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Title: Lettres de mon moulin
Author: Daudet, Alphonse, 1840-1897
Language: French
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Created from page scans made available by Al Haines.



_Lettres de mon
     Moulin_

_Par Alphonse Daudet_

_Introduction par
  Charles Sarolea_

[Illustration: colophon]

_Paris_

_Nelson, Éditeurs_

_25, rue Denfert-Rochereau_

_Londres, Édimbourg et New-York_

_ALPHONSE DAUDET_

_né en 1840_, _mort en 1897_

_Première édition des «Lettres de
     mon Moulin»: 1869_

IMPRIMERIE NELSON, ÉDIMBOURG, ÉCOSSE

PRINTED IN GREAT BRITAIN



INTRODUCTION

[Illustration]

PAR CHARLES SAROLEA


L'art de conter est un art essentiellement français et nulle région de
France n'a produit plus de conteurs exquis que le pays des Troubadours,
et parmi les conteurs provençaux nul n'est comparable à Alphonse Daudet,
et parmi les contes de Daudet nulle œuvre ne surpasse les _Lettres de
mon Moulin_.

Les _Lettres de mon Moulin_ sont l'œuvre radieuse de sa jeunesse.
Quand elles parurent dans _l'Événement_, en 1866, Daudet avait 26 ans.
Obligé à 15 ans de quitter sa cité natale de Nîmes, jeté à 17 ans sur le
pavé de Paris, ses débuts littéraires avaient été durs. Il s'était
essayé dans la poésie, au théâtre, et, avant d'atteindre sa majorité, il
avait eu des succès retentissants. Mais les _Lettres de mon Moulin_
furent son premier triomphe populaire. La veille encore presque inconnu
du gros public, il se trouva célèbre le lendemain.

Ce qu'il y a de vraiment étonnant dans les _Lettres de mon Moulin_,
c'est que, étant l'œuvre d'un jeune homme, elles n'ont aucun des
défauts de la jeunesse. La jeunesse est l'âge des hésitations, des
tâtonnements, des imitations maladroites; or les _Lettres_ sont d'une
sûreté, d'une fermeté de dessin, d'une originalité, d'une maturité,
d'une possession de soi qui confondent. La jeunesse est l'âge des excès,
de l'exubérance, de la démesure, de l'outrance; or les _Lettres_ sont
d'une sobriété, d'une mesure, d'une simplicité attiques.

Et d'autre part, n'ayant aucune des imperfections de la jeunesse, les
_Lettres de mon Moulin_ en ont toutes les qualités: la fraîcheur, la
spontanéité, le naturel, la verve, la facilité, et ce charme
indéfinissable qui se dégage, comme la senteur du thym et du romarin, de
toute l'œuvre et de toute la personnalité de Daudet. Les _Lettres_,
c'est le chant de la cigale à l'aube, c'est la source limpide
jaillissant de la montagne.

Les _Lettres de mon Moulin_ ne sont pas seulement un chef-d'œuvre
littéraire, elles sont une date et un document historiques, une œuvre
représentative. Elles sont l'apport, la contribution de la Provence au
trésor commun des lettres françaises. Elles se rattachent (n'en déplaise
à Jules Lemaître) à l'un des mouvements les plus intéressants de la
littérature contemporaine: le mouvement du Félibrige et la Renaissance
provençale. La Provence doit beaucoup à la nature, elle doit beaucoup
aussi à ses écrivains. Quelle région de France a été comme elle chantée
par ses enfants? Quelle autre province peut revendiquer en notre
génération une pléiade de poètes et de fins lettrés comme Aubanel et
Roumanille, comme Félix Gras et Mazel, comme Marieton et Aicard, comme
Mistral enfin, poète primitif égaré en plein dix-neuvième siècle, aède
qui incarne l'âme de sa race, comme Walter Scott incarne l'Écosse, comme
Runeberg incarne la Finlande, Mistral, le grand vieillard inspiré que
l'an passé toute la France acclamait et que déjà en 1859 Lamartine
saluait comme l'Homère de la Provence.

Daudet ne s'est pas servi, comme Roumanille et Mistral, du dialecte
provençal, du vieux parler roman et romain aux innombrables quartiers de
noblesse linguistique, il n'a pas écrit en langue d'oc, en langue d'or.
Il n'en appartient pas moins au Félibrige. Il a interprété les Félibres,
il les a soutenus, il les a glorifiés. Sans se lasser il a porté
témoignage pour son pays, pour son peuple, pour ses poètes.

Dans une des _Lettres de mon Moulin_ il a dit du poème de Mistral, de
_Calendal_: «Ce qu'il y a avant tout dans le poème, c'est la
Provence,--la Provence de la mer, la Provence de la montagne,--avec son
histoire, ses mœurs, ses légendes, ses paysages, tout un peuple naïf
et libre qui a trouvé son grand poète avant de mourir... Et maintenant,
tracez des chemins de fer, plantez des poteaux à télégraphes, chassez la
langue provençale des écoles! La Provence vivra éternellement dans
_Mireille_ et dans _Calendal_.»

Ce que Daudet dit de l'œuvre de Mistral, on peut le redire de
l'œuvre de Daudet. Oui, la Provence vivra éternellement dans _Numa
Roumestan_, dans l'_Arlésienne_, dans _Tartarin_, dans les _Lettres de
mon Moulin_. Ce qui revit dans ces livres, c'est toute la terre
provençale, la transparence de sa lumière, l'harmonie de ses lignes, la
gloire de ses souvenirs, la Provence des Césars, la Provence des Papes,
le Royaume d'Arles, le plus beau royaume que Dieu ait jamais créé, après
le royaume du ciel. Et ce que l'œuvre de Daudet a surtout évoqué,
c'est l'âme de la race, son éloquence enflammée, sa passion impétueuse,
son imagination, ses mirages, son sens de la forme, sa finesse, sa
malice, ses aspirations, les ardeurs de son tempérament comme les
ardeurs de son ciel, ses joies mais aussi sa mélancolie--car dans
l'œuvre de Daudet la note triste s'ajoute toujours à la note gaie,
les larmes se mêlent toujours au sourire, et l'humour de Dickens à
l'ironie d'Anatole France.

Daudet aimait la Provence avec toute son âme de poète et avec tous les
souvenirs et les regrets de son enfance. Transplanté à peine adolescent
dans la capitale, il garda toute sa vie la nostalgie des jeunes années.
Il avait quitté la Provence pour Paris, mais il aimait à croire qu'il
l'avait quittée non pas comme le «déraciné» qui s'arrache à jamais du
sol natal, mais comme l'envoyé et le plénipotentiaire qui continue de
représenter et de défendre à l'étranger la dignité et les intérêts du
pays qui l'envoie. Daudet voulut être à Paris et dans le monde
l'ambassadeur de la littérature provençale.

Et son amour instinctif se transforma de plus en plus en un amour
raisonné. Il se convainquit de bonne heure que si le patriotisme a sa
racine dans l'attachement à la terre, le moyen le plus simple et le plus
naturel d'être patriote était d'aimer la petite patrie dans la grande.
On peut dire que cette conviction fut toute la politique du poète.
L'ancien secrétaire du duc de Morny, l'ami de Gambetta, le créateur de
_Numa Roumestan_, qui avait si admirablement observé les mœurs
politiques de son temps, ne voulut jamais épouser les querelles d'un
parti. La résurrection de la vie provinciale, la décentralisation, le
régionalisme, voilà tout son programme. Et voilà pourquoi Daudet se
passionna toujours pour la Renaissance littéraire de la Provence,
instrument de sa Renaissance politique. Voilà pourquoi il descendit pour
l'amour de son pays aux tâches les plus humbles; voilà pourquoi il ne
dédaigna pas, lui, écrivain illustre, de traduire laborieusement le
roman inconnu de Bonnet, le poète-jardinier.

Et le poète a été récompensé d'avoir tant aimé. Car si la Provence doit
beaucoup à Daudet, Daudet doit infiniment à la Provence. Il lui doit le
meilleur de son œuvre. Je ne voudrais certes pas diminuer le Daudet
de la seconde manière, le Daudet de _Fromont jeune_, de _Jack_,
l'humoriste exquis qu'on a si souvent comparé à Dickens. Et je sais bien
tout ce qu'il y a de puissance et d'originalité dans le Daudet réaliste
et naturaliste de _Sapho_, du _Nabab_, de _l'Immortel_. J'accorderais
même volontiers que, dans l'atmosphère ardente de Paris, sous
l'influence des Goncourt et des Flaubert, le talent de Daudet se
développa rapidement, qu'il gagna en vigueur, en expérience, en
observation minutieuse de la vie, en intensité, en maturité, en ampleur.

Mais il n'en reste pas moins que ses meilleures œuvres réalistes ne
sont pas sans avoir quelque chose de forcé, de tendu, d'artificiel. De
même qu'Anatole France ne retrouvera plus le charme subtil du _Crime de
Sylvestre Bonnard_, ni Pierre Loti le charme pénétrant de _Pêcheur
d'Islande_, Daudet ne retrouvera plus l'originalité, la naïveté, la
gaieté franche, le sourire mêlé de larmes qui nous ravissent dans ses
écrits provençaux. Nous n'entendrons plus le chant clair et strident de
la cigale, ni le murmure de la Source des Alpilles, ni le souffle
vivifiant du mistral. Et bientôt la terrible maladie, rançon de
l'existence parisienne, la névrose des poètes, viendra prématurément
briser et torturer cette merveilleuse organisation d'impressionniste, et
pendant vingt ans mettra à l'épreuve son âme héroïque et souriante dans
la souffrance.

Et peut-être que lorsque Daudet plaidait la cause du régionalisme
littéraire, ce n'était pas seulement la nostalgie de la Provence et de
l'enfance qui l'inspirait. Peut-être avait-il le regret de tout ce qu'il
avait perdu, le sentiment de tout ce qu'il aurait pu être, sans la
fatalité qui en France pousse les hommes de lettres vers la ville
tentaculaire et qui tout jeune le transplanta en terre étrangère... Et
je suis convaincu pour ma part que si Daudet n'avait été obligé de
quitter sa province natale, ou s'il avait pu y revenir, non seulement sa
destinée d'homme eût été plus heureuse, mais son œuvre littéraire eût
été, sinon plus variée et plus riche, du moins elle aurait été moins
tourmentée et plus harmonieuse et peut-être plus personnelle et plus
intime.

Et je ne suis pas moins convaincu que lorsque la postérité sera obligée
de faire un triage, un tassement et un classement dans l'immense
production littéraire de notre temps, ce qui survivra de l'œuvre de
Daudet, ce seront peut-être plus encore que les «scènes de la vie
parisienne», plus que _Jack_ et _Fromont_, plus que _Sapho_ et _le
Nabab_, ce seront les romans et les contes provençaux, ce seront _Numa
Roumestan_, _Tartarin de Tarascon_, _Tartarin sur les Alpes_, ce seront
surtout les _Lettres de mon Moulin_. Les _Lettres de mon Moulin_ depuis
quarante ans sont l'œuvre toujours aimée, toujours populaire. Elles
sont pour Daudet ce que le _Livre de la Jungle_ est pour Kipling.
L'œuvre de début est restée l'œuvre définitive. Pour la première
fois, grâce à la «Collection Nelson», cette popularité pourra se
répandre et s'étendre aux antipodes de notre planète. Et je ne doute pas
que les _Lettres de mon Moulin_ ne soient goûtées dans l'hémisphère
austral par les _boys_ de Nouvelle-Zélande autant que par les
descendants des pionniers français du Canada. Et il se trouvera que de
tous les livres de la littérature française contemporaine, ce sera ce
petit livre régional, si rempli de couleur locale, qui sera le livre le
plus vraiment classique et peut-être le plus universel.

CHARLES SAROLEA.

UNIVERSITÉ D'ÉDIMBOURG.



LETTRES DE MON MOULIN



TABLE

[Illustration]



                                            _Pages_

_Avant-propos_                                  21


        _LETTRES DE MON MOULIN_

_Installation_                                  23

_La diligence de Beaucaire_                     29

_Le secret de maître Cornille_                  37

_La chèvre de M. Seguin_                        47

_Les étoiles_                                   59

_L'Arlésienne_                                  69

_La mule du Pape_                               77

_Le phare des Sanguinaires_                     95

_L'agonie de la Sémillante_                    105

_Les douaniers_                                117

_Le curé de Cucugnan_                          125

_Les vieux_                                    135

_Ballades en prose_                            147

    --_La mort du Dauphin_                     147

    --_Le sous-préfet aux champs_              152

_Le portefeuille de Bixiou_                    159

_La légende de l'homme à la cervelle d'or_     169

_Le poète Mistral_                             177

_Les trois messes basses_                      189

_Les oranges_                                  203

_Les deux auberges_                            211

_A Milianah_                                   219

_Les sauterelles_                              237

_L'élixir du Révérend Père Gaucher_            245

_En Camargue_                                  261

_Nostalgies de caserne_                        279

[Illustration]



_TABLE DES ILLUSTRATIONS_


                               _Pages_

_Moulin Alphonse-Daudet_           24

_Le Palais des Papes, Avignon_     80

_Le Poète Mistral_                176

_Alphonse Daudet_                 264



_A MA FEMME_



AVANT-PROPOS


Par-devant maître Honorat Grapazi, notaire à la résidence de
Pampérigouste,

«A comparu:

«Le sieur Gaspard Mitifio, époux de Vivette Cornille, ménager au lieudit
des Cigalières et y demeurant;

«Lequel par ces présentes a vendu et transporté sous les garanties de
droit et de fait, et en franchise de toutes dettes, privilèges et
hypothèques,

«Au sieur Alphonse Daudet, poète, demeurant à Paris, à ce présent et ce
acceptant,

«Un moulin à vent et à farine, sis dans la vallée du Rhône, au plein
cœur de Provence, sur une côte boisée de pins et de chênes verts;
étant ledit moulin abandonné depuis plus de vingt années et hors d'état
de moudre, comme il appert des vignes sauvages, mousses, romarins, et
autres verdures parasites qui lui grimpent jusqu'au bout des ailes;

«Ce nonobstant, tel qu'il est et se comporte, avec sa grande roue
cassée, sa plate-forme où l'herbe pousse dans les briques, déclare le
sieur Daudet trouver ledit moulin à sa convenance et pouvant servir à
ses travaux de poésie, l'accepte à ses risques et périls, et sans aucun
recours contre le vendeur, pour cause de réparations qui pourraient y
être faites.

«Cette vente a lieu en bloc moyennant le prix convenu, que le sieur
Daudet, poète, a mis et déposé sur le bureau en espèces de cours, lequel
prix a été de suite touché et retiré par le sieur Mitifio, le tout à la
vue des notaires et des témoins soussignés, dont quittance sous réserve.

«Acte fait à Pampérigouste, en l'étude Honorat, en présence de Francet
Mamaï, joueur de fifre, et de Louiset dit le Quique, porte-croix des
pénitents blancs;

«Qui ont signé avec les parties et le notaire après lecture...»



LETTRES DE MON MOULIN



INSTALLATION


Ce sont les lapins qui ont été étonnés!... Depuis si longtemps qu'ils
voyaient la porte du moulin fermée, les murs et la plate-forme envahis
par les herbes, ils avaient fini par croire que la race des meuniers
était éteinte, et, trouvant la place bonne, ils en avaient fait quelque
chose comme un quartier général, un centre d'opérations stratégiques: le
moulin de Jemmapes des lapins... La nuit de mon arrivée, il y en avait
bien, sans mentir, une vingtaine assis en rond sur la plate-forme, en
train de se chauffer les pattes à un rayon de lune... Le temps
d'entr'ouvrir une lucarne, frrt! voilà le bivouac en déroute, et tous
ces petits derrières blancs qui détalent, la queue en l'air, dans le
fourré. J'espère bien qu'ils reviendront.

Quelqu'un de très étonné aussi, en me voyant, c'est le locataire du
premier, un vieux hibou sinistre, à tête de penseur, qui habite le
moulin depuis plus de vingt ans. Je l'ai trouvé dans la chambre du haut,
immobile et droit sur l'arbre de couche, au milieu des plâtras, des
tuiles tombées. Il m'a regardé un moment avec son œil rond; puis,
tout effaré de ne pas me reconnaître, il s'est mis à faire: «Hou! hou!»
et à secouer péniblement ses ailes grises de poussière;--ces diables de
penseurs! ça ne se brosse jamais... N'importe! tel qu'il est, avec ses
yeux clignotants et sa mine renfrognée, ce locataire silencieux me plaît
encore mieux qu'un autre, et je me suis empressé de lui renouveler son
bail. Il garde comme dans le passé tout le haut du moulin avec une
entrée par le toit; moi je me réserve la pièce du bas, une petite pièce
blanchie à la chaux, basse et voûtée comme un réfectoire de couvent.

       *       *       *       *       *

C'est de là que je vous écris, ma porte grande ouverte, au bon soleil.

[Illustration: MOULIN ALPHONSE DAUDET.]

Un joli bois de pins tout étincelant de lumière dégringole devant moi
jusqu'au bas de la côte. A l'horizon, les Alpilles découpent leurs
crêtes fines... Pas de bruit... A peine, de loin en loin, un son de
fifre, un courlis dans les lavandes, un grelot de mules sur la route...
Tout ce beau paysage provençal ne vit que par la lumière.

Et maintenant, comment voulez-vous que je le regrette, votre Paris
bruyant et noir? Je suis si bien dans mon moulin! C'est si bien le coin
que je cherchais, un petit coin parfumé et chaud, à mille lieues des
journaux, des fiacres, du brouillard!... Et que de jolies choses autour
de moi! Il y a à peine huit jours que je suis installé, j'ai déjà la
tête bourrée d'impressions et de souvenirs... Tenez! pas plus tard
qu'hier soir, j'ai assisté à la rentrée des troupeaux dans un _mas_ (une
ferme) qui est au bas de la côte, et je vous jure que je ne donnerais
pas ce spectacle pour toutes les _premières_ que vous avez eues à Paris
cette semaine. Jugez plutôt.

Il faut vous dire qu'en Provence, c'est l'usage, quand viennent les
chaleurs, d'envoyer le bétail dans les Alpes. Bêtes et gens passent cinq
ou six mois là-haut, logés à la belle étoile, dans l'herbe jusqu'au
ventre; puis, au premier frisson de l'automne, on redescend au _mas_, et
l'on revient brouter bourgeoisement les petites collines grises que
parfume le romarin... Donc hier soir les troupeaux rentraient. Depuis
le matin, le portail attendait, ouvert à deux battants; les bergeries
étaient pleines de paille fraîche. D'heure en heure on se disait:
«Maintenant ils sont à Eyguières, maintenant au Paradou.» Puis, tout à
coup, vers le soir, un grand cri: «Les voilà!» et là-bas, au lointain,
nous voyons le troupeau s'avancer dans une gloire de poussière. Toute la
route semble marcher avec lui... Les vieux béliers viennent d'abord, la
corne en avant, l'air sauvage; derrière eux le gros des moutons, les
mères un peu lasses, leurs nourrissons dans les pattes;--les mules à
pompons rouges portant dans des paniers les agnelets d'un jour qu'elles
bercent en marchant; puis les chiens tout suants, avec des langues
jusqu'à terre, et deux grands coquins de bergers drapés dans des
manteaux de cadis roux qui leur tombent sur les talons comme des chapes.

Tout cela défile devant nous joyeusement et s'engouffre sous le portail,
en piétinant avec un bruit d'averse... Il faut voir quel émoi dans la
maison. Du haut de leur perchoir, les gros paons vert et or, à crête de
tulle, ont reconnu les arrivants et les accueillent par un formidable
coup de trompette. Le poulailler, qui s'endormait, se réveille en
sursaut. Tout le monde est sur pied: pigeons, canards, dindons,
pintades. La basse-cour est comme folle; les poules parlent de passer
la nuit!... On dirait que chaque mouton a rapporté dans sa laine, avec
un parfum d'Alpe sauvage, un peu de cet air vif des montagnes qui grise
et qui fait danser.

C'est au milieu de tout ce train que le troupeau gagne son gîte. Rien de
charmant comme cette installation. Les vieux béliers s'attendrissent en
revoyant leur crèche. Les agneaux, les tout petits, ceux qui sont nés
dans le voyage et n'ont jamais vu la ferme, regardent autour d'eux avec
étonnement.

Mais le plus touchant encore, ce sont les chiens, ces braves chiens de
berger, tout affairés après leurs bêtes et ne voyant qu'elles dans le
_mas_. Le chien de garde a beau les appeler du fond de sa niche: le seau
du puits, tout plein d'eau fraîche, a beau leur faire signe: ils ne
veulent rien voir, rien entendre, avant que le bétail soit rentré, le
gros loquet poussé sur la petite porte à claire-voie, et les bergers
attablés dans la salle basse. Alors seulement ils consentent à gagner le
chenil, et là, tout en lapant leur écuellée de soupe, ils racontent à
leurs camarades de la ferme ce qu'ils ont fait là-haut dans la montagne,
un pays noir où il y a des loups et de grandes digitales de pourpre
pleines de rosée jusqu'au bord.



LA DILIGENCE DE BEAUCAIRE


C'était le jour de mon arrivée ici. J'avais pris la diligence de
Beaucaire, une bonne vieille patache qui n'a pas grand chemin à faire
avant d'être rendue chez elle, mais qui flâne tout le long de la route,
pour avoir l'air, le soir, d'arriver de très loin. Nous étions cinq sur
l'impériale sans compter le conducteur.

D'abord un gardien de Camargue, petit homme trapu, poilu, sentant le
fauve, avec de gros yeux pleins de sang et des anneaux d'argent aux
oreilles; puis deux Beaucairois, un boulanger et son _gindre_, tous deux
très rouges, très poussifs, mais des profils superbes, deux médailles
romaines à l'effigie de Vitellius. Enfin, sur le devant, près du
conducteur, un homme... non! une casquette, une énorme casquette en peau
de lapin, qui ne disait pas grand'chose et regardait la route d'un air
triste.

Tous ces gens-là se connaissaient entre eux et parlaient tout haut de
leurs affaires, très librement. Le Camarguais racontait qu'il venait de
Nîmes, mandé par le juge d'instruction pour un coup de fourche donné à
un berger. On a le sang vif en Camargue... Et à Beaucaire donc! Est-ce
que nos deux Beaucairois ne voulaient pas s'égorger à propos de la
Sainte Vierge? Il paraît que le boulanger était d'une paroisse depuis
longtemps vouée à la madone, celle que les Provençaux appellent la
_bonne mère_ et qui porte le petit Jésus dans ses bras; le gindre, au
contraire, chantait au lutrin d'une église toute neuve qui s'était
consacrée à l'Immaculée Conception, cette belle image souriante qu'on
représente les bras pendants, les mains pleines de rayons. La querelle
venait de là. Il fallait voir comme ces deux bons catholiques se
traitaient, eux et leurs madones:

--Elle est jolie, ton immaculée!

--Va-t'en donc avec ta bonne mère!

--Elle en a vu de grises, la tienne, en Palestine!

--Et la tienne, hou! la laide!... Qui sait ce qu'elle n'a pas fait...
Demande plutôt à saint Joseph.

Pour se croire sur le port de Naples, il ne manquait plus que de voir
luire les couteaux, et ma foi, je crois bien que ce beau tournoi
théologique se serait terminé par là si le conducteur n'était pas
intervenu.

--Laissez-nous donc tranquilles avec vos madones, dit-il en riant aux
Beaucairois: tout ça, c'est des histoires de femmes, les hommes ne
doivent pas s'en mêler.

Là-dessus, il fit claquer son fouet d'un petit air sceptique qui rangea
tout le monde de son avis.

       *       *       *       *       *

La discussion était finie; mais le boulanger, mis en train, avait besoin
de dépenser le restant de sa verve, et, se tournant vers la malheureuse
casquette, silencieuse et triste dans son coin, il lui dit d'un air
goguenard:

--Et ta femme, à toi, rémouleur?... Pour quelle paroisse tient-elle?

Il faut croire qu'il y avait dans cette phrase une intention très
comique, car l'impériale tout entière partit d'un gros éclat de rire...
Le rémouleur ne riait pas, lui. Il n'avait pas l'air d'entendre. Voyant
cela, le boulanger se tourna de mon côté:

--Vous ne la connaissez pas sa femme, monsieur? une drôle de
paroissienne, allez! Il n'y en a pas deux comme elle dans Beaucaire.

Les rires redoublèrent. Le rémouleur ne bougea pas; il se contenta de
dire tout bas, sans lever la tête:

--Tais-toi, boulanger.

Mais ce diable de boulanger n'avait pas envie de se taire, et il reprit
de plus belle:

--Viédase! Le camarade n'est pas à plaindre d'avoir une femme comme
celle-là... Pas moyen de s'ennuyer un moment avec elle... Pensez donc!
une belle qui se fait enlever tous les six mois, elle a toujours quelque
chose à vous raconter quand elle revient... C'est égal, c'est un drôle
de petit ménage... Figurez-vous, monsieur, qu'ils n'étaient pas mariés
depuis un an, paf! voilà la femme qui part en Espagne avec un marchand
de chocolat.

«Le mari reste seul chez lui à pleurer et à boire... Il était comme fou.
Au bout de quelque temps, la belle est revenue dans le pays, habillée en
Espagnole, avec un petit tambour à grelots. Nous lui disions tous:

--Cache-toi; il va te tuer.

Ah! ben oui; la tuer... Ils se sont remis ensemble bien tranquillement,
et elle lui a appris à jouer du tambour de basque.

Il y eut une nouvelle explosion de rires. Dans son coin, sans lever la
tête, le rémouleur murmura encore:

--Tais-toi, boulanger.

Le boulanger n'y prit pas garde et continua:

--Vous croyez peut-être, monsieur, qu'après son retour d'Espagne la
belle s'est tenue tranquille... Ah mais non!... Son mari avait si bien
pris la chose! Ça lui a donné envie de recommencer... Après l'Espagnol,
ç'a été un officier, puis un marinier du Rhône, puis un musicien, puis
un... Est-ce que je sais?... Ce qu'il y a de bon, c'est que chaque fois
c'est la même comédie. La femme part, le mari pleure; elle revient, il
se console. Et toujours on la lui enlève, et toujours il la reprend...
Croyez-vous qu'il a de la patience, ce mari-là! Il faut dire aussi
qu'elle est crânement jolie, la petite rémouleuse... un vrai morceau de
cardinal: vive, mignonne, bien roulée; avec ça, une peau blanche et des
yeux couleur de noisette qui regardent toujours les hommes en riant...
Ma foi! mon Parisien, si vous repassez jamais par Beaucaire...

--Oh! tais-toi, boulanger, je t'en prie..., fit encore une fois le
pauvre rémouleur avec une expression de voix déchirante.

A ce moment, la diligence s'arrêta. Nous étions au _mas_ des Anglores.
C'est là que les deux Beaucairois descendaient, et je vous jure que je
ne les retins pas... Farceur de boulanger! Il était dans la cour du
_mas_ qu'on l'entendait rire encore.

       *       *       *       *       *

Ces gens-là partis, l'impériale sembla vide. On avait laissé le
Camarguais à Arles; le conducteur marchait sur la route à côté de ses
chevaux... Nous étions seuls là-haut, le rémouleur et moi, chacun dans
notre coin, sans parler. Il faisait chaud; le cuir de la capote brûlait.
Par moments, je sentais mes yeux se fermer et ma tête devenir lourde;
mais impossible de dormir. J'avais toujours dans les oreilles ce
«Tais-toi, je t'en prie», si navrant et si doux... Ni lui non plus, le
pauvre homme! il ne dormait pas. De derrière, je voyais ses grosses
épaules frissonner, et sa main,--une longue main blafarde et
bête,--trembler sur le dos de la banquette, comme une main de vieux. Il
pleurait...

--Vous voilà chez vous, Parisien! me cria tout à coup le conducteur; et
du bout de son fouet il me montrait ma colline verte avec le moulin
piqué dessus comme un gros papillon.

Je m'empressai de descendre... En passant près du rémouleur, j'essayai
de regarder sous sa casquette; j'aurais voulu le voir avant de partir.
Comme s'il avait compris ma pensée, le malheureux leva brusquement la
tête, et, plantant son regard dans le mien:

--Regardez-moi bien, l'ami, me dit-il d'une voix sourde, et si un de ces
jours vous apprenez qu'il y a eu un malheur à Beaucaire, vous pourrez
dire que vous connaissez celui qui a fait le coup.

C'était une figure éteinte et triste, avec de petits yeux fanés. Il y
avait des larmes dans ces yeux, mais dans cette voix il y avait de la
haine. La haine, c'est la colère des faibles!... Si j'étais la
rémouleuse, je me méfierais.



LE SECRET DE MAÎTRE CORNILLE


Francet Mamaï, un vieux joueur de fifre, qui vient de temps en temps
faire la veillée chez moi, en buvant du vin cuit, m'a raconté l'autre
soir un petit drame de village dont mon moulin a été témoin il y a
quelque vingt ans. Le récit du bonhomme m'a touché, et je vais essayer
de vous le redire tel que je l'ai entendu.

Imaginez-vous pour un moment, chers lecteurs, que vous êtes assis devant
un pot de vin tout parfumé, et que c'est un vieux joueur de fifre qui
vous parle.

Notre pays, mon bon monsieur, n'a pas toujours été un endroit mort et
sans refrains comme il est aujourd'hui. Auparavant, il s'y faisait un
grand commerce de meunerie, et, dix lieues à la ronde, les gens des
_mas_ nous apportaient leur blé à moudre... Tout autour du village les
collines étaient couvertes de moulins à vent. De droite et de gauche, on
ne voyait que des ailes qui viraient au mistral par-dessus les pins, des
ribambelles de petits ânes chargés de sacs, montant et dévalant le long
des chemins; et toute la semaine c'était plaisir d'entendre sur la
hauteur le bruit des fouets, le craquement de la toile et le _Dia hue!_
des aides-meuniers... Le dimanche nous allions aux moulins, par bandes.
Là-haut, les meuniers payaient le muscat. Les meunières étaient belles
comme des reines, avec leurs fichus de dentelles et leurs croix d'or.
Moi, j'apportais mon fifre, et jusqu'à la noire nuit on dansait des
farandoles. Ces moulins-là, voyez-vous, faisaient la joie et la richesse
de notre pays.

Malheureusement, des Français de Paris eurent l'idée d'établir une
minoterie à vapeur, sur la route de Tarascon. Tout beau, tout nouveau!
Les gens prirent l'habitude d'envoyer leurs blés aux minotiers, et les
pauvres moulins à vent restèrent sans ouvrage. Pendant quelque temps ils
essayèrent de lutter, mais la vapeur fut la plus forte, et l'un après
l'autre, _pécaïre!_ ils furent tous obligés de fermer... On ne vit plus
venir les petits ânes... Les belles meunières vendirent leurs croix
d'or... Plus de muscat! plus de farandole!... Le mistral avait beau
souffler, les ailes restaient immobiles... Puis, un beau jour, la
commune fit jeter toutes ces masures à bas, et l'on sema à leur place de
la vigne et des oliviers.

Pourtant, au milieu de la débâcle, un moulin avait tenu bon et
continuait de virer courageusement sur sa butte, à la barbe des
minotiers. C'était le moulin de maître Cornille, celui-là même où nous
sommes en train de faire la veillée en ce moment.

       *       *       *       *       *

Maître Cornille était un vieux meunier, vivant depuis soixante ans dans
la farine et enragé pour son état. L'installation des minoteries l'avait
rendu comme fou. Pendant huit jours, on le vit courir par le village,
ameutant le monde autour de lui et criant de toutes ses forces qu'on
voulait empoisonner la Provence avec la farine des minotiers. «N'allez
pas là-bas, disait-il; ces brigands-là, pour faire le pain, se servent
de la vapeur, qui est une invention du diable, tandis que moi je
travaille avec le mistral et la tramontane, qui sont la respiration du
bon Dieu...» Et il trouvait comme cela une foule de belles paroles à la
louange des moulins à vent, mais personne ne les écoutait.

Alors, de mâle rage, le vieux s'enferma dans son moulin et vécut tout
seul comme une bête farouche. Il ne voulut pas même garder près de lui
sa petite-fille Vivette, une enfant de quinze ans, qui, depuis la mort
de ses parents, n'avait plus que son _grand_ au monde. La pauvre petite
fut obligée de gagner sa vie et de se louer un peu partout dans les
_mas_, pour la moisson, les magnans ou les olivades. Et pourtant son
grand-père avait l'air de bien l'aimer, cette enfant-là. Il lui arrivait
souvent de faire ses quatre lieues à pied par le grand soleil pour aller
la voir au _mas_ où elle travaillait, et quand il était près d'elle, il
passait des heures entières à la regarder en pleurant...

Dans le pays on pensait que le vieux meunier, en renvoyant Vivette,
avait agi par avarice; et cela ne lui faisait pas honneur de laisser sa
petite-fille ainsi traîner d'une ferme à l'autre, exposée aux brutalités
des _vaïles_ et à toutes les misères des jeunesses en condition. On
trouvait très mal aussi qu'un homme du renom de maître Cornille, et qui,
jusque-là, s'était respecté, s'en allât maintenant par les rues comme un
vrai bohémien, pieds nus, le bonnet troué, la taillole en lambeaux... Le
fait est que le dimanche, lorsque nous le voyions entrer à la messe,
nous avions honte pour lui, nous autres les vieux; et Cornille le
sentait si bien qu'il n'osait plus venir s'asseoir sur le banc
d'œuvre. Toujours il restait au fond de l'église, près du bénitier,
avec les pauvres.

Dans la vie de maître Cornille il y avait quelque chose qui n'était pas
clair. Depuis longtemps personne, au village, ne lui portait plus de
blé, et pourtant les ailes de son moulin allaient toujours leur train
comme devant... Le soir, on rencontrait par les chemins le vieux meunier
poussant devant lui son âne chargé de gros sacs de farine.

--Bonnes vêpres, maître Cornille! lui criaient les paysans; ça va donc
toujours, la meunerie?

--Toujours, mes enfants, répondait le vieux d'un air gaillard. Dieu
merci, ce n'est pas l'ouvrage qui nous manque.

Alors, si on lui demandait d'où diable pouvait venir tant d'ouvrage, il
se mettait un doigt sur les lèvres et répondait gravement: «_Motus!_ je
travaille pour l'exportation...» Jamais on n'en put tirer davantage.

Quant à mettre le nez dans son moulin, il n'y fallait pas songer. La
petite Vivette elle-même n'y entrait pas...

Lorsqu'on passait devant, on voyait la porte toujours fermée, les
grosses ailes toujours en mouvement, le vieil âne broutant le gazon de
la plate-forme, et un grand chat maigre qui prenait le soleil sur le
rebord de la fenêtre et vous regardait d'un air méchant.

Tout cela sentait le mystère et faisait beaucoup jaser le monde. Chacun
expliquait à sa façon le secret de maître Cornille, mais le bruit
général était qu'il y avait dans ce moulin-là encore plus de sacs d'écus
que de sacs de farine.

       *       *       *       *       *

A la longue pourtant tout se découvrit; voici comment:

En faisant danser la jeunesse avec mon fifre, je m'aperçus un beau jour
que l'aîné de mes garçons et la petite Vivette s'étaient rendus amoureux
l'un de l'autre. Au fond je n'en fus pas fâché, parce qu'après tout le
nom de Cornille était en honneur chez nous, et puis ce joli petit
passereau de Vivette m'aurait fait plaisir à voir trotter dans ma
maison. Seulement, comme nos amoureux avaient souvent occasion d'être
ensemble, je voulus, de peur d'accidents, régler l'affaire tout de
suite, et je montai jusqu'au moulin pour en toucher deux mots au
grand-père... Ah! le vieux sorcier! il faut voir de quelle manière il me
reçut! Impossible de lui faire ouvrir sa porte. Je lui expliquai mes
raisons tant bien que mal, à travers le trou de la serrure; et tout le
temps que je parlais, il y avait ce coquin de chat maigre qui soufflait
comme un diable au-dessus de ma tête.

Le vieux ne me donna pas le temps de finir, et me cria fort
malhonnêtement de retourner à ma flûte; que, si j'étais pressé de marier
mon garçon, je pouvais bien aller chercher des filles à la minoterie...
Pensez que le sang me montait d'entendre ces mauvaises paroles; mais
j'eus tout de même assez de sagesse pour me contenir, et, laissant ce
vieux fou à sa meule, je revins annoncer aux enfants ma déconvenue...
Ces pauvres agneaux ne pouvaient pas y croire; ils me demandèrent comme
une grâce de monter tous deux ensemble au moulin, pour parler au
grand-père... Je n'eus pas le courage de refuser, et prrrt! voilà mes
amoureux partis.

Tout juste comme ils arrivaient là-haut, maître Cornille venait de
sortir. La porte était fermée à double tour; mais le vieux bonhomme, en
partant, avait laissé son échelle dehors, et tout de suite l'idée vint
aux enfants d'entrer par la fenêtre, voir un peu ce qu'il y avait dans
ce fameux moulin...

Chose singulière! la chambre de la meule était vide... Pas un sac, pas
un grain de blé; pas la moindre farine aux murs ni sur les toiles
d'araignée... On ne sentait pas même cette bonne odeur chaude de froment
écrasé qui embaume dans les moulins... L'arbre de couche était couvert
de poussière, et le grand chat maigre dormait dessus.

La pièce du bas avait le même air de misère et d'abandon:--un mauvais
lit, quelques guenilles, un morceau de pain sur une marche d'escalier,
et puis dans un coin trois ou quatre sacs crevés d'où coulaient des
gravats et de la terre blanche.

C'était là le secret de maître Cornille! C'était ce plâtras qu'il
promenait le soir par les routes, pour sauver l'honneur du moulin et
faire croire qu'on y faisait de la farine... Pauvre moulin! Pauvre
Cornille! Depuis longtemps les minotiers leur avaient enlevé leur
dernière pratique. Les ailes viraient toujours, mais la meule tournait à
vide.

Les enfants revinrent tout en larmes, me conter ce qu'ils avaient vu.
J'eus le cœur crevé de les entendre... Sans perdre une minute, je
courus chez les voisins, je leur dis la chose en deux mots, et nous
convînmes qu'il fallait, sur l'heure, porter au moulin Cornille tout ce
qu'il y avait de froment dans les maisons... Sitôt dit, sitôt fait. Tout
le village se met en route, et nous arrivons là-haut avec une procession
d'ânes chargés de blé,--du vrai blé, celui-là!

Le moulin était grand ouvert... Devant la porte, maître Cornille, assis
sur un sac de plâtre, pleurait, la tête dans ses mains. Il venait de
s'apercevoir, en rentrant, que pendant son absence on avait pénétré chez
lui et surpris son triste secret.

--Pauvre de moi! disait-il. Maintenant, je n'ai plus qu'à mourir... Le
moulin est déshonoré.

Et il sanglotait à fendre l'âme, appelant son moulin par toutes sortes
de noms, lui parlant comme à une personne véritable.

A ce moment, les ânes arrivent sur la plate-forme, et nous nous mettons
tous à crier bien fort comme au beau temps des meuniers:

--Ohé! du moulin!... Ohé! maître Cornille!

Et voilà les sacs qui s'entassent devant la porte et le beau grain roux
qui se répand par terre, de tous côtés...

Maître Cornille ouvrait de grands yeux. Il avait pris du blé dans le
creux de sa vieille main et il disait, riant et pleurant à la fois:

--C'est du blé!... Seigneur Dieu!... Du bon blé!... Laissez-moi, que je
le regarde.

Puis, se tournant vers nous:

--Ah! je savais bien que vous me reviendriez... Tous ces minotiers sont
des voleurs.

Nous voulions l'emporter en triomphe au village:

--Non, non, mes enfants; il faut avant tout que j'aille donner à manger
à mon moulin... Pensez donc! il y a si longtemps qu'il ne s'est rien mis
sous la dent!

Et nous avions tous des larmes dans les yeux de voir le pauvre vieux se
démener de droite et de gauche, éventrant les sacs, surveillant la
meule, tandis que le grain s'écrasait et que la fine poussière de
froment s'envolait au plafond.

C'est une justice à nous rendre: à partir de ce jour-là, jamais nous ne
laissâmes le vieux meunier manquer d'ouvrage. Puis, un matin, maître
Cornille mourut, et les ailes de notre dernier moulin cessèrent de
virer, pour toujours cette fois... Cornille mort, personne ne prit sa
suite. Que voulez-vous, monsieur!... tout a une fin en ce monde, et il
faut croire que le temps des moulins à vent était passé comme celui des
coches sur le Rhône, des parlements et des jaquettes à grandes fleurs.



LA CHÈVRE DE M. SEGUIN

_A M. Pierre Gringoire, poète lyrique à Paris._


Tu seras bien toujours le même, mon pauvre Gringoire!

Comment! on t'offre une place de chroniqueur dans un bon journal de
Paris, et tu as l'aplomb de refuser... Mais regarde-toi, malheureux
garçon! Regarde ce pourpoint troué, ces chausses en déroute, cette face
maigre qui crie la faim. Voilà pourtant où t'a conduit la passion des
belles rimes! Voilà ce que t'ont valu dix ans de loyaux services dans
les pages du sire Apollo... Est-ce que tu n'as pas honte, à la fin?

Fais-toi donc chroniqueur, imbécile! fais-toi chroniqueur! Tu gagneras
de beaux écus à la rose, tu auras ton couvert chez Brébant, et tu
pourras te montrer les jours de première avec une plume neuve à ta
barrette...

Non? Tu ne veux pas? Tu prétends rester libre à ta guise jusqu'au
bout... Eh bien, écoute un peu l'histoire de la _chèvre de M. Seguin_.
Tu verras ce que l'on gagne à vouloir vivre libre.

       *       *       *       *       *

M. Seguin n'avait jamais eu de bonheur avec ses chèvres.

Il les perdait toutes de la même façon: un beau matin, elles cassaient
leur corde, s'en allaient dans la montagne, et là-haut le loup les
mangeait. Ni les caresses de leur maître, ni la peur du loup, rien ne
les retenait. C'était, paraît-il, des chèvres indépendantes, voulant à
tout prix le grand air et la liberté.

Le brave M. Seguin, qui ne comprenait rien au caractère de ses bêtes,
était consterné. Il disait:

--C'est fini; les chèvres s'ennuient chez moi, je n'en garderai pas une.

Cependant il ne se découragea pas, et, après avoir perdu six chèvres de
la même manière, il en acheta une septième; seulement, cette fois, il
eut soin de la prendre toute jeune, pour qu'elle s'habituât mieux à
demeurer chez lui.

Ah! Gringoire, qu'elle était jolie la petite chèvre de M. Seguin!
qu'elle était jolie avec ses yeux doux, sa barbiche de sous-officier,
ses sabots noirs et luisants, ses cornes zébrées et ses longs poils
blancs qui lui faisaient une houppelande! C'était presque aussi charmant
que le cabri d'Esmeralda, tu te rappelles, Gringoire?--et puis, docile,
caressante, se laissant traire sans bouger, sans mettre son pied dans
l'écuelle. Un amour de petite chèvre...

M. Seguin avait derrière sa maison un clos entouré d'aubépines. C'est là
qu'il mit la nouvelle pensionnaire. Il l'attacha à un pieu, au plus bel
endroit du pré, en ayant soin de lui laisser beaucoup de corde, et de
temps en temps il venait voir si elle était bien. La chèvre se trouvait
très heureuse et broutait l'herbe de si bon cœur que M. Seguin était
ravi.

--Enfin, pensait le pauvre homme, en voilà une qui ne s'ennuiera pas
chez moi!

M. Seguin se trompait, sa chèvre s'ennuya.

       *       *       *       *       *

Un jour, elle se dit en regardant la montagne:

--Comme on doit être bien là-haut! Quel plaisir de gambader dans la
bruyère, sans cette maudite longe qui vous écorche le cou!... C'est bon
pour l'âne ou pour le bœuf de brouter dans un clos!... Les chèvres,
il leur faut du large.

A partir de ce moment, l'herbe du clos lui parut fade. L'ennui lui vint.
Elle maigrit, son lait se fit rare. C'était pitié de la voir tirer tout
le jour sur sa longe, la tête tournée du côté de la montagne, la narine
ouverte, en faisant _Mê!..._ tristement.

M. Seguin s'apercevait bien que sa chèvre avait quelque chose, mais il
ne savait pas ce que c'était... Un matin, comme il achevait de la
traire, la chèvre se retourna et lui dit dans son patois:

--Écoutez, monsieur Seguin, je me languis chez vous, laissez-moi aller
dans la montagne.

--Ah! mon Dieu!... Elle aussi! cria M. Seguin stupéfait, et du coup il
laissa tomber son écuelle; puis, s'asseyant dans l'herbe à côté de sa
chèvre:

--Comment, Blanquette, tu veux me quitter!

Et Blanquette répondit:

--Oui, monsieur Seguin.

--Est-ce que l'herbe te manque ici?

--Oh! non! monsieur Seguin.

--Tu es peut-être attachée de trop court; veux-tu que j'allonge la
corde?

--Ce n'est pas la peine, monsieur Seguin.

--Alors, qu'est-ce qu'il te faut? qu'est-ce que tu veux?

--Je veux aller dans la montagne, monsieur Seguin.

--Mais, malheureuse, tu ne sais pas qu'il y a le loup dans la
montagne... Que feras-tu quand il viendra?...

--Je lui donnerai des coups de corne, monsieur Seguin.

--Le loup se moque bien de tes cornes. Il m'a mangé des biques autrement
encornées que toi... Tu sais bien, la pauvre vieille Renaude qui était
ici l'an dernier? une maîtresse chèvre, forte et méchante comme un bouc.
Elle s'est battue avec le loup toute la nuit... puis, le matin, le loup
l'a mangée.

--Pécaïre! Pauvre Renaude!... Ça ne fait rien, monsieur Seguin,
laissez-moi aller dans la montagne.

--Bonté divine!... dit M. Seguin; mais qu'est-ce qu'on leur fait donc à
mes chèvres? Encore une que le loup va me manger... Eh bien, non... je
te sauverai malgré toi, coquine! et de peur que tu ne rompes ta corde,
je vais t'enfermer dans l'étable, et tu y resteras toujours.

Là-dessus, M. Seguin emporta la chèvre dans une étable toute noire, dont
il ferma la porte à double tour. Malheureusement, il avait oublié la
fenêtre, et à peine eut-il le dos tourné, que la petite s'en alla...

Tu ris, Gringoire? Parbleu! je crois bien; tu es du parti des chèvres,
toi, contre ce bon M. Seguin... Nous allons voir si tu riras tout à
l'heure.

Quand la chèvre blanche arriva dans la montagne, ce fut un ravissement
général. Jamais les vieux sapins n'avaient rien vu d'aussi joli. On la
reçut comme une petite reine. Les châtaigniers se baissaient jusqu'à
terre pour la caresser du bout de leurs branches. Les genêts d'or
s'ouvraient sur son passage, et sentaient bon tant qu'ils pouvaient.
Toute la montagne lui fit fête.

Tu penses, Gringoire, si notre chèvre était heureuse! Plus de corde,
plus de pieu... rien qui l'empêchât de gambader, de brouter à sa
guise... C'est là qu'il y en avait de l'herbe! jusque par-dessus les
cornes, mon cher!... Et quelle herbe! Savoureuse, fine, dentelée, faite
de mille plantes... C'était bien autre chose que le gazon du clos. Et
les fleurs donc!... De grandes campanules bleues, des digitales de
pourpre à longs calices, toute une forêt de fleurs sauvages débordant de
sucs capiteux!...

La chèvre blanche, à moitié soûle, se vautrait là-dedans les jambes en
l'air et roulait le long des talus, pêle-mêle avec les feuilles tombées
et les châtaignes... Puis, tout à coup, elle se redressait d'un bond sur
ses pattes. Hop! la voilà partie, la tête en avant, à travers les
maquis et les buissières, tantôt sur un pic, tantôt au fond d'un ravin,
là-haut, en bas, partout... On aurait dit qu'il y avait dix chèvres de
M. Seguin dans la montagne.

C'est qu'elle n'avait peur de rien, la Blanquette.

Elle franchissait d'un saut de grands torrents qui l'éclaboussaient au
passage de poussière humide et d'écume. Alors, toute ruisselante, elle
allait s'étendre sur quelque roche plate et se faisait sécher par le
soleil... Une fois, s'avançant au bord d'un plateau, une fleur de cytise
aux dents, elle aperçut en bas, tout en bas dans la plaine, la maison de
M. Seguin avec le clos derrière. Cela la fit rire aux larmes.

--Que c'est petit! dit-elle; comment ai-je pu tenir là-dedans?

Pauvrette! de se voir si haut perchée, elle se croyait au moins aussi
grande que le monde...

En somme, ce fut une bonne journée pour la chèvre de M. Seguin. Vers le
milieu du jour, en courant de droite et de gauche, elle tomba dans une
troupe de chamois en train de croquer une lambrusque à belles dents.
Notre petite coureuse en robe blanche fit sensation. On lui donna la
meilleure place à la lambrusque, et tous ces messieurs furent très
galants... Il paraît même,--ceci doit rester entre nous,
Gringoire,--qu'un jeune chamois à pelage noir eut la bonne fortune de
plaire à Blanquette. Les deux amoureux s'égarèrent parmi le bois une
heure ou deux, et si tu veux savoir ce qu'ils se dirent, va le demander
aux sources bavardes qui courent invisibles dans la mousse.

       *       *       *       *       *

Tout à coup le vent fraîchit. La montagne devint violette; c'était le
soir...

--Déjà! dit la petite chèvre; et elle s'arrêta fort étonnée.

En bas, les champs étaient noyés de brume. Le clos de M. Seguin
disparaissait dans le brouillard, et de la maisonnette on ne voyait plus
que le toit avec un peu de fumée. Elle écouta les clochettes d'un
troupeau qu'on ramenait, et se sentit l'âme toute triste... Un gerfaut,
qui rentrait, la frôla de ses ailes en passant. Elle tressaillit... puis
ce fut un hurlement dans la montagne:

--Hou! hou!

Elle pensa au loup; de tout le jour la folle n'y avait pas pensé... Au
même moment une trompe sonna bien loin dans la vallée. C'était ce bon
M. Seguin qui tentait un dernier effort.

--Hou! hou!... faisait le loup.

--Reviens! reviens!... criait la trompe.

Blanquette eut envie de revenir; mais en se rappelant le pieu, la corde,
la haie du clos, elle pensa que maintenant elle ne pouvait plus se faire
à cette vie, et qu'il valait mieux rester.

La trompe ne sonnait plus...

La chèvre entendit derrière elle un bruit de feuilles. Elle se retourna
et vit dans l'ombre deux oreilles courtes, toutes droites, avec deux
yeux qui reluisaient... C'était le loup.

       *       *       *       *       *

Énorme, immobile, assis sur son train de derrière, il était là regardant
la petite chèvre blanche et la dégustant par avance. Comme il savait
bien qu'il la mangerait, le loup ne se pressait pas; seulement, quand
elle se retourna, il se mit à rire méchamment.

--Ha! ha! la petite chèvre de M. Seguin; et il passa sa grosse langue
rouge sur ses babines d'amadou.

Blanquette se sentit perdue... Un moment, en se rappelant l'histoire de
la vieille Renaude, qui s'était battue toute la nuit pour être mangée
le matin, elle se dit qu'il vaudrait peut-être mieux se laisser manger
tout de suite; puis, s'étant ravisée, elle tomba en garde, la tête basse
et la corne en avant, comme une brave chèvre de M. Seguin qu'elle
était... Non pas qu'elle eût l'espoir de tuer le loup,--les chèvres ne
tuent pas le loup,--mais seulement pour voir si elle pourrait tenir
aussi longtemps que la Renaude...

Alors le monstre s'avança, et les petites cornes entrèrent en danse.

Ah! la brave chevrette, comme elle y allait de bon cœur! Plus de dix
fois, je ne mens pas, Gringoire, elle força le loup à reculer pour
reprendre haleine. Pendant ces trêves d'une minute, la gourmande
cueillait en hâte encore un brin de sa chère herbe; puis elle retournait
au combat, la bouche pleine... Cela dura toute la nuit. De temps en
temps la chèvre de M. Seguin regardait les étoiles danser dans le ciel
clair, et elle se disait:

--Oh! pourvu que je tienne jusqu'à l'aube...

L'une après l'autre, les étoiles s'éteignirent. Blanquette redoubla de
coups de cornes, le loup de coups de dents... Une lueur pâle parut dans
l'horizon... Le chant d'un coq enroué monta d'une métairie.

--Enfin! dit la pauvre bête, qui n'attendait plus que le jour pour
mourir; et elle s'allongea par terre dans sa belle fourrure blanche
toute tachée de sang...

Alors le loup se jeta sur la petite chèvre et la mangea.

       *       *       *       *       *

Adieu, Gringoire!

L'histoire que tu as entendue n'est pas un conte de mon invention. Si
jamais tu viens en Provence, nos ménagers te parleront souvent de la
_cabro de moussu Seguin, que se battégue touto la neui emé lou loup, e
piei lou matin lou loup la mangé_[A].

  [Note A: La chèvre de monsieur Seguin, qui se battit toute la nuit
      avec le loup, et puis, le matin, le loup la mangea.]

Tu m'entends bien, Gringoire:

_E piei lou matin lou loup la mangé._



LES ÉTOILES

RÉCIT D'UN BERGER PROVENÇAL


Du temps que je gardais les bêtes sur le Luberon, je restais des
semaines entières sans voir âme qui vive, seul dans le pâturage avec mon
chien Labri et mes ouailles. De temps en temps, l'ermite du
Mont-de-l'Ure passait par là pour chercher des simples ou bien
j'apercevais la face noire de quelque charbonnier du Piémont; mais
c'étaient des gens naïfs, silencieux à force de solitude, ayant perdu le
goût de parler et ne sachant rien de ce qui se disait en bas dans les
villages et les villes. Aussi, tous les quinze jours, lorsque
j'entendais, sur le chemin qui monte, les sonnailles du mulet de notre
ferme m'apportant les provisions de quinzaine, et que je voyais
apparaître peu à peu, au-dessus de la côte, la tête éveillée du petit
_miarro_ (garçon de ferme), ou la coiffe rousse de la vieille tante
Norade, j'étais vraiment bien heureux. Je me faisais raconter les
nouvelles du pays d'en bas, les baptêmes, les mariages; mais ce qui
m'intéressait surtout, c'était de savoir ce que devenait la fille de mes
maîtres, notre demoiselle Stéphanette, la plus jolie qu'il y eût à dix
lieues à la ronde. Sans avoir l'air d'y prendre trop d'intérêt, je
m'informais si elle allait beaucoup aux fêtes, aux veillées, s'il lui
venait toujours de nouveaux galants; et à ceux qui me demanderont ce que
ces choses-là pouvaient me faire, à moi pauvre berger de la montagne, je
répondrai que j'avais vingt ans et que cette Stéphanette était ce que
j'avais vu de plus beau dans ma vie.

Or, un dimanche que j'attendais les vivres de quinzaine, il se trouva
qu'ils n'arrivèrent que très tard. Le matin je me disais: «C'est la
faute de la grand'messe»; puis, vers midi, il vint un gros orage, et je
pensai que la mule n'avait pas pu se mettre en route à cause du mauvais
état des chemins. Enfin, sur les trois heures, le ciel étant lavé, la
montagne luisante d'eau et de soleil, j'entendis parmi l'égouttement des
feuilles et le débordement des ruisseaux gonflés les sonnailles de la
mule, aussi gaies, aussi alertes qu'un grand carillon de cloches un jour
de Pâques. Mais ce n'était pas le petit _miarro_, ni la vieille Norade
qui la conduisait. C'était... devinez qui!... notre demoiselle, mes
enfants! notre demoiselle en personne, assise droite entre les sacs
d'osier, toute rose de l'air des montagnes et du rafraîchissement de
l'orage.

Le petit était malade, tante Norade en vacances chez ses enfants. La
belle Stéphanette m'apprit tout ça, en descendant de sa mule, et aussi
qu'elle arrivait tard parce qu'elle s'était perdue en route; mais à la
voir si bien endimanchée, avec son ruban à fleurs, sa jupe brillante et
ses dentelles, elle avait plutôt l'air de s'être attardée à quelque
danse que d'avoir cherché son chemin dans les buissons. O la mignonne
créature! Mes yeux ne pouvaient se lasser de la regarder. Il est vrai
que je ne l'avais jamais vue de si près. Quelquefois l'hiver, quand les
troupeaux étaient descendus dans la plaine et que je rentrais le soir à
la ferme pour souper, elle traversait la salle vivement, sans guère
parler aux serviteurs, toujours parée et un peu fière... Et maintenant
je l'avais là devant moi, rien que pour moi; n'était-ce pas à en perdre
la tête?

Quand elle eut tiré les provisions du panier, Stéphanette se mit à
regarder curieusement autour d'elle. Relevant un peu sa belle jupe du
dimanche qui aurait pu s'abîmer, elle entra dans le _parc_, voulut voir
le coin ou je couchais, la crèche de paille avec la peau de mouton, ma
grande cape accrochée au mur, ma crosse, mon fusil à pierre. Tout cela
l'amusait.

--Alors, c'est ici que tu vis, mon pauvre berger? Comme tu dois
t'ennuyer d'être toujours seul! Qu'est-ce que tu fais? A quoi
penses-tu?...

J'avais envie de répondre: «A vous, maîtresse» et je n'aurais pas menti;
mais mon trouble était si grand que je ne pouvais pas seulement trouver
une parole. Je crois bien qu'elle s'en apercevait, et que la méchante
prenait plaisir à redoubler mon embarras avec ses malices:

--Et ta bonne amie, berger, est-ce qu'elle monte te voir quelquefois?...
Ça doit être bien sûr la chèvre d'or, ou cette fée Estérelle qui ne
court qu'à la pointe des montagnes...

Et elle-même, en me parlant, avait bien l'air de la fée Estérelle, avec
le joli rire de sa tête renversée et sa hâte de s'en aller qui faisait
de sa visite une apparition.

--Adieu, berger.

--Salut, maîtresse.

Et la voilà partie, emportant ses corbeilles vides.

Lorsqu'elle disparut dans le sentier en pente, il me semblait que les
cailloux, roulant sous les sabots de la mule, me tombaient un à un sur
le cœur. Je les entendis longtemps, longtemps; et jusqu'à la fin du
jour je restai comme ensommeillé, n'osant bouger, de peur de faire en
aller mon rêve. Vers le soir, comme le fond des vallées commençait à
devenir bleu et que les bêtes se serraient en bêlant l'une contre
l'autre pour rentrer au _parc_, j'entendis qu'on m'appelait dans la
descente, et je vis paraître notre demoiselle, non plus rieuse ainsi que
tout à l'heure, mais tremblante de froid, de peur, de mouillure. Il
paraît qu'au bas de la côte elle avait trouvé la Sorgue grossie par la
pluie d'orage, et qu'en voulant passer à toute force elle avait risqué
de se noyer. Le terrible, c'est qu'à cette heure de nuit il ne fallait
plus songer à retourner à la ferme; car le chemin par la traverse, notre
demoiselle n'aurait jamais su s'y retrouver toute seule, et moi je ne
pouvais pas quitter le troupeau. Cette idée de passer la nuit sur la
montagne la tourmentait beaucoup, surtout à cause de l'inquiétude des
siens. Moi, je la rassurais de mon mieux:

--En juillet, les nuits sont courtes, maîtresse... Ce n'est qu'un
mauvais moment.

Et j'allumai vite un grand feu pour sécher ses pieds et sa robe toute
trempée de l'eau de la Sorgue. Ensuite j'apportai devant elle du lait,
des fromageons; mais la pauvre petite ne songeait ni à se chauffer, ni
à manger, et de voir les grosses larmes qui montaient dans ses yeux,
j'avais envie de pleurer, moi aussi.

Cependant la nuit était venue tout à fait. Il ne restait plus sur la
crête des montagnes qu'une poussière de soleil, une vapeur de lumière du
côté du couchant. Je voulus que notre demoiselle entrât se reposer dans
le _parc_. Ayant étendu sur la paille fraîche une belle peau toute
neuve, je lui souhaitai la bonne nuit, et j'allai m'asseoir dehors
devant la porte... Dieu m'est témoin que, malgré le feu d'amour qui me
brûlait le sang, aucune mauvaise pensée ne me vint; rien qu'une grande
fierté de songer que dans un coin du _parc_, tout près du troupeau
curieux qui la regardait dormir, la fille de mes maîtres,--comme une
brebis plus précieuse et plus blanche que toutes les autres,--reposait,
confiée à ma garde. Jamais le ciel ne m'avait paru si profond, les
étoiles si brillantes... Tout à coup, la claire-voie du _parc_ s'ouvrit
et la belle Stéphanette parut. Elle ne pouvait pas dormir. Les bêtes
faisaient crier la paille en remuant, ou bêlaient dans leurs rêves. Elle
aimait mieux venir près du feu. Voyant cela, je lui jetai ma peau de
bique sur les épaules, j'activai la flamme, et nous restâmes assis l'un
près de l'autre sans parler. Si vous avez jamais passé la nuit à la
belle étoile, vous savez qu'à l'heure où nous dormons, un monde
mystérieux s'éveille dans la solitude et le silence. Alors les sources
chantent bien plus clair, les étangs allument des petites flammes. Tous
les esprits de la montagne vont et viennent librement: et il y a dans
l'air des frôlements, des bruits imperceptibles, comme si l'on entendait
les branches grandir, l'herbe pousser. Le jour, c'est la vie des êtres;
mais la nuit, c'est la vie des choses. Quand on n'en a pas l'habitude,
ça fait peur... Aussi notre demoiselle était toute frissonnante et se
serrait contre moi au moindre bruit. Une fois, un cri long,
mélancolique, parti de l'étang qui luisait plus bas, monta vers nous en
ondulant. Au même instant une belle étoile filante glissa par-dessus nos
têtes dans la même direction, comme si cette plainte que nous venions
d'entendre portait une lumière avec elle.

--Qu'est-ce que c'est? me demanda Stéphanette à voix basse.

--Une âme qui entre en paradis, maîtresse; et je fis le signe de la
croix.

Elle se signa aussi, et resta un moment la tête en l'air, très
recueillie. Puis elle me dit:

--C'est donc vrai, berger, que vous êtes sorciers, vous autres?

--Nullement, notre demoiselle. Mais ici nous vivons plus près des
étoiles, et nous savons ce qui s'y passe mieux que des gens de la
plaine.

Elle regardait toujours en haut, la tête appuyée dans la main, entourée
de la peau de mouton comme un petit pâtre céleste:

--Qu'il y en a! Que c'est beau! Jamais je n'en avais tant vu... Est-ce
que tu sais leurs noms, berger?

--Mais oui, maîtresse... Tenez! juste au-dessus de nous, voilà le
_Chemin de saint Jacques_ (la voie lactée). Il va de France droit sur
l'Espagne. C'est saint Jacques de Galice qui l'a tracé pour montrer sa
route au brave Charlemagne lorsqu'il faisait la guerre aux Sarrasins[B].
Plus loin, vous avez le _Char des âmes_ (la grande Ourse) avec ses
quatre essieux resplendissants. Les trois étoiles qui vont devant sont
les _Trois bêtes_, et cette toute petite contre la troisième c'est le
_Charretier_. Voyez-vous tout autour cette pluie d'étoiles qui tombent?
ce sont les âmes dont le bon Dieu ne veut pas chez lui... Un peu plus
bas, voici le _Râteau_ ou les _Trois rois_ (Orion). C'est ce qui nous
sert d'horloge, à nous autres. Rien qu'en les regardant, je sais
maintenant qu'il est minuit passé. Un peu plus bas, toujours vers le
midi, brille _Jean de Milan_, le flambeau des astres (Sirius). Sur cette
étoile-là, voici ce que les bergers racontent. Il paraît qu'une nuit
_Jean de Milan_, avec les _Trois rois_ et la _Poussinière_ (la Pléiade),
furent invités à la noce d'une étoile de leurs amies. La _Poussinière_,
plus pressée, partit, dit-on, la première, et prit le chemin haut.
Regardez-la, là-haut, tout au fond du ciel. Les _Trois rois_ coupèrent
plus bas et la rattrapèrent; mais ce paresseux de _Jean de Milan_, qui
avait dormi trop tard, resta tout à fait derrière, et furieux, pour les
arrêter, leur jeta son bâton. C'est pourquoi les _Trois rois_
s'appellent aussi le _Bâton de Jean de Milan_... Mais la plus belle de
toutes les étoiles, maîtresse, c'est la nôtre, c'est l'_Étoile du
berger_, qui nous éclaire à l'aube quand nous sortons le troupeau, et
aussi le soir quand nous le rentrons. Nous la nommons encore
_Maguelonne_, la belle Maguelonne qui court après _Pierre de Provence_
(Saturne) et se marie avec lui tous les sept ans.

  [Note B: Tous ces détails d'astronomie populaire sont traduits de
       l'_Almanach provençal_ qui se publie en Avignon.]

--Comment! berger, il y a donc des mariages d'étoiles?

--Mais oui, maîtresse.

Et comme j'essayais de lui expliquer ce que c'était que ces mariages, je
sentis quelque chose de frais et de fin peser légèrement sur mon
épaule. C'était sa tête alourdie de sommeil qui s'appuyait contre moi
avec un joli froissement de rubans, de dentelles et de cheveux ondés.
Elle resta ainsi sans bouger jusqu'au moment où les astres du ciel
pâlirent, effacés par le jour qui montait. Moi, je la regardais dormir,
un peu troublé au fond de mon être, mais saintement protégé par cette
claire nuit qui ne m'a jamais donné que de belles pensées. Autour de
nous, les étoiles continuaient leur marche silencieuse, dociles comme un
grand troupeau; et par moments je me figurais qu'une de ces étoiles, la
plus fine, la plus brillante, ayant perdu sa route, était venue se poser
sur mon épaule pour dormir...



L'ARLÉSIENNE


Pour aller au village, en descendant de mon moulin, on passe devant un
_mas_ bâti près de la route au fond d'une grande cour plantée de
micocouliers. C'est la vraie maison du _ménager_ de Provence, avec ses
tuiles rouges, sa large façade brune irrégulièrement percée, puis tout
en haut la girouette du grenier, la poulie pour hisser les meules, et
quelques touffes de foin brun qui dépassent...

Pourquoi cette maison m'avait-elle frappé? Pourquoi ce portail fermé me
serrait-il le cœur? Je n'aurais pas pu le dire, et pourtant ce logis
me faisait froid. Il y avait trop de silence autour... Quand on passait,
les chiens n'aboyaient pas, les pintades s'enfuyaient sans crier... A
l'intérieur, pas une voix! Rien, pas même un grelot de mule... Sans les
rideaux blancs des fenêtres et la fumée qui montait des toits, on aurait
cru l'endroit inhabité.

Hier, sur le coup de midi, je revenais du village, et, pour éviter le
soleil, je longeais les murs de la ferme, dans l'ombre des
micocouliers... Sur la route, devant le _mas_, des valets silencieux
achevaient de charger une charrette de foin... Le portail était resté
ouvert. Je jetai un regard en passant, et je vis, au fond de la cour,
accoudé,--la tête dans ses mains,--sur une large table de pierre, un
grand vieux tout blanc, avec une veste trop courte et des culottes en
lambeaux... Je m'arrêtai. Un des hommes me dit tout bas:

--Chut! c'est le maître... Il est comme ça depuis le malheur de son
fils.

A ce moment une femme et un petit garçon, vêtus de noir, passèrent près
de nous avec de gros paroissiens dorés, et entrèrent à la ferme.

L'homme ajouta:

--...La maîtresse et Cadet qui reviennent de la messe. Ils y vont tous
les jours, depuis que l'enfant s'est tué... Ah! monsieur, quelle
désolation!... Le père porte encore les habits du mort; on ne peut pas
les lui faire quitter... Dia! hue! la bête!

La charrette s'ébranla pour partir. Moi, qui voulais en savoir plus
long, je demandai au voiturier de monter à côté de lui, et c'est
là-haut, dans le foin, que j'appris toute cette navrante histoire...

       *       *       *       *       *

Il s'appelait Jan. C'était un admirable paysan de vingt ans, sage comme
une fille, solide et le visage ouvert. Comme il était très beau, les
femmes le regardaient; mais lui n'en avait qu'une en tête,--une petite
Arlésienne, toute en velours et en dentelles, qu'il avait rencontrée sur
la Lice d'Arles, une fois.--Au _mas_, on ne vit pas d'abord cette
liaison avec plaisir. La fille passait pour coquette, et ses parents
n'étaient pas du pays. Mais Jan voulait son Arlésienne à toute force. Il
disait:

--Je mourrai si on ne me la donne pas.

Il fallut en passer par là. On décida de les marier après la moisson.

Donc, un dimanche soir, dans la cour du _mas_, la famille achevait de
dîner. C'était presque un repas de noces. La fiancée n'y assistait pas,
mais on avait bu en son honneur tout le temps... Un homme se présente à
la porte, et, d'une voix qui tremble, demande à parler à maître Estève,
à lui seul. Estève se lève et sort sur la route.

--Maître, lui dit l'homme, vous allez marier votre enfant à une coquine,
qui a été ma maîtresse pendant deux ans. Ce que j'avance, je le prouve:
voici des lettres!... Les parents savent tout et me l'avaient promise;
mais depuis que votre fils la recherche, ni eux ni la belle ne veulent
plus de moi... J'aurais cru pourtant qu'après ça elle ne pouvait pas
être la femme d'un autre.

--C'est bien! dit maître Estève quand il eut regardé les lettres; entrez
boire un verre de muscat.

L'homme répond:

--Merci! j'ai plus de chagrin que de soif.

Et il s'en va.

Le père rentre, impassible; il reprend sa place à table; et le repas
s'achève gaiement...

Ce soir-là, maître Estève et son fils s'en allèrent ensemble dans les
champs. Ils restèrent longtemps dehors; quand ils revinrent, la mère les
attendait encore.

--Femme, dit le _ménager_, en lui amenant son fils, embrasse-le! il est
malheureux...

       *       *       *       *       *

Jan ne parla plus de l'Arlésienne. Il l'aimait toujours cependant, et
même plus que jamais, depuis qu'on la lui avait montrée dans les bras
d'un autre. Seulement il était trop fier pour rien dire; c'est ce qui le
tua, le pauvre enfant!... Quelquefois il passait des journées entières
seul dans un coin, sans bouger. D'autres jours, il se mettait à la terre
avec rage et abattait à lui seul le travail de dix journaliers... Le
soir venu, il prenait la route d'Arles et marchait devant lui jusqu'à ce
qu'il vît monter dans le couchant les clochers grêles de la ville. Alors
il revenait. Jamais il n'alla plus loin.

De le voir ainsi, toujours triste et seul, les gens du _mas_ ne savaient
plus que faire. On redoutait un malheur... Une fois, à table, sa mère,
en le regardant avec des yeux pleins de larmes, lui dit:

--Eh bien! écoute, Jan, si tu la veux tout de même, nous te la
donnerons...

Le père, rouge de honte, baissait la tête...

Jan fit signe que non, et il sortit...

A partir de ce jour, il changea sa façon de vivre, affectant d'être
toujours gai, pour rassurer ses parents. On le revit au bal, au cabaret,
dans les ferrades. A la vote de Fonvieille, c'est lui qui mena la
farandole.

Le père disait: «Il est guéri.» La mère, elle, avait toujours des
craintes et plus que jamais surveillait son enfant... Jan couchait avec
Cadet, tout près de la magnanerie; la pauvre vieille se fit dresser un
lit à côté de leur chambre... Les magnans pouvaient avoir besoin d'elle,
dans la nuit.

Vint la fête de saint Éloi, patron des ménagers.

Grande joie au _mas_... Il y eut du châteauneuf pour tout le monde et du
vin cuit comme s'il en pleuvait. Puis des pétards, des feux sur l'aire,
des lanternes de couleur plein les micocouliers... Vive saint Éloi! On
farandola à mort. Cadet brûla sa blouse neuve... Jan lui-même avait
l'air content; il voulut faire danser sa mère; la pauvre femme en
pleurait de bonheur.

A minuit, on alla se coucher. Tout le monde avait besoin de dormir...
Jan ne dormit pas, lui. Cadet a raconté depuis que toute la nuit il
avait sangloté... Ah! je vous réponds qu'il était bien mordu,
celui-là...

       *       *       *       *       *

Le lendemain, à l'aube, la mère entendit quelqu'un traverser sa chambre
en courant. Elle eut comme un pressentiment:

--Jan, c'est toi?

Jan ne répond pas; il est déjà dans l'escalier. Vite, vite la mère se
lève:

--Jan, où vas-tu?

Il monte au grenier; elle monte derrière lui:

--Mon fils, au nom du ciel!

Il ferme la porte et tire le verrou.

--Jan, mon Janet, réponds-moi. Que vas-tu faire?

A tâtons, de ses vieilles mains qui tremblent, elle cherche le loquet...
Une fenêtre qui s'ouvre, le bruit d'un corps sur les dalles de la cour,
et c'est tout...

Il s'était dit, le pauvre enfant: «Je l'aime trop... Je m'en vais...»
Ah! misérables cœurs que nous sommes! C'est un peu fort pourtant que
le mépris ne puisse pas tuer l'amour!...

Ce matin-là, les gens du village se demandèrent qui pouvait crier ainsi,
là-bas, du côté du _mas_ d'Estève...

C'était, dans la cour, devant la table de pierre couverte de rosée et de
sang, la mère toute nue qui se lamentait, avec son enfant mort sur ses
bras.



LA MULE DU PAPE


De tous les jolis dictons, proverbes ou adages, dont nos paysans de
Provence passementent leurs discours, je n'en sais pas un plus
pittoresque ni plus singulier que celui-ci. A quinze lieues autour de
mon moulin, quand on parle d'un homme rancunier, vindicatif, on dit:
«Cet homme-là! méfiez-vous!... il est comme la mule du Pape, qui garde
sept ans son coup de pied.»

J'ai cherché bien longtemps d'où ce proverbe pouvait venir, ce que
c'était que cette mule papale et ce coup de pied gardé pendant sept ans.
Personne ici n'a pu me renseigner à ce sujet, pas même Francet Mamaï,
mon joueur de fifre, qui connaît pourtant son légendaire provençal sur
le bout du doigt. Francet pense comme moi qu'il y a là-dessous quelque
ancienne chronique du pays d'Avignon; mais il n'en a jamais entendu
parler autrement que par le proverbe.

--Vous ne trouverez cela qu'à la bibliothèque des Cigales, m'a dit le
vieux fifre en riant.

L'idée m'a paru bonne, et comme la bibliothèque des Cigales est à ma
porte, je suis allé m'y enfermer pendant huit jours.

C'est une bibliothèque merveilleuse, admirablement montée, ouverte aux
poètes jour et nuit, et desservie par de petits bibliothécaires à
cymbales qui vous font de la musique tout le temps. J'ai passé là
quelques journées délicieuses, et, après une semaine de recherches,--sur
le dos,--j'ai fini par découvrir ce que je voulais, c'est-à-dire
l'histoire de ma mule et de ce fameux coup de pied gardé pendant sept
ans. Le conte en est joli quoique un peu naïf, et je vais essayer de
vous le dire tel que je l'ai lu hier matin dans un manuscrit couleur du
temps, qui sentait bon la lavande sèche et avait de grands fils de la
Vierge pour signets.

       *       *       *       *       *

Qui n'a pas vu Avignon du temps des Papes, n'a rien vu. Pour la gaieté,
la vie, l'animation, le train des fêtes, jamais une ville pareille.
C'étaient, du matin au soir, des processions, des pèlerinages, les rues
jonchées de fleurs, tapissées de hautes lices, des arrivages de
cardinaux par le Rhône, bannières au vent, galères pavoisées, les
soldats du Pape qui chantaient du latin sur les places, les crécelles
des frères quêteurs; puis, du haut en bas des maisons qui se pressaient
en bourdonnant autour du grand palais papal comme des abeilles autour de
leur ruche, c'était encore le tic tac des métiers à dentelles, le
va-et-vient des navettes tissant l'or des chasubles, les petits marteaux
des ciseleurs de burettes, les tables d'harmonie qu'on ajustait chez les
luthiers, les cantiques des ourdisseuses; par là-dessus le bruit des
cloches, et toujours quelques tambourins qu'on entendait ronfler,
là-bas, du côté du pont. Car chez nous, quand le peuple est content, il
faut qu'il danse, il faut qu'il danse; et comme en ce temps-là les rues
de la ville étaient trop étroites pour la farandole, fifres et
tambourins se postaient sur le pont d'Avignon, au vent frais du Rhône,
et jour et nuit l'on y dansait, l'on y dansait... Ah! l'heureux temps!
l'heureuse ville! Des hallebardes qui ne coupaient pas; des prisons
d'État où l'on mettait le vin à rafraîchir. Jamais de disette; jamais de
guerre... Voilà comment les Papes du Comtat savaient gouverner leur
peuple; voilà pourquoi leur peuple les a tant regrettés!...

       *       *       *       *       *

Il y en a un surtout, un bon vieux, qu'on appelait Boniface... Oh!
celui-là, que de larmes on a versées en Avignon quand il est mort!
C'était un prince si aimable, si avenant! Il vous riait si bien du haut
de sa mule! Et quand vous passiez près de lui,--fussiez-vous un pauvre
petit tireur de garance ou le grand viguier de la ville,--il vous
donnait sa bénédiction si poliment! Un vrai pape d'Yvetot, mais d'un
Yvetot de Provence, avec quelque chose de fin dans le rire, un brin de
marjolaine à sa barrette, et pas la moindre Jeanneton... La seule
Jeanneton qu'on lui ait jamais connue, à ce bon père, c'était sa
vigne,--une petite vigne qu'il avait plantée lui-même, à trois lieues
d'Avignon, dans les myrtes de Château-Neuf.

[Illustration: LE PALAIS DES PAPES, AVIGNON.]

Tous les dimanches, en sortant de vêpres, le digne homme allait lui
faire sa cour, et quand il était là-haut, assis au bon soleil, sa mule
près de lui, ses cardinaux tout autour étendus aux pieds des souches,
alors il faisait déboucher un flacon de vin du cru,--ce beau vin,
couleur de rubis, qui s'est appelé depuis le Château-Neuf des Papes,--et
il le dégustait par petits coups, en regardant sa vigne d'un air
attendri. Puis, le flacon vidé, le jour tombant, il rentrait joyeusement
à la ville, suivi de tout son chapitre; et, lorsqu'il passait sur le
pont d'Avignon, au milieu des tambours et des farandoles, sa mule, mise
en train par la musique, prenait un petit amble sautillant, tandis que
lui-même il marquait le pas de la danse avec sa barrette, ce qui
scandalisait fort ses cardinaux, mais faisait dire à tout le peuple:
«Ah! le bon prince! Ah! le brave pape!»

       *       *       *       *       *

Après sa vigne de Château-Neuf, ce que le pape aimait le plus au monde,
c'était sa mule. Le bonhomme en raffolait de cette bête-là. Tous les
soirs avant de se coucher, il allait voir si son écurie était bien
fermée, si rien ne manquait dans sa mangeoire, et jamais il ne se serait
levé de table sans faire préparer sous ses yeux un grand bol de vin à la
française, avec beaucoup de sucre et d'aromates, qu'il allait lui porter
lui-même, malgré les observations de ses cardinaux... Il faut dire aussi
que la bête en valait la peine. C'était une belle mule noire mouchetée
de rouge, le pied sûr, le poil luisant, la croupe large et pleine,
portant fièrement sa petite tête sèche toute harnachée de pompons, de
nœuds, de grelots d'argent, de bouffettes; avec cela douce comme un
ange, l'œil naïf, et deux longues oreilles, toujours en branle, qui
lui donnaient l'air bon enfant. Tout Avignon la respectait, et, quand
elle allait dans les rues, il n'y avait pas de bonnes manières qu'on ne
lui fît; car chacun savait que c'était le meilleur moyen d'être bien en
cour, et qu'avec son air innocent, la mule du Pape en avait mené plus
d'un à la fortune, à preuve Tistet Védène et sa prodigieuse aventure.

Ce Tistet Védène était, dans le principe, un effronté galopin, que son
père, Guy Védène, le sculpteur d'or, avait été obligé de chasser de chez
lui, parce qu'il ne voulait rien faire et débauchait les apprentis.
Pendant six mois, on le vit traîner sa jaquette dans tous les ruisseaux
d'Avignon, mais principalement du côté de la maison papale; car le drôle
avait depuis longtemps son idée sur la mule du Pape, et vous allez voir
que c'était quelque chose de malin... Un jour que Sa Sainteté se
promenait toute seule sous les remparts avec sa bête, voilà mon Tistet
qui l'aborde, et lui dit en joignant les mains d'un air d'admiration:

--Ah! mon Dieu! grand Saint-Père, quelle brave mule vous avez là!...
Laissez un peu que je la regarde... Ah! mon Pape, la belle mule!...
L'empereur d'Allemagne n'en a pas une pareille.

Et il la caressait, et il lui parlait doucement comme à une demoiselle:

--Venez çà, mon bijou, mon trésor, ma perle fine...

Et le bon Pape, tout ému, se disait dans lui-même:

--Quel bon petit garçonnet!... Comme il est gentil avec ma mule!

Et puis le lendemain savez-vous ce qui arriva? Tistet Védène troqua sa
vieille jaquette jaune contre une belle aube en dentelles, un camail de
soie violette, des souliers à boucles, et il entra dans la maîtrise du
Pape, où jamais avant lui on n'avait reçu que des fils de nobles et des
neveux de cardinaux... Voilà ce que c'est que l'intrigue!... Mais Tistet
ne s'en tint pas là.

Une fois au service du Pape, le drôle continua le jeu qui lui avait si
bien réussi. Insolent avec tout le monde, il n'avait d'attentions ni de
prévenances que pour la mule, et toujours on le rencontrait par les
cours du palais avec une poignée d'avoine ou une bottelée de sainfoin,
dont il secouait gentiment les grappes roses en regardant le balcon du
Saint-Père, d'un air de dire: «Hein!... pour qui ça?...» Tant et tant
qu'à la fin le bon Pape, qui se sentait devenir vieux, en arriva à lui
laisser le soin de veiller sur l'écurie et de porter à la mule son bol
de vin à la française; ce qui ne faisait pas rire les cardinaux.

       *       *       *       *       *

Ni la mule non plus, cela ne la faisait pas rire... Maintenant, à
l'heure de son vin, elle voyait toujours arriver chez elle cinq ou six
petits clercs de maîtrise qui se fourraient vite dans la paille avec
leur camail et leurs dentelles; puis, au bout d'un moment, une bonne
odeur chaude de caramel et d'aromates emplissait l'écurie, et Tistet
Védène apparaissait portant avec précaution le bol de vin à la
française. Alors le martyre de la pauvre bête commençait.

Ce vin parfumé qu'elle aimait tant, qui lui tenait chaud, qui lui
mettait des ailes, on avait la cruauté de le lui apporter, là, dans sa
mangeoire, de le lui faire respirer; puis, quand elle en avait les
narines pleines, passe, je t'ai vu! la belle liqueur de flamme rose s'en
allait toute dans le gosier de ces garnements... Et encore, s'ils
n'avaient fait que lui voler son vin; mais c'étaient comme des diables,
tous ces petits clercs, quand ils avaient bu!... L'un lui tirait les
oreilles, l'autre la queue; Quiquet lui montait sur le dos, Béluguet lui
essayait sa barrette, et pas un de ces galopins ne songeait que d'un
coup de reins ou d'une ruade la brave bête aurait pu les envoyer tous
dans l'étoile polaire, et même plus loin... Mais non! On n'est pas pour
rien la mule du Pape, la mule des bénédictions et des indulgences... Les
enfants avaient beau faire, elle ne se fâchait pas; et ce n'était qu'à
Tistet Védène qu'elle en voulait... Celui-là, par exemple, quand elle le
sentait derrière elle, son sabot lui démangeait, et vraiment il y avait
bien de quoi. Ce vaurien de Tistet lui jouait de si vilains tours! Il
avait de si cruelles inventions après boire!...

Est-ce qu'un jour il ne s'avisa pas de la faire monter avec lui au
clocheton de la maîtrise, là-haut, tout là-haut, à la pointe du
palais!... Et ce que je vous dis là n'est pas un conte, deux cent mille
Provençaux l'ont vu. Vous figurez-vous la terreur de cette malheureuse
mule, lorsque, après avoir tourné pendant une heure à l'aveuglette dans
un escalier en colimaçon et grimpé je ne sais combien de marches, elle
se trouva tout à coup sur une plate-forme éblouissante de lumière, et
qu'à mille pieds au-dessous d'elle elle aperçut tout un Avignon
fantastique, les baraques du marché pas plus grosses que des noisettes,
les soldats du Pape devant leur caserne comme des fourmis rouges, et
là-bas, sur un fil d'argent, un petit pont microscopique où l'on
dansait, où l'on dansait... Ah! pauvre bête! quelle panique! Du cri
qu'elle en poussa, toutes les vitres du palais tremblèrent.

--Qu'est-ce qu'il y a? qu'est-ce qu'on lui fait? s'écria le bon Pape en
se précipitant sur son balcon.

Tistet Védène était déjà dans la cour, faisant mine de pleurer et de
s'arracher les cheveux:

--Ah! grand Saint-Père, ce qu'il y a! Il y a que votre mule... Mon Dieu!
qu'allons-nous devenir? Il y a que votre mule est montée dans le
clocheton...

--Toute seule???

--Oui, grand Saint-Père, toute seule... Tenez! regardez-la, là-haut...
Voyez-vous le bout de ses oreilles qui passe?... On dirait deux
hirondelles...

--Miséricorde! fit le pauvre Pape en levant les yeux... Mais elle est
donc devenue folle! Mais elle va se tuer... Veux-tu bien descendre,
malheureuse!...

Pécaïre! elle n'aurait pas mieux demandé, elle, que de descendre... mais
par où? L'escalier, il n'y fallait pas songer: ça se monte encore, ces
choses-là; mais, à la descente, il y aurait de quoi se rompre cent fois
les jambes... Et la pauvre mule se désolait, et, tout en rôdant sur la
plate-forme avec ses gros yeux pleins de vertige, elle pensait à Tistet
Védène:

--Ah! bandit, si j'en réchappe... quel coup de sabot demain matin!

Cette idée de coup de sabot lui redonnait un peu de cœur au ventre;
sans cela elle n'aurait pas pu se tenir... Enfin on parvint à la tirer
de là-haut; mais ce fut toute une affaire. Il fallut la descendre avec
un cric, des cordes, une civière. Et vous pensez quelle humiliation pour
la mule d'un pape de se voir pendue à cette hauteur, nageant des pattes
dans le vide comme un hanneton au bout d'un fil. Et tout Avignon qui la
regardait!

La malheureuse bête n'en dormit pas de la nuit. Il lui semblait toujours
qu'elle tournait sur cette maudite plate-forme, avec les rires de la
ville au-dessous, puis elle pensait à cet infâme Tistet Védène et au
joli coup de sabot qu'elle allait lui détacher le lendemain matin. Ah!
mes amis, quel coup de sabot! De Pampérigouste on en verrait la fumée...
Or, pendant qu'on lui préparait cette belle réception à l'écurie,
savez-vous ce que faisait Tistet Védène? Il descendait le Rhône en
chantant sur une galère papale et s'en allait à la cour de Naples avec
la troupe de jeunes nobles que la ville envoyait tous les ans près de la
reine Jeanne pour s'exercer à la diplomatie et aux belles manières.
Tistet n'était pas noble; mais le Pape tenait à le récompenser des soins
qu'il avait donnés à sa bête, et principalement de l'activité qu'il
venait de déployer pendant la journée du sauvetage.

C'est la mule qui fut désappointée le lendemain!

--Ah! le bandit! il s'est douté de quelque chose!... pensait-elle en
secouant ses grelots avec fureur... Mais c'est égal, va, mauvais! tu le
retrouveras au retour, ton coup de sabot... je te le garde!

Et elle le lui garda.

Après le départ de Tistet, la mule du Pape retrouva son train de vie
tranquille et ses allures d'autrefois. Plus de Quiquet, plus de Béluguet
à l'écurie. Les beaux jours du vin à la française étaient revenus, et
avec eux la bonne humeur, les longues siestes, et le petit pas de
gavotte quand elle passait sur le pont d'Avignon. Pourtant, depuis son
aventure, on lui marquait toujours un peu de froideur dans la ville. Il
y avait des chuchotements sur sa route; les vieilles gens hochaient la
tête, les enfants riaient en se montrant le clocheton. Le bon Pape
lui-même n'avait plus autant de confiance en son amie, et, lorsqu'il se
laissait aller à faire un petit somme sur son dos, le dimanche, en
revenant de la vigne, il gardait toujours cette arrière-pensée: «Si
j'allais me réveiller là-haut, sur la plate-forme!» La mule voyait cela
et elle en souffrait, sans rien dire seulement, quand on prononçait le
nom de Tistet Védène devant elle, ses longues oreilles frémissaient, et
elle aiguisait avec un petit rire le fer de ses sabots sur le pavé.

Sept ans se passèrent ainsi; puis, au bout de ces sept années, Tistet
Védène revint de la cour de Naples. Son temps n'était pas encore fini
là-bas; mais il avait appris que le premier moutardier du Pape venait de
mourir subitement en Avignon, et, comme la place lui semblait bonne, il
était arrivé en grande hâte pour se mettre sur les rangs.

Quand cet intrigant de Védène entra dans la salle du palais, le
Saint-Père eut peine à le reconnaître, tant il avait grandi et pris du
corps. Il faut dire aussi que le bon Pape s'était fait vieux de son
côté, et qu'il n'y voyait pas bien sans besicles.

Tistet ne s'intimida pas.

--Comment! grand Saint-Père, vous ne me reconnaissez plus?... C'est moi,
Tistet Védène!...

--Védène?...

--Mais oui, vous savez bien... celui qui portait le vin français à votre
mule.

--Ah! oui... oui... je me rappelle... Un bon petit garçonnet, ce Tistet
Védène!... Et maintenant, qu'est-ce qu'il veut de nous?

--Oh! peu de chose, grand Saint-Père... Je venais vous demander... A
propos, est-ce que vous l'avez toujours, votre mule? Et elle va bien?...
Ah! tant mieux!... Je venais vous demander la place du premier
moutardier qui vient de mourir.

--Premier moutardier, toi!... Mais tu es trop jeune. Quel âge as-tu
donc?

--Vingt ans deux mois, illustre pontife, juste cinq ans de plus que
votre mule... Ah! palme de Dieu, la brave bête!... Si vous saviez comme
je l'aimais cette mule-là!... comme je me suis langui d'elle en
Italie!... Est-ce que vous ne me la laisserez pas voir?

--Si, mon enfant, tu la verras, fit le bon Pape tout ému... Et puisque
tu l'aimes tant, cette brave bête, je ne veux plus que tu vives loin
d'elle. Dès ce jour, je t'attache à ma personne en qualité de premier
moutardier... Mes cardinaux crieront, mais tant pis! j'y suis habitué...
Viens nous trouver demain, à la sortie de vêpres, nous te remettrons les
insignes de ton grade en présence de notre chapitre, et puis... je te
mènerai voir la mule, et tu viendras à la vigne avec nous deux... hé!
hé! Allons! va...

Si Tistet Védène était content en sortant de la grande salle, avec
quelle impatience il attendit la cérémonie du lendemain, je n'ai pas
besoin de vous le dire. Pourtant il y avait dans le palais quelqu'un de
plus heureux encore et de plus impatient que lui: c'était la mule.
Depuis le retour de Védène jusqu'aux vêpres du jour suivant, la terrible
bête ne cessa de se bourrer d'avoine et de tirer au mur avec ses sabots
de derrière. Elle aussi se préparait pour la cérémonie...

Et donc, le lendemain, lorsque vêpres furent dites, Tistet Védène fit
son entrée dans la cour du palais papal. Tout le haut clergé était là,
les cardinaux en robes rouges, l'avocat du diable en velours noir, les
abbés du couvent avec leurs petites mitres, les marguilliers de
Saint-Agrico, les camails violets de la maîtrise, le bas clergé aussi,
les soldats du Pape en grand uniforme, les trois confréries de
pénitents, les ermites du mont Ventoux avec leurs mines farouches et le
petit clerc qui va derrière en portant la clochette, les frères
flagellants nus jusqu'à la ceinture, les sacristains fleuris en robes de
juges, tous, tous, jusqu'aux donneurs d'eau bénite, et celui qui allume,
et celui qui éteint... il n'y en avait pas un qui manquât... Ah! c'était
une belle ordination! Des cloches, des pétards, du soleil, de la
musique, et toujours ces enragés de tambourins qui menaient la danse,
là-bas, sur le pont d'Avignon...

Quand Védène parut au milieu de l'assemblée, sa prestance et sa belle
mine y firent courir un murmure d'admiration. C'était un magnifique
Provençal, mais des blonds, avec de grands cheveux frisés au bout et une
petite barbe follette qui semblait prise aux copeaux de fin métal tombé
du burin de son père, le sculpteur d'or. Le bruit courait que dans cette
barbe blonde les doigts de la reine Jeanne avaient quelquefois joué; et
le sire de Védène avait bien, en effet, l'air glorieux et le regard
distrait des hommes que les reines ont aimés... Ce jour-là, pour faire
honneur à sa nation, il avait remplacé ses vêtements napolitains par une
jaquette bordée de rose à la Provençale, et sur son chaperon tremblait
une grande plume d'ibis de Camargue.

Sitôt entré, le premier moutardier salua d'un air galant, et se dirigea
vers le haut perron, où le Pape l'attendait pour lui remettre les
insignes de son grade: la cuiller de buis jaune et l'habit de safran. La
mule était au bas de l'escalier, toute harnachée et prête à partir pour
la vigne... Quand il passa près d'elle, Tistet Védène eut un bon sourire
et s'arrêta pour lui donner deux ou trois petites tapes amicales sur le
dos, en regardant du coin de l'œil si le Pape le voyait. La position
était bonne... La mule prit son élan:

--Tiens! attrape, bandit! Voilà sept ans que je te le garde!

Et elle vous lui détacha un coup de sabot si terrible, si terrible, que
de Pampérigouste même on en vit la fumée, un tourbillon de fumée blonde
où voltigeait une plume d'ibis, tout ce qui restait de l'infortuné
Tistet Védène!...

Les coups de pied de mule ne sont pas aussi foudroyants d'ordinaire;
mais celle-ci était une mule papale; et puis, pensez donc! elle le lui
gardait depuis sept ans... Il n'y a pas de plus bel exemple de rancune
ecclésiastique.



LE PHARE DES SANGUINAIRES


Cette nuit je n'ai pas pu dormir. Le mistral était en colère, et les
éclats de sa grande voix m'ont tenu éveillé jusqu'au matin. Balançant
lourdement ses ailes mutilées qui sifflaient à la bise comme les agrès
d'un navire, tout le moulin craquait. Des tuiles s'envolaient de sa
toiture en déroute. Au loin, les pins serrés dont la colline est
couverte s'agitaient et bruissaient dans l'ombre. On se serait cru en
pleine mer...

Cela m'a rappelé tout à fait mes belles insomnies d'il y a trois ans,
quand j'habitais le phare des Sanguinaires, là-bas, sur la côte corse, à
l'entrée du golfe d'Ajaccio.

Encore un joli coin que j'avais trouvé là pour rêver et pour être seul.

Figurez-vous une île rougeâtre et d'aspect farouche; le phare à une
pointe, à l'autre une vieille tour génoise où, de mon temps, logeait un
aigle. En bas, au bord de l'eau, un lazaret en ruine, envahi de partout
par les herbes; puis des ravins, des maquis, de grandes roches,
quelques chèvres sauvages, de petits chevaux corses gambadant la
crinière au vent; enfin là-haut, tout en haut, dans un tourbillon
d'oiseaux de mer, la maison du phare, avec sa plate-forme en maçonnerie
blanche, où les gardiens se promènent de long en large, la porte verte
en ogive, la petite tour de fonte, et au-dessus la grosse lanterne à
facettes qui flambe au soleil et fait de la lumière même pendant le
jour... Voilà l'île des Sanguinaires, comme je l'ai revue cette nuit, en
entendant ronfler mes pins. C'était dans cette île enchantée qu'avant
d'avoir un moulin j'allais m'enfermer quelquefois, lorsque j'avais
besoin de grand air et de solitude.

Ce que je faisais?

Ce que je fais ici, moins encore. Quand le mistral ou la tramontane ne
soufflaient pas trop fort, je venais me mettre entre deux roches au ras
de l'eau, au milieu des goélands, des merles, des hirondelles, et j'y
restais presque tout le jour dans cette espèce de stupeur et
d'accablement délicieux que donne la contemplation de la mer. Vous
connaissez, n'est-ce pas, cette jolie griserie de l'âme? On ne pense
pas, on ne rêve pas non plus. Tout votre être vous échappe, s'envole,
s'éparpille. On est la mouette qui plonge, la poussière d'écume qui
flotte au soleil entre deux vagues, la fumée blanche de ce paquebot qui
s'éloigne, ce petit corailleur à voile rouge, cette perle d'eau, ce
flocon de brume, tout excepté soi-même... Oh! que j'en ai passé dans mon
île de ces belles heures de demi-sommeil et d'éparpillement!...

Les jours de grand vent, le bord de l'eau n'étant pas tenable, je
m'enfermais dans la cour du lazaret, une petite cour mélancolique, toute
embaumée de romarin et d'absinthe sauvage, et là, blotti contre un pan
de vieux mur, je me laissais envahir doucement par le vague parfum
d'abandon et de tristesse qui flottait avec le soleil dans les logettes
de pierre, ouvertes tout autour comme d'anciennes tombes. De temps en
temps un battement de porte, un bond léger dans l'herbe... c'était une
chèvre qui venait brouter à l'abri du vent. En me voyant, elle
s'arrêtait interdite, et restait plantée devant moi, l'air vif, la corne
haute, me regardant d'un œil enfantin...

Vers cinq heures, le porte-voix des gardiens m'appelait pour dîner. Je
prenais alors un petit sentier dans le maquis grimpant à pic au-dessus
de la mer, et je revenais lentement vers le phare, me retournant à
chaque pas sur cet immense horizon d'eau et de lumière qui semblait
s'élargir à mesure que je montais.

       *       *       *       *       *

Là-haut c'était charmant. Je vois encore cette belle salle à manger à
larges dalles, à lambris de chêne, la bouillabaisse fumant au milieu, la
porte grande ouverte sur la terrasse blanche et tout le couchant qui
entrait... Les gardiens étaient là, m'attendant pour se mettre à table.
Il y en avait trois, un Marseillais et deux Corses, tous trois petits,
barbus, le même visage tanné, crevassé, le même _pelone_ (caban) en poil
de chèvre, mais d'allure et d'humeur entièrement opposées.

A la façon de vivre de ces gens, on sentait tout de suite la différence
des deux races. Le Marseillais, industrieux et vif, toujours affairé,
toujours en mouvement, courait l'île du matin au soir, jardinant,
pêchant, ramassant des œufs de _gouailles_, s'embusquant dans le
maquis pour traire une chèvre au passage; et toujours quelque aïoli ou
quelque bouillabaisse en train.

Les Corses, eux, en dehors de leur service, ne s'occupaient absolument
de rien; ils se considéraient comme des fonctionnaires, et passaient
toutes leurs journées dans la cuisine à jouer d'interminables parties de
_scopa_, ne s'interrompant que pour rallumer leurs pipes d'un air grave
et hacher avec des ciseaux, dans le creux de leurs mains, de grandes
feuilles de tabac vert...

Du reste, Marseillais et Corses, tous trois de bonnes gens, simples,
naïfs, et pleins de prévenances pour leur hôte, quoique au fond il dût
leur paraître un monsieur bien extraordinaire...

Pensez donc! venir s'enfermer au phare pour son plaisir!... Eux qui
trouvent les journées si longues, et qui sont si heureux quand c'est
leur tour d'aller à terre... Dans la belle saison, ce grand bonheur leur
arrive tous les mois. Dix jours de terre pour trente jours de phare,
voilà le règlement; mais avec l'hiver et les gros temps, il n'y a plus
de règlement qui tienne. Le vent souffle, la vague monte, les
Sanguinaires sont blanches d'écume, et les gardiens de service restent
bloqués deux ou trois mois de suite, quelquefois même dans de terribles
situations.

--Voici ce qui m'est arrivé, à moi, monsieur,--me contait un jour le
vieux Bartoli, pendant que nous dînions,--voici ce qui m'est arrivé il y
a cinq ans, à cette même table où nous sommes, un soir d'hiver, comme
maintenant. Ce soir-là, nous n'étions que deux dans le phare, moi et un
camarade qu'on appelait Tchéco... Les autres étaient à terre, malades,
en congé, je ne sais plus... Nous finissions de dîner, bien
tranquilles... Tout à coup, voilà mon camarade qui s'arrête de manger,
me regarde un moment avec de drôles d'yeux, et, pouf! tombe sur la
table, les bras en avant. Je vais à lui, je le secoue, je l'appelle:

«--Oh! Tché!... Oh! Tché!...

«Rien! il était mort... Vous jugez quelle émotion! Je restai plus d'une
heure stupide et tremblant devant ce cadavre, puis, subitement cette
idée me vient: «Et le phare!» Je n'eus que le temps de monter dans la
lanterne et d'allumer. La nuit était déjà là... Quelle nuit, monsieur!
La mer, le vent, n'avaient plus leurs voix naturelles. A tout moment il
me semblait que quelqu'un m'appelait dans l'escalier. Avec cela une
fièvre, une soif! Mais vous ne m'auriez pas fait descendre... j'avais
trop peur du mort. Pourtant, au petit jour, le courage me revint un peu.
Je portai mon camarade sur son lit; un drap dessus, un bout de prière,
et puis vite aux signaux d'alarme.

«Malheureusement, la mer était trop grosse; j'eus beau appeler, appeler,
personne ne vint... Me voilà seul dans le phare avec mon pauvre Tchéco,
et Dieu sait pour combien de temps... J'espérais pouvoir le garder près
de moi jusqu'à l'arrivée du bateau! mais au bout de trois jours ce
n'était plus possible... Comment faire? le porter dehors? l'enterrer? La
roche était trop dure, et il y a tant de corbeaux dans l'île. C'était
pitié de leur abandonner ce chrétien. Alors je songeai à le descendre
dans une des logettes du lazaret... Ça me prit tout une après-midi,
cette triste corvée-là, et je vous réponds qu'il m'en fallut, du
courage. Tenez! monsieur, encore aujourd'hui, quand je descends ce côté
de l'île par une après-midi de grand vent, il me semble que j'ai
toujours le mort sur les épaules...

Pauvre vieux Bartoli! La sueur lui en coulait sur le front, rien que d'y
penser.

       *       *       *       *       *

Nos repas se passaient ainsi à causer longuement: le phare, la mer, des
récits de naufrages, des histoires de bandits corses... Puis, le jour
tombant, le gardien du premier quart allumait sa petite lampe, prenait
sa pipe, sa gourde, un gros Plutarque à tranche rouge, toute la
bibliothèque des Sanguinaires, et disparaissait par le fond. Au bout
d'un moment, c'était dans tout le phare un fracas de chaînes, de
poulies, de gros poids d'horloges qu'on remontait.

Moi, pendant ce temps, j'allais m'asseoir dehors sur la terrasse. Le
soleil, déjà très bas, descendait vers l'eau de plus en plus vite,
entraînant tout l'horizon après lui. Le vent fraîchissait, l'île
devenait violette. Dans le ciel, près de moi, un gros oiseau passait
lourdement: c'était l'aigle de la tour génoise qui rentrait... Peu à peu
la brume de mer montait. Bientôt on ne voyait plus que l'ourlet blanc de
l'écume autour de l'île... Tout à coup, au-dessus de ma tête,
jaillissait un grand flot de lumière douce. Le phare était allumé.
Laissant toute l'île dans l'ombre, le clair rayon allait tomber au large
sur la mer, et j'étais là perdu dans la nuit, sous ces grandes ondes
lumineuses qui m'éclaboussaient à peine en passant... Mais le vent
fraîchissait encore. Il fallait rentrer. A tâtons, je fermais la grosse
porte, j'assurais les barres de fer; puis, toujours tâtonnant, je
prenais un petit escalier de fonte qui tremblait et sonnait sous mes
pas, et j'arrivais au sommet du phare. Ici, par exemple, il y en avait
de la lumière.

Imaginez une lampe Carcel gigantesque à six rangs de mèches, autour de
laquelle pivotent lentement les parois de la lanterne, les unes remplies
par une énorme lentille de cristal, les autres ouvertes sur un grand
vitrage immobile qui met la flamme à l'abri du vent... En entrant
j'étais ébloui. Ces cuivres, ces étains, ces réflecteurs de métal blanc,
ces murs de cristal bombé qui tournaient avec des grands cercles
bleuâtres, tout ce miroitement, tout ce cliquetis de lumières, me
donnait un moment de vertige.

Peu à peu, cependant, mes yeux s'y faisaient, et je venais m'asseoir au
pied même de la lampe, à côté du gardien qui lisait son Plutarque à
haute voix, de peur de s'endormir...

Au dehors, le noir, l'abîme. Sur le petit balcon qui tourne autour du
vitrage, le vent court comme un fou, en hurlant. Le phare craque, la mer
ronfle. A la pointe de l'île, sur les brisants, les lames font comme des
coups de canon... Par moments, un doigt invisible frappe aux carreaux:
quelque oiseau de nuit, que la lumière attire, et qui vient se casser la
tête contre le cristal... Dans la lanterne étincelante et chaude, rien
que le crépitement de la flamme, le bruit de l'huile qui s'égoutte, de
la chaîne qui se dévide; et une voix monotone psalmodiant la vie de
Démétrius de Phalère...

       *       *       *       *       *

A minuit, le gardien se levait, jetait un dernier coup d'œil à ses
mèches, et nous descendions. Dans l'escalier on rencontrait le camarade
du second quart qui montait en se frottant les yeux; on lui passait la
gourde, le Plutarque... Puis, avant de gagner nos lits, nous entrions un
moment dans la chambre du fond, tout encombrée de chaînes, de gros
poids, de réservoirs d'étain, de cordages, et là, à la lueur de sa
petite lampe, le gardien écrivait sur le grand livre du phare, toujours
ouvert:

_Minuit. Grosse mer. Tempête. Navire au large._



L'AGONIE DE LA SÉMILLANTE


Puisque le mistral de l'autre nuit nous a jetés sur la côte corse,
laissez-moi vous raconter une terrible histoire de mer dont les pêcheurs
de là-bas parlent souvent à la veillée, et sur laquelle le hasard m'a
fourni des renseignements fort curieux.

...Il y a deux ou trois ans de cela.

Je courais la mer de Sardaigne en compagnie de sept ou huit matelots
douaniers. Rude voyage pour un novice! De tout le mois de mars, nous
n'eûmes pas un jour de bon. Le vent d'est s'était acharné après nous, et
la mer ne décolérait pas.

Un soir que nous fuyions devant la tempête, notre bateau vint se
réfugier à l'entrée du détroit de Bonifacio, au milieu d'un massif de
petites îles... Leur aspect n'avait rien d'engageant: grands rocs pelés,
couverts d'oiseaux, quelques touffes d'absinthe, des maquis de
lentisques, et, çà et là, dans la vase, des pièces de bois en train de
pourrir; mais, ma foi, pour passer la nuit, ces roches sinistres
valaient encore mieux que le rouf d'une vieille barque à demi pontée, où
la lame entrait comme chez elle, et nous nous en contentâmes.

A peine débarqués, tandis que les matelots allumaient du feu pour la
bouillabaisse, le patron m'appela, et, me montrant un petit enclos de
maçonnerie blanche perdu dans la brume au bout de l'île:

--Venez-vous au cimetière? me dit-il.

--Un cimetière, patron Lionetti! Où sommes-nous donc?

--Aux îles Lavezzi, monsieur. C'est ici que sont enterrés les six cents
hommes de la _Sémillante_, à l'endroit même où leur frégate s'est
perdue, il y a dix ans... Pauvres gens! ils ne reçoivent pas beaucoup de
visites; c'est bien le moins que nous allions leur dire bonjour, puisque
nous voilà...

--De tout mon cœur, patron.

       *       *       *       *       *

Qu'il était triste le cimetière de la _Sémillante_!... Je le vois encore
avec sa petite muraille basse, sa porte de fer, rouillée, dure à ouvrir,
sa chapelle silencieuse, et des centaines de croix noires cachées par
l'herbe... Pas une couronne d'immortelles, pas un souvenir! rien... Ah!
les pauvres morts abandonnés, comme ils doivent avoir froid dans leur
tombe de hasard!

Nous restâmes là un moment, agenouillés. Le patron priait à haute voix.
D'énormes goélands, seuls gardiens du cimetière, tournoyaient sur nos
têtes et mêlaient leurs cris rauques aux lamentations de la mer.

La prière finie, nous revînmes tristement vers le coin de l'île où la
barque était amarrée. En notre absence, les matelots n'avaient pas perdu
leur temps. Nous trouvâmes un grand feu flambant à l'abri d'une roche,
et la marmite qui fumait. On s'assit en rond, les pieds à la flamme, et
bientôt chacun eut sur ses genoux, dans une écuelle de terre rouge, deux
tranches de pain noir arrosées largement. Le repas fut silencieux: nous
étions mouillés, nous avions faim, et puis le voisinage du cimetière...
Pourtant, quand les écuelles furent vidées, on alluma les pipes et on se
mit à causer un peu. Naturellement, on parlait de la _Sémillante_.

--Mais enfin, comment la chose s'est-elle passée? demandai-je au patron
qui, la tête dans ses mains, regardait la flamme d'un air pensif.

Comment la chose s'est passée? me répondit le bon Lionetti avec un gros
soupir, hélas! monsieur, personne au monde ne pourrait le dire. Tout ce
que nous savons, c'est que la _Sémillante_, chargée de troupes pour la
Crimée, était partie de Toulon, la veille au soir, avec le mauvais
temps. La nuit, ça se gâta encore. Du vent, de la pluie, la mer énorme
comme on ne l'avait jamais vue... Le matin, le vent tomba un peu, mais
la mer était toujours dans tous ses états, et avec cela une sacrée brume
du diable à ne pas distinguer un fanal à quatre pas... Ces brumes-là,
monsieur, on ne se doute pas comme c'est traître... Ça ne fait rien,
j'ai idée que la _Sémillante_ a dû perdre son gouvernail dans la
matinée; car, il n'y a pas de brume qui tienne, sans une avarie, jamais
le capitaine ne serait venu s'aplatir ici contre. C'était un rude marin,
que nous connaissions tous. Il avait commandé la station en Corse
pendant trois ans, et savait sa côte aussi bien que moi, qui ne sais pas
autre chose.

--Et à quelle heure pense-t-on que la _Sémillante_ a péri?

--Ce doit être à midi; oui, monsieur, en plein midi... Mais dame! avec
la brume de mer, ce plein midi-là ne valait guère mieux qu'une nuit
noire comme la gueule d'un loup... Un douanier de la côte m'a raconté
que ce jour-là, vers onze heures et demie, étant sorti de sa
maisonnette pour rattacher ses volets, il avait eu sa casquette
emportée d'un coup de vent, et qu'au risque d'être enlevé lui-même par
la lame, il s'était mis à courir après, le long du rivage, à quatre
pattes. Vous comprenez! les douaniers ne sont pas riches, et une
casquette, ça coûte cher. Or il paraîtrait qu'à un moment notre homme,
en relevant la tête, aurait aperçu tout près de lui, dans la brume, un
gros navire à sec de toiles qui fuyait sous le vent du côté des îles
Lavezzi. Ce navire allait si vite, si vite, que le douanier n'eut guère
le temps de bien voir. Tout fait croire cependant que c'était la
_Sémillante_, puisque une demi-heure après le berger des îles a entendu
sur ces roches... Mais précisément voici le berger dont je vous parle,
monsieur; il va vous conter la chose lui-même... Bonjour, Palombo!...
viens te chauffer un peu; n'aie pas peur.

Un homme encapuchonné, que je voyais rôder depuis un moment autour de
notre feu et que j'avais pris pour quelqu'un de l'équipage, car
j'ignorais qu'il y eût un berger dans l'île, s'approcha de nous
craintivement.

C'était un vieux lépreux, au trois quarts idiot, atteint de je ne sais
quel mal scorbutique qui lui faisait de grosses lèvres lippues,
horribles à voir. On lui expliqua à grand'peine de quoi il s'agissait.
Alors, soulevant du doigt sa lèvre malade, le vieux nous raconta qu'en
effet, le jour en question, vers midi, il entendit de sa cabane un
craquement effroyable sur les roches. Comme l'île était toute couverte
d'eau, il n'avait pas pu sortir, et ce fut le lendemain seulement qu'en
ouvrant sa porte il avait vu le rivage encombré de débris et de cadavres
laissés là par la mer. Épouvanté, il s'était enfui en courant vers sa
barque, pour aller à Bonifacio chercher du monde.

       *       *       *       *       *

Fatigué d'en avoir tant dit, le berger s'assit, et le patron reprit la
parole:

--Oui, monsieur, c'est ce pauvre vieux qui est venu nous prévenir. Il
était presque fou de peur; et, de l'affaire, sa cervelle en est restée
détraquée. Le fait est qu'il y avait de quoi... Figurez-vous six cents
cadavres en tas sur le sable, pêle-mêle avec les éclats de bois et les
lambeaux de toile... Pauvre _Sémillante_!... la mer l'avait broyée du
coup, et si bien mise en miettes que dans tous ses débris le berger
Palombo n'a trouvé qu'à grand'peine de quoi faire une palissade autour
de sa hutte... Quant aux hommes, presque tous défigurés, mutilés
affreusement... c'était pitié de les voir accrochés les uns aux autres,
par grappes... Nous trouvâmes le capitaine en grand costume, l'aumônier
son étole au cou; dans un coin, entre deux roches, un petit mousse, les
yeux ouverts... on aurait cru qu'il vivait encore; mais non! Il était
dit que pas un n'en réchapperait...

Ici le patron s'interrompit:

--Attention, Nardi! cria-t-il, le feu s'éteint.

Nardi jeta sur la braise deux ou trois morceaux de planches goudronnées
qui s'enflammèrent, et Lionetti continua:

--Ce qu'il y a de plus triste dans cette histoire, le voici... Trois
semaines avant le sinistre, une petite corvette, qui allait en Crimée
comme la _Sémillante_, avait fait naufrage de la même façon, presque au
même endroit; seulement, cette fois-là, nous étions parvenus à sauver
l'équipage et vingt soldats du train qui se trouvaient à bord... Ces
pauvres tringlos n'étaient pas à leur affaire, vous pensez! On les
emmena à Bonifacio et nous les gardâmes pendant deux jours avec nous, à
la _marine_... Une fois bien secs et remis sur pied, bonsoir! bonne
chance! ils retournèrent à Toulon, où, quelque temps après, on les
embarqua de nouveau pour la Crimée... Devinez sur quel navire!... Sur la
_Sémillante_, monsieur... Nous les avons retrouvés tous, tous les
vingt, couchés parmi les morts, à la place où nous sommes... Je relevai
moi-même un joli brigadier à fines moustaches, un blondin de Paris, que
j'avais couché à la maison et qui nous avait fait rire tout le temps
avec ses histoires... De le voir là, ça me creva le cœur... Ah! Santa
Madre!...

Là-dessus, le brave Lionetti, tout ému, secoua les cendres de sa pipe et
se roula dans son caban en me souhaitant la bonne nuit... Pendant
quelque temps encore, les matelots causèrent entre eux à demi-voix...
Puis, l'une après l'autre, les pipes s'éteignirent... On ne parla
plus... Le vieux berger s'en alla... Et je restai seul à rêver au milieu
de l'équipage endormi.

       *       *       *       *       *

Encore sous l'impression du lugubre récit que je venais d'entendre,
j'essayais de reconstruire dans ma pensée le pauvre navire défunt et
l'histoire de cette agonie dont les goélands ont été seuls témoins.
Quelques détails qui m'avaient frappé, le capitaine en grand costume,
l'étole de l'aumônier, les vingt soldats du train, m'aidaient à deviner
toutes les péripéties du drame... Je voyais la frégate partant de Toulon
dans la nuit... Elle sort du port. La mer est mauvaise, le vent
terrible; mais on a pour capitaine un vaillant marin, et tout le monde
est tranquille à bord...

Le matin, la brume de mer se lève. On commence à être inquiet. Tout
l'équipage est en haut. Le capitaine ne quitte pas la dunette... Dans
l'entre-pont, où les soldats sont renfermés, il fait noir; l'atmosphère
est chaude. Quelques-uns sont malades, couchés sur leurs sacs. Le navire
tangue horriblement; impossible de se tenir debout. On cause assis à
terre, par groupes, en se cramponnant aux bancs; il faut crier pour
s'entendre. Il y en a qui commencent à avoir peur... Écoutez donc! les
naufrages sont fréquents dans ces parages-ci; les tringlos sont là pour
le dire, et ce qu'ils racontent n'est pas rassurant. Leur brigadier
surtout, un Parisien qui blague toujours, vous donne la chair de poule
avec ses plaisanteries:

--Un naufrage!... mais c'est très amusant, un naufrage. Nous en serons
quittes pour un bain à la glace, et puis on nous mènera à Bonifacio,
histoire de manger des merles chez le patron Lionetti.

Et les tringlos de rire...

Tout à coup, un craquement... Qu'est-ce que c'est? Qu'arrive-t-il?...

--Le gouvernail vient de partir, dit un matelot tout mouillé qui
traverse l'entre-pont en courant.

--Bon voyage! crie cet enragé de brigadier: mais cela ne fait plus rire
personne.

Grand tumulte sur le pont. La brume empêche de se voir. Les matelots
vont et viennent, effrayés, à tâtons... Plus de gouvernail! La
manœuvre est impossible... La _Sémillante_, en dérive, file comme le
vent... C'est à ce moment que le douanier la voit passer; il est onze
heures et demie. A l'avant de la frégate, on entend comme un coup de
canon... Les brisants! les brisants!... C'est fini, il n'y a plus
d'espoir, on va droit à la côte... Le capitaine descend dans sa
cabine... Au bout d'un moment, il vient reprendre sa place sur la
dunette,--en grand costume... Il a voulu se faire beau pour mourir.

Dans l'entre-pont, les soldats, anxieux, se regardent, sans rien dire...
Les malades essayent de se redresser... le petit brigadier ne rit
plus... C'est alors que la porte s'ouvre et que l'aumônier paraît sur le
seuil avec son étole:

--A genoux, mes enfants!

Tout le monde obéit. D'une voix retentissante, le prêtre commence la
prière des agonisants.

Soudain, un choc formidable, un cri, un seul cri, un cri immense, des
bras tendus, des mains qui se cramponnent, des regards effarés où la
vision de la mort passe comme un éclair...

Miséricorde!...

C'est ainsi que je passai toute la nuit à rêver, évoquant, à dix ans de
distance, l'âme du pauvre navire dont les débris m'entouraient... Au
loin, dans le détroit, la tempête faisait rage; la flamme du bivac se
courbait sous la rafale; et j'entendais notre barque danser au pied des
roches en faisant crier son amarre.



LES DOUANIERS


Le bateau l'_Émilie_, de Porto-Vecchio, à bord duquel j'ai fait ce
lugubre voyage aux îles Lavezzi, était une vieille embarcation de la
douane, à demi pontée, où l'on n'avait pour s'abriter du vent, des
lames, de la pluie, qu'un petit rouf goudronné, à peine assez large pour
tenir une table et deux couchettes. Aussi il fallait voir nos matelots
par le gros temps. Les figures ruisselaient, les vareuses trempées
fumaient comme du linge à l'étuve, et en plein hiver les malheureux
passaient ainsi des journées entières, même des nuits, accroupis sur
leurs bancs mouillés, à grelotter dans cette humidité malsaine; car on
ne pouvait pas allumer de feu à bord, et la rive était souvent difficile
à atteindre... Eh bien, pas un de ces hommes ne se plaignait. Par les
temps les plus rudes, je leur ai toujours vu la même placidité, la même
bonne humeur. Et pourtant, quelle triste vie que celle de ces matelots
douaniers!

Presque tous mariés, ayant femme et enfants à terre, ils restent des
mois dehors, à louvoyer sur ces côtes si dangereuses. Pour se nourrir,
ils n'ont guère que du pain moisi et des oignons sauvages. Jamais de
vin, jamais de viande, parce que la viande et le vin coûtent cher et
qu'ils ne gagnent que cinq cents francs par an! Cinq cents francs par
an! vous pensez si la hutte doit être noire là-bas à la _marine_, et si
les enfants doivent aller pieds nus!... N'importe! Tous ces gens-là
paraissent contents. Il y avait à l'arrière, devant le rouf, un grand
baquet plein d'eau de pluie où l'équipage venait boire, et je me
rappelle que, la dernière gorgée finie, chacun de ces pauvres diables
secouait son gobelet avec un «Ah!» de satisfaction, une expression de
bien-être à la fois comique et attendrissante.

Le plus gai, le plus satisfait de tous, était un petit Bonifacien hâlé
et trapu qu'on appelait Palombo. Celui-là ne faisait que chanter, même
dans les plus gros temps. Quand la lame devenait lourde, quand le ciel
assombri et bas se remplissait de grésil, et qu'on était là tous, le nez
en l'air, la main sur l'écoute, à guetter le coup de vent qui allait
venir, alors, dans le grand silence et l'anxiété du bord, la voix
tranquille de Palombo commençait:

    Non, monseigneur,
    C'est trop d'honneur.
    Lisette est sa...age,
    Reste au villa...age...

Et la rafale avait beau souffler, faire gémir les agrès, secouer et
inonder la barque, la chanson du douanier allait son train, balancée
comme une mouette à la pointe des vagues. Quelquefois le vent
accompagnait trop fort, on n'entendait plus les paroles; mais, entre
chaque coup de mer, dans le ruissellement de l'eau qui s'égouttait, le
petit refrain revenait toujours:

    Lisette est sa...age,
    Reste au villa...age...

Un jour, pourtant, qu'il ventait et pleuvait très fort, je ne l'entendis
pas. C'était si extraordinaire, que je sortis la tête du rouf:

--Eh! Palombo, on ne chante donc plus?

Palombo ne répondit pas. Il était immobile, couché sous son banc. Je
m'approchai de lui. Ses dents claquaient; tout son corps tremblait de
fièvre.

--Il a une _pountoura_, me dirent ses camarades tristement.

Ce qu'ils appellent _pountoura_, c'est un point de côté, une pleurésie.
Ce grand ciel plombé, cette barque ruisselante, ce pauvre fiévreux
roulé dans un vieux manteau de caoutchouc qui luisait sous la pluie
comme une peau de phoque, je n'ai jamais rien vu de plus lugubre.
Bientôt le froid, le vent, la secousse des vagues, aggravèrent son mal.
Le délire le prit; il fallut aborder.

Après beaucoup de temps et d'efforts, nous entrâmes vers le soir dans un
petit port aride et silencieux, qu'animait seulement le vol circulaire
de quelques _gouailles_. Tout autour de la plage montaient de hautes
roches escarpées, des maquis inextricables d'arbustes verts, d'un vert
sombre, sans saison. En bas, au bord de l'eau, une petite maison blanche
à volets gris: c'était le poste de la douane. Au milieu de ce désert,
cette bâtisse de l'État, numérotée comme une casquette d'uniforme, avait
quelque chose de sinistre. C'est là qu'on descendit le malheureux
Palombo. Triste asile pour un malade! Nous trouvâmes le douanier en
train de manger au coin du feu avec sa femme et ses enfants. Tout ce
monde-là vous avait des mines hâves, jaunes, des yeux agrandis, cerclés
de fièvre. La mère, jeune encore, un nourrisson sur les bras, grelottait
en nous parlant.

--C'est un poste terrible, me dit tout bas l'inspecteur. Nous sommes
obligés de renouveler nos douaniers tous les deux ans. La fièvre de
marais les mange...

Il s'agissait cependant de se procurer un médecin. Il n'y en avait pas
avant Sartène, c'est-à-dire à six ou huit lieues de là. Comment faire?
Nos matelots n'en pouvaient plus; c'était trop loin pour envoyer un des
enfants. Alors la femme, se penchant dehors, appela:

--Cecco!... Cecco!

Et nous vîmes entrer un grand gars bien découplé, vrai type de
braconnier ou de _banditto_, avec son bonnet de laine brune et son
_pelone_ en poils de chèvre. En débarquant je l'avais déjà remarqué,
assis devant la porte, sa pipe rouge aux dents, un fusil entre les
jambes; mais, je ne sais pourquoi, il s'était enfui à notre approche.
Peut-être croyait-il que nous avions des gendarmes avec nous. Quand il
entra, la douanière rougit un peu.

--C'est mon cousin..., nous dit-elle. Pas de danger que celui-là se
perde dans le maquis.

Puis elle lui parla tout bas, en montrant le malade. L'homme s'inclina
sans répondre, sortit, siffla son chien, et le voilà parti, le fusil sur
l'épaule, sautant de roche en roche avec ses longues jambes.

Pendant ce temps-là les enfants, que la présence de l'inspecteur
semblait terrifier, finissaient vite leur dîner de châtaignes et de
_brucio_ (fromage blanc). Et toujours de l'eau, rien que de l'eau sur la
table! Pourtant, c'eût été bien bon, un coup de vin, pour ces petits.
Ah! misère! Enfin la mère monta les coucher; le père, allumant son
falot, alla inspecter la côte, et nous restâmes au coin du feu à veiller
notre malade qui s'agitait sur son grabat, comme s'il était encore en
pleine mer, secoué par les lames. Pour calmer un peu sa _pountoura_,
nous faisions chauffer des galets, des briques qu'on lui posait sur le
côté. Une ou deux fois, quand je m'approchai de son lit, le malheureux
me reconnut, et, pour me remercier, me tendit péniblement la main, une
grosse main râpeuse et brûlante comme une de ces briques sorties du
feu...

Triste veillée! Au dehors, le mauvais temps avait repris avec la tombée
du jour, et c'était un fracas, un roulement, un jaillissement d'écume,
la bataille des roches et de l'eau. De temps en temps, le coup de vent
du large parvenait à se glisser dans la baie et enveloppait notre
maison. On le sentait à la montée subite de la flamme qui éclairait tout
à coup les visages mornes des matelots, groupés autour de la cheminée et
regardant le feu avec cette placidité d'expression que donne l'habitude
des grandes étendues et des horizons pareils. Parfois aussi, Palombo se
plaignait doucement. Alors tous les yeux se tournaient vers le coin
obscur où le pauvre camarade était en train de mourir, loin des siens,
sans secours; les poitrines se gonflaient et l'on entendait de gros
soupirs. C'est tout ce qu'arrachait à ces ouvriers de la mer, patients
et doux, le sentiment de leur propre infortune. Pas de révoltes, pas de
grèves. Un soupir, et rien de plus!... Si, pourtant, je me trompe. En
passant devant moi pour jeter une bourrée au feu, un d'eux me dit tout
bas d'une voix navrée:

--Voyez-vous, monsieur... on a quelquefois beaucoup _du_ tourment dans
notre métier!...



LE CURÉ DE CUCUGNAN


Tous les ans, à la Chandeleur, les poètes provençaux publient en Avignon
un joyeux petit livre rempli jusqu'aux bords de beaux vers et de jolis
contes. Celui de cette année m'arrive à l'instant, et j'y trouve un
adorable fabliau que je vais essayer de vous traduire en l'abrégeant un
peu... Parisiens, tendez vos mannes. C'est de la fine fleur de farine
provençale qu'on va vous servir cette fois...

       *       *       *       *       *

L'abbé Martin était curé... de Cucugnan.

Bon comme le pain, franc comme l'or, il aimait paternellement ses
Cucugnanais; pour lui, son Cucugnan aurait été le paradis sur terre, si
les Cucugnanais lui avaient donné un peu plus de satisfaction. Mais,
hélas! les araignées filaient dans son confessionnal, et, le beau jour
de Pâques, les hosties restaient au fond de son saint-ciboire. Le bon
prêtre en avait le cœur meurtri, et toujours il demandait à Dieu la
grâce de ne pas mourir avant d'avoir ramené au bercail son troupeau
dispersé.

Or, vous allez voir que Dieu l'entendit.

Un dimanche, après l'Évangile, M. Martin monta en chaire.

       *       *       *       *       *

--Mes frères, dit-il, vous me croirez si vous voulez: l'autre nuit, je
me suis trouvé, moi misérable pécheur, à la porte du paradis.

«Je frappai: saint Pierre m'ouvrit!

--Tiens! c'est vous, mon brave monsieur Martin, me fit-il; quel bon
vent?... et qu'y a-t-il pour votre service?

--Beau saint Pierre, vous qui tenez le grand livre et la clef,
pourriez-vous me dire, si je ne suis pas trop curieux, combien vous
savez de Cucugnanais en paradis?

--Je n'ai rien à vous refuser, monsieur Martin; asseyez-vous, nous
allons voir la chose ensemble.

Et saint Pierre prit son gros livre, l'ouvrit, mit ses besicles:

--Voyons un peu: Cucugnan, disons-nous. Cu... Cu... Cucugnan. Nous y
sommes. Cucugnan... Mon brave monsieur Martin, la page est toute
blanche. Pas une âme... Pas plus de Cucugnanais que d'arêtes dans une
dinde.

--Comment! Personne de Cucugnan ici? Personne? Ce n'est pas possible!
Regardez mieux...

--Personne, saint homme. Regardez vous-même, si vous croyez que je
plaisante.

Moi, pécaïre! je frappais des pieds, et, les mains jointes, je criais
miséricorde. Alors, saint Pierre:

--Croyez-moi, monsieur Martin, il ne faut pas ainsi vous mettre le
cœur à l'envers, car vous pourriez en avoir quelque mauvais coup de
sang. Ce n'est pas votre faute, après tout. Vos Cucugnanais, voyez-vous,
doivent faire à coup sûr leur petite quarantaine en purgatoire.

--Ah! par charité, grand saint Pierre! faites que je puisse au moins les
voir et les consoler.

--Volontiers, mon ami... Tenez, chaussez vite ces sandales, car les
chemins ne sont pas beaux de reste... Voilà qui est bien... Maintenant,
cheminez droit devant vous. Voyez-vous là-bas, au fond, en tournant?
Vous trouverez une porte d'argent toute constellée de croix noires... à
main droite... Vous frapperez, on vous ouvrira... Adessias! Tenez-vous
sain et gaillardet.

       *       *       *       *       *

Et je cheminai... je cheminai! Quelle battue! j'ai la chair de poule,
rien que d'y songer. Un petit sentier, plein de ronces, d'escarboucles
qui luisaient et de serpents qui sifflaient, m'amena jusqu'à la porte
d'argent.

--Pan! pan!

--Qui frappe? me fait une voix rauque et dolente.

--Le curé de Cucugnan.

--De...?

--De Cucugnan.

--Ah!... Entrez.

J'entrai. Un grand bel ange, avec des ailes sombres comme la nuit, avec
une robe resplendissante comme le jour, avec une clef de diamant pendue
à sa ceinture, écrivait, cra-cra, dans un grand livre plus gros que
celui de saint Pierre...

--Finalement, que voulez-vous et que demandez-vous? dit l'ange.

--Bel ange de Dieu, je veux savoir,--je suis bien curieux peut-être,--si
vous avez ici les Cucugnanais.

--Les...?

--Les Cucugnanais, les gens de Cucugnan... que c'est moi qui suis leur
prieur.

--Ah! l'abbé Martin, n'est-ce pas?

--Pour vous servir, monsieur l'ange.

--Vous dites donc Cucugnan...

Et l'ange ouvre et feuillette son grand livre, mouillant son doigt de
salive pour que le feuillet glisse mieux...

--Cucugnan, dit-il en poussant un long soupir... Monsieur Martin, nous
n'avons en purgatoire personne de Cucugnan.

--Jésus! Marie! Joseph! personne de Cucugnan en purgatoire! O grand
Dieu! où sont-ils donc?

--Eh! saint homme, ils sont en paradis. Où diantre voulez-vous qu'ils
soient?

--Mais j'en viens, du paradis...

--Vous en venez!... Eh bien?

--Eh bien! ils n'y sont pas!... Ah! bonne mère des anges!...

--Que voulez-vous, monsieur le curé! s'ils ne sont ni en paradis ni en
purgatoire, il n'y a pas de milieu, ils sont...

--Sainte croix! Jésus, fils de David! Aï! aï! aï! est-il possible?...
Serait-ce un mensonge du grand saint Pierre?... Pourtant je n'ai pas
entendu chanter le coq!... Aï! pauvres nous! comment irai-je en paradis
si mes Cucugnanais n'y sont pas?

--Écoutez, mon pauvre monsieur Martin, puisque vous voulez coûte que
coûte être sûr de tout ceci, et voir de vos yeux de quoi il retourne,
prenez ce sentier, filez en courant, si vous savez courir... Vous
trouverez, à gauche, un grand portail. Là, vous vous renseignerez sur
tout. Dieu vous le donne!

Et l'ange ferma la porte.

       *       *       *       *       *

C'était un long sentier tout pavé de braise rouge. Je chancelais comme
si j'avais bu; à chaque pas, je trébuchais; j'étais tout en eau, chaque
poil de mon corps avait sa goutte de sueur, et je haletais de soif...
Mais, ma foi, grâce aux sandales que le bon saint Pierre m'avait
prêtées, je ne me brûlai pas les pieds.

Quand j'eus fait assez de faux pas clopin-clopant, je vis à ma main
gauche une porte... non, un portail, un énorme portail, tout bâillant,
comme la porte d'un grand four. Oh! mes enfants, quel spectacle! Là, on
ne demande pas mon nom; là, point de registre. Par fournées et à pleine
porte, on entre là, mes frères, comme le dimanche vous entrez au
cabaret.

Je suais à grosses gouttes, et pourtant j'étais transi, j'avais le
frisson. Mes cheveux se dressaient. Je sentais le brûlé, la chair rôtie,
quelque chose comme l'odeur qui se répand dans notre Cucugnan quand
Éloy, le maréchal, brûle pour la ferrer la botte d'un vieil âne. Je
perdais haleine dans cet air puant et embrasé; j'entendais une clameur
horrible, des gémissements, des hurlements et des jurements.

--Eh bien! entres-tu ou n'entres-tu pas, toi?--me fait, en me piquant de
sa fourche, un démon cornu.

--Moi? Je n'entre pas. Je suis un ami de Dieu.

--Tu es un ami de Dieu... Eh! b... de teigneux! que viens-tu faire
ici?...

--Je viens... Ah! ne m'en parlez pas, que je ne puis plus me tenir sur
mes jambes... Je viens... je viens de loin... humblement vous
demander... si... si, par coup de hasard... vous n'auriez pas ici...
quelqu'un... quelqu'un de Cucugnan...

--Ah! feu de Dieu! tu fais la bête, toi, comme si tu ne savais pas que
tout Cucugnan est ici. Tiens, laid corbeau, regarde, et tu verras comme
nous les arrangeons ici, tes fameux Cucugnanais...

       *       *       *       *       *

Et je vis, au milieu d'un épouvantable tourbillon de flamme:

Le long Coq-Galine,--vous l'avez tous connu, mes frères,--Coq-Galine,
qui se grisait si souvent, et si souvent secouait les puces à sa pauvre
Clairon.

Je vis Catarinet... cette petite gueuse... avec son nez en l'air... qui
couchait toute seule à la grange... Il vous en souvient, mes drôles!...
Mais passons, j'en ai trop dit.

Je vis Pascal Doigt-de-Poix, qui faisait son huile avec les olives de M.
Julien.

Je vis Babet la glaneuse, qui, en glanant, pour avoir plus vite noué sa
gerbe, puisait à poignées aux gerbiers.

Je vis maître Grapasi, qui huilait si bien la roue de sa brouette.

Et Dauphine, qui vendait si cher l'eau de son puits.

Et le Tortillard, qui, lorsqu'il me rencontrait portant le bon Dieu,
filait son chemin, la barrette sur la tête et la pipe au bec... et fier
comme Artaban... comme s'il avait rencontré un chien.

Et Coulau avec sa Zette, et Jacques, et Pierre, et Toni...

       *       *       *       *       *

Ému, blême de peur, l'auditoire gémit, en voyant, dans l'enfer tout
ouvert, qui son père et qui sa mère, qui sa grand'mère et qui sa
sœur...

--Vous sentez bien, mes frères, reprit le bon abbé Martin, vous sentez
bien que ceci ne peut pas durer. J'ai charge d'âmes, et je veux, je veux
vous sauver de l'abîme où vous êtes tous en train de rouler tête
première. Demain je me mets à l'ouvrage, pas plus tard que demain. Et
l'ouvrage ne manquera pas! Voici comment je m'y prendrai. Pour que tout
se fasse bien, il faut tout faire avec ordre. Nous irons rang par rang,
comme à Jonquières quand on danse.

«Demain lundi, je confesserai les vieux et les vieilles. Ce n'est rien.

Mardi, les enfants. J'aurai bientôt fait.

Mercredi, les garçons et les filles. Cela pourra être long.

Jeudi, les hommes. Nous couperons court.

Vendredi, les femmes. Je dirai: Pas d'histoires!

Samedi, le meunier!... Ce n'est pas trop d'un jour pour lui tout seul...

Et, si dimanche nous avons fini, nous serons bien heureux.

Voyez-vous, mes enfants, quand le blé est mûr, il faut le couper; quand
le vin est tiré, il faut le boire. Voilà assez de linge sale, il s'agit
de le laver, et de le bien laver.

C'est la grâce que je vous souhaite. _Amen!_»

       *       *       *       *       *

Ce qui fut dit fut fait. On coula la lessive.

Depuis ce dimanche mémorable, le parfum des vertus de Cucugnan se
respire à dix lieues à l'entour.

Et le bon pasteur M. Martin, heureux et plein d'allégresse, a rêvé
l'autre nuit que, suivi de tout son troupeau, il gravissait, en
resplendissante procession, au milieu des cierges allumés, d'un nuage
d'encens qui embaumait et des enfants de chœur qui chantaient _Te
Deum_, le chemin éclairé de la cité de Dieu.

Et voilà l'histoire du curé de Cucugnan, telle que m'a ordonné de vous
le dire ce grand gueusard de Roumanille, qui la tenait lui-même d'un
autre bon compagnon.



LES VIEUX


--Une lettre, père Azan?

--Oui, monsieur... ça vient de Paris.

Il était tout fier que ça vînt de Paris, ce brave père Azan... Pas moi.
Quelque chose me disait que cette Parisienne de la rue Jean-Jacques,
tombant sur ma table à l'improviste et de si grand matin, allait me
faire perdre toute ma journée. Je ne me trompais pas, voyez plutôt:

     _Il faut que tu me rendes un service, mon ami. Tu vas fermer ton
     moulin pour un jour et t'en aller tout de suite à Eyguières...
     Eyguières est un gros bourg à trois ou quatre lieues de chez
     toi,--une promenade. En arrivant, tu demanderas le couvent des
     Orphelines. La première maison après le couvent est une maison
     basse à volets gris avec un jardinet derrière. Tu entreras sans
     frapper,--la porte est toujours ouverte,--et, en entrant, tu
     crieras bien fort: «Bonjour, braves gens! Je suis l'ami de
     Maurice...» Alors, tu verras deux petits vieux, oh! mais vieux,
     vieux, archivieux, te tendre les bras du fond de leurs grands
     fauteuils, et tu les embrasseras de ma part, avec tout ton cœur,
     comme s'ils étaient à toi. Puis vous causerez; ils te parleront de
     moi, rien que de moi; ils te raconteront mille folies que tu
     écouteras sans rire... Tu ne riras pas, hein?... Ce sont mes
     grands-parents, deux êtres dont je suis toute la vie et qui ne
     m'ont pas vu depuis dix ans... Dix ans, c'est long! Mais que
     veux-tu! moi, Paris me tient; eux, c'est le grand âge... Ils sont
     si vieux, s'ils venaient me voir, ils se casseraient en route...
     Heureusement, tu es là-bas, mon cher meunier, et, en t'embrassant,
     les pauvres gens croiront m'embrasser un peu moi-même... Je leur ai
     si souvent parlé de nous et de cette bonne amitié dont..._

Le diable soit de l'amitié! Justement ce matin-là il faisait un temps
admirable, mais qui ne valait rien pour courir les routes: trop de
mistral et trop de soleil, une vraie journée de Provence. Quand cette
maudite lettre arriva, j'avais déjà choisi mon _cagnard_ (abri) entre
deux roches, et je rêvais de rester là tout le jour, comme un lézard, à
boire de la lumière, en écoutant chanter les pins... Enfin, que
voulez-vous faire? Je fermai le moulin en maugréant, je mis la clef
sous la chatière. Mon bâton, ma pipe, et me voilà parti.

J'arrivai à Eyguières vers deux heures. Le village était désert, tout le
monde aux champs. Dans les ormes du cours, blancs de poussière, les
cigales chantaient comme en pleine Crau. Il y avait bien sur la place de
la mairie un âne qui prenait le soleil, un vol de pigeons sur la
fontaine de l'église, mais personne pour m'indiquer l'orphelinat. Par
bonheur une vieille fée m'apparut tout à coup, accroupie et filant dans
l'encoignure de sa porte; je lui dis ce que je cherchais; et comme cette
fée était très puissante, elle n'eut qu'à lever sa quenouille: aussitôt
le couvent des Orphelines se dressa devant moi comme par magie...
C'était une grande maison maussade et noire, toute fière de montrer
au-dessus de son portail en ogive une vieille croix de grès rouge avec
un peu de latin autour. A côté de cette maison, j'en aperçus une autre
plus petite. Des volets gris, le jardin derrière... Je la reconnus tout
de suite, et j'entrai sans frapper.

Je reverrai toute ma vie ce long corridor frais et calme, la muraille
peinte en rose, le jardinet qui tremblait au fond à travers un store de
couleur claire, et sur tous les panneaux des fleurs et des violons
fanés. Il me semblait que j'arrivais chez quelque vieux bailli du temps
de Sedaine... Au bout du couloir, sur la gauche, par une porte
entr'ouverte on entendait le tic tac d'une grosse horloge et une voix
d'enfant, mais d'enfant à l'école, qui lisait en s'arrêtant à chaque
syllabe: A... LORS... SAINT... I... RÉ... NÉE... S'É... CRI... A...
JE... SUIS... LE... FRO... MENT... DU... SEIGNEUR... IL... FAUT...
QUE... JE... SOIS... MOU... LU... PAR... LA... DENT... DE... CES... A...
NI... MAUX... Je m'approchai doucement de cette porte et je regardai...

Dans le calme et le demi-jour d'une petite chambre, un bon vieux à
pommettes roses, ridé jusqu'au bout des doigts, dormait au fond d'un
fauteuil, la bouche ouverte, les mains sur ses genoux. A ses pieds, une
fillette habillée de bleu,--grande pèlerine et petit béguin, le costume
des orphelines,--lisait la Vie de saint Irénée dans un livre plus gros
qu'elle... Cette lecture miraculeuse avait opéré sur toute la maison. Le
vieux dormait dans son fauteuil, les mouches au plafond, les canaris
dans leur cage, là-bas sur la fenêtre. La grosse horloge ronflait, tic
tac, tic tac. Il n'y avait d'éveillé dans toute la chambre qu'une grande
bande de lumière qui tombait droite et blanche entre les volets clos,
pleine d'étincelles vivantes et de valses microscopiques... Au milieu de
l'assoupissement général, l'enfant continuait sa lecture d'un air
grave: AUS... SI... TÔT... DEUX... LIONS... SE... PRÉ... CI... PI...
TÈ... RENT... SUR... LUI... ET... LE... DÉ... VO... RÈ... RENT... C'est
à ce moment que j'entrai... Les lions de saint Irénée se précipitant
dans la chambre n'y auraient pas produit plus de stupeur que moi. Un
vrai coup de théâtre! La petite pousse un cri, le gros livre tombe, les
canaris, les mouches se réveillent, la pendule sonne, le vieux se dresse
en sursaut, tout effaré, et moi-même, un peu troublé, je m'arrête sur le
seuil en criant bien fort:

--Bonjour, braves gens! je suis l'ami de Maurice.

Oh! alors, si vous l'aviez vu, le pauvre vieux, si vous l'aviez vu venir
vers moi les bras tendus m'embrasser, me serrer les mains, courir égaré
dans la chambre, en faisant:

--Mon Dieu! mon Dieu!...

Toutes les rides de son visage riaient. Il était rouge. Il bégayait:

--Ah! monsieur... ah! monsieur...

Puis il allait vers le fond en appelant:

--Mamette!

Une porte qui s'ouvre, un trot de souris dans le couloir... c'était
Mamette. Rien de joli comme cette petite vieille avec son bonnet à
coque, sa robe carmélite, et son mouchoir brodé qu'elle tenait à la
main pour me faire honneur, à l'ancienne mode... Chose attendrissante!
ils se ressemblaient. Avec un tour et des coques jaunes, il aurait pu
s'appeler Mamette, lui aussi. Seulement la vraie Mamette avait dû
beaucoup pleurer dans sa vie, et elle était encore plus ridée que
l'autre. Comme l'autre aussi, elle avait près d'elle une enfant de
l'orphelinat, petite garde en pèlerine bleue, qui ne la quittait jamais;
et de voir ces vieillards protégés par ces orphelines, c'était ce qu'on
peut imaginer de plus touchant.

En entrant, Mamette avait commencé par me faire une grande révérence,
mais d'un mot le vieux lui coupa sa révérence en deux:

--C'est l'ami de Maurice...

Aussitôt la voilà qui tremble, qui pleure, perd son mouchoir, qui
devient rouge, toute rouge, encore plus rouge que lui... Ces vieux! ça
n'a qu'une goutte de sang dans les veines, et à la moindre émotion elle
leur saute au visage...

--Vite, vite, une chaise..., dit la vieille à sa petite.

--Ouvre les volets..., crie le vieux à la sienne.

Et, me prenant chacun par une main, ils m'emmenèrent en trottinant
jusqu'à la fenêtre, qu'on a ouverte toute grande pour mieux me voir. On
approche les fauteuils, je m'installe entre les deux sur un pliant, les
petites bleues derrière nous, et l'interrogatoire commence:

--Comment va-t-il? Qu'est-ce qu'il fait? Pourquoi ne vient-il pas?
Est-ce qu'il est content?...

Et patati! et patata! Comme cela pendant des heures.

Moi, je répondais de mon mieux à toutes leurs questions, donnant sur mon
ami les détails que je savais, inventant effrontément ceux que je ne
savais pas, me gardant surtout d'avouer que je n'avais jamais remarqué
si ses fenêtres fermaient bien ou de quelle couleur était le papier de
sa chambre.

--Le papier de sa chambre!... Il est bleu, madame, bleu clair, avec des
guirlandes...

--Vraiment? faisait la pauvre vieille attendrie; et elle ajoutait en se
tournant vers son mari: C'est un si brave enfant!

--Oh! oui, c'est un brave enfant! reprenait l'autre avec enthousiasme.

Et, tout le temps que je parlais, c'étaient entre eux des hochements de
tête, de petits rires fins, des clignements d'yeux, des airs entendus,
ou bien encore le vieux qui se rapprochait pour me dire:

--Parlez plus fort... Elle a l'oreille un peu dure.

Et elle de son côté:

--Un peu plus haut, je vous prie!... Il n'entend pas très bien...

Alors j'élevais la voix; et tous deux me remerciaient d'un sourire; et
dans ces sourires fanés qui se penchaient vers moi, cherchant jusqu'au
fond de mes yeux l'image de leur Maurice, moi, j'étais tout ému de la
retrouver cette image, vague, voilée, presque insaisissable, comme si je
voyais mon ami me sourire, très loin, dans un brouillard.

       *       *       *       *       *

Tout à coup le vieux se dresse sur son fauteuil:

--Mais j'y pense, Mamette... il n'a peut-être pas déjeuné!

Et Mamette, effarée, les bras au ciel:

--Pas déjeuné!... Grand Dieu!

Je croyais qu'il s'agissait encore de Maurice, et j'allais répondre que
ce brave enfant n'attendait jamais plus tard que midi pour se mettre à
table. Mais non, c'était bien de moi qu'on parlait; et il faut voir quel
branle-bas quand j'avouai que j'étais encore à jeun.

--Vite le couvert, petites bleues! La table au milieu de la chambre, la
nappe du dimanche, les assiettes à fleurs. Et ne rions pas tant, s'il
vous plaît! et dépêchons-nous...

Je crois bien qu'elles se dépêchaient. A peine le temps de casser trois
assiettes, le déjeuner se trouva servi.

--Un bon petit déjeuner! me disait Mamette en me conduisant à table;
seulement vous serez tout seul... Nous autres, nous avons déjà mangé ce
matin.

Ces pauvres vieux! à quelque heure qu'on les prenne, ils ont toujours
mangé le matin.

Le bon petit déjeuner de Mamette, c'était deux doigts de lait, des
dattes et une _barquette_, quelque chose comme un échaudé; de quoi la
nourrir elle et ses canaris au moins pendant huit jours... Et dire qu'à
moi seul je vins à bout de toutes ces provisions!... Aussi quelle
indignation autour de la table! Comme les petites bleues chuchotaient en
se poussant du coude, et là-bas, au fond de leur cage, comme les canaris
avait l'air de se dire: «Oh! ce monsieur qui mange toute la
_barquette_!»

Je la mangeai toute, en effet, et presque sans m'en apercevoir, occupé
que j'étais à regarder autour de moi dans cette chambre claire et
paisible où flottait comme une odeur de choses anciennes... Il y avait
surtout deux petits lits dont je ne pouvais pas détacher mes yeux. Ces
lits, presque deux berceaux, je me les figurais le matin, au petit jour,
quand ils sont encore enfouis sous leurs grands rideaux à franges. Trois
heures sonnent. C'est l'heure où tous les vieux se réveillent:

--Tu dors, Mamette?

--Non, mon ami.

--N'est-ce pas que Maurice est un brave enfant?

--Oh! oui, c'est un brave enfant.

Et j'imaginais comme cela toute une causerie, rien que pour avoir vu ces
deux petits lits de vieux, dressés l'un à côté de l'autre...

Pendant ce temps, un drame terrible se passait à l'autre bout de la
chambre, devant l'armoire. Il s'agissait d'atteindre là-haut, sur le
dernier rayon, certain bocal de cerises à l'eau-de-vie qui attendait
Maurice depuis dix ans et dont on voulait me faire l'ouverture. Malgré
les supplications de Mamette, le vieux avait tenu à aller chercher ses
cerises lui-même; et, monté sur une chaise au grand effroi de sa femme,
il essayait d'arriver là-haut... Vous voyez le tableau d'ici, le vieux
qui tremble et qui se hisse, les petites bleues cramponnées à sa chaise,
Mamette derrière lui haletante, les bras tendus, et sur tout cela un
léger parfum de bergamote qui s'exhale de l'armoire ouverte et des
grandes piles de linge roux... C'était charmant.

Enfin, après bien des efforts, on parvint à le tirer de l'armoire, ce
fameux bocal, et avec lui une vieille timbale d'argent toute bosselée,
la timbale de Maurice quand il était petit. On me la remplit de cerises
jusqu'au bord; Maurice les aimait tant, les cerises! Et tout en me
servant, le vieux me disait à l'oreille d'un air de gourmandise:

--Vous êtes bien heureux, vous, de pouvoir en manger!... C'est ma femme
qui les a faites... Vous allez goûter quelque chose de bon.

Hélas! sa femme les avait faites, mais elle avait oublié de les sucrer.
Que voulez-vous! on devient distrait en vieillissant. Elles étaient
atroces, vos cerises, ma pauvre Mamette... Mais cela ne m'empêcha pas de
les manger jusqu'au bout, sans sourciller.

       *       *       *       *       *

Le repas terminé, je me levai pour prendre congé de mes hôtes. Ils
auraient bien voulu me garder encore un peu pour causer du brave enfant,
mais le jour baissait, le moulin était loin, il fallait partir.

Le vieux s'était levé en même temps que moi.

--Mamette, mon habit!... Je veux le conduire jusqu'à la place.

Bien sûr qu'au fond d'elle-même Mamette trouvait qu'il faisait déjà un
peu frais pour me conduire jusqu'à la place; mais elle n'en laissa rien
paraître. Seulement, pendant qu'elle l'aidait à passer les manches de
son habit, un bel habit tabac d'Espagne à boutons de nacre, j'entendais
la chère créature qui lui disait doucement:

--Tu ne rentreras pas trop tard, n'est-ce pas?

Et lui, d'un petit air malin:

--Hé! Hé!... je ne sais pas... peut-être...

Là-dessus, ils se regardaient en riant, et les petites bleues riaient de
les voir rire, et dans leur coin les canaris riaient aussi à leur
manière... Entre nous, je crois que l'odeur des cerises les avait tous
un peu grisés.

...La nuit tombait, quand nous sortîmes, le grand-père et moi. La petite
bleue nous suivait de loin pour le ramener; mais lui ne la voyait pas,
et il était tout fier de marcher à mon bras, comme un homme. Mamette,
rayonnante, voyait cela du pas de sa porte, et elle avait en nous
regardant de jolis hochements de tête qui semblaient dire: «Tout de
même, mon pauvre homme!... il marche encore.»



BALLADES EN PROSE


En ouvrant ma porte ce matin, il y avait autour de mon moulin un grand
tapis de gelée blanche. L'herbe luisait et craquait comme du verre;
toute la colline grelottait... Pour un jour ma chère Provence s'était
déguisée en pays du Nord; et c'est parmi les pins frangés de givre, les
touffes de lavandes épanouies en bouquets de cristal, que j'ai écrit ces
deux ballades d'une fantaisie un peu germanique, pendant que la gelée
m'envoyait ses étincelles blanches, et que là-haut, dans le ciel clair,
de grands triangles de cigognes venues du pays de Henri Heine
descendaient vers la Camargue en criant: «Il fait froid... froid...»



I

LA MORT DU DAUPHIN


Le petit Dauphin est malade, le petit Dauphin va mourir... Dans toutes
les églises du royaume, le Saint-Sacrement demeure exposé nuit et jour
et de grands cierges brûlent pour la guérison de l'enfant royal. Les
rues de la vieille résidence sont tristes et silencieuses, les cloches
ne sonnent plus, les voitures vont au pas... Aux abords du palais, les
bourgeois curieux regardent, à travers les grilles, des suisses à
bedaines dorées qui causent dans les cours d'un air important.

Tout le château est en émoi... Des chambellans, des majordomes, montent
et descendent en courant les escaliers de marbre... Les galeries sont
pleines de pages et de courtisans en habits de soie qui vont d'un groupe
à l'autre quêter des nouvelles à voix basse... Sur les larges perrons,
les dames d'honneur éplorées se font de grandes révérences en essuyant
leurs yeux avec de jolis mouchoirs brodés.

Dans l'Orangerie, il y a nombreuse assemblée de médecins en robe. On les
voit, à travers les vitres, agiter leurs longues manches noires et
incliner doctoralement leurs perruques à marteaux... Le gouverneur et
l'écuyer du petit Dauphin se promènent devant la porte, attendant les
décisions de la Faculté. Des marmitons passent à côté d'eux sans les
saluer. M. l'écuyer jure comme un païen, M. le gouverneur récite des
vers d'Horace... Et pendant ce temps-là, là-bas, du côté des écuries,
on entend un long hennissement plaintif. C'est l'alezan du petit Dauphin
que les palefreniers oublient et qui appelle tristement devant sa
mangeoire vide.

Et le roi? Où est monseigneur le roi?... Le roi s'est enfermé tout seul
dans une chambre, au bout du château... Les Majestés n'aiment pas qu'on
les voie pleurer... Pour la reine, c'est autre chose... Assise au chevet
du petit Dauphin, elle a son beau visage baigné de larmes, et sanglote
bien haut devant tous, comme ferait une drapière.

Dans sa couchette de dentelles, le petit Dauphin, plus blanc que les
coussins sur lesquels il est étendu, repose, les yeux fermés. On croit
qu'il dort; mais non. Le petit Dauphin ne dort pas... Il se retourne
vers sa mère, et, voyant qu'elle pleure, il lui dit:

--Madame la reine, pourquoi pleurez-vous? Est-ce que vous croyez
bonnement que je m'en vas mourir?

La reine veut répondre. Les sanglots l'empêchent de parler.

--Ne pleurez donc pas, madame la reine; vous oubliez que je suis le
Dauphin, et que les Dauphins ne peuvent pas mourir ainsi...

La reine sanglote encore plus fort, et le petit Dauphin commence à
s'effrayer.

--Holà, dit-il, je ne veux pas que la mort vienne me prendre, et je
saurai bien l'empêcher d'arriver jusqu'ici... Qu'on fasse venir sur
l'heure quarante lansquenets très forts pour monter la garde autour de
notre lit!... Que cent gros canons veillent nuit et jour, mèche allumée,
sous nos fenêtres! Et malheur à la mort, si elle ose s'approcher de
nous!...

Pour complaire à l'enfant royal, la reine fait un signe. Sur l'heure, on
entend les gros canons qui roulent dans la cour; et quarante grands
lansquenets, la pertuisane au poing, viennent se ranger autour de la
chambre. Ce sont de vieux soudards à moustaches grises. Le petit Dauphin
bat des mains en les voyant. Il en reconnaît un et l'appelle:

--Lorrain! Lorrain!

Le soudard fait un pas vers le lit:

--Je t'aime bien, mon vieux Lorrain... Fais voir un peu ton grand
sabre... Si la mort veut me prendre, il faudra la tuer, n'est-ce pas?

Lorrain répond:

--Oui, monseigneur...

Et il a deux grosses larmes qui coulent sur ses joues tannées.

A ce moment, l'aumônier s'approche du petit Dauphin et lui parle
longtemps à voix basse en lui montrant un crucifix. Le petit Dauphin
l'écoute d'un air fort étonné, puis tout à coup l'interrompant:

--Je comprends bien ce que vous me dites, monsieur l'abbé; mais enfin
est-ce que mon petit ami Beppo ne pourrait pas mourir à ma place, en lui
donnant beaucoup d'argent?...

L'aumônier continue à lui parler à voix basse, et le petit Dauphin a
l'air de plus en plus étonné.

Quand l'aumônier a fini, le petit Dauphin reprend avec un gros soupir:

--Tout ce que vous me dites là est bien triste, monsieur l'abbé; mais
une chose me console, c'est que là-haut, dans le paradis des étoiles, je
vais être encore le Dauphin... Je sais que le bon Dieu est mon cousin et
ne peut pas manquer de me traiter selon mon rang.

Puis il ajoute, en se tournant vers sa mère:

--Qu'on m'apporte mes plus beaux habits, mon pourpoint d'hermine blanche
et mes escarpins de velours! Je veux me faire brave pour les anges et
entrer au paradis en costume de Dauphin.

Une troisième fois, l'aumônier se penche vers le petit Dauphin et lui
parle longuement à voix basse... Au milieu de son discours, l'enfant
royal l'interrompt avec colère:

--Mais alors, crie-t-il, d'être Dauphin, ce n'est rien du tout!

Et, sans vouloir plus rien entendre, le petit Dauphin se tourne vers la
muraille, et il pleure amèrement.

       *       *       *       *       *



II

LE SOUS-PRÉFET AUX CHAMPS


M. le sous-préfet est en tournée. Cocher devant, laquais derrière, la
calèche de la sous-préfecture l'emporte majestueusement au concours
régional de la Combe-aux-Fées. Pour cette journée mémorable, M. le
sous-préfet a mis son bel habit brodé, son petit claque, sa culotte
collante à bandes d'argent et son épée de gala à poignée de nacre... Sur
ses genoux repose une grande serviette en chagrin gaufré qu'il regarde
tristement.

M. le sous-préfet regarde tristement sa serviette en chagrin gaufré; il
songe au fameux discours qu'il va falloir prononcer tout à l'heure
devant les habitants de la Combe-aux-Fées:

--Messieurs et chers administrés...

Mais il a beau tortiller la soie blonde de ses favoris et répéter vingt
fois de suite:

--Messieurs et chers administrés... la suite du discours ne vient pas.

La suite du discours ne vient pas... Il fait si chaud dans cette
calèche!... A perte de vue, la route de la Combe-aux-Fées poudroie sous
le soleil du Midi... L'air est embrasé... et sur les ormeaux du bord du
chemin, tout couverts de poussière blanche, des milliers de cigales se
répondent d'un arbre à l'autre... Tout à coup M. le sous-préfet
tressaille. Là-bas, au pied d'un coteau il vient d'apercevoir un petit
bois de chênes verts qui semble lui faire signe.

Le petit bois de chênes verts semble lui faire signe:

--Venez donc par ici, monsieur le sous-préfet; pour composer votre
discours, vous serez beaucoup mieux sous mes arbres...

M. le sous-préfet est séduit; il saute à bas de sa calèche et dit à ses
gens de l'attendre, qu'il va composer son discours dans le petit bois de
chênes verts.

Dans le petit bois de chênes verts il y a des oiseaux, des violettes, et
des sources sous l'herbe fine... Quand ils ont aperçu M. le sous-préfet
avec sa belle culotte et sa serviette en chagrin gaufré, les oiseaux ont
eu peur et se sont arrêtés de chanter, les sources n'ont plus osé faire
de bruit, et les violettes se sont cachées dans le gazon... Tout ce
petit monde-là n'a jamais vu de sous-préfet, et se demande à voix basse
quel est ce beau seigneur qui se promène en culotte d'argent.

A voix basse, sous la feuillée, on se demande quel est ce beau seigneur
en culotte d'argent... Pendant ce temps-là, M. le sous-préfet, ravi du
silence et de la fraîcheur du bois, relève les pans de son habit, pose
son claque sur l'herbe et s'assied dans la mousse au pied d'un jeune
chêne; puis il ouvre sur ses genoux sa grande serviette de chagrin
gaufré et en tire une large feuille de papier ministre.

--C'est un artiste! dit la fauvette.

--Non, dit le bouvreuil, ce n'est pas un artiste, puisqu'il a une
culotte en argent; c'est plutôt un prince.

--C'est plutôt un prince, dit le bouvreuil.

--Ni un artiste, ni un prince, interrompt un vieux rossignol, qui a
chanté toute une saison dans les jardins de la sous-préfecture... Je
sais ce que c'est: c'est un sous-préfet!

Et tout le petit bois va chuchotant:

--C'est un sous-préfet! c'est un sous-préfet!

--Comme il est chauve! remarque une alouette à grande huppe.

Les violettes demandent:

--Est-ce que c'est méchant?

--Est-ce que c'est méchant? demandent les violettes.

Le vieux rossignol répond:

--Pas du tout!

Et sur cette assurance, les oiseaux se remettent à chanter, les sources
à courir, les violettes à embaumer, comme si le monsieur n'était pas
là... Impassible au milieu de tout ce joli tapage, M. le sous-préfet
invoque dans son cœur la Muse des comices agricoles, et, le crayon
levé, commence à déclamer de sa voix de cérémonie:

--Messieurs et chers administrés...

--Messieurs et chers administrés, dit le sous-préfet de sa voix de
cérémonie...

Un éclat de rire l'interrompt; il se retourne et ne voit rien qu'un gros
pivert qui le regarde en riant, perché sur son claque. Le sous-préfet
hausse les épaules et veut continuer son discours; mais le pivert
l'interrompt encore et lui crie de loin:

--A quoi bon?

--Comment! à quoi bon? dit le sous-préfet, qui devient tout rouge; et,
chassant d'un geste cette bête effrontée, il reprend de plus belle:

--Messieurs et chers administrés...

--Messieurs et chers administrés..., a repris le sous-préfet de plus
belle.

Mais alors, voilà les petites violettes qui se haussent vers lui sur le
bout de leurs tiges et qui lui disent doucement:

--Monsieur le sous-préfet, sentez-vous comme nous sentons bon?

Et les sources lui font sous la mousse une musique divine; et dans les
branches, au-dessus de sa tête, des tas de fauvettes viennent lui
chanter leurs plus jolis airs: et tout le petit bois conspire pour
l'empêcher de composer son discours.

Tout le petit bois conspire pour l'empêcher de composer son discours...
M. le sous-préfet, grisé de parfums, ivre de musique, essaye vainement
de résister au nouveau charme qui l'envahit. Il s'accoude sur l'herbe,
dégrafe son bel habit, balbutie encore deux ou trois fois:

--Messieurs et chers administrés... Messieurs et chers admi... Messieurs
et chers...

Puis il envoie les administrés au diable; et la Muse des comices
agricoles n'a plus qu'à se voiler la face.

Voile-toi la face, ô Muse des comices agricoles!... Lorsque, au bout
d'une heure, les gens de la sous-préfecture, inquiets de leur maître,
sont entrés dans le petit bois, ils ont vu un spectacle qui les a fait
reculer d'horreur... M. le sous-préfet était couché sur le ventre, dans
l'herbe, débraillé comme un bohème. Il avait mis son habit bas... et,
tout en mâchonnant des violettes, M. le sous-préfet faisait des vers.



LE PORTEFEUILLE DE BIXIOU


Un matin du mois d'octobre, quelques jours avant de quitter Paris, je
vis arriver chez moi,--pendant que je déjeunais,--un vieil homme en
habit râpé, cagneux, crotté, l'échine basse, grelottant sur ses longues
jambes comme un échassier déplumé. C'était Bixiou. Oui, Parisiens, votre
Bixiou, le féroce et charmant Bixiou, ce railleur enragé qui vous a tant
réjouis depuis quinze ans avec ses pamphlets et ses caricatures... Ah!
le malheureux, quelle détresse! Sans une grimace qu'il fit en entrant,
jamais je ne l'aurais reconnu.

La tête inclinée sur l'épaule, sa canne aux dents comme une clarinette,
l'illustre et lugubre farceur s'avança jusqu'au milieu de la chambre et
vint se jeter contre ma table en disant d'une voix dolente:

--Ayez pitié d'un pauvre aveugle!...

C'était si bien imité que je ne puis m'empêcher de rire. Mais lui, très
froidement:

--Vous croyez que je plaisante... regardez mes yeux.

Et il tourna vers moi deux grandes prunelles blanches sans regard.

--Je suis aveugle, mon cher, aveugle pour la vie... Voilà ce que c'est
que d'écrire avec du vitriol. Je me suis brûlé les yeux à ce joli
métier; mais là, brûlé à fond... jusqu'aux bobèches! ajouta-t-il en me
montrant ses paupières calcinées où ne restait plus l'ombre d'un cil.

J'étais si ému que je ne trouvai rien à lui dire. Mon silence
l'inquiéta:

--Vous travaillez?

--Non, Bixiou, je déjeune. Voulez-vous en faire autant?

Il ne répondit pas, mais au frémissement de ses narines, je vis bien
qu'il mourait d'envie d'accepter. Je le pris par la main, et je le fis
asseoir près de moi.

Pendant qu'on le servait, le pauvre diable flairait la table avec un
petit rire:

--Ça a l'air bon tout ça. Je vais me régaler; il y a si longtemps que je
ne déjeune plus! Un pain d'un sou tous les matins, en courant les
ministères... car, vous savez, je cours les ministères, maintenant;
c'est ma seule profession. J'essaye d'accrocher un bureau de tabac...
Qu'est-ce que vous voulez! il faut qu'on mange à la maison. Je ne peux
plus dessiner; je ne peux plus écrire... Dicter?... Mais quoi?... Je
n'ai rien dans la tête, moi; je n'invente rien. Mon métier, c'était de
voir les grimaces de Paris et de les faire; à présent il n'y a plus
moyen... Alors j'ai pensé à un bureau de tabac; pas sur les boulevards,
bien entendu. Je n'ai pas droit à cette faveur, n'étant ni mère de
danseuse, ni veuve d'officier supérieur. Non! simplement un petit bureau
de province, quelque part, bien loin, dans un coin des Vosges. J'aurai
une forte pipe en porcelaine; je m'appellerai Hans ou Zébédé, comme dans
Erckmann-Chatrian, et je me consolerai de ne plus écrire en faisant des
cornets de tabac avec les œuvres de mes contemporains.

«Voilà tout ce que je demande. Pas grand'chose, n'est-ce pas?... Eh
bien, c'est le diable pour y arriver... Pourtant les protections ne
devraient pas me manquer. J'étais très lancé autrefois. Je dînais chez
le maréchal, chez le prince, chez les ministres; tous ces gens-là
voulaient m'avoir parce que je les amusais ou qu'ils avaient peur de
moi. A présent, je ne fais plus peur à personne. O mes yeux! mes pauvres
yeux! Et l'on ne m'invite nulle part. C'est si triste une tête d'aveugle
à table. Passez-moi le pain, je vous prie... Ah! les bandits! ils me
l'auront fait payer cher ce malheureux bureau de tabac. Depuis six mois,
je me promène dans tous les ministères avec ma pétition. J'arrive le
matin, à l'heure où l'on allume les poêles et où l'on fait faire un tour
aux chevaux de Son Excellence sur le sable de la cour; je ne m'en vais
qu'à la nuit, quand on apporte les grosses lampes et que les cuisines
commencent à sentir bon...

«Toute ma vie se passe sur les coffres à bois des antichambres. Aussi
les huissiers me connaissent, allez! A l'Intérieur, ils m'appellent: «Ce
bon monsieur!» Et moi, pour gagner leur protection, je fais des
calembours, ou je dessine d'un trait sur un coin de leur buvard de
grosses moustaches qui les font rire... Voilà où j'en suis arrivé après
vingt ans de succès tapageurs, voilà la fin d'une vie d'artiste!... Et
dire qu'ils sont en France quarante mille galopins à qui notre
profession fait venir l'eau à la bouche! Dire qu'il y a tous les jours,
dans les départements, une locomotive qui chauffe pour nous apporter des
panerées d'imbéciles affamés de littérature et de bruit imprimé!... Ah!
province romanesque, si la misère de Bixiou pouvait te servir de leçon!

Là-dessus il se fourra le nez dans son assiette et se mit à manger
avidement, sans dire un mot... C'était pitié de le voir faire. A chaque
minute, il perdait son pain, sa fourchette, tâtonnait pour trouver son
verre. Pauvre homme! il n'avait pas encore l'habitude.

       *       *       *       *       *

Au bout d'un moment, il reprit:

--Savez-vous ce qu'il y a encore de plus horrible pour moi? C'est de ne
plus pouvoir lire mes journaux. Il faut être du métier pour comprendre
cela... Quelquefois le soir, en rentrant, j'en achète un, rien que pour
sentir cette odeur de papier humide et de nouvelles fraîches... C'est si
bon! et personne pour me les lire! Ma femme pourrait bien, mais elle ne
veut pas: elle prétend qu'on trouve dans les faits divers des choses qui
ne sont pas convenables... Ah! ces anciennes maîtresses, une fois
mariées, il n'y a pas plus bégueules qu'elles. Depuis que j'en ai fait
Mme Bixiou, celle-là s'est crue obligée de devenir bigote, mais à un
point!... Est-ce qu'elle ne voulait pas me faire frictionner les yeux
avec l'eau de la Salette! Et puis, le pain bénit, les quêtes, la
Sainte-Enfance, les petits Chinois, que sais-je encore?... Nous sommes
dans les bonnes œuvres jusqu'au cou... Ce serait cependant une bonne
œuvre de me lire mes journaux. Eh bien, non, elle ne veut pas... Si
ma fille était chez nous, elle me les lirait, elle; mais depuis que je
suis aveugle, je l'ai fait entrer à Notre-Dame-des-Arts, pour avoir une
bouche de moins à nourrir...

«Encore une qui me donne de l'agrément, celle-là! Il n'y a pas neuf ans
qu'elle est au monde, elle a déjà eu toutes les maladies... Et triste!
et laide! plus laide que moi, si c'est possible... un monstre!... Que
voulez-vous! je n'ai jamais su faire que des charges... Ah çà, mais je
suis bon, moi, de vous raconter mes histoires de famille. Qu'est-ce que
cela peut vous faire à vous?... Allons, donnez-moi encore un peu de
cette eau-de-vie. Il faut que je me mette en train. En sortant d'ici je
vais à l'Instruction publique, et les huissiers n'y sont pas faciles à
dérider. C'est tous d'anciens professeurs.

Je lui versai son eau-de-vie. Il commença à la déguster par petites
fois, d'un air attendri... Tout à coup, je ne sais quelle fantaisie le
piquant, il se leva, son verre à la main, promena un instant autour de
lui sa tête de vipère aveugle, avec le sourire aimable du monsieur qui
va parler, puis, d'une voix stridente, comme pour haranguer un banquet
de deux cents couverts:

--Aux arts! Aux lettres! A la presse!

Et le voilà parti sur un toast de dix minutes, la plus folle et la plus
merveilleuse improvisation qui soit jamais sortie de cette cervelle de
pitre.

Figurez-vous une revue de fin d'année intitulée: _Le Pavé des lettres en
186*_; nos assemblées soi-disant littéraires, nos papotages, nos
querelles, toutes les cocasseries d'un monde excentrique, fumier
d'encre, enfer sans grandeur, où l'on s'égorge, où l'on s'étripe, où
l'on se détrousse, où l'on parle intérêts et gros sous bien plus que
chez les bourgeois, ce qui n'empêche pas qu'on y meure de faim plus
qu'ailleurs; toutes nos lâchetés, toutes nos misères; le vieux baron
T... de la Tombola s'en allant faire «gna... gna... gna...» aux
Tuileries avec sa sébile et son habit barbeau; puis nos morts de
l'année, les enterrements à réclames, l'oraison funèbre de monsieur le
délégué, toujours la même: «Cher et regretté! pauvre cher!» à un
malheureux dont on refuse de payer la tombe; et ceux qui se sont
suicidés, et ceux qui sont devenus fous; figurez-vous tout cela,
raconté, détaillé, gesticulé par un grimacier de génie, vous aurez alors
une idée de ce que fut l'improvisation de Bixiou.

       *       *       *       *       *

Son toast fini, son verre bu, il me demanda l'heure et s'en alla, d'un
air farouche, sans me dire adieu... J'ignore comment les huissiers de
M. Duruy se trouvèrent de sa visite ce matin-là; mais je sais bien que
jamais de ma vie je ne me suis senti si triste, si mal en train qu'après
le départ de ce terrible aveugle. Mon encrier m'écœurait, ma plume me
faisait horreur. J'aurais voulu m'en aller loin, courir, voir des
arbres, sentir quelque chose de bon... Quelle haine, grand Dieu! que de
fiel! quel besoin de baver sur tout, de tout salir! Ah! le misérable...

Et j'arpentais ma chambre avec fureur, croyant toujours entendre le
ricanement de dégoût qu'il avait eu en me parlant de sa fille.

Tout à coup, près de la chaise où l'aveugle s'était assis, je sentis
quelque chose rouler sous mon pied. En me baissant, je reconnus son
portefeuille, un gros portefeuille luisant, à coins cassés, qui ne le
quitte jamais et qu'il appelle en riant sa poche à venin. Cette poche,
dans notre monde, était aussi renommée que les fameux cartons de M. de
Girardin. On disait qu'il y avait des choses terribles là-dedans...
L'occasion se présentait belle pour m'en assurer. Le vieux portefeuille,
trop gonflé, s'était crevé en tombant, et tous les papiers avaient roulé
sur le tapis; il me fallut les ramasser l'un après l'autre...

Un paquet de lettres écrites sur du papier à fleurs, commençant toutes:
_Mon cher papa_, et signées: _Céline Bixiou, des enfants de Marie_.

D'anciennes ordonnances pour des maladies d'enfants: croup, convulsions,
scarlatine, rougeole... (la pauvre petite n'en avait pas échappé une!)

Enfin une grande enveloppe cachetée d'où sortaient, comme d'un bonnet de
fillette, deux ou trois crins jaunes tout frisés: et sur l'enveloppe, en
grosse écriture tremblée, une écriture d'aveugle:

_Cheveux de Céline, coupés le 13 mai, le jour de son entrée là-bas._

Voilà ce qu'il y avait dans le portefeuille de Bixiou.

Allons, Parisiens, vous êtes tous les mêmes. Le dégoût, l'ironie, un
rire infernal, des blagues féroces, et puis pour finir:... _Cheveux de
Céline coupés le 13 mai_.



LA LÉGENDE DE L'HOMME A LA CERVELLE D'OR

_A la dame qui demande des histoires gaies._


En lisant votre lettre, madame, j'ai eu comme un remords. Je m'en suis
voulu de la couleur un peu trop demi-deuil de mes historiettes, et je
m'étais promis de vous offrir aujourd'hui quelque chose de joyeux, de
follement joyeux.

Pourquoi serais-je triste, après tout? Je vis à mille lieues des
brouillards parisiens, sur une colline lumineuse, dans le pays des
tambourins et du vin muscat. Autour de chez moi tout n'est que soleil et
musique; j'ai des orchestres de culs-blancs, des orphéons de mésanges;
le matin, les courlis qui font: «Coureli! coureli!»; à midi, les
cigales; puis les pâtres qui jouent du fifre, et les belles filles
brunes qu'on entend rire dans les vignes... En vérité, l'endroit est mal
choisi pour broyer du noir; je devrais plutôt expédier aux dames des
poèmes couleur de rose et des pleins paniers de contes galants.

Eh bien, non! je suis encore trop près de Paris. Tous les jours, jusque
dans mes pins, il m'envoie les éclaboussures de ses tristesses... A
l'heure même où j'écris ces lignes, je viens d'apprendre la mort
misérable du pauvre Charles Barbara; et mon moulin en est tout en deuil.
Adieu les courlis et les cigales! Je n'ai plus le cœur à rien de
gai... Voilà pourquoi, madame, au lieu du joli conte badin que je
m'étais promis de vous faire, vous n'aurez encore aujourd'hui qu'une
légende mélancolique.

       *       *       *       *       *

Il était une fois un homme qui avait une cervelle d'or; oui, madame, une
cervelle toute en or. Lorsqu'il vint au monde, les médecins pensaient
que cet enfant ne vivrait pas, tant sa tête était lourde et son crâne
démesuré. Il vécut cependant et grandit au soleil comme un beau plant
d'olivier; seulement sa grosse tête l'entraînait toujours, et c'était
pitié de le voir se cogner à tous les meubles en marchant... Il tombait
souvent. Un jour, il roula du haut d'un perron et vint donner du front
contre un degré de marbre, où son crâne sonna comme un lingot. On le
crut mort; mais, en le relevant, on ne lui trouva qu'une légère
blessure, avec deux ou trois gouttelettes d'or caillées dans ses
cheveux blonds. C'est ainsi que les parents apprirent que l'enfant avait
une cervelle en or.

La chose fut tenue secrète; le pauvre petit lui-même ne se douta de
rien. De temps en temps, il demandait pourquoi on ne le laissait plus
courir devant la porte avec les garçonnets de la rue.

--On vous volerait, mon beau trésor!... lui répondait sa mère.

Alors le petit avait grand'peur d'être volé; il retournait jouer tout
seul, sans rien dire, et se trimbalait lourdement d'une salle à
l'autre...

A dix-huit ans seulement, ses parents lui révélèrent le don monstrueux
qu'il tenait du destin; et, comme ils l'avaient élevé et nourri
jusque-là, ils lui demandèrent en retour un peu de son or. L'enfant
n'hésita pas; sur l'heure même,--comment? par quels moyens? la légende
ne l'a pas dit,--il s'arracha du crâne un morceau d'or massif, un
morceau gros comme une noix, qu'il jeta fièrement sur les genoux de sa
mère... Puis, tout ébloui des richesses qu'il portait dans la tête, fou
de désirs, ivre de sa puissance, il quitta la maison paternelle et s'en
alla par le monde en gaspillant son trésor.

       *       *       *       *       *

Du train dont il menait sa vie, royalement, et semant l'or sans compter,
on aurait dit que sa cervelle était inépuisable... Elle s'épuisait
cependant, et à mesure on pouvait voir les yeux s'éteindre, la joue
devenir plus creuse. Un jour enfin, au matin d'une débauche folle, le
malheureux, resté seul parmi les débris du festin et les lustres qui
pâlissaient, s'épouvanta de l'énorme brèche qu'il avait déjà faite à son
lingot: il était temps de s'arrêter.

Dès lors, ce fut une existence nouvelle. L'homme à la cervelle d'or s'en
alla vivre, à l'écart, du travail de ses mains, soupçonneux et craintif
comme un avare, fuyant les tentations, tâchant d'oublier lui-même ces
fatales richesses auxquelles il ne voulait plus toucher... Par malheur,
un ami l'avait suivi dans sa solitude, et cet ami connaissait son
secret.

Une nuit, le pauvre homme fut réveillé en sursaut par une douleur à la
tête, une effroyable douleur; il se dressa éperdu, et vit, dans un rayon
de lune, l'ami qui fuyait en cachant quelque chose sous son manteau...

Encore un peu de cervelle qu'on lui emportait!...

A quelque temps de là, l'homme à la cervelle d'or devint amoureux, et
cette fois tout fut fini... Il aimait du meilleur de son âme une petite
femme blonde, qui l'aimait bien aussi, mais qui préférait encore les
pompons, les plumes blanches et les jolis glands mordorés battant le
long des bottines.

Entre les mains de cette mignonne créature,--moitié oiseau, moitié
poupée,--les piécettes d'or fondaient que c'était un plaisir. Elle avait
tous les caprices; et lui ne savait jamais dire non; même, de peur de la
peiner, il lui cacha jusqu'au bout le triste secret de sa fortune.

--Nous sommes donc bien riches? disait-elle.

Le pauvre homme répondait:

--Oh! oui... bien riches!

Et il souriait avec amour au petit oiseau bleu qui lui mangeait le crâne
innocemment. Quelquefois cependant la peur le prenait, il avait des
envies d'être avare; mais alors la petite femme venait vers lui en
sautillant, et lui disait:

--Mon mari, qui êtes si riche! achetez-moi quelque chose de bien cher...

Et il lui achetait quelque chose de bien cher.

Cela dura ainsi pendant deux ans; puis, un matin, la petite femme
mourut, sans qu'on sût pourquoi, comme un oiseau... Le trésor touchait à
sa fin; avec ce qui lui en restait, le veuf fit faire à sa chère morte
un bel enterrement. Cloches à toute volée, lourds carrosses tendus de
noir, chevaux empanachés, larmes d'argent dans le velours, rien ne lui
parut trop beau. Que lui importait son or maintenant?... Il en donna
pour l'église, pour les porteurs, pour les revendeuses d'immortelles; il
en donna partout, sans marchander... Aussi, en sortant du cimetière, il
ne lui restait presque plus rien de cette cervelle merveilleuse, à peine
quelques parcelles aux parois du crâne.

Alors on le vit s'en aller dans les rues l'air égaré, les mains en
avant, trébuchant comme un homme ivre. Le soir, à l'heure où les bazars
s'illuminent, il s'arrêta devant une large vitrine dans laquelle tout un
fouillis d'étoffes et de parures reluisait aux lumières, et resta là
longtemps à regarder deux bottines de satin bleu bordées de duvet de
cygne. «Je sais quelqu'un à qui ces bottines feraient bien plaisir», se
disait-il en souriant; et, ne se souvenant déjà plus que la petite femme
était morte, il entra pour les acheter.

Du fond de son arrière-boutique, la marchande entendit un grand cri;
elle accourut et recula de peur en voyant un homme debout, qui
s'accotait au comptoir et la regardait douloureusement d'un air hébété.
Il tenait d'une main les bottines bleues à bordure de cygne, et
présentait l'autre main toute sanglante, avec des raclures d'or au bout
des ongles.

Telle est, madame, la légende de l'homme à la cervelle d'or.

       *       *       *       *       *

Malgré ses airs de conte fantastique, cette légende est vraie d'un bout
à l'autre... Il y a par le monde de pauvres gens qui sont condamnés à
vivre de leur cerveau, et payent en bel or fin, avec leur moelle et leur
substance, les moindres choses de la vie. C'est pour eux une douleur de
chaque Jour; et puis, quand ils sont las de souffrir...

[Illustration: LE POETE MISTRAL.]



LE POÈTE MISTRAL


Dimanche dernier, en me levant, j'ai cru me réveiller rue du
Faubourg-Montmartre. Il pleuvait, le ciel était gris, le moulin triste.
J'ai eu peur de passer chez moi cette froide journée de pluie, et tout
de suite l'envie m'est venue d'aller me réchauffer un brin auprès de
Frédéric Mistral, ce grand poète qui vit à trois lieues de mes pins,
dans son petit village de Maillane.

Sitôt pensé, sitôt parti: une trique en bois de myrte, mon Montaigne,
une couverture, et en route!

Personne aux champs... Notre belle Provence catholique laisse la terre
se reposer le dimanche... Les chiens seuls au logis, les fermes
closes... De loin en loin, une charrette de roulier avec sa bâche
ruisselante, une vieille encapuchonnée dans sa mante feuille morte, des
mules en tenue de gala, housse de sparterie bleue et blanche, pompon
rouge, grelots d'argent,--emportant au petit trot toute une carriole de
gens de _mas_ qui vont à la messe; puis, là-bas, à travers la brume,
une barque sur la _roubine_ et un pêcheur debout qui lance son
épervier...

Pas moyen de lire en route ce jour-là. La pluie tombait par torrents, et
la tramontane vous la jetait à pleins seaux dans la figure... Je fis le
chemin tout d'une haleine, et enfin, après trois heures de marche,
j'aperçus devant moi les petits bois de cyprès au milieu desquels le
pays de Maillane s'abrite de peur du vent.

Pas un chat dans les rues du village; tout le monde était à la
grand'messe. Quand je passai devant l'église, le serpent ronflait, et je
vis les cierges reluire à travers les vitres de couleur.

Le logis du poète est à l'extrémité du pays; c'est la dernière maison à
main gauche, sur la route de Saint-Remy,--une maisonnette à un étage
avec un jardin devant... J'entre doucement... Personne! La porte du
salon est fermée, mais j'entends derrière quelqu'un qui marche et qui
parle à haute voix... Ce pas et cette voix me sont bien connus... Je
m'arrête un moment dans le petit couloir peint à la chaux, la main sur
le bouton de la porte, très ému. Le cœur me bat.--Il est là. Il
travaille... Faut-il attendre que la strophe soit finie?... Ma foi! tant
pis, entrons.

       *       *       *       *       *

Ah! Parisiens, lorsque le poète de Maillane est venu chez vous montrer
Paris à sa Mireille, et que vous l'avez vu dans vos salons, ce Chactas
en habit de ville, avec un col droit et un grand chapeau qui le gênait
autant que sa gloire, vous avez cru que c'était là Mistral... Non, ce
n'était pas lui. Il n'y a qu'un Mistral au monde, celui que j'ai surpris
dimanche dernier dans son village, le chaperon de feutre sur l'oreille,
sans gilet, en jaquette, sa rouge taillole catalane autour des reins,
l'œil allumé, le feu de l'inspiration aux pommettes, superbe, avec un
bon sourire, élégant comme un pâtre grec, et marchant à grands pas, les
mains dans ses poches, en faisant des vers...

--Comment! c'est toi! cria Mistral en me sautant au cou; la bonne idée
que tu as eue de venir!... Tout juste aujourd'hui, c'est la fête de
Maillane. Nous avons la musique d'Avignon, les taureaux, la procession,
la farandole, ce sera magnifique... La mère va rentrer de la messe; nous
déjeunons, et puis, zou! nous allons voir danser les jolies filles...

Pendant qu'il me parlait, je regardais avec émotion ce petit salon à
tapisserie claire, que je n'avais pas vu depuis si longtemps, et où j'ai
passé déjà de si belles heures. Rien n'était changé. Toujours le canapé
à carreaux jaunes, les deux fauteuils de paille, la Vénus sans bras et
la Vénus d'Arles sur la cheminée, le portrait du poète par Hébert, sa
photographie par Étienne Carjat, et, dans un coin, près de la fenêtre,
le bureau,--un pauvre petit bureau de receveur d'enregistrement,--tout
chargé de vieux bouquins et de dictionnaires. Au milieu de ce bureau,
j'aperçus un gros cahier ouvert... C'était _Calendal_, le nouveau poème
de Frédéric Mistral, qui doit paraître à la fin de cette année, le jour
de Noël. Ce poème, Mistral y travaille depuis sept ans, et voilà près de
six mois qu'il en a écrit le dernier vers; pourtant, il n'ose s'en
séparer encore. Vous comprenez, on a toujours une strophe à polir, une
rime plus sonore à trouver... Mistral a beau écrire en provençal, il
travaille ses vers comme si tout le monde devait les lire dans la langue
et lui tenir compte de ses efforts de bon ouvrier... Oh! le brave poète,
et que c'est bien Mistral dont Montaigne aurait pu dire: _Souvienne-vous
de celuy à qui, comme on demandoit à quoy faire il se peinoit si fort en
un art qui ne pouvoit venir à la cognoissance de guère des gens. J'en ay
assez de peu, répondit-il. J'en ay assez d'un. J'en ay assez de pas
un._»

       *       *       *       *       *

Je tenais le cahier de _Calendal_ entre mes mains, et je le feuilletais,
plein d'émotion... Tout à coup une musique de fifres et de tambourins
éclate dans la rue, devant la fenêtre, et voilà mon Mistral qui court à
l'armoire, en tire des verres, des bouteilles, traîne la table au milieu
du salon, et ouvre la porte aux musiciens en me disant:

--Ne ris pas... Ils viennent me donner l'aubade... je suis conseiller
municipal.

La petite pièce se remplit de monde. On pose les tambourins sur les
chaises, la vieille bannière dans un coin; et le vin cuit circule. Puis
quand on a vidé quelques bouteilles à la santé de M. Frédéric, qu'on a
causé gravement de la fête, si la farandole sera aussi belle que l'an
dernier, si les taureaux se comporteront bien, les musiciens se retirent
et vont donner l'aubade chez les autres conseillers. A ce moment, la
mère de Mistral arrive.

En un tour de main la table est dressée: un beau linge blanc et deux
couverts. Je connais les usages de la maison; je sais que lorsque
Mistral a du monde, sa mère ne se met pas à table... La pauvre vieille
femme ne connaît que son provençal et se sentirait mal à l'aise pour
causer avec des Français... D'ailleurs, on a besoin d'elle à la cuisine.

Dieu! le joli repas que j'ai fait ce matin-là:--un morceau de chevreau
rôti, du fromage de montagne, de la confiture de moût, des figues, des
raisins muscats. Le tout arrosé de ce bon châteauneuf des papes qui a
une si belle couleur rose dans les verres...

Au dessert, je vais chercher le cahier du poème, et je l'apporte sur la
table devant Mistral.

--Nous avions dit que nous sortirions, fait le poète en souriant.

--Non! non!... _Calendal! Calendal!_

Mistral se résigne, et de sa voix musicale et douce, en battant la
mesure de ses vers avec la main, il entame le premier chant:--_D'une
fille folle d'amour,--à présent que j'ai dit la triste aventure,--je
chanterai, si Dieu veut, un enfant de Cassis,--un pauvre petit pêcheur
d'anchois..._

Au dehors, les cloches sonnaient les vêpres, les pétards éclataient sur
la place, les fifres passaient et repassaient dans les rues avec les
tambourins. Les taureaux de Camargue, qu'on menait courir, mugissaient.

Moi, les coudes sur la nappe, des larmes dans les yeux, j'écoutais
l'histoire du petit pêcheur provençal.

       *       *       *       *       *

Calendal n'était qu'un pêcheur; l'amour en fait un héros... Pour gagner
le cœur de sa mie,--la belle Estérelle,--il entreprend des choses
miraculeuses, et les douze travaux d'Hercule ne sont rien à côté des
siens.

Une fois, s'étant mis en tête d'être riche, il a inventé de formidables
engins de pêche, et ramène au port tout le poisson de la mer. Une autre
fois, c'est un terrible bandit des gorges d'Ollioules, le comte Sévéran,
qu'il va relancer jusque dans son aire, parmi ses coupe-jarrets et ses
concubines... Quel rude gars que ce petit Calendal! Un jour, à la
Sainte-Baume, il rencontre deux partis de compagnons venus là pour vider
leur querelle à grands coups de compas sur la tombe de maître Jacques,
un Provençal qui a fait la charpente du temple de Salomon, s'il vous
plaît. Calendal se jette au milieu de la tuerie, et apaise les
compagnons en leur parlant...

Des entreprises surhumaines!... Il y avait là-haut, dans les rochers de
Lure, une forêt de cèdres inaccessibles, où jamais bûcheron n'osa
monter. Calendal y va, lui. Il s'y installe tout seul pendant trente
jours. Pendant trente jours, on entend le bruit de sa hache qui sonne en
s'enfonçant dans les troncs. La forêt crie; l'un après l'autre, les
vieux arbres géants tombent et roulent au fond des abîmes, et quand
Calendal redescend, il ne reste plus un cèdre sur la montagne...

Enfin, en récompense de tant d'exploits, le pêcheur d'anchois obtient
l'amour d'Estérelle, et il est nommé consul par les habitants de Cassis.
Voilà l'histoire de Calendal... Mais qu'importe Calendal? Ce qu'il y a
avant tout dans le poème, c'est la Provence,--la Provence de la mer, la
Provence de la montagne,--avec son histoire, ses mœurs, ses légendes,
ses paysages, tout un peuple naïf et libre qui a trouvé son grand poète
avant de mourir... Et maintenant, tracez des chemins de fer, plantez des
poteaux à télégraphes, chassez la langue provençale des écoles! La
Provence vivra éternellement dans _Mireille_ et dans _Calendal_.

       *       *       *       *       *

--Assez de poésie! dit Mistral en fermant son cahier. Il faut aller voir
la fête.

Nous sortîmes; tout le village était dans les rues; un grand coup de
bise avait balayé le ciel, et le ciel reluisait joyeusement sur les
toits rouges mouillés de pluie. Nous arrivâmes à temps pour voir rentrer
la procession. Ce fut pendant une heure un interminable défilé de
pénitents en cagoule, pénitents blancs, pénitents bleus, pénitents
gris, confréries de filles voilées, bannières roses à fleurs d'or,
grands saints de bois dédorés portés à quatre épaules, saintes de
faïence coloriées comme des idoles avec de gros bouquets à la main,
chapes, ostensoirs, dais de velours vert, crucifix encadrés de soie
blanche, tout cela ondulant au vent dans la lumière des cierges et du
soleil, au milieu des psaumes, des litanies, et des cloches qui
sonnaient à toute volée.

La procession finie, les saints remisés dans leurs chapelles, nous
allâmes voir les taureaux, puis les jeux sur l'aire, les luttes
d'hommes, les trois sauts, l'étrangle-chat, le jeu de l'outre, et tout
le joli train des fêtes de Provence... La nuit tombait quand nous
rentrâmes à Maillane. Sur la place, devant le petit café où Mistral va
faire, le soir, sa partie avec son ami Zidore, on avait allumé un grand
feu de joie... La farandole s'organisait. Des lanternes de papier
découpé s'allumaient partout dans l'ombre; la jeunesse prenait place; et
bientôt, sur un appel de tambourins, commença autour de la flamme une
ronde folle, bruyante, qui devait durer toute la nuit.

       *       *       *       *       *

Après souper, trop las pour courir encore, nous montâmes dans la chambre
de Mistral. C'est une modeste chambre de paysan, avec deux grands lits.
Les murs n'ont pas de papier; les solives du plafond se voient... Il y a
quatre ans, lorsque l'Académie donna à l'auteur de _Mireille_ le prix de
trois mille francs, Mme Mistral eut une idée.

--Si nous faisions tapisser et plafonner ta chambre? dit-elle à son
fils.

--Non! non!... répondit Mistral. Ça, c'est l'argent des poètes, on n'y
touche pas.

Et la chambre est restée toute nue; mais tant que l'argent des poètes a
duré, ceux qui ont frappé chez Mistral ont toujours trouvé sa bourse
ouverte...

J'avais emporté le cahier de _Calendal_ dans la chambre et je voulus
m'en faire lire encore un passage avant de m'endormir. Mistral choisit
l'épisode des faïences. Le voici en quelques mots:

C'est dans un grand repas je ne sais où. On apporte sur la table un
magnifique service en faïence de Moustiers. Au fond de chaque assiette,
dessiné en bleu dans l'émail, il y a un sujet provençal; toute
l'histoire du pays tient là-dedans. Aussi il faut voir avec quel amour
sont décrites ces belles faïences; une strophe pour chaque assiette,
autant de petits poèmes d'un travail naïf et savant, achevés comme un
tableautin de Théocrite.

Tandis que Mistral me disait ses vers dans cette belle langue
provençale, plus qu'aux trois quarts latine, que les reines ont parlée
autrefois et que maintenant nos pâtres seuls comprennent, j'admirais cet
homme au-dedans de moi, et, songeant à l'état de ruine où il a trouvé sa
langue maternelle et ce qu'il en a fait, je me figurais un de ces vieux
palais des princes des Baux comme on en voit dans les Alpilles: plus de
toits, plus de balustres aux perrons, plus de vitraux aux fenêtres, le
trèfle des ogives cassé, le blason des portes mangé de mousse, des
poules picorant dans la cour d'honneur, des porcs vautrés sous les fines
colonnettes des galeries, l'âne broutant dans la chapelle où l'herbe
pousse, des pigeons venant boire aux grands bénitiers remplis d'eau de
pluie, et enfin, parmi ces décombres, deux ou trois familles de paysans
qui se sont bâti des huttes dans les flancs du vieux palais.

Puis, voilà qu'un beau jour le fils d'un de ces paysans s'éprend de ces
grandes ruines et s'indigne de les voir ainsi profanées; vite, vite, il
chasse le bétail hors de la cour d'honneur; et, les fées lui venant en
aide, à lui tout seul il reconstruit le grand escalier, remet des
boiseries aux murs, des vitraux aux fenêtres, relève les tours, redore
la salle du trône, et met sur pied le vaste palais d'autre temps, où
logèrent des papes et des impératrices.

Ce palais restauré, c'est la langue provençale.

Ce fils de paysan, c'est Mistral.



LES TROIS MESSES BASSES

CONTE DE NOËL


I

--Deux dindes truffées, Garrigou?...

--Oui, mon révérend, deux dindes magnifiques bourrées de truffes. J'en
sais quelque chose, puisque c'est moi qui ai aidé à les remplir. On
aurait dit que leur peau allait craquer en rôtissant, tellement elle
était tendue...

--Jésus-Maria! moi qui aime tant les truffes!... Donne-moi vite mon
surplis, Garrigou... Et avec les dindes, qu'est-ce que tu as encore
aperçu à la cuisine?...

--Oh! toutes sortes de bonnes choses... Depuis midi nous n'avons fait
que plumer des faisans, des huppes, des gélinottes, des coqs de bruyère.
La plume en volait partout... Puis de l'étang on a apporté des
anguilles, des carpes dorées, des truites, des...

--Grosses comment, les truites, Garrigou?

--Grosses comme ça, mon révérend... Énormes!...

--Oh! Dieu! il me semble que je les vois... As-tu mis le vin dans les
burettes?

--Oui, mon révérend, j'ai mis le vin dans les burettes... Mais dame! il
ne vaut pas celui que vous boirez tout à l'heure en sortant de la messe
de minuit. Si vous voyiez cela dans la salle à manger du château, toutes
ces carafes qui flambent pleines de vins de toutes les couleurs... Et la
vaisselle d'argent, les surtouts ciselés, les fleurs, les
candélabres!... Jamais il ne se sera vu un réveillon pareil. M. le
marquis a invité tous les seigneurs du voisinage. Vous serez au moins
quarante à table, sans compter le bailli ni le tabellion... Ah! vous
êtes bien heureux d'en être, mon révérend!... Rien que d'avoir flairé
ces belles dindes, l'odeur des truffes me suit partout... Meuh!...

--Allons, allons, mon enfant. Gardons-nous du péché de gourmandise,
surtout la nuit de la Nativité... Va bien vite allumer les cierges et
sonner le premier coup de la messe; car voilà que minuit est proche, et
il ne faut pas nous mettre en retard...

Cette conversation se tenait une nuit de Noël de l'an de grâce mil six
cent et tant, entre le révérend dom Balaguère, ancien prieur des
Barnabites, présentement chapelain gagé des sires de Trinquelage, et son
petit clerc Garrigou, ou du moins ce qu'il croyait être le petit clerc
Garrigou, car vous saurez que le diable, ce soir-là, avait pris la face
ronde et les traits indécis du jeune sacristain pour mieux induire le
révérend père en tentation et lui faire commettre un épouvantable péché
de gourmandise. Donc, pendant que le soi-disant Garrigou (hum! hum!)
faisait à tour de bras carillonner les cloches de la chapelle
seigneuriale, le révérend achevait de revêtir sa chasuble dans la petite
sacristie du château; et, l'esprit déjà troublé par toutes ces
descriptions gastronomiques, il se répétait à lui-même en s'habillant:

--Des dindes rôties... des carpes dorées... des truites grosses comme
ça!...

Dehors, le vent de la nuit soufflait en éparpillant la musique des
cloches, et, à mesure, des lumières apparaissaient dans l'ombre aux
flancs du mont Ventoux, en haut duquel s'élevaient les vieilles tours de
Trinquelage. C'étaient des familles de métayers qui venaient entendre la
messe de minuit au château. Ils grimpaient la côte en chantant par
groupes de cinq ou six, le père en avant, la lanterne en main, les
femmes enveloppées dans leurs grandes mantes brunes où les enfants se
serraient et s'abritaient. Malgré l'heure et le froid, tout ce brave
peuple marchait allégrement, soutenu par l'idée qu'au sortir de la messe
il y aurait, comme tous les ans, table mise pour eux en bas dans les
cuisines. De temps en temps, sur la rude montée, le carrosse d'un
seigneur, précédé de porteurs de torches, faisait miroiter ses glaces au
clair de lune, ou bien une mule trottait en agitant ses sonnailles, et,
à la lueur des falots enveloppés de brume, les métayers reconnaissaient
leur bailli et le saluaient au passage:

--Bonsoir, bonsoir, maître Arnoton!

--Bonsoir, bonsoir, mes enfants!

La nuit était claire, les étoiles avivées de froid; la bise piquait, et
un fin grésil, glissant sur les vêtements sans les mouiller, gardait
fidèlement la tradition des Noëls blancs de neige. Tout en haut de la
côte, le château apparaissait comme le but, avec sa masse énorme de
tours, de pignons, le clocher de sa chapelle montant dans le ciel bleu
noir, et une foule de petites lumières qui clignotaient, allaient,
venaient, s'agitaient à toutes les fenêtres, et ressemblaient, sur le
fond sombre du bâtiment, aux étincelles courant dans des cendres de
papier brûlé... Passé le pont-levis et la poterne, il fallait, pour se
rendre à la chapelle, traverser la première cour, pleine de carrosses,
de valets, de chaises à porteurs, toute claire du feu des torches et de
la flambée des cuisines. On entendait le tintement des tournebroches, le
fracas des casseroles, le choc des cristaux et de l'argenterie remués
dans les apprêts d'un repas; par là-dessus, une vapeur tiède, qui
sentait bon les chairs rôties et les herbes fortes des sauces
compliquées, faisait dire aux métayers, comme au chapelain, comme au
bailli, comme à tout le monde:

--Quel bon réveillon nous allons faire après la messe!

       *       *       *       *       *


II

Drelindin din!... Drelindin din!...

C'est la messe de minuit qui commence. Dans la chapelle du château, une
cathédrale en miniature, aux arceaux entrecroisés, aux boiseries de
chêne, montant jusqu'à hauteur des murs, les tapisseries ont été
tendues, tous les cierges allumés. Et que de monde! Et que de toilettes!
Voici d'abord, assis dans les stalles sculptées qui entourent le
chœur, le sire de Trinquelage, en habit de taffetas saumon, et près
de lui tous les nobles seigneurs invités. En face, sur des prie-Dieu
garnis de velours, ont pris place la vieille marquise douairière dans sa
robe de brocart couleur de feu et la jeune dame de Trinquelage, coiffée
d'une haute tour de dentelle gaufrée à la dernière mode de la cour de
France. Plus bas on voit, vêtus de noir avec de vastes perruques en
pointe et des visages rasés, le bailli Thomas Arnoton et le tabellion
maître Ambroy, deux notes graves parmi les soies voyantes et les damas
brochés. Puis viennent les gras majordomes, les pages, les piqueurs, les
intendants, dame Barbe, toutes ses clefs pendues sur le côté à un
clavier d'argent fin. Au fond, sur les bancs, c'est le bas office, les
servantes, les métayers avec leurs familles; et enfin, là-bas, tout
contre la porte qu'ils entr'ouvrent et referment discrètement, messieurs
les marmitons qui viennent entre deux sauces prendre un petit air de
messe et apporter une odeur de réveillon dans l'église toute en fête et
tiède de tant de cierges allumés.

Est-ce la vue de ces petites barrettes blanches qui donne des
distractions à l'officiant? Ne serait-ce pas plutôt la sonnette de
Garrigou, cette enragée petite sonnette qui s'agite au pied de l'autel
avec une précipitation infernale et semble dire tout le temps:

--Dépêchons-nous, dépêchons-nous... Plus tôt nous aurons fini, plus tôt
nous serons à table.

Le fait est que chaque fois qu'elle tinte, cette sonnette du diable, le
chapelain oublie sa messe et ne pense plus qu'au réveillon. Il se figure
les cuisiniers en rumeur, les fourneaux où brûle un feu de forge, la
buée qui monte des couvercles entr'ouverts, et dans cette buée deux
dindes magnifiques, bourrées, tendues, marbrées de truffes...

Ou bien encore il voit passer des files de pages portant des plats
enveloppés de vapeurs tentantes, et avec eux il entre dans la grande
salle déjà prête pour le festin. O délices! voilà l'immense table toute
chargée et flamboyante, les paons habillés de leurs plumes, les faisans
écartant leurs ailes mordorées, les flacons couleur de rubis, les
pyramides de fruits éclatants parmi les branches vertes, et ces
merveilleux poissons dont parlait Garrigou (ah! bien oui, Garrigou!)
étalés sur un lit de fenouil, l'écaille nacrée comme s'ils sortaient de
l'eau, avec un bouquet d'herbes odorantes dans leurs narines de
monstres. Si vive est la vision de ces merveilles, qu'il semble à dom
Balaguère que tous ces plats mirifiques sont servis devant lui sur les
broderies de la nappe d'autel, et deux ou trois fois, au lieu de Dominus
_vobiscum!_ il se surprend à dire le _Benedicite_. A part ces légères
méprises, le digne homme débite son office très consciencieusement, sans
passer une ligne, sans omettre une génuflexion; et tout marche assez
bien jusqu'à la fin de la première messe; car vous savez que le jour de
Noël le même officiant doit célébrer trois messes consécutives.

--Et d'une! se dit le chapelain avec un soupir de soulagement; puis,
sans perdre une minute il fait signe à son clerc ou celui qu'il croit
être son clerc, et...

Drelindin din!... Drelindin din!

C'est la seconde messe qui commence, et avec elle commence aussi le
péché de dom Balaguère.

--Vite, vite, dépêchons-nous, lui crie de sa petite voix aigrelette la
sonnette de Garrigou, et cette fois le malheureux officiant, tout
abandonné au démon de gourmandise, se rue sur le missel et dévore les
pages avec l'avidité de son appétit en surexcitation. Frénétiquement il
se baisse, se relève, esquisse les signes de croix, les génuflexions,
raccourcit tous ses gestes pour avoir plus tôt fini. A peine s'il étend
ses bras à l'Évangile, s'il frappe sa poitrine au _Confiteor_. Entre le
clerc et lui c'est à qui bredouillera le plus vite. Versets et répons se
précipitent, se bousculent. Les mots à moitié prononcés, sans ouvrir la
bouche, ce qui prendrait trop de temps, s'achèvent en murmures
incompréhensibles.

_Oremus ps... ps... ps..._

_Mea culpa... pa... pa..._

Pareils à des vendangeurs pressés foulant le raisin de la cuve, tous
deux barbotent dans le latin de la messe, en envoyant des éclaboussures
de tous les côtés.

_Dom... scum!..._ dit Balaguère.

_...Stutuo!..._ répond Garrigou; et tout le temps la damnée petite
sonnette est là qui tinte à leurs oreilles, comme ces grelots qu'on met
aux chevaux de poste pour les faire galoper à la grande vitesse. Pensez
que de ce train-là une messe basse est vite expédiée.

--Et de deux! dit le chapelain tout essoufflé; puis, sans prendre le
temps de respirer, rouge, suant, il dégringole les marches de l'autel
et...

Drelindin din!... Drelindin din!...

C'est la troisième messe qui commence. Il n'y a plus que quelques pas à
faire pour arriver à la salle à manger; mais, hélas! à mesure que le
réveillon approche, l'infortuné Balaguère se sent pris d'une folie
d'impatience et de gourmandise. Sa vision s'accentue, les carpes dorées,
les dindes rôties sont là, là... Il les touche... il les... Oh! Dieu!...
Les plats fument, les vins embaument; et, secouant son grelot enragé,
la petite sonnette lui crie:

--Vite, vite, encore plus vite!...

Mais comment pourrait-il aller plus vite? Ses lèvres remuent à peine. Il
ne prononce plus les mots... A moins de tricher tout à fait le bon Dieu
et de lui escamoter sa messe... Et c'est ce qu'il fait, le
malheureux!... De tentation en tentation, il commence par sauter un
verset, puis deux. Puis l'épître est trop longue, il ne la finit pas,
effleure l'Évangile, passe devant le _Credo_ sans entrer, saute le
_Pater_, salue de loin la préface, et par bonds et par élans se
précipite ainsi dans la damnation éternelle, toujours suivi de l'infâme
Garrigou (_vade retro, Satanas!_), qui le seconde avec une merveilleuse
entente, lui relève sa chasuble, tourne les feuillets deux par deux,
bouscule les pupitres, renverse les burettes, et sans cesse secoue la
petite sonnette de plus en plus fort, de plus en plus vite.

Il faut voir la figure effarée que font tous les assistants! Obligés de
suivre à la mimique du prêtre cette messe dont ils n'entendent pas un
mot, les uns se lèvent quand les autres s'agenouillent, s'asseyent quand
les autres sont debout; et toutes les phases de ce singulier office se
confondent sur les bancs dans une foule d'attitudes diverses. L'étoile
de Noël en route dans les chemins du ciel, là-bas, vers la petite
étable, pâlit d'épouvante en voyant cette confusion...

--L'abbé va trop vite... On ne peut pas suivre, murmure la vieille
douairière en agitant sa coiffe avec égarement.

Maître Arnoton, ses grandes lunettes d'acier sur le nez, cherche dans
son paroissien où diantre on peut bien en être. Mais au fond, tous ces
braves gens, qui eux aussi pensent à réveillonner, ne sont pas fâchés
que la messe aille ce train de poste; et quand dom Balaguère, la figure
rayonnante, se tourne vers l'assistance en criant de toutes ses forces:
_Ite, missa est_, il n'y a qu'une voix dans la chapelle pour lui
répondre un _Deo gratias_ si joyeux, si entraînant, qu'on se croirait
déjà à table au premier toast du réveillon.

       *       *       *       *       *


III

Cinq minutes après, la foule des seigneurs s'asseyait dans la grande
salle, le chapelain au milieu d'eux. Le château, illuminé de haut en
bas, retentissait de chants, de cris, de rires, de rumeurs; et le
vénérable dom Balaguère plantait sa fourchette dans une aile de
gélinotte, noyant le remords de son péché sous des flots de vin du pape
et de bon jus de viandes. Tant il but et mangea, le pauvre saint homme,
qu'il mourut dans la nuit d'une terrible attaque, sans avoir eu
seulement le temps de se repentir; puis, au matin, il arriva dans le
ciel encore tout en rumeur des fêtes de la nuit, et je vous laisse à
penser comme il y fut reçu.

--Retire-toi de mes yeux, mauvais chrétien! lui dit le souverain Juge,
notre maître à tous. Ta faute est assez grande pour effacer toute une
vie de vertu... Ah! tu m'as volé une messe de nuit... Eh bien! tu m'en
payeras trois cents en place, et tu n'entreras en paradis que quand tu
auras célébré dans ta propre chapelle ces trois cents messes de Noël en
présence de tous ceux qui ont péché par ta faute et avec toi...

...Et voilà la vraie légende de dom Balaguère comme on la raconte au
pays des olives. Aujourd'hui le château de Trinquelage n'existe plus,
mais la chapelle se tient encore droite tout en haut du mont Ventoux,
dans un bouquet de chênes verts. Le vent fait battre sa porte disjointe,
l'herbe encombre le seuil; il y a des nids aux angles de l'autel et dans
l'embrasure des hautes croisées dont les vitraux coloriés ont disparu
depuis longtemps. Cependant il paraît que tous les ans, à Noël, une
lumière surnaturelle erre parmi ces ruines, et qu'en allant aux messes
et aux réveillons, les paysans aperçoivent ce spectre de chapelle
éclairé de cierges invisibles qui brûlent au grand air, même sous la
neige et le vent. Vous en rirez si vous voulez, mais un vigneron de
l'endroit, nommé Garrigue, sans doute un descendant de Garrigou, m'a
affirmé qu'un soir de Noël, se trouvant un peu en ribote, il s'était
perdu dans la montagne du côté de Trinquelage; et voici ce qu'il avait
vu... Jusqu'à onze heures, rien. Tout était silencieux, éteint, inanimé.
Soudain, vers minuit, un carillon sonna tout en haut du clocher, un
vieux, vieux carillon qui avait l'air d'être à dix lieues. Bientôt, dans
le chemin qui monte, Garrigue vit trembler des feux, s'agiter des ombres
indécises. Sous le porche de la chapelle, on marchait, on chuchotait:

--Bonsoir, maître Arnoton!

--Bonsoir, bonsoir, mes enfants!...

Quand tout le monde fut entré, mon vigneron, qui était très brave,
s'approcha doucement et, regardant par la porte cassée, eut un singulier
spectacle. Tous ces gens qu'il avait vus passer étaient rangés autour du
chœur, dans la nef en ruine, comme si les anciens bancs existaient
encore. De belles dames en brocart avec des coiffes de dentelle, des
seigneurs chamarrés du haut en bas, des paysans en jaquettes fleuries
ainsi qu'en avaient nos grands-pères, tous l'air vieux, fané,
poussiéreux, fatigué. De temps en temps, des oiseaux de nuit, hôtes
habituels de la chapelle, réveillés par toutes ces lumières, venaient
rôder autour des cierges dont la flamme montait droite et vague comme si
elle avait brûlé derrière une gaze; et ce qui amusait beaucoup Garrigue,
c'était un certain personnage à grandes lunettes d'acier, qui secouait à
chaque instant sa haute perruque noire sur laquelle un de ces oiseaux se
tenait droit tout empêtré en battant silencieusement des ailes...

Dans le fond, un petit vieillard de taille enfantine, à genoux au milieu
du chœur, agitait désespérément une sonnette sans grelot et sans
voix, pendant qu'un prêtre, habillé de vieil or, allait, venait devant
l'autel en récitant des oraisons dont on n'entendait pas un mot... Bien
sûr c'était dom Balaguère, en train de dire sa troisième messe basse.



LES ORANGES

FANTAISIE


A Paris, les oranges ont l'air triste de fruits tombés ramassés sous
l'arbre. A l'heure où elles vous arrivent, en plein hiver pluvieux et
froid, leur écorce éclatante, leur parfum exagéré dans ces pays de
saveurs tranquilles, leur donnent un aspect étrange, un peu bohémien.
Par les soirées brumeuses, elles longent tristement les trottoirs,
entassées dans leurs petites charrettes ambulantes, à la lueur sourde
d'une lanterne en papier rouge. Un cri monotone et grêle les escorte,
perdu dans le roulement des voitures, le fracas des omnibus:

--A deux sous la Valence!

Pour les trois quarts des Parisiens, ce fruit cueilli au loin, banal
dans sa rondeur, où l'arbre n'a rien laissé qu'une mince attache verte,
tient de la sucrerie, de la confiserie. Le papier de soie qui l'entoure,
les fêtes qu'il accompagne, contribuent à cette impression. Aux
approches de janvier surtout, les milliers d'oranges disséminées par les
rues, toutes ces écorces traînant dans la boue du ruisseau, font songer
à quelque arbre de Noël gigantesque qui secouerait sur Paris ses
branches chargées de fruits factices. Pas un coin où on ne les
rencontre. A la vitrine claire des étalages, choisies et parées; à la
porte des prisons et des hospices, parmi les paquets de biscuits, les
tas de pommes; devant l'entrée des bals, des spectacles du dimanche. Et
leur parfum exquis se mêle à l'odeur du gaz, au bruit des crincrins, à
la poussière des banquettes du paradis. On en vient à oublier qu'il faut
des orangers pour produire les oranges, car pendant que le fruit nous
arrive directement du Midi à pleines caisses, l'arbre, taillé,
transformé, déguisé, de la serre chaude où il passe l'hiver, ne fait
qu'une courte apparition au plein air des jardins publics.

Pour bien connaître les oranges, il faut les avoir vues chez elles, aux
îles Baléares, en Sardaigne, en Corse, en Algérie, dans l'air bleu doré,
l'atmosphère tiède de la Méditerranée. Je me rappelle un petit bois
d'orangers, aux portes de Blidah; c'est là qu'elles étaient belles! Dans
le feuillage sombre, lustré, vernissé, les fruits avaient l'éclat de
verres de couleur, et doraient l'air environnant avec cette auréole de
splendeur qui entoure les fleurs éclatantes. Çà et là des éclaircies
laissaient voir à travers les branches les remparts de la petite ville,
le minaret d'une mosquée, le dôme d'un marabout, et au-dessus l'énorme
masse de l'Atlas, verte à sa base, couronnée de neige comme d'une
fourrure blanche, avec des moutonnements, un flou de flocons tombés.

Une nuit, pendant que j'étais là, je ne sais par quel phénomène ignoré
depuis trente ans, cette zone de frimas et d'hiver se secoua sur la
ville endormie, et Blidah se réveilla transformée, poudrée à blanc. Dans
cet air algérien si léger, si pur, la neige semblait une poussière de
nacre. Elle avait des reflets de plumes de paon blanc. Le plus beau,
c'était le bois d'orangers. Les feuilles solides gardaient la neige
intacte et droite comme des sorbets sur des plateaux de laque, et tous
les fruits poudrés à frimas avaient une douceur splendide, un
rayonnement discret comme de l'or voilé de claires étoffes blanches.
Cela donnait vaguement l'impression d'une fête d'église, de soutanes
rouges sous des robes de dentelles, de dorures d'autel enveloppées de
guipures...

Mais mon meilleur souvenir d'oranges me vient encore de Barbicaglia, un
grand jardin auprès d'Ajaccio où j'allais faire la sieste aux heures de
chaleur. Ici les orangers, plus hauts, plus espacés qu'à Blidah,
descendaient jusqu'à la route, dont le jardin n'était séparé que par une
haie vive et un fossé. Tout de suite après, c'était la mer, l'immense
mer bleue... Quelles bonnes heures j'ai passées dans ce jardin!
Au-dessus de ma tête, les orangers en fleur et en fruit brûlaient leurs
parfums d'essences. De temps en temps, une orange mûre, détachée tout à
coup, tombait près de moi comme alourdie de chaleur, avec un bruit mat,
sans écho, sur la terre pleine. Je n'avais qu'à allonger la main.
C'étaient des fruits superbes, d'un rouge pourpre à l'intérieur. Ils me
paraissaient exquis, et puis l'horizon était si beau! Entre les
feuilles, la mer mettait des espaces bleus éblouissants comme des
morceaux de verre brisé qui miroitaient dans la brume de l'air. Avec
cela le mouvement du flot agitant l'atmosphère à de grandes distances,
ce murmure cadencé qui vous berce comme dans une barque invisible, la
chaleur, l'odeur des oranges... Ah! qu'on était bien pour dormir dans le
jardin de Barbicaglia!

Quelquefois cependant, au meilleur moment de la sieste, des éclats de
tambour me réveillaient en sursaut. C'étaient de malheureux tapins qui
venaient s'exercer en bas, sur la route. A travers les trous de la
haie, j'apercevais le cuivre des tambours et les grands tabliers blancs
sur les pantalons rouges. Pour s'abriter un peu de la lumière aveuglante
que la poussière de la route leur renvoyait impitoyablement, les pauvres
diables venaient se mettre au pied du jardin, dans l'ombre courte de la
haie. Et ils tapaient! et ils avaient chaud! Alors, m'arrachant de force
à mon hypnotisme, je m'amusais à leur jeter quelques-uns de ces beaux
fruits d'or rouge qui pendaient près de ma main. Le tambour visé
s'arrêtait. Il y avait une minute d'hésitation, un regard circulaire
pour voir d'où venait la superbe orange roulant devant lui dans le
fossé; puis il la ramassait bien vite et mordait à pleines dents sans
même enlever l'écorce.

Je me souviens aussi que tout à côté de Barbicaglia, et séparé seulement
par un petit mur bas, il y avait un jardinet assez bizarre que je
dominais de la hauteur où je me trouvais. C'était un petit coin de terre
bourgeoisement dessiné. Ses allées blondes de sable, bordées de buis
très vert, les deux cyprès de sa porte d'entrée, lui donnaient l'aspect
d'une bastide marseillaise. Pas une ligne d'ombre. Au fond, un bâtiment
de pierre blanche avec des jours de caveau au ras du sol. J'avais
d'abord cru à une maison de campagne; mais, en y regardant mieux, la
croix qui la surmontait, une inscription que je voyais de loin creusée
dans la pierre, sans en distinguer le texte, me firent reconnaître un
tombeau de famille corse. Tout autour d'Ajaccio, il y a beaucoup de ces
petites chapelles mortuaires, dressées au milieu de jardins à elles
seules. La famille y vient, le dimanche, rendre visite à ses morts.
Ainsi comprise, la mort est moins lugubre que dans la confusion des
cimetières. Des pas amis troublent seuls le silence.

De ma place, je voyais un bon vieux trottiner tranquillement par les
allées. Tout le jour il taillait les arbres, bêchait, arrosait, enlevait
les fleurs fanées avec un soin minutieux; puis, au soleil couchant, il
entrait dans la petite chapelle où dormaient les morts de sa famille; il
resserrait la bêche, les râteaux, les grands arrosoirs; tout cela avec
la tranquillité, la sérénité d'un jardinier de cimetière. Pourtant, sans
qu'il s'en rendît bien compte, ce brave homme travaillait avec un
certain recueillement, tous les bruits amortis et la porte du caveau
refermée chaque fois discrètement, comme s'il eût craint de réveiller
quelqu'un. Dans le grand silence radieux, l'entretien de ce petit jardin
ne troublait pas un oiseau, et son voisinage n'avait rien d'attristant.
Seulement la mer en paraissait plus immense, le ciel plus haut, et cette
sieste sans fin mettait tout autour d'elle, parmi la nature troublante,
accablante à force de vie, le sentiment de l'éternel repos...



LES DEUX AUBERGES


C'était en revenant de Nîmes, une après-midi de juillet. Il faisait une
chaleur accablante. A perte de vue, la route blanche, embrasée,
poudroyait entre les jardins d'oliviers et de petits chênes, sous un
grand soleil d'argent mat qui remplissait tout le ciel. Pas une tache
d'ombre, pas un souffle de vent. Rien que la vibration de l'air chaud et
le cri strident des cigales, musique folle, assourdissante, à temps
pressés, qui semble la sonorité même de cette immense vibration
lumineuse... Je marchais en plein désert depuis deux heures, quand tout
à coup, devant moi, un groupe de maisons blanches se dégagea de la
poussière de la route. C'était ce qu'on appelle le relais de
Saint-Vincent: cinq ou six _mas_, de longues granges à toiture rouge, un
abreuvoir sans eau dans un bouquet de figuiers maigres, et, tout au bout
du pays, deux grandes auberges qui se regardent face à face de chaque
côté du chemin.

Le voisinage de ces auberges avait quelque chose de saisissant. D'un
côté, un grand bâtiment neuf, plein de vie, d'animation, toutes les
portes ouvertes, la diligence arrêtée devant, les chevaux fumants qu'on
dételait, les voyageurs descendus buvant à la hâte sur la route dans
l'ombre courte des murs; la cour encombrée de mulets, de charrettes; des
rouliers couchés sous les hangars en attendant _la fraîche_. A
l'intérieur, des cris, des jurons, des coups de poing sur les tables, le
choc des verres, le fracas des billards, les bouchons de limonade qui
sautaient, et, dominant tout ce tumulte, une voix joyeuse, éclatante,
qui chantait à faire trembler les vitres:

    La belle Margoton
    Tant matin s'est levée,
    A pris son broc d'argent,
    A l'eau s'en est allée...

...L'auberge d'en face, au contraire, était silencieuse et comme
abandonnée. De l'herbe sous le portail, des volets cassés, sur la porte
un rameau de petit houx tout rouillé qui pendait comme un vieux panache,
les marches du seuil calées avec des pierres de la route... Tout cela si
pauvre, si pitoyable, que c'était une charité vraiment de s'arrêter là
pour boire un coup.

       *       *       *       *       *

En entrant, je trouvai une longue salle déserte et morne, que le jour
éblouissant de trois grandes fenêtres sans rideaux fait plus morne et
plus déserte encore. Quelques tables boiteuses où traînaient des verres
ternis par la poussière, un billard crevé qui tendait ses quatre blouses
comme des sébiles, un divan jaune, un vieux comptoir, dormaient là dans
une chaleur malsaine et lourde. Et des mouches! des mouches! jamais je
n'en avais tant vu: sur le plafond, collées aux vitres, dans les verres,
par grappes... Quand j'ouvris la porte, ce fut un bourdonnement, un
frémissement d'ailes comme si j'entrais dans une ruche.

Au fond de la salle, dans l'embrasure d'une croisée, il y avait une
femme debout contre la vitre, très occupée à regarder dehors. Je
l'appelai deux fois:

--Hé! l'hôtesse!

Elle se retourna lentement, et me laissa voir une pauvre figure de
paysanne, ridée, crevassée, couleur de terre, encadrée dans de longues
barbes de dentelle rousse comme en portent les vieilles de chez nous.
Pourtant ce n'était pas une vieille femme; mais les larmes l'avaient
toute fanée.

--Qu'est-ce que vous voulez? me demanda-t-elle en essuyant ses yeux.

--M'asseoir un moment et boire quelque chose...

Elle me regarda très étonnée, sans bouger de sa place, comme si elle ne
comprenait pas.

--Ce n'est donc pas une auberge ici?

La femme soupira:

--Si... c'est une auberge, si vous voulez... Mais pourquoi n'allez-vous
pas en face comme les autres? C'est bien plus gai...

--C'est trop gai pour moi... J'aime mieux rester chez vous.

Et, sans attendre sa réponse, je m'installai devant une table.

Quand elle fut bien sûre que je parlais sérieusement, l'hôtesse se mit à
aller et venir d'un air très affairé, ouvrant des tiroirs, remuant des
bouteilles, essuyant des verres, dérangeant les mouches... On sentait
que ce voyageur à servir était tout un événement. Par moments la
malheureuse s'arrêtait, et se prenait la tête comme si elle désespérait
d'en venir à bout.

Puis elle passait dans la pièce du fond; je l'entendais remuer de
grosses clefs, tourmenter des serrures, fouiller dans la huche au pain,
souffler, épousseter, laver des assiettes. De temps en temps, un gros
soupir, un sanglot mal étouffé...

Après un quart d'heure de ce manège, j'eus devant moi une assiettée de
_passerilles_ (raisins secs), un vieux pain de Beaucaire aussi dur que
du grès, et une bouteille de piquette.

--Vous êtes servi, dit l'étrange créature; et elle retourna bien vite
prendre sa place devant la fenêtre.

       *       *       *       *       *

Tout en buvant, j'essayai de la faire causer.

--Il ne vous vient pas souvent du monde, n'est-ce pas, ma pauvre femme?

--Oh! non, monsieur, jamais personne... Quand nous étions seuls dans le
pays, c'était différent: nous avions le relais, des repas de chasse
pendant le temps des macreuses, des voitures toute l'année... Mais
depuis que les voisins sont venus s'établir, nous avons tout perdu... Le
monde aime mieux aller en face. Chez nous, on trouve que c'est trop
triste... Le fait est que la maison n'est pas bien agréable. Je ne suis
pas belle, j'ai les fièvres, mes deux petites sont mortes... Là-bas, au
contraire, on rit tout le temps. C'est une Arlésienne qui tient
l'auberge, une belle femme avec des dentelles et trois tours de chaîne
d'or au cou. Le conducteur, qui est son amant, lui amène la diligence.
Avec ça un tas d'enjôleuses pour chambrières... Aussi, il lui en vient
de la pratique! Elle a toute la jeunesse de Bezouces, de Redessan, de
Jonquières. Les rouliers font un détour pour passer par chez elle...
Moi, je reste ici tout le jour, sans personne, à me consumer.

Elle disait cela d'une voix distraite, indifférente, le front toujours
appuyé contre la vitre. Il y avait évidemment dans l'auberge d'en face
quelque chose qui la préoccupait...

Tout à coup, de l'autre côté de la route, il se fit un grand mouvement.
La diligence s'ébranlait dans la poussière. On entendait des coups de
fouet, les fanfares du postillon, les filles accourues sur la porte qui
criaient:

--Adiousias!... adiousias!... et par là-dessus la formidable voix de
tantôt reprenant de plus belle:

    A pris son broc d'argent,
    A l'eau s'en est allée;
    De là n'a vu venir
    Trois chevaliers d'armée...

...A cette voix l'hôtesse frissonna de tout son corps, et, se tournant
vers moi:

--Entendez-vous? me dit-elle tout bas, c'est mon mari... N'est-ce pas
qu'il chante bien?

Je la regardai, stupéfait.

--Comment? votre mari!... Il va donc là-bas, lui aussi?

Alors elle, d'un air navré, mais avec une grande douceur:

--Qu'est-ce que vous voulez, monsieur? Les hommes sont comme ça, ils
n'aiment pas voir pleurer; et moi je pleure toujours depuis la mort des
petites... Puis, c'est si triste cette grande baraque où il n'y a jamais
personne... Alors, quand il s'ennuie trop, mon pauvre José va boire en
face, et comme il a une belle voix, l'Arlésienne le fait chanter.
Chut!... le voilà qui recommence.

Et, tremblante, les mains en avant, avec de grosses larmes qui la
faisaient encore plus laide, elle était là comme en extase devant la
fenêtre à écouter son José chanter pour l'Arlésienne:

    Le premier lui a dit:
    «Bonjour, belle mignonne!»



A MILIANAH

NOTES DE VOYAGE


Cette fois, je vous emmène passer la journée dans une jolie petite ville
d'Algérie, à deux ou trois cents lieues du moulin... Cela nous changera
un peu des tambourins et des cigales...

...Il va pleuvoir, le ciel est gris, les crêtes du mont Zaccar
s'enveloppent de brume. Dimanche triste... Dans ma petite chambre
d'hôtel, la fenêtre ouverte sur les remparts arabes, j'essaye de me
distraire en allumant des cigarettes... On a mis à ma disposition toute
la bibliothèque de l'hôtel; entre une histoire très détaillée de
l'enregistrement et quelques romans de Paul de Kock, je découvre un
volume dépareillé de Montaigne... Ouvert le livre au hasard, relu
l'admirable lettre sur la mort de La Boétie... Me voilà plus rêveur et
plus sombre que jamais... Quelques gouttes de pluie tombent déjà. Chaque
goutte, en tombant sur le rebord de la croisée, fait une large étoile
dans la poussière entassée là depuis les pluies de l'an dernier... Mon
livre me glisse des mains et je passe de longs instants à regarder cette
étoile mélancolique...

Deux heures sonnent à l'horloge de la ville,--un ancien _marabout_ dont
j'aperçois d'ici les grêles murailles blanches... Pauvre diable de
marabout! Qui lui aurait dit cela, il y a trente ans, qu'un jour il
porterait au milieu de la poitrine un gros cadran municipal, et que,
tous les dimanches, sur le coup de deux heures, il donnerait aux églises
de Milianah le signal de sonner les vêpres?... Ding! dong! voilà les
cloches parties!... Nous en avons pour longtemps... Décidément, cette
chambre est triste. Les grosses araignées du matin, qu'on appelle
pensées philosophiques, ont tissé leurs toiles dans tous les coins...
Allons dehors.

       *       *       *       *       *

J'arrive sur la grande place. La musique du 3e de ligne, qu'un peu de
pluie n'épouvante pas, vient de se ranger autour de son chef. A une des
fenêtres de la division, le général paraît, entouré de ses demoiselles;
sur la place, le sous-préfet se promène de long en large au bras du juge
de paix. Une demi-douzaine de petits Arabes à moitié nus jouent aux
billes dans un coin avec des cris féroces. Là-bas, un vieux juif en
guenilles vient chercher un rayon de soleil qu'il avait laissé hier à
cet endroit et qu'il s'étonne de ne plus trouver... «Une, deux, trois,
partez!» La musique entonne une ancienne mazurka de Talexy, que les
orgues de Barbarie jouaient l'hiver dernier sous mes fenêtres. Cette
mazurka m'ennuyait autrefois; aujourd'hui elle m'émeut jusqu'aux larmes.

Oh! comme ils sont heureux les musiciens du 3e! L'œil fixé sur les
doubles croches, ivres de rythme et de tapage, ils ne songent à rien
qu'à compter leurs mesures. Leur âme, toute leur âme tient dans ce carré
de papier large comme la main,--qui tremble au bout de l'instrument
entre deux dents de cuivre. «Une, deux, trois, partez!» Tout est là pour
ces braves gens; jamais les airs nationaux qu'ils jouent ne leur ont
donné le mal du pays... Hélas! moi qui ne suis pas de la musique, cette
musique me fait peine, et je m'éloigne...

       *       *       *       *       *

Où pourrais-je bien la passer, cette grise après-midi de dimanche? Bon!
la boutique de Sid'Omar est ouverte... Entrons chez Sid'Omar.

Quoiqu'il ait une boutique, Sid'Omar n'est point un boutiquier. C'est
un prince du sang, le fils d'un ancien dey d'Alger qui mourut étranglé
par les janissaires... A la mort de son père, Sid'Omar se réfugia dans
Milianah avec sa mère qu'il adorait, et vécut là quelques années comme
un grand seigneur philosophe parmi ses lévriers, ses faucons, ses
chevaux et ses femmes, dans de jolis palais très frais, pleins
d'orangers et de fontaines. Vinrent les Français. Sid'Omar, d'abord
notre ennemi et l'allié d'Abd-el-Kader, finit par se brouiller avec
l'émir et fit sa soumission. L'émir, pour se venger, entra dans Milianah
en l'absence de Sid'Omar, pilla ses palais, rasa ses orangers, emmena
ses chevaux et ses femmes, et fit écraser la gorge de sa mère sous le
couvercle d'un grand coffre... La colère de Sid'Omar fut terrible: sur
l'heure même il se mit au service de la France, et nous n'eûmes pas de
meilleur ni de plus féroce soldat que lui tant que dura notre guerre
contre l'émir. La guerre finie, Sid'Omar revint à Milianah; mais encore
aujourd'hui, quand on parle d'Abd-el-Kader devant lui, il devient pâle
et ses yeux s'allument.

Sid'Omar a soixante ans. En dépit de l'âge et de la petite vérole, son
visage est resté beau: de grands cils, un regard de femme, un sourire
charmant, l'air d'un prince. Ruiné par la guerre, il ne lui reste de
son ancienne opulence qu'une ferme dans la plaine du Chélif et une
maison à Milianah, où il vit bourgeoisement, avec ses trois fils élevés
sous ses yeux. Les chefs indigènes l'ont en grande vénération. Quand une
discussion s'élève, on le prend volontiers pour arbitre, et son jugement
fait loi presque toujours. Il sort peu; on le trouve toutes les
après-midi dans une boutique attenant à sa maison et qui ouvre sur la
rue. Le mobilier de cette pièce n'est pas riche:--des murs blancs peints
à la chaux, un banc de bois circulaire, des coussins, de longues pipes,
deux braseros... C'est là que Sid'Omar donne audience et rend la
justice. Un Salomon en boutique.

       *       *       *       *       *

Aujourd'hui dimanche, l'assistance est nombreuse. Une douzaine de chefs
sont accroupis, dans leur beurnouss, tout autour de la salle. Chacun
d'eux a près de lui une grande pipe, et une petite tasse de café dans un
fin coquetier de filigrane. J'entre, personne ne bouge... De sa place,
Sid'Omar envoie à ma rencontre son plus charmant sourire et m'invite de
la main à m'asseoir près de lui, sur un grand coussin de soie jaune;
puis, un doigt sur les lèvres, il me fait signe d'écouter.

Voici le cas: Le caïd des Beni-Zougzougs ayant eu quelque contestation
avec un juif de Milianah au sujet d'un lopin de terre, les deux parties
sont convenues de porter le différend devant Sid'Omar et de s'en
remettre à son jugement. Rendez-vous est pris pour le jour même, les
témoins sont convoqués; tout à coup voilà mon juif qui se ravise, et
vient seul, sans témoins, déclarer qu'il aime mieux s'en rapporter au
juge de paix des Français qu'à Sid'Omar... L'affaire en est là à mon
arrivée.

Le juif--vieux, barbe terreuse, veste marron, bas bleus, casquette en
velours--lève le nez au ciel, roule des yeux suppliants, baise les
babouches de Sid'Omar, penche la tête, s'agenouille, joint les mains...
Je ne comprends pas l'arabe, mais à la pantomime du juif, au mot: _Zouge
de paix_, _zouge de paix_, qui revient à chaque instant, je devine tout
ce beau discours:

--Nous ne doutons pas de Sid'Omar, Sid'Omar est sage, Sid'Omar est
juste... Toutefois le _zouge de paix_ fera bien mieux notre affaire.

L'auditoire, indigné, demeure impassible comme un Arabe qu'il est...
Allongé sur son coussin, l'œil noyé, le bouquin d'ambre aux lèvres,
Sid'Omar--dieu de l'ironie--sourit en écoutant. Soudain, au milieu de
sa plus belle période, le juif est interrompu par un énergique
_caramba!_ qui l'arrête net; en même temps un colon espagnol, venu là
comme témoin du caïd, quitte sa place et, s'approchant d'Iscariote, lui
verse sur la tête un plein panier d'imprécations de toutes langues, de
toutes couleurs,--entre autres certain vocable français trop gros
monsieur pour qu'on le répète ici... Le fils de Sid'Omar, qui comprend
le français, rougit d'entendre un mot pareil en présence de son père et
sort de la salle.--Retenir ce trait de l'éducation arabe.--L'auditoire
est toujours impassible, Sid'Omar toujours souriant. Le juif s'est
relevé et gagne la porte à reculons, tremblant de peur, mais gazouillant
de plus belle son éternel _zouge de paix_, _zouge de paix..._ Il sort.
L'Espagnol, furieux, se précipite derrière lui, le rejoint dans la rue
et par deux fois--vli! vlan!--le frappe en plein visage... Iscariote
tombe à genoux, les bras en croix... L'Espagnol, un peu honteux, rentre
dans la boutique... Dès qu'il est rentré, le juif se relève et promène
un regard sournois sur la foule bariolée qui l'entoure. Il y a là des
gens de tout cuir,--Maltais, Mahonais, nègres, Arabes, tous unis dans la
haine du juif et joyeux d'en voir maltraiter un... Iscariote hésite un
instant, puis, prenant un Arabe par le pan de son beurnouss:

--Tu l'as vu, Achmed, tu l'as vu... tu étais là... Le chrétien m'a
frappé... Tu seras témoin... bien... bien... tu seras témoin.

L'Arabe dégage son beurnouss et repousse le juif... Il ne sait rien, il
n'a rien vu: juste au moment, il tournait la tête...

--Mais toi, Kaddour, tu l'as vu... tu as vu le chrétien me battre...,
crie le malheureux Iscariote à un gros nègre en train d'éplucher une
figue de Barbarie.

Le nègre crache en signe de mépris et s'éloigne; il n'a rien vu... Il
n'a rien vu non plus, ce petit Maltais dont les yeux de charbon luisent
méchamment derrière sa barrette; elle n'a rien vu, cette Mahonaise au
teint de brique qui se sauve en riant, son panier de grenades sur la
tête...

Le juif a beau crier, prier, se démener... pas de témoin! personne n'a
rien vu... Par bonheur deux de ses coreligionnaires passent dans la rue
à ce moment, l'oreille basse, rasant les murailles. Le juif les avise:

--Vite, vite, mes frères! Vite à l'homme d'affaires! Vite au _zouge de
paix_!... Vous l'avez vu, vous autres... vous avez vu qu'on a battu le
vieux!

S'ils l'ont vu!... Je crois bien.

...Grand émoi dans la boutique de Sid'Omar... Le cafetier remplit les
tasses, rallume les pipes. On cause, on rit à belles dents. C'est si
amusant de voir rosser un juif!... Au milieu du brouhaha et de la fumée,
je gagne la porte doucement; j'ai envie d'aller rôder un peu du côté
d'Israël pour savoir comment les coreligionnaires d'Iscariote ont pris
l'affront fait à leur frère...

--Viens dîner ce soir, _moussiou_, me crie le bon Sid'Omar...

J'accepte, je remercie. Me voilà dehors.

Au quartier juif, tout le monde est sur pied. L'affaire fait déjà grand
bruit. Personne aux échoppes. Brodeurs, tailleurs, bourreliers,--tout
Israël est dans la rue... Les hommes--en casquette de velours, en bas de
laine bleue--gesticulent bruyamment, par groupes... Les femmes, pâles,
bouffies, raides comme des idoles de bois dans leurs robes plates à
plastron d'or, le visage entouré de bandelettes noires, vont d'un groupe
à l'autre en miaulant... Au moment où j'arrive, un grand mouvement se
fait dans la foule. On s'empresse, on se précipite... Appuyé sur ses
témoins, le juif--héros de l'aventure--passe entre deux haies de
casquettes, sous une pluie d'exhortations:

--Venge-toi, frère: venge-nous, venge le peuple juif. Ne crains rien: tu
as la loi pour toi.

Un affreux nain, puant la poix et le vieux cuir, s'approche de moi d'un
air piteux, avec de gros soupirs:

--Tu vois! me dit-il. Les pauvres juifs, comme on nous traite! C'est un
vieillard! regarde. Ils l'ont presque tué.

De vrai, le pauvre Iscariote a l'air plus mort que vif. Il passe devant
moi,--l'œil éteint, le visage défait: ne marchant pas, se traînant...
Une forte indemnité est seule capable de le guérir; aussi ne le
mène-t-on pas chez le médecin, mais chez l'agent d'affaires.

       *       *       *       *       *

Il y a beaucoup d'agents d'affaires en Algérie, presque autant que de
sauterelles. Le métier est bon, paraît-il. Dans tous les cas, il a cet
avantage qu'on y peut entrer de plain-pied, sans examens, ni
cautionnement, ni stage. Comme à Paris nous nous faisons hommes de
lettres on se fait agent d'affaires en Algérie. Il suffit pour cela de
savoir un peu de français, d'espagnol, d'arabe, d'avoir toujours un code
dans ses fontes et sur toute chose le tempérament du métier.

Les fonctions de l'agent sont très variées: tour à tout avocat, avoué,
courtier, expert, interprète, teneur de livres, commissionnaire,
écrivain public, c'est le maître Jacques de la colonie. Seulement
Harpagon n'en avait qu'un, de maître Jacques, et la colonie en a plus
qu'il ne lui en faut. Rien qu'à Milianah, on les compte par douzaines.
En général, pour éviter les frais de bureau, ces messieurs reçoivent
leurs clients au café de la grand'place et donnent leurs
consultations--les donnent-ils?--entre l'absinthe et le champoreau.

C'est vers le café de la grand'place que le digne Iscariote s'achemine,
flanqué de ses deux témoins. Ne les suivons pas.

       *       *       *       *       *

En sortant du quartier juif, je passe devant la maison du bureau arabe.
Du dehors, avec son chapeau d'ardoises et le drapeau français qui flotte
dessus, on la prendrait pour une mairie de village. Je connais
l'interprète, entrons fumer une cigarette avec lui. De cigarette en
cigarette, je finirai bien par le tuer, ce dimanche sans soleil!

La cour qui précède le bureau est encombrée d'Arabes en guenilles. Ils
sont là une cinquantaine à faire antichambre, accroupis le long du mur,
dans leurs beurnouss. Cette antichambre bédouine exhale--quoique en
plein air--une forte odeur de cuir humain. Passons vite... Dans le
bureau, je trouve l'interprète aux prises avec deux grands braillards
entièrement nus sous de longues couvertures crasseuses, et racontant
d'une mimique enragée je ne sais quelle histoire de chapelet volé. Je
m'assieds sur une natte dans un coin, et je regarde... Un joli costume,
ce costume d'interprète; et comme l'interprète de Milianah le porte
bien! Ils ont l'air taillés l'un pour l'autre. Le costume est bleu de
ciel avec des brandebourgs noirs et des boutons d'or qui reluisent.
L'interprète est blond, rose, tout frisé; un joli hussard bleu plein
d'humour et de fantaisie; un peu bavard,--il parle tant de langues!--un
peu sceptique,--il a connu Renan à l'école orientaliste!--grand amateur
de sport, à l'aise au bivouac arabe comme aux soirées de la
sous-préfète, mazurkant mieux que personne, et faisant le cousscouss
comme pas un. Parisien, pour tout dire; voilà mon homme, et ne vous
étonnez pas que les dames en raffolent. Comme dandysme, il n'a qu'un
rival: le sergent du bureau arabe. Celui-ci--avec sa tunique de drap fin
et ses guêtres à boutons de nacre--fait le désespoir et l'envie de toute
la garnison. Détaché au bureau arabe, il est dispensé des corvées, et
toujours se montre par les rues, ganté de blanc, frisé de frais, avec
de grands registres sous le bras. On l'admire et on le redoute. C'est
une autorité.

Décidément, cette histoire de chapelet volé menace d'être fort longue.
Bonsoir! je n'attends pas la fin.

En m'en allant je trouve l'antichambre en émoi. La foule se presse
autour d'un indigène de haute taille, pâle, fier, drapé dans un
beurnouss noir. Cet homme, il y a huit jours, s'est battu dans le Zaccar
avec une panthère. La panthère est morte; mais l'homme a eu la moitié du
bras mangée. Soir et matin, il vient se faire panser au bureau arabe, et
chaque fois on l'arrête dans la cour pour lui entendre raconter son
histoire. Il parle lentement, d'une belle voix gutturale. De temps en
temps, il écarte son beurnouss et montre, attaché contre sa poitrine,
son bras gauche entouré de linges sanglants.

       *       *       *       *       *

A peine suis-je dans la rue, voilà un violent orage qui éclate. Pluie,
tonnerre, éclairs, siroco... Vite, abritons-nous. J'enfile une porte au
hasard, et je tombe au milieu d'une nichée de bohémiens, empilés sous
les arceaux d'une cour moresque. Cette cour tient à la mosquée de
Milianah; c'est le refuge habituel de la pouillerie musulmane, on
l'appelle la _cour des pauvres_.

De grands lévriers maigres, tout couverts de vermine, viennent rôder
autour de moi d'un air méchant. Adossé contre un des piliers de la
galerie, je tâche de faire bonne contenance, et, sans parler à personne,
je regarde la pluie qui ricoche sur les dalles coloriées de la cour. Les
bohémiens sont à terre, couchés par tas. Près de moi, une jeune femme,
presque belle, la gorge et les jambes découvertes, de gros bracelets de
fer aux poignets et aux chevilles, chante un air bizarre à trois notes
mélancoliques et nasillardes. En chantant, elle allaite un petit enfant
tout nu en bronze rouge, et, du bras resté libre, elle pile de l'orge
dans un mortier de pierre. La pluie, chassée par un vent cruel, inonde
parfois les jambes de la nourrice et le corps de son nourrisson. La
bohémienne n'y prend point garde et continue à chanter sous la rafale,
en pilant l'orge et donnant le sein.

L'orage diminue. Profitant d'une embellie, je me hâte de quitter cette
cour des Miracles et je me dirige vers le dîner de Sid'Omar; il est
temps... En traversant la grand'place j'ai encore rencontré mon vieux
juif de tantôt. Il s'appuie sur son agent d'affaires; ses témoins
marchent joyeusement derrière lui; une bande de vilains petits juifs
gambade à l'entour... Tous les visages rayonnent. L'agent se charge de
l'affaire: il demandera au tribunal deux mille francs d'indemnité.

       *       *       *       *       *

Chez Sid'Omar, dîner somptueux.--La salle à manger ouvre sur une
élégante cour moresque, où chantent deux ou trois fontaines... Excellent
repas turc, recommandé au baron Brisse. Entre autres plats, je remarque
un poulet aux amandes, un cousscouss à la vanille, une tortue à la
viande,--un peu lourde mais du plus haut goût,--et des biscuits au miel
qu'on appelle _bouchées du kadi_... Comme vin, rien que du champagne.
Malgré la loi musulmane Sid'Omar en boit un peu,--quand les serviteurs
ont le dos tourné... Après dîner, nous passons dans la chambre de notre
hôte, où l'on nous apporte des confitures, des pipes et du café...
L'ameublement de cette chambre est des plus simples: un divan, quelques
nattes; dans le fond, un grand lit très haut sur lequel flânent de
petits coussins rouges brodés d'or... A la muraille est accrochée une
vieille peinture turque représentant les exploits d'un certain amiral
Hamadi. Il paraît qu'en Turquie les peintres n'emploient qu'une couleur
par tableau: ce tableau-ci est voué au vert. La mer, le ciel, les
navires, l'amiral Hamadi lui-même, tout est vert, et de quel vert!...

L'usage arabe veut qu'on se retire de bonne heure. Le café pris, les
pipes fumées, je souhaite la bonne nuit à mon hôte et je le laisse avec
ses femmes.

       *       *       *       *       *

Où finirai-je ma soirée? Il est trop tôt pour me coucher, les clairons
des spahis n'ont pas encore sonné la retraite. D'ailleurs, les
coussinets d'or de Sid'Omar dansent autour de moi des farandoles
fantastiques qui m'empêcheraient de dormir... Me voici devant le
théâtre, entrons un moment.

Le théâtre de Milianah est un ancien magasin de fourrages, tant bien que
mal déguisé en salle de spectacle. De gros quinquets, qu'on remplit
d'huile pendant l'entr'acte, font l'office de lustres. Le parterre est
debout, l'orchestre sur des bancs. Les galeries sont très fières parce
qu'elles ont des chaises de paille... Tout autour de la salle, un long
couloir, obscur, sans parquet... On se croirait dans la rue, rien n'y
manque... La pièce est déjà commencée quand j'arrive. A ma grande
surprise, les acteurs ne sont pas mauvais, je parle des hommes: ils ont
de l'entrain, de la vie... Ce sont presque tous des amateurs, des
soldats du 3e; le régiment en est fier et vient les applaudir tous
les soirs.

Quant aux femmes, hélas!... c'est encore et toujours cet éternel féminin
des petits théâtres de province, prétentieux, exagéré et faux... Il y en
a deux pourtant qui m'intéressent parmi ces dames, deux juives de
Milianah, toutes jeunes, qui débutent au théâtre... Les parents sont
dans la salle et paraissent enchantés. Ils ont la conviction que leurs
filles vont gagner des milliers de douros à ce commerce-là. La légende
de Rachel, israélite, millionnaire et comédienne, est déjà répandue chez
les juifs d'Orient.

Rien de comique et d'attendrissant comme ces deux petites juives sur les
planches... Elles se tiennent timidement dans un coin de la scène,
poudrées, fardées, décolletées et toutes raides. Elles ont froid, elles
ont honte. De temps en temps elles baragouinent une phrase sans la
comprendre, et, pendant qu'elles parlent, leurs grands yeux hébraïques
regardent dans la salle avec stupeur.

       *       *       *       *       *

Je sors du théâtre... Au milieu de l'ombre qui m'environne, j'entends
des cris dans un coin de la place... Quelques Maltais sans doute en
train de s'expliquer à coups de couteau...

Je reviens à l'hôtel, lentement, le long des remparts. D'adorables
senteurs d'orangers et de thuyas montent de la plaine. L'air est doux,
le ciel presque pur... Là-bas, au bout du chemin, se dresse un vieux
fantôme de muraille, débris de quelque ancien temple. Ce mur est sacré:
tous les jours les femmes arabes viennent y suspendre des _ex-voto_,
fragments de haïcks et de foutas, longues tresses de cheveux roux liés
par des fils d'argent, pans de beurnouss... Tout cela va flottant sous
un mince rayon de lune, au souffle tiède de la nuit...



LES SAUTERELLES


Encore un souvenir d'Algérie, et puis nous reviendrons au moulin...

La nuit de mon arrivée dans cette ferme du Sahel, je ne pouvais pas
dormir. Le pays nouveau, l'agitation du voyage, les aboiements des
chacals, puis une chaleur énervante, oppressante, un étouffement
complet, comme si les mailles de la moustiquaire n'avaient pas laissé
passer un souffle d'air... Quand j'ouvris ma fenêtre, au petit jour, une
brume d'été lourde, lentement remuée, frangée aux bords de noir et de
rose, flottait dans l'air comme un nuage de poudre sur un champ de
bataille. Pas une feuille ne bougeait, et dans ces beaux jardins que
j'avais sous les yeux, les vignes espacées sur les pentes, au grand
soleil qui fait les vins sucrés, les fruits d'Europe abrités dans un
coin d'ombre, les petits orangers, les mandariniers en longues files
microscopiques, tout gardait le même aspect morne, cette immobilité des
feuilles attendant l'orage. Les bananiers eux-mêmes, ces grands roseaux
vert tendre, toujours agités par quelque souffle qui emmêle leur fine
chevelure si légère, se dressaient silencieux et droits, en panaches
réguliers.

Je restai un moment à regarder cette plantation merveilleuse, où tous
les arbres du monde se trouvaient réunis, donnant chacun dans leur
saison leurs fleurs et leurs fruits dépaysés. Entre les champs de blé et
les massifs de chênes-lièges, un cours d'eau luisait, rafraîchissant à
voir par cette matinée étouffante; et tout en admirant le luxe et
l'ordre de ces choses, cette belle ferme avec ses arcades moresques, ses
terrasses toutes blanches d'aube, les écuries et les hangars groupés
autour, je songeais qu'il y a vingt ans, quand ces braves gens étaient
venus s'installer dans ce vallon du Sahel, ils n'avaient trouvé qu'une
méchante baraque de cantonnier, une terre inculte hérissée de palmiers
nains et de lentisques. Tout à créer, tout à construire. A chaque
instant des révoltes d'Arabes. Il fallait laisser la charrue pour faire
le coup de feu. Ensuite les maladies, les ophtalmies, les fièvres, les
récoltes manquées, les tâtonnements de l'inexpérience, la lutte avec une
administration bornée, toujours flottante. Que d'efforts! Que de
fatigues! Quelle surveillance incessante!

Encore maintenant, malgré les mauvais temps finis et la fortune si
chèrement gagnée, tous deux, l'homme et la femme, étaient les premiers
levés à la ferme. A cette heure matinale je les entendais aller et venir
dans les grandes cuisines du rez-de-chaussée, surveillant le café des
travailleurs. Bientôt une cloche sonna, et au bout d'un moment les
ouvriers défilèrent sur la route. Des vignerons de Bourgogne; des
laboureurs kabyles en guenilles, coiffés d'une chéchia rouge; des
terrassiers mahonais, les jambes nues; des Maltais; des Lucquois; tout
un peuple disparate, difficile à conduire. A chacun d'eux le fermier,
devant la porte, distribuait sa tâche de la journée d'une voix brève, un
peu rude. Quand il eut fini, le brave homme leva la tête, scruta le ciel
d'un air inquiet; puis m'apercevant à la fenêtre:

--Mauvais temps pour la culture..., me dit-il, voilà le siroco.

En effet, à mesure que le soleil se levait, des bouffées d'air,
brûlantes, suffocantes, nous arrivaient du sud comme de la porte d'un
four ouverte et refermée. On ne savait où se mettre, que devenir. Toute
la matinée se passa ainsi. Nous prîmes du café sur les nattes de la
galerie, sans avoir le courage de parler ni de bouger. Les chiens
allongés, cherchant la fraîcheur des dalles, s'étendaient dans des
poses accablées. Le déjeuner nous remit un peu, un déjeuner plantureux
et singulier où il y avait des carpes, des truites, du sanglier, du
hérisson, le beurre de Staouëli, les vins de Crescia, des goyaves, des
bananes, tout un dépaysement de mets qui ressemblait bien à la nature si
complexe dont nous étions entourés... On allait se lever de table. Tout
à coup, à la porte-fenêtre, fermée pour nous garantir de la chaleur du
jardin en fournaise, de grands cris retentirent:

--Les criquets! les criquets!

Mon hôte devint tout pâle comme un homme à qui on annonce un désastre,
et nous sortîmes précipitamment. Pendant dix minutes, ce fut dans
l'habitation, si calme tout à l'heure, un bruit de pas précipités, de
voix indistinctes, perdues dans l'agitation d'un réveil. De l'ombre des
vestibules où ils s'étaient endormis, les serviteurs s'élancèrent dehors
en faisant résonner avec des bâtons, des fourches, des fléaux, tous les
ustensiles de métal qui leur tombaient sous la main, des chaudrons de
cuivre, des bassines, des casseroles. Les bergers soufflaient dans leurs
trompes de pâturage. D'autres avaient des conques marines, des cors de
chasse. Cela faisait un vacarme effrayant, discordant, que dominaient
d'une note suraiguë les «You! you! you!» des femmes arabes accourues
d'un douar voisin. Souvent, paraît-il, il suffit d'un grand bruit, d'un
frémissement sonore de l'air, pour éloigner les sauterelles, les
empêcher de descendre.

Mais où étaient-elles donc, ces terribles bêtes? Dans le ciel vibrant de
chaleur, je ne voyais rien qu'un nuage venant à l'horizon, cuivré,
compact, comme un nuage de grêle, avec le bruit d'un vent d'orage dans
les mille rameaux d'une forêt. C'étaient les sauterelles. Soutenues
entre elles par leurs ailes sèches étendues, elles volaient en masse, et
malgré nos cris, nos efforts, le nuage s'avançait toujours, projetant
dans la plaine une ombre immense. Bientôt il arriva au-dessus de nos
têtes; sur les bords on vit pendant une seconde un effrangement, une
déchirure. Comme les premiers grains d'une giboulée, quelques-unes se
détachèrent, distinctes, roussâtres: ensuite toute la nuée creva, et
cette grêle d'insectes tomba drue et bruyante. A perte de vue les champs
étaient couverts de criquets, de criquets énormes, gros comme le doigt.

Alors le massacre commença. Hideux murmure d'écrasement, de paille
broyée. Avec les herses, les pioches, les charrues, on remuait ce sol
mouvant: et plus on en tuait, plus il y en avait. Elles grouillaient par
couches, leurs hautes pattes enchevêtrées; celles du dessus faisant des
bonds de détresse, sautant au nez des chevaux attelés pour cet étrange
labour. Les chiens de la ferme, ceux du douar, lancés à travers champs,
se ruaient sur elles, les broyaient avec fureur. A ce moment, deux
compagnies de turcos, clairons en tête, arrivèrent au secours des
malheureux colons, et la tuerie changea d'aspect.

Au lieu d'écraser les sauterelles, les soldats les flambaient en
répandant de longues tracées de poudre.

Fatigué de tuer, écœuré par l'odeur infecte, je rentrai. A
l'intérieur de la ferme, il y en avait presque autant que dehors. Elles
étaient entrées par les ouvertures des portes, des fenêtres, la baie des
cheminées. Au bord des boiseries, dans les rideaux déjà tout mangés,
elles se traînaient, tombaient, volaient, grimpaient aux murs blancs
avec une ombre gigantesque qui doublait leur laideur. Et toujours cette
odeur épouvantable. A dîner, il fallut se passer d'eau. Les citernes,
les bassins, les puits, les viviers, tout était infecté. Le soir, dans
ma chambre, où l'on en avait pourtant tué des quantités, j'entendis
encore des grouillements sous les meubles, et ce craquement d'élytres
semblable au pétillement des gousses qui éclatent à la grande chaleur.
Cette nuit-là non plus je ne pus pas dormir. D'ailleurs autour de la
ferme tout restait éveillé. Des flammes couraient au ras du sol d'un
bout à l'autre de la plaine. Les turcos en tuaient toujours.

Le lendemain, quand j'ouvris ma fenêtre comme la veille, les sauterelles
étaient parties; mais quelle ruine elles avaient laissée derrière elles!
Plus une fleur, plus un brin d'herbe: tout était noir, rongé, calciné.
Les bananiers, les abricotiers, les pêchers, les mandariniers se
reconnaissaient seulement à l'allure de leurs branches dépouillées, sans
le charme, le flottant de la feuille qui est la vie de l'arbre. On
nettoyait les pièces d'eau, les citernes. Partout des laboureurs
creusaient la terre pour tuer les œufs laissés par les insectes.
Chaque motte était retournée, brisée soigneusement. Et le cœur se
serrait de voir les mille racines blanches, pleines de sève, qui
apparaissaient dans ces écroulements de terre fertile...



L'ÉLIXIR DU RÉVÉREND PÈRE GAUCHER


--Buvez ceci, mon voisin; vous m'en direz des nouvelles.

Et, goutte à goutte, avec le soin minutieux d'un lapidaire comptant des
perles, le curé de Graveson me versa deux doigts d'une liqueur verte,
dorée, chaude, étincelante, exquise... J'en eus l'estomac tout
ensoleillé.

--C'est l'élixir du Père Gaucher, la joie et la santé de notre Provence,
me fit le brave homme d'un air triomphant; on le fabrique au couvent des
Prémontrés, à deux lieues de votre moulin... N'est-ce pas que cela vaut
bien toutes les chartreuses du monde?... Et si vous saviez comme elle
est amusante, l'histoire de cet élixir! Écoutez plutôt...

Alors, tout naïvement, sans y entendre malice, dans cette salle à manger
de presbytère, si candide et si calme avec son Chemin de la croix en
petits tableaux et ses jolis rideaux clairs empesés comme des surplis,
l'abbé me commença une historiette légèrement sceptique et
irrévérencieuse, à la façon d'un conte d'Érasme ou de d'Assoucy.

       *       *       *       *       *

--Il y a vingt ans, les Prémontrés, ou plutôt les Pères blancs, comme
les appellent nos Provençaux, étaient tombés dans une grande misère. Si
vous aviez vu leur maison de ce temps-là, elle vous aurait fait peine.

Le grand mur, la tour Pacôme s'en allaient en morceaux. Tout autour du
cloître rempli d'herbes, les colonnettes se fendaient, les saints de
pierre croulaient dans leurs niches. Pas un vitrail debout, pas une
porte qui tînt. Dans les préaux, dans les chapelles, le vent du Rhône
soufflait comme en Camargue, éteignant les cierges, cassant le plomb des
vitrages, chassant l'eau des bénitiers. Mais le plus triste de tout,
c'était le clocher du couvent, silencieux comme un pigeonnier vide, et
les Pères, faute d'argent pour s'acheter une cloche, obligés de sonner
matines avec des cliquettes de bois d'amandier!...

Pauvres Pères blancs! Je les vois encore, à la procession de la
Fête-Dieu, défilant tristement dans leurs capes rapiécées, pâles,
maigres, nourris de _citres_ et de pastèques, et derrière eux
monseigneur l'abbé, qui venait la tête basse, tout honteux de montrer au
soleil sa crosse dédorée et sa mitre de laine blanche mangée des vers.
Les dames de la confrérie en pleuraient de pitié dans les rangs, et les
gros porte-bannière ricanaient entre eux tout bas en se montrant les
pauvres moines:

--Les étourneaux vont maigres quand ils vont en troupe.

Le fait est que les infortunés Pères blancs en étaient arrivés eux-mêmes
à se demander s'ils ne feraient pas mieux de prendre leur vol à travers
le monde et de chercher pâture chacun de son côté.

Or, un jour que cette grave question se débattait dans le chapitre, on
vint annoncer au prieur que le frère Gaucher demandait à être entendu au
conseil... Vous saurez pour votre gouverne que ce frère Gaucher était le
bouvier du couvent; c'est-à-dire qu'il passait ses journées à rouler
d'arcade en arcade dans le cloître, en poussant devant lui deux vaches
étiques qui cherchaient l'herbe aux fentes des pavés. Nourri jusqu'à
douze ans par une vieille folle du pays des Baux, qu'on appelait tante
Bégon, recueilli depuis chez les moines, le malheureux bouvier n'avait
jamais pu rien apprendre qu'à conduire ses bêtes et à réciter son _Pater
noster_; encore le disait-il en provençal, car il avait la cervelle dure
et l'esprit fin comme une dague de plomb. Fervent chrétien du reste,
quoiqu'un peu visionnaire, à l'aise sous le cilice et se donnant la
discipline avec une conviction robuste, et des bras!...

Quand on le vit entrer dans la salle du chapitre, simple et balourd,
saluant l'assemblée la jambe en arrière, prieur, chanoines, argentier,
tout le monde se mit à rire. C'était toujours l'effet que produisait,
quand elle arrivait quelque part, cette bonne face grisonnante avec sa
barbe de chèvre et ses yeux un peu fous; aussi le frère Gaucher ne s'en
émut pas.

--Mes Révérends, fit-il d'un ton bonasse en tortillant son chapelet de
noyaux d'olives, on a bien raison de dire que ce sont les tonneaux vides
qui chantent le mieux. Figurez-vous qu'à force de creuser ma pauvre tête
déjà si creuse, je crois que j'ai trouvé le moyen de nous tirer tous de
peine.

«Voici comment. Vous savez bien tante Bégon, cette brave femme qui me
gardait quand j'étais petit. (Dieu ait son âme, la vieille coquine! elle
chantait de bien vilaines chansons après boire.) Je vous dirai donc, mes
Révérends Pères, que tante Bégon, de son vivant, se connaissait aux
herbes des montagnes autant et mieux qu'un vieux merle de Corse. Voire,
elle avait composé, sur la fin de ses jours, un élixir incomparable en
mélangeant cinq ou six espèces de simples que nous allions cueillir
ensemble dans les Alpilles. Il y a belles années de cela; mais je pense
qu'avec l'aide de saint Augustin et la permission de notre Père abbé, je
pourrais--en cherchant bien--retrouver la composition de ce mystérieux
élixir. Nous n'aurions plus alors qu'à le mettre en bouteilles, et à le
vendre un peu cher, ce qui permettrait à la communauté de s'enrichir
doucettement, comme ont fait nos frères de la Trappe et de la Grande...

Il n'eut pas le temps de finir. Le prieur s'était levé pour lui sauter
au cou. Les chanoines lui prenaient les mains. L'argentier, encore plus
ému que tous les autres, lui baisait avec respect le bord tout effrangé
de sa cucule... Puis chacun revint à sa chaire pour délibérer; et,
séance tenante, le chapitre décida qu'on confierait les vaches au frère
Thrasybule, pour que le frère Gaucher pût se donner tout entier à la
confection de son élixir.

       *       *       *       *       *

Comment le bon frère parvint-il à retrouver la recette de tante Bégon?
au prix de quels efforts? au prix de quelles veilles? L'histoire ne le
dit pas. Seulement, ce qui est sûr, c'est qu'au bout de six mois,
l'élixir des Pères blancs était déjà très populaire. Dans tout le
Comtat, dans tout le pays d'Arles, pas un _mas_, pas une grange qui
n'eût au fond de sa _dépense_, entre les bouteilles de vin cuit et les
jarres d'olives à la picholine, un petit flacon de terre brune cacheté
aux armes de Provence, avec un moine en extase sur une étiquette
d'argent. Grâce à la vogue de son élixir, la maison des Prémontrés
s'enrichit très rapidement. On releva la tour Pacôme. Le prieur eut une
mitre neuve, l'église de jolis vitraux ouvragés; et, dans la fine
dentelle du clocher, toute une compagnie de cloches et de clochettes
vint s'abattre, un beau matin de Pâques, tintant et carillonnant à la
grande volée.

Quant au frère Gaucher, ce pauvre frère lai dont les rusticités
égayaient tant le chapitre, il n'en fut plus question dans le couvent.
On ne connut plus désormais que le Révérend Père Gaucher, homme de tête
et de grand savoir, qui vivait complètement isolé des occupations si
menues et si multiples du cloître, et s'enfermait tout le jour dans sa
distillerie, pendant que trente moines battaient la montagne pour lui
chercher des herbes odorantes... Cette distillerie, où personne, pas
même le prieur, n'avait le droit de pénétrer, était une ancienne
chapelle abandonnée, tout au bout du jardin des chanoines. La simplicité
des bons Pères en avait fait quelque chose de mystérieux et de
formidable; et si, par aventure, un moinillon hardi et curieux,
s'accrochant aux vignes grimpantes, arrivait jusqu'à la rosace du
portail, il en dégringolait bien vite, effaré d'avoir vu le Père
Gaucher, avec sa barbe de nécroman, penché sur ses fourneaux, le
pèse-liqueur à la main; puis, tout autour, des cornues de grès rose, des
alambics gigantesques, des serpentins de cristal, tout un encombrement
bizarre qui flamboyait ensorcelé dans la lueur rouge des vitraux...

Au jour tombant, quand sonnait le dernier Angélus, la porte de ce lieu
de mystère s'ouvrait discrètement, et le Révérend se rendait à l'église
pour l'office du soir. Il fallait voir quel accueil quand il traversait
le monastère! Les frères faisaient la haie sur son passage. On disait:

--Chut!... il a le secret!...

L'argentier le suivait et lui parlait la tête basse... Au milieu de ces
adulations, le Père s'en allait en s'épongeant le front, son tricorne
aux larges bords posé en arrière comme une auréole, regardant autour de
lui d'un air de complaisance les grandes cours plantées d'orangers, les
toits bleus où tournaient des girouettes neuves, et, dans le cloître
éclatant de blancheur,--entre les colonnettes élégantes et
fleuries,--les chanoines habillés de frais qui défilaient deux par deux
avec des mines reposées.

--C'est à moi qu'ils doivent tout cela! se disait le Révérend en
lui-même; et chaque fois cette pensée lui faisait monter des bouffées
d'orgueil.

Le pauvre homme en fut bien puni. Vous allez voir...

       *       *       *       *       *

Figurez-vous qu'un soir, pendant l'office, il arriva à l'église dans une
agitation extraordinaire: rouge, essoufflé, le capuchon de travers, et
si troublé qu'en prenant de l'eau bénite il y trempa ses manches
jusqu'au coude. On crut d'abord que c'était l'émotion d'arriver en
retard; mais quand on le vit faire de grandes révérences à l'orgue et
aux tribunes au lieu de saluer le maître-autel, traverser l'église en
coup de vent, errer dans le chœur pendant cinq minutes pour chercher
sa stalle, puis, une fois assis, s'incliner de droite et de gauche en
souriant d'un air béat, un murmure d'étonnement courut dans les trois
nefs. On chuchotait de bréviaire à bréviaire:

--Qu'a donc notre Père Gaucher?... Qu'a donc notre Père Gaucher?

Par deux fois le prieur, impatienté, fit tomber sa crosse sur les dalles
pour commander le silence... Là-bas, au fond du chœur, les psaumes
allaient toujours; mais les répons manquaient d'entrain...

Tout à coup, au beau milieu de l'_Ave verum_, voilà mon Père Gaucher qui
se renverse dans sa stalle et entonne d'une voix éclatante:

      Dans Paris, il y a un Père blanc,
    Patatin, patatan, tarabin, taraban...

Consternation générale. Tout le monde se lève. On crie:

--Emportez-le... il est possédé!

Les chanoines se signent. La crosse de monseigneur se démène... Mais le
Père Gaucher ne voit rien, n'écoute rien; et deux moines vigoureux sont
obligés de l'entraîner par la petite porte du chœur, se débattant
comme un exorcisé et continuant de plus belle ses _patatin_ et ses
_taraban_.

       *       *       *       *       *

Le lendemain, au petit jour, le malheureux était à genoux dans
l'oratoire du prieur, et faisait sa _coulpe_ avec un ruisseau de larmes:

--C'est l'élixir, Monseigneur, c'est l'élixir qui m'a surpris, disait-il
en se frappant la poitrine.

Et de le voir si marri, si repentant, le bon prieur en était tout ému
lui-même.

--Allons, allons, Père Gaucher, calmez-vous, tout cela séchera comme la
rosée au soleil... Après tout, le scandale n'a pas été aussi grand que
vous pensez. Il y a bien eu la chanson qui était un peu... hum! hum!...
Enfin il faut espérer que les novices ne l'auront pas entendue... A
présent, voyons, dites-moi bien comment la chose vous est arrivée...
C'est en essayant l'élixir, n'est-ce pas? Vous aurez eu la main trop
lourde... Oui, oui, je comprends... C'est comme le frère Schwartz,
l'inventeur de la poudre: vous avez été victime de votre invention... Et
dites-moi, mon brave ami, est-il bien nécessaire que vous l'essayiez sur
vous-même, ce terrible élixir?

--Malheureusement, oui, Monseigneur... l'éprouvette me donne bien la
force et le degré de l'alcool; mais pour le fini, le velouté, je ne me
fie guère qu'à ma langue...

--Ah! très bien... Mais écoutez encore un peu que je vous dise... Quand
vous goûtez ainsi l'élixir par nécessité, est-ce que cela vous semble
bon? Y prenez-vous du plaisir?...

--Hélas! oui, Monseigneur, fit le malheureux Père en devenant tout
rouge... Voilà deux soirs que je lui trouve un bouquet, un arôme!...
C'est pour sûr le démon qui m'a joué ce vilain tour... Aussi je suis
bien décidé désormais à ne plus me servir que de l'éprouvette. Tant pis
si la liqueur n'est pas assez fine, si elle ne fait pas assez la
perle...

--Gardez-vous-en bien, interrompit le prieur avec vivacité. Il ne faut
pas s'exposer à mécontenter la clientèle... Tout ce que vous avez à
faire maintenant que vous voilà prévenu, c'est de vous tenir sur vos
gardes... Voyons, qu'est-ce qu'il vous faut pour vous rendre compte?...
Quinze ou vingt gouttes, n'est-ce pas?... mettons vingt gouttes... Le
diable sera bien fin s'il vous attrape avec vingt gouttes... D'ailleurs,
pour prévenir tout accident, je vous dispense dorénavant de venir à
l'église. Vous direz l'office du soir dans la distillerie... Et
maintenant, allez en paix, mon Révérend, et surtout... comptez bien vos
gouttes.

Hélas! le pauvre Révérend eut beau compter ses gouttes... le démon le
tenait, et ne le lâcha plus.

C'est la distillerie qui entendit de singuliers offices!

       *       *       *       *       *

Le jour, encore, tout allait bien. Le Père était assez calme: il
préparait ses réchauds, ses alambics, triait soigneusement ses herbes,
toutes herbes de Provence, fines, grises, dentelées, brûlées de parfums
et de soleil... Mais, le soir, quand les simples étaient infusés et que
l'élixir tiédissait dans de grandes bassines de cuivre rouge, le martyre
du pauvre homme commençait.

--...Dix-sept... dix-huit... dix-neuf... vingt!...

Les gouttes tombaient du chalumeau dans le gobelet de vermeil. Ces
vingt-là, le Père les avalait d'un trait, presque sans plaisir. Il n'y
avait que la vingt et unième qui lui faisait envie. Oh! cette vingt et
unième goutte!... Alors, pour échapper à la tentation, il allait
s'agenouiller tout au bout du laboratoire et s'abîmait dans ses
patenôtres. Mais de la liqueur encore chaude il montait une petite fumée
toute chargée d'aromates, qui venait rôder autour de lui et, bon gré,
mal gré, le ramenait vers les bassines... La liqueur était d'un beau
vert doré... Penché dessus, les narines ouvertes, le père la remuait
tout doucement avec son chalumeau, et dans les petites paillettes
étincelantes que roulait le flot d'émeraude, il lui semblait voir les
yeux de tante Bégon qui riaient et pétillaient en le regardant...

--Allons! encore une goutte!

Et de goutte en goutte, l'infortuné finissait par avoir son gobelet
plein jusqu'au bord. Alors, à bout de forces, il se laissait tomber dans
un grand fauteuil, et, le corps abandonné, la paupière à demi close, il
dégustait son péché par petits coups, en se disant tout bas avec un
remords délicieux:

--Ah! je me damne... je me damne...

Le plus terrible, c'est qu'au fond de cet élixir diabolique, il
retrouvait, par je ne sais quel sortilège, toutes les vilaines chansons
de tante Bégon: _Ce sont trois petites commères, qui parlent de faire un
banquet..._ ou: _Bergerette de maître André s'en va-t-au bois
seulette..._ et toujours la fameuse des Pères blancs: _Patatin,
patatan_.

Pensez quelle confusion le lendemain, quand ses voisins de cellule lui
faisaient d'un air malin:

--Eh! eh! Père Gaucher, vous aviez des cigales en tête, hier soir en
vous couchant.

Alors c'étaient des larmes, des désespoirs, et le jeûne, et le cilice,
et la discipline. Mais rien ne pouvait contre le démon de l'élixir; et
tous les soirs, à la même heure, la possession recommençait.

       *       *       *       *       *

Pendant ce temps, les commandes pleuvaient à l'abbaye que c'était une
bénédiction. Il en venait de Nîmes, d'Aix, d'Avignon, de Marseille...
De jour en jour le couvent prenait un petit air de manufacture. Il y
avait des frères emballeurs, des frères étiqueteurs, d'autres pour les
écritures, d'autres pour le camionnage; le service de Dieu y perdait
bien par-ci par-là quelques coups de cloches; mais les pauvres gens du
pays n'y perdaient rien, je vous en réponds...

Et donc, un beau dimanche matin, pendant que l'argentier lisait en plein
chapitre son inventaire de fin d'année et que les bons chanoines
l'écoutaient les yeux brillants et le sourire aux lèvres, voilà le Père
Gaucher qui se précipite au milieu de la conférence en criant:

--C'est fini... Je n'en fais plus... Rendez-moi mes vaches.

--Qu'est-ce qu'il y a donc, Père Gaucher? demanda le prieur, qui se
doutait bien un peu de ce qu'il y avait.

--Ce qu'il y a, Monseigneur?... Il y a que je suis en train de me
préparer une belle éternité de flammes et de coups de fourche... Il y a
que je bois, que je bois comme un misérable...

--Mais je vous avais dit de compter vos gouttes.

--Ah! bien oui, compter mes gouttes! c'est par gobelets qu'il faudrait
compter maintenant... Oui, mes Révérends, j'en suis là. Trois fioles
par soirée... Vous comprenez bien que cela ne peut pas durer... Aussi,
faites faire l'élixir par qui vous voudrez... Que le feu de Dieu me
brûle si je m'en mêle encore!

C'est le chapitre qui ne riait plus.

--Mais, malheureux, vous nous ruinez! criait l'argentier en agitant son
grand-livre.

--Préférez-vous que je me damne?

Pour lors, le Prieur se leva.

--Mes Révérends, dit-il en étendant sa belle main blanche où luisait
l'anneau pastoral, il y a moyen de tout arranger... C'est le soir,
n'est-ce pas, mon cher fils, que le démon vous tente?...

--Oui, monsieur le prieur, régulièrement tous les soirs... Aussi,
maintenant, quand je vois arriver la nuit, j'en ai, sauf votre respect,
les sueurs qui me prennent, comme l'âne de Capitou, quand il voyait
venir le bât.

--Eh bien! rassurez-vous... Dorénavant, tous les soirs, à l'office, nous
réciterons à votre intention l'oraison de saint Augustin, à laquelle
l'indulgence plénière est attachée... Avec cela, quoi qu'il arrive, vous
êtes à couvert... C'est l'absolution pendant le péché.

--Oh bien! alors, merci, monsieur le prieur!

Et, sans en demander davantage, le Père Gaucher retourna à ses
alambics, aussi léger qu'une alouette.

Effectivement, à partir de ce moment-là, tous les soirs à la fin des
complies, l'officiant ne manquait jamais de dire:

--Prions pour notre pauvre Père Gaucher, qui sacrifie son âme aux
intérêts de la communauté... _Oremus Domine_...

Et pendant que sur toutes ces capuches blanches, prosternées dans
l'ombre des nefs, l'oraison courait en frémissant comme une petite bise
sur la neige, là-bas, tout au bout du couvent, derrière le vitrage
enflammé de la distillerie, on entendait le Père Gaucher qui chantait à
tue-tête:

      Dans Paris il y a un Père blanc,
    Patatin, patatan, taraban, tarabin;
      Dans Paris il y a un Père blanc
      Qui fait danser des moinettes,
      Trin, trin, trin, dans un jardin;
      Qui fait danser des...

       *       *       *       *       *

...Ici le bon curé s'arrêta plein d'épouvante:

--Miséricorde! si mes paroissiens m'entendaient!



EN CAMARGUE


I

LE DÉPART

Grande rumeur au château. Le messager vient d'apporter un mot du garde,
moitié en français, moitié en provençal, annonçant qu'il y a eu déjà
deux ou trois beaux passages de _Galéjons_, de _Charlottines_, et que
les _oiseaux de prime_ non plus ne manquaient pas.

«Vous êtes des nôtres!» m'ont écrit mes aimables voisins; et ce matin,
au petit jour de cinq heures, leur grand break, chargé de fusils, de
chiens, de victuailles, est venu me prendre au bas de la côte. Nous
voilà roulant sur la route d'Arles, un peu sèche, un peu dépouillée, par
ce matin de décembre où la verdure pâle des oliviers est à peine
visible, et la verdure crue des chênes-kermès un peu trop hivernale et
factice. Les étables se remuent. Il y a des réveils avant le jour qui
allument la vitre des fermes; et dans les découpures de pierre de
l'abbaye de Montmajour, des orfraies encore engourdies de sommeil
battent de l'aile parmi les ruines. Pourtant nous croisons déjà, le long
des fossés, de vieilles paysannes qui vont au marché au trot de leurs
bourriquets. Elles viennent de la Ville-des-Baux. Six grandes lieues
pour s'asseoir une heure sur les marches de Saint-Trophyme et vendre des
petits paquets de simples ramassés dans la montagne!...

Maintenant voici les remparts d'Arles; des remparts bas et crénelés,
comme on en voit sur les anciennes estampes où des guerriers armés de
lances apparaissent en haut de talus moins grands qu'eux. Nous
traversons au galop cette merveilleuse petite ville, une des plus
pittoresques de France, avec ses balcons sculptés, arrondis, s'avançant
comme des moucharabiés jusqu'au milieu des rues étroites, avec ses
vieilles maisons noires aux petites portes, moresques, ogivales et
basses, qui vous reportent au temps de Guillaume Court-Nez et des
Sarrasins. A cette heure, il n'y a encore personne dehors. Le quai du
Rhône seul est animé. Le bateau à vapeur qui fait le service de la
Camargue chauffe au bas des marches, prêt à partir. Des _ménagers_ en
veste de cadis roux, des filles de La Roquette qui vont se louer pour
des travaux de fermes, montent sur le pont avec nous, causant et riant
entre eux. Sous les longues mantes brunes rabattues à cause de l'air vif
du matin, la haute coiffure arlésienne fait la tête élégante et petite
avec un joli grain d'effronterie, une envie de se dresser pour lancer le
rire ou la malice plus loin... La cloche sonne; nous partons. Avec la
triple vitesse du Rhône, de l'hélice, du mistral, les deux rivages se
déroulent. D'un côté c'est la Crau, une plaine aride, pierreuse. De
l'autre, la Camargue, plus verte, qui prolonge jusqu'à la mer son herbe
courte et ses marais pleins de roseaux.

De temps en temps le bateau s'arrête près d'un ponton, à gauche ou à
droite, à Empire ou à Royaume, comme on disait au moyen âge, du temps du
Royaume d'Arles, et comme les vieux mariniers du Rhône disent encore
aujourd'hui. A chaque ponton, une ferme blanche, un bouquet d'arbres.
Les travailleurs descendent chargés d'outils, les femmes leur panier au
bras, droites sur la passerelle. Vers Empire ou vers Royaume peu à peu
le bateau se vide, et quand il arrive au ponton du Mas-de-Giraud où nous
descendons, il n'y a presque plus personne à bord.

Le Mas-de-Giraud est une vieille ferme des seigneurs de Barbentane, où
nous entrons pour attendre le garde qui doit venir nous chercher. Dans
la haute cuisine, tous les hommes de la ferme, laboureurs, vignerons,
bergers, bergerots, sont attablés, graves, silencieux, mangeant
lentement, et servis par les femmes qui ne mangeront qu'après. Bientôt
le garde paraît avec la carriole. Vrai type à la Fenimore, trappeur de
terre et d'eau, garde-pêche et garde-chasse, les gens du pays
l'appellent _lou Roudeïroù_ (le rôdeur), parce qu'on le voit toujours,
dans les brumes d'aube ou de jour tombant, caché pour l'affût parmi les
roseaux ou bien immobile dans son petit bateau, occupé à surveiller ses
nasses sur les _clairs_ (les étangs) et les _roubines_ (canaux
d'irrigation). C'est peut-être ce métier d'éternel guetteur qui le rend
aussi silencieux, aussi concentré. Pourtant, pendant que la petite
carriole chargée de fusils et de paniers marche devant nous, il nous
donne des nouvelles de la chasse, le nombre des passages, les quartiers
où les oiseaux voyageurs se sont abattus. Tout en causant, on s'enfonce
dans le pays.

[Illustration: ALPHONSE DAUDET]

Les terres cultivées dépassées, nous voici en pleine Camargue sauvage. A
perte de vue, parmi les pâturages, des marais, des roubines luisent dans
les salicornes. Des bouquets de tamaris et de roseaux font des îlots
comme sur une mer calme. Pas d'arbres hauts. L'aspect uni, immense de la
plaine, n'est pas troublé. De loin en loin, des parcs de bestiaux
étendent leurs toits bas presque au ras de terre. Des troupeaux
dispersés, couchés dans les herbes salines, ou cheminant serrés autour
de la cape rousse du berger, n'interrompent pas la grande ligne
uniforme, amoindris qu'ils sont par cet espace infini d'horizons bleus
et de ciel ouvert. Comme de la mer unie malgré ses vagues, il se dégage
de cette plaine un sentiment de solitude, d'immensité, accru encore par
le mistral qui souffle sans relâche, sans obstacle, et qui, de son
haleine puissante, semble aplanir, agrandir le paysage. Tout se courbe
devant lui. Les moindres arbustes gardent l'empreinte de son passage, en
restent tordus, couchés vers le sud dans l'attitude d'une fuite
perpétuelle...


II

LA CABANE

Un toit de roseaux, des murs de roseaux desséchés et jaunes, c'est la
cabane. Ainsi s'appelle notre rendez-vous de chasse. Type de la maison
camarguaise, la cabane se compose d'une unique pièce, haute, vaste, sans
fenêtre, et prenant jour par une porte vitrée qu'on ferme le soir avec
des volets pleins. Tout le long des grands murs crépis, blanchis à la
chaux, des râteliers attendent les fusils, les carniers, les bottes de
marais. Au fond, cinq ou six berceaux sont rangés autour d'un vrai mât
planté au sol et montant jusqu'au toit auquel il sert d'appui. La nuit,
quand le mistral souffle et que la maison craque de partout, avec la mer
lointaine et le vent qui la rapproche, porte son bruit, le continue en
l'enflant, on se croirait couché dans la chambre d'un bateau.

Mais c'est l'après-midi surtout que la cabane est charmante. Par nos
belles journées d'hiver méridional, j'aime rester tout seul près de la
haute cheminée où fument quelques pieds de tamaris. Sous les coups du
mistral ou de la tramontane, la porte saute, les roseaux crient, et
toutes ces secousses sont un bien petit écho du grand ébranlement de la
nature autour de moi. Le soleil d'hiver fouetté par l'énorme courant
s'éparpille, joint ses rayons, les disperse. De grandes ombres courent
sous un ciel bleu admirable. La lumière arrive par saccades, les bruits
aussi; et les sonnailles des troupeaux entendues tout à coup, puis
oubliées, perdues dans le vent, reviennent chanter sous la porte
ébranlée avec le charme d'un refrain... L'heure exquise, c'est le
crépuscule, un peu avant que les chasseurs n'arrivent. Alors le vent
s'est calmé. Je sors un moment. En paix le grand soleil rouge descend,
enflammé, sans chaleur. La nuit tombe, vous frôle en passant de son aile
noire tout humide. Là-bas, au ras du sol, la lumière d'un coup de feu
passe avec l'éclat d'une étoile rouge avivée par l'ombre environnante.
Dans ce qui reste de jour, la vie se hâte. Un long triangle de canards
vole très bas, comme s'ils voulaient prendre terre; mais tout à coup la
cabane, où le _caleil_ est allumé, les éloigne: celui qui tient la tête
de la colonne dresse le cou, remonte, et tous les autres derrière lui
s'emportent plus haut avec des cris sauvages.

Bientôt un piétinement immense se rapproche, pareil à un bruit de pluie.
Des milliers de moutons, rappelés par les bergers, harcelés par les
chiens, dont on entend le galop confus et l'haleine haletante, se
pressent vers les parcs, peureux et indisciplinés. Je suis envahi,
frôlé, confondu dans ce tourbillon de laines frisées, de bêlements; une
houle véritable où les bergers semblent portés avec leur ombre par des
flots bondissants... Derrière les troupeaux, voici des pas connus, des
voix joyeuses. La cabane est pleine, animée, bruyante. Les sarments
flambent. On rit d'autant plus qu'on est plus las. C'est un
étourdissement d'heureuse fatigue, les fusils dans un coin, les grandes
bottes jetées pêle-mêle, les carniers vides, et à côté les plumages
roux, dorés, verts, argentés, tout tachés de sang. La table est mise; et
dans la fumée d'une bonne soupe d'anguilles, le silence se fait, le
grand silence des appétits robustes, interrompu seulement par les
grognements féroces des chiens qui lapent leur écuelle à tâtons devant
la porte...

La veillée sera courte. Déjà, près du feu, clignotant lui aussi, il ne
reste plus que le garde et moi. Nous causons, c'est-à-dire nous nous
jetons de temps en temps l'un à l'autre des demi-mots à la façon des
paysans, de ces interjections presque indiennes, courtes et vite
éteintes comme les dernières étincelles des sarments consumés. Enfin le
garde se lève, allume sa lanterne, et j'écoute son pas lourd qui se perd
dans la nuit...


III

A L'ESPÈRE (A L'AFFÛT)

L'_espère!_ quel joli nom pour désigner l'affût, l'attente du chasseur
embusqué, et ces heures indécises où tout attend, _espère_, hésite entre
le jour et la nuit. L'affût du matin un peu avant le lever du soleil,
l'affût du soir au crépuscule. C'est ce dernier que je préfère, surtout
dans ces pays marécageux où l'eau des _clairs_ garde si longtemps la
lumière...

Quelquefois on tient l'affût dans le _negochin_ (le naye-chien), un tout
petit bateau sans quille, étroit, roulant au moindre mouvement. Abrité
par les roseaux, le chasseur guette les canards du fond de sa barque,
que dépassent seulement la visière d'une casquette, le canon du fusil et
la tête du chien flairant le vent, happant les moustiques, ou bien de
ses grosses pattes étendues penchant tout le bateau d'un côté et le
remplissant d'eau. Cet affût-là est trop compliqué pour mon
inexpérience. Aussi, le plus souvent, je vais à l'_espère_ à pied,
barbotant en plein marécage avec d'énormes bottes taillées dans toute la
longueur du cuir. Je marche lentement, prudemment, de peur de m'envaser.
J'écarte les roseaux pleins d'odeurs saumâtres et de sauts de
grenouilles...

Enfin, voici un îlot de tamaris, un coin de terre sèche où je
m'installe. Le garde, pour me faire honneur, a laissé son chien avec
moi; un énorme chien des Pyrénées à grande toison blanche, chasseur et
pêcheur de premier ordre, et dont la présence ne laisse pas que de
m'intimider un peu. Quand une poule d'eau passe à ma portée, il a une
certaine façon ironique de me regarder en rejetant en arrière, d'un coup
de tête à l'artiste, deux longues oreilles flasques qui lui pendent dans
les yeux; puis des poses à l'arrêt, des frétillements de queue, toute
une mimique d'impatience pour me dire:

--Tire... tire donc!

Je tire, je manque. Alors, allongé de tout son corps, il bâille et
s'étire d'un air las, découragé, et insolent...

Eh bien! oui, j'en conviens, je suis un mauvais chasseur. L'affût, pour
moi, c'est l'heure qui tombe, la lumière diminuée, réfugiée dans l'eau,
les étangs qui luisent, polissant jusqu'au ton de l'argent fin la teinte
grise du ciel assombri. J'aime cette odeur d'eau, ce frôlement
mystérieux des insectes dans les roseaux, ce petit murmure des longues
feuilles qui frissonnent. De temps en temps, une note triste passe et
roule dans le ciel comme un ronflement de conque marine. C'est le butor
qui plonge au fond de l'eau son bec immense d'oiseau-pêcheur et
souffle... rrrououou! Des vols de grues filent sur ma tête... J'entends
le froissement des plumes, l'ébouriffement du duvet dans l'air vif, et
jusqu'au craquement de la petite armature surmenée. Puis, plus rien.
C'est la nuit, la nuit profonde, avec un peu de jour resté sur l'eau...

Tout à coup j'éprouve un tressaillement, une espèce de gêne nerveuse,
comme si j'avais quelqu'un derrière moi. Je me retourne, et j'aperçois
le compagnon des belles nuits, la lune, une large lune toute ronde, qui
se lève doucement, avec un mouvement d'ascension d'abord très sensible,
et se ralentissant à mesure qu'elle s'éloigne de l'horizon.

Déjà un premier rayon est distinct près de moi, puis un autre un peu
plus loin... Maintenant tout le marécage est allumé. La moindre touffe
d'herbe a son ombre. L'affût est fini, les oiseaux nous voient: il faut
rentrer. On marche au milieu d'une inondation de lumière bleue, légère,
poussiéreuse; et chacun de nos pas dans les _clairs_, dans les
_roubines_, y remue des tas d'étoiles tombées et des rayons de lune qui
traversent l'eau jusqu'au fond.


IV

LE ROUGE ET LE BLANC

Tout près de chez nous, à une portée de fusil de la cabane, il y en a
une autre qui lui ressemble, mais plus rustique. C'est là que notre
garde habite avec sa femme et ses deux aînés: la fille, qui soigne le
repas des hommes, raccommode les filets de pêche; le garçon, qui aide
son père à relever les nasses, à surveiller les _martilières_ (vannes)
des étangs. Les deux plus jeunes sont à Arles, chez la grand'mère; et
ils y resteront jusqu'à ce qu'ils aient appris à lire et qu'ils aient
fait leur _bon jour_ (première communion), car ici on est trop loin de
l'église et de l'école, et puis l'air de la Camargue ne vaudrait rien
pour ces petits. Le fait est que, l'été venu, quand les marais sont à
sec et que la vase blanche des _roubines_ se crevasse à la grande
chaleur, l'île n'est vraiment pas habitable.

J'ai vu cela une fois, au mois d'août, en venant tirer les hallebrands,
et je n'oublierai jamais l'aspect triste et féroce de ce paysage
embrasé. De place en place, les étangs fumaient au soleil comme
d'immenses cuves, gardant tout au fond un reste de vie qui s'agitait, un
grouillement de salamandres, d'araignées, de mouches d'eau cherchant des
coins humides. Il y avait là un air de peste, une brume de miasmes
lourdement flottante qu'épaississaient encore d'innombrables tourbillons
de moustiques. Chez le garde, tout le monde grelottait, tout le monde
avait la fièvre, et c'était pitié de voir les visages jaunes, tirés, les
yeux cerclés, trop grands, de ces malheureux condamnés à se traîner,
pendant trois mois, sous ce plein soleil inexorable qui brûle les
fiévreux sans les réchauffer... Triste et pénible vie que celle de
garde-chasse en Camargue! Encore celui-là a sa femme et ses enfants près
de lui; mais à deux lieues plus loin, dans le marécage, demeure un
gardien de chevaux qui, lui, vit absolument seul d'un bout de l'année à
l'autre et mène une véritable existence de Robinson. Dans sa cabane de
roseaux, qu'il a construite lui-même, pas un ustensile qui ne soit son
ouvrage, depuis le hamac d'osier tressé, les trois pierres noires
assemblées en foyer, les pieds de tamaris taillés en escabeaux, jusqu'à
la serrure et la clé de bois blanc fermant cette singulière habitation.

L'homme est au moins aussi étrange que son logis. C'est une espèce de
philosophe silencieux comme les solitaires, abritant sa méfiance de
paysan sous d'épais sourcils en broussailles. Quand il n'est pas dans le
pâturage, on le trouve assis devant sa porte, déchiffrant lentement,
avec une application enfantine et touchante, une de ces petites
brochures roses, bleues ou jaunes, qui entourent les fioles
pharmaceutiques dont il se sert pour ses chevaux. Le pauvre diable n'a
pas d'autre distraction que la lecture, ni d'autres livres que ceux-là.
Quoique voisins de cabane, notre garde et lui ne se voient pas. Ils
évitent même de se rencontrer. Un jour que je demandais au _roudeïroù_
la raison de cette antipathie, il me répondit d'un air grave:

--C'est à cause des opinions... Il est rouge, et moi je suis blanc.

Ainsi, même dans ce désert dont la solitude aurait dû les rapprocher,
ces deux sauvages, aussi ignorants, aussi naïfs l'un que l'autre, ces
deux bouviers de Théocrite, qui vont à la ville à peine une fois par an
et à qui les petits cafés d'Arles, avec leurs dorures et leurs glaces,
donnent l'éblouissement du palais des Ptolémées, ont trouvé moyen de se
haïr au nom de leurs convictions politiques!


V

LE VACCARÈS

Ce qu'il y a de plus beau en Camargue, c'est le Vaccarès. Souvent,
abandonnant la chasse, je viens m'asseoir au bord de ce lac salé, une
petite mer qui semble un morceau de la grande, enfermé dans les terres
et devenu familier par sa captivité même. Au lieu de ce dessèchement, de
cette aridité qui attristent d'ordinaire les côtes, le Vaccarès, sur
son rivage un peu haut, tout vert d'herbe fine, veloutée, étale une
flore originale et charmante: des centaurées, des trèfles d'eau, des
gentianes, et ces jolies _saladelles_, bleues en hiver, rouges en été,
qui transforment leur couleur au changement d'atmosphère, et dans une
floraison ininterrompue marquent les saisons de leurs tons divers.

Vers cinq heures du soir, à l'heure où le soleil décline, ces trois
lieues d'eau sans une barque, sans une voile pour limiter, transformer
leur étendue, ont un aspect admirable. Ce n'est plus le charme intime
des _clairs_, des _roubines_, apparaissant de distance en distance entre
les plis d'un terrain marneux sous lequel on sent l'eau filtrer partout,
prête à se montrer à la moindre dépression du sol. Ici, l'impression est
grande, large.

De loin, ce rayonnement de vagues attire des troupes de macreuses, des
hérons, des butors, des flamants au ventre blanc, aux ailes roses;
s'alignant pour pêcher tout le long du rivage, de façon à disposer leurs
teintes diverses en une longue bande égale; et puis des ibis, de vrais
ibis d'Egypte, bien chez eux dans ce soleil splendide et ce paysage
muet. De ma place, en effet, je n'entends rien que l'eau qui clapote, et
la voix du gardien qui rappelle ses chevaux dispersés sur le bord. Ils
ont tous des noms retentissants: «Cifer!... (Lucifer)... L'Estello!...
L'Estournello!...» Chaque bête, en s'entendant nommer, accourt, la
crinière au vent, et vient manger l'avoine dans la main du gardien...

Plus loin, toujours sur la même rive, se trouve une grande _manado_
(troupeau) de bœufs paissant en liberté comme les chevaux. De temps
en temps, j'aperçois au-dessus d'un bouquet de tamaris l'arête de leurs
dos courbés, et leurs petites cornes en croissant qui se dressent. La
plupart de ces bœufs de Camargue sont élevés pour courir dans les
_ferrades_, les fêtes de villages; et quelques-uns ont des noms déjà
célèbres par tous les cirques de Provence et de Languedoc. C'est ainsi
que la _manado_ voisine compte entre autres un terrible combattant,
appelé _le Romain_, qui a décousu je ne sais combien d'hommes et de
chevaux aux courses d'Arles, de Nîmes, de Tarascon. Aussi ses compagnons
l'ont-ils pris pour chef; car, dans ces étranges troupeaux, les bêtes se
gouvernent elles-mêmes, groupées autour d'un vieux taureau qu'elles
adoptent comme conducteur. Quand un ouragan tombe sur la Camargue,
terrible dans cette grande plaine où rien ne le détourne, ne l'arrête,
il faut voir la _manado_ se serrer derrière son chef, toutes les têtes
baissées tournant du côté du vent ces larges fronts où la force du
bœuf se condense. Nos bergers provençaux appellent cette manœuvre:
_vira la bano au giscle_--tourner la corne au vent. Et malheur aux
troupeaux qui ne s'y conforment pas! Aveuglée par la pluie, entraînée
par l'ouragan, la _manado_ en déroute tourne sur elle-même, s'effare, se
disperse, et les bœufs éperdus, courant devant eux pour échapper à la
tempête, se précipitent dans le Rhône, dans le Vaccarès ou dans la
mer.



NOSTALGIES DE CASERNE


Ce matin, aux premières clartés de l'aube, un formidable roulement de
tambour me réveille en sursaut... Ran plan plan! Ran plan plan!...

Un tambour dans mes pins à pareille heure!... Voilà qui est singulier,
par exemple.

Vite, vite, je me jette à bas de mon lit et je cours ouvrir la porte.

Personne! Le bruit s'est tu... Du milieu des lambrusques mouillées, deux
ou trois courlis s'envolent en secouant leurs ailes... Un peu de brise
chante dans les arbres... Vers l'orient, sur la crête fine des Alpilles,
s'entasse une poussière d'or d'où le soleil sort lentement... Un premier
rayon frise déjà le toit du moulin. Au même moment, le tambour,
invisible, se met à battre aux champs sous le couvert... Ran... plan...
plan, plan, plan!

Le diable soit de la peau d'âne! Je l'avais oubliée. Mais enfin, quel
est donc le sauvage qui vient saluer l'aurore au fond des bois avec un
tambour?... J'ai beau regarder, je ne vois rien... rien que les touffes
de lavande, et les pins qui dégringolent jusqu'en bas sur la route... Il
y a peut-être par là, dans le fourré, quelque lutin caché en train de se
moquer de moi... C'est Ariel, sans doute, ou maître Puck. Le drôle se
sera dit, en passant devant mon moulin:

--Ce Parisien est trop tranquille là-dedans, allons lui donner l'aubade.

Sur quoi, il aura pris un gros tambour, et... ran plan plan!... ran plan
plan!... Te tairas-tu, gredin de Puck! tu vas réveiller mes cigales.

       *       *       *       *       *

Ce n'était pas Puck.

C'était Gouguet François, dit Pistolet, tambour au 31e de ligne, et
pour le moment en congé de semestre. Pistolet s'ennuie au pays, il a des
nostalgies, ce tambour, et--quand on veut bien lui prêter l'instrument
de la commune--il s'en va, mélancolique, battre la caisse dans les bois,
en rêvant de la caserne du Prince-Eugène.

C'est sur ma petite colline verte qu'il est venu rêver aujourd'hui... Il
est là, debout contre un pin, son tambour entre ses jambes et s'en
donnant à cœur joie... Des vols de perdreaux effarouchés partent à
ses pieds sans qu'il s'en aperçoive. La férigoule embaume autour de
lui, il ne la sent pas.

Il ne voit pas non plus les fines toiles d'araignées qui tremblent au
soleil entre les branches, ni les aiguilles de pin qui sautillent sur
son tambour. Tout entier à son rêve et à sa musique, il regarde
amoureusement voler ses baguettes, et sa grosse face niaise s'épanouit
de plaisir à chaque roulement.

Ran plan plan! Ran plan plan!...

«Qu'elle est belle, la grande caserne, avec sa cour aux larges dalles,
ses rangées de fenêtres bien alignées, son peuple en bonnet de police,
et ses arcades basses pleines du bruit des gamelles!...»

Ran plan plan! Ran plan plan!...

«Oh! l'escalier sonore, les corridors peints à la chaux, la chambrée
odorante, les ceinturons qu'on astique, la planche au pain, les pots de
cirage, les couchettes de fer à couverture grise, les fusils qui
reluisent au râtelier!»

Ran plan plan! Ran plan plan!

«Oh! les bonnes journées du corps de garde, les cartes qui poissent aux
doigts, la dame de pique hideuse avec des agréments à la plume, le vieux
Pigault-Lebrun dépareillé qui traîne sur le lit de camp!...»

Ran plan plan! Ran plan plan!

«Oh! les longues nuits de faction à la porte des ministères, la vieille
guérite où la pluie entre, les pieds qui ont froid!... les voitures de
gala qui vous éclaboussent en passant!... Oh! la corvée supplémentaire,
les jours de bloc, le baquet puant, l'oreiller de planche, la diane
froide par les matins pluvieux, la retraite dans les brouillards à
l'heure où le gaz s'allume, l'appel du soir où l'on arrive essoufflé!»

Ran plan plan! Ran plan plan!

«Oh! le bois de Vincennes, les gros gants de coton blanc, les promenades
sur les fortifications... Oh! la barrière de l'École, les filles à
soldats, le piston du Salon de Mars, l'absinthe dans les bouisbouis, les
confidences entre deux hoquets, les briquets qu'on dégaine, la romance
sentimentale chantée une main sur le cœur!...»

       *       *       *       *       *

Rêve, rêve, pauvre homme! ce n'est pas moi qui t'en empêcherai... tape
hardiment sur ta caisse, tape à tours de bras. Je n'ai pas le droit de
te trouver ridicule.

Si tu as la nostalgie de ta caserne, est-ce que, moi, je n'ai pas la
nostalgie de la mienne?

Mon Paris me poursuit jusqu'ici comme le tien. Tu joues du tambour sous
les pins, toi! Moi, j'y fais de la copie... Ah! les bons Provençaux que
nous faisons! Là-bas, dans les casernes de Paris, nous regrettions nos
Alpilles bleues et l'odeur sauvage des lavandes; maintenant, ici, en
pleine Provence, la caserne nous manque, et tout ce qui la rappelle nous
est cher!...

       *       *       *       *       *

Huit heures sonnent au village. Pistolet, sans lâcher ses baguettes,
s'est mis en route pour rentrer... On l'entend descendre sous le bois,
jouant toujours... Et moi, couché dans l'herbe, malade de nostalgie, je
crois voir, au bruit du tambour qui s'éloigne, tout mon Paris défiler
entre les pins...

Ah! Paris!... Paris!... Toujours Paris!


FIN


IMPRIMERIE NELSON, ÉDIMBOURG, ÉCOSSE

PRINTED IN GREAT BRITAIN

[Illustration]


COLLECTION NELSON

LISTE ALPHABÉTIQUE

ABOUT, EDMOND.
    Le Nez d'un Notaire.
    Les Mariages de Paris.

ABRANTÈS, MADAME D'
    Mémoires (2 vol.).

ACHARD, AMÉDÉE.
    Belle-Rose.
    Récits d'un Soldat.

ACKER, PAUL.
    Le Désir de vivre.

ADAM, PAUL.
    Stéphanie.

AICARD, JEAN.
    Maurin des Maures.
    Notre-Dame-d'Amour.

ANGELL, NORMAN.
    La Grande Illusion.

AUGIER, ÉMILE.
    Le Gendre de M. Poirier et
       autres Comédies.

AVENEL, LE Vte G. D'.
    Les Français de mon temps.

BALZAC, HONORÉ DE.
    Eugénie Grandet.
    La Peau de Chagrin, Le
      Curé de Tours, etc.
    Les Chouans.

BARDOUX, A.
    La Comtesse Pauline de
      Beaumont.

BAZIN, RENÉ.
    De toute son Âme.
    Le Guide de l'Empereur.
    Madame Corentine.

BENTLEY, E. C.
    L'Affaire Manderson.

BERTRAND, LOUIS.
    L'Invasion.

BORDEAUX, HENRY.
    La Croisée des Chemins.
    L'Écran brisé.
    Les Roquevillard.

BOURGET, PAUL.
    Le Disciple.
    Voyageuses.

BOYLESVE, RENÉ.
    L'Enfant à la Balustrade.

BRADA.
    Retour du Flot.

BRUNETIÈRE, FERDINAND.
    Honoré de Balzac.

CAMPAN, MADAME.
    Mémoires sur la Vie de
      Marie-Antoinette.

CARO, MADAME E.
    Amour de Jeune Fille.

CHATEAUBRIAND.
    Mémoires d'Outre-tombe.

CHERBULIEZ, VICTOR.
    L'Aventure de Ladislas
      Bolski.
    Le Comte Kostia.
    Miss Rovel.

CHILDERS, ERSKINE.
    L'Énigme des Sables.

CLARETIE, JULES.
    Noris.
    Le Petit Jacques.

CONSCIENCE, HENRI.
    Le Gentilhomme pauvre.

COULEVAIN, PIERRE DE.
    Ève Victorieuse.

DAUDET, ALPHONSE.
    Contes du Lundi.
    Lettres de mon Moulin.
    Numa Roumestan.

DICKENS, CHARLES.
    Aventures de Monsieur
      Pickwick (3 vol.).

DUMAS, ALEXANDRE.
    La Tulipe noire.
    Les Trois Mousquetaires
      (2 vol.).
    Vingt Ans après (2 vol.).
    Le Vicomte de Bragelonne
      (5 vol.).

DUMAS FILS, ALEX.
    La Dame aux Camélias.

FABRE, FERDINAND.
    Monsieur Jean.

FEUILLET, OCTAVE.
    Un Mariage dans le Monde.

FLAUBERT, GUSTAVE.
    Trois Contes.

FRANCE, ANATOLE.
    Jocaste et Le Chat maigre.
    Pierre Nozière.

St FRANÇOIS DE SALES.
    Introduction à la Vie dévote.

FRAPIÉ, LÉON.
    L'Écolière.

FROMENTIN, EUGÈNE.
    Dominique.

GAUTIER, THÉOPHILE.
    Un Trio de Romans.

GRÉVILLE, HENRY.
    Suzanne Normis.

GYP.
    Bijou.
    Le Mariage de Chiffon.

HANOTAUX, GABRIEL.
    La France en 1614.

HAY, IAN.
    Les Premiers Cent Mille.

JEAN DE LA BRÈTE.
    Mon Oncle et mon Curé.

KARR, ALPHONSE.
    Voyage autour de mon
      Jardin.

KIPLING, RUDYARD.
    Simples Contes des Collines.

LABICHE, EUGÈNE.
    Le Voyage de M. Perrichon,
      etc.
    La Cagnotte, etc.

LA BRUYÈRE, JEAN DE.
    Caractères.

LAMARTINE.
    Geneviève.

LANG, ANDREW.
    La Pucelle de France.

LE BRAZ, ANATOLE.
    Pâques d'Islande.

LEMAÎTRE, JULES.
    Les Rois.

LE ROY, EUGÈNE.
    Jacquou le Croquant.

LÉVY, ARTHUR.
    Napoléon Intime.

LOTI, PIERRE.
    Jérusalem.

LYTTON, BULWER.
    Les Derniers Jours de Pompéi.

MAETERLINCK, MAURICE.
    Morceaux choisis.

MASON, A. E. W.
    L'Eau vive.

MÉRIMÉE, PROSPER.
    Chronique du Règne de
      Charles IX.

MERRIMAN, H. SETON.
    La Simiacine.
    Les Vautours.

MICHELET, JULES.
    La Convention.

MIGNET.
    La Révolution Française.
      (2 vol.)

NOLHAC, PIERRE DE.
    Marie-Antoinette Dauphine.
    La Reine Marie-Antoinette.

NOLLY, ÉMILE.
    Hiên le Maboul.

ORCZY, LA BARONNE.
    Le Mouron Rouge.

PÉLADAN.
    Les Amants de Pise.

POE, EDGAR ALLAN (trad.
   BAUDELAIRE).
    Histoires Extraordinaires.

RENAN, ERNEST.
    Souvenirs d'Enfance et de
      Jeunesse.
    Vie de Jésus.

ROD, ÉDOUARD.
    L'Ombre s'étend sur la
      Montagne.

SAINT-PIERRE, B. DE.
    Paul et Virginie.

SAINT-SIMON.
    La Cour de Louis XIV.

SAND, GEORGE.
    Jeanne.
    Mauprat.

SANDEAU, JULES.
    Mademoiselle de La Seiglière.

SARCEY, FRANCISQUE.
    Le Siège de Paris.

SCHULTZ, JEANNE.
    Jean de Kerdren.
    La Main de Ste.-Modestine.

SCOTT, SIR WALTER.
    Ivanhoe.

SÉGUR, Cte PH. DE.
    Mémoires d'un Aide de
      Camp de Napoléon: De
      1800 à 1812.
    La Campagne de Russie.
    Du Rhin à Fontainebleau.

SÉGUR, LE MARQUIS DE.
    Julie de Lespinasse.

SIENKIEWICZ, HENRYK.
    Quo Vadis?

SOUVESTRE, ÉMILE.
    Un Philosophe sous les toits.

STENDHAL.
    La Chartreuse de Parme.

THEURIET, ANDRÉ.
    La Chanoinesse.

TILLIER, CLAUDE.
    Mon Oncle Benjamin.

TINAYRE, MARCELLE.
    Hellé.
    L'Ombre de l'Amour.

TINSEAU, LÉON DE.
    Un Nid dans les Ruines.

TOLSTOÏ, LÉON.
    Anna Karénine (2 vol.).
    Hadji Mourad.
    Le Faux Coupon.
    Le Père Serge.

TOURGUÉNEFF, IVAN.
    Fumée.
    Une Nichée de Gentilshommes.

VANDAL, LE COMTE A.
    L'Avènement de Bonaparte
      (2 vol.).

VIGNY, ALFRED DE.
    Cinq-Mars.
    Servitude et Grandeur Militaires.
    Poésies.
    Stello.
    Chatterton, etc.
    Journal d'un Poète.

VOGÜÉ, LE Vte E.-M. DE.
    Jean d'Agrève.
    Le Maître de la Mer.
    Les Morts qui parlent.
    Nouvelles Orientales.

WENDELL, BARRETT.
    La France d'Aujourd'hui.

YVER, COLETTE.
    Comment s'en vont les
      Reines.

ANTHOLOGIE DES POETES LYRIQUES FRANÇAIS.

NELSON, ÉDITEURS

25, rue Denfert-Rochereau, Paris





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