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Title: L'Illustration, No. 0014, 3 Juin 1843
Author: Various
Language: French
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L'ILLUSTRATION, NO. 0014, 3 JUIN 1843 ***



L'Illustration, No. 0014, 3 Juin 1843

[Illustration: L'ILLUSTRATION
JOURNAL UNIVERSEL.]

        Ab. pour Paris.--3 mois, 8 fr.--6 mois, 16 fr.--Un an, 30 fr.
        Prix de chaque Nº, 75 c.--La collection mensuelle br., 2 fr. 75.

        Nº 14. Vol. 1.--SAMEDI 3 JUIN 1843.
        Bureaux, rue de Seine, 33.

        Ab. pour les Dep.--3 mois, 9 fr.--6 mois, 17 fr.--Un an, 32 fr.
        pour l'étranger,          10              20             40.


SOMMAIRE.

Nécrologie. Lacroix. _Portrait_.--Courrier de Paris. _Une scène de
l'Incendio di Babylonia_.--Les Grandes Eaux de Versailles. _Fontaine du
Point du Jour, bassin de Saturne, pièce du Dragon, char d'Apollon,
l'avenue du Tapis vert_.--La Cour du Grand-Duc, nouvelle par Eugène
Guinot (première partie), avec une _gravure_.--Le Palais des Thermes,
l'Hôtel de Cluny et la Collection Dusommerard. _Plan du palais des
Thermes et de l'hôtel de Cluny. Quenouille de buis. Miroir de toilette.
Couteau en Ivoire, Aiguière d'étain, Étrier de François Ier. Vue de la
Galerie._--Académie des sciences 1. Sciences médicales--Revue
Algérienne. Port d'Alger, Colonisation de l'Algérie, Carte du Sahel, le
Port, deux dessins des travaux du port, Razzia par des réguliers
d'Abd-el-Kader,--Bulletin bibliographique. La Russie en
1839.--Annonces.--Modes. Deux gravures.--Correspondance.--Amusements des
sciences.--Rébus.



Lacroix.

[Illustration: Lacroix.--Médaillon de David d'Angers.]

Sylvestre-François Lacroix, l'un des hommes qui ont été le plus utiles à
l'enseignement des sciences exactes en France, vient de mourir. Ses
obsèques ont eu lieu samedi dernier. Des députations de l'Académie des
sciences, dont il était membre, de la Faculté des sciences, dont il a
été le doyen» du Collège de France, où il était encore professeur
titulaire, de l'École polytechnique, où il a enseigné l'analyse
infinitésimale, l'ont accompagné à sa dernière demeure.

Né à Paris en 1765, d'une famille pauvre, Lacroix trouva, à son début
dans la vie, des chagrins et des entraves qui l'auraient arrêté
complètement s'il avait eu un caractère moins persévérant. Encore
enfant, accablé sous le poids d'une misère qu'il ne croyait pouvoir
jamais surmonter, il conçut la singulière idée de se séquestrer
complètement d'une société dont la constitution semblait lui enlever
toutes chances d'avenir. A la lecture des _Aventures de Robinson_, il
s'était épris d'un violent amour de la solitude, et il n'enviait plus
d'autre sort que celui du héros de Daniel de Foe. S'embarquer, voguer
vers de lointains parages et vivre de son industrie, abandonné à
soi-même dans un des îlots déserts du grand Océan, tel était le rêve de
Lacroix. Dans ce but, il chercha à apprendre l'art de la navigation dans
les livres; et ayant bientôt reconnu que l'art nautique est entièrement
fondé sur l'application des sciences mathématiques, il se livra avec
ardeur à l'étude de celles-ci. Il y fit des progrès rapides. Mauduit,
dont il suivait le cours au Collège de France, le remarqua parmi ses
auditeurs, s'intéressa à lui et le recommanda vivement à quelques
savants, dont le crédit le fit nommer professeur des gardes de la marine
de Rochefort, quoiqu'il n'eut alors que dix-sept ans. Quatre ans plus
tard, en 1786, Condorcet, l'un de ses protecteurs, l'appela à Paris
comme son suppléant au _Lycée_, que l'on venait de fonder, et qui
subsiste encore aujourd'hui sous le nom d'_Athénée royal_. En 1787, la
même recommandation le fit nommer à l'École-Militaire. Cette même année,
il remporta le prix proposé par l'Académie des sciences sur les
assurances maritimes; deux ans plus tard il reçut le titre de
correspondant de cette Académie. Successivement professeur à l'École
d'artillerie de Besançon, examinateur des aspirants et des élèves du
corps de l'artillerie en 1793, chef de bureau à la commission chargée de
la réorganisation de l'instruction publique en 1794, adjoint à Monge
comme professeur de géométrie descriptive à la première école normale,
professeur de mathématiques à l'École centrale des Quatre-Nations,
professeur d'analyse à l'École polytechnique et membre de l'Institut
après la mort de Borda, en 1799, professeur de mathématiques et doyen à
la Faculté des sciences, lors de la réorganisation de l'Université,
examinateur permanent des élèves de l'École polytechnique, professeur au
Collège de France en 1815, il remplit toutes ces fonctions avec un zèle
et un talent qui ne se sont jamais démentis, jusqu'au moment où l'âge et
la maladie l'ont forcé à se faire suppléer.

Lacroix a laissé un nombre assez considérable d'ouvrages qui constituent
un cours complet de mathématiques pures, depuis les éléments de
l'arithmétique jusqu'aux sujets les plus ardus de l'analyse
infinitésimales. Tout au contraire de certains auteurs qui abusent de
leur position pour faire, de publications de ce genre, de simples
spéculations, qui n'hésitent pas à introduire dans chacune de leurs
nombreuses éditions des modifications de forme tout-à-fait
insignifiantes, uniquement pour forcer les élèves de chaque année à
acheter la plus récente de ses éditions, Lacroix avait travaillé avec
assez de soin et de conscience à ses divers ouvrages pour n'avoir été
obligé d'introduire plus tard que les changements réclamés par les
progrès de la science. Ses _Éléments d'Arithmétique et d'Algèbre_ seront
longtemps encore étudiés avec fruit. Son _Traité élémentaire du Calcul de
la probabilité_ a rendu le service de mettre à la portée des personnes
peu versées dans la haute analyse les résultats auxquels de grands
géomètres étaient parvenus par des méthodes trop savantes pour être
jamais vulgarisées. Son _Essai sur l'enseignement_ respire l'amour de la
jeunesse et du progrès des sciences, et renferme des vues excellentes.
Mais son grand _Traite de calcul différentiel et de calcul intégral_ en
3 vol. in-4, est le plus important de ses ouvrages; aussi ce livre, où
il a réuni tout ce qui a été écrit de plus profond sur la matière,
a-t-il été placé, par le jury chargé de décerner les prix décennaux,
immédiatement après le _Traité de mécanique analytique_ de Lagrange.

Enfin, la vie entière de Lacroix a été consacrée à l'étude et à
l'enseignement de la science. S'il ne s'est pas placé, par ses travaux
originaux, sur la ligne des grands géomètres tels que Lagrange, Laplace,
ou même Fourier, Poisson et Legendre, il a mérité, par les services
qu'il a rendus dans les différentes chaires qu'il a occupées et dans ses
ouvrages destinés à l'instruction publique, un rang honorable
immédiatement après ce noms illustres.



Courrier de Paris

J'étais fort tranquillement étendu sur un moelleux divan, mon ami
intime, remuant dans ma cervelle je ne sais quels rêves légers, _nescio
quid ungarum_, lorsque mon Frontin, qu'on me passe le mot, entra avec
cette allure effarée qui lui est ordinaire. Il faut qu'où sache que le
drôle n'en fait jamais d'autres. Toutes les fois qu'il ouvre ma porte,
je crois voir arriver une sinistre nouvelle; c'est un de ces gens qui
vous disent: Monsieur veut-il ses pantoufles? du ton dont ils
annonceraient la fin du monde, et qui brossent vos habits et cirent vos
bottes d'un air désespéré.

«Monsieur, dit mon homme, c'est une lettre! et il me regardait d'un oeil
inquiet.

                                       ...--Eh bien! c'est une lettre
        Qu'en mes mains le portier t'aura dit de remettre.

--Oui, monsieur.--Cela suffit, va-t-en!»

Je brisai le cachet et je lus ces mots: Vous êtes prié d'assister à
L'incendie de Babylone.--Diable! m'écriai-je, la chose est grave; un
incendie! et l'on veut que j'en sois le témoin et le complice! mais le
Code pénal est formel; il s'agit des galères. L'incendie de Babylone
encore, l'orgueil et la souveraine de l'Orient! Si du moins c'était une
bicoque, le cas peut-être serait moins pendable; on pourrait plaider les
circonstances atténuantes!--Cependant je cherchais à lire un nom au bas
de la lettre, comptant sur la signature de Sémiramis ou tout au moins
sur celle de Nimas. Point de signature! un billet anonyme! l'anonyme, ce
masque des pervers, me donna des soupçons. Le coup part de la main de ce
traître d'Assur, pensai-je: Oh! _perfecto, scelerato Assuro!_

Du reste, rien n'y manquait; tout était prévu avec une abominable
attention pour me faciliter le crime; on m'annonçait le jour, l'instant,
le lieu: samedi, 27 mai, neuf heures et demie du soir, rue du Bac, 12.
Il n'y avait pas moyen d'échapper.

Choisir les ténèbres profondes, quel raffinement d'incendiaire! La belle
affaire, en effet, qu'un incendie en plein midi! Mais que cela fait
bien, le soir, quand tout sommeille à l'ombre de la nuit!

Mon premier mouvement fut d'avertir les pompiers et M le Commissaire de
police; je ne sais quelle infernale pensée m'en empêcha; mon oeil
s'illumina tout à coup d'une flamme féroce, un sourire diabolique erra
sur mes lèvres, l'atroce ricanement de Méphistophélès s'échappa de mon
gosier aride, et j'eus un accès de Néron mettant le feu aux quatre coins
de Rome. Que vous dirai-je? Voir Babylone rue du Bac, nº 12, la voir
brûler comme un fagot, me parut une rare délectation, un plaisir
superfin. Horreur!

La nuit venue et l'heure fatale ayant sonné à ma pendule telle qu'un
glas funèbre, je me jetai sournoisement dans les profondeurs d'une
citadine, comme un scélérat qui cherche à éviter l'oeil de MM les
sergents de ville. Mon attelage éthique, semblable à ce cheval décharné
de la Mort dont parle l'Apocalypse, me conduisit à travers les routes
les plus sombres et les plus tortueuses; le ciel était de mauvaise
humeur; une pluie sinistre tombait goutte à goutte, le vent poussait de
petits gémissements lugubres, balançant dans l'air des lueurs blafardes
çà et là suspendues, que j'ai cru reconnaître plus tard pour des
réverbères.

Enfin j'arrive, «Le chemin de Babylone? demandai-je d'une voix altérée à
un grand diable debout sur la porte (quelque Ammonite sans doute, ou
quelque Moabite en captivité).--Au premier, l'escalier à gauche, me
répondit-il sans plus s'émouvoir qu'une pièce de bois, comme dit
Célimène. Au même instant, un bruit effroyable se fit entendre: c'était
un pot de fleurs qui tombait d'une fenêtre et se brisait avec fracas à
dix pas de moi, A cette preuve de jardins suspendus, je fus convaincu
qu'en effet j'étais à Babylone.

Mon coeur battait avec violence tandis que je montais l'escalier et ce
n'est pas sans terreur que j'entrai dans l'enceinte Babylonienne. Que
voulez-vous? les plus endurcis; palissent sur le seuil d'un forfait.
Mais quel fut mon étonnement! Je m'attendais à pénétrer dans une caverne
aussi noire que la caverne des bandits de Gil Blas, et j'étais au milieu
d'un immense et magnifique salon, tout brillant d'or et de lumière! Je
croyais tomber dans une bande sinistre de Babyloniens atroces et
d'horribles Babyloniennes armés de torches, de briquets phosphoriques et
autres instruments incendiaires, et, de tous cotés, je voyais
d'agréables visages, un air de fête partout répandu, des Babylonniens
gantés et vernis, des Babyloniennes au doux accueil, au fin regard, aux
blanches épaules demi-nues, la gaze et la soie, le sourire sur les
lèvres, la fleur et le diamant dans les cheveux! Tout ébloui et tout
charmé, je sentis que s'il y avait réellement un crime à commettre de
moitié avec ces jolies complices, on le commettrait de tout son coeur.

A chaque coup d'oeil que je donnais à droite ou à gauche, c'était une
délicieuse découverte, ou plutôt une reconnaissance. Je retrouvais peu à
peu toute la Babylone élégante et spirituelle: le talent, le goût, la
grâce, la beauté; ici, l'écrivain et l'artiste, des noms récemment
célèbres et de vieux noms; et, pour ornement, cette guirlande de jolies
femmes parfumées et fleuries, que Babylone tresse pour tous ses plaisirs
et qu'on rencontre dans toutes ses fêtes: les perles du faubourg
Saint-Germain, la fine fleur du boulevard Italien. L'erreur n'était plus
possible; je n'avais pas affaire à des incendiaires, mais aux plus
aimables gens du monde, et s'il fallait craindre un incendie, c'était
seulement de la part de certaines prunelles adorables qui étincelaient
çà et là et jetaient leur feu.

Toute cette société, parée et souriante, et venue là non pour assister
au sac et au brûlement d'une ville, mais pour passer quelques-unes de
ces heures où se plaît Babylone, heures pleines d'éclat, de fines
causeries, d'esprit vif et délié, et de chants mélodieux; et, certes, il
ne s'agit pus seulement d'une romance, d'une cavatine ou d'un duo, mais
d'un opéra tout entier, d'un opéra en deux actes: _L'Incendio di
Babylonia_.

Chut! faites silence, messieurs; et vous, mesdames, soyez sages; le
spectacle va commencer; si le chef d'orchestre ne donne pas le signal,
en frappant trois coups sur la cabane du souffleur, c'est que nous
n'avons pas de chef d'orchestre; mais entendez le piano aux touches
rapides et sonores, il remplace à lui seul, sous des mains habiles, tout
le bataillon des instruments à cordes et à vent.

[Illustration: L'_Incendio di Babylonia_, opéra-Buffa en 2 actes,
paroles de M.***, musique de M. le comte de Feltre--Scène 4 du 1er acte.
Personnages: Orlando, M. Ponchard; Clorinda, madame Damoreau; Ferocino,
M. *** Le tyran surprend le billet tendre donné par Orlando à la
princesse.]

Le théâtre représente une forêt vierge, ce qui répand tout d'abord sur
la scène un parfum d'honnêteté et de candeur; décor charmant, qui ferait
envie aux théâtres privilégiés et patentés. Quatre grands gaillards
entrent dans la forêt; du front ils touchent aux frises, et paraissent
forts comme des Turcs. Il y a une bonne raison pour cela, c'est que ce
sont des Turcs en effet. _Cherchiamo! cherchiamo! cherchiamo!_
s'écrient-ils. Que cherchent-ils? personne ne le sait; ils ne le savent
pas eux-mêmes. Vous sentez combien cette exposition est mystérieuse et
saisissante.

Mais voici Ferocino! Ai-je besoin de vous faire connaître sa personne et
son caractère? son nom le dénonce suffisamment, Ferocino est féroce; il
porte de terribles moustaches, un large feutre aux plumes flottantes, un
vêtement de velours noir, insigne du scélérat, un long poignard _per
trucidare_. Ferocino vient dans la forêt pour épouser la princesse
Clorinda. Il a un rival; mais il le tuera. On n'est pas Ferocino pour
rien.

Une douce voix de gondolier roucoule dans le lointain: il paraît que le
grand canal de Venise traverse la forêt vierge. _Felice gondoliere!_
s'écrie Ferocino avec amertume; il ne connaît pas le _pene di amore!_
Ainsi le terrible Bajazet s'arrêta un jour avec mélancolie devant un
pâtre qui soufflait nonchalamment dans ses pipeaux champêtres. Cette
situation est du haut sublime.

Un étranger demande à voir Ferocino. Le tyran l'accueille avec bonté.
Les forêts vierges sont si commodes pour y donner audience! «Ton nom?
demande Ferocino.--_Io sono pelerino persecuto per la fata_.--Ton nom,
te dis-je? _Io sono pelerino persecuto_.--Ton nom, encore un coup?--Io
sono pelerino.--Signor, signor, rabachate,» répond Ferocino avec
douceur.

Arrivés à ces termes de la discussion, il est clair que nous touchons à
une catastrophe. Le pèlerin jette là sa robe grise et se dévoile; plus
de pèlerin! Place au rival de Ferocino, au troubadour Orlando, chevalier
de la Légion-d'honneur, Ici une scène terrible: Orlando et Ferocino se
mesurent des yeux, et expriment leur rage dans un duo galant: _Volo te
transpersar! volo te echignar!_ c'est horrible!

Arrive Clorinda. L'ingénieux Orlando veut lui glisser adroitement un
billet doux, format in-4; Ferocino l'arrête au passage. Fureurs,
évanouissements; on se battra à mort: _Volo te echignar! vota te
transpersar!_ Que de sang va couler!

Clorinda en devient folle; il y de quoi: _perdita la boula_: elle est
pâle _e def'risata_, mais défrisée d'un seul côté, circonstance qui
laisse une mêche d'espoir.

Sonnez, clairons! battez, tambours! Orlando revient vainqueur Ferocino
est étendu quelque part dans un coin de la forêt, _transpersato,
juguleto, abimeto_. Joie des deux amants; Clorinda recouvre la raison et
sa frisure.

«Vous me croyez défunt» s'écrie tout à coup une voix terrible; mais je
n'étais que blessé, _solamente blessato_. Je pourrais vous châtier, je
préfère vous donner ma bénédiction.» Et Ferocino, ressuscité, bénit et
marie la princesse et le troubadour, _O generose rivale!_ Après tout,
dit philosophiquement Ferocino, si je perds une femme, je recouvre la
vie, ce qui _doubla mia félicita._»

Cet admirable poème a obtenu un succès d'enthousiasme. Au milieu des
applaudissements, Ferocino est venu dire d'une voix émue: «L'ouvrage qui
vient de causer une si vive sensation est tiré d'un manuscrit inédit du
Dante.» Personne n'a paru en douter. Le style peut-être ne rappelle pas
précisément celui de la Divine Comédie, mais aussi le fond n'est pas
exactement le même, et les hommes de génie ont toujours deux styles pour
deux sujets différents.--Quant à l'auteur de la musique, il se nomme il
signor Pilliardini.

Non pas Pilliardini, maître Ferocino. Finissons la comédie et ne
plaisantons plus. Puisque vous avez dissimulé le nom du spirituel et
ingénieux compositeur, je le nommerai, moi: c'est M. le comte de Feltre.
M. de Feltre et le signor Pilliardini n'ont rien à faire ensemble;
Pilliardini butine à droite et à gauche, une idée à l'un, une phrase à
l'autre, c'est son métier. Sans cette rapine, il signor Pilliardini
mourrait d'inanition. M. de Feltre vit de ses revenus et fait sa récolte
sur ses propres domaines; il ne doit rien qu'à lui-même; esprit,
science, invention aimable et féconde, tout ce qu'il fait entendre lui
appartient. Aimez-vous le naïf ou le piquant, le galant ou le tendre, M.
de Feltre est votre homme. Les salons de Paris en savent quelque chose,
et répètent avec prédilection mille charmantes mélodies, filles
gracieuses de ses loisirs.

Cette fois, M. de Feltre a fait plus qu'un nocturne, plus qu'un
spirituel couplet, plus qu'un joli duo: il a fait un opéra, il a fait
une partition pleine d'élégance, de goût et de talent. D'abord, il s'est
conformé au ton railleur du poème, amusante parodie du genre italien;
mais peu à peu, laissant l'exagération satirique, M. de Feltre s'est
abandonné à de délicieuses inspirations; si bien qu'Auber, qui écoutait,
a dit; «Il n'est pas facile de plaisanter comme cela!»

Avec quel transport le parterre applaudissait; et quel parterre! un
parterre comme vous n'en avez jamais vu, comme vous n'en verrez jamais.
Les plus beaux cheveux, la peau la plus blanche, les plus fines mains,
un parterre de jolies femmes, enfin. Ce n'était pas ce gros et brutal
bravo qui s'échappe avec violence des _battoirs_ virils, mais un petit
bruit caressant, doux et velouté, qui a dû chatouiller l'oreille de M.
de Feltre.

Oui, mesdames, donnez des bravos, tressez des couronnes pour M. de
Feltre, mais n'oubliez pas les chanteurs: les chanteurs ont tous
vaillamment et gracieusement combattu dans cette mémorable soirée,
depuis le premier Turc jusqu'au dernier. Quelle voix délicate et suave
que la voix de Clorinda! Eh! vraiment, je le crois bien: Clorinda chante
par le mélodieux gosier de madame Damoreau! Qu'Orlando a de goût et de
savoir! comment s'en étonner? Orlando est Ponchard! Ces deux artistes
célèbre» ont prêté à M. de Feltre l'appui de leur talent, avec une grâce
exquise; aussi voyez quelle pluie de roses inonde madame Damoreau! elle
veut marcher, et à chaque pas son pied foule un bouquet embaumé, sans
compter les bouquets de rimes galantes et les tendres adieux. Hélas! le
Nouveau-Monde nous enlève madame Damoreau; l'Amérique nous vole cet écho
mélodieux; adieu! partez! lui disaient de toutes parts ces bravos, ces
couronnes et ces vers; partez, puisqu'il le faut, mais ne nous oubliez
pas!

Quant à vous, seigneur Ferocino, je ne vous perds pas de vue, et vous ne
m'échapperez pas: vous avez beau faire; en vain vous cherchez à vous
dissimuler, en vrai tyran, sous votre large feutre, derrière votre
atroce poignard, là l'abri de votre barbe formidable; ou vous connaît;
on sait qui vous êtes: et si l'on voulait, ou vous nommerait en toutes
lettres; mais vous le défendez: vous avez l'originalité d'avoir un goût
rare, une admirable voix, un sang-froid charmant, et de garder
l'anonyme! Vous jouez, vous chantez ce terrible rôle de Ferocino comme
le ferait un acteur spirituel, un chanteur excellent, et vous ne voulez
pas qu'on le dise.--Ah! pardieu, vous êtes un singulier homme! Nous le
dirons malgré vous, pour vous faire de la peine; car, voyez-vous,
Ferocino, nous vous gardons une rancune! Être un homme de loisir, un
homme du monde heureux, avoir le droit de ne rien savoir et de ne rien
faire, et se permettre un talent comme le vôtre, c'est révoltant; si
l'on ne se retenait, on irait vous en demander raison.

Ou a cru un moment que Rossini viendrait à cette soirée splendide; il
n'est pas venu; peut-être se reposait-il encore de la fatigue du voyage.
Savez-vous en effet sa grande nouvelle? une nouvelle qui court de salon
en salon et fait tressaillir tous les échos de l'Académie royale de
musique: Rossini revient! Rossini est revenu! Le mot: «Madame se meurt!
madame est morte! ne produisit pas une émotion plus grande sous les
voûtes de Versailles et de Saint-Denis.--Ce n'est pas une vaine rumeur,
une plaisanterie, un _puff_; on l'a vu, on l'a reconnu; c'est bien lui,
Rossini!... Après dix ans d'absence et de retraite, le voilà!

Que vient-il faire? Le sublime boudeur est il apaisé? Le chantre
mélodieux s'est-il lassé de faire le muet? Quelque Guillaume Tell,
quelque Othello est-il descendu de chaise de poste avec lui? On le
désire, on l'espère, l'Opéra fait des neuvaines pour attirer cette
bénédiction d'en haut, et M. Léon Pillet va de temps et temps en
pèlerinage à Notre-Dame-de-Lorette. Cependant l'illustre maestro se tait
et continue de s'envelopper de silence et de mystère: à peine s'est-il
montré; à peine quelques élus ont-ils pu entrevoir et adorer le _dieu_
de la musique. Tout ce qui chante, tout ce qui racle une corde, tout ce
qui souffle dans un instrument, tout ce qui assemble des notes, depuis
le plus illustre maître jusqu'au joueur de mirliton et de guimbarde,
s'est fait inscrire chez Rossini. On frappe à sa porte du matin au soir,
on s'incline sur le seuil, ou se signe sous les fenêtres; le concierge
demande un supplément de logement pour placer les cartes de visite......
Eh bien! après tant de démonstrations, de salutations et d'adorations,
savez-vous ce que Rossini est capable de faire? Il est homme à partir un
beau matin, laissant là son monde ébahi, de retourner à Bologne et
d'écrire à M. Léon Pillet: «Mon cher monsieur, je n'étais revenu à Paris
que pour guérir mon estomac et ma gastrite. Adieu. Vous apprendrez, je
pense, avec plaisir que, depuis mon retour, je digère bien. Tout à vous.
ROSSINI.»

Puisque nous voici à l'Opéra, n'en sortons pas sans donner de bonnes
nouvelles: Carlotta Grisi, qu'on craignait de perdre, a renouvelé son
engagement; nous gardons la willi pour trois ans encore. Fanny Ellsler
ne danse plus que sur des millions: Taglioni voltige à droite et à
gauche; du Midi au Nord, de l'Orient à l'Occident; on court après la
Cérito aux pieds légers, sans pouvoir l'atteindre. Dans cette situation
difficile, il faut bien se contenter de Carlotta, et remercier
Terpsichore (vieux style).

Les furets de coulisses n'ont pas publié le chiffre de son nouvel
engagement, je veux dire de ses appointements; mais on le devine, un pas
de willi ne peut guère se donner à moins de 30.000 francs par an. Lord
Pluncket offre dix schellings à Chatterton; un poète, un homme de génie,
ne vaut pas davantage; mais pour un entrechat et un rond de jambe, c'est
autre chose; milord videra son portefeuille.

Barroilhet aussi nous reste; quant au total de son traité, on le
connaît: il s'agit d'une bagatelle, de 70.000 francs par an; 70.000
francs pour chanter: _Pour tant d'amour ne soyez pas ingrate!_ La belle
invention que la romance!... Pour tant de mille francs ne chantez jamais
faux, ô Barroilhet!

La presse se propage et prend tous les noms et toutes les formes: que
deviendra cette population de journaux? c'est une véritable famille de
mère Cigogne; chaque jour en fait éclore par douzaines; il est vrai que
la plupart ne naissent pas viables et meurent le lendemain. Voici venir
le _Journal des cataractes_; il a placardé; cette semaine, son
prospectus sur les grands murs de la ville, et fait sonner sa trompette
dans les feuilles d'annonces.--Eh! pourquoi pas un _Journal des
cataractes?_ faut d'autres font fortune, qui ne s'adressent qu'à des
aveugles!

Tandis que Paris s'amuse, rit et s'occupe de ses chanteurs et de ses
danseuses, la mort continue à frapper à son seuil indistinctement. Ici
une fête, là un deuil; une larme de ce côté, de l'autre un éclat de
rire. Les jours se passent ainsi, voilés d'un crêpe, couronnés de
fleurs; on s'habitue à cette vie et l'on y songe à peine. L'humanité
ressemble à un être mort et vivant par moitié: le bras droit s'agite,
l'oeil droit regarde, une lèvre sourit; à gauche, le bras, l'oeil, sont
immobiles, et la lèvre pâle et éteinte.

Mademoiselle Des..., une blanche jeune fille de seize ans, un de ces
anges doux et souriants qu'on regarde passer, est morte il y a trois
jours, enlevée rapidement, comme par un coup de foudre, le lendemain
d'un bal Esprit, jeunesse, beauté, l'espoir d'une vie riante et adorée,
tout a fui. «Non, après ce que j'ai vu, la santé n'est qu'un nom; les
grâces, les plaisirs, la fortune, ne sont qu'une apparence: la vie n'est
qu'un songe, dit Bossuet.»



Les Grandes eaux de Versailles.

Les eaux de Versailles sont bien déchues de leur antique splendeur;
d'ordinaire le Titan enseveli sous les rochers ne tire plus du fond de
sa puissante poitrine qu'un maigre filet d'eau; les grenouille mouillent
à grand'peine la tête de Latone; le serpent Python, qui lançait
superbement dans les airs sa gerbe audacieuse, vieilli, épuisé,
languissant, a perdu plus de la moitié de sa vigoureuse baleine; enfin,
les phoques eux mêmes et les Tritons, ces dieux marins, n'ont plus assez
d'eau pour remplir leurs narines et leurs conques: Amphitrite semble
leur mesurer désormais le perfide élément. Cette pauvreté, qui va
croissant, date du grand roi lui-même; et Louis XIV, malgré l'effort
constant des machines et des canaux, voyait l'eau se dessécher dans ses
bassins, et se dérober sous ses divinités nautiques: «L'eau manquait,
quoi qu'on pût faire, dit Saint-Simon, et ces merveilles de l'art en
fontaines, se tarissaient, comme elles font encore à tous moments,
malgré la prévoyance de ses mers de réservoirs, qui avaient coûté tant
de millions à établir et à conduire sur le sable mouvant et sur la
fange.» La Fontaine commettait donc une insigne flatterie lorsqu'il
chantait ainsi dans sa Psyché les bassins royaux;

        Jamais on n'a trouvé ces rives sans zéphyrs;
        Flore s'y rafraîchit au sein de leurs soupirs,
        Les Nymphes d'alentour souvent dans les nuits sombres
        S'y vont baigner en troupe, à la faveur des ombres.

Les Nymphes ne pouvaient tout au plus y prendre qu'un bain de pieds.

Cependant les eaux de Versailles sont encore riches, assez pour retenir
le nom d'incomparables qui leur fut donné par les détracteurs mêmes de
Versailles et du grand roi; mais beaucoup les méprisent aujourd'hui,
parce qu'elles sont abandonnées à la foule bourgeoise, parce qu'elles
sont devenues de banales réjouissances, semblables aux feux d'artifice
et aux divertissements des Champs-Elysées.

Les poètes, coeurs solitaires, viennent sous les ombrages de Versailles
rêver aux temps évanouis, aux splendeurs éclipsées; ils viennent
réveiller dans le parc désert les souvenirs du grand siècle, demander
aux statues pensives:

                                .... Les secrets de ce passé trop vain,
        De ce passé charmant, plein de flammes discrètes.
        Où parmi grands rois naissaient les grands poètes.

La nature, si oublieuse partout ailleurs, semble porter ici, au
contraire, l'ineffaçable empreinte de ses premiers maîtres; des ombres
amoureuses, des fantômes magnifiques peuplent ces allées silencieuses,
le vent murmure les vers de Racine et de Molière, les grands escaliers
apparaissent encore

        Montés et descendus par des gens en parure.

Le poète se mêle à la foule des courtisans brodés et dorés, il rend à
Versailles ses fêtes, ses amours d'autrefois, et il croit voir briller
l'image éclatante du grand roi dans les eaux jaillissantes, teintes de
mille couleurs par les rayons de ce soleil que Louis XIV avait pris pour
emblème. Mais, à toutes ces belles imaginations, il faut le silence et
la solitude, il faut le parc désert et les charmilles abandonnées. Comme
le fidèle serviteur des anciens seigneurs, le poète s'enfuit devant la
foule des nouveaux maîtres, qu'il traite en lui-même d'usurpateurs
profanes et sacrilèges; il déteste, dans ce château royal, la fête
bourgeoise, la réjouissance plébéienne.

Cependant ils arrivent ces nouveaux maîtres. Marie-Antoinette,

        De Trianon l'auguste et jeune déité,

[Illustration: Eaux de Versailles.--Fontaine du Point du Jour.]

comme l'appelait Delille; Marie-Antoinette, au grand scandale de tous,
mettait trente-cinq minutes à faire le chemin de Paris à Versailles,
crevant les piqueurs et les chevaux. La foule, nouvelle maîtresse de
céans, y arrive moitié plus vite que la reine Marie-Antoinette, et dans
un équipage cent fois plus beau, plus splendide à voir, _iguiromis
equis_; chacun des bonds de ces vigoureux coursiers apporte à la fête
mille nouveaux spectateurs, et ce flot toujours croissant envahit les
avenues, les bosquets, les charmilles, les jardins, se heurtant, se
pressant dans les immenses allées, devenues trop étroites pour contenir
Paris tout entier. Paris endimanché, Paris qui vient visiter son château
et son parc de Versailles Louis XIV n'arrivait pas avec cette pompe et
ce fracas. Napoléon et tout son cortège impérial ne suffisaient pas à
remplir ainsi la vaste demeure; Versailles était véritablement fait pour
le peuple, car le peuple est seul assez grand pour en peupler les
immenses solitudes. Mieux encore que le grand roi, il peut dire:
Versailles, c'est moi; car c'est lui qui l'a payé, c'est lui qui l'a
bâti, c'est lui qui l'a planté. Vingt mille francs! vingt mille francs!
disait Louis XIV à chaque petit article nouveau du plan que lui exposait
Le Nôtre; c'est-à-dire vingt mille francs de taxes, vingt mille francs
d'impôts ajoutés encore à la misère publique. Les allées s'élevaient
tout d'un coup par enchantement, plantées d'une seule fois, à un
roulement de tambour; les eaux de la Seine étaient apportées sur la
montagne, de gigantesques travaux essayaient de détourner le cours de
l'Eure; mais toutes ces merveilles s'accomplissaient à la ruine des
misérables; l'infanterie entière, l'infanterie glorieuse de Rocroy et de
Fribourg, périssait à la tâche; trente six mille travailleurs se
consumaient pour ces féeries royales: «Toutes les nuits, dit madame de
Sévigné, on emportait des chariots remplis de malades et de morts.»
--_Et puis, par un triste retour, le sang des gardes du corps_ de la
raine, qui rougit encore une des corniches du château, n'atteste-t-il
pas que le peuple, après avoir pavé de son argent et construit de ses
bras le royal Versailles, y est entré un jour en conquérant, en maître,
disant:

        C'est pour me divertir que les nymphes sont faites,
        C'est pour moi dans ce bois que de savantes mains
        Ont mêlé les dieux grecs et les Césars romains...?

Pourquoi donc s'étonner que le bourgeois veuille jouir à son tour de ces
ombrages et de ces eaux? Pourquoi ferait-il tache à toute cette
magnificence de verdure et de marbre? Sans doute il ne vient point au
parc chercher des émotions historiques; il ne vient point rêver sous les
arbres.

        D'où tombaient autrefois des rimes pour Boileau;

il ne pense guère aux femmes de l'autre temps; il ne se rappelle point
dans ces bosquets-, auprès de ces bassins.

        Chevreuse aux yeux noyés, Thiange aux airs superbes:

et lorsqu'il se promène en famille dans cette charmante Allée d'eau, il
se soucie assez peu de savoir que la Dubarry aimait singulièrement cet
ombrage, qu'elle y venait tous les jours suivie de son fameux petit
nègre Zamor, qui portait la queue de sa robe. Non, ses connaissances
historiques ne remontent pas au delà de 89 et tout au plus a-t-il
entendu parler des infamies du Parc-aux-Cerfs.--Il vient simplement se
promener au milieu de cette verdure, la plus puissante et la plus
épaisse qui soit au monde; il vient goûter la fraîcheur aimable de ces
lieux, et regarder aussi, lui, aux grands jours, les _effets
incomparables_ des grandes Eaux Versailles, avec ses charmilles
infinies, ses vases, ses statues innombrables, ses merveilles de toutes
sortes, est la villa du pauvre, sa fantaisie impériale, son palais
enchanté tel qu'il l'a vu parfois dans ses rêves, et plus sa vie de tous
les jours est sombre et chétive, mieux il sent aux heures de fête, la
fastueuse beauté de ces palais et de ces jardins.

[Illustration: Eaux de Versailles.--Bassin de Saturne ou de l'Hiver.]

Mais son émotion manque de recueillement; la foule n'est point
élégiaque, elle ne subtilise pas devant cette nature prodigieuse qui
étonne la pensée des sages; elle ne s'amuse pas à comparer les arbres
taillés, les allées tirées au cordeau, à notre littérature classique:
elle ne trouve point que le parc de Versailles ressemble à une tragédie
de Racine, où se voit une féconde nature disciplinée par un art non
moins fécond, où la fantaisie se fait si régulière et la vigueur si
modérée que les malhabiles sont tentés de les nier tous les deux. Le
bourgeois, après avoir parcouru les galeries du château, poursuit sa
course heureuse à travers ces autres galeries de verdure, sous ces dômes
de feuillage, dans ces vastes appartements en plein air dont les
charmilles épaisses forment murailles: pour lui le parc de Versailles
c'en est encore le château; les allées, les bosquets, les ronds-points,
tout peuplés de statues et de grands vases, sont les galeries et les
salles d'été de ce magnifique palais. Et c'était ainsi que Louis XIV
comprenait son jardin, c'était ainsi que l'avait conçu Le Nôtre, «prêtre
de Flore et de Pomone encore», comme l'appelait La Fontaine.

[Illustration: Eaux de Versailles.--Pièce du Dragon.]

[Illustration: Eaux de Versailles.--Char d'Apollon.]

Cependant que les uns sont au jardin de la reine à respirer le parfum
des fleurs, que les autres foulent la grande pelouse et s'exercent
infructueusement à suivre la ligne droite, les yeux fermée, voici que
les eaux arrivent derrière les charmilles on les entend déjà; une
fraîcheur soudaine se répand dans l'air; une humide ventilation agite
les feuillages; les Ondins babillards se réveillent tout à coup du fond
des noirs bassins, et gazouillent doucement dans le fourré; de tous
les côtés, sans qu'on sache d'où sortent ces notes perlées, ces clairs
murmures, l'eau chante, l'eau parle comme dans les contes de fées,
_«strepit lympha loquax,»_ Il semble que chaque arbre recèle une source
murmurante; que derrière chaque massif se cache une naïade en pleurs;
qui sanglote harmonieusement; que dans chaque vase étrusque les lutins
familiers empruntent pour jaser entre eux la voix douce et flûtée d'une
petite gerbe d'eau. Puis s'élèvent au-dessus de ce concert universel les
notes puissantes, les tons plus graves des grands bassins qui lancent
jusqu'au ciel leurs flots rayonnants, et se répandent au soleil en
nappes écumantes. Alors tout le parc prend un air de fête inaccoutumé,
toutes les mornes statues, enchaînées dans leurs gaines éternelles, se
font un visage moins morose; les Césars dérident leurs front soucieux,
et le vieux Faune, qui depuis des siècles riait tout seul au fond des
bois, s'étonne de cette allégresse unanime, de cette joie vive répandue
dans les airs. Puis chacun se presse, se heurte, court à perdre haleine,
traînant après lui ses petits enfanta qui veulent tout voir, et qui
n'ont qu'une heure pour faire toutes ces stations de joie, qu'une heure
pour s'émerveiller devant tous ces bassins, tous ces jets d'eau, toutes
ces cascades resplendissantes; un coup d'oeil pour le Titan et ses
rochers, un regard pour la Gerbe, un autre pour le bassin de Saturne,
pour le cabinet des Muses.

Vite aux grandes pièces, dépêchons-nous, l'heure s'avance: voici d'abord
Latone et ses deux enfants, Apollon et Diane, qui demandait vengeance à
Jupiter contre les insultes des paysans de Lydie--Ovide a métamorphosé
ces insulteurs en grenouilles, mais il avait oublie de changer leurs
imprécations en ces jets d'eau qui s'élancent vers la déesse par des
courbes gracieuses, et croisent dans tous les sens leurs gerbes
brillantes, symbole mythologique qu'un de nos grands écrivains a si
poétiquement expliqué: «Ces eaux» nous dit-il» qui montent et descendent
avec tant de grâce et de majesté, expriment la vaste circulation sociale
qui eut lieu alors pour la première fois, la puissance et la richesse
montant du peuple au roi pour retomber du roi au peuple, en gloire, en
bon ordre, en harmonie, la charmante Latone, en laquelle est l'unité du
jardin, fait taire de quelques gouttes d'eau les insolentes clameurs du
groupe qui l'assiège; d'hommes ils deviennent grenouilles coassantes.
C'est la royauté triomphant de la Fronde.»

Mais M. Michelet nous fait oublier Apollon sur son char, traîné par
quatre chevaux et entouré de dauphins et de Tritons; le peuple, voyant
toute l'année ce pesant attelage échoué sur ou bas-fond de deux pieds
d'eau, l'a moqueusement surnommé le _Char embourbé_; mais ce char
reprend, à cette heure, sa course légère et victorieuse: il lance vers
le ciel trois jets d'eau magnifiques de soixante et cinquante pieds au
moins, et à travers ce nuage transparent, à demi voilé sous ces
brillantes vapeurs, le dieu du jour, source du feu, recouvre tout son
éclat et apparaît comme une digne image de ce splendide soleil qui d'en
haut l'inonde de ses rayons, et met dans chaque goutte d'eau toutes les
couleur de l'arc-en-ciel. Bientôt, fatigué d'avoir fourni cette
glorieuse carrière, le dieu ira se reposer au _banquet d'Apollon_, parmi
les nymphes de Girardon; il laissera paître en liberté ses coursiers
hennissants, et viendra s'asseoir en paix dans cette grotte fameuse que
La Fontaine a chantée en de si beaux vers:

        Le dieu, se reposant sous les voûtes humides
        Est aussi au milieu d'un choeur de Néréides;
        Toutes sont des Venus de qui l'air gracieux
        N'entre point dans son coeur et s'arrête à ses yeux.
        Mais qui pourra dépeindre en langue du Parnasse
        La majesté du dieu, son port si plein de grâce,
        Cet air que l'on n'a point chez nous autres mortels,
        Et pour qui l'age d'or inventa des autels?...

Maintenant il faut aller nous étendre sur les gazons toujours verts qui
bordent la plus belle et la plus grande de toutes les pièces. Appuyé sur
le coude, comme les convives grecs et romains, nous regarderons en paix
la merveilleuse _fabrique_ de Gaspard de Marsy, et nous remplirons nos
yeux de la magnificence de ces eaux, qui s'élancent d'un si puissant
essor, et retombent avec tant de grâce en une pluie phosphorescente: le
Dragon, Neptune, Amphitrite, les tritons, les chevaux marins, les
phoques, les naïades, tous mêlent leurs flots et leurs vapeurs; pendant
que les vingt-deux jets d'eau, qui s'élèvent du milieu des vases de
métal, forment, en se réunissant dans leur chute, une cascade écumante,
s'échappent dans les coquilles et les mascarons, et retombent enfin dans
la grande pièce, qui rugit comme une mer en courroux.

Mais tout à coup la tempête s'apaise, le murmure cesse brusquement, les
monstres se taisent, la voix et l'eau s'arrêtent dans leur gosier, les
jets d'eau s'éteignent comme un feu d'artifice, les gerbes humides comme
une rosée, la féerie s'éclipse tout entière, et les spectateurs, qui
s'éblouissaient à la regarder de tous leurs veux, demeurent la bouche
béante devant ces eaux qui ne jaillissent plus,» ces groupes de bronze
et de marbre qui ont cessé leurs jeux et leurs combats.

Le spectacle est terminé; mais, avant de partir, il nous faut encore
jeter un dernier regard sur le parc, que tout à l'heure les eaux nous
faisaient oublier; il nous faut aller voir, du haut du grand escalier,
le soleil se coucher dans la longue pièce d'eau, toute resplendissante
comme une lame d'or; puis nous descendrons sur le tapis vert, et nous
regarderons, en nous retournant, les fenêtres du château, illuminées par
les derniers rayons du jour, tandis que sur les buis voisins, sur
l'épaule verdoyante des coteaux, se lève déjà l'étoile du soir; nous
irons au fond des bosquets surprendre les dernières lueurs dans les
feuillages, écouter le dernier chant du rossignol perché sur la tête des
statues grecques; nous resterons assis près d'une charmille solitaire,
attentifs aux ombres croissantes, aux premières haleines de la nuit, et
alors le parc nous paraîtra plus beau, plus magnifique encore, que
pendant l'heure brillante où le jardin entier semblait un palais d'eau,
pareil à ces magiques colonnades de diamants et d'escarboucles que les
fées habitaient dans leurs îles heureuses, Louis XIV a eu beau faire,
beau dépenser les millions et les régiments pour construire ses jardins
de Versailles, notre parc d'aujourd'hui est cent fois plus royal que
celui du grand roi; si les eaux se sont appauvries, si les statues se
sont noircies, en revanche les arbres ont grandi, les ombrages sont
devenus plus épais et plus profonds; cette nature, transplantée des
forêts voisines, et attristée d'abord par le despotisme de l'art, a
enfin adopté sa seconde patrie et reconquis sur les jardiniers sa
liberté, sa vigueur, sa fantaisie; les arbres laissent équarrir leurs
ombres à leur base, mais ils secouent dans l'air une audacieuse
chevelure, et, au-dessus de la charmille, la forêt verdoie tout à son
aise, la statue de Pomone règne sur les racines, mais les oiseaux du
ciel chantent sur les sommets. Le parc, comme l'a dit Delille, est
aujourd'hui le

        Chef d'oeuvre d'un grand roi, de Le Nôtre et des ans;

et la nature s'est associée, dans ce pays des prodiges, à la

[Illustration: Eaux de Versailles--L'Avenue du Tapis-Vert.]

gloire de Louis XIV et de son grand-maître des jardins. Aujourd'hui le
duc de Saint-Simon ne plaindrait plus la nature, ne dirait plus qu'elle
a été tyrannisée, domptée à force d'art et de trésors. La nature est
réconciliée avec ses tyrans, elle est devenue plus belle que l'art, plus
riche que tous les millions, et le duc et pair effacerait certainement
de ses mémoires ces lignes déjà trop sévères au moment où elles étaient
écrites, et qui n'ont vraiment plus de sens pour nous: «On n'y est
conduit dans la fraîcheur de l'ombre que par une vaste zone torride, au
bout de laquelle il n'y a plus qu'à monter et à descendre, et avec la
colline, qui est fort courte, se terminent les jardins. La recoupe y
brûle les pieds; mais, sans cette recoupe, on y enfoncerait ici dans les
sables et là dans la plus noire fange. La violence qui y a été faite
partout à la nature repousse et dégoûte malgré soi.» Saint-Simon s'est
montré si dur envers Louis XIV, qu'il devait, par une suite naturelle de
ses jugements, être injuste aussi envers le château et le parc de
Versailles.



La Cour du Grand-Duc

NOUVELLE.

La fin de l'année dramatique avait ramené à Paris les troupes licenciées
des théâtres de province. Tout un peuple, toute une Bohême d'acteurs
cosmopolites, s'étaient repliés vers le centre commun, dans ce vaste
bazar parisien où les directeurs des départements viennent se pourvoir
chaque année et organiser l'assortiment de comédiens qu'ils offrent à
leur public. Quand le temps est mauvais, le marché se tient dans un
obscur café du quartier Saint-Honoré; quand il fait beau, les acheteurs
et la marchandise se rencontrent sous les tilleuls du Palais-Royal. Ce
chapitre de la traite des blancs fournit de singuliers détails, de
piquants épisodes, qui pourraient nous entraîner bien loin hors de notre
sujet, se nous nous amusions à peindre ces curieuses figures comiques,
tragiques, lyriques, hommes et femmes, jeunes et vieux, cherchant
fortune, dissimulant leur misère, et se drapant à l'espagnole dans la
plus ample de toutes les vanités. Écoutez-les parler de leurs succès
récents: que de bravos! quel enthousiasme! Ils ont plus de laurier que
de chapeau. Le midi les pleure; s'ils vont à l'ouest, le nord ne se
consolera pas. Du reste, peu leur importe; pourvu que l'engagement leur
donne de quoi vivre, ces artistes nomades changent de garnison avec une
insouciance toute militaire.....

C'était donc par une belle journée d'avril: le soleil brillait, et parmi
les promeneurs qui affluaient dans le jardin du Palais-Royal, on
remarquait plusieurs groupes de comédiens. Il était facile de les
reconnaître à leur physionomie, à leur costume, et à un je ne sais quoi
dramatique qui se révélait dans toute leur personne. La saison était
déjà fort avancée; toutes les troupes étaient formées, et ceux qui
restaient n'avaient plus qu'une bien faible chance d'engagement; leur
anxiété se lisait sur leur visage. Un homme d'une cinquantaine d'années
passa devant ces groupes, et les comédiens le saluèrent profondément,
avec respect, avec espoir; il jeta sur eux un rapide regard, puis ses
yeux se reportèrent avec une feinte application sur le journal qu'il
tenait à la main. Quand il fut loin, les artistes qui avaient pris de
belles attitudes pour captiver son attention, voyant que leurs peines
étaient perdues, laissèrent éclater leur mauvaise humeur:

«Balthazard est bien fier, dit l'un d'eux; il ne daigne pus nous
adresser un mot en passant.

--Peut-être n'a-t-il besoin de personne, reprit un autre; je crois qu'il
n'a pas de théâtre cette année.

--Ce serait étonnant; car il passe pour un habile directeur.

--S'abstenir est quelquefois une preuve d'habileté, quand les conditions
ne sont pas avantageuses. Aujourd'hui la province devient si difficile!
les départements lésinent d'une façon si choquante sur le chapitre des
subventions!...... Ah! mes pauvres amis, l'art est bien bas!»

Pendant que les comédiens mécontents continuaient cette conversation,
Balthazard abordait avec empressement un jeune homme qui venait d'entrer
dans le jardin par le passage du Perron. Ils allèrent s'asseoir ensemble
à une des tables que le café de Foy place sous les arbres aussitôt que
les premières feuilles le permettent.

[Illustration: Balthazard au palais du Grand-Duc.]

--Eh bien! mon cher Florival, demanda le directeur, ma proposition vous
convient-elle? serez-vous des nôtres? Quand j'ai appris que vous aviez
rompu avec mon confrère Ricardin, j'en ai été enchanté; car vous êtes un
sujet précieux, un jeune-premier comme il y en a peu, joli garçon, bien
tourné, portant également bien le frac et l'uniforme; et puis du talent,
de la chaleur, de l'âme et une voix charmante.... Oh! je ne ménagerai
pas votre modestie, et je ne vous épargnerai pas tout le bien que je
pense de vous. Avec de pareilles qualités vous devriez être engagé à
Paris, ou du moins sur une des premières scènes de la province; mais
vous êtes encore jeune, et quoique ce soit un beau défaut pour un
amoureux et un ténor léger, vous savez que la routine préfère les
réputations faites et consacrées par le temps. Votre emploi est
généralement tenu par des Céladons de quarante-cinq ans, amplement
fournis de rides, de cheveux gris et de bonnes traditions, chantant
d'une voix éraillée, mais avec une excellente méthode. Mes confrères
veulent avant tout présenter des noms au public; vous êtes nouveau, vous
n'avez encore que du talent, je m'en contente; de votre côté,
contentez-vous de ce que je vous offre; les temps sont durs, la saison
est avancée, les places soit rares; beaucoup de vos camarades ont pris
le parti d'aller chercher fortune au delà des mers. Nous n'irons pas si
loin; à peine franchirons-nous les frontières, de notre ingrate patrie.
L'Allemagne nous tend les bras; c'est une nourrice féconde, et le vin du
Rhin n'est pas à dédaigner. Voici comment l'affaire s'est arrangée: j'ai
dirigé longtemps et jusqu'à présent plusieurs entreprises dramatiques
dans les départements de l'est, en Alsace, en Lorraine. L'année
dernière; l'été me permettant quelques loisirs, je me suis passé la
fantaisie d'une excursion aux eaux de Bade. Il y avait là, comme à
l'ordinaire, tout le beau monde de l'Europe. On combinait les princes,
on marchait sur les altesses; on ne pouvait faire quatre pas sans se
trouver nez à nez avec un souverain. Ces têtes couronnées, rois,
grands-ducs, électeurs, se mêlaient de la meilleure grâce du monde avec
les gens de rien. L'étiquette est bannie des eaux de Bade; dans cette
aimable résidence, les grands personnages, tout en gardant leurs titres,
se donnent la liberté et les agréments de l'incognito. Parmi les
plaisirs qui embellissaient ce séjour, on comptait pour fort peu de
chose un petit théâtre où de mauvais comédiens allemands jouaient deux
ou trois fois par semaine devant des banquettes. Ces pauvres diables
d'artistes et leur infortuné directeur seraient morts de faim sans la
subvention que leur accordait la banque des jeux. J'allais souvent
assister à leurs représentations si dédaignées, et parmi les rares
spectateurs disséminés dans la salle, je remarquai que je n'étais pas le
seul habitué. Je retrouvai toujours, à la même place de l'orchestre, un
monsieur d'une figure distinguée, modestement vêtu et paraissant prendre
un assez vif plaisir au spectacle; ce qui prouvait qu'il n'était pas
très difficile. Un soir il m'adressa la parole au sujet de la pièce
qu'on représentait; la conversation s'engagea sur l'art dramatique; il
reconnut que j'avais des connaissances spéciales, et après le spectacle
il m'invita à prendre avec lut quelques rafraîchissements. J'acceptai.
Nous nous quittâmes à minuit. En rentrant chez moi, je rencontrai un
joueur de mes amis, qui me dit:--Je vous fais mon compliment! vous avez
de belles connaissances!» C'était une allusion à la société dans
laquelle je me trouvais tout à l'heure au café, et j'appris que mon
compagnon n'était rien moins que son altesse sérénissime le prince
Léopold, souverain du grand-duché de Noeristhein.

«Oui, mon cher Florival, continua Balthazard, j'avais eu l'insigne
honneur de passer une soirée tout entière dans la familiarité d'une tête
couronnée. Le lendemain matin, en me promenant dans le parc, je
rencontrai Son Altesse, et comme, après avoir salué profondément, je me
tenais à une distance respectueuse, le prince vint à moi et me proposa
de faire un tour de promenade avec lui. Avant d'accepter cet honneur, la
délicatesse me faisait un devoir d'apprendre au grand-duc qui j'étais,
et je le fis d'un air à la fois modeste et digne.--Eh bien! répliqua le
prince, je l'avais deviné; oui, d'après votre manière d'envisager les
questions dramatiques, et surtout d'après quelques mots assez
significatifs qui vous sont échappés dans notre conversation d'hier, je
me doutais bien que j'avais affaire à un directeur de théâtre.

--Cela dit, le prince m'invita du geste à l'accompagner, et dans un long
entretien il me manifesta l'intention de posséder dans sa capitale une
troupe d'artistes français jouant la comédie, le drame, le vaudeville et
chantant l'opéra comique. Il faisait construire à grands frais une
magnifique salle qui devait être achevée à la fin de l'hiver, et il
m'offrit le privilège de ce théâtre à des conditions avantageuses.
Jamais proposition n'arriva mieux. Précisément je venais de rompre avec
le conseil municipal de la ville de M, dont j'avais exploité le théâtre
pendant cinq ans, et qui voulait diminuer ma subvention. Je ne voyais
aucune ressource en France pour l'année qui s'ouvre, et je me trouvais
réellement dans l'embarras. Le Grand-Duc de Noeristhein me faisait beau
jeu: mes frais assurés, une gratification et de superbes chances de
bénéfices. Je n'hésitai pas un seul instant, et nous échangeâmes nos
paroles. C'était un marché conclu.

«D'après nos conventions, je dois être rendu à Carlstadt, capitale des
États du grand-duc Léopold, dans les premiers jours de mai. Nous n'avons
pas de temps à perdre. Déjà ma troupe est à peu près formée; mais il me
manque encore plusieurs sujets importants, et entre autres un jeune
premier de comédie et un ténor d'opéra comique. Vous pouvez remplir ce
double emploi, et je compte sur vous.

--Ce que vous me proposez, répondit le jeune artiste, me conviendrait
parfaitement; mais il y a un obstacle, une affaire de coeur. Oui, mon
cher Balthazard, je suis pris sérieusement, et tout autre intérêt
s'efface devant le sentiment qui me domine. Si j'ai rompu avec votre
confrère Ricardin, c'est qu'il n'a pas voulu engager celle que
j'aime.....

--Ah! c'est une actrice?

--Au théâtre depuis deux ans; belle, charmante, adorable; de l'esprit,
de la grâce, du talent et une voix ravissante; c'est une première
chanteuse comme il n'y en a pas à l'Opéra-Comique.

--Elle est sans engagement?

--Oui, mon cher, oui, la ravissante Délia est disponible par une suite
de hasards qu'il serait trop long de vous énumérer. Sachez seulement que
désormais je m'attache à ses pas. Où elle ira, j'irai; je veux que le
même théâtre nous réunisse, qu'elle me voie dans mes beaux rôles,
qu'elle m'écoute lorsque je lui adresserai les tendres vers de nos
poètes et la prose brûlante du drame moderne. Alors peut-être
j'obtiendrai d'elle un regard de sympathie, et, réalisant le plus cher
de mes voeux, nous unirons nos destinées par le lien sacré du mariage.

--Très bien! s'écria Balthazard en se levant; indiquez-moi vite la
demeure de cette merveille; j'y cours, j'y vole, je fais les plus grands
sacrifices, je vous engage tous les deux et nous partons demain.»

On avait raison de dire que Balthazard était un habile directeur. Nul
mieux que lui ne s'entendait à composer lestement une troupe; il avait
du goût et de l'adresse; il possédait l'art de décider les indifférents
et de séduire les rebelles.

Une heure après l'entretien du Palais-Royal, il avait obtenu la
signature de mademoiselle Délia et du jeune premier Florival, deux
acquisitions excellentes et qui devaient lui faire le plus grand honneur
en Allemagne. Le soir du même jour sa petite troupe se trouvait
complète, et le lendemain, après un diner substantiel, elle se rendait
avec armes et bagages à la diligence de Strasbourg. Dix places avaient
été retenues; personne ne manquait à l'appel, et chacun emportait les
plus brillantes espérances dans cette campagne dramatique qui promettait
gloire, plaisir et profit.

Voici comment se composait la troupe:

Balthazard, directeur, tenant l'emploi des pères nobles, première rôles
marqués, financiers, raisonneurs;

Florival, jeune-premier, amoureux, premier ténor;

Rigolet, comique, jouant les Arnal, les Boussé, les Alcide Tousez, etc.

Similor, les valets dans la haute comédie et les Martin dans l'opéra
comique;

Anselme, deuxième et troisième rôles, grande utilité;

Lebel, chef d'orchestre;

Mademoiselle Délia, première chanteuse et jeunes premiers rôles en tous
genres, dans l'opéra et la comédie, emplois de madame Damoreau et de
mademoiselle Plessy:

Mademoiselle Foligny, Dugazon, les seconds rôles dans la comédie,
soubrettes, travestis, Déjazet;

Mademoiselle Alice, ingénue;

Madame Pastourelle, premiers rôles marqués, duègnes, emplois de
mademoiselle Mante, de madame Boulanger et de madame Guillemin.

Ce personnel devait suffire, si l'on considère que ces artistes étaient
pleins de zèle et prêts à sacrifier leurs prétentions à toutes les
exigences du répertoire. On devait aisément trouver dans la capitale du
grand-duché des sujets capables de remplir les fonctions de comparses:
au besoin, d'ailleurs, la plupart des pièces pouvaient subir la
suppression de quelques rôles peu importants.

Aucun incident remarquable, aucune aventure digne d'être citée ne
signala le voyage. A Strasbourg, Balthazard accorda trente-six heures de
repos à ses pensionnaires, et il profita de cette halte pour écrire au
grand-duc Léopold et le prévenir de sa prochaine arrivée; puis la troupe
se remit en marche, passa le Rhin sur le pont de Kehl et posa le pied
sur le territoire allemand. Au bout de trois jours, et après avoir
traversé plusieurs petits États, les voyageurs arrivèrent à la frontière
du grand-duché de Noeristhein, et s'arrêtèrent dans un petit village
nommé Krusthal.

Il n'y avait que quatre lieues de la frontière à la capitale, mais les
moyens de transports manquaient. Une seule voiture faisait le service du
grand-duché, mais son départ de Krusthal ne devait avoir lieu que le
surlendemain, et d'ailleurs cette voiture ne pouvait contenir que six
personnes. L'endroit n'offrait aucune autre ressource, il fallait
absolument attendre, et c'était la une assez triste nécessité.

Nos pauvres artistes faisaient mauvaise mine à ce mauvais gîte. La
patience n'était pas leur passion dominante, et ils avaient quelque
peine à prendre leur parti bravement. Seuls entre tous, le jeune premier
et la première chanteuse ne se montraient nullement émus de cette
mésaventure. A Krusthal, comme ailleurs, ne se trouvaient-ils pas l'un
près de l'autre? et pouvaient-ils redouter l'ennui en pareille
compagnie?--Car il faut dire que mademoiselle Délia, tout en conservant
pour sa défense les dehors d'une extrême réserve, n'était pas insensible
aux soins délicats et aux tendres empressements de son aimable camarade.

Cependant Balthazard, plus impatient que les autres, et moins prompt à
se décourager, après avoir parcouru le village pendant deux heures,
reparut aux yeux des siens en véritable triomphateur, monté sur un char
léger que traînait résolument un vigoureux cheval du Mecklembourg.
Malheureusement ce char n'avait que les proportions d'un étroit
cabriolet.

«Je vais partir seul, dit Balthazard. Aussitôt arrivé, j'irai trouver le
grand-duc, je lui ferai part de votre position, et je ne doute pas qu'il
n'envoie tout de suite ici deux ou trois de ses carrosses pour vous
transporter honorablement à Carlstadt.»

Ces paroles rassurantes furent accueillies par de vives acclamations. Le
conducteur, qui était un petit paysan de quatorze ou quinze ans, fit
claquer son fouet, et le vigoureux Mecklemhourgeois partit au petit
trot. Chemin faisant, Balthazard interrogea son guide sur l'étendue, la
richesse et la prospérité du grand-duché; mais il ne put obtenir aucune
réponse satisfaisante; le jeune paysan était d'une ignorance profonde
sur toutes ces questions. Les quatre lieues furent faites en trois
petites heures, ce qui est le train de la poste et des estafettes
allemandes. Déjà le jour commençait à s'éteindre, lorsque Balthazard fit
son entrée dans Carlstadt. Les rues étaient à peu près désertes et les
magasins fermés; car dans ces heureux pays situés sur la rive droite du
Rhin, on se repose de bonne heure. Le voyageur ne pouvait donc pas juger
de l'importance d'une ville entrevue dans cet état de calme et
d'obscurité. Bientôt la voiture s'arrêta devant une maison d'assez,
belle apparence.

«Vous m'avez demandé de vous conduire au palais de notre prince, nous y
voici, dit le conducteur en mettant pied à terre. Balthazard descendit,
paya la course, en franchit le seuil de la porte cochère, sans être le
moins du monde inquiété par le fantassin qui faisait nonchalamment sa
faction en comptant les étoiles.

Dans le vestibule, maître Balthazard rencontra un suisse qui le salua
gravement; il passa outre, et inversa une antichambre entièrement vide.
Dans une première salle, où devaient se tenir les gentilshommes
ordinaires, aides-de-camp, écuyers et autres dignitaires grands et
moyens, il ne vit personne; dans un second salon, éclairé par un seul
quinquet maigre et fumeux, il aperçut, demi-couché sur une banquette, un
monsieur entièrement vêtu de noir, vieux et poudré, qui se leva
lentement é son entrée, le regarda avec un air de surprise, et lui
demanda ce qu'il y avait pour son service.

«Je désirerais voir Son Altesse Sérénissime le grand-duc Léopold,
répondit Balthazard.

--Mais on n'entre pas ainsi chez le prince, surtout à pareille heure.

--Je suis attendu, reprit maître Balthazard avec un certain aplomb.

--Ah! c'est différent. Je vais voir si Son Altesse peut vous recevoir.
Qui faut-il annoncer?

--Le directeur privilégié du théâtre de la cour.

--Vous dites?»

Maître Balthazard répéta sa phrase d'une voix claire et en détaillant
nettement les syllabes. On le laissa seul un instant; et déjà il
commençait à douter du succès de son audace et de son mensonge,
lorsqu'il reconnut la voix du prince qui disait:

«Faites entrer!»

Il entra. Le prince était assis dans un vaste fauteuil à la Voltaire,
devant une table couverte d'un tapis vert, sur laquelle se trouvaient
pêle-mêle des papiers, des journaux, une écritoire, un sac à tabac, deux
flambeaux, un sucrier, une épée, une assiette, des gants, une bouteille,
des livres et un verre en cristal de Bohême artistement gravé. Son
Altesse se livrait à une occupation toute nationale; elle avait aux
lèvres une de ces longues pipes que les Allemands ne quittent que pour
manger et pour dormir.

Le directeur privilégié du théâtre de la cour s'inclina trois fois,
comme s'il se fût préparé à faire une annonce au public; puis il garda
le silence, attendant le bon plaisir du prince, Mais, à défaut de
paroles, le visage de Balthazard était si expressif, que le prince lui
répondit.

«Eh bien! oui, vous voilà... Certainement je vous reconnais, et je me
souviens de ce dont nous sommes convenus dans notre rencontre à Bade.
Mais vous arrivez dans un bien mauvais moment, mon cher monsieur!

--Je demande pardon à Votre Altesse si je me suis présenté à une heure
indue, répondit Balthazard en s'inclinant de nouveau.

--Il ne s'agit pas de l'heure, reprit vivement le prince. Ah! si ce
n'était que cela! Tenez, voici votre lettre, je la lisais tout à
l'heure, et je regrettais qu'au lieu de m'écrire il y a trois jours, à
moitié chemin de votre voyage, vous ne m'eussiez pas averti deux ou
trois semaines avant de vous mettre en route.

--J'ai eu tort.

--Plus que vous ne le pensez; car si vous m'aviez prévenu d'avance, je
vous aurais épargné un voyage inutile.

--Inutile! s'écria Balthazard avec effroi... Est-ce que Votre Altesse
aurait changé d'idée?

--Non, j'aime toujours le spectacle et je serais enchanté d'avoir ici un
théâtre français; sous ce rapport, mes idées et mes goûts n'ont pas
varié depuis l'été dernier; mais, par malheur, je ne puis plus les
satisfaire. Tenez, venez voir, continua le prince en se levant.»

Il prit Balthazard par le bras, et le conduisit devant une fenêtre qu'il
ouvrit.

«Je vous avais dit l'année dernière que je faisais construire dans ma
capitale un magnifique théâtre.

--Oui, monseigneur.

--Eh bien! regardez, de l'autre côté de la place, en face de mon palais:
le voilà!

--Mais, monseigneur, je ne vois qu'un emplacement vide, des
constructions commencées et à peine sorties de terre.

--Précisément, c'est le théâtre.

--Votre Altesse m'avait dit que ce monument serait terminé avant la fin
de l'hiver!

--Alors je ne prévoyais pas que je serais forcé de suspendre les travaux
faute d'argent pour payer les ouvriers, car telle est ma situation
aujourd'hui. Si je n'ai pas de salle à vous offrir, si je ne puis vous
prendre à ma solde vous et votre troupe, c'est que mes moyens ne me le
permettent pas. Les coffres de l'État et ma cassette particulière sont
vides,... Vous me regardez d'un air consterné! Que voulez-vous?
l'adversité ne respecte personne, pas même les grands-ducs; mais je
supporte ses atteintes avec philosophie; tâchez de faire comme moi. Et
d'abord, pour vous remettre, fermons cette croisée, asseyez-vous dans ce
fauteuil, prenez une pipe, versez-vous un verre de cette liqueur, et
buvez avec moi au retour de ma prospérité. Vous savez que je ne suis pas
fier, maintenant moins que jamais; d'ailleurs, je vous dois des
explications, et vous qui recevez le contre-coup de ma mauvaise fortune,
et je vous les donnerai franchement... Je n'ai jamais eu beaucoup
d'ordre dans mes dépenses; cependant, à l'époque où je vous ai
rencontré, j'avais toutes sortes de raisons pour croire mes affaires
dans une bonne situation. Le déficit ne s'est déclaré que plus tard,
vers le mois de janvier dernier. L'année avait été mauvaise; la grêle
avait ravagé nos récoltes, les rentrées s'opéraient difficilement. Un
arriéré assez considérable était dû aux officiers de ma maison, et leurs
murmures arrivèrent jusqu'à moi. Pour la première fois je me fis rendre
des comptes détaillés, et j'appris que depuis mon avènement au trône
j'avais continuellement dépensé au delà de mes revenus. Mon premier acte
de souveraineté avait été une forte diminution sur les impôts payés à
mes prédécesseurs. Le mal datait de là; chaque année l'avait empiré, et
aujourd'hui je suis ruiné, chargé de dettes, et ne sachant trop comment
réparer ce désastre. Mes conseillers intimes m'avaient bien proposé un
moyen: c'était de doubler les impôts, de frapper de nouvelles
contributions, en un mot de pressurer mes sujets. Joli moyen! faire
payer à de pauvres diables les fautes de mon imprévoyance et de mon
désordre! Il se peut que cela se pratique ainsi en d'autres pays, mais
ce ne sera jamais moi qui aurai recours à un procédé aussi peu délicat.
Je veux être juste avant tout, et j'aime mieux rester dans l'embarras
que de faire souffrir mon peuple.

--Excellent prince! s'écria Balthazard, touché de ces bons sentiments,
si rares chez les souverains.

--Eh bien! reprit le grand-duc Léopold en souriant, n'allez-vous pas
maintenant remplir auprès de moi l'office de flatteur? Prenez garde! La
tâche serait rude. Car vous ne trouveriez ici personne pour vous aider.
Je n'ai plus de quoi payer la flatterie: les courtisans sont partis. En
entrant chez moi, vous avez traversé des salles désertes, vous n'avez
rencontré ni chambellan ni écuyers sur votre passage. Ces messieurs ont
donne leur démission; ma maison civile et ma maison militaire, mes
gentilshommes, secrétaires, aides-de-camp et autres m'ont quitté sous
prétexte que je ne pouvais pas payer leurs appointements et leurs gages.
Me voilà seul; je n'ai plus que quelques domestiques fidèles et
patients, et le plus grand personnage de ma cour, aujourd'hui, est le
brave et honnête Wilfrid, mon vieux valet de chambre.

Il y avait dans les dernières paroles du prince abandonné un accent de
douce tristesse qui toucha Balthazard; deux larmes brillèrent aux yeux
du directeur, qui savait mal contenir ses émotions. Le grand-duc reprit
en souriant:

«Oh! ne me plaignez pas; Je ne me trouve nullement malheureux de ne plus
avoir autour de moi ces visages menteurs; au contraire, je me sens fort
aise d'être affranchi d'un cérémonial pesant, d'être débarrassé de
quelques sots et d'autant d'espions qui m'entouraient du matin jusqu'au
soir.»

Le prince prononça ces mots de l'air le plus dégagé, et avec un ton de
franchise qui excluait le doute. Balthazard ne put s'empêcher de le
féliciter sur son courage.

«Il m'en faut plus que vous ne le pensez, continua Léopold, et je ne
répondrais pas d'en avoir assez pour supporter les nouveaux coups qui me
menacent. L'abandon de mes courtisans ne serait rien, si je ne le devais
qu'au mauvais état de mes finances; dès que je serais en fonds, si
l'envie m'en prenait j'en achèterais d'autres, ou bien je me donnerais
le plaisir de reprendre les anciens pour les tenir sous ma botte et me
venger d'eux tout à mon aise; mais leur insolente défection me fait
entrevoir des orages à l'horizon politique, comme disent nos diplomates.
La disette seule n'aurait pas suffi pour chasser du palais ces hommes
affamés d'honneurs autant que d'argent; ils auraient attendu des jours
meilleurs, et leur vanité aurait fait prendre patience à leur avarice.
S'ils sont partis, c'est qu'ils ont senti le terrain trembler sous leurs
pieds, c'est qu'ils sont d'accord avec mes ennemis. Je ne saurais me
dissimuler le danger qui me menace, je suis mal avec l'Autriche;
Metternich me regarde de travers; à Vienne on me trouve trop libéral,
trop populaire: on dit que je donne un fâcheux exemple: on me reproche
de gouverner à bon marche et de ne pas faire sentir le joug à mes
sujets. Ce sont là de mauvaises raisons qu'on amasse pour me jouer un
mauvais tour. Un de mes cousins, colonel au service de l'Autriche,
convoite mon grand-duché;--quand je dis grand, il n'a que dix lieues de
long sur huit de large, mais tel qu'il est, je le trouve à ma
convenance; j'y suis fait, j'ai l'habitude de le gérer, et si je le
perdait, il me manquerait quelque chose. Le cousin qui veut me
remplacer s'est avisé de me chicaner sur mes droits incontestables; il a
ouvert le procès devant le conseil antique, et, quoique ma cause soit
excellente, je pourrais bien la perdre, car je n'ai pas d'argent pour
éclairer mes juges; mes ennemis sont puissants, la trahison m'environne,
on cherche à profiter de mes embarras financiers, afin de me conduire à
la déchéance par la banqueroute. Dans ces circonstances critiques je ne
demanderais pas mieux que d'avoir des comédiens pour me distraire de mes
ennuis, mais je n'ai ni salle de spectacle, ni argent. Il m'est donc
impossible de vous garder, vous et les vôtres, mon cher directeur, et
j'en suis vraiment aussi contrarié que vous. Tout ce que je pourrai
faire sera de vous donner sur le peu qui me reste une légère indemnité
pour couvrir vos frais de voyage et faciliter votre retour en France.
Revenez me voir demain matin; nous réglerons cette affaire, et je
recevrai vos adieux.»

Eugène Guinot _(La suite à un prochain numéro.)_



Le Palais des Thermes, l'Hôtel de Cluny, la Collection Dusommerard.

PROJET DE LOI SOUMIS À LA CHAMBRE DES DÉPUTÉS LE 26 MAI.

«Messieurs,

«La dispersion des nombreux monuments rassemblés dans l'ancien musée des
Petits-Augustins excite depuis longtemps de profonds et justes regrets.
A défaut de ce grand établissement, qu'il serait impossible de recréer
aujourd'hui, les amis de nos antiquités nationales ont souvent souhaité
qu'il y eût à Paris un local destiné à recueillir tous les morceaux de
sculpture, tous les débris historiques, tous les fragments du moyen âge,
que d'heureux hasards peuvent encore faire découvrir, ou que de pieuses
intentions peuvent léguer aux générations futures.»

Ainsi s'est exprimé M. le ministre de l'intérieur dans la séance du 26
mai, et il a soumis à la Chambre un projet de loi qui intéresse au plus
haut degré les amis des sciences et des arts. Le gouvernement achète
l'_hôtel de Cluny_ à madame veuve Leprieur, moyennant la somme de
390.000 fr.; la ville de Paris cède à l'État la propriété du _palais des
Thermes_ et ces deux monuments réunis vont recevoir un musée
archéologique, dont le noyau sera la collection fondée par feu M.
Dusommerard.

Le palais des Thermes, l'hôtel de Cluny, la collection Dusommerard, ce
sont trois choses dont Paris peut s'enorgueillir à juste titre, et que
vous connaissez à peine, ô Parisiens insoucieux! Si vous habitez la rive
droite, vous vous aventurez rarement au delà des ponts. Vous craignez de
vous hasarder dans les rues de la Harpe, des Mathurins-Saint-Jacques,
rues sombres, étroites, sinueuses, où deux charrettes forment une
barricade, où les infortunés piétons sont incessamment bloqués entre
d'humides murailles et des roues menaçantes. Quant à vous, indigènes du
quartier Latin, étudiants joyeux, grisettes alertes, hôteliers rapaces,
prolétaires laborieux, vous êtes trop occupés de vos plaisirs, de votre
industrie, de votre dénûment, pour songer aux glorieux débris du passé.
Voyez pourtant l'imposante ruine! Franchissez cette grille de fer qui
vous sépare du palais des Thermes; ne faites attention ni à l'ignoble
toiture dont on a chaperonné l'édifice, ni aux supports en pierre de
taille si grotesquement mêlés à la maçonnerie romaine; mais entrez, avec
une religieuse vénération, dans la grande salle, dont la voûte à arêtes
s'arrondit majestueusement, dont le sol, percé au centre d'un trou
circulaire, laisse voir de vastes souterrains: trois arcades ornent les
parois, une niche rectangulaire s'enfonce dans le mur méridional. Les
débris d'un bassin, des traces d'aqueducs, de fourneaux, de canaux de
conduite, une poupe de navire sculptée sur l'une des consoles, indiquent
la destination de cette salle, la seule qui ait survécu. Louée à un
tonnelier, par bail emphytéotique du 7 mai 1789, elle a servi de magasin
à futailles jusqu'en 1819, époque à laquelle M. Decazes, ministre de
l'intérieur, indemnisa le locataire, et fit commencer des travaux de
restauration.

Quel palais ce devait être que celui dont la salle de bains avait
soixante-deux pieds de largeur, quarante-deux pieds de longueur et
autant de hauteur! Il couvrait les flans du mont _Leucotitius_ (la
montagne Sainte-Geneviève) depuis le sommet jusqu'à la Seine. Fortunat,
poète du sixième siècle, parle avec emphase des jardins immenses de la
royale maison.

[Illustration: (Plan du Palais des Thermes et de l'Hôtel de Cluny).

Thermes.--A. Coupe de la salle des Thermes avec le jardin.--B.
fourneau.--C. Bain chaud.--D. Dépendances.--E. Bain froid.--F. Cour.--G.
Salle détruite en 1737.--H. continuation de l'édifice antique..

Hôtel de Cluny.--I. Chapelle.--Chambre de François Ier.--L. Chambre de
d'Henri IV.--M. Galerie.--N. Escalier.--O. Pièce dite des Thermes.--P.
Salle à manger.--Q. Salon et arrière salon.--R. Dépendances.--S. Partie
de l'hôtel non occupé par la Collection de M. Dusommerard.]

«Les cimes s'élèvent jusqu'aux nues et les fondements atteignent
l'empire des morts,» dit Jean de Hauteville, écrivain du douzième
siècle. Cette demeure était digne des illustres hôtes qui y séjournèrent
successivement: Constance Chlore qui la fonda; Julien l'Apostat que les
troupes auxiliaires y proclamèrent empereur; Valens et Valentinien, qui
en datèrent des lois; puis Clovis et Clotilde, Childebert; Gisla et
Rotrude, filles de Charlemagne; le savant Aleuin, abbé de Cantorbery.
Mais les Normands saccagèrent le vieux monument; Philippe-Auguste en
abattit une partie qui excédait la nouvelle enceinte de Paris, et donna
le palais ainsi écorné à son chambellan Henri. Aux rois succédèrent les
seigneurs et les prélats: Raoul de Meulan, Jean de Courtenay,
l'archevêque de Reims, l'évêque de Bayeux. Les constructions romaines
étaient déjà presque totalement détruites, quand Pierre de Chalus, abbé
de Cluny, acheta, en 1310, le palais des Termes ou des Thermes,
_palatium de Terminis sed de Thermis_. La résidence des empereur» et des
rois devint alors l'hôtel abbatial de l'ordre de Cluny.

Le bâtiment actuel, commencé par Jean de Bourbon et terminé par Jacques
d'Amboise en 1490, est, suivant les expressions du ministre, «un modèle
presque unique d'une architecture dont les oeuvres religieuses semblent
seules avoir pu vivre jusqu'à nous. Tous ceux qu'impressionnent les
élégances gothiques admirent les bandeaux et les dentelures des
fenêtres; la tourelle hardie avec son hélice de pierre, le style fleuri
de la chapelle, les douze dais rangés le long de ses murailles, et sa
voûte, dont les nervures, toutes basées sur un pilier central,
s'éparpillent en gracieux réseau. A la valeur architecturale de l'hôtel
de Cluny s'ajoute celle des souvenirs qui s'y rattachent. Dans une
chambre qui existe encore, François Ier surprit Marie, veuve de Louis
VII, en tête-à-tête avec le duc Suffolk, et fit légitimer immédiatement
leurs amours clandestins par un cardinal qu'il avait eu la précaution
d'amener. L'une des premières troupes de comédiens qui s'établirent en
concurrence avec les _maîtres de la Passion_ donnait ses représentations
à l'hôtel de Cluny. Les religieuses de Port-Royal, ces pieuses femmes
qui eurent l'honneur d'avoir Racine pour historien, habitaient l'hôtel
de Cluny en 1623. La tourelle servit aux observations astronomiques de
Delille, de Lande et de Messier, que Louis XV avait surnommé le _furet
des comètes._ Les appartements du premier et du second étage furent
occupés par les grands établissements typographiques de MM. Moutard,
Vincent, Fusch, Leprieur. Ainsi la politique, la religion, l'art
dramatique, les sciences, l'imprimerie, revendiquent une part dans les
annales de l'hôtel de Cluny.

De tous les habitants de ce manoir vénérable. M. Dusommerard est celui
qui a fait le plus pour en assurer la conservation, en indiquant le
parti que la science en pouvait tirer. Conseiller-maître à la cour des
comptes, il employa, durant trente années, tous les loisirs que lui
laissaient ses fonctions à recueillir des objets d'art, de sorte que
l'ameublement se trouve en harmonie avec le local. Dans l'immense
collection rassemblée par le savant et laborieux archéologue, le moyen
âge ressuscite tout entier. Aussitôt qu'on y pénètre, on rompt avec la
vie réelle, on est transporté aux temps de Charles VII ou de François
Ier. Dès le vestibule, on passe entre deux haies de bahuts, d'émaux, de
bas-reliefs coloriés, de groupes en marbre, de faïences vernissées, de
tableaux de Jean Van Eyck ou de Lucas de Leyde. Nous voici dans la salle
à manger. L'heure du repas va sonner; de hautes chaises attendent les
convives; les fourchettes à deux dents, les cuillers et les couteaux à
manche d'ivoire.



OBJETS D'ARTS

TIRÉS DU CABINET

DE Mr. DUSOMMERARD.

[Illustration: Collection Dusommerard.--Quenouille en bois représentant
sainte Geneviève filant, Dalila et Samson, Rachel et Sisara, Judith et
Holopherne, et Rebecca à la fontaine.]

[Illustration: Collection Dusommerard.--Miroir de toilette.]

[Illustration: Collection Dusommerard.--Couteau en ivoire représentant
le sacrifice d'Abraham.]

[Illustration: Collection Dusommerard.--Viguière d'étain.]

Les _hanaps_ gigantesques, garnissent la table. Sur les dressoirs sont
étages les riches produits des fabriques de Limoge, de Faënza, de
Montpellier; les vases en grès de Flandre, les plats de Bernard Palissy.
Le salon, la chambre dite de François Ier, n'ont pas de moindres
richesses; des figures d'enfants en ivoire, par François Flamand; un
meuble florentin, marqueté de mosaïques, de lapis, de cornalines, de
plaques d'or et d'argent; un lit dont le dais est soutenu par de belles
cariatides, un échiquier en cristal de roche hyalin, plusieurs armures
complètes, des boucliers _repoussés_, des bas-reliefs de bois ou de
marbre, des glaces de Venise, des outils en fer et en acier ciselés et
damasquinés. La chapelle regorge d'objets relatifs au culte: retables
massifs, stalles en bois ouvré, tableaux à volets» diptyques et
triptyques, reliquaires ciselés, missels manuscrits, encensoirs,
_custodes_, crosses de cuivre ou d'ivoire, étoles, chapes, chasubles et
ornements d'église. En sortant de l'hôtel de Cluny, on a fait un cours
complet d'archéologie; on connaît les moeurs et usages d'autrefois; on
sait comment nos ancêtres entendaient la vie spirituelle ou matérielle,
comment ils s'habillaient et se meublaient, priaient et combattaient. La
collection Dusommerard est une nécropole où chaque siècle a laissé des
ossements.

Il faudrait un volume, un gros _in-folio_, pour énumérer seulement ce
qu'elle renferme; mais, dans l'impossibilité de tout décrire, nous
devons une mention spéciale aux curiosités dons nous donnons le dessin.
Ces étriers sont ceux que portait François 1er à la bataille de Pavie.
Conservés comme un trophée par le comte de Launoy, qui fit prisonnier le
roi de France, ils ont été achetés à sa famille par M. Dusommerard. Ils
sont en cuivre doré, maintenu par des barres d'acier. Ils présentent sur
la face les lettres F. REX, et sur les tranches la couronne de France,
avec les salamandres des Valois. Au bas, dans un lambrequin, ou lit
cette devise: _Nutrisco et exstinguo._

François Briot, orfèvre du seizième siècle, a donné les dessins de cette
belle aiguière d'étain, qu'on peut comparer sans désavantage aux plus
charmantes oeuvres de Benvenuto Cellini. Ce manche de couteau en ivoire,
représentant le _Sacrifice d'Abraham_, surpasse en élégance les
meilleurs morceaux des artistes dieppois.

Ce miroir de toilette, rehaussé d'un cadre de bois doré, d'une frisure
et d'un médaillon d'ivoire, est surmonté du groupe de Vénus et des
Amours. Cette quenouille en buis demande à être examinée à la loupe,
tant les détails en sont fins et délicats. La hampe est enrichie de cinq
sujets: _Sainte Geneviève filant, Dalila et Samson, Rachel et Sisara,
Judith et Holopherne_, et _Rebecca à la fontaine_. Ce sont de charmantes
miniatures, sculptées avec un art dont le secret est aujourd'hui perdu.

[Illustration: Collection Dusommerard.--Étrier de François Ier.]

[Illustration: Galerie Dusommerard.]

A peine M. Dusommerard avait-il fermé les yeux, que des étrangers se
présentèrent pour acquérir sa précieuse galerie: mais ses héritiers ont
préféré la vendre à l'État. Ils ont accepté les 200.000 fr. que leur
offrait la direction des Beaux-Arts, plutôt que de livrer l'oeuvre
paternelle spéculateurs qui l'auraient dépecée ou emportée hors de
France. Nous recueillerons bientôt le fruit de ce patriotique service.
Après avoir acheté l'hôtel de Cluny» l'on adoptera sans doute les plans
de M. Albert Lenoir, couronnés par l'Institut en 1833: une galerie
intermédiaire unira les Thermes à l'hôtel; les deux édifices seront
débarrassés des vieilles et sales maison» qui leur disputent l'air et le
soleil, et la collection Dusommerard, convenablement classée, augmentée
par de nouvelles trouvailles et de nouvelles acquisitions deviendra le
plus beau musée archéologique de l'Europe.



Académie des sciences

COMPTE-RENDU DES TRAVAUX DEPUIS LE COMMENCEMENT DE L'ANNÉE.

Il n'y a guère plus de vingt ans que le public a été admis aux séances
de l'Académie des sciences. C'est le _Globe_ qui le premier, en 1825,
rendit un compte régulier des séances; jusque-là, il n'y avait été
consacré dans la presse périodique que quelque articles courts et
accidentels. La plupart des journaux, aujourd'hui, confient à des hommes
spéciaux la rédaction d'un feuilleton hebdomadaire, destiné à mettre
leurs lecteurs au courant des travaux de notre premier corps savant.

L'ILLUSTRATION ne pouvait rester en dehors de ce mouvement qui porte les
esprits à s'enquérir des découvertes scientifiques, soit qu'on les
apprécie pour elles-mêmes, avec un amour désintéressé de la science, soit
qu'on y cherche surtout leurs diverses applications pratiques. Il est
donc dans notre intention de donner le résumé de ce qui se passe à
l'Académie des sciences; seulement, mous nous bornerons à un
compte-rendu trimestriel qui offrira plus d'un avantage sur l'analyse
l'analyse hebdomadaire des séances. Il est facile d'en concevoir en
effet, que nous serons mieux à même d'analyser une discussion et d'en
faire ressortir les conséquences, lorsque nous aurons sous les yeux
toutes les phases qu'elle aura subies, que si nous l'avions suivie pas à
pas ne l'envisageant chaque fois qu'un point de vue unique sous lequel
elle nous est présentée. De plus, nos résumés seront rédigés d'après les
comptes-rendus officiels des séances que publient MM. les secrétaires
perpétuels, ils offriront donc toutes les garanties d'exactitude.
Néanmoins nos lecteurs ne doivent pas s'attendre à nous voir entrer dans
les détails des moindres communications faites à l'Académie, ni même à
les trouver toutes mentionnée ici. Nous ne pouvons évidemment nous
occuper que de celles qui ont pris un développement d'une certaine
étendue. Quant à l'impartialité, dont nous nous sommes fait une règle,
nous laissons à nos lecteurs eux-mêmes le soin de l'apprécier.

I.

SCIENCES MÉDICALES.

Les médecins ont apporté, depuis quelques mois, à l'Académie des
sciences, un tribut inaccoutumé; au lieu de n'occuper, comme à
l'ordinaire, qu'un espace bien modeste dans les comptes-rendus, ils les
ont envahis presque en entier, profitant de la courtoisie des sciences
exactes et des sciences naturelles, qui leur ont cédé la place pour
quelque temps.

En effet, cette affluence de mémoires sur la médecine, la chirurgie,
l'anatomie, la physiologie, devait cesser bientôt. Quelques places
vacantes et vivement désirées excitaient le zèle d'une foule de
candidats, et, suivant l'usage, chacun d'entre eux adressait à
l'Académie un ou plusieurs Mémoires, qui, tout en parlant d'autre chose,
voulaient dire au fond; «Nommez-moi à la place de M. Double, de M.
Larrey, etc.» Les nominations faites, nous courons grand risque de voir
voir arriver au bureau beaucoup moins de Mémoires, car le uns ont obtenu
ce qu'ils voulaient, les autres n'ont plus rien à demander jusqu'à
nouvel ordre.

Quoi qu'il en soit, le public studieux ne peut que se féliciter de cette
émulation, de cette sorte de concours entre des candidats parmi lesquels
on comptait bon nombre d'esprits supérieurs, dont les travaux à cette
occasion sont acquis à la science, et resteront comme autant de titres
dans l'avenir de ceux qui n'ont pu encore, cette fois, arriver au
fauteuil académique. Quant aux trois hommes éminents qui ont obtenu cet
honneur, leur passé nous est un gage d'un avenir fécond en travaux du
premier ordre.

Deux places étaient devenues vacantes dans la section de médecine et
de chirurgie, telle de M. Double et celle du vénérable Larrey.

Parmi les candidats nombreux qui se présentaient pour la première, trois
médecins haut placés dans la science se partageaient les voix de l'école
et du monde médical, M. Andral et M. Rayer, non moins célèbres par leurs
ouvrages que par leur pratique, et M. Cruveilhier, qui a fait pour
l'anatomie pathologique ce que la mort avait empêché Bichat d'exécuter.

On s'accordait assez généralement à placer M. Andral au premier rang, et
la section, juge suprême en ce point, partageait l'opinion générale;
mais on était fort embarrassé de savoir comment s'en tirer poliment avec
les deux autres candidats, qui ne sont pas de ces hommes qu'on puisse
traiter sans cérémonie.

On a toujours reproché à la médecine de s'entendre fort bien avec la
mort, et nous devons avouer humblement que cette fois la mort vint
merveilleusement en aide à messieurs les médecins candidats et
académiciens. Une place devint vacante, dans la section d'agriculture,
par le décès de M. Morel de Vindé; alors M. Rayer se désista de sa
candidature en médecine, et arguant de ses travaux sur quelques maladies
des animaux domestiques, il se présenta comme candidat pour la section
d'agriculture.

Restaient deux candidats qui dominaient évidemment les autres, et l'on
pensait que la section les présenterai tous deux sur la même ligne;
c'était un honneur mérité, une sorte de dédommagement pour le moins
heureux.

Mais la section académique n'a pas cru devoir agir ainsi. Elle a placé
au premier rang, et sur la même ligne que M. Andral, M. Poiseuille, à
qui ses beaux travaux sur la circulation ouvriront sans doute un jour
les portes de l'Institut, mais dont les titres, aux yeux du public
médical, ne sont pas supérieurs, ni même égaux à ceux de M. Cruveilhier.

Au second rang était M. Cruveilhier.
Au troisième. MM. J. Guérin et Bourgery.
M. Andral a été élu le 6 mars.

Quinze jours après la nomination de M. Andral, M. Rayer a été élu en
remplacement de M. Morel de Vindé. Que M. Rayer entrât à l'institut,
rien de plus juste; mais qu'il y soit entré dans la section
d'agriculture, c'est là un de ces coups de théâtre académiques dont tout
le monde est surpris; car enfin, malgré ses travaux sur la morve et le
farcin, ce n'est point comme vétérinaire ni comme agronome, c'est comme
médecin que M. Rayer a été nommé membre de l'institut. Loin de nous la
pensée de critiquer un choix auquel tout le monde applaudit; mais ce qui
nous semble moins à l'abri de la critique, c'est la division de
l'Académie par sections, division qui nous parait tout-à-fait inutile,
peut-être même un peu contraire à la fusion, à la fraternité si
désirables dans un corps savant, et dont le résultat principal est
d'amener, par exemple, l'admission dans la section d'astronomie d'un
médecin qui aurait étudié l'influence de la lune sur les maladies.

Pendant que l'Académie s'occupait de remplacer M. Double, les candidats
se présentaient en foule pour le fauteuil de M. Larrey, et chacun d'eux
faisait de son mieux pour l'obtenir.

Ces candidats pouvaient se diviser en deux classes, les chirurgiens
proprement dits et les hommes spéciaux. Parmi ces derniers, un opérateur
habile qui, le premier, a employé sur le vivant les instruments de la
lithotritie, avait, disait-on, beaucoup de chances d'être élu, quoiqu'il
eût pour rivaux des hommes plus haut placés que lui dans la science. On
s'en étonnait: «Et pourtant, disait M...., chirurgien lui-même et membre
de l'institut, rien n'est plus facile à concevoir.

«Les membres de l'Institut se divisent en trois classes: 1º ceux qui ont
la pierre; 2º ceux qui ne l'ont pas et qui craignent de l'avoir; 3º
enfin, et ce sont les moins nombreux, ceux qui ne l'ont pas et qui ne
craignent pas de l'avoir. Ces derniers seulement, ajoutait M......, ne
voteront pas pour le lithotriteur.

Cependant cette prédiction ne s'est pas tout-à-fait réalisée, la section
n'a pas admis d'hommes spéciaux parmi les candidate qu'elle a présentés,
et M. Civiale n'a pu réunir que quinze voix. Ce doit être une
consolation pour l'inventeur des instruments de la lithotritie, de voir
que du moins il n'a pas été vaincu avec ses propres armes.

Les candidats présentés aux choix de l'Académie étaient portés sur la
liste dans l'ordre suivant:

  1° M. Lallemand;
  2º M. Lisfranc;
  3º M. Ribes;
  4º MM. Velpeau et Gerdy;
  5º MM. Amussat et Bégin;
  6° M. Jobert de Lamballe.

L'ordre de cette liste a beaucoup surpris le monde médical. Des travaux
remarquables et le respect dû à son âge faisaient comprendre que M.
Lallemand occupât le premier rang; mais la section de médecine et de
chirurgie peut seule nous dire quels motifs lui on fait placer au
quatrième et au cinquième rang MM. Velpeau, Gerdy et Bégin, qui
pouvaient figurer au premier; pourquoi M. Jobert s'est vu rejeter au
sixième rang, etc.

Nous aurions beaucoup à dire sur ce chapitre; mais, loin de chercher le
scandale, nous le fuyons, et nous savons qu'on doit la paix aux vaincus.

Des voix qui n'avaient pu se faire écouter au sein de la section ont
repris de l'influence dans le comité secret. L'Académie a voulu discuter
non-seulement les titres scientifiques, mais tous les antécédent des
candidats, et connaître non seulement le savant, mais aussi l'homme sur
qui devrait tomber son choix; puis, après cette enquête solennelle, et
sans s'arrêter à l'étrange classification de la section de chirurgie,
elle a élu M. Velpeau.

Maintenant qu'à l'agitation électorale, aux angoisses de la lutte, a
succédé le calme, essayons de donner à nos lecteurs une idée sommaire
des travaux les plus intéressants dont on ait entretenu l'Académie dans
ces derniers temps.

Une question importante dans ses rapports avec les sciences médicales et
avec l'économie sociale tout entière, c'est celle de la formation des
matières azotées neutres de l'organisation et des matières grasses, qui
passent successivement des végétaux aux herbivores et de ceux-ci aux
carnassiers. Cette question se rattache à tous les phénomènes de
l'alimentation.

MM. Dumas et Boussingault, dans leur _Essai de physiologie chimique_,
avaient posé en principe que l'albumine, la librine et la caséine, ces
trois substances si abondamment répandues dans les solides ou les
liquides de l'économie, existant dans les plantes; qu'elles passent
toutes formées dans le corps des herbivores, d'où elles sont
transportées dans celui des carnivores; que les plantes seules ont le
privilège de fabriquer ces produits, dont les animaux s'emparent, soit
pour les assimiler, soit pour les détruire, selon les besoins de leur
existence.

Etendant ces principes à la formation des matières grasses, qui, selon
eux, prennent complètement naissance dans les plantes, ces auteurs les
avaient considérées comme venant jouer dans les animaux le rôle de
combustible ou même quelquefois un rôle transitoire, et avaient résumé
l'ensemble de ces vues et leurs conséquences dans le tableau suivant:

         LE VÉGÉTAL                            L'ANIMAL

Produit des matières azotées neu-     Consomme des matières azotées
        tres.                               neutres.
  --    des matières grasses.           --  des matières grasses.
  --    des sucres fécules, gom-        --  des sucres, fécules,
        mes.                                gommes.
Décompose l'acide carbonique.         Produit de l'acide carbonique.
  --      l'eau.                        --    de l'eau.
  --      les sels ammoniacaux.         --    des sels ammoniacaux.
Dégage de l'oxygène.                  Consomme de l'oxygène.
Absorbe de la chaleur.                Produit  de la chaleur.
  --    de l'électricité.               --     de l'électricité.
Est un appareil de réduction.         Est un appareil d'oxydation.
Est immobile.                         Est locomoteur.

Dans un mémoire sur les matières azotées neutres de l'organisation, lu à
l'Académie le 28 novembre 1842, MM. Dumas et Cahors admettent que les
plantes sont chargées de fabriquer la _protéine_, qui sert de base à
l'albumine, à la fibrine et à la caséine; que les animaux peuvent bien
modifier cette matière, l'assimiler ou la détruire, mais qu'il ne leur
est pas donné de la créer. Après avoir, par des analyses délicates,
reconnu les proportions élémentaires de ces substances, ils ont été
conduits, par les déductions les plus logiques, à émettre cette
proposition, que l'obligation indispensable où sont tous les animaux de
faire entrer dans leur régime les matières azotées neutres qui existent
dans leur propre organisation, la présence de la presque totalité de ces
matières dans l'urée chez l'homme et les herbivores, dans l'acide urique
chez les oiseaux et les reptiles; enfin, ce fait que l'homme rend en
urée à peu près tout l'azote qu'il a reçu sous forme de matière azotée
neutre, permettent de considérer comme presque certain que toute
l'industrie de l'organisme animal se borne, suit à s'assimiler cette
matière azotée neutre quand il en a besoin, soit à la convertir en urée.

«L'analyse de la farine des céréales, disent ces auteurs, nous apprend à
y reconnaître; 1º l'albumine; 2º la librine; 3º la caséine; 4º la
glutine; 5º des matières grasses; 6º de l'amidon, de la dextrine et du
glucose ou sucre.

«Nous regardons comme démontré que tout aliment des animaux renferme
sinon les quatre premières substances, c'est-à-dire les matières azotées
neutres, du moins quelques-unes d'entre elles.

«Nous admettons que dans les cas où l'amidon, la dextrine et le sucre
disparaissent de l'aliment, ils sont remplacés par des matières grasses,
comme cela se voit dans l'alimentation des carnivores.

«Nous voyons enfin que l'association des matières azotées neutres avec
les matières grasses et les matières sucrées ou féculentes constitue la
presque totalité des aliments des animaux herbivores.

«Ne ressort-il pas de là ces deux principes fondamentaux de
l'alimentation:

«1º Que les matières azotées neutres de l'organisation sont un élément
indispensable de l'alimentation des animaux;

«2 Qu'au contraire les animaux peuvent, jusqu'à un certain point, se
passer de matières grasses; qu'ils peuvent se passer absolument de
matières féculentes ou sucrées, mais à la condition que les graisses
seront remplacées par des quantités proportionnelles de fécules ou de
sucres et réciproquement.»

Enfin, le 13 février dernier, M. Payen lut en son nom et en celui de MM.
Dumas et Boussingault un Mémoire du plus haut intérêt, intitulé;
_Recherches sur l'engraissement des bestiaux et la formation du lait_. Ce
mémoire contient les propositions suivantes:

Les matières grasses ne se forment que dans les plantes; elles passent
toutes formées dans les animaux, et là peuvent se brûler immédiatement
pour développer la chaleur dont l'animal a besoin, ou se fixer plus ou
moins modifiées dans les tissus pour servir de réserve à la respiration.

Les animaux carnivores contiennent des matières grasses, et ils n'en
rejettent par aucune de leurs excrétions. C'est dans ces animaux, par
conséquent, qu'il est facile de reconnaître d'où viennent ces matières
et comment elles disparaissent.

Chez les chiens, le chyle qui se forme sous l'influence d'une
alimentation riche en fécule ou en sucre, celui qui provient de la
digestion de la viande maigre, sont également pauvres en globules,
translucides, et n'abandonnent que peu de chose à l'éther.

On observe des caractères tout opposés dans le chyle résultant de la
digestion d'aliments gras.

Les substances grasses de nos aliments passent donc, sans altération
profonde, dans le chyle et de là dans le sang.

La matière grasse toute faite est donc le principal, sinon le seul
produit à l'aide duquel les animaux puissent régénérer la substance
adipeuse de leurs organes, ou fournir le beurre de leur lait.

Pour les herbivores, l'origine de la graisse n'est pas aussi facile à
déterminer que pour les carnivores. Trouve-t-on dans les plantes assez
de matière grasse pour expliquer à son aide l'engraissement du bétail et
la formation du lait, ou faut-il, avec Hubert et M. Liebig, admettre que
les graisses animales sont les produits de certaines transformations du
sucre ou de l'amidon des aliments?

Cette dernière opinion se trouve appuyée par des observations de M.
Dumas, et se fonde d'ailleurs sur des principes très admissibles en
chimie; toutefois, les auteurs du Mémoire que nous analysons adoptent
une opinion contraire.

Suivant eux, c'est dans ses aliments que le boeuf à l'engrais trouve
toute faite la graisse qu'il s'assimile, que la vache trouve le beurre
de son lait.

Dans leur opinion, les matières grasses se formeraient principalement
dans les feuilles des plantes, et elles y affecteraient souvent la forme
et les propriétés des matières cireuses. En passant dans le corps des
herbivores, ces matières, forcées de subir dans leur sang l'influence de
l'oxygène, y éprouveraient un commencement d'oxydation, d'où il
résulterait l'acide stéarique ou oléique qu'on rencontre dans le suif.
En subissant une seconde élaboration dans les carnivores, ces mêmes
matières oxydées de nouveau produiraient l'acide margarique qui
caractérise leur graisse. Enfin, par une oxydation plus avancée, ces
divers principes pourraient produire les acides gras volatils du sang et
de la sueur, et, par une combustion complète, se changeraient en acide
carbonique, et seraient éliminés de l'économie.

En des points sur lesquels s'appuyait M. Liebig pour attribuer aux
fécules et aux sucres l'origine des matières grasses, c'était l'analyse
faite par lui de substances végétales comme le maïs, par exemple, qui,
suivant le célèbre professeur de Giessen, ne renfermerait pas un
millième de graisse ou de matières semblables.

De nouvelles analyses faites par MM. Payen, Dumas et Boussingault ont
fait reconnaître dans le maïs 7, 5 à 9 pour 100 de matières grasses;
dans le foin sec, 2 pour 100 (Mémoire du 13 février); dans la paille
d'avoine, 5 pour cent; dans la luzerne, 3, 5 pour 100, et dans le son, 5
pour 100 de ces matières liquides ou solides.

D'expériences longues et faites avec soin il résulte que, pour produire
une quantité de beurre qui s'élève 67 kilog., une vache mange une
quantité de foin qui renferme au moins 69 kilog., et probablement 70
kilog., ou même plus encore de matières grasses» c'est-à-dire que la
vache extrait de ses aliments presque toute la matière grasse qu'elle y
trouve pour la convertir en beurre.

De plus, la vache prend encore à ses aliments les matières azotées
neutres qu'ils contiennent et les converti! en lait, tandis que le boeuf
n'en assimile qu'une partie; d'où l'on peut conclure que, sous le
rapport économique, la vache laitière mérite la préférence, s'il s'agit
de transformer un pâturage en produits utiles à l'homme.

D'autres expériences ont prouvé: 1º que la pomme de terre, la betterave
et la carotte n'engraissent que quand on les associe à des produits
renfermant des corps gras, comme les pailles, les graines des céréales,
etc.; 2º qu'à poids égal, le gluten mêlé de fécule et la viande riche en
graisse produisent un engraissement qui, pour le porc, diffère dans le
rapport de 1 à 2.

Aux propositions émises dans ce Mémoire M. Liebig fit l'objection
suivante (séance du 6 mars):

On a dit qu'une vache trouvait dans ses aliments la matière grasse de
son beurre; mais on n'a pas parlé de ses excréments, qui contiennent une
quantité de graisse presque égale à celle des aliments. Si en six jours
une vache reçoit dans sa nourriture 736 grammes de graisse, et qu'elle
en rende dans ses excréments 717 g. 56, d'où proviennent les 3 k. 116 g.
de beurre qu'elle produit dans ce même espace de temps?

M. Magendre crut devoir ajouter à cette objection de M. Liebig que ses
propres observations comme membre de la commission chargée d'expériences
pour l'alimentation des chevaux de l'armée l'avaient conduit, ainsi que
ses collègues, à des résultats analogues à ceux du professeur de
Giessen.

M, Dumas, opposant à l'objection de M. Liebig une argumentation habile,
établit que ce professeur a raisonné d'après des faits observés, non sur
un même animal, mais sur des animaux différents, de manière à présenter,
non pas une expérience, mais l'hypothèse suivante: Si l'on suppose
qu'une vache qui a mangé un foin très pauvre en matière grasse ait donné
beaucoup de lait très riche en beurre et produit beaucoup d'excréments
très riches en matière grasse, ne deviendra-t-il pas bien vraisemblable
que la graisse des aliments ne produit pas le beurre?

M. Dumas ajoute que ce n'est plus 2 pour 100 de graisse qu'il faut
compter dans le foin, mais bien 4 ou 5 pour 100, ainsi qu'il résulte de
nouvelles expériences qui sont venues fortifier encore l'opinion émise
par les chimistes français et par Tiedemann et Gemelin.

Dans la séance du 6 mars et flans celle du 13, MM. Payen et Boussingault
ont démontré que les résultats obtenus par la commission citée par M.
Magendre avaient une signification précisément contraire à celle qui
était restée dans les souvenirs de l'honorable académicien.

M. Liebig, dans une note adressée à l'Académie, et lue à la séance du 3
avril, a repris la discussion avec une énergie nouvelle. Le chimiste
allemand semble piqué au vif des arguments quelque peu ironiques du
professeur français, et il cherche à lui rendre la pareille en termes
qui seraient fort amers s'ils étaient justes.

M Dumas fait remarquer qu'au point où cette discussion est amenée, il
faut s'en rapporter aux faits, et laisser de côté les raisonnements;
c'est nue question d'agriculture pratique, et qui ne peut être résolue
définitivement que par des expériences bien combinées.

L'honorable président de l'Académie réfute ensuite, avec beaucoup de
dignité et de la manière la plus claire, les insinuations de M. Liebig,
et, arrivant à la partir de sa lettre où ce chimiste assure avoir fait
une expérience réelle sur la production du lait, il déclare qu'en
présence de cette affirmation il croit devoir se borner à dire que, si
l'expérience de M Liebig est réelle, elle est en pleine contradiction
avec celle qui a servi de contrôle aux vues des chimistes de Paris.

Après quelques explications données par M. Boussingault, pour établir
qu'on ne peut tirer de ses anciennes recherches aucune conclusion qui
soit applicable à la question actuelle, M. Dumas, répondant à M.
Ray-Lussac, qui est chargé de la défense de M. Liebig, rappelle que ce
dernier a fait parvenir à Paris, sur la question dont il s'agit, un
article en allemand, une lettre le 6 mars, enfin sa lettre de ce jour;
et, citant une traduction textuelle de l'article en allemand, M. Dumas
termine en démontrant que, d'après l'identité des nombres que renferme
cet article avec ceux qui résultent des expériences de M. Boussingault
et ceux des lettres de M. Liebig, on devait conclure qu'il n'y avait pas
eu de nouvelle expérience jusqu'à ce que M. Liebig eût assuré le
contraire.

Dans cette même séance M. Dumas présente, de là part de M. Lewy de
Copenhague, une _Note sur la cire des abeilles_. Ce jeune médecin y
prouve que la potasse concentrée et bouillante dissout la cire et la
transforme en acides gras, contrairement à l'opinion reçue et soutenue
notamment par M. Liebig, qui, reconnaissant que les matières grasses des
végétaux se rapprochent de la cire, se refuse à admettre qu'une matière
grasse non saponifiable comme la cire puisse, sous l'influence de
l'organisme, se transformer en acides stéarique et margarique. M Lewy
conclut de ses expériences qu'il n'y a entre les principes de la cire et
ceux des corps gras ordinaires d'autre différence que celle qui résulte
d'une oxydation plus ou moins avancée.

Enfin, dans la séance du 17 avril. M. Payen, qu'une indisposition avait
forcé à s'absenter le 3, oppose des faits positifs à quelques assertions
de M. Liebig. Ainsi, cet habile chimiste a dit que la chair des
carnivores, qui sont de tous les animaux ceux qui mangent le plus de
graisse, ne contient pas de graisse et n'est pas propre à
l'alimentation; et pourtant ce sont des carnassiers, les baleines,
cachalots, phoques, etc., qui accumulent et nous fournissent les plus
énormes masses de graisse. Les chats contiennent souvent des proportions
considérables de graisse, et sont au moins aussi gras que les lapins,
etc. M. Payen termine en disant qu'il n'existe probablement pas de
graines de monocotylés ou de dicotylés, pas une spore de champignon, pas
une sporule microscopique de cryptogame, qui ne renferme en quantité
notable des matières grasses.

Cette immense question est loin d'être éclairée complètement. Quoique en
lisant les Mémoires des chimistes français, on se sente entraîné vers
leur opinion par la manière claire et logique dont elle est exposée et
par les expériences nombreuses qui en sont la base; quoiqu'on souhaite
vivement que de nouveaux travaux viennent sanctionner cette loi posée
par un esprit essentiellement juste et grand dans ses vues, cependant on
reste encore en suspens; M. Liebig n'est pas homme à abandonner si
facilement le terrain, et l'on attend que de nouvelles preuves amènent
la conviction.

_Recherches sur la quantité d'acide carbonique exhalée par le poumon de
l'espèce humaine_. Tel est le titre d'un Mémoire lu par MM. Andral et
Gavarret. Des expériences faites par ces auteurs il résulte:

Que la quantité d'acide carbonique exhalée par le poumon dans un temps
donné? varie en raison de l'âge, du sexe et de la constitution des
sujets.

Chez l'homme, la quantité d'acide carbonique exhalée va croissant de
huit à trente ans, puis décroît à partir de cet âge, et surtout après
quarante ans. Cette quantité va de 5 grammes 12 g. 2 de carbone par
heure de huit à trente ans, et de 10 g. 1 à 5 g. 8 de quarante à cent
deux ans.

Chez la femme, la quantité d'acide carbonique exhalée va en croissant
jusqu'à la puberté, puis s'arrête au moment où les menstrues
s'établissent, et demeure au chiffre de 6 g. 1 de carbone pour une
heure, comme chez les enfants, jusqu'à l'époque où les menstrues
cessent; elle augmente alors pendant quelque temps, et parvient à 8 g. 1
de carbone, puis de nouveau décroît sous l'influence de l'âge.

La suppression des menstrues par maladie ou par grossesse amène aussi
l'augmentation de la quantité d'acide carbonique exhalé par le poumon.

Enfin, dans les deux sexes, cette quantité est d'autant plus grande que
la constitution est plus forte et le système musculaire plus développé.

M. Perry a présenté un Mémoire intéressant sur la part qu'on doit,
suivant lui, accorder à la rate dans l'étiologie et la _thérapeutique
des fièvres intermittentes_.

Plusieurs Mémoires de chirurgie et d'anatomie ont été lus par MM.
Velpeau, Bégin, Hubert de Lamballe, Amussat et Leroy-d'Etiolles.

Ou croyait en avoir fini avec l'arsenic, mais point du tout; il a fallu
que l'ancienne commission nommée vers l'époque d'un procès fameux
s'occupât de nouveau de cette substance redoutable.

M. de Gasparin avait communiqué à l'Académie une note d'où résultait ce
fait, que les moutons et les boeufs semblaient peu sensibles aux effets
toxiques de l'arsenic, et que l'acide arsénieux à haute dose était, chez
ces animaux, un moyen thérapeutique fort utile dans certaines affections
de la poitrine.

La commission ne s'est pas encore prononcée; mais, au milieu des notes
et des mémoires que cette communication a fait pleuvoir sur le bureau de
l'Académie, un travail de MM. Plandin et Danger semble établir que
l'acide arsénieux est très peu absorbé par la muqueuse des voies
digestives chez les moutons; que ces animaux supportent généralement
assez bien l'ingestion de cette substance, mais qu'elle est
inévitablement funeste pour eux quand on l'introduit dans l'économie en
la plaçant sous la peau.



Revue algérienne

PORT D'ALGER--COLONISATION DE L'ALGÉRIE.

[Illustration.]

_Port d'Alger_--Le port d'Alger est situé à l'ouest et à l'entrée d'une
rade entièrement ouverte aux vents du large; il a été construit en 1530
par Khaïr-Eddin, frère de Barberousse. A 300 mètres en mer, existait un
banc de roches, ou îlots, en arabe Al-Djézaïr, d'où Alger a pris son
nom. Les Espagnols y avaient fait un fort; Khaïr-Eddin les en chassa, et
réunit ces îlots à la ville par une jetée: c'est la jetée appelée
Khaïr-Eddin Plus tard, on forma une petite darse de 3 hectares, au moyen
d'un môle construit à l'extrémité sud de l'île, et lancé vers le sud à
150 mètres dans la mer. Ce môle, duquel dépend la conservation de la
darse, était en 1830, époque de l'occupation d'Alger par l'armée
française, dans un état de délabrement complet et de ruine imminente,
malgré les travaux considérables des Turcs. C'était sur ce point qu'ils
portaient toutes les ressources dont ils pouvaient disposer en esclaves
et en argent; cependant l'ouvrage de chaque campagne était sans cesse
détruit pendant la saison du gros temps. Il en fut de même des premiers
travaux exécutés par les ingénieurs français, qui ne purent réussir à se
rendre maîtres de la violence des flots, sur un point où ils ont des
effets d'une puissance extraordinaire, qu'en recourant à des moyens de
construction plus puissants que ceux qu'on avait employés jusqu'ici.
Tandis que les blocs les plus forts employé dans la digue de Cherbourg
ne pèsent pas plus de 5 à 6 mille kilogrammes, on entassa dans la jetée
à Alger des blocs de 22 mille kilogrammes. Mais comme l'extraction et le
transport de blocs aussi considérables eût été à peu près impossible, M.
Poirel, Ingénieur, chargé en chef de la direction des travaux, eut
l'heureuse idée de les fabriquer artificiellement, au moyen du béton,
matière connue de tous les constructeurs, et qui a la propriété de
durcir dans l'eau. Grâce à cette invention, le môle a pu être
reconstruit tout entier à neuf, en quelques années, et avec une solidité
désormais l'épreuve des plus grosses mers.

[Illustration: Travaux du port d'Alger.--Chantier des blocs de béton qui
s'immergent par an.]

Le système généralement employé de nos jours pour la construction des
jetées à la mer est celui que l'on connaît sous le nom de _jetées à
pierres perdues_. Il était pratiqué chez les Romains, ainsi qu'on le
voit par les restes du port de Civita-Vecchia. La dimension des
matériaux employés à la composition de ces anciennes jetées est
généralement de 3 mètres cubes au plus, encore sont-ils remués par la
mer, et éprouvent-ils toujours quelque dérangement par les mouvements
les plus violents des vagues. Il a été reconnu qu'à Alger un volume de
10 mètres cubes était nécessaire pour que le bloc fût immuable, et ceux
que M. Poirel a fabriqués artificiellement en béton dépassent même ce
volume.

Ces blocs sont faits de deux manières différentes: les uns se
construisent dans l'eau, sur la place même qu'ils doivent occuper; les
autres sont fabriqués à terre, pour être ensuite lancés à la mer.

Les premiers se font en immergeant du béton dans des caisses échouées
sur l'emplacement des blocs. Ces caisses sont de grands sacs en toile
goudronnée, dont les parois sont fortifiées par quatre panneaux en
charpente, sur lesquels la toile est étendue et fixée. La masse de béton
qui la remplit peut donc se mouler parfaitement sur le terrain» et se
lier avec lui par les aspérités mêmes qu'il présente. Ces caisses-sacs
sont préparées sur le chantier et lancées dans le port, d'où elles sont
remorquées par des pontons, et amenées en flottant sur la place qu'elles
doivent occuper. On les y fixe au moyen de petites caisses en bois,
amarrées tout autour de la caisse-sac, et remplies de boulets. La
caisse-sac une fois mise en place, on y établit une machine à couler,
qui pose sur un échafaudage volant, communiquant avec la terre par un
pont de service.

La deuxième espèce de blocs, qui se fait à terre, est fabriquée dans des
caisses sans fond, formées de quatre panneaux à assemblage mobile. Cinq
à six jours après le remplissage, on enlève ces panneaux, qui servent
pour un autre bloc. Le béton, ainsi mis à nu, a acquis, au bout d'un
mois ou deux au plus, suivant la saison, une consistance suffisante pour
que le bloc puisse être lancé à la mer. Les blocs sont préparés sur des
chariots qui roulent sur des chemins de fer. On emploie deux modes
d'immersion: le premier, en faisant poser le bloc sur deux planches
suiffées, et en donnant au chariot une légère inclinaison, qui suffit
pour que le bloc glisse par son propre poids; dans le second mode
d'immersion, le bloc, placé sur une cale inclinée, est d'abord descendu
dans l'eau jusqu'à ce qu'il plonge d'un mètre à l'avant; dans cette
position, il est saisi par une machine composée de deux flotteurs, entre
lesquels il est symétriquement placé. Ces flotteurs le saisissent au
moyen de chaînes passées en dessous du bloc, et le transportent en le
maintenant sur l'eau, à l'instar des chameaux dont les Hollandais se
servent pour alléger les vaisseaux et les faire passer sur les
hauts-fonds.

Les travaux exécutés pour la consolidation de l'ancien môle, et les 150
métrés de nouvelle jetée construits jusqu'en 1812 avaient eu pour
résultat d'augmenter un peu l'étendue du port d'Alger et d'ajouter
beaucoup à la sécurité des navires. La rade d'Alger, comme on le voit
sur la carte, forme à peu près un demi-cercle» ouvert du côté du nord.
Son extrémité orientale se termine au cap Matifou; la ville d'Alger est
presque à son extrémité occidentale. Ainsi la rade est garantie des
vents d'ouest par le massif d'Alger; des vents du midi, par les hauteurs
qui se rattachent à ce massif, et, plus loin, par le petit Allas; et,
des vents d'est, par le promontoire qui finit au cap Matifou; mais elle
reste ouverte à tous les rhumbs de vent qui viennent du nord, et qui
sont d'autant plus dangereux qu'ils poussent les bâtiments à la côte. A
l'est de la porte Bab-Azoun, extrémité méridionale de la ville, et à 300
mètres environ du rivage, est une roche, couverte de 2 mètres d'eau
seulement, qu'on nomme la roche _Algefna_. A l'est de cet écueil en est
un autre, couvert de 5 métrés d'eau, dit _Roche-Écueil_ ou
_Écueil-sans-nom._

L'utilité de l'établissement d'un grand port à Alger, dans l'intérêt de
la marine militaire comme de la marine marchande, et approprié aux
besoins de l'une et de l'autre, a été unanimement reconnue par les
partisans de l'occupation restreinte, aussi bien que par ceux de
l'occupation étendue. Un bon port est, pour les uns, le principal, sinon
le seul profit qu'on peut retirer de notre possession africaine; pour
les autres, une condition indispensable du développement de notre
puissance. Mais l'importance même de cet établissement maritime,
l'étendue à lui donner, le temps et la dépense à consacrer à sa
création, toutes ces graves questions à résoudre, expliquent les
lenteurs qui ont fait ajourner jusqu'en 1812 l'adoption d'un plan
définitif.

De nombreux projets ont été soumis à l'appréciation du gouvernement. Le
plus ancien, qui remonte à 1835, est de M. de Montluisant, ingénier en
chef, directeur des travaux hydrauliques à Toulon. D'autres ont été
successivement présentés par MM. Rang, capitaine de corvette; Delassaux,
capitaine de vaisseau; Lainé, contre-amiral; Poirel, ingénieur en chef
des Ponts-et-Chaussées; Raffeneau de Lile, inspecteur général des
Ponts-et-Chaussées, et Bernard, également général divisionnaire attaché
à la marine.

Pendant la session de 1812, une vive discussion s'est engagée à la
Chambre des députés dans les séances des 4 et 5 avril, au sujet de ce
que l'on a appelé le _petit projet_ de port de M. Poirel, et le _grand
projet_ de M. Raffeneau de Lile. Le gouvernement, mis en demeure de se
prononcer entre ces divers projets, a fait connaître le 14 avril, à la
commission chargée de l'examen du budget pour 1843, que son choix
s'était fixé en faveur d'un travail nouveau proposé par M. Bernard, et
qui est un intermédiaire entre ceux de M. Poirel et Raffenau de Lile,
qu'il modifie à peu près également. Ce travail, que nous publions dans
la carte ci-jointe a obtenu la sanction du conseil d'amirauté. M.
Bernard fait partir la jetée sud d'une pointe de rocher au nord et près
du fort Bab-Azoun jusqu'à l'Écueil-sans-Nom; puis il prolonge le môle,
en partant de l'extrémité des 150 mètres exécutés et se dirigeant vers
le sud-est, un quart est dans une longueur de 500 mètres. Quinze
vaisseaux pourront s'amarrer à la jetée; la dépense est évaluée 16
millions, 5 à 6 millions de moins que celle du projet Raffenau. La
chambre des députés, dans sa séance du 26 mai dernier, a augmenté de
600,000 francs le crédit de 900,000 francs porté au budget de 1843 pour
la construction du port d'Alger. L'allocation de 1.500.000 francs en
ajournerait l'achèvement jusqu'en 1854. L'intérêt de notre domination en
Algérie exige, au contraire, que les travaux de cet établissement
maritimes dont l'utilité est unanimement proclamée, soient poussée plus
activement, et il est à désirer que les ateliers reçoivent un
développement tel, qu'une allocation de 3 à 4 millions puisse être
annuellement employée; car ce n'est que lorsque nos flottes seront
assurées de trouver sur la rive algérienne, presque en face de Toulon,
un refuge et un abri, que la prophétie de Napoléon se réalisera, et que
la Méditerranée deviendra bien réellement un _lac français_.

_Colonisation de l'Algérie_.--C'est en 1843 la première fois qu'un
crédit spécial pour la colonisation figure au budget; c'est la première
fois aussi que le gouvernement a annoncé d'une manière certaine et
positive que son intention était non pas de coloniser lui-même ni de
cultiver ou faire cultiver les terres pour son propre Compte, mais de
favoriser par tous les moyens possibles la colonisation européenne en
Afrique.

Divers systèmes étaient en présence, M. le lieutenant-général Bugeaud
s'est prononcé dans plusieurs écrits pour la colonisation militaire, M
le duc de Dalmatie, président du conseil et ministre de la guerre, a
déclaré, au nom du cabinet, dans la séance de là Chambre des dépotés du
26 mai dernier, que la colonisation militaire ne pouvait aboutir à des
résultats avantageux, et que la colonisation civile, qui amène la
famille, est la plus féconde et la meilleure. Celle-ci n'exclut pas,
d'ailleurs, l'emploi des moyens militaires. En même temps que des
ouvriers civils, toutes les compagnies disciplinaires et les condamnés
militaires qui se trouvent en Afrique seront employés à préparer cette
colonisation civile. Ils établissent des villages, les fortifient, font
les premiers frais d'établissement, de manière que le colon civil qui
arrive avec sa famille puisse y trouver un abri et un commencement
d'exploitation.

[Illustration: Travaux du port d'Alger.--Chantier des blocs de béton qui
s'immergent par terre.]

Pour que les villes du littoral soient à tout jamais françaises il est,
en effet, indispensable de mettre entre elles et les indigènes du dehors
des villages européens, des cultivateurs, toute une population rurale
qui puisse les faire vivre en les protégeant, créer une production de
quelque importance et prêter un utile concours aux forces employées à la
garde du pays. Ainsi donc, la Ionisation, sagement limitée, est le
premier élément de conservation: elle peut nous donner, en peu d'années,
les moyens de pourvoir suffisamment à la défense de l'Algérie, sans
engager plus qu'il ne convient les forces et l'argent de la France. Afin
de donner à la formation des centres agricoles une marche régulière, un
arrêté du 18 avril 1811 a statué que la Colonisation d'un territoire
déterminé et la formation de nouveaux centres de population seraient
autorisées par arrêté du gouverneur-général qui réglerait les conditions
d'existence de ces établissements, leur déplacement, leur
circonscription, la population qu'ils seraient susceptibles de recevoir
immédiatement, l'étendue des terres à concéder aux premiers habitants.

[Illustration: Épisode d'une razzia par des réguliers d'Abd-el-Kader sur
des Arabes soumis.]

Le plan de colonisation a été adopté, 12 mars 1842, pour la province
d'Alger, et principalement pour le Sahel (voir _L'Illustration_, p. 19,
2e col.), ainsi que pour les territoires de Koléah et de Blidah. D'après
ce plan, trois zones concentriques de villages embrassant tout le massif
d'Alger.

La première, dite du _Fahs_ (banlieue), destinée à couvrir Alger dans
toutes les directions et touchant à tous les points extrêmes de sa
banlieue, comprend sept centres: Hussein-Dey, Kouba, Bukadem,
Dely-Ibrahim, Drariah, près Kadous; l'Achour, entre Drariah et
Dely-Ibrahim: Chéréga, entre Dely-Ibrahim et la mer. Ils ne sont pas
distante de plus de trois kilomètres les uns des autres, et une route de
ceinture les reliera tous.

La deuxième zone, dite de _Staouéh_, commence à l'est par un village au
devant de Birkadem, Saoula, pour se terminer, en passant par
Sidi-Sliman, Baba-Aassan, Ouled-Fayet et Staouéh, à Sidi-Ferrouch, qui
sera à la fois un village d'agriculteurs et de pêcheurs.

La troisième, dite de Douéra a pour centres Ouled-Men dit, Douéra,
Maclina, El-Hadjer et Bou-Kandoura.

Deux villages sont établis sur le territoire de Coléah: ce sont Fouka et
Douaouda, trois sur celui de Blidah. Mered, Ouled-Yaïch et Mehdouah.

Un nouveau village, celui de Saint-Ferdinand, vient d'être terminé.

La construction des villages du Sahel, ou 500 familles sont déjà
établies, a marché dans l'ordre des zones, en commençant le plus près
d'Alger et n'avançant que progressivement. Il est nature! que les
premiers établissements de la colonisation entourent le siège de notre
gouvernement et trouvent dans cette proximité une protection prompte et
assurée. Pour en hâter les progrès, la Chambre des députés vient
d'affecter à la colonisation, pour 1843, une dotation de 770.000 fr.
Mais, pour fournir des encouragements, l'oeuvre de la colonisation a
besoin de s'étendre, de l'affermissement de notre domination. La
campagne qui vient de s'ouvrir sous des auspices favorables ne saurait
manquer de l'affermir en ruinant de plus en plus la puissance
d'Abd-el-Kader. Déjà une heureuse razzia a fait tomber entre nos mains
sa _smalah_, c'est-à-dire ce qui représente chez les Arabes ce que nous
appelons en Europe les équipages, la suite, comprenant les tentes du
maître, sa famille, ses domestiques et ses richesses. Puissent les
efforts combinés des divers corps manoeuvrant dans toute la province de
l'Algérie amener enfin l'anéantissement complet de notre persévérant
ennemi!



Bulletin bibliographique.

_La Russie en 1839_, par le marquis Custine; 4 vol in-8.--Paris, 1843.
_Amyot_ 30 francs.

Beaucoup d'esprit, trop d'esprit, les réflexions tour à tour justes et
fausses, souvent prétentieuses des chapitres entiers écrits avec un
style remarquable, des longueurs monotones, des répétitions
fastidieuses, des contradictions choquantes, une foule de faits curieux
et d'observations pleines de vérité et d'intérêt, de rares éloges, de
nombreux et de sévères critiques, tels sont les mérites et les défauts
du nouvel ouvrage que vient de publier M. de Custine, et qui a pour
titre _La Russie en 1839_.

M, de Custine assure que, pendant son voyage, il racontait chaque nuit à
ses amis absents ses souvenirs de la journée, sans songer au public, ou
du moins en ne voyant le public que dans un lointain vaporeux. D'abord
il ne voulait pas faire imprimer ses lettres, qui étaient, pour la
plupart, de pures confidences. Fatigué d'écrire, mais non de voyager, il
comptait cette fois, observer sans méthode et garder ses descriptions
pour ses amis: diverses raisons l'ont décidé à tout publier; la
principale, c'est qu'il a senti chaque jour ses idées se modifier par
l'examen auquel il soumettait une société absolument nouvelle pour lui.
Il lui semblait qu'en disant la vérité sur la Russie, il ferait une
chose neuve et hardie, «Jusqu'alors, dit-il, la peur et l'Intérêt ont
dicté des éloges exagérés; la haine a fait publier des calomnies: je ne
crains ni l'un ni l'autre écueil.»

M, de Custine a-t-il toujours évité avec bonheur ces deux danger, qui
lui paraissent si peu redoutables? Son imagination ardente lui a-t-elle
laissé voir la Russie telle qu'elle est? N'exagère-t-il pas le mal comme
le bien? Ce qui nous paraît certain, c'est que, malgré leurs répétitions
et leurs contradictions, les trente-six lettres dont se composent ces
quatre volumes n'ont pas été entièrement écrites sur les lieux pour des
amis. On a moins d'esprit et plus de simplicité, on fait moins de
réflexions profondes ou bizarres, on ne termine pas tant de périodes
cadencées par des petites phrases ou par des mots _à effet_ lorsqu'on ne
voit le public que dans un lointain vaporeux. Personne assurément ne
reprochera à M. de Custine d'avoir travaillé son livre avec un soin tout
particulier. Le mérite d'un ouvrage quelconque ne dépend jamais du temps
que son auteur a mis à le composer. Il vaut mieux employer trois ou
quatre années à rédiger ses mots et ses impressions de voyage que de les
publier sans les revoir, sans les réunir, sans les proportionner, comme
certains écrivains modernes se sont vantés de l'avoir fait. Mais pourquoi
ne pas avouer la vérité?

Le 10 juillet 1839, M. de Custine, qui s'était embarque quatre jours
auparavant à Travemunde, débarquait à Saint-Pétersbourg; le 26 septembre
suivant, il datait sa dernière lettre de Tilsitt. Son voyage n'avait
donc duré que deux mois et demi, et pendant ce court espace de temps M.
de Custine visita Saint-Pétersbourg, Moscou, et Nijni-Novgorod à
l'époque de la foire. Or, à en croire les Russes, il faut passer au
moins deux ans en Russie avant de se permettre de juger leur pays, le
plus difficile de la terre à définir.

Rien n'est triste comme la nature aux approches de Pétersbourg: à mesure
qu'on s'enfonce dans le golfe, la marécageuse Ingrie, qui va toujours
s'aplatissant, finit par se réduire à une petite ligne tremblotante
tirée entre le ciel et la mer... Cette ligne, c'est la Russie...
c'est-à-dire une lande humide, basse, et parsemée à perte de vue de
bouleaux qui paraissent pauvres et malheureux. En apercevant ce rivage
peu attrayant, le voyageur se rappelle le mot d'un favori de Catherine à
l'Impératrice, qui se plaignait des effets du climat de Pétersbourg sur
sa santé: «Ce n'est pas la faute du Bon Dieu, Madame, si les hommes se
sont obstinés à bâtir la capitale d'un grand empire dans une terre
destinée par la nature à servir de patrie aux ours et aux loups.»
Heureux encore s'il lui était permis de débarquer sur ce rivage gris et
froid, à peine éclairé par un pâle soleil; mais la police et la douane
vont venir lui prouver qu'il entre dans l'empire de l'esclavage et de la
peur: avant de mettre pied à terre, il lui faudra lutter longtemps
encore contre des machines incommodées d'une âme.»

Cette première impression que M. de Custine éprouva en arrivant à
Pétersbourg, tout son voyage ne fera que la fortifier et la développer.
En Russie, la nature n'existe pas plus que l'homme. On ne peut pas
donner le nom de nature à des solitudes sans accidents pittoresques, à
des mers aux rivages plats, A des lacs, à des fleuves dont l'eau
s'arrête presque au niveau de la terre, à des marécages sans bornes, à
des steppes sans végétation, sous un ciel sans lumière. La terre
elle-même est devenue complice des caprices de l'homme, qui a tué la
liberté pour diviniser l'unité... Elle aussi, elle est partout la même.
Quant au peuple, il offre un spectacle non moins attristant; on ne voit
partout que des corps sans âmes, et l'on frémit en songeant que pour une
si grande multitude de bras et de jambes, il n'y a qu'une tête; un seul
homme dans tout l'empire a le droit de vouloir; il résulte de là que lui
seul a la vie propre.

Le surlendemain de son arrivée à Pétersbourg M. de Custine assistait à
la célébration du mariage du fils d'Eugène de Beauharnais avec la
grande-duchesse Marie, et le même il fut présenté à l'empereur et à
l'impératrice. Il trace le portrait suivant de l'empereur:

«L'empereur est plus grand que les hommes ordinaires de la moitié de la
tête; sa taille est noble, quoiqu'un peu raide; il a pris des sa
jeunesse l'habitude russe de se sangler au-dessus des reins, au point de
se faire remonter le ventre dans la poitrine, ce qui a dû produire un
gonflement des côtes. Cette difformité volontaire, qui nuit à la liberté
des mouvements, diminue l'élégance de la tournure et donne de la gêne à
toute la personne... Il a le profil grec, le front haut, mais déprimé en
arrière, le nez droit et parfaitement formé, la bouche très belle, le
visage noble, ovale, mais un peu long, l'air militaire et plutôt
allemand que slave. Sa démarche, ses attitudes sont volontairement
imposantes.

«IL s'attend toujours à être regardé; il n'oublie pas un instant qu'on
le regarde; même vous diriez qu'il veut être le point de mire de tous
les yeux. On lui a trop répété ou trop fait supposer qu'il était beau à
voir et bon à montrer aux amis et aux ennemis de la Russie... Il pose
incessamment d'où il résulte qu'il n'est jamais naturel, même quand il
est sincère. Son visage a trois expressions dont pas une n'est la bonté
toute simple; la plus habituelle me paraît toujours la sévérité. Une
autre expression, quoique plus rare, convient peut-être mieux encore à
cette belle figure, c'est la solennité; une troisième, c'est la
politesse, et dans celle-ci se glissent quelques nuances de grâce qui
tempèrent le froid étonnement causé d'abord par les deux autres. Mais,
malgré cette grâce, quelque chose nuit à l'influence morale de l'homme,
c'est que chacune de ces physionomies qui se succèdent arbitrairement
sur la figure est prise on quittée complètement et sans qu'aucune trace
de celle qui disparaît ne reste pour modifier l'expression nouvelle.
C'est un changement de décoration à vue et que nulle transition ne
prépare; on dirait d'un masque qu'on met on qu'on dépose à volonté.
Ainsi, le plus grand des maux que souffre la Russie, l'absence de
liberté, se peint jusque sur la face de son souverain: il a beaucoup de
masques, il n'a pas un visage, Cherchez-vous l'homme, vous trouvez
toujours l'empereur.

«Je crois qu'on peut tourner cette remarque à sa louange: il fait son
métier en conscience. Avec une taille qui dépasse celle des hommes
ordinaires, comme son trône domine les autres sièges, il s'accuserait de
faiblesse s'il était tout bonnement, et s'il faisait voir qu'il vit,
pense et sent comme un simple mortel. Sans paraître partager aucune de
nos affections, il est toujours un chef, juge, général, amiral, prince
enfin, rien de plus, rien de moins. Il se trouvera bien las à la lin de
sa vie, mais il sera placé haut dans l'esprit de son peuple et peut-être
du monde, car la foule aime les efforts qui l'étonnent; elle
s'enorgueillit en voyant la peine qu'on prend pour l'éblouir.»

Deux jours après cette première présentation, l'empereur avait avec M.
de Custine la conversation suivante (tome II, page 129, lettre 13e);

«Le despotisme, disait l'empereur, existe encore en Russie, puisque
c'est l'essence de mon gouvernement; mais il est d'accord avec le génie
de la nation.

--Sire, vous arrêtez la Russie sur la route de l'imitation et vous la
rendez à elle-même.

--J'aime mon pays et je crois l'avoir compris. Je vous assure que,
lorsque je suis bien las de toutes les misères du temps, je cherche à
oublier le reste de l'Europe en me retirant vers l'intérieur de la
Russie.

--Pour tous retremper à votre source,

--Précisément. Personne n'est plus Russe de coeur que je le suis. Je
vais vous dire une chose que je ne dirais pas à un autre; mais je sens
que vous me comprenez, vous.»

Ici l'empereur s'interrompt et me regarde attentivement. Je continue
d'écouter sans répliquer; il poursuit:

«Je conçois la république: c'est un gouvernement net et sincère, ou qui
du moins peut être; je conçois la monarchie absolue, puisque je suis le
chef d'un semblable ordre de choses; mais je ne conçois pas la monarchie
représentative; c'est le gouvernement du mensonge, de la fraude, de la
corruption, et j'aimerais mieux reculer jusqu'à la Chine que de
l'adopter jamais.

--Sire, répondis-je, j'ai toujours regardé le gouvernement représentatif
comme une transaction inévitable dans certaines sociétés, à certaines
époques; mais ainsi que dans toutes les transactions, elle ne résout
aucune question, elle ajourne les difficultés.»

L'empereur semblait me dire: Parlez. Je continuai;

«C'est une trève signée entre la démocratie et la monarchie, sous les
auspices de deux tyrans fort bas, la peur et l'intérêt, et prolongée par
l'orgueil de l'esprit qui se complaît dans la loquacité, et par la
vanité populaire qui se paie de mots; enfin, c'est l'aristocratie de la
parole substituée à celle de la naissance, car c'est le gouvernement des
avocats.

--Monsieur, vous parlez avec vérité, me dit l'empereur en me serrant les
mains; j'ai été souverain représentatif [1], et le monde sait ce qu'il
m'en a coûté pour n'avoir pas voulu me soumettre aux exigences de cet
INFÂME gouvernement (je cite littéralement). Acheter des voix, corrompre
des consciences, séduire les uns, afin de tromper les autres; tous ces
moyens, je les ai dédaignés comme avilissants pour ceux qui obéissent
autant que pour celui qui commande, et j'ai payé cher la peine de ma
franchise; mais, Dieu soit loué, j'en ai fini pour toujours avec cette
odieuse machine politique. Je ne serai plus roi constitutionnel, j'ai
trop besoin de dire ce que je pense pour consentir jamais à régner sur
aucun peuple par la ruse ou par l'intrigue.»

              [Note 1: En Pologne.]

Le 23 juillet, M. de Custine assistait à une fête célèbre dont il donne
une description intéressante. Deux fois par an, le 1er janvier à
Saint-Pétersbourg, et le jour de la fête de l'impératrice, à Péterhoff,
l'empereur ouvre librement, en apparence, son palais à des paysans
privilégiés et à des bourgeois choisis, comme décoration, comme
assemblage pittoresque d'hommes de tous états comme revue de costumes
magnifiques ou singuliers, on ne saurait faire assez d'éloges de la fête
de Péterhoff; mais, s'il n'y a rien de plus beau pour les veux, rien
n'est plus triste pour la pensée que cette réunion soi-disant nationale
de courtisans et de paysans, qui se réunissent de fait dans les mêmes
salons sans se rapprocher de coeur. En effet l'empereur ne dyt pas au
laboureur, au marchand: «Tu es un homme comme moi»; mais il dit au grand
seigneur: «Tu es un homme comme eux, et moi, votre Dieu, je plane sur
vous tous également.»--«Après tout, s'écrie M. de Custine, quelle est
donc cette foule baptisée peuple, et dont l'Europe se croit obligée de
vanter niaisement la respectueuse familiarité en présence de ses
souverains? Ne vous y trompez pas: ce sont des esclaves d'esclaves.»

Que fait la noblesse russe? elle adore l'empereur, et se rend complice
des abus du pouvoir souverain pour continuer elle-même à opprimer le
peuple qu'elle fustigera tant que le dieu qu'elle sert lui laissera le
fouet et la main. Était-ce là le rôle que lui réservait la Providence
dans l'économie de ce vaste empire? Elle en occupe les postes d'honneur;
qu'a-t-elle fait pour les mériter? Le pouvoir exorbitant et toujours
croissant du maître est la trop juste punition de la faiblesse des
grands.

Les marchands qui formeraient une classe moyenne, sont en si petit
nombre, qu'ils ne peuvent marquer dans l'État; d'ailleurs presque tous
sont étrangers. Les écrivains se comptent par un ou deux par génération;
les artistes sont comme les écrivains: leur petit nombre les fait
estimer; mais si leur rareté sert à leur fortune personnelle, elle nuit
à leur influence sociale. Il n'y a pas d'avocats dans un pays où il n'y
a pas de justice. Où donc trouver une classe moyenne qui fait la force
des États, et sans laquelle un peuple n'est qu'un trouvai! conduit par
quelques limiers habilement dressés?

Il n'y a donc pas encore de peuple en Russie; il y a des empereurs qui
ont des serfs et des courtisans qui ont aussi des serfs: tout cela ne
fait pas un peuple.

M. de Custine allait en Russie pour y chercher des arguments outre le
gouvernement représentatif; il est revenu en France partisan des
constitutions. Il était parti de Paris avec l'opinion que l'alliance
intime de la France et de la Russie pouvait seule accommoder les
affaires de l'Europe; mais, après avoir vu de près la nation russe et
reconnu le véritable esprit de son gouvernement, il a senti qu'elle est
isolée du reste du monde civilisé par un puissant intérêt politique,
appuyé sur le fanatisme religieux, et il est de l'avis que la France
doit chercher ses appuis parmi les nations dont les intérêts s'accordent
avec les siens,--Il espérait arriver à des solutions, il n'a rapporté
que des problèmes.

Qu'on ne croie pas cependant, que M. de Custine s'occupe incessamment de
traiter dans son livre des questions morales et politiques; il a tout
vu, ou du moins il décrit tout: Saint-Pétersbourg et la Néva, Moscou et
le Kremlin, Nijni-Novgorod et sa foire, la cour, les palais de
l'aristocratie, la maison du fonctionnaire public, la cabane du
serf.--Aucune des curiosités des deux capitales de l'empire n'échappe à
son examen et à sa critique. Tantôt il visite le cottage de l'empereur à
Péterhoff, avant le grand-duc pour cicérone; tantôt il parvient, malgré
les ordres contraires, à pénétrer dans la forteresse de Schlussellbourg.
Ici il nous raconte l'épouvantable histoire d'Ivan IV; là il nous fait
le récit des fêtes militaires célébrées à Borodino. Toujours
intéressant, bien que trop long et écrit d'un style trop prétentieux et
trop monotone, cet ouvrage sera lu avec avidité et avec fruit, surtout
par les Russes qui pardonneront pas à l'auteur le jugement qu'il a cru
devoir porter sur eux-mêmes, sur leur pays et sur l'empereur, ou plutôt
sur le gouvernement. Quelques citations prises çà et là, au hasard,
feront mieux comprendre que toutes nos réflexions la nature du talent et
des observations de M. de Custine.

«La Russie est l'empire des catalogues à lire comme collection
d'étiquettes; c'est superbe, mais gardez-vous d'aller plus loin que les
titres. Si vous ouvrez le livre, vous n'v trouverez rien de ce qu'il
annonce; tous les chapitres sont indiqués, mais tous sont à faire.
Combien de forêts ne sont que des marécages que vous ne couperiez pas un
fagot!... Les régiments éloignés sont des cadres où il n'y a pas un
homme; les villes, les routes, sont en projet; la nation elle même n'est
encore qu'une affiche placardée sur l'Europe, dupe d'une imprudente
fiction diplomatique....

«Ce peuple, qui a tant de grâce et de facilité, est dépourvu du génie
créateur. Les Russes sont les Romains du Nord. Les uns et les autres ont
tiré leurs sciences et leurs arts de l'étranger. Ils ont de l'esprit,
mais c'est un esprit imitateur, et par conséquent plus ironique que
fécond; cet esprit contrefait tout, il n'imagine rien.

»Les Russes ont beau faire et beau dire, tout observateur sincère ne
verra chez eux que des Grecs du Bas-Empire formés à la stratégie moderne
par les Prussiens du dix-huitième siècle et par les Français du
dix-neuvième.

«La Russie est une nation de muets; quelque magicien a changé 60
millions d'hommes en automates qui attendent la baguette d'un autre
enchanteur pour renaître et pour vivre.

«En Russie, un homme qui rit est un comédien, un flatteur ou un ivrogne.

«N'écoutez pas la forfanterie des Russes; ils prennent le faste pour
l'élégance, le luxe pour la politesse, la police et la peur pour les
fondements de la société. A leur sens, être discipliné, c'est être
civilisé. Ils oublient qu'il y a des sauvages de moeurs très douces et
des soldats fort cruels. Malgré toutes leurs prétentions aux bonnes
manières, malgré leur instruction superficielle et leur profonde
corruption précoce, malgré leur facilité à deviner et à comprendre le
positif de la vie, les Russes ne sont pas encore civilisés. Ce sont
des Tartares enrégimentés rien de plus. La société, telle que ses
souverains l'ont faite, n'est qu'une immense serre-chaude remplie de
jolies plantes exotiques. D'ailleurs, quelle que soit l'apparence des
choses, il y a au fond de tout la violence et l'arbitraire. On y a rendu
la tyrannie calme à force de terreur: voilà jusqu'à ce jour, la seule
espèce de bonheur que ce gouvernement ait su procurer à ses peuples.»



Modes

[Illustration: Costume d'intérieur.--Robe de chambre.]

Chacune des quatre saisons de l'année ramenait autrefois à son ouverture
et à un jour invariablement fixé l'adoption simultanée d'un costume
spécial dont les étoffes, et nous dirons presque les couleurs, étaient à
l'avance déterminées.

Cette coutume générale était-elle une conséquence forcée retour plus
régulier des saisons, ou tenait-elle seulement à un cérémonial obligé
dont nous nous sommes depuis longtemps affranchis? C'est un problème
dont nos lectrices peuvent chercher la solution.

Toujours est-il que l'instabilité du printemps et les brusques
variations de l'atmosphère ne nous permettent pas de faire aujourd'hui
ce que nous faisions autrefois.

Il n'est donc pas rare de retrouver dans son boudoir, près d'un feu vif
et clair, et revêtue d'une robe de chambre en velours dont les
ouvertures lacées permettent d'apercevoir une riche jupe de dessous
telle que nous la représentons ici, la femme élégante que l'on a
rencontrée dans la matinée à la promenade ou en visite avec une tout
autre toilette... Le matin, en effet, elle avait une robe à volant plat,
collet à châle renversé, manches à la Suissesse, ornées de jockey
étagés; elle portait à la main l'ombrelle douairière de Verdier,
destinée à protéger contre les rayons d'un soleil rare, mais perfide,
les couleurs si tendres d'un chapeau de crêpe, costume dont nous avons
donné la gravure dans notre dernier numéro.

Ne déplorons donc pas ces alternatives de froid et de chaud: la mode vit
de contrastes.

On a annoncé la découverte de la suite du _Don Juan_ de lord Byron; la
nouvelle a fait son tour d'Europe. _L'Illustration_ a cru pouvoir
risquer l'innocente plaisanterie de donner le dix-septième chant comme
un fragment de cette prétendue découverte. Beaucoup y ont été pris. Les
éditeurs français des traductions de Byron nous ont proposé de traiter
pour le droit d'insérer cette suite dans leurs éditions. Des traducteurs
allemands nous ont écrit de leur adresser l'original pour faire
connaître le chef-d'oeuvre à leurs concitoyens. Cette note répondra à
tous, même à la _Revue de Paris_, qui a eu besoin pour deviner la chose,
qu'on lui dise le nom de l'auteur.



Correspondance.

Réponses.

_A m. d'O_--M. N. a refusé de laisser dessiner son portrait. Peut-être
sa qualité de fonctionnaire public nous autorisait-elle à passer outre
et nous en aurions les moyens, mais nous croyons devoir respecter sa
volonté et sa modestie, vertu trop rare par les temps qui court pour
qu'on ne s'incline pas devant elle.

_A M. R... de Nancy_--Nous n'oublions pas l'industrie. Nous publierons
certainement ce qui se produira de nouveau et d'intéressant dans cette
série, sans attendre, croyez-le bien, l'exposition des produits de
l'industrie de 1844, qui, sans doute, nous fournira un grand nombre de
sujets intéressants et variés Une branche de l'industrie appellera
surtout notre attention dès cette année: c'est celle qui se rapproche de
l'art et qui contribue le plus à former le goût public.

_A M. B..._--On grave une autre carte des chemins de fer en France,
beaucoup plus étendue et plus complète, et on donnera successivement des
des cartes semblables pour d'autre pays.

_A M. J. T..., de Rouen et autres._--Le 4e numéro est réimprimé.

_A madame A... de Sedan_.--Non-seulement cette vue, madame, mais
beaucoup d'autres sur le même sujet. Les plaisirs varient suivant lis
saisons; à notre début, c'étaient les concerts et les bals qui
dominaient» ensuite est venu le Salon, puis les courses. Voici le temps
des fêtes des environs de Paris, des bains, des voyages. Notre tâche est
de suivre le courant naturel de actualités: nous nous exerçons à saisir
au passage tout ce qui peut exciter la curiosité et l'intérêt. Avec du
zèle, nous arriverons à ce qu'il faut de rapidité et d'universalité.

_A M. V. G... de Barèges._--A défaut de dessin, une vue au daguerréotype
suffira.

_A M. I. B..._--La place a manqué.

_A M. T. D..._--La question n'a rien d'indiscret Voici la réponse: cinq
mille deux cents; et nous espérons mieux.

_A M. L. R. d._--La gravure demandée passera dans le prochain numéro.

_A M. S. P. Dum._--Ce n'est point de l'indécision, c'est de la prudence.
Dès que les inconvénients n'existeront plus, nous commencerons.

_A. M. D... de Provins._--Les deux séries s'organisent; elles offraient
de grandes difficultés. Il fallait s'assurer de correspondances
lointaines. Il eût été facile de supposer ce que nous ne savions pas,
d'appeler l'imagination à notre aide; nous avons préféré attendre et être
sincères.

_A M. Ad. C... de Marseille._--L'article n'a pas été inséré, parce qu'il
contenait des personnalités offensantes pour une personne dont l'âge et
le caractère doivent commander le respect, même de ceux qui ne partagent
pas ses opinions.

_A M. M. F... de Cahors_--L'idée est excentrique: nous l'acceptons,
quoique avec un peu de crainte.

_A mademoiselle El. M..._--Nous recevons la communication de ce dessin
avec plaisir.

_A M. le colonel R..._--La place a manqué: les deux portraits seront
publiés en juin.

_A M. Ch. Q... de Lyon_--Ce Mirait désirable, sans doute, mais c'est
impossible. La gravure en taille-douce est trop lente et trop coûteuse;
elle exigerait deux tirages. On ne peut pas espérer raisonnablement une
exécution très rapide et toujours parfaitement agréable. Ceux qui savent
à quel degré d'inhabileté et d'inexpérience était encore l'art de la
gravure sur bois en France il y a dix ans, loin d'être sévères
s'étonnent et nous tiennent compte de nos efforts. Les burins
travaillent jour et nuit. Il n'y avait pas en France, jusqu'à ce
jour, un pareil exemple d'activité.

_A M. Lob., de Nantes_--Certains malheurs ne peuvent pas et ne doivent
pas être représentés. En France, il y a une pudeur, dans la pitié
publique, que l'on ne blesserait pas en vain.

_A M. H. B. X... Fontaines-Saint-Georges_--Nous ne pouvons pas prendre à
cet égard d'engagement définitif. Un journal conçu sur un plan nouveau
ne vient pas au jour tout formé: il grandit peu à peu sous les regards
du public. Il n'en est pas de même lorsqu'on se borne à imiter dans
toutes leurs parties des journaux déjà existants; il ne serait pas juste
de nous appliquer la même mesure.

_A M. C. C., d'Abbeville._--En 1825. C'est un sujet trop rétrospectif,
et qui ne pourra être traité qu'à l'occasion d'un fait nouveau.

_A. M. Mel. Lo._--Le mémoire est d'un grand intérêt, mais trop long. Il
devrait être réduit de plus d'un tiers. Nous confierons le dessin à un
artiste habile, et, si l'on consent à la réduction, la publication
pourra avoir lieu dans quinze jours.

_A. M. Del., d'Auxerre._--Les portraits d'O'Connell et du docteur
Chalmers doivent paraître dans le prochain numéro.

_A. M. Rel., de Montereau_--Une vue de votre maison ne serait-elle pas
mieux placée dans les _Petites affiches._

_A. M. Val., de Paris_--A M. Ren., de Montpellier.--Nous avancerons
désormais d'un jour la publication.

_A M. de P., de Brest_--L'observation est juste. Sous l'ancien régime (et
nous ajouterons pendant la Révolution et sous l'Empire), un journal
illustré aurait eu peut-être plus de scènes variées, plus de fêtes plus
d'originalités à présenter à ses lecteurs. L'égalité de rang et de
fortune a conduit à plus d'uniformité; mais cette égalité est loin
d'être parfaite, et nous espérons montrer que notre époque est encore
assez riche en événements pour que l'intérêt de notre Recueil languisse
rarement. Ce sont d'ailleurs les faits du monde entier, la vie de tous
les peuples que nous avons le projet de représenter à nos lecteurs.



Amusements des sciences.

SOLUTION DES QUESTIONS PROPOSÉES DANS LE DERNIER NUMÉRO.

I. La série qui résout la question est celle des poids 1, 3, 9, 27, 81,
243, 729, etc., dont chacun est triple du précédent. Mais il faut que
ces divers poids soient combinés entre eux, d'une manière convenable,
sur les deux plateaux de la balance. Ils ne pourraient pas servir comme
ceux de la série 1, 2, 4, 8, 16, 32, si l'on imposait la condition de ne
les placer que sur un seul plateau. Ainsi, par exemple, 2 étant la
différence de 3 et de 1, le poids 2 s'obtiendra en plaçant 3 sur un des
plateaux et 1 sur l'autre. 3 est la différence de 9 d'une part et de 3
plus 1 d'autre part.

Supposons qu'il s'agisse de peser ainsi un corps dont le poids est de
368 grammes, 368 tombe entre 243 et 729; il surpasse 364, moitié de 728;
on le considérera donc comme la différence entre 729 et 361, et on
mettra le poids 729 sur l'un des plateaux. 361 se compose de 243 et de
118; 118 se compose de 81 et de 37; 37 se compose de 27 et de 10; 10 se
compose de 9 et de I. Il suffira donc de mettre sur l'autre plateau les
poids 243, 81, 27, 9 et 1.

On verra de la même manière que l'on formerait le poids 866 en plaçant
sur un des plateaux de la balance les poids 729, 243 et 3, ce qui donne
975, et en plaçant sur l'autre plateau les poids 81, 27 et 1, ce qui
donne 109.

Le poids le plus considérable que l'on puisse évaluer avec la série
allant jusqu'à 729, dont le triple vaut 2187, est la moitié de 2186 ou
1093.

II. Le tableau ci-après donne la solution de la seconde question:

                      Vase           Vase          Vase
                 de 12 litres,   de 7 litres,   de 5 litres.

        1º           12               0              0
        2º            7               0              5
        3º            7               5              0
        4º            2               5              5
        5º            2               7              3
        6º            9               0              3
        7º            9               3              0
        8º            4               3              5
        9º            4               7              1
        10º          11               0              1
        11º          10               1              0
        12º           6               1              5
        13º           6               6              0

L'explication de ce tableau est tout-à-fait analogue à celle des
tableaux du précédent numéro (page 208).

NOUVELLES QUESTIONS À RÉSOUDRE

I. Partager un sou (la vingtième partie du franc) entre vingt personnes,
en donnant la même part à chacune.

II. Faire parcourir au cavalier du jeu des échecs toutes les cases de
l'échiquier l'une après l'autre, sans passer deux fois sur la même.



Rébus

EXPLICATION DU DERNIER RÉBUS.

Les grandes pensées viennent du coeur.

[Illustration: Proclamation.]





*** End of this LibraryBlog Digital Book "L'Illustration, No. 0014, 3 Juin 1843" ***

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