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Title: L'Illustration, No. 3671, 5 Juillet 1913
Author: Various
Language: French
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*** Start of this LibraryBlog Digital Book "L'Illustration, No. 3671, 5 Juillet 1913" ***


L'Illustration, No. 3671, 5 Juillet 1913

AVEC CE NUMÉRO _"La Petite Illustration"_ CONTENANT VOULOIR PIÈCE EN 4
ACTES par M. Gustave GUICHES

[Illustration: LA REVUE COMIQUE, par Henriot.]

[Illustration: Ce numéro contient:
1° Un portrait hors texte en couleurs: HENRI ROCHEFORT, par Marcel
Baschet;

2° LA PETITE ILLUSTRATION, Série-Théâtre n° 12: VOULOIR, de Gustave
Guiches;

3° Un SUPPLÉMENT ÉCONOMIQUE ET FINANCIER de deux pages.

L'ILLUSTRATION _Prix du Numéro: Un Franc._ SAMEDI 5 JUILLET 1913 _71e
Année.--Nº 3671._]

[Illustration: SOLDAT GREC. SOLDAT BULGARE.
LES ALLIÉS D'HIER
Alliés sans être amis, ils gardaient ensemble, se surveillant l'un
l'autre, le port de Salonique: mais cette coopération avait trop duré
et, le 30 juin, les Bulgares étaient aux prises à Salonique avec les
Grecs, en même temps qu'avec les Serbes dans la vallée du Vardar. _Voir
l'article, page 7._]



COURRIER DE PARIS

APRÈS LA PISANELLE

S'il est vrai que c'est surtout après qu'ils ont vécu qu'il faille
célébrer ceux que nous avons aimés, ainsi ce sera quand elles sont
accomplies que nous devrons, par la louange, entretenir les belles
choses qui nous ont touchés. D'ailleurs on s'exprime mieux _après_ que
_pendant_, et c'est la perte qui fait l'éloquence.

Quand tout le monde a parlé de ce dont il fallait qu'on parlât pour
obéir aux nécessités de l'instant, que chacun, avec la prodigalité du
geste, a jeté son mot dans la fièvre et la hâte aussi de l'émotion
première, il n'est pas inutile ni mauvais qu'une voix, quelconque,
pourvu qu'elle soit frémissante et ménagée, prononce--dans le silence
qui tend à s'établir et qu'elle ne veut pas laisser faire--un hommage
détaché, un hommage qui, pour s'être exprès retenu, accepte d'avoir
l'air tardif lorsqu'il tinte à son heure. Et c'est pourquoi, maintenant
que sont tirés sur la _Pisanelle_, dans notre mémoire empourprée, les
orfrois des quadruples et lents rideaux au travers desquels nous
continuons de voir l'inoubliable spectacle qui se prolonge, il m'est à
la fois vif et chaud d'y revenir, d'en reparler, comme on tisonne des
braises pour en faire un guêpier d'étincelles, comme on irrite une
splendide étoffe pour l'entendre bruire avec ces hardis craquements qui
sont le cri, l'âme de sa couleur, ou bien comme on la froisse et la
maltraite pour y agacer des reflets, ou encore comme on s'efforce, en
fermant les yeux pour mieux regarder, de retrouver en soi, après coup,
un paysage dispersé, un aspect de la vie en fuite, une minute antérieure
d'art et de magnificence.


M. Gabriele d'Annunzio, escorté, flanqué, comme un jeune podestat de la
légende et du rêve, d'une suite de magiciens somptueux et avisés, et
marchant en compagnie d'une princesse de la Tyrannie esthétique et de la
Volonté, nous a procuré en effet, avec son oeuvre récente, un
éblouissement et un enchantement qui durent, qui coulent toujours, bien
au delà de la soirée trop petite pour les tenir et les renfermer. Je ne
pense pas que l'on ait déjà renoncé à se rappeler ces instants de
satisfaction presque parfaite et si je dis presque, c'est pour ne pas
décourager de la récidive ceux à qui nous devons la faveur de miracles
pareils.

Du poème dramatique de d'Annunzio, manifestement fou d'amour, le
premier, de la Pisanelle, avant tous ses personnages, comment ne pas
admirer la symbolique et vigoureuse grâce, l'imagination, de richesse
inépuisable et pourtant toujours débordée, le sens ingénu enfin, simple
et profond, qui se lit avec autant de clarté qu'un sentiment pur à fleur
de candides prunelles? D'une inspiration naïve et populaire, le sujet
tient en quelques mots qui déroulent et animent le plus merveilleux des
contes. C'est l'histoire d'une pauvre fille de Pise, une créature de
plaisir et de joie que sa beauté, dont elle est innocente, a prédestinée
aux aventures passives de l'amour. Elle n'a qu'à paraître pour
désordonner les hommes et les enflammer d'une passion dont le principe
correspond à leur soif d'idéal, d'une passion qui les exalte alors même
qu'elle les rabaisse, et qui transforme leur vie, l'illumine en la
saccageant, de telle sorte qu'ils préfèrent lutter et s'entre-tuer pour
la vaine possession de la Beauté, dès qu'en la connaissant ils l'ont
_reconnue_, plutôt que de consentir à se passer d'elle une fois qu'ils
ont subi la transfiguration qu'elle opère sur eux et sur toutes choses
rien qu'en se révélant, sans un mot, sans un ordre, du seul fait de sa
présence muette et dominatrice. Il suffit donc qu'elle soit là,
brusquement déposée avec les cargaisons sur les quais de la Fatalité
pour que, même liée, semblant inoffensive et impuissante, elle exerce
son influence et fasse ensemble tout le bien et tout le mal qui sont sa
double loi, son rôle et sa raison, pour qu'esclave elle soit la
souveraine, du haut du butin où elle a été jetée et placée pour le
couronner, dont elle est le sommet, le pinacle naturel attirant tous les
désirs, les regards levés et les bras tendus, les coeurs en folie. Tous
en effet la veulent et chacun la réclame comme étant sa _prise_ et sa
part légitime. Parce qu'ils se sont battus pour elle, voilà-t-il pas
qu'ils se persuadent, les insensés, qu'elle doit leur appartenir! Les
corsaires se la disputent à coups d'épée parmi les ballots égorgés, le
ruissellement des tissus et des matières précieuses. Le sang coule sur
les anneaux rouilles du port; les bandeaux des plaies sont arrachés et
décollés par des mains que convulsé l'envie des caresses; des cris et
des beuglements de bêtes percées bouchent l'air qui brûle, montent comme
pour les enfler et les remplir jusqu'aux voiles gommées de vermillon et
de safran des grands vaisseaux à triple étage caracolant sur des flots
violets... Et la Beauté, la Beauté si difficile, et pourtant si facile
hier encore, la prostituée de la veille devenue l'inaccessible de
l'heure, mise aux enchères des convoitises et du rang, fouettée et comme
flagellée par les poignées de pièces d'or qu'elle fait tomber à l'avance
de la bourse des paumes vides, la Beauté finalement est prise et gardée
par un jeune roi, tendre, extatique et prompt au mystère, qui croit
recevoir avec elle la fiancée mystique de sa nostalgie, la Pauvreté, la
Pureté venue exprès pour lui des immensités lointaines. Ce que voyant,
la reine, jalouse et méchante, en feignant de la festoyer, fera périr la
Pisanelle par la mort fleurie, l'étouffement rose. Quel fond, quelle
trame pour un poète aussi avide, aussi divers et aussi rassemblé, aussi
large et aussi minutieux que M. d'Annunzio! Sur ce canevas rigide et
tendu comme la hune de la nef et souple comme le béguin de la Béate, il
a pu broder à son entière ivresse tous les motifs, tous les entrelacs,
tous les ornements, toute la faune et la flore et la bestiaire poétique
de sa _comédie_, car à côté et sous les terribles ébats et combats de
l'action brutale, sous le tumulte des chocs, sous l'arc-en-ciel du fer
et des couleurs, sous le retentissement métallique des sonorités
humaines, est sagement, implacablement, logiquement exposée, déduite et
menée au pas--comme un cheval blanc qui piaffe un peu, par manière, mais
qu'on tient haut la bride, sans le regarder pour qu'il avance mieux--est
menée une comédie intellectuelle, une pièce de caractère et d'idées qui
est comme le texte même, la pensée fondamentale et philosophique tracée
en nobles et vastes lettres d'antiphonaire, d'une histoire tranquille,
de tous temps, que déclament et commentent en marge à leur façon, dans
des enluminures passionnées, des personnages héroïques. L'auteur parle à
voix presque basse et serrée, vibrante et douce, et ses pensées
entremêlées alors de sons de cors, de cris de guerre, sont reprises,
accentuées, entonnées ainsi qu'un chant d'assaut avec une belliqueuse
frénésie par les gens de sa maison, je veux dire _ceux_ de son coeur et
de sa pensée (comme Joinville et Proissart disent _ceux_ de Bruges et
_ceux_ de Cornouailles), les gens d'armes et les lances à toute épreuve,
au service de sa croisade.

Et que cette figure de la Pisanelle attache donc et retient! Elle enlace
à distance. Quoi de plus captivant que cette captive!... Par la profonde
intention d'une antithèse nécessaire, c'est elle, la femme de rien,
réduite à rien, à demi nue, ligotée, qui «est la cause de tout», qui
bouleverse, noue et dénoue, et lâche la meute des événements. Elle a ce
signe par lequel se distinguent les souverainetés qu'on adore: elle est
impassible. Il ne peut en être autrement, car ce sont les hommages, les
prières qui font le calme et le froid des statues. La cime ne s'émeut
pas. La supplication qui gesticule crée de l'inerte résistance. Pour que
les hommes s'agenouillent il faut que les figures divines, ou qui
croient l'être, demeurent hautaines, toujours debout. Leur attitude
alors ramasse et prend toute la grandeur à laquelle renoncent les
prosternés, et c'est en elles que se réfugient les fiertés qu'ils
abdiquent.

Cette suprématie majestueuse et figée, Mme Ida Rubinstein l'a comprise
et rendue avec la puissance qu'elle est seule capable de montrer quand
elle la dompte. Elle a le génie de l'Immobilité. Elle en possède les
longs et solennels moyens, l'invincible force latente. Je conserve
l'image, modifiée à tous les actes, et de style toujours pareil, que
l'altière comédienne, la mime intérieure, si réfléchie, si absorbée et
comme résumée en elle-même, a donnée successivement de la courtisane
ocreuse à la chair orangée, et de la nonne aux sveltesses de tige, aux
blancheurs liliales. Sur elle, contre elle, au marbre de son pied nu
qu'ils n'avaient même pas l'air d'atteindre et de gêner, venaient se
briser tous les transports, se répandre l'eau des pleurs et le vin du
sang,... et Elle, aussi bien sous les liens de roseaux croisés qui
l'empaquetaient que sous la liberté flottante de la flanelle et du lin,
et sous les plis de plomb des brocarts, gardait son même détachement,
son tout proche et lointain recul, son absence réalisée dans la présence
réelle.

Derrière son immobilité l'on voyait pourtant l'âme évoluer et virer
entre deux eaux, comme un poisson qui tourne sous la glace. On voyait
l'esprit, le coeur de l'héroïne mille fois plus animés, sans qu'elle
voulût le laisser paraître, que tous les corps qu'elle agitait, et l'on
avait peine à suivre les innombrables et harmonieux mouvements qu'elle
s'interdisait.

                                  *
                                 * *

Mais... j'irais longtemps si je prétendais énumérer les joies, et de
toute espèce, que m'a prodiguées cette oeuvre étincelante et délicate,
d'une opulence généreuse. Elle est de celles que la sensibilité du beau
accueille comme un bienfait. Elle offre une splendide et rare chevalerie
et j'en aime le lyrisme acéré, tranchant, combatif, éperdu, toujours
dégainé, continuel aussi comme un flottement d'oriflamme.

Quelques-uns ont paru s'étonner que le poète ait subi la griserie
vertigineuse de ses archaïques trouvailles... Ah! qu'il a donc, au
contraire, été bien inspiré de s'y précipiter, de s'y rouler, de s'y
baigner et de s'en être étourdi dans l'allégresse de ses évocations!
Qu'il tienne à ses léopards! Je l'en conjure. Ils font, à dater
d'aujourd'hui, partie de son écusson. Qu'il ne les cède jamais!

Et puis,--c'est là-dessus qu'avant de terminer je voudrais un instant
courber et retenir votre attention en y appliquant avec respect la
mienne: connaissez-vous, aussi bien parmi nos talents chenus que parmi
nos jeunes gloires, connaissez-vous parmi nos illustres, pourtant
complets, enviables et fameux, connaissez-vous _quelqu'un_ qui soit
aujourd'hui capable, si le vent de son destin l'avait, pour un temps,
lancé hors de sa patrie et forcé d'aller penser et s'enflammer ailleurs,
en pays étranger, que ce soit Russie, Angleterre, Allemagne, Italie,
Espagne, n'importe... connaissez-vous quelqu'un capable d'entrer en
plusieurs mois assez avant dans le génie, les flancs et les entrailles
de cette terre d'adoption pour s'en faire une seconde patrie, naturelle
et méritée, pour puiser à livre ouvert, avec une curiosité indiscrète,
touchante et sacrée, dans ses archives, dans l'histoire et les légendes
de son passé et en ramener toute chaude, vivante, obtenue avec un
charme, une correction, une science et une virtuosité filiale, _une
oeuvre écrite dans la langue même de ce pays qui n'est pas le sien_, une
oeuvre allant, s'il le faut, accrocher la foule, après qu'elle a plongé
les artistes et les patriciens de lettres dans un ravissement
émerveillé? Eh bien, non, sans médire de personne, je ne vois pas autour
de moi l'écrivain, prêt, dans de semblables conditions, à se donner
orgueilleusement et à remplir sans défaillance une aussi dure tâche.

Ce noble but, Gabriele d'Annunzio l'a atteint. Je sais,... je sais qu'il
a l'âme latine, qu'il était déjà gonflé de nos sucs, nourri de notre
lait... Mais c'est égal... La langue française! Si redoutable! Si
décourageante!... Il a osé s'attaquer à elle et la prendre, en la
courtisant d'abord,... elle est femme... et puis en se faisant paladin,
en la subjuguant par la beauté de son impétueux désir et la tendre
ardeur de son amour.

Pour ce rare et cet extraordinaire hommage que le grand poète lui a
rendu avec toute son âme, en écrivant chez nous, et pour nous, la
_Pisanelle_, il serait injuste--ingrat--de ne pas le remercier par le
plus beau de nos saluts.

HENRI LAVEDAN.

_(Reproduction et traduction réservées.)_



NOS HOTES AMÉRICAINS

M. LAWRENCE LOWELL

Un des personnages les plus considérables des États-Unis, M. Lawrence
Lowell, président de l'Université d'Harvard, vient d'arriver à Paris, où
il compte séjourner une dizaine de jours. Il est l'hôte de l'ambassadeur
d'Amérique, et de multiples fêtes vont être données en son honneur.

Nous nous faisons difficilement une idée, en France, de l'influence et
du rayonnement qu'exercent les grandes universités dans la démocratie
américaine. Nous sommes un peu portés, d'instinct, à croire cette
démocratie uniquement préoccupée de ses intérêts matériels,
exclusivement passionnée pour les affaires et désireuse par-dessus tout
de «faire de l'argent».

Il n'en est rien. Les grands besoins d'idéalisme la travaillent. Elle
est plus qu'aucune autre sensible à l'action des forces morales.

L'Américain est fier de ses universités, il leur porte un vif intérêt,
il leur voue un culte fervent.

[Illustration: M. Lawrence Lowell.]

Harvard est, parmi elles, une des plus prospères et des plus puissantes.
Des donateurs généreux l'ont comblée de libéralités. Elle est riche à
millions. Ses anciens élèves gardent fidèlement, précieusement, le
contact avec elle. Tous les ans, vers la fin du mois de juin, a lieu une
cérémonie des plus touchantes qu'on appelle le _Commencement day_. Les
anciens d'Harvard tiennent à coeur d'y assister. Certains viennent de
l'autre extrémité des États-Unis et se sont imposé, pour se mêler à
leurs jeunes camarades, la fatigue d'un très long voyage. Une
procession, un banquet réunissent, dans une communion amicale, les uns
et les autres. On évoque parmi les impressions d'aujourd'hui les
souvenirs d'autrefois. Et l'amour d'Harvard en sort considérablement
grandi.

Quand, dans un point quelconque du vaste univers, des anciens d'Harvard,
des _Harvardmen_, se rencontrent, quelle que soit leur situation
sociale, leur condition, ils fraternisent aussitôt. Il vient d'être créé
à Paris un _Harvard Club_, sous les auspices de M. Bacon, ancien
ambassadeur des États-Unis, un des protecteurs de l'Université, de M.
James H. Hyde, le créateur à Harvard de ces conférences annuelles de
littérature française, qui obtinrent un si retentissant succès et firent
tant pour le développement des relations intellectuelles entre les deux
pays. Les membres du Club se retrouvent de temps à autre dans de
joyeuses réunions. Le côté gastronomique en est réglé, de main de
maître, par notre excellent confrère Inman Barnard, correspondant du
_New-York Tribune_, qui possède en ces matières une compétence
indiscutable autant qu'indiscutée.

Le nombre des élèves d'Harvard qui occupent dans la politique, les
professions libérales, la haute banque, l'industrie, le commerce, des
situations de premier plan ne se compte plus. Dans toutes les branches
de l'activité américaine, la vieille Université est représentée avec
éclat. Tous ces hommes conservant pieusement les liens qui les unissent
à leur ancienne école, on se rend compte par là de l'influence
extraordinaire qu'une telle Université peut exercer.

Il y a quatre ans, depuis le 19 mai 1909, que M. Lawrence Lowell en est
le président. Né à Boston en 1856, élève d'Harvard, inscrit au barreau,
conférencier, professeur, il fut enfin élevé par la confiance du comité
et des anciens élèves à ces très importantes fonctions. Ses pouvoirs
sont considérables. L'Université étant absolument indépendante et vivant
sur ses propres ressources, c'est le comité, surtout le président, qui
la dirigent comme ils l'entendent et sous leur propre responsabilité. Le
président choisit les professeurs, et l'on sent tout de suite
l'importance et la gravité de ce choix; il surveille les travaux, décide
des réformes à accomplir, préside aux relations de l'Université avec le
dehors.

Depuis quatre années qu'il exerce ces fonctions, M. Lawrence Lowell s'en
est acquitté à la satisfaction unanime. Sa réputation, très grande déjà
aux États-Unis, n'a cessé de grandir.

M. Lowell est l'auteur de plusieurs ouvrages réputés sur des questions
politiques et économiques. Un de ses livres, le plus connu et sur le
point de devenir classique, a pour titre: le _Gouvernement de
l'Angleterre_. C'est l'analyse la plus précise, la plus complète de ces
mille institutions et traditions dont l'ensemble, prodigieusement
embrouillé et compliqué, constitue le mécanisme politique du
Royaume-Uni. M. Lowell prend, un par un, tous ces rouages; il l'étudié,
il le démonte et nous fait voir comment il marche. C'est un service
qu'il a rendu non seulement aux étrangers dont nous sommes, mais encore
à beaucoup d'Anglais qui sentaient ces choses-là d'instinct, sans avoir
jamais pris la peine de les approfondir!

RAYMOND RECOULY.



M. ANDREW CARNEGIE

M. Andrew Carnegie, le grand philanthrope et l'un des plus puissants
souverains de l'industrie et des finances de l'Amérique moderne, M.
Andrew Carnegie, le roi du fer et le constructeur du palais de la Paix,
est également depuis lundi l'hôte de notre capitale, où il est accueilli
et fêté par tous les groupes ou représentants des institutions
humanitaires dont il est le bienfaiteur.

[Illustration: M. Andrew Carnegie.]

Rappelons que M. Carnegie, Ecossais d'origine, est né à Dumferline il y
a soixante-seize ans. Sa famille alla, en 1848, s'établir à Pittsburg en
Pensylvanie, où le jeune Andrew occupa successivement les emplois
modestes de mécanicien, de télégraphiste et d'employé du chemin de fer.
Sa puissante intelligence, son extraordinaire activité lui firent gravir
rapidement les échelons de la hiérarchie industrielle. Une fonderie
qu'il créa et qui prospéra d'une façon magique fut l'origine de cette
immense fortune dont il emploie les revenus, non point à des oeuvres de
charité--car il estime que chacun doit demander le nécessaire de la vie
à son effort personnel--mais à créer des institutions pouvant fournir
aux moins riches les agréments intellectuels de la vie. Aussi a-t-il
surtout fondé des bibliothèques publiques dans un grand nombre de villes
des États-Unis et dans sa ville natale, des musées d'art, des salles de
concert, des laboratoires, des établissements scientifiques, etc. Enfin,
c'est lui qui donna les fonds nécessaires pour la construction, à la
Haye, du palais de la Paix.

Dès le lendemain de son arrivée à Paris, M. Andrew Carnegie a été reçu
par le président de la République. Auparavant, il y avait eu, au
ministère de l'Intérieur, une séance spéciale pour la fondation Carnegie
_(Hero Fund)_. Le soir, un banquet, présidé par M. Emile Loubet, avait
été organisé par les associations et institutions suivantes qui doivent
soit leur existence, soit d'importantes subventions au grand
philanthrope: la fondation des héros, le comité France-Amérique,
l'Université de Paris, le groupe parlementaire de l'arbitrage et de la
conciliation internationale, le conseil européen de la dotation Carnegie
pour la paix, le conseil national des femmes françaises, le musée
social.



HENRI ROCHEFORT

A quatre-vingt-deux ans, Henri Rochefort vient de succomber, à
Aix-les-Bains, à une crise d'urémie: il n'y a guère plus d'un mois qu'il
avait donné à la _Pairie_, dont il était le collaborateur fidèle, son
dernier article, avant d'aller, comme chaque année il le faisait, se
reposer quelques semaines. Voilà close une carrière aussi étrange, aussi
mouvementée qu'elle fut longue,--et heureuse, au demeurant; car,
vraisemblablement, Rochefort, spontané, impétueux, passionné pour tous
les rôles qu'il joua, quelle qu'en ait été la paradoxale diversité,
toujours prêt à se lancer dans l'aventure avec une tranquille
insouciance des suites possibles, n'eût pas donné, pour un destin plus
calme et moins fertile en émotions, cette existence agitée qu'il a
comparée lui-même, à l'âge où il jetait, en arrière, un regard désabusé,
à une ligne de montagnes russes, ce qui était traiter avec désinvolture
certains événements d'importance. Mais peut-être cet esprit aimable et
léger ne se rendit-il jamais un compte très exact de la gravité des
circonstances qui l'entraînèrent. Captif, pour la part qu'il avait prise
aux événements de la Commune, et qui le pouvait parfaitement conduire
jusqu'au poteau d'exécution, il écrivait dans un billet rapide que J.-J.
Weiss a commenté vertement: «Je vais sans doute être fusillé. Le diable
m'emporte si je sais pourquoi.» Aussi bien n'est-ce point comme homme
politique qu'il convient de le juger, encore qu'en plus d'un cas il ait
eu sur la marche des faits une influence certaine. Il lui manquait,
évidemment, ce discernement, cette prévoyance qui sont nécessaires aux
conducteurs d'hommes. Il fut seulement un excitateur de foules.

Avant tout, par-dessus tout, c'était un journaliste de beaucoup
d'esprit, de beaucoup de verve, un polémiste au style incisif,
vigoureux, entraînant: le pamphlétaire.

Sa vie s'est déroulée tellement au grand jour, dans la rue, au forum,
que les péripéties en sont quasi populaires.

Authentique gentilhomme, descendant d'une illustre famille de soldats et
de magistrats, et tenant, d'ailleurs, de cette noble origine, quoi qu'il
en eût, plus d'un trait de caractère, le marquis Henri de
Rochefort-Luçay était Parisien de naissance, et Parisien pauvre, son
père, vaudevilliste en vogue, n'ayant conservé de la fortune ancestrale
que des bribes. Et, comme il fallait vivre, à la sortie du collège, il
entra dans les bureaux de l'Hôtel de Ville. Ce ne fut qu'un passage: le
métier paternel l'attirait. Il écrivit, donna aux petits théâtres
quelques pièces gaies qui ne déplurent pas; le titre falot de l'une
d'elles a survécu à tout ce répertoire et, au temps des furieuses
polémiques, boulangisme ou «Affaire», fournit à ses adversaires maintes
plaisanteries: c'est la _Vieillesse de Brindisi_.

Du théâtre au journal, les chemins de traverse abondent. Très entiché
d'art et de bibelot, fureteur endiablé, Henri Rochefort se risque dans
les sentiers de la critique, butine dans les expositions, les ventes,
«brocante» un peu, lui-même, en amateur, et, comme il est curieux de son
naturel, s'initie à un tas de dessous qui lui fournissent la matière
d'une amusante brochure: les _Petits Mystères de l'Hôtel des Ventes_.
C'est un recueil d'alertes articles sur un milieu pittoresque, qui,
aujourd'hui encore, gardent la saveur de piquants tableaux de moeurs, vus
par un oeil aigu. L'oeuvrette ne passe pas inaperçue. Ou la reconnaît
fort spirituelle, vivante; elle a donc les deux qualités premières que
requiert la chronique, dont commence la vogue. Désormais l'auteur sera
chroniqueur. Sa signature, vite connue, voisinera au _Nain Jaune_, au
_Figaro_, à _l'Événement_, avec celles d'Aurélien Scholl, de Jules
Noriac, de Pierre Véron, d'Albert Wolff, de tous les «millionnaires de
l'esprit».

Je viens de feuilleter les _Français de la décadence_, un recueil de ses
«courriers de Paris», fantaisies éphémères sur la vie boulevardière, le
monde, ses manies, ses caprices, le théâtre, ses étoiles, ses
coulisses... On les relit sans ennui. Et déjà l'on voit poindre, à
travers ces feuillets jaunis, le polémiste bientôt si redoutable. On lui
reproche, par les voies administratives, de «friser la politique». Il a
une façon de s'en excuser qui ne fait qu'aggraver son cas. Que
d'irrévérence!--et quelle habileté dans le sous-entendu! quel art des
rapprochements désobligeants pour les grands à qui il en a! Non
seulement il ose exalter Victor Hugo--en 1865!--mais il ne peut se
retenir de le faire au détriment des «glorieux vaudevilles» de M. de
Saint-Rémy, qui n'est autre, nul n'en ignore, que M. de Morny lui-même.

[Illustration: Henri Rochefort à dix-huit ans. _(Dessin de Maria Rohl,
élève de Léon Cogniet, daté de 1849 et conservé à la Bibliothèque royale
de Stockholm.--Fac-similé communiqué par le comte F.-U. Wrangel.)_]

Un moment vient où cette guerre aux fléchettes exaspère le pouvoir. On
lui fait défense, selon l'un de ses mots les plus drôles, «de parler de
M. Pinard--le ministre de l'Intérieur du moment, qui avait bien
quelques centimètres de moins que M. Thiers, le plus petit des grands
hommes--sinon pour vanter sa haute taille, et de nommer M. Rouher, si ce
n'est pour exalter son désintéressement». Henri Rochefort doit
abandonner le _Figaro_, où il ironise et raille ainsi, mais que sa
collaboration compromet et menace de ruiner.

Alors naît la _Lanterne_, qui allait porter à l'Empire des coups plus
cinglants encore, tout en assurant la fortune politique de son
rédacteur. Fortune étrange, à la vérité, et bien faite pour éblouir et
griser celui-là même qu'elle favorisait. Se voir saluer comme l'un des
«artisans de la chute de l'Empire» parce qu'on a révélé au monde dans
une formule au surplus bien amusante: «Il y a en France 36 millions de
sujets, sans compter les sujets de mécontentement», où encore que Barye,
chargé de modeler une statue équestre de Napoléon III «est le plus
célèbre de nos sculpteurs d'animaux», il y a là de quoi ouvrir à un
écrivain, pour peu qu'il ait le sens critique un tantinet émoussé, un
champ d'illusions sans limites. Hélas! de trois cruelles occasions de
déchanter se préparent.

[Illustration: Henri Rochefort à l'époque de la _Lanterne._]

Toujours est-il qu'une réalité est là: la vogue de la _Lanterne_ grandit
à mesure que s'accroît l'irritation du pouvoir. C'est pour Henri
Rochefort la grande popularité, que ne font qu'aviver les persécutions.
Viennent les procès retentissants, l'exil, et c'est l'élection
triomphale au Corps législatif, le rôle politique de premier plan, la
prison, que rouvre seulement la révolution du 4 septembre.

Par malheur, Henri Rochefort manquait de telles des qualités
indispensables au tribun. Il n'était point l'homme des foules et ne leur
rendait que platoniquement, à distance, l'idolâtrie dont elles
l'accablaient. On le vit bien aux obsèques de Victor Noir, où, maître de
diriger à son gré le courant populaire, dressé sur le pavois, exalté sur
de robustes épaules, il fut pris de vertige et s'évanouit... Non,
certes, qu'il ne fût brave: il avait eu des duels retentissants. Mais il
ne suffit pas toujours de gourmander, comme Henri IV, la «vieille
carcasse» pour la galvaniser.

A la chute du régime impérial, la vogue populaire qu'avait reconquise le
polémiste, un moment moins choyé, après sa défaillance, le portait à
l'Hôtel de Ville. Membre du gouvernement de la Défense nationale, il
allait de nouveau s'inquiéter, et mollir à l'heure de l'action. Il
démissionna vite.

On a rappelé plus haut jusqu'où l'entraîna sa participation à la
Commune: ce fut la déportation à la Nouvelle-Calédonie, à laquelle mit
fin une évasion périlleuse et retentissante.

Rentré en France à l'amnistie de 1880, il allait de nouveau connaître
les amertumes de l'exil à la suite de l'équipée boulangiste, qu'il avait
soutenue avec un entrain endiablé, une verve prodigieuse. Une fois de
plus il se trouvait avec les vaincus. Il n'attendit pas sa condamnation
par la Haute Cour pour gagner Bruxelles puis Londres, et vivre là dans
l'espérance d'une autre amnistie. Elle le rappela en 1895.

«L'Affaire» le retrouve dans l'opposition: car, quel que soit le parti
triomphant, il sera de l'opinion adverse. C'est un besoin de nature, un
instinct impérieux, plus fort que tous les principes, que tous les
dogmes. Il devait y demeurer soumis jusqu'à la dernière heure.

L'excessive véhémence de ton à laquelle graduellement il était arrivé,
après avoir si adroitement manié le sous-entendu, enlevait, en ces
dernières années, quelque portée à ses anathèmes. Mais la forme de ses
articles demeurait si amusante, que ceux-là mêmes qu'il déchirait à
dents féroces ne devaient guère lui on garder rancune. M. Constans du
moins, qui fut peut-être, de tous ses adversaires, celui contre lequel
il s'acharna le plus longuement et le plus rageusement--le plus
vainement aussi--souriait avec bonhomie, quant à lui, de ces excès. Le
fin matois avait des raisons excellentes de ne pas croire à la portée de
ces philippiques.

Ce croquemitaine à l'étrange teint de bile, au provocant toupet
d'argent, avait d'ailleurs des côtés chevaleresques parfois assez
touchants et on l'a vu maintes fois défendre un confrère en butte aux
coups du sort avec la même âpreté farouche qu'il déployait à trancher un
adversaire.

Entre les différentes images que nous reproduisons de cette figure
singulière et attachante, depuis le curieux crayon du «comte de
Rochefort» à dix-huit ans, que nous communique le comte Wrangel,
l'érudit écrivain, jusqu'au nerveux pastel de Marcel Baschet, étude pour
l'admirable et expressif portrait que l'on connaît, en passant par cette
photographie qui le montre sous l'allure cavalière de l'agitateur
populaire, il est un de ses aspects qui manque: c'est le Rochefort
penché, à quelque exposition précédant une grande vente, rue de Sèze, à
l'hôtel Drouot, vers un tableau, une gravure, et, le binocle à la main,
analysant, scrutant la peinture, puis redressant sa haute taille,
demeurée droite jusqu'en la quatre-vingt-deuxième année, pour proclamer
un arrêt péremptoire. Il n'est pas très certain que son esthétique fût
mieux assise et plus infaillible que son jugement politique, mais du
moins adorait-il la peinture, la sculpture, les oeuvres d'art, comme il
affectionnait les lettres. Et il lui sera beaucoup pardonné en faveur de
ces deux passions, comme de sa bonté d'âme et de son désintéressement.

GUSTAVE BABIN.



_Ici s'intercale un portrait hors texte en couleurs: HENRI ROCHEFORT,
par Marcel Baschet._



[Illustration: Carte schématique de la situation militaire dans les
Balkans.]

GRECS, SERBES ET BULGARES EN MACÉDOINE

La journée du 30 juin a vu se produire un coup de théâtre dans la
péninsule balkanique. Au moment où les plénipotentiaires de Sofia et de
Belgrade s'apprêtaient à se rendre à Saint-Pétersbourg pour soumettre le
différend à l'arbitrage du tsar, au moment où la solution pacifique du
conflit paraissait le plus probable, les armées on présence entamaient
la lutte sur un front de 200 kilomètres, presque partout à la fois. Sans
doute plusieurs chocs s'étaient déjà produits entre les avant-postes des
partis opposés; mais il s'agit actuellement de combats beaucoup plus
importants et qui mettent aux prises la totalité, ou peu s'en faut, des
troupes d'occupation de la Macédoine: serbes, hellènes et bulgares.

Au lendemain même de la prise d'Andrinople, dès que la résistance turque
a été définitivement écrasée, on a senti que la jalousie des alliés,
dissimulée jusque-là, allait se manifester. Les troupes bulgares,
libérées par la capitulation de Choukri pacha, se dirigeaient non vers
Tchataldja, mais vers Salonique, tandis que les deux divisions serbes du
corps de siège regagnaient en toute hâte le territoire national.

Dès la signature des préliminaires de paix avec la Turquie, les armées
bulgares de Thrace sont dirigées vers l'ouest et concentrées de manière
à s'opposer partout aux groupements serbes et grecs.

La 3e armée (général Radko Dimitrief) court s'interposer entre la
capitale et la frontière serbe, à cheval sur la voie ferrée de Nich à
Sofia; elle comprend les 3e, 4e, 5e et 9e divisions.

La 1re armée (général Koutintchef), comprenant les 1re, 6e et 10e
divisions, se concentra sur la haute Strouma; son quartier général à
Kustendil.

Ces deux armées, sous les ordres du général en chef Savof, doivent
compter au total 160.000 hommes environ.

La 4e armée--(2e, 7e et 12e divisions), précédemment, stationnée face à
Boulaïr, est, reportée à Sérès et Brama. La 8e division bulgare, de
l'ancienne armée du siège d'Andrinople, vient la renforcer. Ce
groupement, qui fait face aux Grecs, est commandé par le général Ivanof;
on peut, l'estimer à 75.000 hommes.

Ainsi, nous retrouvons, en Bulgarie et en Macédoine, trois des quatre
armées constituées l'année dernière pour combattre la Turquie. Seule, la
2e armée--celle d'Andrinople--a été disloquée. La 11e division, qui
entrait dans sa composition, se trouvait encore, aux dernières
nouvelles, maintenue à Andrinople et s'était augmentée des troupes
d'étapes, autrefois échelonnées entre Mustapha-Pacha et Tchataldja.

Enfin, on a constitué à Choumla, vers la frontière roumaine, un noyau de
couverture avec des éléments divers, dépôts, recrues, arrière-ban
(Opoltchénié).

Du côté opposé, les contingents serbes sont répartis en deux groupes;
l'un, en face de l'armée du général Dimitrief, est à Pirot; l'autre
s'allonge sur le Vardar, d'Uskub jusqu'à hauteur du lac Doïran, à
Guevgheli, où il se relie aux Hellènes.

L'armée serbe, à laquelle sont venues se joindre des unités
monténégrines, d'ailleurs en petit nombre, se compose de 10 divisions,
dont 5 actives et 5 de réserve, mais qui, toutes, sont en campagne
depuis neuf mois; elle met ainsi en ligne presque 200.000 hommes.

Les divisions hellènes qui tiennent le bas Vardar, Salonique et
s'étendent le long de la côte jusqu'à Kavala, sont au nombre de quatre,
mais renforcées par des formations territoriales et des volontaires
crétois. Le roi Constantin commande en personne ces 100.000 soldats.

En somme, les Bulgares ont aligné 235.000 hommes devant les 300.000
Serbo-Grecs; ils disposent encore d'une cinquantaine de mille
combattants au moins en Thrace et à Choumla.

La partie serait donc égale, si la Roumanie ne jetait son épée dans la
balance. Cette puissance dispose de cinq corps d'armée à deux divisions,
dont l'effectif est à peu près l'équivalent de celui des armées
bulgares. Mais l'armée roumaine n'est pas mobilisée et n'est pas
aguerrie par une longue et pénible campagne, comme celles des nations
balkaniques, dont chaque soldat est, un vétéran. Malgré son réseau ferré
très développé, il lui faudra plusieurs jours pour faire passer ses
unités sur le pied de guerre et les amener à la frontière.

Enfin, on ne peut oublier que les deux masses turques de Gallipoli et de
Tchataldja n'ont pas encore été disloquées et n'ont besoin que d'un
ordre pour déboucher en Thrace, après avoir franchi les lignes bulgares
hier encore si formidables, mais aujourd'hui vides de défenseurs.
Certes, la tentation est forte, car devant Constantinople, Izzet pacha a
150.000 soldats et Fakri pacha 60.000, à Boulaïr.

Ainsi se présentait, dans ses grandes lignes, la situation militaire
dans la péninsule balkanique, lorsque s'est allumée la conflagration
inattendue du 30 juin en Macédoine. Sur toute la ligne de démarcation
serbo-bulgare, depuis Zletovo, par Istip, jusqu'à Doïran et Guevgheli,
la poudre a parlé. Naturellement, chacun des partis reproche à l'autre
de l'avoir attaqué et prétend le prouver: les Bulgares affirment, que
les Serbes préméditaient de tourner leur droite pour la rejeter dans la
montagne de Platchkovitza; les Serbes accusent leur adversaire d'avoir
comploté une offensive à la Napoléon en quelque sorte, dirigée sur leur
point de soudure avec les Grecs, à Guevgheli, pour séparer les deux
alliés.

A l'extrémité de la frontière conventionnelle gréco-bulgare, mêmes
récriminations au sujet! des engagements qui ont abouti à l'occupation
du petit port d'Eleuthera par les troupes du général Ivanof.

Enfin, à Salonique, le faible bataillon bulgare, isolé au milieu de
toute l'armée du roi Constantin, a refusé de se soumettre à un ultimatum
de désarmement hellène. Divisé en plusieurs détachements séparés les uns
des autres, il a résisté pendant deux heures à la fusillade et n'a
capitulé que lorsque le canon eut démoli les maisons qui l'abritaient.

Ainsi, la guerre n'étant point déclarée, il y a eu, pendant trois jours,
entre Bulgares, Serbes et Grecs, cinquante heures de bataille avec, de
part et d'autre, des pertes très cruelles. Les opérations, d'ailleurs,
continuent et il ne manque plus à l'état de guerre qu'une déclaration
officielle.

La Bulgarie, cependant, par une double démarche à Belgrade et à Athènes,
le 2 juillet, a manifesté son désir d'arrêter les combats. Elle assurait
que des ordres réitérés avaient été donnés à ce sujet aux commandants
bulgares et elle demandait l'envoi urgent d'ordres identiques aux chefs
de l'armée serbe et de l'armée grecque. Mais la Serbie et la Grèce se
sont bornées à décliner la responsabilité des événements actuels. La
Serbie, notamment, a répondu que les combats se poursuivaient du fait de
l'armée bulgare, qu'elle n'avait fait que repousser une agression et
qu'elle ne pourrait, immobiliser ses troupes tant que les Bulgares
resteraient sur des positions qu'ils n'occupaient point avant leur
mouvement offensif.



[Illustration: Sur l'escalier de la tribune du Jockey-Club: la
manifestation des chapeaux de soie, à l'arrivée de M. Poincaré.]

LE GRAND PRIX

Ceux qui, dans quelques années, voudront, avec le recul nécessaire pour
juger les grands événements, même sportifs, caractériser en deux traits
le Grand Prix de 1913, évoqueront aussitôt la victoire de _Brûleur_,
grand favori, et l'accueil chaleureux, enthousiaste, exceptionnel, fait
au président de la République, M. Poincaré. Ainsi, par ces deux signes,
se distinguera, dans les annales hippiques, l'épreuve qui s'est disputée
dimanche dernier à Longchamp.

[Illustration: La tribune présidentielle.]

Suivant l'usage, le chef de l'État, qu' accompagnait Mme Poincaré,
arriva, peu avant la course, dans sa daumont, qui, précédée du piqueur
André, en redingote gros bleu à parements d'or, et attelée avec la plus
fringante élégance, fit sensation au pesage. Le président de la Société
d'Encouragement a coutume de venir saluer le président de la République
au pied du pavillon officiel: si cette réception fut, durant les
précédents septennats, empreinte d'une très déférente courtoisie, les
acclamations qu'elle provoqua, cette année, lui donnèrent un éclat dont
le souvenir s'était perdu... On put voir, tandis que le prince
d'Arenberg offrait son bras à Mme Poincaré, les membres du Jockey-Club
manifester une sympathie unanime, groupés sur les marches de l'escalier
qui mène à leur tribune réservée. Gardienne des traditions, celle-ci ne
saurait admettre, en cette classique journée, que des chapeaux de soie:
ils se levèrent tous, d'un commun accord, et s'agitèrent allègrement, au
passage du chef de l'État, multipliant, comme autant de sourires de
bienvenue, leurs mouvants reflets.

Du Grand Prix lui-même, qui réunissait vingt concurrents, tous français,
et d'excellente classe, il faut dire qu'il se déroula sans grande
surprise. Après une très belle course, _Brûleur_, sur qui s'était
affirmée la confiance du public, l'emporta nettement, d'une longueur et
demie, sur _Opott_, que suivaient _Ecouen_ et _Isard II_: il avait battu
le record de vitesse en couvrant, en 3 minutes 13 secondes, les 3.000
mètres de l'épreuve. Par cette victoire, qui, pour avoir été un peu
discutée, n'en demeure pas moins brillante, le jockey Stern a fait
triompher la casaque rayée marron et jaune de M. de Saint-Alary,
l'heureux propriétaire-éleveur de _Brûleur_.

[Illustration: Brûleur. Opott. Ecouen et Isard II. El Tango. Blaruey.
Père Marquette. LE GRAND PRIX DE PARIS DE 1913.--L'arrivée au
poteau.--_Phot. Tresca._]



[Illustration: Le lancement d'un cerf-volant monté, à bord du croiseur
_Edgar-Quinet._]

CERFS-VOLANTS MARITIMES

Les cerfs-volants montés du capitaine Saconney, dont nous avons, à
diverses reprises, entretenu nos lecteurs, ont été adoptés par l'armée
de terre, il y a quelques mois. Après une longue série d'expériences,
ils viennent de l'être aussi par la marine, qui a ainsi tracé son
programme aéronautique:

Limiter l'emploi des aéroplanes à la défense des côtes, seul cas où
l'avion trouve toujours dans une rade tranquille une surface de départ
et une surface d'atterrissage.

--Utiliser les dirigeables à très grand rayon d'action pour la
surveillance des armées navales ennemies.--Recourir au cerf-volant soit
pour l'éclairage des escadres au large, soit pour la surveillance d'une
côte étrangère bloquée.

Le cerf-volant présente cet avantage que le vent, grand ennemi des
autres appareils aériens, facilite ses évolutions; si le temps est
calme, le navire crée le vent par son déplacement. Il faut une vitesse
de 18 noeuds pour élever l'observateur; or, les croiseurs du type
_Edgar-Quinet_ en donnent 24.

Ces cerfs-volants, démontés et remisés, à bord, dans un coin quelconque,
sont montés cinq minutes après avoir été apportés sur le pont du navire;
dans le même temps, une autre partie de l'équipe dispose les treuils et
les agrès de lancement. On compte ensuite quinze minutes pour lancer,
arrimer la nacelle, et faire prendre place à l'observateur qui reste
relié au navire par le téléphone; puis cinq minutes pour monter à 300
mètres. Dix minutes suffisent pour ramener le train à bord et le remiser
sous le pont.

Ce nouveau matériel, qui vient d'être expérimenté au large des Bouches
de Bonifacio par le croiseur _Edgar-Quinet_, a donné toute satisfaction.


[Illustration: Le cerf-volant, après son ascension, ramené sur la plage
arrière de l'_Edgar-Quinet_, le croiseur filant à toute vitesse.]



[Illustration: Dr Rodriguez. Professeur Chantemesse. Dr Chantemesse
fils.

Une séance de vaccination antityphique à l'Hôtel-Dieu.]

LE VACCIN DE LA FIÈVRE TYPHOÏDE

UNE NOUVELLE CONQUÊTE DE LA SCIENCE FRANÇAISE

Lorsque le docteur Roux découvrit le sérum de la diphtérie, quand Koch
lança prématurément le vaccin de la tuberculose, il y eut en France, et
dans l'humanité tout entière, une explosion d'enthousiasme. Après de
longues recherches, le vaccin de la fièvre typhoïde a été trouvé; depuis
plusieurs mois, il donne dans notre pays comme à l'étranger des
résultats merveilleux, et, pourtant, la chose est à peine connue du
grand public.

A quoi cela tient-il? A plusieurs causes d'ordres très divers.

Les premières expériences de vaccination typhique préventive sur des
animaux remontent à une vingtaine d'années. Pendant longtemps, avec une
prudence peut-être excessive, mais qui est dans les belles traditions de
la science française, on n'osa pas expérimenter sur l'homme, sous
prétexte que, la fièvre typhoïde humaine différant sensiblement de celle
des animaux, on ne pouvait tirer argument de l'immunité conférée à ces
derniers. D'illustres biologistes entendaient ne rien entreprendre avant
d'avoir réussi à donner au chimpanzé la «vraie» fièvre typhoïde. Dans
ces conditions, les résultats furent obtenus progressivement, sans
éclat, timidement presque, et en soulevant des critiques ou des réserves
plus ou moins justifiées.

En second lieu, il faut tenir compte de la résistance instinctive du
public devant toute médication nouvelle qui n'est pas bruyamment lancée;
tenir compte encore de son indifférence vis-à-vis d'un mal simplement
éventuel. Le sérum antidiphtérique s'attaque à une maladie déclarée; la
vaccination antityphique est, avant tout, _préventive_, à l'instar de
la vaccination jennérienne. Or, ce n'est pas du jour au lendemain qu'on
prendra l'habitude de se faire vacciner contre le typhus comme on se
fait vacciner aujourd'hui contre la variole.

Enfin, et ici je touche un point particulièrement délicat, deux vaccins
français se trouvent en présence: le vaccin «civil» du professeur
Chantemesse et le vaccin «militaire» du professeur Vincent. Ces deux
spécialistes ont dans le monde savant une situation éminente; leur
probité scientifique est égale. Chacun reconnaît la valeur du vaccin
rival, tout en croyant son propre vaccin supérieur. Autour des deux
intéressés les avis sont aussi partagés: chaque vaccin a ses partisans
ou ses détracteurs. Ces querelles désorientent le public et ébranlent sa
confiance--chose d'autant plus regrettable que, de l'aveu de tous les
gens compétents, et abstraction faite de mérites particuliers en
discussion, les deux vaccins donnent des résultats qui paraissent
souverains.

La fièvre typhoïde fait normalement en France 5.000 victimes par an.
Elle sévit dans toutes les classes. Puisqu'il est désormais un moyen
certain, semble-t-il, de l'éviter, _L'Illustration_ a pour devoir
d'éclairer le public de façon aussi complète qu'impartiale.

J'ai causé longuement avec les professeurs Chantemesse et Vincent qui,
très aimablement, m'ont admis à visiter leur laboratoire et à assister à
des séances de vaccination. Il ne m'appartient pas de me prononcer entre
les deux méthodes; il m'est, d'ailleurs, plus agréable de confondre dans
un même hommage deux savants français qui ont bien mérité de l'humanité.

LA VACCINATION EN GÉNÉRAL

De façon générale, la vaccination consiste à introduire dans l'organisme
sain l'agent pathogène d'une maladie quelconque, dans des conditions
propres à déterminer une réaction défensive qui empêche la maladie de se
produire et qui procure au sujet une immunité plus ou moins durable
contre cette maladie.

Pour réaliser cette double condition, on se trouve en présence de deux
exigences contradictoires. Il semble, en effet, qu'il y a intérêt, pour
obtenir l'immunité la plus grande, à inoculer un virus aussi peu atténué
que possible; d'autre part, on doit éviter que l'inoculation apporte à
l'organisme une secousse trop violente.

Dans certains cas on recourt à la méthode des vaccins _chauffés_
préconisée par Pasteur et Roux: on chauffe à une température qui laisse
le microbe vivant mais qui ralentit son activité. Pour le vaccin
antityphique, on emploie des cultures _stérilisées_, c'est-à-dire des
microbes morts. On n'introduit ainsi dans l'organisme que les
matières--toxines ou autres--contenues dans le corps du bacille,
c'est-à-dire une substance chimique inanimée.

Le second procédé offre des garanties particulières, car, si le vaccin
contient du bacille vivant, ce bacille est apte à se multiplier dans
l'organisme et, par conséquent, à venir éventuellement augmenter
l'action nocive des bacilles préexistant chez le sujet, au cas où ce
dernier se trouverait en état d'incubation de la maladie, ce qu'il est
en général impossible de constater.

On peut tuer le microbe par la chaleur ou à l'aide d'un agent chimique;
c'est par l'emploi respectif de ces deux moyens que diffèrent
essentiellement le vaccin Chantemesse et le vaccin Vincent.

LE VACCIN DU PROFESSEUR CHANTEMESSE

Les premiers essais de vaccination antityphique sur des animaux furent
effectués simultanément en France et en Allemagne en 1887. Tandis que
Frenkel, à Berlin, injectait de petites quantités de bacilles vivants
non atténués, les docteurs Chantemesse et Widal, à Paris, stérilisaient
leur bouillon de culture à une température de 120° qui tuait le bacille
et laissait plus ou moins intacte la toxine vaccinante.

Les deux méthodes présentaient donc une différence radicale: la méthode
allemande était inapplicable à l'homme; la méthode française,
n'injectant que des cultures mortes, pouvait au contraire devenir
applicable.

[Illustration: Bacilles typhiques normaux considérablement grossis.
Bacilles tués par le contact avec du sang de vacciné.]

Les études poursuivies en France démontrèrent bientôt que la vaccination
antityphique avec microbes stérilisés par chauffage confère l'immunité
aux animaux pour une dose de bacilles typhiques qui tue les animaux
témoins. On n'en pouvait conclure, avec certitude, que pareille immunité
serait conférée à l'homme; la chose, toutefois, semblait très probable.
On avait traité des cobayes, des lapins, des chevaux; or, l'expérience a
appris qu'un vaccin agissant sur des mammifères d'un ordre élevé se
comporte presque toujours de façon analogue sur l'homme.

Mais les expériences de Chantemesse et Widal soulevèrent d'assez vives
polémiques; le monde médical les accueillit avec réserve.

On objectait avec insistance que les symptômes et les lésions de la
fièvre typhoïde ne sont pas les mêmes chez l'animal et chez l'homme;
qu'il serait imprudent, par conséquent, d'inoculer à l'homme un vaccin
éprouvé seulement sur des animaux. Le docteur Chantemesse répondait que
la dissimilitude des lésions importe peu, la fièvre typhoïde étant un
empoisonnement du sang qui se manifeste de façon semblable chez l'homme
et chez l'animal. Néanmoins, devant l'opposition qu'il sentait autour de
lui, le savant professeur n'osa pas expérimenter sur l'homme.

Ce sont deux Allemands, Pfeiffer et Kollé, qui, s'inspirant de la
méthode française, prirent les premiers une initiative jugée alors fort
audacieuse. En 1896, ils injectèrent à un garçon de laboratoire du
vaccin stérilisé par chauffage. Le garçon n'éprouva aucune gêne, ce qui
était un point important acquis; mais on ne fit aucune expérience
subséquente pour constater s'il était immunisé.

La même année, le professeur anglais Wright se préoccupait d'abaisser la
température de stérilisation. Bientôt, la guerre du Transvaal étant
survenue, il inaugurait la vaccination antityphique dans l'armée
anglaise. Les résultats furent assez satisfaisants: alors que pour 1.000
hommes non vaccinés on comptait 141 cas et 31 décès, la proportion fut
réduite à 20 cas et 4 décès pour les soldats vaccinés.

Vers la même époque, en 1899, le docteur Chantemesse vaccinait les
élèves de son service d'hôpital. Peu à peu, les vaccinations devinrent
plus nombreuses, mais c'est seulement depuis deux ou trois ans qu'elles
commencent à entrer dans la pratique courante, en France et à
l'étranger.

Au cours de leurs travaux, les différents chercheurs ont abaissé
progressivement la température de stérilisation, en vue d'atténuer aussi
peu que possible les propriétés du vaccin.

Au début, le professeur Chantemesse chauffait ses microbes à 120°
pendant dix minutes; plus tard (1892) il s'arrête à 100°. Après lui,
Wright (1896) chauffe à 75°, puis à 60°. Aujourd'hui, le docteur
Chantemesse chauffe pendant une heure à 56°; c'est à son avis la
température limite à laquelle on est certain de tuer le bacille.

D'autre part, comme les Anglais et les Américains, il ajoute ensuite à
son liquide une légère dose d'un _antiseptique_, lysol ou crésol, par
exemple. Il empêche ainsi le développement dans le vaccin du germe
accidentel qui pourrait s'y glisser au cours des diverses manipulations,
germe résistant au chauffage à 56° ou survenant après ce chauffage.

Le vaccin du docteur Chantemesse contient douze cents millions de
bacilles morts par centimètre cube d'eau; il se présente sous forme d'un
liquide légèrement opalin. La vaccination se pratique sur le haut du
bras au moyen de la seringue classique; on badigeonne à la teinture
d'iode la région piquée. Aucune douleur, ni pendant, ni après; point de
démangeaisons ni de pustules comme en provoque la vaccination
antivariolique. Parfois seulement un peu de fièvre que chasse un cachet
d'antipyrine.

Le patient reçoit 3 milliards de bacilles stérilisés répartis en quatre
injections à sept jours d'intervalle l'une de l'autre et ainsi dosées:

La lre de   300 millions de microbes.
La 2e de    600
La 3e de    900
La 4e de  1.200
Total...  3.000 millions de microbes.

Tous les vendredis, à 11 heures du matin, le professeur Chantemesse et
son adjoint, le professeur Rodriguez, reçoivent à leur laboratoire de
l'Hôtel-Dieu les personnes qui désirent être vaccinées. J'ai rencontré
là des Parisiens et des Parisiennes de tous les mondes, qui viennent en
pleine confiance, connaissant les résultats que j'indiquerai tout à
l'heure.

LE VACCIN DU PROFESSEUR VINCENT

Le docteur Vincent, médecin principal de l'armée, professeur au
Val-de-Grâce, membre de l'Académie de médecine, comme le professeur
Chantemesse, a commencé en 1908 ses études sur le vaccin antityphique.

Tout en reconnaissant la valeur des vaccins stérilisés par chauffage et
antiseptisés, il leur trouve deux inconvénients:

1° La chaleur atténue un peu les propriétés du corps bacillaire;

2° Une autre atténuation est produite par l'introduction d'un
antiseptique.

Ces atténuations, ajoute le docteur Vincent, modifient la _qualité_ du
bacille; on ne saurait donc les compenser en augmentant la _quantité_
des bacilles injectés. D'ailleurs, on n'antiseptise aucun autre vaccin;
si les manipulations sont bien faites, l'asepsie doit offrir une
garantie suffisante.

D'autre part, le bacille typhique, comme d'autres bacilles, présente des
races multiples. Ces races varient avec les pays ou avec l'intensité des
épidémies dans un même pays. Or, le docteur Vincent a constaté que le
vaccin antityphique est plus énergique s'il est _polyvalent_,
c'est-à-dire si on le prépare en réunissant des bacilles de races
diverses.

Dès lors, le mode de préparation adopté au Val-de-Grâce est le suivant:

On prend une culture très jeune de bacilles variés, culture de 18
heures. En ce court espace de temps, les sécrétions du bacille ont été
peu abondantes, et la culture présente une virulence très faible. Au
lieu de chauffer, on ajoute de l'éther: au bout de quatre heures, le
bacille est tué. On retire alors l'éther par simple évaporation.

[Illustration: Le professeur Vincent, médecin principal de l'armée, dans
son laboratoire du Val-de-Grâce.]

Des expériences comparatives faites par le docteur Vincent, il résulte
que les cobayes injectés avec ce vaccin résistent à des inoculations de
bacilles vivants assez fortes pour tuer d'autres cobayes traités avec du
vaccin stérilisé par chauffage.

Le vaccin ainsi préparé contient 400 millions de microbes par centimètre
cube. Les microbes étant moins atténués que dans les vaccins chauffés,
on en injecte un nombre plus restreint: deux milliards seulement
répartis en quatre injections à sept jours d'intervalle et ainsi dosées:

La lre avec   200 millions de microbes.
La 2e avec    400
La 3e avec    600
La 4e avec    800
Total...    2.000 millions de microbes.

Ce vaccin n'est pas réservé exclusivement aux militaires; chaque lundi,
à 11 heures du matin, le docteur Vincent reçoit au Val-de-Grâce tous les
civils qui désirent être vaccinés. Là, comme à l'Hôtel-Dieu, on rencontre
des personnes de tout âge et de toutes conditions.

Au petit nombre «relatif» de microbes injectés et à l'absence
d'antiseptique, le docteur Vincent attribue le fait que ses vaccinés
n'éprouvent aucune réaction pénible, alors que la douleur consécutive à
l'emploi du vaccin chauffé fit un instant abandonner la vaccination dans
l'armée japonaise.

L'impartialité me fait un devoir d'ajouter que les vaccinés du docteur
Chantemesse, que j'ai eu l'occasion d'interroger à l'Hôtel-Dieu,
affirment eux-mêmes n'avoir ressenti aucun malaise au cours du
traitement. D'ailleurs, même en admettant que le vaccin japonais chauffé
fût rigoureusement identique au vaccin chauffé français, les différences
de climat, de race, voire de manipulations, ne permettent peut-être
point de considérer comme scientifiquement comparables les résultats
obtenus à Tokio et ceux obtenus à Paris.

LES RÉSULTATS

Voyons maintenant les résultats, en nous tenant aux constatations
officielles.

Pendant l'été 1911, le ministre de la Guerre chargea une mission d'aller
appliquer la vaccination antityphique sur les troupes occupant les
confins algéro-marocains. Chez les non vaccinés, la morbidité fut de 115
et la mortalité de 8 p. 1.000; aucun cas ne fut relevé parmi les hommes
inoculés avec le vaccin du docteur Vincent. Le vaccin du professeur
Chantemesse, inoculé à 44 militaires, donna aussi des résultats très
satisfaisants.

Devant une expérience aussi concluante, l'emploi du vaccin Vincent fut
pratiqué sur une vaste échelle. A la fin de 1912, le nombre des soldats
vaccinés atteignait 10.000 en Algérie-Tunisie, et 37.000 en France. Chez
ces 47.000 hommes, il ne s'est produit aucun décès; ou a seulement
relevé, en Algérie, un cas de maladie qui fut attribué à l'emploi de
vaccin trop vieux. Or, la moyenne des cinq dernières années accuse 11,23
cas pour 1.000 hommes, avec 1,59 de décès en Algérie-Tunisie, et 3,67
cas avec 0,47 décès en France.

En septembre 1912, une épidémie très violente éclata dans la garnison
d'Avignon, forte de 2.053 hommes. Sur 1.366 hommes vaccinés--dont 841
pendant l'épidémie--il n'y eut aucun cas de Typhoïde. Sur les 687 hommes
non vaccinés, on releva 155 cas et 21 décès.

A Paimpol, 400 civils vaccinés échappent au fléau, alors que le reste de
la population présente 150 cas et 11 décès...

Le vaccin du professeur Chantemesse n'a pas été expérimenté
officiellement sur une aussi vaste échelle; il a donné des résultats
analogues. En 1912, M. Delcassé autorisa la vaccination facultative des
équipages de la flotte et des ouvriers des ports. Sur un effectif de
67.000 hommes non vaccinés, on releva 542 cas, d'avril à fin décembre
1912. Les 3.107 vaccinés furent complètement indemnes.

Tout ce que nous venons de dire concerne la vaccination _préventive_. On
a essayé et on essaie encore l'action du vaccin comme agent
thérapeutique, ou _curatif_. Les résultats sont fort irréguliers.

Tantôt on obtient une guérison brusque et définitive après
l'inoculation; tantôt on constate une simple amélioration; tantôt le
résultat est nul. Notre diagramme montre l'évolution d'un cas où
l'inoculation a réussi.

[Illustration: Un cas de fièvre typhoïde guérie par des inoculations de
vaccin.--_Diagramme du professeur Chantemesse._]

Pour combien de temps le vaccin confère-t-il l'immunité? C'est une chose
que, seule, l'expérience apprendra.

Il nous suffit de savoir, pour l'instant--nous croyons l'avoir
démontré--que la vaccination préserve sûrement de la fièvre typhoïde.
Et, bien que plusieurs étrangers, notamment le professeur Wright, aient
une part honorable dans cette nouvelle conquête de la science, nous
pouvons sans chauvinisme attribuer la part la plus large à deux
Français: le docteur Chantemesse et le docteur Vincent.

_F. Honoré._

[Illustration: Vaccination antityphique des militaires au Val-de-Grâce.]



GRAVURES DE MODES

Emile de Girardin, de qui la mémoire demeure à jamais illustre parmi les
hommes de notre métier, Emile de Girardin, après avoir débuté dans la
carrière, en 1828, par la création d'un amusant recueil dont se
divertissaient encore nos enfances, à l'aube de la troisième République,
le _Voleur_, placé sous l'invocation double de Voltaire et de l'abbé
Trublet, fondait l'année suivante la _Mode_, qui devait être, dans son
esprit, «le régulateur du monde élégant».

On n'avait pas oublié déjà, nonobstant la Charte, les souvenirs de
l'ancienne monarchie, du temps où un coup d'oeil de Louis enfantait des
merveilles et où la plus élégante, la plus policée des cours, donnait le
ton à l'univers, impérieusement; M. de Girardin moins qu'un autre.
Aussi, éditeur avisé, songea-t-il dès l'abord à placer sa jeune feuille
sous un auguste patronage: S. A. R. Mme la duchesse de Berry daigna
accepter d'être la protectrice officielle de la _Mode_; des armoiries
fleurdelysées en estampillèrent la première page.

Hélas! M. de Girardin, si clairvoyant qu'il fût, n'avait pu tout
prévoir. Avant que son aimable gazette eût atteint un an d'âge,
survenaient les «Trois Glorieuses»; la monarchie légitime était
précipitée. Il devenait bien vain, sinon quelque peu périlleux, de se
réclamer, désormais, de la bienveillance de la fille des rois. Emile de
Girardin, sans hésiter, vendit la Mode.

Elle n'abdiqua point. Créée pour représenter, dans le domaine de la
fantaisie, la règle, l'autorité, elle demeura fidèle à son principe
initial: en face de l'esprit nouveau elle incarna le vieil esprit. Elle
se haussa à devenir un journal politique, un journal d'opposition
farouche, et, par sa crânerie, conquit le droit de vivre, de durer
davantage même que le régime qu'elle combattait, avec une place enviable
dans l'histoire du journalisme.

M. Lucien Vogel songeait-il à ce précédent fameux quand, à l'automne
dernier, il fondait sa _Gazette du Bon Ton_? Ecartons, s'il vous plaît,
les arrière-pensées politiques: à l'âge qu'a la _Gazette_, la _Mode_
était descendue déjà dans l'arène des partis. Mais toutes les autres
ambitions que réalisa sa devancière de 1830 sont permises, du moins, à
la jeunesse de la nouvelle venue, après les heureux débuts qu'elle a
faits. Je vois très bien son fondateur méditant, quelque soir à la lueur
des lampes, sur telles de ces feuilles volantes que des beautés
disparues maniaient jadis d'un doigt indifférent, et qui décorent
aujourd'hui des boudoirs raffinés, dessins de Leclerc, de Denais, de
Watteau, de Gabriel de Saint-Aubin, pour la _Galerie des Modes_, croquis
enluminés de Vernet ou planches arrachées au _Journal des Dames_ de La
Mésangère, et se disant qu'après tout rien n'empêche de refaire, pour la
délectation des amateurs de l'avenir--voire de ceux d'à présent--aussi
bien, sinon mieux; qu'Abel Faivre, Pierre Brissaud, Bernard Boutet de
Monvel, Maurice Taquoy, Brunelleschi, vingt autres ont, tout autant que
les «petits maîtres» du dix-huitième, le sens des élégances françaises,
l'imagination déliée, abondante et légère, le crayon alerte et le
pinceau souple; que, par ailleurs, un homme de goût qui voudrait tenter
l'aventure, trouverait à sa disposition des procédés de reproduction
autrement variés et fidèles, des ressources matérielles autrement
complètes qu'on n'en possédait voilà un siècle, voilà seulement vingt
ans. Il n'en faut pas plus à un journaliste jeune, actif, entreprenant,
pour se décider. Alors, vite à l'oeuvre! Et d'abord, il serait puéril de
songer à créer un «journal de modes» si l'on n'est en liaison avec
ceux-là mêmes qui régissent la mode. M. Lucien Vogel eut la bonne
fortune de rencontrer le plus sympathique accueil auprès des princes de
cet empire aimable et frivole: je cite, d'après la _Gazette_ et, selon
sa formule, «par ordre alphabétique» Chéruit, Douillet, Doucet, Paquin,
Poiret, Redfern et Worth.

Comme illustrateurs, il pensa à ceux qu'on a nommés plus haut, plus
quelques autres, Antonio de La Gandara, Carlègle, Georges Barbier, Gosé,
Ch. Martin, André E. Marty, Georges Lepape, Maggie...

Enfin, les agrégés, les docteurs ès élégances auxquels allaient être
confiées les chaires de cette université du bon ton, furent non moins
soigneusement choisis: on déploya un raffinement de coquetterie à mêler
à des écrivains aux précieux talents les amuseurs mondains les plus
dûment brevetés. Des proses futiles comme des bavardages de boudoirs ou
serties d'idées savoureuses qui y chatoient pareilles à des fils d'or
fin dans une trame de soie pure, sont signées tour à tour Marcel
Boulenger et Gabriel Mourey, André de Pouquières et Jean-Louis Vaudoyer.
M. Henri de Régnier a donné à la _Gazette_ un conte exquis, et ce sage
et souriant Henri Bidou, le successeur, au grave _rez-de-chaussée des
Débats_, du poète des _Médailles d'argile_, n'a pas dédaigné de
préfacer, de présenter au public la jeune revue, d'en révéler les
ambitions et d'en exposer la doctrine.

«On voudrait, écrivait-il, recueillir dans ces pages cette grâce du
temps présent éparse au Bois, à la comédie, aux courses, aux thés, à un
dîner, à une fête, et la prenant toute vive à l'esprit même de ceux qui
la créent, en conserver ici la fraîcheur.»

Aimable programme, et digne qu'on y applaudisse. Mais comment le
réaliser? D'une part, en recueillant «les idées de toilettes inventées
par des artistes», en leur demandant des «inventions de parures»; de
l'autre, en les chargeant de reproduire, en des planches soigneusement
exécutées, «les toilettes inventées au contraire par les couturiers et
réalisées par eux», en d'autres termes en leur confiant le soin de faire
«les portraits de ces toilettes». Pour dire vrai, je n'ai dans la
première formule qu'une demi-confiance. Si certains chapeaux
imaginés--sans grand effort apparent--par Paul Méras, J. Gosé, Louis
Strimpl, Georges Lepape sont amusants, les quelques toilettes sorties
toutes parées du cerveau de dessinateurs même en vogue, sans la
collaboration de l'homme de métier, je veux dire du couturier,
m'apparaissent très inférieures en harmonie aux autres, conçues par les
couturiers seuls. Les artistes du pinceau et du crayon me semblent
manifester pour les réalités un trop superbe dédain; le procédé
d'exécution leur doit paraître assez contingent,--quand tout, au
contraire, dépend de lui. D'abord ils rêvent, puis griffonnent. Le
_Gilles_, «grand manteau pour l'hiver», de M. Georges Lepape, de qui le
talent est ici hors de conteste, n'est qu'une pittoresque fantaisie, et
quant aux projets de M. Bakst, rien de plus laborieux, de plus saugrenu,
de plus barbare, de moins français surtout. On brûle de lui crier,
transposant Molière: «Watteau, avec deux traits, en dirait plus que
vous.»

[Illustration: Chapeau et voilette, par Gosé]

[Illustration: Croquis de Sacchetti.]

[Illustration: Bonnet de voyage, par Georges Lepape.]

[Illustration: La silhouette nouvelle, croquis de Sacchetti.]

[Illustration: Projets de chapeaux par J. Gosé et P. Méras]

UN PEU D'OMBRE, ENFIN!

Robe d'après-midi de Doeuillet _Dessin d'André-E. Marly_

[Illustration: L'OISEAU DE PARADIS Robe de jardin _Dessin de Louis
Strimpl_]

[Illustration: LES TROIS ROBES _Dessin de Georges_]

[Illustration: ROBE NEUVES _Georges Lepape_]

[Illustration: Projets de chapeaux par Louis Strimpl.]

[Illustration: JE SUIS PERDUE Robe d'été de Chéruit _Dessin de Pierre
Brissaud_]

[Illustration: LE JEU DES GRACES Robe d'après-midi de Paquin _Dessin de
Georges Barbier_]

M. Bakst et ses émules en ce genre oublient que dessiner, ce n'est pas
seulement arrêter d'un trait une forme, c'est modeler, c'est draper,
sans cesse.

En ce moment, il me ressouvient de ces prodigieux cours de costume que
professait naguère, une ou deux fois l'an, à l'École des Beaux-Arts, M.
Heuzey. Avec quel art souverain, chiffonnant un tissu vulgaire, le
maître dressait sur l'estrade Eos se dévoilant, une figurine tanagréenne
ou une comédienne de Pompéi! Il pétrissait l'étoffe comme un grand
sculpteur la glaise. Or c'est ainsi que je me représente l'art du
couturier artiste; ainsi que je le vois, parant de velours ou de
taffetas, de gaze ou de drap, suivant le caractère même de la forme
féminine qu'il a devant lui, l'élégante qui se confie à son expérience,
à son tact. Quel peintre, quel dessinateur, à moins d'une miraculeuse
prédestination, aurait ce don?

Combien je préfère les spirituels croquis de M. Sacchetti synthétisant,
juste à la limite de la caricature, la _Silhouette nouvelle_, cette
cocasserie, non dénuée de charme, de la femme de cette saison et des
dernières, cette démarche gênée, ces gestes hésitants qu'entrave et
retient la peur de rompre fâcheusement un équilibre bien instable,--ou
encore les interprétations que donnent, de toilettes créées par les
couturiers amis de la _Gazette du Bon Ton_, les collaborateurs attitrés
de la sémillante revue.

Leur ingéniosité s'y révèle jusque dans le choix des titres, leur sens
esthétique affiné, par la joliesse, l'harmonie, la grâce des
compositions où ils présentent les éphémères chefs-d'oeuvre auxquels ils
ont assumé d'assurer la survie. Car c'est en cela que la _Gazette_
d'aujourd'hui l'emporte sur ses devancières, et que ses gravures de
modes diffèrent de celles dont se contentait jusqu'ici l'âme ingénue et
modérément assoiffée de beauté des tailleuses et des lingères, et dont
nous ne prononcions le nom qu'avec dédain: être «mis comme une gravure
de mode», quelle infélicité!

Ces gravures-ci s'intitulent _Un peu d'ombre, enfin!... le Jeu des
Grâces, Je suis perdue, l'Oiseau de Paradis, la Miniature ancienne, Sur
la terrasse, Ah! mon beau château, la Caresse à la rose, Lassitude,
Soyez discret, Faites_ _entrer!..._ et donc, elles ont «des sujets»,
tout comme des tableaux. Et il en est de purement exquises,--_la
Coquette surprise_ de Worth et André Marty, entre autres. On jugera, par
les quelques reproductions que nous en donnons, de l'esprit qui les
anime.

[Illustration: Coiffure de théâtre, par Paul Méras.]

[Illustration: LA MINIATURE ANCIENNE Robe de dîner de Redfern _Dessin de
Bernard B. de Monvel_]

[Illustration: SUR LA TERRASSE Robes d'après-midi de Worth _Dessin de
James Gosé_]

Je vois très bien des pages comme _les Trois robes neuves_, reproduites
ici, où M. Georges Lepape a évoqué, avec un narquois humour, la
stupéfaction d'une famille bourgeoise et un tantinet arriérée, devant
les fantaisies d'aujourd'hui, comme le _Mariage au château_, parfait
spécimen de l'art sobre et aristocratique de M. Pierre Brissaud, ou
comme la _Femme au paravent_, «manteau de cour» par Abel Faivre,
pieusement recueillies par un «curieux» de l'avenir, et, savamment
encadrées, souriant aux murs de quelque petit salon intime...

L'art, le soin avec lesquels sont exécutées ces images leur confèrent
tous les titres à cet enviable honneur.

Si, pour l'interprétation des dessins, on a renoncé à la gravure sur
bois, on demeure fidèle, à la _Gazette_, quant au coloriage des planches
hors texte, qui abondent dans chaque numéro, au patron ou pochoir. Manié
par des artisans experts, il produit des fac-similés étonnants de
perfection, et apparente un peu plus, s'il se peut, aux oeuvres du
dix-huitième, ces productions de contemporains. Et si les harmonies en
sont parfois un peu vives, c'est un défaut léger que se chargera bien de
corriger le temps; quelques déjeuners de soleil remettront tout au
point.

Encore que cette aimable revue n'ait pas atteint le terme de sa première
année, les premières toilettes qu'elle fixa ont déjà je ne sais quelle
mélancolique saveur de choses désuètes, passées,--tant sont fugaces les
caprices de l'éternel féminin! Et déjà, l'on a le recul suffisant pour
juger du style des couturiers en vogue, comparer la manière théâtrale,
affectée, tarabiscotée de celui-ci, au genre simple, clair, logique, de
pure tradition française, enfin, de cet autre.

Aussi bien, la _Gazette_ prétend-elle ne point borner l'exercice du
magistère qu'elle ambitionne au seul royaume du chiffon. Si elle promène
son coup d'oeil souverain sur l'une après l'autre des provinces de ce
capricieux empire, si tels des exégètes expérimentés que j'ai nommés
commentent tour à tour, avec le sérieux qui sied, le dogme de l'ombrelle
et celui du bonnet de nuit, discutent l'évangile relatif aux pendants
d'oreilles et celui qui a trait à la cravate, si un esprit hardi, même,
s'aventure jusqu'à consacrer un chapitre aux «alentours, pourtours et
dessous»--honni soit qui mal y pense--d'autres suivent la fantasque mode
au théâtre, aux premières tapageuses, aux grandes ventes, qui sont bien
aussi de leur ressort. Et leurs consultations, leurs arrêts, leurs
monitoires, au nom du Bon Ton, sont imprimés, chaque mois, dans la plus
classique et la plus seyante typographie qui soit: car M. Lucien Vogel
travaille bien plus, peut-être, pour les bibliophiles que pour les
snobs. Et c'est cela qui recommande à l'attention sa si jolie revue,
c'est pour cela que _L'Illustration_, toujours à l'affût des choses
actuelles, neuves surtout, sympathique aux efforts vers la perfection
dans un domaine qui l'intéresse entre tous, puisqu'elle y a sa bonne
place, devait à ses traditions d'applaudir à ces captivantes images, à
ce texte élégant, à tant de «bel ouvrage».

GUSTAVE BABIN.



[Illustration: LES BÉQUILLES]

Ce sont les deux ancêtres du village... Longtemps, très longtemps, ils
ont vécu côte à côte, participant tous deux à la vie de la petite
commune, qui s'est déroulée, devant ces humbles témoins, avec ses joies
et ses deuils. Et le temps, à mesure que les années s'écoulaient, les a
pareillement affaiblis. Courbée par l'âge, la bonne vieille ne marche
plus aujourd'hui qu'avec l'aide d'une canne et d'un bâton rustiques.
L'église, elle aussi, a ses béquilles, ses pauvres béquilles qui la
soutiennent et lui permettent encore de dresser vers le ciel, au-dessus
de la campagne, son clocher dont la croix s'incline. Elle apparaît comme
la vénérable aïeule dont l'existence est liée à celle du village, sans
laquelle il ne serait qu'une réunion de maisons privée d'âme: elle dit
la longue communion des hommes sur un même coin de terre française. La
laissera-t-on achever, sans s'occuper d'elle, sa mélancolique destinée?
En faveur de l'église rurale, de la petite église qui ne se prévaut ni
de merveilles d'architecture, ni de souvenirs historiques, des voix
généreuses, éloquentes, se sont fait entendre. «Ce ne sont pas seulement
les belles églises que nous voulons sauver, a dit récemment à la Chambre
des députés M. Maurice Barrés, ce sont encore les autres, celles qui
n'ont pas de beauté.» Une loi tentera désormais de les protéger. Et
bientôt, espère-t-on, dans toute la France, les églises les plus
modestes, rajeunies, n'auront plus besoin de béquilles.



[Illustration: LES PETITS CAVALIERS DU BOIS]

Récemment, nous montrions, restitué par un vivant dessin, l'un des
tableaux familiers qui s'offrent quotidiennement le matin, au Bois: le
salut du cavalier aux promeneuses des «Acacias», arrêtées au bord du
sentier, le temps d'échanger, avec le parfait gentleman qui, du haut de
sa monture, s'incline, de légers propos.

Voici d'autres visions coutumières, surprises, au hasard des rencontres,
par le photographe en quête de gracieux instantanés: elles évoquent, non
point l'heure élégante, à laquelle il est de bon ton d'apparaître, dans
les allées consacrées par la Mode, mais l'heure familiale, qui est celle
du bon sport et du salutaire exercice, l'heure des enfants. Ils viennent
au Bois à cheval, comme de grandes personnes, sous la conduite de leur
père, qui croit aux bienfaits de l'équitation, et leur en inculque les
principes. Et c'est, pour eux, un plaisir qu'ils préfèrent sans doute à
tous les jeux de leur âge, d'apprendre à manier le docile animal,
approprié à leur petite taille, qui leur est confié, et de trotter
librement, le nez au vent, dans la fraîcheur matinale. Garçons et
fillettes--celles-ci montant en amazone ou enfourchant leur poney--ont
déjà, en selle, jolie et souple allure: quelle meilleure école pour leur
apprendre le sang-froid, l'adresse, et développer harmonieusement leurs
jeunes forces?

[Illustration: Le lycée de jeunes filles de Gorna-Oréchovitza en
ruines.]

[Illustration: Le gymnase de Tirnovo, où étaient soignés de nombreux
blessés.]



UN TREMBLEMENT DE TERRE DANS LES BALKANS

De brèves dépêches, qui ont passé un peu inaperçues, ont annoncé, voici
trois semaines, qu'un tremblement de terre s'était produit en Bulgarie,
et avait eu une légère répercussion jusqu'à Bucarest, à Salonique et à
Temesvar, en Hongrie.

Ces informations n'avaient pu laisser prévoir l'étendue de la
catastrophe, qui, à ce moment critique de l'histoire bulgare, a été
considérée par les populations superstitieuses comme un fléau de Dieu:
on imagine l'impression qu'a dû faire parmi elles l'écroulement de la
vénérable église Sainte-Bogoroditza, où fut couronné, en 1908, le roi
Ferdinand: il n'en reste aujourd'hui que des ruines lamentables.

A Sofia, le tremblement de terre, faiblement ressenti, ne causa, par les
rues, qu'une assez vive panique, rapidement calmée. C'est à Tirnovo, la
vieille capitale bulgare, et dans ses environs, qu'il a exercé ses plus
grands ravages.

[Illustration: Ce qui reste de l'église Sainte-Bogoroditza, à
Tirnovo.--_Phot. Tolnai Vilaglapja._]

Nos photographies--qui furent prises à grand'peine et, nous dit-on,
malgré la défense des autorités peu désireuses de voir se répandre de
trop impressionnantes images--attestent, mieux qu'aucun récit,
l'importance de la catastrophe. A Tirnovo, outre l'église
Saint-Bogoroditza, le gymnase, qu'une première secousse avait endommagé
fortement, comme le montre un de nos clichés, fut anéanti par une
seconde: des blessés de la guerre, pour la plupart officiers, qui y
étaient soignés, périrent, ensevelis sous les décombres.

La ville voisine de Gorna-Oréchovitza a été également très éprouvée. A
lui seul, l'effondrement du lycée de jeunes filles a fait près de
soixante victimes, dont dix-huit furent tuées sur le coup. Et c'est un
sentiment de profonde pitié que provoque le spectacle de ces petites
mortes couchées en leurs cercueils fleuris, auprès desquels les parents
agenouillés viennent une dernière fois pleurer.

[Illustration: UN DEUIL NATIONAL EN BULGARIE.--Après l'effondrement du
lycée de jeunes filles, à Gorna-Oréchovitza: les cercueils fleuris des
victimes.]



[Illustration: Un iceberg de 280 mètres de long sur 160 mètres de large
et 70 mètres de hauteur apparente, rencontré, sur la route du Havre à
Québec, par le steamer français _Caroline._]

DEVANT UN ICEBERG

A ceux qui n'ont jamais navigué dans la région des icebergs, notre
photographie donnera une idée de l'impression que peut causer aux
voyageurs la rencontre d'une de ces énormes glaces flottantes contre
lesquelles se brisent les plus puissants paquebots. Cette fois l'iceberg
est attendu, avec plus de curiosité que d'angoisse; signalé depuis
quarante-huit heures par la télégraphie sans fil, il apparaît au
crépuscule, formant sur l'Océan grisâtre une montagne lumineuse qui
glisse majestueusement sous les yeux de passagers avides de contempler
en toute sécurité le géant qui aurait pu causer leur perte.

[Illustration: Le rapide de Mostar à Sarajevo dans la rivière de
Narenta. La locomotive est dans le lit du fleuve, presque complètement
submergée; elle a entraîné le wagon (brisé dans la chute) du personnel
de service et les deux premiers wagons de voyageurs arrêtés au bord du
courant torrentueux, après avoir plusieurs fois culbuté sur eux-mêmes,
_Phot. Nedelkovitch_.]

Notre photographie a été prise le 27 mai dernier, dans les eaux où périt
le _Titanic_, à bord du steamer _Caroline_, de la Compagnie Générale
Transatlantique, qui se rendait du Havre à Québec. Deux jours
auparavant, le steamer anglais _Royal-Edward_, faisant route inverse,
annonçait six icebergs dont les positions furent bientôt confirmées par
deux autres navires; aux heures prévues par les calculs du commandant,
le Caroline apercevait les glaçons gigantesques dont il lui avait été
facile d'éviter l'approche. L'iceberg que nous représentons mesurait
environ 280 mètres de longueur sur 160 mètres de largeur et 70 mètres de
hauteur. Si l'on songe que le volume de la partie submergée représente
sept ou huit fois le volume de la partie flottante, on comprend le
danger du moindre choc contre une pareille masse.

Naguère encore, ce danger était constant durant la nuit et pendant les
nombreuses journées de brume qui attristent la région de Terre-Neuve;
aujourd'hui, les renseignements échangés entre les paquebots par la
télégraphie sans fil apportent aux navigateurs un élément de sécurité
considérable.

Ces renseignements s'échangent bénévolement, en vertu d'un sentiment de
solidarité spontané, mais sans méthode. Aussi, un groupe d'armateurs
anglais a-t-il cru devoir prendre une initiative qu'on ne saurait trop
louer. Il a affrété le bateau qu'utilisa naguère le docteur Bruce pour
son expédition antarctique, la _Scotia_. Ce navire croise sur les bords
de la banquise, au nord des routes de navigation, afin d'observer la
marche des icebergs dont il signale la position probable, par
télégraphie sans fil, aux paquebots dont les propriétaires contribuent
aux frais de la croisière. Les renseignements recueillis sont, en outre,
portés sur les cartes spéciales publiées chaque semaine par l'Office
météorologique de Londres.



UN TRAIN DANS UNE RIVIÈRE

C'est de la montagneuse Herzégovine que nous vient l'impressionnant
cliché reproduit ici,--l'un des plus curieux sans doute qui ait jamais
été pris d'une catastrophe de chemin de fer.

L'accident s'est produit le 22 juin dernier, en pleine nuit, sur la
ligne allant de Mostar à Sarajevo: un bloc détaché de la paroi rocheuse
qui la longe, dans une de ses parties les plus pittoresques, fit
dérailler le rapide, dont la locomotive vint se jeter dans la rivière
Narenta, où elle s'enfonça, à une profondeur de 15 mètres. Deux voitures
du convoi s'arrêtaient sur la berge, tandis qu'une troisième, ses
attaches avec les précédentes rompues, demeurait suspendue, comme en
équilibre, au bord de la voie.

Le chiffre des victimes s'est élevé à deux morts et à une douzaine de
blessés.



[Illustration: Prince de Galles. M. P. Cambon. Princesse Mary. Le roi.
M. Poincaré. La reine. M. Pichon Duchesse de Connaught. La tribune
d'honneur.]

[Illustration: Arrivée dans l'arène des officiers du cours d'instruction
de l'École de Saumur.--_Phot. Chusseau-Flaviens._ LE VOYAGE PRÉSIDENTIEL
A LONDRES.--Au concours hippique de l'Olympia.]

LE PRÉSIDENT A LONDRES

La chaleureuse sympathie que le peuple britannique avait témoignée à M.
Raymond Poincaré dès son arrivée sur le sol anglais ne s'est point
démentie fin seul instant, jusqu'à l'heure où le président de la
République s'est rembarqué, à Douvres, pour regagner la France à bord du
paquebot _Pas-de-Calais_, auquel les cuirassés _Gloire, Condé et
Marseillaise_ faisaient escorte.

Au sortir du banquet du Guildhall, où nous l'avions laissé dans notre
compte rendu de la semaine dernière, M. Raymond Poincaré rentrait à York
House, qu'il habitait, et recevait tour à tour les délégations des
municipalités de Londres et du comté, les sociétés franco-anglaises. Le
soir, il offrait au roi George, à l'ambassade de France, un dîner
officiel, auquel assistaient le prince de Galles, le duc de Connaught,
les membres du corps diplomatique,--en tout, quatre-vingt-un invités en
habit noir, sans un uniforme...

La matinée du lendemain--la dernière journée officielle de ce
voyage--fut consacrée à un pieux pèlerinage à Windsor, où M. Raymond
Poincaré allait porter des fleurs sur les tombeaux du roi Édouard VII et
de la reine Victoria. A midi, il était de retour à Londres. Il devait y
être, à déjeuner, l'hôte de la colonie française. Dans cette réunion
intime, familiale, où l'on se retrouvait entre compatriotes, on a, en
toute sincérité, rendu hommage à la courtoise hospitalité du peuple
britannique, reconnu l'enthousiasme sincère qu'il témoignait au
représentant de la France et où le président de la Société française de
bienfaisance, M. Lebègue, a voulu voir le gage d'une «ère nouvelle de
repos et de prospérité»,--voeu de travailleurs dont l'oeuvre ne saurait
être féconde que dans la paix.

Un peu plus tard, le président assistait, à l'Olympia, en compagnie du
roi, de la reine, et du prince de Galles, à une séance du concours
hippique et pouvait applaudir au triomphe de quelques officiers français
qui comptent parmi les meilleurs cavaliers de l'armée, et notamment aux
élégantes évolutions des écuyers de Saumur merveilleusement fringants
sous leurs sobres uniformes noir et or.

Le soir, troisième dîner de gala: au Foreign Office, où M. Poincaré
était l'hôte du ministre des Affaires étrangères, sir Edward Grey, qui
avait, à cette occasion, sorti de ses écrins un service fameux en or
massif, d'une valeur d'un million un quart.

[Illustration: La dernière poignée de main présidentielle sur le sol
britannique: le maire de Douvres salue M. Poincaré revenant de Londres.
_Phot. Chusseau-Flaviens._]

Un bal à la cour clôtura ces fêtes. Quoique l'heure fût tardive, une
foule immense était venue saluer le président au passage, comme il se
rendait du Foreign Office au palais de Buckingham.

Le 'président ne prit pas part aux danses. Assis sous un dais, où trois
fauteuils avaient été disposés, pour le roi, pour la reine et pour lui,
il vit les souverains ouvrir le bal et danser le premier quadrille
composé de vingt-deux couples.

En se retirant, un peu après minuit, le président de la République
prenait officiellement congé de ses hôtes royaux. Mais le roi, par une
attention infiniment délicate, tenait, le lendemain matin, à aller, avec
le prince de Galles, le saluer à la gare de Victoria, où il s'embarquait
à 10 heures. De joyeux hourras fêtèrent et le souverain et son hôte prêt
à le quitter.

Cette dernière ovation, ajoutée à tant d'autres, était bien faite pour
laisser à M. Raymond Poincaré un émouvant souvenir. Les adieux du roi,
du prince et du président furent plus cordiaux encore, de façon
évidente, que ne l'avaient été les souhaits de bienvenue, les poignées
de main plus affectueuses, plus longues même qu'à l'arrivée. Il est
certain que le président a conquis dans les coeurs anglais les plus
durables sympathies, non seulement à la cour, et dans les milieux
gouvernementaux où l'on a pu apprécier ses éminentes qualités, mais
parmi ceux qui l'ont vu dans les diverses cérémonies officielles, qui
l'ont entendu exprimer, au nom de la France, notre sentiment national et
qui ont été profondément impressionnés par son éloquence sobre, élégante
et substantielle. Quand, au Guildhall, où il prenait plus directement
contact avec la grande cité, représentée par son élite, sa voix claire
monta vers les voûtes de chêne, égayées des étendards des antiques
corporations, ce fut, parmi la foule un émerveillement. Même les
auditeurs auxquels notre langue demeurait mystérieuse semblaient subir
le charme de cette parole nette, de cette impeccable diction.

Retrouvant, à Calais, la terre de France, le président de la République
exprimait en ces ternies l'impression que lui laissait ce mémorable
voyage:

«Où sont les rivalités et les luttes d'autrefois? Les deux peuples dont
les dissentiments ont si longtemps influé sur notre destinée sont
maintenant unis dans une même pensée de concorde et de paix. L'accueil
qui vient d'être fait par la ville de Londres au représentant de la
France est une nouvelle manifestation de leur amitié; et puisque c'est à
Calais que j'ai, pour la première fois, l'occasion de prendre la parole
à mon retour, vous me permettrez d'envoyer d'ici à la noble nation
britannique, avec l'expression profondément émue de ma gratitude, le
salut cordial de la République française.»

[Illustration: M. Pognon (Havas). M. S. Pichon. M. Poincaré. M. Pierron,
dr de la Cie du Nord. La traversée du détroit à bord du vapeur
_Pas-de-Calais_, escorté par des bâtiments de guerre.]

[Illustration: A Calais: le salut des fillettes des écoles communales en
costume local.--phot. Chusseau-Flaviens. LE RETOUR DU PRÉSIDENT DE LA
RÉPUBLIQUE EN FRANCE]



CE QU'IL FAUT VOIR

LE PETIT GUIDE DE L'ÉTRANGER

Une dame étrangère m'écrit:

«Paris, où je n'étais pas venue depuis plusieurs années, m'amuse,
m'effare et ne me satisfait pas pleinement. Peut-être cela vient-il de
ce que j'y suis mal guidée, et par des gens de trop d'esprit--ou
d'esprit léger--qui s'imaginent que nous ne venons chercher chez vous,
nous autres, que du plaisir, ou des sujets d'ahurissement?

» C'est ainsi que je me suis laissé mener, depuis huit jours, à travers
des music-halls dont les programmes ne m'ont pas paru tous
prodigieusement originaux... J'ai eu, toute une soirée, les oreilles
cassées par le vacarme instrumental d'une fête foraine à côté de
laquelle s'ouvrait un établissement de plaisir qui nous est très
recommandé par les guides; et là ce ne sont pas seulement mes yeux et
mes oreilles qui ont souffert de trop de lumières et de trop de bruit:
je me suis demandé, à la vue de ces exercices et de ces jeux dont chacun
semble un défi aux règles de la joie normale et de la raison, si je
devenais folle ou si j'étais entrée dans une maison de fous?

» Le lendemain, c'était sur la rive gauche qu'on me conduisait: dans une
autre _cité_ de plaisir; cité magique, et dont l'enseigne--anglaise
comme celle de la veille--nous annonçait les divertissements les plus
parisiens; et je vis là quelque chose d'inouï: le tango dansé--et
délicieusement, je le reconnais--par des femmes du monde! Elles ont,
dans la «cité magique», leur coin à elles, c'est entendu; et elles ont
aussi leurs danseurs à elles, vous n'en doutez pas. N'importe. Elles
sont là. Et elles nous donnent, le plus simplement du monde, le
spectacle de leurs audaces. Elles ont l'air de nous dire, en passant:
«Vous voulez savoir, mesdames et messieurs, ce que c'est que Paris? Eh
bien, regardez... c'est ça.» Je suis sortie de là très troublée. Je
l'étais encore bien davantage, vingt-quatre heures après. Un ami à qui
je demandais de me montrer une Exposition d'art me dit: «J'ai votre
affaire.» Cet ami est un terrible pince-sans-rire. Il m'a menée voir,
rue La Boétie, les dernières productions du génie futuriste italien,
dont vous nous parliez, il y a huit jours. Je n'en suis pas encore
remise. Et je me pose une question qui m'attriste. Je me demande:
«Est-ce qu'ils ne sont pas en train de devenir un peu fous, à Paris?»

Non, madame; ils ne deviennent pas fous le moins du monde; mais vous
avez très bien compris la raison des petites déceptions dont vous
souffrez: on vous guide mal. On ne vous montre de Paris qu'une façade
étincelante ou des aspects comiques, sous lesquels, il y a un autre
Paris que les étrangers, que les provinciaux même, nos compatriotes, ne
connaissent guère.

Ce Paris-là aussi est à voir; et vous avez raison: nous devrions nous
appliquer davantage à y promener les étrangers qui nous font visite. Car
il est incapable, ce Paris-là, de se montrer lui-même. Il est discret,
un peu sauvage; il fuit le tapage, et il a horreur de la publicité. Il a
pourtant, comme l'autre, son programme de plaisirs quotidiens. Plaisirs
de jour; plaisirs du soir, mais si paisibles, et entourés d'un mystère
si charmant!

Connaissez-vous, madame l'étrangère, les concerts de nos jardins
publics? Avez-vous vu se grouper sous la verdure des arbres, autour de
nos gentils orchestres militaires, ces auditoires recueillis de petites
bourgeoises, de vieux retraités, de nourrices, de petits télégraphistes
et de petits pâtissiers? Ah! ceux-là n'entendent rien à la
musique «d'avant garde»; mais regardez leurs figures, cependant que
défilent, sous le bâton du chef, les opéras familiers, les «airs connus»
sur chacun desquels le petit télégraphiste lui-même met un nom: Gounod,
Félicien David, Auber, Massenet... Regardez: à cette époque-ci de
l'année, quand l'air est doux, quand les arbres sont chargés de feuilles
et les jardins pleins d'enfants, ces «musiques de squares» entre quatre
et six heures,--ces concerts où la foule élégante ne va pas, c'est un
des plus jolis aspects de Paris.

Et le théâtre des Tuileries, le connaissez-vous, madame l'étrangère? Ce
théâtre où l'on joue, le soir, _Carmen_ et le _Domino noir_ en plein
vent, devant un parterre de petites chaises, où les places les plus
chères coûtent vingt-deux sous, et sur lequel de menues lampes
électriques accrochées aux branches des arbres répandent une si jolie
clarté lunaire? Là non plus le «monde» ne va pas. Mais le «monde» ignore
le chemin du théâtre des Tuileries; il y a dans Paris, des deux côtés de
l'eau, une clientèle d'habitués qui le connaît bien, et qui souhaite
même qu'on n'en parle pas trop! Amener la foule autour d'elle, ce serait
gâter tout son plaisir.

Tout de même qui voudra être le Joanne ou le Boedeker de ce Paris
inconnu? révéler aux étrangers ce que peut donner de joie--j'entends
d'intelligente et honnête joie!--à un touriste fatigué une soirée d'été
passée, avec ou sans musique, dans les sentiers du parc Montsouris, sur
les hauteurs des Buttes» Chaumont, et en combien d'autres coins,
délicieux et ignorés, de cette prodigieuse ville! Vraiment, il y a là un
livre à faire; un livre charmant sur le «Paris qu'on ne voit pas»; sur
ses paysages, ses aspects pittoresques et moraux, les braves gens qu'on
y rencontre et les jolies choses à y découvrir. Madame l'étrangère,
connaissez-vous une Exposition de peinture qu'on appelle la _Rosace?_
Non, évidemment. Permettez-moi de vous en indiquer le chemin.

Il faudra prendre le Nord-Sud, et s'arrêter à la station _Falguière_. La
rue de Vaugirard est en face de vous. Avancez, je vous prie, jusqu'au
numéro 121. Le couloir d'entrée, tout étroit, est serré entre un débit
de vins et une boucherie. Ce couloir mène à une courette d'aspect
pauvre, sur laquelle s'ouvre une petite porte où on lit: _Entrée, 50
centimes_. Au delà de la porte, une échelle-escalier conduit le visiteur
à deux étroites pièces d'entresol où l'on trouve--entourant un
harmonium, une bannière et quelques tabourets--une soixantaine de
tableaux, de dessins et de gravures accrochés aux murailles. C'est ici
le siège d'une pauvre petite confrérie, les Franciscains de la Rosace,
dont les membres se sont consacrés à l'art religieux. Eh bien, la foule
ignore absolument ces oeuvres, dont quelques-unes sont belles. La
critique les a généralement dédaignées; et combien, parmi les amateurs
les plus avertis, savent qu'il existe à Vaugirard, en ce moment, un
Salon d'art religieux,--qui est à voir?

Je cite cet exemple-là, parmi beaucoup d'autres, parce qu'il est
d'aujourd'hui, et afin de vous délivrer de tout remords, madame
l'étrangère.

Comment les étrangers ne seraient-ils pas excusables d'ignorer Paris,
quand la plupart d'entre nous le connaissent si mal?

                                       *
                                      * *

Jadis, le Grand Prix était le dernier événement sportif et mondain de la
saison. Il en marquait la limite exacte, le terme absolu. Après lui,
toutes les licences étaient permises: qui se fût encore avisé, le Grand
Prix couru, de venir chercher à Paris les règles du bon ton? Les
législateurs et les sujets de la Mode se dispersaient, laissant dans
leur empire se glisser, pour un temps, d'affreuses libertés. Et, sur le
calendrier de l'Élégance, il fallait pousser jusqu'à la première
quinzaine d'août pour trouver, enfin, les réunions de Deauville,
impatiemment attendues après ce long interrègne: il est aujourd'hui
supprimé, pour le plus grand profit de Paris et de ceux qui le visitent.

Tout d'abord, le Grand Prix, qui se disputait vers la mi-juin, a été
reculé au dernier dimanche du mois: et la «saison» s'est trouvée
prolongée d'autant. Puis, après le Grand Prix, on a créé d'autres grands
prix. Ainsi Juillet, autrefois délaissé, abandonné des grâces et de la
fortune, amène désormais, chaque année, le retour de brillantes
épreuves, largement dotées, d'une grande importance au point de vue
hippique, et auxquelles les chefs-d'oeuvre de goût et de luxe réunis,
suivant la coutume, dans les pesages, apportent un attrait toujours
nouveau,--depuis le Prix du Président, d'une valeur de 100.000 francs,
qui doit se courir dimanche sur le délicieux hippodrome de la Société
sportive, à Maisons-Laffitte, jusqu'au prix Eugène Adam (80.000 francs)
et à l'Omnium de Deux Ans (50.000 francs), réservés au dernier dimanche
de juillet. Auteuil, Saint-Ouen, Saint-Cloud, Chantilly, le Tremblay,
connaîtront également des après-midi dorés. Et c'est, au total--les
chiffres méritent d'être cités--une somme de 955.700 francs, près d'un
million, que distribueront, dans ce seul mois, aux heureux vainqueurs,
les Sociétés de courses parisiennes.

Il faudra voir, cette semaine et dans les semaines qui vont suivre,
comment se gagnera cette fortune.

UN PARISIEN.



AGENDA (5-12 juillet 1913)

EXAMENS ET CONCOURS.--Un concours s'ouvrira le _7 juillet_ à l'École
nationale d'agriculture de Grignon, pour la nomination d'un répétiteur
de la chaire de technologie de cette école.--Un concours pour
l'attribution de bourses entretenues par l'État dans les écoles
pratiques de commerce et d'industrie aura lieu le _7 juillet_, au
chef-lieu de chacun des départements où existent des écoles de cette
catégorie.

LES CONCOURS DU CONSERVATOIRE.--Suite: le _7 juillet_, violon; le 8,
piano (hommes); le 9, opéra; le 12, distribution des prix.

EXPOSITIONS ARTISTIQUES.--Galerie Lévesque (109, faubourg Saint-Honoré):
oeuvres de Thomas Couture (peintures, aquarelles, dessins).--Exposition
de l'art du jardin en France: au pavillon de Marsan (Louvre), exposition
rétrospective (peintures, dessins, gravures, tapisseries); à la
Bibliothèque Le Peletier de Saint-Fargeau (29, rue de Sévigné),
promenades et jardins de Paris (conférences le vendredi à 4 heures); à
Bagatelle, jusqu'au _15 juillet_, l'Art du jardin.--Galerie Manzi-Joyant
(15, rue de la Ville-l'Évêque), oeuvres d'artistes modernes.

A LA SOCIÉTÉ DES GENS DE LETTRES.--Le _5 juillet_, à 2 h. 1/2 à la
Sorbonne, la Société des Gens de lettres fêtera le 75e anniversaire de
sa fondation; le soir, au Grand-Hôtel, banquet suivi de concert.

SPORTS.--_Courses de chevaux: le 6 juillet_, Maisons-Laffitte; le 7,
Rouen, Amiens; le 8, Rambouillet; le 9, le Tremblay; le 10, Compiègne;
le 11, Maisons-Laffitte; le 12, Saint-Ouen.--_Cyclisme:_ au vélodrome
municipal, à Vincennes, le _6 juillet_: finales du grand prix cycliste
de la Ville de Paris; course de 50 kilomètres derrière
tandems.--_Automobile: les 12 et 13 juillet_, grands prix de l'A C. F.
motocyclettes et cyclecars, circuit de Picardie.--_Aviron:_ dans le
bassin de l'île des Cygnes, les _13, 14 et 15 juillet_, grand prix de
Paris des joutes lyonnaises.

UNE CHASSE AU FAUCON.--Le _6 juillet_, à Port-Aviation, à Juvisy, aura
lieu un essai de résurrection de la chasse au faucon.



LES LIVRES & LES ÉCRIVAINS

LES NOCES DE DIAMANT DE LA SOCIÉTÉ DES GENS DE LETTRES

Samedi, alors que ce numéro aura déjà paru, la Société des Gens de
lettres, en une série de solennités, célébrera le soixante-quinzième
anniversaire de sa fondation. Dans le grand amphithéâtre de la Sorbonne,
autour du président de la République, de ses deux prédécesseurs, des
présidents des Chambres et du président de la Société des Gens de
lettres, M. Georges Lecomte, seront réunis, en une séance solennelle,
les représentants de tous les corps constitués de l'État, le corps
diplomatique, l'Institut de France, toutes les compagnies et sociétés
littéraires. Et de grandes voix, au cours de cette cérémonie, diront
l'histoire de ce groupement exceptionnel qui, fondé en 1838 par Louis
Desnoyer, Alexandre Dumas, Nisard, François Arago, Victor Hugo, Honoré
de Balzac et Lamennais, sous la présidence de Villemain, fête
aujourd'hui dans le plein épanouissement de sa puissante vitalité ses
noces de diamant.

[Illustration: Un homme de lettres de 99 ans, M. Fertiault.]

Et l'on verra, parmi les gens de lettres réunis à la Sorbonne, un très
vieil et très digne écrivain qui sera, l'an prochain, centenaire. M.
François Fertiault, le doyen de la Société, poète, romancier, linguiste,
bibliophile, est né à Verdun en 1814. Il a rimé ses premiers sonnets de
collège sous Charles X. Il était déjà un homme d'expérience lors de la
Révolution de 1848, et ses cheveux commençaient de blanchir en 1870. Il
a écrit des romans, dont les titres jolis évoquent la littérature d'une
autre époque: _le Berger du Béage, le Garçon à Sylvain_. On lui doit
aussi des contes, des rimes bourguignonnes, des satires sur le
dix-neuvième siècle et un certain nombre de traductions et d'ouvrages de
bibliophilie. Et l'on dit que M. François Fertiault se propose de nous
faire la surprise d'un livre à l'occasion de son centenaire, d'un livre
qui ne sera peut-être pas encore son dernier livre.



LE COMTE RODOLPHE

Certainement, lorsqu'il commença d'écrire ses _Mystères de Paris_,
Eugène Sue avait déjà connu le noble et séduisant personnage qui lui
inspira son prince Rodolphe. Il aurait pu, en tout cas, le rencontrer
aisément entre 1830 et 1840, dans les salons où fréquentaient la
jeunesse dorée et la société étrangère. De toutes façons, il en avait
énormément entendu parler. Le prince Rodolphe s'appelait alors, dans la
vie réelle, le comte Rodolphe, le comte Rodolphe Apponyi. Il était
attaché, en qualité de secrétaire, à l'ambassadeur d'Autriche à Paris,
le comte Antoine Apponyi, son cousin. On le nommait, lui, à la cour et à
la ville où il était également choyé, le comte Rodolphe tout court.
C'était, vers 1830, un fin jeune homme de grande allure, avec une figure
mince, un peu allongée qu'éclairaient de grands yeux très ouverts. Aux
tempes, et selon la mode, les cheveux châtain blond étaient ondulés au
fer. Une imperceptible moustache claire ombrageait les lèvres
spirituelles. Et lorsque, dans son costume somptueux de magnat hongrois,
en velours, soie et fourrures, marquetés d'or, ce grand seigneur de
vingt-sept ans paraissait dans une soirée diplomatique ou faisait une
entrée magnifique dans les salons royaux, tous les regards, émerveillés
et soumis, des femmes, allaient à lui.

Le comte Rodolphe eut certainement nombre de bonnes fortunes. Mais il ne
paraît avoir connu que deux grandes affections féminines très profondes,
très constantes, très attendries: l'une pour sa cousine l'ambassadrice,
la délicieuse comtesse Antoine Apponyi, la «divine Thérèse», qui lui
vint fermer les yeux lorsqu'il mourut prématurément à Vienne à l'âge de
cinquante ans, après avoir vécu à Paris juste la moitié de sa vie. Son
autre amour, reconnaissant et toujours ému, était pour la seconde femme
de son père, une autre Thérèse, la comtesse de Serbelloni, qui éleva le
jeune Rodolphe et qui demeura toujours pour lui sa «chère maman». Et
c'est pour sa mère d'adoption qu'il rédigea chaque soir, de 1826 à 1851,
les notes de sa journée parisienne et composa ainsi le volumineux
manuscrit, le prodigieux trésor de documents vécus dont la révélation au
public par M. Ernest Daudet[1] peut être considérée, dans le domaine des
exhumations historiques, comme l'un des plus considérables événements de
ces dernières années. Il vous faut, en effet, songer que, pendant sa
longue jeunesse, le comte Rodolphe est, à Paris, l'arbitre des plaisirs
et des élégances. Pour ses débuts, il organise les fêtes de l'ambassade
avec tant de succès que bientôt les plus grandes dames recourent à lui
pour présider aux bals qu'elles donnent. Tout le monde l'aime. Son
inépuisable bonne grâce lui vaut la confiance et les confidences des
belles ensorceleuses du temps. On le voit dans les salons des
Montmorency, des Caraman, des Gontaut, des Narbonne, des Maillé, des
d'Escars. Mais le comte Rodolphe ne s'occupe point que de frivolités. Il
assiste en spectateur passionné aux spectacles de l'histoire, et, le
soir venu, dans son journal, il note tout ce qui, grand ou mesquin,
noble ou ridicule, l'a frappé pendant la journée qui vient de s'écouler;
et, parfois, lorsqu'il s'agit de tracer un portrait décisif, avec un
pittoresque personnel, ce grand seigneur hongrois retrouve la plume de
notre Saint-Simon. Caustique et railleur, exprimant ses sympathies avec
autant de vivacité que ses antipathies, il nous a dit avec une émotion
irritée la chute de Charles X sans rien nous celer des faiblesses de
cette fin de règne. Et cela donne la matière des premiers chapitres de
ce journal, publiés il y a peu de mois.

[Note 1: _Journal du comte Rodolphe Apponyi_, publié par Ernest Daudet,
tome I (1826-1830), tome II (1830-1834). Plon, éditeur, ch. vol. 7 fr.
50.]

Le second volume, paru d'hier, et qui nous parle des difficiles débuts
de la monarchie de juillet, est encore plus riche en observations
inédites. Le tableau tourmenté de cette cour incertaine, menacée par
l'émeute et dédaignée par la haute société fidèle aux exilés d'Holyrood,
est d'une émouvante vérité. «Jamais, écrit le comte Rodolphe, une plus
méprisable et périlleuse anarchie n'a pesé sur la France.» Les
ambassades s'attendent, chaque jour, à être pillées. Le nouveau roi se
soutient à peine. Il est, à tout instant, guetté par des assassins. On
danse cependant beaucoup et partout, pour s'étourdir, mais on sait bien
que l'on danse sur un volcan. Le 1er février 1832, dans un grand bal de
la cour, on découvre une conspiration à dix heures du soir. Quelques
minutes encore et il n'était plus temps. Huit conjurés se trouvaient là,
mêlés aux invités du roi. Douze personnes devaient être simultanément
poignardées: le souverain, le prince royal, Casimir Périer et ses
ministres. La police est avertie par un transfuge. Les conjurés, à leur
tour prévenus, disparaissent. Mais une atmosphère de terreur enveloppe
le bal où la chose est sue. Le duc d'Orléans, nerveux, ne danse plus. Il
revient constamment vers la reine et il avoue au comte Rodolphe qu'il se
sent trop fatigué pour pouvoir attendre la fin du bal. Le comte
Rodolphe, qui est demeuré très attaché aux souverains proscrits, n'aime
point le duc d'Orléans qu'il égratigne à chaque page. «Un prince royal
républicain, dit-il, est une chose fort plaisante à voir.» Ce qui ne
l'empêche pas de demeurer l'un des assidus des Tuileries, à moins
qu'avec d'autres jeunes gens des ambassades il ne préfère, le soir,
«courir l'émeute». Après quoi, on s'en va souper chez Tortoni.

Le choléra de 1832, qui tombe soudainement comme une malédiction sur la
capitale de Louis-Philippe et qui met en deuil tous les salons de Paris,
est également le sujet de notes très curieuses et très impressionnées,
malgré leur écriture légère. Les médecins, impuissants, ordonnent, à
tout hasard, des sangsues, de la glace, du charbon pilé.

L'un d'eux dit au comte Rodolphe:

--Mangez, buvez tout ce que vous voudrez. Vivez comme à l'ordinaire, et
vous n'aurez point le choléra si vous n'avez pas la disposition; mais,
si la disposition est dans votre corps, il n'y a rien au monde qui vous
préservera, et vous êtes perdu sans retour si le choléra asiatique vous
prend, car jamais personne n'en est revenu.

--A la bonne heure, répond le comte, voilà qui est parler en honnête
homme!

Paris se tend de draperies mortuaires. La nuit, «on voit arriver de
loin, dans les rues désertes, des hommes vêtus de noir, des torches à la
main, avancer doucement à la triste lueur vacillante; on voit jusqu'à
cinq cercueils entassés sur un corbillard fait pour n'en recevoir qu'un
seul. Un réverbère rouge frappe vos yeux; il désigne le bureau de
secours contre le choléra».

Puis l'épidémie se dissipe. Mais l'agitation sociale continue, et c'est
sur la chute du ministère Soult-Thiers-Guizot que se ferme le second
volume de ce journal, abondant, espiègle, parfois injuste dans ses
hautaines antipathies, mais où l'on ne trouve cependant point les
férocités de plume de la comtesse de Boigne, ni les spirituelles
cruautés de la duchesse de Dino.

ALBÉRIC CAHUET.



LES THÉÂTRES

M. Léo Marchés a tiré une comédie du roman célèbre d'Alphonse Daudet:
_Tartarin de Tarascon_. Cette adaptation, très fidèle, présente des
qualités de pittoresque et de bonhomie; elle est des plus amusantes. Le
publie y a pris grand intérêt et un plaisir non déguisé. Il faut dire
que Tartarin c'est Vilbert, dont on ne saurait trop louer le talent
comique, si aisé et si naturel, et qui a composé à souhait le héros de
Tarascon. M. Lorrain, lui aussi, a campé un Bonnard tout à fait
divertissant. Tous les rôles sont d'ailleurs excellemment interprétés
par Mme Devimeur, Lorsy, Dancourt, Gravil et MM. Chabert, Basseuil, etc.
La Porte-Saint-Martin a superbement mis Tartarin à la scène, dans de
beaux décors de Jusseaume.

[Illustration: Reproduction agrandie d'une des pièces d'argent frappées
en Allemagne pour la commémoration du centenaire de 1813.]



DOCUMENTS et INFORMATIONS

UNE MONNAIE ALLEMANDE COMMÉMORE 1813.

De toutes manières l'Allemagne tient à célébrer avec éclat le centenaire
du _risorgimento_ national. Ce ne sont que fêtes et solennités dans tous
les États de l'empire et la pièce qui avait été demandée à Gerhardt
Hauptmann, 1813, n'est qu'une manifestation de cette joie orgueilleuse
et bruyante.

Par ordre de l'empereur des pièces de monnaie de 1, 2 et 3 marks ont été
frappées à cette occasion. Nous reproduisons ici, très agrandie, celle
de 2 marks, qui vaut d'être décrite. Sur l'avers, elle porte la formule
impériale «Deutsches Reich» et la date 1913. Le sujet, délicate
attention, représente un aigle aux ailes éployées, symbole de
l'Allemagne, qui étouffe dans ses serres puissantes un serpent tentant
de l'atteindre une fois encore. Il n'y a aucune illusion à conserver en
l'espèce: le reptile représente la France ou tout au moins Napoléon.

La légende du revers explique la scène qui s'y trouve représentée: _Der
Kônig rief und alle, alle kamen_--le roi appela et tous, tous
accoururent. Légende qui semble bien n'être à tous égards qu'une
légende, même historique, puisque Gerhardt Hauptmann, dans sa pièce
précisément, a une fois de plus montré que c'était le peuple, «_alle,
alle_» qui appela Frédéric Guillaume III, en 1813, fidèle allié encore
de Napoléon Ier.

On peut se demander s'il était particulièrement utile que l'Allemagne
célébrât le centenaire de son indépendance en comparant la France--même
impériale--à un serpent. Quels cris n'eussent pas manqué de pousser les
pangermanistes si, à l'occasion du centenaire d'Iéna, nous eussions
employé pareil symbole!

Nous ne parlons pas de la valeur artistique de la pièce. Il suffira pour
l'apprécier de considérer une seconde l'agrandissement que nous en
donnons.



LA TÉLÉGRAPHIE SANS FIL SOUS LE DÔME DE FLORENCE.

Le père Alfani, directeur de l'Observatoire de Florence, a voulu voir
comment fonctionnerait une station de télégraphie sans fil complètement
enfermée dans un monument, c'est-à-dire, en quelque sorte, mise sous
cloche.

Il a installé dans la cathédrale de Florence une antenne formée par
trois fils suspendus à la coupole et allant s'accrocher, à 4 mètres du
sol, à un pilier d'où part le fil unique reliant l'antenne aux appareils
récepteurs. La prise de terre elle-même se trouve à l'intérieur du
monument, car elle est branchée sur un conducteur de paratonnerre qui
aboutit à un puits logé dans un mur.

Cette installation originale permit d'entendre très nettement les
télégrammes de la tour Eiffel, de Nordeich et de Toulon.

Cette expérience montre sous une forme amusante la puissance de
pénétration des ondes hertziennes à travers les murailles; elle semble
d'autant plus probante que les nombreux paratonnerres plantés sur la
coupole interceptent pour la conduire dans la terre une partie de
l'énergie électrique.



LE MOUVEMENT DE LA POPULATION FRANÇAISE EN 1912.

La question de la population est passée au premier rang des
préoccupations nationales; aussi doit-on enregistrer avec une certaine
satisfaction les résultats de l'année qui vient de s'écouler.

Pendant l'année 1912, en effet, la balance des naissances et des décès
s'est soldée par un excédent de 57.911 naissances, tandis que l'année
1911 avait fourni un excédent de 34.869 décès.

Mais il faut noter que c'est à la diminution du nombre des décès que
l'on doit, en grande partie, de constater cet excédent de naissances.

En effet, le nombre des décès en 1912 a été inférieur de 84.243 unités
au nombre de 1911. En réalité, le nombre des naissances n'a augmenté que
de 8.587. L'écart total est donc de 92.780 unités.

Pendant la période 1907-1911, l'excédent annuel moyen des naissances sur
les décès a été de 16.025, nombre bien faible.

L'accroissement relatif de la population pour 10.000 habitants a été de
15 en 1912, tandis qu'il avait été de 18 en moyenne pendant la période
1901-1905, et de 7 seulement pendant la période 1906-1910.

Il avait fait place, en 1911, à une diminution de 9 pour 10.000
habitants.

En 1912, on a enregistré des excédents de naissances dans 56
départements, au lieu de 23 seulement en 1911.



_L'électrocution des animaux en Amérique._

La ligue protectrice des animaux de Boston a fort à faire; en 1911, elle
a dû recueillir 23.000 chats, 5.500 chiens, 175 chevaux, plus un grand
nombre de lapins, d'écureuils et d'oiseaux.

Devant les frais que nécessiterait l'entretien de tous ces abandonnés,
la ligue s'est donné pour mission de les faire mourir aussi doucement
que possible. Elle a installé à cet effet un matériel d'électrocution
qui permet à un seul homme de tuer 200 chats ou chiens en une heure. Il
faut faire passer le courant pendant une minute pour électrocuter un
chat; une demi-minute suffit pour un chien.

On détruit ainsi une moyenne de 2.500 animaux par mois.



LA PRODUCTION DU DIAMANT DANS L'AFRIQUE AUSTRALE.

Il y a quelques mois (avril 1913) nous donnions, d'après M. de Launay,
l'évaluation de la production totale des diamants depuis l'origine de
l'extraction, production dont la valeur se chiffrait par près de 5
milliards de francs. Examinons maintenant la valeur de la production
actuelle des grandes mines de l'Afrique australe.

Les trois principales compagnies exploitantes sont: la de Beers, la
Compagnie Premier et la Jagersfontein. Voici le montant de la production
au cours des dernières années:

De Beers.

1906........... 2.214.000 carats.
1907........... 2.619.870
1908........... 1.859.130
1909........... 1.308.830
1910........... 2.255.830

Compagnie Premier.

1906...........   899.745
1907........... 1.889.987
1908........... 2.078.835
1909........... 1.872.136
1910........... 2.145.832

Jagersfontein.

1906...........   219.271
1907...........   265.330
1908...........   224.204
1909...........   338.580

A la mine Premier, où l'on travaille à ciel ouvert, le carat brut
revient à 8 ou 9 francs; à la de Beers où l'exploitation se fait au
moyen de galeries profondes, le prix dépasse 30 francs.

Les prix moyens de vente actuels sont, par carat brut:

Mine Premier........ 20 à 22 fr.
De Beers............ 50 à 55
Kimberley..........  48 à 52
Jagersfontein....... 70 à 76

La Jagersfontein ne produit que des diamants de choix; la mine Premier
produit du bord et du diamant de très belle qualité, ce qui donne un
prix moyen très faible.

Le diamant perd à la taille environ moitié de son poids, mais sa valeur
marchande devient quatre à six fois supérieure. On estime que le public
achète, chaque année, pour 140 millions de francs de diamants bruts
représentant pour plus de 600 millions de diamants taillés.

L'industrie diamantifère dans les mines du Cap occupe 5.000 blancs et
30.000 noirs; les salaires de ces derniers varient entre 40 et 80 francs
par mois. Chaque tête de travailleur représente une production annuelle
d'environ 30 grammes ou 150 carats de diamant, qui tiennent dans le
creux de la main.



LAMPE À INCANDESCENCE PARLANTE.

Faire parler une lampe à incandescence, c'est-à-dire l'employer comme
récepteur téléphonique, est une expérience assez curieuse et facile à
réaliser.

Si on envoie dans le filament de la lampe un courant microphonique, les
variations d'intensité du courant provoquent des variations de
température du filament qui, dès lors, entre en vibrations. Ces
vibrations se communiquent à l'ampoule qui peut ainsi produire des sons.
L'expérience réussit d'autant mieux que le filament est plus gros et que
l'ampoule est plus mince, car les variations de température sont alors
plus grandes et l'ampoule vibre plus facilement.

On n'obtient pas de résultats avec des lampes de 16 ou 32 bougies; mais
on réussit l'expérience avec une lampe Osram de 100 bougies, et mieux
encore avec des lampes de 500 à 1.000 bougies, ou autres lampes ayant
des ampoules très minces.

On «connexe» la lampe parlante et le microphone selon la technique
ordinaire, en intercalant une bobine d'induction pour empêcher le
courant du microphone de pénétrer dans le circuit d'alimentation de la
lampe.



UNE FRANÇAISE DE METZ

Il y a quelques mois, nous annoncions la disparition, à Metz, d'une
Lorraine de grand coeur, Mme Bezanson de Viville, qui avait été l'une
des premières à honorer la mémoire des soldats tués sur les champs de
bataille de 1870. Un nouveau deuil vient d'affliger ceux qui ont gardé,
dans nos provinces perdues, le culte du souvenir: Mlle Clotilde Aubertin
à qui, pour son amour de l'ancienne patrie, on avait donné, là-bas, ce
beau surnom d' «Aubertin-la-France», est morte à un âge très avancé.

[Illustration: Mlle Aubertin.]

Née à Toulouse, où son père, un Messin, était inspecteur général des
fonderies de l'artillerie, Mlle Aubertin vivait depuis très longtemps à
Metz. Déjà, pendant le siège, elle s'était distinguée par son dévouement
en se consacrant, comme infirmière, aux soins des blessés recueillis
dans l'ambulance des Dames du Sacré-Coeur. Après la guerre, elle prit
une part active à l'oeuvre des tombes militaires françaises qui
remplissent le cimetière Chambière et le cimetière de l'Est: chaque
année, avec un groupe de Messines, elle se rendait, en pèlerinage
patriotique, au monument élevé à nos soldats, pour y déposer une
couronne cravatée d'un ruban tricolore.

La Société française de l'Encouragement au bien lui avait, il y a une
dizaine d'années, décerné sa grande médaille de vermeil.

[Illustration: Après les exécutions du 24 juin, à Constantinople: la
foule des curieux entoure les potences, sur la place Bayazid.--_Phot.
Ferid Ibrahim._]



LES PENDAISONS DE CONSTANTINOPLE

Nous avons, dans notre dernier numéro, publié les portraits des
condamnés à mort, auteurs ou complices du meurtre du grand vizir Mahmoud
Chefket pacha, qui ont été exécutés à l'aube du 24 juin. La photographie
que nous reproduisons aujourd'hui donne la vision des potences après ces
pendaisons exceptionnelles par le rang social de plusieurs des
suppliciés.

Les uns et les autres avaient été revêtus des longues chemises blanches,
l'espèce de suaire dont on les enveloppe quand ils vont mourir.

Le public ne se montra qu'après l'exécution, et l'affluence augmenta
progressivement autour des pendus qui restèrent exposés jusqu'au soir.



LE PÉRIPLE AÉRIEN
DE BRINDEJONC DES MOULINAIS

L'aviateur Brindejonc des Moulinais, que nous avons laissé à Stockholm,
vient d'achever son merveilleux voyage.

Parti de Stockholm le dimanche 29 juin à 2 heures de l'après-midi, il
atterrit à Copenhague (550 kil.) à 7 heures du soir. Le lendemain, il
est reçu par le roi, et, le mardi à l'aube, il reprend son vol,
franchissant d'une traite les 300 kilomètres qui séparent Copenhague de
Hambourg. Après deux heures d'arrêt dans cette dernière ville, il repart
à 9 h. 50 et arrive à la Haye à une heure, ayant couvert dans sa matinée
une distance totale de 720 kilomètres. Enfin, mercredi à 9 heures du
matin, malgré une pluie torrentielle, l'aviateur quitte la Haye. Deux
heures plus tard, il atterrit à Compiègne, d'où il gagne ensuite
Villacoublay avec plusieurs camarades qui lui font dans les airs un
cortège triomphal.

Rappelons que Brindejonc des Moulinais, parti de Paris le 10 juin, a
effectué les étapes suivantes: 10 juin: Paris-Varsovie (1.400 kil.); 15
juin: Varsovie-Dvinsk (550 kil.); 16 juin: Dvinsk-Saint-Pétersbourg
(450 kil.);

[Illustration: Arrivée à Copenhague de Brindejonc des Moulinais.--_Phot.
Boerentzens._]

23 juin: Saint-Pétersbourg-Reval (350 kil.); 25 juin: Reval-Stockholm
(400 kil.); 29 juin: Stockholm-Copenhague (550 kil.); 1er juillet:
Copenhague-Hambourg-la Haye (720 kil.); 2 juillet: la Haye-Paris (400
kil.). Soit au total 4.820 kilomètres.



LES CONGRESSISTES FORESTIERS DANS LA MONTAGNE

Comme couronnement au congrès forestier international dont nous avons
rendu compte dans notre précédent numéro, le Touring-Club avait organisé
une excursion en Dauphiné. L'itinéraire avait été très judicieusement
combiné pour faire ressortir le contraste que présentent deux régions
montagneuses dont une seule est boisée.

Sous la conduite de M. Auscher, président du Comité de tourisme en
montagne, assisté de M. Famechon, les congressistes se sont d'abord
rendus au Lautaret et à la Grande-Chartreuse où ils purent admirer la
luxuriance de forêts qui comptent parmi les plus belles et les mieux
aménagées des Alpes françaises.

A cette promenade le long de routes classiques succéda un véritable
voyage d'exploration. Partie de Saint-Christophe, la caravane chemina
joyeusement à pied ou à mulet, vers la Bérarde; elle s'enfonça ensuite
dans la vallée du Haut-Vénéon. Ce coin sauvage doit constituer le noyau
du _Parc national_ qu'on projette de réserver dans l'Oisans, et qui
s'étendrait jusqu'aux Ecrins et au Pelvoux; c'est une des régions les
plus déboisées du Dauphiné. La leçon de choses offerte aux congressistes
était parfaite.

[Illustration: Départ de Saint-Christophe-en-Oisans.]

[Illustration: La caravane dans les prairies de la Grande-Chartreuse.]

L'EXCURSION DES CONGRESSISTES FORESTIERS EN DAUPHINÉ.--_Photographies
J. Clair-Guyot._



[Illustration: UNE NUIT FANTASTIQUE, par Henriot.]



Note du transcripteur: Les trois suppléments mentionnés en titre, ne
nous ont pas été fournis.





*** End of this LibraryBlog Digital Book "L'Illustration, No. 3671, 5 Juillet 1913" ***

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