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Title: Les Dieux ont soif
Author: France, Anatole, 1844-1924
Language: French
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http://www.pgdpcanada.net (This file was produced from
images generously made available by the Bibliothèque
nationale de France (BnF/Gallica) at http://gallica.bnf.fr)



ANATOLE FRANCE

_DE L'ACADÉMIE FRANÇAISE_

LES DIEUX
ONT SOIF

[Illustration]

CALMANN-LÉVY

Tous droits de traduction, de reproduction
et d'adaptation réservés pour tous pays.
_Copyright by Librairie Calmann-Lévy, éditeurs._



[Illustration]

I


Évariste Gamelin, peintre, élève de David, membre de la section du
Pont-Neuf, précédemment section Henri IV, s'était rendu de bon matin à
l'ancienne église des Barnabites, qui depuis trois ans, depuis le 21 mai
1790, servait de siège à l'assemblée générale de la section. Cette
église s'élevait sur une place étroite et sombre, près de la grille du
Palais. Sur la façade, composée de deux ordres classiques, ornée de
consoles renversées et de pots à feu, attristée par le temps, offensée
par les hommes, les emblèmes religieux avaient été martelés et l'on
avait inscrit en lettres noires au-dessus de la porte la devise
républicaine: "Liberté, Égalité, Fraternité ou la Mort." Évariste
Gamelin pénétra dans la nef: les voûtes, qui avaient entendu les clercs
de la congrégation de Saint-Paul chanter en rochet les offices divins,
voyaient maintenant les patriotes en bonnet rouge assemblés pour élire
les magistrats municipaux et délibérer sur les affaires de la section.
Les saints avaient été tirés de leurs niches et remplacés par les bustes
de Brutus, de Jean-Jacques et de Le Peltier. La table des Droits de
l'Homme se dressait sur l'autel dépouillé.

C'est dans cette nef que, deux fois la semaine, de cinq heures du soir à
onze heures, se tenaient les assemblées publiques. La chaire, ornée du
drapeau aux couleurs de la nation, servait de tribune aux harangues.
Vis-à-vis, du côté de l'Épître, une estrade de charpentes grossières
s'élevait, destinée à recevoir les femmes et les enfants, qui venaient
en assez grand nombre à ces réunions. Ce matin-là, devant un bureau, au
pied de la chaire, se tenait, en bonnet rouge et carmagnole, le
menuisier de la place de Thionville, le citoyen Dupont aîné, l'un des
douze du Comité de surveillance. Il y avait sur le bureau une bouteille
et des verres, une écritoire et un cahier de papier contenant le texte
de la pétition qui invitait la Convention à rejeter de son sein les
vingt-deux membres indignes.

Évariste Gamelin prit la plume et signa.

"Je savais bien, dit le magistrat artisan, que tu viendrais donner ton
nom, citoyen Gamelin. Tu es un pur. Mais la section n'est pas chaude;
elle manque de vertu. J'ai proposé au Comité de surveillance de ne point
délivrer de certificat de civisme à quiconque ne signerait pas la
pétition.

--Je suis prêt à signer de mon sang, dit Gamelin, la proscription des
traîtres fédéralistes. Ils ont voulu la mort de Marat: qu'ils périssent.

--Ce qui nous perd, répliqua Dupont aîné, c'est l'indifférentisme. Dans
une section, qui contient neuf cents citoyens ayant droit de vote, il
n'y en a pas cinquante qui viennent à l'assemblée. Hier nous étions
vingt-huit.

--Eh bien! dit Gamelin, il faut obliger, sous peine d'amende, les
citoyens à venir.

--Hé! Hé! fit le menuisier en fronçant le sourcil, s'ils venaient tous,
les patriotes seraient en minorité.... Citoyen Gamelin, veux-tu boire un
verre de vin à la santé des bons sans-culottes?..."

Sur le mur de l'église, du côté de l'Évangile, on lisait ces mots
accompagnés d'une main noire dont l'index montrait le passage conduisant
au cloître: _Comité civil_, _Comité de surveillance_, _Comité de
bienfaisance_. Quelques pas plus avant, on atteignait la porte de la
ci-devant sacristie, que surmontait cette inscription: _Comité
militaire_. Gamelin la poussa et trouva le secrétaire du Comité qui
écrivait sur une grande table encombrée de livres, de papiers, de
lingots d'acier, de cartouches et d'échantillons de terres salpêtrées.

"Salut, citoyen Trubert. Comment vas-tu?

--Moi?... je me porte à merveille."

Le secrétaire du Comité militaire, Fortuné Trubert, faisait
invariablement cette réponse à ceux qui s'inquiétaient de sa santé,
moins pour les instruire de son état que pour couper court à toute
conversation sur ce sujet. Il avait, à vingt-huit ans, la peau aride,
les cheveux rares, les pommettes rouges, le dos voûté. Opticien sur le
quai des Orfèvres, il était propriétaire d'une très ancienne maison
qu'il avait cédée en 91 à un vieux commis pour se dévouer à ses
fonctions municipales. Une mère charmante, morte à vingt ans et dont
quelques vieillards, dans le quartier, gardaient le touchant souvenir,
lui avait donné ses beaux yeux doux et passionnés, sa pâleur, sa
timidité. De son père, ingénieur opticien, fournisseur du roi, emporté
par le même mal avant sa trentième année, il tenait un esprit juste et
appliqué. Sans s'arrêter d'écrire:

"Et toi, citoyen, comment vas-tu?

--Bien. Quoi de nouveau?

--Rien, rien. Tu vois: tout est bien tranquille ici.

--Et la situation?

--La situation est toujours la même."

La situation était effroyable. La plus belle armée de la République
investie dans Mayence; Valenciennes assiégée; Fontenay pris par les
Vendéens; Lyon révolté; les Cévennes insurgées, la frontière ouverte aux
Espagnols; les deux tiers des départements envahis ou soulevés; Paris
sous les canons autrichiens, sans argent, sans pain.

Fortuné Trubert écrivait tranquillement. Les sections étant chargées par
arrêté de la Commune d'opérer la levée de douze mille hommes pour la
Vendée, il rédigeait des instructions relatives à l'enrôlement et
l'armement du contingent que le "Pont-Neuf", ci-devant "Henri IV",
devait fournir. Tous les fusils de munition devaient être délivrés aux
réquisitionnaires. La garde nationale de la section serait armée de
fusils de chasse et de piques.

"Je t'apporte, dit Gamelin, l'état des cloches qui doivent être envoyées
au Luxembourg pour être converties en canons."

Évariste Gamelin, bien qu'il ne possédât pas un sou, était inscrit parmi
les membres actifs de la section: la loi n'accordait cette prérogative
qu'aux citoyens assez riches pour payer une contribution de la valeur de
trois journées de travail; et elle exigeait dix journées pour qu'un
électeur fût éligible. Mais la section du Pont-Neuf, éprise d'égalité et
jalouse de son autonomie, tenait pour électeur et pour éligible tout
citoyen qui avait payé de ses deniers son uniforme de garde national.
C'était le cas de Gamelin, qui était citoyen actif de sa section et
membre du Comité militaire.

Fortuné Trubert posa sa plume:

"Citoyen Évariste, va donc à la Convention demander qu'on nous envoie
des instructions pour fouiller le sol des caves, lessiver la terre et
les moellons et recueillir le salpêtre. Ce n'est pas tout que d'avoir
des canons, il faut aussi de la poudre."

Un petit bossu, la plume à l'oreille et des papiers à la main, entra
dans la ci-devant sacristie. C'était le citoyen Beauvisage, du Comité de
surveillance.

"Citoyens, dit-il, nous recevons de mauvaises nouvelles: Custine a
évacué Landau.

--Custine est un traître! s'écria Gamelin.

--Il sera guillotiné", dit Beauvisage.

Trubert, de sa voix un peu haletante, s'exprima avec son calme
ordinaire:

"La Convention n'a pas créé un Comité de salut public pour des prunes.
La conduite de Custine y sera examinée. Incapable ou traître, il sera
remplacé par un général résolu à vaincre, et _ça ira_!"

Il feuilleta des papiers et y promena le regard de ses yeux fatigués:

"Pour que nos soldats fassent leur devoir sans trouble ni défaillance,
il faut qu'ils sachent que le sort de ceux qu'ils ont laissés dans leur
foyer est assuré. Si tu es de cet avis, citoyen Gamelin, tu demanderas
avec moi, à la prochaine assemblée, que le Comité de bienfaisance se
concerte avec le Comité militaire pour secourir les familles indigentes
qui ont un parent à l'armée."

Il sourit et fredonna:

"Ça ira! ça ira!..."

Travaillant douze et quatorze heures par jour, devant sa table de bois
blanc, à la défense de la patrie en péril, cet humble secrétaire d'un
comité de section ne voyait point de disproportion entre l'énormité de
la tâche et la petitesse de ses moyens, tant il se sentait uni dans un
commun effort à tous les patriotes, tant il faisait corps avec la
nation, tant sa vie se confondait avec la vie d'un grand peuple. Il
était de ceux qui, enthousiastes et patients, après chaque défaite,
préparaient le triomphe impossible et certain. Aussi bien leur
fallait-il vaincre. Ces hommes de rien, qui avaient détruit la royauté,
renversé le vieux monde, ce Trubert, petit ingénieur opticien, cet
Évariste Gamelin, peintre obscur, n'attendaient point de merci de leurs
ennemis. Ils n'avaient de choix qu'entre la victoire et la mort. De là
leur ardeur et leur sérénité.



II


Au sortir des Barnabites, Évariste Gamelin s'achemina vers la place
Dauphine, devenue place de Thionville, en l'honneur d'une cité
inexpugnable.

Située dans le quartier le plus fréquenté de Paris, cette place avait
perdu depuis près d'un siècle sa belle ordonnance: les hôtels construits
sur les trois faces, au temps de Henri IV, uniformément en brique rouge
avec chaînes de pierre blanche, pour des magistrats magnifiques,
maintenant, ayant échangé leurs nobles toits d'ardoise contre deux ou
trois misérables étages en plâtras, ou même rasés jusqu'à terre et
remplacés sans honneur par des maisons mal blanchies à la chaux,
n'offraient plus que des façades irrégulières, pauvres, sales, percées
de fenêtres inégales, étroites, innombrables, qu'égayaient des pots de
fleurs, des cages d'oiseaux et des linges qui séchaient. Là, logeait une
multitude d'artisans, bijoutiers, ciseleurs, horlogers, opticiens,
imprimeurs, lingères, modistes, blanchisseuses, et quelques vieux hommes
de loi qui n'avaient point été emportés dans la tourmente avec la
justice royale.

C'était le matin et c'était le printemps. De jeunes rayons de soleil,
enivrants comme du vin doux, riaient sur les murs et se coulaient
gaiement dans les mansardes. Les châssis des croisées à guillotine
étaient tous soulevés et l'on voyait au-dessous les têtes échevelées des
ménagères. Le greffier du tribunal révolutionnaire, sorti de la maison
pour se rendre à son poste, tapotait en passant les joues des enfants
qui jouaient sous les arbres. On entendait crier sur le Pont-Neuf la
trahison de l'infâme Dumouriez.

Évariste Gamelin habitait, sur le côté du quai de l'Horloge, une maison
qui datait de Henri IV et aurait fait encore assez bonne figure sans un
petit grenier couvert de tuiles dont on l'avait exhaussée sous
l'avant-dernier tyran. Pour approprier l'appartement de quelque vieux
parlementaire aux convenances des familles bourgeoises et artisanes qui
y logeaient, on avait multiplié les cloisons et les soupentes. C'est
ainsi que le citoyen Remacle, concierge-tailleur, nichait dans un
entresol fort abrégé en hauteur comme en largeur, où on le voyait par la
porte vitrée, les jambes croisées sur son établi et la nuque au
plancher, cousant un uniforme de garde national, tandis que la citoyenne
Remacle, dont le fourneau n'avait pour cheminée que l'escalier,
empoisonnait les locataires de la fumée de ses ragoûts et de ses
fritures, et que, sur le seuil de la porte, la petite Joséphine, leur
fille, barbouillée de mélasse et belle comme le jour, jouait avec
Mouton, le chien du menuisier. La citoyenne Remacle, abondante de cœur,
de poitrine et de reins, passait pour accorder ses faveurs à son voisin
le citoyen Dupont aîné, l'un des douze du Comité de surveillance. Son
mari, tout du moins, l'en soupçonnait véhémentement et les époux Remacle
emplissaient la maison des éclats alternés de leurs querelles et de
leurs raccommodements. Les étages supérieurs de la maison étaient
occupés par le citoyen Chaperon, orfèvre, qui avait sa boutique sur le
quai de l'Horloge, par un officier de santé, par un homme de loi, par un
batteur d'or et par plusieurs employés du Palais.

Évariste Gamelin monta l'escalier antique jusqu'au quatrième et dernier
étage, où il avait son atelier avec une chambre pour sa mère. Là
finissaient les degrés de bois garnis de carreaux qui avaient succédé
aux grandes marches de pierre des premiers étages. Une échelle,
appliquée au mur, conduisait à un grenier d'où descendait pour lors un
gros homme assez vieux, d'une belle figure rose et fleurie, qui tenait
péniblement embrassé un énorme ballot, et fredonnait toutefois: _J'ai
perdu mon serviteur_.

S'arrêtant de chantonner, il souhaita courtoisement le bonjour à
Gamelin, qui le salua fraternellement et l'aida à descendre son paquet,
ce dont le vieillard lui rendit grâces.

"Vous voyez là, dit-il en reprenant son fardeau, des pantins que je vais
de ce pas livrer à un marchand de jouets de la rue de la Loi. Il y en a
ici tout un peuple: ce sont mes créatures; elles ont reçu de moi un
corps périssable, exempt de joies et de souffrances. Je ne leur ai pas
donné la pensée, car je suis un Dieu bon."

C'était le citoyen Maurice Brotteaux, ancien traitant, ci-devant noble:
son père, enrichi dans les partis, avait acheté une savonnette à vilain.
Au bon temps, Maurice Brotteaux se nommait monsieur des Ilettes et
donnait, dans son hôtel de la rue de la Chaise, des soupers fins que la
belle madame de Rochemaure, épouse d'un procureur, illuminait de ses
yeux, femme accomplie, dont la fidélité honorable ne se démentit point
tant que la Révolution laissa à Maurice Brotteaux des Ilettes ses
offices, ses rentes, son hôtel, ses terres, son nom. La Révolution les
lui enleva. Il gagna sa vie à peindre des portraits sous les portes
cochères, à faire des crêpes et des beignets sur le quai de la
Mégisserie, à composer des discours pour les représentants du peuple et
à donner des leçons de danse aux jeunes citoyennes. Présentement, dans
son grenier, où l'on se coulait par une échelle et où l'on ne pouvait se
tenir debout, Maurice Brotteaux, riche d'un pot de colle, d'un paquet de
ficelles, d'une boîte d'aquarelle et de quelques rognures de papier,
fabriquait des pantins qu'il vendait à de gros marchands de jouets, qui
les revendaient aux colporteurs, qui les promenaient par les
Champs-Élysées, au bout d'une perche, brillants objets des désirs des
petits enfants. Au milieu des troubles publics et dans la grande
infortune dont il était lui-même accablé, il gardait une âme sereine,
lisant pour se récréer son Lucrèce, qu'il portait constamment dans la
poche béante de sa redingote puce.

Évariste Gamelin poussa la porte de son logis, qui céda tout de suite.
Sa pauvreté lui épargnait le souci des serrures, et quand sa mère, par
habitude, tirait le verrou, il lui disait: "A quoi bon? On ne vole pas
les toiles d'araignée... et les miennes pas davantage." Dans son atelier
s'entassaient, sous une couche épaisse de poussière ou retournées contre
le mur, les toiles de ses débuts, alors qu'il traitait, selon la mode,
des scènes galantes, caressait d'un pinceau lisse et timide des carquois
épuisés et des oiseaux envolés, des jeux dangereux et des songes de
bonheur, troussait des gardeuses d'oies et fleurissait de roses le sein
des bergères.

Mais cette manière ne convenait point à son tempérament. Ces scènes,
froidement traitées, attestaient l'irrémédiable chasteté du peintre. Les
amateurs ne s'y étaient pas trompés et Gamelin n'avait jamais passé pour
un artiste érotique. Aujourd'hui, bien qu'il n'eût pas encore atteint la
trentaine, ces sujets lui semblaient dater d'un temps immémorial. Il y
reconnaissait la dépravation monarchique et l'effet honteux de la
corruption des cours. Il s'accusait d'avoir donné dans ce genre
méprisable et montré un génie avili par l'esclavage. Maintenant, citoyen
d'un peuple libre, il charbonnait d'un trait vigoureux des Libertés, des
Droits de l'Homme, des Constitutions françaises, des Vertus
républicaines, des Hercules populaires terrassant l'Hydre de la
Tyrannie, et mettait dans toutes ces compositions toute l'ardeur de son
patriotisme. Hélas! il n'y gagnait point sa vie. Le temps était mauvais
pour les artistes. Ce n'était pas, sans doute, la faute de la
Convention, qui lançait de toutes parts des armées contre les rois,
qui, fière, impassible, résolue devant l'Europe conjurée, perfide et
cruelle envers elle-même, se déchirait de ses propres mains, qui mettait
la terreur à l'ordre du jour, instituait pour punir les conspirateurs un
tribunal impitoyable auquel elle allait donner bientôt ses membres à
dévorer, et qui dans le même temps, calme, pensive, amie de la science
et de la beauté, réformait le calendrier, créait des écoles spéciales,
décrétait des concours de peinture et de sculpture, fondait des prix
pour encourager les artistes, organisait des salons annuels, ouvrait le
Muséum et, à l'exemple d'Athènes et de Rome, imprimait un caractère
sublime à la célébration des fêtes et des deuils publics. Mais l'art
français, autrefois si répandu en Angleterre, en Allemagne, en Russie,
en Pologne, n'avait plus de débouchés à l'étranger. Les amateurs de
peinture, les curieux d'art, grands seigneurs et financiers, étaient
ruinés, avaient émigré ou se cachaient. Les gens que la Révolution avait
enrichis, paysans acquéreurs de biens nationaux, agioteurs, fournisseurs
aux armées, croupiers du Palais-Royal, n'osaient encore montrer leur
opulence et, d'ailleurs, ne se souciaient point de peinture. Il fallait
ou la réputation de Regnault ou l'adresse du jeune Gérard pour vendre un
tableau. Greuze, Fragonard, Houin étaient réduits à l'indigence.
Prud'hon nourrissait péniblement sa femme et ses enfants en dessinant
des sujets que Copia gravait au pointillé. Les peintres patriotes
Hennequin, Wicar, Topino-Lebrun souffraient la faim. Gamelin, incapable
de faire les frais d'un tableau, ne pouvant ni payer le modèle, ni
acheter des couleurs, laissait à peine ébauchée sa vaste toile du _Tyran
poursuivi aux Enfers par les Furies_. Elle couvrait la moitié de
l'atelier de figures inachevées et terribles, plus grandes que nature,
et d'une multitude de serpents verts dardant chacun deux langues aiguës
et recourbées. On distinguait au premier plan, à gauche, un Charon
maigre et farouche dans sa barque, morceau puissant et d'un beau
dessin, mais qui sentait l'école. Il y avait bien plus de génie et de
naturel dans une toile de moindres dimensions, également inachevée, qui
était pendue à l'endroit le mieux éclairé de l'atelier. C'était un
Oreste que sa sœur Électre soulevait sur son lit de douleur. Et l'on
voyait la jeune fille écarter d'un geste touchant les cheveux emmêlés
qui voilaient les yeux de son frère. La tête d'Oreste était tragique et
belle et l'on y reconnaissait une ressemblance avec le visage du
peintre.

Gamelin regardait souvent d'un œil attristé cette composition; parfois
ses bras frémissants du désir de peindre se tendaient vers la figure
largement esquissée d'Électre et retombaient impuissants. L'artiste
était gonflé d'enthousiasme et son âme tendue vers de grandes choses.
Mais il lui fallait s'épuiser sur des ouvrages de commande qu'il
exécutait médiocrement, parce qu'il devait contenter le goût du vulgaire
et aussi parce qu'il ne savait point imprimer aux moindres choses le
caractère du génie. Il dessinait de petites compositions allégoriques,
que son camarade Desmahis gravait assez adroitement en noir ou en
couleurs et que prenait à bas prix un marchand d'estampes de la rue
Honoré, le citoyen Blaise. Mais le commerce des estampes allait de mal
en pis, disait Blaise, qui depuis quelque temps ne voulait plus rien
acheter.

Cette fois pourtant, Gamelin, que la nécessité rendait ingénieux, venait
de concevoir une invention heureuse et neuve, du moins le croyait-il,
qui devait faire la fortune du marchand d'estampes, du graveur et la
sienne; un jeu de cartes patriotique dans lequel aux rois, aux dames,
aux valets de l'ancien régime il substituait des Génies, des Libertés,
des Égalités. Il avait déjà esquissé toutes ses figures, il en avait
terminé plusieurs, et il était pressé de livrer à Desmahis celles qui se
trouvaient en état d'être gravées. La figure qui lui paraissait la mieux
venue représentait un volontaire coiffé du tricorne, vêtu d'un habit
bleu à parements rouges, avec une culotte jaune et des guêtres noires,
assis sur une caisse, les pieds sur une pile de boulets, son fusil entre
les jambes. C'était le "citoyen de cœur", remplaçant le valet de cœur.
Depuis plus de six mois Gamelin dessinait des volontaires, et toujours
avec amour. Il en avait vendu quelques-uns, aux jours d'enthousiasme.
Plusieurs pendaient au mur de l'atelier. Cinq ou six, à l'aquarelle, à
la gouache, aux deux crayons, traînaient sur la table et sur les
chaises. Au mois de juillet 92, lorsque s'élevaient sur toutes les
places de Paris des estrades pour les enrôlements, quand tous les
cabarets, ornés de feuillage, retentissaient des cris de "Vive la
Nation! vivre libre ou mourir!" Gamelin ne pouvait passer sur le
Pont-Neuf ou devant la maison de ville sans que son cœur bondît vers la
tente pavoisée sous laquelle des magistrats en écharpe inscrivaient les
volontaires au son de la _Marseillaise_. Mais en rejoignant les armées
il eût laissé sa mère sans pain.

Précédée du bruit de son souffle péniblement expiré, la citoyenne veuve
Gamelin entra dans l'atelier, suante, rougeoyante, palpitante, la
cocarde nationale négligemment pendue à son bonnet et prête à
s'échapper. Elle posa son panier sur une chaise et, plantée debout pour
mieux respirer, gémit de la cherté des vivres.

Coutelière dans la rue de Grenelle-Saint-Germain, à l'enseigne de "la
Ville de Châtellerault", tant qu'avait vécu son époux, et maintenant
pauvre ménagère, la citoyenne Gamelin vivait retirée chez son fils le
peintre. C'était l'aîné de ses deux enfants. Quant à sa fille Julie,
naguère demoiselle de modes rue Honoré, le mieux était d'ignorer ce
qu'elle était devenue, car il n'était pas bon de dire qu'elle avait
émigré avec un aristocrate.

"Seigneur Dieu! soupira la citoyenne en montrant à son fils une miche de
pâte épaisse et bise, le pain est hors de prix; encore s'en faut-il bien
qu'il soit de pur froment. On ne trouve au marché ni œufs, ni légumes,
ni fromages. A force de manger des châtaignes, nous deviendrons
châtaignes."

Après un long silence, elle reprit:

"J'ai vu dans la rue des femmes qui n'avaient pas de quoi nourrir leurs
petits enfants. La misère est grande pour le pauvre monde. Et il en sera
ainsi tant que les affaires ne seront pas rétablies.

--Ma mère, dit Gamelin en fronçant le sourcil, la disette dont nous
souffrons est due aux accapareurs et aux agioteurs qui affament le
peuple et s'entendent avec les ennemis du dehors pour rendre la
République odieuse aux citoyens et détruire la liberté. Voilà où
aboutissent les complots des Brissotins, les trahisons des Pétion et des
Roland! Heureux encore si les fédéralistes en armes ne viennent pas
massacrer, à Paris, les patriotes que la famine ne détruit pas assez
vite! Il n'y a pas de temps à perdre: il faut taxer la farine et
guillotiner quiconque spécule sur la nourriture du peuple, fomente
l'insurrection ou pactise avec l'étranger. La Convention vient d'établir
un tribunal extraordinaire pour juger les conspirateurs. Il est composé
de patriotes; mais ses membres auront-ils assez d'énergie pour défendre
la patrie contre tous ses ennemis? Espérons en Robespierre: il est
vertueux. Espérons surtout en Marat. Celui-là aime le peuple, discerne
ses véritables intérêts et les sert. Il fut toujours le premier à
démasquer les traîtres, à déjouer les complots. Il est incorruptible et
sans peur. Lui seul est capable de sauver la République en péril."

La citoyenne Gamelin, secouant la tête, fit tomber de son bonnet sa
cocarde négligée.

"Laisse donc, Évariste: ton Marat est un homme comme les autres, et qui
ne vaut pas mieux que les autres. Tu es jeune, tu as des illusions. Ce
que tu dis aujourd'hui de Marat, tu l'as dit autrefois de Mirabeau, de
La Fayette, de Pétion, de Brissot.

--Jamais!" s'écria Gamelin, sincèrement oublieux.

Ayant dégagé un bout de la table de bois blanc encombrée de papiers, de
livres, de brosses et de crayons, la citoyenne y posa la soupière de
faïence, deux écuelles d'étain, deux fourchettes de fer, la miche de
pain bis et un pot de piquette.

Le fils et la mère mangèrent la soupe en silence et ils finirent leur
dîner par un petit morceau de lard. La mère ayant mis son fricot sur son
pain, portait gravement sur la pointe de son couteau de poche les
morceaux à sa bouche édentée et mâchait avec respect des aliments qui
avaient coûté cher.

Elle avait laissé dans le plat le meilleur à son fils, qui restait
songeur et distrait.

"Mange, Évariste, lui disait-elle, à intervalles égaux, mange."

Et cette parole prenait sur ses lèvres la gravité d'un précepte
religieux.

Elle recommença ses lamentations sur la cherté des vivres. Gamelin
réclama de nouveau la taxe comme le seul remède à ces maux.

Mais elle:

"Il n'y a plus d'argent. Les émigrés ont tout emporté. Il n'y a plus de
confiance. C'est à désespérer de tout.

--Taisez-vous, ma mère, taisez-vous! s'écria Gamelin. Qu'importent nos
privations, nos souffrances d'un moment! La Révolution fera pour les
siècles le bonheur du genre humain."

La bonne dame trempa son pain dans son vin: son esprit s'éclaircit et
elle songea en souriant au temps de sa jeunesse, quand elle dansait sur
l'herbe à la fête du roi. Il lui souvenait aussi du jour où Joseph
Gamelin, coutelier de son état, l'avait demandée en mariage. Et elle
conta par le menu comment les choses s'étaient passées. Sa mère lui
avait dit: "Habille-toi. Nous allons sur la place de Grève, dans le
magasin de M. Bienassis, orfèvre, pour voir écarteler Damiens." Elles
eurent grand-peine à se frayer un chemin à travers la foule des curieux.
Dans le magasin de M. Bienassis la jeune fille avait trouvé Joseph
Gamelin, vêtu de son bel habit rose, et elle avait compris tout de suite
de quoi il retournait. Tout le temps qu'elle s'était tenue à la fenêtre
pour voir le régicide tenaillé, arrosé de plomb fondu, tiré à quatre
chevaux et jeté au feu, M. Joseph Gamelin, debout derrière elle, n'avait
pas cessé de la complimenter sur son teint, sa coiffure et sa taille.

Elle vida le fond de son verre et continua de se remémorer sa vie.

"Je te mis au monde, Évariste, plus tôt que je ne m'y attendais, par
suite d'une frayeur que j'eus, étant grosse, sur le Pont-Neuf, où je
faillis être renversée par des curieux, qui couraient à l'exécution de
M. de Lally. Tu étais si petit, à ta naissance, que le chirurgien
croyait que tu ne vivrais pas. Mais je savais bien que Dieu me ferait la
grâce de te conserver. Je t'élevai de mon mieux, ne ménageant ni les
soins ni la dépense. Il est juste de dire, mon Évariste, que tu m'en
témoignas de la reconnaissance et que, dès l'enfance, tu cherchas à m'en
récompenser selon tes moyens. Tu étais d'un naturel affectueux et doux.
Ta sœur n'avait pas mauvais cœur; mais elle était égoïste et violente.
Tu avais plus de pitié qu'elle des malheureux. Quand les petits
polissons du quartier dénichaient des nids dans les arbres, tu
t'efforçais de leur tirer des mains les oisillons pour les rendre à leur
mère, et bien souvent tu n'y renonçais que foulé aux pieds et
cruellement battu. A l'âge de sept ans, au lieu de te quereller avec de
mauvais sujets, tu allais tranquillement dans la rue en récitant ton
catéchisme; et tous les pauvres que tu rencontrais, tu les amenais à la
maison pour les secourir, tant que je fus obligée de te fouetter pour
t'ôter cette habitude. Tu ne pouvais voir un être souffrir sans verser
des larmes. Quand tu eus achevé ta croissance, tu devins très beau. A ma
grande surprise, tu ne semblais pas le savoir, très différent en cela de
la plupart des jolis garçons, qui sont coquets et vains de leur figure."

La vieille mère disait vrai. Évariste avait eu à vingt ans un visage
grave et charmant, une beauté à la fois austère et féminine, les traits
d'une Minerve. Maintenant ses yeux sombres et ses joues pâles
exprimaient une âme triste et violente. Mais son regard, lorsqu'il le
tourna sur sa mère, reprit pour un moment la douceur de la première
jeunesse.

Elle poursuivit:

"Tu aurais pu profiter de tes avantages pour courir les filles, mais tu
te plaisais à rester près de moi, à la boutique, et il m'arrivait
parfois de te dire de te retirer de mes jupes et d'aller un peu te
dégourdir avec tes camarades. Jusque sur mon lit de mort je te rendrai
ce témoignage, Évariste, que tu es un bon fils. Après le décès de ton
père, tu m'as prise courageusement à ta charge; bien que ton état ne te
rapporte guère, tu ne m'as jamais laissée manquer de rien, et, si nous
sommes aujourd'hui tous deux dépourvus et misérables, je ne puis te le
reprocher: la faute en est à la Révolution."

Il fit un geste de reproche; mais elle haussa les épaules et poursuivit.

"Je ne suis pas une aristocrate. J'ai connu les grands dans toute leur
puissance et je puis dire qu'ils abusaient de leurs privilèges. J'ai vu
ton père bâtonné par les laquais du duc de Canaleilles parce qu'il ne se
rangeait pas assez vite sur le passage de leur maître. Je n'aimais point
l'Autrichienne: elle était trop fière et faisait trop de dépenses. Quant
au roi, je l'ai cru bon, et il a fallu son procès et sa condamnation
pour me faire changer d'idée. Enfin je ne regrette pas l'ancien régime,
bien que j'y aie passé quelques moments agréables. Mais ne me dis pas
que la Révolution établira l'égalité, parce que les hommes ne seront
jamais égaux; ce n'est pas possible, et l'on a beau mettre le pays sens
dessus dessous: il y aura toujours des grands et petits, des gras et des
maigres."

Et, tout en parlant, elle rangeait la vaisselle. Le peintre ne
l'écoutait plus. Il cherchait la silhouette d'un sans-culotte, en bonnet
rouge et en carmagnole, qui devait, dans son jeu de cartes, remplacer le
valet de pique condamné.

On gratta à la porte et une fille, une campagnarde, parut, plus large
que haute, rousse, bancale, une loupe lui cachant l'œil gauche, l'œil
droit d'un bleu si pâle qu'il en paraissait blanc, les lèvres énormes et
les dents débordant les lèvres.

Elle demanda à Gamelin si c'était lui le peintre et s'il pouvait lui
faire un portrait de son fiancé, Ferrand (Jules), volontaire à l'armée
des Ardennes.

Gamelin répondit qu'il ferait volontiers ce portrait au retour du brave
guerrier.

La fille demanda avec une douceur pressante que ce fût tout de suite.

Le peintre, souriant malgré lui, objecta qu'il ne pouvait rien faire
sans le modèle.

La pauvre créature ne répondit rien: elle n'avait pas prévu cette
difficulté. La tête inclinée sur l'épaule gauche, les mains jointes sur
le ventre, elle demeurait inerte et muette et semblait accablée de
chagrin. Touché et amusé de tant de simplicité, le peintre, pour
distraire la malheureuse amante, lui mit dans la main un des volontaires
qu'il avait peints à l'aquarelle et lui demanda s'il était fait ainsi,
son fiancé des Ardennes.

Elle appliqua sur le papier le regard de son œil morne, qui lentement
s'anima, puis brilla, et resplendit; sa large face s'épanouit en un
radieux sourire.

"C'est sa vraie ressemblance, dit-elle enfin; c'est Ferrand (Jules) au
naturel, c'est Ferrand (Jules) tout craché."

Avant que le peintre eût songé à lui tirer la feuille des mains, elle la
plia soigneusement de ses gros doigts rouges et en fit un tout petit
carré qu'elle coula sur son cœur, entre le busc et la chemise, remit à
l'artiste un assignat de cinq livres, souhaita le bonsoir à la compagnie
et sortit clochante et légère.



III


Dans l'après-midi du même jour, Évariste se rendit chez le citoyen Jean
Blaise, marchand d'estampes, qui vendait aussi des boîtes, des
cartonnages et toutes sortes de jeux, rue Honoré, vis-à-vis de
l'Oratoire, proche les Messageries, à l'_Amour peintre_. Le magasin
s'ouvrait au rez-de-chaussée d'une maison vieille de soixante ans, par
une baie dont la voûte portait à sa clef un mascaron cornu. Le cintre de
cette baie était rempli par une peinture à l'huile représentant "le
Sicilien ou l'Amour peintre", d'après une composition de Boucher, que le
père de Jean Blaise avait fait poser en 1770 et qu'effaçaient depuis
lors le soleil et la pluie. De chaque côté de la porte, une baie
semblable, avec une tête de nymphe en clef de voûte, garnie de vitres
aussi grandes qu'il s'en était pu trouver, offrait aux regards les
estampes à la mode et les dernières nouveautés de la gravure en
couleurs. On y voyait, ce jour-là, des scènes galantes traitées avec une
grâce un peu sèche par Boilly, _Leçons d'amour conjugal_ et _Douces
résistances_, dont se scandalisaient les Jacobins et que les purs
dénonçaient à la Société des arts; la _Promenade publique_ de Debucourt,
avec un petit-maître en culotte serin, étalé sur trois chaises, des
chevaux du jeune Carle Vernet, des aérostats, le _Bain de Virginie_ et
des figures d'après l'antique.

Parmi les citoyens dont le flot coulait devant le magasin, c'étaient
les plus déguenillés qui s'arrêtaient le plus longtemps devant les deux
belles vitrines, prompts à se distraire, avides d'images et jaloux de
prendre, du moins par les yeux, leur part des biens de ce monde; ils
admiraient bouche béante, tandis que les aristocrates donnaient un coup
d'œil, fronçaient le sourcil et passaient.

Du plus loin qu'il put l'apercevoir, Évariste leva ses regards vers une
des fenêtres qui s'ouvraient au-dessus du magasin, celle de gauche, où
il y avait un pot d'œillets rouges derrière le balcon de fer à coquille.
Cette fenêtre éclairait la chambre d'Élodie, fille de Jean Blaise. Le
marchand d'estampes habitait avec son unique enfant le premier étage de
la maison.

Évariste, s'étant arrêté un moment, comme pour prendre haleine devant
l'_Amour peintre_, tourna le bec-de-cane. Il trouva la citoyenne Élodie
qui, ayant vendu des gravures, deux compositions de Fragonard fils et de
Naigeon, soigneusement choisies entre beaucoup d'autres, avant
d'enfermer dans la caisse les assignats qu'elle venait de recevoir, les
passait l'un après l'autre entre ses beaux yeux et le jour, pour en
examiner les pontuseaux, les vergeures et le filigrane, inquiète, car il
circulait autant de faux papier que de vrai, ce qui nuisait beaucoup au
commerce. Comme autrefois ceux qui imitaient la signature du roi, les
contrefacteurs de la monnaie nationale étaient punis de mort; cependant
on trouvait des planches à assignats dans toutes les caves; les Suisses
introduisaient de faux assignats par millions; on les jetait par paquets
dans les auberges; les Anglais en débarquaient tous les jours des
ballots sur nos côtes pour discréditer la République et réduire les
patriotes à la misère, Élodie craignait de recevoir du mauvais papier et
craignait plus encore d'en passer et d'être traitée comme complice de
Pitt, s'en fiant toutefois à sa chance et sûre de se tirer d'affaire en
toute rencontre.

Évariste la regarda de cet air sombre qui mieux que tous les sourires
exprime l'amour. Elle le regarda avec une moue un peu moqueuse qui
retroussait ses yeux noirs, et cette expression lui venait de ce qu'elle
se savait aimée et qu'elle n'était pas fâchée de l'être et de ce que
cette figure-là irrite un amoureux, l'excite à se plaindre, l'induit à
se déclarer s'il ne l'a pas encore fait, ce qui était le cas d'Évariste.

Ayant mis les assignats dans la caisse, elle tira de sa corbeille à
ouvrage une écharpe blanche, qu'elle avait commencé de broder, et se mit
à travailler. Elle était laborieuse et coquette, et comme, d'instinct,
elle maniait l'aiguille pour plaire en même temps que pour se faire une
parure, elle brodait de façons différentes selon ceux qui la
regardaient: elle brodait nonchalamment pour ceux à qui elle voulait
communiquer une douce langueur; elle brodait capricieusement pour ceux
qu'elle s'amusait à désespérer un peu. Elle se mit à broder avec soin
pour Évariste, en qui elle désirait entretenir un sentiment sérieux.

Élodie n'était ni très jeune ni très jolie. On pouvait la trouver laide
au premier abord. Brune, le teint olivâtre, sous le grand mouchoir blanc
noué négligemment autour de sa tête et d'où s'échappaient les boucles
azurées de sa chevelure, ses yeux de feu charbonnaient leurs orbites. En
son visage rond, aux pommettes saillantes, riant, un peu camus, agreste
et voluptueux, le peintre retrouvait la tête du faune Borghèse, dont il
admirait, sur un moulage, la divine espièglerie. De petites moustaches
donnaient de l'accent à ses lèvres ardentes. Un sein qui semblait gonflé
de tendresse soulevait le fichu croisé à la mode de l'année. Sa taille
souple, ses jambes agiles, tout son corps robuste se mouvaient avec des
grâces sauvages et délicieuses. Son regard, son souffle, les frissons de
sa chair, tout en elle demandait le cœur et promettait l'amour. Derrière
le comptoir de marchande, elle donnait l'idée d'une nymphe de la danse,
d'une bacchante d'Opéra, dépouillée de sa peau de lynx, de son thyrse et
de ses guirlandes de lierre, contenue, dissimulée par enchantement dans
l'enveloppe modeste d'une ménagère de Chardin.

"Mon père n'est pas à la maison, dit-elle au peintre; attendez-le un
moment: il ne tardera pas à rentrer."

Les petites mains brunes faisaient courir l'aiguille à travers le linon.

"Trouvez-vous ce dessin à votre goût, monsieur Gamelin?"

Gamelin était incapable de feindre. Et l'amour, en enflammant son
courage, exaltait sa franchise.

"Vous brodez avec habileté, citoyenne, mais, si vous voulez que je vous
le dise, le dessin qui vous a été tracé n'est pas assez simple, assez
nu, et se ressent du goût affecté qui régna trop longtemps en France
dans l'art de décorer les étoffes, les meubles, les lambris; ces nœuds,
ces guirlandes rappellent le style petit et mesquin qui fut en faveur
sous le tyran. Le goût renaît. Hélas! nous revenons de loin. Du temps de
l'infâme Louis XV, la décoration avait quelque chose de chinois. On
faisait des commodes à gros ventre, à poignées contournées d'un aspect
ridicule, qui ne sont bonnes qu'à être mises au feu pour chauffer les
patriotes; la simplicité seule est belle. Il faut revenir à l'antique.
David dessine des lits et des fauteuils d'après les vases étrusques et
les peintures d'Herculanum.

--J'ai vu de ces lits et de ces fauteuils, dit Élodie, c'est beau!
Bientôt on n'en voudra pas d'autres. Comme vous, j'adore l'antique.

--Eh bien! citoyenne, reprit Évariste, si vous aviez orné cette écharpe
d'une grecque, de feuilles de lierre, de serpents ou de flèches
entrecroisées, elle eût été digne d'une Spartiate... et de vous. Vous
pouvez cependant garder ce modèle en le simplifiant, en le ramenant à la
ligne droite."

Elle lui demanda ce qu'il fallait ôter.

Il se pencha sur l'écharpe: ses joues effleurèrent les boucles d'Élodie.
Leurs mains se rencontraient sur le linon, leurs souffles se mêlaient.
Évariste goûtait en ce moment une joie infinie; mais, sentant près de
ses lèvres les lèvres d'Élodie, il craignait d'avoir offensé la jeune
fille et se retira brusquement.

La citoyenne Blaise aimait Évariste Gamelin. Elle le trouvait superbe
avec ses grands yeux ardents, son beau visage ovale, sa pâleur, ses
abondants cheveux noirs, partagés sur le front et tombant à flots sur
ses épaules, son maintien grave, son air froid, son abord sévère, sa
parole ferme, qui ne flattait point. Et, comme elle l'aimait, elle lui
prêtait un fier génie d'artiste qui éclaterait un jour en chefs-d'œuvre
et rendrait son nom célèbre, et elle l'en aimait davantage. La citoyenne
Blaise n'avait pas un culte pour la pudeur virile, sa morale n'était pas
offensée de ce qu'un homme cédât à ses passions, à ses goûts, à ses
désirs; elle aimait Évariste, qui était chaste; elle ne l'aimait pas
parce qu'il était chaste; mais elle trouvait à ce qu'il le fût
l'avantage de ne concevoir ni jalousie ni soupçons et de ne point
craindre de rivales.

Toutefois, en cet instant, elle le jugea un peu trop réservé. Si
l'Aricie de Racine, qui aimait Hippolyte, admirait la vertu farouche du
jeune héros, c'était avec l'espoir d'en triompher et elle eût bientôt
gémi d'une sévérité de mœurs qu'il n'eût point adoucie pour elle. Et,
dès qu'elle en trouva l'occasion, elle se déclara plus qu'à demi, pour
le contraindre à se déclarer lui-même. A l'exemple de cette tendre
Aricie, la citoyenne Blaise n'était pas très éloignée de croire qu'en
amour la femme est tenue à faire des avances. "Les plus aimants, se
disait-elle, sont les plus timides; ils ont besoin d'aide et
d'encouragement. Telle est, au reste, leur candeur, qu'une femme peut
faire la moitié du chemin et même davantage sans qu'ils s'en
aperçoivent, en leur ménageant les apparences d'une attaque audacieuse
et la gloire de la conquête." Ce qui la tranquillisait sur l'issue de
l'affaire, c'est qu'elle savait avec certitude (et aussi n'y avait-il
pas de doute à ce sujet) qu'Évariste, avant que la Révolution l'eût
héroïsé, avait aimé très humainement une femme, une humble créature, la
concierge de l'académie.

Élodie, qui n'était point une ingénue, concevait différentes sortes
d'amour. Le sentiment que lui inspirait Évariste était assez profond
pour qu'elle pensât lui engager sa vie. Elle était toute disposée à
l'épouser, mais s'attendait à ce que son père n'approuvât pas l'union de
sa fille unique avec un artiste obscur et pauvre. Gamelin n'avait rien;
le marchand d'estampes remuait de grosses sommes d'argent. L'_Amour
peintre_ lui rapportait beaucoup, l'agio plus encore, et il s'était
associé à un fournisseur qui livrait à la cavalerie de la République des
bottes de jonc et de l'avoine mouillée. Enfin, le fils du coutelier de
la rue Saint-Dominique était un mince personnage auprès de l'éditeur
d'estampes connu dans toute l'Europe, apparenté aux Blaizot, aux Basan,
aux Didot, et qui fréquentait chez les citoyens Saint-Pierre et Florian.
Ce n'est pas qu'en fille obéissante elle tînt le consentement de son
père pour nécessaire à son établissement. Le père, veuf de bonne heure,
d'humeur avide et légère, grand coureur de filles, grand brasseur
d'affaires, ne s'était jamais occupé d'elle, l'avait laissée grandir
libre, sans conseils, sans amitié, soucieux non de surveiller, mais
d'ignorer la conduite de cette fille, dont il appréciait en connaisseur
le tempérament fougueux et les moyens de séduction bien autrement
puissants qu'un joli visage. Trop généreuse pour se garder, trop
intelligente pour se perdre, sage dans ses folies, le goût d'aimer ne
lui avait jamais fait oublier les convenances sociales. Son père lui
savait un gré infini de cette prudence; et, comme elle tenait de lui le
sens du commerce et le goût des entreprises, il ne s'inquiétait pas des
raisons mystérieuses qui détournaient du mariage une fille si nubile et
la retenaient à la maison, où elle valait une gouvernante et quatre
commis. A vingt-sept ans, elle se sentait d'âge et d'expérience à faire
sa vie elle-même et n'éprouvait nul besoin de demander les conseils ou
de suivre la volonté d'un père jeune, facile et distrait. Mais pour
qu'elle épousât Gamelin, il aurait fallu que M. Blaise fît un sort à ce
gendre pauvre, l'intéressât dans la maison, lui assurât des travaux
comme il en assurait à plusieurs artistes, enfin, d'une manière ou d'une
autre, lui créât des ressources; et cela elle jugeait impossible que
l'un l'offrît, que l'autre l'acceptât, tant il y avait peu de sympathie
entre ces deux hommes.

Cette difficulté embarrassait la tendre et sage Élodie. Elle envisageait
sans terreur l'idée de s'unir à son ami par des liens secrets et de
prendre l'auteur de la nature pour seul témoin de leur foi mutuelle. Sa
philosophie ne trouvait pas condamnable une telle union que
l'indépendance où elle vivait rendait possible et à laquelle le
caractère honnête et vertueux d'Évariste donnerait une force rassurante;
mais Gamelin avait grand-peine à subsister et à soutenir la vie de sa
vieille mère: il ne semblait pas qu'il y eût dans une existence si
étroite place pour un amour même réduit à la simplicité de la nature.
D'ailleurs Évariste n'avait pas encore déclaré ses sentiments ni fait
part de ses intentions. La citoyenne Blaise espérait bien l'y obliger
avant peu.

Elle arrêta du même coup ses méditations et son aiguille:

"Citoyen Évariste, dit-elle, cette écharpe ne me plaira qu'autant
qu'elle vous plaira à vous-même. Dessinez-moi un modèle, je vous prie.
En l'attendant, je déferai comme Pénélope ce qui a été fait en votre
absence."

Il répondit avec un sombre enthousiasme:

"Je m'y engage, citoyenne. Je vous dessinerai le glaive d'Harmodius: une
épée dans une guirlande."

Et, tirant son crayon, il esquissa des épées et des fleurs dans ce style
sobre et nu, qu'il aimait. Et, en même temps, il exposait ses doctrines.

"Les Français régénérés, disait-il, doivent répudier tous les legs de la
servitude: le mauvais goût, la mauvaise forme, le mauvais dessin.
Watteau, Boucher, Fragonard travaillaient pour des tyrans et pour des
esclaves. Dans leurs ouvrages, nul sentiment du bon style ni de la ligne
pure; nulle part la nature ni la vérité. Des masques, des poupées, des
chiffons, des singeries. La postérité méprisera leurs frivoles ouvrages.
Dans cent ans, tous les tableaux de Watteau auront péri méprisés dans
les greniers; en 1893, les étudiants en peinture recouvriront de leurs
ébauches les toiles de Boucher. David a ouvert la voie: il se rapproche
de l'antique; mais il n'est pas encore assez simple, assez grand, assez
nu. Nos artistes ont encore bien des secrets à apprendre des frises
d'Herculanum, des bas-reliefs romains, des vases étrusques."

Il parla longtemps de la beauté antique, puis revint à Fragonard, qu'il
poursuivait d'une haine inextinguible:

"Le connaissez-vous, citoyenne?"

Élodie fit signe qu'oui.

"Vous connaissez aussi le bonhomme Greuze, qui certes est suffisamment
ridicule avec son habit écarlate et son épée. Mais il a l'air d'un sage
de la Grèce auprès de Fragonard. Je l'ai rencontré, il y a quelque
temps, ce misérable vieillard, trottinant sous les arcades du
Palais-Égalité, poudré, galant, frétillant, égrillard, hideux. A cette
vue, je souhaitai qu'à défaut d'Apollon quelque vigoureux ami des arts
le pendît à un arbre et l'écorchât comme Marsyas, en exemple éternel aux
mauvais peintres."

Élodie fixa sur lui le regard de ses yeux gais et voluptueux:

"Vous savez haïr, monsieur Gamelin, faut-il croire que vous savez aussi
ai....

--C'est vous, Gamelin?" fit une voix de ténor, la voix du citoyen Blaise
qui rentrait dans son magasin, bottes craquantes, breloques sonnantes,
basques envolées, et coiffé d'un énorme chapeau noir dont les cornes lui
descendaient sur les épaules.

Élodie, emportant sa corbeille, monta dans sa chambre.

"Eh bien, Gamelin! demanda le citoyen Blaise, m'apportez-vous quelque
chose de neuf?

--Peut-être", dit le peintre.

Et il exposa son idée:

"Nos cartes à jouer offrent un contraste choquant avec l'état des mœurs.
Les noms de valet et de roi offensent les oreilles d'un patriote. J'ai
conçu et exécuté le nouveau jeu de cartes révolutionnaire dans lequel
aux rois, aux dames, aux valets sont substituées les Libertés, les
Égalités, les Fraternités; les as, entourés de faisceaux, s'appellent
les Lois.... Vous annoncez Liberté de trèfle, Égalité de pique,
Fraternité de carreau, Loi de cœur.... Je crois ces cartes assez
fièrement dessinées; j'ai l'intention de les faire graver en
taille-douce par Desmahis, et de prendre un brevet."

Et, tirant de son carton quelques figures terminées à l'aquarelle,
l'artiste les tendit au marchand d'estampes.

Le citoyen Blaise refusa de les prendre et détourna la tête.

"Mon petit, portez cela à la Convention, qui vous accordera les honneurs
de la séance. Mais n'espérez pas tirer un sol de votre nouvelle
invention, qui n'est pas nouvelle. Vous vous êtes levé trop tard. Votre
jeu de cartes révolutionnaire est le troisième qu'on m'apporte. Votre
camarade Dugourc m'a offert, la semaine dernière, un jeu de piquet avec
quatre Génies, quatre Libertés, quatre Égalités. On m'a proposé un autre
jeu où il y avait des sages, des braves, Caton, Rousseau, Annibal, qui
sais-je encore!... Et ces cartes avaient sur les vôtres, mon ami,
l'avantage d'être grossièrement dessinées et gravées sur bois au canif.
Que vous connaissez peu les hommes pour croire que les joueurs se
serviront de cartes dessinées dans le goût de David et gravées dans la
manière de Bartolozzi! Et c'est encore une étrange illusion de croire
qu'il faille faire tant de façons pour conformer les vieux jeux de
cartes aux idées actuelles. D'eux-mêmes, les bons sans-culottes en
corrigent l'incivisme en annonçant: "Le tyran!" ou simplement: "Le gros
cochon!" Ils se servent de leurs cartes crasseuses et n'en achètent
jamais d'autres. La grande consommation de jeux se fait dans les tripots
du Palais-Égalité: je vous conseille d'y aller et d'offrir aux croupiers
et aux pontes vos Libertés, vos Égalités, vos..., comment dites-vous?...
vos Lois de cœur... et vous reviendrez me dire comment ils vous ont
reçu!"

Le citoyen Blaise s'assit sur le comptoir, donna des pichenettes sur sa
culotte nankin pour en ôter les grains de tabac, et, regardant Gamelin
avec une douce pitié:

"Permettez-moi de vous donner un conseil, citoyen peintre: si vous
voulez gagner votre vie, laissez là vos cartes patriotiques, laissez là
vos symboles révolutionnaires, vos Hercules, vos hydres, vos Furies
poursuivant le crime, vos génies de la Liberté, et peignez-moi de jolies
filles. L'ardeur des citoyens à se régénérer tiédit avec le temps et les
hommes aimeront toujours les femmes. Faites-moi des femmes toutes roses,
avec de petits pieds et de petites mains. Et mettez-vous dans la tête
que personne ne s'intéresse plus à la Révolution et qu'on ne veut plus
en entendre parler."

Du coup, Évariste Gamelin se cabra:

"Quoi! ne plus entendre parler de la Révolution!... Mais l'établissement
de la liberté, les victoires de nos armées, le châtiment des tyrans sont
des événements qui étonneront la postérité la plus reculée? Comment n'en
pourrions-nous pas être frappés?... Quoi! la secte du sans-culotte Jésus
a duré près de dix-huit siècles, et le culte de la Liberté serait aboli
après quatre ans à peine d'existence!"

Mais Jean Blaise, d'un air de supériorité:

"Vous êtes dans le rêve; moi, je suis dans la vie. Croyez-moi, mon ami,
la Révolution ennuie: elle dure trop. Cinq ans d'enthousiasme, cinq ans
d'embrassades, de massacres, de discours, de _Marseillaise_, de tocsins,
d'aristocrates à la lanterne, de têtes portées sur des piques, de femmes
à cheval sur des canons, d'arbres de la Liberté coiffés du bonnet rouge,
de jeunes filles et de vieillards traînés en robes blanches dans des
chars de fleurs; d'emprisonnements, de guillotine, de rationnements,
d'affiches, de cocardes, de panaches, de sabres, de carmagnoles, c'est
long! Et puis l'on commence à n'y plus rien comprendre. Nous en avons
trop vu, de ces grands citoyens que vous n'avez conduits au Capitole que
pour les précipiter ensuite de la roche Tarpéienne, Necker, Mirabeau, La
Fayette, Bailly, Pétion, Manuel, et tant d'autres. Qui nous dit que vous
ne préparez pas le même sort à vos nouveaux héros?... On ne sait plus.

--Nommez-les, citoyen Blaise, nommez-les ces héros que nous nous
préparons à sacrifier! dit Gamelin, d'un ton qui rappela le marchand
d'estampes à la prudence.

--Je suis républicain et patriote, répliqua-t-il, la main sur son cœur.
Je suis aussi républicain que vous, je suis aussi patriote que vous,
citoyen Évariste Gamelin. Je ne soupçonne pas votre civisme et ne vous
accuse nullement de versatilité. Mais sachez que mon civisme et mon
dévouement à la chose publique sont attestés par des actes nombreux. Mes
principes, les voici: Je donne ma confiance à tout individu capable de
servir la nation. Devant les hommes que la voix publique désigne au
périlleux honneur du pouvoir législatif, comme Marat, comme Robespierre,
je m'incline; je suis prêt à les aider dans la mesure de mes faibles
moyens et à leur apporter l'humble concours d'un bon citoyen. Les
comités peuvent témoigner de mon zèle et de mon dévouement. En société
avec de vrais patriotes, j'ai fourni de l'avoine et du fourrage à notre
brave cavalerie, des souliers à nos soldats. Aujourd'hui même, je fais
envoyer de Vernon soixante bœufs à l'armée du Midi, à travers un pays
infesté de brigands et battu par les émissaires de Pitt et de Condé. Je
ne parle pas; j'agis."

Gamelin remit tranquillement ses aquarelles dans son carton, dont il
noua les cordons et qu'il passa sous son bras.

"C'est une étrange contradiction, dit-il, les dents serrées, que d'aider
nos soldats à porter à travers le monde cette liberté qu'on trahit dans
ses foyers en semant le trouble et l'inquiétude dans l'âme de ses
défenseurs.... Salut, citoyen Blaise."

Avant de s'engager dans la ruelle qui longe l'Oratoire, Gamelin, le cœur
gros d'amour et de colère, se retourna pour donner un regard aux œillets
rouges fleuris sur le rebord d'une fenêtre.

Il ne désespérait point du salut de la patrie. Aux propos inciviques de
Jean Blaise il opposait sa foi révolutionnaire. Encore lui fallait-il
reconnaître que ce marchand ne prétendait pas sans quelque apparence de
raison que désormais le peuple de Paris se désintéressait des
événements. Hélas! il n'était que trop certain qu'à l'enthousiasme de
la première heure succédait l'indifférence générale, et qu'on ne
reverrait plus les grandes foules unanimes de Quatre-vingt-neuf, qu'on
ne reverrait plus les millions d'âmes harmonieuses qui se pressaient en
Quatre-vingt-dix autour de l'autel des fédérés. Eh bien! les bons
citoyens redoubleraient de zèle et d'audace, réveilleraient le peuple
assoupi, en lui donnant le choix de la liberté ou de la mort.

Ainsi songeait Gamelin, et la pensée d'Élodie soutenait son courage.

Arrivé aux quais, il vit le soleil descendre à l'horizon sous des nuées
pesantes, semblables à des montagnes de lave incandescente; les toits de
la ville baignaient dans une lumière d'or; les vitres des fenêtres
jetaient des éclairs. Et Gamelin imaginait des Titans forgeant, avec les
débris ardents des vieux mondes, Dicé, la cité d'airain.

N'ayant pas un morceau de pain pour sa mère ni pour lui, il rêvait de
s'asseoir à la table sans bouts qui convierait l'univers et où prendrait
place l'humanité régénérée. En attendant, il se persuadait que la
patrie, en bonne mère, nourrirait son enfant fidèle. Se roidissant
contre les dédains du marchand d'estampes, il s'excitait à croire que
son idée d'un jeu de cartes révolutionnaire était nouvelle et bonne et
qu'avec ses aquarelles bien réussies il tenait une fortune sous son
bras. "Desmahis les gravera, pensait-il. Nous éditerons nous-mêmes le
nouveau jeu patriotique et nous sommes sûrs d'en vendre dix mille, à
vingt sols chaque, en un mois."

Et, dans son impatience de réaliser ce projet, il se dirigea à grands
pas sur le quai de la Ferraille, où logeait Desmahis, au-dessus du
vitrier.

On entrait par la boutique. La vitrière avertit Gamelin que le citoyen
Desmahis n'était pas chez lui, ce qui ne pouvait beaucoup surprendre le
peintre, qui savait que son ami était d'humeur vagabonde et dissipée,
et qui s'étonnait qu'on pût graver autant et si bien qu'il le faisait
avec aussi peu d'assiduité. Gamelin résolut de l'attendre un moment. La
femme du vitrier lui offrit un siège. Elle était morose et se plaignait
des affaires qui allaient mal, quoiqu'on eût dit que la Révolution, en
cassant les carreaux, enrichissait les vitriers.

La nuit tombait: renonçant à attendre son camarade, Gamelin prit congé
de la vitrière. Comme il passait sur le Pont-Neuf, il vit déboucher du
quai des Morfondus des gardes nationaux à cheval qui refoulaient les
passants, portaient des torches et, avec un grand cliquetis de sabres,
escortaient une charrette qui traînait lentement à la guillotine un
homme dont personne ne savait le nom, un ci-devant, le premier condamné
du nouveau tribunal révolutionnaire. On l'apercevait confusément entre
les chapeaux des gardes, assis, les mains liées sur le dos, la tête nue
et ballante, tournée vers le cul de la charrette. Le bourreau se tenait
debout près de lui, appuyé à la ridelle. Les passants, arrêtés, disaient
entre eux que c'était probablement quelque affameur du peuple et
regardaient avec indifférence. Gamelin, s'étant approché, reconnut parmi
les spectateurs Desmahis, qui s'efforçait de fendre la foule et de
couper le cortège. Il l'appela et lui mit la main sur l'épaule; Desmahis
tourna la tête. C'était un jeune homme beau et vigoureux.

On disait naguère, à l'académie, qu'il portait la tête de Bacchus sur le
corps d'Hercule. Ses amis l'appelaient "Barbaroux", à cause de sa
ressemblance avec ce représentant du peuple.

"Viens, lui dit Gamelin, j'ai à te parler d'une affaire importante.

--Laisse-moi!" répondit vivement Desmahis.

Et il jeta quelques mots indistincts, en guettant le moment de
s'élancer:

"Je suivais une femme divine, en chapeau de paille, une ouvrière de
modes, ses cheveux blonds sur le dos: cette maudite charrette m'en a
séparé.... Elle a passé devant, elle est déjà au bout du pont."

Gamelin tenta de le retenir par son habit, jurant que la chose était
d'importance.

Mais Desmahis s'était déjà coulé à travers chevaux, gardes, sabres et
torches et poursuivait la demoiselle de modes.



IV


Il était dix heures du matin. Le soleil d'avril trempait de lumière les
tendres feuilles des arbres. Allégé par l'orage de la nuit, l'air avait
une douceur délicieuse. A longs intervalles, un cavalier, passant sur
l'allée des Veuves, rompait le silence de la solitude. Au bord de
l'allée ombreuse, contre la chaumière de _La Belle Lilloise_, sur un
banc de bois, Évariste attendait Élodie. Depuis le jour où leurs doigts
s'étaient rencontrés sur le linon de l'écharpe, où leurs souffles
s'étaient mêlés, il n'était plus revenu à l'_Amour peintre_. Pendant
toute une semaine, son orgueilleux stoïcisme et sa timidité, qui
devenait sans cesse plus farouche, l'avaient tenu éloigné d'Élodie. Il
lui avait écrit une lettre grave, sombre, ardente, dans laquelle,
exposant les griefs dont il chargeait le citoyen Blaise et taisant son
amour, dissimulant sa douleur, il annonçait sa résolution de ne plus
retourner au magasin d'estampes et montrait à suivre cette résolution
plus de fermeté que n'en pouvait approuver une amante.

D'un naturel contraire, Élodie, encline à défendre son bien en toute
occasion, songea tout de suite à rattraper son ami. Elle pensa d'abord à
l'aller voir chez lui, dans l'atelier de la place de Thionville. Mais,
le sachant d'humeur chagrine, jugeant, par sa lettre, qu'il avait l'âme
irritée, craignant qu'il n'enveloppât dans la même rancune la fille et
le père et ne s'étudiât à ne la plus revoir, elle pensa meilleur de lui
donner un rendez-vous sentimental et romanesque auquel il ne pourrait se
dérober, où elle aurait tout loisir de persuader et de plaire, où la
solitude conspirerait avec elle pour le charmer et le vaincre.

Il y avait alors, dans tous les jardins anglais et sur toutes les
promenades à la mode, des chaumières construites par de savants
architectes, qui flattaient ainsi les goûts agrestes des citadins. La
chaumière de _La Belle Lilloise_, occupée par un limonadier, appuyait sa
feinte indigence sur les débris artistement imités d'une vieille tour,
afin d'unir au charme villageois la mélancolie des ruines. Et, comme
s'il n'eût point suffi, pour émouvoir les âmes sensibles, d'une
chaumière et d'une tour écroulée, le limonadier avait élevé sous un
saule un tombeau, une colonne surmontée d'une urne funèbre et qui
portait cette inscription: "Cléonice à son fidèle Azor." Chaumières,
ruines, tombeaux: à la veille de périr, l'aristocratie avait élevé dans
les parcs héréditaires ces symboles de pauvreté, d'abolition et de mort.
Et maintenant les citadins patriotes se plaisaient à boire, à danser, à
aimer dans de fausses chaumières, à l'ombre de faux cloîtres faussement
ruinés et parmi de faux tombeaux, car ils étaient les uns comme les
autres amants de la nature et disciples de Jean-Jacques et ils avaient
pareillement des cœurs sensibles et pleins de philosophie.

Arrivé au rendez-vous avant l'heure fixée, Évariste attendait, et, comme
au balancier d'une horloge, il mesurait le temps aux battements de son
cœur. Une patrouille passa, conduisant des prisonniers. Dix minutes
après, une femme tout habillée de rose, un bouquet de fleurs à la main,
selon l'usage, accompagnée d'un cavalier en tricorne, habit rouge, veste
et culotte rayés, se glissèrent dans la chaumière, tous deux si
semblables aux galants de l'ancien régime qu'il fallait bien croire,
avec le citoyen Blaise, qu'il y a dans les hommes des caractères que
les révolutions ne changent point.

Quelques instants plus tard, venue de Rueil ou de Saint-Cloud, une
vieille femme, qui portait au bout du bras une boîte cylindrique, peinte
de couleurs vives, alla s'asseoir sur le banc où attendait Gamelin. Elle
avait posé devant elle sa boîte, dont le couvercle portait une aiguille
pour tirer les sorts. Car la pauvre femme offrait, dans les jardins, la
chance aux petits enfants. C'était une marchande de "plaisirs", vendant
sous un nom nouveau une antique pâtisserie, car, soit que le terme
immémorial d'"oublie" donnât l'idée importune d'oblation et de
redevance, soit qu'on s'en fût lassé par caprice, les "oublies"
s'appelaient alors des "plaisirs".

La vieille essuya, d'un coin de son tablier, la sueur de son front et
exhala ses plaintes au ciel, accusant Dieu d'injustice quand il faisait
une dure vie à ses créatures. Son homme tenait un bouchon, au bord de la
rivière, à Saint-Cloud, et elle montait tous les jours aux
Champs-Élysées, agitant sa cliquette et criant: "Voilà le plaisir,
mesdames!" Et de tout ce travail ils ne tiraient pas de quoi soutenir
leur vieillesse.

Voyant le jeune homme du banc disposé à la plaindre, elle exposa
abondamment la cause de ses maux. C'était la république qui, en
dépouillant les riches, ôtait aux pauvres le pain de la bouche. Et il
n'y avait pas à espérer un meilleur état de choses. Elle connaissait, au
contraire, à plusieurs signes, que les affaires ne feraient qu'empirer.
A Nanterre, une femme avait accouché d'un enfant à tête de vipère; la
foudre était tombée sur l'église de Rueil et avait fondu la croix du
clocher; on avait aperçu un loup-garou dans le bois de Chaville. Des
hommes masqués empoisonnaient les sources et jetaient dans l'air des
poudres qui donnaient des maladies....

Évariste vit Élodie qui sautait de voiture. Il courut à elle. Les yeux
de la jeune femme brillaient dans l'ombre transparente de son chapeau de
paille; ses lèvres, aussi rouges que les œillets qu'elle tenait à la
main, souriaient. Une écharpe de soie noire, croisée sur la poitrine, se
nouait sur le dos. Sa robe jaune faisait voir les mouvements rapides des
genoux et découvrait les pieds chaussés de souliers plats. Les hanches
étaient presque entièrement dégagées: car la Révolution avait affranchi
la taille des citoyennes; cependant la jupe, enflée encore sous les
reins, déguisait les formes en les exagérant et voilait la réalité sous
son image amplifiée.

Il voulut parler et ne put trouver ses mots, et se reprocha cet embarras
qu'Élodie préférait au plus doux accueil. Elle remarqua aussi et tint
pour un bon signe qu'il avait noué sa cravate avec plus d'art qu'à
l'ordinaire. Elle lui tendit la main.

"Je voulais vous voir, dit-elle, causer avec vous. Je n'ai pas répondu à
votre lettre: elle m'a déplu; je ne vous y ai pas retrouvé. Elle aurait
été plus aimable, si elle avait été plus naturelle. Ce serait faire tort
à votre caractère et à votre esprit que de croire que vous ne voulez pas
retourner à l'_Amour peintre_ parce que vous y avez eu une altercation
légère sur la politique, avec un homme beaucoup plus âgé que vous. Soyez
sûr que vous n'avez nullement à craindre que mon père vous reçoive mal,
quand vous reviendrez chez nous. Vous ne le connaissez pas: il ne se
rappelle ni ce qu'il vous a dit, ni ce que vous lui avez répondu. Je
n'affirme pas qu'il existe une grande sympathie entre vous deux; mais il
est sans rancune. Je vous le dis franchement, il ne s'occupe pas
beaucoup de vous... ni de moi. Il ne pense qu'à ses affaires et à ses
plaisirs."

Elle s'achemina vers les bosquets de la chaumière, où il la suivit avec
quelque répugnance, parce qu'il savait que c'était le rendez-vous des
amours vénales et des tendresses éphémères. Elle choisit la table la
plus cachée.

"Que j'ai de choses à vous dire, Évariste! L'amitié a des droits: vous
me permettez d'en user? Je vous parlerai beaucoup de vous... et un peu
de moi, si vous le voulez bien."

Le limonadier ayant apporté une carafe et des verres, elle versa
elle-même à boire, en bonne ménagère; puis elle lui conta son enfance,
elle lui dit la beauté de sa mère, qu'elle aimait à célébrer, par piété
filiale et comme l'origine de sa propre beauté; elle vanta la vigueur de
ses grands-parents, car elle avait l'orgueil de son sang bourgeois. Elle
conta comment, ayant perdu à seize ans cette mère adorable, elle avait
vécu sans tendresse et sans appui. Elle se peignit telle qu'elle était,
vive, sensible, courageuse, et elle ajouta:

"Évariste, j'ai passé une jeunesse trop mélancolique et trop solitaire
pour ne pas savoir le prix d'un cœur comme le vôtre, et je ne renoncerai
pas de moi-même et sans efforts, je vous en avertis, à une sympathie sur
laquelle je croyais pouvoir compter et qui m'était chère."

Évariste la regarda tendrement:

"Se peut-il, Élodie, que je ne vous sois pas indifférent? Puis-je
croire?..."

Il s'arrêta, de peur d'en trop dire et d'abuser par là d'une amitié si
confiante.

Elle lui tendit une petite main honnête, qui sortait à demi des longues
manches étroites garnies de dentelle. Son sein se soulevait en longs
soupirs.

"Attribuez-moi, Évariste, tous les sentiments que vous voulez que j'aie
pour vous, et vous ne vous tromperez pas sur les dispositions de mon
cœur.

--Élodie, Élodie, ce que vous dites là, le répéterez-vous encore quand
vous saurez...."

Il hésita.

Elle baissa les yeux.

Il acheva plus bas:

"... que je vous aime?"

En entendant ces derniers mots, elle rougit: c'était de plaisir. Et,
tandis que ses yeux exprimaient une tendre volupté, malgré elle, un
sourire comique soulevait un coin de ses lèvres. Elle songeait:

"Et il croit s'être déclaré le premier!... et il craint peut-être de me
fâcher!..."

Et elle lui dit avec bonté:

"Vous ne l'aviez donc pas vu, mon ami, que je vous aimais?"

Ils se croyaient seuls au monde. Dans son exaltation, Évariste leva les
yeux vers le firmament étincelant de lumière et d'azur:

"Voyez: le ciel nous regarde! Il est adorable et bienveillant comme
vous, ma bien-aimée; il a votre éclat, votre douceur, votre sourire."

Il se sentait uni à la nature entière, il l'associait à sa joie, à sa
gloire. A ses yeux, pour célébrer ses fiançailles, les fleurs des
marronniers s'allumaient comme des candélabres, les torches gigantesques
des peupliers s'enflammaient.

Il se réjouissait de sa force et de sa grandeur. Elle, plus tendre et
aussi plus fine, plus souple et plus ductile, se donnait l'avantage de
la faiblesse et, aussitôt après l'avoir conquis, se soumettait à lui;
maintenant qu'elle l'avait mis sous sa domination, elle reconnaissait en
lui le maître, le héros, le dieu, brûlait d'obéir, d'admirer et de
s'offrir. Sous l'ombrage du bosquet, il lui donna un long baiser ardent
sous lequel elle renversa la tête, et, dans les bras d'Évariste, elle
sentit toute sa chair se fondre comme une cire.

Ils s'entretinrent longtemps encore d'eux-mêmes, oubliant l'univers.
Évariste exprimait surtout des idées vagues et pures, qui jetaient
Élodie dans le ravissement. Élodie disait des choses douces, utiles et
particulières. Puis, quand elle jugea qu'elle ne pouvait tarder
davantage, elle se leva avec décision, donna à son ami les trois œillets
rouges fleuris à sa fenêtre et sauta lestement dans le cabriolet qui
l'avait amenée. C'était une voiture de place peinte en jaune, très haute
sur roues, qui n'avait certes rien d'étrange, non plus que le cocher.
Mais Gamelin ne prenait pas de voitures et l'on n'en prenait guère
autour de lui. De la voir sur ces grandes roues rapides, il eut un
serrement de cœur et se sentit assailli d'un douloureux pressentiment:
par une sorte d'hallucination tout intellectuelle, il lui semblait que
le cheval de louage emportait Élodie au-delà des choses actuelles et du
temps présent vers une cité riche et joyeuse, vers des demeures de luxe
et de plaisirs où il ne pénétrerait jamais.

La voiture disparut. Le trouble d'Évariste se dissipa; mais il lui
restait une sourde angoisse et il sentait que les heures de tendresse et
d'oubli qu'il venait de vivre, il ne les revivrait plus.

Il passa par les Champs-Élysées, où des femmes en robes claires
cousaient ou brodaient, assises sur des chaises de bois, tandis que
leurs enfants jouaient sous les arbres. Une marchande de plaisirs,
portant sa caisse en forme de tambour, lui rappela la marchande de
plaisirs de l'allée des Veuves, et il lui sembla qu'entre ces deux
rencontres tout un âge de sa vie s'était écoulé. Il traversa la place de
la Révolution. Dans le jardin des Tuileries, il entendit gronder au loin
l'immense rumeur des grands jours, ces voix unanimes que les ennemis de
la Révolution prétendaient s'être tues pour jamais. Il hâta le pas dans
la clameur grandissante, gagna la rue Honoré et la trouva couverte d'une
foule d'hommes et de femmes, qui criaient: "Vive la République! Vive la
Liberté!" Les murs des jardins, les fenêtres, les balcons, les toits
étaient pleins de spectateurs qui agitaient des chapeaux et des
mouchoirs. Précédé d'un sapeur qui faisait place au cortège, entouré
d'officiers municipaux, de gardes nationaux, de canonniers, de
gendarmes, de hussards, s'avançait lentement, sur les têtes des
citoyens, un homme au teint bilieux, le front ceint d'une couronne de
chêne, le corps enveloppé d'une vieille lévite verte à collet d'hermine.
Les femmes lui jetaient des fleurs. Il promenait autour de lui le regard
perçant de ses yeux jaunes, comme si, dans cette multitude enthousiaste,
il cherchait encore des ennemis du peuple à dénoncer, des traîtres à
punir. Sur son passage, Gamelin, tête nue, mêlant sa voix à cent mille
voix, cria:

"Vive Marat!"

Le triomphateur entra comme le Destin dans la salle de la Convention.
Tandis que la foule s'écoulait lentement, Gamelin, assis sur une borne
de la rue Honoré, contenait de sa main les battements de son cœur. Ce
qu'il venait de voir le remplissait d'une émotion sublime et d'un
enthousiasme ardent.

Il vénérait, chérissait Marat qui, malade, les veines en feu, dévoré
d'ulcères, épuisait le reste de ses forces au service de la République,
et, dans sa pauvre maison, ouverte à tous, l'accueillait les bras
ouverts, lui parlait avec le zèle du bien public, l'interrogeait parfois
sur les desseins des scélérats. Il admirait que les ennemis du juste, en
conspirant sa perte, eussent préparé son triomphe; il bénissait le
tribunal révolutionnaire qui, en acquittant l'Ami du peuple, avait rendu
à la Convention le plus zélé et le plus pur de ses législateurs. Ses
yeux revoyaient cette tête brûlée de fièvre, ceinte de la couronne
civique, ce visage empreint d'un vertueux orgueil et d'un impitoyable
amour, cette face ravagée, décomposée, puissante, cette bouche crispée,
cette large poitrine, cet agonisant robuste qui, du haut du char vivant
de son triomphe, semblait dire à ses concitoyens: "Soyez, à mon
exemple, patriotes jusqu'à la mort."

La rue était déserte, la nuit la couvrait de son ombre; l'allumeur de
lanternes passait avec son falot, et Gamelin murmurait:

"Jusqu'à la mort!..."



V


A neuf heures du matin, Évariste trouva dans le jardin du Luxembourg
Élodie qui l'attendait sur un banc.

Depuis un mois qu'ils avaient échangé leurs aveux d'amour, ils se
voyaient tous les jours, à l'_Amour peintre_ ou à l'atelier de la place
de Thionville, très tendrement, et toutefois avec une réserve
qu'imposait à leur intimité le caractère d'un amant grave et vertueux,
déiste et bon citoyen, qui, prêt à s'unir à sa chère maîtresse devant la
loi ou devant Dieu seul, selon les circonstances, ne le voulait faire
qu'au grand jour et publiquement. Élodie reconnaissait tout ce que cette
résolution avait d'honorable; mais, désespérant d'un mariage que tout
rendait impossible et se refusant à braver les convenances sociales,
elle envisageait au-dedans d'elle-même une liaison que le secret eût
rendue décente jusqu'à ce que la durée l'eût rendue respectable. Elle
pensait vaincre, un jour, les scrupules d'un amant trop respectueux; et,
ne voulant pas tarder à lui faire des révélations nécessaires, elle lui
avait demandé une heure d'entretien dans le jardin désert, près du
couvent des Chartreux.

Elle le regarda d'un air de tendresse et de franchise, lui prit la main,
le fit asseoir à son côté et lui parla avec recueillement:

"Je vous estime trop pour rien vous cacher, Évariste. Je me crois digne
de vous, je ne le serais pas si je ne vous disais pas tout.
Entendez-moi et soyez mon juge. Je n'ai à me reprocher aucune action
vile, basse ou seulement intéressée. J'ai été faible et crédule.... Ne
perdez pas de vue, mon ami, les circonstances difficiles dans lesquelles
j'étais placée. Vous le savez: je n'avais plus de mère; mon père, encore
jeune, ne songeait qu'à ses amusements et ne s'occupait pas de moi.
J'étais sensible; la nature m'avait douée d'un cœur tendre et d'une âme
généreuse; et, bien qu'elle ne m'eût pas refusé un jugement ferme et
sain, le sentiment alors l'emportait en moi sur la raison. Hélas! il
l'emporterait encore aujourd'hui, s'ils ne s'accordaient tous deux,
Évariste, pour me donner à vous entièrement et à jamais!"

Elle s'exprimait avec mesure et fermeté. Ses paroles étaient préparées;
depuis longtemps elle avait résolu de faire sa confession, parce qu'elle
était franche, parce qu'elle se plaisait à imiter Jean-Jacques et parce
qu'elle se disait raisonnablement: "Évariste saura, quelque jour, des
secrets dont je ne suis pas seule dépositaire; il vaut mieux qu'un aveu,
dont la liberté est toute à ma louange, l'instruise de ce qu'il aurait
appris un jour à ma honte." Tendre comme elle était et docile à la
nature, elle ne se sentait pas très coupable et sa confession en était
moins pénible; elle comptait bien, d'ailleurs, ne dire que le
nécessaire.

"Ah! soupira-t-elle, que n'êtes-vous venu à moi, cher Évariste, à ces
moments où j'étais seule, abandonnée?..."

Gamelin avait pris à la lettre la demande que lui avait faite Élodie
d'être son juge. Préparé de nature et par éducation littéraire à
l'exercice de la justice domestique, il s'apprêtait à recevoir les aveux
d'Élodie.

Comme elle hésitait, il lui fit signe de parler.

Elle dit très simplement:

"Un jeune homme, qui parmi de mauvaises qualités en avait de bonnes et
ne montrait que celles-là, me trouva quelque attrait et s'occupa de moi
avec une assiduité qui surprenait chez lui: il était à la fleur de la
vie, plein de grâce et lié avec des femmes charmantes qui ne se
cachaient point de l'adorer. Ce ne fut pas par sa beauté ni même par son
esprit qu'il m'intéressa.... Il sut me toucher en me témoignant de
l'amour, et je crois qu'il m'aimait vraiment. Il fut tendre, empressé.
Je ne demandai d'engagements qu'à son cœur, et son cœur était mobile....
Je n'accuse que moi; c'est ma confession que je fais, et non la sienne.
Je ne me plains pas de lui, puisqu'il m'est devenu étranger. Ah! je vous
jure, Évariste, il est pour moi comme s'il n'avait jamais été!"

Elle se tut. Gamelin ne répondit rien. Il croisait les bras; son regard
était fixe et sombre. Il songeait en même temps à sa maîtresse et à sa
sœur Julie. Julie aussi avait écouté un amant; mais, bien différente,
pensait-il, de la malheureuse Élodie, elle s'était fait enlever, non
point dans l'erreur d'un cœur sensible, mais pour trouver, loin des
siens, le luxe et le plaisir. En sa sévérité, il avait condamné sa sœur
et il inclinait à condamner sa maîtresse.

Élodie reprit d'une voix très douce:

"J'étais imbue de philosophie; je croyais que les hommes étaient
naturellement honnêtes. Mon malheur fut d'avoir rencontré un amant qui
n'était pas formé à l'école de la nature et de la morale, et que les
préjugés sociaux, l'ambition, l'amour-propre, un faux point d'honneur
avaient fait égoïste et perfide."

Ces paroles calculées produisirent l'effet voulu. Les yeux de Gamelin
s'adoucirent. Il demanda:

"Qui était votre séducteur? Est-ce que je le connais?

--Vous ne le connaissez pas.

--Nommez-le-moi."

Elle avait prévu cette demande et était résolue à ne pas la satisfaire.

Elle donna ses raisons.

"Épargnez-moi, je vous prie. Pour vous comme pour moi, j'en ai déjà trop
dit."

Et, comme il insistait:

"Dans l'intérêt sacré de notre amour, je ne vous dirai rien qui précise
à votre esprit cet... étranger. Je ne veux pas jeter un spectre à votre
jalousie; je ne veux pas mettre une ombre importune entre vous et moi.
Ce n'est pas quand j'ai oublié cet homme que je vous le ferai
connaître."

Gamelin la pressa de lui livrer le nom du séducteur: c'est le terme
qu'il employait obstinément, car il ne doutait pas qu'Élodie n'eût été
séduite, trompée, abusée. Il ne concevait même pas qu'il en eût pu être
autrement, et qu'elle eût obéi au désir, à l'irrésistible désir, écouté
les conseils intimes de la chair et du sang; il ne concevait pas que
cette créature voluptueuse et tendre, cette belle victime, se fût
offerte; il fallait, pour contenter son génie, qu'elle eût été prise par
force ou par ruse, violentée, précipitée dans des pièges tendus sous
tous ses pas. Il lui faisait des questions mesurées dans les termes,
mais précises, serrées, gênantes. Il lui demandait comment s'était
formée cette liaison, si elle avait été longue ou courte, tranquille ou
troublée, et de quelle manière elle s'était rompue. Et il revenait sans
cesse sur les moyens qu'avait employés cet homme pour la séduire, comme
s'il avait dû en employer d'étranges et d'inouïs. Toutes ces questions,
il les fit en vain. Avec une obstination douce et suppliante, elle se
taisait, la bouche serrée et les yeux gros de larmes.

Pourtant, Évariste ayant demandé où était à présent cet homme, elle
répondit:

"Il a quitté le royaume."

Elle se reprit vivement:

"... la France.

--Un émigré!" s'écria Gamelin.

Elle le regarda, muette, à la fois rassurée et attristée de le voir se
créer lui-même une vérité conforme à ses passions politiques, et donner
à sa jalousie gratuitement une couleur jacobine.

En fait, l'amant d'Élodie était un petit clerc de procureur très joli
garçon, chérubin saute-ruisseau, qu'elle avait adoré et dont le souvenir
après trois ans lui donnait encore une chaleur dans le sein. Il
recherchait les femmes riches et âgées: il quitta Élodie pour une dame
expérimentée qui récompensait ses mérites. Entré, après la suppression
des offices, à la mairie de Paris, il était maintenant un dragon
sans-culotte et le greluchon d'une ci-devant.

"Un noble! un émigré! répétait Gamelin, qu'elle se gardait bien de
détromper, n'ayant jamais souhaité qu'il sût toute la vérité. Et il t'a
lâchement abandonnée?"

Elle inclina la tête.

Il la pressa sur son cœur:

"Chère victime de la corruption monarchique, mon amour te vengera de cet
infâme. Puisse le ciel me le faire rencontrer! Je saurai le
reconnaître!"

Elle détourna la tête, tout ensemble attristée et souriante, et déçue.
Elle l'aurait voulu plus intelligent des choses de l'amour, plus
naturel, plus brutal. Elle sentait qu'il ne pardonnait si vite que parce
qu'il avait l'imagination froide et que la confidence qu'elle venait de
lui faire n'éveillait en lui aucune de ces images qui torturent les
voluptueux, et qu'enfin il ne voyait dans cette séduction qu'un fait
moral et social.

Ils s'étaient levés et suivaient les vertes allées du jardin. Il lui
disait que, d'avoir souffert, il l'en estimait plus. Élodie n'en
demandait pas tant; mais, tel qu'il était, elle l'aimait, et elle
admirait le génie des arts qu'elle voyait briller en lui.

Au sortir du Luxembourg, ils rencontrèrent des attroupements dans la rue
de l'Égalité et tout autour du Théâtre de la Nation, ce qui n'était
point pour les surprendre: depuis quelques jours une grande agitation
régnait dans les sections les plus patriotes; on y dénonçait la faction
d'Orléans et les complices de Brissot, qui conjuraient, disait-on, la
ruine de Paris et le massacre des républicains. Et Gamelin lui-même
avait signé, peu auparavant, la pétition de la Commune qui demandait
l'exclusion des Vingt et un.

Près de passer sous l'arcade qui reliait le théâtre à la maison voisine,
il leur fallut traverser un groupe de citoyens en carmagnole que
haranguait, du haut de la galerie, un jeune militaire beau comme l'Amour
de Praxitèle sous son casque de peau de panthère. Ce soldat charmant
accusait l'Ami du peuple d'indolence. Il disait:

"Tu dors, Marat, et les fédéralistes nous forgent des fers!"

A peine Élodie eut-elle tourné les yeux sur lui:

"Venez, Évariste!" fit-elle vivement.

La foule, disait-elle, l'effrayait, et elle craignait de s'évanouir dans
la presse.

Ils se quittèrent sur la place de la Nation, en se jurant un amour
éternel.



Ce matin-là, de bonne heure, le citoyen Brotteaux avait fait à la
citoyenne Gamelin le présent magnifique d'un chapon. C'eût été de sa
part une imprudence de dire comment il se l'était procuré: car il le
tenait d'une dame de la Halle à qui, sur la pointe Eustache, il servait
parfois de secrétaire, et l'on savait que les dames de la Halle
nourrissaient des sentiments royalistes et correspondaient avec les
émigrés. La citoyenne Gamelin avait reçu le chapon d'un cœur
reconnaissant. On ne voyait guère de telles pièces alors: les vivres
enchérissaient. Le peuple craignait la famine; les aristocrates,
disait-on, la souhaitaient, les accapareurs la préparaient.

Le citoyen Brotteaux, prié de manger sa part du chapon au dîner de
midi, se rendit à cette invitation et félicita son hôtesse de la suave
odeur de cuisine qu'on respirait chez elle. Et, de fait, l'atelier du
peintre sentait le bouillon gras.

"Vous êtes bien honnête, monsieur, répondit la bonne dame. Pour préparer
l'estomac à recevoir votre chapon, j'ai fait une soupe aux herbes avec
une couenne de lard et un gros os de bœuf. Il n'y a rien qui embaume un
potage comme un os à moelle.

--Cette maxime est louable, citoyenne, répliqua le vieux Brotteaux. Et
vous ferez sagement de remettre demain, après-demain et tout le reste de
la semaine, ce précieux os dans la marmite, qu'il ne manquera point de
parfumer. La sibylle de Panzoust procédait de la sorte: elle faisait un
potage de choux verts avec une couenne de lard jaune et un vieil
savorados. Ainsi nomme-t-on dans son pays, qui est aussi le mien, l'os
médullaire si savoureux et succulent.

--Cette dame dont vous parlez, monsieur, fit la citoyenne Gamelin,
n'était-elle pas un peu regardante, de faire servir si longtemps le même
os?

--Elle menait petit train, répondit Brotteaux. Elle était pauvre, bien
que prophétesse."

A ce moment, Évariste Gamelin rentra, tout ému des aveux qu'il venait de
recevoir et se promettant de connaître le séducteur d'Élodie, pour
venger en même temps sur lui la République et son amour.

Après les politesses ordinaires, le citoyen Brotteaux reprit le fil de
son discours:

"Il est rare que ceux qui font métier de prédire l'avenir
s'enrichissent. On s'aperçoit trop vite de leurs supercheries. Leur
imposture les rend haïssables. Mais il faudrait les détester bien
davantage s'ils annonçaient vraiment l'avenir. Car la vie d'un homme
serait intolérable, s'il savait ce qui lui doit arriver. Il découvrirait
des maux futurs, dont il souffrirait par avance, et il ne jouirait plus
des biens présents, dont il verrait la fin. L'ignorance est la
condition nécessaire du bonheur des hommes, et il faut reconnaître que,
le plus souvent, ils la remplissent bien. Nous ignorons de nous presque
tout; d'autrui, tout. L'ignorance fait notre tranquillité; le mensonge,
notre félicité."

La citoyenne Gamelin mit la soupe sur la table, dit le _Benedicite_, fit
asseoir son fils et son hôte, et commença de manger debout, refusant la
place que le citoyen Brotteaux lui offrait à côté de lui, car elle
savait, disait-elle, à quoi la politesse l'obligeait.



VI


Dix heures du matin. Pas un souffle d'air. C'était le mois de juillet le
plus chaud qu'on eût connu. Dans l'étroite rue de Jérusalem, une
centaine de citoyens de la section faisaient la queue à la porte du
boulanger, sous la surveillance de quatre gardes nationaux qui, l'arme
au repos, fumaient leur pipe.

La Convention nationale avait décrété le _maximum_: aussitôt grains,
farine avaient disparu. Comme les Israélites au désert, les Parisiens se
levaient avant le jour s'ils voulaient manger. Tous ces gens, serrés les
uns contre les autres, hommes, femmes, enfants, sous un ciel de plomb
fondu, qui chauffait les pourritures des ruisseaux et exaltait les
odeurs de sueur et de crasse, se bousculaient, s'interpellaient, se
regardaient avec tous les sentiments que les êtres humains peuvent
éprouver les uns pour les autres, antipathie, dégoût, intérêt, désir,
indifférence. On avait appris, par une expérience douloureuse, qu'il n'y
avait pas de pain pour tout le monde: aussi les derniers venus
cherchaient-ils à se glisser en avant; ceux qui perdaient du terrain se
plaignaient et s'irritaient et invoquaient vainement leur droit méprisé.
Les femmes jouaient avec rage des coudes et des reins pour conserver
leur place ou en gagner une meilleure. Si la presse devenait plus
étouffante, des cris s'élevaient: "Ne poussez pas!" Et chacun
protestait, se disant poussé soi-même.

Pour éviter ces désordres quotidiens, les commissaires délégués par la
section avaient imaginé d'attacher à la porte du boulanger une corde que
chacun tenait à son rang; mais les mains trop rapprochées se
rencontraient sur la corde et entraient en lutte. Celui qui la quittait
ne parvenait point à la reprendre. Les mécontents ou les plaisants la
coupaient, et il avait fallu y renoncer.

Dans cette queue, on suffoquait, on croyait mourir, on faisait des
plaisanteries, on lançait des propos grivois, on jetait des invectives
aux aristocrates et aux fédéralistes, auteurs de tout le mal. Quand un
chien passait, des plaisants l'appelaient Pitt. Parfois retentissait un
large soufflet, appliqué par la main d'une citoyenne sur la joue d'un
insolent, tandis que, pressée par son voisin, une jeune servante, les
yeux mi-clos et la bouche entrouverte, soupirait mollement. A toute
parole, à tout geste, à toute attitude propre à mettre en éveil l'humeur
grivoise des aimables Français, un groupe de jeunes libertins entonnait
le _Ça ira_, malgré les protestations d'un vieux jacobin, indigné que
l'on compromît en de sales équivoques un refrain qui exprimait la foi
républicaine dans un avenir de justice et de bonheur.

Son échelle sous le bras, un afficheur vint coller sur un mur, en face
de la boulangerie, un avis de la Commune rationnant la viande de
boucherie. Des passants s'arrêtaient pour lire la feuille encore toute
gluante. Une marchande de choux, qui cheminait sa hotte sur le dos, se
mit à dire de sa grosse voix cassée:

"Ils sont partis, les beaux bœufs! ratissons-nous les boyaux."

Tout à coup une telle bouffée de puanteur ardente monta d'un égout, que
plusieurs furent pris de nausées; une femme se trouva mal et fut remise
évanouie à deux gardes nationaux qui la portèrent à quelques pas de là,
sous une pompe. On se bouchait le nez; une rumeur grondait; des paroles
s'échangeaient, pleines d'angoisse et d'épouvante. On se demandait si
c'était quelque animal enterré là, ou bien un poison mis par
malveillance, ou plutôt un massacré de Septembre, noble ou prêtre,
oublié dans une cave du voisinage.

"On en a donc mis là?

--On en a mis partout!

--Ce doit être un de ceux du Châtelet. Le 2, j'en ai vu trois cents en
tas sur le Pont au Change."

Les Parisiens craignaient la vengeance de ces ci-devant qui, morts, les
empoisonnaient.

Évariste Gamelin vint prendre la queue: il avait voulu éviter à sa
vieille mère les fatigues d'une longue station. Son voisin, le citoyen
Brotteaux, l'accompagnait, calme, souriant, son Lucrèce dans la poche
béante de sa redingote puce.

Le bon vieillard vanta cette scène comme une bambochade digne du pinceau
d'un moderne Téniers.

"Ces portefaix et ces commères, dit-il, sont plus plaisants que les
Grecs et les Romains si chers aujourd'hui à nos peintres. Pour moi, j'ai
toujours goûté la manière flamande."

Ce qu'il ne rappelait point, par sagesse et bon goût, c'est qu'il avait
possédé une galerie de tableaux hollandais que le seul cabinet de M. de
Choiseul égalait pour le nombre et le choix des peintures.

"Il n'y a de beau que l'antique, répondit le peintre, et ce qui en est
inspiré: mais je vous accorde que les bambochades de Téniers, de Steen
ou d'Ostade valent mieux que les fanfreluches de Watteau, de Boucher ou
de Van Loo: l'humanité y est enlaidie, mais non point avilie comme par
un Baudouin ou un Fragonard."

Un aboyeur passa, criant:

"_Le Bulletin du Tribunal révolutionnaire!_... la liste des condamnés!

--Ce n'est point assez d'un tribunal révolutionnaire, dit Gamelin. Il en
faut un dans chaque ville.... Que dis-je? dans chaque commune, dans
chaque canton. Il faut que tous les pères de famille, que tous les
citoyens s'érigent en juges. Quand la nation se trouve sous le canon des
ennemis et sous le poignard des traîtres, l'indulgence est parricide.
Quoi! Lyon, Marseille, Bordeaux insurgées, la Corse révoltée, la Vendée
en feu, Mayence et Valenciennes tombées au pouvoir de la coalition, la
trahison dans les campagnes, dans les villes, dans les camps, la
trahison siégeant sur les bancs de la Convention nationale, la trahison
assise, une carte à la main, dans les conseils de guerre de nos
généraux!... Que la guillotine sauve la patrie!

--Je n'ai pas d'objection essentielle à faire contre la guillotine,
répliqua le vieux Brotteaux. La nature, ma seule maîtresse et ma seule
institutrice, ne m'avertit en effet d'aucune manière que la vie d'un
homme ait quelque prix; elle enseigne au contraire, de toutes sortes de
manières, qu'elle n'en a aucun. L'unique fin des êtres semble de devenir
la pâture d'autres êtres destinés à la même fin. Le meurtre est de droit
naturel: en conséquence la peine de mort est légitime, à la condition
qu'on ne l'exerce ni par vertu ni par justice, mais par nécessité ou
pour en tirer quelque profit. Cependant il faut que j'aie des instincts
pervers, car je répugne à voir couler le sang, et c'est une dépravation
que toute ma philosophie n'est pas encore parvenue à corriger.

--Les républicains, reprit Évariste, sont humains et sensibles. Il n'y a
que les despotes qui soutiennent que la peine de mort est un attribut
nécessaire de l'autorité. Le peuple souverain l'abolira un jour.
Robespierre l'a combattue, et avec lui tous les patriotes; la loi qui la
supprime ne saurait être trop tôt promulguée. Mais elle ne devra être
appliquée que lorsque le dernier ennemi de la République aura péri sous
le glaive de la loi."

Gamelin et Brotteaux avaient maintenant derrière eux des retardataires,
et parmi ceux-là plusieurs femmes de la section; entre autres une belle
grande tricoteuse, en fanchon et en sabots, portant un sabre en
bandoulière, une jolie fille blonde, ébouriffée, dont le fichu était
très chiffonné, et une jeune mère qui, maigre et pâle, donnait le sein à
un enfant malingre.

L'enfant, qui ne trouvait plus de lait, criait, mais ses cris étaient
faibles et les sanglots l'étouffaient. Pitoyablement petit, le teint
blême et brouillé, les yeux enflammés, sa mère le contemplait avec une
sollicitude douloureuse.

"Il est bien jeune, dit Gamelin en se retournant vers le malheureux
nourrisson, qui gémissait contre son dos, dans la presse étouffante des
derniers arrivés.

--Il a six mois, le pauvre amour!... Son père est à l'armée: il est de
ceux qui ont repoussé les Autrichiens à Condé. Il se nomme Dumonteil
(Michel), commis drapier de son état. Il s'est enrôlé, dans un théâtre
qu'on avait dressé devant l'hôtel de ville. Le pauvre ami voulait
défendre sa patrie et voir du pays.... Il m'écrit de prendre patience.
Mais comment voulez-vous que je nourrisse Paul... (c'est Paul qu'il se
nomme)... puisque je ne peux pas me nourrir moi-même?

--Ah! s'écria la jolie fille blonde, nous en avons encore pour une
heure, et il faudra, ce soir, recommencer la même cérémonie à la porte
de l'épicière. On risque la mort pour avoir trois œufs et un quarteron
de beurre.

--Du beurre, soupira la citoyenne Dumonteil, voilà trois mois que je
n'en ai vu!"

Et le chœur des femmes se lamenta sur la rareté et la cherté des vivres,
jeta des malédictions aux émigrés et voua à la guillotine les
commissaires de sections qui donnaient à des femmes dévergondées, au
prix de honteuses faveurs, des poulardes et des pains de quatre livres.
On sema des histoires alarmantes de bœufs noyés dans la Seine, de sacs
de farine vidés dans les égouts, de pains jetés dans les latrines....
C'étaient les affameurs royalistes, rolandins, brissotins, qui
poursuivaient l'extermination du peuple de Paris.

Tout à coup la jolie fille blonde, au fichu chiffonné, poussa des cris
comme si elle avait le feu à ses jupes, qu'elle secouait violemment et
dont elle retournait les poches, proclamant qu'on lui avait volé sa
bourse.

Au bruit de ce larcin, une grande indignation souleva ce menu peuple,
qui avait pillé les hôtels du faubourg Saint-Germain et envahi les
Tuileries sans rien emporter, artisans et ménagères, qui eussent de bon
cœur brûlé le château de Versailles, mais se fussent crus déshonorés
s'ils y avaient dérobé une épingle. Les jeunes libertins risquèrent sur
la mésaventure de la belle enfant quelques méchantes plaisanteries,
aussitôt étouffées sous la rumeur publique. On parlait déjà de pendre le
voleur à la lanterne. On entamait une enquête tumultueuse et partiale.
La grande tricoteuse, montrant du doigt un vieillard soupçonné d'être un
moine défroqué, jurait que c'était "le capucin" qui avait fait le coup.
La foule, aussitôt persuadée, poussa des cris de mort.

Le vieillard si vivement dénoncé à la vindicte publique se tenait fort
modestement devant le citoyen Brotteaux. Il avait toute l'apparence, à
vrai dire, d'un ci-devant religieux. Son air était assez vénérable, bien
qu'altéré par le trouble que causaient à ce pauvre homme les violences
de la foule et le souvenir encore vif des journées de Septembre. La
crainte qui se peignait sur son visage le rendait suspect au populaire,
qui croit volontiers que seuls les coupables ont peur de ses jugements,
comme si la précipitation inconsidérée avec laquelle il les rend ne
devait pas effrayer jusqu'aux plus innocents.

Brotteaux s'était donné pour loi de ne jamais contrarier le sentiment
populaire, surtout quand il se montrait absurde et féroce, "parce
qu'alors, disait-il, la voix du peuple était la voix de Dieu". Mais
Brotteaux était inconséquent: il déclara que cet homme, qu'il fût
capucin ou ne le fût point, n'avait pu dérober la citoyenne, dont il ne
s'était pas approché un seul moment.

La foule conclut que celui qui défendait le voleur était son complice,
et l'on parlait maintenant de traiter avec rigueur les deux malfaiteurs,
et, quand Gamelin se porta garant de Brotteaux, les plus sages parlèrent
de l'envoyer avec les deux autres à la section.

Mais la jolie fille s'écria tout à coup joyeusement qu'elle avait
retrouvé sa bourse. Aussitôt elle fut couverte de huées et menacée
d'être fessée publiquement, comme une nonne.

"Monsieur, dit le religieux à Brotteaux, je vous remercie d'avoir pris
ma défense. Mon nom importe peu, mais je vous dois de vous le dire: je
me nomme Louis de Longuemare. Je suis un régulier, en effet; mais non
pas un capucin, comme l'ont dit ces femmes. Il s'en faut de tout: je
suis clerc régulier de l'ordre des Barnabites, qui donna des docteurs et
des saints en foule à l'Église. Ce n'est point assez d'en faire remonter
l'origine à saint Charles Borromée: on doit considérer comme son
véritable fondateur l'apôtre saint Paul, dont il porte le monogramme
dans ses armoiries. J'ai dû quitter mon couvent devenu le siège de la
section du Pont-Neuf et porter un habit séculier.

--Mon Père, dit Brotteaux, en examinant la souquenille de M. de
Longuemare, votre habit témoigne suffisamment que vous n'avez pas renié
votre état: à le voir, on croirait que vous avez réformé votre ordre
plutôt que vous ne l'avez quitté. Et vous vous exposez bénévolement,
sous ces dehors austères, aux injures d'une populace impie.

--Je ne puis pourtant pas, répondit le religieux, porter un habit bleu,
comme un danseur!

--Mon Père, ce que je dis de votre habit est pour rendre hommage à votre
caractère et vous mettre en garde contre les dangers que vous courez.

--Monsieur, il conviendrait, tout au contraire, de m'encourager à
confesser ma foi. Car je ne suis que trop enclin à craindre le péril.
J'ai quitté mon habit, monsieur, ce qui est une manière d'apostasie;
j'aurais voulu du moins ne pas quitter la maison où Dieu m'accorda
durant tant d'années la grâce d'une vie paisible et cachée. J'obtins d'y
demeurer; et j'y gardai ma cellule, tandis qu'on transformait l'église
et le cloître en une sorte de petit hôtel de ville qu'ils nommaient la
section. Je vis, monsieur, je vis marteler les emblèmes de la sainte
vérité; je vis le nom de l'apôtre Paul remplacé par un bonnet de forçat.
Parfois même j'assistai aux conciliabules de la section, et j'y entendis
exprimer d'étonnantes erreurs. Enfin je quittai cette demeure profanée
et j'allai vivre de la pension de cent pistoles que me fait l'Assemblée
dans une écurie dont on a réquisitionné les chevaux pour le service des
armées. Là je dis la messe devant quelques fidèles, qui y viennent
attester l'éternité de l'Église de Jésus-Christ.

--Moi, mon Père, répondit l'autre, si vous voulez le savoir, je me nomme
Brotteaux et fus jadis publicain.

--Monsieur, répliqua le Père Longuemare, je savais, par l'exemple de
saint Matthieu, qu'on peut attendre une bonne parole d'un publicain.

--Mon Père, vous êtes trop honnête.

--Citoyen Brotteaux, dit Gamelin, admirez ce bon peuple plus affamé de
justice que de pain: chacun ici était prêt à quitter sa place pour
châtier le voleur. Ces hommes, ces femmes si pauvres, soumis à tant de
privations, sont d'une probité sévère, et ne peuvent tolérer un acte
malhonnête.

--Il faut convenir, répondit Brotteaux, que, dans leur grande envie de
pendre le larron, ces gens-ci eussent fait un mauvais parti à ce bon
religieux, à son défenseur et au défenseur de son défenseur. Leur
avarice même et l'amour égoïste qu'ils portent à leur bien les y
poussaient: le larron, en s'attaquant à l'un d'eux, les menaçait tous;
ils se préservaient en le punissant.... Au reste, il est probable que la
plupart de ces manouvriers et de ces ménagères sont probes et
respectueux du bien d'autrui. Ces sentiments leur ont été inculqués dès
l'enfance par leurs père et mère qui les ont suffisamment fessés, et
leur ont fait entrer les vertus par le cul."

Gamelin ne cacha pas au vieux Brotteaux qu'un tel langage lui semblait
indigne d'un philosophe.

"La vertu, dit-il, est naturelle à l'homme: Dieu en a déposé le germe
dans le cœur des mortels."

Le vieux Brotteaux était athée et tirait de son athéisme une source
abondante de délices.

"Je vois, citoyen Gamelin, que, révolutionnaire pour ce qui est de la
terre, vous êtes, quant au ciel, conservateur et même réacteur.
Robespierre et Marat le sont autant que vous. Et je trouve singulier que
les Français, qui ne souffrent plus de roi mortel, s'obstinent à en
garder un immortel, beaucoup plus tyrannique et féroce. Car qu'est-ce
que la Bastille et même la chambre ardente, auprès de l'enfer?
L'humanité copie ses dieux sur ses tyrans, et vous, qui rejetez
l'original, vous gardez la copie!

--Oh! citoyen! s'écria Gamelin, n'avez-vous pas honte de tenir ce
langage? et pouvez-vous confondre les sombres divinités conçues par
l'ignorance et la peur avec l'Auteur de la nature? La croyance en un
Dieu bon est nécessaire à la morale. L'Être suprême est la source de
toutes les vertus, et l'on n'est pas républicain si l'on ne croit en
Dieu. Robespierre le savait bien, qui fit enlever de la salle des
Jacobins ce buste du philosophe Helvétius, coupable d'avoir disposé les
Français à la servitude en leur enseignant l'athéisme.... J'espère, du
moins, citoyen Brotteaux, que, lorsque la République aura institué le
culte de la Raison, vous ne refuserez pas votre adhésion à une religion
si sage.

--J'ai l'amour de la raison, je n'en ai pas le fanatisme, répondit
Brotteaux. La raison nous guide et nous éclaire; quand vous en aurez
fait une divinité, elle vous aveuglera et vous persuadera des crimes."

Et Brotteaux continua de raisonner, les pieds dans le ruisseau, ainsi
qu'il le faisait naguère dans un de ces fauteuils dorés du baron
d'Holbach, qui, selon son expression, servaient de fondement à la
philosophie naturelle:

"Jean-Jacques Rousseau, dit-il, qui montra quelques talents, surtout en
musique, était un jean-fesse qui prétendait tirer sa morale de la nature
et qui la tirait en réalité des principes de Calvin. La nature nous
enseigne à nous entre-dévorer et elle nous donne l'exemple de tous les
crimes et de tous les vices que l'état social corrige ou dissimule. On
doit aimer la vertu; mais il est bon de savoir que c'est un simple
expédient imaginé par les hommes pour vivre commodément ensemble. Ce que
nous appelons la morale n'est qu'une entreprise désespérée de nos
semblables contre l'ordre universel, qui est la lutte, le carnage et
l'aveugle jeu de forces contraires. Elle se détruit elle-même, et, plus
j'y pense, plus je me persuade que l'univers est enragé. Les théologiens
et les philosophes, qui font de Dieu l'auteur de la nature et
l'architecte de l'univers, nous le font paraître absurde et méchant. Ils
le disent bon, parce qu'ils le craignent, mais ils sont forcés de
convenir qu'il agit d'une façon atroce. Ils lui prêtent une malignité
rare même chez l'homme. Et c'est par là qu'ils le rendent adorable sur
la terre. Car notre misérable race ne vouerait pas un culte à des Dieux
justes et bienveillants, dont elle n'aurait rien à craindre; elle ne
garderait point de leurs bienfaits une reconnaissance inutile. Sans le
purgatoire et l'enfer, le bon Dieu ne serait qu'un pauvre sire.

--Monsieur, dit le Père Longuemare, ne parlez point de la nature: vous
ne savez ce que c'est.

--Pardieu, je le sais aussi bien que vous, mon Père!

--Vous ne pouvez pas le savoir, puisque vous n'avez pas de religion et
que la religion seule nous enseigne ce qu'est la nature, en quoi elle
est bonne et comment elle a été dépravée. Au reste, ne vous attendez pas
à ce que je vous réponde: Dieu ne m'a donné, pour réfuter vos erreurs,
ni la chaleur du langage ni la force de l'esprit. Je craindrais de ne
vous fournir, par mon insuffisance, que des occasions de blasphème et
des causes d'endurcissement, et, lorsque je sens un vif désir de vous
servir, je ne recueillerais pour tout fruit de mon indiscrète charité
que...."

Ce propos fut interrompu par une immense clameur qui, partie de la tête
de la colonne, avertit la file entière des affamés que la boulangerie
ouvrait ses portes. On commença d'avancer mais avec une extrême lenteur.
Un garde national de service faisait entrer les acheteurs, un par un. Le
boulanger, sa femme et son garçon étaient assistés dans la vente des
pains par deux commissaires civils qui, un ruban tricolore au bras
gauche, s'assuraient que le consommateur appartenait à la section et
qu'on ne lui délivrait que la part proportionnelle aux bouches qu'il
avait à nourrir.

Le citoyen Brotteaux faisait de la recherche du plaisir la fin unique de
la vie: il estimait que la raison et les sens, seuls juges en l'absence
des Dieux, n'en pouvaient concevoir une autre. Or, trouvant dans les
propos du peintre un peu trop de fanatisme et dans ceux du religieux un
peu trop de simplicité pour y prendre grand plaisir, cet homme sage,
afin de conformer sa conduite à sa doctrine dans les conjonctures
présentes, et charmer l'attente encore longue, tira de la poche béante
de sa redingote puce son Lucrèce, qui demeurait ses plus chères délices
et son vrai contentement. La reliure de maroquin rouge était écornée par
l'usage et le citoyen Brotteaux en avait prudemment gratté les
armoiries, les trois îlots d'or achetés à beaux deniers comptants par le
traitant son père. Il ouvrit le livre à l'endroit où le poète
philosophe, qui veut guérir les hommes des vains troubles de l'amour,
surprend une femme entre les bras de ses servantes dans un état qui
offenserait tous les sens d'un amant. Le citoyen Brotteaux lut ces vers,
non toutefois sans jeter les yeux sur la nuque dorée de sa jolie voisine
ni sans respirer avec volupté la peau moite de cette petite souillon. Le
poète Lucrèce n'avait qu'une sagesse; son disciple Brotteaux en avait
plusieurs.

Il lisait, faisant deux pas tous les quarts d'heure. A son oreille,
réjouie par les cadences graves et nombreuses de la muse latine,
jaillissait en vain la criaillerie des commères sur l'enchérissement du
pain, du sucre, du café, de la chandelle et du savon. C'est ainsi qu'il
atteignit avec sérénité le seuil de la boulangerie. Derrière lui,
Évariste Gamelin voyait au-dessus de sa tête la gerbe dorée sur la
grille de fer qui fermait l'imposte.

A son tour, il entra dans la boutique: les paniers, les casiers étaient
vides; le boulanger lui délivra le seul morceau de pain qui restât et
qui ne pesait pas deux livres. Évariste paya, et l'on ferma la grille
sur ses talons, de peur que le peuple en tumulte n'envahît la
boulangerie. Mais ce n'était pas à craindre: ces pauvres gens, instruits
à l'obéissance par leurs antiques oppresseurs et par leurs libérateurs
du jour, s'en furent, la tête basse et traînant la jambe.

Gamelin, comme il atteignait le coin de la rue, vit assise sur une borne
la citoyenne Dumonteil, son nourrisson dans ses bras. Elle était sans
mouvement, sans couleur, sans larmes, sans regard. L'enfant lui suçait
le doigt avidement. Gamelin se tint un moment devant elle, timide,
incertain. Elle ne semblait pas le voir.

Il balbutia quelques mots, puis tira son couteau de sa poche, un
eustache à manche de corne, coupa son pain par le milieu et en mit la
moitié sur les genoux de la jeune mère, qui regarda, étonnée; mais il
avait déjà tourné le coin de la rue.

Rentré chez lui, Évariste trouva sa mère assise à la fenêtre, qui
reprisait des bas. Il lui mit gaiement son reste de pain dans la main.

"Vous me pardonnerez, ma bonne mère: fatigué d'être si longtemps sur mes
jambes, épuisé de chaleur, dans la rue, en rentrant à la maison, bouchée
par bouchée, j'ai mangé la moitié de notre ration. Il reste à peine
votre part."

Et il fit mine de secouer les miettes sur sa veste.



VII


Usant d'une très vieille façon de dire, la citoyenne veuve Gamelin
l'avait annoncé: "A force de manger des châtaignes, nous deviendrons
châtaignes." Ce jour-là, 13 juillet, elle et son fils avaient dîné, à
midi, d'une bouillie de châtaignes. Comme ils achevaient cet austère
repas, une dame poussa la porte et emplit soudain l'atelier de son éclat
et de ses parfums. Évariste reconnut la citoyenne Rochemaure. Croyant
qu'elle se trompait de porte et cherchait le citoyen Brotteaux, son ami
d'autrefois, il pensait déjà lui indiquer le grenier du ci-devant ou
appeler Brotteaux, pour épargner à une femme élégante de grimper par une
échelle de meunier; mais il parut dès l'abord que c'était au citoyen
Évariste Gamelin qu'elle avait affaire, car elle se déclara heureuse de
le rencontrer et de se dire sa servante.

Ils n'étaient point tout à fait étrangers l'un à l'autre: ils s'étaient
vus plusieurs fois dans l'atelier de David, dans une tribune de
l'assemblée, aux Jacobins, chez le restaurateur Vénua: elle l'avait
remarqué pour sa beauté, sa jeunesse, son air intéressant.

Portant un chapeau enrubanné comme un mirliton et empanaché comme le
couvre-chef d'un représentant en mission, la citoyenne Rochemaure était
emperruquée, fardée, mouchetée, musquée, la chair fraîche encore sous
tant d'apprêts: ces artifices violents de la mode trahissaient la hâte
de vivre et la fièvre de ces jours terribles aux lendemains incertains.
Son corsage à grands revers et à grandes basques, tout reluisant
d'énormes boutons d'acier, était rouge sang, et l'on ne pouvait
discerner, tant elle se montrait à la fois aristocrate et
révolutionnaire, si elle portait les couleurs des victimes ou celles du
bourreau. Un jeune militaire, un dragon, l'accompagnait.

La longue canne de nacre à la main, grande, belle, ample, la poitrine
généreuse, elle fit le tour de l'atelier, et, approchant de ses yeux
gris son lorgnon d'or à deux branches, elle examina les toiles du
peintre, souriant, se récriant, portée à l'admiration par la beauté de
l'artiste, et flattant pour être flattée.

"Qu'est-ce, demanda la citoyenne, que ce tableau si noble et si touchant
d'une femme douce et belle près d'un jeune malade?"

Gamelin répondit qu'il fallait y voir _Oreste veillé par Électre sa
sœur_, et que, s'il l'avait pu achever, ce serait peut-être son moins
mauvais ouvrage.

"Le sujet, ajouta-t-il, est tiré de l'_Oreste_ d'Euripide. J'avais lu,
dans une traduction déjà ancienne de cette tragédie, une scène qui
m'avait frappé d'admiration: celle où la jeune Électre, soulevant son
frère sur son lit de douleur, essuie l'écume qui lui souille la bouche,
écarte de ses yeux les cheveux qui l'aveuglent et prie ce frère chéri
d'écouter ce qu'elle lui va dire dans le silence des Furies.... En
lisant et relisant cette traduction, je sentais comme un brouillard qui
me voilait les formes grecques et que je ne pouvais dissiper. Je
m'imaginais le texte original plus nerveux et d'un autre accent.
Éprouvant un vif désir de m'en faire une idée exacte, j'allai prier M.
Gail, qui professait alors le grec au Collège de France (c'était en 91),
de m'expliquer cette scène mot à mot. Il me l'expliqua comme je le lui
demandais et je m'aperçus que les anciens sont beaucoup plus simples et
plus familiers qu'on ne se l'imagine. Ainsi, Électre dit à Oreste:
"Frère chéri, que ton sommeil m'a causé de joie! Veux-tu que je t'aide à
te soulever?" Et Oreste répond: "Oui, aide-moi, prends-moi, et essuie
ces restes d'écume attachés autour de ma bouche et de mes yeux. Mets ta
poitrine contre la mienne et écarte de mon visage ma chevelure emmêlée:
car elle me cache les yeux...." Tout plein de cette poésie si jeune et
si vive, de ces expressions naïves et fortes, j'esquissai le tableau que
vous voyez, citoyenne."

Le peintre, qui, d'ordinaire, parlait si discrètement de ses œuvres, ne
tarissait pas sur celle-là. Encouragé par un signe que lui fit la
citoyenne Rochemaure en soulevant son lorgnon, il poursuivit:

"Hennequin a traité en maître les fureurs d'Oreste. Mais Oreste nous
émeut encore plus dans sa tristesse que dans ses fureurs. Quelle
destinée que la sienne! C'est par piété filiale, par obéissance à des
ordres sacrés qu'il a commis ce crime dont les Dieux doivent l'absoudre,
mais que les hommes ne pardonneront jamais. Pour venger la justice
outragée, il a renié la nature, il s'est fait inhumain, il s'est arraché
les entrailles. Il reste fier sous le poids de son horrible et vertueux
forfait.... C'est ce que j'aurais voulu montrer dans ce groupe du frère
et de la sœur."

Il s'approcha de la toile et la regarda avec complaisance.

"Certaines parties, dit-il, sont à peu près terminées; la tête et le
bras d'Oreste, par exemple.

--C'est un morceau admirable.... Et Oreste vous ressemble, citoyen
Gamelin.

--Vous trouvez?" fit le peintre avec un sourire grave.

Elle prit la chaise que Gamelin lui tendait. Le jeune dragon se tint
debout à son côté, la main sur le dossier de la chaise où elle était
assise. A quoi l'on pouvait voir que la Révolution était accomplie, car,
sous l'ancien régime, un homme n'eût jamais, en compagnie, touché
seulement du doigt le siège où se trouvait une dame, formé par
l'éducation aux contraintes, parfois assez rudes, de la politesse,
estimant d'ailleurs que la retenue gardée dans la société donne un prix
singulier à l'abandon secret et que, pour perdre le respect, il fallait
l'avoir.

Louise Masché de Rochemaure, fille d'un lieutenant des chasses du roi,
veuve d'un procureur et, durant vingt ans, fidèle amie du financier
Brotteaux des Ilettes, avait adhéré aux principes nouveaux. On l'avait
vue, en juillet 1790, bêcher la terre du Champ de Mars. Son penchant
décidé pour les puissances l'avait portée facilement des feuillants aux
girondins et aux montagnards, tandis qu'un esprit de conciliation, une
ardeur d'embrassement et un certain génie d'intrigue l'attachaient
encore aux aristocrates et aux contre-révolutionnaires. C'était une
personne très répandue, fréquentant guinguettes, théâtres, traiteurs à
la mode, tripots, salons, bureaux de journaux, antichambres de comités.
La Révolution lui apportait nouveautés, divertissements, sourires,
joies, affaires, entreprises fructueuses. Nouant des intrigues
politiques et galantes, jouant de la harpe, dessinant des paysages,
chantant des romances, dansant des danses grecques, donnant à souper,
recevant de jolies femmes, comme la comtesse de Beaufort et l'actrice
Descoings, tenant toute la nuit table de trente et un et de biribi et
faisant rouler la rouge et la noire, elle trouvait encore le temps
d'être pitoyable à ses amis. Curieuse, agissante, brouillonne, frivole,
connaissant les hommes, ignorant les foules, aussi étrangère aux
opinions qu'elle partageait qu'à celles qu'il lui fallait répudier, ne
comprenant absolument rien à ce qui se passait en France, elle se
montrait entreprenante, hardie et toute pleine d'audace par ignorance du
danger et par une confiance illimitée dans le pouvoir de ses charmes.

Le militaire qui l'accompagnait était dans la fleur de la jeunesse. Un
casque de cuivre garni d'une peau de panthère, et la crête ornée de
chenille ponceau, ombrageait sa tête de chérubin et répandait sur son
dos une longue et terrible crinière. Sa veste rouge, en façon de
brassière, se gardait de descendre jusqu'aux reins pour n'en pas cacher
l'élégante cambrure. Il portait à la ceinture un énorme sabre, dont la
poignée en bec d'aigle resplendissait. Une culotte à pont, d'un bleu
tendre, moulait les muscles élégants de ses jambes, et des soutaches
d'un bleu sombre dessinaient leurs riches arabesques sur ses cuisses. Il
avait l'air d'un danseur costumé pour quelque rôle martial et galant,
dans _Achille à Scyros_ ou _les Noces d'Alexandre_, par un élève de
David attentif à serrer la forme.

Gamelin se rappelait confusément l'avoir déjà vu. C'était en effet le
militaire qu'il avait rencontré, quinze jours auparavant, haranguant le
peuple sur les galeries du Théâtre de la Nation.

La citoyenne Rochemaure le nomma:

"Le citoyen Henry, membre du Comité révolutionnaire de la section des
Droits de l'Homme."

Elle l'avait toujours dans ses jupes, miroir d'amour et certificat
vivant de civisme.

La citoyenne félicita Gamelin de ses talents et lui demanda s'il ne
consentirait pas à dessiner une carte pour une marchande de modes à qui
elle s'intéressait. Il y traiterait un sujet approprié: une femme
essayant une écharpe devant une psyché, par exemple, ou une jeune
ouvrière portant sous son bras un carton à chapeau.

Comme capables d'exécuter un petit ouvrage de ce genre, on lui avait
parlé du fils Fragonard, du jeune Ducis et aussi d'un nommé Prudhomme;
mais elle préférait s'adresser au citoyen Évariste Gamelin. Toutefois
elle n'en vint, sur cet article, à rien de précis, et l'on sentait
qu'elle avait mis cette commande en avant uniquement pour engager la
conversation. En effet, elle était venue pour tout autre chose. Elle
réclamait du citoyen Gamelin un bon office: sachant qu'il connaissait le
citoyen Marat, elle venait lui demander de l'introduire chez l'Ami du
peuple, avec qui elle désirait avoir un entretien.

Gamelin répondit qu'il était un trop petit personnage pour la présenter
à Marat, et que, du reste, elle n'avait que faire d'un introducteur:
Marat, bien qu'accablé d'occupations, n'était pas l'homme invisible
qu'on avait dit.

Et Gamelin ajouta:

"Il vous recevra, citoyenne, si vous êtes malheureuse: car son grand
cœur le rend accessible à l'infortune et pitoyable à toutes les
souffrances. Il vous recevra si vous avez quelque révélation à lui faire
intéressant le salut public: il a voué ses jours à démasquer les
traîtres."

La citoyenne Rochemaure répondit qu'elle serait heureuse de saluer en
Marat un citoyen illustre, qui avait rendu de grands services au pays,
qui était capable d'en rendre de plus grands encore, et qu'elle
souhaitait mettre ce législateur en rapport avec des hommes bien
intentionnés, des philanthropes favorisés par la fortune et capables de
lui fournir des moyens nouveaux de satisfaire son ardent amour de
l'humanité.

"Il est désirable, ajouta-t-elle, de faire coopérer les riches à la
prospérité publique."

De vrai, la citoyenne avait promis au banquier Morhardt de le faire
dîner avec Marat.

Morhardt, Suisse comme l'Ami du peuple, avait lié partie avec plusieurs
députés à la Convention, Julien (de Toulouse), Delaunay (d'Angers) et
l'ex-capucin Chabot pour spéculer sur les actions de la Compagnie des
Indes. Le jeu, très simple, consistait à faire tomber ces actions à six
cent cinquante livres par des motions spoliatrices, afin d'en acheter le
plus grand nombre possible à ce prix et de les relever ensuite à quatre
mille ou cinq mille livres par des motions rassurantes. Mais Chabot,
Julien, Delaunay étaient percés à jour. On suspectait Lacroix, Fabre
d'Églantine et même Danton. L'homme de l'agio, le baron de Batz,
cherchait de nouveaux complices à la Convention et conseillait au
banquier Morhardt de voir Marat.

Cette pensée des agioteurs contre-révolutionnaires n'était pas aussi
étrange qu'elle semblait tout d'abord. Toujours ces gens-là
s'efforçaient de se liguer avec les puissances du jour, et, par sa
popularité, par sa plume, par son caractère, Marat était une puissance
formidable. Les girondins sombraient; les dantonistes, battus par la
tempête, ne gouvernaient plus. Robespierre, l'idole du peuple, était
d'une probité jalouse, soupçonneux et ne se laissait point approcher. Il
importait de circonvenir Marat, de s'assurer sa bienveillance pour le
jour où il serait dictateur, et tout présageait qu'il le deviendrait: sa
popularité, son ambition, son empressement à recommander les grands
moyens. Et peut-être, après tout, que Marat rétablirait l'ordre, les
finances, la prospérité. Plusieurs fois il s'était élevé contre les
énergumènes qui renchérissaient sur lui de patriotisme; depuis quelque
temps, il dénonçait les démagogues presque autant que les modérés. Après
avoir excité le peuple à pendre les accapareurs dans leur boutique
pillée, il exhortait les citoyens au calme et à la prudence; il devenait
un homme de gouvernement.

Malgré certains bruits qu'on semait sur lui comme sur tous les autres
hommes de la Révolution, ces écumeurs d'or ne le croyaient pas
corruptible, mais ils le savaient vaniteux et crédule: ils espéraient le
gagner par des flatteries et surtout par une familiarité condescendante,
qu'ils croyaient de leur part la plus séduisante des flatteries. Ils
comptaient, grâce à lui, souffler le froid et le chaud sur toutes les
valeurs qu'ils voudraient acheter et revendre, et le pousser à servir
leurs intérêts en croyant n'agir que dans l'intérêt public.

Grande appareilleuse, bien qu'elle fût encore dans l'âge des amours, la
citoyenne Rochemaure s'était donné la mission de réunir le législateur
journaliste au banquier, et sa folle imagination lui représentait
l'homme des caves, aux mains encore rougies du sang de Septembre, engagé
dans le parti des financiers dont elle était l'agent, jeté par sa
sensibilité même et sa candeur en plein agio, dans ce monde, qu'elle
chérissait, d'accapareurs, de fournisseurs, d'émissaires de l'étranger,
de croupiers et de femmes galantes.

Elle insista pour que le citoyen Gamelin la conduisît chez l'Ami du
peuple, qui habitait non loin, dans la rue des Cordeliers, près de
l'église. Après avoir fait un peu de résistance, le peintre céda au vœu
de la citoyenne.

Le dragon Henry, invité à se joindre à eux, refusa, alléguant qu'il
entendait garder sa liberté, même à l'égard du citoyen Marat, qui, sans
doute, avait rendu des services à la République, mais maintenant
faiblissait: n'avait-il pas, dans sa feuille, conseillé la résignation
au peuple de Paris?

Et le jeune Henry, d'une voix mélodieuse, avec de longs soupirs, déplora
la République trahie par ceux en qui elle avait mis son espoir: Danton
repoussant l'idée d'un impôt sur les riches, Robespierre s'opposant à la
permanence des sections, Marat dont les conseils pusillanimes brisaient
l'élan des citoyens.

"Oh! s'écria-t-il, que ces hommes paraissent faibles auprès de Leclerc
et de Jacques Roux!... Roux! Leclerc! vous êtes les vrais amis du
peuple!"

Gamelin n'entendit point ces propos, qui l'eussent indigné: il était
allé dans la pièce voisine passer son habit bleu.

"Vous pouvez être fière de votre fils, dit la citoyenne Rochemaure à la
citoyenne Gamelin. Il est grand par le talent et par le caractère."

La citoyenne veuve Gamelin donna, en réponse, un bon témoignage de son
fils, sans toutefois s'enorgueillir de lui devant une dame de haut
parage, car elle avait appris dans son enfance que le premier devoir des
petits est l'humilité envers les grands. Elle était encline à se
plaindre, n'en ayant que trop sujet et trouvant dans ses plaintes un
soulagement à ses peines. Elle révélait abondamment ses maux à ceux
qu'elle croyait capables de les soulager, et madame de Rochemaure lui
semblait de ceux-là. Aussi, mettant à profit l'instant favorable, elle
conta tout d'une haleine la détresse de la mère et du fils, qui tous
deux mouraient de faim. On ne vendait plus de tableaux: la Révolution
avait tué le commerce comme avec un couteau. Les vivres étaient rares et
hors de prix....

Et la bonne dame expédiait ses lamentations avec toute la volubilité de
ses lèvres molles et de sa langue épaisse, afin de les avoir dépêchées
toutes quand reparaîtrait son fils, dont la fierté n'eût point approuvé
de telles plaintes. Elle s'efforçait d'émouvoir dans le moins de temps
possible une dame qu'elle jugeait riche et répandue, et de l'intéresser
au sort de son enfant. Et elle sentait que la beauté d'Évariste
conspirait avec elle pour attendrir une femme bien née.

En effet, la citoyenne Rochemaure montra de la sensibilité: elle s'émut
à l'idée des souffrances d'Évariste et de sa mère et rechercha les
moyens de les adoucir. Elle ferait acheter les ouvrages du peintre par
des hommes riches de ses amis.

"Car, dit-elle en souriant, il y a encore de l'argent en France, mais il
se cache."

Mieux encore: puisque l'art était perdu, elle procurerait à Évariste un
emploi chez Morhardt ou chez les frères Perregaux, ou une place de
commis chez un fournisseur aux armées.

Puis elle songea que ce n'était pas cela qu'il fallait à un homme de ce
caractère; et, après un moment de réflexion, elle fit signe qu'elle
avait trouvé:

"Il reste à nommer plusieurs jurés au Tribunal révolutionnaire. Juré,
magistrat, voilà ce qui convient à votre fils. Je suis en relation avec
les membres du Comité de Salut public; je connais Robespierre l'aîné;
son frère soupe très souvent chez moi. Je leur parlerai. Je ferai parler
à Montané, à Dumas, à Fouquier."

La citoyenne Gamelin, émue et reconnaissante, mit un doigt sur sa
bouche: Évariste rentrait dans l'atelier.

Il descendit avec la citoyenne Rochemaure l'escalier sombre, dont les
degrés de bois et de carreaux étaient recouverts d'une crasse antique.

Sur le Pont-Neuf, où le soleil, déjà bas, allongeait l'ombre du
piédestal qui avait porté le Cheval de Bronze et que pavoisaient
maintenant les couleurs de la nation, une foule d'hommes et de femmes du
peuple écoutaient, par petits groupes, des citoyens qui parlaient à voix
basse. La foule, consternée, gardait un silence coupé par intervalles de
gémissements et de cris de colère. Beaucoup s'en allaient d'un pas
rapide vers la rue de Thionville, ci-devant rue Dauphine; Gamelin,
s'étant glissé dans un de ces groupes, entendit que Marat venait d'être
assassiné.

Peu à peu la nouvelle se confirmait et se précisait: il avait été
assassiné dans sa baignoire, par une femme venue exprès de Caen pour
commettre ce crime.

Certains croyaient qu'elle s'était enfuie; mais la plupart disaient
qu'elle avait été arrêtée.

Ils étaient là, tous, comme un troupeau sans berger.

Ils songeaient:

"Marat, sensible, humain, bienfaisant, Marat n'est plus là pour nous
guider, lui qui ne s'est jamais trompé, qui devinait tout, qui osait
tout révéler!... Que faire, que devenir? Nous avons perdu notre
conseiller, notre défenseur, notre ami." Ils savaient d'où venait le
coup, et qui avait dirigé le bras de cette femme. Ils gémissaient:

"Marat a été frappé par les mains criminelles qui veulent nous
exterminer. Sa mort est le signal de l'égorgement de tous les
patriotes."

On rapportait diversement les circonstances de cette mort tragique et
les dernières paroles de la victime; on faisait des questions sur
l'assassin, dont on savait seulement que c'était une jeune femme envoyée
par les traîtres fédéralistes. Montrant les ongles et les dents, les
citoyennes vouaient la criminelle au supplice et, trouvant la guillotine
trop douce, réclamaient pour ce monstre le fouet, la roue,
l'écartèlement, et imaginaient des tortures nouvelles.

Des gardes nationaux en armes traînaient à la section un homme à l'air
résolu. Ses vêtements étaient en lambeaux; des filets de sang coulaient
sur sa face pâle. On l'avait surpris disant que Marat avait mérité son
sort en provoquant sans cesse au pillage et au meurtre. Et ç'avait été à
grand-peine que les miliciens l'avaient soustrait à la fureur populaire.
On le désignait du doigt comme un complice de l'assassin, et des menaces
de mort s'élevaient sur son passage.

Gamelin restait stupide de douleur. De maigres larmes séchaient dans ses
yeux ardents. A sa douleur filiale se mêlaient une sollicitude
patriotique et une piété populaire qui le déchiraient.

Il songeait:

"Après Le Peltier, après Bourdon, Marat!... Je reconnais le sort des
patriotes: massacrés au Champ de Mars, à Nancy, à Paris, ils périront
tous." Et il songeait au traître Wimpfen qui naguère encore, à la tête
d'une horde de soixante mille royalistes, marchait sur Paris, et qui,
s'il n'avait été arrêté à Vernon par les braves patriotes, eût mis à feu
et à sang la ville héroïque et condamnée.

Et combien de périls encore, combien de projets criminels, combien de
trahisons, que la sagesse et la vigilance de Marat pouvaient seules
connaître et déjouer! Qui saurait après lui dénoncer Custine oisif dans
le camp de César et refusant de débloquer Valenciennes, Biron inactif
dans la Basse-Vendée, laissant prendre Saumur et assiéger Nantes,
Dillon trahissant la patrie dans l'Argonne?...

Cependant, autour de lui, de moment en moment, grandissait la clameur
sinistre:

"Marat est mort; les aristocrates l'ont tué!"

Comme, le cœur gros de douleur, de haine et d'amour, il s'en allait
rendre un hommage funèbre au martyr de la liberté, une vieille paysanne
qui portait la coiffe limousine s'approcha de lui et lui demanda si ce
monsieur Marat, qui avait été assassiné, n'était pas monsieur le curé
Mara, de Saint-Pierre-de-Queyroix.



VIII


La veille de la fête, par un soir tranquille et clair, Élodie, au bras
d'Évariste, se promenait sur le champ de la Fédération. Des ouvriers
achevaient en hâte d'élever des colonnes, des statues, des temples, une
montagne, un autel. Des symboles gigantesques, l'Hercule populaire
brandissant sa massue, la Nature abreuvant l'univers à ses mamelles
inépuisables, se dressaient soudain dans la capitale en proie à la
famine, à la terreur, écoutant si l'on n'entendait pas sur la route de
Meaux les canons autrichiens. La Vendée réparait son échec devant Nantes
par des victoires audacieuses. Un cercle de fer, de flammes et de haine
entourait la grande cité révolutionnaire. Et cependant elle recevait
avec magnificence, comme la souveraine d'un vaste empire, les députés
des assemblées primaires qui avaient accepté la constitution. Le
fédéralisme était vaincu: la République une, indivisible, vaincrait tous
ses ennemis.

Étendant le bras sur la plaine populeuse:

"C'est là, dit Évariste, que, le 17 juillet 91, l'infâme Bailly fit
fusiller le peuple au pied de l'autel de la patrie. Le grenadier
Passavant, témoin du massacre, rentra dans sa maison, déchira son habit,
s'écria: "J'ai juré de mourir avec la liberté; elle n'est plus: je
meurs." Et il se brûla la cervelle."

Cependant les artistes et les bourgeois paisibles examinaient les
préparatifs de la fête, et on lisait sur leurs visages un amour de la
vie aussi morne que leur vie elle-même: les plus grands événements, en
entrant dans leur esprit, se rapetissaient à leur mesure et devenaient
insipides comme eux. Chaque couple allait, portant dans ses bras ou
traînant par la main ou faisant courir devant lui des enfants qui
n'étaient pas plus beaux que leurs parents et ne promettaient pas de
devenir plus heureux, et qui donneraient la vie à d'autres enfants aussi
médiocres qu'eux en joie et en beauté. Et parfois l'on voyait une jeune
fille grande et belle qui sur son passage inspirait aux jeunes hommes un
généreux désir, aux vieillards le regret de la douce vie.

Près de l'École militaire, Évariste montra à Élodie des statues
égyptiennes dessinées par David d'après des modèles romains de l'époque
d'Auguste. Ils entendirent alors un vieux Parisien poudré s'écrier:

"On se croirait sur les bords du Nil!"

Depuis trois jours qu'Élodie n'avait vu son ami, de graves événements
s'étaient passés à l'_Amour peintre_. Le citoyen Blaise avait été
dénoncé au Comité de sûreté générale pour fraudes dans les fournitures.
Heureusement que le marchand d'estampes était connu dans sa section: le
Comité de surveillance de la section des Piques s'était porté garant de
son civisme auprès du Comité de sûreté générale et l'avait pleinement
justifié.

Ayant conté cet événement avec émotion, Élodie ajouta:

"Nous sommes tranquilles maintenant, mais l'alerte a été chaude. Il s'en
est fallu de peu que mon père n'ait été mis en prison. Si le danger
avait duré quelques heures de plus, je serais allée vous demander,
Évariste, de faire auprès de vos amis influents des démarches en sa
faveur."

Évariste ne répondit pas. Élodie fut bien loin de mesurer la profondeur
de ce silence.

Ils allèrent, la main dans la main, le long des berges de la Seine. Ils
se disaient leur mutuelle tendresse dans le langage de Julie et de
Saint-Preux: le bon Jean-Jacques leur donnait les moyens de peindre et
d'orner leur amour.

La municipalité avait accompli ce prodige de faire régner pour un jour
l'abondance dans la ville affamée. Une foire s'était installée sur la
place des Invalides, au bord de la rivière: des marchands vendaient,
dans des baraques, des saucissons, des cervelas, des andouilles, des
jambons couverts de lauriers, des gâteaux de Nanterre, des pains
d'épices, des crêpes, des pains de quatre livres, de la limonade et du
vin. Il y avait aussi des boutiques où l'on vendait des chansons
patriotiques, des cocardes, des rubans tricolores, des bourses, des
chaînes de laiton et toutes sortes de menus joyaux. S'arrêtant à
l'étalage d'un humble bijoutier, Évariste choisit une bague en argent où
l'on voyait en relief la tête de Marat entortillée d'un foulard. Et il
la passa au doigt d'Élodie.



Gamelin se rendit, ce soir-là, rue de l'Arbre-Sec, chez la citoyenne
Rochemaure, qui l'avait mandé pour affaire pressante. Il la trouva dans
sa chambre à coucher, étendue sur une chaise longue, en déshabillé
galant.

Tandis que l'attitude de la citoyenne exprimait une voluptueuse
langueur, autour d'elle tout disait ses grâces, ses jeux, ses talents:
une harpe près du clavecin entrouvert; une guitare dans un fauteuil; un
métier à broder où était montée une étoffe de satin; sur la table, une
miniature ébauchée, des papiers, des livres; une bibliothèque en
désordre comme ravagée par une belle main aussi avide de connaître que
de sentir. Elle lui donna sa main à baiser et lui dit:

"Salut, citoyen juré!... Aujourd'hui même, Robespierre l'aîné m'a remis
une lettre en votre faveur pour le président Herman, une lettre très
bien tournée, qui disait à peu près: "Je vous indique le citoyen
Gamelin, recommandable par ses talents et par son patriotisme. Je me
suis fait un devoir de vous annoncer un patriote qui a des principes et
une conduite ferme dans la ligne révolutionnaire. Vous ne négligerez pas
l'occasion d'être utile à un républicain...." J'ai porté sans débrider
cette lettre au président Herman, qui m'a reçue avec une politesse
exquise et a aussitôt signé votre nomination. C'est chose faite."

Gamelin, après un moment de silence:

"Citoyenne, dit-il, bien que je n'aie pas un morceau de pain à donner à
ma mère, je jure sur mon honneur que je n'accepte les fonctions de juré
que pour servir la République et la venger de tous ses ennemis."

La citoyenne jugea le remerciement froid et le compliment sévère. Elle
soupçonna Gamelin de manquer de grâce. Mais elle aimait trop la jeunesse
pour ne pas lui pardonner quelque âpreté. Gamelin était beau: elle lui
trouvait du mérite. "On le façonnera", songea-t-elle. Et elle l'invita à
ses soupers: elle recevait, chaque soir, après le théâtre.

"Vous rencontrerez chez moi des gens d'esprit et de talent: Elleviou,
Talma, le citoyen Vigée, qui tourne les bouts-rimés avec une habileté
merveilleuse. Le citoyen François nous a lu sa _Paméla_, qu'on répète en
ce moment au Théâtre de la Nation. Le style en est élégant et pur, comme
tout ce qui sort de la plume du citoyen François. La pièce est
touchante: elle nous a fait verser des larmes. C'est la jeune Lange qui
tiendra le rôle de Paméla.

--Je m'en rapporte à votre jugement, citoyenne, répondit Gamelin. Mais
le Théâtre de la Nation est peu national. Et il est fâcheux pour le
citoyen François que ses ouvrages soient portés sur ces planches avilies
par les vers misérables de Laya: on n'a pas oublié le scandale de _L'Ami
des Lois_....

--Citoyen Gamelin, je vous abandonne Laya: il n'est pas de mes amis."

Ce n'était point par bonté pure que la citoyenne avait employé son
crédit à faire nommer Gamelin à un poste envié: après ce qu'elle avait
fait et ce que d'aventure il adviendrait qu'elle fît pour lui, elle
comptait se l'attacher étroitement et s'assurer un appui auprès d'une
justice à laquelle elle pouvait avoir affaire, un jour ou l'autre, car
enfin elle envoyait beaucoup de lettres en France et à l'étranger, et de
telles correspondances étaient alors suspectes.

"Allez-vous souvent au théâtre, citoyen?"

A ce moment, le dragon Henry, plus charmant que l'enfant Bathylle, entra
dans la chambre. Deux énormes pistolets étaient passés dans sa ceinture.

Il baisa la main de la belle citoyenne, qui lui dit:

"Voilà le citoyen Évariste Gamelin pour qui j'ai passé la journée au
Comité de sûreté générale et qui ne m'en sait point de gré. Grondez-le.

--Ah! citoyenne, s'écria le militaire, vous venez de voir nos
législateurs aux Tuileries. Quel spectacle affligeant! Les représentants
d'un peuple libre devraient-ils siéger sous les lambris d'un despote?
Les mêmes lustres allumés naguère sur les complots de Capet et les
orgies d'Antoinette éclairent aujourd'hui les veilles de nos
législateurs. Cela fait frémir la nature.

--Mon ami, félicitez le citoyen Gamelin, répondit-elle; il est nommé
juré au Tribunal révolutionnaire.

--Mes compliments, citoyen! fit Henry. Je suis heureux de voir un homme
de ton caractère investi de ces fonctions. Mais, à vrai dire, j'ai peu
de confiance en cette justice méthodique, créée par les modérés de la
Convention, en cette Némésis débonnaire qui ménage les conspirateurs,
épargne les traîtres, ose à peine frapper les fédéralistes et craint
d'appeler l'Autrichienne à sa barre. Non, ce n'est pas le Tribunal
révolutionnaire qui sauvera la République. Ils sont bien coupables, ceux
qui, dans la situation désespérée où nous sommes, ont arrêté l'élan de
la justice populaire!

--Henry, dit la citoyenne Rochemaure, passez-moi ce flacon...."



En rentrant chez lui, Gamelin trouva sa mère et le vieux Brotteaux qui
faisaient une partie de piquet à la lueur d'une chandelle fumeuse. La
citoyenne annonçait sans vergogne "tierce au roi".

Apprenant que son fils était juré, elle l'embrassa avec transports,
songeant que c'était pour l'un et l'autre beaucoup d'honneur et que
désormais tous deux mangeraient tous les jours.

"Je suis heureuse et fière d'être la mère d'un juré, dit-elle. C'est une
belle chose que la justice, et la plus nécessaire de toutes: sans
justice, les faibles seraient vexés à chaque instant. Et je crois que tu
jugeras bien, mon Évariste: car, dès l'enfance, je t'ai trouvé juste et
bienveillant en toutes choses. Tu ne pouvais souffrir l'iniquité et tu
t'opposais selon tes forces à la violence. Tu avais pitié des
malheureux, et c'est là le plus beau fleuron d'un juge.... Mais,
dis-moi, Évariste, comment êtes-vous habillés dans ce grand tribunal?"

Gamelin lui répondit que les juges se coiffaient d'un chapeau à plumes
noires, mais que les jurés n'avaient point de costume uniforme, qu'ils
portaient leur habit ordinaire.

"Il vaudrait mieux, répliqua la citoyenne, qu'ils portassent la robe et
la perruque: ils en paraîtraient plus respectables. Bien que vêtu le
plus souvent avec négligence, tu es beau et tu pares tes habits; mais la
plupart des hommes ont besoin de quelque ornement pour paraître
considérables: il vaudrait mieux que les jurés eussent la robe et la
perruque."

La citoyenne avait ouï dire que les fonctions de juré au Tribunal
rapportaient quelque chose; elle ne se tint pas de demander si l'on y
gagnait de quoi vivre honnêtement, car un juré, disait-elle, doit faire
bonne figure dans le monde.

Elle apprit avec satisfaction que les jurés recevaient une indemnité de
dix-huit livres par séance et que la multitude des crimes contre la
sûreté de l'État les obligerait à siéger très souvent.

Le vieux Brotteaux ramassa les cartes, se leva et dit à Gamelin:

"Citoyen, vous êtes investi d'une magistrature auguste et redoutable. Je
vous félicite de prêter les lumières de votre conscience à un tribunal
plus sûr et moins faillible peut-être que tout autre, parce qu'il
recherche le bien et le mal, non point en eux-mêmes et dans leur
essence, mais seulement par rapport à des intérêts tangibles et à des
sentiments manifestes. Vous aurez à vous prononcer entre la haine et
l'amour, ce qui se fait spontanément, non entre la vérité et l'erreur,
dont le discernement est impossible au faible esprit des hommes. Jugeant
d'après les mouvements de vos cœurs, vous ne risquerez pas de vous
tromper, puisque le verdict sera bon pourvu qu'il contente les passions
qui sont votre loi sacrée. Mais, c'est égal, si j'étais de votre
président, je ferais comme Bridoie, je m'en rapporterais au sort des
dés. En matière de justice, c'est encore le plus sûr."



IX


Évariste Gamelin devait entrer en fonctions le 14 septembre, lors de la
réorganisation du Tribunal, divisé désormais en quatre sections, avec
quinze jurés pour chacune. Les prisons regorgeaient; l'accusateur public
travaillait dix-huit heures par jour. Aux défaites des armées, aux
révoltes des provinces, aux conspirations, aux complots, aux trahisons,
la Convention opposait la terreur. Les Dieux avaient soif.

La première démarche du nouveau juré fut de faire une visite de
déférence au président Herman, qui le charma par la douceur de son
langage et l'aménité de son commerce. Compatriote et ami de Robespierre,
dont il partageait les sentiments, il laissait voir un cœur sensible et
vertueux. Il était tout pénétré de ces sentiments humains, trop
longtemps étrangers au cœur des juges et qui font la gloire éternelle
d'un Dupaty et d'un Beccaria. Il se félicitait de l'adoucissement des
mœurs qui s'était manifesté, dans l'ordre judiciaire, par la suppression
de la torture et des supplices ignominieux ou cruels. Il se réjouissait
de voir la peine de mort, autrefois prodiguée et servant naguère encore
à la répression des moindres délits, devenue plus rare, et réservée aux
grands crimes. Pour sa part, comme Robespierre, il l'eût volontiers
abolie, en tout ce qui ne touchait pas à la sûreté publique. Mais il eût
cru trahir l'État en ne punissant pas de mort les crimes commis contre
la souveraineté nationale.

Tous ses collègues pensaient ainsi: la vieille idée monarchique de la
raison d'État inspirait le Tribunal révolutionnaire. Huit siècles de
pouvoir absolu avaient formé ses magistrats, et c'est sur les principes
du droit divin qu'il jugeait les ennemis de la liberté.

Évariste Gamelin se présenta, le même jour, devant l'accusateur public,
le citoyen Fouquier, qui le reçut dans le cabinet où il travaillait avec
son greffier. C'était un homme robuste, à la voix rude, aux yeux de
chat, qui portait sur sa large face grêlée, sur son teint de plomb,
l'indice des ravages que cause une existence sédentaire et recluse aux
hommes vigoureux, faits pour le grand air et les exercices violents. Les
dossiers montaient autour de lui comme les murs d'un sépulcre, et,
visiblement, il aimait cette paperasserie terrible qui semblait vouloir
l'étouffer. Ses propos étaient d'un magistrat laborieux, appliqué à ses
devoirs et dont l'esprit ne sortait pas du cercle de ses fonctions. Son
haleine échauffée sentait l'eau-de-vie qu'il prenait pour se soutenir et
qui ne semblait pas monter à son cerveau, tant il y avait de lucidité
dans ses propos constamment médiocres.

Il vivait dans un petit appartement du Palais avec sa jeune femme, qui
lui avait donné deux jumeaux. Cette jeune femme, la tante Henriette et
la servante Pélagie composaient toute sa maison. Il se montrait doux et
bon envers ces femmes. Enfin, c'était un homme excellent dans sa famille
et dans sa profession, sans beaucoup d'idées et sans aucune imagination.

Gamelin ne put se défendre de remarquer avec quelque déplaisir combien
ces magistrats de l'ordre nouveau ressemblaient d'esprit et de façons
aux magistrats de l'ancien régime. Et c'en étaient: Herman avait exercé
les fonctions d'avocat général au conseil d'Artois; Fouquier était un
ancien procureur au Châtelet. Ils avaient gardé leur caractère. Mais
Évariste Gamelin croyait à la palingénésie révolutionnaire.

En quittant le parquet, il traversa la galerie du Palais et s'arrêta
devant les boutiques où toutes sortes d'objets étaient exposés avec art.
Il feuilleta, à l'étalage de la citoyenne Ténot, des ouvrages
historiques, politiques, et philosophiques: _Les Chaînes de
l'Esclavage_; _Essai sur le Despotisme_; _Les Crimes des Reines_. "A la
bonne heure! songea-t-il, ce sont des écrits républicains!" et il
demanda à la librairie si elle vendait beaucoup de ces livres-là. Elle
secoua la tête:

"On ne vend que des chansons et des romans."

Et tirant un petit volume d'un tiroir:

"Voici, ajouta-t-elle, quelque chose de bon."

Évariste lut le titre: _La Religieuse en chemise_.

Il trouva devant la boutique voisine Philippe Desmahis qui, superbe et
tendre parmi les eaux de senteur, les poudres et les sachets de la
citoyenne Saint-Jorre, assurait la belle marchande de son amour, lui
promettait de lui faire son portrait et lui demandait un moment
d'entretien dans le jardin des Tuileries, le soir. Il était beau. La
persuasion coulait de ses lèvres et jaillissait de ses yeux. La
citoyenne Saint-Jorre l'écoutait en silence et, prête à le croire,
baissait les yeux.



Pour se familiariser avec les terribles fonctions dont il était investi,
le nouveau juré voulut, mêlé au public, assister à un jugement du
tribunal. Il gravit l'escalier où un peuple immense était assis comme
dans un amphithéâtre et il pénétra dans l'ancienne salle du Parlement de
Paris.

On s'étouffait pour voir juger quelque général. Car alors, comme disait
le vieux Brotteaux, "la Convention, à l'exemple du gouvernement de Sa
Majesté britannique, faisait passer en jugement les généraux vaincus, à
défaut des généraux traîtres, qui, ceux-ci, ne se laissaient point
juger. Ce n'est point, ajoutait Brotteaux, qu'un général vaincu soit
nécessairement criminel, car de toute nécessité il en faut un dans
chaque bataille. Mais il n'est rien comme de condamner à mort un général
pour donner du cœur aux autres...."

Il en avait déjà passé plusieurs sur le fauteuil de l'accusé, de ces
militaires légers et têtus, cervelles d'oiseau dans des crânes de bœuf.
Celui-là n'en savait guère plus sur les sièges et les batailles qu'il
avait conduits, que les magistrats qui l'interrogeaient: l'accusation et
la défense se perdaient dans les effectifs, les objectifs, les
munitions, les marches et les contremarches. Et la foule des citoyens
qui suivaient ces débats obscurs et interminables voyaient derrière le
militaire imbécile la patrie ouverte et déchirée, souffrant mille morts;
et, du regard et de la voix, ils pressaient les jurés, tranquilles à
leur banc, d'assener leur verdict comme un coup de massue sur les
ennemis de la République.

Évariste le sentait ardemment: ce qu'il fallait frapper en ce misérable,
c'étaient les deux monstres affreux qui déchiraient la Patrie: la
révolte et la défaite. Il s'agissait bien, vraiment, de savoir si ce
militaire était innocent ou coupable! Quand la Vendée reprenait courage,
quand Toulon se livrait à l'ennemi, quand l'armée du Rhin reculait
devant les vainqueurs de Mayence, quand l'armée du Nord, retirée au camp
de César, pouvait être enlevée en un coup de main par les Impériaux, les
Anglais, les Hollandais, maîtres de Valenciennes, ce qu'il importait,
c'était d'instruire les généraux à vaincre ou à mourir. En voyant ce
soudard infirme et abêti, qui, à l'audience, se perdait dans ses cartes
comme il s'était perdu là-bas dans les plaines du Nord, Gamelin, pour ne
pas crier avec le public: "A mort!" sortit précipitamment de la salle.

A l'assemblée de la section, le nouveau juré reçut les félicitations du
président Olivier, qui lui fit jurer sur le vieux maître-autel des
Barnabites, transformé en autel de la patrie, d'étouffer dans son âme,
au nom sacré de l'humanité, toute faiblesse humaine.

Gamelin, la main levée, prit à témoin de son serment les mânes augustes
de Marat, martyr de la liberté, dont le buste venait d'être posé contre
un pilier de la ci-devant église, en face du buste de Le Peltier.

Quelques applaudissements retentirent, mêlés à des murmures. L'assemblée
était agitée. A l'entrée de la nef, un groupe de sectionnaires armés de
piques vociférait.

"Il est antirépublicain, dit le président, de porter des armes dans une
réunion d'hommes libres."

Et il ordonna de déposer aussitôt les fusils et les piques dans la
ci-devant sacristie.

Un bossu, l'œil vif et les lèvres retroussées, le citoyen Beauvisage, du
comité de vigilance, vint occuper la chaire devenue la tribune et
surmontée d'un bonnet rouge.

"Les généraux nous trahissent, dit-il, et livrent nos armées à l'ennemi.
Les Impériaux poussent des partis de cavalerie autour de Péronne et de
Saint-Quentin, Toulon a été livré aux Anglais, qui y débarquent quatorze
mille hommes. Les ennemis de la République conspirent au sein même de la
Convention. Dans la capitale, d'innombrables complots sont ourdis pour
délivrer l'Autrichienne. Au moment que je parle, le bruit court que le
fils Capet, évadé du Temple, est porté en triomphe à Saint-Cloud: on
veut relever en sa faveur le trône du tyran. L'enchérissement des
vivres, la dépréciation des assignats sont l'effet des manœuvres
accomplies dans nos foyers, sous nos yeux, par les agents de l'étranger.
Au nom du salut public, je somme le citoyen juré d'être impitoyable pour
les conspirateurs et les traîtres."

Tandis qu'il descendait de la tribune, des voix s'élevaient dans
l'assemblée: "A bas le Tribunal révolutionnaire! A bas les modérés!"

Gras et le teint fleuri, le citoyen Dupont aîné, menuisier sur la place
de Thionville, monta à la tribune, désireux, disait-il, d'adresser une
question au citoyen juré. Et il demanda à Gamelin quelle serait son
attitude dans l'affaire des Brissotins et de la veuve Capet.

Évariste était timide et ne savait point parler en public. Mais
l'indignation l'inspira. Il se leva, pâle, et dit d'une voix sourde:

"Je suis magistrat. Je ne relève que de ma conscience. Toute promesse
que je vous ferais serait contraire à mon devoir. Je dois parler au
Tribunal et me taire partout ailleurs. Je ne vous connais plus. Je suis
juge: je ne connais ni amis ni ennemis."

L'assemblée, diverse, incertaine et flottante, comme toutes les
assemblées, approuva. Mais le citoyen Dupont aîné revint à la charge; il
ne pardonnait pas à Gamelin d'occuper une place qu'il avait lui-même
convoitée.

"Je comprends, dit-il, j'approuve même les scrupules du citoyen juré. On
le dit patriote: c'est à lui de voir si sa conscience lui permet de
siéger dans un tribunal destiné à détruire les ennemis de la République
et résolu à les ménager. Il est des complicités auxquelles un bon
citoyen doit se soustraire. N'est-il pas avéré que plusieurs jurés de ce
tribunal se sont laissé corrompre par l'or des accusés, et que le
président Montané a perpétré un faux pour sauver la tête de la fille
Corday?"

A ces mots, la salle retentit d'applaudissements vigoureux. Les derniers
éclats en montaient encore aux voûtes, quand Fortuné Trubert monta à la
tribune. Il avait beaucoup maigri, en ces derniers mois. Sur son visage
pâle, des pommettes rouges perçaient la peau; ses paupières étaient
enflammées et ses prunelles vitreuses.

"Citoyens, dit-il d'une voix faible et un peu haletante, étrangement
pénétrante; on ne peut suspecter le Tribunal révolutionnaire sans
suspecter en même temps la Convention et le Comité de Salut public dont
il émane. Le citoyen Beauvisage nous a alarmés en nous montrant le
président Montané altérant la procédure en faveur d'un coupable. Que
n'a-t-il ajouté, pour notre repos, que, sur la dénonciation de
l'accusateur public, Montané a été destitué et emprisonné?... Ne peut-on
veiller au salut public sans jeter partout la suspicion? N'y a-t-il plus
de talents ni de vertus à la Convention? Robespierre, Couthon,
Saint-Just ne sont-ils pas des hommes honnêtes? Il est remarquable que
les propos les plus violents sont tenus par des individus qu'on n'a
jamais vus combattre pour la République! Ils ne parleraient pas
autrement s'ils voulaient la rendre haïssable. Citoyens, moins de bruit
et plus de besogne! C'est avec des canons, et non avec des criailleries,
que l'on sauvera la France. La moitié des caves de la section n'ont pas
encore été fouillées. Plusieurs citoyens détiennent encore des quantités
considérables de bronze. Nous rappelons aux riches que les dons
patriotiques sont pour eux la meilleure des assurances. Je recommande à
votre libéralité les filles et les femmes de nos soldats qui se couvrent
de gloire à la frontière et sur la Loire. L'un d'eux, le hussard Pommier
(Augustin), précédemment apprenti sommelier, rue de Jérusalem, le 10 du
mois dernier, devant Condé, menant des chevaux boire, fut assailli par
six cavaliers autrichiens: il en tua deux et ramena les autres
prisonniers. Je demande que la section déclare que Pommier (Augustin) a
fait son devoir."

Ce discours fut applaudi et les sectionnaires se séparèrent aux cris de:
"Vive la République!"

Demeuré seul dans la nef avec Trubert, Gamelin lui serra la main:

"Merci. Comment vas-tu?

--Moi, très bien, très bien!" répondit Trubert, en crachant, avec un
hoquet, du sang dans son mouchoir. "La République a beaucoup d'ennemis
au-dehors et au-dedans; et notre section en compte, pour sa part, un
assez grand nombre. Ce n'est pas avec des criailleries mais avec du fer
et des lois qu'on fonde les empires.... Bonsoir, Gamelin: j'ai quelques
lettres à écrire."

Et il s'en alla, son mouchoir sur les lèvres, dans la ci-devant
sacristie.



La citoyenne veuve Gamelin, sa cocarde désormais mieux ajustée à sa
coiffe, avait pris, du jour au lendemain, une gravité bourgeoise, une
fierté républicaine et le digne maintien qui sied à la mère d'un citoyen
juré. Le respect de la justice, dans lequel elle avait été nourrie,
l'admiration que, depuis l'enfance, lui inspiraient la robe et la
simarre, la sainte terreur qu'elle avait toujours éprouvée à la vue de
ces hommes à qui Dieu lui-même cède sur la terre son droit de vie et de
mort, ces sentiments lui rendaient auguste, vénérable et saint ce fils
que naguère elle croyait encore presque un enfant. Dans sa simplicité,
elle concevait la continuité de la justice à travers la Révolution aussi
fortement que les législateurs de la Convention concevaient la
continuité de l'État dans la mutation des régimes, et le Tribunal
révolutionnaire lui apparaissait égal en majesté à toutes les
juridictions anciennes qu'elle avait appris à révérer.

Le citoyen Brotteaux montrait au jeune magistrat de l'intérêt mêlé de
surprise et une déférence forcée. Comme la citoyenne veuve Gamelin, il
considérait la continuité de la justice à travers les régimes; mais, au
rebours de cette dame, il méprisait les tribunaux révolutionnaires à
l'égal des cours de l'ancien régime. N'osant exprimer ouvertement sa
pensée, et ne pouvant se résoudre à se taire, il se jetait dans des
paradoxes que Gamelin comprenait tout juste assez pour en soupçonner
l'incivisme.

"L'auguste tribunal où vous allez bientôt siéger, lui dit-il une fois, a
été institué par le Sénat français pour le salut de la République; et ce
fut certes une pensée vertueuse de nos législateurs que de donner des
juges à leurs ennemis. J'en conçois la générosité, mais je ne la crois
pas politique. Il eût été plus habile à eux, il me semble, de frapper
dans l'ombre leurs plus irréconciliables adversaires et de gagner les
autres par des dons ou des promesses. Un tribunal frappe avec lenteur et
fait moins de mal que de peur: il est surtout exemplaire. L'inconvénient
du vôtre est de réconcilier tous ceux qu'il effraie et de faire ainsi
d'une cohue d'intérêts et de passions contraires un grand parti capable
d'une action commune et puissante. Vous semez la peur: c'est la peur
plus que le courage qui enfante les héros; puissiez-vous, citoyen
Gamelin, ne pas voir un jour éclater contre vous des prodiges de peur!"

Le graveur Desmahis, amoureux, cette semaine-là, d'une fille du
Palais-Égalité, la brune Flora, une géante, avait trouvé pourtant cinq
minutes pour féliciter son camarade et lui dire qu'une telle nomination
honorait grandement les beaux-arts.

Élodie elle-même, bien qu'à son insu elle détestât toute chose
révolutionnaire, et qui craignait les fonctions publiques comme les plus
dangereuses rivales qui pussent lui disputer le cœur de son amant, la
tendre Élodie subissait l'ascendant d'un magistrat appelé à se prononcer
dans des affaires capitales. D'ailleurs la nomination d'Évariste aux
fonctions de juré produisait autour d'elle des effets heureux, dont sa
sensibilité trouvait à se réjouir: le citoyen Jean Blaise vint dans
l'atelier de la place de Thionville embrasser le juré avec un
débordement de mâle tendresse.

Comme tous les contre-révolutionnaires, il éprouvait de la considération
pour les puissances de la République, et, depuis qu'il avait été dénoncé
pour fraude dans les fournitures de l'armée, le Tribunal révolutionnaire
lui inspirait une crainte respectueuse. Il se voyait personnage de trop
d'apparence et mêlé à trop d'affaires pour goûter une sécurité parfaite:
le citoyen Gamelin lui paraissait un homme à ménager. Enfin on était bon
citoyen, ami des lois.

Il tendit la main au peintre magistrat, se montra cordial et patriote,
favorable aux arts et à la liberté. Gamelin, généreux, serra cette main
largement tendue.

"Citoyen Évariste Gamelin, dit Jean Blaise, je fais appel à votre amitié
et à vos talents. Je vous emmène demain pour quarante-huit heures à la
campagne: vous dessinerez et nous causerons."

Plusieurs fois, chaque année, le marchand d'estampes faisait une
promenade de deux ou trois jours en compagnie de peintres qui
dessinaient, sur ses indications, des paysages et des ruines. Saisissant
avec habileté ce qui pouvait plaire au public, il rapportait de ces
tournées des morceaux qui, terminés dans l'atelier et gravés avec
esprit, faisaient des estampes à la sanguine ou en couleurs, dont il
tirait bon profit. D'après ces croquis, il faisait exécuter aussi des
dessus de portes et des trumeaux qui se vendaient autant et mieux que
les ouvrages décoratifs d'Hubert Robert.

Cette fois, il voulait emmener le citoyen Gamelin pour esquisser des
fabriques d'après nature, tant le juré avait pour lui grandi le peintre.
Deux autres artistes étaient de la partie, le graveur Desmahis, qui
dessinait bien, et l'obscur Philippe Dubois, qui travaillait
excellemment dans le genre de Robert. Selon la coutume, la citoyenne
Élodie, avec sa camarade la citoyenne Hasard, accompagnait les artistes.
Jean Blaise, qui savait unir au souci de ses intérêts le soin de ses
plaisirs, avait aussi invité à cette promenade la citoyenne Thévenin,
actrice du Vaudeville, qui passait pour sa bonne amie.



X


Le samedi, à sept heures du matin, le citoyen Blaise, en bicorne noir,
gilet écarlate, culotte de peau, bottes jaunes à revers, cogna du manche
de sa cravache à la porte de l'atelier. La citoyenne veuve Gamelin s'y
trouvait en honnête conversation avec le citoyen Brotteaux, tandis
qu'Évariste nouait devant un petit morceau de glace sa haute cravate
blanche.

"Bon voyage, monsieur Blaise! dit la citoyenne. Mais, puisque vous allez
peindre des paysages, emmenez donc monsieur Brotteaux, qui est peintre.

--Eh bien! dit Jean Blaise, citoyen Brotteaux, venez avec nous."

Quand il se fut assuré qu'il ne serait point importun, Brotteaux,
d'humeur sociable et ami des divertissements, accepta.

La citoyenne Élodie avait monté les quatre étages pour embrasser la
citoyenne veuve Gamelin, qu'elle appelait sa bonne mère. Elle était tout
de blanc vêtue et sentait la lavande.

Une vieille berline de voyage, à deux chevaux, la capote abaissée,
attendait sur la place. Rose Thévenin se tenait au fond avec Julienne
Hasard. Élodie fit prendre la droite à la comédienne, s'assit à gauche,
et mit la mince Julienne entre elles deux. Brotteaux se plaça en
arrière, vis-à-vis de la citoyenne Thévenin; Philippe Dubois, vis-à-vis
de la citoyenne Hasard; Évariste, vis-à-vis d'Élodie. Quant à Philippe
Desmahis, il dressait son torse athlétique sur le siège, à la gauche du
cocher, qu'il étonnait en lui contant qu'en un certain pays d'Amérique
les arbres portaient des andouilles et des cervelas.

Le citoyen Blaise, excellent cavalier, faisait la route à cheval et
prenait les devants pour n'avoir pas la poussière de la berline.

A mesure que les roues brûlaient le pavé du faubourg, les voyageurs
oubliaient leurs soucis; et, à la vue des champs, des arbres, du ciel,
leurs pensées devinrent riantes et douces. Élodie songea qu'elle était
née pour élever des poules auprès d'Évariste, juge de paix dans un
village, au bord d'une rivière, près d'un bois. Les ormeaux du chemin
fuyaient sur leur passage. A l'entrée des villages, les mâtins
s'élançaient de biais contre la voiture et aboyaient aux jambes des
chevaux, tandis qu'un grand épagneul couché en travers de la chaussée se
levait à regret; les poules voletaient éparses et, pour fuir,
traversaient la route; les oies, en troupe serrée, s'éloignaient
lentement. Les enfants barbouillés regardaient passer l'équipage. La
matinée était chaude, le ciel clair. La terre gercée attendait la pluie.
Ils mirent pied à terre près de Villejuif. Comme ils traversaient le
bourg, Desmahis entra chez une fruitière pour acheter des cerises dont
il voulait rafraîchir les citoyennes. La marchande était jolie: Desmahis
ne reparaissait plus. Philippe Dubois l'appela par le surnom que ses
amis lui donnaient communément:

"Hé! Barbaroux!... Barbaroux!"

A ce nom exécré, les passants dressèrent l'oreille et des visages
parurent à toutes les fenêtres. Et, quand ils virent sortir de chez la
fruitière un jeune et bel homme, la veste ouverte, le jabot flottant sur
une poitrine athlétique, et portant sur ses épaules un panier de cerises
et son habit au bout d'un bâton, le prenant pour le girondin proscrit,
des sans-culottes l'appréhendèrent violemment et l'eussent conduit à la
municipalité malgré ses protestations indignées, si le vieux Brotteaux,
Gamelin et les trois jeunes femmes n'eussent attesté que le citoyen se
nommait Philippe Desmahis, graveur en taille-douce et bon jacobin.
Encore fallut-il que le suspect montrât sa carte de civisme qu'il
portait sur lui, par grand hasard, étant fort négligent de ces choses. A
ce prix, il échappa aux mains des villageois patriotes sans autre
dommage qu'une de ses manchettes de dentelle, qu'on lui avait arrachée;
mais la perte était légère. Il reçut même les excuses des gardes
nationaux qui l'avaient serré le plus fort et qui parlaient de le porter
en triomphe à la municipalité.

Libre, entouré des citoyennes Élodie, Rose et Julienne, Desmahis jeta à
Philippe Dubois, qu'il n'aimait pas et qu'il soupçonnait de perfidie, un
sourire amer, et, le dominant de toute la tête:

"Dubois, si tu m'appelles encore Barbaroux, je t'appellerai Brissot;
c'est un petit homme épais et ridicule, les cheveux gras, la peau
huileuse, les mains gluantes. On ne doutera pas que tu ne sois l'infâme
Brissot, l'ennemi du peuple; et les républicains, saisis à ta vue
d'horreur et de dégoût, te pendront à la prochaine lanterne.... Tu
entends?"

Le citoyen Blaise, qui venait de faire boire son cheval, assura qu'il
avait arrangé l'affaire, quoiqu'il apparût à tous qu'elle avait été
arrangée sans lui.

On remonta en voiture. En route, Desmahis apprit au cocher que, dans
cette plaine de Longjumeau, plusieurs habitants de la lune étaient
tombés autrefois, qui, par la forme et la couleur, approchaient de la
grenouille, mais étaient d'une taille bien plus élevée. Philippe Dubois
et Gamelin parlaient de leur art. Dubois, élève de Regnault, était allé
à Rome. Il avait vu les tapisseries de Raphaël, qu'il mettait au-dessus
de tous les chefs-d'œuvre. Il admirait le coloris du Corrège,
l'invention d'Annibal Carrache et le dessin du Dominiquin, mais ne
trouvait rien de comparable, pour le style, aux tableaux de Pompeio
Battoni. Il avait fréquenté, à Rome, M. Ménageot et madame Lebrun, qui
tous deux s'étaient déclarés contre la Révolution: aussi n'en parlait-il
pas. Mais il vantait Angelica Kauffmann, qui avait le goût pur et
connaissait l'antique.

Gamelin déplorait qu'à l'apogée de la peinture française, si tardive,
puisqu'elle ne datait que de Lesueur, de Claude et de Poussin et
correspondait à la décadence des écoles italienne et flamande, eût
succédé un si rapide et profond déclin. Il en rapportait les causes aux
mœurs publiques et à l'Académie, qui en était l'expression. Mais
l'Académie venait d'être heureusement supprimée et, sous l'influence des
principes nouveaux, David et son école créaient un art digne d'un peuple
libre. Parmi les jeunes peintres, Gamelin mettait sans envie au premier
rang Hennequin et Topino-Lebrun. Philippe Dubois préférait Regnault, son
maître, à David et fondait sur le jeune Gérard l'espoir de la peinture.

Élodie complimentait la citoyenne Thévenin sur sa toque de velours rouge
et sa robe blanche. Et la comédienne félicitait ses deux compagnes de
leurs toilettes et leur indiquait les moyens de faire mieux encore:
c'était, à son avis, de retrancher sur les ornements.

"On n'est jamais assez simplement mise, disait-elle. Nous apprenons cela
au théâtre où le vêtement doit laisser voir toutes les attitudes. C'est
là sa beauté, il n'en veut point d'autre.

--Vous dites bien, ma belle, répondait Élodie. Mais rien n'est plus
coûteux en toilette que la simplicité. Et ce n'est pas toujours par
mauvais goût que nous mettons des fanfreluches; c'est quelquefois par
économie."

Elles parlèrent avec intérêt des modes de l'automne, robes unies,
tailles courtes.

"Tant de femmes s'enlaidissent en suivant la mode! dit la Thévenin. On
devrait s'habiller selon sa forme.

--Il n'y a de beau que les étoffes roulées sur le corps et drapées, dit
Gamelin. Tout ce qui a été taillé et cousu est affreux."

Ces pensées, mieux placées dans un livre de Winckelmann que dans la
bouche d'un homme qui parle à des Parisiennes, furent rejetées avec le
mépris de l'indifférence.

"On fait pour l'hiver, dit Élodie, des douillettes à la laponne, en
florence et en sicilienne, et des redingotes à la Zulime, à taille
ronde, qui se ferment par un gilet à la turque.

--Ce sont des cache-misère, dit la Thévenin. Cela se vend tout fait.
J'ai une petite couturière qui travaille comme un ange et qui n'est pas
chère: je vous l'enverrai, ma chérie."

Et les paroles volaient, légères et pressées, déployant, soulevant les
fins tissus, florence rayé, pékin uni, sicilienne, gaze, nankin.

Et le vieux Brotteaux, en les écoutant, songeait avec une volupté
mélancolique à ces voiles d'une saison jetés sur des formes charmantes,
qui durent peu d'années et renaissent éternellement comme les fleurs des
champs. Et ses regards, qui allaient de ces trois jeunes femmes aux
bleuets et aux coquelicots du sillon, se mouillaient de larmes
souriantes.

Ils arrivèrent à Orangis vers les neuf heures et s'arrêtèrent à
l'auberge de la Cloche, où les époux Poitrine logeaient à pied et à
cheval. Le citoyen Blaise, qui avait rafraîchi sa toilette, tendit la
main aux citoyennes. Après avoir commandé le dîner pour midi, précédés
de leurs boîtes, de leurs cartons, de leurs chevalets et de leurs
parasols, que portait un petit gars du village, ils s'en furent à pied,
par les champs, vers le confluent de l'Orge et de l'Yvette, en ces
lieux charmants d'où l'on découvre la plaine verdoyante de Longjumeau et
que bordent la Seine et les bois de Sainte-Geneviève.

Jean Blaise, qui conduisait la troupe artiste, échangeait avec le
ci-devant financier des propos facétieux où passaient sans ordre ni
mesure Verboquet le Généreux, Catherine Cuissot qui colportait, les
demoiselles Chaudron, le sorcier Galichet et les figures plus récentes
de Cadet-Rousselle et de madame Angot.

Évariste, pris d'un amour soudain de la nature, en voyant des
moissonneurs lier des gerbes, sentait ses yeux se gonfler de larmes; des
rêves de concorde et d'amour emplissaient son cœur. Desmahis soufflait
dans les cheveux des citoyennes les graines légères des pissenlits.
Ayant toutes trois un goût de citadines pour les bouquets, elles
cueillaient dans les prés le bouillon-blanc, dont les fleurs se serrent
en épis autour de la tige, la campanule, portant suspendues en étages
ses clochettes lilas tendre, les grêles rameaux de la verveine odorante,
l'hièble, la menthe, la gaude, la mille-feuille, toute la flore
champêtre de l'été finissant. Et, parce que Jean-Jacques avait mis la
botanique à la mode parmi les filles des villes, elles savaient toutes
trois des fleurs les noms et les amours. Comme les corolles délicates,
alanguies de sécheresse, s'effeuillaient dans ses bras et tombaient en
pluie à ses pieds, la citoyenne Élodie soupira:

"Elles passent déjà, les fleurs!"

Tous se mirent à l'œuvre et s'efforcèrent d'exprimer la nature telle
qu'ils la voyaient; mais chacun la voyait dans la manière d'un maître.
En peu de temps Philippe Dubois eut troussé dans le genre de
Hubert-Robert une ferme abandonnée, des arbres abattus, un torrent
desséché. Évariste Gamelin trouvait au bord de l'Yvette les paysages du
Poussin. Philippe Desmahis, devant un pigeonnier, travaillait dans la
manière picaresque de Callot et de Duplessis. Le vieux Brotteaux, qui
se piquait d'imiter les flamands, dessinait soigneusement une vache.
Élodie esquissait une chaumière, et son amie Julienne, qui était fille
d'un marchand de couleurs, lui faisait sa palette. Des enfants, collés
contre elle, la regardaient peindre. Elle les écartait de son jour en
les appelant moucherons et en leur donnant des berlingots. Et la
citoyenne Thévenin, quand elle en trouvait de jolis, les débarbouillait,
les embrassait et leur mettait des fleurs dans les cheveux. Elle les
caressait avec une douceur mélancolique parce qu'elle n'avait pas la
joie d'être mère, et aussi pour s'embellir par l'expression d'un tendre
sentiment et pour exercer son art de l'attitude et du groupement.

Seule, elle ne dessinait ni ne peignait. Elle s'occupait d'apprendre un
rôle et plus encore de plaire. Et, son cahier à la main, elle allait de
l'un à l'autre, chose légère et charmante. "Pas de teint, pas de figure,
pas de corps, pas de voix", disaient les femmes, et elle emplissait
l'espace de mouvement, de couleur et d'harmonie. Fanée, jolie, lasse,
infatigable, elle était les délices du voyage. D'humeur inégale et
cependant toujours gaie, susceptible, irritable et pourtant accommodante
et facile, la langue salée avec le ton le plus poli, vaine, modeste,
vraie, fausse, délicieuse, si Rose Thévenin ne faisait pas bien ses
affaires, si elle ne devenait point déesse, c'est que les temps étaient
mauvais et qu'il n'y avait plus à Paris ni encens ni autels pour les
Grâces. La citoyenne Blaise, qui en parlant d'elle faisait la grimace et
l'appelait sa "belle-mère", ne pouvait la voir sans se rendre à tant de
charmes.

On répétait à Feydeau _Les Visitandines_; et Rose se félicitait d'y
tenir un rôle plein de naturel. C'est le naturel qu'elle cherchait,
qu'elle poursuivait, qu'elle trouvait.

"Nous ne verrons donc point Paméla?" dit le beau Desmahis.

Le Théâtre de la Nation était fermé et les comédiens envoyés aux
Madelonnettes et à Pélagie.

"Est-ce là la liberté?" s'écria la Thévenin levant au ciel ses beaux
yeux indignés.

"Les acteurs du Théâtre de la Nation, dit Gamelin, sont des
aristocrates, et la pièce du citoyen François tend à faire regretter les
privilèges de la noblesse.

--Messieurs, dit la Thévenin, ne savez-vous entendre que ceux qui vous
flattent?..."

Vers midi, chacun se sentant grand-faim, la petite troupe regagna
l'auberge.

Évariste, auprès d'Élodie, lui rappelait en souriant les souvenirs de
leurs premières rencontres:

"Deux oisillons étaient tombés du toit où ils nichaient sur le rebord de
votre fenêtre. Vous les nourrissiez à la becquée; l'un d'eux vécut et
prit sa volée. L'autre mourut dans le nid d'ouate que vous lui aviez
fait. "C'était celui que j'aimais le mieux", avez-vous dit. Ce jour-là,
vous portiez, Élodie, un nœud rouge dans les cheveux."

Philippe Dubois et Brotteaux, un peu en arrière des autres, parlaient de
Rome où ils étaient allés tous deux, celui-ci en 72, l'autre vers les
derniers jours de l'Académie. Et il souvenait encore au vieux Brotteaux
de la princesse Mondragone, à qui il eût bien laissé entendre ses
soupirs, sans le comte Altieri qui ne la quittait pas plus que son
ombre. Philippe Dubois ne négligea pas de dire qu'il avait été prié à
dîner chez le cardinal de Bernis et que c'était l'hôte le plus obligeant
du monde.

"Je l'ai connu, dit Brotteaux, et je puis dire sans me flatter que j'ai
été durant quelque temps de ses plus familiers: il aimait à fréquenter
la canaille. C'était un aimable homme et, bien qu'il fît métier de
débiter des fables, il y avait dans son petit doigt plus de saine
philosophie que dans la tête de tous vos jacobins qui veulent nous
envertueuser et nous endéificoquer. Certes j'aime mieux nos simples
théophages, qui ne savent ni ce qu'ils disent ni ce qu'ils font, que ces
enragés barbouilleurs de lois, qui s'appliquent à nous guillotiner pour
nous rendre vertueux et sages et nous faire adorer l'Être suprême, qui
les a faits à son image. Au temps passé, je faisais dire la messe à la
chapelle des Ilettes par un pauvre diable de curé qui disait après
boire: "Ne médisons point des pécheurs: nous en vivons, prêtres indignes
que nous sommes!" Convenez, monsieur, que ce croqueur d'orémus avait de
saines maximes sur le gouvernement. Il en faudrait revenir là et
gouverner les hommes tels qu'ils sont et non tels qu'on les voudrait
être."

La Thévenin s'était rapprochée du vieux Brotteaux. Elle savait que cet
homme avait mené grand train autrefois, et son imagination parait de ce
brillant souvenir la pauvreté présente du ci-devant financier, qu'elle
jugeait moins humiliante, étant générale et causée par la ruine
publique. Elle contemplait en lui, curieusement et non sans respect, les
débris d'un de ces généreux Crésus que célébraient en soupirant les
comédiennes ses aînées. Et puis les manières de ce bonhomme en redingote
puce si râpée et si propre lui plaisaient.

"Monsieur Brotteaux, lui dit-elle, on sait que jadis, dans un beau parc,
par des nuits illuminées, vous vous glissiez dans des bosquets de myrtes
avec des comédiennes et des danseuses, au son lointain des flûtes et des
violons.... Hélas! elles étaient plus belles, n'est-ce pas, vos déesses
de l'Opéra et de la Comédie-Française, que nous autres, pauvres petites
actrices nationales?

--Ne le croyez pas, mademoiselle, répondit Brotteaux, et sachez que s'il
s'en fût rencontré en ce temps une semblable à vous, elle se serait
promenée, seule, en souveraine et sans rivale, pour peu qu'elle l'eût
souhaité, dans le parc dont vous voulez bien vous faire une idée si
flatteuse...."

L'hôtel de la Cloche était rustique. Une branche de houx pendait sur la
porte charretière, qui donnait accès à une cour toujours humide où
picoraient les poules. Au fond de la cour s'élevait l'habitation,
composée d'un rez-de-chaussée et d'un étage, coiffée d'une haute toiture
de tuiles moussues et dont les murs disparaissaient sous de vieux
rosiers tout fleuris de roses. A droite, des quenouilles montraient
leurs pointes au-dessus du mur bas du jardin. A gauche était l'écurie,
avec un râtelier extérieur et une grange en colombage. Une échelle
s'appuyait au mur. De ce côté encore, sous un hangar encombré
d'instruments agricoles et de souches, du haut d'un vieux cabriolet, un
coq blanc surveillait ses poules. La cour était fermée, de ce sens, par
des étables devant lesquelles s'élevait, comme un tertre glorieux, un
tas de fumier que, à cette heure, retournait de sa fourche une fille
plus large que haute, les cheveux couleur de paille. Le purin qui
remplissait ses sabots lavait ses pieds nus, dont on voyait se soulever
par intervalles les talons jaunes comme du safran. Sa jupe troussée
laissait à découvert la crasse de ses mollets énormes et bas. Tandis que
Philippe Desmahis la regardait, surpris et amusé du jeu bizarre de la
nature qui avait construit cette fille en largeur, l'hôtelier appela:

"Hé! la Tronche! va quérir de l'eau!"

Elle se retourna et montra une face écarlate et une large bouche où
manquait une palette. Il avait fallu la corne d'un taureau pour ébrécher
cette puissante denture. Sa fourche à l'épaule, elle riait. Semblables à
des cuisses, ses bras rebrassés étincelaient au soleil.

La table était mise dans la salle basse, où les poulets achevaient de
rôtir sous le manteau de la cheminée, garni de vieux fusils. Longue de
plus de vingt pieds, la salle, blanchie à la chaux, n'était éclairée que
par les vitres verdâtres de la porte et par une seule fenêtre, encadrée
de roses, auprès de laquelle l'aïeule tournait son rouet. Elle portait
une coiffe et un bavolet de dentelle du temps de la Régence. Les doigts
noueux de ses mains tachées de terre tenaient la quenouille. Des mouches
se posaient sur le bord de ses paupières, et elle ne les chassait pas.
Dans les bras de sa mère, elle avait vu passer Louis XIV en carrosse.

Il y avait soixante ans qu'elle avait fait le voyage de Paris. Elle
conta d'une voix faible et chantante aux trois jeunes femmes debout
devant elle qu'elle avait vu l'Hôtel de Ville, les Tuileries et la
Samaritaine, et que, lorsqu'elle traversait le Pont-Royal, un bateau qui
portait des pommes au marché du Mail s'était ouvert, que les pommes s'en
étaient allées au fil de l'eau et que la rivière en était tout
empourprée.

Elle avait été instruite des changements survenus nouvellement dans le
royaume, et surtout de la zizanie qu'il y avait entre les curés jureurs
et ceux qui ne juraient point. Elle savait aussi qu'il y avait eu des
guerres, des famines et des signes dans le ciel. Elle ne croyait point
que le roi fût mort. On l'avait fait fuir, disait-elle, par un
souterrain et l'on avait livré au bourreau, à sa place, un homme du
commun.

Aux pieds de l'aïeule, dans son moïse, le dernier-né des Poitrine,
Jeannot, faisait ses dents. La Thévenin souleva le berceau d'osier et
sourit à l'enfant, qui gémit faiblement, épuisé de fièvre et de
convulsions. Il fallait qu'il fût bien malade, car on avait appelé le
médecin, le citoyen Pelleport, qui, à la vérité, député suppléant à la
Convention, ne faisait point payer ses visites.

La citoyenne Thévenin, enfant de la balle, était partout chez elle; mal
contente de la façon dont la Tronche avait lavé la vaisselle, elle
essuyait les plats, les gobelets et les fourchettes. Pendant que la
citoyenne Poitrine faisait cuire la soupe, qu'elle goûtait en bonne
hôtelière, Élodie coupait en tranches un pain de quatre livres encore
chaud du four. Gamelin, en la voyant faire, lui dit:

"J'ai lu, il y a quelques jours, un livre écrit par un jeune Allemand
dont j'ai oublié le nom, et qui a été très bien mis en français. On y
voit une belle jeune fille nommée Charlotte qui, comme vous, Élodie,
taillait des tartines et, comme vous, les taillait avec grâce, et si
joliment qu'à la voir faire le jeune Werther devint amoureux d'elle.

--Et cela finit par un mariage? demanda Élodie.

--Non, répondit Évariste; cela finit par la mort violente de Werther."

Ils dînèrent bien, car ils avaient grand-faim; mais la chère était
médiocre. Jean Blaise s'en plaignit: il était très porté sur sa bouche
et faisait de bien manger une règle de vie; et, sans doute, ce qui
l'incitait à ériger sa gourmandise en système, c'était la disette
générale. La Révolution avait dans toutes les maisons renversé la
marmite. Le commun des citoyens n'avait rien à se mettre sous la dent.
Les gens habiles qui, comme Jean Blaise, gagnaient gros dans la misère
publique, allaient chez le traiteur où ils montraient leur esprit en
s'empiffrant. Quant à Brotteaux qui, en l'an II de la Liberté, vivait de
châtaignes et de croûtons de pain, il lui souvenait d'avoir soupé chez
Grimod de la Reynière, à l'entrée des Champs-Élysées. Envieux de mériter
le titre de fine gueule, devant les choux au lard de la femme Poitrine,
il abondait en savantes recettes de cuisine et en bons préceptes
gastronomiques. Et, comme Gamelin déclarait qu'un républicain méprise
les plaisirs de la table, le vieux traitant, amateur d'antiquités,
donnait au jeune Spartiate la vraie formule du brouet noir.

Après le dîner, Jean Blaise, qui n'oubliait pas les affaires sérieuses,
fit faire à son académie foraine des croquis et des esquisses de
l'auberge, qu'il jugeait assez romantique dans son délabrement. Tandis
que Philippe Desmahis et Philippe Dubois dessinaient les étables, la
Tronche vint donner à manger aux cochons. Le citoyen Pelleport, officier
de santé, qui sortait en même temps de la salle basse où il était venu
porter ses soins au petit Poitrine, s'approcha des artistes et, après
les avoir complimentés de leurs talents, qui honoraient la nation tout
entière, il leur montra la Tronche au milieu des pourceaux.

"Vous voyez cette créature, dit-il, ce n'est pas une fille, comme vous
pourriez le croire: c'est deux filles. Comprenez que je parle
littéralement. Surpris du volume énorme de sa charpente osseuse, je l'ai
examinée et me suis aperçu qu'elle avait la plupart des os en double: à
chaque cuisse, deux fémurs soudés ensemble; à chaque épaule, deux
humérus. Elle possède aussi des muscles en double. Ce sont, à mon sens,
deux jumelles étroitement associées ou, pour mieux dire, fondues
ensemble. Le cas est intéressant. Je l'ai signalé à monsieur
Saint-Hilaire, qui m'en a su gré. C'est un monstre que vous voyez là,
citoyens. Ces gens-ci l'appellent "la Tronche". Ils devraient dire "les
Tronches": elles sont deux. La nature a de ces bizarreries.... Bonsoir,
citoyens peintres! Nous aurons de l'orage, cette nuit...."

Après le souper aux chandelles, l'académie Blaise fit dans la cour de
l'auberge, en compagnie d'un fils et d'une fille Poitrine, une partie de
colin-maillard, à laquelle jeunes femmes et jeunes hommes mirent une
vivacité que leur âge explique assez pour qu'on ne cherche pas si la
violence et l'incertitude du temps n'excitait pas leur ardeur. Quand il
fit tout à fait nuit, Jean Blaise proposa de jouer dans la salle basse
aux jeux innocents. Élodie demanda la "chasse au cœur" qui fut acceptée
de toute la compagnie. Sur les indications de la jeune fille, Philippe
Desmahis traça à la craie sur les meubles, les portes et les murs sept
cœurs, c'est-à-dire un de moins qu'il n'y avait de joueurs, car le
vieux Brotteaux s'était mis obligeamment de la partie. On dansa en rond
"La Tour, prends garde", et, sur un signal d'Élodie, chacun courut
mettre la main sur un cœur. Gamelin, distrait et maladroit, les trouva
tous pris: il donna un gage, le petit couteau acheté six sous à la foire
Saint-Germain et qui avait coupé le pain pour la mère indigente. On
recommença et ce furent tour à tour Blaise, Élodie, Brotteaux et la
Thévenin qui ne trouvèrent pas de cœur et donnèrent chacun leur gage,
une bague, un réticule, un petit livre relié en maroquin, un bracelet.
Puis, les gages furent tirés au sort sur les genoux d'Élodie et chacun,
pour racheter le sien, dut montrer ses talents de société, chanter une
chanson ou dire des vers. Brotteaux récita le discours du patron de la
France, au premier chant de _La Pucelle_:

        Je suis Denis et saint de mon métier,
        J'aime la Gaule....

Le citoyen Blaise, bien que moins lettré, donna sans hésiter la réponse
de Richemond:

        Monsieur le Saint, ce n'était pas la peine
        D'abandonner le céleste domaine....

Tout le monde alors lisait et relisait avec délices le chef-d'œuvre de
l'Arioste français; les hommes les plus graves souriaient des amours de
Jeanne et de Dunois, des aventures d'Agnès et de Monrose et des exploits
de l'âne ailé. Tous les hommes cultivés savaient par cœur les beaux
endroits de ce poème divertissant et philosophique. Évariste Gamelin,
lui-même, bien que d'humeur sévère, en prenant sur le giron d'Élodie son
couteau de six liards, récita de bonne grâce l'entrée de Grisbourdon aux
enfers. La citoyenne Thévenin chanta sans accompagnement la romance de
Nina: _Quand le bien-aimé reviendra_. Desmahis chanta, sur l'air de _La
Faridondaine_:

        Quelques-uns prirent le cochon
          De ce bon saint Antoine,
        Et, lui mettant un capuchon,
          Ils en firent un moine.
        Il n'en coûtait que la façon....

Cependant Desmahis était soucieux. A cette heure, il aimait ardemment
les trois femmes avec lesquelles il jouait au "gage touché", et il
jetait à toutes trois des regards brûlants et doux. Il aimait la
Thévenin pour sa grâce, sa souplesse, son art savant, ses œillades et sa
voix qui allait au cœur; il aimait Élodie, qu'il sentait de nature
abondante, riche et donnante; il aimait Julienne Hasard, malgré ses
cheveux décolorés, ses cils blancs, ses taches de rousseur et son maigre
corsage, parce que, comme ce Dunois dont parle Voltaire dans _La
Pucelle_, il était toujours prêt, dans sa générosité, à donner à la
moins jolie une marque d'amour, et d'autant plus qu'elle lui semblait,
pour l'instant, la plus inoccupée et, partant, la plus accessible.
Exempt de toute vanité, il n'était jamais sûr d'être agréé; il n'était
jamais sûr non plus de ne l'être pas. Aussi s'offrait-il, à tout hasard.
Profitant des rencontres heureuses du "gage touché", il tint quelques
tendres propos à la Thévenin, qui ne s'en fâcha pas, mais n'y pouvait
guère répondre sous le regard jaloux du citoyen Jean Blaise. Il parla
plus amoureusement encore à la citoyenne Élodie, qu'il savait engagée
avec Gamelin, mais il n'était pas assez exigeant pour vouloir un cœur à
lui seul. Élodie ne pouvait l'aimer; mais elle le trouvait beau et elle
ne réussit pas entièrement à le lui cacher. Enfin, il porta ses vœux les
plus pressants à l'oreille de la citoyenne Hasard: elle y répondit par
un air de stupeur qui pouvait exprimer une soumission abîmée aussi bien
qu'une morne indifférence. Et Desmahis ne crut point qu'elle était
indifférente.

Il n'y avait dans l'auberge que deux chambres à coucher, toutes deux au
premier étage et sur le même palier. Celle de gauche, la plus belle,
était tendue de papier à fleurs et ornée d'une glace grande comme la
main, dont le cadre doré subissait l'offense des mouches depuis
l'enfance de Louis XV. Là, sous un ciel d'indienne à ramages, se
dressaient deux lits garnis d'oreillers de plume, d'édredons et de
courtepointes. Cette chambre était réservée aux trois citoyennes.

Quand vint l'heure de la retraite, Desmahis et la citoyenne Hasard,
tenant à la main chacun son chandelier, se souhaitèrent le bonsoir sur
le palier. Le graveur amoureux coula à la fille du marchand de couleurs
un billet par lequel il la priait de le rejoindre, quand tout serait
endormi, dans le grenier, qui se trouvait au-dessus de la chambre des
citoyennes.

Prévoyant et sage, il avait dans la journée étudié les êtres et exploré
ce grenier, plein de bottes d'oignons, de fruits qui séchaient sous un
essaim de guêpes, de coffres, de vieilles malles. Il y avait même vu un
vieux lit de sangle boiteux et hors d'usage, à ce qu'il lui sembla, et
une paillasse éventrée, où sautaient des puces.

En face de la chambre des citoyennes était une chambre à trois lits,
assez petite, où devaient coucher, à leurs guises, les citoyens
voyageurs. Mais Brotteaux, qui était sybarite, s'en était allé à la
grange dormir dans le foin. Quant à Jean Blaise, il avait disparu,
Dubois et Gamelin ne tardèrent pas à s'endormir. Desmahis se mit au lit;
mais, quand le silence de la nuit eut, comme une eau dormante, recouvert
la maison, le graveur se leva et monta l'escalier de bois, qui se mit à
craquer sous ses pieds nus. La porte du grenier était entrebâillée. Il
en sortait une chaleur étouffante et des senteurs âcres de fruits
pourris. Sur un lit de sangle boiteux, la Tronche dormait, la bouche
ouverte, la chemise relevée, les jambes écartées. Elle était énorme.
Traversant la lucarne, un rayon de lune baignait d'azur et d'argent sa
peau qui, entre des écailles de crasse et des éclaboussures de purin,
brillait de jeunesse et de fraîcheur. Desmahis se jeta sur elle;
réveillée en sursaut, elle eut peur et cria; mais, dès qu'elle comprit
ce qu'on lui voulait, rassurée, elle ne témoigna ni surprise ni
contrariété et feignit d'être encore plongée dans un demi-sommeil qui,
en lui ôtant la conscience des choses, lui permettait quelque
sentiment....

Desmahis rentra dans sa chambre, où il dormit jusqu'au jour d'un sommeil
tranquille et profond.

Le lendemain, après une dernière journée de travail, l'académie
promeneuse reprit le chemin de Paris. Quand Jean Blaise paya son hôte en
assignats, le citoyen Poitrine se lamenta de ne plus voir que de
"l'argent carré" et promit une belle chandelle au bougre qui ramènerait
les jaunets.

Il offrit des fleurs aux citoyennes. Par son ordre, la Tronche, sur une
échelle, en sabots et troussée, montrant au jour ses mollets crasseux et
resplendissants, coupait infatigablement des roses aux rosiers grimpants
qui couvraient la muraille. De ses larges mains les roses tombaient en
pluie, en torrents, en avalanche, dans les jupes tendues d'Élodie, de
Julienne et de la Thévenin. La berline en fut pleine. Tous, rentrant à
la nuit, en apportèrent chez eux des brassées, et leur sommeil et leur
réveil en fut tout parfumé.



XI


Le matin du 7 septembre, la citoyenne Rochemaure, se rendant chez le
juré Gamelin, qu'elle voulait intéresser à quelque suspect de sa
connaissance, rencontra sur le palier le ci-devant Brotteaux des
Ilettes, qu'elle avait aimé dans les jours heureux. Brotteaux s'en
allait porter douze douzaines de pantins de sa façon chez le marchand de
jouets de la rue de la Loi. Et il s'était résolu, pour les porter plus
aisément, à les attacher au bout d'une perche, selon les guises des
vendeurs ambulants. Il en usait galamment avec toutes les femmes, même
avec celles dont une longue habitude avait émoussé pour lui l'attrait,
comme ce devait être le cas de madame de Rochemaure, à moins
qu'assaisonnée par la trahison, l'absence, l'infidélité et l'embonpoint,
il ne la trouvât appétissante. En tout cas, il l'accueillit sur le
palier sordide, aux carreaux disjoints, comme autrefois sur les degrés
du perron des Ilettes et la pria de lui faire l'honneur de visiter son
grenier. Elle monta assez lestement l'échelle et se trouva sous une
charpente dont les poutres penchantes portaient un toit de tuiles percé
d'une lucarne. On ne pouvait s'y tenir debout. Elle s'assit sur la seule
chaise qu'il y eût en ce réduit et, ayant promené un moment ses regards
sur les tuiles disjointes, elle demanda, surprise et attristée:

"C'est là que vous habitez, Maurice? Vous n'avez guère à y craindre les
importuns. Il faut être diable ou chat pour vous y trouver.

--J'y ai peu d'espace, répondit le ci-devant. Et je ne vous cache pas
que parfois il y pleut sur mon grabat. C'est un faible inconvénient. Et
durant les nuits sereines j'y vois la lune, image et témoin des amours
des hommes. Car la lune, madame, fut de tout temps attestée par les
amoureux, et dans son plein, pâle et ronde, elle rappelle à l'amant
l'objet de ses désirs.

--J'entends, dit la citoyenne.

--En leur saison, poursuivit Brotteaux, les chats font un beau vacarme
dans cette gouttière. Mais il faut pardonner à l'amour de miauler et de
jurer sur les toits, quand il emplit de tourments et de crimes la vie
des hommes."

Tous deux, ils avaient eu la sagesse de s'aborder comme des amis qui
s'étaient quittés la veille pour s'en aller dormir; et, bien que devenus
étrangers l'un à l'autre, ils s'entretenaient avec bonne grâce et
familiarité.

Cependant, madame de Rochemaure paraissait soucieuse. La Révolution, qui
avait été longtemps pour elle riante et fructueuse, lui apportait
maintenant des soucis et des inquiétudes; ses soupers devenaient moins
brillants et moins joyeux. Les sons de sa harpe n'éclaircissaient plus
les visages sombres. Ses tables de jeu étaient abandonnées des plus
riches pontes. Plusieurs de ses familiers, maintenant suspects, se
cachaient; son ami, le financier Morhardt, était arrêté, et c'était pour
lui qu'elle venait solliciter le juré Gamelin. Elle-même était suspecte.
Des gardes nationaux avaient fait une perquisition chez elle, retourné
les tiroirs de ses commodes, soulevé des lames de son parquet, donné des
coups de baïonnette dans ses matelas. Ils n'avaient rien trouvé, lui
avaient fait des excuses et bu son vin. Mais ils étaient passés fort
près de sa correspondance avec un émigré, M. d'Expilly. Quelques amis
qu'elle avait parmi les jacobins l'avaient avertie que le bel Henry,
son greluchon, devenait compromettant par ses violences trop outrées
pour paraître sincères.

Les coudes sur les genoux et les poings dans les joues, songeuse, elle
demanda à son vieil ami, assis sur la paillasse:

"Que pensez-vous de tout ceci, Maurice?

--Je pense que ces gens-ci donnent à un philosophe et à un amateur de
spectacles ample matière à réflexion et à divertissement; mais qu'il
serait meilleur pour vous, chère amie, que vous fussiez hors de France.

--Maurice, où cela nous mènera-t-il?

--C'est ce que vous me demandiez, Louise, un jour, en voiture, au bord
du Cher, sur le chemin des Ilettes, tandis que notre cheval, qui avait
pris le mors aux dents, nous emportait d'un galop furieux. Que les
femmes sont donc curieuses! Encore aujourd'hui vous voulez savoir où
nous allons. Demandez-le aux tireuses de cartes. Je ne suis point devin,
ma mie. Et la philosophie, même la plus saine, est d'un faible secours
pour la connaissance de l'avenir. Ces choses finiront, car tout finit.
On peut en prévoir diverses issues. La victoire de la coalition et
l'entrée des alliés à Paris. Ils n'en sont pas loin; toutefois je doute
qu'ils y arrivent. Ces soldats de la République se font battre avec une
ardeur que rien ne peut éteindre. Il se peut que Robespierre épouse
Madame Royale et se fasse nommer protecteur du royaume pendant la
minorité de Louis XVII.

--Vous croyez? s'écria la citoyenne, impatiente de se mêler à cette
belle intrigue.

--Il se peut encore, poursuivit Brotteaux, que la Vendée l'emporte et
que le gouvernement des prêtres se rétablisse sur des monceaux de ruines
et des amas de cadavres. Vous ne pouvez concevoir, chère amie, l'empire
que garde le clergé sur la multitude des ânes.... Je voulais dire "des
âmes"; la langue m'a fourché. Le plus probable, à mon sens, c'est que
le Tribunal révolutionnaire amènera la destruction du régime qui l'a
institué: il menace trop de têtes. Ceux qu'il effraie sont innombrables;
ils se réuniront, et, pour le détruire, ils détruiront le régime. Je
crois que vous avez fait nommer le jeune Gamelin à cette justice. Il est
vertueux: il sera terrible. Plus j'y songe, ma belle amie, plus je crois
que ce tribunal, établi pour sauver la République, la perdra. La
Convention a voulu avoir, comme la royauté, ses Grands Jours, sa Chambre
ardente, et pourvoir à sa sûreté par des magistrats nommés par elle et
tenus dans sa dépendance. Mais que les Grands Jours de la Convention
sont inférieurs aux Grands Jours de la monarchie, et sa Chambre ardente
moins politique que celle de Louis XIV! Il règne dans le Tribunal
révolutionnaire un sentiment de basse justice et de plate égalité qui le
rendra bientôt odieux et ridicule et dégoûtera tout le monde.
Savez-vous, Louise, que ce tribunal, qui va appeler à sa barre la reine
de France et vingt et un législateurs, condamnait hier une servante
coupable d'avoir crié: "Vive le roi!" avec une mauvaise intention et
dans la pensée de détruire la République? Nos juges, tout de noir
emplumés, travaillent dans le genre de ce Guillaume Shakespeare, si cher
aux Anglais, qui introduit dans les scènes les plus tragiques de son
théâtre de grossières bouffonneries.

--Eh bien, Maurice, demanda la citoyenne, êtes-vous toujours heureux en
amour?

--Hélas! répondit Brotteaux, les colombes volent au blanc colombier et
ne se posent plus sur la tour en ruines.

--Vous n'avez pas changé.... Au revoir, mon ami!"



Ce soir-là, le dragon Henry, s'étant rendu, sans y être prié, chez
madame de Rochemaure, la trouva qui cachetait une lettre sur laquelle il
lut l'adresse du citoyen Rauline, à Vernon. C'était, il le savait, une
lettre pour l'Angleterre. Rauline recevait par un postillon des
messageries le courrier de madame de Rochemaure et le faisait porter à
Dieppe par une marchande de marée. Un patron de barque le remettait, la
nuit, à un navire britannique qui croisait sur la côte; un émigré, M.
d'Expilly, le recevait à Londres et le communiquait, s'il le jugeait
utile, au cabinet de Saint-James.

Henry était jeune et beau: Achille n'unissait pas tant de grâce à tant
de vigueur, quand il revêtit les armes que lui présentait Ulysse. Mais
la citoyenne Rochemaure, sensible naguère aux charmes du jeune héros de
la Commune, détournait de lui ses regards et sa pensée depuis qu'elle
avait été avertie que, dénoncé aux jacobins comme un exagéré, ce jeune
soldat pouvait la compromettre et la perdre. Henry sentait qu'il ne
serait peut-être pas au-dessus de ses forces de ne plus aimer madame de
Rochemaure; mais il lui déplaisait qu'elle ne le distinguât plus. Il
comptait sur elle pour satisfaire à certaines dépenses auxquelles le
service de la République l'avait engagé. Enfin, songeant aux extrémités
où peuvent se porter les femmes et comment elles passent avec rapidité
de la tendresse la plus ardente à la plus froide insensibilité et
combien il leur est facile de sacrifier ce qu'elles ont chéri et de
perdre ce qu'elles ont adoré, il soupçonna que cette ravissante Louise
pourrait un jour le faire jeter en prison pour se débarrasser de lui. Sa
sagesse lui conseillait de reconquérir cette beauté perdue. C'est
pourquoi il était venu armé de tous ses charmes. Il s'approchait d'elle,
s'éloignait, se rapprochait, la frôlait, la fuyait selon les règles de
la séduction dans les ballets. Puis, il se jeta dans un fauteuil, et, de
sa voix invincible, de sa voix qui parlait aux entrailles des femmes, il
lui vanta la nature et la solitude et lui proposa en soupirant une
promenade à Ermenonville.

Cependant, elle tirait quelques accords de sa harpe et jetait autour
d'elle des regards d'impatience et d'ennui. Soudain Henry se dressa
sombre et résolu et lui annonça qu'il partait pour l'armée et serait
dans quelques jours devant Maubeuge.

Sans montrer ni doute ni surprise, elle l'approuva d'un signe de tête.

"Vous me félicitez de cette décision?

--Je vous en félicite."

Elle attendait un nouvel ami qui lui plaisait infiniment et dont elle
pensait tirer de grands avantages; tout autre chose que celui-ci: un
Mirabeau ressuscité, un Danton décrotté et devenu fournisseur, un lion
qui parlait de jeter tous les patriotes dans la Seine. A tout moment
elle croyait entendre la sonnette et tressaillait.

Pour renvoyer Henry, elle se tut, bâilla, feuilleta une partition, et
bâilla encore. Voyant qu'il ne s'en allait pas, elle lui dit qu'elle
avait à sortir et passa dans son cabinet de toilette.

Il lui criait d'une voix émue:

"Adieu, Louise!... Vous reverrai-je jamais?"

Et ses mains fouillaient dans le secrétaire ouvert.

Dès qu'il fut dans la rue, il ouvrit la lettre adressée au citoyen
Rauline et la lut avec intérêt. Elle contenait en effet un tableau
curieux de l'état de l'esprit public en France. On y parlait de la
reine, de la Thévenin, du Tribunal révolutionnaire, et maints propos
confidentiels de ce bon Brotteaux des Ilettes y étaient rapportés.

Ayant achevé sa lecture et remis la lettre dans sa poche, il hésita
quelques instants; puis, comme un homme qui a pris sa résolution et qui
se dit que le plus tôt sera le mieux, il se dirigea vers les Tuileries
et pénétra dans l'antichambre du Comité de sûreté générale.



Ce jour-là, à trois heures de l'après-midi, Évariste Gamelin s'asseyait
sur le banc des jurés en compagnie de quatorze collègues qu'il
connaissait pour la plupart, gens simples, honnêtes et patriotes,
savants, artistes ou artisans: un peintre comme lui, un dessinateur,
tous deux pleins de talent, un chirurgien, un cordonnier, un ci-devant
marquis, qui avait donné de grandes preuves de civisme, un imprimeur, de
petits marchands, un échantillon enfin du peuple de Paris. Ils se
tenaient là, dans leur habit ouvrier ou bourgeois, tondus à la Titus ou
portant le catogan, le chapeau à cornes enfoncé sur les yeux ou le
chapeau rond posé en arrière de la tête, ou le bonnet rouge cachant les
oreilles. Les uns étaient vêtus de la veste, de l'habit et de la
culotte, comme en l'ancien temps, les autres, de la carmagnole et du
pantalon rayé à la façon des sans-culottes. Chaussés de bottes ou de
souliers à boucles ou de sabots, ils présentaient sur leurs personnes
toutes les diversités du vêtement masculin en usage alors. Ayant tous
déjà siégé plusieurs fois, ils semblaient fort à l'aise à leur banc et
Gamelin enviait leur tranquillité. Son cœur battait, ses oreilles
bourdonnaient, ses yeux se voilaient et tout ce qui l'entourait prenait
pour lui une teinte livide.

Quand l'huissier annonça le Tribunal, trois juges prirent place sur une
estrade assez petite, devant une table verte. Ils portaient un chapeau à
cocarde, surmonté de grandes plumes noires, et le manteau d'audience
avec un ruban tricolore d'où pendait sur leur poitrine une lourde
médaille d'argent. Devant eux, au pied de l'estrade, siégeait le
substitut de l'accusateur public, dans un costume semblable. Le greffier
s'assit entre le Tribunal et le fauteuil vide de l'accusé. Gamelin
voyait ces hommes différents de ce qu'il les avait vus jusque-là, plus
beaux, plus graves, plus effrayants, bien qu'ils prissent des attitudes
familières, feuilletant des papiers, appelant un huissier ou se penchant
en arrière pour entendre quelque communication d'un juré ou d'un
officier de service.

Au-dessus des juges, les tables des Droits de l'Homme étaient
suspendues; à leur droite et à leur gauche, contre les vieilles
murailles féodales, les bustes de Le Peltier Saint-Fargeau et de Marat.
En face du banc des jurés, au fond de la salle, s'élevait la tribune
publique. Des femmes en garnissaient le premier rang, qui blondes,
brunes ou grises, portaient toutes la haute coiffe dont le bavolet
plissé leur ombrageait les joues; sur leur poitrine, auxquelles la mode
donnait uniformément l'ampleur d'un sein nourricier, se croisait le
fichu blanc ou se recourbait la bavette du tablier bleu. Elles tenaient
les bras croisés sur le rebord de la tribune. Derrière elles on voyait,
clairsemés sur les gradins, des citoyens vêtus avec cette diversité qui
donnait alors aux foules un caractère étrange et pittoresque. A droite,
vers l'entrée, derrière une barrière pleine, s'étendait un espace où le
public se tenait debout. Cette fois, il y était peu nombreux. L'affaire
dont cette section du Tribunal allait s'occuper n'intéressait qu'un
petit nombre de spectateurs, et, sans doute, les autres sections, qui
siégeaient en même temps, appelaient des causes plus émouvantes.

C'est ce qui rassurait un peu Gamelin dont le cœur, prêt à faiblir,
n'aurait pu supporter l'atmosphère enflammée des grandes audiences. Ses
yeux s'attachaient aux moindres détails: il remarquait le coton dans
l'oreille du greffier et une tache d'encre sur le dossier du substitut.
Il voyait, comme avec une loupe, les chapiteaux sculptés dans un temps
où toute connaissance des ordres antiques était perdue et qui
surmontaient les colonnes gothiques de guirlandes d'ortie et de houx.
Mais ses regards revenaient sans cesse à ce fauteuil, d'une forme
surannée, garni de velours d'Utrecht rouge, usé au siège et noirci aux
bras. Des gardes nationaux en armes se tenaient à toutes les issues.

Enfin l'accusé parut, escorté de grenadiers, libre toutefois de ses
membres comme le prescrivait la loi. C'était un homme d'une cinquantaine
d'années, maigre, sec, brun, très chauve, les joues creuses, les lèvres
minces et violacées, vêtu à l'ancienne mode d'un habit sang de bœuf.
Sans doute parce qu'il avait la fièvre, ses yeux brillaient comme des
pierreries et ses joues avaient l'air d'être vernies. Il s'assit. Ses
jambes, qu'il croisait, étaient d'une maigreur excessive et ses grandes
mains noueuses en faisaient tout le tour. Il se nommait Marie-Adolphe
Guillergues et était prévenu de dilapidation dans les fourrages de la
République. L'acte d'accusation mettait à sa charge des faits nombreux
et graves, dont aucun n'était absolument certain. Interrogé, Guillergues
nia la plupart de ces faits et expliqua les autres à son avantage. Son
langage était précis et froid, singulièrement habile et donnait l'idée
d'un homme avec lequel il n'est pas désirable de traiter une affaire. Il
avait réponse à tout. Quand le juge lui faisait une question
embarrassante, son visage restait calme et sa parole assurée, mais ses
deux mains, réunies sur sa poitrine, se crispaient d'angoisse. Gamelin
s'en aperçut et dit à l'oreille de son voisin, peintre comme lui:

"Regardez ses pouces!"

Le premier témoin qu'on entendit apporta des faits accablants. C'est sur
lui que reposait toute l'accusation. Ceux qui furent appelés ensuite se
montrèrent, au contraire, favorables à l'accusé. Le substitut de
l'accusateur public fut véhément, mais demeura dans le vague. Le
défenseur parla avec un ton de vérité qui valut à l'accusé des
sympathies qu'il n'avait pas su lui-même se concilier. L'audience fut
suspendue et les jurés se réunirent dans la chambre des délibérations.
Là, après une discussion obscure et confuse, ils se partageaient en deux
groupes à peu près égaux en nombre. On vit d'un côté les indifférents,
les tièdes, les raisonneurs, qu'aucune passion n'animait, et d'un autre
côté ceux qui se laissaient conduire par le sentiment, se montraient peu
accessibles à l'argumentation et jugeaient avec le cœur. Ceux-là
condamnaient toujours. C'étaient les bons, les purs: ils ne songeaient
qu'à sauver la République et ne s'embarrassaient point du reste. Leur
attitude fit une forte impression sur Gamelin qui se sentait en
communion avec eux.

"Ce Guillergues, songeait-il, est un adroit fripon, un scélérat qui a
spéculé sur le fourrage de notre cavalerie. L'absoudre, c'est laisser
échapper un traître, c'est trahir la patrie, vouer l'armée à la
défaite." Et Gamelin voyait déjà les hussards de la République, sur
leurs montures qui bronchaient, sabrés par la cavalerie ennemie....
"Mais si Guillergues était innocent?..."

Il pensa tout à coup à Jean Blaise, soupçonné aussi d'infidélité dans
les fournitures. Tant d'autres devaient agir comme Guillergues et
Blaise, préparer la défaite, perdre la République! Il fallait faire un
exemple. Mais si Guillergues était innocent?...

"Il n'y a pas de preuves, dit Gamelin, à haute voix.

--Il n'y a jamais de preuves", répondit en haussant les épaules le chef
du jury, un bon, un pur.

Finalement, il se trouva sept voix pour la condamnation et huit pour
l'acquittement.

Le jury rentra dans la salle et l'audience fut reprise. Les jurés
étaient tenus de motiver leur verdict; chacun parla à son tour devant le
fauteuil vide. Les uns étaient prolixes; les autres se contentaient d'un
mot; il y en avait qui prononçaient des paroles inintelligibles.

Quand vint son tour, Gamelin se leva et dit:

"En présence d'un crime si grand que d'ôter aux défenseurs de la patrie
les moyens de vaincre, on veut des preuves formelles que nous n'avons
point."

A la majorité des voix, l'accusé fut déclaré non coupable.

Guillergues fut ramené devant les juges, accompagné du murmure
bienveillant des spectateurs qui lui annonçaient son acquittement.
C'était un autre homme. La sécheresse de ses traits s'était fondue, ses
lèvres s'étaient amollies. Il avait l'air vénérable; son visage
exprimait l'innocence. Le président lut, d'une voix émue, le verdict qui
renvoyait le prévenu; la salle éclata en applaudissements. Le gendarme
qui avait amené Guillergues se précipita dans ses bras. Le président
l'appela et lui donna l'accolade fraternelle. Les jurés l'embrassèrent.
Gamelin pleurait à chaudes larmes.

Dans la cour du Palais, illuminée des derniers rayons du jour, une
multitude hurlante s'agitait. Les quatre sections du Tribunal avaient
prononcé la veille trente condamnations à mort, et, sur les marches du
grand escalier, des tricoteuses accroupies attendaient le départ des
charrettes. Mais Gamelin, descendant les degrés dans le flot des jurés
et des spectateurs, ne voyait rien, n'entendait rien que son acte de
justice et d'humanité et les félicitations qu'il se donnait d'avoir
reconnu l'innocence. Dans la cour, Élodie, toute blanche, en larmes et
souriante, se jeta dans ses bras et y resta pâmée. Et, quand elle eut
recouvré la voix, elle lui dit:

"Évariste, vous êtes beau, vous êtes bon, vous êtes généreux! Dans cette
salle, le son de votre voix, mâle et douce, me traversait tout entière
de ses ondes magnétiques. J'en étais électrisée. Je vous contemplais à
votre banc. Je ne voyais que vous. Mais vous, mon ami, vous n'avez donc
pas deviné ma présence? Rien ne vous a averti que j'étais là? Je me
tenais dans la tribune, au second rang, à droite. Mon Dieu! qu'il est
doux de faire le bien! Vous avez sauvé ce malheureux. Sans vous, c'en
était fait de lui: il périssait. Vous l'avez rendu à la vie, à l'amour
des siens. En ce moment, il doit vous bénir. Évariste, que je suis
heureuse et fière de vous aimer!"

Se tenant par le bras, serrés l'un contre l'autre, ils allaient par les
rues, se sentant si légers qu'ils croyaient voler.

Ils allaient à l'_Amour peintre_. Arrivés à l'Oratoire:

"Ne passons pas par le magasin", dit Élodie.

Elle le fit entrer par la porte cochère et monter avec elle à
l'appartement. Sur le palier, elle tira de son réticule une grande clef
de fer.

"On dirait une clef de prison, fit-elle. Évariste, vous allez être mon
prisonnier."

Ils traversèrent la salle à manger et furent dans la chambre de la jeune
fille.

Évariste sentait sur ses lèvres la fraîcheur ardente des lèvres
d'Élodie. Il la pressa dans ses bras. La tête renversée, les yeux
mourants, les cheveux répandus, la taille ployée, à demi évanouie, elle
lui échappa et courut pousser le verrou....

La nuit était déjà avancée quand la citoyenne Blaise ouvrit à son amant
la porte de l'appartement et lui dit tout bas, dans l'ombre:

"Adieu, mon amour! C'est l'heure où mon père va rentrer. Si tu entends
du bruit dans l'escalier, monte vite à l'étage supérieur et ne descends
que quand il n'y aura plus de danger qu'on te voie. Pour te faire ouvrir
la porte de la rue, frappe trois coups à la fenêtre de la concierge.
Adieu, ma vie, adieu, mon âme!"

Quand il se trouva dans la rue, il vit la fenêtre de la chambre d'Élodie
s'entrouvrir et une petite main cueillir un œillet rouge qui tomba à ses
pieds comme une goutte de sang.



XII


Un soir que le vieux Brotteaux portait douze douzaines de pantins au
citoyen Caillou, rue de la Loi, le marchand de jouets, doux et poli
d'ordinaire, lui fit, au milieu de ses poupées et de ses polichinelles,
un accueil malgracieux.

"Prenez garde, citoyen Brotteaux, lui dit-il, prenez garde! Ce n'est pas
toujours le temps de rire; les plaisanteries ne sont pas toutes bonnes:
un membre du Comité de sûreté de la section, qui a visité hier mon
établissement, a vu vos pantins et les a trouvés
contre-révolutionnaires.

--Il se moquait! dit Brotteaux.

--Nenni, citoyen, nenni. C'est un homme qui ne plaisante pas. Il a dit
qu'en ces petits bonshommes la représentation nationale était
perfidement contrefaite, qu'on y reconnaissait notamment des caricatures
de Couthon, de Saint-Just et de Robespierre, et il les a saisis. C'est
une perte sèche pour moi, sans parler des périls où je suis exposé.

--Quoi! ces Arlequins, ces Gilles, ces Scaramouches, ces Colins et ces
Colinettes, que j'ai peints tels que Boucher les peignait il y a
cinquante ans, seraient des Couthon et des Saint-Just contrefaits? Il
n'y a pas un homme sensé pour le prétendre.

--Il est possible, reprit le citoyen Caillou, que vous ayez agi sans
malice, bien qu'il faille toujours se défier d'un homme d'esprit comme
vous. Mais le jeu est dangereux. En voulez-vous un exemple? Natoile, qui
tient un petit théâtre aux Champs-Élysées, a été arrêté avant-hier pour
incivisme, à cause qu'il faisait jouer la Convention par Polichinelle.

--Encore un coup, dit Brotteaux, en soulevant la toile qui recouvrait
ses petits pendus, regardez ces masques et ces visages, sont-ce d'autres
que des personnages de comédie et de bergerie? Comment vous êtes-vous
laissé dire, citoyen Caillou, que je jouais la Convention nationale?"

Brotteaux était surpris. Tout en accordant beaucoup à la sottise
humaine, il n'eût pas cru qu'elle en vînt jamais à suspecter ses
Scaramouches et ses Colinettes. Il protestait de leur innocence et de la
sienne. Mais le citoyen Caillou ne voulait rien entendre.

"Citoyen Brotteaux, remportez vos pantins. Je vous estime, je vous
honore, mais ne veux être ni blâmé ni inquiété à cause de vous. Je
respecte la loi. J'entends rester bon citoyen et être traité comme tel.
Bonsoir, citoyen Brotteaux; remportez vos pantins."

Le vieux Brotteaux reprit le chemin de son logis, portant ses suspects
sur l'épaule au bout d'une perche, et moqué par les enfants qui
croyaient que c'était le marchand de mort-aux-rats. Ses pensées étaient
tristes. Sans doute, il ne vivait pas seulement de ses pantins: il
faisait des portraits à vingt sols, sous les portes cochères et dans un
tonneau des halles, en compagnie des ravaudeuses, et beaucoup de jeunes
garçons, qui partaient pour l'armée, voulaient laisser leur portrait à
leur jeune maîtresse. Mais ces petits ouvrages lui donnaient un mal
extrême, et il s'en fallait de beaucoup qu'il fît ses portraits aussi
bien que ses pantins. Il servait parfois de secrétaire aux dames de la
halle, mais c'était se mêler à des complots royalistes et les risques
étaient gros. Il se rappela qu'il y avait dans la rue
Neuve-des-Petits-Champs, proche la place ci-devant Vendôme, un autre
marchand de jouets, nommé Joly, et il résolut d'aller dès le lendemain
lui offrir ce que refusait le pusillanime Caillou.

Une pluie fine vint à tomber. Brotteaux, qui en craignait l'injure pour
ses pantins, hâta le pas. Comme il passait le Pont-Neuf, sombre et
désert, et tournait le coin de la place de Thionville, il vit à la lueur
d'une lanterne, sur une borne, un maigre vieillard qui semblait exténué
de fatigue et de faim, et gardait encore un air vénérable. Il était vêtu
d'une lévite déchirée, n'avait point de chapeau et semblait âgé de plus
de soixante ans. S'étant approché de ce malheureux, Brotteaux reconnut
le Père Longuemare, qu'il avait sauvé de la lanterne, six mois en çà,
tandis qu'ils faisaient tous deux la queue devant la boulangerie de la
rue de Jérusalem. Engagé envers ce religieux par un premier service,
Brotteaux s'approcha de lui, s'en fit reconnaître pour le publicain qui
s'était trouvé à son côté au milieu de la canaille, un jour de grande
disette, et lui demanda s'il ne pourrait point lui être utile.

"Vous paraissez las, mon Père. Prenez une goutte de cordial."

Et Brotteaux tira de la poche de sa redingote puce un petit flacon
d'eau-de-vie, qui y était avec son Lucrèce.

"Buvez. Et je vous aiderai à regagner votre domicile."

Le Père Longuemare repoussa de la main le flacon et s'efforça de se
lever. Mais il retomba sur sa borne.

"Monsieur, dit-il d'une voix faible, mais assurée, depuis trois mois
j'habitais Picpus. Averti qu'on était venu m'arrêter chez moi, hier, à
cinq heures de relevée, je ne suis pas rentré à mon domicile. Je n'ai
point d'asile; j'erre dans les rues et suis un peu fatigué.

--Eh bien, mon Père, fit Brotteaux, accordez-moi l'honneur de partager
mon grenier.

--Monsieur, dit le Barnabite, vous entendez bien que je suis suspect.

--Je le suis aussi, dit Brotteaux, et mes pantins le sont aussi, ce qui
est le pis de tout. Vous les voyez exposés, sous cette mince toile, à la
pluie fine qui nous morfond. Car, sachez, mon Père, qu'après avoir été
publicain je fabrique des pantins pour subsister."

Le Père Longuemare prit la main que lui tendait le ci-devant financier,
et accepta l'hospitalité offerte. Brotteaux, en son grenier, lui servit
du pain, du fromage et du vin, qu'il avait mis à rafraîchir dans sa
gouttière, car il était sybarite.

Ayant apaisé sa faim:

"Monsieur, dit le Père Longuemare, je dois vous informer des
circonstances qui ont amené ma fuite et m'ont jeté expirant sur cette
borne où vous m'avez trouvé. Chassé de mon couvent, je vivais de la
maigre rente que l'Assemblée m'avait faite; je donnais des leçons de
latin et de mathématiques et j'écrivais des brochures sur la persécution
de l'Église de France. J'ai même composé un ouvrage d'une certaine
étendue, pour démontrer que le serment constitutionnel des prêtres est
contraire à la discipline ecclésiastique. Les progrès de la Révolution
m'ôtèrent tous mes élèves et je ne pouvais toucher ma pension faute
d'avoir le certificat de civisme exigé par la loi. C'est ce certificat
que j'allai demander à l'Hôtel de Ville, avec la conviction de le
mériter. Membre d'un ordre institué par l'apôtre saint Paul lui-même,
qui se prévalut du titre de citoyen romain, je me flattais de me
conduire, à son imitation, en bon citoyen français, respectueux de
toutes les lois humaines qui ne sont pas en opposition avec les lois
divines. Je présentai ma requête à monsieur Colin, charcutier et
officier municipal, préposé à la délivrance de ces sortes de cartes. Il
m'interrogea sur mon état. Je lui dis que j'étais prêtre: il me demanda
si j'étais marié, et, sur ma réponse que je ne l'étais pas, il me dit
que c'était tant pis pour moi. Enfin, après diverses questions, il me
demanda si j'avais prouvé mon civisme le 10 août, le 2 septembre et le
31 mai. "On ne peut donner de certificats", ajouta-t-il, "qu'à ceux qui
ont prouvé leur civisme par leur conduite en ces trois occasions". Je ne
pus lui faire une réponse qui le satisfît. Toutefois il prit mon nom et
mon adresse et me promit de faire promptement une enquête sur mon cas.
Il tint parole et c'est en conclusion de son enquête que deux
commissaires du Comité de sûreté générale de Picpus, assistés de la
force armée, se présentèrent à mon logis en mon absence pour me conduire
en prison. Je ne sais de quel crime on m'accuse. Mais convenez qu'il
faut plaindre monsieur Colin, dont l'esprit est assez troublé pour
reprocher à un ecclésiastique de n'avoir pas montré son civisme le 10
août, le 2 septembre, le 31 mai. Un homme capable d'une telle pensée est
bien digne de pitié.

--Moi non plus, je n'ai point de certificat, dit Brotteaux. Nous sommes
tous deux suspects. Mais vous êtes las. Couchez-vous, mon Père. Nous
aviserons demain à votre sécurité."

Il donna le matelas à son hôte et garda pour lui la paillasse, que le
religieux réclama par humilité, avec une telle instance qu'il fallut le
satisfaire: il eût, sans cela, couché sur le carreau.

Ayant terminé ces arrangements, Brotteaux souffla la chandelle par
économie et par prudence.

"Monsieur, lui dit le religieux, je reconnais ce que vous faites pour
moi; mais, hélas! il est de peu de conséquence pour vous que je vous en
sache gré. Puisse Dieu vous en faire un mérite! Ce serait pour vous
d'une conséquence infinie. Mais Dieu ne tient pas compte de ce qui n'est
pas fait pour sa gloire et n'est que l'effort d'une vertu purement
naturelle. C'est pourquoi je vous supplie, monsieur, de faire pour Lui
ce que vous étiez porté à faire pour moi.

--Mon Père, répondit Brotteaux, ne vous donnez point de souci et ne
m'ayez nulle reconnaissance. Ce que je fais en ce moment et dont vous
exagérez le mérite, je ne le fais pas pour l'amour de vous: car, enfin,
bien que vous soyez aimable, mon Père, je vous connais trop peu pour
vous aimer. Je ne le fais pas non plus pour l'amour de l'humanité: car
je ne suis pas aussi simple que Don Juan, pour croire, comme lui, que
l'humanité a des droits; et ce préjugé, dans un esprit aussi libre que
le sien, m'afflige. Je le fais par cet égoïsme qui inspire à l'homme
tous les actes de générosité et de dévouement, en le faisant se
reconnaître dans tous les misérables, en le disposant à plaindre sa
propre infortune dans l'infortune d'autrui et en l'excitant à porter
aide à un mortel semblable à lui par la nature et la destinée, jusque-là
qu'il croit se secourir lui-même en le secourant. Je le fais encore par
désœuvrement: car la vie est à ce point insipide qu'il faut s'en
distraire à tout prix et que la bienfaisance est un divertissement assez
fade qu'on se donne à défaut d'autres plus savoureux; je le fais par
orgueil et pour prendre avantage sur vous; je le fais, enfin, par esprit
de système et pour vous montrer de quoi un athée est capable.

--Ne vous calomniez point, monsieur, répondit le Père Longuemare. J'ai
reçu de Dieu plus de grâces qu'il ne vous en a accordées jusqu'à cette
heure; mais je vaux moins que vous, et vous suis bien inférieur en
mérites naturels. Permettez-moi cependant de prendre aussi sur vous un
avantage. Ne me connaissant pas, vous ne pouvez m'aimer. Et moi,
monsieur, sans vous connaître, je vous aime plus que moi-même: Dieu me
l'ordonne."

Ayant ainsi parlé, le Père Longuemare s'agenouilla sur le carreau, et,
après avoir récité ses prières, s'étendit sur sa paillasse et s'endormit
paisiblement.



XIII


Évariste Gamelin siégeait au Tribunal pour la deuxième fois. Avant
l'ouverture de l'audience il s'entretenait, avec ses collègues du jury,
des nouvelles arrivées le matin. Il y en avait d'incertaines et de
fausses; mais ce qu'on pouvait retenir était terrible. Les armées
coalisées, maîtresses de toutes les routes, marchant d'ensemble, la
Vendée victorieuse, Lyon insurgé, Toulon livré aux Anglais, qui y
débarquaient quatorze mille hommes.

C'était autant pour ces magistrats des faits domestiques que des
événements intéressant le monde entier. Sûrs de périr si la patrie
périssait, ils faisaient du salut public leur affaire propre. Et
l'intérêt de la nation, confondu avec le leur, dictait leurs sentiments,
leurs passions, leur conduite.

Gamelin reçut à son banc une lettre de Trubert, secrétaire du Comité de
défense; c'était l'avis de sa nomination de commissaire des poudres et
des salpêtres.

       _Tu fouilleras toutes les caves de la section pour en extraire
       les substances nécessaires à la fabrication de la poudre.
       L'ennemi sera peut-être demain devant Paris: il faut que le sol
       de la patrie nous fournisse la foudre que nous lancerons à ses
       agresseurs. Je t'envoie ci-contre une instruction de la
       Convention relative au traitement des salpêtres. Salut et
       fraternité._

A ce moment, l'accusé fut introduit. C'était un des derniers de ces
généraux vaincus que la Convention livrait au Tribunal, et le plus
obscur. A sa vue, Gamelin frissonna: il croyait revoir ce militaire que,
mêlé au public, il avait vu, trois semaines auparavant, juger et envoyer
à la guillotine. C'était le même homme, l'air têtu, borné: ce fut le
même procès. Il répondait d'une façon sournoise et brutale qui gâtait
ses meilleures réponses. Ses chicanes, ses arguties, les accusations
dont il chargeait ses subordonnés, faisaient oublier qu'il accomplissait
la tâche respectable de défendre son honneur et sa vie. Dans cette
affaire tout était incertain, contesté, position des armées, nombre des
effectifs, munitions, ordres donnés, ordres reçus, mouvements des
troupes: on ne savait rien. Personne ne comprenait rien à ces opérations
confuses, absurdes, sans but, qui avaient abouti à un désastre,
personne, pas plus le défenseur et l'accusé lui-même que l'accusateur,
les juges et les jurés, et, chose étrange, personne n'avouait à autrui
ni à soi-même qu'il ne comprenait pas. Les juges se plaisaient à faire
des plans, à disserter sur la tactique et la stratégie; l'accusé
trahissait ses dispositions naturelles pour la chicane.

On disputait sans fin. Et Gamelin, durant ces débats, voyait sur les
âpres routes du Nord les caissons embourbés et les canons renversés dans
les ornières, et, par tous les chemins, défiler en désordre les colonnes
vaincues, tandis que la cavalerie ennemie débouchait de toutes parts par
les défilés abandonnés. Et il entendait de cette armée trahie monter une
immense clameur qui accusait le général. A la clôture des débats,
l'ombre emplissait la salle, et la figure indistincte de Marat
apparaissait comme un fantôme sur la tête du président. Le jury appelé à
se prononcer était partagé. Gamelin d'une voix sourde, qui s'étranglait
dans sa gorge, mais d'un ton résolu, déclara l'accusé coupable de
trahison envers la République, et un murmure approbateur, qui s'éleva
dans la foule, vint caresser sa jeune vertu. L'arrêt fut lu aux
flambeaux, dont la lueur livide tremblait sur les tempes creuses du
condamné où l'on voyait perler la sueur. A la sortie, sur les degrés où
grouillait la foule des commères encocardées, tandis qu'il entendait
murmurer son nom, que les habitués du Tribunal commençaient à connaître,
Gamelin fut assailli par des tricoteuses qui, lui montrant le poing,
réclamaient la tête de l'Autrichienne.

Le lendemain, Évariste eut à se prononcer sur le sort d'une pauvre
femme, la veuve Meyrion, porteuse de pain. Elle allait par les rues
poussant une petite voiture et portant, pendue à sa taille, une
planchette de bois blanc à laquelle elle faisait avec son couteau des
coches qui représentaient le compte des pains qu'elle avait livrés. Son
gain était de huit sous par jour. Le substitut de l'accusateur public se
montra d'une étrange violence à l'égard de cette malheureuse, qui avait,
paraît-il, crié: "Vive le roi!" à plusieurs reprises, tenu des propos
contre-révolutionnaires dans les maisons où elle allait porter le pain
de chaque jour, et trempé dans une conspiration qui avait pour objet
l'évasion de la femme Capet. Interrogée par le juge, elle reconnut les
faits qui lui étaient imputés; soit simplicité, soit fanatisme, elle
professa des sentiments royalistes d'une grande exaltation et se perdit
elle-même.

Le Tribunal révolutionnaire faisait triompher l'égalité en se montrant
aussi sévère pour les portefaix et les servantes que pour les
aristocrates et les financiers. Gamelin ne concevait point qu'il en pût
être autrement sous un régime populaire. Il eût jugé méprisant, insolent
pour le peuple, de l'exclure du supplice. C'eût été le considérer, pour
ainsi dire, comme indigne du châtiment. Réservée aux seuls aristocrates,
la guillotine lui eût paru une sorte de privilège inique, Gamelin
commençait à se faire du châtiment une idée religieuse et mystique, à
lui prêter une vertu, des mérites propres. Il pensait qu'on doit la
peine aux criminels et que c'est leur faire tort que de les en
frustrer. Il déclara la femme Meyrion coupable et digne du châtiment
suprême, regrettant seulement que les fanatiques qui l'avaient perdue,
plus coupables qu'elle, ne fussent pas là pour partager son sort.



Évariste se rendait presque chaque soir aux Jacobins, qui se
réunissaient dans l'ancienne chapelle des Dominicains, vulgairement
nommés Jacobins, rue Honoré. Sur une cour, où s'élevait un arbre de la
Liberté, un peuplier, dont les feuilles agitées rendaient un perpétuel
murmure, la chapelle, d'un style pauvre et maussade, lourdement coiffée
de tuiles, présentait son pignon nu, percé d'un œil-de-bœuf et d'une
porte cintrée, que surmontait le drapeau aux couleurs nationales, coiffé
du bonnet de la Liberté. Les Jacobins, ainsi que les Cordeliers et les
Feuillants, avaient pris la demeure et le nom de moines dispersés.
Gamelin, assidu naguère aux séances des Cordeliers, ne retrouvait pas
chez les Jacobins les sabots, les carmagnoles, les cris des dantonistes.
Dans le club de Robespierre régnait la prudence administrative et la
gravité bourgeoise. Depuis que l'Ami du peuple n'était plus, Évariste
suivait les leçons de Maximilien, dont la pensée dominait aux Jacobins
et, de là, par mille sociétés affiliées, s'étendait sur toute la France.
Pendant la lecture du procès-verbal, il promenait ses regards sur les
murs nus et tristes, qui, après avoir abrité les fils spirituels du
grand inquisiteur de l'hérésie, voyaient assemblés les zélés
inquisiteurs des crimes contre la patrie.

Là se tenait sans pompe et s'exerçait par la parole le plus grand des
pouvoirs de l'État. Il gouvernait la cité, l'empire, dictait ses décrets
à la Convention. Ces artisans du nouvel ordre de choses, si respectueux
de la loi qu'ils demeuraient royalistes en 1791 et le voulaient être
encore au retour de Varennes, par un attachement opiniâtre à la
Constitution, amis de l'ordre établi, même après les massacres du
Champ-de-Mars, et jamais révolutionnaires contre la révolution,
étrangers aux mouvements populaires, nourrissaient dans leur âme sombre
et puissante un amour de la patrie qui avait enfanté quatorze armées et
dressé la guillotine. Évariste admirait en eux la vigilance, l'esprit
soupçonneux, la pensée dogmatique, l'amour de la règle, l'art de
dominer, une impériale sagesse.

Le public qui composait la salle ne faisait entendre qu'un frémissement
unanime et régulier, comme le feuillage de l'arbre de la Liberté qui
s'élevait sur le seuil.

Ce jour-là, 11 vendémiaire, un homme jeune, le front fuyant, le regard
perçant, le nez en pointe, le menton aigu, le visage grêlé, l'air froid,
monta lentement à la tribune. Il était poudré à frimas et portait un
habit bleu qui lui marquait la taille. Il avait ce maintien compassé,
tenait cette allure mesurée qui faisait dire aux uns, en se moquant,
qu'il ressemblait à un maître à danser et qui le faisait saluer par
d'autres du nom d'"Orphée français". Robespierre prononça d'une voix
claire un discours éloquent contre les ennemis de la République. Il
frappa d'arguments métaphysiques et terribles Brissot et ses complices.
Il parla longtemps, avec abondance, avec harmonie. Planant dans les
sphères célestes de la philosophie, il lançait la foudre sur les
conspirateurs qui rampaient sur le sol.

Évariste entendit et comprit. Jusque-là, il avait accusé la Gironde de
préparer la restauration de la monarchie ou le triomphe de la faction
d'Orléans et de méditer la ruine de la ville héroïque qui avait délivré
la France et qui délivrerait un jour l'univers. Maintenant, à la voix du
sage, il découvrait des vérités plus hautes et plus pures; il concevait
une métaphysique révolutionnaire, qui élevait son esprit au-dessus des
grossières contingences, à l'abri des erreurs des sens, dans la région
des certitudes absolues. Les choses sont par elles-mêmes mélangées et
pleines de confusion; la complexité des faits est telle qu'on s'y perd.
Robespierre les lui simplifiait, lui présentait le bien et le mal en des
formules simples et claires. Fédéralisme, indivisibilité: dans l'unité
et l'indivisibilité était le salut; dans le fédéralisme, la damnation.
Gamelin goûtait la joie profonde d'un croyant qui sait le mot qui sauve
et le mot qui perd. Désormais le Tribunal révolutionnaire, comme
autrefois les tribunaux ecclésiastiques, connaîtrait du crime absolu, du
crime verbal. Et, parce qu'il avait l'esprit religieux, Évariste
recevait ces révélations avec un sombre enthousiasme; son cœur
s'exaltait et se réjouissait à l'idée que désormais, pour discerner le
crime et l'innocence, il possédait un symbole. Vous tenez lieu de tout,
ô trésors de la foi!

Le sage Maximilien l'éclairait aussi sur les intentions perfides de ceux
qui voulaient égaliser les biens et partager les terres, supprimer la
richesse et la pauvreté et établir pour tous la médiocrité heureuse.
Séduit par leurs maximes, il avait d'abord approuvé leurs desseins qu'il
jugeait conformes aux principes d'un vrai républicain. Mais Robespierre,
par ses discours aux Jacobins, lui avait révélé leurs menées et
découvert que ces hommes, dont les intentions paraissaient pures,
tendaient à la subversion de la République, et n'alarmaient les riches
que pour susciter à l'autorité légitime de puissants et implacables
ennemis. En effet, sitôt la propriété menacée, la population tout
entière, d'autant plus attachée à ses biens qu'elle en possédait peu, se
retournait brusquement contre la République. Alarmer les intérêts, c'est
conspirer. Sous apparence de préparer le bonheur universel et le règne
de la justice, ceux qui proposaient comme un objet digne de l'effort des
citoyens l'égalité et la communauté des biens étaient des traîtres et
des scélérats plus dangereux que les fédéralistes.

Mais la plus grande révélation que lui eût apportée la sagesse de
Robespierre, c'était les crimes et les infamies de l'athéisme. Gamelin
n'avait jamais nié l'existence de Dieu; il était déiste et croyait à
une providence qui veille sur les hommes; mais, s'avouant qu'il ne
concevait que très indistinctement l'Être suprême et très attaché à la
liberté de conscience, il admettait volontiers que d'honnêtes gens
pussent, à l'exemple de Lamettrie, de Boulanger, du baron d'Holbach, de
Lalande, d'Helvétius, du citoyen Dupuis, nier l'existence de Dieu, à la
charge d'établir une morale naturelle et de retrouver en eux-mêmes les
sources de la justice et les règles d'une vie vertueuse. Il s'était même
senti en sympathie avec les athées, quand il les avait vus injuriés ou
persécutés. Maximilien lui avait ouvert l'esprit et dessillé les yeux.
Par son éloquence vertueuse, ce grand homme lui avait révélé le vrai
caractère de l'athéisme, sa nature, ses intentions, ses effets; il lui
avait démontré que cette doctrine, formée dans les salons et les
boudoirs de l'aristocratie, était la plus perfide invention que les
ennemis du peuple eussent imaginée pour le démoraliser et l'asservir;
qu'il était criminel d'arracher du cœur des malheureux la pensée
consolante d'une providence rémunératrice et de les livrer sans guide et
sans frein aux passions qui dégradent l'homme et en font un vil esclave,
et qu'enfin l'épicurisme monarchique d'un Helvétius conduisait à
l'immoralité, à la cruauté, à tous les crimes. Et, depuis que les leçons
d'un grand citoyen l'avaient instruit, il exécrait les athées, surtout
lorsqu'ils l'étaient d'un cœur ouvert et joyeux, comme le vieux
Brotteaux.



Dans les jours qui suivirent, Évariste eut à juger, coup sur coup, un
ci-devant convaincu d'avoir détruit des grains pour affamer le peuple,
trois émigrés qui étaient revenus fomenter la guerre civile en France,
deux filles du Palais-Égalité, quatorze conspirateurs bretons, femmes,
vieillards, adolescents, maîtres et serviteurs. Le crime était avéré, la
loi formelle. Parmi les coupables se trouvait une femme de vingt ans,
parée des splendeurs de la jeunesse sous les ombres de sa fin prochaine,
charmante. Un nœud bleu retenait ses cheveux d'or, son fichu de linon
découvrait un cou blanc et flexible.

Évariste opina constamment pour la mort, et tous les accusés, à
l'exception d'un vieux jardinier, furent envoyés à l'échafaud.

La semaine suivante, Évariste et sa section fauchèrent quarante-cinq
hommes et dix-huit femmes.

Les juges du Tribunal révolutionnaire ne faisaient pas de distinction
entre les hommes et les femmes, inspirés en cela par un principe aussi
ancien que la justice même. Et, si le président Montané, touché par le
courage et la beauté de Charlotte Corday, avait tenté de la sauver en
altérant la procédure, et y avait perdu son siège, les femmes, le plus
souvent, étaient interrogées sans faveur, d'après la règle commune à
tous les tribunaux. Les jurés les craignaient, se défiaient de leurs
ruses, de leur habitude de feindre, de leurs moyens de séduction.
Égalant les hommes en courage, elles invitaient par là le Tribunal à les
traiter comme les hommes. La plupart de ceux qui les jugeaient,
médiocrement sensuels ou sensuels à leurs heures, n'en étaient nullement
troublés. Ils condamnaient ou acquittaient ces femmes selon leur
conscience, leurs préjugés, leur zèle, leur amour mol ou violent de la
République. Elles se montraient presque toutes soigneusement coiffées et
mises avec autant de recherche que leur permettait leur malheureux état.
Mais il y en avait peu de jeunes, moins encore de jolies. La prison et
les soucis les avaient flétries, le jour cru de la salle trahissait leur
fatigue, leurs angoisses, accusait leurs paupières flétries, leur teint
couperosé, leurs lèvres blanches et contractées. Pourtant le fatal
fauteuil reçut plus d'une fois une femme jeune, belle dans sa pâleur,
alors qu'une ombre funèbre, pareille aux voiles de la volupté, noyait
ses regards. A cette vue, que des jurés se soient ou attendris ou
irrités; que, dans le secret de ses sens dépravés, un de ces magistrats
ait scruté les secrets les plus intimes de cette créature qu'il se
représentait à la fois vivante et morte, et que, en remuant des images
voluptueuses et sanglantes, il se soit donné le plaisir atroce de livrer
au bourreau ce corps désiré, c'est ce que, peut-être, on doit taire,
mais qu'on ne peut nier, si l'on connaît les hommes. Évariste Gamelin,
artiste froid et savant, ne reconnaissait de beauté qu'à l'antique, et
la beauté lui inspirait moins de trouble que de respect. Son goût
classique avait de telles sévérités qu'il trouvait rarement une femme à
son gré; il était insensible aux charmes d'un joli visage autant qu'à la
couleur de Fragonard et aux formes de Boucher. Il n'avait jamais connu
le désir que dans l'amour profond.

Comme la plupart de ses collègues du Tribunal, il croyait les femmes
plus dangereuses que les hommes. Il haïssait les ci-devant princesses,
celles qu'il se figurait, dans ses songes pleins d'horreur, mâchant,
avec Élisabeth et l'Autrichienne, des balles pour assassiner les
patriotes; il haïssait même toutes ces belles amies des financiers, des
philosophes et des hommes de lettres, coupables d'avoir joui des
plaisirs des sens et de l'esprit et vécu dans un temps où il était doux
de vivre. Il les haïssait sans s'avouer sa haine, et, quand il en avait
quelqu'une à juger, il la condamnait par ressentiment, croyant la
condamner avec justice pour le salut public. Et son honnêteté, sa pudeur
virile, sa froide sagesse, son dévouement à l'État, ses vertus enfin,
poussaient sous la hache des têtes touchantes.

Mais qu'est ceci et que signifie ce prodige étrange? Naguère encore il
fallait chercher les coupables, s'efforcer de les découvrir dans leur
retraite et de leur tirer l'aveu de leur crime. Maintenant, ce n'est
plus la chasse avec une multitude de limiers, la poursuite d'une proie
timide: voici que de toutes parts s'offrent les victimes. Nobles,
vierges, soldats, filles publiques se ruent sur le Tribunal, arrachent
aux juges leur condamnation trop lente, réclament la mort comme un droit
dont ils sont impatients de jouir. Ce n'est pas assez de cette multitude
dont le zèle des délateurs a rempli les prisons et que l'accusateur
public et ses acolytes s'épuisent à faire passer devant le Tribunal: il
faut pourvoir encore au supplice de ceux qui ne veulent pas attendre. Et
tant d'autres, encore plus prompts et plus fiers, enviant leur mort aux
juges et aux bourreaux, se frappent de leur propre main! A la fureur de
tuer répond la fureur de mourir. Voici, à la Conciergerie, un jeune
militaire, beau, vigoureux, aimé; il a laissé dans la prison une amante
adorable qui lui a dit: "Vis pour moi!" Il ne veut vivre ni pour elle,
ni pour l'amour, ni pour la gloire. Il a allumé sa pipe avec son acte
d'accusation. Et, républicain, car il respire la liberté par tous les
pores, il se fait royaliste afin de mourir. Le Tribunal s'efforce de
l'acquitter; l'accusé est le plus fort; juges et jurés sont obligés de
céder.

L'esprit d'Évariste, naturellement inquiet et scrupuleux, s'emplissait,
aux leçons des Jacobins et au spectacle de la vie, de soupçons et
d'alarmes. A la nuit, en suivant, pour se rendre chez Élodie, les rues
mal éclairées, il croyait, par chaque soupirail, apercevoir dans la cave
la planche aux faux assignats; au fond de la boutique vide du boulanger
ou de l'épicier il devinait des magasins regorgeant de vivres accaparés;
à travers les vitres étincelantes des traiteurs, il lui semblait
entendre les propos des agioteurs qui préparaient la ruine du pays en
vidant des bouteilles de vin de Beaune ou de Chablis; dans les ruelles
infectes, il apercevait les filles de joie prêtes à fouler aux pieds la
cocarde nationale aux applaudissements de la jeunesse élégante; il
voyait partout des conspirateurs et des traîtres. Et il songeait:
"République! contre tant d'ennemis secrets ou déclarés, tu n'as qu'un
secours. Sainte guillotine, sauve la patrie!..."

Élodie l'attendait dans sa petite chambre bleue, au-dessus de l'_Amour
peintre_. Pour l'avertir qu'il pouvait entrer, elle mettait sur le
rebord de la fenêtre son petit arrosoir vert, près du pot d'œillets.
Maintenant il lui faisait horreur, il lui apparaissait comme un monstre:
elle avait peur de lui et elle l'adorait. Toute la nuit, pressés
éperdument l'un contre l'autre, l'amant sanguinaire et la voluptueuse
fille se donnaient en silence des baisers furieux.



XIV


Levé dès l'aube, le Père Longuemare, ayant balayé la chambre, s'en alla
dire sa messe dans une chapelle de la rue d'Enfer, desservie par un
prêtre insermenté. Il y avait à Paris des milliers de retraites
semblables, où le clergé réfractaire réunissait clandestinement de
petits troupeaux de fidèles. La police des sections, bien que vigilante
et soupçonneuse, fermait les yeux sur ces bercails cachés, de peur des
ouailles irritées et par un reste de vénération pour les choses saintes.
Le Barnabite fit ses adieux à son hôte, qui eut grand-peine à obtenir
qu'il revînt dîner, et l'engagea enfin par la promesse que la chère ne
serait ni abondante ni délicate.

Brotteaux, demeuré seul, alluma un petit fourneau de terre; puis, tout
en préparant le dîner du religieux et de l'épicurien, il relisait
Lucrèce et méditait sur la condition des hommes.

Ce sage n'était pas surpris que des êtres misérables, vains jouets des
forces de la nature, se trouvassent le plus souvent dans des situations
absurdes et pénibles; mais il avait la faiblesse de croire que les
révolutionnaires étaient plus méchants et plus sots que les autres
hommes, en quoi il tombait dans l'idéologie. Au reste, il n'était point
pessimiste et ne pensait pas que la vie fût tout à fait mauvaise. Il
admirait la nature en plusieurs de ses parties, spécialement dans la
mécanique céleste et dans l'amour physique et s'accommodait des travaux
de la vie en attendant le jour prochain où il ne connaîtrait plus ni
craintes ni désirs.

Il coloria quelques pantins avec attention et fit une Zerline qui
ressemblait à la Thévenin. Cette fille lui plaisait et son épicurisme
louait l'ordre des atomes qui la composaient.

Ces soins l'occupèrent jusqu'au retour du Barnabite.

"Mon Père, fit-il en lui ouvrant la porte, je vous avais bien dit que
notre repas serait maigre. Nous n'avons que des châtaignes. Encore s'en
faut-il qu'elles soient bien assaisonnées.

--Des châtaignes! s'écria le Père Longuemare en souriant, il n'y a point
de mets plus délicieux. Mon père, monsieur, était un pauvre gentilhomme
limousin, qui possédait, pour tout bien, un pigeonnier en ruines, un
verger sauvage et un bouquet de châtaigniers. Il se nourrissait, avec sa
femme et ses douze enfants, de grosses châtaignes vertes, et nous étions
tous forts et robustes. J'étais le plus jeune et le plus turbulent: mon
père disait, par plaisanterie, qu'il faudrait m'envoyer à l'Amérique
faire le flibustier.... Ah! monsieur, que cette soupe aux châtaignes est
parfumée! Elle me rappelle la table couronnée d'enfants où souriait ma
mère."

Le repas achevé, Brotteaux se rendit chez Joly, marchand de jouets rue
Neuve-des-Petits-Champs, qui prit les pantins refusés par Caillou et en
commanda non pas douze douzaines à la fois comme celui-ci, mais bien
vingt-quatre douzaines pour commencer.

En atteignant la rue ci-devant Royale, Brotteaux vit sur la place de la
Révolution étinceler un triangle d'acier entre deux montants de bois:
c'était la guillotine. Une foule énorme et joyeuse de curieux se
pressait autour de l'échafaud, attendant les charrettes pleines. Des
femmes, portant l'éventaire sur le ventre, criaient les gâteaux de
Nanterre. Les marchands de tisane agitaient leur sonnette; au pied de la
statue de la Liberté, un vieillard montrait des gravures d'optique dans
un petit théâtre surmonté d'une escarpolette où se balançait un singe.
Des chiens, sous l'échafaud, léchaient le sang de la veille. Brotteaux
rebroussa vers la rue Honoré.

Rentré dans son grenier, où le Barnabite lisait son bréviaire, il essuya
soigneusement la table et y mit sa boîte de couleurs ainsi que les
outils et les matériaux de son état.

"Mon Père, dit-il, si vous ne jugez pas cette occupation indigne du
sacré caractère dont vous êtes revêtu, aidez-moi, je vous prie, à
fabriquer des pantins. Un sieur Joly m'en a fait, ce matin même, une
assez grosse commande. Pendant que je peindrai ces figures déjà formées,
vous me rendrez grand service en découpant des têtes, des bras, des
jambes et des troncs sur les patrons que voici. Vous n'en sauriez
trouver de meilleurs: ils sont d'après Watteau et Boucher.

--Je crois, en effet, monsieur, dit Longuemare, que Watteau et Boucher
étaient propres à créer de tels brimborions: il eût mieux valu, pour
leur gloire, qu'ils s'en fussent tenus à d'innocents pantins comme
ceux-ci. Je serais heureux de vous aider, mais je crains de n'être pas
assez habile pour cela."

Le Père Longuemare avait raison de se défier de son adresse: après
plusieurs essais malheureux, il fallut bien reconnaître que son génie
n'était pas de découper à la pointe du canif, dans un mince carton, des
contours agréables. Mais quand, à sa demande, Brotteaux lui eut donné de
la ficelle et un passe-lacet, il se révéla très apte à douer de
mouvement ces petits êtres qu'il n'avait su former, et à les instruire à
la danse. Il avait bonne grâce à les essayer ensuite en faisant exécuter
à chacun d'eux quelques pas de gavotte, et, quand ils répondaient à ses
soins, un sourire glissait sur ses lèvres sévères.

Une fois qu'il tirait en mesure la ficelle d'un Scaramouche:

"Monsieur, dit-il, ce petit masque me rappelle une singulière histoire.
C'était en 1746: j'achevais mon noviciat, sous la direction du Père
Magitot, homme âgé, de profond savoir et de mœurs austères. A cette
époque, il vous en souvient peut-être, les pantins, destinés d'abord à
l'amusement des enfants, exerçaient sur les femmes et même sur les
hommes jeunes et vieux un attrait extraordinaire; ils faisaient fureur à
Paris. Les boutiques des marchands à la mode en regorgeaient; on en
trouvait chez les personnes de qualité, et il n'était pas rare de voir à
la promenade et dans les rues un grave personnage faire danser son
pantin. L'âge, le caractère, la profession du Père Magitot ne le
gardèrent point de la contagion. Alors qu'il voyait chacun occupé à
faire sauter un petit homme de carton, ses doigts éprouvaient des
impatiences qui lui devinrent bientôt très importunes. Un jour que pour
une affaire importante, qui intéressait l'ordre tout entier, il faisait
visite à monsieur Chauvel, avocat au Parlement, avisant un pantin
suspendu à la cheminée, il éprouva une terrible tentation d'en tirer la
ficelle. Ce ne fut qu'au prix d'un grand effort qu'il en triompha. Mais
ce désir frivole le poursuivit et ne lui laissa plus de repos. Dans ses
études, dans ses méditations, dans ses prières, à l'église, dans le
chapitre, au confessionnal, en chaire, il en était obsédé. Après
quelques jours consumés dans un trouble affreux, il exposa ce cas
extraordinaire au général de l'ordre, qui, en ce moment, se trouvait
heureusement à Paris. C'était un docteur éminent et l'un des princes de
l'église de Milan. Il conseilla au Père Magitot de satisfaire une envie
innocente dans son principe, importune dans ses conséquences et dont
l'excès menaçait de causer dans l'âme qui en était dévorée les plus
graves désordres. Sur l'avis ou, pour mieux dire, par l'ordre du
général, le Père Magitot retourna chez monsieur Chauvel, qui le reçut,
comme la première fois, dans son cabinet. Là, retrouvant le pantin
accroché à la cheminée, il s'en approcha vivement et demanda à son hôte
la grâce d'en tirer un moment la ficelle. L'avocat la lui accorda très
volontiers et lui confia que parfois il faisait danser Scaramouche
(c'était le nom du pantin) en préparant ses plaidoiries et que, la
veille encore, il avait réglé sur les mouvements de Scaramouche sa
péroraison en faveur d'une femme accusée faussement d'avoir empoisonné
son mari. Le Père Magitot saisit en tremblant la ficelle, et vit sous sa
main Scaramouche s'agiter comme un possédé qu'on exorcise. Ayant ainsi
contenté son caprice, il fut délivré de l'obsession.

--Votre récit ne me surprend pas, mon Père, dit Brotteaux. On voit de
ces obsessions. Mais ce ne sont pas toujours des figures de carton qui
les causent."

Le Père Longuemare, qui était religieux, ne parlait jamais de religion;
Brotteaux en parlait constamment. Et, comme il se sentait de la
sympathie pour le Barnabite, il se plaisait à l'embarrasser et à le
troubler par des objectons à divers articles de la doctrine chrétienne.

Une fois, tandis qu'ils fabriquaient ensemble des Zerlines et des
Scaramouches:

"Quand je considère, dit Brotteaux, les événements qui nous ont mis au
point où nous sommes, doutant quel parti, dans la folie universelle, a
été le plus fou, je ne suis pas éloigné de croire que ce fut celui de la
cour.

--Monsieur, répondit le religieux, tous les hommes deviennent insensés,
comme Nabuchodonosor, quand Dieu les abandonne; mais nul homme, de nos
jours, ne plongea dans l'ignorance et l'erreur aussi profondément que
monsieur l'abbé Fauchet, nul homme ne fut aussi funeste au royaume que
celui-là. Il fallait que Dieu fût ardemment irrité contre la France,
pour lui envoyer monsieur l'abbé Fauchet!

--Il me semble que nous avons vu d'autres malfaiteurs que ce malheureux
Fauchet.

--Monsieur l'abbé Grégoire a montré aussi beaucoup de malice.

--Et Brissot, et Danton, et Marat, et cent autres, qu'en dites-vous, mon
Père?

--Monsieur, ce sont des laïques: les laïques ne sauraient encourir les
mêmes responsabilités que les religieux. Ils ne font pas le mal de si
haut, et leurs crimes ne sont point universels.

--Et votre Dieu, mon Père, que dites-vous de sa conduite dans la
révolution présente?

--Je ne vous comprends pas, monsieur.

--Épicure a dit: "Ou Dieu veut empêcher le mal et ne le peut, ou il le
peut et ne le veut, ou il ne le peut ni ne le veut, ou il le veut et le
peut. S'il le veut et ne le peut, il est impuissant; s'il le peut et ne
le veut, il est pervers; s'il ne le peut ni ne le veut, il est
impuissant et pervers; s'il le veut et le peut, que ne le fait-il, mon
Père?"

Et Brotteaux jeta sur son interlocuteur un regard satisfait.

"Monsieur, répondit le religieux, il n'y a rien de plus misérable que
les difficultés que vous soulevez. Quand j'examine les raisons de
l'incrédulité, il me semble voir des fourmis opposer quelques brins
d'herbe comme une digue au torrent qui descend des montagnes. Souffrez
que je ne dispute pas avec vous: j'y aurais trop de raisons et trop peu
d'esprit. Au reste, vous trouverez votre condamnation dans l'abbé Guénée
et dans vingt autres. Je vous dirai seulement que ce que vous rapportez
d'Épicure est une sottise: car on y juge Dieu comme s'il était un homme
et en avait la morale. Eh bien! monsieur, les incrédules, depuis Celse
jusqu'à Bayle et Voltaire, ont abusé les sots avec de semblables
paradoxes.

--Voyez, mon Père, dit Brotteaux, où votre foi vous entraîne. Non
content de trouver toute la vérité dans votre théologie, vous voulez
encore n'en rencontrer aucune dans les ouvrages de tant de beaux génies
qui pensèrent autrement que vous.

--Vous vous trompez entièrement, monsieur, répliqua Longuemare. Je
crois, au contraire, que rien ne saurait être tout à fait faux dans la
pensée d'un homme. Les athées occupent le plus bas échelon de la
connaissance; à ce degré encore, il reste des lueurs de raison et des
éclairs de vérité, et, alors même que les ténèbres le noient, l'homme
dresse un front où Dieu mit l'intelligence: c'est le sort de Lucifer.

--Eh bien, monsieur, dit Brotteaux, je ne serai pas si généreux et je
vous avouerai que je ne trouve pas dans tous les ouvrages des
théologiens un atome de bon sens."

Il se défendait toutefois de vouloir attaquer la religion, qu'il
estimait nécessaire aux peuples: il eût souhaité seulement qu'elle eût
pour ministres des philosophes et non des controversistes. Il déplorait
que les Jacobins voulussent la remplacer par une religion plus jeune et
plus maligne, par la religion de la liberté, de l'égalité, de la
république, de la patrie. Il avait remarqué que c'est dans la vigueur de
leur jeune âge que les religions sont le plus furieuses et le plus
cruelles, et qu'elles s'apaisent en vieillissant. Aussi, souhaitait-il
qu'on gardât le catholicisme, qui avait beaucoup dévoré de victimes au
temps de sa vigueur, et qui maintenant, appesanti sous le poids des ans,
d'appétit médiocre, se contentait de quatre ou cinq rôtis d'hérétiques
en cent ans.

"Au reste, ajouta-t-il, je me suis toujours bien accommodé des
théophages et des christicoles. J'avais un aumônier aux Ilettes: chaque
dimanche, on y disait la messe; tous mes invités y assistaient. Les
philosophes y étaient les plus recueillis et les filles d'Opéra les plus
ferventes. J'étais heureux alors et comptais de nombreux amis.

--Des amis, s'écria le Père Longuemare, des amis!... Ah! monsieur,
croyez-vous qu'ils vous aimaient, tous ces philosophes et toutes ces
courtisanes, qui ont dégradé votre âme de telle sorte que Dieu lui-même
aurait peine à y reconnaître un des temples qu'il a édifiés pour sa
gloire?"



Le Père Longuemare continua d'habiter huit jours chez le publicain sans
y être inquiété. Il suivait, autant qu'il pouvait, la règle de sa
communauté et se levait de sa paillasse pour réciter, agenouillé sur le
carreau, les offices de nuit. Bien qu'ils n'eussent tous deux à manger
que de misérables rogatons, il observait le jeûne et l'abstinence.
Témoin affligé et souriant de ces austérités, le philosophe lui demanda,
un jour:

"Croyez-vous vraiment que Dieu éprouve quelque plaisir à vous voir
endurer ainsi le froid et la faim?

--Dieu lui-même, répondit le moine, nous a donné l'exemple de la
souffrance."

Le neuvième jour depuis que le Barnabite logeait dans le grenier du
philosophe, celui-ci sortit entre chien et loup pour porter ses pantins
à Joly, marchand de jouets, rue Neuve-des-Petits-Champs. Il revenait
heureux de les avoir tous vendus, lorsque, sur la ci-devant place du
Carrousel, une fille en pelisse de satin bleu bordée d'hermine, qui
courait en boitant, se jeta dans ses bras et le tint embrassé à la façon
des suppliantes de tous les temps.

Elle tremblait; on entendait les battements précipités de son cœur.
Admirant comme elle se montrait pathétique dans sa vulgarité, Brotteaux,
vieil amateur de théâtre, songea que mademoiselle Raucourt ne l'eût pas
vue sans profit.

Elle parlait d'une voix haletante, dont elle baissait le ton de peur
d'être entendue des passants:

"Emmenez-moi, citoyen, cachez-moi, par pitié!... Ils sont dans ma
chambre, rue Fromenteau. Pendant qu'ils montaient, je me suis réfugiée
chez Flora, ma voisine, et j'ai sauté par la fenêtre dans la rue, de
sorte que je me suis foulé le pied.... Ils viennent; ils veulent me
mettre en prison et me faire mourir.... La semaine dernière, ils ont
fait mourir Virginie."

Brotteaux comprenait bien qu'elle parlait des délégués du Comité
révolutionnaire de la section ou des commissaires du Comité de sûreté
générale. La Commune avait alors un procureur vertueux, le citoyen
Chaumette, qui poursuivait les filles de joie comme les plus funestes
ennemies de la République. Il voulait régénérer les mœurs. A vrai dire,
les demoiselles du Palais-Égalité étaient peu patriotes. Elles
regrettaient l'ancien état et ne s'en cachaient pas toujours. Plusieurs
avaient été déjà guillotinées comme conspiratrices, et leur sort
tragique avait excité beaucoup d'émulation chez leurs pareilles.

Le citoyen Brotteaux demanda à la suppliante par quelle faute elle
s'était attiré un mandat d'arrêt.

Elle jura qu'elle n'en savait rien, qu'elle n'avait rien fait qu'on pût
lui reprocher.

"Eh bien, ma fille, lui dit Brotteaux, tu n'es point suspecte: tu n'as
rien à craindre. Va te coucher, et laisse-moi tranquille."

Alors elle avoua tout:

"J'ai arraché ma cocarde et j'ai crié: "Vive le roi!"

Il s'engagea sur les quais déserts, avec elle. Serrée à son bras, elle
disait:

"Ce n'est pas que je l'aime, le roi; vous pensez bien que je ne l'ai
jamais connu et peut-être n'était-il pas un homme très différent des
autres. Mais ceux-ci sont méchants. Ils se montrent cruels envers les
pauvres filles. Ils me tourmentent, me vexent et m'injurient de toutes
les manières; ils veulent m'empêcher de faire mon métier. Je n'en ai pas
d'autre. Vous pensez bien que si j'en avais un autre, je ne ferais pas
celui-là.... Qu'est-ce qu'ils veulent? Ils s'acharnent contre les
petits, les faibles, le laitier, le charbonnier, le porteur d'eau, la
blanchisseuse. Ils ne seront contents que lorsqu'ils auront mis contre
eux tout le pauvre monde."

Il la regarda: elle avait l'air d'un enfant. Elle ne ressentait plus de
peur. Elle souriait presque, légère et boitillante. Il lui demanda son
nom. Elle répondit qu'elle se nommait Athénaïs et avait seize ans.

Brotteaux lui offrit de la conduire où elle voudrait. Elle ne
connaissait personne à Paris; mais elle avait une tante, servante à
Palaiseau, qui la garderait chez elle.

Brotteaux prit sa résolution:

"Viens, mon enfant", lui dit-il.

Et il l'emmena, appuyée à son bras.

Rentré dans son grenier, il trouva le Père Longuemare qui lisait son
bréviaire.

Il lui montra Athénaïs, qu'il tenait par la main:

"Mon Père, voilà une fille de la rue Fromenteau qui a crié: "Vive le
roi!" La police révolutionnaire est à ses trousses. Elle n'a point de
gîte. Permettrez-vous qu'elle passe la nuit ici?"

Le Père Longuemare ferma son bréviaire:

"Si je vous comprends bien, dit-il, vous me demandez monsieur, si cette
jeune fille, qui est comme moi sous le coup d'un mandat d'arrêt, peut,
pour son salut temporel, passer la nuit dans la même chambre que moi.

--Oui, mon Père.

--De quel droit m'y opposerais-je? et, pour me croire offensé de sa
présence, suis-je sûr de valoir mieux qu'elle?"

Il se mit, pour la nuit, dans un vieux fauteuil ruiné, assurant qu'il y
dormirait bien. Athénaïs se coucha sur le matelas. Brotteaux s'étendit
sur la paillasse et souffla la chandelle.

Les heures et les demies sonnaient aux clochers des églises: il ne
dormait point et entendait les souffles mêlés du religieux et de la
fille. La lune, image et témoin de ses anciennes amours, se leva et
envoya dans la mansarde un rayon d'argent qui éclaira la chevelure
blonde, les cils d'or, le nez fin, la bouche ronde et rouge d'Athénaïs,
dormant les poings fermés.

"Voilà, songea-t-il, une terrible ennemie de la République!"

Quand Athénaïs se réveilla, il faisait jour. Le religieux était parti.
Brotteaux, sous la lucarne, lisant Lucrèce, s'instruisait, aux leçons de
la muse latine, à vivre sans craintes et sans désirs; et toutefois il
était dévoré de regrets et d'inquiétudes.

En ouvrant les yeux, Athénaïs vit avec stupeur sur sa tête les solives
d'un grenier. Puis elle se rappela, sourit à son sauveur et tendit vers
lui, pour le caresser, ses jolies petites mains sales.

Soulevée sur sa couche, elle montra du doigt le fauteuil délabré où le
religieux avait passé la nuit.

"Il est parti?... Il n'est pas allé me dénoncer, dites?

--Non, mon enfant. On ne saurait trouver plus honnête homme que ce vieux
fou."

Athénaïs demanda quelle était la folie de ce bonhomme; et, quand
Brotteaux lui eut dit que c'était la religion, elle lui reprocha
gravement de parler ainsi, déclara que les hommes sans religion étaient
pis que des bêtes et que, pour elle, elle priait Dieu souvent, espérant
qu'il lui pardonnerait ses péchés et la recevrait en sa sainte
miséricorde.

Puis, remarquant que Brotteaux tenait un livre à la main, elle crut que
c'était un livre de messe et dit:

"Vous voyez bien que, vous aussi, vous dites vos prières! Dieu vous
récompensera de ce que vous avez fait pour moi."

Brotteaux lui ayant dit que ce livre n'était pas un livre de messe, et
qu'il avait été écrit avant que l'idée de messer se fût introduite dans
le monde, elle pensa que c'était une _Clef des Songes_, et demanda s'il
ne s'y trouvait pas l'explication d'un rêve extraordinaire qu'elle avait
fait. Elle ne savait pas lire et ne connaissait, par ouï-dire, que ces
deux sortes d'ouvrages.

Brotteaux lui répondit que ce livre n'expliquait que le songe de la vie.
La belle enfant, trouvant cette réponse difficile, renonça à la
comprendre et se trempa le bout du nez dans la terrine qui remplaçait
pour Brotteaux les cuvettes d'argent dont il usait autrefois. Puis elle
arrangea ses cheveux devant le miroir à barbe de son hôte, avec un soin
minutieux et grave. Ses bras blancs recourbés sur sa tête, elle
prononçait quelques paroles, à longs intervalles.

"Vous, vous avez été riche.

--Qu'est-ce qui te le fait croire?

--Je ne sais pas. Mais vous avez été riche et vous êtes un aristocrate,
j'en suis sûre."

Elle tira de sa poche une petite Sainte-Vierge en argent dans une
chapelle ronde d'ivoire, un morceau de sucre, du fil, des ciseaux, un
briquet, deux ou trois étuis et, après avoir fait le choix de ce qui lui
était nécessaire, elle se mit à raccommoder sa jupe, qui avait été
déchirée en plusieurs endroits.

"Pour votre sûreté, mon enfant, mettez ceci à votre coiffe! lui dit
Brotteaux, en lui donnant une cocarde tricolore.

--Je le ferai volontiers, monsieur, lui répondit-elle; mais ce sera pour
l'amour de vous et non pour l'amour de la nation."

Quand elle se fut habillée et parée de son mieux, tenant sa jupe à deux
mains, elle fit la révérence comme elle l'avait appris au village et dit
à Brotteaux:

"Monsieur, je suis votre très humble servante."

Elle était prête à obliger son bienfaiteur de toutes les manières, mais
elle trouvait convenable qu'il ne demandât rien et qu'elle n'offrît
rien: il lui semblait que c'était gentil de se quitter de la sorte, et
selon les bienséances.

Brotteaux lui mit dans la main quelques assignats pour qu'elle prît le
coche de Palaiseau. C'était la moitié de sa fortune, et, bien qu'il fût
connu pour ses prodigalités envers les femmes, il n'avait encore fait
avec aucune un si égal partage de ses biens.

Elle lui demanda son nom.

"Je me nomme Maurice."

Il lui ouvrit à regret la porte de la mansarde:

"Adieu, Athénaïs."

Elle l'embrassa.

"Monsieur Maurice, quand vous penserez à moi, appelez-moi Marthe: c'est
le nom de mon baptême, le nom dont on m'appelait au village.... Adieu et
merci.... Bien votre servante, monsieur Maurice."



XV


Il fallait vider les prisons qui regorgeaient; il fallait juger, juger
sans repos ni trêve. Assis contre les murailles tapissées de faisceaux
et de bonnets rouges, comme leurs pareils sur les fleurs de lis, les
juges gardaient la gravité, la tranquillité terrible de leurs
prédécesseurs royaux. L'accusateur public et ses substituts, épuisés de
fatigue, brûlés d'insomnie et d'eau-de-vie, ne secouaient leur
accablement que par un violent effort; et leur mauvaise santé les
rendait tragiques. Les jurés, divers d'origine et de caractère, les uns
instruits, les autres ignares, lâches ou généreux, doux ou violents,
hypocrites ou sincères, mais qui tous, dans le danger de la patrie et de
la République, sentaient ou feignaient de sentir les mêmes angoisses, de
brûler des mêmes flammes, tous atroces de vertu ou de peur, ne formaient
qu'un seul être, une seule tête sourde, irritée, une seule âme, une bête
mystique, qui, par l'exercice naturel de ses fonctions, produisait
abondamment la mort. Bienveillants ou cruels par sensibilité, secoués
soudain par un brusque mouvement de pitié, ils acquittaient avec des
larmes un accusé qu'ils eussent, une heure auparavant, condamné avec des
sarcasmes. A mesure qu'ils avançaient dans leur tâche, ils suivaient
plus impétueusement les impulsions de leur cœur.

Ils jugeaient dans la fièvre et dans la somnolence que leur donnait
l'excès du travail, sous les excitations du dehors et les ordres du
souverain, sous les menaces des sans-culottes et des tricoteuses pressés
dans les tribunes et dans l'enceinte publique, d'après des témoignages
forcenés, sur des réquisitoires frénétiques, dans un air empesté, qui
appesantissait les cerveaux, faisait bourdonner les oreilles et battre
les tempes et mettait un voile de sang sur les yeux. Des bruits vagues
couraient dans le public sur des jurés corrompus par l'or des accusés.
Mais à ces rumeurs le jury tout entier répondait par des protestations
indignées et des condamnations impitoyables. Enfin, c'étaient des
hommes, ni pires ni meilleurs que les autres. L'innocence, le plus
souvent, est un bonheur et non pas une vertu: quiconque eût accepté de
se mettre à leur place eût agi comme eux et accompli d'une âme médiocre
ces tâches épouvantables.

Antoinette, tant attendue, vint enfin s'asseoir en robe noire dans le
fauteuil fatal, au milieu d'un tel concert de haine que seule la
certitude de l'issue qu'aurait le jugement en fit respecter les formes.
Aux questions mortelles l'accusée répondit tantôt avec l'instinct de la
conservation, tantôt avec sa hauteur accoutumée, et, une fois, grâce à
l'infamie d'un de ses accusateurs, avec la majesté d'une mère. L'outrage
et la calomnie seuls étaient permis aux témoins; la défense fut glacée
d'effroi. Le Tribunal, se contraignant à juger dans les règles,
attendait que tout cela fût fini pour jeter la tête de l'Autrichienne à
l'Europe.



Trois jours après l'exécution de Marie-Antoinette, Gamelin fut appelé
auprès du citoyen Fortuné Trubert, qui agonisait à trente pas du bureau
militaire où il avait épuisé sa vie, sur un lit de sangle, dans la
cellule de quelque Barnabite expulsé. Sa tête livide creusait
l'oreiller. Ses yeux, qui ne voyaient déjà plus, tournèrent leurs
prunelles vitreuses du côté d'Évariste; sa main desséchée saisit la main
de l'ami et la pressa avec une force inattendue. Il avait eu trois
vomissements de sang en deux jours. Il essaya de parler; sa voix,
d'abord voilée et faible comme un murmure, s'enfla, grossit:

"Wattignies! Wattignies!... Jourdan a forcé l'ennemi dans son camp...
débloqué Maubeuge.... Nous avons repris Marchiennes. Ça ira... ça
ira...."

Et il sourit.

Ce n'étaient pas des songes de malade; c'était une vue claire de la
réalité, qui illuminait alors ce cerveau sur lequel descendaient les
ténèbres éternelles. Désormais l'invasion semblait arrêtée: les
généraux, terrorisés, s'apercevaient qu'ils n'avaient pas mieux à faire
que de vaincre. Ce que les enrôlements volontaires n'avaient point
apporté, une armée nombreuse et disciplinée, la réquisition le donnait.
Encore un effort, et la République serait sauvée.

Après une demi-heure d'anéantissement, le visage de Fortuné Trubert,
creusé par la mort, se ranima, ses mains se soulevèrent.

Il montra du doigt à son ami le seul meuble qu'il y eût dans la chambre,
un petit secrétaire de noyer.

Et de sa voix haletante et faible, que conduisit un esprit lucide:

"Mon ami, comme Eudamidas, je te lègue mes dettes: trois cent vingt
livres dont tu trouveras le compte... dans ce cahier rouge.... Adieu,
Gamelin. Ne t'endors pas. Veille à la défense de la République. Ça ira."

L'ombre de la nuit descendait dans la cellule. On entendit le mourant
pousser un souffle embarrassé, et ses mains qui grattaient le drap.

A minuit, il prononça des mots sans suite:

"Encore du salpêtre.... Faites livrer les fusils.... La santé? très
bonne.... Descendez ces cloches...."

Il expira à 5 heures du matin.

Par ordre de la section, son corps fut exposé dans la nef de la
ci-devant église des Barnabites, au pied de l'autel de la Patrie, sur
un lit de camp, le corps recouvert d'un drapeau tricolore et le front
ceint d'une couronne de chêne.

Douze vieillards vêtus de la toge latine, une palme à la main, douze
jeunes filles, traînant de longs voiles et portant des fleurs,
entouraient le lit funèbre. Aux pieds du mort, deux enfants tenaient
chacun une torche renversée. Évariste reconnut en l'un d'eux la fille de
sa concierge, Joséphine, qui, par sa gravité enfantine et sa beauté
charmante, lui rappela ces génies de l'amour et de la mort, que les
Romains sculptaient sur leurs sarcophages.

Le cortège se rendit au cimetière Saint-André-des-Arts aux chants de _La
Marseillaise_ et du _Ça ira_.

En mettant le baiser d'adieu sur le front de Fortuné Trubert, Évariste
pleura. Il pleura sur lui-même, enviant celui qui se reposait, sa tâche
accomplie.

Rentré chez lui, il reçut avis qu'il était nommé membre du Conseil
général de la Commune. Candidat depuis quatre mois, il avait été élu
sans concurrent, après plusieurs scrutins, par une trentaine de
suffrages. On ne votait plus: les sections étaient désertes; riches et
pauvres ne cherchaient qu'à se soustraire aux charges publiques. Les
plus grands événements n'excitaient plus ni enthousiasme ni curiosité;
on ne lisait plus les journaux, Évariste doutait si, sur les sept cent
mille habitants de la capitale, trois ou quatre mille seulement avaient
encore l'âme républicaine.

Ce jour-là, les Vingt et Un comparurent.

Innocents ou coupables des malheurs et des crimes de la République,
vains, imprudents, ambitieux et légers, à la fois modérés et violents,
faibles dans la terreur comme dans la clémence, prompts à déclarer la
guerre, lents à la conduire, traînés au Tribunal sur l'exemple qu'ils
avaient donné, ils n'étaient pas moins la jeunesse éclatante de la
Révolution; ils en avaient été le charme et la gloire. Ce juge, qui va
les interroger avec une partialité savante; ce blême accusateur, qui,
là, devant sa petite table, prépare leur mort et leur déshonneur; ces
jurés, qui voudront tout à l'heure étouffer leur défense; ce public des
tribunes, qui les couvre d'invectives et de huées, juge, jurés, peuple,
ont naguère applaudi leur éloquence, célébré leurs talents, leurs
vertus. Mais ils ne se souviennent plus.

Évariste avait fait jadis son dieu de Vergniaud, son oracle de Brissot.
Il ne se rappelait plus, et, s'il restait dans sa mémoire quelque
vestige de son antique admiration, c'était pour concevoir que ces
monstres avaient séduit les meilleurs citoyens.

En rentrant, après l'audience, dans sa maison, Gamelin entendit des cris
déchirants. C'était la petite Joséphine que sa mère fouettait pour avoir
joué sur la place avec des polissons et sali la belle robe blanche qu'on
lui avait mise pour la pompe funèbre du citoyen Trubert.



XVI


Après avoir, durant trois mois, sacrifié chaque jour à la patrie des
victimes illustres ou obscures, Évariste eut un procès à lui; d'un
accusé il fit son accusé.

Depuis qu'il siégeait au Tribunal, il épiait avidement, dans la foule
des prévenus qui passaient sous ses yeux, le séducteur d'Élodie, dont il
s'était fait, dans son imagination laborieuse, une idée dont quelques
traits étaient précis. Il le concevait jeune, beau, insolent, et se
faisait une certitude qu'il avait émigré en Angleterre. Il crut le
découvrir en un jeune émigré nommé Maubel, qui, de retour en France et
dénoncé par son hôte, avait été arrêté dans une auberge de Passy et dont
le parquet de Fouquier-Tinville instruisait l'affaire avec mille autres.
On avait saisi sur lui des lettres que l'accusation considérait comme
les preuves d'un complot ourdi par Maubel et les agents de Pitt, mais
qui n'étaient en fait que des lettres écrites à l'émigré par des
banquiers de Londres chez qui il avait déposé des fonds. Maubel, qui
était jeune et beau, paraissait surtout occupé de galanteries. On
trouvait dans son carnet trace de relations avec l'Espagne, alors en
guerre avec la France; ces lettres, à la vérité, étaient d'ordre intime,
et, si le parquet ne rendit pas une ordonnance de non-lieu, ce fut en
vertu de ce principe que la justice ne doit jamais se hâter de relâcher
un prisonnier.

Gamelin eut communication du premier interrogatoire subi par Maubel en
chambre du conseil et il fut frappé du caractère du jeune ci-devant,
qu'il se figurait conforme à celui qu'il attribuait à l'homme qui avait
abusé de la confiance d'Élodie. Dès lors, enfermé pendant de longues
heures dans le cabinet du greffier, il étudia le dossier avec ardeur.
Ses soupçons s'accrurent étrangement quand il trouva dans un calepin
déjà ancien de l'émigré l'adresse de l'_Amour peintre_, jointe, il est
vrai, à celle du _Singe Vert_, du _Portrait de la_ ci-devant _Dauphine_
et de plusieurs autres magasins d'estampes et de tableaux. Mais, quand
il eut appris qu'on avait recueilli dans ce même calepin quelques
pétales d'un œillet rouge, recouverts avec soin d'un papier de soie,
songeant que l'œillet rouge était la fleur préférée d'Élodie qui la
cultivait sur sa fenêtre, la portait dans ses cheveux, la donnait (il le
savait) en témoignage d'amour, Évariste ne douta plus.

Alors, s'étant fait une certitude, il résolut d'interroger Élodie, en
lui cachant toutefois les circonstances qui lui avaient fait découvrir
le criminel.

Comme il montait l'escalier de sa maison, il sentit dès les paliers
inférieurs une entêtante odeur de fruit et trouva dans l'atelier Élodie,
qui aidait la citoyenne Gamelin à faire de la confiture de coings.
Tandis que la vieille ménagère, allumant le fourneau, méditait en son
esprit les moyens d'épargner le charbon et la cassonade sans nuire à la
qualité de la confiture, la citoyenne Blaise, sur sa chaise de paille,
ceinte d'un tablier de toile bise, des fruits d'or plein son giron,
pelait les coings et les jetait par quartiers dans une bassine de
cuivre. Les barbes de sa coiffe étaient rejetées en arrière, ses mèches
noires se tordaient sur son front moite; il émanait d'elle un charme
domestique et une grâce familière qui inspiraient les douces pensées et
la tranquille volupté.

Elle leva, sans bouger, sur son amant son beau regard d'or fondu et
dit:

"Voyez, Évariste, nous travaillons pour vous. Vous mangerez, tout
l'hiver, d'une délicieuse gelée de coings qui vous affermira l'estomac
et vous rendra le cœur gai."

Mais Gamelin, s'approchant d'elle, lui prononça ce nom à l'oreille:

"Jacques Maubel...."

A ce moment, le savetier Combalot vint montrer son nez rouge par la
porte entrebâillée. Il apportait, avec des souliers, auxquels il avait
remis des talons, la note de ses ressemelages.

De peur de passer pour un mauvais citoyen, il faisait usage du nouveau
calendrier. La citoyenne Gamelin, qui aimait à voir clair dans ses
comptes, se perdait dans les fructidor et les vendémiaire.

Elle soupira:

"Jésus! ils veulent tout changer, les jours, les mois, les saisons, le
soleil et la lune! Seigneur Dieu, monsieur Combalot, qu'est-ce que c'est
que cette paire de galoches du 8 vendémiaire?

--Citoyenne, jetez les yeux sur votre calendrier pour vous rendre
compte."

Elle le décrocha, y jeta les yeux, et, les détournant aussitôt:

"Il n'a pas l'air chrétien! fit-elle, épouvantée.

--Non seulement cela, citoyenne, dit le savetier, mais nous n'avons plus
que trois dimanches au lieu de quatre. Et ce n'est pas tout: il va
falloir changer notre manière de compter. Il n'y aura plus de liards ni
de deniers, tout sera réglé sur l'eau distillée."

A ces paroles la citoyenne Gamelin, les lèvres tremblantes, leva les
yeux au plafond et soupira:

"Ils en font trop!"

Et, tandis qu'elle se lamentait, semblable aux saintes femmes des
calvaires rustiques, un fumeron, allumé en son absence dans la braise,
remplissait l'atelier d'une vapeur infecte qui, jointe à l'odeur
entêtante des coings, rendait l'air irrespirable.

Élodie se plaignit que la gorge lui grattait, et demanda qu'on ouvrît la
fenêtre. Mais, dès que le citoyen savetier eut pris congé et que la
citoyenne Gamelin eut regagné son fourneau, Évariste répéta ce nom à
l'oreille de la citoyenne Blaise:

"Jacques Maubel."

Elle le regarda avec un peu de surprise, et, très tranquillement, sans
cesser de couper un coing en quartiers:

"Et bien?... Jacques Maubel?...

--C'est lui!

--Qui? lui?

--Tu lui as donné un œillet rouge."

Elle déclara ne pas comprendre, et lui demanda qu'il s'expliquât.

"Cet aristocrate! cet émigré! cet infâme!..."

Elle haussa les épaules, et nia avec beaucoup de naturel avoir jamais
connu un Jacques Maubel.

Et vraiment elle n'en avait jamais connu.

Elle nia avoir jamais donné d'œillets rouges à personne qu'à Évariste;
mais peut-être, sur ce point, n'avait-elle pas très bonne mémoire.

Il connaissait mal les femmes, et n'avait pas pénétré bien profondément
le caractère d'Élodie; pourtant il la pensait très capable de feindre et
de tromper un plus habile que lui.

"Pourquoi nier? dit-il. Je sais."

Elle affirma de nouveau n'avoir connu aucun Maubel. Et, ayant fini de
peler ses coings, elle demanda de l'eau parce que ses doigts poissaient.

Gamelin lui apporta une cuvette.

Et, en se lavant les mains, elle renouvela ses dénégations.

Il répéta encore qu'il savait, et, cette fois, elle garda le silence.

Elle ne voyait pas où tendait la question de son amant et était à mille
lieues de soupçonner que ce Maubel, dont elle n'avait jamais entendu
parler, dût comparaître devant le Tribunal révolutionnaire; elle ne
comprenait rien aux soupçons dont on l'obsédait, mais elle les savait
mal fondés. C'est pourquoi, n'ayant guère d'espoir de les dissiper, elle
n'en avait guère envie non plus. Elle cessa de se défendre d'avoir connu
un Maubel, préférant laisser le jaloux s'égarer sur une fausse piste,
quand, d'un moment à l'autre, le moindre incident pouvait le mettre sur
la véritable voie. Son petit clerc d'autrefois, devenu un joli dragon
patriote, était brouillé maintenant avec sa maîtresse aristocrate. Quand
il rencontrait Élodie, dans la rue, il la regardait d'un œil qui
semblait dire: "Allons! la belle; je sens bien que je vais vous
pardonner de vous avoir trahie, et que je suis tout près de vous rendre
mon estime." Elle ne fit donc plus effort pour guérir ce qu'elle
appelait les lubies de son ami; Gamelin garda la conviction que Jacques
Maubel était le corrupteur d'Élodie.



Les jours qui suivirent, le Tribunal s'occupa sans relâche d'anéantir le
fédéralisme, qui, comme une hydre, avait menacé de dévorer la liberté.
Ce furent des jours chargés; et les jurés, épuisés de fatigue,
expédièrent le plus rapidement possible la femme Roland, inspiratrice ou
complice des crimes de la faction brissotine.

Cependant Gamelin passait chaque matin au parquet pour presser l'affaire
Maubel. Des pièces importantes étaient à Bordeaux: il obtint qu'un
commissaire les irait chercher en poste. Elles arrivèrent enfin.

Le substitut de l'accusateur public les lut, fit la grimace et dit à
Évariste:

"Elles ne sont pas fameuses, les pièces! Il n'y a rien là-dedans! des
fadaises!... S'il était seulement certain que ce ci-devant comte de
Maubel a émigré!..."

Enfin Gamelin réussit. Le jeune Maubel reçut son acte d'accusation et
fut traduit devant le Tribunal révolutionnaire le 19 brumaire.

Dès l'ouverture de l'audience, le président montra le visage sombre et
terrible qu'il avait soin de prendre pour conduire les affaires mal
instruites. Le substitut de l'accusateur se caressait le menton des
barbes de sa plume et affectait la sérénité d'une conscience pure. Le
greffier lut l'acte d'accusation: on n'en avait pas encore entendu de si
creux.

Le président demanda à l'accusé s'il n'avait pas eu connaissance des
lois rendues contre les émigrés.

"Je les ai connues et observées, répondit Maubel, et j'ai quitté la
France muni de passeports en règle."

Sur les raisons de son voyage en Angleterre et de son retour en France
il s'expliqua d'une manière satisfaisante. Sa figure était agréable,
avec un air de franchise et de fierté qui plaisait. Les femmes des
tribunes le regardaient d'un œil favorable. L'accusation prétendait
qu'il avait fait un séjour en Espagne dans le moment où déjà cette
nation était en guerre avec la France; il affirma n'avoir pas quitté
Bayonne à cette époque. Un point seul restait obscur. Parmi les papiers
qu'il avait jetés dans sa cheminée, lors de son arrestation, et dont on
n'avait retrouvé que des bribes, on lisait des mots espagnols et le nom
de "Nieves".

Jacques Maubel refusa de donner à ce sujet les explications qui lui
étaient demandées. Et, quand le président lui dit que l'intérêt de
l'accusé était de s'expliquer, il répondit qu'on ne doit pas toujours
suivre son intérêt.

Gamelin ne songeait à convaincre Maubel que d'un crime: par trois fois
il pressa le président de demander à l'accusé s'il pouvait s'expliquer
sur l'œillet dont il gardait si précieusement dans son portefeuille les
pétales desséchés.

Maubel répondit qu'il ne se croyait pas obligé de répondre à une
question qui n'intéressait pas la justice, puisqu'on n'avait pas trouvé
de billet caché dans cette fleur.

Le jury se retira dans la salle des délibérations, favorablement prévenu
en faveur de ce jeune homme dont l'affaire, obscure, semblait surtout
cacher des mystères amoureux. Cette fois, les bons, les purs eux-mêmes
eussent volontiers acquitté. L'un d'eux, un ci-devant, qui avait donné
des gages à la Révolution, dit:

"Est-ce sa naissance qu'on lui reproche? Moi aussi, j'ai eu le malheur
de naître dans l'aristocratie.

--Oui, mais tu en es sorti, répliqua Gamelin, et il y est resté."

Et il parla avec une telle véhémence contre ce conspirateur, cet
émissaire de Pitt, ce complice de Cobourg, qui était allé par-delà les
monts et par-delà les mers susciter des ennemis à la liberté, il demanda
si ardemment la condamnation du traître, qu'il réveilla l'humeur
toujours inquiète, la vieille sévérité des jurés patriotes.

L'un d'eux, cyniquement, lui dit:

"Il est des services qu'on ne peut se refuser entre collègues."

Le verdict de mort fut rendu à une voix de majorité.

Le condamné entendit sa sentence avec une tranquillité souriante. Ses
regards, qu'il promenait paisiblement sur la salle, exprimèrent, en
rencontrant le visage de Gamelin, un indicible mépris.

Personne n'applaudit la sentence.

Jacques Maubel, reconduit à la Conciergerie, écrivit une lettre en
attendant l'exécution qui devait se faire le soir même, aux flambeaux:

       _Ma chère sœur, le Tribunal m'envoie à l'échafaud, me donnant la
       seule joie que je pouvais ressentir depuis la mort de ma Nieves
       adorée. Ils m'ont pris le seul bien qui me restait d'elle, une
       fleur de grenadier, qu'ils appelaient, je ne sais pourquoi, un
       œillet._

       _J'aimais les arts: à Paris, dans les temps heureux, j'ai
       recueilli des peintures et des gravures qui sont maintenant en
       lieu sûr et qu'on te remettra dès qu'il sera possible. Je te
       prie, chère sœur, de les garder en mémoire de moi._

Il se coupa une mèche de cheveux, la mit dans la lettre, qu'il plia, et
écrivit la suscription:

_A la citoyenne Clémence Dezeimeries, née Maubel._

        _La Réole._

Il donna tout ce qu'il avait d'argent sur lui au porte-clefs, en le
priant de faire parvenir cette lettre, demanda une bouteille de vin et
but à petits coups en attendant la charrette....

Après souper, Gamelin courut à l'_Amour peintre_ et bondit dans la
chambre bleue où chaque nuit l'attendait Élodie.

"Tu es vengée, lui dit-il. Jacques Maubel n'est plus. La charrette qui
le conduisait à la mort a passé sous tes fenêtres, entourée de
flambeaux."

Elle comprit:

"Misérable! C'est toi qui l'as tué, et ce n'était pas mon amant. Je ne
le connaissais pas... je ne l'ai jamais vu.... Quel homme était-ce? Il
était jeune, aimable..., innocent. Et tu l'as tué, misérable!
misérable!"

Elle tomba évanouie. Mais, dans les ombres de cette mort légère, elle se
sentait inondée en même temps d'horreur et de volupté. Elle se ranima à
demi; ses lourdes paupières découvraient le blanc de ses yeux, sa gorge
se gonflait, ses mains battantes cherchaient son amant. Elle le pressa
dans ses bras à l'étouffer, lui enfonça les ongles dans la chair et lui
donna, de ses lèvres déchirées, le plus muet, le plus sourd, le plus
long, le plus douloureux et le plus délicieux des baisers.

Elle l'aimait de toute sa chair, et, plus il lui apparaissait terrible,
cruel, atroce, plus elle le voyait couvert du sang de ses victimes, plus
elle avait faim et soif de lui.



XVII


Le 24 frimaire, à dix heures du matin, sous un ciel vif et rose, qui
fondait les glaces de la nuit, les citoyens Guénot et Delourmel,
délégués du Comité de sûreté générale, se rendirent aux Barnabites et se
firent conduire au Comité de surveillance de la section, dans la salle
capitulaire, où se trouvait pour lors le citoyen Beauvisage, qui
fourrait des bûches dans la cheminée. Mais ils ne le virent point
d'abord, à cause de sa stature brève et ramassée.

De la voix fêlée des bossus, le citoyen Beauvisage pria les délégués de
s'asseoir et se mit tout à leur service.

Guénot lui demanda s'il connaissait un ci-devant des Ilettes, demeurant
près du Pont-Neuf.

"C'est, ajouta-t-il, un individu que je suis chargé d'arrêter."

Et il exhiba l'ordre du Comité de sûreté générale.

Beauvisage, ayant quelque temps cherché dans sa mémoire, répondit qu'il
ne connaissait point d'individu nommé des Ilettes, que le suspect ainsi
désigné pouvait ne point habiter la section, certaines parties du
Muséum, de l'Unité, de Marat-et-Marseille se trouvant aussi à proximité
du Pont-Neuf; que, s'il habitait la section, ce devait être sous un nom
autre que celui que portait l'ordre du Comité; que néanmoins on ne
tarderait pas à le découvrir.

"Ne perdons point de temps! dit Guénot. Il fut signalé à notre vigilance
par une lettre d'une de ses complices qui a été interceptée et remise
au Comité, il y a déjà quinze jours, et dont le citoyen Lacroix a pris
connaissance hier soir seulement. Nous sommes débordés; les
dénonciations nous arrivent de toutes parts, en telle abondance qu'on ne
sait à qui entendre.

--Les dénonciations, répliqua fièrement Beauvisage, affluent aussi au
Comité de vigilance de la section. Les uns apportent leurs révélations
par civisme; les autres, par l'appât d'un billet de cent sols. Beaucoup
d'enfants dénoncent leurs parents, dont ils convoitent l'héritage.

--Cette lettre, reprit Guénot, émane d'une ci-devant Rochemaure, femme
galante, chez qui l'on jouait le biribi, et porte en suscription le nom
d'un citoyen Rauline; mais elle est réellement adressée à un émigré au
service de Pitt. Je l'ai prise sur moi pour vous en communiquer ce qui
concerne l'individu des Ilettes."

Il tira la lettre de sa poche.

"Elle débute par de longues indications sur les membres de la Convention
qu'on pourrait, au dire de cette femme, gagner par l'offre d'une somme
d'argent ou la promesse d'une haute fonction dans un gouvernement
nouveau, plus stable que celui-ci. Ensuite se lit ce passage:

       _Je sors de chez M. des Ilettes, qui habite, près du Pont-Neuf,
       un grenier où il faut être chat ou diable pour le trouver; il est
       réduit pour vivre à fabriquer des polichinelles. Il a du
       jugement: c'est pourquoi je vous transmets, monsieur, l'essentiel
       de sa conversation. Il ne croit pas que l'état de choses actuel
       durera longtemps. Il n'en prévoit pas la fin dans la victoire de
       la coalition; et l'événement semble lui donner raison; car vous
       savez, monsieur, que depuis quelque temps les nouvelles de la
       guerre sont mauvaises. Il croirait plutôt à la révolte des
       petites gens et des femmes du peuple, encore profondément
       attachées à leur religion. Il estime que l'effroi général que
       cause le Tribunal révolutionnaire réunira bientôt la France
       entière contre les Jacobins. "Ce Tribunal, a-t-il dit
       plaisamment, qui juge la reine de France et une porteuse de pain,
       ressemble à ce Guillaume Shakespeare, si admiré des Anglais,
       etc...." Il ne croit pas impossible que Robespierre épouse Madame
       Royale et se fasse nommer protecteur du royaume._

       _Je vous serais reconnaissant, monsieur, de me faire tenir les
       sommes qui me sont dues, c'est-à-dire mille livres sterling, par
       la voie que vous avez coutume d'employer, mais gardez-vous bien
       d'écrire à M. Morhardt: il vient d'être arrêté, mis en prison,
       etc., etc._

--Le sieur des Ilettes fabrique des polichinelles, dit Beauvisage, voilà
un indice précieux... bien qu'il y ait beaucoup de petites industries de
ce genre dans la section.

--Cela me fait penser, dit Delourmel, que j'ai promis de rapporter une
poupée à ma fille Nathalie, la cadette, qui est malade d'une fièvre
scarlatine. Les taches ont paru hier. Cette fièvre n'est pas bien à
craindre; mais elle exige des soins. Et Nathalie, très avancée pour son
âge, d'une intelligence très développée, est d'une santé délicate.

--Moi, dit Guénot, je n'ai qu'un garçon. Il joue au cerceau avec des
cercles de tonneau et fabrique de petites montgolfières en soufflant
dans des sacs.

--Bien souvent, fit observer Beauvisage, c'est avec des objets qui ne
sont pas des jouets que les enfants jouent le mieux. Mon neveu Émile,
qui est un bambin de sept ans, très intelligent, s'amuse toute la
journée avec de petits carrés de bois, dont il fait des
constructions.... En usez-vous?..."

Et Beauvisage tendit sa tabatière ouverte aux deux délégués.

"Maintenant il faut pincer notre gredin, dit Delourmel, qui portait de
longues moustaches et roulait de grands yeux. Je me sens d'appétit, ce
matin, à manger de la fressure d'aristocrate, arrosée d'un verre de vin
blanc."

Beauvisage proposa aux délégués d'aller trouver dans sa boutique de la
place Dauphine son collègue Dupont aîné, qui connaissait sûrement
l'individu des Ilettes.

Ils cheminaient dans l'air vif, suivis de quatre grenadiers de la
section.

"Avez-vous vu jouer _Le Jugement dernier des Rois_? demanda Delourmel à
ses compagnons; la pièce mérite d'être vue. L'auteur y montre tous les
rois de l'Europe réfugiés dans une île déserte, au pied d'un volcan qui
les engloutit. C'est un ouvrage patriotique."

Delourmel avisa, au coin de la rue du Harlay, une petite voiture,
brillante comme une chapelle, que poussait une vieille qui portait
par-dessus sa coiffe un chapeau de toile cirée.

"Qu'est-ce que vend cette vieille?" demanda-t-il.

La vieille répondit elle-même:

"Voyez, messieurs, faites votre choix. Je tiens chapelets et rosaires,
croix, images saint Antoine, saints suaires, mouchoirs de sainte
Véronique, _Ecce homo_, _Agnus Dei_, cors et bagues de saint Hubert, et
tous objets de dévotion.

--C'est l'arsenal du fanatisme!" s'écria Delourmel.

Et il procéda à l'interrogatoire sommaire de la colporteuse, qui
répondait à toutes les questions:

"Mon fils, il y a quarante ans que je vends des objets de dévotion."

Un délégué du Comité de sûreté générale, avisant un habit bleu qui
passait, lui enjoignit de conduire à la Conciergerie la vieille femme
étonnée.

Le citoyen Beauvisage fit observer à Delourmel que c'eût été plutôt au
Comité de surveillance à arrêter cette marchande et à la conduire à la
section; que d'ailleurs on ne savait plus quelle conduite tenir à
l'endroit du ci-devant culte, pour agir selon les vues du gouvernement,
et s'il fallait ou tout permettre ou tout interdire.

En approchant de la boutique du menuisier, les délégués et le
commissaire entendirent des clameurs irritées, mêlées aux grincements de
la scie et aux ronflements du rabot. Une querelle s'était élevée entre
le menuisier Dupont aîné et son voisin le portier Remacle à cause de la
citoyenne Remacle, qu'un attrait invincible ramenait sans cesse au fond
de la menuiserie d'où elle revenait à la loge couverte de copeaux et de
sciure de bois. Le portier offensé donna un coup de pied à Mouton, le
chien du menuisier, au moment même où sa propre fille, la petite
Joséphine, tenait l'animal tendrement embrassé. Joséphine, indignée, se
répandit en imprécations contre son père; le menuisier s'écria d'une
voix irritée:

"Misérable! je te défends de battre mon chien.

--Et moi, répliqua le portier en levant son balai, je te défends de...."

Il n'acheva pas: la varlope du menuisier lui avait effleuré la tête.

Du plus loin qu'il aperçut le citoyen Beauvisage accompagné des
délégués, il courut à lui et lui dit:

"Citoyen commissaire, tu es témoin que ce scélérat vient de
m'assassiner."

Le citoyen Beauvisage, coiffé du bonnet rouge, insigne de ses fonctions,
étendit ses longs bras dans une attitude pacificatrice, et, s'adressant
au portier et au menuisier:

"Cent sols, dit-il, à celui de vous qui nous indiquera où se trouve un
suspect, recherché par le Comité de sûreté générale, le ci-devant des
Ilettes, fabricant de polichinelles."

Tous deux, le portier et le menuisier, désignèrent ensemble le logis de
Brotteaux, ne se disputant plus que pour l'assignat de cent sols promis
au délateur.

Delourmel, Guénot et Beauvisage, suivis des quatre Grenadiers, du
portier Remacle, du menuisier Dupont, et d'une douzaine de petits
polissons du quartier, enfilèrent l'escalier ébranlé sur leurs pas, puis
montèrent par l'échelle de meunier.

Brotteaux, dans son grenier, découpait des pantins tandis que le Père
Longuemare, en face de lui, assemblait par des fils leurs membres épars,
et il souriait en voyant ainsi naître sous ses doigts le rythme et
l'harmonie.

Au bruit des crosses sur le palier, le religieux tressaillit de tous ses
membres, non qu'il eût moins de courage que Brotteaux qui demeurait
impassible, mais le respect humain ne l'avait pas habitué à se composer
un maintien. Brotteaux, aux questions du citoyen Delourmel, comprit d'où
venait le coup et s'aperçut un peu tard qu'on a tort de se confier aux
femmes. Invité à suivre le citoyen commissaire, il prit son Lucrèce et
ses trois chemises.

"Le citoyen, dit-il, montrant le Père Longuemare, est un aide que j'ai
pris pour fabriquer mes pantins. Il est domicilié ici."

Mais le religieux, n'ayant pu présenter un certificat de civisme, fut
mis avec Brotteaux en état d'arrestation.

Quand le cortège passa devant la loge du concierge, la citoyenne
Remacle, appuyée sur son balai, regarda son locataire de l'air de la
vertu qui voit le crime aux mains de la loi. La petite Joséphine,
dédaigneuse et belle, retint par son collier Mouton, qui voulait
caresser l'ami qui lui avait donné du sucre. Une foule de curieux
emplissait la place de Thionville.

Brotteaux, au pied de l'escalier, se rencontra avec une jeune paysanne
qui se disposait à monter les degrés. Elle portait sous son bras un
panier plein d'œufs et tenait à la main une galette enveloppée dans un
linge. C'était Athénaïs, qui venait de Palaiseau présenter à son sauveur
un témoignage de sa reconnaissance. Quand elle s'aperçut que des
magistrats et quatre grenadiers emmenaient "monsieur Maurice", elle
demeura stupide, demanda si c'était vrai, s'approcha du commissaire, et
lui dit doucement:

"Vous ne l'emmenez pas? ce n'est pas possible.... Mais vous ne le
connaissez pas! Il est bon comme le bon Dieu."

Le citoyen Delourmel la repoussa et fit signe aux grenadiers d'avancer.
Alors Athénaïs vomit les plus sales injures, les invectives les plus
obscènes sur les magistrats et les grenadiers, qui croyaient sentir se
vider sur leurs têtes toutes les cuvettes du Palais-Royal et de la rue
Fromenteau. Puis, d'une voix qui remplit la place de Thionville tout
entière et fit frémir la foule des curieux, elle cria:

"Vive le roi! vive le roi!"



XVIII


La citoyenne Gamelin aimait le vieux Brotteaux, et le tenait pour
l'homme tout ensemble le plus aimable et le plus considérable qu'elle
eût jamais approché. Elle ne lui avait pas dit adieu quand on l'avait
arrêté, parce qu'elle eût craint de braver les autorités et que dans son
humble condition elle regardait la lâcheté comme un devoir. Mais elle en
avait reçu un coup dont elle ne se relevait pas.

Elle ne pouvait manger et déplorait qu'elle eût perdu l'appétit au
moment où elle avait enfin de quoi le satisfaire. Elle admirait encore
son fils; mais elle n'osait plus penser aux épouvantables tâches qu'il
accomplissait et se félicitait de n'être qu'une femme ignorante pour
n'avoir pas à le juger.

La pauvre mère avait retrouvé un vieux chapelet au fond d'une malle;
elle ne savait pas bien s'en servir, mais elle en occupait ses doigts
tremblants. Après avoir vécu jusqu'à la vieillesse sans pratiquer sa
religion, elle devenait pieuse: elle priait Dieu, toute la journée, au
coin du feu, pour le salut de son enfant et de ce bon monsieur
Brotteaux. Souvent Élodie l'allait voir: elles n'osaient se regarder et,
l'une près de l'autre, parlaient au hasard de choses sans intérêt.

Un jour de pluviôse, quand la neige qui tombait à gros flocons
obscurcissait le ciel et étouffait tous les bruits de la ville, la
citoyenne Gamelin, qui était seule au logis, entendit frapper à la
porte. Elle tressaillit: depuis plusieurs mois le moindre bruit la
faisait frissonner. Elle ouvrit la porte. Un jeune homme de dix-huit ou
vingt ans entra, son chapeau sur la tête. Il était vêtu d'un carrick
vert bouteille, dont les trois collets lui couvraient la poitrine et la
taille. Il portait des bottes à revers de façon anglaise. Ses cheveux
châtains tombaient en boucles sur ses épaules. Il s'avança au milieu de
l'atelier, comme pour recevoir tout ce que le vitrage envoyait de
lumière à travers la neige, et demeura quelques instants immobile et
silencieux.

Enfin, tandis que la citoyenne Gamelin le regardait interdite:

"Tu ne reconnais pas ta fille?..."

La vieille dame joignit les mains:

"Julie!... C'est toi.... Est-il Dieu possible!...

--Mais oui, c'est moi! Embrasse-moi, maman."

La citoyenne veuve Gamelin serra sa fille dans ses bras et mit une larme
sur le collet du carrick. Puis elle reprit avec un accent d'inquiétude:

"Toi, à Paris!...

--Ah! maman, que n'y suis-je venue seule!... Moi, on ne me reconnaîtra
pas dans cet habit."

En effet, le carrick dissimulait ses formes et elle ne paraissait pas
différente de beaucoup de très jeunes hommes qui, comme elle, portaient
les cheveux longs, partagés en deux masses. Les traits de son visage,
fins et charmants, mais hâlés, creusés par la fatigue, endurcis par les
soucis, avaient une expression audacieuse et mâle. Elle était mince,
avait les jambes longues et droites, ses gestes étaient aisés; seule sa
voix claire eût pu la trahir.

Sa mère lui demanda si elle avait faim. Elle répondit qu'elle mangerait
volontiers, et, quand on lui eut servi du pain, du vin et du jambon,
elle se mit à manger, un coude sur la table, belle et gloutonne comme
Cérès dans la cabane de la vieille Baubô.

Puis, le verre encore sur ses lèvres:

"Maman, sais-tu quand mon frère rentrera? Je suis venue lui parler."

La bonne mère regarda sa fille avec embarras et ne répondit rien.

"Il faut que je le voie. Mon mari a été arrêté ce matin et conduit au
Luxembourg."

Elle donnait ce nom de "mari" à Fortuné de Chassagne, ci-devant noble et
officier dans le régiment de Bouillé. Il l'avait aimée quand elle était
ouvrière de modes rue des Lombards, enlevée et emmenée en Angleterre, où
il avait émigré après le 10 août. C'était son amant; mais elle trouvait
plus décent de le nommer son époux, devant sa mère. Et elle se disait
que la misère les avait bien mariés et que c'était un sacrement que le
malheur.

Ils avaient plus d'une fois passé la nuit tous deux sur un banc, dans
les parcs de Londres, et ramassé des morceaux de pain sous les tables
des tavernes, à Piccadilly.

Sa mère ne répondait point et la regardait d'un œil morne.

"Tu ne m'entends donc pas, maman? Le temps presse, il faut que je voie
Évariste tout de suite: lui seul peut sauver Fortuné.

--Julie, répondit la mère, il vaut mieux que tu ne parles pas à ton
frère.

--Comment? que dis-tu, ma mère?

--Je dis qu'il vaut mieux que tu ne parles pas à ton frère de monsieur
de Chassagne.

--Maman, il le faut bien, pourtant!

--Mon enfant, Évariste ne pardonne pas à monsieur de Chassagne de
t'avoir enlevée. Tu sais avec quelle colère il parlait de lui, quels
noms il lui donnait.

--Oui, il l'appelait corrupteur, fit Julie avec un petit rire sifflant,
en haussant les épaules.

--Mon enfant, il était mortellement offensé. Évariste a pris sur lui de
ne plus parler de monsieur de Chassagne. Et voilà deux ans qu'il n'a
soufflé mot de lui ni de toi. Mais ses sentiments n'ont pas changé; tu
le connais: il ne vous pardonne pas.

--Mais, maman, puisque Fortuné m'a épousée... à Londres...."

La pauvre mère leva les yeux et les bras:

"Il suffit que Fortuné soit un aristocrate, un émigré, pour qu'Évariste
le traite comme un ennemi.

--Enfin, réponds, maman. Penses-tu que, si je lui demande de faire
auprès de l'accusateur public et du Comité de sûreté générale les
démarches nécessaires pour sauver Fortuné, il n'y consentira pas?...
Mais, maman, ce serait un monstre, s'il refusait!

--Mon enfant, ton frère est un honnête homme et un bon fils. Mais ne lui
demande pas, oh! ne lui demande pas de s'intéresser à monsieur de
Chassagne.... Écoute-moi, Julie. Il ne me confie point ses pensées et,
sans doute, je ne serais pas capable de les comprendre... mais il est
juge; il a des principes; il agit d'après sa conscience. Ne lui demande
rien, Julie.

--Je vois que tu le connais maintenant. Tu sais qu'il est froid,
insensible, que c'est un méchant, qu'il n'a que de l'ambition, de la
vanité. Et tu l'as toujours préféré à moi. Quand nous vivions tous les
trois ensemble, tu me le proposais pour modèle. Sa démarche compassée et
sa parole grave t'imposaient: tu lui découvrais toutes les vertus. Et
moi, tu me désapprouvais toujours, tu m'attribuais tous les vices, parce
que j'étais franche, et que je grimpais aux arbres. Tu n'as jamais pu me
souffrir. Tu n'aimais que lui. Tiens! je le hais, ton Évariste; c'est un
hypocrite.

--Tais-toi, Julie: j'ai été une bonne mère pour toi comme pour lui. Je
t'ai fait apprendre un état. Il n'a pas dépendu de moi que tu ne restes
une honnête fille et que tu ne te maries selon ta condition. Je t'ai
aimée tendrement et je t'aime encore. Je te pardonne et je t'aime. Mais
ne dis pas de mal d'Évariste. C'est un bon fils. Il a toujours eu soin
de moi. Quand tu m'as quittée, mon enfant, quand tu as abandonné ton
état, ton magasin, pour aller vivre avec monsieur de Chassagne, que
serais-je devenue sans lui? Je serais morte de misère et de faim.

--Ne parle pas ainsi, maman: tu sais bien que nous t'aurions entourée de
soins, Fortuné et moi, si tu ne t'étais pas détournée de nous, excitée
par Évariste. Laisse-moi tranquille! il est incapable d'une bonne
action; c'est pour me rendre odieuse à tes yeux qu'il a affecté de
prendre soin de toi. Lui! t'aimer?... Est-ce qu'il est capable d'aimer
quelqu'un? Il n'a ni cœur ni esprit. Il n'a aucun talent, aucun. Pour
peindre, il faut une nature plus tendre que la sienne."

Elle promena ses regards sur les toiles de l'atelier, qu'elle retrouvait
telles qu'elle les avait quittées.

"La voilà, son âme! il l'a mise sur ses toiles, froide et sombre. Son
Oreste, son Oreste, l'œil bête, la bouche mauvaise et qui a l'air d'un
empalé, c'est lui tout entier.... Enfin, maman, tu ne comprends donc
rien? Je ne peux pas laisser Fortuné en prison. Tu les connais, les
jacobins, les patriotes, toute la séquelle d'Évariste. Ils le feront
mourir. Maman, ma chère maman, ma petite maman, je ne veux pas qu'on me
le tue. Je l'aime! je l'aime! Il a été si bon pour moi, et nous avons
été si malheureux ensemble! Tiens, ce carrick, c'est un habit à lui. Je
n'avais plus de chemise. Un ami de Fortuné m'a prêté une veste et j'ai
été chez un garçon limonadier à Douvres, pendant qu'il travaillait chez
un coiffeur. Nous savions bien que, revenir en France, c'était risquer
notre vie; mais on nous a demandé si nous voulions aller à Paris, pour y
accomplir une mission importante.... Nous avons consenti; nous aurions
accepté une mission pour le diable. On nous a payé notre voyage et
donné une lettre de change pour un banquier de Paris. Nous avons trouvé
les bureaux fermés: ce banquier est en prison et va être guillotiné.
Nous n'avions pas un rouge liard. Toutes les personnes à qui nous étions
affiliés et à qui nous pouvions nous adresser sont en fuite ou
emprisonnées. Pas une porte où frapper. Nous couchions dans une écurie
de la rue de la Femme-sans-tête. Un décrotteur charitable, qui y dormait
sur la paille avec nous, prêta à mon amant une de ses boîtes, une brosse
et un pot de cirage aux trois quarts vide. Fortuné, pendant quinze
jours, a gagné sa vie et la mienne à cirer des souliers sur la place de
Grève. Mais lundi un membre de la Commune mit le pied sur la boîte et
lui fit cirer ses bottes. C'est un ancien boucher à qui Fortuné a donné
autrefois un coup de pied dans le derrière pour avoir vendu de la viande
à faux poids. Quand Fortuné releva la tête pour réclamer ses deux sous,
le coquin le reconnut, l'appela aristocrate et le menaça de le faire
arrêter. La foule s'amassa; elle se composait de braves gens et de
quelques scélérats qui criaient: "A mort l'émigré!" et appelaient les
gendarmes. A ce moment, j'apportais la soupe à Fortuné. Je l'ai vu
conduire à la section, et enfermer dans l'église Saint-Jean. J'ai voulu
l'embrasser: on me repoussa. J'ai passé la nuit comme un chien sur une
marche de l'église.... On l'a conduit, ce matin...."

Julie ne put achever; les sanglots l'étouffaient.

Elle jeta son chapeau sur le plancher et se mit à genoux aux pieds de sa
mère:

"On l'a conduit, ce matin, dans la prison du Luxembourg. Maman, maman,
aide-moi à le sauver; aie pitié de ta fille!"

Tout en pleurs, elle écarta son carrick et, pour se mieux faire
reconnaître amante et fille, découvrit sa poitrine; et, prenant les
mains de sa mère, elle les pressa sur ses seins palpitants.

"Ma fille chérie, ma Julie, ma Julie!" soupira la veuve Gamelin.

Et elle colla son visage humide de larmes sur les joues de la jeune
femme.

Durant quelques instants, elles gardèrent le silence. La pauvre mère
cherchait dans son esprit le moyen d'aider sa fille et Julie épiait le
regard de ces yeux noyés de pleurs.

"Peut-être, songeait la mère d'Évariste, peut-être, si je lui parle, se
laissera-t-il fléchir. Il est bon, il est tendre. Si la politique ne
l'avait pas endurci, s'il n'avait pas subi l'influence des jacobins, il
n'aurait point eu de ces sévérités qui m'effraient, parce que je ne les
comprends pas."

Elle prit dans ses deux mains la tête de Julie:

"Écoute, ma fille. Je parlerai à Évariste. Je le préparerai à te voir, à
t'entendre. Ta vue pourrait l'irriter et je craindrais le premier
mouvement.... Et puis, je le connais: cet habit le choquerait; il est
sévère sur tout ce qui touche aux mœurs, aux convenances. Moi-même, j'ai
été un peu surprise de voir ma Julie en garçon.

--Ah! maman, l'émigration et les affreux désordres du royaume ont rendu
ces travestissements bien communs. On les prend pour exercer un métier,
pour n'être point reconnu, pour faire concorder un passeport ou un
certificat empruntés. J'ai vu à Londres le petit Girey habillé en fille
et qui avait l'air d'une très jolie fille; et tu conviendras, maman, que
ce travestissement est plus scabreux que le mien.

--Ma pauvre enfant, tu n'as pas besoin de te justifier à mes yeux, ni de
cela ni d'autre chose. Je suis ta mère: tu seras toujours innocente pour
moi. Je parlerai à Évariste, je dirai...."

Elle s'interrompit. Elle sentait ce qu'était son fils; elle le sentait,
mais elle ne voulait pas le croire, elle ne voulait pas le savoir.

"Il est bon. Il fera pour moi... pour toi ce que je lui demanderai."

Et les deux femmes, infiniment lasses, se turent. Julie s'endormit la
tête sur les genoux où elle avait reposé enfant. Cependant, son chapelet
à la main, la mère douloureuse pleurait sur les maux qu'elle sentait
venir silencieusement, dans le calme de ce jour de neige où tout se
taisait, les pas, les roues, le ciel.

Tout à coup, avec une finesse d'ouïe que l'inquiétude avait aiguisée,
elle entendit son fils qui montait l'escalier.

"Évariste!... dit-elle. Cache-toi."

Et elle poussa sa fille dans sa chambre.

"Comment allez-vous aujourd'hui, ma bonne mère?"

Évariste accrocha son chapeau au portemanteau, changea son habit bleu
contre une veste de travail et s'assit devant son chevalet. Depuis
quelques jours il esquissait au fusain une Victoire déposant une
couronne sur le front d'un soldat mort pour la patrie. Il eût traité ce
sujet avec enthousiasme, mais le Tribunal dévorait toutes ses journées,
prenait toute son âme, et sa main déshabituée du dessin se faisait
lourde et paresseuse.

Il fredonna le _Ça ira_.

"Tu chantes, mon enfant, dit la citoyenne Gamelin; tu as le cœur gai.

--Nous devons nous réjouir, ma mère: il y a de bonnes nouvelles. La
Vendée est écrasée, les Autrichiens défaits; l'armée du Rhin a forcé les
lignes de Lautern et de Wissembourg. Le jour est proche où la République
triomphante montrera sa clémence. Pourquoi faut-il que l'audace des
conspirateurs grandisse à mesure que la République croît en force et que
les traîtres s'étudient à frapper dans l'ombre la patrie, alors qu'elle
foudroie les ennemis qui l'attaquent à découvert?"

La citoyenne Gamelin, en tricotant un bas, observait son fils par-dessus
ses lunettes.

"Berzélius, ton vieux modèle, est venu réclamer les dix livres que tu
lui devais: je les lui ai remises. La petite Joséphine a eu mal au
ventre pour avoir mangé trop de confitures, que le menuisier lui avait
données. Je lui ai fait de la tisane.... Desmahis est venu te voir; il a
regretté de ne pas te trouver. Il voudrait graver un sujet de ta
composition. Il te trouve un grand talent. Ce brave garçon a regardé tes
esquisses et les a admirées.

--Quand la paix sera rétablie et la conspiration étouffée, dit le
peintre, je reprendrai mon Oreste. Je n'ai pas l'habitude de me flatter;
mais il y a là une tête digne de David."

Il traça d'une ligne majestueuse le bras de sa Victoire.

"Elle tend des palmes, dit-il. Mais il serait plus beau que ses bras
eux-mêmes fussent des palmes.

--Évariste!

--Maman?...

--J'ai reçu des nouvelles... devine de qui....

--Je ne sais pas....

--De Julie... de ta sœur.... Elle n'est pas heureuse.

--Ce serait un scandale qu'elle le fût.

--Ne parle pas ainsi, mon enfant: elle est ta sœur. Julie n'est pas
mauvaise; elle a de bons sentiments, que le malheur a nourris. Elle
t'aime. Je puis t'assurer, Évariste, qu'elle aspire à une vie
laborieuse, exemplaire, et ne songe qu'à se rapprocher des siens. Rien
n'empêche que tu la revoies. Elle a épousé Fortuné Chassagne.

--Elle vous a écrit?

--Non.

--Comment avez-vous de ses nouvelles, ma mère?

--Ce n'est pas par une lettre, mon enfant; c'est...."

Il se leva et l'interrompit d'une voix terrible:

"Taisez-vous, ma mère! Ne me dites pas qu'ils sont tous deux rentrés en
France.... Puisqu'ils doivent périr, que du moins ce ne soit pas par
moi. Pour eux, pour vous, pour moi, faites que j'ignore qu'ils sont à
Paris.... Ne me forcez pas à le savoir; sans quoi....

--Que veux-tu dire, mon enfant? Tu voudrais, tu oserais?...

--Ma mère, écoutez-moi: si je savais que ma sœur Julie est dans cette
chambre... (et il montra du doigt la porte close), j'irais tout de suite
la dénoncer au Comité de vigilance de la section."

La pauvre mère, blanche comme sa coiffe, laissa tomber son tricot de ses
mains tremblantes et soupira, d'une voix plus faible que le plus faible
murmure:

"Je ne voulais pas le croire, mais je le vois bien: c'est un
monstre...."

Aussi pâle qu'elle, l'écume aux lèvres, Évariste s'enfuit et courut
chercher auprès d'Élodie l'oubli, le sommeil, l'avant-goût délicieux du
néant.



XIX


Pendant que le Père Longuemare et la fille Athénaïs étaient interrogés à
la section, Brotteaux fut conduit entre deux gendarmes au Luxembourg, où
le portier refusa de le recevoir, alléguant qu'il n'avait plus de place.
Le vieux traitant fut mené ensuite à la Conciergerie et introduit au
greffe, pièce assez petite, partagée en deux par une cloison vitrée.
Pendant que le greffier inscrivait son nom sur les registres d'écrou,
Brotteaux vit à travers les carreaux deux hommes qui, chacun sur un
mauvais matelas, gardaient une immobilité de mort et, l'œil fixe,
semblaient ne rien voir. Des assiettes, des bouteilles, des restes de
pain et de viande couvraient le sol autour d'eux. C'étaient des
condamnés à mort qui attendaient la charrette.

Le ci-devant des Ilettes fut conduit dans un cachot où, à la lueur d'une
lanterne, il entrevit deux figures étendues, l'une farouche, mutilée,
hideuse, l'autre gracieuse et douce. Ces deux prisonniers lui offrirent
un peu de leur paille pourrie et pleine de vermine, pour qu'il ne
couchât pas sur la terre souillée d'excréments. Brotteaux se laissa
choir sur un banc, dans l'ombre puante, et demeura la tête contre le
mur, muet, immobile. Sa douleur était telle qu'il se serait brisé la
tête contre le mur, s'il en avait eu la force. Il ne pouvait respirer.
Ses yeux se voilèrent; un long bruit, tranquille comme le silence,
envahit ses oreilles, il sentit tout son être baigner dans un néant
délicieux. Durant une incomparable seconde, tout lui fut harmonie,
clarté sereine, parfum, douceur. Puis il cessa d'être.

Quand il revint à lui, la première pensée qui s'empara de son esprit fut
de regretter son évanouissement et, philosophe jusque dans la stupeur du
désespoir, il songea qu'il lui avait fallu descendre dans un cul de
basse-fosse, en attendant la guillotine, pour éprouver la sensation de
volupté la plus vive que ses sens eussent jamais goûtée. Il s'essayait à
perdre de nouveau le sentiment, mais sans y réussir, et, peu à peu, au
contraire, il sentait l'air infect du cachot apporter à ses poumons,
avec la chaleur de la vie, la conscience de son intolérable misère.

Cependant ses deux compagnons tenaient son silence pour une cruelle
injure. Brotteaux, qui était sociable, essaya de satisfaire leur
curiosité; mais, quand ils apprirent qu'il était ce que l'on appelait
"un politique", un de ceux dont le crime léger était de parole ou de
pensée, ils n'éprouvèrent pour lui ni estime ni sympathie. Les faits
reprochés à ces deux prisonniers avaient plus de solidité: le plus vieux
était un assassin, l'autre avait fabriqué de faux assignats. Ils
s'accommodaient tous deux de leur état et y trouvaient même quelques
satisfactions. Brotteaux se prit à songer soudain qu'au-dessus de sa
tête tout était mouvement, bruit, lumière et vie, et que les jolies
marchandes du Palais souriaient derrière leur étalage de parfumerie, de
mercerie, au passant heureux et libre, et cette idée accrut son
désespoir.

La nuit vint, inaperçue dans l'ombre et le silence du cachot, mais
lourde pourtant et lugubre. Une jambe étendue sur son banc et le dos
contre la muraille, Brotteaux s'assoupit. Et il se vit assis au pied
d'un hêtre touffu, où chantaient les oiseaux; le soleil couchant
couvrait la rivière de flammes liquides et le bord des nuées était teint
de pourpre. La nuit se passa. Une fièvre ardente le dévorait et il
buvait avidement, à même sa cruche, une eau qui augmentait son mal.

Le lendemain, le geôlier, qui apporta la soupe, promit à Brotteaux de le
mettre à la pistole, moyennant finance, dès qu'il aurait de la place, ce
qui ne tarderait guère. En effet, le surlendemain, il invita le vieux
traitant à sortir de son cachot. A chaque marche qu'il montait,
Brotteaux sentait rentrer en lui la force et la vie, et quand sur le
carreau rouge d'une chambre il vit se dresser un lit de sangle recouvert
d'une méchante couverture de laine, il pleura de joie. Le lit doré où se
becquetaient des colombes, qu'il avait jadis fait faire pour la plus
jolie des danseuses de l'Opéra, ne lui avait pas paru si agréable ni
promis de telles délices.

Ce lit de sangle était dans une grande salle, assez propre, qui en
contenait dix-sept autres, séparés par de hautes planches. La compagnie
qui habitait là, composée d'ex-nobles, de marchands, de banquiers,
d'artisans, ne déplut pas au vieux publicain, qui s'accommodait de
toutes sortes de personnes. Il observa que ces hommes, privés comme lui
de tout plaisir et exposés à périr par la main du bourreau, montraient
de la gaieté et un goût vif pour la plaisanterie. Peu disposé à admirer
les hommes, il attribuait la bonne humeur de ses compagnons à la
légèreté de leur esprit, qui les empêchait de considérer attentivement
leur situation. Et il se confirmait dans cette idée en observant que les
plus intelligents d'entre eux étaient profondément tristes. Il s'aperçut
bientôt que, pour la plupart, ils puisaient dans le vin et l'eau-de-vie
une gaieté qui prenait à sa source un caractère violent et parfois un
peu fou. Ils n'avaient pas tous du courage; mais tous en montraient.
Brotteaux n'en était pas surpris: il savait que les hommes avouent
volontiers la cruauté, la colère, l'avarice même, mais jamais la
lâcheté, parce que cet aveu les mettrait, chez les sauvages et même dans
une société polie, en un danger mortel. C'est pourquoi, songeait-il,
tous les peuples sont des peuples de héros et toutes les armées ne sont
composées que de braves.

Plus encore que le vin et l'eau-de-vie, le bruit des armes et des clefs,
le grincement des serrures, l'appel des sentinelles, le trépignement des
citoyens à la porte du Tribunal enivraient les prisonniers, leur
inspiraient la mélancolie, le délire ou la fureur. Il y en avait qui se
coupaient la gorge avec un rasoir ou se jetaient par une fenêtre.

Brotteaux logeait depuis trois jours à la pistole, quand il apprit, par
le porte-clefs, que le Père Longuemare croupissait sur la paille
pourrie, dans la vermine, avec les voleurs et les assassins. Il le fit
recevoir à la pistole, dans la chambre qu'il habitait et où un lit était
devenu vacant. S'étant engagé à payer pour le religieux, le vieux
publicain, qui n'avait pas sur lui un grand trésor, s'ingénia à faire
des portraits à un écu l'un. Il se procura, par l'intermédiaire d'un
geôlier, de petits cadres noirs pour y mettre de menus travaux en
cheveux qu'il exécutait assez adroitement. Et ces ouvrages furent très
recherchés dans une réunion d'hommes qui songeaient à laisser des
souvenirs.

Le Père Longuemare tenait haut son cœur et son esprit. En attendant
d'être traduit devant le Tribunal révolutionnaire, il préparait sa
défense. Ne séparant point sa cause de celle de l'Église, il se
promettait d'exposer à ses juges les désordres et les scandales causés à
l'Épouse de Jésus-Christ par la constitution civile du clergé; il
entreprenait de peindre la fille aînée de l'Église faisant au pape une
guerre sacrilège, le clergé français dépouillé, violenté, odieusement
soumis à des laïques; les réguliers, véritable milice du Christ, spoliés
et dispersés. Il citait saint Grégoire le Grand et saint Irénée,
produisait des articles nombreux de droit canon et des paragraphes
entiers des décrétales.

Toute la journée, il griffonnait sur ses genoux, au pied de son lit,
trempant des tronçons de plumes usées jusqu'aux barbes dans l'encre,
dans la suie, dans le marc de café, couvrant d'une illisible écriture
papiers à chandelle, papiers d'emballage, journaux, gardes de livres,
vieilles lettres, vieilles factures, cartes à jouer, et songeant à y
employer sa chemise après l'avoir passée à l'amidon. Il entassait
feuille sur feuille, et, montrant l'indéchiffrable barbouillage, il
disait:

"Quand je paraîtrai devant mes juges, je les inonderai de lumière."

Et, un jour, jetant un regard satisfait sur sa défense sans cesse accrue
et pensant à ces magistrats qu'il brûlait de confondre, il s'écria:

"Je ne voudrais pas être à leur place!"

Les prisonniers que le sort avait réunis dans ce cachot étaient ou
royalistes ou fédéralistes; il s'y trouvait même un jacobin; ils
différaient entre eux d'opinion sur la manière de conduire les affaires
de l'État, mais aucun d'eux ne gardait le moindre reste de croyances
chrétiennes. Les feuillants, les constitutionnels, les girondins
trouvaient, comme Brotteaux, le bon Dieu fort mauvais pour eux-mêmes et
excellent pour le peuple. Les jacobins installaient à la place de
Jéhovah un dieu jacobin, pour faire descendre de plus haut le
jacobinisme sur le monde; mais, comme ils ne pouvaient concevoir ni les
uns ni les autres qu'on fût assez absurde pour croire à aucune religion
révélée, voyant que le Père Longuemare ne manquait pas d'esprit, ils le
prenaient pour un fourbe. Afin, sans doute, de se préparer au martyre,
il confessait sa foi en toute rencontre, et, plus il montrait de
sincérité, plus il semblait un imposteur.

En vain Brotteaux se portait garant de la bonne foi du religieux;
Brotteaux passait lui-même pour ne croire qu'une partie de ce qu'il
disait. Ses idées étaient trop singulières pour ne pas paraître
affectées, et ne contentaient personne entièrement. Il parlait de
Jean-Jacques comme d'un plat coquin. Par contre, il mettait Voltaire au
rang des hommes divins, sans toutefois l'égaler à l'aimable Helvétius, à
Diderot, au baron d'Holbach. A son sens, le plus grand génie du siècle
était Boulanger. Il estimait beaucoup aussi l'astronome Lalande et
Dupuis, auteur d'un _Mémoire sur l'origine des constellations_. Les
hommes d'esprit de la chambrée faisaient au pauvre barnabite mille
plaisanteries dont il ne s'apercevait jamais: sa candeur déjouait tous
les pièges.

Pour écarter les soucis qui les rongeaient et échapper aux tourments de
l'oisiveté, les prisonniers jouaient aux dames, aux cartes et au
trictrac. Il n'était permis d'avoir aucun instrument de musique. Après
souper, on chantait, on récitait des vers. _La Pucelle_ de Voltaire
mettait un peu de gaîeté au cœur de ces malheureux, qui ne se lassaient
pas d'en entendre les bons endroits. Mais, ne pouvant se distraire de la
pensée affreuse plantée au milieu de leur cœur, ils essayaient parfois
d'en faire un amusement et, dans la chambre des dix-huit lits, avant de
s'endormir, ils jouaient au Tribunal révolutionnaire. Les rôles étaient
distribués selon les goûts et les aptitudes. Les uns représentaient les
juges et l'accusateur; d'autres, les accusés ou les témoins, d'autres le
bourreau et ses valets. Les procès finissaient invariablement par
l'exécution des condamnés, qu'on étendait sur un lit, le cou sous une
planche. La scène était transportée ensuite dans les enfers. Les plus
agiles de la troupe, enveloppés dans des draps, faisaient des spectres.
Et un jeune avocat de Bordeaux, nommé Dubosc, petit, noir, borgne,
bossu, bancal, le Diable boiteux en personne, venait, tout encorné,
tirer le Père Longuemare, par les pieds, hors de son lit, lui annonçant
qu'il était condamné aux flammes éternelles et damné sans rémission pour
avoir fait du créateur de l'univers un être envieux, sot et méchant, un
ennemi de la joie et de l'amour.

"Ah! ah! ah! criait horriblement ce diable, tu as enseigné, vieux bonze,
que Dieu se plaît à voir ses créatures languir dans la pénitence et
s'abstenir de ses dons les plus chers. Imposteur, hypocrite, cafard,
assieds-toi sur des clous et mange des coquilles d'œufs pour
l'éternité!"

Le Père Longuemare se contentait de répondre que, dans ce discours, le
philosophe perçait sous le diable et que le moindre démon de l'enfer eût
dit moins de sottises, étant un peu frotté de théologie et certes moins
ignorant qu'un encyclopédiste.

Mais, quand l'avocat girondin l'appelait capucin, il se fâchait tout
rouge et disait qu'un homme incapable de distinguer un barnabite d'un
franciscain ne saurait pas voir une mouche dans du lait.

Le Tribunal révolutionnaire vidait les prisons, que les comités
remplissaient sans relâche: en trois mois la chambre des dix-huit fut à
moitié renouvelée. Le Père Longuemare perdit son diablotin. L'avocat
Dubosc, traduit devant le Tribunal révolutionnaire, fut condamné à mort
comme fédéraliste et pour avoir conspiré contre l'unité de la
République. Au sortir du Tribunal, il repassa, comme tous les autres
condamnés, par un corridor qui traversait la prison et donnait sur la
chambre qu'il avait animée trois mois de sa gaieté. En faisant ses
adieux à ses compagnons, il garda le ton léger et l'air joyeux qui lui
étaient habituels.

"Excusez-moi, monsieur, dit-il au Père Longuemare, de vous avoir tiré
par les pieds dans votre lit. Je n'y reviendrai plus."

Et, se tournant vers le vieux Brotteaux:

"Adieu, je vous précède dans le néant. Je livre volontiers à la nature
les éléments qui me composent, en souhaitant qu'elle en fasse, à
l'avenir, un meilleur usage, car il faut reconnaître qu'elle m'avait
fort mal réussi."

Et il descendit au greffe, laissant Brotteaux affligé et le Père
Longuemare tremblant et vert comme la feuille, plus mort que vif de voir
l'impie rire au bord de l'abîme.

Quand germinal ramena les jours clairs, Brotteaux, qui était voluptueux,
descendit plusieurs fois par jour dans la cour qui donnait sur le
quartier des femmes, près de la fontaine où les captives venaient, le
matin, laver leur linge. Une grille séparait les deux quartiers; mais
les barreaux n'en étaient pas assez rapprochés pour empêcher les mains
de se joindre et les bouches de s'unir. Sous la nuit indulgente, des
couples s'y pressaient. Alors Brotteaux, discrètement se réfugiait dans
l'escalier et, assis sur une marche, tirait de la poche de sa redingote
puce son petit Lucrèce, et lisait, à la lueur d'une lanterne, quelques
maximes sévèrement consolatrices: "_Sic ubi non erimus_.... Quand nous
aurons cessé de vivre, rien ne pourra nous émouvoir, non pas même le
ciel, la terre et la mer confondant leurs débris...." Mais, tout en
jouissant de sa haute sagesse, Brotteaux enviait au barnabite cette
folie qui lui cachait l'univers.

La terreur, de mois en mois, grandissait. Chaque nuit, les geôliers
ivres, accompagnés de leurs chiens de garde, allaient de cachot en
cachot, portant des actes d'accusation, hurlant des noms qu'ils
estropiaient, réveillaient les prisonniers et pour vingt victimes
désignées en épouvantaient deux cents. Dans ces corridors, pleins
d'ombres sanglantes, passaient chaque jour, sans une plainte, vingt,
trente, cinquante condamnés, vieillards, femmes, adolescents, et si
divers de condition, de caractère, de sentiment, qu'on se demandait
s'ils n'avaient pas été tirés au sort.

Et l'on jouait aux cartes, on buvait du vin de Bourgogne, on faisait des
projets, on avait des rendez-vous, la nuit, à la grille. La société,
presque entièrement renouvelée, était maintenant composée en grande
partie d'"exagérés" et d'"enragés". Toutefois la chambre des dix-huit
lits demeurait encore le séjour de l'élégance et du bon ton: hors deux
détenus qu'on y avait mis, récemment transférés du Luxembourg à la
Conciergerie, et qu'on suspectait d'être des "moutons", c'est-à-dire des
espions, les citoyens Navette et Bellier, il ne s'y trouvait que
d'honnêtes gens, qui se témoignaient une confiance réciproque. On y
célébrait, la coupe à la main, les victoires de la République. Il s'y
rencontrait plusieurs poètes, comme il s'en voit dans toute réunion
d'hommes oisifs. Les plus habiles d'entre eux composaient des odes sur
les triomphes de l'armée du Rhin et les récitaient avec emphase. Ils
étaient bruyamment applaudis. Brotteaux seul louait mollement les
vainqueurs et leurs chantres.

"C'est, depuis Homère, une étrange manie des poètes, dit-il un jour, que
de célébrer les militaires. La guerre n'est point un art, et le hasard
décide seul du sort des batailles. De deux généraux en présence, tous
deux stupides, il faut nécessairement que l'un d'eux soit victorieux.
Attendez-vous à ce qu'un jour un de ces porteurs d'épée que vous
divinisez vous avale tous comme la grue de la fable avale les
grenouilles. C'est alors qu'il sera vraiment dieu! Car les dieux se
connaissent à l'appétit."

Brotteaux n'avait jamais été touché par la gloire des armes. Il ne se
réjouissait nullement des triomphes de la République, qu'il avait
prévus. Il n'aimait point le nouveau régime qu'affermissait la victoire.
Il était mécontent. On l'eût été à moins.

Un matin, on annonça que les commissaires du Comité de sûreté générale
feraient des perquisitions chez les détenus, qu'on saisirait assignats,
objets d'or et d'argent, couteaux, ciseaux, que de telles recherches
avaient été faites au Luxembourg et qu'on avait enlevé lettres, papiers,
livres.

Chacun alors s'ingénia à trouver quelque cachette où mettre ce qu'il
avait de plus précieux. Le Père Longuemare porta, par brassées, sa
défense dans une gouttière. Brotteaux coula son Lucrèce dans les
cendres de la cheminée.

Quand les commissaires, ayant au cou des rubans tricolores, vinrent
opérer leurs saisies, ils ne trouvèrent guère que ce qu'on avait jugé
convenable de leur laisser. Après leur départ, le Père Longuemare courut
à sa gouttière et recueillit de sa défense ce que l'eau et le vent en
avaient laissé. Brotteaux retira de la cheminée son Lucrèce tout noir de
suie.

"Jouissons de l'heure présente, songea-t-il, car j'augure à certains
signes que le temps nous est désormais étroitement mesuré."

Par une douce nuit de prairial, tandis qu'au-dessus du préau la lune
montrait dans le ciel pâli ses deux cornes d'argent, le vieux traitant
qui, à sa coutume, lisait Lucrèce sur un degré de l'escalier de pierre,
entendit une voix l'appeler, une voix de femme, une voix délicieuse,
qu'il ne reconnaissait pas. Il descendit dans la cour et vit derrière la
grille une forme qu'il ne reconnaissait pas plus que la voix et qui lui
rappelait, par ses contours indistincts et charmants, toutes les femmes
qu'il avait aimées. Le ciel la baignait d'azur et d'argent. Brotteaux
reconnut soudain la jolie comédienne de la rue Feydeau, Rose Thévenin.

"Vous ici, mon enfant! La joie de vous y voir m'est cruelle. Depuis
quand et pourquoi êtes-vous ici?

--Depuis hier."

Et elle ajouta très bas:

"J'ai été dénoncée comme royaliste. On m'accuse d'avoir conspiré pour
délivrer la reine. Comme je vous savais ici, j'ai tout de suite cherché
à vous voir. Écoutez-moi, mon ami... car vous voulez bien que je vous
donne ce nom?... Je connais des gens en place; j'ai, je le sais, des
sympathies jusque dans le Comité de salut public. Je ferai agir mes
amis: ils me délivreront, et je vous délivrerai à mon tour."

Mais Brotteaux, d'une voix qui se fit pressante:

"Par tout ce que vous avez de cher, mon enfant, n'en faites rien!
N'écrivez pas, ne sollicitez pas; ne demandez rien à personne, je vous
en conjure, faites-vous oublier."

Comme elle ne semblait pas pénétrée de ce qu'il disait, il se fit plus
suppliant encore:

"Gardez le silence, Rose, faites-vous oublier: là est le salut. Tout ce
que vos amis tenteraient ne ferait que hâter votre perte. Gagnez du
temps. Il en faut peu, très peu, j'espère, pour vous sauver.... Surtout
n'essayez pas d'émouvoir les juges, les jurés, un Gamelin. Ce ne sont
pas des hommes, ce sont des choses: on ne s'explique pas avec les
choses. Faites-vous oublier. Si vous suivez mon conseil, mon amie, je
mourrai heureux de vous avoir sauvé la vie."

Elle répondit:

"Je vous obéirai.... Ne parlez pas de mourir."

Il haussa les épaules:

"Ma vie est finie, mon enfant. Vivez et soyez heureuse."

Elle lui prit les mains et les mit sur son sein:

"Écoutez-moi, mon ami.... Je ne vous ai vu qu'un jour et pourtant vous
ne m'êtes point indifférent. Et si ce que je vais vous dire peut vous
rattacher à la vie, croyez-le: je serai pour vous... tout ce que vous
voudrez que je sois."

Et ils se donnèrent un baiser sur la bouche à travers la grille.



XX


Évariste Gamelin, pendant une longue audience du Tribunal, à son banc,
dans l'air chaud, ferme les yeux et pense:

"Les méchants, en forçant Marat à se cacher dans les trous, en avaient
fait un oiseau de nuit, l'oiseau de Minerve, dont l'œil perçait les
conspirateurs dans les ténèbres où ils se dissimulaient. Maintenant,
c'est un regard bleu, froid, tranquille, qui pénètre les ennemis de
l'État et dénonce les traîtres avec une subtilité inconnue même à l'Ami
du peuple, endormi pour toujours dans le jardin des Cordeliers. Le
nouveau sauveur, aussi zélé et plus perspicace que le premier, voit ce
que personne n'avait vu et son doigt levé répand la terreur. Il
distingue les nuances délicates, imperceptibles, qui séparent le mal du
bien, le vice de la vertu, que sans lui on eût confondues, au dommage de
la patrie et de la liberté; il trace devant lui la ligne mince,
inflexible, en dehors de laquelle il n'est, à gauche et à droite,
qu'erreur, crime et scélératesse. L'Incorruptible enseigne comment on
sert l'étranger par exagération et par faiblesse, en persécutant les
cultes au nom de la raison, et en résistant au nom de la religion aux
lois de la République. Non moins que les scélérats qui immolèrent Le
Peltier et Marat, ceux qui leur décernent des honneurs divins pour
compromettre leur mémoire servent l'étranger. Agent de l'étranger,
quiconque rejette les idées d'ordre, de sagesse, d'opportunité; agent
de l'étranger, quiconque outrage les mœurs, offense la vertu, et, dans
le dérèglement de son cœur, nie Dieu. Les prêtres fanatiques méritent la
mort; mais il y a une manière contre-révolutionnaire de combattre le
fanatisme; il y a des abjurations criminelles. Modéré, on perd la
République; violent, on la perd.

"Oh! redoutables devoirs du juge, dictés par le plus sage des hommes! Ce
ne sont plus seulement les aristocrates, les fédéralistes, les scélérats
de la faction d'Orléans, les ennemis déclarés de la patrie qu'il faut
frapper. Le conspirateur, l'agent de l'étranger est un Protée, il prend
toutes les formes. Il revêt l'apparence d'un patriote, d'un
révolutionnaire, d'un ennemi des rois; il affecte l'audace d'un cœur qui
ne bat que pour la liberté; il enfle la voix et fait trembler les
ennemis de la République: c'est Danton; sa violence cache mal son odieux
modérantisme et sa corruption apparaît enfin. Le conspirateur, l'agent
de l'étranger, c'est ce bègue éloquent qui mit à son chapeau la première
cocarde des révolutionnaires, c'est ce pamphlétaire qui, dans son
civisme ironique et cruel, s'appelait lui-même "le procureur de la
lanterne", c'est Camille Desmoulins: il s'est décelé en défendant les
généraux traîtres et en réclamant les mesures criminelles d'une clémence
intempestive. C'est Philippeaux, c'est Hérault, c'est le méprisable
Lacroix. Le conspirateur, l'agent de l'étranger, c'est ce père Duchesne
qui avilit la liberté par sa basse démagogie et de qui les immondes
calomnies rendirent Antoinette elle-même intéressante. C'est Chaumette,
qu'on vit pourtant doux, populaire, modéré, bonhomme et vertueux dans
l'administration de la Commune, mais il était athée! Les conspirateurs,
les agents de l'étranger, ce sont tous ces sans-culottes en bonnet
rouge, en carmagnole, en sabots, qui ont follement renchéri de
patriotisme sur les jacobins. Le conspirateur, l'agent de l'étranger,
c'est Anacharsis Cloots, l'orateur du genre humain, condamné à mort par
toutes les monarchies du monde; mais on devait tout craindre de lui: il
était Prussien.

"Maintenant, violents et modérés, tous ces méchants, tous ces traîtres,
Danton, Desmoulins, Hébert, Chaumette, ont péri sous la hache. La
République est sauvée; un concert de louanges monte de tous les comités
et de toutes les assemblées populaires vers Maximilien et la Montagne.
Les bons citoyens s'écrient: "Dignes représentants d'un peuple libre,
c'est en vain que les enfants des Titans ont levé leur tête altière:
Montagne bienfaisante, Sinaï protecteur, de ton sein bouillonnant est
sortie la foudre salutaire...."

"En ce concert, le Tribunal a sa part de louanges. Qu'il est doux d'être
vertueux et combien la reconnaissance publique est chère au cœur du juge
intègre!

"Cependant, pour un cœur patriote, quel sujet d'étonnement et quelles
causes d'inquiétude! Quoi! pour trahir la cause populaire, ce n'était
donc pas assez de Mirabeau, de La Fayette, de Bailly, de Pétion, de
Brissot? Il y fallait encore ceux qui ont dénoncé ces traîtres. Quoi!
tous les hommes qui ont fait la Révolution ne l'ont faite que pour la
perdre! Ces grands auteurs des grandes journées préparaient avec Pitt et
Cobourg la royauté d'Orléans ou la tutelle de Louis XVII. Quoi! Danton,
c'était Monk! Quoi! Chaumette et les hébertistes, plus perfides que les
fédéralistes qu'ils ont poussés sous le couteau, avaient conjuré la
ruine de l'empire! Mais parmi ceux qui précipitent à la mort les
perfides Danton et les perfides Chaumette, l'œil bleu de Robespierre
n'en découvrira-t-il pas demain de plus perfides encore? Où s'arrêtera
l'exécrable enchaînement des traîtres trahis et la perspicacité de
l'Incorruptible?..."



XXI


Cependant Julie Gamelin, vêtue de son carrick vert bouteille, allait
tous les jours dans le jardin du Luxembourg et là, sur un banc, au bout
d'une allée, attendait le moment où son amant paraîtrait à une des
lucarnes du palais. Ils se faisaient des signes et échangeaient leurs
pensées dans un langage muet qu'ils avaient imaginé. Elle savait par ce
moyen que le prisonnier occupait une assez bonne chambre, jouissait
d'une agréable compagnie, avait besoin d'une couverture et d'une
bouillotte et aimait tendrement sa maîtresse.

Elle n'était pas seule à épier un visage aimé dans ce palais changé en
prison. Une jeune mère près d'elle tenait ses regards attachés sur une
fenêtre close et, dès qu'elle voyait la fenêtre s'ouvrir, elle élevait
son petit enfant dans ses bras, au-dessus de sa tête. Une vieille dame,
voilée de dentelle, se tenait de longues heures immobile sur un pliant,
espérant en vain apercevoir un moment son fils qui, pour ne pas
s'attendrir, jouait au palet dans la cour de la prison, jusqu'à ce qu'on
eût fermé le jardin.

Durant ces longues stations sous le ciel gris ou bleu, un homme d'un âge
mûr, assez gros, très propre, se tenait sur un banc voisin, jouant avec
sa tabatière et ses breloques, et dépliant un journal qu'il ne lisait
jamais. Il était vêtu, à la vieille mode bourgeoise, d'un tricorne à
galon d'or, d'un habit zinzolin et d'un gilet bleu, brodé d'argent. Il
avait l'air honnête; il était musicien, à en juger par la flûte dont un
bout dépassait sa poche. Pas un moment il ne quittait des yeux le faux
jeune garçon, il ne cessait de lui sourire et, le voyant se lever, il se
levait lui-même et le suivait de loin. Julie, dans sa misère et dans sa
solitude, se sentait touchée de la sympathie discrète que lui montrait
ce bon homme.

Un jour, comme elle sortait du jardin, la pluie commençant à tomber, le
bon homme s'approcha d'elle et, ouvrant son vaste parapluie rouge, lui
demanda la permission de l'en abriter. Elle lui répondit doucement, de
sa voix claire, qu'elle y consentait. Mais au son de cette voix et
averti, peut-être, par une subtile odeur de femme, il s'éloigna
vivement, laissant exposée à la pluie d'orage la jeune femme, qui
comprit et, malgré ses soucis, ne put s'empêcher de sourire.

Julie logeait dans une mansarde de la rue du Cherche-Midi et se faisait
passer pour un commis drapier qui cherchait un emploi: la citoyenne
veuve Gamelin, persuadée enfin que sa fille ne courait nulle part de si
grand danger que près d'elle, l'avait éloignée de la place de Thionville
et de la section du Pont-Neuf, et l'entretenait de vivres et de linge
autant qu'elle pouvait. Julie faisait un peu de cuisine, allait au
Luxembourg voir son cher amant et rentrait dans son taudis; la monotonie
de ce manège berçait ses chagrins et, comme elle était jeune et robuste,
elle dormait toute la nuit d'un profond sommeil. D'un caractère hardi,
habituée aux aventures et excitée, peut-être, par l'habit qu'elle
portait, elle allait quelquefois, la nuit, chez un limonadier de la rue
du Four, à l'enseigne de la _Croix rouge_, que fréquentaient des gens de
toutes sortes et des femmes galantes. Elle y lisait les gazettes et
jouait au trictrac avec quelque courtaud de boutique ou quelque
militaire, qui lui fumait sa pipe au nez. Là, on buvait, on jouait, on
faisait l'amour et les rixes étaient fréquentes. Un soir, un buveur, au
bruit d'une chevauchée sur le pavé du carrefour, souleva le rideau et,
reconnaissant le commandant en chef de la garde nationale, le citoyen
Hanriot, qui passait au galop avec son état-major, murmura entre ses
dents:

"Voilà la bourrique à Robespierre!"

A ce mot, Julie poussa un grand éclat de rire.

Mais un patriote à moustaches releva vertement le propos:

"Celui qui parle ainsi, s'écria-t-il, est un f... aristocrate, que
j'aurais plaisir à voir éternuer dans le panier à Samson. Sachez que le
général Hanriot est un bon patriote qui saura défendre, au besoin, Paris
et la Convention. C'est cela que les royalistes ne lui pardonnent
point."

Et le patriote à moustaches, dévisageant Julie qui ne cessait pas de
rire:

"Toi, blanc-bec, prends garde que je ne t'envoie mon pied dans le
derrière, pour t'apprendre à respecter les patriotes."

Cependant des voix s'élevaient:

"Hanriot est un ivrogne et un imbécile!

--Hanriot est un bon jacobin! Vive Hanriot!"

Deux partis se formèrent. On s'aborda, les poings s'abattirent sut les
chapeaux défoncés, les tables se renversèrent, les verres volèrent en
éclats, les quinquets s'éteignirent, les femmes poussèrent des cris
aigus. Assaillie par plusieurs patriotes, Julie s'arma d'une banquette,
fut terrassée, griffa, mordit ses agresseurs. De son carrick ouvert et
de son jabot déchiré sa poitrine haletante sortait. Une patrouille
accourut au bruit, et la jeune aristocrate s'échappa entre les jambes
des gendarmes.

Chaque jour, les charrettes étaient pleines de condamnés.

"Je ne peux pourtant pas laisser mourir mon amant!" disait Julie à sa
mère.

Elle résolut de solliciter, de faire des démarches, d'aller dans les
comités, dans les bureaux, chez des représentants, chez des magistrats,
partout où il faudrait. Elle n'avait point de robe. Sa mère emprunta une
robe rayée, un fichu, une coiffe de dentelle à la citoyenne Blaise, et
Julie, vêtue en femme et en patriote, se rendit chez le juge Renaudin,
dans une humide et sombre maison de la rue Mazarine.

Elle monta en tremblant l'escalier de bois et de carreau et fut reçue
par le juge dans son cabinet misérable, meublé d'une table de sapin et
de deux chaises de paille. Le papier de tenture pendait en lambeaux.
Renaudin, les cheveux noirs et collés, l'œil sombre, les babines
retroussées et le menton saillant, lui fit signe de parler et l'écouta
en silence.

Elle lui dit qu'elle était la sœur du citoyen Chassagne, prisonnier au
Luxembourg, lui exposa le plus habilement qu'elle put les circonstances
dans lesquelles il avait été arrêté, le représenta innocent et
malheureux, se montra pressante.

Il demeura insensible et dur.

Suppliante, à ses pieds, elle pleura.

Dès qu'il vit des larmes, son visage changea: ses prunelles, d'un noir
rougeâtre, s'enflammèrent, et ses énormes mâchoires bleues remuèrent
comme pour ramener la salive dans sa gorge sèche.

"Citoyenne, on fera le nécessaire. Ne vous inquiétez pas."

Et, ouvrant une porte, il poussa la solliciteuse dans un petit salon
rose, où il y avait des trumeaux peints, des groupes de biscuit, un
cartel et des candélabres dorés, des bergères, un canapé de tapisserie
décoré d'une pastorale de Boucher. Julie était prête à tout pour sauver
son amant.

Renaudin fut brutal et rapide. Quand elle se leva, rajustant la belle
robe de la citoyenne Élodie, elle rencontra le regard cruel et moqueur
de cet homme; elle sentit aussitôt qu'elle avait fait un sacrifice
inutile.

"Vous m'avez promis la liberté de mon frère", dit-elle.

Il ricana.

"Je t'ai dit, citoyenne, qu'on ferait le nécessaire, c'est-à-dire qu'on
appliquerait la loi, rien de plus, rien de moins. Je t'ai dit de ne
point t'inquiéter, et pourquoi t'inquiéterais-tu? Le Tribunal
révolutionnaire est toujours juste."

Elle pensa se jeter sur lui, le mordre, lui arracher les yeux. Mais,
sentant qu'elle achèverait de perdre Fortuné Chassagne, elle s'enfuit et
courut enlever dans sa mansarde la robe souillée d'Élodie. Et là, seule,
elle hurla, toute la nuit, de rage et de douleur.

Le lendemain, étant retournée au Luxembourg, elle trouva le jardin
occupé par des gendarmes qui chassaient les femmes et les enfants. Des
sentinelles, placées dans les allées, empêchaient les passants de
communiquer avec les détenus. La jeune mère, qui venait, chaque jour,
portant son enfant dans ses bras, dit à Julie qu'on parlait de
conspiration dans les prisons et que l'on reprochait aux femmes de se
réunir dans le jardin pour émouvoir le peuple en faveur des aristocrates
et des traîtres.



XXII


Une montagne s'est élevée subitement dans le jardin des Tuileries. Le
ciel est sans nuages. Maximilien marche devant ses collègues en habit
bleu, en culotte jaune, ayant à la main un bouquet d'épis, de bleuets et
de coquelicots. Il gravit la montagne et annonce le dieu de Jean-Jacques
à la République attendrie. O pureté! ô douceur! ô foi! ô simplicité
antique! ô larmes de pitié! ô rosée féconde! ô clémence! ô fraternité
humaine!

En vain l'athéisme dresse encore sa face hideuse: Maximilien saisit une
torche; les flammes dévorent le monstre et la Sagesse apparaît, d'une
main montrant le ciel, de l'autre tenant une couronne d'étoiles.

Sur l'estrade dressée contre le palais des Tuileries, Évariste, au
milieu de la foule émue, verse de douces larmes et rend grâces à Dieu.
Il voit s'ouvrir une ère de félicité.

Il soupire:

"Enfin nous serons heureux, purs, innocents, si les scélérats le
permettent."

Hélas! les scélérats ne l'ont pas permis. Il faut encore des supplices;
il faut encore verser des flots de sang impur. Trois jours après la fête
de la nouvelle alliance et la réconciliation du ciel et de la terre, la
Convention promulgue la loi de prairial qui supprime, avec une sorte de
bonhomie terrible, toutes les formes traditionnelles de la loi, tout ce
qui a été conçu depuis le temps des Romains équitables pour la
sauvegarde de l'innocence soupçonnée. Plus d'instructions, plus
d'interrogatoires, plus de témoins, plus de défenseurs: l'amour de la
patrie supplée à tout. L'accusé, qui porte renfermé en lui son crime ou
son innocence, passe muet devant le juré patriote. Et c'est dans ce
temps qu'il faut discerner sa cause parfois difficile, souvent chargée
et obscurcie. Comment juger maintenant? Comment reconnaître en un
instant l'honnête homme et le scélérat, le patriote et l'ennemi de la
patrie?...

Après un moment de trouble, Gamelin comprit ses nouveaux devoirs et
s'accommoda à ses nouvelles fonctions. Il reconnaissait dans
l'abréviation de la procédure les vrais caractères de cette justice
salutaire et terrible dont les ministres n'étaient point des
chats-fourrés pesant à loisir le pour et le contre dans leurs gothiques
balances, mais des sans-culottes jugeant par illumination patriotique et
voyant tout dans un éclair. Alors que les garanties, les précautions
eussent tout perdu, les mouvements d'un cœur droit sauvaient tout. Il
fallait suivre les impulsions de la nature, cette bonne mère, qui ne se
trompe jamais; il fallait juger avec le cœur, et Gamelin faisait des
invocations aux mânes de Jean-Jacques:

"Homme vertueux, inspire-moi, avec l'amour des hommes, l'ardeur de les
régénérer!"

Ses collègues, pour la plupart, sentaient comme lui. C'était surtout des
simples; et, quand les formes furent simplifiées, ils se trouvèrent à
leur aise. La justice abrégée les contentait. Rien, dans sa marche
accélérée, ne les troublait plus. Ils s'enquéraient seulement des
opinions des accusés, ne concevant pas qu'on pût sans méchanceté penser
autrement qu'eux. Comme ils croyaient posséder la vérité, la sagesse, le
souverain bien, ils attribuaient à leurs adversaires l'erreur et le mal.
Ils se sentaient forts: ils voyaient Dieu.

Ils voyaient Dieu, ces jurés du Tribunal révolutionnaire. L'Être
suprême, reconnu par Maximilien, les inondait de ses flammes. Ils
aimaient, ils croyaient.

Le fauteuil de l'accusé avait été remplacé par une vaste estrade pouvant
contenir cinquante individus: on ne procédait plus que par fournées.
L'accusateur public réunissait dans une même affaire et inculpait comme
complices des gens qui souvent, au Tribunal, se rencontraient pour la
première fois. Le Tribunal jugea avec les facilités terribles de la loi
de prairial ces prétendues conspirations des prisons qui, succédant aux
proscriptions des dantonistes et de la Commune, s'y rattachaient par les
artifices d'une pensée subtile. Pour qu'on y reconnût en effet les deux
caractères essentiels d'un complot fomenté avec l'or de l'étranger
contre la République, la modération intempestive et l'exagération
calculée, pour qu'on y vît encore le crime dantoniste et le crime
hébertiste, on y avait mis deux têtes opposées, deux têtes de femmes, la
veuve de Camille, cette aimable Lucile, et la veuve de l'hébertiste
Momoro, déesse d'un jour et joyeuse commère. Toutes deux avaient été
renfermées par symétrie dans la même prison, où elles avaient pleuré
ensemble sur le même banc de pierre; toutes deux avaient, par symétrie,
monté sur l'échafaud. Symbole trop ingénieux, chef-d'œuvre d'équilibre
imaginé sans doute par une âme de procureur et dont on faisait honneur à
Maximilien. On rapportait à ce représentant du peuple tous les
événements heureux ou malheureux qui s'accomplissaient dans la
République, les lois, les mœurs, le cours des saisons, les récoltes, les
maladies. Injustice méritée, car cet homme, menu, propret, chétif, à
face de chat, était puissant sur le peuple....

Le Tribunal expédiait, ce jour-là, une partie de la grande conspiration
des prisons, une trentaine de conspirateurs du Luxembourg, captifs très
soumis, mais royalistes ou fédéralistes très prononcés. L'accusation
reposait tout entière sur le témoignage d'un seul délateur. Les jurés
ne savaient pas un mot de l'affaire; ils ignoraient jusqu'aux noms des
conspirateurs. Gamelin, en jetant les yeux sur le banc des accusés,
reconnut parmi eux Fortuné Chassagne. L'amant de Julie, amaigri par une
longue captivité, pâle, les traits durcis par la lumière crue qui
baignait la salle, gardait encore quelque grâce et quelque fierté. Ses
regards rencontrèrent ceux de Gamelin et se chargèrent de mépris.

Gamelin, possédé d'une fureur tranquille, se leva, demanda la parole,
et, les yeux fixés sur le buste de Brutus l'ancien, qui dominait le
Tribunal:

"Citoyen président, dit-il, bien qu'il puisse exister entre un des
accusés et moi des liens qui, s'ils étaient déclarés, seraient des liens
d'alliance, je déclare ne me point récuser. Les deux Brutus ne se
récusèrent pas quand, pour le salut de la république ou la cause de la
liberté, il leur fallut condamner un fils, frapper un père adoptif."

Il se rassit.

"Voilà un beau scélérat", murmura Chassagne entre ses dents.

Le public restait froid, soit qu'il fût enfin las des caractères
sublimes, soit que Gamelin eût triomphé trop facilement des sentiments
naturels.

"Citoyen Gamelin, dit le président, aux termes de la loi, toute
récusation doit être formulée par écrit, dans les vingt-quatre heures
avant l'ouverture des débats. Au reste, tu n'as pas lieu de te récuser:
un juré patriote est au-dessus des passions."

Chaque accusé fut interrogé pendant trois ou quatre minutes. Le
réquisitoire conclut à la peine de mort pour tous. Les jurés la votèrent
d'une parole, d'un signe de tête et par acclamation. Quand ce fut le
tour de Gamelin d'opiner:

"Tous les accusés sont convaincus, dit-il, et la loi est formelle."

Tandis qu'il descendait l'escalier du Palais, un jeune homme vêtu d'un
carrick vert bouteille et qui semblait âgé de dix-sept ou dix-huit ans,
l'arrêta brusquement au passage. Il portait un chapeau rond, rejeté en
arrière, et dont les bords faisaient à sa belle tête pâle une auréole
noire. Dressé devant le juré, il lui cria, terrible de colère et de
désespoir:

"Scélérat! monstre! assassin! Frappe-moi, lâche! Je suis une femme!
Fais-moi arrêter, fais-moi guillotiner, Caïn! Je suis ta sœur."

Et Julie lui cracha au visage.

La foule des tricoteuses et des sans-culottes se relâchait alors de sa
vigilance révolutionnaire; son ardeur civique était bien attiédie: il
n'y eut autour de Gamelin et de son agresseur que des mouvements
incertains et confus. Julie fendit l'attroupement et disparut dans le
crépuscule.



XXIII


Évariste Gamelin était las et ne pouvait se reposer; vingt fois dans la
nuit, il se réveillait en sursaut d'un sommeil plein de cauchemars.
C'était seulement dans la chambre bleue, entre les bras d'Élodie, qu'il
pouvait dormir quelques heures. Il parlait et criait en dormant et la
réveillait; mais elle ne pouvait comprendre ses paroles.

Un matin, après une nuit où il avait vu les Euménides, il se réveilla
brisé d'épouvante et faible comme un enfant. L'aube traversait les
rideaux de la chambre de ses flèches livides. Les cheveux d'Évariste,
mêlés sur son front, lui couvraient les yeux d'un voile noir: Élodie, au
chevet du lit, écartait doucement les mèches farouches. Elle le
regardait, cette fois, avec une tendresse de sœur et, de son mouchoir,
essuyait la sueur glacée sur le front du malheureux. Alors il se rappela
cette belle scène de l'_Oreste_ d'Euripide, dont il avait ébauché un
tableau qui, s'il avait pu l'achever, aurait été son chef-d'œuvre: la
scène où la malheureuse Électre essuie l'écume qui souille la bouche de
son frère. Et il croyait entendre aussi Élodie dire d'une voix douce:
"Écoute-moi, mon frère chéri, pendant que les Furies te laissent maître
de ta raison...."

Et il songeait:

"Et pourtant, je ne suis point parricide. Au contraire, c'est par piété
filiale que j'ai versé le sang impur des ennemis de ma patrie."



XXIV


On n'en finissait pas avec la conspiration des prisons. Quarante-neuf
accusés remplissaient les gradins. Maurice Brotteaux occupait la droite
du plus haut degré, la place d'honneur. Il était vêtu de sa redingote
puce, qu'il avait soigneusement brossée la veille, et reprisée à
l'endroit de la poche que le petit Lucrèce, à la longue, avait usée. A
son côté, la femme Rochemaure, peinte, fardée, éclatante, horrible. On
avait placé le Père Longuemare entre elle et la fille Athénaïs, qui
avait retrouvé, aux Madelonnettes, la fraîcheur de l'adolescence.

Les gendarmes entassaient sur les gradins des gens que ceux-ci ne
connaissaient pas, et qui, peut-être, ne se connaissaient pas entre eux,
tous complices cependant, parlementaires, journaliers, ci-devant nobles,
bourgeois et bourgeoises. La citoyenne Rochemaure aperçut Gamelin au
banc des jurés. Bien qu'il n'eût pas répondu à ses lettres pressantes, à
ses messages répétés, elle espéra en lui, lui envoya un regard suppliant
et s'efforça d'être pour lui belle et touchante. Mais le regard froid du
jeune magistrat lui ôta toute illusion.

Le greffier lut l'acte d'accusation qui, bref sur chacun des accusés,
était long à cause de leur nombre. Il exposait à grands traits le
complot ourdi dans les prisons pour noyer la République dans le sang des
représentants de la nation et du peuple de Paris, et, faisant la part de
chacun, il disait:

"L'un des plus pernicieux auteurs de cette abominable conjuration est le
nommé Brotteaux, ci-devant des Ilettes, receveur des finances sous le
tyran. Cet individu, qui se faisait remarquer, même au temps de la
tyrannie, par sa conduite dissolue, est une preuve certaine que le
libertinage et les mauvaises mœurs sont les plus grands ennemis de la
liberté et du bonheur des peuples: en effet, après avoir dilapidé les
finances publiques et épuisé en débauches une notable partie de la
substance du peuple, cet individu s'associa avec son ancienne concubine,
la femme Rochemaure, pour correspondre avec les émigrés et informer
traîtreusement la faction de l'étranger de l'état de nos finances, des
mouvements de nos troupes, des fluctuations de l'opinion.

"Brotteaux qui, à cette période de sa méprisable existence, vivait en
concubinage avec une prostituée qu'il avait ramassée dans la boue de la
rue Fromenteau, la fille Athénaïs, la gagna facilement à ses desseins et
l'employa à fomenter la contre-révolution par des cris impudents et des
excitations indécentes.

"Quelques propos de cet homme néfaste vous indiqueront clairement ses
idées abjectes et son but pernicieux. Parlant du tribunal patriotique,
appelé aujourd'hui à le châtier, il disait insolemment: "Le Tribunal
révolutionnaire ressemble à une pièce de Guillaume Shakespeare, qui mêle
aux scènes les plus sanglantes les bouffonneries les plus triviales."
Sans cesse il préconisait l'athéisme, comme le moyen le plus sûr
d'avilir le peuple et de le rejeter dans l'immoralité. Dans la prison de
la Conciergerie, où il était détenu, il déplorait à l'égal des pires
calamités les victoires de nos vaillantes armées, et s'efforçait de
jeter la suspicion sur les généraux les plus patriotes en leur prêtant
des desseins tyrannicides. "Attendez-vous, disait-il, dans un langage
atroce, que la plume hésite à reproduire, attendez-vous à ce que, un
jour, un de ces porteurs d'épée, à qui vous devez votre salut, vous
avale tous comme la grue de la fable avala les grenouilles."

Et l'acte d'accusation poursuivait de la sorte.

"La femme Rochemaure, ci-devant noble, concubine de Brotteaux, n'est pas
moins coupable que lui. Non seulement elle correspondait avec l'étranger
et était stipendiée par Pitt lui-même, mais, associée à des hommes
corrompus, tels que Julien (de Toulouse) et Chabot, en relations avec le
ci-devant baron de Batz, elle inventait, de concert avec ce scélérat,
toutes sortes de machinations pour faire baisser les actions de la
Compagnie des Indes, les acheter à vil prix et en relever le cours par
des machinations opposées aux premières, frustrant ainsi la fortune
privée et la fortune publique. Incarcérée à la Bourbe et aux
Madelonnettes, elle n'a pas cessé de conspirer dans sa prison, d'agioter
et de se livrer à des tentatives de corruption à l'égard des juges et
des jurés.

"Louis Longuemare, ex-noble, ex-capucin, s'était depuis longtemps essayé
à l'infamie et au crime avant d'accomplir les actes de trahison dont il
a à répondre ici. Vivant dans une honteuse promiscuité avec la fille
Gorcut, dite Athénaïs, sous le toit même de Brotteaux, il est le
complice de cette fille et de ce ci-devant noble. Durant sa captivité à
la Conciergerie, il n'a pas cessé un seul jour d'écrire des libelles
attentatoires à la liberté et à la paix publiques.

"Il est juste de dire, à propos de Marthe Gorcut, dite Athénaïs, que les
filles prostituées sont le plus grand fléau des mœurs publiques,
auxquelles elles insultent, et l'opprobre de la société qu'elles
flétrissent. Mais à quoi bon s'étendre sur des crimes répugnants, que
l'accusée avoue sans pudeur?..."

L'accusation passait ensuite en revue les cinquante-quatre autres
prévenus, que ni Brotteaux, ni le Père Longuemare, ni la citoyenne
Rochemaure ne connaissaient, sinon pour en avoir vu plusieurs dans les
prisons, et qui étaient enveloppés avec les premiers dans "cette
conjuration exécrable, dont les annales des peuples ne fournissent point
d'exemple".

L'accusation concluait à la peine de mort pour tous les inculpés.

Brotteaux fut interrogé le premier.

"Tu as conspiré?

--Non, je n'ai pas conspiré. Tout est faux dans l'acte d'accusation que
je viens d'entendre.

--Tu vois: tu conspires encore en ce moment contre le Tribunal."

Et le président passa à la femme Rochemaure, qui répondit par des
protestations désespérées, des larmes et des arguties.

Le Père Longuemare s'en remettait entièrement à la volonté de Dieu. Il
n'avait pas même apporté sa défense écrite.

A toutes les questions qui lui furent posées, il répondit avec un esprit
de renoncement. Toutefois, quand le président le traita de capucin, le
vieil homme en lui se ranima:

"Je ne suis pas capucin, dit-il, je suis prêtre et religieux de l'ordre
des Barnabites.

--C'est la même chose", répliqua le président avec bonhomie.

Le Père Longuemare le regarda, indigné:

"On ne peut concevoir d'erreur plus étrange, fit-il, que de confondre
avec un capucin un religieux de cet ordre des Barnabites qui tient ses
constitutions de l'apôtre saint Paul lui-même."

Les éclats de rire et les huées éclatèrent dans l'assistance.

Et le Père Longuemare, prenant ces moqueries pour des signes de
dénégation, proclamait qu'il mourrait membre de cet ordre de
Saint-Barnabé, dont il portait l'habit dans son cœur.

"Reconnais-tu, demanda le président, avoir conspiré avec la fille
Gorcut, dite Athénaïs, qui t'accordait ses méprisables faveurs?"

A cette question, le Père Longuemare leva vers le ciel un regard
douloureux et répondit par un silence qui exprimait la surprise d'une
âme candide et la gravité d'un religieux qui craint de prononcer de
vaines paroles.

"Fille Gorcut, demanda le président à la jeune Athénaïs, reconnais-tu
avoir conspiré avec Brotteaux?"

Elle répondit doucement:

"Monsieur Brotteaux, à ma connaissance, n'a fait que du bien. C'est un
homme comme il en faudrait beaucoup et comme il n'y a pas meilleur. Ceux
qui disent le contraire se trompent. C'est tout ce que j'ai à dire."

Le président lui demanda si elle reconnaissait avoir vécu en concubinage
avec Brotteaux. Il fallut lui expliquer ce terme qu'elle n'entendait
pas. Mais, dès qu'elle eut compris de quoi il s'agissait, elle répondit
qu'il n'aurait tenu qu'à lui, mais qu'il ne le lui avait pas demandé.

On rit dans les tribunes et le président menaça la fille Gorcut de la
mettre hors des débats si elle répondait encore avec un tel cynisme.

Alors elle l'appela cafard, face de carême, cornard, et vomit sur lui,
sur les juges et les jurés des potées d'injures, jusqu'à ce que les
gendarmes l'eussent tirée de son banc et emmenée hors de la salle.

Le président interrogea ensuite brièvement les autres accusés, dans
l'ordre où ils étaient placés sur les gradins. Un nommé Navette répondit
qu'il n'avait pu conspirer dans une prison où il n'avait séjourné que
quatre jours. Le président fit cette observation que la réponse était à
considérer et qu'il priait les citoyens jurés d'en tenir compte. Un
certain Bellier répondit de même et le président adressa en sa faveur
la même observation au jury. On interpréta cette bienveillance du juge
comme l'effet d'une louable équité ou comme un salaire dû à la délation.

Le substitut de l'accusateur public prit la parole. Il ne fit
qu'amplifier l'acte d'accusation et posa ces questions:

"Est-il constant que Maurice Brotteaux, Louise Rochemaure, Louis
Longuemare, Marthe Gorcut, dite Athénaïs, Eusèbe Rocher, Pierre
Guyton-Fabulet, Marcelline Descourtis, etc., etc., ont formé une
conjuration dont les moyens sont l'assassinat, la famine, la fabrication
de faux assignats et de fausse monnaie, la dépravation de la morale et
de l'esprit public, le soulèvement des prisons; le but: la guerre
civile, la dissolution de la représentation nationale, le rétablissement
de la royauté?

Les jurés se retirèrent dans la chambre des délibérations. Ils se
prononcèrent à l'unanimité pour l'affirmative en ce qui concernait tous
les accusés, à l'exception des dénommés Navette et Bellier, que le
président et, après lui, l'accusateur public avaient mis, en quelque
sorte, hors de cause. Gamelin motiva son verdict en ces termes:

"La culpabilité des accusés crève les yeux: leur châtiment importe au
salut de la Nation et ils doivent eux-mêmes souhaiter leur supplice
comme le seul moyen d'expier leurs crimes."

Le président prononça la sentence en l'absence de ceux qu'elle
concernait. Dans ces grandes journées, contrairement à ce qu'exigeait la
loi, on ne rappelait pas les condamnés pour leur lire leur arrêt, sans
doute parce qu'on craignait le désespoir d'un si grand nombre de
personnes. Vaine crainte, tant la soumission des victimes était alors
grande et générale! Le greffier descendit lire le verdict, qui fut
entendu dans ce silence et cette tranquillité qui faisaient comparer les
condamnés de prairial à des arbres mis en coupe.

La citoyenne Rochemaure se déclara enceinte. Un chirurgien, qui était
en même temps juré, fut commis pour la visiter. On la porta évanouie
dans son cachot.

"Ah! soupira le Père Longuemare, ces juges sont des hommes bien dignes
de pitié: l'état de leur âme est vraiment déplorable. Ils brouillent
tout et confondent un barnabite avec un franciscain."

L'exécution devait avoir lieu, le jour même, à la "barrière du
Trône-Renversé". Les condamnés, la toilette faite, les cheveux coupés,
la chemise échancrée, attendirent le bourreau, parqués comme un bétail
dans la petite salle séparée du greffe par une cloison vitrée.

A l'arrivée de l'exécuteur et de ses valets, Brotteaux, qui lisait
tranquillement son Lucrèce, mit le signet à la page commencée, ferma le
livre, le fourra dans la poche de sa redingote et dit au barnabite:

"Mon révérend Père, ce dont j'enrage, c'est que je ne vous persuaderai
pas. Nous allons dormir tous deux notre dernier sommeil, et je ne
pourrai pas vous tirer par la manche et vous réveiller pour vous dire:
"Vous voyez: vous n'avez plus ni sentiment ni connaissance; vous êtes
inanimé. Ce qui suit la vie est comme ce qui la précède."

Il voulut sourire; mais une atroce douleur lui saisit le cœur et les
entrailles et il fut près de défaillir.

Il reprit toutefois:

"Mon Père, je vous laisse voir ma faiblesse. J'aime la vie et ne la
quitte point sans regret.

--Monsieur, répondit le moine avec douceur, prenez garde que vous êtes
plus brave que moi et que pourtant la mort vous trouble davantage. Que
veut dire cela, sinon que je vois la lumière, que vous ne voyez pas
encore?

--Ce pourrait être aussi, dit Brotteaux, que je regrette la vie parce
que j'en ai mieux joui que vous, qui l'avez rendue aussi semblable que
possible à la mort.

--Monsieur, dit le Père Longuemare en pâlissant, cette heure est grave.
Que Dieu m'assiste! Il est certain que nous mourrons sans secours. Il
faut que j'aie jadis reçu les sacrements avec tiédeur et d'un cœur
ingrat, pour que le Ciel me les refuse aujourd'hui que j'en ai un si
pressant besoin."

Les charrettes attendaient. On y entassa les condamnés, les mains liées.
La femme Rochemaure, dont la grossesse n'avait pas été reconnue par le
chirurgien, fut hissée dans un des tombereaux. Elle retrouva un peu de
son énergie pour observer la foule des spectateurs, espérant contre
toute espérance y rencontrer des sauveurs. Ses yeux imploraient.
L'affluence était moindre qu'autrefois et les mouvements des esprits
moins violents. Quelques femmes seulement criaient: "A mort!" ou
raillaient ceux qui allaient mourir. Les hommes haussaient les épaules,
détournaient la tête et se taisaient, soit par prudence, soit par
respect des lois.

Il y eut un frisson dans la foule quand Athénaïs passa le guichet. Elle
avait l'air d'un enfant.

Elle s'inclina devant le religieux:

"Monsieur le curé, lui dit-elle, donnez-moi l'absolution."

Le Père Longuemare murmura gravement les paroles sacramentelles, et dit:

"Ma fille! vous êtes tombée dans de grands désordres; mais que ne
puis-je présenter au Seigneur un cœur aussi simple que le vôtre!"

Elle monta, légère, dans la charrette. Et là, le buste droit, sa tête
d'enfant fièrement dressée, elle s'écria:

"Vive le roi!"

Elle fit un petit signe à Brotteaux pour lui montrer qu'il y avait de la
place à côté d'elle. Brotteaux aida le barnabite à monter et vint se
placer entre le religieux et l'innocente fille.

"Monsieur, dit le Père Longuemare au philosophe épicurien, je vous
demande une grâce: ce Dieu auquel vous ne croyez pas encore, priez-le
pour moi. Il n'est pas sûr que vous ne soyez pas plus près de lui que je
ne le suis moi-même: un moment en peut décider. Pour que vous deveniez
l'enfant privilégié du Seigneur, il ne faut qu'une seconde. Monsieur,
priez pour moi."

Tandis que les roues tournaient en grinçant sur le pavé du long
faubourg, le religieux récitait du cœur et des lèvres les prières des
agonisants.

Brotteaux se remémorait les vers du poète de la nature: _Sic ubi non
erimus_.... Tout lié qu'il était et secoué dans l'infâme charrette, il
gardait une attitude tranquille et comme un souci de ses aises. A son
côté, Athénaïs, fière de mourir ainsi que la reine de France, jetait sur
la foule un regard hautain, et le vieux traitant, contemplant en
connaisseur la gorge blanche de la jeune femme, regrettait la lumière du
jour.



XXV


Pendant que les charrettes roulaient, entourées de gendarmes, vers la
place du Trône-Renversé, menant à la mort Brotteaux et ses complices,
Évariste était assis, pensif, sur un banc du jardin des Tuileries. Il
attendait Élodie. Le soleil, penchant à l'horizon, criblait de ses
flèches enflammées les marronniers touffus. A la grille du jardin, la
Renommée, sur son cheval ailé, embouchait sa trompette éternelle. Les
porteurs de journaux criaient la grande victoire de Fleurus.

"Oui, songeait Gamelin, la victoire est à nous. Nous y avons mis le
prix."

Il voyait les mauvais généraux traîner leurs ombres condamnées dans la
poussière sanglante de cette place de la Révolution où ils avaient péri.
Et il sourit fièrement, songeant que, sans les sévérités dont il avait
eu sa part, les chevaux autrichiens mordraient aujourd'hui l'écorce de
ces arbres.

Il s'écria en lui-même:

"Terreur salutaire, ô sainte terreur! L'année passée, à pareille époque,
nous avions pour défenseurs d'héroïques vaincus en guenilles; le sol de
la patrie était envahi, les deux tiers des départements en révolte.
Maintenant nos armées bien équipées, bien instruites, commandées par
d'habiles généraux, prennent l'offensive, prêtes à porter la liberté par
le monde. La paix règne sur tout le territoire de la République....
Terreur salutaire! ô sainte terreur! aimable guillotine! L'année passée,
à pareille époque, la République était déchirée par les factions;
l'hydre du fédéralisme menaçait de la dévorer. Maintenant l'unité
jacobine étend sur l'empire sa force et sa sagesse...."

Cependant il était sombre. Un pli profond lui barrait le front; sa
bouche était amère. Il songeait: "Nous disions: _Vaincre ou mourir_.
Nous nous trompions, c'est _vaincre et mourir_ qu'il fallait dire."

Il regardait autour de lui. Les enfants faisaient des tas de sable. Les
citoyennes sur leur chaise de bois, au pied des arbres, brodaient ou
cousaient. Les passants en habit et culotte d'une élégance étrange,
songeant à leurs affaires ou à leurs plaisirs, regagnaient leur demeure.
Et Gamelin se sentait seul parmi eux: il n'était ni leur compatriote ni
leur contemporain. Que s'était-il donc passé? Comment à l'enthousiasme
des belles années avaient succédé l'indifférence, la fatigue et,
peut-être, le dégoût? Visiblement, ces gens-là ne voulaient plus
entendre parler du Tribunal révolutionnaire et se détournaient de la
guillotine. Devenue trop importune sur la place de la Révolution, on
l'avait renvoyée au bout du faubourg Antoine. Là même, au passage des
charrettes, on murmurait. Quelques voix, dit-on, avaient crié: "Assez!"

Assez, quand il y avait encore des traîtres, des conspirateurs! Assez,
quand il fallait renouveler les comités, épurer la Convention! Assez,
quand des scélérats déshonoraient la représentation nationale! Assez,
quand on méditait jusque dans le Tribunal révolutionnaire la perte du
Juste! Car, chose horrible à penser et trop véritable! Fouquier lui-même
ourdissait des trames, et c'était pour perdre Maximilien qu'il lui avait
immolé pompeusement cinquante-sept victimes traînées à la mort dans la
chemise rouge des parricides. A quelle pitié criminelle cédait la
France? Il fallait donc la sauver malgré elle et, lorsqu'elle criait
grâce, se boucher les oreilles et frapper. Hélas! les destins l'avaient
résolu: la patrie maudissait ses sauveurs. Qu'elle nous maudisse et
qu'elle soit sauvée!

"C'est trop peu que d'immoler des victimes obscures, des aristocrates,
des financiers, des publicistes, des poètes, un Lavoisier, un Roucher,
un André Chénier. Il faut frapper ces scélérats tout-puissants qui, les
mains pleines d'or et dégouttantes de sang, préparent la ruine de la
Montagne, les Foucher, les Tallien, les Rovère, les Carrier, les
Bourdon. Il faut délivrer l'État de tous ses ennemis. Si Hébert avait
triomphé, la Convention était renversée, la République roulait aux
abîmes; si Desmoulins et Danton avaient triomphé, la Convention, sans
vertus, livrait la République aux aristocrates, aux agioteurs et aux
généraux. Si les Tallien, les Fouché, monstres gorgés de sang et de
rapines, triomphent, la France se noie dans le crime et l'infamie.... Tu
dors, Robespierre, tandis que des criminels ivres de fureur et d'effroi
méditent ta mort et les funérailles de la liberté. Couthon, Saint-Just,
que tardez-vous à dénoncer les complots?

"Quoi! l'ancien État, le monstre royal assurait son empire en
emprisonnant chaque année quatre cent mille hommes, en en pendant quinze
mille, en en rouant trois mille, et la République hésiterait encore à
sacrifier quelques centaines de têtes à sa sûreté et à sa puissance!
Noyons-nous dans le sang et sauvons la patrie...."

Comme il songeait ainsi, Élodie accourut à lui pâle et défaite:

"Évariste, qu'as-tu à me dire? Pourquoi ne pas venir à l'_Amour
peintre_, dans la chambre bleue? Pourquoi m'as-tu fait venir ici?

--Pour te dire un éternel adieu."

Elle murmura qu'il était insensé, qu'elle ne pouvait comprendre....

Il l'arrêta d'un très petit geste de la main:

"Élodie, je ne puis plus accepter ton amour.

--Tais-toi, Évariste, tais-toi!"

Elle le pria d'aller plus loin: là, on les observait, on les écoutait.

Il fit une vingtaine de pas et poursuivit, très calme:

"J'ai fait à ma patrie le sacrifice de ma vie et de mon honneur. Je
mourrai infâme, et n'aurai à te léguer, malheureuse, qu'une mémoire
exécrée.... Nous aimer? Est-ce que l'on peut m'aimer encore?... Est-ce
que je puis aimer?"

Elle lui dit qu'il était fou; qu'elle l'aimait, qu'elle l'aimerait
toujours. Elle fut ardente, sincère; mais elle sentait aussi bien que
lui, elle sentait mieux que lui qu'il avait raison. Et elle se débattait
contre l'évidence.

Il reprit:

"Je ne me reproche rien. Ce que j'ai fait, je le ferais encore. Je me
suis fait anathème pour la patrie. Je suis maudit. Je me suis mis hors
l'humanité: je n'y rentrerai jamais. Non! la grande tâche n'est pas
finie. Ah! la clémence, le pardon!... Les traîtres pardonnent-ils? Les
conspirateurs sont-ils cléments? Les scélérats parricides croissent sans
cesse en nombre; il en sort de dessous terre, il en accourt de toutes
nos frontières: de jeunes hommes, qui eussent mieux péri dans nos
armées, des vieillards, des enfants, des femmes, avec les masques de
l'innocence, de la pureté, de la grâce. Et quand on les a immolés, on en
trouve davantage.... Tu vois bien qu'il faut que je renonce à l'amour, à
toute joie, à toute douceur de la vie, à la vie elle-même."

Il se tut. Faite pour goûter de paisibles jouissances, Élodie depuis
plus d'un jour s'effrayait de mêler, sous les baisers d'un amant
tragique, aux impressions voluptueuses des images sanglantes: elle ne
répondit rien. Évariste but comme un calice amer le silence de la jeune
femme.

"Tu le vois bien, Élodie: nous sommes précipités; notre œuvre nous
dévore. Nos jours, nos heures sont des années. J'aurai bientôt vécu un
siècle. Vois ce front! Est-il d'un amant? Aimer!...

--Évariste, tu es à moi, je te garde; je ne te rends pas ta liberté."

Elle s'exprimait avec l'accent du sacrifice. Il le sentit; elle le
sentit elle-même.

"Élodie, pourras-tu attester, un jour, que je vécus fidèle à mon devoir,
que mon cœur fut droit et mon âme pure, que je n'eus d'autre passion que
le bien public; que j'étais né sensible et tendre? Diras-tu: "Il fit son
devoir?" Mais non! tu ne le diras pas. Et je ne te demande pas de le
dire. Périsse ma mémoire! Ma gloire est dans mon cœur; la honte
m'environne. Si tu m'aimas, garde sur mon nom un éternel silence."

Un enfant de huit ou neuf ans, qui jouait au cerceau, se jeta en ce
moment dans les jambes de Gamelin.

Celui-ci l'éleva brusquement dans ses bras:

"Enfant! tu grandiras libre, heureux, et tu le devras à l'infâme
Gamelin. Je suis atroce pour que tu sois heureux. Je suis cruel pour que
tu sois bon, je suis impitoyable pour que demain tous les Français
s'embrassent en versant des larmes de joie."

Il le pressa contre sa poitrine:

"Petit enfant, quand tu seras un homme, tu me devras ton bonheur, ton
innocence; et, si jamais tu entends prononcer mon nom, tu l'exécreras."

Et il posa à terre l'enfant, qui s'alla jeter épouvanté dans les jupes
de sa mère, accourue pour le délivrer.

Cette jeune mère, qui était jolie et d'une grâce aristocratique, dans sa
robe de linon blanc, emmena son petit garçon avec un air de hauteur.

Gamelin tourna vers Élodie un regard farouche:

"J'ai embrassé cet enfant; peut-être ferai-je guillotiner sa mère."

Et il s'éloigna, à grands pas, sous les quinconces.

Élodie resta un moment immobile, le regard fixe et baissé. Puis, tout à
coup, elle s'élança sur les pas de son amant, et, furieuse, échevelée,
telle qu'une ménade, elle le saisit comme pour le déchirer et lui cria
d'une voix étranglée de sang et de larmes:

"Eh bien! moi aussi, mon bien-aimé, envoie-moi à la guillotine; moi
aussi, fais-moi trancher la tête!"

Et, à l'idée du couteau sur sa nuque, toute sa chair se fondait
d'horreur et de volupté.



XXVI


Tandis que le soleil de thermidor se couchait dans une pourpre
sanglante, Évariste errait, sombre et soucieux, par les jardins Marbeuf,
devenus propriété nationale et fréquentés des Parisiens oisifs. On y
prenait de la limonade et des glaces; il y avait des chevaux de bois et
des tirs pour les jeunes patriotes. Sous un arbre, un petit Savoyard en
guenilles, coiffé d'un bonnet noir, faisait danser une marmotte au son
aigre de sa vielle. Un homme, jeune encore, svelte, en habit bleu, les
cheveux poudrés, accompagné d'un grand chien, s'arrêta pour écouter
cette musique agreste. Évariste reconnut Robespierre. Il le retrouvait
pâli, amaigri, le visage durci et traversé de plis douloureux. Et il
songea: "Quelles fatigues, et combien de souffrances ont laissé leur
empreinte sur son front? Qu'il est pénible de travailler au bonheur des
hommes! A quoi songe-t-il en ce moment? Le son de la vielle montagnarde
le distrait-il du souci des affaires? Pense-t-il qu'il a fait un pacte
avec la mort et que l'heure est proche de le tenir? Médite-t-il de
rentrer en vainqueur dans ce comité de Salut public dont il s'est
retiré, las d'y être tenu en échec, avec Couthon et Saint-Just, par une
majorité séditieuse? Derrière cette face impénétrable quelles espérances
s'agitent ou quelles craintes?"

Pourtant Maximilien sourit à l'enfant, lui fit d'une voix douce, avec
bienveillance, quelques questions sur la vallée, la chaumière, les
parents que le pauvre petit avait quittés, lui jeta une petite pièce
d'argent et reprit sa promenade. Après avoir fait quelques pas, il se
retourna pour appeler son chien qui, sentant le rat, montrait les dents
à la marmotte hérissée.

"Brount! Brount!"

Puis il s'enfonça dans les allées sombres.

Gamelin, par respect, ne s'approcha pas du promeneur solitaire; mais,
contemplant la forme mince qui s'effaçait dans la nuit, il lui adressa
cette oraison mentale:

"J'ai vu ta tristesse, Maximilien; j'ai compris ta pensée. Ta
mélancolie, ta fatigue et jusqu'à cette expression d'effroi empreinte
dans tes regards, tout en toi dit: "Que la terreur s'achève et que la
fraternité commence! Français, soyez unis, soyez vertueux, soyez bons.
Aimez-vous les uns les autres...." Eh bien! je servirai tes desseins;
pour que tu puisses, dans ta sagesse et ta bonté, mettre fin aux
discordes civiles, éteindre les haines fratricides, faire du bourreau un
jardinier qui ne tranchera plus que les têtes des choux et des laitues,
je préparerai avec mes collègues du Tribunal les voies de la clémence,
en exterminant les conspirateurs et les traîtres. Nous redoublerons de
vigilance et de sévérité. Aucun coupable ne nous échappera. Et quand la
tête du dernier des ennemis de la République sera tombée sous le
couteau, tu pourras être indulgent sans crime et faire régner
l'innocence et la vertu sur la France, ô père de la patrie!"



L'Incorruptible était déjà loin. Deux hommes en chapeau rond et culotte
de nankin, dont l'un, d'aspect farouche, long et maigre, avait un dragon
sur l'œil et ressemblait à Tallien, le croisèrent au tournant d'une
allée, lui jetèrent un regard oblique et, feignant de ne point le
reconnaître, passèrent. Quand ils furent à une assez grande distance
pour n'être pas entendus, ils murmurèrent à voix basse:

"Le voilà donc, le roi, le pape, le dieu. Car il est Dieu. Et Catherine
Théot est sa prophétesse.

--Dictateur, traître, tyran! il est encore des Brutus.

--Tremble, scélérat! la roche Tarpéienne est près du Capitole."

Le chien Brount s'approcha d'eux. Ils se turent et hâtèrent le pas.



XXVII


Tu dors, Robespierre! L'heure passe, le temps précieux coule....

Enfin, le 8 thermidor, à la Convention, l'Incorruptible se lève et va
parler. Soleil du 31 mai, te lèves-tu une seconde fois? Gamelin attend,
espère. Robespierre va donc arracher des bancs qu'ils déshonorent ces
législateurs plus coupables que les fédéralistes, plus dangereux que
Danton.... Non! pas encore. "Je ne puis, dit-il, me résoudre à déchirer
entièrement le voile qui recouvre ce profond mystère d'iniquité." Et la
foudre éparpillée, sans frapper aucun des conjurés, les effraie tous. On
en comptait soixante qui, depuis quinze jours, n'osaient coucher dans
leur lit. Marat nommait les traîtres, lui; il les montrait du doigt.
L'Incorruptible hésite, et, dès lors, c'est lui l'accusé....

Le soir, aux Jacobins, on s'étouffe dans la salle, dans les couloirs,
dans la cour.

Ils sont là tous, les amis bruyants et les ennemis muets. Robespierre
leur lit ce discours que la Convention a entendu dans un silence affreux
et que les jacobins couvrent d'applaudissements émus.

"C'est mon testament de mort, dit l'homme, vous me verrez boire la ciguë
avec calme.

--Je la boirai avec toi, répond David.

--Tous, tous!" s'écrient les jacobins, qui se séparent sans rien
décider.

Évariste, pendant que se préparait la mort du Juste, dormit du sommeil
des disciples au jardin des Oliviers. Le lendemain, il se rendit au
Tribunal, où deux sections siégeaient. Celle dont il faisait partie
jugeait vingt et un complices de la conspiration de Lazare. Et, pendant
ce temps, arrivaient les nouvelles: "La Convention, après une séance de
six heures, a décrété d'accusation Maximilien Robespierre, Couthon,
Saint-Just avec Augustin Robespierre et Lebas, qui ont demandé à
partager le sort des accusés. Les cinq proscrits sont descendus à la
barre."

On apprend que le président de la section qui fonctionne dans la salle
voisine, le citoyen Dumas, a été arrêté sur son siège, mais que
l'audience continue. On entend battre la générale et sonner le tocsin.

Évariste, à son banc, reçoit de la Commune l'ordre de se rendre à
l'Hôtel de Ville pour siéger au Conseil général. Au son des cloches et
des tambours, il rend son verdict avec ses collègues et court chez lui
embrasser sa mère et prendre son écharpe. La place de Thionville est
déserte. La section n'ose se prononcer ni pour ni contre la Convention.
On rase les murs, on se coule dans les allées, on rentre chez soi. A
l'appel du tocsin et de la générale répondent les bruits des volets qui
se rabattent et des serrures qui se ferment. Le citoyen Dupont aîné
s'est caché dans sa boutique; le portier Remacle se barricade dans sa
loge. La petite Joséphine retient craintivement Mouton dans ses bras. La
citoyenne veuve Gamelin gémit de la cherté des vivres, cause de tout le
mal. Au pied de l'escalier, Évariste rencontre Élodie essoufflée, ses
mèches noires collées sur son cou moite.

"Je t'ai cherché au Tribunal. Tu venais de partir. Où vas-tu?

--A l'Hôtel de Ville.

--N'y va pas! Tu te perdrais: Hanriot est arrêté... les sections ne
marcheront pas. La section des Piques, la section de Robespierre, reste
tranquille. Je le sais: mon père en fait partie. Si tu vas à l'Hôtel de
Ville, tu te perds inutilement.

--Tu veux que je sois lâche?

--Il est courageux, au contraire, d'être fidèle à la Convention et
d'obéir à la loi.

--La loi est morte quand les scélérats triomphent.

--Évariste, écoute ton Élodie; écoute ta sœur; viens t'asseoir près
d'elle, pour qu'elle apaise ton âme irritée."

Il la regarda: jamais elle ne lui avait paru si désirable; jamais cette
voix n'avait sonné à ses oreilles si voluptueuse et si persuasive.

"Deux pas, deux pas seulement, mon ami!"

Elle l'entraîna vers le terre-plein qui portait le piédestal de la
statue renversée. Des bancs en faisaient le tour, garnis de promeneurs
et de promeneuses. Une marchande de frivolités offrait ses dentelles; le
marchand de tisane, portant sur son dos sa fontaine, agitait sa
sonnette; des fillettes jouaient aux grâces. Sur la berge, des pêcheurs
se tenaient immobiles, leur ligne à la main. Le temps était orageux, le
ciel voilé. Gamelin, penché sur le parapet, plongeait ses regards sur
l'île pointue comme une proue, écoutait gémir au vent la cime des
arbres, et sentait entrer dans son âme un désir infini de paix et de
solitude.

Et, comme un écho délicieux de sa pensée, la voix d'Élodie soupira:

"Te souviens-tu, quand, à la vue des champs, tu désirais être juge de
paix dans un petit village? Ce serait le bonheur."

Mais, à travers le bruissement des arbres et la voix de la femme, il
entendait le tocsin, la générale, le fracas lointain des chevaux et des
canons sur le pavé.

A deux pas de lui, un jeune homme, qui causait avec une citoyenne
élégante, dit:

"Connaissez-vous la nouvelle?... L'Opéra est installé rue de la Loi."

Cependant on savait: on chuchotait le nom de Robespierre, mais en
tremblant, car on le craignait encore. Et les femmes, au bruit murmuré
de sa chute, dissimulaient un sourire.

Évariste Gamelin saisit la main d'Élodie et aussitôt la rejeta
brusquement:

"Adieu! Je t'ai associée à mes destins affreux, j'ai flétri à jamais ta
vie. Adieu. Puisses-tu m'oublier!

--Surtout, lui dit-elle, ne rentre pas chez toi cette nuit: viens à
l'_Amour peintre_. Ne sonne pas; jette une pierre contre mes volets.
J'irai t'ouvrir moi-même la porte, je te cacherai dans le grenier.

--Tu me reverras triomphant, ou tu ne me reverras plus. Adieu!"

En approchant de l'Hôtel de Ville, il entendit monter vers le ciel lourd
la rumeur des grands jours. Sur la place de Grève, un tumulte d'armes,
un flamboiement d'écharpes et d'uniformes, les canons d'Hanriot en
batterie. Il gravit l'escalier d'honneur et, en entrant dans la salle du
Conseil, signe la feuille de présence. Le Conseil général de la Commune,
à l'unanimité des quatre cent quatre-vingt-onze membres présents, se
déclare pour les proscrits.

Le maire se fait apporter la table des Droits de l'Homme, lit l'article
où il est dit: "Quand le gouvernement viole les droits du peuple,
l'insurrection est pour le peuple le plus saint et le plus indispensable
des devoirs", et le premier magistrat de Paris déclare qu'au coup d'État
de la Convention la Commune oppose l'insurrection populaire.

Les membres du Conseil général font serment de mourir à leur poste. Deux
officiers municipaux sont chargés de se rendre sur la place de Grève et
d'inviter le peuple à se joindre à ses magistrats afin de sauver la
patrie et la liberté.

On se cherche, on échange des nouvelles, on donne des avis. Parmi ces
magistrats, peu d'artisans. La Commune réunie là est telle que l'a faite
l'épuration jacobine: des juges et des jurés du Tribunal
révolutionnaire, des artistes comme Beauvallet et Gamelin, des rentiers
et des professeurs, des bourgeois cossus, de gros commerçants, des têtes
poudrées, des ventres à breloques; peu de sabots, de pantalons, de
carmagnoles, de bonnets rouges. Ces bourgeois sont nombreux, résolus.
Mais, quand on y songe, c'est à peu près tout ce que Paris compte de
vrais républicains. Debout dans la maison de ville, comme sur le rocher
de la liberté, un océan d'indifférence les environne.

Pourtant des nouvelles favorables arrivent. Toutes les prisons où les
proscrits ont été enfermés ouvrent leurs portes et rendent leur proie.
Augustin Robespierre, venu de la Force, entre le premier à l'Hôtel de
Ville et est acclamé. On apprend, à huit heures, que Maximilien, après
avoir longtemps résisté, se rend à la Commune. On l'attend, il va venir,
il vient; une acclamation formidable ébranle les voûtes du vieux palais
municipal. Il entre, porté par vingt bras. Cet homme mince, propret, en
habit bleu et culotte jaune, c'est lui. Il siège, il parle.

A son arrivée, le Conseil ordonne que la façade de la maison Commune
sera sur-le-champ illuminée. En lui la République réside. Il parle, il
parle d'une voix grêle, avec élégance. Il parle purement, abondamment.
Ceux qui sont là, qui ont joué leur vie sur sa tête, s'aperçoivent,
épouvantés, que c'est un homme de parole, un homme de comités, de
tribune, incapable d'une résolution prompte et d'un acte
révolutionnaire.

On l'entraîne dans la salle des délibérations. Maintenant ils sont là
tous, ces illustres proscrits: Lebas, Saint-Just, Couthon. Robespierre
parle. Il est minuit et demi: il parle encore. Cependant Gamelin, dans
la salle du Conseil, le front collé à une fenêtre, regarde d'un œil
anxieux; il voit fumer les lampions dans la nuit sombre. Les canons
d'Hanriot sont en batterie devant la maison de ville. Sur la place toute
noire s'agite une foule incertaine, inquiète. A minuit et demi, des
torches débouchent au coin de la rue de la Vannerie, entourant un
délégué de la Convention qui, revêtu de ses insignes, déploie un papier
et lit, dans une rouge lueur, le décret de la Convention, la mise hors
la loi des membres de la Commune insurgée, des membres du Conseil
général qui l'assistent et des citoyens qui répondraient à son appel.

La mise hors la loi, la mort sans jugement! la seule idée en fait pâlir
les plus déterminés. Gamelin sent son front se glacer. Il regarde la
foule quitter à grands pas la place de Grève.

Et, quand il tourne la tête, ses yeux voient que la salle, où les
conseillers s'étouffaient tout à l'heure, est presque vide.

Mais ils ont fui en vain: ils avaient signé.

Il est deux heures. L'Incorruptible délibère dans la salle voisine avec
la Commune et les représentants proscrits.

Gamelin plonge ses regards désespérés sur la place noire. Il voit, à la
clarté des lanternes, les chandelles de bois s'entrechoquer sur l'auvent
de l'épicier, avec un bruit de quilles; les réverbères se balancent et
vacillent: un grand vent s'est élevé. Un instant après, une pluie
d'orage tombe: la place se vide entièrement; ceux que n'avait pas
chassés le terrible décret, quelques gouttes d'eau les dispersent. Les
canons d'Hanriot sont abandonnés. Et quand on voit à la lueur des
éclairs déboucher en même temps par la rue Antoine et par le quai les
troupes de la Convention, les abords de la maison Commune sont déserts.

Enfin Maximilien s'est décidé à faire appel du décret de la Convention à
la section des Piques.

Le Conseil général se fait apporter des sabres, des pistolets, des
fusils. Mais un fracas d'armes, de pas et de vitres brisées emplit la
maison. Les troupes de la Convention passent comme une avalanche à
travers la salle des délibérations et s'engouffrent dans la salle du
Conseil. Un coup de feu retentit: Gamelin voit Robespierre tomber la
mâchoire fracassée. Lui-même, il saisit son couteau, le couteau de six
sous qui, un jour de famine, avait coupé du pain pour une mère
indigente, et que, dans la ferme d'Orangis, par un beau soir, Élodie
avait gardé sur ses genoux, en tirant les gages; il l'ouvre, veut
l'enfoncer dans son cœur: la lame rencontre une côte et se replie sur la
virole qui a cédé et il s'entame deux doigts. Gamelin tombe ensanglanté.
Il est sans mouvement, mais il souffre d'un froid cruel, et, dans le
tumulte d'une lutte effroyable, foulé aux pieds, il entend distinctement
la voix du jeune dragon Henry qui s'écrie:

"Le tyran n'est plus; ses satellites sont brisés. La Révolution va
reprendre son cours majestueux et terrible."

Gamelin s'évanouit.

A sept heures du matin, un chirurgien envoyé par la Convention le pansa.
La Convention était pleine de sollicitude pour les complices de
Robespierre: elle ne voulait pas qu'aucun d'eux échappât à la
guillotine. L'artiste peintre, ex-juré, ex-membre du Conseil général de
la Commune, fut porté sur une civière à la Conciergerie.



XXVIII


Le 10, tandis que, sur le grabat d'un cachot, Évariste, après un sommeil
de fièvre, se réveillait en sursaut dans une indicible horreur, Paris,
en sa grâce et son immensité, souriait au soleil; l'espérance renaissait
au cœur des prisonniers; les marchands ouvraient allégrement leur
boutique, les bourgeois se sentaient plus riches, les jeunes hommes plus
heureux, les femmes plus belles, par la chute de Robespierre. Seuls une
poignée de jacobins, quelques prêtres constitutionnels et quelques
vieilles femmes tremblaient de voir l'empire passer aux méchants et aux
corrompus. Une délégation du Tribunal révolutionnaire, composée de
l'accusateur public et de deux juges, se rendait à la Convention pour la
féliciter d'avoir arrêté les complots. L'assemblée décidait que
l'échafaud serait dressé de nouveau sur la place de la Révolution. On
voulait que les riches, les élégants, les jolies femmes pussent voir
sans se déranger le supplice de Robespierre, qui aurait lieu le jour
même. Le dictateur et ses complices étaient hors la loi: il suffisait
que leur identité fût constatée par deux officiers municipaux pour que
le Tribunal les livrât immédiatement à l'exécuteur. Mais une difficulté
surgissait: les constatations ne pouvaient être faites dans les formes,
la Commune étant tout entière hors la loi. L'assemblée autorisa le
Tribunal à faire constater l'identité par des témoins ordinaires.

Les triumvirs furent traînés à la mort, avec leurs principaux complices,
au milieu des cris de joie et de fureur, des imprécations, des rires,
des danses.

Le lendemain, Évariste, qui avait repris quelque force et pouvait
presque se tenir sur ses jambes, fut tiré de son cachot, amené au
Tribunal et placé sur l'estrade qu'il avait tant de fois vue chargée
d'accusés, où s'étaient assises tour à tour tant de victimes illustres
ou obscures. Elle gémissait maintenant sous le poids de soixante-dix
individus, la plupart membres de la Commune, et quelques-uns jurés comme
Gamelin, mis comme lui hors la loi. Il revit son banc, le dossier sur
lequel il avait coutume de s'appuyer, la place d'où il avait terrorisé
des malheureux, la place où il lui avait fallu subir le regard de
Jacques Maubel, de Fortuné Chassagne, de Maurice Brotteaux, les yeux
suppliants de la citoyenne Rochemaure qui l'avait fait nommer juré et
qu'il en avait récompensée par un verdict de mort. Il revit, dominant
l'estrade où les juges siégeaient sur trois fauteuils d'acajou, garnis
de velours d'Utrecht rouge, les bustes de Chalier et de Marat et ce
buste de Brutus qu'il avait un jour attesté. Rien n'était changé, ni les
haches, les faisceaux, les bonnets rouges du papier de tenture, ni les
outrages jetés par les tricoteuses des tribunes à ceux qui allaient
mourir, ni l'âme de Fouquier-Tinville, têtu, laborieux, remuant avec
zèle ses papiers homicides, et envoyant, magistrat accompli, ses amis de
la veille à l'échafaud.

Les citoyens Remacle, portier tailleur, et Dupont aîné, menuisier, place
de Thionville, membre du Comité de surveillance de la section du
Pont-Neuf, reconnurent Gamelin (Évariste), artiste peintre, ex-juré au
Tribunal révolutionnaire, ex-membre du Conseil général de la Commune.
Ils témoignaient pour un assignat de cent sols, aux frais de la section;
mais, parce qu'ils avaient eu des rapports de voisinage et d'amitié avec
le proscrit, ils éprouvaient de la gêne à rencontrer son regard. Au
reste, il faisait chaud: ils avaient soif et étaient pressés d'aller
boire un verre de vin.

Gamelin fit effort pour monter dans la charrette: il avait perdu
beaucoup de sang et sa blessure le faisait cruellement souffrir. Le
cocher fouetta sa haridelle et le cortège se mit en marche au milieu des
huées.

Des femmes qui reconnaissaient Gamelin lui criaient:

"Va donc! buveur de sang! Assassin à dix-huit francs par jour!... Il ne
rit plus: voyez comme il est pâle, le lâche!"

C'étaient les mêmes femmes qui insultaient naguère les conspirateurs et
les aristocrates, les exagérés et les indulgents envoyés par Gamelin et
ses collègues à la guillotine.

La charrette tourna sur le quai des Morfondus, gagna lentement le
Pont-Neuf et la rue de la Monnaie: on allait à la place de la
Révolution, à l'échafaud de Robespierre. Le cheval boitait; à tout
moment, le cocher lui effleurait du fouet les oreilles. La foule des
spectateurs, joyeuse, animée, retardait la marche de l'escorte. Le
public félicitait les gendarmes, qui retenaient leurs chevaux. Au coin
de la rue Honoré, les insultes redoublèrent. Des jeunes gens, attablés à
l'entresol, dans les salons des traiteurs à la mode, se mirent aux
fenêtres, leur serviette à la main, et crièrent:

"Cannibales, anthropophages, vampires!"

La charrette ayant buté dans un tas d'ordures qu'on n'avait pas enlevées
en ces deux jours de troubles, la jeunesse dorée éclata de joie:

"Le char embourbé!... Dans la gadoue, les jacobins!"

Gamelin songeait, et il crut comprendre.

"Je meurs justement, pensa-t-il. Il est juste que nous recevions ces
outrages jetés à la République et dont nous aurions dû la défendre. Nous
avons été faibles; nous nous sommes rendus coupables d'indulgence. Nous
avons trahi la République. Nous avons mérité notre sort. Robespierre
lui-même, le pur, le saint, a péché par douceur, par mansuétude; ses
fautes sont effacées par son martyre. A son exemple, j'ai trahi la
République; elle périt: il est juste que je meure avec elle. J'ai
épargné le sang: que mon sang coule! Que je périsse! je l'ai mérité...."

Tandis qu'il songeait ainsi, il aperçut l'enseigne de l'_Amour peintre_,
et des torrents d'amertume et de douceur roulèrent en tumulte dans son
cœur.

Le magasin était fermé, les jalousies des trois fenêtres de l'entresol
entièrement rabattues. Quand la charrette passa devant la fenêtre de
gauche, la fenêtre de la chambre bleue, une main de femme, qui portait à
l'annulaire une bague d'argent, écarta le bord de la jalousie et lança
vers Gamelin un œillet rouge que ses mains liées ne purent saisir, mais
qu'il adora comme le symbole et l'image de ces lèvres rouges et
parfumées dont s'était rafraîchie sa bouche. Ses yeux se gonflèrent de
larmes et ce fut tout pénétré du charme de cet adieu qu'il vit se lever
sur la place de la Révolution le couteau ensanglanté.



XXIX


La Seine charriait les glaces de nivôse. Les bassins des Tuileries, les
ruisseaux, les fontaines étaient gelés. Le vent du Nord soulevait dans
les rues des ondes de frimas. Les chevaux expiraient par les naseaux une
vapeur blanche; les citadins regardaient en passant le thermomètre à la
porte des opticiens. Un commis essuyait la buée sur les vitres de
l'_Amour peintre_ et les curieux jetaient un regard sur les estampes à
la mode: Robespierre pressant au-dessus d'une coupe un cœur comme un
citron, pour en boire le sang, et de grandes pièces allégoriques telles
que la _Tigrocratie de Robespierre_: ce n'était qu'hydres, serpents,
monstres affreux déchaînés sur la France par le tyran. Et l'on voyait
encore: l'_Horrible Conspiration de Robespierre_, l'_Arrestation de
Robespierre_, la _Mort de Robespierre_.

Ce jour-là, après le dîner de midi, Philippe Desmahis entra, son carton
sous le bras, à l'_Amour peintre_ et apporta au citoyen Jean Blaise une
planche qu'il venait de graver au pointillé, le _Suicide de
Robespierre_. Le burin picaresque du graveur avait fait Robespierre
aussi hideux que possible. Le peuple français n'était pas encore saoul
de tous ces monuments qui consacraient l'opprobre et l'horreur de cet
homme chargé de tous les crimes de la Révolution. Pourtant le marchand
d'estampes, qui connaissait le public, avertit Desmahis qu'il lui
donnerait désormais à graver des sujets militaires.

"Il va nous falloir des victoires et conquêtes, des sabres, des
panaches, des généraux. Nous sommes partis pour la gloire. Je sens cela
en moi; mon cœur bat au récit des exploits de nos vaillantes armées. Et
quand j'éprouve un sentiment, il est rare que tout le monde ne l'éprouve
pas en même temps. Ce qu'il nous faut, ce sont des guerriers et des
femmes, Mars et Vénus.

--Citoyen Blaise, j'ai encore chez moi deux ou trois dessins de Gamelin,
que vous m'avez donnés à graver. Est-ce pressé?

--Nullement.

--A propos de Gamelin: hier, en passant sur le boulevard du Temple, j'ai
vu chez un brocanteur, qui a son échoppe vis-à-vis la maison de
Beaumarchais, toutes les toiles de ce malheureux. Il y avait là son
_Oreste et Électre_. La tête de l'Oreste, qui ressemble à Gamelin, est
vraiment belle, je vous assure... la tête et le bras sont superbes....
Le brocanteur m'a dit qu'il n'était pas embarrassé de vendre ces toiles
à des artistes qui peindront dessus.... Ce pauvre Gamelin! il aurait eu
peut-être un talent de premier ordre, s'il n'avait pas fait de
politique.

--Il avait l'âme d'un criminel! répliqua le citoyen Blaise. Je l'ai
démasqué, à cette place même, alors que ses instincts sanguinaires
étaient encore contenus. Il ne me l'a jamais pardonné.... Ah! c'était
une belle canaille.

--Le pauvre garçon! il était sincère. Ce sont les fanatiques qui l'ont
perdu.

--Vous ne le défendez pas, je pense, Desmahis!... Il n'est pas
défendable.

--Non, citoyen Blaise, il n'est pas défendable."

Et le citoyen Blaise tapant sur l'épaule du beau Desmahis:

"Les temps sont changés. On peut vous appeler "Barbaroux", maintenant
que la Convention rappelle les proscrits.... J'y songe: Desmahis,
gravez-moi donc un portrait de Charlotte Corday."

Une femme grande et belle, brune, enveloppée de fourrures, entra dans le
magasin et fit au citoyen Blaise un petit salut intime et discret.
C'était Julie Gamelin; mais elle ne portait plus ce nom déshonoré: elle
se faisait appeler "la citoyenne veuve Chassagne" et était habillée,
sous son manteau, d'une tunique rouge, en l'honneur des chemises rouges
de la Terreur.

Julie avait d'abord senti de l'éloignement pour l'amante d'Évariste:
tout ce qui avait touché à son frère lui était odieux. Mais la citoyenne
Blaise, après la mort d'Évariste, avait recueilli la malheureuse mère
dans les combles de la maison de l'_Amour peintre_. Julie s'y était
aussi réfugiée; puis elle avait retrouvé une place dans la maison de
modes de la rue des Lombards. Ses cheveux courts, "à la victime", son
air aristocratique, son deuil lui attiraient les sympathies de la
jeunesse dorée. Jean Blaise, que Rose Thévenin avait à demi quitté, lui
offrit des hommages qu'elle accepta. Cependant Julie aimait à porter,
comme aux jours tragiques, des vêtements d'homme: elle s'était fait
faire un bel habit de muscadin et allait souvent, un énorme bâton à la
main, souper dans quelque cabaret de Sèvres ou de Meudon avec une
demoiselle de modes. Inconsolable de la mort du jeune ci-devant dont
elle portait le nom, cette mâle Julie ne trouvait de réconfort à sa
tristesse que dans sa fureur, et, quand elle rencontrait des jacobins,
elle ameutait contre eux les passants en poussant des cris de mort. Il
lui restait peu de temps à donner à sa mère qui, seule dans sa chambre,
disait toute la journée son chapelet, trop accablée de la fin tragique
de son fils pour en sentir de la douleur. Rose était devenue la compagne
assidue d'Élodie, qui décidément s'accordait avec ses belles-mères.

"Où est Élodie?" demanda la citoyenne Chassagne.

Jean Blaise fit signe qu'il ne le savait pas. Il ne le savait jamais: il
en faisait une ligne de conduite.

Julie venait la prendre pour aller voir, en sa compagnie, la Thévenin à
Monceaux, où la comédienne habitait une petite maison avec un jardin
anglais.

A la Conciergerie, la Thévenin avait connu un gros fournisseur des
armées, le citoyen Montfort. Sortie la première, à la sollicitation de
Jean Blaise, elle obtint l'élargissement du citoyen Montfort, qui, sitôt
libre, fournit des vivres aux troupes et spécula sur les terrains du
quartier de la Pépinière. Les architectes Ledoux, Olivier et Wailly y
construisaient de jolies maisons, et le terrain y avait, en trois mois,
triplé de valeur. Montfort était, depuis la prison du Luxembourg,
l'amant de la Thévenin: il lui donna un petit hôtel situé près de Tivoli
et de la rue du Rocher, qui valait fort cher et ne lui coûtait rien, la
vente des lots voisins l'ayant déjà plusieurs fois remboursé. Jean
Blaise était galant homme; il pensait qu'il faut souffrir ce qu'on ne
peut empêcher: il abandonna la Thévenin à Montfort sans se brouiller
avec elle.

Élodie, peu de temps après l'arrivée de Julie à l'_Amour peintre_,
descendit toute parée au magasin. Sous son manteau, malgré la rigueur de
la saison, elle était nue dans sa robe blanche; son visage avait pâli,
sa taille s'était amincie, ses regards coulaient alanguis et toute sa
personne respirait la volupté.

Les deux femmes allèrent chez la Thévenin qui les attendait. Desmahis
les accompagna: l'actrice le consultait pour la décoration de son hôtel
et il aimait Élodie qui était à ce moment plus qu'à demi résolue à ne
pas le laisser souffrir davantage. Quand les deux femmes passèrent près
de Monceaux, où étaient enfouis sous un lit de chaux les suppliciés de
la place de la Révolution:

"C'est bon pendant les froids, dit Julie; mais, au printemps, les
exhalaisons de cette terre empoisonneront la moitié de la ville."

La Thévenin reçut ses deux amies dans un salon antique dont les canapés
et les fauteuils étaient dessinés par David. Des bas-reliefs romains,
copiés en camaïeu, régnaient sur les murs, au-dessus de statues, de
bustes et de candélabres peints en bronze. Elle portait une perruque
bouclée, d'un blond de paille. Les perruques à cette époque faisaient
fureur: on en mettait six ou douze ou dix-huit dans les corbeilles de
mariage. Une robe "à la cyprienne" enfermait son corps comme un
fourreau.

S'étant jeté un manteau sur les épaules, elle mena ses amies et le
graveur dans le jardin, que Ledoux lui dessinait et qui n'était encore
qu'un chaos d'arbres nus et de plâtras. Elle y montrait toutefois la
grotte de Fingal, une chapelle gothique avec une cloche, un temple, un
torrent.

"Là, dit-elle, en désignant un bouquet de sapins, je voudrais élever un
cénotaphe à la mémoire de cet infortuné Brotteaux des Ilettes. Je ne lui
étais pas indifférente. Il était aimable. Les monstres l'ont égorgé: je
l'ai pleuré. Desmahis, vous me dessinerez une urne sur une colonne."

Et elle ajouta presque aussitôt:

"C'est désolant... je voulais donner un bal cette semaine; mais tous les
joueurs de violons sont retenus trois semaines à l'avance. On danse tous
les soirs chez la citoyenne Tallien."

Après le dîner, la voiture de la Thévenin conduisit les trois amies et
Desmahis au Théâtre Feydeau. Tout ce que Paris avait d'élégant y était
réuni. Les femmes, coiffées "à l'antique" ou "à la victime", en robes
très ouvertes, pourpres ou blanches et pailletées d'or; les hommes
portant des collets noirs très hauts et leur menton disparaissant dans
de vastes cravates blanches.

L'affiche annonçait _Phèdre_ et le _Chien du Jardinier_. Toute la salle
réclama l'hymne cher aux muscadins et à la jeunesse dorée, le _Réveil du
Peuple_.

Le rideau se leva et un petit homme, gros et court, parut sur la scène:
c'était le célèbre Lays. Il chanta de sa belle voix de ténor:

        Peuple français, peuple de frères!...

Des applaudissements si formidables éclatèrent que les cristaux du
lustre en tintaient. Puis on entendit quelques murmures, et la voix d'un
citoyen en chapeau rond répondit, du parterre, par l'_hymne des
Marseillais_:

        Allons, enfants de la patrie!...

Cette voix fut étouffée sous les huées; des cris retentirent:

"A bas les terroristes! Mort aux jacobins!"

Et Lays, rappelé, chanta une seconde fois l'hymne des thermidoriens:

        Peuple français, peuple de frères!...

Dans toutes les salles de spectacle on voyait le buste de Marat élevé
sur une colonne ou porté sur un socle; au Théâtre Feydeau, ce buste se
dressait sur un piédouche, du côté "jardin", contre le cadre de
maçonnerie qui fermait la scène.

Tandis que l'orchestre jouait l'ouverture de _Phèdre et Hippolyte_, un
jeune muscadin, désignant le buste du bout de son gourdin, s'écria:

"A bas Marat!"

Toute la salle répéta:

"A bas Marat! A bas Marat!"

Et des voix éloquentes dominèrent le tumulte:

"C'est une honte que ce buste soit encore debout!

--L'infâme Marat règne partout, pour notre déshonneur! Le nombre de ses
bustes égale celui des têtes qu'il voulait couper.

--Crapaud venimeux!

--Tigre!

--Noir serpent!"

Soudain un spectateur élégant monte sur le rebord de sa loge, pousse le
buste, le renverse. Et la tête de plâtre tombe en éclats sur les
musiciens, aux applaudissements de la salle, qui, soulevée, entonne
debout le _Réveil du Peuple_:

        Peuple français, peuple de frères!...

Parmi les chanteurs les plus enthousiastes, Élodie reconnut le joli
dragon, le petit clerc de procureur, Henry, son premier amour.

Après la représentation, le beau Desmahis appela un cabriolet, et
reconduisit la citoyenne Blaise à l'_Amour peintre_.

Dans la voiture, l'artiste prit la main d'Élodie, entre ses mains:

"Vous le croyez, Élodie, que je vous aime?

--Je le crois, puisque vous aimez toutes les femmes.

--Je les aime en vous."

Elle sourit:

"J'assumerais une grande charge, malgré les perruques noires, blondes,
rousses qui font fureur, si je me destinais à être pour vous toutes les
sortes de femmes.

--Élodie, je vous jure....

--Quoi! des serments, citoyen Desmahis? Ou vous avez beaucoup de
candeur, ou vous m'en supposez trop."

Desmahis ne trouvait rien à répondre, et elle se félicita comme d'un
triomphe de lui avoir ôté tout son esprit.

Au coin de la rue de la Loi, ils entendirent des chants et des cris et
virent des ombres s'agiter autour d'un brasier. C'était une troupe
d'élégants, qui, au sortir du Théâtre-Français, brûlaient un mannequin
représentant l'Ami du peuple.

Rue Honoré, le cocher heurta de son bicorne une effigie burlesque de
Marat, pendue à la lanterne.

Le cocher, mis en joie par cette rencontre, se tourna vers les bourgeois
et leur conta comment, la veille au soir, le tripier de la rue
Montorgueil avait barbouillé de sang la tête de Marat en disant: "C'est
ce qu'il aimait", comment des petits garçons de dix ans avaient jeté le
buste à l'égout, et avec quel à-propos les citoyens s'étaient écriés:
"Voilà son Panthéon!"

Cependant l'on entendait chanter chez tous les traiteurs et tous les
limonadiers:

        Peuple français, peuple de frères!...

Arrivée à l'_Amour peintre_:

"Adieu, fit Élodie, en sautant de cabriolet."

Mais Desmahis la supplia tendrement, et fut si pressant avec tant de
douceur, qu'elle n'eut pas le courage de le laisser à la porte.

"Il est tard, fit-elle; vous ne resterez qu'un instant."

Dans la chambre bleue, elle ôta son manteau et parut dans sa robe
blanche à l'antique, pleine et tiède de ses formes.

"Vous avez peut-être froid, dit-elle. Je vais allumer le feu: il est
tout préparé."

Elle battit le briquet et mit dans le foyer une allumette enflammée.

Philippe la prit dans ses bras avec cette délicatesse qui révèle la
force, et elle en ressentit une douceur étrange. Et, comme déjà elle
pliait sous les baisers, elle se dégagea:

"Laissez-moi."

Elle se décoiffa lentement devant la glace de la cheminée; puis elle
regarda, avec mélancolie, la bague qu'elle portait à l'annulaire de sa
main gauche, une petite bague d'argent où la figure de Marat, tout usée,
écrasée, ne se distinguait plus. Elle la regarda jusqu'à ce que les
larmes eussent brouillé sa vue, l'ôta doucement et la jeta dans les
flammes.

Alors brillante de larmes et de sourire, belle de tendresse et d'amour,
elle se jeta dans les bras de Philippe.

La nuit était avancée déjà quand la citoyenne Blaise ouvrit à son amant
la porte de l'appartement et lui dit tout bas dans l'ombre:

"Adieu, mon amour.... C'est l'heure où mon père peut rentrer: si tu
entends du bruit dans l'escalier, monte vite à l'étage supérieur et ne
descends que quand il n'y aura plus de danger qu'on te voie. Pour te
faire ouvrir la porte de la rue, frappe trois coups à la fenêtre de la
concierge. Adieu, ma vie! adieu, mon âme!"

Les derniers tisons brillaient dans l'âtre. Élodie laissa retomber sur
l'oreiller sa tête heureuse et lasse.



_Imprimé en France_

BRODARD & TAUPIN

Coulommiers-Paris





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