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Title: Plaidoyer de M. Freydier contre l'introduction des cadenas et ceintures de chasteté, précédé d'une notice historique.
Author: Freydier, M.
Language: French
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*** Start of this LibraryBlog Digital Book "Plaidoyer de M. Freydier contre l'introduction des cadenas et ceintures de chasteté, précédé d'une notice historique." ***


                 CADENAS
                   ET
          CEINTURES DE CHASTETÉ


    ==_Il a été tiré de cet ouvrage_==
    ==========_strictement_=======
    ====_réservé aux souscripteurs_====
    10 exemplaires sur Japon Impérial
    =============(1 à 10)===================
    750 exemplaires sur papier d'Arches
    ============(11 à 760)==================

                _No_ 685



        LE COFFRET DU BIBLIOPHILE

Plaidoyer de M. Freydier contre l'introduction

                  des

                CADENAS

                   et

         CEINTURES DE CHASTETÉ

            _précédé d'une_

           NOTICE HISTORIQUE

        [Illustration: colophone]

                PARIS

        BIBLIOTHÈQUE DES CURIEUX
        4, rue de Furstenberg, 4

  _Édition réservée aux souscripteurs_

[Illustration]



       CADENAS

          ET

CEINTURES DE CHASTETÉ

A TRAVERS LES SIÈCLES


Étrange et déconcertante aberration que celle des êtres, aveuglés par
une bestiale jalousie, chez lesquels la conception de la propriété
sexuelle va jusqu'au cadenas, à la ceinture dite de chasteté! Il est
certain que, en dépit des assertions de Molière, de solides grilles et
des cadenas à secrets peuvent être quelque temps d'une efficacité
réelle, particulièrement lorsqu'ils sont adaptés au corps même de la
femme; ils peuvent donner l'illusion de la sécurité à ceux qui
localisent exclusivement la chasteté et l'honneur féminins, à ceux qui
se contentent du corps, même sans le consentement du cœur. Mais
combien cette satisfaction sensuelle comporte de sauvagerie brutale!

En tous pays pourtant, à toutes les époques, il exista, et les documents
judiciaires confirment qu'il existe encore et qu'il existera toujours
des êtres aussi anormaux.

Les peuplades orientales, au sang précocement bouillant, se
précautionnent brutalement contre la fragilité féminine. Strabon parle
de l'infibulation sexuelle comme d'une coutume assez générale chez les
Éthiopiens. Le savant hollandais de Paw a étudié la question sur place
et nous a transmis d'intéressants détails.

«L'infibulation des femmes, dit-il, est due uniquement à la jalousie des
hommes, qui dans les climats brûlants, où toutes les passions sont
extrêmes et la raison impuissante, ont été assez insensés, assez
impitoyables pour faire à la nature humaine le dernier des outrages, en
exerçant sur leurs semblables une violence injurieuse qu'on pardonnerait
à peine si l'on ne l'exerçait que sur les animaux[1]. Ces barbares ont
cru qu'en donnant des entraves au corps, ils subjugueraient aussi les
volontés, les idées, et l'âme même; ou, s'ils ont ignoré que la pudeur
ne consiste que dans la pureté de l'imagination et l'intégrité des
sentiments, leur absurdité a été encore plus impardonnable, puisqu'ils
ont employé tant d'inutiles moyens pour s'assurer la possession d'un
bien qu'ils ne connaissaient point. La manière d'infibuler le sexe est
encore en vogue de nos jours, et on se sert de trois méthodes
différentes quant à la forme, mais dont le but est à peu près le même.

En Éthiopie, une fille est à peine née qu'on réunit les bords de ses
parties sexuelles, qu'on coud ensemble avec un fil de soie et qu'on n'y
laisse d'ouverture qu'autant qu'il en faut pour les écoulements
naturels. On peut s'imaginer combien une couture faite dans un endroit
si sensible doit occasionner de douleur aux victimes d'une si
monstrueuse opération. Les chairs, rejointes par art, finissent par
adhérer naturellement, et vers la seconde année il ne reste plus qu'une
cicatrice difforme. Le père d'une telle fille possède, à ce qu'il croit,
une vierge, et il la vend pour vierge au plus offrant, comme il est
d'usage dans tout l'Orient.

Quelque temps avant les noces, on rouvre les parties fermées par une
incision assez profonde pour qu'elle puisse détruire la réunion faite
par la couture. Cette façon d'infibuler, la plus affreuse et la plus
cruelle, est aussi la moins usitée. Parmi d'autres nations de l'Asie et
de l'Afrique, on fait passer par les extrémités des nymphes opposées un
anneau qui, chez les filles, est tellement enchâssé qu'on ne peut le
déplacer qu'en le limant ou en le coupant de force avec des ciseaux. On
conçoit qu'on ne saurait ajuster ces entraves qu'en y faisant une
soudure afin d'unir les deux branches de la boucle après qu'elle a été
enfoncée dans les chairs, et cette soudure n'est praticable que par le
moyen d'un fer rouge qu'on applique sur la boucle même, pour y fondre le
plomb ou l'étain. Quant aux femmes, elles portent un cercle de métal où
il y a une serrure dont la clef est entre les mains du mari à qui cet
instrument tient lieu d'eunuques et de sérail qui coûtent si cher en
Asie qu'il n'y a absolument que les seigneurs et les princes qui aient
de ces esclaves pour en garder d'autres; les scélérats d'entre la
populace se servent des anneaux dont on vient de parler.

La troisième manière d'infibuler, quoique moins sanglante que ces
autres, est encore un horrible reste de barbarie: elle consiste à mettre
aux femmes une ceinture tressée de fils d'airain et cadenassée au-dessus
des hanches par le moyen d'une serrure composée de cercles mobiles où
l'on a gravé un certain nombre de caractères ou de chiffres, entre
lesquels il n'y a qu'une seule combinaison possible pour comprimer le
ressort du cadenas, et cette combinaison est le secret du mari[2].»

Le premier mode d'infibulation, que de Paw aurait mieux fait d'appeler
de son vrai nom une suture, est toujours usité en Égypte et chez
quelques peuples nègres. Vivant Denon raconte qu'aux environs de Syène,
les Arabes s'étant enfuis à l'approche de l'armée française, on trouva
dans les villages abandonnés de toutes petites filles qui avaient les
parties sexuelles cousues. Suivant des voyageurs plus récents,
l'opération se pratique vers l'âge de huit ou neuf ans, et il n'est pas
rare que les femmes mariées elles-mêmes y soient soumises. Quand un
Nubien part pour quelque voyage ou quelque expédition lointaine, il
s'assure de la sorte que sa femme ne se laissera pas consoler de son
absence; des matrones expertes sont requises pour faire l'opération au
départ et la contre-opération au retour. Mais on assure que la fidélité
conjugale n'en est pas mieux gardée, la femme n'hésitant pas à se faire
découdre pour recevoir son amant, quitte à se faire recoudre, si
douloureux que ce soit pour elle, dès qu'elle apprend par quelque
caravane le retour prochain de son mari.

Après le mariage, et lorsque le moment est venu d'employer le ministère
des matrones, c'est le nouveau marié qui donne des instructions
particulières à celle-ci. Ainsi qu'il arrive souvent, lorsqu'on croit
avoir tout prévu, l'infibulation, qui paraissait la meilleure garantie
de la virginité des jeunes Nubiennes, produit fréquemment un résultat
absolument opposé: bien des femmes, vendues comme esclaves, se refont
ainsi une virginité en subissant ce mode de rétrécissement artificiel,
qui permet au marchand de tromper l'acheteur sur la valeur réelle de sa
marchandise[3].

En Europe, le procédé paraît avoir été appliqué pour la première fois
par Francesco II da Carrara, le dernier souverain de Padoue au seizième
siècle. L'abbé Misson raconte, dans son _Voyage d'Italie_, que ce tyran,
fameux par ses cruautés, fut étranglé avec ses quatre enfants et son
frère, par ordre du Sénat de Venise. Misson, qui vit au palais ducal de
Venise le buste de ce souverain, remarqua aussi «un coffret de toilette
dans lequel il y a six petits canons qui y sont disposés avec des
ressorts ajustés d'une telle manière qu'en ouvrant le coffret ces canons
tirèrent et tuèrent une dame, la comtesse Sacrati, à laquelle Carrara
avait envoyé la cassette en présent. On montre avec cela de petites
arbalètes de poche et des flèches d'acier dont il prenait plaisir à tuer
ceux qu'il rencontrait, sans qu'on s'aperçût presque du coup, non plus
de celui qui le donnait. _Ibi etiam sunt serae et varia repagula quibus
turpe illud monstrum pellices suas occludebat_ (Il y a aussi des cadenas
et divers ferrements, avec lesquels ce monstre infâme bouclait ses
maîtresses)[4].»

Le président de Brosses, visitant à son tour l'arsenal du palais des
Doges, écrivait humoristiquement:

«C'est là qu'est un cadenas célèbre, dont jadis certain tyran de Padoue,
inventeur de cette machine odieuse, se servait pour mettre en sûreté
l'honneur de sa femme. Il fallait que cette femme eût bien de l'honneur,
car la serrure est diablement large[5]».

Mais cette plaisanterie n'est pas du goût de tous les voyageurs; l'un
d'eux, qui visita l'arsenal de Venise, en 1860, prend la chose plus au
sérieux:

«L'un des plus singuliers est assurément l'_Ostacolo_ dont a plaisanté
bien à tort, selon moi, le président de Brosses et qui montre jusqu'où
peut atteindre la folie humaine livrée sans contrôle à tous ses
caprices.

«Ce monstrueux appareil, inventé par la féroce jalousie du mari pour
assurer matériellement la fidélité de sa femme, rendait celle qui en
subissait l'outrage victime d'une torture permanente véritablement
atroce. Il est désigné aujourd'hui sous cette mention caractéristique:
_Ostacolo suggerito della strana gelosia del Carrese._

      La jalousie au sinistre visage
      Inspira seule à l'odieux tyran
      Cet instrument d'invention sauvage,
      Car il pensait, dans sa stupide rage,
      Ainsi se mettre à l'abri du croissant.
      Figurez-vous dessous sa carapace
      Un hérisson qui sait, sous mille dards,
      S'envelopper de robustes remparts
      Et défier une meute vorace.
      Voyez les chiens s'écorchant le museau
      Sous les piquants de ce gibier fallace,
      S'enfuir honteux, contrits, l'oreille basse
      D'être venus se jeter dans la nasse
      Et d'y trouer cruellement leur peau.
      Semblable fut, autant qu'on peut le dire,
      Ce bouclier des plus secrets appas
      De sa moitié qu'en son affreux délire
      Imagina ce François Carrera.
    Ah! croyez-m'en, vous tous que dévore la flamme
    De votre jalousie, évitez ce moyen;
    C'est par le cœur toujours qu'on enchaîne la femme.
    Vos cadenas jamais ne serviront de rien.
    Il n'est pas de verrous, il n'est pas de serrure
    Que l'adroit Cupidon ne sache ouvrir enfin.
    Faites-vous donc aimer ou bien, je vous le jure,
    Vous n'échapperez pas à la triste aventure,
      Du forgeron que l'on nommait Vulcain[6].

La mode faillit s'introduire en France sous Henri II. «Du temps du roi
Henri, dit Brantôme, il y eut un certain quincaillier qui apporta une
douzaine de certains engins à la foire de Saint-Germain pour brider le
cas des femmes, qui étaient faits de fer et ceinturaient comme une
ceinture, et venaient à prendre par le bas et se fermer à clef; si
subtilement faits qu'il n'était pas possible que la femme, en étant
bridée une fois, s'en pût jamais prévaloir pour le doux plaisir, n'ayant
que quelques trous menus pour servir à pisser.

«On dit qu'il y eut quelque cinq ou six maris jaloux qui en achetèrent
et en bridèrent leurs femmes de telle façon qu'elles purent bien dire:
«Adieu, bon temps.» Si y en eut-il une qui s'avisa de s'accoster d'un
serrurier fort subtil en son art, à qui ayant montré ledit engin, et le
sien et tout, son mari étant allé dehors aux champs, il y appliqua si
bien son esprit qu'il lui forgea une fausse clef, que la dame le fermait
et ouvrait à toute heure et quand elle voulait. Le mari n'y trouva
jamais rien à dire; et elle se donna son saoul de ce bon plaisir, en
dépit du fat jaloux, cocu de mari, pensant vivre en franchise de
cocuage. Mais ce méchant serrurier, qui fit la fausse clef, gâta tout,
et si fit mieux, à ce qu'on dit, car ce fut le premier qui en tâta et le
fit cornard; aussi n'y avait-il danger, car Vénus, qui fut la plus belle
femme et putain du monde, avait Vulcain serrurier et forgeron pour mari,
lequel était un fort vilain, sale, boiteux et très laid.

«On dit bien plus, qu'il y eut beaucoup de galants honnêtes
gentilshommes de la cour qui menacèrent de telle façon le quincaillier
que, s'il se mêlait jamais de porter telles ravauderies, qu'on le
tuerait, et qu'il n'y retournât plus et jetât tous les autres qui
étaient restés dans le retrait, ce qu'il fit; et depuis onc n'en fut
parlé, dont il fut bien sage, car c'était assez pour faire perdre la
moitié du monde à faute de ne le peupler, par tels bridements, serrures
et fermoirs de nature, abominables et détestables ennemis de la
multiplication humaine[7].

Il semble, quoi qu'en dise Brantôme, que ces engins furent connus en
France bien avant le règne de Henri II, dès le quinzième siècle.
Guillaume de Machault disait, en effet, en parlant d'une de ses
maîtresses:

      Adonc la belle m'accola...
      Si atteignit une clavette
      D'or, et de main de maître faite,
      Et dit: «Cette clef porterez,
      Ami, et bien la garderez,
      Car c'est la clef de mon trésor.
      Je vous en fais seigneur dès or,
      Et dessus tout en serez maître,
    Et si l'aim plus que mon œil dextre,
    Car c'est m'honneur, c'est ma richesse,
      C'est ce dont puis faire largesse.»

Agnès de Navarre écrivait à Guillaume de Machault: «Ne veuillez mie
perdre la clef du coffre que j'ai, car si elle était perdue, je ne
crois mie que j'eusse jamais parfaite joie. Car, par dieux! il ne sera
jamais deffermé d'autre clef que celle que vous avez, et il le sera
quand il vous plaira.»

Guillaume répondait à Agnès: «Quant à la clef que je porte du très riche
et gracieux trésor qui est en coffre où toute joie, toute grâce, toute
douceur sont, n'ayez doute qu'elle sera très bien gardée, si à Dieu
plaît et je puis. Et la vous porterai le plus brièvement que je pourrai,
pour voir les grâces, les gloires et les richesses de cet amoureux
trésor.»

Il n'est pas présomptueux de déduire, de cette correspondance, qu'Agnès
de Navarre portait de son plein gré une ceinture de chasteté dont elle
avait donné la clef à Guillaume de Machault[8].

Rabelais aussi connut la ceinture chère aux jaloux, puisqu'il fait dire
à Pantagruel: «Le diantre m'emporte si je ne boucle ma femme à la
bergamasque, quand je partirai hors de mon sérail[9].»

Mais voici un témoignage inattendu. M. Niel, dans ses _Portraits du
seizième siècle_, conte, en effet, qu'une gravure satirique, assez
répandue en son temps, représentait Henri IV sous un aspect curieux
d'Othello, d'un Othello qui, plus prudent que violent, aurait adopté
pour sa maîtresse Mme de Verneuil la ceinture de chasteté. Cette
gravure portait comme légende: _Représentation du cocu jaloux qui porte
la clef et sa femme la serrure._ Une femme, dont les traits étaient bien
ceux de la «rusée femelle» Mlle d'Entragues, assise sur le pied d'un
lit, donne à un homme placé devant elle, et ressemblant à s'y méprendre
au Vert-Galant, la clef d'un cadenas qui ferme la ceinture de chasteté
attachée autour de son corps, tandis que, caché derrière les rideaux de
son lit, l'amant est aperçu tenant une bourse pour payer la clef que lui
montre une servante. A droite, un fou cherche à retenir des abeilles
dans un panier; à gauche, un chat guette une souris. Symboles
transparents[10].

Cet aimable bavard de Tallemant nous a transmis de son côté une
historiette suggestive. «Le premier président Le Jay fut sollicité une
fois par une jolie personne qui feignait que son mari était si jaloux
qu'en s'en allant il lui avait mis un brayer de fer. Cela enflamma le
président; le brayer n'était pas si fermé qu'on ne le pût reculer; mais
le bonhomme y gagna une vache à lait. C'était une malice qu'on lui
faisait[11].»

On prétend bien aussi que le duc de Ventadour avait préservé de la même
façon la vertu de sa fragile épouse. «Toutes les personnes un peu au
fait de l'histoire intime de la cour de Louis XIV, écrit G. Brunet,
savent que le duc de Ventadour, très laid, très contrefait, épousa
Mlle de la Motte-Houdancourt, qui, par sa beauté et ses galanteries,
fit beaucoup parler d'elle. Mme de Sévigné rapporte le mot malin de
Mme Cornuel sur le bruit qui courut au sujet du moyen employé par le
duc pour déjouer les intentions des adorateurs de son épouse: «Il a mis
un bon suisse à la porte!» M. Brunet pense que ce suisse était
également «un brayer de fer». Mais Mme de Sévigné ajoute: «Mme
Cornuel dit que le duc de Ventadour a mis un bon suisse à sa porte, en
donnant une belle maladie à sa pauvre femme.» La précaution du duc,
moins délicate sans doute encore, n'a donc qu'un rapport lointain avec
la ceinture de chasteté.

Le savant latiniste Nicolas Chorier, si documenté sur les questions
techniques du baiser, nous a donné, au sujet de ces instruments, des
détails piquants. Et d'abord voici comment un mari, sous l'impulsion
d'une maîtresse jalouse, décide sa femme à revêtir la ceinture
protectrice. Tullia raconte l'incident à son amie Octavia:

«OCTAVIA.--J'ai entendu, à propos de cette ceinture de chasteté, je ne
sais quelles conversations qui se tenaient ces jours derniers entre
Giulia et ma mère. Mais je ne vois pas bien quelle est la raison d'être
de cette ceinture qui rend les femmes chastes.

TULIA.--Tu l'apprendras. Le lendemain, comme Giulia se levait, Giocondo
s'approche d'elle; tous témoins étaient éloignés; il déplie cette
ceinture. Elle se met à rire: «--Qu'est-ce que cet objet que tu tiens et
où je vois reluire de l'or? demanda-t-elle.--Il te faut mettre cette
ceinture, lui répondit-il, pour te prémunir contre la souillure
maternelle. Cela s'appelle une ceinture de chasteté; Sempronia, ma
maîtresse, a porté celle-ci avant toi, pendant plusieurs années; tu la
porteras à ton tour. C'est de cette façon qu'elle a acquis sa bonne
renommée et j'espère que tu en acquerras une aussi bonne.» Le grillage
d'or pend à quatre chaînettes d'acier, recouvertes de velours de soie et
réunies avec le même art à une ceinture de même métal. Deux de ces
chaînettes d'un côté, deux de l'autre, soudées à la grille, la
soutiennent par derrière et par devant. Par derrière, au-dessus des
reins, la ceinture est fermée au moyen d'une serrure faite pour une
toute petite clef. La grille, haute de six pouces environ et large de
trois, va ainsi du périnée à la partie supérieure des lèvres externes;
elle couvre tout l'espace qui s'étend entre les deux cuisses et le
bas-ventre. Comme elle est formée de trois rangs de mailles écartées,
elle permet le passage de l'urine, mais ne laisserait pas pénétrer
seulement le bout du doigt. Ainsi, comme d'une cuirasse, se trouve
défendue contre les mentules étrangères cette partie dont celui qui, de
par la loi de l'hymen, en est le propriétaire, sait se rendre, quand il
le veut, l'accès facile.

OCTAVIA.--Que dut se dire en elle-même la nouvelle mariée?

TULIA.--Ce que tu te diras en toi-même avant quelques jours, car on
fabrique aussi pour toi un instrument de ce genre.

OCTAVIA.--J'ignorais ce que machinait Caviceo lorsqu'il me disait, de la
ceinture de chasteté, que c'était la meilleure protectrice de la vertu
des honnêtes femmes, qu'il me demandait si je voudrais en revêtir une et
que ma mère m'en donnait le conseil.

TULIA.--«Que faut-il que je fasse? demanda Giulia, pendant que son mari
soulevait les couvertures du lit.--Mets l'un de tes pieds, lui dit-il,
entre ces deux chaînettes-là et l'autre entre celles-ci.» Les deux
pieds placés, il relève la ceinture par en haut, ajuste la grille devant
la fente, entoure de la ceinture la partie inférieure du torse,
au-dessus des reins, et ferme la serrure à clef. «Maintenant, ta
pudicité est à l'abri, dit-il; tout va bien.» Il lui demanda de se lever
nue, de sortir du lit, de marcher; elle se lève comme il le lui ordonne,
sort du lit et fait quelques pas; elle ne marche pas, dit-elle, aussi
facilement qu'auparavant, forcée qu'elle est d'écarter les jambes à
cause de la grandeur de la grille. «Tu t'y habitueras, dit Giocondo;
cette gêne n'a rien de bien surprenant, étant nouvelle pour toi.» Il lui
ordonne alors de se coucher par terre, à plat ventre, et regarde avec
admiration son dos, ses fesses, pendant qu'elle est ainsi allongée, car
on dit que la Nature l'a façonnée et polie à l'équerre. Il essaie si
l'on peut introduire le doigt ou quoi que ce soit par l'ouverture, y
fourre le sien lui-même et sent que c'est impossible. «Tout est en
sûreté», dit-il. Aussitôt il va trouver Sempronia. «Maintenant,
maîtresse, dit-il, j'ai deux clefs à t'offrir.--Je les accepte très
volontiers», répond Sempronia; et les chevaux lancés, ils arrivent tous
deux en grande vitesse au comble du bonheur. La chose achevée: «Je te
rends, dit Sempronia, cette clef qui va si bien à ma serrure; donne-moi
l'autre.--La voici, dit Giocondo; prends-la.--Maintenant, ajoute
Sempronia, écoute quelle est ma volonté. Je veux que tu n'aies affaire à
Giulia qu'uniquement en vue d'avoir des enfants et que ce soit avec moi
que tu prennes tous tes plaisirs. Je veux que vis-à-vis d'elle tu sois
un mari, vis-à-vis de moi un amant, un amoureux. Je ne te rendrai donc
cette clef que tous les quinze jours et encore après que tu t'en seras
servi une fois ou deux. Je ne veux pas, en effet, que Giulia sache ce
que tu peux faire en ce genre d'escrime, quelle est la solidité de tes
reins, la vigueur de tes muscles[12].»

Plus loin, le même écrivain décrit une ceinture de chasteté qu'un
nouveau marié impose à sa femme, par une précaution aussi inutile que
stupide. C'est encore Tullia, l'épouse ceinturée, qui fait ses
confidences à Octavia:

«Certes, dit-il, je suis bien persuadé que tu es on ne peut plus honnête
et chaste, quoique l'on dise ordinairement que les femmes lettrées ne
sont jamais bien chastes; néanmoins j'ai peur pour ta vertu, si toi et
moi nous ne lui venons en aide.--Qu'ai-je donc fait, quelle faute ai-je
commise pour qu'il te vienne à l'idée un soupçon pareil, mon cœur?
demandai-je; quelle opinion as-tu de moi? Je n'entends pourtant pas
m'opposer à ce que tu as pu résoudre.--Je veux, reprit-il, te mettre une
ceinture de chasteté; si tu es vertueuse, tu ne t'en fâcheras pas; dans
le cas contraire, tu conviendras que c'est avec raison que je suis porté
à agir de la sorte.--Je mettrai tout ce que tu voudras, répliquai-je;
quoi que ce soit, je serai heureuse de le porter. Je n'existe que pour
toi, je ne serai femme que pour toi, bien volontiers, isolée de tout le
reste du monde, que je méprise ou que je déteste. Je ne parlerai pas à
Lampridio; je ne le regarderai même pas.--Ne fais pas cela,
s'écria-t-il; au contraire, je veux que tu en uses avec lui
familièrement, quoique honnêtement, et que ni lui ni moi nous n'ayons
sujet de nous plaindre de toi; lui, si tu le traitais trop rudement;
moi, si tu lui faisais trop bonne mine. La ceinture de chasteté te
permettra de vivre en pleine liberté avec lui et me donnera vis-à-vis de
Lampridio sécurité entière.» A l'aide d'un ruban de soie dont il
m'entoura le corps au-dessus des reins, il prit alors la mesure, à la
grosseur de mon corps, des dimensions que devait avoir la ceinture,
puis, d'un autre ruban de soie, mesura l'intervalle de mes aines à mes
reins. Cela fait: «J'aurai soin, ajouta-t-il, de te montrer
ostensiblement combien je t'estime. Les chaînettes, qui doivent être
recouvertes de soie, seront en or; l'ouverture sera en or, et le
grillage, en or aussi, sera intérieurement constellé de pierres
précieuses. Un orfèvre, le plus renommé de notre ville, à qui j'ai
souvent rendu des services, va s'appliquer à en faire le chef-d'œuvre
de son art. Je te ferai donc honneur tout en semblant te faire injure.»
Je demande dans combien de temps cette ceinture peut être terminée. «Ce
sera fait dans une quinzaine», me répond-il; dans l'intervalle, il me
demande de ne pas chercher à captiver Lampridio par de trop fréquentes
conversations; après, j'en agirai avec lui comme bon me semblera. Nous
allâmes nous coucher, et cette nuit-là nous fûmes trois fois heureux.

OCTAVIA.--Tu es chère à Vénus, toi dont en si peu de temps Vénus a
favorisé tant de jouissances. Et tu as pu, dans de pareilles courses, ne
pas fléchir sous le cavalier?

TULIA.--Certainement, je l'ai pu. Sempronia vint me voir le jour
suivant: je rapportai toute l'affaire à Lampridio, qui peu de temps
après s'établit chez nous.

OCTAVIA.--Il n'eut pas affaire avec toi ce jour-là?

TULIA.--Ni ce jour-là, ni le reste de la quinzaine. Durant ce temps, je
n'eus avec lui aucune conversation familière, lorsque nous voyions fixés
sur nous les yeux de Callias ou ceux des valets qui nous observaient par
son ordre (... D'un vaurien de valet la langue est la pire chose...) Tu
sais quelle est la méchanceté et la perversité de ces gens-là. Mais
donne-moi un baiser; je crois voir dans ton visage je ne sais quoi des
traits d'un noble Français qui, à Rome, l'an passé, me fit honneur de sa
catapulte, sous les auspices et par l'entremise de Lampridio; ses trois
compagnons, qui l'aidèrent à la besogne et qui suèrent avec moi, tout
solides et robustes qu'ils étaient, ne furent pas à sa hauteur.

OCTAVIA.--Quelle monstruosité entends-je! Tu as mis quatre hommes sur
les dents, toi si délicate, si jolie, sans avoir toi-même les reins
brisés?

TULIA.--Tu le sauras plus tard. Mais veux-tu que je finisse le récit que
j'avais commencé?

OCTAVIA.--Non seulement je le veux, mais je t'en prie.

TULIA.--Le lendemain, lorsque Lampridio vint s'installer chez nous,
Callias dit qu'il avait besoin d'aller à notre domaine, près d'Ancône.
Tu connais les charmes, la magnificence de notre villa. Comme il en
parlait à dîner, Lampridio dit qu'il l'accompagnerait volontiers, si
cela lui faisait plaisir; car c'était pour lui, disait-il, un grand
bonheur que de respirer librement l'air pur de la campagne. «Rien ne
pourrait m'être plus agréable, ajouta-t-il, que d'en jouir avec vous.»
Ils y passèrent sept jours de suite et Callias s'habitua si bien à la
société de Lampridio qu'aussitôt il le prit pour confident de tous les
mouvements de son âme et de ses plus secrètes pensées. Callias vantait
mon esprit, mes manières, ma politesse; il disait que ce en quoi je
brillais surtout entre toutes les femmes, c'était ma vertu.--«Mais, dit
Lampridio, n'est-il pas aisé, quand même elle ne voudrait pas vivre
honnêtement, ce que je suis loin de souhaiter, de faire qu'elle ne
puisse pas même en être tentée? Sans doute, en ce qui touche la
chasteté, on peut se fier à sa femme, aux servantes; mais une bonne
serrure est plus sûre. Une femme peut vous tromper, les domestiques se
laisser séduire; une serrure ne trompe ni ne se laisse corrompre.--Je
suis tout à fait de votre avis, dit Callias, et Stefano, l'orfèvre, me
fabrique un grillage qui doit servir de défenses avancées à la
forteresse de ma Tullia.--Vous avez fait sagement, répondit Lampridio,
de charger cet orfèvre du soin de vos affaires. A vous dire vrai, je
veux et souhaite rester uni avec vous d'un lien d'amitié indissoluble;
mais nous sommes tous portés au soupçon, et je craignais, si je venais à
en user librement avec votre femme, de faire naître en vous quelque
défiance (pourrait-il en être autrement?) qui vous chagrinerait et me
serait odieuse, à moi. Lorsque vous l'aurez mise sous clef, vous n'aurez
absolument plus rien à craindre, à soupçonner. Maintenant, permettez-moi
de rentrer demain à la ville; je reviendrai après-demain. Mon notaire
doit me donner demain des lettres de Venise, pour une affaire de la
plus grande importance, du plus grand intérêt; en m'occupant de mes
affaires, je fais les vôtres.» Lampridio revint donc le dixième jour,
chargé par Callias de presser Stefano, à qui il avait une lettre à
remettre ainsi qu'à moi.--«Pour que vous sachiez bien, lui dit Callias,
à quel point je suis persuadé d'avoir en vous un autre moi-même, je vous
confie ce que j'ai de plus secret: ma femme ne veut pas qu'aucun homme
puisse se douter que je me défie de sa vertu; je dois, en effet, en être
assez assuré.» A son entrée dans ma chambre, Lampridio me voit entourée
d'un cercle d'amies: parmi elles, Sempronia resplendissait de beauté et
d'élégance. Il les salue toutes respectueusement, me remet la lettre de
Callias et me dit que les chaînettes d'or et le reste de l'appareil
seraient prêts dans trois ou quatre jours. Lorsqu'il revint, Lampridio
me trouva seule avec Sempronia.--«Tout va bien, madame, dit-il; sous peu
de jours votre ceinture sera confectionnée; cette porte d'or, enrichie
de pierreries, dont votre pudicité elle-même s'enorgueillit d'être
défendue, reluira, éblouira de splendeurs, au devant de votre jardin.»
Il nous mit ensuite l'objet sous les yeux par une description
pittoresque. «Mais, ajouta-t-il, sa clef n'était pas elle-même mise sous
clef, et en causant de chose et d'autres, pour rire, avec l'orfèvre,
j'en ai pris l'empreinte sur ce morceau de cire. Maintenant, comme vous
le souhaitez, Sempronia, nous coulerons donc des jours heureux[13].»

Mais voici un document qui nous expose cet immoral usage comme une
respectable tradition dans les cours d'Italie.

Dans le _Journal de la Régence_, de Jean Buvat, en effet, il est dit, à
propos du mariage de la princesse Mlle de Valois, fille du Régent,
avec le duc de Modène, ce qui suit: «La princesse était remarquablement
belle, le cadet, le prince Jean-Frédéric, n'avait pas pu s'empêcher d'en
témoigner ses sentiments et de publier partout où il se rencontrait que
la princesse d'Orléans, que le prince François-Marie, son frère, allait
épouser, était la plus belle personne qui eût jamais paru en Italie et
qui fût au monde, qu'elle ne pouvait pas manquer de conquérir tous les
cœurs de ceux qui la verraient, et qu'il ne pouvait pas lui refuser
le sien, quoiqu'il ne l'eût encore vue qu'en peinture.» Ce qu'ayant été
rapporté au prince Ferdinand-Marie, cela n'avait pas manqué de lui faire
naître une jalousie si grande qu'il avait persuadé le duc de Modène, son
père, que, pour le bien de la paix, il fallait éloigner le prince
Jean-Frédéric et l'obliger à se retirer à Rome, où il était depuis deux
mois pour se désennuyer.

On disait aussi, par avance, que la jalousie ne manquerait pas d'obliger
la princesse, peu après son arrivée à Modène, à se soumettre à la loi
que cette passion y a établie, aussi bien que dans les autres cours
d'Italie, et même parmi les personnes d'un rang moins distingué, qui est
de porter une espèce de cadenas fermant à clef et dont le mari garde
jalousement la clef.

C'est comme une ceinture de velours qui enveloppe les reins et les
cuisses de la femme, afin que le cadenas soit également soutenu et
appliqué directement sur sa partie, de sorte qu'elle se trouve
entièrement masquée, en ne lui laissant que l'ouverture nécessaire quand
elle a besoin d'uriner, pour la sortie de l'eau[14].

Un aventurier célèbre du dix-huitième siècle, le comte de Bonneval,
confirme l'existence de cette coutume en Italie par le piquant récit
d'une aventure personnelle.

«Mon quartier fut Cosme. Tous les environs étaient à ma discrétion:
j'inspirai à mes troupes une partie de mes sentiments, et tous ces
peuples furent fort contents. Je me logeai dans le château, ma table fut
pour tous les honnêtes gens qui voulurent y venir prendre place. Le jeu,
le bal, les concerts lui succédaient. Le gentilhomme le plus apparent de
ce lieu fut le seul qui ne parut pas chez moi. Je l'accablai de
politesse, je le fis prier, j'y allai moi-même, tout fut inutile. Je
résolus de m'en venger. Il avait une fort belle femme, dont il était
jaloux comme un tigre; le bruit public était qu'il avait toujours la
clef de certain cadenas. Cet homme était riche et en même temps avare,
il allait souvent à la campagne et y passait deux ou trois jours;
pendant ce temps-là, sa maison était exactement fermée, personne n'y
entrait, personne n'en sortait. Ces difficultés m'animèrent, je mourais
d'envie de savoir par moi-même si l'histoire du cadenas était véritable.
Je m'avisai de faire battre mes tambours autour de cette maison une nuit
presque tout entière. La dame m'écrivit un billet le lendemain, pour me
prier de faire cesser ce bruit. Une vieille femme, qui avait été
nourrice de son mari, mais qui était tout à fait dans ses intérêts, me
dit, en me le remettant, qu'il devait me suffire de troubler sa
maîtresse d'une autre façon sans y ajouter le bruit des tambours. Au bas
du billet, je lus, en mots à demi effacés: _Vous pourrez être sûr._ Je
donnai à cette femme tout ce que j'avais d'argent sur moi, et lui
demandai si je pouvais écrire; elle m'assura que je le pouvais; je le
fis dans les termes suivants:

«J'ai reçu avec un profond respect et une reconnaissance infinie le
billet qu'il vous a plu de m'écrire. Je suis dans les mêmes sentiments
que vous. Il n'est rien que je ne tente et que je ne fasse pour vous en
donner des preuves. Si votre maison avait été accessible, il y a
longtemps que je vous aurais prévenue. L'amour qui veut nous unir a fait
ce que les conversations auraient pu faire. Tenons-nous compte des
sentiments qu'il nous a inspirés. Ne cherchons point à nous éprouver et
ne nous faisons point languir. J'attends vos ordres.» Cette lettre,
assez mal bâtie, fut reçue comme elle devait l'être après la déclaration
ingénue qu'on m'avait faite. La vieille me dit d'envoyer un de mes gens
vers quatre heures du soir à la porte d'une certaine église pour avoir
la réponse. Elle fut du même style que ce que j'avais écrit et ne
contenait que ces trois ou quatre mots: «Ce soir, à onze heures, par la
petite porte qui donne sur les remparts. On sera prête à vous recevoir
autant qu'on peut l'être. Venez seul.»

On peut bien juger que je ne manquai pas au rendez-vous. La porte
s'ouvrit à l'heure précise. La vieille me conduisit par je ne sais
combien de détours et me fit entrer dans un cabinet, où elle m'enferma.
La dame ne tarda pas à m'y venir joindre. Elle était à demi
déshabillée. «Pour qui me prendrez-vous? me dit-elle en me sautant au
cou, les moments sont chers, vous trouverez plus d'ouvrage que vous ne
pensez.» Nous nous y mîmes aussitôt. L'affaire du cadenas était
véritable. Une espèce de cotte de maille, faite à peu près comme le fond
d'une fronde, rendait la route impénétrable. Je ne sais combien de
petites chaînes attachaient ce réseau à une ceinture, que des rubans
diversement attachés rendaient immobile. Il n'était pas possible de
couper ou de découdre sans qu'on s'en fût aperçu, sa vie en dépendait.
Après mille peines inutiles: «Il n'est pas possible, lui dis-je, que
votre mari n'ait qu'une clef, sûrement il en aura fait faire plusieurs!»
Nous étions dans le cabinet de ce jaloux, nous cherchâmes de tous côtés.
Par mégarde, il avait laissé un des tiroirs de son bureau ouvert: nous
y fouillâmes. Sous un tas de papiers et de vieux contrats, nous
trouvâmes une petite boîte d'argent, et, dans cette boîte, cinq ou six
petites clefs: c'était ce que nous cherchions. J'en pris une et
j'envoyai mon valet de chambre à Milan pour en faire faire une pareille.
Nos entrevues recommencèrent toutes les fois que ce gentilhomme
s'absenta.

Je m'étais vengé; mais la vengeance n'a qu'une partie de sa douceur
quand elle reste secrète; du moins c'était ma façon de penser. A mon
départ, j'envoyai à ce mari jaloux, par un de mes gens, la clef en
question, enfermée dans une lettre, où il n'y avait que ces mots: _Je
n'en ai plus affaire._ Aussitôt il monta à cheval, et je n'étais qu'à
trois ou quatre lieues qu'il me joignit; j'allais me mettre à table. Il
me demanda satisfaction; je le remis après dîner: nous nous battîmes
dans un petit bois. C'était une bonne épée, et il était beaucoup plus
brave qu'il ne le paraissait. Il me dit qu'il ne m'en voulait point, que
s'il avait l'avantage, son dessein était de porter ma tête à sa femme et
de la poignarder après qu'elle l'aurait vue. Ce discours brutal m'anima,
nous nous battîmes à outrance et le combat fut long. Enfin, je lui
allongeai un coup qui le perça au-dessous de la mamelle gauche et sortit
au-dessus de l'épaule droite, un peu au-dessous de la clavicule; je le
laissai étendu sur le carreau. J'en fus fâché et ne m'en consolai que
par le plaisir de sauver la vie à sa femme. Je ne pus savoir comment
cette aventure transpira, mais il en fut beaucoup parlé à Vienne. Les
dames me questionnèrent fort sur ce cadenas, et l'empereur Joseph en
badina plus d'une fois[15].

En France, l'engin ne resta guère utilisé que dans des cas d'exception,
chez les débauchés pervers, dont la satiété a besoin de piment, ou chez
les jaloux d'une brutalité violente. Un policier du dix-huitième siècle
constate que «dans l'attirail d'un cabinet de toilette modèle d'une
petite maison, à côté de philtres et d'élixirs, de marques et de
pastilles, on trouve des ceintures de chasteté, des masques propres à
tromper la surveillance des jaloux[16]».

L'abbé de Grécourt a signalé, lui aussi, ce procédé barbare des amants
ou maris que tourmente la rage jalouse. Rosine, son héroïne, rentrée en
France avec son époux, à la suite de longs voyages où elle ne connut que
la joie d'être aimée, voit celui-ci envahi par la noire jalousie.

    Celui-ci, le plus fou de tous,
    N'aborde plus qu'il n'injurie,
    Ne s'éloigne plus qu'en furie,
    Et que sur la foi des verrous;
    Bientôt encore il s'en méfie,
    Et l'outrageante jalousie,
    Dominant ce cœur déréglé,
    Le fait recourir à la clef
    Que Vulcain forge en Italie.
    Clef maudite! affreux instrument,
    Qui, lorsqu'il faut qu'un mari sorte,
    Condamne la dernière porte
    Par où se peut glisser l'amant[17]!

Il était opportun, cependant, d'apprendre aux déraisonnables tyrans que
toute serrure peut être forcée; et c'est ce que ne manquèrent pas de
faire, comme nous l'avons vu, les héroïnes de Chorier et le comte de
Bonneval lui-même. Nous trouvons précisément une des plus jolies scènes
inspirées par cette judicieuse leçon de morale dans un petit roman qui,
au dix-huitième siècle; eut un grand et durable succès: _La Belle
Alsacienne ou Telle mère, telle fille_, roman attribué à Bret.

«J'étais logée rue Coquillière. D..., dont le sérail était répandu dans
les différents quartiers de Paris, me vit et m'aima. Il vint lui-même
m'assurer de la possession de son cœur. Son antique et petite figure
ne me revenait nullement; mais le rang de sultane favorite qu'il
m'offrit me fit ouvrir les yeux; ma vanité s'en trouva flattée, et
j'acceptai, sans balancer, un parti si brillant et qui me mettait
au-dessus de toutes mes rivales.

Me voyant dans de si favorables dispositions, il me fit quitter mon
habit étranger pour en prendre un de son goût, et me fit conduire rue
des Deux-Portes, chez deux de ses sultanes _validé_, auxquelles il avait
remis l'intendance de ses menus plaisirs. Je n'y restai que deux jours;
il avait eu soin pendant ce temps de me faire meubler, rue du
Luxembourg, un appartement digne du rang où j'allais monter. J'allai
prendre possession de mon nouveau palais. D... m'y attendait; il m'étala
toute la rhétorique de sa galanterie usée.

Il me parla de son amour comme d'une passion qui n'avait pour but que le
plaisir de faire mon bonheur. Il m'assura que je le connaîtrais aux
soins qu'il prendrait de moi, et que la profonde estime dont il se
sentait pénétré lui avait suggéré les plus sages précautions pour
conserver ma chaste pudeur et défendre mes charmes d'un profane pillage:

--Le véritable amour ne va guère sans un peu de jalousie; c'est la
preuve d'une âme délicate. La mienne n'a rien à se reprocher sur cet
article; je vous adore avec toute la délicatesse imaginable. Que ne
sommes-nous en Asie! j'aurais la satisfaction de vous y voir entourée
des gardiens sacrés de la vertu des femmes: vous seriez heureuse et ma
sécurité serait parfaite. Sages Orientaux, que vos usages sont prudents
et pourquoi faut-il que, par notre négligence, nous nous soyons privés
d'un moyen si sûr et si commode de se procurer la paix!

Je voulus le rassurer sur ses terreurs et lui faire entendre que j'étais
fille à sentiments et capable de lui garder une fidélité scrupuleuse.

--Je n'en doute pas, interrompit-il, ce que je dis n'est que pour la
conversation; mais encore un coup, ma chère, convenez avec moi que c'est
quelque chose de bien utile qu'un eunuque auprès de femmes moins
vertueuses que vous. Je parie même que vous seriez charmée d'en avoir;
vous avez des mœurs, de la sagesse; mais il y a quelquefois des
moments où l'observation de la règle nous gêne; on craint de manquer,
cela oblige de faire des efforts sur soi-même.

«N'est-il pas bien plus doux de ne rien avoir à appréhender et de braver
un péril qu'on sait n'être pas fait pour soi? J'y reviens toujours: la
méthode d'avoir des imberbes est bonne. La mode en viendra peut-être
quelque jour.

«En attendant, adorable mignonne, agréez la peine que j'ai prise d'y
suppléer; vous ne sauriez, après cela, douter de la sincérité de mes
sentiments. Parmi quelques curiosités que j'ai fait venir d'Italie, on
m'a envoyé une machine d'une invention merveilleuse, et les femmes
doivent avoir une grande obligation à celui qui l'a imaginée. C'est un
secret infaillible contre les alarmes: seriez-vous curieuse, ma reine,
de voir un bijou si singulier?»

En disant cela, il tira de sa poche cette rareté et me la présenta. Je
ne pus m'empêcher de rire à cette vue.

--Vous riez, dit-il, cela est drôle au moins. Ça, ma chère petite, un
peu de complaisance, voyons si cela vous ira bien.

Je continuais toujours mes éclats de rire, ne m'imaginant pas que D...
parlât sérieusement. Je vis à la fin que c'était pour tout de bon. Comme
mon cœur n'était pas occupé, je m'embarrassai peu que la jalousie de
mon amant me privât d'une chose qui m'était inutile; je me prêtai de
bonne grâce. Il était enchanté de me voir flatter sa manie avec tant de
franchise; il disait et faisait mille extravagances.

--Ah! petits amours, s'écriait-il, je vous tiens, vous serez enchaînés,
fripons. Quel dommage que tant d'attraits fussent la proie de quelque
scélérat qui n'en connaîtrait pas le prix!

--Quoi, vous les enfermez sous clef? m'écriai-je.

--Oui, reprit-il, c'est pour votre bien.

Il baisait cependant son prisonnier avec des transports incroyables.

--Eh bien, poursuivit-il, je vous trouve mille fois plus belle, depuis
que vous pouvez l'être impunément. Encore un baiser, je ne puis contenir
mon ravissement. Je garde sur moi la clef; je crois qu'il est inutile
de vous recommander l'intégrité de la serrure.

Lorsque je me trouvai seule, je me mis à examiner curieusement le tissu
des liens qui captivaient mes charmes. En considérant la justesse de
l'instrument, il ne laissa pas de s'élever dans mon âme quelques petits
scrupules; je n'avais aucune envie de manquer; mais les femmes aiment
qu'on les mette à même. Il est assez commode de n'être sage qu'autant
qu'on le veut. J'étouffai ces réflexions, comme de mauvaises pensées. Je
fis quelques pas dans ma chambre pour m'habituer à porter ce plaisant
cilice. Il me gênait un peu d'abord, mais on se fait à tout.

Je fus tranquille pendant un mois; je vivais heureuse, autant qu'on peut
l'être lorsque le cœur est désœuvré. D... mettait toute son
attention à me procurer l'accessoire du plaisir. Je commençais
cependant à me lasser de cette vie uniforme, lorsque F... vint me tirer
de cette léthargie.

F... joignait aux agréments de la figure les grâces de la jeunesse:
voluptueux, dissipateur et courant à l'indigence par la route des
plaisirs, pour lesquels sa prodigalité était excessive. Je me trouvai
prévenue d'inclination pour lui dès la première vue: il me déclara sa
flamme; j'aurais bien voulu soulager son martyre, mais un obstacle cruel
m'arrêtait.

Ce fut alors que je reconnus le tort que j'avais eu de souffrir qu'on
emprisonnât mes désirs. Je regrettai ma liberté, l'amour m'avait
dessillé les yeux et me fit envisager les désagréments de ma situation.
En vain je m'efforçai d'en adoucir l'amertume, mon cœur ne pouvait
s'ouvrir à la moindre consolation.

Un jour que j'étais restée au lit plus tard qu'à l'ordinaire, F... entra
tout à coup dans ma chambre. Je l'aimais trop pour être irritée de la
liberté qu'il prenait. Il se mit auprès de mon lit, mais bientôt, se
trouvant encore trop éloigné de moi, il quitta sa place pour s'asseoir
sur le pied du lit. Il me pressait avec la dernière instance d'avoir
pitié de lui.

Émue par sa présence, je n'étais que trop portée à lui donner des
témoignages de ma sensibilité. Les yeux attachés sur les siens, je
n'avais pas la force de lui répondre.

La manière tendre avec laquelle je le regardais lui apprit son triomphe.

--Adorable objet, me disait-il, puis-je croire que vous vous laissez
toucher, et que vous me permettrez...

--Arrêtez, m'écriai-je, arrêtez! Que faites-vous?

--Oui, je vous aime.

--Finissez donc. Non, je ne puis vous rendre heureux.

--Et qui peut s'opposer à mon bonheur, reprit-il, si vous m'aimez?

--Hélas! répliquai-je, un obstacle cruel!...

Mes yeux, à ces mots, se remplirent de larmes.

--Vous pleurez, me dit-il, mon cher amour; hélas! aurais-je eu le
malheur de vous déplaire?

--Ah! repris-je, je serais moins affligée si je ne vous aimais pas.
Pourquoi faut-il...

Mes pleurs redoublés m'interrompirent.

Je ne faisais plus que sangloter. F..., surpris de cette affliction
imprévue, ne savait à quelle cause attribuer l'état où il me voyait.

Il essaya de me consoler par ses caresses. Je le repoussai, ma
résistance irrita ses désirs.

--Ah ciel! lui dis-je, quel supplice! Finissez donc; vous me mettez au
désespoir. Ah! par pitié, mon cher F..., je ne souffrirai pas... non,
cruel... Ah!

Il poursuivait toujours malgré mes cris.

Déjà l'odieux mystère était prêt à paraître au jour. L'amour complice de
sa témérité précipitait ma faiblesse. Mes forces m'abandonnaient, et mes
mains ne pouvaient plus retenir les restes d'un drap qui jusque-là
m'avait servi de rempart.

--Vous me poussez à bout, méchant, criai-je, transportée de douleur et
d'amour; eh bien! livrez-vous à la fureur qui vous guide, et connaissez
toute l'étendue de mon malheur.

Je me couvrais le visage pour dérober ma honte aux yeux de mon amant. Je
ne sais pas l'effet que cette première vue fit sur lui; il resta quelque
temps sans parler.

--Est-ce un songe? dit-il en rompant le silence. Quoi, une serrure? Quel
barbare a osé charger d'indignes chaînes des objets si dignes d'être
adorés?

Ses transports interrompirent ses exclamations. Il parcourait avec
avidité les charmes étalés à ses regards. J'étais enflammée par ses
brûlantes caresses. Il se livrait aux emportements de l'amour le plus
violent. Vingt fois, près d'expirer aux portes du plaisir, il s'efforça
de franchir la barrière qui nous séparait. Efforts inutiles, le temple
de la volupté fut inaccessible à ses hommages.

Enfin, au désespoir et dans la fureur de ses désirs, l'aveugle
sacrificateur vint briser l'encensoir contre une des colonnes de
l'édifice. Cela le rendit plus traitable, il entendit raison. Il fallut
remettre au lendemain la reddition de la place.

Un serrurier honnête homme s'intéressa pour nous; il nous fit une clef
avec laquelle nous délivrâmes l'Amour de son cachot.

Les plaisirs prirent l'essor et réparèrent avantageusement le temps
perdu. Je pris si bien mes mesures que D... ne put découvrir notre bonne
intelligence; les soins que je me donnais pour cela ne laissaient pas
que de me gêner extrêmement. Quoiqu'il ne dût pas soupçonner ma
fidélité, après l'ingénieuse précaution qu'il avait employée, sa
jalousie ne lui donnait pas un moment de repos. J'étais obligée d'être
continuellement sur mes gardes; une méfiance si déplacée m'ennuya. Je me
sentais dans une disposition prochaine de rompre avec lui. Un mauvais
procédé qu'il eut envers moi mit le sceau à sa disgrâce et fit éclater
mon mécontentement.

Il m'avait envoyé de fort beaux diamants pour figurer au bal. Le
brillant des pierreries m'avait plu. J'avais cru recevoir un présent.
Cette pensée dont je me flattais fut déçue; il me les envoya redemander
le lendemain, à cause, disait-il, que ces bijoux étaient à sa femme. La
belle raison! il fallut cependant s'en contenter et les renvoyer.

Je n'ai pas besoin de dire que j'étais outrée. F..., qui survint, sut la
cause de ma mauvaise humeur; il me conseilla de me défaire d'un homme
qui avait de si mauvaises façons; je le priai de rester jusqu'à son
arrivée. Il vint peu de temps après, et, surpris de voir un homme en
tête à tête avec moi, il me demanda un mot d'entretien particulier.

--Les explications sont inutiles, monsieur, lui dis-je; je vous supplie
de discontinuer de m'honorer de vos visites.

«A propos, monsieur, je ne vous ai pas renvoyé tous vos bijoux, il m'en
reste encore un que je vais vous remettre.»

En disant cela, je pris la clef que F... m'avait donnée et je me défis à
ses yeux de la ceinture mystérieuse que je lui remis avec des éclats de
rire, dont il fut si confus qu'il se retira sans avoir la force de
parler[18].»

Au dix-neuvième siècle, on trouve encore quelques vestiges de l'usage
immodeste; et de temps en temps, à notre époque même, la chronique des
tribunaux doit enregistrer des plaintes dans le genre de celle de la
demoiselle Lajon, pour laquelle plaida maître Freydier, avocat à Nîmes,
en 1750.

L'_Intermédiaire des chercheurs et des curieux_, qui a institué, en
1879, une enquête sur ce sujet délicat, a rassemblé quelques documents
intéressants. L'un des plus curieux, c'est la publication du prospectus
communiqué, dix ans auparavant, à l'auteur de l'article, par un
bandagiste de Reims, à qui l'on offrait d'être dépositaire d'un appareil
«gardien de la fidélité des femmes».

Voici la pièce:

                       PLUS DE VIOLS

        APPAREIL GARDIEN DE LA FIDÉLITÉ DES FEMMES

     Avec armure et serrure simple, 120 francs.

     Avec armure et serrure soignées et de luxe, 180 francs.

     Avec armure et serrure d'argent, le tout très soigné, 320 francs.

     On l'expédie moyennant un bon sur la poste, à l'ordre de M. Cambon,
     notaire à Cassagne-Comtaux, par Rignac (Aveyron), chargé de
     recevoir les fonds et d'en être garant.

     Une semblable invention n'a pas besoin d'éloges, chacun sent les
     services qu'elle peut rendre. Grâce à elle, on pourra mettre les
     jeunes filles à l'abri de ces malheurs qui les couvrent de honte et
     plongent les familles dans le deuil. Le mari quittera sa femme sans
     crainte d'être outragé dans son honneur et dans ses affections.
     Bien des discussions, bien des turpitudes cesseront.

     Les pères seront sûrs d'être pères et n'auront pas la terrible
     pensée que leurs enfants peuvent être les enfants d'un autre, et il
     leur sera possible d'avoir sous la clef des choses plus précieuses
     que l'or.

     Dans un temps de désordre comme celui où nous vivons, où il y a
     tant d'époux dupes, tant de mères trompées, j'ai cru faire une
     bonne action et rendre service à la société, en lui offrant une
     invention destinée à protéger les bonnes mœurs. Et il a fallu
     être bien sûr de son utilité pour l'annoncer et braver les
     plaisanteries qui l'entoureront.

     On dira que l'entreprise est folle.

     Mais quel est le plus fou, l'inventeur de la camisole de force ou
     ceux qui en ont besoin?

     Paris, imprimerie Walder, rue Bonaparte, 44.

                                               P. c. c.: G. J.

Cette communication était complétée, quelques années plus tard, par la
copie d'un prospectus relatif à une brochure parue en 1885:

                       PLUS DE VIOLS!

     DE L'EDOZONE[19] OU CEINTURE DE PUDEUR ET D'AUTRES APPAREILS

     _gardiens de la fidélité de la femme et de l'homme à différentes
                 époques et dans divers pays._

         MANIÈRE D'EN CONSTRUIRE SECRÈTEMENT ET FACILEMENT

         _Extraits de nombreuses lettres et sujets._

     «Ce petit livre, dont la _Congrégation de l'Index_ a permis la
     publication, a pour but de satisfaire la curiosité que son titre
     excite. Pour le plus grand nombre, sa lecture sera amusante, pour
     d'autres elle sera à la fois utile et amusante.

     «Et ceux qui pensent, comme l'a dit Boileau, que

    L'homme qui n'a que la passion pour guide
    A besoin qu'on lui mette et le mors et la bride,

     trouveront inappréciable qu'on leur indique comment on peut
     construire des moyens de défense contre le viol, l'adultère et la
     fornication[20].»

L'auteur d'une étude sur le même sujet, le Dr Caufeynon, a poursuivi
cette enquête auprès de fabricants de ceintures de chasteté, pour en
arriver à confirmer qu'il était possible de se procurer couramment ces
appareils[21].

Nous avons du reste des documents suffisants pour affirmer que ces
instruments ont été imaginés, fabriqués et appliqués. Ce sont d'abord
les ceintures de chasteté conservées au musée de Cluny, objets de la
curiosité publique. Dans l'une d'elles l'occlusion est formée par un bec
d'ivoire rattaché par une serrure à un cerceau d'acier muni d'une
crémaillère. Le bec d'ivoire, dont la courbe suit celle du pubis et s'y
adapte exactement, est creusé d'une fente longitudinale pour le passage
des sécrétions naturelles; la crémaillère permet d'adapter à la taille
le cerceau, qui est recouvert de velours pour ne pas blesser les
hanches. On le maintient au cran voulu en donnant un tour de clef.
D'après une tradition, cette ceinture est celle dont Henri II revêtait
Catherine de Médicis: légende bien improbable, car la ceinture est d'une
mesure trop exiguë pour avoir pu s'appliquer au riche embonpoint de la
reine.

La deuxième ceinture conservée au musée de Cluny se compose de deux
plaques de fer forgé, gravé, damasquiné et repiqué d'or, réunies dans le
bas par une charnière et dans le haut par une ceinture en fer ouvragé et
à brisures. Autour des plaques et de la ceinture, des trous sont
destinés à la piqûre des doublures. La plaque de devant porte à
l'extrémité inférieure une ouverture dentelée de forme allongée;
l'ouverture de celle de derrière est en forme de trèfle. Cette cuirasse
défie d'un côté comme de l'autre les tentatives les plus audacieuses.
C'est un véritable ouvrage italien. Et l'on sait l'influence précise que
l'Italie exerça sur nos chevaliers au seizième siècle, qui lui
empruntèrent, entre autres galanteries, l'amour des inversions
sexuelles. Mérimée rapporta cette ceinture d'Italie pour en faire
présent au musée de Cluny.

L'une de ces ceintures doit provenir du musée d'artillerie,
primitivement installé à Saint-Thomas d'Aquin, puis aux Invalides. Un
correspondant de l'_Intermédiaire des chercheurs et des curieux_ l'y a
vue vers 1865; en 1870, elle n'y était plus.

A l'occasion de l'enquête instituée par ce savant recueil, une
communication intéressante fut faite par le conservateur du musée royal
d'armures et d'antiquités de Bruxelles:

     «Les ceintures «tranquillisantes», ou «de garantie» qui ont donné
     lieu, au siècle dernier, à un procès fort curieux, sont assez
     rares. Le musée royal d'armures et d'antiquités de Bruxelles, à la
     direction duquel je suis préposé, en possède une en parfait état de
     conservation, et qui a été rapportée de l'Escurial par notre savant
     archiviste Pritchart. On assure qu'elle fut employée par Philippe
     II, jaloux de conserver intact le sanctuaire de la légitimité. Ce
     que vous appelez si bien «la porte cochère et la poterne» est
     également armé d'un rang de palissades de fer, d'un aspect
     terrifiant.

                            «Dr SCHUSTE[22].»

Le docteur Caufeynon, dans l'ouvrage que nous avons cité, parle d'un
appareil, exposé au musée Tussaud, de Londres, du type rigide avec
protection antérieure et postérieure, dont les ouvertures sont garnies
de dents aiguës.

Nous possédons enfin quelques rares documents iconographiques, précieux
en la matière. Une image, très populaire en Allemagne au seizième
siècle, représentait une femme portant, pour tout vêtement, un chapeau
sur la tête et une ceinture de chasteté autour des reins. Cette femme
avait à sa gauche un amoureux, à l'air inquiet, vieux et d'allure
opulente, dans la sacoche duquel la belle puisait à pleine main. De
l'autre côté, un jeune et beau garçon recevait de la dame la clef qui
devait ouvrir le trésor mal gardé.

Deux gravures anonymes du dix-huitième siècle traitent à peu près
identiquement le même sujet. Dans l'une, une jeune femme nue, dont la
vertu est protégée par une ceinture de chasteté, est serrée de près par
un seigneur empressé et impatient qui s'efforce de détacher l'appareil,
tout au côté d'un lit qui attend les amoureux, et dans les rideaux
duquel un amour vole en riant, tenant dans sa main droite une clef. La
légende est explicite:

      Vous qui, dans vos humeurs jalouses,
      Gênez sans cesse vos épouses,
    Malgré tous vos verrous et tous vos cadenas,
      L'Amour, en prenant ses mesures,
      Aura la clef de vos serrures.
    Cet oracle est plus sûr que celui de Calchas.

Dans la seconde gravure, la jeune beauté ceinturée est assise, nue, sur
un lit. Un jeune seigneur reçoit d'un amour, voltigeant dans les
rideaux, une couronne et la clef libératrice. Légende:

      L'Amour seul a la clef des cœurs,
      Il brave et verrous et serrure,
      La jalousie est une injure
      Dont il sait venger les fureurs.
      Pour rendre une épouse fidèle,
    Il ne faut que savoir être aimable près d'elle.

Quelque saugrenue que soit cette invention, elle a inspiré à Voltaire un
joli conte en vers, que le poète, âgé de vingt ans, adressait à une
dame contre laquelle son mari avait pris cette brutale précaution. Ce
poème fut imprimé pour la première fois en 1724.

              LE CADENAS

    Je triomphais; l'Amour était le maître,
    Et je touchais à ces moments trop courts
    De mon bonheur et du vôtre peut-être:
    Mais un tyran veut troubler nos beaux jours.
    C'est votre époux: geôlier sexagénaire,
    Il a fermé le libre sanctuaire
    De vos appas; et, trompant nos désirs,
    Il tient la clef du séjour des plaisirs.
    Pour éclaircir ce douloureux mystère,
    D'un peu plus haut reprenons cette affaire.
    Vous connaissez la déesse Cérès.
    Or en son temps Cérès eut une fille
    Semblable à vous, à vos scrupules près,
    Brune piquante, honneur de sa famille,
    Tendre surtout, et menant à sa cour
    L'aveugle enfant que l'on appelle Amour.
    Un autre aveugle, hélas! bien moins aimable,
    Le triste Hymen, la traita comme vous.
    Le vieux Pluton, riche autant qu'haïssable,
    Dans les enfers fut son indigne époux.
    Il était dieu, mais avare et jaloux:
    Il fut cocu, car c'était la justice.
    Pirithoüs, son fortuné rival,
    Beau, jeune, adroit, complaisant, libéral,
    Au dieu Pluton donna le bénéfice
    De cocuage. Or ne demandez pas
    Comment un homme, avant sa dernière heure,
    Put pénétrer dans la sombre demeure:
    Cet homme aimait; l'amour guida ses pas,
    Mais aux enfers, comme aux lieux où vous êtes,
    Voyez qu'il est peu d'intrigues secrètes:
    De sa chaudière un traître d'espion
    Vit le grand cas et dit tout à Pluton.
    Il ajouta que même, à la sourdine,
    Plus d'un amant festoyait Proserpine.
    Le dieu cornu, dans son noir tribunal,
    Fit convoquer le Sénat infernal,
    Il assembla les détestables âmes
    De tous ces saints dévolus aux enfers,
    Qui, dès longtemps en cocuage experts,
    Pendant leur vie ont tourmenté leurs femmes.
    Un Florentin lui dit: Frère et Seigneur,
    Pour détourner la maligne influence
    Dont Votre Altesse a fait l'expérience,
    Tuer sa dame est toujours le meilleur:
    Mais, las! Seigneur, la vôtre est immortelle.
    Je voudrais donc, pour votre sûreté,
    Qu'un cadenas de structure nouvelle
    Fût le garant de sa fidélité.
    A la vertu par la force asservie,
    Lors vos plaisirs borneront son envie;
    Plus ne sera d'amant favorisé.
    Il plût aux dieux que, quand j'étais en vie,
    D'un tel secret je me fusse avisé!»
    A ce discours les damnés applaudirent
    Et sur l'airain les Parques l'écrivirent.
    En un moment, fers, enclumes, fourneaux
    Sont préparés aux gouffres infernaux;
    Tisiphonè, de ces lieux serrurière,
    Au cadenas met la main la première;
    Elle l'achève, et des mains de Pluton
    Proserpine reçut ce triste don.
    On me conta qu'essayant son ouvrage,
    Le cruel dieu fut ému de pitié,
    Qu'avec tendresse il dit à sa moitié:
    «Que je vous plains! vous allez être sage.»
    Or ce secret, aux enfers inventé,
    Chez les humains tôt après fut porté;
    Et depuis ce, dans Venise et dans Rome,
    Il n'est pédant, bourgeois, ni gentilhomme
    Qui, pour garder l'honneur de sa maison,
    De cadenas n'ait sa provision.
    Là, tout jaloux, sans crainte qu'on le blâme,
    Tient sous la clef la vertu de sa femme.
    Or votre époux dans Rome a fréquenté;
    Chez les méchants, on se gâte sans peine,
    Et le galant vit fort à la romaine;
    Mais son trésor est-il en sûreté?
    A ses projets l'Amour sera funeste:
    Ce dieu charmant sera notre vengeur;
    Car vous m'aimez, et quand on a le cœur
    De femme honnête, on a bientôt le reste.

Le plaidoyer que nous publions en ces pages a été prononcé en 1750 par
un avocat de Nîmes, Freydier, en faveur d'une malheureuse que son amant
forçait à se laisser cadenasser.

Le sieur Berlhe avait séduit la demoiselle Lajon. Un jour, à la veille
de son départ pour un long voyage, il obligea la jeune personne à
supporter l'adaptation à son corps d'une ceinture avec cadenas. C'était
«une espèce de caleçon bordé et maillé de plusieurs fils d'archal
entrelacés les uns dans les autres et formant une ceinture qui allait
aboutir par devant à un cadenas dont le sieur Berlhe avait la clef. Ce
contour, qui formait l'enceinte de la prison dont il était le geôlier,
avait diverses coutures cachetées au moyen d'empreintes de cire
d'Espagne rouge, posées d'espace en espace. Le sieur Berlhe en avait le
cachet qui était d'une gravure toute singulière et inimitable.»

Toute cette machine était construite de façon qu'à peine il restait un
très petit espace tout hérissé de petites pointes qui le rendaient
inaccessible; le sieur Berlhe aurait bien voulu pouvoir le fermer, mais
les nécessités de la nature s'y étaient opposées. «Encore ce petit
détroit était-il garni d'une quantité d'empreintes qui se répondant
circulairement les unes aux autres, étaient comme autant de sentinelles
qui veillaient à la sûreté de la place, ou comme autant d'eunuques qui
gardaient la porte des plaisirs, le séjour des délices.»

Le geôlier n'ayant voulu remettre ni le cachet ni la clef à la
prisonnière, la demoiselle Lajon présentait une requête pour qu'il fût
tenu de livrer l'un et l'autre devers le greffe et que par deux
accoucheuses nommées d'office et dûment assermentées, il fût procédé à
l'ouverture de ce cadenas et à la levée de la ceinture.

L'avocat Freydier, présentant cette requête devant la Cour, reprochait
au sieur Berlhe ces «précautions à l'italienne» et doctoralement
affirmait qu' «il est plus à propos de contenir le sexe, non par des
cadenas ni par des chaînes matérielles, mais par celles de l'honneur, en
lui inspirant les véritables sentiments.» Les soins défiants,
protestait-il, ne font pas la vertu des femmes. Et il demandait des
dommages et intérêts assez considérables pour imposer au coupable la
contrainte salutaire de remplir ses engagements. Il voulait dire sans
doute que la demoiselle Lajon désirait contraindre ce farouche amant à
devenir un mari aimable. Le beau sexe ne se décourage pas aisément: il
sait qu'il a de si belles revanches à prendre!

Nous ignorons quelle suite fut donnée à cette plainte légitime et nous
le regrettons, car il eût été curieux de connaître sur ce point délicat
l'avis éclairé de la magistrature française.

Ce plaidoyer a été réimprimé à Bruxelles en 1863, en un in-18 de XVI-55
pages; 2 planches et une préface par Philomneste Junior. Une
reproduction de cette édition a été faite à Bruxelles, imprimerie de J.
Rops, in-12 de XV-56 pages.

Enfin Isidore Liseux a publié en 1883 _Les cadenas et ceintures de
chasteté, Notice historique, suivie du plaidoyer de Freydier, avocat à
Nîmes_, XL-65 pages, 5 figures dans le texte.

[Illustration]



       PLAIDOYER

      DE MONSIEUR

       FREYDIER,

    Avocat à Niſmes.

_CONTRE l'introduction des
Cadenats, ou Ceintures de
      Chasteté._

 [Illustration: colophon]

     A MONTPELLIER,

Chez AUGUSTIN-FRANÇOIS ROCHARD, seul
    Imprimeur du Roy.

    M. D. C. C. L.

  _AVEC PERMISSION._

[Illustration]



               PLAIDOYER

     POUR LA DEMOISELLE MARIE LAJON

             _accusatrice_

      CONTRE LE SIEUR PIERRE BERLHE

_accusé, détenu dans les prisons de la Cour._


   MESSIEURS,

Les annales amoureuses de la France ne fournissent point d'exemple
pareil à celui de ce procès: on a pu voir jusqu'ici des amants fourbes
et entreprenants abuser de la simplicité des jeunes filles et ajouter
ensuite le parjure à la séduction, l'ingratitude à l'outrage; on a pu
voir des amantes faibles et crédules, qui, après avoir sacrifié leur
honneur aux flatteuses espérances d'un mariage sortable, se voient
trahies et réduites enfin à couler le reste de leurs jours dans
l'opprobre et dans la misère; mais je puis dire, messieurs, que vous
trouverez dans cette cause des traits de singularité qui la relèvent et
qui la tirent hors des règles ordinaires.

D'un côté, c'est une jeune fille sans expérience, séduite par les
artifices d'un ravisseur perfide et par l'espoir d'un établissement
prochain, enlevée du sein de sa parenté, conduite par son amant en
différents endroits, déguisée en homme par celui-là même dont elle est
devenue l'esclave.

D'autre part, c'est un homme parvenu à cet âge où les passions agissent
avec empire qui, après avoir employé la séduction la plus soutenue pour
triompher de la vertu de cette jeune personne, non content de s'être
emparé de son esprit et de son cœur, a eu encore la cruauté de mettre
son corps dans l'esclavage et de lui appliquer un cadenas ou ceinture de
chasteté, dans le dessein sans doute d'introduire peu à peu chez les
Français un usage barbare qu'une jalousie outrée n'avait inspiré
jusqu'ici qu'aux Italiens et aux Espagnols.

Tels sont les différents traits qui caractérisent le crime du sieur
Berlhe; en fut-il jamais de plus punissable en cette matière?

Je vais, Messieurs, vous faire l'histoire abrégée et naïve des malheurs
de la demoiselle Lajon, et, bien qu'elle ne parle ici que par mon
ministère, un tel récit ne laisse pas de coûter beaucoup à sa pudeur et
à son cœur; il est triste à une jeune fille de se voir obligée
d'avouer ses faiblesses et de mener en jugement celui qui fut autrefois
l'objet de son inclination; il est affligeant pour elle d'être dans la
dure nécessité de l'accabler de reproches cruels, quoique légitimes, et
de lui donner les noms odieux qu'il mérite.

Mais que n'a point fait la demoiselle que je défends pour ramener cet
ingrat à ses engagements? Longtemps, au milieu des larmes et des
sanglots, elle a tâché de lui rappeler ses serments; longtemps elle lui
a répété ses promesses, mais tout a été inutile auprès d'un cœur
livré à l'inconstance et à la légèreté: elle se voit donc forcée de
couvrir le perfide de confusion et de solliciter contre lui les peines
qu'il mérite, puisque c'est, Messieurs, le seul moyen de le ramener que
d'intéresser contre lui toute votre sévérité.

La demoiselle Lajon est de la ville de Toulouse; elle fut, il y a
quelque temps, à Montpellier, voir ses parents du côté maternel; de là
elle vint à Avignon demeurer avec son frère, qui y est établi et qui
logeait pour lors dans la maison du sieur Berlhe.

Celui-ci eut occasion de voir cette jeune fille, qui est assez
libéralement ornée des grâces de la nature; il eut d'abord un certain
penchant pour elle, qu'il sut couvrir des politesses que la bienséance
semblait autoriser.

La demoiselle Lajon, alors peu susceptible d'impression, vit sans
trouble les civilités apparentes du sieur Berlhe; son cœur, dans une
heureuse tranquillité, attendait les ordres de ses parents; mais ce
jeune homme, profitant peu à peu des occasions que lui offrait
l'habitation sous un même toit, donna insensiblement à la demoiselle
Lajon ses soins les plus empressés, et il en devint éperdument amoureux;
il sut pourtant se contrefaire, de crainte que le sieur Lajon, plus
clairvoyant que sa sœur, ne découvrît le but de ses assiduités.

Cette espèce de gêne ne fit qu'irriter les désirs du sieur Berlhe; il
n'était point d'occasion favorable où il ne flattât la demoiselle Lajon
sur ses charmes: tantôt il relevait ses grâces, tantôt il lui faisait
valoir ses empressements et ses soupirs.

Une jeune fille telle que la demoiselle Lajon se laisse, Messieurs,
aisément persuader: incapable de tromper personne, elle suppose partout
le même caractère, parce que la bonne foi est attachée à cette première
innocence.

Il en était bien autrement du sieur Berlhe: fécond en ressources et en
moyens les plus propres à faire illusion, il déclara finement sa passion
à la demoiselle Lajon, il prit Dieu à témoin de ses sentiments pour
elle, il employa les promesses et les serments; enfin il n'oublia rien
de tout ce qu'il y a de plus dangereux dans la funeste science d'aimer,
de plus recherché dans l'art de séduire.

Ce langage était nouveau pour la demoiselle Lajon, sa modestie en fut
alarmée; mais peu à peu le sieur Berlhe l'amena au point de ne pas se
défier d'un homme qui, en apparence, ne donnait à ses recherches qu'un
objet légitime. Fatale crédulité! Appât funeste où les jeunes filles se
laissent presque toujours prendre! C'était là précisément le piège tendu
par le sieur Berlhe et par l'Amour.

Cependant la demoiselle Lajon écoutait ces sollicitations avec une
espèce de sécurité et ne leur donnait qu'un motif purement honnête,
parce que sa première innocence la soutenait encore, mais la facilité
que le sieur Berlhe avait de la voir, presque à tous les moments du
jour, lui aplanissait, pour ainsi dire, toutes les voies de la
séduction; il feignait tant d'ingénuité et de candeur que cette jeune
fille n'en eut aucune défiance.

Les filles sont faibles, Messieurs, et, ne connaissant point le péril,
elles exposent insensiblement leur vertu; les amants sont rusés, et il
est des moments critiques où, avec la hardiesse de tout entreprendre,
ils n'ont que trop l'assurance de tout obtenir.

Le sieur Berlhe, attentif à réitérer ses serments, fit valoir la force
de ses promesses à la demoiselle Lajon. Un jour surtout (fatale époque
qui fut la source de toutes les infortunes de cette jeune fille! elle ne
peut se la rappeler sans verser un torrent de larmes), un jour le sieur
Berlhe lui dit qu'elle ne devait pas douter qu'il ne l'aimât jusqu'à
l'adoration; il lui jura que sa bouche était la fidèle interprète de ses
sentiments; il l'assura qu'il n'aurait jamais d'autre épouse qu'elle, si
elle voulait le payer de retour, qu'elle seule était l'unique objet de
ses désirs, et qu'il serait le plus heureux des hommes s'il pouvait
posséder son cœur.

A-t-on jamais marqué sa passion par des phrases plus animées, plus vives
et plus expressives? Tant d'assurances ébranlèrent enfin la vertu de la
demoiselle Lajon; tant de protestations réunies, sans art en apparence,
mais réellement fausses et artificieuses, firent enfin l'effet que le
sieur Berlhe en attendait: il reconnut dans les jeux de la demoiselle
Lajon la fatale impression que les siens y avaient faite; elle sentit, à
son tour, divers mouvements qui lui avaient été jusqu'alors inconnus: un
mariage mille fois promis et mille fois juré acheva de la persuader;
cruel moment! un certain tremblement la saisit; dans le trouble, elle
entrevit sa défaite; elle se défendit encore, ou du moins elle entreprit
de se défendre, mais sa fermeté l'abandonna, et elle fut vaincue.

C'est ainsi, Messieurs, que le sieur Berlhe profita de la faiblesse et
triompha de la vertu de la demoiselle Lajon et qu'après avoir paré sa
victime, il la sacrifia enfin à ses désirs enflammés; mais, tandis
qu'elle était dans un état à mériter quelque indulgence, les serments
les plus forts du séducteur devinrent de nouveaux garants de sa
tendresse et de sa fidélité.

La demoiselle Lajon, revenue à elle-même, annonça sa douleur par ses
larmes; elle gémit, mais sa blessure était trop profonde pour être
soulagée: elle est surprise que sa fermeté l'ait abandonnée; elle
cherche son cœur et ne le trouve plus. Inutiles regrets! c'est tout
risquer que d'écouter un amant; en l'écoutant, une fille tombe
insensiblement dans le précipice qu'il a creusé sous ses pas; les fleurs
artistement placées par le séducteur couvrent l'entrée de l'abîme: elle
ne connaît le danger que lorsqu'elle a oublié sa sagesse et perdu sa
virginité.

C'est ainsi, Messieurs, que dans un instant l'amour détruit une vertu
qui est l'ouvrage de plusieurs années; il enlève un trésor gardé jusqu'à
ce moment avec tout le soin possible et dont la perte est irréparable.

Un si noir attentat une fois exécuté par le sieur Berlhe, rien ne fut
capable d'arrêter son audace; il vit fréquemment la demoiselle Lajon et
prit effrontément avec elle toutes libertés d'un époux: combien de fois
n'a-t-il pas usé des droits de sa première victoire?

Mais comme il n'avait pas à Avignon toute la liberté qu'il désirait,
parce que le sieur Lajon pouvait à la fin pénétrer ses desseins et
éclairer ses démarches, il séduisit cette jeune fille jusqu'au point de
lui persuader de quitter la maison de son frère et de le suivre à
Beaucaire et dans plusieurs autres villes de la province.

Dès qu'une fille est une fois séduite, elle est entièrement livrée au
pouvoir de son séducteur, lui seul dispose de son sort, elle n'est plus
la maîtresse ni de ses sentiments, ni de ses actions; car, comme dans
son idée, elle ne peut plus rien attendre que de la fidélité de son
ravisseur, la volonté de celui-ci est sa loi souveraine, de sorte qu'on
doit le considérer comme l'auteur de toutes les faiblesses de la fille
ravie.

Le sieur Berlhe déguisa d'abord en jeune homme la demoiselle Lajon, et
ne lui fit ensuite quitter cette métamorphose que pour l'enfermer
pendant l'espace de deux mois et demi dans une chambre à Beaucaire. Là,
plongé dans cette espèce d'ivresse où le poison du plaisir a coutume de
jeter les esprits, il jouissait tranquillement de ses crimes et de son
amante.

Ensuite il la conduisit sous le même déguisement à Montpellier, à
Saint-Gilles, dans plusieurs autres villes, et enfin à Nîmes.

Ce fut là, Messieurs, que la demoiselle Lajon se reconnut enceinte; elle
en instruisit son amant, elle le pressa de ne pas éloigner plus
longtemps leur établissement; mais celui-ci chercha différents prétextes
pour éluder l'accomplissement de ses promesses: tantôt ses affaires
l'obligeaient de différer, tantôt c'était un voyage; il en fit
effectivement, et la veille de son départ il obligea sa maîtresse à se
laisser mettre une ceinture avec un cadenas, dont on fera ci-après la
description.

Qu'opposait la demoiselle Lajon à tous ces délais? Le sieur Berlhe le
sait bien: ce n'étaient que des larmes et le regret de s'être livrée à
un homme cruel et parjure.

Il vint quelque temps après la chercher et il la reconduisit à
Beaucaire, où il la renferma encore dans la même chambre qui avait déjà
servi à ses plaisirs; enfin, il la ramena à Nîmes, où elle accoucha
d'une fille; et aussitôt le sieur Berlhe lui remit de nouveau la même
ceinture, qu'elle porte encore.

Le sieur Berlhe fut présent aux couches de son amante; les témoins
déposent l'avoir trouvé pour lors à côté de son lit; mais, peu à peu, il
se dégoûta de son inclination, et ne vit plus les charmes de sa
maîtresse que d'un œil indifférent. Effet funeste d'une passion
satisfaite!

Cependant la demoiselle Lajon employa auprès du sieur Berlhe tous les
moyens qu'elle crut capables de le ramener à son devoir; pour lors, le
perfide lui déclara nettement, ainsi qu'il est prouvé par l'information,
qu'il n'était pas le maître de l'épouser et qu'il fallait attendre pour
cela la mort de sa mère, qui ne voulait pas y consentir.

La demoiselle Lajon regarda avec raison le délai que le sieur Berlhe
demandait comme une défaite spécieuse, ou plutôt comme un prétexte
odieux d'infidélité; elle sentit dans cet instant tout le poids de son
malheur, elle vit qu'elle était jouée par ce séducteur indigne, et comme
elle n'avait besoin que de sa propre douleur pour se réveiller, elle
porta plainte contre lui, sur laquelle il fut décrété au corps et
l'information a été faite.

Alors le sieur Berlhe, dans le dessein, sans doute, de faire cesser les
poursuites, a promis de nouveau d'épouser la demoiselle Lajon: il n'a
demandé que la procuration de son père; dès qu'elle a été envoyée, l'on
a traité de la dot; mais, voici, Messieurs, un nouveau prétexte: la mère
du sieur Berlhe ne l'a pas trouvée assez considérable; de sorte que la
demoiselle pour qui je parle, poussée à bout par ces retardements
affectés, a repris ses poursuites et a demandé contre le sieur Berlhe la
condamnation aux peines de droit et à des dommages et intérêts.

Voilà, Messieurs, l'état de la cause.

Le ravisseur que nous poursuivons est un corrupteur qui joint la
perfidie à l'insensibilité; il n'aime plus ou, pour mieux dire, il n'a
jamais véritablement aimé; toutes les promesses qu'on lui rappelle
n'étaient produites que par une passion brutale, elles ont cessé avec
elle, elles se sont évanouies avec l'honneur de celle qui en était
l'objet; c'est ainsi que le dégoût suit toujours la passion satisfaite,
et les faveurs en cette matière ne servent qu'à faire des ingrats.

Il ne s'embarrasse donc point de la situation, ni des cris de la
demoiselle Lajon, parce que la gloire de la plupart des hommes de nos
jours ne consiste pas à être chastes: ils se font, au contraire, un
point d'honneur de ravir celui des femmes, ils ne les flattent que pour
les perdre, ne les approchent que pour les trahir, et ils appellent
ensuite galanterie ce que les lois appellent un grand crime; ils
regardent comme une heureuse adresse ce que Justinien regarde comme les
embûches d'un très méchant homme; ils traitent de bagatelle ce que
l'Église traite d'impudicité damnable; de sorte que s'ils ont de la
honte, c'est d'être honteux, et de ne pas faire consister tout leur
honneur à déshonorer une fille.

A la bonne heure, Messieurs, que vous n'écoutiez point celles qui ont
perdu toute retenue, qui se présentent effrontément devant les hommes,
comme si elles venaient demander leur défaite, qui la cherchent par
leurs regards et qui vont au-devant de la séduction.

Mais une jeune fille telle que la demoiselle Lajon, séduite, trompée et
déshonorée, ne mérite-t-elle pas que les magistrats s'intéressent pour
elle, qu'ils la vengent d'une telle perfidie et qu'ils imposent au
ravisseur perfide et inconstant la salutaire obligation de s'unir à elle
par les liens sacrés du mariage?

Un pareil crime, commis en la personne de Dina[23], plonge toute une
province dans le désordre, dans le sang et dans le carnage, et parce que
l'éclat de la punition ne peut pas être aujourd'hui si grand, en
faudra-t-il moins imposer au coupable la peine qu'il mérite? Ce que la
demoiselle Lajon a perdu par la séduction du sieur Berlhe ne lui
était-il pas aussi cher que ce que la fille de Jacob perdit autrefois
par la violence de Sichem?

Il est donc juste de la venger, puisque le sieur Berlhe, au mépris de
ses sentiments, refuse de tenir ses promesses et de rendre justice à
l'innocence et à la vertu de cette jeune personne; il doit trouver, dans
une condamnation à des dommages et intérêts proportionnés, des rigueurs
convenables pour l'y contraindre par une heureuse nécessité.

Mais comme il faut toujours proportionner la vengeance au crime, il est
à propos, Messieurs, d'examiner ici:

_Premièrement_, les caractères de la séduction;

_Deuxièmement_, les circonstances de celle que le sieur Berlhe a mise en
usage pour vaincre la demoiselle Lajon; cet examen déterminera
l'indemnité qu'elle espère.

La séduction, en général, est une action par laquelle on attire les
personnes innocentes, peu éclairées ou ignorantes, par les amorces les
plus plausibles et les plus douces, dans les voies de l'erreur et du
crime; c'est, de la part de celui qui séduit, une adresse de conduire à
ses fins ceux qu'il se propose d'y amener, et, de la part de ceux qui
sont séduits, un goût trop excité chez eux pour un objet qui les attire
par les apparences.

En matière d'amour, le séducteur a principalement pour but de contenter
sa passion et sa vanité en satisfaisant une envie cachée et délicate
qu'il a de posséder ce qu'il aime; découvrons ici, Messieurs, les moyens
de séduction, ou plutôt les conditions qui la caractérisent, et
faisons-en, en même temps, l'application à la cause.

La première condition que les docteurs ont attachée à la séduction est
que la personne séduite ou ravie soit mineure et d'un âge inférieur à
celui du séducteur; or ici le sieur Berlhe a vingt-six ans, selon son
interrogatoire, et la fille séduite n'en a pas encore dix-huit, selon la
plainte.

L'usage du monde donne aux hommes une supériorité par-dessus les filles;
ainsi huit années sont sans doute considérables chez le sieur Berlhe,
surtout si l'on fait attention que c'est ici une jeune fille dont la
pudeur est naturellement timide, et même un peu sauvage, parce qu'elle
est pleine de candeur, qui est favorablement prévenue sur le caractère
de ceux qui l'approchent, parce qu'elle est elle-même d'un excellent
caractère.

Le séducteur est un jeune homme entreprenant, qui ne suit d'autre loi
que celle de ses passions; son penchant au libertinage répond à la
corruption de son cœur; il joint au désordre de ses mœurs une
audace peu commune; au contraire, celle qu'il attaque est dans cet âge
dangereux qui ne fournit ni assez de forces, ni assez de réflexions pour
se sauver des écueils qui menacent son innocence; elle n'a pas assez de
prudence pour se garantir des pièges et de l'artifice, parce qu'elle
juge en aveugle des démarches qu'on fait pour la surprendre, ne
distinguant point le bien d'avec le mal, la vérité d'avec le mensonge,
l'utile et l'honnête de ce qui ne l'est pas; le défaut d'expérience doit
donc servir d'excuse à sa faiblesse.

C'est pour cela, Messieurs, que par une présomption établie dans le
droit, la séduction est censée venir plutôt de l'homme que de celle de
la femme, parce qu'il est aisé de la tromper et de l'attendrir; son
cœur est facile à se livrer à la crédulité, et l'empereur Justinien,
qui dit connaître suffisamment la faible nature des femmes, assure
qu'elles sont sujettes à être facilement trompées et séduites.

La plupart d'elles, en effet, se rendent plutôt par faiblesse que par
passion. La première femme fut séduite parce qu'elle était plus faible
que l'homme, et celles de son sexe ont, depuis, conservé cette
faiblesse; de là vient que, pour l'ordinaire, les hommes entreprenants
réussissent mieux que les autres, quoiqu'ils ne soient pas plus
aimables, et souvent le plus heureux des amants est celui qui sait
mentir avec le plus d'adresse.

Mais si les femmes, en général, méritent qu'on ait pour elles de
l'indulgence, combien n'en mérite pas une fille dans un âge encore
tendre et sans lumières, qui ignore les ruses que les passions
inspirent, parce qu'elle n'a jamais eu de passions; qui ne sait point
les détours que la funeste science d'aimer suggère, parce qu'elle n'a
jamais aimé; qui ne fait que d'entrer dans le monde, tandis que le
ravisseur l'a toujours fréquenté; une fille enfin qui ne connaît ni la
fraude, ni les ruses, tandis que le séducteur est l'homme du monde qui
sait mieux les mettre en pratique?

Aussi les lois protègent-elles les jeunes filles dont la faiblesse et la
fragilité se trouvent exposées à la malice des hommes. «Comme il est
certain, disent-ils, qu'il y a beaucoup de faiblesse et d'infirmité dans
ces jeunes personnes, qu'elles sont sujettes à être trompées facilement,
qu'elles sont exposées aux embûches des hommes, il est juste de leur
prêter un secours favorable et de les défendre contre de pareilles
entreprises.»

«Oui, sans doute, dit le célèbre Cujas, rien n'est plus équitable que
d'excuser ces jeunes filles qui, par la fourberie des hommes, sont
engagées dans des conjonctions illicites et mal assorties.»

La seconde condition de séduction, Messieurs, est lorsque le ravisseur a
employé, pour parvenir à ses fins, les grâces, les discours artificieux,
les promesses de mariage, et tout ce que l'art de séduire a coutume de
mettre en usage pour débaucher la raison et pervertir le cœur, en
sorte que tout ce qu'a fait la personne ravie soit moins l'ouvrage de
son choix que l'effet d'une impression et d'une violence étrangère.

La séduction des grâces prépare les autres; ce sont les grâces qui
ouvrent la scène et qui disposent l'action; c'est un certain dehors qui
saisit les sens et qui obscurcit la raison; c'est un brillant qui
flatte et qui séduit.

Un séducteur fait valoir finement ses bonnes qualités; le désir de
plaire est l'âme de toutes ses actions; il se présente du bon côté et
sous une face attrayante: c'est ainsi que l'amour sait déguiser un
soupirant, quoique, dans le fond, il soit un loup ravissant qui cherche
sa proie.

Qui n'aurait donc pas été trompé sous un air que le sieur Berlhe
affectait le plus naïf? Il contrefaisait son humeur, il déguisait ses
défauts et ses imperfections; le point de vue où il s'était mis le
représentait à la demoiselle Lajon comme un bon ami et un bon hôte,
tandis qu'il ne cherchait qu'à trahir les droits de l'amitié et de
l'hospitalité; ce sont pourtant ces grâces et ces premiers regards qui,
par les yeux, se font passage dans le cœur d'une jeune vierge, comme
autant de flèches empoisonnées.

Les autres traits dérivent de la séduction des paroles: rien n'égale, en
effet, l'empressement, l'attention, les politesses d'un séducteur; il
rampe pour s'acquérir les grâces de celle qu'il désire, mais il ne va
pas d'abord à son but: il séduit peu à peu et prépare ses ressorts.

Un ancien[24] représente en ces termes les artifices des amants: «Leurs
paroles, dit-il, ne sont que supplications, que prières, que
protestations, que serments; ils poursuivent, ils assiègent, ils se
rendent, en quelque façon, volontairement esclaves.»

Un Père de l'Église[25] remarque ainsi les progrès de la séduction:
«L'œil, dit-il, regarde et séduit l'esprit, l'oreille écoute et gagne
insensiblement le cœur.»

En effet, Messieurs, un amant s'épuise en serments et en protestations;
il emploie tout l'artifice que sa passion lui suggère; il semble placer
son cœur sur ses lèvres, dans ses yeux, dans toute sa personne; il
dérange, pour ainsi dire, tout le firmament pour le faire descendre dans
ses compliments. Quelles métaphores! quel babil! Pour donner quelque air
de réalité à la chimère et quelque apparence de sagesse à la folie, il
tâche d'inspirer à l'objet dont il est enchanté, ou dont il fait
semblant de l'être, la tendresse qu'il feint lui-même; il prodigue les
douces déclarations ordinaires aux amants: en un mot, tout ce que l'art
a le plus attrayant est employé, et le but de toute cette éloquence
amoureuse est de séduire celle qu'il a malheureusement choisie pour
l'objet de sa séduction; de sorte que ses belles paroles équivalent à la
force et à la violence.

C'est ainsi qu'en a usé le sieur Berlhe à l'égard de la demoiselle
Lajon; c'est d'après lui qu'on a copié ce portrait: il ne saurait être
plus fidèle. Combien de fois n'a-t-il pas donné à cette jeune fille ces
titres qu'un vif amour inspire, ou plutôt qui semblent n'être produits
que par la tendresse? Combien de fois, dans ses fréquentations intimes,
ne lui a-t-il pas voué un amour éternel par tout ce que la religion a de
plus sacré et par ce que les hommes ont de plus vénérable? Expressions
respectables, qui étaient autant de parjures dans le cœur et dans la
bouche du sieur Berlhe!

Mais, de tous les moyens pour séduire une jeune fille, il n'en est
aucun plus spécieux que la promesse de mariage, soutenue par des
serments, précédée de fréquentations, accompagnée de bonnes manières;
cette promesse achève d'étourdir la fille, elle chancelle et enfin elle
tombe.

Quoi de plus séduisant, en effet, qu'une promesse de mariage entre des
personnes d'une condition égale? La maîtresse se livre à l'amant dans
l'espérance de devenir bientôt son épouse: or, comme cette voie est
toujours la plus légitime pour excuser la fille séduite, c'est aussi la
plus criminelle de la part du ravisseur, parce que c'est une recherche
honnête dans son principe et que la fréquentation qu'elle détermine
semble n'avoir rien en soi de criminel, par rapport aux vues légitimes
dont se pare le séducteur: la personne abusée se figure d'avoir tout à
espérer d'un homme qui, comme le sieur Berlhe, peut disposer de lui-même
et qui offre sa main en échange du cœur qu'il demande: c'est aussi là
principalement l'appât séduisant où la demoiselle Lajon a été prise.

Le sieur Berlhe prétendrait-il que ses promesses doivent être écrites?
Aucune loi n'autorise cette idée. Les promesses qu'il a faites dans les
circonstances dont la procédure fait mention doivent faire plus
d'impression qu'une simple promesse par écrit; celle-ci peut être
l'effet des importunités intéressées d'une fille qui l'exige comme le
prix de ses faveurs ou comme la condition de sa chute: on peut écrire de
pareilles promesses dans ces moments de trouble et d'aliénation où la
passion, pour tout obtenir, ne sait rien refuser; au lieu que celles que
l'on fait en présence de témoins sont le pur effet d'une volonté libre
et réfléchie; celles du sieur Berlhe sont de cette nature: les
dépositions établissent qu'il a plusieurs fois promis à la demoiselle
Lajon qu'il n'aurait jamais d'autre épouse qu'elle.

Il est vrai que le sieur Berlhe dénie aujourd'hui ces promesses; mais,
outre qu'elles sont établies par les charges, présumera-t-on qu'il dise
la vérité et qu'il soit fidèle dans le récit? Quelle sincérité, quelle
fidélité peut-on attendre d'un ravisseur qui ne compte pour rien les
assurances, les serments et tout ce qu'il y a de plus respectable parmi
les honnêtes gens? D'un homme qui se joue également de l'honneur de son
amante et de la parole qu'il lui a tant de fois donnée de s'unir à elle
par des liens légitimes? D'un homme qui est coupable envers celle qu'il
a séduite par ses parjures, envers Dieu, dont il a méprisé la majesté en
prenant faussement son nom à témoin, et envers les hommes, en rompant le
lien le plus ferme de la société humaine, qui est précisément la
sincérité et la bonne foi?

Il n'a point fait de promesses, dit-il; mais il résulte de l'information
et de la réponse même du sieur Berlhe qu'il est expressément convenu
que, depuis trois ans environ, il fréquentait la demoiselle Lajon et
qu'il avait eu toujours commerce charnel avec elle; or dès que ce
commerce est prouvé et avoué par l'accusé, les promesses de mariage sont
réputées prouvées, parce qu'on ne saurait présumer qu'une fille comme la
demoiselle Lajon, qui a été déflorée par le sieur Berlhe, le corrupteur
de son innocence et sans lequel elle n'aurait jamais cessé d'être sage,
se soit livrée à lui par pure volupté et par un pur effet du
tempérament.

La troisième condition de séduction, Messieurs, est qu'il y ait
enlèvement de la personne, ou du moins que la fille séduite, suivant les
insinuations de celui qui la ravit, abandonne la maison de ses parents
pour se mettre en la puissance de son ravisseur.

Or le sieur Berlhe a usé d'enlèvement à l'égard de la demoiselle Lajon:
la procédure prouve qu'il est convenu de l'avoir prise en la ville
d'Avignon entre les mains de son frère; il a avoué, dans son
interrogatoire, qu'étant arrivé à Beaucaire, il la renferma dans une
chambre, où il la garda l'espace de deux mois et demi.

En vain opposerait-on que la personne enlevée a donné les mains à son
enlèvement, et qu'ainsi la peine en doit être affaiblie.

La loi a prévu cette défaite, elle l'a condamnée, et, reconnaissant que
le ravisseur tient enchaînée la volonté de celle qu'il a séduite, elle a
mis sur son compte les consentements extérieurs et les actes apparents
de volonté du malheureux objet de séduction; elle a regardé cette
volonté de la fille comme le premier effet de la séduction, comme une
volonté corrompue. «Nous voulons, dit-elle, que les ravisseurs soient
punis, soit que les filles aient consenti à l'enlèvement, soit qu'elles
n'y aient point consenti, car, ajoute-t-elle, il est à penser que la
volonté de la personne ravie a été déterminée par la séduction du
ravisseur[26].»

Un fameux criminaliste remarque que la peine de cette loi a lieu
quoique la fille consente d'être enlevée, soit qu'elle y consente au
commencement, soit qu'elle y consente ensuite[27].

La peine du rapt, dit un autre, a lieu quoique la fille ait consenti au
dessein du ravisseur, ce qui doit s'entendre, continue-t-il, lorsqu'à
force de promesses le ravisseur persuade à la fille de sortir de la
maison de ses parents pour le suivre, parce qu'agir ainsi, c'est agir
par violence[28].

La demoiselle Lajon a été obligée, par un effet de la séduction du sieur
Berlhe, de le suivre à Beaucaire et ensuite à plusieurs endroits, en
déguisant son sexe: n'est-ce pas là, Messieurs, un véritable enlèvement?
Les auteurs le définissent-ils autrement, si ce n'est en disant que
celui-là commet un rapt qui mène la personne ravie d'un lieu en un
autre, dans la vue d'abuser du pouvoir qu'il a prétendu acquérir sur
elle et de contenter sa propre lubricité?

Il n'est donc plus question que de demander au sieur Berlhe quel fut le
motif qui l'obligea d'arracher la demoiselle Lajon d'entre les mains de
son frère et de la conduire à Beaucaire? dans quel dessein il la
travestit en homme? dans quelle vue enfin il la garda à Beaucaire, dans
une chambre, pendant l'espace d'environ deux mois et demi, comme il en
est convenu lui-même? Était-ce pour étudier la nature ou pour la faire
produire? La grossesse de cette fille, qui a été une suite de cette
clôture, n'a que trop fait connaître que le sieur Berlhe préférait la
volupté à la physique, et la qualité de père à celle de simple
naturaliste.

Mais quand il n'y aurait point eu à l'égard de la demoiselle Lajon un
enlèvement effectif, mais seulement un rapt de séduction, il ne serait
pas moins punissable, parce qu'il n'y a point de différence à faire
entre ces deux rapts.

En effet, Messieurs, les lois ont établi des peines capitales non
seulement contre les ravisseurs, mais encore contre tous les séducteurs
par paroles et les corrupteurs de la vertu; elles ont décidé qu'il
importait peu qu'on usât de force ou de persuasion, parce que le rapt de
séduction est encore plus dangereux que celui de violence, en ce qu'il
cause de plus grands désordres dans les familles en soulevant les
enfants contre les pères et mères. C'est pour cela même qu'il est plus
sévèrement puni: les législateurs grecs, convaincus que les paroles
persuasives ont une force coactive, punissaient plus sévèrement celui
qui employait près du sexe la séduction des paroles que celui qui
employait la force ouverte.

Un docteur célèbre[29], écrivant sur cette matière, s'exprime en ces
termes: «Vous vous laissez entraîner mal à propos au sentiment vulgaire
que celui qui prend une fille par force est plus coupable que celui qui
la porte au crime par des paroles persuasives; pour moi, dit-il, après
avoir mûrement pesé la nature de la chose, je crois que celui qui séduit
une fille par des discours flatteurs est beaucoup plus criminel, parce
que la persuasion est plus forte que la force même, et que celui qui
prend le corps par violence laisse au moins l'esprit pur et entier; au
lieu que l'autre corrompt l'esprit et ensuite le corps, et, par
conséquent, il est doublement coupable.

Ce sentiment, comme le plus raisonnable, a été suivi par les ordonnances
de nos rois: elles ont soumis expressément le crime de séduction ou de
subornation à la peine de mort, parce qu'elles ont décidé que celui qui,
pour venir à bout de ses desseins, corrompt l'esprit et le cœur par
des discours persuasifs, exerce une tyrannie dont il doit être puni avec
plus de sévérité que s'il se faisait obéir par force; il répand, en
effet, un venin subtil dans le cœur plus dangereux que la mort même;
plus il a de dextérité pour l'insinuer, plus il est criminel; la
promptitude avec laquelle il réussit est une preuve de son adresse, et
son habileté est une marque infaillible de sa malice.

En est-il quelqu'une, Messieurs, qui puisse égaler celle du sieur
Berlhe? Par artifice et par souplesse, il fut vainqueur de la demoiselle
Lajon; mais la victoire le rendit cruel: non content d'avoir enchaîné le
cœur de cette jeune fille, il voulut encore mettre son corps dans les
fers et s'ériger de toutes les façons en maître tyrannique, en la
traitant plus cruellement que si elle eût été une esclave.

Quelles marques, en effet, d'un plus grand empire et d'une plus grande
barbarie, que d'envelopper de chaînes une jeune personne, réduire son
corps en servitude, l'enfermer dans une prison qui la suit partout et
qu'elle porte toujours avec elle, la captiver par un cadenas dont on
laisse au plus jaloux Florentin le soin d'imiter la structure?

Une espèce de caleçon, bordé et maillé de plusieurs fils d'archal
entrelacés les uns dans les autres, forme une ceinture qui va aboutir
par devant à un cadenas dont le sieur Berlhe a la clef; ce contour, qui
forme l'enceinte de la prison dont il est le geôlier, a diverses
coutures qui sont cachetées au moyen des empreintes de cire d'Espagne
rouge, posées d'espace en espace; le sieur Berlhe en a le cachet, qui
est d'une gravure toute singulière et inimitable; mais il n'y a rien de
surprenant en cela: un concierge prend ordinairement ses précautions et
veut être sûr de ses grilles et de ses verrous.

Toute cette machine est construite de façon qu'à peine il reste un tout
petit espace tout hérissé de petites pointes qui le rendent
inaccessible; le sieur Berlhe aurait bien voulu pouvoir le fermer, mais
les nécessités de la nature s'y sont opposées; encore ce petit détroit
est-il garni d'une quantité d'empreintes qui, se répondant
circulairement les unes aux autres, sont comme autant de sentinelles qui
veillent à la sûreté de la place, ou comme autant d'eunuques qui gardent
la porte des plaisirs et tiennent nuit et jour sous la clef le séjour
des délices.

Un pareil mécanisme, Messieurs, est-il celui d'un novice? Ne faut-il
pas, au contraire, s'être nourri depuis longtemps dans le goût de
l'amour charnel, en connaître tous les aboutissants, pour produire de
pareilles inventions et se faire des réserves dans ce goût?

Voici ce que dit sur cet article le sieur Berlhe dans son
interrogatoire: «Interrogé, si pour continuer d'abuser de la demoiselle
Lajon et prévenir qu'elle n'eût commerce avec d'autres hommes, il ne lui
appliqua une ceinture à l'anglaise[30] avec un cadenas dont il a la
clef; sur laquelle ceinture il y a plusieurs cachets faits avec de la
cire d'Espagne rouge et avec une empreinte qu'il porte sur lui et
confrontait toutes les fois qu'il allait trouver cette fille, à laquelle
il ôta cette ceinture lors de ses couches et la lui remit ensuite.

A répondu qu'il n'a jamais vu cette ceinture, mais qu'à la vérité la
demoiselle Lajon lui avait dit l'avoir faite et se l'être appliquée
elle-même.

Quand le fait serait tel que le sieur Berlhe l'avance, ce serait une
preuve qu'il est d'un tempérament extrêmement jaloux et que la
demoiselle Lajon, ayant voulu guérir ses défiances, se serait mise
elle-même dans une espèce de torture; cette démarche serait donc une
preuve et de la jalousie du sieur Berlhe et de l'attachement que la
demoiselle Lajon avait pour lui. Mais cette fausse allégation du sieur
Berlhe est détruite, parce qu'il résulte de la procédure «que la
demoiselle Lajon portait sur son corps une ceinture de fil d'archal
garnie sur devant, où il y avait un cadenas de fer, qui lui avait été
appliqué par le sieur Berlhe, lequel en avait la clef, de même que le
cachet, dont l'empreinte paraissait être en cire d'Espagne, en plusieurs
endroits de cette ceinture; qu'on a effectivement vu, dans plusieurs
occasions, ce cachet entre les mains du sieur Berlhe et que celui-ci a
dit que, quoique la demoiselle Lajon restât à Nîmes et lui à Beaucaire,
il était certain de sa fidélité et qu'elle ne pouvait point assurément
avoir de fréquentations avec un autre homme, parce qu'il avait pris ses
précautions là-dessus.»

De quel front le sieur Berlhe va-t-il donc dire qu'il n'a jamais vu
cette ceinture, tandis que c'est l'ouvrage de sa jalousie? Comment
peut-il avancer que la demoiselle Lajon se l'est appliquée, tandis qu'il
l'a lui-même mise en place et qu'il a avoué que, par un effet de sa
prévoyance, il avait pris lui-même cette précaution?

C'est aussi pour cela, Messieurs, qu'il n'a point voulu remettre ni le
cachet, ni la clef, qu'il a même encore en son pouvoir; et par là la
demoiselle Lajon a été obligée de vous présenter requête pour que, au
premier commandement qui sera fait au sieur Berlhe, il soit tenu de
remettre l'un et l'autre devers le greffe et que par deux accoucheuses
nommées d'office et dûment sermentées il soit procédé à l'ouverture de
ce cadenas et à la levée de la ceinture: dont elles feront leur rapport,
pour être joint aux charges.

Cette requête n'a produit aucun effet auprès du sieur Berlhe, bien
qu'elle lui ait été signifiée; il s'est contenté de dire, dans ses
défenses, que la demoiselle Lajon voulut cette ceinture, et il croit par
là d'être, sans doute, dispensé de faire cette remise: on va copier ses
propres termes: «Qu'on ne fasse pas parade de cette ceinture, dit-il,
car, outre que la demoiselle Lajon la voulut, par un effet de sa
plaisanterie, elle ne saurait d'ailleurs augmenter ses prétendus
dommages et intérêts, puisqu'elle ne peut pas lui avoir porté aucun
préjudice.»

Mais expliquons ce mot: vouloir.

En premier lieu, vouloir, c'est désirer quelque chose de quelqu'un, car
on n'a pas besoin de vouloir une chose qu'on a déjà soi-même; la
ceinture en question était donc entre les mains du sieur Berlhe lorsque,
selon ses propres termes, la demoiselle Lajon la voulut: par conséquent,
il en a imposé lorsqu'il a dit, dans son interrogatoire, qu'il n'a
jamais vu cette ceinture.

En second lieu, vouloir, c'est prétendre sans regret, c'est accepter
même avec un certain plaisir ce qu'on nous donne, de sorte que vouloir
une ceinture c'est souffrir tranquillement qu'on nous la mette, c'est la
recevoir sans murmure, c'est y consentir avec une espèce de
complaisance; mais cette même volonté, cette résignation ou, pour mieux
dire, cette soumission à une fantaisie si extravagante n'est-elle pas
elle-même un effet et une suite de la séduction?

Une fille qui, en devenant la victime d'un impudique, en devient aussi
l'esclave a-t-elle, Messieurs, la liberté de penser, tandis qu'elle a
l'esprit à la gêne? A-t-elle la liberté d'agir d'elle-même, tandis que,
par l'effet de la séduction, elle n'envisage, elle n'écoute d'autre loi
que celle que le caprice dicte à son maître et qu'enfin elle se laisse
conduire au gré de son tyran?

N'est-il donc pas bien aisé de connaître précisément quelle a été la
volonté qui a dirigé cette démarche? Présumera-t-on que ce soit celle de
la demoiselle Lajon? D'un côté, sa vertu était à l'abri de ces sortes de
précautions; d'autre part, contente du choix que le sort lui avait
procuré et que le sieur Berlhe avait déterminé, elle n'a jamais pensé
qu'à celui qui a eu les prémisses de son cœur; de sorte que quand
même on présumerait qu'elle ait voulu cette ceinture, qu'elle se la soit
laissé mettre sans chagrin et sans regret, c'est une preuve sensible
qu'elle aurait regardé avec la même indifférence qu'elle eût cette
ceinture ou qu'elle ne l'eût pas, parce qu'en effet sa sagesse n'a
jamais dépendu ni des verrous, ni des cadenas.

Cette démarche, en l'attribuant à la demoiselle Lajon, aurait donc été
d'elle-même indifférente, au lieu qu'il est bien plus raisonnable de
penser qu'elle a été produite par un motif spécieux; or la procédure
prouve que ce motif n'était autre que la prévoyance, la précaution ou,
pour mieux dire, la jalousie du sieur Berlhe, puisqu'il a assuré que la
demoiselle Lajon ne pouvait sûrement point avoir de fréquentations avec
un autre homme, parce qu'il avait pris lui-même ses précautions
là-dessus.

Ce sont là, Messieurs, des précautions à l'italienne, et il ne sera pas
hors de place de dire ici qu'elles sont de l'invention de François
Carrara, viguier impérial de Padoue[31]. L'histoire nous apprend que ce
seigneur fut fameux par ses cruautés et met au nombre de ses crimes
celui d'avoir eu la barbarie de cadenasser ses maîtresses: on conserve
même encore à Venise, dans le palais de Saint-Marc, un coffre de
toilette où il y a plusieurs de ces ceintures[32] et de ces cadenas,
qui étaient tout autant de pièces du procès qui fut fait à ce monstre.

Cette mode ne fit pas d'abord fortune. Comme Carrara fut étranglé à
Padoue par arrêt du Sénat de Venise, l'an 1405[33], les jaloux de ce
temps-là admirèrent l'invention, mais ils n'osèrent pas se servir d'une
précaution qui avait coûté si cher à son auteur; dans les suites, ils
l'introduisirent peu à peu chez eux; bientôt le nombre des coupables les
rendit impunis, et enfin les choses sont venues au point que, selon le
célèbre Voltaire,

    Depuis ce temps, dans Venise et dans Rome,
    Il n'est pédant, bourgeois, ni gentilhomme
    Qui pour garder l'honneur de sa maison
    De cadenas n'ait sa provision.
    Là tout jaloux, sans crainte qu'on le blâme,
    Tient sous la clef la vertu de sa femme.

On trouve dans des mémoires[34], écrits depuis peu, la description d'un
de ces cadenas modernes: «C'est une espèce de cotte de maille faite à
peu près comme le fond d'une fronde, qui rend la route impénétrable;
quantité de petites chaînes attachent ce réseau à une ceinture que des
rubans diversement attachés rendent presque immobile.»

Nous lisons dans Brantôme[35] que cette précaution que les Italiens ont
trouvé bon de prendre avec leurs femmes faillit à s'introduire en
France, sous le règne de Henri II. Un marchand italien, dans le dessein
de faire glisser cette mode chez les Françaises, s'avisa d'étaler à la
foire Saint-Germain une douzaine de ces ceintures de fer; mais il fut
d'abord menacé d'être jeté dans la Seine s'il se mêlait de ce trafic, ce
qui l'obligea de resserrer sa marchandise et de s'enfuir. «Et depuis»,
dit un auteur[36], «personne ne s'est avisé en France de faire fabriquer
de ces cadenas, ni d'en faire venir d'Italie.»

Il était donc, Messieurs, réservé au sieur Berlhe de faire la seconde
tentative pour l'introduction des cadenas en France; et le même motif
qui engage les Italiens à cadenasser leurs femmes lui a suggéré d'avoir
recours, à l'égard de la demoiselle Lajon, à une ceinture si gênante.

Tel est, Messieurs, le funeste effet de la jalousie, passion qui n'est
pas moins le bourreau de celui qui aime que de l'objet aimé, et qui
n'est bonne qu'à hâter, le plus souvent, le malheur que l'on redoute:
mais voyons de quelle nature est cette jalousie chez le sieur Berlhe.

Les Italiens sont jaloux par tempérament: or le sieur Berlhe étant
d'Avignon, ville presque italienne, et où l'italianisme est, en quelque
façon, sur le trône, il n'est pas surprenant que ce tempérament jaloux
se retrouve chez lui et qu'il soit effectivement aussi jaloux qu'un
Italien.

Les Espagnols sont jaloux par un sentiment de vanité et d'amour-propre,
qui fait le principal caractère de cette nation: or le sieur Berlhe, en
cadenassant la demoiselle Lajon, n'écoutait que son amour-propre, parce
qu'en effet il n'y a point de passion où l'amour de soi-même règne si
puissamment que dans l'amour; de sorte qu'on est plus disposé à
sacrifier le repos de ce que l'on aime qu'à perdre le sien propre; on
peut donc conclure avec raison que le sieur Berlhe est aussi jaloux
qu'on peut l'être en Italie et en Espagne, et que c'est l'esprit de ces
deux nations qui lui a inspiré la structure et l'usage de ce cadenas.

Mais parce que la demoiselle Lajon s'est rendue aux artifices de ce
séducteur, parce qu'elle a écouté les leçons d'amour qu'il a données à
son cœur novice, pensait-il qu'elle se rendît à d'autres? La vertu de
cette jeune fille qui lui avait tant coûté à séduire ne devait-elle pas
être à l'abri de ses soupçons extravagants? L'homme ne saurait-il donc
être jaloux sans que la femme lui soit infidèle? Un soupçon chimérique
sera-t-il la preuve de la réalité, et la vertu du sexe ne pourra-t-elle
donc être conservée que dans un sérail ou sous la garde des eunuques et
des verrous?

Jusqu'ici, messieurs, les Françaises ont joui de leur liberté; cette
faculté naturelle si aimable et si précieuse, par laquelle on est libre
d'agir et de se déterminer par soi-même, voudra-t-on la leur ôter
aujourd'hui, pour les plonger dans l'esclavage? Elles sont toutes, comme
l'on voit, intéressées dans la cause de la demoiselle Lajon; et l'on a
vu autrefois les Français résister vigoureusement à l'introduction d'un
tribunal tyrannique inventé au delà des monts[37]; les Françaises
aujourd'hui ont un égal intérêt à se raidir contre la mode des cadenas;
elle vient du même côté, elle porte avec elle le même caractère
d'esclavage et de tyrannie.

Elles sont donc, avec raison, jalouses de leur liberté; la nature a
voulu les favoriser de ce trésor, peuvent-elles être blâmées de vouloir
le conserver? Libres par leur naissance, deviendront-elles esclaves par
les suites de l'amour ou par la force de la jalousie? Leur vertu est
plus méritoire, dès qu'il leur est libre de suivre le bien ou le mal; la
fera-t-on désormais dépendre de la force et de la nécessité où elles
seront d'être vertueuses? La liberté ne fait-elle pas le mérite de
toutes les actions? Que deviendront-elles si on la leur ôte? Les corps,
ainsi que les esprits, ont leurs fonctions, c'est la vertu qui doit les
diriger, c'est la retenue et la modestie qui doivent en former le
caractère; ne serait-il pas à craindre que, par le penchant vicieux de
la nature, elles ne fussent plus portées aux choses qui leur sont
défendues?

Les Italiens et les Espagnols ne mettent leur application qu'à s'assurer
de la possession de la personne aimée, sans s'embarrasser des
sentiments du cœur; mais le plaisir qui naît de cette contrainte
n'est ni animé, ni piquant: l'amour se plaît à rendre souvent leurs
précautions inutiles, et ce n'est pas sans raison qu'un comique leur
adresse les vers suivants:

          O vous qui, d'une humeur jalouse,
          Sous la clef tenez une épouse,
    Malgré tous vos verrous et tous vos cadenas,
          L'amour, en prenant ses mesures,
          Aura la clef de vos serrures;
    Cet oracle est plus sûr que celui de Chalcas.

Les Français, au contraire, cherchent à flatter les belles et à les
gagner par la douceur; ils s'appliquent à devoir à leur mérite personnel
l'amour de leurs femmes, et c'est la délicatesse de ces sentiments qui
assaisonne leurs plaisirs.

Ce n'est pas, Messieurs, qu'il ne puisse y avoir des jaloux partout;
nous voyons dans _Boniface_ les extravagances d'un Provençal[38] dont la
jalousie ne respirait que fureur et que rage, mais l'on peut dire en
général que la France est une heureuse contrée où l'on a respiré de tout
temps une liberté honnête, où l'on ne captive point la vertu des femmes,
où on leur donne, au contraire, certaine licence, afin que choisissant
elles-mêmes ce qui est bon, elles fassent aussi, par elles-mêmes,
éclater leur honnêteté et leur mérite; de sorte que le sieur Berlhe ne
saurait être assez puni d'avoir rapporté parmi nous le modèle de ces
fatales ceintures.

Quel déplaisir ne serait-ce pas pour nos Françaises si cette mode était
introduite à leur égard? Comment s'accoutumeraient-elles à cette
contrainte? Quel désespoir pour elles de voir transformer des hommes
complaisants tels qu'elles les ont eus jusqu'ici en des jaloux inquiets
et bourrus qui seraient agités et tourmentés de ces vaines inquiétudes
qui rendent suspecte la vertu la plus pure, qui observeraient tous leurs
pas et leurs démarches! Chez ces esprits ombrageux, les paroles seraient
scrupuleusement pesées, les moindres expressions seraient exactement
épluchées, les regards seraient attentivement examinés, la palpitation
même du cœur ne serait pas exempte de recherche; l'ombre du mal
serait regardée par ces rigides censeurs, par ces surveillants
incorruptibles, comme une certitude avérée du crime; enfin les verrous
et les grilles, disons encore les cadenas, grâce à la mode du sieur
Berlhe, seraient de nouveaux expédients que leur jalousie introduirait.

C'est ainsi, Messieurs, que les Italiennes et les Espagnoles se sont
laissé peu à peu subjuguer par une gêne qui ne fait qu'irriter la
violence de leurs désirs; elles se trouvent, par la force de la
contrainte, dans la fureur d'une passion révoltée: la plupart d'elles ne
sont redevables de leur sagesse qu'aux verrous; les cadenas, qui sont
les garants les plus prochains de leur fidélité, assurent, il est vrai,
la vertu de ces femmes, mais ce n'est pas leur faute si la contrainte
que des soupçons impertinents leur ont imposée les empêche de faire de
leurs maris ce qu'ils appréhendent d'être.

En effet, plus on affecte d'ôter la liberté à une femme, plus elle est
excitée à franchir le pas, plus elle pense à perdre une chose de la
perte de laquelle on lui fait avoir une si grande idée par la captivité
même où on la retient; de sorte que l'on peut dire que cette gêne est
l'écueil de la plupart de ces femmes: doit-on, effectivement, attendre
une sagesse méritoire de la force et de la contrainte? Si l'on a tant
d'estime pour la pureté, ce n'est que pour celle qui est libre et
volontaire, car si elle est un effet de la contrainte, dès lors c'est
une fausse vertu.

Il est donc plus à propos de contenir le sexe, non par des cadenas, ni
par des chaînes matérielles, mais par celles de l'honneur, en lui en
inspirant les véritables sentiments; les soins défiants ne font pas la
vertu des femmes, il n'y a que l'honneur qui puisse les tenir dans le
devoir.

D'ailleurs, Messieurs, comment peut-on se résoudre à rendre
malheureuses les personnes qu'on aime? Est-ce vouloir plaire que de
faire ainsi vivre dans la gêne l'objet de son amour? «Un amant», dit
Platon, «est un ami inspiré des dieux»; mais un amant tel que le sieur
Berlhe n'est-il pas inspiré des démons? Est-ce aimer que de cadenasser
ainsi l'objet de sa tendresse? M. de la Rochefoucauld a raison de dire
que la férocité naturelle fait moins de cruels que l'amour-propre, et
que si l'on juge de l'amour par la plupart de ses effets, il ressemble
plus à la haine qu'à l'amitié.

D'où dérive un tel dérangement dans l'esprit de ces sortes d'amants?
«C'est, dit l'orateur romain, de la crainte qu'ils ont qu'un autre ne
jouisse du même objet»; c'est du soupçon qu'ils ont d'être payés de la
même monnaie dont ils payent souvent les autres; ils sont changeants et
ils supposent dans autrui le même changement; pour en prévenir les
suites, ils ont recours aux cadenas, sans cesser néanmoins d'être
eux-mêmes inconstants et légers.

Telle a été précisément, Messieurs, la conduite du sieur Berlhe à
l'égard de la demoiselle Lajon. Les différentes circonstances que j'ai
relatées caractérisent son crime et doivent déterminer la peine qu'il
mérite; il est tout à la fois coupable de rapt et de séduction, mais
d'une séduction dont les suites ont été extraordinaires; il convient
d'examiner les peines qui y sont attachées.

Par la loi qui fut donnée au peuple de Dieu, le ravisseur était condamné
à épouser la fille ravie, soit qu'elle fût riche, soit qu'elle fût
pauvre.

Les lois de Lycurgue et de Solon donnaient à la fille le choix de la
mort ou du mariage du ravisseur; il en était de même chez les
Athéniens.

Les Romains, ces maîtres du monde, condamnaient le ravisseur au dernier
supplice, sans lui permettre même d'épouser la fille ravie pour s'en
garantir.

Les ordonnances du royaume ne sont pas moins sévères. Celle d'Orléans
enjoint de faire le procès aux ravisseurs, sans avoir égard aux lettres
de grâce qu'ils pourraient obtenir. Celle de Blois «veut que ceux qui
auront suborné une fille mineure de vingt-cinq ans, sous prétexte de
mariage ou autre couleur, sans le gré, sçeu, vouloir et consentement
exprès des pères, mères et tuteurs, soient punis de mort sans espérance
de grâce; nonobstant tous consentements que la fille pourrait avoir
donné avant, lors ou après le rapt.»

La disposition de ces lois a été renouvelée par des ordonnances
postérieures, et l'on trouve dans tous les arrestographes les décisions
des cours souveraines qui se sont conformées à la loi générale du
royaume, en ce qu'elle punit de mort les ravisseurs.

Le motif de cette punition est de conserver aux pères et aux mères
l'autorité sur leurs enfants, d'empêcher qu'ils ne sortent de leur
devoir: le rapt est un crime des plus opposés à l'honnêteté publique et
au repos des familles, à qui il importe si essentiellement que les
enfants ne s'engagent point, par un crime si contraire à la société
civile, dans des mariages mal assortis et presque toujours déshonorants.

Mais à Dieu ne plaise, Messieurs, que la demoiselle Lajon sollicite
contre son amant la peine de mort portée contre les ravisseurs! Qu'il
vive, mais que ce soit pour réparer son honneur; qu'il vive, mais que
ce soit pour faire cesser ses larmes. Il est donc de l'équité de
condamner le coupable envers elle en des dommages et intérêts assez
considérables pour lui imposer la contrainte salutaire de remplir ses
engagements.

Il convient lui-même d'avoir fréquenté la demoiselle Lajon pendant
environ trois ans; il ne dispute point qu'il ne soit l'auteur de sa
grossesse; est-il une meilleure preuve que celle qui part de la
confession de l'accusé? Il convient enfin qu'il doit être condamné à des
dommages et intérêts.

Or les circonstances doivent régler ces dommages, et vous devez,
Messieurs, les accorder tels que la demoiselle que je défends les a
demandés par sa requête. D'abord j'ai démontré qu'elle est digne de la
protection des lois, qu'un mariage promis a été principalement la cause
de sa chute: cet objet n'était pas au-dessus de ses espérances,
puisqu'il n'y a point de disproportion dans l'âge des parties; leur
fortune est la même, leurs conditions sont égales, et si l'on remonte à
leurs parents et à leurs ancêtres, on les trouvera tous au même niveau.

Les dommages et intérêts sont dus à raison du tort que l'on fait à
quelqu'un et du préjudice qu'il en souffre; or quel plus grand préjudice
peut-on porter à une jeune fille que de lui ravir son honneur? Que lui
reste-t-il lorsqu'elle a perdu sa virginité qui est un trésor sans prix,
puisque c'est là effectivement la gloire la plus solide et le partage le
plus essentiel d'une fille chrétienne?

En effet, Messieurs, la virginité procure à une fille ce qu'elle ne
devait recevoir qu'en l'autre vie. C'est à la virginité seule qu'il
appartient de faire voir sur la terre, qui est un lieu de mortalité, une
image et une vive représentation de la vie immortelle. Enfin, la
virginité est le premier des états de la vie; c'est l'ornement des
mœurs, la sainteté du sexe et une belle fleur qu'on doit conserver
chèrement et précieusement.

La demoiselle Lajon a perdu, par les artifices du sieur Berlhe, cette
fleur qui n'est autre chose que la vie de l'honneur, vie infiniment plus
précieuse que celle de la nature; si le sieur Berlhe avait ôté la vie à
cette jeune fille, qu'aurait-elle perdu, que ce qu'elle doit perdre un
jour tout naturellement par la loi commune à tous les mortels? Mais en
lui ravissant son honneur, il lui a enlevé ce que la mort même n'aurait
pu lui ravir; elle existe à la vérité, mais c'est comme si elle était
morte; elle est fille, mais elle n'est plus vierge; elle a perdu ce
qu'elle avait de plus cher, et cette perte est d'une nature à ne pouvoir
être réparée.

Les livres saints disent que la vierge d'Israël est tombée et qu'il n'y
a personne qui puisse la relever; et saint Jérôme, écrivant à ce sujet,
ne fait pas de difficulté de dire que, quoique Dieu soit tout-puissant,
il ne peut pas toutefois rendre la virginité à une fille qui l'a une
fois perdue, ni la décorer de cette fleur qu'on lui a ravie.

L'infamie est une suite de cette perte, à cause de la honte que les
hommes ont attachée spécialement à la faiblesse du sexe; de sorte que
dès qu'une fille est assez malheureuse d'avoir perdu sa virginité, c'en
est fait, la voilà déshonorée, on ne la regarde plus qu'avec dédain et
avec mépris.

Est-il, Messieurs, une indemnité proportionnée à cette perte? Les
dommages et intérêts qu'on accorde à une fille déshonorée ne servent en
quelque façon qu'à révéler sa faute à tout l'univers, parce que son
aventure infortunée est annoncée dans un tribunal dont les lois ne sont
rendues que pour être publiées: il n'y a donc que l'accomplissement des
promesses du séducteur qui puisse, au jugement des hommes, effacer une
telle tache, et c'est pour cela même que les dommages doivent être très
considérables, pour obliger le sieur Berlhe à s'unir à la demoiselle
Lajon par les liens sacrés du mariage.

La qualité des parties, leur naissance, leur fortune, le mérite de la
demoiselle Lajon, la conduite même de son amant, tout devrait l'engager
à cet établissement.

Mais c'est ici, Messieurs, un ravisseur d'un caractère tout nouveau: il
avoue les recherches et les fréquentations, il ne disconvient point
qu'il ne soit l'auteur de la grossesse de son amante, et cependant il ne
veut pas satisfaire à ses promesses.

Il est coupable, puisque la séduction et l'enlèvement sont prouvés, et
il ne rougit point; il est troublé plus que jamais par les remords de sa
conscience, et jamais tant d'apparence de sécurité chez lui.

Enfin, il viole la foi des serments; il viole les lois; il rend une
jeune fille malheureuse; et tout cela dans l'esprit de ce ravisseur
n'est qu'un badinage; il a badiné en séduisant et n'a séduit que pour
badiner. Appliquons-lui donc ce trait de l'Écriture où le Sage, parlant
de la folle excuse de celui qui trompe les droits de l'amitié, lui fait
dire, lors de sa conviction, que sa fourberie n'est qu'un badinage.

Mais depuis quand, messieurs, regarde-t-on comme un badinage la sévère
disposition des lois? Depuis quand traite-t-on de plaisanterie le
trouble qu'un ravisseur jette dans la société civile, l'opprobre dont il
couvre une famille, la triste situation où il met une jeune fille qu'il
a déshonorée avant même que son âge lui ait permis de paraître dans le
monde.

Il se rencontre, comme vous voyez, Messieurs, dans cette cause plusieurs
intérêts différents: celui de l'honnête liberté des femmes attaquée en
la personne de la demoiselle Lajon; celui du public, dont la fille
séduite est un membre; celui de ses parents, à l'égard desquels le sieur
Berlhe s'est rendu coupable en enlevant cette fille; enfin celui de la
plaignante, qui a été trompée et déshonorée pour toujours. Depuis sa
chute, elle coule ses jours dans le chagrin et dans la tristesse; depuis
que le sieur Berlhe affecte de l'avoir entièrement oubliée, les idées
affligeantes ne cessent de l'environner avec toutes leurs horreurs, et
l'infidélité de son amant a répandu sur elle une amertume qui détruit
peu à peu sa santé, sa jeunesse et ses grâces.

Elle est, Messieurs, vraiment digne de pitié et de commisération,
cependant elle demeure toujours plongée dans cet état d'humiliation. On
lui donne des regrets, peut-être même des éloges, mais tout cela ne
change rien à sa situation; tant que le perfide ne voudra point se
rappeler ses anciens serments, tant qu'il refusera de remplir ses
engagements, rien ne saurait changer le triste sort de cette fille
infortunée; en sorte que tout sollicite et tout concourt, Messieurs,
pour vous déterminer à frapper le cœur de l'insensible de la foudre
d'un jugement sévère pour le faire rentrer dans son devoir.


FIN


NOTES:

[1] Entre les animaux, il n'y a que les juments de bonne race qu'on
infibule, quand on ne veut pas qu'elles conçoivent; et c'est ce qu'on
nomme en termes propres _boucler les cavales_. On se sert ordinairement
pour cette opération d'un instrument de cuivre blanc qui a plusieurs
pinces et plusieurs crochets, qu'on insère dans le vagin afin d'en
boucher l'approche.

[2] De Paw, _Recherches philosophiques sur les Américains ou Mémoires
intéressants pour servir à l'histoire de l'espèce humaine_. Berlin,
1769, t. II, pp. 140 et suiv.

[3] De Cadalvène, _Égypte et Nubie_, t. II, p. 158.--Ilex, _Mœurs
orientales_. Londres, 1878, p. 15.

[4] Maximilien Misson, _Voyage d'Italie_. Amsterdam, 1743, t. I, p. 249.

[5] _Lettres familières écrites d'Italie par Charles de Brosses._ Lettre
XVI du 26 août 1739. Édit. de Paris, 1858, t. I, p. 137.

[6] Fleury, _En Italie_. Vienne, 1861, p. 290.

[7] Brantôme, _Vies des Dames galantes_. Édit. de Paris, 1822, Discours
I, p. 118.

[8] _Les cadenas et ceintures de chasteté._ Paris, Liseux, 1883. Notice
historique, p. xxxii.

[9] Rabelais, _Pantagruel_, livre III, ch. 35.

[10] P.-G.-J. Niel. _Portraits des personnages français les plus
illustres du XVIe siècle._ Paris, 1848, 1re série.

[11] Tallemant des Réaux, _Historiettes_, CCCXLVL. Édit. Monmerqué et
Paulin, Paris, 1859, t. VII, p. 428.

[12] Nicolas Chorier, _Dialogues de Luisa Sigea_, Cinquième dialogue.
Voir L'_Œuvre de Nicolas Chorier_, pp. 142 et suiv. (Bibl. des
Curieux, 1910.)

[13] Nicolas Chorier, ouvrage cité, dialogue V. Voir l'_Œuvre de
Nicolas Chorier_ (Biblioth. des Curieux, 1910), pp. 155 et suiv.

[14] Bibliothèque nationale, manuscrits, supplément français, nº 10283,
p. 1179.

[15] Comte de Bonneval, _Mémoires_. Londres, aux dépens de la compagnie,
1737, t. I, pp. 74 et suiv.

[16] Peuchet, _Mémoires tirés des archives de la police de Paris_.
Paris, 1838, t. II, p. 329.

[17] Voir l'_Œuvre de l'abbé de Grécourt_ (Bibliothèque des Curieux),
p. 221.

[18] Voir _La Belle Alsacienne_ (Biblioth. des Curieux), pp. 77 et suiv.

[19] Des mots grecs _Aidos_, pudeur: _Zonè_, ceinture.

[20] _Intermédiaire des chercheurs et des curieux_, t. XII, 1879,
colonne 496; t. XLI, 1900, colonne 919.

[21] Voir Dr Caufeynon. _La Ceinture de chasteté._ Paris, 1905, pp.
96 et suiv.

[22] _Intermédiaire des chercheurs et des curieux_, t. XII, 1879, col.
145.

[23] Gen., ch. 36.

[24] Platon.

[25] Saint Jérôme.

[26] _Leg. unic. cod. de rapt. virg._

[27] Jul. Clar.

[28] Pyrrhus Corrard.

[29] Isidore de Péluse.

[30] M. le commissaire a fait injure aux Anglais de donner à cette
ceinture le nom de _ceinture à l'anglaise_. Il n'est point de peuple
moins jaloux: ces insulaires, qui tâchent d'imiter en tout les anciens
Romains, s'embarrassent aussi peu qu'eux de l'infidélité de leurs
femmes; ils imitent les Luculle, les Pompée, les Antoine et les Caton,
qui eurent des femmes galantes dont ils n'ignoraient pas la conduite,
sans s'en mettre en peine; ils laissent au seul Lepidus la sotte gloire
d'en mourir de déplaisir; et quand ils rentrent chez eux, ils font en
même temps avertir leurs femmes; ce préliminaire est moins une preuve de
leur politesse que de leur indifférence sur l'article de la jalousie; de
sorte qu'il convient mieux d'appeler ces ceintures _des ceintures à la
Bergamasque_, comme l'a fait Rabelais, t. III, liv. III, ch. 35.

[31] Misson, _Voyage d'Italie_, t. I, p. 217.

[32] _Ibi sunt seræ et varia repagula, quibus turpe illud monstrum
pellices suas occludebat._ Misson, au lieu cité.

[33] Misson, _ibid._

[34] Mém. du comte de Bonneval, t. I, p. 74.

[35] Brant., t. II, disc. I, p. 176.

[36] Rabelais, t. III, liv. III, ch. 35, aux notes.

[37] L'Inquisition.

[38] _Boniface_, t. I, liv. V, titre 8, ch. 3.





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