et passaient des
heures ensemble dans des réunions de plaisir dont les importuns étaient
soigneusement écartés. La ville de Tilsitt fut déclarée neutre, et
Français, Russes et Prussiens suivirent l'exemple qui leur était donné
par leurs souverains en vivant ensemble dans la plus intime
confraternité.

Le roi et la reine de Prusse vinrent se joindre, à Tilsitt, à leurs
majestés impériales. Ce malheureux monarque à qui il restait à peine une
ville de tout le royaume qu'il avait possédé, devait être peu disposé à
prendre part à tant de fêtes. La reine était belle et gracieuse,
peut-être un peu haute et sévère; mais cela ne l'empêchait pas d'être
adorée de tout ce qui l'entourait. L'empereur cherchait à lui plaire, et
elle ne négligeait aucune des innocentes coquetteries de son sexe pour
adoucir le vainqueur de son époux. Je vis la reine dîner plusieurs fois
avec les souverains, assise entre les deux empereurs, qui la comblaient
à l'envi d'attentions et de galanteries. On sait que l'empereur Napoléon
lui offrit un jour une rose superbe; qu'après avoir hésité quelque temps
elle finit par accepter, en disant à Sa Majesté avec le plus charmant
sourire: «Au moins avec Magdebourg.» Et l'on sait aussi que l'empereur
n'accepta point l'échange. La princesse avait pour dame d'honneur une
femme fort âgée à laquelle on reconnaissait un très-grand mérite.

Un soir, au moment où la reine était conduite dans la salle à manger par
les deux empereurs, suivis du roi de Prusse, du prince Murat et du
grand-duc Constantin, la vieille dame d'honneur se dérangea pour faire
place à ces deux derniers princes. Le grand-duc Constantin ne voulut
point passer, et gâtant cet acte de politesse par un ton fort rude, il
lui dit: «Passez, madame, passez donc!» Puis se retournant vivement du
côté du roi de Naples, il ajouta assez haut pour être entendu, cette
gracieuse exclamation: _la vieille bécasse_!

On peut juger par là que le prince Constantin était loin d'avoir auprès
des femmes cette politesse exquise et cette fine fleur de galanterie qui
distinguaient son auguste frère.

La garde impériale française donna une fois à dîner à la garde de
l'empereur Alexandre. Le repas fut on ne peut plus gai, et pour terminer
ce banquet fraternel, chaque soldat français changea d'uniforme avec un
Russe, qui lui donna le sien en échange. Ils passèrent ainsi sous les
yeux des empereurs, qui s'amusèrent beaucoup de ce déguisement
improvisé.

Au nombre des galanteries que l'empereur de Russie fit au nôtre, je
citerai un concert exécuté par une troupe de Baskirs, à qui leur
souverain fit à cet effet passer le Niémen. Certes, jamais musique plus
barbare n'avait résonné aux oreilles de Sa Majesté, et cette étrange
harmonie, accompagnée de gestes au moins aussi sauvages, nous procura le
spectacle le plus burlesque que l'on puisse imaginer. Quelques jours
après ce concert, j'obtins la permission d'aller visiter les musiciens
dans leur camp, et j'y allai avec Roustan, qui pouvait me servir
d'interprète. Nous eûmes l'avantage d'assister à un repas des Baskirs:
autour d'immenses baquets en bois étaient rangées des escouades de dix
hommes, chacun tenant à la main un morceau de pain noir qu'il
assaisonnait d'une cuillerée d'eau dans laquelle ils avaient délayé
quelque chose qui ressemblait à de la terre rouge. Après le repas, ils
nous donnèrent le divertissement du tir à l'arc; Roustan, à qui cet
exercice rappelait ceux de son jeune âge, voulut essayer de lancer une
flèche; mais elle tomba à quelques pas, et je vis un sourire de mépris
sur les lèvres épaisses de nos Baskirs; j'essayai l'arc à mon tour, et
je m'en acquittai de manière à me faire honneur aux yeux de nos hôtes,
qui m'entourèrent à l'instant en me félicitant par leurs gestes de mon
adresse et de ma vigueur. Un d'eux, plus enthousiaste et plus amical
encore que les autres, m'appliqua sur l'épaule une tape dont je me
souvins assez long-temps.

Le lendemain de ce fameux concert, la paix entre les trois souverains
fut signée, et Sa Majesté fit une visite à l'empereur Alexandre, qui la
reçut à la tête de sa garde. L'empereur Napoléon demanda à son illustre
allié de lui montrer le plus brave grenadier de cette belle et vaillante
troupe. On le présenta à Sa Majesté, qui détacha de sa boutonnière sa
propre croix de la Légion-d'Honneur et la fixa sur la poitrine du soldat
moscovite, au milieu des acclamations et des houras de tous ses
camarades. Les deux empereurs s'embrassèrent une dernière fois sur les
bords du Niémen, et Sa Majesté prit la route de Kœnigsberg.

À Bautzen, l'empereur fut rencontré par le roi de Saxe, qui était venu
au devant de lui, et Leurs Majestés entrèrent ensemble dans Dresde. Le
roi Frédéric-Auguste fit la plus magnifique réception qu'il put au
souverain qui, non content de lui avoir donné un sceptre, avait encore
agrandi considérablement les états héréditaires des électeurs de Saxe.
Les bons habitans de Dresde, pendant les huit jours que nous y passâmes,
traitèrent les Français plutôt en frères et en compatriotes qu'en
alliés. Mais il y avait près de dix mois que nous avions quitté Paris,
et malgré toutes les douceurs de la simple et franche hospitalité
allemande, j'avais grande hâte de revoir la France et ma famille.



CHAPITRE XX.

     Mort du jeune Napoléon, fils du roi de Hollande.--Gentillesse de
     cet enfant.--Faiblesse de nourrice et fermeté du jeune
     prince.--Soumission du jeune prince à l'empereur.--Tendresse de cet
     enfant pour l'empereur.--Joli portrait de famille.--Le cordonnier
     et le portrait de _mon oncle Bibiche_.--Les gazelles de
     Saint-Cloud.--Le roi et la reine de Holande réconciliés par le
     jeune Napoléon.--Affection de l'empereur pour son
     neveu.--L'héritier désigné de l'empire.--Présage de
     malheurs.--Première idée du divorce.--Douleurs de l'impératrice
     Joséphine à la mort du jeune Napoléon.--Désespoir de la reine
     Hortense.--Idée d'un chambellan.--Douleur universelle causée par la
     mort du jeune prince.


CE fut dans le cours de la glorieuse campagne de Prusse et Pologne que
la famille impériale fut plongée dans la douleur la plus amère, Le
jeune Napoléon, fils aîné du roi Louis de Hollande, mourut. Cet enfant
ressemblait beaucoup à son père, et, par conséquent, à son oncle. Ses
cheveux étaient blonds; mais il est probable qu'ils auraient bruni avec
le temps. Ses yeux bleus, grands, admirablement bien fendus, brillaient
d'un éclat extraordinaire quand une impression forte frappait sa jeune
tête. Bon, aimant, plein de franchise et de gaieté, il faisait les
délices de l'empereur, surtout à cause de la fermeté de son caractère,
si grande que, malgré son extrême jeunesse, rien ne pouvait le faire
manquer à sa parole. Le trait suivant, dont je me souviens, en donnera
la preuve.

Il aimait les fraises avec passion; mais elles lui causaient de longs et
fréquens vomissemens. Sa mère, alarmée, défendit expressément de lui en
laisser manger dorénavant, et témoigna le désir qu'on prît toutes les
précautions possibles afin de soustraire aux regards du jeune prince un
fruit si malfaisant pour lui. Mais le petit Napoléon, que l'effet
dangereux des fraises n'en dégoûtait pas, s'étonna bientôt de ne plus
voir son mets favori. D'abord il prit patience, puis un jour il avisa sa
nourrice, et lui demanda très-sérieusement à ce sujet des explications
que la bonne femme ne sut comment lui donner. Elle était complaisante
pour lui jusqu'à le gâter; il connaissait sa faiblesse; aussi en
abusait-il fort souvent. Dans cette circonstance, par exemple, il se
fâcha, et dit à sa nourrice, d'un ton qui lui en imposait autant pour le
moins qu'auraient pu le faire l'empereur ou le roi de Hollande: «J'en
veux, moi, des fraises. Donne-m'en tout de suite.» La pauvre nourrice,
en le conjurant de s'apaiser, lui dit qu'elle lui en donnerait bien,
mais que, s'il lui arrivait quelque chose, elle avait peur qu'il
n'avouât à la reine comment ces fraises lui étaient venues.... «N'est-ce
que ça? répondit vivement Napoléon. Oh! n'aie pas peur, je te promets de
ne pas le dire.» Et la nourrice céda. Les fraises firent leur effet
accoutumé, et la reine entra pendant que le prince subissait le
châtiment de sa gourmandise. Il ne put nier qu'il eût mangé le fruit
défendu: la preuve était là. La reine, irritée, voulut savoir qui lui
avait désobéi; elle pria, menaça l'enfant, qui répondait toujours avec
le plus grand sang-froid: «J'ai promis de ne pas le dire;» et malgré
tout l'empire qu'elle avait sur lui, elle ne put lui arracher le nom du
coupable[65].

Le jeune Napoléon aimait beaucoup son oncle; il était avec lui d'une
patience, d'une tranquillité bien éloignée de son caractère. L'empereur
le mettait souvent sur ses genoux pendant le déjeuner, et s'amusait à
lui faire manger des lentilles une à une. Le rouge montait à la jolie
figure de l'enfant; toute sa physionomie peignait le dépit et
l'impatience; mais Sa Majesté pouvait prolonger ce jeu sans craindre que
son neveu se fâchât, ce que certainement il n'eût pas manqué de faire
avec tout autre.

À cet âge si tendre, avait-il donc le sentiment de la supériorité de son
oncle sur tous ceux qui l'entouraient? Le roi Louis, son père, lui
donnait tous les jours des joujoux nouveaux, choisis parmi ceux qui
étaient le plus de son goût; l'enfant préférait ceux qu'il tenait de son
oncle; et quand son père lui disait: «Mais regarde donc, Napoléon, ils
sont laids, ceux-là; les miens sont plus jolis.--Non, disait le jeune
prince, ils sont très-bien: c'est mon oncle qui me les a donnés.»

Un matin qu'il venait voir Sa Majesté, il traversa un salon où, parmi
plusieurs grands personnages, se trouvait le prince Murat, à cette
époque, je crois, grand-duc de Berg. L'enfant passait tout droit sans
saluer personne, quand le prince l'arrêta et lui dit: «Ne veux-tu pas me
dire bonjour?--Non, répond Napoléon en se dégageant des bras au
grand-duc, non, pas avant mon oncle _l'empereur_.

À la suite d'une revue qui venait d'avoir lieu dans la cour des
Tuileries et sur la place du Carrousel, l'empereur, étant remonté dans
ses appartements, jeta son chapeau sur un fauteuil, et son épée sur un
autre. Le petit Napoléon entre, prend l'épée de son oncle, en passe le
ceinturon à son cou, met le chapeau sur sa tête, puis marche au pas
gravement, en fredonnant une marche derrière l'empereur et
l'impératrice. Sa Majesté se retourne, l'aperçoit et l'embrasse en
s'écriant: «Ah! le joli tableau!» Ingénieuse à saisir toutes les
occasions de plaire à son époux, l'impératrice fit venir M. Gérard, et
lui commanda le portrait du jeune prince dans ce costume. Le tableau fut
apporté au palais de Saint-Cloud le jour même où l'impératrice apprit la
mort de cet enfant chéri.

Il avait à peine trois ans lorsque, voyant payer le mémoire de son
cordonnier avec des pièces de cinq francs, il jeta les hauts cris, ne
voulant pas, disait-il, que l'on donnât ainsi le portrait de _mon oncle
Bibiche_. Ce nom de _Bibiche_, donné par le jeune prince à Sa Majesté,
venait de ce que, dans le parc de Saint-Cloud, l'impératrice avait fait
mettre plusieurs gazelles fort peu familières avec les habitans du
palais, excepté pourtant avec l'empereur qui leur faisait manger du
tabac dans sa boîte, et se faisait ainsi suivre par elles. Il avait
plaisir à leur faire donner du tabac par le petit Napoléon, qu'il
mettait ensuite à cheval sur l'une d'elles. Il ne désignait jamais ces
jolis animaux par un autre nom que celui de _bibiche_, nom qu'il trouva
amusant de donner aussi à son oncle.

Ce charmant enfant, adoré de son père et de sa mère, usait sur tous deux
de son influence presque magique pour les ramener l'un à l'autre. Il
prenait par la main son père, qui se laissait conduire par cet ange de
paix vers la reine Hortense; il lui disait ensuite: «Embrasse-la, papa,
je t'en prie;» et sa joie éclatait en vifs et bruyans transports
lorsqu'il était ainsi parvenu à réconcilier deux êtres qu'il aimait avec
une égale tendresse.

Comment un aussi aimable caractère n'eût-il pas fait chérir cet ange par
tous ceux qui le connaissaient? Comment l'empereur, qui aimait tous les
enfans, ne se fût-il pas passionné pour celui-là, quand bien même il
n'eût pas été son neveu et le petit-fils de cette bonne Joséphine qu'il
ne cessa pas d'aimer un seul instant? À l'âge de sept ans, lorsque cette
maladie si terrible aux enfans, le croup, l'enleva à sa famille désolée,
il annonçait les plus heureuses dispositions, et donnait les plus belles
espérances. Son caractère fier et altier, en le rendant susceptible des
plus nobles impressions, était loin d'exclure l'obéissance et la
docilité. L'idée de l'injustice le révoltait; mais il se rendait bien
vite à un sage conseil, à des représentations mesurées. Premier-né de la
nouvelle dynastie, il devait attirer, comme effectivement il attira sur
lui toute la sollicitude et toute la tendresse du chef. La malignité et
l'envie, qui cherchent toujours à noircir et à souiller ce qui est
grand, donnèrent des explications calomnieuses à cet attachement presque
paternel; mais les gens sages et de bonne foi ne virent dans cette
tendresse adoptive que ce qu'il fallait vraiment y voir, le désir et
l'espoir de transmettre une puissance immense et le plus beau nom de
l'univers à un héritier indirect, à la vérité, mais du sang impérial, et
qui, élevé sous les yeux et par les soins de l'empereur, eût été pour
lui tout ce qu'un fils pouvait être. La mort du jeune Napoléon,
apparaissant comme un présage de malheurs au milieu de sa plus grande
gloire, vint déranger tous les plans que le monarque avait conçus, et le
décider à concentrer dans sa ligne directe l'espérance d'un héritier.
C'est alors que naquit dans son esprit l'idée d'un divorce, qui n'eut
lieu que deux ans plus tard, mais dont on commença à s'entretenir tout
bas durant le voyage de Fontainebleau. L'impératrice devina facilement
le funeste résultat que devait avoir pour elle la mort de son
petit-fils; dès lors cette terrible idée vint se fixer dans son cerveau,
et empoisonner son existence. Cette mort prématurée fut pour elle une
douleur sans consolation. Elle s'enferma pendant trois jours, pleurant
avec amertume, ne voyant personne que ses femmes, et ne prenant, pour
ainsi dire, aucune nourriture. Il semblait qu'elle craignît de se
distraire de son chagrin; car elle s'entourait avec une sorte d'avidité
de tout ce qui pouvait lui rappeler un malheur sans remède. Elle obtint,
non sans peine, de la reine Hortense la chevelure du jeune prince, que
cette mère infortunée conservait religieusement. L'impératrice fit
encadrer cette chevelure sur un fond de velours noir. Ce tableau ne la
quittait pas. Je l'ai vu souvent à la Malmaison, et jamais sans une vive
émotion.

Mais comment essaierai-je de peindre le désespoir de la reine Hortense,
de cette mère aussi parfaite qu'elle était tendre fille? Elle ne quitta
pas son fils un seul instant pendant sa maladie; il expira dans ses
bras, et la reine, voulant rester auprès de son corps inanimé, passa ses
bras dans ceux de son fauteuil pour qu'on ne pût l'enlever à ce
déchirant tableau. Enfin, la nature succombant à une douleur si
poignante, la malheureuse mère s'évanouit et on prit ce moment pour la
transporter dans son appartement, toujours sur ce fauteuil qu'elle
n'avait point quitté, et que ses bras étreignaient convulsivement.
Revenue à la lumière, la reine poussa des cris perçans. Ses yeux secs et
fixes, ses lèvres bleues firent craindre pour ses jours. Rien ne pouvait
appeler les larmes sur ses paupières. Enfin, un chambellan eut l'idée de
faire apporter le corps du jeune prince et de le placer sur les genoux
de sa mère. Cette vue lui fit un tel effet que ses larmes jaillirent en
abondance, et la sauvèrent. De combien de baisers ne couvrit-elle pas
ces restes froids et adorés!

Toute la France partagea la douleur de la reine de Hollande.



CHAPITRE XXI.

     Retour de la campagne de Prusse et Pologne.--Restauration du
     château de Rambouillet.--Peinture de la salle de bain.--Surprise et
     mécontentement de l'empereur.--Séjour de la cour à
     Fontainebleau.--Exigence des aubergistes.--Pillage exercé sur les
     voyageurs.--Le cardinal Caprara et bouillon de 600 francs.--Tarif
     imposé par l'empereur.--Arrivée à Paris de la princesse Catherine
     de Wurtemberg.--Mariage de cette princesse avec le roi de
     Westphalie.--Relations du roi Jérôme avec sa première femme.--Le
     valet de chambre Rico envoyé en Amérique.--Tendresse de la reine de
     Westphalie pour son époux.--Lettre de la reine à son
     père.--Arrestation de la reine par le marquis de Maubreuil.--Vol de
     diamans.--Présens du czar à l'empereur.--Promenades de l'empereur
     dans Fontainebleau.--Bonté de l'empereur et de l'impératrice pour
     un vieil ecclésiastique, et entretien de l'empereur avec ce
     vieillard.--Le cardinal de Belloy, archevêque de Paris.--Touchante
     allocution d'un prélat presque centenaire.--Chasse de
     l'empereur.--Costumes et équipages de chasse.--Intrigue galante de
     l'empereur à Fontainebleau.--Commission mystérieuse donnée à
     Constant, dans l'obscurité.--Mauvaise ambassade.--Gaîté de
     l'empereur.--L'empereur guidé par Constant, dans les
     ténèbres.--Plaisanteries et remercîment de
     l'empereur.--Refroidissement subit de l'empereur.--Spectacle à
     Fontainebleau.--Mésaventure de mademoiselle Mars.--Perte
     promptement réparée.


NOUS arrivâmes le 27 juillet à Saint-Cloud. L'empereur passa l'été,
partie dans cette résidence, et partie à Fontainebleau. Il ne venait à
Paris que pour les grandes réceptions, et n'y restait pas plus de
vingt-quatre heures. Pendant l'absence de Sa Majesté, on s'était occupé
de restaurer et de meubler à neuf le château de Rambouillet; l'empereur
alla y passer quelques jours. La première fois qu'il entra dans la salle
de bain, il s'arrêta tout court à la porte, et jeta les yeux autour de
lui avec toutes les marques de la surprise et du mécontentement. J'en
cherchai aussitôt la cause, en suivant la direction des regards de Sa
Majesté, et je vis qu'ils s'arrêtaient sur divers portraits de famille
que l'architecte avait fait peindre sur les murs de la salle. C'étaient
ceux de Madame-Mère, des sœurs de Sa Majesté, de la reine Hortense,
etc., etc.; la vue d'une telle galerie dans un tel lieu excita au plus
haut point l'humeur de l'empereur. «Quelle sottise! s'écria-t-il.
Constant, faites appeler le maréchal Duroc.» Lorsque le grand maréchal
parut: «Quel est, dit Sa Majesté, l'imbécile qui a pu avoir une pareille
idée? Qu'on fasse venir le peintre et qu'il efface tout cela. Il faut
avoir bien peu de respect pour les dames pour commettre une pareille
indécence.»

Lorsque la cour séjournait à Fontainebleau, les habitans se
dédommageaient amplement des longues absences de Sa Majesté par le prix
élevé qu'ils mettaient aux objets de consommation. Leurs profits étaient
alors de scandaleuses curées, et plus d'un étranger, faisant une
excursion à Fontainebleau, a dû se croire tenu à rançon par une troupe
de Bédouins. Durant le séjour de la cour, un mauvais lit de sangle, dans
une mauvaise auberge, se payait douze francs pour une seule nuit; le
moindre repas coûtait un prix fou, et encore était-il détestable;
c'était enfin un vrai pillage exercé sur les voyageurs. Le cardinal
Caprara, dont tout Paris a connu la stricte économie, alla un jour à
Fontainebleau faire sa cour à l'empereur. Il ne prit dans l'hôtel où il
était descendu, qu'un seul bouillon, et les six personnes de sa suite se
contentèrent d'un fort léger repas. Le cardinal s'apprêta à repartir
trois heures après son arrivée. Au moment où il remontait en voiture,
l'hôte eut l'impudence de lui présenter un mémoire de _six cents
francs_! Le prince de l'église s'indigna, se récria, s'emporta, menaça,
etc.; tout fut inutile, et il finit par payer. Mais un abus aussi
révoltant vint aux oreilles de l'empereur, qui s'en mit fort en colère,
et ordonna qu'il serait fait sur-le-champ un tarif portant une fixation
de prix, dont il fut défendu aux aubergistes de s'écarter. Cette mesure
mit un terme aux exactions des sangsues de Fontainebleau.

Le 21 août, arriva à Paris la princesse Catherine de Wurtemberg, future
épouse du prince Jérôme Napoléon, roi de Westphalie. Cette princesse
était âgée d'environ vingt-quatre ans, et très-belle, avec l'air le plus
noble et le plus affable. La politique seule avait fait ce mariage; mais
jamais l'amour et un choix libre et mutuel n'auraient pu en faire un
plus heureux. On connaît la courageuse conduite de sa majesté la reine
de Westphalie en 1814; son dévouement à son époux détrôné, et ses
admirables lettres à son père, qui voulait l'arracher des bras du roi
Jérôme. J'ai entendu dire que ce prince n'avait pas cessé, même après ce
mariage, si flatteur pour son ambition, d'être en correspondance avec sa
première femme, mademoiselle Patterson, et qu'il envoyait souvent en
Amérique Rico, son valet de chambre, pour avoir des nouvelles de cette
dame et de l'enfant qu'il en avait eu. Si cela est vrai, il ne l'est pas
moins que ces égards, non seulement bien excusables, mais même, selon
moi, dignes d'éloges, du prince Jérôme pour sa première femme,
n'empêchaient pas sa majesté la reine de Westphalie, qui probablement
n'en était pas ignorante, de se trouver heureuse avec son époux. Il ne
peut y avoir sur ce point d'autorité plus croyable que la reine
elle-même, qui s'exprime ainsi dans la seconde de ses lettres à son
père, sa majesté le roi de Wurtemberg:

«Forcée par la politique d'épouser le roi mon époux, le sort a voulu que
je me trouvasse la femme la plus heureuse qui puisse exister. Je porte à
mon mari tous les sentimens réunis, amour, tendresse, estime; en ce
moment douloureux le meilleur des pères voudrait-il détruire mon bonheur
intérieur, le seul qui me reste? J'ose vous le dire, mon cher père,
vous, et toute ma famille, méconnaissez le roi mon époux. Un temps
viendra, je l'espère, où vous serez convaincu que vous l'avez mal jugé,
et alors vous retrouverez toujours en lui comme en moi, les enfans les
plus respectueux et les plus tendres.»

Sa majesté parle ensuite d'un _événement affreux_ auquel elle dit avoir
été exposée; cet événement, affreux en effet, n'était autre chose que la
violence et le vol commis sur une femme fugitive, sans défense et sans
escorte, par une bande à la tête de laquelle s'était mis le fameux
marquis de Maubreuil, qui avait été écuyer du roi de Westphalie. Je
reviendrai, en traitant des événemens de 1814, sur ce honteux
guet-apens, et je donnerai à ce sujet quelques détails que je crois peu
connus sur les principaux auteurs et acteurs d'un acte si effronté de
brigandage..

Au mois de septembre suivant, un courrier du cabinet russe, arrivant de
Pétersbourg, présenta à Sa Majesté une lettre de l'empereur Alexandre,
et entre autres présens magnifiques, deux pelisses de renard noir et de
martre-zibeline de la plus grande beauté.

Pendant le séjour de Leurs Majestés à Fontainebleau, l'empereur se
promenait souvent en calèche, avec l'impératrice, dans les rues de la
ville, sans avoir ni suite ni gardes. Un jour, en passant devant
l'hospice du Mont-Pierreux, Sa Majesté l'impératrice aperçut à une
fenêtre, un ecclésiastique d'un grand âge qui saluait Leurs Majestés.
L'impératrice, après avoir rendu le salut du vieillard avec sa grâce
habituelle, le fit remarquer à l'empereur, qui s'empressa de le saluer à
son tour. En même, temps l'empereur ordonna à son cocher d'arrêter, et
envoya un des valets de pied demander de la part de Leurs Majestés au
vénérable prêtre s'il ne lui serait pas trop pénible de sortir un
instant de sa chambre pour venir leur parler. Le vieillard, qui marchait
encore facilement, se hâta de descendre; et pour lui épargner quelques
pas, l'empereur fit approcher sa voiture tout près de la porte de
l'hospice.

Sa Majesté entretint le bon ecclésiastique avec les plus touchantes
marques de bienveillance et de respect. Il dit à Leurs Majestés qu'il
avait été avant la révolution prêtre habitué d'une des paroisses de
Fontainebleau; qu'il avait fait tout ce qu'il avait pu pour ne point
émigrer; mais que la terreur l'avait forcé de s'expatrier, quoiqu'il eût
alors plus de soixante-quinze ans; qu'il était rentré en France à
l'époque de la proclamation du concordat, et vivait d'une modique
retraite, à peine suffisante pour payer sa pension dans l'hospice.
«Monsieur l'abbé, dit Sa Majesté après avoir écouté le vieux prêtre avec
attention, j'ordonnerai que votre pension de retraite soit doublée; et
si cela ne suffit pas; j'espère que vous vous adresserez à l'impératrice
ou à moi.» Le bon ecclésiastique avait les larmes aux yeux, en
remerciant l'empereur. «Malheureusement, Sire, dit-il en autres choses,
je suis trop vieux pour voir long-temps le règne de votre Majesté, et
pour profiter de vos bontés.--Vous? reprit l'empereur en souriant, mais
vous êtes un jeune homme. Voyez M, de Belloy, il est votre aîné de
beaucoup, et nous espérons bien le posséder encore long-temps.» Leurs
Majestés prirent alors congé du vieillard attendri, le laissant au
milieu d'une foule d'habitans qui s'étaient rassemblés pendant
l'entretien devant la porte de l'hospice, et que cette scène
intéressante et la bonté généreuse de l'empereur avaient profondément
émus.

M. de Belloy, cardinal et archevêque de Paris, dont l'empereur cita le
nom dans la conversation que je viens de rapporter, avait alors
quatre-vingt-dix-huit ans. Sa santé était excellente, et il paraissait
encore souvent, en public. Jamais je n'ai vu de vieillard qui eût l'air
aussi vénérable que ce digne prélat. L'empereur avait pour lui le plus
profond respect et ne manquait aucune occasion de lui en donner des
témoignages. Durant ce même mois de septembre, un grand nombre de
fidèles s'étant rassemblés, suivant l'usage, sur le Mont-Valérien,
monseigneur l'archevêque s'y rendit pareillement et entendit la messe.
Au moment de se retirer, voyant que beaucoup de personnes pieuses
attendaient sa bénédiction, il leur adressa, avant de la leur donner,
quelques paroles qui peignaient sa bonté et sa simplicité évangélique:
«Mes enfans, je sens que je suis bien vieux, à la diminution de mes
forces, mais non de mon zèle et de ma tendresse pour vous. Priez Dieu,
mes enfans, pour votre vieil archevêque, qui ne manque jamais de le
prier pour vous tous les jours.»

Durant ce séjour à Fontainebleau l'empereur se livra, plus fréquemment
qu'il n'avait jamais fait, au plaisir de la chasse. Le costume obligé
était, pour homme, un habit à la française vert-dragon, boutons et
galons d'or, culotte de Casimir blanc, bottes à l'écuyère sans revers;
c'était l'habit de grande chasse, une chasse au cerf. Le costume de la
chasse au tir était un simple habit français, vert, sans aucune espèce
d'ornement que des boutons blancs, sur lesquels étaient gravés des
attributs du genre. Le costume était le même et sans aucune espèce de
distinction pour toutes les personnes faisant partie de la chasse de
l'empereur et pour Sa Majesté elle-même.

Les princesses partaient du rendez-vous en calèche, à six ou à quatre
chevaux, équipage à l'espagnole, et suivaient ainsi les diverses
directions de la chasse. Leur costume était une élégante amazone et un
chapeau surmonté de plumes noires ou blanches.

Une des sœurs de l'empereur (je ne sais plus laquelle.) ne manquait
jamais de suivre la chasse, et elle avait avec elle plusieurs dames
charmantes, qui étaient habituellement invitées à déjeuner au
rendez-vous, comme cela avait toujours lieu en pareille occasion pour
les personnes de la cour. Une de ces dames, belle et spirituelle, attira
les regards de l'empereur. Il y eut d'abord quelques billets doux
d'échangés; enfin, un soir, l'empereur m'ordonna de porter une nouvelle
lettre. Dans le palais de Fontainebleau est un jardin intérieur appelé
le jardin de Diane, où Leurs Majestés seules avaient accès. Ce jardin
est entouré des quatre côtés par des bâtimens. À gauche, la chapelle
avec sa galerie sombre et son architecture gothique; à droite, la grande
galerie (autant que je puis m'en souvenir). Le bâtiment du milieu
contenait les appartemens de Leurs Majestés; enfin, en face et fermant
le carré, de grandes arcades derrière lesquelles étaient des bâtimens
destinés à diverses personnes attachées, soit aux princes, soit à la
maison impériale.

Madame de B......, la dame que l'empereur avait remarquée, logeait dans
un appartement situé derrière ces arcades, au rez-de-chaussée. Sa
Majesté me prévint que je trouverais une fenêtre ouverte, par laquelle
j'entrerais avec précaution; que dans les ténèbres, je remettrais son
billet à une personne qui me le demanderait. Cette obscurité était
nécessaire, parce que la fenêtre ouverte derrière les arcades, mais sur
le jardin, aurait pu être remarquée s'il y eût eu de la lumière. Ne
connaissant pas l'intérieur de ces appartemens, j'arrivai et j'entrai
par la fenêtre; croyant alors marcher de plain-pied, je fis une chute
bruyante, occasionée par une haute marche qui était dans l'embrasure de
la croisée. Au bruit que je fis en tombant, j'entendis pousser un cri et
une porte se fermer brusquement. Je m'étais légèrement blessé au genou,
au coude et à la tête.

Je me relevai avec peine tant j'étais endolori, et je me mis à chercher
à tâtons autour de cet appartement obscur; mais n'entendant plus rien,
craignant de faire un nouveau bruit qui pourrait être entendu par des
personnes qui ne devaient pas me savoir là, je pris mon parti et
retournai auprès de l'empereur auquel je contai ma mésaventure. Voyant
qu'aucune de mes blessures n'était grave l'empereur se prit à rire de
tout son cœur; puis il ajouta: «Oh! oh! il paraît qu'il y aune marche,
c'est bon à savoir. Attendons que madame de B... soit remise de sa
frayeur, j'irai chez elle, et vous m'accompagnerez.» Au bout d'une
heure, l'empereur sortit avec moi par la porte de son cabinet donnant
sur le jardin; je le conduisis en silence vers la croisée qui était
encore ouverte. Je l'aidai à entrer, et cette fois, ayant appris à mes
dépens la connaissance des lieux, je le dirigeai de manière à lui éviter
la chute que j'avais faite. Sa Majesté, entrée sans accident dans la
chambre, me dit de me retirer; je n'étais pas sans inquiétude, et j'en
fis part à l'empereur, qui me répondit que j'étais un enfant, et qu'il
ne pouvait y avoir aucun danger. Il paraît que Sa Majesté réussit mieux
que je n'avais fait à trouver une issue, car elle ne revînt qu'au point
du jour. En rentrant, elle m'adressa encore quelques plaisanteries sur
ma maladresse, en avouant toutefois que si je ne l'avais pas prévenue,
pareille mésaventure aurait pu lui arriver.

Quoique madame de B... fût digne d'un véritable attachement, sa liaison
avec l'empereur ne dura, pas long-temps. Ce ne fut qu'une fantaisie. Je
pense que la difficulté de ses visites nocturnes refroidît
singulièrement Sa Majesté; car l'empereur n'était pas tellement amoureux
qu'il voulut tout braver pour voir sa belle maîtresse. Sa Majesté me
conta l'effroi qu'avait causé ma chute, et l'inquiétude où cette aimable
dame était sur mon compte. L'empereur l'avait cependant rassurée; mais
cela ne l'empêcha pas, d'envoyer le lendemain savoir de mes nouvelles:
par une personne de confiance qui me renouvela tout l'intérêt que madame
de B... avait pris à mon accident.

Souvent il y avait à Fontainebleau spectacle à la cour. Les acteurs des
premiers théâtres reçurent ordre d'y venir pour jouer devant Leurs
Majestés des pièces choisies dans leurs divers répertoires. Mademoiselle
Mars devait jouer le soir même de son arrivée; mais à Essonne, où elle
fut obligée de s'arrêter un moment à cause de l'encombrement de la route
qui était couverte de vaches qui allaient ou revenaient de
Fontainebleau, sa malle lui fut volée, et elle ne s'en aperçut que fort
loin de là. Non-seulement ses costumes lui manquaient, mais il ne lui
restait même plus d'autres vêtemens que ceux qu'elle portait sur elle.
Il fallait au moins douze heures pour faire venir de Paris ce qui lui
était nécessaire. Il était deux heures après midi, et le soir même il
fallait paraître dans le rôle brillant de Célimène. Quoique désolée de
ce contre-temps, mademoiselle Mars ne perdit pas la tête, elle courut
dans tous les magasins de la ville, fit couper et confectionner en
quelques heures un habillement complet d'un très-bon goût, et sa perte
fut entièrement réparée.



CHAPITRE XXII.

     Voyage de l'empereur en Italie.--Peu de temps pour les
     préparatifs.--Services complets envoyés sous diverses
     directions.--Service de la chambre en voyage.--Constant inséparable
     de l'empereur.--Fourgon du service de la bouche.--Ordre réglé pour
     les repas de l'empereur en voyage.--Déjeuners de l'empereur en
     plein champ.--Les anciens officiers de bouche du roi au service de
     l'empereur.--M. Colin et M. Pfister.--MM. Soupe et
     Pierrugues.--Arrivée subite de l'empereur à Milan.--Illumination
     improvisée.--Joie du prince Eugène et des Milanais.--Affection et
     respect de l'empereur pour la vice-reine.--Constant complimenté par
     le vice-roi.--L'empereur au théâtre de la Scala.--Passage par
     Brescia et Vérone.--Aspect de la Lombardie.--Terreur inspirée à
     Constant par les harangues officielles.--Course dans
     Vicence.--L'empereur très-matinal en voyage.--Les
     rizières.--Paysages pittoresques.


AU mois de novembre de cette année, je suivis Leurs Majestés en Italie.
Nous savions quelques jours à l'avance que l'empereur ferait ce voyage;
mais, comme il arriva pour tous les autres, ni le jour, ni même la
semaine, n'étaient fixés, et nous n'apprîmes que le 15 au soir que l'on
partirait le 16 de grand matin. Je passai la nuit, comme toute la maison
de Sa Majesté; car pour arriver à l'incroyable perfection de soins dont
l'empereur était entouré dans ses voyages, il fallait que tout le monde
fût sur pied dès que l'heure du départ était à peu près désignée; je
passai donc la nuit à préparer le service de Sa Majesté, pendant que ma
femme apprêtait mon propre bagage. J'avais à peine fini lorsque
l'empereur me demanda. Cela voulait dire que dix minutes après nous
serions en route: à quatre heures du matin Sa Majesté monta en voiture.

Comme on ne savait jamais à quelle heure ni par quelle route l'empereur
se mettrait en voyage, le grand maréchal, le grand écuyer et le grand
chambellan envoyaient un service complet sur les différentes routes où
l'on croyait que Sa Majesté pourrait passer. Le service de la chambre
était composé d'un valet de chambre et d'un garçon de garde-robe. Pour
moi, je ne quittais jamais la personne de Sa Majesté, et ma voiture
suivait toujours de très-près la sienne. La voiture appartenant à ce
service était garnie d'un lit en fer avec ses accessoires, d'un
nécessaire de linge, d'habits, etc. Je connais peu le service de
l'écurie; voici comment était organisé celui de la bouche. Il y avait
une voiture à peu près dans la forme des _coucous_ de la place Louis XV
à Paris, avec une grande cave et une énorme vache. La cave contenait le
vin de Chambertin pour l'empereur, et les vins fins pour la table des
grands officiers. Le vin ordinaire s'achetait sur les lieux. Dans la
vache étaient la batterie de cuisine et un fourneau portatif; dans la
voiture, un maître-d'hotel, deux cuisiniers et un garçon de fourneau. Il
y avait de plus un grand fourgon chargé de provisions et de vin pour
remplir la cave à mesure qu'elle se vidait. Toutes ces voitures avaient
quelques heures d'avance sur celle de l'empereur. C'était le grand
maréchal qui désignait l'endroit où devait se faire le déjeuner. On
descendait soit à l'archevêché, soit à l'hôtel-de-ville, soit chez le
sous-préfet, ou enfin chez le maire à défaut d'autorités
administratives. Arrivé à la maison désignée, le maître d'hôtel
s'entendait pour les approvisionnemens; les fourneaux s'allumaient, les
broches tournaient. Si l'empereur descendait pour prendre le repas
préparé, les provisions consommées étaient sur-le-champ remplacées
autant qu'il était possible. On regarnissait les voitures de volailles,
de pâtés, etc. Avant le départ chaque chose était payée par le
contrôleur, des présens étaient faits aux maîtres de la maison, et tout
ce qui n'était pas nécessaire à la fourniture du service restait au
profit de leurs domestiques. Mais il arrivait quelquefois que l'empereur
trouvant qu'il était trop tôt pour déjeuner, ou voulant faire une plus
longue journée, ordonnait de passer outre. Alors tout était emballé de
nouveau, et le service continuait sa route. Quelquefois aussi l'empereur
faisait halte en plein champ, descendait, s'asseyait sous un arbre et
demandait son déjeuner. Roustan et les valets de pied tiraient les
provisions de la voiture de Sa Majesté, qui était garnie de petites
casseroles d'argent couvertes, et contenant poulets, perdreaux, etc. Les
autres voitures fournissaient leur contingent. M. Pfister servait
l'empereur, et chacun mangeait un morceau sous le pouce. On allumait du
feu pour chauffer le café, et moins d'une demi-heure après tout avait
disparu. Les voitures roulaient dans le même ordre qu'avant la halte.

L'empereur avait pour maître d'hôtel et cuisiniers presque toutes les
personnes élevées dans la maison du roi ou des princes. C'étaient MM.
Dunau, Léonard, Rouff, Gérard. M. Colin était chef d'office et devint
maître-d'hôtel contrôleur, après le malheur arrivé à M. Pfister, qui
devint fou à la campagne de 1809. Tous étaient des serviteurs pleins de
zèle et d'habileté. Comme dans toutes les maisons de souverain, chaque
partie de la cuisine avait son chef. C'étaient MM. Soupé et Pierrugues
qui avaient la fourniture des vins; les fils de ces messieurs suivaient
l'empereur à tour de rôle.

Nous voyageâmes avec une vitesse extrême jusqu'au Mont-Cénis; mais
arrivés à ce passage, il fallut bien ralentir la rapidité de notre
course: le temps était affreux depuis plusieurs jours, et la route
dégradée par la pluie qui tombait encore par torrens au moment de notre
passage. L'empereur arriva à Milan le 22 à midi, et, malgré notre retard
au Mont-Cénis, le reste du voyage avait été si prompt que personne
n'attendait encore Sa Majesté. Le vice-roi n'apprit l'arrivée de son
beau-père que lorsque celui-ci n'était plus qu'à une petite demi-lieue
de la ville. Nous le vîmes arriver à toute bride, suivi d'un très-petit
nombre de personnes. L'empereur ordonna que l'on arrêtât, et aussitôt
que la portière fut ouverte il tendit la main au prince Eugène, en lui
disant du ton le plus affectueux: «Allons, montez avec nous, beau
prince, nous entrerons ensemble.»

Malgré la surprise qu'avait causée l'arrivée encore inattendue de
l'empereur, nous étions à peine entrés dans la ville que toutes les
maisons étaient illuminées; les beaux palais Litta, Casani, Melzi et
beaucoup d'autres brillaient de mille feux. La magnifique coupole du
dôme de la cathédrale était couverte de pots à feu et de verres de
couleur; au milieu du Forum-Bonaparte, dont les allées étaient aussi
illuminées, on voyait la statue équestre et colossale de l'empereur; des
deux côtés on avait disposé des transparens en forme d'étoiles, portant
les lettres initiales de S. M. I. et R. À huit heures, tout le peuple
était en mouvement à l'entour du château, où un superbe feu d'artifice
fut tiré, tandis qu'une excellente musique exécutait des symphonies
guerrières. Toutes les autorités de la ville furent admises auprès de Sa
Majesté.

* * *

Le lendemain matin, il y eut au château conseil des ministres, que Sa
Majesté présida. À midi, l'empereur monta à cheval pour assister à la
messe célébrée par le grand-aumônier du royaume. La place du dôme était
couverte d'une foule immense, au travers de laquelle l'empereur
s'avançait au pas de son cheval, ayant auprès de lui son altesse
impériale le vice-roi et son état-major. Le noble visage du prince
Eugène exprimait toute la joie qu'il ressentait en revoyant son
beau-père, pour lequel il eut toujours tant de respect et d'affection
filiale, et en entendant les acclamations du peuple, qui ne lui
manquaient jamais, mais qui redoublaient encore en ce moment.

Après le _Te Deum_, l'empereur passa sur la place la revue des troupes,
et partit aussitôt avec le vice-roi pour Monza, palais qu'habitait la
vice-reine. Il n'y avait aucune femme pour laquelle l'empereur eût un
ton plus affable, et en même temps plus respectueux, que pour la
princesse Amélie; mais aussi nulle princesse et même nulle femme ne fut
plus belle et plus vertueuse. Il était impossible devant l'empereur de
parler de beauté et de vertu, sans qu'il citât aussitôt pour exemple la
vice-reine. Le prince Eugène était bien digne d'une épouse aussi
accomplie. Il l'appréciait à sa valeur, et j'étais heureux de voir sur
les traits de cet excellent prince l'expression du bonheur dont il
jouissait. Au milieu des soins qu'il prenait pour aller au devant de
tous les désirs de son beau-père, je fus assez heureux pour qu'il voulût
bien m'adresser plusieurs fois la parole, me témoignant tout l'intérêt
qu'il avait pris, disait-il, à mon avancement dans le service et dans
les bontés de l'empereur. Rien ne pouvait me faire plus de plaisir que
ces marques de souvenir d'un prince pour lequel j'ai toujours conservé
l'attachement le plus sincère, et, si j'ose le dire, le plus tendre.

L'empereur resta fort long-temps avec la vice-reine, dont l'esprit
égalait la bienveillance et la beauté. Il revint à Milan pour dîner;
immédiatement après, les dames reçues à la cour lui furent présentées.
Le soir, je suivis Sa Majesté au théâtre de la Scala. L'empereur
n'assista point à toute la représentation. Il se retira de bonne heure
dans ses appartemens, et travailla une grande partie de la nuit; ce qui
ne nous empêcha point de rouler sur la route de Vérone avant huit heures
du matin.

Sa Majesté ne fit que traverser Brescia et Vérone. J'aurais bien voulu
avoir, chemin faisant, le temps de voir les curiosités de l'Italie. Mais
cela n'était pas facile à la suite de l'empereur, qui ne s'arrêtait que
pour passer les troupes en revue, et aimait mieux visiter des
fortifications que des ruines.

À Vérone, Sa Majesté dîna ou soupa (car il était assez tard) avec leurs
majestés le roi et la reine de Bavière, qui y étaient arrivés presque en
même temps que nous, et le lendemain de très-grand matin nous partîmes
pour Vicence.

Quoique la saison fût déjà avancée, je jouis avec délices du beau
spectacle qui attend le voyageur sur la route de Vérone à Vicence. Que
l'on se figure une plaine immense, coupée en d'innombrables champs,
lesquels sont bordés de diverses espèces d'arbres d'une forme élancée,
mais surtout d'ormes et de peupliers, qui forment ainsi en tout sens
des allées à perte de vue. La vigne serpente autour de leurs troncs,
s'élève avec eux et s'enlace à chacune de leurs branches. Cependant
quelques rameaux de la vigne abandonnent l'arbre qui lui sert de
soutien, et pendent jusqu'à terre, tandis que d'autres s'étendent comme
une guirlande d'un arbre à l'autre. Au dessous de ces berceaux naturels
on voit au loin et auprès de magnifiques champs de blé, du moins je les
avais vus lors de mes voyages précédens; car dans celui-ci la moisson
était faite depuis plusieurs mois.

Sur la fin d'une journée que je passai fort agréablement, pour ma part,
à admirer ces fertiles plaines, nous entrâmes dans Vicence. Les
autorités avec la population presque tout entière attendaient l'empereur
sous un superbe arc-de-triomphe, à l'entrée de la ville. Nous mourions
de faim, et Sa Majesté elle-même dit le soir, à son coucher, qu'elle
était, en entrant dans Vicence, très-disposée à se mettre à table. Je
tremblais donc à l'idée de ces longues harangues italiennes, que je
trouvais plus longues encore que celles de France, sans doute parce que
je n'en comprenais pas un mot. Mais heureusement les magistrats de
Vicence furent assez bien avisés pour ne pas abuser de notre position;
leur discours ne demanda que quelques minutes.

Le soir Sa Majesté alla au spectacle. J'étais fatigué, et j'aurais
voulu profiter de l'absence de l'empereur pour prendre quelque repos;
mais quelqu'un vint m'engager à monter au couvent des Servites pour
jouir de l'effet des illuminations de la ville; je m'y rendis et j'eus
sous les yeux un magnifique spectacle. On aurait dit que la ville était
en feu. En rentrant au palais occupé par Sa Majesté, j'appris qu'elle
avait donné l'ordre que tout fût prêt pour son départ à deux heures
après minuit. J'avais une heure pour dormir, et j'en profitai.

À l'heure indiquée par lui, l'empereur monta en voiture, et nous voilà
roulant avec la rapidité de l'éclair sur la route de Stra, où nous
passâmes la nuit. Le lendemain, de très-grand matin, nous repartîmes,
suivant une longue chaussée élevée à travers des marais. Le paysage est
à peu près le même, mais toutefois moins agréable qu'avant d'arriver à
Vicence. Ce sont toujours des plantations de mûriers et d'oliviers qui
donnent une huile parfaite, des champs de maïs et de chanvre,
entrecoupés de prairies. On voit de plus commencer au delà de Stra la
culture du riz. Quoique les rizières doivent rendre le pays mal sain, il
ne passe pourtant pas pour l'être plus qu'un autre. On voit à droite et
à gauche de la route des maisons élégantes et des cabanes couvertes en
chaume, mais propres et d'un charmant effet. La vigne est peu cultivée
dans cette partie, où elle ne pourrait guère réussir, le terrain étant
trop bas et trop humide. Il se trouve cependant quelques vignobles sur
les hauteurs. La végétation dans toute la contrée est d'une richesse et
d'une vigueur incroyables; mais les dernières guerres ont laissé des
traces qu'une longue paix pourra seule effacer.



CHAPITRE XXIII.

     Arrivée à Fusina.--La péote et les gondoles de Venise.--Aspect de
     Venise.--Saluts de l'empereur.--Entrée du cortége impérial dans le
     grand canal.--Jardin et plantations improvisées par
     l'empereur.--Spectacle nouveau pour les Vénitiens.--Conversation de
     l'empereur avec le vice-roi et le grand-maréchal.--L'empereur
     parlant très-bien, mais ne causant pas.--Observation de Constant
     sur un passage du journal de madame la baronne de V***.--Opinion
     de l'empereur sur l'ancien gouvernement de Venise.--Le lion devenu
     vieux.--Le doge, sénateur français.--L'empereur décidé à faire
     respecter le nom français.--Visite à l'arsenal.--Ecueils
     dangereux.--La tour d'observation.--Les chantiers.--_Le
     Bucentaure_.--Chagrin d'un marinier, ancien serviteur du doge.--Les
     noces du doge avec la mer, interrompues par l'arrivée des
     Français.--Douleur du dernier doge Ludovico Manini.--Les
     gondoliers.--Course de barques et joute sur l'eau, en présence de
     l'empereur.--Coup d'œil de la place Saint-Marc pendant la
     nuit.--Habitudes et travail de l'empereur à Venise.--Visite à
     l'église de Saint-Marc et au palais du doge.--Le môle.--La tour de
     l'horloge.--Mécanique de l'horloge.--Les prisons.--Visite rendue
     par Constant et Roustan à une famille grecque.--Constant
     questionné par l'empereur.--Curiosité de Constant
     désappointée.--Enthousiasme d'une belle Grecque pour
     l'empereur.--Vigilance maritale et enlèvement.--Décret de
     l'empereur en faveur des Vénitiens.--Départ de Venise et retour eu
     France.


EN arrivant à Fusina, l'empereur y trouva les autorités de Venise qui
l'attendaient. Sa Majesté s'embarqua sur la _péote_ ou gondole de la
ville, et accompagnée d'un nombreux cortége flottant, elle s'avança vers
Venise. Nous suivions l'empereur dans de petites gondoles noires qui
ressemblent à des tombeaux flottans. La Brenta en était couverte autour
de nous, et rien n'était plus singulier que d'entendre sortir de ces
cercueils, si tristes à voir, des concerts délicieux de voix et
d'instrumens. Cependant la barque qui portait Sa Majesté, et les
gondoles des principaux personnages de sa suite, étaient ornées avec
beaucoup de magnificence.

Nous arrivâmes ainsi jusqu'à l'embouchure du fleuve; là il fallut
attendre près d'une demi-heure jusqu'à ce qu'on eût ouvert les écluses,
ce qui se fit peu à peu et avec précaution, sans quoi les eaux de la
Brenta, retenues dans leur canal, où elles étaient élevées beaucoup au
dessus du niveau de la mer, s'élançant tout d'un coup et avec une chute
violente, auraient entraîné et submergé nos gondoles. Sortis des eaux de
la Brenta, nous nous trouvâmes dans le golfe, et nous vîmes au loin
s'élever du milieu de la mer la merveilleuse ville de Venise. Des
barques, des gondoles, et même des navires d'un port considérable,
chargés de toute la population aisée et de tous les mariniers de Venise,
en habit de fête, arrivèrent de tous côtés, passant, repassant et se
croisant en tous sens avec une adresse et une rapidité extrême.

L'empereur était debout sur l'arrière de la péote, et à chaque nouvelle
gondole qui passait près de la sienne, il répondait aux acclamations et
aux cris de _viva Napoleone imperatore e re_! par un de ces profonds
saluts qu'il faisait avec tant de grâce et de dignité, ôtant son chapeau
sans baisser la tête, et le descendant le long de son corps, presque
jusqu'à ses genoux.

Escortée de cette innombrable flottille, dont la péote de la ville
semblait être le vaisseau amiral, Sa Majesté entra enfin dans le grand
canal que bordent des deux côtés les façades de superbes palais, dont
toutes les fenêtres étaient pavoisées de drapeaux et garnies de
spectateurs. L'empereur descendit devant le palais des procurateurs, où
il fut reçu par une députation de membres du sénat et de nobles
vénitiens; il s'arrêta un instant sur la place St-Marc, parcourut
quelques rues intérieures et choisit l'emplacement d'un jardin dont
l'architecte de la ville lui présenta le plan, qui fut exécuté dans une
campagne. Ce fut un spectacle nouveau pour les Vénitiens que des arbres
plantés en pleine terre, des charmilles et des pelouses.

L'absence complète de verdure et de végétation, et le silence qui règne
dans les rues de Venise, où l'on n'entend jamais le pas d'un cheval ni
le bruit d'une voiture, les chevaux et les voitures étant choses
entièrement inconnues dans cette ville toute marine, doivent lui donner
dans les temps ordinaires un air triste et abandonné; mais cette
tristesse avait entièrement disparu pendant le séjour de Sa Majesté.

Le prince vice-roi et le grand-maréchal assistèrent le soir au coucher
de l'empereur, et en le déshabillant, j'entendis une partie de leur
entretien qui roula tout entier sur le gouvernement de Venise avant la
réunion de cette république à l'empire français. Sa Majesté parla
presque toute seule; le prince Eugène et le maréchal Duroc se
contentaient de jeter, de temps à autre, dans la conversation deux ou
trois paroles, comme pour fournir un nouveau texte à l'empereur et
empêcher que celui-ci ne s'arrêtât et ne mît trop tôt fin à ses
discours, véritables discours en effet, puisque Sa Majesté tenait
toujours le dé et ne laissait que peu de chose à dire aux autres.
C'était assez son habitude; mais personne ne songeait à s'en plaindre,
tant les idées de l'empereur étaient la plupart du temps intéressantes,
neuves et spirituellement exprimées. Sa Majesté _ne causait pas_, comme
on l'a dit avec raison dans le _journal_ que j'ai joint ci-dessus à mes
Mémoires; mais elle _parlait_ avec un charme inexprimable, et là-dessus
il me semble que l'auteur du journal à Aix-la-Chapelle n'a pas assez
rendu justice à l'empereur.

Au coucher dont il était tout à l'heure question, Sa Majesté parla de
l'ancien état de Venise, et par ce qu'elle en dit j'en appris plus sur
ce sujet que je ne l'aurais pu faire dans le meilleur livre. Le vice-roi
ayant observé que quelques patriciens regrettaient l'ancienne liberté,
l'empereur s'écria: «La liberté! fadaise! il n'y avait plus de liberté à
Venise, et il n'y en avait jamais eu que pour quelques familles nobles
qui opprimaient le reste de la population. La liberté avec le conseil
des dix! la liberté avec les inquisiteurs d'état! la liberté avec les
lions dénonciateurs, et les cachots, et les plombs de Venise!» Le
maréchal Duroc remarqua que, sur la fin, ce régime sévère s'était
beaucoup adouci. «Oui, sans doute, reprit l'empereur, le lion de
Saint-Marc était devenu vieux; il n'avait plus ni dents ni ongles.
Venise n'était plus que l'ombre d'elle-même, et son dernier doge a
trouvé qu'il montait en grade en devenant sénateur de l'empire
français.» Sa Majesté, voyant que cette idée faisait sourire le prince
vice-roi, ajouta fort gravement: «Je ne plaisante pas, Messieurs. Un
sénateur romain se piquait d'être plus qu'un roi; un sénateur français
est au moins l'égal d'un doge. Je veux que les étrangers s'accoutument
au plus grand respect vis-à-vis des corps constitués de l'empire, et
même à traiter avec une haute considération le simple titre de citoyen
français. Je ferai en sorte qu'ils en viennent là. Bonsoir, Eugène.
Duroc, ayez soin que la réception de demain se fasse d'une manière
convenable. Cette cérémonie terminée, nous irons visiter l'arsenal.
Adieu, Messieurs. Constant, vous reviendrez dans dix minutes chercher
mon flambeau; je me sens en train de dormir. On est bercé comme un
enfant dans ces gondoles.»

Le lendemain, Sa Majesté après avoir reçu les hommages des autorités de
Venise, se rendit à l'arsenal. C'est un édifice immense, fortifié avec
un soin qui devrait le rendre imprenable. L'aspect de l'intérieur est
singulier, à cause de plusieurs petites îles, jointes ensemble par des
ponts. Les magasins et les divers corps de bâtimens de la forteresse ont
ainsi l'air de flotter à la surface des eaux. L'entrée du côté de la
terre, par laquelle nous fûmes introduits, est un très-beau pont en
marbre, avec des colonnes et des statues. Du côté de la mer, il se
trouve aux approches de l'arsenal beaucoup de rochers et de bancs de
sable dont la présence est indiquée par de longs pieux. On nous dit
qu'en temps de guerre ces pieux étaient retirés, ce qui exposait les
bâtimens ennemis, assez imprudens pour s'engager parmi ces écueils, à
échouer infailliblement. L'arsenal pouvait équiper autrefois
quatre-vingt mille hommes, infanterie et cavalerie, indépendamment d'un
grand nombre d'armemens complets pour des vaisseaux de guerre.

L'arsenal est bordé de tours élevées d'où la vue s'étend au loin dans
toutes les directions. Sur la plus haute de ces tours placée au centre
de l'édifice, comme sur toutes les autres, il y a jour et nuit des
sentinelles qui signalent l'arrivée des vaisseaux qu'elles peuvent
apercevoir à une très-grande distance. Rien de plus magnifique que les
chantiers de construction pour les vaisseaux. Deux mille hommes peuvent
y travailler à l'aise. Les voiles sont faites par des femmes sur
lesquelles d'autres femmes d'un certain âge exercent une active
surveillance.

L'empereur ne s'arrêta que peu de temps à regarder _le Bucentaure_;
c'est ainsi qu'on appelle le superbe vaisseau sur lequel le doge de
Venise célébrait ses noces avec la mer. Un Vénitien ne voit jamais sans
un profond chagrin ce vieux monument de l'ancienne puissance de sa
patrie. Quelques personnes de la suite de l'empereur et moi, nous nous
étions fait accompagner par un marinier qui avait les larmes aux yeux en
nous racontant en mauvais français que, la dernière fois qu'il avait vu
le mariage du doge avec la mer Adriatique, c'était en 1796, un an avant
la prise de Venise. Cet homme nous dit qu'il se trouvait alors au
service du dernier doge de la république, le seigneur Louis Monini; que
l'année suivante (1797) les Français étaient entrés dans Venise, à
l'époque ordinaire des noces du doge avec la mer, qui se faisaient le
jour de l'Ascension, et que depuis ce temps, la mer était restée veuve.
Notre bon marinier nous fit le plus touchant éloge de son ancien maître,
qui, suivant lui, n'avait jamais pu se résoudre à prêter serment
d'obéissance aux Autrichiens, et s'était évanoui en leur remettant les
clefs de la ville.

Les gondoliers sont à la fois domestiques, commissionnaires, confidens,
compagnons d'aventures de la personne qui les prend à son service. Rien
n'égale le courage, la fidélité et la gaîté de ces braves marins. Ils
s'exposent sans crainte aux tempêtes de la mer dans leurs minces
gondoles, et leur adresse est si grande qu'ils circulent avec une
incroyable vitesse dans les canaux les plus étroits, se croisent, se
suivent et se dépassent sans cesse, sans jamais se heurter.

Je me trouvai à même de juger de l'habileté de ces hardis mariniers, le
lendemain même de notre visite à l'arsenal. Sa Majesté s'étant fait
conduire à travers les lagunes jusqu'au port fortifié de Mala-mocco, les
gondoliers lui donnèrent, à son retour, le spectacle d'une course de
barques et de joutes sur l'eau. Le même jour il y eut spectacle par
ordre au grand théâtre, et toute la ville fut illuminée. Du reste on
pourrait croire à Venise que c'est tous les jours fête publique et
illumination générale. L'usage étant d'employer la plus grande partie de
la nuit aux affaires ou aux plaisirs, les rues sont aussi bruyantes,
aussi pleines de monde à minuit, qu'à Paris à quatre heures de
l'après-midi. Les boutiques, surtout celles de la place Saint-Marc, sont
éclairées d'une manière éblouissante, et la foule remplit les petits
pavillons ornés et illuminés où l'on vend du café, des glaces et des
rafraîchissemens de toute espèce.

L'empereur n'avait point adopté le genre de vie des Vénitiens. Il se
couchait aux mêmes heures qu'à Paris, et quand il ne passait point la
journée à travailler avec ses ministres, il se promenait en gondole dans
les lagunes ou visitait les principaux établissemens et les édifices
publics de Venise. Ce fut ainsi que je vis, à la suite de Sa Majesté,
l'église de Saint-Marc et l'ancien palais du doge.

L'église de Saint-Marc a cinq entrées superbement décorées de colonnes
de marbre; les portes en sont de bronze et à sculptures. Au dessus de la
porte du milieu, étaient autrefois les quatre fameux chevaux de bronze
que l'empereur avait fait transporter à Paris pour en orner l'arc de
triomphe de la place du Carrousel. La tour de l'église en est séparée
par une petite place, du milieu de laquelle elle s'élance à une hauteur
de plus de trois cents pieds. On y monte par une rampe sans marches,
très-commode; et parvenu au sommet, on a sous les yeux les points de vue
les plus magnifiques: Venise avec ses innombrables îles chargées de
palais, d'églises et de fabriques, et, se prolongeant au loin dans la
mer, une digue immense, large de soixante pieds, haute de plusieurs
toises et bâtie en grosses pierres de taille. Cet ouvrage gigantesque
entoure Venise et toutes ses îles, et la défend contre les irruptions
de la mer.

Les Vénitiens font profession d'une admiration toute particulière pour
l'horloge établie dans une tour qui en tire son nom. La mécanique
indique la marche du soleil et de la lune à travers les douze signes du
zodiaque. On voit, dans une niche au dessus du cadran, une image de la
Vierge, bien dorée et de grandeur naturelle. On nous dit qu'à certaines
fêtes de l'année, chaque coup de cloche faisait paraître deux anges avec
une trompette à la main, et suivis des trois mages qui venaient se
prosterner aux pieds de la vierge Marie. Je ne vis rien de tout cela,
mais seulement deux grandes figures noires frappant les heures sur la
cloche avec des massues de fer.

Le palais du doge est d'un aspect assez sombre, et les prisons qui n'en
sont séparées que par un étroit canal, rendent cet aspect encore plus
triste.

On trouve à Venise des marchands de toutes les nations. Les juifs et les
Grecs y sont très-nombreux. Roustan, qui entendait la langue de ces
derniers, était recherché par les plus considérables d'entre eux. Les
chefs d'une famille grecque se rendirent un jour auprès de lui pour
l'engager à venir les visiter; leur habitation était située dans une
des îles dont Venise est entourée. Roustan me fit part du désir qu'il
éprouvait d'aller leur rendre une visite. Je fus enchanté de la
proposition qu'il me fit de l'accompagner. Arrivés dans leur île, nous
fûmes reçus par nos Grecs, qui étaient des négocians fort riches, comme
d'anciennes connaissances. L'espèce de parloir dans lequel on nous fit
entrer était non-seulement d'une propreté recherchée, mais encore d'une
grande élégance. Un large divan ornait le tour de la salle dont le
parquet était couvert de nattes artistement tressées. Nos hôtes étaient
au nombre de six qui étaient associés pour le même commerce. Je me
serais passablement ennuyé, si l'un d'eux, qui parlait français, ne se
fût entretenu avec moi. Les autres s'entretenaient dans leur langue avec
Roustan. On nous offrit du café, des fruits, des sorbets et des pipes.
Je n'ai jamais aimé à fumer, et connaissant d'ailleurs le dégoût
prononcé de l'empereur pour les odeurs en général, et en particulier
pour celle du tabac, je refusai la pipe, et j'exprimai la crainte que
mes vêtemens ne se ressentissent du voisinage des fumeurs. Je crus
m'apercevoir que cette délicatesse me faisait baisser considérablement
dans l'estime de nos hôtes. Toutefois, quand nous les quittâmes, ils
nous engagèrent avec beaucoup d'instances à renouveler notre visite. Il
nous fut impossible d'accepter, le séjour de l'empereur ne devant pas
se prolonger.

À mon retour, l'empereur me demanda si j'avais parcouru la ville, ce que
j'en pensais, si j'étais entré dans quelques maisons, enfin ce qui
m'avait semblé digne de remarque. Je répondis de mon mieux, et comme Sa
Majesté était en ce moment d'une gaieté causeuse, je lui parlai de notre
excursion et de notre visite à la famille grecque. L'empereur me demanda
ce que ces Grecs pensaient de lui. «Sire, répondis-je, celui qui parle
français m'a paru être un homme entièrement dévoué à Votre Majesté. Il
m'a parlé de l'espérance qu'il avait, lui comme ses frères, que
l'empereur des Français, qui était allé combattre les mamelucks en
Égypte, pourrait aussi quelque jour se faire le libérateur de la Grèce.»

--Ah! monsieur Constant, me dit ici l'empereur en me pinçant vertement,
vous vous mêlez de faire de la politique!--Pardonnez-moi, Sire, je n'ai
fait que répéter ce que j'avais entendu. Il n'est pas étonnant que tous
les opprimés comptent sur le secours de Votre Majesté. Ces pauvres Grecs
ont l'air d'aimer avec passion leur patrie, et surtout ils détestent
cordialement les Turcs.--C'est bon, c'est bon, dit Sa Majesté; mais
j'ai, avant tout, à m'occuper de mes affaires. Constant, poursuivit Sa
Majesté, changeant subitement le terrain de la conversation dont elle
daignait m'honorer, et souriant d'un air d'ironie, que dites-vous de la
tournure des belles Grecques? Combien avez-vous vu de modèles dignes de
Canova et de David?» Je me vis obligé de répondre à Sa Majesté que ce
qui m'avait le plus engagé à accepter la proposition de Roustan était
l'espérance de voir quelques-unes de ces beautés si vantées, et que je
m'étais trouvé cruellement désappointé de ne pas apercevoir l'ombre
d'une femme. Sur cet aveu naïf, l'empereur, qui s'y attendait d'avance,
partit d'un éclat de rire, se rejeta sur mes oreilles, et m'appela
libertin:--Vous ne savez donc pas, monsieur le drôle, que vos bons amis
les Grecs ont adopté les usages de ces Turcs qu'ils détestent si
cordialement, et qu'ils enferment, comme eux, leurs femmes et leurs
filles, pour qu'elles ne paraissent jamais devant les mauvais sujets de
votre espèce.»

Quoique les dames grecques de Venise soient surveillées d'assez près par
leurs maris, elles ne sont pourtant point recluses ni parquées dans un
sérail comme les femmes des Turcs. Pendant notre séjour à Venise, un
grand personnage parla à Sa Majesté d'une jeune et belle Grecque,
admiratrice enthousiaste de l'empereur des Français. Cette dame
ambitionnait vivement l'honneur d'être reçue par Sa Majesté, dans
l'intérieur de ses appartemens. Quoique très-surveillée par un mari
jaloux, elle avait trouvé moyen de faire parvenir à l'empereur une
lettre dans laquelle elle lui peignait toute l'étendue de son amour et
de son admiration. Cette lettre, écrite avec une passion véritable et
une tête exaltée, inspira à Sa Majesté le désir de voir et d'en
connaître l'auteur; mais il fallait des précautions. L'empereur n'était
pas homme à user de sa puissance pour enlever une femme à son mari;
cependant tout le soin que l'on apporta dans la conduite de cette
affaire n'empêcha pas le mari de se douter des projets de sa femme;
aussi, avant qu'il fût possible à celle-ci de voir l'empereur, elle fut
enlevée et conduite fort loin de Venise, et son prudent époux eut soin
de cacher sa fuite et de dérober ses traces. Lorsqu'on vint annoncer
cette disparition à l'empereur: «Voilà, dit en riant Sa Majesté, un
vieux fou qui se croit de taille à lutter contre sa destinée.» Sa
Majesté ne forma d'ailleurs aucune liaison intime pendant notre séjour à
Venise.

Avant de quitter cette ville, l'empereur rendit un décret qui y fut reçu
avec un enthousiasme inexprimable, et ajouta encore au regret que le
départ de Sa Majesté causait aux habitans de Venise. Le département de
l'Adriatique, dont Venise était le chef-lieu, fut agrandi de toutes les
côtes maritimes, depuis la ville d'Aquilée jusqu'à celle d'Adria. Le
décret portait en outre que le port serait réparé, les canaux creusés et
nettoyés, la grande muraille de Palestrina, dont j'ai parlé plus haut,
et les jetées qui sont en avant continuées et entretenues; qu'il serait
creusé un canal de communication entre l'arsenal de Venise et le passage
de Mala-mocco; enfin que ce passage lui-même serait déblayé et rendu
assez profond pour que les vaisseaux de ligne de soixante-quatorze
pussent y entrer et en sortir.

D'autres articles concernaient les établissemens de bienfaisance, dont
l'administration fut confiée à une espèce de conseil dit _congrégation
de charité_, et la cession à la ville, par le domaine royal, de l'île de
Saint-Christophe pour servir de cimetière général; car jusqu'alors avait
prévalu à Venise, comme dans le reste de l'Italie, l'usage pernicieux
d'enterrer les morts dans les églises. Enfin le décret ordonnait
l'adoption d'un nouveau mode d'éclairage pour la belle place Saint-Marc,
la construction de nouveaux quais, passages, etc.

Lorsque nous quittâmes Venise, l'empereur fut conduit au rivage par une
masse de population aussi nombreuse au moins que celle qui l'avait
accueilli à son arrivée. Trévise, Udine, Mantoue rivalisèrent
d'empressement à recevoir dignement Sa Majesté. Le roi Joseph avait
quitté l'empereur pour retourner à Naples; le prince Murat et le
vice-roi accompagnaient Sa Majesté.

L'empereur ne s'arrêta que deux ou trois jours à Milan et continua sa
route. En arrivant dans la plaine de Marengo, il y trouva les magistrats
et la population d'Alexandrie qui l'y attendaient, et qui l'y reçurent à
la clarté d'une multitude de flambeaux. Nous ne fîmes que passer par
Turin. Le 30 décembre nous gravissions encore le mont Cénis, et le
1er janvier, au soir, nous étions arrivés aux Tuileries.



AVERTISSEMENT DE L'ÉDITEUR


Le troisième volume des _Mémoires de Constant_ a initié le lecteur aux
délassemens et à la vie intérieure de Napoléon pendant la campagne de
1807. On y voit comment le grand-capitaine employait ses loisirs à
Varsovie et à son quartier-général de Finkenstein; et certes l'intérêt
ne manque pas à ce spectacle du vainqueur de Friedland conduisant à la
fois ses plaisirs et ses travaux militaires, qui étaient sans doute
aussi le plus vif de ses plaisirs. Toutefois M. Constant n'ayant pu
avoir aucune prétention à raconter ces travaux, l'éditeur ne s'est point
dissimulé ce qu'il y a, dans ce point de vue rétréci, d'incomplet, et
par conséquent d'inexact.

_Peindre César dameret_ n'est pas peindre César; c'est en exposer le
côté faible et défectueux au jour le moins favorable. Ce n'est pas que,
même en ne la considérant que de ce côté, la vie de Napoléon ne soit
encore susceptible d'un vif intérêt; mais il y aurait peut-être à ne la
montrer que sous cet aspect quelque chose comme de l'injustice.

L'éditeur espère s'être d'avance mis à l'abri de ce reproche par la
publication des pièces inédites suivantes, qu'il prend lui seul sous sa
responsabilité, comme étant, ainsi qu'on le peut croire, tout-à-fait
étrangères à M. Constant. On ne trouvera ici que celles qui se
rapportent à la campagne de 1807; l'éditeur en possède de non moins
curieuses sur les campagnes des années ultérieures.

Tandis que dans le Nord Napoléon combattait les Russes en personne, le
maréchal Marmont, alors général, commandait contre eux l'armée de
Dalmatie, et, avec six mille Français, culbutait à Castel-Novo dix-sept
mille Russes et Monténégrins. Le premier des documens suivans est un
rapport fait au nom du général en chef de cette brave armée. Les autres
sont des dépêches ou des ordres expédiés par l'empereur de son
quartier-général à Finkenstein, avant, pendant et après la bataille de
Friedland. Il suffit sans doute d'avoir dit en deux mots quelles sont
ces pièces officielles; et l'éditeur n'insistera pas davantage sur
l'intérêt qu'elles devront offrir, et aux militaires, et même à toutes
les classes de lecteurs.



ARMÉE DE DALMATIE

À S. A. S. LE PRINCE MINISTRE DE LA GUERRE.


Le général de brigade Launay était encore le 5 du courant avec ses deux
bataillons et deux pièces de canon sur les bords de la Trebinschiza,
attendant le rassemblement des Turcs de Mostar, Uthovo et Stolatz; les
commandans turcs annonçaient leur prochain départ, mais ne l'avaient pas
encore effectué, attendant la nouvelle lune, moins défavorable,
disaient-ils, aux combats que la précédente. Les Turcs de Nixichy, plus
pressés par la nécessité de se défendre, n'ont pas attendu ce
renouvellement de lune pour combattre les Russes et les Monténégrins qui
les tenaient assiégés; ils ont fait une sortie générale qui a surpris
les ennemis et les a séparés. Il est probable que les Russes se sont
repliés sur Castel-novo; ils avaient à Nixichy huit cents hommes avec
deux pièces de canon, et les Monténégrins de trois à quatre mille
hommes; leur évêque y était en personne. Clobuck a été aussi débloqué,
et les Turcs de ces contrées ont enlevé quatre mille têtes, soit des
Monténégrins, soit des Morlaques rebelles. Par suite de cette affaire,
un grand nombre de têtes de Monténégrins ont été envoyées au pacha de
Bosnie, parmi lesquelles il y a celles de trois des principaux comtes de
Montenero.

Nous serons incessamment informés si les Russes sont tous rentrés dans
les bouches, ou tiennent encore la montagne; leur nombre est toujours de
deux mille cinq cents environ.

Les Turcs ont besoin de l'impulsion que nous leur donnons pour lever des
masses imposantes, et sous ce rapport, le petit corps qui est disposé
pour agir de concert avec eux, ne peut que produire un résultat
avantageux, et cette circonstance déterminera peut-être aussi le pacha
de Scutari à attaquer de son côté.

Le colonel Sorbier, aide de camp de S. A. I. le prince vice-roi, se
rendant à Constantinople, a été reçu à son passage à Traunick avec
solennité, par le visir de Bosnie; après avoir prié cet officier
d'accepter un beau cheval, et avoir reçu de lui une médaille en argent
de la bataille d'Iéna, ce visir lui a dit d'une manière très-gracieuse:
«Les Turcs n'aiment pas les images, mais pour celle-ci je la place sur
mon cœur.»

Le motif de ce pacha pour retarder de quelques jours le départ des
canonniers destinés pour Constantinople, consiste dans l'obligation où
il croit être de recevoir de nouveaux ordres du grand-visir, ceux qui
lui sont parvenus étant en opposition aux ordres que Votre Altesse a
transmis au général en chef Marmont, et que ce dernier tient à exécuter
à la lettre; au surplus le pacha de Bosnie persiste dans son opinion que
le détachement de canonniers ne doit se mettre en marche que par dix
hommes, quel que soit son nombre, et il répond aux observations
contraires qui lui ont été faites, qu'il connaît mieux que le général en
chef et que l'empereur lui-même les pays que cette troupe doit
traverser; qu'il répond de sa province, mais qu'il n'est pas en son
pouvoir ni au pouvoir du pacha de Roumélie de la garantir dans certains
pays où commandent de petits pachas ou des beys presque indépendans,
dont il connaît l'ignorance, la barbarie, et même les mauvaises
intentions. «En vain, ajoute-t-il, on ferait marcher un officier deux
jours en avant pour annoncer le passage de cette troupe; en vain cet
officier aurait de moi le bouyourdi le plus clair et le plus amical; que
voulez-vous que fassent pour moi des gens qui méprisent les firmans du
grand-seigneur lui-même? Ils les baisent avec respect, les déchirent et
y désobéissent. Malgré toutes mes précautions et la bonne discipline de
cette troupe, elle pourrait être attaquée, et s'il périssait seulement
deux Français, il n'en faudrait pas davantage pour refroidir notre
amitié, et pour me faire accuser, moi, d'en être la cause; c'est pour
éviter ce malheur que le grand-visir m'avait ordonné de les faire
voyager par petites troupes, et même habillés à la turque. Vous trouvez
à cela des inconvéniens; eh bien, que le grand-visir m'autorise à les
laisser passer tous à la fois et en habit français, j'y consentirai, non
de bon cœur, car je craindrai toujours pour eux; mais j'y consentirai du
moins sans avoir rien à me reprocher. Le général en chef Marmont a des
ordres positifs, j'en ai comme lui, et nous ne sommes pas plus libres
l'un que l'autre de les changer. Si le grand-visir accède aux désirs du
général, il enverra sans doute jusqu'aux frontières de la Bosnie un
détachement de son armée pour recevoir et protéger cette troupe, sans
cela la Roumélie est pleine d'émissaires ennemis qui ne manqueraient pas
de saisir cette occasion de nous nuire. Le sang de ces Français
retomberait sur moi, si je n'insistais pas sur ces précautions qui me
sont commandées, et dont je sens d'ailleurs la nécessité. En un mot, le
grand-visir peut lui seul me dispenser d'exécuter ses premiers ordres;
je ne veux point me rendre responsable d'un accident qui pourrait
troubler la bonne harmonie entre les deux empires.»

Sur l'observation qui lui a été faite que le retard qu'occasionera la
lettre qu'il a écrite au grand-visir peut avoir des inconvéniens:

«Ces inconvéniens seront toujours moindres que ceux que je veux
prévenir, a répondu ce pacha. Au surplus, le Tartare que j'ai expédié ne
mettra que sept jours pour aller jusqu'à Andrinople, et sept jours pour
revenir; ainsi j'aurai une réponse dans quinze ou seize; et avant cette
époque, tout sera disposé pour le passage de ce détachement,
subsistances et moyens de transport.»

Le général en chef a répliqué aux observations du pacha de Bosnie, et
lui a demandé de consentir à ce que le détachement de canonniers qui est
rassemblé à Sigu s'achemine toujours sur la Bosnie, où il attendra, s'il
le faut, la réponse du grand-visir pour passer outre, et il ne doute
pas que le pacha n'y consente.

Le général de division chef de l'état-major
général.

_Signé_ VIGNOLLE.

Finckenstein, le 6 juin 1807, quatre heures du soir.

À MONSIEUR LE MARÉCHAL DAVOUST.

L'ennemi, monsieur le maréchal, continue à pousser le maréchal Ney, qui
se retire aujourd'hui sur Deppen; lorsque le maréchal Ney sera obligé de
quitter cette position, ce qui vraisemblablement sera au plus tard ce
soir ou demain matin; il se portera vers Kl'-Luzeinen entre les lacs de
Narienzel et de Mahrung, où il pourra tenir quelque temps. L'intention
de l'empereur, monsieur le maréchal, est que vous vous portiez pour
défendre le passage d'Alt-Ramten. Vous dirigerez vos blessés et tous vos
embarras sur Marienwerder; quant à ce qui sera dirigé sur Thorn, vous
aurez soin de faire suivre la route par Bishofswerder et non par
Strasbourg.

Quand le maréchal Ney évacuera la position de Kl'-Luzeinen entre les
lacs, il se portera sur la position en avant de Liebmühl; alors dans
celle d'Osterode, vous serez près de lui.

En définitive, monsieur le maréchal, le projet de l'empereur est de se
réunir à Saalfeld, et de prendre position entre les lacs de Roethlof,
Bodilten, etc.; enfin, de livrer bataille sur Saalfeld y où S. M. se
rendra ce soir, et où vous pourrez adresser vos lettres.

Dans la situation des choses, vous ne correspondez ni assez souvent ni
assez en détail. Vous devez sentir assez combien les moindres
circonstances sont importantes.

Faites attention, monsieur le maréchal, que vous êtes à Allenstein, plus
loin d'Osterode que n'en est l'ennemi.

Pour les choses importantes, écrivez-moi en double à Saalfeld et à
Mohrungen, où il est possible que l'empereur se rende cette nuit. La
masse de vos forces doit être sur Osterode; vous pouvez donc évacuer
Allenstein, qui n'est plus bon à rien. La division Grouchy et celle du
général Milhaud se rendent à Gilgenbourg.

Comme à trois heures du matin, quand vous avez écrit à l'empereur, vous
ne saviez pas que Guttstadt avait été évacué, S. M. pense que, quand
vous en aurez été instruit, vous n'aurez pas fait votre mouvement sur
Allenstein.

Prévenez le général Zayoushek qu'il doit se rendre doucement à
Gilgenbourg.

Finckenstein, le 6 juin 1807, six heures et demie du soir.

ORDRE AU MARÉCHAL MORTIER.


L'empereur, monsieur le maréchal, ordonne que vous continuiez votre
route pour arriver le plus tôt possible à Saalfeld. L'ennemi est en
plein mouvement, et s'avance sur nous. Le quartier-général de l'empereur
sera ce soir à Saalfeld.

AU MARÉCHAL LANNES.

Même ordre qu'au maréchal Mortier.

Finckenstein, le 6 juin 1807; six heures et demie du soir.

AU MARÉCHAL MASSÉNA.

Vous avez été prévenu, monsieur le maréchal, que l'ennemi, à la pointe
du jour, dans la journée du 5, avait attaqué la tête du pont de
Spandeim, corps du prince de Ponte-Corvo. Le général de brigade Frère,
avec sa seule brigade, a contenu l'ennemi constamment, et l'a repoussé
quoiqu'il ait chargé cinq fois ses retranchemens avec des troupes
fraîches. Un colonel russe a été fait prisonnier, et les fossés étaient
remplis de morts.

Au même moment, l'ennemi attaquait le pont de Lomilten, corps du
maréchal Soult; le général Ferey, avec sa seule brigade, en a repoussé
l'ennemi, qui a essuyé une grande perte. Ces pertes sont d'autant plus
fortes qu'il a eu l'imprudence de mettre beaucoup d'obstination dans ses
attaques. Le poste d'Allkirck, en avant de Guttstadt, corps du maréchal
Ney, a aussi été attaqué le 5, à quatre heures du matin. L'ennemi a été
constamment repoussé jusqu'à onze heures; mais le maréchal Ney, ayant vu
le déploiement de quarante à cinquante mille hommes, a, conformément à
son instruction générale, fait son mouvement sur Deppen. Ce matin, il
était en position au village de Ankendorff, et l'ennemi était en
position en avant de Queetz. Dans cette situation des choses, S. M. a
ordonné la réunion de son armée, et il est vraisemblable qu'une grande
bataille va avoir lieu. L'empereur a donné des ordres au général
Zayoushek, mais il n'en a point donné à la division Gazan, ni à la
division de dragons du général Becker, ces deux divisions étant sous vos
ordres.

S. M., monsieur le maréchal, ne peut rien vous prescrire; vous devez
prendre conseil des circonstances, _couvrir Varsovie_, maintenir le plus
possible les Cosaques éloignés du centre de la grande armée, et empêcher
le corps qui vous est opposé de se dégarnir pour augmenter l'armée qui
est devant nous.

Si vous n'y voyez pas d'inconvéniens, tenez le général Gazan en espèce
de corps volant, qui pousserait de forts partis sur Ortelsbourg et
Passenheim.

Faites reployer tous les embarras, les malades du général Gazan et les
vôtres derrière la Vistule. Si l'ennemi vous attaquait, et que vous
eussiez besoin du général Gazan pour couvrir Varsovie, nul doute que
vous ne deviez le retirer sur vous. Si, au contraire, l'ennemi reste
tranquille, plus le général Gazan poussera en avant pour observer
l'ennemi, mieux cela vaudra.

Sa Majesté, M. le maréchal, s'en rapporte à votre zèle et au grand
intérêt que vous prenez aux affaires, pour être assurée que vous ferez
pour le mieux, et que vous empêcherez qu'un corps ennemi de peu
d'importance n'agisse sur nos flancs. On doit croire que l'ennemi a trop
à faire pour tenir un corps nombreux vis-à-vis du général Gazan. Il ne
faut pas que ce général s'en laisse imposer par les bruits des paysans.

Il est nécessaire que le duplicata de vos nouvelles soit envoyé au
général Lemarrois, afin qu'elles parviennent par la rive gauche, si
elles étaient interceptées par la rive droite.

Donnez, suivant les circonstances, des ordres relatifs aux convois de
Varsovie sur Osterode, afin qu'ils ne puissent tomber au pouvoir de
l'ennemi.

Envoyez-moi tous les jours de vos nouvelles.

Le maréchal Bernadotte en reconnaissant l'ennemi a été frappé d'une
balle morte au col; mais sa blessure est peu de chose. Je vous en parle,
parce que les malveillans ne manqueront pas de dire qu'il est mort. Le
général Dutaillis a eu le bras emporté d'un boulet.

Finckenstein, le 6 juin 1807, six heures et demie du soir.

À SON ALTESSE LE PRINCE DE PONTE-CORVO.

Il est difficile de vous exprimer, prince, la peine que l'empereur et
nous nous avons éprouvée de vous savoir blessé, surtout dans un moment
où l'empereur a tant besoin de vos talens.

Si vous avez quitté le commandement de votre armée, vous ferez passer la
lettre ci-jointe à celui à qui vous aurez confié ce commandement.

     Finckenstein, le 6 juin 1807, six heures et demie du soir.

     AU GÉNÉRAL COMMANDANT PROVISOIREMENT LE PREMIER CORPS.


Tout porte à croire que d'ici à peu de jours nous aurons une grande
bataille. L'empereur dans ce moment réunit toutes ses forces; il faut
disposer la division du général Dupont de manière à ce qu'elle puisse
promptement se reployer, soit sur Spandeim, soit sur Mulhausen, pour,
suivant les circonstances, participer aux opérations. Si on évacue
Braunsberg, il faut avoir soin de prévenir le commandant d'Elbing. Nous
n'avons pas reçu aujourd'hui de nouvelles du premier corps, ni de celui
du maréchal Soult; ce qui fait supposer qu'il n'y a rien de nouveau. Le
maréchal Ney est sur Deppen, ayant devant lui les principales forces de
l'armée. L'empereur sera cette nuit à Saalfeld, où commencent à se
réunir la cavalerie et l'infanterie de la réserve. Peut-être dans la
nuit Sa Majesté sera-t-elle à Mohrungen.

Finckenstein, le 6 juin 1807, huit heures du soir.

AU GÉNÉRAL COMMANDANT LE BLOCUS DE
GRANDENTZ.

Mettez-vous en mesure, général; l'ennemi est à la hauteur de Guttstadt
et de Deppen, et longe l'Alle sans doute pour aller au secours de
Grandentz. Il est possible que d'ici à deux ou trois jours il jette des
partis de Cosaques jusque là; il faut donc former des colonnes de vos
meilleures troupes pour prendre position sur les chemins qui peuvent
aboutir à Grandentz. La moindre infanterie est suffisante pour en
imposer à ces gens-là. Il est donc convenable de se tenir sur ses
gardes. La grande armée est en mouvement pour tomber sur l'ennemi, le
déborder, et le jeter sur la Vistule. Si jamais un corps plus fort
tombait sur la division assiégeante, elle doit se retirer sur
Marienbourg et sur Marienwerder. Mais cela n'est pas probable. Ne prenez
pas l'alarme pour quelques Cosaques ou quelques piquets de cavalerie.

Mohrungen, le 7 juin 1807, six heures du soir.

À MONSIEUR LE MARÉCHAL DAVOUST.

Je reçois, M. le maréchal, la lettre de M. le général Hervo, en date
d'Osterode le 7 juin. Sa Majesté trouve la position de votre armée
très-bonne; la division Friant à Alt-Ramten et Locken, celle du général
Morand à Landgat, et enfin celle du général Gudin à Detternvald; à moins
d'événemens extraordinaires, ces divisions peuvent rester dans leur
position à attendre les ordres de l'empereur; de votre personne il n'y a
aucun inconvénient à ce que vous soyez à Osterode, s'il y a un poste
intermédiaire qui puisse vous porter rapidement les ordres de Sa
Majesté. L'empereur pense que vous avez fait avancer vos divisions de
dragons; donnez-moi trois fois par jour de vos nouvelles.

Au bivouac de Deppen, le 7 juin, onze heures du soir.

À MONSIEUR LE MARÉCHAL SOULT.

Le quatrième corps fera demain, vers midi, une forte reconnaissance sur
Arresdorf, Wollfdorf, pour interroger les habitans et les prisonniers
que l'on fera. Si le maréchal Ney, à Deppen, était attaqué demain, le
quatrième corps viendrait au secours du sixième corps en attaquant la
droite de l'ennemi.

Au bivouac de Deppen, le 7 juin, onze heures du soir.

AU GÉNÉRAL VICTOR COMMANDANT LE PREMIER
CORPS.

Le premier corps fera un mouvement en avant de Spanden, pour connaître
ce qu'est devenu le corps qui lui était opposé, et avoir des nouvelles
de l'ennemi de ce côté; il fera faire également une reconnaissance par
la division du général Dupont, qui occupe Braunsberg.

Au bivouac de Deppen, le 7 juin, onze heures du soir.

AU MARÉCHAL DAVOUST.

Si le sixième corps était attaqué, demain 8, le maréchal Davoust ferait
diversion en marchant sur la gauche de l'ennemi.

Au bivouac de Deppen, le 7 juin, onze heures du soir.

À SON ALTESSE IMPÉRIALE LE GRAND DUC DE BERG.

La cavalerie de la division Grouchy se rendra à Deppen, sur la rive
gauche de la Sauarge.

La division Milhaud sera aux ordres du maréchal Davoust, et employée à
tenir libre la communication avec le sixième corps.

La division Latour-Maubourg sera mise sous les ordres du maréchal Soult.

Une brigade du général Lasalle sera envoyée sur la gauche du sixième
corps et du quatrième, pour maintenir les communications avec la
cavalerie légère du maréchal Soult.

Les divisions Saint-Sulpice et d'Espagne se rendront à Mohrungen dans
l'emplacement où se trouve la division Lasalle aujourd'hui.

Toute la garde, à pied et à cheval, se rendra à ______. Le maréchal
Lannes se portera en avant d'Hebendorf, sur le chemin de Deppen.

Le maréchal Mortier fera connaître l'heure de son arrivée à Mohrungen.

Les divisions Lasalle et Nansouty seront rendues à Deppen demain.

Au bivouac de Deppen, le 8 juin.

Ordre au général Zayouskek de se rendre à Osterode. Ordre au maréchal
Davoust de s'approcher, pour soutenir le flanc du maréchal Ney.

Guttstadt, le 10 juin 1807, six heures du matin, porté par
M. Charrier, officier du premier corps.

AU GÉNÉRAL VICTOR COMMANDANT LE PREMIER CORPS
D'ARMÉE

Je vous préviens, général, que toute l'armée est réunie à Guttstadt;
nous avons eu hier une belle journée, l'ennemi a toujours été mené
battant. Nous lui ayons fait un millier de prisonniers. L'empereur
ordonne, général, que vous attaquiez sur-le-champ l'ennemi, et que vous
vous empariez de Melzach. Si l'ennemi veut ensuite filer sur Elbing,
attaquez-le également, et tenez vous prêt soit à marcher sur la droite
de l'ennemi, du côté de Dreweutz et de Landsberg, soit enfin à marcher
droit sur Kœnigsberg. Faites bien reconnaître les forces que l'ennemi a
laissées pour couvrir cette ville; attaquez l'ennemi le plus tôt
possible, afin que vos opérations se suivent avec les nôtres.

Altkirch, le 10 juin, neuf heures du matin.

À MONSIEUR LE MARÉCHAL LANNES.


L'empereur ordonne, monsieur le maréchal, que vous réunissiez tout votre
corps d'armée dans sa position d'Alt-Guttstadt. Faites soutenir par
votre cavalerie légère celle du général Duronel, qui pousse des partis
sur Zichern. Le grand-duc de Berg est à Peterswald, et pousse beaucoup
de cavalerie sur Freymark et Launau.

Le corps du maréchal Soult est en avant d'Altkirch et occupe Peterswald
par une avant-garde.

Venez de votre personne à Altkirch, où est l'empereur. Faites faire là
la soupe à votre troupe. L'empereur attend des nouvelles de l'ennemi,
afin de savoir s'il fera quelque mouvement.

Altkirch, le 10 juin, dix heures du matin.

Il est ordonné à monsieur le maréchal Davoust de se rendre, avec son
corps d'armée, à Altkirch; il fera prévenir le maréchal Mortier, qui est
derrière lui, qu'il doit suivre son mouvement.

Heilsberg, le 12 juin 1807, onze heures et demie du matin.

À MONSIEUR LE MARÉCHAL NEY.

L'empereur, monsieur le maréchal, ordonne que vous vous portiez
aujourd'hui avec votre corps d'armée à Eichhorn, route d'Eylau; je vous
préviens que la plus grande partie de la réserve de cavalerie, une
partie de la réserve d'infanterie du maréchal Lannes et le quatrième
corps se rendent à Eylau par Landsberg; ainsi vous êtes couvert sur
votre gauche. Le quartier-général sera ce soir près d'Eylau.

Heilsberg, le 12 juin 1807, onze heures et demie du matin.

AU MARÉCHAL MORTIER.

L'empereur ordonne, monsieur le maréchal, que vous vous rendiez
aujourd'hui avec votre corps d'armée à Dixen près d'Eichhorn;
envoyez-moi ce soir un officier.

Heilsberg, le 12 juin 1807, onze heures du matin.

AU GÉNÉRAL VICTOR.

L'intention de l'empereur, général, est que vous partiez du point où
vous recevrez cet ordre pour vous rendre le plus promptement possible à
Landsberg; je vous dépêche un officier pas Mehlsack et un autre par
Wormditt.

Heilsberg, le 12 juin 1807.

AU MARÉCHAL MASSÉNA.

Nous avons eu, le 10 et le 11, monsieur le maréchal, deux belles
journées. L'armée ennemie entière a été attaquée et obligée de se
replier devant nous pendant ces deux journées.

Nous avons fait quelques milliers de prisonniers. Les Russes ont
abandonné leur camp retranché de Heilsberg, où ils avaient fait beaucoup
d'ouvrages.

Ils nous ont laissé dans la ville, des magasins; l'armée est ce soir à
Eylau. L'empereur, monsieur le maréchal, désirerait que le général
Gazan, avec la division de dragons, se rendît à Bischofstein, d'où elle
serait en mesure de s'emparer de beaucoup de magasins qu'a l'ennemi sur
la route de Rastenbourg; le général Gazan recevrait d'ailleurs de là des
ordres ultérieurs pour sa destination; mais Sa Majesté, monsieur le
maréchal, me charge de vous dire que ce mouvement, qui serait très-utile
sur la droite de l'armée, est toutefois soumis à vos dispositions, et
qu'il ne doit se faire que dans le cas où cela ne compromettrait pas
Varsovie. Faites faire des réjouissances à votre corps d'armée sur les
succès que nous avons obtenus le 10 et le 11.

Eylau, le 13 juillet 1807, huit heures du matin.

AU MARÉCHAL LANNES.

L'intention de l'empereur, monsieur le maréchal, est que votre cavalerie
légère se dirige sur Domnau passant par Lampasch; quant à votre corps
d'armée, il prendra position en colonnes sur la route d'Eylau à Lampasch
et se trouvera prêt à se porter partout où il sera nécessaire suivant
les nouvelles qu'on recevra dans la journée. La troupe pourra faire la
soupe. Envoyez-moi un officier quand vous serez en position, ainsi que
les rapports de votre cavalerie légère.

AU MARÉCHAL NEY.

L'empereur ordonne, monsieur le maréchal que vous preniez position au
village de Schmoditten; j'envoie un officier d'état-major à la rencontre
de votre corps d'armée pour faire prendre cette direction à la tête de
votre colonne.

Il est ordonné au général Grouchy de partir de la position qu'il occupe
pour se rendre avec sa division à Domnau aux ordres du maréchal Lannes.

AU MARÉCHAL MORTIER.


L'intention de l'empereur, monsieur le maréchal, est que vous fassiez
continuer toute votre cavalerie ce soir jusqu'à Domnau, afin de secourir
celle du maréchal Lannes.

Vous-même, avec votre corps d'armée, prenez position en avant de
Lampasch, et envoyez un officier auprès du maréchal Lannes afin de
concerter vos opérations avec ce maréchal, et le mouvement que vos
troupes doivent faire demain matin pour soutenir ce corps d'armée.

AU MARÉCHAL LANNES.

Des ordres sont donnés, monsieur le maréchal, à la division Grouchy
d'être arrivée avant onze heures du soir à Domnau, où il prendra vos
ordres. Il a été également ordonné au maréchal Mortier, qui est au
village de Lampasch, d'arriver avant onze heures du soir à Domnau; ce
qui fera trois ou quatre mille hommes de cavalerie. Le général Grouchy
pourra prendre le commandement de ces quatre mille hommes, afin de les
faire manœuvrer convenablement, et faire exécuter les ordres que le
maréchal Lannes donnera.

Le maréchal Mortier a l'ordre d'envoyer un officier de son état-major au
quartier-général, afin de se concerter, et que demain avant le jour il
parte et se réunisse à vous, afin d'agir de concert et de donner tous
ensemble. Sa Majesté trouve que les renseignemens que vous lui envoyez
sur Friedland ne sont pas assez précis; mais vous êtes maître d'attaquer
Friedland, si vous croyez que l'ennemi n'est pas supérieur à vous. Dans
le cas où il serait supérieur, vous pouvez prendre position pour
l'empêcher de déboucher. Sa Majesté pense que si l'ennemi débouche, il
le fera par la route qui va de Friedland à Kœnigsberg, par... et que,
par ce moyen, il évitera Domnau. Les nouvelles qu'on a de l'ennemi sont
les suivantes:

Qu'il a évacué, ce matin à cinq heures, Barteinstein, se dirigeant sur
Schippenbeil par la rive droite de l'Alle; qu'à Barteinstein il a jeté
à l'eau ses magasins et une grande quantité d'eau-de-vie et farine;
qu'on ne sait pas s'il se retire par Grodno, ou s'il veut se retirer par
Kœnigsberg, soit en débouchant par Friedland, soit en allant jusqu'à
Eylau. Sa Majesté pense qu'il est important qu'il ne débouche pas par
Friedland; c'est là le but pour lequel vous avez été envoyé à Domnau.
Quant à l'attaque de Friedland, il faudrait savoir les renseignemens
pris à Friedland. Est-ce l'avant-garde, est-ce l'arrière-garde ou un
détachement qui est venu reprendre Friedland?

Eylau, le 13 juin 1807, neuf heures du soir.

AU GÉNÉRAL VICTOR.


Il paraît, général, que plusieurs corps de l'armée ennemie se trouvent
coupés; on s'est battu ce soir sur plusieurs points. Faites donc partir
votre armée au petit point du jour, de manière à pouvoir faire demain
dix lieues, et vous trouver encore de bonne heure sur le champ de
bataille. Faites filer votre cavalerie, et de votre personne rendez-vous
très-promptement près de l'empereur. Faites-moi connaître, par le retour
de l'officier d'état-major, à quelle heure la tête de votre colonne
arrivera ce soir à Eylau. Ce ne saurait être de trop bonne heure.

Eylau, le 13 juin 1807, minuit.

AU MARÉCHAL MORTIER.

Je vous renouvelle, monsieur le maréchal, l'ordre que je vous ai déjà
donné de faire partir votre corps d'armée à une heure du matin, afin de
soutenir le maréchal Lannes. Il est nécessaire de partir à cette heure,
afin de laisser le chemin libre au maréchal Ney, qui vous suit. Faites
parquer vos bagages, charrettes sous la garde des Polonais, afin de ne
pas encombrer la route.

Eylau, le 13 juin 1807, minuit.

AU MARÉCHAL NEY.

L'empereur, monsieur le maréchal, ordonne que vous partiez à deux heures
du matin pour vous rendre à Domnau y soutenir le maréchal Lannes.
Envoyez-lui un officier d'état-major à Friedland, afin qu'il puisse,
suivant les circonstances, accélérer ou ralentir sa marche. Vous vous
trouverez suivre le corps du maréchal Mortier qui part à une heure du
matin.

Eylau, le 13 juin 1807, minuit.

Il est ordonné au général Nansouty de partir avec sa cavalerie à minuit
pour se rendre à Domnau. Il enverra un aide-de-camp près le maréchal
Lannes, à Friedland, afin qu'il puisse accélérer ou ralentir sa marche
suivant les circonstances. Le général Grouchy est déjà à Domnau; le plus
ancien des deux généraux commandera la cavalerie en attendant l'arrivée
du grand-duc de Berg. Du moment qu'on saura que l'empereur aura passé,
on enverra un officier d'ordonnance près de lui pour faire connaître ce
qui se passe, et prendre ses ordres.

Eylau, 13 juin 1807, minuit.

AU MARÉCHAL BESSIÈRES.

Donnez ordre, M. le maréchal, que toute la garde à pied et à cheval soit
prête à partir à deux heures du matin; vous enverrez à cette heure
prendre des ordres, et vous ne ferez brider que quand l'heure du départ
sera donnée.

Eylau, 14 juin 1807.

À SON ALTESSE IMPÉRIALE LE GRAND DUC DE BERG.

L'empereur me charge de vous prévenir, M. le prince, que l'ennemi est en
très-grande force à Friedland; le corps du maréchal Lannes, celui du
maréchal Ney, celui du maréchal Mortier, les divisions Grouchy et
Nansouty sont devant Friedland.

L'intention de Sa Majesté est que vous, M. le prince, et le corps du
maréchal Davoust gardiez bien les débouchés de votre droite, car il
serait possible que la tête des ennemis se présentât pour filer sur
Kœnigsberg.

L'empereur pense que M. le maréchal Soult suffira pour supposer aux
seuls Prussiens qui sont devant Kœnigsberg; Sa majesté désire que vous
manœuvriez de manière à appuyer autant que possible la gauche de votre
corps d'armée qui est en avant de Domnau sur Friedland, avec votre
cavalerie et le corps du maréchal Davoust. Sa Majesté se rend à Domnau.

Ordre de bataille. Au bivouac devant Friedland,
le 14 juin 1807.

Le maréchal Ney prendra la droite; il appuiera à la position actuelle du
général Oudinot. Le maréchal Lannes fera le centre qui commence à la
gauche du maréchal Ney, c'est-à-dire à peu près vis-à-vis le village
Postenem. La partie de la droite que forme actuellement le général
Oudinot, appuiera insensiblement à gauche.

Le maréchal Lannes resserrera les divisions; par ce ploiement, il pourra
se placer sur deux lignes.

La gauche sera formée par le maréchal Mortier, qui n'avancera jamais, le
mouvement devant être fait par notre droite, et devant pivoter sur la
gauche.

Le général Grouchy avec la cavalerie de l'aile gauche, manœuvrera pour
faire le plus de mal possible à l'ennemi, qui, par l'attaque vigoureuse
de notre droite, sentira la nécessité de battre en retraite.

Le général Victor formera la réserve; il sera placé en avant du village
de Postheinen, ainsi que la garde impériale à pied et à cheval.

La division Latour-Maubourg sera sous les ordres du maréchal Ney.

La division Lahoussaye, sous les ordres du général Victor.

L'empereur sera à la réserve au centre.

On doit toujours avancer par la droite, et on doit laisser l'initiative
du mouvement au maréchal Ney, qui doit attendre les ordres de l'empereur
pour commencer.

Du moment que M. le maréchal Ney commencera, tous les canons de la ligne
devront doubler le feu dans la direction de protéger son attaque.

14 juin 1807, trois heures de l'après-dînée, devant Friedland.

À SON ALTESSE LE GRAND DUC DE BERG.

La canonnade dure depuis trois heures du matin; l'ennemi paraît être ici
en bataille avec son armée; il a d'abord voulu déboucher par la route de
______ sur Kœnigsberg; actuellement il paraît songer sérieusement à la
bataille qui va s'engager; Sa Majesté espère que vous serez entré à
Kœnigsberg; une division de dragons et le général Soult suffisent pour
entrer dans cette ville, et qu'avec deux divisions de cuirassiers et le
maréchal Davoust, vous aurez marché sur Friedland; car il est possible
que l'affaire dure encore demain; tâchez donc d'arriver à une heure du
matin; nous n'avons point encore de vos nouvelles d'aujourd'hui.

Si l'empereur suppose que l'ennemi est en très-grande force, il est
possible qu'il se contente aujourd'hui de le canonner, et qu'il vous
attende.

Communiquez une partie de cette lettre à MM. les maréchaux Soult et
Davoust.

Wehlau, le 16 juin 1807.

À MONSIEUR LE MARÉCHAL SOULT.

L'intention de l'empereur, M. le maréchal, est qu'une de vos divisions
soit destinée à bloquer sur-le-champ le fort de Pillau, ainsi qu'à
former un corps pour observer le débouché de la langue de terre venant
de Mémel. Les deux autres divisions de votre corps d'armée se tiendront
prêtes à marcher au premier ordre.

Le 14º régiment de ligne, comme je vous l'ai dit, reste pour former la
garnison permanente de Kœnigsberg.

Je vous préviens que la route de l'armée sera de Kœnigsberg à
Brandenbourg, de Brandenbourg à Braunsberg deux jours, et de Braunsberg
à Elbing, deux journées; enfin d'Elbing à Marienbourg toutes les autres
communications sont supprimées, parce que c'est de Marienbourg qu'on se
dirige sur Berlin.

Je vous préviens que je donne ordre au quartier-général de se rendre à
Kœnigsberg.

Wehlau, le 17 juin.

Ordre aux Saxons restés à Friedland de se rendre en toute diligence à
Wehlau.

Ordre aux troupes polonaises qui sont à Elbing, à Marienbourg, à Thorn,
soit d'infanterie et de cavalerie, de se diriger le plus promptement sur
Kœnigsberg.

Ordre aux dépôts de cavalerie que commande M. le général Laroche, et
qui se trouvent au delà de la Vistule, de se rendre à Elbing.

Ordre au régiment italien de dragons, qui doit être arrivé à Thorn, de
se diriger sur Kœnigsberg.

Schirrau, le 18 juin 1807, neuf heures du matin.

À SON ALTESSE LE GRAND DUC DE BERG.

L'intention de l'empereur, mon prince, est que vous poussiez votre
cavalerie jusqu'au village de Parcisgirren, point d'intersection de la
route de Insterbourg; vous pousserez même jusqu'au village de
Schillupiscken sur la petite rivière de Schillup.

Le corps du général Victor, qui est derrière vous, ne fera aucun
mouvement sans nécessité absolue, et dans ce cas, il ne marcherait que
vers les trois ou quatre heures.

Le maréchal Davoust qui est à Labian, doit y rester; il a l'ordre de
pousser une seule de ses divisions sur la route de Tilsit, où il se
mettra en position; il a l'ordre de se mettre en communication avec
vous.

Les autres corps d'armée restent dans la position où ils se trouvent
jusqu'à nouvel ordre: le maréchal Ney et le général Beaumont à
Insterbourg; les corps des maréchaux Lannes, Mortier, et le général
Victor en arrière de vous sur la route venant de Tasslacken.


FIN DU TOME TROISIÈME.



MÉMOIRES

DE CONSTANT,

PREMIER VALET DE CHAMBRE DE L'EMPEREUR,

SUR LA VIE PRIVÉE

DE

NAPOLÉON,

SA FAMILLE ET SA COUR.

PARIS.--IMPRIMERIE DE COSSON,

RUE SAINT GERMAIN-DES-PRÉS, Nº 9.

     Depuis le départ du premier consul pour la campagne de Marengo, où
     je le suivis, jusqu'au départ de Fontainebleau, où je fus obligé de
     quitter l'empereur, je n'ai fait que deux absences, l'une de trois
     fois vingt-quatre heures, l'autre de sept ou huit jours. Hors ces
     congés fort courts, dont le dernier m'était nécessaire pour
     rétablir ma santé, je n'ai pas plus quitté l'empereur que son
     ombre.

     MÉMOIRES DE CONSTANT, _Introduction_.


TOME QUATRIÈME.

À PARIS,

CHEZ LADVOCAT, LIBRAIRE

DE S. A. R. LE DUC DE CHARTRES,

QUAI VOLTAIRE ET PALAIS-ROYAL

MDCCCXXX.



CHAPITRE PREMIER.

     Arrivée à Paris.--Représentation d'un opéra de M. Paër--Le théâtre
     des Tuileries.--M. Fontaine, architecte.--Critiques de
     l'empereur.--L'arc de triomphe de la place du Carrousel jugé par
     l'empereur.--Plan de réunion des Tuileries au Louvre.--Vastes
     constructions projetées par l'empereur.--Restauration du château de
     Versailles.--Note de l'empereur à ce sujet.--Visite de l'empereur à
     l'atelier de David.--Tableau du Couronnement.--Admiration de
     l'empereur.--M. Vien.--Changement indiqué par l'empereur.--Anecdote
     racontée par le maréchal Bessières.--Le peintre David et la
     perruque du cardinal Caprara.--Longue visite.--Hommage rendu par
     l'empereur à un grand artiste.--Complimens de Joséphine.--Le
     tableau des Sabines dans la salle du conseil-d'état.


NOUS arrivâmes à Paris le 1er janvier à neuf heures du soir. Nous
trouvâmes la salle de spectacle du palais des Tuileries entièrement
terminée, et le dimanche qui suivit le retour de Sa Majesté on y joua la
_Griselda_ de M. Paër. Cette salle était magnifique. Les loges de Leurs
Majestés étaient à l'avant-scène, en face l'une de l'autre. La
décoration intérieure, en étoffe de soie cramoisie, faisait un effet
charmant en se détachant sur de grandes glaces mobiles qui
réfléchissaient à volonté la salle ou la scène. L'empereur, encore plein
du souvenir des théâtres d'Italie, dit beaucoup de mal de la salle des
Tuileries. Il la trouvait incommode, d'une coupe désavantageuse et
beaucoup trop grande pour un théâtre de palais. Malgré toutes ces
critiques, quand vint le jour de l'inauguration, et que l'empereur put
se convaincre du soin qu'avait pris M. Fontaine pour distribuer les
loges de manière à faire briller les toilettes dans tout leur éclat, il
parut très-satisfait, et chargea même le duc de Frioul d'en faire à M.
Fontaine les complimens que méritait son habileté.

Huit jours après, ce fut encore le revers de la médaille. On donnait ce
jour-là _Cinna_ et une comédie dont je ne me rappelle pas le nom. Il
faisait extrêmement froid, à tel point qu'on fut obligé de quitter la
salle après la tragédie. Alors l'empereur se répandit en invectives
contre la pauvre salle, qui, selon lui, n'était bonne qu'à brûler. M.
Fontaine fut mandé, et promit de faire tout son possible pour remédier
aux inconvéniens qu'on lui signalait. Effectivement, au moyen de
nouveaux poêles placés sous le théâtre, d'un lambrissage à la toiture et
de gradins placés sous les banquettes du second rang des loges, en une
semaine la salle fut rendue chaude et commode.

Pendant plusieurs semaines, l'empereur s'occupa presque exclusivement de
constructions et d'embellissemens. L'arc de triomphe de la place du
Carrousel, qu'on avait dégagé de ses échafaudages pour faire passer
dessous la garde impériale à son retour de Prusse, attira d'abord
l'attention de Sa Majesté. Ce monument était alors à peu près achevé,
sauf quelques bas-reliefs qui restaient encore à placer. L'empereur le
regarda long-temps d'une des fenêtres du palais, et dit, après avoir
froncé le sourcil deux ou trois fois, que _cette masse qu'il voyait là
ressemblait beaucoup plus à un pavillon qu'à une porte, et qu'il aurait
bien mieux aimé une construction dans le genre de la porte Saint-Denis_.

Après avoir visité en détail les diverses constructions commencées ou
continuées depuis son départ, Sa Majesté fit venir un matin M. Fontaine;
s'étant entretenue longuement sur ce qu'elle avait trouvé de louable et
de blâmable dans ce qu'elle avait vu, elle lui fit part de ses
intentions relativement aux plans que l'architecte avait fournis pour la
réunion des Tuileries au Louvre. Il fut arrêté entre l'empereur et M.
Fontaine que l'aile neuve qui devait faire la réunion serait bâtie en
cinq ans, et qu'un million serait accordé chaque année pour cette
construction; qu'on ferait une aile en retour séparant le Louvre des
Tuileries, et formant ainsi une place régulière au milieu de laquelle
serait construite une salle d'opéra isolée de toutes parts, et
communiquant au palais par une galerie souterraine. La galerie formant
l'avant-cour du Louvre devait être ouverte au public en hiver, et
décorée de statues ainsi que de tous les arbustes en caisses du jardin
des Tuileries. Dans cette avant-cour, on aurait élevé un arc de triomphe
à peu près semblable à celui du Carrousel. Enfin, toutes ces belles
constructions devaient être distribuées en logemens pour les
grands-officiers de la couronne, en écuries, etc. Les dépenses à faire
furent évaluées approximativement à quarante-deux millions.

L'empereur s'occupa successivement d'un palais des arts avec un nouveau
bâtiment pour la bibliothèque impériale, à construire à l'endroit où
nous voyons aujourd'hui la Bourse; d'un palais pour la bourse sur le
quai Desaix; de la restauration de la Sorbonne et de l'hôtel Soubise;
d'une colonne triomphale à Neuilly; d'une fontaine jaillissante sur la
place Louis XV; de la démolition de l'Hôtel-Dieu pour agrandir et
embellir le quartier de la cathédrale, et de la construction de quatre
hôpitaux au Mont-Parnasse, à Chaillot, à Montmartre et dans le faubourg
Saint-Antoine, etc., etc,. Tous ces projets étaient bien beaux, et sans
doute par la suite celui qui les avait conçus les aurait fait exécuter.
Il disait souvent que, s'il vivait, Paris n'aurait de rivale au monde en
aucun genre.

Dans le même temps Sa Majesté fixa définitivement la forme à donner à
l'arc de triomphe de l'Étoile, sur laquelle on avait long-temps balancé
et consulté tous les architectes de la couronne. Ce fut encore en cela
l'avis de M. Fontaine qui prévalut. De tous les plans présentés, le sien
était le plus simple, comme aussi le plus grandiose.

L'empereur songea aussi à la restauration du palais de Versailles. M.
Fontaine avait soumis à Sa Majesté un projet de premières réparations,
aux termes duquel, moyennant six millions, l'empereur et l'impératrice
auraient eu un logement convenable. Sa Majesté, qui voulait tout faire
beau, grand, superbe, mais avec économie, écrivit au bas de ce projet la
note suivante, que M. de Bausset rapporte aussi dans ses mémoires:

«Il faut bien penser aux projets sur Versailles. M. Fontaine en
présente un raisonnable, dont la dépense est de six millions; mais je ne
vois point de logemens, ni la restauration de la chapelle, ni celle de
la salle de spectacle, non pas telles qu'elles devraient être un jour,
mais seulement telles qu'elles pourraient être pour un premier service.

»D'après ce projet, l'empereur et l'impératrice sont logés; ce n'est pas
tout: il faut connaître ce que l'on pourra avoir sur la même somme en
logemens de princes, de grands-officiers et d'officiers.

»Il faut savoir aussi où l'on mettra la manufacture d'armes, qui ne
laisse pas d'être nécessaire à Versailles, où elle répand de l'argent.

»_Il faut, sur ces six millions, trouver six logemens de princes, douze
de grands-officiers, et cinquante d'officiers_.

»Alors on pourra dire seulement que l'on peut habiter Versailles et y
passer un été.

»Avant que l'on exécute ce projet, il faut que l'architecte qui sera
chargé de l'exécution puisse certifier que cela pourra être fait pour la
somme proposée.»

Quelques jours seulement après leur arrivée, Leurs Majestés l'empereur
et l'impératrice allèrent visiter le célèbre David, dans son atelier de
la Sorbonne; afin de voir le magnifique tableau du Couronnement, qui
venait d'être achevé. La suite de Leurs Majestés se composait de M. le
maréchal Bessières, d'un aide de camp de l'empereur, M. Lebrun, de
plusieurs dames du palais et chambellans. L'empereur et l'impératrice
admirèrent long-temps cette belle composition, qui réunissait tous les
genres de mérite; et le peintre était tout glorieux d'entendre Sa
Majesté nommer l'un après l'autre tous les principaux personnages du
tableau, dont la ressemblance était vraiment miraculeuse. «Que c'est
grand! disait l'empereur, que c'est beau! quel relief ont tous les
objets! quelle vérité! Ce n'est pas une peinture, on marche dans ce
tableau.» Et d'abord, ses regards s'étant fixés sur la grande tribune du
milieu, l'empereur reconnut Madame Mère, le général Beaumont, M. de
Cossé, M. de La Ville, madame de Fontanges et madame Soult: «Je vois
plus loin, dit-il, le bon M. Vien.» M. David répondit: «Oui, Sire, j'ai
voulu rendre hommage à mon illustre maître, en le plaçant dans un
tableau qui sera, par son objet, le plus important de mes ouvrages.»
L'impératrice prit ensuite la parole pour faire remarquer à l'empereur
avec quel bonheur M. David avait saisi et rendu le moment intéressant où
l'empereur est prêt à la couronner: «Oui, dit Sa Majesté en regardant
avec un plaisir qu'elle ne cherchait point à déguiser, le moment est
bien choisi, l'action est parfaitement indiquée; les deux figures sont
très-bien;» et en parlant ainsi, l'empereur regardait l'impératrice.

Sa Majesté, poursuivant l'examen du tableau dans tous ses détails, loua
principalement le groupe du clergé italien près de l'autel, épisode
inventé par le peintre. Elle parut désirer seulement de voir le pape
représenté dans une action plus directe, paraissant donner sa
bénédiction, et que l'anneau de l'impératrice fût porté par le cardinal
légat.

À propos de ce groupe, le maréchal Bessières fit beaucoup rire Sa
Majesté, en lui rappelant la discussion fort amusante qui avait eu lieu
entre David et le cardinal Caprara.

On sait que le grand artiste avait de l'aversion pour les figures
habillées, surtout habillées à la moderne. On remarque dans toutes ses
compositions, un goût si prononcé pour l'antique, qu'il se glisse jusque
dans sa manière de draper les personnages vivans. Or, le cardinal
Caprara, l'un des assistans du pape à la cérémonie du couronnement,
portait perruque. David l'ayant placé dans son tableau, jugea convenable
de lui ôter sa perruque et de le représenter tête chauve, du reste,
parfaitement ressemblant. Le cardinal, désolé, supplia l'artiste de lui
rendre sa perruque; il essuya de la part de David un refus formel.
«Jamais, lui dit-il, je n'avilirai mes pinceaux jusqu'à peindre une
perruque.» Son éminence alla tout en colère, se plaindre à M. de
Talleyrand, qui était à cette époque ministre des affaires étrangères,
donnant entre autres raisons, celle-ci, qui lui paraissait sans
réplique, que jamais pape n'ayant porté de perruque, on ne manquerait
pas de supposer à lui, cardinal Caprara, l'intention de prétendre à la
chaire pontificale en cas de vacance, intention bien clairement indiquée
par la suppression de sa perruque dans le tableau du couronnement. Son
éminence eut beau faire, David ne voulut jamais consentir à lui
restituer sa précieuse perruque, disant qu'_elle devait se croire
très-heureuse de ce qu'il ne lui avait ôté que cela_.

Après avoir entendu le récit dont les détails lui furent confirmés par
le principal acteur de la scène, Sa Majesté fit encore à M. David
quelques observations, en prenant tous les ménagemens possibles. Elles
furent écoutées attentivement par cet artiste admirable, qui, en
s'inclinant, promit à l'empereur de profiter de ses avis.

La visite de Leurs Majestés fut longue. Le jour, qui baissait, avertit
enfin l'empereur qu'il était temps de s'en aller. Il fut reconduit par
M. David jusqu'à la porte de l'atelier. Là, s'arrêtant tout court,
l'empereur ôta son chapeau, et par un salut plein de grâce, témoigna
l'honneur qu'il rendait à un talent si distingué. L'impératrice ajouta à
la vive émotion dont M. David paraissait agité, par quelques-uns de ces
mots charmans qu'elle savait si bien dire et placer si à propos.

En face du tableau du Couronnement était exposé celui des Sabines.
L'empereur, qui s'était aperçu de l'envie qu'avait M. David de s'en
défaire, donna l'ordre en s'en allant à M. Lebrun de voir si ce tableau
ne pouvait point être placé convenablement dans le grand cabinet des
Tuileries. Mais il changea bientôt d'idée, en songeant que la plupart
des personnages étaient représentés _in naturalibus_, ce qui eût assez
mal figuré dans un cabinet consacré aux grandes réceptions
diplomatiques, et dans lequel s'assemblait ordinairement le conseil des
ministres.



CHAPITRE II.

     Mariage de mademoiselle de Tascher avec le duc d'Aremberg.--Mariage
     d'une nièce du roi Murat avec le prince de Hohenzollern.--Grandes
     fêtes et bals masqués à Paris.--L'empereur au bal de M. de
     Marescalchi.--Déguisement de l'empereur.--Instructions de
     Constant.--L'empereur toujours reconnu.--L'_incognito_
     impossible.--Plaisanteries de l'empereur.--Napoléon intrigué par
     une inconnue.--L'impératrice au bal de l'Opéra.--L'empereur voulant
     surprendre l'impératrice au bal masqué.--Napoléon en
     domino.--Constant camarade de l'empereur et le
     tutoyant.--Espiégleries d'un masque et embarras de
     l'empereur.--Explication entre Napoléon et Joséphine.--Quel était
     le masque qui avait intrigué l'empereur.--Mascarades
     parisiennes.--Le docteur Gall et les têtes à perruque.--Bal costumé
     et masqué chez la princesse Caroline.--Constant envoyé à ce bal par
     l'empereur.--Instructions données par l'empereur à
     Constant.--Mariage du prince de Neufchâtel avec une princesse de
     Bavière.--Présent offert à l'impératrice par un habitant de l'île
     de France.--La macaque bien élevée.--Habitudes civilisées.


À la fin du mois de janvier, mademoiselle de Tascher, nièce de Sa
Majesté l'impératrice, épousa M. le duc d'Aremberg. L'empereur, à cette
occasion, éleva mademoiselle de Tascher à la dignité de princesse, et
voulut, avec l'impératrice, honorer de sa présence les noces qui eurent
lieu chez sa majesté la reine de Hollande, dans son hôtel de la rue de
Cérutti. Elles furent superbes et dignes, en tout point, des augustes
convives. L'impératrice ne se retira point tout de suite après le dîner;
elle ouvrit le bal avec le duc d'Aremberg.

Quelques jours après, le prince de Hohenzollern épousa la nièce de M. le
grand-duc de Berg, mademoiselle Antoinette Murat.

Sa Majesté fit pour elle ce qu'elle avait fait pour mademoiselle de
Tascher, elle assista aussi avec l'impératrice au bal que le grand-duc
de Berg donna à l'occasion de ce mariage, et dont la princesse Caroline
faisait les honneurs.

Cet hiver fut remarquable à Paris, par la grande quantité de fêtes et de
bals qu'on y donna. L'empereur, comme je l'ai déjà dit, avait une espèce
d'aversion pour les bals, et surtout pour les bals masqués, qu'il
trouvait la chose du monde la plus ridicule. C'était un des chapitres
sur lesquels il était presque toujours en guerre avec l'impératrice. Un
jour pourtant, il céda aux instances de M. de Marescalchi, ambassadeur
d'Italie, renommé pour les bals magnifiques qu'il donnait, et auxquels
assistaient les personnages les plus distingués de l'état. Ces réunions
brillantes avaient lieu dans une salle que l'ambassadeur avait fait
construire exprès, et décorer avec une richesse et un luxe
extraordinaire. Sa Majesté consentit à honorer de sa présence un bal
masqué donné par monsieur l'ambassadeur, et qui devait effacer tous les
autres.

Le matin, l'empereur m'appela et me dit: «Constant, je me décide à
_danser_ ce soir chez l'ambassadeur d'Italie; vous porterez dans la
journée dix costumes complets dans l'appartement qu'il a fait préparer
pour moi.» J'obéis, et le soir je me rendis avec Sa Majesté chez M. de
Marescalchi. Je l'habillai de mon mieux en domino noir, et m'appliquai à
le rendre tout-à-fait méconnaissable. Tout allait assez bien, malgré bon
nombre d'observations de la part de l'empereur sur ce qu'un déguisement
a d'absurde, sur la mauvaise tournure que donne un domino, etc. Mais
quand il fut question de changer de chaussure, il s'y refusa absolument,
malgré tout ce que je pus lui dire à cet égard; aussi fut-il reconnu dès
son entrée au bal. Il va droit à un masque, _les mains derrière le dos_,
selon son habitude; il veut nouer une intrigue, et à la première
question qu'il fait on lui répond en l'appelant _Sire_... Alors,
désappointé, il se retourne brusquement, et revient à moi: «Vous aviez
raison, Constant, on m'a reconnu.... Apportez-moi des brodequins et un
autre costume. «Je lui chaussai les brodequins, et le déguisai de
nouveau, en lui recommandant bien de tenir ses bras pendans, s'il ne
voulait pas être reconnu au premier abord. Sa Majesté me promit de
suivre de point en point ce qu'elle appelait mes instructions. Mais à
peine entrée avec son nouveau costume, elle est accostée par une dame
qui, lui voyant encore les mains croisées derrière le dos, lui dit:
«Sire, vous êtes reconnu!» L'empereur laissa aussitôt tomber ses bras;
mais il était trop tard, et déjà tout le monde s'éloignait
respectueusement pour lui faire place. Il revient encore à son
appartement, et prend un troisième costume, me promettant bien de faire
attention à ses gestes, à sa démarche, et s'offrant à parier qu'il ne
sera pas reconnu. Cette fois, en effet, il entre dans la salle comme
dans une caserne, poussant et bousculant tout autour de lui; et malgré
cela, on vient encore lui dire à l'oreille: «Votre Majesté est
reconnue.» Nouveau désappointement, nouveau changement de costume,
nouveaux avis de ma part, nouvelles promesses, même résultat; jusqu'à ce
qu'enfin Sa Majesté quitta l'hôtel de l'ambassadeur, persuadée qu'elle
ne pouvait se déguiser, et que _l'empereur_ se reconnaissait sous
quelque travestissement que ce fût.

Le soir au souper, le prince de Neufchâtel, le duc de Trévise, le duc de
Frioul et quelques autres officiers étant présens, l'empereur raconta
l'histoire de ses déguisemens, et plaisanta beaucoup sur sa maladresse.
En parlant de la jeune dame qui l'avait reconnu la veille, et qui
l'avait, à ce qu'il paraît, assez fortement intrigué: «Croiriez-vous,
Messieurs, dit-il, que je n'ai jamais pu reconnaître cette
_coquine_-là?»

On était dans le carnaval. L'impératrice témoigna le désir d'aller une
fois au bal masqué de l'Opéra. L'empereur, qu'elle pria de l'y conduire,
refusa, malgré tout ce que l'impératrice put lui dire de tendre et de
séduisant pour le décider. On sait de combien de grâce elle entourait
une prière, mais tout fut inutile; l'empereur dit nettement qu'il
n'irait pas. «Eh bien, j'irai sans toi.--Comme tu voudras;» et
l'empereur sortit.

Le soir, à l'heure fixée, l'impératrice partit pour le bal. L'empereur,
qui voulait la surprendre, fit appeler une des femmes de chambre et lui
demanda la description exacte du costume de l'impératrice. Ensuite il me
dit de l'habiller en domino, monte dans une voiture sans armoiries avec
le grand-maréchal du palais, un officier supérieur et moi, et nous
voilà en chemin pour l'Opéra. Arrivés à l'entrée particulière de la
maison de l'empereur, nous éprouvons beaucoup de difficultés de la part
de l'ouvreuse, qui ne nous laissa passer qu'après m'avoir fait décliner
mon nom et ma qualité... «Ces messieurs sont avec vous?--Vous le voyez
bien!--Pardon, monsieur Constant, c'est que, voyez-vous, dans des jours
comme aujourd'hui... il y a toujours des personnes qui cherchent à
s'introduire sans payer....--C'est bon! c'est bon!» et l'empereur riait
de tout son cœur des observations de l'ouvreuse. Enfin nous entrons.
Ayant pénétré dans la salle, nous nous promenâmes deux à deux, je
donnais le bras à l'empereur, qui, en me tutoyant, me recommanda d'en
faire de même à son égard. Nous nous étions donné des noms supposés.
L'empereur s'appelait _Auguste_, le duc de Frioul, _François_,
l'officier supérieur, dont le nom m'échappe, _Charles_, et moi _Joseph_.
Dès que Sa Majesté apercevait un domino semblable à celui que la femme
de chambre de l'impératrice lui avait dépeint, elle me serrait fortement
le bras en me disant: «Est-ce elle?--Non, si.... non, _Auguste_,»
répondais-je toujours en me reprenant, car il m'était impossible de
m'habituer à appeler l'empereur autrement que _Sire_ ou _Votre Majesté_.
Il m'avait, comme je l'ai dit, recommandé bien expressément de le
tutoyer; mais il était à chaque instant obligé de me rappeler sa
recommandation, car le respect me liait la langue toutes les fois que
j'allais dire _tu_... Enfin, après avoir tourné de tous côtés, visité
tous les coins et recoins de la salle, le foyer, les loges, etc.,
examiné tout, détaillé chaque costume pièce à pièce, Sa Majesté ne
trouvant point l'impératrice plus que nous, commença à concevoir de
vives inquiétudes, que je parvins néanmoins à dissiper en lui disant que
sans doute Sa Majesté l'impératrice était allée changer de costume. À
l'instant où je parlais, arrive un domino qui s'attache à l'empereur,
lui parle, l'intrigue, le tourmente de toutes les façons, avec une
vivacité telle qu'_Auguste_ peut à peine se reconnaître. Je ne
parviendrais jamais à donner une juste idée de ce qu'avait de comique
l'embarras de Sa Majesté. Le domino, qui s'en apercevait, redoublait de
verve et d'épigrammes jusqu'à ce que pensant qu'il était temps d'en
finir, il disparut dans la foule.

L'empereur était piqué au vif; il n'en voulut pas davantage, et nous
partîmes.

Le lendemain matin, en voyant l'impératrice: «Eh bien! dit Sa Majesté,
tu n'étais pas hier au bal de l'Opéra!--Si vraiment, j'y étais.--Allons
donc!--Je t'assure que j'y suis allée. Et toi, mon ami, qu'as-tu fait
toute la soirée?--J'ai travaillé.--Oh! c'est singulier! j'ai vu hier au
bal un domino qui avait le même pied et la même chaussure que toi; je
l'ai pris pour toi et je lui ai parlé en conséquence.» L'empereur rit
aux éclats en apprenant qu'il avait ainsi été pris pour dupe, que
l'impératrice au moment de partir pour le bal avait changé de costume,
parce qu'elle ne trouvait pas le premier assez élégant.

Le carnaval de cette année fut extrêmement brillant. Il y eut à Paris
toutes sortes de mascarades. Les plus amusantes étaient celles où l'on
mit en jeu le système que professait alors le fameux docteur Gall; je
vis passer sur la place du Carrousel une troupe composée de pierrots,
d'arlequins, de poissardes, etc., tous se tâtant le crâne et faisant
mille singeries; un paillasse portait plusieurs crânes en carton de
différentes grosseurs et peints en bleu, rouge, vert, avec ces
inscriptions: _Crâne d'un voleur_; _crâne d'un assassin_, _crâne d'un
banqueroutier_, etc. Un masque représentant le docteur Gall, était à
cheval sur un âne, la tête tournée du côté de la queue de l'animal, et
recevait des têtes à perruques couronnées de chiendent, de la main d'une
mère gigogne qui suivait, montée aussi sur un âne.

S. A. I. la princesse Caroline donna un bal masqué auquel assistèrent
l'empereur et l'impératrice; ce fut une des plus belles fêtes qu'on ait
jamais vues. L'opéra de _la Vestale_ était alors dans sa nouveauté et
fort à la mode; il donna l'idée d'un quadrille de _prêtres_ et de
_vestales_ qui fit son entrée au son d'une musique délicieuse de flûtes
et de harpes. Avec cela, des enchanteurs, une noce suisse, des
fiançailles tyroliennes, etc. Tous les costumes étaient d'une richesse
et d'une exactitude remarquables. On avait établi dans les appartemens
du palais un magasin de costumes tel que les danseurs purent en changer
quatre ou cinq fois dans la nuit, ce qui fit que le bal parut s'être
renouvelé autant de fois.

Comme j'habillais l'empereur pour aller à ce bal, il me dit: «Constant,
vous viendrez avec moi; mais vous viendrez déguisé. Prenez le costume
qui vous conviendra: arrangez-vous de manière à n'être point reconnu, et
je vous donnerai vos instructions.» Je m'empressai de faire ce que
désirait Sa Majesté. Je pris un costume suisse qui m'allait fort bien,
et j'attendis, ainsi équipé, que l'empereur voulût bien me donner ses
ordres.

Il s'agissait d'intriguer plusieurs grands personnages et deux ou trois
dames que l'empereur me désigna avec un soin et des détails si minutieux
qu'il était impossible de s'y tromper. Il m'apprit sur leur compte des
choses fort curieuses et fort ignorées, bien faites pour leur causer le
plus mortel embarras. Je partais; l'empereur me rappela: «Surtout,
Constant, prenez bien garde de vous tromper; n'allez pas confondre
madame de M.... avec sa sœur. Elles ont à peu près le même costume, mais
madame de M.... est plus grande que sa sœur. Prenez garde!» Arrivé au
milieu du bal, je cherchai et trouvai assez facilement les personnes que
Sa Majesté m'avait désignées. Les réponses que l'on me fit l'amusèrent
beaucoup, lorsque je les lui racontai à son coucher.

Il y eut à cette époque un troisième mariage, à la cour: celui du prince
de Neufchâtel et de la princesse de Bavière. Il fut célébré dans la
chapelle des Tuileries, par M. le cardinal Fesch.

Un voyageur de l'île de France présenta dans ce temps, à l'impératrice,
un singe femelle de la famille des orang-outangs. Sa Majesté donna
l'ordre que l'animal fût placé dans la ménagerie de la Malmaison. Cette
macaque était extrêmement douce et paisible. Son maître lui avait donné
une excellente éducation. Il fallait la voir lorsque quelqu'un
s'approchait de la chaise où elle était assise, prendre un maintien
décent, ramener sur ses jambes et sur ses cuisses les pans d'une longue
redingote dont elle était revêtue, se lever ensuite pour saluer en
tenant toujours sa redingote fermée devant elle, faire enfin tout ce
que ferait une jeune fille bien élevée. Elle mangeait à table avec un
couteau et une fourchette, plus proprement que beaucoup d'enfans qui
passeraient pour être bien tenus; elle aimait, en mangeant, à se couvrir
la figure avec sa serviette, puis se découvrait ensuite en poussant un
cri de joie. Les navets étaient son aliment de prédilection; une dame du
palais lui en ayant montré, elle se mit à courir, à cabrioler, à faire
des culbutes, oubliant tout-à-fait les leçons de modestie et de décence
que lui avait données son professeur. L'impératrice riait aux éclats de
voir la macaque aux prises avec cette dame dans un tel désordre
d'ajustement.

Cette pauvre bête eut une inflammation d'intestins. D'après les
instructions du voyageur qui l'avait apportée, on la coucha dans un lit,
vêtue comme une femme, d'une chemise et d'une camisole. Elle avait soin
de ramener la couverture jusqu'à son menton, ne voulait rien supporter
sur la tête, et tenait ses bras hors du lit, les mains cachées dans les
manches de sa camisole. Lorsqu'il entrait dans sa chambre quelqu'un de
sa connaissance, elle lui faisait signe de la tête et lui prenait la
main qu'elle serrait affectueusement. Elle prenait avec avidité les
tisanes ordonnées pour sa maladie, parce qu'elles étaient sucrées. Un
jour qu'on lui préparait une potion de manne, elle trouva qu'on était
trop lent à la lui donner, et montra tous les signes d'impatience d'un
enfant, criant, s'agitant, jetant sa couverture à bas et tirant enfin
son médecin par l'habit avec tant d'opiniâtreté que celui-ci fut obligé
de céder. Dès qu'elle eut en sa possession la bienheureuse tasse, elle
se mit à boire, tout doucement, à petits coups, avec toute la sensualité
d'un gastronome qui aspire un verre de vin bien vieux et bien parfumé,
puis elle rendit la tasse et se recoucha.

Il est impossible de se figurer combien ce pauvre animal témoignait de
reconnaissance pour les soins qu'on prenait de lui. L'impératrice
l'aimait beaucoup.



CHAPITRE III.

     Voyage de l'empereur et de l'impératrice.--Séjour à Bordeaux et à
     Bayonne.--Arrivée de l'infant d'Espagne don Carlos.--Maladie de
     l'infant et attentions de l'empereur.--Le château de Marrac.--La
     danse des Basques.--Costumes basques.--Lettre adressée à l'empereur
     par le prince des Asturies.--Surprise de l'empereur.--Cortége
     envoyé par l'empereur au devant du prince.--Entrée du prince à
     Bayonne.--Le prince mécontent de son logement.--Entrevue du prince
     et de l'empereur.--Dîner des princes et grands d'Espagne avec
     Napoléon.--Sévérité de Napoléon à l'égard du prince
     Ferdinand.--Arrivée de l'impératrice à Marrac.--Arrivée du roi et
     de la reine d'Espagne à Bayonne.--Anecdote de mauvais augure
     racontée au prince des Asturies.--Service d'honneur français de
     leurs majestés espagnoles.--Cérémonie du baise-main.--Le prince des
     Asturies mal accueilli par le roi son père.--Arrivée du prince de
     la Paix.--Entrevue de l'empereur et du roi d'Espagne.--Douleur de
     ce monarque.--Rigueurs exercées contre don Manuel Godoï, dans sa
     prison.--Équipage du roi et de la reine d'Espagne.--Portrait et
     habitudes du roi.--Portrait de la reine.--Leçons de toilette
     française.--Taciturnité du prince des Asturies (le roi Ferdinand
     VII).--Affections du roi pour Godoï.--Les princes d'Espagne à
     Fontainebleau et à Valençay.--Goût du roi d'Espagne pour la vie
     privée.--Passion de Charles IV pour l'horlogerie.--Le confesseur
     _sifflé_.--Charles IV prenant, dans sa vieillesse, des leçons de
     violon.--M. Alexandre Boucher.--L'étiquette.--L'étiquette et le duo
     royal.--Arrivée à Bayonne de Joseph Bonaparte, roi
     d'Espagne.--Joseph complimenté par les députés de la junte.--M. de
     Cevallos et le duc de l'Infantado à la cour du nouveau roi.


APRÈS avoir séjourné pendant une semaine environ au château de
Saint-Cloud, Sa Majesté partit le 2 avril, à onze heurs du matin, _pour
aller visiter les départemens du Midi_; la tournée devait commencer par
Bordeaux, et l'empereur y donna rendez-vous à l'impératrice. Cette
intention publiquement annoncée de visiter les départemens du Midi
n'était qu'un prétexte pour dérouter les faiseurs de conjectures; car
nous savions tous que nous allions aux frontières d'Espagne.

L'empereur resta à peine dix jours à Bordeaux, et partit pour Bayonne
tout seul, laissant l'impératrice à Bordeaux: dans la nuit du 14 au 15
avril, il était à Bayonne. Sa majesté l'impératrice le rejoignit deux ou
trois jours après.

Le prince de Neufchâtel et le grand-maréchal logèrent au château de
Marrac. Le reste de la suite de Leurs Majestés se logea dans Bayonne et
les environs. La garde campa en face du château, dans un lieu nommé _le
Parterre_. En trois jours tout le monde fut installé.

Le 15 avril au matin, l'empereur avait eu le temps à peine de se
remettre des fatigues de son voyage, lorsqu'il reçut les autorités de
Bayonne, qui vinrent le complimenter, et qu'il interrogea, selon son
habitude, avec les plus grands détails. Sa Majesté sortit ensuite pour
visiter le port et les fortifications. Cette visite dura jusqu'à cinq
heures du soir, que l'empereur rentra au palais du gouvernement qu'il
habitait provisoirement, en attendant que le château de Marrac fût prêt
pour le recevoir.

De retour au palais, Sa Majesté s'attendait à trouver l'infant don
Carlos, que le prince des Asturies, Ferdinand son frère, avait envoyé à
Bayonne pour présenter ses complimens à l'empereur. Mais on lui apprit
que l'infant était malade, et ne pouvait sortir. L'empereur donna
sur-le-champ l'ordre d'envoyer auprès de l'infant un de ses médecins,
avec un valet de chambre, pour le servir, et quelques autres personnes.
Le prince était venu à Bayonne sans suite et comme _incognito_; il
n'avait auprès de lui qu'un service militaire composé de quelques
soldats de la garnison. L'empereur ordonna également que ce service fût
remplacé d'une manière plus distinguée par la garde d'honneur de
Bayonne. Deux ou trois fois par jour, et cela très-régulièrement, il
envoyait savoir des nouvelles de l'infant, qui faisait le malade, à ce
qu'on disait assez hautement dans le palais.

En quittant le palais du gouvernement pour venir s'établir à Marrac,
l'empereur donna tous les ordres nécessaires pour qu'on le tînt prêt à
recevoir le roi et la reine d'Espagne, qui devaient venir à Bayonne à la
fin du mois. Sa Majesté fit les plus expresses recommandations pour que
tout fût promptement disposé, afin de rendre aux souverains espagnols
tous les honneurs dus à leur rang.

L'empereur venait d'entrer au château, lorsque tout à coup les sons
d'une musique champêtre frappèrent ses oreilles. Le grand-maréchal
entra, et dit à Sa Majesté que beaucoup d'habitans en costume du pays
s'étaient rassemblés devant la grille du château. L'empereur se mit
aussitôt à la fenêtre. À sa vue, dix-sept personnes (sept hommes et dix
femmes) se mirent à danser avec une grâce inimitable, une danse de
caractère appelée _la pamperruque_. Les danseuses avaient des tambours
de basque, et les danseurs des castagnettes; des flûtes et des guitares
composaient l'orchestre. Je sortis du château pour voir ce spectacle de
plus près. Les femmes avaient de petites jupes en soie bleue, brodées en
argent, et des bas roses également brodés en argent; elles étaient
coiffées de rubans, et avaient des bracelets noirs très-larges qui
faisaient ressortir la blancheur de leurs bras nus. Les hommes étaient
en culottes blanches justes, avec des bas de soie et de grandes
aiguillettes, une veste lâche en étoffe de laine rouge très-fine
chamarrée d'or, et les cheveux enveloppés dans une résille, comme les
Espagnols.

Sa Majesté eut un grand plaisir à voir cette danse qui est particulière
au pays et fort ancienne. C'est un hommage que l'usage a consacré pour
être rendu aux grands personnages. L'empereur resta à la fenêtre jusqu'à
ce que _la pamperruque_ fût terminée; il envoya ensuite complimenter les
danseurs sur leur talent, et dire aux habitans de Bayonne qui s'étaient
portés là en foule, qu'il les remerciait.

Sa Majesté reçut peu de jours après une lettre de son altesse royale le
prince des Asturies, dans laquelle il annonçait à Sa Majesté qu'il se
proposait de partir bientôt d'Irun, où il se trouvait alors, pour avoir
l'avantage de faire la connaissance de _son frère_ (c'est ainsi que le
prince Ferdinand appelait l'empereur); avantage qu'il ambitionnait
depuis bien long-temps, et qu'il allait avoir enfin, si toutefois _son
bon frère_ voulait bien le permettre. Cette lettre fut remise à
l'empereur par un de aides-de-camp du prince qu'il avait accompagné
depuis Madrid, et qu'il précéda seulement de dix jours à Bayonne. Sa
Majesté ne pouvait croire à ce qu'elle lisait et entendait. Je l'ai
entendue s'écrier, et plusieurs personnes l'ont entendue comme moi:
«Comment! il vient ici? Mais vous vous trompez; il nous trompe! Cela
n'est pas possible.» Je puis certifier qu'en parlant ainsi, l'empereur
ne jouait point l'étonnement.

Il fallut pourtant se préparer à recevoir le prince, puisque décidément
il venait. Le prince de Neufchâtel, le duc de Frioul et un chambellan
d'honneur furent désignés par Sa Majesté; et la garde d'honneur reçut
l'ordre d'accompagner ces messieurs pour aller au devant du prince
d'Espagne, seulement en dehors de la ville de Bayonne, le rang que
l'empereur reconnaissait à Ferdinand ne permettant pas que le cortége
allât jusqu'à la frontière des deux empires. Il était midi, le 20 avril,
lorsque le prince fit son entrée dans Bayonne. Un logement qui eût été
peu de chose à Paris, mais qui était beau pour Bayonne, avait été
préparé pour lui et pour son frère l'infant don Carlos, qui s'y trouvait
déjà installé. Le prince Ferdinand fit la grimace en entrant; mais il
n'osa se plaindre tout haut, et certes il aurait eu grand tort. Ce
n'était pas la faute de l'empereur s'il n'y avait à Bayonne qu'un seul
palais, le palais du gouvernement, qu'il avait lui-même habité, et que
l'on gardait pour le roi. Au reste, cette maison était la plus belle de
la ville, grande et toute neuve. Don Pedro de Cevallos, qui accompagnait
le prince, la trouva horrible et indigne d'un personnage royal. C'était
l'hôtel de l'intendance. Une heure après l'arrivée de Ferdinand,
l'empereur vint le voir, et le trouva qui l'attendait à la porte de la
rue. Il tendit les bras à l'approche de Sa Majesté, qui l'embrassa, et
monta dans les appartemens avec lui. Ils restèrent ensemble environ une
demi-heure. Quand ils se séparèrent, le prince avait l'air un peu
soucieux. Sa Majesté, en revenant à Marrac, chargea M. le grand-maréchal
d'aller inviter à dîner de sa part le prince et son frère don Carlos, le
duc de San-Carlos, le duc de l'Infantado, don Pedro de Cevallos, et deux
ou trois autres personnes de la suite. Les voitures de l'empereur
vinrent prendre les illustres convives à l'heure du dîner, et les
amenèrent au château. Sa Majesté descendit jusqu'au bas du perron pour
recevoir le prince. Ce fut là que se bornèrent les honneurs. Pas une
seule fois pendant le dîner l'empereur ne donna au prince Ferdinand, qui
était roi à Madrid, le titre de majesté, ni même celui d'altesse: il ne
l'accompagna, lorsqu'il sortit, que jusqu'à la première porte du salon,
et il lui fit dire après, par un message, qu'il n'aurait point d'autre
rang que celui de prince des Asturies, jusqu'à l'arrivée de son père le
roi Charles. L'ordre fut donné en même temps de faire faire le service
de sûreté de la maison des princes par la garde d'honneur bayonnaise et
la garde impériale ensemble, plus un détachement de gendarmerie d'élite.

Le 27 avril, l'impératrice arriva de Bordeaux à sept heures du soir.
Elle ne fit que passer à Bayonne, où son arrivée excita peu
d'enthousiasme, peut-être parce qu'on était mécontent de ne point la
voir s'arrêter. Sa majesté la reçut avec beaucoup de tendresse et la
questionna d'une manière pleine de sollicitude sur les fatigues qu'elle
avait dû éprouver sur une route difficile et horriblement gâtée par les
pluies. Le soir, la ville et le château furent illuminés.

Trois jours après, le 30, le roi et la reine d'Espagne arrivèrent à
Bayonne. Il n'est pas possible de se figurer les égards, les hommages
dont ils se virent entourés par l'empereur. Le duc Charles de Plaisance
était allé à Irun, et le prince de Neufchâtel sur les bords de la
Bidassoa, afin de complimenter leurs majestés catholiques de la part de
leur puissant ami. Le roi et la reine parurent très-sensibles à ces
marques de considération. Un détachement de troupes d'élite, en tenue
superbe, les attendait sur la frontière, et leur servit d'escorte. La
garnison de Bayonne s'était mise sous les armes, tous les bâtimens du
port étaient pavoisés, les cloches sonnaient partout, et les batteries
de la citadelle et du port saluaient à grand bruit.

Le prince des Asturies et son frère, apprenant l'arrivée du roi et de la
reine, étaient sortis de Bayonne pour aller au devant de leurs parens.
Ils rencontrèrent à quelque distance de la ville deux ou trois gardes du
corps qui venaient de Vittoria, et qui leur racontèrent le fait suivant.

Lorsque leurs majestés espagnoles entrèrent à Vittoria, un détachement
de cent gardes du corps espagnols qui avait accompagné le prince des
Asturies se trouvait dans cette ville et avait pris possession du palais
que le roi et la reine devaient occuper à leur passage. À l'arrivée de
leurs majestés, ils se mirent sous les armes. Dès que le roi les
aperçut, il leur dit d'un ton sévère: «Vous trouverez bon que je vous
prie de quitter mon palais; vous avez trahi vos devoirs à Aranjuez; je
n'ai pas besoin de vos services, et je n'en veux pas; allez-vous-en.»
Ces mots, prononcés avec une énergie à laquelle on n'était pas habitué
de la part du roi Charles IV, étaient sans réplique. Les gardes du
corps se retirèrent, et le roi pria le général Verdier de lui donner
une garde française, fâché, disait-il, de ne pas avoir gardé ses braves
carabiniers, dont il avait près de lui le colonel, en qualité de son
capitaine des gardes.

Cette nouvelle ne dut point donner au prince des Asturies une haute
opinion de l'accueil que lui ferait son père. Il fut effectivement
très-mal reçu, ainsi que je vais le dire.

Le roi et la reine d'Espagne trouvèrent au palais du gouvernement, en
descendant de voiture, le grand-maréchal, duc de Frioul, qui les
conduisit dans leurs appartemens, et leur présenta le général comte
Reille, aide-de-camp de l'empereur, chargé des fonctions de gouverneur
du palais; M. d'Audenarde, écuyer; M. Dumanoir et M. de Baral,
chambellans chargés du service d'honneur près de leurs majestés.

Les grands d'Espagne que leurs majestés trouvèrent à Bayonne étaient les
mêmes qui avaient suivi le prince des Asturies. Leur vue ne fit pas
plaisir au roi, comme on devait bien s'y attendre, et quand eut lieu la
cérémonie du baise-main, tout le monde s'aperçut de l'émotion pénible
qui agitait les infortunés souverains. Cette cérémonie, qui consiste à
se mettre à genoux et à baiser la main du roi et celle de la reine, se
fit dans le plus grand silence. Leurs majestés ne parlèrent qu'au comte
de Fuentes, qui se trouvait à Bayonne par hasard.

Le roi pressa cette cérémonie qui le fatiguait horriblement, et se
retira avec la reine dans ses appartemens; le prince des Asturies voulut
les suivre; mais son père l'arrêta à la porte de sa chambre, et faisant
un geste du bras comme pour le repousser, il lui dit d'un voix
tremblante: «Prince, voulez-vous encore outrager mes cheveux blancs?»
Ces paroles firent, dit-on, sur le prince l'effet d'un coup de foudre.
Il fut un moment attéré, et se retira sans proférer une seule parole.

Bien autre fut la réception que leurs majestés firent au prince de la
Paix, lorsqu'il les rejoignit à Bayonne. On l'eût pris pour le parent le
plus proche et le plus cher de leurs majestés. Tous trois versèrent
d'abondantes larmes en se retrouvant; c'est du moins ce que m'a raconté
une personne du service, de qui je tiens tout ce qui précède.

À cinq heures, sa majesté l'empereur vint visiter le roi et la reine
d'Espagne. Dans cette entrevue, qui fut très-longue, les deux souverains
racontèrent à Sa Majesté les outrages qu'ils avaient essuyés et les
dangers qu'ils avaient courus pendant un mois; ils se plaignirent
vivement de l'ingratitude de tant d'hommes comblés de leurs bienfaits,
et surtout des gardes du corps qui les avaient si lâchement trahis.
«Votre Majesté, disait le roi, ne sait pas ce que c'est que d'avoir à se
plaindre d'un fils; fasse le ciel qu'un tel malheur ne lui arrive
jamais! Le mien est cause de tout ce que nous avons souffert.»

Le prince de la Paix était venu à Rayonne, accompagné du colonel Martès,
aide-de-camp du prince Murat, et d'un valet de chambre, seul domestique
qui lui fût resté fidèle. J'eus occasion de causer avec ce serviteur
dévoué, qui parlait très-bien français, ayant été élevé près de
Toulouse. Il me raconta qu'il n'avait pu obtenir la permission de rester
auprès de son maître pendant sa captivité; que ce malheureux prince
avait souffert des tourmens inimaginables; qu'il ne se passait pas un
jour sans que l'on vînt dans son cachot lui dire de se préparer à la
mort, parce qu'il subirait le dernier supplice le soir même ou le
lendemain matin. Il m'a dit qu'on laissait quelquefois le prisonnier
trente heures sans nourriture; qu'il n'avait pour lit que de la paille,
point de linge, point de livres, pas de lumière, et nulle communication
avec le dehors. Lorsqu'il sortit de son cachot pour être remis à M. le
colonel Martès, il était effrayant à voir à cause de sa longue barbe, et
de la maigreur que le chagrin et les mauvais alimens lui avaient
causée. Il avait la même chemise depuis un mois, n'ayant jamais pu
obtenir qu'on lui en donnât d'autres. Ses yeux avaient perdu l'habitude
de voir le soleil, il fut obligé de les fermer, et se trouva mal au
grand air.

On remit au prince, sur la route de Bayonne, une lettre du roi et de la
reine. Le papier en était tout taché de larmes. Le prince dit à son
valet de chambre après l'avoir lue: «Voilà la seule consolation que j'ai
reçue depuis un mois; tout le monde m'abandonne, excepté mes excellent
maîtres. Les gardes du corps qui ont trahi et vendu leur roi trahiront
et vendront aussi son fils. Quant à moi, je n'espère plus rien; qu'on me
permette seulement de trouver un asile en France pour mes enfans et pour
moi.» M. Martès lui ayant montré des papiers publics où il était dit que
le prince possédait une fortune de cinq cents millions, il se récria
hautement, disant que c'était une calomnie atroce et qu'il défiait ses
plus cruels ennemis de fournir la preuve de cela.

Comme on a pu le voir, leurs majestés n'avaient point une suite
nombreuse; mais, en revanche, elles s'étaient fait suivre d'une quantité
de fourgons remplis de meubles, d'étoffes et d'objets précieux. Leurs
voitures étaient antiques, mais leurs majestés s'y trouvaient fort
bien, surtout le roi, qui fut même très-embarrassé lorsque, le lendemain
de son arrivée à Bayonne, ayant été invité à dîner par l'empereur, il
lui fallut monter dans une voiture moderne à double marche-pied. Il
n'osait mettre le pied sur ces frêles machines qu'il craignait de briser
en s'appuyant dessus, et le mouvement oscillatoire de la caisse lui
donnait une peur terrible de la voir culbuter.

Ce fut à table que je pus examiner à mon aise le roi et la reine. Le roi
était d'une taille moyenne; il n'était pas beau, mais il avait l'air
bon, le nez fort long, la parole haute et brève; il marchait en se
dandinant et sans aucune majesté, ce que j'attribuai à sa goutte. Il
mangea beaucoup de tout ce qu'on lui servit, excepté des légumes, dont
il ne mangeait jamais, disant que _l'herbe n'était bonne que pour les
bêtes_. Il ne buvait que de l'eau; on lui en servit deux carafes, dont
une était à la glace; il prenait des deux ensemble. Sa Majesté avait
recommandé que l'on soignât le dîner, sachant que le roi était un peu
gourmand. Il fit honneur à la cuisine française, qu'il paraissait
trouver fort à son goût, car à chaque mets qu'on lui servait, il disait
à la reine: «Louise, mange de cela, c'est bon;» ce qui amusa beaucoup
l'empereur, dont on connaît la sobriété.

La reine était petite et grosse, s'habillait très-mal, et n'avait ni
tournure ni grâce aucune; son visage était coloré, son regard fier et
dur; elle tenait la tête haute, parlait très-haut, et d'un ton plus bref
encore et plus tranchant que son époux. On disait généralement qu'elle
avait plus de caractère et de moyens que lui.

Avant le dîner, il fut question ce jour-là d'un peu de toilette.
L'impératrice proposa à la reine M. Duplan, son coiffeur, pour donner à
ses dames quelques leçons de toilette française. Cette proposition fut
acceptée, et la reine sortit bientôt après des mains de M. Duplan mieux
habillée sans doute, et mieux coiffée, mais point embellie, car le
talent du coiffeur ne put aller jusque là.

Le prince des Asturies, aujourd'hui le roi Ferdinand VII, avait
l'extérieur peu gracieux, marchant pesamment, ayant l'air soucieux et ne
parlant presque pas.

Leurs majestés espagnoles avaient amené avec elles le prince de la Paix,
que l'empereur n'avait point invité et que par cette raison l'huissier
de service retenait en dehors de la salle à manger. Mais au moment de
s'asseoir, le roi s'aperçut que le prince était absent. «Et Manuel?
dit-il vivement à l'empereur, et Manuel, Sire?» Alors l'empereur en
souriant fit un signe, et don Manuel Godoï fut introduit. On assure
qu'il avait été fort bel homme; il n'y paraissait guère. C'était
peut-être à cause des mauvais traitemens qu'il avait essuyés.

Après l'abdication des princes, le roi et la reine, la reine d'Étrurie
et l'infant don Francisco partirent de Bayonne pour se rendre à
Fontainebleau, lieu que l'empereur avait désigné pour leur résidence, en
attendant que le château de Compiègne fût mis en état de les recevoir
convenablement. Le prince des Asturies partit le même jour avec son
frère don Carlos et son oncle don Antonio pour la terre de Valençay,
appartenant à M. le prince de Bénévent. Ils publièrent, en passant à
Bordeaux, une proclamation au peuple espagnol, dans laquelle ils
confirmaient la transmission de tous leurs droits à l'empereur Napoléon.

Ainsi, le roi Charles, débarrassé d'un trône qu'il avait toujours
regardé comme un fardeau trop lourd pour lui, put désormais se livrer
sans contrainte à ses goûts favoris et tranquilles. Il n'aimait au monde
que le prince de la Paix, la chape, les montres et la musique. Le trône
n'était rien pour lui. Après ce qui s'était passé, le prince de la Paix
ne pouvait retourner en Espagne, et comment le roi eût-il jamais pu
consentir à se séparer de lui, quand même le souvenir des outrages qu'il
avait personnellement essuyés n'eût pas été assez puissant pour le
dégoûter de son royaume? La vie d'un particulier était ce qu'il lui
fallait; aussi se trouva-t-il bien plus heureux, lorsqu'il put, sans
contrainte, se livrer à ses goûts simples et tranquilles. À son arrivée
au château de Fontainebleau, il y trouva M. de Rémusat, premier
chambellan; M. de Caqueray, officier des chasses; M. de Luçay, préfet du
palais, et une maison toute montée. Mesdames de La Rochefoucault,
Duchâtel et de Luçay avaient été désignées par l'empereur pour faire le
service d'honneur de la reine.

Le roi d'Espagne ne séjourna à Fontainebleau que le temps nécessaire
pour la réparation du château de Compiègne. Il trouva bientôt le climat
de cette partie de la France trop froid pour sa santé, et alla, au bout
de quelques mois, s'établir à Marseille, avec la reine d'Étrurie,
l'infant don Francisco et le prince de la Paix. En 1811, il quitta la
France pour l'Italie, se trouvant encore mal à Marseille. Rome fut la
résidence qu'il choisit.

J'ai parlé tout à l'heure du goût du roi d'Espagne pour l'horlogerie; on
m'a dit qu'à Fontainebleau il faisait porter une demi-douzaine de ses
montres par son valet de chambre, et qu'il en portait autant lui-même,
donnant pour raison que l'horlogerie de poche perd à ne pas être
portée. On m'a conté aussi qu'il avait toujours son confesseur près de
lui, dans l'antichambre, ou dans le salon qui précédait celui où il se
trouvait, et que, lorsqu'il voulait lui parler, il le sifflait comme on
siffle un chien. Le confesseur ne manquait jamais d'accourir à ce royal
appel, et suivait son pénitent dans l'embrasure d'une croisée. Le roi
disait, dans ce confessionnal improvisé, ce qu'il avait sur la
conscience, recevait l'absolution et renvoyait ensuite le prêtre,
jusqu'à ce qu'il se crût obligé de le siffler de nouveau.

* * *

Quand la santé du monarque, affaiblie par l'âge et la goutte, ne lui
permit plus de se livrer aux plaisirs de la chasse, il se mit à jouer du
violon plus qu'il ne l'avait jamais fait, _afin_, disait-il, _de se
perfectionner_. C'était s'y prendre un peu tard. On sait qu'il avait
pour premier violon le célèbre Alexandre Boucher; il aimait beaucoup à
jouer avec lui, mais il avait la manie de commencer le premier, sans
s'inquiéter en aucune façon de la mesure. S'il arrivait à M. Boucher de
lui faire quelque observation à ce sujet, sa majesté lui répondait avec
un grand sang-froid: _Monsieur, il me semble que je ne suis pas fait
pour vous attendre_.

* * *

Entre le départ de la famille royale et l'arrivée du roi de Naples
Joseph, le temps se passa en revues, en fêtes militaires, que
l'empereur honorait souvent de sa présence. Le 7 juin, le roi Joseph
arriva à Bayonne. On savait long-temps d'avance que son frère l'appelait
à échanger sa couronne de Naples contre celle d'Espagne.

Le soir même de l'arrivée du roi Joseph, l'empereur fit inviter les
membres de la junte espagnole, qui depuis quinze jours arrivaient à
Bayonne de tous les coins du royaume, à se réunir au château de Marrac,
afin de complimenter le nouveau roi.

Les députés obéirent à cette invitation un peu brusque, sans avoir eu le
temps de bien se concerter sur ce qu'ils avaient à faire. Arrivés à
Marrac, l'empereur leur présenta le souverain, qu'ils reconnurent, après
une assez vive opposition de la part du duc de l'Infantado seulement, au
nom des grands d'Espagne. Quant aux députations du conseil de Castille,
de l'inquisition, de l'armée, etc., elles se soumirent sans la plus
légère observation. Peu de jours après, le roi forma son ministère, dans
lequel on vit avec étonnement figurer M. de Cevallos, celui qui avait
accompagné le prince des Asturies à Bayonne, et qui avait tant fait
parade d'un attachement inviolable à la personne de celui qu'il appelait
son infortuné maître; le même duc de l'Infantado, qui s'était opposé
tant qu'il avait pu à la reconnaissance du monarque étranger, fut nommé
capitaine des gardes. Le roi partit ensuite pour Madrid, après avoir
nommé le grand-duc de Berg lieutenant-général du royaume.



CHAPITRE IV.

     Mort de M. de Belloy, archevêque de Paris.--Vie d'un siècle et trop
     courte.--Beau trait de l'archevêque de Gênes.--L'enfant du
     bourreau.--Retour d'Espagne du grand-duc de Berg.--Départ de
     Marrac.--Tabatières prodiguées par l'empereur.--La chambre du
     premier roi Bourbon.--Souvenir d'Égypte.--La pyramide et les
     mamelucks.--Les balladeurs.--Visite de l'empereur au grand-duc de
     Berg.--Préparatifs inutiles.--Le plus vieux soldat de France.--Le
     centenaire.--Hommage de l'empereur à la vieillesse.--Le soldat
     d'Égypte.--Arrivée à Saint-Cloud.--Le 15 août.--L'empereur avare de
     louanges.--Mauvaise humeur de l'empereur.--Napoléon et le dieu
     Mars.--L'ambassadeur de Perse.--Audience solennelle.--Élégance et
     générosité d'Asker-kan.--Les sabres de Tamerlan et de
     Kouli-kan.--Galanterie persanne.--Goût d'Asker-kan pour les
     sciences et les arts.--Le _prix long_ et le _prix
     court_.--L'indienne préférée au cachemire.--Divertissement
     oriental.--Les armes du sophi et le chiffre de
     l'empereur.--Asker-kan à la Bibliothèque impériale.--Le
     Coran.--Portrait du sophi.--Le grand ordre du Soleil donné au
     prince de Bénévent.--Chute d'Asker-kan au concert de
     l'impératrice.--M. de Barbé-Marbois, médecin malgré lui.


DANS ce temps-là, on apprit à Bayonne que M. de Belloy, archevêque de
Paris, venait de mourir d'un catarrhe, à l'âge de plus de
quatre-vingt-dix-huit ans.

Le lendemain du jour où arriva cette triste nouvelle, l'empereur, à qui
elle causait un chagrin sincère, parla des grandes et bonnes qualités du
vénérable prélat. Sa Majesté raconta elle-même qu'ayant un jour dit,
sans trop y réfléchir, à M. de Belloy, déjà âgé de plus de
quatre-vingt-seize ans, qu'il vivrait un siècle, le bon archevêque
s'était écrié en souriant: «Pourquoi Votre Majesté veut-elle que je
n'aie plus que quatre ans à vivre?»

Je me rappelle qu'une des personnes qui assistaient au lever de
l'empereur cita à propos de M. de Belloy, le trait suivant du vertueux
archevêque de Gênes, pour lequel l'empereur faisait profession du plus
grand respect.

La femme du bourreau de Gênes était accouchée d'une fille, qui ne put
être baptisée parce que personne ne voulait lui servir de parrain. En
vain le père priait, suppliait le peu de personnes qu'il connaissait, en
vain même il offrit de l'argent, ce fut une chose impossible. La pauvre
petite fille resta ainsi sans baptême quatre ou cinq mois; sa santé
heureusement ne donnait aucune inquiétude. Enfin on parla de cette
singulière circonstance à l'archevêque. Le bon prélat écouta l'histoire
avec beaucoup d'intérêt, se plaignit de ne pas avoir été instruit plus
tôt, et donna l'ordre à l'instant qu'on lui amenât la petite fille. Il
la fit baptiser dans son palais, et fut lui-même son parrain.

Au commencement de juillet, le grand-duc de Berg revint d'Espagne,
fatigué, malade, et de mauvaise humeur. Il ne resta que deux ou trois
jours; il eut à peu près autant d'entrevues avec Sa Majesté, qui ne
parut guère plus contente de lui qu'il ne l'était d'elle, et partit
ensuite pour les eaux de Barèges.

Leurs majestés l'empereur et l'impératrice quittèrent le château de
Marrac le 10 juillet, à six heures du soir. Ce voyage de l'empereur fut
un de ceux qui coûtèrent le plus de tabatières à entourage de diamans.
Sa Majesté n'en était point économe.

Leurs Majestés arrivèrent à Pau le 22, à dix heures du matin. Elles
descendirent au château de Gelos, situé à distance d'un quart de lieue
de la patrie du bon Henri, sur le bord de la rivière. La journée fut
employée en réceptions et en promenades à cheval. L'empereur alla voir
le château où fut élevé le premier roi de la maison de Bourbon, et prit
beaucoup d'intérêt à cette visite, qu'il prolongea jusqu'à l'heure du
dîner.

Sur la limite du département des Hautes-Pyrénées, et justement dans la
partie la plus aride et la plus misérable, était élevé un arc de
triomphe en verdure, qui semblait un prodige tombé du ciel, au milieu de
ces landes incultes et brûlées par le soleil; une garde d'honneur
attendait Leurs Majestés, rangée autour de ce monument champêtre, et
commandée par un ancien maréchal de camp, M. de Noé, âgé de plus de
quatre-vingts ans. Ce respectable militaire prit aussitôt place à côté
de la voiture, et fit son service à cheval pendant un jour et deux
nuits, sans témoigner la moindre fatigue.

Nous trouvâmes plus loin, sur le plateau d'une petite montagne, une
pyramide en pierre de quarante à cinquante pieds de haut, couverte aux
quatre faces d'inscriptions à la louange de Leurs Majestés: une
trentaine d'enfans, habillés en mamelucks, semblaient garder ce
monument, qui rappelait à l'empereur de glorieux souvenirs. Au moment où
Leurs Majestés parurent, nous vîmes s'élancer d'un bois voisin, des
_balladeurs_ ou danseurs du pays, costumés de la manière la plus
pittoresque, portant des bannières de différentes couleurs, et
reproduisant avec une souplesse et une vigueur peu commune la danse
traditionnelle des montagnards méridionaux.

Plus près de la ville de Tarbes, était une montagne factice, plantée de
sapins, qui s'ouvrit pour laisser passer le cortége, et fit place à un
aigle impérial suspendu dans les airs, et tenant une banderolle, sur
laquelle était écrit: _Il ouvrira nos Pyrénées_.

Arrivé à Tarbes, l'empereur monta aussitôt à cheval, pour rendre visite
au grand-duc de Berg, qui était malade dans un des faubourgs. Nous
repartîmes le lendemain, sans voir Barèges et Bagnères, où les
préparatifs les plus brillans avaient été faits pour recevoir Leurs
Majestés.

On présenta à l'empereur, lors de son passage à Agen, un brave homme,
nommé _Printemps_, âgé de cent quatorze ans; il avait servi sous Louis
XIV, Louis XV et Louis XVI, et quoique chargé d'années et de fatigues,
lorsqu'il se vit en présence de l'empereur, il repoussa doucement deux
de ses petits-fils qui le soutenaient, disant avec une espèce de petite
colère, qu'il irait bien tout seul. Sa Majesté, vivement émue, fit la
moitié du chemin, et se pencha avec bonté vers le centenaire, qui, à
genoux, sa tête blanche découverte et les yeux pleins de larmes, lui dit
d'une voix tremblante: «Ah! Sire, j'avais bien peur de mourir avant de
vous avoir vu.» L'empereur l'ayant relevé, le conduisit à une chaise sur
laquelle il le fit asseoir lui-même, et s'assit à côté de lui sur une
autre qu'il me fit signe de lui avancer. «Je suis content de vous voir,
mon père _Printemps_, bien content. Vous avez entendu parler de moi
dernièrement?» (Sa Majesté avait fait à ce brave homme une pension
réversible sur la tête de sa femme.) Printemps mit la main sur son cœur,
et dit: «Oui! j'ai entendu parler de vous!» L'empereur prit plaisir à le
faire parler de ses campagnes, et le congédia après un entretien assez
long, avec cinquante napoléons dont il lui fit cadeau.

On présenta aussi à Leurs Majestés un soldat natif d'Agen qui avait
perdu la vue à la suite de l'expédition d'Égypte. L'empereur lui donna
300 francs, et lui promit une pension, qu'il lui a faite depuis.

Le lendemain de leur arrivée à Saint-Cloud, l'empereur et l'impératrice
se rendirent à Paris pour assister aux fêtes du 15 août. Je n'ai pas
besoin de dire que ces fêtes furent magnifiques. À peine entré aux
Tuileries, l'empereur se mit à parcourir le château pour voir les
réparations et les embellissemens qu'on avait faits pendant son absence.
Selon son habitude, il critiqua plus qu'il ne loua ce qu'il voyait; et,
regardant par la fenêtre de la salle des maréchaux, il demanda à M. de
Fleurieu, gouverneur du palais, pourquoi le haut de l'arc-de-triomphe du
Carrousel était couvert d'une toile. On répondit à Sa Majesté que
c'était à cause des dispositions nécessaires pour la pose de sa statue
dans le char auquel étaient attelés les chevaux de Corinthe, ainsi que
pour l'achèvement des deux Victoires qui devaient conduire les quatre
chevaux. «Comment! s'écria vivement l'empereur, mais je ne veux pas
cela! je n'en ai rien dit! je ne l'ai pas demandé!» Puis, se tournant
vers M. Fontaine, il continua: «Monsieur Fontaine, est-ce que ma statue
était dans le dessin que vous m'avez présenté?--Non, sire; c'était celle
du dieu Mars.--Eh bien, pourquoi m'avoir mis à la place du dieu
Mars?--Sire, ce n'est pas moi..... M. le directeur-général des
Musées....--M. le directeur-général a eu tort, interrompit l'empereur
avec impatience; je veux qu'on ôte cette statue, entendez-vous, Monsieur
Fontaine? je veux qu'on l'ôte... c'est la chose la plus inconvenante.
Comment donc! est-ce à moi à me faire des statues? Que le char et les
Victoires soient achevés, mais que le char..... que le char reste vide!»
L'ordre fut exécuté, et la statue de l'empereur, descendue et cachée
dans l'orangerie, y est peut-être encore. Elle était en plomb doré, fort
belle et très-ressemblante.

Le dimanche qui suivit l'arrivée de l'empereur, Sa Majesté reçut aux
Tuileries l'ambassadeur de Perse Asker-kan. M. Jaubert l'accompagnait,
et lui servait d'interprète: ce savant orientaliste était allé, d'après
les ordres de l'empereur, recevoir Son Excellence aux frontières de
France, avec M. Outrey, vice-consul de France à Bagdad. Plus tard, Son
Excellence eut une seconde audience. Celle-là fut solennelle et au
palais de Saint-Cloud.

L'ambassadeur était un fort bel homme, de haute taille, d'une figure
aimable, régulière et noble. Ses manières, pleines de politesse et
d'aisance, à l'égard des dames surtout, avaient quelque chose de la
galanterie française. Sa suite, composée d'hommes choisis, et tous
magnifiquement habillés, était, à son départ d'Erzeroum, de plus de
trois cents personnes; mais les difficultés innombrables du voyage
avaient obligé Son Excellence à laisser en route une grande partie de
son monde. Ainsi réduite, cette suite était encore une des plus
nombreuses que jamais ambassadeur eût amenées en France. L'ambassadeur
logeait avec elle rue de Fréjus, à l'ancien hôtel de mademoiselle de
Conti.

Les présens que son souverain l'avait chargé d'offrir à l'empereur
étaient très-précieux. C'était plus de quatre-vingts cachemires de
toutes sortes; une grande quantité de perles fines de diverses
grosseurs, quelques-unes énormes; une bride orientale avec son mors,
ornée de perles, de turquoises, d'émeraudes, etc.; enfin le sabre de
Tamerlan et celui de Thamas-Kouli-kan; le premier couvert de perles et
de pierreries; le second très-simplement monté, tous deux ayant des
lames indiennes d'une finesse extraordinaire, avec des arabesques en or
incrustées.

J'ai pris plaisir dans le temps à recueillir quelques détails sur cet
ambassadeur. Il était d'un caractère fort doux, plein de complaisance et
d'égards pour toutes les personnes qui allaient le voir, donnant aux
dames de l'essence de roses; aux hommes du tabac, des parfums, des
pipes. Il prenait plaisir à comparer les bijoux français avec ceux qu'il
avait apportés de son pays, et poussait quelquefois la galanterie
jusqu'à proposer aux dames des échanges toujours avantageux pour elles:
un refus le chagrinait beaucoup. Quand une jolie femme entrait chez lui,
il souriait d'abord, et l'écoutait parler avec une sorte d'extase
muette; puis, il s'empressait à la faire asseoir, à lui mettre sous les
pieds des coussins, des tapis en cachemire (car il n'y avait que de
cette étoffe chez lui), son linge de corps même et les draps de son lit
étaient en tissu de cachemire extraordinairement fin. Asker-kan ne se
gênait pas pour se laver la figure, la barbe et les mains devant le
monde: il s'asseyait pour cette opération en face d'un esclave qui lui
présentait à genoux une aiguière de porcelaine.

L'ambassadeur avait beaucoup de goût pour les sciences et les arts; il
était lui-même très-savant. MM. Dubois et Loyseau tenaient à côté de
son hôtel une maison d'éducation qu'il allait visiter fort souvent. Il
aimait surtout à assister aux séances de physique expérimentale; et les
questions qu'il faisait proposer par son interprète prouvaient de sa
part une connaissance fort étendue des phénomènes de l'électricité. Les
marchands de curiosités et d'objets d'art l'aimaient beaucoup, parce
qu'il leur achetait sans trop marchander. Cependant, un jour qu'il avait
besoin d'un télescope, il fit venir un fameux opticien, qui pensa
pouvoir lui surfaire énormément le prix. Mais Asker-kan, après avoir
examiné l'instrument, qu'il trouva très-convenable, fit dire à
l'opticien: «Vous m'avez donné votre _prix long_; donnez-moi maintenant
votre _prix court_.»

Il admirait surtout les indiennes de la manufacture de Jouy, dont il
trouvait le tissu, les dessins et les couleurs préférables même aux
cachemires; et il en fit acheter plusieurs robes pour les envoyer en
Perse, afin de servir de modèles.

Le jour de la fête de l'empereur, Son Excellence donna dans les jardins
de son hôtel un divertissement à l'orientale. Les musiciens persans
attachés à l'ambassade exécutèrent des chants guerriers étonnans de
vigueur et d'originalité. Il y eut un feu d'artifice, où l'on remarqua
les armes du sophi, sur lesquelles se dessinait avec beaucoup d'art le
chiffre de Napoléon.

Son Excellence visita la Bibliothèque impériale, où M. Jaubert lui
servit d'introducteur. L'ambassadeur fut saisi d'admiration en voyant
l'ordre qui règne dans cette immense collection de livres. Il s'arrêta
une demi-heure dans la salle des manuscrits, qu'il trouva fort beaux, et
dont il reconnut plusieurs pour avoir été copiés par des écrivains
très-renommés en Perse. Un exemplaire de l'Alcoran le frappa surtout, et
il dit en le regardant qu'il _n'était point d'homme en Perse qui ne
vendît ses enfans pour acquérir un pareil trésor_.

En quittant la Bibliothèque, Asker-kan fit faire des complimens aux
conservateurs, et promit d'enrichir la bibliothèque de plusieurs
manuscrits précieux qu'il avait apportés de son pays.

Quelques jours après sa présentation, l'ambassadeur alla visiter le
Musée. La vue d'un tableau qui représentait le roi de Perse son maître
lui fit une vive impression, et il ne sut comment témoigner sa joie et
sa reconnaissance, lorsqu'on lui présenta plusieurs épreuves de la
gravure de ce tableau. Les tableaux d'histoire, principalement les
batailles, captivèrent ensuite toute son attention; il demeura un quart
d'heure devant celui qui représente _la reddition de la ville de
Vienne_.

Arrivé au bout de la galerie d'Apollon, Asker-kan s'assit pour se
reposer, demanda une pipe, et se mit à fumer. Quand il eut fini, il se
leva, et, voyant autour de lui beaucoup de dames, que la curiosité avait
attirées, il leur fit, par l'organe de M. Jaubert, des complimens
extrêmement flatteurs. Puis, quittant le Musée, Son Excellence alla se
promener aux Tuileries, où bientôt elle se vit entourée et suivie par
une foule immense: ce jour-là, Son Excellence remit au prince de
Bénévent, de la part de son souverain, le grand-ordre du Soleil,
décoration magnifique, qui consiste en un soleil de diamans attaché par
un cordon d'étoffe rouge couvert de perles.

Asker-kan produisait à Paris plus d'effet que l'ambassadeur turc; il
était plus généreux, plus galant, faisait sa cour avec plus d'adresse,
et se conformait plus facilement aux usages et aux mœurs françaises. Le
turc était irascible, austère et bourru, tandis que le persan entendait
assez bien la plaisanterie. Un jour pourtant il se fâcha tout rouge, et
il faut convenir qu'il en avait bien quelque sujet.

C'était à un concert donné dans les appartemens de l'impératrice
Joséphine. Asker-kan, qu'apparemment cette musique n'amusait pas
prodigieusement, commença pourtant par y applaudir par des gestes et
des roulemens d'yeux. Mais la nature l'emporta à la fin sur la
politesse, et l'embassadeur s'endormit d'un profond somme. L'attitude de
Son Excellence n'était pourtant pas des plus commodes pour le sommeil;
elle était debout, le dos appuyé au lambris, et les deux pieds étayés
contre un fauteuil dans lequel une dame était assise. Quelques officiers
du palais trouvèrent plaisant d'enlever prestement à Asker-kan son point
d'appui. La chose était des plus faciles à exécuter; ils s'entendirent
avec la dame qui occupait le fauteuil. Elle se leva subitement, le siége
glissa sur le parquet, les pieds de Son Excellence suivirent le
mouvement, et l'ambassadeur, privé tout à coup du contrepoids qui
l'avait tenu en équilibre, allait s'étendre tout de son long, lorsqu'il
se réveilla en sursaut, et s'arrêta dans sa chute en s'accrochant à ses
voisins, aux meubles et aux draperies, non sans faire un bruit
épouvantable. Les officiers qui lui avaient joué ce mauvais tour
l'engagèrent avec le sérieux le plus comique à s'établir dans un bon
fauteuil, pour éviter le retour d'un semblable accident, tandis que la
dame qui s'était faite leur complice dans cette espiéglerie avait la
plus grande peine à étouffer ses éclats de rire, et que Son Excellence
était tout animée d'une colère qu'elle ne pouvait exprimer que par ses
regards et par ses gestes.

On parla et on rit long-temps à la cour d'une autre aventure
d'Asker-kan. Se sentant malade depuis plusieurs jours, il crut que la
médecine française parviendrait plus promptement à le guérir que la
médecine persane, et il ordonna qu'on fît venir M. Bourdois, l'un des
plus habiles médecins de Paris, dont il connaissait le nom, ayant
toujours soin de s'informer de toutes nos célébrités dans tous les
genres. On s'empresse d'exécuter les ordres de l'ambassadeur; mais, par
une singulière méprise, ce n'est pas M. le docteur Bourdois qu'on prie
de se rendre auprès d'Asker-kan, mais le président de la cour des
comptes, M. Marbois, qui s'étonne beaucoup de l'honneur que lui fait
l'ambassadeur persan, ne voyant pas d'abord quels rapports il pouvait y
avoir entre eux. Cependant il se rendit avec empressement auprès
d'Asker-kan, qui put sans peine prendre le costume sévère de M. le
président de la cour des comptes pour un costume de médecin. À peine M.
Marbois est-il entré que l'ambassadeur lui présente la main, lui tire la
langue en le regardant; M. Marbois est un peu surpris de cet accueil;
mais pensant que c'était sans doute la manière orientale de saluer les
magistrats, il s'incline profondément, serrant humblement la main qu'on
lui présentait. Il était dans cette position respectueuse lorsque quatre
des serviteurs de l'ambassadeur lui apportent et lui mettent sous le
nez, à titre de renseignemens, un vase d'or à signes non équivoques. M.
Marbois reconnut l'usage avec une surprise et une indignation
inexprimables. Il recule avec colère, demande vivement ce que signifie
tout cela, et s'entendant appeler M. le docteur,--Comment! s'écria-t-il,
M. le docteur!--Mais oui, M. le docteur Bourdois.--M. Marbois est
confondu. C'est la parité de désinence de son nom et de celui du docteur
qui l'a exposé à cette désagréable visite.



CHAPITRE V.

     Translation de la statue colossale de la place Vendôme.--Les
     chevaux de brasseur.--Dernière partie de barres de
     Napoléon.--Départ pour Erfurt.--Logemens des empereurs.--Garnison
     d'Erfurt.--Acteurs et actrices du Théâtre-Français à
     Erfurt.--Antipathie de l'empereur contre madame
     Talma.--Mademoiselle Bourgoin et l'empereur Alexandre.--Avis
     paternel de l'empereur au czar.--Désappointement.--Entrée de
     l'empereur à Erfurt.--Arrivée du czar.--Attentions du czar pour le
     duc de Montebello.--Rencontre de l'empereur et du czar.--Entrée des
     deux empereurs dans Erfurt.--Déférence réciproque.--Le czar dînant
     tous les jours chez l'empereur.--Intimité de l'empereur et du
     czar.--Nécessaire et lit donnés par Napoléon à Alexandre.--Présent
     de l'empereur de Russie à Constant.--Le czar faisant sa toilette
     chez l'empereur.--Échange de présens.--Les trois pelisses de
     martre-zibeline.--Histoire d'une des trois pelisses.--La princesse
     Pauline et son protégé.--Colère de l'empereur.--Exil.


LE lendemain ou le surlendemain de la fête de l'empereur, on transporta
des ateliers de M. Launay à la place Vendôme la statue colossale en
bronze qui devait être placée sur la colonne. Les brasseurs du faubourg
Saint-Antoine offrirent leurs plus beaux chevaux pour traîner le chariot
qui supportait la statue. On en choisit douze, un à chaque brasseur, et
leurs maîtres voulurent les monter eux-mêmes. Rien n'était plus
singulier que ce cortége, qui arriva sur la place à cinq heures du soir,
suivi d'une foule immense, et aux cris de _vive l'empereur_!

Quelques jours avant le départ de Sa Majesté pour Erfurt, l'empereur,
l'impératrice et leurs familiers jouèrent aux barres pour la dernière
fois. C'était le soir. Des valets de pied portaient des torches
allumées, et suivaient les joueurs, lorsque ceux-ci s'éloignaient hors
de la portée des lumières. L'empereur tomba une fois en courant après
l'impératrice; il fut fait prisonnier, mais rompit bientôt son ban, se
remit à courir; et quand il fut las, il emmena Joséphine, malgré les
réclamations des joueurs. Ainsi finit la dernière partie de barres que
j'aie vu faire à l'empereur.

Il avait été décidé que l'empereur Alexandre et l'empereur Napoléon se
réuniraient à Erfurt le 27 septembre; et la plupart des souverains
formant la confédération du Rhin avaient été invités à assister à cette
entrevue, qui devait être majestueuse et brillante. En conséquence, M.
le duc de Frioul, grand-maréchal du palais, fit partir M. de Canouville,
maréchal-des-logis du palais, M. de Beausset, préfet du palais, et deux
fourriers, afin de préparer à Erfurt les logemens nécessaires à tant
d'illustres voyageurs, et d'organiser le service du grand-maréchal.

On choisit pour le logement de l'empereur Napoléon le palais du
gouvernement, lequel, à cause de son étendue, convenait parfaitement à
l'intention que l'empereur avait d'y tenir sa cour. On prépara pour
l'empereur Alexandre l'hôtel de M. Triebel, le plus joli de la ville, et
celui du sénateur Remann pour S. A. I. le grand-duc Constantin. D'autres
hôtels furent également réservés pour les princes de la confédération,
ainsi que pour les personnages de leur suite; un détachement de tous les
services de la maison impériale fut établi dans chacun de ces différens
logemens.

On avait envoyé du garde-meuble de la couronne, des meubles magnifiques
et en immense quantité; des tapis et des tapisseries des Gobelins et de
la Savonnerie; des bronzes; des lustres, candélabres, girandoles; des
porcelaines de Sèvres; enfin tout ce qui pouvait contribuer au luxe de
l'ameublement des deux palais impériaux, et de ceux qui devaient être
occupés par les autres souverains. On fit venir de Paris une foule
d'ouvriers.

M. le général Oudinot fut nommé gouverneur d'Erfurt. Il avait sous ses
ordres le Ier régiment de hussards, le 6e de cuirassiers et le
17e d'infanterie légère, que le major général avait désignés pour
composer la garnison. Vingt gendarmes d'élite avec un bataillon choisi
parmi les plus beaux grenadiers de la garde, furent envoyés pour faire
le service des palais impériaux.

L'empereur, qui songeait aux moyens de rendre cette entrevue d'Erfurt
aussi agréable que possible aux souverains, qu'il avait pris en
affection à Tilsitt, eut l'idée de les faire jouir de la représentation
des chefs-d'œuvre de la scène française. C'était sans doute le plus
digne amusement qu'il pût leur procurer. Il donna donc des ordres pour
que la salle de spectacle fût embellie et réparée; M. Dazincourt fut
nommé directeur du théâtre, et partit de Paris avec MM. Talma, Lafon,
Saint-Prix, Damas, Després, Varennes, Lacave; mesdames Duchesnois,
Raucourt, Talma, Bourgoin, Rose Dupuis, Gros et Patrat. Tout fut
organisé avant l'arrivée des souverains.

Napoléon ne pouvait pas souffrir madame Talma, quoique pourtant elle fît
preuve d'un talent remarquable. On connaissait cette aversion, dont je
n'ai jamais pu découvrir le motif; aussi ne voulut-on pas d'abord la
porter sur la liste des acteurs qui allaient à Erfurt; mais M. Talma fit
tant d'instances, qu'enfin on y consentit. Il arriva ce que tout le
monde avait prévu, excepté peut-être M. Talma et sa femme, c'est que
l'empereur l'ayant vu jouer une fois, se plaignit beaucoup de ce qu'on
l'avait laissé venir, et la fit rayer de la liste.

Mademoiselle B......., jeune alors, et extrêmement jolie, eut tout
d'abord plus de succès. Il faut dire aussi que pour y parvenir, elle s'y
prit autrement que madame Talma. Dès qu'elle parut au théâtre d'Erfurt,
elle excita l'admiration, et devint l'objet des hommages de tous les
illustres spectateurs. Cette préférence marquée fit naître des
jalousies, dont elle était fort contente, et qu'elle entretenait de son
mieux, par toutes sortes de moyens. Lorsqu'elle ne jouait pas, elle
venait se placer dans la salle, magnifiquement parée; alors tous les
regards se portaient sur elle, et se détournaient de la scène, ce qui
déplaisait fort aux acteurs. L'empereur s'aperçut un jour de ces
distractions fréquentes, et y mit fin en faisant défendre à mademoiselle
B....... de paraître au théâtre ailleurs que sur la scène.

Cette mesure prise par Sa Majesté, fort sagement à mon avis, dut la
mettre fort mal dans les papiers de mademoiselle B....... Un autre
incident vint ajouter au déplaisir de l'actrice. Les deux souverains
allaient ensemble presque tous les soirs au spectacle. L'empereur
Alexandre trouvait mademoiselle B....... charmante, et ne s'en cachait
pas. Celle-ci le savait, et tout ce qu'elle jugeait capable d'exciter le
goût du monarque, elle le mettait en usage. Un jour enfin, le czar
amoureux fit part à l'empereur de ses dispositions à l'égard de
mademoiselle B....... «Je ne vous conseille pas de lui faire des
avances, dit l'empereur Napoléon.--Vous croyez qu'elle refuserait?--Oh!
non; mais c'est demain jour de poste, et dans cinq jours tout Paris
saurait comment des pieds à la tête est faite Votre Majesté; et puis
votre santé m'intéresse..... Ainsi je souhaite que vous puissiez
résister à la tentation.» Ces mots refroidirent singulièrement l'ardeur
de l'autocrate, qui remercia l'empereur de son bon avertissement, et lui
dit: «Mais à la manière dont parle Votre Majesté, je serais tenté de
croire que vous gardez à cette charmante actrice quelque rancune
personnelle.--Non, en vérité, répliqua l'empereur, je n'en sais que ce
que l'on en dit.» Cette conversation eut lieu dans la chambre à coucher,
pendant la toilette. L'empereur Alexandre quitta Sa Majesté,
parfaitement convaincu, et mademoiselle B....... en fut pour ses
œillades et ses espérances.

Sa Majesté fit son entrée dans Erfurt, le matin du 27 septembre 1808. Le
roi de Saxe, qui était arrivé le premier, suivi du comte de Marcolini,
du comte de Haag et du comte de Boze, attendait l'empereur au bas de
l'escalier du palais du gouvernement. Puis vinrent les membres de la
régence et de la municipalité d'Erfurt, qui le complimentèrent dans la
formule usitée. Après quelques instans de repos, l'empereur monta à
cheval et sortit d'Erfurt par la porte de Weimar après avoir, en
passant, fait une visite au roi de Saxe. Il trouva hors de la ville
toute la garnison rangée en bataille. Les grenadiers de la garde étaient
commandés par M. d'Arquies; le 1er régiment de hussards par M. de
Juniac; le 17e d'infanterie par M. de Cabannes-Puymisson, et le 6e
de cuirassiers, les plus beaux hommes qu'il fût possible d'imaginer, par
le colonel d'Haugeranville. L'empereur passa la revue, fit changer
quelques positions, puis continua son chemin à la rencontre de
l'empereur Alexandre.

Celui-ci était parti de Saint-Pétersbourg, le 14 septembre. Le roi et la
reine de Prusse l'attendaient à Kœnigsberg, où il arriva le 18. Le duc
de Montebello eut l'honneur de le recevoir à Bromberg au bruit d'une
salve de vingt et un coups de canon. Étant descendu de voiture,
l'empereur Alexandre monta à cheval, accompagné des maréchaux de
l'empire Soult, duc de Dalmatie, et Lannes, duc de Montebello, et partit
au galop pour aller joindre la division Nansouty, qui l'attendait rangée
en bataille. Il fut accueilli par une nouvelle salve de vingt-et-un
coups de canon, et par les cris mille fois répétés de _Vive l'empereur
Alexandre_! Le monarque, en parcourant les différens corps qui formaient
cette belle division, dit aux officiers: «Je tiens à grand honneur,
Messieurs, de me trouver parmi d'aussi braves gens et de si beaux
militaires.»

Par les ordres du maréchal Soult, qui ne faisait en cela qu'exécuter
ceux que l'empereur Napoléon lui avait donnés, des relais de poste
avaient été préparés sur toute la route que le monarque du nord devait
parcourir. Défense était faite de rien recevoir. À chaque relais se
trouvaient des escortes de dragons ou de cavalerie légère qui rendaient
les honneurs militaires au czar, lorsqu'il venait à passer.

Après avoir dîné avec les généraux et les colonels de la division
Nansouty, l'empereur de Russie remonta dans sa voiture qui était une
calèche à deux places, et fit asseoir à côté de lui le duc de Montebello
qui a raconté depuis de combien de marques d'estime et de bonté le czar
l'avait comblé pendant le voyage, arrangeant le manteau du maréchal sur
les épaules de celui-ci pendant son sommeil.

Sa majesté impériale russe, arrivée à Weimar, le 26 au soir, continua le
lendemain sa route sur Erfurt, escortée par le maréchal Soult, son
état-major et les officiers supérieurs de la division Nansouty qui ne
l'avaient point quittée depuis Bromberg. Ce fut à une lieue et demie
d'Erfurt qu'Alexandre trouva Napoléon, qui venait au devant de lui à
cheval.

Dès l'instant où le czar aperçut l'empereur, il descendit de voiture et
s'avança vers Sa Majesté, qui de son côté avait mis pied à terre. Ils
s'embrassèrent avec l'affection de deux amis de collége qui se
reverraient après une longue absence, puis ils montèrent à cheval tous
deux, ainsi que le grand duc Constantin, et passant au galop devant les
régimens qui leur présentaient les armes, ils entrèrent dans la ville,
tandis que les troupes et une immense population accourue de vingt
lieues à la ronde faisait retentir l'air de leurs acclamations.
L'empereur de Russie portait, en entrant à Erfurt, la grande décoration
de la Légion-d'Honneur, et l'empereur des Français, celle de Saint-André
de Russie. Les deux souverains continuèrent à se donner cette marque
mutuelle de déférence pendant leur séjour. On remarqua aussi que dans
son palais l'empereur donnait toujours la droite à Alexandre. Le soir
de l'arrivée de ce souverain, ce fut lui qui, sur l'invitation de Sa
Majesté, donna le mot d'ordre de la place au grand-maréchal. Il fut
donné ensuite alternativement par les deux souverains.

Ils allèrent d'abord au palais de Russie, où ils restèrent une heure.
Ensuite Alexandre vint rendre visite à l'empereur, qui le reçut au bas
de l'escalier, et le reconduisit, lorsqu'il se retira, jusqu'à la porte
d'entrée de la salle des gardes. À six heures, les deux souverains
dînèrent chez Sa Majesté; il en fut de même tous les jours. À neuf
heures, l'empereur ramena l'empereur de Russie à son palais; ils eurent
alors un entretien tête à tête qui dura plus d'une heure. Ce soir-là
toute la ville fut illuminée.

Le lendemain de son arrivée, l'empereur reçut à son lever les officiers
de la maison du czar, et il leur accorda les grandes entrées pour toute
la durée du séjour. L'empereur Alexandre fit de même à l'égard des
officiers français[66].

Les deux souverains se témoignaient l'amitié la plus sincère et la
confiance la plus intime. L'empereur Alexandre venait presque tous les
matins chez Sa Majesté, et entrait dans sa chambre à coucher, où il
causait familièrement avec elle. Un jour il examina le nécessaire de
l'empereur, meuble en vermeil, qui avait coûté six mille francs,
très-bien disposé, et ciselé par l'orfèvre Biennais, et le trouva de son
goût. Aussitôt qu'il fut sorti, l'empereur m'ordonna de prendre un
nécessaire pareil, que l'on venait de recevoir de Paris, et de le porter
au palais du czar.

Une autre fois, l'empereur Alexandre ayant remarqué l'élégance et la
solidité du lit en fer de Sa Majesté, le lendemain même, d'après l'ordre
de Napoléon, et par mes soins, un lit semblable, garni de tout ce qui
était nécessaire, fut monté dans la chambre de l'empereur de Russie, qui
fut enchanté de cette galanterie, et qui, deux jours après, pour me
témoigner sa satisfaction, chargea M. de Rémusat de me remettre en son
nom deux riches bagues en diamans.

Le czar refit un jour sa toilette chez l'empereur, dans sa chambre, et
là j'aidai le monarque à se rhabiller. Je pris dans le linge de
l'empereur une cravate blanche et un mouchoir de batiste, que je lui
donnai. Il me fit beaucoup de remerciemens; c'était un prince
extrêmement doux, bon, aimable, et d'une politesse extrême.

Il y avait échange de présens entre les illustres souverains. Alexandre
fit don à l'empereur de trois superbes pelisses en martre-zibeline.
L'empereur en donna une à la princesse Pauline, sa sœur, et une autre à
madame la princesse de Ponte-Corvo. Quant à la troisième, il la fit
couvrir en velours vert et garnir de brandebourgs en or. C'est cette
pelisse qu'il a constamment portée en Russie. L'histoire de celle que
j'avais portée de sa part à la princesse Pauline est assez curieuse pour
que je la rapporte ici, quoiqu'elle ait été déjà racontée ailleurs.

La princesse Pauline avait témoigné beaucoup de joie en recevant le
présent de l'empereur, et elle se plaisait à faire admirer sa pelisse
aux personnes de sa maison. Un jour qu'elle se trouvait au milieu d'un
cercle de dames à qui elle faisait remarquer la finesse et la rareté de
cette fourrure, survint M. de Canouville, à qui la princesse demanda son
avis sur le cadeau qu'elle avait reçu de l'empereur. Le beau colonel
n'en parut pas aussi émerveillé qu'elle s'y attendait, et elle en fut
piquée. «Comment, Monsieur, vous ne trouvez pas cela délicieux?--Mais...
non, Madame.--En vérité! oh bien, pour vous punir, je veux que vous
gardiez cette pelisse, je vous la donne, et j'exige que vous la portiez;
je le veux, entendez-vous? Il est probable qu'il y avait eu récemment
quelque brouillerie entre son altesse impériale et son protégé, et que
la princesse s'était hâtée de saisir la première occasion de rétablir la
paix. Quoi qu'il en soit, M. de Canouville se fit un peu prier, pour la
forme, et la riche fourrure fut portée chez lui.

Peu de jours après, l'empereur passant une revue sur la place du
Carrousel, M. de Canouville y parut, monté sur un cheval ombrageux, et
qu'il avait assez de peine à calmer. Cela causa quelque désordre, et
attira l'attention de Sa Majesté, qui, en jetant les yeux sur M. de
Canouville, reconnut que la pelisse qu'elle avait offerte à sa sœur
avait été métamorphosée en dolman de hussard. L'empereur eut grande
peine à maîtriser sa colère: «Monsieur de Canouville, s'écria-t-il d'une
voix tonnante, votre cheval est jeune, il a le sang trop chaud; vous
irez le rafraîchir en Russie.» Trois jours après, M. de Canouville avait
quitté Paris.



CHAPITRE VI.

     Bienveillance du czar envers les acteurs français.--Parties
     fines.--Camaraderie du roi de Westphalie et du grand-duc
     Constantin.--Farces d'écoliers.--Singulière _commande_ du prince
     Constantin.--Les souvenirs au théâtre d'Erfurt.--Surdité du czar,
     attention de l'empereur.--_Cinna_, _Œdipe_.--Allusion saisie par le
     czar.--Alarme nocturne.--Terreur de Constant.--Cauchemar de
     Napoléon.--Un ours mangeant le cœur de l'empereur.--Singulière
     coïncidence.--Partie de chasse.--Suite des deux
     empereurs.--Massacre de gibier.--Début du czar à la chasse.--Bal
     ouvert par le czar.--Étonnement des seigneurs moscovites.--Déjeuner
     sur le mont Napoléon.--Visite du champ de bataille
     d'Iéna.--Habitans d'Iéna et propriétaires indemnisés par
     l'empereur.--Don de 100,000 écus fait par l'empereur aux victimes
     de la bataille d'Iéna.--Leçon de stratégie donnée par Napoléon à
     ses alliés.--Représentation du maréchal Berthier.--Réponse de
     l'empereur.--Conversation entre l'empereur et les souverains
     alliés.--Érudition de l'empereur.--Décorations et présens
     distribués par les deux empereurs.--Fin de l'entrevue
     d'Erfurt.--Séparation.


L'EMPEREUR Alexandre ne cessait de témoigner aux acteurs sa satisfaction
par des cadeaux et des complimens, et quant aux actrices, j'ai dit plus
haut jusqu'où il serait allé avec l'une d'elles, si l'empereur Napoléon
ne l'en eût détourné. Le grand-duc Constantin faisait tous les jours
avec le prince Murat, et d'autres personnages distingués, des parties de
plaisir où rien n'était épargné, et dont quelques-unes de ces dames
faisaient les honneurs. Aussi que de fourrures et de diamans elles
rapportèrent d'Erfurt! Les deux empereurs n'ignoraient pas ce qui se
passait, et ils s'en amusaient beaucoup. C'était le sujet favori des
conversations du lever. C'était principalement le roi Jérôme que le
grand-duc Constantin avait pris en affection. De son côté le roi
poussait sa familiarité avec le grand-duc jusqu'à le tutoyer, et voulait
qu'il en fît autant. «Est-ce, lui dit-il un jour, parce que je suis roi
que tu parais craindre de me tutoyer? Allons donc, entre camarades
faut-il se gêner?» Ils faisaient ensemble de vraies farces d'écoliers,
jusqu'à courir les rues la nuit en sonnant et frappant à toutes les
portes, enchantés quand ils avaient fait lever quelques honnêtes
bourgeois. Au moment du départ de l'empereur, le roi Jérôme dit au
grand-duc: «Voyons, dis-moi ce que tu veux que je t'envoie de Paris?--Ma
foi, rien, reprit le grand-duc; ton frère m'a fait présent d'une
magnifique épée: je suis content, et ne désire rien de plus.--Mais
encore une fois, je veux t'envoyer quelque chose; dis-moi ce qui te
ferait plaisir.--Eh bien, envoie-moi six _demoiselles_ du Palais-Royal».

Le spectacle à Erfurt devait commencer à sept heures; mais les deux
empereurs, qui y venaient toujours ensemble, n'arrivaient jamais avant
sept heures et demie. À leur entrée, tout le _parterre de rois_ se
levait pour leur faire honneur, et la première pièce commençait
aussitôt.

À la représentation de _Cinna_, l'empereur crut remarquer que le czar,
placé à côté de lui, dans une loge située en face de la scène, au
premier rang, n'entendait pas très-bien, à cause de la faiblesse de son
ouïe. En conséquence, il donna des ordres à M. le comte de Rémusat,
premier chambellan, pour qu'une estrade fut élevée sur l'emplacement de
l'orchestre. On y plaça deux fauteuils pour Alexandre et Napoléon; à
droite et à gauche, des chaises garnies pour le roi de Saxe et les
autres souverains de la confédération. Les princesses allèrent occuper
la loge abandonnée par leurs majestés. Par ces dispositions, les deux
empereurs se trouvaient tellement en évidence, qu'il leur était
impossible de faire un mouvement qui ne fût point aperçu de tout le
monde. Le 3 octobre, on donna _Œdipe_; tous les souverains, comme disait
l'empereur, assistaient à cette représentation. Au moment où l'acteur
prononça ce vers de la première scène:

    L'amitié d'un grand homme est un bienfait des dieux;

le czar se leva et tendit la main avec grâce à l'empereur. Aussitôt des
applaudissemens que la présence des souverains ne put contenir
s'élevèrent de tous les points de la salle.

Le soir de ce même jour, je couchai l'empereur comme à l'ordinaire.
Toutes les portes qui donnaient dans sa chambre à coucher étaient
soigneusement fermées, ainsi que les volets et les croisées. On ne
pouvait donc entrer chez Sa Majesté que par le salon où je couchais avec
Roustan. Un factionnaire était placé au bas de l'escalier. Toutes les
nuits je m'endormais fort tranquille, sûr qu'il était impossible qu'on
arrivât jusqu'à Napoléon sans me réveiller. Cette nuit-là, vers deux
heures du matin, comme j'étais le plus profondément endormi, un bruit
étrange me réveilla en sursaut. Je me frottai les yeux, j'écoutai avec
la plus grande attention, et n'entendant absolument rien, je pris ce
bruit pour l'effet d'un rêve, et je me disposais à me rendormir, quand
mon oreille fut frappée de cris sourds et plaintifs, semblables à ceux
que pourrait pousser un homme que l'on étrangle. À deux reprises je les
entendis. J'étais sur mon séant, immobile, les cheveux dressés, et les
membres inondés d'une sueur froide. Tout à coup je crois qu'on assassine
l'empereur, je me jette à bas de mon lit, j'éveille Roustan..... Les
cris recommencent avec une force effrayante. Alors, j'ouvre la porte
avec toutes les précautions que mon trouble me permettait de prendre, et
j'entre dans la chambre à coucher. J'y jette à la hâte un coup d'œil, et
j'acquiers la preuve que personne n'était entré. En avançant vers le
lit, j'aperçois Sa Majesté étendue en travers, dans une posture
convulsive, ses draps et sa couverture jetés loin d'elle, et toute sa
personne dans un état effrayant de crispation nerveuse. Sa bouche
ouverte laissait échapper des sons inarticulés, sa poitrine paraissait
fortement oppressée, et elle avait une de ses mains appuyée, toute
fermée, sur le creux de l'estomac. J'eus peur en la regardant. Je
l'appelle, elle ne répond pas; je l'appelle encore une fois, deux
fois... même, silence. Enfin, je pris le parti de la pousser doucement.
À cette secousse, l'empereur s'éveilla en poussant un grand cri, et en
disant: «Qu'est-ce? qu'est-ce?» Puis il se mit sur son séant, en ouvrant
de grands yeux. Je me dépêchai de lui dire que, le voyant tourmenté par
un cauchemar horrible, je m'étais permis de le réveiller. «Et vous avez
bien fait, mon cher Constant, interrompit Sa Majesté. Ah! mon ami, quel
rêve affreux! un ours m'ouvrait la poitrine et me dévorait le cœur!»
Là-dessus l'empereur se leva, et, pendant que je raccommodais son lit,
il se promena dans la chambre. Il fut obligé de changer de chemise, car
la sienne était toute trempée de sueur. Enfin il se recoucha.

Le lendemain, à son réveil, il m'apprit qu'il avait eu toutes les peines
du monde à se rendormir, tant était vive et terrible l'impression qu'il
avait éprouvée. Le souvenir de ce rêve le poursuivit très-long-temps. Il
en parlait très-souvent, et chaque fois il cherchait à en tirer des
inductions différentes, à faire des rapprochemens de circonstances.
Quant à moi, je l'avoue, j'ai été frappé de la coïncidence du compliment
d'Alexandre au spectacle et de ce cauchemar épouvantable, d'autant plus
qu'il s'en fallait de beaucoup que l'empereur fût sujet à des
incommodités nocturnes de ce genre. J'ignore si Sa Majesté a raconté son
rêve à l'empereur de Russie.

Le 6 octobre, leurs majestés se rendirent à une partie de chasse que le
grand-duc de Weimar leur avait préparée dans la forêt d'Ettersbourg.
L'empereur partit d'Erfurt à midi, avec l'empereur de Russie, dans le
même carrosse. Ils arrivèrent à une heure dans la forêt, et trouvèrent
pour les recevoir un pavillon de chasse qui avait été construit exprès,
et décoré avec beaucoup de soin. Ce pavillon était divisé en trois
pièces séparées entre elles par des colonnes à jour. Celle du milieu,
plus élevée que les autres, formait un joli salon, disposé et meublé
pour les deux empereurs. Autour du pavillon étaient placés de nombreux
orchestres qui jouaient des fanfares auxquelles se mêlaient les
acclamations d'une foule immense attirée par le désir de voir
l'empereur.

Les deux souverains furent reçus à leur descente de voiture par le
grand-duc de Weimar et son fils, le prince héréditaire Charles-Frédéric.
Le roi de Bavière, le roi de Saxe, le roi de Wurtemberg, le prince
Guillaume de Prusse, les princes de Mecklembourg, le prince primat et le
duc d'Oldembourg les attendaient à l'entrée du salon.

L'empereur avait à sa suite le prince de Neufchâtel, le prince de
Bénévent; le grand-maréchal du palais, duc de Frioul; le général
Caulaincourt, duc de Vicence; le duc de Rovigo; le général Lauriston,
aide-de-camp de Sa Majesté; le général Nansouty, premier écuyer; le
chambellan Eugène de Montesquiou; le comte de Beausset, préfet du
palais, et M. Cavaletti.

L'empereur de Russie avait avec lui le grand-duc Constantin, le comte
de Tolstoï, grand-maréchal, et le comte Oggeroski, aide-de-camp de Sa
Majesté.

La chasse dura près de deux heures, pendant lesquelles environ soixante
cerfs et chevreuils furent tués. L'espace que ces pauvres animaux
avaient à parcourir était fermé par des toiles, de sorte que les
monarques pouvaient les tirer à plaisir, sans se déranger, assis aux
croisées du pavillon. Je n'ai jamais rien trouvé en ma vie de plus
absurde que ces sortes de chasses qui donnent pourtant à ceux qui les
font la réputation de tireurs habiles. La grande adresse, en effet, que
de tuer un animal que des piqueurs vont, pour ainsi dire, prendre par
les oreilles, pour le placer en face du coup de fusil!

L'empereur de Russie avait la vue très-faible, et cette infirmité
l'avait toujours détourné d'un amusement qu'il aurait aimé peut-être
sans cela. Ce jour-là, pourtant, il eut envie d'essayer; il en témoigna
le désir, et tout aussitôt le duc de Montebello lui présenta un fusil.
M. de Beauterne eut l'honneur de donner à l'empereur une première leçon;
un cerf fut poussé de manière à passer à huit pas environ d'Alexandre,
qui le jeta à bas du premier coup.

Après la chasse, leurs majestés se rendirent au palais de Weimar; la
duchesse régnante les reçut à la descente de leur voiture, suivie de
toute sa cour. L'empereur salua affectueusement la duchesse, se
souvenant de l'avoir vue deux ans auparavant dans une circonstance bien
différente, et dont j'ai parlé dans son temps. Le duc de Weimar avait
fait demander au grand-maréchal, duc de Frioul, des cuisiniers français,
pour préparer le dîner de l'empereur; mais Sa Majesté préféra manger à
l'allemande.

Leurs majestés admirent à dîner avec elles le duc et la duchesse de
Weimar, la reine de Westphalie, le roi de Wurtemberg, le roi de Saxe, le
grand-duc Constantin, le prince Guillaume de Prusse, le prince primat,
le prince de Neufchâtel, le prince de Talleyrand, le duc d'Oldembourg,
le prince héréditaire de Weimar et le prince de Mecklembourg-Schwerin.

Après le dîner, il y eut spectacle et bal, spectacle au théâtre de la
ville, où les comédiens ordinaires de Sa Majesté jouèrent _la Mort de
César_; et bal au palais ducal. Ce fut l'empereur Alexandre qui l'ouvrit
avec la reine de Westphalie, au grand étonnement de tout le monde; car
on savait que ce monarque n'avait jamais dansé depuis son avénement au
trône, réserve que les vieillards de la cour de Russie trouvaient fort
louable, pensant qu'un souverain est trop haut placé pour partager les
goûts, et se plaire dans les amusemens du commun des hommes. Au reste,
il n'y avait pas au bal du duc de Weimar de quoi les scandaliser: on n'y
dansait pas, mais on se promenait deux à deux, tandis que l'orchestre
jouait des marches.

Le lendemain matin, leurs majestés montèrent en voiture pour se rendre
sur le _mont Napoléon_, près d'Iéna. Un déjeuner splendide les attendait
sous une tente que le duc de Weimar avait fait dresser sur le lieu même
où se trouvait le bivouac de l'empereur, le jour de la bataille d'Iéna.
Après déjeuner, les deux empereurs montèrent à un pavillon en charpente
qu'on avait construit sur le mont Napoléon. Ce pavillon était fort
grand; on l'avait décoré des plans de la bataille. Une députation de la
ville et de l'université d'Iéna s'y rendit, et fut reçue par leurs
majestés. L'empereur entra, avec les députés, dans de grands détails
relativement à leur ville, à ses ressources, aux mœurs et au caractère
de ses habitans; il les interrogea sur la valeur approximative des
dommages qu'avait pu causer aux gens d'Iéna l'hôpital militaire qui
était demeuré si long-temps en permanence au milieu d'eux; il voulut
savoir les noms de ceux qui avaient le plus souffert de l'incendie et de
la guerre, et donna ordre que des gratifications leur fussent
distribuées. Les petits propriétaires devaient être entièrement
indemnisés. Sa Majesté s'informa avec intérêt de l'état du culte
catholique, et promit de doter à perpétuité le presbytère. Elle accorda
trois cent mille francs pour les premiers besoins, et promit de donner
plus encore.

Après avoir visité à cheval les positions que les deux armées avaient
tenues la veille et le jour de la bataille d'Iéna, ainsi que la plaine
d'_Aspolda_, dans laquelle le duc avait fait préparer une chasse au tir,
les deux empereurs retournèrent à Erfurt, où ils arrivèrent à cinq
heures du soir, presque en même temps que le grand-duc héréditaire de
Bade, et la princesse Stéphanie.

Pendant toute la durée de l'excursion des souverains sur le champ de
bataille, l'empereur avait donné avec une complaisance extrême au jeune
czar, des explications, que celui-ci, de son côté, écoutait avec une
extrême curiosité. Sa Majesté semblait prendre plaisir à développer
devant son auguste allié, et en présence des souverains dont les deux
empereurs étaient entourés, d'abord le plan qu'il avait combiné et suivi
à Iéna, ensuite les divers plans de ses autres campagnes, les manœuvres
qu'il jugeait les meilleures, sa tactique habituelle, et enfin ses idées
sur l'art de la guerre. L'empereur fit ainsi tout seul, durant quelques
heures, les frais de la conversation, et son auditoire de rois lui
prêtait autant d'attention que des écoliers avides de s'instruire en
montrent aux leçons de leur maître.

Lorsque Sa Majesté rentra dans son appartement, j'entendis le maréchal
Berthier qui lui disait: «Sire, ne craignez-vous pas que les souverains
ne profitent un jour contre vous de tout ce que vous venez de leur
apprendre? Votre Majesté semblait tout à l'heure avoir oublié ce qu'elle
nous dit quelquefois, qu'il faut agir avec nos alliés comme s'ils
devaient plus tard devenir nos ennemis.--Berthier, répondit l'empereur
en souriant, voilà de votre part une observation courageuse, et je vous
en remercie; je crois, Dieu me pardonne! que je vous ai fait l'effet
d'un étourdi. Vous pensez donc,» poursuivit Sa Majesté en saisissant
fortement une des oreilles du prince de Neufchâtel, «que j'ai fait la
sottise de leur donner des verges pour qu'ils reviennent nous en
fouetter? Soyez tranquille, je ne leur dis pas tout.»

La table de l'empereur à Erfurt était de forme semi-elliptique. Sur le
haut bout, et par conséquent à la partie arrondie de cette table se
plaçaient leurs majestés; à droite et à gauche, les souverains de la
confédération selon leur rang. Le côté qui faisait face au couvert de
leurs majestés était toujours vide. Là, se tenait debout le préfet du
palais, M. de Beausset, qui raconte dans ses mémoires qu'un jour il
entendit la conversation suivante:

«Ce jour (le 7 octobre), il fut question de la bulle d'Or, qui, jusqu'à
l'établissement de la confédération du Rhin, avait servi de constitution
et de règlement pour l'élection des empereurs, le nombre et la qualité
des électeurs, etc. Le prince primat entra dans quelques détails sur
cette bulle d'Or, qu'il disait avoir été faite en 1409. L'empereur
Napoléon lui fit observer que la date qu'il assignait à la bulle d'Or
n'était pas exacte, et qu'elle fut proclamée en 1336, sous le règne de
l'empereur Charles IV. «C'est vrai, Sire, répondit le prince primat, je
me trompais; mais comment se fait-il que Votre Majesté sache si bien ces
choses-là?--_Quand j'étais simple lieutenant en second d'artillerie_,
dit Napoléon....» À ce début, il y eut, de la part des augustes
convives, un mouvement d'intérêt très-marqué. Il reprit en souriant....
«Quand j'avais l'honneur d'être simple lieutenant en second
d'artillerie, je restai trois années en garnison à Valence. J'aimais peu
le monde, et vivais très-retiré. Un heureux hasard m'avait logé près
d'un libraire instruit et des plus complaisans.... J'ai lu et relu sa
bibliothèque pendant ces trois années de garnison, et n'ai rien oublié,
même des matières qui n'avaient aucun rapport avec mon état. La nature
d'ailleurs m'a doué de la mémoire des chiffres; il m'arrive
très-souvent, avec mes ministres, de leur citer le détail et l'ensemble
numérique de leurs comptes les plus anciens.»

Quelques jours avant son départ d'Erfurt, l'empereur donna la croix de
la Légion-d'Honneur à M. de Bigi, commandant d'armes de la place, à M.
Vegel, bourguemestre d'Iéna; à MM. Wieland et Goëthe; à M. Starlk,
médecin-major à Iéna. Il donna au général comte de Tolstoï, ambassadeur
de Russie, rappelé de ce poste par son souverain, pour être employé dans
l'armée, la grande décoration de la Légion-d'Honneur, à M. le doyen
Meimung, qui deux fois avait dit la messe au palais, une bague de
brillans avec le chiffre N couronné, et cent napoléons pour les deux
prêtres qui l'avaient assisté; enfin au grand-maréchal du palais, comte
de Tolstoï, les belles tapisseries des Gobebelins, les tapis de la
Savonnerie et les porcelaines de Sèvres, que l'on avait fait venir de
Paris pour meubler le palais d'Erfurt. Les ministres, grands officiers
et officiers de la suite d'Alexandre, reçurent de Sa Majesté de
magnifiques présens. L'empereur Alexandre en fit de même à l'égard des
personnes attachées à Sa Majesté. Il donna au duc de Vicence le
grand-cordon de Saint-André, et la plaque du même ordre en diamans, aux
princes de Bénévent et de Neufchâtel.

Charmé du talent des comédiens français, et principalement de Talma,
l'empereur Alexandre lui fit remettre de fort beaux présens, ainsi qu'à
tous ses camarades; il fit complimenter les actrices, et le directeur,
M. Dazincourt, qu'il n'oublia pas dans ses largesses.

Cette entrevue d'Erfurt, si éblouissante d'illustrations, de richesse et
de luxe, se termina le 14 octobre. Tous les grands personnages qu'elle
avait attirés partirent du 8 au 14 octobre[67].

Le jour de son départ, l'empereur donna audience après son lever à M. le
baron de Vincent, envoyé extraordinaire d'Autriche, et lui remit une
lettre pour son souverain. À onze heures, l'empereur de Russie vint chez
Sa Majesté, qui le reçut et le reconduisit en grande cérémonie. Bientôt
après Sa Majesté se rendit au palais de Russie, accompagné de toute sa
cour. Après de mutuels complimens, les deux souverains montèrent en
voiture et ne se quittèrent qu'à l'endroit où ils s'étaient rencontrés à
l'arrivée, sur la route de Weimar. Là, ils s'embrassèrent
affectueusement et se séparèrent. Le 18 octobre à 9 heures et demie du
soir, l'empereur était à Saint-Cloud, après avoir fait toute la route
incognito.



CHAPITRE VII.

     Retour à Saint-Cloud.--Départ pour Bayonne.--Terreurs de
     l'impératrice Joséphine.--Adieux.--Sachet mystérieux porté en
     campagne par Napoléon.--Tristesse de
     Constant.--Pressentiment.--Arrivée à Vittoria.--Prise de
     Burgos.--Bivouac des grenadiers de la vieille garde.--En marche sur
     Madrid.--Passage du col de Somo-Sierra.--Arrivée devant
     Madrid.--L'empereur chez la mère du duc de l'Infantado.--Prise de
     Madrid.--Respect des Espagnols pour la royauté.--Le marquis de
     Saint-Simon condamné à mort et grâcié par l'empereur.--Rentrée du
     roi de Joseph dans Madrid.--Aventure d'une belle actrice
     espagnole.--Horreur de Napoléon pour les parfums.--Tête-à-tête
     amoureux.--Migraine subite.--La jeune actrice brusquement congédiée
     par l'empereur.--Misère des soldats.--L'abbesse du couvent de
     Tordesillas.--Arrivée à Valladolid.--Assassinats commis par des
     moines dominicains.--Hubert, valet de chambre de l'empereur,
     attaqué par des moines.--Les moines forcés de comparaître devant
     l'empereur.--Grande colère.--Querelle faite à Constant par le
     grand-maréchal Duroc.--Chagrin de Constant.--Bonté et justice de
     l'empereur.--Réconciliation.--Bienveillance du grand-maréchal Duroc
     pour Constant.--Maladie de Constant à Valladolid.--La fièvre
     brusquée avec succès.--Retour à Paris.--Disgrâce de M. le prince de
     Talleyrand.


MAJESTÉ ne resta que dix jours à Saint-Cloud; sur ces dix jours elle en
passa deux ou trois à Paris pour l'ouverture de la session du corps
législatif, et le 29 à midi, on se mit en route une seconde fois pour
Bayonne.

L'impératrice qui, à son grand chagrin, ne devait point accompagner Sa
Majesté, me fit appeler le matin du départ et me renouvela avec l'accent
de la plus touchante sollicitude, les recommandations qu'elle avait
coutume de me faire à chaque voyage de l'empereur. Le caractère espagnol
l'effrayait et lui faisait craindre pour les jours de son époux.

Les adieux furent pénibles et douloureux. L'impératrice voulait partir;
l'empereur eut toutes les peines du monde à la rassurer et à lui faire
comprendre qu'elle ne pouvait pas le suivre. Au moment de partir, Sa
Majesté rentra un instant dans son cabinet de toilette et me dit de lui
déboutonner son habit et son gilet. J'obéis, et je vis l'empereur se
passer autour du col, entre le gilet et la chemise, un ruban de
taffetas noir, au bout duquel était suspendu une sorte de petit sachet,
gros comme une grosse noisette, et recouvert de taffetas noir.
J'ignorais alors ce que contenait ce sachet, que depuis Sa Majesté porta
dans toutes ses campagnes. Quand elle revenait à Paris, elle me le
donnait à garder. Ce sachet sentait fort bon; sous l'enveloppe de soie,
était une autre enveloppe en peau. J'aurai plus tard une triste occasion
de dire à quelle fin l'empereur portait sur lui ce sachet.

Je partis, le cœur serré. Les recommandations de Sa Majesté
l'impératrice, des craintes que je ne cherchais point à me dissimuler,
et la fatigue de ces voyages réitérés, contribuaient à me donner de la
tristesse. Il y en avait, au reste, sur presque tous les visages de la
maison impériale. Les officiers se disaient que les guerres du nord
étaient une bagatelle en comparaison de celle qu'on allait faire en
Espagne.

Nous arrivâmes le 3 novembre au château de Marrac. Quatre jours après
nous étions à Vittoria, au milieu de l'armée française. L'empereur y
trouva son frère et quelques grands d'Espagne qui n'avaient point encore
déserté sa cause.

L'arrivée de Sa Majesté électrisa les troupes, et même une partie, bien
faible à la vérité, de l'enthousiasme qu'elles témoignaient pénétra
dans le cœur du roi, qui reprit quelque courage.

On se mit en route presque aussitôt pour aller s'établir provisoirement
à Burgos, qui fut emporté de vive force et pillé même pendant quelques
heures, parce que les habitans l'avaient abandonné en laissant à sa
garnison le soin d'arrêter les Français le plus long-temps possible.

L'empereur logea au palais de l'archevêché, superbe bâtiment construit
sur une grande place où bivouaquèrent les grenadiers de la garde
impériale. C'était chose curieuse à voir que ce bivouac. Des chaudières
immenses qu'on avait trouvées dans les couvens, étaient suspendues,
pleines de mouton, de volaille, de lapins, etc., au dessus d'un feu
qu'alimentaient des meubles, des guitares, des mandolines; et les
grenadiers, la pipe à la bouche, gravement assis dans des fauteuils de
bois doré, garnis de damas cramoisi, surveillaient avec attention leur
cuisine, et se communiquaient leurs conjectures sur la campagne qui
venait de s'ouvrir.

L'empereur resta dix ou douze jours à Burgos, et donna ensuite l'ordre
de marcher sur Madrid. On pouvait y aller par Valladolid, la route était
même plus belle et plus sûre de ce côté: mais l'empereur voulut enlever
le _Col de Somo-Sierra_, position imposante fortifiée par la nature et
qu'on avait toujours regardée comme imprenable. Cette position, située
entre deux montagnes à pic, défendait la capitale; elle était gardée par
douze mille insurgés et douze pièces de canon placées de manière à faire
autant de mal que trente ou quarante partout ailleurs. Certes, il y
avait bien de quoi arrêter l'armée la plus formidable; mais qui pouvait
alors opposer quelque obstacle à la marche de l'empereur?

On arriva le 29 novembre au soir, à trois lieues de ce formidable
défilé, dans un village appelé Basaguillas. Il faisait grand froid;
pourtant l'empereur ne se coucha point; il passa la nuit à écrire dans
sa tente, enveloppé de la pelisse qui lui avait été donnée par
l'empereur Alexandre. Vers trois heures du matin, il vint se chauffer au
feu du bivouac où je m'étais assis, ne pouvant supporter le froid et
l'humidité d'une salle basse qu'on m'avait assignée pour logement, et
dans laquelle je n'avais pour me coucher que quelques poignées de paille
remplie d'ordures.

À huit heures du matin la position fut attaquée et enlevée. Le
lendemain, nous arrivâmes devant Madrid.

L'empereur établit son quartier général au château de Champ-Martin,
maison de plaisance à un quart de lieue de la ville, et qui appartenait
à la mère du duc de l'Infantado: l'armée campa autour de cette maison.
La propriétaire vint toute en larmes, le lendemain de notre arrivée,
demander à Sa Majesté la révocation du décret fatal qui mettait son fils
hors la loi; l'empereur fit tout ce qu'il put pour la rassurer, mais il
ne put lui rien promettre, la mesure étant générale.

On eut quelque peine à s'emparer de la ville, d'abord parce que Sa
Majesté recommanda la plus grande modération dans les attaques, ne
voulant pas, disait-elle, _rendre à son frère une ville brûlée_; en
second lieu parce que le grand-duc de Berg avait, pendant son séjour à
Madrid, fait fortifier le palais du Retiro, et que les Espagnols
insurgés s'y étaient établis et le défendaient avec courage. La ville
n'était point autrement garantie, car elle n'avait qu'un mur d'enceinte
à peu près semblable à celui de Paris. Au bout de trois jours, elle fut
prise; mais l'empereur n'y voulut point entrer, il résida toujours à
Champ-Martin, un jour excepté, qu'il vint incognito et déguisé visiter
le palais du roi et les principaux quartiers.

Une chose extraordinaire, c'est le respect qu'en tout temps les
Espagnols ont montré pour tout ce qui est propriété d'un roi, qu'ils le
regardent comme légitime ou non. Quand le roi Joseph quitta Madrid, le
palais fut fermé, et le gouvernement alla s'établir dans un assez beau
bâtiment qui avait servi aux postes. Dès lors personne n'entra plus dans
le palais que les domestiques chargés de le nettoyer de temps en temps;
pas un meuble, pas un livre ne furent déplacés. Le portrait de Napoléon
au mont Saint-Bernard, chef-d'œuvre de David, resta accroché dans le
grand salon de réception, et celui de la reine en face, absolument comme
le roi les avait fait placer. Les caves mêmes furent religieusement
respectées. Les appartemens du roi Charles étaient également demeurés
intacts; pas une des montres de son immense collection n'avait été
touchée.

Un acte de clémence de Sa Majesté envers le marquis de Saint-Simon,
grand d'Espagne, signala d'une manière bien touchante l'entrée des
troupes françaises dans Madrid. Le marquis de Saint-Simon, émigré
français, était au service d'Espagne depuis l'émigration; il avait le
commandement d'une partie de la capitale, et le poste qu'il défendait
faisait précisément face à celui que l'empereur occupait aux portes de
Madrid; il résista long-temps après que tous les autres chefs se furent
rendus. L'empereur impatienté d'entendre toujours tirer de ce côté,
donna l'ordre d'une charge vigoureuse dans laquelle le marquis fut fait
prisonnier. Dans sa mauvaise humeur, l'empereur le renvoya devant une
commission militaire, qui le condamna à être fusillé. L'arrêt allait
recevoir son exécution, quand mademoiselle de Saint-Simon, jeune
personne charmante, vint se jeter aux genoux de Sa Majesté, qui lui
accorda aussitôt la grâce de son père.

Le roi fit immédiatement sa rentrée dans la capitale; avec lui revinrent
les hautes familles de Madrid que les troubles avaient éloignées du
foyer de l'insurrection, et bientôt recommencèrent les bals, les fêtes,
les festins, les spectacles.

Au grand théâtre était alors une fort jolie personne, de quinze à seize
ans tout au plus, aux cheveux noirs, à l'œil plein de feu et d'une
fraîcheur ravissante. Elle avait su, on le disait du moins, préserver sa
vertu des dangers auxquels sa profession d'actrice l'exposait; elle
avait une belle âme, un bon cœur, une vivacité d'expressions singulière:
elle avait tout enfin, elle était adorable.... Voilà ce que dit un jour
à Sa Majesté, M. de B...., qui était allé au théâtre la veille, et qui
en était revenu tout émerveillé. M. de B.... ajouta que cette jeune
fille n'avait plus ni père ni mère; qu'elle vivait chez une vieille
tante; que cette tante, aussi avare que dépravée, la surveillait avec un
soin particulier, affectant pour elle un attachement très-vif, faisant
partout l'éloge des charmes et des qualités de sa _chère enfant_, dans
l'espérance qu'elle nourrissait de fonder bientôt sa fortune sur la
libéralité de quelque protecteur riche et puissant.

Sur un portrait si engageant, l'empereur ayant témoigné le désir de voir
cette belle actrice, M. de B.... courut chez la tante, avec laquelle il
fut bientôt d'accord, et le soir la nièce était à Champ-Martin, parée
d'une manière éblouissante, et parfumée de tous les parfums imaginables.
J'ai déjà dit que l'empereur avait un dégoût très-prononcé pour les
odeurs; aussi ne manqua-t-il pas de le témoigner quand j'introduisis
dans sa chambre cette pauvre fille, qui, sans doute, avait cru faire
grand plaisir à Sa Majesté en se couvrant ainsi d'essences. Mais enfin
elle était si jolie, si séduisante, qu'en la regardant l'empereur sentit
s'évanouir son antipathie.

Il y avait deux heures à peu près que j'étais sorti de la chambre à
coucher, lorsque j'entendis sonner à casser le cordon, j'entrai bien
vite et ne trouvai que la jeune personne. L'empereur était dans son
cabinet de toilette, la tête appuyée sur ses mains. «Constant,
s'écria-t-il en me voyant, emmenez-moi cette petite! Elle me fera mourir
avec ses odeurs: cela n'est pas supportable. Ouvrez toutes les
fenêtres, les portes... mais surtout emmenez-la! dépêchez-vous.»

Il était bien tard pour renvoyer ainsi une femme. Mais enfin l'ordre
n'admettait point de réplique... J'allai donc faire part à la pauvre
petite des intentions de Sa Majesté... Elle ne me comprit pas d'abord,
et je fus obligé de lui répéter plusieurs fois: «Mademoiselle, Sa
Majesté désire que vous vous retiriez...» Alors elle se mit à pleurer, à
me conjurer de ne pas la faire sortir à une pareille heure; j'eus beau
lui dire que je prendrais tous les précautions nécessaires, une voiture
douce et bien fermée; elle ne mit fin à ses prières et à ses larmes et
ne se consola un peu qu'à la vue d'un présent considérable dont
l'empereur m'avait chargé pour elle.

En rentrant, je trouvai l'empereur encore assis dans son cabinet et se
frottant les tempes avec de l'eau de Cologne; il s'appuya sur moi pour
aller se recoucher.

L'empereur quitta Champ-Martin le 22 décembre, et se dirigea sur
Astorga, dans l'intention d'aller au devant des Anglais, qui venaient de
débarquer à la Corogne. Mais des dépêches qui lui furent remises à
Astorga par un courrier venu de Paris le décidèrent à reprendre le
chemin de la France. Il ordonna donc le départ pour Valladolid.

Nous trouvâmes la route depuis Benavente jusqu'à Astorga, horriblement
couverte de cadavres, de chevaux tués, d'équipages d'artillerie et de
voitures brisées; à chaque pas on rencontrait des détachemens de soldats
avec leurs habits déchirés, sans souliers, sans armes, dans l'état le
plus déplorable enfin: ces malheureux fuyaient tous vers Astorga qu'ils
regardaient comme un port de salut et qui bientôt ne put les contenir
tous. Il faisait un temps affreux, la neige tombait à rendre aveugle;
j'étais mal portant et je souffris beaucoup pendant ce pénible trajet.

L'empereur, étant à Tordesillas, avait établi son quartier-général dans
les bâtimens extérieurs du couvent de Sainte-Claire. L'abbesse de ce
couvent fut présentée à Sa Majesté; elle était âgée de plus de
soixante-quinze ans, et depuis l'âge de dix ans, elle n'avait pas quitté
la maison. Sa conversation, spirituelle et douce, plut beaucoup à
l'empereur, qui lui demanda ce qu'il pouvait faire pour elle, et lui
accorda plusieurs grâces.

Nous arrivâmes à Valladolid le 6 janvier 1809. Il y régnait encore une
fermentation assez forte; deux ou trois jours après notre arrivée, un
officier de cavalerie fut assassiné par des moines dominicains; Hubert,
l'un de nos camarades, passant le soir dans une rue écartée, trois
hommes se jetèrent sur lui et le blessèrent grièvement; ils l'auraient
tué sans doute, si des grenadiers de la garde n'étaient accourus à ses
cris et ne l'eussent délivré. C'était encore des moines. L'empereur,
violemment irrité, fit fouiller le couvent des dominicains; on trouva
dans un puits le cadavre de l'officier au milieu d'un amas considérable
d'ossemens, et le couvent fut aussitôt supprimé par ordre de Sa Majesté,
qui voulut un moment étendre cette mesure de rigueur à tous les couvens
de la ville. Il réfléchit pourtant, et se contenta d'indiquer une
audience pour que tous les moines de Valadolid eussent à comparaître
devant lui. Au jour fixé, ils vinrent, non pas tous, mais par
députations de chaque couvent, se prosterner aux pieds de l'empereur,
qui les accabla de reproches. Il les traita à plusieurs reprises
d'assassins, de brigands, disant qu'ils méritaient d'être tous pendus.
Ces pauvres gens écoutaient en silence et avec humilité le terrible
langage du vainqueur irrité, que leur patience seule pouvait apaiser.
Enfin l'empereur se calma, la réflexion lui étant sans doute venue qu'il
était peu convenable d'accabler des hommes agenouillés, dont pas un ne
soufflait mot; il quitta le groupe d'officiers qui l'entourait, et
s'avança au milieu des moines en leur faisant signe de quitter leur
posture suppliante; et ces bonnes gens en lui obéissant, prenaient les
pans de son habit qu'ils baisaient, et se pressaient autour de lui avec
un empressement qui ne laissait pas de donner quelques alarmes aux
personnes de la suite de Sa Majesté; car, certes, s'il se fût trouvé
parmi ces religieux quelque dominicain, rien n'était plus facile qu'un
assassinat.

Pendant le séjour de l'empereur à Valladolid, j'eus avec le
grand-maréchal une querelle dont je me souviendrai toute ma vie, et dans
laquelle l'empereur intervint en montrant beaucoup de justice et de
bonté pour moi. Voici le fait:

Un matin, M. le duc de Frioul me rencontre dans l'appartement de Sa
Majesté, et me demande d'un ton assez brusque (car il était fort
emporté) si j'avais fait préparer le service de la calèche; je lui
répondis avec beaucoup de respect que _ce service était toujours prêt_.
Trois fois le duc me fit la même question en élevant la voix davantage
chaque fois, trois fois aussi je lui fis la même réponse, toujours aussi
respectueusement, «Eh f....., dit-il enfin, vous ne comprenez donc
pas?--Cela vient apparemment, Monseigneur, de ce que Votre Excellence
s'explique mal.» Alors il me parla d'une nouvelle voiture qui venait
d'arriver de Paris le même jour, ce que j'ignorais tout-à-fait. J'allais
répondre à son excellence; mais sans vouloir m'écouter, voilà M. le
grand-maréchal qui s'en va criant, jurant et m'apostrophant en termes
auxquels je n'étais nullement accoutumé. Je le suis jusqu'à son
appartement, afin d'avoir une explication; mais arrivé à sa porte, il
entre seul et me la ferme brusquement au nez.

J'entrai pourtant quelques instans après, mais son excellence avait
défendu à son valet de chambre de m'introduire, disant qu'elle n'avait
rien à me communiquer, ni à entendre de moi. Tout cela me fut rendu en
termes fort durs et fort méprisans.

Peu accoutumé à de pareilles boutades, je me rendis, tout hors de moi,
dans la chambre de l'empereur. Lorsque Sa Majesté entra, j'étais encore
si ému que des larmes couvraient mon visage. Sa Majesté voulut savoir ce
qui m'était arrivé, et je lui racontai la querelle qui venait de m'être
faite par le grand-maréchal. «Vous êtes un enfant, me dit l'empereur;
calmez-vous, et faites dire au grand-maréchal que je désire lui parler.»

Son excellence ne tarda point à se rendre à l'invitation de l'empereur:
ce fut moi qui l'annonçai, «Voyez, lui dit l'empereur en me montrant,
voyez dans quel état vous avez mis ce pauvre garçon. Qu'avait-il donc
fait pour être ainsi traité?» Le grand-maréchal s'inclina sans
répondre, d'un air assez mécontent: l'empereur, continuant, lui fit
observer qu'il aurait dû me donner ses ordres plus clairement, et qu'on
était excusable de ne pas exécuter un ordre inintelligiblement donné.
Puis se tournant vers moi, Sa Majesté me dit: «Monsieur Constant, soyez
sûr que cela n'arrivera plus.»

Ce simple fait répond à bien des faux jugemens qu'on a portés sur le
caractère de l'empereur. Sans doute il y avait une immense distance
entre le grand-maréchal du palais et le simple valet de chambre de Sa
Majesté, et pourtant le maréchal fut repris pour un tort à l'égard du
valet de chambre. L'empereur mettait la plus grande impartialité dans la
distribution de sa justice domestique; jamais intérieur de palais ne fut
mieux gouverné que le sien, parce que chez lui réellement il n'y avait
de maître que lui-même.

Le grand-maréchal me garda bien rancune pendant quelque temps; mais,
comme je l'ai déjà dit, c'était un excellent homme; sa mauvaise humeur
passa bientôt et si bien, qu'à Paris, à notre retour, il me chargea de
tenir pour lui sur les fonts de baptême un enfant de mon beau-père, qui
l'avait prié de vouloir bien en être le parrain; la marraine était
l'impératrice Joséphine, qui eut la bonté de choisir ma femme pour la
représenter. M. le duc de Frioul fit les choses avec autant de noblesse
et de grandeur que de bonne grâce. Depuis lors, j'aime à rendre cette
justice à sa mémoire, il saisit avec empressement toutes les occasions
qui s'offrirent à lui de m'être utile, et de me faire oublier le chagrin
que m'avait causé sa vivacité.

Je tombai malade à Valladolid d'une fièvre assez violente: c'était
quelques jours avant le départ de Sa Majesté. Au jour fixé j'étais au
plus fort de mon mal, et l'empereur, craignant que le voyage n'empêchât
ou ne retardât au moins ma guérison, défendit de me prévenir et partit
sans moi, en recommandant aux personnes qu'il laissait à Valladolid
d'avoir soin de ma santé. Quand on me vit un peu tranquille, on me dit
que Sa Majesté était partie; alors je ne pus me tenir, et malgré les
représentations du médecin, malgré ma faiblesse, malgré tout, je me fis
porter en voiture et je partis. Je fis bien, car à peine avais-je
Valladolid à deux lieues derrière moi que je me sentis mieux, et la
fièvre me quitta. J'arrivai à Paris cinq ou six jours après l'empereur,
au moment où Sa Majesté venait de nommer M. le comte de Montesquiou
grand-chambellan, en remplacement du prince de Talleyrand, que je
rencontrai le jour même et qui ne me parut aucunement affecté de cette
disgrâce, peut-être en était-il consolé par la dignité de
vice-grand-électeur qu'on lui avait conférée en échange.



CHAPITRE VIII.

     Arrivée à Paris.--Le palais de Madrid et le Louvre.--Le château de
     Chambord destiné au prince de Neufchâtel.--Travail continuel de
     l'empereur.--L'empereur difficile en musique.--Voix fausse de
     l'empereur et habitude de fredonner.--La Marseillaise, signal de
     départ.--Gaîté de l'empereur partant pour la campagne de
     Russie.--Crescentini et madame Grassini.--Jeu de
     Crescentini.--Satisfaction et générosité de l'empereur.--Maladie et
     mort de Dazincourt.--Ingratitude du public.--Un mot sur
     Dazincourt.--Séjour de l'empereur à l'Élysée.--Mariage du duc de
     Castiglione.--La grande-duchesse de Toscane.--Chasses à
     Rambouillet.--Adresse de l'empereur.--Talma.--Départ de Leurs
     Majestés pour Strasbourg.--L'empereur passe le Rhin.--Bataille de
     Ratisbonne.--L'empereur blessé.--Vives alarmes dans
     l'armée.--Fermeté de l'empereur.--Silence recommandé aux
     journaux.--Recommandation de l'empereur avant chaque bataille.--Une
     famille bavaroise sauvée par Constant.--Chagrin de l'empereur.--M.
     Pfister attaqué de folie.--Sollicitude de l'empereur.--Conspiration
     contre l'empereur.--Un million en diamans.--Outrage à un
     parlementaire.--Modération de l'empereur.--Lettre du prince de
     Neufchâtel à l'archiduc Maximilien.--Bombardement de Vienne.--La
     vie de Marie-Louise protégée par l'empereur.--Fuite de l'archiduc
     Maximilien et prise de Vienne.--Stupeur des Autrichiens.


L'EMPEREUR était arrivé à Paris le 23 janvier; il y passa le reste de
l'hiver, à part quelques jours de voyage à Rambouillet et à Saint-Cloud.

Le jour même de son arrivée à Paris, quoiqu'il dût être bien fatigué par
une course à peine interrompue depuis Valladolid, l'empereur visita les
constructions du Louvre et de la rue de Rivoli. Ce qu'il avait vu du
palais de Madrid l'occupait, et de nouvelles recommandations de sa part,
à M. Fontaine et aux autres architectes, prouvèrent assez le désir qu'il
avait de faire du Louvre le plus beau palais du monde. Sa Majesté se fit
faire ensuite un rapport sur le château de Chambord, qu'elle voulait
donner au prince de Neufchâtel; M. Fontaine trouva que les réparations à
faire pour rendre ce domaine convenablement habitable, s'élèveraient à
1,700,000 francs; les bâtimens étaient dans un état pitoyable; on n'y
avait presque pas touché depuis la mort du maréchal de Saxe.

Sa Majesté passa ces deux mois et demi de séjour en travaux de cabinet,
qu'il ne quittait que rarement et toujours avec regret; ses amusemens
furent, comme à l'ordinaire, le spectacle et les concerts. Il aimait la
musique avec passion, surtout la musique italienne, et comme les grands
amateurs, il était très-difficile. Lui-même aurait voulu chanter, s'il
l'avait pu; mais il avait la voix la plus fausse qu'il fût possible
d'entendre, ce qui ne l'empêchait pas de fredonner de temps en temps
quelques souvenirs des morceaux qui l'avaient frappé. C'était
ordinairement le matin que ces petites réminiscences le prenaient; il
m'en régalait en se faisant habiller. L'air que je l'ai entendu écorcher
ainsi le plus souvent était celui de _la Marseillaise_. L'empereur
sifflait aussi quelquefois, mais légèrement. L'air de _Malbrough_,
sifflé par Sa Majesté, était pour moi l'annonce certaine d'un prochain
départ pour l'armée. Je me rappelle qu'il ne siffla jamais autant, et
qu'il ne fut jamais plus gai qu'au moment de partir pour la campagne de
Russie.

Les chanteurs favoris de Sa Majesté étaient Crescentini et madame
Grassini. J'ai vu Crescentini débuter à Paris, par le rôle de Roméo,
dans _Roméo et Juliette_; il était arrivé précédé par l'immense
réputation de premier chanteur de l'Italie, et cette réputation, il la
justifia complétement, malgré toutes les préventions qu'il avait à
vaincre, car je me rappelle encore tout ce qu'on disait de lui avant ses
débuts au théâtre de la cour. C'était, à entendre les soi-disant
connaisseurs, un braillard sans goût, sans méthode, un faiseur de
roulades absurdes, un acteur froid et sans intelligence, et mille autres
choses encore. Il savait, à son entrée en scène, combien ses juges
étaient peu favorablement disposés en sa faveur, cependant il ne fit pas
voir le moindre embarras; sa démarche, pleine de noblesse, surprit
agréablement ceux qui s'attendaient à voir, comme on le leur avait dit,
un homme gauche et mal tourné; un murmure flatteur l'accueillit donc et
l'électrisa de telle sorte que, dès le premier acte, il enleva tous les
suffrages. Des mouvemens pleins de grâce et de dignité, une parfaite
intelligence de la scène; des gestes modérés et parfaitement en rapport
avec le dialogue; une physionomie sur laquelle toutes les nuances de
passion se peignaient avec la plus étonnante vérité, toutes ces qualités
rares et précieuses donnaient aux accens enchanteurs de cet artiste une
magie dont il est impossible de se faire une idée, à moins de l'avoir
entendu. À chaque scène l'intérêt qu'il inspirait devenait plus marqué;
mais au troisième acte l'émotion et le ravissement des spectateurs
furent portés jusqu'au délire. Dans cet acte, joué presque en entier par
Crescentini, cet admirable chanteur fit passer dans l'âme de ses
auditeurs tout le déchirant et le pathétique d'un amour exprimé par une
mélodie délicieuse, par tout ce que la douleur et le désespoir peuvent
trouver de chants sublimes. L'empereur fut ravi, et fit donner à
Crescentini une gratification considérable qu'il accompagna des marques
les plus flatteuses du plaisir qu'il avait éprouvé à l'entendre.

Ce jour-là, comme toutes les fois qu'ils jouèrent ensemble depuis,
Crescentini fut admirablement secondé par madame Grassini, femme d'un
talent supérieur, et qui possédait la voix la plus étonnante qu'on eût
jamais entendue au théâtre. Elle et madame Barilli se partageaient alors
les faveurs du public.

Le soir même, ou le lendemain des débuts de Crescentini, la scène
française fit une perte irréparable dans la personne de Dazincourt, à
peine âgé de soixante ans. La maladie dont il mourut avait commencé à
son retour d'Erfurt: elle fut longue et douloureuse; et cependant le
public, dont ce grand comédien avait si long-temps fait les plaisirs, ne
s'informa de lui qu'alors que son mal était sans remède, et que son
agonie avait commencé. Autrefois, quand une maladie tenait long-temps
éloigné du théâtre un acteur estimé, (et qui plus que Dazincourt avait
mérité de l'être?) le parterre avait l'habitude de témoigner ses
regrets, en s'informant tous les jours de l'état du malade: à la fin de
chaque représentation, l'acteur chargé d'annoncer le spectacle du
lendemain donnait à l'assemblée le bulletin de la santé de son camarade.
Il n'en fut pas de même pour Dazincourt, et le parterre se montra ingrat
envers lui.

J'aimais et j'estimais sincèrement Dazincourt, dont j'avais fait la
connaissance quelques années avant sa mort; et peu d'hommes méritaient
mieux que lui et savaient mieux se concilier l'estime et l'affection. Je
ne parlerai pas de son talent, qui le rendit le digne successeur de
Préville, dont il était l'élève et l'ami; tous ses contemporains doivent
se rappeler Figaro joué par Dazincourt; mais je parlerai de la noblesse
de son caractère, de sa générosité, de son honnêteté à toute épreuve. Sa
naissance et son éducation semblaient devoir l'éloigner du théâtre; ce
furent les circonstances seules qui l'y jetèrent; il sut se garder des
séductions de son état. Dans les coulisses, au milieu des intrigues du
foyer, il resta l'homme de bon ton et de mœurs pures. Accueilli dans les
meilleures sociétés, dont il faisait les délices par le piquant de ses
saillies autant que par ses bonnes manières et son urbanité, il amusait
sans rappeler qu'il était comédien.

À la fin de février, sa majesté l'empereur alla s'établir pour quelque
temps au palais de l'Élysée.

C'est là, je crois, que fut signé le contrat de mariage d'un de ses
meilleurs lieutenans, le maréchal Augereau, récemment fait duc de
Castiglione, avec la fille d'un vieil officier supérieur, mademoiselle
Bourlon de Chavanges; c'est là aussi que fut rendu le décret impérial
qui donnait à la princesse Éliza le grand-duché de Toscane, avec le
titre de grande-duchesse.

Vers le milieu de mars, l'empereur passa quelques jours à Rambouillet:
il y eut de fort belles chasses, dans une desquelles Sa Majesté força
elle-même et tua un cerf près de l'étang de Saint-Hubert. Il y eut aussi
bal et concert, dans lequel on entendit Crescentini, mesdames Grassini,
Barelli et plusieurs virtuoses célèbres, enfin Talma récita des vers.

Le 13 avril, à quatre heures du matin, sur la nouvelle que l'empereur
venait de recevoir d'une nouvelle invasion de la Bavière par les
Autrichiens, il partit pour Strasbourg avec l'impératrice, qu'il laissa
dans cette ville; le 15, à onze heures du matin, il passa le Rhin à la
tête de son armée. L'impératrice ne resta pas long-temps seule; la reine
de Westphalie, la reine de Hollande et ses fils, la grande-duchesse de
Bade et son époux ne tardèrent pas à la joindre.

La belle campagne de 1809 commença immédiatement. On sait comme elle fut
glorieuse, et que l'un des moindres faits qui la signalèrent fut la
prise de Vienne.

À celle de Ratisbonne, le 23 avril, l'empereur reçut au pied droit une
balle morte qui lui fit une assez forte contusion. J'étais avec le
service quand plusieurs grenadiers de la garde accoururent me dire que
Sa Majesté était blessée. Je courus en toute hâte, et j'arrivai au
moment où M. Yvan faisait le pansement. On coupa et laça la botte de
l'empereur, qui remonta sur-le-champ à cheval; plusieurs généraux
l'engageaient à prendre du repos, mais il leur répondit: «Mes amis, ne
faut-il pas que je voie tout?» Rien ne pourrait exprimer l'enthousiasme
des soldats, en apprenant que leur chef avait été blessé, mais que sa
blessure n'offrait aucun danger. «L'empereur est exposé comme nous,
disaient-ils; ce n'est pas un poltron celui-là!»

Les journaux ne firent pas mention de cet événement. Avant de livrer une
bataille, l'empereur recommandait toujours que dans le cas où il serait
blessé, on prît toutes les mesures possibles pour en dérober la
connaissance aux troupes. «Qui sait, disait-il, quelle horrible
confusion ne produirait pas sur une semblable nouvelle? À ma vie se
rattachent les destinées d'un grand empire. Souvenez-vous-en, Messieurs,
et si je suis blessé, que personne ne le sache, si c'est possible. Si je
suis tué, qu'on tâche de gagner la bataille sans moi; il sera temps de
le dire après.»

Quinze jours après la prise de Ratisbonne, je précédais Sa Majesté sur
la route de Vienne, et j'étais en voiture, seul avec un officier de la
maison, quand tout à coup nous entendîmes des cris affreux dans une
maison qui bordait la route à côté de nous. Je fais arrêter aussitôt;
nous descendons, et, en entrant dans cette maison, nous voyons plusieurs
soldats, des traînards, comme il y a dans toutes les armées, qui, sans
s'inquiéter de l'alliance de la France avec la Bavière, se portaient aux
plus horribles traitemens envers une famille bavaroise qui habitait
cette maison. Une vieille grand'mère, un jeune homme, trois enfans et
une jeune femme composaient cette famille. Nos habits brodés en
imposèrent heureusement à ces forcenés; nous les menaçâmes de la colère
de l'empereur, et nous parvînmes à les faire sortir de la maison, que
nous quittâmes bientôt après nous-mêmes, comblés de remercîmens. Je
parlai le soir à l'empereur de ce que j'avais fait; il m'approuva
beaucoup, et dit: «J'ai beau faire, il y a toujours quelques lâches dans
une armée, et ce sont ceux-là qui font le mal. Un brave et bon militaire
rougirait de ces choses-là.»

J'ai eu occasion au commencement de ces Mémoires de parler d'un
contrôleur de la bouche, M. Pfister, l'un des plus fidèles serviteurs
de Sa Majesté, et l'un de ceux aussi pour lesquels l'empereur avait le
plus d'attachement. M. Pfister l'avait suivi en Égypte; il avait couru
dangers sur dangers pour lui. Le jour du combat de Landshut, qui
précéda, je crois, ou suivit de près la prise de Ratisbonne, ce pauvre
homme devint fou. Il sort de sa tente, court se cacher dans un bois
voisin du champ de bataille, et se dépouille complétement de ses
vêtemens. Au bout de quelques heures, Sa Majesté demande M. Pfister; on
le cherche, on s'informe, personne ne peut dire ce qu'il est devenu.
L'empereur, craignant qu'il n'eût été fait prisonnier, envoie une
ordonnance aux Autrichiens pour réclamer son contrôleur de la bouche et
proposer un échange. L'ordonnance revient, en disant que les Autrichiens
n'avaient pas vu M. Pfister. L'empereur, vivement inquiet, ordonne de
faire une battue dans les environs; et ce fut alors que l'on découvrit
le pauvre malade tout nu, comme je l'ai dit, blotti derrière un arbre,
et dans un état affreux, s'étant déchiré tout le corps aux épines. On le
ramena. Il paraissait fort tranquille; on le crut guéri; il reprit son
service; mais peu de temps après notre retour à Paris, il eut un nouvel
accès. Le caractère de sa folie était excessivement obscène; il se
présenta devant l'impératrice Joséphine dans un désordre et avec des
gestes d'une telle indécence, qu'il fallut vraiment prendre des
précautions à son égard. Il fut confié aux soins du savant docteur
Esquirol, qui, malgré tout son talent, ne put opérer sa guérison.
J'allais le voir souvent; il n'avait plus d'accès, mais sa cervelle
était tournée; il entendait et comprenait fort bien; il n'y avait que
ses réponses qui fussent d'un véritable fou. Son attachement pour
l'empereur ne l'avait point quitté; il en parlait sans cesse, et se
croyait toujours en fonctions auprès de lui. Un jour il me dit avec
mystère qu'il voulait me confier un secret terrible, le secret d'une
conspiration contre la vie de Sa Majesté. En même temps, il me remit une
pétition pour Sa Majesté, avec une liasse d'une vingtaine de petits
chiffons de papier, qu'il avait griffonnés lui-même, et qu'il prenait
pour les pièces du complot. Une autre fois il me remit, toujours pour
l'empereur, une poignée de petits cailloux, qu'il appelait des diamans
d'un grand prix: «Il y en a pour plus d'un million dans ce que je vous
donne là,» me dit-il. L'empereur, à qui je rendais compte de mes
visites, était on ne peut plus touché de la continuelle préoccupation de
cet infortuné, dont toutes les pensées, toutes les actions se
rapportaient à son ancien maître. Il est mort sans jamais avoir recouvré
la raison.

Le 10 mai, à neuf heures du matin, les premières lignes de défense de la
capitale de l'Autriche furent attaquées et franchies par le maréchal
Oudinot; les faubourgs se rendirent à discrétion. Alors le duc de
Montebello s'avance sur l'esplanade à la tête de la division. Mais la
garnison ayant fermé les portes, fit, du haut des remparts, une décharge
effroyable, qui heureusement ne tua que très-peu de monde. Le duc de
Montebello fait sommer la garnison de rendre la ville, et la réponse de
l'archiduc Maximilien est qu'il défendra Vienne jusqu'au dernier soupir.
Cette réponse est envoyée à l'empereur.

Après avoir tenu conseil avec ses généraux, Sa Majesté chargea le
colonel Lagrange d'aller faire une nouvelle sommation à l'archiduc, et
le malheureux colonel, à peine entré dans la ville, tomba sous les coups
de la populace furieuse. Le général O'Reilly lui sauva la vie en le
faisant enlever par ses soldats; mais l'archiduc Maximilien, pour braver
davantage l'empereur, fit promener en triomphe, au milieu de la garde
nationale, l'individu qui avait porté le premier coup au parlementaire
français. Cet attentat, qui avait révolté une partie des Viennois
eux-mêmes, ne changea point l'intention de Sa Majesté; elle voulut
pousser la modération et les égards jusqu'au bout, et fit écrire à
l'archiduc par le prince de Neufchâtel la lettre suivante, dont une
copie m'est tombée dans les mains par hasard:

«Le prince de Neufchâtel à Son Altesse l'archiduc Maximilien, commandant
la ville de Vienne.

»Sa Majesté l'empereur et roi désire épargner à cette grande et
intéressante population les calamités dont elle est menacée, et me
charge de représenter à Votre Altesse que, si elle continue à vouloir
défendre la place, elle causera la destruction d'une des plus belles
villes de l'Europe. Dans tous les pays où la guerre l'a porté, mon
souverain a fait connaître sa sollicitude pour écarter les désastres
qu'elle entraîne des populations non armées. Votre Altesse doit être
persuadée que Sa Majesté est sensiblement affectée de voir au moment de
sa ruine cette ville qu'elle tient à gloire d'avoir déjà sauvée.
Cependant, contre l'usage établi dans les forteresses, Votre Altesse a
fait tirer du canon du côté de la ville, et ce canon pouvait tuer non un
ennemi de votre souverain, mais la femme ou l'enfant de ses plus zélés
serviteurs. Si Votre Altesse continue à vouloir défendre la place, Sa
Majesté sera forcée de faire commencer les travaux d'attaque, et la
ruine de cette immense capitale sera consommée en trente-six heures par
le feu des obus et des bombes de nos batteries, comme la ville
extérieure sera détruite par l'effet des vôtres. Sa Majesté ne doute pas
que ces considérations n'engagent Votre Altesse à renoncer à une
détermination qui ne retarderait que de quelques instans la prise de la
place. Enfin, si Votre Altesse ne se décide pas à prendre un parti qui
sauve la ville, sa population, plongée par votre faute dans des malheurs
aussi affreux, deviendra, de sujets fidèles, ennemie de votre maison.»

Cette lettre n'empêcha point l'archiduc de persister dans son projet de
défense. Cette opiniâtreté lassa l'empereur, qui donna l'ordre enfin
d'établir deux batteries. Une heure après, les bombes et les boulets
pleuvaient dans la ville. Les habitans, avec un vrai sang-froid
d'Allemands, venaient sur les glacis observer l'effet des feux d'attaque
et de défense; ils paraissaient beaucoup plus intéressés qu'effrayés de
ce spectacle. Quelques boulets étaient déjà tombés dans la cour du
palais impérial, lorsqu'un trompette sortit de la ville pour annoncer
que l'archiduchesse Marie-Louise n'avait pu suivre son père, qu'elle
était malade au palais et exposée à tous les dangers de l'artillerie.
L'empereur donna l'ordre aussitôt de faire changer la direction des
pièces, de manière à ce que les bombes et les boulets passassent
par-dessus le palais. L'archiduc ne tint pas long-temps contre cette
vive et énergique attaque; il prit la fuite, et abandonna Vienne aux
vainqueurs.

Le 12 mai, l'empereur fit son entrée dans Vienne un mois après
l'occupation de Munich par les Autrichiens. Cette circonstance frappa
vivement les esprits, et contribua beaucoup à propager les idées
superstitieuses qu'un grand nombre de soldats s'étaient faites sur la
personne de leur chef: «Voyez! disait-on; il ne lui a fallu que le temps
du voyage! c'est donc un dieu que cet homme-là.--C'est un diable
plutôt,» disaient les Autrichiens, dont la stupeur serait impossible à
décrire. C'était au point que beaucoup se laissaient prendre les armes à
la main sans faire la moindre résistance, sans même essayer de fuir;
tant ils avaient la conviction que l'empereur et les grenadiers de la
garde n'étaient pas des hommes, et que tôt ou tard il leur faudrait
tomber au pouvoir de ces ennemis surnaturels.



CHAPITRE IX.

     L'empereur à Schœnbrunn.--Description de cette
     résidence.--Appartemens de l'empereur.--Inconvéniens des
     poêles.--La chaise volante de Marie-Thérèse.--Le parc de
     Versailles, la Malmaison et Schœnbrunn.--_La Gloriette_.--Les
     ruines.--La ménagerie et le kiosque de Marie-Thérèse.--Revues
     passées par l'empereur.--Manière dont l'empereur faisait des
     promotions.--Gratifications accordées par l'empereur.--Trait
     d'héroïsme.--Bienveillance de l'empereur.--Visite des sacs, des
     livrets, des armes.--Commandemens inattendus.--Bonne grâce d'un
     jeune officier.--Le caisson visité par l'empereur.


L'EMPEREUR ne séjourna point à Vienne; il établit son quartier-général
au château de Schœnbrunn, résidence impériale située à une demi-lieue
environ de la ville. On arrangea le terrain en avant du château pour le
campement de la garde. Le château de Schœnbrunn, construit par
l'impératrice Marie-Thérèse en 1754, dans une position admirable, est
d'une architecture irrégulière, très-défectueuse, mais pleine de
majesté. On traverse pour y arriver un pont jeté sur la petite rivière
_la Vienne_: quatre sphynx en pierre ornent ce pont, qui est fort large
et d'une construction agréable. En face du pont est une très-belle
grille, par laquelle on pénètre dans une grande cour, assez vaste pour
que sept à huit mille hommes puissent y manœuvrer. Cette cour est
carrée, entourée de galeries couvertes, et décorées de deux grands
bassins avec des statues de marbre. Aux deux côtés de la grille sont
deux grands obélisques en pierre rose, surmontés d'aigles en plomb doré.

_Schœnbrunn_ en allemand signifie _belle fontaine_; ce nom vient d'une
source fraîche et limpide qui se trouve dans un bosquet du parc; elle
jaillit d'une petite éminence autour de laquelle on a construit un petit
pavillon fort joliment sculpté à l'intérieur de manière à imiter les
stalactites. Dans ce pavillon est une naïade couchée qui tient une corne
de laquelle cette eau sort et tombe dans un bassin de marbre. C'est un
petit coin délicieux en été.

Il n'y a que des éloges à donner à l'intérieur du palais: l'ameublement
en est riche et d'un goût original et distingué. La chambre à coucher
de l'empereur, seule pièce de l'édifice où il y eût une cheminée, était
garnie de boiseries en laque de la Chine, très-vieux, mais dont les
peintures et dorures étaient encore très-fraîches; le cabinet de travail
était décoré comme la chambre à coucher; toutes les pièces, à
l'exception de celle-ci, étaient chauffées en hiver par des poêles
immenses qui nuisaient singulièrement à l'effet de l'architecture
intérieure. Entre le salon d'étude et la chambre de l'empereur était une
machine fort curieuse appelée _la chaise volante_, sorte de cabine
mécanique qui avait été construite pour l'impératrice Marie-Thérèse, et
qui servait à la transporter d'un étage à l'autre, pour qu'elle ne fût
pas obligée de monter et descendre les escaliers comme tout le monde;
cette machine était mise en jeu par les mêmes procédés que les machines
de théâtre, au moyen de cordages, de poulies et de contrepoids.

La belle plantation qui sert de parc et de jardin au palais de
Schœnbrunn est beaucoup moins grande qu'il ne convient à une résidence
impériale; mais, en revanche, il était impossible de trouver rien de
plus joli, de mieux distribué. Le parc de Versailles est plus
majestueux, plus grandiose; mais il n'a pas le pittoresque,
l'irrégularité, les effets fantasques et imprévus du parc de Schœnbrunn;
la Malmaison pourrait mieux lui être comparée. Devant la façade
intérieure du palais était un magnifique parterre, à l'extrémité duquel
on voyait un grand bassin décoré par un groupe de statues représentant
le triomphe de Neptune. Ce groupe est fort beau; les amateurs français
(et tous, comme on sait, veulent qu'on les croie connaisseurs)
prétendaient que les femmes étaient plus autrichiennes que grecques; ils
ne retrouvaient point le svelte et la suavité des formes antiques; quant
à moi, j'avouerai que ces statues m'ont paru fort remarquables.

Au bout de la grande avenue, et pour borner l'horizon, s'élève une
colline qui domine le parc. Un fort joli bâtiment couronnait cette
colline; il porte le nom de _la Gloriette_; c'est une galerie
circulaire, vitrée, soutenue par une colonnade charmante, avec des
trophées dans les intervalles. Lorsqu'on venait de la route de Vienne,
on voyait en entrant dans l'avenue _la Gloriette_, au dessus et comme
confondue avec le palais; cette vue était d'un très-bon effet.

Ce qui fait l'admiration des Autrichiens dans le palais de Schœnbrunn,
c'est un bosquet dans lequel on trouve ce qu'on appelle _les ruines_. Un
bassin, coupé avec une fontaine jaillissante, et qui alimente plusieurs
petites cascades, les débris d'un aqueduc et d'un temple, des vases
tombés, des tombeaux, des bas-reliefs brisés, des statues sans tête,
sans jambes, sans bras, et les bras, les jambes et les têtes épars à
l'entour, des colonnes tronquées et à demi enterrées, d'autres debout et
supportant des restes de fronton ou d'entablement, tout cela compose un
beau désordre et joue la véritable ruine antique, quand on le regarde
d'un peu loin. Mais, vu de près, c'est tout autre chose; la main du
sculpteur contemporain se montre; on reconnaît que tous ces fragmens
sont faits de la même espèce de pierre; et les herbes qui poussent dans
les creux de ces colonnes paraissent ce qu'elles sont, c'est-à-dire en
pierre et peintes pour imiter la verdure.

Mais si les productions de l'art répandues dans le parc de Schœnbrunn
n'étaient pas toutes irréprochables, combien n'était-on pas dédommagé
par celles de la nature! Quels beaux arbres! quelles épaisses
charmilles! quels ombrages frais et touffus! Les allées, prodigieusement
hautes et larges, étaient plantées d'arbres qui formaient berceau et
étaient impénétrables au soleil; l'œil se perdait dans les sinuosités;
d'autres petites allées tournantes, où l'on rencontrait à chaque pas
quelque agréable surprise. Au bout de la plus grande était la ménagerie,
l'une des plus nombreuses et des plus variées qu'il y eût en Europe. La
construction en est très-ingénieuse, et pourrait servir de modèle: sa
forme figure une étoile, dans le rond-point de laquelle on voyait un
petit kiosque très-élégant que l'impératrice Marie-Thérèse avait fait
mettre là pour s'y reposer. De ce kiosque on voyait toute la ménagerie.

Les rayons de cette étoile formaient chacun un jardin particulier où se
promenaient les éléphans, les buffles, les chameaux, les dromadaires,
les cerfs, les kangurooss; où étaient renfermés, dans de belles et
solides loges, les tigres, les ours, les léopards, les lions, les
hyènes, etc. Des cygnes, des oiseaux aquatiques rares, des amphibies
nageaient dans des bassins entourés de grilles. Je remarquai surtout
dans cette ménagerie un animal fort extraordinaire que Sa Majesté
voulait envoyer en France, mais qui mourut la veille du jour fixé pour
son départ. Cet animal vient de Pologne; il s'appelle _curus_: c'est une
espèce de bœuf beaucoup plus grande que le bœuf ordinaire, avec une
crinière comme celle d'un lion, des cornes assez courtes et peu
courbées, mais d'une énorme largeur à la base.

Tous les matins, à six heures, les tambours battaient; deux ou trois
heures après, les troupes commandées pour la parade étaient rassemblées
dans la cour d'honneur. À dix heures précises, l'empereur descendait
les degrés du perron et venait se placer au milieu de ses généraux.

Il est impossible de se faire une idée de ces parades, qui ne
ressemblaient point du tout aux parades d'honneur de Paris. L'empereur,
en passant ces revues, descendait aux plus petits détails; il examinait
les soldats un à un, pour ainsi dire; il interrogeait les yeux de chacun
pour voir s'il y avait du plaisir ou de la peine dans sa tête; il
questionnait les officiers, souvent même les soldats: c'était
ordinairement là que Sa Majesté faisait ses promotions. Il lui arrivait
de demander à un colonel quel était le plus brave officier de son
régiment: la réponse ne se faisait jamais attendre; elle était toujours
franche: l'empereur le savait bien. Quand le colonel avait parlé, Sa
Majesté s'adressait à tous les officiers en général: «Quel est le plus
brave d'entre vous?»--«Sire, c'est un tel.» Les deux réponses étaient
presque toujours semblables. «Alors, disait l'empereur, je le fais
baron, et je récompense en lui non-seulement sa valeur personnelle, mais
celle du corps dont il fait partie. Il ne doit pas cette faveur à moi
seulement, mais encore à l'estime de ses camarades.» Il en était de même
pour les soldats. Les plus distingués par leur courage et leur bonne
conduite montaient en grade ou recevaient des gratifications, des
pensions mêmes. L'empereur en fit une de 1200 francs à un soldat qui
faisait sa première campagne, et qui avait traversé un escadron ennemi,
emportant sur ses épaules son général blessé, et le défendant comme il
eût défendu son père.

On voyait à ces revues l'empereur visiter lui-même les sacs des soldats,
examiner leurs livrets, prendre un fusil des mains d'un jeune homme
frêle, pâle et souffrant, et lui dire d'un ton plein de bienveillance:
«C'est bien lourd!» Il commandait souvent l'exercice; quand il ne le
faisait pas, c'était le général Dorsenne, ou le général Curial, ou le
général Mouton. Quelquefois il lui prenait des fantaisies. Un matin, par
exemple, qu'on avait à passer en revue un régiment de la confédération,
Sa Majesté se tourna vers les officiers d'ordonnance, et s'adressant au
prince de Salm, l'un d'entr'eux: «M. de Salm, ceux-ci doivent vous
connaître; approchez, commandez-leur une charge en douze temps.» Le
jeune prince rougit beaucoup, mais sans se déconcerter; il s'inclina,
tira son épée le plus gracieusement du monde, et fit ce que désirait
l'empereur avec une aisance, une précision qui le charmèrent.

Un autre jour, les pontonniers défilaient avec environ quarante voitures
d'équipages. L'empereur cria: _Halte_! et, montrant un caisson au
général Bertrand, il lui dit d'appeler un des officiers. «Qu'y a-t-il
dans ce caisson?»--«Sire, des boulons, des sacs de clous, des cordages,
des hachettes, des scies.....»--«Combien de tout cela?»--L'officier
donna le compte exact. Sa Majesté, pour vérifier le rapport, fait vider
le caisson, compte les pièces, en trouve le nombre conforme; et pour
s'assurer qu'on ne laissait rien dans la voiture, elle y monte par le
moyen de la roue en s'accrochant aux rais. Il y eut un mouvement
d'approbation et des cris de joie dans tous les rangs: «Bravo!
disait-on; à la bonne heure! c'est comme cela qu'on est sûr de n'être
pas trompé.» Toutes ces choses faisaient que l'empereur était adoré par
ses soldats.



CHAPITRE X.

     Attentat contre la vie de Napoléon.--Heureuse pénétration du
     général Rapp.--Arrestation de Frédéric Stabs.--L'étudiant
     fanatique.--Incroyable persévérance.--Le duc de Rovigo chez
     l'empereur.--Stabs interrogé par l'empereur.--Pitié de
     l'empereur.--Le portrait.--Étonnement de l'empereur.--Impassibilité
     de Stabs.--Stabs et M. Corvisart.--Grâce offerte deux fois et
     refusée.--Émotion de Sa Majesté.--Condamnation de Stabs.--Jeûne de
     quatre jours.--Dernières paroles de Stabs.


CE fut à une des revues dont je viens de parler et qui attiraient
ordinairement une foule de curieux venus exprès de Vienne et des
environs, que l'empereur faillit être assassiné. C'était le 13 octobre:
Sa Majesté venait de descendre de cheval et traversait à pied la cour,
ayant à côté d'elle le prince de Neufchâtel et le général Rapp, quand
un jeune homme d'assez bonne mine fendit brusquement la foule, et
demanda en mauvais français s'il pouvait parler à l'empereur. Sa Majesté
l'accueillit avec bonté; mais, ne comprenant pas très-bien son langage,
elle pria le général Rapp de voir ce que voulait ce jeune homme. Le
général lui fit quelques questions; mais peu satisfait apparemment de
ses réponses, il ordonna à l'officier de gendarmerie de service de
l'éloigner. Un sous-officier conduisit le jeune homme hors du cercle
formé par l'état-major, et le repoussa dans la foule. On n'y pensait
plus, quand tout à coup l'empereur, en se retournant, retrouva le faux
solliciteur qui venait à lui de nouveau, portant la main droite sur sa
poitrine comme pour prendre un placet dans la poche de sa redingote. Le
général Rapp saisit cet homme par le bras et lui dit: «Monsieur, on vous
a déjà renvoyé à moi. Que demandez-vous?» Il allait se retirer de
nouveau, lorsque le général, lui trouvant un air suspect, donna l'ordre
à l'officier de gendarmerie de l'arrêter. Celui-ci fit signe à ses
gendarmes de se saisir de l'inconnu. L'un d'eux, le prenant au collet,
le secoua un peu violemment, et sa redingote s'étant à moitié
déboutonnée, un autre gendarme en vit sortir comme un paquet de papiers:
c'était un grand couteau de cuisine, avec plusieurs feuilles de papier
gris l'une sur l'autre, pour servir de gaîne. Alors les gendarmes le
conduisirent chez le général Savary.

Ce jeune homme était un étudiant, fils d'un ministre protestant de
Naumbourg; il s'appelait Frédéric Stabs, et pouvait avoir dix-huit ou
dix-neuf ans. Son visage était blanc et ses traits efféminés. Il ne nia
point un seul instant qu'il eût l'intention de tuer l'empereur; au
contraire, il s'en vantait, et regrettait beaucoup que les circonstances
se fussent opposées à l'accomplissement de son dessein.

Il était parti de chez son père avec un cheval que le besoin d'argent
lui avait fait vendre en chemin; aucun de ses parens ni de ses amis
n'avait eu connaissance de son projet. Le lendemain de son départ, il
avait écrit à son père qu'il ne fût point en peine de lui ni de son
cheval; qu'il avait depuis long-temps promis à quelqu'un de faire un
voyage à Vienne; que bientôt sa famille entendrait parler de lui et en
serait fière. Arrivé à Vienne depuis deux jours seulement, il s'était
occupé d'abord à prendre des renseignemens sur les habitudes de Sa
Majesté, et, sachant qu'il passait tous les matins une revue dans la
cour du château, il y était venu une fois pour connaître les localités.
Le lendemain il voulut faire son coup, et fut arrêté.

Le duc de Rovigo, après avoir interrogé Stabs, alla trouver l'empereur,
qui venait de rentrer dans ses appartemens, et lui apprit le danger
qu'il venait de courir. L'empereur haussa d'abord les épaules; mais
voyant le couteau qu'on avait saisi sur Stabs, il dit: «Ah! ah! faites
venir ce jeune homme; je serais bien aise de lui parler.» Le duc sortit
et revint quelques minutes après avec Stabs. Lorsque celui-ci entra,
l'empereur fit un geste de pitié, et dit au prince de Neufchâtel: «Mais,
en vérité, c'est un enfant!» Un interprète fut appelé, et
l'interrogatoire commença.

D'abord Sa Majesté fit demander à l'assassin s'il l'avait déjà vue
quelque part. «Oui, je vous ai vu, répondit Stabs, à Erfurt, l'année
dernière.--Il paraît qu'un crime n'est rien à vos yeux. Pourquoi
vouliez-vous me tuer?--Vous tuer n'est pas un crime: au contraire, c'est
un devoir pour tout bon Allemand. Je voulais vous tuer, parce que vous
êtes l'oppresseur de l'Allemagne.--Ce n'est pas moi qui ai commencé la
guerre.--C'est vous!--Quel est ce portrait? (L'empereur tenait un
portrait de femme qu'on avait trouvé sur Stabs.)--C'est celui de ma
meilleure amie, de la fille adoptive de mon père.--Comment! et vous êtes
un assassin? et vous n'avez pas craint d'affliger et de perdre les êtres
qui vous sont chers?--Je voulais faire mon devoir: rien ne devait
m'arrêter.--Mais comment auriez-vous fait pour me frapper?--Je voulais
vous demander d'abord si nous aurions bientôt la paix; et si vous
m'aviez répondu que non, je vous aurais poignardé.--Il est fou! dit
l'empereur; il est décidément fou! Et comment espériez-vous échapper, en
me frappant ainsi au milieu de mes soldats?--Je savais bien à quoi je
m'exposais, et je suis même étonné de vivre encore.»--Cette assurance
frappa vivement l'empereur, qui garda le silence pendant quelques
instans, et regarda fixement Stabs: celui-ci demeura impassible devant
ce regard.... Et l'empereur continua:--«Celle que vous aimez sera bien
affligée.--Oh! elle sera affligée sans doute, mais de ce que je n'ai pas
réussi; car elle vous hait au moins autant que je vous hais
moi-même.--Si je vous faisais grâce?--Vous auriez tort, car je
chercherais encore à vous tuer.»--L'empereur envoya chercher M.
Corvisart, en disant:--«Ce jeune homme est malade ou fou: cela ne peut
pas être autrement.--Je ne suis ni l'un ni l'autre,» répondit vivement
l'assassin. M. Corvisart était dans les appartemens: il arrive, et tâte
le pouls de Stabs.»--Monsieur se porte bien, dit-il.--Je vous l'avais
bien dit, reprit Stabs d'un air triomphant.--Eh bien! docteur, dit Sa
Majesté, ce jeune homme qui se porte bien a fait cent lieues pour
m'assassiner!»

Malgré la déclaration du médecin et les aveux de Stabs, l'empereur, ému
du sang-froid et de l'assurance de ce malheureux, lui offrit de nouveau
sa grâce, lui imposant pour condition unique de témoigner quelque
repentir de son crime; mais de nouveau Stabs affirma que son seul regret
était de n'avoir pu réussir. Alors l'empereur l'abandonna.

Conduit en prison, il persista dans ses aveux, et ne tarda pas à
comparaître devant une commission militaire, qui le condamna. Il ne
subit son arrêt que le 17, et depuis le 13, jour de son arrestation il
ne prit aucune nourriture, disant qu'il aurait bien assez de force pour
aller à la mort. L'empereur avait ordonné qu'on retardât le plus
possible l'exécution, dans l'espoir que tôt ou tard Stabs se
repentirait: mais il demeura inébranlable. Lorsqu'on le conduisit au
lieu où il devait être fusillé, quelques personnes ayant dit que la paix
venait d'être signée, il s'écria d'une voix forte: «_Vive la liberté!
Vive l'Allemagne!_» Ce furent ses dernières paroles.



CHAPITRE XI.

     Aventures galantes de l'empereur à Schœnbrunn.--Promenade au
     _Prater_.--Exclamation d'une jeune veuve allemande.--Gracieuseté de
     l'empereur.--Conquête rapide.--Madame*** suit l'empereur en
     Bavière.--Sa mort à Paris.--La jeune enthousiaste.--Propositions
     écoutées avec empressement.--Étonnement de l'empereur.--L'innocence
     respectée.--Jeune fille dotée par Sa Majesté.--Le souper de
     l'empereur.--Gourmandise de Roustan.--Demande indiscrètement
     accordée.--Embarras de Constant.--Ruse découverte.--L'empereur
     soupant des restes de Roustan.


PENDANT son séjour à Schœnbrunn, les aventures galantes ne manquaient
pas à l'empereur. Un jour qu'il était venu à Vienne, et qu'il se
promenait dans le _Prater_ avec une suite fort peu nombreuse (le
_Prater_ est une superbe promenade, située dans le faubourg Léopold),
une jeune Allemande, veuve d'un négociant fort riche, l'aperçut, et
s'écria involontairement, parlant à quelques dames qui se promenaient
avec elle: «_C'est lui!_» Cette exclamation fut entendue par Sa Majesté,
qui s'arrêta tout court, et salua les dames en souriant: celle qui avait
parlé devint rouge comme du feu; l'empereur la reconnut à ce signe non
équivoque, et la regarda long-temps, puis il continua sa promenade.

Il n'y a pour les souverains ni longues attentes ni grandes difficultés.
Cette nouvelle conquête de Sa Majesté ne fut pas moins rapide que les
autres. Pour ne pas se séparer de son illustre amant, madame***
suivit l'armée en Bavière, et vint ensuite habiter Paris, où elle mourut
en 1812.

Un autre jour, Sa Majesté eut occasion de remarquer une jeune personne
charmante: c'était un matin, aux environs de Schœnbrunn; quelqu'un fut
chargé de voir cette demoiselle et de lui donner de la part de
l'empereur un rendez-vous au château pour le lendemain soir. Le hasard
dans cette circonstance servit à merveille Sa Majesté; l'éclat d'un nom
si illustre, la renommée de ses victoires avaient produit une impression
profonde sur l'esprit de la jeune fille, et l'avaient disposée à écouter
favorablement les propositions que l'on vint lui faire. Elle consentit
donc et avec empressement à se rendre au château. À l'heure indiquée,
la personne dont j'ai parlé vint la chercher. Je la reçus à son arrivée,
et l'introduisit dans la chambre de Sa Majesté; elle ne parlait point
français, mais elle savait parfaitement l'italien; en conséquence il fut
aisé à l'empereur de causer avec elle. Il apprit avec étonnement que
cette charmante demoiselle appartenait à une famille très-honorable de
Vienne, et qu'en venant le voir elle n'avait été inspirée que par le
désir de lui témoigner son admiration. L'empereur respecta l'innocence
de la jeune fille, la fit reconduire chez ses parens, et donna des
ordres pour que l'on prît soin de son établissement, qu'il rendit plus
facile et plus beau au moyen d'une dot considérable.

À Schœnbrunn, comme à Paris, l'empereur dînait habituellement à six
heures. Mais comme il travaillait quelquefois fort avant dans la nuit,
on avait soin de préparer tous les jours un souper assez léger qu'on
enfermait dans une petite bannette d'osier, couverte en toile cirée et
fermant à serrure. Il y avait deux clefs dont le contrôleur de la bouche
avait l'une et moi l'autre. Le soin de cette bannette me regardait seul,
et comme Sa Majesté était extraordinairement sobre, il ne lui arrivait
presque jamais de demander à souper. Un soir donc, Roustan, qui avait
couru toute la journée à franc étrier pour le service de son maître,
était dans un petit salon à côté de la chambre de l'empereur: il me vit,
comme je venais d'aider Sa Majesté à se mettre au lit, et me dit en son
mauvais français, et regardant la bannette d'un œil d'envie: «Moi
mangerais bien une aile de poulet; moi, bien faim.» Je refusai d'abord:
mais enfin, sachant que l'empereur était couché, et ne voyant nulle
apparence à ce qu'il lui prît fantaisie de demander à souper ce soir-là,
je laissai faire Roustan. Celui-ci, bien content, commence par enlever
une cuisse, puis après l'aile, et je ne sais trop s'il serait resté
quelque chose du poulet, quand tout à coup j'entends sonner avec
vivacité. J'entre dans la chambre, et j'entends avec effroi l'empereur
qui me dit: «Constant, mon poulet?» On juge de mon embarras: je n'en
avais pas d'autre; et le moyen, à pareille heure, de s'en procurer un!
Enfin je prends mon parti, et, pensant que c'était à moi de découper la
volaille, qu'ainsi j'aurais toute facilité de dissimuler l'absence des
deux membres que Roustan avait mangés, j'entre fièrement avec le poulet
retourné sur le plat. Roustan me suivait, parce que j'étais bien aise,
s'il y avait des reproches à essuyer, de les partager avec lui. Je
détache l'aile qui restait et la présente à l'empereur. L'empereur
refuse!... en me disant: «Donnez-moi le poulet, je choisirai moi-même.»
Cette fois, aucun moyen de nous sauver; il fallut que le poulet démembré
passât sous les yeux de Sa Majesté... «Tiens, dit-elle, depuis quand les
poulets n'ont-ils qu'une cuisse et qu'une aile? C'est bien: il paraît
qu'il faut que je mange les restes des autres. Et qui donc mange ainsi
la moitié de mon souper?» Je regardais Roustan, qui tout confus
répondit: «Moi avoir faim, Sire; moi ai mangé la cuisse et
l'aile...--Comment, drôle! c'est toi? Ah! que je t'y reprenne!» Et, sans
ajouter un mot de plus, l'empereur mangea la cuisse et l'aile qui
restaient.

Le lendemain, à sa toilette, il fit appeler le grand maréchal pour
quelque communication, et dans la conversation il lui dit: «Je vous
donne à deviner ce que j'ai mangé hier à mon souper?... les restes de M.
Roustan. Oui, ce coquin s'est avisé de manger la moitié de mon poulet.»
Roustan entrait dans le moment. «Approche, drôle! continua l'empereur,
et la première fois que cela t'arrivera, sois sûr que tu me le paieras.»
En lui disant cela, il le tirait par les oreilles, et riait de tout son
cœur.



CHAPITRE XII.

     Bataille d'Essling.--Rudesse de deux amis de l'empereur.--Aversion
     du duc de Montebello contre le duc de ***.--Brusquerie du duc de
     Montebello.--Sa rancune à l'occasion des pestiférés de
     Jaffa.--Pressentimens du maréchal Lannes.--Contre-temps
     funeste.--Le maréchal Lannes atteint par un boulet.--Douleur de
     l'empereur.--L'empereur à genoux auprès du maréchal.--Courage
     héroïque du maréchal Lannes.--Sa mort causée peut-être par un jeûne
     de vingt-quatre heures.--Affliction de l'empereur.--Pleurs des
     vieux grenadiers.--Dernières paroles du maréchal.--Embaumement du
     cadavre.--Horrible spectacle.--Courage des pharmaciens de
     l'armée.--Douleur de madame la duchesse de Montebello.--Légèreté de
     l'empereur.--La duchesse de Montebello veut quitter le service de
     l'impératrice.


LE 22 mai, dix jours après l'entrée triomphante de l'empereur dans la
capitale de l'Autriche, se livra la bataille d'Essling, bataille
sanglante qui dura depuis quatre heures du matin jusqu'à six heures du
soir, bataille tristement mémorable pour tous les vieux soldats de
l'empire, parce qu'elle coûta la vie au plus brave de tous peut-être, au
duc de Montebello, cet ami si dévoué à l'empereur, le seul qui
partageât, avec le maréchal Augereau, le droit de tout lui dire
franchement et en face.

La veille de la bataille, le maréchal entra chez Sa Majesté, qu'il
trouva entourée de plusieurs personnes. Le duc de *** affectait
toujours de se mettre entre l'empereur et les personnes qui lui
parlaient: le duc de Montebello, le voyant faire son manége accoutumé,
le prend par le revers de son uniforme, et, lui faisant faire la
pirouette, il lui dit: «Ôte-toi donc de là! l'empereur n'a pas besoin
que tu le gardes ici. Au champ de bataille, c'est singulier, tu es
toujours si loin de nous qu'on ne te voit jamais; mais ici on ne peut
rien dire à l'empereur sans rencontrer ta figure.» Le duc était furieux;
il regardait alternativement le maréchal et l'empereur, qui se contenta
de dire: «Doucement, Lannes.»

Le soir, dans le salon de service, il fut question de cette apostrophe
du maréchal. Un officier de l'armée d'Égypte dit que cela n'était pas
surprenant; que le duc de Montebello ne pardonnerait jamais au duc de
*** la mort des trois cents malades empoisonnés à Jaffa.

Le docteur Lannefranque, un de ceux qui ont donné leurs soins à
l'infortuné duc de Montebello, dit qu'en montant à cheval pour se rendre
à l'île de Lobau, le duc eut des pressentimens sinistres. Il s'arrêta,
prit et serra la main de M. Lannefranque, et lui dit en souriant
tristement: «Au revoir; vous ne tarderez probablement pas à venir nous
retrouver; il y aura de la besogne aujourd'hui pour vous, et pour ces
messieurs, ajouta-t-il en montrant plusieurs chirurgiens et pharmaciens
qui se trouvaient avec le docteur.--Monsieur le duc, répondit M.
Lannefranque, cette journée ajoutera encore à votre gloire!...--Ma
gloire! interrompit vivement le maréchal. Tenez, voulez-vous que je vous
parle franchement? Je n'ai pas une bonne idée de cette affaire: au
reste, quelle qu'en soit l'issue, ce sera ma dernière bataille.» Le
docteur allait demander au maréchal comment il l'entendait, mais il
avait mis son cheval au galop, et fut bientôt hors de vue.

Le matin de la bataille, vers les six ou sept heures, les Autrichiens
étaient déjà vaincus, quand un aide-de-camp vint annoncer à Sa Majesté
que la crue subite du Danube avait mis à flot un grand nombre de gros
arbres coupés lors de la prise de Vienne, et que ces arbres en flottant
avaient brisé les ponts qui servaient de communication entre Essling et
l'île de Lobau; de sorte que les parcs de réserve, une partie de la
grosse cavalerie et le corps tout entier du maréchal Davoust se
trouvaient en inaction forcée sur l'autre rive. Ce contre-temps arrêta
le mouvement que l'empereur voulait faire en avant, et l'ennemi reprit
courage. Alors le duc de Montebello reçut l'ordre de garder le champ de
bataille, et prit position, appuyé sur le village d'Essling, au lieu de
continuer à poursuivre les Autrichiens, comme il avait déjà commencé. Le
duc de Montebello tint bon depuis neuf heures du matin jusqu'au soir. À
sept heures, la bataille était gagnée; mais à six heures l'infortuné
maréchal, étant sur un mamelon à observer les mouvemens, fut frappé d'un
boulet qui lui fracassa la cuisse droite et la rotule du genou gauche.

Il crut d'abord qu'il n'avait plus que quelques minutes à vivre, et se
fit transporter sur un brancard auprès de l'empereur, qu'il voulait
embrasser, disait-il, avant de mourir. L'empereur, en le voyant ainsi
baigné dans son sang, fit poser le brancard à terre, et, se jetant à
genoux, il prit le maréchal dans ses bras, et lui dit en pleurant:
«Lannes, me reconnais-tu?--Oui, sire;... vous perdez votre meilleur
ami.--Non! non! tu vivras. N'est-il pas vrai, M. Larrey, que vous
répondez de ses jours?» Des blessés, en entendant Sa Majesté parler
ainsi, essayèrent de se soulever sur leurs coudes, et se mirent à crier
_vive l'empereur_!

Les chirurgiens transportèrent le maréchal dans un petit village au bord
du fleuve, appelé Ebersdorf, et voisin du champ de bataille. On trouva
dans la maison d'un brasseur une chambre au dessus d'une écurie, dans
laquelle il faisait une chaleur étouffante, que rendait plus
insupportable encore l'odeur des cadavres dont la maison était
entourée... Mais il n'y avait rien de mieux; il fallut s'en contenter.
Le maréchal supporta l'amputation de la cuisse avec un courage héroïque;
mais la fièvre qui se déclara ensuite fut si violente que, craignant de
le voir mourir dans l'opération, les chirurgiens différèrent à couper
l'autre jambe. Cette fièvre était en partie causée par l'épuisement;
lorsqu'il fut blessé, le maréchal n'avait pas mangé depuis vingt-quatre
heures. Enfin MM. Larrey, Yvan, Paulet et Lannefranque se décidèrent à
la seconde amputation; et quand ils l'eurent faite, l'état de
tranquillité du blessé leur donna l'espoir de sauver sa vie. Mais il ne
devait pas en être ainsi. La fièvre augmenta; elle prit le caractère le
plus alarmant; et, malgré les soins de ces habiles chirurgiens et ceux
du docteur Frank, alors le plus célèbre médecin de l'Europe, le maréchal
rendit le dernier soupir le 31 mai, à cinq heures du matin. Il avait à
peine quarante ans.

Pendant ses huit jours d'agonie (car les souffrances qu'il éprouvait
peuvent être appelées de ce nom), l'empereur vint le voir très-souvent;
il s'en allait toujours désolé. J'allais aussi voir le maréchal tous les
jours de la part de l'empereur; j'admirais avec quelle patience il
supportait son mal, et pourtant il n'avait pas d'espoir; car il se
sentait mourir, et toutes les figures le lui disaient. Quelle chose
touchante et terrible de voir autour de sa maison, à sa porte, dans sa
chambre, ces vieux grenadiers de la garde, toujours impassibles
jusqu'alors, pleurer et sangloter comme des enfans! Que la guerre, dans
ces momens-là, semble une chose atroce!

La veille de sa mort, le maréchal me dit: «Je vois bien, mon cher
Constant, que je vais mourir; je désire que votre maître ait toujours
auprès de lui des hommes aussi dévoués que moi; dites à l'empereur que
je voudrais le voir.» Je me disposais à sortir, lorsque l'empereur
parut. Alors il se fit un grand silence; tout le monde s'éloigna; mais
la porte de la chambre étant restée entr'ouverte, nous pûmes saisir une
partie de la conversation; elle fut longue et pénible: le maréchal
rappela ses services à l'empereur, et termina par ces paroles
prononcées d'une voix encore haute et ferme: «Ce n'est pas pour
t'intéresser à ma famille que je te parle ainsi; je n'ai pas besoin de
te recommander ma femme et mes enfans; puisque je meurs pour toi, la
gloire t'ordonne de les protéger, et je ne crains pas, en t'adressant
ces derniers reproches de l'amitié, de changer tes dispositions à leur
égard. Tu viens de faire une grande faute, et, quoique elle te prive de
ton meilleur ami, elle ne te corrigera pas: ton ambition est insatiable;
elle te perdra; tu sacrifies sans ménagement, sans nécessité, les hommes
qui te servent le mieux, et quand ils meurent, tu ne les regrettes pas.
Tu n'as autour de toi que des flatteurs; je ne vois pas un ami qui ose
te dire la vérité. On te trahira, on t'abandonnera; hâte-toi de finir
cette guerre; c'est le vœu général. Tu ne seras jamais plus puissant;
mais tu peux être bien plus aimé. Pardonne ces vérités à un mourant...;
ce mourant te chérit...»

Le maréchal en finissant tendit la main à l'empereur, qui l'embrassa en
pleurant et sans répondre.

Le jour de la mort du maréchal, son corps fut livré à M. Larrey et à M.
Cadet de Gassicourt, pharmacien ordinaire de l'empereur, avec ordre de
le préparer comme on avait préparé celui du colonel Morland, quand il
eut été tué à la bataille d'Austerlitz. À cet effet le cadavre fut
transporté à Schœnbrunn, et déposé dans l'aile gauche du château assez
loin des appartemens habités: en quelques heures la putréfaction devint
complète et horrible; il fallut plonger ce corps mutilé dans une
baignoire remplie d'une forte dissolution de sublimé corrosif. Cette
opération, extrêmement dangereuse, fut longue et pénible. Il faut louer
M. Cadet de Gassicourt du courage qu'il a déployé en cette circonstance;
car, malgré toutes ses précautions, malgré les parfums que l'on brûlait
dans la chambre, l'odeur qu'exhalait le cadavre était si fétide, et les
émanations du sublimé si fortes, que ce chimiste distingué fut gravement
indisposé.

J'eus, avec plusieurs personnes, la triste curiosité d'aller voir le
corps du maréchal dans cet état. C'était épouvantable. Le tronc, qui
trempait dans la dissolution, était enflé d'une manière prodigieuse;
tandis qu'au contraire la tête, qui était demeurée en dehors de la
baignoire, avait subi un rapetissement singulier. Les muscles du visage
étaient contractés de la manière la plus hideuse, les yeux tout grands
ouverts sortaient de leur orbite.

Après que le corps eut séjourné huit jours dans le sublimé corrosif,
qu'il fallut renouveler, parce que les émanations de l'intérieur du
cadavre avaient décomposé la dissolution, on le mit dans un tonneau
fait exprès et que l'on remplit du même liquide; c'est dans ce tonneau
qu'il fit le trajet de Schœnbrunn à Strasbourg. Dans cette dernière
ville on le tira de cet étrange cercueil, on le fit sécher dans un filet
et on l'ensevelit à l'égyptienne, c'est-à-dire entouré de bandelettes et
le visage découvert. M. Larrey et M. de Gassicourt confièrent ce soin
honorable à M. Fortin, jeune pharmacien major qui en 1807 avait, par son
courage et son infatigable persévérance, sauvé d'une mort certaine neuf
cents malades abandonnés, sans médecins ni chirurgiens, dans un hôpital
près de Dantzig, et presque tous atteints d'une maladie épidémique.

Au mois de mars 1810 (ce qui va suivre est extrait d'une lettre de M.
Fortin à son maître et ami M. Cadet de Gassicourt), madame la duchesse
de Montebello voulut, en passant à Strasbourg à la suite de
l'impératrice Marie-Louise, revoir encore l'époux qu'elle avait tant
aimé.

«Grâce à vos soins et à ceux de M. Larrey (c'est M. Fortin qui parle),
l'embaumement du maréchal a parfaitement réussi. Quand j'ai retiré le
corps du tonneau, je l'ai trouvé dans un état de parfaite conservation;
j'ai disposé, dans une salle basse de la mairie, un filet sur lequel je
l'ai fait sécher, à l'aide d'un poêle dont la chaleur a été réglée;
j'ai fait faire un très-beau cercueil en bois dur, bien ciré; et
maintenant le maréchal, entouré de bandelettes et la figure à découvert,
est déposé dans son cercueil ouvert, près de celui du général
Saint-Hilaire, dans une pièce souterraine dont j'ai la clef. Une
sentinelle y veille jour et nuit. M. Wangen de Gueroldseck, maire de
Strasbourg, m'a donné toutes les facilités qu'exigeaient mes fonctions.

»Tout était dans cet état lorsque, une heure après l'arrivée de Sa
Majesté l'impératrice, madame la duchesse de Montebello, qui
l'accompagne en qualité de dame d'honneur, m'envoya chercher par M.
Crétu, son cousin, chez qui elle était allée faire une visite. Je me
rendis à ses ordres. Madame la maréchale me fit plusieurs questions et
des complimens sur la mission honorable dont j'étais chargé, puis me
témoigna, en tremblant, le désir qu'elle avait de revoir pour la
dernière fois le corps de son époux. J'hésitai quelques momens à lui
répondre, et, prévoyant l'effet que produirait sur elle le triste
spectacle qu'elle cherchait, je lui dis que les ordres que j'avais reçus
s'opposaient à ce qu'elle demandait; mais elle insista d'une manière si
pressante que je me rendis à ses instances. Nous convînmes (autant pour
ne pas me compromettre que pour qu'elle ne fût pas reconnue) que
j'irais la chercher à minuit et qu'elle serait accompagnée d'un de ses
parens.

»Je me rendis auprès de la maréchale à l'heure convenue. Aussitôt
qu'elle m'aperçut, elle se leva et me dit qu'elle était prête à me
suivre. Je me permis de l'arrêter un moment, la priant de consulter ses
forces; je la prévins sur l'état où elle allait trouver le maréchal, et
la suppliai de réfléchir sur l'impression qu'elle allait recevoir des
tristes lieux qu'elle allait visiter. Elle me répondit qu'elle y était
bien préparée, qu'elle se sentait tout le courage nécessaire, et qu'elle
espérait trouver dans cette dernière visite un adoucissement aux regrets
amers qu'elle éprouvait. En me parlant ainsi, sa figure mélancolique et
belle était calme et réfléchie. Nous partîmes. M. Crétu donnait le bras
à sa cousine; la voiture et la duchesse suivait de loin à vide; deux
domestiques marchaient derrière nous.

»La ville était illuminée; les bons habitans étaient tous en férie; dans
plusieurs maisons une musique joyeuse les excitait à célébrer cette
mémorable journée. Quel contraste entre ces éclats d'une franche gaîté
et la position dans laquelle nous nous trouvions! Je voyais la duchesse
ralentir de temps en temps sa marche, tressaillir et soupirer; j'avais
le cœur serré, les idées confuses.

»Enfin nous arrivâmes à l'hôtel de la mairie; madame de Montebello donna
l'ordre à ses gens de l'attendre; elle descendit lentement avec son
cousin et moi jusqu'à la porte de la salle basse. Une lanterne nous
éclairait à peine; la duchesse tremblait et affectait une sorte
d'assurance; mais, lorsqu'elle pénétra dans une espèce de caveau, le
silence de la mort qui régnait sous cette voûte souterraine, la lueur
lugubre qui l'éclairait, l'aspect du cadavre étendu dans son cercueil
produisirent sur la maréchale un effet épouvantable; elle jeta un cri
douloureux et s'évanouit. J'avais prévu cet accident. Toute mon
attention était fixée sur elle, et, dès que je m'aperçus de sa
faiblesse, je la soutins dans mes bras et la fis asseoir. Je m'étais
précautionné de tout ce qui était nécessaire pour la secourir; je lui
donnai les soins que réclamait sa position. Au bout de quelques instans
elle revint à elle; nous lui conseillâmes de se retirer: elle s'y
refusa, se leva, s'approcha du cercueil, en fit lentement le tour en
silence, puis, s'arrêtant et laissant tomber ses mains croisées, elle
resta quelque temps immobile, regardant la figure inanimée de son époux,
et, l'arrosant de ses larmes, elle sortit de cet état en prononçant
d'une voix étouffée par des sanglots: Mon Dieu! ô mon Dieu! comme il
est changé! Je fis signe à M. Crétu qu'il était temps de nous retirer;
mais nous ne pûmes entraîner la duchesse qu'en lui promettant de la
ramener le lendemain, promesse qui ne devait pas avoir d'exécution. Je
fermai promptement la porte: j'offris mon bras à madame la maréchale;
elle voulut bien l'accepter, et, lorsque nous sortîmes de la mairie, je
pris congé d'elle; mais elle exigea que je montasse dans sa voiture, et
donna l'ordre de me reconduire d'abord chez moi. Pendant ce court trajet
elle répandit un torrent de larmes, et lorsque la voiture s'arrêta, elle
me dit avec une bonté inexprimable: «Je n'oublierai jamais, Monsieur, le
service important que vous venez de me rendre.»

Long-temps après, l'empereur et l'impératrice Marie-Louise visitaient
ensemble la manufacture de porcelaines de Sèvres; la duchesse de
Montebello accompagnait l'impératrice en qualité de dame d'honneur.
L'empereur, apercevant un beau buste du maréchal, en biscuit, d'une rare
exécution, s'arrêta, et sans remarquer la pâleur qui se répandait sur le
visage de la duchesse, il lui demanda comment elle trouvait ce buste et
s'il était bien ressemblant. La veuve sentit se rouvrir sa blessure:
elle ne put répondre, et se retira fondant en larmes. Elle fut
plusieurs jours sans reparaître à la cour. Outre que cette question
inattendue avait réveillé ses chagrins, l'inconcevable distraction que
l'empereur avait montrée en cela l'avait blessée si profondément que ses
amis eurent toutes les peines du monde à la décider à reprendre son
service auprès de l'impératrice.



CHAPITRE XIII.

     Désastres de la bataille d'Essling.--Murmures des
     soldats.--Apostrophes aux généraux.--Patience
     courageuse.--Intrépidité du maréchal Masséna.--Bonheur
     continuel.--Zèle des chirurgiens de l'armée.--Mot de
     l'empereur.--M. Larrey.--Le bouillon de cheval.--Soupe faite dans
     des cuirasses.--Constance des blessés.--Suicide d'un canonnier.--Le
     vieux concierge allemand.--La princesse de Lichtenstein.--Le
     général Dorsenne.--Bonne chère et linge sale.--Lettre outrageante à
     la princesse de Lichtenstein.--L'empereur furieux.--Piété filiale
     de l'empereur.--Indulgence de la princesse de Lichtenstein.--Grâce
     accordée par l'empereur.--Remontrances de M. Larrey.--Deux
     anecdotes sur ce célèbre chirurgien.


LA bataille d'Essling fut désastreuse en tout point. Douze mille
Français y furent tués. La cause de tout ce mal vint de la rupture des
ponts, qui pouvait être prévue, à ce qu'il me semble; car la même chose
était arrivée deux ou trois jours avant la bataille. Les soldats
murmuraient hautement; plusieurs corps d'infanterie crièrent aux
généraux de mettre pied à terre et de combattre au milieu d'eux. Mais
cette mauvaise humeur n'ôtait rien à leur courage et à leur patience; on
vit des régimens rester cinq heures, l'arme au bras, exposés au feu le
plus terrible. Trois fois pendant la soirée, l'empereur envoya demander
au général Masséna s'il pouvait tenir; et le brave capitaine, qui ce
jour-là voyait son fils se battre pour la première fois, qui voyait ses
amis, ses plus intrépides officiers tomber par douzaine autour de lui,
tint jusqu'à la nuit fermée. «Je ne veux pas me replier, dit-il, tant
qu'il fait jour; ces gueusards d'Autrichiens seraient trop glorieux.» La
constance du maréchal sauva la journée; mais aussi, comme il le dit
lui-même le lendemain, il joua de bonheur continuellement. Au
commencement de la bataille, il s'aperçut qu'un de ses étriers était
trop long. Il appelle un soldat pour le raccourcir; et pendant cette
opération, il pose sa jambe sur le cou de son cheval; un boulet part,
qui emporte le soldat et coupe l'étrier, sans toucher au maréchal ni à
son cheval. «Bon! dit-il; voilà qu'il me faut descendre et changer de
selle!» Et ce fut avec humeur que le maréchal fit cette observation.

Les chirurgiens et les officiers de santé se conduisirent admirablement
dans cette terrible journée; ils déployèrent un zèle à toute épreuve,
une activité qui étonna l'empereur même: aussi lui arriva-t-il plusieurs
fois de les appeler, en passant près d'eux, «Mes braves chirurgiens!» M.
Larrey surtout fut sublime. Après avoir opéré tous les blessés de la
garde qui étaient entassés dans l'île de Lobau, il demanda s'il y avait
du bouillon à leur donner. Non, répondirent les aides.--Qu'on en fasse,
dit-il en désignant plusieurs chevaux auprès de lui, qu'on en fasse avec
les chevaux qui sont à ce piquet.» Les chevaux appartenaient à un
général. Lorsqu'on s'en approcha pour obéir à M. Larrey, le propriétaire
s'écrie, s'indigne, et jure qu'il ne les laissera point emmener. «Eh
bien! qu'on prenne les miens, dit le brave chirurgien, qu'on les tue, et
que mes camarades aient du bouillon.» On fit ce qu'il disait; et comme
il ne se trouva pas de marmites dans l'île, on prit des cuirasses pour
faire la soupe, qui fut salée avec de la poudre à canon: on n'avait pas
de sel. Le maréchal Masséna goûta de cette soupe, et la trouva bonne. On
ne sait vraiment ce qu'il faut admirer le plus du zèle des chirurgiens,
du courage avec lequel ils affrontaient les dangers en soignant les
blessés sur le champ de bataille, même au milieu des balles, ou de la
constance stoïque des soldats qui, gisans par terre, l'un privé d'un
bras, l'autre d'une jambe, causaient entr'eux de leurs campagnes, en
attendant que leur tour vînt d'être opérés. Quelques-uns allaient
jusqu'à se faire des politesses: «Monsieur le docteur, commencez par mon
voisin; il souffre plus que moi... Je puis encore attendre.»

Un canonnier eut les deux jambes emportées par un boulet: deux de ses
camarades le ramassèrent, et firent avec des branches d'arbres un
brancard sur lequel ils le posèrent pour le transporter dans l'île. Le
pauvre mutilé ne jetait pas un seul cri; seulement, «J'ai bien soif,»
disait-il de temps en temps à ses porteurs. Comme ils passaient sur un
des ponts, il les supplie d'arrêter et d'aller lui chercher un peu de
vin ou d'eau-de-vie pour ranimer ses forces. Ils le croient et le
quittent; mais ils n'avaient pas fait vingt pas, que le canonnier leur
crie: «N'allez pas si vite, mes camarades; je n'ai pas de jambes, et
j'arriverai plus tôt que vous. Vive la France!» Et, faisant un effort,
il se laisse rouler dans le Danube.

La conduite d'un chirurgien-major de la garde faillit, quelque temps
après, compromettre le corps tout entier dans l'esprit de Sa Majesté. Ce
chirurgien, M. M....., logeait, avec le général Dorsenne et quelques
officiers supérieurs, dans une fort jolie maison de plaisance qui
appartenait à madame la princesse de Lichtenstein. Le concierge de la
maison, vieil Allemand, brusque et capricieux, ne les servait qu'avec
répugnance, et leur jouait le plus de tours qu'il pouvait. C'était en
vain, par exemple, qu'on lui demandait du linge pour les lits ou pour la
table: il feignait de ne pas entendre.

Le général Dorsenne écrivit à la princesse pour se plaindre; elle donna
sans doute ses ordres en conséquence, mais la lettre du général resta
sans réponse. Quelques jours se passèrent ainsi: on n'avait pas changé
de serviettes depuis un mois, quand il prit fantaisie au général de
donner un grand souper. Les vins du Rhin et de Hongrie furent sablés, le
punch vint ensuite. L'amphitryon fut grandement complimenté, mais aux
complimens se mêlèrent quelques reproches énergiques sur la blancheur
douteuse de la nappe et des serviettes. Le général Dorsenne s'excusa sur
la mauvaise humeur et la sordide économie du concierge que soutenait
très-bien le peu de courtoisie de la princesse.--«Il ne faut pas
souffrir cela! s'écrièrent en chorus les joyeux convives; il faut que
cette hôtesse, qui nous méconnaît à un tel point, soit rappelée à
l'ordre. Allons, M....., prends du papier et une plume: écris-lui force
épigrammes: il faut apprendre à vivre à cette princesse de Germanie. Des
officiers français, des vainqueurs couchés dans des draps sales, et
mangeant sur une nappe grasse! c'est une infamie.» M. M..... fut le trop
fidèle interprète des sentimens unanimes de ces messieurs; échauffé,
comme il l'était, par les fumées du vin de Hongrie, il écrivit à la
princesse de Lichtenstein une lettre, comme, dans le carnaval même, on
n'oserait l'écrire à la dernière des filles publiques. Comment dire ce
que ressentit madame de Lichtenstein en lisant cet écrit, assemblage
incompréhensible de tout ce que la langue des corps-de-garde peut
fournir d'expressions ordurières? Il lui fallut le témoignage d'un tiers
pour croire que la signature, _M....., chirurgien-major de la garde
impériale française_, n'avait pas été contrefaite par quelque misérable
ivrogne. Dans sa profonde indignation, la princesse court chez le
général Andréossy, gouverneur de Vienne pour Sa Majesté; elle lui montre
cette lettre, et demande vengeance. Le général, encore plus irrité
qu'elle, monte en voiture, et se rend à Schœnbrunn, où il arrive au
moment de la parade. Il remet à l'empereur la fatale épître; l'empereur
lit; il recule trois pas, ses joues se rougissent de colère, sa
physionomie se renverse, et c'est d'une voix effrayante qu'il dit au
grand-maréchal de faire approcher M. M..... Tout le monde tremblait.
«Est-ce vous qui avez écrit cette horreur?--Sire...--Répondez, je vous
l'ordonne. Est-ce vous?--Oui, Sire, dans un moment d'oubli, après un
souper...--Misérable! cria sa majesté de manière à terrifier tous ceux
qui l'entendaient, vous mériteriez d'être fusillé sur la place! Insulter
une femme aussi lâchement! et une vieille femme, encore...! N'avez-vous
plus de mère?... Je respecte et j'honore toute vieille femme, parce
qu'elle me rappelle ma mère.--Sire, je suis coupable..., je l'avoue,
mais mon repentir est grand. Daignez penser à mes services; j'ai fait
dix-huit campagnes..., je suis père de famille.» Ce dernier mot augmenta
la colère de sa majesté: «Qu'on l'arrête; qu'on lui arrache sa
décoration: il est indigne de la porter... Qu'il soit jugé dans les
vingt-quatre heures...» Puis, se tournant vers les généraux demeurés
immobiles de stupeur: «Voyez, Messieurs, lisez! Voyez comme ce polisson
traite une princesse, au moment même où son époux négocie de la paix
avec moi.»

La parade alla vite ce jour-là; aussitôt qu'elle fut finie, le général
Dorsenne et M. Larrey courent chez madame de Lichtenstein; ils lui
racontent la scène qui vient de se passer, lui font les plus touchantes
excuses au nom de toute la garde impériale; ils la conjurent
d'intercéder pour un malheureux, bien coupable sans doute, mais qui
n'avait pas sa raison quand il écrivit; «Il se repent, madame, dit le
bon M. Larrey; il pleure sa faute, il attend son châtiment avec courage
et comme une juste réparation de son outrage envers vous... Mais c'est
un des meilleurs officiers de l'armée: il est chéri, estimé; il a sauvé
la vie à des milliers d'individus, et ses talens distingués sont la
seule fortune de sa famille... Que deviendra-t-elle, si on le fait
mourir?--Mourir! s'écria la princesse, mourir! Bon Dieu! les choses
iraient-elles jusque là?» Alors le général Dorsenne lui peignit le
ressentiment de l'empereur, comme plus vif mille fois que le sien, et la
princesse, vivement émue, écrivit aussitôt à l'empereur une lettre par
laquelle se disant satisfaite et reconnaissante de la réparation qu'elle
avait obtenue, elle le suppliait de vouloir bien pardonner à M. M.....
Sa Majesté lut cette lettre et n'y répondit pas. Nouvelle visite à la
princesse qui, cette fois, conçut les plus vives alarmes, et dit qu'elle
était vraiment désolée d'avoir montré la lettre de M. M..... au général.
Décidée à tout faire pour obtenir la grâce du chirurgien, elle adressa
un placet à l'empereur; il se terminait par cette phrase d'une angélique
bonté: «Sire, je vais m'agenouiller dans mon oratoire, et ne me
releverai que lorsque j'aurai obtenu du ciel la clémence de Votre
Majesté.» L'empereur ne pouvait plus refuser; il fit grâce. M. M..... en
fut quitte pour un mois d'arrêts forcés. M. Larrey fut chargé par Sa
Majesté de le tancer vigoureusement, afin qu'il ménageât davantage à
l'avenir l'honneur du corps respectable dont il faisait partie. Les
remontrances de cet excellent homme furent toutes paternelles, et
doublèrent aux yeux de M. M..... le prix du service qu'il lui avait
rendu.

M. le baron Larrey faisait le bien avec désintéressement; on le savait,
et souvent on en abusait. Le général d'A....., fils d'un riche sénateur,
avait eu, à Wagram, l'épaule fracassée par un boulet. Il fallut faire
l'amputation. Cette effrayante opération demandait une main exercée: M.
Larrey seul pouvait s'en charger; il le fit, et le fit avec succès; mais
le blessé, d'une complexion délicate, et extrêmement affaibli, demandait
les plus grands soins et l'attention la plus soutenue. M. Larrey le
quitta peu; il mit près de lui deux élèves, qui veillaient
alternativement, et l'aidaient dans les pansemens. Le traitement fut
long et pénible; mais une guérison complète en résulta. En pleine
convalescence, le général prit congé de l'empereur pour retourner en
France. Un majorat et des décorations acquittèrent envers lui la dette
du prince et de l'État. La manière dont il acquitta la sienne envers
l'homme qui lui avait sauvé la vie est curieuse à connaître.

Au moment de monter en voiture, il remet à un général de ses amis une
lettre et une petite boîte, en lui disant: «Je ne puis quitter Vienne
sans remercier M. Larrey; faites-moi le plaisir de lui envoyer de ma
part cette marque de ma reconnaissance. Ce bon Larrey! je n'oublierai
jamais les services qu'il m'a rendus.» Le lendemain, l'ami s'acquitta de
la commission. Un gendarme est chargé de l'épître et du cadeau. Il
arrive à Schœnbrunn pendant la parade; il cherche et demande dans les
rangs M. Larrey. «C'est une lettre et une boîte que je lui apporte de la
part du général d'A...» M. Larrey mit le tout dans sa poche; mais, après
la parade, il en prit connaissance, et, remettant le paquet à M. Cadet
de Gassicourt, il lui dit: «Voyez, et dites-moi ce que vous en pensez?»
La lettre était fort jolie: quant à la boîte, elle renfermait un diamant
qui pouvait valoir 60 francs.

Cette mesquine récompense en rappelle une glorieuse et digne que M.
Larrey avait reçue de l'empereur pendant la campagne d'Égypte.

À la bataille d'Aboukir, le général Fugières fut opéré sous le canon de
l'ennemi d'une blessure dangereuse à l'épaule par M. Larrey, et, se
croyant au moment de mourir, offrit son épée au général Bonaparte, en
lui disant: «Général, un jour peut-être vous envierez mon sort.» Le
général en chef fit présent de cette épée à M. Larrey, après y avoir
fait graver le nom de M. Larrey et celui de la bataille. Cependant le
général Fugières ne mourut point. Il fut sauvé par l'habile opération
qu'il avait subie; et pendant dix-sept ans il a commandé les invalides à
Avignon.



CHAPITRE XIV.

     Quelques réflexions sur les manières des officiers à l'armée.--Le
     ton militaire.--Le prince de Neufchâtel, les généraux Bertrand,
     Bacler d'Albe, etc.--Le prince Eugène, les maréchaux Oudinot,
     Davoust, Bessières, les généraux Rapp, Lebrun, Lauriston,
     etc.--Affabilité et dignité.--Fatuité des _geais de l'armée_.--La
     giberne de boudoir.--Les officiers de faveur.--Officiers de la
     ligne.--Bravoure et modestie.--Le vrai courage ennemi du
     duel.--Désintéressement.--Attachement des officiers pour leurs
     soldats.--Déjeuner des grenadiers de la garde la veille de la
     bataille de Wagram.--Les ordres de l'empereur
     méprisés.--Indignation de l'empereur.--Les coupables fusillés.--Le
     chien du régiment.--Mort du général Oudet à Wagram.--Confidence
     faite à Constant par un officier de ses amis.--Les
     _philadelphes_.--Conspiration républicaine contre Napoléon.--Oudet
     chef de la conspiration.--Intrépidité de ce général.--Mort
     mystérieuse.--Suicides.--Déjeuner militaire le lendemain de la
     bataille de Wagram.--Vol audacieux.--Courage héroïque d'un
     chirurgien saxon.


CE n'est point en présence de l'ennemi qu'il est possible de saisir
quelques différences dans les manières et le ton des militaires. Les
exigences du service absorbent toutes les idées et tout le temps des
officiers, quel que soit leur grade; et l'uniformité de leurs
occupations produit aussi une sorte d'uniformité dans les habitudes et
le caractère. Mais hors du champ de bataille reparaissent les
différences naturelles et celles de l'éducation. J'en ai fait cent fois
l'expérience, lorsque venaient les trèves et les traités de paix qui
couronnèrent les plus glorieuses campagnes de l'empereur, et j'eus
occasion de renouveler mes observations sur ce point pendant le long
séjour que nous fîmes à Schœnbrunn avec l'armée.

_Le ton militaire_ est à l'armée une des choses les plus difficiles à
définir. Ce ton diffère selon les grades, le temps du service et le
genre du service. Il n'y a de vraiment militaires que ceux qui font
partie de la ligne ou qui la commandent. Dans l'opinion du soldat, le
prince de Neufchâtel et son brillant état-major, le grand-maréchal, les
généraux Bertrand, Bacler d'Albe, etc., n'étaient que des hommes de
cabinet qui pouvaient bien servir à quelque chose par leurs
connaissances, mais auxquels la bravoure n'était pas indispensable.

Les premiers généraux, tels que le prince Eugène, les maréchaux Oudinot,
Davoust, Bessières, les aides-de-camp de S. M., Rapp, Lebrun,
Lauriston, Mouton, etc., étaient d'une urbanité parfaite; tout le monde
était reçu par eux avec affabilité; leur dignité n'était jamais de la
morgue, ni leur aisance une excessive familiarité; leurs manières
étaient toujours empreintes d'une sévérité toute guerrière. Telle
n'était pas l'idée qu'on avait à l'armée de quelques-uns de MM. les
officiers d'ordonnance et de l'état-major (aides-de-camp). Tout en leur
accordant la considération que méritaient leur éducation et leur
courage, on les appelait les _geais de l'armée_, obtenant des faveurs
mieux méritées par d'autres, gagnant des cordons et des majorats pour
avoir porté quelques lettres dans les camps sans avoir vu l'ennemi,
insultant par leur luxe à la modeste tenue des plus braves officiers;
s'occupant sans cesse de leur toilette, et plus fats au milieu des
bataillons que dans les boudoirs de leurs maîtresses. Il y avait un de
ces messieurs dont la giberne en vermeil était un petit nécessaire
complet, et contenait, au lieu de cartouches, des flacons d'odeur, des
brosses, un miroir, un gratte-langue, un peigne d'écaille, et... je ne
sais même pas s'il y manquait le pot de rouge. Ce n'était pas qu'ils ne
fussent pas braves; ils se seraient fait tuer pour un regard; mais ils
se trouvaient très-rarement exposés. Les étrangers auraient raison
d'établir en principe que _le militaire français_ est léger,
présomptueux, impertinent et sans morale, s'ils le jugeaient d'après
ces officiers de faveur qui, au lieu d'études et de service, n'avaient
quelquefois d'autre titre à leurs grades que le mérite d'avoir émigré.

Les officiers de la ligne, qui avaient fait plusieurs campagnes, et
avaient gagné leurs épaulettes sur les champs de bataille, avaient un
ton bien différent à l'armée: graves, polis et obligeans, il y avait
entre eux une espèce de fraternité. Ayant vu de près la peine et la
misère, on les trouvait toujours prêts à secourir les autres; leur
conversation n'était pas distinguée par une instruction brillante, mais
elle était souvent pleine d'intérêt. Généralement, la jactance les
quittait avec leur première jeunesse, et les plus braves étaient
toujours les plus modestes. Le faux point d'honneur n'avait pas
grand'prise sur eux; car ils savaient ce qu'ils valaient, et toute
crainte d'être soupçonné de lâcheté était au dessous d'eux. Pour eux,
qui joignaient quelquefois à la plus grande bienveillance une vivacité
non moins grande, un démenti, une injure même, dite par un frère
d'armes, ne devait pas absolument être lavée dans le sang; et les
exemples de cette modération, que le vrai courage seul est en droit de
montrer, n'étaient pas rares à l'armée. Ceux qui tenaient le moins à
l'argent et les plus généreux étaient les plus exposés, les artilleurs,
les hussards. J'ai vu à Wagram un lieutenant payer un louis une
bouteille d'eau-de-vie, et la distribuer sur-le-champ aux soldats de sa
compagnie. Ces braves officiers s'attachaient quelquefois à leurs
régimens, surtout quand ils s'étaient distingués, au point de refuser
des grades supérieurs plutôt que de se séparer de leurs enfans, comme
ils les appelaient. C'est là qu'il faut prendre le modèle des militaires
français: c'est cette bonté mêlée de fermeté guerrière, cet attachement
des chefs pour leurs soldats, attachement que ceux-ci savent si bien
apprécier, c'est cet honneur inébranlable qui doit distinguer nos
soldats, et non, comme le pensent les étrangers, la présomption, la
forfanterie, le libertinage, qui ne sont jamais que le partage de
quelques _parasites de la gloire_.

Au camp de Lobau, la veille de la bataille de Wagram, l'empereur se
promenait autour de sa tente. Il s'arrêta un instant à regarder les
grenadiers de sa garde qui déjeunaient. «Eh bien! mes enfans, comment
trouvez-vous le vin?--Il ne nous grisera pas, Sire; voilà notre cave,
dit un soldat en montrant le Danube.» L'empereur, qui avait ordonné
qu'on distribuât une bonne bouteille de vin à chaque soldat, fut surpris
de voir qu'on les mettait au régime la veille d'une bataille. Il en
demande la raison au prince de Neufchâtel; on s'informe, et on apprend
que deux garde-magasins et un employé aux vivres ont vendu à leur profit
quarante mille bouteilles destinées à la distribution, et qu'ils
comptaient remplacer par du vin inférieur. Ce vin avait été saisi par la
garde impériale dans une riche abbaye. On l'évaluait à trente mille
florins. Les coupables furent arrêtés, jugés et condamnés à mort.

Il y avait au camp de Lobau un chien que toute l'armée, je crois,
connaissait sous le nom de _corps-de-garde_. Il était vieux, sale et
laid, mais ses qualités morales faisaient bien vite oublier ce que son
extérieur avait de défectueux. On l'appelait aussi quelquefois le plus
brave chien de l'empire. Il avait reçu un coup de baïonnette à Marengo;
il avait eu une patte cassée d'un coup de feu à Austerlitz. Il était
alors attaché à un régiment de dragons, car il n'avait point de maître.
Il s'attachait à un corps, auquel il restait fidèle tant qu'on le
nourrissait bien et qu'on ne le battait pas. Un coup de pied ou un coup
de plat de sabre le faisait déserter le régiment et passer dans un
autre. Il était d'une rare intelligence. Quelle que fût la position du
corps dans lequel il servait, il ne l'abandonnait pas; il ne le
confondait pas avec les autres. Au plus fort de la mêlée, il était
toujours auprès du drapeau qu'il avait choisi. Si, dans un camp, il
rencontrait un soldat d'un régiment qu'il avait abandonné, on le voyait,
l'oreille basse, la queue entre les jambes, s'esquiver au plus vite, et
retourner auprès de ses nouveaux frères d'armes. Quand son régiment
marchait, il courait en éclaireur tout autour, et avertissait, par ses
aboiemens, de tout ce qu'il trouvait d'extraordinaire. Il a sauvé plus
d'une fois ses camarades d'une embuscade.

Parmi les officiers qui périrent à la bataille de Wagram, ou plutôt dans
un engagement particulier qui eut lieu quand la bataille était déjà
terminée, un de ceux qui furent le plus regrettés par les soldats, fut
le général Oudet. C'était un des plus intrépides généraux de l'armée;
mais ce qui fait surtout que son nom revient à ma mémoire plus que tout
autre de ceux que perdit l'armée dans cette mémorable journée, c'est une
note que j'ai conservée d'une conversation que j'eus plusieurs années
après cette bataille avec un excellent officier, avec lequel j'étais lié
de la plus sincère amitié.

Dans un entretien que j'eus avec le lieutenant-colonel B... en 1812, il
me dit: «Il faut que je vous conte, mon cher Constant, la bizarre
aventure qui m'arriva à Wagram. Je ne vous l'ai pas racontée dans le
temps, parce que j'avais promis de me taire; mais maintenant que
personne ne peut plus être compromis par mon indiscrétion, et que ceux
mêmes qui alors auraient le plus redouté que leurs idées singulières
(car je n'ai jamais appelé cela autrement) fussent révélées, seraient
les premiers à en rire, je peux bien vous apprendre la mystérieuse
découverte que je fis à cette époque.

»Vous savez que j'étais très-lié avec ce pauvre F... que nous avons tant
regretté. C'était un de nos jeunes officiers les plus gais et les plus
aimables, et ses bonnes qualités le faisaient chérir surtout de ceux qui
avaient, comme lui, une disposition constante à la franchise et à la
bonne humeur. Tout à coup je vis changer ses manières ainsi que celles
de quelques-uns de ses camarades habituels; Ils paraissaient sombres, ne
se rassemblaient plus pour faire joyeuse humeur, mais se parlaient au
contraire tout bas et avec mystère. Plusieurs fois ce changement subit
m'avait frappé; je les avais, par hasard, rencontrés souvent dans des
lieux écartés, et au lieu de me recevoir cordialement, comme ils m'y
avaient accoutumé, ils semblaient vouloir m'éviter. Enfin, fatigué de ce
mystère que je ne pouvais m'expliquer, je pris un jour à part F..., et
lui demandai ce que signifiait cette étrange conduite.--Vous m'avez
prévenu, me dit-il, mon cher; j'allais vous faire une confidence
importante; je ne veux pas que vous m'accusiez de méfiance à votre
égard; mais jurez-moi, avant que je me confie en vous, que vous ne direz
à âme qui vive un mot de ce que je vais vous dire.» Quand j'eus fait ce
serment, qu'il me demanda du ton le plus grave et le plus surprenant
pour moi, F.... ajouta: «Si je ne vous ai pas parlé des _philadelphes_,
c'est que je savais que des raisons que je respecte vous empêcheraient
d'en faire jamais partie; mais puisque vous me demandez ce secret, il y
aurait manque de confiance en vous, et peut-être même imprudence, à ne
pas vous le dévoiler. Quelques patriotes se sont réunis sous le titre de
_philadelphes_ pour sauver la patrie des dangers auxquels elle est
exposée. L'empereur Napoléon a terni la gloire de Bonaparte, premier
consul; il avait sauvé notre liberté, et il nous l'a ravie par le
rétablissement de la noblesse et par le concordat. La société des
philadelphes n'a pas encore de moyens bien arrêtés pour empêcher le mal
que l'ambition voudrait continuer de faire à la France; c'est lorsque la
paix nous sera rendue que nous verrons s'il est désormais impossible de
ramener Bonaparte à des institutions républicaines; mais en attendant,
nous sommes accablés de douleur et de désespoir. Le brave chef des
philadelphes, le vertueux Oudet, a été assassiné! Qui sera digne de le
remplacer! Pauvre Oudet! Jamais on ne fut plus audacieux, plus éloquent
que lui! À une noble fierté de caractère, à une fermeté inébranlable, il
joignait un cœur excellent. Sa première affaire montra toute l'énergie
de son âme. Renversé à San-Bartholomeo par un coup de feu, ses camarades
voulaient l'enlever. «Non, non, leur cria-t-il; ne vous occupez pas de
moi; aux Espagnols! aux Espagnols!--Vous laisserons-nous aux ennemis?
lui dit un de ceux qui s'étaient avancés vers lui.--Eh bien!
repoussez-les si vous ne voulez pas que je leur reste.» Au commencement
de la campagne de Wagram, il était colonel du neuvième régiment de
ligne; il fut fait général de brigade la veille de la bataille. Son
corps faisait partie de l'aile gauche, commandée par Masséna. Ce fut de
ce côté que notre ligne fut un moment rompue. Oudet fit des efforts
incroyables pour la réformer. Frappé de trois coups de lance, perdant
beaucoup de sang, entraîné par ceux des nôtres qui étaient forcés de
reculer, il se fit attacher sur son cheval, pour ne point quitter le
combat.

»Après la bataille, il reçut l'ordre de se porter en avant, de se placer
avec son régiment dans un poste avantageux pour observer, et de revenir
aussitôt au quartier-général avec un certain nombre de ses officiers
pour prendre de nouveaux ordres. Il exécute ce mouvement, et revient
pendant la nuit. Tout à coup une décharge de mousqueterie se fait
entendre; il tombe dans une embuscade; il combat dans l'obscurité avec
fureur, sans connaître ni le nombre ni l'espèce de ses adversaires. Au
point du jour, on le trouve étendu, criblé de blessures, au milieu de
vingt officiers massacrés autour de lui. Il respirait encore... Il vécut
trois jours, et les seuls mots qu'il put prononcer étaient pour plaindre
le sort de sa patrie. Quand on enleva son corps de l'hôpital pour lui
rendre les derniers devoirs, plusieurs blessés déchirèrent de désespoir
l'appareil de leurs blessures; un sergent-major se précipita sur son
sabre près de sa fosse, et un lieutenant s'y brûla la cervelle. «Voilà,
ajouta F...., ce qui nous plonge dans la plus vive affliction.»
J'essayai de lui prouver qu'il se trompait, et de lui démontrer que les
projets des philadelphes étaient folies; mais je n'y réussis
qu'incomplètement; et, tout en écoutant mes conseils, il me recommanda
vivement le secret.»

Le lendemain, je crois, de la bataille de Wagram, un assez grand nombre
d'officiers se mirent à déjeuner auprès de la tente de l'empereur. Les
généraux étaient assis sur l'herbe, et les officiers étaient debout
autour d'eux. On parla beaucoup de la bataille, et on cita différens
traits fort remarquables, et qui me restèrent gravés dans la mémoire. Un
officier d'ordonnance de Sa Majesté dit: «J'ai pensé perdre mon plus
beau cheval. Comme je l'avais monté dans la journée du 5, et que je
voulais qu'il se reposât, je le donnai à mon domestique pour le tenir en
bride; il le quitta un moment pour rebrider le sien: le cheval fut à
l'instant volé, entre lui et moi, par un dragon, qui, sans tarder, alla
le vendre à un capitaine démonté, en lui disant que c'était un cheval de
prise. Je le reconnus dans les rangs, je le réclamai, prouvant par mon
porte-manteau et mes effets qui étaient dessus, que ce n'était pas un
cheval pris aux Autrichiens. Je remboursai au capitaine cinq louis
donnés au dragon pour ce cheval, qui m'en avait coûté soixante.»

* * *

Le plus beau trait peut-être de la journée fut celui-ci: M. Salsdorf,
chirurgien saxon du régiment du prince Christian, eut, dans le
commencement de l'affaire, la jambe fracassée par un obus. Étendu par
terre, il voit à quinze pas de lui M. Amédée de Kerbourg, aide-de-camp,
qui, froissé par un boulet, tombe et vomit le sang. Il voit que cet
officier va périr d'apoplexie s'il n'est secouru; il recueille toutes
ses forces, se traîne sur la poussière en rampant jusqu'à lui, le
saigne et lui sauve la vie.

M. de Kerbourg ne put embrasser son libérateur. M. Salsdorf, transporté
à Vienne, ne survécut que quatre jours à l'amputation.



CHAPITRE XV.

     Bienfaits de l'empereur durant son séjour à
     Schœnbrunn.--Anecdote.--La jeune musulmane enlevée par des
     corsaires.--Une autre Héloïse.--Second
     enlèvement.--Détresse.--Voyage à pied de Constantinople à
     Vienne.--Nouvelle désespérante.--Mariage de la jeune musulmane avec
     un officier français.--Voyage de madame Dartois à
     Constantinople.--Terreur et fuite.--Madame Dartois veuve pour la
     seconde fois.--Démarches auprès de l'empereur.--M. Jaubert, M. le
     duc de Bassano et M. le général Lebrun--Générosité et
     reconnaissance.--Le 15 août à Vienne.--Singulière
     illumination.--Affreux accident.--Le commissaire général de la
     police de Vienne.--Anecdote.--Méprise singulière d'un
     officier.--Passion du jeu et trahison.--L'espion surpris et
     fusillé.--Courage d'un conscrit et gaîté de l'empereur.--Second
     attentat contre les jours de l'empereur.--La maîtresse de lord
     Paget.--Avances faites à la comtesse au nom de
     l'empereur.--Hésitation.--Résolution hardie.--L'homme de la
     police.--La mêche éventée.--Sécurité de l'empereur.--Courage de
     l'empereur à Essling.--Sollicitude de l'empereur pour les
     soldats.--Schœnbrunn rendez-vous des savans.--M. Maëlzel,
     mécanicien.--L'empereur jouant aux échecs avec un
     automate.--L'empereur trichant et battu.--Belle action du prince
     de Neufchâtel.--Reconnaissance de deux jeunes filles.


À Schœnbrunn comme ailleurs, Sa Majesté signala sa présence par ses
bienfaits. Ma mémoire est demeurée frappée d'un trait qui occupa
long-temps les conversations à cette époque. La singularité des détails
mérite que je le rapporte.

Une petite fille de neuf ans, appartenant à une famille de
Constantinople très-riche et très-considérée, fut enlevée par des
pirates, un jour qu'avec une servante elle se promenait hors de la
ville. Les pirates transportèrent leurs deux captives en Anatolie, et
les vendirent. La petite fille, qui promettait d'être charmante un jour,
échut en partage à un riche marchand de Brousse, l'homme le plus sévère,
le plus dur et le plus intraitable de la ville. Les grâces naïves de
l'enfant touchèrent pourtant son humeur farouche; il eut pour elle les
plus grands égards, la distingua de ses autres esclaves, et ne l'occupa
qu'à des travaux faciles, tels que d'avoir soin de ses fleurs, etc. Un
Européen, qui logeait chez ce marchand, lui offrit de se charger de
l'éducation de la petite, et cet homme y consentit d'autant mieux
qu'elle lui avait gagné le cœur et qu'il avait envie d'en faire sa
femme, quand elle aurait l'âge d'être mariée. Mais l'Européen avait
conçu le même projet, et, comme il était jeune, d'une figure agréable,
plein d'intelligence et fort riche, il parvint facilement à s'attacher
la jeune esclave, qui s'échappa un beau jour de la maison de son maître,
et, nouvelle Héloïse, suivit son Abeilard à Kutahié, où ils demeurèrent
cachés pendant six mois.

Elle avait alors dix ans; son précepteur, qui l'aimait tous les jours
davantage, la conduisit à Constantinople, et la confia aux soins d'un
évêque grec, auquel il recommanda d'en faire une bonne chrétienne. De là
il partit pour aller à Vienne chercher le consentement de sa famille, et
la permission de son gouvernement pour épouser son élève.

Deux ans s'écoulèrent ainsi: la pauvre fille ne recevait point de
nouvelles de son futur époux; l'évêque était mort, et ses héritiers
avaient abandonné Marie (c'était le nom de baptême de la musulmane
convertie), et Marie, sans secours, sans protecteur, courait à chaque
instant le risque d'être découverte par quelque parent, quelque ami de
sa famille, et l'on sait que les Turcs ne pardonnent pas le changement
de religion. Tourmentée de mille inquiétudes, lasse de la retraite et
de l'obscurité profonde où elle vivait ensevelie, elle prit la
résolution hardie d'aller rejoindre son bienfaiteur. Les dangers de la
route ne l'arrêtèrent point. Elle partit de Constantinople seule, à
pied; et, arrivée dans la capitale de l'Autriche, elle apprit que son
époux était mort depuis plus d'un an.

On comprend facilement dans quel désespoir une nouvelle aussi triste dut
plonger cette pauvre enfant. Que faire? que devenir? Retourner dans sa
famille: c'est ce qu'elle voulut faire. Elle se rendit à Trieste, et
trouva cette ville dans un affreux désordre. Elle venait de recevoir
garnison française, mais les troubles inséparables de la guerre
n'étaient point encore apaisés. La jeune Marie entra dans un couvent
grec, en attendant le moment favorable pour gagner Constantinople. Ce
fut là qu'un sous-lieutenant d'infanterie, nommé Dartois, la vit, en
devint éperduement amoureux, s'en fit aimer, et l'épousa au bout d'un
an.

Le bonheur dont jouissait madame Dartois ne put la faire renoncer à son
projet d'aller voir sa famille. Devenue française, elle pensait que ce
titre l'aiderait à rentrer en grâce auprès de ses parens. Le régiment de
son mari reçut l'ordre de quitter Trieste, ce fut une occasion pour
madame Dartois de renouveler ses instances auprès de lui, afin
d'obtenir la permission d'aller à Constantinople. Il y consentit, non
sans lui faire envisager tout ce qu'elle avait à redouter, tous les
dangers auxquels ce voyage allait de nouveau l'exposer. Enfin elle
partit, et quelques jours après son arrivée, comme elle venait de
commencer ses démarches auprès de sa famille, elle reconnut dans la rue,
à travers son voile, le marchand de Brousse, son premier maître, qui la
cherchait par tout Constantinople, et qui avait juré de la tuer, s'il
parvenait à la découvrir.

Cette terrible rencontre l'effraya au point que pendant trois ans, elle
vécut dans une anxiété continuelle, osant à peine sortir pour ses plus
pressantes affaires, et craignant toujours de revoir le farouche
Anatolien. Elle recevait de temps en temps des lettres de son mari qui
lui faisait part de la marche des armées françaises et de son
avancement; dans les dernières, il la conjurait de revenir en France,
espérant pouvoir aller l'y rejoindre bientôt.

Privée désormais de tout espoir de réconciliation avec sa famille,
madame Dartois se détermina à faire ce que lui demandait son mari, et
quoique la guerre entre la Russie et les Turcs rendît les routes fort
peu sûres, elle partit de Constantinople au mois de juillet 1809.

Après avoir traversé la Hongrie et passé au milieu des camps
autrichiens, madame Dartois se dirigeait sur Vienne, quand elle eut la
douleur d'apprendre à Gratz que son époux avait été mortellement blessé
à la bataille de Wagram. Il était dans cette ville; on la conduisit
auprès de lui, il rendit le dernier soupir dans ses bras.

Elle pleura long-temps son époux. Bientôt il lui fallut songer à
l'avenir; le peu d'argent qui lui restait à son départ de Constantinople
avait à peine suffi pour les dépenses du voyage. M. Dartois n'avait rien
laissé en mourant; quelques personnes donnèrent à la pauvre femme le
conseil d'aller à Schœnbrunn réclamer les secours de Sa Majesté. Un
officier supérieur lui remit une lettre de recommandation pour M.
Jaubert, secrétaire interprète de l'empereur.

Madame Dartois arriva au moment où Sa Majesté se préparait à quitter
Schœnbrunn. Elle s'adressa à M. Jaubert, à M. le duc de Bassano, au
général Lebrun et à plusieurs autres personnes qui prirent à ses
malheurs l'intérêt le plus vif. L'empereur, instruit par le duc de
Bassano de la position déplorable où se trouvait cette dame, rendit
sur-le-champ un décret spécial, constituant en faveur de madame Dartois
une pension annuelle de 1600 francs, dont la première année lui fut
payée d'avance. Quand le duc de Bassano vint dire à la veuve ce que Sa
Majesté avait fait pour elle, et lui remit la première année de sa
pension, elle tomba à ses genoux et les mouilla de larmes.

La fête de l'empereur fut célébrée à Vienne avec beaucoup d'éclat. Tous
les habitans s'étaient crus obligés d'illuminer leurs fenêtres: ce qui
faisait un coup d'œil vraiment extraordinaire. Il n'y avait pas de
lampions; mais presque, toutes les croisées étant à double châssis, on
avait mis entre les deux vitrages des lampes, des bougies, etc.,
arrangées avec art: c'était d'un effet charmant. Les Autrichiens
paraissaient aussi gais que nos soldats; ils n'eussent point fêté leur
propre empereur avec autant d'empressement. Il y avait bien au fonds
quelque chose de contraint dans cette joie inaccoutumée, mais les
apparences n'en disaient rien.

La veille de la fête, pendant la parade, on entendit à Schœnbrunn une
explosion terrible; le bruit semblait venir de la ville. Quelques
instans après on vit un gendarme accourir au grand galop. «Oh! oh! dit
en riant le colonel Mechnem, il faut que le feu soit à Vienne. Un
gendarme qui galope!» Il venait annoncer un événement bien déplorable.
Une compagnie d'artilleurs préparait dans l'arsenal de la ville
plusieurs pièces d'artifice pour célébrer la fête de Sa Majesté. Un
d'eux, en foulant une bombe, mit le feu à la fusée, il eut peur, et jeta
loin de lui la pièce qui alluma les poudres que renfermait l'atelier. Il
y eut dix-huit canonniers de tués du coup et sept de blessés.

Dans le temps de la fête de Sa Majesté, comme j'entrais un matin dans
son cabinet, je trouvai avec elle M. Charles Sulmetter, commissaire
général de la police de Vienne. Je l'avais déjà vu plusieurs fois: il
avait commencé par être premier espion de l'empereur, et ce métier avait
été profitable pour lui au point de lui faire amasser quarante mille
livres de rente. Il était né à Strasbourg, avait commencé par être chef
de contrebandiers en Alsace, et la nature l'avait merveilleusement
organisé pour cet état comme pour celui qu'il exerça ensuite: il le
disait lui-même en racontant ses aventures, et prétendait que la
contrebande et la police avaient ensemble beaucoup de points de
ressemblance; que le grand art d'un contrebandier était de savoir
éviter, comme celui de l'espion de savoir chercher.

Il inspirait une si grande terreur aux Viennois, que seul il valait tout
un corps d'armée pour les maintenir. Son regard vif et pénétrant, son
air de résolution et de sévérité, la brusquerie de sa démarche et de ses
gestes, un organe terrible et son apparence de vigueur, justifiaient
pleinement sa réputation. Ses aventures fourniraient une ample matière à
quelque romancier. Dans les premières campagnes d'Allemagne, chargé d'un
message du gouvernement français pour l'un des plus importans
personnages de l'armée autrichienne, il passe chez l'ennemi, déguisé en
bijoutier allemand, muni de passe-ports en règle et fourni d'une fort
belle provision de diamans et de bijoux. Il avait été vendu: on l'arrête
et on le fouille. Sa lettre était cachée dans le double-fond d'une boîte
en or: on la trouva, et l'on eut la sottise d'en faire lecture devant
lui. Jugé et condamné à mort, il fut livré aux soldats qui devaient le
fusiller; mais il était nuit, et l'on remit son supplice au lendemain.
Il reconnaît parmi ses gardes un déserteur français; il cause avec lui,
lui promet beaucoup d'argent; il fait venir du vin, boit avec les
soldats, les enivre, et, couvert d'un de leurs habits, il s'échappe avec
le Français: mais, avant de rentrer au camp, il trouve le moyen de
prévenir la personne pour qui était la lettre saisie, et de ce qu'elle
contenait, et de ce qui lui est arrivé.

On donnait souvent à l'armée des mots d'ordre difficiles à retenir, pour
fixer davantage l'attention. Un jour, le mot était _Périclès,
Persépolis_. Un capitaine de la garde, qui connaissait mieux l'art de
commander une charge que l'histoire grecque et la géographie, entend
mal, et donne, pour mot d'ordre _perce l'église_. On rit de bon cœur de
ce quiproquo. Le vieux capitaine fut bien loin de s'en fâcher, et disait
qu'après tout il n'en avait pas été déjà si loin.

Le secrétaire du général Andréossy, gouverneur de Vienne, avait la
malheureuse passion du jeu, et trouvant qu'il ne gagnait point assez
pour fournir à ses dépenses, il se vendit à l'ennemi. Sa correspondance
fut saisie, il avoua sa trahison et fut condamné à mort. Au moment du
supplice, il fit preuve d'un étonnant sang-froid: «Approchez-vous
davantage, dit-il aux soldats qui devaient le fusiller; comme cela vous
me viserez mieux et j'aurai moins à souffrir.»

Dans une de ses excursions autour de Vienne, l'empereur rencontra un
conscrit très-jeune qui rejoignait son corps; il l'arrête, lui demande
son nom, son âge, son régiment, son pays. «Monsieur, répond le soldat
qui ne le connaissait pas, je m'appelle Martin, j'ai dix-sept ans et je
suis des Hautes-Pyrénées.--Tu es donc Français?--Oui, Monsieur.--Ah! tu
es un coquin de Français!... Qu'on désarme cet homme, et qu'on le
pende...--Oui, f..., je suis Français, répète le conscrit, et _vive
l'empereur_!» Sa Majesté rit beaucoup, le conscrit fut détrompé,
félicité, et courut rejoindre ses camarades avec la promesse d'une
récompense, promesse que l'empereur ne tarda point à exécuter.

Deux ou trois jours avant son départ de Schœnbrunn, l'empereur courut de
nouveau le risque d'être assassiné. Cette fois le coup devait être porté
par une femme.

La comtesse*** attirait à cette époque tous les regards, tant à cause
de son étonnante beauté que du scandale de ses liaisons avec lord Paget,
ambassadeur d'Angleterre. Il serait difficile de trouver des expressions
qui peignissent avec vérité tout ce qu'il y avait de grâce et de charmes
dans cette dame, pour laquelle les sociétés de Vienne ne s'ouvraient
qu'avec une sorte de répugnance, mais qui se dédommageait de leurs
mépris, en recevant chez elle ce que l'armée française avait de plus
brillant.

Un fournisseur de l'armée se mit dans la tête de procurer à l'empereur
la connaissance de cette dame, et sans que Sa Majesté en fût informée,
il fit faire à la comtesse des propositions par un de ses amis, officier
de cavalerie attaché à la police militaire de la ville de Vienne.

L'officier de cavalerie crut parler de la part de l'empereur, et ce fut
de très-bonne foi qu'il dit à la comtesse que Sa Majesté avait le plus
grand désir de la voir à Schœnbrunn. C'était un matin qu'il lui faisait
cette proposition pour le soir; ce qui parut tant soit peu brusque à la
comtesse, qui ne se décida pas d'abord, et demanda la journée pour y
réfléchir, ajoutant qu'elle voulait des preuves irrécusables pour croire
que l'empereur était vraiment pour quelque chose dans cette affaire.
L'officier protesta de sa sincérité, promit au reste de donner toutes
les preuves qu'on exigerait, et prit rendez-vous pour le soir. Ayant
rendu compte de sa négociation au fournisseur, celui-ci donna les ordres
nécessaires pour qu'une voiture fût prête pour le soir indiqué par la
comtesse, à l'officier de cavalerie. À l'heure convenue, l'officier
retourna chez la comtesse, pensant l'emmener avec lui: mais elle le pria
de revenir le lendemain, disant qu'elle n'était point décidée, et
qu'elle avait besoin de la nuit pour réfléchir encore. Sur les
observations de l'officier, elle se décida pourtant, mais toujours pour
le lendemain, et lui donna sa parole d'honneur d'être prête pour l'heure
à laquelle il viendrait la chercher.

La voiture fut donc renvoyée, et redemandée le lendemain à pareille
heure. Cette fois, l'envoyé du fournisseur trouva la comtesse très-bien
disposée. Elle le reçut avec gaîté, avec empressement même, et lui fit
voir qu'elle avait mis ordre à ses affaires comme s'il se fût agi pour
elle de quelque grand voyage: puis après l'avoir regardé quelques
instans en face, elle lui dit en le tutoyant «Tu peux revenir dans une
heure, je serai prête: j'irai _le_ voir, tu peux y compter. Hier j'avais
des affaires à terminer, mais aujourd'hui je suis libre. Si tu es bon
Autrichien, tu me le prouveras: tu sais combien il a fait de mal à notre
pays! Eh bien, ce soir, notre pays sera vengé! Viens me chercher, n'y
manque pas!»

L'officier de cavalerie, effrayé d'une semblable confidence, n'en voulut
point porter la responsabilité. Il vint tout dire au château. L'empereur
le récompensa richement, l'engagea, dans son propre intérêt, à ne plus
revoir la comtesse, et défendit expressément de donner la moindre suite
à cette affaire. Tous ces dangers n'altéraient en rien son humeur: il
avait coutume de dire: «Qu'ai-je à craindre? je ne puis pas être
assassiné: je ne mourrai que sur un champ de bataille.» Et même sur un
champ de bataille, il ne prenait aucunement garde à lui. À Essling, par
exemple, il s'exposa comme un chef de bataillon qui veut devenir
colonel: les boulets tuaient du monde à côté de lui, devant, derrière;
il ne bougeait pas. Ce fut au point qu'un général effrayé s'écria:
«Sire, si votre majesté ne se retire pas, il faudra que je la fasse
enlever par mes grenadiers.» Qu'on juge après cela si l'empereur
songeait à prendre des précautions pour lui-même? Mais les marques
d'exaspération manifestées par les habitans de Vienne le faisaient
veiller à la sûreté de ses troupes; il avait défendu expressément que
les soldats quittassent leurs cantonnemens le soir. Sa Majesté avait
peur pour eux.

Le château de Schœnbrunn était le rendez-vous de tous les savans
illustres de l'Allemagne. Il ne paraissait point un ouvrage nouveau,
point une invention curieuse qu'aussitôt l'empereur ne donnât l'ordre de
lui en présenter les auteurs. Ce fut ainsi que M. Maëlzel, le fameux
mécanicien, inventeur du métronome, fut admis à l'honneur d'offrir à sa
majesté plusieurs pièces de son invention. L'empereur admira les jambes
artificielles destinées à remplacer bien mieux et plus commodément que
des jambes de bois, celles que les boulets emportaient. Il le chargea de
construire un char pour emporter les blessés du champ de bataille. Ce
char devait être fait de telle sorte, qu'il pût, étant ployé, se charger
facilement en croupe des gens à cheval qui se trouvent à la suite de
l'armée, comme les chirurgiens, les aides, les employés, etc. M. Maëlzel
avait aussi fabriqué un automate connu dans toute l'Europe sous le nom
du _joueur d'échecs_. Il l'avait apporté à Schœnbrunn pour le faire
voir à Sa Majesté, et l'avait monté dans l'appartement du prince de
Neufchâtel. L'empereur alla chez le prince: je le suivis avec quelques
personnes. L'automate était assis devant une table sur laquelle le jeu
d'échecs était disposé. Sa Majesté prend une chaise et s'asseyant en
face de l'automate, dit en riant: «Allons! mon camarade; à nous deux.»
L'automate salue et fait signe de la main à l'empereur, comme pour lui
dire de commencer. La partie engagée, l'empereur fait deux ou trois
coups, et pose exprès une pièce à faux. L'automate salue, reprend la
pièce et la remet à sa place. Sa Majesté triche une seconde fois;
l'automate salue encore, mais il confisque la pièce. _C'est juste_, dit
Sa Majesté et pour la troisième fois, elle triche. Alors l'automate
secoue la tête, et, passant la main sur l'échiquier, il renverse tout le
jeu.

L'empereur fit de grands complimens au mécanicien. Comme il sortait de
l'appartement, accompagné du prince de Neufchâtel, nous trouvâmes dans
l'antichambre deux jeunes filles qui présentèrent au prince de la part
de la mère une corbeille de fruits magnifiques. Comme le prince les
accueillait avec un air de familiarité, l'empereur, curieux de les
connaître, s'approcha d'elles et les questionna; mais elles
n'entendaient pas le français. Quelqu'un dit alors à Sa Majesté que ces
deux jolies personnes étaient les filles d'une bonne femme à qui le
maréchal Berthier avait sauvé la vie en 1805. Il était seul, à cheval;
le froid était horrible et la terre couverte de neige; il aperçoit
couchée au pied d'un arbre une femme qui paraissait mourante. Le froid
l'avait saisie; le maréchal la prend dans ses bras, la place sur son
cheval avec son manteau sur les épaules, et la ramène ainsi chez elle où
ses filles pleuraient son absence. Il sortit sans vouloir se faire
connaître; mais elles le retrouvèrent lors de la prise de Vienne, et
toutes les semaines, les deux sœurs venaient voir leur bienfaiteur, et
lui apporter en reconnaissance des corbeilles de fleurs ou de fruits.



CHAPITRE XVI.

     Excursion à Raab.--L'_évêque_ et _Soliman_.--Méprise de M.
     Jardin.--Sensibilité de l'empereur.--Devoir pénible.--Les chouans
     de Normandie.--La femme brigand.--Scène déchirante.--Tendresse
     conjugale.--Désespoir et folie.--Rendez-vous de chasse avec
     l'archiduc Charles.--Départ de Schœnbrunn.--Arrivée à Passau.--La
     veuve d'un médecin allemand.--Terreur des habitans
     d'Augsbourg.--Bonté du général Lecourbe.--Trait d'humanité d'un
     grenadier.--Désespoir et joie maternelle.--Voyage rapide de
     l'empereur.--Arrivé à Fontainebleau.--Mauvaise humeur de
     l'empereur.--Prédilection de l'empereur pour les manufactures de
     Lyon.--Promenade forcée de Sa Majesté.--Accueil sévère fait par
     l'empereur à l'impératrice.--Larmes de Joséphine.--Réparation de
     l'empereur.


VERS la fin de septembre, l'empereur fit un voyage à Raab; il allait
monter à cheval pour retourner à la résidence de Schœnbrunn, quand il
aperçut l'évêque de Raab, à quelques pas de lui.

«N'est-ce pas l'évêque? dit-il à M. Jardin qui tenait la tête du
cheval.--Non, Sire, c'est _Soliman_.--Je te demande si ce n'est pas
l'évêque,» répéta Sa Majesté en montrant le prélat. M. Jardin, tout à
son affaire et ne pensant qu'au cheval de l'empereur, qui portait le nom
de _l'Évêque_, répondit: «Sire, je vous assure que vous l'avez monté à
l'avant-dernier relais.» L'empereur s'aperçut de la méprise et rit aux
éclats.

Je fus témoin, à Wagram, d'un trait qui atteste toute la bonté et la
sensibilité de l'empereur, dont je crois avoir déjà donné plusieurs
preuves, car si dans le récit que je vais faire, il fut forcé de se
refuser à un acte de clémence, son refus même fera admirer la générosité
et la force de son âme.

Une dame fort riche, qui habitait près de Caen, madame de Combray,
livrait son château à une bande de royalistes qui croyaient servir
dignement leur cause en dévalisant les diligences sur les grandes
routes. Elle s'était faite trésorière de cette bande de partisans, et
faisait passer les fonds à un prétendu trésorier de Louis XVIII. Sa
fille, madame Aquet, faisait partie de la troupe et, habillée en homme,
elle s'était distinguée par son audace. Mais leurs exploits ne furent
pas de longue durée; poursuivis et atteints par des forces supérieures,
on leur fit leur procès; madame Aquet fut condamnée à mort, avec ses
complices. Elle prétexta une grossesse et obtint un sursis, pendant
lequel elle mit en œuvre, mais inutilement, tous les moyens qui étaient
en son pouvoir pour obtenir sa grâce. Enfin, au bout de huit mois de
vaines sollicitations, elle se décida à envoyer ses enfans en Allemagne
pour demander sa grâce à l'empereur. Son médecin, sa sœur et ses deux
filles arrivèrent à Schœnbrunn le jour où l'empereur était allé visiter
le champ de Wagram. Ils attendirent toute la journée, sur le perron du
palais, le retour de l'empereur. Les deux jeunes personnes, âgées, l'une
de dix ans, l'autre de douze, inspiraient beaucoup d'intérêt; mais le
crime de leur mère était affreux; car si, en politique, des opinions
quelles qu'elles soient ne sont jamais coupables, on n'en doit pas moins
être puni sous tous les gouvernemens possibles, lorsque, par opinion, on
se fait voleur et assassin. Les enfans vêtus de deuil se jettent aux
pieds de l'empereur en criant: «Grâce, grâce, rendez-nous notre mère!»
L'empereur les relève avec bonté, prend des mains de la tante la
pétition, la lit tout entière avec attention, interroge le médecin avec
intérêt... regarde les enfans... il hésite... mais au moment où je
croyais, comme tous ceux qui étaient présens à cette scène touchante,
qu'il allait prononcer la grâce, il s'éloigna à grands pas en disant:
«Je ne le peux pas!...» J'avais vu les combats intérieurs qu'il avait
éprouvés; il avait changé plusieurs fois de couleur, des larmes
roulaient dans ses yeux, sa voix était altérée; son refus me parut un
acte de courage.

À côté du souvenir de ces violences criminelles, et d'autant plus
condamnables peut-être qu'elles venaient d'une femme qui, pour s'y
livrer, avait dû commencer par fouler aux pieds la douceur et les vertus
modestes de son sexe, je retrouve dans mes notes un trait de fidélité et
de tendresse conjugale qui auraient mérité une meilleure destinée. La
femme d'un colonel d'infanterie ne voulut jamais quitter son mari.
Pendant la marche de l'armée, elle suivait le régiment dans une calèche;
les jours de combat elle montait à cheval, et se tenait le plus près
possible de la ligne. À Friedland, elle vit le colonel tomber percé
d'une balle; elle y courut avec son domestique, l'enleva elle-même des
rangs et l'emporta à l'ambulance; mais il était trop tard, il était
mort. Sa douleur fut silencieuse, on ne la vit pas verser une larme.
Elle offrit sa bourse à un chirurgien et le supplia d'embaumer le corps
de son mari. L'opération se fit aussi bien que possible. Le cadavre,
enveloppé de linges, fut placé dans un coffre à charnières et mis dans
la calèche. La veuve au désespoir s'asseoit auprès et reprend le chemin
de la France; mais sa douleur concentrée égare bientôt sa raison. Dans
chaque station qu'elle fait, elle s'enferme avec son précieux dépôt,
tire le corps de son coffre, le place sur un lit, lui découvre la face,
lui prodigue les plus tendres caresses, lui parle comme s'il était
vivant et s'endort auprès de lui. Le matin, elle replace son mari dans
le coffre, et reprenant son morne silence, continue sa route. Pendant
plusieurs jours, son secret resta inconnu; mais quelques jours seulement
avant d'arriver à Paris, il fut dévoilé. L'embaumement du corps n'était
pas fait de manière à le garantir long-temps de la putréfaction. Elle
arriva au point que dans une auberge, l'odeur effroyable qu'exhalait le
coffre éveilla quelques soupçons; on pénétra le soir dans la chambre de
cette épouse infortunée, et on la trouva tenant dans ses bras le corps
horriblement défiguré de son mari... «Silence! cria-t-elle à
l'aubergiste épouvanté, mon mari dort... Pourquoi venez-vous troubler
son sommeil de gloire?...» On eut beaucoup de peine à retirer des mains
de cette insensée le cadavre qu'elle gardait, et à la conduire à Paris
où peu de temps après, elle mourut, sans avoir recouvré un moment la
raison.

On s'étonnait beaucoup au château de Schœnbrunn de n'y avoir point
encore vu l'archiduc Charles que l'on savait être très-estimé de
l'empereur, qui n'en parlait jamais qu'en témoignant la plus haute
considération pour lui. J'ignore entièrement quels motifs empêchèrent ce
prince de venir à Schœnbrunn, ou l'empereur de l'y recevoir; toujours
est-il que, deux ou trois jours avant le départ pour Munich, Sa Majesté
sortit un matin du château en partie de chasse avec quelques officiers
et moi, et qu'elle nous fit arrêter à un rendez-vous de chasse appelé la
Vénerie, sur la route de Vienne à Bukusdorf. En arrivant, nous trouvâmes
l'archiduc Charles, qui attendait Sa Majesté avec seulement deux
personnes de suite. Le souverain et l'archiduc restèrent long-temps
enfermés dans le pavillon, et nous ne rentrâmes que fort tard à
Schœnbrunn.

L'empereur partit de cette résidence le 16 octobre, à midi. La suite de
Sa Majesté se composait du grand-maréchal duc de Frioul, des généraux
Rapp, Mouton, Savary, Nansouty, Durosnel, Lebrun; de trois chambellans;
de M. Labbé, chef du bureau topographique; de M. de Menneval, secrétaire
de Sa Majesté, et de M. Yvan. Le duc de Bassano et le duc de Cadore,
alors ministre des relations extérieures, partirent avec nous.

Nous arrivâmes à Passau le 18 au matin. L'empereur passa toute la
journée à visiter les forts Maximilien et Napoléon, ainsi que sept ou
huit redoutes, dont les noms rappelaient les faits principaux de la
campagne. Plus de douze mille ouvriers travaillaient à ces constructions
importantes. Ce fut une fête pour tous ces braves gens que la visite de
Sa Majesté. Le soir on se remit en chemin, et deux jours après nous
étions à Munich.

À Augsbourg, en sortant du palais de l'électeur de Trèves, l'empereur
vit, agenouillée dans la rue, sur son passage, une femme que quatre
enfans entouraient; il la releva et s'informa avec bonté de ce qu'il
pouvait faire pour elle. La pauvre femme, sans répondre, remit à Sa
Majesté une pétition écrite en allemand, que le général Rapp traduisit.
Elle était la veuve d'un médecin allemand, nommé Buiting, mort depuis
peu, et que l'armée connaissait pour son zèle à secourir les blessés
français, quand par hasard il lui en tombait sous la main. L'électeur de
Trèves, et plusieurs personnes de la suite de l'empereur, appuyèrent
vivement la pétition de madame Buiting, que la mort de son mari
réduisait presque à la misère, et qui demandait à l'empereur quelques
secours pour les enfans du médecin allemand dont les soins avaient sauvé
la vie à plusieurs de ses braves soldats. Sa Majesté donna l'ordre de
compter à la pétitionnaire la première année d'une pension qu'elle
constitua sur-le-champ. Le général Rapp ayant appris à la veuve ce que
l'empereur faisait pour elle, cette bonne mère s'évanouit en poussant un
cri de joie.

Je fus témoin d'une autre scène aussi attendrissante. Lorsque l'empereur
marchait sur Vienne, les habitans d'Augsbourg, qui s'étaient portés à
quelques mauvais traitemens envers des Bavarois, tremblaient que Sa
Majesté n'exerçât sur eux de terribles représailles; la terreur fut au
comble quand on apprit qu'une partie de l'armée française allait
traverser la ville. Une jeune femme, d'une beauté remarquable, veuve
depuis quelques mois seulement, s'y était retirée avec son enfant, dans
l'espoir d'être plus tranquille à Augsbourg que partout ailleurs;
effrayée à l'approche des troupes, elle prend son enfant dans ses bras
et s'enfuit. Mais au lieu d'éviter nos soldats, elle se trompe de porte
et tombe au milieu des avant-postes français. Le général Lecourbe la
voit tremblante, éperdue, qui le conjure à genoux de lui sauver
l'honneur, fût-ce même aux dépens de sa vie, et s'évanouit. Ému
jusqu'aux larmes, le général lui prodigue ses soins, et lui fait donner
un sauf-conduit et une escorte pour l'accompagner dans une ville
voisine, où elle avait dit que plusieurs de ses parens demeuraient.
L'ordre de marcher fut donné en même temps, et dans les mouvemens qu'il
produisit, on oublia, en emmenant la mère, de prendre l'enfant, qui
resta aux avant-postes. Un brave grenadier le prit, et s'informant du
lieu où la pauvre mère avait été conduite, il se promit bien de le lui
rendre le plus tôt qu'il se pourrait, à moins qu'une balle ne l'enlevât
avant le retour de l'armée. Il fit faire une poche de cuir, dans
laquelle il portait son jeune protégé, arrangé de telle sorte que son
sac lui servait d'abri. Toutes les fois qu'il fallait combattre, le bon
grenadier faisait un trou dans la terre, y déposait le petit et venait
le reprendre après l'affaire finie. Ses camarades se moquèrent de lui le
premier jour, mais ils ne tardèrent pas à comprendre ce qu'il y avait de
beau dans sa conduite. L'enfant échappa à tous les dangers, grâce aux
soins continuels de son père adoptif, et quand on se remit en route pour
Munich, le grenadier, qui s'était singulièrement attaché à ce pauvre
petit, regrettait presque de voir approcher le moment où il faudrait le
rendre à sa mère.

On comprendra facilement ce que dut souffrir cette infortunée après
avoir perdu son enfant; elle pria, supplia les militaires qui
l'escortaient de revenir sur leurs pas; mais ils avaient un ordre, et
rien ne put les déterminer à l'enfreindre. À peine arrivée, elle
repartit pour Augsbourg, et s'informa de tous côtés; personne ne put
lui donner de renseignemens. Elle crut que son fils était mort, et le
pleura amèrement. Elle pleurait ainsi depuis près de six mois, quand
l'armée repassa par Augsbourg. Elle travaillait, enfermée dans sa
chambre; on vient lui dire qu'un soldat demande à la voir, qu'il a
quelque chose de précieux à lui remettre, mais que ne pouvant quitter
son corps, il la prie de venir le trouver sur la place. Bien éloignée de
penser à tant de bonheur, elle vient et demande le grenadier; celui-ci
quitte son rang, et sortant de son sac le petit bonhomme, il le met dans
les bras de la pauvre mère, qui ne pouvait en croire le témoignage de
ses yeux. Pensant que peut-être cette dame n'était pas riche, cet
excellent homme avait fait une collecte qui s'était élevée à vingt-cinq
louis qu'il avait mis dans une des poches de l'habit du petit.

L'empereur ne resta que fort peu de temps à Munich. Le jour de son
arrivée, un courrier fut expédié par le grand-maréchal à M. de Luçay,
pour le prévenir que Sa Majesté serait à Fontainebleau le 27 octobre,
dans la soirée probablement, et qu'il fallait que la maison de
l'empereur ainsi que celle de l'impératrice fussent à cette résidence
pour recevoir Sa Majesté. Mais au lieu d'arriver le 27 au soir,
l'empereur avait voyagé avec une telle rapidité que le 26 à dix heures
du matin, il était à la grille du palais de Fontainebleau, de sorte qu'à
l'exception du grand-maréchal, d'un courrier, et du concierge de
Fontainebleau, il ne trouva personne pour le recevoir à la descente de
voiture. Ce contre-temps fort naturel, puisqu'il était impossible de
prévoir une avance de plus d'un jour, donna beaucoup d'humeur à
l'empereur; il regarda tout autour de lui, comme s'il cherchait
quelqu'un à gronder, et voyant que le courrier se préparait à descendre
de son cheval, sur lequel il était plutôt collé que posé, il lui dit:
«Tu te reposeras demain; cours à Saint-Cloud, tu annonceras mon
arrivée;» et le pauvre courrier se remit à galoper de plus belle.

La faute de ce qui contrariait si vivement Sa Majesté ne pouvait être
attribuée par elle à personne, car, d'après l'ordre du grand-maréchal,
qui était celui de l'empereur, M. de Luçay avait commandé le service de
Leurs Majestés de manière à ce qu'il fût prêt pour le lendemain de grand
matin; c'était donc le soir tout au plus que ce service pouvait arriver.
Il fallait attendre jusque là.

En attendant, l'empereur se mit à visiter les appartemens neufs qu'il
avait fait construire dans le château. Le bâtiment de la cour du
_Cheval-Blanc_, qui servait autrefois à l'école militaire, avait été
restauré, agrandi et décoré avec une magnificence extraordinaire; on
l'avait mis tout entier en appartemens d'honneur, afin, disait Sa
Majesté, d'occuper les manufactures de Lyon, que la guerre privait de
tout débouché extérieur. Après s'être bien promené et repromené,
l'empereur s'assit en donnant des signes de la plus vive impatience; il
demandait l'heure à chaque instant, ou bien regardait sa montre: enfin
il m'ordonna de préparer ce qu'il fallait pour écrire, et se mit à une
petite table, tout seul, jurant intérieurement sans doute après ses
secrétaires qui n'arrivaient pas.

À cinq heures, il vint une voiture de Saint-Cloud; l'empereur
l'entendant rouler dans la cour, descendit précipitamment, et tandis
qu'un valet de pied ouvrait la portière et baissait le marche-pied, il
dit aux personnes qui étaient dedans: «Et l'impératrice?» On répondit
que Sa Majesté l'impératrice ne s'était fait précéder que d'un quart
d'heure tout au plus. «C'est bien heureux,» reprit l'empereur, et
tournant le dos brusquement, il remonta les escaliers et rentra dans une
petite bibliothèque où il s'était établi pour travailler.

Enfin l'impératrice arriva comme six heures allaient sonner; il était
nuit fermée. L'empereur, cette fois, ne descendit pas; mais il s'informa
de ce qu'il entendait, et sachant que c'était Sa Majesté, il continua
d'écrire sans se déranger pour l'aller recevoir; c'était la première
fois qu'il agissait ainsi. L'impératrice le trouva assis dans la
bibliothèque: «Ah! dit Sa Majesté, vous voilà, Madame; vous faites bien,
car j'allais partir pour Saint-Cloud.» Et l'empereur, dont les yeux
avaient quitté son ouvrage pour se fixer sur l'impératrice, les baissa
après avoir parlé. Cet accueil sévère fit beaucoup de peine à Joséphine;
elle voulut s'excuser, Sa Majesté lui répondit de manière à lui faire
venir les larmes aux yeux; mais aussitôt il s'en repentit, et demanda
pardon à l'impératrice en convenant de son tort.



CHAPITRE XVII.

     Opinion erronée sur le divorce.--Motifs de l'empereur.--Tendres
     ménagemens.--Sacrifice douloureux.--Courage et résignation de
     l'impératrice.--Les convives désappointés.--Gaîté de
     l'empereur.--Le roi de Saxe à Fontainebleau.--Amitié des deux
     monarques.--Promenade à pied au pont d'Iéna.--L'œil du
     maître.--Compliment du roi de Saxe à Sa Majesté.--Préoccupation de
     l'empereur.--Embarras de l'empereur et de l'impératrice.--Gêne
     mutuelle.--Tristesse du séjour à Fontainebleau.--Abattement de
     l'empereur.--Le 30 novembre.--Repas lugubre.--Scène
     terrible.--L'impératrice évanouie.--Paroles échappées à
     l'empereur.--Fêtes données par la ville de Paris.--Horrible
     situation de l'impératrice.--Enthousiasme inexprimable.--Agitation
     de l'empereur.--Tableau d'un grand couvert impérial.--Arrivée du
     prince Eugène.--Son désespoir.--Entrevue de l'empereur et du
     vice-roi.--Paroles touchantes de l'empereur.--Cérémonie du
     divorce.--Visite nocturne de Joséphine.--Départ de Joséphine pour
     la Malmaison.


CE n'est pas, comme on le dit dans quelques mémoires, à cause et à la
suite de la petite brouillerie que j'ai rapportée ci-dessus que l'idée
première du divorce vint à Sa Majesté. L'empereur croyait nécessaire au
bonheur de la France qu'il eût un héritier de son nom, et comme il était
certain que l'impératrice ne pouvait plus lui en donner, il dut songer
au divorce. Mais ce fut par les moyens les plus doux, et avec les plus
grands ménagemens, qu'il tâcha d'amener l'impératrice à ce sacrifice
douloureux; il n'eut pas recours, comme on a voulu le faire entendre,
aux emportemens, aux menaces; ce fut à la raison de son épouse qu'il en
appela, ce fut volontairement qu'elle y consentit. Je le répète, il n'y
eut point de violence de la part de l'empereur; il y eut courage,
résignation et soumission de la part de l'impératrice. Son dévouement à
l'empereur l'aurait fait souscrire à tous les sacrifices; elle eût donné
sa vie pour lui, et, quoique cette terrible séparation brisât son cœur,
elle trouvait de la consolation dans l'idée qu'elle épargnerait une
inquiétude, un tourment à l'homme qu'elle chérissait le plus au monde;
et quand elle apprit que le roi de Rome était né, elle oublia toutes ses
douleurs pour ne songer qu'au bonheur de son ami; car ils eurent
toujours l'un pour l'autre les soins, les égards de la plus parfaite
amitié.

L'empereur n'avait pris dans toute la journée du 26, qu'une tasse de
chocolat et un peu de bouillon; aussi plusieurs fois l'avais-je entendu
se plaindre de la faim quand arriva l'impératrice. La querelle finie,
les deux époux s'embrassèrent tendrement, et l'impératrice passa dans
ses appartemens pour faire sa toilette. Pendant ce temps, l'empereur
reçut MM. Decrès et de Montalivet, qu'il avait envoyé chercher le matin
par un piqueur, et sur les sept heures et demie, l'impératrice reparut,
habillée avec un goût parfait. En dépit du froid, elle s'était fait
coiffer en cheveux avec des épis d'argent et des fleurs bleues; elle
avait une polonaise en satin blanc bordée de cygne qui lui seyait à
ravir. L'empereur interrompit son travail pour la regarder: «Je ne suis
pas restée long-temps à ma toilette, n'est-ce pas?» dit-elle en
souriant. Sa Majesté, sans répondre, lui montra la pendule, puis se
leva, lui donna la main, et se disposant à passer dans la salle à
manger, il dit à MM. de Montalivet et Decrès: «Je suis à vous dans cinq
minutes.--Mais, répliqua l'impératrice, ces messieurs n'ont sans doute
pas dîné, puisqu'ils arrivent de Paris.--Ah! c'est juste;» et les
ministres entrèrent avec Leurs Majestés dans la salle à manger, où ils
ne mangèrent rien, car à peine l'empereur se fut-il assis qu'il se leva,
jeta sa serviette et rentra dans son cabinet, où ces messieurs le
suivirent nécessairement, mais à leur bien grand regret, je pense.

La journée finit mieux qu'elle n'avait commencé: il y eut le soir une
réception peu nombreuse, mais fort agréable, dans laquelle l'empereur se
montra très-gai et très-aimable; il semblait qu'il voulût effacer le
souvenir de la petite scène qu'il avait faite à l'impératrice.

Leurs Majestés restèrent à Fontainebleau jusqu'au 14 novembre. Le roi de
Saxe était arrivé la veille à Paris; l'empereur, qui avait fait à cheval
presque toute la route de Fontainebleau à Paris, se rendit en arrivant
au palais de l'Élysée. Les deux monarques paraissaient fort liés et
sortirent ensemble presque tous les jours. Un matin de très-bonne heure,
ils sortirent à pied des Tuileries, suivis chacun d'une seule personne;
j'étais avec l'empereur; ils se dirigèrent, en suivant le bord de l'eau,
du côté du pont d'Iéna, dont les travaux étaient poussés avec une grande
activité. Ils atteignaient la place de la Révolution, lorsque cinquante
à soixante personnes se réunirent dans l'intention d'accompagner les
deux souverains. Ce groupe commençait à gêner l'empereur, mais des agens
de police le dissipèrent. Arrivée au pont, Sa Majesté examina avec
attention les travaux, et trouvant à redire dans la construction, elle
fit appeler l'architecte, qui vint et trouva l'observation fondée, bien
que pour en convenir l'empereur eût besoin de parler beaucoup et de
revenir souvent sur les mêmes explications. Sa Majesté, se tournant
alors vers le roi de Saxe, lui dit: «Vous voyez, mon cousin, que l'œil
du maître est nécessaire partout.»--«Oui, répondit le roi de Saxe, et
surtout un œil aussi exercé que celui de Votre Majesté.»

Presque aussitôt après que nous fûmes à Fontainebleau, je m'aperçus que
l'empereur, lorsqu'il se trouvait avec son auguste épouse, était
contraint, préoccupé. Le même embarras se peignait dans les traits de
l'impératrice. Cet état de gêne et de mutuelle observation devint en peu
de temps assez visible pour être remarqué de tout le monde. Il en
résulta que le séjour à Fontainebleau fut extrêmement triste et
ennuyeux. À Paris, la présence du roi de Saxe fit quelque diversion;
mais l'impératrice paraissait plus inquiète que jamais. Chacun
s'épuisait en conjectures; pour moi, je ne savais trop que penser. Le
front de l'empereur était plus soucieux de jour en jour, quand arriva le
30 novembre.

Ce jour-là, le dîner fut silencieux comme jamais je ne l'avais vu.
L'impératrice avait pleuré toute la journée, et, pour cacher autant que
possible sa pâleur et la rougeur de ses yeux, elle s'était coiffée d'un
grand chapeau blanc noué sous le menton, et dont la passe couvrait son
front tout entier. L'empereur tenait presque continuellement les yeux
baissés; on voyait de temps en temps des mouvemens convulsifs agiter sa
physionomie, et s'il lui arrivait de lever les yeux, c'était pour
regarder à la dérobée l'impératrice avec un sentiment bien visible de
profonde douleur. Les officiers de service, immobiles comme des thermes,
observaient avec une inquiétude curieuse cette scène sombre et pénible;
et pendant tout le repas, qui fut servi pour la forme, car Leurs
Majestés ne touchèrent à rien, on n'entendit que le bruit uniforme des
assiettes apportées et remportées, tristement varié par la voix monotone
des officiers de bouche et par le tintement que produisait l'empereur en
frappant machinalement son couteau sur les parois de son verre. Une
seule fois Sa Majesté rompit le silence par un gros soupir suivi de ces
mots adressés à l'un des officiers: «Quel temps fait-il?» Question sans
intention et sans résultat pour l'empereur, car il n'entendit point ou
ne parut point entendre la réponse. Presque aussitôt il se leva de
table, et l'impératrice le suivit à pas lents et le mouchoir sur sa
bouche, comme pour comprimer des sanglots. On apporta le café, et, selon
l'usage, un page présenta le plateau à l'impératrice pour qu'elle
versât elle-même la liqueur; mais l'empereur le prit lui-même, versa le
café dans la tasse, fit fondre le sucre en regardant toujours
l'impératrice, qui restait debout, comme frappée de stupeur; il but, et
rendit le tout au page. Ensuite il témoigna par un signe qu'il voulait
être seul, et poussa la porte du salon derrière lui. Je restai dehors,
et m'assis à côté de la porte; bientôt il ne resta plus dans la salle à
manger qu'un de messieurs les préfets du palais, qui se promenait les
bras croisés, pressentant, ainsi que moi, quelque terrible événement. Au
bout de quelques minutes j'entends des cris, je me précipite...
L'empereur ouvre vivement la porte, regarde, et ne voit que nous deux...
L'impératrice était par terre, pleurant et criant à fendre le cœur:
«Non, vous ne le ferez pas! vous ne voudrez pas me faire mourir!»
L'huissier de la chambre avait le dos tourné; je cours à lui, il me
comprend et sort. Sa Majesté fit entrer la personne qui se trouvait avec
moi, et la porte fut refermée. J'ai su depuis que l'empereur lui avait
dit d'enlever l'impératrice avec lui, afin de la transporter dans son
appartement; elle venait, dit Sa Majesté, d'avoir une violente attaque
de nerfs, et sa position réclamait les soins les plus prompts. M. de
B..., avec l'aide de l'empereur, enleva l'impératrice dans ses bras, et
Sa Majesté, prenant elle-même un flambeau sur la cheminée, éclaira M. de
B... le long d'un couloir où prenait le petit escalier qui communiquait
de ses appartemens à ceux de l'impératrice. Cet escalier, extrêmement
étroit, ne permettait pas qu'un homme, chargé d'un tel fardeau, pût le
descendre sans courir le risque de tomber. Sa Majesté, sur l'observation
que lui en fit M. de B..., appela le gardien du porte-feuille, dont la
charge était de se tenir toujours à la porte du cabinet de l'empereur,
donnant sur cet escalier, et lui remit la bougie, dont on n'avait plus
besoin, puisqu'on venait d'allumer les lanternes. Sa Majesté fit passer
le gardien devant, qui tenait toujours le flambeau, et, prenant
elle-même les jambes de l'impératrice, elle descendit avec M. de B...
fort heureusement, et ils arrivèrent ainsi dans la chambre à coucher.
Alors l'empereur sonna, et fit venir les femmes; quand elles furent
entrées, il se retira les larmes aux yeux, et donnant tous les signes de
la plus vive émotion. Cette scène l'avait tellement affecté, qu'il lui
échappa de dire à M. de B..., d'une voix tremblante et entrecoupée,
quelques phrases qui ne fussent jamais sorties de sa bouche en toute
autre circonstance. Sans doute il fallait un trouble aussi extrême pour
que Sa Majesté apprît à M. de B... la cause du désespoir de
l'impératrice, pour qu'elle lui dît que l'intérêt de la France et de la
dynastie impériale avaient fait violence à son cœur; que le divorce
était devenu un devoir déplorable, rigoureux, mais que c'était un
devoir.

La reine Hortense et M. Corvisart ne tardèrent point à se rendre auprès
de l'impératrice, qui passa une fort mauvaise nuit. De son côté,
l'empereur ne dormit point; il se leva plusieurs fois pour aller
s'informer lui-même de l'état où se trouvait Joséphine. Pendant toute
cette nuit, Sa Majesté ne prononça point une seule parole: je ne l'avais
jamais vue dans un chagrin pareil.

Cependant le roi de Naples, le roi de Westphalie, le roi de Wurtemberg
et les reines et princesses de la famille impériale arrivaient à Paris
pour assister aux fêtes que la ville de Paris devait donner à Sa Majesté
en réjouissance des victoires et de la paix d'Allemagne, en même temps
que pour célébrer l'anniversaire du couronnement. D'un autre côté, la
session du corps législatif allait s'ouvrir. Il fallut que, dans
l'intervalle qui sépara la fièvre dont je viens de parler et le jour de
la signature de l'acte du divorce, l'impératrice fût présente à toutes
ces solennités, à toutes ces fêtes, qu'elle parût à la face d'une
immense population, tandis que la solitude seule pouvait apporter
quelque adoucissement à ses maux; il fallut qu'elle se couvrît le
visage de rouge afin de dissimuler sa pâleur et les ravages d'un mois
passé dans les tourmens et dans les larmes. Quelles tortures! et combien
elle devait maudire cette élévation, dont il ne lui restait plus que la
contrainte à sentir!

Le 3 décembre, Leurs Majestés se rendirent à Notre-Dame. Un _Te Deum_
fut chanté; ensuite le cortége impérial se mit en marche pour le palais
du Corps-Législatif, et l'ouverture de la session se fit avec une
magnificence inusitée. L'empereur prit place au milieu d'un enthousiasme
inexprimable; jamais peut-être son apparition n'avait excité tant de
cris et d'applaudissemens. L'impératrice fut moins triste un instant;
elle semblait jouir de ces témoignages d'affection pour celui qui allait
cesser d'être son époux; mais quand il eut commencé à parler, elle
retomba dans ses réflexions douloureuses.

Il était cinq heures à peu près lorsque le cortége rentra aux Tuileries.
Le banquet impérial n'était que pour sept heures et demie. Dans cet
intervalle, il y eut réception des ambassadeurs, après laquelle les
convives passèrent dans la _galerie de Diane_.

L'empereur avait au grand couvert son costume du sacre et la tête
coiffée de son chapeau à plumes, qu'il ne quitta point un seul instant.
Il mangea plus que de coutume, malgré l'inquiétude qui semblait
l'agiter; il regardait tout autour de lui et derrière, faisant qu'à
chaque instant le grand-chambellan se baissait pour prendre un ordre
qu'il ne donnait jamais. L'impératrice était assise en face de lui, dans
la plus riche parure, en robe lamée, couverte de diamans, mais le visage
plus souffrant encore que le matin.

À la droite de l'empereur était assis le roi de Saxe, en uniforme blanc,
avec revers et collet rouges brodés richement en argent. Il avait une
queue postiche d'une longueur prodigieuse.

À côté du roi de Saxe était le roi de Westphalie, Jérôme Bonaparte, en
tunique de satin blanc, et ceinture chargée de perles et de diamans;
cette ceinture lui venait presque sous les bras. Son col était nu et
blanc; il n'avait point de favoris et très-peu de barbe; une collerette
rabattue sur les épaules et d'une dentelle magnifique, une toque de
velours noir ornée de plumes blanches, complétaient ce costume, le plus
frais, le plus galant du monde. Ensuite venaient le roi de Wurtemberg
avec son énorme ventre, qui le forçait de se tenir éloigné de la table,
et le roi de Naples, en costume si riche qu'il en était presque
extravagant; couvert de croix, de crachats, et jouant avec sa
fourchette sans boire ni manger.

À la droite de l'impératrice étaient Madame-Mère, la reine de
Westphalie, la princesse Borghèse et la reine Hortense, pâle comme
l'impératrice, mais rendue plus belle par sa tristesse; sa figure
faisait un contraste bien remarquable avec celle de la princesse
Pauline, qui ne parut peut-être jamais plus gaie que ce jour-là. La
princesse Pauline avait une toilette extraordinairement recherchée, mais
qui ne rehaussait point, à beaucoup près, les charmes de sa personne
autant que la mise élégante, mais simple et pleine de goût, de la reine
de Hollande.

Le lendemain, il y eut une fête magnifique à l'Hôtel-de-Ville:
l'impératrice y montra sa grâce et sa bienveillance ordinaires. Ce fut
la dernière fois qu'elle se montra en grande cérémonie.

Quelques jours après toutes ces réjouissances, le vice-roi d'Italie,
Eugène de Beauharnais, arriva. Il apprit de la bouche même de
l'impératrice la terrible mesure que les circonstances allaient rendre
nécessaire. Cette confidence l'accabla; troublé, désespéré, il vint chez
Sa Majesté; et, comme s'il ne pouvait croire ce qu'il venait d'entendre,
il demanda à l'empereur s'il était vrai que le divorce dût avoir lieu.
L'empereur fit un signe affirmatif, et, la douleur peinte sur le
visage, il tendit la main à son fils adoptif. «Sire, permettez que je
vous quitte.--Comment?--Oui, Sire; le fils de celle qui n'est plus
l'impératrice ne peut rester vice-roi: je suivrai ma mère dans sa
retraite; je la consolerai.--Tu veux me quitter, Eugène? toi! Eh! ne
sais-tu pas combien sont impérieuses les raisons qui me forcent à
prendre un tel parti? Et si je l'obtiens, ce fils, objet de mes plus
chers désirs, ce fils qui m'est si nécessaire, qui me remplacera auprès
de lui lorsque je serai absent? qui lui servira de père, si je meurs?
qui l'élevera qui fera un homme de lui?» L'empereur avait les larmes aux
yeux en prononçant ces dernières paroles: il prit de nouveau la main du
prince Eugène, et, l'attirant à lui, il l'embrassa tendrement. Je ne pus
entendre la fin de cette intéressante conversation.

Enfin le jour fatal arriva: c'était le 16 décembre. La famille impériale
se trouvait réunie en costume de grande cérémonie, lorsque l'impératrice
entra, vêtue d'une robe blanche toute simple, et sans le moindre
ornement: elle était pâle, mais calme, et s'appuyait sur le bras de la
reine Hortense, aussi pâle et bien plus émue que son auguste mère. Le
prince de Beauharnais était debout à côté de l'empereur, les bras
croisés, et agité d'un tremblement si violent qu'on s'attendait à le
voir tomber à chaque instant. Lorsque l'impératrice fut entrée, le comte
Regnaud de Saint-Jean-d'Angély fit la lecture de l'acte de séparation.

Cette lecture fut écoutée dans un profond silence; tous les visages
peignaient une vive anxiété; l'impératrice paraissait plus calme que
tout le monde, quoique ses joues fussent constamment sillonnées de
larmes. Elle était assise sur un fauteuil, dans le milieu du salon, et
s'appuyait le coude sur une table; la reine Hortense sanglotait debout
derrière elle. La lecture de l'acte achevée, l'impératrice se leva,
s'essuya les yeux, et d'une voix presque ferme, prononça les paroles
d'adhésion; puis elle se remit dans son fauteuil, prit une plume des
mains de M. Regnaud de Saint-Jean-d'Angély et signa. Ensuite elle se
retira, toujours soutenue par la reine Hortense; le prince Eugène sortit
en même temps par le cabinet, et les forces lui manquant, il tomba sans
connaissance entre les deux portes. L'huissier du cabinet le releva, et
le remit aux mains de ses aides de camp, qui s'empressèrent de lui
prodiguer les soins que réclamait une position aussi douloureuse.

Pendant cette terrible cérémonie, l'empereur ne dit pas un mot, ne fit
pas un geste; il était immobile comme une statue, les yeux fixes et
presque égarés. Il fut silencieux et morne toute la journée. Le soir,
comme il venait de se mettre au lit, et que j'attendais ses derniers
ordres, tout à coup la porte s'ouvre, et je vois entrer l'impératrice,
les cheveux en désordre, la figure toute renversée. Cet aspect me
terrifia. Joséphine (car elle n'était plus que Joséphine) s'avança d'un
pas chancelant vers le lit de l'empereur. Arrivée tout près, elle
s'arrête et pleure d'une manière déchirante. Elle tombe sur le lit,
passe ses bras autour du cou de Sa Majesté, et lui prodigue les caresses
les plus touchantes. Mon émotion ne peut se décrire. L'empereur se mit à
pleurer aussi; il se leva sur son séant, et serra Joséphine sur son
sein, en lui disant: «Allons! ma bonne Joséphine, sois plus raisonnable.
Allons! du courage, du courage; je serai toujours ton ami.» Étouffée par
ses sanglots, l'impératrice ne pouvait répondre; il y eut alors une
scène muette, qui dura quelques minutes, pendant lesquelles leurs larmes
et leurs sanglots confondus en dirent plus que n'auraient pu le faire
les expressions les plus tendres. Enfin Sa Majesté, sortant de cet
accablement comme d'un rêve, s'aperçut que j'étais là, et me dit d'une
voix altérée par ses pleurs: «Sortez, Constant.» J'obéis, et passai dans
le salon à côté. Une heure après, je vis repasser Joséphine, toujours
bien triste, toujours en larmes; elle me fit un signe de bienveillance
en passant. Alors je rentrai dans la salle à coucher pour en retirer les
flambeaux, comme j'avais coutume de faire tous les soirs. L'empereur
était silencieux comme la mort, et tellement enfoncé dans son lit, qu'il
me fut impossible de voir son visage.

Le lendemain matin, lorsque j'entrai dans la chambre de l'empereur, il
ne me dit pas un mot de la visite de l'impératrice; mais je le trouvai
souffrant, abattu. Quelques soupirs mal comprimés sortaient de sa
poitrine; il ne parla pas tout le temps que dura sa toilette, et dès
qu'elle fut terminée, il entra dans son cabinet. C'était ce jour-là que
Joséphine devait quitter les Tuileries pour se rendre à la Malmaison.
Toutes les personnes que leur service ne retenait pas étaient
rassemblées sous le vestibule, pour voir encore une fois cette
impératrice détrônée, que tous les cœurs suivaient dans son exil. On se
regardait sans oser se parler. Joséphine parut, voilée entièrement, un
bras passé sur l'épaule d'une de ses dames, et de l'autre main tenant un
mouchoir sur ses yeux. Ce fut un concert de lamentations à ne pouvoir
exprimer, lorsque cette femme adorée traversa le court espace qui la
séparait de sa voiture. Elle y monta sans jeter un dernier regard sur ce
palais qu'elle quittait pour toujours. Les stores furent aussitôt
baissés, et les chevaux partirent comme l'éclair.

Quelques heures après, l'empereur partit pour Versailles.



CHAPITRE XVIII.

     Anecdotes antérieures au second mariage de l'empereur.--Jalousie de
     l'impératrice Joséphine contre madame Gazani.--Interposition de
     l'empereur.--Changement de rôles.--Madame Gazani attaquée par
     l'empereur et défendue par l'impératrice.--Fournisseurs consignés à
     la porte.--Conciliabule féminin surpris par l'empereur.--Marchande
     de modes mise à Bicêtre.--Grande rumeur.--Indifférence de
     l'empereur.--Hardiesse d'un modiste.--L'empereur censuré en
     face.--Crainte de Constant.--Retraite précipitée.--L'empereur ayant
     besoin de la présence de Constant.--L'empereur voulant faire écrire
     Constant sous sa dictée.--Refus de Constant.--Permission spéciale
     de chasser accordée à Constant.--Fusil donné à Constant par
     l'empereur.--Préférence de l'empereur pour les fusils de Louis
     XVI.--Louis XVI excellent arquebusier.--Opinion de Napoléon sur
     Louis XVI.--Déjeuners diplomatiques.--Le salon et les portraits de
     famille.--Scène burlesque dans la loge de l'impératrice.--Singulier
     usage d'un cachemire.--Le chambellan peu dégoûté.--Attentions d'un
     chambellan pour le petit chien de l'impératrice.--Un cousin de
     Constant au spectacle de Saint-Cloud.--Curiosité et
     extase.--Prudence provinciale.--Le cousin de Constant en garde
     contre les filous au théâtre de la cour.--Pétitions adressées à
     l'empereur par Constant.--Mauvais succès des réclamations de la
     famille Cerf-Berr.--Heureux succès d'une demande de Constant pour
     le général Lemarrois.--Disgrâce d'un oncle de Constant,
     involontairement causée par le maréchal Bessières.--Réparation du
     maréchal.--Imprudence d'une femme et malheur d'un mari.


LE mariage de Sa Majesté avec l'archiduchesse Marie-Louise fut le
premier pas de l'empereur dans une nouvelle carrière. Il se flattait
qu'elle serait aussi glorieuse que celle qu'il avait déjà parcourue; il
en a été tout autrement. Avant d'entrer dans le récit de ce que j'ai à
dire sur les événemens de l'année 1810, je vais rapporter ici quelques
souvenirs jetés sur des notes éparses, et qui, sans que je puisse leur
assigner de date bien précise, sont néanmoins antérieurs à l'époque à
laquelle je suis parvenu.

L'impératrice Joséphine avait été long-temps jalouse de la belle madame
Gazani, une de ses lectrices, et la traitait assez froidement. Celle-ci
s'en plaignit à l'empereur, qui en parla à Joséphine, en l'engageant à
avoir plus de bienveillance pour sa lectrice, qui le méritait par son
attachement à la personne de l'impératrice, et en ajoutant que celle-ci
avait tort de supposer qu'il y eût encore entre madame Gazani et lui la
moindre liaison. L'impératrice, sans avoir été convaincue par cette
dernière assertion de l'empereur, avait néanmoins cessé de bouder madame
Gazani, lorsqu'un matin, l'empereur, qui avait apparemment quelque
crainte que la belle Génoise ne reprît sur lui quelque empire, entra
brusquement chez l'impératrice, en lui disant: «Je ne veux plus voir
chez vous madame Gazani; il faut qu'elle retourne en Italie.» Cette fois
ce fut la bonne Joséphine qui prit la défense de sa lectrice. Il courait
déjà des bruits de divorce. L'impératrice dit à Sa Majesté: «Vous savez
bien, mon ami, que le meilleur moyen que vous ayez d'être délivré de la
présence de madame Gazani, c'est de la laisser avec moi. Souffrez donc
que je la garde. Nous pleurerons ensemble; elle et moi nous nous
entendrons bien.»

Dès ce moment l'impératrice fut en effet pleine de bonté pour madame
Gazani, qui la suivit à la Malmaison et à Navarre. Ce qui augmentait les
bons procédés de l'impératrice pour cette dame, c'est qu'elle la croyait
affligée pour sa part de l'inconstance de l'empereur. Pour moi, j'ai
toujours douté que l'attachement de madame Gazani pour l'empereur fût
sincère; son amour-propre avait pu souffrir lorsqu'elle s'était vue
délaissée; mais elle s'était consolée sans peine au milieu des hommages
et des adorations qui entouraient naturellement une aussi jolie femme.

En mentionnant le nom de l'impératrice Joséphine, je me rappelle deux
anecdotes que l'empereur lui-même prenait plaisir à rapporter. Le
gaspillage outré qui se faisait dans la maison de l'impératrice était un
continuel sujet de chagrin pour lui, et il avait fait défendre la porte
de Joséphine à divers fournisseurs dont il connaissait par expérience la
disposition à abuser de la trop grande confiance de l'impératrice.

Un matin, qu'il était entré sans être attendu chez l'impératrice, il y
trouva rassemblées quelques dames qui formaient le conseil secret de la
toilette, et une célèbre marchande de modes, faisant un rapport officiel
sur les nouveautés les plus riches et les plus recherchées. C'était
précisément une des personnes à qui l'empereur avait interdit sévèrement
l'entrée du palais, et il ne s'attendait point à la trouver là.
Toutefois il ne fit point d'éclat, et Joséphine, qui le connaissait
mieux que personne, fut la seule qui comprit l'ironie de son regard,
lorsqu'il se retira en disant: «Continuez, Mesdames; je suis fâché de
vous avoir dérangées.» La marchande, fort étonnée de n'avoir point été
rudement mise à la porte, se hâta de se retirer. Mais arrivée à la
dernière marche de l'escalier qui conduisait aux appartemens de Sa
Majesté l'impératrice, elle se vit abordée par un agent de police, qui
l'invita le plus poliment du monde à monter dans un fiacre qui
l'attendait dans la cour du Carrousel. Elle eut beau protester qu'elle
aimait mieux s'en aller à pied; l'agent, qui avait reçu des instructions
précises, lui saisit le bras de façon à prévenir toute réplique. Il
fallut obéir, et prendre avec ce fâcheux compagnon le chemin de Bicêtre.

Quelqu'un vint rapporter à l'empereur que cet enlèvement faisait grand
scandale dans tout Paris; qu'on l'accusait tout haut de vouloir relever
la Bastille; que beaucoup de personnes avaient été faire à la captive
leurs complimens de condoléance, et qu'il y avait devant la porte de la
prison de Bicêtre une queue de voitures. Sa Majesté n'en tint aucun
compte, et s'amusa beaucoup de cet intérêt excité, comme disait
l'empereur, par une marchande de pompons. «Je laisserai, disait encore
Sa Majesté à ce sujet, je laisserai bavarder les caillettes, qui
tiennent à honneur de se ruiner pour des chiffons. Mais je veux que l'on
apprenne à cette vieille juive que je l'ai fait mettre _dedans_ parce
qu'elle a oublié que je l'avais mise dehors.»

Un autre célèbre modiste excita aussi un jour la surprise et la colère
de Sa Majesté par des observations que personne en France, excepté cet
homme, n'aurait eu la hardiesse de lui faire. L'empereur, qui avait
coutume, comme je l'ai rapporté, de régler, à la fin de chaque mois, les
comptes de sa maison, trouva exorbitant le mémoire du marchand de modes
en question, et m'ordonna de le faire venir. Je l'envoyai chercher. Il
vint en moins de dix minutes, et je l'introduisis dans la chambre de Sa
Majesté, qui était à sa toilette. «Monsieur, lui dit l'empereur, ayant
sous les yeux le compte du modiste, vos prix sont fous, plus fous, s'il
est possible, que les niais et les sottes qui s'imaginent avoir besoin
de votre industrie. Réduisez-moi cela raisonnablement, ou je me
chargerai moi-même de la réduction.» Le marchand, qui tenait à la main
le double de son mémoire, se mit à justifier, article par article, le
prix de ses fournitures, et conclut cette énumération assez longue par
une sorte de surprise et de regret que la somme totale ne s'élevât point
plus haut. L'empereur, que j'habillais pendant tout ce bavardage, avait
peine à contenir son impatience; et je prévoyais déjà que cette
singulière scène aurait une mauvaise fin, lorsque le modiste combla la
mesure, en se permettant de faire observer à Sa Majesté que la somme
qu'elle destinait à la toilette de l'impératrice était insuffisante, et
qu'il y avait de simples bourgeoises qui dépensaient plus que cela.
J'avoue qu'à cette dernière impertinence je tremblai pour les épaules de
l'imprudent personnage, et je suivis avec inquiétude les mouvemens de
l'empereur. Cependant il se contenta, à mon grand étonnement, de
froisser dans sa main le mémoire de l'audacieux modiste; et, les bras
croisés sur sa poitrine, il fit deux pas vers lui, en prononçant ce seul
mot: _Vraiment_! avec un tel accent et un tel regard que le marchand se
précipita vers la porte, et gagna au pied sans attendre son règlement.

L'empereur ne pouvait souffrir que je m'éloignasse du château, et il
voulait me savoir à sa portée, même quand mon service était fait, et
qu'il n'avait pas besoin de moi. Je ne sais si c'était dans l'idée de me
retenir que Sa Majesté voulut me charger plusieurs fois de lui faire des
copies. Quelquefois aussi l'empereur, ayant des notes à prendre, pendant
qu'il était dans son lit et dans le bain, me disait: «Constant, prenez
une plume et écrivez.» Mais je m'y refusais toujours, et j'allais
appeler M. Menneval. J'ai déjà raconté comment les malheurs de la
révolution avaient été cause que ma première éducation n'avait point été
aussi soignée qu'elle devait l'être. Mais quand j'aurais été aussi
instruit que je le suis peu, je doute fort que j'eusse jamais pu me
faire à écrire sous la dictée de l'empereur. Assurément ce n'était pas
chose facile que de remplir cet office. Il fallait pour cela une grande
habitude. Il parlait vite, tout d'une haleine, ne faisant aucune pause,
et s'impatientant quand on le faisait répéter.

Afin de m'avoir toujours à sa disposition, l'empereur m'accorda la
permission de chasser dans le parc de Saint-Cloud. Sa Majesté avait eu
la bonté de remarquer que j'aimais beaucoup la chasse; et en m'accordant
ce privilége elle daigna me dire qu'elle était fort contente d'avoir
imaginé ce moyen d'accorder mon plaisir avec le besoin qu'elle avait de
moi. J'étais le seul à qui la permission de chasser dans le parc eût été
donnée. L'empereur me fit présent en même temps d'un superbe fusil
double qui lui avait été offert à Liége, et que j'ai encore en ma
possession. Sa Majesté n'aimait point pour lui-même l'usage des fusils à
deux coups, et se servait de préférence de petits fusils simples qui
avaient appartenu à Louis XVI, et auxquels ce monarque, excellent
arquebusier, avait, dit-on, travaillé de ses mains.

La vue de ces fusils amenait souvent l'empereur à parler de Louis XVI,
et il ne le faisait jamais qu'avec des sentimens et des expressions de
respect et de pitié. «Cet infortuné prince, disait l'empereur, était
bon, sage et instruit. À une autre époque c'eût été un excellent roi;
mais il ne valait rien pour un temps de révolution. Il manquait de
résolution et de fermeté, et ne sut résister ni aux sottises de la cour
ni à l'insolence des jacobins. Les courtisans l'ont jeté aux jacobins,
qui l'ont conduit à l'échafaud. À sa place je serais monté à cheval, et,
avec quelques concessions d'un côté, quelques coups de cravache de
l'autre, j'aurais tout fait rentrer dans l'ordre.»

Quand le corps diplomatique venait saluer l'empereur à Saint-Cloud (le
même usage existait pour les Tuileries), on servait, dans le salon des
ambassadeurs, du thé, du café, du chocolat, ou ce que ces messieurs
demandaient. M. Colin, maître-d'hôtel-contrôleur, assistait à ce
déjeuner, qui était servi par les garçons d'appartemens.

Il y avait à Saint-Cloud un salon que l'empereur affectionnait beaucoup;
il ouvrait sur une belle allée de marronniers, dans le parc fermé, où il
pouvait se promener à toute heure sans être vu. Cet appartement était
entouré des portraits en pied et de grandeur naturelle de toutes les
princesses de la famille impériale; on l'appelait le salon de famille.

Leurs Altesses étaient debout, entourées de leurs enfans; la reine de
Westphalie était seule assise, ayant, comme je l'ai dit, un très-beau
buste, mais le reste du corps moins gracieux. Sa Majesté la reine de
Naples était représentée avec ses quatre enfans; la reine Hortense avec
un seulement, qui est l'aîné de ses fils vivans; la reine d'Espagne avec
ses deux filles; la princesse Éliza avec la sienne, habillée en garçon;
la vice-reine, seule, n'ayant point encore d'enfant à l'époque où son
portrait avait été fait; la princesse Pauline également seule.

Le spectacle était avec la chasse mon plus grand divertissement à
Saint-Cloud. Il arriva un jour, à je ne sais quelle représentation
extraordinaire, sur le théâtre de cette résidence, que l'impératrice
Joséphine fut prise tout à coup, au milieu du premier acte, d'un léger
mais impérieux besoin. Sa Majesté, pour ne point causer de dérangement,
eut la constance d'attendre que l'acte fût fini, et alors elle se hâta
de passer dans le petit salon attenant à la loge impériale. Par malheur
on n'y trouva point le meuble si nécessaire à Sa Majesté dans un pareil
moment, et il fallut courir dans le château pour réparer cette
négligence. L'impératrice, qui déjà avait attendu trop long-temps, n'y
pouvant plus tenir, mit elle-même messieurs les chambellans à la porte,
pria ses dames de se ranger en cercle autour d'elle, dans la crainte de
quelque surprise, et, jetant son cachemire sur le parquet, se passa du
meuble absent. L'impératrice et la reine Hortense étaient naturellement
fort disposées à rire; aussi cette aventure excita-t-elle de leur part,
et de celle de leurs dames, les plus bruyans éclats d'hilarité.
Cependant cet accès de gaîté s'était calmé, lorsqu'il recommença
tout-à-coup de plus belle, et à tel point, que l'empereur, qui entendait
les rires de sa loge, craignant qu'ils n'excitassent du scandale dans la
salle, envoya quelqu'un pour _chuter_ Leurs Majestés et leur suite. Ce
ne fut pas sans grande peine que Sa Majesté l'impératrice parvint à se
contenir; et elle fut plus d'une demi-heure à recueillir la gravité
nécessaire pour reparaître dans sa loge.

Or, voici ce qui avait redoublé les rires de ces dames. Lorsque Sa
Majesté eût fait de son châle de cachemire un usage inaccoutumé,
messieurs les chambellans de service étaient rentrés dans le petit
salon, et l'un d'eux, M. le comte de B***, trouvant le précieux tissu
en si piteux état, et ne le jugeant plus digne de figurer sur les
épaules de sa souveraine, l'avait ramassé et mis dans sa poche, humide
comme il était, pour en faire hommage à madame la comtesse sa femme, au
détriment et surtout au grand mécontentement des femmes de chambre de
Sa Majesté l'impératrice, auxquelles le châle revenait de droit.

J'ai vu à la Malmaison ce même M. de B*** se charger officieusement
et presque officiellement d'administrer de ses mains le plus
rafraîchissant des remèdes au petit chien de l'impératrice Joséphine. Ce
devoir rempli, il poussait la complaisance jusqu'à suivre son malade au
jardin, pour s'assurer du résultat de l'opération, et en faire son
rapport à Sa Majesté.

Pendant un séjour à Saint-Cloud, j'y reçus la visite d'un cousin
éloigné, que je n'avais pas vu depuis des années. Tout ce qu'il avait
entendu dire du luxe qui entourait l'empereur, et de la magnificence de
la cour, excitait au plus haut point sa curiosité; je me fis un plaisir
de la satisfaire: à chaque pas il était émerveillé. Un soir, qu'il y
avait spectacle au château, je le conduisis dans ma loge, qui était une
baignoire près du parterre. Le coup d'œil qu'offrit la salle lorsqu'elle
fut remplie enchanta mon parent. Il fallut lui nommer chaque personnage,
car son infatigable curiosité les passa tous en revue, l'un après
l'autre. C'était peu de temps avant le mariage de l'empereur avec
l'archiduchesse d'Autriche, et la cour était plus brillante que jamais.
Je montrai donc successivement à mon cousin Leurs Majestés, le roi de
Bavière, le roi et la reine de Westphalie, le roi et la reine de Naples,
la reine de Hollande; leurs altesses la grande-duchesse de Toscane, le
prince et la princesse Borghèse, la princesse de Bade, le grand-duc de
Wurtzbourg, etc., etc., sans compter tous les dignitaires, princes,
maréchaux, ambassadeurs, dont la salle était pleine. Mon cousin était
dans l'extase, et se trouvait plus grand d'un pied en se voyant mêlé à
cette multitude toute dorée. Aussi ne fit-il aucune attention au
spectacle; l'intérieur de la salle l'intéressait bien plus vivement que
ce qui se passait sur la scène; et lorsque nous fûmes sortis du théâtre,
il ne put me dire quelle pièce on avait jouée. Son enthousiasme n'alla
pas jusqu'à lui faire oublier les histoires qu'on lui avait contées dans
son pays sur l'adresse incroyable des filous de la capitale, et les
recommandations qui lui avaient été faites à ce sujet. Dans les
promenades, au spectacle, dans les réunions quelconques, mon cousin
veillait avec une inquiète sollicitude sur sa montre, sa bourse et son
mouchoir. Sa prudence habituelle ne l'abandonna point au spectacle de la
cour. Au moment de quitter notre baignoire, pour nous mêler à la foule
brillante qui sortait du parterre et descendait des loges, il me dit
avec le plus grand sang-froid, en couvrant de sa main la chaîne et les
cachets de sa montre: _Après tout, il est bon de prendre ses
précautions. On ne connaît pas tout le monde ici_.

À l'époque de son mariage, l'empereur fut plus que jamais accablé de
pétitions, et il accorda, comme je le dirai plus tard, un grand nombre
de faveurs et de grâces.

Toutes les pétitions remises à l'empereur étaient données par lui à
l'aide de camp de service, qui les portait au cabinet de Sa Majesté, où
l'ordre était donné de lui en rendre compte le lendemain. Il ne m'est
peut-être pas arrivé dix fois d'en trouver dans les poches de
l'empereur, que je visitais exactement; et quand il s'en trouvait, c'est
qu'il n'avait pas eu, au moment même de leur remise, l'aide de camp
assez près de lui. C'est donc à tort que l'on a dit et imprimé que
l'empereur mettait dans une poche particulière, que l'on appelait la
bonne poche, les demandes qu'il voulait accorder même sans examen;
toutes les pétitions qui en valaient la peine étaient répondues. J'en ai
présenté un grand nombre à Sa Majesté; elle ne les mettait point dans sa
poche, et presque toujours j'ai eu le bonheur de les voir réussir. Il
faut en excepter plusieurs, que j'ai présentées pour les frères
Cerf-Berr, qui réclamaient le paiement de fournitures faites aux armées
de la république; pour celles-là, l'empereur fut toujours inexorable.
Cela venait, disait-on, de ce que MM. Cerf-Berr avaient refusé au
général Bonaparte une certaine somme dont il avait besoin, dans le
temps, pour la campagne d'Italie.

Ces messieurs m'avaient vivement intéressé, et je présentai plusieurs
fois leurs placets à l'empereur. Malgré le soin que j'avais de ne
remettre ces demandes aux mains de Sa Majesté que quand je la voyais de
bonne humeur, je ne recevais aucune réponse. Je continuai toutefois à
lui remettre pétition sur pétition, et je m'aperçus que, quand
l'empereur jetait les yeux dessus, il avait toujours un mouvement
d'humeur. Enfin, un matin, la toilette étant terminée, je lui remis
comme de coutume ses gants, son mouchoir, sa tabatière, et j'y joignis
encore ce malencontreux papier. Sa Majesté passa dans son cabinet, et je
restai dans la chambre où j'avais quelques dispositions à faire. Je m'en
occupais, lorsque je vis rentrer l'empereur un papier à la main. Il me
dit: «Tenez, Constant, lisez ceci, vous verrez qu'on vous trompe. Le
gouvernement ne doit rien aux frères Cerf-Berr. Ne m'en parlez plus, ce
sont des Arabes.» Je jetai les yeux sur le papier, et en lus quelques
mots par obéissance. Je n'y compris presque rien, mais je dus dès ce
moment être certain qu'il ne serait jamais fait droit à la réclamation
de ces messieurs. J'en étais désolé, et les sachant malheureux, je leur
fis des offres de services qu'ils refusèrent. Malgré mon peu de succès,
MM. Cerf-Berr furent persuadés du zèle que j'avais apporté à leur faire
rendre justice, et m'en remercièrent. Chaque fois que j'adressais une
pétition à l'empereur, je voyais M. de Menneval, que je priais de s'en
occuper; il était extrêmement obligeant, et avait la bonté de m'avertir
si ma demande pouvait ou non espérer du succès. Il m'avait dit de celle
de MM. Cerf-Berr qu'il ne croyait pas que jamais l'empereur y fît droit.

Et en effet, cette famille, riche autrefois, et qui avait perdu un
immense patrimoine, en avances faites au directoire, n'a jamais vu la
fin des liquidations qu'elle réclamait, et qui étaient confiées à un
homme d'une grande probité, mais trop disposé peut-être à justifier le
surnom[68] qu'on lui donnait alors.

Madame Théodore Cerf-Berr, sur mon invitation, s'était rendue plusieurs
fois avec ses enfans soit à Rambouillet, soit à Saint-Cloud, pour
implorer la justice de l'empereur. Cette respectable mère de famille,
que rien ne rebutait, se rendit de nouveau au mois d'octobre 1811, avec
l'aînée de ses filles, à Compiègne; elle attendit l'empereur dans la
forêt, et, s'étant jetée au milieu des chevaux, elle parvint à remettre
sa pétition; mais cette fois qu'en advint-il? madame et mademoiselle
Cerf-Berr étaient à peine rentrées à l'hôtel où elles étaient
descendues, qu'un officier de gendarmerie d'élite vint leur intimer
l'ordre de les suivre. Il les fit monter dans une mauvaise charrette
remplie de paille, et les conduisit, sous l'escorte de deux gendarmes, à
la préfecture de police, à Paris. Là, on leur fit signer l'engagement de
ne jamais se présenter devant l'empereur, et, à ces conditions, on les
rendit à la liberté.

Il se présenta environ dans ce temps-là une occasion où je fus plus
heureux dans mes démarches. Le général Lemarrois, un des plus anciens
aides-de-camp de Sa Majesté, d'une bravoure à toute épreuve, et qui
avait su gagner tous les cœurs par ses excellentes qualités, fut quelque
temps dans la disgrâce de l'empereur, et tenta plusieurs fois de faire
demander une audience; mais, soit que la demande ne fût pas présentée à
Sa Majesté, soit qu'elle n'y voulût pas répondre, M. Lemarrois n'en
entendait pas parler. Pour savoir à quoi s'en tenir, il eut l'idée de
s'adresser à moi, en me priant de remettre sa pétition dans un moment
opportun. J'eus le bonheur de réussir. M. le comte Lemarrois obtint son
audience, en sortit satisfait, et ce fut peu de temps après qu'il obtint
le gouvernement de Magdebourg.

L'empereur était quelquefois fort distrait, et oubliait souvent où il
avait déposé les pétitions qu'on lui remettait quand elles restaient
dans ses habits. Je les portais au cabinet de Sa Majesté, et les
remettais à M. Menneval et à M. Fain. Souvent aussi on trouvait chez
l'impératrice les papiers qu'il demandait. Il est arrivé plusieurs fois
à l'empereur de me donner des papiers à lui serrer. Je les mettais alors
dans un nécessaire dont j'avais seul la clef. Il y eut un jour une
grande agitation dans l'intérieur des appartemens pour un papier qui ne
se retrouvait plus. Voici comment cela arriva. Il y avait près du
cabinet de l'empereur, où se tenaient les secrétaires, un petit salon
avec un bureau, sur lequel des notes ou des pétitions étaient souvent
déposées. Ce salon était celui où se tenait habituellement l'huissier du
cabinet, et l'empereur avait coutume d'y passer pour causer
confidentiellement avec les personnes dont la conversation ne devait pas
être entendue, même par les secrétaires de Sa Majesté. Quand l'empereur
entrait dans ce salon, l'huissier se retirait, et restait à la porte
extérieure. Il avait donc la responsabilité de ce qui pouvait se
distraire de cet appartement, qui n'était ouvert que sur un ordre exprès
de Sa Majesté.

M. le maréchal Bessières avait remis quelques jours auparavant une
demande d'avancement pour un colonel de l'armée, et l'avait vivement
appuyée auprès de l'empereur. Un matin le maréchal entra dans le petit
salon dont je viens de parler, et, trouvant sur le bureau sa demande
apostillée, il ne vit point d'inconvénient à la prendre, et l'emporta,
sans que l'oncle de ma femme, qui était de service, s'en aperçût. Peu
d'heures après, l'empereur voulut revoir cette pétition. Il était sûr de
l'avoir déposée dans le salon; elle ne s'y trouvait plus; l'huissier
avait donc laissé entrer quelqu'un sans l'ordre de Sa Majesté. On
chercha partout dans la chambre et dans le cabinet de l'empereur, dans
les appartemens de l'impératrice, et il fallut venir annoncer à Sa
Majesté que les recherches avaient été infructueuses. Alors l'empereur
eut une de ces colères si terribles, et heureusement si rares, qui
bouleversaient tout le château. Le pauvre huissier eut ordre de ne plus
paraître devant ses yeux. Enfin le maréchal Bessières, apprenant tout ce
désordre, vint s'accuser lui-même. L'empereur s'apaisa; l'huissier
rentra en grâce, et tout fut oublié. Mais chacun veilla plus que jamais
à ce que rien ne fût dérangé, et que l'empereur pût trouver sous sa
main les papiers dont il avait besoin.

L'empereur ne pouvait souffrir que personne fût introduit, sans sa
permission, dans ses appartemens, ou dans ceux de sa majesté
l'impératrice. C'était de la part des gens du service la seule faute
pour laquelle il n'y avait point de pardon à espérer. Je ne sais à
quelle époque la femme d'un des suisses du palais laissa un amant,
qu'elle avait, entrer dans les appartemens de l'impératrice. Ce
misérable, à l'insu de son imprudente maîtresse, prit, avec de la cire
molle, l'empreinte de la serrure d'un coffre à joyaux, qui était celui
dont j'ai déjà parlé comme ayant appartenu à la reine Marie-Antoinette.
À l'aide d'une fausse clef fabriquée d'après cette empreinte, il parvint
un jour à voler divers bijoux. La police eut bientôt découvert l'auteur
du vol, qui fut puni comme il le méritait. Mais une autre personne fut
aussi punie, qui certes ne le méritait pas; le pauvre mari perdit sa
place.



CHAPITRE XIX.

     Diverses opinions au château sur le mariage de
     l'empereur.--Conjectures mises en défaut.--Constant chargé de
     renouveler la garde-robe de l'empereur.--Sa Majesté reçoit le
     portrait de Marie-Louise.--Souvenir de
     l'École-Militaire.--Étourdissemens causés à l'empereur par la
     valse.--Les chaises cassées.--Leçon de valse donnée par la
     princesse Stéphanie à l'empereur.--Départ du prince de Neufchâtel
     pour Vienne.--Mariage par procuration.--Formation de la maison de
     l'impératrice.--Présens de noce de l'impératrice.--Gaîté de
     l'empereur.--Le soulier de bon augure.--Opinions de l'empereur sur
     la reine Caroline de Naples.--Erreur de la reine Caroline sur la
     nouvelle impératrice.--Ambition désappointée.--L'impératrice privée
     de sa grande-maîtresse.--Ressentiment de Marie-Louise contre la
     reine Caroline.--Correspondance de Leurs Majestés.--L'empereur
     envoie sa chasse à l'impératrice.--Sévérité de M. le duc de
     Vicence.--Un ordre du duc de Vicence plus tôt exécuté qu'un ordre
     de l'empereur.--Impatience de Sa Majesté.--Actes de
     bienfaisance.--La coquetterie de gloire.--Rencontre de Leurs
     Majestés Impériales.--Un moment d'humeur.--Amabilité de
     Marie-Louise.


DEPUIS son divorce avec l'impératrice Joséphine, l'empereur paraissait
fort préoccupé. On savait qu'il songeait à se remarier, et, au château,
toutes les personnes du service de Sa Majesté s'entretenaient de ce
futur mariage. Mais toutes nos conjectures sur les princesses destinées
à partager la couronne impériale se trouvèrent en défaut. Les uns
avaient parlé d'une princesse de Russie, les autres disaient que
l'empereur ne voulait épouser qu'une Française; personne n'avait songé à
une archiduchesse d'Autriche. Quand le mariage eut été décidé, il ne fut
question à la cour que de la jeunesse, de la grâce, de la bienveillance
naturelle de la nouvelle impératrice. L'empereur se montrait fort gai,
se soignait davantage. Il me chargea de renouveler sa garde-robe, et de
lui commander des habits plus justes et d'une forme plus moderne. Sa
Majesté posa pour son portrait, qui fut porté à Marie-Louise par le
prince de Neufchâtel. L'empereur reçut dans le même temps celui de sa
jeune épouse, et en parut enchanté.

Sa Majesté fit, pour plaire à Marie-Louise, plus de frais qu'elle n'en
avait jamais fait pour aucune femme. Un jour que l'empereur était seul
avec la reine Hortense et la princesse Stéphanie, celle-ci lui demanda
malicieusement s'il savait valser: Sa Majesté répondit qu'elle n'avait
jamais pu aller au delà d'une première leçon, et qu'au bout de deux ou
trois tours il lui prenait un éblouissement qui l'empêchait de
continuer. «Quand j'étais à l'École-Militaire, ajouta l'empereur, j'ai
essayé, je ne sais combien de fois, de surmonter les étourdissemens que
la valse me causait, sans pouvoir y parvenir. Notre maître de danse nous
avait conseillé de prendre, pour valser, une chaise entre nos bras, en
guise de dame. Je ne manquais jamais de tomber avec la chaise que je
serrais amoureusement, et de la briser. Les chaises de ma chambre et
celles de deux ou trois de mes camarades y passèrent l'une après
l'autre.» Ce récit, fait on ne peut plus gaîment par Sa Majesté, excita
des éclats de rire de la part des deux princesses.

Cet accès d'hilarité s'étant un peu calmé, la princesse Stéphanie revint
à la charge, et dit à l'empereur: «Il est fâcheux, vraiment, que Votre
Majesté ne sache pas valser: les Allemandes sont folles de la valse; et
l'impératrice doit nécessairement partager le goût de ses compatriotes.
Elle ne pourra avoir d'autre cavalier que l'empereur, et se trouvera
ainsi privée d'un grand plaisir par la faute de Votre Majesté.--Vous
avez raison, reprit l'empereur. Eh bien! donnez-moi une leçon. Vous
allez voir un échantillon de mon savoir-faire.» Il se leva là-dessus, et
fit quelques pas avec la princesse Stéphanie, en fredonnant lui-même
l'air de la reine de Prusse. Mais il ne put faire plus de deux ou trois
tours, et encore s'y prit-il d'une manière si gauche, qu'il redoubla la
gaîté de ces dames. La princesse de Bade l'arrêta en disant: «Sire, en
voilà bien assez pour me convaincre que vous ne serez jamais qu'un
mauvais écolier. Vous êtes fait pour donner des leçons, mais non pour en
recevoir.»

Dans les premiers jours de mars, le prince de Neufchâtel partit pour
Vienne, chargé de faire officiellement la demande de l'impératrice.
L'archiduc Charles épousa au nom de l'empereur l'archiduchesse
Marie-Louise, qui partit sans délai pour la France. La petite ville de
Braunau, frontière de l'Autriche et de la Bavière, avait été désignée
pour le remise de Sa Majesté, et bientôt la route de Strasbourg fut
couverte de voitures qui conduisaient à Braunau la maison de la nouvelle
impératrice. Voici de quelles personnes elle fut primitivement composée:

Le prince Aldobrandini Borghèse, premier écuyer, en remplacement du
général Ordener, nommé gouverneur du château de Compiègne; le comte de
Beauharnais, chevalier d'honneur.

Dame d'honneur, madame de Montebello; dame d'atours, madame la comtesse
de Luçay.

Dames du palais: mesdames les duchesses de Bassano et de Rovigo, et
mesdames les comtesses de Montmorency, de Mortemart, de Talhouet, de
Lauriston, Duchâtel, de Bouille, de Montalivet, de Perron, de Lascaris,
de Noailles, de Brignolle, de Gentile et de Canisy (depuis duchesse de
Vicence).

La plupart de ces dames avaient passé de la maison de l'impératrice
Joséphine dans celle de l'impératrice Marie-Louise[69].

L'empereur voulut voir par lui-même si la corbeille et les présens de
noce qu'il destinait à sa nouvelle épouse étaient dignes d'elle et de
lui. Tous les vêtemens, le linge, en furent apportés aux Tuileries,
étalés sous ses yeux, et emballés en sa présence. Le bon goût et
l'élégance en égalaient seuls la richesse. Les fournisseurs et ouvriers
de Paris avaient travaillé sur des mesures et des modèles envoyés de
Vienne. Lorsque ces modèles avaient été présentés à l'empereur, il avait
pris un des souliers, qui étaient remarquablement petits, et m'en
donnant, par forme de caresse, un coup sur la joue: «Voyez, Constant,
m'avait dit Sa Majesté; voilà un soulier de bon augure. Avez-vous vu
beaucoup de pieds comme celui-là? C'est à prendre dans la main!»

Sa Majesté la reine de Naples avait été envoyée à Braunau par l'empereur
pour recevoir l'impératrice. La reine Caroline, dont l'empereur disait
qu'elle était un homme parmi ses sœurs, tandis que le prince Joseph
était une femme parmi ses frères, se trompa, dit-on, sur la timidité de
l'impératrice Marie-Louise, qu'elle prit pour de la faiblesse; elle crut
qu'elle n'aurait qu'à parler pour que sa jeune belle-sœur s'empressât
d'obéir. Arrivée à Braunau, et après la remise, solennellement faite,
l'impératrice avait congédié toute sa maison autrichienne, ne gardant
auprès d'elle que sa grande-maîtresse, madame de Lajanski, qui l'avait
élevée et ne s'était jamais éloignée d'elle. Cependant l'étiquette
exigeait que la nouvelle maison de l'impératrice fût toute française; et
d'ailleurs les ordres de l'empereur étaient précis à cet égard. Je ne
sais s'il est vrai, comme on l'a dit quelque part, que l'impératrice
avait demandé et obtenu de l'empereur l'autorisation d'avoir sa
grande-maîtresse auprès d'elle pendant un an. Quoi qu'il en soit, la
reine de Naples crut qu'il était dans son intérêt d'écarter une personne
dont elle redoutait l'influence sur l'esprit de l'impératrice. Les dames
de la maison de Sa Majesté impériale, empressées elles-mêmes de se
débarrasser de la rivalité de madame de Lajanski, travaillèrent à
exciter de plus en plus la jalousie de Son Altesse Impériale. Un ordre
positif fut demandé à l'empereur, et madame de Lajanski fut renvoyée de
Munich à Vienne. L'impératrice obéit sans se plaindre; mais, sachant de
quelle main ce coup lui était venu, elle en garda un profond
ressentiment contre Sa Majesté la reine de Naples.

L'impératrice ne voyageait qu'à petites journées; et une fête
l'attendait dans chaque ville qui se trouvait sur le passage de Sa
Majesté. Tous les jours l'empereur lui envoyait une lettre de sa main,
et elle y répondait régulièrement. Les premières lettres de
l'impératrice étaient fort courtes, et probablement assez froides, car
l'empereur n'en disait rien. Mais les autres s'allongèrent et
s'échauffèrent peu à peu, et l'empereur les lisait avec des transports
de plaisir. Il attendait l'arrivée de cette correspondance avec
l'impatience d'un amoureux de vingt ans, et trouvait toujours que les
courriers ne marchaient pas, quoique ceux-ci crevassent leurs chevaux.

L'empereur rentra un jour de la chasse tenant à la main deux faisans
qu'il avait abattus lui-même, et suivi de quelques valets de pied
portant les fleurs les plus rares des serres de Saint-Cloud; il écrivit
un billet, fit aussitôt mander son premier page, et lui dit: «Dans dix
minutes, soyez prêt à monter en voiture. Vous y trouverez cet envoi,
que vous remettrez de votre main à sa majesté l'impératrice avec la
lettre que voici. Et surtout n'épargnez pas les chevaux; allez train de
page, et ne craignez rien. M. le duc de Vicence n'aura rien à vous
dire.» Le jeune homme ne demandait pas mieux que d'obéir à Sa Majesté.
Fort de cette autorisation, qui lui mettait la bride sur le cou, il ne
plaignit pas les pour-boire aux postillons, et en vingt-quatre heures il
avait atteint Strasbourg, et s'était acquitté de son message.

Je ne sais s'il fut grondé à son retour par M. le grand-écuyer; mais,
s'il y avait eu matière à gronderies, celui-ci ne s'en serait pas fait
faute, en dépit de l'assurance donnée au premier page par l'empereur. Le
duc de Vicence avait organisé et il dirigeait admirablement le service
des écuries, où rien ne se faisait que par sa volonté, qui était des
plus absolues. L'empereur lui-même ne pouvait que difficilement changer
quelque chose à ce que M. le grand-écuyer avait ordonné. C'est ainsi
qu'un jour Sa Majesté, qui allait à Fontainebleau, et était très pressée
d'arriver, ayant fait donner l'ordre au piqueur qui réglait l'allure
d'aller plus vite, celui-ci transmit cet ordre à M. le duc de Vicence,
dont la voiture précédait celle de l'empereur. M. le grand-écuyer n'en
tenant compte, l'empereur se mit à jurer, et cria au piqueur par la
portière: «Faites passer ma voiture en avant, puisque la première ne
veut pas marcher.» Les piqueurs et les postillons allaient exécuter
cette manœuvre, lorsque M. le grand-écuyer mit la tête à la portière à
son tour, en criant: «Au trot, f...; le premier qui galope, je le chasse
en arrivant.» On savait bien qu'il tiendrait sa parole; aussi n'osa-t-on
point passer outre, et ce fut sa voiture qui continua de régler
l'allure. Arrivé à Fontainebleau, l'empereur demanda à M. le duc de
Vicence l'explication de sa conduite. «Sire, répondit le duc à Sa
Majesté, quand vous me rognerez les ongles un peu moins court pour la
dépense de vos écuries, vous pourrez à votre aise crever vos chevaux.»

L'empereur maudissait à chaque instant le cérémonial et les fêtes qui
retardaient l'arrivée de sa jeune épouse. Un camp avait été formé auprès
de Soissons pour la réception de l'impératrice. L'empereur était à
Compiègne, où il rendit un décret contenant divers actes de bienfaisance
et d'indulgence à l'occasion de son mariage: mise en liberté d'individus
condamnés, paiement de dettes pour mois de nourrice, mariage de six
mille militaires avec des dots de l'empereur, amnistie, institution de
majorats, etc. Lorsque Sa Majesté sut que l'impératrice n'était plus
qu'à dix lieues de Soissons, elle ne put contenir son impatience; et
m'appelant de toutes ses forces: «Ohé! ho! Constant; commandez une
voiture sans livrée, et venez m'habiller.» L'empereur voulait surprendre
l'impératrice, et se présenter à elle sans s'être fait annoncer; et il
riait comme un enfant de l'effet que cette entrevue devait produire. Il
soigna sa toilette avec une recherche de propreté plus exquise encore,
s'il eût été possible, qu'à l'ordinaire; et, par une coquetterie de
gloire, il se vêtit de la redingote grise qu'il avait portée à Wagram.

Ainsi préparé, Sa Majesté monta en voiture avec le roi de Naples. On
sait comment se fit la rencontre de Leurs Majestés impériales.
L'empereur rencontra, dans le petit village de Courcelles, le dernier
courrier, qui ne précédait que de quelques minutes les voitures de
l'impératrice. Il pleuvait par torrens, et Sa Majesté l'empereur, pour
se mettre à l'abri, descendit sous le porche de l'église du village.
Lorsque la voiture de l'impératrice vint à passer, l'empereur fit signe
aux postillons d'arrêter. L'écuyer qui était à la portière de
l'impératrice, apercevant l'empereur, se hâta de baisser le marche-pied
et d'annoncer Sa Majesté, qui en fut passablement contrariée, et lui
dit: «N'avez-vous pas vu que je vous faisais signe de vous taire?» Mais
ce petit moment d'humeur passa comme un éclair. L'empereur sa jeta au
cou de Marie-Louise, qui tenait à la main le portrait de son époux, à
qui elle dit, avec un charmant sourire, en regardant alternativement
l'empereur et son image: «Votre portrait n'est pas flatté.» On avait
préparé à Soissons un magnifique souper pour l'impératrice et pour son
cortége; mais l'empereur ordonna de passer outre et de pousser jusqu'à
Compiègne, sans avoir égard à l'appétit des officiers et des dames de la
suite de l'impératrice.



CHAPITRE XX.

     Arrivée de Leurs Majestés à Compiègne.--Jalousie de
     l'empereur.--Passe-droit fait par Sa Majesté à M. de
     Beauharnais.--Oubli du cérémonial.--Coquetterie de
     l'empereur.--Première visite nocturne de Sa Majesté à
     l'impératrice.--Opinion de l'empereur sur les Allemands.--Gaîté de
     l'empereur.--Ses attentions continuelles pour Marie-Louise.--Bruit
     démenti.--Portrait de l'impératrice Marie-Louise.--Instructions de
     l'impératrice.--Parallèle des deux épouses de
     l'empereur.--Différence et rapports entre les deux
     impératrices.--Le mémorial de Sainte-Hélène.--Partialité de
     l'empereur en faveur de sa seconde épouse.--Économie de
     l'impératrice Marie-Louise.--Défaut de goût.--L'empereur excellent
     mari.--Paroles de l'empereur contredites par Constant.--Souvenirs
     de Joséphine non effacés par Marie-Louise.--Préventions de
     Marie-Louise contre sa maison et celle de l'empereur.--Retour de
     Constant de la campagne de Russie.--Bonté de l'empereur et de la
     reine Hortense.--Froideur dédaigneuse de l'impératrice.--Bonté
     excessive de l'impératrice Joséphine.--Intrigues parmi les dames de
     l'impératrice.--Ordre rétabli par l'empereur.--Vigilance de
     l'empereur sur l'impératrice.--Sévérité envers les dames de
     l'impératrice.--Anecdote démentie.


LEURS Majestés étant arrivées à Compiègne l'empereur présenta lui-même
la main à l'impératrice, et la conduisit à son appartement. Il ne
voulait point qu'un autre eût avant lui approché et touché sa jeune
épouse, et sa jalousie était si délicate sur ce point, qu'il avait
défendu lui-même à M. le sénateur de Beauharnais, chevalier d'honneur de
l'impératrice, de présenter la main à Sa Majesté impériale, quoique ce
fût un des priviléges de sa place. L'empereur devait, suivant le
programme, se séparer de l'impératrice pour aller coucher à l'hôtel de
la Chancellerie; il n'en fit rien. Après une longue conversation avec
l'impératrice, il rentra dans sa chambre, se déshabilla, se parfuma
d'eau de Cologne, et, vêtu seulement d'une robe de chambre, il retourna
secrètement chez l'impératrice.

Le lendemain au matin, l'empereur me demanda à sa toilette si l'on
s'était aperçu de l'accroc qu'il avait fait au programme. Je répondis
que non, au risque de mentir. En ce moment entra un des familiers de
l'empereur qui n'était point marié. Sa Majesté, lui tirant les oreilles,
lui dit: «Mon cher, épousez une Allemande. Ce sont les meilleures femmes
du monde: douces, bonnes, naïves, et fraîches comme des roses.» À l'air
de satisfaction de Sa Majesté, il était facile de voir qu'elle faisait
un portrait, et qu'il n'y avait pas long-temps que le peintre avait
quitté le modèle. Après quelques soins donnés à sa personne, l'empereur
retourna chez l'impératrice, et, vers midi, il fit monter à déjeuner
pour elle et pour lui, se faisant servir près du lit, et par les femmes
de Sa Majesté. Tout le reste du jour, il fut d'une gaîté charmante.
Ayant, contre sa coutume, fait une seconde toilette pour dîner, il remit
l'habit qu'il avait fait faire par le tailleur du roi de Naples; mais,
le lendemain, il n'en voulut plus entendre parler, disant que décidément
il s'y trouvait trop à la gêne.

L'empereur, comme on peut le voir par les détails qui précèdent, aimait
tendrement sa nouvelle épouse. Il avait pour elle de continuelles
attentions, et toute sa conduite était celle d'un amant vivement épris.
Toutefois il n'est pas vrai, comme on l'a dit, qu'il resta trois mois
sans presque travailler, au grand étonnement de ses ministres. Le
travail n'était pas seulement un devoir pour l'empereur, c'était un
besoin et un plaisir dont aucun autre plaisir n'aurait pu le distraire.
Dans cette occasion, comme dans toute autre, il sut parfaitement
accorder les soins de son empire et de ses armées avec son amour pour sa
charmante épouse.

L'impératrice Marie-Louise avait à peine dix-neuf ans à l'époque de son
mariage; ses cheveux étaient blonds, ses yeux bleus et expressifs, sa
démarche noble et sa taille imposante; sa main et son pied auraient pu
servir de modèles; enfin toute sa personne respirait la jeunesse, la
santé et la fraîcheur; elle était timide, et se tenait dans une réserve
de hauteur devant la cour; mais on la disait affectueuse et amicale dans
l'intimité. Ce qu'il y a de certain, c'est qu'elle était fort tendre
avec l'empereur, et dévouée à toutes ses volontés. Dans leur première
entrevue, l'empereur lui avait demandé quelles recommandations on lui
avait faites à son départ de Vienne: «D'être à vous, avait répondu
l'impératrice, et de vous obéir en toutes choses.» Et elle parut se
conformer sans peine à ses instructions. Du reste, rien ne ressemblait
moins à la première impératrice que la seconde. Hormis un seul point,
l'égalité de leur humeur et leur complaisance extrême pour l'empereur,
l'une était précisément tout l'opposé de l'autre, et (il faut en
convenir) l'empereur se félicitait souvent de cette différence, dans
laquelle il trouvait du piquant et du charme. Il a fait ainsi lui-même
le parallèle de ses deux épouses:

«L'une (Joséphine) était l'art et les grâces; l'autre (Marie-Louise)
l'innocence et la simple nature. Dans aucun moment de la vie, la
première n'avait de manières ou d'habitudes qui ne fussent pas agréables
ou séduisantes. Il eût été impossible de la prendre en défaut sur ce
point; elle s'étudiait à ne produire que des impressions avantageuses,
et atteignait son but sans laisser apercevoir l'étude. Tout ce que l'art
peut imaginer pour relever les attraits était mis en usage par elle,
mais avec un tel mystère, qu'on ne pouvait tout au plus que le
soupçonner. La seconde, au contraire, ne se doutait même pas qu'il pût y
avoir rien à gagner dans d'innocens artifices. L'une était toujours à
côté de la vérité; son premier mouvement était la négative. L'autre
ignorait la dissimulation; tout détour lui était étranger. La première
ne demandait jamais rien, mais elle devait partout. La seconde
n'hésitait pas à demander quand elle n'avait plus; ce qui était fort
rare. Jamais elle ne prenait rien sans se croire obligée, en conscience,
de payer aussitôt. Du reste, toutes les deux étaient bonnes, douces, et
fort attachées à leur mari.»

Tels, ou à peu près, étaient les termes dans lesquels l'empereur parlait
de ses deux impératrices. On peut voir qu'il paraissait vouloir que la
comparaison fût à l'avantage de la seconde; et à cet effet il lui
prêtait des qualités qu'elle n'avait pas, ou du moins exagérait
singulièrement celles qu'elle pouvait avoir.

L'empereur accordait à Marie-Louise 500,000 francs pour sa toilette;
mais jamais, à beaucoup près, elle n'a dépensé cette somme. Elle avait
peu de goût dans ses ajustemens, et se serait habillée sans grâce, si
elle n'eût point été bien conseillée. L'empereur assistait à sa toilette
les jours où il désirait qu'elle fût bien. Il lui faisait essayer des
parures, et les essayait lui-même sur la tête, le cou, les bras de
l'impératrice, et il se décidait toujours pour le magnifique. L'empereur
était excellent mari, et l'a prouvé avec ses deux femmes. Il adorait son
fils: comme père et comme époux, il aurait pu servir de modèle à tous
ses sujets. Toutefois, et quoi qu'il en ait dit lui-même, je ne crois
pas qu'il ait aimé Marie-Louise autant que Joséphine. Celle-ci avait un
charme, une bonté, un esprit, un dévouement à son époux que l'empereur
connaissait, et dont il sentait tout le prix. Marie-Louise était plus
jeune, mais froide, peu gracieuse. Je crois qu'elle aimait son mari;
mais elle était réservée, peu expansive; elle ne fit nullement oublier
Joséphine aux personnes qui avaient eu le bonheur d'approcher de
celle-ci.

Malgré la soumission apparente avec laquelle elle avait congédié sa
maison autrichienne, il est certain qu'elle avait de grandes préventions
non-seulement contre sa propre maison, mais encore contre celle de
l'empereur. Jamais elle n'adressait une parole de bienveillance aux
personnes du service personnel de l'empereur. Je l'ai vue bien des fois;
mais jamais un sourire, un regard, un signe de sa part ne vint
m'apprendre si j'étais à ses yeux autre chose qu'un étranger. Au retour
de Russie, d'où je n'arrivai qu'après l'empereur, je ne perdis point de
temps pour me rendre dans sa chambre, où il m'avait fait demander. J'y
trouvai Sa Majesté dans la compagnie de l'impératrice et de la reine
Hortense. L'empereur me plaignit beaucoup des souffrances que j'avais
éprouvées, et me dit mille choses flatteuses, et qui prouvaient sa bonté
pour moi. La reine, avec cette grâce charmante dont elle est le seul
modèle depuis la mort de son auguste mère, me parla long-temps, et dans
des termes pleins de bienveillance. L'impératrice seule garda le
silence. L'empereur lui dit: «Louise, tu n'as rien à dire à ce pauvre
Constant?--Je ne l'avais pas aperçu,» répondit l'impératrice. Cette
réponse était dure; car il était impossible que Sa Majesté ne m'eût pas
_aperçu_. Il n'y avait en ce moment dans la chambre que l'empereur, la
reine Hortense et moi.

L'empereur prit tout d'abord les plus grandes précautions pour que
personne, et surtout aucun homme, ne pût approcher l'impératrice que
devant témoin. Il y avait eu du temps de l'impératrice Joséphine quatre
dames, dont l'unique emploi était d'_annoncer_ les personnes qui étaient
reçues par Sa Majesté. La bonté excessive de Joséphine l'empêcha de
réprimer les jalouses prétentions de quelques personnes de sa maison; et
de là vinrent, entre les dames du palais et les dames d'annonces, des
rivalités et des débats sans fin. L'empereur avait conçu beaucoup
d'humeur de toutes ces tracasseries; et, pour se les épargner à
l'avenir, il choisit parmi les dames chargées de l'éducation des filles
des membres de la Légion-d'Honneur, dans la maison d'Écouen, quatre
nouvelles dames d'annonces pour l'impératrice Marie-Louise. La
préférence fut d'abord donnée à des filles ou veuves de généraux, et
l'empereur décida que les places vacantes appartiendraient de droit aux
meilleures élèves de la maison impériale d'Écouen, et seraient la
récompense de leur bonne conduite. Quelque temps après, le nombre de ces
dames ayant été porté à six, ce furent deux élèves de madame de Campan
qui furent nommées. Ces six dames changèrent ensuite leur premier titre
contre celui de premières dames de l'impératrice. Mais ce changement
ayant indisposé les dames du palais, et excité leurs réclamations auprès
de l'empereur, celui-ci décida que les dames d'annonces prendraient le
titre de _premières femmes de chambre_. Grandes réclamations des dames
d'annonces à leur tour: elles plaidèrent leur cause elles-mêmes devant
l'empereur, et il leur donna le titre de _lectrices_ de l'impératrice,
pour concilier les exigences des deux parties belligérantes.

Les dames d'annonces, ou premières dames, ou premières femmes de
chambre, ou lectrices, comme il plaira au lecteur de les appeler,
avaient sous leurs ordres six femmes de chambre, qui n'entraient chez
l'impératrice que quand la sonnette les y appelait. Celles-ci
habillaient, chaussaient et coiffaient, le matin, Sa Majesté. Mais les
six premières n'avaient rien à faire avec la toilette, excepté pour les
diamans, dont elles étaient spécialement chargées. Leur principal, et
presque leur unique emploi, était de s'attacher à tous les pas de
l'impératrice, qu'elles ne quittaient pas plus que son ombre. Elles
entraient chez elle avant qu'elle fût levée, et ne la quittaient plus
qu'elle ne fût au lit. Alors toutes les issues donnant dans sa chambre
étaient fermées, à l'exception d'une seule qui conduisait dans une pièce
voisine où était le lit de celle de ces dames qui avait le principal
service. L'empereur lui-même ne pouvait entrer la nuit chez son épouse
sans passer par cette chambre. Hormis M. de Menneval, secrétaire des
commandemens de l'impératrice, et M. Ballouhai, intendant de ses
dépenses, aucun homme n'était admis dans les appartemens intérieurs de
l'impératrice, sans un ordre de l'empereur. Les dames même, excepté la
dame d'honneur et la dame d'atours, n'y étaient reçues qu'après avoir
obtenu un rendez-vous de l'impératrice. Les dames de l'intérieur étaient
chargées de faire exécuter ces règlemens, et elles étaient responsables
de leur exécution. Une d'elles assistait aux leçons de musique, de
dessin, de broderie, que prenait l'impératrice. Elles écrivaient ses
lettres sous sa dictée, ou par son ordre.

L'empereur ne voulait pas, disait-il, qu'un homme au monde pût se vanter
de s'être trouvé en tête-à-tête avec l'impératrice pendant deux minutes;
et il réprimanda un jour très-sévèrement la lectrice de service, parce
qu'elle se tenait à une extrémité du salon pendant que M. Biennais,
orfévre de la cour, montrait à Sa Majesté les secrets d'un serre-papier,
qu'il avait fait pour elle. Une autre fois l'empereur gronda encore,
parce que la dame de service ne se trouvait point tout à côté de
l'impératrice pendant que celle-ci prenait sa leçon de musique avec M.
Paër.

Il n'est donc pas vrai, comme on l'a prétendu, que le marchand de modes
Leroy ait été exclu du palais pour s'être permis de dire à
l'impératrice, en lui essayant une robe, qu'elle avait de belles
épaules. M. Leroy faisait faire dans ses magasins les robes de
l'impératrice sur un modèle qu'on lui avait remis. Jamais ni lui, ni
personne de la maison, ne les a essayées à Sa Majesté. Les femmes de
chambre lui indiquaient les changemens qu'il y avait à faire. Il en
était de même des autres marchands et fournisseurs, du faiseur de
corsets, du cordonnier, du gantier, etc.; aucun d'eux n'a pu voir
l'impératrice, ni lui parler dans son intérieur.



CHAPITRE XXI.

     Cérémonie religieuse du mariage de Leurs Majestés.--Le lendemain de
     leur mariage.--Fêtes éblouissantes.--Les temples de la gloire et de
     l'hymen.--Présent de la ville de Paris à l'impératrice.--Frais de
     la toilette des deux impératrices.--Voyage dans les départemens du
     Nord.--Souvenirs de Joséphine.--Triomphe et isolément.--Arrivée à
     Anvers.--Froideur entre le roi de Hollande et l'empereur.--Défiance
     mutuelle au milieu des fêtes.--Emportemens de l'empereur.--Les deux
     souverains et les deux frères.--Quelques traits du caractère du
     prince Louis.--Erreur à son sujet.--Course sur mer à
     Flessingue.--Tempête.--Danger couru par l'empereur.--Souffrances de
     Sa Majesté.--Situation critique d'un huissier de service.--Mot de
     l'empereur.--Première leçon d'équitation de
     l'impératrice.--Sollicitude de l'empereur.--Progrès rapides.--Goût
     de l'impératrice pour les bals et les fêtes.--Plaisirs
     continuels.--Incendie de l'hôtel du prince de
     Schwartzenberg.--Heureuse présence d'esprit de l'empereur et du
     vice-roi d'Italie.--Les victimes de l'incendie.--Superstition de
     Napoléon.--Anecdotes sur madame la comtesse Durosnel.--Abdication
     du roi de Hollande.--Paroles de l'empereur.--Les trois capitales de
     l'empire français.


LE mariage civil de Leurs Majestés fut célébré au palais de Saint-Cloud,
le dimanche 1er avril, à deux heures après midi. Le lendemain eut
lieu dans la grande galerie du Louvre la cérémonie du mariage religieux.
Une circonstance assez singulière, c'est qu'il faisait le dimanche au
soir un assez beau temps à Saint-Cloud, tandis que les rues de Paris
étaient inondées d'une pluie effroyable et continuelle. Le lundi il plut
à Saint-Cloud, et le temps fut magnifique à Paris, comme pour ne rien
ôter à la pompe du cortége et à l'éclat des merveilleuses illuminations
de la soirée. «L'étoile de l'empereur, disait-on dans le langage de
cette époque, l'a emporté deux fois sur les vents de l'équinoxe.»

La ville de Paris présentait le lundi au soir un spectacle tel qu'on
pouvait s'y croire dans un lieu d'enchantemens. Je n'ai jamais vu
d'aussi brillantes illuminations. C'était une suite de décorations
magiques. Les maisons, les hôtels, les palais, les églises, tout était
éblouissant; jusqu'aux tours des églises qui, illuminées aussi,
semblaient des étoiles, des comètes suspendues dans les airs. Les hôtels
des grands dignitaires de l'empire, des ministres, des ambassadeurs
d'Autriche et de Russie, du duc d'Abrantès, rivalisaient d'éclat et de
goût. La place Louis XV présentait un coup d'œil admirable. Du milieu de
cette place, entourée d'orangers en feu, les yeux se portaient
alternativement sur les magnifiques décorations des Champs-Élysées, du
Garde-Meuble, du Temple de la gloire, des Tuileries et du
Corps-Législatif. Le palais du Corps-Législatif figurait le temple de
l'Hymen. Le transparent du fronton représentait la Paix unissant les
augustes époux. À leurs côtés étaient deux génies portant des boucliers,
où l'on voyait les armes des deux empires; et derrière ce groupe
venaient des magistrats, des guerriers, le peuple, leur présentant des
couronnes. Aux deux extrémités du transparent étaient la Seine et le
Danube, entourés d'enfans; image de fécondité. Les douze colonnes du
péristyle et le perron étaient illuminés. Les colonnes étaient réunies
l'une à l'autre par des lustres. Les statues qui ornent le péristyle et
le perron étaient éclairées. Le pont Louis XV, par lequel on se rendait
à ce temple de l'Hymen, était lui-même une avenue dont la double rangée
de feux, de verres de couleurs, d'obélisques, de plus de cent colonnes,
surmontées chacune d'une étoile, et réunies par des guirlandes de verres
de couleurs en spirale, produisait un éclat à peine supportable à la
vue. La coupole du dôme de Sainte-Geneviève était aussi magnifiquement
éclairée. Toutes les côtes étaient marquées par un double rang de
lampions. Entre ces côtes étaient des aigles, des chiffres en verres de
couleurs, des guirlandes de feu attachées à des torches de l'Hymen. Le
péristyle du dôme était éclairé par des lustres disposés entre chaque
colonne, et, ces colonnes n'étant pas éclairées, ces lustres
paraissaient suspendus dans les airs. La lanterne était tout en feu, et
toute cette masse éclatante était surmontée d'un trépied représentant
l'autel de l'Hymen, d'où s'échappait une flamme immense produite par des
matières bitumineuses. À une grande élévation au dessus de la
plate-forme de l'observatoire, une immense étoile, isolée de la
plate-forme, et que la variété des verres de couleurs qui la formaient
faisait scintiller comme un vaste diamant, se détachait sur un ciel
noir. Le palais du sénat attirait aussi un grand nombre de curieux. Mais
je me suis déjà trop étendu dans cette description des spectacles
merveilleux que l'on rencontrait à chaque pas.

La ville de Paris fit hommage à Sa Majesté l'impératrice d'une toilette
encore plus magnifique que celle qu'elle avait offerte autrefois à
l'impératrice Joséphine. Tout était en vermeil, jusqu'au fauteuil et à
la psyché. Les dessins des diverses pièces de ce meuble vraiment
admirable avaient été tracés par les premiers artistes, et l'élégance,
le fini des ornemens surpassaient encore la richesse du métal.

Vers la fin d'avril, Leurs Majestés partirent ensemble pour visiter les
départemens du Nord. Ce voyage fut la répétition de celui que j'avais
fait en 1804 à la suite de l'empereur; seulement l'impératrice n'était
plus la bonne et gracieuse Joséphine. En repassant par toutes ces villes
où je l'avais vue accueillie avec tant d'enthousiasme, et dont les vœux
et les hommages s'adressaient maintenant à une autre souveraine; en
revoyant le château de Lacken, Bruxelles, Anvers, Boulogne, et tant
d'autres lieux où j'avais vu Joséphine passer en triomphe, comme à
présent Marie-Louise, je songeai avec chagrin et regret à l'isolement de
la première épouse de l'empereur, et à la douleur qui ne pouvait manquer
de la poursuivre jusque dans la retraite, lorsque arrivait jusqu'à elle
la relation des honneurs rendus à celle qui lui avait succédé dans le
cœur de l'empereur et sur le trône impérial.

Le roi et la reine de Westphalie et le prince Eugène accompagnaient
Leurs Majestés. Nous vîmes lancer à Anvers un vaisseau de quatre-vingts
canons, lequel reçut, avant de quitter les chantiers, la bénédiction de
M. de Pradt, archevêque de Malines. Le roi de Hollande vint rejoindre
l'empereur à Anvers. Ce prince était en froid avec Sa Majesté, qui avait
exigé de lui tout récemment la cession d'une partie de ses états, et
qui, bientôt après, mit la main sur tout le reste. Il s'était pourtant
trouvé à Paris pendant les fêtes du mariage de l'empereur, qui même
l'avait envoyé au devant de l'impératrice Marie-Louise; mais les deux
frères n'avaient pas renoncé à leur défiance mutuelle l'un contre
l'autre; et il faut convenir que celle du roi Louis n'était que trop
bien motivée. Ce que j'ai trouvé de plus singulier dans leurs
altercations, c'est que l'empereur, en l'absence de son frère, se
livrait aux plus grands emportemens et aux menaces les plus violentes
contre lui, tandis que, s'ils venaient à avoir une entrevue, ils
s'abordaient amicalement et familièrement comme deux frères. Séparés,
ils étaient, l'un empereur des Français, l'autre roi de Hollande, avec
des intérêts et des vues opposés; ensemble ils n'étaient plus, s'il
m'est permis de m'exprimer ainsi, que Napoléon et Louis compagnons et
amis d'enfance.

Toutefois le prince Louis était habituellement triste et mélancolique;
les contrariétés qu'il éprouvait sur le trône, où il avait été placé
malgré lui, ajoutées à ses chagrins domestiques, le rendaient évidemment
très-malheureux; et tous ceux qui le connaissaient le plaignaient
sincèrement; car le roi Louis était un excellent maître, un homme de
mérite et un honnête homme. On a dit que, lorsque l'empereur eut
décrété la réunion de la Hollande à la France, le roi Louis résolut de
se défendre jusqu'à la dernière extrémité dans la ville d'Amsterdam, et
de faire rompre les digues pour inonder tout le pays et arrêter ainsi
l'invasion des troupes françaises. Je ne sais si cela est vrai; mais,
d'après ce que j'ai vu du caractère de ce prince, je suis bien sûr que,
tout en ayant assez de courage personnel pour s'exposer de sa personne à
toutes les chances de ce parti désespéré, sa bonté naturelle et son
humanité l'auraient arrêté dans l'exécution d'un tel projet.

À Middelbourg, l'empereur s'embarqua à bord du _Charlemagne_ pour
visiter les bouches de l'Escaut, le port et l'île de Flessingue. Dans
cette course sur mer, nous fûmes assaillis par un grain terrible. Trois
ancres furent successivement cassées: nous eûmes encore d'autres avaries
et courûmes un assez grand danger. L'empereur était très-malade; il se
jetait à chaque instant sur son lit, et faisait beaucoup d'efforts pour
vomir, sans pouvoir y parvenir, ce qui rendait son malaise plus pénible.
J'eus le bonheur de n'être pas du tout incommodé et d'être ainsi en état
de lui donner tous les soins que sa position exigeait. Toutes les
personnes de sa suite étaient malades. Mon oncle, qui était huissier de
service, et obligé par conséquent de se tenir debout à la porte de la
cabine de Sa Majesté, tombait à chaque instant et souffrit horriblement.
Pendant cette tourmente, qui dura trois jours, l'empereur bouillait
d'impatience. «Je crois, dit-il lorsque nous pûmes enfin aborder, que
j'aurais été un assez médiocre amiral.»

Peu de temps après notre retour de ce voyage, l'empereur voulut que Sa
Majesté l'impératrice apprît à monter à cheval. Elle alla au manége de
Saint-Cloud; plusieurs personnes de la maison étaient dans la tribune
pour la voir prendre sa première leçon. J'étais de ce nombre, et je vis
la tendre sollicitude que l'empereur témoignait pour sa jeune épouse.
Elle était montée sur un cheval doux et fort bien dressé; l'empereur ne
quittait pas sa main et marchait à côté d'elle, pendant que M. Jardin
père tenait la bride du cheval. Au premier pas que fit sa monture,
l'impératrice se mit à crier de frayeur; et l'empereur lui disait:
«Allons! Louise, sois brave; que peux-tu craindre? ne suis-je pas là?»
La leçon se passa en encouragemens d'une part et en frayeurs de l'autre.
Le lendemain l'empereur donna ordre de faire sortir les personnes qui
étaient dans les tribunes, parce que cela intimidait l'impératrice. Elle
ne tarda pas toutefois à s'aguerrir, et finit par être fort bonne
cavalière. Elle faisait souvent des courses dans le parc avec ses dames
d'honneur et madame la duchesse de Montebello, qui montait aussi à
cheval avec grâce. Une calèche suivait l'impératrice avec quelques
dames. Le prince Aldobrandini, son écuyer, ne la quittait pas dans ses
promenades.

L'impératrice était dans un âge où l'on a goût aux bals et aux fêtes, et
l'empereur craignait par-dessus tout qu'elle s'ennuyât. Aussi les
réjouissances et les divertissemens abondaient-ils à la cour et à la
ville. Une fête offerte à Leurs Majestés par le prince de
Schwartzenberg, ambassadeur d'Autriche, se termina par des malheurs
affreux.

Le prince occupait l'ancien hôtel de Montesson dans la rue de la
Chaussée-d'Antin. Pour donner son bal, il avait fait ajouter aux
appartemens déjà existans une vaste salle et une galerie en bois,
décorées avec une profusion de fleurs, de draperies, de candélabres,
etc. Au moment où, après avoir assisté pendant deux où trois heures à la
fête, l'empereur se retirait, un des rideaux, agité par un courant
d'air, prit feu aux bougies qui se trouvaient trop près des fenêtres, et
s'enflamma en un instant. Quelques jeunes gens firent de vains efforts
pour éteindre le feu, en arrachant les draperies et en étouffant la
flamme dans leurs mains. En un clin d'œil les rideaux, les papiers et
les guirlandes furent consumés, et la charpente commença à brûler.

L'empereur fut un des premiers qui s'aperçurent des progrès de
l'incendie et en prévirent les suites. Il s'approcha de l'impératrice,
qui déjà s'était levée pour venir vers lui, et sortit avec elle, non
sans quelque difficulté, à cause de la foule qui se précipitait vers les
portes. Les reines de Hollande, de Naples, de Westphalie, la princesse
Borghèse, etc., suivirent Leurs Majestés. La vice-reine d'Italie, qui
était grosse de plusieurs mois, était restée dans la salle, sur
l'estrade où s'était placée la famille impériale. Le vice-roi, craignant
autant pour sa femme la presse que l'incendie, la sauva par une petite
porte que l'on avait ménagée sur l'estrade pour apporter des
rafraîchissemens à Leurs Majestés. On n'avait point songé à cette issue
avant le prince Eugène; quelques personnes en profitèrent pour sortir
avec lui. Sa majesté la reine de Westphalie, parvenue sur la terrasse,
ne se crut point encore en sûreté, et, dans son effroi, elle s'élança
dans la rue Taitbout, où elle fut relevée par un passant.

L'empereur accompagna l'impératrice jusqu'à l'entrée des Champs-Élysées;
là il la quitta pour retourner au lieu de l'incendie, et ne rentra à
Saint-Cloud que sur les quatre heures du matin. Depuis l'arrivée de
l'impératrice, nous étions dans des transes affreuses; il n'était pas
une âme au château qui ne fût en proie à l'inquiétude la plus vive au
sujet de l'empereur. Enfin il arriva sans accident, mais très-fatigué,
les habits en désordre et le visage échauffé de l'incendie; ses souliers
et ses bas étaient noircis et brûlés par le feu. Il se rendit d'abord
tout droit chez l'impératrice, pour s'assurer si elle était bien remise
de la frayeur qu'elle avait éprouvée; ensuite il rentra dans sa chambre,
et, jetant son chapeau sur son lit, se laissa tomber dans un fauteuil en
s'écriant: «Mon Dieu, quelle fête!» Je remarquai que les mains de
l'empereur étaient toutes charbonnées; il avait perdu ses gants au feu.
Sa Majesté était d'une tristesse profonde. Pendant que je la
déshabillais, elle me demanda si j'avais été à la fête du prince: je
répondis que non; alors elle daigna me donner quelques détails sur le
déplorable événement. L'empereur parlait avec une émotion que je ne lui
ai vue que deux ou trois fois en sa vie, et qu'il n'éprouva pas pour ses
propres infortunes. «L'incendie de cette nuit, dit Sa Majesté, a dévoré
une femme héroïque. La belle-sœur du prince de Schwartzenberg, entendant
sortir de la salle embrasée des cris qu'elle a crus poussés par sa fille
aînée, s'est jetée au milieu des flammes. Le plancher, déjà réduit en
charbon, s'est enfoncé sous ses pieds; elle a disparu. La pauvre mère
s'était trompée! tous ses enfans étaient hors de danger. On a fait des
efforts inouïs pour la retirer des flammes; mais on ne l'a eue que
morte, et tous les secours de la médecine ont été vainement prodigués
pour la rappeler à la vie. La malheureuse princesse était grosse et
très-avancée dans sa grossesse; j'ai moi-même conseillé au prince
d'essayer de sauver au moins l'enfant. On l'a retiré vivant du cadavre
de sa mère; mais il n'a vécu que quelques minutes.»

L'émotion de l'empereur redoubla à la fin de ce récit. J'avais eu soin
de lui tenir un bain tout prêt, prévoyant qu'il en aurait besoin à son
retour. Sa Majesté le prit en effet, et, après ses frictions
habituelles, elle se trouva, comme on dit, un peu remontée. Cependant je
me souviens qu'elle exprima la crainte que le terrible accident de cette
nuit ne fût l'annonce d'événemens funestes, et elle conserva long-temps
cette appréhension. Trois ans après, pendant la déplorable campagne de
Russie, on annonça un jour à l'empereur que le corps d'armée commandé
par le prince de Schwartzenberg avait été détruit, et que le prince
lui-même avait péri: il se trouva heureusement que la nouvelle était
fausse; mais lorsqu'on vint l'apporter à Sa Majesté, elle s'écria,
comme pour répondre à une idée qui la préoccupait depuis long-temps:
«_C'était donc_ LUI _que menaçait le mauvais présage!_»

Vers le matin, l'empereur envoya des pages chez toutes les personnes qui
avaient souffert de la catastrophe, pour les complimenter de sa part et
demander de leurs nouvelles. On rapporta à Sa Majesté de tristes
réponses: Madame la princesse de la Layen, nièce du prince primat, avait
succombé à ses blessures. On désespérait des jours du général Touzart,
de sa femme et de sa fille, qui moururent en effet dans la journée. Il y
eut encore d'autres victimes de ce désastre. Au nombre des personnes qui
y échappèrent, après de longues souffrances, se trouvèrent le prince
Kourakin et madame Durosnel, femme du général de ce nom.

Le prince Kourakin, toujours remarquable par l'éclat autant que par le
goût singulier de sa toilette, s'était paré pour le bal, d'un habit
d'étoffe d'or; ce fut ce qui le sauva. Les flammèches et les brandons
glissèrent sur son habit et sur les décorations dont il était couvert,
comme sur une cuirasse. Cependant le prince garda le lit pendant
plusieurs mois. Dans le tumulte causé par l'incendie, il était tombé sur
le dos, avait été long-temps foulé aux pieds et meurtri, et n'avait dû
son salut qu'à la présence d'esprit et à la force d'un musicien qui
l'avait relevé et porté hors de la foule.

Le général Durosnel, dont la femme s'était évanouie dans la salle du
bal, s'élança au milieu des flammes et reparut aussitôt, ayant dans ses
bras son précieux fardeau; il porta ainsi madame Durosnel jusque dans
une maison du boulevard, où il la déposa pour aller chercher une voiture
dans laquelle il la fit transporter à son hôtel. Madame la comtesse
Durosnel avait été cruellement brûlée, et elle en resta plus de deux ans
malade. Dans le trajet que fit le général, de l'hôtel de l'ambassadeur
au boulevard, il vit à la lueur de l'incendie un voleur qui enlevait le
peigne de sa femme évanouie dans ses bras. Ce peigne était enrichi de
diamans et d'un très-grand prix.

Madame Durosnel avait pour son mari une tendresse égale à celle de son
mari pour elle. À la suite d'un combat sanglant de la seconde campagne
de Pologne, le général Durosnel fut perdu pendant plusieurs jours, et
l'on écrivit en France qu'on le croyait mort. La comtesse, désespérée,
tomba malade de douleur, et fut sur le point de mourir. Quelque temps
après, on apprit que le général, blessé grièvement, mais non
mortellement, avait été retrouvé, et que sa guérison serait prompte.
Lorsque madame Durosnel reçut cette heureuse nouvelle, sa joie alla
jusqu'au délire; elle fit faire dans la cour de son hôtel, un tas de ses
habits de deuil et de ceux de ses gens, y mit le feu, et vit brûler ces
lugubres vêtemens avec des transports et des éclats de gaîté folle.

Deux jours après l'incendie de l'hôtel du prince de Schwartzenberg,
l'empereur reçut la nouvelle de l'abdication de son frère Louis. Sa
Majesté parut d'abord très-contrariée de cet événement, et dit à
quelqu'un qui entrait dans sa chambre, à l'instant où elle venait d'en
être informée: «J'avais bien prévu cette sottise de Louis, mais je ne
croyais pas qu'il fût si pressé de la faire.» Néanmoins l'empereur en
prit bientôt son parti, et à quelques jours de là, Sa Majesté qui,
pendant sa toilette, n'avait pas ouvert la bouche, sortit tout d'un coup
de sa préoccupation, au moment où je lui présentai son habit, et me
donnant deux ou trois de ses tapes familières: «M. Constant, me
dit-elle, savez-vous quelles sont les trois capitales de l'empire
français?» Et, sans me donner le temps de répondre, l'empereur continua:
«Paris, Rome, Amsterdam. Cela fait un bon effet; n'est-il pas vrai?»



CHAPITRE XXII.

     Les restes du maréchal Lannes transférés au Panthéon.--Cérémonie
     funèbre.--Aspect de l'église des Invalides le jour de cette
     cérémonie.--Inscription glorieuse.--Cortége.--Derniers
     adieux.--Larmes sincères.--Séjour à Rambouillet.--Duel entre deux
     pages de l'empereur.--Prudence paternelle de M. d'Assigny.--La
     Saint-Louis fêtée en l'honneur de l'impératrice.--Pronostics tirés
     après coup.--Revue de la garde impériale hollandaise.--Graves
     désordres.--Sollicitude de l'empereur.--Heureuse idée d'un
     officier.--Influence du seul nom de l'empereur.--Napoléon parrain
     et Marie-Louise marraine.--Sage prévoyance de
     l'empereur.--Distraction de l'empereur pendant les offices de
     l'église.--Heureuse nouvelle annoncée par l'empereur.--Retard dans
     la grossesse de l'impératrice.--Inquiétude de Napoléon.--La cause
     du retard découverte.--Maux de cœur de Marie-Louise.--Joie
     universelle.


DANS les derniers jours de juillet, on se porta en foule à l'église de
l'Hôtel des Invalides, où étaient déposés les corps du général
Saint-Hilaire et du duc de Montebello. Les restes du maréchal étaient
placés auprès du tombeau de Turenne. Les matinées étaient employées à la
célébration de plusieurs messes qui se disaient sur un autel double,
élevé entre la nef et le dôme. Pendant quatre jours on vit flotter sur
la flèche du dôme une longue flamme, ou pavillon noir, bordé de blanc.

Le jour même de la translation des restes du maréchal, de l'église des
Invalides au Panthéon, je fus envoyé de Saint-Cloud à Paris pour un
message particulier de l'empereur. Ma commission faite, il me restait
quelques instans de loisir, dont je profitai pour aller voir cette
lugubre cérémonie, et dire un dernier adieu au brave guerrier que
j'avais vu mourir. À midi, toutes les autorités civiles et militaires se
rendirent à l'hôtel. Le corps fut transféré du dôme dans l'église, sous
un catafalque formé par une grande pyramide d'Égypte, portée sur une
estrade élevée, ouverte par quatre grands arcs, dont les cintres étaient
entourés d'une guirlande de lauriers enlacés de cyprès. Aux angles
étaient des statues dans l'attitude de la douleur, représentant la
Force, la Justice, la Prudence et la Tempérance, vertus caractéristiques
des héros. Cette pyramide était terminée par une urne cinéraire,
surmontée d'une couronne de feu. Sur les faces de la pyramide étaient
placés les armes du duc et des médaillons rappelant les faits les plus
mémorables de sa vie, et soutenus par des génies en pleurs. Sous
l'obélisque était placé le sarcophage renfermant le corps du maréchal;
aux angles étaient des trophées composés de drapeaux enlevés sur les
ennemis. Des candélabres en argent, et en très-grand nombre, étaient
fixés sur les gradins qui servaient d'estrade à ce monument. L'autel, en
bois de chêne, rétabli où il était avant la révolution, était double et
à double tabernacle. Sur les portes du tabernacle étaient les tables de
la loi; il était surmonté d'une grande croix sur le croisant de laquelle
était suspendu un suaire. Aux angles de l'autel étaient les statues de
saint Louis et de saint Napoléon. Quatre grands candélabres étaient
placés sur des piédestaux aux angles des gradins. Le pavé du chœur,
celui de la nef étaient revêtus d'un tapis de deuil. La chaire, drapée
en noir, décorée de l'aigle impériale, et où fut prononcée l'oraison
funèbre du maréchal, était placée à gauche en avant du catafalque; à
droite était un siége en bois d'ébène, décoré des armes impériales,
d'abeilles, d'étoiles, de galons, de franges et autres ornemens en
placage d'argent. Il était destiné au prince archi-chancelier de
l'empire, qui présidait la cérémonie. Des gradins étaient élevés dans
les arcades des bas-côtés, et correspondaient aux tribunes qui étaient
au dessus. En avant de ces gradins étaient les siéges et les banquettes
pour les autorités civiles et militaires, les cardinaux, archevêques,
évêques, etc. Les armes, les décorations, le bâton et la couronne de
lauriers du maréchal, étaient placés sur le cercueil.

Toute la nef et le fond des bas-côtés étaient tendus de noir avec
encadremens blancs; les fenêtres l'étaient aussi. On voyait sur les
draperies les armes, le bâton et le chiffre du maréchal.

L'orgue était caché par une vaste tenture qui ne nuisait pas à la
propagation de ses lugubres sons. Dix-huit lampes sépulcrales d'argent
étaient suspendues, avec des chaînes de même métal, à des lances
terminées par des guidons enlevés à l'ennemi. Sur les pilastres de la
nef était fixés des trophées d'armes, composés des drapeaux pris dans
les différentes affaires qui ont illustré la vie du maréchal.

Le pourtour de l'autel, du côté de l'esplanade, était revêtu d'une
tenture de deuil; au dessus étaient les armes du duc, fixées par deux
renommées tenant les palmes de la victoire; au dessus on lisait:
NAPOLÉON _à la mémoire du duc de Montebello, mort glorieusement aux
champs d'Essling, le_ 22 _mai_ 1809.

Le conservatoire de musique exécuta une messe composée des plus beaux
morceaux de musique sacrée de Mozart. Après la cérémonie, le corps fut
porté jusqu'à la porte de l'église, et placé sur le char funèbre, orné
de lauriers et de quatre faisceaux de drapeaux enlevés à l'ennemi dans
les affaires où le maréchal s'était trouvé, et par les troupes de son
corps d'armée. Il était précédé par un cortége militaire et religieux,
et suivi d'un cortége de deuil et d'honneur. Le cortége militaire était
composé de détachemens de toutes les armes, de cavalerie et d'infanterie
légère et de ligne, d'artillerie à cheval et à pied; suivis de canons,
de caissons, de sapeurs, de mineurs, tous précédés de tambours, de
trompettes, de musique, etc.; l'état-major général ayant à sa tête le
maréchal prince de Wagram, et composé de tous les officiers généraux et
d'état-major de la division et de la place.

Le cortége religieux se composait des enfans et vieillards des hospices,
du clergé de toutes les paroisses et de l'église métropolitaine de
Paris, avec les croix et bannières, les chantres et la musique
religieuse, l'aumônier de Sa Majesté avec les assistans. Le char
portant le corps du maréchal, suivait immédiatement. Les maréchaux ducs
de Conegliano, comte Serrurier, duc d'Istrie et prince d'Eckmühl,
portaient les coins du poêle. Aux deux côtés du char, deux aides-de-camp
du maréchal portaient deux étendards. Sur le cercueil étaient fixés le
bâton de maréchal et les décorations du duc de Montebello.

Après le char venaient le deuil et le cortége d'honneur; la voiture vide
du maréchal, ayant aux portières deux de ses aides-de-camp à cheval;
quatre voitures de deuil destinées à la famille du maréchal; les
voitures des princes grands dignitaires, des ministres, maréchaux,
colonels généraux, premiers inspecteurs. Un détachement de cavalerie,
précédé de trompettes et de musique à cheval, suivait les voitures et
fermait la marche. Une musique accompagnait les chants, toutes les
cloches des églises sonnaient, et treize coups de canon étaient tirés
par intervalle.

Arrivé à l'entrée de l'église souterraine de Sainte-Geneviève, le corps
fut descendu à bras par des grenadiers décorés et blessés dans les mêmes
batailles que le maréchal. L'aumônier de Sa Majesté remit le corps à
l'archiprêtre. Le prince d'Eckmühl adressa au duc de Montebello les
regrets de l'armée; et le prince archi-chancelier déposa sur le
cercueil la médaille destinée à perpétuer la mémoire de ces honneurs
funèbres, du guerrier qui les recevait, et des services qui les avaient
mérités. Alors toute la foule s'écoula, et il ne resta dans le temple
que quelques anciens serviteurs du maréchal, qui honoraient sa mémoire,
par les larmes qu'ils versaient en silence, autant et plus que ce deuil
public et cette imposante cérémonie. Ils me connaissaient, pour nous
être trouvés ensemble en campagne. Je restai quelque temps avec eux, et
nous sortîmes ensemble du Panthéon.

Pendant ma courte excursion à Paris, Leurs Majestés avaient quitté
Saint-Cloud pour Rambouillet. Je fis route pour aller les rejoindre avec
les équipages du maréchal prince de Neufchâtel, qui avait momentanément
quitté la cour pour assister aux obsèques du brave duc de Montebello.

Ce fut, si ma mémoire ne me trompe pas, en arrivant à Rambouillet que
j'appris les détails d'un duel qui avait eu lieu le jour même entre deux
de MM. les pages de Sa Majesté. Je ne me rappelle pas la cause de leur
querelle; mais, assez frivole dans son origine, elle était devenue fort
grave par suite des voies de fait qu'elle avait occasionées. C'était une
dispute d'écoliers; mais ces écoliers portaient une épée, et se
regardaient, non sans raison, comme plus d'aux trois quarts militaires:
il fut donc décidé qu'on se battrait. Pour se battre, il fallait deux
choses, du temps et du secret. Quant au temps, il était employé, depuis
quatre ou cinq heures du matin jusqu'à neuf heures du soir, presque sans
interruption. Le secret ne fut pas gardé.

M. d'Assigny, homme d'un mérite rare et d'une vertu parfaite, était
alors sous-gouverneur des pages; ses soins, ses bontés et sa justice
l'avaient fait chérir de ses élèves. Voulant prévenir un malheur, il
appela devant lui les deux adversaires; mais ces jeunes gens, destinés à
servir dans l'armée, ne pouvaient entendre à aucune autre réparation que
celle du duel. M. d'Assigny avait trop d'esprit pour essayer de parler
dans un sens opposé: il n'eût pas été obéi; mais il s'offrit pour
témoin, fut accepté par les jeunes gens, et chargé de fixer le choix des
armes. Il choisit le pistolet, et le rendez-vous fut donné pour le
lendemain de grand matin. Tout se passa dans l'ordre accoutumé pour ces
sortes d'affaires. Un des pages tira le premier, et manqua son
adversaire; l'autre déchargea son arme en l'air. Aussitôt ils se
précipitèrent dans les bras l'un de l'autre, et M. d'Assigny prit ce
moment pour leur adresser une mercuriale toute paternelle. Du reste, le
digne sous-gouverneur non-seulement leur garda le secret, mais il garda
aussi le sien. Les pistolets, chargés par M. d'Assigny, ne contenaient
que des balles de liége; ce que les jeunes gens ignorèrent toujours.

Quelques personnes voyaient arriver avec un sentiment de curiosité le 25
août, jour de la fête de Sa Majesté l'impératrice. Elles pensaient que,
de peur d'exciter les souvenirs des royalistes, l'empereur remettrait
cette solennité à une autre époque de l'année; ce qu'il aurait aisément
pu faire en fêtant son auguste épouse sous le nom de Marie. Mais
l'empereur ne s'arrêta point à de pareilles craintes. Il est même
probable qu'il fut le seul dans tout le château à qui il n'en vint pas
l'idée. Sûr de sa puissance et des espérances que la nation française
fondait alors sur lui, il savait bien qu'il n'avait rien à redouter de
princes exilés ni d'un parti qui paraissait mort, sans la moindre chance
de résurrection. J'ai entendu dire depuis et très-sérieusement, que Sa
Majesté avait eu tort de fêter la Saint-Louis; que cela lui avait porté
malheur, etc.; mais ces pronostics, tirés après l'événement,
n'occupaient alors la pensée de qui que ce fût, et la Saint-Louis fut
célébrée en l'honneur de l'impératrice Marie-Louise avec une pompe et
une allégresse extraordinaires.

Peu de jours après ces réjouissances, Leurs Majestés passèrent en revue
dans le bois de Boulogne, les régimens de la garde impériale
hollandaise, que l'empereur avait nouvellement mandés à Paris. Pour
célébrer leur bienvenue, Sa Majesté fit placer de distance en distance,
dans les allées du bois, des tonneaux de vin, défoncés par un bout, où
chaque soldat venait puiser à discrétion. Cette munificence impériale
eut des suites fâcheuses et qui auraient pu devenir funestes. Les
soldats hollandais, plus accoutumés à la bière forte qu'au vin, mais
pourtant fort avides de cette dernière boisson, en prirent outre mesure,
et les têtes s'échauffèrent à un degré inquiétant. Ils commencèrent
d'abord par quelques rixes, soit entre eux, soit avec les curieux qui
les observaient de trop près. Puis un orage étant survenu tout à coup et
les promeneurs de Saint-Cloud et des environs se hâtant de rentrer dans
Paris, en traversant le bois de Boulogne, les Hollandais, dans un état à
peu près complet d'ivresse, se mirent à battre le bois, arrêtant toutes
les femmes qui se présentaient, et menant fort rudement les hommes dont
la plupart étaient accompagnées. En un instant ce ne fut dans tout le
bois que cris de terreur, vociférations, juremens et batailles sans
nombre. Quelques personnes effrayées reculèrent jusqu'à Saint-Cloud, où
était l'empereur, qui ne fut pas plus tôt informé de ce désordre qu'il
ordonna de faire marcher patrouilles sur patrouilles, pour mettre les
Hollandais à la raison. Sa Majesté était fort en colère, et disait:
«A-t-on jamais vu rien de pareil à ces grosses têtes? Les voilà sens
dessus dessous pour deux verres de vin!» En dépit de cette espèce de
plaisanterie, l'empereur n'était pas sans inquiétude. Il vint se placer
à la grille du parc, vis-à-vis du pont, et adressa lui-même des
recommandations aux officiers et aux soldats qui allaient travailler à
rétablir l'ordre. Malheureusement la nuit était trop avancée pour que
l'on pût distinguer sur quels points il fallait se diriger, et Dieu sait
comment cela aurait fini, si l'officier d'une des patrouilles n'avait
pas eu l'heureuse idée de s'écrier: «L'empereur, voilà l'empereur!» Les
hommes du piquet répétèrent après lui: «Voilà l'empereur!» en chargeant
les Hollandais les plus mutins. Et telle était la terreur qu'inspirait à
ces soldats étrangers le nom seul de Sa Majesté, que des milliers
d'hommes armés, ivres et furieux, se dispersèrent devant ce seul nom, et
regagnèrent leurs quartiers le plus vite et le plus secrètement qu'ils
purent. On en arrêta quelques-uns, qui furent sévèrement punis.

J'ai déjà dit que l'empereur s'occupait assez souvent de la toilette de
l'impératrice, et même de celle de ses dames. En général il aimait que
toutes les personnes qui l'entouraient fussent bien vêtues, et même
avec luxe. Cependant il donna vers ce temps un ordre dont j'admirai la
sagesse. Devant un jour tenir sur les fonts de baptême, avec Sa Majesté
l'impératrice, des enfans de ses grands-officiers, et prévoyant que les
parens ne manqueraient pas de faire assaut de magnificence dans la
toilette de leurs nouveau-nés, l'empereur ordonna que les enfans à
baptiser n'auraient pas d'autre habillement qu'un long habit de lin.
Cette prudente mesure épargna tout à la fois la bourse et l'amour-propre
des parens. Je remarquai dans cette cérémonie que l'empereur avait
quelque peine à prêter l'attention nécessaire aux questions de
l'officiant. Habituellement l'empereur était d'une assez grande
distraction pendant les offices de l'église, qui pourtant n'étaient pas
longs: car ils ne duraient jamais plus de douze à quinze minutes; encore
m'a-t-on assuré que Sa Majesté demanda s'il n'aurait pas été possible de
les dire en moins de temps. Il se mordait les ongles, prenait du tabac
plus souvent que de coutume, et regardait sans cesse autour de lui,
tandis qu'un prince de l'église se donnait fort inutilement la peine de
tourner les feuillets du livre de Sa Majesté, de manière à la tenir au
courant.

À la fin de la cérémonie du baptême dont je viens de parler, l'empereur
dit, en se frottant les mains, à quelques intimes qui
l'entouraient:--«Avant peu, messieurs, nous aurons, j'espère, un autre
enfant à baptiser.» Ces paroles de Sa Majesté furent accueillies avec
toute la joie qu'elles étaient faites pour inspirer. Au reste, on
commençait depuis quelque temps à s'entretenir dans le château de la
grossesse de l'impératrice. Sa Majesté n'étant pas devenue grosse
aussitôt après son mariage, cela ne laissait pas que d'inquiéter et
chagriner l'empereur. Sa première femme n'avait pu lui donner un
héritier, et de là surtout était venu le divorce; fallait-il s'attendre
au même malheur de la part de l'impératrice Marie-Louise? Car pour
douter de lui-même, l'empereur n'en avait aucune raison; tout au
contraire, il avait eu deux fois les honneurs de la paternité. Ces idées
le rendaient de temps en temps assez triste, et il consultait souvent
ses médecins. Ces messieurs s'occupèrent de rechercher la cause du
retard apporté aux vœux les plus ardens de l'empereur, et découvrirent
que cela tenait à la fréquence des bains que prenait l'impératrice.
L'empereur lui en parla; elle cessa d'en prendre, et l'on apprit bientôt
l'heureuse nouvelle de sa grossesse. Le jardin particulier (à
Fontainebleau, où se trouvaient alors Leurs Majestés) était sous mes
fenêtres, et je vis plusieurs fois l'impératrice se promener, soutenue
par ses femmes, et souffrant des maux de cœur dont tout le monde se
réjouissait.



CHAPITRE XXIII.

     Grossesse de Marie-Louise.--Ce qu'on en pensait dans le
     public.--Premières douleurs.--Tout le palais est en émoi.--M.
     Dubois.--Agitation de l'empereur.--Napoléon se met au bain.--M.
     Dubois entre tout défait dans la salle du bain.--Paroles de
     l'empereur.--Il monte à l'appartement de Marie-Louise.--Les
     ferremens.--Paroles de Marie-Louise.--L'Empereur écoute avec
     angoisse à la porte de l'appartement.--Madame de Montesquiou.--Le
     roi de Rome vient au monde.--Joie paternelle de l'empereur.--Ce
     qu'il me dit.--On tire le canon.--Spectacle que présentent les rues
     de Paris.--Le vingt-deuxième coup.--Madame Blanchard.--Des pages
     servant de courriers.--Paris aux sixième et septième étages.--Les
     poëtes.--Les étoffes.--La cérémonie de l'ondoiement.--Encore madame
     Blanchard.--Le ballon tombé.--Tout un village déplorant la mort
     d'un aéronaute qui est à Paris en pleine santé.--Doutes sur la
     grossesse de Marie-Louise.--Napoléon accusé de libertinage.--Son
     amour pour les enfans.--Mon fils meurt du croup.--Paroles de
     l'empereur.--Ma femme à la Malmaison.--Trait de bonté de
     Joséphine.--Consolation.


LA grossesse de Marie-Louise avait été exempte d'accident, et promettait
une heureuse délivrance. Ce moment était attendu par l'empereur avec
une impatience à laquelle la France tout entière s'associait depuis
long-temps. C'était alors une chose curieuse à observer que l'état de
l'esprit public, au commencement du mois de mars, quand le peuple,
incertain encore du sexe de l'enfant qui devait naître, formait toutes
sortes de conjectures, et faisait des vœux ardens et unanimes pour que
cet enfant fût un fils, qui recueillît le vaste héritage de la gloire
impériale. Le 19 mars, à sept heures du soir, l'impératrice sentit les
premières douleurs. Dès ce moment tout le palais fut en émoi. On fit
part de cette nouvelle à l'empereur; il envoya tout de suite chercher M.
Dubois, qui demeurait au château depuis quelque temps, et dont les soins
étaient si précieux en cette circonstance. Toute la maison particulière
de l'impératrice, ainsi que madame de Montesquiou, était dans
l'appartement. L'empereur, sa mère, ses sœurs, MM. Corvisart, Bourdier,
Yvan, étaient dans un salon voisin.

L'empereur entrait fréquemment, encourageant sa jeune épouse. Dans
l'intérieur du palais, l'attente était vive, passionnée, bruyante.
C'était à qui aurait la première nouvelle de l'accouchement.

Les douleurs, qui avaient été faibles pendant toute la nuit, se
calmèrent tout-à-fait à cinq heures du matin. M. Dubois, ne voyant rien
qui annonçât un accouchement très-prochain, le dit à l'empereur, qui
renvoya tout le monde, et alla se mettre au bain.

L'anxiété qu'il éprouvait lui avait rendu nécessaire ce moment de repos;
il était tout ému. Il me dit combien l'impératrice souffrait: «Mais,
ajouta-il, elle est pleine de force et de courage.»

L'impératrice, accablée de fatigue, dormit quelques instans. De vives
douleurs l'éveillèrent; elles augmentèrent toujours, sans amener la
crise exigée par la nature, et M. Dubois acquit la triste certitude que
l'accouchement serait difficile et laborieux. Il y avait à peine un
quart d'heure que Sa Majesté était au bain, lorsqu'il se fait annoncer,
et entre dans l'appartement, la figure toute décomposée. Il dit à
l'empereur que sur mille accouchemens, un seul se présentait comme celui
de l'impératrice; qu'il craignait de ne pouvoir sauver la mère en même
temps que l'enfant. «Allons donc, dit l'empereur, ne perdez pas la tête,
M. Dubois; sauvez la mère, ne pensez qu'à la mère: je vous suis.»
L'empereur sortit précipitamment du bain, me laissant à peine le temps
de l'essuyer. Il passa sa robe de chambre, et descendit. Je sus qu'il
embrassa tendrement l'impératrice, lui recommanda de prendre courage,
et lui tint la main pendant quelque temps. Mais ne pouvant résister à
son émotion, il se retira dans un salon voisin, et là, prêtant l'oreille
au moindre bruit, tremblant de crainte, il passa un quart d'heure dans
des angoisses cruelles. Il fallut employer les ferremens. Marie-Louise
s'en aperçut, et dit avec une douloureuse amertume: «Parce que je suis
impératrice, faut-il donc me sacrifier?» Madame de Montesquiou, qui lui
tenait la tête, lui dit: «Courage, madame; j'ai passé par là; je vous
assure que vos précieux jours ne sont pas en danger.»

Le travail dura vingt-six minutes, et fut très-douloureux. L'enfant
s'était présenté par les pieds; il fallut de grands efforts pour lui
dégager la tête. L'empereur attendait dans le cabinet de toilette, pâle
comme la mort, et paraissant hors de lui. Enfin l'enfant vint au monde.
L'empereur alors se précipita dans l'appartement, embrassant
l'impératrice avec une extrême tendresse, sans même jeter un regard sur
l'enfant, que l'on croyait mort. En effet il resta sept minutes sans
donner aucun signe de vie. On lui souffla quelques gouttes d'eau-de-vie
dans la bouche; on le frappa légèrement du plat de la main sur tout le
corps; on le couvrit de serviettes chaudes. Enfin il poussa un cri.

L'empereur s'élança des bras de l'impératrice pour embrasser ce fils
dont la naissance était pour lui la dernière et la plus haute faveur de
la fortune. Il paraissait au comble de la joie; il quittait
alternativement la mère pour le fils et le fils pour la mère, et ne
pouvait se rassasier de la vue de l'un et de l'autre. Quand il remonta
dans l'appartement pour s'habiller, son visage respirait la joie. En
m'apercevant, il me dit: «Eh bien! Constant, nous avons un gros garçon!
il s'est joliment fait tirer l'oreille, par exemple.» Il l'annonçait
ainsi à toutes les autres personnes qu'il rencontrait. C'est dans ses
effusions de joie domestique que j'ai pu apprécier combien cette grande
âme, que l'on ne croyait sensible qu'à la gloire, sentait profondément
les jouissances de la famille.

Depuis l'instant où le bourdon de Notre-Dame et les cloches des
différentes paroisses de Paris s'étaient fait entendre, au milieu de la
nuit, jusqu'à celui où le canon annonça l'heureuse délivrance de
l'impératrice, une extrême agitation se manifesta dans Paris. Au point
du jour, la foule s'était portée vers les Tuileries. Les cours, les
quais en étaient encombrés. Chacun attendait avec anxiété le premier
coup de canon. Mais ce spectacle curieux n'avait pas seulement lieu aux
Tuileries et dans les quartiers avoisinans: à neuf heures et demie on
voyait le peuple, dans les rues les plus éloignées du château, sur tous
les points de Paris, s'arrêter, compter avec émotion les coups de canon.
Le vingt-deuxième coup, qui proclamait la naissance d'un garçon, fut
salué par des acclamations générales. Au silence de l'attente, qui avait
suspendu comme par enchantement la marche de toutes les personnes
répandues dans tous les quartiers de la ville, succéda un mouvement
d'enthousiasme difficile à peindre. Dans ce vingt-deuxième coup de canon
était toute une dynastie, tout un avenir. Les chapeaux volaient en
l'air; on courait au devant les uns des autres, on s'embrassait sans se
connaître, en criant: _Vive l'empereur_! De vieux soldats versaient des
larmes de joie, en pensant qu'ils avaient contribué de leurs sueurs et
de leurs fatigues à préparer l'héritage du roi de Rome, et que leurs
lauriers allaient ombrager le berceau d'une dynastie.

Napoléon, caché derrière un rideau, à une des croisées de l'impératrice,
jouissait du spectacle de la joie populaire, et en paraissait
profondément attendri. De grosses larmes roulaient dans ses yeux; il
vint en cet état embrasser son fils. Jamais la gloire ne lui avait fait
verser une larme; mais le bonheur d'être père avait amolli cette âme que
les plus éclatantes victoires et les témoignages les plus sincères de
l'admiration publique semblaient à peine effleurer. Et en effet si
Napoléon fut en droit de croire à sa fortune, ce fut surtout le jour
qu'une archiduchesse d'Autriche le rendit père d'un roi, lui qui avait
commencé par être cadet d'une famille corse. Au bout de quelques heures,
l'événement qu'attendaient avec une égale impatience la France et
l'Europe était devenu la fête particulière de toutes les familles.

À dix heures et demie, madame Blanchard partit en ballon de
l'École-Militaire, pour répandre dans les villes et dans les villages où
elle devait passer la nouvelle de la naissance du roi de Rome.

Le télégraphe annonçait de toute part cet heureux événement, et à deux
heures après midi on avait déjà reçu la réponse de Lyon, de Lille, de
Bruxelles, d'Anvers, de Brest, et de plusieurs autres grandes villes de
l'empire. Cette réponse était, comme on pense, parfaitement d'accord
avec les sentimens de la capitale.

Pour répondre à l'empressement de la foule qui se pressait
continuellement aux portes du palais, afin d'avoir des nouvelles de
l'impératrice et de son auguste enfant, il avait été décidé qu'un des
chambellans de service se tiendrait du matin jusqu'au soir dans le
premier salon du grand appartement, pour recevoir les personnes qui se
présenteraient, et leur donner connaissance du bulletin que les
médecins de Sa Majesté devaient remettre deux fois par jour. Au bout de
quelques heures, des courriers extraordinaires étaient déjà sur toutes
les routes, portant aux cours étrangères la nouvelle de l'accouchement
de l'impératrice; des pages de l'empereur avaient été chargés de cette
mission auprès du sénat d'Italie et des corps municipaux de Milan et de
Rome. Des ordres furent donnés dans les villes de guerre et dans les
ports, pour qu'on y tirât les mêmes salves qu'à Paris, et pour que les
flottes fussent pavoisées. Une belle soirée favorisa les réjouissances
particulières de la capitale. Les maisons avaient été spontanément
illuminées. Ceux qui cherchent à deviner par les apparences extérieures
quelle est la pensée d'un peuple dans des événemens de ce genre,
remarquèrent que les derniers étages des maisons situées dans les
faubourgs étaient aussi éclairés que les hôtels les plus somptueux et
les plus belles maisons de la capitale. Les édifices publics qui, dans
d'autres circonstances, se font remarquer, grâce à l'obscurité des
maisons environnantes, l'étaient à peine, dans cette profusion de
lumières que la reconnaissance publique avait allumées à toutes les
fenêtres. Les bateliers donnèrent sur l'eau une fête impromptu qui dura
une partie de la nuit, et à laquelle une foule immense prit part du
rivage, en témoignant la plus vive joie. Ce peuple, qui depuis trente
ans avait passé par tant d'émotions, et qui avait fêté tant de
victoires, montrait un enthousiasme aussi vif que s'il se fût agi d'une
première fête, ou d'un changement heureux dans sa destinée. Des vers
furent chantés ou récités sur tous les théâtres, et il n'y eut forme
poétique, depuis l'ode jusqu'à la fable, qui ne fût employée à célébrer
l'événement du 20 mars 1811. J'ai appris d'une personne bien instruite
qu'une somme de cent mille francs, prélevée sur les fonds particuliers
de l'empereur, fut répartie par M. Dequevauvilliers, secrétaire de la
comptabilité de la chambre, entre les auteurs des poésies qui furent
envoyées aux Tuileries. Enfin, la mode, qui exploite les moindres
événemens, donna naissance aux étoffes appelées _c...-roi-de-Rome_,
comme on avait dit dans l'ancien régime _c...-Dauphin_.

Dans la soirée du 20 mars, à neuf heures, le roi de Rome fut ondoyé dans
la chapelle des Tuileries; la cérémonie était magnifique. L'empereur
Napoléon, entouré des princes et princesses et de toute sa cour, le
plaça au milieu de la chapelle, sur un fauteuil surmonté d'un dais avec
un prie-Dieu. On avait placé entre l'autel et la balustrade, sur un
tapis de velours blanc, un socle de granit, surmonté d'un magnifique
vase de vermeil, formant les fonts baptismaux. L'empereur était grave,
mais la tendresse paternelle répandait sur sa figure un air de bonheur;
on eût dit qu'il se sentait à moitié soulagé du fardeau de l'empire, en
voyant l'auguste enfant qui semblait destiné à le reprendre un jour des
mains de son père. Quand il s'approcha des fonts baptismaux, pour
présenter l'enfant à l'ondoiement, il y eut un moment de silence et de
recueillement religieux, qui faisait un contraste touchant avec la gaîté
bruyante qui, au même moment, animait au dehors une foule immense, que
le spectacle d'un très-beau feu d'artifice et de magnifiques
illuminations avaient amassée de tous les points de Paris dans le
voisinage des Tuileries.

Madame Blanchard, qui était partie en ballon une heure après la
naissance du roi de Rome, pour en répandre la nouvelle dans les lieux
qui se trouvaient sur son passage, était d'abord descendue à
Saint-Tiébault, près de Lagny. Mais là, le vent lui ayant manqué, elle
était revenue à Paris. Son ballon se releva après son départ, et alla
tomber dans un bourg à six lieues plus loin. Les habitans, ne trouvant
dans ce ballon que des vêtemens et quelques provisions, ne doutèrent pas
que l'intrépide aéronaute n'eût fait naufrage; mais au moment où la
nouvelle de sa mort était envoyée à Paris, madame Blanchard y arrivait
elle-même, et dissipait toute inquiétude.

Beaucoup de personnes avaient douté de la grossesse de Marie-Louise.
Quelques-unes la croyaient feinte; je n'ai jamais pu concevoir les sots
raisonnemens que ces personnes firent à ce sujet, et que la malveillance
cherchait à répandre dans le public. Mais ce qu'il y a de singulier, et
ce qui prouve que c'était, chez le plus grand nombre de ces personnes,
mauvaise foi et niaiserie, c'est que d'une part on accusait l'empereur
de libertinage, on lui supposait gratuitement un grand nombre d'enfans
naturels, et, de l'autre, on le croyait incapable de rendre mère une
jeune princesse de dix-neuf ans. La haine fausse ainsi le jugement. Si
Napoléon avait eu des enfans naturels, pourquoi n'en pouvait-il avoir de
légitimes, surtout avec une jeune épouse qu'on savait généralement d'une
santé florissante? Au reste, ce n'était pas le premier, et ce ne fut pas
le dernier de ce genre, auquel donna lieu Napoléon. Sa position était
trop haute, et sa gloire trop éclatante, pour ne pas inspirer
quelquefois des sentimens exagérés, soit en admiration, soit en haine.

Il y eut aussi quelques malveillans qui se plurent à dire que Napoléon
était peu capable de sentimens tendres, et que le bonheur d'être père
n'allait pas jusqu'au fond de cette âme dévorée d'ambition. Je puis
citer entre mille traits une petite anecdote qui me touche
particulièrement, et que j'ai d'autant plus de plaisir à raconter que,
en même temps qu'elle répond victorieusement aux calomnies dont je
parle, elle prouve la bienveillance toute particulière dont m'honorait
Sa Majesté. Comme père et comme fidèle serviteur, j'éprouve une
satisfaction douce, quoique douloureuse, à la consigner dans ces
Mémoires. Napoléon aimait beaucoup les enfans. Un jour il me demanda de
lui amener le mien; je sortis pour l'aller chercher. Sur ces
entrefaites, M. de Talleyrand fut introduit auprès de l'empereur. La
conversation dura long-temps; mon enfant s'ennuyait d'attendre, je le
reconduisis près de sa mère. Quelque temps après il fut atteint du
croup. Cette cruelle maladie, contre laquelle Sa Majesté avait cru
devoir faire un appel spécial à la faculté de Paris, enlevait beaucoup
d'enfans à leurs familles. Le mien mourut à Paris: nous étions alors au
château de Compiègne. J'en reçus la triste nouvelle au moment de
descendre à la toilette. J'étais trop accablé de cette perte pour me
rendre à mon devoir. L'empereur fit demander ce qui m'empêchait de
venir, et comme on lui rapporta que je venais d'apprendre la mort de mon
fils, il dit avec bonté: Ce pauvre Constant! Quelle horrible douleur!
Nous autres pères, nous savons ce que c'est!

À quelque temps de là, ma femme alla voir l'impératrice Joséphine à la
Malmaison. Cette aimable princesse daigna la recevoir seule dans le
petit salon qui précédait la chambre à coucher; elle la fit asseoir
auprès d'elle, et essaya de la consoler par de touchantes paroles. Elle
dit que ce malheur ne frappait pas que nous; qu'elle-même avait perdu
son petit-fils par suite de la même maladie. En disant cela elle se mit
à pleurer; car ce souvenir venait de réveiller dans son âme de récentes
douleurs. Ma femme baigna de ses larmes les mains de cette excellente
princesse. Joséphine ajouta mille choses attendrissantes, tâchant
d'alléger ses peines en les partageant, et de ramener ainsi la
résignation dans le cœur d'une pauvre mère. Le souvenir de cette bonté
adoucit nos anciens chagrins, et j'avoue que c'est tout à la fois un
honneur et une consolation pour nous, que de nous rappeler les augustes
sympathies que la perte de ce cher enfant excita dans le cœur de
Napoléon et dans celui de Joséphine. On ne saura jamais bien tout ce que
cette princesse surtout avait de sensibilité et de compassion pour les
peines d'autrui, et tout ce que sa belle âme renfermait de trésors de
bonté.



CHAPITRE XXIV.

     Marie-Louise et Joséphine.--Simplicité de la jeune
     impératrice.--Elle se croit malade.--M. Corvisart.--Pilules de mie
     de pain et de sucre.--Locutions germaniques de
     Marie-Louise.--Tendresse de Napoléon.--Sévère étiquette.--Bonne
     grâce de l'impératrice.--Caen.--Acte de
     bienfaisance.--Cherbourg.--Une descente au fond du bassin de
     Cherbourg.--Baptême du roi de Rome.--Le cortége
     impérial.--Souvenirs de fête.--L'empereur montre son fils aux
     assistans.--Banquet et concert à l'hôtel-de-ville.--Paroles
     bienveillantes.--Le Tibre à Paris.--L'aéronaute Garnerin.--La
     province.--Le Puy-de-Dôme enflammé.--La mer toute en feu dans le
     port de Flessingue.--Encore des fêtes.--La route de
     Saint-Cloud.--Les fontaines d'orgeat et de groseille.--Des
     arbrisseaux pour lampions.--Madame Blanchard.--L'aérostat.--La
     grande étoile et les petites étoiles.--Féerie.--Les
     colombes.--L'orage.--L'empereur et le maire de Lyon.--Les
     courtisans.--Les musiciens.--Le prince Aldobrandini.--Le prince et
     la princesse Borghèse.--Les gens à mauvais présages.--Les femmes
     sans souliers.--Point de voitures.--Trait de galanterie et de bonté
     de M. de Rémusat.


NAPOLÉON avait coutume de comparer Marie-Louise à Joséphine, en
accordant à celle-ci tous les avantages de l'art et des grâces, et en
attribuant à celle-là les charmes de la simplicité, de la modestie et de
l'innocence. Quelquefois même cette simplicité avait quelque chose
d'enfantin. Je n'en citerai qu'une anecdote qui m'est venue de bonne
part. La jeune impératrice, se croyant malade, consulta M. Corvisart;
celui-ci s'aperçut bien que l'imagination seule était frappée, et que ce
pouvait bien être quelque vapeur de jeune femme. Aussi se contenta-t-il
d'ordonner pour tout traitement une préparation de pilules composées de
mie de pain et de sucre, et il en fit prendre à l'impératrice.
Marie-Louise s'en trouva mieux; elle en remercia M. Corvisart, qui ne
jugea pas à propos, comme on peut bien le croire, de la mettre dans la
confidence de sa petite supercherie.

Élevée dans une cour allemande, et n'ayant appris le français qu'avec
des maîtres, Marie-Louise parlait cette langue avec la difficulté qu'on
éprouve d'ordinaire à s'exprimer dans un idiome étranger. Parmi les
locutions vicieuses dont elle se servait quelquefois, et qui dans sa
bouche gracieuse n'étaient pas sans charmes, celle-ci m'a
particulièrement frappé, parce qu'elle revenait fort souvent: Napoléon,
qu'est-ce que, _veux-tu_?

L'empereur montrait la plus grande affection à sa jeune épouse, et
toutefois il la soumettait à toutes les règles de l'étiquette; ce à
quoi l'impératrice se prêtait de la meilleure grâce. Au mois de mai
1811, Leurs Majestés firent un voyage dans les départemens du Calvados
et de la Manche, et y furent reçues par les villes avec enthousiasme.
L'empereur marqua son séjour à Caen par des dons, des grâces, des actes
de bienfaisance. Plusieurs jeunes gens appartenant à de bonnes familles
obtinrent des sous-lieutenances; cent trente mille francs furent
consacrés à différentes aumônes. De Caen, Leurs Majestés se rendirent à
Cherbourg. Le lendemain de leur arrivée, l'empereur sortit à cheval, de
bon matin, visita les hauteurs de la ville, s'embarqua sur différens
vaisseaux, et à toute heure la foule se pressa sur son passage, en
criant _Vive l'empereur_! Le jour suivant Sa Majesté tint plusieurs
conseils, et le soir elle visita tous les établissemens de la marine, et
descendit au fond du bassin creusé dans le roc pour recevoir des
vaisseaux de ligne et qui devait être couvert de cinquante-cinq pieds
d'eau. Dans ce brillant voyage l'impératrice eut sa part dans
l'enthousiasme des habitans, et en retour, dans les différentes
réceptions qui eurent lieu, elle fit un gracieux accueil aux autorités
du pays. J'insiste à dessein sur ces détails; ils prouvent que la joie
causée par la naissance du roi de Rome n'était pas concentrée à Paris,
mais qu'au contraire la province sympathisait merveilleusement avec la
capitale.

Le retour à Paris de Leurs Majestés y ramena les réjouissances et les
fêtes; la cérémonie du baptême du roi de Rome et les fêtes dont elle fut
accompagnée furent célébrées à Paris avec une pompe digne de leur objet.
Elles eurent pour spectateur la population de Paris tout entière,
augmentée d'une foule prodigieuse d'étrangers de toutes les classes.

À quatre heures, le sénat partit de son palais, le conseil-d'état des
Tuileries, le Corps-Législatif de son palais; la cour de cassation, la
cour des comptes, le conseil de l'université, la cour impériale, du lieu
ordinaire de leurs séances; le corps municipal de Paris et les
députations des quarante neuf bonnes villes, de l'Hôtel-de-Ville. À leur
arrivée dans l'église métropolitaine, ces corps furent placés par les
maîtres et aides des cérémonies, suivant leur rang, à droite et à gauche
du trône, depuis le chœur jusqu'au milieu de la nef. Le corps
diplomatique se rendit à cinq heures à la tribune qui lui avait été
destinée.

À cinq heures et demie, le canon annonça le départ de Leurs Majestés du
palais des Tuileries; le cortége impérial était d'une magnificence
éblouissante; la superbe tenue des troupes, la richesse et l'élégance
des voitures, l'éclat des costumes offraient un spectacle ravissant. Ces
acclamations du peuple qui retentissaient au passage de Leurs Majestés;
ces maisons tapissées de festons et de draperies, ces drapeaux flottans
aux fenêtres; cette longue file de voitures dont l'attelage et les
ornemens augmentaient successivement de magnificence, et se suivaient
comme dans un ordre hiérarchique; cet immense appareil d'une fête
qu'animaient un sentiment vrai et des idées d'avenir, tout cela s'est
profondément gravé dans ma mémoire, et occupe souvent encore les longs
loisirs du vieux serviteur d'une famille qui a disparu. La cérémonie du
baptême s'accomplit avec une pompe et une solennité inusitées. Après le
baptême, l'empereur prit son auguste fils entre ses bras, et le montra
aux assistans; aussitôt les acclamations, qui jusqu'alors avaient été
comprimées par la sainteté de la cérémonie et la majesté du lieu,
éclatèrent de toutes parts. Les prières achevées, Leurs Majestés se
rendirent à l'Hôtel-de-Ville à huit heures du soir, et y furent reçues
par le corps municipal. Un concert brillant et un banquet somptueux leur
avaient été offerts par la ville de Paris. La décoration de la salle du
banquet offrait les armes des quarante-neuf bonnes villes, Paris, Rome,
Amsterdam placées les premières; les quarante-six autres par ordre
alphabétique. Le banquet terminé, Leurs Majestés allèrent prendre place
dans la salle du concert; après le concert, elles se rendirent dans la
salle du trône, où toutes les personnes invitées faisaient cercle.
L'empereur la parcourut en s'adressant avec affabilité, quelquefois même
avec familiarité, au plus grand nombre des personnes qui le composaient,
et dont chacune ne manqua pas de retenir les paroles bienveillantes qui
lui furent adressées. Enfin, avant de se retirer, Leurs Majestés furent
invitées à passer dans le jardin factice qui avait été formé au dessus
de la cour de l'Hôtel-de-Ville. La décoration en était très-élégante; au
fond du jardin, le Tibre était figuré par d'abondantes eaux, dont le
cours était disposé avec beaucoup d'art et répandait une douce
fraîcheur. Leurs Majestés quittèrent l'Hôtel-de-Ville vers onze heures
et demie, et rentrèrent aux Tuileries à la lueur des illuminations les
plus élégantes et des emblèmes lumineux du goût le plus délicat. Le
temps le plus serein et la plus douce température avaient favorisé cette
belle journée.

L'aéronaute Garnerin, parti de Paris à six heures et demie du soir,
descendit le lendemain matin à Maule, département de Seine-et-Oise.
Après y avoir pris quelque repos, il remonta en ballon et continua sa
route.

Les provinces rivalisèrent de magnificence avec la capitale pour
célébrer les fêtes de la naissance et du baptême du roi de Rome. Tout ce
qu'on avait pu imaginer de plus ingénieux, soit en emblèmes, soit en
illuminations, avait été exécuté pour donner plus de pompe à ces fêtes.
Chaque ville avait été guidée, dans sa manière de rendre hommage au
nouveau roi, soit par sa situation géographique, soit par sa destination
particulière. Ainsi à Clermont-Ferrand un feu immense avait été allumé à
dix heures du soir sur la cime du Puy-de-Dôme, à une hauteur de plus de
cinq mille pieds. Plusieurs départemens purent jouir toute la nuit de ce
majestueux et singulier spectacle. Dans le port de Flessingue, les
bâtimens furent couverts de flammes et de pavillons de toutes couleurs.
Le soir, l'escadre fut entièrement illuminée; des milliers de fanaux,
suspendus aux mâts, aux vergues, aux cordages, offraient un coup d'œil
ravissant. Tout à coup, au signal d'une fusée partie du vaisseau amiral,
tous les bâtimens vomirent à la fois des gerbes de feu qui faisaient
succéder à une nuit profonde l'éclat du jour le plus vif, et dessinaient
majestueusement ces masses imposantes, répétées par l'eau de la mer unie
comme une glace.

Nous ne faisions que passer d'une fête à une autre: c'était
étourdissant. Les réjouissances du baptême furent en effet suivies d'une
fête donnée par l'empereur dans le parc réservé de Saint-Cloud. Dès le
matin, la route de Paris à Saint-Cloud était couverte d'équipages et de
gens à pied. La fête avait lieu dans le parc fermé. L'orangerie, dont
toutes les caisses décoraient le devant du château, était ornée de
riches tentures. Des temples, des kiosques s'élevaient dans les
bosquets. Toute l'avenue de marronniers était décorée de guirlandes en
verres de couleurs. Des fontaines d'orgeat, de groseille avaient été
distribuées de manière à ce que toutes les personnes de la fête pussent
s'y rafraîchir. Des tables élégamment servies étaient dressées dans
l'allée. Tout le parc était illuminé par des pots à feu cachés dans les
arbrisseaux des massifs.

Madame Blanchard avait reçu l'ordre de se tenir prête à partir à neuf
heures et demie, au signal qui lui serait donné. À neuf heures,
l'aérostat étant rempli, elle monta dans sa nacelle. On la conduisit à
l'extrémité du bassin des cygnes, en face du château; jusqu'au moment du
départ elle fut maintenue dans cette position, et à une hauteur qui
dépassait celle des arbres les plus élevés; de façon que, pendant plus
d'une demi-heure, elle put être vue de tous les spectateurs qui
assistaient à la fête. À neuf heures trente-cinq minutes, une fusée,
partie du château, ayant donné le signal qu'on attendait, les cordes
qui retenaient le ballon furent coupées, et aussitôt on vit l'intrépide
aéronaute s'élever majestueusement dans les airs devant l'assemblée
réunie dans la salle du trône. Parvenue à une certaine hauteur, elle mit
le feu à une étoile en artifice d'une grande dimension, suspendue autour
de la nacelle, dont elle occupait le centre. Cette étoile, qui, pendant
sept à huit minutes, lançait de ses pointes et de ses angles une grande
quantité d'autres petites étoiles, produisit l'effet le plus
extraordinaire. C'était la première fois qu'on voyait une femme s'élever
hardiment dans les airs, entourée de feux d'artifice: elle paraissait se
promener sur un char de feu à une hauteur immense. Je me croyais dans un
palais de fées. Toute la partie des jardins que parcoururent Leurs
Majestés présentait un coup d'œil dont il est impossible de se faire une
idée. Les illuminations étaient dessinées avec un goût parfait; les jeux
offraient une grande variété, et de nombreux orchestres cachés dans les
arbres ajoutaient encore à l'enchantement. À un signal donné, trois
colombes partirent du haut d'une colonne surmontée d'un vase de fleurs,
et vinrent offrir à Leurs Majestés plusieurs devises très-ingénieuses.
Plus loin des paysans allemands dansaient des valses sur une pelouse
charmante, et couronnaient de fleurs le buste de sa majesté
l'impératrice. Des bergers et des nymphes de l'Opéra exécutaient des
danses. Enfin un théâtre avait été élevé au milieu des arbres, afin d'y
représenter _la Fête de village_, divertissement composé par M. Étienne,
et mis en musique par Nicolo. L'empereur et l'impératrice assistaient
sous un dais à ce spectacle, quand tout à coup il survint une pluie
abondante qui mit en émoi tous les spectateurs. Leurs Majestés ne
s'aperçurent pas d'abord de la pluie, protégées qu'elles étaient par le
dais. L'empereur causait alors avec le maire de la ville de Lyon.
Celui-ci se plaignait du peu d'écoulement des étoffes de cette ville.
Napoléon, voyant tomber une pluie effroyable, dit à ce fonctionnaire:
«Je vous réponds que demain il y aura des commandes considérables.»

L'empereur tint bon à sa place pendant une grande partie de l'orage. Les
courtisans, couverts d'étoffes de soie et de velours, la tête
découverte, recevaient la pluie d'un air riant. Les pauvres musiciens,
trempés jusqu'aux os, ne pouvaient déjà plus tirer aucun son de leurs
instrumens, dont la pluie avait brisé ou détendu les cordes; il était
temps que cela finît. L'empereur donna le signal du départ, et se
retira.

Ce jour-là, le prince Aldobrandini, qui, en sa qualité de premier écuyer
de Marie-Louise, accompagnait l'impératrice, fut fort heureux de
trouver à emprunter un parapluie par-dessus un mur de séparation, afin
de mettre Marie-Louise à couvert. On fut fort mécontent dans le groupe
où cet emprunt se fit, de ce que le parapluie n'eût pas été rendu. Ce
soir-là, le prince Borghèse et la princesse Pauline faillirent tomber
dans la Seine avec leur voiture, en revenant à leur maison de campagne
de Neuilly. Les personnes qui se plaisaient à tirer des présages, et
celles surtout qui, en très-petit nombre, voyaient d'un œil chagrin les
joies de l'empire, ne manquèrent pas de remarquer que toutes les fêtes
données à Marie-Louise avaient toujours été troublées par quelque
accident. On parlait avec affectation du bal donné par le prince de
Schwartzenberg à l'occasion des épousailles de Leurs Majestés, et de
l'incendie qui consuma la salle de danse, et de la mort tragique de
plusieurs personnes, notamment de la sœur même du prince. On tirait de
ce rapprochement de mauvais augures; les uns par malveillance, et pour
miner l'enthousiasme inspiré par la haute fortune de Napoléon; les
autres par une superstitieuse crédulité; comme s'il y avait eu matière à
un rapprochement sérieux entre un incendie qui coûte la vie à plusieurs
personnes, et l'accident fort ordinaire d'un orage en juin, qui flétrit
des toilettes, et mouille jusqu'aux os des milliers de spectateurs.

C'était un coup d'œil tout-à-fait amusant pour celui qui n'avait pas de
colifichets à gâter, et qui ne courait que le risque de s'enrhumer, que
de voir ces pauvres femmes, noyées par la pluie, se sauver de côtés et
d'autres, avec ou sans cavalier, et chercher des abris qui n'existaient
nulle part.

Quelques-unes furent assez heureuses pour trouver de modestes
parapluies; mais la plupart virent les fleurs de leur tête tomber
abattues par la pluie, ou leurs garnitures, toutes dégouttantes d'eau,
traîner par terre, à faire pitié. Quand il fallut retourner à Paris, les
voitures manquaient. Les cochers avaient pensé prudemment que la fête
durerait jusqu'au jour, et ne s'étaient pas mis en peine d'attendre les
gens toute la nuit. Les personnes à équipages ne pouvaient en profiter;
l'encombrement étant tel que la circulation en était devenue presque
impossible. Plusieurs dames s'égarèrent, et retournèrent à Paris à pied;
d'autres perdirent leurs chaussures, et c'était peine alors de voir de
jolis petits pieds dans la boue. Heureusement il n'arriva que peu ou
point d'accidens. Le médecin et le lit réparèrent tout. Mais l'empereur
rit beaucoup de cette aventure, et il dit que cela ferait gagner les
fabricans.

M. de Rémusat, si bon, si empressé à rendre service, s'oubliant pour les
autres, était parvenu à se procurer un parapluie. Il rencontra ma femme
et ma belle-mère, qui se sauvaient comme les autres. Il les prit chacune
sous un bras, et les ramena au palais sans le moindre dommage. Pendant
une heure il fit ainsi le voyage du palais au parc, et du parc au
jardin, et il eut le bonheur d'être utile à un grand nombre de dames,
dont il garantit les toilettes d'une entière déconfiture. Ce fut un
trait de galanterie dont on lui sut généralement un gré infini, parce
qu'il s'y mêlait un sentiment de bonté touchante.



CHAPITRE XXV.

     1811 et 1812.--Réflexions.--Fête de l'impératrice.--Trianon.--Route
     de Paris à Trianon.--Les gens de cour et les gens du peuple se
     coudoyant à la fête.--Le public des fêtes--Tout Paris à
     Versailles.--Les grandes allées de Versailles et les petits salons
     de Paris.--La pluie.--Les lampions et les femmes.--L'impératrice
     adresse de gracieuses paroles aux dames.--M. Alissan de
     Chazet.--Une promenade de Leurs Majestés dans le parc du
     Petit-Trianon.--L'Île-d'Amour.--Féerie.--Barques montées par des
     amours.--Musique qui vient on ne sait d'où.--Un tableau flamand en
     action.--Toutes les provinces de l'empire sont représentées à cette
     fête.--Marie-Louise.--Elle parlait peu aux hommes de son
     service.--Son maître-d'hôtel.--Dans son intérieur elle était bonne
     et douce.--Sa froideur pour madame de Montesquiou.--Ce qu'on disait
     à ce sujet.--Froideur réciproque entre madame de Montesquiou et la
     duchesse de Montebello.--Crainte d'une rivale.--La duchesse de
     Montebello.--Visites que lui fait l'impératrice.--Reproche que
     faisait Joséphine à madame de Montebello.--Mécontentement sourd des
     dames du palais.--Joséphine et madame de Montesquiou.--Le roi de
     Rome est conduit à Bagatelle et présenté à Joséphine.--Joie de
     cette princesse.--Son désintéressement.--Elle baigne l'auguste
     enfant de ses larmes.--Ce que Joséphine me dit à ce sujet.--La
     nourrice du roi de Rome.--Marie-Louise et son fils.--Marie-Louise
     et Joséphine.--Anecdote d'intérieur.--Le baiser sur la joue essuyé
     avec un mouchoir.--Répugnance de Marie-Louise pour la chaleur et
     les odeurs.


CETTE année semblait être celle des fêtes. Je m'y suis arrêté avec
plaisir, parce qu'elle précéda une année qui fut celle des malheurs.
1811 et 1812 offrent un contraste frappant. Toutes ces fleurs qui furent
prodiguées aux fêtes du roi de Rome et de son auguste mère couvraient un
abîme; tout cet enthousiasme se changea en deuil quelques mois plus
tard; jamais fêtes plus brillantes ne furent suivies de plus éclatans
revers. Laissons-nous donc aller encore aux charmes des dernières
réjouissances qui précédèrent 1812. Ce sont des souvenirs dont j'ai
besoin d'être fortifié avant d'entrer dans cette époque de sacrifices
sans profit, de sang versé sans conserver ni conquérir, de gloire sans
résultat. Le 25 août, la fête de l'impératrice fut célébrée à Trianon.
Dès le matin, la route de Paris à Trianon était couverte d'un nombre
immense de voitures et de gens à pied. Le même sentiment poussait la
cour, la bourgeoisie, le peuple au délicieux rendez-vous de la fête.
Tous les rangs étaient confondus, tout allait pêle-mêle; je n'ai jamais
vu de foule plus singulièrement bigarrée, présenter un plus touchant
mélange de toutes les conditions. D'ordinaire, le public de ces sortes
de fêtes n'est guère que d'une classe du peuple, et quelque peu de
bourgeoisie modeste; voilà tout: rarement des gens à équipages, plus
rarement encore des gens de cour. Ici, il y avait de tout. Ils n'était
si petites gens qui ne pussent se donner la satisfaction de coudoyer une
comtesse ou quelque autre noble habitante du faubourg Saint-Germain.
Tout Paris semblait être dans Versailles. Cette ville si belle, mais
d'une beauté si triste, qui depuis le dernier roi, semblait être veuve
de sa population; ces rues larges où l'on ne voit personne, ces places
dont la moindre contiendrait tous les habitans de Versailles, et qui
contenaient à peine les courtisans du grand roi, cette magnifique
solitude qu'on appelle Versailles, avait été peuplée tout à coup par le
capitale: les maisons particulières ne pouvaient contenir la foule qui
arrivait de toute part; le parc était inondé d'une multitude de
promeneurs de tout sexe et de tout âge; dans ces immenses allées on se
marchait sur les pieds, on manquait d'air sur ce vaste plateau si aëré;
on était gêné sur ce théâtre d'une grande fête publique, comme on l'est
dans les bals qu'on donne dans ces petits salons de Paris qui ont été
construits pour une douzaine de personnes, et où la vanité en entasse
cent cinquante.

De grands préparatifs avaient été faits depuis quatre ou cinq jours dans
les jardins délicieux de Trianon. Mais, la veille, le ciel avait été
orageux; beaucoup de toilettes, pour lesquelles on s'était pressé,
avaient été prudemment serrées; mais, le lendemain, un beau ciel bleu
ayant rassuré tout le monde, on était parti pour Trianon, malgré les
souvenirs de l'orage qui avait dispersé les spectateurs à la fête de
Saint-Cloud. Toutefois, à trois heures, une pluie abondante fit craindre
un moment que la soirée ne finît mal. _Pluie du soir faisant son
devoir_, comme dit le proverbe. Il arriva, au contraire, que ce
contre-temps ne fit qu'enbellir la fête, en rafraîchissant l'air brûlant
d'août, et en abattant une poussière incommode. À six heures le soleil
avait reparu, et l'été de 1811 n'eut pas de soirée plus douce ni plus
agréable.

Toutes les lignes d'architecture du grand Trianon étaient ornées de
lampions de différentes couleurs; dans la galerie, on apercevait six
cents femmes brillantes de jeunesse et de parure. L'impératrice adressa
de gracieuses paroles à plusieurs d'entre elles, et on fut généralement
ravi de l'affabilité et des manières aimables d'une jeune princesse qui
n'habitait la France que depuis quinze mois.

À cette fête, comme à toutes les fêtes de l'empire, il ne manqua pas de
poëtes pour chanter ceux qui en étaient l'objet. Il y eut spectacle, et
on joua une pièce de circonstance, dont je me rappelle parfaitement
l'auteur, qui était M. Alissan de Chazet, mais dont j'ai oublié le
titre. À la fin de la pièce, les principaux artistes de l'Opéra
exécutèrent un ballet qui fut trouvé fort joli. Le spectacle terminé,
Leurs Majestés commencèrent leur promenade dans le parc du
Petit-Trianon. L'empereur, le chapeau à la main, donnait le bras à
l'impératrice, et était suivi de toute la cour. On se rendit d'abord à
l'Île-d'Amour. Tous les enchantemens de la féerie, tous ses prestiges
s'y trouvaient réunis. Le temple, situé au milieu du lac, était
magnifiquement illuminé, et les eaux réfléchissaient les colonnes de
feu. Une multitude de barques élégantes sillonnaient en tous sens ce
lac, qui semblait enflammé, et étaient montées par un essaim d'amours
qui paraissaient se jouer dans les cordages. Des musiciens cachés à bord
exécutaient des airs mélodieux; et cette harmonie, à la fois douce et
mystérieuse, qui semblait sortir du sein des ondes, ajoutait encore à
la magie du tableau et au charme de l'illusion. À ce spectacle
succédèrent des scènes d'un autre genre; des scènes champêtres; un
tableau flamand en action, avec ses bonnes figures réjouies et sa
rustique aisance: des groupes d'habitans de chacune des provinces de
France, qui faisaient croire que toutes les parties de l'empire avaient
été conviées à cette fête. Enfin les spectacles les plus divers
attirèrent tour à tour les regards de Leurs Majestés. Arrivées au salon
de Polymnie, elles furent accueillies par un chœur charmant, dont la
musique était, si je m'en souviens, de M. Paër, et les paroles du même
M. Alissan de Chazet. Enfin, après un souper magnifique qui fut servi
dans la grande galerie, Leurs Majestés se retirèrent. Il était une heure
du matin.

Il n'y eut qu'une voix, dans cette immense assemblée, sur la grâce et la
dignité parfaite de Marie-Louise. Cette jeune princesse était en effet
charmante, mais avec des singularités plutôt que des taches dans le
caractère. J'ai recueilli quelques traits de sa vie domestique qui ne
seront pas sans intérêt pour le lecteur.

Marie-Louise parlait peu aux hommes de son service. Soit que ce fût une
habitude rapportée de la cour d'Autriche, soit crainte de se
compromettre avec son accent étranger devant des personnes de condition
inférieure, soit enfin timidité ou insouciance, peu de ces personnes ont
eu à retenir quelques mots échappés de sa bouche. J'ai entendu dire à
son maître-d'hôtel qu'en trois ans elle ne lui adressa pas une seule
fois la parole.

Les dames de sa maison s'accordaient à dire que dans son intérieur elle
était bonne et douce. Elle aimait peu madame de Montesquiou. C'était un
tort: car il n'était soins empressés, attentions, douceurs de toutes
sortes, que madame de Montesquiou n'eût pour le roi de Rome. L'empereur
seul appréciait cette excellente dame, si parfaite en toutes choses.
Comme homme, il appréciait hautement la dignité, la convenance parfaite,
l'extrême discrétion de madame de Montesquiou. Comme père, il lui savait
un gré infini des soins qu'elle prodiguait à son fils. Chacun expliquait
à sa manière la froideur que témoignait à cette dame la jeune
impératrice. Il courait à ce sujet plusieurs propos de cour plus ou
moins frivoles. Les momens de loisir des dames du palais en étaient fort
souvent occupés. Voici ce qui me parut le plus croyable et le plus
conforme à la simplicité naïve de Marie-Louise. L'impératrice avait pour
dame d'honneur madame la duchesse de Montebello, femme charmante et
d'une conduite parfaite. Or, il entrait peu d'amitié dans les rapports
de madame de Montesquiou avec madame de Montebello. Celle-ci craignait,
dit-on, d'avoir une rivale dans le cœur de son auguste amie; et, en
effet, la plus à craindre pour elle, était bien madame de Montesquiou,
car cette dame réunissait toutes les qualités qui plaisent et qui font
aimer. Née d'une famille illustre, elle avait reçu une éducation
distinguée. Elle joignait le ton et les manières de la haute société à
une piété solide et éclairée. Jamais la calomnie n'avait osé s'attaquer
à sa conduite, aussi noble que régulière. Ce n'est pas qu'on ne
l'accusât d'un peu de hauteur; mais cette hauteur était tempérée par une
politesse si empressée et une obligeance si gracieuse, qu'on pouvait
croire que c'était simplement de la dignité. Elle prenait du roi de Rome
les soins les plus tendres et les plus assidus; et certes elle avait
droit à une grande reconnaissance de la part de l'impératrice, celle que
le dévouement le plus généreux porta plus tard à s'arracher à sa patrie,
à ses amis, à sa famille, pour suivre le sort d'un enfant dont toutes
les espérances venaient d'être anéanties.

Madame de Montebello avait coutume de se lever fort tard. Le matin,
quand l'empereur était absent, Marie-Louise allait s'entretenir avec
elle dans sa chambre, et, pour ne pas passer dans le salon où
descendaient les dames du palais, elle entrait dans l'appartement de sa
dame d'honneur par un cabinet de garde-robe fort obscur, ce qui blessait
beaucoup ces dames. J'ai entendu dire à Joséphine que madame de
Montebello avait le tort d'instruire la jeune impératrice de plusieurs
aventures scandaleuses, vraies ou fausses, attribuées à quelques-unes de
ces dames, et qu'une jeune femme, simple et pure, comme l'était
Marie-Louise, n'aurait pas dû savoir; que cette circonstance était cause
de sa froideur avec les dames de son service, qui, de leur côté, ne
l'aimaient pas, et qui faisaient partager leurs sentimens à leurs
proches et à leurs amis.

Joséphine aimait tendrement madame de Montesquiou. Comme elles ne
pouvaient se voir, elles s'écrivaient; la correspondance dura jusqu'à la
mort de Joséphine.

Un jour, madame de Montesquiou reçut ordre de l'empereur de conduire le
petit roi à Bagatelle. Joséphine y était. Elle avait obtenu la faveur de
voir cet enfant, dont la naissance avait couvert l'Europe de fêtes. On
sait combien l'amour de Joséphine pour Bonaparte était désintéressé, et
de quel œil elle voyait tout ce qui pouvait augmenter, et surtout
consolider sa fortune. Il entrait même dans les vœux qu'elle faisait
pour lui-même depuis l'éclatante disgrâce du divorce, le désir sincère
qu'il fût heureux dans son intérieur, et que sa nouvelle épouse lui
donnât cet enfant, ce premier-né de sa dynastie, dont elle n'avait pas
pu le rendre père. Cette femme, d'une bonté angélique, qui était tombée
dans un long évanouissement en apprenant sa sentence de répudiation, et
qui, depuis ce jour fatal, traînait une vie douloureuse dans la
brillante solitude de la Malmaison; cette épouse dévouée, qui partageait
depuis quinze ans toute la fortune de son époux, et qui avait contribué
si puissamment à favoriser son élévation, n'avait pas été la dernière à
se réjouir de la naissance du roi de Rome. Elle avait coutume de dire
que le désir de laisser une postérité et d'être représentés après notre
mort par des êtres qui nous doivent la vie et le rang qu'ils tiennent
dans le monde, était un sentiment profondément gravé dans le cœur de
l'homme; que ce désir si naturel, et qu'elle-même avait si vivement
senti dans son cœur d'épouse et de mère, ce désir d'avoir des enfans qui
nous survivent et nous continuent sur la terre, s'augmentait encore
quand nous devions leur transmettre une haute fortune; que dans la
position particulière de Napoléon, fondateur d'un vaste empire, il était
impossible qu'il résistât long-temps à un sentiment qui est au fond de
tous les cœurs, et que, s'il est vrai que ce sentiment s'augmente en
proportion de l'héritage qu'on doit laisser à ses enfans, nul ne devait
l'éprouver plus fortement que Napoléon, parce que nul n'avait encore
possédé un pouvoir aussi formidable sur la terre; que le cours de la
nature ayant fait de la stérilité dont elle était frappée un mal sans
espérance, elle devait la première immoler les sentimens de son cœur au
bien de l'état et au bonheur personnel de Napoléon: tristes, mais
puissantes raisons que la politique invoquait à l'appui du divorce, et
dont cette excellente princesse, dans l'illusion de son dévouement,
croyait être convaincue au fond de son cœur.

Le royal enfant lui fut présenté. Je ne sache rien au monde de plus
touchant que la joie de cette excellente femme à la vue du fils de
Napoléon. Elle fixa d'abord sur lui des regards mouillés de larmes; puis
elle le prit dans ses bras, et le pressa contre son cœur avec une
inexprimable tendresse. Il n'y avait là ni témoins indiscrets, qui se
fissent un plaisir de curiosité irrespectueuse en observant ironiquement
les sentimens de Joséphine, ni étiquette ridicule qui glaçât
l'expression de cette âme si tendre; c'était une scène de vie
bourgeoise; Joséphine y allait de tout cœur. À la façon dont elle
caressait cet enfant, on eût dit qu'il s'agissait d'un enfant vulgaire,
et non du fils des Césars, comme disaient les flatteurs, non du fils
d'un grand homme, dont le berceau venait d'être entouré de tant
d'honneurs, et qui était roi en venant au monde. Joséphine le baigna de
larmes, et lui dit quelques-uns de ces mots enfantins par lesquels une
mère sait se faire comprendre et aimer de son nouveau-né. Il fallut
enfin se séparer. L'entrevue avait été courte; mais qu'elle avait été
bien remplie par l'âme aimante de Joséphine! Ce fut alors qu'on put
juger par sa joie de la sincérité de son sacrifice, en même temps que
par quelques soupirs étouffés on put juger de son étendue. Les visites
de madame de Montesquiou ne se renouvelèrent que de loin en loin.
Joséphine en ressentit un vif chagrin. Mais l'enfant grandissait; un mot
indiscret bégayé par lui, un souvenir enfantin, quelque chose de moindre
encore pouvait porter ombrage à Marie-Louise, qui redoutait Joséphine.
L'empereur voulut s'épargner cette contrariété, qui aurait pu porter
atteinte à son bonheur domestique. Il ordonna donc que les visites
devinssent plus rares: on finit par les suspendre. J'ai entendu dire à
Joséphine que la naissance du roi de Rome la payait de tous ses
sacrifices. Jamais le dévouement d'une femme ne fut plus désintéressé ni
plus complet.

Aussitôt après sa naissance, le roi de Rome avait été confié à une
nourrice d'une constitution saine et robuste, prise dans la classe du
peuple. Cette femme ne pouvait ni sortir du palais ni recevoir aucun
homme: les précautions les plus sévères avaient été prises à cet égard.
On lui faisait faire pour sa santé des promenades en voiture; et, alors
même, elle était accompagnée de plusieurs femmes.

Voici comment Marie-Louise en usait avec son fils. Le matin, vers neuf
heures, on portait le roi chez sa mère; elle le prenait dans ses bras,
le caressait quelques instans, puis elle le rendait à sa nourrice, et se
mettait à lire les journaux. L'enfant s'ennuyant, la gouvernante
l'emmenait. À quatre heures, c'était le tour de la mère d'aller visiter
son fils: Marie-Louise descendait dans les appartemens du roi, emportait
avec elle un petit ouvrage de broderie auquel elle travaillait avec
distraction. Vingt minutes après, on venait la prévenir que M. Isabey ou
M. Prudhon étaient arrivés pour la leçon de dessin ou de peinture.
L'impératrice remontait alors chez elle.

Ainsi se passèrent les premiers mois qui suivirent la naissance du roi
de Rome. Dans l'intervalle des fêtes, l'empereur s'occupait de décrets,
de revues, de monumens, de projets, travaillant beaucoup, prenant peu
de distractions, infatigable à toute besogne, et pourtant ne paraissant
pas avoir de quoi occuper sa tête puissante, heureux dans son intérieur
par une jeune femme dont il était tendrement aimé. L'impératrice menait
une vie fort simple; cela suffisait à son caractère: Joséphine avait
besoin de plus de mouvement; aussi sa vie était-elle plus extérieure,
plus animée, plus répandue. Cela n'empêchait pas qu'elle ne fût
très-propre aux habitudes du ménage, très-tendre et très-empressée
auprès de son mari, qu'elle savait aussi rendre heureux à sa façon.

Un jour que Bonaparte revenait de la chasse, harassé de fatigue, il fit
prier Marie-Louise de venir le voir. Elle vint. L'empereur la prit dans
ses bras, et lui donna un gros baiser sur la joue. Marie-Louise prit son
mouchoir et s'essuya.--Eh bien! Louise, lui dit l'empereur, tu te
dégoûtes donc de moi!--Non, répondit l'impératrice; je m'essuie ainsi
par habitude; j'en fais autant pour le roi de Rome.--L'empereur parut
contrarié. Joséphine était bien différente: elle recevait avec amour les
caresses de son mari, et même elle allait au devant. Il arrivait
quelquefois à l'empereur de dire à sa jeune femme: Louise, couche chez
moi.--Il y fait trop chaud, répondait l'impératrice. Et en effet elle ne
pouvait souffrir la chaleur, et les appartemens de Napoléon étaient
constamment chauffés. Elle avait aussi une extrême répugnance pour les
odeurs, et on ne pouvait brûler chez elle que du vinaigre ou du sucre.



AVERTISSEMENT DE L'ÉDITEUR


L'éditeur, avant de continuer la publication des documens précieux, dont
une partie a déjà été insérée dans le troisième volume des _Mémoires de
Constant_, croit devoir rappeler quelques faits qui serviront à faire
comprendre l'importance et l'intérêt des pièces suivantes.

Après la conclusion du traité de paix signé à Tilsitt, les 7 et 9
juillet 1807, Napoléon n'eut plus d'autres ennemis sur le continent que
le roi de Suède Gustave-Adolphe, qui avait rompu à la fois avec la
France, la Russie, la Prusse et le Danemarck. Un corps de l'armée
française commandé par le maréchal Brune investit Stralsund. Gustave,
qui s'était jeté dans cette place pour la défendre, ne soutint le siége
que quelques jours; et, s'étant embarqué à la hâte, dans la nuit du 19
juillet, il laissa à un chef subalterne le soin d'obtenir une
capitulation. Le maréchal Brune, l'ayant accordée, entra, le 21, à
Stralsund, prit possession de l'île de Rugen, et toute la Poméranie se
trouva conquise.

On sait quel a été le sort de l'imprudent roi de Suède. Comptant sur le
secours de l'Angleterre, qui lui envoyait en effet des subsides, il
persista à lutter contre des forces démesurément inégales, perdit la
Finlande et les îles d'Aland, et laissa les Russes arriver à vingt
lieues de Stockholm. La Suède était épuisée d'hommes et d'argent; des
murmures éclatèrent parmi le peuple et les troupes, et jusque dans le
conseil du souverain. On conjurait Gustave de faire la paix, ce moyen
étant le seul de sauver sa personne et le royaume. Mais sourd à ces
prières, il se disposait à sortir de sa capitale, pour commencer la
guerre civile, à la tête des troupes sur lesquelles il comptait encore,
lorsque, dans la matinée du 13 février 1809, les généraux Klingsporre,
Adelcreutz et le maréchal de la cour Silversparre forcèrent la consigne
à la porte du roi, lui représentèrent l'état déplorable des affaires, et
le supplièrent de changer de système. Gustave voulut tirer son épée[70]
et se jeter sur eux; mais, avant d'en avoir eu le temps, il fut saisi,
porté dans une chambre du château, et gardé à vue. Le lendemain, il
écrivit et signa de sa main l'acte de son abdication.

Le droit des états de Suède, de choisir leurs souverains et d'établir la
succession à la couronne, avait été solennellement reconnu en diverses
occasions; ils en usèrent encore cette fois, en proclamant roi, sous le
nom de Charles XIII, le duc de Sudermanie, oncle de Gustave, et qui
avait été régent du royaume pendant la minorité de son neveu. En outre
les états décrétèrent l'exclusion perpétuelle de Gustave et de ses
enfans du trône de Suède, et leur interdirent tout séjour dans ce
royaume.

Personne n'ignore que le prince royal Charles-Auguste, de la maison de
Holstein Sœnderbourg-Augustenberg, étant mort d'une chute de cheval, le
18 mars 1810, Charles XIII adopta pour son fils et successeur, du
consentement des états, le maréchal prince de Ponte-Corvo, aujourd'hui
roi de Suède. Quant au monarque dépossédé, il a, depuis son abdication,
couru toute l'Europe, se faisant appeler d'abord le comte de Gottorp,
puis le duc de Holstein, puis enfin le colonel Gustavson, nom qu'il
porte encore aujourd'hui. Dans le cours de sa vie errante, les idées les
plus bizarres lui passèrent par la tête. Après avoir eu quelque velléité
d'entrer dans l'association des frères Moraves, il renonça à ce projet
pour celui d'une croisade en Terre-Sainte, qu'il prêcha, par la voie
des feuilles publiques, dans toute la chrétienté. De plus il proposa
l'établissement d'un ordre des _Frères-Noirs_, dont il aurait été le
chef, et qui se serait composé de pèlerins pris parmi tous les peuples
de l'Europe. Enfin, en 1817, il sollicita et obtint le droit de
bourgeoisie à Bâle; et l'ex-roi de Suède est ainsi devenu citoyen d'une
république. Au reste, ce serait manquer de justice vis-à-vis du colonel
Gustavson que d'omettre que sa rupture avec la France était venue à la
suite d'une protestation énergique de ce prince contre l'arrestation et
la mort du malheureux duc d'Enghien. Il est à regretter qu'une conduite
si honorable dans le principe n'ait pas été marquée plus tard par plus
de sagesse et de circonspection.

Tel est le prince sur le compte duquel Napoléon s'exprime avec une
grande sévérité dans les pièces que l'on va lire, et particulièrement
dans une note écrite de sa main au bas d'un ordre envoyé de son
quartier-général au prince de Ponte-Corvo.



ARMÉE DE DALMATIE


Tilsitt, le 3 juillet 1807.

AU MARÉCHAL BRUNE.

Je vous préviens, monsieur le maréchal, qu'il est possible que
l'expédition anglaise débarque à Stralsund; l'intention de l'empereur
est donc que vous retiriez les troupes qui sont devant Colberg, où vous
ne laisserez que les troupes de Nassau et les Polonais. Vous ferez venir
les Hollandais, les Bavarois et les Espagnols; vous entrerez en
Poméranie, et mettrez le siége devant Stralsund. Vous ferez connaître de
nouveau au général Blücher l'armistice conclu avec le roi de Prusse, et
par cet armistice les troupes prussiennes ne peuvent rien entreprendre;
vous disposerez aussi des Italiens pour renforcer votre armée. Je viens
de donner l'ordre au général Rapp de faire partir de suite le 19e et
le 23e régiment de chasseurs, et le 19e régiment d'infanterie de
ligne, pour se rendre à grandes marches de Dantzig à la hauteur de
Colberg, où ces troupes seront à vos ordres. Vous aurez donc soin de
leur en envoyer.

L'intention de l'empereur, monsieur le maréchal, est que, dans le cas
même où les Anglais, apprenant les suites de la bataille de Friedland,
ne débarqueraient pas, vous ayez toujours à occuper la Poméranie
suédoise. Sa Majesté vous défend d'avoir aucune entrevue avec le roi de
Suède, qui ne se trouve point compris dans les armistices conclus entre
l'empereur Alexandre et le roi de Prusse. Dans votre proclamation en
entrant en Poméranie, vous devez faire connaître que le roi de Suède
vous a proposé de trahir votre patrie et votre souverain. Informez-moi,
monsieur le maréchal, des dispositions que vous aurez faites.

Tilsitt, le 3 juillet 1807.

AU GÉNÉRAL CLARKE.

L'empereur, général, ordonne que vous dirigiez le 5e régiment
d'infanterie légère, le régiment de dragons italiens et le 14e
régiment de chasseurs, sur le lieu où les Anglais auraient débarqué ou
pourraient le faire. Il ordonne au maréchal Brune, dans tous les cas,
d'occuper la Poméranie. Mettez-vous en correspondance avec lui.

Tilsitt, le 3 juillet 1807.

AU GÉNÉRAL LOISON.

Je vous envoie, général, une copie de l'armistice conclu entre le roi de
Prusse et l'empire, que vous devez déjà avoir reçu. Vous êtes aux ordres
du maréchal Brune, et vous devez exécuter ceux qu'il donnera aux troupes
que vous commandez.

Tilsitt, le 4 juillet 1807.

À M. LE MARÉCHAL BRUNE, PORTÉE PAR M. LOUIS DE
PÉRIGORD.

Je vous ai expédié hier, par un de mes aides-de-camp, monsieur le
maréchal, les ordres de l'empereur. Sa Majesté n'a reçu aucune nouvelle
de vous sur l'expédition anglaise; ce qui la porte à penser que
peut-être elle n'a pas mis en mer, et que la nouvelle donnée avait été
prématurée. Dans tout état de cause, monsieur le maréchal, l'intention
de l'empereur est que ses troupes occupent la Poméranie suédoise et
assiégent Stralsund, afin d'avoir par là une province qui servira de
compensation, quand on sera dans le cas de faire la paix avec
l'Angleterre. Vous aurez huit régimens d'infanterie française en
comprenant le 5e d'infanterie légère, que vous placerez dans la
division Boudet. Vous avez quatre régimens italiens que vous retirerez
de Colberg. Le 19e de ligne et les 19e et 25e régimens de
chasseurs sont partis de Dantzig pour se rendre devant Colberg, d'où
vous les ferez aller sur le point qui vous paraîtra le plus convenable,
lorsque vous recevrez cette lettre. Le 14e régiment de chasseurs et
un régiment de dragons italiens doivent être arrivés. Vous devez
également avoir dans l'arrondissement de votre armée une brigade
bavaroise et une brigade de Bade; ainsi, toutes ces troupes réunies vous
formeront plus de trente-deux mille hommes, ce qui, joint à cinq ou six
mille hommes, portera vos forces à quarante mille hommes, sans dégarnir
Hambourg de la division hollandaise du centre, ni de la division
espagnole en Poméranie; ce qui fera un accroissement considérable à vos
forces. Vous avez donc de quoi occuper la Poméranie et faire le siége de
Stralsund, occuper les îles et l'embouchure de l'Oder.

Ne perdez pas un moment pour faire les dispositions nécessaires à
l'exécution des ordres de l'empereur.

Vous n'écrirez plus au roi quand bien même il serait à son armée, mais
au général commandant l'armée suédoise. Désormais vous n'aurez aucune
communication avec ce prince comme roi, mais ayez-en avec la nation et
avec les officiers. Si le roi demandait à vous voir et à vous parler,
vous vous y refuserez, et vous n'aurez d'entrevue qu'avec le général
Essen, ou avec quelque Suédois raisonnable, s'il demandait à vous voir.

Vous renverrez en France les prisonniers suédois qui ne sont pas encore
échangés, et vous déclarerez qu'il ne peut y avoir de cartel tant que
les révoltés et le soi-disant duc de Pienne resteront dans le pays.

Quant au pays de Mekclembourg, la ville de Rostock sera occupée par vos
troupes; mais le souverain doit rentrer dans tous ses droits; et vous le
considérerez à l'avenir comme un prince ami de l'empereur, et auquel il
porte un intérêt particulier. Vous aurez le soin de prévenir M. le
général de Buckler de l'armistice conclu entre l'empereur et le roi de
Prusse, et que ce dernier a dû lui envoyer. Si ce général vous demandait
à passer de votre côté avec les troupes prussiennes pour se soustraire
aux extravagances du roi de Suède, vous l'y autoriserez; vous aurez soin
de faire comprendre que c'est le roi de Suède qui a rompu l'armistice,
soit en insultant la nation dans la personne d'un de ses maréchaux en
osant l'engager à la trahir, soit en formant un régiment de rebelles,
soit en cherchant tous les moyens d'insulter la France.

_Note de la main de l'empereur_.

Dans vos propos, M. le maréchal, et dans ceux que tiendront vos
officiers, mais non par écrit, vous direz que nous ne reconnaissons plus
le roi de Suède, que nous ne le reconnaîtrons que quand il aura aboli la
constitution qui ôte les priviléges à la nation suédoise. Vous parlerez
de ce souverain comme d'un fou plutôt digne de régner aux
Petites-Maisons que sur la brave nation suédoise.

Tilsitt, le 3 juillet 1807.

AU ROI DE NAPLES.

L'empereur me charge d'avoir l'honneur d'adresser à Votre Majesté la
notice qui annonce la paix entre l'empereur et roi Napoléon et
l'empereur Alexandre.

Par un des articles, Corfou doit être remis à la France. Sa Majesté a
nommé comme gouverneur de cette île et de ses dépendances le général
César Berthier. L'intention de l'empereur est qu'un régiment français,
un régiment italien du royaume d'Italie, deux compagnies d'artillerie
française, deux compagnies d'artillerie italienne, deux compagnies de
sapeurs, formant ensemble au moins une force de quatre mille hommes
commandée par un général de brigade, soient de suite cantonnés à Otrante
et à Tarente, afin d'être prêts à être transportés à Corfou aussitôt que
les ordres de l'empereur de Russie arriveront; jusque là le général
César Berthier continuera à exercer le poste que vous lui avez confié.
Il est important, Sire, de garder le plus grand secret sur l'occupation
de Corfou et de Cattaro, place qui doit également être remise au pouvoir
des Français.....

Tilsitt, le 8 juillet 1807.

À S. A. S. LE PRINCE EUGÈNE, VICE-ROI D'ITALIE.

L'empereur m'ordonne de faire connaître à Votre Altesse qu'il vient de
signer la paix avec la Russie, ainsi qu'elle le verra par la notice
ci-jointe qu'elle peut rendre publique.

L'intention de l'empereur, monseigneur, est de renforcer son armée de
Dalmatie. Sa Majesté désire donc que vous envoyiez à chacun des régimens
qui y sont des renforts provenant des conscriptions, mais en n'y
comprenant aucun des conscrits provenant de la conscription de 1808, ces
hommes étant très-jeunes et devant rester en Italie. L'intention de
l'empereur serait que ces troupes passassent par mer, afin qu'elles ne
se fatiguassent pas trop. Dans le cas cependant où elles seraient
obligées de passer par terre, elles ne devraient se mettre en marche
qu'au mois de septembre; mais, dans tous les cas, il faut les préparer
de suite. Sa Majesté voudrait que vous fissiez passer assez de monde
pour que les sept régimens qui se trouvent en Dalmatie reçoivent les
renforts nécessaires pour que les compagnies de chaque bataillon soient
portées à cent quarante hommes chacune; pour cela l'empereur désire donc
que vous fassiez passer en Dalmatie la division Clozel; par là, des six
cents hommes du 8e léger qui forment les six compagnies, on n'en
formerait que deux; de même du 18e régiment d'infanterie légère et du
5e de ligne on formerait trois compagnies.

    Du 25e de ligne, _idem_.
    Du 11e     --       --
    Du 6e      --       --
    Du 60e     --       --

De manière que ces compagnies, formant une force de cinq à six mille
hommes qui arriveraient en Dalmatie, y seraient encadrées dans les
bataillons de guerre.

L'empereur, monseigneur, désire que votre altesse passe elle-même la
revue des troupes dont je viens de parler, de manière à s'assurer que
l'habillement et l'armement sont en bon état, que les hommes ont deux
paires de souliers, leurs bidons et leurs marmites, et qu'ils ne
manquent de rien. Votre altesse rendra compte directement à l'empereur
de la revue qu'elle passera; de cette manière les cadres des troisièmes
bataillons resteront en Italie et recevront les conscrits de 1808 qui
vont y arriver; rien ne presse, monseigneur: il n'y aurait qu'une
circonstance où votre altesse pourrait faire partir ces troupes sans
attendre de nouveaux ordres de l'empereur; ce serait celle où son
altesse jugerait que la paix avec les Russes nous laisserait pour le
moment maîtres de la mer, et qu'elle prévoirait que dans quelque temps
des bâtimens anglais pourraient arriver dans l'Adriatique, et empêcher
ces troupes d'aller en Dalmatie.

Tilsitt, le 8 juillet 1807, quatre heures du soir.

AU GÉNÉRAL RAPP.

Sa Majesté me charge de vous dire, général, que vous avez eu tort de ne
pas conclure avec les habitans de Dantzig. Sa Majesté accorde et
approuve tout ce qui a rapport aux observations que vous lui faites.

La ville aura un territoire qui s'étendra à deux lieues autour de son
enceinte et elle sera régie comme elle l'était avant sa réunion à la
Prusse; enfin il ne pourra être mis aucune espèce de péage depuis
Dantzig jusqu'à Varsovie; il faut donc, peu d'heures après avoir reçu
cette lettre, conclure votre traité secret, et faire sentir que la ville
de Dantzig trouvera en cela des avantages immenses.

Tilsitt, 8 juillet 1807.

AU GÉNÉRAL MARMONT.

Je vous expédie un courrier général pour vous faire connaître que la
paix est faite entre la France et la Russie, et que cette dernière
puissance va remettre à notre pouvoir Cattaro.

Vous devez en conséquence faire vos dispositions pour prendre possession
de cette place aussitôt que les ordres seront parvenus.

Vous ne devez pas, général, attaquer les Monténégrins, mais au contraire
tâcher d'avoir avec eux des intelligences, et de les ramener à nous
pour les ranger sous la protection de l'empereur; mais vous sentez que
cette démarche doit être faite avec toute la dextérité convenable.

Aussitôt que le mois d'août sera passé, c'est-à-dire les chaleurs, les
ordres sont envoyés pour que les troisièmes bataillons des régimens de
votre armée complètent ceux que vous avez en Dalmatie, de manière à
porter chaque compagnie à cent quarante hommes, et par conséquent chaque
bataillon à douze cent soixante.

Raguse doit définitivement rester uni à la Dalmatie; vous devrez donc
faire continuer les fortifications et les mettre dans le meilleur état.

Occupez-vous essentiellement à obtenir des renseignemens, soit par des
officiers que vous enverrez à cet effet, soit par toute autre manière,
et que vous adresserez directement à l'empereur, pour lui faire
connaître, par des officiers sûrs, géographiquement et
administrativement, 1º ce que vous pourrez obtenir sur la Bosnie, la
Macédoine, la Thrace, l'Albanie, etc.; 2º quelle population turque,
quelle population grecque, quelles ressources ces pays offriraient en
habillemens, vivres, argent, pour une puissance européenne qui
posséderait ce pays; enfin quel revenu on pourrait tirer de suite au
moment de l'occupation, car les améliorations sont sans bases.

Le second Mémoire sera un mémoire militaire.

Si deux armées européennes entraient à la fois, l'une par Cattaro et la
Dalmatie et dans la Bosnie; l'autre par Corfou, quelles devraient être
les forces de toute arme, pour être certain de la réussite, quelle
espèce d'arme serait la plus avantageuse, comment passerait
l'artillerie, comment pourrait-on la remonter, comment se
recruterait-on, quel serait le meilleur temps pour agir? Tout ceci,
général, ne doit être regardé que comme un calcul hypothétique; tous ces
rapports doivent être envoyés par des hommes de confiance qui puissent
arriver à bon port.

Faites connaître aux Russes que la paix est faite avec eux, et
envoyez-leur des ampliations de la notice ci-incluse.

Faites tenir très-stricte la prise de possession des forteresses; faites
seulement dire aux croisières russes que vous leur donnerez tous les
secours qu'elles demanderont. La Russie a accepté la médiation de la
France pour faire sa paix avec la Porte; tenez-vous toujours en bonne
amitié avec le pacha de Bosnie, auquel vous ferez part de ce qui se
passe; mais néanmoins vous resterez dans une situation plus circonspecte
que ci-devant; envoyez des officiers, faites tous ce qui vous sera
possible pour bien connaître le pays.

Tilsitt, 9 juillet 1807.

INSTRUCTIONS POUR M. L'ADJUDANT-COMMANDANT
GUILLEMIMOT.

L'empereur, monsieur l'adjudant-commandant, vous charge d'une mission
importante de confiance. L'intention de Sa Majesté est que vous partiez
de Tilsitt avec un officier russe que vous désignera M. le lieutenant
russe Labanoff de Rostow; vous vous rendrez, le plus promptement
possible, avec cet officier, au camp de M. le général Michelson, auquel
vous porterez une lettre de M. le prince de Bénévent.

Vous serez aussi porteur d'une autre lettre chiffrée de ce ministre pour
le général Sébastiani; votre mission, monsieur l'adjudant-commandant, a
deux objets importans, le premier sur le Danube, le second à
Constantinople.

Sur le Danube vous porterez une lettre du prince de Bénévent au
grand-visir, ou au pacha qui commande l'armée turque; vous aurez outre
cela ouvert l'article du traité qui regarde la poste, signé du prince de
Bénévent; vous demanderez au grand-visir, s'il est encore à l'armée,
s'il adhère aux dispositions de ce traité; dans tout état de cause,
vous exigerez que les hostilités cessent de suite entre les deux
empires de Russie et de Turquie; de là vous expédierez à l'empereur un
des officiers qui vous accompagneront, pour rendre compte de ce qui se
sera passé, et faire connaître la situation des choses. Cet officier
passera par Varsovie, et vous lui remettrez une lettre pour le général
français commandant les troupes, par laquelle vous lui ferez connaître
ce que vous aurez fait, et la situation, et enfin si tout marche selon
les désirs de l'empereur.

Après avoir rempli votre mission près le grand-visir, vous continuerez
votre route pour Constantinople. Arrivé dans cette ville, vous remettrez
les dépêches au général Sébastiani; vous aurez soin d'insister fortement
auprès des ministres de l'empereur et roi pour que la Porte déclare si
elle accorde ou non les conditions du traité de paix qui la concernent;
de là vous retournerez au quartier-général du général Michelson pour
présider à la conclusion de l'armistice et à tous les arrangemens
provisoires qui se feront entre la Porte et la Russie, conformément au
traité de paix; vous ne perdrez pas de vue que l'empereur, en soutenant
la Porte, est dans l'intention d'extrêmement ménager la Russie, tant
dans les choses que dans les formes; vous emmenerez avec vous deux
officiers d'état-major, M. M... et un ingénieur-géographe, M... Vous
expédierez un de vos officiers du Danube, après avoir vu le général
Michelson, et l'autre à votre retour de Constantinople sur le Danube. Un
des buts importans de votre mission est de prendre, soit à
Constantinople, soit dans tous les pays que vous parcourrez, tout ce qui
peut vous mettre à même de rapporter une bonne statistique sur la
population, les richesses, et enfin sur la configuration topographique
des pays que vous parcourrez; c'est à quoi vous emploierez
l'ingénieur-géographe, qui marchera avec vous.

Cette instruction, monsieur l'adjudant-commandant-général, vous fait
assez connaître la confiance que l'empereur a dans vos talens.

Kœnisberg, le 12 juillet 1807.

AU GÉNÉRAL DEJEAN, MINISTRE, etc.

L'empereur me charge de faire connaître à Votre Excellence que son
intention est que tous les prisonniers russes qui sont en France soient
sur-le-champ formés en régimens provisoires, et que le baron de Muller
Lakometsky, général major au service de Russie, auquel l'empereur de
Russie donne le commandement de ces troupes, soit chargé de désigner les
officiers russes qui seront attachés à chaque compagnie des bataillons
provisoires. Sa Majesté me charge de vous faire connaître que sa volonté
est que tous les prisonniers russes qui sont en France soient
sur-le-champ habillés à neuf, suivant l'uniforme de leur nation. Vous
leur ferez fournir la buffleterie, la coiffure, sacs, etc, redingotes,
etc.; vous leur ferez donner des fusils neufs; et enfin ils seront
arrangés de manière à ce que ces prisonniers, formés en bataillons
provisoires, puissent servir et entrer en campagne, si le cas
l'exigeait. Quant aux prisonniers russes qui sont encore à la rive
droite du Rhin, quand mes ordres parviendront, ils doivent rétrograder
pour se rendre en Russie, dans l'état où ils seront. Je pense que vous
n'avez pas plus de dix mille Russes en France.

Prenez, général, les mesures les plus promptes pour l'exécution de ces
ordres, auxquels Sa Majesté attache beaucoup de prix.

Faites parvenir à M. le général Muller, prisonnier de guerre en France,
la lettre ci-jointe de l'empereur Alexandre, et celle que je lui écris.

Berlin, le 25 juillet 1807.

AU GÉNÉRAL CHASSELOUP.

L'empereur, général, ordonne que vous vous rendiez sur-le-champ devant
Stralsund, pour prendre directement le commandement du génie.
L'intention de Sa Majesté est qu'on fasse à la fois trois attaques, et
que la place soit enlevée le plus tôt qu'il sera possible. Je donne des
ordres au général Songis pour faire arriver toute l'artillerie et les
munitions nécessaires de votre côté; portez devant Stralsund le
personnel et le matériel du génie que vous jugerez nécessaire pour
déployer promptement la plus grande vigueur contre cette place. Destinez
le reste de l'argent que pouvez encore avoir à votre disposition, aux
ouvrages à faire devant Stralsund. L'empereur me charge de vous dire
qu'il compte sur votre zèle.

Berlin, le 25 juillet 1807.

AU GÉNÉRAL SONGIS.

Je vous préviens, général, que je viens de donner ordre au général
Chasseloup d'aller prendre le commandement du siége de Stralsund, auquel
Sa Majesté porte une grande sollicitude. L'intention de l'empereur,
général, est que vous donniez sur-le-champ les ordres nécessaires pour
que l'artillerie de siége arrive le plus promptement possible, et en
grande quantité, devant Stralsund, de manière que l'on puisse faire à
la fois trois attaques, et que cette place soit promptement enlevée.
Envoyez le personnel et le matériel d'artillerie nécessaire. Désignez un
général pour commander l'artillerie de siége sous le général
Lacombe-Saint-Michel. Donnez les ordres pour que toutes les nouvelles
compagnies d'artillerie qui arrivent de France, et qui sont à Magdebourg
ou ailleurs, qui n'ont point fait la guerre, soient envoyées directement
sur Stralsund pour y pousser vigoureusement le siége.

Faites-moi connaître à Berlin les dispositions que vous aurez faites. Je
compte me rendre moi-même à Stralsund pour en voir l'effet.

L'empereur s'en rapporte à votre zèle et à l'activité ordinaire du corps
de l'artillerie.

Berlin, le 25 juillet 1807.

À S. A. R. LE PRINCE DE PONTE-CORVO.

Vous verrez, M. le maréchal, par les ordres que j'ai expédiés
aujourd'hui, que les Hollandais qui sont aux ordres du maréchal Brune
retournent en Hollande, passant par Hambourg. Je donne également l'ordre
à tous les Espagnols, même à ceux qui viennent de France, de se réunir à
Hambourg, où ils serviront à former le noyau de l'armée qui vous est
destinée; vous aurez donc sous vos ordres quinze cents Espagnols et
quinze cents Hollandais; les quinze cents Hollandais se réuniront dans
l'Oldembourg et dans l'Ostfrise sous les ordres du général hollandais,
qui, en cas d'événement, y recevrait des ordres de vous. Les Espagnols
formant le noyau de votre armée se réuniront à Hambourg, où vous
établirez votre quartier-général.

Berlin, le 25 juillet 1807.

À M. DARU, INTENDANT-GÉNÉRAL DE l'ARMÉE.

Je vous envoie par un officier de mon état-major, des paquets de M. de
Talleyrand; je vous renvoie ampliation des lettres qu'il m'a adressées
dans le cas où votre paquet ne contiendrait pas la même chose.
Conformez-vous à leur contenu dans ce qui peut vous concerner. Jusqu'à
nouvel ordre, je reste à la grande armée. Je compte aller passer un jour
ou deux devant Stralsund au corps d'armée du maréchal Brune; je
reviendrai à Berlin, où je désire vous trouver, afin de nommer les
commissaires français ou plénipotentiaires qui, conformément à l'article
de la convention, doivent se réunir à Berlin avec les plénipotentiaires
ou commissaires prussiens. Il faudrait donc que M. de Golz se rendît à
Berlin si c'est lui le plénipotentiaire ou commissaire pour l'exécution
de l'article 6 de la convention. Je verrai avec vous quels sont les
Français que nous pourrions désigner.

Quant à M. le maréchal Soult, il continuera à avoir son quartier-général
à Elbing, et successivement sur l'Oder aux époques déterminées.

Quand je vous aurai vu, et que la commission sera installée, s'il n'y a
rien de nouveau, je me rendrai à Hanovre. Je compte donc vous retrouver
à Berlin au retour de la Poméranie suédoise.

Berlin, le 25 juillet 1807.

AU GÉNÉRAL LEGRAND, À BAYREUTH.

L'empereur, M. le général Legrand, m'ordonne de vous faire connaître que
son intention est que vous pressiez l'entier paiement, non-seulement de
la contribution frappée sur le pays de Bayreuth, mais encore ce que le
pays doit sur les revenus. Prenez telles mesures que vous jugerez
nécessaires, et mettez-moi à même de faire connaître à l'empereur que
ses intentions sont exécutées.

Berlin, le 25 juillet 1807.

À M. LE MARÉCHAL COMTE DE KALKREUTH.

Je vous préviens, M. le maréchal, que je suis chargé d'entrer avec vous
dans quelques explications sur l'exécution du traité de paix entre sa
majesté l'empereur et sa majesté le roi de Prusse; elles n'ont pour but
que de lever toute incertitude et de prévenir toute discussion qui
pourrait retarder l'évacuation de la Prusse.

Les articles 16, 25 et 26 doivent avoir reçu leur entière exécution
avant l'évacuation des provinces prussiennes; en conséquence, les
troupes françaises ne quitteront le pays, entre l'Oder et la Vistule,
que lorsque:

1º La convention qui, au terme de l'article 16, doit avoir lieu pour la
fixation d'une route de communication entre le royaume de Saxe et le
duché de Varsovie, aura été conclue avec M. le maréchal Soult, qui a
reçu des plénipotentiaires à cet effet.

Je dois vous observer, relativement à cet article du traité de paix, que
le terme de route militaire qui y est employé ne peut s'entendre
exclusivement du passage de troupes, et que les communications
commerciales entre le royaume de Saxe et le duché de Varsovie doivent
être libres de manière à ce que les productions agricoles et
manufacturières de la Saxe et du duché de Varsovie puissent y être
voiturées sans être assujéties à d'autres droits qui seront
indispensables pour l'entretien de cette route, stipulant d'ailleurs les
précautions convenables pour empêcher la contrebande.

Il serait à désirer que sa majesté le roi de Prusse consentît à ce que
les relations commerciales s'établissent entre la Saxe et le duché de
Varsovie par les principales villes de la Silésie. Les objets
transportés par ces routes seraient assujétis à un droit de transit qui
ne pourrait excéder celui qu'on perçoit en Saxe pour les objets de même
nature. Cette convention présenterait des avantages réciproques, et
serait un heureux présage pour l'avenir.

2º Les papiers, titres et documens, cartes et plans relatifs au duché de
Varsovie auront été remis.

3º Les fonds capitaux et valeurs quelconques, pris par sa majesté le roi
de Prusse dans le duché de Varsovie, auront été restitués.

4º Toutes les contributions, tant ordinaires qu'extraordinaires, qui
peuvent encore être dues par les Prussiens à l'est de la Poméranie et de
la Nouvelle-Marche, auront été acquittées, ou du moins il aura été
donné pour ces paiemens des sûretés trouvées suffisantes par M.
l'intendant-général de l'armée.

Quant à l'évacuation de la Silésie et des provinces à la gauche de
l'Oder, elle ne doit avoir lieu qu'après,

1º La remise de tous les papiers, documens, cartes et plans appartenant
aux provinces cédées par sa majesté le roi de Prusse à la gauche de
l'Elbe;

2º La restitution des fonds, capitaux et valeurs quelconques qui
auraient été pris par sa majesté le roi de Prusse, et qui doivent être
restitués;

3º Le paiement de toutes les contributions, tant ordinaires
qu'extraordinaires, qui peuvent encore être dues par la Silésie, la
Poméranie, la Nouvelle-Marche et les autres provinces prussiennes
situées entre l'Elbe et l'Oder, ou la remise des sûretés trouvées
suffisantes par M. l'intendant-général, le tout conformément aux
stipulations antérieures.

L'article 2 du traité de paix met la nouvelle Silésie au nombre des pays
qui doivent être rendus au roi de Prusse. Lorsqu'on s'est servi de cette
dénomination, les négociateurs français ignoraient que des provinces
polonaises avaient été réunies à la nouvelle Silésie. L'ensemble du
traité, et surtout l'article 13, qui porte que, de toutes les provinces
ayant appartenu au ci-devant royaume de Pologne antérieurement au 1er
janvier 1792, le roi de Prusse ne doit conserver que l'Ermeland, les
pays à l'ouest de la vieille Prusse, à l'est de la Poméranie et de la
Nouvelle-Marche, au nord du cercle de Culm, de Bromberg et de la
chaussée allant de Schneidemüchz à Driesen, avec la ville et citadelle
de Grandenz, et trois villages qui se trouvent dans le voisinage, ne
laissent aucune incertitude sur le véritable sens de l'article 2 du même
traité. Il ne doit donc être restitué à la Prusse de la nouvelle Silésie
que ce qui a pu faire partie du duché de ce nom antérieurement au 1er
janvier 1772, et ce qui, à cette époque, appartenait à la Pologne
appartient maintenant au duché de Varsovie.

J'ai l'honneur de vous prévenir, monsieur le maréchal, que le maréchal
Soult a reçu les pleins-pouvoirs nécessaires pour passer toutes les
conventions auxquelles ces observations pourront donner lieu.

Fontainebleau, le 30 décembre 1807.

À MONSIEUR L'INTENDANT-GÉNÉRAL.

L'empereur, M. l'intendant-général, me charge de vous écrire que vous
m'envoyiez le plus tôt possible,

1º L'état de situation de l'armée d'après les revues passées par les
inspecteurs aux revues à la date du 1er octobre;

2º L'état de situation de l'habillement de l'armée, afin que l'empereur
puisse fixer l'état de ses magasins. Sa Majesté sait qu'il y a à Dantzig
plus de cent vingt mille paires de souliers, et ces souliers pourriront.
Au reste, il ne faut prendre aucune détermination jusqu'à ce que je
connaisse la décision de l'empereur.

Je dois vous rappeler que les magasins ne sauraient être trop bien
approvisionnés à Stetein, parce que cette place tient à la Poméranie
suédoise, que nous conserverons jusqu'à la paix maritime.

Quant à l'argent, il est indispensable que les fonds soient faits et
préparés pour tout 1807, car il est vraisemblable que l'armée achèvera
de passer l'année en Allemagne. Il faut non-seulement assurer la solde
du corps du maréchal Davoust pour 1807, mais encore pour les trois
premiers mois de 1808.

En général, de préférence à tout, assurez la solde de l'armée, ainsi
qu'il est dit ci-dessus, dans la caisse du payeur-général et de ses
proposés.

Envoyez-moi un état de caisse qui me fasse connaître toutes les recettes
faites depuis le 1er novembre et ce qui reste à recouvrer; un autre
état de tout ce que peut avoir produit la grande armée en argent, et où
se trouvent les différentes sommes, enfin un troisième qui indique ce
qu'elle a produit en denrées ou effets, ce qui a été employé, ce qui
reste et où sont les magasins. Par là l'empereur sera à même de
connaître où sont les fonds et les magasins, car aujourd'hui Sa Majesté
trouve tout cela si confus, qu'elle ne peut faire aucune disposition. Il
ne faut pas, dans ces états, entrer dans de petits détails, et quand
vous les aurez établis, au 1er novembre, l'empereur désire que tous
les dix jours vous m'en envoyiez de nouveaux qui fassent connaître la
situation des magasins et des caisses, d'après les mutations ou emploi
pendant les dix jours.

Instruisez-moi de ce qui peut être dû à l'armée pour 1806 et 1807.
Tâchez de ne rien omettre.

L'empereur a dû vous écrire directement pour le traité que vous aurez à
faire à l'égard des cent cinquante millions; mais Sa Majesté croirait
n'avoir rien si les effets devaient passer l'armée, car le commerce du
pays n'a point les moyens nécessaires pour les acquitter. En pressant le
gouvernement prussien et en tenant bon, l'empereur ne doute pas qu'il
ne paye, et il peut le faire s'il est quelques années sans armée.

L'empereur vous autorise à faire rentrer les auditeurs dont vous n'avez
plus besoin; mais Sa Majesté vous recommande d'envoyer des inspecteurs
aux revues pour bien établir l'effectif de l'armée, et pour faire rayer
des contrôles ceux dont on n'a point de nouvelles, et qui doivent être
rayés d'après les lois; car, en comparant les états de l'effectif avec
le présent sous les armes et les détachés dont on a connaissance, on
trouve une différence de quarante mille hommes, lesquels doivent être ou
des hommes morts, ou désertés à l'ennemi ou à l'intérieur, qu'il faut
rayer des contrôles.

L'intention de l'empereur est que vous établissiez l'administration de
la Poméranie suédoise, de l'île Rugen, etc., que vous y frappiez une
contribution de guerre dans la proportion de celle imposée aux autres
pays; faites-moi connaître le nombre des troupes que l'on peut y laisser
pour bien y vivre.

Fontainebleau, le 30 décembre 1807.

AU MÊME.

L'intention de l'empereur, monsieur le l'intendant-général, est que
l'évacuation des hôpitaux se fasse sur plusieurs routes afin de
n'écraser aucun pays. Il peut y avoir une ligne d'évacuation de
Magdebourg sur Menden, Wesd, etc.; une autre par Wittemberg, Leipsick,
Erfurt, Fulde et Francfort; une autre par Dresde, Schleitz, Bamberg,
Wurtzbourg et Francfort.

En général, il faut laisser guérir les malades en Allemagne. Alors, il
faut que les pays de Westphalie, d'Erfurt et de Saxe supportent le
fardeau de l'existence de ces hôpitaux.

Fontainebleau, le 30 décembre 1807.

AU MÊME.

L'intention de l'empereur, monsieur l'intendant-général, est que toutes
les troupes qui sont à Bremen, Hambourg et Lubeck soient nourries et
soldées au compte de ces villes anséatiques.

Sa Majesté pense qu'elles ont assez gagné avec le commerce anglais pour
supporter cette dépense.

Paris, le 23 février 1808.

À S. A. LE PRINCE DE PONTE-CORVO.

Prince, l'empereur m'ordonne de vous faire connaître qu'il est
nécessaire que vous vous rendiez de votre personne auprès du prince
royal de Danemarck, et que vous vous assuriez des moyens de passer en
Seelande. Vous pouvez employer à cette expédition les Français qui sont
à Hambourg, les Espagnols et une division hollandaise. Mais tant de
troupes ne pourront point passer; on fera des démonstrations du côté de
Rugen, quoiqu'il ne soit pas possible de pénétrer de ce côté en Suède,
puisque nous n'avons point de vaisseaux et que le trajet de mer est trop
long.

L'intention de l'empereur, monsieur le maréchal, et que si c'est vous
qui avez fait occuper le pays d'Oldembourg, vous le fassiez entièrement
évacuer, vu que la Russie s'intéresse beaucoup au prince qui le
gouverne.

J'écris à M. le maréchal Soult pour lui faire connaître que, quoique
l'empereur sente les difficultés de pénétrer en Suède par l'île de
Rugen, Sa Majesté cependant désire menacer l'ennemi de ce côté; qu'il
doit donc réunir là des bâtimens et des moyens d'embarquement,
intercepter la communication et annoncer l'intention de passer par là en
Suède. Je mande au maréchal Soult qu'il ne saurait faire trop de bruit,
puisqu'il est difficile de tenter quelque chose.

Je vous prie, mon prince, d'agréer, etc., etc.

Paris, le 31 janvier 1808.

À M. LE MARÉCHAL BERNADOTTE, PRINCE DE PONTE-CORVO.

L'intention de l'empereur, monsieur le maréchal, est que vous disposiez
sur-le-champ, et que vous teniez prêt à marcher, un corps composé d'une
division française, d'une division espagnole et d'une division
hollandaise. Ce corps, d'environ dix-huit mille hommes, se tiendra prêt
à partir pour se rendre en Zélande et en Scanie, et faire diversion avec
un nombre égal de troupes danoises.

L'officier, porteur de cette lettre, doit continuer sa route pour
remettre des dépêches au ministre de l'empereur à Copenhague.
L'intention de Sa Majesté, mon prince, est que vous fassiez partir de
suite un aide-de-camp ou un officier d'état-major de confiance et
intelligent, qui ira s'aboucher avec le ministre de l'empereur à
Copenhague, afin d'aplanir tous les obstacles et assurer les
subsistances.

L'empereur a demandé que le commandement de cette armée combinée vous
soit donné. Une armée russe entre en Finlande, et ce corps que vous
commanderez ferait diversion en faveur de l'armée russe.

Vous direz, dans la lettre que vous écrirez par votre aide-de-camp, que
vous recevez l'ordre de vous porter avec quinze ou vingt mille hommes en
Zélande et en Scanie, où douze à quinze mille Danois doivent passer, et
que votre aide-de-camp ou l'officier que vous enverrez, est chargé
d'assurer le passage et les subsistances.

Vous pouvez ajouter que le gouvernement danois peut retirer toutes les
troupes qu'il a dans le Holstein, afin de pouvoir bien défendre les îles
et renforcer l'armée de Scanie, en observant que, lorsque la bonne
saison arrivera, s'il craignait d'être inquiété par les Anglais, il
pourra demander des troupes françaises, et que l'on en enverra.

Paris, le 3 mars 1808.

AU MÊME.

Prince, M. Lépine, officier de votre état-major, m'a remis votre dépêche
du 16 février. Je me suis empressé de la communiquer à l'empereur, et
voici quelles sont les intentions de Sa Majesté.

Elle ordonne que vous augmentiez la division Boudet du 19e régiment de
ligne et des 14e et 23e régimens de chasseurs, ce qui fera 1200
chevaux, de manière qu'avec le parc d'artillerie, cette division sera
forte de près de dix mille Français. Vous prendrez avec vous les deux
divisions espagnoles, qui, étant fortes de treize cents hommes,
porteront votre corps d'armée à vingt-trois mille hommes. Vous laisserez
le général Dupas pour commander les villes anséatiques avec le régiment
belge, ses deux régimens d'infanterie et son artillerie. Il sera pris
des mesures pour compléter cette division à quatre régimens, et les
mettre en état d'aller à votre secours, s'il est nécessaire.

L'intention de l'empereur est que vous renvoyiez une division
hollandaise en Hollande, en la dirigeant sur Utrecht, et que vous
gardiez l'autre division, c'est-à-dire les quatre meilleurs régimens, le
régiment de cuirassiers et l'artillerie, ce qui fera un corps de huit
mille hommes qui, avec le régiment du général Dupas, restera dans les
villes anséatiques, et sera en seconde ligne.

L'empereur ordonne que vous vous dirigiez vis-à-vis les îles danoises,
en faisant ouvrir la marche par une avant-garde composée d'un régiment
de cavalerie française, d'un régiment d'infanterie légère et de huit
pièces de canon; après marchera une division espagnole qui sera suivie
de la division Boudet, laquelle marchera entre les deux divisions
espagnoles; l'autre division espagnole fermera la marche. Sa Majesté
vous autorise à faire passer des troupes dans les îles danoises,
c'est-à-dire un régiment de cavalerie et deux régimens d'infanterie
espagnole; aucun des régimens français ne doit y passer que vous n'ayez
reçu de nouveaux ordres; et, pour les donner, l'empereur attendra qu'il
ait des nouvelles des facilités qu'offrira le passage et des
dispositions des Danois; mais, dans tous les cas, aucune troupe
française ne doit passer la mer qu'après une division espagnole.
L'intention de Sa Majesté n'est pas que vos troupes soient disséminées
dans les îles: elles doivent toutes se réunir aux environs de
Copenhague. Ces vingt-trois mille hommes, joints à treize mille que peut
fournir le Danemarck, formeront une armée de trente-six mille hommes.
Avant que vos troupes soient passées, la division Dupas et les
Hollandais arriveront: probablement ne seront-elles pas nécessaires;
mais elles occuperont le Holstein, et maintiendront les communications.

L'empereur ordonne que vous lui fassiez connaître,

1º Combien il y a de marches de Hambourg à l'île de Seelande, et quel
jour vous y arriverez;

2º Combien d'hommes peuvent passer pour se rendre à Copenhague, et quel
jour toutes les troupes pourront être passées.

Au retour de votre courrier, on saura le résultat des opérations des
Russes, qui ont dû entrer le 10 février en Finlande. Au reste, Sa
Majesté pense que vous n'avez aucune diversion à craindre de la part des
Anglais; ils se contenteront d'envoyer quelques régimens hanovriens qui
ne demanderont pas mieux que de déserter. Donnez l'ordre à un officier
du génie de visiter le Holstein, la Fionie et le bout du continent. Cet
officier demandera la permission de voir les fortifications que les
Danois y ont élevées, afin de reconnaître les difficultés qu'il y aurait
à vaincre pour s'emparer du pays en cas d'événement. Dès que toutes ces
reconnaissances auront été faites, je vous prie de me les adresser, afin
que je puisse les mettre sous les yeux de l'empereur.

Paris, le 14 mars 1808.

À SON ALTESSE LE PRINCE DE PONTE-CORVO.

Prince, l'empereur a reçu la nouvelle que les Russes sont entrés en
Finlande, et que les premiers coups de fusil ont été tirés contre les
Suédois. L'intention de Sa Majesté est que vous activiez votre marche
autant que possible. S'il arrivait, comme on croit avoir lieu de
l'espérer, que les Belts vinssent à geler, vous ne devez pas hésiter à
les passer avec les divisions espagnoles, votre division française et
deux danoises; ce qui pourra former trente mille hommes. Aussitôt que
l'empereur saura que vous avez passé, Sa Majesté se propose de donner à
la division hollandaise et à une division française l'ordre de se mettre
en marche pour vous soutenir.

Recevez, prince, etc., etc.

Paris, le 23 mars 1808.

À SON ALTESSE LE PRINCE DE PONTE-CORVO.

Prince, j'ai reçu vos lettres du 14; je les ai mises sous les yeux de
l'empereur, qui m'ordonne de vous expédier un courrier extraordinaire
pour vous faire connaître ses intentions.

Sa Majesté considère les troupes qui sont sur le territoire de Holstein
comme si elles étaient à Hambourg, puisqu'elles peuvent s'y porter en
peu de marches. Elle vous autorise à faire passer à Copenhague les deux
divisions espagnoles et la division française, ce qui pourra faire une
force de vingt-deux à vingt-quatre mille hommes. Ces troupes seront
prêtes à partir de Copenhague avant les huit premiers jours d'avril. Les
troupes hollandaises et celles françaises du général Dupas doivent
rester où elles se trouvent, jusqu'à ce que Sa Majesté sache
positivement le lieu où elles se sont arrêtées. Des frontières de Russie
à Abo il y a un mois de route; ainsi les Russes ne peuvent y être
arrivés que du 20 au 25 mars. Il est nécessaire, avant que vous entriez
en Scanie, de connaître, 1º si les Russes sont arrivés à Abo; 2º le
nombre de troupes que les Danois veulent employer dans l'expédition de
Scanie. L'expédition doit être exécutée, mais seulement avec toute
sûreté de réussir. L'intention de Sa Majesté est que vous ne passiez pas
en Scanie avant d'être certain d'avoir sous vos ordres trente-six mille
hommes, indépendamment des secours que peut vous offrir la Norwége. On
pense que les divisions espagnoles et la division française formeront un
présent sous les armes de vingt-deux mille hommes. Il faut donc que les
Danois fournissent quatorze mille hommes, pour arriver à trente-six
mille. Les choses étant ainsi, l'empereur vous laisse carte blanche,
ayant soin en arrivant en Suède de ménager les troupes, sans faire une
guerre d'invasion. Les Danois peuvent ôter toutes les troupes qu'ils ont
dans le Holstein. Vous êtes maître de disposer d'une division
hollandaise, et maintenir vos communications.

Le sieur Didelot a écrit que les Danois ont des moyens suffisans pour
faire passer trente mille hommes en Scanie. Si cela est ainsi,
l'empereur désire que vous passiez d'abord avec douze mille Danois,
douze mille Espagnols et huit mille Français; les autres deux mille
Danois, les mille ou deux mille Espagnols et les autres mille Français
passeront avec le second convoi. Il faut aussi que le prince royal ait
des troupes pour garder la Zélande. Sa Majesté ne voit pas de difficulté
à ce qu'un régiment de la division Dupas, celui qui se trouve le plus
près de la Fionie, avec deux régimens hollandais, passât à Copenhague
aussitôt que vous serez en Suède, pour aider les Danois à garder
Copenhague. Elle enverrait alors deux autres régimens hollandais et le
58e qui est à Hambourg, pour garder le Holstein et la Fionie. En résumé
l'empereur approuve que vous n'ayez fait aucun mouvement rétrograde; Sa
Majesté approuve même que vous laissiez où elles sont les troupes
hollandaises.

Vous êtes autorisé dès à présent de passer à Copenhague. Sa Majesté ne
vous autorise à passer en Scanie pour faire la guerre qu'avec deux
divisions danoises formant quatorze mille hommes, ce qui complétera
votre armée à trente-six mille hommes. Dans ce cas, elle vous laisse le
maître de disposer d'une division hollandaise et d'un régiment de la
division Dupas pour garder la Scanie et Copenhague; mais elle vous
défend expressément de passer en Suède, si les Danois n'ont quatorze
mille hommes à joindre à vos troupes. Sa Majesté n'a point un assez
grand intérêt à l'expédition de la Suède pour la hasarder à moins de
trente-six mille hommes. Elle ne veut pas non plus que, quand ses
troupes seront en Suède, et séparées du continent de la mer, les Danois
soient tranquilles à Copenhague; cela n'aurait pas de sûreté pour elle.

Une fois débarqué en Scanie, l'intention de l'empereur est que vous
fassiez une guerre réglée; que vous fortifiiez un point comme tête de
pont, en cas d'événemens; que vous vous empariez, s'il est possible, des
points qui interceptent le Sund, pour empêcher les communications des
Anglais avec les Suédois; enfin que vous fassiez publier des
proclamations dans les pays, afin de produire le plus de mécontentement
contre le roi de Suède. Sa Majesté ne vous autorise à marcher sur
Stockholm qu'autant que vous seriez assuré d'y avoir un parti puissant
pour vous seconder. Dans vos proclamations vous ne devez jamais appeler
le roi actuel _roi de Suède_; l'empereur ne le reconnaît point comme
tel; mais l'appeler le _chef de la nation suédoise_. Vous vous servirez
du mot générique de _gouvernement_; et quand vous serez obligé de lui
parler à lui-même, l'appeler toujours le chef de la nation suédoise. Il
faut dire que l'empereur ne le reconnaît plus comme roi depuis que la
constitution de 1772 a été culbutée. Prince, l'empereur se repose sur
vous pour maintenir la dignité qui est due à son caractère et à la
majesté impériale; vous ne devez signer aucun armistice, convention, ni
acte quelconque que vous n'y soyez appelé _prince de Ponte-Corvo_, et
non maréchal Bernadotte _commandant en chef l'armée impériale
française_, et non commandant les troupes françaises. Le roi de Suède
s'est mal comporté avec le maréchal Brune, qui, malheureusement pour la
France, a été assez pusillanime pour se laisser maltraiter. Cela ne peut
arriver et n'arrivera pas avec vous, prince.

Du moment que vous aurez donné tous vos ordres, vous vous rendrez à
Copenhague pour y voir le prince royal, et lui faire connaître les
intentions de l'empereur.


FIN DU TOME QUATRIÈME.



MÉMOIRES

DE CONSTANT,

PREMIER VALET DE CHAMBRE DE L'EMPEREUR,

SUR LA VIE PRIVÉE

DE

NAPOLÉON,

SA FAMILLE ET SA COUR.

     Depuis le départ du premier consul pour la campagne de Marengo, où
     je le suivis, jusqu'au départ de Fontainebleau, où je fus obligé de
     quitter l'empereur, je n'ai fait que deux absences, l'une de trois
     fois vingt-quatre heures, l'autre de sept ou huit jours. Hors ces
     congés fort courts, dont le dernier m'était nécessaire pour
     rétablir ma santé, je n'ai pas plus quitté l'empereur que son
     ombre.

Mémoires de Constant, _Introduction_.

TOME CINQUIÈME.

À PARIS,

CHEZ LADVOCAT, LIBRAIRE,

DE S. A. R. LE DUC D'ORLÉANS,

QUAI VOLTAIRE ET PALAIS-ROYAL.

MDCCCXXX.



CHAPITRE PREMIER.

     Voyage en Flandre et en Hollande.--M. Marchand, fils d'une berceuse
     du roi de Rome.--O'Méara.--Ce voyage de Leurs Majestés en Hollande
     généralement peu connu.--Réfutation des _Mémoires
     contemporains_.--Quel est mon devoir.--Petit incident à
     Montreuil.--Napoléon passe un bras de rivière dans l'eau jusqu'aux
     genoux.--Le meunier.--Le moulin payé.--Le blessé de
     Ratisbonne.--Boulogne.--La frégate anglaise.--La femme du
     conscrit.--Napoléon traverse le Swine sur une barque de
     pêcheurs.--Les deux pêcheurs.--Trait de bienfaisance.--Marie-Louise
     au théâtre de Bruxelles.--Le personnel du voyage.--Les préparatifs
     en Hollande.--Les écuries improvisées à Amsterdam.--M. Emery,
     fourrier du palais.--Le maire de la ville de Bréda.--Réfutation
     d'une fausseté.--Leurs Majestés à Bruxelles.--Marie-Louise achète
     pour cent cinquante mille francs de dentelles.--Les marchandises
     confisquées.--Anecdote.--La cour fait la contrebande.--Je suis
     traité de _fraudeur_.--Ma justification.--Napoléon descendant à des
     détails de femme de chambre.--Note injurieuse.--Mes mémoires sur
     l'année 1814.--Arrivée de Leurs Majestés à Utrecht.--La pluie et
     les curieux.--La revue.--Les harangues.--Nouvelle fausseté des
     _Mémoires contemporains_.--Délicatesse parfaite de Napoléon.--Sa
     conduite en Hollande.--Les Hollandais.--Anecdote plaisante.--La
     chambre à coucher de l'empereur.--La veilleuse.--Entrée de Leurs
     Majestés dans Amsterdam.--Draperie aux trois couleurs.--Rentrée
     nocturne aux Tuileries, un an plus tard.--Talma.--M. Alissan de
     Chazet.--Prétendue liaison entre Bonaparte et mademoiselle
     Bourgoin.--Napoléon pense à l'expédition de Russie.--Le piano.--Le
     buste de l'empereur Alexandre.--Visite à
     Saardam.--Pierre-le-Grand.--Visite au village de
     Broeck.--L'empereur Joseph II.--La première dent du roi de
     Rome.--Le vieillard de cent un ans.--Singulière
     harangue.--Départ.--Arrivé à Saint-Cloud.


En septembre 1811, l'empereur résolut de faire un voyage en Flandre avec
l'impératrice, dans la vue de s'assurer par ses yeux si ses intentions
étaient fidèlement remplies, en ce qui concernait l'administration tant
civile que religieuse. Leurs Majestés partirent le 19 de Compiègne, et
arrivèrent à Montreuil-sur-Mer à cinq heures du soir. Je suivis
l'empereur dans ce voyage. J'ai lu dans le _Mémorial_ d'O'Méara que M.
Marchand faisait alors partie du service de Napoléon; c'est un fait
inexact, M. Marchand n'est entré au service particulier de l'empereur
qu'à Fontainebleau, en 1814. Sa Majesté m'avait ordonné de choisir parmi
les garçons d'appartement un jeune homme intelligent qui pût m'aider
dans mes fonctions auprès de sa personne, puisque aucun de MM. les
valets de chambre ordinaires ne devait rester à l'île d'Elbe. Je parlai
à l'empereur de M. Marchand, fils d'une berceuse du roi de Rome, et qui
réunissait toutes les qualités désirables: Sa Majesté l'accepta, et dès
ce jour-là M. Marchand fit partie du service de la chambre. Il pouvait
être du voyage de Hollande; mais Napoléon ne le connaissait pas, son
service ne le rapprochant pas de Sa Majesté.

Je raconterai une partie de ce que j'ai vu durant ce voyage, dont les
circonstances sont en général peu connues. Ce sera d'ailleurs une
occasion pour moi de relever d'autres assertions du genre de celle que
je viens de mentionner, et que j'ai lues avec surprise et souvent avec
indignation dans les _Mémoires contemporains_. Il est important que le
public connaisse parfaitement tout ce qui se rapporte à ce voyage, et
qu'il soit éclairé sur certains incidens où la calomnie a trouvé à
attaquer l'honneur de Napoléon et quelquefois le mien. Serviteur obscur,
mais dévoué, de l'empereur, je dois avoir à cœur d'expliquer tout ce qui
est douteux, de réfuter tout ce qui est mensonger, de relever tout ce
qui est inexact, en ce qui touche les jugemens portés sur mon maître et
sur moi. J'accomplirai mon devoir avec franchise; j'en ai donné quelques
garanties dans ce qu'on a déjà lu de mes Mémoires.

Un petit incident eut lieu à Montreuil, que je me fais un plaisir de
rappeler, parce qu'il prouve tout l'empressement que mettait Napoléon à
visiter les travaux de fortifications ou d'embellissemens qui se
faisaient dans les villes, par suite de ses ordres directs ou de
l'impulsion générale qu'il avait donnée à cette partie importante des
services publics. Après avoir parcouru les travaux faits dans l'année
aux fortifications de Montreuil, et avoir fait le tour des remparts,
l'empereur se rendit à la citadelle, d'où il sortit ensuite pour visiter
les ouvrages extérieurs. Un bras de la rivière de Canche, qui baigne un
des murs d'enceinte de la ville, lui coupait le chemin. Toute sa suite
se mit en mouvement pour former un pont avec des planches et des
fascines; mais l'empereur, impatienté, traversa le bras de rivière,
ayant de l'eau jusqu'aux genoux. Le propriétaire d'un moulin, situé sur
la rive opposée, prit Sa Majesté sous le bras pour l'aider à monter la
digue; il profita de cela pour exposer à l'empereur que son moulin, se
trouvant dans la ligne des fortifications projetées, allait être
nécessairement abattu. Sa Majesté se tourna vers les ingénieurs, et dit:
Il faut que ce brave homme soit dédommagé de la perte qu'il va faire.
L'empereur continua sa visite, et il ne remonta dans sa voiture qu'après
avoir tout vu à loisir, et s'être entretenu long-temps avec les
autorités civiles et militaires de Montreuil. Chemin faisant, un
militaire, blessé à Ratisbonne, lui fut présenté; Sa Majesté lui fit
remettre à l'instant une gratification, et ordonna qu'on lui adressât la
réclamation de cet homme à Boulogne, où elle arriva le 20.

C'était la seconde fois que Boulogne recevait l'empereur dans ses murs.
Dès son arrivée, il se rendit sur la flottille, et la fit manœuvrer. Une
frégate anglaise ayant fait mine de s'approcher pour observer ce qui se
passait dans la rade. Sa Majesté fit sortir à l'instant une frégate
française, qui se dirigea à toutes voiles contre le navire ennemi: mais
celui-ci prit le large, et disparut. Le 29 septembre, Sa Majesté était à
Flessingue. De Flessingue, elle alla visiter les fortifications de
Terveere. Comme elle parcourait les différens travaux de cette place,
une jeune femme vint se jeter à ses pieds; ses yeux étaient baignés de
pleurs; elle tendit d'une main tremblante une pétition à l'empereur.
Napoléon la fit relever avec bonté, et lui demanda quel était l'objet de
sa pétition. «Sire, dit en sanglotant la pauvre femme, je suis mère de
trois enfans, dont le père est conscrit de Votre Majesté; les enfans et
la mère sont dans la détresse.--Monsieur, dit Sa Majesté à quelqu'un de
de sa suite, prenez le nom de cet homme; j'en ferai un officier.» La
jeune femme voulut lui témoigner sa reconnaissance, mais l'émotion et
les larmes qu'elle versait ne lui permirent pas de proférer une seule
parole. L'empereur continua sa visite.

Un autre acte de bienfaisance avait signalé son départ d'Ostende. En
quittant cette ville, il suivit l'Estrau. Ne voulant pas faire le tour
par les écluses, il se jeta, pour passer le Swine, dans un bateau
pêcheur avec le duc de Vicence, son grand écuyer, le comte Lobau, l'un
de ses aides-de-camp, et deux chasseurs de la garde. Deux pauvres
pêcheurs menaient la barque, qui, avec tout son gréement, valait cent
cinquante florins. C'était tout leur bien. La traversée dura une
demi-heure. Sa Majesté arriva au Fort-Orange, dans l'île de Cadsan, où
l'attendaient le préfet et sa suite. L'empereur était mouillé et avait
souffert du froid; on alluma un grand feu, auquel il se chauffa du
meilleur cœur. On fit ensuite demander aux deux pêcheurs ce qu'ils
prendraient pour la traversée; ils répondirent: Un florin par passager.
Napoléon ordonna qu'on les lui amenât; il leur fit compter cent
napoléons, et il leur assigna trois cents francs de pension leur vie
durant. On se figure difficilement la joie de ces pauvres gens, qui
étaient bien loin de se douter quel passager ils avaient reçu sur leur
barque. Quand ils le surent, tout le pays le sut, et cela ne gagna pas
peu de cœurs à Napoléon. Déjà l'impératrice Marie-Louise recueillait
pour lui, au théâtre et dans les rues de Bruxelles, les plus vifs et les
plus sincères applaudissemens.

Deux mois avant l'arrivée de Leurs Majestés, partout, en Hollande, on
s'était disposé à les recevoir dignement. Il n'y eut pas de si petit
village, placé sur l'itinéraire de l'empereur, qui ne se montrât jaloux
de mériter ses suffrages par la magnificence proportionnée de l'accueil
que Sa Majesté devait y recevoir. Presque toute la cour de France était
de ce voyage. Grands dignitaires, dames d'honneur, officiers
supérieurs, aides-de-camp, chambellans, écuyers, dames d'atour,
maréchaux-des-logis, valets de chambre, quartiers-maîtres, fourriers,
gens de bouche, rien n'y manquait. Napoléon avait voulu éblouir les bons
Hollandais par la magnificence de sa cour. Et, en vérité, cela ne fut
pas sans effet sur cette population que ses bonnes manières, son
affabilité, le récit des bienfaits qu'il semait sur ses pas, lui avaient
déjà conquise malgré quelques mines renfrognées, qui murmuraient, en
fumant leur pipe, contre les entraves apportées au commerce par le
système continental.

La ville d'Amsterdam, où l'empereur s'était proposé de rester quelque
temps, se trouva tout à coup dans un singulier embarras. Cette ville
avait un palais fort étendu, mais point de remise ni d'écurie qui en
dépendent. Or pour la suite de Napoléon c'était un objet de première
nécessité. Les écuries du roi Louis, outre leur insuffisance, étaient
placées dans un quartier trop éloigné du palais pour qu'on pût songer à
y remiser même une section du service de l'empereur. L'embarras était
grand dans la ville, et on s'y donnait beaucoup de mouvement pour loger
les chevaux de l'empereur. Improviser des écuries en quelques jours,
presque à la minute, c'était chose impossible. Dresser des hangars au
milieu des cours, c'était chose ridicule. Heureusement qu'il se trouva,
pour tirer tout le monde d'embarras, un des fourriers du palais, homme
très-intelligent, ancien militaire, M. Emery, qui avait appris de
Napoléon et des circonstances à ne jamais reculer devant les
difficultés. Il imagina, au grand étonnement des bons Hollandais, de
convertir leur Marché-aux-Fleurs en remises et en écuries, pour y
établir sous d'immenses tentes les équipages de l'empereur.

J'ai lu dans des _Mémoires contemporains_ une anecdote qu'il est de mon
devoir de démentir formellement; la voici:

«Le contrôleur du service, qui précéda Leurs Majestés, éprouva du maire
de la ville de Bréda le refus de mettre à sa disposition tout ce qui
pouvait être nécessaire à l'exécution de ses ordres. M. le maire, tout
dévoué au parti anglais, et peu jaloux de la visite de son nouveau
souverain, ne voulait absolument rien faire pour la réception de
Napoléon, et le contrôleur allait dresser procès-verbal de sa
désobligeance, lorsque les notables de la ville obtinrent de leur
premier magistrat une courtoisie que la politique exigeait
impérieusement. Il advint que dès le lendemain M. le maire, enlacé dans
les honneurs de sa place, fut chargé de complimenter l'empereur à son
arrivée. Napoléon était à cheval, et le maire, en déguisant son humeur
nationale, lui débitait pompeusement sa harangue municipale en lui
présentant les clefs de la ville; mais l'empereur, qui connaissait les
opinions politiques du maire de Bréda, lui dit fort cavalièrement, en
donnant un coup de pied sous le plat où étaient les clefs, qui tombèrent
par terre: _Retirez-vous! gardez vos clefs pour ouvrir les portes à vos
chers amis les Anglais; quant à moi, je n'en ai que faire pour entrer
dans votre ville, où je suis le maître_.»

Cette anecdote est de toute fausseté; l'empereur, brusque quelquefois,
ne manqua jamais à sa dignité d'une façon si étrange, et j'ajoute si
ridicule. Cela peut paraître une plaisante invention à l'auteur de ces
mémoires; mais je dois déclarer que cela me paraît avoir aussi peu de
vraisemblance que de sel.

L'empereur rejoignit enfin son auguste épouse à Bruxelles.
L'enthousiasme que sa présence y excita fut unanime. D'après sa
recommandation, aussi délicate que politique, Marie-Louise y acheta pour
cent cinquante mille francs de dentelles, afin d'y ranimer les
manufactures. L'introduction en France des marchandises anglaises était
alors sévèrement défendue, toutes celles qu'on parvenait à saisir
étaient brûlées sans miséricorde. De tout le système de politique
offensive établi par Napoléon contre la tyrannie maritime de
l'Angleterre, rien ne lui tenait plus à cœur que l'observation
rigoureuse des décrets de prohibition. La Belgique renfermait alors
beaucoup de marchandises anglaises, qu'elle tenait cachées avec soin, et
dont chacun se montrait naturellement très-avide, comme on l'est d'un
_fruit défendu_. Toutes les dames de la suite de l'impératrice en firent
d'amples provisions, et on en chargea plusieurs voitures, non sans
crainte que Napoléon n'en fût informé et ne fît tout saisir en arrivant
en France. Les voitures aux armes de l'empereur passèrent le Rhin,
pleines de ce précieux bagage, et arrivèrent en même temps aux portes de
Coblentz. Ce fut une occasion de pénible incertitude pour les commis de
la douane: fallait-il arrêter les voitures et les visiter? fallait-il
laisser passer sans examen un convoi qui paraissait appartenir à
l'empereur? Après mûre délibération, la majorité adopta ce dernier avis,
et les voitures franchirent librement cette première ligne des douanes
françaises, et amenèrent à bon port, notamment à Paris, la cargaison de
marchandises prohibées. Si les voitures eussent été arrêtées, il est
probable que Napoléon eût fort applaudi au courage des préposés de la
douane, et qu'il eût impitoyablement brûlé les objets confisqués.

Au sujet de ces marchandises confisquées, je trouve dans les _Mémoires
contemporains_ une nouvelle anecdote, qui me paraît, comme la première,
un conte fait à plaisir. Il m'importe beaucoup de relever cette
prétendue anecdote, où l'on me fait jouer un rôle indigne de mon
caractère, et, par suite, encourir une disgrâce que je n'ai jamais
encourue. Bien qu'il me coûte d'entretenir le public de ce qui ne touche
que moi, je dois pourtant à la vérité de démentir complétement des
assertions qui fausseraient le jugement du lecteur, non pas seulement en
ce qui regarde ma conduite, mais en ce qui regarde Napoléon, dont le
caractère dans ces étranges mémoires est en mille circonstances
gratuitement altéré.

«Marie-Louise, y est-il dit, à l'insu de l'empereur, cherchait, pour sa
toilette, à se procurer des marchandises anglaises; et, pour cela, une
dame d'atours mettait en campagne tout ce qu'il y avait de plus fin, de
plus madré parmi les enfans de Jacob, qui faisaient payer au centuple
tout ce qu'ils vendaient, afin de se dédommager du danger qu'il y avait
à se mettre en contravention ouverte sous les yeux même de Napoléon.

Constant, le premier valet de chambre de l'empereur, quoiqu'il sût bien
que son maître abhorrait tout ce qui venait de l'Angleterre, eut
pourtant l'indiscrétion d'acheter des objets qui y avaient été
manufacturés; l'empereur en fut informé, et sur-le-champ donna l'ordre
au grand chambellan et au grand maréchal de renvoyer ce fraudeur en
France, en le dépossédant de son emploi. Constant, qui savait que
Marie-Louise faisait aussi un peu la fraude, sollicita de sa
bienveillance qu'elle obtînt sa grâce de Napoléon. En l'accordant, mais
non pas sans peine, il protesta qu'à l'avenir il ferait pendre au mât de
misaine du premier bâtiment de la rade celui qui aurait enfreint ses
ordres.»

Tout cela est de la plus complète fausseté d'un bout à l'autre. Est-il
raisonnable de penser que Marie-Louise cherchât sous main à se procurer
des marchandises anglaises, quand elle savait combien ces marchandises
étaient en horreur à l'empereur? Outre que la jeune impératrice n'était
pas femme à causer un tel déplaisir à son mari, il était difficile que
l'empereur ne s'aperçût pas qu'on le jouait, s'il fût venu dans la
fantaisie de Marie-Louise de se parer de ces objets prohibés; car il
distinguait à merveille d'où provenaient les différentes étoffes dont se
composait la toilette de l'impératrice, et quelquefois même il présidait
au choix qui s'en faisait. Ce n'était pas alors chose peu curieuse de
voir cet homme si puissant, et préoccupé de si vastes idées, descendre
de cette haute sphère jusqu'à des détails de femme de chambre. C'est
que Bonaparte savait être à la fois grand homme et homme. La simplicité
lui était aussi facile que la grandeur. Je ne l'ai jamais vu gauche en
quoi que ce soit.

Quant au paragraphe qui me concerne, je ne puis le qualifier que de
mensonge. Jamais je n'ai fait la fraude: cela n'était ni dans mon
caractère ni dans mes goûts. Abuser de ma position auprès de l'empereur
pour me livrer à de honteuses spéculations de ce genre, c'eût été, à la
fois, absurde et dangereux. Honoré d'une bienveillance auguste, il me
convenait moins qu'à tout autre de désobéir à mon maître; et il était
tout au contraire dans mes principes de m'imposer tout le premier les
restrictions auxquelles il contraignait tout le monde, encore même que
les restrictions eussent été des sacrifices. Je ne puis donc que donner
un démenti formel à ce passage des _Mémoires contemporains_, où l'auteur
me paraît s'être étendu avec d'autant plus de complaisance que, cette
anecdote étant de son crû, il a pu s'y livrer sans gêne à des
développemens, fort jolis sans doute, mais auxquels il ne manque que la
vérité.

L'auteur de ces mémoires, non content d'avoir imaginé à mon sujet une
anecdote mensongère, et de m'avoir fait passer pour un fraudeur, a
ajouté au bas de la page une note injurieuse, où il me reproche ma
conduite à Fontainebleau en 1814. Il est dit dans cette note, qu'après
avoir reçu de l'empereur une gratification de cinquante mille francs
pour l'accompagner à l'île d'Elbe, je l'abandonnai indignement lorsque
d'autres, sans nul motif d'intérêt, s'étaient fait un devoir de partager
le sort de leur souverain déchu. À cette partie de mes Mémoires, je
donnerai de grands détails sur ce qui s'est passé: le public jugera. Ce
n'est pas moi qui reculerai devant la vérité. Qu'il me suffise, quant à
présent, de protester hautement contre le reproche d'ingratitude; c'est
tout ce que je répondrai à l'auteur de ces Mémoires. Je reviens à mon
récit.

Le 6 octobre, Leurs Majestés arrivèrent a Utrecht. Toutes les maisons
des quais et des rues étaient ornées de rubans et de guirlandes. La
pluie tombait à flots. Cela n'empêcha pas les autorités d'être sur pied
dès le matin, et la population de remplir les rues. À peine descendu de
voiture, Napoléon, malgré le mauvais temps, monta à cheval, et alla
passer en revue quelques régimens qui étaient aux portes d'Utrecht. Il
était accompagné d'un grand état-major et d'un assez grand nombre de
curieux, mouillés la plupart jusqu'aux os. Après la revue, Napoléon
rentra au palais, où toute la députation l'attendait dans une salle
immense, non encore meublée, qui avait été construite par le roi Louis.
Sans changer de vêtemens, il donna audience à tous ceux qui
s'empressaient de le complimenter, et il écouta avec une bienveillante
patience les harangues qui lui furent adressées.

Ici encore, l'auteur des _Mémoires contemporains_ a trouvé moyen de
faire commettre une sotte et grossière inconvenance à Napoléon.
«Napoléon, dit-il, rentré dans ses appartemens, et se sentant fatigué de
sa cavalcade, se mit au lit, quoiqu'on l'attendît dans la salle à
manger, où se trouvaient réunis d'importans personnages. Il fit dire à
l'impératrice de se mettre à table sans lui, avec les personnes
invitées. Marie-Louise vint le trouver, en lui faisant sentir quel
serait son embarras au milieu de personnes inconnues. Napoléon insista,
et l'impératrice fut obligée de dîner sans l'empereur. On se mit à
table; et Dieu sait si le dîner fut triste. L'impératrice ne pouvait
cacher sa mauvaise humeur, et les convives paraissaient scandalisés de
la conduite de l'empereur. Ils le furent bien davantage, lorsque
Napoléon parut, après avoir fait sa sieste, en simple redingote du matin
et en pantoufles.» Suivent des réflexions très-philosophiques et une
citation de deux vers, dont je fais grâce au lecteur. Tout ce récit est,
comme les précédens, enjolivé de détails: il est malheureux que ce soit
en pure perte, car l'anecdote est aussi invraisemblable que ridicule. En
aucun temps l'empereur ne se fût permis une si grossière violation de la
loi des convenances. En aucun pays, il n'eût si gratuitement aigri les
classes supérieures, en montrant un dédain si inconvenant pour de hauts
fonctionnaires, invités à sa table par son chambellan et en son nom. Il
avait non-seulement trop de tact, mais encore trop d'esprit pour
s'oublier à ce point. Mais surtout en Hollande, dans un pays qui venait
de passer sous sa domination, et où il ne comptait que des sujets de la
veille; en Hollande, où il avait plus besoin que partout ailleurs de
cette affabilité qui attache au vainqueur les populations conquises; en
Hollande, où il lui était arrivé cent fois de payer de sa personne, de
se prodiguer, d'user presque de coquetterie, afin d'y neutraliser, en
gagnant les cœurs, l'effet fâcheux, mais inévitable, de ses mesures
commerciales; est-il croyable qu'il se fût permis une impolitesse aussi
déplacée, et qu'il eût volontairement donné lieu à toutes les
interprétations défavorables qui auraient infailliblement résulté de
cette étrange conduite? est-il croyable qu'il eût insulté, dans la
personne de ses hauts fonctionnaires, un peuple bon, mais susceptible,
et d'autant plus sensible à l'injure qu'il avait pu savoir que quelques
élégans de la cour de France se raillaient de sa simplicité?

À la suite de cette anecdote, on lit celle qui suit: «Partout où se
trouvait Napoléon, le valet de chambre de service veillait avec soin à
ce qu'il y eût un bain de prêt à toute heure, et pour cela il y avait un
garçon de fourneau uniquement chargé de tenir l'eau toujours au degré de
chaleur qu'on savait convenir à l'empereur.

»Napoléon, à Utrecht, occupa au rez-de-chaussée la chambre à coucher de
son frère Louis, à laquelle la salle du bain était contiguë. Le soir de
son arrivée, quand l'empereur fut couché, le garçon de fourneau, quoique
harassé de fatigue et mouillé, comme beaucoup d'autres gens du service,
prépara le bain, et se coucha dans un cabinet voisin de celui où était
la baignoire. La nuit, pour un besoin qu'il ne pouvait satisfaire où il
était, il veut sortir; mais il ne connaît point les localités; à moitié
endormi, il entrevoit une petite porte, tourne doucement le bouton,
entre, et le voilà à tâtons cherchant une autre issue; il heurte une
chaise; au bruit qu'il fait, une voix forte, qui était celle de
l'empereur, et qu'il reconnaît bien, demande: Qui est là? La méprise de
ce garçon le confond, lui fait perdre la tête, lui paralyse la langue;
dans l'obscurité, il touche, il dérange d'autres meubles en cherchant
en vain à sortir par la porte où il est entré. L'empereur réitère sa
demande et d'un ton encore plus élevé, s'imagine qu'on veut le
surprendre au lit, s'en échappe, s'empare seulement d'une grosse montre
d'argent qu'il avait toujours au chevet de son lit, et parvient à saisir
au collet le malheureux garçon de fourneau plus mort que vif, et que
Napoléon, éveillé dans son premier sommeil, soupçonnait au moins de
vouloir attenter à ses jours. Il appelle, il crie, il jure; au bruit
qu'il fait, le valet de chambre de service accourt, apporte de la
lumière, et trouve l'empereur des Français faisant presque le coup de
poing avec un pauvre diable qui, pressé vigoureusement à la gorge, sans
pourtant oser se défendre, cherchait à se débarrasser des mains de son
adversaire. Au valet de chambre succéda le chambellan de service, puis
l'aide-de-camp, le grand-maréchal, un préfet du palais; et en un instant
toute la cour fut sur pied. Avant qu'on sût la vérité, mille conjectures
plus invraisemblables les unes que les autres avaient été faites sur cet
événement. On avait, disait-on, voulu enlever Napoléon, essayé de le
tuer, mais il avait étouffé l'assassin. Le fait est que, s'il avait eu
des armes, il eût cherché à brûler la cervelle de celui qui l'éveilla de
la sorte, et auquel il ne porta que quelques coups de cette grosse
montre dont il s'était armé pour se défendre.»

J'ai conscience de démentir une anecdote où le louable désir d'être
amusant se fait sentir à chaque phrase. Mais je publie ces Mémoires pour
dire la vérité dans les plus petites choses; et, quoique cela doive
coûter deux pages à l'auteur des _Mémoires contemporains_, je prends la
liberté de le contredire par cette réponse fort simple: D'abord, Roustan
et un valet de chambre de service couchaient en tout temps dans la pièce
qui précédait l'appartement de l'empereur, et par laquelle on pouvait
pénétrer jusqu'à lui; en second lieu une veilleuse était toujours
allumée dans la chambre à coucher de Sa Majesté.

L'entrée de Leurs Majestés à Amsterdam fut des plus brillantes.
L'impératrice, dans un char attelé de chevaux magnifiques, devançait de
quelques heures l'empereur, qui devait faire son entrée à cheval. Il
parut bientôt lui-même, entouré d'un brillant état-major, qui s'avançait
à pas lents, étincelant de broderies, au milieu des cris d'étonnement et
d'enthousiasme des bons Hollandais. À travers la simplicité de sa mise
perçait une profonde satisfaction, et peut-être un juste sentiment
d'orgueil, en voyant l'accueil que lui valait sa gloire, là comme
ailleurs, et l'universelle sympathie que sa présence excitait dans les
masses. Une draperie aux trois couleurs, d'un très-bel effet, suspendue
à des poteaux plantés de distance en distance, décorait les rues par où
devaient passer Leurs Majestés; et celui qui devait trois ans plus tard
rentrer de nuit au palais des Tuileries comme un fugitif, après avoir eu
beaucoup de peine à se faire ouvrir les portes du château, passait
encore sous des arcs de triomphe avec une gloire vierge encore de
défaites et une fortune encore fidèle. Ces rapprochemens me sont
douleureux; mais ils me viennent à l'esprit malgré moi, aucune année de
l'empire n'ayant été marquée par plus de fêtes, plus d'entrées
triomphantes, plus de réjouissances populaires, que l'année qui précéda
les malheurs de 1812.

Une partie des artistes du Théâtre-Français de Paris avait suivi la cour
en Hollande. Talma y joua les rôles de Bayard et d'Orosmane. M. Alissan
de Chazet y fit exécuter, par les comédiens français d'Amsterdam, un
à-propos vaudeville en l'honneur de Leurs Majestés: j'en ai oublié le
titre. Ici encore je dois relever une assertion non moins fausse de
l'auteur de ces Mémoires sur la prétendue liaison qui eut lieu entre
l'empereur et mademoiselle Bourgoin. Je cite le passage: «Mademoiselle
Bourgoin, l'une des déléguées de la cour de Thalie, pour être du voyage
en Hollande, mademoiselle Bourgoin, étourdie, avait, disait-on,
succombé à la tentation de faire quelques révélations indiscrètes, se
flattant même tout haut d'attirer l'empereur au théâtre où elle
jouerait. Ces petites fanfaronnades, qui n'étaient point des
fanfaronnades de vertu, allèrent jusqu'aux oreilles de l'empereur, qui
ne voulut point paraître au théâtre. Il chargea _Talma_, pour lequel il
avait une grande bienveillance, d'engager la jolie actrice à se taire,
et de lui annoncer qu'à la plus petite indiscrétion elle serait, sous
bonne escorte, reconduite en France.» Cela s'accorde peu avec ce que Sa
Majesté dit un jour à l'empereur Alexandre au sujet de cette actrice,
lors du séjour à Erfurt. Ces paroles, dont l'auteur des Mémoires aurait
dû se souvenir, prouvent bien que l'empereur n'avait aucune vue sur
elle. Il y a quelque chose qui le prouve mieux encore, c'est la grande
discrétion qu'il a toujours eue sur le chapitre des amours.

Durant tout le voyage de Hollande, l'empereur se montra bon, affable,
accueillant tout le monde, et parlant à chacun le langage qui devait lui
convenir. Jamais on ne le vit plus aimable ni plus empressé à plaire. Il
visitait les manufactures, inspectait les chantiers, passait les troupes
en revue, haranguait les marins, et acceptait les bals qui lui étaient
offerts dans toutes les villes où il passait. Dans cette vie de plaisirs
et de distractions apparentes, il se donnait presque plus de mouvement
que dans la vie sérieuse et inquiète des camps. Il se montrait à ses
nouveaux sujets gracieux, poli, parlant à tout le monde. Mais dans ces
promenades, au milieu même de ces fêtes, dans tout ce bruit des villes
qui se portaient à sa rencontre ou lui servaient d'escorte, sous ces
arcs de triomphe qui lui étaient dressés quelquefois à l'entrée d'un
obscur village, sa pensée était plus sérieuse que jamais, et son âme
plus soucieuse, car il songeait dès ce temps à son expédition de Russie.
Peut-être même entrait-il dans cette aménité de manières, dans cette
bonne grâce, dans ces actes de bienfaisance, dont la meilleure partie
était d'ailleurs dans son caractère, le dessein de préparer à l'avance
quelque adoucissement au mécontentement que cette expédition devait
produire; peut-être, en rattachant les cœurs à sa personne, en déployant
tous ses moyens de plaire, pensait-il à se faire pardonner par
l'enthousiasme une guerre dont le résultat, quel qu'il fût, devait
coûter tant de sang et de larmes à l'empire.

Pendant le séjour de Leurs Majestés à Amsterdam, on avait placé dans un
cabinet de l'impératrice un piano, construit de manière à faire l'effet
d'un secrétaire partagé au milieu. Dans ce vide était placé un petit
buste de l'empereur de Russie. Quelques momens après, l'empereur voulut
voir si l'impératrice était bien logée; en visitant l'appartement, il
aperçut ce buste; il l'ôta, et le mit sous son bras sans dire un mot. Il
dit ensuite à une dame de l'impératrice qu'il voulait qu'on ôtât ce
buste. On obéit; mais cela causa de l'étonnement, car on ne croyait pas
encore que la mésintelligence se fût mise entre les deux empereurs.

Quelques jours après son arrivée à Amsterdam, l'empereur s'était mis à
faire quelques excursions dans le pays, accompagné d'une suite peu
nombreuse. Il alla visiter à Saardam la chaumière qui abrita quelque
temps Pierre-le-Grand, lorsqu'il vint en Hollande, sous le nom de Pierre
Michaëloff, étudier la construction. Après s'y être arrêté un quart
d'heure, l'empereur dit en sortant à son grand-maréchal du palais:
«Voilà le plus beau monument de la Hollande.» La veille, sa majesté
l'impératrice avait été visiter le village de Broeck, dont la
Nord-Hollande s'enorgueillit comme d'une merveille. La presque totalité
des maisons de ce village est bâtie en bois et à un seul étage; les
planches qui garnissent le devant sont ornées de peintures diverses,
selon le caprice des propriétaires. Ces peintures sont entretenues avec
un très-grand soin, et se conservent dans un état de fraîcheur
parfaite. Les carreaux des croisées, d'un verre très-fin, laissent
apercevoir des rideaux en soieries brochées de Chine, en mousselines
peintes et d'autres toiles de l'Inde. Les rues sont pavées en briques et
fort propres; on les lave et frotte régulièrement. Elles sont couvertes
d'un sable blanc très-fin avec lequel on imite diverses figures, et
particulièrement des fleurs. Des poteaux placés aux deux bouts de chaque
rue interdisent aux voitures l'entrée du village, dont les maisons
ressemblent de loin à des joujoux d'enfans. Les bestiaux sont soignés
par des mercenaires, à une certaine distance, et il y a même, hors du
village, une auberge pour les étrangers, qui n'ont pas le droit de loger
dans l'intérieur. Sur le devant de quelques maisons, j'ai remarqué, soit
un parterre, soit un certain arrangement de sables colorés et de
coquillages; tantôt de petites statues de bois peint, tantôt des
buissons bizarrement taillés. Il n'y a pas jusqu'à la vaisselle et aux
manches des balais qui ne soient peints de diverses couleurs, et
entretenus comme le reste de la maison. Les habitans poussent la
propreté jusqu'à forcer ceux qui entrent chez eux d'ôter leurs
chaussures et de mettre des pantoufles qui sont à la porte et destinées
à ce singulier usage. On se souvient, à ce sujet, de l'anecdote de
l'empereur Joseph. Ce prince s'étant présenté en bottes à la porte d'une
maison de Broeck, comme on voulait les lui faire quitter pour entrer:
«Je suis l'empereur, dit-il.»--«Quand vous seriez le bourguemestre
d'Amsterdam, lui répondit le maître du logis, vous n'y entrerez pas en
bottes.» Le bon empereur mit les pantoufles.

Pendant le Voyage de Hollande, on avait appris à Leurs Majestés que la
première dent du roi de Rome venait de percer. Ce premier travail de la
dentition n'avait point altéré la santé de l'auguste enfant.

Dans une des petites villes de la Nord-Hollande, les notables
demandèrent à l'empereur la permission de lui présenter un vieillard âgé
de cent un ans. Il ordonna qu'on le fît venir. C'était un vieillard
encore vert, qui avait servi jadis dans les gardes du stathouder; il
présenta une pétition où il suppliait l'empereur d'exempter de la
conscription un de ses petits-fils, l'appui de sa vieillesse. Sa Majesté
lui fit répondre par un interprète qu'on ne le priverait pas de son
petit-fils, et le maréchal Duroc fut chargé de laisser au pauvre
vieillard un témoignage de la libéralité impériale. Dans une autre
petite ville de la Frise, les autorités firent à l'empereur cette
singulière allocution: «Sire! nous avions peur de vous voir avec toute
la Cour; vous êtes presque seul, nous ne vous en verrons que mieux et
plus à notre aise. Vive l'empereur!» L'empereur applaudit à cette loyale
félicitation, et il en fit à l'orateur de touchans remercîmens. Après ce
long voyage, passé dans des fêtes, des revues et des pompes de tout
genre, où l'empereur, sous un air d'amusemens, avait fait de profondes
observations sur la situation morale, commerciale et militaire de la
Hollande, observations qui se résolurent, à son retour à Paris et dans
le pays même, en sages et utiles décrets, Leurs Majestés quittèrent la
Hollande, en passant par Harlem, La Haye, Rotterdam, où elles furent
accueillies, comme dans le reste de la Hollande, par des fêtes. Elles
traversèrent le Rhin, visitèrent Cologne-la-Chapelle, et arrivèrent à
Saint-Cloud dans les premiers jours de novembre 1811.»



CHAPITRE II.

     Marie-Louise.--Son portrait.--Ce qu'elle était dans l'intérieur et
     en public.--Ses relations avec les dames de la cour.--Son
     caractère.--Sa sensibilité.--Son éducation.--Elle détestait le
     désœuvrement.--Comment elle est instruite des affaires
     publiques.--L'empereur se plaint de sa froideur avec les dames de
     la cour.--Comparaison avec Joséphine.--Bienfaisance de
     Marie-Louise.--Somme qu'elle consacre par mois aux
     pauvres.--Napoléon ému de ses traits de bienfaisance.--Journée de
     Marie-Louise.--Son premier déjeuner.--Sa toilette du matin.--Ses
     visites à madame de Montebello.--Elle joue au billard.--Ses
     promenades à cheval.--Son goûter avec de la pâtisserie.--Ses
     relations avec les personnes de son service.--Le portrait de la
     duchesse de Montebello retiré de l'appartement de l'impératrice
     quand l'empereur était au château.--Portrait de l'empereur
     François.--Le roi de Rome.--Son caractère.--Sa bonté.--Mademoiselle
     Fanny Soufflot.--_Le petit roi_.--Albert Froment.--Querelle entre
     le petit roi et Albert Froment.--La femme en deuil et le petit
     garçon.--Anecdote.--Docilité du roi de Rome.--Ses accès de
     colère.--Anecdote.--L'empereur et son fils.--Les grimaces devant la
     glace.--Le chapeau à trois cornes.--L'empereur joue avec le petit
     roi sur la pelouse de Trianon.--Le petit roi dans la salle du
     conseil.--Le petit roi et l'huissier.--_Un roi ne doit pas avoir
     peur_.--Singulier caprice du roi de Rome.


MARIE-LOUISE était une fort belle femme. Elle avait une taille
majestueuse, de la noblesse dans le port, beaucoup de fraîcheur dans le
teint, les cheveux blonds, les yeux bleus, et pleins d'expression; ses
pieds et ses mains faisaient l'admiration de la cour, mais elle avait
peut-être un peu trop d'embonpoint. Elle en perdit un peu pendant son
séjour en France; aussi est-il vrai de dire qu'elle gagna d'autant en
grâce et en beauté.

Telle elle était à l'extérieur. Dans ses rapports avec les personnes qui
formaient sa société la plus habituelle, elle était affable et
expansive: alors tout le bonheur qu'elle ressentait dans la liberté de
ces entretiens se peignait sur sa figure, qui s'animait et prenait une
grâce infinie. Mais dans les occasions où elle devait représenter, elle
devenait extrêmement timide. Le beau monde semblait l'isoler
d'elle-même: et comme les personnes qui ne sont point naturellement
hautes ont toujours mauvaise grâce à le paraître, ainsi Marie-Louise,
qui était toujours très-embarassée dans les jours de réception, donnait
lieu souvent à des remarques peu justes; car, comme je l'ai dit, sa
froideur au fond venait d'une excessive timidité.

Dans les premiers momens de son arrivée en France, Marie-Louise avait
plus que jamais cet air d'embarras. Cela se conçoit facilement de la
part d'une princesse qui se trouvait si subitement transportée dans une
nouvelle société dont il fallait prendre les usages et affecter les
goûts. Et puis, quoique sa haute position dût naturellement appeler le
monde à elle, cependant force lui était de l'aller chercher un peu
elle-même. C'est ce qui explique la gêne de ses premières relations avec
les dames de la cour. Mais quand les rapprochemens de ce genre devinrent
plus fréquens et que la jeune impératrice eut fait ses choix dans tout
l'abandon de son cœur, alors les grands airs de froideur ne furent plus
gardés que pour les grands jours. Marie-Louise était d'un caractère
calme, réfléchi. Il fallait peu de chose pour donner l'éveil à sa
sensibilité; et cependant, quoique facile à s'émouvoir, elle était peu
démonstrative. L'impératrice avait reçu une éducation très-soignée. Son
esprit était cultivé et ses goûts fort simples. Elle avait tous les
talens d'agrément: elle détestait ces heures fades passées dans le
désœuvrement. Aussi aimait-elle à s'occuper, parce que ses goûts l'y
portaient, et puis parce qu'elle voyait dans le bon emploi des heures le
seul moyen de chasser l'ennui. Je crois que c'était bien la femme qui
convenait à l'empereur. Elle aimait trop son intérieur pour se mêler
jamais aux intrigues politiques, et très-souvent elle n'avait
connaissance des affaires publiques, elle impératrice et reine, que par
la voie des journaux. L'empereur, au sortir de ses journées agitées, ne
devait trouver un peu de délassement que dans un intérieur paisible, et
qui le rappelât au bonheur d'être en famille. Une femme intrigante, une
causeuse politique lui eût cassé la tête.

Cependant l'empereur se plaignit quelquefois du peu d'amabilité que la
nouvelle impératrice témoignait aux dames de la cour. Il souffrait de
son excessive réserve dans un pays où l'on pèche peut-être par l'excès
contraire; c'est qu'il songeait un peu au temps passé, à l'impératrice
Joséphine, dont l'inaltérable gaîté faisait le charme de la cour. Il
devait être frappé du contraste, mais n'y avait-il pas un peu
d'injustice dans le fond de sa pensée? L'impératrice Marie-Louise était
fille d'empereur, et n'avait jamais vu et connu que des courtisans, et
point de gens du peuple. Aussi ses sympathies n'allaient pas au-delà des
murs du palais de Vienne. Elle était arrivée un beau jour aux Tuileries,
au milieu d'un peuple qu'elle n'avait jamais vu qu'habillé en soldat:
c'est pourquoi la raideur de ses manières, avec les personnes de la
brillante société de Paris, me semblait jusqu'à un certain point
excusable. Il paraît en outre que l'on habituait l'impératrice à un
rigorisme de franchise et de naturel tout-à-fait déplacé. À force de lui
répéter d'être naturelle, on avait empêché chez elle cet abandon dans
les formes, si convenable de la part des grands, que l'on ne va trouver
qu'autant qu'ils vous appellent à eux. L'impératrice Joséphine aimait le
peuple parce qu'elle en avait fait partie. En montant sur un trône, sa
bonté communicative eut tout à gagner, car elle trouva à s'étendre plus
au large.

Bonne comme elle l'était, l'impératrice Marie-Louise devait chercher à
faire des heureux. On parlera long-temps de sa bienfaisance, et surtout
de sa manière délicate de faire le bien. Tous les mois elle prenait sur
les fonds affectés à sa toilette dix mille francs pour les pauvres. Ses
aumônes ne se bornaient pas là; elle accueillit toujours avec un vif
intérêt ceux qui lui parlèrent de malheureux à soulager. À
l'empressement qu'elle mettait à écouter les solliciteurs, il semblait
qu'on l'eût rappelée tout à coup à un devoir; et pourtant on n'avait
fait que toucher la corde sensible de son cœur.

Je ne sache pas que l'on ait jamais éprouvé d'elle un refus dans les
demandes de ce genre. L'empereur était profondément ému toutes les fois
qu'il venait à connaître un acte de bienfaisance de l'impératrice.

À huit heures du matin on ouvrait les rideaux et les persiennes à moitié
dans l'appartement de l'impératrice Marie-Louise; on lui donnait les
journaux qu'elle parcourait. Ensuite on lui servait du chocolat ou du
café, avec une espèce de pâtisserie que l'on nomme _conque_; elle
faisait ce premier déjeuner dans son lit. À neuf heures Marie-Louise se
levait, faisait sa toilette du matin, et recevait les personnes qui
avaient droit au petites entrées. Tous les jours, en l'absence de
l'empereur, l'impératrice montait dans l'appartement de madame de
Montebello. À onze heures, elle déjeunait presque toujours seule et
s'occupait de musique ou de petits ouvrages: quelquefois elle jouait au
billard. À deux heures elle montait à cheval ou en voiture avec madame
de Montebello, sa dame d'honneur, et suivie de son service, qui se
composait du chevalier d'honneur et de quelques dames du palais. En
rentrant dans ses appartemens, après la promenade, elle prenait un léger
repas de pâtisserie et de fruits. Après avoir pris ses leçons de dessin,
de peinture et de musique, elle commençait sa grande toilette. De six à
sept heures elle dînait avec l'empereur, ou en son absence avec madame
de Montebello. Le dîner se composait d'un seul service. La soirée se
passait ou en réceptions ou en concerts, spectacles, etc. L'impératrice
se retirait à onze heures. Une de ses femmes couchait toujours dans
l'appartement qui précédait la chambre à coucher; et c'était devant
cette dame que l'empereur devait passer, quand il voulait coucher avec
Marie-Louise.

Les habitudes de l'impératrice étaient quelquefois dérangées, quand
l'empereur était présent; mais, seule, l'impératrice était ponctuelle
dans tout et faisait exactement les mêmes choses aux mêmes heures. Son
service particulier paraissait lui être fort attaché. Elle était froide
et grave; mais on la trouvait bonne et juste.

En l'absence de l'empereur, le portrait de la duchesse de Montebello
ornait la chambre de l'impératrice, avec tous ceux de la famille
impériale d'Autriche. Au retour de l'empereur, le portrait de la
duchesse était retiré. Pendant la guerre qui eut lieu entre l'empereur
et les empereurs d'Autriche et de Russie, le portrait de François II fut
enlevé de l'appartement de sa fille par les ordres de Sa Majesté, et
fut, je pense, mis en pénitence dans quelque endroit caché.

Le roi de Rome était un très-bel enfant; mais il ressemblait moins à
l'empereur que le fils d'Hortense. Ses traits offraient un mélange fort
agréable de ceux de son père et de sa mère. Je ne l'ai connu que dans sa
première enfance. Ce qu'on remarquait le plus en lui à cet âge, c'était
une grande bonté et beaucoup d'attachement pour les personnes qui
l'entouraient. Il aimait beaucoup une jeune et jolie personne, fille
d'une première dame, mademoiselle Fanny Soufflot, qui ne le quittait
presque pas; il voulait toujours la voir parée; il demandait à
l'impératrice Marie-Louise ou à sa gouvernante, madame la comtesse de
Montesquiou, quelques colifichets qui lui semblaient jolis, et qu'il
voulait donner à sa jeune amie. Il lui faisait promettre de le suivre à
la guerre quand il serait grand, et lui disait de ces mots charmans qui
peignent un bon cœur.

On avait laissé auprès du _petit roi_ (comme il se nommait lui-même) un
jeune enfant appartenant aussi à une première dame: c'était, je crois,
Albert Froment. Un matin qu'ils jouaient ensemble dans le jardin sur
lequel ouvrait l'appartement du roi à Saint-Cloud, mademoiselle Fanny
les veillant sans gêner leurs jeux, Albert voulait la brouette du roi;
celui-ci résiste, et Albert le frappe. Le roi lui dit aussitôt: «Si on
te voyait! mais je ne le dirai pas.» Je crois ce trait caractéristique.

Un jour il était aux fenêtres du château avec sa gouvernante, s'amusant
beaucoup à voir passer le monde, et montrant du doigt à sa gouvernante
ce qui attirait le plus son attention. En regardant au bas de ses
fenêtres, il aperçut une femme en deuil qui tenait par la main un petit
garçon de trois à quatre ans, aussi en deuil. Ce petit enfant tenait à
la main une pétition qu'il montrait de loin au prince, et paraissait le
supplier de la recevoir. Ces vêtemens noirs intriguèrent fort le jeune
prince. Il demanda à sa gouvernante _pourquoi ce pauvre petit était
habillé tout en noir_.--«Sans doute, c'est que son papa est mort,» lui
répondit la gouvernante. L'enfant manifesta un vif désir de parler au
petit solliciteur. Madame de Montesquiou, qui avait surtout à cœur de
favoriser dans son jeune élève cette disposition à la bonté, donna ordre
qu'on fît monter la mère et l'enfant. Cette femme était la veuve d'un
brave homme qui avait été tué dans la dernière campagne. Cette perte
l'avait mise dans la misère; elle sollicitait une pension de l'empereur.
Le jeune prince prit la pétition, et promit de la remettre à son papa.
Le lendemain il va présenter ses devoirs à son père comme à l'ordinaire,
et lui remet toutes les pétitions de la veille dont il était chargé; une
seule fut remise à part: c'était celle de son petit protégé. «Papa,
dit-il à son père, voici une pétition d'un petit garçon dont le papa
est mort à cause de toi; donne-lui une pension.» Napoléon ému embrassa
son fils. Le brevet de la pension fut expédié dans la journée. C'est là
sans contredit le trait d'une âme de bien bonne heure excellente.

Sa première éducation d'enfance fut très-facile. Madame de Montesquiou
avait pris sur lui un grand empire: elle le devait à la manière tout à
la fois douce et grave dont elle le reprenait, quand il faisait quelque
faute. L'enfant était généralement docile; cependant il avait
quelquefois de violens accès de colère. Sa gouvernante avait adopté un
moyen excellent pour l'en corriger: c'était de demeurer impassible,
laissant se calmer d'elles-mêmes ses petites fureurs. Quand l'enfant
revenait à lui, une observation faite avec sévérité et onction en
faisait un petit Caton pour tout le reste de la journée. Un jour qu'il
se roulait à terre en poussant de grands cris, sans vouloir écouter les
remontrances de sa gouvernante, celle-ci ferma les fenêtres et les
contrevents. L'enfant, que ce changement imprévu de décoration étonne,
oublie ce qui l'avait contrarié, et lui demande pourquoi elle agissait
ainsi. «C'est de peur qu'on ne vous entende, répondit-elle; croyez-vous
que les Français voudraient d'un prince comme vous, s'ils savaient que
vous vous mettez ainsi en colère?--«Crois-tu qu'on m'ait entendu?
s'écria-t-il; j'en serais bien fâché. Pardon, _maman Quiou_ (c'est ainsi
qu'il l'appelait); je ne le ferai plus.»

L'empereur aimait passionnément son fils; il le prenait dans ses bras
toutes les fois qu'il le voyait, l'enlevait violemment de terre, puis
l'y ramenait, puis l'enlevait encore, s'amusant beaucoup de sa joie. Il
le taquinait, le portait devant une glace, et lui faisait souvent mille
grimaces dont l'enfant riait jusqu'aux larmes. Lorsqu'il déjeunait, il
le mettait sur ses genoux, trempait un doigt dans la sauce, le lui
faisait sucer, et lui en barbouillait le visage. La gouvernante
grondait, l'empereur riait plus fort, et l'enfant, qui prenait plaisir
au jeu, demandait dans sa joie bruyante que son père réitérât. C'était
là le bon moment pour faire arriver les pétitions au château. Elles
étaient toujours bien accueillies, grâce au crédit tout puissant du
petit médiateur.

L'empereur, dans ses tendresses, était quelquefois plus enfant que son
fils. Le jeune prince n'avait encore que quatre mois, que son père
mettait sur ce joli nourrisson son chapeau à trois cornes. L'enfant
pleurait assez ordinairement; alors l'empereur l'embrassait avec une
force et un plaisir qu'il n'appartient qu'à un père tendre de
ressentir. Il lui disait: «Quoi, sire, vous pleurez! Un roi, un roi
pleure! fi donc; comme cela est vilain!» Il avait un an, quand un jour,
à Trianon, sur la pelouse, devant le château, je vis l'empereur qui
avait placé la ceinture de son épée sur l'épaule du roi et son chapeau
sur sa tête. Il se mettait à quelque distance, tendant les bras à
l'enfant, qui marchait jusqu'à lui en chancelant. Quelquefois ses petits
pieds s'embarrassaient dans l'épée de son père. Il fallait voir alors
avec quel empressement Sa Majesté étendait les bras pour lui éviter une
chute.

Une fois, dans son cabinet, l'empereur était couché sur le tapis; le
roi, à cheval sur ses jambes, montait par saccades jusqu'au visage de
son père, et alors il l'embrassait. Une autre fois l'enfant vint dans le
salon du conseil, qui était fini. Les conseillers et les ministres y
étaient encore. Le roi courut dans les bras de son père sans faire
attention à d'autres qu'à lui. L'empereur lui dit: «Sire, vous n'avez
pas salué ces messieurs.» L'enfant se retourna, salua avec grâce, et son
père l'enleva dans ses bras. Quand il venait voir l'empereur, il courait
dans les appartemens de manière à laisser madame de Montesquiou loin
derrière lui. Il disait à l'huissier du cabinet: «Ouvrez-moi, je veux
voir papa.» L'huissier lui répondait: «Sire, je ne puis ouvrir.--Mais
je suis le petit roi.--Non, sire, je n'ouvrirai pas.» Pendant ce moment,
sa gouvernante arrivait, et, fier alors de sa protection, il disait:
«Ouvrez, le petit roi le veut.»

Madame de Montesquiou avait fait ajouter aux prières que l'enfant
faisait soir et matin ces mots: «Mon Dieu, inspirez à papa de faire la
paix pour le bonheur de la France.» Un jour que l'empereur assistait au
coucher de son fils, il fit la même prière. L'empereur l'embrassa, ne
dit rien, mais sourit d'une manière pleine de bonté en regardant madame
de Montesquiou.

L'empereur disait au roi de Rome quand il était effrayé de son bruit et
de ses grimaces: «Comment! comment! un roi ne doit pas avoir peur.»

Je me rappelle encore une anecdote sur le jeune fils de l'empereur qui
m'a été racontée par Sa Majesté elle-même un soir que j'étais à la
déshabiller comme de coutume. L'empereur en riait de tout son cœur.
«Vous ne vous douteriez pas, me dit-il, de la singulière récompense que
mon fils a demandée à sa gouvernante pour avoir été bien sage. Ne
voulait-il pas qu'elle lui permît d'aller barbotter dans la boue!» Le
fait était vrai, et prouve, ce me semble, que les grandeurs dont on
environne le berceau des princes, ne suffisent point pour détruire ce
qu'il y a souvent de bizarre dans les caprices de l'enfance.



CHAPITRE III.

     L'abbé Geoffroy reçoit les étrivières.--Mot de l'empereur à ce
     sujet.--M. Corvisart.--Sa franchise.--Il tient à ce qu'on observe
     ses ordonnances.--L'empereur l'aimait beaucoup.--M. Corvisart à la
     chasse pendant que l'empereur est pris de violentes coliques.--Ce
     qu'il en arrive.--Crédit de M. Corvisart auprès de l'empereur.--Il
     parle chaudement pour M. de Bourrienne.--Réponse de Sa Majesté.--Le
     cardinal Fesch.--Sa volubilité.--Mot de l'empereur.--Ordre que me
     donne Sa Majesté avant le départ pour la Russie.--M. le comte de
     Lavalette.--Les diamans.--Joséphine me fait demander à la
     Malmaison.--Elle me recommande d'avoir soin de l'empereur.--Elle me
     fait promettre de lui écrire.--Elle me donne son
     portrait.--Réflexion sur le départ de la grande armée.--Quelle est
     ma mission.--Le transfuge.--On l'amène devant l'empereur.--Ce que
     c'était.--Discipline russe.--Fermentation de
     Moscou.--Barclay.--Kutuzof.--La classe marchande.--Kutuzof
     généralissime.--Son portrait.--Ce que devient le
     transfuge.--L'empereur fait son entrée dans une ville russe,
     escorté de deux Cosaques.--Les Cosaques descendus de cheval.--Ils
     boivent de l'eau-de-vie comme de l'eau.--Murat.--D'un mouvement de
     son sabre il fait reculer une horde de Cosaques.--Les
     sorciers.--Platof.--Il fait fouetter un sorcier.--Relâchement dans
     la police des bivouacs français.--Mécontentement de l'empereur.--Sa
     menace.--Promenade de Sa Majesté avant la bataille de la
     Moskowa.--Encouragemens donnés à l'agriculture.--L'empereur monte
     sur les hauteurs de Borodino.--La pluie.--Contrariété de
     l'empereur.--Le général Caulaincourt.--Mot de l'empereur.--Il se
     donne à peine le temps de se vêtir.--Ordre du jour.--Le soleil
     d'Austerlitz.--On apporte à l'empereur le portrait du roi de
     Rome.--On le montre aux officiers et aux soldats de la vieille
     garde.--L'empereur malade.--Mort du comte Auguste de
     Caulaincourt.--Il avait quitté sa jeune épouse peu d'heures après
     le mariage.--Ce que l'empereur disait des généraux morts à
     l'armée.--Ses larmes en apprenant la mort de Lannes.--Mot de Sa
     Majesté sur le général Ordener.--L'empereur parcourt le champ de
     bataille de la Moskowa.--Son emportement en entendant les cris des
     blessés.--Anecdote.--Exclamation de l'empereur pendant la nuit qui
     suivit la bataille.


TOUT le monde a connu l'abbé Geoffroy de satirique mémoire, et ces
feuilletons qui faisaient le désespoir des auteurs et des acteurs les
plus en vogue à cette époque. Il fallait que cet impitoyable Aristarque
se fût voué de bien bon cœur à cette profession épineuse, car il y alla
quelquefois pour lui, non pas de sa vie, ce que bien des gens peut-être
auraient désiré, mais au moins de sa santé et de son repos. Il est bon
sans doute de s'attaquer à qui peut répliquer avec la plume; alors les
conséquences de la lutte ne vont pas au delà du ridicule qui en résulte
souvent pour les deux adversaires. Mais l'abbé Geoffroy ne remplissait
qu'une des deux conditions en vertu desquelles on peut être critique
méchant; il avait beaucoup de fiel dans le style, mais il n'était pas
homme d'épée. Or on sait qu'il est tels gens devant qui il est bon de se
présenter avec ces deux argumens.

Un de ces acteurs, que l'abbé Geoffroy ne gâtait pas précisément par ses
éloges, voulut se venger d'une manière _piquante_, et dont il pût rire
long-temps. Un soir, à la sortie du spectacle, prévoyant peut-être ce
qui l'attendait dans le feuilleton du lendemain, il ne trouva rien de
mieux que d'enlever le terrible Geoffroy à la sortie du spectacle, de le
conduire les yeux bandés dans une maison où il lui serait infligé, à
lui, maître en l'art d'écrire, une punition d'écolier. Ainsi fut fait: à
l'instant où l'abbé regagnait son logis, se frottant peut-être les mains
de quelque trait piquant à jeter le lendemain sur le papier, trois ou
quatre vigoureux gaillards le saisissent et l'emportent sans mot dire au
lieu du supplice. Le même soir l'abbé, bien flagellé, ouvrit les yeux
dans le beau milieu de la rue, où il se trouva seul, et fort éloigné de
son domicile. L'empereur, à qui on parla de ce tour plaisant, n'en rit
pas du tout. Loin de là, il s'emporta, et dit que s'il connaissait
l'auteur de cette violence inique, il le ferait punir. «Quand un homme
attaque avec la plume, ajouta-t-il, il faut lui répondre de même.» La
vérité est d'ailleurs que l'empereur aimait beaucoup Geoffroy, dont il
ne voulait pas que les feuilletons fussent soumis à la censure comme
ceux des autres journalistes. On disait dans Paris que cette
prédilection d'un grand homme pour un critique acerbe venait de ce que
les feuilletons du Journal de l'empire, dont on s'occupait beaucoup à
cette époque, étaient une utile diversion donnée aux esprits de la
capitale. Je ne sais rien de positif à cet égard, mais quand je me
rappelle le caractère de l'empereur, qui ne voulait pas que l'on
s'occupât de sa politique, ces bruits ne me paraissent pas dénués de
fondement.

Le docteur Corvisart n'était pas courtisan. Il venait rarement hors des
jours de son service: c'était le mercredi et le samedi; il était d'une
grande franchise avec l'empereur, tenait fortement à ce que ses
ordonnances fussent suivies à la lettre, et usait largement de ce droit
qu'ont tous les médecins de gourmander les malades négligens.
L'empereur l'aimait particulièrement, et le retenait toujours,
paraissant jouir beaucoup de sa conversation. Après le voyage de
Hollande, en 1811, un samedi, M. Corvisart vint voir l'empereur, qu'il
trouva très-bien portant. Il partit après la toilette et fut de suite à
sa campagne pour se livrer au plaisir de la chasse, qu'il aimait
prodigieusement. Il avait pour habitude de ne jamais dire chez lui où il
allait, afin de n'être pas dérangé pour peu de chose, comme cela lui
était déjà arrivé; car du reste le docteur était plein d'obligeance et
de dévouement.

Un jour après son déjeuner, qu'il fit comme de coutume fort vite,
l'empereur se trouva pris tout à coup de violentes coliques et d'un
malaise général; il demanda M. Corvisart, et un courrier fut expédié
pour l'aller chercher. Ne le trouvant pas à Paris, il piqua son cheval
et courut à la campagne du docteur; mais le docteur était à la chasse,
et l'on ne savait de quel côté. Le courrier revint sans le docteur.
L'empereur en fut vivement contrarié; il souffrait beaucoup. Enfin il se
mit au lit, et Marie-Louise vint passer quelques instans près de lui. M.
Ivan, ayant été appelé, donna quelques ordonnances dont l'empereur se
trouva bien.

M. Corvisart, inquiet peut-être, vint le lundi au lieu du mercredi.
Quand il entra dans la chambre de Napoléon, celui-ci était en robe de
chambre, courut à lui, et lui prenant les deux oreilles, lui dit: «Eh
bien, Monsieur, si j'étais sérieusement malade, il faudrait donc que je
me passasse de vos soins?» M. Corvisart s'excusa, demanda à l'empereur
ce qu'il avait ressenti, ce qu'il avait pris, et promit de dire toujours
chez lui où il serait, afin qu'on pût le trouver au premier ordre de Sa
Majesté, qui fut vite calmée. Le docteur y gagna ainsi, en ce qu'il se
corrigea d'une mauvaise habitude. Il est probable que ses malades s'en
trouvèrent bien.

M. Corvisart avait un immense crédit auprès de l'empereur. Aussi bien
des gens qui le savaient chargeaient de préférence le docteur de
pétitions. Il était rare qu'il n'obtînt pas les demandes qu'il faisait
quelquefois à l'empereur. Pourtant je l'ai souvent entendu parler
chaudement de M. de Bourrienne pour parvenir à lui faire comprendre
qu'il était fort attaché à Sa Majesté; mais elle répondait toujours:
«Non, Bourrienne est trop Anglais. Au reste, il est bien; je l'ai mis à
Hambourg. Il aime l'argent, et il en peut avoir là.»

C'est dans le courant de l'année 1811 que le cardinal Fesch vint le plus
souvent dans la chambre de l'empereur. Les discussions qu'ils avaient
ensemble me parurent des plus vives. Le cardinal tenait fort à ses
opinions, et parlait d'un ton fort haut et avec une grande volubilité.
Il ne fallait pas plus de cinq minutes pour que la conversation prît de
l'aigreur. Alors j'entendais l'empereur élever la voix en proportion.
Assez souvent il y eut entre eux échange de propos amers; et toutes les
fois que je voyais arriver le cardinal, je ne pouvais m'empêcher de
plaindre l'empereur, qui était toujours fort agité au sortir de ces
discussions. Un jour, au moment où le cardinal prenait congé de
l'empereur, j'entendis ce dernier lui dire avec aigreur: «Cardinal, vous
êtes bien de votre caste.»

Quelques jours avant notre départ pour la Russie, l'empereur me fit
appeler dans la journée, et me dit d'aller prendre au trésor le coffre
aux diamans et de le déposer dans sa chambre, puis de ne pas m'éloigner,
ajoutant qu'il aurait encore besoin de moi. Sur les neuf heures du soir,
je fus appelé, et trouvai M. le comte de Lavalette, directeur général
des postes, dans la chambre de l'empereur. Sa Majesté ouvrit le coffre
devant moi, en examina le contenu, et me dit: «Constant, portez
vous-même ce coffre dans la voiture de M. le comte, et restez-y jusqu'à
ce qu'il arrive.» La voiture était au grand perron, dans la cour des
Tuileries. Je me la fis ouvrir et y entrai. J'attendis jusqu'à onze
heures et demie, que M. de Lavalette y arrivât. Il avait passé tout ce
temps à causer avec l'empereur. Je ne m'expliquai pas d'où venait cette
précaution de donner les diamans à M. de Lavalette. Mais elle n'était
sûrement pas sans motif.

Le coffre contenait: le glaive sur le pommeau duquel était monté le
_régent_; la poignée était enrichie de diamans d'un grand prix. Le grand
collier de la Légion-d'Honneur, les plaques, la ganse du chapeau, la
contre-épaulette, les boutons de l'habit du sacre, les boucles de
souliers et de jarretières, tous objets d'un prix immense.

Peu de temps avant notre départ pour la campagne de Russie,
l'impératrice Joséphine me fit demander. Je fus de suite à la Malmaison,
où cette excellente femme me renouvela les recommandations les plus
vives sur les soins à donner à l'empereur pour sa santé et sa sûreté.
Elle me fit promettre que, s'il lui arrivait le moindre accident, je lui
écrirais; avant tout voulant être certaine de savoir la vérité. Elle
pleura beaucoup, me parla constamment de l'empereur; et, après un
entretien de plus d'une heure, où elle épancha toute sa sensibilité,
elle me fit présent de son portrait peint par _Saint_ sur une tabatière
en or. J'avais le cœur serré quand je sortis de cette entrevue. Rien
n'était plus touchant en effet que cette femme disgraciée, et pourtant
toujours aimante, faisant des vœux pour l'homme qui l'avait abandonnée,
et, mieux que cela, s'intéressant à lui comme l'aurait fait l'épouse la
plus aimée.

En entrant en Russie, chose dont je parle ici plus selon l'ordre de mes
souvenirs que selon l'ordre du temps, l'empereur envoyait sur trois
routes différentes des services de gendarmerie d'élite pour préparer à
l'avance les logemens, les lits, cantines, etc.. C'était MM. Sarrazin,
adjudant lieutenant, Verges, Molène, le lieutenant Pachot. Au surplus je
consacrerai plus tard un chapitre entier à notre itinéraire de Paris à
Moscou.

Quelque temps avant la bataille de la Moskowa, on amena au camp un homme
habillé à la russe, mais qui parlait français; du moins il y avait dans
son langage un singulier mélange de russe et de français. Cet homme
s'était échappé furtivement des lignes ennemies: quand il s'était aperçu
que nos soldats n'étaient plus qu'à une petite distance de lui, il était
sorti des rangs, avait jeté son fusil à terre en s'écriant avec l'accent
russe fortement prononcé: «Je suis Français.» Nos soldats l'avaient fait
prisonnier.

Jamais prisonnier ne fut plus enchanté de son changement de domicile. Ce
malheureux, qui paraissait avoir pris les armes contre son gré pour
servir les ennemis de son pays, arrive au camp français se disant le
plus heureux des hommes d'avoir retrouvé ses compatriotes. Il serrait
la main à tous nos soldats avec une liberté qui plut à tous. On l'amena
à l'empereur: il parut très-intimidé de se trouver en présence du _roi
des Français_; c'est ainsi qu'il appelait Sa Majesté. L'empereur le
questionna long-temps: il dit que le bruit du canon français lui avait
fait toujours battre le cœur; qu'il n'avait craint qu'une chose: c'était
d'être tué par ses compatriotes. D'après ce qu'il dit à l'empereur, il
paraît que c'était un de ces hommes comme il y en a tant, qui se
trouvent transportés par leur famille dans une terre étrangère sans
connaître bien les causes de leur émigration. Son père avait exercé à
Moscou une profession industrielle assez misérable. Il était mort, et
l'avait laissé sans ressources et sans avenir. Pour avoir du pain, il
s'était fait soldat. Il dit que la discipline militaire russe était une
des grandes raisons qui l'avaient encouragé à déserter. Il ajouta qu'il
avait de bons bras, du cœur, et qu'il servirait dans l'armée française,
si son général le permettait. Sa franchise plut à l'empereur, qui
désirait tirer de lui quelques renseignemens positifs sur l'état des
esprits à Moscou. On sut d'après ses révélations, plus ou moins
intelligibles, qu'il régnait dans cette ancienne capitale une grande
fermentation. On entendait, disait-il, crier dans les rues: «Plus de
Barclay! à bas le traître! le lâche! Vive Kutusof!» La classe
marchande, qui avait une grande influence parce qu'elle était la plus
généralement riche, se plaignait d'un système de temporisation qui
laissait les choses dans l'incertitude, et compromettait l'honneur des
armes russes. On ne pouvait pas pardonner à l'empereur d'investir de sa
confiance un étranger, quand le vieux Kutusof, qui avait le sang et
l'âme d'un Russe, avait un emploi secondaire. L'empereur Alexandre
n'avait pas tenu compte de ces réclamations énergiques. À la fin,
effrayé des symptômes de soulèvement qui s'étaient manifestés dans son
armée, il avait cédé. Kutusof était nommé généralissime. On avait
illuminé à Moscou en réjouissance de cet important événement. On parlait
d'une grande bataille avec les Français; l'enthousiasme était au comble
dans l'armée russe: tous les soldats avaient attaché à leurs shakos une
branche d'arbre verte. Le prisonnier parlait avec effroi de Kutusof. Il
disait que c'était un _vieux_ à cheveux blancs, qui avait de grandes
moustaches, des yeux à faire peur; qu'il s'en fallait de beaucoup qu'il
fût vêtu comme les généraux français; qu'il avait des habits fort
ordinaires, lui qui pouvait en avoir de si beaux; qu'il rugissait comme
un lion quand il était en colère; qu'il ne se mettait jamais en marche
sans avoir récité ses prières; qu'il se signait fréquemment à
différentes heures de la journée. «Les soldats l'aiment beaucoup,
ajoutait-il, parce qu'ils disent qu'il ressemble à Souwarow: je crains
qu'il ne fasse beaucoup de mal aux Français.» L'empereur, content de ces
renseignemens, renvoya le prisonnier, et ordonna qu'on le laissât
circuler librement dans le camp. Plus tard il se battit bravement avec
les nôtres.

L'empereur fit son entrée à Gjatz avec l'escorte la plus singulière.
Dans une échauffourée on avait pris quelques Cosaques. Sa Majesté, qui
dans ce moment était très-avide de renseignemens de quelque part qu'ils
vinssent, désira questionner ces sauvages. Elle en fit venir deux ou
trois au quartier-général. Ces hommes semblent faits pour être
éternellement accolés à un cheval. Rien de plus plaisant que leur marche
quand ils descendent à terre. Leurs jambes, que l'habitude de presser
les flancs d'un cheval rend très-écartées, ressemblent assez à des
branches de tenaille. Quand ils mettent pied à terre ils ont l'air
d'être sur un élément qui n'est pas le leur. L'empereur entra dans
Gjatz, escorté par deux de ces barbares à cheval. Ils parurent
très-flattés de cet honneur. Je remarquai, à diverses reprises, que
l'empereur ne pouvait s'empêcher de rire en voyant la tournure gauche de
ces cavaliers de l'Ukraine, surtout alors qu'ils se donnaient des
grâces. Leurs rapports, que l'interprète de Sa Majesté eut quelque peine
à comprendre, parurent confirmer tout ce que l'on avait ouï dire de
Moscou. Ces barbares firent entendre à l'empereur, par leurs gestes
animés, leurs mouvemens convulsifs et leur posture guerrière, que dans
peu il y aurait grande bataille entre les Russes et les Français.
L'empereur leur fit donner de l'eau-de-vie; ils l'avalaient comme de
l'eau pure, et tendaient de nouveau leurs verres avec un sang-froid
très-plaisant. Leurs chevaux étaient petits, écourtés, à longues queues.
Ces animaux paraissaient très-dociles. Hélas! on a pu en voir sans
sortir de Paris.

C'est un fait historique que le roi de Naples en imposait beaucoup à ces
barbares. On vint annoncer un jour à l'empereur qu'ils voulaient le
nommer leur hetman. L'empereur rit beaucoup de leur offre, et dit en
plaisantant qu'il était prêt à appuyer cette élection d'une peuplade
libre. Il est certain que le roi de Naples avait dans son extérieur
quelque chose de théâtral qui fascinait les yeux de ces barbares. Il
était toujours vêtu avec un grand luxe. Quand son cheval l'emportait en
avant de ses colonnes, et que le vent mettait le désordre dans ses
grands cheveux, quand il donnait ces grands coups de sabre qui
fauchaient les hommes, alors je conçois qu'il plût singulièrement à ces
peuplades guerrières, chez qui les qualités extérieures peuvent être
les seules appréciées. On a dit que le roi de Naples avait, en agitant
seulement son grand sabre, fait rebrousser toute une horde de ces
barbares. Je ne sais pas jusqu'à quel point le fait est vrai, mais il
est au moins très-possible.

Le peuple casaque croit aux sorciers. Il a cela de commun avec toutes
les races encore dans l'enfance. On nous conta un trait assez plaisant
sur le grand chef des Cosaques, le célèbre Platof. Poursuivi par le roi
de Naples, il battait en retraite. Une balle atteignit un de ses
officiers à côté de lui. L'hetman, courroucé contre son sorcier, le fit
fustiger en présence de toutes les hordes, l'accusant amèrement de
n'avoir pas détourné les balles par ses sortiléges. C'était à coup sûr
avoir plus de foi en cet art que n'en avait le sorcier lui-même.

Le 3 septembre, de son quartier-général de Gjatz, l'empereur fit
annoncer à son armée qu'elle eût à se préparer à une affaire générale.
Il y avait depuis quelques jours un grand relâchement dans la police des
bivouacs. Il fit redoubler la rigueur des consignes. Plusieurs
détachemens qui étaient allés aux vivres avaient un peu trop prolongé
leurs excursions. L'empereur chargea ses colonels de leur faire part de
son mécontentement, ajoutant que ceux qui ne seraient pas de retour le
lendemain ne combattraient pas. Ces paroles ne veulent pas de
commentaire.

La campagne qui environnait Gjatz était très-fertile. Les champs étaient
presque tous semés de seigles bons à couper. Cependant on voyait çà et
là de vastes trouées que les chevaux cosaques y avaient laissées dans
leur fuite. J'ai comparé depuis l'aspect de ces campagnes, au mois de
novembre, avec ce qu'il était en septembre. Quelle chose horrible que la
guerre! Quelques jours avant la bataille, Napoléon, accompagné de deux
de ses maréchaux, alla visiter en se promenant les environs de la ville.
À la veille de ce grand événement, il causait de tout avec calme. Il
parlait de ce pays comme il aurait parlé d'une belle et bonne province
de France. À l'entendre, les greniers de l'armée étaient tout trouvés.
Il y aurait là d'excellens quartiers d'hiver. Le premier soin de
l'administration qu'il établirait à Gjatz serait d'encourager
l'agriculture; puis il montrait du doigt à ses maréchaux les riantes
sinuosités de la rivière qui donne son nom à la ville. Il paraissait
ravi de la perspective qu'il avait devant les yeux. Jamais je ne vis
l'empereur livré à d'aussi douces émotions; jamais je ne vis tant de
sérénité répandue sur sa figure, tant de calme dans sa conversation.
Jamais aussi je ne n'eus plus grande idée de sa force d'âme.

Le 5 septembre, l'empereur monta sur les hauteurs de Borodino pour
embrasser d'un seul coup d'œil la position respective des deux armées.
Le temps était couvert. Bientôt tombe une de ces pluies fines et
froides, telles qu'il en tombe assez ordinairement aux approches de
l'automne. Cette pluie ressemble de loin à un brouillard assez dense.
L'empereur essaya de se servir de ses lunettes, mais cette espèce de
voile qui couvrait toute la campagne l'empêchait de voir; il
s'impatienta. La pluie, qui, chassée par le vent, venait en biais,
s'arrêtait sur les verres de ses lunettes; il les fit essuyer à diverses
reprises, étant fort vexé de cette contrariété.

La température était froide et humide; il demanda son manteau, s'en
enveloppa, et dit qu'il n'était plus possible d'y tenir, qu'il fallait
retourner au quartier général; il rentra dans sa tente et se jeta sur
son lit; il dormit un peu. En se réveillant, il me dit: «Constant, allez
voir, je crois entendre du bruit dehors.» Je sortis et je revins, lui
annonçant l'arrivée du général Caulaincourt. L'empereur sauta à bas du
lit, et courut au devant du général, lui demandant avec inquiétude:
«M'amenez-vous des prisonniers?» Le général lui répondit qu'on ne
pouvait faire de prisonniers, parce que les soldats russes se faisaient
tuer plutôt que de se rendre. L'empereur s'écria de suite: «Qu'on amène
toute l'artillerie.» Il avait jugé que, tout se préparant pour faire de
cette guerre une guerre d'extermination, le canon devait épargner le
plus possible à ses troupes la fatigue de tirer des feux de mousquet.

Le 6, à minuit, on vint annoncer à l'empereur que les feux des Russes
paraissaient n'être plus aussi multipliés, que l'on voyait la flamme
s'éteindre sur plusieurs points. Quelques-uns dirent que l'on avait
entendu un roulement sourd de tambours. L'armée était dans la plus
grande inquiétude. L'empereur sortit effrayé de son lit. «Cela n'est pas
possible,» dit-il à plusieurs reprises. Je voulus lui donner ses
vêtemens pour qu'il s'habillât un peu chaudement, car la nuit était
froide. Il était si pressé de s'assurer lui-même de l'exactitude du
fait, qu'il ne fit que jeter son manteau sur lui et sortit
précipitamment de la tente. En effet, les feux des bivouacs avaient un
peu pâli. L'empereur eut des soupçons effrayans. Où s'arrêterait la
guerre si les Russes rétrogradaient encore? Il rentra dans sa tente,
fort agité, et se remit au lit en répétant plusieurs fois: «Enfin nous
verrons demain matin.»

Le 7 septembre, le soleil se leva sans nuages. L'empereur s'écria:
«C'est le soleil d'Austerlitz.» Ce mot de l'empereur fut redit à
l'armée, et répété par elle avec enthousiasme. On battit un ban et on
lut l'ordre du jour suivant:

     «Soldats,

     »Voilà la bataille que vous avez tant désirée! Désormais la
     victoire dépend de vous; elle nous est nécessaire; elle nous
     donnera l'abondance, de bons quartiers d'hiver et un prompt retour
     dans la patrie. Conduisez-vous comme à Austerlitz, à Friedland, à
     Witespk, à Smolensk, et que la postérité la plus reculée cite avec
     orgueil votre conduite dans cette journée; que l'on dise de vous:
     Il était à cette grande bataille sous les murs de Moscou.»

L'armée répondit par des acclamations réitérées. L'empereur, quelques
heures avant la bataille, avait dicté cette proclamation. Elle fut lue
le matin aux soldats. Napoléon était alors sur les hauteurs de Borodino;
quand les cris d'enthousiasme de l'armée vinrent frapper son oreille, il
était debout les bras croisés, le soleil lui donnait en plein dans les
yeux, ainsi que le reflet des baïonnettes françaises et russes; il
sourit, puis devint sérieux jusqu'à ce que l'affaire fût terminée.

Ce jour-là on apporta à Napoléon le portrait du roi de Rome; il avait
besoin qu'une émotion aussi douce vînt faire diversion à ses grandes
anxiétés. Il tint long-temps ce portrait sur ses genoux, le contemplant
avec ravissement. Il dit que c'était la surprise la plus agréable qu'on
lui eût jamais faite. Il répéta plusieurs fois à voix basse: «Ma bonne
Louise! c'est une attention charmante.» Il y avait sur la figure de
l'empereur une expression de bonheur qu'il est difficile de peindre. Les
premières émotions furent calmes et eurent quelque chose de
mélancolique. «Le cher enfant!» C'est tout ce qu'il disait.

Mais il reprit tout son orgueil de père et d'empereur, quand on eut fait
venir, par son ordre, des officiers et même des soldats de la vieille
garde pour qu'ils vissent le roi de Rome. Le portrait était exposé
devant la tente. Rien de plus touchant et de plus grave en même temps
que ces vieux soldats, qui se découvraient avec respect devant cette
image où ils cherchaient à retrouver quelques-uns des grands traits de
Napoléon. L'empereur eut, dans ce moment, cette joie expansive d'un père
qui savait bien qu'après lui son fils n'avait pas de meilleurs amis que
ses vieux compagnons de fatigue et de gloire.

À quatre heures du matin, c'est-à-dire une heure avant l'affaire,
Napoléon avait éprouvé un grand épuisement dans toute sa personne; il
eut un léger frisson, mais sans fièvre; il se jeta sur son lit.
Toutefois, il n'était pas aussi malade que le dit M. de Ségur. Il avait
depuis quelque temps un gros rhume qu'il avait un peu négligé, et qui
augmenta par les fatigues continuelles de cette mémorable journée. Il
s'y joignit une extinction de voix qu'il combattit par un remède
tout-à-fait militaire; il but du punch fort léger, pendant la nuit qu'il
passa tout entière à travailler au cabinet, mais sans pouvoir parler;
cette incommodité lui dura deux jours; le 9, il était bien portant, et
sa toux était presque passée.

Après la bataille, sur six cadavres il y en avait un français et cinq
russes. À midi, un aide-de-camp vint dire à l'empereur que le comte
Auguste de Caulaincourt, frère du duc de Vicence, avait été frappé par
un boulet. L'empereur poussa un profond soupir et ne dit mot; il savait
bien qu'il aurait peut-être le cœur brisé plus d'une fois dans la
journée. Après la bataille il porta ses consolations au duc de Vicence
de la manière la plus touchante.

Le comte Auguste de Caulaincourt était un jeune homme plein de bravoure.
Il avait quitté sa jeune femme peu d'heures après son mariage, pour
suivre l'armée française; il vint trouver une mort glorieuse à la
bataille la Moskowa. Il avait épousé la sœur d'un des pages de
l'empereur, dont il fut gouverneur pendant quelque temps. Cette
charmante personne était d'une si grande jeunesse, que les parens
désirèrent que la consommation du mariage n'eût lieu qu'au retour de la
campagne, ainsi que cela était arrivé pour le prince Aldobrandini lors
de son mariage avec mademoiselle de La Rochefoucault, avant la campagne
de Wagram. Le général Auguste de Caulaincourt fut tué dans une redoute
où il avait conduit les cuirassiers du général Montbrun, qui lui-même
venait d'être frappé à mort d'un coup de canon, dans l'attaque de la
même redoute.

L'empereur disait souvent, en parlant de quelques généraux tués à
l'armée: «Un tel est heureux; il est mort au champ d'honneur, et moi je
serai peut-être assez malheureux pour mourir dans mon lit.» Il avait été
moins philosophe à la mort du maréchal Lannes, et je l'ai vu pleurer
pendant son déjeuner; même de grosses larmes lui roulaient sur les joues
et tombaient dans son assiette. Il regretta vivement Desaix,
Poniatowski, Bessières, mais surtout Lannes, et après lui Duroc.

Tout le temps que dura la bataille de la Moskowa, l'empereur eut des
attaques de dysurie. On l'avait plusieurs fois menacé de cette maladie
s'il ne prenait pas plus de précautions. Il souffrait beaucoup; il se
plaignait peu, et quand il lui échappait quelque exclamation étouffée,
c'est qu'il ressentait des douleurs bien aiguës. Or, rien ne fait plus
de mal que d'entendre se plaindre ceux qui n'en ont pas l'habitude; car
alors on a l'idée de la douleur dans toute son intensité, puisqu'elle
est plus forte que l'homme fort. À Austerlitz, l'empereur avait dit:
«Ordener est usé; on n'a qu'un temps pour la guerre; j'y serai bon
encore six ans, après quoi moi-même je devrai m'arrêter.»

L'empereur parcourut le champ de bataille. C'était un spectacle
horrible: presque tous les morts était couverts de blessures; ce qui
prouvait avec quel acharnement on s'était battu. Dans ce moment il
faisait un fort mauvais temps; il pleuvait; le vent était très-violent.
De pauvres blessés, que l'on n'avait pas encore transportés aux
ambulances, se levaient à demi de terre afin qu'on pût les remarquer et
leur donner des secours. Il y en eut qui crièrent _vive l'empereur_!
malgré leurs souffrances et leur épuisement. Tous ceux de nos soldats
qui avaient été frappés des balles russes laissaient voir sur leurs
cadavres des blessures larges comme de larges trous, car les balles
russes étaient beaucoup plus volumineuses que les nôtres. Nous vîmes un
porte-drapeau qui s'était enveloppé de son drapeau comme d'un linceul.
Il paraissait donner signe de vie; mais il expira dans la secousse
qu'on lui donna en le relevant. L'empereur marchait, et ne disait rien.
Plusieurs fois, quand il passa devant les plus mutilés, il mit sa main
sur ses yeux pour ne point les voir. Ce calme dura peu: il y avait une
place du champ de bataille où des Français et des Russes étaient tombés
pêle-mêle; presque tous n'étaient que blessés plus ou moins grièvement.
Quand l'empereur entendit leurs cris, je le vis s'emporter, crier après
ceux qui étaient chargés d'enlever les blessés, s'irritant du peu de
promptitude qu'ils mettaient à faire leur service. Il était difficile
que les chevaux ne foulassent point quelques-uns des cadavres là où il y
en avait tant. Un blessé fut atteint par le sabot d'un des chevaux de la
suite de l'empereur: ce malheureux poussa un cri déchirant; l'empereur
se retourna vivement, demandant avec colère quel était le maladroit qui
avait blessé cet homme. On lui dit, croyant le calmer, que cet homme
n'était qu'un Russe. «Russe ou Français, répliqua-t-il, je veux qu'on
emporte tout.»

De pauvres jeunes gens; qui étaient venus faire leur première campagne
en Russie, frappés à mort, perdaient courage et pleuraient comme des
enfans en appelant leur mère. Cet horrible tableau me restera
éternellement gravé dans la mémoire.

L'empereur réitéra avec instance ses ordres pour le transport des
blessés, tourna bride en silence, et revint au quartier-général le soir.
Je passai la nuit près de lui. Il eut le sommeil très-agité, ou plutôt
il ne dormit pas. Il répétait plusieurs fois, en s'agitant brusquement
sur son oreiller: «Ce pauvre Caulaincourt! Quelle journée! quelle
journée!»



CHAPITRE IV.

     Itinéraire de France en Russie.--Magnificence de la cour de
     Dresde.--Conversation de l'empereur avec Berthier.--La guerre faite
     à la seule Angleterre.--Bruit général sur le rétablissement de la
     Pologne.--Questions familières de l'empereur.--Passage du
     Niémen.--Arrivée et séjour à Wilna.--Enthousiasme des
     Polonais.--Singulier rapprochement de date.--Députation de la
     Pologne.--Réponse de l'empereur aux députés.--Engagemens pris avec
     l'Autriche.--Espérances déçues.--M. de Balachoff à Wilna, espoir de
     la paix.--Premiers pas de l'empereur sur le territoire de la
     vieille Russie.--Retraite continuelle des Russes.--Orage
     épouvantable.--Immense désir d'une bataille.--Abandon du camp de
     Drissa.--Départ d'Alexandre et de Constantin.--Privations de
     l'armée et premiers découragemens.--La paix en perspective après
     une bataille.--Dédain affecté de l'empereur pour ses
     ennemis.--Gouvernement établi à Wilna.--Nouvelles retraites des
     armées russes.--Paroles de l'empereur au roi de Naples.--Projet
     annoncé et non effectué.--La campagne de trois ans, et prompte
     marche en avant.--Fatigue causée à l'empereur par une chaleur
     excessive.--Audiences en déshabillé.--L'incertitude insupportable
     à l'empereur.--Oppositions inutiles du duc de Vicence, du comte de
     Lobau et du grand maréchal.--Départ de Witepsk et arrivée à
     Smolensk.--Édifices remarquables.--Les bords de la Moskowa.


AINSI que je l'ai annoncé précédemment, je tâcherai de réunir dans ce
chapitre quelques souvenirs relatifs à des choses personnelles à
l'empereur, dans les différens séjours que nous fîmes entre la frontière
de France et les frontières de l'empire russe. Il résulterait, hélas! un
bien grand contraste de la comparaison que l'on ferait entre notre route
pour aller à Moscou et notre route pour en revenir. Il faut avoir vu
Napoléon à Dresde, environné d'une cour de princes et de rois, pour se
faire une idée du plus haut point que peuvent atteindre les grandeurs
humaines. Là, plus encore que partout ailleurs, l'empereur se montra
affable envers tout le monde; tout lui souriait, et aucun de ceux qui
jouissaient comme nous du spectacle de sa gloire ne pouvait seulement
concevoir la pensée de voir bientôt la fortune lui être pour la première
fois infidèle; et quelle infidélité!

Je me rappelle, entre autres particularités de notre séjour à Dresde,
un mot que j'entendis un jour l'empereur dire au maréchal Berthier,
qu'il avait fait appeler de très-bonne heure auprès de lui. Quand le
maréchal arriva, l'empereur n'était pas encore levé. Je reçus l'ordre de
le faire entrer sur-le-champ, de sorte que tout en habillant l'empereur
j'entendis, entre Napoléon et son major-général, une conversation dont
je voudrais bien me rappeler les détails; mais au moins suis-je assuré
de rapporter fidèlement une pensée qui me frappa. L'empereur dit en
propre termes: «Je n'en veux nullement à Alexandre; ce n'est point à la
Russie que je fais la guerre, pas plus à elle qu'à l'Espagne; je n'ai
qu'une ennemie, c'est l'Angleterre; c'est elle que je veux atteindre en
Russie; je la poursuivrai partout.» Pendant ce temps le maréchal
rongeait ses ongles, selon sa constante habitude. Ce jour-là il y eut
une revue magnifique, à laquelle assistèrent tous les princes de la
confédération, qui entouraient leur chef comme de grands vassaux de sa
couronne.

Quand les différens corps d'armée, échelonnés de l'autre côté de l'Elbe,
se furent avancés sur les confins de la Pologne, nous quittâmes Dresde,
pour trouver partout le même enthousiasme éclatant où arrivait
l'empereur. Nous étions par contre-coup choyés dans toutes les
résidences où nous nous arrêtions, tant on s'efforçait de fêter Sa
Majesté jusque dans les personnes qui avaient l'honneur de la servir.

À cette époque c'était un bruit généralement répandu dans toute l'armée
et parmi toutes les personnes de la maison de l'empereur que son
intention était de rétablir le royaume de Pologne. Bien qu'étranger
comme je l'étais et comme je devais l'être à tout ce qui avait rapport
aux affaires, je n'entendais pas moins que tout autre l'expression d'une
opinion qui était celle de tout le monde et dont tout le monde parlait.
Quelquefois l'empereur ne dédaignait pas de me faire rendre compte de ce
que j'avais entendu dire, et alors il souriait, car il aurait fallu
trahir la vérité pour lui rapporter des choses qui auraient pu lui être
désagréables; il était alors, le terme n'est pas trop fort, l'objet des
bénédictions des populations polonaises.

Le 23 de juin nous étions sur les bords du Niémen, de ce fleuve devenu
déjà si fameux par l'entrevue des deux empereurs, dans des circonstances
bien différentes de celles où ils se trouvaient l'un à l'égard de
l'autre. L'opération du passage de l'armée commença le soir, et dura
près de quarante-huit heures, pendant lesquelles l'empereur fut presque
constamment à cheval, tant il savait que sa présence activait les
travaux. Ensuite nous continuâmes notre route sur Wilna, capitale du
grand duché de Lithuanie. Nous arrivâmes devant cette ville occupée par
les Russes le 27, et l'on peut dire que ce fut là, là seulement, que
commencèrent les opérations militaires, car jusque là l'empereur avait
voyagé comme il l'aurait pu faire dans les départemens de l'intérieur de
la France. Les Russes attaqués furent battus et se retirèrent, de sorte
que deux jours après nous étions à Wilna, ville assez considérable et
qui me parut devoir contenir près de trente mille habitans. J'y fus
frappé de l'incroyable quantité de couvens et d'églises qui y sont
construits. À Wilna l'empereur fut extrêmement satisfait de la démarche
que firent auprès de lui cinq ou six cents étudians qui demandèrent à
être enrégimentés, et je n'ai pas besoin de dire que ces sortes de
sollicitations manquaient rarement d'être bien accueillies par Sa
Majesté.

Nous restâmes assez long-temps à Wilna; l'empereur y suivait le
mouvement de ses armées, et s'occupait aussi de l'organisation du
grand-duché de Lithuanie, dont cette ville est, comme l'on sait, la
capitale. Comme l'empereur était très-souvent à cheval, j'avais assez de
loisirs pour bien prendre connaissance de la ville et de ses environs.
Les Lithuaniens étaient dans un enthousiasme impossible à décrire, et
quoique j'aie vu célébrer dans ma vie bien des fêtes, je ne saurais
oublier l'élan de toute une population lorsqu'on célébra la grande fête
nationale de la régénération de la Pologne, fête qui se trouva, par une
bizarrerie du hasard, ou par un calcul de l'empereur, fixée précisément
au 14 de juillet. Les Polonais étaient encore incertains sur le sort
définitif que l'empereur réservait à leur patrie, mais un avenir tout
d'espérance brillait à leurs yeux. Il n'en fut plus de même lorsque
l'empereur eut reçu la députation de la confédération polonaise établie
à Varsovie. Cette députation nombreuse, ayant à sa tête un comte
palatin, demandait le rétablissement intégral de l'ancien royaume de
Pologne. Voici quelle fut la réponse de l'empereur:

«Messieurs les députés de la confédération de Pologne, j'ai entendu avec
intérêt ce que vous venez de me dire.

»Polonais, je penserais et j'agirais comme vous: j'aurais voté comme
vous dans l'assemblée de Varsovie; l'amour de la patrie est la première
vertu de l'homme civilisé.

»Dans ma position, j'ai bien des intérêts à concilier, et bien des
devoirs à remplir. Si j'eusse régné lors du premier, du second et du
troisième partage de la Pologne, j'aurais armé tout mon peuple pour
vous soutenir. Aussitôt que la victoire m'a permis de restituer vos
anciennes lois à votre capitale et à une partie de vos provinces, je
l'ai fait avec empressement, sans toutefois prolonger une guerre qui eût
fait couler le sang de mes sujets.

»J'aime votre nation. Depuis seize ans j'ai vu vos soldats à mes côtés,
sur les champs d'Italie comme sur ceux d'Espagne.

»J'applaudis à tout ce que vous avez fait; j'autorise les efforts que
vous voulez faire; tout ce qui dépendra de moi pour seconder vos
résolutions, je le ferai.

»Si vos efforts sont unanimes, vous pouvez concevoir l'espoir de réduire
vos ennemis à reconnaître vos droits. Mais dans ces contrées si
éloignées et si étendues, c'est surtout sur l'unanimité des efforts de
la population qui les couvre que vous devez fonder vos espérances de
succès.

»Je vous ai tenu le même langage lors de ma première apparition en
Pologne; je dois ajouter ici que j'ai garanti à l'empereur d'Autriche
l'intégrité de ses états, et que je ne saurais autoriser aucune manœuvre
ni aucun mouvement qui tendrait à le troubler dans la paisible
possession de ce qui lui reste des provinces polonaises. Que la
Lithuanie, la Samogitie, Witepsk, Polotsk, Mohilow, la Wolhynie,
l'Ukraine, la Podolie, soient animées du même esprit que j'ai vu dans la
grande Pologne, et la providence couronnera par le succès la sainteté de
votre cause; elle récompensera ce dévouement à votre patrie qui vous a
rendus si intéressans, et vous a acquis tant de droits à mon estime et à
ma protection, sur laquelle vous devez compter dans toutes les
circonstances.»

J'ai cru devoir rapporter ici la réponse entière de l'empereur aux
députés de la confédération polonaise, ayant été témoin de l'effet
qu'elle produisit à Wilna. Quelques Polonais avec lesquels je m'étais
lié m'en parlèrent avec douleur; mais leur consternation n'était pas
expansive, et l'air n'en retentissait pas moins de cris de _vive
l'Empereur_! chaque fois que Sa Majesté se montrait en public,
c'est-à-dire presque tous les jours.

Pendant notre séjour à Wilna, on conçut quelques espérances de voir la
conclusion d'une nouvelle paix, un envoyé de l'empereur Alexandre étant
venu auprès de l'empereur Napoléon; mais ces espérances furent de courte
durée, et j'ai su depuis que l'officier russe M. Balachoff, craignant,
comme presque tous ceux de sa nation, un rapprochement entre les deux
empereurs, avait rempli son message de manière à irriter l'orgueil de Sa
Majesté, qui le renvoya après l'avoir mal accueilli. Tout souriait à
l'Empereur: il était alors à la tête de l'armée la plus nombreuse et la
plus formidable qu'il eût encore commandée. M. Balachoff partit donc, et
tout fut disposé pour l'exécution des projets de l'empereur. Sa Majesté,
au moment de pénétrer sur le territoire russe, n'eut plus sa sérénité
ordinaire, ou du moins j'eus l'occasion de remarquer qu'elle était plus
silencieuse que de coutume, aux heures où j'avais l'honneur de
l'approcher. Cependant dès que son parti fut pris, dès qu'il eut fait
passer ses troupes de l'autre côté de la Vilia, rivière sur laquelle est
située Wilna, l'empereur prit possession de la terre de Russie avec une
ardeur enthousiaste et que l'on pourrait appeler de jeune homme. Un des
piqueurs qui l'accompagnaient me raconta que l'empereur lança son cheval
en avant, et le fit courir de toute sa vitesse à près d'une lieue devant
lui dans les bois, étant sans escorte, et malgré les gros de cosaques
disséminés dans ces bois qui s'élèvent le long de la rive droite de la
Vilia.

J'ai vu plus d'une fois l'empereur s'impatienter de ce qu'il ne trouvait
point d'ennemis à combattre; en effet, les Russes avaient abandonné
Wilna, où nous étions entrés sans résistance, et encore, en quittant
cette ville, les rapports des éclaireurs annonçaient l'absence des
troupes ennemies, à l'exception de ces cosaques dont j'ai parlé tout à
l'heure. Je me rappelle qu'un jour nous crûmes tous entendre le bruit
lointain du canon, et l'empereur en frémit presque de joie; mais nous
sûmes bientôt à quoi nous en tenir; ce bruit était celui du tonnerre, et
tout à coup l'orage le plus épouvantable que j'aie vu de ma vie éclata
sur toute l'armée. La terre, dans un espace de plus de quarante lieues,
fut tellement couverte d'eau que l'on ne pouvait plus distinguer les
chemins, et cet orage, aussi meurtrier que l'aurait pu être un combat,
nous coûta un grand nombre d'hommes, plusieurs milliers de chevaux et
une partie de l'immense matériel de l'expédition.

On savait dans toute l'armée que depuis long-temps les Russes avaient
fait d'immenses travaux à Drissa, où ils avaient construit un énorme
camp retranché. Le nombre des troupes qui s'y trouvaient réunies, les
sommes considérables employées aux travaux, tout donnait lieu de penser
qu'enfin l'armée russe attendrait sur ce point l'armée française; et
l'on était d'autant plus fondé à le croire que l'empereur Alexandre dans
les nombreuses proclamations répandues dans son armée, et dont plusieurs
nous étaient parvenues, s'était vanté de vaincre les Français à Drissa,
où (disaient les proclamations) nous devions trouver notre tombeau. Il
en était autrement ordonné par la destinée: les Russes, se repliant
encore vers le cœur de la Russie, abandonnèrent ce fameux camp de Drissa
aux approches de l'empereur. J'entendis dire à cette époque à plusieurs
officiers généraux qu'une grande bataille eût été alors un événement
salutaire pour l'armée française, où le découragement commençait à se
glisser, d'abord faute d'ennemis à combattre, et ensuite parce que les
privations de toute nature devenaient de jour en jour plus pénibles à
supporter. Des divisions entières ne vivaient pour ainsi dire que de
maraude; les soldats dévastaient les rares habitations et les châteaux
disséminés dans les campagnes, et malgré la sévérité des ordres de
l'empereur contre les maraudeurs et les pillards, ces ordres ne
pouvaient être exécutés; les officiers, pour la plupart, ne vivant
eux-mêmes que du butin que les soldats recueillaient et partageaient
ensuite avec eux.

L'empereur affectait devant ses généraux une sérénité qu'il n'avait pas
toujours dans le fond de l'âme. D'après quelques mots entrecoupés que je
lui entendis prononcer dans ces graves circonstances, je suis autorisé à
croire que l'empereur ne souhaitait si ardemment une bataille que dans
l'espoir de voir l'empereur Alexandre lui faire de nouvelles ouvertures
pour traiter avec lui de la paix. Je pense qu'alors il l'aurait
acceptée après une première victoire; mais il ne se serait jamais
déterminé à revenir sur ses pas, après des préparatifs aussi immenses,
sans avoir livré une de ces grandes batailles qui suffisent à la gloire
d'une campagne: c'est du moins ce que j'entendais continuellement
répéter. L'empereur aussi parlait très-souvent des ennemis qu'il allait
combattre, avec un dédain affecté, mais qu'il ne ressentait pas
réellement; son but en cela était de remonter le moral des officiers et
des soldats, dont plusieurs ne dissimulaient point leur découragement.

Avant de quitter Wilna, l'empereur y avait fondé une espèce de
gouvernement central à la tête duquel il avait placé M. le duc de
Bassano, dans le but d'avoir un point intermédiaire entre la France et
la ligne des opérations qu'il allait tenter dans l'intérieur de la
Russie. Désappointés, comme je l'ai dit, par l'abandon du camp de Drissa
par l'armée russe, nous marchâmes rapidement vers Witepsk, où se
trouvait réunie, à la fin de juillet, la majeure partie des forces
françaises. Là encore l'impatience de Sa Majesté fut trompée par une
nouvelle retraite des Russes; car les combats d'Ostrovno et de Mohilow,
quoique importans, ne peuvent être rangés au nombre de ces batailles que
l'empereur souhaitait avec tant d'ardeur. En entrant à Witepsk,
l'empereur apprit que l'empereur Alexandre, qui peu de jours auparavant
y avait son quartier-général, et le grand-duc Constantin avaient quitté
l'armée pour se rendre à Saint-Pétersbourg.

À cette époque, c'est-à-dire au moment de notre arrivée à Witepsk, le
bruit se répandit que l'empereur se contenterait d'y prendre position,
de s'y fortifier, d'y organiser les moyens de subsistance de son armée
et qu'il remettrait à l'année suivante l'exécution de ses vastes
desseins sur la Russie. Je ne saurais dire quel était à cet égard le
fond de sa pensée; mais ce que je puis certifier, c'est que, étant dans
la pièce contiguë à celle où il se tenait, je l'entendis un jour dire au
roi de Naples, que la première campagne de Russie était finie, qu'il
serait l'année suivante à Moscou, l'autre année à Saint-Pétersbourg, et
que la guerre de Russie était une guerre de trois ans. Plût à Dieu que
Sa Majesté eût exécuté le plan qu'elle traça avec une extrême vivacité
au roi de Naples! tant de braves n'auraient peut-être pas succombé
quelques mois après dans l'effroyable retraite dont j'aurai, plus tard,
à rappeler les désastres.

Pendant notre séjour à Witepsk il faisait une chaleur excessive dont
l'empereur était extrêmement fatigué; je l'entendis souvent s'en
plaindre, et je ne l'ai vu dans aucune autre circonstance supporter
avec autant d'impatience le poids de ses vêtemens; dans son intérieur il
était presque toujours sans habit, et se jetait fréquemment sur un lit
de repos. C'est un fait dont beaucoup de personnes ont pu être témoins
comme moi; car il lui arriva souvent de recevoir ainsi ses officiers
généraux, devant lesquels ordinairement il ne se montrait guère sans
être revêtu de l'uniforme qu'il portait habituellement. Cependant
l'espèce d'influence que la chaleur exerçait sur les dispositions
physiques de l'empereur n'avait point énervé sa grande âme; et son
génie, toujours actif, embrassait toutes les branches de
l'administration. Mais il était facile de voir, pour les personnes que
leur position avait mis le plus à même de connaître son caractère, qu'à
Witepsk ce qui le faisait souffrir par-dessus tout était l'incertitude:
resterait-il en Pologne, ou s'avancerait-il sans retard dans le cœur de
la Russie? Tant qu'il flotta entre ces deux idées, je lui vis souvent
l'air triste et taciturne. Dans cette perplexité entre le repos et le
mouvement, le choix ne pouvait être douteux pour l'empereur; aussi, à la
suite d'un conseil où j'ai ouï dire que Sa Majesté avait trouvé beaucoup
d'opposans, j'appris que nous allions marcher en avant et nous avancer
vers Moscou, dont on disait que nous n'étions plus qu'à vingt journées
de distance. Parmi les personnes qui s'opposèrent le plus vivement à la
marche immédiate de l'empereur sur Moscou, j'ai entendu citer les noms
de M. le duc de Vicence et M. le comte de Lobau; mais ce que je puis
assurer, c'est que j'ai su personnellement, et de manière à n'en pouvoir
douter, que le grand-maréchal du palais avait tenté à plusieurs reprises
de dissuader l'empereur de son projet; mais toutes ces tentatives se
brisèrent contre sa volonté.

Nous nous dirigeâmes donc sur la seconde capitale de la Russie, et nous
arrivâmes, après quelques jours de marche, à Smolensk, ville grande et
belle. Les Russes, que l'empereur croyait enfin tenir, venaient de
l'évacuer, après avoir perdu beaucoup de monde et brûlé la majeure
partie des magasins. Nous y entrâmes au milieu des flammes; mais ce
n'était rien en comparaison de ce qui nous attendait à Moscou. Je
remarquai à Smolensk deux édifices qui me parurent de la plus grande
beauté, la cathédrale et le palais épiscopal, qui semble former à lui
seul une ville, tant les bâtimens, d'ailleurs séparés de la ville même,
sont considérables par leur étendue.

Je n'enregistrerai point ici les noms, la plupart assez barbares, des
lieux par lesquels nous passâmes après Smolensk. Tout ce que je puis
ajouter sur notre itinéraire durant la première moitié de cette
gigantesque campagne, c'est que le 5 septembre nous arrivâmes sur les
bords de la Moskowa, où l'empereur vit avec une vive satisfaction
qu'enfin les Russes étaient déterminés à lui accorder la grande
bataille, objet de tous ses vœux, et qu'il poursuivait depuis plus de
deux cents lieues comme une proie qui ne pouvait lui échapper.



CHAPITRE V.

     Le lendemain de la bataille de la Moskowa.--Aspect du champ de
     bataille.--_Moscou! Moscou!_--Fausse alerte.--Saxons revenant de la
     maraude.--La sentinelle au cri d'alerte.--_Qu'ils viennent; nous
     les voirons!_--Le verre de vin de Chambertin.--Le duc de
     Dantzick.--Entrée dans Moscou.--Marche silencieuse de l'armée.--Les
     mendians moscovites.--Réflexion.--Les lumières qui s'éteignent aux
     fenêtres.--Logement de l'empereur à l'entrée d'un faubourg.--La
     vermine.--Le vinaigre et le bois d'aloës.--Deux heures du
     matin.--Le feu éclate dans la ville.--Colère de l'empereur.--Il
     menace le maréchal Mortier et la jeune garde.--Le
     Kremlin.--Appartement qu'occupe Sa Majesté.--La croix du grand
     Ivan.--Description du Kremlin.--L'empereur n'y peut dormir même
     quelques heures.--Le feu prend dans le voisinage du
     Kremlin.--L'incendie.--Les flammèches.--Le parc d'artillerie sous
     les fenêtres de l'empereur.--Les Russes qui propagent le
     feu.--Immobilité de l'empereur.--Il sort du Kremlin.--L'escalier du
     Nord.--Les chevaux se cabrent.--La redingote et les cheveux de
     l'empereur brûlés.--Poterne donnant sur la Moskowa.--On offre à
     l'empereur de le couvrir de manteaux et de l'emporter à bras du
     milieu des flammes; il refuse.--L'empereur et le prince
     d'Eckmühl.--Des bateaux chargés de grains sont brûlés sur la
     Moskowa.--Obus placés dans les poêles des maisons.--Les femmes
     incendiaires.--Les potences.--La populace baisant les pieds des
     suppliciés.--Anecdote.--La peau de mouton.--Les grenadiers.--Le
     palais de Pétrowski.--L'homme caché dans la chambre que devait
     occuper l'empereur.--Le Kremlin préservé.--La consigne donnée au
     maréchal Mortier.--Le bivouac aux portes de Moscou.--Les
     cachemires, les fourrures et les morceaux de cheval saignans.--Les
     habitans dans les caves et au milieu des débris.--Rentrée au
     Kremlin.--Mot douloureux de l'empereur.--Les corneilles de
     Moscou.--Les concerts au Kremlin.--Les précepteurs des
     gentilshommes russes.--Ils sont chargés de maintenir
     l'ordre.--Alexandre tance Rostopschine.


LE lendemain de la bataille de la Moskowa, j'étais avec l'empereur dans
sa tente, placée sur le champ de bataille même. Le plus grand calme
régnait autour de nous. C'était un beau spectacle que toute cette armée
réunissant ses colonnes où le canon russe venait de faire de si grands
vides, et procédant au repos du bivouac avec cette sécurité qu'ont
toujours les vainqueurs. L'empereur paraissait accablé de lassitude; de
temps en temps il joignait fortement ses mains sur ses genoux croisés,
et je l'entendis répéter assez souvent avec une espèce de mouvement
convulsif: «Moscou! Moscou!» Il me dit plusieurs fois d'aller voir ce
qui se passait au dehors, puis il se levait lui-même, et venait derrière
moi regarder par dessus mon épaule. Le bruit que faisait la sentinelle
en lui présentant les armes ne manquait jamais de m'avertir de son
approche. Après un quart d'heure environ de ces allées et venues
silencieuses, les sentinelles avancées crièrent _aux armes_! Il est
impossible de peindre avec quelle promptitude le bataillon carré fut
formé autour de la tente. L'empereur sortit précipitamment; puis il
rentra pour prendre son chapeau et son épée. C'était une fausse alerte.
On avait pris pour l'ennemi un régiment de Saxons qui revenait de la
maraude.

On rit beaucoup de la méprise, surtout quand on vit les maraudeurs
revenir, les uns avec des quartiers de viande fichés au haut des
baïonnettes, les autres avec des volailles à demi plumées ou des jambons
à faire envie. J'étais au dehors de la tente, et je n'oublierai jamais
le premier mouvement de la sentinelle au cri d'alerte: il baissa le
bassinet de son fusil pour voir si l'amorce était bien en place, secoua
la batterie en la frappant du poignet, puis remit son arme au bras en
disant froidement: «Eh bien! qu'ils viennent; _nous les voirons_.» Je
contai ce trait à l'empereur, qui s'en amusa beaucoup, et le conta à son
tour au prince Berthier. L'empereur fit boire à ce brave soldat un verre
de son vin de Chambertin.

C'est le duc de Dantzick qui le premier entra dans Moscou. L'empereur ne
vint qu'après. Il fit son entrée pendant la nuit. Jamais nuit ne fut
plus triste: il y avait vraiment quelque chose d'effrayant dans cette
marche silencieuse de l'armée, suspendue de temps à autre par des
messages venus de l'intérieur de la ville, et qui paraissaient avoir un
caractère des plus sinistres. On ne distinguait de figures moscovites
que celles de quelques mendians couverts de haillons qui regardaient
avec un étonnement stupide défiler l'armée. Quelques-uns firent mine de
demander l'aumône. Nos soldats leur jetèrent du pain et quelques pièces
d'argent. Je ne pus me défendre d'une réflexion un peu triste sur ces
malheureux, les seuls dont la condition ne varie pas dans les grands
bouleversemens politiques, les seuls sans affections, sans sympathies
nationales.

À mesure que nous avancions dans les rues des faubourgs, nous regardions
des deux côtés aux fenêtres des maisons, nous étonnant de ne pas
apercevoir une seule figure humaine. Une ou deux lumières parurent aux
vitres des fenêtres de quelques maisons: elles s'éteignirent bientôt; et
ces traces de vie, qui s'effaçaient soudain, nous laissaient une
impression d'épouvante. L'empereur s'arrêta à l'entrée du faubourg de
Dorogomilow, et se logea, non pas dans une auberge, comme quelques
personnes l'ont dit, mais dans une maison si sale et si misérable que,
le lendemain matin, nous trouvâmes dans le lit de l'empereur et dans ses
habits une vermine fort commune en Russie. Nous en eûmes aussi, à notre
grand dégoût. L'empereur ne put dormir pendant toute la nuit qu'il y
passa. J'étais, comme de coutume, couché dans sa chambre; et malgré la
précaution que j'avais prise de faire brûler du vinaigre et du bois
d'aloës, l'odeur était si désagréable qu'à chaque instant Sa Majesté
m'appelait. «Dormez-vous, Constant?--Non, sire.--Mon fils, brûlez du
vinaigre; je ne puis tenir à cette odeur affreuse; c'est un supplice; je
ne puis dormir.» Je faisais de mon mieux; et un moment après, quand la
fumée du vinaigre était évaporée, il fallait recommencer à brûler du
sucre ou du bois d'aloës.

Il était deux heures du matin quand on annonça à l'empereur que le feu
éclatait dans la ville. Il vint même des Français établis dans le pays
et un officier de la police russe qui confirmèrent ces nouvelles, et
entrèrent dans des détails trop précis pour que l'empereur pût douter du
fait. Cependant il persistait encore à n'y pas croire. «Cela n'est pas
possible. Crois-tu cela, Constant? va donc savoir si cela est vrai.» Et
là-dessus, il se rejetait sur son lit, essayant de reposer un peu; puis
il me rappelait encore pour me faire les mêmes questions.

L'empereur passa la nuit dans une agitation extrême. Le jour venu, il
sut tout; il fit appeler le maréchal Mortier, et le menaça, lui et la
jeune garde. Mortier, pour toute réponse, lui montra des maisons
couvertes de fer et dont la toiture était parfaitement intacte. Mais
l'empereur lui fit remarquer la fumée noire qui en sortait, serra les
poings, et frappa du pied le mauvais plancher de sa chambre à coucher.

À six heures du matin, nous fûmes au Kremlin. L'appartement qu'occupa
Napoléon était celui des czars. Il donnait sur une assez vaste esplanade
où l'on descendait par un grand escalier de pierre. On voyait sur la
même esplanade l'église où sont les sépultures des anciens souverains,
le palais du sénat, les casernes, l'arsenal, et un beau clocher dont la
croix domine sur toute la ville. C'est la croix dorée du grand Ivan.
L'empereur jeta un coup d'œil satisfait sur le beau spectacle qui
s'offrait à sa vue; car aucun signe d'incendie ne s'était encore
manifesté dans toute la partie des bâtimens qui environnaient le
Kremlin. Ce palais est un composé d'architecture gothique et moderne, et
ce mélange des deux genres lui donne un aspect des plus singuliers.
C'est dans ce vaste édifice que vécurent et moururent les vieilles
dynasties des Romanof et des Rurick. C'est le même palais qui fut si
souvent ensanglanté par les intrigues d'une cour féroce, à cette époque
où le poignard vidait ordinairement toutes les querelles d'intérieur. Sa
Majesté ne devait pas y trouver même quelques heures d'un sommeil
tranquille.

En effet, l'empereur, un peu rassuré par les rapports du maréchal
Mortier, écrivait à l'empereur Alexandre des paroles de paix. Un
parlementaire russe devait porter la lettre, lorsque l'empereur, qui se
promenait de long en large dans son appartement, distingua de ses
fenêtres une immense lueur à quelque distance du palais. C'était
l'incendie qui reprenait avec plus de force que jamais, le vent du nord
chassant les flammes dans la direction du Kremlin. Il était minuit.
L'alarme fut donnée par deux officiers qui occupaient l'aile du bâtiment
la plus rapprochée du foyer de l'incendie. Des maisons de bois, peintes
de différentes couleurs, dévorées en quelques minutes, s'étaient déjà
écroulées; des magasins d'huile, d'eau-de-vie et d'autres matières
combustibles lançaient des flammes d'un bleu livide qui se
communiquaient avec la rapidité de l'éclair à d'autres bâtimens voisins.
Des flammèches, une pluie de charbons énormes tombaient sur les toits du
Kremlin. On frémit de penser qu'une seule de ces flammèches, venant à
tomber sur un caisson, pouvait produire une explosion générale et faire
sauter le Kremlin; car, par une négligence inconcevable, on avait laissé
tout un parc d'artillerie s'établir sous les fenêtres de l'empereur.

Bientôt les rapports les plus incroyables arrivent à l'empereur. On a vu
des Russes attiser eux-mêmes l'incendie, et jeter des matières
inflammables dans les parties des maisons encore intactes. Ceux des
Russes qui ne se mêlent point aux incendiaires, les bras croisés,
contemplent le désastre avec une impassibilité dont on n'a pas d'idée.
Moins les cris de joie et les battemens de mains, ce sont des gens qui
assistent à un brillant feu d'artifice. L'empereur n'hésite pas à croire
que tout ait été comploté par l'ennemi.

L'empereur descendit de son appartement par le grand escalier du nord,
fameux par le massacre des strelitz. Le feu avait déjà fait de si
énormes progrès de ce côté que les portes extérieures étaient à demi
consumées. Les chevaux ne voulaient point passer; ils se cabrèrent, et
ce fut avec beaucoup de peine que l'on parvint à leur faire franchir les
portes. L'empereur eut sa redingote grise brûlée en plusieurs endroits,
de même que ses cheveux. Une minute plus tard nous marchions sur des
tisons ardens.

Nous n'étions pas pour cela hors de danger. Il nous fallait sortir des
décombres enflammés qui nous barraient le passage. Plusieurs sorties
furent tentées, mais sans succès; le vent chaud de la flamme venait nous
frapper le visage et nous rejeter en arrière dans une horrible
confusion. On découvrit à la fin une poterne qui donnait sur la Moskowa;
ce fut par là que l'empereur, ses officiers et sa garde parvinrent à
s'échapper du Kremlin. Mais c'était pour retomber dans des rues
étroites, où le feu, concentré comme dans une fournaise, y doublait
d'intensité, où le rapprochement des toits réunissait au dessus de nos
têtes les flammes en dômes ardens, qui nous ôtaient la vue du ciel. Il
était temps de sortir de ce pas dangereux; une seule issue s'offrait à
nous; c'était une petite rue tortueuse, encombrée de débris de toute
sorte, de lames de fer détachées des toits et de poutres brûlantes; il y
eut parmi nous un moment d'hésitation. Quelques-uns offrirent à
l'empereur de le couvrir des pieds à la tête de leurs manteaux et de le
transporter sur leurs bras au delà de ce terrible passage. L'empereur
refusa, et trancha la question en s'élançant à pied au milieu des débris
embrasés. Deux ou trois vigoureuses enjambées le mirent en lieu de
sûreté.

C'est alors qu'eut lieu cette scène touchante entre l'empereur et le
prince d'Eckmühl, qui, blessé à la Moskowa, se faisait rapporter dans
les flammes pour sauver l'empereur ou mourir avec lui. Du plus loin que
le maréchal l'aperçut sortant avec calme d'un si grand péril, le bon et
tendre ami fit un effort immense, et courut se jeter dans ses bras. Sa
Majesté le pressa sur son cœur, comme pour le remercier de lui avoir
donné une émotion douce dans un de ces momens où le danger rend
ordinairement sec et égoïste.

Mais enfin, l'air même, traversé par toutes ces flammes, s'échauffe au
point de n'être plus respirable. L'atmosphère devient brûlante; les
vitres du palais cassent; on ne peut plus tenir dans les appartemens.
L'empereur est comme frappé d'immobilité. Son visage est rouge et inondé
d'une sueur brûlante. Le roi de Naples, le prince Eugène et le prince de
Neufchâtel le conjurent de quitter le palais; mais il ne répond à ces
instances que par des gestes d'impatience. Au même instant des cris
partis de l'aile du palais situé le plus au nord, annoncent qu'une
partie des murs vient de s'écrouler et que le feu gagne du terrain avec
une épouvantable vitesse. La position n'étant plus tenable, l'empereur
dit qu'il est temps de sortir, et il va habiter le château impérial de
Pétrowski.

Arrivé à Pétrowski, l'empereur chargea M. de Narbonne d'aller visiter un
palais que je crois être celui de Catherine; c'était un bel édifice, les
appartemens étaient parfaitement meublés. M. de Narbonne en vint
instruire l'empereur; mais à peine sut-on qu'il voulait en faire son
habitation que le feu y éclata de toutes parts: peu après il fut
consumé.

Tel était l'acharnement des misérables payés pour tout brûler, que des
bateaux, qui se trouvaient en grand nombre sur la Moskowa, chargés de
grains, d'avoine et d'autres denrées, furent consumés, et s'abîmèrent
dans les eaux avec un pétillement effroyable. On avait vu des soldats de
police russe attiser le feu avec des lances goudronnées. Dans les poêles
de plusieurs maisons on avait placé des obus qui, venant à éclater,
blessèrent plusieurs de nos soldats. Dans les rues, des femmes sales et
hideuses, des hommes ivres, couraient aux maisons incendiées,
saisissaient des brandons enflammés qu'ils allaient porter ailleurs; et
nos soldats furent obligés mainte fois de leur abattre les mains à
coups de sabre pour leur faire lâcher prise. L'empereur fit pendre à des
poteaux, sur une des places de la ville, les incendiaires pris sur le
fait. La populace se prosternait au pied de ces potences, et baisait les
pieds des suppliciés en priant et se signant. Il y a peu d'exemples d'un
pareil fanatisme.

Voici un fait dont j'ai été témoin, et qui prouve que les exécuteurs
subalternes de ce vaste complot agissaient évidemment d'après des
instructions supérieures. Un homme couvert d'une peau de mouton sale et
déchirée, ayant un mauvais bonnet sur la tête, montait d'un pas hardi
les degrés qui conduisaient au Kremlin. Mais ces sales vêtemens
cachaient une tournure distinguée; et, dans un moment où la surveillance
était des plus sévères, l'audacieux mendiant parut suspect; on l'arrêta,
et il fut mené au corps-de-garde, où il devait parler à l'officier du
poste. Comme il faisait quelque résistance, trouvant probablement le
procédé un peu arbitraire, la sentinelle lui mit la main sur la poitrine
pour le forcer à entrer. Ce mouvement un peu brusque fit écarter la peau
de mouton qui le couvrait, et l'on vit des décorations. On lui enleva
sur-le-champ ces mauvais vêtemens, et il fut reconnu pour un officier
russe. Il avait sur lui des mèches à incendie qu'il distribuait aux gens
du peuple. Soumis à un interrogatoire, il avoua qu'il avait mission
spéciale de faire activer l'incendie du Kremlin. On lui fit plusieurs
questions, tendant à lui arracher de nouveaux aveux. Il répondit avec un
calme parfait; il fut mis en prison. Je crois qu'il fut puni comme
incendiaire, pourtant je n'en suis pas certain. Quand on amenait à
l'empereur un de ces misérables, il haussait les épaules, et ordonnait,
avec un geste de mépris et d'humeur, qu'on l'emmenât loin de ses yeux.
Les grenadiers en firent quelquefois justice avec leurs baïonnettes. On
conçoit une exaspération pareille dans des soldats que l'on chassait
ainsi, par ce lâche et odieux moyen, d'un gîte gagné par l'épée.

Pétrowski était une jolie maison appartenant à un chambellan
d'Alexandre. On trouva dans la chambre que devait habiter Sa Majesté un
homme caché; mais comme il n'avait pas d'armes, on le relâcha, pensant
que la frayeur seule l'avait conduit dans cette habitation. L'empereur
arriva pendant la nuit à sa nouvelle résidence. Il attendit là dans une
inquiétude mortelle que le feu fût éteint au Kremlin, pour s'y
transporter de nouveau. La maison de plaisance d'un chambellan n'était
point sa place. En effet, grâce aux mesures actives et courageuses d'un
bataillon de la garde, le Kremlin fut préservé des flammes, et
l'empereur donna le signal du départ.

Pour rentrer à Moscou il fallait traverser le camp, ou plutôt les divers
camps de l'armée. Nous marchions sur une terre fangeuse et froide, au
milieu des champs où tout avait été ruiné. L'aspect du camp était des
plus singuliers, et j'éprouvai un sentiment de tristesse amère en voyant
nos soldats contraints de bivouaquer aux portes d'une vaste et belle
ville dont ils étaient maîtres, mais le feu encore plus qu'eux.
L'empereur en nommant le maréchal Mortier gouverneur de Moscou, lui
avait dit: «Surtout point de pillage; vous m'en répondez sur votre
tête». La consigne fut sévèrement gardée, jusqu'à l'heure de l'incendie;
mais quand il fut visible que le feu allait tout dévorer, et qu'il était
fort inutile d'abandonner aux flammes ce dont les soldats pouvaient
faire leur profit, alors liberté leur fut donnée de puiser largement à
ce vaste dépôt de tout le luxe du nord.

Aussi rien de plus plaisant et de plus triste à la fois que de voir
autour de pauvres hangars en planches, seules tentes de nos soldats, les
meubles les plus précieux jetés pêle-mêle; des canapés de soie, les plus
riches fourrures de la Sibérie, des châles de cachemire, des plats
d'argent; et quels mets dans cette vaisselle de princes! un mauvais
brouet noir et des morceaux de cheval encore saignans. Un bon pain de
munition valait alors le triple de toutes ces richesses. Plus tard n'eut
pas du cheval qui voulut.

En rentrant dans Moscou, le vent nous apporta l'odeur insupportable des
maisons brûlées; des cendres chaudes nous volaient dans la bouche et
dans les yeux, et très-souvent nous n'eûmes que le temps de nous retirer
devant de grands piliers ruinés par le feu, qui s'écroulaient avec un
bruit désormais sans écho sur ce sol calciné. Moscou n'était pas si
désert que nous l'avions cru. Comme la première impression que produit
la conquête est une impression de frayeur, tout ce qui était resté
d'habitans s'était caché dans les caves, ou dans des souterrains
immenses qui s'étendaient sous le Kremlin. L'incendie les chassa, comme
des loups, de ces repaires; et quand nous rentrâmes dans la ville, près
de vingt mille habitans erraient au milieu des débris; la stupeur était
peinte sur les visages noircis par la fumée, hâlés par la faim; car ils
ne croyaient pas, s'étant couchés la veille sous des toits d'hommes, se
relever le lendemain dans une plaine. On en vit que le besoin poussa aux
dernières extrémités; quelques légumes restaient dans des jardins, ils
furent dévorés crus: on aperçut plusieurs de ces malheureux qui se
précipitaient à plusieurs reprises dans la Moskowa; c'était pour retirer
des grains que Rostopschine y avait fait jeter. Un grand nombre périrent
dans les eaux après des efforts infructueux. Telle fut la scène de
douleur que l'Empereur fut obligé de traverser pour arriver au Kremlin.

L'appartement qu'il occupait était très-vaste et bien éclairé, mais
presque démeublé. Il y avait son lit de fer, comme dans tous les
châteaux où il couchait en campagne. Ses fenêtres donnaient sur la
Moskowa. On voyait très-bien le feu qui brûlait encore dans plusieurs
quartiers de la ville, et qui n'était éteint d'un côté que pour
reparaître de l'autre. Sa Majesté me dit un soir, avec une profonde
affliction: «Ces misérables ne laisseront pas pierre sur pierre.» Je ne
crois pas qu'il y ait dans aucun pays autant de corneilles qu'à Moscou.
L'empereur était vraiment impatienté de leur présence, et me disait:
«Mais, mon Dieu, nous suivront-elles partout?»

Il y eut quelques concerts chez l'empereur pendant son séjour à Moscou.
Napoléon y était fort triste. La musique des salons ne faisait plus
d'impression sur cette âme malade. Il n'en connaissait qu'une, qui le
remuait en tout temps, celle des camps avant et après les batailles.

Le lendemain de l'arrivée de l'empereur, les sieurs Ed..... et V..... se
transportèrent au Kremlin dans l'intention de voir Sa Majesté. Après
l'avoir vainement attendue, et ne l'apercevant pas, ils se témoignaient
mutuellement le regret d'avoir été trompés dans leur attente, lorsqu'ils
entendirent subitement ouvrir une persienne au dessus de leur tête. Ils
levèrent les yeux, et reconnurent l'empereur, qui leur dit: «Messieurs,
qui êtes-vous?--Sire, nous sommes Français.» Il les engagea à monter
dans l'appartement qu'il occupait, et continua ses questions: «Quelle
est la nature des occupations qui vous ont fixés à Moscou?--Nous sommes
gouverneurs chez des gentilshommes russes que l'arrivée des troupes de
Votre Majesté a forcés de s'éloigner: nous n'avons pu résister aux
instances qu'ils nous ont faites de ne pas abandonner leurs propriétés,
et nous nous trouvons présentement seuls dans leurs palais.» L'empereur
leur demanda s'il y avait encore d'autres Français à Moscou, et les pria
de les lui amener. Il leur proposa alors de se charger de maintenir
l'ordre, et nomma chef M. M...., qu'il décora d'une écharpe tricolore,
leur recommanda d'empêcher les soldats français de piller les églises,
de faire feu sur les malfaiteurs, et leur enjoignit de sévir contre les
galériens, auxquels Rostopschine avait fait grâce, à condition qu'ils
mettraient le feu à la ville.

Une partie de ces Français suivirent notre armée dans sa retraite,
prévoyant qu'un plus long séjour à Moscou les exposerait à des
vexations. Ceux qui n'imitèrent pas leur exemple furent condamnés à
balayer les rues.

L'empereur Alexandre, instruit de la conduite de Rostopschine à leur
égard, tança fortement le gouverneur, et lui donna l'ordre de rendre de
suite à la liberté ces malheureux Français.



CHAPITRE VI.

     Les Moscovites demandant l'aumône.--L'empereur leur fait donner des
     vivres et de l'argent.--Les journées au Kremlin.--L'empereur
     s'occupe d'organisation municipale.--Un théâtre élevé près du
     Kremlin.--Le chanteur italien.--On parle de la retraite.--Sa
     Majesté prolonge ses repas plus que de coutume.--Règlement sur la
     comédie française.--Engagement entre Murat et Kutuzow.--Les églises
     du Kremlin dépouillées de leurs ornemens.--Les revues.--Le Kremlin
     saute en l'air.--L'empereur reprend la route de Smolensk.--Les
     nuées de corbeaux.--Les blessés d'Oupinskoë.--Chaque voiture de
     suite en prend un.--Injustice du reproche qu'on avait fait à
     l'empereur d'être cruel.--Explosion des
     caissons.--Quartier-général.--Les Cosaques.--L'empereur apprend la
     conspiration de Mallet.--Le général Savary.--Arrivée à
     Smolensk.--L'empereur et le munitionnaire de la grande
     armée.--L'empereur dégage le prince d'Eckmühl.--_Veillons au salut
     de l'empire_.--Activité infatigable de Sa Majesté.--Les
     traînards.--Le corps du maréchal Davoust.--Son emportement quand il
     se voit prêt à mourir de faim.--Le maréchal Ney est retrouvé.--Mot
     de Napoléon.--Le prince Eugène pleure de joie.--Le maréchal
     Lefebvre.


NOUS étions rentrés au Kremlin le 18 septembre au matin. Le palais et la
maison des enfans-trouvés furent à peu près les seuls bâtimens qui
demeurèrent intacts. Sur notre route, nos voitures étaient entourées
d'une foule de malheureux Moscovites qui venaient nous demander
l'aumône. Ils nous suivirent jusqu'au palais, marchant dans les cendres
chaudes ou sur des pierres calcinées et encore brûlantes. Les plus
misérables allaient pieds-nus. C'était un spectacle déchirant de voir
plusieurs de ces infortunés, dont les pieds posaient sur des corps
chauds, exprimer leur douleur par des cris ou des gestes d'un affreux
désespoir. Comme toute la partie intacte des rues était occupée par le
train de nos voitures, cette foule se jetait pêle-mêle dans les roues et
entre les jambes des chevaux. Notre marche était ainsi très-ralentie, et
nous eûmes plus long-temps sous les yeux ce tableau de la plus grande
des misères, celle d'incendiés sans pain et sans ressources. L'empereur
leur fit donner des vivres et des secours en argent.

Quand nous nous fûmes de nouveau établis au Kremlin, que nous eûmes
repris nos habitudes de gens domiciliés, il se passa quelques jours
d'une assez grande tranquillité. L'empereur paraissait moins triste, et
tout son entourage s'en ressentait un peu. On eût presque dit que l'on
était revenu de la campagne pour reprendre le train des habitudes de la
ville. Si l'empereur eut de temps en temps cette illusion, elle était
bien vite détruite par le spectacle qu'offrait Moscou vue des fenêtres
des appartemens. Toutes les fois que Napoléon jetait les yeux de ce
côté, il était visible que de bien tristes réflexions lui venaient à
l'esprit, quoiqu'il n'eût plus ces mouvemens d'impatience qui le
prenaient fréquemment, lors de son premier séjour au palais, quand il
voyait la flamme venir à lui et le chasser de ses appartemens. Mais il
était dans ce mauvais calme d'un homme soucieux qui ne peut dire où
iront les choses. Les journées étaient longues au Kremlin. L'empereur
attendait la réponse d'Alexandre, réponse qui ne vint pas. À cette
époque je remarquai que l'empereur avait habituellement sur sa table de
nuit, l'histoire de Charles XII, de Voltaire.

Cependant Sa Majesté était tourmentée par son génie administratif
jusqu'au milieu des décombres de la grande ville. Pour donner le change
aux inquiétudes que lui causaient les affaires du dehors, elle
s'occupait d'organisation municipale. Déjà il était convenu que Moscou
serait approvisionné pour l'hiver. Un théâtre fut élevé près du Kremlin;
mais l'empereur n'y assista jamais. La troupe était composée de quelques
malheureux acteurs français restés à Moscou dans le plus affreux
dénûment. Sa Majesté encouragea néanmoins cette entreprise dans
l'espérance que des représentations théâtrales offriraient un utile
délassement aux officiers et aux soldats; aussi n'y avait-il guère que
des militaires. On a dit que les premiers acteurs de Paris avaient été
mandés. Je n'ai rien su de positif à cet égard. Il y avait à Moscou un
célèbre chanteur italien que l'empereur entendit plusieurs fois, mais
seulement dans ses appartemens. Il ne faisait pas partie de la troupe.

Jusqu'au 18 octobre le temps se passa en discussions plus ou moins vives
entre l'empereur et ses généraux sur le dernier parti à prendre. Tous
savaient bien qu'il fallait se résoudre à la retraite, et l'empereur ne
l'ignorait pas lui-même; mais on voyait tout ce qu'il en coûtait à sa
fierté de dire son dernier mot. Les derniers jours qui précédèrent le 18
furent les plus tristes que j'aie jamais vus. Dans ses rapports les plus
ordinaires avec ses amis et ses conseillers, Sa Majesté laissait percer
une grande froideur. Elle devint taciturne. Des heures entières se
passaient sans qu'une seule des personnes présentes prît l'initiative
de la conversation. L'empereur, qui était ordinairement très-expéditif
dans ses repas, les prolongeait d'une manière étonnante. Quelquefois
dans la journée il se jetait sur un canapé, un roman à la main, qu'il
lisait ou ne lisait pas, et paraissait absorbé dans de profondes
rêveries. On lui envoyait de Paris des vers qu'il lisait tout haut,
exprimant son opinion d'une manière brève et tranchante. Je le vis
consacrer trois soirées à faire le règlement de la Comédie française de
Paris. On conçoit difficilement cette attention à de pareilles misères
administratives, quand l'avenir était si chargé. On croyait
généralement, et probablement non sans raison, que l'empereur agissait
dans un but politique, et que ces règlemens sur la Comédie française, à
une époque où aucun bulletin n'avait encore fait connaître complétement
la position désastreuse de l'armée, avaient pour but de donner le change
aux Parisiens qui ne manqueraient pas de dire: «Tout ne va donc pas si
mal, puisque l'empereur a le temps de s'occuper des théâtres.»

Les nouvelles du 18 vinrent mettre un terme à toutes les incertitudes.
L'empereur passait en revue dans la première cour du Kremlin les
divisions de Ney, distribuant des croix aux plus braves, adressant à
tous des paroles encourageantes, quand un aide-de-camp, le jeune
Béranger, vint annoncer qu'un engagement très vif avait eu lieu à
Winkowo entre Murat et Kutuzof, et que l'avant-garde de Murat était
détruite et nos positions forcées. La reprise des hostilités de la part
des Russes était manifeste. Dans le premier moment de la nouvelle,
l'étonnement de l'empereur fut au comble. Il y eut au contraire dans les
soldats du maréchal Ney comme un mouvement électrique d'enthousiasme et
de colère qui gagna Sa Majesté. Transporté de voir combien la honte d'un
échec, reçu même sans déshonneur, mettait de fiel et d'amour de
vengeance dans ces âmes chaudes, l'empereur serra la main du colonel qui
était le plus près de lui, continua la revue, ordonna le soir même le
ralliement de tous les corps; et avant la nuit toute l'armée était en
mouvement vers Woronowo.

Quelques jours avant de quitter Moscou, l'empereur avait fait dépouiller
les églises du Kremlin de leurs plus beaux ornemens. Les ravages de
l'incendie avaient levé cette espèce d'interdit que l'empereur avait mis
sur les propriétés des Russes.

Le plus beau trophée de ce genre était l'immense croix du grand Ivan. Il
fallut démolir une partie de la tour sur laquelle elle s'élevait pour
pouvoir l'enlever. Encore ne fut-ce qu'après de longs efforts que l'on
parvint à ébranler cette vaste masse de fer. L'empereur voulait en
orner le dôme des Invalides. Elle fut engloutie dans les eaux du lac de
Semlewo.

La veille du jour où l'empereur devait passer une revue, les soldats
mettaient un empressement très-grand à se tenir propres, à nettoyer
leurs armes, afin de cacher un peu le dénuement où ils étaient réduits.
Les plus imprudens avaient jeté leurs vêtemens d'hiver pour se charger
de vivres. Beaucoup avaient usé leurs chaussures en marchant. Cependant
tous tenaient à honneur de faire bonne mine aux revues; et quand le
soleil, dans les beaux jours, venait frapper sur les canons des fusils
bien nettoyés, l'empereur retrouvait dans ce spectacle quelques-unes des
émotions dont il était plein au glorieux jour du départ.

L'empereur laissait douze cents blessés à Moscou: quatre cents de ces
malheureux furent emportés par les derniers corps qui quittèrent la
ville. Le maréchal Mortier en sortit le dernier. Ce fut à Feminskoë, à
dix lieues de Moscou, que nous entendîmes le bruit d'une effrayante
explosion: c'était le Kremlin qui sautait, ainsi que l'avait ordonné
l'empereur. Un artifice avait été déposé dans les souterrains du palais;
et tout était calculé pour que l'explosion n'eût lieu qu'après un
certain laps de temps. Quelques cosaques vinrent pour piller les
appartemens abandonnés, ignorant que l'incendie couvait sous leurs pas:
ils furent lancés en l'air à une prodigieuse hauteur. Trente mille
fusils avaient été abandonnés dans la forteresse. En une seconde une
partie du Kremlin n'était plus qu'un amas de ruines. Une autre partie
fut conservée; et ce qui ne contribua pas peu à rehausser auprès des
Russes le crédit de leur grand saint Nicolas, c'est qu'une image en
pierre de ce saint fut épargnée par l'explosion dans un endroit où elle
avait fait de grands ravages. Ce fait m'a été rapporté depuis par une
personne digne de foi qui l'a entendu raconter au comte Rostopschine
lui-même, pendant son séjour à Paris.

Le 28 octobre, l'empereur reprit la route de Smolensk, et passa près du
champ de bataille de Borodino. Environ trente mille cadavres avaient été
laissés dans ces vastes plaines. À notre approche des nuées de corbeaux,
qu'une aussi abondante pâture avait attirés, s'envolèrent bien loin de
nous avec d'horribles croassemens. Ces corps de tant de braves gens
avaient un aspect dégoûtant, étant à demi rongés, et exhalant une odeur
que le froid déjà assez vif ne pouvait neutraliser. L'empereur fit hâter
le pas, et alla coucher dans le château presque en ruines d'Oupinskoë.
Le lendemain il visita quelques blessés qui étaient restés dans une
abbaye. Ces malheureux, en voyant l'empereur, semblèrent recouvrer
leurs forces et oublier leurs souffrances, qui devaient être horribles,
les plaies s'envenimant toujours aux premières rigueurs du froid. Toutes
ces figures pâles, tirées, reprirent quelque sérénité. Ces pauvres
soldats, contens de revoir leurs camarades, les questionnaient avec une
curiosité inquiète sur les événemens qui avaient suivi la bataille de
Borodino. Quand ils surent que nous avions bivouaqué à Moscou, il s'en
réjouirent de tout leur cœur; et il était aisé de voir que leur plus
grande peine venait du regret de n'avoir pu, comme les autres, brûler au
bivouac les beaux meubles des riches Moscovites. Napoléon ordonna que
chaque voiture de suite prît un de ces malheureux; ce qui fut exécuté.
Tout le monde s'y prêta avec un empressement qui toucha beaucoup
l'empereur. Ces pauvres blessés disaient avec l'accent de la plus
profonde reconnaissance qu'ils étaient beaucoup mieux sur ces bons
coussins que dans les voitures de l'ambulance. Nous n'avions pas de
peine à le croire. Un lieutenant des cuirassiers qui venait d'être
amputé fut mis dans le landau de Sa Majesté, qui voyageait à cheval.

Cela répond à tous les reproches de cruauté dont on a si gratuitement
chargé la mémoire d'un grand homme qui n'est plus. J'ai lu, mais non pas
sans dégoût, que l'empereur faisait quelquefois passer sa voiture sur
des blessés dont les cris de douleur ne touchaient pas son cœur. Tout
cela est faux et révoltant. Aucune des personnes qui ont servi
l'empereur n'ignore sa sollicitude pour les malheureuses victimes de la
guerre et les soins qu'il en faisait prendre. Étrangers, ennemis ou
Français, tous étaient recommandés aux chirurgiens de l'armée avec le
même intérêt.

De temps en temps des explosions effrayantes nous faisaient détourner la
tête pour regarder derrière nous. C'étaient des caissons que l'on
faisait sauter pour n'être plus embarrassé de les conduire, la marche
devenant tous les jours plus pénible. Cela faisait mal, de penser que
nous étions réduits à ce point de détresse, qu'il nous fallait jeter
notre poudre au vent, pour ne point la laisser à l'ennemi. Mais une
réflexion plus douloureuse nous venait à l'esprit à chaque détonation de
ce genre; il fallait que la grande armée tirât bien vite à sa ruine,
puisque le matériel de l'expédition surchargeait les hommes, et que le
nombre des bras employés n'était plus en proportion avec les travaux.

Le 30, l'empereur avait son quartier général dans une pauvre masure qui
n'avait ni portes ni fenêtres. Nous eûmes beaucoup de peine à clore à
peu près l'endroit qu'il choisit pour coucher. Le froid devenait plus
vif et les nuits étaient glaciales; les petites palissades fortifiées,
dont on avait fait des espèces de relais pour la poste, et qui, placées
de distance en distance, marquaient les divisions de la route, servaient
aussi tous les soirs de quartier impérial. On y dressait à la hâte le
lit de l'empereur, et on préparait tant bien que mal un cabinet où il
pût travailler avec ses secrétaires, écrire ses différens ordres aux
chefs qu'il avait laissés sur les routes et dans les villes.

Notre retraite était souvent contrariée par des partis de cosaques. Ces
barbares arrivaient sur nous, la lance en arrêt, et poussaient des
hurlemens de bêtes féroces plutôt que des cris humains. Leurs petits
chevaux à longue queue frisaient les flancs des différentes divisions.
Mais ces attaques assez réitérées n'avaient pas, du moins au
commencement de la retraite, de conséquences funestes pour l'armée.
Quand un houra était poussé, l'infanterie faisait bonne contenance,
serrant les rangs et présentant la baïonnette. C'était l'affaire de la
cavalerie de poursuivre ces barbares, qui fuyaient plus vite qu'ils
n'étaient arrivés.

Le 6 novembre, avant qu'il ne quittât l'armée, l'empereur reçut la
nouvelle de la conspiration Mallet, et tout ce qui s'y rattache. Il fut
d'abord étonné, puis fort mécontent, et ensuite se moqua beaucoup de la
déconvenue du ministre de la police, le général Savary. Il dit plusieurs
fois que, s'il eût été à Paris, personne n'eût bougé; qu'il ne pouvait
s'en éloigner sans que tous perdissent la tête à la moindre algarade.
Dès ce moment il parla souvent du besoin que Paris avait de sa présence.

À propos du général Savary, un petit fait assez mystifiant pour lui me
revient à la mémoire. Après avoir quitté le commandant de la
gendarmerie, pour succéder à Fouché dans les fonctions de ministre de la
police, il eut une petite discussion avec un des aides-de-camp de
l'empereur. Comme il menaçait son interlocuteur, celui-ci lui répondit:
«Tu crois toujours avoir des menottes dans tes poches.»

Le 8 novembre, la neige tombait, le jour était sombre, le froid
rigoureux, le vent violent, et les routes se couvraient de verglas; les
chevaux ne pouvaient avancer, leurs mauvais fers usés ne pouvant avoir
prise sur ce sol glissant. Ces pauvres animaux étaient exténués; il
fallait à force de bras pousser les roues afin d'alléger un peu leurs
fardeaux. Il y a dans ce souffle vigoureux qui sort des naseaux d'un
cheval fatigué, dans cette tension des jarrets et ces prodigieux efforts
des reins, quelque chose qui donne à un haut degré l'idée de la force;
mais la muette résignation de ces animaux, quand on les sait
surchargés, nous inspire de la pitié, et nous fait repentir d'abuser de
tant de courage. L'empereur à pied, au milieu de sa maison, un bâton à
la main, marche avec peine dans ces chemins glissans. Mais il encourage
les uns et les autres par des paroles bienveillantes. Nous nous sentions
pleins de bon vouloir. Qui se serait plaint alors eût été bien mal venu
de tout le monde. Nous arrivâmes en vue de Smolensk. L'empereur était le
moins abattu. Il était pâle, mais sa figure était calme; rien dans ses
traits qui laissât percer ses souffrances morales, car il fallait
qu'elles fussent bien violentes pour qu'on pût s'en apercevoir en
public. Les chemins étaient jonchés d'hommes et de chevaux que la
fatigue ou la faim avait tués. Les hommes passaient outre en détournant
les yeux; quant aux chevaux, ils étaient de bonne prise pour nos soldats
affamés.

Nous arrivâmes enfin à Smolensk le 9. L'empereur logea dans une belle
maison de la place Neuve. Quoique cette ville importante eut beaucoup
souffert depuis notre passage, elle offrait encore des ressources; on y
trouva pour la maison de l'empereur et pour les officiers des provisions
de toute espèce; mais l'empereur ne tint guère compte de cette abondance
pour ainsi dire privilégiée, quand il apprit que l'armée manquait de
viande et de fourrages. À cette nouvelle il s'emporta jusqu'à la
fureur: jamais je ne le vis sortir si violemment de son caractère. Il
manda le munitionnaire qui avait été chargé des approvisionnemens.
L'empereur l'apostropha d'une façon si peu mesurée que ce dernier pâlit,
et ne trouva pas de mot pour se justifier. L'empereur insista avec plus
de violence, laissant échapper de terribles menaces. J'entendais les
cris d'une chambre voisine. Je sus depuis que le munitionnaire s'était
jeté aux genoux de Sa Majesté pour obtenir sa grâce. L'empereur, revenu
de son emportement, lui pardonna. Jamais, il est vrai, il n'avait
sympathisé plus vivement avec les souffrances de son armée; jamais il ne
souffrit plus de l'impuissance où il était de lutter contre tant
d'infortunes.

Le 14, nous reprîmes la route que nous avions parcourue quelques mois
auparavant sous de meilleurs auspices. Le thermomètre marquait vingt
degrés de froid. Un grand espace nous séparait encore de la France.
Après une marche lente et pénible, l'empereur arrive à Krasnoi. Il fut
obligé d'aller lui-même avec sa garde au-devant de l'ennemi pour dégager
le prince d'Eckmühl. Il passa au travers du feu de l'ennemi, entouré par
sa vieille garde, qui serrait autour de son chef ses pelotons dans
lesquels la mitraille faisait de larges entailles. C'est un des plus
grands exemples que nous donne l'histoire du dévouement et de l'amour de
plusieurs milliers d'hommes pour un seul. Au fort du feu, la musique
jouait l'air, _Où peut-on être mieux qu'au sein de sa famille?_ Napoléon
l'interrompit, dit-on, en s'écriant: «Dites plutôt: _Veillons au salut
de l'empire_. Il est difficile d'imaginer quelque chose de plus grand.

L'empereur revint de ce combat très-fatigué. Il avait passé plusieurs
nuits sans prendre aucun repos, écoutant les rapports qui lui étaient
faits sur l'état de l'armée, expédiant les ordres nécessaires pour
procurer des alimens aux soldats, mettant en mouvement les différens
corps qui devaient soutenir la retraite. Jamais son inconcevable
activité ne trouva plus à faire: jamais aussi il n'eut le cœur plus haut
qu'au milieu de tous ces malheurs, dont il paraissait sentir la pesante
responsabilité.

C'est entre Orcha et le Borysthène que les voitures qui ne pouvaient
plus avoir de chevaux furent brûlées. Le tumulte et le découragement
étaient tels sur les derrières de l'armée que la plupart des traîneurs
jetaient là leurs armes, comme un fardeau gênant et inutile. Une espèce
de police militaire fut exercée par ordre de l'empereur pour arrêter
autant que possible le désordre. Les officiers de gendarmerie furent
chargés de ramener de force ceux qui abandonnaient leurs corps; souvent
ils étaient obligés de les pousser l'épée dans les reins pour les faire
avancer. L'excès de la détresse avait gâté l'esprit du soldat,
naturellement bon et sympathisant, au point que les plus misérables
semaient à dessein le désordre pour arracher à leurs compagnons mieux
nippés soit un manteau, soit quelques vivres. «Voilà les Cosaques,» tel
était ordinairement leur cri d'alarme. Quand ces manœuvres coupables
étaient connues, et que nos soldats revenaient de leur méprise, alors il
en résultait des représailles, et le tumulte était à son comble.

Le corps du maréchal Davoust était un des plus maltraités de l'armée. De
soixante-dix mille hommes dont il se composait en partant, il ne lui en
restait plus que quatre à cinq mille qui tous mouraient de faim. Le
maréchal lui-même était exténué; il n'avait ni linge ni pain; le besoin
et les fatigues de toutes sortes lui avaient horriblement maigri le
visage; toute sa personne faisait pitié. Ce brave maréchal, qui vingt
fois avait échappé aux boulets russes, se voyait mourir de faim. Un de
ses soldat lui présenta un pain; il se jeta dessus et le dévora. Aussi
était-il celui de tous qui se contînt le moins; en essuyant sa moustache
où le givre s'était condensé, il déblaterait avec l'accent de la colère
contre le mauvais destin qui les avait jetés dans trente degrés de
froid; car la modération dans les paroles était assez difficile à
garder, quand on souffrait tant.

Depuis quelque temps l'empereur était dans une vive inquiétude sur le
sort du maréchal Ney, qui avait été coupé et devait se frayer un passage
au milieu des Russes qui nous suivaient de chaque côté. Plus le temps
s'écoulait, plus les alarmes étaient vives; l'empereur demandait à
chaque instant si l'on n'avait pas vu Ney, s'accusant lui-même d'avoir
trop exposé ce brave général, s'enquérant de lui comme d'un bon ami que
l'on a perdu; toute l'armée partageait et manifestait les mêmes
inquiétudes; il semblait que ce brave seul fût en danger. Quelques-uns
le regardant comme perdu, et voyant l'ennemi menacer les ponts du
Borysthène, proposèrent de les rompre: il n'y eut qu'un cri dans toute
l'armée pour s'y opposer. Le 20, l'empereur, que cette idée jetait dans
le dernier abattement, arriva à Basanoni. Il dînait avec le prince de
Neufchâtel et le duc de Dantzick, quand le général Gourgaud accourt
annoncer à Sa Majesté que le maréchal Ney et les siens ne sont plus qu'à
quelques lieues de nous; l'empereur s'écrie, dans une joie facile à
concevoir: Est-il vrai? M. Gourgaud lui donne des détails qui sont
bientôt répandus dans tout le camp. Cette nouvelle remet la joie au
cœur de tous; chacun s'aborde avec empressement; il semble qu'on ait
retrouvé un frère; on se redit le courage héroïque qu'il a déployé, les
talens dont il fit preuve en sauvant sa troupe à travers les glaces, les
ravins, et les ennemis. Il est vrai de dire, à l'immortelle gloire du
maréchal Ney, que selon l'avis que j'ai entendu émettre à nos plus
illustres guerriers, sa défense est un fait d'armes dont l'antiquité
n'offre pas d'exemple. Le cœur de nos soldats palpita d'enthousiasme; et
ce jour on retrouva les émotions des plus beaux jours de victoire! Ney
et sa division ont gagné l'immortalité à ce prodigieux effort de
vaillance et d'énergie. Tant mieux pour le peu de survivans de cette
poignée de braves qui peuvent lire les grandes choses qu'ils ont faites,
dans ces annales dictées par eux. Sa Majesté avait dit plusieurs fois:
«Je donnerais tout l'argent que j'ai dans les caves des Tuileries pour
que mon brave Ney fût à mes côtés.»

Ce fut le prince Eugène qui eut l'honneur d'aller à la rencontre du
maréchal Ney avec un corps de quatre mille braves; le maréchal Mortier
lui avait disputé cette faveur, car entre ces hommes illustres il n'y
eut jamais que d'aussi nobles rivalités. Le danger était immense; le
canon du prince Eugène fut un signal compris du maréchal, qui y fit
répondre par des feux de peloton. Les deux corps se rencontrèrent, et ne
s'étaient pas encore joints que le maréchal Ney et le prince Eugène
étaient dans les bras l'un de l'autre; on dit que ce dernier pleurait de
joie. De pareils traits font paraître cet horrible tableau un peu moins
rembruni.

Jusqu'à la Bérésina, notre marche ne fut qu'une suite de petits combats
et de grandes privations.

L'empereur passa une nuit à Caniwki, dans une cabane de bois où il n'y
avait que deux chambres; celle du fond fut choisie pour lui, dans
l'autre tout le service coucha pêle-mêle; j'étais plus heureux, puisque
je couchais dans celle de Sa Majesté; mais plusieurs fois pendant la
nuit je fus obligé, par mon service, de passer dans cette chambre, et
alors il me fallut enjamber les dormeurs excédés de fatigue; quoique je
prisse grande attention à ne pas les blesser, ils étaient tellement
serrés qu'il m'était impossible de ne pas poser le pied sur des jambes
ou sur des bras.

Dans la retraite de Moscou, l'empereur marchait à pied, enveloppé de sa
pelisse, et la tête couverte d'un bonnet russe qui nouait sous le
menton; je marchais souvent auprès du brave maréchal Lefebvre qui avait
beaucoup d'affection pour moi; il me disait dans son français allemand,
en me parlant de l'empereur: «Il est entouré d'un tas de b... qui ne lui
disent pas la vérité; il ne distingue pas assez ses bons de ses mauvais
serviteurs. Comment sortira-t-il de là, ce pauvre empereur que j'aime?
je suis toujours en crainte de ses jours; s'il ne fallait, pour le
sauver, que mon sang, je le répandrais goutte à goutte; mais cela n'y
changerait rien, et peut-être aura-t-il encore besoin de moi.»



CHAPITRE VII.

     Passage de la Bérésina.--La délibération.--Les aigles brûlées.--Les
     Russes n'en ont que la cendre.--L'empereur prête ses chevaux pour
     les atteler aux pièces d'artillerie.--Les officiers simples
     canonniers.--Les généraux Grouchy et Sébastiani.--Grands cris près
     de Borizof.--Le maréchal Victor.--Les deux corps d'armée.--La
     confusion.--Voracité des soldats de l'armée de
     retraite.--L'officier se dépouillant de son uniforme pour le donner
     à un pauvre soldat.--Inquiétude générale.--Le pont.--Crédulité de
     l'armée.--Conjectures sinistres.--Courage des pontonniers.--Les
     glaçons.--L'empereur dans une mauvaise bicoque.--Sa profonde
     douleur.--Il verse de grosses larmes.--On conseille à Sa Majesté de
     songer à sauver sa personne.--L'ennemi abandonne ses
     positions.--L'empereur transporté de joie.--Les radeaux.--M.
     Jacqueminot.--Le comte Predziecski.--Le poitrail des chevaux entamé
     par les glaçons.--L'empereur met la main aux attelages.--Le général
     Partonneaux.--Le pont se brise.--Les canons passent sur des
     milliers de corps écrasés.--Les chevaux tués à coups de
     baïonnettes.--Horrible spectacle.--Les femmes élevant leurs enfans
     au dessus de l'eau.--Beaux traits de dévouement.--Le petit
     orphelin.--Les officiers s'attellent à des traîneaux.--Le pont est
     brûlé.--La cabane où couche l'empereur.--Les prisonniers
     russes.--Ils périssent tous de fatigue et de faim.--Arrivée à
     Malodeczno.--Entretiens confidentiels entre l'empereur et M. de
     Caulaincourt.--Vingt-neuvième bulletin.--L'empereur et le maréchal
     Davoust.--Projet de départ de l'empereur connu de l'armée.--Son
     agitation au sortir du conseil.--L'empereur me parle de son
     projet.--Il ne veut pas que je parte sur le siége de sa
     voiture.--Impression que fait sur l'armée la nouvelle du départ de
     Sa Majesté.--Les oiseaux raidis par la gelée.--Le sommeil qui donne
     la mort.--La poudre des cartouches servant à saler les morceaux de
     cheval rôti.--Le jeune Lapouriel.--Arrivée à Wilna.--Le prince
     d'Aremberg demi-mort de froid.--Les voitures
     brûlées.--L'alerte.--La voiture du trésor est pillée.


CE fut un jour de solennité effrayante que celui qui précéda le passage
de la Bérésina. L'empereur paraissait avoir pris son parti avec la
résolution froide d'un homme qui tente un acte de désespoir; cependant
on tint conseil. Il fut résolu que l'armée se dépouillerait de tous les
fardeaux inutiles qui pouvaient entraver sa marche; jamais il n'y eut
plus d'union dans les avis; jamais délibération ne fut plus calme;
c'était le calme de gens qui s'en remettent une dernière fois à la
volonté de Dieu et à leur courage. L'empereur se fit apporter les aigles
de tous les corps; elles furent brûlées; il pensait que des fuyards n'en
avaient que faire. Ce fut un spectacle bien triste, que ces hommes
sortant des rangs un à un, et jetant là ce qu'ils aimaient plus que leur
vie; je n'ai jamais vu d'abattement plus profond, de honte plus durement
sentie; car cela ressemblait fort à une dégradation générale de tous les
braves de la Moskowa. L'empereur avait attaché à ces aigles un talisman;
alors il fit trop comprendre qu'il n'y avait plus foi. Il fallait qu'il
fût bien malheureux pour en venir là; du moins ce fut une consolation
pour les soldats de penser que les Russes n'en auraient que la cendre.
Quel tableau que celui de l'incendie des aigles, surtout pour ceux qui
comme moi avaient assisté à la magnifique cérémonie de leur distribution
à l'armée au camp de Boulogne, avant la campagne d'Austerlitz!

Les chevaux manquaient pour l'artillerie, et dans ce moment critique
l'artillerie était la sauve-garde de l'armée. L'empereur donna ordre que
l'on prît ses chevaux; il estimait que la perte d'un seul canon ou d'un
caisson était incalculable; l'artillerie fut confiée à un corps composé
seulement d'officiers; il montait à cinq cents hommes environ; Sa
Majesté fut touchée de voir ces braves officiers redevenir soldats,
mettre la main aux pièces comme de simples canonniers, et redescendre
aux leçons de l'école par dévouement. L'empereur appela cet escadron son
_escadron sacré_! Par la même raison que les officiers redevenaient
soldats, les autres commandans supérieurs descendirent de leur rang sans
s'inquiéter de la désignation de leur grade. Les généraux de division
Grouchy et Sébastiani reprirent le rang de simples capitaines.

Près de Borizof, nous fûmes arrêtés par de grands cris; nous nous crûmes
coupés par l'armée russe; je vis l'empereur pâlir: c'était un coup de
tonnerre; quelques lanciers furent dépêchés au plus vite; nous les vîmes
revenir agitant en l'air leurs drapeaux; Sa Majesté comprit les signaux,
et bien avant que nous eussions été rassurés par les cuirassiers, elle
dit, tant elle avait présente dans sa tête la position même présumée de
chacun des corps de son armée: _Je parie que c'est Victor_; en effet, le
maréchal Victor nous attendait à notre passage avec une vive impatience.
Il paraît que l'armée du maréchal avait reçu d'assez vagues
renseignemens sur nos malheurs; aussi était-ce avec enthousiasme et
bonheur qu'elle se préparait à recevoir l'empereur. Ses soldats, encore
frais et vigoureux, du moins comparativement au reste de l'armée, n'en
purent croire leurs yeux quand ils nous virent dans un si misérable
état; les cris de «Vive l'empereur!» n'en retentirent pas moins.

Ce fut une toute autre impression quand l'arrière-partie de l'armée vint
à défiler devant eux; il se fit alors une grande confusion. Tous ceux de
l'armée du maréchal qui reconnaissaient quelques-uns de leurs
compagnons, sortirent de leurs rangs et coururent à eux, leur offrant du
pain et des habits; ils étaient effrayés de la voracité avec laquelle
ces malheureux mangeaient; plusieurs s'embrassèrent en pleurant. Un des
bons et braves officiers du maréchal se dépouilla de son uniforme pour
le donner à un pauvre soldat dont les vêtemens en lambeaux l'exposaient
nu au froid; pour lui, il remit sur son dos une mauvaise capote en
guenilles; car il avait plus de force pour tenir contre la rigueur de la
température. Si l'excès de la misère dessèche l'âme, quelquefois elle
l'élève bien haut, comme on le voit. Beaucoup des plus misérables se
brûlèrent la cervelle de désespoir: il y avait dans cet acte, le dernier
que la nature indique pour en finir avec la misère, une résignation et
une froideur qui font frémir. Ceux qui attentaient ainsi à leurs jours
se donnaient moins la mort qu'ils ne cherchaient à mettre un terme à des
souffrances insupportables, et j'ai vu dans toute cette désastreuse
campagne combien sont choses vaines la force physique et le courage
humain, là où n'existe pas cette force morale qui naît d'une volonté
bien déterminée.

L'empereur marchait entre l'armée du maréchal Victor et celle du
maréchal Oudinot; c'était effrayant de voir ces masses mobiles s'arrêter
quelquefois avec progression, les premières d'abord, puis celles qui
suivaient, puis les dernières; quand le maréchal Oudinot, en avant de
toutes, suspendait sa marche pour quelque cause inconnue, alors il y
avait un mouvement d'inquiétude générale, alors commençaient les dictons
alarmans, et, comme des gens qui ont tout vu sont disposés à croire à
tout, les vraies comme les fausses nouvelles trouvaient facilement
crédit; l'effroi durait jusqu'à ce que, le front de l'armée s'ébranlant,
on reprît un peu de confiance.

Le 25, à cinq heures du soir, on avait établi sur le fleuve quelques
chevalets construits avec le bois des poutres prises aux cabanes
polonaises. Le bruit courait dans l'armée que le pont serait fini dans
la nuit. L'empereur était très-fâché quand l'armée s'abusait ainsi,
parce qu'il savait combien le découragement vient plus vite quand on a
espéré en vain: aussi avait-il grand soin de faire instruire les
derrières de l'armée des moindres incidens, afin de ne jamais laisser
les soldats dans une illusion aussi cruelle. À cinq heures et quelque
chose les chevalets avaient cédé. Ils étaient trop faibles. Il fallut
attendre au lendemain, et l'armée retomba dans ses sinistres
conjectures. Il était évident que le lendemain on devait essuyer le feu
de l'ennemi; mais il n'y avait plus à opter. C'est à la fin de cette
nuit d'angoisses et de souffrances de toutes sortes, que les premiers
chevalets furent enfoncés dans la rivière. On ne comprend pas que des
hommes se soient mis jusqu'à la bouche dans une eau chargée de glaçons,
ramassant tout ce que la nature leur avait donné de force, tout ce que
l'énergie du dévouement leur laissait de courage pour enfoncer des pieux
à plusieurs pieds dans un lit fangeux, luttant contre les plus horribles
fatigues, éloignant de leurs mains d'énormes glaçons qui les auraient
assommés et submergés de leur poids, en un mot, ayant guerre, et guerre
à mort, avec le plus grand ennemi de la vie, le froid. Eh bien, c'est ce
que firent nos pontonniers français. Plusieurs périrent entraînés par
les courans ou suffoqués par le froid. C'est une gloire, ce me semble,
qui en vaut bien d'autres.

L'empereur attendait le jour dans une mauvaise bicoque. Le matin il dit
au prince Berthier: «Eh bien! Berthier, comment sortir de là?» Il était
assis dans sa chambre; de grosses larmes coulaient lentement le long de
ses joues, plus pâles que de coutume. Le prince était près de lui.

Mais à peine échangèrent-ils quelques mots. L'empereur paraissait abîmé
dans sa douleur. Je laisse à penser ce qui se passait alors dans son
âme. Ce fut alors que le roi de Naples s'ouvrit avec franchise à son
beau-frère, et le supplia, au nom de l'armée, de songer à son salut;
tant le péril était imminent. De braves Polonais s'offrirent pour former
l'escorte de l'empereur. Il pouvait remonter plus haut la Bérésina et
gagner en cinq jours Wilna. L'empereur hocha la tête en signe de refus,
et ne dit rien de plus. Le roi le comprit, et il n'en fut plus question.

Dans les grandes infortunes, le peu de bien-être qui nous arrive est
doublement senti. J'ai pu faire mille et mille fois cette observation
pour Sa Majesté et sa malheureuse armée. Sur les bords de la Bérésina,
alors qu'on avait à peine jeté les premiers appuis du pont, le maréchal
Ney et le roi de Naples accoururent bride abattue vers l'empereur, en
lui criant que l'ennemi avait abandonné sa position menaçante. Je vis
l'empereur, tout hors de lui, et n'en pouvant croire ses oreilles, aller
lui-même au pas de course jeter un coup d'œil du côté où l'on disait que
s'était dirigé l'amiral Tschitzakoff. Le fait était vrai. L'empereur,
transporté de joie, et tout essoufflé de sa course, s'écria: «J'ai
trompé l'amiral!» On eut peine à concevoir ce mouvement rétrograde de
l'ennemi, quand l'occasion était si bonne de nous accabler; et je ne
sais pas si l'empereur, malgré sa satisfaction apparente, était bien sûr
des conséquences heureuses que pouvait entraîner pour nous cette
retraite de l'ennemi.

Avant que le pont fût achevé, quatre cents hommes environ furent
transportés partiellement de l'autre côté du fleuve sur deux chétifs
radeaux qui avaient peine à tenir contre le courant. Nous les voyions,
de la rive, fortement secoués par les gros glaçons que chariait la
rivière. Ces glaçons arrivaient jusqu'au bord des radeaux: là, trouvant
un obstacle, ils s'arrêtaient quelque temps, puis s'engouffraient avec
force dessous ces faibles planches, et produisaient d'horribles
secousses. Nos soldats arrêtaient les plus gros avec leurs baïonnettes,
et les faisaient dévier insensiblement au delà des radeaux.

L'impatience de l'armée était à son plus haut point. Les premiers qui
arrivèrent à l'autre bord furent le brave M. Jacqueminot, aide-de-camp
du maréchal Oudinot, et le comte Predziecski. C'était un brave
Lithuanien que l'empereur aimait beaucoup, alors surtout qu'il
partageait nos souffrances par fidélité et dévouement. Tous deux
traversèrent la rivière à cheval. L'armée poussa des cris d'admiration
en voyant que ses chefs étaient les premiers à lui donner l'exemple de
l'intrépidité. Il y avait là en effet de quoi troubler les plus fortes
têtes. Le courant forçait les pauvres chevaux à nager en biais: ce qui
doublait la longueur de la traversée. Puis venaient les glaçons qui,
heurtant contre leur poitrail et leurs flancs, y faisaient des entailles
à faire pitié.

À une heure, le général Legrand et sa division encombraient le pont
construit pour l'infanterie. L'empereur était sur la rive opposée.
Quelques canons embarrassés les uns dans les autres avaient arrêté un
instant la marche. L'empereur s'élance sur le pont, met la main aux
attelages, et aide à débarrasser les pièces. L'enthousiasme des soldats
était au comble. Ce fut aux cris de «vive l'empereur!» que l'infanterie
prit pied sur l'autre bord.

Quelque temps après l'empereur apprit que le général Partonneaux avait
mis bas les armes. Il en fut vivement affecté, et se répandit en
reproches un peu injustes contre le général. Plus tard, quand il fut
mieux informé, il fit parfaitement la part de la nécessité et du
désespoir. Il est vrai de dire que le brave général n'en vint à ce
parti extrême qu'après avoir fait tout ce qu'un homme de cœur peut faire
en pareille circonstance. Il est permis à un homme de réfléchir, quand
il n'a plus qu'à se faire tuer inutilement.

Quand l'artillerie et les bagages passèrent, le pont était tellement
encombré qu'il rompit. Alors eut lieu ce mouvement rétrograde qui
refoula d'une manière horrible toute la multitude des traîneurs qui
s'avançaient, comme des troupeaux chassés, sur les derrières de
l'artillerie. Un autre pont avait été construit à la hâte, comme si l'on
eût eu la triste prévision que le premier romprait; mais le second était
étroit, sans rebord: pourtant ce fut un pis-aller qui dans le premier
moment parut encore bien précieux dans une aussi effroyable calamité;
mais que de malheurs y arrivèrent! Les traîneurs s'y portèrent en foule.
Comme l'artillerie, les bagages, en un mot tout le matériel de l'armée
avaient pris les devans sur le premier pont, quand il fut rompu, et que,
par le refoulement subit qui eut lieu sur les derrières de cette
multitude, on connut la catastrophe, alors les derniers se trouvèrent
les premiers pour gagner l'autre pont; mais il était urgent que
l'artillerie passât la première. Elle se porta donc avec impétuosité
vers la seule voie de salut qui lui restât. Ici la plume se refuse à
tracer les scènes d'horreurs qui alors eurent lieu. Ce fut exactement
sur un chemin de corps écrasés que les chariots de toute sorte
arrivèrent au pont. On vit dans cette occasion ce que l'instinct de la
conservation peut mettre de dureté, et même de férocité raisonnée dans
l'âme. Il y eut des traîneurs, les plus forcenés de tous, qui blessèrent
et même tuèrent à coups de baïonnettes les malheureux chevaux qui
n'obéissaient pas au fouet de leurs guides. Ainsi plusieurs caissons
demeurèrent en route, par suite de cet odieux moyen.

J'ai dit que le pont était sans rebords. On voyait une foule de
malheureux qui s'efforçaient de le traverser tomber dans le fleuve et
s'abîmer au milieu des glaces. D'autres essayaient de s'accrocher aux
misérables planches du pont, et restaient suspendus sur l'abîme jusqu'à
ce que leurs mains, écrasées par les roues des voitures, lâchassent
prise; alors ils allaient rejoindre leurs camarades, et les flots les
engloutissaient. Des caissons entiers, conducteurs et chevaux, furent
précipités dans les eaux.

On vit de pauvres femmes tenir leurs enfans au dessus de l'eau, comme
pour retarder de quelques secondes leur mort, et la plus affreuse des
morts. Scène maternelle vraiment admirable, que le génie de la peinture
a cru deviner en traçant une scène du déluge et dont nous avons vu la
touchante et affreuse réalité! L'empereur voulait retourner sur ses pas,
espérant que sa présence ramenerait l'ordre; on l'en dissuada d'une
manière tellement significative qu'il lutta contre l'impulsion de son
cœur et demeura, et certes, ce n'était pas sa grandeur qui l'attachait
au rivage. On voyait tout ce qu'il éprouvait de souffrances, quand à
chaque instant il demandait où en était le passage, si l'on entendait
encore les canons rouler sur le pont, si les cris cessaient un peu de ce
côté-là. «Les imprudens! pourquoi n'ont-ils pas attendu un peu,»
disait-il.

Il y eut de beaux exemples de dévouement dans cette malheureuse
circonstance. Un jeune artilleur se jeta dans le fleuve pour sauver une
pauvre mère chargée de ses deux enfans, qui essayait de gagner, dans un
petit bateau, l'autre bord. La charge était trop forte. Un énorme glaçon
vint qui fit sombrer le batelet. Le canonnier saisit un des enfans, et,
nageant avec vigueur, il le porta sur la rive. La mère et son autre
enfant avaient péri. Ce bon jeune homme éleva le petit orphelin comme
son fils. Je ne sais s'il a eu le bonheur de regagner la France.

Des officiers s'attelèrent eux-mêmes à des traîneaux pour emmener
quelques-uns de leurs compagnons que leurs blessures avaient rendus
impotens. Ils enveloppaient ces malheureux le plus chaudement possible,
de temps à autre les réconfortaient avec un verre d'eau-de-vie quand ils
pouvaient s'en procurer, et leur prodiguaient les soins les plus
touchans.

Il y en eut beaucoup qui se conduisirent ainsi; et pourtant combien dont
on ignore le nom! combien peu revinrent jouir dans leur pays des plus
beaux souvenirs de leur vie!

Le pont fut brûlé à huit heures du matin. Le 29, l'empereur quitta les
bords de la Bérésina, et nous allâmes coucher à Kamen. Sa Majesté y
occupa une mauvaise maison de bois. Un air glacial y arrivait de tous
les côtés par de mauvaises fenêtres dont presque toutes les vitres
avaient été brisées. Nous fermâmes les ouvertures laissées au vent avec
des bottes de foin. À quelque distance de nous, sur un vaste
emplacement, on avait parqué comme du bétail des malheureux prisonniers
russes que l'armée chassait devant elle. J'avais peine vraiment à
comprendre cette allure de victorieux que nos pauvres soldats se
donnaient encore en traînant après eux un misérable luxe de prisonniers
qui ne pouvaient que les gêner en appelant leur surveillance. Quand les
vainqueurs meurent de faim, où en sont les vaincus? Aussi ces malheureux
Russes, exténués par les marches et par le besoin, périrent presque
tous dans cette nuit. On les vit le matin serrés pêle-mêle les uns
contre les autres. Ils avaient espéré trouver ainsi un peu de chaleur.
Les plus faibles avaient succombé, et leurs cadavres raidis furent
pendant toute la nuit accolés à ceux qui survécurent, sans que ces
derniers s'en aperçussent. Il y en eut qui, dans leur voracité,
mangèrent leurs compagnons morts. On a souvent parlé de la dureté avec
laquelle les Russes supportent la douleur; j'en puis citer un trait qui
passe toute croyance. Un de ces malheureux étant éloigné du corps auquel
il appartenait, avait été atteint d'un boulet qui lui avait coupé les
deux jambes et tué son cheval. Un officier français allant en
reconnaissance sur le bord de la rivière où le Russe était tombé,
aperçut à quelque distance une masse qu'il reconnut pour un cheval mort,
et pourtant il distingua que cette masse n'était pas sans mouvement. Il
s'approche et voit le buste d'un homme dont les extrémités étaient
cachées dans le ventre du cheval. Ce malheureux était là depuis quatre
jours, s'enfermant dans son cheval pour y chercher un abri contre le
froid et se repaissant des lambeaux infectes de ce gîte effroyable.

Le 3 décembre nous arrivâmes à Malodeczno. Pendant tout le jour,
l'empereur parut pensif et inquiet. Il avait de fréquens entretiens
confidentiels avec le grand-écuyer M. de Caulaincourt. Je me doutai de
quelque mesure extraordinaire. Je ne me trompais pas dans mes
conjectures. À deux lieues de Smorghoni le duc de Vicence me fit
appeler, et me dit d'aller en avant pour donner des ordres, afin de
faire mettre sur ma calèche, qui était la plus légère, les six meilleurs
chevaux des attelages, et de les tenir constamment sur les traits.
J'étais à Smorghoni avant l'empereur, qui n'arriva qu'à la nuit
tombante. Le froid était excessif. L'empereur descendit dans une pauvre
maison sur une place, où il établit son quartier-général. Il prit un
léger repas, écrivit de sa main le vingt-neuvième bulletin de son armée,
et manda tous les maréchaux auprès de lui.

Rien n'avait encore transpiré du projet de l'empereur; mais dans les
grandes et dernières mesures il y a toujours quelque chose d'insolite
qui n'échappe pas aux plus clairvoyans. L'empereur n'avait jamais été
aussi aimable, aussi communicatif. On sentait qu'il avait besoin de
préparer ses amis les plus dévoués à cette accablante nouvelle. Il causa
long-temps de choses vagues; puis il parla des grandes choses qui
avaient été faites pendant la campagne, revenant avec plaisir sur la
retraite du maréchal Ney, qu'_ils avaient enfin retrouvé_.

Le maréchal Davoust paraissait soucieux; l'empereur lui disait: «Parlez
donc un peu, maréchal.» Il y avait eu depuis quelque temps un peu de
froideur entre lui et l'empereur; Sa Majesté lui fit des reproches du
peu de fréquence de ses visites; mais elle ne pouvait dissiper le nuage
qui chargeait tous les fronts, car le secret n'avait pas été si bien
gardé qu'elle l'avait espéré. Après le repas, l'empereur chargea le
prince Eugène de lire le vingt-neuvième bulletin; alors il s'ouvrit
franchement sur son projet, ajoutant que son départ était _essentiel
pour envoyer des secours à l'armée_. Il donna ses ordres aux maréchaux;
tous étaient tristes et découragés. Il était dix heures du soir, quand
l'empereur dit qu'il était temps d'aller prendre du repos; il embrassa
affectueusement tous les maréchaux, et se retira. Il sentait le besoin
de cette séparation, car il avait beaucoup souffert de la gêne de cette
entrevue; on pouvait du moins en juger par l'extrême agitation qui
régnait sur sa figure après le conseil. Environ une demi-heure après,
l'empereur me fit appeler dans sa chambre, et me dit: «Constant, je
pars; je croyais pouvoir vous emmener avec moi: mais j'ai réfléchi que
plusieurs voitures attireraient les regards; il est essentiel que je
n'éprouve aucun retard; j'ai donné des ordres pour que vous puissiez
partir aussitôt après le retour de mes chevaux vous me suivrez donc à
peu de distance.» J'étais fort souffrant de ma maladie: c'est pourquoi
l'empereur ne voulut pas que je partisse sur le siége comme je le lui
demandai, afin de pouvoir lui donner tous mes soins, auxquels il était
habitué; il me dit: «Non, Constant; vous me suivrez en voiture, et
j'espère que vous pourrez arriver un jour au plus tard après moi.» Il
partit avec M. le duc de Vicence, et Roustan sur le siége; on fit
dételer ma voiture, et je restai, à mon grand regret. L'empereur était
parti dans la nuit.

Le lendemain à la pointe du jour, l'armée savait tout; l'impression que
fit cette nouvelle ne peut se peindre; le découragement fut à son
comble, beaucoup de soldats blasphémaient et reprochaient à l'empereur
de les abandonner; c'était un cri de malédiction générale. Le prince de
Neufchâtel était dans une vive inquiétude, et demandait à tout le monde
si l'on savait des nouvelles, quoiqu'il dût en recevoir le premier; il
redoutait que Napoléon ne fût enlevé par les Cosaques, car il avait une
faible escorte, et si l'on avait pu apprendre son passage, nul doute que
l'on eût fait les plus grands efforts pour s'en emparer.

Cette nuit du 6, le froid augmenta encore; il fallait qu'il fût bien vif
puisque l'on trouva à terre des oiseaux tout raidis par la gelée. Des
soldats qui s'étaient assis, la tête dans les mains et le corps incliné,
pour sentir moins le vide de leur estomac, se laissèrent aller au
sommeil, et furent trouvés morts dans cette position. Quand nous
respirions, la vapeur de notre haleine allait se congeler à nos
sourcils; de petits glaçons blancs s'étaient formés aux moustaches et à
la barbe des soldats; pour s'en débarrasser, ils se chauffaient le
menton au feu des bivouacs; on conçoit qu'un bon nombre ne le fit pas
impunément; des artilleurs approchaient leurs mains des narines des
chevaux pour y chercher un peu de chaleur au souffle puissant de ces
animaux. Leur chair était la nourriture ordinaire des soldats; on les
voyait jeter sur les charbons de larges tranches de cette viande, et
comme le froid la gelait, alors elle se transportait sans se gâter,
comme du porc salé, la poudre des cartouches tenait lieu de sel.

Dans cette même nuit nous avions avec nous un jeune Parisien d'une
famille fort riche, qui avait voulu un emploi dans la maison de
l'empereur; il était fort jeune, et avait été reçu dans les garçons
d'appartement; le pauvre enfant faisait son premier voyage. Il fut pris
de la fièvre en quittant Moscou, et il était si mal ce soir-là qu'on ne
put l'enlever du fourgon de la garde-robe dans lequel on l'avait mis
pour qu'il fût mieux; il y mourut dans la nuit, fort regretté de tous
ceux qui le connaissaient. Le pauvre Lapouriel était d'un caractère
charmant, d'une grande instruction, l'espoir de sa famille; c'était un
fils unique. La terre était si dure qu'on ne put lui faire une fosse, et
nous éprouvâmes le chagrin d'abandonner ses tristes restes sans
sépulture.

Je partis le lendemain muni d'un ordre du prince de Neufchâtel pour que
sur toute la route on me donnât des chevaux de préférence à tout autre.
À la première poste après Smorghoni, d'où l'empereur était parti avec le
duc de Vicence, cet ordre me fut de la plus grande utilité, car il n'y
avait de chevaux que pour une seule voiture; je m'y trouvai en
concurrence pour les avoir avec M. le comte Daru, arrivé en même temps
que moi. Je n'ai pas besoin de dire que sans l'ordre de l'empereur de le
rejoindre le plus tôt possible, je n'aurais pas usé de mon droit pour
prendre le pas sur l'intendant-général de l'armée; mais commandé par mon
devoir je montrai l'ordre du prince de Neufchâtel à M. le comte Daru,
qui, après l'avoir examiné, me dit: «C'est juste, M. Constant; prenez
les chevaux; mais, je vous en prie, renvoyez-les-moi le plus vite
possible.»

Que cette retraite fut désastreuse! Après bien des peines et des
privations, nous arrivâmes à Wilna; il fallait passer sur un pont long
et étroit pour entrer dans cette ville; l'artillerie, les fourgons
encombraient l'espace de manière à empêcher toute autre voiture de
passer; on avait beau dire «Service de l'empereur;» on était accueilli
par des malédictions. Voyant l'impossibilité d'avancer, je descendis de
ma calèche, et vis alors le prince d'Aremberg, officier d'ordonnance de
l'empereur, dans un état pitoyable; sa figure était décomposée, il avait
le nez, les oreilles et les pieds gelés. Il était assis derrière ma
voiture. J'en fus navré. Je dis au prince que, s'il m'avait prévenu de
son délaissement, je lui aurais donné ma place. À peine s'il pouvait me
répondre. Je le soutins quelque temps; mais, voyant combien il était
urgent pour tous les deux d'avancer, je pris le parti de le porter. Il
était mince, svelte, de taille moyenne. Je le pris dans mes bras, et,
avec ce fardeau, coudoyant, pressant, heurtant et heurté, j'arrivai
enfin, et déposai le prince au quartier-général du roi de Naples, en
recommandant qu'il reçût les soins que réclamait son état; après quoi je
m'occupai de ma voiture.

Nous manquions de tout. Long-temps avant d'arriver à Wilna, les chevaux
étant morts, nous avions reçu ordre de brûler nos voitures avec tout ce
qu'elles contenaient. Je perdis considérablement dans ce voyage.
J'avais fait emplète de plusieurs choses de prix. Tout fut brûlé avec
mes effets, dont j'avais toujours une grande quantité dans mes voyages.
Une grande partie des effets de l'empereur furent perdus de la même
manière.

Une fort belle voiture du prince Berthier, qui venait d'arriver et
n'avait point encore servi, fut aussi brûlée. À chacun de ces feux se
tenaient quatre grenadiers qui, la baïonnette en avant, devaient
empêcher que personne ne prît ce qui devait être sacrifié. Le lendemain
on fit la visite des voitures qui avaient été épargnées pour s'assurer
qu'il n'y restait aucun effet. Je ne pus garder que deux chemises. Nous
couchâmes à Wilna. Mais le lendemain de grand matin l'alarme se
répandit. Les Russes étaient aux portes de la ville. Des gens arrivaient
tout effarés en criant: _Nous sommes perdus_. Le roi de Naples fut
réveillé brusquement, sauta de son lit, et en un instant l'ordre fut
donné pour que le service de l'empereur partît sur-le-champ. Je laisse à
penser avec quelle confusion tout cela se fit. On n'eut le temps de
faire aucune provision. On nous obligea à partir sans retard. Le prince
d'Aremberg fut mis dans une voiture du roi avec ce qu'on put se procurer
pour les besoins les plus pressans. Nous étions à peine sortis de la
ville, que nous entendîmes de grands cris derrière nous et des coups de
canon, accompagnés de vives fusillades. Nous avions à gravir une
montagne de glace. Les chevaux étaient fatigués. On n'avançait pas. La
voiture du trésor fut laissée à l'abandon, et une partie de l'argent fut
pillée par des gens qui, à cent pas de là, étaient obligés de jeter ce
qu'ils avaient pris pour sauver leur vie.



CHAPITRE VIII.

     L'empereur est mal logé durant toute la campagne.--Bicoques
     infestées de vermine.--Manière dont on disposait l'appartement de
     l'empereur.--Salle du conseil.--Proclamations de
     l'empereur.--Habitans des bicoques russes.--Comment l'empereur
     était logé, quand les maisons manquaient.--La tente.--Le maréchal
     Berthier.--Moment de refroidissement entre l'empereur et lui.--M.
     Colin contrôleur de la bouche.--Roustan.--Insomnies de
     l'empereur.--Soin qu'il avait de ses mains.--Il est très-affecté du
     froid.--Démolition d'une chapelle à Witepsk.--Mécontentement des
     habitans.--Spectacle singulier.--Les soldats de la garde se mêlant
     aux baigneuses.--Revue des grenadiers.--Installation du général
     Friand.--L'empereur lui donne l'accolade.--Réfutation de ceux qui
     pensent que la suite de l'empereur était mieux traitée que le reste
     de l'armée.--Les généraux mordant dans le pain de
     munition.--Communauté de souffrances entre les généraux et les
     soldats.--Les maraudeurs.--Lits de paille.--M. de
     Beausset.--Anecdote.--Une nuit des personnes de la suite de
     l'empereur.--Je ne me déshabille pas une fois de toute la
     campagne.--Sacs de toile pour lits.--Sollicitude de l'empereur pour
     les personnes de sa suite.--Vermine.--Nous faisons le sacrifice de
     nos matelas pour les officiers blessés.


DURANT toute la campagne de Russie l'empereur fut généralement fort mal
logé. Il fallait pourtant bien se plier à la nécessité. La chose était
un peu dure, il est vrai, pour des gens qui avaient presque toujours
logé dans des palais. L'empereur en prenait son parti courageusement, et
tout le monde par conséquent. Grâce au système d'incendie adopté par la
politique russe, il en résultait que les gens aisés du pays, en se
retirant plus avant dans les terres, abandonnaient à l'ennemi leurs
maisons en ruines. À dire vrai, sur toute la route qui conduisait à
Moscou, à l'exception des villes un peu importantes, les habitations
étaient assez misérables. Après des marches longues et fatigantes, nous
étions bien heureux de rencontrer une bicoque sur la place que
l'empereur indiquait pour le quartier-général. Les propriétaires de ces
misérables réduits, en les quittant, y laissaient parfois deux ou trois
mauvais siéges et des bois de lit, où logeait à foison la vermine que
nulle invasion n'épouvante. On prenait la pièce la moins sale, quand
elle se trouvait heureusement la plus aérée. Quand vint le froid, on
sait que les courans d'air ne nous manquaient pas. Quand le local était
choisi et le parti pris de s'y fixer, on mettait un tapis par terre. On
dressait le lit de fer de l'empereur. On posait sur une mauvaise table
le nécessaire ouvert dans lequel était renfermé tout ce qui peut être
agréable ou utile dans une chambre à coucher. Le nécessaire contenait un
service de déjeuner pour plusieurs personnes. On déployait tout ce luxe
quand l'empereur conviait ses maréchaux. Il fallait à toute force
redescendre aux habitudes des petits bourgeois de province. Si la maison
avait deux pièces, l'une servait à la fois de chambre à coucher et de
salle à manger; et l'autre était prise pour le cabinet de Sa Majesté. La
caisse aux livres, les cartes géographiques, le porte-feuille, une table
couverte d'un tapis vert formaient tout l'ameublement. C'était là la
salle des conseils. C'est de ces galetas de mendians que partaient ces
décisions promptes et tranchantes qui changeaient un ordre de bataille
et souvent la fortune d'une journée; ces proclamations vives et
énergiques qui remontaient si vite l'armée découragée. Quand notre
appartement se composait de trois pièces, cas extrêmement rares, alors
la troisième pièce ou cabinet était destinée au prince de Neufchâtel,
qui couchait toujours le plus près possible. Nous trouvions
très-souvent dans ces mauvaises habitations de vieux meubles pourris
d'une forme bizarre; de petites images, en plâtre ou en bois, de saints
ou de saintes que les propriétaires y avaient laissées. Mais assez
ordinairement nous trouvions de pauvres gens dans ces demeures. N'ayant
rien à sauver de la conquête, ils restaient. Ces bonnes gens
paraissaient très-honteux de recevoir si mal l'empereur des Français.
Ils donnaient ce qu'ils avaient, et n'en étaient pas plus mal vus de
nous. Plus de pauvres que de riches en Russie ont reçu l'empereur dans
leurs maisons. Le Kremlin fut le dernier des palais des rois étrangers
où dormit Sa Majesté pendant la campagne de Russie.

Quand les maisons nous manquaient sur la route, on dressait la tente de
l'empereur. Alors, pour la diviser de manière à y pratiquer plusieurs
appartemens, on la séparait en trois pièces par des rideaux. Dans une
couchait l'empereur, dans la seconde était le cabinet, dans la troisième
se tenaient ses aides-de-camp et officiers de service. Cette pièce
servait ordinairement à l'empereur pour prendre ses repas, qui étaient
préparés au dehors. Je couchais seul dans la chambre. Roustan, qui
suivait Sa Majesté à cheval quand elle sortait, couchait dans les
couloirs de la tente pour n'être point interrompu dans un repos qui lui
était bien nécessaire. Les secrétaires couchaient ou dans les cabinets
ou dans les couloirs. Les grands officiers et les officiers de service
mangeaient où et comme ils pouvaient. Comme les simples soldats ils ne
se faisaient pas scrupule de manger tous sur le pouce.

Le prince Berthier avait sa tente près de celle de l'empereur. Le prince
déjeunait et dînait toujours avec Sa Majesté. C'étaient les deux amis
inséparables. Cette liaison était très-touchante. Elle se démentit
rarement. Pourtant il y eut, je crois, un peu de brouille entre
l'empereur et le maréchal, lorsque Sa Majesté quitta l'armée de Moscou.
Le vieux maréchal voulait partir avec elle. L'empereur s'y refusa. Il
s'ensuivit une discussion un peu vive qui n'eut aucune suite.

Les repas étaient servis en campagne par M. Colin, contrôleur de la
bouche, et Roustan ou un valet de chambre de toilette.

Dans cette campagne plus que dans aucune autre l'empereur se relevait
souvent la nuit, passait sa robe de chambre, et travaillait dans son
cabinet. Très-souvent il avait des insomnies, qu'il ne pouvait
combattre. Alors, comme le lit lui paraissait insupportable, il en
sortait soudain, allait prendre un livre, et se mettait à lire en se
promenant de long en large. Quand il se sentait la tête un peu
rafraîchie, il se recouchait. Il était rare qu'il passât deux nuits de
suite à dormir tout d'un somme. Souvent il restait ainsi dans le cabinet
jusqu'à l'heure de la toilette. Alors il rentrait dans sa chambre, et je
l'habillais. L'empereur avait un grand soin de ses mains. Pourtant il
lui arriva mainte fois de se relâcher dans cette campagne de cette
petite coquetterie. Dans les grandes chaleurs, il ne portait plus de
gants, parce qu'il s'en trouvait fort incommodé. Aussi, à force d'être
exposées au soleil, ses mains étaient devenues très-brunes. Quand
vinrent les froids, ce qui était mesure de coquetterie devint aussi
précaution sanitaire. L'empereur reprit ses gants. Il supportait le
froid avec beaucoup de courage. Pourtant on s'apercevait qu'il en était
physiquement très-affecté.

C'est à Witepsk que l'empereur, trouvant la place devant la maison qu'il
habitait trop étroite pour passer ses revues, fit abattre plusieurs
mauvais bâtimens pour l'élargir. Il y avait une vieille chapelle
délabrée qu'il fallait aussi éliminer pour arriver complétement à ce
but. Déjà on en commençait la démolition, quand les habitans se
rassemblèrent en grand nombre, exprimant hautement leur mécontentement
de cette mesure. Mais l'empereur leur ayant permis d'emporter tous les
objets sacrés renfermés dans la chapelle, ils se calmèrent. En
conséquence de cette autorisation plusieurs d'entre eux s'introduisirent
dans le saint lieu; et nous les vîmes sortir portant en grande pompe des
saints de bois d'une haute dimension qu'ils déposèrent dans les autres
églises.

Nous fûmes témoin dans cette ville d'un spectacle singulier et fait pour
choquer la décence de nos usages. Pendant plusieurs jours nous vîmes,
par une grande chaleur, les habitans, hommes et femmes, courir sur les
bords de la rivière, se déshabiller avec le plus grand sang-froid, et se
baigner ensemble, la plupart presque nus. Les soldats de la garde
trouvèrent plaisant de se mêler parmi les baigneurs et les baigneuses,
puisqu'il y avait des uns et des autres. Mais, comme ils n'étaient pas à
beaucoup près aussi calmes qu'eux, et comme les folies allaient déjà bon
train du côté des nôtres, les braves gens cessèrent de se livrer au
plaisir du bain, fort mécontens que l'on rît d'un exercice auquel ils
apportaient toute la gravité et tout le sérieux possibles.

Un matin, j'assistai à une grande revue des grenadiers à pied de la
garde. Tous les régimens paraissaient dans une grande joie. C'est qu'en
effet il s'agissait de l'installation du général Friand comme
commandant du corps. L'empereur lui donna l'accolade. C'est la seule
fois que je vis Sa Majesté le faire en campagne. Comme le général était
très-aimé de l'armée, ce fut aux acclamations de tous qu'il reçut cette
faveur de l'empereur. En général toutes les promotions étaient
accueillies par les soldats avec un grand enthousiasme, parce que
l'empereur tenait à ce qu'elles se fissent avec solennité et
représentation.

Beaucoup de personnes s'imaginent qu'il suffisait d'être auprès de
l'empereur, pour être parfaitement bien, même en campagne. C'est une
grande erreur que pourraient démentir les rois et les princes qui ont
suivi Sa Majesté dans ses guerres. Si d'aussi grands personnages
manquaient des commodités nécessaires, on doit penser que les employés
des différens services étaient fort mal. On a vu l'empereur lui-même se
passer bien souvent de ces commodités ordinaires, qui lui eussent paru
bien douces après les fatigues de ses journées. On peut dire qu'à
l'heure des bivouacs, c'était un _loge-qui-peut_ général. Le pauvre
soldat n'eut jamais, dans son dénuement, le déplaisir de voir chez ses
supérieurs une abondance et un luxe scandaleux. Les premiers généraux de
l'armée mordirent bien souvent dans leur pain de munition avec autant de
plaisir qu'un simple soldat. Dans la retraite, jamais misère ne fut
plus générale. Cette idée d'un malheur partagé de tous venait fort à
propos rendre l'espoir et l'énergie aux plus découragés. On peut dire
aussi que jamais sympathie ne fut plus réciproque entre les chefs et les
soldats. Il y aurait mille exemples pour un à citer à l'appui de ce que
j'avance.

Quand venait le soir, les feux s'allumaient; les plus heureux maraudeurs
invitaient quelques-uns de leurs compagnons à partager leur régal. Aux
jours de la misère, ce fut un bien pauvre et pourtant bien bon repas à
offrir que des tranches de cheval grillées. On vit beaucoup de soldats
se priver de quelque bonne prise pour l'offrir à leurs chefs. L'égoïsme
ne fut pas tellement général que cette noble courtoisie française ne
reparût de temps en temps pour rappeler les heureux jours de France. La
paille était le lit de tous. Et tels des maréchaux qui couchaient à
Paris dans d'excellens lits de plume ne trouvèrent pas cette couche trop
dure en Russie.

M. de Bausset m'a raconté fort plaisamment une de ces nuits, où, couchés
pêle-mêle sur un peu de paille dans un local fort étroit, les
aides-de-camp appelés près de l'empereur passaient sans miséricorde sur
les jambes de leurs compagnons endormis, qui tous heureusement n'avaient
pas les douleurs de goutte dont M. de Bausset souffrait, et qui
n'étaient pas diminuées par des pressions aussi brusques et aussi
répétées. Il s'écriait d'une voix lamentable, «C'est donc une
boucherie,» et retirait ses jambes sous lui, se blottissant dans son
coin, jusqu'à ce que les allées et venues eussent cessé pour quelque
temps.

Qu'on se représente de grandes chambres sales et démeublées, ouvertes au
vent par toutes les fenêtres dont les vitres étaient pour la plupart
cassées, des murs dégradés, un air fétide que nous échauffions le mieux
possible de nos haleines, une vaste litière de paille préparée comme
pour des chevaux, sur cette litière des hommes grelottans de froid,
s'agitant, se pressant les uns contre les autres, murmurant, jurant; les
uns ne pouvant fermer l'œil, d'autres, plus heureux, ronflans de plus
belle; et, au milieu de cet encombrement de pieds et de jambes, des cris
d'alertes dans la nuit, quand venait un ordre de l'empereur; et l'on
aura une idée de l'hôtellerie et des hôtes.

Quant à moi, tout le temps que dura la campagne, je ne me suis pas une
seule fois déshabillé pour entrer dans un lit, car nous n'en trouvâmes
nulle part. Il fallait y suppléer par quelque moyen. Or on sait que
nécessité n'est jamais à court d'inventions. Voici comme nous nous
pourvûmes dans cette partie défectueuse de notre ameublement. Nous
avions fait faire de grands sacs de grosse toile, dans lesquels nous
entrions tout entiers, pour nous jeter ensuite sur un peu de paille,
quand la fortune nous favorisait assez pour en trouver. Pendant
plusieurs mois, c'est de cette manière que je pris quelque repos pendant
la nuit; et encore ai-je passé plusieurs fois cinq ou six nuits sans en
pouvoir jouir, mon service étant continuel.

Si l'on songe que toutes ces petites souffrances de détail se
renouvelaient chaque jour; que la nuit venue, nous n'avions pas même le
repos du lit pour refaire nos membres harassés, on se fera une idée des
charges de notre service. Jamais il n'échappa à l'empereur le moindre
murmure d'impatience, quand il était assailli de tant d'incommodités.
Son exemple nous donnait un grand courage; et à la fin nous nous
habituâmes tellement à cette vie nomade et fatigante, que, malgré le
froid et les privations de toute sorte auxquelles nous étions soumis,
nous plaisantâmes fort souvent sur la mince apparence de nos
appartemens. L'empereur ne fut jamais affecté dans la campagne que des
souffrances des autres. Assez fréquemment sa santé s'altéra au point
d'inspirer de l'inquiétude, surtout quand il s'interdisait tout repos
extraordinaire. Cependant je le vis toujours s'informer comment tout
allait autour de lui, s'il y avait des gîtes pour tout le monde. Il
n'était tranquille qu'après avoir été parfaitement instruit de tous ces
détails.

Quoique l'empereur eût presque toujours son lit, les pauvres abris dans
lesquels on le dressait étaient souvent si sales que, malgré les soins
que l'on prenait pour les nettoyer, j'ai plus d'une fois trouvé dans ses
vêtemens une vermine fort incommode et très-commune en Russie. Nous
avons plus que l'empereur souffert de cette malpropreté, étant privés,
comme nous l'étions, de linge propre et d'autres vêtemens de rechange;
car la plus grande partie de nos effets avaient été brûlés avec les
voitures qui les contenaient. Cette mesure extrême avait été prise,
comme l'on sait, pour une bonne raison. Tous les chevaux étaient morts
de froid ou de besoin.

Nous ne fûmes guère mieux couchés dans le palais des czars qu'au
bivouac. Pendant quelques jours nous eûmes des matelas; mais un grand
nombre d'officiers blessés en manquaient, et l'empereur leur fit donner
les nôtres. Nous en fîmes le sacrifice de bien bon cœur, et la pensée
que nous soulagions de plus malheureux que nous, nous aurait fait
trouver bonnes les couches les plus dures. Du reste, dans toute cette
guerre nous eûmes plus d'une fois l'occasion d'apprendre à mettre de
côté tout sentiment d'égoïsme et d'étroite personnalité. Nous nous
fussions rendus coupables de pareils oublis que l'empereur eût toujours
été là pour nous rappeler à ce devoir simple et si facile.



CHAPITRE IX.

     Publication à Paris du vingt-neuvième bulletin.--Deux jours
     d'intervalle, et arrivée de l'empereur.--Marie-Louise, et première
     retraite.--Joséphine et des succès.--Les deux
     impératrices.--Ressources de la France.--Influence de la présence
     de l'empereur.--Première défection et crainte des imitateurs.--Mon
     départ de Smorghoni.--Le roi de Naples commandant l'armée.--Route
     suivie par l'empereur.--Espérance des populations
     polonaises.--Confiance qu'inspire l'empereur.--Mon arrivée aux
     Tuileries.--Je suis appelé chez Sa Majesté en habit de
     voyage.--Accueil plein de bonté.--Mot de l'empereur à Marie-Louise
     et froideur de l'impératrice.--Bontés de la reine
     Hortense.--Questions de l'empereur, et réponses véridiques.--Je
     reprends mon service.--Adresses louangeuses.--L'empereur plus
     occupé de l'entreprise de Mallet que des désastres de
     Moscou.--Quantité remarquable de personnes en deuil.--L'empereur et
     l'impératrice à l'Opéra.--La querelle de Talma et de
     Geoffroy.--L'empereur donne tort à Talma.--Point d'étrennes pour
     les personnes attachées au service particulier.--L'empereur
     s'occupant de ma toilette.--Cadeaux portés et commissions
     gratuites.--Dix-huit cents francs de rente réduits à
     dix-sept.--Sorties de l'empereur dans Paris.--Monumens visités
     sans suite avec le maréchal Duroc.--Passion de l'empereur pour les
     bâtimens.--Fréquence inaccoutumée des parties de chasse.--Motifs
     politiques et les journaux anglais.


LE trop fameux vingt-neuvième bulletin de la grande armée ne fut publié
à Paris, où l'on sait quelle consternation il répandit dans toutes les
classes, que le 16 décembre; et l'empereur, suivant de près ce manifeste
solennel de nos désastres, arriva dans sa capitale quarante-huit heures
après, comme afin de paralyser par sa présence le mauvais effet que
cette communication devait produire. Le 28, à onze heures et demie du
soir, Sa Majesté descendit au palais des Tuileries. C'était la première
fois, depuis son avénement au consulat, que Paris le revoyait après une
campagne sans qu'il rapportât une nouvelle paix conquise par la gloire
de nos armes. Dans cette circonstance, les nombreuses personnes qui, par
attachement pour l'impératrice Joséphine, avaient toujours vu ou cru
voir en elle une espèce de talisman protecteur des succès de l'empereur,
ne manquèrent pas de remarquer que la campagne de Russie était la
première qui eût été entreprise depuis le mariage de l'empereur avec
Marie-Louise. Sans être superstitieux on ne saurait disconvenir que, si
l'empereur fut toujours grand, même quand la fortune lui fut contraire,
il y eut une différence bien marquée entre le règne des deux
impératrices. L'une ne vit que des victoires suivies de la paix, et
l'autre que des guerres, non sans gloire, mais sans résultats, jusqu'au
grand et funeste résultat de l'abdication de Fontainebleau.

Mais ce serait trop anticiper sur les événemens que de s'occuper de
malheurs qu'un petit nombre d'hommes osait encore prévoir, même après
les désastres de Moscou. Personne n'ignorait que le froid et une
température dévorante avaient plus contribué à nos revers que l'ennemi,
que nous avions été chercher jusque dans le sein de sa capitale
incendiée; la France offrait encore d'immenses ressources, et l'empereur
était là pour en activer l'emploi et en multiplier la valeur. D'ailleurs
aucune défection ne s'était encore manifestée, et, à l'exception de
l'Espagne, de la Suède et de la Russie, l'empereur ne comptait que des
alliés dans toutes les puissances du continent européen. Il est vrai que
le moment approchait où le général Yorck donnerait le signal; car,
autant que je puis me le rappeler, la première nouvelle en parvint à
l'empereur vers le 10 de janvier suivant, et il fut facile de voir que
Sa Majesté en était profondément affectée, prévoyant bien que la Prusse
ne manquerait pas d'avoir des imitateurs dans les autres corps de
l'armée alliée.

À Smorghoni, où l'empereur m'avait laissé, partant, comme je l'ai dit,
avec M. le duc de Vicence, dans la calèche qui m'était destinée,
personne ne songeait guère qu'à se retirer de l'effroyable bagarre où
nous étions. Je me rappelle toutefois qu'après quelques momens de
regrets de ce que l'empereur n'était plus au milieu de ses lieutenans,
l'idée de le savoir hors de tout danger devint le sentiment dominant:
tant on avait confiance dans son génie! d'ailleurs, en partant, il avait
remis le commandement au roi de Naples, dont l'armée admirait la valeur,
quoique quelques maréchaux, m'a-t-on dit, fussent en secret jaloux de sa
couronne royale. J'ai su depuis que l'empereur était arrivé le 10 à
Varsovie, après avoir évité de traverser la ville de Wilna, qu'il avait
tournée par les faubourgs, et qu'enfin, après avoir traversé la Silésie,
il était arrivé à Dresde, où le bon et fidèle roi de Saxe, tout malade
qu'il était, s'était fait porter auprès de l'empereur. De là, Sa Majesté
avait suivi la route de Nassau et de Mayence.

Je suivis aussi la même route; mais non pas avec la même rapidité,
quoique je ne perdisse pas de temps. Partout, et surtout en Pologne,
dans les lieux où je m'arrêtais, j'étais étonné de trouver autant de
sécurité que j'en voyais manifester. J'entendais dire continuellement
que l'empereur allait revenir à la tête d'une armée de trois cent mille
hommes. On avait vu de l'empereur des choses si surprenantes que rien ne
semblait impossible, et j'appris que lui-même avait fait répandre ces
bruits sur son passage pour remonter le courage des populations. Dans
plusieurs endroits je ne trouvai que difficilement des chevaux: aussi,
malgré tout mon empressement, n'arrivai-je à Paris que six ou huit jours
après l'empereur.

À peine étais-je descendu de voiture que l'empereur, étant informé de
mon arrivée, me fit appeler. Comme je fis observer à la personne qu'il
avait envoyée que je n'étais pas dans un état qui me permît de me
présenter devant Sa Majesté, «Cela ne fait rien, me fut-il répondu;
l'empereur veut que vous veniez tout de suite, tel que vous êtes.»
J'obéis à la minute, et j'allai ou plutôt je courus jusqu'au cabinet de
l'empereur, où il était avec l'impératrice, la reine Hortense, et une
autre personne que je ne me rappelle pas assez positivement pour pouvoir
la désigner. L'empereur daigna me faire l'accueil le plus bienveillant;
et comme l'impératrice ne paraissait faire aucune attention à moi:
«Louise, lui dit-il avec un accent de bonté que je n'oublierai jamais,
est-ce que tu ne reconnais pas Constant?--Je l'ai aperçu.» Telle fut la
seule réponse de Sa Majesté l'impératrice. Mais il n'en fut pas de même
de la reine Hortense, qui voulut bien m'accueillir comme l'avait
toujours fait son adorable mère.

L'empereur était très-gai, et semblait avoir oublié toutes ses fatigues.
J'allais me retirer par respect quand Sa Majesté me dit: «Non, Constant;
restez encore un moment. Dites-moi ce que vous avez vu sur la route.»
Quand même j'aurais eu l'intention de déguiser à l'empereur une partie
de la vérité, pris à l'improviste, le temps m'aurait manqué pour
préparer un mensonge obligeant: je lui dis donc que partout, jusqu'à la
Silésie, mes yeux avaient été frappés d'un spectacle effroyable; que
partout j'avais vu des morts, des mourans, des malheureux luttant sans
espoir contre le froid et la faim. «C'est bien, c'est bien me dit-il;
allez vous reposer, mon enfant; vous devez en avoir besoin. Demain vous
reprendrez votre service.»

Le lendemain, en effet, je repris mon service auprès de l'empereur, et
je le retrouvai absolument comme il était avant d'entrer en campagne; la
même sérénité se peignait sur sa figure; on aurait dit que le passé
n'était plus rien pour lui, et que, vivant déjà dans l'avenir, il voyait
la victoire rangée de nouveau sous ses drapeaux, et ses ennemis humiliés
et vaincus. Il est vrai que le langage des nombreuses adresses qu'il
reçut, et des discours que prononcèrent en sa présence les présidens du
sénat et du conseil-d'état, n'avaient rien de moins louangeur que par le
passé; mais il fut facile de démêler dans ses réponses que, s'il avait
pu feindre d'oublier les désastres éprouvés en Russie, il était plus
vivement préoccupé de l'échauffourée du général Malet, que de toute
autre chose[71]. Quant à moi, je ne tairai point le sentiment pénible
que j'éprouvai la première fois que je sortis dans Paris, et que je
traversai les promenades publiques à mes heures de loisir: je fus frappé
de la quantité extraordinaire de personnes en deuil que je rencontrai;
c'étaient des femmes, des sœurs de nos braves moissonnés dans les champs
de la Russie; mais je gardai pour moi cette pénible observation.

Quelques jours après mon retour à Paris, Leurs Majestés assistèrent à
une représentation à l'Opéra, où l'on donnait _la Jérusalem délivrée_;
je m'y rendis de mon côté dans une loge qu'avait eu la bonté de me
donner pour ce soir-là M. le comte Rémusat, premier chambellan de
l'empereur, et chargé des théâtres. Je fus témoin de la réception qui
fut faite à l'empereur et à l'impératrice. Jamais je n'avais vu plus
d'enthousiasme, et je dois avouer que la transition était brusque pour
moi du passage récent de la Bérésina à une représentation vraiment
magique. C'était un dimanche. Je quittai le spectacle un peu avant la
fin, afin de me trouver au palais au retour de l'empereur. Je me trouvai
à temps pour le déshabiller, et je me rappelle que ce soir-là Sa Majesté
me parla de la querelle que Talma avait eue peu de jours avant son
arrivée avec Geoffroy. L'empereur, quoiqu'il aimât beaucoup Talma, lui
donnait complétement tort. Il répéta plusieurs fois: «Un vieillard!...
Un vieillard!... Cela n'est pas excusable!... Parbleu! ajouta-t-il en
souriant, est-ce qu'on ne dit pas du mal de moi?... N'ai-je pas aussi
mes critiques qui ne m'épargnent guère? Il n'aurait pas dû être plus
susceptible que moi.» Cette affaire passa cependant sans désagrément
pour Talma; car, je le répète, l'empereur l'aimait beaucoup, et le
comblait de pensions et de cadeaux.

Talma, sous ce rapport, était du petit nombre des privilégiés: car le
chapitre des cadeaux n'était pas le fort de Sa Majesté, surtout à
l'égard de son service particulier. Nous approchions alors du 1er
janvier: mais nous n'avions point à bâtir sur cette époque de châteaux
en Espagne: car l'empereur ne donnait jamais d'étrennes; nous savions
que nous ne devions compter que sur nos émolumens, et, à moi
particulièrement, il m'était bien impossible de faire aucune économie;
car l'empereur voulait que ma toilette fût extrêmement recherchée.
C'était vraiment une chose bien extraordinaire que de voir le maître de
la moitié de l'Europe, ne pas dédaigner de s'occuper de la toilette de
son valet de chambre; c'était au point que lorsqu'il me voyait un habit
neuf qui lui plaisait, il ne manquait jamais de m'en faire compliment;
puis il ajoutait: «Vous êtes bien beau, M. Constant.»

À l'époque même du mariage de l'empereur et de Marie-Louise, et à celle
de la naissance du roi de Rome, les personnes composant le service
particulier de Sa Majesté n'avaient reçu aucun présent; l'empereur avait
trouvé que les dépenses de ces deux cérémonies s'étaient élevées trop
haut. Une fois cependant, mais sans que cela fût déterminé par aucune
circonstance particulière, l'empereur me dit un matin, comme je
finissais de l'habiller: «Constant, allez trouver M. Mennevalle, je lui
ai donné l'ordre de vous acheter dix-huit cents livres de rente[72].» Or
il arriva que, la rente ayant monté dans l'intervalle de l'ordre à
l'achat, au lieu de dix-huit cents livres de rente je n'en eus que
dix-sept, que je vendis peu de temps après; et c'est avec le produit de
cette vente que j'achetai une modeste propriété dans la forêt de
Fontainebleau.

Quelquefois l'empereur faisait des cadeaux aux princes et aux princesses
de sa famille; j'étais presque toujours chargé de les porter, et je puis
assurer qu'à deux ou trois exceptions près, les fonctions du
commissionnaire furent des fonctions parfaitement gratuites,
circonstance que je ne rappelle ici que comme un simple souvenir. La
reine Hortense et le prince Eugène ne furent jamais compris, du moins à
ma connaissance, dans la distribution des largesses impériales: la
princesse Pauline était la plus favorisée.

Malgré les nombreuses occupations de l'empereur qui, depuis son retour
de l'armée, passait un temps considérable des jours et une partie des
nuits à travailler dans son cabinet, il se montrait plus fréquemment en
public que par le passé. Il sortait presque sans suite; le 2 janvier
1813, par exemple, je me souviens qu'il alla, accompagné seulement du
maréchal Duroc, visiter la basilique de Notre-Dame, les travaux de
l'archevêché, ceux du dépôt central des vins; puis, traversant le pont
d'Austerlitz, les greniers d'abondance, la fontaine de l'Éléphant, et
enfin le palais de la Bourse, dont Sa Majesté parlait souvent comme du
plus beau monument qui existerait en Europe. Au surplus la passion des
monumens était, après celle de la guerre, celle qui était la plus vive
dans l'empereur. Le froid était assez rigoureux pendant que Sa Majesté
se livrait à ces excursions presque solitaires; mais, en vérité, le
froid de Paris était une température bien douce pour tous ceux qui
revenaient de Russie.

Je remarquai à cette époque, c'est-à-dire à la fin de 1812 et au
commencement de 1813, que jamais l'empereur n'avait été aussi
fréquemment à la chasse. Deux ou trois fois par semaine je l'aidais à
endosser l'habit de sa livrée, qu'il portait comme toutes les personnes
de sa suite, conformément à l'usage renouvelé de l'ancienne monarchie.
Plusieurs fois l'impératrice l'accompagna en calèche, quoique le froid
fût très-vif; mais quand il avait dit quelque chose, il n'y avait point
d'observation à faire. Sachant combien le plaisir de la chasse était
ordinairement fastidieux pour Sa Majesté, je m'étonnais du nouveau goût
qui lui était survenu; mais j'appris bientôt que l'empereur n'agissait
ainsi que par politique. Un jour que le maréchal Duroc était dans sa
chambre, pendant qu'il mettait son habit vert à galons d'or, j'entendis
l'empereur dire au maréchal: «Il faut bien que je me donne du mouvement
et que les journaux en parlent, puisque ces imbéciles de journaux
anglais répètent tous les jours que je suis malade, que je ne puis
remuer, que je ne suis plus bon à rien. Patience!... Je leur ferai
bientôt voir que je suis aussi sain de corps que d'esprit.» Au surplus,
je crois que l'exercice de la chasse, pris modérément, était
très-favorable à la santé de l'empereur; car je ne l'avais jamais vu
mieux portant qu'au moment où les journaux anglais se plaisaient à le
faire malade, et peut-être par leurs annonces mensongères
contribuèrent-ils à le rendre encore mieux portant.



CHAPITRE X.

     Chasse et déjeuné à Grosbois.--L'impératrice et ses dames.--Voyage
     inattendu.--La route de Fontainebleau.--Costumes de chasse, et
     désappointement des dames.--Précautions prises pour
     l'impératrice.--Le prétexte et les motifs du voyage.--Concordat
     avec le pape.--Insignes calomnies sur l'empereur.--Démarches
     préparatoires et l'évêque de Nantes.--Erreurs mensongères
     relevées.--Première visite de l'empereur au Pape.--La vérité sur
     leurs relations.--Distribution de grâces et de faveurs.--Les
     cardinaux.--Repentir du pape après la signature du
     concordat.--Récit fait par l'empereur au maréchal Kellermann.--Ses
     hautes pensées sur Rome ancienne et Rome moderne.--État du
     pontificat selon Sa Majesté.--Retour à Paris.--Arméniens et offres
     de cavaliers équipés.--Plans de l'empereur, et Paris la plus belle
     ville du monde.--Conversation de l'empereur avec M. Fontaine sur
     les bâtimens de Paris.--Projet d'un hôtel pour le ministre du
     royaume d'Italie.--Note écrite par l'empereur sur le palais du roi
     de Rome.--Détails incroyables dans lesquels entre
     l'empereur.--L'Élysée déplaisant à l'empereur, et les Tuileries
     inhabitables.--Passion plus vive que jamais pour les bâtimens.--Le
     roi de Rome à la revue du champ de Mars.--Enthousiasme du peuple
     et des soldats.--Vive satisfaction de l'empereur.--Nouvelles
     questions sur Rome adressées à M. Fontaine.--Mes appointemens
     doublés le jour de la revue à dater de la fin de l'année.


LE 19 janvier, l'empereur envoya prévenir l'impératrice qu'il allait
chasser dans les bois de Grosbois, qu'il déjeunerait chez la princesse
de Neufchâtel, et que Sa Majesté y viendrait avec lui. L'empereur me dit
aussi de me rendre à Grosbois pour l'aider à changer de linge après la
chasse. Cette partie eut lieu comme l'empereur l'avait annoncé. Mais
quelle fut la surprise de toutes les personnes de la suite de
l'empereur, lorsqu'au moment de remonter en voiture, au lieu de
reprendre la route de Paris, Sa Majesté donna l'ordre de se diriger sur
Fontainebleau! L'impératrice et les dames qui l'accompagnaient n'avaient
absolument que leur costume de chasse, et l'empereur se divertit un peu
des tribulations de coquetterie que les dames éprouvèrent en se voyant
inopinément engagées dans une campagne sans munitions de toilette. Avant
de partir de Paris, l'empereur avait donné des ordres pour que l'on
envoyât en toute hâte à Fontainebleau tout ce qui pouvait être
nécessaire à l'impératrice; mais ses dames se trouvaient prises au
dépourvu, et c'était une chose curieuse que de les voir expédier, en
arrivant, exprès sur exprès pour avoir les objets de première nécessité
dont elles demandaient le prompt envoi.

Cependant on sut bientôt que la partie de chasse et le déjeuner à
Grosbois n'avaient été que des prétextes, et que le but de l'empereur
avait été de terminer lui-même avec le pape les différends qui
existaient encore entre Sa Sainteté et Sa Majesté. Toutes choses ayant
été préparées et convenues, l'empereur et le pape signèrent le 25 un
arrangement, sous le nom de concordat, dont voici la teneur.

«Sa Majesté l'empereur et roi et Sa Sainteté, voulant mettre un terme
aux différends qui se sont élevés entre eux, et pourvoir aux difficultés
survenues sur plusieurs affaires de l'église, sont convenus des articles
suivans, comme devant servir de base à un arrangement définitif.

ART. Ier. Sa Sainteté exercera le pontificat en France et dans le
royaume d'Italie de la même manière et dans les mêmes formes que ses
prédécesseurs.

2. Les ambassadeurs, ministres, chargés d'affaires des puissances près
du Saint Père, et les ambassadeurs, ministres ou chargés d'affaires que
le pape pourrait avoir près des puissances étrangères, jouiront des
immunités et priviléges dont jouissent les membres du corps
diplomatique.

3. Les domaines que le Saint Père possédait, et qui ne sont pas aliénés,
seront exempts de toute espèce d'impôt; ils seront administrés par ses
agens ou chargés d'affaires. Ceux qui seront aliénés seront remplacés
jusqu'à la concurrence de deux millions de francs de revenu.

4. Dans les six mois qui suivront la notification d'usage de la
nomination par l'empereur aux archevêchés et évêchés de l'empire et du
royaume d'Italie, le pape donnera l'institution canonique, conformément
aux concordats et en vertu du présent indult. L'information préalable
sera faite par le métropolitain. Les six mois expirés sans que le pape
ait accordé l'institution, le métropolitain, et à son défaut, ou s'il
s'agit du métropolitain, l'évêque le plus ancien de la province
procédera à l'institution de l'évêque nommé, de manière qu'un siége ne
soit jamais vacant plus d'une année.

5. Le pape nommera, soit en France, soit dans le royaume d'Italie, à dix
évêchés qui seront ultérieurement désignés de concert.

6. Les six évêchés suburbicaires seront rétablis. Ils seront à la
nomination du pape. Les biens actuellement existans seront restitués, et
il sera pris des mesures pour les biens vendus. À la mort des évêques
d'Anagni et de Rieti, leurs diocèses seront réunis auxdits six évêchés,
conformément au concert qui aura lieu entre Sa Majesté et le Saint Père.

7. À l'égard des évêques des états romains, absens de leurs diocèses par
les circonstances, le saint père pourra exercer en leur faveur son droit
de donner des évêchés _in partibus_. Il leur sera fait une pension égale
au revenu dont ils jouissaient, et ils pourront être replacés aux siéges
vacans, soit de l'empire, soit du royaume d'Italie.

8. Sa Majesté et Sa Sainteté se concerteront en temps opportun sur la
réduction à faire, s'il y a lieu, aux évêchés de la Toscane et du pays
de Gênes, ainsi que pour les évêchés à établir en Hollande et dans les
départemens anséatiques.

9. La propagande, la pénitencerie, les archives seront établis dans le
lieu du séjour du Saint Père.

10. Sa Majesté rend ses bonnes grâces aux cardinaux, évêques, prêtres,
laïques, qui ont encouru sa disgrâce par suite des événemens actuels.

11. Le Saint Père se porte aux dispositions ci-dessus par considération
de l'état actuel de l'église, et dans la confiance que lui a inspirée
Sa Majesté qu'elle accordera sa puissante protection aux besoins si
nombreux qu'a la religion dans les temps où nous vivons.

NAPOLÉON. PIE VII.

Fontainebleau le 25 janvier 1813.»

On a cherché, par tous les moyens possibles, à jeter de l'odieux sur la
conduite de l'empereur dans cette circonstance. On l'a accusé d'avoir
injurié le pape, de l'avoir menacé même: tout cela est de la plus
insigne fausseté. Les choses se passèrent de la façon la plus
convenable. M. Devoisin, évêque de Nantes, ecclésiastique très-estimé de
l'empereur, et son médiateur favori dans les discussions fréquentes qui
s'élevaient entre le pape et Sa Majesté, était venu aux Tuileries le 19
janvier. Après être resté deux heures enfermé avec Sa Majesté, il était
parti pour Fontainebleau. Ce fut immédiatement après cette entrevue que
l'empereur monta en voiture avec l'impératrice, en costume de chasse,
suivi de tout le service, également en costume de chasse.

Le pape, prévenu par M. l'évêque de Nantes, attendait Sa Majesté; les
points importans étaient convenus d'avance et réglés, il ne s'agissait
plus que de quelques clauses accessoires au but principal du concordat;
il est donc impossible que l'entrevue n'ait point été amicale. On se
pénétrera de cette vérité d'autant plus que l'on voudra réfléchir aux
excellentes dispositions du Saint Père à l'égard de l'empereur, à
l'amitié qu'ils avaient l'un pour l'autre, à l'admiration que le grand
génie de Napoléon inspirait au pape. J'affirme donc, parce que je crois
pouvoir le faire, que toutes les choses se passèrent honorablement, et
que le concordat fut signé librement et sans contrainte par Sa Sainteté
en présence des cardinaux réunis à Fontainebleau. C'est une calomnie
atroce que d'avoir osé dire que, sur les refus réitérés du pape,
l'empereur lui mit une plume trempée d'encre à la main, et, lui
saisissant le bras et les cheveux, le força de signer en lui disant
qu'il _le lui ordonnait_, et que sa désobéissance serait punie d'une
prison perpétuelle. Il faut avoir bien peu connu le caractère de
l'empereur, pour ajouter foi à ce conte absurde.

Une personne présente à cette entrevue, dont on s'est plu si méchamment
à dénaturer les circonstances, me les a toutes racontées: c'est d'après
elle que je parle. Aussitôt son arrivée à Fontainebleau, l'empereur fit
une visite au Saint Père, qui la lui rendit le lendemain: celle-ci dura
deux heures au moins; pendant ce temps la contenance de Sa Majesté fut
toujours calme et ferme à la vérité, mais pleine de bienveillance et de
respect pour la personne vénérable du pape. Quelques stipulations du
traité alarmaient la conscience du Saint Père, l'empereur s'en aperçut;
et, sans attendre de réclamations, déclara qu'il y renonçait. Ce procédé
subjugua tout ce qu'il pouvait rester de scrupules dans l'esprit de Sa
Sainteté; un secrétaire fut appelé, et rédigea les articles du traité,
que le pape approuva l'un après l'autre avec une bonté toute paternelle.

Le 25 janvier, le concordat étant définitivement arrêté, le Saint Père
se rendit dans les appartemens de Sa Majesté l'impératrice. Les deux
contractans paraissaient également satisfaits; c'est une preuve de plus
qu'il n'y avait eu ni tromperie ni violence. Le concordat fut signé par
les augustes personnages, au milieu d'un cercle magnifique de cardinaux,
d'évêques, de militaires, etc. Le cardinal Doria remplissait les
fonctions de grand maître des cérémonies: ce fut lui qui recueillit les
signatures.

Je ne saurais dire combien il y eut ensuite de félicitations données et
reçues, de grâces demandées et obtenues, de reliques, de décorations, de
chapelets, de tabatières, distribués de part et d'autre. Le cardinal
Doria reçut de la propre main de Sa Majesté l'aigle d'or de la
Légion-d'Honneur. Le grand aigle fut aussi donné au cardinal
Fabricio-Ruffo; le cardinal Maury, l'évêque de Nantes, l'archevêque de
Tours reçurent la grande croix de l'ordre de la Réunion; les évêques
d'Évreux et de Trèves, la croix d'officiers de la Légion-d'Honneur;
enfin le cardinal de Bayanne et l'évêque d'Évreux furent faits sénateurs
par Sa Majesté. Le docteur Porta, médecin du pape, fut gratifié d'une
pension de douze mille francs, et le secrétaire ecclésiastique, qui
était venu dans le cabinet transcrire les articles du concordat, reçut
en cadeau une magnifique bague en brillans.

À peine Sa Sainteté eut-elle signé le concordat qu'elle s'en repentit.
Ce fut ainsi que l'empereur le dit au maréchal Kellermann, en se
trouvant avec lui à Mayence vers la fin du mois d'avril.

«Le lendemain de la signature du fameux concordat de Fontainebleau, le
pape devait dîner en public avec moi; mais dans la nuit, il fut malade
ou feignit de l'être. C'était vraiment un agneau, tout-à-fait bon homme,
un véritable homme de bien, que j'estime, que j'aime beaucoup, et qui de
son côté me le rend un peu, j'en suis sûr.

»Croiriez-vous, continua Sa Majesté, qu'il m'écrivit huit jours après,
qu'il était bien fâché d'avoir signé, que sa conscience lui en faisait
un reproche, et qu'il me priait avec instance de regarder le concordat
comme non avenu? C'est qu'immédiatement après que je l'eus quitté, il
retomba dans les mains de ses conseillers habituels, qui lui firent un
épouvantail de ce qu'il venait d'arrêter. Si nous eussions été seuls,
j'en aurais fait ce que j'aurais voulu. Je lui répondis que ce qu'il me
demandait était contraire aux intérêts de la France, qu'étant d'ailleurs
infaillible, il n'avait pu se tromper, et que sa conscience était trop
prompte à s'alarmer.

»Dans le fait, qu'était Rome ancienne, et qu'était-elle aujourd'hui?
Froissée par les conséquences impérieuses de la révolution,
pourrait-elle se relever et se maintenir? Un gouvernement vicieux dans
l'ordre politique a succédé à l'ancienne législation romaine qui, sans
être parfaite, était cependant propre à former de grands hommes dans
tous les genres. Rome moderne a appliqué à l'ordre politique des
principes qui pouvaient être respectables dans l'ordre religieux, et
leur a donné une extension fatale au bonheur des peuples...

»Ainsi la _charité_ est la plus parfaite des vertus chrétiennes... Il
faut donc faire la charité à ceux qui la demandent. Voilà le
raisonnement qui a rendu Rome le réceptacle de la lie de toutes les
nations. On y voit réunis (m'a-t-on dit, car je n'y ai jamais été) tous
les fainéans de la terre qui viennent s'y réfugier, assurés qu'ils sont
d'y trouver une nourriture abondante et des largesses considérables.
C'est ainsi que le territoire papal, que la nature avait destiné à
produire des richesses immenses, par sa position sous un ciel heureux,
par la multiplicité des ruisseaux dont il est arrosé et encore plus par
la bonté du sol, languit faute de culture. Berthier m'a souvent répété
que l'on traverse des pays considérables sans apercevoir l'empreinte de
la main des hommes. Les femmes mêmes, qui sont regardées comme les plus
belles de l'Italie, y sont indolentes, et leur esprit n'est susceptible
d'aucune activité pour les soins ordinaires de la vie: c'est la mollesse
des mœurs de l'Asie.

»Rome moderne s'est bornée à conserver une certaine prééminence par les
merveilles des arts qu'elle renfermait. Mais nous l'avons un peu
affaiblie, cette prééminence; le Muséum s'est enrichi de tous ces
chefs-d'œuvre dont elle tirait tant de vanité; et bientôt le beau
monument de la Bourse qui s'élève à Paris, l'emportera sur tous ceux de
l'Europe ancienne et moderne.

»La France avant tout.

»Pour en revenir à l'ordre politique, que pouvait être le gouvernement
papal dans son état actuel en présence des grandes souverainetés de
l'Europe? De vieux petits souverains parvenaient au trône pontifical
dans un âge où l'on ne soupire qu'après le repos. À cette époque de la
vie, tout est routine, tout est habitude; on ne songe qu'à jouir de sa
grandeur et à la faire rejaillir sur sa famille. Un pape n'arrive au
pouvoir souverain qu'avec un esprit rétréci par un long usage de
l'intrigue, et avec la crainte de se faire des ennemis puissans qui
pourraient dans la suite se venger sur sa famille; car son successeur
est toujours inconnu. Enfin il ne veut que vivre et mourir tranquille.
Pour un Sixte-Quint, que de papes n'y a-t-il pas eu qui ne s'occupaient
que d'objets minutieux, aussi peu intéressans dans le véritable esprit
de la religion que propres à inspirer du mépris pour un pareil
gouvernement? Mais ceci nous mènerait? trop loin[73].»

Depuis son retour de Moscou, Sa Majesté s'était occupée, avec une
activité sans égale, des moyens à prendre pour arrêter l'invasion des
Russes qui, réunis aux Prussiens depuis la défection du général Yorck,
formaient une masse des plus formidables. Des levées nouvelles avaient
été ordonnées: pendant deux mois on avait reçu et utilisé les offres
innombrables de chevaux et de cavaliers faites par toutes les villes de
l'empire, par les administrations, par les individus riches tenant de
près à la cour, etc. La garde impériale fut réorganisée par les soins du
brave duc de Frioul, qui devait, hélas! quelques mois après, être enlevé
à ses nombreux amis.

Au milieu de ces graves occupations, Sa Majesté ne perdait pas de vue
son plan favori, de faire de Paris la plus belle ville du monde. Une
semaine ne se passait jamais sans que les architectes et les ingénieurs
fussent admis à lui présenter leurs devis, à lui faire des rapports,
etc.

«C'est une honte, disait un jour l'empereur en regardant la caserne de
la garde, espèce de hangar noir et enfumé, c'est une honte, disait-il à
M. Fontaine, de faire des bâtimens aussi affreux que ceux de Moscou. Je
n'aurais jamais dû laisser exécuter un pareil ouvrage: n'êtes-vous pas
mon premier architecte?» Là dessus M. Fontaine s'excusa en faisant
observer à Sa Majesté que les constructions de Paris ne le regardaient
pas, qu'il avait bien l'honneur d'être le premier architecte de
l'empereur, mais pour les Tuileries et le Louvre seulement. «C'est vrai,
reprit Sa Majesté; mais ne pourrait-on pas, dit-elle en montrant le
quai, à la place de ce chantier à bois, qui fait d'ici un très-mauvais
effet, construire un hôtel pour le ministre d'Italie?» M. Fontaine
répondit que la chose était très-faisable, mais qu'il faudrait pour cela
trois à quatre millions. Alors l'empereur sembla abandonner cette idée,
et pensant au jardin des Tuileries, peut-être à cause de la conspiration
du général Malet, il dit de mettre en état toutes les fermetures du
palais de manière à ce que la même clef pût servir pour toutes les
serrures. «Cette clef, ajouta Sa Majesté, devra être remise au grand
maréchal tous les soirs après les portes fermées.»

Quelques jours après cet entretien avec M. Fontaine, l'empereur lui
remit pour lui et pour M. Costaz la note suivante, dont une copie est
tombée entre mes mains. Sa Majesté était allée, dans la matinée, visiter
les constructions de Chaillot.

«Il serait temps de discuter la construction du palais du roi de Rome.

»Je ne veux point que l'on m'entraîne dans des dépenses folles; je
voudrais un palais moins grand que celui de Saint-Cloud, mais plus grand
que celui du Luxembourg.

»Je voudrais pouvoir l'habiter lorsque le seizième million sera dépensé;
alors ce sera le moyen que je puisse en jouir; si, au lieu de cela, on
me fait des choses à prétention, il en sera de celui-ci comme du Louvre,
qui n'a jamais été terminé.

»Il faut commencer par les plantations, déterminer l'enceinte, et la
fermer.

»Je veux que ce palais soit un peu plus beau que celui de l'Élysée; or
l'Élysée ne coûterait pas huit millions à construire; il est cependant
l'un des plus beaux palais de Paris.

»Celui du roi de Rome sera le second palais après le Louvre, qui est un
grand palais. Ce ne sera, pour ainsi dire, qu'une maison de campagne
pour Paris; car on préférera toujours passer l'hiver au Louvre et aux
Tuileries.

»J'ai peine à croire que Saint-Cloud coûtât seize millions à construire.

»Avant de voir le projet, je veux qu'il ait été bien discuté et arrêté
par le comité des bâtimens, de manière que j'aie l'assurance que cette
somme de seize millions ne sera point dépassée: je ne veux point une
chimère, mais une chose réelle pour moi, et non pas pour le plaisir de
l'architecte. L'achèvement du Louvre suffit pour faire la part de sa
gloire. Quand une fois le projet sera adopté, je le mènerai grand
train.

»L'Élysée ne me plaît point, et les Tuileries sont inhabitables. Rien ne
pourra me plaire, s'il n'est extrêmement simple, et bâti suivant mes
goûts et ma manière de vivre. Alors ce palais me sera utile. Je veux en
quelque façon que ce soit un _Sans-souci_ renforcé. Je veux surtout que
ce soit un palais agréable plutôt qu'un beau jardin, deux conditions qui
sont incompatibles; qu'il soit entre cour et jardin, comme les
Tuileries; que de mon appartement je puisse aller me promener dans le
jardin et le parc, comme à Saint-Cloud: mais à Saint-Cloud il y a
l'inconvénient de ne pas avoir de parc pour la maison.

»Il faut aussi étudier l'exposition, de manière que mon appartement soit
au nord et au midi, afin que suivant la température je puisse changer de
logement.

»Il faut que mon logement d'habitation soit celui d'un riche
particulier, comme celui de mon petit appartement à Fontainebleau.

»Il faut que mon appartement soit très-près de celui de l'impératrice et
au même étage.

»Enfin il me faut _un palais de convalescent, ou d'habitation pour un
homme sur le retour de l'âge_. Je veux un petit théâtre, une petite
chapelle, etc.; et surtout que l'on ait grand soin qu'il n'y ait point
d'eau stagnante autour du palais.»

Le goût des bâtimens était alors poussé à l'excès par l'empereur; il
semblait un architecte plus actif, plus pressé d'exécuter ses plans,
plus jaloux de ses idées que tous les architectes du monde. Cependant,
l'idée de mettre le palais du roi de Rome sur les hauteurs de Chaillot
n'était pas tout entière à lui, M. Fontaine pouvait en revendiquer la
meilleure part: on en avait parlé la première fois à propos du palais de
Lyon qui, pour avoir une belle apparence, disait M. Fontaine, avait
besoin d'être situé sur une élévation qui pût dominer la ville, comme
par exemple les hauteurs de Chaillot dominent Paris. L'empereur n'eut
pas l'air de prendre garde à ce que venait de dire M. Fontaine; il
avait, deux ou trois jours auparavant, donné l'ordre que l'on mît le
château de Meudon en état de recevoir son fils... quand, un matin, il
fit appeler l'architecte, et lui dit de lui présenter un projet pour
l'embellissement du bois de Boulogne, en y ajoutant une maison de
plaisance bâtie sur le sommet de la montagne de Chaillot. «Qu'en
dites-vous? ajouta-t-il en souriant; le lieu vous paraît-il bien
choisi?»

Un matin du mois de mars, l'empereur fit apporter son fils à une revue
qu'il passait au Champ-de-Mars; ce fut un enthousiasme impossible à
décrire; la sincérité ne pouvait point en être suspectée, car il était
facile de voir que les cris partaient du cœur: aussi l'empereur fut-il
vivement ému. Il rentra aux Tuileries dans la plus charmante disposition
d'esprit; il caressait le roi de Rome, le couvrait de baisers, en
faisant remarquer à M. Fontaine et à moi l'intelligence précoce que ce
cher enfant témoignait. «Il n'a pas eu peur du tout, disait Sa Majesté;
il semblait savoir que tous ces braves étaient de ma connaissance.» Ce
jour-là, il causa long-temps avec M. Fontaine, en jouant avec son fils
qu'il tenait dans ses bras; la conversation étant venue à tomber sur
Rome et ses monumens, M. Fontaine parla du Panthéon avec l'admiration la
plus profonde. L'empereur lui demanda s'il avait habité Rome, et sur la
réponse de M. Fontaine qu'il y était resté trois ans à son premier
voyage, «C'est une ville que je n'ai pas vue, continua Sa Majesté;
j'irai sûrement un jour. C'est la ville du peuple-roi.» Et ses yeux se
fixèrent sur le roi de Rome avec tout l'orgueil de la tendresse
paternelle.

Lorsque M. Fontaine fut sorti, l'empereur me fit signe d'approcher, et
commença par me tirer les oreilles, selon son habitude quand il était de
bonne humeur. Après quelques questions personnelles, il me demanda de
combien étaient mes appointemens.--«Sire, six mille francs.--Et
monsieur Colin, combien a-t-il?--Douze mille francs.--Douze mille
francs! Cela n'est pas juste; vous ne devez pas avoir moins que M.
Colin: je me ferai rendre compte de cela.» Sa Majesté eut en effet la
bonté de se faire informer sur-le-champ, mais on lui dit que les comptes
de l'année étaient faits. Alors l'empereur m'annonça que jusqu'à la fin
de l'année ce serait M. le baron Fain qui me donnerait chaque mois, sur
sa cassette, cinq cents francs, voulant, disait-il, que mes appointemens
fussent égaux à ceux de M. Colin.



CHAPITRE XI.

     Départ de Murat quittant l'armée pour retourner à Naples.--Eugène
     commandant au nom de l'empereur.--Quartier général à Posen.--Les
     débris de l'armée.--Nouvelles de plus en plus
     inquiétantes.--Résolution de départ.--Bruits jetés en
     avant.--L'impératrice régente.--Serment de l'impératrice.--Notre
     départ pour l'armée.--Marche rapide sur Erfurt.--Visite à la
     duchesse de Weymar.--Satisfaction causée à l'empereur par sa
     réception.--Maison de l'empereur pour la campagne de 1813.--La
     petite ville d'Eckartsberg transformée en
     quartier-général.--L'empereur au milieu d'un vacarme
     inouï.--Arrivée à Lutzen, et bataille gagnée le lendemain.--Mort du
     duc d'Istrie.--Lettre de l'empereur à la duchesse
     d'Istrie.--Monument érigé au duc par le roi de Saxe.--Belle
     conduite des jeunes conscrits.--Opinion de Ney à leur égard.--Les
     Prussiens commandés par leur roi en personne.--L'empereur au milieu
     des balles.--Entrée de Sa Majesté à Dresde le jour où l'empereur
     Alexandre avait quitté cette ville.--Députation, et réponse de
     l'empereur.--Explosion, et l'empereur légèrement blessé.--Mission
     du général Flahaut auprès du roi de Saxe.--Longue conférence entre
     le roi de Saxe et l'empereur.--Plaintes de l'empereur sur son
     beau-père.--Félicitations de l'empereur d'Autriche après la
     victoire.--M. de Bubna à Dresde.--L'empereur ne prenant point de
     repos.--Faculté de dormir en tous lieux et à toute heure.--Bataille
     de Bautzen.--Admirable mouvement de pitié de la population
     saxonne.--L'empereur, le baron Larrey, et vive discussion.--Les
     conscrits blessés par maladresse.--Injustice de l'empereur reconnue
     par lui-même.


DEPUIS que l'empereur avait quitté l'armée et laissé, comme on l'a vu,
le commandement au roi de Naples, Sa Majesté sicilienne avait elle-même
abandonné le commandement qui lui avait été confié, et l'avait remis, en
partant pour ses états, au prince Eugène. L'empereur était très-avide
des nouvelles qu'il recevait de Posen où était le grand quartier-général
vers la fin de février et au commencement de mars; mais le prince
vice-roi n'avait guère sous ses ordres que des débris de différens
corps, dont quelques-uns n'étaient plus représentés que par un
très-petit nombre d'hommes.

D'ailleurs chaque fois que les Russes se présentaient en forces, il n'y
avait d'autre parti à prendre que celui de se retirer; et chaque jour,
durant le mois de mars, les nouvelles devinrent de plus en plus
inquiétantes. L'empereur se décida donc, à la fin de Mars, à partir
très-prochainement pour l'armée.

Déjà, depuis assez long-temps, l'empereur, préoccupé de la tentative que
Malet avait faite pendant sa dernière absence, s'était exprimé sur le
danger de laisser son gouvernement sans chef, et les journaux avaient
été remplis de recherches sur les cérémonies usitées lorsque la régence
du royaume avait été autrefois déférée à des reines. Comme on
connaissait dans le public le moyen fréquemment adopté par Sa Majesté de
nourrir à l'avance l'opinion sur ce qu'elle avait l'intention de faire,
personne ne fut surpris de la voir, avant de partir, confier la régence
à l'impératrice Marie-Louise, les circonstances ne lui ayant pas encore
permis de la faire couronner, ainsi que depuis long-temps il en avait le
désir. L'impératrice prêta le serment solennel au palais de l'Élysée, en
présence des princes grands dignitaires et des ministres. Le duc de
Cadore fut nommé secrétaire de la régence, pour conseiller Sa Majesté
l'impératrice de concert avec l'archi-chancelier: le commandement de la
garde fut confié au général Cafarelli.

L'empereur partit de Saint-Cloud le 15 avril à quatre heures du matin.
Le lendemain à minuit, il entrait à Mayence. En arrivant, Sa Majesté
apprit qu'Erfurt et toute la Westphalie étaient en proie aux alarmes
les plus vives: rien ne pourrait exprimer la rapidité que cette nouvelle
lui fit donner à sa marche: en huit heures il fut à Erfurt. Sa Majesté
s'arrêta peu dans cette dernière ville; les renseignemens qu'elle y
recueillit la tranquillisèrent pleinement sur les suites de la campagne.
En sortant d'Erfurt, l'empereur voulut passer par Weimar pour saluer la
grande duchesse; il lui fit sa visite le même jour et à la même heure
que l'empereur Alexandre se rendait de Dresde à Tœplitz pour voir
l'autre duchesse de Weimar (la princesse héréditaire, sa sœur).

La grande duchesse reçut l'empereur avec une grâce dont il fut enchanté.
Leur entretien dura près d'une demi-heure. En la quittant, Sa Majesté
dit au prince de Neufchâtel: «Cette femme est toujours étonnante; c'est
vraiment une tête de grand homme.» Le duc voulut accompagner l'empereur
jusqu'au bourg d'Eckartsberg, où Sa Majesté le retint à dîner avec
elle[74].

L'empereur était logé sur la place d'Eckartsberg; il n'avait que deux
chambres; sa suite campait sur le palier et sur les degrés de
l'escalier. Rien de plus extraordinaire que l'aspect de cette petite
ville ainsi transformée pour quelques heures en quartier-général. Sur
une place entourée de camps, de bivouacs et de parcs militaires, au
milieu de plus de mille voitures qui se croisaient, se mêlaient,
s'accrochaient en tous sens, on voyait défiler lentement des régimens,
des convois, des trains d'artillerie, des fourgons, etc. À leur suite,
des troupeaux de bœufs venaient, précédés ou coupés par les petites
charrettes des cantinières et des vivandières, équipages si légers, si
frêles, que le moindre choc les endommageait; et puis des maraudeurs qui
rapportaient du fourrage; des paysans conduisant de force les équipages
en jurant et maugréant, au milieu des éclats de rire de nos soldats; et
des courriers, des ordonnances, des aides-de-camp se lançant au galop à
travers toute cette multitude d'hommes et de bêtes, bigarrés, bariolés
de la manière la plus bizarre. Et si l'on veut ajouter à cela les
hennissemens des chevaux, le mugissement des bœufs, le bruit des roues
sur le pavé, les cris des soldats, les trompettes, les tambours, les
fanfares, les réclamations des habitans, quatre cents personnes qui
demandent ensemble la même chose en parlant allemand aux Italiens,
français aux Allemands, comment comprendre jamais qu'il fût possible à
Sa Majesté d'être aussi tranquille, aussi à l'aise au milieu de cet
infernal vacarme que dans son cabinet des Tuileries ou de Saint-Cloud?
Il en était ainsi pourtant; l'empereur, assis devant une mauvaise table
couverte d'une espèce de nappe, une carte sous les yeux, le compas et la
plume à la main, tout entier à ses méditations, ne témoignait pas la
moindre impatience, on eût dit que rien du bruit extérieur ne parvenait
à ses oreilles...; mais qu'un cri de douleur s'élevât quelque part, à
l'instant l'empereur levait la tête et donnait l'ordre d'aller
s'informer de ce qui pouvait être arrivé. Le pouvoir de s'isoler aussi
complétement de tout ce qui nous entoure est bien difficile à acquérir;
personne au monde ne l'a possédé comme Sa Majesté.

Le 1er mai, l'empereur était à Lutzen. La bataille ne fut livrée que
le lendemain. Ce jour-là, sur les six heures du soir, le brave maréchal
Bessières, duc d'Istrie, fut emporté par un boulet de canon, au moment
où monté sur une hauteur, enveloppé d'un long manteau qu'il avait mis
pour ne pas être remarqué, il venait d'ordonner la sépulture du
brigadier de son escorte qu'un premier boulet venait de jeter mort à
quelques pas de lui.

Depuis les premières campagnes d'Italie, le duc d'Istrie n'avait presque
pas quitté l'empereur; il l'avait suivi dans toutes ses campagnes; il
avait assisté à toutes ses batailles, et s'y était toujours distingué
par un courage à toute épreuve, par une droiture et une franchise trop
rares chez les hauts personnages dont Sa Majesté était entourée. Il
avait passé par presque tous les grades du commandement de la garde
impériale; et sa grande expérience, ses excellentes qualités, son bon
cœur et son attachement inaltérable l'avaient rendu bien cher à Sa
Majesté.

L'empereur fut vivement ému en apprenant la mort du maréchal; il resta
quelques instans sans parler, la tête baissée et les yeux fixés sur la
terre. «Enfin, dit-il, il est mort de la mort de Turenne; son sort est
digne d'envie;» puis il passa la main sur ses yeux et quitta
précipitamment la place.

Le corps du maréchal fut embaumé et transporté à Paris; l'empereur
écrivit la lettre suivante à madame la duchesse d'Istrie.

* * *

«Ma cousine, votre mari est mort au champ d'honneur! La perte que vous
faites et celle de vos enfans est grande, sans doute; mais la mienne
l'est davantage encore. Le duc d'Istrie est mort de la plus belle mort
et sans souffrir. Il laisse une réputation sans tache; c'est le plus bel
héritage qu'il ait pu léguer à ses enfans. Ma protection leur est
acquise. Ils hériteront aussi de l'affection que je portais à leur
père. Trouvez dans toutes ces considérations des motifs de consolations
pour alléger vos peines, et ne doutez jamais de mes sentimens pour vous.

«Cette lettre n'étant à autre fin, je prie Dieu, ma cousine, qu'il vous
ait en sa sainte et digne garde.

NAPOLÉON.»

* * *

Le roi de Saxe fit élever un monument au duc d'Istrie, à l'endroit même
où il était tombé.

La victoire, long-temps disputée dans cette bataille de Lutzen, n'en fut
que plus glorieuse pour l'empereur. Ce fut principalement les jeunes
conscrits qui la gagnèrent. Ils se battirent comme des lions. Le
maréchal Ney s'y attendait bien, au reste: car avant la bataille il
disait à Sa Majesté: «Sire, donnez-moi beaucoup de ces petits jeunes
gens-là... Je les mènerai où je voudrai. Les vieilles moustaches en
savent autant que nous, ils réfléchissent; ils ont trop de sang-froid:
mais ces enfans intrépides ne connaissent pas les difficultés; ils
regardent toujours devant eux, jamais à droite ni à gauche.»

Effectivement, au milieu de la bataille, les Prussiens, commandés par le
roi en personne, attaquèrent avec tant de fureur le corps du maréchal
Ney qu'ils le firent plier; mais les conscrits ne prirent point la
fuite: ils attendaient les coups, se ralliaient par pelotons, et
tournaient ainsi autour des ennemis en criant de toutes leurs forces:
«_Vive l'empereur!_» L'empereur vint à paraître; alors, remis du choc
terrible qu'ils avaient essuyé, électrisés par la présence du héros, ils
attaquèrent à leur tour, avec une violence incomparable. Sa Majesté en
fut surprise. «Il y a vingt ans, disait-elle, que je commande des armées
françaises, et je n'ai pas encore vu autant de bravoure et de
dévouement.»

Il fallait voir ces jeunes soldats, blessés, quelques-uns privés d'un
bras, d'une cuisse, n'ayant plus qu'un souffle de vie, tâcher, à
l'approche de l'empereur, de se soulever de terre, et crier de tout ce
qu'il leur restait de voix: _Vive l'empereur!_ Les larmes me viennent
aux yeux quand je songe à cette jeunesse si brillante, si forte et si
courageuse.

Même bravoure, même enthousiasme du côté de nos ennemis; les chasseurs
de la garde prussienne étaient presque tous des jeunes gens qui voyaient
le feu pour la première fois; ils se précipitaient au devant de la mort
et tombaient par centaines avant d'avoir reculé d'un pas.

Dans aucune bataille, je crois, l'empereur ne parut plus visiblement
protégé par sa destinée. Les balles sifflaient à ses oreilles; elles
emportaient, en passant, des morceaux du harnais de son cheval; les
boulets et les grenades roulaient à ses pieds: rien ne l'atteignit. On
voyait toutes ces choses, et l'enthousiasme en redoublait.

L'empereur vit, au commencement de la bataille, s'avancer un bataillon
dont le chef avait été suspendu de ses fonctions, deux ou trois jours
avant, pour une faute assez légère de discipline. Le pauvre officier
marchait au second rang de ses soldats, dont il était adoré. L'empereur
l'aperçoit, fait arrêter le bataillon, prend l'officier par la main, et
le remet à la tête de sa troupe. L'effet que produisit cette scène ne
peut se décrire.

Le 8 mai, à sept heures du soir, l'empereur fit son entrée à Dresde, et
prit possession du palais, que l'empereur de Russie et le roi de Prusse
avaient quitté le matin même. À quelque distance des barrières,
l'empereur fut salué par une députation de la municipalité de cette
ville. «Vous mériteriez, dit-il à ces envoyés, que je vous traitasse en
pays conquis. Je sais tout ce que vous avez fait pendant que les alliés
occupaient votre ville; j'ai l'état des volontaires que vous avez
habillés, équipés et armés contre moi, avec une générosité qui a étonné
l'ennemi lui-même; je sais quelles insultes vous avez prodiguées à la
France, et combien d'indignes libelles vous avez à cacher ou à brûler
aujourd'hui. Je n'ignore pas les transports de joie que vous avez fait
éclater, quand l'empereur de Russie et le roi de Prusse sont entrés dans
vos murs. Vos maisons sont encore ornées de guirlandes, et nous voyons
encore sur le pavé les fleurs que vos jeunes filles ont semées sur leurs
pas. Cependant je veux tout pardonner. Bénissez votre roi, car c'est lui
qui vous sauve, et je ne pardonne que pour l'amour de lui. Qu'une
députation d'entre vous aille le prier de vous rendre sa présence. C'est
mon aide-de-camp, le général Durosnel, qui sera votre gouverneur. Votre
bon roi, lui-même, ne choisirait pas mieux.»

Au moment d'entrer dans la ville, l'empereur apprit qu'une partie de
l'arrière-garde russe cherchait à se maintenir dans la ville neuve,
séparée par l'Elbe de la vieille ville, tombée au pouvoir de notre
armée. Aussitôt Sa Majesté ordonne que tout soit fait pour chasser ce
reste de troupes, et pendant un jour tout entier il n'y eut que
canonnade et fusillade dans la ville, d'une rive à l'autre. Les boulets
et les grenades tombaient comme la grêle sur le terrain occupé par
l'empereur. Une grenade brisa, près de lui, la cloison d'un magasin à
poudre et lui lança des débris à la tête. Heureusement le feu ne prit
point aux poudres. Quelques minutes après, une autre grenade tomba entre
Sa Majesté et plusieurs Italiens; ils se courbèrent pour éviter les
effets de l'explosion. L'empereur vit ce mouvement, et, se mettant à
rire, il leur dit: «_Ah! coglioni! non fa male_.»

Le 11 mai, dans la matinée, les Russes étaient en fuite et poursuivis,
et l'armée française entrait de toutes parts dans la ville. L'empereur
resta toute la journée sur le pont à voir défiler les troupes. Le
lendemain, à dix heures, la garde impériale prit les armes, et se mit en
bataille sur le chemin de Pirna jusqu'au Grow Garten; l'empereur en
passa la revue, et envoya le général Flahaut en avant; le roi de Saxe
arriva vers midi. En se rencontrant, les deux souverains descendirent de
cheval et s'embrassèrent; ils entrèrent ensuite dans Dresde aux
acclamations générales.

Le général Flahaut, qui était allé au devant du roi de Saxe, avec une
partie de la garde impériale, reçut de ce bon roi les témoignages les
plus flatteurs de satisfaction et de reconnaissance. Il est impossible
de montrer plus de bonhomie, plus de douceur que le roi de Saxe.
L'empereur disait de lui et de sa famille que c'était une famille de
patriarches, et que toutes les personnes qui la composaient joignaient à
de grandes vertus une bonté expansive qui devait les faire adorer de
leurs sujets. Sa Majesté eut toujours pour cette royale personne les
soins les plus affectueux. Tant que la guerre dura, il envoyait chaque
jour des courriers pour tenir le roi au courant des moindres
circonstances; il venait lui-même le plus souvent qu'il pouvait; enfin
il fut toujours avec lui plein de cette amabilité qu'il savait prendre
si bien et rendre irrésistible quand il le voulait.

Quelques jours après son arrivée à Dresde, Sa Majesté eut avec le roi de
Saxe une longue conversation dans laquelle il fut principalement
question de l'empereur Alexandre. Les qualités et les défauts de ce
prince furent amplement analysés, et le résultat de la conversation fut
que l'empereur Alexandre avait été sincère à l'entrevue d'Erfuth, et
qu'il avait fallu des intrigues bien compliquées pour l'amener ainsi à
la rupture de toutes leurs liaisons d'amitié. «Les souverains sont si
malheureux! disait Sa Majesté; toujours circonvenus, toujours entourés
de flatteurs ou de conseillers perfides, dont le premier besoin est
d'empêcher que la vérité puisse arriver jusqu'aux oreilles de leur
maître, qui a tant d'intérêt à la connaître.»

Après, les deux souverains vinrent à parler de l'empereur d'Autriche. Sa
Majesté paraissait profondément affligée de ce que son union avec
l'archiduchesse Marie-Louise, qu'il faisait tout au monde pour rendre
la plus heureuse des femmes, eût manqué l'effet, qu'il espérait, de lui
acquérir la confiance et l'amitié de son beau-père. «Mais je ne suis pas
né souverain, disait l'empereur; c'est peut-être à cause de cela... Et
pourtant, j'aurais cru que cette condition serait un titre de plus à
l'amitié de François. Je ne pourrai jamais, je le sens, me persuader que
des liens pareils ne soient pas assez forts pour retenir l'empereur
d'Autriche dans mon alliance. Car enfin je suis son gendre; mon fils est
son petit-fils; il aime sa fille; elle est heureuse... Comment donc
serait-il mon ennemi?»

En apprenant la victoire de Lutzen et l'entrée de l'empereur à Dresde,
l'empereur d'Autriche se hâta d'envoyer M. de Bubna auprès de son
gendre. Il arriva le 16 au soir, et l'entrevue, qu'il obtint aussitôt de
Sa Majesté, dura jusqu'à deux heures après minuit. Cela nous donnant
l'espoir que la paix allait se faire, nous arrangeâmes là-dessus mille
conjectures plus rassurantes les unes que les autres; mais deux ou trois
jours s'écoulèrent pendant lesquels nous ne vîmes que des préparatifs de
guerre qui trompèrent bien douloureusement notre espoir. Ce fut alors
que j'entendis ces mots sortis de la bouche de l'infortuné maréchal
Duroc: «Ceci devient trop long! nous y passerons tous.» Il avait le
pressentiment de sa mort.

Pendant toute cette campagne l'empereur n'eut pas un instant de repos.
Les jours s'écoulaient en combats ou en courses, toujours à cheval; les
nuits, en travaux de cabinet. Je n'ai jamais compris comment son corps
pouvait résister à de telles fatigues, et pourtant il jouissait presque
constamment de la meilleure santé. La veille de la bataille de Bautzen,
il s'était couché fort tard, après avoir visité tous les postes
militaires. Les ordres étant donnés, il s'endormit profondément. Le 20
mai, jour de la bataille, de grand matin, les évolutions commencèrent,
et nous attendîmes, au quartier-général, avec une bien vive impatience,
le résultat de cette journée. Mais la bataille ne devait pas finir ce
jour-là. Après une suite de combats tous à notre avantage, quoique
vivement disputés, l'empereur rentra le soir, à neuf heures, au
quartier-général, prit un léger repas, et resta avec le prince Berthier
jusqu'à minuit. Le reste de la nuit se passa en travail, et à cinq
heures du matin, l'empereur était debout et prêt à retourner au combat.

Trois ou quatre heures après son arrivée sur le champ de bataille,
l'empereur ne put résister au sommeil qui l'accablait. Prévoyant l'issue
de la journée, il s'endormit sur la pente d'un ravin, au milieu des
batteries du duc de Raguse. On le réveilla pour lui dire que la bataille
était gagnée.

Ce fait, qui me fut rapporté le soir, ne m'étonna point; car j'avais
déjà remarqué que, lorsqu'il lui fallait céder au sommeil, ce besoin
impérieux de la nature, l'empereur prenait le repos qui lui était
nécessaire où et comme il pouvait, en vrai soldat.

Quoique l'affaire fût décidée, on se battit jusqu'à cinq heures du soir;
à six heures, l'empereur fit dresser sa tente près d'une auberge isolée
qui avait servi de quartier-général à l'empereur Alexandre pendant les
deux jours précédens. Je reçus l'ordre de m'y rendre, et j'accourus
aussitôt; mais Sa Majesté passa encore toute la nuit à recevoir et
féliciter les principaux chefs, ainsi qu'à travailler avec ses
secrétaires.

Tous les blessés qui pouvaient encore marcher étaient déjà sur la route
de Dresde, où de nombreux secours les attendaient; mais sur le champ de
bataille étaient étendus plus de dix mille hommes français, russes,
prussiens, etc., respirant à peine, mutilés, dans un état à faire pitié.
Les efforts du bon et infatigable baron Larrey et d'une multitude de
chirurgiens, encouragés par son exemple héroïque, ne suffisaient pas
encore aux premiers pansemens. Et quels moyens de transport pour ces
malheureux pouvait-on trouver dans cette campagne désolée, dont tous
les villages avaient été saccagés et brûlés, où il ne restait plus ni
chevaux ni voitures? Fallait-il donc laisser périr tous ces hommes, dans
les plus atroces douleurs, faute de pouvoir les conduire à Dresde?

Ce fut alors que cette population de villageois saxons, que les
désastres de la guerre devaient avoir aigris, qui voyaient leurs
demeures brûlées, leurs champs ravagés, voulut donner à toute l'armée le
spectacle de ce que la pitié peut inspirer de plus sublime au cœur de
l'homme. Ils s'aperçurent des inquiétudes cruelles auxquelles se
livraient M. Larrey et ses compagnons sur le sort de tant de malheureux
blessés; en un instant, hommes, femmes, enfans, vieillards accourent
avec des brouettes; les blessés sont enlevés, sont posés sur ces frêles
voitures; deux ou trois personnes se mettent à chaque brouette, et la
conduisent ainsi jusqu'à Dresde, s'arrêtant dès que, par un cri ou par
un signe, le blessé demandait du repos, s'arrêtant pour replacer les
bandages que le mouvement avait dérangés, s'arrêtant auprès d'une source
pour lui donner à boire et calmer ainsi la fièvre qui le dévorait. Je
n'ai jamais rien vu d'aussi touchant.

Le baron Larrey eut avec l'empereur une assez vive discussion. Parmi les
blessés, on avait trouvé un grand nombre de jeunes soldats, ayant deux
doigts de la main droite déchirés. Sa Majesté crut que ces pauvres
jeunes gens l'avaient fait exprès pour se dispenser du service. Elle le
dit à M. Larrey, qui se récria hautement, disant que c'était impossible,
qu'une telle lâcheté n'était point dans le caractère de ces braves
conscrits. Comme l'empereur insistait, M. Larrey se laissa emporter
jusqu'à le taxer d'injustice. Les choses en étaient là, quand on eut la
preuve certaine que ces blessures uniformes venaient toutes de la
précipitation avec laquelle ces jeunes soldats chargeaient et
déchargeaient leurs fusils, au maniement desquels ils n'étaient point
habitués. Alors Sa Majesté vit que M. Larrey avait eu raison, et lui sut
bon gré de sa fermeté à soutenir ce qu'il savait être vrai: «Vous êtes
un parfait homme de bien, M. Larrey, dit l'empereur; je voudrais n'être
entouré que d'hommes comme vous, mais les hommes comme vous sont bien
rares.



CHAPITRE XII.

     Mort du maréchal Duroc.--Douleur de l'empereur et consternation
     générale dans l'armée.--Détails sur cet événement
     funeste.--Impatience de l'empereur de ne pouvoir atteindre
     l'arrière-garde russe.--Deux ou trois boulets creusant la terre aux
     pieds de l'empereur.--Un homme de la garde tué près de Sa
     Majesté.--Annonce de la mort du général Bruyère.--Duroc près
     l'empereur.--Un arbre frappé par un boulet.--Le duc de Plaisance
     annonce, en pleurant, la mort du grand-maréchal.--Mort du général
     Kirgener.--Soins empressés, mais inutiles.--Le maréchal respirant
     encore.--Adieux de l'empereur à son ami.--Consternation impossible
     à décrire.--L'empereur immobile et sans pensée.--_À demain
     tout_.--Déroute complète des Russes.--Dernier soupir du
     grand-maréchal.--Inscription funéraire dictée par
     l'empereur.--Terrain acheté et propriété violée.--Notre entrée en
     Silésie.--Sang-froid de l'empereur.--Sa Majesté dirigeant elle-même
     les troupes.--Marche sur Breslaw.--L'empereur dans une ferme
     pillée.--Un incendie détruisant quatorze fourgons.--Historiette
     démentie.--L'empereur ne manque de rien.--Entrée à
     Breslaw.--Prédiction presque accomplie.--Armistice du 4
     juin.--Séjour à Gorlitz.--Pertes généreusement payées.--Retour à
     Dresde.--Bruits dissipés par la présence de l'empereur.--Le palais
     Marcolini.--L'empereur vivant comme à Schœnbrunn.--La Comédie
     française mandée à Dresde.--Composition de la troupe.--Théâtre de
     l'Orangerie et la comédie.--La tragédie à Dresde.--Emploi des
     journées de l'empereur.--Distractions, et mademoiselle G...--Talma
     et mademoiselle Mars déjeunant avec l'empereur.--Heureuse repartie,
     et politesse de l'empereur.--L'abondance répandue dans Dresde par
     la présence de Sa Majesté.--Camps autour de la ville.--Fête de
     l'empereur avancée de cinq jours.--Les soldats au _Te Deum_.


NOUS étions à la veille du jour où l'empereur, encore tout ému de la
perte qu'il avait faite dans la personne du duc d'Istrie, devait
recevoir le coup qui peut-être lui fut le plus sensible de tous ceux
dont son âme fut atteinte en voyant tomber autour de lui ses vieux
compagnons d'armes. Le lendemain même du jour où l'empereur avait eu,
avec le baron Larrey, l'espèce de discussion que j'ai rapportée à la fin
du chapitre précédent, fut marqué par la mort irréparable de l'excellent
maréchal Duroc. L'empereur en eut l'âme brisée, et il n'y en eut pas un
seul de nous qui ne lui donnât des larmes sincères; tant il était juste
et bon quoique grave et sévère avec toutes les personnes que la nature
de leur service mettait en contact avec lui. Ce fut une perte
non-seulement pour l'empereur, qui possédait en lui un véritable ami,
mais j'ose dire que c'en fut une aussi pour la France entière, qu'il
adorait jusqu'à la passion, et pour laquelle il ne cessait de prodiguer
ses conseils, quoiqu'ils ne fussent pas toujours écoutés. La mort du
maréchal Duroc fut un de ces événemens tellement douloureux, tellement
imprévus, que l'on reste quelque temps indécis s'il faut y croire, alors
même qu'une trop évidente réalité ne permet plus de se faire aucune
illusion.

Voici dans quelles circonstances ce funeste événement vint répandre la
consternation dans toute l'armée. L'empereur poursuivait l'arrière-garde
russe, qui lui échappait sans cesse. Elle venait de lui échapper pour la
dixième fois peut-être depuis le matin, après avoir tué et fait
prisonniers un bon nombre de nos braves, quand deux ou trois boulets,
creusant la terre aux pieds de l'empereur, excitèrent son attention, et
lui firent dire: «Comment, après une telle boucherie, point de résultat!
point de prisonniers! Ces gens-là ne me laisseront pas un clou.» À peine
avait-il parlé, un boulet passe et renverse un chasseur à cheval de
l'escorte presque dans les jambes du cheval de Sa Majesté. «Ah! Duroc!
ajouta-t-il en se tournant vers le grand maréchal, la fortune nous en
veut bien aujourd'hui!--Sire, dit un aide-de-camp qui accourait au
galop, le général Bruyères vient d'être tué.--Mon pauvre camarade
d'Italie! Est-il possible? Ah! il faut en finir pourtant!» Et, voyant
sur sa gauche une éminence du haut de laquelle il pourra mieux observer
ce qui se passe, l'empereur se dirige de ce côté au milieu d'un nuage de
poussière; le duc de Vicence, le duc de Trévise, le maréchal Duroc et le
général du génie Kirgener suivaient Sa Majesté de très-près; mais le
vent poussait la poussière et la fumée avec une telle violence qu'on se
voyait à peine. Tout à coup un arbre, près duquel l'empereur passait,
est frappé par un boulet qui le renverse à moitié; Sa Majesté, arrivée
sur le plateau, se retourne pour demander sa lunette, et ne voit plus
que le duc de Vicence. Le duc Charles de Plaisance survient; une pâleur
mortelle couvre ses traits; il se penche vers M. le grand-écuyer, et lui
dit quelques mots à l'oreille. «Qu'est-ce que c'est? demande vivement
l'empereur, que se passe-t-il?--Sire, dit en pleurant le duc de
Plaisance, le grand-maréchal est mort.--Le grand-maréchal est mort?
Duroc? Mais vous vous trompez, il était tout à l'heure à côté de moi!»

Plusieurs aides-de-camp arrivent avec un page qui portait la lunette de
Sa Majesté. La fatale nouvelle est confirmée, en grande partie en moins.
Le duc de Frioul n'était pas encore mort; mais le coup avait frappé les
entrailles, et tous les secours de l'art devenaient inutiles. Le boulet,
après avoir ébranlé l'arbre, avait ricoché sur le général Kirgener, qui
était tombé raide mort, puis sur le duc de Frioul. MM. Yvan et Larrey
étaient auprès du blessé, qu'on avait transporté dans une maison de
Makersdorf; il n'y avait aucun espoir de sauver le maréchal.

Dire la consternation de l'armée, la douleur de Sa Majesté à cet affreux
événement, serait impossible. L'empereur donna machinalement quelques
ordres, et revint au camp. Arrivé dans le carré de la garde, il s'assit
sur un tabouret devant sa tente, la tête baissée, les mains jointes, et
demeura près d'une heure ainsi, sans proférer une seule parole.
Cependant on avait à prendre pour le lendemain des mesures essentielles;
le général Drouot s'approche, et, d'une voix que les sanglots
entrecoupaient, il demande ce qu'il faut faire: «À demain tout,» répond
l'empereur; il ne dit pas un mot de plus. «Pauvre homme! murmuraient en
le regardant les vieux grognards de la garde; il a perdu un de ses
enfans.»

La nuit close, l'ennemi étant en pleine retraite, et l'armée ayant pris
ses positions, l'empereur sortit du camp, et, accompagné du prince de
Neufchâtel, de M. Yvan et du duc de Vicence, il se rendit dans la maison
où l'on avait déposé le grand maréchal. La scène fut terrible.
L'empereur désolé embrassa plusieurs fois ce fidèle ami, en cherchant à
lui donner quelques espérances; mais le duc, qui connaissait
parfaitement son état, ne lui répondit qu'en le suppliant de lui faire
donner de l'opium. À ces mots l'empereur sortit: il ne pouvait plus y
tenir.

Le duc de Frioul mourut le lendemain matin. L'empereur ordonna que son
corps fût transporté à Paris pour être déposé sous le dôme des
Invalides; il acheta la maison dans laquelle était mort le
grand-maréchal, et chargea le pasteur du village de faire placer à
l'endroit du lit une pierre sur laquelle seraient gravés ces mots:

«Ici le général Duroc, duc de Frioul, grand-maréchal du palais de
l'empereur Napoléon, frappé d'un boulet, est mort dans les bras de
l'empereur, son ami.»

La conservation de ce monument fut imposée en obligation au locataire de
la maison. Ce fut la condition du don que lui en fit Sa Majesté. Le
pasteur, le magistrat du village et le donataire furent appelés à cet
effet en présence de l'empereur; il leur fit connaître ses intentions,
qu'ils s'engagèrent solennellement à remplir. Alors Sa Majesté, tirant
de sa cassette les fonds nécessaires, les remit à ces messieurs.

Il est bon maintenant que le lecteur sache comment cette convention, si
religieusement contractée, a reçu son exécution. Cet ordre de
l'état-major russe le lui apprendra.

«Un protocole, en date du 16 (28) mars, constate que l'empereur Napoléon
a remis au ministre du culte Hermann, à Makersdorf, la somme de deux
cents napoléons d'or, destinés à l'érection d'un monument à la mémoire
du maréchal Duroc, mort sur le champ de bataille. Son excellence le
prince Repnin, gouverneur-général de la Saxe, ayant ordonné qu'un commis
de mes bureaux se rendrait à Makersdorf, afin de se faire remettre
ladite somme pour m'en faire le dépôt jusqu'à disposition ultérieure, le
commis Meyerheim est chargé de cette mission. En conséquence, il se
rendra sur le champ à Makersdorf, à l'effet de s'y légitimer auprès du
ministre Hermann en lui montrant le présent ordre, et saisira entre ses
mains la somme énoncée plus haut de deux cents napoléons d'or. Le
commis Meyerheim n'aura à rendre compte qu'à moi de l'exécution de cet
ordre.

»À Dresde, ce 20 mars (1er avril) 1814.

»_Signé_ Baron DE ROSEN.»

* * *

Cette pièce n'a pas besoin de commentaire.

Après les batailles de Bautzen et de Wurtchen, l'empereur entra en
Silésie. Il voyait partout l'armée combinée des alliés fuir devant la
sienne, et ce spectacle flattait vivement son amour-propre en
entretenant dans son cœur l'idée qu'il allait bientôt se voir maître
d'un pays riche et fertile, où l'abondance des subsistances favoriserait
ses entreprises. Plusieurs fois par jour on lui entendait dire:
«Sommes-nous loin de telle ville?--Quand arriverons-nous à Breslaw?» Son
impatience ne l'empêchait point, au reste, de s'occuper de tous les
objets qui le frappaient, comme l'aurait pu faire un homme libre de tous
soins; il examinait les maisons les unes après les autres, quand on
passait dans quelque village; il remarquait la direction des rivières et
des montagnes, recueillant jusqu'aux moindres renseignemens qu'on
pouvait ou qu'on voulait lui donner.

Dans la journée du 27 mai, Sa Majesté, n'étant plus qu'à trois jours de
marche de Breslaw, rencontra, en avant d'une petite ville appelée
Michelsdorf, plusieurs régimens de cavalerie russe qui barraient le
passage; ils étaient déjà tout près de l'empereur et de l'état-major,
que Sa Majesté n'avait pas encore songé à les regarder seulement. Le
prince de Neufchâtel, voyant l'ennemi si près, court à l'empereur, et
lui dit: «Sire, ils avancent toujours.--Eh bien! nous avancerons aussi,
répond en souriant Sa Majesté; ne voyez-vous pas derrière nous?» Et elle
montrait au prince l'infanterie française qui approchait en colonnes
serrées. Quelques décharges eurent bientôt chassé les Russes de cette
position; mais on les retrouvait à une demi-lieue, à une lieue plus
loin: c'était toujours à recommencer. L'empereur le savait bien, aussi
manœuvrait-il avec la plus grande précision. Dirigeant lui-même les
troupes qui se portaient en avant, il allait d'une hauteur à l'autre;
faisait le tour de toutes les villes et de tous les villages, pour
reconnaître les positions et voir les ressources qu'il pourrait tirer du
terrain. Par ses soins, par les effets de son infatigable coup d'œil, la
scène changeait dix fois par jour. Une colonne avait débouché par un
chemin creux, par un bois, par un village; elle pouvait à l'instant même
prendre possession d'une hauteur, pour la défense de laquelle une
batterie était déjà toute prête. L'empereur indiquait tous les mouvemens
avec un tact admirable, de manière à ce qu'il fût impossible de le
prendre au dépourvu. Il ne commandait qu'en grand, transmettant en
personne, ou par ses officiers d'ordonnance, ses ordres aux commandans
des corps et des divisions, lesquels, à leur tour, transmettaient ou
faisaient transmettre les leurs aux chefs de bataillon. Tous les ordres
donnés par Sa Majesté étaient courts, précis et tellement clairs que
jamais on n'avait besoin d'en demander l'explication.

Le 29 mai, ne sachant pas jusqu'à quel point la prudence permettait
d'avancer sur la route de Breslaw, Sa Majesté s'établit dans une petite
ferme appelée Rosnig. Elle avait déjà été pillée et présentait l'aspect
le plus misérable. On ne put trouver dans la maison qu'une petite pièce
avec un cabinet pour l'usage de l'empereur; le prince de Neufchâtel et
la suite s'établirent comme ils purent dans des chaumières, dans des
granges, dans les jardins même; car il n'y avait pas d'abri pour tout le
monde. Le lendemain le feu prit dans une métairie à côté du logement de
Sa Majesté. Il y avait quatorze ou quinze fourgons dans cette métairie
qui furent tous brûlés; un de ces fourgons contenait la caisse du
payeur des voyages; dans un autre se trouvaient des habits et du linge
pour l'empereur, ainsi que des bijoux, des bagues, des tabatières et
d'autres objets précieux. On ne sauva que peu de chose de cet incendie,
et si le service de réserve n'était arrivé promptement, Sa Majesté eût
été obligée de déroger à ses habitudes de toilette faute de bas et de
chemises. Le major saxon d'Odeleben, qui a écrit des choses fort
intéressantes sur cette campagne, dit que tout ce qui appartenait à Sa
Majesté fut brûlé, et qu'il fallut faire faire à la hâte quelques
culottes à Breslaw: c'est une erreur. Je ne crois pas que le fourgon de
la garde-robe ait été brûlé; mais quand même il l'eût été, l'empereur
n'eût pas pour cela manqué de vêtemens, puisqu'il y avait toujours
quatre à cinq services, soit en avant soit en arrière des
quartiers-généraux. En Russie, où l'ordre fut donné de brûler toutes les
voitures qui manquaient de chevaux, cet ordre eut sa rigoureuse
exécution à l'égard des personnes de la maison, qui restèrent avec
presque rien; mais on garda pour Sa Majesté tout ce qui pouvait être
regardé comme indispensable.

Enfin, le 1er juin, à six heures du matin, l'avant-garde française
entra dans Breslaw, ayant à sa tête le général Lauriston et le général
Hogendorp, que Sa Majesté avait investi d'avance des fonctions de
gouverneur de cette ville, capitale de la Silésie. Ainsi fut accomplie
en partie la promesse qu'avait faite l'empereur en revenant de Russie et
passant à Varsovie: «Je vais chercher trois cent mille hommes. Le succès
rendra les Russes audacieux; je leur livrerai deux batailles entre
l'Elbe et l'Oder, et dans six mois je serai encore sur le Niémen.»

Ces deux batailles, livrées et gagnées par des conscrits et sans
cavalerie, avaient rétabli la réputation des armées françaises. Le roi
de Saxe avait été ramené en triomphe dans sa capitale. Le
quartier-général de l'empereur était à Breslaw, un des corps de la
grande-armée aux portes de Berlin, et l'ennemi chassé de Hambourg; la
Russie allait être rejetée dans ses limites, lorsque l'empereur
d'Autriche, intervenant dans les affaires des deux souverains alliés,
leur conseilla de proposer un armistice. Ils suivirent ce conseil, et
l'empereur eut la faiblesse de consentir à ce qu'ils demandaient.
L'armistice fut accordé et signé le 4 juin; et Sa Majesté se mit en
route pour retourner à Dresde. Une heure après son départ elle dit: «Si
les alliés ne veulent pas de bonne foi la paix, cet armistice peut nous
devenir bien fatal.»

Le 8 juin, Sa Majesté vint coucher à Gorlitz. Cette nuit-là le feu prit
dans un faubourg où la garde avait établi son quartier. À une heure du
matin arrive au quartier de l'empereur un des notables de la ville, pour
répandre l'alarme et dire que tout est perdu. Les troupes éteignirent le
feu, et l'on vint ensuite rendre compte à Sa Majesté de ce qui s'était
passé. Je l'habillais dans le moment, parce qu'elle voulait partir à la
pointe du jour. «À combien s'élève la perte? demande l'empereur.--Sire,
à sept ou huit mille francs, du moins pour les plus nécessiteux.--Qu'on
en donne dix mille, et qu'ils soient distribués sur-le-champ.» La
population apprit à l'instant même la générosité de l'empereur, et
lorsqu'il quitta la ville, une heure ou deux après, il fut salué par des
acclamations unanimes.

Le 10 au matin nous étions de retour à Dresde. L'arrivée de l'empereur
dissipa des bruits assez étranges qui y circulaient depuis que l'on
avait vu passer les restes du grand-maréchal Duroc. On assurait que le
cercueil qu'on avait amené était celui de l'empereur, qu'il avait été
tué dans la dernière bataille, que son corps était mystérieusement
renfermé dans une chambre du château, à travers les fenêtres de laquelle
on voyait toute la nuit brûler des bougies. Quand il arriva, ces
personnes, entêtées dans leurs idées, allèrent jusqu'à redire ce qui
avait été dit déjà dans une autre circonstance, que ce n'était pas
l'empereur que l'on voyait dans sa voiture, mais un mannequin avec une
figure de cire. Pourtant, lorsque le lendemain il parut aux yeux de tous
à cheval, dans une prairie aux portes de la ville, il fallut bien croire
qu'il vivait encore.

* * *

L'empereur alla descendre au palais Marcolini, charmante habitation
d'été située dans le faubourg de Frédérichstadt. Un immense jardin, les
belles prairies de l'Osterwise, sur les bords de l'Elbe, et la plus
agréable exposition possible, rendaient ce séjour bien plus attrayant
que celui du palais d'hiver: aussi l'empereur sut-il un gré infini au
roi de Saxe de l'avoir fait préparer pour lui. Là, sa vie était comme à
Schœnbrunn; des revues tous les matins, beaucoup de travail dans la
journée et quelque peu de distraction le soir. Plus de simplicité que de
faste, en général. Le milieu du jour était consacré au travail du
cabinet; alors il régnait une telle tranquillité dans le palais que,
sans les deux vedettes à cheval et les deux factionnaires, qui
annonçaient le séjour d'un monarque, on aurait eu de la peine à supposer
que cette belle demeure fût habitée même par le plus simple particulier.

* * *

L'empereur avait choisi pour son logement l'aile droite du palais;
l'aile gauche était occupée par le prince de Neufchâtel. Au centre de
l'édifice se trouvaient un grand salon et deux autres plus petits qui
servaient pour les réceptions.

Deux jours après son retour, Sa Majesté fit donner à Paris les ordres
nécessaires pour que les acteurs de la Comédie française vinssent passer
à Dresde le temps de l'armistice. Le duc de Vicence, chargé par intérim
des fonctions de grand-maréchal du palais, fut chargé de tout faire
préparer pour les recevoir. Il s'en remit aux soins de MM. de Beausset
et de Turenne, auxquels l'empereur donna la surintendance du théâtre. À
cet effet on construisit une salle dans l'orangerie du palais Marcolini.
Cette salle communiquait avec les appartemens, et pouvait contenir
environ deux cents personnes; elle fut bâtie comme par enchantement, et
s'ouvrit, en attendant les débuts de la troupe française, par deux ou
trois représentations que donnèrent les comédiens italiens du roi de
Saxe.

Les acteurs de Paris étaient, pour la tragédie:
MM. Saint-Prix, Talma;
Mademoiselle Georges.

Pour la comédie:

MM. Fleury, Saint-Fal, Baptiste cadet, Armand,
Thénard, Michot, Devigny, Michelot, Barbier;

Mesdames Mars, Bourgoin, Thénard, Émilie
Contat, Mézeray.

La direction avait été confiée aux soins de M. Després.

Tous ces acteurs arrivèrent le 19 juin, et trouvèrent tout disposé de la
manière la plus convenable: des logemens meublés avec goût, des
voitures, des domestiques, enfin tout ce qui pouvait les aider à
supporter facilement l'ennui d'un séjour en pays étranger, et leur
prouver en même temps combien Sa Majesté avait de considération pour
leurs talens, considération que la plupart d'entre eux méritaient
doublement à cause de leurs excellentes qualités sociales, de la
noblesse et du bon ton de leurs manières.

Le début de la troupe française au théâtre de l'Orangerie se fit le 22
juin, par _la Gageure imprévue_ et une autre pièce, fort en vogue alors
à Paris et que l'on a toujours vue depuis avec plaisir, _la Suite d'un
bal masqué_.

Comme la salle de l'Orangerie eût été trop petite pour les représentions
tragiques, on réserva ce genre de spectacle pour le grand théâtre de la
ville, où l'on n'était admis ces jours-là qu'avec des billets du comte
de Turenne et sans aucune rétribution.

Au grand théâtre, les jours de représentation française, comme dans la
salle du palais Marcolini, le service des loges était fait seulement par
les valets-de-pied de Sa Majesté, qui présentaient des rafraîchissemens
pendant toute la durée du spectacle.

Voici comment l'emploi des journées fut réglé après l'arrivée de MM. les
acteurs du théâtre français.

Tout était tranquille jusqu'à huit heures du matin, à moins que quelque
courrier ne fût arrivé, ou que quelque aide-de-camp n'eût été appelé à
l'improviste. À huit heures j'habillais l'empereur. À neuf heures, il y
avait lever, auquel pouvaient assister toutes les personnes qui avaient
rang de colonel. On y admettait aussi les autorités civiles et
militaires du pays; les ducs de Weimar et d'Anhalt, les frères et les
neveux du roi de Saxe y venaient quelquefois. Après, le déjeuner;
ensuite, la parade dans les prairies d'Osterwise, distantes de cent pas
à peu près du palais. L'empereur s'y rendait toujours à cheval, et
mettait pied à terre en arrivant; les troupes défilaient devant lui, et
le saluaient trois fois avec l'enthousiasme ordinaire. Les évolutions
étaient commandées tantôt par l'empereur, et tantôt par le comte de
Lobau; dès que la cavalerie avait commencé à défiler, Sa Majesté
rentrait au palais, et se mettait à travailler. Alors commençait cette
tranquillité dont j'ai parlé. Le dîner n'avait lieu que fort tard, à
sept ou huit heures. L'empereur dînait souvent seul avec le prince de
Neufchâtel, à moins d'avoir quelques convives de la famille royale de
Saxe. Après dîner, on allait au spectacle, quand il y avait spectacle,
et après le spectacle, l'empereur rentrait dans son cabinet pour
travailler encore, seul, ou avec ses secrétaires.

C'était tous les jours la même chose, à moins que, et le cas était fort
rare, à moins que, fatigué outre mesure du travail de la journée, il
prît fantaisie à Sa Majesté de faire venir mademoiselle G... après la
tragédie. Alors elle passait deux ou trois heures dans son appartement,
mais jamais davantage.

Il arrivait aussi quelquefois à l'empereur de faire inviter à déjeuner
Talma ou mademoiselle Mars. Un jour, dans une conversation qu'il eut
avec cette admirable actrice, l'empereur parla de son début: «Sire,
dit-elle avec la grâce que tout le monde lui connaît, j'ai commencé
toute petite. Je me suis glissée sans être aperçue.--Sans être aperçue!
répliqua vivement Sa Majesté; vous vous trompez. Croyez au reste,
Mademoiselle, que j'ai toujours applaudi, avec toute la France, à vos
rares talens.»

Le séjour de l'empereur à Dresde y répandit l'abondance et la richesse.
Plus de six millions d'étrangers passèrent dans cette ville depuis le 8
mai jusqu'au 16 novembre, si l'on en croit les états publiés par
l'autorité saxonne et le nombre de logemens distribués. Ce passage était
une pluie d'or que ramassaient soigneusement les traiteurs, les
aubergistes et les marchands. Ceux qui se chargeaient des logemens
militaires, pour le compte des habitans, faisaient aussi de grands
profits. On voyait à Dresde des tailleurs parisiens, des bottiers
parisiens qui aidaient ceux du pays à travailler à la française; on
voyait jusqu'à des décroteurs criant sur les ponts de l'Elbe, comme ils
avaient crié sur ceux de la Seine: «_Cirer les bottes!_»

Autour de la ville on avait établi plusieurs camps pour les blessés, les
convalescens, etc. Rien de plus gracieux à l'œil qu'un de ces camps,
appelé le camp westphalien. C'était une suite de petits jardins
charmans. Là, était une forteresse de gazon avec ses bastions couronnés
d'hortensias. Ici, un emplacement avait été converti en plate-forme, en
allées garnies de fleurs comme le parterre le mieux soigné. Sur un
tertre on voyait une statue de Pallas. Toutes les baraques, revêtues de
mousse, étaient chargées de branchages et de guirlandes renouvelées tous
les jours.

L'armistice finissant le 15 août, on avança de cinq jours la fête de Sa
Majesté. L'armée, la ville et la cour avaient fait de magnifiques
préparatifs pour que les cérémonies fussent dignes de celui qui en était
l'objet. Tout ce que Dresde renfermait de riche et de puissant voulut se
distinguer à l'envi par des bals, des concerts, des festins, des
réjouissances de toute espèce. Le matin avant l'heure de la revue, le
roi de Saxe vint chez l'empereur avec toute sa famille; et les deux
souverains se firent beaucoup d'amitiés. On déjeuna; et Sa Majesté,
accompagnée du roi de Saxe, de ses frères et de ses neveux, se rendit
dans la prairie derrière le palais, où l'attendaient quinze mille hommes
de la garde, en tenue comme aux plus belles parades du Champ-de-Mars.

Après la revue, les troupes françaises et saxonnes se répandirent dans
les églises pour entendre le _Te Deum_. La cérémonie religieuse
terminée, tous ces braves allèrent s'asseoir aux banquets préparés pour
eux, et les cris de joie, la musique, les danses se prolongèrent bien
avant dans la nuit.



CHAPITRE XIII.

     Désir de la paix.--L'honneur de nos armes réparé.--Difficultés
     élevées par l'empereur Alexandre.--Médiation de l'Autriche.--Temps
     perdu.--Départ de Dresde.--Beauté de l'armée
     française.--L'Angleterre âme de la coalition.--Les conditions de
     Lunéville.--Guerre nationale en Prusse.--Retour vers le
     passé.--Circonstances du séjour à Dresde.--Le duc d'Otrante auprès
     de l'empereur.--Fausses interprétations.--Souvenirs de la
     conspiration Mallet.--Fouché gouverneur général de
     l'Illyrie.--Haute opinion de l'empereur sur les talens du duc
     d'Otrante.--Dévouement du duc de Rovigo.--Arrivée du roi de
     Naples.--Froideur apparente de l'empereur.--Dresde fortifié et
     immensité des travaux.--Les cartes et répétition des
     batailles.--Notre voyage à Mayence.--Mort du duc
     d'Abrantès.--Regrets de l'empereur.--Courte entrevue avec
     l'impératrice.--L'empereur trois jours dans son
     cabinet.--Expiration de l'armistice.--La Saint-Napoléon avancée de
     cinq jours.--La Comédie française et spectacle _gratis_ à
     Dresde.--La journée des dîners.--Fête chez le général
     Durosnel.--Baptiste cadet et milord Bristol.--L'infanterie
     française divisée en quatorze corps.--Six grandes divisions de
     cavalerie.--Les gardes d'honneur.--Composition et force des armées
     ennemies.--Deux étrangers contre un Français.--Fausse sécurité de
     l'empereur à l'égard de l'Autriche.--Déclaration de guerre.--Le
     comte de Narbonne.


TOUTE la durée de l'armistice fut employée en négociations pour arriver
à la conclusion de la paix. L'empereur la souhaitait alors ardemment,
surtout depuis qu'il avait vu l'honneur de ses armes réparé aux journées
de Lutzen et de Bautzen. Malheureusement il la voulait à des conditions
auxquelles les ennemis ne pouvaient se déterminer à consentir, et
bientôt on verra commencer la seconde série de nos désastres, qui
rendirent la paix de plus en plus impossible. D'ailleurs, dès le
commencement des négociations relatives à l'armistice dont nous
touchions au terme, l'empereur Alexandre, malgré les trois batailles
gagnées par l'empereur Napoléon, n'avait pas voulu écouter de
propositions directes de la part de la France, mais seulement sous la
condition que l'Autriche agirait comme médiatrice. Cette défiance ne
pouvait être de nature à amener un rapprochement définitif: vainqueur,
l'empereur devait naturellement en être irrité; cependant, dans ces
graves circonstances, il était parvenu à dompter sa juste
susceptibilité, à l'égard du procédé de l'empereur de Russie envers lui.
Il en résulta du temps perdu à Dresde, comme il y en avait eu lors de la
prolongation de notre séjour à Moscou, et, dans l'une et dans l'autre de
ces circonstances, ce temps perdu pour nous profita seulement à
l'ennemi.

Tout espoir d'accommodement étant donc évanoui, le 15 d'août l'empereur
monta en voiture, nous quittâmes Dresde, et la guerre recommença.
L'armée française était encore magnifique et imposante: elle était forte
de deux cent mille hommes d'infanterie, et seulement de quarante mille
hommes de cavalerie, tant il avait été impossible de réparer
complétement les nombreuses pertes que nous avions faites en chevaux. Le
malheur voulait alors que l'Angleterre fût l'âme de la coalition de la
Russie, de la Prusse et de la Suède contre la France; ses subsides lui
avaient acquis des droits; on ne voulait rien décider sans la consulter,
et j'ai su depuis que, pendant que l'on faisait des simulacres de
négociations, le gouvernement britannique déclara à l'empereur de Russie
que, dans les circonstances où on se trouvait, les conditions de
Lunéville seraient encore trop favorables pour la France. Toutes ces
difficultés pouvaient se traduire par ces mots: «Nous voulons la
guerre!» On eut donc la guerre, ou plutôt, ce fléau continua à désoler
l'Allemagne, et bientôt menaça et envahit la France. Je dois en outre
faire observer que ce qui contribuait à rendre notre position
extrêmement critique en cas de revers, c'est que la Prusse ne nous
faisait pas seulement une guerre de soldats, mais une guerre devenue
nationale par le soulèvement de la landwer et de la landsturm, guerre
plus dangereuse mille fois que la tactique des armées les mieux
disciplinées. À tant d'embarras se joignait la crainte, qui ne tarda pas
à être justifiée, de voir l'Autriche, de médiatrice molle et nonchalante
qu'elle était, devenir ennemie déclarée.

Avant d'aller plus avant, il est à propos, ce me semble, que je revienne
sur deux ou trois circonstances que j'ai involontairement omises, et qui
se rapportent à notre séjour à Dresde, avant ce que l'on pourrait
appeler la seconde campagne de 1813. La première de ces circonstances
est l'apparition à Dresde de M. le duc d'Otrante, que Sa Majesté y avait
mandé. On ne l'avait vu que rarement aux Tuileries, depuis que M. le duc
de Rovigo l'avait remplacé au ministère de la police générale, et je me
rappelle que sa présence au quartier-général surprit bien du monde, car
on le croyait dans une disgrâce complète. Ceux qui cherchent toujours à
expliquer les causes des moindres événemens pensèrent que l'intention de
Sa Majesté était d'opposer les moyens astucieux de la police de M.
Fouché à la police, alors toute-puissante, du baron de Stein, chef avoué
des sectes occultes qui se formaient de toutes parts, et que l'on
regardait, non sans raison, connue le directeur de l'opinion populaire
en Prusse et en Allemagne, et surtout dans les nombreuses écoles, où les
étudians n'attendaient que le moment de prendre les armes. Ces
conjectures sur la présence de M. Fouché à Dresde n'étaient nullement
fondées. L'empereur, en l'appelant auprès de lui, avait un motif réel
qu'il avait toutefois déguisé sous la forme d'un prétexte apparent.
Ayant sans cesse présente à la pensée l'entreprise de Mallet, Sa Majesté
avait pensé qu'il ne serait pas prudent de laisser à Paris, en son
absence, un mécontent aussi influent que M. le duc d'Otrante, et je l'ai
entendu plusieurs fois s'exprimer sur ce sujet d'une manière qui ne me
permet pas de doute. Toutefois, pour colorer ce motif réel, l'empereur
nomma M. Fouché gouverneur des provinces illyriennes, en remplacement de
M. le comte Bertrand, appelé au commandement d'un corps d'armée, et qui
bientôt fut appelé à succéder à l'adorable général Duroc, dans les
fonctions de grand-maréchal du Palais. Quoi qu'il en soit de M. Fouché,
c'est une chose bien certaine que peu de personnes étaient aussi
convaincues de la supériorité de ses talens pour la police que Sa
Majesté elle-même; plusieurs fois, quand il s'était passé à Paris
quelque chose d'extraordinaire, et notamment quand il eut appris la
conspiration de Mallet, l'empereur, revenant le soir sur ce qui l'avait
le plus affecté dans le jour, conclut en disant: «Cela ne serait pas
arrivé si Fouché eût été ministre de la police.» Peut-être était-ce une
prévention, car certainement l'empereur n'a jamais eu de serviteur plus
fidèle et plus dévoué que M. le duc de Rovigo, quoiqu'on ait fort
plaisanté dans Paris de sa captivité de quelques heures.

Le prince Eugène étant retourné en Italie au commencement de la
campagne, pour y organiser une nouvelle armée, nous ne le vîmes point à
Dresde; le roi de Naples, arrivé dans la nuit du 13 au 14 d'août, s'y
présenta presque seul, n'ayant plus dans la grande armée que le petit
nombre de troupes napolitaines qu'il y avait laissées lors de son départ
pour Naples.

J'étais dans la chambre de l'empereur quand le roi de Naples y entra et
le vit pour la première fois. Je ne sus à quoi l'attribuer, mais je crus
remarquer que l'empereur ne faisait pas à son beau-frère un accueil
aussi amical que par le passé. Le prince Murat dit qu'il n'avait pu
demeurer plus long-temps tranquille à Naples, sachant que l'armée
française, à laquelle il n'avait jamais cessé d'appartenir, se battait,
et qu'il ne demandait qu'à combattre dans ses rangs. L'empereur l'emmena
avec lui à la parade, et lui donna le commandement de la garde
impériale: il eût été difficile de le confier à un chef plus intrépide.
Plus tard, il eut le commandement général de la cavalerie.

Pendant toute la durée de l'armistice, occupée plutôt que remplie par
les lentes et inutiles conférences du congrès de Prague, il serait
impossible de se figurer tous les travaux divers auxquels l'empereur se
livrait du matin au soir, et souvent pendant la nuit. On le voyait sans
cesse couché sur ses cartes, faisant pour ainsi dire une répétition des
batailles qu'il méditait. Cependant, souvent impatienté de la lenteur
des négociations, sur l'issue desquelles il ne paraissait plus se faire
d'illusion, il me dit, un peu avant la fin de juillet, de voir si l'on
avait préparé ce qui lui était nécessaire pour une excursion que nous
allions faire jusqu'à Mayence. Il y avait donné rendez-vous à
l'impératrice, qui devait y arriver le 25, de sorte que l'empereur
combina son départ de manière à y arriver peu de temps après elle. Au
surplus, je ne rapporte ce voyage pour ainsi dire que comme un fait,
car il ne fut signalé par aucune circonstance remarquable, si ce n'est
que ce fut pendant notre excursion à Mayence que l'empereur apprit la
mort du duc d'Abrantès, qui venait de succomber à Dijon aux violens
accès de la maladie terrible dont il était atteint. Quoique l'empereur,
sachant déjà qu'il était dans un état déplorable d'aliénation mentale,
dût s'attendre à cette perte, elle ne lui fut pas moins sensible, et il
donna de sincères regrets à son ancien aide-de-camp.

L'empereur ne resta que peu de jours avec l'impératrice, qu'il avait
revue avec une vive satisfaction. Mais les grands intérêts de sa
politique le rappelaient à Dresde; il y revint en visitant plusieurs
places situées sur la route, et le 4 d'août nous étions de retour dans
la capitale de la Saxe. Les voyageurs qui n'avaient vu cette belle ville
que dans un temps de paix auraient eu de la peine à la reconnaître;
d'immenses travaux l'avaient métamorphosée en ville de guerre; de
nombreuses batteries étaient élevées aux environs pour pouvoir dominer
la rive opposée de l'Elbe. Tout prit une attitude guerrière; et les
occupations de l'empereur devinrent multipliées et pressées au point
qu'il resta près de trois jours sans sortir de son cabinet.

Cependant, au milieu des préparatifs de guerre, tout se disposait à
célébrer, le 10 d'août, la fête de l'empereur, que l'on avait avancée de
cinq jours, parce que, ainsi que je crois l'avoir fait observer,
l'armistice expirait précisément le jour anniversaire de la
Saint-Napoléon; et l'on peut dire qu'avec son caractère belliqueux la
reprise des hostilités n'était pas pour l'empereur un bouquet de fête
qu'il fût tenté de dédaigner.

Comme à Paris, il y eut à Dresde spectacle _gratis_ la veille de la fête
de l'empereur. Les acteurs du Théâtre-Français jouèrent deux comédies le
9 à cinq heures du soir; et cette représentation fut la dernière, la
Comédie française ayant immédiatement après reçu l'ordre de retourner à
Paris. Le lendemain, le roi de Saxe, accompagné de tous les princes de
sa famille, se rendit à neuf heures du matin au palais Marcolini, pour y
présenter ses hommages à l'empereur; ensuite il y eut grand-lever comme
aux Tuileries, une revue dans laquelle l'empereur inspecta une partie de
sa garde, plusieurs régimens, et quelques troupes saxonnes qui furent
invitées à dîner par les troupes françaises. Ce jour-là, on aurait pu
sans trop d'exagération comparer la ville de Dresde à une vaste salle à
manger. En effet, pendant que Sa Majesté dînait en grand couvert au
palais du roi de Saxe, où toute la famille de ce prince se trouvait
réunie, tout le corps diplomatique était assis à la table de M. le duc
de Bassano; M. le baron Bignon, envoyé de France à Varsovie, traitait
tous les Polonais de distinction présens à Dresde; M. le comte Daru
donnait un grand dîner aux autorités françaises; le général Friant aux
généraux français et saxons; et le baron de Serra, ministre de France à
Dresde, aux chefs des colléges saxons. Enfin cette journée de dîners fut
couronnée par un souper de près de deux cents couverts, que le général
Henri Durosnel, gouverneur de Dresde, donna le soir même à la suite d'un
bal magnifique dans l'hôtel de M. de Serra.

À notre retour de Mayence à Dresde, j'avais appris que la maison du
général Durosnel était le lieu de rendez-vous de la haute société, tant
parmi les Saxons que parmi les Français. Pendant l'absence de Sa
Majesté, le général, profitant de ses loisirs, donna des fêtes, et entre
autres une aux acteurs et aux actrices de la Comédie française. Je me
rappelle même à ce sujet une anecdote comique que l'on me raconta alors.
Sans manquer aux bienséances ni à la politesse, Baptiste cadet, me
dit-on, contribua beaucoup à l'agrément de la soirée. Il s'y présenta
sous le nom de milord Bristol, diplomate anglais, se rendant au congrès
de Prague. Son déguisement était si vrai, son accent si naturel, et son
flegme si imperturbable, que plusieurs personnes de la cour de Saxe y
furent prises de la meilleure foi du monde. Cela ne m'étonna pas, et je
vis par là que le talent de Baptiste cadet pour les mystifications
n'avait rien perdu depuis le temps où il me divertissait si fort aux
déjeuners du colonel Beauharnais. Que de choses déjà depuis cette
époque!

Cependant l'empereur, voyant que rien ne pouvait plus retarder la
reprise des hostilités, avait aussitôt divisé ses deux cent mille hommes
d'infanterie en quatorze corps d'armée, dont le commandement fut donné
aux maréchaux Victor, Ney, Marmont, Augereau, Macdonald, Oudinot,
Davoust et Gouvion-Saint-Cyr[75], le prince Poniatowski, et les généraux
Reynier, Rapp, Lauriston, Vandamme et Bertrand. Les quarante mille
hommes de cavalerie formèrent six grandes divisions sous les ordres des
généraux Nansouty, Latour-Maubourg, Sébastiani, Arrighi, Milhaud et
Kellermann; et, comme je l'ai déjà dit, le roi de Naples eut le
commandement de la garde impériale. En outre on vit dans cette campagne
apparaître pour la première fois sur nos champs de bataille les gardes
d'honneur, troupe d'élite recrutée dans les familles les plus riches et
les plus considérables, et qui s'élevait à plus de dix mille hommes
séparés en deux divisions sous le simple titre de régimens, dont l'un
était commandé par le général comte de Pully, et l'autre, si je ne me
trompe, par le général Ségur. Cette jeunesse, naguère oisive, adonnée au
repos et aux plaisirs, devint en peu de temps une excellente cavalerie,
qui se signala en plusieurs occasions, et notamment à la bataille de
Dresde, dont j'aurai bientôt à parler.

On a vu précédemment quelle était la force de l'armée française. L'armée
combinée des alliés ennemis s'élevait à quatre cent vingt mille hommes
d'infanterie, et sa cavalerie n'était guère moindre de cent mille
chevaux, sans compter un corps d'armée de réserve de quatre-vingt mille
Russes prêt à sortir de la Pologne sous les ordres du général Beningsen.
Ainsi les soldats étrangers étaient contre les nôtres dans une
proportion plus grande que celle de deux contre un.

À cette époque de l'entrée en campagne, l'Autriche venait de se déclarer
contre nous. Ce coup, bien qu'attendu, frappa vivement l'empereur; il
s'en expliqua souvent devant toutes les personnes qui avaient l'honneur
de l'approcher. M. de Metternich, ai-je entendu dire, l'en avait presque
prévenu dans les dernières entrevues que ce ministre avait eues à Dresde
avec Sa Majesté; mais l'empereur avait long-temps répugné à croire que
l'empereur d'Autriche ferait cause commune avec les coalisés du nord
contre sa fille et son petit-fils. Enfin tous les doutes furent levés
par l'arrivée de M. le comte Louis de Narbonne, qui revint de Prague à
Dresde, porteur de la déclaration de guerre de l'Autriche. Chacun prévit
dès lors que la France compterait bientôt pour ennemis tous les pays que
ses troupes n'occuperaient plus. L'événement ne justifia que trop cette
prévision. Cependant tout n'était pas désespéré, et nous n'avions pas
encore été obligés de prendre la défensive.



CHAPITRE XIV.

     L'empereur marchant à la conquête de la paix.--Le lendemain du
     départ et le champ de bataille de Bautzen.--Murat à la tête de la
     garde impériale et refus des honneurs royaux.--L'empereur à
     Gorlitz.--Entrevue avec le duc de Vicence.--Le gage de paix et la
     guerre.--Blücher en Silésie.--Violation de l'armistice par
     Blücher.--Le général Jomini au quartier-général de l'empereur
     Alexandre.--Récit du duc de Vicence.--Première nouvelle de la
     présence de Moreau.--Présentation du général Jomini à
     Moreau.--Froideur mutuelle et jugement de l'empereur.--Prévision de
     Sa Majesté sur les transfuges.--Deux traîtres.--Changemens dans les
     plans de l'empereur.--Mouvemens du quartier-général.--Mission de
     Murat à Dresde.--Instructions de l'empereur au général
     Gourgaud.--Dresde menacée et consternation des habitans.--Rapport
     du général Gourgaud.--Résolution de défendre Dresde.--Le général
     Haxo envoyé auprès du général Vandamme.--Ordres
     détaillés.--L'empereur sur le pont de Dresde.--La ville rassurée
     par sa présence.--Belle attitude des cuirassiers de
     Latour-Maubourg.--Grande bataille.--L'empereur plus exposé qu'il ne
     l'avait jamais été.--L'empereur mouillé jusqu'aux os.--Difficulté
     que j'éprouve à le déshabiller.--Le seul accès de fièvre que j'aie
     vu à Sa Majesté.--Le lendemain de la victoire.--L'escorte de
     l'empereur brillante comme aux Tuileries.--Les grenadiers passant
     la nuit à nettoyer leurs armes.--Nouvelles de Paris.--Lettres qui
     me sont personnelles.--Le procès de Michel et de Reynier.--Départ
     de l'impératrice pour Cherbourg.--Attentions de l'empereur pour
     l'impératrice.--Soins pour la rendre populaire.--Les nouvelles
     substituées aux bulletins.--Lecture des journaux.


LA guerre recommença sans que les négociations fussent précisément
rompues, puisque M. le duc de Vicence était encore auprès de M. de
Metternich; aussi l'empereur, en montant à cheval, dit-il aux nombreux
généraux qui l'entouraient qu'il marchait à la conquête de la paix. Mais
quel espoir pouvait-on encore conserver après la déclaration de
l'Autriche, et surtout quand on savait que les souverains alliés avaient
sans cesse augmenté leurs prétentions à mesure que l'empereur faisait
les concessions qui lui étaient demandées? Ce fut à cinq heures de
l'après-midi que l'empereur partit de Dresde, s'avançant par la route de
Kœnigstein. Le lendemain, il passa la journée à Bautzen, où il examina
le champ de bataille théâtre de sa dernière victoire. Là, le roi de
Naples, qui n'avait pas voulu qu'on lui rendît les honneurs royaux, vint
le rejoindre à la tête de la garde impériale, dont l'aspect était aussi
imposant qu'il l'avait jamais été.

Nous arrivâmes le 18 à Gorlitz, où l'empereur trouva le duc de Vicence,
qui revenait de Bohême. Il confirma l'empereur dans la nouvelle que Sa
Majesté avait déjà reçue à Dresde de la détermination qu'avait prise
l'empereur d'Autriche de faire cause commune avec l'empereur de Russie,
le roi de Prusse et la Suède contre l'époux de sa fille, de cette
princesse qu'il avait donnée à l'empereur comme un gage de paix. Ce fut
aussi par M. le duc de Vicence que l'empereur apprit que le général
Blücher venait d'entrer en Silésie à la tête d'une armée de cent mille
hommes, et que, sans respect pour les conventions les plus sacrées, il
s'était emparé de Breslau la veille du jour fixé pour la rupture de
l'armistice; que ce même jour le général Jomini, Suisse de naissance,
mais tout à l'heure encore au service de France, et chef d'état-major du
maréchal Ney, comblé des bontés de l'empereur, venait de déserter son
poste pour se rendre au quartier-général de l'empereur Alexandre, qui
l'avait accueilli avec toutes les démonstrations d'une vive
satisfaction.

Le duc de Vicence entra dans quelques détails sur cette désertion, qui
parut affliger Sa Majesté plus que toutes les autres nouvelles. Il lui
dit, entre autres choses, que lorsque le général Jomini était arrivé en
présence d'Alexandre, il avait trouvé ce monarque entouré de chefs,
parmi lesquels on désignait le général Moreau; et ce fut alors que
l'empereur reçut la première nouvelle de la présence de Moreau au
quartier-général ennemi. M. le duc de Vicence ajouta que l'empereur
Alexandre avait présenté le général Jomini à Moreau, que celui-ci
l'avait salué froidement, et que Jomini n'avait répondu à ce salut que
par une simple inclinaison de tête, après quoi il s'était retiré sans
dire un seul mot, et que tout le reste de la soirée il était resté
triste et silencieux dans un coin du salon opposé à celui où se tenait
Moreau. Cette froideur n'avait point échappé à l'empereur Alexandre;
aussi le lendemain à son lever, interpellant l'ex-chef d'état-major du
maréchal Ney: «Général Jomini, lui dit-il, d'où vient ce qui s'est passé
hier? Il aurait dû, ce me semble, vous être agréable de rencontrer le
général Moreau?--Partout ailleurs, Sire.--Comment?--Si j'étais né
Français, comme le général, je ne serais pas aujourd'hui dans le camp
de Votre Majesté.» M. le duc de Vicence ayant ainsi terminé son rapport
à l'empereur, Sa Majesté dit avec un sourire amer: «Je suis sûr que ce
misérable Jomini croit avoir fait une belle action! Ah! Caulaincourt, ce
sont les transfuges qui me perdront!» Peut-être Moreau, en accueillant
lui-même le général Jomini avec froideur, avait-il pensé que s'il eût
servi encore dans l'armée française, il n'aurait pas trahi les armes à
la main; et, après tout, ce n'est point une chose hors de nature que de
voir deux traîtres rougir l'un de l'autre, se faire en même temps
illusion sur leur propre trahison, et sans penser que le sentiment
qu'ils éprouvent est en même temps celui qu'ils inspirent.

Quoi qu'il en soit, les nouvelles que M. de Caulaincourt donna à
l'empereur lui firent faire quelques changemens dans la disposition de
ses plans de campagne. Sa Majesté renonça effectivement à se porter de
sa personne sur Berlin, ainsi qu'elle avait témoigné l'intention de le
faire. L'empereur, reconnaissant la nécessité de savoir avant tout à
quoi s'en tenir sur la marche de la grande armée autrichienne, commandée
par le prince de Schwartzenberg, pénétra en Bohême; mais, apprenant par
les coureurs de l'armée et par les espions que quatre-vingt mille Russes
étaient restés du côté opposé, avec un corps considérable de l'armée
autrichienne, il revint sur ses pas après quelques engagemens où sa
présence décida de la victoire, et le 24 nous nous trouvâmes de nouveau
à Bautzen. Sa Majesté envoya de cette résidence le roi de Naples à
Dresde pour rassurer le roi de Saxe et les habitans de Dresde, qui
savaient l'ennemi aux portes de leur ville. L'empereur leur faisait
donner l'assurance que les forces ennemies n'y entreraient pas,
puisqu'il était revenu pour en défendre les approches, les engageant
toutefois à ne pas se laisser intimider par un coup de main que
pourraient tenter quelques détachemens isolés. Murat arriva à propos,
car nous apprîmes plus tard qu'alors la consternation était générale
dans la ville; mais tel était le prestige attaché aux promesses de
l'empereur, que chacun reprit courage en apprenant sa présence.

Tandis que le roi de Naples remplissait cette mission, le colonel
Gourgaud fut appelé pendant la matinée dans la tente de l'empereur, où
je me trouvais alors. «Je serai demain sur la route de Pirna, lui dit Sa
Majesté; mais je m'arrêterai à Stolpen. Vous, courez à Dresde; allez
ventre à terre; soyez-y cette nuit. Voyez, en arrivant, le roi de
Naples, Durosnel, le duc de Bassano, le maréchal Gouvion: rassurez-les
tous. Voyez aussi le ministre saxon de Gersdorf; dites-lui que vous ne
pouvez pas voir le roi, parce que vous partez tout de suite, mais que je
puis demain faire entrer quarante mille hommes dans Dresde, et que je
suis en mesure d'arriver avec toute l'armée. Au jour, vous irez chez le
commandant du génie; vous visiterez les redoutes et l'enceinte de la
ville; et quand vous aurez bien vu, vous reviendrez au plus vite me
retrouver à Stolpen. Rapportez-moi le véritable état des choses, ainsi
que l'opinion du maréchal Saint-Cyr et du duc de Bassano: allez.» Le
colonel partit sur-le-champ au grand galop, n'ayant encore rien pris de
la journée.

Le lendemain, à onze heures du soir, le colonel Gourgaud était de retour
auprès de l'empereur, après avoir rempli toutes les conditions de sa
mission. Cependant l'armée des alliés était descendue dans la plaine de
Dresde, et déjà quelques attaques avaient été dirigées sur les postes
avancés. Il résulta des renseignement donnés par le colonel qu'à
l'arrivée du roi de Naples, la ville, dans la plus grande consternation,
n'avait d'espoir que dans l'empereur. Déjà, en effet, des hordes de
cosaques étaient en vue des faubourgs qu'ils menaçaient, et leur
apparition avait contraint les habitans de ces faubourgs à chercher un
refuge dans l'intérieur de la ville. En sortant, disait le colonel
Gourgaud, j'ai vu un village en flammes à une demi-lieue des grands
jardins, et le maréchal Gouvion-Saint-Cyr se disposait à évacuer cette
position.--Mais enfin, dit vivement l'empereur, quel est l'avis du duc
de Bassano?--Sire, M. le duc de Bassano ne pense pas qu'on puisse tenir
encore vingt-quatre heures.--Et vous?--Moi, Sire?... Je pense que Dresde
sera pris demain, si Votre Majesté n'est pas là.--Puis-je compter sur ce
que vous me dites?--Sire, j'en réponds sur ma tête.»

Alors Sa Majesté fait venir le général Haxo, et lui dit, le doigt sur la
carte: «Vandamme s'avance par Pirna au delà de l'Elbe. L'empressement de
l'ennemi à s'enfoncer jusqu'à Dresde a été extrême; Vandamme va se
trouver sur ses derrières. J'avais le projet de soutenir son mouvement
avec toute l'armée; mais le sort de Dresde m'inquiète, et je ne veux pas
sacrifier cette ville. Je puis m'y rendre en quelques heures, et je vais
le faire, quoiqu'il m'en coûte beaucoup d'abandonner un plan qui, bien
exécuté, pouvait me fournir les moyens d'en finir tout d'un coup avec
les alliés. Heureusement Vandamme est encore en forces suffisantes pour
suppléer au mouvement général par des attaques partielles, et qui
tourmenteront l'ennemi. Dites-lui donc qu'il se porte de Pirna sur
Ghiesubel, qu'il gagne les défilés de Peterswalde, et que, retranché
dans ce poste inexpugnable, il attende le résultat de ce qui va se
passer sous les murs de Dresde. _C'est à lui que je réserve le soin de
ramasser l'épée des vaincus_. Mais il faut du sang-froid, et ne pas
s'occuper de la cohue que feront les fuyards. Expliquez bien au général
Vandamme ce que j'attends de lui. Jamais il n'aura une occasion plus
belle de gagner le bâton de maréchal.»

Le général Haxo partit à l'instant même; l'empereur fit rentrer le
colonel Gourgaud et lui dit de prendre un cheval frais et de retourner à
Dresde plus vite qu'il n'en était venu, afin d'annoncer son arrivée: «La
vieille garde me précédera, dit Sa Majesté, j'espère qu'ils n'auront pas
peur quand ils la verront.»

Le 26 au matin, l'empereur était sur le pont de Dresde, à cheval, et
commençait, au milieu des cris de joie de la jeune et de la vieille
garde, les dispositions de cette bataille terrible qui dura trois jours.

Il était dix heures du matin quand les habitans de Dresde, réduits au
désespoir et parlant hautement de capituler, virent arriver Sa Majesté.
La scène changea tout à coup; au plus complet découragement succéda la
confiance la plus forte, surtout lorsque les fiers cuirassiers de
Latour-Maubourg défilèrent sur le pont, la tête haute et les yeux fixés
sur les collines avoisinantes, que les lignes ennemies couronnaient.
L'empereur descendit aussitôt au palais du roi, qui se préparait à
chercher un asile dans la ville neuve. L'arrivée du grand homme changea
ses dispositions. Cette entrevue fut extrêmement touchante.

Je ne prétends pas entrer dans les détails de ces journées mémorables,
où l'empereur se couvrit de gloire et fut exposé à plus de dangers que
jamais il n'en avait couru. Pages, écuyers, aides de camp, tombaient
morts autour de lui, les balles perçaient le ventre de ses chevaux, mais
rien ne pouvait l'atteindre; les soldats le voyaient et redoublaient
d'ardeur en redoublant de confiance et d'admiration. Je dirai seulement
que le premier jour l'empereur ne rentra au château qu'à minuit, et
passa toutes les heures jusqu'au jour à dicter des ordres en se
promenant à grands pas; qu'à la pointe du jour il remonta à cheval par
le temps le plus affreux, avec une pluie qui dura toute la journée. Le
soir l'ennemi était en pleine déroute: alors l'empereur reprit le chemin
du palais dans un état épouvantable. Depuis six heures du matin qu'il
était à cheval, la pluie n'avait pas cessé un seul instant; aussi
était-il si mouillé que l'on pourrait dire sans figure que ses bottes
prenaient l'eau par le collet de son habit: elles en étaient entièrement
remplies. Son chapeau de castor très-fin était tellement déformé qu'il
lui tombait sur les épaules; son ceinturon de buffle était entièrement
imprégné d'eau; enfin, un homme que l'on vient de retirer de la rivière
n'est pas plus mouillé que l'était l'empereur. Le roi de Saxe, qui
l'attendait, le revit dans cet état et l'embrassa comme un fils chéri
qui vient d'échapper à un grand danger; cet excellent prince avait les
larmes aux yeux en pressant contre son cœur le sauveur de sa capitale.
Après quelques mots rassurans et pleins de tendresse de la part de
l'empereur, Sa Majesté entra dans son appartement, laissant partout des
traces de l'eau qui dégouttait de toutes les parties de ses vêtemens.
J'eus beaucoup de peine à le déshabiller. Sachant que l'empereur aimait
à se mettre dans le bain après une journée fatigante, j'en avais fait
préparer un; mais éprouvant une fatigue extraordinaire, à laquelle se
joignait un mouvement de frisson très-caractérisé, Sa Majesté préféra se
mettre dans son lit, que je bassinai en toute hâte. À peine l'empereur
fut-il couché qu'il fit appeler M. le baron Fain, l'un de ses
secrétaires, pour lui faire lire sa correspondance arriérée, qui était
très-volumineuse. Ce fut après seulement qu'il prit son bain; il n'y
était que depuis quelques minutes, quand il se trouva saisi d'un malaise
extraordinaire bientôt suivi de vomissemens, ce qui l'obligea à se
remettre au lit. Alors Sa Majesté me dit: «Mon cher Constant, un peu de
repos m'est indispensable, voyez à ce qu'on ne me réveille que pour des
choses de la plus grande importance; dites-le à Fain.» J'obéis aux
ordres de l'empereur, après quoi je me tins dans le salon qui précédait
sa chambre à coucher, veillant avec la sévérité d'un factionnaire à ce
que personne ne le réveillât ou approchât même de son appartement. Le
lendemain matin l'empereur sonna d'assez bonne heure, et j'entrai
immédiatement dans sa chambre, inquiet de savoir comment il aurait passé
la nuit. Je trouvai l'empereur presque entièrement remis et fort gai; il
me dit cependant qu'il avait eu un mouvement de fièvre assez fort, et je
dois dire que ce fut à ma connaissance la seule fois que l'empereur ait
eu la fièvre, car, pendant tout le temps que j'ai été auprès de lui, je
ne l'ai jamais vu assez malade pour garder le lit seulement pendant
vingt-quatre heures. Il se leva à son heure ordinaire. Quand il
descendit, l'empereur éprouva une vive satisfaction, causée par la bonne
tenue du bataillon de service. Ces braves grenadiers, qui la veille lui
avaient servi d'escorte, étaient rentrés à Dresde avec lui dans l'état
le plus pitoyable: dès le matin nous les vîmes rangés dans la cour du
palais, en tenue magnifique, et portant leurs armes brillantes comme en
un jour de parade sur la place du Carrousel. Ces braves avaient passé la
nuit à se nettoyer et à se sécher autour de grands feux qu'ils avaient
allumés à cet effet, ayant ainsi préféré au sommeil et au repos dont ils
devaient pourtant avoir grand besoin, la satisfaction de se présenter en
bonne tenue aux regards de leur empereur. Un mot d'approbation les
payait de leurs fatigues, et l'on peut dire que jamais chef militaire
n'a été autant aimé du soldat que l'était Sa Majesté.

Le dernier courrier arrivé de Paris à Dresde, et dont les dépêches
furent lues, comme je l'ai dit, à l'empereur, était porteur de plusieurs
lettres pour moi, tant de ma famille que de deux ou trois de mes amis;
et tous ceux qui, dans quelque grade ou dans quelque emploi que ce soit,
ont suivi Sa Majesté dans ses campagnes, savent combien étaient
précieuses les nouvelles que l'on recevait des siens. On m'y parlait, je
me rappelle, d'un procès fameux, débattu alors devant la cour d'assises
entre le banquier Michel et Reynier. Cette affaire scandaleuse faisait
tant de bruit dans la capitale, qu'elle partageait presque avec les
nouvelles de l'armée l'intérêt et l'attention du public. On me parlait
aussi du voyage que l'impératrice était sur le point de faire à
Cherbourg, pour assister à la rupture des digues et à l'envahissement du
port par les eaux de la mer. Ce voyage, comme on peut bien le penser,
avait été conseillé par l'empereur, qui cherchait toutes les occasions
de mettre l'impératrice en évidence et de lui faire faire des actes de
souveraineté comme régente de l'empire. Elle convoquait et présidait le
conseil des ministres, et j'ai vu plus d'une fois l'empereur se
féliciter, depuis la déclaration de guerre de l'Autriche, de ce que SA
LOUISE, comme il l'appelait, était tout entière aux intérêts de la
France, et n'avait plus d'Autrichien que sa naissance; aussi lui
laissait-il la satisfaction de faire publier elle-même et en son nom
toutes les nouvelles officielles de l'armée; on ne rédigeait plus de
bulletins; les nouvelles lui étaient transmises toutes rédigées; et nul
doute que ce ne fût de la part de Sa Majesté une attention pour rendre
l'impératrice régente plus populaire, en la prenant pour l'intermédiaire
des communications du gouvernement au public. Au surplus, il est de
toute vérité que nous, qui étions sur les lieux, si nous étions
immédiatement instruits du gain d'une bataille ou d'un échec malheureux,
nous ne connaissions bien souvent l'ensemble des opérations des
différens corps manœuvrant sur une ligne immense que par les journaux de
Paris; on peut donc se figurer combien nous étions tous avides de les
lire.



CHAPITRE XV.

     Prodiges de valeur du roi de Naples.--Sa beauté sur un champ de
     bataille.--Effet produit par sa présence.--Son portrait.--Le cheval
     du roi de Naples.--Éloges donnés au roi de Naples par
     l'empereur.--Prudence progressive de quelques généraux.--L'empereur
     sur le champ de bataille de Dresde.--Humanité envers les blessés et
     secours aux pauvres paysans.--Personnage important blessé à
     l'état-major ennemi.--Détails donnés à l'empereur par un
     paysan.--Le prince de Schwartzenberg cru mort.--Paroles de Sa
     Majesté.--Fatalisme et souvenir du bal de Paris.--L'empereur
     détrompé.--Inscription sur le collier d'un chien envoyé au prince
     de Neufchâtel.--_J'appartiens au général Moreau_.--Mort de
     Moreau.--Détails sur ses derniers momens donnés par son valet de
     chambre.--Le boulet rendu.--Résolution reprise de marcher sur
     Berlin.--Fatale nouvelle et catastrophe du général Vandamme.--Beau
     mot de l'empereur.--Résignation pénible de Sa Majesté.--Départ
     définitif de Dresde.--Le maréchal Saint-Cyr.--Le roi de Saxe et sa
     famille accompagnant l'empereur.--Exhortation aux troupes
     saxonnes.--Enthousiasme et trahison.--Le château de Düben.--Projets
     de l'empereur connus de l'armée.--Les temps bien
     changés.--Mécontentement des généraux hautement exprimé.--Défection
     des Bavarois et surcroît de découragement.--Tristesse du séjour de
     Düben.--Deux jours de solitude et d'indécision.--Oisiveté apathique
     de l'empereur.--L'empereur cédant aux généraux.--Départ pour
     Leipzig.--Joie générale dans l'état-major.--Le maréchal Augereau
     seul de l'avis de l'empereur.--Espérances de l'empereur
     déçues.--Résolution des alliés de ne combattre qu'où n'est pas
     l'empereur.--Court séjour à Leipzig.--Proclamations du prince royal
     de Suède aux Saxons.--M. Moldrecht et clémence de l'empereur.--M.
     Leborgne d'Ideville.--Leipzig centre de la guerre.--Trois ennemis
     contre un Français.--Deux cent mille coups de canon en cinq
     jours.--Munitions épuisées.--La retraite ordonnée.--L'empereur et
     le prince Poniatowski.--Indignation du roi de Saxe contre ses
     troupes et consolations données par l'empereur.--Danger imminent de
     Sa Majesté.--Derniers et touchans adieux des deux souverains.


PENDANT la seconde journée de la bataille de Dresde, celle à la suite de
laquelle l'empereur éprouva l'accès de fièvre dont j'ai parlé dans le
chapitre précédent, le roi de Naples, ou plutôt le maréchal Murat avait
fait des prodiges de valeur. On a beaucoup parlé de ce prince vraiment
extraordinaire; mais ceux-là seulement qui l'ont vu personnellement
peuvent s'en faire une idée exacte, encore ne le connaissent-ils
qu'imparfaitement s'ils ne l'ont pas vu sur un champ de bataille. Il
était là comme ces grands acteurs qui produisent une illusion complète
au milieu des prestiges de la scène, et chez lesquels on ne retrouve pas
le héros quand on les rencontre dans la vie privée. Lorsqu'à Paris
j'assistais à une représentation de _la Mort d'Hector_ de Luce de
Lancival, je n'entendais jamais réciter les vers où l'auteur peint
l'effet produit sur l'armée troyenne par l'apparition d'Achille sans
penser au prince Murat, et l'on peut dire sans exagération que sa
présence produisait le même effet, aussitôt qu'il se montrait au devant
des lignes autrichiennes. Étant naturellement d'une taille presque
gigantesque, qui aurait suffi pour le faire remarquer, il cherchait en
outre tous les moyens possibles d'attirer sur lui les regards, comme
s'il eût voulu éblouir ceux qui auraient eu l'intention de le frapper.
Sa figure régulière et fortement caractérisée, ses beaux yeux bleus
roulant dans leur orbite, d'énormes favoris, et ses cheveux noirs
retombant en longues boucles sur le collet d'un _kurtka_ à manches
étroites, étonnaient d'abord; ajoutez à cela le costume le plus riche et
le plus élégant que jamais on se soit avisé de porter même au théâtre:
un habit polonais, brodé de la manière la plus brillante, et serré d'une
ceinture dorée à laquelle pendait le fourreau d'un sabre léger, à lame
droite et pointue seulement, sans tranchant et sans garde; un pantalon
large, amaranthe, brodé en or sur les coutures, et des bottines de
nankin; un grand chapeau brodé en or, à franges de plumes blanches, et
surmonté de quatre grandes plumes d'autruche, au milieu desquelles
s'élevait une magnifique aigrette de héron. Enfin, le cheval du roi,
toujours choisi parmi les plus forts et les plus grands que l'on pût
trouver, était couvert d'une housse traînante bleu de ciel,
magnifiquement brodée, et maintenue par une selle de forme hongroise ou
turque, d'un travail précieux, et qu'accompagnaient une bride et des
étriers dont la richesse ne le cédait en rien au reste de l'équipement.
Toutes ces choses réunies faisaient du roi de Naples un être à part,
objet de terreur et d'admiration. Mais ce qui, pour ainsi dire,
l'_idéalisait_, c'était une bravoure vraiment chevaleresque et souvent
poussée jusqu'à la témérité, comme si le danger n'eût pas dû exister
pour lui. Au surplus, cette témérité était loin de déplaire à
l'empereur; sans peut-être en approuver toujours l'emploi, Sa Majesté
négligeait rarement d'en faire l'éloge, lorsque surtout elle croyait
nécessaire de l'opposer à la prudence progressive de quelques-uns de
ses anciens compagnons d'armes.

Dans la journée du 28, l'empereur visita le champ de bataille, qui
présentait le spectacle le plus affreux; il donna des ordres pour qu'on
adoucît autant qu'il serait possible les souffrances des blessés, et
celles des habitans, des paysans dont on avait ravagé, pillé, brûlé les
champs et les maisons, puis il se porta sur des hauteurs d'où ses
regards pouvaient suivre la marche de retraite de l'ennemi. Presque tout
le service l'avait suivi dans cette excursion. On lui amena un paysan de
Nothlitz, petit village où l'empereur Alexandre et le roi de Prusse
avaient eu leur quartier-général les deux jours précédens. Ce paysan,
interrogé par le duc de Vicence, dit qu'il avait vu amener à Nothlitz un
grand personnage blessé la veille au milieu de l'état-major des alliés;
il était à cheval à côté de l'empereur de Russie au moment où il avait
reçu le coup, et l'empereur de Russie paraissait prendre à son sort le
plus vif intérêt. On l'avait porté au quartier-général de Nothlitz, sur
des piques de cosaques mises en travers; on n'avait trouvé pour le
couvrir qu'un manteau traversé par la pluie. Arrivé à Nothlitz, le
chirurgien de l'empereur Alexandre était venu lui faire l'amputation, et
l'avait fait transporter sur une chaise longue à Dippodiswalde, escorté
par plusieurs détachemens autrichiens, prussiens et russes.

En apprenant ces détails, l'empereur se persuada qu'il s'agissait du
prince de Schwartzenberg: «C'était un brave homme, dit-il, et je le
regrette...» Puis après une pause silencieuse: «C'est donc lui, reprit
Sa Majesté, qui purge la fatalité! J'ai toujours eu sur le cœur
l'événement du bal, comme un présage sinistre.... Il est bien évident,
maintenant, que c'est à lui que le présage s'adressait.»

Cependant, tandis que l'empereur se livrait de la sorte à ses
conjectures, et rappelait ses anciens pressentimens, on interrogea des
prisonniers qui furent amenés devant Sa Majesté, et elle apprit par
leurs rapports que le prince de Schwartzenberg n'avait point été blessé,
qu'il se portait bien, et que c'était lui qui dirigeait la retraite de
la grande armée autrichienne. Quel était donc le personnage important
frappé par un boulet français? Les conjectures recommençaient sur ce
point, quand le prince de Neufchâtel reçut de la part du roi de Saxe un
collier détaché du cou d'un chien égaré, que l'on avait trouvé à
Nothlitz; sur le collier étaient écrits ces mots: _J'appartiens au
général Moreau_. Ce n'était encore qu'un indice, mais bientôt arrivèrent
de nombreux renseignemens qui tous confirmèrent les soupçons qu'il
avait fait naître.

Ainsi, Moreau reçut la mort la première fois qu'il porta les armes
contre sa patrie, lui qui avait si souvent affronté impunément les
boulets ennemis. L'histoire l'a jugé sans retour; cependant, malgré
l'inimitié qui les divisait depuis long-temps, je puis assurer que
l'empereur n'apprit pas sans émotion la mort du général Moreau, tout
indigné qu'il était de penser qu'un général français aussi célèbre eût
pu s'armer contre la France et arborer la cocarde russe.

Cette mort inopinée produisit beaucoup d'effet dans les deux camps. Nos
soldats y voyaient une juste punition du ciel, et un présage favorable à
l'empereur. Quoi qu'il en soit, voici quelques détails qui vinrent peu
de temps après à ma connaissance, tels qu'ils ont été racontés par le
valet de chambre du général Moreau.

Les trois souverains de Russie, d'Autriche et de Prusse avaient assisté
le 27 à la bataille sur la hauteur de Nothlitz, d'où ils s'étaient
retirés aussitôt qu'ils eurent vus que la bataille était perdue pour
eux. Ce même jour, le général Moreau a été blessé par un boulet de
canon, auprès des retranchemens établis devant Dresde. Vers quatre
heures de l'après-midi, on le transporta à Nothlitz, dans la maison de
campagne d'un négociant nommé Salir, chez lequel les empereurs de Russie
et d'Autriche avaient établi leur quartier-général. On fit au général
l'amputation des deux jambes au-dessous du genou. Après l'amputation, il
demanda quelque chose à manger et une tasse de thé: on lui présenta
trois œufs sur le plat et du thé, mais il ne prit que le thé. Vers sept
heures, on le plaça sur un brancard, et on le transporta le soir même à
Passendorf. Des soldats russes le portaient. Il passa la nuit dans la
maison de campagne de M. Tritschier, grand-maître des forêts. Là, il ne
prit qu'une nouvelle tasse de thé, et se plaignait beaucoup des
souffrances qu'il éprouvait. Le lendemain, 28 août, à quatre heures du
matin, il fut transporté, toujours par des soldats russes, de Passendorf
à Dippodiswalde, où il prit un peu de pain blanc et un verre de limonade
chez un boulanger nommé Watz. Une heure après, on le conduisit plus près
des frontières de la Bohême. Des soldats russes le portaient dans une
caisse de carrosse séparée du train. Dans ce trajet, il ne cessait de
pousser des cris que lui arrachait la vivacité de ses douleurs.

Tels sont les détails que j'appris alors sur la catastrophe de Moreau,
et l'on sait assez que ce général ne survécut pas long-temps à sa
blessure. Le boulet qui lui avait brisé les deux jambes emporta un bras
au prince Ipsilanti, alors aide-de-camp de l'empereur Alexandre; de
sorte que, si le mal que l'on fait pouvait réparer le mal que l'on
éprouve, on pourrait dire que le coup de canon qui nous enleva le
général Kirschner et le maréchal Duroc fut ce jour-là renvoyé à
l'ennemi; mais, hélas! ce sont de tristes consolations que celles que
l'on tire des représailles.

On a vu par ce qui précède, et surtout par le gain qui paraissait
décisif de la bataille de Dresde, que depuis la reprise des hostilités,
partout où nos troupes avaient été soutenues par la présence
toute-puissante de l'empereur, elles n'avaient remporté que des
avantages; mais, malheureusement, il n'en fut pas de même sur quelques
points éloignés de la ligne d'opérations. Cependant, voyant les alliés
en déroute devant l'armée qu'elle commandait en personne, sûre,
d'ailleurs, que le général Vandamme aurait conservé la position qu'elle
lui avait fait indiquer par le général Haxo, Sa Majesté revint à sa
première idée de marcher sur Berlin; déjà même elle ordonnait des
dispositions en conséquence, quand la fatale nouvelle arriva que
Vandamme, victime de sa témérité, avait disparu du champ de bataille, et
que ses dix mille hommes, enveloppés de toutes parts et accablés par le
nombre, avaient été taillés en pièces. On crut Vandamme mort, et ce ne
fut que par des nouvelles postérieures que l'on sut qu'il avait été fait
prisonnier avec une partie de ses troupes. On apprit aussi que Vandamme,
emporté par son intrépidité naturelle, n'ayant pu résister au désir
d'attaquer un ennemi qu'il voyait à sa portée, avait quitté ses défilés
pour combattre. Il avait vaincu d'abord, mais quand, après la victoire,
il avait voulu reprendre sa position, il la trouva occupée par les
Prussiens, qui s'en étaient emparés. Alors il se livra tout entier au
désespoir, mais ce fut inutilement, et le général Kleist, fier de ce
beau trophée, le conduisait en triomphe à Prague. Ce fut en parlant de
l'audacieuse tentative de Vandamme que l'empereur se servit de cette
expression, que l'on a si justement admirée: «À un ennemi qui fuit, il
faut faire un pont d'or, ou opposer un mur d'acier.»

L'empereur entendit avec son calme accoutumé le détail des pertes qu'il
venait d'éprouver. Cependant ses paroles exprimèrent à plusieurs
reprises l'étonnement que lui causait la déplorable témérité de
Vandamme; il ne pouvait revenir de ce que ce général expérimenté s'était
laissé entraîner hors de sa position. Mais le mal était fait, et, en
pareil cas, l'empereur ne se perdait jamais en vaines récriminations.
«Allons, dit-il en s'adressant à M. le duc de Bassano, vous venez
d'entendre... Voilà la guerre! bien haut le matin et bien bas le soir.»

Après divers ordres donnés à l'armée et à ses chefs, l'empereur quitta
Dresde le 3 de septembre au soir, pour essayer de regagner ce qu'avait
perdu l'audacieuse imprudence du général Vandamme. Mais cet échec, le
premier que nous eussions éprouvé depuis la reprise des hostilités,
devint comme le signal de la longue série de revers qui nous attendait.
On aurait dit que la victoire, faisant en notre faveur un dernier effort
à Dresde, s'était enfin lassée; le reste de la campagne ne fut qu'une
suite de désastres, aggravés par des trahisons de tous genres, et qui se
terminèrent par l'horrible catastrophe de Leipzig. Déjà, avant de
quitter Dresde, on avait appris la désertion à l'ennemi d'un régiment
westphalien, avec armes et bagages.

L'empereur laissa dans Dresde le maréchal Saint-Cyr avec trente mille
hommes, et l'ordre d'y tenir jusqu'à la dernière extrémité; l'empereur
voulait conserver cette capitale à tout prix. Le mois de septembre se
passa en marches et en contre-marches autour de cette ville, sans
événemens d'une importance décisive: hélas! l'empereur ne devait plus
revoir la garnison de Dresde. Les circonstances, devenues plus
difficiles, commandaient impérieusement à Sa Majesté d'opposer un
prompt obstacle aux progrès des alliés. Le roi de Saxe, rare modèle de
fidélité parmi les rois, voulut accompagner l'empereur; il monta en
voiture avec la reine et la princesse Augusta, sous l'escorte du grand
quartier-général. Deux jours après son départ, eut lieu à Eilenbourg,
sur les bords de la Mulda, la jonction des troupes saxonnes avec l'armée
française. L'empereur exhorta ces alliés, qu'il devait croire fidèles, à
soutenir l'indépendance de leur patrie. Il leur montra la Prusse
menaçant la Saxe et convoitant ses plus belles provinces; leur rappela
les proclamations de leur souverain, son digne et fidèle allié; puis,
enfin, leur parlant au nom de l'honneur militaire, il les somma en
terminant de le prendre toujours pour guide et de se montrer les dignes
émules des soldats de la grande armée, avec lesquels ils faisaient cause
commune et auprès desquels ils allaient combattre. Les paroles de
l'empereur furent traduites et répétées aux Saxons par M. le duc de
Vicence. Ce langage, dans la bouche de celui qu'ils regardaient comme
l'ami de leur souverain, comme le sauveur de leur capitale, parut
produire sur eux une profonde impression. On se mit donc en marche avec
confiance, loin de prévoir la défection prochaine de ces mêmes hommes,
qui tant de fois avaient salué l'empereur de leurs cris d'enthousiasme
en jurant de combattre jusqu'à la mort plutôt que de l'abandonner
jamais.

Le projet de Sa Majesté était alors de tomber sur Blücher et sur le
prince royal de Suède, dont l'armée française n'était séparée que par
une rivière. Nous quittâmes donc Eilenbourg, l'empereur laissant dans
cette résidence le roi de Saxe et sa famille, M. le duc de Bassano, le
grand parc d'artillerie, tous les équipages, et nous nous dirigeâmes sur
Düben. Blücher et Bernadotte s'étaient retirés laissant Berlin à
découvert. Alors les plans de l'empereur furent connus: on sut que
c'était sur Berlin et non sur Leipzig qu'il se dirigeait, et que Düben
n'était qu'un lieu de jonction, d'où les divers corps qui s'y trouvaient
réunis devaient marcher ensemble sur la capitale de la Prusse, dont
l'empereur s'était déjà emparé deux fois.

Le temps était malheureusement passé où la seule indication des
intentions de l'empereur était regardée comme un signal de victoire; les
chefs de l'armée, jusqu'alors soumis, commençaient à réfléchir et se
permettaient même de désapprouver des projets dont l'exécution les
effrayait. Quand on connut dans l'armée l'intention de l'empereur, de
marcher sur Berlin, ce fut le signal d'un mécontentement presque
général; les généraux qui avaient échappé aux désastres de Moscou et
aux dangers de la double campagne d'Allemagne étaient fatigués, et
peut-être pressés de jouir de leur fortune et de goûter enfin du repos
dans le sein de leur famille. Quelques-uns allaient jusqu'à accuser
l'empereur de vouloir traîner la guerre en longueur: «N'en a-t-on pas
assez tué? disaient-ils, faut-il donc que nous y restions tous?» Et ces
plaintes ne se bornaient pas à des confidences secrètes, on les
proférait publiquement, souvent même assez haut pour qu'elles vinssent
jusqu'aux oreilles de l'empereur; mais, en pareil cas, Sa Majesté savait
ne pas entendre.

Ce fut au milieu de cette disposition douteuse d'un nombre considérable
des chefs de l'armée que l'on apprit la défection de la Bavière. Cette
défection ajouta une nouvelle force aux inquiétudes et aux
mécontentemens nés de la résolution de l'empereur; on vit alors ce que
l'on n'avait pas encore vu, son état major en corps se réunir, le
supplier d'abandonner ses plans sur Berlin et de marcher sur Leipzig. Je
vis combien l'âme de l'empereur souffrit de la nécessité d'écouter de
pareilles remontrances.

Malgré les formes respectueuses dont elles étaient enveloppées, deux
jours entiers Sa Majesté resta indécise; et que ces quarante-huit
heures furent longues! Jamais bivouac ni cabane abandonnée ne fut plus
triste que le triste château de Düben. Dans cette lamentable résidence,
je vis pour la première fois l'empereur complétement désœuvré;
l'indécision à laquelle il était en proie le tenait tellement absorbé,
qu'il aurait été impossible de le reconnaître. Qui le croirait? à cette
activité qui le poussait, qui, pour ainsi dire, le dévorait sans cesse,
avait succédé une nonchalance apparente, dont on ne peut se faire une
idée. Je le vis, pendant presque toute une journée, couché sur un
canapé, ayant devant lui une table couverte de cartes et de papiers
qu'il ne regardait pas, sans autre occupation pendant des heures
entières que de tracer lentement de grosses lettres sur des feuilles de
papier blanc. C'est qu'alors sa pensée flottait entre sa propre volonté
et les supplications de ses généraux. Après deux jours de la plus
douloureuse anxiété, il céda, et dès lors tout fut perdu. Plût à Dieu
qu'il n'eût point écouté leurs plaintes, et que cette fois encore il eût
obéi au pressentiment qui le dominait! et combien de fois répéta-t-il
avec douleur, en pensant à la concession qu'il fit alors: «J'aurais
évité bien des désastres en suivant toujours ma première impulsion. Je
n'ai failli qu'en cédant à celles d'autrui.»

L'ordre du départ fut donné. Alors, comme si l'armée eût été plus fière
d'avoir triomphé de la volonté de son empereur que de battre l'ennemi
sous l'empire de ses hautes prévisions, on se livra aux accès d'une joie
presque immodérée. Tous les visages étaient rayonnans: «Nous allons,
répétait-on de toutes parts, nous allons revoir la France, embrasser nos
enfans, nos parens, nos amis!» L'empereur, et seul avec lui le maréchal
Augereau, ne partageait pas l'allégresse générale. M. le duc de
Castiglione venait d'arriver au quartier-général, après avoir vengé en
partie sur l'armée de Bohême la défaite de Vandamme; il était frappé
comme l'empereur de noirs pressentimens sur les suites de ce mouvement
rétrograde, il savait que les défections allaient échelonner sur la
route des ennemis, d'autant plus dangereux que la veille encore ils
étaient nos alliés et connaissaient nos positions. Quant à Sa Majesté,
elle céda avec la conviction du mal qui en résulterait, et je l'entendis
terminer un entretien de plus d'une heure qu'elle venait d'avoir avec le
maréchal par ces mots, qu'elle prononça comme une sentence de malheur:
«ILS L'ONT VOULU!...»

L'empereur, en se dirigeant sur Düben, était à la tête d'une force que
l'on pouvait évaluer à cent vingt-cinq mille hommes; il avait pris
cette direction dans l'espoir de trouver encore Blücher sur la Mulda;
mais le général prussien avait repassé cette rivière, ce qui contribua
beaucoup à accréditer un bruit qui s'était répandu depuis quelque temps:
on disait que dans un conseil des souverains alliés, tenu précédemment à
Prague, et auquel avaient assisté Moreau et le prince royal de Suède, il
avait été convenu que l'on éviterait autant que possible l'engagement
d'une bataille, partout où l'empereur commanderait son armée en
personne, et que les opérations seraient seulement dirigées contre les
corps commandés par ses lieutenans. Il était impossible, sans doute, de
rendre un hommage plus éclatant à la supériorité du génie de l'empereur;
mais c'était en même temps l'enchaîner dans sa gloire, et paralyser son
action ordinairement toute-puissance.

Quoi qu'il en soit, le mauvais génie de la France l'ayant emporté sur le
bon génie de l'empereur, nous prîmes la route de Leipzig, et nous y
arrivâmes le 15 d'octobre de grand matin. En ce moment le roi de Naples
était aux prises avec le prince de Schwartzenberg, et Sa Majesté ayant
entendu le bruit du canon, ne fit que traverser la ville et alla visiter
la plaine où l'action paraissait vivement engagée. À son retour, il
reçut la famille royale de Saxe, qui était venue le rejoindre.

Pendant son court séjour à Leipzig, l'empereur fit un acte de clémence
que l'on jugera sans doute bien méritoire, si l'on veut se reporter à la
gravité des circonstances où nous nous trouvions. Un négociant de cette
ville, nommé Moldrecht, fut accusé et convaincu d'avoir distribué parmi
les habitans, et jusque dans l'armée, plusieurs milliers d'exemplaires
d'une proclamation dans laquelle le prince royal de Suède invitait les
Saxons à déserter la cause de l'empereur. Traduit devant un conseil de
guerre, M. Moldrecht ne put se justifier; et comment l'aurait-il fait,
puisqu'on avait trouvé chez lui plusieurs paquets de la fatale
proclamation? Il fut condamné à mort. Sa famille tout éplorée fut se
jeter aux pieds du roi de Saxe; mais les faits étaient si évidens et
d'une nature telle que toute excuse était impossible, et le fidèle roi
n'osa se livrer à l'indulgence pour un crime commis encore plus envers
son allié qu'envers lui-même. Une seule ressource restait à cette
malheureuse famille, c'était de s'adresser à l'empereur; mais il était
difficile d'arriver jusqu'à lui. M. Leborgne d'Ideville, secrétaire
interprète, voulut bien se charger de déposer une note sur le bureau de
l'empereur. Sa Majesté l'ayant lue, ordonna un sursis, ce qui
équivalait à une grâce plénière. Les événemens suivirent leur cours, et
M. Moldrecht fut sauvé.

Leipzig, à cette époque, était le centre d'un cercle où l'on se battait
sur plusieurs points, et presque sans interruption. Les combats
continuèrent pendant les journées du 16 et du 17; et, le 18, Sa Majesté,
mal récompensée de sa clémence envers M. Moldrecht, recueillit les
tristes fruits de la proclamation répandue par les soins de ce
négociant. Ce jour-là, l'armée saxonne déserta notre cause, et alla se
rendre à Bernadotte. Il ne restait plus à l'empereur que cent dix mille
hommes, en ayant contre lui trois cent trente mille, de sorte que, si,
lors de la reprise des hostilités, nous étions déjà seulement un contre
deux, nous n'étions plus alors qu'un contre trois. La journée du 18 fut,
comme l'on sait, le jour fatal. Le soir, l'empereur assis sur un pliant
de maroquin rouge au milieu des feux du bivouac, dictait au prince de
Neufchâtel des ordres pour la nuit, quand deux commandans d'artillerie
se présentèrent à Sa Majesté, et lui rendirent compte de l'état
d'épuisement ou se trouvaient les munitions. Depuis cinq jours on avait
tiré plus de deux cent mille coups de canon; les réserves étaient
épuisées, et l'on pouvait à peine réunir de quoi nourrir encore le feu
pendant deux heures. Les dépôts les plus voisins étaient Magdebourg et
Erfurt, d'où il était impossible de tirer des secours assez prompts;
ainsi, il n'y avait plus d'autre parti à tenter que la retraite.

La retraite fut donc ordonnée, et commença le lendemain, 19, après une
bataille dans laquelle trois cent mille hommes se livrèrent à une lutte
à mort, dans un espace tellement resserré qu'il n'avait pas plus de sept
à huit lieues de circuit. Avant de quitter Dresde, l'empereur chargea le
prince Poniatowski, qui venait de gagner le bâton de maréchal de France,
de la défense d'un des faubourgs. «Vous défendrez le faubourg du midi,
lui avait dit Sa Majesté.--Sire, répondit le prince, j'ai bien peu de
monde.--Eh bien! vous vous défendrez avec ce que vous avez.--Ah! sire,
nous tiendrons. Nous sommes tous prêts à périr pour Votre Majesté.»
L'empereur, ému de ces paroles, tendit les bras au prince, qui s'y
précipita les larmes aux yeux. C'était une scène d'adieux; car cet
entretien du prince avec l'empereur fut le dernier, et bientôt le neveu
du dernier roi de Pologne, comme on le verra dans peu, trouva une mort
glorieuse autant que déplorable dans les flots de l'Elster.

À neuf heures du matin, l'empereur alla prendre congé de la famille
royale de Saxe. L'entrevue fut courte, mais bien affectueuse et bien
douloureuse de part et d'autre. Le roi manifesta l'indignation la plus
profonde de la conduite de ses troupes: «Jamais je n'aurais pu le
penser, disait-il; je croyais mes Saxons meilleurs; ils ne sont que des
lâches.» Sa douleur était telle que l'empereur, malgré le mal immense
que lui avait fait la désertion des Saxons pendant la bataille,
cherchait à consoler cet excellent prince.

Comme Sa Majesté le pressait de quitter Leipzig, pour ne point demeurer
exposé aux dangers d'une capitulation devenue indispensable: «Non,
répondit ce prince vénérable: vous avez assez fait, et maintenant c'est
pousser la générosité trop loin que de risquer votre personne pour
rester quelques instans de plus à nous consoler.» Tandis que le roi de
Saxe s'exprimait ainsi, on entendit la détonation d'une forte fusillade;
alors la reine et la princesse Augusta joignirent leurs instances à
celles du monarque. Dans l'excès de leur frayeur, elles voyaient déjà
l'empereur pris et égorgé par les Prussiens. Des officiers étant
survenus, ceux-ci annoncèrent que le prince royal de Suède avait forcé
l'entrée d'un des faubourgs; que le général Beningsen, le général
Blücher et le prince de Schwartzenberg entraient de tous côtés dans la
ville, et que nos troupes étaient réduites à se défendre de maison en
maison. Le péril auquel l'empereur était exposé était imminent; il n'y
avait plus une seule minute à perdre, il consentit donc enfin à se
retirer; et le roi de Saxe l'ayant reconduit jusqu'au bas de l'escalier
du palais, là ils s'embrassèrent pour la dernière fois.



CHAPITRE XVI.

     Offre d'incendie rejeté par l'empereur.--Volonté de sauver
     Leipzig.--Le roi de Saxe délié de sa fidélité.--Issue de Leipzig
     fermée à l'empereur.--Sa Majesté traversant de nouveau la
     ville.--Bonne contenance du duc de Raguse et du maréchal
     Ney.--Horrible tableau des rues de Leipzig.--Le pont du moulin de
     Lindenau.--Souvenirs vivans.--Ordres donnés directement par
     l'empereur.--Sa Majesté dormant au bruit du combat.--Le roi de
     Naples et le maréchal Augereau au bivouac impérial.--Le pont
     sauté.--Ordres de l'empereur mal exécutés, et son
     indignation.--Absurdité de quelques bruits mensongers.--Malheurs
     inouïs.--Le maréchal Macdonald traversant l'Elster à la nage.--Mort
     du général Dumortier et d'un grand nombre de braves.--Mort du
     prince Poniatowski.--Profonde affliction de l'empereur et regrets
     universels.--Détails sur cette catastrophe.--Le corps du prince
     recueilli par un pasteur.--Deux jours à Erfurt.--Adieux du roi de
     Naples à l'empereur.--Le roi de Saxe traité en prisonnier, et
     indignation de l'empereur.--Brillante affaire de Hanau.--Arrivée à
     Mayence.--Trophées de la campagne et lettre de l'empereur à
     l'impératrice.--Différence des divers retours de l'empereur en
     France.--Arrivée à Saint-Cloud.--Questions que m'adresse
     l'empereur et réponses véridiques.--Espérances de paix.--Enlèvement
     de M. de Saint-Aignan.--Le négociateur pris de force.--Vaines
     espérances.--Bonheur de la médiocrité.


RIEN n'était plus difficile que de sortir de Leipzig, cette ville étant
environnée de toutes parts de corps ennemis. On avait proposé à
l'empereur d'incendier les faubourgs où se présentaient les têtes de
colonnes des armées alliées, afin de mieux assurer sa retraite; mais il
avait repoussé cette proposition avec indignation, ne voulant pas
laisser pour dernier adieu au fidèle roi de Saxe une de ses villes
livrée aux flammes. Après l'avoir délié de sa fidélité, exhorté à songer
à ses seuls intérêts, l'empereur, en le quittant, s'était dirigé vers la
porte de Ranstadt; mais il la trouva tellement encombrée qu'il lui fut
de toute impossibilité de s'y frayer un passage; il fut donc contraint
de revenir sur ses pas, de traverser la ville, d'en sortir par la porte
du nord, et de regagner le point par lequel seul il pouvait, selon son
intention, se diriger sur Erfurt, en longeant les boulevards de l'ouest.
Les ennemis n'étaient pas tout-à-fait maîtres de la ville, et c'était le
sentiment général, qu'on aurait pu la défendre encore long-temps si
l'empereur n'eût craint de l'exposer aux horreurs d'une prise d'assaut.
Le duc de Raguse continuait à faire bonne contenance au faubourg de
Halle contre les attaques réitérées du général Blücher, et le maréchal
Ney, de son côté, voyait encore se briser devant son intrépidité les
efforts réunis du général Woronzow, du corps prussien aux ordres du
général Bülow et de l'armée suédoise.

Tant de valeur dut cependant céder au nombre, et surtout à la trahison:
car, pendant le plus fort du combat aux portes de Leipzig, un bataillon
badois, qui jusque-là avait vaillamment combattu dans les rangs
français, abandonna tout à coup la porte Saint-Pierre, qu'il était
chargé de défendre, et livra ainsi l'entrée de la ville à l'ennemi. Dès
lors, selon ce que j'ai entendu raconter à plusieurs officiers qui se
trouvaient dans cette bagarre, les rues de Leipzig présentèrent le
tableau le plus horrible. Les nôtres, contraints de se retirer, ne le
firent toutefois qu'en disputant le terrain. Mais un malheur irréparable
vint bientôt jeter le désespoir dans l'âme de l'empereur.

Voici les faits qui signalèrent cette déplorable journée, tels que ma
mémoire me les rappelle encore aujourd'hui. Je ne sais à quoi
l'attribuer, mais aucun des grands événemens dont j'ai été témoin ne se
présente plus clairement à mes souvenirs qu'une scène qui eut lieu, pour
ainsi dire, sous les murs de Leipzig. Après avoir triomphé d'incroyables
obstacles, nous étions enfin parvenus à passer l'Elster, sur le point du
moulin de Lindenau. Il me semble voir encore l'empereur, plaçant
lui-même sur la route des officiers qu'il chargeait d'indiquer le point
de réunion des corps aux hommes isolés qui se présenteraient. Ce
jour-là, après un immense désavantage causé par le nombre, sa
sollicitude s'étendait à tout comme après un triomphe décisif. Mais il
était tellement accablé de fatigue que quelques momens de sommeil lui
furent indispensables, et il dormait profondément au bruit du canon, qui
tonnait de toutes parts, quand une explosion terrible se fit entendre.
Peu de temps après, je vis entrer au bivouac de Sa Majesté le roi de
Naples, accompagné du maréchal Augereau; ils lui apportaient une triste
nouvelle. Le grand pont de l'Elster venait de sauter, et c'était le
dernier point de communication avec l'arrière-garde, forte encore de
vingt mille hommes, et laissée de l'autre côté du fleuve sous le
commandement du maréchal Macdonald. «Voilà donc comme on exécute mes
ordres!» s'écria l'empereur, en se serrant la tête avec violence entre
ses deux mains. Puis il resta un moment pensif et comme absorbé dans ses
réflexions.

Sa Majesté avait effectivement donné l'ordre de miner tous les ponts sur
l'Elster et de les faire sauter, mais seulement lorsque toute l'armée
française serait mise à couvert par le fleuve. J'ai entendu depuis
parler de cet événement en sens divers; j'en ai lu beaucoup de relations
contradictoires. Il ne m'appartient pas de chercher à répandre la
lumière sur un point d'histoire aussi controversé que celui-ci; j'ai dû
me borner à rapporter ce qui était parfaitement à ma connaissance, et
c'est ce que j'ai fait. Toutefois, qu'il me soit permis de soumettre ici
à mes lecteurs une simple observation, qui s'est présentée à mon esprit
quand j'ai lu ou entendu dire que l'empereur avait donné l'ordre
lui-même de faire sauter le pont, pour mettre sa personne à l'abri des
poursuites de l'ennemi. Je demande pardon du terme, mais cette
supposition me paraît d'une absurdité qui passe toute croyance: car il
est bien évident que, si, dans ces désastreuses circonstances,
l'empereur avait pensé à sa sûreté personnelle, nous ne l'aurions pas vu
peu de temps auparavant prolonger volontairement son séjour au palais du
roi de Saxe, étant exposé alors à un danger bien plus imminent que celui
qu'il pouvait courir après sa sortie de Leipzig. Certes, d'ailleurs,
l'empereur ne joua pas la consternation dont il fut frappé, quand il
apprit que vingt mille de ses braves étaient séparés de lui, et
peut-être séparés pour toujours.

Combien de malheurs furent les suites inévitables de la destruction du
dernier pont sur la route de Leipzig à Lindenau! et quels traits
d'héroïsme, dont la plupart resteront éternellement inconnus, ont
signalé ce désastre! Le maréchal Macdonald, se voyant séparé de l'armée,
s'élança à cheval dans l'Elster et fut assez heureux pour atteindre
l'autre rive; mais le général Dumortier, voulant suivre son chef
intrépide, disparut et périt dans les flots, ainsi qu'un grand nombre
d'officiers et de soldats; car tous avaient juré de ne point se rendre à
l'ennemi, et ce ne fut que le petit nombre qui obéit à la cruelle
nécessité de se reconnaître prisonniers. La mort du prince Poniatowski
causa de vifs regrets à l'empereur, et l'on peut dire que tout ce qui se
trouvait au quartier général fut profondément affligé de la perte du
héros polonais. On était empressé d'apprendre des détails sur ce
malheur, tout irréparable qu'il était. On savait que Sa Majesté l'avait
chargé de couvrir la retraite de l'armée, et personne n'ignorait que
l'empereur ne pouvait mieux placer sa confiance. Les uns racontaient
que, se voyant serré par l'ennemi contre une rivière sans issue, ils
l'avaient entendu dire à ceux qui l'entouraient: «Messieurs, c'est ici
qu'il faut succomber avec honneur.» On ajoutait que, mettant bientôt en
action son héroïque résolution, il avait traversé à la nage les eaux de
la Pleisse, malgré les blessures qu'il avait reçues dans un combat
opiniâtre qu'il soutenait depuis le matin. Enfin nous apprîmes que, ne
trouvant plus de refuge contre une captivité inévitable que dans les
flots de l'Elster, le brave prince s'y était précipité, sans considérer
l'escarpement impraticable du bord opposé, et qu'en peu d'instans il fut
englouti avec son cheval. Nous sûmes ensuite que son corps ne fut
retrouvé que cinq jours après, et retiré de l'eau par un pêcheur. Telle
fut la fin déplorable ensemble et glorieuse d'un des officiers les plus
brillans et les plus chevaleresques qui se soient montrés dignes de
figurer parmi l'élite des généraux français.

Cependant la pénurie des munitions de guerre obligeait l'empereur à se
retirer promptement, quoique dans le plus grand ordre, sur Erfurt, ville
richement approvisionnée de vivres, de fourrages, d'effets d'armement et
d'équipement, enfin de toute sorte de munitions. Sa Majesté y arriva le
23, ayant eu chaque jour des combats à soutenir, pour assurer sa
retraite, contre des forces quatre ou cinq fois plus nombreuses que
celles qui restaient à sa disposition. À Erfurt l'empereur ne resta que
deux jours, et en partit le 25, après avoir reçu les adieux de son
beau-frère, le roi de Naples, qu'il ne devait plus revoir. Je fus témoin
d'une partie de cette dernière entrevue, et je crus remarquer je ne sais
quoi de contraint dans l'attitude du roi de Naples; ce dont, au surplus,
l'empereur n'eut pas l'air de s'apercevoir. Il est vrai que le roi ne
lui annonça pas son départ précipité, et que Sa Majesté ignorait que ce
prince avait reçu secrètement un général autrichien[76]. L'empereur n'en
fut informé que par des rapports postérieurs, et en parut peu surpris.
Au surplus (je dois le faire observer, parce que j'ai eu souvent
l'occasion d'en faire la remarque), tant de coups, précipités, pour
ainsi dire, les uns sur les autres, frappaient l'empereur depuis quelque
temps, qu'il y paraissait presque insensible; on eût dit qu'il était
entièrement retranché dans ses idées de fatalité. Cependant Sa Majesté,
impassible pour ses propres malheurs, laissa éclater toute son
indignation quand elle apprit que les souverains alliés avaient
considéré le roi de Saxe comme leur prisonnier, et l'avaient déclaré
traître, précisément parce qu'il était le seul qui ne l'eût pas trahi.
Certes, si la fortune lui était redevenue favorable comme par le passé,
le roi de Saxe se serait trouvé maître d'un des plus vastes royaumes de
l'Europe; mais la fortune ne nous fut plus que contraire, nos triomphes
mêmes n'étaient plus suivis que d'une gloire inutile.

Ainsi, par exemple, l'armée française eut bientôt à se couvrir de gloire
à Hanau, quand il lui fallut traverser en la renversant la nombreuse
armée autrichienne et bavaroise réunie sur ce point sous les ordres du
général Wrede. Six mille prisonniers furent le résultat de ce triomphe,
qui nous ouvrit en même temps les approches de Mayence, où l'on croyait
arriver sans de nouveaux obstacles. Ce fut le 2 novembre, après une
marche de quatorze jours depuis Leipzig, que nous revîmes enfin les
bords du Rhin, et que l'on put respirer avec quelque sécurité.

Après avoir consacré cinq jours à la réorganisation de l'armée, donné
ses ordres, assigné à chacun des maréchaux et des chefs de corps le
poste qu'il devait occuper en son absence, l'empereur quitta Mayence le
7, et le 9 il coucha à Saint-Cloud, où il revint, précédé de quelques
trophées; car d'Erfurt à Francfort nous avions pris vingt drapeaux aux
Bavarois. Ces drapeaux, apportés au ministère de la guerre par M.
Lecouteulx, aide-de-camp du prince de Neufchâtel, avaient précédé de
deux jours l'arrivée de Sa Majesté à Paris; et déjà ils avaient été
présentés à l'impératrice, à qui l'empereur en avait fait hommage dans
les termes suivans: «Madame et très-chère épouse, je vous envoie vingt
drapeaux pris par mes armées aux batailles de Wachau, de Leipzig et de
Hanau; c'est un hommage que j'aime à vous rendre. Je désire que vous y
voyiez une marque de ma grande satisfaction de votre conduite pendant la
régence que je vous ai confiée.»

Sous le consulat et pendant les six premières années de l'empire,
lorsque l'empereur revenait à Paris à la suite d'une campagne, c'est que
cette campagne était terminée; la nouvelle d'une paix conclue après la
victoire l'avait toujours précédé. Pour la seconde fois, il n'en fut
plus de même au retour de Mayence. En cette circonstance, comme au
retour de Smorghoni, l'empereur laissait la guerre toujours vivante, et
revenait, non plus pour présenter à la France les fruits de ses
victoires, mais pour lui demander de nouveaux secours d'hommes et
d'argent, afin de parer aux échecs et aux pertes éprouvées par nos
armées. Cependant, malgré cette différence dans le résultat de nos
guerres, l'accueil fait par la nation à Sa Majesté était toujours le
même, du moins en apparence. Les adresses des différentes villes de
l'intérieur n'étaient ni moins nombreuses ni moins remplies
d'expressions de dévouement; ceux-là même qui concevaient des craintes
pour l'avenir se montraient encore plus dévoués que les autres, de peur
que l'on ne vînt à deviner leurs fatales prévisions. Pour moi, il ne me
vint pas une seule fois à l'idée que l'empereur pût succomber en
définitive dans la lutte qu'il soutenait: car mes idées ne se portaient
pas si loin, et ce n'est qu'en y réfléchissant depuis que j'ai pu
apprécier les dangers qui déjà le menaçaient à l'époque où nous sommes
parvenus. J'étais comme ces hommes qui, ayant passé de nuit sur les
bords d'un précipice, ne connaissent le péril auquel ils ont été exposés
que quand le jour le leur a révélé. Pourtant je dois dire que tout le
monde était las de la guerre, et que ceux de mes amis que je vis en
revenant de Mayence me parlèrent tous du besoin de la paix.

Dans l'intérieur même du palais, j'entendais beaucoup de personnes
attachées à l'empereur tenir, loin de sa présence, un pareil langage;
mais c'était une toute autre version devant Sa Majesté. Quand elle
daignait m'interroger, ce qui arrivait assez souvent, sur ce que j'avais
entendu dire, je lui rapportais exactement la vérité; et quand, dans
ces rapports confidentiels de la toilette de l'empereur, le mot de paix
sortait de ma bouche, il s'écria plusieurs fois: «La paix! la paix!...
Eh! qui la désire plus que moi?... Ce sont eux qui ne la veulent pas.
Plus j'accorde, plus ils exigent.»

Un événement extraordinaire, qui eut lieu précisément le jour où Sa
Majesté arriva à Saint-Cloud, donna quelques motifs de croire, quand il
fut connu, que les alliés avaient conçu le dessein d'entamer de
nouvelles négociations. On apprit en effet que M. de Saint-Aignan,
ministre de Sa Majesté près des cours ducales de Saxe, avait été enlevé
de vive force et conduit à Francfort, où se trouvaient alors réunis M.
de Metternich, le prince de Schwartzenberg, et les ministres de Russie
et de Prusse. Là on lui fit des ouvertures toutes pacifiques au nom des
souverains alliés; après quoi M. de Saint-Aignan eut la faculté de se
rendre sur-le-champ auprès de l'empereur, pour lui faire connaître les
détails de son enlèvement et des propositions qui en avaient été la
suite. Les offres des alliés, dont je n'eus point connaissance, et dont
par conséquent je ne puis rien dire, durent toutefois paraître dignes
d'examen à l'empereur; car ce fut bientôt un bruit général dans le
palais qu'un nouveau congrès allait s'assembler à Manheim, que M. le
duc de Vicence avait été désigné par Sa Majesté comme son ministre
plénipotentiaire, et que, pour donner plus d'éclat à sa mission, elle
venait en même temps de lui confier le porte-feuille des affaires
étrangères. Je me rappelle que cette nouvelle fit renaître l'espérance,
et fut reçue très-favorablement; car, bien que ce fût sans doute l'effet
d'une prévention, personne n'ignorait que l'opinion générale ne voyait
pas avec plaisir M. le duc de Bassano dans le poste où M. le duc de
Vicence était appelé à lui succéder. M. le duc de Bassano passait pour
aller au devant de ce qu'il croyait être les désirs secrets de
l'empereur, et pour être contraire à la paix. On verra plus tard, par
une réponse que me fit Sa Majesté à Fontainebleau, combien ces bruits
étaient gratuits et dépourvus de fondement.

Il semblait alors d'autant plus probable que les alliés avaient
réellement l'intention de traiter de la paix, qu'en se procurant à force
ouverte un négociateur français, ils avaient été au devant de tout ce
que l'on aurait pu dire pour attribuer les premières démarches à
l'empereur; et, ce qui surtout donnait un grand poids à la croyance
accordée aux dispositions pacifiques de l'Europe, c'est qu'il ne
s'agissait pas seulement d'une paix continentale, comme à Tilsitt et à
Schœnbrunn, mais bien d'une paix générale dans laquelle l'Angleterre
intervenait comme partie contractante; de sorte que l'on espérait gagner
en sécurité pour la suite ce que l'on perdrait peut-être par la rigidité
des conditions. Mais, malheureusement, l'espoir auquel on se livrait
avec une joie anticipée fut de peu de durée. On ne tarda pas à apprendre
que les propositions communiquées à M. de Saint-Aignan, après son
enlèvement, n'étaient qu'un leurre, une vieille ruse diplomatique à
laquelle les étrangers n'avaient eu recours que pour gagner du temps en
berçant l'empereur d'une fausse espérance. En effet, un mois ne s'était
pas écoulé, on n'avait pas même eu le temps de compléter l'échange des
correspondances préliminaires qui ont lieu en pareil cas, lorsque
l'empereur eut connaissance de la fameuse déclaration de Francfort, dans
laquelle, bien loin d'entrer en négociations avec Sa Majesté, on
affectait de séparer sa cause de celle de la France. Que d'intrigues! Et
que l'on bénit de bon cœur sa médiocrité quand on se compare aux hommes
condamnés à vivre dans ce dédale de hautes fourberies et d'hypocrisies
honorifiques! La triste certitude étant acquise que les étrangers
voulaient une guerre d'extermination, ramena la consternation où régnait
déjà l'espérance; mais le génie de Sa Majesté n'en fut point abattu, et
dès lors tous ses efforts se dirigèrent vers la nécessité de faire
encore une fois face à l'ennemi, non plus pour conquérir ses provinces,
mais pour garantir d'une invasion le sol sacré de la patrie.



CHAPITRE XVII.

     Souvenirs récens.--Sociétés secrètes d'Allemagne.--L'empereur et
     les francs-maçons.--L'empereur riant de Cambacérès.--Les fanatiques
     assassins.--Promenade sur les bords de l'Elbe.--Un magistrat
     saxon.--Zèle religieux d'un protestant.--Détails sur les sociétés
     de l'Allemagne.--Opposition des gouvernemens au
     _Tugendweiren_.--Origine et réformation des sectes de 1813.--Les
     chevaliers noirs et la légion noire.--La réunion de Louise.--Les
     concordistes.--Le baron de Nostitz et la chaîne de la reine de
     Prusse.--L'Allemagne divisée entre trois chefs de secte.--Madame
     Brede et l'ancien électeur de Hesse-Cassel.--Intrigue du baron de
     Nostitz.--Les secrétaires de M. de Stein.--Véritable but des
     sociétés secrètes.--Leur importance.--Questions de
     l'empereur.--Histoire ou historiette.--Réception d'un
     carbonari.--Un officier français dans le Tyrol.--Ses mœurs, ses
     habitudes, son caractère.--Partie de chasse et réception
     ordinaire.--Les Italiens et les Tyroliens.--Épreuves de
     patience.--Trois rendez-vous.--Une nuit dans une forêt.--Apparence
     d'un crime.--Preuves évidentes.--Interrogatoire, jugement et
     condamnation.--Le colonel Boizard.--Révélations
     refusées.--L'exécuteur et l'échafaud.--Religion du serment.--Les
     carbonari.


ON ne doit point omettre, en parlant de l'année 1813, le nombre
incroyable des affiliations qui eurent lieu pendant cette année aux
sociétés secrètes, récemment formées en Italie et en Allemagne.
L'empereur, dès le temps où il n'était encore que premier consul,
non-seulement ne s'était point opposé à la réouverture des loges
maçonniques, mais il est permis de penser qu'il l'avait favorisée sous
main. Il était bien sûr que rien ne sortirait de ces réunions qui pût
être dangereux pour sa personne ou contraire à son gouvernement, puisque
la franc-maçonnerie comptait parmi ses adeptes, et avait même pour
chefs, les plus grands personnages de l'état. D'ailleurs, il aurait été
de toute impossibilité que dans ces sociétés, où se glissaient quelques
faux-frères, un secret dangereux, s'il y en avait eu de tel, pût
échapper à la vigilance de la police. L'empereur en parlait quelquefois,
mais comme de purs enfantillages bons pour amuser les badauds; et je
puis assurer qu'il riait de bon cœur quand on lui racontait que
l'archi-chancelier, en sa qualité de chef du Grand-Orient, ne présidait
pas un banquet maçonnique avec moins de gravité qu'il n'en apportait à
la présidence du sénat et du conseil-d'état. Toutefois l'insouciance de
l'empereur ne s'étendait pas jusqu'aux sociétés si connues en Italie
sous le nom de _carbonari_, et en Allemagne sous diverses dénominations.
Il faut convenir, en effet, qu'après les entreprises de deux jeunes
allemands affiliés à l'illuminisme, il était bien permis à Sa Majesté de
ne pas voir sans inquiétudes la propagation de ces _liens de vertu_, où
de jeunes fanatiques se transformaient en assassins.

Je n'ai rien su de particulier relativement aux carbonari, puisque
aucune circonstance ne nous rapprocha de l'Italie. Quant aux sociétés
secrètes de l'Allemagne, je me rappelle que, pendant notre séjour à
Dresde, j'en entendis parler avec beaucoup d'intérêt, et non sans effroi
pour l'avenir, à un magistrat saxon avec lequel j'eus l'honneur de me
trouver souvent. C'était un homme de soixante ans environ, parlant bien
le français, et joignant au plus haut degré le flegme allemand à la
gravité de l'âge. Dans sa jeunesse, il avait habité la France, et avait
même fait une partie de ses études au collége de Sorrèze. J'attribuai
l'amitié qu'il voulait bien me témoigner au plaisir qu'il éprouvait à
entendre parler d'un pays dont la mémoire paraissait lui être toujours
chère. Je me souviens parfaitement aujourd'hui de la profonde vénération
avec laquelle cet excellent homme me parlait d'un de ses anciens
professeurs de Sorrèze, qu'il appelait don Ferlus; et il faudrait que
j'eusse la mémoire bien ingrate pour oublier un nom que je lui ai
entendu répéter si souvent.

Mon excellent saxon se nommait M. Gentz, mais n'était point parent du
diplomate du même nom attaché à la chancellerie autrichienne. Il était
de la religion réformée, très-exact à remplir ses devoirs religieux; et
je puis assurer que je n'ai jamais connu un homme plus simple dans ses
goûts et plus pénétré de ses devoirs d'homme et de magistrat. Je
n'oserais hasarder de dire quel était le fond de sa pensée sur
l'empereur, car il en parlait rarement; et s'il eût eu quelque chose de
désobligeant à en dire, on conçoit facilement qu'il aurait pour cela
choisi un autre confident que moi. Un jour que nous étions ensemble à
examiner les travaux que Sa Majesté faisait élever de toutes parts sur
la rive gauche de l'Elbe, je ne sais comment la conversation vint à
tomber sur les sociétés secrètes de l'Allemagne, sujet qui m'était
totalement étranger. Comme je lui adressais des questions pour
m'instruire, M. Gentz me dit: «Il ne faut pas croire que les sociétés
secrètes qui se multiplient en Allemagne d'une manière si extraordinaire
aient été protégées par les souverains. Le gouvernement prussien les vit
naître avec effroi, quoiqu'il cherche actuellement à en tirer parti pour
donner une apparence nationale à la guerre qu'il vous fait depuis la
défection du général Yorck. Des réunions aujourd'hui tolérées ont été,
même en Prusse, l'objet de vives persécutions. Il n'y a pas long-temps,
par exemple, que le gouvernement prussien prit des mesures sévères pour
supprimer la société dite _tugendverein_. Il parvint à la dissoudre;
mais au moment même de sa dissolution, il s'en forma trois autres qui
devaient être dirigées par les membres du _tugendverein_, en prenant
toutefois la précaution de les déguiser sous des dénominations
différentes. Le docteur Jahn se mit à la tête des _chevaliers noirs_,
qui ont depuis donné naissance à un corps de partisans connu sous le nom
de _la légion noire_, commandé par le colonel Lutzoff. Le souvenir
toujours vivant en Prusse de la feue reine exerce une grande influence
sur la nouvelle direction imprimée à ses institutions; elle en est comme
la divinité occulte. De son vivant, elle avait donné au baron de Nostitz
une chaîne d'argent qui devint entre ses mains la décoration, ou pour
mieux dire le signe de ralliement d'une nouvelle société à laquelle il
donna le nom de _réunion de Louise_. Enfin M. Lang s'est déclaré le chef
d'un ordre de _concordistes_ qu'il institua à l'instar des associations
de ce nom qui s'étaient établies depuis quelque temps dans les
universités.

«Mes fonctions de magistrat, ajouta M. Gentz, m'ont plusieurs fois mis à
même d'avoir des renseignemens exacts sur ces nouvelles institutions, et
vous pouvez regarder ce que je vous dis à ce sujet comme parfaitement
authentique. Les trois chefs, dont je viens de vous parler, dirigent
bien en apparence trois sociétés; mais il est bien certain que les trois
n'en font qu'une, puisque ces messieurs se sont engagés à suivre en tout
point les erremens du Tugendverein. Seulement ils se sont partagés
l'Allemagne pour rendre, par leur présence, leur influence plus
immédiate. M. Jahn s'est réservé plus particulièrement la Prusse, M.
Lang le nord, et le baron de Nostitz le midi de l'Allemagne. Ce dernier
sachant quelle peut être l'influence d'une femme sur de jeunes adeptes,
s'est associé une très-belle actrice de Prague, nommée madame Brede, et
elle a déjà fait faire à la _Réunion de Louise_ une conquête fort
importante et qui peut le devenir beaucoup plus pour l'avenir, si les
Français éprouvaient des revers. L'ancien électeur de Hesse, affilié par
l'entremise de madame Brede, a accepté, presque immédiatement après sa
réception, la grande maîtrise de la _Réunion de Louise_, et le jour même
de son installation il a remis entre les mains de M. de Nostitz les
fonds nécessaires pour créer et équiper un corps franc de sept cents
hommes destiné à entrer au service de la Prusse. Il est vrai qu'une fois
nanti de la somme, le baron ne s'est nullement occupé de la formation du
corps, ce qui a causé beaucoup d'humeur au vieil électeur; mais à force
d'adresse et d'intrigues, madame Brede est parvenue à les réconcilier.
Il a été démontré en effet que M. de Nostitz ne s'était pas approprié
les fonds dont il était dépositaire, mais qu'il leur avait donné une
autre destination que l'armement d'un corps franc. M. de Nostitz est
sans contredit le plus zélé, le plus ardent et le plus habile des trois
chefs; je ne le connais pas personnellement, mais je sais que c'est un
des hommes les plus capables d'exercer un grand empire sur ceux qui
l'écoutent. C'est ainsi qu'il a captivé M. de Stein, ministre prussien,
au point que celui-ci entretient deux de ses secrétaires à la
disposition du baron de Nostitz, pour rédiger sous sa direction les
pamphlets dont l'Allemagne est inondée; mais je ne puis trop vous
répéter, poursuivit M. Gentz, que la haine vouée aux Français par ces
diverses sociétés n'est qu'une chose accidentelle et née uniquement des
circonstances; car leur but primitif était le renversement des
gouvernemens, tels qu'ils existaient en Allemagne; et leur principe
fondamental, l'établissement d'un système d'égalité absolue. Cela est si
vrai, qu'il a été vivement question parmi les adeptes du Tugendverein,
de proclamer la souveraineté du peuple dans toute l'Allemagne, et
ceux-ci disaient tout haut que la guerre ne devait point être faite au
nom des gouvernemens qui, selon eux, ne sont que des instrumens. Je ne
sais quel sera en définitive le résultat de toutes ces machinations;
mais ce qu'il y a de certain, c'est qu'à force de se donner de
l'importance, les sociétés secrètes s'en créent une réelle. À les
entendre, eux seuls ont déterminé le roi de Prusse à se déclarer
ouvertement contre la France, et ils se vantent hautement de n'en pas
demeurer là. Après tout, il leur arrivera probablement ce qui arrive
presque toujours en pareil cas; si on les croit utiles, on leur
promettra monts et merveilles pour en tirer parti, et on les laissera là
quand on n'aura plus besoin d'eux, car il est de toute impossibilité que
des gouvernemens raisonnables perdent de vue le but réel de leur
institution.»

Tel est le résumé que je crois exact, non pas de tout ce que me dit M.
Gentz sur les sociétés secrètes de l'Allemagne, mais ce dont je me suis
souvenu, et je me rappelle que lorsque je me permis d'en rendre compte
à l'empereur, Sa Majesté daigna m'écouter avec beaucoup d'attention, me
faisait même répéter certains détails, ce qui n'a pas peu contribué à
les graver dans ma mémoire. Quant aux carbonari, on a tout lieu de
penser qu'ils tenaient par des ramifications secrètes aux sociétés
allemandes; mais, comme je l'ai déjà dit, je n'ai point été à même de
recueillir sur eux des documens certains. Cependant, j'essaierai de
reproduire ici ce que j'ai entendu dire de la réception d'un carbonari.

Le récit de cette histoire qui, peut-être, n'est qu'une historiette, m'a
vivement frappé; au surplus, je ne la donne ici que sous toute réserve,
ne sachant même pas si quelqu'un n'en a pas déjà fait son profit,
attendu que je ne fus pas le seul auditeur de cette narration. Je la
tiens d'un Français qui habitait le nord de l'Italie, à l'époque même à
laquelle se rapporte mon entretien avec M. Gentz.

«Un officier français, autrefois attaché au général Moreau, homme d'un
esprit ardent et en même temps sombre et mélancolique, avait quitté le
service après le procès instruit à Paris contre son général. Il n'avait
point été compromis dans la conspiration, mais invariablement attaché
aux principes républicains, cet officier, de mœurs très-simples, et
possédant de quoi vivre, quoique médiocrement, avait quitté la France
lors de la fondation de l'empire, et il ne prenait nullement la peine de
déguiser son aversion pour le chef d'un gouvernement absolu; enfin,
quoique fort paisible dans sa conduite, il était un de ceux que l'on
désignait sous le nom de mécontens. Après avoir voyagé pendant plusieurs
années en Grèce, en Allemagne et en Italie, il s'était fixé dans une
simple bourgade du Tyrol vénitien. Là, il vivait fort retiré, n'ayant
que peu de communications avec ses voisins, occupé de l'étude des
sciences naturelles, se livrant à la contemplation et ne s'occupant,
pour ainsi dire, plus des affaires publiques. Il était dans cette
position, qui paraissait mystérieuse à quelques personnes, quand les
affiliations aux _ventes_ des carbonari firent de si incroyables
progrès, dans la plupart des provinces italiennes et notamment sur les
confins de l'Adriatique. Plusieurs habitans notables du pays, ardens
carbonari, conçurent le projet d'enrôler dans leur société, l'officier
français qui leur était connu, et dont ils n'ignoraient point les
implacables ressentimens contre le chef du gouvernement impérial, qu'il
regardait, à la vérité, comme un grand homme, mais en même temps comme
le destructeur de sa chère république.

»Pour ne point effaroucher la susceptibilité présumée de l'officier, on
résolut d'organiser une partie de chasse, dans laquelle on se dirigerait
vers les lieux qu'il avait l'habitude de choisir pour ses promenades
solitaires. Ce plan fut adopté et suivi, de sorte que la rencontre
souhaitée eut lieu et parut toute fortuite. L'officier n'hésita point à
se lier de conversation avec les chasseurs, dont quelques-uns lui
étaient connus, et après plusieurs détours on amena la conversation sur
les carbonari, ces nouveaux adeptes d'une sainte liberté. Ce mot magique
de liberté n'avoit cessé de vivre au fond du cœur de l'officier; aussi,
produisit-il sur lui tout l'effet que l'on en pouvait espérer; il
réveilla les souvenirs enthousiastes de sa jeunesse et le fit frémir
d'une joie depuis long-temps inaccoutumée. Lors donc qu'on en vint à lui
proposer d'augmenter le nombre des frères dont il se trouvait entouré,
ceux-ci n'éprouvèrent aucune difficulté. L'officier fut reçu; on lui fit
connaître les signes sacramentels, les mots de reconnaissance; on reçut
son serment; il s'engagea à être toujours et à toute heure à la
disposition de ses frères, et à périr plutôt que de jamais trahir leur
secret: Dès lors, il fut affilié et continua à vivre comme par le passé,
attendant à tout moment une convocation.

»Le caractère aventureux des habitans du Tyrol vénitien offre de
grandes différences avec le caractère des habitans de l'Italie, mais il
lui ressemble par une méfiance naturelle qui leur est commune, et chez
eux du soupçon à la vengeance la pente est rapide. À peine l'officier
français fut-il admis au nombre des carbonari, qu'il s'en trouva parmi
eux qui blâmèrent cette affiliation, et la regardèrent comme dangereuse;
il y en eut même qui allèrent jusqu'à dire que la qualité de Français
aurait dû être un motif suffisant de réprobation, et que, d'ailleurs,
dans un moment où la police employait des hommes habiles à prendre tous
les masques, il fallait que la fermeté et la constance du nouvel élu
fussent soumises à d'autres épreuves que les simples formalités
auxquelles on s'était borné. Les parrains de l'officier, ceux qui
l'avaient pour ainsi dire convoité pour frère, ne firent point
d'objection, étant sûrs de la bonté de leur choix.

»Les choses en étaient là, quand la nouvelle des désastres de l'armée
française à Leipzig parvint dans les provinces voisines de l'Adriatique,
et redoubla le zèle des carbonari. Trois mois environ s'étaient écoulés
depuis la réception de l'officier français, sans que celui-ci eût reçu
aucun avis de ses frères, et il pensait que les travaux du carbonarisme
se bornaient à bien peu de chose. Alors, il reçoit un jour une lettre
mystérieuse dans laquelle on lui enjoint de se rendre la nuit suivante,
armé d'une épée, dans un bois qui lui était indiqué, de s'y trouver à
minuit précis, et d'y attendre jusqu'à ce que l'on vînt le chercher.
Exact au rendez-vous, l'officier s'y rendit à l'heure prescrite, et y
resta jusqu'au jour sans avoir vu paraître personne; alors, il retourna
chez lui pensant qu'on avait seulement voulu le soumettre à une épreuve
de patience. Son opinion à cet égard fut presque changée en conviction
lorsque, quelques jours après, une nouvelle lettre lui ayant prescrit de
se rendre de la même manière au même endroit, il y eut passé encore la
nuit à attendre vainement.

»Il n'en fut plus de même lors d'un troisième et semblable rendez-vous.
L'officier français s'y rendit encore avec la même ponctualité, sans que
sa patience se trouvât lassée. Il attendait depuis plusieurs heures
quand tout à coup, au lieu de voir venir ses frères, il entend le
cliquetis d'épées froissées les unes contre les autres. Entraîné par un
premier mouvement, il s'élance du côté d'où vient le bruit, et le bruit
semble reculer à mesure qu'il s'en approche. Il arrive cependant au lieu
où un crime affreux venait d'être commis: il voit un homme baigné dans
son sang, que deux assassins venaient de frapper. Prompt comme l'éclair,
il s'élance l'épée à la main sur les deux meurtriers; mais ils ont
disparu dans l'épaisseur du bois, et il se disposait à prodiguer des
secours à leur victime, lorsque quatre gendarmes arrivent sur le lieu de
la scène. L'officier se trouvait alors seul, l'épée nue, auprès de
l'homme assassiné; celui-ci, qui respirait encore, fait un dernier
effort pour parler, et expire en désignant son défenseur comme étant son
meurtrier. Alors les gendarmes l'arrêtent; deux enlèvent le cadavre, et
les deux autres attachent les bras de l'officier avec des cordes, et le
conduisent dans un village situé à une lieue, où ils arrivent à la
pointe du jour. Là il est conduit devant le magistrat, interrogé, et
écroué dans la prison du lieu.

»Qu'on se figure la situation de l'officier; sans amis dans le pays,
n'osant se recommander de son propre gouvernement auquel ses opinions
connues l'auraient rendu suspect, accusé d'un crime horrible, voyant
toutes les preuves contre lui, et surtout invinciblement accablé par les
dernières paroles de la victime mourante! Comme tous les hommes d'un
caractère ferme et résolu, il envisagea sa position sans se plaindre,
vit qu'elle était sans remède, et se résigna à son sort.

»Cependant on avait nommé une commission spéciale, pour conserver au
moins le simulacre de la justice. Amené devant la commission, il ne put
que répéter ce qu'il avait dit devant le magistrat qui l'avait interrogé
le premier; c'est-à-dire, raconter les faits tels qu'ils s'étaient
passés, protester de son innocence, et reconnaître en même temps que
toutes apparences étaient contre lui. Que pouvait-il répondre quand on
lui demandait pourquoi, pour quel motif il s'était trouvé seul, pendant
la nuit et armé d'une épée dans l'épaisseur d'un bois? Ici son serment
de carbonari enchaînait ses paroles, et ses hésitations devenaient
autant de preuves. Que répondre encore à la déposition des gendarmes qui
l'avaient arrêté en flagrant d'élit. Il fut donc, d'une voix unanime,
condamné à mort, et reconduit dans sa prison, où il dut rester jusqu'au
moment fixé pour l'exécution du jugement.

»D'abord, on lui envoya un prêtre: l'officier le reçut avec les plus
grands égards, mais s'abstint de recourir à son ministère; ensuite, il
fut importuné de la visite d'une confrérie de pénitens. Enfin, les
exécuteurs vinrent le chercher pour le conduire au lieu du supplice.
Comme il s'y rendait, accompagné de plusieurs gendarmes, et d'une longue
et double haie de pénitens, le cortége funèbre fut interrompu par
l'arrivée inopinée du colonel de la gendarmerie, que le hasard amenait
sur le lieu de la scène. Cet officier supérieur portait le nom du
colonel Boizard, nom connu dans toute la haute Italie, et redouté de
tous les malfaiteurs. Le colonel ordonna un sursis pour interroger
lui-même le condamné, et se faire rendre compte des circonstances du
crime et du jugement. Lorsqu'il fut seul avec l'officier: «Vous le
voyez, lui dit-il, tout est contre vous, et rien ne peut vous soustraire
à la mort qui vous attend; cependant je puis vous sauver, mais à une
seule condition: je sais que vous êtes affilié à la secte des carbonari;
faites-moi connaître vos complices dans ces ténébreuses machinations, et
votre vie est à ce prix.--Jamais.--Considérez cependant.....--Jamais,
vous dis-je; qu'on me mène au supplice.

»Il fallut donc s'acheminer de nouveau vers la place où l'instrument du
supplice était dressé. L'exécuteur était à son poste. L'officier monte
d'un pas ferme la fatale échelle. Le colonel Boizard s'y élance après
lui, le supplie encore de sauver sa vie aux conditions dont il lui a
parlé: «Non! non! jamais...» Alors la scène change, le colonel,
l'exécuteur, les gendarmes, le prêtre, les pénitens, les spectateurs,
tous s'empressent autour de l'officier; chacun veut le presser dans ses
bras; enfin on le reconduit en triomphe à sa demeure. Tout ce qui
s'était passé n'était en effet qu'une réception; les assassins de la
forêt et leur victime avaient, aussi bien que les juges et le prétendu
colonel Boizard, joué leur rôle, et les carbonari les plus soupçonneux
surent jusqu'à quel point leur nouvel affilié poussait l'héroïsme de la
constance et la religion du serment.»

Tel est à peu près le récit que j'ai entendu faire, comme je l'ai dit,
avec le plus vif intérêt; et j'ai cru qu'il me serait permis d'en
retracer ici le souvenir, sans me dissimuler toutefois combien il doit
perdre à être écrit. Faut-il y ajouter toute confiance? C'est ce que je
n'oserais décider; mais ce que je puis certifier, c'est que le narrateur
le donnait comme vrai, et assurait même que l'on en trouverait les
détails aux archives de Milan, attendu que cette réception
extraordinaire avait été, dans le temps, l'objet d'un rapport
circonstancié adressé au vice-roi, pour lequel la destinée avait déjà
prononcé qu'il ne reverrait plus l'empereur.



CHAPITRE XVIII.

     Confusion et tumulte à Mayence.--Décrets de Mayence.--Convocation
     du Corps-Législatif.--Ingratitude du général de Wrede.--Désastres
     de sa famille.--Emploi du temps de l'empereur, et redoublement
     d'activité.--Les travaux de Paris.--Troupes équipées comme par
     enchantement.--Anxiété des Parisiens.--Première anticipation sur la
     conscription.--Mauvaises nouvelles de l'armée.--Évacuation de la
     Hollande et retour de l'archi-trésorier.--Capitulation de
     Dresde.--Traité violé et indignation de l'empereur.--Mouvement de
     vivacité.--Confiance dont m'honorait Sa Majesté.--Mort de M. le
     comte de Narbonne.--Sa première destination.--Comment il fut
     aide-de-camp de l'empereur.--Vaine ambition de plusieurs
     princes.--Le prince Léopold de Saxe-Cobourg.--Jalousie causée par
     la faveur de M. de Narbonne.--Les noms oubliés.--Opinion de
     l'empereur sur M. de Narbonne.--Mot caractéristique.--Le général
     Bertrand, grand maréchal du palais.--Le maréchal Suchet,
     colonel-général de la garde.--Changement dans la haute
     administration de l'empire.--Droit déféré à l'empereur de nommer le
     président du corps législatif.--M. de Molé et le plus jeune des
     ministres de l'empire.--Détails sur les excursions de l'empereur
     dans Paris.--Sa Majesté me reconnaît dans la foule.--Gaîté de
     l'empereur.--L'empereur se montrant plus souvent en public.--Leurs
     Majestés à l'Opéra, et le ballet de _Nina_.--Vive satisfaction
     causée à l'empereur par les acclamations populaires.--L'empereur et
     l'impératrice aux Italiens; représentation extraordinaire et madame
     Grassini.--Visite de l'empereur à l'établissement de
     Saint-Denis.--Les pages, et gaîté de l'empereur.--Réflexion
     sérieuse.


JE me suis un peu éloigné dans le chapitre précédent de mes souvenirs de
Paris, depuis notre retour d'Allemagne, après la bataille de Leipzig et
le court séjour de l'empereur à Mayence. Je ne puis aujourd'hui encore
tracer le nom de cette dernière ville, sans me rappeler le spectacle de
tumulte et de confusion qu'elle offrait après la glorieuse trouée de
Hanau, où furent si vigoureusement battus les Bavarois, la première fois
que dans une affaire sérieuse, ils se présentèrent comme ennemis à ceux
dans les rangs desquels ils avaient précédemment combattu. Ce fut, si je
ne me trompe, à cette dernière affaire que le général Bavarois de Wrede
et sa famille même furent immédiatement victimes de leur trahison. Le
général, que l'empereur avait comblé de bontés, fut blessé
mortellement; tous les parens qu'il avait dans l'armée bavaroise furent
tués, et son gendre le prince d'Oettingen éprouva le même sort. C'était
un de ces événemens qui ne manquaient guère de frapper l'esprit de Sa
Majesté, parce qu'ils rentraient dans ses idées de fatalité. Ce fut
également de Mayence que l'empereur rendit le décret de convocation du
Corps-Législatif pour le 2 décembre; mais, comme on le verra,
l'ouverture en fut retardée, et plut à Dieu que la réunion en eût été
indéfiniment ajournée; car alors Sa Majesté n'aurait pas éprouvé les
tribulations que lui causèrent plus tard les symptômes d'opposition qui
se manifestèrent pour la première fois, et d'une manière au moins
intempestive.

Une des choses qui m'étonnaient le plus, et qui m'étonne encore bien
plus aujourd'hui quand j'y pense, c'est l'inconcevable activité de
l'empereur: bien loin de diminuer, elle semblait prendre chaque jour une
nouvelle extension, comme si l'exercice même de ses forces les avait
doublées. À l'époque dont je parle, je ne saurais donner une idée de la
manière dont le temps de Sa Majesté était rempli. Depuis, d'ailleurs,
qu'il avait revu l'impératrice et son fils, l'empereur avait repris sa
sérénité: alors je ne surpris même que très-rarement en lui de ces
signes extérieurs d'abattement qu'il n'avait pas toujours dissimulés
dans son intérieur, après notre retour de Moscou. Il s'occupa plus
ostensiblement encore que de coutume des nombreux travaux qu'il faisait
exécuter dans Paris. C'était une utile distraction à ses grandes pensées
de guerre et aux nouvelles affligeantes qui lui arrivaient de l'armée.
Presque chaque jour des troupes équipées comme par enchantement étaient
passées en revue par Sa Majesté, et dirigées immédiatement sur le Rhin,
dont la ligne était presque entièrement menacée; le danger, auquel nous
ne songions guère, dut paraître alors imminent aux habitans de la
capitale, qui n'étaient pas tous entraînés comme nous par l'espèce de
charme que l'empereur répandait sur tous ceux qui avaient l'honneur
d'approcher son auguste personne. En effet, on vit alors pour la
première fois demander au sénat un contingent d'hommes par anticipation
sur l'année suivante, et d'ailleurs chaque jour apportait des nouvelles
fâcheuses. Nous vîmes ainsi revenir dans le courant de l'automne le
prince archi-trésorier, forcé de quitter la Hollande après l'évacuation
de ce royaume par nos troupes, tandis que M. le maréchal Gouvion
Saint-Cyr était contraint de signer à Dresde une capitulation pour lui
et les trente mille hommes qu'il avait conservés dans cette place.

La capitulation de M. le maréchal Saint-Cyr ne tiendra sûrement jamais
une place honorable dans l'histoire du cabinet de Vienne. Il ne
m'appartient pas de juger ces combinaisons de la politique; mais je ne
puis oublier l'indignation que tout le monde manifesta au palais, quand
on apprit que cette capitulation avait été outrageusement violée par
ceux qui étaient devenus les plus forts. Il était dit dans la
capitulation que le maréchal reviendrait en France avec les troupes sous
ses ordres; qu'il amènerait avec lui une partie de son artillerie; que
ces troupes pourraient être échangées contre un pareil nombre de troupes
des puissances alliées; que les malades français restés à Dresde
seraient dirigés sur la France à mesure de leur guérison, et qu'enfin le
maréchal se mettrait en mouvement le 16 de novembre. Rien de tout cela
n'eut lieu. Qu'on juge donc de l'indignation que dut éprouver
l'empereur, déjà si profondément affligé de la capitulation de Dresde,
quand il apprit qu'au mépris des conventions stipulées, ses troupes
étaient faites prisonnières par le prince de Schwartzenberg. Je me
rappelle qu'un jour M. le prince de Neufchâtel étant dans le cabinet de
Sa Majesté, où je me trouvais en ce moment, l'empereur lui dit avec un
peu d'emportement: «Vous me parlez de la paix!.. Eh f.....! comment
voulez-vous que je croie à la bonne foi de ces gens-là?... Voyez ce qui
arrive à Dresde!... Non! vous dis-je, ils ne veulent pas traiter; ils
ne veulent que gagner du temps. C'est à nous de n'en pas perdre.» Le
prince ne répondit rien, ou du moins je n'entendis pas sa réponse, car
je sortis alors du cabinet où j'avais fini d'exécuter l'ordre qui m'y
avait appelé. Au surplus, je puis ajouter comme nouvelle preuve de la
confiance dont Sa Majesté daignait m'honorer, que jamais quand j'entrais
elle ne s'interrompait de ce qu'elle disait, quelle qu'en fût
l'importance, et j'ose affirmer que si ma mémoire était meilleure, ces
souvenirs seraient beaucoup plus riches qu'ils ne le sont.

Puisque j'ai parlé des mauvaises nouvelles qui assaillirent l'empereur
presque coup sur coup pendant les derniers mois de 1813, il en est une
que je ne saurais omettre, tant Sa Majesté en fut péniblement affectée:
je veux parler de la mort de M. le comte Louis de Narbonne. De toutes
les personnes qui n'avaient pas commencé leur carrière sous les yeux de
l'empereur, M. de Narbonne était peut-être celle qu'il affectionnait le
plus; et il faut convenir qu'il était impossible de joindre à un mérite
réel des manières plus séduisantes. L'empereur le regardait comme le
plus propre à amener à bien une négociation; aussi disait-il un jour de
lui: «Narbonne est né ambassadeur.» On savait dans le palais pourquoi
l'empereur l'avait nommé son aide-de-camp à l'époque où l'on forma la
maison de l'impératrice Marie-Louise. D'abord, l'intention de l'empereur
avait été de le nommer chevalier d'honneur de la nouvelle impératrice;
mais une intrigue savamment ourdie amena celle-ci à le refuser, et ce
fut en quelque sorte comme en dédommagement qu'il reçut la qualité
d'aide-de-camp de Sa Majesté. Or, il n'y en avait point alors en France
à laquelle on attachât un plus haut prix. Bien des princes étrangers,
des princes souverains même, sollicitèrent en vain cette haute faveur,
et parmi ceux-ci je puis citer le prince Léopold de Saxe-Cobourg, marié
à la princesse Charlotte d'Angleterre, et qui refuse d'être roi de la
Grèce, après n'avoir pu obtenir d'être aide-de-camp de l'empereur.

Je n'oserais pas dire, en consultant bien ma mémoire, que personne à la
cour ne fût jaloux de voir M. de Narbonne aide-de-camp de l'empereur;
mais j'ai oublié les noms. Quoi qu'il en soit, il devint bientôt en
faveur, et chaque jour l'empereur apprécia de plus en plus ses qualités
et ses services. Je me rappelle à cette occasion avoir entendu dire à Sa
Majesté, et je crois que ce fut à Dresde, qu'elle n'avait jamais bien
connu le cabinet de Vienne avant que _le nez fin de Narbonne_, ce sont
ses expressions, ait été _flairer_ ses vieux diplomates. Après le
simulacre de négociations dont j'ai parlé précédemment, et qui remplit
la durée de l'armistice de 1813 à Dresde, M. de Narbonne était demeuré
en Allemagne, où l'empereur lui avait confié le gouvernement de Torgau.
Ce fut là qu'il mourut, le 17 de novembre, à la suite d'une chute de
cheval, malgré les soins habiles que lui prodigua M. le baron
Desgenettes. Depuis la mort du maréchal Duroc et celle du prince
Poniatowski, je ne me rappelle pas avoir vu l'empereur témoigner plus de
regrets que dans cette circonstance.

Cependant, à peu près au moment où il perdit M. de Narbonne, mais avant
d'avoir appris sa mort, l'empereur avait pourvu au remplacement auprès
de sa personne de l'homme qu'il avait le plus aimé, sans excepter le
général Desaix. Il venait d'appeler M. le général Bertrand aux hautes
fonctions de grand maréchal du palais, et ce choix fut généralement
approuvé de toutes les personnes qui avaient l'honneur de connaître M.
le comte Bertrand. Mais que pourrais-je avoir à dire ici d'un homme dont
l'histoire ne séparera plus le nom du nom de l'empereur? La même époque
avait vu tomber M. le duc d'Istrie, l'un des quatre colonels-généraux de
la garde, et le maréchal Duroc; la même nomination réunit les noms de
leurs successeurs; et M. le maréchal Suchet fut ainsi nommé en même
temps que M. le général Bertrand, et remplaça M. le maréchal Bessières
comme colonel-général dans la garde.

En même temps Sa Majesté fit plusieurs autres changemens dans le
personnel de la haute administration de l'empire. Un sénatus-consulte
ayant déféré à l'empereur le droit de nommer à son choix le président du
corps législatif, Sa Majesté destina cette présidence à M. le duc de
Massa, qui fut remplacé dans ses fonctions de grand-juge par M. le comte
Molé, le plus jeune des ministres qu'ait eus l'empereur. M. le duc de
Bassano reprit le ministère de la secrétairerie d'état, et M. le duc de
Vicence reçut le porte-feuille des relations extérieures.

J'ai dit que pendant l'automne de 1813 Sa Majesté alla plusieurs fois
visiter les travaux publics. Elle allait ordinairement à pied et presque
seule voir ceux des Tuileries et du Louvre; ensuite elle montait à
cheval, accompagnée d'un ou de deux de ses officiers tout au plus, et de
M. Fontaine, pour examiner ceux qui étaient plus éloignés. Un jour,
c'était presque à la fin de novembre, ayant profité de l'absence de Sa
Majesté pour faire quelques courses au faubourg Saint-Germain, je me
trouvai inopinément sur son passage au moment où, se rendant au
Luxembourg, elle arriva à l'entrée de la rue de Tournon, et je ne
saurais dire avec quelle vive satisfaction j'entendais les cris de _vive
l'empereur_! retentir à son approche. Je me trouvai poussé par les flots
de la foule tout près du cheval de l'empereur; pourtant je ne me
figurais pas que l'empereur m'eût reconnu. À son retour, j'eus la preuve
du contraire: Sa Majesté m'avait vu; et comme je l'aidais à changer de
vêtemens: «Eh bien! M. le drôle, me dit gaîment l'empereur, ah! ah! que
faisiez-vous au faubourg Saint-Germain? Je vois ce que c'est!... Voilà
qui est bien!... Vous allez m'espionner quand je sors.» Et beaucoup
d'autres allocutions du même genre, car ce jour-là l'empereur était
très-gai; d'où j'augurai qu'il avait été satisfait de sa visite.

Quand, à cette époque, l'empereur éprouvait quelques soucis, je crus
remarquer que pour les dissiper il se plaisait à se montrer en public,
plus fréquemment peut-être que pendant ses autres séjours à Paris, mais
toujours sans affectation. Il alla même plusieurs fois au spectacle; et
grâce aux obligeantes bontés de M. le comte de Rémusat, je me trouvais
très-fréquemment à ces réunions, qui alors encore avaient toujours
l'appareil d'une fête. Certes, lorsque le jour de la première
représentation du ballet de _Nina_, à l'Opéra, Leurs Majestés entrèrent
dans leur loge, il aurait été difficile de supposer que l'empereur
comptait déjà des ennemis parmi ses sujets. Il est vrai que les mères et
les femmes en deuil n'étaient pas là; mais ce que je puis assurer, c'est
que jamais je n'avais vu plus d'enthousiasme. L'empereur en jouissait
alors du fond de son cœur, plus peut-être qu'après ses victoires. L'idée
d'être aimé des Français faisait sur lui l'impression la plus vive. Le
soir, il en parlait; il daignait m'en parler, oserai-je le dire, comme
un enfant qui s'enorgueillit de la récompense qu'il vient de recevoir.
Alors, dans sa simplicité d'homme privé, il répétait souvent: «Ma femme!
ma bonne Louise! elle a dû être bien contente!» La vérité est que le
désir de voir l'empereur au spectacle était tel à Paris, que, comme il
se plaçait toujours dans la loge de côté donnant sur l'avant-scène,
chaque fois que l'on y pressentait sa présence, les loges situées de
l'autre côté de la salle étaient louées avec un incroyable empressement;
on préférait même les loges les plus élevées aux premières loges de la
partie de la salle d'où on le voyait plus difficilement. Il n'est
personne qui, ayant habité alors Paris, ne puisse reconnaître
l'exactitude de ces souvenirs.

Quelque temps après la première représentation du ballet de _Nina_,
l'empereur assista à un autre spectacle où je me trouvai aussi. Comme
précédemment, l'impératrice y accompagna Sa Majesté; et je ne pouvais
m'empêcher, pendant la représentation, de penser que l'empereur
éprouvait peut-être quelques souvenirs capables de le distraire de
l'harmonie de la musique. C'était au Théâtre-Italien, placé alors à
l'Odéon. On donnait _la Cléopâtre_ de Nazzolini, et la représentation
était du nombre de celles que l'on nomme _extraordinaires_, puisqu'elle
avait lieu au bénéfice de madame Grassini. Depuis fort peu de temps
seulement cette cantatrice, célèbre à plus d'un titre, s'était montrée
pour la première fois en public sur un théâtre à Paris; je crois même
que ce jour-là elle n'y paraissait que pour la troisième ou la quatrième
fois, et je dois dire, pour être exact, qu'elle ne produisit pas sur le
public parisien tout l'effet que l'on attendait de son immense
réputation. Il y avait long-temps que l'empereur ne la recevait plus
particulièrement. Cependant jusque-là les sons de sa voix et de celle de
Crescentini avaient été réservés aux oreilles privilégiées des
spectateurs de Saint-Cloud ou du théâtre des Tuileries. En cette
occasion l'empereur se montra très-généreux pour la bénéficiaire; mais
il n'en résulta aucune entrevue; car, comme l'aurait dit un poëte du
temps, la Cléopâtre de Paris n'avait pas affaire à un nouvel Antoine.

Ainsi, comme on le voit, l'empereur dérobait aux immenses affaires qui
l'occupaient quelques soirées, moins pour jouir du spectacle que pour se
montrer en public. Tous les établissemens utiles étaient l'objet de ses
soins; et il ne s'en rapportait pas seulement aux renseignemens des
hommes le plus justement investis de sa confiance, il voyait tout par
lui-même. Parmi les établissemens spécialement protégés par Sa Majesté,
il en était un qu'elle affectionnait particulièrement. Je ne crois pas
que dans aucun des intervalles d'une guerre à l'autre l'empereur soit
venu à Paris sans faire une visite à l'établissement des demoiselles de
la Légion-d'Honneur, dont madame Campan avait la direction, d'abord à
Écouen, et ensuite à Saint-Denis. L'empereur y alla donc au mois de
novembre, et je me rappelle à cette occasion une anecdote que j'entendis
raconter à Sa Majesté, et qui la divertit beaucoup. Toutefois je ne
pourrais assurer si cette anecdote se rapporte à la visite de 1813 ou à
une visite antérieure.

D'abord il faut que l'on sache que, conformément aux statuts de la
maison des demoiselles de la Légion-d'Honneur, aucun homme, à
l'exception de l'empereur, n'était admis dans l'intérieur de
l'établissement; mais comme l'empereur y allait toujours avec quelque
apparat, bien que sans être attendu, sa suite faisait en quelque sorte
partie de lui-même, et y entrait avec lui. Outre ses officiers, deux
pages ordinairement l'accompagnaient. Or, il advint que le soir, en
revenant de Saint-Denis, l'empereur me dit en riant, en entrant dans sa
chambre, où je l'attendais pour le déshabiller: «Eh bien! voilà mes
pages qui veulent ressembler aux anciens pages. Les petits drôles!...
Savez-vous ce qu'ils font?... Quand je vais à Saint-Denis, ils se
disputent à qui sera de service!... Ah! ah!...» L'empereur, en parlant,
riait et se frottait les mains; puis, après avoir répété plusieurs fois
sur le même ton: «Les petits drôles!» il ajouta, par suite d'une de ces
réflexions bizarres qui lui venaient quelquefois: «Moi, Constant,
j'aurais été un très mauvais page; je n'aurais jamais eu une pareille
idée. Au surplus, ce sont de bons jeunes gens; il en est déjà sorti de
bons officiers. Cela fera un jour des mariages.» Il était rare, en
effet, qu'une chose frivole en apparence n'amenât de la part de
l'empereur une conclusion sérieuse. Moi-même, actuellement, sauf
quelques souvenirs du passé, il ne me restera plus que des choses
sérieuses et souvent bien tristes à raconter; car nous voilà parvenu au
point où tout prit une tournure grave et se revêtit de couleurs souvent
bien sombres.



CHAPITRE XIX.

     Dernière célébration de l'anniversaire du couronnement.--Amour de
     l'empereur pour la France.--Sa Majesté plus populaire dans le
     malheur.--Visite au faubourg Saint-Antoine.--Conversation avec les
     habitans.--Enthousiasme général.--Cortége populaire de Sa
     Majesté.--Fausse interprétation et clôture des grilles du
     Carrousel.--L'empereur plus ému que satisfait.--Crainte du désordre
     et souvenirs de la révolution.--Enrôlemens volontaires et nouveau
     régiment de la garde.--Spectacles gratis.--Mariage de douze jeunes
     filles.--Résidence aux Tuileries.--Émile et Montmorency.--Mouvement
     des troupes ennemies.--Abandon du dernier allié de
     l'empereur.--Armistices entre le Danemarck et la Russie.--Opinion
     de quelques généraux sur l'armée française en Espagne.--Adhésion de
     l'empereur aux bases des puissances alliées.--Négociations, M. le
     duc de Vicence et M. de Metternich.--Le duc de Massa président du
     corps législatif.--Ouverture de la session.--Le sénat et le
     conseil-d'état au corps législatif.--Discours de
     l'empereur.--Preuve du désir de Sa Majesté pour le rétablissement
     de la paix.--Mort du général Dupont-Derval et ses deux
     veuves.--Pension que j'obtiens de Sa Majesté pour l'une
     d'elles.--Décision de l'empereur.--Aversion de Sa Majesté pour le
     divorce et respect pour le mariage.


UNE dernière fois encore on célébra à Paris la fête anniversaire du
couronnement de Sa Majesté. Les bouquets de l'empereur, pour cette fête,
étaient d'innombrables adresses qu'il recevait de toutes les villes de
l'empire, et dans lesquelles les offres de sacrifices et les
protestations de dévouement semblaient augmenter avec la difficulté des
circonstances. Hélas! quatre mois suffirent pour faire connaître la
valeur de ces protestations; et comment, cependant, dans cet accord
unanime, aurait-on pu croire à une non moins complète unanimité
d'abandon? Cela eût été impossible à l'empereur, qui, jusqu'à la fin de
son règne, se crut aimé de la France de tout l'amour qu'il avait pour
elle; la vérité, vérité bien démontrée par les événemens qui ont suivi,
c'est que l'empereur devint plus populaire, dans cette partie des
habitans que l'on appelle le peuple, quand il commença à être
malheureux. Sa Majesté en eut la preuve dans une visite qu'elle fit au
faubourg Saint-Antoine, et il est bien certain que si, dans d'autres
circonstances, elle eût pu plier son caractère à caresser le peuple,
moyen auquel l'empereur répugnait à cause de ses souvenirs de la
révolution, on eût vu le peuple entier des faubourgs de Paris s'armer
pour sa défense. Comment, en effet, pourrait-on en douter après avoir lu
le fait auquel je fais ici allusion?

L'empereur s'était donc rendu vers la fin de 1813 ou au commencement de
1814, au faubourg Saint-Antoine: car je ne saurais aujourd'hui préciser
la date de cette visite inattendue. Quoi qu'il en soit, il se montra
dans cette circonstance familier jusqu'à la bonhomie, au point même
d'enhardir ceux qui l'approchaient de plus près, à lui adresser la
parole. Or, voilà la conversation qui s'établit entre Sa Majesté et
plusieurs habitans, conversation qui a été fidèlement recueillie et
reconnue exacte par plusieurs témoins de cette scène vraiment touchante.

UN HABITANT.

«Est-il vrai, comme on le dit, que les affaires vont si mal?

L'EMPEREUR.

»Je ne peux pas dire qu'elles aillent trop bien.

UN HABITANT.

»Mais, comment cela finira-t-il donc?

L'EMPEREUR.

»Ma foi, Dieu le sait.

UN HABITANT.

»Mais comment? Est-ce que les ennemis pourraient entrer en France?

L'EMPEREUR.

»Cela pourrait bien être, et même venir jusqu'ici, si l'on ne m'aide
pas: je n'ai pas un million de bras. Je ne puis pas tout faire à moi
seul.

VOIX NOMBREUSES.

»Nous vous soutiendrons! nous vous soutiendrons!

VOIX PLUS NOMBREUSES.

»Oui! oui! comptez sur nous.

L'EMPEREUR.

»En ce cas, l'ennemi sera battu, et nous conserverons toute notre
gloire.

PLUSIEURS VOIX.

»Mais que faut-il donc que nous fassions?

L'EMPEREUR.

»Vous enrôler et vous battre.

UNE VOIX NOUVELLE.

»Nous le ferions bien, mais nous voudrions y mettre quelques conditions.

L'EMPEREUR.

»Eh bien, parlez franchement. Voyons; lesquelles?

PLUSIEURS VOIX.

»Nous ne voudrions pas passer la frontière.

L'EMPEREUR.

»Vous ne la passerez pas.

PLUSIEURS VOIX.

»Nous voudrions entrer dans la garde.

L'EMPEREUR.

»Eh bien, va pour la garde.»

À peine Sa Majesté eut-elle prononcé ces derniers mots, que la foule
immense qui l'environnait fit retentir l'air des cris de _Vive
l'empereur_! et cette foule grossissant sur toute la route que
l'empereur suivit en regagnant tout doucement les Tuileries,
l'environnait d'un cortége innombrable, quand il arriva au guichet du
Carrousel. Nous entendions du palais ces bruyantes acclamations, mais
elles furent si singulièrement interprétées par les commandans des
postes du palais, que, croyant à une insurrection, ils firent fermer les
grilles des Tuileries du côté de la cour.

Quand je vis l'empereur, quelques momens après son retour, il me parut
plus ému que satisfait, car tout ce qui avait l'apparence du désordre
lui déplaisait souverainement, et le tumulte populaire, quelle qu'en fût
la cause, avait toujours quelque chose qui le gênait. Cependant cette
visite que Sa Majesté aurait pu renouveler produisit une vive sensation
dans le peuple, et ce mouvement eut un résultat positif à l'instant
même, puisque dans la journée plus de deux mille individus s'enrôlèrent
volontairement et formèrent un nouveau régiment de la garde.

À l'occasion de la fête anniversaire du couronnement et de la bataille
d'Austerlitz, il y eut, comme à l'ordinaire, des spectacles gratis dans
tous les théâtres de Paris; mais l'empereur ne s'y montra pas comme il
l'avait fait souvent; des jeux, des distributions de comestibles, des
illuminations; et douze jeunes filles, dotées par la ville de Paris,
furent mariées à d'anciens militaires. Je me rappelle que de tout ce qui
marquait les solennités de l'empire, l'usage de ces sortes de mariages
était ce qui plaisait le plus à l'empereur, qui en parla souvent avec
une vive approbation; car, s'il m'est permis de le faire observer, Sa
Majesté avait un peu ce que l'on pourrait appeler la manie du mariage.

Nous étions alors à poste fixe aux Tuileries, que l'empereur n'avait pas
quitté depuis le 20 de novembre, jour où il était revenu de Saint-Cloud,
et qu'il ne quitta plus que lorsqu'il partit pour l'armée. Sa Majesté
présidait très-souvent le conseil-d'état, dont les travaux étaient
toujours très-actifs. J'appris alors, relativement à un décret, une
particularité qui me parut singulière: il y avait long-temps sans doute
que la commune de Montmorency avait repris par l'usage son ancien nom;
mais ce ne fut qu'à la fin de novembre 1813, que l'empereur lui retira
légalement le nom d'_Émile_, qu'elle avait reçu sous la république en
l'honneur de J.-J. Rousseau. On peut croire que si elle le conserva si
long-temps, c'est que l'empereur n'y avait pas pensé plus tôt.

Je ne sais si l'on me pardonnera d'avoir rapporté un fait aussi puéril
en apparence, lorsque tant de grandes mesures étaient adoptées par Sa
Majesté. En effet, chaque jour nécessitait de nouvelles dispositions,
car les ennemis faisaient des progrès sur tous les points; les Russes
occupaient la Hollande, sous le commandement du général Witzingerode,
qui avait été si fort acharné contre nous pendant la campagne de Russie.
Déjà même on parlait du prochain retour à Amsterdam de l'héritier de la
maison d'Orange; en Italie, le prince Eugène ne luttait qu'à force de
talent contre l'armée beaucoup plus nombreuse du maréchal de Bellegarde,
qui venait de passer l'Adige; celle du prince de Schwartzenberg occupait
les confins de la Suisse; les Prussiens et les troupes de la
confédération passaient le Rhin sur plusieurs points; il ne restait plus
à l'empereur un seul allié, le roi de Danemarck, le seul qui lui fût
encore demeuré fidèle, ayant cédé enfin aux torrens du nord, en
concluant un armistice avec la Russie; et dans le midi toute l'habileté
du maréchal Soult suffisait à peine pour retarder les progrès du duc de
Wellington, qui s'avançait vers nos frontières, à la tête d'une armée
plus nombreuse que celle que nous avions à lui opposer, et n'étant pas
surtout en proie aux mêmes privations que l'armée française. Je me
souviens très-bien d'avoir entendu plusieurs fois alors des généraux
blâmer l'empereur de ce qu'il n'avait pas abandonné l'Espagne pour
ramener toutes ses troupes en France. Je cite ce souvenir, mais on pense
bien que je ne me permettrai pas de hasarder un jugement sur une
pareille matière. Quoi qu'il en soit, on voit que la guerre nous
environnait de toutes parts, et dans cet état de chose il était
difficile, nos anciennes frontières étant menacées, que l'on ne soupirât
pas généralement après la paix.

L'empereur la voulait aussi, et personne aujourd'hui ne professe une
opinion contraire. Tous les ouvrages que j'ai lus et qui ont été faits
par les personnes les mieux à même de savoir la vérité sur toutes ces
choses, sont d'accord sur ce point. On sait que Sa Majesté avait fait
écrire par M. le duc de Bassano une lettre dans laquelle elle adhérait
aux bases proposées à Francfort par les alliés, pour un nouveau
congrès. On sait que la ville de Manheim fut désignée pour la réunion de
ce congrès, où devait être ensuite envoyé M. le duc de Vicence.
Celui-ci, dans une note du 2 décembre, fit connaître de nouveau
l'adhésion de l'empereur aux bases générales et sommaires indiquées pour
le congrès de Manheim. M. le comte de Metternich répondit le 10 à cette
communication, que les souverains porteraient à la connaissance de leurs
alliés l'adhésion de Sa Majesté. Toutes ces négociations traînèrent en
longueur par la faute seule des alliés, qui finirent par déclarer à
Francfort qu'ils ne voulaient plus déposer les armes. Dès le 20 décembre
ils annoncent hautement l'intention d'envahir la France, en traversant
la Suisse, dont la neutralité avait été solennellement reconnue. À
l'époque dont je parle, ma position me tenait, je dois en convenir, dans
une complète ignorance de ces choses; mais en les apprenant depuis,
elles ont réveillé en moi des souvenirs qui ont puissamment contribué à
m'en démontrer la vérité. Tout le monde, je l'espère, conviendra que si
l'empereur avait voulu la guerre, ce n'est pas devant moi qu'il aurait
pris la peine de parler de son désir de conclure la paix, ce que je lui
ai entendu faire plusieurs fois, et ceci ne dément pas ce que j'ai
rapporté d'une réponse de Sa Majesté à M. le prince de Neufchâtel,
puisque dans cette réponse même il attribue la nécessité de la guerre à
la mauvaise foi de ses ennemis. L'immense renommée de l'empereur, non
plus que sa gloire, n'ont besoin de mon témoignage, et je ne me fais
aucune illusion sur ce point; mais je crois pouvoir, comme un autre,
déposer mon grain de vérité.

J'ai dit précédemment que dès son passage à Mayence, l'empereur avait
convoqué le corps-législatif pour le 2 décembre. Par un nouveau décret,
cette convocation fut prorogée au 19 décembre, et cette solennité
annuelle fut marquée par l'introduction d'usages inaccoutumés. D'abord,
comme je l'ai dit, à l'empereur seul appartint le droit de nommer à la
présidence, sans présentation d'une triple liste, comme le sénat le
faisait précédemment; de plus, le sénat et le conseil-d'état se
rendirent en corps dans la salle du corps-législatif pour assister à la
séance d'ouverture. Je me rappelle que cette cérémonie était attendue
plus vivement encore que de coutume, tant on était curieux et pressé
dans tout Paris de connaître le discours de l'empereur, et ce qu'il
dirait sur la situation de la France. Hélas! nous étions loin de
supposer que cette solennité annuelle serait la dernière!

Le sénat et le conseil-d'état ayant successivement occupé les places qui
leur étaient indiquées dans la salle des séances, on vit arriver
l'impératrice, qui se plaça dans une tribune réservée, entourée de ses
dames et des officiers de son service; enfin, l'empereur parut un quart
d'heure après l'impératrice, introduit selon le cérémonial accoutumé.
Lorsque le nouveau président, M. le duc de Massa, eut prêté serment
entre les mains de l'empereur, Sa Majesté prononça le discours suivant:

     «Sénateurs;

     »Conseillers-d'état;

     »Députés des départemens au corps-législatif;

     »D'éclatantes victoires ont illustré les armes françaises dans
     cette campagne. Des défections sans exemple ont rendu ces victoires
     inutiles. Tout a tourné contre nous. La France même serait en
     danger, sans l'énergie et l'union des Français.

     »Dans ces grandes circonstances, ma première pensée a été de vous
     appeler près de moi. Mon cœur a besoin de la présence et de
     l'affection de mes sujets.

     »Je n'ai jamais été séduit par la prospérité: l'adversité me
     trouverait au dessus de ses atteintes.

     »J'ai plusieurs fois donné la paix aux nations, lorsqu'elles
     avaient tout perdu. D'une part de mes conquêtes, j'ai élevé des
     trônes pour des rois qui m'ont abandonné.

     »J'avais conçu et exécuté de grands desseins pour le bonheur du
     monde!... Monarque et père, je sens ce que la paix ajoute à la
     sécurité des trônes et à celle des familles. Des négociations ont
     été entamées avec les puissances coalisées. J'ai adhéré aux bases
     préliminaires qu'elles ont présentées. J'avais donc l'espoir
     qu'avant l'ouverture de cette session, le congrès de Manheim serait
     réuni; mais de nouveaux retards, qui ne sont pas attribués à la
     France, ont différé ce moment que presse le vœu du monde.

     »J'ai ordonné qu'on vous communiquât toutes les pièces originales
     qui se trouvent au porte-feuille de mon département des affaires
     étrangères. Vous en prendrez connaissance par l'intermédiaire d'une
     commission. Les orateurs de mon conseil vous feront connaître ma
     volonté sur cet objet.

     »Rien ne s'oppose de ma part au rétablissement de la paix. Je
     connais et je partage tous les sentimens des Français. Je dis des
     Français, parce qu'il n'en est aucun qui voulût de la paix aux
     dépens de l'honneur.

     »C'est à regret que je demande à ce peuple généreux de nouveaux
     sacrifices, mais ils sont commandés par ses plus nobles et ses plus
     chers intérêts. J'ai dû renforcer mes armées par de nombreuses
     levées: les nations ne traitent avec sécurité qu'en déployant
     toutes leurs forces. Un accroissement dans les recettes devient
     indispensable. Ce que mon ministre des finances vous proposera est
     conforme au système de finances que j'ai établi. Nous ferons face à
     tout sans emprunt qui consomme l'avenir, et sans papier-monnaie qui
     est le plus grand ennemi de l'ordre social.

     »Je suis satisfait des sentimens que m'ont manifestés dans cette
     circonstance mes peuples d'Italie.

     »Le Danemarck[77] et Naples sont seuls restés fidèles à mon
     alliance.

     »La république des États-Unis d'Amérique continue avec succès sa
     guerre contre l'Angleterre.

     »J'ai reconnu la neutralité des dix-neuf cantons Suisses.

     * * *

     »Sénateurs;

     »Conseillers-d'état;

     »Députés des départemens au corps-législatif;

     »Vous êtes les organes naturels de ce trône: c'est à vous de donner
     l'exemple d'une énergie qui recommande notre génération aux
     générations futures. Qu'elles ne disent pas de nous: _Ils ont
     sacrifié les premiers intérêts du pays, ils ont reconnu les lois
     que l'Angleterre a cherché en vain pendant quatre siècles à imposer
     à la France!_

     »Mes peuples ne peuvent pas craindre que la politique de leur
     empereur trahisse jamais la gloire nationale. De mon côté, j'ai la
     confiance que les Français seront constamment dignes d'eux et de
     moi!»

Ce discours fut salué des cris unanimes de _vive l'empereur!_ et quand
Sa Majesté revint aux Tuileries, elle avait l'air très-satisfait.
Cependant, elle éprouvait un léger mal de tête qui se dissipa au bout
d'une demi-heure de repos. Le soir, il n'y paraissait plus du tout, et
l'empereur me questionna sur ce que j'avais entendu dire. Je lui dis, ce
qui était vrai, que les personnes de ma connaissance s'accordaient pour
me dire que tout le monde souhaitait la paix: «La paix! la paix! dit
l'empereur, eh! qui la désire plus que moi!... Allez, mon fils, allez.»
Je me retirai, et Sa Majesté alla rejoindre l'impératrice.

Ce fut vers cette époque, mais sans pouvoir en préciser le jour, que
l'empereur prit une décision dans une affaire à laquelle je m'étais
intéressé auprès de lui, et l'on verra par cette décision quel profond
respect, je puis le dire, Sa Majesté avait pour les droits d'un mariage
légitime, et combien elle avait d'antipathie pour les personnes
divorcées. Mais il est nécessaire que je prenne d'un peu plus haut le
récit de cette anecdote qui me revient à la mémoire en ce moment.

Dans la campagne de Russie, le général Dupont-Derval avait été tué sur
le champ de bataille après avoir vaillamment combattu. Sa veuve, après
le retour de Sa Majesté à Paris, avait plusieurs fois tenté, et toujours
en vain, de faire parvenir une pétition à l'empereur pour lui peindre sa
triste position. Quelqu'un lui ayant conseillé de s'adresser à moi, je
fus touché de la voir si malheureuse, et je me permis de présenter sa
demande à l'empereur. Rarement Sa Majesté rejetait mes sollicitations
de ce genre, parce que je ne m'en chargeais qu'avec beaucoup de
discrétion; aussi fus-je assez heureux pour obtenir en faveur de madame
Dupont-Derval une pension qui était même considérable. Je ne me rappelle
plus comment l'empereur vint à découvrir que le général Dupont-Derval
était divorcé, et avait eu une fille d'un premier mariage, laquelle
vivait encore ainsi que sa mère. Il sut, en outre, que la femme que le
général Dupont-Derval avait épousé en seconde noce était veuve d'un
officier-général dont elle avait deux filles. Aucune de ces
circonstances, comme on peut le croire, n'avaient été énoncées dans la
pétition, mais quand elles vinrent à la connaissance de l'empereur, il
ne retira pas la pension dont le brevet n'était pas encore expédié, mais
il en changea la destination. Il la donna à la première femme du général
Dupont-Derval, et la rendit réversible sur la tête de sa fille, qui
cependant était assez riche pour s'en passer, tandis que l'autre madame
Dupont-Derval en avait réellement besoin. Cependant, comme on est
toujours empressé de porter les bonnes nouvelles, je n'avais point perdu
de temps pour faire connaître à ma solliciteuse la décision favorable de
l'empereur. Je la vis revenir quand elle eut appris ce qui s'était
passé, ce que moi-même j'ignorais entièrement, et d'après ce qu'elle me
dit je me figurai qu'elle était victime d'un mal entendu. Dans cette
croyance, je me permis d'en parler de nouveau à Sa Majesté. Qu'on juge
de mon étonnement, quand l'empereur daigna me raconter lui-même toute
cette affaire. Puis il ajouta: «Mon pauvre enfant, vous vous êtes laissé
prendre comme un nigaud. J'ai promis la pension et je la donne à la
femme du général Derval, c'est-à-dire, à sa véritable femme, à la mère
de sa fille.» L'empereur ne se fâcha pas du tout contre moi. J'ai su que
les réclamations n'en demeurèrent pas là, sans, comme on peut le penser,
que j'aie continué de m'en mêler; mais les événemens suivant leur cours
jusqu'à l'abdication de Sa Majesté, les choses restèrent comme elles
avaient été réglées.



CHAPITRE XX.

     Efforts des alliés pour séparer la France de l'empereur.--Vérité
     des paroles de Sa Majesté prouvée par les événemens.--Copies de la
     déclaration de Francfort circulant dans Paris.--Pièce de
     comparaison avec le discours de l'empereur.--La mauvaise foi des
     étrangers reconnue par M. de Bourrienne.--Réflexion sur un passage
     de ses _Mémoires_.--M. de Bourrienne en surveillance.--M. le duc de
     Rovigo son défenseur.--But des ennemis atteint en partie.--M. le
     comte Regnault de Saint-Jean d'Angély au corps
     législatif.--Commission du corps-législatif.--Mot de l'empereur et
     les cinq avocats.--Lettre de l'empereur au duc de Massa.--Réunion
     de deux commissions chez le prince archi-chancelier.--Conduite
     réservée du sénat.--Visites fréquentes de M. le duc de Rovigo à
     l'empereur.--La vérité dite par ce ministre à Sa Majesté.--Crainte
     d'augmenter le nombre des personnes compromises.--Anecdote
     authentique et inconnue.--Un employé du trésor enthousiaste de
     l'empereur.--Visite forcée au ministre de la police générale.--Le
     ministre et l'employé.--Dialogue.--L'enthousiaste menacé de la
     prison.--Sages explications du ministre.--Travaux des deux
     commissions.--Adresse du sénat bien accueillie.--Réponse
     remarquable de Sa Majesté.--Promesse plus difficile à faire qu'à
     tenir.--Élévation du cours des rentes.--Sage jugement sur la
     conduite du corps législatif.--Le rapport de la commission.--Vive
     interruption et réplique.--L'empereur soucieux et se promenant à
     grands pas.--Décision prise et blâmée.--Saisie du rapport et de
     l'adresse.--Clôture violente de la salle des séances.--Les députés
     aux Tuileries.--Vif témoignage du mécontentement de
     l'empereur.--_L'adresse incendiaire_.--Correspondance avec
     l'Angleterre et l'avocat Desèze.--L'archi-chancelier protecteur de
     M. Desèze.--Calme de l'empereur.--Mauvais effet.--Tristes présages
     et fin de l'année 1813.


CE n'était pas seulement avec des armes que les ennemis de la France
s'efforçaient, à la fin de 1813, de renverser la puissance de
l'empereur. Malgré nos défaites, le nom de Sa Majesté inspirait encore
une salutaire terreur; et il paraît que tout nombreux qu'ils étaient,
les étrangers désespéraient de la victoire tant qu'il existerait un
accord commun entre les Français et l'empereur. On a vu tout à l'heure
avec quel langage il s'exprima en présence des grands corps réunis de
l'état, et les événemens ont prouvé si Sa Majesté avait tu la vérité aux
représentans de la nation sur l'état de la France. À ce discours que
l'histoire a recueilli, qu'il me soit permis d'opposer ici une autre
pièce de la même époque. C'est la fameuse déclaration de Francfort, dont
les ennemis de l'empereur faisaient circuler des copies dans Paris, et
je n'oserais parier qu'aucune personne de sa cour ne vint faire son
service auprès de lui en ayant une dans sa poche. S'il restait encore
des doutes pour savoir où était alors la bonne foi, la lecture de ce qui
suit suffirait pour les dissiper, car il ne s'agit pas ici de
considérations politiques, mais seulement de comparer des promesses
solennelles aux actions qui les ont suivies.

«Le gouvernement français vient d'arrêter une nouvelle levée de trois
cent mille conscrits; les motifs du sénatus-consulte renferment une
provocation aux puissances alliées. Elles se trouvent appelées de
nouveau à promulguer à la face du monde les vues qui les guident dans la
présente guerre, les principes qui sont la base de leur conduite, leurs
vœux et leurs déterminations. Les puissances alliées ne font point la
guerre à la France, mais à cette prépondérance hautement annoncée, à
cette prépondérance que, pour le malheur de l'Europe et de la France,
l'empereur Napoléon a trop long-temps exercée hors des limites de son
empire.

»La victoire a conduit les armées alliées sur le Rhin. Le premier usage
que Leurs Majestés impériales et royales ont fait de la victoire, a été
d'offrir la paix à Sa Majesté l'empereur des Français. Une attitude
renforcée par l'accession de tous les souverains et princes de
l'Allemagne, n'a pas eu d'influence sur les conditions de la paix. Ces
conditions sont fondées sur l'indépendance des autres états de l'Europe.
Les vues des puissances sont justes dans leur objet, généreuses et
libérales dans leur application, rassurantes pour tous, honorables pour
chacun.

»Les souverains alliés désirent que la France soit grande, forte et
heureuse, parce que sa puissance grande et forte est une des bases
fondamentales de l'édifice social. Ils désirent que la France soit
heureuse, que le commerce français renaisse, que les arts, ces bienfaits
de la paix, refleurissent, parce qu'un grand peuple ne saurait être
tranquille que quand il est heureux. Les puissances confirment à
l'empire français une étendue de territoire que n'a jamais connue la
France sous ses rois, parce qu'une nation généreuse ne déchoit pas pour
avoir éprouvé des revers dans une lutte opiniâtre et sanglante, où elle
a combattu avec son audace accoutumée.

»Mais les puissances aussi veulent être heureuses et tranquilles. Elles
veulent un état de paix qui, dans une sage répartition de forces, par un
juste équilibre, préservent désormais leurs peuples des calamités sans
nombre qui, depuis vingt ans, ont pesé sur l'Europe.

»Les puissances alliées ne poseront pas les armes sans avoir atteint ce
grand et bienfaisant résultat, noble objet de leurs efforts. Elles ne
poseront pas les armes avant que l'état politique de l'Europe ne soit de
nouveau raffermi, avant que les principes immuables aient repris leurs
droits sur des nouvelles prétentions, avant que la sainteté des traités
ait enfin assuré une paix véritable à l'Europe.»

Il ne faut que du bon sens pour voir si les puissances alliées étaient
de bonne foi dans cette déclaration dont le but évident était d'aliéner
de l'empereur l'attachement des Français, en leur montrant Sa Majesté
comme un obstacle à la paix, en séparant sa cause de celle de la France,
et ici je suis heureux de pouvoir m'appuyer de l'opinion de M. de
Bourrienne que l'on n'accusera pas sûrement de partialité en faveur de
Sa Majesté. Plusieurs passages de ses mémoires, ceux surtout où il juge
l'empereur, m'ont souvent fait de la peine, je ne saurais le dissimuler;
mais en cette occasion il n'hésite point à reconnaître la mauvaise foi
des alliés, ce qui est d'un grand poids selon mon faible jugement.

M. de Bourrienne était alors à Paris sous la surveillance spéciale de M.
le duc de Rovigo. J'entendis plusieurs fois ce ministre en parler à
l'empereur, et toujours dans un sens favorable; mais il faut que les
ennemis de l'ancien secrétaire du premier-consul aient été bien puissans
ou que les préventions de Sa Majesté aient été bien fortes, car M. de
Bourrienne ne revint jamais en faveur. L'empereur qui, comme je l'ai
dit, daignait quelquefois s'entretenir familièrement avec moi, ne me
parla jamais de M. de Bourrienne, que je n'avais pas vu depuis qu'il
avait cessé de voir l'empereur. Je l'aperçus pour la première fois parmi
les officiers de la garde nationale, le jour où ces messieurs, comme on
le verra plus tard, furent reçus au palais, et je ne l'ai pas revu
depuis; mais comme nous l'aimions tous beaucoup à cause de ses excellens
procédés avec nous, il était souvent l'objet de notre conversation, et
je puis dire de nos regrets. Au surplus, j'ignorai long-temps qu'à
l'époque dont je parle, Sa Majesté lui avait fait offrir une mission
pour la Suisse, puisque je n'ai appris cette circonstance que par la
lecture de ses mémoires. Je ne saurais même cacher que cette lecture m'a
péniblement affecté, tant j'aurais désiré que M. de Bourrienne eût
alors abjuré ses ressentimens envers Sa Majesté, qui au fond l'aimait
réellement.

Quoiqu'il en soit, s'il est bien évident aujourd'hui pour tout le monde
que la déclaration de Francfort avait pour but d'opérer une désunion
entre l'empereur et les Français, ce que les événemens ont expliqué
depuis, ce n'était pas un secret pour le génie de l'empereur, et
malheureusement on ne tarda pas à voir les ennemis atteindre en partie
leur but. Non-seulement dans les sociétés particulières, on s'exprima
librement d'une manière inconvenante pour Sa Majesté, mais on vit
éclater des dissentimens dans le sein même du corps-législatif.

À la suite de la séance d'ouverture, l'empereur ayant rendu un décret
pour que l'on nommât une commission composée de cinq sénateurs et de
cinq membres du corps-législatif, ces deux corps s'assemblèrent à cet
effet. La commission, comme on l'a vu par le discours de Sa Majesté,
avait pour objet de prendre connaissance des pièces relatives aux
négociations entamées entre la France et les puissances alliées. Au
Corps Législatif, ce fut M. le comte Regnault de Saint-Jean-d'Angély qui
porta le décret en l'appuyant de son éloquence ordinairement persuasive;
il rappela les victoires de la France, la gloire de l'empereur; mais le
scrutin donna pour membres à la commission cinq députés qui passaient
pour être plus attachés à des principes de liberté qu'à la gloire de
l'empereur; c'étaient MM. Raynouard, Lainé, Gallois, Flaugergues et
Maine de Biran. L'empereur, dès le premier moment, ne parut pas content
de ce choix, ne pensant pas toutefois que cette commission se montrerait
hostile comme elle le fut bientôt; ce que je me rappelle fort bien,
c'est que Sa Majesté dit devant moi au prince de Neufchâtel, avec un peu
d'humeur, mais toutefois sans colère, «Ils ont été nommer cinq
avocats!...»

Cependant l'empereur ne laissa rien voir au dehors de son
mécontentement; aussitôt même que Sa Majesté eut reçu officiellement la
liste des commissaires, elle adressa au président du corps-législatif
une lettre conçue en ces termes, et sous la date du 23 de décembre:

     «Monsieur le duc de Massa, président du corps-législatif, nous vous
     adressons la présente lettre close pour vous faire connaître que
     notre intention est que vous vous rendiez demain, 24 du courant,
     heure de midi, chez notre cousin le prince archi-chancelier de
     l'empire, avec la commission nommée hier par le corps législatif,
     en exécution de notre décret du 20 de ce mois, laquelle est
     composée des sieurs Raynouard, Lainé, Gallois, Flaugergues et Maine
     de Biran, et ce, à l'effet de prendre connaissance des pièces
     relatives à la négociation, ainsi que de la déclaration des
     puissances coalisées, qui seront communiquées par le comte
     Regnault, ministre d'état, et le comte d'Hauterive, conseiller
     d'état, attaché à l'office des relations extérieures, lequel sera
     porteur desdites pièces et déclaration.

     »Notre intention est aussi que notredit cousin préside la
     commission.

     »Sur ce, etc., etc.»

Les membres du sénat désignés pour faire partie de la commission étaient
M. de Fontanes, M. le prince de Bénévent, M. de Saint-Marsan, M. de
Barbé-Marbois, et M. de Beurnonville. À l'exception d'un de ces
messieurs dont la disgrâce et l'opposition étaient publiquement connues,
les autres passaient pour être sincèrement attachés à l'empire; et
quelle qu'ait été l'opinion de tous et leur conduite postérieure, ils
n'eurent point alors à encourir de la part de l'empereur les mêmes
reproches que les membres de la commission du corps-législatif. Aucun
acte d'opposition, aucun signe de mécontentement n'émana du sénat
conservateur.

À cette époque, M. le duc de Rovigo venait très-fréquemment, ou pour
mieux dire tous les jours chez l'empereur. Sa Majesté l'aimait beaucoup,
et cela seul suffirait pour prouver qu'elle ne craignait pas d'entendre
la vérité; car depuis qu'il était ministre, M. le duc de Rovigo ne la
lui épargnait pas, ce que je puis affirmer, en ayant été témoin
plusieurs fois. Dans Paris, il n'y avait pourtant qu'un cri contre ce
ministre. Cependant je puis citer un fait que M. le duc de Rovigo n'a
pas rapporté dans ses mémoires, et dont je garantis l'authenticité. On
verra par cette anecdote si le ministre de la police cherchait ou non à
augmenter le nombre des personnes qui se compromettaient chaque jour par
leurs bavardages contre l'empereur.

Parmi les employés du trésor se trouvait un ancien receveur des
finances, qui depuis vingt ans vivait modeste et content d'un emploi
assez modique. C'était d'ailleurs un homme très-enthousiaste et de
beaucoup d'esprit. Sa passion pour l'empereur tenait du délire, et il
n'en parlait jamais qu'avec une sorte d'idolâtrie. Cet employé avait
l'habitude de passer ses soirées dans un cercle qui se réunissait rue
Vivienne. Les habitués du lieu, où naturellement la police devait avoir
plus d'un œil ouvert, ne partageaient pas tous les opinions de la
personne dont je parle. On commençait à juger les actes du gouvernement
assez haut; les opposans laissaient éclater leur mécontentement, et le
fidèle adorateur de Sa Majesté devenait d'autant plus prodigue
d'exclamations admiratives que ses antagonistes se montraient eux-mêmes
prodigues de reproches. M. le duc de Rovigo fut informé de ces
discussions, qui devenaient chaque jour plus vives et plus animées. Un
beau jour, notre honnête employé trouve, en rentrant chez lui, une
lettre timbrée du ministère de la police générale. Il n'en peut croire
ses yeux. Lui, homme bon, simple, modeste, vivant en dehors de toutes
les grandeurs, dévoué au gouvernement, que peut lui vouloir le ministre
de la police générale? Il ouvre la lettre: le ministre le mande pour le
lendemain matin dans son cabinet. Il s'y rend, comme on peut le croire,
avec toute la ponctualité imaginable; et alors un dialogue à peu près
semblable à ce qui suit s'engage entre ces messieurs: «Il paraît,
monsieur, lui dit M. le duc de Rovigo, que vous aimez beaucoup
l'empereur?--Si je l'aime?... Je donnerais mon sang, ma vie!....--Vous
l'admirez beaucoup?--Si je l'admire?..... Jamais l'empereur n'a été si
grand! Jamais sa gloire!...--C'est fort bien, monsieur, et voilà des
sentimens qui vous font honneur, des sentimens que je partage avec vous;
mais je vous engage à les garder pour vous; car, j'en aurais sans doute
bien du regret, mais vous me mettriez dans la nécessité de vous faire
arrêter.--Moi! monseigneur?... Me faire arrêter?...--Eh! mais.... sans
doute.--Comment?...--Ne voyez-vous pas que vous irritez des opinions qui
resteraient cachées sans votre enthousiasme, et qu'enfin vous forcez en
quelque sorte à se compromettre beaucoup de bonnes gens qui nous
reviendront quand ils verront mieux les choses? Allez, monsieur,
continuons à aimer, à servir, à admirer l'empereur; mais dans un moment
comme celui-ci ne proclamons pas si haut de bons sentimens, dans la
crainte de rendre coupables des hommes qui ne sont qu'égarés.» L'employé
du trésor sortit alors de chez le ministre, après l'avoir remercié de
ses conseils et lui avoir promis de se taire. Je n'oserais toutefois
garantir qu'il lui ait scrupuleusement tenu parole; mais, ce que je puis
affirmer de nouveau, c'est que ce que l'on vient de lire est de toute
vérité; et je suis sûr que si ce passage de mes mémoires tombe sous les
yeux de M. le duc de Rovigo, il lui rappellera un fait qu'il a peut-être
oublié, mais dont il reconnaîtra toute l'exactitude.

Cependant la commission, composée, ainsi que je l'ai dit, de cinq
sénateurs et de cinq membres du corps-législatif, se livrait assidûment
à l'examen dont elle était chargée. Chacun de ces deux grands corps de
l'état présenta à Sa Majesté une adresse séparée. Le sénat avait entendu
le rapport que lui fit M. de Fontanes, et son adresse ne contint rien
qui pût choquer l'empereur; elle était, au contraire, conçue dans les
termes les plus mesurés. On y demandait bien la paix, mais une paix que
Sa Majesté obtiendrait par un effort digne d'elle et des Français. «Que
votre main tant de fois victorieuse, y était-il dit, laisse échapper ses
armes après avoir assuré le repos du monde.» On y remarqua encore le
passage suivant: «Non, l'ennemi ne déchirera pas cette belle et noble
France, qui, depuis quatorze cents ans, se soutient avec gloire au
milieu de tant de fortunes diverses, et qui, pour l'intérêt même des
peuples voisins, sait toujours mettre un poids considérable dans la
balance de l'Europe. Nous en avons pour gages votre héroïque constance
et l'honneur national.» Puis cet autre: «La fortune ne manque pas
long-temps aux nations qui ne se manquent pas à elles-mêmes.»

Ce langage tout français, et que commandaient au moins les
circonstances, plut à l'empereur; et on peut en juger par la réponse
qu'il fit, le 29 décembre, à la députation du sénat, présidée par le
prince archi-chancelier de l'empire:

     «Sénateurs, dit Sa Majesté, je suis sensible aux sentimens que vous
     m'exprimez. Vous avez vu, par les pièces que je vous ai fait
     communiquer, ce que je fais pour la paix. Les sacrifices que
     comportent les bases préliminaires que m'ont proposées les ennemis,
     je les ai acceptées; je les ferai sans regrets: ma vie n'a qu'un
     but, le bonheur des Français.

     »Cependant le Béarn, l'Alsace, la Franche-Comté, le Brabant, sont
     entamés. Les cris de cette partie de ma famille me déchirent l'âme.
     J'appelle les Français au secours des Français! J'appelle les
     Français de Paris, de la Bretagne, de la Normandie, de la
     Champagne, de la Bourgogne et des autres départemens, au secours de
     leurs frères! Les abandonnerons-nous dans le malheur? Paix et
     délivrance de notre territoire doit être notre cri de ralliement. À
     l'aspect de tout ce peuple en armes, l'étranger fuira ou signera la
     paix sur les bases qu'il a lui-même proposées. Il n'est plus
     question de recouvrer les conquêtes que nous avions faites.»

Il faut avoir été en position de connaître le caractère de l'empereur
pour concevoir combien ces derniers mots durent lui coûter à prononcer;
mais il résultera aussi de la connaissance de son caractère la certitude
qu'il lui en aurait moins coûté de faire ce qu'il promettait que de le
dire. Il semblerait même que cela fut compris dans Paris; car le jour où
le _Moniteur_ publia la réponse de Sa Majesté au sénat, les rentes
remontèrent de plus de deux francs, ce que l'empereur ne manqua pas de
remarquer avec satisfaction, car on sait que le cours des rentes était
pour lui le véritable thermomètre de l'opinion publique.

Quant à la conduite du corps-législatif, je l'ai entendue juger par un
homme d'un vrai mérite et toujours imbu d'idées républicaines. Il dit un
jour devant moi ces paroles qui m'ont frappé: «Le corps législatif fit
alors ce qu'il aurait dû faire toujours, excepté dans cette
circonstance.» Au langage du rapporteur de la commission, il fut trop
facile de voir que l'orateur croyait aux mensongères promesses de la
déclaration de Francfort. Selon lui, ou, pour mieux dire, selon la
commission dont il n'était, après tout, que l'organe, l'intention des
étrangers n'était point d'humilier la France; ils voulaient seulement
nous renfermer dans nos limites et réprimer l'élan d'une activité
ambitieuse, si fatale depuis vingt ans à tous les peuples de l'Europe.
«Les propositions des puissances coalisées, disait la commission, nous
paraissent honorables pour la nation, puisqu'elles prouvent que
l'étranger nous craint et nous respecte.» Enfin l'orateur, poursuivant
sa lecture et étant parvenu à un passage où il faisait allusion à
_l'empire des lis_, ajouta en propres termes que le Rhin, les Alpes, les
Pyrénées et les deux mers renfermaient un vaste territoire dont
plusieurs provinces n'avaient pas appartenu à l'ancienne France, et que
cependant _la couronne royale de France était brillante de gloire et de
majesté entre tous les diadèmes_.

À ces mots, M. le duc de Massa interrompit l'orateur, s'écriant: «Ce que
vous dites là est inconstitutionnel.» À quoi l'orateur répliqua
vivement: «Je ne vois d'inconstitutionnel ici que votre présence.» Puis
il continua la lecture de son rapport. L'empereur était chaque soir
informé de ce qui s'était passé dans la séance du corps-législatif, et
je me rappelle que le soir du jour où le rapport fut lu, il avait
quelque chose de soucieux. Avant de se coucher, il se promena quelque
temps dans sa chambre avec une émotion marquée, comme quelqu'un qui
cherche à prendre une résolution. Enfin il se décida à ne point laisser
passer l'adresse du corps-législatif, qui lui avait été communiquée,
conformément à l'usage. Le temps pressait; le lendemain il eût été trop
tard; l'adresse eût circulé dans tout Paris, où les esprits étaient déjà
assez vivement agités. L'ordre fut donc donné au ministre de la police
générale de faire saisir l'épreuve du rapport et celle de l'adresse chez
l'imprimeur, et de briser les planches déjà composées. De plus, l'ordre
fut donné aussi de faire fermer les portes du corps-législatif, ce qui
fut exécuté, et ainsi la législature se trouva ajournée.

J'ai entendu vivement regretter alors par un grand nombre de personnes
que Sa Majesté ait adopté ces mesures, et surtout qu'après les avoir
prises, elle ne s'en soit pas tenue là. On disait que puisque le
corps-législatif était dissous violemment, il valait mieux, quoi qu'il
dût en arriver, convoquer une autre chambre, mais que l'empereur ne
reçût pas les membres de celle qu'on renvoyait. Sa Majesté pensa
autrement, et donna aux députés une audience de congé; ils vinrent aux
Tuileries; et là, son trop juste mécontentement s'exhala en ces termes:

     «J'ai supprimé votre adresse; elle était incendiaire. Les onze
     douzièmes du corps-législatif sont composés de bons citoyens: je
     les connais; je saurai avoir des égards pour eux; mais un autre
     douzième renferme des factieux, des gens dévoués à l'Angleterre.
     Votre commission et son rapporteur, M. Lainé, sont de ce nombre; il
     correspond avec le prince régent par l'intermédiaire de l'avocat
     Desèze; je le sais, j'en ai la preuve; les quatre autres sont des
     factieux..... S'il y a quelques abus, est-ce le moment de me venir
     faire des remontrances, quand deux cent mille Cosaques franchissent
     nos frontières? Est-ce le moment de venir disputer sur les libertés
     et les sûretés individuelles, quand il s'agit de sauver la liberté
     politique et l'indépendance nationale? Il faut résister à l'ennemi;
     il faut suivre l'exemple de l'Alsace, des Vosges et de la
     Franche-Comté, qui veulent marcher contre lui, et s'adressent à moi
     pour avoir des armes....... Vous cherchez, dans votre adresse, à
     séparer le souverain de la nation.... C'est moi qui représente ici
     le peuple, car il m'a donné quatre millions de suffrages. Si je
     voulais vous croire, je céderais à l'ennemi plus qu'il ne vous
     demande... Vous aurez la paix dans trois mois, ou je périrai.....
     Votre adresse était indigne de moi et du corps-législatif.»

Quoiqu'il fût défendu aux journaux de reproduire les détails de cette
scène, le bruit s'en répandit dans Paris avec la rapidité de l'éclair.
On rapporta, on commenta les paroles de l'empereur; et bientôt les
députés congédiés allèrent les faire retentir dans les départemens. Je
me rappelle avoir vu dès le lendemain le prince archi-chancelier venir
chez Sa Majesté et demander à lui parler: c'était en faveur de M.
Desèze, dont il fut alors le protecteur. Malgré les paroles menaçantes
de Sa Majesté, il la trouva disposée à ne faire prendre aucune mesure de
rigueur; car déjà sa colère était tombée, ainsi que cela arrivait
toujours à l'empereur quand il n'avait pu contenir un mouvement de
vivacité. Quoi qu'il en soit, la funeste mésintelligence provoquée par
la commission du corps-législatif entre ce corps et l'empereur produisit
de toutes manières l'effet le plus fâcheux; et il est facile de
concevoir combien durent s'en réjouir les ennemis, qui ne manquèrent pas
d'en être promptement informés par les nombreux agens qu'ils avaient en
France. Ce fut sous ces tristes auspices que finit l'année 1813. On
verra dans la suite quelles en furent les conséquences, et enfin
l'histoire jusqu'ici ignorée de la chambre de l'empereur à
Fontainebleau, c'est-à-dire du temps le plus douloureux de ma vie.



CHAPITRE XXI.

     Commissaires envoyés dans les départemens.--Les ennemis sur le sol
     de la France.--Français dans les rangs ennemis.--Le plus grand
     crime aux yeux de l'empereur.--Ancien projet de Sa Majesté,
     relativement à Ferdinand VII.--Souhaits et demandes du prince
     d'Espagne.--Projet de mariage.--Le prince d'Espagne un embarras de
     plus.--Mesures prises par l'empereur.--Reddition de Dantzig et
     convention violée.--Reddition de Torgaw.--Fâcheuses nouvelles du
     Midi.--Instructions au duc de Vicence.--M. le baron Capelle et
     commission d'enquête.--Coïncidence remarquable de deux
     événemens.--Mise en activité de la garde nationale de
     Paris.--L'empereur commandant en chef.--Composition de l'état-major
     général.--Le maréchal Moncey.--Désir de l'empereur d'amalgamer
     toutes les classes de la société.--Le plus beau titre aux yeux de
     l'empereur.--Zèle de M. de Chabrol et amitié de l'empereur.--Un
     maître des requêtes et deux auditeurs.--Détails ignorés.--M. Allent
     et M. de Sainte-Croix.--La jambe de bois.--Empressement des
     citoyens et manque d'armes.--Invalides redemandant du service.


AFIN de paralyser le mauvais effet que pourraient produire dans les
provinces les rapports des membres du corps législatif et les
correspondances des alarmistes, Sa Majesté nomma parmi les membres du
sénat conservateur un certain nombre de commissaires qu'il chargea de
visiter les départemens et d'y remonter l'esprit public. C'était
sûrement une mesure salutaire, et que les circonstances commandaient
impérieusement, car le découragement commençait à se faire sentir dans
les masses de la population, et l'on sait combien, en pareil cas, la
présence des autorités supérieures rend de confiance à ceux qui ne sont
que timides. Cependant les ennemis avançaient sur plusieurs points; déjà
ils avaient foulé le sol de la vieille France. Quand de semblables
nouvelles arrivaient à l'empereur, elles l'affligeaient profondément,
mais sans l'abattre; quelquefois pourtant il faisait éclater son
indignation, mais c'était surtout quand il voyait par les rapports que
des émigrés français se trouvaient dans les rangs ennemis. Il les
flétrissait du nom de traîtres, d'infâmes, de misérables indignes de
pitié. Je me rappelle qu'à l'occasion de la prise d'Huningue il flétrit
de la sorte un M. de Montjoie, qui servait dans l'armée bavaroise, après
avoir pris un nom allemand que j'ai oublié. L'empereur ajoutait
cependant: «Au moins celui-là a-t-il eu la pudeur de ne pas garder son
nom français!» En général, facile à ramener sur presque tous les
points, l'empereur était impitoyable pour tous ceux qui portaient les
armes contre leur patrie; et combien de fois ne lui ai-je pas entendu
dire qu'il n'y avait pas de plus grand crime à ses yeux!

Pour ne pas ajouter à la complication de tant d'intérêts qui se
croisaient et se compliquaient chaque jour davantage, déjà l'empereur
avait pensé à renvoyer Ferdinand VII en Espagne, j'ai même, la certitude
que Sa Majesté lui fit faire quelques ouvertures à ce sujet pendant son
dernier séjour à Paris, mais ce fut le prince espagnol qui ne voulut
pas, ne cessant au contraire de demander à l'empereur son appui. Il
souhaitait par-dessus tout devenir l'allié de Sa Majesté, aussi tout le
monde sait-il que dans ses lettres à Sa Majesté il le pressait sans
cesse de lui donner une femme de sa main. L'empereur avait pensé
sérieusement à lui faire épouser la fille aînée du roi Joseph, ce qui
semblait un moyen conciliatoire entre les droits du prince Joseph et
ceux de Ferdinand VII. Le roi Joseph ne demandait pas mieux que de se
prêter à cet arrangement, et à la manière dont il avait joui de sa
royauté depuis le commencement de son règne, il est permis de penser que
Sa Majesté ne devait pas y tenir beaucoup. Le prince Ferdinand avait
acquiescé à cette alliance, qui paraissait lui convenir beaucoup; mais
tout à la fin de 1813, il demanda du temps, et la suite des événemens
mit cette affaire au nombre de celles qui n'existèrent qu'en projet. Le
prince Ferdinand quitta enfin Valençay, mais plus tard que l'empereur ne
l'avait autorisé à le faire, car depuis assez long-temps sa présence
n'était qu'un embarras de plus. Au reste, l'empereur n'eut point à se
plaindre de sa conduite envers lui jusqu'après les événemens de
Fontainebleau.

Quoi qu'il en soit, dans la situation des affaires, ce qui concernait le
prince d'Espagne n'était qu'une chose accidentelle non plus que le
séjour du pape à Fontainebleau; le grand point, l'objet qui prédominait
tout, était la défense du sol de la France que les premiers jours de
janvier virent envahir sur plusieurs points. Là était la grande pensée
de Sa Majesté que cela n'empêchait pas cependant d'entrer comme de
coutume dans tous les détails de son administration, et l'on verra
bientôt quelles mesures il prit pour le rétablissement de la garde
nationale à Paris. J'ai eu sur cet objet des documens certains et des
détails peu connus, par une personne qu'il ne m'est pas permis de
nommer, mais que sa position a mis à même de voir tous les rouages de sa
formation. Tous ces travaux exigèrent encore pendant près d'un mois la
présence de Sa Majesté à Paris; elle y resta donc jusqu'au 25 de
janvier; mais que de funestes nouvelles lui parvinrent durant ces
vingt-cinq jours!

D'abord l'empereur apprit que les Russes, aussi peu scrupuleux que les
Autrichiens à observer les conditions ordinairement sacrées d'une
capitulation, venaient de fouler aux pieds les stipulations de celle de
Dantzig. Au nom de l'empereur Alexandre le prince de Wurtemberg, qui
commandait le siége, avait reconnu et garanti au général Rapp et aux
troupes placées sous son commandement le droit de retourner en France;
ces stipulations ne furent pas plus respectées que ne l'avaient été,
quelques mois auparavant, celles convenues avec le maréchal Saint-Cyr,
par le prince de Schartzemberg; ainsi la garnison de Dantzig fut faite
prisonnière de guerre avec autant de mauvaise foi que l'avait été la
garnison de Dresde. Cette nouvelle, arrivée presque en même temps que
celle de la reddition de Torgaw, affligea d'autant plus Sa Majesté
qu'elle concourait à lui prouver que les puissances ennemies ne
voulaient traiter de la paix que pour la forme, avec la résolution de
reculer toujours devant une conclusion définitive.

À la même époque les nouvelles de Lyon n'étaient nullement rassurantes;
le commandement en avait été confié au maréchal Augereau, et on l'accusa
d'avoir manqué d'énergie pour prévenir ou arrêter l'invasion du raidi
de la France. Au surplus, je ne m'arrête point ici à cette circonstance,
me proposant, dans le chapitre suivant, de recueillir ceux de mes
souvenirs qui se rapportent le plus au commencement de la campagne de
France et à quelques circonstances qui l'ont précédée. Je me borne donc
en ce moment à rappeler, autant que ma mémoire peut me le permettre, ce
qui se rapporte aux derniers jours que l'empereur passa à Paris.

Dès le 4 de janvier Sa Majesté, bien que sans espoir, comme je l'ai dit
tout à l'heure, d'amener les étrangers à conclure enfin une paix dont
tout le monde avait si grand besoin, donna au duc de Vicence ses
instructions et l'envoya au quartier général des alliés; mais il dut
attendre long-temps ses passe-ports. En même temps des ordres spéciaux
étaient envoyés aux préfets des départemens dont le territoire était
envahi, pour la conduite qu'ils devaient tenir dans des circonstances
aussi difficiles. Jugeant en même temps qu'il était indispensable de
faire un exemple pour rehausser le courage des timides, l'empereur
ordonna la création d'une commission d'enquête chargée d'examiner la
conduite de M. le baron Capelle, préfet du département du Léman, lors de
l'entrée des ennemis à Genève; enfin un décret mobilisa cent vingt
bataillons de gardes nationales de l'empire, et régla la levée en masse
des départemens de l'est en état de porter les armes. Mesures
excellentes sans doute, mais vaines précautions! la destinée était plus
forte que le génie d'un grand homme.

Cependant le 8 de janvier parut le décret qui mettait en activité trente
mille hommes de la garde nationale de Paris, le jour même où, par un
rapprochement funeste et singulier, le roi de Naples signait un traité
d'alliance avec la Grande-Bretagne. L'empereur se réserva le
commandement en chef de la garde nationale parisienne, et détermina la
composition de l'état major de la manière suivante: Un major-général
commandant en second; quatre aides-majors-généraux, quatre
adjudans-commandans et huit capitaines-adjoints. On forma une légion par
arrondissement, et chaque légion fut divisée en quatre bataillons
subdivisés en cinq compagnies. Ensuite l'empereur nomma ainsi qu'il suit
aux grades supérieurs.

_Major-général commandant en second:_

Le maréchal de Moncey, duc de Conegliano.

_Aides-majors-généraux:_

Le général de division comte Hullin; le comte Bertrand, grand maréchal
du palais; le comte de Montesquiou, grand chambellan; le comte de
Montmorency, chambellan de l'empereur.

_Adjudans-commandans:_

Le baron Laborde, adjudant-commandant de la place de Paris; le comte
Albert de Brancas, chambellan de l'empereur; le comte Germain,
chambellan de l'empereur; M. Tourton.

_Capitaines-adjoints:_

Le comte Lariboissière; le chevalier Adolphe de Maussion; MM. Jules de
Montbreton, fils de l'écuyer de la princesse Borghèse; Colin fils,
jeune; Lecordier fils; Lemoine fils; Cardon fils; Mallet fils.

_Chefs des douze légions:_

Première légion, le comte de Gontaut père; deuxième légion, le comte
Regnault de Saint-Jean-d'Angély; troisième légion, le baron Hottinguer,
banquier; quatrième légion, le comte Jaubert, gouverneur de la banque de
France; cinquième légion, M. Dauberjon de Murinais; sixième légion, M.
de Fraguier; septième légion, M. Lepileur de Brevannes; huitième légion,
M. Richard Lenoir; neuvième légion, M. Devins de Gaville; dixième
légion, le duc de Cadore; onzième légion, le comte de Choiseul-Praslin,
chambellan de l'empereur; douzième légion, M. Salleron.

* * *

D'après les noms que l'on vient de lire, on peut juger du tact
incroyable avec lequel Sa Majesté savait choisir, dans l'élite des
diverses classes de la société, les personnes les plus recommandables et
les plus influentes par leur position. À côté des noms grandis sous les
yeux de l'empereur et en le secondant dans ses glorieux travaux, on
voyait ceux dont l'illustration était plus ancienne et rappelait de
nobles souvenirs, et enfin les principaux chefs de l'industrie de la
capitale. Ces sortes d'amalgames plaisaient beaucoup à Sa Majesté; il
faut même qu'elle y ait attaché un grand intérêt politique, car cette
idée la préoccupait au point que je l'entendis dire bien souvent: «Je
veux confondre toutes les classes, toutes les époques, toutes les
gloires; je veux qu'aucun titre ne soit plus glorieux que le titre de
Français.» Pourquoi le sort a-t-il voulu que l'empereur n'ait pas eu le
temps d'accomplir ses immenses projets, dont il parlait si souvent, pour
la gloire et le bonheur de la France?

L'état-major de la garde nationale et les chefs des douze légions
nommés, l'empereur laissa la nomination des autres officiers, aussi bien
que la formation des légions, dans les attributions de M. de Chabrol,
préfet de la Seine. Ce digne magistrat, que l'empereur aimait beaucoup,
déploya en cette circonstance le plus grand zèle et la plus grande
activité, et en peu de temps la garde nationale présenta un aspect
imposant. On s'armait, on s'équipait, on se faisait habiller à l'envi;
et cet empressement, pour ainsi dire général, fut dans ces derniers
temps une des consolations qui touchèrent le plus vivement le cœur de
l'empereur: il y voyait une preuve de l'attachement des Parisiens à sa
personne et un motif de sécurité pour la tranquillité de la capitale
pendant sa prochaine absence. Quoi qu'il en soit, les bureaux de la
garde nationale furent bientôt formés et établis dans l'hôtel que le
maréchal Moncey habitait, rue du Faubourg-Saint-Honoré, près de la place
Beauveau. Un maître des requêtes et deux auditeurs au conseil-d'état y
furent attachés; et le maître des requêtes, officier supérieur du génie,
M. le chevalier Allent devint bientôt l'âme de toute l'administration de
la garde nationale, aucun autre n'étant plus capable que lui de donner
une vive impulsion à une organisation qui exigeait une extrême
promptitude. La personne de qui je tiens quelques-uns de ces
renseignemens, que j'entremêle avec mes souvenirs personnels, m'a assuré
que, par la suite, c'est-à-dire après notre départ pour
Châlons-sur-Marne, M. Allent devint encore plus influent dans la garde
nationale, dont il fut le véritable chef. Effectivement lorsque le roi
Joseph eut reçu le titre de lieutenant-général de l'empereur, que lui
conféra Sa Majesté pour le temps de son absence, M. Allent se trouva
attaché d'une part à l'état-major du roi Joseph, comme officier du
génie, et d'une autre part au major-général commandant en second, en sa
qualité de maître des requêtes; d'où il advint qu'il fut l'intermédiaire
et le conseiller de tous les rapports qui devaient nécessairement
s'établir entre le lieutenant-général de l'empereur et le maréchal
Moncey. Il en résulta le plus grand bien à cause de la rapidité des
décisions. Ce bon et brave maréchal! il signait en toutes lettres: LE
MARÉCHAL DUC DE CONEGLIANO, et il écrivait si doucement que M. Allent
avait pour ainsi dire le temps d'écrire la correspondance pendant que le
maréchal la signait.

* * *

Nulles, à peu de chose près, furent les fonctions des deux auditeurs au
conseil-d'état: mais ce n'étaient pas des hommes nuls comme, a-t-on
prétendu, il s'en était bien glissé quelques-uns dans le conseil,
depuis qu'il fallait, pour première condition, prouver un revenu de six
mille francs au moins. C'étaient MM. Ducancel, le doyen des auditeurs,
et M. Robert de Sainte-Croix. Un obus avait brisé une jambe à ce
dernier, au retour de Moscou; et ce brave jeune homme, capitaine de
cavalerie, était revenu à cheval sur un canon depuis les bords de la
Bérésina jusqu'à Wilna. Ayant peu de forces physiques, mais doué d'une
âme ferme, M. Robert de Sainte-Croix avait dû à son courage moral de ne
pas succomber; après avoir subi l'amputation de sa jambe il avait quitté
l'épée pour la plume, et c'est ainsi qu'il était devenu auditeur au
conseil-d'état[78].

Huit jours après la mise en activité de la garde nationale de la ville
de Paris, les chefs des douze légions et l'état-major général furent
admis à prêter serment de fidélité entre les mains de l'empereur. Tout
s'organisait déjà dans les légions; mais le manque d'armes se faisait
sentir: beaucoup de citoyens ne pouvaient se procurer que des lances, et
ceux qui ne pouvaient obtenir des fusils ou s'en procurer, se trouvaient
par là refroidis dans leur empressement à se faire habiller. Cependant
cette garde citoyenne ne tarda pas à réunir le nombre voulu de trente
mille hommes; peu à peu elle occupa les différens postes de la capitale;
et tandis que des pères de famille, des citoyens adonnés à des travaux
domestiques, s'enrégimentaient sans difficulté, on vit ceux qui avaient
déjà payé leur dette à la patrie sur les champs de bataille demander à
la servir encore, à lui prodiguer le reste de leur sang: des invalides
enfin sollicitèrent de reprendre du service; quelques centaines de ces
braves oublièrent leurs souffrances, et, couverts de nobles cicatrices,
allèrent de nouveau affronter l'ennemi. Hélas! bien peu de ceux qui
sortirent alors de l'hôtel des Invalides furent assez heureux pour y
rentrer.

Cependant le moment du départ de l'empereur approchait. Mais avant de
s'éloigner il fit de touchans adieux à la garde nationale, comme on le
verra dans le chapitre suivant, et confia la régence à l'impératrice,
ainsi qu'il la lui avait déjà confiée pendant la campagne de Dresde.
Hélas! cette fois il ne fallait pas faire une longue route pour que Sa
Majesté fût à la tête de ses armées.


FIN DU TOME CINQUIÈME.



MÉMOIRES

DE CONSTANT,

PREMIER VALET DE CHAMBRE DE L'EMPEREUR,

SUR LA VIE PRIVÉE

DE

NAPOLÉON,

SA FAMILLE ET SA COUR.


     Depuis le départ du premier consul pour la campagne de Marengo, où
     je le suivis, jusqu'au départ de Fontainebleau, où je fus obligé de
     quitter l'empereur, je n'ai fait que deux absences, l'une de trois
     fois vingt-quatre heures, l'autre de sept ou huit jours. Hors ces
     congés fort courts, dont le dernier m'était nécessaire pour
     rétablir ma santé, je n'ai pas plus quitté l'empereur que son
     ombre.

     Mémoires de Constant, _Introduction_.

TOME SIXIÈME.

À PARIS,

CHEZ LADVOCAT, LIBRAIRE DE S. A. R. LE DUC D'ORLÉANS,

MDCCCXXX.



CHAPITRE PREMIER.

     La campagne des miracles.--Promesse solennelle trahie.--Violation
     du territoire suisse.--Les troupes alliées dans le Brisgaw.--Le
     pont de Bâle.--Villes de France occupées par l'ennemi.--Energie de
     l'empereur croissant avec le danger.--Carnot gouverneur d'Anvers et
     satisfaction de l'empereur.--Défection du roi de Naples.--Le roi de
     Naples et le prince royal de Suède.--Colère de l'empereur.--La
     veille du départ.--Les officiers de la garde nationale aux
     Tuileries.--Paroles remarquables de l'empereur.--Scène
     touchante.--Le roi de Rome et l'impératrice sous la sauve-garde des
     Parisiens.--Scène d'enthousiasme et d'attendrissement.--Larmes de
     l'impératrice.--Serment spontané.--M. de Bourrienne aux
     Tuileries.--Départ pour l'armée.--Le colonel Bouland et la croix de
     la Légion-d'Honneur.--Les braves infatigables.--Rencontre
     singulière.--Le vieux curé de campagne reconnu par l'empereur.--Le
     guide ecclésiastique.--Arrivée devant Brienne.--Blücher en
     fuite.--L'empereur croyant Blücher prisonnier.--Souvenirs de dix
     ans, et différence des temps.--Changemens frappans pour tout le
     monde.--Abominations commises par les étrangers.--Cruautés
     atroces.--Viols, pillages et incendies.--Mensonges officieux sur
     les alliés.--Détestables faiseurs de plaisanteries.--Nonchalance de
     l'empereur Alexandre à empêcher le désordre.--Le champ de La
     Rothière.--Combats d'un enfant, et bataille sanglante.--Retraite
     sur Troyes.--Danger imminent de l'empereur, et _flamberge au
     vent_.--La guerre de l'aigle et des corbeaux.--L'armée de Blücher.


Nous allons bientôt voir commencer la campagne des miracles. Mais avant
de rapporter les choses dont je fus témoin pendant cette campagne, où je
ne quittai pour ainsi dire pas l'empereur, il est nécessaire que je
réunisse ici quelques souvenirs qui en sont pour ainsi dire
l'introduction obligée. On sait que les cantons suisses avaient
solennellement déclaré à l'empereur qu'ils ne laisseraient point violer
leur territoire, et qu'ils feraient tout pour s'opposer au passage des
armées alliées qui se dirigeaient sur les frontières de France par le
Brisgaw. L'empereur, pour les arrêter dans leur marche, comptait sur la
destruction du pont de Bâle. Mais ce pont ne fut pas détruit; et la
Suisse, au lieu de garder la neutralité à laquelle elle s'était engagée,
entra dans la coalition contre la France. Les armées étrangères
passèrent le Rhin à Bâle, à Schaffouse et à Manheim. Des capitulations
faites avec les généraux des troupes coalisées pour les garnisons
françaises de Dantzick, de Dresde et autres places fortes, furent, comme
on l'a vu, ouvertement violées. Ainsi, le maréchal Gouvion-Saint-Cyr et
son corps d'armée avaient été, contre la foi des traités, entourés par
des forces supérieures, désarmés et conduits prisonniers en Autriche; et
vingt mille hommes, reste de la garnison de Dantzick, furent aussi
arrêtés par l'ordre de l'empereur Alexandre, et conduits dans les
déserts de la Russie. Genève ouvrit ses portes à l'ennemi. Dans le
courant de janvier, Vesoul, Épinal, Nancy, Langres, Dijon,
Châlons-sur-Saône et Bar-sur-Aube furent occupés par les coalisés.

L'empereur, à mesure que le danger devenait plus pressant, déployait de
plus en plus son énergie et son infatigable activité. Il pressait
l'organisation des nouvelles levées, et, pour subvenir aux dépenses les
plus urgentes, puisait trente millions dans le trésor secret qu'il
conservait dans les caves du pavillon Marsan. Mais les levées de
conscrits se faisaient difficilement. Dans le cours de la seule année
1813, UN MILLION QUARANTE MILLE soldats avaient été appelés sous les
drapeaux. La France ne pouvait plus suffire à de si énormes sacrifices.
Cependant les vétérans venaient de toutes parts s'enrôler. Le général
Carnot offrit ses services à l'empereur, qui fut vivement touché de
cette démarche, et lui confia la défense d'Anvers. Tout le monde sait
avec quel courage le général s'acquitta de cette importante mission. Des
colonnes mobiles et des corps de partisans s'armèrent dans les
départemens de l'est, quelques riches propriétaires levèrent et
organisèrent des compagnies de volontaires, et il se forma des corps de
cavalerie d'élite dont les cavaliers s'équipaient à leurs frais.

Au milieu de ces préparatifs, l'empereur reçut une nouvelle qui
l'affligea profondément: le roi de Naples venait de se joindre aux
ennemis de la France. Déjà, lorsque Sa Majesté avait vu le prince royal
de Suède, après avoir été maréchal et prince de l'empire, entrer dans la
coalition contre son ancienne patrie, je l'avais entendu éclater en
reproches et en cris d'indignation; et cependant le roi de Suède avait
plus d'une raison à faire valoir pour sa justification. Il était seul
dans le Nord, cerné par les puissances ennemies, et tout-à-fait hors
d'état de lutter contre elles, quand même les intérêts de sa nouvelle
patrie auraient été inséparables de ceux de la France. En refusant
d'entrer dans la coalition, il aurait attiré sur la Suède la colère de
ses redoutables voisins, et avec le trône, il aurait sacrifié et perdu
sans fruit la nation qui l'avait adopté. Ce n'était point à l'empereur
qu'il devait son élévation. Le roi Joachim, au contraire, n'était rien
que par l'empereur. C'était bien l'empereur qui lui avait donné une de
ses sœurs pour femme, qui lui avait donné un trône, l'avait traité aussi
bien et mieux qu'un frère. Le devoir du roi de Naples était donc de ne
point séparer sa cause de celle de la France. Et d'ailleurs c'était
aussi son intérêt: si l'empereur tombait, comment les rois de sa famille
et de sa façon pouvaient-ils espérer de rester debout? C'était ce
qu'avaient compris les rois Joseph et Jérôme, et le brave et loyal
prince Eugène. Celui-ci défendait courageusement en Italie la cause de
son père adoptif. Si le roi de Naples se fût joint à lui, ils auraient
ensemble marché sur Vienne; et cette manœuvre audacieuse, mais pourtant
très-praticable, aurait infailliblement sauvé la France.

Telles sont quelques-unes des réflexions que j'ai entendu faire à
l'empereur lorsqu'il parlait de la défection du roi de Naples. Dans le
premier moment toutefois il ne raisonna point avec tant de calme; sa
colère était extrême, et il s'y mêlait de la douleur et comme des
mouvemens de pitié: «Murat, s'écriait-il, Murat me trahir! Murat se
vendre aux Anglais! Le malheureux! Il s'imagine que, s'ils venaient à
bout de me renverser, ils lui laisseraient le trône sur lequel je l'ai
fait asseoir. Pauvre fou! Ce qui peut lui arriver de pire est que sa
trahison réussisse; car il aurait moins de pitié à attendre de ses
nouveaux alliés que de moi-même.»

La veille de son départ pour l'armée, l'empereur reçut le corps
d'officiers de la garde nationale parisienne. La réception se fit dans
la grande salle des Tuileries. Cette cérémonie fut imposante et triste.
L'empereur se présenta à l'assemblée avec Sa Majesté l'impératrice, et
tenant par la main le roi de Rome, âgé de trois ans moins deux mois.
Quoique le discours qu'il prononça dans cette circonstance soit déjà
connu, je le répète ici, ne voulant point que ces belles et solennelles
paroles de mon ancien maître manquent dans mes mémoires:

     «Messieurs les officiers de la garde nationale, j'ai du plaisir à
     vous voir réunis autour de moi. Je pars cette nuit pour aller me
     mettre à la tête de l'armée. Je laisse avec confiance sous votre
     garde, en quittant la capitale, ma femme et mon fils, sur lesquels
     sont placées tant d'espérances. Je vous devais ce témoignage de
     confiance pour tous ceux que vous n'avez cessé de me donner dans
     les principales époques de ma vie. Je partirai l'esprit dégagé
     d'inquiétude lorsqu'ils seront sous votre fidèle garde. Je vous
     laisse ce que j'ai au monde de plus cher après la France, et le
     remets à vos soins.

     »Il pourrait arriver que, par les manœuvres que je vais faire, les
     ennemis trouvassent le moment de s'approcher de vos murailles. Si
     la chose avait lieu, souvenez-vous que ce ne peut être que
     l'affaire de quelques jours, et que j'arriverai bientôt à votre
     secours. Je vous recommande d'être unis entre vous et de résister à
     toutes les insinuations qui tendraient à vous diviser. On ne
     manquera pas de chercher à ébranler votre fidélité à vos devoirs;
     mais je compte que vous repousserez ces perfides instigations.»

À la fin de ce discours, l'empereur arrêta ses regards sur l'impératrice
et sur le roi de Rome, que son auguste mère tenait dans ses bras; et
montrant des yeux et du geste à l'assemblée cet enfant, dont la
physionomie expressive semblait répondre à la solennité de la
circonstance, il ajouta d'une voix émue: «Je vous le confie, messieurs;
je le confie à l'amour de ma fidèle ville de Paris. «À ces mots de Sa
Majesté, mille cris et mille bras se levèrent, jurant de garder et de
défendre ce dépôt précieux. L'impératrice, baignée de larmes, et pâle
des émotions diverses dont elle était agitée, allait se laisser tomber,
si l'empereur ne l'eût soutenue dans ses bras. À cette vue,
l'enthousiasme fut à son comble; des pleurs coulèrent de tous les yeux;
et il n'y avait aucun des assistans qui ne parût, en se retirant,
disposé à donner son sang pour la famille impériale. C'est ce jour-là
que je revis pour la première fois M. de Bourrienne au palais; il
portait, si je ne me trompe, l'habit de capitaine de la garde nationale.

Le 25 janvier, l'empereur partit pour l'armée, après avoir conféré la
régence à Sa Majesté l'impératrice. Nous allâmes coucher à
Châlons-sur-Marne. Son arrivée arrêta les progrès des armées ennemies et
la retraite de nos troupes. Le surlendemain, il attaqua à son tour les
alliés à Saint-Dizier. L'entrée de Sa Majesté dans cette ville fut
signalée par les marques d'enthousiasme et de dévouement les plus
touchantes. Au moment où l'empereur mettait pied à terre, un ancien
colonel, M. Bouland, vieillard plus que septuagénaire, se jeta aux
genoux de Sa Majesté, lui exprimant toute la douleur que lui avait
causée la vue des baïonnettes étrangères, et la confiance qu'il avait
que l'empereur en nettoierait le sol de la France. Sa Majesté releva le
digne vétéran, en lui disant avec gaîté qu'elle n'épargnerait rien pour
accomplir une si bonne prédiction. Les alliés s'étaient conduits
inhumainement à Saint-Dizier; des femmes, des vieillards étaient morts
ou malades des mauvais traitemens qu'ils en avaient éprouvés: aussi la
présence de Sa Majesté fut-elle un grand sujet de joie pour le pays.

L'ennemi ayant été repoussé à Saint-Dizier, l'empereur apprit que
l'armée de Silésie se concentrait sur Brienne. Aussitôt il se mit en
marche à travers la forêt de Déo. Les braves qui le suivaient
paraissaient être aussi infatigables que lui. On fit halte au bourg
d'Éclaron, où Sa Majesté accorda des fonds aux habitans pour la
réparation de leur église, que les ennemis avaient dévastée. Le
chirurgien de ce bourg s'étant avancé pour remercier l'empereur, Sa
Majesté l'examina attentivement et lui dit: «Vous avez servi,
monsieur?--Oui, sire; j'étais à l'armée d'Égypte.--Pourquoi n'avez-vous
pas la croix?--Sire, parce que je ne l'ai jamais demandée.--Monsieur,
vous n'en êtes que plus digne. J'espère que vous porterez celle que je
vais vous faire remettre.» Et en quelques minutes son brevet fut signé
par l'empereur et remis au nouveau chevalier, à qui l'empereur
recommanda d'avoir le plus grand soin des malades et des blessés de
notre armée qui se trouveraient à portée de recevoir ses secours[79].

En entrant dans Mézières, Sa Majesté fut reçue par les autorités de la
ville, le clergé et la garde nationale. «Messieurs, dit l'empereur aux
gardes nationaux qui se pressaient autour de lui, nous combattons
aujourd'hui pour nos foyers; sachons les défendre, et que les Cosaques
ne viennent pas s'y chauffer: ce sont de mauvais hôtes qui ne vous y
laisseraient pas de place. Montrons-leur que tout Français est né soldat
et bon soldat.» Sa Majesté, en recevant les hommages du curé, s'aperçut
que cet ecclésiastique la regardait avec intérêt et attendrissement.
Cela fit que l'empereur, à son tour, considéra le bon prêtre avec plus
d'attention; il le reconnut pour un de ses anciens régens du collége de
Brienne. «Eh quoi! c'est vous, mon cher maître! s'écria Sa Majesté. Vous
n'avez donc jamais quitté la contrée? Tant mieux; vous n'en pourrez que
mieux servir la cause de la patrie. Je n'ai pas besoin de vous demander
si vous connaissez le pays.--Sire, dit le curé, j'y trouverais mon
chemin les yeux fermés.--Venez donc avec nous; vous nous servirez de
guide; et nous causerons.» Aussitôt le digne prêtre fit seller sa
paisible jument, et vint se placer au centre de l'état-major impérial.

Le même jour, nous arrivâmes devant Brienne. La marche de l'empereur
avait été si secrète et si prompte, que les Prussiens n'en furent
informés qu'au moment où il tomba sur eux. Quelques officiers-généraux
furent faits prisonniers; et Blücher lui-même, qui descendait
tranquillement du château, n'eut que le temps de tourner les talons et
de s'enfuir le plus vite qu'il put, au milieu des balles de notre
avant-garde. L'empereur crut un instant que le général prussien avait
été pris, et s'écria: «Nous tenons ce vieux sabreur; la campagne ne sera
pas longue.» Les Russes établis dans le bourg y mirent le feu. On se
battit au milieu de l'incendie. La nuit arriva sans séparer les
combattans. Dans l'espace de douze heures, le bourg fut pris et repris
plusieurs fois. L'empereur était furieux que Blücher lui eût échappé.

En rentrant au quartier-général, qui avait été établi à Mézières, Sa
Majesté faillit être percée de la lance d'un Cosaque; mais avant que
l'empereur eût eu le temps de voir le mouvement de ce misérable, le
brave colonel Gourgaud, qui marchait derrière Sa Majesté, abattit le
Cosaque d'un coup de pistolet.

L'empereur n'avait avec lui que quinze mille hommes, et ils avaient
lutté avec un succès égal contre quatre vingt mille soldats étrangers. À
la suite de ce combat, les Prussiens battirent en retraite sur
Bar-sur-Aube, et Sa Majesté s'établit au château de Brienne, où il passa
deux nuits. Je me rappelai, durant ce séjour, celui que j'avais fait dix
ans auparavant avec l'empereur dans ce même château de Brienne,
lorsqu'il allait à Milan ajouter le titre de roi d'Italie à celui
d'empereur des Français. «Aujourd'hui, me disais-je, non-seulement
l'Italie est perdue pour lui; mais encore c'est au centre de l'empire
français, c'est à quelques lieues de sa capitale, que l'empereur se
défend contre d'innombrables ennemis!» La première fois que j'avais vu
Brienne, l'empereur y avait été reçu en souverain par une noble famille
qui, quinze ans auparavant, l'y accueillait en protégé. Il y avait
retrouvé les plus doux souvenirs de son enfance et de sa jeunesse; et en
comparant ce qu'il était en 1805 à ce qu'il avait été à l'école
militaire, il avait parlé avec orgueil _du chemin qu'il avait fait_. En
1814, le 31 janvier, on pouvait commencer à prévoir où ce chemin
aboutirait. Ce n'est pas que je veuille m'annoncer comme ayant prévu la
chute de l'empereur. Non; je n'allais pas jusque là. Habitués à le voir
compter sur son étoile, la plupart de ceux qui l'entouraient n'y
comptaient pas moins que lui. Mais cependant nous ne pouvions nous
dissimuler qu'il y avait eu du changement. Pour se faire illusion
là-dessus, il aurait fallu fermer les yeux, afin de ne plus voir ni
entendre ces masses d'étrangers que nous n'avions jusqu'alors vus que
chez eux, et qui étaient chez nous à leur tour.

À chaque pas, en effet, nous trouvions d'horribles preuves du passage
des ennemis. Après avoir pris possession des villes ou des villages, ils
en arrêtaient les habitans, les maltraitaient à coups de sabre et de
crosse de fusil, les dépouillaient de leurs habits, et se faisaient
suivre par ceux qu'ils jugeaient propres à leur servir de guides dans
leur marche. S'ils ne se trouvaient point conduits comme ils
l'entendaient, ils sabraient ou fusillaient leurs malheureux guides. Ils
se faisaient livrer partout les vivres, boissons, bestiaux, fourrages,
en un mot, tout ce qui pouvait être utile à leur armée, frappaient
d'énormes réquisitions; et quand ils avaient épuisé toutes les
ressources de leurs victimes, ils achevaient le plus souvent leur œuvre
de destruction par le pillage et l'incendie. Les Prussiens, et surtout
les Cosaques, se signalaient par leur brutale férocité. Tantôt ces
hideux saunages entraient de vive force dans les maisons, se
partageaient tout ce qui leur tombait sous la main, chargeaient de butin
leurs chevaux, et brisaient ce qu'ils ne pouvaient enlever; tantôt, ne
trouvant pas de quoi contenter leur avidité, ils décrochaient les
portes, les fenêtres, démolissaient les plafonds pour en arracher les
poutres, et faisaient de ces débris, ainsi que des meubles trop lourds
pour être emportés, un feu qui, se communiquant aux toitures de chaque
maison, consumait en un instant l'asile des malheureux habitans, et les
forçait à se réfugier dans les bois.

Ailleurs les habitans plus aisés leur donnaient ce qu'ils demandaient,
et surtout de l'eau-de-vie, dont ils étaient le plus avides, croyant par
cette docilité échapper à leur férocité. Mais ces barbares, échauffés
par la boisson, se portaient alors aux derniers excès; ils se
saisissaient des filles, des femmes, des servantes, les battaient à
outrance pour les contraindre à boire de l'eau-de-vie, et quand elles
étaient tombées dans un état complet d'anéantissement, ils
assouvissaient sur elles leur infâme lubricité. Beaucoup de femmes et de
jeunes filles avaient assez de courage et de force pour se défendre
contre ces brigands; mais ils se réunissaient trois ou quatre contre une
seule; et souvent, pour se venger de la résistance de ces malheureuses,
après les avoir déshonorées, ils les mutilaient, les tuaient avec leurs
armes, ou les jetaient au milieu de leurs feux de bivouac. Des fermes
étaient incendiées, et des familles tout à l'heure opulentes ou aisées
réduites en un instant au désespoir et à la mendicité. Des maris, des
vieillards étaient sabrés en voulant défendre l'honneur de leurs femmes
et de leurs filles; et quand de pauvres mères s'approchaient du feu pour
réchauffer l'enfant suspendu à leur sein, elles étaient brûlées ou tuées
par l'explosion des paquets de cartouches que les Cosaques jetaient à
dessein dans le foyer, et leurs cris d'angoisse et de douleur étaient
étouffés par les éclats de rire de ces monstres.

Je n'en finirais pas s'il fallait raconter toutes les atrocités commises
par les hordes étrangères. Il a été de mode, à l'époque de la
restauration, de dire que les plaintes et les rapports de ceux qui
furent en butte à ces excès avaient été exagérés par la peur ou par la
haine. J'ai même entendu des personnes bien pensantes plaisanter fort
agréablement sur les gentillesses des Cosaques. Mais ces beaux-esprits
s'étaient toujours tenus à distance du théâtre de la guerre, et ils
avaient le bonheur d'habiter les départemens qui n'eurent à souffrir ni
de la première ni de la seconde invasion. Je ne leur aurais pas
conseillé d'adresser leurs plaisanteries aux malheureux habitans de la
Champagne, et en général des départemens de l'est. On a prétendu aussi
que les souverains alliés et les officiers-généraux russes et prussiens
interdisaient sévèrement toute violence à leurs troupes régulières, et
que le mal n'était fait que par les bandes indisciplinées et
ingouvernables des Cosaques. J'ai été à même d'acquérir en cent
occasions, mais particulièrement à Troyes, la preuve du contraire. Cette
ville n'a sans doute pas oublié comment les princes de Wurtemberg et de
Hohenlohe, et l'empereur Alexandre lui-même, firent justice de
l'incendie, du pillage, du viol, des assassinats sans nombre qui furent
commis sous leurs yeux, non pas seulement par les Cosaques, mais aussi
par les soldats enrégimentés et disciplinés. Aucune mesure ne fut prise
par les souverains, ni par leurs généraux, pour mettre un terme à tant
d'atrocités; et pourtant, lorsqu'ils s'éloignèrent de la ville, il ne
fallut qu'un ordre de leur part pour éloigner tout d'un coup les nuées
de Cosaques qui dévastaient le pays.

Le champ de La Rothière avait été, comme je l'ai dit ailleurs, le
rendez-vous des élèves de l'école militaire de Brienne. C'était là que
l'empereur, étant enfant, avait préludé dans des combats d'écoliers à
ses batailles gigantesques. Celle de La Rothière fut acharnée; et
l'ennemi n'obtint qu'au prix de beaucoup de sang l'avantage dont il fut
redevable à son immense supériorité numérique. Dans la nuit qui suivit
cette lutte inégale, l'empereur ordonna la retraite sur Troyes.

En retournant au château, après la bataille, Sa Majesté courut encore un
danger imminent: elle se trouva tout à coup entourée d'une troupe de
hulans, et tira son épée pour se défendre. M. Jardin fils, écuyer, qui
suivait l'empereur de très-près, reçut une balle dans le bras. Plusieurs
chasseurs de l'escorte furent blessés; mais ils parvinrent enfin à
dégager Sa Majesté. Je puis attester que l'empereur montrait le plus
grand sang-froid dans toutes les rencontres de ce genre. Ce jour là,
lorsque je débouclai la ceinture de son épée, il la tira à moitié du
fourreau, en disant: «Savez-vous, Constant, que ces coquins-là m'ont
fait mettre flamberge au vent? Les drôles sont effrontés. Il leur faut
une bonne leçon pour leur apprendre à se tenir à distance respectueuse.»

Mon intention n'est pas de faire en détail l'histoire de cette campagne
de France, dans laquelle l'empereur déploya une activité, une énergie
qui excitaient au plus haut point l'admiration de tous deux qui
l'entouraient. Malheureusement les avantages qu'il remportait coup sur
coup épuisaient ses troupes, et ne faisaient éprouver à l'ennemi que des
pertes faciles à réparer. C'était, comme l'a si bien dit M. de
Bourrienne, le combat d'un aigle des Alpes contre une nuée de corbeaux:
«L'aigle en tue des centaines; chaque coup de bec qu'il donne est la
mort d'un ennemi; mais les corbeaux reviennent toujours plus nombreux,
et pressent l'aigle jusqu'à ce qu'ils aient fini par l'étouffer.» À
Champ-Aubert, à Montmirail, à Nangis, à Montereau, à Arcis, et dans
vingt autres mêlées, l'empereur eut l'avantage du génie et notre armée
celui du courage; mais ce fut inutilement. À peine des masses d'ennemis
avaient-elles été dissipées, qu'il s'en formait d'autres toutes fraîches
devant nos soldats, harassés de batailles continuelles et de marches
forcées. L'armée surtout que commandait Blücher semblait renaître
d'elle-même; partout battue, elle reparaissait avec des forces égales,
sinon supérieures à celles qui avaient été détruites ou dispersées.
Comment résister toujours à une aussi grande supériorité du nombre?



CHAPITRE II.

     Renouvellement des prodiges de l'Italie.--Courage personnel de
     l'empereur.--Mot de l'empereur à ses soldats.--Obus éclatant près
     de l'empereur.--Fréquence du réveil de l'empereur.--Extrême bonté
     de Sa Majesté envers moi.--Point de paix déshonorante.--Oubli
     réparé.--Je m'endors dans le fauteuil de l'empereur.--Sa Majesté
     s'asseyant sur son lit pour ne pas m'éveiller.--Paroles adorables
     de l'empereur.--Sa Majesté décidée à faire la paix.--Succès et
     nouvelle indécision.--L'empereur et le duc de Bassano.--Départ pour
     Sézanne.--Suite de triomphes.--Généraux prisonniers à la table de
     l'empereur.--Combat de Nangis.--Blücher sur le point d'être
     prisonnier.--La veille de la bataille de Méry.--L'empereur sur une
     botte de roseaux.--Nuée de bécassines et mot de
     l'empereur.--Mouvement sur Anglure.--Incendie de Méry.--Position
     critique des alliés.--Position critique de M. Ansart.--Un huissier
     guide de l'empereur.--Peur du canon.--Pont construit en une heure
     sous le feu de l'ennemi.--L'empereur mourant de soif et courage
     d'une jeune fille.--Le quartier-général de l'empereur dans la
     boutique d'un charron.--Prisonniers et drapeaux envoyés à
     Paris.--Mission délicate de M. de Saint-Aignan.--Vive colère de
     l'empereur.--Disgrâce de M. de Saint-Aignan et prompt
     oubli.--L'ennemi abandonnant Troyes par capitulation.--Décret
     sévère.--Les insignes et les couleurs de l'ancienne
     dynastie.--Conseil de guerre et peine de mort.--Exécution du
     chevalier de Gonault.


JAMAIS l'empereur ne s'était montré aussi admirable que durant cette
fatale campagne de France; en luttant contre la fortune il y renouvelait
les prodiges des premières guerres d'Italie quand la fortune lui
souriait; l'attaque avait signalé le commencement de sa carrière; la fin
en fut marquée par la plus belle défense dont les annales de la guerre
puissent conserver le souvenir. On peut dire qu'à tout moment et partout
Sa Majesté se montrait tout ensemble général et soldat. En toute
circonstance il donna l'exemple du courage personnel, et cela au point
d'alarmer tous ceux qui l'entouraient et dont l'existence était attachée
à la sienne. On sait, par exemple, qu'à Montereau, l'empereur pointa
lui-même des pièces d'artillerie, s'exposa gaiement aux coups de
l'ennemi, et dit aux soldats que cela inquiétait et qui voulaient
l'éloigner: «Laissez-moi faire, mes amis; le boulet qui doit me tuer
n'est pas encore fondu.»

À Arcis, l'empereur se battit encore comme un soldat: il tira plus d'une
fois son épée pour se dégager du milieu des ennemis qui l'entouraient.
Un obus étant venu tomber à quelques pas de son cheval, l'animal surpris
fit un saut de côté, et faillit désarçonner l'empereur, qui, la
lorgnette à la main, était alors fort occupé à examiner le champ de
bataille. Sa Majesté s'étant raffermie sur la selle, mit à son cheval
les éperons dans le ventre, le poussa vers l'obus, et le contraignit à
le flairer; au même instant la pièce éclata, et par un hasard inouï, ni
l'empereur ni son cheval ne furent blessés.

En plus d'une circonstance pareille, l'empereur sembla, durant cette
campagne, avoir fait l'abandon de sa vie; et cependant ce ne fut qu'à la
dernière extrémité qu'il renonça à l'espérance de conserver le trône.
Mais il lui en coûtait de traiter avec l'ennemi tant que celui-ci
occuperait le territoire français. Sa Majesté aurait voulu purger le sol
de la France de la présence des étrangers, avant d'entrer avec eux en
accommodement. De là vinrent ses hésitations, ses refus de souscrire à
la paix qui lui fut offerte à différentes reprises.

Le 8 de février, l'empereur, à la suite d'une longue discussion avec
deux ou trois de ses conseillers intimes, se coucha fort tard et dans
une extrême préoccupation: il me réveilla souvent dans la nuit, se
plaignit de ne pouvoir dormir; et me fit emporter et rapporter plusieurs
fois son flambeau. Vers cinq heures du matin je fus appelé de nouveau;
je tombais de fatigue; Sa Majesté s'en aperçut et me dit avec bonté:
«Vous êtes sur les dents, mon pauvre Constant; nous faisons une rude
campagne, n'est-ce pas? mais ayez encore un peu de courage; vous allez
bientôt vous reposer?»--Encouragé par le ton de bienveillance de Sa
Majesté, je pris la liberté de lui répondre que personne ne pouvait
songer à se plaindre de la fatigue et des privations que l'on éprouvait,
puisqu'elles étaient partagées par Sa Majesté; mais que pourtant le
désir et l'espérance de tout le monde étaient pour la paix. «Hé bien,
oui, reprit l'empereur, avec une sorte de violence concentrée, on aura
la paix; on verra ce que c'est qu'une paix déshonorante!» Je gardai le
silence; l'agitation et le chagrin de Sa Majesté m'affligeaient
profondément, et j'aurais souhaité en ce moment que l'empereur eût une
armée d'hommes de fer, comme lui. Il n'aurait fait la paix que sur la
frontière de France.

Le ton de bonté et de familiarité avec lequel l'empereur me parla cette
fois-là, me rappelle une autre circonstance que j'ai oublié de rapporter
en son temps, et que je ne passerai point ici sous silence, la croyant
de nature à faire juger des manières de Sa Majesté avec les personnes de
son service, et particulièrement avec moi. Roustan a été témoin du fait,
et c'est de sa bouche que j'en tiens le commencement.

Dans une des campagnes au-delà du Rhin (je ne saurais dire laquelle),
j'avais passé plusieurs nuits de suite, et j'étais harassé. L'empereur
étant sorti sur les onze heures du soir, resta trois ou quatre heures
dehors. Je m'étais assis, pour l'attendre, dans son fauteuil, auprès de
sa table de travail, comptant bien me lever et me retirer dès que je
l'entendrais rentrer. Mais j'étais tellement épuisé de fatigue que le
sommeil me surprit tout d'un coup, et je m'endormis d'un profond somme,
la tête appuyée sur le bras, et le bras sur la table de Sa Majesté.
L'empereur rentra enfin, accompagné du maréchal Berthier et suivi de
Roustan. Je n'entendis rien. Le prince de Neufchâtel voulut s'approcher
de moi et me pousser pour me réveiller, et me faire rendre, à Sa
Majesté, son siége et sa table; mais l'empereur le retint, en disant:
«Laissez dormir ce pauvre garçon; il a passé je ne sais combien de nuits
blanches.» Alors comme il n'y avait point d'autre siége dans
l'appartement, l'empereur s'assit sur le bord de son lit, y fit asseoir
le maréchal et causa long-temps avec lui, pendant que je continuais de
dormir. Mais ayant eu besoin d'une des cartes qui étaient sur sa table,
et sur lesquelles mon coude était appuyé, Sa Majesté, quoiqu'elle
cherchât à la tirer avec précaution, m'éveilla, et je me levai aussitôt
tout confus et m'excusant de la liberté que j'avais prise bien
involontairement. «_Monsieur_ Constant, me dit alors l'empereur avec un
sourire plein de bonté, je suis désespéré de vous déranger: veuillez
bien m'excuser.» Tels étaient les égards de l'empereur pour ses gens. Je
désire que cela puisse encore, avec ce que j'ai déjà rapporté du même
genre, servir de réponse à ceux qui l'ont accusé de dureté dans son
intérieur. Je reprends mon récit des événemens de 1814.

Dans la nuit du 8 au 9, l'empereur paraissant décidé à faire la paix, on
passa la nuit à préparer les dépêches, et le 9, à neuf heures du matin,
on les lui apporta pour les signer; mais il avait changé d'avis. À sept
heures, il avait reçu des nouvelles des armées russe et prussienne.
Lorsque M. le duc de Bassano entra, tenant à la main les dépêches à
signer, Sa Majesté était couchée sur ses cartes et y plantait des
épingles: «Ah! c'est vous, dit-elle à son ministre, il n'est plus
question de cela. Voyez, me voilà en train de battre Blücher; il a pris
la route de Montmirail. Je pars. Je le battrai demain, je le battrai
après-demain. La face des affaires va changer, et nous verrons. Ne
précipitons rien; il sera toujours assez temps de faire une paix comme
celle qu'on nous propose.» Une heure après, nous étions sur la route de
Sézanne.

Il y eut alors plusieurs jours de suite pendant lesquels les efforts
héroïques de l'empereur et de ses braves soldats furent couronnés du
plus éclatant succès. À peine arrivée à Champ-Aubert, l'armée se
trouvant en présence du corps d'armée russe contre lequel elle avait
déjà combattu à Brienne, tombe sur lui, sans s'arrêter pour prendre du
repos, le sépare de l'armée prussienne, et fait prisonniers le général
en chef et plusieurs officiers-généraux. Sa Majesté, dont la conduite
vis-à-vis ses ennemis vaincus était toujours honorable et généreuse, les
fit dîner à sa table et les traita avec les plus grands égards. Les
ennemis sont encore battus à la Ferme des Frénaux par les maréchaux Ney
et Mortier, et par le duc de Raguse, à Vaux-Champs, où Blücher fut
encore sur le point d'être fait prisonnier. À Nangis, l'empereur
disperse cent cinquante mille hommes commandés par le prince de
Schwartzenberg, et lance à leur poursuite les maréchaux Oudinot,
Kellermann, Macdonald, et les généraux Treilhard et Gérard.

La veille de la bataille de Méry, l'empereur parcourut tous les environs
de cette petite ville, et son œil observateur s'arrêta sur une immense
étendue de marais, au milieu desquels est le village de Bagneux, et à
peu de distance le bourg d'Anglure, où passe l'Aube. Après la rapide
excursion qu'il fit sur le terrain mouvant de ces marais dangereux, il
mit pied à terre, et s'assit sur une botte de roseaux; là, le dos appuyé
contre la hutte d'un chasseur de nuit, il déroula sa carte de campagne;
après l'avoir examinée quelques instans, il remonta à cheval et repartit
au galop.

En ce moment une nuée de sarcelles et de bécassines s'étant envolée
devant Sa Majesté, elle s'écria en riant: «Allez, allez, mes belles;
faites place à un autre gibier.» Sa Majesté disait à tous ceux qui
l'entouraient: «Pour cette fois nous les tenons!»

L'empereur galopait vers Anglure, pour voir si la butte de Baudement,
qui est près de ce bourg, était occupée par l'artillerie, lorsque le
bruit du canon qui se faisait entendre du côté de Méry, l'obligea de
rétrograder. Il retourna donc à Méry, et s'adressant aux officiers qui
le suivaient: «Au galop, Messieurs, nos ennemis sont pressés, il ne faut
pas les faire attendre.» Une demi-heure après il était sur le champ de
bataille.

Les flammes de l'incendie de Méry rabattaient d'énormes tourbillons de
fumée sur les colonnes russes et prussiennes, et masquaient en partie
les manœuvres de l'armée française. Dans ce moment tout annonçait la
réussite du plan que l'empereur avait conçu le matin dans les marais de
Bagneux; tout allait bien: Sa Majesté voyait la défaite des alliés et la
France sauvée, tandis qu'à Anglure tout était dans la désolation. La
population de plusieurs villages frémissait en voyant les ennemis
s'approcher, et pas une pièce de canon n'était là pour leur couper la
retraite, pas un soldat pour les empêcher de passer la rivière.

La position des alliés était tellement critique que toute l'armée
française les croyait perdus; ils s'enfonçaient avec toute leur
artillerie dans les marais, et criblés par la mitraille de nos canons,
ils y seraient restés. Tout à coup on les vit faire un nouvel effort, se
ranger en ordre de bataille, et se disposer à passer l'Aube. L'empereur,
qui ne pouvait plus les poursuivre sans exposer son armée à s'enfoncer
aussi dans les marais, arrêta l'impétuosité de ses soldats, croyant que
la butte de Baudement était couverte d'artillerie pour foudroyer
l'ennemi. N'entendant pas un seul coup de fusil de ce côté, il se rendit
en toute hâte à Sézanne, pour faire avancer des troupes; mais celles
qu'il croyait y trouver avaient été dirigées sur Fère-Champenoise.

Dans cet intervalle, un nommé Ansart, propriétaire à Anglure, était
monté à cheval, et avait couru à toute bride à Sézanne, pour avertir le
maréchal, qui s'y trouvait, que l'ennemi, poursuivi par l'empereur,
allait passer l'Aube. Arrivé près du duc, et voyant que le corps d'armée
qu'il commandait ne prenait pas le chemin d'Anglure, il s'empressa de
parler. Mais comme apparemment on n'avait point reçu d'ordres de
l'empereur, on ne l'écouta pas, on le traita d'espion, et ce ne fut pas
sans peine que ce brave homme échappa à la fusillade.

Tandis que cette scène se passait, Sa Majesté était déjà à Sézanne;
entourée de plusieurs habitans de cette ville, elle demandait quelqu'un
pour la guider jusqu'à Fère-Champenoise: un huissier se présenta.
Aussitôt l'empereur partit escorté des officiers supérieurs qui
l'avaient accompagné à Sézanne, et sortit de la ville; il dit à son
guide: «Passez devant moi, monsieur, et prenez le chemin le plus court.»
Arrivée à peu de distance du champ de bataille de Fère-Champenoise, Sa
Majesté vit que chaque détonation de l'artillerie faisait baisser la
tête au pauvre huissier. «Vous avez peur, monsieur, lui dit
l'empereur.--Non, sire.--En ce cas, pourquoi baissez-vous ainsi la
tête?--C'est que je n'ai pas l'habitude d'entendre, comme Votre Majesté,
tout ce tintamarre.--Il faut se faire à tout, ne craignez rien, allez
toujours.» Mais le guide, plus mort que vif, retenait son cheval et
tremblait de tous ses membres. «Allons, allons, je vois que vous avez
réellement peur, passez derrière moi.» Il obéit, tourna bride, et galopa
jusqu'à Sézanne en se promettant bien de ne plus jamais servir de guide
à l'empereur en pareille occasion.

À la bataille de Méry, l'empereur fit jeter, sous le feu même de
l'ennemi, un petit pont sur une rivière qui coule près de la ville. Ce
pont fut construit en une heure avec des échelles attachées ensemble et
soutenues par des pièces de bois; mais cela ne suffisait pas; il
fallait, pour qu'il pût être praticable, qu'on posât des planches
dessus; et l'on n'en trouvait point, car les personnes qui auraient pu
en procurer, n'osaient s'approcher du terrain mitraillé que l'empereur
occupait en ce moment. Impatient, et même en colère de ne pouvoir
plancheyer le pont, Sa Majesté fit décrocher les volets de plusieurs
grandes maisons bâties à peu de distance de la rivière, puis les fit
poser et clouer sous ses yeux. Pendant ce travail, une soif ardente le
tourmentait, et il allait puiser de l'eau dans sa main pour l'étancher,
lorsqu'une jeune fille, qui avait méprisé le danger pour pouvoir
s'approcher de l'empereur, courut à la maison voisine, et lui apporta un
verre d'eau et de vin qu'il but avec avidité.

Étonné de voir cette jeune fille dans un endroit si périlleux,
l'empereur lui dit en souriant: «Vous feriez un brave militaire,
mademoiselle. Voulez-vous prendre les épaulettes? vous serez un de mes
aides-de-camp.» La jeune fille rougit, fit à l'empereur une révérence,
et allait s'éloigner, lorsqu'il lui tendit sa main qu'elle baisa. «Plus
tard, ajouta Sa Majesté, venez à Paris, et rappelez-moi le service que
vous m'avez rendu aujourd'hui; vous serez contente de ma
reconnaissance.» La jeune personne remercia l'empereur, et se retira
toute fière des paroles qu'il lui avait adressées.

Le jour de la bataille de Nangis, un officier autrichien était venu dans
la soirée au quartier-général, et avait eu une longue conférence secrète
avec Sa Majesté. Quarante-huit heures après, à la suite du combat de
Méry, parut un nouvel envoyé du prince de Schwartzenberg avec une
réponse de l'empereur d'Autriche, à la lettre confidentielle que Sa
Majesté avait écrite deux jours auparavant à son beau-père. Nous avions
quitté Méry, qui était en feu, et dans le petit hameau de Châtres, où
l'on avait établi le quartier-général, il ne s'était trouvé d'abri pour
Sa Majesté que dans la boutique d'un charron. C'était là que l'empereur
avait passé la nuit, travaillant, ou étendu tout habillé sur son lit,
sans dormir. Ce fut aussi là qu'il reçut l'envoyé autrichien, qui était
M. le prince de Lichtenstein. Le prince resta long-temps en tête à tête
avec Sa Majesté. Il ne transpira rien de leur conversation; mais
personne ne doutait qu'il n'eût été question de la paix. Après le départ
du prince, l'empereur était d'une gaieté extraordinaire et qui gagna
tous ceux qui entouraient Sa Majesté. Notre armée avait fait sur
l'ennemi des milliers de prisonniers; Paris venait de recevoir les
drapeaux russes et prussiens pris à Nangis et à Montereau: l'empereur
avait vu fuir devant lui les souverains étrangers qui eurent pendant
quelque temps la crainte de ne pouvoir regagner la frontière. Tant de
succès avaient rendu à Sa Majesté toute sa confiance dans sa fortune.
Mais cette confiance n'était malheureusement qu'une dangereuse illusion.

Le prince de Lichtenstein avait à peine quitté le grand
quartier-général, lorsque je vis arriver M. de Saint-Aignan, beau-frère
de M. le duc de Vicence, et écuyer de l'empereur. M. de Saint-Aignan se
rendait, je crois, auprès de son beau-frère, qui était au congrès de
Châtillon, ou du moins qui y avait été; car les conférences de ce
congrès étaient suspendues depuis quelques jours. Il paraît qu'avant de
quitter Paris, M. de Saint-Aignan avait eu une entrevue avec M. le duc
de Rovigo et un autre ministre, et que ceux-ci l'avaient chargé d'un
message verbal auprès de l'empereur. La mission était délicate et
difficile; il aurait bien voulu que ces messieurs missent par écrit les
représentations qu'ils le chargeaient de porter à Sa Majesté; mais ils
s'y étaient refusés, et en serviteur fidèle, M. de Saint-Aignan s'était
dévoué à son devoir, et disposé à dire toute la vérité, quelque danger
qu'il y eût pour lui à le faire.

Au moment où il arriva dans la boutique du charron de Châtres,
l'empereur, comme on vient de le voir, se laissait aller aux plus
brillantes espérances. Cette circonstance était fâcheuse pour M. de
Saint-Aignan qui n'était point porteur de nouvelles agréables. Il
venait, comme on l'a su depuis, annoncer à Sa Majesté qu'elle ne pouvait
pas compter sur l'esprit de la capitale; que l'on y murmurait sur la
durée de la guerre, et qu'on aurait voulu que l'empereur saisît la
première occasion de faire la paix. On a même dit que le mot de
_désaffection_ était sorti, durant cette conférence secrète, de la
bouche sincère et véridique de M. de Saint-Aignan. Je ne sais si cela
est vrai, car la porte était bien fermée, et M. de Saint-Aignan parlait
à voix basse. Ce qu'il y a de certain, c'est que ses rapports et sa
franchise excitèrent au plus haut point la colère de Sa Majesté, qui, en
le congédiant avec une dureté que certainement il n'avait pas méritée,
éleva la voix de manière à être entendu du dehors. M. de Saint-Aignan
s'étant retiré, Sa Majesté m'appela pour mon service; je la trouvai
encore pâle et agitée de colère. Quelques heures après cette scène,
l'empereur ayant fait demander son cheval, M. de Saint-Aignan, qui avait
repris son service d'écuyer, s'approcha pour tenir l'étrier de Sa
Majesté; mais dès que l'empereur l'aperçut, il lui lança un regard
courroucé, et lui fit signe de s'éloigner, en s'écriant d'une voix
forte: «_Mesgrigny!_» c'était le nom de M. le baron de Mesgrigny, autre
écuyer de Sa Majesté. Pour se conformer à la volonté de l'empereur, M.
de Mesgrigny prit le service de M. de Saint-Aignan, qui se retira sur le
derrière de l'armée, en attendant que l'orage fût passé. Au bout de
quelques jours sa disgrâce cessa, et tous ceux qui le connaissaient s'en
réjouirent: M. le baron de Saint-Aignan se faisait aimer de tout le
monde par son affabilité et sa loyauté.

De Châtres, l'ennemi marcha sur Troyes. L'ennemi, qui occupait cette
ville, sembla d'abord disposé à s'y défendre mais il la céda bientôt, et
en sortit à la suite d'une capitulation. Durant le peu de temps que les
alliés avaient passé à Troyes, les royalistes avaient affiché
publiquement leur haine contre l'empereur, et leur dévouement aux
puissances étrangères, qui ne venaient, disaient-ils, que pour rétablir
les Bourbons sur le trône. Ils avaient eux-mêmes l'imprudence d'arborer
le drapeau blanc et la cocarde blanche. Les troupes étrangères les
avaient protégés, tout en se montrant exigeantes et dures à l'égard de
ceux des habitans dont l'opinion était directement contraire.

Malheureusement pour les royalistes, ils n'étaient qu'en très-faible
minorité, et la faveur dont ils étaient l'objet de la part des Prussiens
et des Russes, faisait que la population écrasée par ceux-ci, haïssait
les protégés à l'égal des protecteurs. Déjà, avant l'entrée de
l'empereur à Troyes, il lui était tombé dans les mains des proclamations
royalistes adressées à des officiers de sa maison ou de l'armée. Il n'en
avait point témoigné de colère; mais il avait engagé les personnes qui
avaient reçu ou qui recevaient des pièces de ce genre, à les détruire et
à n'en dire mot à qui que ce fût. Arrivée à Troyes, Sa Majesté rendit un
décret portant la peine de mort contre les Français au service des
ennemis, et contre ceux qui porteraient les signes et les décorations de
l'ancienne dynastie. Un malheureux émigré, traduit levant un conseil de
guerre, fut convaincu d'avoir porté la croix de Saint-Louis et la
cocarde blanche, durant le séjour des alliés à Troyes, et d'avoir fourni
aux généraux étrangers tous les renseignemens qu'il avait été en son
pouvoir de donner. Le conseil prononça la peine de mort; car les faits
étaient positifs et la loi ne l'était pas moins. Victime de son
dévouement prématuré à une cause qui était encore loin de paraître
nationale, surtout dans les départemens occupés par les armées
étrangères, le chevalier Gonault fut exécuté militairement.



CHAPITRE III.

     Négociations pour un armistice.--Blücher et cent mille hommes.--Le
     prince de Schwartzenberg reprenant l'offensive.--Ruse de
     guerre.--L'empereur au devant de Blücher.--Halte au village
     d'Herbisse.--Le bon curé.--Politesse de l'empereur.--Singulière
     installation d'une nuit.--Le maréchal Lefebvre théologien.--L'abbé
     Maury maréchal, et le maréchal Lefebvre cardinal.--Le souper de
     campagne.--Gaîté et privation.--Le réveil du curé et générosité de
     l'empereur.--Fatalité du nom de Moreau.--Bataille de Craonne.--M.
     de Bussy, ancien camarade et aide-de-camp de
     l'empereur.--Empressement général à fournir des renseignemens.--Le
     brave Wolff et la croix d'honneur.--Plusieurs généraux
     blessés.--Habileté du général Drouot.--Défense des Russes.--M. de
     Rumigny au quartier-général et nouvelles du congrès.--Conférence
     secrète peu favorable à la paix.--Scène très-vive entre l'empereur
     et M. le duc de Vicence.--Insistance courageuse du ministre et
     conseils pacifiques.--_Vous êtes Russe!_--Véhémence de
     l'empereur.--Une victoire en perspective.--Larmes de M. le duc de
     Vicence.--Marche sur Laon.--L'armée française surprise par les
     Russes.--Mécontentement de l'empereur.--Prise de Reims par M. de
     Saint-Priest.--Valeur du général Corbineau.--Notre entrée à Reims
     pendant que les Russes en sortent.--Résignation des Rémois.--Bonne
     discipline des Russes.--Trois jours à Reims.--Les jeunes
     conscrits.--Six mille hommes et le général Janssens.--Les affaires
     de l'empire.--Le seul homme infatigable.

APRÈS les brillans avantages remportés par l'empereur en l'espace de si
peu de jours, et avec des forces si extraordinairement inférieures aux
masses de l'ennemi, Sa Majesté, sentant la nécessité de laisser à ses
troupes le temps de prendre à Troyes quelques jours de repos, était
entrée en négociations pour un armistice avec le prince de
Schwartzenberg. Dans ces circonstances, on vint annoncer à l'empereur
que le général Blücher, qui avait été blessé à Méry, descendait le long
des deux rives de la Marne à la tête d'une armée de troupes fraîches que
l'on n'évaluait pas à moins de cent mille hommes, et qu'il marchait sur
Meaux. De son côté, le prince de Schwartzenberg, ayant été informé de ce
mouvement de Blücher, coupa court aux négociations, et reprit
immédiatement l'offensive à Bar-sur-Seine. L'empereur, dont le génie
suivait d'un seul coup d'œil toutes les marches, toutes les opérations
de l'ennemi, mais ne pouvant être à la fois partout, résolut d'aller
combattre Blücher en personne, et de faire croire, à l'aide d'un
stratagème, à sa présence vis-à-vis Schwartzenberg. Deux corps d'armée,
commandés, l'un par le maréchal Oudinot, l'autre par le maréchal
Macdonald, furent donc envoyés à la rencontre des Autrichiens. Dès que
les troupes furent à portée du camp ennemi, elles firent retentir l'air
de ces cris de confiance et d'allégresse qui annonçaient ordinairement
la présence de Sa Majesté. Pendant tout ce temps-là, nous nous rendions
en toute hâte à la rencontre du général Blücher.

Nous fîmes halte au petit village d'Herbisse, où nous passâmes la nuit
dans le presbytère. Le curé, en voyant arriver chez lui l'empereur avec
les maréchaux, les aides-de-camp de Sa Majesté, les officiers
d'ordonnance, le service d'honneur et les autres services, fut au moment
d'en perdre la tête. Sa Majesté, en mettant pied à terre, lui dit:
«Monsieur le curé, nous venons vous demander l'hospitalité pour une
nuit. Ne vous effrayez pas de cette visite; nous nous ferons tout petits
pour ne pas vous gêner.» L'empereur, conduit par le bon curé, qui suait
à la fois d'empressement et d'embarras, s'établit dans la pièce unique,
qui servait en même temps à notre hôte de cuisine, de salle à manger, de
chambre à coucher, de cabinet et de salon. En un instant Sa Majesté se
trouva entourée de ses cartes et de ses papiers, et elle se mit au
travail avec autant d'aisance que dans son cabinet des Tuileries. Mais
les personnes de sa suite eurent besoin d'un peu plus de temps pour
s'installer. Ce n'était pas chose facile pour tant de monde de trouver
place dans un fournil, dont, avec la chambre occupée par Sa Majesté, se
composait sans plus le presbytère d'Herbisse; mais ces messieurs, bien
qu'il y eût parmi eux plus d'un dignitaire et prince de l'empire,
étaient accommodans et tout disposés à se prêter à la circonstance.
C'était une chose remarquable, et qui peignait bien le caractère
français, que la bonne humeur de ces braves guerriers, en dépit des
combats qu'ils avaient chaque jour à soutenir, et des événemens, qui
prenaient à chaque instant une tournure plus alarmante.

Les plus jeunes officiers faisaient cercle autour de la nièce du curé,
qui leur chantait des cantiques champenois. Le bon curé, au milieu de
ses allées et venues continuelles, et des peines qu'il se donnait pour
jouer dignement son rôle de maître de maison, se vit attaqué sur son
terrain, c'est-à-dire sur son bréviaire, par le maréchal Lefebvre, qui
avait fait dans sa jeunesse quelques études pour être prêtre, _et
n'avait conservé_, disait-il, _de sa première vocation, que la coiffure,
parce que c'était la plus tôt peignée_. Le digne maréchal entremêlait
ses citations latines de ces locutions militaires dont il n'était point
avare, faisant rire aux éclats les assistans, y compris le curé
lui-même, qui lui dit: «Monseigneur, si vous aviez continué vos études
pour la prêtrise, vous seriez devenu cardinal pour le moins.--Pourquoi
non? observa un des officiers; si l'abbé Maury eût été sergent-major en
89, il serait peut-être aujourd'hui maréchal de France.--Ou bien mort,
ajouta le duc de Dantzick, en se servant d'un terme beaucoup plus
énergique; et tant mieux pour lui, il ne verrait pas les Cosaques à
vingt lieues de Paris.--Oh! bah! monseigneur, reprit le même officier,
nous les en chasserons.--Oui, murmura entre ses dents le maréchal,
va-t-en voir s'ils viennent.»

En ce moment arriva le mulet de la cantine, long-temps et impatiemment
attendu. Il n'y avait point de table; on en fit une avec une porte jetée
sur des tonneaux: des siéges furent improvisés avec quelques planches.
Les principaux officiers s'assirent, et les autres mangèrent debout. Le
curé prit place à la table militaire, sur laquelle il avait placé
lui-même les meilleures bouteilles de sa cave, et sa naïve bonhomie
continua d'égayer les convives. La conversation vint à rouler sur la
situation d'Herbisse et des environs. Le curé ne pouvait revenir de son
étonnement en voyant que ses hôtes connaissaient le pays jusque dans les
moindres détails. «Ah çà, s'écriait-il en les considérant l'un après
l'autre, vous êtes donc Champenois?» Pour mettre fin à sa surprise, ces
messieurs tirèrent de leurs poches des plans sur lesquels ils lui firent
lire les noms des plus petites localités. Mais alors son étonnement ne
fit que changer d'objet; il n'avait jamais imaginé que la science
militaire exigeât des études si scrupuleuses. «Quels travaux! répétait
le bon curé, que de peines! et tout cela pour s'envoyer des boulets de
canon!» Le souper fini, on s'occupa du coucher, et l'on trouva dans les
granges voisines un abri et de la paille. Il ne resta en dehors, et près
de la porte de la chambre occupée par l'empereur, que les officiers de
service, Roustan et moi. Chacun eut sa botte de paille pour s'en faire
un lit. Notre digne hôte, ayant cédé le sien à Sa Majesté, resta avec
nous, et se reposa comme nous de ses fatigues de la journée. Il dormait
encore de son premier somme lorsque le quartier-général quitta le
presbytère, car l'empereur se leva et partit avant le point du jour. Le
curé, à son réveil, témoigna tout son chagrin de n'avoir pu faire ses
adieux à Sa Majesté. On lui remit dans une bourse la somme que
l'empereur, lorsqu'il s'arrêtait chez des particuliers peu fortunés,
avait coutume de leur laisser pour les indemniser de leurs dépenses et
de leur peine, et nous nous remîmes en marche sur les pas de l'empereur,
qui courait au-devant des Prussiens.

L'empereur voulait arriver à Soissons avant les alliés; mais quoiqu'ils
eussent eu à traverser des chemins difficilement praticables, ils
avaient de l'avance sur nos troupes, et en entrant à la Ferté Sa Majesté
les vit se retirer sur Soissons. L'empereur se réjouit à cette vue.
Soissons était défendu par une bonne garnison, et pouvait arrêter
l'ennemi, tandis que les maréchaux Marmont et Mortier, et Sa Majesté en
personne, attaquant Blücher en queue et sur les deux flancs, l'auraient
enfermé comme dans un piége. Mais cette fois encore l'ennemi échappa aux
combinaisons de l'empereur au moment où il croyait le saisir. À peine
Blücher se fut-il présenté devant Soissons, que les portes lui en furent
ouvertes. Déjà le général Moreau, commandant de la place, avait livré la
ville à Bülow, et assuré ainsi aux alliés le passage de l'Aisne. En
recevant cette désolante nouvelle, l'empereur s'écria: «Ce nom de Moreau
m'a toujours été fatal.»

Cependant Sa Majesté, continuant de poursuivre les Prussiens, s'occupa
de suspendre le passage de l'Aisne. Le 5 mars, elle envoya en avant le
général Nansouty, qui, avec sa cavalerie, enleva le pont, repoussa
l'ennemi jusqu'à Corbeny, et fit prisonnier un colonel russe. Après
avoir passé la nuit à Béry-au-Bac, l'empereur marchait sur Laon,
lorsqu'on vint lui annoncer que l'ennemi venait au devant de nous. Ce
n'étaient point les Prussiens, mais un corps d'armée russe commandé par
Sacken. En avançant, nous trouvâmes les Russes établis sur les hauteurs
de Craonne, et masquant la route de Laon. Leur position paraissait être
inattaquable. Néanmoins l'avant-garde de notre armée, conduite par le
maréchal Ney, s'élança et parvint à occuper Craonne. C'était assez pour
ce jour-là, et l'on passa des deux côtés la nuit à se préparer à la
bataille du lendemain. L'empereur passa cette nuit au village de
Corbeny, mais sans se coucher. Il arrivait à toute heure des habitans
des villages voisins pour donner des renseignemens sur la position de
l'ennemi et sur la distribution du terrain. Sa Majesté les interrogeait
elle-même, les louait ou même les récompensait de leur zèle, et mettait
à profit leurs lumières et leurs services. Ce fut ainsi qu'ayant reconnu
dans le maire d'une commune des environs de Craonne un de ses anciens
camarades au régiment de La Fère, elle le mit au nombre de ses
aides-de-camp, et l'engagea à servir de guide sur ce terrain, que
personne ne connaissait mieux que lui. M. de Bussy (c'était le nom de
cet officier) avait quitté la France pendant la terreur, et depuis sa
rentrée de l'émigration il n'avait point repris de service, et vivait
retiré dans ses terres.

L'empereur retrouva encore dans cette même nuit un de ses anciens
compagnons d'armes au régiment de La Fère: c'était un Alsacien nommé
Wolff, qui avait été sergent d'artillerie dans ce régiment, où il avait
eu l'empereur et M. de Bussy pour supérieurs. Il arrivait de Strasbourg,
et rendait témoignage de la bonne disposition des habitans dans toute
l'étendue des départemens qu'il avait traversés. L'ébranlement causé
dans les armées alliées par les premières attaques de l'empereur s'était
fait ressentir jusqu'aux frontières, et sur toutes les routes les
paysans, soulevés et armés, avaient coupé la retraite et tué beaucoup de
monde à l'ennemi. Des corps de partisans s'étaient formés dans les
Vosges, et avaient à leur tête des officiers d'un courage éprouvé et
habitués à ce genre de guerre. Les garnisons des villes et places fortes
de l'est étaient pleines de courage et de résolution; et il n'aurait pas
tenu à la bonne volonté de la population de cette partie de l'empire que
la France ne devînt, suivant le vœu exprimé par l'empereur, le tombeau
des armées étrangères. Le brave Wolff, après avoir donné ces
renseignemens à Sa Majesté, les répéta devant beaucoup d'autres
personnes, au nombre desquelles je me trouvais. Il ne resta que quelques
heures à se reposer, et repartit sur-le-champ; mais l'empereur ne le
renvoya pas sans l'avoir décoré de la croix d'honneur, en récompense de
son dévouement.

La bataille de Craonne commença ou plutôt recommença le 7 à la pointe du
jour. L'infanterie était commandée par M. le prince de la Moskowa et par
M. le duc de Bellune, qui fut blessé dans cette journée. MM. les
généraux Grouchy et Nansouty, le premier commandant la cavalerie de
l'armée, le second à la tête de la cavalerie de la garde, reçurent aussi
de graves blessures. Le difficile n'était pas tant de gravir les
hauteurs que de s'y tenir. Toutefois l'artillerie française, dirigée par
le modeste et habile général Drouot, força celle de l'ennemi à céder peu
à peu le terrain; mais cette lutte fut horriblement sanglante. Les deux
penchans de la hauteur étaient trop escarpés pour permettre d'attaquer
les Russes en flanc, de sorte que leur retraite était lente et
meurtrière. Ils reculèrent pourtant, et abandonnèrent le champ de
bataille à nos troupes. Poursuivis jusqu'à l'auberge de l'Ange-Gardien,
située sur la grande route de Soissons à Laon, ils firent volte-face, et
tinrent encore quelques heures en cet endroit.

L'empereur, qui dans cette bataille, comme dans toutes les autres de
cette campagne, avait payé de sa personne et couru autant de dangers que
le soldat le plus exposé, transporta son quartier-général au hameau de
Bray. À peine entré dans la chambre qui lui servait de cabinet, il me
fit appeler, se débotta, en s'appuyant sur mon épaule, mais sans
proférer une parole, jeta son chapeau et son épée sur la table, et
s'étendit sur son lit en poussant un profond soupir, ou plutôt une de
ces exclamations telles qu'on ne saurait dire si c'est le découragement
ou simplement la fatigue qui les arrache. Sa Majesté avait le visage
attristé et soucieux; cependant elle dormit de lassitude durant quelques
heures. Je la réveillai pour lui annoncer l'arrivée de M. de Rumigny,
qui apportait des dépêches de Châtillon. Dans la disposition d'esprit où
était en ce moment l'empereur, il paraissait prêt à accepter toutes les
conditions raisonnables qui lui seraient offertes: aussi, je l'avoue,
avais-je l'espérance (et beaucoup d'autres l'avaient comme moi) que nous
touchions au moment d'obtenir cette paix si ardemment désirée.
L'empereur reçut M. de Rumigny sans témoins, et le tête-à-tête dura
long-temps. Rien ne transpira de ce qu'ils s'étaient dit, et il me parut
qu'il n'y avait rien de bon à conclure de ce mystère. Le lendemain, de
très-bonne heure, M. de Rumigny repartit pour Châtillon, où l'attendait
M. le duc de Vicence, et à quelques paroles que prononça Sa Majesté en
montant à cheval pour se rendre à ses avant-postes, il fut aisé de voir
qu'elle n'avait pu encore se résigner à l'idée de faire une paix qu'elle
regardait comme un déshonneur.

Pendant que M. le duc de Vicence était à Châtillon ou à Lusigny pour
traiter de la paix, les ordres de l'empereur faisaient ralentir ou
presser la conclusion du traité suivant ses succès ou ses désavantages.
À chaque lueur d'espérance il demandait plus qu'on ne voulait lui
accorder, imitant en cela l'exemple que lui avaient donné les souverains
alliés, dont les exigences, depuis l'armistice de Dresde, augmentaient
toujours à mesure qu'ils avançaient vers la France. Lorsqu'enfin tout
fut rompu, M. le duc de Vicence rejoignit Sa Majesté à Saint-Dizier.
J'étais dans un petit salon si près de sa chambre à coucher que je ne
pus m'empêcher d'entendre leur entretien. M. le duc de Vicence pressait
vivement l'empereur d'accéder aux conditions proposées, disant qu'elles
étaient encore raisonnables, mais que plus tard elles ne le seraient
peut-être plus. Comme M. le duc de Vicence revenait toujours à la charge
en combattant l'éloignement de l'empereur pour une décision positive, Sa
Majesté éclata en lui disant avec beaucoup de véhémence: «Vous êtes
Russe, Caulaincourt!--Non, Sire, répondit vivement le duc, non, je suis
Français! Je crois le prouver en pressant Votre Majesté de faire la
paix.»

La discussion continua ainsi avec chaleur dans des termes que
malheureusement je ne puis me rappeler. Ce que je sais bien, c'est que
toutes les fois que M. le duc de Vicence insistait et s'efforçait de
faire apprécier à Sa Majesté les raisons pour lesquelles la paix lui
paraissait indispensable, l'empereur répliquait: «Si je gagne une
bataille, comme j'en suis sûr, je serai le maître d'exiger de meilleures
conditions... Le tombeau des Russes est marqué sous les murs de
Paris!... Mes mesures sont toutes prises, et la victoire ne peut me
manquer.»

Après cet entretien, qui dura plus d'une heure, et dans lequel M. le duc
de Vicence ne put rien obtenir, je le vis sortir de la chambre de Sa
Majesté. Il traversa rapidement le salon où j'étais. J'eus cependant le
temps de remarquer que sa figure était extrêmement animée, et que,
cédant à sa vive émotion, de grosses larmes tombaient de ses yeux. Sans
doute il avait été vivement blessé de ce que l'empereur lui avait dit de
son penchant pour la Russie. Quoi qu'il en soit, depuis ce jour je ne
revis plus M. le duc de Vicence qu'à Fontainebleau.

Cependant l'empereur marchait avec l'avant-garde, et voulait arriver à
Laon dans la soirée du 8; mais pour gagner cette ville il fallait
traverser, sur une chaussée étroite, des terrains marécageux. L'ennemi
était maître de cette route, et s'opposa à notre passage. Après quelques
coups de canon échangés, Sa Majesté remit au lendemain l'attaque pour
forcer le passage, et revint, non pas coucher (car dans ce temps de
crise elle se couchait rarement), mais passer la nuit au hameau de
Chavignon. Au milieu de cette nuit, le général Flahaut vint annoncer à
l'empereur que les commissaires des puissances alliées avaient rompu les
conférences de Lusigny. On n'en instruisit point l'armée, quoique cette
nouvelle n'eût probablement excité la surprise de personne. Avant le
jour, le général Gourgaud partit à la tête d'une troupe choisie parmi
les plus braves soldats de l'armée, et suivant un chemin de traverse qui
tournait à gauche, au milieu des marais, tomba à l'improviste sur
l'ennemi, lui tua beaucoup de monde à la faveur de l'obscurité, et
attira de son côté l'attention et les efforts des généraux alliés,
pendant que le maréchal Ney, toujours en tête de l'avant-garde,
profitait de cette manœuvre audacieuse pour forcer le passage de la
chaussée. Toute l'armée se hâta de suivre ce mouvement, et le 9 au soir
elle était en vue de Laon et rangée en ordre de bataille devant
l'ennemi, qui occupait la ville et les hauteurs. Le corps d'armée du duc
de Raguse était arrivé par une autre route, et se trouvait aussi en
ligne devant l'armée russe et prussienne. Sa Majesté passa la nuit à
expédier ses ordres et à tout préparer pour la grande attaque, qui
devait avoir lieu le lendemain dès la pointe du jour.

L'heure marquée étant arrivée, je venais de terminer à la hâte la courte
toilette de l'empereur, et il avait déjà le pied à l'étrier, lorsque
l'on vit accourir à pied et hors d'haleine des cavaliers du corps
d'armée de M. le duc de Raguse. Sa Majesté les fit amener devant elle,
et leur demanda d'un ton de colère d'où provenait ce désordre; ils
dirent que leurs bivouacs avaient été attaqués inopinément par l'ennemi,
qu'eux et leurs camarades avaient résisté autant qu'ils l'avaient pu à
des forces écrasantes, quoiqu'ils eussent eu à peine le temps de sauter
sur leurs armes; mais qu'il avait enfin fallu céder au nombre, et que ce
n'était que par miracle qu'ils avaient échappé au massacre. «Oui, leur
dit l'empereur en fronçant le sourcil, par miracle d'agilité: nous
verrons cela tout à l'heure. Qu'est devenu le maréchal?» L'un des
soldats répondit qu'il avait vu M. le duc de Raguse tomber mort; un
autre qu'il avait été fait prisonnier. Sa Majesté envoya ses
aides-de-camp et officiers d'ordonnance à la découverte, et il se trouva
que le rapport des cavaliers n'était que trop vrai. L'ennemi n'avait pas
attendu qu'on l'attaquât; il avait fondu sur le corps d'armée de M. le
duc de Raguse, l'avait enveloppé, et lui avait pris une partie de son
artillerie. Du reste, le maréchal n'avait été ni blessé ni fait
prisonnier; il était sur la route de Reims, s'efforçant d'arrêter et de
ramener les débris de son corps d'armée.

La nouvelle de ce désastre ajouta encore au chagrin de Sa Majesté.
Toutefois l'ennemi fut repoussé jusqu'aux portes de Laon; mais la
reprise de la ville était devenue impossible. Après quelques tentatives
infructueuses, ou plutôt après quelques fausses attaques dont le but
était de cacher sa retraite à l'ennemi, l'empereur revint à Chavignon,
où nous passâmes la nuit. Le lendemain, 11, nous quittâmes ce village,
et l'armée se replia sur Soissons. Sa Majesté descendit à l'évêché, et
manda aussitôt M. le maréchal Mortier et les principaux officiers de la
place, pour s'occuper avec eux des moyens de mettre la ville en état de
défense. Pendant deux jours, l'empereur s'enferma pour travailler dans
son cabinet, et il n'en sortait que pour aller examiner le terrain,
visiter les fortifications, donner partout ses ordres, et en surveiller
l'exécution. Au milieu de ces préparatifs de défense, Sa Majesté apprit
que la ville de Reims avait été prise par le général russe Saint-Priest,
malgré la vigoureuse résistance du général Corbineau, dont on ignorait
le sort, mais que l'on croyait mort ou tombé entre les mains des Russes.
Sa Majesté confia la défense de Soissons au maréchal duc de Trévise, et
se dirigea de sa personne sur Reims à marches forcées. Nous arrivâmes le
soir même aux portes de cette ville. Les Russes n'attendaient pas là Sa
Majesté. Nos soldats engagèrent le combat sans avoir pris aucun repos,
et se battirent avec la résolution que la présence et l'exemple de
l'empereur ne manquaient jamais de leur inspirer. Le combat dura toute
la soirée, et se prolongea même fort avant dans la nuit; mais le général
Saint-Priest ayant été grièvement blessé, la résistance de ses troupes
commença à mollir, et sur les deux heures après minuit elles
abandonnèrent la ville. L'empereur et son armée y entrèrent par une
porte pendant que les Russes en sortaient par une autre. Les habitans se
pressèrent en foule autour de Sa Majesté, qui s'informa, avant de
descendre de cheval, du dégât qu'elle supposait avoir été fait par
l'ennemi. On répondit à l'empereur que la ville n'avait souffert que le
dommage qui avait dû inévitablement résulter d'une lutte sanglante et
nocturne, et que du reste le général ennemi avait sévèrement maintenu la
discipline parmi ses troupes pendant son séjour et au moment de sa
retraite. Au nombre des personnes qui entouraient Sa Majesté en ce
moment se trouva le brave général Corbineau; il était en habit
bourgeois, et était resté déguisé et caché dans une maison particulière
de la ville. Le lendemain au matin, il se présenta de nouveau devant
l'empereur, qui l'accueillit fort bien, et lui fit compliment du courage
qu'il avait déployé dans des circonstances si difficiles. M. le duc de
Raguse avait rejoint Sa Majesté sous les murs de Reims, et il avait
contribué, avec son corps d'armée, à la reprise de la ville. Lorsqu'il
parut devant l'empereur, celui-ci s'emporta en vifs et durs reproches au
sujet de l'affaire de Laon; mais sa colère ne fut pas de longue durée.
Sa Majesté reprit bientôt avec M. le maréchal le ton d'amitié dont elle
l'honorait habituellement. Ils eurent ensemble une longue conférence, et
M. le duc de Raguse resta à dîner avec l'empereur.

Sa Majesté passa trois jours à Reims, pour donner à ses troupes le temps
de se reposer et de se refaire avant de continuer cette rude campagne.
Elles en avaient besoin; car de vieux soldats n'auraient qu'à grande
peine résisté à des marches forcées continuelles, et dont le terme
n'était jamais qu'une sanglante bataille; et pourtant la plupart des
braves qui obéissaient avec une si infatigable ardeur aux ordres de
l'empereur, et qui ne se refusaient à aucune fatigue, à aucun danger,
étaient des conscrits levés en toute hâte et envoyés au combat contre
des troupes aguerries et les mieux disciplinées de l'Europe. La plupart
n'avaient pas eu le temps d'apprendre à faire l'exercice, et prenaient
leur première leçon devant l'ennemi. Brave jeunesse, qui se sacrifiait
sans murmurer, et à laquelle une seule fois l'empereur ne rendit pas
justice dans une circonstance que j'ai précédemment racontée, et où M.
Larrey joua un si beau rôle! Il est de toute vérité, en effet, que la
terrible campagne de 1814 fut faite en majeure partie avec de nouvelles
levées.

Durant la halte de trois jours que nous fîmes à Reims, l'empereur y vit
arriver avec une joie très-vive, et qu'il manifesta, un corps d'armée de
six mille hommes que lui amenait le fidèle général hollandais Janssens.
Ce renfort de troupes exercées ne pouvait venir plus à propos. Pendant
que nos soldats reprenaient haleine pour recommencer bientôt une lutte
désespérée, Sa Majesté se livrait aux travaux les plus divers avec son
ardeur accoutumée. Au milieu des soins et des dangers de la guerre,
l'empereur ne négligeait aucune des affaires de l'empire; il travaillait
tous les jours pendant plusieurs heures avec M. le duc de Bassano,
recevait de Paris des courriers, dictait ses réponses, fatiguait ses
secrétaires presque à l'égal de ses généraux et de ses soldats. Quant à
lui-même, il demeurait toujours infatigable.



CHAPITRE IV.

     Expression familière à l'empereur.--Nouveau plan d'attaque.--Départ
     de Reims.--Mission secrète auprès du roi Joseph.--Précautions de
     l'empereur pour l'impératrice et le roi de Rome.--Conversation du
     soir.--Arrivée à Troyes de l'empereur Alexandre et du roi de
     Prusse.--Belle conduite d'Épernay, M. Moët et la croix
     d'honneur.--Autre croix donnée à un cultivateur.--Retraite de
     l'armée ennemie.--Combat de Fère-Champenoise.--Le comte d'Artois à
     Nancy.--Le 20 mars, bataille d'Arcis-sur-Aube.--Le prince de
     Schwartzenberg sur la ligne de guerre.--Dissolution du congrès et
     présence de l'armée autrichienne.--Bataille de nuit.--L'incendie
     éclairant la guerre.--Retraite en bon ordre.--Présence d'esprit de
     l'empereur et secours aux sœurs de la charité.--Le nom des Bourbons
     prononcé pour la première fois par l'empereur.--Souvenir de
     l'impératrice Joséphine.--Les ennemis à Épernay.--Pillage et
     horreur qu'il inspire à Sa Majesté.--L'empereur à Saint-Dizier.--M.
     de Weissemberg au quartier-général.--Mission verbale pour
     l'empereur d'Autriche.--L'empereur d'Autriche contraint de se
     retirer à Dijon.--Arrivée à Doulevent et avis secret de M. de
     Lavalette.--Nouvelles de Paris.--La garde nationale et les
     écoles.--_L'Oriflamme_ à l'Opéra.--Marche rapide du temps.--La
     bataille en permanence.--Reprise de Saint-Dizier.--Jonction du
     général Blücher et du prince de Schwartzenberg.--Nouvelles du roi
     Joseph.--Paris tiendra-t-il?--Mission du général
     Dejean.--L'empereur part pour Paris.--Je suis pour la première fois
     séparé de Sa Majesté.


LES choses en étaient arrivées au point où la grande question du
triomphe ou de la défaite ne pouvait demeurer long-temps indécise. Selon
une des expressions les plus habituellement familières à l'empereur, _la
poire était mûre_; mais qui allait la cueillir? L'empereur à Reims
paraissait ne pas douter que le résultat ne lui fût avantageux; par une
de ces combinaisons hardies qui étonnent le monde et changent en une
seule bataille la face des affaires, Sa Majesté n'ayant pu empêcher les
ennemis d'approcher de la capitale, résolut de les attaquer sur leurs
derrières, de les contraindre à faire volte face, à s'opposer à l'armée
qu'elle allait commander en personne, et sauver ainsi Paris de la
présence de l'ennemi. Ce fut pour l'exécution de cette audacieuse
combinaison que l'empereur quitta Reims. Toutefois, songeant à sa femme
et à son fils, l'empereur, avant de tenter cette grande entreprise,
envoya dans le plus grand secret à son frère, le prince Joseph,
lieutenant-général de l'empire, l'ordre de les faire mettre en lieu de
sûreté dans le cas où le danger deviendrait imminent. Je ne sus rien de
cet ordre le jour où il fut expédié, l'empereur l'ayant tenu secret pour
tout le monde. Mais lorsque depuis j'appris que c'était de Reims que
cette injonction avait été adressée au prince Joseph, j'ai pensé que je
pourrais, sans crainte de me tromper, en fixer la date au 15 de mars. Ce
soir-là, en effet, Sa Majesté m'avait beaucoup parlé, à son coucher, de
l'impératrice et du roi de Rome; et comme en général, quand l'empereur
avait été dominé dans la journée par une affection très-vive, cela lui
revenait presque toujours le soir, j'ai pu en conclure que c'était ce
jour-là même qu'il s'était occupé de mettre à l'abri des dangers de la
guerre les deux objets de sa plus intime tendresse.

De Reims nous nous dirigeâmes sur Épernay, dont la garnison et les
habitans venaient de repousser l'ennemi, qui la veille même s'était
présenté pour s'en emparer. Ce fut là que l'empereur apprit l'arrivée à
Troyes de l'empereur Alexandre et du roi de Prusse. Sa Majesté, pour
témoigner aux habitans d'Épernay sa satisfaction pour leur belle
conduite, les récompensa dans la personne de leur maire en lui donnant
la croix de la Légion-d'Honneur. C'était M. Moët, dont la réputation est
devenue presque aussi européenne que la renommée du vin de Champagne.

Pendant cette campagne, sans devenir prodigue de la croix d'honneur, Sa
Majesté en distribua plusieurs à ceux des habitans qui se mettaient en
avant pour repousser l'ennemi. Ainsi, par exemple, je me rappelle
qu'avant de quitter Reims elle en donna une à un simple cultivateur du
village de Selles, duquel j'ai oublié le nom. Ce brave homme ayant
appris qu'un détachement de Prussiens s'approchait de sa commune,
s'était mis à la tête des gardes nationales qu'il avait enflammées par
ses paroles et par son exemple, et le résultat de son entreprise fut
quarante-cinq prisonniers, dont trois officiers, qu'il ramena dans la
ville.

Que de traits, semblables à celui-là, dont il est malheureusement
impossible de se souvenir! Quoi qu'il en soit de tant de belles actions
demeurées dans l'oubli, l'empereur, en quittant Épernay, marcha sur
Fère-Champenoise, je ne dirai plus _en toute hâte_, car c'est un terme
dont il faudrait se servir pour chacun des mouvemens de Sa Majesté, qui
fondait, avec la rapidité de l'aigle, sur le point où sa présence lui
semblait le plus nécessaire. Cependant l'armée ennemie qui avait passé
la Seine à Pont et à Nogent, ayant appris la réoccupation de Reims par
l'empereur, et comprenant le mouvement qu'il voulait faire sur ses
derrières, commença sa retraite le 17 et releva successivement les ponts
qu'elle avait jetés à Pont, à Nogent et à Arcis-sur-Aube. Le 18 eut lieu
le combat de Fère-Champenoise que Sa Majesté livrait pour balayer la
route qui la séparait d'Arcis-sur-Aube, où se trouvaient l'empereur
Alexandre et le roi de Prusse, qui, ayant appris ce nouveau succès de
l'empereur, rétrogradèrent précipitamment jusqu'à Troyes. L'intention
connue de Sa Majesté était alors de remonter jusqu'à Bar-sur-Aube; déjà
nous avions passé l'Aube à Plancy et la Seine à Méry, mais il fallut
revenir sur Plancy. C'était le 19, le jour même où le comte d'Artois
arrivait à Nancy, et où avait lieu la rupture du congrès de Châtillon
dont j'ai été entraîné à parler dans le chapitre précédent, pour obéir à
l'ordre dans lequel se présentaient mes souvenirs.

Le 20 de mars était, comme l'on sait, une date de prédestination dans la
vie de l'empereur et qui devait le devenir bien plus encore un an après
à pareil jour. Le 20 de mars 1814 le roi de Rome accomplissait sa
troisième année, tandis que l'empereur s'exposait, s'il se peut, encore
plus que de coutume. À la bataille d'Arcis-sur-Aube, qui eut lieu ce
jour-là, Sa Majesté vit qu'enfin elle allait avoir de nouveaux ennemis à
combattre; les Autrichiens entraient en ligne, et une armée immense sous
les ordres du prince de Schwartzenberg se développa devant lui quand il
croyait n'avoir sur les bras qu'une affaire d'avant-garde. Ainsi, et ce
rapprochement ne paraîtra peut-être pas indifférent, l'armée
autrichienne ne commença à combattre sérieusement et à attaquer
l'empereur en personne que le lendemain de la rupture du congrès de
Châtillon. Était-ce un résultat du hasard, ou bien l'empereur d'Autriche
avait-il voulu demeurer en seconde ligne et ménager la personne de son
gendre, tant que la paix lui paraîtrait possible? c'est une question
qu'il ne m'appartient pas de résoudre.

La bataille d'Arcis-sur-Aube fut terrible: elle ne finit point avec le
jour. L'empereur occupait toujours la ville, malgré les efforts réunis
d'une armée de cent trente mille hommes de troupes fraîches qui en
attaquaient trente mille harassés de fatigue. On se battit encore
pendant la nuit, où l'incendie des faubourgs éclairait notre défense et
les travaux des assiégeans. Tenir plus long-temps devint impossible, et
cependant un seul pont restait à l'armée pour effectuer sa retraite.
L'empereur en fit construire un second, et la retraite commença, mais en
en bon ordre, malgré les masses nombreuses qui nous menaçaient de près.
Cette malheureuse affaire fut la plus désastreuse que Sa Majesté eût
encore éprouvée de toute la campagne, puisque les routes de la capitale
se trouvaient découvertes; mais les prodiges du génie et de la valeur
furent inutiles contre le nombre. Une chose bien capable de donner une
idée de la présence d'esprit que savait conserver l'empereur dans les
positions les plus critiques, c'est que, avant d'évacuer Arcis, il fit
remettre une somme assez considérable aux sœurs de la charité, pour
subvenir aux premiers soins dus aux blessés.

Le 21 au soir nous arrivâmes à Sommepuis, où l'empereur passa la nuit.
Là, je l'entendis pour la première fois prononcer le nom des Bourbons.
Sa Majesté, extrêmement agitée, en parlait d'une manière entrecoupée,
qui ne me permit d'en saisir d'autres mots que ceux-ci, qu'elle répéta
plusieurs fois: «Les rappeler moi-même!... Rappeler les Bourbons... Que
dirait l'ennemi? Non, non, impossible!... Jamais!» Ces mots échappés à
l'empereur dans une de ces préoccupations auxquelles il était sujet
quand son âme était violemment contractée, me frappèrent d'un étonnement
que je ne puis rendre; car il ne m'était pas venu une seule fois à
l'idée qu'il pût y avoir en France un autre gouvernement que celui de Sa
Majesté. D'ailleurs on concevra facilement que dans la position où
j'étais, j'avais à peine entendu parler des Bourbons, si ce n'est à
l'impératrice Joséphine, mais seulement dans les premiers temps du
consulat, lorsque j'étais encore à son service.

Les diverses divisions de l'armée française et les masses des ennemis
étaient alors tellement serrées les unes contre les autres, que
celles-ci occupaient immédiatement les points que nous étions obligés
d'abandonner: ainsi dès le 22 les alliés s'emparèrent d'Épernay, et pour
punir cette ville fidèle de la défense qu'elle avait faite précédemment,
en ordonnèrent le pillage. Le pillage! L'empereur l'appelait _le crime
de la guerre_; plusieurs fois je lui ai entendu exprimer vivement
l'horreur qu'il lui inspirait; aussi ne voulut-il jamais l'autoriser
durant la longue série de ses triomphes. Le pillage! Et pourtant toutes
les proclamations de nos dévastateurs déclaraient effrontément qu'ils ne
faisaient la guerre qu'à l'empereur, et on eut l'audace de le répéter,
et on eut la sottise de le croire! Sur ce point, j'ai trop bien vu ce
que j'ai vu pour avoir jamais cru à ces magnanimités idéales dont on
s'est tant vanté depuis.

Le 23, nous étions à Saint-Dizier, où l'empereur était revenu à son
premier plan d'attaque sur les derrières de l'ennemi. Le lendemain, au
moment où Sa Majesté montait à cheval pour se porter sur Doulevent, on
lui amena un officier-général autrichien, dont la présence causa une
assez vive sensation au quartier général, puisqu'elle retarda de
quelques minutes le départ de l'empereur. J'appris bientôt que c'était
M. le baron de Weissemberg, ambassadeur d'Autriche à Londres, qui
revenait d'Angleterre. L'empereur l'engagea à le suivre à Doulevent, où
Sa Majesté le chargea d'une mission verbale pour l'empereur d'Autriche,
tandis que M. le colonel Galbois était chargé de porter à ce monarque
une lettre que l'empereur lui avait fait écrire par M. le duc de
Vicence. Mais à la suite d'un mouvement de l'armée française sur
Chaumont et sur la route de Langres, l'empereur d'Autriche s'étant
trouvé séparé de l'empereur Alexandre, s'était vu contraint de
rétrograder jusqu'à Dijon. Je me rappelle qu'en arrivant à Doulevent, Sa
Majesté reçut un avis secret de son fidèle directeur général des postes,
M. de Lavalette. Cet avis, dont j'ignorais le contenu, parut produire
une assez vive sensation sur l'empereur; mais bientôt il reprit aux yeux
de ceux qui l'entouraient sa sévérité accoutumée; depuis quelque temps
je voyais bien qu'elle n'était qu'apparente. J'ai su depuis que M. de
Lavalette faisait savoir à l'empereur qu'il n'y avait pas un instant à
perdre pour sauver la capitale. Un tel avis venu d'un tel homme ne
pouvait être que l'expression de la plus exacte vérité, et c'est cette
conviction même qui contribuait à augmenter les soucis de l'empereur.
Jusque là les nouvelles de Paris avaient été favorables; on y parlait du
zèle, du dévouement de la garde nationale, que rien ne démentait. On
avait donné sur les divers théâtres des pièces patriotiques, et
notamment à l'Opéra, _l'Oriflamme_[80], circonstances bien petites en
apparence, mais qui agissent cependant assez vivement sur des esprits
enthousiastes pour n'être point à dédaigner. Enfin le peu de nouvelles
que nous avions nous représentaient Paris comme entièrement dévoué à Sa
Majesté et prêt à se défendre contre une attaque. Certes, ces nouvelles
n'étaient point mensongères; la belle conduite de la garde nationale
sous les ordres du maréchal Moncey, l'enthousiasme des écoles, la
bravoure des élèves de l'école polytechnique en fournirent bientôt la
preuve; mais les événemens furent plus forts que les hommes.

Cependant le temps marchait; nous approchions du fatal dénouement;
chaque jour, chaque instant voyait ces masses immenses, accourues de
toutes les extrémités de l'Europe, serrer Paris, le presser de ses
millions de bras, et pendant ces derniers jours, on peut dire que la
bataille était en permanence. Le 26 encore, l'empereur, appelé par le
bruit d'une assez forte canonnade, s'était porté sur Saint-Dizier.
Attaquée par des forces très-supérieures, son arrière-garde s'était vue
contrainte d'évacuer cette ville; mais le général Milhaud et le général
Sébastiani repoussent l'ennemi sur la Marne, au gué de Valcourt; la
présence de l'empereur produit son effet accoutumé, nous rentrons dans
Saint-Dizier, et l'ennemi se disperse dans le plus grand désordre sur la
route de Vitry-le-François et sur celle de Bar-sur-Ornain. L'empereur se
dirige sur cette dernière ville, croyant avoir en tête le prince de
Schwartzenberg; sur le point d'y arriver il apprend que ce n'est plus le
généralissime autrichien qu'il a combattu, mais seulement un de ses
lieutenans, le comte de Witzingerode. Schwartzenberg l'a trompé; depuis
le 23 il a fait sa jonction avec le général Blücher, et ces deux
généraux en chef de la coalition poussent leurs flots de soldats sur la
capitale.

Quelque désastreuses que fussent ces nouvelles apportées au quartier
général, l'empereur voulut en vérifier lui-même l'exactitude. De retour
à Saint-Dizier, il fait une course sur Vitry, pour s'assurer de la
marche des alliés sur Paris. Il a vu, ses doutes sont dissipés. Paris
tiendra-t-il assez long-temps pour qu'il puisse écraser l'ennemi contre
ses murs? Voilà désormais sa seule, son unique pensée. Aussitôt il est à
la tête de son armée, et nous marchons sur Paris par la route de Troyes.
À Doulencourt il reçoit un courrier du roi Joseph, qui lui annonce la
marche des alliés sur Paris. À l'instant même il expédie le général
Dejean auprès de son frère, pour lui donner avis de sa prochaine
arrivée. Qu'on se défende deux jours, deux jours seulement, et les
armées alliés n'auront entrevu les murs de Paris que pour y trouver leur
tombeau. Dans quelle anxiété se trouvait alors l'empereur! Il part avec
ses escadrons de service; je l'accompagne, et il me laisse pour la
première fois à Troyes le 30 au matin, ainsi qu'on le verra dans le
chapitre suivant.



CHAPITRE V.

     Souvenirs déplorables.--Les étrangers à Paris.--Ordre de
     l'empereur.--Départ de Sa Majesté de Troyes.--Dix lieues en deux
     heures.--L'empereur en cariole.--J'arrive à Essone.--Ordre de me
     rendre à Fontainebleau.--Arrivée de Sa Majesté.--Abattement de
     l'empereur.--Le maréchal Moncey à Fontainebleau.--Morne silence de
     l'empereur.--Préoccupation continuelle.--Seule distraction de
     l'empereur causée par ses soldats.--Première revue de
     Fontainebleau.--Paris, Paris!--Nécessité de parler de moi.--Ma
     maison pillée par les Cosaques.--Don de 50,000 fr.--Augmentation
     graduelle de l'abattement de l'empereur.--Défense à Roustan de
     donner des pistolets à l'empereur.--Bonté extrême de l'empereur
     envers moi.--Don de 100,000 fr.--Sa Majesté daignant entrer dans
     mes intérêts de famille.--Reconnaissance impossible à
     décrire.--100,000 fr. enfouis dans un bois.--Le garçon de
     garde-robe Denis.--L'origine de tous mes chagrins.


QUEL temps, grand dieu! Quelle époque et quels événemens que ceux dont
j'ai maintenant à rappeler les déplorables souvenirs! Me voilà arrivé à
ce jour fatal, où les armées de l'Europe coalisée allaient fouler le sol
de Paris, de cette capitale vierge depuis plusieurs siècles de la
présence de l'étranger. Quel coup pour l'empereur! Et que sa grande âme
expiait cruellement ses entrées triomphales à Vienne et à Berlin!
C'était donc en vain qu'il avait déployé une si incroyable activité
pendant l'admirable campagne de France où son génie s'était trouvé
rajeuni comme au temps de ses campagnes d'Italie! C'était après Marengo
que je l'avais vu pour la première fois le lendemain d'une bataille;
quel contraste avec son attitude abattue quand je le revis le 31 mars à
Fontainebleau!

Ayant accompagné partout Sa Majesté, je me trouvais auprès d'elle, à
Troyes, le 30 mars au matin.

L'empereur en partit à dix heures, suivi seulement du grand maréchal et
de M. le duc de Vicence. On savait alors au quartier-général que les
troupes alliées s'avançaient sur Paris; mais nous étions loin de
soupçonner qu'au moment même du départ précipité de Sa Majesté, la
bataille devant Paris était engagée dans sa plus grande force; du moins
je n'avais rien entendu dire qui pût me le faire croire. Je reçus
l'ordre de me diriger sur Essonne, et comme les moyens de transport
étaient devenus très-rares et très-difficiles, je n'y pus arriver que le
31 de grand matin. J'y étais depuis peu de temps, lorsqu'un courrier
m'apporta l'ordre de me diriger sur Fontainebleau, ce que je fis
sur-le-champ. Ce fut alors que j'appris que l'empereur s'était rendu de
Troyes à Montereau en deux heures, ayant fait ainsi un trajet de dix
lieues dans ce court espace de temps. J'appris encore que l'empereur et
sa suite peu nombreuse avaient été obligés d'avoir recours au moyen
d'une cariole pour se rendre sur la route de Paris, entre Essonne et
Villejuif. Il s'était avancé jusqu'à la Cour de France, dans l'intention
de marcher sur Paris; mais là, ayant eu la nouvelle et la cruelle
certitude de la capitulation de Paris, il m'avait fait expédier le
courrier dont je viens de parler tout à l'heure.

Il n'y avait pas long-temps que j'étais à Fontainebleau lorsque
l'empereur y arriva; il avait un air pâle et fatigué que je ne lui avais
jamais vu au même degré, et lui, qui savait si bien commander aux
impressions de son âme, ne paraissait point chercher à dissimuler le
découragement qui se manifestait dans son attitude et sur son visage. On
voyait combien il était bourrelé de tous les événemens désastreux qui,
depuis quelques jours, s'accumulaient les uns sur les autres dans une
affreuse progression.

L'empereur ne dit rien à personne, et s'enferma immédiatement dans son
cabinet avec les ducs de Vicence et de Bassano, et le prince de
Neufchâtel. Ces messieurs restèrent long-temps avec l'empereur, qui
reçut ensuite quelques officiers-généraux. Sa Majesté se coucha fort
tard et me parut toujours fort accablée; de temps en temps j'entendais
quelques soupirs étouffés qui sortaient de sa poitrine, et auxquels se
joignait le nom de Marmont, ce que je ne savais comment m'expliquer,
n'ayant encore rien appris sur la manière dont avait été faite la
capitulation de Paris, et sachant que M. le duc de Raguse était un des
maréchaux pour lesquels l'empereur avait toujours eu le plus
d'affection. Je vis venir ce soir même à Fontainebleau le maréchal
Moncey, qui la veille avait si vaillamment commandé la garde nationale à
la barrière de Clichy, et le maréchal duc de Dantzig.

J'aurais peine à peindre la tristesse morne et silencieuse qui régna à
Fontainebleau pendant les deux jours qui suivirent. Abattu sous tant de
coups qui l'avaient frappé, l'empereur ne se rendait que très-peu dans
son cabinet, où il passait ordinairement tant d'heures consacrées au
travail. Il était tellement absorbé dans le conflit de ses pensées, que
souvent il ne s'apercevait pas que les personnes qu'il avait fait
appeler étaient près de lui; il les regardait pour ainsi dire sans les
voir, et restait quelquefois près d'une demi-heure sans leur adresser la
parole. Alors, comme se réveillant à peine de cet état
d'engourdissement, il leur adressait une question dont il n'avait pas
l'air d'entendre la réponse; la présence même du duc de Bassano et du
duc de Vicence, qu'il faisait le plus fréquemment demander, ne rompait
pas toujours cet état de préoccupation, pour ainsi dire léthargique. Les
heures des repas étaient les mêmes, et l'on servait comme à l'ordinaire,
mais tout se passait dans un silence que rompait seul le bruit
inévitable du service. À la toilette de l'empereur, même silence; pas un
mot ne sortait de sa bouche, et si le matin je lui proposais une de ces
potions qu'il prenait habituellement, non-seulement je n'en obtenais
aucune réponse, mais rien sur sa figure, que j'observais attentivement,
ne pouvait me faire croire qu'il m'eût entendu. Cette situation était
horrible pour toutes les personnes attachées à Sa Majesté.

L'empereur était-il réellement vaincu par sa mauvaise fortune? Son génie
était-il engourdi comme son corps? Je dirai avec toute franchise que, le
voyant si différent de ce que je l'avais vu, après les désastres de
Moscou, et même quelques jours auparavant quand je le quittai à Troyes,
je le croyais fermement: mais il n'en était rien: son âme était en proie
à une idée fixe, l'idée de reprendre l'offensive et de marcher sur
Paris. En effet, s'il restait consterné même dans l'intimité de ses plus
fidèles ministres et de ses généraux les plus habiles, il se ranimait à
la vue de ses soldats, pensant sans doute que les uns lui suggéreraient
des conseils de prudence, tandis que les autres ne répondraient jamais
que par les cris de vive l'empereur! aux ordres les plus téméraires
qu'il voudrait leur donner. Aussi, dès le 2 d'avril, avait-il, pour
ainsi dire, secoué momentanément son abattement pour passer en revue,
dans la cour du palais, sa garde, qui venait de le rejoindre à
Fontainebleau. Il parla à ses soldats d'une voix ferme et leur dit:

     «Soldats! l'ennemi nous a dérobé trois marches et s'est rendu
     maître de Paris, il faut l'en chasser. D'indignes Français, des
     émigrés auxquels nous avons pardonné, ont arboré la cocarde
     blanche, et se sont joints aux ennemis. Les lâches! ils recevront
     le prix de ce nouvel attentat. Jurons de vaincre ou de mourir, et
     de faire respecter cette cocarde tricolore, qui, depuis vingt ans,
     nous trouve sur le chemin de la gloire et de l'honneur.»

L'enthousiasme des troupes fut extrême à la voix de leur chef; tous
s'écrièrent: Paris! Paris! Mais l'empereur n'en reprit pas moins son
accablement en passant le seuil du Palais, ce qui venait sans doute de
la crainte trop bien fondée, de voir son immense désir de marcher sur
Paris, contenu par ses lieutenans. Au surplus, ce n'est que depuis, en
réfléchissant sur ces événemens, que je me suis permis d'interpréter de
la sorte les combats qui se livraient dans l'âme de l'empereur, car
alors, tout entier à mon service, je n'aurais pas même osé concevoir
l'idée de sortir du cercle de mes fonctions ordinaires.

Cependant les affaires devenaient de plus en plus contraires aux vœux et
aux projets de l'empereur; M. le duc de Vicence, qu'il avait envoyé à
Paris, où s'était formé un gouvernement provisoire, sous la présidence
du prince de Bénévent, en revint sans avoir pu réussir dans sa mission
auprès de l'empereur Alexandre, et chaque jour Sa Majesté apprenait avec
une vive douleur l'adhésion des maréchaux et celle d'un grand nombre de
généraux au nouveau gouvernement. Celle du prince de Neufchâtel lui fut
particulièrement sensible, et je puis dire que, étrangers comme nous
l'étions aux combinaisons de la politique, nous en fûmes tous frappés
d'étonnement.

Ici, je me vois dans la nécessité de parler de moi, ce que j'ai fait le
moins possible dans le cours de mes mémoires, et je pense que c'est une
justice que me rendront tous mes lecteurs; mais ce que j'ai à dire se
lie trop intimement aux derniers temps que j'ai passés auprès de
l'empereur, et importe trop d'ailleurs à mon honneur personnel pour que
je puisse supposer que qui que ce soit m'en fasse un reproche. J'étais,
comme on peut le croire, fort inquiet du sort de ma famille, dont je
n'avais depuis long-temps reçu aucune nouvelle, et en même temps la
maladie cruelle dont j'étais atteint avait fait d'affreux progrès par
suite des fatigues des dernières campagnes. Toutefois les souffrances
morales auxquelles je voyais l'empereur en proie, absorbaient tellement
toutes mes pensées, que je ne prenais aucune précaution contre les
douleurs physiques qui me tourmentaient, et je n'avais pas même songé à
demander une sauve-garde pour la maison de campagne que je possédais
dans les environs de Fontainebleau. Des corps francs, s'en étant
emparés, y avaient établi leur logement après avoir tout pillé, tout
brisé, et détruit jusqu'au petit troupeau de mérinos que je devais aux
bontés de l'impératrice Joséphine. L'empereur en ayant été informé par
d'autres que par moi, me dit un matin à sa toilette: «Constant, je vous
dois une indemnité.--Sire?--Oui, mon enfant, je sais qu'on vous a pillé;
je sais que vous avez fait des pertes considérables à la campagne de
Russie; j'ai donné l'ordre de vous compter cinquante mille francs pour
vous couvrir de tout cela.» Je remerciai Sa Majesté, qui m'indemnisait
au delà de mes pertes.

Ceci se passait dans les premiers jours de notre dernier séjour à
Fontainebleau. À la même époque, comme on parlait déjà de la translation
de l'empereur à l'île d'Elbe, M. le grand-maréchal du palais me demanda
un jour si je suivrais Sa Majesté dans cette résidence. Dieu m'est
témoin que je n'avais d'autre désir, d'autre pensée que de consacrer
toute ma vie au service de l'empereur; aussi n'eus-je pas besoin d'un
instant de réflexion pour répondre à M. le grand maréchal, que cela ne
pouvait pas faire l'objet d'un doute, et je m'occupai presque
immédiatement des préparatifs nécessaires pour un voyage qui n'était pas
de long cours, mais dont aucune intelligence humaine n'aurait pu alors
assigner le terme.

Cependant, dans son intérieur, l'empereur devenait de jour en jour plus
triste et plus soucieux, et dès que je le voyais seul, ce qui lui
arrivait souvent, je cherchais le plus possible à être auprès de lui. Je
remarquai la vive agitation que lui causait la lecture des dépêches
qu'il recevait de Paris; cette agitation fut plusieurs fois telle que je
m'aperçus qu'il s'était déchiré la cuisse avec ses ongles, au point que
le sang en sortait, sans que lui-même s'en fût aperçu. Je prenais alors
la liberté de l'en prévenir le plus doucement qu'il m'était possible,
dans l'espoir de mettre un terme à ces violentes préoccupations qui me
navraient le cœur. Plusieurs fois aussi l'empereur demanda ses pistolets
à Roustan; j'avais heureusement eu la précaution, voyant Sa Majesté si
violemment tourmentée, de lui recommander de ne jamais les lui donner,
quelqu'instance que fît l'empereur. Je crus devoir rendre compte de tout
ceci à M. le duc de Vicence, qui m'approuva en tout point.

Un matin, je ne me rappelle plus si c'était le 10 ou le 11 d'avril, mais
ce fut bien certainement un de ces deux jours-là, l'empereur, qui ne
m'avait rien dit le matin, me fit appeler pendant la journée. À peine
fus-je entré dans sa chambre, qu'il me dit avec le ton de la plus
obligeante bonté: «Mon cher Constant, voilà un bon de cent mille francs
que vous allez recevoir chez Peyrache; si votre femme arrive ici avant
notre départ, vous les lui donnerez; si elle tarde, enterrez-les dans un
coin de votre campagne; prenez exactement la désignation du lieu, que
vous lui enverrez par une personne sûre. Quand on m'a bien servi on ne
doit pas être misérable. Votre femme achètera une ferme ou placera cet
argent: elle vivra avec votre mère et votre sœur, et vous n'aurez pas
alors la crainte de la laisser dans le besoin.» Plus ému encore de la
bonté prévoyante de l'empereur, qui daignait descendre dans les détails
de mes intérêts de famille, que satisfait de la richesse du présent
qu'il venait de me faire, je trouvai à peine des expressions pour lui
peindre ma reconnaissance; et, telle était d'ailleurs notre insouciance
de l'avenir, tant était loin de nous la seule pensée que le grand empire
pût avoir une fin, que ce fut alors seulement que je pensai à l'état de
détresse dans lequel j'aurais laissé ma famille, si l'empereur n'y eût
aussi généreusement pourvu. Je n'avais en effet aucune fortune, et ne
possédais au monde que ma maison dévastée et les cinquante mille francs
destinés à la réparer.

Dans ces circonstances, ne sachant pas quand je reverrais ma femme, je
me mis en mesure de suivre le conseil que Sa Majesté avait bien voulu me
donner; je convertis mes cent mille francs en or, que je mis dans cinq
sacs; j'emmenai avec moi le garçon de garde-robe, nommé Denis, dont la
probité était à toute épreuve, et nous prîmes le chemin de la forêt,
afin de n'être vus d'aucune des personnes qui habitaient ma maison. Nous
entrâmes avec précaution dans un petit enclos qui m'appartenait, et dont
la porte était masquée par les bois, quoique encore privés de leur
feuillage; à l'aide de Denis, je parvins à enfouir mon trésor après
avoir pris une exacte désignation du lieu, et je revins au palais,
étant, certes, bien loin de prévoir combien ces maudits cent mille
francs devaient me causer de chagrins et de tribulations, ainsi qu'on le
verra dans l'un des chapitres suivans.



CHAPITRE VI.

     Besoin d'indulgence.--Notre position à
     Fontainebleau.--Impossibilité de croire au détrônement de
     l'empereur.--Pétitions nombreuses.--Effet produit par les journaux
     sur Sa Majesté.--M. le duc de Bassano.--L'empereur plus affecté de
     renoncer au trône pour son fils que pour lui.--L'empereur soldat et
     un louis par jour.--Abdication de l'empereur.--Grande
     révélation.--Tristesse du jour et calme du soir.--Coucher de
     l'empereur.--Réveil épouvantable.--L'empereur empoisonné.--Débris
     du sachet de campagne.--Paroles que m'adresse l'empereur
     mourant.--Affreux désespoir.--Résignation de Sa
     Majesté.--Obstination à mourir.--Première crise.--Ordre d'appeler
     M. de Caulaincourt et M. Yvan.--Paroles touchantes de Sa Majesté à
     M. le duc de Vicence.--Longue inutilité de nos prières
     réunies.--Question de l'empereur à M. Yvan et effroi
     subit.--Seconde crise.--L'empereur prenant enfin une
     potion.--Assoupissement de l'empereur.--Réveil et silence complet
     sur les événemens de la nuit.--M. Yvan parti pour Paris.--Départ de
     Roustan.--Le 12 d'avril.--Adieux de M. le maréchal Macdonald à
     l'empereur.--Déjeuner comme à l'ordinaire.--Le sabre de
     Mourad-Bey.--L'empereur plus causant que du coutume.--Variations
     instantanées de l'humeur de l'empereur.--Tristesse morose et _la
     Monaco_.--Répugnance que causent à l'empereur les lettres de
     Paris.--Preuve remarquable de l'abattement de l'empereur.--Une
     belle dame à Fontainebleau.--Une nuit entière d'attente et
     d'oubli.--Autre visite à Fontainebleau et souvenir
     antérieur.--Aventure à Saint-Cloud.--Le protecteur des belles près
     de Sa Majesté.--Mon voyage à Bourg-la-Reine.--La mère et la
     fille.--Voyage à l'île d'Elbe et mariage.--Triste retour aux
     affaires de Fontainebleau.--Question que m'adresse
     l'empereur.--Réponse franche.--Parole de l'empereur sur M. le duc
     de Bassano.


ICI je dois plus que jamais demander de l'indulgence à mes lecteurs sur
l'ordre dans lequel je rapporte les faits dont j'ai été témoin pendant
le séjour de l'empereur à Fontainebleau, et ceux qui s'y rapportent,
mais qui ne sont venus que plus tard à ma connaissance; je demande
également grâce pour les inexactitudes de dates qui pourraient
m'échapper, car je me souviens pour ainsi dire en masse de tout ce qui
se passa pendant les malheureux vingt jours qui suivirent l'occupation
de Paris, jusqu'au départ de Sa Majesté pour l'île d'Elbe; et j'étais
tellement absorbé moi-même de l'état malheureux dans lequel je voyais un
si bon maître, que toutes mes facultés suffisaient à peine aux
sensations du moment. Nous souffrions tous des souffrances de
l'empereur; nul de nous ne songeait à graver dans sa mémoire le souvenir
de tant d'angoisses: nous vivions, pour ainsi dire, sous condition.

Dans les premiers temps de notre séjour à Fontainebleau, on était loin
de croire parmi ceux qui nous entouraient, que l'empereur allait bientôt
cesser de régner sur la France. Il tombait sous le sens de tout le monde
que l'empereur d'Autriche ne voudrait pas consentir à ce que l'on
détrônât son gendre, sa fille et son petit-fils; on se trompait
étrangement. Je remarquai pendant ces premiers jours qu'on adressait à
Sa Majesté encore plus de pétitions que de coutume; mais j'ignore s'il
leur fut fait des réponses favorables, ou si même l'empereur fit
répondre à aucune. Souvent l'empereur prenait les gazettes, mais après y
avoir jeté les yeux il les rejetait avec humeur, puis les reprenait et
les rejetait encore, et si l'on se rappelle les horribles injures que se
permirent alors des écrivains, dont quelques-uns lui avaient souvent
prodigué des louanges, on concevra qu'une pareille transition fut bien
capable d'exciter le dégoût de Sa Majesté. L'empereur restait
très-souvent seul, et la personne qu'il voyait le plus souvent était M.
le duc de Bassano, le seul de ses ministres qui se trouvât alors à
Fontainebleau; car M. le duc de Vicence, chargé continuellement de
missions, n'y était pour ainsi dire que de passage, surtout tant que Sa
Majesté conserva l'espérance de voir une régence en faveur de son fils
succéder à son gouvernement. En cherchant à me rappeler les diverses
impressions dont je remarquais continuellement les signes sur la figure
de l'empereur, je crois pouvoir affirmer qu'il fut encore plus
violemment affecté quand il lui fallut enfin renoncer au trône pour son
fils, que quand il en avait fait le sacrifice pour lui-même. Quand les
maréchaux ou M. le duc de Vicence parlaient à Sa Majesté d'arrangemens
relatifs à sa personne, il était facile de voir qu'il ne les écoutait
qu'avec une extrême répugnance. Un jour qu'on lui parlait de l'île
d'Elbe avec je ne sais plus quelle somme par an, j'entendis Sa Majesté
répondre avec vivacité: «C'est trop, beaucoup trop pour moi. Si je ne
suis plus qu'un soldat, je n'ai pas besoin de plus d'un louis par jour.»

Cependant le moment arriva où, pressée de toutes parts, Sa Majesté se
résigna à signer l'acte d'abdication pure et simple qu'on lui demandait.
Cet acte mémorable était ainsi conçu:

     «Les puissances alliées ayant proclamé que l'empereur Napoléon
     était le seul obstacle au rétablissement de la paix en Europe,
     l'empereur Napoléon, fidèle à son serment, déclare qu'il renonce,
     pour lui et ses héritiers, au trône de France et d'Italie, et qu'il
     n'est aucun sacrifice personnel, même celui de la vie, qu'il ne
     soit prêt à faire à l'intérêt de la France.

     »Fait au palais de Fontainebleau, le 11 avril 1814.

     »NAPOLÉON.»

Je n'ai pas besoin de dire que je n'eus pas alors connaissance de l'acte
d'abdication qu'on vient de lire: c'était un de ces hauts secrets qui
émanaient du cabinet, et n'entraient guère dans les confidences de la
chambre à coucher. Seulement je me rappelle qu'il en fut question le
jour même, mais assez vaguement, dans toute la maison; et d'ailleurs,
j'avais bien vu qu'il s'était passé quelque chose d'extraordinaire;
toute la journée l'empereur parut plus triste qu'il ne l'avait encore
été; mais cependant, que j'étais loin de m'attendre aux tourmens de la
nuit qui suivit ce jour fatal!

Je prie maintenant le lecteur de vouloir bien prêter toute son attention
à l'événement que j'ai à lui raconter; en ce moment je deviens
historien, puisque j'ai à retracer le douloureux souvenir d'un fait
capital dans la grande histoire de l'empereur, d'un fait qui a été
l'objet d'innombrables controverses, d'un fait sur lequel on n'a pu
avoir que des doutes, et dont moi seul j'ai pu connaître tous les
pénibles détails: l'empoisonnement de l'empereur à Fontainebleau. Je
n'ai pas besoin, je l'espère, de protester de ma véracité; je sens trop
l'importance d'une pareille révélation, pour me permettre, soit de
retrancher, soit d'ajouter la moindre circonstance à la vérité; je dirai
donc les choses telles qu'elles se sont passées, telles que je les ai
vues, telles que le cruel souvenir en sera éternellement gravé dans ma
mémoire.

Le 11 d'avril, j'avais couché l'empereur comme à l'ordinaire, je crois
même un peu plus tôt que de coutume, car, si je me le rappelle bien, il
n'était pas tout-à-fait dix heures et demie. À son coucher, il me parut
mieux que pendant le jour, et à peu près dans l'état où je l'avais vu
les soirs précédens. Je couchais dans une chambre en entresol, située
au-dessus de la chambre de l'empereur, à laquelle elle communiquait par
un petit escalier dérobé. Depuis quelque temps j'avais l'attention de me
coucher tout habillé pour être plus promptement auprès de Sa Majesté
quand elle me faisait appeler. Je dormais assez profondément lorsque, à
minuit, je fus réveillé par M. Pelard, qui était de service. Il me dit
que l'empereur me demandait, et en ouvrant les yeux, je vis sur sa
figure un air d'effroi dont je fus consterné. Cependant je m'étais jeté
en bas de mon lit, et, en descendant l'escalier, M. Pelard ajouta:
«L'empereur a délayé quelque chose dans un verre, et il l'a bu.»
J'entrai dans la chambre de Sa Majesté, en proie à des angoisses qu'il
est impossible de se figurer. L'empereur s'était recouché, mais en
m'avançant vers son lit, je vis par terre devant la cheminée les débris
d'un sachet de peau et de taffetas noir, le même dont j'ai parlé
précédemment. C'était en effet celui qu'il portait à son cou depuis la
campagne d'Espagne, et que je lui gardais avec tant de soin dans
l'intervalle d'une campagne à une autre. Ah! si j'avais pu me douter de
ce qu'il contenait! En ce moment fatal, l'affreuse vérité me fut soudain
révélée!

Cependant j'étais au chevet du lit de l'empereur. «Constant, me dit-il
d'une voix tantôt faible et tantôt violemment saccadée, Constant, je
vais mourir!... Je n'ai pu résister aux tourmens que j'éprouve, surtout
à l'humiliation de me voir bientôt entouré des agens de l'étranger!...
On a traîné mes aigles dans la boue!... Ils m'ont mal connu!... Mon
pauvre Constant, ils me regretteront quand je ne serai plus!... Marmont
m'a porté le dernier coup. Le malheureux!.. Je l'aimais!... L'abandon de
Berthier m'a navré!... Mes vieux amis, mes anciens compagnons
d'armes!...» L'empereur me dit encore plusieurs autres choses que je
craindrais de rapporter d'une manière infidèle, et l'on concevra que,
livré comme je l'étais au plus violent désespoir, je ne cherchais pas à
graver dans ma mémoire les paroles qui s'échappaient par intervalles de
la bouche de l'empereur; car il ne parla pas de suite, et les plaintes
que j'ai rapportées furent proférées après des momens de repos ou plutôt
d'abattement. Les yeux fixés sur la figure de l'empereur, j'y remarquai,
autant que mes larmes me permettaient d'y voir, quelques mouvemens
convulsifs; c'étaient les symptômes d'une crise qui me causaient le plus
violent effroi; heureusement que cette crise amena un léger vomissement
qui me rendit quelque espérance. L'empereur, dans la complication de ses
souffrances physiques et morales, n'avait pas perdu son sang-froid; il
me dit après cette première évacuation: «Constant, faites appeler
Caulaincourt et Yvan.» J'entrouvris la porte afin de communiquer cet
ordre à M. Pelard, sans sortir de la chambre de l'empereur. Revenu
auprès de son lit, je le priai, je le suppliai de prendre une potion
adoucissante; tous mes efforts furent vains, il repoussa toutes mes
instances, tant il avait une ferme volonté de mourir, même en présence
de la mort.

Malgré les refus obstinés de l'empereur, je continuais toujours mes
supplications, quand M. de Caulaincourt et M. Yvan entrèrent dans sa
chambre. Sa Majesté fit signe de la main à M. le duc de Vicence de
s'approcher de son lit, et lui dit: «Caulaincourt, je vous recommande ma
femme et mon enfant; servez-les comme vous m'avez servi. Je n'ai pas
long-temps à vivre!...» En ce moment l'empereur fut interrompu par un
nouveau vomissement, mais plus léger encore que le premier. Pendant ce
temps-là j'essayai de dire à M. le duc de Vicence que l'empereur avait
pris du poison: il me devina plus qu'il ne me comprit, car mes sanglots
m'étouffaient la voix au point de ne pouvoir prononcer un mot
distinctement. M. Yvan s'étant approché, l'empereur lui dit:
«Croyez-vous que la dose soit assez forte?» Ces paroles étaient
réellement énigmatiques pour M. Yvan, car il n'avait jamais connu
l'existence du sachet, du moins à ma connaissance; aussi répondit-il:
«Je ne sais ce que Votre Majesté veut dire;» réponse à laquelle
l'empereur ne répliqua rien.

Ayant tous les trois, M. le duc de Vicence, M. Yvan et moi, réuni nos
instances auprès de l'empereur, nous fûmes assez heureux pour le
déterminer, mais non sans beaucoup de peine, à prendre une tasse de thé;
encore, l'ayant fait en toute hâte, me refusa-t-il quand je le lui
présentai, me disant: «Laisse-moi, Constant, laisse-moi.» Mais ayant
redoublé nos efforts, il but enfin, et les vomissemens cessèrent. Peu de
temps après avoir pris cette tasse de thé, l'empereur parut plus calme;
il s'assoupit; ces messieurs se retirèrent doucement, et je restai seul
dans sa chambre, où j'attendis son réveil.

Après un sommeil de quelques heures, l'empereur se réveilla, étant
presque comme à son ordinaire, quoique sa figure portât encore des
traces de ce qu'il avait souffert, et quand je l'aidai à se lever, il ne
me dit pas un seul mot qui se rapportât, même de la manière la plus
indirecte, à la nuit épouvantable que nous venions de passer. Il déjeuna
comme à son ordinaire, seulement un peu plus tard que de coutume; son
air était redevenu tout-à-fait calme, et même il paraissait plus gai
qu'il ne l'avait été depuis long-temps. Était-ce par suite de la
satisfaction d'avoir échappé à la mort, qu'un moment de découragement
lui avait fait désirer, ou n'était-ce pas plutôt parce qu'il avait
acquis la certitude de ne pas la craindre plus dans son lit que sur le
champ de bataille? Quoi qu'il en soit, j'attribuai l'heureuse
conservation de l'empereur à ce que le poison contenu dans le fatal
sachet avait perdu de son efficacité.

Quand tout fut rentré dans l'ordre accoutumé, sans qu'aucune personne du
palais, excepté celles que j'ai nommées, ait pu se douter de ce qui
s'était passé, j'appris que M. Yvan avait quitté Fontainebleau.
Désespéré de la question que lui avait adressée l'empereur en présence
du duc de Vicence, et craignant qu'elle ne fît soupçonner qu'il avait
donné à Sa Majesté les moyens d'attenter à ses jours, cet habile
chirurgien, depuis si long-temps et si fidèlement attaché à la personne
de l'empereur, avait pour ainsi dire perdu la tête en songeant à la
responsabilité qui pouvait peser sur lui. Étant donc descendu rapidement
de chez l'empereur, et ayant trouvé un cheval tout sellé et tout bridé
dans une des cours du palais, il s'était élancé dessus, et avait suivi
en toute hâte la route de Paris. Ce fut dans la matinée du même jour que
Roustan quitta Fontainebleau.

Le 12 avril, l'empereur reçut aussi les derniers adieux du maréchal
Macdonald. Quand il fut introduit, l'empereur était encore souffrant des
suites de la nuit, et je pense bien que M. le duc de Tarente dut
s'apercevoir, mais peut-être sans en deviner la cause, que Sa Majesté
n'était pas dans son état ordinaire. Quand il vint, il était accompagné
de M. le duc de Vicence, et en ce moment l'empereur était encore
très-accablé, et paraissait tellement plongé dans ses réflexions, qu'il
n'aperçut pas d'abord ces messieurs, quoiqu'il fût déjà levé. M. le duc
de Tarente apportait à l'empereur le traité de Sa Majesté avec les
alliés, et je sortis de sa chambre au moment où il se disposait à le
signer. Quelques momens après, M. le duc de Vicence vint m'appeler, et
l'empereur me dit: «Constant, allez me chercher le sabre que me donna
Mourad-Bey en Égypte. Vous savez bien lequel?--Oui, Sire.» Je sortis et
rapportai presque immédiatement ce sabre magnifique, que l'empereur
avait porté à la bataille du Mont-Thabor, ainsi que je le lui ai entendu
dire plusieurs fois. Je le remis au duc de Vicence, des mains duquel le
prit l'empereur pour le donner au maréchal Macdonald; et comme je me
retirais, j'entendis l'empereur lui parler avec une vive affection, et
l'appeler son digne ami.

Ces messieurs, autant que je puis me le rappeler, assistèrent au
déjeuner de l'empereur, où, comme je l'ai déjà dit, Sa Majesté se montra
plus calme et plus gaie qu'elle ne l'avait été depuis long-temps; nous
fûmes même tous surpris de voir l'empereur causer familièrement et de la
manière la plus aimable avec des personnes auxquelles depuis long-temps
il n'adressait ordinairement que des paroles brèves et souvent même
très-sèches. Au surplus, cette gaîté ne fut que momentanée; et, en
général, je ne saurais dire combien l'humeur de l'empereur variait de
moment en moment pendant toute la durée de notre séjour à Fontainebleau.
Je l'ai vu dans la même journée plongé pendant plusieurs heures dans la
plus affreuse tristesse; puis, un instant après, marchant à grands pas
dans sa chambre en sifflant ou en fredonnant _la Monaco_; puis il
retombait tout à coup dans une sorte de marasme, au point de ne rien
voir de ce qui était autour de lui, et d'oublier jusqu'aux ordres qu'il
m'avait donnés. Il est, en outre, un point sur lequel je ne saurais trop
insister; c'est l'effet inconcevable que produisait sur l'empereur la
seule vue des lettres qu'on lui adressait de Paris; dès qu'il en
apercevait, son agitation devenait extrême, je pourrais même dire
convulsive, sans crainte d'être taxé d'exagération.

À l'appui de ce que j'ai dit des préoccupations inouïes de l'empereur;
je puis citer un fait qui me revient à la mémoire. Pendant notre séjour
à Fontainebleau, madame la comtesse W..., dont j'ai déjà parlé, s'y
rendit, et m'ayant fait appeler, me dit combien elle avait le désir de
voir l'empereur. Pensant que ce serait une distraction pour Sa Majesté,
je lui en parlai le soir même, et je reçus l'ordre de la faire venir à
dix heures. Madame W... fut, comme on peut le croire, exacte au
rendez-vous, et j'entrai dans la chambre de l'empereur pour lui annoncer
son arrivée. Il était couché sur son lit et plongé dans ses méditations,
tellement que ce ne fut qu'à un second avertissement de ma part qu'il me
répondit: «Priez-la d'attendre.» Elle attendit donc dans l'appartement
qui précédait celui de Sa Majesté, et je restai avec elle pour lui tenir
compagnie. Cependant la nuit s'avançait; les heures paraissaient longues
à la belle voyageuse, et son affliction était si vive de voir que
l'empereur ne la faisait pas demander, que j'en pris pitié. Je rentrai
dans la chambre de l'empereur pour le prévenir de nouveau. Il ne dormait
pas; mais il était si profondément absorbé dans ses pensées, qu'il ne me
fit aucune réponse. Enfin, le jour commençant à paraître, la comtesse,
craignant d'être vue par les gens de la maison, se retira, la mort dans
le cœur de n'avoir pu faire ses adieux à l'objet de toutes ses
affections. Elle était partie depuis plus d'une heure quand l'empereur,
se rappelant qu'elle attendait, la fit demander. Je dis à Sa Majesté ce
qu'il en était; je ne lui cachai point l'état de désespoir de la
comtesse[81] au moment de son départ. L'empereur en fut vivement
affecté: «La pauvre femme, me dit-il, elle se croit humiliée! Constant,
j'en suis vraiment fâché; si vous la revoyez, dites-le lui bien. Mais
j'ai tant de choses là!» ajouta-t-il d'un ton très-énergique, en
frappant son front avec sa main.

Cette visite d'une dame à Fontainebleau m'en rappelle une autre à peu
près du même genre, mais pour laquelle il est indispensable que je
reprenne les choses d'un peu plus haut.

Quelque temps après son mariage avec l'archiduchesse Marie-Louise,
quoique l'empereur trouvât en elle une femme jeune et belle, quoiqu'il
l'aimât réellement beaucoup, il ne se piquait guère plus que du temps de
l'impératrice Joséphine de pousser jusqu'au scrupule la fidélité
conjugale. Pendant un de nos séjours à Saint-Cloud, il éprouva un
caprice pour une demoiselle L..., dont la mère était mariée en secondes
noces à un chef d'escadron. Ces dames habitaient alors le
Bourg-la-Reine, où elles avaient été découvertes par M. de***, l'un
des protecteurs les plus zélés des jolies femmes auprès de l'empereur.
Il lui avait parlé de cette jeune personne, qui avait alors dix-sept
ans. Elle était brune, d'une taille ordinaire, mais parfaitement bien
prise; de jolis pieds, de jolies mains, remplie de grâces dans toute sa
personne, qui présentait réellement un ensemble ravissant: de plus, elle
joignait à la plus agaçante coquetterie la réunion de tous les talens
d'agrément, dansant avec beaucoup de grâce, jouant de plusieurs
instrumens, et remplie d'esprit; enfin, elle avait reçu cette éducation
brillante qui fait les plus délicieuses maîtresses et les plus mauvaises
femmes. L'empereur me dit un jour, à huit heures de l'après-midi, de
l'aller chercher chez sa mère, de l'amener, et de revenir à onze heures
du soir au plus tard. Ma visite ne causa aucune surprise, et je vis que
ces dames avaient été prévenues, sans doute par leur obligeant patron;
car elles m'attendaient avec une impatience qu'elles ne cherchèrent
point à dissimuler. La jeune personne était éblouissante de parure et de
beauté, et la mère rayonnait de joie à la seule idée de l'honneur
destiné à sa fille. Je vis bien que l'on s'était figuré que l'empereur
ne pouvait manquer d'être captivé par tant de charmes, et qu'il allait
être pris d'une grande passion; mais tout cela n'était qu'un rêve, car
l'empereur n'était amoureux que fort à son aise. Quoi qu'il en soit,
nous arrivâmes à Saint-Cloud à onze heures, et nous entrâmes au château
par l'orangerie, dans la crainte de regards indiscrets. Comme d'ailleurs
j'avais les passe-partout de toutes les portes du château, je la
conduisis, sans être vu de personne, jusque dans la chambre de
l'empereur, où elle resta environ pendant trois heures. Au bout de ce
temps, je la reconduisis chez elle, en prenant les mêmes précautions
pour notre sortie du château.

Cette jeune personne, que l'empereur revit depuis trois ou quatre fois
tout au plus, vint aussi à Fontainebleau, accompagnée de sa mère; mais
n'ayant pu voir Sa Majesté, ces dames se déterminèrent à faire, comme la
comtesse W..., le voyage de l'île d'Elbe, où, m'a-t-on dit, l'empereur
maria mademoiselle L... à un colonel d'artillerie.

Ce que l'on vient de lire m'a reporté presque involontairement vers des
temps plus heureux. Il faut cependant bien revenir au triste séjour de
Fontainebleau; et, d'après ce que j'ai dit de l'accablement dans lequel
vivait l'empereur, on ne doit pas être surpris que, frappé d'autant de
coups accablans, il n'eût pas l'esprit disposé à la galanterie. Il me
semble voir encore les traces de cette mélancolie sombre qui le
dévorait; et, au milieu de tant de douleurs, la bonté de l'homme, qui
semblait s'accroître en même temps que les tortures du souverain déchu.
Avec quelle aménité il nous parlait dans ces derniers temps! Souvent,
alors, il daignait m'interroger sur ce que l'on disait des derniers
événemens. Avec ma franchise ordinaire et toute simple, je lui
rapportais exactement tout ce que j'avais entendu dire, et je me
rappelle qu'un jour lui ayant dit, comme je l'avais moi-même entendu
dire à beaucoup de personnes, que l'on attribuait généralement à M. le
duc de Bassano la continuation des dernières guerres, qui nous avaient
été si fatales: «C'est un grand tort que l'on a, me dit-il. Ce pauvre
Maret! On l'accuse bien à tort!... Il n'a jamais fait qu'exécuter mes
ordres.» Puis, selon son habitude quand il m'avait parlé un moment de
choses sérieuses, il ajoutait: «Quelle honte! quelle humiliation!
Faut-il que j'aie là, dans mon palais, un tas de commissaires
étrangers!»



CHAPITRE VII.

     Le grand-maréchal et le général Drouot, seuls grands personnages
     auprès de l'empereur.--Destinée connue de Sa Majesté.--Les
     commissaires des alliés.--Demande et répugnance de
     l'empereur.--Préférence pour le commissaire anglais.--Vie
     silencieuse dans le palais.--L'empereur plus calme.--Mot de Sa
     Majesté.--La veille du départ et jour de désespoir.--Fatalité des
     cent mille francs que m'avait donnés l'empereur.--Question
     inattendue et inexplicable de M. le grand-maréchal.--Ce que
     j'aurais dû faire.--Inconcevable oubli de l'empereur.--Les cent
     mille francs déterrés.--Terreur d'avoir été volé.--Affreux
     désespoir.--Erreur de lieu et le trésor retrouvé.--Prompte
     restitution.--Horreur de ma situation.--Je quitte le
     palais.--Mission de M. Hubert auprès de moi.--Offre de trois cent
     mille francs pour accompagner l'empereur.--Ma tête est perdue et
     crainte d'agir par intérêt.--Cruelles réflexions.--Tortures
     inouïes.--L'empereur est parti.--Situation sans exemple.--Douleurs
     physiques et souffrances morales.--Complète solitude de ma
     vie.--Visite d'un ami.--Fausse interprétation de ma conduite dans
     un journal.--M. de Turenne accusé à tort.--Impossibilité de me
     défendre par respect pour Sa Majesté.--Consolations puisées dans le
     passé.--Exemples et preuves de désintéressement de ma part.--Refus
     de quatre cent mille francs.--M. Marchand placé par moi près de
     l'empereur.--Reconnaissance de M. Marchand.


L'EMPEREUR après le 12 d'avril n'eut pour ainsi dire plus auprès de lui,
de tous les grands personnages qui entouraient ordinairement Sa Majesté,
que M. le grand-maréchal du palais et M. le comte Drouot. Ce ne fut plus
long-temps un secret dans le palais que le sort réservé à l'empereur et
qu'il avait accepté. Le 16 nous vîmes arriver à Fontainebleau les
commissaires des alliés, chargés d'accompagner Sa Majesté jusqu'au lieu
de son embarquement pour l'île d'Elbe. C'étaient MM. le comte
Schuwaloff, aide-de-camp de l'empereur Alexandre, pour la Russie; le
colonel Neil-Campbell pour l'Angleterre; le général Kohler pour
l'Autriche, et enfin le comte de Waldbourg-Truchefs pour la Prusse. Bien
que Sa Majesté eut demandé elle-même à être accompagnée par ces quatre
commissaires, leur présence à Fontainebleau me parut influer sur elle
d'une manière extrêmement désagréable. Cependant ces messieurs reçurent
de l'empereur un accueil fort différent, et d'après quelques mots que
j'entendis dire à Sa Majesté je pus me convaincre en cette occasion,
comme dans beaucoup d'autres circonstances précédentes, qu'elle avait
une prédilection d'estime très-marquée pour les Anglais entre tous ses
ennemis; aussi le colonel Campbell fut-il particulièrement mieux
accueilli que les autres commissaires; tandis que la mauvaise humeur de
l'empereur tomba surtout sur le commissaire du roi de Prusse, qui n'en
pouvait mais, et faisait la meilleure contenance possible.

À l'exception du changement très-peu apparent apporté à Fontainebleau
par la présence de ces messieurs, aucun incident remarquable, du moins à
ma connaissance, ne vint troubler la triste et uniforme vie de
l'empereur dans le palais. Tout demeura morne et silencieux parmi les
habitans de cette dernière demeure impériale; mais cependant l'empereur
me parut de sa personne plus calme depuis qu'il avait définitivement
pris son parti que lorsque son âme flottait encore au milieu des plus
douloureuses indécisions. Il parla quelquefois devant moi de
l'impératrice et de son fils, mais pas aussi souvent que je m'y serais
attendu. Mais une chose qui me frappa profondément, c'est que jamais un
seul mot ne sortit de sa bouche qui pût rappeler la fatale résolution
que Sa Majesté avait prise dans la nuit du 11 au 12, et qui, comme on
l'a vu, n'eut heureusement pas les suites funestes que l'on en pouvait
redouter. Quelle nuit! quelle nuit! De ma vie il ne me sera possible d'y
penser sans frémir.

Après l'arrivée des commissaires des puissances alliées, l'empereur
parut peu à peu s'acclimater, pour ainsi dire, à leur présence, et la
principale occupation de toute la maison consista dans les soins à
donner aux préparatifs du départ. Un jour, pendant que j'habillais Sa
Majesté: «Hé bien, mon fils, me dit-elle en souriant, faites préparer
votre charrette; nous irons planter nos choux.» Hélas! j'étais bien loin
de penser, en entendant ces paroles familières, que, par un concours
inouï de circonstances, j'allais me trouver forcé de céder à une
inexplicable fatalité qui ne voulait pas que, malgré l'ardent désir que
j'en avais, j'accompagnasse l'empereur sur la terre d'exil.

La veille du jour fixé pour le départ, M. le grand-maréchal du palais me
fit appeler. Après m'avoir donné quelques ordres relatifs au voyage, il
me dit que l'empereur désirait savoir à combien pouvait s'élever la
somme d'argent que j'avais à lui. J'en donnai tout de suite le compte à
M. le grand-maréchal, et il vit que cette somme s'élevait à 300,000
francs environ, en y comprenant l'or renfermé dans une cassette que M.
le baron Fain m'avait remise, attendu qu'il ne devait pas être du
voyage. M. le grand-maréchal me dit qu'il en rendrait compte à
l'empereur. Une heure après il me fit appeler de nouveau et me dit que
Sa Majesté croyait avoir 100,000 francs de plus: je répondis que j'avais
en effet 100,000 francs que l'empereur m'avait donnés en me disant de
les enterrer dans mon jardin; enfin je lui racontai tous les détails
qu'on a lus précédemment, et je le priai de vouloir bien demander à
l'empereur si c'était de ces 100,000 fr. là que Sa Majesté voulait
parler. M. le comte Bertrand me promit de le faire, et je commis alors
la faute énorme de ne pas m'adresser moi-même directement à l'empereur.
Rien, dans ma position, ne m'eût été plus facile, et j'avais souvent
éprouvé qu'il valait toujours mieux, quand on le pouvait, aller
directement à lui que d'avoir recours à quelque intermédiaire que ce
fût. J'aurais d'autant mieux fait, en agissant de la sorte, que si
l'empereur m'avait redemandé les 100,000 fr. qu'il m'avait donnés, ce
qui, après tout, n'était guère supposable, j'étais plus que disposé à
les lui rendre sans me permettre la moindre réflexion. Qu'on juge de mon
étonnement quand M. le grand-maréchal me rapporta que l'empereur ne se
rappelait pas de m'avoir donné la somme en question. Dans le premier
moment je devins rouge d'indignation et de colère. Quoi! l'empereur
avait pu laisser croire à M. le comte Bertrand que j'avais voulu, moi,
son fidèle serviteur, m'approprier une somme qu'il m'avait donnée avec
toutes les circonstances que j'ai rapportées! Je n'avais plus la tête à
moi à cette seule pensée. Je sortis dans un état impossible à décrire,
en assurant M. le grand-maréchal que dans une heure au plus je lui
restituerais le funeste présent de Sa Majesté.

En traversant rapidement la cour du palais je rencontrai M. de Turenne,
à qui je racontai tout ce qui venait de m'arriver: «Cela ne m'étonne
pas, me répondit-il, et nous allons en voir bien d'autres.» En proie à
une sorte de fièvre morale, la tête brisée, le cœur navré, je cherchai
Denis, le garçon de garde-robe dont j'ai parlé précédemment; je le
trouvai bien heureusement, et je courus avec lui en toute hâte à ma
campagne, et Dieu m'est témoin que la perte des 100,000 fr. n'entrait
pour rien dans ma profonde affliction; je n'y pensais seulement pas.
Comme la première fois, nous passâmes pour n'être point vus par le côté
de la forêt. Nous nous mîmes à creuser la terre pour en retirer l'argent
que nous y avions déposé; et dans l'ardeur que je mettais à reprendre ce
misérable or pour le rendre à M. le grand-maréchal, je fis creuser plus
loin qu'il ne fallait. Non, je ne saurais dire de quel désespoir je fus
saisi quand voyant que nous ne trouvions rien, je crus que quelqu'un
nous avait vus et suivis, qu'enfin j'étais volé. C'était pour moi un
coup de foudre plus écrasant encore que le premier; j'en voyais les
suites avec horreur; qu'allait-on dire, qu'allait-on penser de moi? me
croirait-on sur ma parole? c'était bien alors que M. le grand-maréchal,
déjà prévenu par l'inexplicable réponse de l'empereur, allait me prendre
pour un homme sans honneur. J'étais anéanti sous ces fatales pensées
quand Denis me fit observer que nous n'avions pas fouillé dans le bon
endroit et que nous nous étions trompés de quelques pieds. J'embrassai
avec ardeur cette lueur d'espérance; nous nous remîmes à creuser la
terre avec plus d'empressement que jamais, et je puis dire sans
exagération que j'éprouvai une joie qui tenait du délire, quand
j'aperçus le premier des sacs. Nous les retirâmes successivement tous
les cinq, et à l'aide de Denis je les rapportai au palais. Alors je les
déposai sans retard entre les mains de M. le grand-maréchal, avec les
clefs du nécessaire de l'empereur et la cassette que m'avait remise M.
le baron Fain. Je lui dis en le quittant: «Monseigneur, je vous prie de
vouloir bien faire savoir à Sa Majesté que je ne la suivrai pas.--Je le
lui dirai.»

Après cette réponse froide et laconique, je sortis à l'instant du
palais, et je fus tout auprès, rue du Coq-Gris, chez M. Clément,
huissier, qui depuis long-temps était chargé de mes petits intérêts et
des soins à donner à ma maison pendant les longues absences que
nécessitaient les voyages et les campagnes de l'empereur. Là je donnai
un libre cours à mon désespoir. J'étouffais de rage en songeant que l'on
avait pu suspecter ma probité, moi qui, depuis quatorze ans, servais
l'empereur avec un désintéressement poussé jusqu'au scrupule, à tel
point que beaucoup de gens appelaient cela de la niaiserie; moi qui
n'avais jamais rien demandé à l'empereur ni pour moi ni pour les miens!
Ma tête se perdait quand je cherchais à m'expliquer comment il se
pouvait que l'empereur, qui le savait bien, avait pu me faire passer
auprès d'un tiers pour un homme sans honneur; plus j'y pensais plus mon
irritation devenait extrême, et moins il m'était possible de trouver
l'ombre d'un motif au coup qui me frappait. J'étais dans la plus grande
violence de mon désespoir lorsque M. Hubert, valet de chambre ordinaire
de l'empereur, vint me dire que Sa Majesté me donnerait tout ce que je
voudrais si je voulais la suivre, que 300,000 fr. me seraient comptés
sur-le-champ. Dans ce premier moment, je le demande à tous les hommes
honnêtes, que pouvais-je faire, et qu'auraient-ils fait à ma place? Je
répondis, que quand j'avais pris la résolution de consacrer ma vie
entière au service de l'empereur malheureux, ce n'était point en vue
d'un vil intérêt; mais j'avais le cœur brisé qu'il eût pu me faire
passer auprès de M. le comte Bertrand pour un imposteur et un malhonnête
homme. Ah! qu'alors j'aurais été heureux que l'empereur n'eût jamais
songé à me donner ces maudits cent mille francs! ces idées me mettaient
au supplice. Ah! si du moins, j'avais pu prendre vingt-quatre heures de
réflexion, quelque juste que fût mon ressentiment, comme j'en aurais
fait le sacrifice! Je n'aurais plus pensé qu'à l'empereur; je l'aurais
suivi: une funeste et inexplicable fatalité ne l'a pas voulu.

Ceci se passa le 19 d'avril, jour qui fut le plus malheureux de ma vie.
Quelle soirée, quelle nuit et je passai! quelle douleur fut la mienne
quand le lendemain j'appris que l'empereur était parti à midi, après
avoir fait ses adieux à sa garde! Dès le matin tout mon ressentiment
était tombé, en songeant à l'empereur. Vingt fois je voulus rentrer au
palais; vingt fois après son départ je voulus prendre la poste jusqu'à
ce que j'aie pu le rejoindre; mais j'étais enchaîné par l'offre même
qu'il m'avait fait faire par M. Hubert. «Peut-être, pensais-je,
croira-t-il que c'est cela qui me ramène; on le dira sans doute autour
de lui, et quelle opinion aura-t-on de moi?» Dans cette cruelle
perplexité je n'osai prendre un parti; je souffris tout ce qu'il est
possible à un homme de souffrir, et par momens ce qui n'était que trop
vrai ne me semblait pas réel, tant il me paraissait impossible que je
fusse où l'empereur n'était pas. Tout dans cette affreuse position
contribuait à aggraver ma douleur; je connaissais assez l'empereur pour
savoir qu'alors même que je serais revenu auprès de lui, il n'aurait
jamais oublié que j'avais voulu le quitter; je ne me sentais pas la
force d'entendre un pareil reproche sortir de sa bouche; d'un autre côté
les souffrances physiques causées par la maladie dont j'étais atteint
étaient devenues extrêmement aiguës, et je fus contraint de garder le
lit assez long-temps. J'aurais bien encore triomphé de ces souffrances
physiques, quelque cruelles qu'elles fussent, mais dans l'affreuse
complication de ma position, j'étais anéanti jusqu'à l'hébètement; je ne
voyais rien de ce qui m'environnait; je n'entendais rien de ce qu'on me
disait, et le lecteur ne s'attend sûrement pas d'après cela que j'aie
rien à lui dire sur les adieux de l'empereur à sa vieille et fidèle
garde, dont au surplus on a publié un assez grand nombre de relations
pour que la vérité soit connue sur un événement qui d'ailleurs se passa
en plein jour. Là pourraient se terminer mes mémoires; mais le lecteur,
je le pense, ne peut me refuser encore quelques momens d'attention pour
des faits que j'ai le droit d'expliquer, et pour quelques autres,
relatifs au retour de l'île d'Elbe. Je continue sur le premier point; le
second sera le sujet d'un dernier chapitre.

L'empereur était donc parti, et moi, enfermé seul dans ma campagne,
devenue désormais bien triste pour moi; je me tins hors de communication
avec qui que ce soit, ne lisant point de nouvelles, ne cherchant point à
en apprendre. Au bout de quelque temps, j'y reçus la visite d'un de mes
amis de Paris, qui me dit que les journaux parlaient de ma conduite sans
la connaître, et qu'ils la blâmaient fort: il ajouta que c'était M. de
Turenne qui avait envoyé aux rédacteurs la note dans laquelle j'étais
jugé avec une extrême sévérité. Je dois dire que je ne le crus pas; je
connaissais trop M. de Turenne pour le croire capable d'un procédé aussi
peu honorable, d'autant que je lui avais dit tout avec franchise, et que
l'on a vu la réponse qu'il m'avait faite. Mais d'où que cela vînt le mal
n'en était pas moins fait, et par l'incroyable complication de ma
position je me trouvais réduit au silence. Certes, rien ne m'eût été
plus facile que de répondre, que de repousser la calomnie par le récit
exact des faits; mais devais-je me justifier de la sorte, et pour ainsi
dire en accusant l'empereur, dans un moment surtout où régnait une si
grande effervescence parmi les ennemis de Sa Majesté? Quand je voyais un
si grand homme en butte aux traits de la calomnie, je prouvais bien,
moi, chétif et jeté dans la foule obscure, souffrir que quelques-uns de
ces traits envenimés vinssent tomber jusque sur moi. Aujourd'hui le
temps était venu de dire la vérité, et je l'ai dite sans restriction,
non point pour m'excuser, car je m'accuse au contraire de n'avoir pas
fait une totale abnégation de moi et de ce que l'on en pourrait dire en
suivant l'empereur à l'île d'Elbe. Toutefois, qu'il me soit permis de
dire en ma faveur que dans ce mélange de souffrances physiques et
morales qui m'assaillirent ensemble, il faudrait être bien sûr de
n'avoir jamais failli pour condamner entièrement cette irritabilité si
naturelle à un homme d'honneur que l'on accuse d'une soustraction
frauduleuse. C'est donc là, me disais-je, la récompense de tant de
soins, de tant de fatigues, d'un dévouement sans bornes et d'une
délicatesse dont l'empereur, je puis le dire hautement, m'avait souvent
loué, et à laquelle il a rendu justice plus tard, comme on le verra
quand j'aurai à parler de quelques circonstances qui se rattachent à
l'époque du 20 mars de l'année suivante.

C'est bien gratuitement et bien méchamment que l'on a attribué à des
motifs d'intérêt le parti que dans mon désespoir je pris de quitter
l'empereur. Il suffirait au contraire du plus simple bon sens pour voir
que si j'eusse été capable de me laisser guider par mes intérêts, tout
aurait voulu que j'accompagnasse Sa Majesté. En effet le chagrin qu'elle
me causa, et la manière vive dont j'en fus accablé, ont plus nui à ma
fortune que toute autre détermination ne pouvait le faire. Que
pouvais-je espérer en France, où je n'avais droit à rien? N'est-il pas
d'ailleurs bien évident pour quiconque voudra se rappeler ma position,
toute de confiance auprès de l'empereur, que si j'avais été guidé par
l'amour de l'or, ma place m'aurait mis à même d'en faire d'abondantes
moissons, sans nuire en rien à ma réputation; mais mon désintéressement
était si bien connu, que je puis défier qui que ce soit de dire que
pendant tout le temps que dura ma faveur, j'en aie jamais usé pour
rendre d'autres services que des services désintéressés. Maintes fois
j'ai refusé d'appuyer une demande pour cela seulement, que la
sollicitation était accompagnée d'une offre d'argent, et ces offres
étaient souvent très-considérables. Qu'il me sait permis d'en citer un
seul exemple entre beaucoup d'autres de la même nature: je reçus un jour
l'offre d'une somme de quatre cent mille francs, qui me fut faite par
une dame d'un nom très-noble, si je voulais faire accueillir
favorablement par l'empereur une pétition dans laquelle elle réclamait
ce qui lui était dû pour un terrain à elle appartenant, sur lequel avait
été construit le port de Bayonne. J'avais réussi dans des demandes plus
difficiles que celle-ci; eh bien, je refusai de me charger de l'appuyer,
uniquement à cause de l'offre qui m'avait été faite: j'aurais voulu
obliger cette dame, mais uniquement pour le plaisir de l'obliger, et ce
ne fut jamais que dans ce seul but que je me permis de solliciter de
l'empereur des grâces qu'il m'a presque toujours accordées. On ne peut
pas dire non plus que j'aie jamais demandé à Sa Majesté des licences,
des bureaux de loterie, ni aucune autre chose de ce genre, dont on sait
qu'il s'est fait plus d'une fois un commerce scandaleux, et sans aucun
doute, si j'en avais demandé l'empereur m'en aurait accordé.

La confiance que m'avait toujours témoignée l'empereur était telle qu'à
Fontainebleau même, comme il avait été décidé qu'aucun des valets de
chambre ordinaire de Sa Majesté ne l'accompagnerait à l'île d'Elbe,
l'empereur s'en remit à moi du choix d'un jeune homme qui pût me
seconder dans mon service. Je jetai les yeux sur un garçon
d'appartement, dont la probité m'était parfaitement connue, et qui
d'ailleurs était le fils de madame Marchand, première berceuse du roi de
Rome. J'en parlai à l'empereur, qui l'agréa, et j'allai sur-le-champ en
donner la nouvelle à M. Marchand, qui accepta avec reconnaissance, et me
témoigna par ses remerciemens combien il se trouvait heureux de nous
accompagner; je dis nous, car en ce moment j'étais bien loin de prévoir
l'enchaînement de circonstances fatales que j'ai fidèlement rapportées;
et l'on verra dans la suite, par la manière dont M. Marchand s'exprima
sur mon compte aux Tuileries pendant les cent jours, que je n'avais
point placé ma confiance dans un ingrat.



CHAPITRE VIII.

     Je deviens étranger à tout.--Crainte des résultats de la
     malveillance.--Lecture des journaux.--Je commence à comprendre la
     grandeur de l'empereur.--Débarquement de Sa Majesté.--Le bon maître
     et le grand homme.--Délicatesse de ma position et
     incertitude.--Souvenir de la bonté de l'empereur.--Sa Majesté
     demandant de mes nouvelles.--Paroles obligeantes.--Approbation de
     ma conduite.--Malveillance inutile et justice rendue par M.
     Marchand.--Mon absence de Paris prolongée.--L'empereur aux
     Tuileries.--Détails circonstanciés.--Vingt-quatre heures de service
     d'un sergent de la garde nationale.--Déménagement des portraits de
     famille des Bourbons.--Le peuple à la grille du Carrousel.--Vive le
     roi et vive l'empereur!--Terreur panique et le feu de cheminée.--Le
     général Excelmans et le drapeau tricolore.--Cocardes
     conservées.--Arrivée de l'empereur.--Sa Majesté portée à
     bras.--Service intérieur.--Premières visites.--L'archi-chancelier
     et la reine Hortense.--Table de trois cents couverts.--Le père du
     maréchal Bertrand et mouvement de l'empereur.--Souper de l'empereur
     et le plat de lentilles.--Ordre impossible.--Deux grenadiers de
     l'île d'Elbe.--Puissance du sommeil.--Quatre heures de nuit pour
     l'empereur.--Sa Majesté et les officiers à demi-solde.--M. de
     Saint-Chamans.--Revue sur le Carrousel.--L'empereur demandé par le
     peuple.--Le maréchal Bertrand présenté au peuple par Sa
     Majesté.--Scène touchante et enthousiasme général.--Continuation de
     ma vie solitaire.--Larmes sur les malheurs de Sa Majesté.--Deux
     souvenirs postérieurs.--La princesse Catherine de Wurtemberg et le
     prince Jérôme.--Grandeur de caractère et superstition.--Treize à
     table et mort de la princesse Elisa.--La première croix de la
     légion d'honneur portée par le premier consul et le capitaine
     Godeau.


DEVENU étranger à tout après le départ de l'empereur pour l'île d'Elbe,
pénétré d'une ineffaçable reconnaissance pour les bontés dont Sa Majesté
m'avait comblé pendant les quatorze années que j'avais passées à son
service, je pensais sans cesse à ce grand homme, et je me plaisais à
repasser dans ma mémoire jusqu'aux moindres souvenirs de ma vie. J'avais
jugé qu'il était convenable à mon ancienne position de vivre dans la
retraite, et je passais mon temps assez tranquillement et en famille
dans la maison de campagne que j'avais acquise. Toutefois une idée
funeste me préoccupait malgré moi; je craignais que des hommes jaloux de
mon ancienne faveur ne fussent parvenus à tromper l'empereur sur mon
inaltérable dévoûment à sa personne, et à l'entretenir dans la fausse
opinion qu'on était un moment parvenu à lui donner de moi. Cette idée,
contre laquelle me rassurait ma conscience, n'en était pas moins
pénible; mais, comme on le verra bientôt, j'eus le bonheur d'acquérir la
certitude que mes craintes à cet égard n'étaient nullement fondées.

Quoique tout-à-fait étranger à la politique, je lisais avec un vif
intérêt le journal que je recevais dans ma retraite depuis le grand
changement auquel on avait donné le nom de Restauration; et il ne me
fallait que le plus simple bon sens pour voir la différence tranchée qui
existait entre le gouvernement déchu et le gouvernement nouveau. Partout
je voyais des séries d'hommes titrés remplacer les listes d'hommes
distingués qui avaient donné, sous l'empire, tant de preuves de mérite
et de courage; mais j'étais loin de penser, malgré le grand nombre des
mécontens, que la fortune de l'empereur et les vœux de l'armée le
ramèneraient sur le trône qu'il avait volontairement abdiqué pour ne
point être la cause d'une guerre civile en France. Aussi me serait-il
impossible de peindre mon étonnement et la multiplicité de sentimens
divers qui vinrent m'agiter, quand je reçus la première nouvelle du
débarquement de l'empereur sur les côtes de la Provence. Je lus avec
enthousiasme l'admirable proclamation dans laquelle il annonçait que ses
aigles voleraient de clochers en clochers, et que lui-même suivit de si
près dans sa marche triomphale depuis le golfe Juan jusqu'à Paris.

C'est ici que je dois en faire l'aveu: ce n'est que depuis que j'avais
quitté l'empereur que j'avais compris toute l'immensité de sa grandeur.
Attaché à son service presque dès le commencement du consulat, à une
époque où j'étais encore bien jeune, il avait grandi, pour ainsi dire,
sans que je m'en aperçusse, et j'avais vu surtout en lui, à cause de la
nature de mon service, un excellent maître plus encore qu'un grand
homme; mais que l'éloignement avait produit sur moi un effet contraire à
celui qu'il produit ordinairement! J'avais peine à croire, et je
m'étonne souvent encore aujourd'hui de la franchise hardie avec laquelle
j'avais osé soutenir devant l'empereur des choses que je croyais vraies:
mais sa bonté semblait m'y encourager; car bien souvent, au lieu de se
fâcher de mes vivacités, il me disait, avec une douceur accompagnée d'un
sourire bienveillant: «Allons! allons! M. Constant; ne vous emportez
pas.» Bonté adorable dans un homme d'un rang aussi élevé!... Eh bien!
c'est tout au plus si je m'en apercevais dans l'intérieur de sa chambre;
mais depuis j'en ai senti tout le prix.

En apprenant que l'empereur allait nous être rendu, mon premier
mouvement fut de me rendre sur-le-champ au palais pour me trouver à son
arrivée; mais la réflexion et les conseils de ma famille et de quelques
amis me firent penser qu'il serait plus convenable d'attendre ses
ordres, dans le cas où il voudrait me rappeler à son service. J'eus à
m'applaudir de m'être arrêté à cette dernière idée, puisque j'eus le
bonheur d'apprendre que Sa Majesté avait bien voulu approuver ma
conduite; j'ai su effectivement, de la manière la plus positive, qu'à
peine arrivé aux Tuileries, l'empereur daigna demander à M. Eible, alors
concierge du palais: «Eh bien! que fait Constant? Comment va-t-il? Où
est-il?--Sire, il est à sa campagne, qu'il n'a pas quittée.--Bien,
très-bien... Il est heureux, lui; il plante ses choux.» J'ai su aussi
que, dès les premiers jours du retour de l'empereur, Sa Majesté ayant
fait faire un travail sur les pensions sur sa cassette, il avait eu la
bonté de mettre une note à la mienne pour qu'elle fût augmentée. Enfin,
j'éprouvai encore une vive satisfaction, d'un autre genre sans doute,
mais non moins vive, la certitude de n'avoir point fait un ingrat. On a
vu que j'avais été assez heureux pour placer M. Marchand auprès de
l'empereur; or voici ce qui m'a été rapporté par un témoin. M. Marchand,
au commencement des cent-jours, se trouvait dans un des salons du palais
des Tuileries où étaient réunies plusieurs personnes, dont quelques-unes
s'exprimaient sur mon compte d'une manière peu bienveillante. Mon
successeur auprès de l'empereur les interrompit brusquement, en leur
disant qu'il n'y avait rien de vrai dans les imputations dont on me
rendait l'objet, et il ajouta que, tant que j'avais été en faveur,
j'avais constamment obligé toutes les personnes de la maison qui
s'étaient adressées à moi, et que jamais je n'avais nui à aucune. À cet
égard, j'ose assurer que M. Marchand ne dit que la vérité; mais je ne
fus pas moins sensible à l'honnêteté de son procédé envers moi, et
surtout envers moi absent.

N'étant point à Paris au 20 mars 1815, ainsi qu'on vient de le voir, je
n'aurais rien à dire sur les circonstances de cette mémorable époque, si
je n'avais recueilli de quelques-uns de mes amis des détails sur la nuit
qui suivit la rentrée de l'empereur dans le palais redevenu impérial; et
l'on peut croire combien j'étais avide de savoir tout ce qui se
rapportait au grand homme que l'on regardait en ce moment comme le
sauveur de la France.

Je commencerai par rapporter exactement le récit qui me fut fait par un
brave et excellent homme de mes amis, alors sergent de la garde
nationale parisienne, et qui précisément se trouvait de service aux
Tuileries le 20 mars. «À midi, me dit-il, trois compagnies de gardes
nationaux entrèrent dans la cour des Tuileries pour occuper tous les
postes intérieurs et extérieurs du palais. Je faisais partie d'une de
ces compagnies, appartenant à la quatrième légion. Mes camarades et moi,
nous fûmes tous frappés de l'incroyable tristesse qu'inspire la vue d'un
palais abandonné. Tout, en effet, était désert; à peine apercevait-on çà
et là quelques hommes à la livrée du roi, occupés à déménager et à
transporter des tableaux représentant les divers membres de la famille
des Bourbons. Nous étions d'ailleurs assaillis par les cris bruyans
d'une multitude vraiment effrénée, grimpée sur les grilles, cherchant à
les escalader, les pressant avec une force telle qu'en plusieurs
endroits elles fléchirent au point de faire craindre qu'elles ne fussent
renversées. Cette multitude présentait un spectacle effrayant, et
semblait disposée à piller le palais.

»À peine étions-nous depuis un quart d'heure dans la cour intérieure,
lorsqu'un accident, peu grave en lui-même, vint jeter la consternation
parmi nous et parmi ceux qui se pressaient le long de la grille du
Carrousel; nous vîmes des flammèches s'élever au dessus de la cheminée
de la chambre du roi; le feu y avait été mis par la quantité énorme de
papiers que l'on venait d'y brûler. Cet accident donna lieu aux plus
sinistres conjectures, et bientôt le bruit se répandit que les Tuileries
avaient été minées avant le départ de Louis XVIII. On forma sur-le-champ
une patrouille de quinze hommes de la garde nationale, commandés par un
sergent; ils parcoururent le château dans tous les sens, visitèrent tous
les appartemens, descendirent dans les caves, et s'assurèrent qu'il
n'existait nulle part aucun indice de danger.

»Rassurés sur ce point, nous n'étions toutefois pas sans inquiétudes. En
nous rendant à notre poste, nous avions entendu des groupes nombreux
crier: Vive le roi! Vivent les Bourbons; et nous eûmes bientôt une
preuve de l'exaspération et de la fureur d'une partie du peuple contre
Napoléon; car nous vîmes arriver à grande peine jusqu'à nous, et dans un
état pitoyable, un officier supérieur qui avait imprudemment arboré trop
tôt la cocarde tricolore, et que le peuple poursuivait depuis la rue
Saint-Denis. Nous le prîmes sous notre protection en le faisant entrer
dans l'intérieur, et certes il en avait besoin. En ce moment nous
reçûmes l'ordre de faire retirer le peuple, qui s'opiniâtrait de plus en
plus à escalader les grilles, et pour y parvenir nous fûmes contraints
d'avoir recours à l'emploi de nos armes.

»Il y avait tout au plus une heure que nous occupions le poste des
Tuileries, lorsque le général Excelmans, qui avait reçu le commandement
en chef de la garde du château, donna l'ordre d'arborer le drapeau
tricolore sur le pavillon du milieu. La réapparition des couleurs
nationales excita parmi nous tous un vif mouvement de satisfaction; dès
lors, aux cris de Vive le roi! le peuple substitua soudain le cri de
Vive l'empereur! et nous n'en entendîmes plus d'autres de toute la
journée. Quant à nous, lorsque l'on nous fit reprendre la cocarde
tricolore, ce fut une opération bien facile; car un grand nombre de
gardes nationaux avaient conservé leur ancienne, qu'ils avaient
seulement recouverte d'un morceau de percale blanche plissée. On nous
fit mettre nos armes en faisceau devant l'arc-de-triomphe, et il ne se
passa rien d'extraordinaire jusqu'à six heures du soir. Alors on
commença à allumer des lampions sur le passage présumé de l'empereur. Un
nombre considérable d'officiers à demi-solde s'était réuni du côté du
pavillon de Flore; et j'appris de l'un d'eux, M. Saunier, officier
décoré, que c'était de ce côté que l'empereur ferait sa rentrée dans le
palais des Tuileries; je m'y rendis en toute hâte, et comme je
m'empressais pour me trouver sur son passage, j'eus le bonheur de
rencontrer un officier--commandant qui me plaça de service à la porte
même de l'appartement de Napoléon, et c'est à cette circonstance que je
dois d'avoir été témoin de ce qui me reste à vous raconter.

»J'étais depuis long-temps dans l'attente et presque dans la solitude,
lorsque, à huit heures trois quarts, un bruit extraordinaire que
j'entendis à l'extérieur m'annonça l'arrivée de l'empereur. Peu
d'instans après, je le vis en effet paraître au milieu de cris
d'enthousiasme, porté par les officiers qui l'avaient accompagné à l'île
d'Elbe. L'empereur les priait avec instance de le laisser marcher; mais
ses prières étaient inutiles; et ils le portèrent ainsi jusqu'à la porte
de son appartement, où ils le déposèrent tout près de moi. Je n'avais
pas vu l'empereur depuis le jour de ses adieux à la garde nationale dans
les grands appartemens du palais; et malgré la vive agitation où m'avait
mis tout ce mouvement, je ne pus m'empêcher de remarquer que Sa Majesté
était considérablement engraissée.

»À peine l'empereur fut-il entré dans son appartement, que mon service
devint intérieur. Le maréchal Bertrand, qui venait de remplacer le
général Excelmans dans le commandement des Tuileries, me donna l'ordre
de ne laisser entrer personne sans l'avoir prévenu, et sans lui avoir
fait connaître le nom de tous ceux qui se présenteraient pour voir
l'empereur. Un des premiers qui se présentèrent fut Cambacérès, qui me
parut plus pâle encore que de coutume. Peu après vint le père du général
Bertrand; et comme ce vénérable vieillard voulait commencer par ses
hommages à l'empereur: «Non, monsieur, lui dit Napoléon; d'abord à la
nature.» Et en disant cela, par un mouvement aussi prompt que sa parole,
l'empereur l'avait pour ainsi dire jeté dans les bras de son fils.
Ensuite vint la reine Hortense, accompagnée de ses deux enfans; puis le
comte Regnault de Saint-Jean-d'Angély, et beaucoup d'autres personnes
dont les noms m'ont échappé. Je ne revoyais point ceux dont j'annonçais
la présence au maréchal Bertrand, car tous sortaient par une autre
porte. Je continuai ce service jusqu'à onze heures du soir, heure à
laquelle je fus relevé de ma faction, et je fus invité à souper à une
table immense, qui me parut être au moins de trois cents couverts.
Toutes les personnes présentes au palais y assistèrent les unes après
les autres. J'y vis le duc de Vicence, et je me trouvai placé vis-à-vis
le général Excelmans. Quant à l'empereur, il soupa seul dans sa chambre
avec le maréchal Bertrand, et leur souper n'était pas à beaucoup près
aussi splendide que le nôtre; car il se composait seulement d'un poulet
rôti et d'un plat de lentilles: et pourtant j'appris d'un officier qui
ne l'avait pas quittée depuis Fontainebleau que Sa Majesté n'avait rien
pris depuis le matin. L'empereur était extrêmement fatigué; j'eus
l'occasion d'en faire la remarque chaque fois que l'on ouvrait la porte
de sa chambre. Il était assis sur une chaise en face du feu, ayant les
deux pieds en l'air, appuyés sur le manteau de la cheminée.

»Comme nous étions tous restés aux Tuileries, on vint, à une heure du
matin, nous dire que l'empereur venait de se coucher, et que, dans le
cas où il arriverait dans la nuit des militaires qui l'avaient
accompagné, il avait donné l'ordre de leur faire prendre le service du
palais conjointement avec la garde nationale. Les pauvres malheureux
n'étaient guère en état d'obéir à un pareil ordre. À deux heures du
matin, nous en vîmes arriver deux dans un état à faire pitié; ils
étaient exténués, et avaient les pieds tout écorchés: tout ce qu'ils
purent faire fut de se jeter sur leurs sacs, où ils tombèrent pour ainsi
dire tout endormis: car ils ne se réveillèrent pas pendant qu'on se mit
en devoir de leur panser les pieds dans l'appartement même où ils
étaient arrivés à grande peine. Il n'est sorte de soins que l'on ne se
soit empressé de leur prodiguer; et j'avoue que j'ai toujours regretté
de ne pas m'être enquis du nom de ces deux braves grenadiers, qui nous
inspirèrent à tous un intérêt que je ne saurais peindre.

»Couché à une heure, l'empereur était debout à cinq heures du matin; et
l'ordre fut immédiatement donné aux officiers à demi-solde de se tenir
prêts à être passés en revue. À la pointe du jour, ils se trouvèrent
disposés sur trois rangs. En ce moment, je fus chargé de surveiller un
officier que l'on avait signalé comme suspect, et qui, disait-on,
arrivait de Saint-Denis: c'était M. de Saint-Chamans. Au bout d'un quart
d'heure de surveillance qui n'eut rien de pénible, il fut simplement
prié de se retirer. Cependant l'empereur était descendu du palais, et
passait dans les rangs des officiers à demi-solde, leur adressant à tous
la parole, prenant les mains à beaucoup d'entre eux, et leur disant:
«Mes amis, j'ai besoin de vos services; je compte sur vous comme vous
pouvez compter sur moi.» Paroles magiques dans la bouche de Napoléon, et
qui arrachaient des larmes d'attendrissement à tous ces braves, dont les
services étaient méconnus depuis un an.

»Dès le matin, la foule se grossit rapidement à tous les abords des
Tuileries, et une masse de peuple réunie sous les fenêtres du château
demandait à grands cris à voir Napoléon. Le maréchal Bertrand l'en ayant
prévenu, l'empereur se montra à la croisée, où il fut salué par les cris
que sa présence avait si souvent excités. Après s'être montré au peuple,
l'empereur lui présenta lui-même le maréchal Bertrand, tenant son bras
passé sur l'épaule du maréchal, qu'il pressa sur son cœur avec les
démonstrations de l'affection la plus vive. Pendant cette scène, dont
tous les témoins furent émus, et qui fut saluée des plus vives
acclamations, des officiers, placés derrière l'empereur _et son ami_,
penchèrent au dessus de leur tête des drapeaux surmontés de leurs
aigles, dont ils formèrent une espèce de voûte nationale. À onze heures,
l'empereur monta à cheval, et alla passer en revue les divers régimens
qui arrivaient de toutes parts et les héros de l'île d'Elbe qui avaient
rejoint les Tuileries pendant la nuit. On ne se lassait point de
contempler la figure de ces braves, que le soleil d'Italie avait
basanée, et qui venaient de faire près de deux cents lieues en vingt
jours.»

Tels sont les détails curieux qui me furent donnés par un ami; et je
puis garantir l'exactitude de son récit comme si j'avais été moi-même
témoin de tout ce qu'il a vu pendant la nuit mémorable du 20 au 21 mars
1814.

Ayant continué à vivre dans ma retraite pendant les cent jours, et
long-temps encore après, je n'ai rien à dire que tout le monde n'ait pu
savoir aussi bien que moi sur cette grande époque de l'histoire de
l'empereur. J'ai versé bien des larmes sur ses souffrances au moment de
sa seconde abdication, et sur les tortures que lui fit subir à
Sainte-Hélène le misérable Hudson-Lowe, dont l'infamie traversera les
siècles incrustée à la gloire de l'empereur. Je me contenterai seulement
d'ajouter à ce qui précède un document certain qui m'a été confié sur
l'ancienne reine de Westphalie, et enfin un mot sur la destinée que j'ai
cru devoir donner à la première croix de la Légion-d'Honneur qu'ait
portée le premier consul.

La princesse Catherine de Wurtemberg, mariée, comme l'on sait, au prince
Jérôme, est d'une très-grande beauté; mais elle est douée en même temps
de qualités plus solides, et que le temps augmente au lieu de diminuer.
Elle joint à beaucoup d'esprit naturel une grande culture d'esprit, un
caractère vraiment digne d'une belle-sœur de l'empereur, et pousse
jusqu'au fanatisme l'amour de ses devoirs. Les événemens n'ont pas
permis qu'elle devînt une grande reine; mais ils n'ont pu l'empêcher de
demeurer une femme accomplie. Ses sentimens sont nobles et élevés, mais
sans qu'elle montre de fierté envers personne; aussi tous ceux qui
l'entourent se plaisent-ils à vanter les charmes de sa bonté dans son
intérieur, et à dire qu'elle possède le plus heureux don de la nature,
celui qui consiste à se faire aimer de tout le monde. Le prince Jérôme
n'est pas dépourvu d'une certaine grandeur de manières et de cette
générosité fastueuse dont il fit l'apprentissage sur le trône de Cassel;
mais on le trouve en général très-hautain. Quoique depuis les grands
changemens survenus en Europe par la chute de l'empereur le prince
Jérôme doive en partie la belle existence dont il jouit encore à l'amour
de la princesse, celle-ci ne s'en montre pas moins d'une soumission
vraiment exemplaire à toutes ses volontés. La princesse Catherine
s'occupe surtout de ses enfans; elle en a trois, deux garçons et une
fille; et tous les trois sont fort beaux. L'aîné naquit au mois d'août
1814. Sa fille, la princesse Mathilde, doit son éducation aux soins
particuliers qu'en prend sa mère; elle est jolie, mais moins pourtant
que ses frères, qui ont tous les traits de leur mère.

Après le portrait non flatté que l'on vient de lire de la princesse
Catherine, on sera surpris sans doute que, pourvue comme elle l'est de
tant de qualités solides, elle n'ait jamais pu triompher d'un penchant
inexplicable à de minuscules superstitions. Ainsi, par exemple, elle
redoute à l'extrême de s'asseoir à une table où se trouvent treize
convives. Voici même un fait dont on peut garantir l'authenticité, et
qui peut-être caressera la faiblesse des personnes atteintes de la même
superstition que la princesse de Wurtemberg. Un jour, à Florence,
assistant à un dîner de famille, elle s'aperçut qu'il n'y avait que
treize couverts: soudain elle pâlit, et refusa obstinément de s'asseoir.
La princesse Elisa Bacchiocchi se moqua de sa belle-sœur, haussa les
épaules, et lui dit en souriant: «Il n'y a pas de danger; nous serons
quatorze, puisque je suis grosse.» La princesse Catherine céda, mais
avec une extrême répugnance. Peu de temps après, elle dut prendre le
deuil de sa belle-sœur; et la mort de la princesse Elisa ne contribua
pas peu, comme on peut le croire, à la rendre plus que jamais
superstitieuse sur l'influence du nombre treize. Eh bien! que les
esprits forts se vantent tant qu'ils voudront; mais je puis consoler les
faibles, car j'ose affirmer que si l'empereur avait été témoin d'un
pareil événement arrivé dans sa famille, un instinct plus fort que sa
réflexion, plus fort que sa toute puissante raison, lui aurait causé
quelques instans de vague inquiétude.

Maintenant il ne me reste plus qu'à rendre compte de l'emploi que j'ai
fait de la première croix d'honneur du premier consul. Qu'on soit
tranquille; je n'en ai point fait un mauvais usage: elle est sur la
poitrine d'un brave de notre vieille armée. En 1817, je fis la
connaissance de M. Godeau, ancien capitaine dans la garde impériale. Il
avait été grièvement blessé à Leipzig par un boulet de canon qui lui
avait traversé la cuisse. Je vis en lui une admiration si pleine, si
franche pour l'empereur, il me pressa avec tant d'instances de lui
donner quelque chose, quoi que ce fût, qui eût appartenu à Sa Majesté,
que je lui fis présent de la croix d'honneur dont je parle, lui-même
ayant été depuis long-temps décoré de cet ordre. Cette croix est, je
puis le dire, un monument historique: d'abord, c'est la première, comme
je l'ai dit, que l'empereur ait portée. Elle est en argent, de moyenne
grandeur, et n'est point surmontée de la couronne impériale. L'empereur
l'a portée un an: elle décora pour la dernière fois sa poitrine le jour
de la bataille d'Austerlitz. Depuis ce jour-là, en effet, Sa Majesté
prit une croix d'officier en or avec la couronne, et ne porta plus
jamais la croix de simple légionnaire.

* * *

Ici se termineraient mes souvenirs, si, en relisant les premiers volumes
de mes Mémoires, les choses que j'y ai consignées ne m'en avaient
rappelé quelques autres qui me sont revenues depuis. Dans
l'impossibilité où je serais de les présenter avec ordre et liaison,
j'ai pris le parti, pour n'en point priver le public, de les lui offrir
comme des anecdotes détachées, que j'ai seulement l'attention de
classer, autant que possible, selon l'ordre des temps.

* * *

L'empereur, comme j'ai eu souvent l'occasion de le faire remarquer,
avait les goûts extrêmement simples pour tout ce qui tenait à sa
personne; de plus il manifestait volontiers une certaine aversion pour
les usages à la mode; il n'aimait point que l'on fît pour ainsi dire de
la nuit le jour, comme cela avait lieu dans la plupart des plus
brillantes sociétés de Paris sous le consulat et au commencement de
l'empire. Malheureusement l'impératrice Joséphine n'était pas du tout
dans les mêmes idées; esclave soumise de la mode, elle aimait à
prolonger ses soirées, lorsque l'empereur était couché.

Elle avait donc pris l'habitude de réunir autour d'elle ses dames les
plus intimes, quelques amis, et de leur donner un thé. Le jeu était
entièrement proscrit de ces réunions nocturnes, dont la seule
conversation faisait tous les charmes. Cette causerie de bon ton était
pour l'impératrice le plus agréable délassement, et ce cercle d'élus
s'assembla plusieurs fois sans que l'empereur en fût informé, et au fait
c'était une réunion bien innocente. Cependant quelqu'officieux indiscret
fit à l'empereur, sur ces assemblées, un rapport dans lequel il lui
présenta les choses de manière à ce qu'il ne fut pas satisfait. Il
témoigna donc son mécontentement à l'impératrice Joséphine, qui, dès ce
moment, se coucha en même temps que l'empereur.

Voilà donc la réunion licenciée. Les personnes attachées au service de
l'impératrice reçurent l'ordre de ne point veiller après le coucher de
l'empereur, et voici, je me le rappelle, comment j'entendis Sa Majesté
s'exprimer à cette occasion. «Quand les maîtres sont couchés, les valets
doivent se mettre au lit; et quand les maîtres sont éveillés, les valets
doivent être debout.» Ces paroles produisirent leur effet; dès le soir
même, aussitôt que l'empereur fut au lit, tout le monde se coucha au
palais, et à onze heures et demie il n'y eut plus d'éveillé que les
sentinelles.

Peu à peu, comme cela arrive toujours, on se relâcha bien un peu de la
stricte observation des ordres de l'empereur, toutefois sans que
l'impératrice osât reprendre ses réunions nocturnes. Les paroles de Sa
Majesté ne furent cependant pas mises en oubli, et bien en prit à M.
Colas, concierge du pavillon de Flore.

Un jour, dès quatre heures du matin, M. Colas entendit un bruit
inaccoutumé et un mouvement continuel dans l'intérieur du palais; cela
lui fit présumer que l'empereur était levé, et il ne se trompait pas. Il
s'habilla donc en toute hâte, et il y avait déjà dix minutes qu'il était
à son poste quand l'empereur, descendant l'escalier avec le maréchal
Duroc, l'aperçut. Sa Majesté se plaisait en général à faire voir qu'elle
remarquait l'exactitude à remplir ses devoirs; aussi s'arrêta-t-elle un
moment, disant à M. Colas: «Ah, ah! déjà levé, Colas?--Oui, Sire, je
n'ai pas oublié que les valets doivent être debout quand les maîtres
sont éveillés.--Vous avez de la mémoire, Colas; c'est bien cela.»

Voici qui allait très bien, et la journée commença pour M. Colas sous de
favorables auspices; mais le soir la médaille du matin faillit avoir son
revers. L'empereur était allé ce jour-là visiter les travaux du canal de
l'Ourcq. Il avait été apparemment très-mécontent, car il revint au
palais avec une humeur tellement visible que M. Colas, s'en étant
aperçu, laissa échapper ces mots: «_Il y a de l'oignon_.» Bien qu'il eût
parlé à voix basse, l'empereur l'avait entendu, et se retournant
brusquement de son côté: «Oui, Monsieur, répéta-t-il avec colère; vous
ne vous trompez pas: _il y a de l'oignon_.» Puis il monta rapidement
l'escalier. Cependant le concierge, craignant d'avoir trop parlé,
s'approcha du grand-maréchal, le suppliant de l'excuser auprès de Sa
Majesté; mais elle ne songea jamais à le punir de la liberté qu'il avait
prise et du mot qui lui était échappé, mot que l'on ne se serait guère
attendu à trouver dans le vocabulaire impérial.

* * *

La présence du pape à Paris pour y sacrer l'empereur est un des
événemens qui suffisent pour marquer la grandeur d'une époque;
l'empereur n'en parlait jamais qu'avec une vive satisfaction, et il
voulut que sa sainteté fût reçue avec toute la magnificence que l'on
pouvait attendre du fondateur d'un grand empire. Pour cela Sa Majesté
avait fait donner elle-même des ordres, par le maréchal Duroc, pour que
l'on fournît sans examen tout ce qui serait demandé, non-seulement pour
le pape, mais pour toutes les personnes de sa suite. Hélas! ce n'était
pas par ses dépenses personnelles que le saint père aurait contribué à
vider la caisse impériale: Pie VII ne buvait que de l'eau et il était
d'une sobriété vraiment apostolique; mais il n'en était pas de même de
quelques abbés spécialement attachés à son service. Chaque jour il
fallait à ces messieurs cinq bouteilles de Chambertin, sans compter des
vins de toutes sortes, les liqueurs les plus délicates; aussi peut-on
dire que pendant leur séjour aux Tuileries, ils arrosèrent dignement la
vigne du seigneur.

Ceci me rappelle une autre particularité qui, toutefois, ne se rapporte
qu'indirectement au séjour du pape à Paris. On sait que David fut chargé
par l'empereur d'exécuter le tableau du sacre, ouvrage qui offrait un
nombre inouï de difficultés presque insurmontables, et qui ne fut pas en
effet un des chefs-d'œuvre du grand peintre. Quoi qu'il en soit, la
confection de ce tableau donna lieu à des négociations dans lesquelles
il fallut que l'empereur intervînt. Le cas était grave, comme on va le
voir, puisqu'il s'agissait de la perruque d'un cardinal. David
s'obstinait à ne point peindre la tête du cardinal Caprara avec une
perruque, et de son côté le cardinal ne voulait point prêter sa tête si
on la séparait de sa perruque. Les uns prirent parti pour le peintre,
d'autres pour le modèle; on traita l'affaire diplomatiquement, mais sans
pouvoir obtenir de concessions d'aucune des deux parties contractantes,
lorsqu'enfin l'empereur donna gain de cause à son premier peintre sur la
perruque du cardinal. Cela rappelle un peu l'histoire de cet homme
simple qui ne voulait pas qu'on le représentât tête nue, à cause,
disait-il, de l'extrême facilité qu'il avait à s'enrhumer, et que son
portrait devait être placé dans une chambre sans feu.

* * *

Lorsque M. de Bourrienne eut quitté l'empereur, il fut, comme l'on sait,
remplacé par M. de Mennevalle, précédemment attaché au prince Joseph. Sa
Majesté s'attacha beaucoup à son nouveau secrétaire intime à mesure
qu'elle le connut. Peu à peu le travail du cabinet, où se faisaient la
plupart des grandes affaires, devint si considérable qu'il fut
impossible à un seul homme d'y suffire, et dès l'année 1805, deux jeunes
gens, protégés par M. Maret, ministre de la secrétairerie d'état, furent
admis à l'honneur de travailler dans le cabinet de l'empereur. Initiés
par leurs fonctions dans les plus hauts secrets de l'état, jamais rien
ne permit de soupçonner leur parfaite discrétion; ils étaient d'ailleurs
très-laborieux et doués de beaucoup de talent, de sorte que Sa Majesté
les voyait avec bienveillance. Leur sort aurait fait envie à bien du
monde; logés au palais, et par conséquent chauffés et éclairés, ils
étaient en outre nourris et recevaient un traitement de huit mille
francs. On aurait pu croire que cette somme aurait dû suffire à ces
messieurs pour être dans une grande aisance, mais il n'en était rien:
s'ils étaient assidus aux heures du travail, ils ne l'étaient pas moins
aux heures du plaisir, d'où il advint que le deuxième trimestre était à
peine écoulé, que les appointemens de l'année étaient dissipés. Une
partie avait passé au jeu; une autre dans les mains de ces femmes
adroites dont fourmille Paris, et qui sont si savantes dans l'art
d'inspirer de belles passions aux jeunes gens et de mettre leur bourse à
sec.

Parmi les deux secrétaires adjoints de l'empereur, il y en avait un
surtout qui avait contracté tant de dettes et dont les créanciers se
montraient si impitoyables, que sans une circonstance imprévue, il
aurait été infailliblement renvoyé du cabinet particulier, si le bruit
en était parvenu aux oreilles de Sa Majesté.

Après avoir passé toute une nuit à réfléchir sur les embarras de sa
position, cherchant dans son imagination par quel moyen il pourrait se
procurer les sommes nécessaires pour satisfaire les créanciers qui le
poursuivaient avec le plus d'acharnement, le nouveau dissipateur chercha
des distractions dans le travail et se rendit dès cinq heures du matin à
son bureau, afin de chasser d'abord ses pénibles réflexions; et ne
pensant pas d'ailleurs qu'à cette heure personne pût l'entendre, tout en
travaillant il se mit à _siffler la linotte_ de toutes ses forces. Or,
ce jour-là, et cela lui arrivait souvent, l'empereur avait déjà
travaillé une grande heure dans son cabinet; il venait seulement d'en
sortir quand le jeune homme y entra, et l'entendant siffler, il revint
immédiatement sur ses pas.

«Déjà ici, Monsieur, lui dit Sa Majesté, diable!... voilà qui est
très-bien. Maret doit être content de vous. De combien sont vos
appointemens?--Sire, j'ai huit mille francs par an; de plus, je suis
nourri et logé au grand quartier-général.--C'est fort beau cela, et vous
devez être heureux, Monsieur.»

Le jeune homme, voyant que Sa Majesté était de bonne humeur, jugea que
le hasard lui envoyait une occasion favorable pour sortir d'embarras. Il
se résolut donc à lui faire connaître la difficulté de sa position.
«Hélas! Sire, lui dit-il, je devrais être heureux sans doute, et
pourtant je ne le suis pas.--Pourquoi cela?--Sire, il faut que je
l'avoue à Votre Majesté: j'ai tant d'_Anglais_ sur le dos! avec cela
j'ai un vieux père, deux sœurs et une mère à soutenir.--Vous ne faites
que votre devoir. Mais, que voulez-vous dire avec vos _Anglais_? Est-ce
que vous nourrissez ces gens-là?...--Non, Sire, mais ce sont ceux qui
ont nourri mes plaisirs avec l'argent qu'ils m'ont prêté. Tous ceux qui
ont des dettes appellent aujourd'hui leurs créanciers des
_Anglais_.--Assez, assez, Monsieur!... Ah! vous avez des créanciers!...
Comment? avec les appointemens que vous touchez vous faites des
dettes!... Il suffit, Monsieur, je ne veux pas avoir plus long-temps
près de moi un homme qui a recours à l'or des _Anglais_, quand, avec
celui que je lui donne, il pourrait vivre honorablement. Dans une heure
vous recevrez votre démission.»

L'empereur, après s'être exprimé comme on vient de le voir, prit
quelques papiers sur le bureau, lança un regard sévère au jeune
secrétaire, et sortit, le laissant dans un tel état de désespoir qu'au
moment où heureusement une autre personne entra dans le cabinet, il
était sur le point d'attenter à ses jours en se frappant d'un poinçon
qu'il tenait à la main. C'était l'aide-de-camp de service qui lui
apportait une lettre de l'empereur; elle était conçue en ces termes:

     «Monsieur, vous avez mérité d'être chassé de mon cabinet; mais j'ai
     pensé à votre famille, et je vous pardonne à cause d'elle. Comme
     c'est elle surtout qui souffre de votre inconduite, je vous envoie
     avec mon pardon dix mille francs en billets de banque. Payez avec
     cette somme tous les _Anglais_ qui vous tourmentent, et surtout ne
     tombez plus dans leurs griffes, car alors je vous abandonnerais.

     »NAPOLÉON.»

Un énorme _vive l'empereur_! sortit spontanément de la bouche du jeune
homme, qui partit comme un éclair, pour aller annoncer à sa famille
cette nouvelle preuve de la tyrannie impériale. Ce ne fut pas tout: son
camarade, instruit de ce qui s'était passé, et désirant aussi avoir
quelques billets de banque pour calmer ses Anglais, redoubla de zèle et
d'activité au travail. Pendant plusieurs jours de suite il se rendit au
cabinet dès quatre heures du matin; il y siffla aussi _la linotte_, mais
ce fut peine inutile, l'empereur ne l'entendit pas.

* * *

Je me suis peu appesanti, dans le cours de mes mémoires, sur les
liaisons galantes de l'empereur, cherchant en cela à imiter la
discrétion qu'il y mettait lui-même. Cependant il me revient à la
mémoire quelques souvenirs que l'on ne retrouvera peut-être pas ici sans
intérêt.

Ce fut à Saint-Cloud que l'empereur reçut pour la première fois
mademoiselle G..., dans l'un des appartemens donnant sur l'orangerie. Ce
serait ne rien apprendre à personne que de dire qu'elle fut la plus
belle de toutes les personnes auxquelles Sa Majesté adressa ses
hommages, et j'ai lieu de penser que ce fut aussi celle dont la
connaissance lui fut le plus agréable. Sa conversation lui plaisait et
l'égayait beaucoup, et je l'ai souvent entendu rire, mais rire à gorge
déployée, des anecdotes dont mademoiselle G... savait animer les
entretiens qu'elle avait avec lui. Aussi est-il de toute vérité que
jamais l'empereur n'a été avec aucune autre femme aussi gracieux, aussi
gai, aussi aimable, et je puis ajouter aussi magnifique dans ses
cadeaux. J'ai vu plus d'une fois la belle tragédienne sortir des petits
appartemens en jouant avec un assez bon nombre de chiffons de papier qui
n'étaient pas sans prix, mais dont il est vrai elle ne s'amusait pas à
faire des papillottes, ainsi que nous l'a révélé, pour elle-même, une
autre dame contemporaine. Mais en rappelant la magnificence de
l'empereur, je dois faire observer qu'elle fut toujours spontanée, car
mademoiselle G... ne profita jamais de sa faveur pour demander quelque
chose, soit pour elle, soit pour les siens, et jamais liaison ne me
parut plus désintéressée. L'impératrice Joséphine lui fit aussi quelques
cadeaux; elle lui donna, entre autres choses, un costume magnifique pour
le rôle de Cléopâtre, dans _Rodogune_.

L'empereur vit encore mademoiselle G... plusieurs fois aux Tuileries,
puis à Dresde, où elle vint faire juger des progrès que son talent avait
faits après l'avoir fait admirer à la cour impériale de Russie.

* * *

Saint-Cloud fut également témoin de la première entrevue de l'empereur
avec la belle madame P...; elle était extrêmement jolie, et surtout
d'une grâce ravissante. L'empereur se conduisit aussi avec elle en amant
magnifique, et elle ne dut pas douter de l'impression qu'elle avait
faite sur Sa Majesté; mais ces impressions étaient toujours fugitives.
Le mari de cette dame eut aussi part aux faveurs impériales. Il obtint
une place de receveur-général. Au surplus, l'empereur ne vit guère
madame P... que pendant trois ou quatre mois, à Saint-Cloud d'abord,
comme je l'ai dit, puis quelquefois, mais rarement, aux Tuileries dans
les petits appartemens. Le bruit se répandit plus tard que l'empereur
avait été remplacé par son beau-frère, le roi de Naples; mais c'est une
de ces choses que je ne saurais affirmer, dans la crainte d'être
indiscret.

* * *

Pour en finir sur ce chapitre délicat, je mentionnerai ici une prétendue
liaison que l'on a attribuée à l'empereur, avec une mademoiselle G...,
jeune et jolie Irlandaise, mais je n'en parlerai que pour la démentir,
dans l'intérêt de la vérité. Voici les faits: cette jeune personne
venait d'être admise en qualité de lectrice auprès de l'impératrice
Joséphine, quand nous partîmes pour Bayonne; elle fut du voyage, et
l'empereur la remarqua. Mais ayant découvert qu'il y avait quelque
intrigue sous jeu, que l'on avait d'avance bâti des châteaux en Espagne
sur la passion que tant de charmes ne pouvaient manquer de lui inspirer,
Sa Majesté donna l'ordre de la renvoyer à sa famille, et de la faire
partir immédiatement pour Paris; ordre qui fut exécuté sur-le-champ, et
auquel, comme on peut bien le penser, l'impératrice ne chercha pas à
mettre obstacle. Voilà tout ce qu'il y a de vrai sur cette prétendue
liaison.

* * *

On a beaucoup parlé, dans Paris et à la cour, des ridicules de madame la
maréchale Lefebvre; et l'on ferait un recueil des mots bizarres qu'elle
a dits, et que probablement on lui a pour la plupart attribués; mais il
faudrait un in-folio pour enregistrer tous les traits où se peint la
bonté de son cœur. En voici un qui participe des deux genres, et qui m'a
paru tout ensemble grotesque et touchant. Le cocher de madame la
maréchale était grièvement malade, et ne voulait pas se soumettre à ce
traitement rafraîchissant qu'Arlequin préférait à la saignée, par une
raison qu'il m'est impossible de dire. Les médecins assuraient que cela
seulement pouvait sauver le malade dont la vie était en danger. Madame
Lefebvre, en ayant été informée, monte dans la chambre de son cocher, se
fait donner l'instrument nécessaire, et après l'avoir sommé
très-énergiquement de se soumettre aux ordonnances: «As-tu peur de
montrer ton...?» ajouta-t-elle. Le pauvre malade voulait absolument
s'opposer, par respect, aux soins que sa maîtresse voulait lui rendre;
mais elle insista si bien qu'il promit tout ce qu'on voulut, et il
reçut, des mains d'une maréchale, un service que peu de femmes de son
rang auraient consenti à rendre à un pauvre cocher. Le malade, de qui
j'ai su ces détails, était père d'une nombreuse famille. Il guérit, et
sa guérison fut la récompense de la digne femme qui avait tant de bonté
et d'humanité.

Un jour, à la Malmaison (je crois que c'est peu de temps après la
fondation de l'empire), l'impératrice Joséphine avait donné des ordres
sévères pour ne recevoir personne. Madame la maréchale Lefebvre se
présente. L'huissier, enchaîné par sa consigne, lui refuse l'entrée;
elle insiste; et, lui, s'obstine de son côté. Pendant cette discussion,
l'impératrice, passant d'un salon à un autre, fut trahie par une glace
sans tain qui séparait ce salon de celui où était la maréchale.
L'impératrice l'ayant aussi aperçue, s'empressa de venir au devant
d'elle et de l'engager à entrer. Avant de passer dans l'autre salon,
madame Lefebvre se retournant vers l'huissier, lui dit d'un ton moqueur:
«Eh bien! mon garçon, ça te la coupe!...» Le pauvre huissier devint
rouge jusqu'aux oreilles, et se retira tout confus.

* * *

Le maréchal Lefebvre n'était pas moins bon, moins excellent que sa
femme, et c'est bien d'eux que l'on a pu dire que les honneurs n'avaient
pas changé leurs mœurs. On ne saurait se figurer le bien qu'ils
faisaient l'un et l'autre; on aurait dit que c'était leur seul plaisir,
le seul dédommagement qu'ils pouvaient se procurer contre un grand
malheur domestique. Ils n'avaient qu'un fils, et c'était bien
certainement le plus mauvais sujet de tout l'empire. Chaque jour il y
avait des plaintes contre lui; l'empereur l'admonesta même plusieurs
fois, à cause de la haute estime qu'il avait pour son brave père. Mais
rien n'y faisait, et son naturel vicieux reprenait le dessus. Il fut tué
dans je ne sais plus quelle bataille; et quelque peu regrettable qu'il
fût, sa mort causa un violent chagrin à son excellente mère, quoiqu'il
se fût oublié quelquefois jusqu'à la maltraiter de ses propos grossiers.
C'était ordinairement M. de Fontanes qu'elle prenait pour confident de
ses chagrins: car le grand-maître de l'université, malgré sa politesse
exquise et sa littérature de bon ton, était très-intimement lié dans la
maison du maréchal Lefebvre.

À cette occasion, je me rappelle une anecdote qui prouve, mieux que tout
ce que l'on pourrait dire, toute la bonté, toute la simplicité du
maréchal. Un jour, on lui annonce que quelqu'un qui ne se nomme pas
demande à lui parler. Le maréchal sort de son cabinet, et reconnaît son
ancien capitaine aux gardes françaises, où, comme l'on sait, le maréchal
avait été sergent. Le maréchal lui demande la permission de l'embrasser,
lui offre ses services, sa bourse, sa maison, le traite enfin presque
comme s'il eût été encore sous ses ordres. L'ancien capitaine était
émigré; il rentrait sans trop savoir ce qu'il ferait. D'abord sa
radiation est promptement obtenue par les soins du maréchal; mais il ne
voulait plus servir, et avait toutefois besoin d'une place. Ayant fait
ressource dans l'émigration de donner des leçons de français et de
latin, il témoigna le désir d'obtenir un emploi dans l'université:
«Comment, mon colonel, lui dit le maréchal avec son accent allemand,
mais je vais tout de suite vous mener chez mon ami M. de Fontanes.» On
met les chevaux à la voiture du maréchal, et voilà le protecteur
respectueux et son protégé dans les salons du grand-maître de
l'université. M. de Fontanes se hâte de venir au devant du maréchal,
qui, m'a-t-on dit, fit de la sorte son discours de présentation: «Mon
cher ami, je vous présente M. le marquis de***. C'est mon ancien
capitaine, mon bon capitaine! Il veut bien demander une place dans
l'université. Ah! dam! ce n'est pas un homme de rien, un homme de la
révolution, comme vous et moi. C'est mon ancien capitaine, M. le marquis
de***.» Enfin le maréchal finit par dire: «Ah! le bon, l'excellent
homme! Je n'oublierai jamais que, quand j'allais à l'ordre chez mon bon
capitaine, il ne manquait jamais de me dire: _Lefebvre, mon enfant,
passe à l'office; va te rafraîchir_: Ah! mon bon, mon excellent
capitaine.»

* * *

Tous les membres de la famille impériale avaient un goût marqué pour la
musique, et particulièrement pour la musique italienne; mais ils
n'étaient point musiciens, et la plupart chantaient presque aussi faux
que Sa Majesté elle-même. Il faut cependant en excepter la princesse
Pauline, qui avait fini par profiter un peu des leçons assidues que lui
donnait Blangini, et chantait assez agréablement. Sous le rapport de la
justesse de la voix, le prince Eugène se montrait bien digne d'être le
fils adoptif de l'empereur. Il était cependant musicien, et chantait
avec passion, mais non pas de manière à satisfaire ses auditeurs. En
revanche, le prince Eugène avait un organe magnifique pour commander les
évolutions militaires, avantage qu'il partageait avec le comte de Lobeau
et le général Dorsenne; aussi était-ce toujours l'un d'eux que Sa
Majesté désignait pour commander sous ses ordres aux grandes revues.

Quelque sévère que fût l'étiquette à la cour de l'empereur, il y eut
toujours quelques personnes privilégiées qui conservèrent le droit
d'entrer dans sa chambre, même quand il était au lit; mais le nombre en
était borné. Il se composait ainsi:

* * *

MM. de Talleyrand, vice-grand-électeur; de Montesquiou,
grand-chambellan; de Rémusat, premier chambellan; Maret, Corvisart,
Denon, Murat, Yvan; Duroc, grand-maréchal; et de Caulaincourt,
grand-écuyer.

* * *

Pendant long-temps je vis toutes ces personnes-là venir chez l'empereur
presque tous les matins, et leurs visites furent l'origine de ce que
l'on appela par la suite le petit lever. M. de Lavalette venait aussi
quelquefois, aussi bien que M. Réal et MM. Fouché et Savary, alors que
chacun d'eux fut ministre de la police.

Les princes de la famille impériale jouissaient également du droit de
venir le matin dans la chambre de l'empereur. J'y ai vu bien souvent
Madame Mère. L'empereur lui baisait la main avec beaucoup de respect et
de tendresse, mais je l'ai entendu plusieurs fois lui adresser des
reproches sur son excessive économie. Madame Mère l'écoutait, puis
donnait, pour ne pas changer sa manière de vivre, des raisons qui ont
plus d'une fois impatienté Sa Majesté, mais que les événemens ont
malheureusement pris le soin de justifier.

Madame Mère avait été d'une remarquable beauté, et elle était encore
très-belle, surtout quand je la vis pour la première fois. Il était
impossible de voir une meilleure mère; excellente pour ses enfans, elle
leur prodiguait les plus sages conseils, et elle intervenait toujours
dans les brouilleries de famille pour soutenir ceux qui à ses yeux
avaient raison; long-temps elle prit le parti de Lucien, et je lui ai
souvent vu prendre avec chaleur celui de Jérôme, quand le premier consul
était le plus mal disposé pour son jeune frère. La seule chose que l'on
ait reprochée à Madame Mère est son excessive économie, et sur ce point
on peut aller bien loin sans crainte d'atteindre l'exagération; mais
tout le monde l'aimait au palais, parce qu'elle était bonne et affable
pour tout le monde.

Je me rappelle, à l'occasion de Madame Mère, un fait qui divertit
beaucoup l'impératrice Joséphine. _Madame_ était venue passer quelques
jours à la Malmaison; une de ses daines qu'elle avait fait appeler entre
dans son appartement et voit... Qu'on juge de son étonnement!... Elle
voit le cardinal Fesch, remplissant les fonctions de femme de chambre,
enfin laçant sa sœur, qui n'avait alors sur elle que le vêtement le plus
voisin de la peau et son corset.

* * *

Un des chapitres sur lesquels l'empereur n'entendait jamais raillerie,
c'était le chapitre des douanes. Pour tout ce qui était contrebande il
se montrait d'une sévérité inflexible. C'était à un tel point qu'un jour
M. Soyris, directeur des douanes à Verceil, ayant fait saisir un ballot
de soixante cachemires, envoyé de Constantinople à l'impératrice,
l'empereur ordonna le maintien de la saisie, et les cachemires furent
vendus au profit de l'état. En pareille circonstance l'empereur disait
souvent: «Comment un souverain fera-t-il respecter les lois, s'il ne
commence pas par les respecter lui-même?» Je me rappelle cependant une
occasion, et je crois que ce fut la seule, où il passa condamnation sur
une infraction aux droits de la douane; et pourtant, comme on va le
voir, il ne s'agissait pas d'un acte de contrebande ordinaire.

Les grenadiers de la vieille garde, sous les ordres du général Soulès,
revenaient en France après la paix de Tilsitt. Arrivés à Mayence, les
douaniers voulurent faire leur devoir, et par conséquent visiter les
caissons de la garde et ceux du général. Toutefois, le directeur des
douanes, cherchant à y mettre des procédés, alla prévenir le général de
la nécessité où il était de faire exécuter la loi et les intentions bien
précises de l'empereur. La réponse du général à cette ouverture
courtoise fut simple et énergique: «Si un seul douanier, répondit-il,
ose porter la main sur les caissons de mes vieilles moustaches, je les
fais tous f... dans le Rhin.» Le directeur insista; les douaniers
étaient en grand nombre, et se disposaient à procéder à la visite, quand
le général Soulès fit mettre les caissons sur le milieu de la place et
en confia la garde à un régiment. Le directeur des douanes, n'osant
alors passer outre, se contenta d'adresser au directeur général des
douanes un rapport qui fut mis sous les yeux de l'empereur. En toute
autre circonstance le cas eût été grave; mais l'empereur était de retour
à Paris, mais il était plus que jamais salué par les acclamations de
tout un peuple, mais on célébrait les fêtes de la paix, mais cette
vieille garde revenait couverte de tant de gloire, mais elle avait été
si belle à Eylau! Tout cela se réunit pour faire tomber la colère de
l'empereur, et s'étant résolu à ne pas punir, il voulut récompenser et
ne point prendre au sérieux l'infraction faite par menaces à ses lois de
douane. Le général Soulès, que l'empereur aimait beaucoup, étant donc de
retour à Paris, se présenta chez l'empereur qui le reçut très-bien, et
après quelques autres propos relatifs à la garde, ajouta: «À propos,
dis-moi donc, Soulès: tu en as fait de belles là-bas!... On m'a donné de
tes nouvelles... Comment!... tu voulais jeter mes douaniers dans le
Rhin?... Est-ce que tu l'aurais fait?--Oui, Sire, répondit le général
avec son accent allemand; oui, je l'aurais fait. C'était une insulte à
mes vieux grenadiers, que de vouloir visiter leurs caissons.--Allons,
allons, ajouta l'empereur avec beaucoup d'affabilité, je vois ce que
c'est; tu as fait la contrebande.--Moi, Sire?--Je te dis que si; tu as
fait la contrebande; tu as acheté du linge en Hanovre; tu as voulu
monter ta maison, parce que tu as pensé que je te nommerais sénateur. Tu
ne t'es pas trompé. Va te faire faire un habit de sénateur. Mais ne
recommence pas, car une autre fois je te ferai fusiller.»

* * *

Pendant notre séjour à Bayonne en 1808, tout le monde fut frappé de la
gaucherie du roi et de la reine d'Espagne, du mauvais goût de leur
toilette, de la disgrâce de leurs équipages et d'un certain air
contraint et empesé qui était répandu sur toutes les personnes de leur
suite. L'élégance française et la richesse des équipages de la cour
formaient avec tout cela un contraste qui le rendait réellement plus
ridicule qu'il ne serait possible de le dire. L'empereur, qui avait en
toutes choses un tact si exquis, ne fut pas un des derniers à s'en
apercevoir; mais il n'aimait pas que l'on trouvât l'occasion de se
moquer des têtes couronnées. Un matin, à sa toilette, il me dit en me
pinçant l'oreille: «Dites donc, monsieur le drôle, vous qui vous
entendez si bien à tout cela, donnez donc quelques conseils aux valets
de chambre du roi et de la reine d'Espagne; ils ont un air gauche à
faire pitié.» Je mis beaucoup d'empressement à faire ce que souhaitait
Sa Majesté; mais elle ne s'en tint pas là. L'empereur communiqua en
effet à l'impératrice ses observations sur la reine et sur ses dames.
L'impératrice Joséphine, qui était le goût lui-même, donna des ordres en
conséquence; et pendant deux jours ses coiffeurs et ses femmes de
chambre ne furent plus occupés qu'à donner des leçons de goût et
d'élégance à leurs confrères d'Espagne. Il fallait bien certainement que
l'empereur trouvât du temps pour tout, pour pouvoir descendre de ses
hautes occupations à de si minces détails.

* * *

Le grand-maréchal du palais (Duroc) était à peu près de la taille de
l'empereur. Il marchait mal et sans grâce. Sa tête et son visage étaient
assez bien. Il était vif, emporté, jurait comme un soldat. Mais il avait
un grand talent pour l'administration, et il en a donné plus d'une
preuve dans l'organisation, à la fois grande et sagement réglée, de la
maison impériale. Quand le canon ennemi eut privé Sa Majesté d'un
serviteur dévoué et d'un ami sincère, l'impératrice Joséphine dit
qu'elle ne connaissait que deux hommes capables de le remplacer;
c'étaient le général Drouot, ou M. de Flahaut. Toute la maison espérait
que l'un ou l'autre de ces deux messieurs serait nommé; mais il en fut
autrement.

M. de Caulaincourt, duc de Vicence, était d'une extrême sévérité, et
même dur dans le service; mais il était juste et d'une loyauté
chevaleresque; sa parole valait un contrat. On le craignait, et pourtant
on l'aimait. Il avait le regard perçant, parlait vite et avec une grande
facilité. On connaît l'affection que lui portait Sa Majesté, et certes
personne n'en était plus digne que lui.

M. le comte de Rémusat, premier chambellan, était d'une taille moyenne,
d'une figure douce et blanche, obligeant, aimable, d'une politesse
naturelle et de bon goût; mais il aimait la dépense, manquait d'ordre
pour ses affaires, et par conséquent pour celles de l'empereur. Cette
profusion, qui a un beau côté, aurait pu convenir à un autre souverain;
mais celui-là était économe, et quoiqu'il aimât beaucoup M. de Rémusat,
il lui retira le gouvernement des dépenses de sa garde-robe, et le
confia à M. de Turenne, qui y apporta une sévère économie. M. de Turenne
avait peut-être un peu trop de ce qui manquait à son prédécesseur. Ce
fut précisément cela qui plut au maître. M. de Turenne était un assez
joli homme, s'occupant un peu trop de lui; grand parleur et anglomane,
ce qui lui avait fait donner par l'empereur le nom de _milord Kinsester_
(qui ne sait se taire); mais il contait avec agrément, et quelquefois Sa
Majesté se plaisait à lui faire raconter la chronique de Paris.

Quand M. le comte de Turenne remplaça M. le comte de Rémusat dans la
place de grand-maître de la garde-robe, pour ne pas dépasser la somme de
20,000 francs que Sa Majesté accordait pour sa toilette, il fit toutes
les économies possibles sur la quantité, le prix et la qualité des
choses indispensables pour le service. On m'a dit, mais je ne puis pas
l'assurer, que, pour savoir au juste à quoi s'en tenir sur les bénéfices
des fournisseurs de l'empereur, il était allé chez divers fabricans de
Paris, avec des échantillons de gants, de bas de soie, de bois d'aloës,
etc.. Ce fait, s'il est vrai, ne peut, après tout, que faire honneur au
zèle et à la probité de M. Turenne.

* * *

J'ai très-peu connu M. le comte de Ségur, grand-maître des cérémonies.
On disait dans la maison qu'il était fier, un peu raide, mais d'une
politesse parfaite, plein d'esprit et de reparties délicates et fines.

* * *

Il faut avoir vu l'ordre qui régnait dans la maison de l'empereur pour
se le figurer. Dès le consulat, le général Duroc avait apporté à
l'administration intérieure du palais cet esprit de règle et d'économie
qui le caractérisait particulièrement. Cependant, quelle que fût la
confiance de l'empereur dans le général Duroc, il ne dédaignait point de
jeter le coup d'œil du maître sur des choses qui semblent de détail, et
dont en général les souverains ne s'occupent guère par eux-mêmes. Ainsi,
par exemple, il y eut au moment de la fondation de l'empire un peu de
profusion dans certaines parties du palais, notamment à Saint-Cloud, où
les aides-de-camp se mirent à tenir table ouverte; ce qui toutefois
était loin de ressembler aux prodigalités désordonnées de l'ancien
régime; le vin de Champagne et les vins fins allaient surtout très-vite,
et il n'en fallut pas plus pour que l'empereur établît un règlement pour
sa cave. Il fit venir le chef de la maison Soupé-Pierrugues, et lui dit:
«Monsieur, je vous prête les caves de tous mes palais impériaux; vous y
entretiendrez des vins de toutes les espèces; il en faut dans mes palais
des Tuileries, de Saint-Cloud, de Compiègne, de Fontainebleau, de
Marrac, de Lacken et de Turin. Établissez un prix moyen pour chacune de
ces résidences, et vous aurez seul la fourniture de ma maison.» Ce
marché fut conclu, et toute espèce de fraude était impossible, attendu
que le délégué de M. Soupé-Pierrugues ne délivrait de vins que sur un
bon signé du contrôleur de la bouche; toutes les bouteilles non
débouchées étaient reprises, et chaque soir on établissait le compte de
ce qui était dû pour la journée.

Le service se faisait de la même manière auprès de l'empereur quand nous
étions en campagne. Pendant la seconde campagne de Vienne, je me
rappelle que le délégué de la maison Soupé-Pierrugues fut M. Eugène
Pierrugues, bon, gai, spirituel et aimé beaucoup de nous tous. Une
imprudence lui coûta cher. Par suite d'une étourderie naturelle à son
âge, il eut la cuisse cassée. Nous étions alors à Schœnbrunn. Ceux qui
connaissent cette résidence impériale savent que des avenues magnifiques
s'étendent au devant du palais et conduisent jusqu'à la route de Vienne.
Comme je montais souvent à cheval pour aller me promener dans la ville,
M. Eugène Pierrugues voulut un jour y venir avec moi, et emprunta un
cheval d'un des fourriers du palais. On le prévint que le cheval était
extrêmement fougueux, mais il n'en tint pas compte, et à peine sur son
cheval il lui fit prendre le galop. Je retins le mien pour ne pas animer
celui de mon compagnon; mais, malgré cette précaution, le cheval
s'emporta, se jeta dans les arbres, et brisa la cuisse de son malheureux
et imprudent cavalier. M. Eugène Pierrugues ne fut cependant pas
désarçonné du coup; il résista encore un moment après la blessure; mais
elle était extrêmement grave, et il fallut le reporter chez lui. Je fus
plus que tout autre affligé de cet affreux accident. Nous établîmes
auprès de lui un service régulier, de manière à ce que l'un de nous au
moins pût lui tenir compagnie quand nos devoirs nous le permettaient. Je
n'ai jamais vu souffrir avec plus de courage; ce fut au point même que
la cuisse de M. Pierrugues ayant d'abord été mal remise, il fit au bout
de quelques jours briser la fracture, opération que l'on dit
horriblement douloureuse.

* * *

Mon oncle, qui était huissier du cabinet de l'empereur, m'a raconté une
anecdote qui probablement ne peut être connue de personne, car tout,
comme on va le voir, se passa dans l'ombre du plus profond mystère. «Un
soir, me dit-il, le maréchal Duroc vint me donner lui-même l'ordre de
faire éteindre les lustres du salon qui précédait le cabinet de Sa
Majesté, et de ne laisser que quelques bougies allumées. Je ne concevais
rien à un pareil ordre, d'un genre tout nouveau, et d'ailleurs le
grand-maréchal n'était pas dans l'usage d'en donner ainsi directement.
Je fis exécuter l'ordre, et j'attendis à mon poste. À dix heures le
maréchal Duroc revint accompagné d'un personnage dont il me fut
impossible de distinguer les traits; il était entièrement enveloppé dans
un large manteau; il avait la tête couverte et son chapeau enfoncé
jusque sur les yeux. Je me retirai et les laissai tous les deux. À peine
j'étais sorti du salon que l'empereur y entra, et aussitôt le maréchal
Duroc se retirant aussi, laissa l'inconnu seul avec Sa Majesté. Au ton
dont parla l'empereur, il était facile de juger combien il était irrité.
Il s'exprimait très-haut, et je lui entendis dire: «Eh bien! Monsieur,
vous ne changerez donc jamais?... C'est de l'or qu'il vous faut,
toujours de l'or!... Vous agiotez sur toutes les banques étrangères, et
n'avez pas de confiance dans celle de Paris!... Vous avez ruiné la
banque de Hambourg!... Vous avez fait perdre deux millions à M. Drouet!»
(Ou Drouaut, car le nom fut prononcé très-vite.)

»L'empereur, poursuivit mon oncle, continua long-temps sur ce ton;
l'inconnu ne répondait pas, ou bien répondait si bas, qu'il me fut
impossible d'entendre une de ses paroles. Cette scène, qui dut être
affreuse pour le personnage mystérieux, dura de la sorte près de vingt
minutes. Enfin il lui fut loisible de sortir, ce qu'il fit avec autant
de précautions qu'en arrivant, et se retira enfin du palais aussi
secrètement qu'il y était venu.»

Rien de cette scène ne transpira dans le palais, et d'ailleurs ni mon
oncle ni moi nous n'avons jamais cherché à savoir quelle était la
personne à laquelle l'empereur avait adressé tant et de si sévères
paroles.

* * *

Toutes les fois que les circonstances le permettaient, la manière de
vivre de l'empereur était extrêmement régulière, et voici à peu près
quelle était la division ostensible de son temps: tous les matins, à
neuf heures précises, l'empereur sortait de l'intérieur de ses
appartemens; son scrupule pour l'exactitude des heures était poussé à un
point extrême, et je l'ai vu quelquefois, étant prêt un peu plus tôt,
attendre deux ou trois minutes pour que personne ne fût pris en défaut.
À neuf heures il était habillé comme il devait l'être toute la journée.
Quand il était dans le salon de réception, les officiers de service
étaient les premiers admis, et recevaient les ordres de Sa Majesté pour
le temps de leur service. Immédiatement après, ce que l'on appelait _les
grandes entrées_ étaient introduites, c'est-à-dire les personnages d'un
haut rang qui y avaient droit par leurs charges ou par une faveur
spéciale de l'empereur, et je puis dire que cette faveur était bien
enviée; elle était acquise généralement à tous les officiers de la
maison impériale, alors même qu'ils n'étaient pas de service. Tout le
monde était debout et l'empereur aussi. Il parcourait le cercle de
toutes les personnes présentes, adressait presque toujours un mot ou une
question à tout le monde, et il fallait voir ensuite, pendant toute la
journée, l'attitude noble et fière de ceux auxquels l'empereur avait
parlé un peu plus long-temps qu'aux autres. Cette cérémonie durait
ordinairement une demi-heure. Dès qu'elle était terminée, l'empereur
saluait, et chacun se retirait.

À neuf heures et demie, on servait le déjeuner de l'empereur: c'était
ordinairement sur un petit guéridon en bois d'acajou, et ce premier
repas ne durait matériellement que sept ou huit minutes; mais
quelquefois il se prolongeait davantage, et je l'ai vu même durer assez
long-temps: c'était lorsque l'empereur était gai, et qu'il aimait à se
livrer familièrement aux charmes de la conversation avec des hommes d'un
grand mérite qu'il connaissait depuis long-temps et qui assistaient à
son déjeuner. Là ce n'était plus l'empereur du lever; il continuait en
quelque sorte le vainqueur de l'Italie, le conquérant de l'Égypte, et
surtout le membre de l'Institut. Ceux qui y venaient le plus
habituellement étaient MM. Monge, Bertholet, Costaz, intendant des
bâtimens de la couronne; Denon, Corvisart, David, Gérard, Isabey, Talma
et Fontaine, son premier architecte. Que de grandes pensées, que de
choses d'un ordre élevé sont émanées de ces conversations que l'empereur
avait coutume d'annoncer en disant: «Allons, Messieurs, je ferme la
porte de mon cabinet.» C'était le signal, et ce qui était vraiment
miraculeux, c'était l'aptitude de Sa Majesté à mettre son génie en
communication avec des intelligences si fortes et si diverses.

Je me rappelle que pendant les jours qui précédèrent le couronnement, M.
Isabey était extrêmement assidu au déjeuner de l'empereur; il y venait
pour ainsi dire tous les matins, et ce n'était pas une chose vulgaire
que voir un grand jouet d'enfant servir à faire la répétition de la
vaste cérémonie qui allait avoir une si grande influence sur les
destinées du monde. Le spirituel peintre de portraits du cabinet de
l'empereur avait effectivement disposé sur une grande table une quantité
énorme de petits bons-hommes représentant tous les personnages qui
devaient figurer dans la cérémonie du sacre; chacun y avait sa place
assignée, et nul n'était omis, depuis l'empereur et le pape, jusqu'aux
enfans de chœur, et tous étaient revêtus du costume qu'ils devaient
porter.

Ces répétitions eurent lieu plusieurs fois, et chacun était bien aise de
consulter le modèle pour ne point se méprendre sur la place qu'il devait
occuper. Ces jours-là, comme on peut le croire, _la porte du cabinet fut
fermée_, d'où il résulta que les ministres attendirent pendant quelques
instans.

C'était en effet après son déjeuner que l'empereur ouvrait à ses
ministres et aux directeurs généraux, et ces audiences consacrées au
travail spécial de chaque ministère, de chaque direction générale,
duraient jusqu'à six heures du soir, à l'exception des jours où Sa
Majesté se livrait encore plus en grand aux soins de son gouvernement,
en présidant le conseil-d'état ou le conseil des ministres.

Le dîner était servi à six heures. Aux Tuileries et à Saint-Cloud
l'empereur dînait tous les jours seul avec l'impératrice, à l'exception
du dimanche, où toute la famille était admise au dîner. L'empereur,
l'impératrice et Madame Mère étaient seuls assis sur des fauteuils; tous
les autres, fussent-ils rois ou reines, n'avaient que des chaises. On ne
faisait jamais qu'un seul service avant le dessert. Sa Majesté buvait
ordinairement du vin de Chambertin, mais rarement pur, et guère plus
d'une demi-bouteille. Au surplus le dîner chez l'empereur était plutôt
un honneur qu'un plaisir pour ceux qui étaient admis, car il fallait,
comme on dit vulgairement, _avaler en poste_, Sa Majesté ne restant à
table que quinze ou dix-huit minutes. Après son dîner comme après son
déjeuner, l'empereur prenait habituellement une tasse de café; c'était
l'impératrice qui le lui versait. Sous le consulat, madame Bonaparte
avait pris cette habitude, parce que le général oubliait souvent de
prendre son café: elle la conserva étant devenue impératrice, et plus
tard l'impératrice Marie-Louise adopta le même usage.

Après le dîner, l'impératrice descendait dans ses appartemens, où elle
trouvait réunis ses dames et les officiers de service. L'empereur y
venait quelquefois, mais il n'y restait pas long-temps. Telle était la
vie coutumière de l'intérieur du palais des Tuileries les jours où il
n'y avait ni chasse le matin, ni concert ni spectacle le soir; la vie de
Saint-Cloud offrait d'ailleurs bien peu de différence avec celle des
Tuileries. On y faisait de plus quelques promenades en calèche quand le
temps le permettait, et le mercredi, jour fixé pour le conseil des
ministres, ces messieurs avaient régulièrement l'honneur d'être invités
à dîner avec leurs majestés. Quand il y avait chasse à Fontainebleau, à
Rambouillet ou à Compiègne, l'étiquette était suspendue; les dames
suivaient en calèche, et tout le service dînait avec l'empereur et
l'impératrice sous une tente dressée dans la forêt.

Il arriva quelquefois à l'empereur, mais rarement, d'inviter
extraordinairement un membre de sa famille à rester à dîner avec lui, et
ceci me rappelle une anecdote qui doit trouver sa place ici. Le roi de
Naples vint un jour faire une visite à l'empereur. Celui-ci l'invita à
dîner, ce que le roi accepta; mais il n'avait point fait attention qu'il
était en bottes, et il ne lui restait physiquement que le temps
nécessaire pour changer de costume, sans avoir celui de retournera
l'Élysée, qu'il habitait alors. Le roi monta rapidement chez moi et me
conta son embarras. Je l'en tirai sur-le-champ, et, je puis le dire, à
sa grande satisfaction. J'avais alors une garde-robe très-bien montée,
et presque toujours plusieurs objets entièrement neufs. Je lui donnai
donc chemise, culotte, gilet, bas et souliers, et je l'habillai. Le
bonheur voulut que tout lui allât comme si tous ces vêtemens avaient été
faits pour lui. Il fut, comme il voulait bien l'être toujours avec moi,
d'une extrême bonté et d'une amabilité parfaite, et me remercia d'une
manière charmante. Le soir, le roi de Naples, après avoir pris congé de
l'empereur, remonta chez moi pour reprendre ses vêtemens du matin, et il
m'engagea à venir le voir le lendemain à l'Élysée. Je m'y rendis
ponctuellement, après avoir raconté à l'empereur ce qui s'était passé,
récit qui le divertit beaucoup. Arrivé à l'Élysée, je fus immédiatement
introduit dans le cabinet du roi, qui me renouvela ses remerciemens de
la façon la plus gracieuse, et me donna une fort jolie montre de
Bréguet.

Pendant nos campagnes, j'eus encore quelquefois l'occasion de rendre au
roi de Naples quelques petits services de la même nature; mais il ne
s'agissait plus comme à Saint-Cloud de bas de soie; plus d'une fois il
m'est arrivé au bivouac de partager avec lui une botte de paille que
j'avais été assez heureux pour me procurer. En pareil cas, je dois
l'avouer, le sacrifice était beaucoup plus grand de ma part qu'en
offrant une partie de ma garde-robe. Le roi alors ne tarissait pas en
remerciemens; et n'est-ce pas une chose digne d'observation que de voir
un souverain dont le palais était comblé de tout ce que la mollesse peut
inventer de plus commode, de tout ce que les arts peuvent créer de plus
brillant et de plus magnifique, trop heureux de trouver la moitié d'une
botte de paille pour y reposer sa tête?

* * *

Voici quelques nouveaux souvenirs qui me reviennent sur les spectacles
de la cour. À Saint-Cloud, pour se rendre des appartemens à la salle de
spectacle, il fallait traverser l'Orangerie dans toute sa longueur, et
rien n'était plus élégant que la manière dont elle était alors décorée.
On y voyait une grande abondance de plantes précieuses disposées en
étages, le tout éclairé par des lustres. Si c'était pendant l'hiver, on
masquait les caisses des orangers en les recouvrant avec de la mousse et
des fleurs, ce qui produisait aux lumières un effet charmant.

Le parterre était généralement composé des généraux, des sénateurs et
des conseillers d'état; on réservait les premières loges aux princes et
princesses de la famille impériale, aux princes étrangers, aux
maréchaux, à leurs femmes et aux dames d'honneur; et aux secondes loges
se plaçaient toutes les personnes attachées à la cour. Pendant les
entr'actes on servait des glaces, des rafraîchissemens; mais on y avait
rétabli une partie de l'ancienne étiquette qui déplaisait beaucoup aux
acteurs: on n'applaudissait pas, et Talma m'a dit souvent que l'espèce
de froideur dont ce silence frappait la représentation nuisait bien
souvent à de certains mouvemens, pour lesquels l'acteur éprouve le
besoin d'être électrisé. Cependant il arrivait quelquefois que
l'empereur, pour témoigner sa satisfaction, faisait un léger signe de la
main, alors, et dans les plus beaux momens, on entendait sinon des
applaudissemens, du moins un murmure flatteur que les spectateurs
n'étaient pas toujours maîtres de retenir.

Ces brillantes réunions tiraient leur principal lustre de la présence de
l'empereur; aussi était-ce une chose extrêmement précieuse qu'un billet
pour le théâtre de Saint-Cloud. Du temps de l'impératrice Joséphine, il
n'y avait point de représentations au palais en l'absence de l'empereur;
mais quand l'impératrice Marie-Louise se trouva seule à Saint-Cloud,
pendant la campagne de Dresde, elle y fit donner deux représentations
par semaine. On joua successivement devant Sa Majesté tout le répertoire
de Grétry. À la fin de chaque pièce il y avait toujours un petit ballet.

Le théâtre de Saint-Cloud, si l'on peut ainsi parler, fut plus d'une
fois un théâtre d'essai. Ainsi on y joua pour la première fois _les
États de Blois_ de M. Raynouard, ouvrage que l'empereur ne permit pas de
représenter en public, et qui ne fut joué en effet qu'après le retour de
Louis XVIII. _Les Vénitiens_, de M. Arnaud, avaient aussi fait leur
première apparition sur le théâtre de Saint-Cloud, ou plutôt de la
Malmaison. L'époque ne fait pas grand chose à ceci; mais ce qui était
prodigieusement remarquable, c'est le jugement que l'empereur portait
des pièces et des acteurs. C'était ordinairement à M. Corvisart qu'il
donnait la préférence pour traiter ce sujet, sur lequel il s'étendait
avec complaisance quand ses hautes occupations le lui permettaient. Il
était en général moins sévère et plus juste que Geoffroy, et il serait
bien à désirer que l'on eût pu conserver le recueil des critiques et des
jugemens de l'empereur sur les auteurs et les acteurs. Cela pourrait
être d'une grande utilité pour les progrès de l'art.

* * *

En parlant de la retraite de Moscou, j'ai raconté dans mes mémoires
comme quoi j'avais été assez heureux pour pouvoir offrir une place dans
ma calèche au jeune prince d'Aremberg, et l'aider à continuer sa route.
Je me rappelle à cette occasion une autre circonstance de la vie de ce
prince, dans laquelle un de mes amis lui fut fort utile; circonstance à
laquelle se rattachent d'ailleurs quelques particularités qui ne sont
pas sans intérêt.

Le prince d'Aremberg, officier d'ordonnance de l'empereur, avait, comme
on sait, épousé mademoiselle de Tascher, nièce de l'impératrice
Joséphine. Ayant été envoyé en Espagne, il y fut pris par les Anglais,
et ensuite conduit prisonnier en Angleterre. Les premiers temps de sa
captivité furent extrêmement pénibles; il me dit même depuis, qu'il
avait été très-malheureux jusqu'au moment où il fit la connaissance d'un
de mes amis, M. Herz, commissaire des guerres, homme d'esprit, fort
intelligent, parlant bien plusieurs langues, et, comme le prince,
prisonnier en Angleterre. La liaison qui se forma tout d'abord entre le
prince et M. Herz devint bientôt tellement intime, qu'ils ne firent plus
qu'un ménage commun. Ils vécurent ainsi aussi heureux qu'on peut l'être
loin de sa patrie et privé de sa liberté.

Ils vivaient de la sorte, adoucissant l'un pour l'autre les ennuis de la
captivité, quand M. Herz fut échangé, ce qui fut peut-être un malheur
pour lui, comme on le verra tout à l'heure. Quoi qu'il en soit, le
premier fut profondément affligé de se retrouver seul. Il chargea
cependant M. Herz de plusieurs lettres pour sa famille, et en même temps
il envoya à sa mère sa moustache, qu'il avait fait monter dans un
médaillon suspendu à une chaîne. Un jour nous vîmes arriver à
Saint-Cloud madame la princesse d'Aremberg, qui avait demandé une
audience particulière à l'empereur. «Mon fils, lui dit-elle, demande à
Votre Majesté la permission de tâcher de se sauver
d'Angleterre.--Madame, lui répondit l'empereur, vous me demandez là une
chose bien délicate! Je ne fais aucune défense à votre fils, mais je ne
puis donner aucune autorisation.»

Ce fut lorsque j'eus le bonheur de sauver la vie au prince d'Aremberg
que j'appris de lui ces détails. Quant à mon pauvre ami Herz, sa liberté
lui devint fatale par suite de ces inexplicables enchaînemens
d'événemens. Ayant été envoyé par le maréchal Augereau à Stralsund pour
y remplir une mission secrète, il y mourut, asphyxié par le feu d'un
poêle de fonte allumé dans la chambre où il couchait. Son secrétaire et
son domestique faillirent être victimes du même accident; mais plus
heureux que lui, on parvint à les sauver. Le prince d'Aremberg me parla
de la mort de Herz avec une vraie sensibilité, et il me fut facile de
voir que tout prince qu'il était et allié à l'empereur, il avait voué
une sincère amitié à son compagnon de captivité.



ANECDOTES MILITAIRES.


Je réunis ici, sous le titre d'_Anecdotes militaires_, quelques faits
qui sont venus à ma connaissance pendant que j'accompagnais l'empereur
dans ses campagnes, et dont je puis garantir l'authenticité. J'aurais pu
les disséminer dans le cours de mes mémoires, en les plaçant à leur
époque; si je ne l'ai pas fait, ce n'est pas cette fois un oubli de ma
part; j'ai pensé au contraire que ces faits gagneraient à être
rapprochés les uns des autres, parce que dans tous on voit les
communications directes de l'empereur avec ses soldats, et qu'on pourra
ainsi se faire plus aisément une idée exacte de la manière dont Sa
Majesté les traitait, de sa bonté pour eux et de leur attachement à sa
personne.

* * *

* ** Pendant l'automne de 1804, entre la fondation de l'empire et le
couronnement de l'empereur, Sa Majesté fit plusieurs voyages au camp de
Boulogne, d'où l'on croyait que partirait bientôt l'expédition contre
l'Angleterre. Dans une de ses fréquentes tournées l'empereur s'arrêta un
jour vers l'extrémité du camp de gauche près d'un canonnier garde-côte,
causa avec lui, lui adressa plusieurs questions, entre autres celle-ci:
«--Qu'est-ce qu'on pense ici de l'empereur.--Ce _sacré tondu_ nous tient
constamment en haleine quand il arrive; chaque fois qu'il est ici nous
n'avons pas un seul instant de repos; on dirait qu'il est enragé contre
ces chiens d'Anglais qui nous battent toujours, ce qui n'est guère
honorant pour nous.

«Vous tenez donc beaucoup à la gloire?» lui dit l'empereur. Alors le
canonnier garde-côte le regardant fixement: «Un peu que j'y tiens!... En
douteriez vous?--Non, je n'en doute pas; mais... à l'argent, y
tenez-vous aussi?--Ah çà, voyons, voulez-vous m'insulter,
_questionneux_? Je ne connais d'autre intérêt que celui de l'état.--Non,
non, mon brave, je ne prétends pas vous insulter, mais je parierais
qu'une pièce de vingt francs ne vous ferait pas de peine pour boire un
coup à ma santé.» Cela disant, l'empereur avait fait le geste de tirer
de sa poche un napoléon, qu'il présentait au canonnier, quand celui-ci
se mit à crier assez fort pour être entendu du poste voisin, qui n'était
pas très-éloigné; il fit même le mouvement de se précipiter sur
l'empereur, qu'il prenait pour un espion, et il allait le saisir à la
gorge, lorsque l'empereur, ouvrant précipitamment sa redingote grise, se
fit reconnaître. Qu'on juge de l'étonnement du canonnier! Il se
prosterna aux pieds de l'empereur, confus de son erreur; mais celui-ci
avançant sa main vers lui: «Relève-toi, mon brave, lui dit-il; tu as
fait ton devoir; mais tu ne tiendras pas ta parole, j'en suis certain;
tu accepteras bien cette pièce pour boire à la santé du _sacré tondu_,
n'est-ce pas?» L'empereur se mit alors à poursuivre sa ronde comme si de
rien n'eût été.

* * *

* **Tout le monde reconnaît aujourd'hui que jamais peut-être aucun homme
n'a été doué au même degré que l'empereur de l'art de parler aux
soldats; il appréciait beaucoup cette qualité dans les autres, mais ce
n'était pas des phrases qu'il fallait pour lui plaire; aussi disait-il
qu'un chef-d'œuvre en ce genre était la très-courte harangue du général
Vandamme aux soldats qu'il commandait le jour de la bataille
d'Austerlitz. Dès que le jour commença à poindre, le général Vandamme
dit aux troupes: «Mes braves! voilà les Russes!... On tire son coup de
fusil; on met le chien au repos; on couvre le bassinet; on croise la
baïonnette; on prend tout; et... en avant.» Je me rappelle que
l'empereur parlait un jour de cette allocution devant le maréchal
Berthier, qui en riait: «Voilà comme vous êtes, lui dit-il; eh bien,
tous vos avocats de Paris n'auraient pas si bien dit: le soldat comprend
cela, et voilà comment on gagne des batailles!»

* * *

* **Lorsque après la première campagne de Vienne, si heureusement
terminée par la paix de Presbourg, l'empereur fut de retour à Paris, il
lui parvint beaucoup de plaintes contre les exactions de quelques
généraux, et notamment contre le général Vandamme. On lui mandait, entre
autres griefs, que dans la petite ville de Lantza ce général se faisait
allouer cinq cents florins par jour, c'est-à-dire onze cent vingt-cinq
francs seulement pour les frais journaliers de table. Ce fut à cette
occasion que l'empereur dit de lui: «Pillard comme un enragé, mais brave
comme César.» Cependant l'empereur, indigné de pareilles exigences, et
voulant y mettre un terme, manda le général à Paris pour le réprimander.
Celui-ci, quand il fut en présence de l'empereur, prit la parole sans
que Sa Majesté ait eu le temps de la lui adresser, et lui dit: «Sire, je
sais pourquoi je suis mandé près de vous; mais comme vous connaissez mon
dévouement et ma bravoure, je pense que vous excuserez quelques petites
altercations sur des préséances de table, détails trop petits,
d'ailleurs, pour occuper Votre Majesté.» L'empereur sourit de la
précaution oratoire du général Vandamme et se contenta de lui dire:
«Allons! allons! n'en parlons plus; mais soyez plus circonspect à
l'avenir.»

Le général Vandamme, heureux d'en être quitte pour une admonition aussi
douce, retourna à Lantza pour y reprendre son commandement. Il fut en
effet plus circonspect que par le passé, mais il trouva et saisit
l'occasion de se venger sur la ville de la circonspection forcée que lui
avait imposée l'empereur. En arrivant il trouva dans les environs un
grand nombre de recrues venues de France en son absence. Il imagina
alors de les faire tous entrer en ville, alléguant que cela lui était
indispensable pour leur faire faire l'exercice sous ses yeux, ce qui
coûta énormément à cette place, qui aurait bien voulu reprendre ses
plaintes, et s'être tenue au régime de cinq cents florins par jour.

* * *

* **L'empereur ne figure point dans l'anecdote qui suit; je la
rapporterai toutefois comme propre à faire connaître les mœurs et
l'astuce de nos soldats en campagne.

Pendant l'année 1806, une partie de nos troupes ayant leurs cantonnemens
en Bavière, un soldat du quatrième régiment de ligne, nommé Varengo, se
trouvait logé à Indersdorff chez un menuisier. Varengo voulait
contraindre son hôte à lui payer deux florins, ou quatre livre dix sous
par jour pour ses menus plaisirs. L'exiger, il n'en avait pas le droit.
Pour parvenir à lui faire une douceur de cette condition, il se met à
faire dans la maison un sabbat continuel. Le pauvre menuisier, n'y
pouvant plus tenir, résolut de se plaindre, mais il crut prudent de ne
pas porter ses plaintes aux officiers de la compagnie où servait
Varengo; il savait, par sa propre expérience ou tout au moins par celle
de ses voisins, que ces messieurs n'étaient guère accessibles aux
plaintes de ce genre. Son parti est donc pris de s'adresser au général
qui commandait, et le voilà en route pour Augsbourg, chef-lieu de
l'arrondissement.

Arrivé au bureau de la place, il est accueilli par le général, et se met
en devoir de lui soumettre ses griefs. Malheureusement pour lui le
général ne savait pas mot de la langue allemande; il fit donc venir son
interprète, dit au menuisier de s'expliquer, et demanda ensuite de quoi
il se plaignait. Or, le secrétaire interprète du général était un
fourrier attaché à sa personne depuis la paix de Presbourg, et qui se
trouva, comme par un fait exprès, être le cousin germain de Varengo,
contre lequel la plainte était portée. Sans se déferrer, à peine le
fourrier eut-il vu le nom de son cousin, qu'il donna un sens tout
contraire à la traduction du rapport qu'il fit pour le général,
l'assurant que ce paysan, quoique fort à son aise, contrevenait à
l'ordre du jour, au point de se refuser à donner de la viande fraîche au
brave soldat logé chez lui, et que c'était là le motif du bruit dont il
se plaignait, n'alléguant pas d'autres motifs pour demander son
changement. Le général courroucé donna l'ordre à son secrétaire de
prescrire, sous des peines sévères, au paysan de donner de la viande
fraîche à son commensal. L'ordre fut expédié, mais au lieu d'en référer
à la décision du général, le secrétaire interprète y écrivit tout au
long, que le menuisier paierait deux florins par jour à Varengo. Le
pauvre diable, lisant cela en allemand, ne put retenir un mouvement
d'humeur, ce que voyant le général, et croyant qu'il y avait de la
résistance de la part du paysan, le mit à la porte en le menaçant de sa
cravache. Ainsi, grâce à son cousin l'interprète, Varengo reçut
régulièrement deux florins par jour, ce qui le mit à même d'être un des
plus jolis soldats de sa compagnie.

* * *

* **L'empereur n'aimait pas les duels: souvent il fermait les yeux pour
ne point voir; mais quand il ne pouvait pas faire autrement que d'avoir
vu, il laissait éclater tout son mécontentement. Je me rappelle, à ce
sujet, deux ou trois circonstances dont je vais essayer de retracer le
souvenir.

Peu de temps après la fondation de l'empire eut lieu un duel qui fit
beaucoup de bruit dans Paris, à cause de la qualité des deux
adversaires. L'empereur venait d'autoriser la formation du premier
régiment étranger qu'il voulut bien admettre au service de France, le
régiment d'Aremberg; malgré la dénomination de ce corps, la plupart des
officiers qui y furent admis étaient des Français; c'était une porte
ouverte, sans bruit, à quelques jeunes gens riches et distingués qui, en
achetant des compagnies, quoique avec l'autorisation du ministre de la
guerre, pouvaient ainsi franchir plus rapidement les premiers grades.
Parmi les officiers d'Aremberg se trouvaient M. Charles de Sainte-Croix,
qui sortait du ministère des affaires étrangères, et un jeune homme
charmant que j'ai vu plus d'une fois à la Malmaison, M. de Mariolles, et
qui était assez proche parent de l'impératrice Joséphine. Il paraît que
le même grade leur avait été promis à tous les deux, et ils résolurent
de se le disputer les armes à la main. M. de Mariolles succomba; il
mourut sur la place, et sa mort jeta dans la consternation les dames du
salon de la Malmaison. La famille se réunit pour porter plainte à
l'empereur, qui était courroucé, qui parlait d'envoyer M. de
Sainte-Croix au Temple et de le faire juger. Celui-ci s'était prudemment
caché pendant le premier éclat de cette aventure, et la police, que l'on
mita ses trousses, aurait eu beaucoup de peine à le trouver, car il
était particulièrement protégé par M. Fouché, rentré depuis peu au
ministère; et qui était fort lié avec madame de Sainte-Croix la mère.
Tout s'exhala donc en menaces de la part de Sa Majesté, M. Fouché lui
ayant fait observer que, par une rigueur inusitée, les malveillans ne
manqueraient pas de dire qu'il exerçait moins un acte de souveraineté
qu'un acte de vengeance personnelle, la victime ayant eu l'honneur de
lui être alliée.

L'affaire en resta là, et ici j'admire comme quoi un souvenir en amène
un autre, car je me rappelle que, par la suite, l'empereur aima beaucoup
M. de Sainte Croix, qui eut dans l'armée un avancement aussi brillant
que rapide, puisque, entré au service à vingt-deux ans, il n'en avait
que vingt-huit lorsqu'il fut tué en Espagne étant déjà général de
division. J'ai vu plusieurs fois le général Sainte-Croix au quartier
général de l'empereur. Il me semble le voir encore, petit, mince, d'une
charmante figure, ayant à peine de la barbe; on l'aurait pris pour une
jeune femme plutôt que pour un brave guerrier comme il l'était; enfin
ses traits étaient si doux, ses joues si roses, ses cheveux blonds si
naturellement bouclés, que quand l'empereur était de bonne humeur, il ne
l'appelait jamais autrement que _mademoiselle de Sainte-Croix_!

Une autre circonstance que je ne saurais non plus oublier est celle qui
se rapporte au duel qui eut lieu à Burgos, en 1808, entre le général
Franceschi, aide-de-camp du roi Joseph, et le colonel Filangieri,
colonel de sa garde, et tous deux écuyers de Sa Majesté. L'objet de la
querelle était à peu près le même qu'entre MM. de Mariolles et de
Sainte-Croix, puisque tous deux se disputaient la place de premier
écuyer du roi Joseph, prétendant tous les deux qu'elle leur avait été
promise.

Il n'y avait pas cinq minutes que nous étions entrés dans le palais de
Burgos, quand l'empereur fut informé de ce duel, qui venait d'avoir lieu
près des murs du palais même, et seulement quelques heures auparavant.
L'empereur apprit en même temps que le général Franceschi avait été tué,
et qu'à cause de leur inégalité de grade, afin de ne point compromettre
la hiérarchie militaire, ils s'étaient battus en habit d'écuyer.
L'empereur fut frappé de ce que la première nouvelle qu'il apprenait
était une mauvaise nouvelle, et avec ses idées de fatalité, cela pouvait
avoir sur lui une influence réelle. Il donna ordre de faire chercher
sur-le-champ le colonel Filangieri et de le lui amener. Il vint quelques
instans après. Je ne le vis pas, étant dans une pièce à côté, mais
l'empereur lui parla d'une voix si ferme, d'un ton tellement incisif,
que j'entendis distinctement tout ce que lui dit Sa Majesté. «Des duels!
des duels! toujours des duels! s'écria l'empereur; je n'en veux
point!... je dois punir!... vous savez que je les abhorre!...--Sire,
faites-moi juger si vous le voulez, mais écoutez moi.--Que pouvez-vous
me dire, _tête de Vésuve_? Je vous ai déjà pardonné votre affaire avec
Saint-Simon[82]!... il n'en sera plus de même!... D'ailleurs, je ne le
puis! au moment d'entrer en campagne, quand tout le monde devrait être
uni!... Cela est d'un effet déplorable!» Ici l'empereur garda un moment
de silence, puis il reprit, quoique d'un ton de voix un peu moins
courroucé: «Oui!... vous avez une tête de Vésuve. Voyez, la belle
équipée!... j'arrive, et du sang dans mon palais!» Après une nouvelle
pause et avec un peu plus de calme: «Voyez ce que vous avez fait!...
Joseph a besoin de bons officiers, et voilà que vous lui en arrachez
deux d'un seul coup, Franceschi que vous avez tué, et vous, qui ne
pouvez plus rester à son service. «Ici l'empereur se tut encore quelques
secondes, ensuite il ajouta: «Allons, sortez, partez!... Rendez-vous
prisonnier à la citadelle de Turin!... Vous y attendrez mes ordres!...
Ou bien, faites-vous réclamer par Murat; il sait ce que c'est; il y a
aussi du Vésuve dans sa tête; il vous accueillera bien... Allons, partez
tout de suite.»

Le colonel Filangieri ne se fit pas prier, je pense, pour hâter
l'exécution de l'ordre que lui donnait l'empereur, et je n'ai pas su la
suite de cette aventure; ce que je sais c'est que cet événement causa à
Sa Majesté une vive émotion, car le soir, pendant que je la
déshabillais, elle répéta plusieurs fois: «Des duels! c'est une
indignité! c'est du courage de cannibales.» Si, au surplus, l'empereur
se radoucit en cette occasion, c'est qu'il aimait beaucoup le jeune
Filangieri, d'abord à cause de son père, que l'empereur estimait
particulièrement, ensuite parce que, élevé par lui et à ses frais au
Prytanée français, il le regardait comme un de ses enfans d'adoption,
surtout parce qu'il avait su que M. Filangieri, filleul de la reine de
Naples, avait refusé un régiment que celle-ci lui avait fait offrir
alors qu'il n'était encore que simple lieutenant dans la garde des
consuls, et enfin parce qu'il n'avait consenti à redevenir Napolitain
que lorsqu'un prince français fut appelé au trône de Naples.

Ce qui me reste à dire actuellement au sujet des duels sous l'empire, et
de la part que l'empereur y prit à ma connaissance, ressemblera un peu à
la petite pièce que l'on représente après une tragédie. J'ai en effet à
raconter comment il advint que l'empereur joua lui-même le rôle de
conciliateur entre deux sous-officiers qui s'étaient épris de la même
beauté.

L'armée française occupait Vienne. C'était quelque temps après la
bataille d'Austerlitz. Deux sous-officiers appartenant au
quarante-sixième et au cinquantième régiment de ligne, ayant eu une
dispute et déterminés à se battre en duel, avaient choisi pour le lieu
de leur combat un terrain situé à l'extrémité d'une plaine qui
avoisinait le palais de Schœnbrunn, lieu de la résidence de l'empereur.
Nos deux champions avaient déjà dégainé et faisaient échange de coups de
briquets, qu'heureusement ils avaient parés l'un et l'autre, quand
l'empereur vint à passer tout près d'eux, accompagné de quelques
généraux. Qu'on juge, s'il est possible, de leur stupéfaction à la vue
de l'empereur! Les armes leur tombèrent pour ainsi dire des mains.

L'empereur s'informa du sujet de la querelle, et il apprit qu'une femme
qui leur accordait ses faveurs à tous les deux en était le motif, chacun
des deux voulant posséder sa conquête sans partage. Ces deux champions
se trouvèrent par hasard être connus de l'un des généraux qui
accompagnaient Sa Majesté, qui apprit ainsi que c'étaient deux braves de
Marengo et d'Austerlitz, appartenant à tels et tels régimens, que même
ils avaient déjà été portés pour avoir la croix; alors l'empereur les
harangua de la sorte: «Mes enfans, la femme est capricieuse... la
fortune l'est aussi, et puisque vous êtes des braves de Marengo et
d'Austerlitz, il est inutile de faire de nouvelles preuves. Retournez à
vos corps, et soyez amis dorénavant comme de bons chevaliers.» Plus
n'eurent ces deux soldats l'envie de se battre, et ils virent bientôt
que leur auguste conciliateur ne les avait pas oubliés, car ils ne
tardèrent pas à recevoir le brevet de la légion-d'honneur.

* * *

* **Au commencement de la campagne de Tilsitt, l'empereur étant à
Berlin, il prit un jour fantaisie à Sa Majesté d'aller faire une
excursion à pied du côté où nos soldats se livraient, dans les
guinguettes, au plaisir de la danse. Il vit un maréchal-des-logis des
chasseurs à cheval de sa garde, se promenant avec une grosse et rotonde
allemande, et s'amusa à écouter les propos galans que le
maréchal-des-logis adressait à sa belle. «Amusons-nous, mon chou, disait
celui-ci; c'est _le tondu_ qui paye les violons avec les _kriches_ de
votre souverain; allons notre train; vive la joie! et en avant...--Pas
si vite, dit l'empereur en s'approchant de lui; certes, il faut toujours
aller en avant; mais ici attendez que je sonne la charge.» Le
maréchal-des-logis se retourne et reconnaît l'empereur; alors, sans se
déconcerter, il porte la main à son schakos, et lui dit: «C'est peine
inutile, Votre Majesté n'a pas besoin de sonner pour faire du bruit.»
Cette repartie fit sourire l'empereur, et valut, peu de temps après,
l'épaulette au sous-officier, qui l'aurait peut-être attendue encore
long-temps, sans la fantaisie de Sa Majesté. Au surplus, si le hasard
contribuait ainsi à faire donner des récompenses, ce n'était jamais
qu'après s'être assuré que ceux auxquels on les accordait en étaient
dignes.

* * *

* **À Eylau, les vivres manquaient. Depuis huit jours les provisions de
pain étaient épuisées, et le soldat se nourrissait comme il le pouvait.
La veille de la première attaque, l'empereur, qui voulait tout voir par
lui-même, alla faire une ronde de bivouac en bivouac. Arrivé à un de ces
bivouacs, où tous les hommes étaient endormis, il aperçoit des pommes de
terre au feu; il lui prit fantaisie d'en manger, et se mit en devoir de
la tirer du feu avec la pointe de son épée. À l'instant un soldat
s'éveille et dit à celui qui usurpait une part de son souper: «Dis donc!
tu n'es pas gêné, toi, de manger nos pommes de terre.--Mon camarade!
j'ai tellement faim, que tu dois bien me le pardonner.--Allons, passe
pour une, deux, si cela t'est nécessaire; mais disparais...» Alors,
comme l'empereur ne se hâtait pas de disparaître, le soldat insista plus
vivement, et bientôt une discussion très-chaude s'éleva entre l'empereur
et lui; la discussion dégénérait en lutte, et déjà le soldat commençait
à taper quand l'empereur jugea qu'il était temps de se faire
reconnaître. Rien ne saurait peindre la confusion du soldat. Il venait
de frapper l'empereur!... Il s'était jeté aux pieds de Sa Majesté, où il
implorait sa grâce: elle ne se fit pas long-temps attendre. «C'est moi
qui ai tort, lui dit l'empereur; j'ai été entêté; je ne t'en veux pas;
relève-toi, et sois tranquille pour le présent et pour l'avenir.»
L'empereur, ayant fait prendre des informations sur ce soldat, apprit
que c'était un bon sujet, qui ne manquait pas d'instruction. À la
promotion suivante il fut fait sous-lieutenant. Or, je défie qui que ce
soit de peindre l'effet que produisaient de pareils faits dans l'armée;
ils devenaient le continuel entretien des soldats, les stimulaient d'une
manière incroyable, et il jouissait d'une véritable considération dans
sa compagnie, celui dont on pouvait dire: «L'empereur lui a parlé.»

* * *

* **À la bataille d'Esling, le brave général Daleim, commandant une
division du quatrième corps, se trouvait, pendant le plus fort de
l'action, sur un point criblé par l'artillerie ennemie. L'empereur,
passant près de lui, lui dit: «Il fait chaud de ton côté!--Eh bien,
sire, permettez-moi d'éteindre le feu.--Va.» Ce seul mot suffit: en un
clin d'œil, la terrible batterie fut enlevée. Le soir, l'empereur,
apercevant le général Daleim, s'approcha de lui, et lui dit: «Il paraît
que tu n'as fait que _siffler_ dessus!» Sa Majesté faisait ainsi
allusion à une habitude du général Daleim, qui en effet sifflait presque
toujours.

* * *

* **Parmi les braves officiers-généraux dont l'empereur était entouré,
quelques-uns n'étaient pas extrêmement lettrés, mais ils se
recommandaient par d'autres qualités; quelques-uns même étaient célèbres
pour d'autres causes que leur mérite militaire: ainsi le général Junot
et le général Fournier passaient pour les plus habiles tireurs au
pistolet; le général Lasellette était connu par sa passion pour la
musique, qu'il poussait au point d'avoir toujours un piano dans un de
ses fourgons. Ce général ne buvait jamais que de l'eau, mais en
revanche, il n'en était pas de même du général Bisson. Qui n'en a
entendu parler comme du plus intrépide buveur de toute l'armée! Un jour
l'empereur, l'ayant rencontré à Berlin, lui dit: «Eh bien, Bisson,
bois-tu toujours bien?--Comme çà, sire, çà ne passe plus les vingt-cinq
bouteilles.» C'était, en effet, un grand amendement chez lui, car il
avait plus d'une fois atteint la quarantaine, et toujours sans se
griser. Au surplus, ce n'était pas un vice chez le général Bisson, mais
un besoin impérieux. L'empereur le savait, et comme il l'aimait
beaucoup, il lui faisait une pension de douze mille francs sur sa
cassette, et lui donnait en outre de fréquentes gratifications.

Parmi les officiers qui n'étaient pas très-lettrés, il est permis de
citer le général Gros, et la manière même dont il fut élevé au grade de
général le prouve que de reste; mais c'était un brave à toute épreuve,
homme superbe, et d'une beauté mâle. La plume seule lui était très-peu
familière; à peine s'il savait s'en servir pour signer son nom, et il ne
passait pas pour être beaucoup plus fort sur la lecture que sur
l'écriture. Étant colonel de la garde, il se trouvait un jour seul aux
Tuileries dans un salon, où il attendait que l'empereur fût visible. Là,
il se complaisait devant une glace à rajuster son col, à rehausser sa
cravate, et l'admiration que lui causait sa propre figure l'entraîna à
se parler tout haut à lui-même, ou plutôt à son image répétée dans la
glace. Ah! se disait-il, si tu connaissais _les bachébachiques_ (les
mathématiques), un homme comme toi... Avec un cœur de soldat comme le
tien... Ah!... l'empereur te ferait général!--_Tu l'es_,» lui dit
l'empereur en lui frappant sur l'épaule. Sa Majesté était entrée dans le
salon sans être entendue, et s'était plue à écouter l'allocution que le
Colonel Gros s'adressait à lui-même. Telle fut sa promotion au grade de
général, et qui plus est de général dans la garde.

* * *

* **Me voici maintenant au bout de mon chapelet en fait d'anecdotes
militaires. Je viens de parler de la promotion d'un général; je
terminerai par l'histoire d'un tambour, mais d'un tambour renommé dans
toute l'armée, d'un farceur de première force, enfin du fameux _Rata_,
que le général Gros, comme on va le voir, aimait beaucoup.

L'armée marchait sur Lintz, pendant la campagne de 1809. Rata, tambour
de grenadiers au quatrième régiment de ligne, et bouffon très-renommé,
ayant appris que la garde allait passer, et qu'elle était commandée par
le général Gros, voulut voir cet officier, qui avait été son chef de
bataillon, et avec lequel il s'était autrefois permis toutes sortes de
familiarités. Rata cire donc sa moustache, se pare de son mieux, et va
saluer le général, en le haranguant ainsi: «Eh! vous voilà, sacré nom de
D..., général; comment vous portez-vous, f...?--Très-bien, Rata; et
toi?--Toujours bien, f...; mais, sacré nom de D..., pas si bien que
vous, à ce qu'il me paraît. Depuis que _vous le portez beau_, vous ne
pensez plus au pauvre Rata, car s'il ne venait pas vous voir, vous ne
penseriez seulement pas à lui envoyer quelques sous pour acheter du
tabac.» En disant: _vous le portez beau_, Rata s'était rapidement emparé
du chapeau du général Gros, et l'avait mis sur sa tête à la place du
sien. En ce moment même l'empereur vient à passer, et voit un tambour
coiffé du chapeau d'un général de sa garde. À peine s'il en croit ses
yeux; il pousse son cheval, et demande ce que c'est. Le général Gros lui
dit alors en riant, et avec le franc-parler dont il s'était fait
l'habitude, même avec l'empereur: «C'est un brave soldat de mon ancien
bataillon, habitué à faire des niches pour amuser ses camarades; c'est
un brave, Sire, oh! mais, là, un homme solide, et je le recommande à
Votre Majesté. D'ailleurs, Sire, il peut à lui seul faire plus que tout
un parc d'artillerie. Allons, Rata, en batterie, et point de quartier.»
L'empereur écoutait et regardait, presque stupéfait de ce qui se passait
sous ses yeux, lorsque Rata, sans être intimidé par la présence de
l'empereur, se mit en devoir d'exécuter l'ordre du général: alors,
enfonçant un doigt dans sa bouche, il fait un vacarme tel qu'on eût cru
entendre d'abord siffler et ensuite éclater un obus. L'imitation était
si parfaite, que l'empereur ne put s'empêcher d'en rire; et se tournant
vers le général Gros: «Allons, lui dit-il, prends cet homme-là dès ce
soir dans ta garde, et rappelle-le à mon souvenir à la prochaine
occasion.» Peu de temps après, Rata eut la croix, que n'eurent peut-être
pas ceux qui lancèrent le plus de véritables obus à l'ennemi: tant il
entre de bizarrerie dans la destinée des hommes!



AVIS DE L'AUTEUR.

     Ce qui suit m'a été remis par une personne de ma connaissance qui a
     long-temps habité le Piémont sous l'empire; j'ai pensé que mes
     lecteurs verraient avec plaisir les détails curieux que renferme ce
     manuscrit.



LE PIÉMONT

SOUS L'EMPIRE,

ET

LA COUR DU PRINCE BORGHÈSE.

SOUVENIRS D'UN INCONNU.

1808 ET 1809.



CHAPITRE PREMIER.

     Différence des temps.--Le prince Borghèse à Paris.--Le prince
     Pignatelli et M. Demidoff.--Première société du prince Borghèse et
     le concierge d'un hôtel garni.--La veuve du général
     Leclerc.--Mariage du prince.--Le faubourg Saint-Germain et la seule
     vraie princesse de la famille de Bonaparte.--Le prince chef
     d'escadron dans la garde.--Courage et avancement.--Projets de
     l'empereur.--Conversation entre l'auteur et le lecteur.--Tilsitt,
     la femme, l'homme et le bon prince.--Le prince Borghèse destiné à
     annoncer la paix.--Désintéressement de Moustache.--Paris en
     1808.--Retour de l'empereur.--Enthousiasme causé par Napoléon.--Le
     fils de madame Visconti.--Rencontre au Palais-Royal.--Gardanne et
     Sopransi.--Le rendez-vous donné sur le champ de bataille
     d'Eylau.--Les bals de madame de La Ferté et la jolie
     danseuse.--Dîner chez Cambacérès.--Les deux extrêmes et questions
     de physiologie.--Projet de Tilsitt réalisé à Paris.--Création de
     nouveaux titres.--Réédification de l'université.--Le général
     Jourdan et le général Menou.--Le gouvernement général des
     départemens au delà des Alpes érigé en grande dignité de
     l'empire.--Sénatus-consulte et message au sénat.--Contradictions et
     bon conseil.--Conflits inévitables.--Le prince Borghèse nommé
     gouverneur-général.--Brevet magnifique.--Départ du prince et le
     colonel Curto.--Départ de l'empereur pour Bayonne et
     déguerpissement général.


BONAPARTE, premier consul, rechercha l'alliance d'un prince romain. Six
années s'écoulèrent à peine, et Napoléon, empereur, eut à choisir entre
la fille des Césars et la sœur du czar de toutes les Russies. L'aîné des
arrière-neveux de Paul V, le prince Camille Borghèse, était venu dans la
capitale des plaisirs étaler le faste de sa magnificence. Jeune, bien
fait, adroit aux exercices du corps, d'une taille un peu au dessous de
la moyenne, mais doué d'une figure charmante, et possédant une fortune
immense, il partagea, dès son arrivée, avec le prince de
Fuentès-Pignatelli et M. Demidoff, l'honneur souvent ruineux de faire
admirer aux Parisiens la richesse de ses équipages. Le prince Borghèse
n'était pas dépourvu d'un certain esprit naturel; et s'il était presque
entièrement privé d'éducation, ce n'était pas sa faute: c'était celle de
son père, homme d'un rare mérite, mais systématique, et qui disait que
ses enfans en sauraient toujours assez pour être les sujets d'un pape.
Quoi qu'il en soit, le prince aurait été, au besoin, un des plus habiles
cochers de toute la chrétienté, car il comptait peu de rivaux dans l'art
de conduire à grandes guides un phaéton attelé de quatre chevaux
fringans. En arrivant à Paris, le prince Borghèse occupa le grand hôtel
d'Oigny, rue Grange-Batelière; sa première société fut le concierge de
l'hôtel et sa famille. Depuis, il disait souvent que ce qui l'avait le
plus surpris à Paris était l'éducation et l'amabilité de la famille du
concierge. Bientôt il se trouva lié avec tout ce qu'il y avait de plus
élégant dans la capitale, et particulièrement avec MM. de l'Aigle. Dès
lors il se trouva de proche en proche lancé dans le grand monde, où il
rencontra la jeune et ravissante veuve du général Leclerc, tout
nouvellement revenue de Saint-Domingue. L'idée d'une telle alliance
flatta les calculs du premier consul. On persuada au jeune prince qu'il
était amoureux; et, par l'entremise du chevalier Angiolini, envoyé de
Toscane en France, la veuve du général Leclerc ne tarda pas à devenir la
princesse Borghèse.

Il faut se reporter à l'époque de ce mariage, il faut avoir été à même
d'apprécier tout ce qu'il y a de misérable dans la vanité de ceux qui
s'appellent les grands, pour se faire une idée de l'effet que produisit
une telle alliance dans les salons aristocratiques. Depuis le dix-huit
brumaire, l'ancienne noblesse, caressée à la cour de Joséphine, avait
repris un peu de sa morgue et de son importance; et quoique l'on convînt
dans le faubourg Saint-Germain que MONSIEUR DE BONAPARTE fût un assez
bon gentilhomme, on y disait avec une sorte d'ironie: «Il y aura donc
une véritable princesse dans la famille de Bonaparte.» Oui, on disait
cela! Aux yeux de bien des gens, une alliance avec un prince romain
était un honneur très-grand pour le chef du gouvernement. Ni les
lauriers de l'Italie, ni ceux de l'Égypte, ni les lauriers plus jeunes
de Marengo, n'étaient, aux yeux d'un certain monde, des titres égaux au
droit de porter deux clefs en croix dans des armoiries. Pitié!
dira-t-on; oui, pitié, sans doute; mais qu'y puis-je faire? Ne sont-ce
pas des choses d'hommes que j'ai à raconter?

Voulant attacher son nouveau beau-frère au service de France, le premier
consul lui donna seulement le grade de chef d'escadron dans un régiment
à cheval de la garde consulaire. Le temps n'était pas venu où il serait
possible de froisser les droits de la hiérarchie militaire en
considération d'une haute position sociale; mais cela ne tarda pas à
venir. Ainsi, par exemple, le frère même du prince Borghèse, le prince
Aldobrandini, reçut quelques années après, pour premières épaulettes,
les épaulettes de colonel du quatrième régiment de cuirassiers. Mais
c'était à Bayonne; mais c'était après Tilsitt! Quoi qu'il en soit, le
prince Borghèse se montra tout d'abord digne des rangs dans lesquels il
servait. Après la campagne d'Austerlitz, l'empereur lui confia le
commandement du deuxième régiment de carabiniers. Ce fut à la tête de ce
corps que le prince se fit remarquer par sa bravoure dans une charge
brillante pendant la campagne de Prusse. Très-satisfait de la conduite
de son beau-frère, l'empereur le fit général à Tilsitt, et jeta alors
les yeux sur lui pour en faire un grand dignitaire de l'empire; car déjà
c'était trop peu pour un beau-frère de l'empereur de n'être qu'un prince
romain; ce qui n'empêcha pas le faubourg Saint-Germain de continuer à
dire que la princesse Borghèse était la seule véritable princesse de la
famille.

Je passe ici sur une foule de circonstances relatives à cette grande
époque; car, Dieu merci, je n'ai ni la prétention, ni la témérité
d'écrire l'histoire de ce temps, si fécond en merveilles: je cherche
tout simplement à rassembler quelques souvenirs; mais malheureusement
ils sont d'autant plus confus dans ma mémoire que je n'ai jamais pensé à
les en faire sortir un jour. Je le fais cependant; pourquoi cela? Parce
qu'il était dans ma destinée de le faire: voilà tout.

* * *

J'entends le lecteur me dire: «Mais quelle garantie donnez-vous à
l'exactitude de ces souvenirs?--Aucune.--Comment alors y ajouter
foi?--Il ne m'importe.--Mais enfin aviez-vous une place qui vous ait mis
à même de savoir?...--C'est mon secret.--Aviez-vous une position?--Tout
comme il vous plaira. D'ailleurs, qu'entendez-vous par une position? et
ne faut-il pas bien que chacun en ait une, quelle qu'elle soit, jusqu'au
jour où nous aurons tous la même, la position horizontale? Au surplus,
comme au moment où j'écris ceci il ne tiendrait qu'à moi de poser là ma
plume et de m'arrêter tout court, vous, qui tenez le livre, vous avez le
droit d'en rester là; et, si vous voulez que je vous parle franchement,
c'est peut-être ce que vous pourriez faire de mieux. Après un pareil
avertissement, vous n'aurez point de reproche à me faire. Je poursuis
donc.»

L'entrevue avait eu lieu entre les deux empereurs; Alexandre et Napoléon
s'étaient embrassés sur le bateau du Niémen en présence des deux armées,
rangées sur les bords du fleuve; la belle Louise de Prusse avait quitté
le moulin qui lui servait de demeure, hors de l'enceinte de la ville que
se partageaient les deux empereurs; elle avait pleuré beaucoup, prié,
boudé, sollicité, obtenu la Silésie, mais versé d'inutiles larmes sur la
perte de Magdebourg; enfin elle avait été femme; mais Napoléon était
resté homme, et Alexandre bon prince: chacun son métier dans ce monde.
Bref, la paix était signée. À peine les bases en furent arrêtées, que
l'empereur fit venir le prince Borghèse, et lui dit: «Je suis content de
toi; voilà un bon d'un million; c'est ta gratification de campagne;
Estève te paiera: mais pars sur-le-champ et fais toute diligence. C'est
toi que je charge de porter à Paris la première nouvelle de la paix.» Il
est facile de voir ici que Napoléon, roulant déjà dans sa pensée un
projet d'élévation pour son beau-frère, ne le rendait porteur d'une si
grande nouvelle que pour attirer sur lui l'attention des Parisiens; mais
il y eut alors, comme toujours, le chapitre des événemens. Moustache ne
partit de Tilsitt que quelque temps après le prince, lorsque seulement
on eut rédigé et signé les dépêches diplomatiques; mais ce diable de
Moustache, dont l'ardeur semblait doubler la rapidité des chevaux,
rejoignit le prince à trente lieues de Paris. Le prince, l'ayant aperçu,
lui fit offrir vingt mille francs pour lui laisser seulement une heure
d'avance; mais l'incorruptible Moustache fit noblement claquer son
fouet; et déjà ses dépêches étaient remises à Cambacérès quand la
voiture du prince arriva aux barrières.

Que tout était grand, que tout était beau alors, et que Paris était
réellement une ville d'enchantemens! Il y avait je ne sais quelle
vitalité dans les choses de cette époque. Ce que nous voyions
s'accomplir sous nos yeux était plus grand que ce que nous avions admiré
dans les histoires de l'antiquité. La Prusse conquise en courant; la
monarchie du grand Frédéric livrée à la merci du vainqueur dans une
seule bataille; la paix enfin, cette paix si douce, tant souhaitée des
peuples, et qui jette en arrière un reflet si brillant sur les batailles
qui l'ont précédée! Qui peut avoir oublié cet empressement avec lequel
on recherchait les bulletins de la grande armée, quand, le matin, le
canon des Invalides avait proclamé le sommaire du _Moniteur_ du jour!

Suivant de près la nouvelle de la paix conclue, l'empereur arriva à
Paris le premier de janvier 1808. C'est à cette époque, sans doute,
qu'il faut placer le point culminant de la gloire de l'empereur, qui
était encore celle de la France. Le chancre de l'Espagne ne dévorait pas
encore nos soldats et nos trésors, et déjà le bronze de Vienne se
fondait en bas-reliefs pour dresser sur la place Vendôme le plus beau
monument des temps modernes. Enfin, il restait encore, quoique bien
effacées, quelques traces de la république, puisque les titres
nobiliaires n'existaient encore que dans le cerveau de l'empereur; mais
ils ne tardèrent pas à en sortir. Au reste, l'enthousiasme était si
plein, si vrai, si général, qu'on se trouvait involontairement entraîné
à approuver tout ce que voulait l'empereur. Je le demande aux hommes de
mon temps: y a-t-il ici la moindre exagération? et n'est-il pas vrai
qu'une joie immense se manifesta alors partout où se montra Napoléon?

La fin de l'hiver ne fut qu'une longue série de fêtes. On se livrait aux
plaisirs pour se réjouir, et non pour se distraire, ce qui est bien
différent; presque point de figures sinistres, plus de querelles de
parti, et chez presque tout le monde cette confiance de la vie qui
aujourd'hui n'est plus même, hélas! l'apanage de la jeunesse. Chaque
jour voyait revenir au sein de la capitale les étrangers que la guerre
en avait momentanément éloignés, et nos généraux, que l'empereur, après
Tilsitt, avait comblés de riches gratifications. Un de mes amis, alors
chef de bataillon dans la garde, m'a dit avoir reçu pour sa part une
somme de quarante mille francs. Jamais je n'avais vu à Paris les
boutiques aussi brillantes, et surtout aussi fréquentées; et je m'en
rapporte aux marchands pour établir la différence qui existe entre les
curieux et les acheteurs. Pour ma part, je déclare que je ne professe
aucune estime pour ces promeneurs qui s'arrêtent devant l'étalage d'un
libraire, regardent la couverture d'un livre, en lisent le titre, puis
le remettent à sa place, et s'en vont sans l'acheter.

Dans le mouvement continuel que présentait Paris pendant l'hiver que
j'appellerais volontiers l'hiver de Tilsitt, le Palais-Royal était un
lieu de rendez-vous presque général: car le Palais-Royal est la capitale
de Paris, aussi bien que Paris est la capitale de France. À cinq heures
on y voyait circuler une foule nombreuse, on se pressait autour de la
Rotonde, et de là on se répandait dans les salons des plus brillans
restaurateurs et ensuite dans les spectacles alors très-fréquentés. À
cette occasion je puis citer un fait vraiment caractéristique et qui
peint bien cette importance qu'avait le Palais-Royal, et dont je parlais
tout à l'heure. J'y passais un jour par hasard, quelques minutes avant
cinq heures. Je rencontre un de mes anciens camarades de collége,
Sopransi, fils de la célèbre madame Visconti, qui l'avait eu de son
premier mari, le comte Sopransi, général au service de Prusse. Il était
alors aide-de-camp de Berthier, et revenait de la campagne de Russie.
Nous voir et nous embrasser ne fut pour ainsi dire qu'un même mouvement;
puis les questions d'usage: «Où vas-tu?... Que fais-tu?...--Que viens-tu
faire ici? demandais-je.--Ma foi! j'y viens parce que j'y ai donné
rendez-vous à Gardanne[83]; je l'attends. Parbleu, puisque te voilà,
nous dînerons tous les trois, ou tous les deux s'il ne vient
pas.--Comment! tu n'es donc pas sûr qu'il vienne? Quel jour l'as-tu
vu?--Ma foi! il y a déjà assez long-temps; je ne l'ai aperçu qu'un
instant à la tête de sa compagnie de dragons, à la bataille d'Eylau,
comme j'allais porter un ordre du maréchal. Nous nous sommes donné
rendez-vous ici pour le premier février, et c'est bien aujourd'hui.»
Nous continuâmes à nous promener, en devisant sur tout ce qui nous
passait par la tête, et au bout de dix minutes environ nous vîmes
arriver Gardanne, qui n'avait pas plus que Sopransi oublié ce
rendez-vous si singulièrement donné. Nous dînâmes tous les trois, bien
plus occupés de nos souvenirs du collége que des affaires du temps, et
je me rappelle que nous passâmes une fort joyeuse soirée.

On se fait difficilement aujourd'hui une idée des mœurs du temps dont je
parle; Paris n'était pas mort à onze heures du soir, on n'avait pas peur
de vivre trop long-temps, et pour tous ceux qui fréquentaient le monde,
la nuit n'était qu'un heureux prolongement du jour. Ah! si je ne
craignais d'abuser de la patience du lecteur, que j'aimerais à le
rajeunir de vingt et quelques années, pour le conduire aux bals brillans
de madame de La Ferté. «Invitez, lui dirais-je, cette jeune et jolie
personne que vous voyez là auprès de sa mère; c'est mademoiselle
Georgette Ducrest, une des meilleures danseuses d'ici!» Que j'aimerais
encore à le faire asseoir à la table de Cambacérès, entre M.
d'Aigrefeuil et M. de Villevieille! Chacun de ces deux messieurs était
doué d'un appétit on ne peut plus recommandable, qui donnait à l'un et à
l'autre une très-grande valeur; mais leur réunion m'a toujours paru un
des phénomènes de l'empire. Dissertez maintenant sur l'influence que
peut avoir la bonne chère sur l'embonpoint humain! Égaux en estomac,
héros de la même table, nourris des mêmes sucs, l'un était le plus gras,
l'autre le plus maigre des hommes! Messieurs les physiologistes, c'est à
vous que ceci s'adresse. Au reste, voilà de ces souvenirs auxquels je
n'ose me livrer que dans la solitude, car alors, quoi de plus doux que
de revivre le temps que l'on a déjà vécu? mais de souvenir en souvenir
on peut devenir indiscret, et l'indiscrétion est une horreur.

Cependant la saison des plaisirs s'avançait et le temps approchait où
les fatales affaires de l'Espagne allaient attirer l'empereur à Bayonne,
et où chacun par conséquent allait retourner à son poste, ou occuper
pour la première fois celui qui venait de lui être assigné. Au nombre de
ces derniers se trouvait le prince Borghèse, pour lequel l'empereur,
avant de partir, avait réalisé les projets conçus à Tilsitt. À la même
époque furent récréés, par un sénatus-consulte, des comtes, des barons
et des chevaliers de l'empire; il n'y manqua que les marquis. Cette
mesure, je dois le dire, eut la désapprobation générale de tous les
républicains qui ne furent pas titrés, et ce fut un vaste champ ouvert
aux épigrammes du faubourg Saint-Germain. À parler sérieusement, les
hommes les plus sages ne virent pas avec plaisir cette restauration de
titres que la révolution avait détruits, et, en vérité, la gloire de
l'empire n'avait pas besoin d'être entourée d'un essaim de glorioles
ridicules. L'empereur rétablit aussi dans le même temps l'ancienne
Université, c'est-à-dire cet échafaudage monstrueux où l'instruction et
l'éducation redevenaient l'objet d'un monopole, aussi bien que le sel et
le tabac. Mais, je le répète, la masse presque entière de la nation
était emportée par la confiance que lui inspirait Napoléon.

Les départemens du Piémont réunis à la France formaient déjà un
gouvernement général, dont le commandement avait été d'abord confié au
général Jourdan, puis au général Menou, qui l'occupait alors; mais je
glisse sur cet objet, attendu que j'aurai à y revenir quand nous serons
installés à Turin. Il ne faut pas que j'oublie que nous ne sommes pas
même encore en route, puisqu'il s'agit seulement de l'érection de notre
gouvernement en grande dignité de l'empire. Tout se fit de la manière la
plus solennelle; l'empereur envoya un message au sénat, et le sénat y
répondit le deux de février, par le sénatus-consulte suivant:

* * *

«ART. I. Le gouvernement général des départemens au delà des Alpes est
érigé en grande dignité de l'empire, sous le titre de gouverneur
général.

»ART. II. Le prince gouverneur-général jouira des titres, rangs et
prérogatives attribués aux autres princes grands dignitaires.

»ART. III. Dans l'étendue de son gouvernement, et lorsque Sa Majesté
Impériale ne sera pas présente, il prendra rang avant les autres
titulaires des grandes dignités et immédiatement après les princes
français.

»ART. IV. Il exercera dans les départemens au delà des Alpes les
fonctions suivantes, concurremment avec les princes grands dignitaires,
auxquels elles sont attribuées:

»1º. Il portera à la connaissance de l'empereur les réclamations formées
par les colléges électoraux, ou par les assemblées de canton desdits
départemens, pour la conservation de leurs priviléges.

»2º. Il _recevra le serment des présidens des colléges électoraux_, et
des assemblées de canton, des présidens et des procureurs généraux des
cours et des tribunaux, des administrateurs civils et des finances, des
majors, chefs de bataillon et d'escadron de toutes armes.

»3º. Lorsque Sa Majesté Impériale se trouvera dans les départemens au
delà des Alpes, le gouverneur général présentera au serment les généraux
et fonctionnaires publics admis à prêter serment devant elle.

»Il présentera également les députations des colléges électoraux, des
villes, des cours et des tribunaux.

»ART. V. Il présidera l'assemblée du collége électoral du département de
Gênes.»

* * *

Telle fut la Charte octroyée par le sénat au gouverneur général des
départemens au delà des Alpes, qui n'était encore nommé que _in petto_.
Quand j'en eus pris connaissance, je vis que les pouvoirs du prince
gouverneur-général étaient assez vaguement définis, sous le rapport de
l'autorité administrative qu'il aurait à exercer, et que, par
conséquent, ce serait à lui à se faire la meilleur part possible dans
l'exercice du pouvoir. Je fus frappé en outre de l'idée que, sous le
prétexte de fonder un gouvernement général, l'empereur avait voulu
seulement faire naître l'occasion de donner une cour à l'ancienne
capitale des états du roi de Sardaigne. Je ne concevais pas non plus
comment il avait pu échapper, à des rédacteurs aussi habiles que ceux
qui avaient rédigé le sénatus-consulte, une contradiction qui me
semblait absurde. Il est dit au troisième paragraphe de l'art. IV: «_Le
prince gouverneur-général recevra le serment des présidens des colléges
électoraux_, etc.;» et, aux termes de l'article V: «_Il présidera le
collége électoral du département de Gênes_;» d'où il résultait que le
prince recevrait son propre serment. Cela me paraissait tellement
contraire à toute raison, à tout esprit de législation, que je crus
devoir soumettre mes observations à un grand fonctionnaire de l'état,
qui m'avait toujours témoigné beaucoup de bienveillance. Quand il m'eut
écouté, au lieu de me répondre, il m'adressa cette question, à laquelle,
je l'avoue, je ne m'attendais guère: «Quel âge avez-vous?--Bientôt
vingt-trois ans.--Ah!... Vos observations sont justes; mais vous avez
tort, et je vous engage à les garder pour vous.--Comment donc...?--Oui,
vous dis-je, vous êtes trop jeune pour avoir raison.» En cette
circonstance je profitai de cet excellent conseil, dont malheureusement
je ne profitai pas toujours depuis.

Mais revenons à notre fameux sénatus-consulte et à ce qui en fut la
suite. L'empereur l'approuva le sept février; et le quinze du même mois
il adressa au sénat un nouveau message pour lui faire connaître, ce
qu'aucun sénateur n'ignorait, le choix qu'il avait fait du nouveau grand
dignitaire de l'empire. Napoléon s'exprima en ces termes:

* * *

     «Sénateurs,

     »Nous avons jugé convenable de nommer notre beau-frère, le prince
     Borghèse, à la dignité de gouverneur-général, érigée par le
     sénatus-consulte organique du deux du présent mois. Nos peuples des
     départemens au delà des Alpes reconnaîtront, dans cette dignité, et
     dans le choix que nous avons voulu faire pour la remplir, notre
     désir d'être plus immédiatement instruit de tout ce qui peut les
     intéresser, et le sentiment qui rend aujourd'hui présentes à notre
     pensée les parties même les plus éloignées de notre empire.»

* * *

Le message de l'empereur me réconcilia un peu avec le sénatus-consulte.
_Le désir d'être plus immédiatement instruit_ me parut un de ces mots de
valeur qui, émanés directement de l'empereur, nous fortifierait contre
la lettre du sénatus-consulte, s'il survenait, comme cela ne manqua pas
d'arriver, des conflits d'autorité. Il devait en survenir beaucoup, car
la position du gouverneur général se trouvait unique dans la vaste
étendue de l'empire. Il n'était pas vice-roi, comme Eugène, qui avait
des ministres spéciaux pour le royaume d'Italie; le décret ne le mettait
en relation directe qu'avec les autres grands dignitaires de l'empire:
mais l'administration restait _une_ dans toutes ses branches; mais
l'influence des ministres de Paris s'étendait sur les départemens au
delà des Alpes, tout aussi bien que sur ceux de l'intérieur de
l'ancienne France; point de nominations à faire, par conséquent point de
pouvoir: et pourtant il fallait, pour se faire bien venir, jouer toutes
les simagrées du pouvoir. N'ayant rien à donner à la réalité des
intérêts, il fallut nous borner à exploiter le champ de l'amour-propre;
mais ce champ était vaste, bien préparé et fécond; le Piémont est un
pays fertile.

Le prince fut enchanté quand il reçut le magnifique diplôme de sa
nomination. Le sénatus-consulte s'y trouvait relaté dans son ensemble,
sur une belle feuille de peau de vélin, scellée du grand sceau de
l'empire, revêtue de la signature de l'empereur, et, par ampliation, de
celle de Cambacérès; enfin, rien n'y manquait.

À cette époque, la princesse Borghèse n'était point à Paris; sa santé,
ou, si l'on veut, son caprice, l'avait engagée à passer la fin de
l'hiver à Nice, ville dont le climat est si favorable aux médecins qui
veulent envoyer mourir leurs malades ailleurs. L'empereur, cependant,
avait donné à sa sœur un brevet de bonne santé au moins momentanée, en
lui prescrivant d'accompagner son mari dans sa prise de possession du
gouvernement général des départemens au delà des Alpes. L'empereur étant
parti le trois d'avril, le prince quitta Paris le lendemain, accompagné
du colonel Curto son premier aide-de-camp, pour aller rejoindre la
princesse à Nice; et le reste du convoi se mit en marche le sept du même
mois, comme on le verra dans le chapitre suivant. Si, au reste, je
brusque un peu la fin de celui-ci, j'aurais le droit d'appeler cela du
style imitatif: car on ne peut se figurer en quelle hâte chacun
déguerpissait de Paris.



CHAPITRE II.

     Le marronnier précoce et grande observation.--Voyage au devant du
     printemps.--Départ de Paris pour Nice.--La cour de l'hôtel
     Borghèse.--Les aides-de-camp du prince.--M. de Montbreton et M. de
     Clermont-Tonnerre.--Rapidité extraordinaire.--Point de changemens
     de température.--Arrivée à Lyon et le souper de cent écus.--Le vin
     de l'Ermitage.--Deux mois en une nuit.--Admirable climat du
     Comtat.--Tristesse des oliviers.--La bonne femme de
     Brignolles.--Trente-six francs et six généraux.--Les gorges de
     l'Estrelle.--Quatre millions de diamans et petit conseil.--Absence
     de voleurs et mauvais chemins.--Le golfe Juan et la rade
     d'Antibes.--Bonnes relations entre les voyageurs.--Le bal de madame
     de Luynes et déguisemens.--Don Quichotte et M. de Louvois.--Arrivée
     à Nice.--Maison de M. Vinaille occupée par la princesse
     Borghèse.--Conversation avec le prince en regardant la mer.--Coup
     d'œil admirable.--Histoire des statues du prince.--La vente
     forcée.--Emploi de dix-huit millions.--Le prince trompé par
     l'empereur.--Influence de la conduite de l'empereur sur le
     caractère de son beau-frère.--Commencement de
     désenchantement.--Commensaux de la princesse.--Madame de
     Chambaudouin, la lectrice et les dames d'annonces.--Blangini et ses
     premiers concerts.--Premier dîner à la cour.--Ma présentation à la
     princesse.--Paulette, petit nom d'amitié.--Portrait de
     Pauline.--Conversation et musique.--Singulier caprice de la
     princesse.--Exil d'une minute.--La princesse et la femme.--Le
     colonel Gruyer.--Le général Garnier, plan des Alpes maritimes et
     bon effet du hasard.--Promenade dans Nice avec M. de
     Clermont-Tonnerre.--Madame d'Escars en surveillance et lettre à
     l'empereur.--Souvenir d'une visite chez Fouché.--Ordre de
     l'empereur de parler toujours français.--Tous les jours une lettre
     à l'empereur.--Promenade sur mer et amabilité de Pauline.--La
     pointe de Monaco et lecture inattendue.--Préparatifs de notre
     départ pour Turin.


SI je ne profitais pas de cette occasion pour faire une observation que
je renouvelle chaque année, quand je me trouve à Paris, aux approches du
printemps, je me le reprocherais toute ma vie. Parmi les marronniers des
Tuileries, qui s'élèvent en dôme au dessus des statues d'Hippomène et
d'Atalante, il en est un dont la verdure se développe avant celle de
tous les autres arbres de Paris; voilà vingt-cinq ans au moins que j'en
fais la remarque et jamais je n'ai trouvé mon arbre en défaut. Il y a
plus, comme j'en parlais un jour devant quelques personnes, une d'elles
me fit voir dans les papiers de son grand-père la même remarque
consignée et se rapportant parfaitement au même marronnier, par la
désignation du lieu où il est situé. À présent me voilà soulagé, car
depuis long-temps je brûlais de faire part au public de cette grande et
utile observation; c'est aux naturalistes à déterminer la cause de ce
phénomène. Mais, quel rapport, dira-t-on peut-être, entre cet arbre
et...?--Pardon, si je vous interromps, mais il y en a beaucoup, comme
vous l'allez voir. Le sept d'avril, jour de notre départ pour rejoindre
le prince et la princesse à Nice, les gousses de mon arbre étaient à
peine gonflées; enfin, dans les jardins hâtifs de Paris aucun signe
encore de verdure, et nous allions voyager au devant du printemps! Ceci
n'est point une exagération, comme on le verra tout à l'heure.

Le sept d'avril, à une heure après midi, la veille du jour où devaient
commencer les promenades de Longchamp, la grande cour de l'hôtel
Borghèse[84] retentissait du bruit des chevaux et des voitures de
voyage. Six chevaux étaient attelés à une grande et commode berline,
quatre à une dormeuse, et un onzième cheval était destiné au courrier à
la livrée de l'empereur, chargé de commander nos relais sur toute la
route. M. Louis de Montbreton, écuyer de la princesse, et roi du voyage
en sa qualité d'écuyer, monta dans la dormeuse avec le colonel Gruyer,
aide-de-camp du prince. La berline fut occupée par le chef de bataillon
Henrion, le capitaine du génie Delmas, autres aides-de-camp du prince;
M. Enard de Clermont-Tonnerre, chambellan de la princesse, et moi. Nous
voilà partis.

Rien n'est plus doux que de voyager de la sorte; on va grand train, et
pas une minute à attendre aux relais; aussi ne mîmes-nous que quatre
heures moins un quart à franchir les quatorze lieues de Paris à
Fontainebleau. Nous ne devions nous arrêter qu'une seule nuit pour
coucher à Lyon. Le lendemain, quand le jour vint à poindre, point de
changement sensible encore dans la température ni dans la végétation. Le
second jour, entre Roanne et Tarare, quelques feuilles, mais rares, des
amandiers et des cerisiers en fleurs nous annoncèrent le retour de la
belle saison; et le neuf, nous arrivâmes de fort bonne heure à Lyon, où,
moyennant une légère rétribution de trois cents francs, nous trouvâmes à
l'hôtel de l'Europe, sur la place Bellecour, chacun un lit, un bain, à
souper et à déjeuner le lendemain matin. C'était un peu cher, mais
l'ordre était donné de ne point lésiner et de payer largement sur toute
la route: aussi, en arrivant à Nice, ne resta-t-il pas grand'chose des
dix mille francs destinés aux dépenses du voyage.

Partis de Lyon le dix, nous suivîmes la route qui longe les bords du
Rhône à travers le Dauphiné; nous dînâmes à Thain, sur le terroir qui
produit l'excellent vin de l'Ermitage, et nous ne manquâmes pas d'en
remplir les caves de nos voitures, en nargue des droits-réunis. Nous
traversâmes de nuit Montélimart, et le lendemain quel réveil pour nous!
Sans exagération nous avions changé de climat; nous étions sous un autre
ciel; le temps était magnifique, la campagne verte et riante comme elle
l'est à Paris à la fin de mai; enfin c'était le printemps dans toute sa
splendeur; nous avions vécu deux mois en une nuit: et nous arrivâmes à
Avignon par une chaleur très-forte, tandis qu'à Paris, il n'était pas
encore prudent de quitter le coin du feu. Ce changement de température,
et la richesse de la végétation du Comtat, produisit sur moi une
impression que je ne puis rendre; et mes compagnons, bien que plus
expérimentés que moi en fait de voyages, en furent également frappés.

Nous dînâmes à Avignon dans l'hôtel où depuis fut horriblement massacré
l'infortuné maréchal Brune; vers le soir, nous traversâmes la Durance
dans un bac, et nous nous avançâmes vers Aix, où nous arrivâmes le 12 au
matin. Avant d'arriver à Aix, je me rappelle qu'à la pointe du jour nous
nous étions arrêtés dans un hameau dépendant du bourg de Brignolles. De
là, la vue s'étendait, à notre gauche et dans un fond, sur une vaste
plaine entièrement plantée d'oliviers. L'arbre de Minerve, comme nous
disions dans nos amplifications de collége, me parut d'une tristesse
affreuse, et c'est peut-être pour cela que l'ingénieuse antiquité en
avait fait le symbole de la déesse de la sagesse. Comme nous étions à
contempler cette mer d'oliviers, une grosse femme, à l'accent provençal
très-caractérisé, nous pria de faire honneur à son établissement en
prenant chacun une tasse de café au lait de chèvre. Nous acceptâmes la
proposition, et quand il fut question de payer, notre hôtesse, en
essayant de donner de la grâce à son gros sourire, nous demanda
trente-six francs. Malgré la recommandation de payer généreusement, nous
ne pûmes nous empêcher de nous récrier un peu; mais elle, sans se
déconcerter, nous tint à peu près cette harangue: «Si vous voulez payer
ce que cela vaut, Messieurs, c'est huit sous par personne: mais nous
sommes bien pauvres; et, d'ailleurs, ajouta-t-elle en se rengorgeant, on
n'a pas tous les jours l'honneur de recevoir six généraux!» On lui donna
un louis, ce dont elle parut fort satisfaite. Six généraux!... Cela
valait bien ça.

Cependant, nous n'avions plus qu'une nuit à passer en voiture, et nous
devions traverser le soir, assez tard, la forêt et les gorges resserrées
de l'Estrelle, lieu célèbre par la quantité des vols et des assassinats
qui s'y étaient commis depuis long-temps et qui s'y commettaient encore
quelquefois. Or nous aurions été de bien bonne prise; car précisément la
vache placée sur l'impériale de la berline dans laquelle j'étais,
contenait les diamans du prince et ceux de la princesse, et il y en
avait pour une valeur de quatre millions au moins. Nous tînmes un petit
conseil pour savoir si nous prendrions une escorte de gendarmerie. Après
avoir pesé le pour et le contre, nous arrêtâmes qu'il valait mieux
continuer notre route sans aucune précaution, pensant qu'une ostensible
escorte de gendarmerie ne servirait qu'à donner l'éveil dans un pays où
la plupart des brigands de nuit n'étaient que les honnêtes habitans du
jour. Nous n'eûmes point à nous repentir du parti que nous avions pris;
car nous ne rencontrâmes sur la route d'autre obstacle que le mauvais
état des chemins, qui étaient affreux. C'est dans l'Estrelle que je vis
pour la première fois cette espèce de chêne vert et élancé dont l'écorce
forme le liége. La nuit passée sans encombre, nous aperçûmes la mer
presque au point du jour; nous la perdîmes bientôt de vue pour nous
enfoncer dans de nouvelles gorges, et nous arrivâmes enfin sur les bords
de cette mer au golfe Juan, lieu destiné à devenir si célèbre, et dont
aucun de nous alors n'aurait pu rêver la future célébrité. Nous
déjeunâmes dans une cabane de pêcheur, que la mer baignait de ses flots,
ayant en perspective l'île Sainte-Marguerite qui s'élevait au dessus des
eaux, comme une vaste corbeille de verdure. À notre gauche se
développait la rade d'Antibes jusqu'aux bouches du Var et jusqu'à Nice.
Une friture d'anchois pêchés sous nos yeux nous parut une chose exquise,
et là finit la provision que nous avions faite à l'Ermitage.

Pour peu que le lecteur ait voyagé, il sait quelle intimité s'établit
entre personnes qui ont fait deux cents lieues dans la même voiture. La
nôtre était d'autant plus grande que nous étions destinés à vivre
ensemble; et d'après l'étude que j'avais faite de mes compagnons de
voyage, je vis que ce serait une chose facile et agréable. La vérité
est, que je ne connaissais ces messieurs que pour les avoir vus deux ou
trois fois chez le prince, à l'exception toutefois de M. de Montbreton,
homme bon et excellent s'il en fut. Je l'avais assez souvent rencontré
dans le monde, dans les bals, notamment à l'hôtel de Luynes, et dans nos
réunions maçonniques de la très-respectable loge écossaise de
Sainte-Caroline. Il me serait impossible d'oublier la superbe mascarade
de don Quichotte, qui produisit tant d'effet à un bal de madame de
Luynes; mascarade dans laquelle M. de Montbreton, dans le personnage de
Sancho, aurait été incontestablement le plus beau de la troupe, si M. de
Louvois n'eût prêté sa figure au héros de la Manche.

Dans la journée du treize, nous arrivâmes à Nice vers deux heures, après
avoir traversé le Var pour ainsi dire à pied sec. À Avignon, nous avions
trouvé le printemps; nous trouvâmes presque l'été à Nice. On nous
attendait, et nos logemens avaient été préparés à l'avance dans une
maison particulière que le prince avait fait louer. Celle que la
princesse avait occupée pendant l'hiver n'était pas assez spacieuse pour
nous contenir tous; mais c'était notre grand quartier-général. C'était
cependant une habitation délicieuse, appartenant à M. Vinaille, dont la
fille avait un talent très-remarquable comme peintre de miniature. Cette
maison, située à droite en arrivant à Nice, dominait un magnifique
jardin d'orangers et de citronniers qui descendait en pente jusque sur
le bord de la mer. Là règne une plage de sable dont l'inclinaison est si
peu sensible, que quand la mer est calme on peut faire mouiller
l'extrémité de ses souliers sans que la vague s'élève plus haut. Mon
premier soin fut de me rendre dans l'appartement du prince, qui occupait
l'étage supérieur, au dessus de l'appartement de la princesse. Nous nous
mîmes à la fenêtre, le prince et moi, pour jouir de la plus belle vue
que je pouvais alors me figurer. À droite s'étendaient les côtes de
France, à gauche, la partie cintrée de la rade de Nice jusqu'à la pointe
de Monaco, et devant nous la mer. Comme ce spectacle était nouveau pour
moi, je ne me lassais pas de l'admirer. L'immobile uniformité de la mer
n'était rompue que par quelques barques qui se hasardaient à peu de
distance des côtes, mais qui revenaient chaque soir au port, dans la
crainte de surprise par les bâtimens anglais, qui sillonnaient
continuellement ces parages.

Ce fut là que j'appris du prince l'histoire de ses statues, que
l'empereur venait tout récemment de lui acheter. Un jour, comme il
sortait du lever de l'empereur, celui-ci le fit rappeler et l'emmena
avec lui dans son cabinet. Après avoir été d'une amabilité extrême,
l'empereur, rompant tout à coup la conversation fraternelle qu'il avait
établie entre eux: «À propos, lui dit-il, j'ai oublié de te dire que
j'achetais tes statues.» Le prince, pris au dépourvu, et profondément
étonné de cette brusque interpellation, allégua d'abord qu'il n'avait
pas le droit d'en disposer, que la galerie qu'il possédait était
substituée dans sa famille; se hasardant ensuite à ajouter que, quand
même elle ne le serait pas, il regarderait comme un devoir de conserver
une collection que son père avait pris tant de peine à compléter.
«Substituée! interrompit l'empereur avec une humeur marquée, substituée!
qu'est-ce cela? Est-ce que je reconnais des substitutions? D'ailleurs,
je ne te demande pas si tu veux vendre tes statues; je te dis que je les
achète: mets-y un prix.»

«Voyant que l'empereur le prenait sur ce ton-là, me dit le prince, je
vis bien qu'il fallait céder. N'osant d'ailleurs mettre un prix à mes
statues, je lui dis, ce qui est vrai, que mon père en avait refusé
vingt-cinq millions, que lui offrit une compagnie anglaise. Là-dessus
l'empereur se calma tout à coup, et me dit d'un ton très-amical:
«Écoute, mon ami: vingt-cinq millions, cela serait trop; cependant j'y
veux mettre un bon prix; je t'en donne dix-huit millions, et je te ferai
très-prochainement savoir quel sera le mode de paiement que j'aurai
arrêté.»

Je ne saurais dire combien j'étais peiné en apprenant ces choses, et
combien je le fus encore plus quand j'appris comment l'empereur paya au
prince ses dix-huit millions. Cela commença à me désenchanter sur cette
grandeur impériale, que j'aurais voulu voir toujours au milieu d'une
auréole de gloire. Or, voici ce qui advint: l'empereur donna au prince
trois cent mille livres de rentes sur le grand livre, comme si la rente
eût été au pair pour six millions; ensuite il lui donna pour six autres
millions le domaine de Lucedio, domaine national situé en Piémont, à
quelques lieues de Verceil, et qui n'en valait pas plus de la moitié. Un
million fut destiné par l'empereur à achever de payer l'hôtel de Paris
et à le faire remeubler à neuf; ensuite l'empereur fit dire qu'il
gardait entre ses mains _les quatre autres millions_ pour en faire plus
tard un emploi convenable, en achetant pour le prince une belle
résidence aux environs de Paris. Maintenant, récapitulons: six et six
font douze, et un treize, et quatre dix-sept. Le prince fit lui-même
cette addition, d'où il lui sembla résulter qu'il y avait soustraction
d'un million sur dix-huit, et il en fit l'observation à l'empereur, qui
lui répondit: «Et le million que je t'ai donné d'avance à Tilsitt!» Il
n'y eut rien à répliquer, et il fallut bien que la volonté de l'empereur
fût faite en toutes choses.

La conduite de l'empereur en cette circonstance eut une influence
fâcheuse sur le caractère du prince. Naturellement méfiant, et trompé de
la sorte par son beau-frère, il ne crut plus à la probité de personne;
malheur presque aussi grand chez un prince que de croire à la probité de
tout le monde. En outre, tout objet d'art lui devint fastidieux, et
arrêta en lui le penchant qu'il aurait eu à protéger les artistes en
achetant leurs ouvrages. Quand on lui en proposait, ce qui m'arriva
plusieurs fois, il me répondait: «Que voulez-vous que j'achète des
tableaux et des statues! Est-ce que je pourrai jamais remplacer ma
galerie?» À cette réponse, je n'avais rien à répliquer.

L'histoire des statues du prince m'a presque fait oublier que nous
n'étions encore qu'à Nice; j'y reviens. Comme les logemens étaient peu
nombreux dans la maison qui nous était destinée, je me trouvai colloqué
dans la même chambre que le colonel Gruyer; et là commença entre ce
brave militaire, cet excellent homme, et moi, une liaison que rien n'a
jamais altérée. Celui-là, certes, était bien peu fait pour être le
commensal d'une cour; et il en était de même du chef de bataillon
Henrion: c'étaient des hommes si droits, si francs! Aussi le salon leur
était-il fort antipathique, et ils aimaient bien mieux le champ de
bataille.

Après nous être débarbouillés de la poussière du voyage, nous revînmes
tous, vers six heures, chez la princesse. Le prince et elle dînèrent
seuls; ce que l'on appelle, en style de cour, dans leur intérieur. Pour
nous, nous dînâmes tous ensemble, avec les personnes qui avaient
accompagné la princesse. C'était donc pour moi de nouvelles figures à
examiner, et la plupart étaient fort agréables à voir. Madame de
Chambaudouin, femme du préfet d'Évreux, était là la seule dame
d'honneur; les autres étaient des lectrices, des demoiselles d'annonce,
mademoiselle Millo et mademoiselle de Quincy, dont j'aurai à reparler.
Là je retrouvai Blangini, musicien plein de goût, que j'avais déjà connu
à Paris lorsqu'il donnait tous les dimanches matin, rue
Basse-du-Rempart, des concerts que la mode avait pris sous sa
protection. Blangini avait inspiré de l'intérêt à tout le monde par le
soin qu'il avait pris de sa famille. Forcé de fuir le Piémont, sa
patrie, poursuivi par les barbets, qui commirent tant de cruautés dans
les Alpes maritimes, chargé d'une mère, de quatre sœurs ou frères en bas
âge, il s'était réfugié à Paris, étant à peine âgé de dix-huit ans, et,
par l'exercice de son talent, il était parvenu à élever et à établir sa
famille; une de ses sœurs même était devenue lectrice de la princesse,
ou plutôt cantatrice; car elle chantait à merveille; ce dont je pus
juger plus tard à Turin.

Après le dîner, magnifiquement servi, comme on peut le croire, quoique
cela ne ressemblât pas encore au luxe des tables de Turin, on vint
annoncer que le prince et la princesse étaient dans le salon. Chacun
s'empressa d'y monter; mais comme je n'avais pas encore été présenté à
la princesse, je ne savais pas trop ce que je devais faire, n'ignorant
pas combien une infraction à l'étiquette serait un cas grave. Dans le
doute, je m'abstins, priant seulement M. de Montbreton de demander au
prince s'il avait quelque ordre à me donner. L'ordre fut de monter; et
le prince, qui était venu au devant de moi dans un premier salon, me dit
fort aimablement: «Puisqu'il n'y a pas ici de maître des cérémonies pour
vous présenter à la princesse, je vais vous présenter moi-même à ma
femme.» La présentation eut lieu immédiatement, et je dus juger, à
l'accueil charmant que je reçus, que l'on n'avait pas encore médit de
moi. Je remarquai qu'en parlant à la princesse, son mari l'appelait
Paulette, petit nom d'amitié qu'il lui donnait en diminutif du nom de
Pauline, quand ils n'étaient point en bisbille. La conversation roula
sur Paris, sur les riens du grand monde, sur les spectacles, les modes,
enfin, sur ces importantes frivolités sans lesquelles la plupart des
gens n'auraient pas grand'chose à se dire; mais le plus qu'il me fut
possible, je réduisis mon rôle à celui d'observateur, et j'avoue que
cela m'amusait beaucoup. M. de Clermont-Tonnerre était celui qui tenait
le dez, et je me confirmai dans l'opinion que j'avais déjà que c'était
un homme fort aimable, et surtout racontant à merveille.

Je voyais Pauline pour la première fois; elle me parut d'une beauté
très-supérieure encore à tout ce que j'en avais entendu dire: c'était
réellement la perfection. Il y avait en elle je ne sais quoi d'idéal, de
fin, de coquet, dont il est impossible de rendre compte; enfin, c'était
une femme femme, et c'est, selon moi, le plus grand éloge qu'on puisse
faire d'une femme: ceux qui s'y connaissent me comprendront. On voyait
de la vie dans sa langueur et de l'énergie dans sa faiblesse apparente;
son regard surtout avait quelque chose de pénétrant et de spirituel qui
donnait à sa physionomie, sinon à ses traits, quelque ressemblance avec
la physionomie de l'empereur. Je m'efforçai de ne rien laisser paraître
de l'admiration réelle que j'éprouvai; car je savais déjà qu'un visage
_discret_, sinon menteur, était de mise indispensable à la cour.
L'impassibilité que j'affectai fut probablement cause du singulier
caprice dont je devins l'objet au moment où j'y pensais le moins. La
musique avait succédé à la conversation; déjà Blangini et mademoiselle
Millo avaient chanté d'une manière ravissante le duo d'Armide; alors on
pria la princesse de chanter aussi, et, par discrétion, je n'osai
joindre mes instances à celles de quelques-uns de ces messieurs, me
modelant en cela sur les aides-de-camp du prince.

Le piano était au milieu du salon. Bien que la princesse nous eût tous
invités à nous asseoir, j'étais resté debout, le bras gauche appuyé sur
la cheminée, de telle sorte que je me trouvais presque en face des
exécutans. Cependant la princesse venait de céder aux instances de ces
messieurs et de ces dames; elle était debout devant le piano,
s'apprêtant à chanter un duetto italien avec Blangini; déjà même la
ritournelle était achevée, et la princesse commençait à filer un premier
son, quand, s'arrêtant tout à coup, après avoir eu un instant les yeux
dirigés de mon côté, elle me dit: «Je ne chanterai pas si vous restez;
non!... On m'a dit que vous étiez très-méchant, et je suis sûre que vous
vous moqueriez de moi.» J'assurai la princesse du contraire; mais, comme
tout en souriant elle répétait que je me moquerais d'elle, je lui dis
que je ne me pardonnerais jamais de priver la société du bonheur
d'entendre Son Altesse Impériale, et je m'avançai vers la porte, que je
refermai doucement sur moi.

Au bout d'une minute d'exil, je rompis mon ban; et voici pourquoi.
J'avais réfléchi; ceci, m'étais-je demandé, est-il bien un ordre de
princesse? assurément non. Qu'est-ce donc? un caprice de femme; donc il
doit être passé, puisqu'il a une minute de date. Si j'ai l'air d'en
avoir douté, je passe évidemment pour un sot; et d'ailleurs, si la
princesse se fâche, ce qui n'est pas probable, la femme pardonnera.
Enhardi par ce beau raisonnement, je rentrai donc tout doucement, et je
me remis à la place où j'étais précédemment; ce que la princesse vit
très-bien, mais ce qui ne l'empêcha nullement d'achever son duo. Quand
il fut fini, je m'approchai de la princesse, à laquelle je demandai
très-respectueusement si Son Altesse voulait bien me permettre de
l'avoir entendue. «Pardi, me dit-elle en riant, il est bien temps!»

Vers onze heures, on se retira. Gruyer et moi nous regagnâmes notre
chambre commune, où, avant de nous endormir, nous fîmes la causette,
prenant pour texte la soirée qui venait de s'écouler. Mon brave colonel
ne manqua pas de me dire de prendre bien garde à moi; conseil fort sage,
mais dont je n'avais pas besoin, car je connaissais le terrain sur
lequel j'avais à marcher.

Le lendemain, j'allai de bonne heure chez le prince; il me donna à
examiner une nombreuse collection de cartes topographiques, et me dit de
lui en donner mon opinion par écrit: c'était le plan des Alpes
maritimes, dressé sur une échelle assez vaste, par le général Garnier.
Je l'avais connu à Paris, comme un brave soldat et comme un intrépide
joueur de bouillotte; mais à son ton et à ses manières un peu
_sanculotides_, je ne me serais jamais douté qu'il fût un ingénieur
aussi habile. Il avait fait ses cartes pour être offertes à l'empereur,
si on les en jugeait dignes. Comme il était alors à Nice, il devait
venir le jour même savoir ce que le prince en pensait, et voilà que ce
jugement se trouvait remis à ma décision. Or je déclare avec toute
franchise que nul plus que moi n'était incapable de juger le travail du
général Garnier; ce qui, toutefois, ne m'arrêta pas une seule minute. Je
consignai dans une note que ses plans étaient d'une parfaite exactitude,
pensant que si je me trompais, l'auteur du moins rendrait justice à mes
connaissances, et en cette occasion le hasard me servit à miracle; car
j'ai su depuis que les cartes du général Garnier, qui sont encore, je le
crois, au dépôt de la guerre, furent considérées comme les meilleures
cartes topographiques des Alpes maritimes que l'on eût encore faites.

Cela réussit quelquefois; mais il ne serait pas bon de s'y fier
toujours. Toutefois, sous le gouvernement impérial, tout marchait si
vite que l'on aurait pardonné plus facilement une erreur que la moindre
hésitation; aussi racontait-on qu'un jour l'empereur, s'étant
brusquement approché d'un colonel, lui dit: «Combien d'hommes dans votre
régiment?--Douze cent vingt-cinq.--Combien à l'hôpital?--Treize cent
dix.--C'est bon.» Le colonel avait répondu si rapidement que l'empereur
avait à peine eu le temps de comparer ses réponses.

Les journées que nous passâmes à Nice se ressemblèrent beaucoup. J'allai
voir la ville, qui me parut fort peu remarquable par ses édifices. Je la
parcourus un jour avec M. de Clermont-Tonnerre; et il n'y a point
d'exagération à dire que si, dans les jardins, l'odeur de la fleur
d'oranger se fait toujours sentir, l'odeur du fromage nous poursuivit
dans presque toutes les rues, mitigée seulement paf l'odeur de l'ail. Il
y avait alors à Nice quelques Français exilés de Paris; j'y rencontrai
M. Alexandre de la Tour-du-Pin, et M. de Clermont-Tonnerre y alla voir
madame d'Escars et sa fille, mademoiselle de Nadaillac, qui avaient
obtenu la permission de s'y fixer, après avoir été long-temps détenues à
l'île Sainte-Marguerite. Il me donna sur la captivité de ces dames des
détails qui me firent vraiment pitié, et dès le jour même je proposai au
prince d'écrire à l'empereur en leur faveur. Je vis avec une vive
satisfaction, par la manière dont ma proposition fut accueillie, que je
n'éprouverais jamais de difficultés pour des demandes de cette nature.
Madame d'Escars obtint quelque temps après l'autorisation de revenir
dans l'intérieur de la France. Nous écrivîmes aussi à Fouché, qui était
encore ministre de la police, pour l'engager à être favorable à la
demande qui lui serait probablement renvoyée. J'avais vu ce personnage
célèbre la veille de notre départ pour Paris, car j'avais oublié d'aller
prendre des passe-ports pour notre voyage, et comme les bureaux étaient
fermés le soir, Fouché seul pouvait me les faire expédier sur-le-champ,
ce qu'il fit avec la meilleure grâce du monde. Pendant que l'on
exécutait l'ordre qu'il avait donné pour nos passe-ports, je remarquai
qu'il me regardait fort attentivement, après quoi il me donna, quoique
sans me connaître, quelques instructions, me recommandant surtout de lui
donner souvent des renseignemens sur l'état des prisonniers en Piémont;
et, chose assez singulière, la même recommandation se trouvait au nombre
des instructions particulières que l'empereur avait remises au prince.
Je me rappelle que l'empereur y insistait principalement sur ce que
chacun de nous parlât français, et évitât de se jamais servir de la
langue italienne. Je fis à Nice une étude de ces instructions, et j'en
eus tout le loisir, car nous n'avions encore à faire que des projets de
gouvernement. Il était dit encore dans les instructions de l'empereur
que le prince, à dater de son arrivée à Turin, lui écrirait tous les
jours.

Le seize au matin, comme nous finissions de déjeuner, on vint dire au
colonel Gruyer et à moi que la princesse nous demandait. Nous nous
hâtâmes de nous rendre à ses ordres, et nous trouvâmes chez elle le
prince et madame de Chambaudouin. La princesse me dit d'une manière fort
affable: «Je vous ai entendu dire hier que vous n'aviez jamais été sur
la mer; je veux voir si cela vous fera mal au cœur.» Je fus enchanté de
cette proposition; car, à part son rang et même sa beauté, Pauline était
en vérité une femme extrêmement aimable quand le vent de ses caprices
était au beau. Nous descendîmes tous les cinq par le jardin, la
princesse ayant pris mon bras, et nous trouvâmes sur le bord de la mer
une élégante chaloupe garnie d'une seule voile, et dirigée par quatre
rameurs. Nous mîmes une heure environ à gagner en ligne droite la pointe
de Monaco, trajet d'une lieue et demie, et voilà, je l'avoue, la plus
longue navigation qui puisse me donner des droits à être un jour
ministre de la marine. Quant à l'essai que voulait faire la princesse,
il me réussit au mieux, car je n'éprouvai pas le plus léger symptôme de
ce qu'on appelle le mal de mer. Nous descendîmes à terre, et nous
allâmes nous promener dans une magnifique campagne qui appartient aussi
à M. Vinaille. Nous nous assîmes sur le gazon, où la princesse, qui
avait fait apporter un livre, voulut que je fisse la lecture. À quatre
heures, nous reprîmes la route de Nice par la même voie, ne me lassant
point d'admirer le magnifique coup d'œil qu'offrent les côtes, vues à
une certaine distance, et qui semblent se rapprocher sans que l'on sente
le mouvement qui en rapproche, au contraire. Je sus dans cette
promenade, vraiment délicieuse, que le jour de notre départ pour Turin
était fixé au surlendemain, et que nous nous y rendrions par le col de
Tende. Ainsi donc, adieu, Nice.



CHAPITRE III.

     Voyage de Nice à Turin par le col de Tende.--Heureuse disposition
     des voyageurs.--Les arcs de triomphe et les malédictions.--L'hiver
     dans les montagnes.--La berline de la princesse et la chaise à
     porteur.--Caprices sur caprices.--Dispute de Pauline avec son mari
     sur la préséance.--M. de Clermont-Tonnerre et les oreillers de la
     princesse.--Le froid aux pieds et madame de Chambaudouin.--Mon
     premier voyage dans les montagnes.--Les Alpes maritimes.--Sospello
     et les billets de logement.--Mes deux bonnes religieuses.--_Siete
     pur Francese_!--Seconde journée.--Sites pittoresques et hardiesse
     des chemins.--Arrivée à Tende et appétit général.--Scène comique et
     inattendue.--Histoire d'une fraise de veau et souper
     retardé.--Causeries nocturnes avec M. de
     Clermont-Tonnerre.--Anecdotes piquantes.--Souvenirs d'une
     nuit.--Conversation remarquable de l'empereur avec M. de
     Clermont-Tonnerre.--_Conseils_ de Napoléon.--Manière de faire un
     colonel.--La montagne de Tende.--Le porteur de la princesse, une
     bouteille de vin de Bordeaux et des ricochets.--Approches de notre
     gouvernement.--La princesse voulant répondre aux
     autorités.--Nouvelle dispute.--Observation faite à Pauline et
     influence du nom de l'empereur.--Arrivée à Coni--La ville
     illuminée.--Discours de l'évêque et réponse du prince.--Influence
     du clergé en Piémont.--Mot heureux de Voltaire sur les papes.--M.
     Arborio, préfet de Coni.--Promenade de Coni à Racconiggi.--Maison
     de plaisance des princes de Carignan.--Parc dessiné par Le
     Nôtre.--Le lit de Louis XV et l'écho factice.--Commencement de
     l'étiquette.--Le service d'honneur.--Mademoiselle Millo et
     mademoiselle de Quincy.--Notre entrée à Turin et le canon de la
     citadelle.


IL faudrait avoir la plume de Sterne pour raconter dignement toutes les
bizarreries, tous les incidens comiques qui signalèrent notre voyage de
Nice à Turin par le col de Tende. Nous étions tous jeunes, tous disposés
à nous amuser, et pour chacun de nous l'avenir ne se présentait qu'en
beau. Qui de nous, en effet, aurait pu supposer alors que cet empire, si
grand, si fort, si puissant, ne tarderait pas à s'écrouler? En concevoir
la possibilité eût été chose absurde. Cependant je ne tardai pas à
m'apercevoir, comme j'aurai l'occasion de le faire remarquer plus tard,
qu'il y avait plus d'apparence que de réalité dans l'attachement à la
France des peuples annexés à l'empire. Quoi qu'il en soit, nous voilà
sur la route du chef-lieu de notre gouvernement général, où nous
attendent de brillantes réceptions, des arcs triomphaux, des fêtes à
l'extérieur, et au dedans bon nombre de malédictions. Nous mîmes quatre
grands jours pour parcourir un espace d'environ cinquante lieues, dont
trente dans les montagnes: c'est dire assez que nous voyagions à petites
journées, ainsi que l'exigeait la santé de la princesse. Elle me
paraissait se bien porter alors; mais elle possédait au suprême degré
l'art d'être malade à volonté. Il nous fallut en outre dire
momentanément adieu au printemps anticipé dont nous avions joui si
délicieusement. À peine, en effet, eûmes-nous fait quelques lieues en
nous enfonçant dans les gorges des montagnes, que nous retrouvâmes
l'hiver, et un hiver très-rigoureux.

Notre convoi se composait de sept ou huit voitures au moins, sans
compter la chaise à porteur de la princesse, où elle montait chaque fois
que la raideur des escarpemens nous obligeait à descendre de voiture.
Elle était, le reste du temps, dans la berline que nous avions amenée de
Paris, et que le sellier Braidy avait faite aussi douce que possible
exprès pour ce voyage. Dans la même voiture se trouvait le prince,
madame de Chambaudouin, et M. de Clermont-Tonnerre. Dieu sait ce qu'ils
eurent à souffrir sur toute la route des caprices de la princesse, car
le vent y était à la tempête. Il faut lui rendre cette justice: elle
était comme un vrai démon; mais quel joli petit démon! À peine elle
était dans sa voiture qu'elle voulait qu'on la portât, et quelques
minutes après, il fallait remonter en voiture. L'ennui et l'impatience,
à grande peine contenus, que l'on voyait sur la figure du prince,
étaient à faire pitié; aussi, tant qu'il le put, fit-il la route à pied.
Sa femme le tourmentait sur tous les points possibles: tantôt elle lui
disait qu'elle voulait prendre le pas sur lui, arguant du fameux
sénatus-consulte que j'ai rapporté précédemment; elle y avait vu que le
prince avait le pas immédiatement après les princes français, d'où elle
concluait que les princesses françaises se trouvaient dans le même cas,
et que, par conséquent, ce serait à elle à répondre aux harangues des
autorités. Vainement le prince objectait que c'était lui qui était le
gouverneur-général, et qu'elle n'était point, elle, gouvernante
générale; elle n'en voulait point démordre, et lui disait alors d'une
façon peu aimable qu'il n'était gouverneur-général que parce qu'il était
son mari, et qu'il ne serait rien s'il n'eût pas épousé la sœur de
l'empereur, ce qui, au fond, ne manquait pas de quelque vérité. Alors le
prince l'appelait Paulette, Paulette!... du ton le plus doux possible;
mais je t'en souhaite! Paulette avait de la tête, et son état capricieux
demeurait en permanence. Quant à M. de Clermont-Tonnerre, lui, il était
simplement victime du jeu des oreillers. Or, voici ce que c'était: de
bon compte fait, il y avait bien au moins quatre ou cinq oreillers dans
la voiture de la princesse. Par momens, ce nombre était à peine
suffisant pour envelopper Pauline d'un rempart de plumes; mais parfois
aussi la princesse s'en trouvait trop échauffée; alors on les entassait
sur les genoux de monsieur le chambellan de service, qui, n'étant pas
très-grand, était obligé de se tenir extrêmement droit pour pouvoir
respirer au dessus de cette masse de plume. Pour madame de Chambaudouin,
c'était autre chose: quand la princesse avait trop grand froid aux
pieds, il fallait qu'elle eût de temps à autres des complaisances peu
décentes, pour que Pauline trouvât à mettre ses pieds dans un endroit
assez chaud.

À cette époque, je n'avais point encore voyagé dans les montagnes;
depuis, j'ai parcouru les Alpes proprement dites et les Apennins; mais
je puis assurer que, dans aucune des chaînes qui séparent l'Italie du
reste de l'Europe ou la dominent dans sa longueur, je n'ai trouvé une
nature aussi bizarrement saccadée que dans les Alpes maritimes, depuis
Nice jusqu'à Coni. Là j'ai pu admirer ce que peuvent le temps et la main
des hommes pour forcer des montagnes ardues à livrer un passage aux
voyageurs. J'avais peine à concevoir comment les princes de la maison de
Savoie avaient pu parvenir à exécuter des travaux qui sont réellement
prodigieux.

Notre itinéraire était tracé d'avance, et nous devions coucher le
premier soir à Sospello, bourg enclavé dans une profonde vallée que de
hautes montagnes dominent de tous côtés. Quelle que soit mon horreur
pour le genre descriptif, je ne puis me dispenser de dire quelques mots
de la disposition vraiment unique de ce point des Alpes maritimes. Vers
deux heures de l'après-midi, nous nous trouvâmes en vue de Sospello, et
nous avions encore près de quatre heures de marche pour y arriver.
Figurez-vous un immense cône renversé, ou, si vous aimez mieux un terme
plus simple, un vaste entonnoir; supposez un bourg bâti dans sa partie
la plus profonde, et vous aurez une idée de Sospello. Arrivés sur un des
points dominans du cercle de l'entonnoir, nous en découvrions
très-facilement la profondeur; il semblait qu'avec la main on aurait
lancé une pierre sur le clocher de l'église; eh bien! c'est de ce point
que nous avions encore quatre heures de marche, en suivant les
sinuosités des voies pratiquées le long des flancs intérieurs de la
montagne; il fallait aller, revenir, aller de nouveau, revenir encore,
et quand nous avions fait une lieue de chemin, à peine nous étions-nous
approchés de deux cents toises de notre but. Nous y parvînmes enfin un
peu avant la chute du jour, et la princesse s'étant enfermée avec ses
femmes, nous n'en entendîmes plus parler de la soirée. Nous eûmes
seulement à essuyer la visite de toutes les petites autorités du lieu,
sans en excepter le séminaire. Rien n'est plus pittoresque que Sospello;
le bas-fond sur lequel ce bourg est construit a plus d'étendue que nous
n'aurions pu le supposer en le voyant d'en haut. Le torrent qui le
traverse n'était à cette époque qu'une jolie petite rivière encaissée
par des quais. Sospello était autrefois le quartier-général des Barbets,
auxquels il avait fallu faire une guerre d'extermination, et
véritablement on dirait que la providence, qui pense à tout, a pensé, en
taillant ces montagnes sur un patron si bizarre, à doter les brigands
d'une retraite inexpugnable.

Le prince et la princesse furent logés dans la maison du maire, et nous
distribués dans le bourg par billets de logement. M. de Montbreton, à sa
qualité d'écuyer commandant le voyage, joignait les fonctions de
maréchal-des-logis. Pour s'assurer du profond respect que m'inspirerait,
l'hospitalité, il m'avait fait la plaisanterie de me colloquer chez deux
bonnes vieilles religieuses, ce qui, le lendemain, divertit beaucoup le
prince et la princesse. Les bonnes et excellentes femmes! Elles avaient
mis tout sens dessus dessous pour m'arranger, dans le modeste asile
qu'elles habitaient en commun, une chambre aussi confortable que
possible; elles avaient enfin réuni les matelas de leurs lits pour que
je fusse mieux couché. M'en étant aperçu, je leur déclarai positivement
que je m'en irais à l'instant de chez elles si elles me laissaient plus
qu'un matelas, et ne refaisaient pas leurs lits, les assurant que pour
tout au monde je ne voudrais pas les incommoder un seul instant. Non, je
n'oublierai de ma vie l'expression de surprise qui se manifestait sur
leurs figures vénérables pendant que je parlais de la sorte. Quand j'eus
fini, la plus jeune des deux, qui avait au moins cinquante ans, me dit
en croisant ses deux mains et avec un accent impossible à rendre: _Ma,
Signor, siete pur Francese!_... «Comment, Monsieur, mais vous êtes
pourtant un Français!...» Quelle avait donc été la conduite d'indignes
Français dans la profondeur de ces montagnes, pour que deux pauvres
religieuses fussent si surprises de voir un Français faire ce que tout
homme bien élevé ferait à l'égard de toutes les femmes! Elles reprirent
leur chambre, m'arrangèrent un lit de sangle dans une autre petite
pièce, et le lendemain matin elles épiaient mon réveil pour m'offrir une
tasse de café, _di café nero_, comme disent les Italiens. Au surplus
j'avais reçu là une excellente leçon qui me dédommagea par avance des
plaisanteries du lendemain.

Le cortége se remit en route d'assez bonne heure sans que la princesse
eût pensé à en contrarier le départ par une fantaisie instantanée, et
nous nous dirigeâmes vers Tende, où nous devions coucher. Lorsque nous
eûmes gravi le versant opposé à celui que nous avions descendu la
veille, et redescendu une autre montagne, l'aspect et la nature des
lieux changèrent tout-à-fait; nous n'eûmes plus à monter ni à descendre;
nous suivîmes une route unie, mais extrêmement sinueuse, frayée sur les
bords d'un torrent. Rien de plus pittoresque que cette partie des Alpes
maritimes dans lesquelles nous nous trouvions pour ainsi dire encaissés;
je me rappelle surtout deux lieues que nous fîmes sur une route taillée
dans le roc un peu au dessus du torrent, dont les eaux grondaient au
milieu des roches détachées. Les deux côtés de la montagne, extrêmement
rapprochés, se resserraient encore à leur ouverture, c'est-à-dire à
quatre cents pieds au dessus de nos têtes, de telle sorte que ces
immenses murailles naturelles s'avançaient sur la route, à peu près
comme la tour penchée de Pise du côté où elle est saillante. Ce chemin
avait été creusé sous le duc de Savoie Victor-Amédée.

Enfin nous arrivâmes à Tende, village affreux, composé moins de maisons
que de tannières, qui s'élèvent en amphithéâtre sur le plan incliné de
la montagne qui fait face à la route. Ces maisons sont tellement les
unes au dessus des autres, que pour se faire une idée exacte de Tende,
il suffit de regarder une de ces vieilles gravures sur bois où il y a
absence totale de perspective, celle, par exemple, où le fameux cheval
de Troie se trouve perché sur un fort joli échantillon de rempart; on la
trouve, je crois, dans le Virgile in-folio _ex codice vaticano_.

Quiconque a éprouvé l'influence de l'air des montagnes sur l'estomac
humain, concevra quel devait être notre appétit à cinq heures du soir,
n'ayant pris de tout le jour qu'un très-léger déjeuner à huit heures du
matin; aussi n'y avait-il qu'un cri après le repas tant souhaité. Les
ordres étaient donnés, le couvert mis, et déjà nous croyions le moment
venu de nous mettre à table, quand un événement imprévu vint répandre
parmi nous la consternation. Un mouvement extraordinaire venait de se
manifester dans l'espèce d'hôtellerie où était descendue la princesse;
on allait, on venait, on se heurtait dans les escaliers; la grosse femme
de chambre Émilie courait comme un page; tous les valets étaient sur
pieds, les courriers prêts à monter à cheval, la dame d'honneur tout en
émoi; les lectrices ne savaient où donner de la tête, enfin les apprêts
du souper étaient généralement suspendus. Que se passait-il donc? Nous
ne le sûmes pas d'abord, mais enfin nous fûmes officiellement informés
que la princesse avait la colique, et son altesse venait de signifier
qu'il lui fallait absolument un lavement à la fraise de veau. C'était
admirable dans un pays où il n'y a pas de veau! mais les entrailles de
la princesse n'admirent aucune espèce de conciliation; la farine de
graine de lin fut rejetée avec horreur, et l'huile d'amande douce
elle-même ne put obtenir la moindre faveur; c'était une fraise de veau
qu'il fallait. Tous les valets se mirent donc en campagne avec des
guides du pays; enfin, par une espèce de miracle, au bout de deux
heures, un des courriers revint triomphant, portant en selle un jeune
veau qui fut immédiatement immolé. La fraise en fut extraite, lavée,
bouillie; nous eûmes à notre souper la seule fraise de veau qui
probablement ait paru sur une table de Tende depuis la création, et les
entrailles de la princesse se trouvèrent émolliées à la satisfaction
générale.

Cet incident, comme on peut le croire, jeta beaucoup de gaieté sur notre
souper, bien qu'il en ait été retardé jusqu'à huit heures, et je me
rappelle que M. de Clermont-Tonnerre et moi ayant été désignés pour
occuper la même chambre, nous nous en donnâmes au cœur-joie fort avant
dans la nuit. Il était impossible d'être plus aimable que mon camarade
de chambre; il savait surtout raconter avec une grâce infinie une foule
d'anecdotes dont sa mémoire était remplie. Je pense qu'il n'y aura pas
d'indiscrétion à en rapporter ici une qui me vient en souvenance: elle
est d'ailleurs caractéristique, et montre parfaitement quelles furent
les dispositions de l'empereur en faveur de l'ancienne noblesse.

* * *

Il y avait peu de temps que M. de Clermont-Tonnerre avait accepté les
fonctions de chambellan de la princesse Borghèse, fonctions qui
donnaient le droit d'assister au lever de l'empereur, lorsqu'un jour,
après le lever, Napoléon lui adressa la parole, et poursuivit même assez
loin la conversation. «Vous avez bien fait, lui dit l'empereur, de vous
rattacher à moi. Je vous en sais gré, et j'aurai soin de vous. Mais,
voyez-vous, M. de Clermont-Tonnerre, être chambellan de ma sœur, cela ne
vous suffit pas; il faut servir... Dam!... Écoutez... je ne puis pas
vous rendre les priviléges que vous aviez autrefois... Non, cela ne se
peut pas... Mais, enfin, allez voir Clarke, il est ministre de la
guerre... Demandez-lui de vous faire capitaine et de vous prendre pour
aide-de-camp... Vous lui direz que c'est moi qui vous l'ai _conseillé_.»
Certes, M. de Clermont-Tonnerre n'eut garde de manquer à suivre un aussi
bon _conseil_, et Clarke, comme on peut le croire, s'empressa fort d'y
faire droit, d'où il advint que M. Clermont-Tonnerre fit la campagne
d'Iéna en qualité de capitaine aide-de-camp du ministre de la guerre.
Mais il advint, ma foi, bien autre chose! Après le retour de Tilsitt,
l'empereur ayant encore remarqué M. de Clermont-Tonnerre à son lever,
l'interpella de la sorte: «Pourquoi n'êtes-vous pas colonel?... Vous
avez tort...--Sire.--Oui, je sais bien, les difficultés... C'est
difficile, en effet. Pourtant... faites ce que je vais vous dire: On
organise dans ce moment-ci des régimens de gardes-côtes. Votre
belle-mère a des propriétés en Normandie; allez-y. Montrez du zèle, de
l'activité; mettez-vous à la tête d'un de ces régimens; prenez des
épaulettes de colonel; à votre retour, vous viendrez me voir avec; je ne
dirai rien, et vous verrez que personne n'osera rien dire. Cela passera
comme ça, et je suis sûr que Clarke sera très-flatté d'avoir un
aide-de-camp colonel[85].» Il serait superflu d'ajouter que ce nouveau
conseil donné par l'empereur ne fut pas moins ponctuellement suivi que
le premier; l'issue, d'ailleurs, n'en fut pas moins heureuse.

Cependant il ne faut pas que je m'arrête trop long-temps à nos causeries
nocturnes, car ce serait à n'en pas finir. Il vaut mieux nous replacer
au point où nous en étions, M. de Clermont-Tonnerre et moi, quand nous
nous imposâmes un mutuel silence pour profiter du peu d'heures qui nous
restaient à dormir. En effet, il fallait être sur pied le lendemain à
six heures du matin, notre troisième journée étant de douze heures de
marche, dont sept pour monter seulement les soixante-douze grandes
marches, liées par des tournans, qui conduisent au sommet de l'immense
escalier que présente la montagne de Tende. Jusque là nous n'avions vu
de neige que sur quelques roches culminantes; mais, à demi-montée, nous
en trouvâmes beaucoup même sur la route, et il faisait un froid des plus
rigoureux. La plupart des hommes étaient à pied, et, pour ma part, je ne
montai en voiture que quand nous fûmes parvenus sur le plateau qui
s'étend au sommet de la montagne de Tende, mais qui a cependant beaucoup
moins d'étendue que la plaine élevée du Mont-Cénis. Là, je me le
rappelle, le froid et la marche nous donnaient une soif excessive, et
nous n'avions aucun moyen de l'étancher, quand j'aperçus un des porteurs
de la princesse qui buvait à même une bouteille de vin de Bordeaux. Le
gaillard avait été de précaution, et je l'en félicitai en enviant son
sort. Il m'assura que s'il n'avait pas bu à même, il m'en offrirait
volontiers; à quoi je lui répondis qu'il ne m'inspirait aucun dégoût, et
la bouteille passa de ses mains dans les miennes. À peine eus-je humé
quelques gorgées, que le prince m'apercevant: «Ne buvez pas tout,» me
cria-t-il. Moi, alors, lui rendant le scrupule que m'avait témoigné le
porteur de la princesse: «Monseigneur, lui dis-je, si je n'avais pas bu
à même, je...--Ah! bah! donnez, donnez donc! je meurs de soif. «Quand le
prince eut bu, la bouteille me revint, et je la rendis à son premier
propriétaire, fort satisfait de ne pas la revoir tout-à-fait vide.

Quand nous commençâmes à dévaler du côté du Piémont, il fit un temps
épouvantable; une espèce de tourmente venait de s'élever: le vent et la
neige, qui tombait à flocons serrés, nous coupaient la figure; et les
roues de nos voitures s'enfonçaient dans de profondes ornières de neige;
enfin nous arrivâmes au premier village de notre gouvernement, où la
princesse commença à réaliser ses menaces en voulant répondre au maire
du lieu, tandis que le prince lui répondait de son côté; d'où il résulta
que le maire n'eut réellement, pour réponse aux magnifiques complimens
qu'il avait débités, qu'une dispute de préséance entre le mari et la
femme. Je ris de ceci, aujourd'hui que je ris de tout: mais je n'en
riais point alors; j'étais au contraire profondément affligé de l'espèce
de déconsidération que de pareilles discussions pouvaient faire retomber
sur le prince, et je me permis, quand nous arrivâmes à Coni, tout
aussitôt que nous fûmes descendus de voiture, de m'approcher de la
princesse et de lui en faire respectueusement l'observation, ajoutant
que si l'empereur en était informé, Sa Majesté serait fort mécontente.
C'était le grand moyen, car le nom de l'empereur seul y pouvait quelque
chose; encore ce moyen n'était-il pas toujours efficace. Il réussit
pourtant cette fois, et il fut arrêté que ce serait le prince qui
répondrait au discours de félicitations que devait prononcer l'évêque de
Coni au nom de toutes les autorités du département de la Stura.

Cependant nous étions tous descendus à la préfecture, après avoir
traversé une partie de la ville de Coni, toute resplendissante
d'illuminations. La princesse passa avec ses femmes dans l'appartement
qui lui était destiné. Je me rendis dans la chambre du prince, où nous
prîmes préalablement connaissance du discours de l'évêque. Il nous parut
fort convenable, et nous arrangeâmes en toute hâte une réponse dans
laquelle le prince se félicitait d'entendre la voix d'un vénérable
ecclésiastique lui donner la première assurance du dévouement des
Piémontais à l'empereur; qu'un pareil choix le flattait personnellement,
puisqu'il devait toute son illustration à sa parenté avec un des princes
de l'église. Ce rapprochement fit un bon effet dans un pays où
l'influence du clergé était très-grande, et où un grand nombre de
personnes étaient adonnées à la dévotion. En somme, sous l'Empire même,
la partie la plus délicate dans l'action du gouvernement, était celle où
elle se trouvait en contact avec le clergé, surtout dans les départemens
au delà des Alpes; d'ailleurs, c'est un principe généralement reconnu,
que les politesses, même exagérées, n'ont jamais d'inconvéniens, et ne
compromettent jamais quand elles s'adressent aux femmes et aux évêques.
Voltaire, dont les plaisanteries sont quelquefois si pleines de raison,
a touché du doigt la chose quand il a dit, en parlant des papes, qu'il
fallait continuer à leur baiser les pieds, mais leur lier les mains. Si
j'étais roi, je ne donnerais pas d'autres instructions à mon ambassadeur
à Rome; mais voilà sur ce point assez de bavardage.

La préfecture de Coni, depuis que nous y étions descendus en si grand
nombre, présentait un état de désordre qui ressemblait presque à de
l'anarchie. On ne savait auquel entendre, soit pour le service des
tables, soit pour les logemens. Nous fûmes encore presque tous
disséminés dans la ville, et j'échus en partage à un bon Piémontais,
dont j'ai oublié le nom, mais dont la maison était plus noire et plus
enfumée qu'une vieille prison. Au surplus, je ne vins me coucher que
fort tard, étant resté plusieurs heures avec le préfet, pour m'informer
de l'état et des besoins de son département. C'était un fort brave
homme, menant bien sa barque sans bruit, et comptant peu de réfractaires
parmi les conscrits de son département, ce qui était un des points
essentiels il se nommait M. Arborio. Il mourut malheureusement quelques
mois après, et ce fut une perte réelle pour son département qu'il menait
aussi doucement que les ordres d'en haut pouvaient le permettre.

Le lendemain, conformément à notre itinéraire, nous n'avions que douze
lieues à faire, et ce fut plutôt une promenade qu'une fraction de
voyage. En peu d'heures, nous eûmes franchi la distance de Coni à
Racconiggi, où nous devions passer la journée, afin d'y concerter notre
entrée solennelle qui devait avoir lieu à Turin le lendemain. Les routes
étaient magnifiques, comme elles le sont toutes en Piémont, où elles
ressemblent réellement à des allées de jardin; aussi ne sont-elles point
larges comme nos routes délabrées de l'intérieur de la France, dont on
devrait vendre la moitié pour faire réparer l'autre. Les campagnes que
nous traversâmes étaient riches de culture et de végétation, et je
remarquai, dès lors, le système d'irrigation que j'ai tant admiré
depuis, et qui répandait dans toutes les terres la vie et la fécondité.

Racconiggi, palais de campagne des princes de Carignan, est une des
belles habitations de prince qui existent. Le Nôtre en a dessiné le parc
réservé, qui n'a pas moins de deux cents arpens d'étendue. La végétation
y est admirable, les eaux superbes et convenablement éloignées du
palais. Les bâtimens sont vastes et parfaitement en harmonie avec les
jardins. Là, se trouvait, dans une chambre, le lit qui avait servi au
mariage de Louis XV; dans une autre, l'architecte avait ménagé un écho
factice que nos lectrices, ou demoiselles d'annonce, firent bavarder à
qui mieux mieux. Les autorités de Turin accoururent présenter leurs
hommages au prince et à la princesse. Les officiers de leurs maisons,
les dames piémontaises de la princesse s'y rendirent également: mais ce
serait trop nous hâter que de faire, dès à présent, connaissance avec
tout ce monde-là. Ce fut à Racconiggi que la sainte étiquette réclama
pour la première fois ses droits imprescriptibles, et le service
d'honneur, dont je n'avais pas l'honneur de faire partie, fut seul admis
à la table du prince et de la princesse, où il y eut grand gala; et
comme ma table n'était point encore officiellement organisée, je dînai
avec deux jeunes personnes dont l'une était fort jolie, et l'autre fort
agréable, mademoiselle Millo et mademoiselle de Quincy, dont j'ai déjà
parlé, mais que je ne commençai réellement à connaître que ce jour-là.
J'aimais mieux ce petit comité, qui n'était pas sans charmes, mais qui
aurait pu aussi ne pas être sans inconvénient. Enfin, tout se passa pour
le mieux; et le lendemain, vingt-deux d'avril, jour de ma naissance, ce
qui est pour moi une circonstance assez singulière, nous fîmes, en
grande pompe, notre entrée à Turin, escortés par une garde d'honneur, et
salués par le bruit du canon de la citadelle.



CHAPITRE IV.

     Conseil bon à suivre.--Les faiseurs de plans.--Souvenir du
     ministère des relations extérieures.--Simplicité
     d'organisation.--Le colonel Clément, M. d'Auzer, M. Dauchy et le
     général Porson.--Les deux secrétaires.--M. Charles de La Ville et
     sa famille.--Les chefs d'état-major de Rapp et de
     Davoust.--Difficultés de notre position.--Circulaire aux préfets
     dans l'intérêt des administrés.--Le baron Giulio.--Lutte engagée et
     allégations de droits.--Correspondance singulière.--Le préfet sur
     les grands chemins.--Décision indispensable.--Conciliation
     amiable.--Visite au général Menou.--Horreur du général pour payer
     ses créanciers.--Le danseur de soixante-dix ans.--Madame de Menou
     victime de l'expédition d'Égypte.--Seule distraction de madame de
     Menou.--Le général Menou et le tyran domestique.--Le théâtre
     Carignan et la troupe de mademoiselle Raucourt.--Ma première soirée
     au spectacle et mœurs nouvelles.--Incertitudes à l'occasion d'une
     clef.--M. et madame d'Angennes.--Les théâtres éclairés.--La cour
     décente et mot du prince Borghèse.--Mon lit et le frère assassiné
     par son frère.--Promenades avec M. de Clermont-Tonnerre.--La
     _consola_ et les _ex-voto_.--Rencontres d'anciennes
     connaissances.--M. de Salmatoris et M. de Seyssel.--Bon usage
     piémontais.--Le comte Peiretti et M. de Luzerne.--Le théâtre de
     l'Opéra orgueil des habitans de Turin.--M. Négro, maire de
     Turin.--Grand bal donné par la ville au prince et à la
     princesse.--Bonne idée et heureux effet d'un petit moyen.--Fête
     magnifique, et Pauline la reine du bal.--Honneurs rendus au
     fauteuil de l'empereur.--Conseil suivi par Pauline, et enthousiasme
     à propos d'une Montferrine.


QUAND ON arrive dans un pays où l'on aura à exercer une part quelconque
d'autorité dans le gouvernement ou dans l'administration, la première
chose à faire est de chercher parmi les habitans un homme intègre, sans
fonctions, sans ambition et appartenant à la classe aisée. Quand vous
l'avez un peu tâté, donnez-lui votre confiance; mais, sur toutes choses,
ne la donnez qu'à lui: ne l'éparpillez pas sur ces innombrables donneurs
d'avis, sur ces faiseurs de projets, qui se jettent à votre tête. À
peine étions-nous à Turin, que les plans nous pleuvaient de tout côté,
comme des projectiles sur une citadelle assiégée. Si l'on en avait cru
la plupart de ces messieurs, l'administration du gouvernement des
départemens au delà des Alpes, aurait ressemblé à un ministère de Paris,
ayant ses divisions, ses bureaux, ses chefs, ses sous-chefs et son armée
d'employés. J'avais remarqué, dans ma première jeunesse, que le
personnel du ministère des relations extérieures, qui n'était pas
autrement mal régi par M. de Talleyrand, se bornait à quarante-cinq
employés, y compris le ministre et ses secrétaires. Je jugeai, d'après
cela, que notre machine gubernative serait d'autant meilleure qu'elle
serait plus simple; par cette raison toute naturelle, que, moins il y a
de roues à une voiture, et plus elle roule facilement. Dès lors, point
de divisions, point de bureaux. Les affaires de la maison du prince, ou,
si l'on veut ennoblir les choses, l'administration de notre liste
civile, ressortissait d'un intendant général, le colonel Clément; M.
d'Auzers, ancien chevalier de Malte et émigré, était intendant général
de la police; le général Porson, chef d'état major du prince; et le
conseiller d'état Dauchy, intendant général des finances. Ces messieurs,
comme on dit vulgairement, étaient chargés du gros de la besogne, de la
partie matérielle qui se rattachait à leurs attributions respectives.
Quant aux matières plus délicates, elles furent réservées, soit pour le
secrétaire des commandements, soit pour le cabinet particulier. Mais les
attributions de ces deux secrétariats ne furent point tellement
définies, que les deux titulaires n'aient souvent confondu leurs
fonctions; ce qui était sans inconvénient, car ils ne tardèrent pas à se
lier de la plus étroite intimité. Charles de La Ville, secrétaire des
commandemens, était un homme excellent, plein d'esprit et de
connaissances variées. Il était Piémontais, mais n'avait rien de cette
_sournoiserie_ que l'on peut reprocher à un certain nombre de ses
compatriotes. Son père, ancien préfet de Turin, s'était dès l'origine
prononcé en faveur de la cause française, pour la réunion du Piémont à
la France; aussi avait-il été nommé sénateur et chambellan de Madame
Mère. Le seul reproche que peut-être on aurait pu adresser au comte de
La Ville aurait été la trop longue prolongation d'habitudes qui
devraient être plus spécialement l'apanage de la jeunesse. Il avait deux
autres fils, César et Alexandre, alors colonels tous les deux dans
l'armée française, dont l'un fut chef d'état-major de Rapp à Dantzig, et
l'autre chef d'état-major de Davoust à Hambourg. C'est dire assez que
c'étaient des officiers distingués. Au surplus, les trois frères de La
Ville étaient presque Français; ils l'étaient du moins par leur
éducation, ayant été tous les trois élevés au collége de Sorrèze.

On a pu voir facilement, par ce qui précède, comment se trouva organisé
le gouvernement général des départemens au delà des Alpes. Mais
qu'est-ce qu'un gouvernement dont le chef n'a point de places à donner?
Le prince se trouvait soumis par le fait à l'action de chacun des
ministres dans la sphère de leurs attributions. Quand le ministre de
l'intérieur, par exemple, avait obtenu de l'empereur la nomination de
tel ou tel préfet, de tel ou tel sous-préfet; si, nous qui étions sur
les lieux, nous le jugions, soit incapable, soit digne d'avancement, il
fallait que le prince s'adressât au ministre de l'intérieur, et si
celui-ci ne faisait pas droit aux observations du prince, que devenait
la considération dont devait être entourée la personne du prince
gouverneur-général, qui ne pouvait pas, d'ailleurs, descendre jusqu'à
invoquer l'influence souvent toute-puissante des bureaux? À la vérité,
il partait chaque jour du cabinet du prince une _lettre à l'empereur_;
mais ce n'était pas avec un homme comme Napoléon que l'on eût été bien
venu de faire servir cette note quotidienne à des intérêts privés, qui
cependant n'en étaient pas moins sacrés. Toutefois, nous eûmes
quelquefois recours à ce moyen, et presque toujours avec succès; ce qui
tenait peut-être à ce que nous n'en usions qu'avec réserve, et avec une
parfaite connaissance de cause.

Dès les premiers temps de notre arrivée, nous pensâmes que, dans
l'intérêt des services publics, il fallait tâcher de donner une
direction commune à l'action des préfets et à la nôtre; nous envoyâmes à
cet effet une circulaire aux préfets des neuf départemens dont se
composait le gouvernement. Nous les engagions à nous communiquer l'objet
de leur correspondance, pour que, la nôtre coïncidant avec la leur, les
affaires pussent obtenir une décision plus prompte. Certes, une pareille
invitation était bien évidemment dans l'intérêt général: aussi fut-elle
comprise de la sorte par huit de nos neuf préfets, qui s'empressèrent de
l'accueillir et nous en adressèrent même des remerciemens. Quant au
neuvième, le baron Giulio, préfet de Verceil, il prit la chose tout de
travers. C'était un ancien médecin, patriote plus que chaud dans les
troubles du Piémont, bon administrateur, mais jaloux de toute autorité
qui portait ombrage à la sienne. Il ne vit, lui, dans notre invitation
qu'un besoin indiscret de nous immiscer dans les affaires de sa
préfecture, que sais-je? un simple acte de curiosité. Il voulut donc se
renfermer dans son droit, et l'alla puiser dans ce même sénatus-consulte
en vertu duquel Pauline voulait avoir le pas sur son mari. Il faut dire,
d'abord, que la circulaire contre laquelle il se gendarmait avait été
écrite, _par ordre du prince_, mais non signée par lui. Ce fut donc au
signataire de la lettre que le baron Giulio répondit qu'après avoir bien
examiné le sénatus-consulte en question, il n'y voyait aucune
disposition qui le contraignît à communiquer sa correspondance au prince
gouverneur-général; que, par conséquent, il croyait devoir s'abstenir de
le faire, jusqu'à ce qu'il eût consulté le ministre de l'intérieur. Le
cas était délicat parce que, au fait, le préfet avait rigoureusement
raison. Comment faire pour ne froisser aucun droit et pourtant ne pas
céder? Nous fûmes servis au mieux par la découverte que nous fîmes, dans
les instructions particulières de l'empereur au prince, d'un article
ainsi conçu: «_Le prince gouverneur-général a le droit, quand il le
jugera convenable, de mander à son lever les chefs d'administration de
son gouvernement._» Nous voilà donc sauvés. Le préfet, en réponse à sa
lettre en reçut une conçue à peu près en ces termes:

* * *

«Monsieur le préfet, j'ai reçu avec surprise la lettre que vous avez
jugé à propos de répondre à celle que je vous ai adressée par ordre du
prince gouverneur-général. Cependant vous êtes dans votre droit. Non,
Son Altesse impériale n'a pas le droit d'exiger la communication de
votre correspondance avec les ministres; aussi _n'exigeait-elle pas_;
elle vous _engageait_ seulement à la lui communiquer dans l'intérêt de
vos administrés. Vous ne l'avez pas voulu; chacun se trouve donc, par
votre faute, replacé dans son droit. Aux termes de tel article des
instructions de l'empereur, Son Altesse impériale a le droit de vous
mander à son lever quand elle le jugera convenable, et elle en use. J'ai
donc l'honneur de vous faire savoir, Monsieur le préfet, que le prince
juge convenable de vous mander à son lever tous les matins jusqu'à
nouvel ordre. Le chef-lieu de votre préfecture n'est qu'à quinze lieues
de Turin, ainsi, en partant à cinq heures du matin, vous pourrez arriver
ici de manière à vous trouver au lever de Son Altesse impériale, qui a
lieu à dix heures précises.»

* * *

Qui fut penaud, au reçu de cette lettre? Ce fut notre récalcitrant
préfet. Dès le lendemain, le voilà sur la route avant le jour, et à neuf
heures et demie il était auprès du signataire de la lettre, se récriant,
comme on peut le croire, sur un ordre qui lui faisait passer la moitié
de son temps sur les chemins. «Les appointemens de ma préfecture,
disait-il, n'y suffiront pas pendant deux mois.» À cela on lui
répondait: «Que pouvons-nous y faire? vous arguez d'un droit, nous
arguons d'un autre droit. C'est votre faute.--Ma faute! ma faute! Cela
ne peut-il pas s'arranger? Parbleu, je ne demande pas mieux que de vous
communiquer mes correspondances.--Nous ne demandons pas autre chose, et,
s'il faut vous l'avouer, notre surprise a été grande de voir un
administrateur aussi éclairé que vous l'êtes ne pas comprendre tout de
suite que nous n'avons agi comme nous l'avons fait que pour le plus
grand bien de votre département. Nous pourrons, par ce moyen, appuyer
les justes réclamations que vous aurez à faire dans l'intérêt de vos
administrés.»

M. Giulio se rendit tout d'abord à ces raisons; puis il ajouta avec un
peu de frayeur: «Mais, dites-moi, monsieur, le prince est peut-être
furieux contre moi; je crains qu'il ne me fasse des reproches.--Le
prince!... Il ne sait pas un mot de tout ceci, et il est inutile qu'il
en sache rien. Croyez-vous que nous aurions été si légèrement vous nuire
dans son esprit? Non, monsieur; nous étions trop sûr de la manière dont
finirait ce léger malentendu tout aussitôt que nous aurions eu la
moindre explication avec vous. Voyez le prince, si vous voulez; il vous
recevra bien, comme il reçoit tous les fidèles et dévoués serviteurs de
l'empereur.» Alors qui fut content? ce fut le préfet.

* * *

Mais voilà assez long-temps que je tiens le lecteur enfermé dans le
cabinet de Turin; il est, je pense, à propos d'en sortir. La ville,
d'ailleurs, est fort agréable à voir, et nous pouvons faire des
rencontres qui ne le seront pas moins. Cependant je crois que la
convenance exige que nous commencions par faire une visite au général
Menou, puisque nous sommes venus le supplanter dans son gouvernement, en
réduisant ses fonctions à celles de commandant de la vingt-septième
division militaire. Le général Menou était, comme l'on dit, un vrai
_panier-percé_, mais en même temps un homme parfaitement aimable. Plus
l'empereur lui donnait d'argent, plus il faisait de dettes, et jamais
homme n'a poussé plus loin l'horreur de payer ses créanciers.

C'était pour lui une espèce de religion à laquelle il était bien plus
dévot qu'il ne l'avait été à la religion catholique et même au culte de
Mahomet. Comme j'avais connu à Paris beaucoup de personnes de sa
connaissance, je me trouvai tout d'abord en point de contact avec lui.
C'était un vrai philosophe, se moquant des grandeurs, des dignités, des
rangs, et sachant parfaitement jouir des avantages réels qui y étaient
attachés. Il était fort gros, d'une taille médiocre, mais d'une force
prodigieuse; car, étant alors âgé de soixante-dix ans, il ne quittait
guère la place dans les bals du prince qui avaient lieu tous les lundis.
On sait qu'il avait épousé une Égyptienne; d'abord il l'avait tenue
long-temps presque renfermée, ou, si elle sortait, ce n'était que la
tête couverte d'un voile épais qui ne permettait pas de distinguer ses
traits. La pauvre femme! c'est bien elle sans doute qui a été la plus
malheureuse victime de notre expédition d'Égypte, car le général Menou
était un des premiers entre ces maris qui dépensent au dehors toute leur
amabilité, et rapportent chez eux, à cet égard, une économie qui
ressemble beaucoup à de l'avarice. Cependant depuis notre arrivée,
madame de Menou avait un peu de liberté, et celle de se découvrir la
figure n'était pas la plus agréable pour les autres, car elle était
d'une extrême laideur; mais, en vérité, elle était si malheureuse
qu'elle faisait pitié, et chaque fois que nous lui faisions une visite,
nous pouvions regarder cela comme une bonne action. Elle n'avait reçu
aucune espèce d'instruction, ne savait ni lire, ni écrire, ni travailler
à aucun ouvrage de femme; long-temps sa seule distraction fut de jouer
sur un piano, l'air: _Ah! vous dirai-je maman_, le seul qu'elle eût pu
parvenir à apprendre. De notre temps, elle allait au spectacle, et je
puis citer, comme étant de la plus scrupuleuse vérité, un fait qui
donnera idée des douceurs de son ménage. Un jour, j'allai la voir dans
sa loge, au théâtre Carignan, où les comédiens français, sous la
direction de mademoiselle Raucourt, donnaient une représentation du
_Tyran domestique_. Madame de Menou, dans je ne sais plus quelle
situation de la pièce, se met à fondre en larmes; je lui demande avec
empressement ce quelle a. «Monsieur, me répondit-elle, c'est comme le
général, quand il est de bonne humeur.» Quand il est de bonne humeur!...
Jugez, si vous connaissez l'œuvre de M. Alexandre Duval, de ce que cela
devait être quand le général était de mauvaise humeur. Madame de Menou
ne devait, au reste, le plus de liberté dont elle jouissait, qu'à
l'ntervention du prince; mais elle ne paraissait jamais chez le général
quand il donnait des fêtes et de grands dînés.

Puisque j'ai cité le théâtre Carignan, je veux parler du singulier usage
dont je fus frappé le jour où j'y allai pour la première fois. Ce fut,
je crois, le lendemain de notre arrivée. J'arrive à la porte du théâtre,
et je demande un billet de première. On me prend vingt sous, et l'on me
met en place dans la main, une espèce de contremarque. Un individu qui
se trouvait là soulève un rideau de vieille tapisserie, et me voilà dans
une salle de médiocre grandeur, éclairée seulement par deux lumignons
placés de l'un et de l'autre côté de l'avant-scène. Je ressors bien vite
pour expliquer au bureau que je veux un billet de premières loges, et
non un billet de parterre, me faisant comprendre d'autant plus
difficilement que je n'entendais encore rien au baragouin piémontais.
Cependant, moyennant une nouvelle rétribution d'une pièce piémontaise,
de trois livres douze sous, on me donne une clef. J'avoue qu'à la vue de
cette clef je crus m'être mal expliqué, trouvant cependant que c'était
un peu cher pour la jouissance momentanée du lieu que je la supposais
destinée à ouvrir. Mon embarras était extrême quand quelqu'un m'indiqua
l'escalier par lequel je devais monter. Je monte; point d'ouvreuses, et
par conséquent nouvel embarras. À force d'aller et de venir dans les
corridors obscurs, je vis arriver un monsieur et une dame, auxquels je
demandai, en ma qualité d'étranger, la permission de leur expliquer
l'objet de ma perplexité. C'était précisément le marquis et la marquise
d'Angennes, fort aimables tous les deux, et que je revis beaucoup dans
la suite. L'un et l'autre parlaient très-bien le français, et ils
m'expliquèrent que la clef que j'avais était celle d'une loge dont
j'avais la jouissance pour la soirée, que j'en connaîtrais la situation
par un numéro gravé à droite de la clef si la loge était à droite, et à
gauche si la loge était du côté gauche, et que la contremarque, prise
séparément, attestait un simple droit d'entrer dans la salle. Ainsi
informé, j'entrai dans ma loge, où j'écoutai nonchalamment une partie du
spectacle; après quoi je retournai au palais, fort peu satisfait de ma
déconvenance: car, s'il faut parler vrai, j'avais été au spectacle dans
l'espoir d'y avoir des voisins et surtout des voisines. Rien n'était
triste comme cette salle, éclairée seulement par la rampe, mais en peu
de temps nous changeâmes tout cela, et les théâtres de Turin eurent des
lustres, à l'instar des salles de Paris. Puisque je suis sur ce
chapitre, j'ajouterai que cette innovation ne fut pas du goût de tout le
monde et surtout des maris, parce que les femmes se trouvèrent obligées
à de plus grands frais de toilette; ce à quoi elles se résignèrent avec
beaucoup de complaisance.

Avant nous, en effet, le théâtre à Turin n'était, pour ainsi dire, pas
l'objet d'une dépense; l'obscurité des salles permettait aux femmes d'y
venir à peu près comme elles seraient restées chez elles; elles y
recevaient des visites; et d'ailleurs, le prix d'une loge pour une
saison était très-peu élevé. Plusieurs personnes en faisaient même
l'objet d'une innocente spéculation, en louant leur clef les jours où
elles n'allaient point au théâtre. Sans cela, même, des étrangers,
passant par Turin, n'auraient pas pu très-souvent se procurer une loge.
Les jeunes gens, eux, étaient fort ennemis de l'introduction des
lumières, pour des motifs que je laisse deviner; mais nous avions en
notre faveur les lois de la décence, et il est bon que l'on sache, à
n'en pas douter, que notre cour était très-décente. «Comment pourrait-il
en être autrement, remarquait très-judicieusement le prince, quand le
chef donne l'exemple?» Or ceci, je vous prie de le croire, est dit
très-sérieusement.

Les deux ou trois premiers jours que nous passâmes à Turin, furent
consacrés à notre organisation intérieure; nous nous installâmes dans
nos appartemens, qui étaient fort convenables. Pour moi, je couchai dans
un lit qui avait été précédemment le théâtre d'un événement tragique; un
frère y était mort assassiné par son frère. Il se nommait, je crois,
Capello. Cela ne me fit faire aucun mauvais rêve; toutefois je ne pus
dormir à cause du bruit que faisaient, au moindre mouvement de ma part,
les feuilles de blé de Turquie, dont on avait rempli une paillasse,
conformément à l'usage du Piémont. Dès le lendemain, feus soin de m'en
faire débarrasser. Les heures de loisir, qui étaient assez nombreuses,
surtout au commencement, ne me parurent nullement longues. Un de nos
grands plaisirs, à M. de Clermont-Tonnerre et à moi, était d'aller
visiter les églises, et nous rendîmes notre première visite à l'église
dédiée à Notre-Dame de Consolation. Elle est en grande vénération à
Turin, aussi l'appelle-t-on tout simplement _la Consola_, parce qu'il
faut un nom court à tout ce qui est populaire. Nous fûmes frappés de la
quantité énorme d'_ex-voto_ dont tous les murs intérieurs étaient
tapissés, tant dans l'église supérieure que dans l'église souterraine;
il y en avait jusque sur les murs des galeries qui conduisent à l'ancien
cloître. On y voyait, sans aucun doute, plus de bras et de jambes qu'il
n'en manque à notre hôtel des Invalides; ici ce sont des bateaux prêts à
chavirer sur une rivière, là des cavaliers emportés par des chevaux
fougueux, mais ce qui surtout y domine, ce sont les femmes en couches.
Telle partie de l'église passerait facilement pour avoir été peinte
d'après nature, à l'hospice de la Maternité. C'est, à parler
franchement, un musée éminemment grotesque, tant ces petites peintures
sont bizarrement faites; mais, par bonheur, les yeux de la foi n'ont pas
besoin de se connaître en peinture. Je me rappelle que ce premier examen
nous divertit beaucoup, et je renouvelai plusieurs fois mes visites à
_la Consola_, dont la collection est infiniment plus riche et plus
variée que celle de Martinet.

Au bout de quelques jours, je commençai à voir du monde, n'étant pas
d'ailleurs très-pressé de me mettre en avant, tant je pensais qu'il y
avait à gagner à étudier le terrain; mais je rencontrai plusieurs
personnes que j'avais connues à Paris, et notamment à notre fameuse loge
écossaise de Sainte-Caroline, que j'ai déjà citée une fois. Tels furent
le bon homme Salmatoris, ancien préfet du palais sous le Consulat, et
alors intendant des domaines de la couronne en Piémont, et M. de
Seyssel, introducteur des ambassadeurs, qui venait passer le temps de
ses congés à Turin. Ces messieurs parlèrent obligeamment de moi à
quelques personnes, et, en peu de temps, je reçus un assez bon nombre de
visites que, bien entendu, il fallut rendre, ce qui m'amène tout
naturellement à parler d'un usage piémontais que je trouve excellent.

Quand vous arrivez à Turin, il est fort inutile que vous alliez faire
des visites; on ne vous recevrait pas; si l'on veut vous voir, vous êtes
prévenu. Par ce moyen on est sûr d'un bon accueil, et on ne peut
s'exposer à en recevoir un mauvais. Je me trouvai donc introduit dans la
maison du vénérable M. de Balbe, directeur de l'Université de Turin,
homme d'un grand savoir, d'un rare mérite et d'une extrême modestie qui
avait épousé une française, veuve de M. de Séguin: si je ne me trompe,
madame de Séguin avait joué un certain rôle à Paris, lors du dernier
ministère de M. de Maurepas; dans tous les cas, c'était une femme
extrêmement aimable; le temps, quoiqu'elle fût déjà assez âgée, avait
laissé sur son visage des souvenirs de beauté, et ses manières étaient
on ne peut plus distinguées. Je vis aussi le comte Peiretti, notre
premier président de la cour impériale, et sa jolie femme; le marquis et
la marquise Dubourg, dont la maison passait avec raison pour être la
première de Turin, mais où il était extrêmement difficile aux Français
d'être admis; enfin M. de Luzerne, gouverneur du palais de Stupinis, me
présenta chez la comtesse de Salmours, où se réunissait la société la
plus distinguée de Turin, et dont, très-certainement, j'aurai à reparler
encore.

Cependant la ville de Turin, fière avec raison de la beauté de sa grande
salle de spectacle, voulant nous la faire voir dans toute sa splendeur,
se disposait à y donner un grand bal paré au prince et à la princesse.
Le jour en étant fixé, ce fut un mouvement général pour se procurer des
billets et pour se livrer aux importans travaux de la toilette. Nous,
nous n'avions pas besoin de solliciter pour nous, mais chacun était
assailli de demandes, et le baron Négro, maire de Turin, et en cette
qualité grand distributeur des invitations, ne savait à qui entendre. Le
matin du jour où devait avoir lieu le bal, j'étais allé faire tout seul
une promenade à cheval dans les environs de Turin; tout en chevauchant
il me vint pour le soir une idée que je trouvai bonne, et je résolus
d'en faire part à la princesse, dont l'esprit _bonaparte_ me parut
surtout susceptible de l'apprécier. En rentrant au palais, je me rendis
donc à l'appartement de la princesse, où je me présentai du côté des
petites entrées. Elle occupait dans le palais Chablais, que nous
habitions, l'appartement le plus rapproché de la place Impériale, tandis
que l'appartement du prince se trouvait à l'opposite. Mademoiselle
Millo, sa lectrice, alla lui dire que je demandais à lui parler, et je
fus reçu immédiatement dans la galerie même où plus tard se trouva
placée mystérieusement la statue de Canova. L'accueil de la princesse
fut extrêmement gracieux, et je lui parlai à peu près en ces termes:
«Madame, l'influence des riens est souvent très-grande, et Votre Altesse
ne peut l'ignorer. Quoique nous soyons ici depuis huit jours seulement,
j'ai déjà pu observer combien les Piémontais sont engoués de tout ce qui
leur reste de national. Ce soir, c'est naturellement Votre Altesse qui
ouvrira le bal. Faites-le commencer par une Montferrine. C'est un
enfantillage peut-être, mais j'ai la certitude que tout le monde vous en
saura gré. Pour que cela produise plus d'effet, ajoutai-je, il faudrait
faire donner l'ordre à Canavassi[86] de faire entendre la ritournelle
d'une contredanse française, et alors vous lui ferez imposer silence en
disant que vous voulez une Montferrine.» Ainsi parlé-je, et j'eus la
satisfaction de voir que Pauline goûta fort mon avis. Tout cela,
dira-t-on, est bien frivole: eh! bon dieu! pas plus qu'autre chose;
remontez donc aux causes premières des plus grands événemens, et vous
m'en direz des nouvelles.

Quoi qu'il en soit, tout se passa le soir comme je l'avais prévu. À neuf
heures précises, nous nous rendîmes tous à pied à la salle de l'Opéra,
par les galeries intérieures du Palais-Impérial et la longue galerie qui
communique au théâtre. Nous entrâmes par une grande porte pratiquée au
milieu de la salle, sur l'emplacement qu'occupait ordinairement la
grande loge d'apparat, et je dois dire que nous fûmes tous saisis d'un
mouvement d'admiration involontaire en voyant cette salle magnifique
éclairée par des milliers de bougies, et remplie de femmes brillantes de
jeunesse et de parure, parmi lesquelles il y en avait d'extrêmement
jolies. Mais le prix de la beauté appartenait sans conteste à la
princesse, qui était, si on peut ainsi s'exprimer, ruisselante de
diamans. Les banquettes pour les dames formaient un immense carré long,
autour duquel les hommes circulaient. Au fond de la salle était le
fauteuil de l'empereur, et comme s'il eût été présent, toutes les
personnes attachées à son service se tenaient debout derrière son
fauteuil. De chaque côté on avait placé seulement une chaise, l'une à
droite pour le prince, l'autre à gauche pour la princesse, qui toléra,
sans murmurer, cette infraction à ses prétentions. Derrière leur chaise
les personnes de ce que l'on appelait leur maison d'honneur étaient
debout, comme les officiers civils de l'empereur derrière son fauteuil,
et ce genre de service parut bien nouveau à mes bons aides-de-camp.
Gruyer et Henrion auraient mieux aimé être chargés d'une mission à
travers la mitraille; mais enfin ils se considérèrent comme des soldats
en faction, et ne bougèrent pas du poste.

Quand le prince et la princesse eurent fait le tour de l'assemblée en
singeant le mieux possible les habitudes de l'empereur en pareille
circonstance, ils allèrent prendre place, et je me tins coi pour
observer l'effet que produirait notre comédie concertée le matin.
Canavassi et ses acolytes commencèrent une ritournelle de contredanse
française, et la princesse joua son rôle à ravir. À peine elle eut fait
entendre ces mots: _Une Montferrine_! ce fut un cri général. Les _vive
l'empereur! vive le prince! vive la princesse!_ formèrent un tintamarre
à ne pas s'entendre, et c'est ce que l'on appelle de l'enthousiasme.
Pauvre peuple, que tu es bête!



CHAPITRE V.

     M. Alfieri de Sostegno.--Beauté et gravité d'un maître des
     cérémonies.--La femme morte d'ennui.--Trève de plaisanteries et
     caractère honorable de M. Alfieri.--Correspondances entre Turin et
     Cagliari.--Belle conduite de M. de Saint-Marsan envers
     Napoléon.--Singulier exemple de la mémoire de l'empereur.--Mes
     souvenirs et les proverbes de Sancho.--Mademoiselle Raucourt à
     Turin.--Usage de la langue française, remontant dans quelques
     localités au temps de Louis XIV.--Notre statistique dramatique à
     Turin.--Soirée à la cour.--Mademoiselle Raucourt, _Jocaste_ et un
     _Œdipe_ improvisé.--Représentations de mademoiselle Raucourt au
     théâtre Carignan.--Monrose et Perrier.--Le bâton de maréchal des
     comédiens.--Théorie morale de mademoiselle Raucourt, sur le
     principal et l'accessoire.--Récompenses données par l'empereur au
     général Menou.--M. de Menou remplacé par César Berthier, et les
     deux dissipateurs.--Folies de César Berthier et mécontentement de
     son frère.--Huissiers battus et intervention
     indispensable.--Charmante famille de César Berthier.--Esprit de
     mademoiselle Raucourt et leçon de convenance donnée à César
     Berthier.--Lettre du prince de Neufchâtel au prince Borghèse.--Mort
     de M. Visconti et désespoir du maréchal.--Plaintes confidentielles
     contre l'empereur.--Vive tendresse du prince pour sa
     mère.--Incroyable influence de la température sur son
     humeur.--Soixante mille francs d'aumônes par an.--Le prince malade
     d'ennui.--Arrivée à Turin du prince Aldobrandini.--Singulière
     ambition du dentiste de la cour et les dents des deux frères.--Le
     Pô et l'Eridan.--Un mot sur Turin.--Mugissemens d'un taureau
     d'airain et croyance des bonnes femmes.--La manie des
     alignemens.--La part de Turin dans les projets d'embellissemens de
     l'empereur.--Le nouveau pont de Turin.--Murmures contre la
     destruction d'une église.--Entêtement d'une madone, suivi de
     complaisance.--Cause sérieuse de la chute de l'empire et défi porté
     aux savans.--Apparition de Lucien à Turin sans qu'il voie sa
     sœur.--Palais de plaisance des rois de Sardaigne.--La Vennerie,
     Montcallier et Stupinis.--La cour à Stupinis.--Courte
     description.--Histoire de ma chambre.--L'empereur, la belle dame et
     l'aide-de-camp.--Bon voisinage du colonel Gruyer.--La chasse aux
     yeux d'un pape.--Tour d'écolier et utilité du blanc
     d'Espagne.--Bonne qualité du prince Aldobrandini, lettre de
     l'empereur et départ.--Présentation en habit de soldat et les
     épaulettes de colonel.--Le roi Joseph, à Stupinis.--Le Piémont pris
     en grippe par Pauline.--Caprices plus violens que jamais.--Départ
     de Pauline pour les eaux d'Aix et la cour sans femmes.


CE que l'esprit humain a inventé de plus grand, ce que le génie des
siècles a engendré de plus sublime, ce qui atteste le plus la dignité de
l'homme, l'étiquette, puisqu'il faut l'appeler par son nom, n'était pas
moins scrupuleusement observée à la petite cour de Turin qu'à la cour
des Tuileries. La direction de cette sauve-garde des empires était
confiée à M. Alfieri de Sostegno. Qu'il était beau dans l'exercice de
ses fonctions de maître des cérémonies! Il me semble le voir encore! Le
voilà, revêtu d'un habit bleu de ciel tout chamarré de broderies
d'argent. Le voyez-vous, le corps légèrement appuyé sur la hanche
gauche, le pied droit en avant, et de sa main droite se faisant une
espèce de garde-vue? Savez-vous ce que fait notre maître des cérémonies
dans cette attitude? Il lorgne, car il faut que vous sachiez qu'il
lorgne toujours, même à table, et surtout au dessert, pour arrêter dans
sa pensée quels sont les bonbons qu'il mettra dans sa poche. Son fidèle
lorgnon, attaché en sens contraire à une bague, ne le quitte jamais, et
c'est à l'aide de cet instrument que M. Alfieri surveille les grandes
évolutions de l'étiquette. M. Alfieri a des cheveux noirs et un peu
crépus. Or ceci, sachez-le bien, est une des conquêtes du prince
Borghèse, car M. Alfieri a été poudré à blanc. Qu'il me soit même permis
de dire ici par anticipation que ce fut pendant que Napoléon prenait
Vienne pour la seconde fois, que son beau-frère, à la suite d'habiles
négociations, amena M. Alfieri à quitter la poudre, et, qui plus est, à
danser _le grand-père_.

Or, maintenant, voici bien autre chose. C'était un bruit généralement
répandu dans la haute société médisante de Turin, que la femme de M.
Alfieri était morte d'ennui; on allait même jusqu'à dire que son mari
n'avait pas été étranger à ce crime involontaire. Madame Alfieri,
m'a-t-on dit, était une femme fort agréable, douée des plus aimables
qualités et d'une vertu que la calomnie elle-même n'aurait osé attaquer.
Elle avait succombé, assurait-on, à la suite de nombreuses
conversations, dont la dernière l'avait emportée, mais cela sans qu'il
s'y fût joint aucun accident étranger: pas le plus léger symptôme de
maladie, pas le plus petit accès de fièvre. D'abord, ennemi, comme doit
l'être tout bon chrétien, de tout ce qui peut ressembler à de la
médisance, je pris un pareil bruit pour un jeu de langues féminines;
cependant, ayant eu souvent l'honneur de causer avec M. Alfieri, j'ai dû
demeurer convaincu que cela était, sinon vrai, au moins très-possible.

Eh! mon Dieu! n'est pas amusant qui veut; et j'ai connu tels personnages
qui, pour se donner la réputation d'hommes d'esprit, n'avaient trouvé
d'autre moyen que de se renfermer dans un silence absolu. Tel était à
Paris, dans ma jeunesse, M. Raymond Delaistre. Au surplus, M. Alfieri
était un homme essentiellement honnête et d'une rigide vertu. Opposé
d'abord à la cause française par attachement, par fidélité aux anciens
rois de Sardaigne, il avait même subi un assez long exil en France, et,
je crois, quelque temps de détention à Dijon; mais le trésor des grâces
impériales était alors inépuisable pour ceux qui n'avaient été que les
ennemis de la république française. Nous savions bien que la plupart des
nobles piémontais n'avaient accepté de fonctions dans le gouvernement et
de places à la cour qu'après avoir pris l'assentiment du roi de
Sardaigne; nous savions bien qu'il existait encore quelques
correspondances entre Turin et Cagliari; il y a plus, nous savions bien
ce que contenaient ces correspondances, mais le gouvernement impérial
était si fort qu'il n'y avait pas lieu à autre chose qu'à fermer les
yeux quand il ne s'agissait que de vains regrets et de vœux qui nous
semblaient insensés. À cette occasion je regarde comme un devoir de
rendre justice à M. d'Auzers, car il n'était nullement du parti de la
persécution.

Parmi les Piémontais il y en eut un dont la conduite envers l'empereur
fut remarquablement noble et exemplaire. Je parle ici de M. de
Saint-Marsan, frère de la marquise Dubourg. M. de Saint-Marsan et M. de
Balbe étaient réellement les deux hommes les plus distingués du Piémont.
Lors de la réunion des états du roi de Sardaigne à la France, Bonaparte,
l'homme peut-être qui se soit jamais le mieux connu en hommes, ayant su
apprécier les rares qualités de M. de Saint-Marsan, le fit venir et lui
proposa de s'attacher à lui. À cela, M. de Saint-Marsan ne dissimula pas
au premier consul l'attachement sincère qu'il conservait à ses anciens
princes, qu'il nourrissait encore des espérances pour eux; et sa
conclusion fut qu'il verrait plus tard, mais _qu'il n'était pas encore
temps_. Loin de se plaindre de cette loyale franchise de la part d'un
homme de conscience et de mérite, le premier consul n'en conçut que plus
d'estime pour M. de Saint-Marsan. Ses dernières paroles même, et je puis
certifier ce fait, restèrent si bien gravées dans la tête de Napoléon,
que lorsqu'en mil huit cent cinq l'empereur s'arrêta à Turin, avant de
se faire couronner roi d'Italie, ayant distingué M. de Saint-Marsan
parmi les nombreuses personnes qui s'étaient rendues au Palais, il alla
droit à lui, et lui dit: «Eh bien! monsieur de Saint-Marsan, _est-il
temps_?--Oui, Sire.» Dès lors l'empereur compta dans ses conseils un
homme capable et fidèle de plus: M. de Saint-Marsan fut fait conseiller
d'état et quelques années plus tard nommé à l'ambassade de Berlin, où il
servit la France avec toute la loyauté que l'on peut attendre d'un homme
qui ne s'est pas montré trop empressé de servir.

J'enfile ces souvenirs, comme ils se présentent à ma mémoire, à la bonne
franquette, absolument comme Sancho enfilait ses proverbes. Sans cela,
s'il m'était donné de m'astreindre à quelque régularité, j'aurais déjà
dû parler de mademoiselle Raucourt à Turin, des premières réceptions
chez la princesse, de l'arrivée du prince Aldobrandini, de la position
de Turin, de sa délicieuse colline et surtout de notre premier séjour à
Stupinis. C'est ce que je vais essayer de faire, sans répondre toutefois
qu'il ne me viendra pas quelque autre idée à la traverse.

Mademoiselle Raucourt avait obtenu un privilége pour l'exploitation d'un
théâtre français dans le royaume d'Italie et dans les départemens au
delà des Alpes. Ses comédiens étaient divisés en deux troupes, dont
l'une demeurait à poste fixe à Milan. L'autre passait environ six mois à
Turin, depuis la fin du carême jusqu'à la saison d'automne. Le reste de
l'année elle devenait presque nomade, et allait donner des
représentations tantôt à Gênes, tantôt à Alexandrie, et quelquefois à
Casal, l'une des villes du Piémont où la langue française était le plus
usitée, et c'était un reste traditionnel de la possession de Casal par
la France, sous le règne de Louis XIV. J'ajouterai, en passant, que je
remarquai la même chose à Pignerol et dans les vallées de la Tour et de
Luzerne. Au mois de septembre, la troupe de mademoiselle Raucourt qui se
tenait au théâtre Carignan, où l'on a vu mon début, cédait cette salle à
une troupe d'Opéra Buffa, dont la clôture avait lieu le premier jour de
l'Avent; pendant l'Avent point de spectacle, et le commencement du
carnaval était signalé par l'ouverture du grand Opéra, dont la dernière
représentation avait lieu le mardi gras. Clôture générale des théâtres
pendant le carême, et jamais de représentation le vendredi. Joignez à
cela deux autres petits théâtres, où venaient des comédiens italiens et
des _Buffi Caricali_: le théâtre d'Angennes, faisant partie de la maison
du marquis d'Angennes; et le théâtre Sutera, dans la rue du Pô: vous
aurez alors une idée complète de notre statistique dramatique.

Ayant donc appris l'arrivée à Turin du prince et de la princesse,
mademoiselle Raucourt, qui se trouvait alors à Milan, s'empressa de
venir présenter ses hommages à Leurs Altesses; et elle donna plusieurs
représentions au théâtre Carignan. Je la vis d'abord à la cour, à une
soirée chez la princesse, où elle déclama plusieurs passages de nos
poëtes tragiques, entre autres le songe d'Athalie, avec une réelle
supériorité. La princesse, dans cette même soirée, voulut entendre
Jocaste dans la grande scène de la double confidence; mais il manquait
un Œdipe, et Pauline me métamorphosa en roi de Thèbes. Je dirai à cette
occasion que je ne m'en tirai pas mal et même bien; car il faut
absolument que l'outre qui renferme notre amour-propre crève par quelque
endroit; et j'ai beau faire pour être modeste, je ne puis me dissimuler
que j'ai de la prétention à bien dire des vers, et surtout des vers de
tragédie. Au théâtre, nous eûmes Médée, Clytemnestre, Mérope, où un gros
monsieur Chaperon vociféra le rôle de Polyphonte. En général, notre
troupe tragique était médiocre, surtout en l'absence de mademoiselle
Raucourt; mais notre troupe comique comptait de jeunes sujets qui
annonçaient un vrai talent. Je puis citer parmi ceux-ci Monrose et
Perrier, qui ont actuellement obtenu le bâton de maréchal des comédiens,
c'est-à-dire la dignité de sociétaire à la Comédie française.

Mademoiselle Raucourt n'était point seulement une grande actrice; elle
joignait à beaucoup d'esprit des manières très-distinguées, et se tenait
parfaitement dans le monde. Sa morale était fort douce pour ses
compagnes, cependant elle trouvait qu'il y avait un peu trop de luxe
dans leur commerce de galanterie. «Je ne demande point, lui ai-je
entendu dire, je ne demande point que ces dames soient des vestales;
cela est trop difficile; mais je voudrais que l'on ne fît pas le
principal de ce qui ne devrait être qu'un agrément, et tout au plus un
accessoire.» Au surplus, mademoiselle Raucourt avait un tact exquis, et
je pus en juger un jour où elle donna à César Berthier une leçon de
convenance, et cela de la manière la plus délicate.

Le général Menou avait été nommé comte de l'empire, ce dont il ne se
souciait guère, et grand-aigle de la Légion-d'Honneur, pour le
dédommager de la perte de son gouvernement. L'empereur avait décidé en
outre que, quelles que fussent ses fonctions, M. de Menou jouirait, sa
vie durant, d'un traitement de trois cent mille francs; mais il ne
voulut jamais lui permettre de revenir en France. Ayant résolu de former
un gouvernement général des pays Toscans, l'empereur le nomma président
de la junte d'organisation. Cette petite explication était nécessaire
pour que César Berthier ne nous tombât pas des nues. Après le départ de
M. de Menou, il fut appelé à Turin pour le remplacer dans le
commandement de la vingt-septième division militaire; et je puis dire
que, sous le rapport de la dissipation, il était impossible de trouver
dans toute l'armée un homme plus digne de succéder au général Menou.
César Berthier venait de Corfou, où il s'était signalé, comme
précédemment à Naples, par les plus incroyables extravagances. Comme son
frère le maréchal n'avait pas d'enfans, et que lui il avait un petit
garçon de cinq à six ans, qui au reste était très-gentil, il lui avait
donné une maison telle que devait être celle de l'héritier présomptif de
la principauté de Neufchâtel. Par malheur, les carrossiers et les
maquignons du futur monseigneur n'ayant pas été payés, César Berthier
avait eu la douleur de voir ces impertinens créanciers saisir chevaux et
voitures au moment où il sortait de Naples. Son frère avait souvent payé
ses dettes, mais il ne voulait plus les payer à l'avenir, et il l'avait
fait appeler à Turin, dans l'espoir que, se voyant écrasé par le luxe de
la maison vraiment royale du prince Borghèse, il mettrait un frein à sa
folle manie de briller. Mais le pli était pris, et il était bien
difficile de le redresser: aussi César Berthier passa-t-il quelquefois
son temps entre des huissiers le matin et des fêtes le soir. Or les
huissiers n'étaient nullement de son goût, et je me rappelle que nous
fûmes obligés d'intervenir dans une petite affaire où il avait traité
ces noirs plumitifs comme il n'est permis de le faire que dans les
comédies. Le prince avait payé douze mille francs, par égard pour le
prince de Neufchâtel qu'il aimait beaucoup, et ainsi tout s'était
arrangé. Au surplus, si César Berthier ne jouissait d'aucune
considération personnelle, sa charmante famille était digne du plus
grand intérêt. Madame Berthier était une femme presque aussi bonne que
malheureuse, et outre leur fils ils avaient trois filles dont deux
étaient déjà de grandes personnes. L'une des deux était extrêmement
jolie, et toutes deux charmantes de manières. Un jour donc, me trouvant
à dîner chez César Berthier, celui-ci tenait des propos tellement
lestes, malgré la présence de ses filles, que nous en étions réellement
à la gêne; mademoiselle Raucourt surtout, qui se trouvait placée entre
lui et moi, et à laquelle il s'adressait. Elle affectait de ne pas
répondre, et le général insistait d'autant plus: enfin de guerre lasse,
mademoiselle Raucourt se retourne de son côté, et lui dit d'un ton
demi-solennel, en lui montrant ses filles: «Général, quel âge ont ces
demoiselles?...» César Berthier comprit, et immédiatement nous nous
hâtâmes de donner un autre tour à la conversation, pour que cela eût
l'air de passer inaperçu. Il faut convenir que c'était une chose assez
curieuse que de voir une actrice rappeler à un père de famille le
respect qu'il doit à l'innocence de ses enfans.

Cependant, vers cette époque, César Berthier venait de recevoir un assez
rude échec dans ses rêves de future principauté pour son fils. Le prince
de Neufchâtel venait d'épouser une princesse de Bavière, et gare aux
héritiers directs. Le pauvre maréchal! Je me rappellerai toujours quelle
lettre douloureuse il écrivit au prince Borghèse à la mort de M.
Visconti, qui eut lieu six semaines environ après son mariage. «Mon cher
prince, lui disait-il, vous savez combien de fois l'empereur m'a pressé
d'engager madame Visconti à faire divorce avec son mari et de l'épouser.
Mais le divorce a toujours répugné à mes principes d'éducation.
J'attendais tout du temps. Aujourd'hui madame Visconti est libre, et je
pourrais être le plus heureux des hommes. Mais l'empereur m'a forcé à un
mariage qui m'empêche d'épouser la seule femme que je puisse jamais
aimer. Ah! mon cher prince! tout ce que l'empereur a fait pour moi, tout
ce qu'il pourra faire encore, ne sera jamais capable de compenser le
malheur éternel auquel il m'a condamné.» Toute la lettre de Berthier
était sur ce ton, et bien que je cite de mémoire, je puis répondre de la
parfaite exactitude du fragment que l'on vient de lire. Il est bien sûr
que Berthier rappelait au prince que l'empereur lui avait souvent
conseillé le divorce de madame Visconti, et le prince me dit
qu'effectivement Berthier le lui avait dit plusieurs fois. Berthier
parlait aussi de son frère, de tous les désagrémens que lui causait sa
conduite et de la ferme résolution où il était de ne plus rien faire
pour lui.

Dès le jour de notre arrivée à Turin, le prince avait écrit à Rome, à sa
mère et à son frère. Je ferai remarquer ici, comme une chose
parfaitement honorable pour le prince, que la vénération qu'il avait
pour sa mère était un véritable culte. Elle était née princesse
Salviati. Son fils avait pour elle une tendresse que rien ne peut
égaler, et quand il la perdit, il fut dans une profonde affliction qui
dura beaucoup plus long-temps que ne semblait le comporter la frivolité
de son caractère; elle lui écrivait des lettres adorables, et chaque
fois qu'il en arrivait une au prince, le moment aurait été bien choisi
pour les solliciteurs qui auraient eu quelque chose à lui demander, car
cela le mettait toujours dans des dispositions bienveillantes. Au
surplus, je n'ai jamais connu un homme dont le caractère fût soumis, à
l'égal de celui du prince Borghèse, à l'influence de la température: le
ciel était-il pur, l'air rare, le soleil brillant? il était gai,
allègre, bien dispos, très-obligeant; mais le temps était-il couvert,
brumeux? le vent soufflait-il de l'ouest? il devenait morose, et il n'y
avait rien de bon à en espérer. Quelquefois il convenait lui-même de
cette fâcheuse influence, et me disait qu'elle était tellement
puissante, tellement active sur lui, qu'il lui était impossible d'en
triompher. Il importait donc beaucoup avec lui de consulter le
baromètre. Le prince était essentiellement bon, mais égoïste et avare,
si ce n'est envers les pauvres, pour lesquels il avait fixé dans son
budget de dépenses une somme annuelle de soixante mille francs, sans que
la gazette de Turin s'extasiât tous les matins sur l'_inépuisable bonté
du meilleur des princes_. Cette propension à la charité était en même
temps un hommage à sa mère, dont la bienfaisance était proverbiale à
Rome. Mais, par une de ces contradictions si communes chez les hommes et
surtout chez les princes, tout en faisant donner aux pauvres, il avait
la plus invincible répugnance à donner quoi que ce fût lui-même.

Le prince était atteint de la plus fatale de toutes les maladies, de
l'ennui. Il s'ennuyait, parce qu'il avait un insurmontable dégoût pour
toute occupation sérieuse; quand il n'était pas à cheval, en voiture, à
table, au bal ou au spectacle, il fallait qu'il fût couché; jamais je ne
lui ai vu prendre un livre, et de tous les journaux que nous recevions,
le seul qu'il lût habituellement était le journal des modes. Il aurait
aimé à avoir une société particulière, à vivre bourgeoisement, mais sa
position ne le lui permettrait pas. Combien de fois ne regretta-t-il pas
cette première société qu'il avait eue à Paris chez le concierge de
l'hôtel d'Oigny! Et combien de fois aussi, lorsque je lui disais ce que
je comptais faire le soir, ne me dit-il pas: «Ah! vous êtes heureux,
vous; vous allez chez madame Dubourg; vous allez rire, vous amuser... Et
moi!... Allons, il faut que je fasse mon métier de prince: je vais
m'ennuyer.»

* * *

Son frère, ayant su son arrivée à Turin, quitta Rome et s'empressa de
venir le rejoindre. Ce fut pour le prince un moment de vive
satisfaction, car les deux frères étaient parfaitement unis et
s'aimaient beaucoup tous les deux. Le prince Aldobrandini n'était pas
très-riche, et le prince Borghèse l'était immensément; mais celui-ci
avait soin que son frère tînt un état convenable à sa position. Le
prince Aldobrandini était fort bon, très-gai, sans aucune espèce de
morgue, très-simple dans ses manières, enfin ce que l'on appelle dans le
monde un excellent garçon. Quant à son éducation, elle avait été
malheureusement pareille à celle de son frère aîné. Sa présence donna du
mouvement à la cour, et fut cause d'une anecdote qui me parut trop
plaisante pour que je ne la rapporte pas ici. Le dentiste de la cour,
dont j'ai oublié le nom, vint un matin chez moi pour voir si j'avais
besoin de ses services, et je lui dis que je n'en avais nul besoin, ce
qui était heureusement vrai. Comme il ne s'en allait pas, je vis qu'il
avait quelque démangeaison de causer avec moi, et comme j'étais de
loisir, je lui adressai sur Turin quelques-unes de ces questions
oiseuses qui équivalent à un interrogatoire en règle sur la pluie et le
beau temps. Après quelques propos échangés: «Monsieur, me dit-il, le
prince Aldobrandini est un prince bien aimable.--Sans aucun doute.
Est-ce que vous l'avez-vu?--J'ai eu cet honneur; je sors de chez lui...
Ah! quel dommage que ce ne soit pas lui qui soit le gouverneur
général!...--Comment?... que dites-vous là?... Est-ce que le prince
Camille...?--Ah! Monsieur, je ne dis pas... Le prince Camille est aussi,
sans doute, un prince bien aimable... Mais...--Comment, mais?--Tenez, je
vais vous dire. Son altesse impériale a des dents magnifiques; elle ne
me fait jamais appeler; mes fonctions sont nulles; bref, je ne suis
rien. Au lieu que si c'était le prince Aldobrandini!... D'après l'état
de ses dents, que je viens d'examiner, j'ai lieu de penser qu'on me
manderait souvent; je serais quelque chose. Il est bien permis de songer
un peu à soi.» Je fus, je l'avoue, fort égayé de la noble ambition de
notre arracheur de dents.

Turin passe avec raison pour une des plus jolies villes de l'Europe, et
en est probablement la plus régulière. Mais, la main sur la conscience,
il faut convenir que cette régularité même a quelque chose de monotone
et par conséquent de triste. C'est une ville d'une forme à peu près
ovale, située à l'extrémité de la plaine qui descend de Rivoli, par une
pente douce, jusqu'aux bords du Pô. Du Pô!... Au seul nom de ce fleuve,
je ne saurais contenir ma mauvaise humeur contre les modernes qui ont
baptisé d'une manière si ignoble ce superbe Eridan que Virgile avait
couronné roi des fleuves. Tous les dictionnaires de géographie vous
diront d'ailleurs, avec cette douce fierté que donne l'érudition, que
Turin se nommait _Augusta Taurinorum_, du nom d'Auguste, et à cause des
magnifiques taureaux qui, dès l'antiquité, creusaient les sillons de ses
campagnes. La ville de Turin en avait conservé un taureau pour
armoiries, et quand les Français y arrivèrent, un taureau d'airain
s'élevait sur le sommet d'une haute tour située dans la grande rue de
Suze. Malheureusement la tour s'avançait un peu sur la rue; elle devint
donc victime de la rage des alignemens, et le taureau antique fut
confiné dans quelque cave souterraine de la mairie. Or ne plaisantez
point sur ce taureau; tout d'airain qu'il était, il mugissait presque
aussi bien qu'un de ses pareils en chair et en os. Comme le prince
Borghèse, il avait une profonde antipathie pour le vent; quand le vent
soufflait avec violence, il mugissait de toutes ses forces. Alors les
bonnes femmes de Turin se signaient, et disaient que le taureau était en
colère contre la tempête. Bien est-il vrai que des philosophes ont
prétendu que ce mugissement, s'il a existé, provenait du son produit par
le vent lui-même qui s'engouffrait avec violence dans le taureau qui
était creux, et le faisait ainsi retentir. J'en demande bien pardon aux
philosophes, mais ici je suis tout-à-fait du parti des bonnes femmes: le
taureau était en colère.

Nous ne fûmes point coupables de la suppression du taureau; ce crime se
rapporte, je crois, au gouvernement du général Jourdan; mais nous en
commîmes un qui fit bien autrement crier les bonnes femmes. Turin avait
sa part dans les immenses projets de l'empereur pour l'embellissement
des principales villes de l'empire. Déjà les anciennes fortifications de
la ville n'existaient plus; aux remparts avaient succédé des boulevards
plantés en promenades et qui commençaient dans l'été à dessiner autour
de Turin un cercle de verdure; mais il restait encore à former une
esplanade unie et régulière sur le terrain qui sépare la ville de la
rive gauche du Pô; un abord plus vaste était en effet indispensable au
devant du pont magnifique que l'on allait substituer au vieux pont tout
démantelé qui conduisait à la colline, à la Vigne-de-la-Reine et à
l'embouquement de la route de Montcallier et d'Alexandrie. Quelques
vieilles maisons étaient encore debout sur cet emplacement; mais de là
ne venaient pas les difficultés: il y avait une église, et dans cette
église une madone en grande vénération, une madone qui passait pour
avoir plus de caractère que madone de pierre ou de marbre en ait jamais
eu. On commençait à murmurer dans le peuple sur l'impiété des Français,
qui ne respectaient point le temple de la sainte femme; et les églises
ne désemplissaient pas, sans doute pour attirer sur nous les
bénédictions d'en haut. Enfin le peuple se rassura quand la croyance se
fut répandue que la madone était parfaitement décidée à ne point
descendre de sa niche, et qu'elle écraserait le premier téméraire qui
oserait porter sur elle une main sacrilége. Cependant la madone changea
d'avis; par une belle nuit elle se laissa enlever sans former la moindre
opposition, et les bonnes femmes demeurèrent dûment convaincues que cela
nous porterait malheur. Eh bien! que diriez-vous si, à moi, aujourd'hui,
il me plaisait d'assurer que l'enlèvement de la madone de la porte du Pô
a été la cause évidente de la chute de l'empire, bien qu'elle n'ait eu
lieu que six ans après? Messieurs les membres de l'Académie des
Sciences, comment feriez-vous pour me prouver le contraire? Diriez-vous
que je n'ai pas le sens commun?... C'est possible, mais ce n'est pas une
preuve.

Il y avait au plus une quinzaine de jours que nous étions à Turin quand
le prince fut informé que Lucien avait quitté Rome et se dirigeait sur
le Piémont pour voir sa sœur. La princesse comprit facilement qu'une
pareille entrevue serait de nature à déplaire beaucoup à l'empereur, et
comme le courrier porteur de cette nouvelle ne précédait Lucien que de
peu de temps, on se détermina à aller s'établir à Stupinis, où il était
déjà arrêté que la cour irait passer quelque temps, mais seulement un
peu plus tard. Lucien vint en effet; mais sur les observations qui lui
furent faites par la personne chargée de le recevoir, il rebroussa
chemin après avoir dîné au palais, et sa courte apparition fut tenue si
secrète que très-peu de personnes en eurent connaissance.

J'avais déjà dirigé quelques-unes de mes promenades du côté de Stupinis,
qui est à Turin ce que Saint-Cloud est à Paris. C'est un élégant
pavillon qui s'élève en dôme surmonté d'un cerf de bronze doré. Cet
attribut annonçait que Stupinis n'était qu'un rendez-vous de chasse; en
effet les rois de Sardaigne étaient dans l'habitude d'y ouvrir
ponctuellement les chasses chaque année et d'y célébrer la saint Hubert;
mais ils ne l'habitaient pas. Leurs palais de plaisance étaient la
Vennerie et Montcallier. La Vennerie, à une lieue et demie à peu près de
Turin, était un palais immense, à en juger par ses débris. Effectivement
la Vennerie avait été abattue et son parc dévasté en partie, lors de la
révolution du Piémont. Il restait cependant quelques fragmens de
bâtimens, par exemple un petit appartement au rez-de-chaussée, boisé en
vieux laque de Chine; les écuries étaient intactes, et elles devraient
servir de modèle aux architectes chargés de faire de pareilles
constructions de luxe. Il y en a une entre autres destinée à contenir
cent chevaux. C'est un bâtiment long et voûté, sans étage supérieur; les
chevaux sont rangés des deux côtés, et la voie du milieu est assez
spacieuse pour qu'une voiture y passe commodément; en outre, on y a
ménagé un courant d'eau qui coule sans cesse. Quant au palais de
Montcallier, il est situé à l'extrémité de la colline, à une grande
lieue de Turin, sur la route d'Alexandrie. On en avait fait un hôpital
militaire. De ce point, la vue est admirable et s'étend sur l'immense
plaine du Piémont sillonnée par le Pô, les deux Doires et quelques
torrens. Parmi ces torrens, il en est un, le Sangon, qu'il faut
traverser pour aller à Stupinis. Pendant l'été ce n'est rien; il n'y a
alors qu'un suintement d'eau, tout juste ce qu'il en faut pour tenir des
grenouilles en joie; mais à la fonte des neiges, ou après un violent
orage, c'est tout autre chose; les communications entre Turin et
Stupinis deviennent impossibles.

Le palais de Stupinis est assez régulièrement bâti. Le dôme dont j'ai
parlé est d'une grande élégance. Au rez-de-chaussée de ce dôme sont
douze grandes cheminées, où les chasseurs se séchaient quand ils avaient
été surpris par la pluie; et dans l'intervalle des cheminées douze
grandes portes, dont six sont vitrées, et donnent, trois sur le perron
de la cour, trois sur le perron du jardin; les autres conduisent à
autant d'appartemens et à un escalier par lequel on monte au milieu du
dôme, à une galerie pratiquée à l'endroit où la coupole commence à
s'arrondir: et de cette galerie on communique avec les appartemens du
premier étage. Il y a en outre, à gauche en arrivant, un assez long
bâtiment dont l'extrémité forme angle droit avec la façade du palais. Le
premier étage de ce bâtiment est traversé par un corridor, aux deux
côtés duquel règne une suite de fort jolis appartemens; c'est là que
nous fûmes logés, et j'eus en partage l'appartement même qui avait été
témoin d'une scène nocturne fort singulière, mais que je rapporterai
très-succinctement parce que je suppose qu'on la connaît déjà.

Dans la chambre donc que j'occupais avait été logée une des dames de
Joséphine quand l'empereur habita le palais de Stupinis à l'époque du
couronnement d'Italie. L'empereur avait une clef qui ouvrait toutes les
portes. Il entre une nuit dans la chambre de la dame en question, muni
d'une lanterne sourde, s'asseoit devant la cheminée, et se met en devoir
d'allumer les bougies. Hélas! la belle dame n'était pas seule. Pourquoi?
Je n'en sais rien; c'est peut-être parce qu'elle avait peur des souris,
dont il y avait beaucoup à Stupinis. Quoiqu'il en soit, un aide-de-camp
de l'empereur se trouvait par hasard dans le lit de la dame quand
Napoléon entra. L'aide-de-camp, au premier bruit de la clef dans la
serrure, pensant bien que l'empereur seul pouvait venir à cette heure,
s'était laissé glisser dans la ruelle, entraînant avec lui tout ce qui
pouvait témoigner de sa présence. Cependant l'empereur s'était approché
de la belle, qui feignait de dormir; que voit-il?... _Horreseo
referens_!... Il voit... précisément ce vêtement que Louvet a si
heureusement surnommé, à l'usage des oreilles de bonne compagnie, le
vêtement nécessaire; car qui est-ce qui oserait dire une culotte? Ce
n'est pas moi, assurément. Je me figure l'empereur les yeux fixés sur la
fatale pièce de conviction. À cette vue, il dit d'un ton sévère, mais
calme: «Il y a un homme ici! Qui que vous soyez, je vous ordonne de vous
montrer.» Il n'y avait pas à tortiller; il fallut obéir, et l'empereur,
reconnaissant son aide-de-camp, lui dit seulement: «Habillez-vous!
L'aide-de-camp s'habilla et sortit. Je ne sais malheureusement pas ce
qui se passa ensuite entre l'empereur et la belle dame; mais, selon
toute probabilité, elle dut commencer par essayer de faire croire à
l'empereur qu'il se trompait: je sais seulement que le lendemain, à
l'heure du lever, l'aide-de-camp était dans ses petits souliers; que,
cependant, il y parut, parce qu'il ne pouvait faire autrement. Il en fut
quitte pour la peur, car jamais l'empereur ne lui dit un mot qui pût lui
faire croire qu'il se souvenait de la scène nocturne de ma chambre de
Stupinis.

L'appartement qu'occupait mon bon colonel Gruyer était contigu au mien,
et nous nous entendions si facilement à travers la cloison qui nous
séparait, que cela explique comment l'aventure que je viens de raconter
n'a pas été perdue pour la postérité. Une voisine fut indiscrète, et il
est peu probable que l'empereur, l'aide-de-camp ou même la dame en aient
jamais parlé à personne. Nos appartemens étaient composés de deux
chambres et ornés d'un grand nombre de portraits de papes. Gruyer un
jour eut la singulière fantaisie de leur tirer aux yeux avec un
pistolet, et, comme il y était très-adroit, à l'aide de deux balles il
aveugla effectivement l'effigie d'une sainteté; j'essayai d'en faire
autant, mais, comme j'étais moins habile, je n'atteignis pas l'œil
auquel je visais; de sorte que, grâce à ma maladresse, je n'ai
réellement à me reprocher que le nez d'un page. Nous fîmes cette belle
équipée un jour qu'il n'y avait personne au palais. Un autre jour nous
voulûmes nous éclaircir d'un doute, et pour cela nous eûmes recours à un
tour pardonnable au plus à des écoliers. Nous soupçonnions depuis
quelques jours que, lorsque tout le monde était endormi, un de nos
voisins sortait de sa chambre pour aller... je ne vous dirai pas où, et
avait grand soin de rentrer avant le jour. Pour nous en assurer, nous
imaginâmes de broyer un pain de blanc d'Espagne, et de répandre cette
poussière devant la porte de notre voisin après que nous le sûmes rentré
chez lui. Le lendemain, à la pointe du jour, nous vîmes dans le corridor
des empreintes de pieds marquées en blanc, précisément dans la direction
que nous soupçonnions, et nous fîmes tout disparaître avant que personne
fût levé dans le palais.

Le prince Aldobrandini, qui ne faisait pas le prince du tout, allait
ordinairement passer la soirée à Turin; et comme le prince et la
princesse se retiraient de bonne heure, chacun dans leur appartement,
nous nous réunissions le soir chez madame de Cavour, dame d'honneur de
la princesse. Là se trouvaient réunies toutes les personnes du service,
les lectrices, les aides-de-camp et moi. Le temps se passait en
conversation et à raconter des histoires jusqu'au retour du prince
Aldobrandini; alors on prenait du thé, des glaces, et l'on jasait encore
jusqu'à minuit ou une heure du matin.

Cependant, nous venions de recevoir des dépêches de Bayonne, dans
lesquelles se trouvait une lettre de l'empereur qui disait au prince de
lui envoyer son frère. Son départ fut immédiatement fixé au lendemain,
et alors fut entamée la question de savoir dans quel costume le prince
Aldobrandini se présenterait à l'empereur. Cela paraissait regarder
spécialement le chambellan directeur de la garde-robe; cependant le
prince m'en parla, je ne sais par quel hasard. Je lui dis que selon moi
ce qu'il y avait de mieux à faire pour son frère, c'était de se
présenter en habit de simple soldat; que c'était un moyen de témoigner à
l'empereur l'intention de le servir, sans faire aucune demande de grade,
et que c'était une chose que Sa Majesté ne pouvait manquer d'apprécier.
Ce conseil transmis au prince Aldobrandini par son frère fut adopté, et
ce fut alors, ainsi que je crois l'avoir dit tout au commencement de ces
souvenirs, que le prince Aldobrandini fut nommé colonel du quatrième
régiment de cuirassiers.

Après le départ du prince Aldobrandini, le prince eut la visite de son
beau-frère Joseph, qui venait d'être promu au trône de Naples. Son
arrivée mit tout en mouvement; car un prince qui reçoit un roi, c'est
presque comme un chef de bureau qui a l'honneur de donner à dîner à son
chef de division. J'eus l'occasion de causer quelques momens avec
Joseph, qui me parut fort simple, et ne faisant pas du tout le roi. Il
ne resta qu'un jour à Stupinis, où l'on compta sur sa présence pour
tempérer les caprices de la princesse qui étaient alors dans leur lune
rousse. Depuis quelque temps elle avait pris le Piémont en grippe, et ne
voulait plus absolument y rester. Mais les ordres de l'empereur ne lui
permettaient pas de revenir en France, et sur cela même elle n'entendait
plus raison. Dans ses charmantes fureurs, elle disait qu'elle était
citoyenne française, qu'elle ne voulait plus être princesse, que son
plus beau titre était celui de veuve du général Leclerc, qu'elle avait
vingt mille livres de rentes qui ne lui venaient pas de l'empereur,
qu'elle aimait mieux vivre comme une simple bourgeoise que d'être
tyrannisée, que le climat de Turin lui était mortel, qu'on voulait la
tuer, enfin tout ce qui peut traverser un cerveau féminin. Alors elle se
disait malade, et pour prouver qu'elle l'était en effet, elle prenait
médecine sur médecine. Elle en fit tant qu'il fallut bien consentir à
ses désirs, et elle partit pour les eaux d'Aix en Savoie; de sorte que
nous voilà maintenant avec une cour sans femmes, ce qui est bien plus
tranquille, mais beaucoup moins amusant.



CHAPITRE VI.

     Manie des Français de se prendre pour termes de
     comparaison.--Usages piémontais.--Les dames romaines et la valeur
     du temps.--Singulière signification d'un mot français en
     Piémont.--Mœurs piémontaises.--Bizarrerie d'un jaloux.--L'empereur
     content de nous.--Quelques souvenirs sur la suite de
     Pauline.--Organisation de ma table et les capitaines de garde au
     palais.--Madame Hamelin, mérite et résignation.--La lettre de
     recommandation.--Histoire véridique du capitaine Poulet.--Son
     portrait, sa jeunesse et sa femme.--Bonnes manières des officiers
     sortis des pages et des gendarmes d'ordonnance.--Motifs de
     l'empereur en créant les gendarmes d'ordonnance.--Craintes et
     plaintes de quelques chefs de l'armée.--Licenciement des gendarmes
     d'ordonnance.--Le capitaine Aubriot.--Détails curieux sur le corps
     licencié.--Le général Montmorency, d'Albignac, et leçon de
     hiérarchie militaire.--Notre gouvernement un joli petit
     royaume.--M. Vincent de Margnolas, préfet de Turin, conseiller
     d'état à vingt-sept ans.--Jeu inouï de la fatalité.--Le naissance
     et la mort ensemble sous le même toit.--Position de nos neuf
     départemens.--Notre statistique préfectorale.--M. de Chabrol notre
     préfet modèle.--M. Bourdon de Vatry à Gênes.--Nos trois départemens
     maritimes.--Somnolence du préfet de Chiavari.--M. Nardau à Parme;
     bal le vendredi-saint et destitution immédiate.--M. Robert, préfet
     de Marengo.--Mot remarquable de l'empereur sur Alexandrie.--M. de
     la Vieuville, chambellan de l'empereur.--Convoitise d'un
     département et envoi dans un autre.--M. de la Vieuville, préfet de
     Coni.--M. Soyris et le beau idéal d'un directeur des
     douanes.--Auto-da-fé de marchandises anglaises.--Saisie de soixante
     cachemires adressés à Joséphine.--Sévérité de l'empereur.--Le
     quintal de tableaux de Raphaël!--Le département de la Doire, Ivrée
     et madame Jubé.--Promenade à Racconiggi.--Le souper impromptu et la
     cave de Garda.


J'AIME beaucoup que l'on soit fier de son pays, que l'on tienne à ses
mœurs, à ses usages; mais ce que je ne puis souffrir, c'est l'exclusion,
l'esprit de dénigrement envers les usages ou les mœurs d'une autre
contrée. Mes chers compatriotes, je vous le dis en vérité: ce besoin ou
plutôt cette manie de trouver les choses bien ou mal, selon qu'elles se
rapportent aux manières françaises ou en diffèrent, est notre défaut
capital. Nous nous prenons très-volontiers pour le mètre général d'après
lequel on doit tout mesurer; et, comme cela m'est arrivé à moi-même plus
d'une fois, j'ai bien le droit de dire que c'est extrêmement ridicule.
J'ai vu de fort bons Français trouver que la bourgeoisie de Turin était
en retard de plus d'un siècle, parce qu'il lui plaît de commencer son
dîner par une friture et de ne manger son potage qu'en second ou en
troisième. Faites comme vous voulez, mais laissez faire aux autres comme
ils veulent; voilà mon grand principe. Certes, une petite maîtresse de
Paris rougirait de honte, si on la surprenait buvant un verre de liqueur
sur le comptoir d'un distillateur; je l'approuve fort; mais je ne veux
pas qu'elle empêche les belles dames de Turin d'entrer quelquefois chez
Michel Armandi, à côté de la mairie, pour y prendre du rosoglio, parce
que l'usage le leur permet. Je ne dis point que les beautés
sentimentales du doux pays de France soient blâmables pour faire
soupirer leurs amans pendant un temps plus ou moins long; mais je me
récrie aussitôt qu'elles médisent des Romaines, parce que les dames
romaines connaissent mieux la valeur du temps. Je le répète: faites
comme vous voulez, mais laissez faire aux autres comme ils veulent.

Je conviens que, quand on arrive dans un pays nouveau, il y a des choses
qui surprennent par l'inaccoutumance où l'on en est; mais est-ce une
raison pour les blâmer? Là, souvent, un mot a une signification tout
autre que celle que nous avons l'habitude de lui donner. Ainsi, par
exemple, ayant un jour demandé à une fort jolie et tout innocente
demoiselle de Turin des nouvelles de sa santé, jugez quelle fut ma
surprise quand elle me répondit, en français, avec une naïveté égale à
celle d'Agnès mettant _une tarte à la crème_ au jeu du corbillon: «Je me
porte assez bien, Monsieur; mais je suis _un peu constipée_.» Or besoin
n'est de vous dire ce que cela signifie en bon français, et vous
comprenez, par conséquent, combien mon oreille fut effarouchée en
entendant une expression qui me sembla la plus incroyable confidence de
garde-robe. Eh bien! j'avais tort, et vous serez obligé d'en convenir,
puisque, à Turin, une _constipation_ n'est autre chose que cette
indisposition gênante que nous appelons un rhume de cerveau.

À Turin, la bourgeoisie se voit peu entre elle; chacun vit beaucoup chez
soi et en famille, l'hiver en ville et l'été dans de charmantes
habitations que l'on nomme des _Vignes_, disséminées sur toute la
colline au milieu des bois et des jardins. Les banquiers de Turin
n'étalent aucun luxe; ils font leurs affaires dans des bureaux beaucoup
moins élégans que l'antichambre d'un courtier de Paris, n'ont ni morgue
ni brillans équipages, et reçoivent fort poliment les étrangers que
leurs correspondans leur adressent; c'est bien bourgeois, mais aussi,
pendant plusieurs années, n'ai-je pas vu une seule banqueroute un peu
importante à Turin. La plupart des hommes se font donner le titre
d'avocat, du moins il en était ainsi à l'époque dont je parle, et la
société, proprement dite, se composait presque exclusivement, de
l'ancienne noblesse piémontaise et des Français, encore s'en trouvait-il
très-peu parmi nous qui fussent admis dans l'intimité des maisons,
hormis les jours de bal et de réception d'apparat. Ici je raconterai un
fait assez bizarre, et qui est cependant d'une parfaite exactitude; il
prouve, ce me semble, quelle singulière influence peut avoir la vanité
du rang même sur la jalousie. Un des plus nobles et des plus riches
seigneurs du Piémont avait une femme fort agréable et très-aimable, mais
coquette au par-dessus. La coquetterie n'est bien souvent que
l'antichambre de la galanterie, et il en advint ainsi pour la noble
dame. Tant que ses amans ne furent que des jeunes gens sans trop de
conséquence, le mari ferma les yeux, et se contenta de se divertir de
son côté, ce dont, peut-être, il avait le premier donné l'exemple. Mais
un homme, qui lui était au moins égal en nom et en qualité, s'étant mis
sur les rangs, la chose prit une toute autre couleur à ses yeux. Il alla
trouver le nouveau venu, et lui proposa de se battre s'il remettait les
pieds chez sa femme; des amis intervinrent et le duel n'eut pas lieu.
Quant à la susceptibilité du seigneur piémontais, l'explique qui voudra
ou qui pourra; pour moi je ne m'en charge pas. Je prends soin, comme
l'on voit, de taire les noms; car mon intention n'est pas de faire une
chronique scandaleuse. Ah! si je le voulais!... Rassurez-vous; il n'en
sera rien. Cependant il faudra bien que je vous dise quelques mots de
Mariette; mais pas encore: attendez. Quant à la jolie madame Jubé, femme
du préfet d'Ivrée, je ne sais pas encore si je vous en parlerai; cela
dépendra d'un caprice.

Depuis le départ de la princesse, nous avions pris une assiette plus
posée; tout marchait bien, et nous avions le bonheur de voir que
l'empereur était satisfait. C'était alors le but commun des efforts de
tous ceux qui se trouvaient entraînés dans la sphère d'activité de son
gouvernement. Le prince passait en revue les troupes de la garnison, ou
celles qui traversaient Turin pour se rendre à leur destination. Ces
jours-là étaient les jours de fête de Gruyer, qui était si heureux quand
il commandait la parade. J'avais perdu, par le départ de la princesse,
la société de M. de Clermont-Tonnerre et de M. de Montbreton, que je
regrettais beaucoup; mais je m'étais casé; j'avais distribué l'emploi de
mon temps; enfin j'avais, comme on dit, pris des habitudes. Au lieu
d'avoir à ma table la jolie mademoiselle Millo, mademoiselle de Quincy,
Blangini et sa sœur, qui était venue rejoindre la princesse à Turin, et
une excellente femme, madame Hamelin, qui n'était pas traitée avec tous
les égards qu'elle méritait, j'avais les capitaines et les officiers de
garde au palais; et si cela était moins amusant, au moins en trouvai-je
parmi ces messieurs qui étaient fort bons à connaître. Mais avant
d'aller plus avant, il faut que je dise quelques mots sur madame
Hamelin. Veuve d'un officier de marine, sans fortune, n'étant plus
jeune, mais encore assez pour que l'on vît qu'elle avait dû être
très-belle, madame Hamelin, par amour pour ses enfans, jeunes encore et
qui venaient d'entrer dans la carrière de leur père, avait eu la
résignation, d'accepter les fonctions de femme de charge chez la
princesse. Vertueuse comme elle l'était, obligée de voir des choses dont
je ne veux pas me souvenir, madame Hamelin avait à souffrir
horriblement, et je l'ai vue bien souvent pleurer sur son sort; mais
elle pensait à ses fils, et son courage revenait. J'imaginai, pour lui
donner quelque consolation, de les faire recommander par le prince au
ministre de la marine; et certes, si jamais lettre a été pressante, ce
fut la lettre du prince à M. Decrès. Je n'en avais rien dit à madame
Hamelin, et je ne saurais peindre la joie que j'eus le bonheur de lui
causer en lui remettant la lettre. Il y a vingt-deux ans de cela; j'ai à
peine revu madame Hamelin pendant nos séjours à Paris. Je ne sais ce
qu'elle est devenue depuis seize ans: mais, si l'on oublie facilement
des maîtresses, on n'oublie pas de même une femme que tout honnête homme
aurait souhaité d'avoir pour amie.

Je reviens maintenant à mes officiers, et pour vous mettre en joie je
commencerai par vous parler de M. Poulet.

M. Poulet était un capitaine d'infanterie de je ne sais plus quel
régiment. M. Poulet était très-maigre, très-grand, très-rouge de figure,
très-blanc de cheveux, comptant cinquante ans d'âge, trente de service
et vingt ans de grade de capitaine. Il était, comme Napoléon, le fils de
ses œuvres; mais n'ayant été élevé ni à Brienne, ni à l'École Militaire,
ni probablement ailleurs, il avait un langage tout particulier; si bien
qu'un jour, voulant préciser l'époque d'un de ses plus beaux faits
d'armes qu'il venait de me raconter, il me dit: «_C'est quand les
austérités recommença avec les Quinze-reliques._» Vous ne comprenez
peut-être pas très-bien?... Eh bien! moi, qui m'étais déjà familiarisé
avec l'idiome de M. Poulet, je compris tout de suite qu'il voulait me
dire: «C'est quand les hostilités recommencèrent avec les Autrichiens.»

Il faut vous dire que dans ce temps-là je ne buvais presque que de
l'eau; mais je versais très-volontiers rasade à M. Poulet, et quand son
verre était plein, il aurait fallu qu'une mouche fût bien adroite pour
trouver le temps de s'y noyer. Si, à jeun, M. Poulet était un héros, il
devenait après boire extrêmement sentimental, et ne me laissait rien
ignorer des égaremens de sa jeunesse. À peine eut-il endossé l'uniforme
qu'il regarda comme un devoir de ne point laisser s'éteindre en lui la
dynastie des Poulet, qu'un boulet de canon pouvait _écraser dans l'œuf_.
Il y travailla de concert avec une jeune vivandière qui, me disait-il,
_lui repassait_ toujours quelque chose à boire. M. Poulet devint père,
et comme c'était un honnête homme, il fit légitimer devant l'autel une
union commencée à la buvette et consommée sur le lit de camp. Après son
mariage, madame Poulet continua son commerce ambulant, suivant toujours
M. Poulet à l'armée, où, M. Poulet me l'a avoué, il donna _plus d'un
atout_ à la boutique de sa femme. Mais voilà que M. Poulet devint
sous-lieutenant. Dès lors il comprit que l'honneur de l'épaulette
exigeait le sacrifice du sacré-chien-tout-pur et du riquiqui.
Malheureusement madame Poulet, en changeant d'état, ne put changer de
manières, et son mari les trouvait trop communes pour oser la produire.
Il ne m'a pas caché que son mariage de soldat l'avait plus d'une fois
gêné depuis qu'il était capitaine. Il aurait souhaité que sa femme eût
un meilleur ton; que, par exemple, elle jurât moins souvent: mais je
dois à la vérité de dire que M. Poulet n'en aimait pas moins sa femme;
je suis du moins, autorisé à le croire d'après l'éloge qu'il m'en fit un
jour dans un accès de sensibilité conjugale: «Le croiriez-vous? me
disait-il, le croiriez-vous? Voilà vingt-huit ans qu'elle est ma femme:
eh bien! il n'y a rien de si rare que j'aie été obligé de _lever la
main_.» À cet éloge M. Poulet ajoutait que sa femme était de la première
force dans l'art de faire de la soupe aux choux et au lard fumé. Du
reste, je n'ai jamais eu l'honneur de voir madame Poulet.

Tous mes officiers ne ressemblaient pas à M. Poulet: parmi eux se
trouvaient des hommes très-bien élevés, notamment ceux qui sortaient des
pages de l'empereur, des écoles de Fontainebleau et de Saint-Cyr, et
particulièrement des gendarmes d'ordonnance. Dans le cas où vous auriez
oublié ce que c'était que les gendarmes d'ordonnance, je vous demanderai
la permission de vous le rappeler. Dès avant la campagne de Tilsitt,
l'empereur avait déjà résolu dans sa pensée de rapprocher de son trône
les débris de l'ancienne aristocratie, et les gendarmes d'ordonnance
étaient, selon toute probabilité, destinés à devenir une partie
privilégiée de la garde; on le croyait du moins, et beaucoup de jeunes
gens riches et appartenant à de bonnes familles s'enrôlèrent
volontairement et s'équipèrent à leurs frais, ayant chacun un domestique
à eux pour panser leurs chevaux. Ceci, comme on peut le croire, donna de
la jalousie à quelques chefs sortis des rangs plébéiens, qui crurent
même lire les intentions futures de l'empereur dans le choix du vieux
général Montmorency-Laval pour colonel des gendarmes d'ordonnance. Le
premier échec qui leur fut porté dès que l'armée commença ses opérations
en Prusse, fut le retrait de leurs domestiques, d'où il résulta que ce
corps, composé d'hommes braves, mais habitués aux douceurs de la vie,
fut assez mal tenu; autre chose est de marcher droit à l'ennemi ou
d'être le palefrenier de son cheval quand on n'en a pas l'habitude. Ceux
que la création des gendarmes d'ordonnance avait le plus offusqués
revinrent plusieurs fois à la charge auprès de Napoléon; ils finirent
par l'emporter, et ce corps fut licencié après la campagne. Tous ceux
qui en avaient fait partie furent nommés officiers dans des régimens de
cavalerie, et plusieurs même méritèrent un avancement rapide. C'est par
suite de cette dissémination des gendarmes d'ordonnance que quelques-uns
furent envoyés à Turin dans le 7e régiment de cuirassiers, dont le
dépôt faisait partie de notre garnison. Le major Berlioz, qui en avait
le commandement, était, je me le rappelle, un bon et excellent homme.
Parmi les officiers sortis des gendarmes d'ordonnance, il en était un
avec lequel je me liai très-étroitement. Il se nommait Aubriot. Il
approchait de la quarantaine, ayant servi dans sa jeunesse et ensuite à
l'armée de Condé; mais il était revenu de toutes les rêveries de
l'émigration. Nous nous trouvâmes, comme l'on dit, en pays de
connaissance, parce que j'avais connu à Paris plusieurs de ses anciens
camarades dont il me parlait, et notamment d'Albignac, qui devint en
très-peu de temps général au service de Jérôme, et ensuite ministre de
la guerre du royaume de Westphalie. C'était un homme extrêmement capable
et doué d'un caractère très-gai. Aubriot m'en raconta un trait où je le
reconnus tout entier.

Quand les gendarmes d'ordonnance furent arrivés en Prusse, d'Albignac,
qui était pour ainsi dire à tu et à toi avec leur colonel le général
Montmorency, s'approcha un jour de lui, et lui demanda directement
quelque chose dont il avait besoin pour son équipement. Là-dessus, M. de
Montmorency le prenant au grand sérieux: «Mon cher d'Albignac, lui
dit-il, à Paris, chez madame de Luynes, quand nous jouons au creps, nous
causons familièrement, comme de bons amis, comme des camarades; mais ici
n'est pas la même chose; il faut que je vous dise ce que c'est que la
hiérarchie militaire. Vous avez besoin d'une bride, d'une souventrière;
c'est très-bien: mais vous me demandez cela à moi, et cela n'est pas
dans l'ordre. Il faut vous adresser à votre maréchal-des-logis; il fera
son rapport au lieutenant, qui le transmettra au capitaine; le capitaine
en réferrera au chef d'escadron, qui viendra ensuite prendre mes ordres,
puisque je suis votre général en chef. Entendez-vous bien cela?--Oui,
général.» Quelque temps après, d'Albignac ayant été blessé à Iéna, M. de
Montmorency alla le voir et lui demanda comment il se trouvait.
Quoiqu'il souffrît beaucoup, d'Albignac trouva plaisant de faire voir à
M. de Montmorency combien il était pénétré de ses hauts enseignemens sur
la hiérarchie militaire; aussi, au lieu de répondre à sa question, il
lui dit: «Général, donnez vos ordres au chef d'escadron; il les
transmettra au capitaine, qui en fera part au lieutenant, qui m'enverra
mon maréchal-des-logis.» M. de Montmorency ne put s'empêcher de rire de
la gaieté que d'Albignac conservait au milieu de ses souffrances, et
cette anecdote divertit beaucoup les gendarmes d'ordonnance.

Savez-vous que notre gouvernement des départemens au delà des Alpes
aurait fait un fort joli petit royaume? D'abord nous avions notre grand
quartier-général à Turin, dans le département du Pô, où à notre arrivée
nous trouvâmes pour préfet M. Vincent de Margnolas, fort jeune encore,
puisqu'il n'avait que vingt-sept ans. C'était un homme fort remarquable
par la variété de ses connaissances et la solidité de son caractère. Il
était de Lyon et possédait une fortune considérable. Son mariage avec
une demoiselle d'une des premières familles de Turin, mademoiselle de
Perron, mariage qui eut lieu six semaines environ après notre arrivée à
Turin, fut tout-à-fait du goût de l'empereur, qui aurait voulu voir se
multiplier les alliances entre Français et Piémontais. Peu de temps
après, l'empereur lui en témoigna sa satisfaction en le nommant
conseiller-d'état. Je puis, par exemple, certifier une chose; c'est que
cette faveur, dont M. Vincent était parfaitement digne, n'avait été
nullement sollicitée par lui. Je dînais chez lui précisément le jour où,
pendant que nous étions à table, au palais Carignan devenu l'hôtel de la
préfecture, on lui apporta le _Moniteur_, qui contenait sa nomination en
même temps que celle de M. de Molé aux mêmes fonctions. J'ai vu la
surprise de M. Vincent, qui ne pouvait en croire ses yeux. Cette
élévation à un rang qui était alors si ambitionné et que l'on n'obtenait
que quand on en était vraiment digne, rendit vacante la préfecture de
Turin, et nous apprîmes avec satisfaction le choix que fit ensuite
l'empereur de M. Alexandre de Lameth pour remplacer M. Vincent.

Il est pour de certains hommes une fatalité qui démonte la raison
humaine et qui donnerait envie de prendre au sérieux les ingénieuses
rêveries de M. Azaïs sur les compensations. Une belle fortune, une belle
femme, une belle position, vingt-sept ans, tels étaient les avantages
accumulés sur la tête de M. Vincent. Sa femme devient grosse; dix mois
se passent, et M. Vincent est atteint d'une cruelle maladie; rien ne
peut arrêter les progrès du mal: il meurt au moment même où à tant de
bienfaits la providence en ajoutait un autre si doux. Dans le même temps
la mort et la vie apparaissent sous le même toit, et madame Vincent
devint veuve au moment même où elle donnait naissance à un fils. Mais
laissons ces tristes souvenirs, et continuons à faire une espèce
d'inventaire succinct du personnel et du matériel de notre gouvernement,
dans lequel nous ferons prochainement une courte excursion.

Le département du Pô s'étendait au nord jusqu'au Mont-Cénis, et touchait
par ce point au département du Mont-Blanc, dont la Maurienne et la
Savoie faisaient partie. Nos autres chefs-lieux étaient Gênes, dont le
nom était commun à la ville et au département et dont M. Bourdon de
Vatry était alors le préfet; Gênes était en même temps le chef-lieu de
la 27e division militaire. Au nord de Gênes le département de
Montenotte, contigu à la France par le département des Alpes maritimes,
ayant pour chef-lieu Savone, où résidait M. de Chabrol, notre
préfet-modèle; au midi de Gênes, le département des Apennins, dont la
capitale était Chiavari, où somnolait sur son siége préfectoral M.
Rolland de Villarceaux, très-éveillé pour les affaires, mais qui
s'endormait toujours quand il était assis. Ces trois départemens
composaient notre littoral, et vous pouvez juger par là que nous aurions
été une fort jolie petite puissance maritime si Dieu et la flotte
anglaise l'eussent voulu. Les états réunis de Parme et de Plaisance
marquaient les limites de notre gouvernement du côté de la Toscane, et
formaient le département du Taro, dont il n'est pas besoin de vous dire
que Parme était le chef-lieu. Quant au nom du préfet, il m'échappe en ce
moment; mais je me rappelle un fait qui me fera peut-être pardonner
cette inadvertance de mémoire. Vous verrez comment l'empereur voulait
que l'on respectât les croyances religieuses. M. Nardau, spécialement
protégé par Joseph Bonaparte, avait été le premier préfet envoyé à Parme
lors de la réunion de cette ville à la France. Il était arrivé dans sa
résidence vers la fin du carême. Là, encore très-imbu des principes
républicains qu'il avait professés, et parfaitement exempt de préjugés,
M. Nardau se présenta à ses administrés avec un costume de fantaisie,
mais qui sentait son républicain d'une lieue; enfin c'était à peu de
choses près, m'a-t-on dit, l'habit semi-romain des membres de l'ancien
conseil des cinq-cents. Ce ne fut pas tout: notre préfet, sachant que
l'appât du plaisir est souvent un excellent moyen de gouvernement,
résolut de donner un bal à l'élite des beautés parmesanes; mais pas une
n'y vint, et en voici la raison: dans un pays dévot comme l'est Parme,
M. Nardau avait adroitement choisi le vendredi saint pour mettre son
monde en danse, et il en fut pour ses préparatifs, ses violons, ses
glaces et ses rafraîchissemens. Si, d'ailleurs, personne ne vint au bal,
il y eut des gens qui écrivirent à l'empereur. Lettre décachetée et lue,
rapide départ d'un courrier, destitution immédiate du préfet, tout cela
fut l'affaire d'un instant; car, je ne sais pas si vous vous en seriez
douté, quand l'empereur s'y mettait, il ne badinait pas.

Arrivons maintenant au département de Marengo, qui formait en quelque
sorte le cœur de notre gouvernement. Je vous y ferai faire plus tard
connaissance avec le général Despinois; maintenant il me suffira de vous
dire que dans Alexandrie nous avions pour préfet un excellent homme, un
très-bon administrateur, M. Robert, ancien général de brigade, et qui
servait bien de sa plume après avoir bien servi de son épée. Ici vous
admirerez peut-être une étincelle de ce tact impérial qui fit choix d'un
ancien guerrier pour présider à l'administration d'un département qui
devait son nom à la victoire, et dont le chef-lieu, disait l'empereur,
devait un jour n'être habité que par des vivandières et des soldats.
Nous perdîmes bientôt M. Robert, qu'une maladie enleva à ses
administrés, et qui fut remplacé par M. de Cossé-Brissac. Vous
connaissez déjà M. Arborio, notre préfet de la Stura, et la ville noire
de Coni, puisque c'est par là que nous avons fait notre entrée; vous
savez aussi que la mort nous l'enleva promptement: mais je ne serai pas
fâché de vous dire l'espèce de désappointement qu'éprouva son successeur
en venant s'ensevelir dans une vallée des Alpes.

L'empereur venait d'appeler au sénat M. Garnier, préfet de Versailles.
Or la préfecture de Seine-et-Oise a toujours été un morceau très-friand
pour quiconque aspire à être préfet. L'ancien duc de la Vieuville, comte
de l'empire, chambellan de l'empereur, homme du monde, homme de cour,
jadis un des beaux danseurs des bals de la reine, jugea que cela lui
irait comme un gant. Profitant donc du droit que lui donnait sa charge
d'approcher de l'empereur, il lui témoigna le désir de s'attacher à
l'administration. Cette ouverture fut parfaitement accueillie, et
l'empereur lui demanda s'il voulait être préfet; à quoi il répondit que
c'était l'objet de tous ses vœux, de toute son ambition; et l'empereur
répliqua: «Vous serez préfet.» Quelle douce nuit dut passer M. de la
Vieuville! Il ne connaissait point d'autre préfecture vacante que celle
de Versailles: donc la préfecture de Versailles allait être son lot; il
était impossible de raisonner autrement. Mais voilà que sur ces
entrefaites la nouvelle de la mort de M. Arborio arrive à l'empereur, et
au lever suivant Napoléon annonce à M. de la Vieuville qu'il l'a nommé
préfet de la Stura, l'engageant à se rendre le plus promptement possible
dans sa résidence. Il n'y eut pas à reculer, et voilà comment l'ancien
duc de la Vieuville vint faire son essai administratif dans nos
montagnes. Il se résigna facilement, s'occupa beaucoup de son
département, et peu de temps après l'empereur, auquel nous ne le
laissâmes pas ignorer, l'appela à la préfecture de Colmar.

En voilà, si je ne me trompe, pour sept de nos départemens; donc il nous
en reste encore deux, quoique vous ayez déjà reçu un à-compte sur le
département de la Sésia, et son chef-lieu Verceil, à l'occasion des
difficultés que nous fit M. Giulio, lequel, soit dit en passant, avait
une fort jolie femme, mademoiselle Millet, fille d'un riche négociant de
Turin. À Verceil, nous avions pour directeur des douanes un homme de fer
qui réclame impérieusement un souvenir. C'était M. Soyris. Il y a des
gens qui deviennent douaniers; M. Soyris, lui, était né douanier, ou
plutôt, c'était la douane vivante. Sa ligne d'observation s'étendait sur
les limites de notre gouvernement du côté du royaume d'Italie, et il
fallait que des contrebandiers fussent bien fins pour l'attraper. Pour
lui, saisir était vivre, et il eut de bien beaux momens quand il présida
aux auto-da-fé des marchandises anglaises que nous avions l'ordre de
faire impitoyablement brûler. Je veux bien croire que c'était un acte de
haute et grande politique; mais ce que je puis assurer, c'est que cette
politique n'était nullement comprise par des groupes de malheureux qui
regardaient pieds nus la flamme dévorer des milliers de bas de fabrique
anglaise. Ce que c'est que d'avoir des idées étroites! ils croyaient,
dans leur simplicité, qu'on aurait mieux fait de les leur distribuer.
Pour M. Soyris, il regardait cela comme je suppose que Néron regarda
l'incendie de Rome. Au surplus sa rigidité n'admettait aucune
préférence. Un jour il nous écrivit pour notifier au prince la saisie
qu'il venait de faire d'un ballot de soixante cachemires arrivés
directement de Constantinople, et adressés à l'impératrice Joséphine.
Nous tînmes un petit conseil, pensant au plaisir qu'éprouverait la bonne
impératrice, si le ballot pouvait lui être rendu; mais les ordres de
l'empereur étaient tellement précis, que nous n'osâmes conseiller au
prince de lever l'ordre de M. Soyris, et bien nous en prit. Ayant en
effet jugé qu'il y avait lieu à consulter l'empereur, sa réponse fut
qu'il n'y avait d'exception pour personne, pas plus pour l'impératrice
que pour un autre; que M. Soyris avait bien fait, et que les cachemires
devaient être vendus au profit de la douane.

Une autre fois, M. Soyris écrivit encore en prince pour une chose qui
était personnelle à Son Altesse, et qui le mettait dans le plus grand
embarras. Comme on faisait remettre à neuf l'intérieur de l'hôtel de
Paris, le prince avait fait venir de Rome des tableaux de Raphaël, de
l'Albane, du Corrége et des plus grands maîtres de sa galerie de Rome,
pour en orner une gaierie de l'hôtel. Ces objets étant arrivés à la
douane de Verceil, ferme sur ses principes, M. Soyris avait commencé par
mettre la main dessus pour leur infliger un droit d'entrée. Ce qui
l'embarrassait était de savoir quel article du tarif il leur
appliquerait; il lui fut répondu qu'il pouvait faire payer au prince tel
droit qu'il jugerait convenable. Alors sa sagacité naturelle lui inspira
l'idée de les frapper d'un droit de quinze pour cent le quintal.
L'entendez-vous? le quintal!... Un quintal de tableaux de Raphaël! Oh!
barbare!

Les petites stations que nous faisons sur la route nous font arriver un
peu tard à notre dernier département, le département de la Doire enclavé
entre le département du Pô, celui de la Sésia, les Alpes et le royaume
d'Italie. Il a pour chef-lieu Ivrée, et pour préfet, le général Jubé,
ancien commandant de la garde de notre feu directoire jusqu'au dix-huit
brumaire. M. Jubé était un homme d'infiniment d'esprit, qui avait été un
des hommes à la mode quand les fournisseurs brillaient dans Paris. Sa
femme était extrêmement jolie, et venait très-souvent nous voir à Turin,
où elle était un des ornemens de nos bals; nous avons souvent bien ri
notamment au retour d'une partie que nous avions faite, dix ou douze
personnes ensemble, à Racconiggi. Elle est trop bonne pour ne me l'avoir
pas pardonné, mais je me rappelle que je lui jouai le tour d'inviter
impertinemment toute la compagnie à souper chez elle, comme si c'eût été
de sa part, faisant tout haut les invitations devant elle pour qu'elle
ne pût pas reculer, de sorte que nos trois calèches descendirent à sa
porte, ou plutôt à la porte du riche Garda, dont l'hôtel était à sa
disposition quand elle venait à Turin. La cave de Garda était
excellente, sa maison bien approvisionnée, de sorte qu'en peu d'instans
nous eûmes un souper qui ne sentit pas du tout l'improvisation, et que
nous prolongeâmes gaiement fort avant dans la nuit. La seule chose que
je ne me rappelle pas bien, c'est si madame Jubé invita Garda à souper
chez lui.



CHAPITRE VII.

     La femme sans tête et impertinence des Piémontais.--L'hôtel de
     Londres et la place Saint-Charles.--Le palais d'Aoste devenu le
     palais de Justice.--Situation et intérieur du palais impérial.--La
     cathédrale de Turin et le vrai saint suaire.--Le prince et la cour
     à la messe.--Levers du prince dans le palais impérial.--La galerie
     de Van-Dick, le boudoir des miniatures et le prie-dieu des reines
     de Sardaigne.--Prodigalité d'incrustations.--Le jardin du palais,
     promenade à la mode.--Le Nôtre, jardinier des rois.--Les arcades de
     la rue de Pô.--Sérénades nocturnes et le guitariste
     Anelli.--Promenades hors de la ville.--Les allées du Valentin.--La
     route de Montcallier.--Les jolis chevaux du prince.--La manufacture
     de tabacs.--M. de V... et application d'un mot de Rivarol.--Grand
     projet de chasse.--Les lapins de la république et le gibier de
     l'empire.--Le daim de Racconiggi.--César Berthier notre
     grand-veneur.--Partie manquée et journée charmante.--La comtesse de
     Solar.--Saint Hubert plus content de nous.--Le palais du prince
     auberge des princes et des rois.--La marquise de Gallo et la
     princesse d'Avelino à Turin.--Exemple incroyable d'exagération
     italienne.--Passage de Murat.--Le petit prince Achille, et
     singulière disposition au commandement.--Convoitise
     insurmontable.--Le marquis de Prié et son valet de chambre vidant
     ses poches.--Autre manie du marquis de Prié.--Madame de Prié en
     surveillance et rentrée en grâce.--Petit conseil tenu à la suite
     d'une lettre de l'empereur.--Rareté des hommes de mérite, et
     abondance de matière sénatoriale.--Luxe d'écuyers et de
     chambellans.--M. de Barolo sénateur.--Disposition des Piémontais
     envers le gouvernement.--Haine contre les Génois.--Gentillesse de
     Mérinos.--Conversation d'un écuyer avec un chien.--La société de
     Turin.--M. Alexandre de Saluces et M. de Grimaldi.--Salon de la
     comtesse de Salmours.--La marquise Dubourg.--M. de Villette.--La
     saint Napoléon à Turin.--Elégance d'un souper et
     quatre-vingt-quinze femmes à table.--Conseils du maréchal de
     Richelieu aux courtisans.--Promenade à la sortie du bal.--Visite à
     la Superga.--La madone du Pilon et la vigne Chablais.--Église de la
     Superga et le bon abbé Avogadro.--Le déjeuner d'anachorète et le
     chien battu.--Tombeaux des rois de Sardaigne.--Le caveau de la
     branche de Carignan et la dernière princesse de Carignan.--Effet
     prodigieux d'un rayon de soleil.--Pension obtenue de l'empereur
     pour l'abbé Avogadro.--Retour à cheval et station chez Laurent
     Dufour.--Histoire du comte de Scarampi et rare exemple de
     fermeté.--Le silence volontaire.


J'AI VU à Turin, mais vu, comme je vois en ce moment mon papier et ma
plume, j'ai vu, dis-je, une femme sans tête, non pas moralement parlant,
où serait la merveille? mais physiquement; du reste; cette femme
paraissait parfaitement conformée du cou aux pieds. Il y a des
charlatans qui oseraient ajouter selon la formule: _Elle est vivante et
elle a des dents_; mais je ne suis pas de cette force-là. Je veux
seulement que vous sachiez jusqu'où peut aller l'impertinence des
Piémontais envers ces êtres timides et délicats que l'on voit toujours
se presser par milliers autour d'un échafaud les jours d'exécution. La
femme sans tête dont je vous parle n'était point vivante, et cependant
elle n'était pas morte, puisqu'elle était peinte au dessus de la porte
d'une auberge très-achalandée, qui avait pour enseigne: _À la bonne
femme_; or voilà une impertinence s'il en fut, et pour laquelle
seulement le Piémont mériterait de n'avoir jamais un gouvernement
représentatif. Ce n'est pas que l'hôtel de la bonne femme soit le
premier hôtel de Turin; non, les étrangers de haute distinction
descendent ordinairement sur la place Saint-Charles à l'hôtel de
Londres. Cette place, qui forme un carré long, est régulièrement
construite sur les deux principaux côtés où règnent des arcades, mais
moins belles que celles qui prennent naissance à l'entrée de la place
impériale, se prolongent sur ses deux côtés, et se joignent en retour
aux arcades de la magnifique rue de Pô. Au milieu de la place impériale
s'élève l'ancien palais d'Aoste, remarquable surtout par son double
escalier, de la proportion la plus élégante. Autrefois le palais d'Aoste
attenait par une galerie au grand palais, mais on avait déjà fait
disparaître cette construction, qui rompait la régularité de l'une des
plus belles places qui existent dans le monde. Quand nous arrivâmes à
Turin, le palais d'Aoste était devenu le palais de justice.

Quant au grand palais, il se trouve situé à gauche de la grande place
quand on arrive de Paris par le Mont-Cénis, Suze et Rivoli. On entre
dans une première cour carrée, que dominent à gauche les appartemens du
palais Chablais, que le prince occupait; encore à gauche, existe une
voûte par laquelle nous arrivions à l'entrée assez mesquine de notre
habitation, donnant sur la place où s'élève l'église cathédrale, sous
l'invocation de Saint-Laurent. Cette église, où officiait aux grands
jours notre respectable et tolérant archevêque, M. de la Torre, n'est
pas d'une beauté ni surtout d'une étendue remarquable, mais en revanche
elle possède le véritable saint suaire, que l'on tient soigneusement
enfermé, et qui depuis un temps immémorial n'a pris l'air que deux fois,
l'une en l'honneur du pape Pie VII, l'autre en l'honneur de l'empereur.
C'est à Saint-Laurent que le prince et sa cour entendaient régulièrement
la messe le dimanche, dans une tribune élevée, à laquelle on
communiquait par les appartemens. Les jours de grande cérémonie, comme
par exemple à la Saint-Napoléon, le prince tenait son lever au palais
impérial, et ces jours-là toute la maison était sur pied. Les
appartemens de ce palais étaient d'une rare beauté, et remarquables
surtout par la richesse des parquets et la variété des incrustations.
J'allais fréquemment y examiner dans la galerie une collection de
portraits peints par Van-Dick, et qui tenaient à la décoration, étant
sertis par des cadres unis à la boiserie. Il y avait aussi le boudoir
des miniatures; mais ce qui me frappa surtout, ce fut l'oratoire et le
prie-dieu des anciennes reines de Sardaigne. Ce prie-dieu était en bois
d'ébène et couvert d'incrustations en ivoire. L'artiste avait eu l'idée
ingénieuse de placer sur la tablette qui se trouvait immédiatement sous
les yeux de la reine, quand elle faisait ses prières, une scène vraiment
touchante. Il avait représenté une reine de Sardaigne descendant de
voiture à la porte du Pô, et distribuant elle-même des aumônes aux
pauvres. J'en avais pris une esquisse, mais je ne sais pas ce que cela
est devenu.

Le jardin du palais était public, on y entrait par une voûte donnant sur
la place impériale, Le Nôtre, ce grand jardinier des rois de son temps,
en avait dirigé l'économie, et avait tiré le meilleur parti possible
d'un terrain qui ne lui offrait que des difficultés, à cause de la
multiplicité des angles saillans et rentrans que formaient de ce côté
les sinuosités des fortifications. Le dimanche, de midi à deux heures,
la mode y appelait tout ce que Turin renfermait de plus élégant en
hommes et en femmes, et sous ce rapport nous n'aurions point reculé
devant un défi de votre allée du printemps. Dans le temps des trop
grandes chaleurs, la promenade du matin était suspendue, et pendant
l'hiver les promeneurs se transportaient sous les arcades de la rue de
Pô, où circulait en tous temps une population assez nombreuse. Pendant
l'été les promenades se prolongeaient le soir assez tard, souvent même
jusqu'à l'heure où les spectacles étaient fermés, et vers minuit bon
nombre de musiciens s'emparaient de la ville, qu'ils parcouraient en
donnant des sérénades. C'était alors le triomphe du guitariste Anelli,
qui avait un très grand talent, Je me rappelle même que je voulus
prendre de ses leçons, mais j'avais tant de plaisir à l'entendre jouer
et chanter, que la leçon se passait toute en exercices du maître, de
sorte que l'écolier ne devint pas plus fort sur la guitare que madame de
Menou sur le piano.

Telles étaient les promenades des piétons; voici maintenant celles des
heureux du temps qui sortaient de la ville à cheval, en calèche ou en
voiture: nous avions adopté la promenade du Valentin et ses belles
allées, situées à peu de distance de Turin, et la route de Montcallier,
assise au bas de la colline et dominant le Pô qu'elle côtoie. Le prince
n'y manquait presque jamais, et il fallait que le temps fût impraticable
pour qu'on ne le vît pas conduisant un carricle à pompe, attelé de ses
deux jolis chevaux gris truités et suivi de deux jokeis montés sur des
chevaux pareils. Ceux qui donnaient la préférence aux lieux solitaires
se dirigeaient dans la belle allée qui conduit de Turin à la manufacture
alors impériale des tabacs, dont le gouvernement général appartenait à
M. de V... en sa qualité de directeur-général des sels et tabacs au delà
des Alpes. Je ne sais plus de quel homme très-gros Rivarol a dit qu'il
avait été créé et mis au monde pour faire voir jusqu'où pouvait aller la
peau humaine; en créant M. de V... Dieu avait voulu sans doute résoudre
le même problème à l'égard de la vanité. Sa maison cependant était fort
agréable, mais non pas à cause de lui. Madame de V... était remplie
d'esprit et de talens; et sa belle-mère une des femmes les plus aimables
de la société, pleine d'indulgence et de vraie bonté, bien qu'elle m'ait
paru quelquefois un peu encline à ces médisances de bon ton, qui
n'effleurent que l'épiderme des amours-propres trop chatouilleux, font
le charme de ceux qui les entendent et ne font aucun mal à ceux qui en
sont l'objet.

Long-temps nos exercices se bornèrent à des promenades, mais un beau
jour César Berthier mit en tête au prince qu'il devrait organiser des
parties de chasse à courre. Dès lors voilà nos piqueurs s'évertuant à
donner du cor, et quelques anciens chasseurs du roi de Sardaigne faisant
de nombreuses répétitions _de tayaut et d'halali_. Le jour d'une
première chasse en règle fut donc arrêté; mais le pouvoir, même
impérial, a des bornes; il ne peut pas faire qu'il y ait du gibier là où
il n'y en a pas, et nous n'avions pas à notre disposition les ressources
qu'avait précédemment trouvées M. de Talleyrand au quai de la Vallée,
pour offrir au premier consul le divertissement d'une chasse aux lapins.
D'ailleurs, nous dédaignions fort les lapins. Des lapins!... C'était bon
sous la république; mais alors! Il nous fallait un bel et bon cerf, ou
tout au moins un daim.

On se souvint heureusement qu'il existait encore dans le parc de
Racconiggi quelques échantillons de ces animaux devenus presque
domestiques; l'ordre fut donc donné d'enlever un daim de choix à ses
paisibles habitudes, et de le transférer dans un autre grand parc situé
à deux lieues de Turin sur la route de Rivoli. Ce parc, dont j'ai oublié
le nom, appartenait à un ancien couvent et faisait partie du domaine
impérial. On y fit conduire la meute oisive, dont les pénates étaient au
chenil de Stupinis, et le grand jour arrivé, nous montâmes tous à cheval
dès le matin, et les dames se rendirent en calèche au lieu du
rendez-vous. Le pauvre daim fut lancé selon toutes les règles sous la
direction de César Berthier, qui étant frère du grand veneur, se croyait
un illustre chasseur par communication de dignités. La bête (je parle du
daim) ne nous permit pas de jouir long-temps du plaisir barbare que nous
trouvions à la poursuivre à travers les allées et les fourrés du parc;
au bout d'une heure elle se rendit: au prince appartenait l'honneur de
lui donner le coup de couteau de chasse, et je vis avec plaisir que cet
égorgement lui déplut au point qu'il en laissa le soin aux piqueurs, et
le cor sonna la curée. Si, d'ailleurs, notre chasse fut de courte durée,
le reste de la journée fut fort agréable, car l'étiquette n'était pas de
la partie. Les dames s'étaient arrangé à la hâte des amazones de
fantaisie, qui leur allaient fort bien, et notamment à madame de Solar,
l'une des dames de l'impératrice Joséphine et la plus intrépide de nos
danseuses. L'espèce de déjeuner dînatoire que nous fîmes tous ensemble
vers une heure, fut extrêmement gai et se prolongea jusqu'au soir, où
nous reprîmes le chemin du palais. Par la suite nous devînmes plus
expérimentés; les bois de Stupinis furent garnis de cerfs, de daims et
de chevreuils, et saint Hubert n'eût plus autant à rougir de nous.

La maison du prince Borghèse à Turin pouvait réellement être considérée
comme une auberge impériale, à l'usage des princes et des rois qui
allaient de France en Italie ou d'Italie en France. Nous avons déjà vu
le prince Aldobrandini, Lucien et le roi Joseph; voici venir maintenant
les dames napolitaines de la nouvelle reine d'Espagne, qui se rendaient
à Madrid pour l'y recevoir. Le chef de ce convoi était le colonel
Filangieri, en sa qualité d'écuyer de Joseph. Parmi les dames qu'il
devait faire arriver à bon port se trouvait la belle marquise de Gallo,
que j'avais beaucoup vue à Paris, et une toute jolie petite princesse
blonde, quoique napolitaine, la princesse d'Avelino. Je n'ai jamais rien
vu de plus fin ni de plus mignon. Elle avait la peau d'une blancheur
éblouissante, et je ne saurais l'oublier, car cette blancheur donna lieu
à une des plus belles exagérations que j'aie jamais entendu sortir même
de la bouche d'un Italien. Un de nos messieurs se montrait fort empressé
auprès de la princesse d'Avelino, et je me plaisais à irriter
l'admiration qu'elle lui inspirait en lui détaillant les beautés et
surtout les gentillesses qui me frappaient le plus en elle. Quand j'en
fus venu à la blancheur de sa peau: «Ah! s'écria-t-il, si une goutte de
lait tombait sur son bras, on croirait que c'est une mouche!» Or, ceci,
je ne l'invente pas, je l'ai entendu.

À ce convoi en succéda bientôt un autre venant de France. Murat ayant
été appelé par l'empereur à succéder à Joseph sur le trône de Naples,
que l'on appelait par courtoisie le trône des deux Siciles, bien qu'il
n'y en eût qu'une en sa possession, envoya en avant son fils aîné, le
prince Achille, âgé de six à sept ans, accompagné de son grave et
estimable gouverneur M. Bandus, mort il y a quelques années chef du
bureau politique aux affaires étrangères, d'où il était sorti. Je
m'étais assez bien acclimaté aux dénominations honorifiques que l'on
ajoutait au nom des souverains et des princes, parce qu'après tout
c'étaient des hommes. Mais, un enfant!... Non, je ne saurais dire
combien cela me parut ridicule la première fois que j'entendis donner du
monseigneur et de l'altesse royale par le nez d'un bambin, Le petit
bonhomme, du reste, montrait beaucoup de dispositions au commandement,
et de tous les temps des verbes qu'il commençait à étudier, celui qui
lui était le plus familier était sans contredit l'impératif. Tudieu!
comme il y allait: «Faites ceci, faites cela. Je ne veux personne dans
mon intérieur; faites fermer cette porte; mon valet de chambre seul
couchera dans ma chambre; vous logerez ailleurs, mon gouverneur...» Que
sais-je? Et à cela il fallait répondre: «Oui, monseigneur.» Le tout,
sans doute, afin de lui inculquer de bonne heure le principe éternel de
l'égalité des hommes devant Dieu et devant la loi.

Après le fils nous eûmes le père; mais Murat ne resta que peu de momens
à Turin, pressé qu'il était de se montrer à ses nouveaux sujets. Il
arriva au palais pour dîner, alla le soir au spectacle avec le prince,
ne dormit que peu d'heures dans les appartemens d'été que son fils avait
occupés, et poursuivit sa route le lendemain de bonne heure. J'ai oublié
de dire que le petit prince Achille, puisque prince il y avait, était
tellement séduit par les objets qu'il trouvait à sa convenance
enfantine, qu'aussitôt que nous sûmes son arrivée à Turin, le prince se
mit en devoir de serrer dans un secrétaire une foule de petits bijoux,
de boîtes, d'épingles et d'autres objets qui erraient ordinairement sur
sa cheminée, et comme je lui témoignais ma surprise de cette précaution
inaccoutumée, il m'assura qu'elle était indispensable, parce que quand
son neveu venait le voir à Paris il lui demandait tout ce qu'il voyait,
et qu'il n'osait pas le refuser.

Cette disposition à la convoitise est assez naturelle dans un enfant
gâté, et n'a rien qui doive surprendre, puisque beaucoup de grandes
personnes ne s'en guérissent jamais radicalement. Qui, par exemple, n'a
entendu parler à Turin du marquis décrié, qui jouissait d'une fortune
immense, et chez lequel le vol était une manie? Il ne vivait plus quand
nous arrivâmes en Piémont, mais j'en ai entendu raconter aux personnes
les plus dignes de foi des choses qui passent toute croyance. Ainsi, par
exemple, le marquis de Prié n'allait nulle part sans mettre quelque
chose dans ses poches; le soir, quand il était couché, son valet de
chambre en faisait l'inventaire, rangeait en ordre les montres, bijoux,
couverts d'argent, tabatières que le marquis s'était appropriés, et
comme on savait les différentes maisons où il avait été, tous ces objets
étaient remis à leurs propriétaires par les soins du fidèle valet de
chambre, et M. de Prié, tout en recommençant le lendemain, ne
s'enquerrait jamais de son butin de la veille. Le même personnage,
m'a-t-on dit, avait bien encore une autre manie, mais qui, pour lui,
était entièrement un objet de luxe; il se plaisait à pourvoir à la
dépense et aux fantaisies de deux ou trois beautés, et c'était les
seules personnes de sa connaissance auxquelles il ne dérobât rien; il en
jouissait absolument comme ces gens qui ont une loge à l'Opéra pour la
prêter à leurs amis, mais qui ne vont jamais au spectacle. Madame de
Prié s'était montrée, parmi les dames piémontaises, une des plus
opposées à l'empereur, opposition qu'elle avait expiée par plusieurs
années de détention, et qu'elle expiait encore en mil huit cent-huit,
par un état de surveillance assez rigoureux; l'allégement de cette
peine, et plus tard la rentrée en grâce de madame de Prié, furent encore
de ces choses que l'empereur accorda aux sollicitations de son
beau-frère, aussi bien que la permission de revenir à Paris pour la
famille de Tourzel, qui était exilée à Turin. Le fils de madame de Prié,
Démétrius fut nommé auditeur au conseil-d'état et ensuite l'un des
maîtres des cérémonies de la maison de l'empereur, charge dont les
fonctions lui allaient beaucoup mieux que celles de son premier emploi.

En général il y avait bien à Turin quelques hommes de mérite, mais
très-peu qui s'élevassent au dessus d'un certain niveau, surtout pour
l'exercice d'un emploi public d'un ordre élevé. Je me rappelle très-bien
qu'un jour le prince reçut une lettre de l'empereur dans laquelle il lui
demandait une liste, accompagnée de notes, des hommes les plus notables
du Piémont, avec indication de ceux qui paraîtraient dignes d'entrer au
sénat, d'être appelés au conseil-d'état, ou de remplir des fonctions de
préfet. Nous passâmes en revue à cette occasion le haut personnel de nos
sujets délégués, et s'il faut le dire, nous ne trouvâmes pour le
conseil-d'état que M. de Balbe, puisque M. de Saint-Marsan y était déjà.
L'illustre La Grange, comme l'on sait, était de Turin, mais je ne cite
jamais un génie hors de ligne quand je parle d'hommes d'un mérite élevé.
La Grange n'était que sénateur, mais c'était un honneur pour le sénat
bien plus que pour lui, comme c'est une gloire pour l'Académie française
de compter dans son sein M. de Chateaubriand, dont la renommée
européenne aurait pu se passer d'être en même temps académicienne. Au
surplus, si nous nous trouvâmes pauvres en personnages dignes de siéger
dans le conseil-d'état, la matière sénatoriale nous parut plus riche;
nous ne le fûmes guère en hommes de haute administration; mais quel luxe
quand nous en vînmes aux hommes de cour! Le Piémont aurait pu à lui seul
défrayer la moitié des cours de l'Europe en chambellans, en écuyers et
en majordomes.

Parmi les sénateurs piémontais il y en eut qui ne durent leur entrée au
sénat qu'à leur nom et à leur fortune: tel était M. de Barolo, le plus
riche seigneur du Piémont, et dont l'influence était grande sur une
classe assez nombreuse de Piémontais qui voulaient bien être sujets de
l'empereur, mais auraient voulu en même temps n'être pas Français.
Ceux-ci auraient souhaité que l'empereur fît du Piémont un royaume à
l'instar du royaume d'Italie, et qu'il eût ajouté à ses titres celui de
roi du Piémont dont il aurait délégué la vice-royauté. Il est probable
que l'empereur ne goûta jamais cette idée; car nous ne pûmes faire
autrement que de lui en donner connaissance à titre de renseignement sur
les opinions, et jamais ce ne fut de sa part l'objet d'une observation.
Jusqu'à un certain point les Piémontais se seraient cependant résignés
assez volontiers à être Français, si cela ne les eût pas rendus les
compatriotes des Génois. Au moment où j'écris ceci, je ne sais comment
les choses se passent au delà des Alpes, mais il me paraît inévitable
qu'au premier mouvement qui éclatera en Italie il y ait séparation
forcée entre Gênes et le Piémont. À l'occasion de cette inimitié je me
rappelle un fait qui, pour être puéril, n'en est pas moins
caractéristique. Il eut peut-être mieux trouvé sa place quand je
parlerai de notre voyage à Gênes; mais puisqu'il vient se glisser dans
mon propos, le voici.

Il faut d'abord que vous sachiez que le prince Borghèse avait un chien
superbe nommé Mérinos; et ce nom lui allait supérieurement, car il était
doux comme un agneau; bien fait de sa personne, et d'une courtoisie
digne des plus beaux temps de la chevalerie. Mérinos ne recevait jamais
une politesse sans la rendre, et pourtant il avait sa part dans nos
grandeurs d'emprunt. Il n'habitait pas un chenil vulgaire, comme ses
pareils; il était servi par un domestique qui en prenait soin, et dînait
à ses heures. La nature avait sans doute beaucoup fait pour Mérinos,
mais il devait son principal mérite à une brillante éducation. Son
gouverneur lui avait enseigné à tenir en arrêt une perdrix au point
qu'avec lui il n'était pas nécessaire d'avoir un fusil pour aller à la
chasse; sa réputation et son mérite étaient connus même des rois, car le
roi Jérôme avait demandé au prince d'en faire l'échange contre un cheval
à choisir dans ses écuries. Mérinos était de tous nos voyages, et voilà
comment il se trouva à Gênes.

Un jour donc que je descendais du palais Durazzo où logeait le prince,
j'aperçois, au bas du grand-escalier, M. de Montealto, gendre de M. de
Saint-Marsan et l'un des écuyers du prince, en grande conversation avec
Mérinos. J'écoute sans être vu, et j'entends M. de Montealto qui le
caressait, en lui disant: «Viens, mon bon chien; viens, mon bon Mérinos.
La... la... _Tu n'es pas un Génois, toi!_» Je vous le demande: cela
est-il caractéristique? Est-ce chose facile d'amalgamer deux peuples
dont l'un félicite un chien de ne pas appartenir à l'autre?

La société de Turin offrait des hommes de mérite, sans doute, mais
c'étaient plutôt des hommes d'étude que des hommes d'action. Tels
étaient M. Alexandre de Saluces, homme prodigieusement instruit, et M.
de Grimaldi. Je fis la connaissance de ces messieurs chez la comtesse de
Salmours, où je crois vous avoir dit que je fus présenté par M. de
Luzerne, notre gouverneur de Stupinis, qui lui-même était fort aimable.
Madame de Salmours recevait peu de femmes; la marquise Dubourg presque
seule y venait assez assidûment: mais son salon était le rendez-vous des
hommes les plus distingués de la société. Madame de Salmours était
Saxonne; son mari était Piémontais, mais ne vivait point à Turin. Je
passai chez elle des soirées dont le souvenir me charme encore, car on y
jouissait de cette liberté qui fait la douceur de la vie sociale quand
elle ne va pas trop loin, ce qui ne peut être à redouter entre personnes
bien élevées. Madame de Salmours avait long-temps habité Paris qu'elle
aimait beaucoup, et se plaisait fort à en parler. Sans être belle, elle
était très-agréable; ses cheveux blonds attestaient assez son lieu
natal, que décelait en même temps un reste presque imperceptible
d'accent allemand, ce qui mettait son parler en harmonie parfaite avec
un peu d'abandon qui semblait naturel en elle.

Ce fut chez Madame de Salmours que je fis connaissance avec M. de
Villette, de la même famille que celui qui était devenu fameux par son
alliance avec Voltaire. C'était un homme tout rond, tout simple, fort
gai, et ne manquant pas d'esprit. Je me liai avec lui de relations
habituelles; nous fîmes même ensemble, je me le rappelle, le voyage de
la Superga; voyage que je vous demande la permission de vous raconter,
après, toutefois, vous avoir dit un mot du bal qui précéda notre
excursion ascendante.

Il serait difficile de supposer une fête plus élégante et plus brillante
que celle que donna le prince Borghèse le quinze d'août, à l'occasion de
la fête de l'empereur. Le matin, il y avait eu grand lever, grande
réception, et ensuite grand dîner au palais impérial, force
illuminations dans toute la ville et le feu d'artifice d'usage;
distribution de comestibles, mais à domicile, car nous ne voulions pas
nous modeler sur les curées populacières des Champs-Élysées, et enfin
des mariages de jeunes filles dotées par la ville. Le soir, à neuf
heures, toutes les personnes invitées étaient arrivées; car il était
d'usage que le prince entrât dans la salle du bal à neuf heures, après
quoi personne n'était plus admis; ce qui, soit dit en passant, donnait
aux dames une leçon d'exactitude dont la plupart ont si grand besoin. Le
fauteuil de l'empereur joua son rôle accoutumé, et au bout de quelques
instans nous voilà tous en danse. Le souper, servi à deux heures, fut
réellement une chose magique, tant par l'élégance du service que par
l'ordre parfait qui y présida. Figurez-vous deux salons carrés d'égale
grandeur, et assez vastes pour que quatre tables, placées dans les
angles de chacun de ces salons, laissassent une libre circulation.
Figurez-vous un nombre innombrable de bougies, des cristaux, des
porcelaines du plus grand prix, les mets les plus délicats, les vins les
plus fins, une nuée de valets de pied en grande livrée, nos écuyers
tranchans sous les armes, et M. Eusse, le maître-d'hôtel du prince,
commandant les évolutions debout et avec un aplomb et un sang-froid
dignes d'un général d'armée. Voyez chacune des tables entourée de douze
couverts, où viennent s'asseoir quatre-vingt-quinze femmes, nombre
précis auquel s'étaient bornées les invitations, pour que toutes fussent
placées, et le quatre-vingt-seizième couvert réservé pour le prince. Ses
deux grands nègres se tenaient immobiles derrière sa chaise comme deux
immenses candélabres tout couverts d'or et d'argent, portant soleil sur
la poitrine et soleil sur le dos, et la tête couverte d'un bonnet
cacique d'où s'élevaient des flots de plumes d'autruche. C'était
réellement un coup d'œil ravissant. Pour nous, nous mangeâmes debout,
l'épée au côté, le chapeau sous le bras, ce qui n'est pas très-commode;
mais enfin on se fait à tout. Cela prouve d'ailleurs combien était sage
l'un des trois conseils que le maréchal de Richelieu donnait aux
courtisans: «Asseyez-vous toutes les fois que vous en trouverez
l'occasion.» Ses deux autres conseils étaient, je crois, de demander
toutes les places vacantes, et de ne jamais dire de mal de personne.
Quoi qu'il en soit, le souper fini, le bal recommença de plus belle, et
dura jusqu'à cinq heures du matin.

Depuis long-temps il faisait grand jour, ce que voyant, M. de Villette
et moi, nous résolûmes, au lieu de nous coucher, de tenter les hauteurs
de la colline, devers le point que domine l'église de la Superga. Ayant,
chacun de notre côté, substitué le frac bourgeois aux oripeaux de cour,
nous nous rejoignîmes au pont du Pô, et nous voilà en route, ou, pour
mieux dire, assis dans un batelet qui va nous conduire à la Madone du
Pilon, à trois quarts de lieue de Turin. C'était une chose ravissante
que de voir, à notre droite, se déployer la riche variété des mouvemens
de terrain de la colline jusqu'à la vigne Chablais, où nous arrivâmes
après avoir salué la Madone. Là nous commençâmes à monter par une voie
assez escarpée, et, après deux heures de marche, nous touchâmes enfin au
plateau sur lequel sont construits l'église et le cloître de la Superga.
Cette église doit son existence à l'accomplissement du vœu d'un roi de
Sardaigne, qui promit à la Vierge de lui en faire hommage si les troupes
françaises, sous le règne de Louis XIV, levaient le siége de Turin. La
sainte Vierge consentit à faire lever le siége, et se servit pour cela
de l'entremise du prince Eugène. La Superga a été construite en petit
sur le modèle de Saint-Pierre de Rome; je crois qu'elle en offre la
répétition à demi-grandeur. Nous montâmes sur le dôme, couronné par une
galerie d'où l'on jouit d'une des vues les plus étendues qu'il y ait sur
aucun point du continent de l'Europe, puisque, lorsque le ciel est
parfaitement pur et l'air dégagé de vapeurs, on peut distinguer le dôme
de la cathédrale de Milan, qui en est distant de trente lieues.

En arrivant nous avions commencé par présenter nos hommages à
l'excellent abbé Avogadro, qui était venu me voir à Turin, et qui depuis
long-temps me pressait de faire un pèlerinage sur sa montagne. Du temps
des rois de Sardaigne, le cloître de la Superga nourrissait d'études
théologiques un séminaire privilégié qui servait de pépinière aux
évêques du Piémont. C'était, comme on voit, un chapitre, d'évêques en
herbe, tout à l'opposé de celui que l'empereur avait fondé à Saint-Denis
pour les vieux princes de l'église. Seul avec un chien, l'abbé Avogadro
était demeuré gardien de ces voûtes solitaires. Il nous fit l'accueil le
plus aimable et le plus empressé, nous ouvrit les portes de l'église, et
nous laissa ensuite pour nous préparer à déjeuner, nous témoignant
beaucoup de regrets de n'avoir pas été prévenu de notre visite. Cette
offre venait fort à propos; car, malgré le souper de la nuit, la danse,
l'exercice du matin, et surtout l'air rare de la montagne, nous avaient
donné un très-grand appétit. Quand nous eûmes parcouru l'église, et joui
à loisir de la vue que l'on découvre au sommet du dôme, d'où les Alpes
formaient, devant nous et à notre gauche, un vaste rideau circulaire
coupé d'immenses ravines, et où s'élève, comme la cathédrale des Alpes,
la pointe du mont Viso, nous redescendîmes, et nos oreilles furent
vivement frappées des cris que faisait le chien de l'abbé Avogadro.
Qu'avait-il donc? Son maître le battait. Et pourquoi? parce qu'il
venait, nous dit l'abbé, de manger l'omelette qu'il nous avait préparée
avec les seuls œufs qui fussent en sa possession. Notre ordinaire se
trouva donc réduit à des noisettes, quelques raisins secs et des
gressini[87], le tout arrosé avec de belle eau bien claire et une larme
de rosoglio; de sorte que nous fîmes, dans toute la rigueur du terme, un
vrai repas d'anachorètes.

L'abbé Avogadro nous conduisit ensuite lui-même dans l'église
souterraine, divisée en deux caveaux. Dans l'un sont déposés les restes
des princes de la branche régnante de la maison de Savoie, et dans
l'autre ceux des princes de Savoie-Carignan. Ces tombes sont
très-simples; ce sont des sarcophages en marbre qui n'ont pour ornemens
que des têtes de mort sculptées en marbre et des os en croix. «Voilà,
nous dit l'abbé, la tombe où repose la dernière venue, madame la
princesse de Carignan. Jeune, belle, bienfaisante, mais atteinte d'une
maladie de langueur, elle vint visiter ces tombeaux trois mois avant
l'époque où je devais lui en ouvrir les portes pour n'en jamais sortir.
Je l'accompagnais; elle était placée précisément à l'endroit où vous
êtes, quand un rayon de soleil, pénétrant à travers les soupiraux, vint
frapper sur l'endroit où elle repose. Quand je mourrai, me dit-elle, je
veux que mon corps soit placé là; j'aime tant le soleil!...» L'abbé
disait de la sorte, quand, par un de ces inexplicables effets du hasard,
un rayon de soleil vint reluire sur la tombe de la princesse de
Carignan. Peindre l'espèce de saisissement qui, à cette vue, nous frappa
tous les trois comme une étincelle électrique, cela est hors de ma
portée; nous nous regardâmes un moment sans rien dire, et il n'y a point
d'esprit si ferme qu'on le suppose qui n'eût éprouvé comme nous une
profonde émotion. Or, ceci n'est point un jeu d'imagination, une
invention romanesque: c'est la vérité. Les tombeaux de la Superga, lors
de la révolte du Piémont, faillirent d'être traités comme les tombes
royales de Saint-Denis. C'est au général Grouchy que l'on en dut la
conservation.

Cependant nous prîmes congé de l'abbé Avogadro, mais non sans que je lui
eusse demandé quelles étaient ses ressources; elles étaient presque
nulles; j'en parlai au prince; l'empereur en fut informé, et peu de
temps après l'abbé Avogadro eut une pension qui le mit à même de
pouvoir, en cas de besoin, réparer les fâcheux résultats de la
gourmandise de son chien. Comme nous nous étions fait amener des chevaux
au bas de la montée, en un temps de galop nous fûmes à Turin, où nous
allâmes déjeuner sur la place impériale chez Laurent-Dufour, très-bon
restaurateur français qui s'y était établi et qui faisait fort bien ses
affaires.

Chez Dufour vivait habituellement un riche Piémontais dont il n'est pas
hors de propos que je vous entretienne quelques instans. Vous verrez
jusqu'où peut aller la volonté d'un homme.

Le comte de Scarampi, jouissant de vingt-cinq ou trente mille livres de
rente, ce qui est une belle fortune en Piémont et partout ailleurs pour
quiconque sait être heureux, était un homme d'environ trente ans, d'un
extérieur agréable, montant très-bien à cheval, et jouant à la paume,
dont il fit même quelques parties avec le prince, mais sans que jamais
aucune tentative, aucune avance ait pu le déterminer à proférer un seul
mot. Dans sa jeunesse il avait commis une indiscrétion qui avait amené
un duel dans lequel un de ses amis avait succombé. Dans le désespoir que
lui causa ce malheur irréparable et dont il était la cause, M. de
Scarampi se condamna à un silence absolu, et depuis dix ans que cette
résolution était prise, aucune considération n'avait pu l'entraîner à y
faire la moindre infraction. Son domestique assurait que, dans sa
chambre même, et quand il était seul, il ne lui avait jamais entendu
dire un seul mot. Chaque matin il écrivait ses ordres pour la journée,
et se montrait sur toutes choses d'une impassibilité à toute épreuve.
Chez Dufour, où, comme je l'ai dit, il prenait ses repas, le garçon qui
le servait... Tiens! voilà que je me rappelle son nom! il se nommait
Battistino... Battistino, donc, présentait la carte à M. de Scarampi
qui, avec la pointe de son couteau, indiquait ce qu'il fallait lui
servir. Personne à Turin ne songeait à rire de la fermeté de M. de
Scarampi à remplir si religieusement l'engagement qu'il avait pris
vis-à-vis lui-même; il était au contraire l'objet d'une sorte de
vénération, et les dames surtout ne se lassaient point de l'admirer.



CHAPITRE VIII.

     La pie de Thouaré.--Le Panthéon des animaux célèbres.--Le
     receveur-général de Turin.--Les deux financiers et les deux
     extrêmes.--M. Destor et ses distractions.--La partie d'échecs de M.
     Victor de Caraman.--Jeux à la cour.--Petits bals chez madame
     Destor.--Une Parisienne et aventure ébauchée.--Informations
     exactes, et voyage sentimental.--Stupéfaction d'une jolie
     femme.--Rendez-vous et discrétion.--Arrivée d'un
     jaloux.--Désappointement et persistance.--Intrigue dans une
     loge.--Le mouchoir et la boîte aux lettres.--Conseils de morale à
     la jeunesse.--Le contenu d'une lettre.--Deux chevaux blancs et
     Machiavel.--Mauvaise issue et oubli.--M. Belmondi.--M. de Navarre
     et l'épée de Louis XVIII.--Pétitions singulières.--Le prince
     Borghèse Jésus-Christ.--Leçon de politesse donnée avec un
     poignard.--Passion des Piémontais pour le jeu.--Le comte Pastoris
     et le père avare.--Histoire d'un original.--M. de La Payne et la
     croix de la Légion-d'Honneur.--Correspondance de M. de
     Lacépède.--Inconcevables motifs donnés à une demande, et le
     débordement du Pô.--Madame de La Payne et le deuil par
     anticipation.--Rencontre d'originaux.--Le contrôleur de
     Pignerol.--L'employé cuisinier.--M. de Marcolle et la confusion des
     langues.--Ce que c'est que M. Simon.--L'employé, son chef, et
     bizarre motif d'une prolongation de congé.--Éducation des
     pigeons.--Le gastronome, et solution du problème des vanneaux.


JE ne sais pourquoi j'ai envie de commencer ce chapitre par l'histoire
d'une pie, d'une couvée de canards, d'une servante et d'un juge-de-paix.
Cette histoire m'a été attestée véridique par des personnes telles qu'il
ne m'est pas permis de la révoquer en doute. Elle n'a, j'en conviens,
aucun rapport avec mes souvenirs du Piémont; mais j'y rattacherai mon
thème comme je le pourrai: ce sera mon affaire. À trois lieues de
Nantes, avant d'y arriver, à une demi-lieue de la Loire, s'élève, à
mi-côte, un village qui a nom Thouaré. Là florissait, il y a quelques
années, une pie de la plus haute distinction, une pie dont la mémoire
mérite d'être consacrée dans le Panthéon des animaux célèbres. Elle
était commensale du juge-de-paix du lieu, et vivait dans la meilleure
intelligence avec sa servante, M. le juge-de-paix, très-friand de
canards, en possédait une couvée que l'on menait paître dans les champs,
pour qu'un exercice salutaire et une nourriture abondante et économique
les entretinssent en état de santé. Ce fut d'abord la servante qui, à
ses loisirs, surveillait les canards, et dame Margot accompagnait
fidèlement son amie. La servante fit une remarque. La pie était toujours
à la porte du poulailler à l'heure fixée pour la promenade. Un jour que
la servante fut obligée de revenir sur ses pas, quelle fut sa surprise
quand elle vit que sa paisible cavalcade s'acheminait comme de coutume
sous la seule conduite de Margot, qui de son bec piquait les canards
retardataires pour hâter leur marche! Le lendemain elle essaya de la
laisser sortir sans elle. La pie prit le commandement du troupeau, et
dès lors elle fut seule chargée de conduire les canards aux champs, d'où
elle les ramenait le soir. Mais les canards n'étaient point pour
monsieur le juge-de-paix de vains objets de luxe; c'était l'espoir de sa
broche, et comme ils avaient acquis un degré d'embonpoint fort
raisonnable, la reine Margot vit successivement diminuer le nombre de
ses sujets. Son cœur monarchique subit toutes ces épreuves avec une rare
fermeté, et quand il ne lui resta plus qu'un canard à conduire aux
champs, celui-ci devint son ami. Elle le conduisait et le ramenait avec
la même ponctualité. Cependant, M. le juge-de-paix, sans pitié pour son
prochain, ayant ordonné que le dernier de la couvée suivît ses frères
sur sa table, la servante se mit en devoir d'exécuter cet ordre barbare.
Alors Margot, se livrant à son juste courroux, s'élança sur la servante,
de son bec et de ses griffes lui mit le visage tout en sang, prit son
vol, et disparut sans qu'on l'ait jamais revue. Que pensez-vous de cela?
Pour moi, si la métempsycose existe, que je sois changé en canard et que
je me souvienne de la pie de Thouaré, il est bien certain que je
convoquerai les plus notables de ma nouvelle espèce, et je leur
proposerai, à l'aide d'une souscription, de faire ériger à Margot un
beau monument, sur le fronton duquel on lira: AUX GRANDES PIES LES
CANARDS RECONNAISSANS.

Actuellement il faut que je fusse comme l'Arioste, ou que je trouve une
transition pour revenir un peu décemment du fait de mes canards à la
capitale du Piémont. Une transition!... J'étais bien sûr qu'elle ne me
manquerait pas. Nous avions à Turin un receveur-général dont je ne vous
ai encore rien dit, et qui me revient tout naturellement en mémoire.
C'était bien l'esprit le plus financier que j'aie jamais connu;
cependant, malgré son intelligence un peu compacte, ses grâces
légèrement épaisses, M. M... aurait pu passer pour un fort brave homme,
si sa personne n'eût été la satire vivante de ses prétentions. Plus
qu'aucun autre, mais sans être le seul, il aimait à _jouer à la cour_
dans son salon, et n'était nullement satisfait quand nous nous
permettions d'aller à ses soirées en bottes; il lui fallait le bas de
soie, chose à laquelle M. de Lameth, tout préfet qu'il était, tenait si
peu, et dont ne se souciait nullement notre bon Destor, directeur des
contributions directes. Il y avait entre nos deux chefs de la finance
toute la distance qui sépare la morgue de la bonhomie, d'où il résultait
que l'on se moquait de l'un à belles baise-mains, et que tout le monde
aimait l'autre.

J'allais beaucoup chez M. Destor, dont la maison était d'autant plus
agréable que son cercle était plus borné. Sa femme était une créole fort
aimable et d'une société douce et très-agréable; quant à lui, il était
doué d'un esprit moins cultivé qu'abondant en saillies; mais il lui en
échappait souvent de très-originales; il avait d'ailleurs des
distractions fort comiques, et se livrait à de petites vivacités bien
tranquilles qui contrastaient singulièrement avec la mansuétude de son
excellent caractère. Nous jouions quelquefois au trictrac, et ses
emportemens contre les mauvais des étaient vraiment on ne peut plus
divertissans. On contait encore à Turin, quand nous y arrivâmes, une de
ses vivacités les plus singulières. M. Victor de Caraman, qui fut,
depuis la Restauration, ambassadeur à Vienne, avait été long-temps en
surveillance à Turin. Un jour, faisant une partie d'échecs avec Destor,
il avait posé une fort jolie montre sur le guéridon où était placé
l'échiquier, pour ne point outrepasser le temps qu'il pouvait consacrer
au jeu. M. de Caraman ayant joué je ne sais quelle pièce qui portait le
désarroi dans toutes les combinaisons de Destor, celui-ci frappe un
grand coup de poing sur le guéridon, le renverse, fait rouler dans
l'appartement rois et reines, fantassins et cavaliers; et la montre de
M. de Caraman est en bringues. Dans ce conflit Destor n'était nullement
ému; il n'était occupé que d'une chose, c'était de soutenir qu'il
n'avait pas perdu, qu'il avait la partie dans sa tête, et qu'il allait
replacer toutes les pièces dans l'état où elles étaient auparavant.

À la cour, les jours de bal, on jouait aussi; c'était au whist, au
piquet et à un jeu piémontais nommé _barsiga_. Là, Destor n'était
nullement à son aise, parce qu'il était obligé de se contenir. Nous
avions grand soin de le placer de manière à ce qu'il fit face à la
muraille, parce que, tournant le dos aux personnes qui circulaient dans
le salon, au moindre signe d'impatience de sa part, ces seuls mots:
«Voilà le prince,» le rétablissaient dans un calme parfait.

On dansait quelquefois chez madame Destor; mais c'était en toute gaîté,
sans prétention et sans apparat. Je me rappelle qu'à un de ces petits
bals j'entamai une aventure que je ne me permettrais pas de raconter si
je l'eusse conduite à bien. Ayant mal tourné pour moi, il n'y a point de
fatuité à en parler, et d'ailleurs elle contient quelques détails qui
servirent à faire voir de quelle manière j'étais informé de ce que je
voulais savoir. J'avais rencontré plusieurs fois à Paris, et
particulièrement dans les bals de madame de La Ferté, une jeune femme on
ne peut plus jolie, fort coquette, et dont vous me permettrez de taire
le nom. Ma surprise fut grande de la rencontrer chez madame Destor dans
la matinée d'un jour où l'on devait y danser le soir. Par galanterie je
l'invitai dès lors pour la première contredanse, et je m'arrangeai pour
arriver de bonne heure; mais j'allai puiser à la grande source des
informations, et j'en sus, comme on le verra tout-à-l'heure, plus que je
n'en espérais savoir. J'arrive donc chez madame Destor, et nous voilà en
place. Aussitôt que nous eûmes dansé cette figure préparatoire que l'on
nomme, je ne sais pourquoi, _un pantalon_, j'entamai à voix basse la
conversation avec ma danseuse, et je lui dis: «Vous avez été obligée de
prendre bien des précautions pour quitter Paris. Une personne qui vous
est fort attachée faisait épier votre départ. Vous êtes cependant
parvenue à tromper sa vigilance. Vous êtes montée tel jour dans une
diligence de la rue Notre-Dame-des-Victoires avec votre femme de chambre
et vos deux petites filles. Entre Nevers et Moulins, un peu avant la
poste de Saint-Imbert, vous avez été rejointe par une chaise de poste.
Vous êtes descendue de la diligence et montée dans la chaise de poste.
Vous avez couché, et non pas seule, à Moulins, rue de Paris, à l'auberge
de _l'Image_. Quand on vous a réveillée pour monter en diligence vous
l'avez laissé partir. Vous êtes remontée plus tard dans la chaise de
poste, et vous avez rattrapé la diligence un peu avant Roanne. Vous
alliez à Roanne chercher votre mari, qui y avait une place, pour le
conduire à sa nouvelle destination. Vous venez de l'y conduire, et c'est
en revenant que vous vous êtes arrêtée à Turin, où vous êtes depuis cinq
jours.»

Je n'eus pas, comme on doit le penser, le loisir de défiler de suite
tout mon chapelet; tout cela fut lardé entre les momens où nous devions
figurer à la contredanse; et comme j'avais le soin de donner à ma figure
une expression toute opposée au sens de mes paroles, les personnes qui
nous voyaient durent croire que je débitais à ma danseuse de ces riens,
de ces niaiseries galantes que les femmes écoutent en se regardant dans
une glace presque sans les entendre. Elle, cependant, était frappée de
surprise, ou plutôt de stupeur, à chaque circonstance que j'ajoutais au
récit de son voyage sentimental, et je ne pouvais me lasser d'admirer,
au milieu des tribulations que je lui causais, comme elle se laissait
emporter au plaisir de la danse et se livrait gaîment au mouvement de la
mesure. Les femmes! les femmes! Je n'ai pas besoin de dire que ma
danseuse, dans son incroyable étonnement, me pressait de lui dire
comment je pouvais savoir tout cela. Je lui promis de satisfaire sa
curiosité le lendemain, si elle voulait bien m'accorder une audience. Je
tirai bon augure de l'heure qu'elle m'indiqua, quand elle me dit de
venir à huit heures du matin à l'hôtel de Londres. Dès lors j'affectai
de ne pas montrer auprès de ma danseuse plus d'empressement que pour les
autres dames; je ne lui offris pas surtout de la reconduire chez elle
comme le font quelques nigauds inexpérimentés, et je rentrai au palais
me croyant destiné aux grandes aventures.

Ah bien oui! Elle fut jolie, mon aventure! Le diable s'en mêla. Mais
procédons par ordre. Le lendemain, comme on peut le croire, je fus exact
au rendez-vous, et huit heures n'étaient pas sonnées quand j'arrivai à
l'hôtel de Londres. Je vis qu'on me guettait avec une sorte d'anxiété,
car lorsque j'entrai un index mystérieux posé sur la plus jolie bouche
du monde m'indiqua qu'il fallait être discret, et la dame n'eut que le
temps de me dire: «Le vilain est arrivé.» Il y avait effectivement une
demi-heure que l'homme à la chaise de poste, poussé par le démon de la
jalousie, était descendu à l'hôtel de Londres. Dès qu'il eut entendu le
moindre bruit, il entra dans la chambre où j'étais. C'était un homme
fort bien, et que je connaissais de nom. Je pensai qu'il fallait faire
bonne contenance, quoique l'heure fût bien traitresse. Nous causâmes
tous les trois fort poliment pendant huit ou dix minutes, après quoi je
jugeai qu'il était temps de mettre fin à une conversation qui n'était
agréable pour aucun de nous, et je me retirai, sans toutefois me tenir
encore pour battu.

C'était pendant l'hiver de dix-huit-cent-huit à dix-huit-cent-neuf, en
plein carnaval, de sorte que le grand théâtre de l'Opéra était ouvert.
Je m'y rendis dans ma loge, jugeant bien que le nouveau venu ne
manquerait pas de conduire sa beauté au spectacle. Mes yeux erraient
dans cette vaste salle, et je découvris bientôt dans la même loge, au
rez-de-chaussée, madame Destor et ma jolie danseuse de la veille sur le
devant, M. Destor et mon jaloux occupant la seconde banquette. Ayant
bien examiné la disposition des lieux, mon plan d'attaque fut dressé. Je
priai un de mes amis d'entrer dans la loge, et de dire à Destor que
quelqu'un le demandait. Dès qu'il fut sorti, je profitai de ce qu'une
place sur la seconde banquette se trouvait momentanément vacante pour
faire une courte visite à madame Destor, ayant soin de ne m'occuper que
d'elle. Je trouvai cependant le moyen de dire à ma dame de mettre son
mouchoir sous son bras, qui était appuyé sur le rebord de sa loge, et je
remontai dans la mienne, qui était à l'opposite, pour voir si on se
prêterait à cette évolution. Je vis le mouchoir à poste fixe, et dès
lors je résolus de le métamorphoser en bureau de petite poste. Je
retournai un moment au palais pour y écrire une lettre selon l'exigence
du cas, après quoi je revins à l'Opéra. Quand j'entrai, le mouchoir n'y
était plus; mais je le vis reparaître, et je descendis dans le parterre,
où sont ménagés des espaces sans banquettes pour que l'on puisse
circuler le long des loges. Arrivé devant la loge qui m'intéressait, je
glissai, le plus adroitement qu'il me fut possible, mon billet sous le
mouchoir, et j'eus la satisfaction de le voir saisir par de jolis petits
doigts qui ne me parurent pas en être à leur apprentissage.

Maintenant, si je ne me trompe, vous êtes curieux de savoir ce qu'il y
avait dans la lettre. Je vous le dirai dans un instant; mais comme
j'aime beaucoup à glisser dans ce que j'écris d'utiles conseils, j'en
prendrai texte pour faire quelques recommandations à la jeunesse.
D'abord, écrivez le moins que vous pourrez; c'est un moyen auquel il ne
faut recourir que quand on n'en a plus d'autres à sa disposition.
Ensuite, quand vous êtes dans la nécessité absolue d'écrire, ayez grand
soin de mettre dans votre lettre quelques mots qui puissent compromettre
celle à qui vous l'adressez; car, parmi les dames, il y en a beaucoup
qui se permettent de se moquer de nous, et qui sacrifient volontiers une
correspondance indiscrète quand cela leur est nécessaire pour cacher une
autre intrigue. À l'aide du moyen que je vous indique, vous n'avez rien
de tel à redouter puisqu'elles ont intérêt à bien cacher vos lettres; et
si vous leur dites des choses qui ne sont pas vraies, où est
l'inconvénient? Elles seules et vous étant dans la confidence, vous
savez à quoi vous en tenir, et cela n'apprend rien à personne.

Je mis en usage cet excellent précepte de morale. J'écrivis à la dame
que, d'après le rendez-vous qu'elle m'avait donné et le peu de mots
qu'elle avait pu m'adresser le matin, je pouvais espérer qu'elle
profiterait du seul moyen que nous avions de nous voir; qu'une voiture,
attelée de deux chevaux blancs, pour être plus reconnaissable, serait
près de la citadelle, sur le boulevard Borghèse, depuis dix heures
jusqu'à cinq heures de l'après-midi, et qu'elle n'aurait autre chose à
dire au cocher que ce seul mot: _Ouvrez_. À près de six heures mon
cocher revint à vide, et je me rappelle que je passai cette longue
matinée à lire Machiavel, que j'étudiais alors avec une sorte de fureur,
et qui me paraît à moi l'homme le plus violemment ennemi de la tyrannie
de tous ceux qui ont écrit sur la politique, quoique l'opinion contraire
soit généralement accréditée. Quoi qu'il en soit de Machiavel, je ne
revis plus ma jolie dame; j'appris par madame Destor que son vilain,
comme elle l'appelait, était reparti avec elle pour Paris, et au bout de
huit jours je n'y pensai plus. Cependant, comme vous venez de le voir,
cette aventure m'est revenue à la mémoire. Je vis bien que madame Destor
avait été mise dans la confidence; car, à quelque temps de là, lui ayant
offert de la ramener avec son mari d'un bal où nous étions chez César
Berthier, elle me demanda des nouvelles de mes chevaux blancs, ce que
j'eus l'air de ne pas comprendre.

Destor recevait souvent chez lui les employés de son administration, et
parmi eux il y en avait de fort bons à rencontrer. L'inspecteur des
contributions dans le département du Pô, Belmondi, était un homme
extrêmement instruit, et l'un des plus grands travailleurs que j'aie
connus de ma vie; je me liai avec lui d'une véritable amitié, et cette
liaison ne cessa qu'à sa mort, arrivée il y a huit ou neuf ans. Mon
pauvre Belmondi était d'une laideur extraordinaire, et il avait la
faiblesse, la seule que je lui ai connue, d'en être profondément
affligé. Je n'ai point connu d'homme plus positif que lui, plus
religieux à sa parole, plus entier dans ses déterminations, et, en même
temps, plus sensible à une injustice. Le commis des finances, Legrand,
lui en fit une criante; Belmondi en eut la tête frappée, et mourut après
avoir survécu à sa raison. Il ne resta pas très-long-temps à Turin, mais
ne sortit pas pour cela de notre gouvernement, ayant été nommé directeur
à Alexandrie. Là il remplaçait un M. de Navarre, l'homme le plus maigre
et le plus mince qui ait peut-être jamais existé; Louis XVIII l'aurait
porté en épée. Je me le rappelle à cause de la singularité d'une
pétition qu'il adressa au prince pour obtenir la croix de la
Légion-d'Honneur. On sait combien peu l'empereur en était prodigue à
cette époque; cependant M. de Navarre fondait ses droits sur une
fraîcheur qu'il avait attrapée dans la Valteline, à la suite de laquelle
il avait perdu cinq dents. Réellement, il faut avoir vu passer entre ses
mains un grand nombre de pétitions pour se faire une idée de toutes les
folies qui peuvent entrer dans la tête des solliciteurs; des courtisans
même y puiseraient des hyperboles de flatterie qui leur paraîtraient
nouvelles; ainsi, par exemple, un honnête habitant de Tortone adressa au
prince une pétition pour lui demander, je crois, une place de percepteur
des contributions, et jugez comme cela nous regardait; mais j'ai vu peu
de rédactions aussi curieuse que celle de cette pétition. L'objet de la
demande y occupait fort peu de place; mais je ne conçois pas où le
pétitionnaire avait été chercher tous les titres qu'il donnait au
prince, finissant par l'appeler: JÉSUS-CHRIST! Je crus que c'était
l'œuvre d'un fou, et je fis même prendre des informations à ce sujet;
j'appris que notre pétitionnaire passait pour un homme fort raisonnable,
qui seulement avait encore exagéré l'exagération si naturelle aux
Italiens. Au surplus ils ne sont pas moins exigeans que respectueux; car
tout au commencement de la réunion du Piémont à la France, un pauvre
jeune homme français avait été victime de n'avoir pas parlé à la
troisième personne. À une question que lui adressait un Piémontais il
avait répondu _vi dirò_... au lieu de _dirò lei_... comme l'exigeait la
politesse; le Piémontais furieux, s'écriant: _Tinsegnerò a darmi del
lei_, lui plongea son stylet dans le cœur.

De notre temps les stylets n'étaient plus de mode en Piémont; la
sévérité des ordres de l'empereur y avait mis bon ordre, ou du moins on
les tenait si bien cachés que c'était comme s'ils n'eussent pas existé.
Sous ce rapport les mœurs des Piémontais étaient devenues moins
farouches: mais quelle incroyable passion pour le jeu! Les Piémontais
formaient sans contredit le peuple le plus joueur de l'Europe. C'était
pitié de voir dans les cafés avec quel acharnement les jeunes gens de
bonne famille jouaient entre eux, ou, quand ils n'avaient pas d'argent,
comment ils restaient oisifs des journées entières assis sur les bancs
placés dans la rue à l'extérieur des cafés. Les enfans de bonne maison
usaient ainsi leur vie jusqu'à la mort de leur père, car la plupart ne
connaissaient le toit paternel que pour y coucher; ils recevaient une
pension, et vivaient ensuite où et comme ils le voulaient. Ces pensions
étaient en général modiques; de là des dettes usuraires acquittables
dans l'avenir. Il y avait à Turin un exemple bien frappant de l'avarice
d'un père envers son fils. Le comte Pastoris, homme tout-à-fait comme il
faut et vraiment aimable, était parvenu à l'âge de cinquante-cinq ans,
étant toujours à la pension de deux mille livres, quoiqu'il fût fils
unique et que son père eût plus de soixante mille livres de rente.

Ceci est une petite digression imprévue sur les mœurs piémontaises; mais
je n'en ai pas encore tout-à-fait fini avec nos solliciteurs, et je vais
vous en présenter un avec lequel j'imagine que vous ne serez pas fâché
de faire connaissance. Ce grand homme sec et portant perruque que vous
voyez est M. de la Payne, ancien capitaine de vaisseau de la marine
royale de France, ancien chevalier de Saint-Louis, et pour le moment
directeur de la navigation du Pô. La croix de la Légion-d'Honneur était
aussi l'objet de son ambition. Il lui était pénible de voir sa
boutonnière veuve d'un ruban qui l'avait décorée autrefois. Il venait me
voir de temps en temps, et me reproduisait toujours avec des variantes
l'évidence de ses droits, qu'il fondait sur son ancienne croix de
Saint-Louis. Enfin, un jour, touché de ses doléances, je l'engageai à
adresser une pétition au prince, l'assurant qu'elle serait transmise par
lui à M. de Lacépède avec une lettre de recommandation. C'était une
satisfaction que nous pouvions très-bien lui donner sans que cela tirât
à conséquence. La réponse de M. de Lacépède fut, comme toutes celles qui
sortaient de la grande chancellerie de la Légion d'Honneur, pleine de
ces choses obligeantes qui enflamment l'espoir des pétitionnaires
toujours enclins à se flatter. Avec M. de Lacépède surtout, jamais
personne n'avait eu plus de droits que celui auquel il répondait, et à
cela il joignait habituellement la promesse de mettre la demande sous
les yeux de l'empereur à la première occasion favorable. Or ce n'était
pas sa faute si l'occasion favorable ne venait jamais. M. de La Payne
l'attendit en brave pendant deux mois; mais commençant à s'impatienter,
il tâta alors une autre corde qui était beaucoup plus délicate; il me
pria d'engager le prince à demander pour lui la croix de la
Légion-d'Honneur directement à l'empereur. Je lui fis comprendre que
cela était extrêmement difficile, et qu'il faudrait pouvoir citer un
fait du moment, une circonstance extraordinaire à l'appui. Voilà donc M.
de La Payne à l'affût des circonstances, et il me laissa long-temps
tranquille, quand un beau jour je le vois entrer chez moi tout rayonnant
de joie et d'espérance.

«Eh bien! me dit-il tout d'abord, voilà une occasion, s'il en fut
jamais, de demander pour moi la croix de la Légion-d'Honneur à
l'empereur.--Comment? Quelle occasion?--Eh quoi! ne savez-vous pas que
le Pô est débordé?--Si vraiment, et c'est une affreuse calamité.--Sans
doute, mais enfin c'est moi qui suis directeur de la navigation du Pô;
le débordement est immense; l'eau s'étend à plus d'une lieue dans les
campagnes; l'île de Staffarde en est entièrement couverte; on calcule
que les dégâts seront au moins de trois ou quatre millions; un pareil
événement ne peut manquer de fixer l'attention de l'empereur, et alors
si le prince voulait...» J'avoue qu'il me fallut tout mon sang-froid
pour ne pas éclater de rire au nez de M. de La Payne; j'y parvins
cependant, mais je n'y pus pas tenir dans une autre circonstance que
voici.

Quoique M. de La Payne fût d'un âge plus que mûr, il avait épousé une
fort jolie demoiselle, toute jeune, bien douce, bien innocente, et ne
levant jamais les yeux à l'église de dessus son livre de messe. Il en
eut toutes les joies du paradis; mais son bonheur ne dura guère. Bientôt
il vit qu'il était dans sa destinée de subir les grandes chances du
mariage, et trouva même une sorte de consolation dans le nombre des
complices qui avaient conspiré contre sa félicité conjugale. De là
advint une séparation à l'amiable, par suite de laquelle madame de La
Payne alla s'établir à Milan et M. de La Payne resta à Turin; mais des
gens méchans s'amusaient à lui demander sans cesse des nouvelles de sa
femme, ce qui lui déplaisait fort, et ce qui le détermina à prendre le
grand parti que vous allez voir.

Un jour, passant sous les arcades de la place impériale, je me trouvai
nez à nez avec M. de La Payne; il était en grand deuil, portant crêpe au
bras et crêpe à son chapeau. Je lui en demandai la cause: «Eh, mon Dieu!
il y a huit jours que je l'ai perdue, et je voulais aller vous en faire
part.--Perdue! et qui donc?--Ma femme.--Votre femme!...» Ah! ma foi, je
dois l'avouer, cette exclamation fut accompagnée de ma part d'un éclat
de rire dont je ne fus pas maître, et la raison en était bien simple;
car la veille même j'avais reçu une lettre de Milan, dans laquelle on me
parlait de madame de La Payne comme d'une personne très-vivante. Je lui
dis qu'il se méprenait fort, qu'on l'avait faussement alarmé, et que je
pouvais lui en donner la preuve. Alors, lui: «Ma foi, Monsieur, me
dit-il, je vois bien qu'il faut vous dire la vérité là dessus; eh
bien,... non,... elle n'est pas morte. Mais c'était à n'y plus tenir;
ils étaient toujours à me corner aux oreilles: Comment se porte madame
de La Payne? Avez-vous des nouvelles de madame de La Payne? Madame de La
Payne par ci, madame de La Payne par là; enfin, j'ai pris mon parti: je
leur ai dit qu'elle était morte, et j'en ai pris le deuil pour qu'ils me
laissent tranquille.» Voilà, je crois, un original qui n'avait rien à
envier à ceux que Fagan a réunis dans une comédie où Dugazon était si
divertissant.

Au surplus, j'ai été toute ma vie assez heureux dans la rencontre
d'originaux, et j'aurais en vérité de quoi en faire une galerie. À
Turin, par exemple, nous en avions un qu'il serait dommage de laisser
passer inédit. C'était un des employés de l'administration de Destor, M.
de Marcolle, dont le père était conseiller, je crois même président au
parlement de Nancy. Il était délégué au contrôle de Pignerol; mais il
venait très-fréquemment à Turin, tant il était habile dans l'art
d'extorquer des congés à notre bon Destor. Il s'était trouvé seul et
abandonné en émigration à l'âge de onze ou douze ans, et n'avait trouvé
d'autres ressources pour vivre que d'entrer dans les cuisines de
l'électeur de Bavière, où il puisa, avec les meilleurs principes de
rôti, cette passion pour l'art culinaire, à laquelle il n'a jamais été
infidèle un seul instant de sa vie. Il était résulté de ce système
d'éducation que Marcolle était beaucoup plus fort sur les entrées et les
entremets que sur le beau langage. Il avait beaucoup d'originalité,
beaucoup d'esprit naturel, et savait un peu de latin, un peu d'allemand,
un peu d'italien et un peu plus de français. Cependant le concours
simultané de ces quatre idiomes lui était quelquefois indispensable
quand il voulait tenir un discours suivi; mais ce qui était vraiment
comique, c'était son enthousiasme pour la cuisine, qu'il faisait mieux
que le plus habile cuisinier. Simon lui-même, le cuisinier du prince,
dont le traitement était de douze mille francs, aurait trouvé dans
Marcolle un rival dangereux. Marcolle cependant n'avait pas ce
sang-froid que donne l'habitude du commandement, et que possédait notre
illustre chef quand il distribuait ses escouades de la rôtisserie et de
la pâtisserie à leur poste, ou quand lui-même mettait en faction à ses
fourneaux son armée de marmitons. Simon, dans l'exercice de ses
fonctions, quand il avait reçu son _menu_ des mains de M. Eussé, notre
maître d'hôtel, avait une dignité à laquelle Marcolle ne pouvait
aspirer; mais celui-ci lui était supérieur dans l'art de faire rôtir un
filet de bœuf piqué avec des lanières d'anchois, et pour lequel il avait
composé une sauce dont le secret doit malheureusement mourir avec lui.

Un matin j'étais dans le cabinet de Destor, qui, ce jour-là, donnait à
dîner. Marcolle, dont le congé était expiré de la veille, y entre tout à
coup, la figure toute renversée. Son directeur le salue d'abord de
quelques reproches sur ce qu'il n'était pas parti. «Il s'agit vraiment
bien de cela! s'écrie Marcolle au lieu de s'excuser. Que viens-je de
voir? c'est abominable! Je viens de traverser votre cuisine; c'est à
faire pitié! J'ai vu des poulets tout abîmés! Votre cuisinière n'entend
rien à cela! Vous avez le préfet et des personnes de la maison du prince
à dîner; votre dîner va vous déshonorer!...» Enfin Marcolle faisait à
son directeur une scène d'autant plus plaisante qu'il la faisait
très-sérieusement. Destor alors lui dit: «Eh bien, voulez-vous faire le
dîner d'aujourd'hui?» Oh! alors ce fut un épanouissement de satisfaction
sur la figure de Marcolle; mais, ne perdant pas la carte, il fit
observer que cela valait au moins une prolongation de huit jours de
congé. Destor ne voulut pas; il y eut négociation. Le traité fut conclu
moyennant une prolongation de quatre jours; et le bienheureux Marcolle
alla s'emparer des fourneaux avec autant d'empressement qu'un homme bien
épris s'empare du lit conjugal après le coucher de la mariée.

Je n'en finirais pas si je voulais enregistrer ici la moitié des traits
pareils dont la vie culinaire de Marcolle n'offre qu'une longue série.
Le malheureux! il engraissait des pigeons, passe encore pour les canards
du juge-de-paix de Thouaré; mais des pigeons! Ces petits animaux qui
sont si gentils quand ils se béquètent au retour du printemps; eh bien!
lui, il les engraissait dans une marmite! dans une marmite recouverte
pour que, n'ayant jamais pris aucun exercice ni d'aile ni de patte, ils
eussent les chairs plus tendres et plus délicates. Un jour il présenta à
sa sœur un de ses amis en lui disant, non point qui il était ni ce qu'il
faisait, mais avec cette seule recommandation «Ma bonne amie, voilà
Monsieur que j'ai surpris un jour à son dîner; il y avait sur sa table
des perdreaux rôtis piqués d'un côté et non piqués de l'autre, de sorte
que chacun peut être servi à son goût.»

Maintenant je terminerai ce chapitre par un dernier trait que je choisis
entre mille. Il prouve d'ailleurs la persévérance de Marcolle dans son
goût pour ses premières études chez l'électeur de Bavière. Quelque temps
après la chute de l'empire je le rencontrai à Paris; nous fîmes échange
d'adresses; il vint me voir, et je l'allai voir aussi. Il demeurait rue
Neuve-des-Capucines, dans une espèce de donjon, divisé en plusieurs
compartimens dont le plus important, bien entendu, était consacré à sa
cuisine, ou plutôt à son laboratoire. Ma visite était bien inattendue.
En entrant ma vue fut frappée d'un grand vase placé sur une table et à
moitié rempli d'une liqueur jaunâtre, où nageaient des tronçons de
carottes et des oignons; au dessus descendait du plancher un cerceau
suspendu par une ficelle; autour du cerceau étaient attachés par le bec
trois ou quatre oiseaux qui trempaient à moitié dans la liqueur.
«Qu'est-ce cela?» lui demandai-je. Alors lui, du plus grand sérieux:
«C'est, me dit-il, le problème du vanneau que je crois avoir résolu, et
c'est une question extrêmement délicate. Le vanneau, voyez-vous, est un
oiseau très-fin; mais il a offert jusqu'ici de bien grandes difficultés.
Ou le train de derrière est trop avancé, ou le train de devant ne l'est
pas assez. J'ai réfléchi là dessus, et j'ai pensé qu'en faisant prendre
aux vanneaux un demi-bain dans une saumure conservatrice, cela donnerait
le temps à l'air d'agir sur les ailes en proportion convenable, et
qu'ainsi il serait également bon dans son entier. Si vous voulez venir
demain dîner avec moi, nous verrons si je suis sur la voie.» Je n'eus
garde de refuser une pareille invitation, et voilà pourquoi je puis
aujourd'hui le proclamer en toute justice: «Oui Marcolle a résolu le
problème du vanneau.»



CHAPITRE IX.

     Nos moyens de correspondance.--L'estafette de Naples à
     Paris.--Miracles du télégraphe.--Détails sur l'estafette.--Défenses
     sévères de l'empereur.--Légères infractions.--Napoléon crevant le
     porte-manteau des dépêches.--Le directeur-général pris en
     fraude.--Emploi des courriers, et missions
     extraordinaires.--Souvenir d'enfance de l'empereur.--Projets sur la
     Spezzia.--_M'en reparler souvent_.--Phénomène remarquable.--Eau
     douce dans la mer.--Grand projet, et les habitans sans
     contributions.--Correspondance du docteur Vastapani, et maladie de
     la princesse.--Le courrier Camille.--La vie d'un homme sauvée par
     hasard.--Bonté du prince Borghèse.--La bande de brigands de
     Narzoli.--Meino et sa femme.--Scarcello, Vivalda et le colonel
     Boizard.--Le modèle de _Jean Sbogar_.--Mœurs et usages des
     brigands.--Enlèvemens et contributions.--La croix de
     Salicetti.--Meino à Alexandrie, et sagacité du général
     Despinois.--Un jour à Stupinis, et exécution à Turin.--Le ménage de
     garçons.--Le colonel Jameron.--M. de Valori et M.
     d'Adhémar.--Pourquoi l'on jouait à la cour.--Conseils de M. de
     Lameth.--Mort du neveu de M. de Lameth, lettre de sa mère et
     singulière réponse.--Nobles manières d'Alexandre de
     Lameth.--Subvention extraordinaire.--Madame et mademoiselle Robert
     à Turin.--Incroyable changement d'état.--Conversation avec M. de
     Lameth.--Les veuves des préfets, et projet sans exécution.--M. de
     Garaudé.--Je mets le feu au palais.--L'aide-de-camp en
     mission.--Sottise d'un architecte, et la poutre
     brûlée.--Saint-Laurent et moi.--Mot de Jean-Jacques.


DE Turin, nous avions avec Paris, Naples et le quartier-général de
l'empereur, deux moyens de correspondance: la poste et l'estafette. La
poste est connue de tout le monde; mais l'estafette l'est moins, et je
pense qu'il n'est pas hors de propos d'en dire ici quelques mots. Ce
moyen de correspondance accélérée avait été établi par l'empereur, dont
l'impatience aurait souvent voulu dévorer le temps. Nous avions encore
un moyen plus rapide, le télégraphe; et vraiment je fus un jour
émerveillé de cette rapidité. Un jour donc, étant allé moi-même au
télégraphe situé sur le palais d'Aoste, pour transmettre à Cambacérès,
en l'absence de l'empereur, je ne sais quelle nouvelle (c'était, je
crois, la prise de Capri), il me serait difficile de peindre ma surprise
quand, un peu moins de quatre heures après, je vis entrer chez moi le
directeur du télégraphe, m'apportant la réponse à notre dépêche. Quand
il s'agissait d'un renseignement à demander à Milan, cela ne valait pas
la peine de descendre du télégraphe; ce n'était quelquefois que
l'affaire d'un quart d'heure; et il est à la lettre que, s'ils l'eussent
voulu, Eugène et le prince Borghèse auraient pu faire la conversation
quand le temps était beau. L'estafette mettait sept jours à venir de
Naples à Paris, où le porte-manteau qui contenait les dépêches ne devait
pas peser plus de vingt-cinq livres à son arrivée. Comme ce moyen
appartenait exclusivement au gouvernement, les dépenses qu'il
occasionait n'étaient point à la charge de l'état; elles étaient
remboursées à l'administration des postes par l'empereur, et s'élevaient
environ à mille écus par jour. Le porte-manteau des dépêches était fermé
à clef, et il y avait une clef pour l'ouvrir seulement chez les
directeurs des postes de Rome, de Florence, de Turin et de Lyon. La
ligne de Naples à Paris n'était jamais interrompue, et la ligne
variable, dont le point de départ était au lieu où se trouvait
l'empereur, venait rejoindre la ligne invariable à celui des grands
bureaux qui était le plus rapproché du quartier-général impérial. C'est
par cette voie que nous correspondions dans tous les cas urgens et que
nous recevions le _Moniteur_ deux jours avant tout le monde. Par la
suite le prince fit à M. de Lameth la galanterie de lui faire venir le
sien par la même voie.

L'empereur avait expressément défendu que l'on fît jamais servir
l'estafette à aucune correspondance particulière; mais j'avoue que j'ai
à me reprocher plus d'une infraction à cette défense; il est si doux
d'obliger quand on en a la possibilité. Au surplus, je n'étais pas le
seul, ce qui, j'en conviens, ne serait pas une excuse; mais dans tous
les cas, ces infractions furent très-rares.

À l'occasion de l'estafette, je puis citer un fait qui prouve combien
peu l'empereur entendait la plaisanterie sur ce point. Un jour, se
rendant à Milan, il rencontra dans le Maurienne le postillon porteur des
dépêches se dirigeant sur Paris. Il donne l'ordre de faire arrêter le
postillon, et voilà le sac aux dépêches dans la voiture de l'empereur.
Mais point de clef pour l'ouvrir! Il s'y prit alors à peu près comme son
ancien confrère de Macédoine en usa avec le nœud gordien. De la pointe
de son épée Napoléon éventra le porte-manteau, et le voilà parcourant
les dépêches qui pouvaient l'intéresser. Au nombre des paquets s'en
trouvait un adressé à M. de Lavalette, directeur-général des postes. Ce
paquet contenait plusieurs lettres pour des particuliers. L'empereur les
remit dans le paquet, qu'il fit refermer après avoir écrit au crayon
dans l'intérieur de l'enveloppe: «Je ne m'étonne pas si les postes n'ont
rapporté que tant l'année dernière, puisque le directeur-général fait
lui-même la contrebande.» Puis il signa, replaça toutes les dépêches
dans le porte-manteau, et le fit recoudre comme on put; après quoi il
continua sa route.

Dans l'intérieur du gouvernement nous nous servions de courriers pour
les cas urgens; et quand un événement extraordinaire ou la nécessité de
renseignemens précis se manifestait sur un point quelconque, c'était
l'objet d'une mission pour un des aides-de-camp du prince. Ainsi, par
exemple, Delmas fut plusieurs fois envoyé à la Spezzia; car c'était une
des idées mignonnes de l'empereur que d'y faire construire un jour un
grand port militaire; aussi nos lettres à l'empereur roulaient-elles
souvent sur cet objet favori, et cela ne lui déplaisait point, puisqu'un
jour je lus dans une de ses lettres au prince: «J'ai vu la Spezzia quand
je suis, pour la première fois, venu de Corse sur le continent. Tout
enfant que j'étais, cet emplacement m'avait frappé. Je l'ai revu depuis.
C'est, après Constantinople, la plus belle position de l'Europe pour un
grand établissement maritime; mais, pour commencer les travaux en grand,
il me faudrait vingt millions, et je ne les ai pas.» M'en reparler
souvent.» La disposition naturelle de l'anse de la Spezzia est en effet
admirable. Deux petites îles s'élèvent à une certaine distance au devant
de son ouverture, et semblent posées exprès pour recevoir la
construction de deux forts qui auraient défendu l'entrée du port. On
devait en outre construire sur le littoral, qui, sur ce point de la
côte, est un peu élevé, une ville considérable que l'on aurait peuplée
en dispensant pendant un demi-siècle ses habitans de toute contribution;
et pour donner de l'eau à cette ville élevée, il ne s'agissait de rien
moins que d'un de ces miracles enfantés souvent par nos ingénieurs. Il y
a dans le port de la Spezzia un phénomène des plus extraordinaires. À
quelque distance dans la mer s'élève et bouillonne quelquefois, à cinq
ou six pouces au dessus de son niveau, une colonne d'eau douce
parfaitement bonne à boire. Toutes les recherches que l'on a pu faire
pour savoir d'où cette eau provenait ont été infructueuses; on se
bornait à des conjectures, dont la plus admissible était qu'une masse
d'eau concentrée dans un vaste entonnoir des Apennins, et renouvelée
sans cesse par les pluies et la fonte des neiges, était parvenue à se
faire une issue, d'abord souterraine et ensuite sous-marine, d'où, par
sa propre force, elle surgissait visible à tous les yeux. Le projet de
l'empereur était d'encaisser cette eau dans une vaste construction, de
l'élever à la hauteur du point le plus dominant de la ville, et de la
conduire dans des réservoirs d'où elle aurait été distribuée dans toutes
les maisons et sur les places publiques de la Spezzia. On n'est vraiment
pas surpris que l'empereur nous ait dit: «M'en reparler souvent.» Aussi,
combien de plans, combien de projets ont été faits pour la Spezzia!

Nous eûmes une fois à Turin une preuve bien remarquable de l'utilité
dont peuvent être les courriers. Nous en avions deux, dont un surtout
faisait ses courses avec une incroyable rapidité. C'était un Romain
nommé Camille, comme le prince, et qui lui ressemblait bien un peu. Le
prince l'envoya un jour aux eaux d'Aix, en Savoie, pour savoir des
nouvelles de la princesse, que l'on avait dit très-malade; et ici il n'y
avait point à le nier, car le docteur Vastapani, premier médecin de la
cour, nous transmettait des détails sur le siége des souffrances de la
princesse dont il aurait pu se dispenser: le prince en était même
dégoûté; il parlait, que sais-je? _d'un gran dolore a l'ano_, et de
toutes sortes de choses semblables, qui auraient bien mieux figuré dans
sa correspondance avec M. Baricalla, notre apothicaire, que dans ses
lettres au prince. Quoi qu'il en soit, Camille était de retour au bout
trente-trois heures, et il avait fait cent quarante lieues.

Ce n'est point à ce que l'on vient de lire que se rapporte l'utilité
dont peut être un courrier. Il s'agit d'une circonstance où la vie d'un
homme dépendait d'un moment de retard. Charles de La Ville, le
secrétaire des commandemens du prince, entre un jour, par hasard, dans
son cabinet à une heure où il n'y allait jamais. Il voit sur le bureau
une lettre timbrée de Gênes; il la décachète et parcourt, sans y mettre
plus d'importance qu'à une chose qui doit être examinée à son heure, les
différentes pièces qu'elle contenait. Il voit qu'un homme doit être
fusillé le lendemain à midi sur la place de l'Aqua-Verde. Alors il donne
toute son attention à l'examen de cette affaire, et découvre que l'homme
condamné a été mal à propos jugé et condamné comme militaire, son délit
appartenant aux tribunaux civils, devant lesquels il aurait encouru tout
au plus une peine de deux années d'emprisonnement. Il était alors près
de cinq heures de l'après-midi, et par conséquent le prince dormait. De
La Ville n'hésita pas un moment à le faire réveiller par son fidèle
valet de chambre Menicuccio; et quand ensuite il me raconta quelques
instans après ce qui venait de se passer, nous fûmes tous les deux
extrêmement satisfaits de l'extrême bonté de cœur que le prince montra
en cette circonstance. Il se jeta en bas de son lit; peu s'en fallut
même qu'il n'embrassât de La Ville, qu'il remerciait de lui avoir donné
l'occasion de sauver la vie d'un homme. L'ordre de surseoir fut expédié
en un clin d'œil, et tout aussitôt Camille à cheval sur la route de
Gênes. Il y avait cinquante-six lieues à faire et la Boquette à passer:
Camille était à Gênes à neuf heures et demie du matin. L'homme fut
sauvé, et l'on ne put pas nous accuser de laisser mal appliquer les
lois. Mais, je le répète, tout ne fut que l'effet du hasard; car, ni de
La Ville ni moi ne devions entrer à cette heure-là dans le cabinet du
prince. Au surplus, je recommande ce fait à tous ceux qui prennent un
peu trop facilement pour devise: «À demain les affaires.»

Il n'y avait pas six mois que nous étions dans notre gouvernement, et la
dernière bande de brigands qui infestaient l'Italie disparut entièrement
par la prise de ses chefs et de ses complices, et c'est une chose assez
remarquable que ce fut pour la première fois depuis l'empire romain que
l'Italie se trouva sans brigands organisés, ceux de la Calabre
n'existant pas encore. J'insisterai peu sur cette affaire, attendu qu'on
en a parlé dans beaucoup d'ouvrages et que je ne hais rien tant que les
répétitions. Tout le monde à peu près sait que la bande des brigands de
Narzoli avait pour chef Meino, dont Scarcello et le comte de Vivalda
étaient les deux premiers lieutenans. Ces hommes, d'une intrépidité qui
passe toute imagination, finirent cependant par être pris dans une ferme
du département de Marengo, où l'on ne parvint à s'emparer d'eux qu'en y
mettant le feu. Ils se défendirent vigoureusement et tuèrent un grand
nombre de gendarmes. On les conduisit à Turin, où ils furent jugés,
condamnés et exécutés. J'eus la curiosité de les voir, et j'assistai un
jour aux débats. Meino ne paraissait pas âgé de plus de vingt-trois ou
vingt-quatre ans; il serait difficile de se figurer un homme dont
l'extérieur fût plus héroïque que celui de Meino, et je dirai que son
souvenir a encore ajouté au charme que j'ai trouvé à la lecture du Jean
Sbogar de Nodier, parce qu'il m'était impossible de le voir autrement
que sous les traits de Meino, ou plutôt il me semblait que j'avais connu
Jean Sbogar. Dans les débats les accusés réclamaient hautement le titre
de brigands, et répudiaient comme indigne celui de voleur, titre, disait
souvent Meino, qui convenait bien mieux à M. Boizard, colonel de la
gendarmerie, qu'à aucun homme de sa troupe. Ils demandaient aussi à être
fusillés, et envisageaient la mort, qu'ils ne pouvaient éviter, avec la
plus rare audace.

Je ne sais pas ce que devinrent leurs richesses; mais la vérité est
qu'au moment où ils furent pris ils possédaient des sommes
considérables; ils étaient même, déclarèrent-ils, sur le point de se
retirer pour aller vivre en honnêtes gens en Angleterre. Ils ne tuaient
point de prime-abord, ils se contentaient de faire des enlèvemens. Ils
prenaient ainsi un homme qu'ils savaient appartenir à une famille riche,
lui bandaient les yeux, le conduisaient dans leurs retraites, et là le
traitaient avec les plus grands égards. «Prenez votre temps,
disaient-ils à leurs prisonniers. Vous faut-il quinze jours, trois
semaines, un mois? prenez-le; écrivez à votre famille; faites déposer à
l'époque convenue dix, quinze, vingt, cinquante, cent mille francs, en
tel lieu; il ne vous sera rien fait; vous serez reconduit chez vous et à
l'abri de tout enlèvement, de toute attaque pour l'avenir; mais si la
somme n'est pas déposée au jour dit, vous serez immédiatement fusillé.»
Comme ils ne s'adressaient qu'à des personnes riches, et qu'ils basaient
leurs exigences sur leur fortune, ils durent recueillir des fonds
considérables. Quant aux vols ordinaires, ils en commettaient peu,
encore était-ce principalement dans le but de se procurer des papiers et
des costumes, dont ils possédaient une grande variété. Meino en avait un
d'aide-de-camp de l'empereur, et portait la croix d'officier de la
Légion-d'Honneur qu'il avait enlevée à Salicetti. Cette croix passa
ensuite, par ordre de l'empereur, sur la poitrine du chef d'escadron de
gendarmerie d'Alexandrie qui avait dirigé la dernière attaque, dans
laquelle ils avaient été pris, et qui n'était alors que simple
légionnaire.

Meino avait une femme jeune et belle comme lui. Elle ne fut point
condamnée. Le comte de Vivalda était Milanais, et paraissait avoir
environ cinquante ans. Ils étaient tous d'une audace telle, que cela
semblait leur servir de sauve-garde, et il est probable qu'ils avaient
des intelligences dans quelques villes et dans beaucoup de villages du
Piémont. Comme ils avaient précieusement conservé les uniformes du grand
nombre de gendarmes qu'ils avaient tués, ils s'en revêtaient fort
souvent, et alors servaient d'escorte à leur chef, qui voyageait en
chaise de poste avec un de ces faux passe-ports enlevés aux voyageurs.
Une fois, et ceci vous donnera une occasion d'admirer la sagacité du
général Despinois, une fois Meino vint en plein jour dans la ville
d'Alexandrie; quelques personnes le reconnurent, et bientôt le bruit en
va aux oreilles du général Despinois, commandant de la place.
Immédiatement il fait mettre sous les armes une partie de la garnison;
mais, arrivé à la place d'Armes, il ne résiste point au désir de
s'assurer si, malgré la précipitation de ses ordres, tout est bien en
règle dans les sacs des soldats, si enfin il n'aura à punir aucune
infraction à l'ordonnance; mais tandis qu'il savoure ses délices d'une
revue de détail, Meino, averti à temps, roulait déjà dans la plaine de
Marengo.

Il faut que la puissance qu'exerce un bel extérieur, réuni à un courage
surnaturel, soit bien grande; car la vérité est que l'on ne pouvait
s'empêcher de prendre quelque intérêt à Meino. Aussi, le jour où sa tête
tomba, avec celles de ses hommes, sur la place Carline, y eut-il quelque
chose de sinistre dans Turin, du moins à ce que l'on me dit; car nous
allâmes tous passer cette journée-là à Stupinis, le prince, par
sentiment de délicatesse, ne voulant pas se trouver là où l'échafaud
était dressé; et je puis dire que c'était une chose dont on lui savait
beaucoup de gré.

Je ne pense pas que les allocutions de Meino, en parlant de notre
colonel de gendarmerie, y aient été pour quelque chose; mais ce qu'il y
a de certain, c'est que le colonel Boizard, qui était un homme
extrêmement dur, ne resta pas long-temps à Turin après l'exécution des
brigands de Narzoli. Il fut remplacé par le colonel Jameron, qui du
moins était un homme sociable. Il fit bientôt partie d'une réunion, ou
plutôt d'un ménage de garçons, composé des Français sans femme qui
occupaient à Turin des places d'un ordre distingué; et j'y fus plusieurs
fois invité par quelques-uns de ces messieurs. À Turin, je ne me faisais
aucun scrupule d'aller demander à dîner aux personnes avec lesquelles
j'étais en relations d'intimité; car elles étaient bien sûres que
c'était uniquement pour le plaisir de les voir, puisque je quittais une
table bien préférable à toutes celles que je courais la chance de
rencontrer. Je me plaisais tant dans la réunion dont je viens de parler,
qu'il y aurait une sorte d'ingratitude de ma part à ne vous pas dire un
mot de quelques-uns de ses membres, qui étaient fort bons à connaître.

Parmi eux se trouvait M. de Valori, receveur particulier de la ville de
Turin, et qui depuis a été receveur général. Son frère, qui était au
service, épousa mademoiselle Kesnaer, dont le frère était
receveur-général du département de la Doire, où il résidait peu, étant,
à Alexandrie, le bras droit de M. Dauchy, intendant-général des
finances. Nul homme, je crois, n'a eu à l'égal de M. Kesnaer une
réputation d'obligeance et de bonté, et nul plus que lui ne l'a méritée.
Puis venait M. Adhémar, payeur de la guerre, homme fin, très-aimable et
remarquable par l'excellence de son ton et la distinction de ses
manières. Il était parent, quoique éloigné, de mademoiselle Millo,
lectrice de la princesse, dont le père avait été gouverneur de la
principauté _bonbonnière_ de Monaco. M. Berger, sous-inspecteur aux
revues, grand amateur du jeu de whist, et l'un de mes partners habituels
à la cour. Nous jouions pour nous reposer; car sans cela il fallait
rester debout, les femmes seules étant assises, ce qui devenait assez
fatigant quand les séances se prolongeaient. À cette occasion je regarde
comme un devoir de transmettre à ceux de mes lecteurs qui ont le malheur
d'être dans l'obligation d'aller à une cour, l'excellent conseil que me
donna Alexandre de Lameth, notre aimable préfet. Me voyant un jour
également appuyé sur mes deux jambes: «Que faites-vous donc là? me
dit-il; vous fatiguez vos deux jambes à la fois!... cela est contraire à
tous les principes. Jamais on ne doit, à la cour, faire porter son corps
que sur un seul pied; l'autre jambe se repose pendant ce temps-là.»

À propos d'Alexandre de Lameth, je me rappelle la singulière lettre
qu'il me montra, en réponse à une lettre de sa mère. MM. de Lameth
étaient, comme l'on sait, quatre frères: l'aîné, que l'on désignait sous
le nom du marquis de Lameth, Alexandre, Charles et Théodore. Le marquis
seul avait des enfans, Alfred et une fille, qui fut mariée à M.
Christian de Nicolaï. Alfred de Lameth fut tué tout au commencement de
la guerre d'Espagne, et madame Lameth la mère, outre la douleur que lui
causa la mort de son petit-fils, vit avec beaucoup de peine l'extinction
d'un nom auquel elle avait donné, elle, quatre soutiens. Un jour donc,
étant allé voir M. de Lameth un matin d'assez bonne heure, je le
trouvai, par parenthèse, lisant Tacite dans une fort jolie édition
Elzevir. Après que je lui eus dit ce qui m'amenait et que j'eus reçu sa
réponse: «Parbleu, me dit-il en souriant, il faut que je vous montre la
lettre que je viens de répondre à ma mère. Je crois bien que celle
qu'elle m'a écrite est une circulaire-adressée en même temps à Charles,
à Théodore et à moi. Ma mère nous presse de nous marier parce que, me
dit-elle, elle ne mourra heureuse qu'avec la certitude de laisser un
héritier du nom de mon père.» M. de Lameth me montra alors sa réponse,
dans laquelle il lui disait: «Eh, mon Dieu! ma bonne mère, vos demandes
seront toujours pour moi des ordres, et, malgré la répugnance qu'à mon
âge on doit naturellement avoir pour le mariage, je n'hésiterais pas à
prendre femme sans la triste certitude où je suis que cela ne saurait
contribuer à atteindre le but que vous vous proposez.»

* * *

M. de Lameth n'était point de ces préfets ignobles et parcimonieux qui
restreignent les traitemens des bureaux pour en grossir leurs émolumens.
Quand à la fin de l'année on n'avait pas dépensé les soixante-six mille
francs auxquels s'élevait l'abonnement de sa préfecture, il en
distribuait le surplus à ses employés, à la fin de l'année, à titre de
gratification. Outre son traitement, qui était, je crois, de trente-six
mille francs, M. de Lameth recevait de l'empereur une subvention
annuelle de vingt-quatre mille francs pour couvrir les frais, que
nécessitait l'existence d'une cour dans le chef-lieu de sa préfecture.
Il dépensait le tout de la manière la plus noble, et faisait beaucoup de
bien. Je me rappelle un projet dont M. de Lameth me donna connaissance,
et qui, de sa part, était bien désintéressé, puisque, comme on l'a vu,
il n'était pas marié. Après la mort de M. Robert, préfet d'Alexandrie,
sa veuve et sa fille, qui était une jeune personne charmante, vinrent
s'établir à Turin. Elles étaient sans fortune, et tout ce que l'on put
obtenir, à force de recommandations, fut une pension de neuf cents
francs pour la mère et une de trois cents francs pour la fille. Or,
j'avoue que je ne connais rien de plus pénible que de voir, des femmes
surtout, passer subitement d'un état brillant à un état plus que
modeste, et descendre du salon d'une préfecture dans un simple réduit.
Un jour que j'en causais avec Alexandre de Lameth: «Il y a long-temps,
me dit-il, que je suis frappé comme vous de ce qu'il y a de pénible dans
ces changemens de fortune aussi subits. Il y a telle femme de préfet
qui, ayant une voiture, des gens et des femmes pour la servir, peut tout
à coup, par la mort de son mari, être réduite à nettoyer ses souliers.
Non-seulement c'est un malheur, mais c'est en même temps un grave
inconvénient; et ce n'est pas ma faute si on n'y a pas encore remédié.
Il y a plusieurs années que j'ai proposé à tous mes confrères, dans
toute l'étendue de l'empire, d'établir, sur nos traitemens, une retenue
proportionnelle, jusqu'à la concurrence de cent vingt ou cent cinquante
mille francs, pour former un fonds de secours pour les veuves des
préfets laissant à leur mort moins de six mille livres de rente. Trois
ou quatre, tout au plus, dans une seule année, pourraient se trouver
dans ce cas-là, et, du moins, elles auraient de quoi vivre. Moi, garçon,
je pouvais faire cette proposition mieux qu'un autre; mais elle a été
accueillie par un si petit nombre de mes collègues, que cela en est
resté là. Chose singulière, ajouta M. de Lameth, aucun des dix ou douze
préfets qui y ont adhéré n'était marié, à l'exception d'un seul, qui est
personnellement très-riche.»

* * *

Mais voilà que M. de Lameth m'a singulièrement éloigné de la réunion que
j'étais en train de vous faire connaître; au surplus il n'y manque plus
qu'un convive, lequel encore n'était pas à poste fixe à Turin, mais qui
y avait établi son grand quartier-général. C'était M. de Garaudé,
inspecteur-général de la régie des sels et tabacs, et dont les courses,
bon an mal an, n'étaient pas moindres que dix-huit cents à deux mille
lieues. Ces messieurs, comme je vous l'ai dit, avaient formé une espèce
de communauté séculière, ayant en commun un salon, une salle à manger,
une cuisine, une cuisinière et un domestique pour les servir, chacun
d'ailleurs demeurant chez soi, et la communauté n'existant que pour
l'heure des repas.

* * *

À présent, et sans aucune préparation, il faut que je vous raconte comme
quoi il m'arriva fort innocemment de mettre le feu au palais de Turin.
Le premier appartement que j'occupais était au second, et ma chambre à
coucher formait l'angle de la place de la Cathédrale et de la rue du
Séminaire, de sorte que je n'avais qu'à me mettre à ma fenêtre pour voir
défiler l'espoir de notre clergé. Là aussi passaient souvent les morts
que l'on présentait à l'église Saint-Laurent, et rien, dans les premiers
temps surtout, ne me saisissait plus péniblement le cœur que la vue des
jeunes filles que l'on ensevelissait à visage découvert, le corps
recouvert d'un voile et la tête ceinte d'une couronne de fleurs
blanches, dernière parure de la mort. Quoi qu'il en soit, peu s'en
fallut que je ne fusse moi-même conduit à l'église Saint-Laurent, où le
patron du lieu n'aurait pu me refuser sa bénédiction particulière,
puisque je faillis d'être grillé comme lui, ainsi que vous l'allez voir
tout à l'heure.

Le chef de bataillon Henrion, aide-de-camp du prince, occupait
l'appartement situé immédiatement au dessous du mien. Il était depuis
quelques jours en mission, et sa chambre, par conséquent, était
inhabitée. Nous approchions de l'hiver; il faisait très-grand froid.
J'avais eu un surcroît de travail, et plusieurs de ces messieurs se
réunissaient le soir chez moi, de sorte qu'un grand feu avait été, pour
ainsi dire, en permanence dans ma cheminée. L'architecte du palais
Chablais, que Dieu confonde! avait appuyé l'âtre de ma cheminée sur une
poutre; peu à peu la poutre s'était incandescée, et le feu enfin
s'était, au bout de huit jours, communiqué en dessous aux rideaux du lit
d'Henrion et de là dans sa chambre. Déjà, depuis quelques jours, j'avais
cru sentir une odeur de pierre calcinée qui émanait du plancher; mais je
n'y avais pas fait autrement attention. Cependant un soir l'odeur devint
plus forte, et lorsque, vers minuit, je me fus couché, elle me parut
tellement insupportable que je me relevai pour ouvrir une de mes
fenêtres, après quoi je me recouchai et m'endormis. Le lendemain, à la
pointe du jour, je fus réveillé par des voix confuses qui s'élevaient de
la place, et dont plusieurs prononçaient mon nom, disant qu'il fallait
m'avertir au plus vite. Je me tins pour suffisamment averti; j'appelai
mon domestique, et nous déménageâmes en toute hâte, d'abord quelques
cartons de papiers et ensuite quelques autres objets, après quoi je
descendis sur la place, sentant déjà le plancher brûlant faiblir sous
mes pas. Il était temps de me sauver; car quelques minutes plus tard je
n'aurais pas eu l'honneur de vous débiter toutes ces fariboles. Enfin
j'en fus quitte pour la peur, étant protégé par un bon hasard, je dirais
volontiers par mon étoile; mais je me rappelle fort à propos qu'un jour
quelqu'un s'étant servi de cette vaniteuse expression devant
Jean-Jacques, celui-ci lui rabattit le caquet en lui disant brusquement:
«Eh! bon Dieu! Monsieur, est-ce que vous croyez avoir une étoile?»


FIN DU SIXIÈME VOLUME.


FOOTNOTES:

[1] Je suis heureux de pouvoir citer, à l'appui de ce que j'avance ici,
l'opinion exprimée par M. de Bourrienne, à propos d'un triste événement
dont je rendrai compte en son lieu.

«C'est dans la nuit qui précéda le retour du maréchal Macdonald à
Fontainebleau que l'on assure que Napoléon tenta de s'empoisonner; mais
comme je n'ai aucun détail certain sur cette tentative d'empoisonnement,
et que je ne veux parler que de ce dont je suis bien sûr, je
m'abstiendrai de donner, comme quelques personnes l'ont fait, des
conjectures toujours hasardées sur un fait de cette gravité que Napoléon
a rejeté bien loin dans les conversations de Sainte-Hélène. Le seule
personne qui puisse lever les doutes qui existent à cet égard, est
Constant, qui, m'assura-t-on, n'avait pas quitté Napoléon de la nuit.»

(_Mémoires de M. de Bourrienne_, page 161, tome X.)

[2] Depuis j'ai été assez heureux pour lui faire obtenir de l'empereur,
une place qu'il désirait pour retraite, ayant perdu l'usage de son bras
droit.

[3] Madame de Crigny fut depuis madame Denon.

[4] Michau, de la comédie française, était le professeur de la troupe;
quand il arrivait qu'un des acteurs manquait de chaleur, Michau criait:
«Chaud! chaud! chaud!»

[5] Deux monumens ont été élevés dans Paris au brave Desaix; une statue
sur la place des Victoires, et un buste sur la place Dauphine. La statue
affectait une pose théâtrale qui ne s'accordait guère avec les manières
sérieuses et le naturel parfait de celui dont elle était censée
reproduire l'image. D'ailleurs une nudité complète, mal voilée dans ce
qu'elle aurait eu de plus _antique_ par le ceinturon d'une épée,
choquait tous les regards, et excitait la verve des mauvais plaisans. Le
grand vainqueur de Waterloo s'est fait représenter, de son vivant, dans
Hyde-Park, en _Achille_ colossal, et sa grâce (du moins la statue de sa
grâce) est exécutée de manière à ce que les curieux ne perdent pas une
seule ligne, un seul muscle de son héroïque personne. Pour que rien ne
manque à cette parodie, ce sont les _ladies_ anglaises, si susceptibles
sur l'article de la décence et de la dignité, qui ont élevé ce monument
à la gloire de Mylord-Duc.

Pour en revenir à Desaix (c'est revenir de loin), la statue qui lui
avait été élevée sur la place des Victoires, a été enlevée sous
l'empire, par ordre du gouvernement. Quant au buste que l'on voit encore
aujourd'hui sur la place Dauphine, il serait difficile d'imaginer
quelque chose de plus mesquin, de plus enfumé et de plus négligé; c'est
ainsi qu'est traitée l'image de Desaix; en revanche, Pichegru a des
statues de bronze.

[6] Le préfet de police adressa aux consuls un rapport dans lequel,
après avoir raconté les détails de cet événement affreux, il donnait la
liste des morts et celle des blessés. La première était de huit
individus; la seconde de vingt-huit.

«Quarante-six maisons, ajoute le rapport, sont extrêmement endommagées.

Le dégât des immeubles est estimé à la somme de 40,845 francs.

Celui des meubles à celle de 123,645 francs.

Les maisons nationales ne sont point comprises dans cette estimation.

Le cheval, les débris de la voiture et quelques parties des tonneaux ont
été apportés à la préfecture.

Ces débris ont été scrupuleusement recueillis. L'on a pris avec le plus
grand soin le signalement du cheval.»

M. Dubois avait cru devoir terminer son rapport par un compliment au
premier consul, dans lequel il y a pourtant quelque chose de vrai: c'est
que l'attentat du 3 nivôse avait redoublé l'attachement des Français
pour le chef de l'état. Voici l'avant-dernière phrase du rapport:

«Dès les premiers momens de l'explosion, on a fait une enquête sur les
lieux mêmes. Des déclarations furent reçues; et au milieu des cris que
la douleur arrachait aux malheureuses victimes du plus atroce des
attentats, le cœur put encore éprouver une sensation agréable: ces
infortunés s'oubliaient pour ne penser qu'au premier consul: c'était
pour lui qu'ils demandaient vengeance.»

[7] Mademoiselle Adèle Auguié, sœur de madame la maréchale Ney, avait
épousé le général de Brocq, grand maréchal de la cour de Hollande. Sa
majesté la reine Hortense étant aux eaux d'Aix en Savoie, en 1812, se
plaisait à faire, avec son amie, des excursions sur les montagnes les
plus escarpées. Dans une de ces courses un torrent se trouva sur leur
passage, et il n'y avait pour le franchir qu'une planche fragile. La
reine, conduite par son écuyer, passa la première, et elle se retournait
pour encourager madame de Brocq, lorsqu'elle la vit glisser et tomber à
pic dans le précipice. À cette horrible vue, la reine poussa des cris
perçans. Son désespoir ne la priva point pourtant de sa présence
d'esprit. Elle donna des ordres, multiplia les prières et les promesses.
Mais tout secours était inutile. Le corps de la jeune femme avait été
fracassé dans sa chute, et un certain temps s'écoula avant qu'on ne pût
retirer de l'eau le cadavre froid et mutilé. Ces tristes restes furent
rapportés à Saint-Leu, dont tous les habitans furent plongés dans la
plus profonde douleur. Madame de Brocq était chargée de distribuer les
nombreux bienfaits de la reine. Elle méritait les larmes que sa mort fit
répandre.

[8] L'auteur du _Mémorial_ cite de l'Empereur à Sainte-Hélène un trait
pareil à celui que je rapporte ici. Sa Majesté professait la plus haute
estime pour les cultivateurs et se plaisait à les consulter même sur des
matières étrangères à leurs occupations, mais sur lesquelles leur bon
sens et leur expérience pouvaient ouvrir un avis salutaire. Il avait
coutume de dire _qu'il exposait aux paysans les difficultés de son
Conseil d'État, et rapportait au Conseil d'État les observations des
paysans_.

[9] M. Bousquet, célèbre dentiste, fut appelé à Neuilly (résidence de la
princesse Pauline), afin de visiter la bouche et de nettoyer les dents
de Son Altesse Impériale. Introduit près d'elle, il se prépare à
commencer son opération. «Monsieur, dit un charmant jeune homme en robe
de chambre, négligemment couché sur un canapé, prenez bien garde, je
vous prie, à ce que vous allez faire. Je tiens extrêmement aux dents de
ma Paulette, et je vous rends responsable de tout accident.--Soyez
tranquille, mon prince; je puis assurer votre altesse impériale qu'il
n'y aura aucun danger.» Pendant tout le temps que M. Bousquet fut occupé
à arranger cette jolie bouche, les recommandations continuèrent; enfin,
ayant terminé ce qu'il avait à faire, il passa par le salon de service,
où se trouvaient réunies les dames du palais, les chambellans, etc., qui
attendaient le moment d'entrer chez la princesse. On s'empressa de
demander des nouvelles à M. Bousquet. «Son Altesse impériale est
très-bien, et doit être heureuse du tendre attachement que lui porte son
auguste époux, et qu'il vient de lui témoigner devant moi, d'une manière
si touchante. Son inquiétude était extrême, je ne réussissais que
difficilement à le rassurrer sur les suites de la chose du monde la plus
simple. Je dirai partout ce dont je viens d'être témoin. Il est doux
d'avoir de tels exemples de tendresse conjugale à citer dans un rang si
élevé. J'en suis vraiment pénétré.» On ne cherchait point à arrêter
l'honnête M. Bousquet dans les expressions de son enthousiasme; l'envie
de rire empêchait de prononcer une parole; et il partit convaincu que
nulle part il n'existait un meilleur ménage que celui de la princesse et
du prince Borghèse.... Ce dernier était en Italie, et le beau jeune
homme était M. de Canouville.

J'emprunte cette curieuse anecdote aux _Mémoires de Joséphine_, dont
l'auteur, qui a vu et observé la cour de Navarre et de Malmaison, avec
tant de vérité et un si bon jugement, est, m'a-t-on dit, une femme, et
ne peut être, en effet, qu'une femme fort spirituelle, et qui s'est
trouvée mieux placée que personne pour connaître l'intérieur de S. M.
l'impératrice.

[10] Il fut tué par le boulet d'une pièce française, que l'on
déchargeait après une action, dans laquelle il avait montré le plus
brillant courage.

[11] Père de M. Victor Hugo, qui est lui-même filleul de madame Delélée.

[12] L'illustre général Foy.

[13] Nous arrivâmes à Tentoura le 20 mai: il faisait ce jour-là une
chaleur étouffante, qui produisait un découragement général. Nous
n'avions pour nous reposer que des sables arides et brûlans; à notre
droite une mer ennemie et déserte. Nos pertes en blessés et en malades
étaient déjà considérables, depuis que nous avions quitté Acre. L'avenir
n'avait rien de riant. Cet état véritablement affligeant, dans lequel se
trouvaient les débris du corps d'armée que l'on a appelé _triomphant_,
fit sur le général en chef une impression qu'il était impossible qu'il
ne produisît pas. À peine arrivé à Tentoura, il fit dresser sa tente; il
m'appela, et me dicta avec préoccupation un ordre pour que tout le monde
allât à pied, et que l'on donnât tous les chevaux, mulets et chameaux
aux blessés, aux malades et aux pestiférés qui avaient été emmenés, et
qui manifestaient encore quelques signes de vie. _Portez cela à
Berthier_. L'ordre fut expédié sur-le-champ. À peine fus-je de retour
dans la tente, que Vigogne père, écuyer du général en chef, y entra, et,
portant la main à son chapeau: _Général, quel cheval vous
réservez-vous?_ Dans le premier mouvement de colère qu'excita cette
question, le général en chef appliqua un violent coup de cravache sur la
figure de l'écuyer, et puis, il ajouta d'une voix terrible: Que tout le
monde aille à pied f...! et moi le premier: ne connaissez-vous pas
l'ordre? Sortez.

(_Mémoires de M. de Bourrienne_, tom. 2, chap. 16, pag. 252.)

[14] On sut depuis qu'il y avait vingt brûlots destinés à détruire la
flotille.

[15] La croisière anglaise était commandée par lord Melvil et lord
Keith.

[16] _Ce coup de pied_ ressemble beaucoup aux prétendus mauvais
traitemens que l'on a reproché à l'empereur d'exercer contre ses gens.
M. Constant a répondu ailleurs à cette ridicule accusation.
(_Note de l'éditeur_.)

[17] La décision de l'empereur fut qu'il fallait réprimander le
journaliste; et, de ce moment, on leur défendit de jamais imprimer
aucune réponse de l'empereur ou de l'impératrice, avant de l'avoir vue
dans le Moniteur. (Note de l'éditeur.)

[18] À cette époque, l'empereur était encore amoureux de Joséphine.
(_Note de madame----._)

[19] La suite a prouvé qu'elle s'abusait.
(_Note de madame---._)

[20] Si Napoléon recherche dans le passé les causes de sa chute, il est
difficile, s'il a conservé cette faiblesse superstitieuse, qu'il ne
remarque pas que, depuis son divorce, les événemens qu'il avait
maîtrisés si long-temps ont tous tourné contre lui.
(_Note de madame---._)

[21] C'est un crime d'une nouvelle espèce, que de n'avoir pas _toutes
les grâces de l'état_ d'arlequin. Les manières de l'empereur étaient
simples et naturelles, mais sans gaucherie. Sans doute elles
contrastaient avec les formes obséquieuses et courtisanesques des
_grands seigneurs_ qui l'entouraient; car il se tenait seul droit et
debout, tandis que ces messieurs se courbaient jusqu'à terre.
(_Note de l'Éditeur._)

[22] Quelque temps après cette époque, le comte de Narbonne fut nommé à
l'ambassade de Vienne, et devint l'un des hommes les mieux traités par
Bonaparte. Que lui importait l'attachement, le dévouement des personnes
qu'il employait? Il savait qu'il ne les obtiendrait jamais; mais il
aimait la flatterie des anciens courtisans, parce qu'elle était plus
adroite que celle des nouveaux.
(_Note de madame---._)

[23] Il y a là, pour le moins, une grande _erreur_. L'empereur savait se
faire aimer, et il était aimé en effet de toutes les personnes de son
service. Je crois en avoir fourni plus d'une preuve dans mes _Mémoires_.
De tous ses anciens serviteurs j'ose affirmer qu'il n'en est pas un seul
qui voulût me donner un démenti sur ce point. Que l'empereur n'ait pas
été aimé de ses courtisans, cela est possible. Avec une puissance comme
la sienne, on fait encore plus d'ingrats que d'heureux; et la
reconnaissance des gens de cour est proverbiale. Mais fallait-il en
faire un sujet de reproche contre Sa Majesté?
(_Note de Constant._)

[24] _Comment ne pas s'étonner_ qu'il paraisse _étonnant_ à Madame***
que l'empereur aimât assez son honneur et sa femme pour être jaloux de
l'un et de l'autre? la _république_ et _l'amour du pouvoir_ n'avaient
rien à faire là-dedans.
(_Note de Constant._)

[25] Qu'importe que l'empereur se mît au courant de ce qui regardait les
pays qu'il avait à parcourir _une heure_ ou un an avant son audience?
Toujours est-il qu'il s'y mettait. Et s'il apprenait cela _par cœur_,
comment pouvait-il l'avoir oublié au bout d'une heure? Il l'oubliait si
peu qu'il marquait généreusement son passage par des bienfaits et des
améliorations qui attestaient sa parfaite connaissance des localités.
(_Note de Constant_)

[26] Il n'était pas plus d'usage dans l'ancienne cour que dans la
nouvelle qu'on _osât_ adresser la parole au souverain, sans en être
interrogé.
(_Note de l'éditeur._)

[27] Les lettres écrites d'Italie, par le général Bonaparte à sa femme,
et publiées pour la première fois dans les _Mémoires d'une
Contemporaine_, l'admirable nouvelle intitulée _Giulio_, dans les
Mémoires de M. de Bourrienne montrent assez si l'empereur savait, ou
non, parler d'amour.
(_Note de l'éditeur._)

[28] Quiconque a approché de l'empereur, et a pu entendre ses entretiens
étincelans d'esprit et d'originalité avec les hommes les plus distingués
de sa cour, particulièrement avec M. de Fontanes, s'étonnera justement
de voir dans le journal de madame*** que Napoléon n'avait pas du tout
d'esprit.
(_Note de l'éditeur._)

[29] Ces mots furent entendus par le duc de Bassano, qui était appuyé
sur la cheminée, près de laquelle causaient MM. de Talleyrand et
Sémonville; il n'y a nul doute qu'ils furent répétés par lui à Napoléon.
(_Note de madame---._)

[30] M. de Talleyrand était trop fin courtisan pour tenir un pareil
propos, devant de tels témoins; mais s'il l'eût tenu en effet, M. le duc
de Bassano n'eût point été capable de le redire à l'empereur.
(_Note de l'éditeur._)

[31] M. de Sémonville perdit son ambassade, et fut honorablement
_annulé_ au sénat. En se rappelant ces faits, d'une vérité exacte, on
doit s'étonner que M. de Montholon, l'un des deux beaux-fils de M. de
Sémonville, se soit attaché dans la suite au sort de Napoléon. Quand on
cherche l'explication de cette étrange conduite, on peut la trouver dans
le mariage de M. de Montholon, qui ne fut point approuvé par sa famille,
ce qui le brouilla avec elle.

[32] Depuis, duchesse de Montebello.

[33] Encore les manières de L'empereur! Mais ce jour-là _il s'était
déchaîné contre les femmes_, ce qui explique l'humeur de Madame***
contre lui. Nous n'avons pas besoin de dire qu'il y a plus que de
l'exagération à appeler _de l'insolence_ la brusquerie que l'on, a pu
quelquefois reprocher à l'empereur comme à Frédéric II et à d'autres
grands hommes, et à ne voir dans ses momens d'affabilité _que la gaîté
la plus vulgaire_. (Note de l'éditeur.)

[34] Depuis, princesse de Neufchâtel et de Wagram.

[35] Je ne vois pas que l'empereur doive perdre sa _brillante auréole_,
pour s'être couché quelquefois de bonne heure, et avoir fait un usage
modéré de café.
(_Note de Constant_.)

[36] L'empereur était économe et prêchait sans cesse l'économie. (_Note
de Constant._)

[37] Jamais l'empereur n'a été sujet à des attaques d'épilepsie. C'est
encore là une de ces histoires dont on a tant débité sur son compte. On
verra, dans le portrait que j'ai tracé de l'empereur, ce qui a pu donner
lieu à celle-ci.
(_Note de Constant._)

[38] Il est de notoriété publique aujourd'hui que M. le duc de Vicence,
si indignement calomnié pendant tant d'années par des ennemis habiles à
profiter du silence que lui imposait sa position auprès de l'empereur,
n'a pris, ni même pu prendre, aucune part à la catastrophe du duc
d'Enghien. Il est prouvé qu'au moment même où le général Ordener, chargé
_seul_ de l'arrestation du malheureux prince, s'acquittait de cette
fatale mission, M. de Caulaincourt était à trente lieues d'Ettenheim,
chargé, de son côté, d'arrêter la baronne de Reich et quelques émigrés
qui entretenaient une correspondance contre le chef du gouvernement
français, et que M. de Caulaincourt relâcha, avant d'avoir repassé la
frontière avec eux. Il est prouvé que M. de Caulaincourt n'eut
connaissance de la mission confiée au général Ordener, qu'en même temps
que tout le monde, et après cette mission remplie; enfin il est prouvé
que M. de Caulaincourt était à Lunéville le jour et à l'heure de la
sanglante exécution du duc d'Enghien. M. de Bourrienne a déjà relevé
dans ses mémoires l'erreur dont M. le duc de Vicence a été trop
long-temps victime. Nous nous faisons également un devoir de protester
ici contre tout passage du journal de Madame*** qui pourrait être
trouvé injurieux à la mémoire d'un des hommes les plus honorables de
l'empire.
(_Note de l'éditeur._)

[39] J'ai été quinze ans valet de chambre de l'empereur, et je nesuis
point de l'avis de l'auteur du journal.
(_Note de Constant_.)

[40] Depuis, grand duc de Francfort.

[41] Faisant allusion aux sœurs de Bonaparte auxquelles on n'avait pas
pensé dans le premier moment qu'on créa l'empire, et qui vinrent
tourmenter leur frère le lendemain pour les titres qu'elles voulaient
avoir, ce qui donna lieu à beaucoup de plaisanteries dans le public.

[42] On voit par cette scène ridicule, combien Bonaparte était esclave
de l'étiquette et de minuties misérables, puisque, dans cette
circonstance, il se laissa emporter par la colère, jusqu'à dire des
choses très-dures à Joséphine, pour elle et pour son fils.

Cependant il aimait le prince Eugène autant qu'il était susceptible
d'aimer, et peu de temps après il leur en donna la preuve, comme chacun
sait.

[43] Voir ci-dessus la note de l'éditeur sur M. le duc de Vicence.

[44] Aujourd'hui grand duc de Bade.

[45] Nous avons démontré plus haut que les princes de Bade n'avaient
rien à _témoigner extérieurement_ à M. de Caulaincourt, et que
_l'aisance_ de celui-ci ne pouvait étonner qu'une personne prévenue
d'avance contre lui, par trop de confiance dans une imputation
matériellement fausse.
(_Note de l'éditeur._)

[46] Chacun son métier; c'était dans les camps que M. de Caulaincourt
avait fait son apprentissage de courtisan; il pouvait donc bien ne pas y
être tout-à-fait aussi rompu que l'avaient été ses parens _qui étaient à
l'ancienne cour_. Au reste, nous avons souvent ouï parler, dans un tout
autre sens, et nous avons pu juger nous-même des manières de M. le duc
de Vicence.
(_Note de l'éditeur._)

[47] À cette époque où s'est formée la confédération du Rhin, Francfort
n'en faisait pas encore partie, et Bonaparte était très-indisposé contre
cette ville, qui était l'entrepôt général des marchandises anglaises.

[48] On sait que la peine du général de Lajolais fut commuée en quatre
années de détention, dans une prison d'état; que ses biens furent
confisqués et vendus, et qu'il mourut au château d'If, bien au delà du
terme marqué pour l'expiration de sa captivité.
(_Note de l'éditeur_.)

[49] Outre le prince Louis, les Prussiens perdirent en peu de jours deux
de leurs meilleurs officiers généraux. Le général Schmettau, mort à
Weimar de ses blessures, et au convoi duquel l'empereur assista; et le
vieux duc de Brunswick, déjà plus que septuagénaire et couvert
d'infirmités, lorsqu'il reçut à Auerstaedt une mort glorieuse.

«Le duc de Brunswick, grièvement blessé à la bataille d'Auerstaedt,
arriva le 29 octobre à Altona. Son entrée dans cette ville fut un nouvel
et frappant exemple des vicissitudes de la fortune. On vit un prince
souverain, jouissant, à tort ou à raison, d'une grande réputation
militaire, naguère puissant et tranquille dans sa capitale, maintenant
battu et blessé à mort, faisant son entrée dans Altona, sur un misérable
brancard porté par dix hommes, sans officiers, sans domestiques, escorté
par une foule d'enfans et de vagabonds qui le pressaient par curiosité,
déposé dans une mauvaise auberge, et tellement abattu par la fatigue et
la douleur de ses yeux, que le lendemain de son arrivée le bruit de sa
mort était général. Le malheureux duc fit appeler sur-le-champ le
docteur Unzer pour apaiser les violentes douleurs que lui causait sa
blessure. Dans le peu de jours que le duc de Brunswick y survécut, il ne
vit que sa femme qui arriva auprès de lui le 1er novembre. Il refusa
constamment toutes visites et mourut le 10 novembre.»

(_Mémoires de M. de Bourrienne_, tome VII, page 150.)

[50] Depuis madame Sébastiani, morte à Constantinople dans la brillante
ambassade de son mari

[51] M. Sigismond de Berckeim fut dans la suite aide-de-camp du général
Caulaincourt. Ce fut lui qui remit à l'électeur de Bade la lettre du
premier consul, relative à l'arrestation du duc d'Enghien. Il n'apprit
l'issue de cette déplorable mission qu'à son retour à Paris, où il
arriva le même jour que le malheureux prince. Ce jeune et brave officier
en apprenant le lendemain l'exécution de Vincennes, perdit entièrement
la tête et resta long-temps dans ce cruel état.

[52] Ce jeune homme fut tué à Stockholm, dans un duel, à l'âge de vingt
ans.

[53] On trouve dans les œuvres complètes de madame de Staël une pièce
lyrique intitulée _Agar_, qui pourrait être celle que jouent ici les
hôtes de Clichy-la-Garenne.

[54] Aujourd'hui comtesse de Montholon.

[55] Qui fut si long-temps le favori de Catherine.

[56] Le marquis de Luchésini s'était élevé d'un poste obscur dans un
ministère, jusqu'aux fonctions d'ambassadeur. On avait beaucoup vanté
ses talens avant son arrivée en France. Quelques personnes prétendent
qu'il fallut un peu en rabattre.

[57] On sait que ce fut à cette bataille livrée le 22 mai 1809, que
Lannes fut blessé à mort.

[58] Je fus quatorze ans sans entendre parler de lui, sans en recevoir
aucune nouvelle. Enfin après mille recherches je découvris, en 1818,
qu'il était alors en Angleterre. J'y allai; j'eus beaucoup de peine à
l'y trouver. Il y végétait par les résultats d'un commerce très-peu
considérable sur les marchandises prohibées. J'en tirai quelques billets
pour une faible somme de 10,000; mais ces billets dans la suite ne
furent pas payés. Je fus obligée de retourner à Londres. Enfin après
plusieurs voyages, beaucoup de peines et de fatigues, je fus obligée,
pour ne pas perdre le tout, de recevoir des marchandises pour six mille
francs environ.

Depuis j'ai appris qu'il était mort à peu près insolvable.

[59] Ces paroles bienveillantes ne prouvaient que la bonté de Joséphine,
et nullement mon mérite.

[60] On sent bien (sans qu'il soit besoin de l'expliquer) que cette
indifférence, ce laissez-aller ne s'étend qu'aux détails de la vie
intérieure qui ne lui paraissaient pas valoir la peine qu'il s'en
occupât.

[61] Il lui était défendu pour sa santé.

[62] Ce tableau flamand, qui représentait la boutique d'un savetier dont
la femme raccommodait une chemise à côté de son mari, était dans la
chambre à coucher occupée par Joséphine.

[63] Ce mot est attribué à Bernadotte.

[64] Ce manuscrit est entre les mains de M. Ladvocat.

[65] Les fraises produisaient le même effet sur le roi de Rome; mais,
plus surveillé ou plus docile, il cessa d'en manger, quand madame de
Montesquiou, sa gouvernante, le lui eut défendu.

[66] Voici la liste des personnes qui composaient la suite des deux
empereurs:

    _Personnages composant la suite de sa majesté l'empereur des
    Français_.

  Le grand-maréchal duc de Frioul,
  Le prince de Neufchâtel,
  Le général Caulaincourt, duc de Vicence, grand-écuyer, ambassadeur
  de France à Pétersbourg,
  Le prince de Bénévent, grand-chambellan,
  Le duc de Bassano,
  Le duc de Cadore, ministre des relations extérieures,
  Le premier écuyer, général Nansouty,
  M. de Rémusat, premier chambellan,
  Le général Lauriston, aide-de-camp de l'empereur,
  Le général Savary, duc de Rovigo, aide-de-camp de l'empereur,
  M. le comte Daru,
  M. Cavaletti, écuyer,
  M. Eugène de Montesquiou, chambellan,
  M. de Canouville, maréchal-des-logis du palais,
  M. de Menneval, secrétaire du cabinet de Sa Majesté,
  M. Fain, autre secrétaire,
  M. de Beausset, préfet du palais,
  M. Yvan, chirurgien de Sa Majesté,
  Huit pages,
  Un menin.

_Personnes composant la suite de sa majesté l'empereur de Russie_.

  Le comte de Tolstoï, grand-maréchal du palais,
  Le prince de Galitzin, secrétaire de Sa Majesté,
  Le comte Romanzoff, ministre des affaires étrangères,
  Le général comte Tolstoï, ambassadeur de Russie en France,
  _venu de Paris_.

  Le comte Speranki,    |
  Le prince Wolkonski,  |
  Le comte Oggeroski,   |
  Le prince Trubetskoï, |----aides-de-camp de Sa Majesté
  Le prince Gargarin,   |
  Le comte Oraklscheff, |
  Le comte Schouvaloff, |

  Le général Kitroff, aide-de-camp du grand-duc Constantin,
  M. Apraxin, aide-du-camp du ministre de la guerre,
  M. Balabin, colonel des chevaliers-gardes,
  M. Alkoukieff,
  Le prince Olgorouki, officier aux gardes,
  Le comte Ozanski, chambellan attaché aux relations extérieures,


  M. Gervais,  |
  M. Creidmann,|----Conseillers d'état attachés aux relations extérieures
  M. Sculpoff, |

  Le comte de Nesselrode,|----secrétaires d'ambassade, _venus de Paris,_
  M. Bouhagin,           |

  M. de Lebanski, consul de Russie en France, _idem_,
  Le général Kanikoff, ministre de Russie en Saxe, _venu de
  Dresde_,
  M. Schoodes, secrétaire de légation, _idem_,
  M. Bethmann, consul de Russie à Francfort, _venu de Francfort._



[67] Voici la liste des principaux:

  Le roi de Bavière,
  Le roi de Wurtemberg,
  Le roi de Saxe,
  Le roi et la reine de Westphalie,
  Le prince primat,
  Le grand-duc et la grande-duchesse de Hesse-Darmstadt,
  Le grand-duc et la grande-duchesse de Bade,
  Le duc et la duchesse de Weimar,
  Le prince héréditaire de Weimar,
  Le prince Léopold de Saxe-Cobourg,
  Le duc de Saxe-Gotha,
  Le duc d'Oldembourg,


Le prince Guillaume de Prusse,

  Le prince de Mecklembourg-Schwerin,
  Le prince de Mecklembourg-Strelitz,
  Le prince d'Anhalt-Dessau,
  Le prince de Waldeck,
  Le prince de Laleyen,
  Le prince de Reuss,
  Le prince d'Eberdsdorff,
  Le prince de Gera,
  Le prince de Schleitz,
  La princesse de la Tour et Taxis,
  Le prince de Salm-Dick, aide-de-camp du roi de Wurtemberg,
  Le prince de Hohenlohe-Kirhberg, _idem_,
  Le prince de Salm-Salm,
  Le prince de Schaumbourg,
  Le prince de Bernbourg,
  Le prince d'Isembourg,
  Le prince de Rudolstadt,
  Le prince de Hohenzollern-Sigmaringen,
  Le duc Guillaume de Bavière,
  La duchesse d'Hilburghausen,
  La comtesse de Truxès,
  Le comte et la comtesse de Bochols,
  Le comte de Mongellaz,
  Le comte de Wurtemberg,
  Le comte de Reuss,
  Le baron de Vincent,
  Le duc de Mondragone,
  Le duc de Birkenfeld,
  Le comte de Gœrliz, grand-écuyer du roi de Wurtemberg,
  Le comte de Taube, premier ministre, _idem_,
  Le comte de Dille, aide-de-camp, _idem_, etc., etc.



[68] M. de Fermon, conseiller d'état, directeur de la liquidation
générale: on l'appelait communément _Fermons-la-Caisse_.

[69] Voir le récit de la disgrâce de madame de La Rochefoucault.

[70] C'était l'épée de Charles XII, que Gustave avait tirée de l'arsenal
de Stockholm, et qu'il avait fait raccourcir et alléger pour l'ajuster à
sa taille. Gustave s'était proposé Charles XII pour modèle, et portait,
comme lui, un costume très-simple et les cheveux courts et relevés.

[71] Dans la réponse de l'empereur au conseil-d'état, on remarquait le
passage suivant qu'il n'est peut-être pas hors de propos de rappeler
comme une chose fort curieuse aujourd'hui.

«C'est à l'idéologie, à cette ténébreuse métaphysique, qui, en cherchant
avec subtilité les causes premières, veut sur ses bases fonder la
législation des peuples, au lieu d'approprier les lois à la connaissance
du cœur humain et aux leçons de l'histoire, qu'il faut attribuer tous
les malheurs qu'a éprouvés notre belle France. Ces erreurs devaient et
ont effectivement amené le régime des hommes de sang. En effet, qui a
proclamé le principe d'insurrection comme un devoir? Qui a adulé le
peuple en le proclamant à une souveraineté qu'il était incapable
d'exercer? Qui a détruit la sainteté et le respect des lois, en les
faisant dépendre non des principes sacrés de la justice, de la nature
des choses et de la justice civile, mais seulement de la volonté d'une
assemblée d'hommes étrangers à la connaissance des lois civiles,
criminelles, administratives, politiques et militaires? Lorsqu'on est
appelé à régénérer un état, ce sont des principes constamment opposés
qu'il faut suivre.»
(_Note de l'Éditeur._)

[72] Roustan obtint la même faveur le même jour.

[73] Cette allocution remarquable de Sa Majesté au maréchal Kellermann a
déjà été rapportée dans un autre ouvrage, mais j'ai cru pouvoir me
permettre de la reproduire ici, parce qu'elle vient tout-à-fait à
l'appui des renseignemens que j'ai pu recueillir particulièrement sur
l'entrevue du pape à Fontainebleau et que l'on vient de lire.

[74] La maison de l'empereur, refaite en partie pour cette campagne de
1813, se composait ainsi qu'il suit:

_Grand-maréchal du palais_, M. le duc de Frioul.

_Grand-écuyer_, M. le duc de Vicence.

_Aides-de-camp_, MM. les généraux Mouton, comte de Lobau; Lebrun, duc de
Plaisance; MM. les généraux Drouot, Flahaut, Dejean, Corbineau, Bernard,
Durosnel et Hogendorg.

_Premier officier d'ordonnance_, M. le colonel Gourgaud.

_Officiers d'ordonnance_, M. le baron de Mortemart, M. le baron Athalin,
M. Béranger, M. de Lauriston, MM. les barons Desaix, Laplace et de
Caraman, MM. de Saint-Marsan, de Lamezan, Pretet et Pailhou; il y avait
aussi M. d'Aremberg, mais à cette époque il était renfermé dans la ville
de Dantzig.

_Premier chambellan, maître de la garde-robe_, M. le comte de Turenne.

_Préfet du palais_, M. le baron de Beausset.

_Maréchal-des-logis du palais_, M. le baron de Canouville.

_Écuyers_, MM. les barons Van Lenneps, Montaran et de Mesgrigny.

_Secrétaires du cabinet_, M. le baron Mounier, M. le baron Fain.

_Commis du cabinet_, MM. Jouanne et Prévost.

_Secrétaires interprètes_, MM. Lelorgne, Dideville et Vonzowitch.

_Directeur du bureau topographique_, M. le baron Bacler d'Albe.

_Ingénieurs géographes_, MM. Lameau et Duvivier.

_Pages_, MM. Montarieu, Devienne, Saint-Perne et Ferreri.

[75] Le maréchal Gouvion-Saint-Cyr était alors le plus jeune en date des
maréchaux de l'empire, ayant reçu le bâton de maréchal sur le champ de
bataille pendant la campagne de Moscou, après le combat du 18 août.

[76] C'était le comte de Mier, chargé de garantir à Murat la possession
de ses états s'il abandonnait la cause de l'empereur. Il l'abandonna;
que conserva-t-il?
(_Note de l'éditeur._)

[77] Le Danemarck, comme je l'ai dit, avait déjà conclu son armistice
avec la Russie, mais la nouvelle n'en arriva à Paris que quelques jours
après.

[78] M. Robert de Sainte-Croix, dont le père, ancien ambassadeur de
France à Constantinople, était alors préfet de Valence, avait eu deux
frères tués tous deux, l'un capitaine de vaisseau et l'autre, le général
Charles de Sainte-Croix, frappé à mort en Espagne. Leur mère,
mademoiselle Talon, par conséquent tante de madame du Cayla, ancienne
dame d'honneur de la femme de Louis XVIII, présenta son fils à ce
monarque en 1814. Le roi lui ayant demandé des nouvelles de sa famille,
«Sire, répondit M. Robert de Sainte-Croix, de trois frères que nous
étions, voilà la seule jambe qui reste.»
(_Note de l'Éditeur._)

[79] On sait que l'empereur ne prodiguait pas la croix-d'honneur. En
voici une nouvelle preuve: il était très-content de services de M.
Veyrat, inspecteur général de la police, et celui-ci désirait la croix.
Je présentai quelques pétitions pour lui à Sa Majesté, qui me dit un
jour: _Je suis content de Veyrat; il me sert bien; je lui donnerai de
l'argent tant qu'il en voudra_: MAIS LA CROIX, JAMAIS!

[80] C'est une chose assez singulière que l'opéra de _l'Oriflamme_ ait
fourni à Geoffroy le sujet de son dernier feuilleton. Ce célèbre
critique mourut peu de jours après, sinon pour le repos de son âme, au
moins pour celui des acteurs. (_Note de l'éditeur._)

[81] J'ai su depuis que la comtesse de W... était allée avec son fils
voir l'empereur à l'île d'Elbe. Cet enfant ressemblait beaucoup à Sa
Majesté; aussi ce voyage fit-il alors répandre le bruit que le roi de
Rome avait été amené à son père. Madame W... resta peu de temps à l'île
d'Elbe.

[82] M. Filangieri avait effectivement eu précédemment à Paris un duel
avec M. de Saint-Simon, que l'on avait d'abord cru tué, mais qui finit
par revenir de la blessure très-dangereuse qu'il avait reçue.

[83] Gardanne était un autre de nos camarades, fils du général Gardanne
qui fut ambassadeur en Perse.

[84] L'ancien hôtel de _Choiseul Charost_, aujourd'hui l'hôtel de
l'ambassadeur d'Angleterre, que le gouvernement britannique acheta du
prince un million après la première restauration, et qui en vaut plus de
deux aujourd'hui.

[85] Clarke n'était que général de division, et les maréchaux seuls,
sous l'empire, avaient le droit, après l'empereur et les princes,
d'avoir des aides-de-camp colonels.

[86] C'était le chef d'orchestre.

[87] On appelle _gressini_, à Turin, des pains de pâte sèche, gros comme
le double d'un tuyau de macaroni et longs d'un ou deux pieds. On en
faisait fréquemment des envois à l'empereur.





*** End of this LibraryBlog Digital Book "Mémoires de Constant, premier valet de chambre de l'empereur, sur la vie privée de Napoléon, sa famille et sa cour." ***

Copyright 2023 LibraryBlog. All rights reserved.



Home