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Title: Ma vie musicale
Author: Rimsky-Korsakov, Nikolai
Language: French
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produced from scanned images of public domain material


N.-A. RIMSKY-KORSAKOV

MA VIE
MUSICALE

INTRODUCTION ET ADAPTATION

PAR

E. HALPÉRINE-KAMINSKY

[Illustration: colophon]

PIERRE LAFITTE & Cie

ÉDITEURS, PARIS

90, AVENUE DES CHAMPS-ÉLYSÉES



MA VIE MUSICALE

[Illustration: photo de RM dédicacée]

Copyright by Pierre Lafitte, 1914.

Tous droits de reproduction, de
traduction et d'adaptation réservés
pour tous pays.



INTRODUCTION DE L'ADAPTATEUR

RIMSKY-KORSAKOV ET LA «NOUVELLE ÉCOLE»


En juin 1908, Rimsky-Korsakov fut enlevé à la musique russe, alors qu'en
pleine activité, son superbe talent, certains disent son génie, venait
d'être consacré à Paris par la représentation triomphale de la
_Snegourotchka_.

A la mort du regretté compositeur, par les mains pieuses de sa veuve,
musicienne experte, elle-même, fut édité l'original des mémoires du
défunt compositeur, sous le titre de _Ma vie musicale_ et dont le haut
intérêt attira l'attention de la presse et du public russes. De fait,
dans cet in-folio de près de 400 pages, les renseignements abondent,
non seulement sur «la vie musicale» de l'auteur, mais sur toute la
«nouvelle école» dont il fut le plus actif représentant et que la
«saison russe» des derniers printemps a révélée aux Parisiens avec un
succès si imprévu.

Il était inévitable que la soudaineté même de ces manifestations d'une
musique peu connue du public occidental nous fît commettre certaines
erreurs de jugement qu'il n'est pas indifférent de redresser, en puisant
à une source aussi sûre que le témoignage de celui-là même qui fut l'un
des fondateurs de cette musique. C'est l'un des motifs de la traduction
que nous donnons des mémoires de N.-A. Rimsky-Korsakov. Mais rassurons
tout de suite le lecteur rebelle aux dissertations sur le contrepoint,
l'harmonie, la fugue ou l'orchestration. Ces mémoires sont de ceux qu'on
lit à la fois avec plaisir et profit; et si l'auteur nous renseigne
exactement sur la période la plus intéressante du mouvement musical en
Russie, il le fait avec agrément et sans dédaigner la couleur ni
l'anecdote significative.

Au surplus, un choix nous est imposé par les dimensions mêmes du livre,
contenant des parties où sont relatés les événements familiaux et ceux
de la carrière navale de l'auteur, mentionnant des faits et des noms peu
familiers au lecteur français. Cette partie des mémoires pourrait être
utilisée dans une étude consacrée à la biographie de Rimsky-Korsakov,
accompagnée de commentaires qu'elle exige et complétée de détails qui
lui manquent.

Les pages que nous publions aujourd'hui décrivent la physionomie des
«cinq» qui furent les fondateurs, de la «nouvelle école»: Balakirev,
César Cui, Moussorgsky, Borodine et notre auteur, le plus jeune et le
plus fécond, Rimsky-Korsakov. Elles précisent ce qu'on sait déjà de
l'influence prédominante du premier sur les quatre autres et du soin
désintéressé qu'a mis le dernier à mettre sur pieds les œuvres
inachevées de Moussorgsky et de Borodine. Elles nous disent le rôle qu'a
joué Berlioz auprès de ces novateurs et, naturellement, caractérisent
surtout ce «la vie musicale» de l'auteur de la _Pskovitaine_ et de
_Snegourotchka_.

Toutefois, pour l'intelligence de ces chapitres choisis, il convient de
les éclairer, de les relier pour ainsi dire, par une brève notice
biographique sur le narrateur, ce que nous ferons en nous guidant en
partie de ses propres mémoires.

Né en 1844, à Tikhvine, dans ce gouvernement de Novgorod qui fut à
l'origine une république autonome et dont les chants populaires l'ont
plus d'une fois inspiré, le jeune Nicolas Rimsky-Korsakov montra de
bonne heure d'exceptionnelles dispositions musicales. Il les tenait tant
de son père que de sa mère, mais c'est surtout son oncle paternel qui
était doué d'une vraie nature de musicien, jouant au piano des
ouvertures entières et autres morceaux compliqués, sans connaître une
note et ne se guidant que sur son ouïe. Quant au petit Nicolas, à peine
âgé de deux ans, il distinguait déjà parfaitement les mélodies que lui
chantait sa mère; à quatre ans, il répétait correctement ce que lui
avait joué son père, et retrouvait de lui-même sur le piano les notes de
la mélodie qu'il avait chantée. A six ans, commencèrent ses études
régulières de piano, et cinq ans après, il composait!

«J'avais onze ans, raconte-t-il, quand l'idée me vint de composer un duo
vocal et son accompagnement au piano. J'ai pris les paroles dans un
livre d'enfant. J'ai réussi à écrire ce duo et, autant que je me
souviens, ça se tenait assez bien.»

Mais, ajoute-t-il, ni pendant son enfance, ni pendant sa jeunesse même,
il n'a rêvé de la carrière de musicien; étant d'une famille de marins,
c'est la marine qui l'attirait. Il entra à l'École navale de
Saint-Pétersbourg, ville où il eut aussi plus de facilité d'entendre de
la vraie musique, ainsi que de poursuivre ses études musicales. C'est
alors que, toujours élève assidu de l'École navale, il composa, en 1862,
sa première œuvre, une symphonie, qui, chose à noter, fut aussi la
première symphonie russe, car avant lui, aucun compositeur de son pays
n'avait abordé ce genre élevé de composition musicale. L'aspirant de
marine termina cette œuvre pendant son voyage de circumnavigation,
et, à son retour, il put la voir exécutée, en 1865, à un concert de
l'École Gratuite de Musique de Saint-Pétersbourg que dirigeait le jeune
mais déjà célèbre Balakirev. Le succès de la symphonie fut éclatant, et
son auteur, à peine âgé de vingt-deux ans, fut admis dans le cercle de
Balakirev au même titre que les aînés.

Promu entre temps officier et tout en continuant son service dans les
bureaux de la marine, Rimsky-Korsakov consacra dès lors tous ses
loisirs à la musique. Il écrivit successivement son «tableau musical»
pour orchestre: _Sadko_; la _Fantaisie serbe_ et le poème symphonique
_Antar_. Et l'auteur n'avait que vingt-quatre ans! Bientôt après, en
1872, il termina son premier opéra, cette _Pskovitaine_ que nous avons
écoutée avec ravissement pendant l'une des «saisons russes».

Il est vrai que c'est la troisième rédaction, celle de 1892, qui fut
représentée à Paris, et c'est l'ignorance de ce fait important qui a
induit en erreur nos critiques musicaux, demeurés surpris non seulement
devant le caractère nouveau de cette musique, composée il y a près d'un
demi-siècle, mais encore devant la science consommée dont faisait preuve
le compositeur débutant.

C'est le moment de dire que Rimsky-Korsakov ignorait tout à cette époque
de la technique musicale, ayant été seulement à l'école de Balakirev,
qui se faisait précisément gloire de ne pas entraver sa libre
inspiration par la syntaxe: un sens sûr et son expérience individuelle
remplaçaient chez ce dernier le savoir méthodique, et son talent
exceptionnel de créateur spontané voilait son manque d'instruction
technique. Moussorgsky, dont le talent confinait au génie, en savait
encore moins et ne chercha jamais à s'instruire. Pourtant, il est
l'auteur de ce prodigieux _Boris Godounov_. Borodine, l'auteur de cette
autre œuvre-maîtresse: _Le prince Igor_, ne s'était pas non plus
formé à une école régulière.

Au reste, sur les «cinq», seul Balakirev, grâce à l'appui des mécènes
avertis, a pu faire de la musique son unique occupation. Moussorgsky,
d'abord officier de la garde, était employé d'État; Borodine, un savant
d'une réelle autorité, «le plus chimiste des musiciens», suivant
l'expression d'un autre chimiste, professait la chimie à l'École de
Médecine; César Cui, un non moins savant professeur de fortification à
l'École du Génie, est arrivé aujourd'hui au grade de général. Nous avons
vu, enfin, que Rimsky-Korsakov était marin. Et tous, ils traitèrent avec
un certain dédain les «forts en thème» qui, tel Tchaïkovsky, avaient
passé par le Conservatoire de Musique. C'est pour réagir contre cet
enseignement «officiel» que Balakirev avait fondé l'École Gratuite de
Musique, où la pratique primait la théorie.

Il est une fort curieuse lettre, datée de 1877, où Tchaïkovsky,
précisément, déplore l'influence exercée sur Rimsky-Korsakov par
Balakirev et son groupe. Certains passages sont à citer, parce qu'ils
décrivent assez exactement l'état d'âme où se trouvait, à cette époque,
le plus jeune des membres de ce groupe, et caractérisent en même temps
l'auteur de la lettre, le représentant le plus autorisé de l'école
méthodique, fondée en Russie par Antoine Rubinstein.

«Balakirev, déclare catégoriquement Tchaïkovsky, a gâché les jeunes
années de Rimsky-Korsakov en lui suggérant que l'étude est vaine. Il est
l'inventeur de ce nouveau groupe qui renferme des forces réelles, mais
incultes, faussement orientées ou épuisées prématurément. Tous ces
compositeurs ont énormément de talent, mais ils sont atteints
profondément d'une outrecuidance illimitée de dilettanti, se croyant
supérieurs à tout le reste du monde musical.

«Seul Rimsky-Korsakov fait exception. Il s'est formé lui-même comme les
autres; mais une transformation s'est opérée en lui. C'est une nature
loyale et sérieuse. Tout jeune, il s'est trouvé au milieu de personnes
qui l'ont persuadé d'abord de son génie, puis de l'inutilité de l'étude,
de l'action néfaste de l'école sur la force créatrice, sur
l'inspiration, etc. Il y crut. Ses premières compositions témoignent
d'un très grand talent, mais dépourvu de toute connaissance théorique.

«Tous les membres de son groupe étant amoureux chacun de soi et les uns
des autres, cherchèrent à imiter telle œuvre produite par l'un d'eux
qu'ils avaient jugée parfaite. C'est ainsi qu'ils tombèrent dans la
monotonie des procédés, l'impersonnalité, la mièvrerie. Rimsky-Korsakov
fut le seul qui comprit, il y a cinq ans environ, que les idées mises en
avant par le groupe n'ont aucun fondement, que le mépris de l'école, de
la musique classique, des modèles reconnus, n'est autre que de
l'ignorance. Je possède une lettre de lui, écrite à cette époque, qui
m'avait profondément ému.

«Il fut au désespoir lorsqu'il s'aperçut de la perte de tant d'années
pendant lesquelles il avait suivi un sentier qui ne menait nulle part.
Il se demandait ce qu'il devait faire. Apprendre, naturellement; et il
se mit à l'étude avec un tel zèle que bientôt la technique l'absorba
tout entier...[1]»

De fait, nommé en 1871--à vingt-sept ans--professeur d'instrumentation
et de composition au Conservatoire de musique de Saint-Pétersbourg, il
s'est dit que pour pouvoir enseigner, il faut d'abord apprendre. Déjà
auteur de la remarquable symphonie _Antar_, de l'opéra la _Pskovitaine_,
il fréquente la classe de son collègue du Conservatoire, M. Johansen,
s'assied sur le banc des élèves et repasse avec eux les problèmes
d'harmonie, de contrepoint, de fugue. Il revise entièrement la plupart
de ses productions anciennes, et c'est à cette époque que se rapporte
notamment sa deuxième version de la _Pskovitaine_.

Ayant quitté le service actif dans la marine, il fut nommé, deux ans
après, inspecteur des musiques militaires de la flotte, et, dans ce
poste encore, il profita pour étudier en détail les instruments à vent
et pénétrer tous les secrets de l'instrumentation. Succédant à Balakirev
comme directeur de l'École Gratuite de Musique, il s'y fait la main
comme chef d'orchestre, en jouant des classiques, au vif mécontentement
de son prédécesseur.

Il demeure toutefois dans les meilleurs termes avec les membres de son
groupe, en devient pour ainsi dire le «théoricien», auquel Balakirev
renvoie avec une moue dédaigneuse ceux d'entre ses élèves qui veulent
commencer par le commencement. A ce titre encore, il ne ménage pas son
concours désintéressé à Moussorgsky et à Borodine, l'offre même avec
insistance, poussé qu'il est par le désir, si rare chez un confrère, de
conserver à l'art des productions de génie qui allaient s'évanouir par
la paresse et l'intempérance de l'un, l'activité scientifique et
pédagogique de l'autre. Et si _Boris Godounov_ et _Le prince Igor_, ces
chefs-d'œuvre non seulement de la nouvelle école, mais de toute la
musique russe, ont pu être représentés, tous les historiens du mouvement
artistique en Russie sont d'accord pour affirmer qu'on le doit aux
soins et à la science de Rimsky-Korsakov. C'est lui qui a parachevé,
ordonné et entièrement orchestré les deux opéras, aidé en partie, pour
_Le prince Igor_, par son meilleur élève, A. Glazounov, devenu maître à
son tour, aujourd'hui directeur du Conservatoire de musique de
Saint-Pétersbourg.

La maîtrise de Rimsky-Korsakov, mettant en valeur ses dons innés,
s'affirma de plus en plus dans ses propres productions: les opéras la
_Nuit de Mai_, écrit en 1879, et _Snégourotchka_, cette œuvre d'une
poésie épique, tout imprégnée du lumineux paganisme slave, et qui,
incomprise au début, fit bientôt solidement asseoir la renommée du jeune
compositeur. Balakirev, tombé dans le mysticisme, s'efface durant de
longues années, et Rimsky-Korsakov est reconnu pour le vrai chef de la
nouvelle école, salué, d'autre part, par des techniciens tels que Liszt
et Tchaïkovsky.

Il a toute l'autorité, dès lors, pour publier son traité d'harmonie,
résumé remarquablement clair et précis de ses leçons au Conservatoire,
et qui demeure encore le modèle du genre. Ses multiples occupations, au
Conservatoire, au choral de la Cour, aux «Concerts symphoniques russes»,
dont il dirigeait l'orchestre, etc., n'arrêtèrent point son
extraordinaire fécondité. Outre la troisième version de la
_Pskovitaine_, il écrit successivement les opéras: _Mlada_, _La Nuit de
Noël_, _Sadko_, _Mozart et Salieri_, _Vera Scheloga_ (prologue à la
_Pskovitaine_), _La Fiancée du tsar_, _le Dit sur le tsar Saltan_,
_Servilie_, _Kastcheï_, le _Pan Voyevode_, _Kitej_ et, enfin, _le Coq
d'or_, dont la représentation ne fut autorisée par la censure qu'après
la mort de l'auteur. Citons ensuite, en plus des symphonies indiquées au
début, l'ouverture «sur des thèmes russes», le _Capriccio espagnol_, le
«Conte pour orchestre», l'ouverture dominicale (thème religieux), la
suite symphonique _Scheherazade_; puis, nombre de pièces pour piano,
des chœurs, des romances, des chants populaires et religieux, etc.,
etc.

Nous nous éloignerions du but indiqué en cherchant à caractériser
l'œuvre considérable du défunt compositeur. Mais puisque nous parlons
de «nouvelle école», il convient de rappeler en une brève formule
l'objectif qu'elle poursuivait et la voie qu'elle avait prise pour
l'atteindre.

Son but était la recherche de la vérité (le précurseur de cette école,
Dargomijsky, se l'était déjà imposé) et de la couleur nationale. Glinka,
de qui date la conquête de l'indépendance de la musique russe, avait
réussi à se dégager partiellement de l'influence étrangère. Mais ce fut
le groupe des «cinq» qui se différencia radicalement en tirant parti du
riche patrimoine constitué par les chants populaires. Là est la base de
cette musique nouvelle et qui lui imprime une si forte originalité.
Quant à la forme, elle est renouvelée par l'introduction dans le drame
lyrique du style symphonique et des récitatifs, ainsi que par l'emploi
fréquent des chœurs qui expriment avec ampleur l'âme collective de la
nation.

Rimsky-Korsakov, en particulier, «a découvert et réalisé, selon
l'expression de M. Glazounov, non seulement l'harmonisation, mais encore
le contrepoint du chant russe, ce qu'avait rêvé Glinka», et l'auteur de
la _Pskovitaine_ apparaît ainsi comme le continuateur direct du
fondateur de la musique nationale. C'est Glazounov, le plus brillant des
derniers venus de la nouvelle école, qui parle ainsi.

Quoi qu'il en soit, toute cette période décisive de formation d'une
musique nouvelle en Russie se reflète dans «la vie musicale»
individuelle de Rimsky-Korsakov. Son existence consciente de musicien
commence, en effet, vers 1860, quand tous les Russes étaient, comme lui,
«amoureux» de Glinka, et elle s'achève en 1908, après l'apparition des
élèves de Rimsky-Korsakov, tels que Glazounov, Arensky, Liadov,
Tchérépnine.

Malheureusement, ses mémoires s'arrêtent dix-huit mois environ avant sa
mort, ce qui nous prive de la possibilité de connaître ses impressions
quant au triomphe de ses œuvres à l'Opéra-Comique et aux concerts de
l'Académie nationale de Musique, au printemps de 1907. Dans sa préface
aux mémoires de son mari, Mme Rimsky-Korsakov croit pouvoir expliquer ce
silence par la composition de l'opéra _Le Coq d'or_, par laquelle son
mari fut entièrement absorbé; puis son mal, une angine de poitrine,
s'aggrava à partir de la fin de 1907 et l'emporta en juin de l'année
suivante.

En revanche, nous trouvons dans son récit une brève description de son
séjour à Paris, pendant l'Exposition de 1889, lorsqu'il y vint diriger
les concerts russes au Trocadéro, ainsi que des pages ne manquant pas
non plus d'intérêt pour nous, relatives aux concerts donnés par Berlioz
à Saint-Pétersbourg.

      E. HALPÉRINE-KAMINSKY.



CHAPITRE PREMIER

     Balakirev et son groupe. César Cui, Moussorgsky, Borodine. Mon
     entrée dans ce groupe. (1861-1862)


Balakirev a produit sur moi une forte impression dès notre première
rencontre. Excellent pianiste, jouant tout par cœur, il avait des
pensées hardies et neuves et un talent de compositeur que je vénérais.

A notre première entrevue, on lui montra mon _scherzo_ en «Ut min.»; il
approuva après quelques remarques. On lui fit entendre mon nocturne et
des fragments de symphonie. Il exigea que je me misse sans tarder à la
composition de la symphonie. Je fus transporté de joie.

Je rencontrai chez lui Cui et Moussorgsky dont j'avais seulement entendu
parler par Canillet[2].

Balakirev instrumentait alors pour Cui l'ouverture du _Prisonnier du
Caucase_. Avec quel enthousiasme j'assistais à ces débats sur
l'instrumentation, la vocalisation, etc. On joua également à quatre
mains l'_allegro_ en «_Ut maj._» de Moussorgsky qui me plut. Je ne me
souviens plus quel morceau de lui joua Balakirev; je crois que c'était
le dernier entr'acte du _Roi Lear_. Puis, ce furent des conversations
sur les questions musicales du jour. Je me suis trouvé plongé du coup
dans un monde nouveau de vrais musiciens de talent dont j'avais
jusqu'ici seulement entendu parler par des camarades dilettanti.
L'impression était réellement très forte.

Chaque samedi soir des mois de novembre et décembre, je me rendais aux
réceptions de Balakirev où venaient fréquemment Moussorgsky et Cui.
C'est chez lui également que je fis connaissance de V. V. Stassov[3]. Je
me souviens qu'au cours d'un de ces soirs, Stassov nous lut des
fragments de l'Odyssée en visant surtout l'instruction de ma
personnalité.

Balakirev, seul ou à quatre mains avec Moussorgsky, jouait des
symphonies de Schumann, des quators de Beethoven; Moussorgsky chantait
des morceaux de _Rousslan_[4] notamment la scène de Farlaf et de la
Naïna.

Autant que je m'en souviens, Balakirev composait alors un _concerto_
pour piano, dont il nous jouait des fragments. Il m'expliquait souvent
la forme des compositions et leur instrumentation. C'était tout nouveau
pour moi. Les goûts de son groupe allaient vers Glinka, Schumann et le
dernier quator de Beethoven. Huit des symphonies de celui-ci n'étaient
que médiocrement prisées par le groupe; Mendelssohn, sauf son ouverture
du _Songe d'une nuit d'été_ et le _Hebriden_, était peu estimé. Mozart
et Haydn étaient considérés comme vieillis et naïfs; Sébastien Bach
passait pour pétrifié ou tout simplement pour une nature musicale morte,
sans sentiment, produisant comme une machine. Hændel, par contre, était,
à leurs yeux, une nature puissante. Chopin était comparé par Balakirev à
une mondaine nerveuse. Le commencement de sa _Marche funèbre_ (en «si
Bém. min.») l'enchantait, mais la suite ne valait rien à ses yeux;
certaines de ses mazurkas plaisaient, mais la plupart de ses
productions étaient seulement considérées comme de la fine dentelle.
Berlioz, qu'on commençait à connaître, était très apprécié. Liszt était
encore mal connu et déjà on le jugeait comme musicalement corrompu et
parfois même caricatural. On parlait peu de Wagner.

L'attitude envers les compositeurs russes était la suivante: on estimait
Dargomijsky pour la partie de la _Roussalka_ contenant des récitatifs;
ses fantaisies orchestrales passaient seulement pour une originalité,
tandis que les romances _Paladin_ et _l'Air d'Orient_ étaient fort
prisées. (Son opéra _Le convive de pierre_ n'était pas encore écrit). En
général, on lui refusait un talent exceptionnel et on le traitait avec
une nuance d'ironie. Lvov[5] était jugé nul; Rubinstein ne jouissait que
d'une réputation de pianiste, sans talent ni goût comme compositeur.
Sérov n'avait pas encore commencé à cette époque sa _Judith_ et l'on
n'en parlait pas.

Je buvais avec avidité toutes ces opinions et, sans raisonnement ni
contrôle, je me pénétrais des goûts de Balakirev, Cui et Moussorgsky. A
vrai dire, beaucoup de ces opinions étaient des arrêts sans preuve, car
le plus souvent, on ne jouait devant moi les œuvres des autres qu'en
fragments et je n'avais pu me faire un jugement sur l'ensemble;
certaines me restaient même totalement inconnues. Néanmoins, j'adoptais
de confiance et avec enthousiasme ces arrêts et j'en parlais avec une
ferme conviction à mes anciens compagnons amateurs de musique.

Balakirev s'attacha fortement à moi, m'affirmant que je prenais dans son
affection la place de Goussakovsky sur lequel on fondait de grands
espoirs et qui voyageait à cette époque à l'étranger. Si Balakirev
m'aimait comme un fils et un élève, j'étais, moi, tout épris de lui. A
mes yeux, son talent dépassait toutes les limites du possible et chacune
de ses paroles m'apparaissait comme la vérité absolue.

Je n'éprouvais certes pas le même sentiment pour Cui et Moussorgsky;
mais mon admiration et mon attachement pour eux étaient très grands.

Sur le conseil de Balakirev, je me mis à la composition de la première
partie de la symphonie en «_mi bém. min._», d'après les brouillons que
je possédais. Le prélude et le développement des thèmes subissaient de
sensibles corrections de la main de Balakirev, et je retravaillais le
tout avec zèle.

Pendant les fêtes de Noël, je me rendis chez mes parents à Tikhvine et
j'y achevai toute la première partie, qui fut ensuite approuvée par
Balakirev presque sans correction. La première tentative pour
instrumenter cette partie me fut difficile, et Balakirev instrumenta
pour moi la première page du prélude; dès lors mon travail avança plus
vite. Balakirev et les autres affirmèrent même que je montrais des
dispositions pour l'instrumentation.

Durant l'hiver et le printemps de 1862, je composai le scherzo (sans
trio) pour ma symphonie, ainsi que le finale qui plut particulièrement à
Balakirev et à Cui. Je crois me souvenir que ce finale fut composé sous
l'influence de l'Allegro symphonique de Cui qu'on jouait à ce moment
chez Balakirev. J'avais composé le principal thème de ce finale en
wagon, lorsqu'à la fin de mars, je revenais de Tikhvine à
Saint-Pétersbourg avec mon oncle Pierre.

Je n'ai pu connaître et aimer réellement la musique qu'à
Saint-Pétersbourg, où j'ai entendu de la _vraie_ musique, exécutée d'une
façon convenable, même en écoutant des opéras comme _Lucie de
Lammermoor_. Mais ma vraie affection pour l'art n'a commencé qu'après
l'audition de _Rousslan_.



Le premier musicien et virtuose sérieux que j'aie connu était Canillet.
Je lui suis profondément reconnaissant pour le développement de mon goût
et la culture initiale de mes facultés de composition. Mais je lui
reproche d'avoir peu soigné ma technique du piano, et négligé de me
préparer aux études d'harmonie et de contrepoint. Les leçons
d'harmonisation des chorals qu'il m'avait proposées avaient bientôt
cessé; en effet, en corrigeant mes écrits, il ne m'enseignait pas les
procédés élémentaires d'harmonisation, de sorte que, en résolvant mes
problèmes à tâtons, je finis par m'en dégoûter. En travaillant chez
Canillet, je ne connaissais même pas la dénomination des principaux
accords, et pourtant je me piquais de composer des nocturnes, des
variations, etc. C'est ainsi que, malgré mon goût grandissant pour la
musique, j'étais à peine un dilettante lorsque je fis la connaissance du
groupe de Balakirev.

C'est dans ces conditions, après des essais de dilettante par la
technique, mais sérieux quant au style et au goût musical, qu'on
m'incitait à la composition d'une symphonie. Balakirev, qui n'avait
jamais fait aucune étude systématique de l'harmonie et du contrepoint,
qu'il avait même totalement dédaignés, ne reconnaissait sans doute pas
l'utilité d'une pareille occupation. Grâce à son talent naturel, son
habileté de pianiste, le milieu musical dans une maison artiste où il
avait dirigé un orchestre privé, il s'était du coup formé en véritable
artiste praticien. Étonnant déchiffreur, incomparable improvisateur,
doué d'un sentiment inné _de l'harmonie et de la polyphonie_, il
possédait la technique de la composition, partie don naturel, partie
acquisition de l'expérience personnelle. Il avait, et la science du
contrepoint, et celle de l'orchestration, et le sentiment de la forme,
en un mot, tout ce qui est exigé du compositeur. Tout cela, il l'avait
acquis par une énorme érudition musicale et une mémoire extraordinaire,
ce qui est d'un si grand secours pour s'orienter dans la littérature
musicale. Son sens critique était, à ce point de vue, incomparable. Il
sentait à l'instant l'erreur ou l'inachevé technique, il voyait
immédiatement les défauts de la forme. Lorsqu'il en trouvait dans mes
ouvrages ou dans ceux d'autres jeunes gens, il s'asseyait au piano,
improvisait et montrait sans hésitation les défauts et comment il
fallait s'en corriger. Despotique, il exigeait que l'œuvre fût
revisée en suivant à la lettre ses indications, de sorte qu'on
rencontrait plus d'une fois des passages entiers de lui dans les
œuvres des autres. On lui obéissait aveuglément, car son ascendant
était considérable. Jeune, avec de beaux yeux brillants et vifs, une
luxueuse barbe, parlant avec autorité et franchise, prêt à tout instant
à improviser, répétant sans se tromper tout morceau qu'on lui jouait une
fois, il jouissait de cet ascendant comme nul autre. Appréciant le
moindre indice de talent chez autrui, il ne pouvait ne pas sentir
toutefois sa supériorité, et cet autre ne pouvait ne pas la subir. On
eût dit que quelque force magnétique émanait de lui.

Mais en dépit de sa grande intelligence et de ses brillantes facultés,
il ne comprenait pas qu'une chose bonne pour lui ne valût rien pour les
autres, pour ceux qui s'étant développés dans d'autres conditions,
possédaient une autre nature, et que leur progrès musical dût suivre une
autre voie et s'accomplir dans le délai voulu. Il exigeait, en outre,
que les goûts de ses élèves s'adaptassent identiquement aux siens. Le
moindre écart était cruellement poursuivi par lui: railleries, parodies,
tout lui était bon pour humilier l'élève; celui-ci rougissait et
renonçait pour longtemps, sinon pour toujours, à l'opinion qu'il avait
émise.

J'ai déjà défini la tendance générale des goûts de Balakirev et de ses
amis, fortement influencés par lui. J'ajouterai que la création
mélodique, sous l'influence des œuvres de Schumann, était peu prisée
à cette époque. La plupart des mélodies et des thèmes était considérée
comme le côté faible de la musique. Presque toutes les idées
fondamentales des symphonies de Beethoven étaient jugées faibles; les
mélodies de Chopin comme doucereuses et faites à l'intention des dames;
celles de Mendelssohn, aigres et faites pour le goût des petits
boutiquiers. Cependant, les fugues de Bach étaient estimées.

Une composition n'était jamais examinée dans son entier et au point de
vue esthétique.

En vertu de ces principes, toute nouvelle œuvre que Balakirev faisait
connaître à son cercle était exécutée par lui par fractions, souvent
même sans ordre: d'abord la fin, puis le commencement, ce qui produisait
généralement une étrange impression sur l'auditeur occasionnel.

Un élève dans ma situation devait montrer à Balakirev son œuvre dans
un état encore embryonnaire. Balakirev y apportait aussitôt ses
corrections, indiquant dans quel sens il fallait retravailler cet
embryon. Ainsi, il louait les deux premières mesures et puis critiquait,
ridiculisait les deux suivantes.



Chose étrange, la fécondité et la rapidité de production n'étaient
nullement approuvées par Balakirev qui possédait pourtant au plus haut
degré le talent d'improvisation. De fait, il y avait là quelque chose
d'énigmatique. Balakirev, prêt à tout moment à exercer sa fantaisie avec
un goût parfait sur n'importe quel thème de lui ou d'un autre;
Balakirev, qui saisissait instantanément les défauts de composition et
qui indiquait immédiatement comment il fallait continuer telle partie ou
éviter telle tournure; Balakirev, dont le talent de composition éclatait
aux yeux de tous, ce même Balakirev composait avec une excessive lenteur
et après mûre réflexion.

Il était alors âgé de vingt-quatre à vingt-cinq ans et il avait déjà à
son actif plusieurs romances du meilleur crû, une ouverture espagnole,
une autre russe et la musique pour le _Roi Lear_. Ce n'était pas
beaucoup, et pourtant ce fut son époque la plus productive, car sa
fécondité diminua avec les années...

En entrant dans le groupe de Balakirev, j'y ai pris pour ainsi dire la
place de Goussakovsky. Celui-ci venait de terminer ses études à la
Faculté de chimie et était parti pour longtemps à l'étranger. C'était un
talent de compositeur puissant et une nature étrange, désordonnée et
maladive. C'est du moins ce qu'affirmaient Balakirev et Cui. Sa musique
était belle, d'un style mélangé de Beethoven et Schumann. Balakirev le
guidait dans sa composition, mais il n'y restait rien d'achevé de lui;
il passait d'un sujet à un autre et ses ébauches demeuraient souvent
sans transcription et seulement dans la mémoire de Balakirev.

Quant à moi, je ne donnais pas beaucoup de peine à notre chef de groupe;
j'étais toujours disposé à refaire suivant ses indications les parties
de ma symphonie, et je les achevais en profitant de ses conseils et de
ses improvisations. Il me considérait comme spécialiste en symphonie.
Par contre, en attribuant à Cui le penchant pour l'opéra, il lui
laissait une certaine liberté de création, se montrant condescendant sur
certains points qui ne répondaient pas à son goût personnel.

La fibre obérienne dans la musique de Cui se justifiait par son origine
mi-française, et on le laissait faire. On ne voyait pas en lui un futur
bon orchestrateur, et Balakirev instrumentait volontiers certaines de
ses pièces, notamment l'ouverture du _Prisonnier du Caucase_. Cet opéra
était déjà prêt à cette époque et le _Fils du Mandarin_ était presque
achevé. Son Allegro en «_mi bém. maj._» avait été écrit sans doute sous
le contrôle rigoureux de Balakirev, mais resta inachevé, car tout le
monde ne se pliait pas aussi aisément que moi aux exigences du maître...

Les tentatives symphoniques de Moussorgsky n'aboutirent pas davantage
sous la pression des exigences de Balakirev...

En somme, le groupe de Balakirev pendant l'hiver 1861-62 comprenait Cui,
Moussorgsky et moi. Il est certain que Balakirev était nécessaire autant
à Cui qu'à Moussorgsky, comme conseiller, censeur, rédacteur et
professeur, sans lequel ils ne pouvaient faire un pas. Qui aurait pu le
remplacer pour conseiller et montrer sa façon de corriger leurs
œuvres au point de vue de la forme? Qui aurait pu ordonner leur
polyphonie? Qui les aurait dirigés dans l'orchestration et au besoin
orchestré pour eux? Qui aurait corrigé leurs simples erreurs de
rédaction?

Cui, qui avait pris quelques leçons chez Moniuszko, était loin de savoir
conduire ses parties nettement et naturellement, et il n'avait aucun don
d'orchestration. Moussorgsky, excellent pianiste, n'avait aucune
préparation technique comme compositeur. Tous deux n'étaient point des
musiciens de profession: l'un était officier du génie, l'autre officier
de la garde en retraite.

Seul Balakirev s'occupait exclusivement de musique... Glinka en personne
l'avait poussé à la carrière musicale et lui avait fourni le thème d'une
marche espagnole pour la composition d'une ouverture. Cui et Moussorgsky
lui étaient nécessaires comme amis, coreligionnaires et disciples, mais
il aurait pu se passer d'eux. La vie exclusivement musicale permit à son
talent de se développer rapidement. Le développement des autres commença
tardivement, avança lentement et exigeait un guide. C'est Balakirev qui
le devint, lui qui arrivait à tout sans peine ni système, mais
simplement par son prodigieux don musical et qui, par suite, ne se
souciait d'aucun système. Je dirai plus: n'ayant passé par aucune école,
il n'en reconnaissait pas davantage la nécessité pour les autres. Toute
préparation est vaine: il faut créer et acquérir l'expérience par la
pratique. Tout ce qui manquera à cette création initiale chez ses
amis-élèves, il l'ajoutera lui-même, contrôlera l'œuvre et la
préparera pour l'exécution ou la publication. Car il faut se hâter de
publier. Cui a déjà vingt-cinq ou vingt-six ans, Moussorgsky vingt et un
ou vingt-deux. Il n'est plus temps d'étudier, il faut agir et se
manifester.



Cette façon de procéder de Balakirev envers ses amis-élèves était-elle
rationnelle? Aucunement, à mon sens. Un élève de réel talent a besoin de
si peu; il est si aisé de lui apprendre tout ce qu'il faut en harmonie
et en contrepoint pour qu'il se sente d'aplomb; il est si facile de le
familiariser avec les formes de la composition si l'on sait s'y prendre.
Une ou deux années d'études systématiques pour développer la technique,
quelques exercices de composition et d'orchestration, si l'on est bon
pianiste, et l'école est terminée. Ce ne fut pas notre cas.

Balakirev faisait ce qu'il pouvait et savait; et s'il ne conduisait pas
notre instruction suivant nos besoins, la cause en était dans
l'incertitude de notre musique d'alors et sa nature mi-russe, mi-tatare,
nerveuse, impatiente, facilement excitable et aussi vite lasse, son don
hors ligne qui n'avait rencontré aucun obstacle dans son développement
et ses présomptions purement russes. Ajoutez à tout cela le penchant de
s'attacher passionnément à ceux qui lui étaient sympathiques et de
mépriser, haïr au premier contact ceux qui ne lui avaient pas plu. Ce
mélange de sentiments contraires le rendait énigmatique et le conduisit,
par la suite, à des conséquences absolument imprévues et
incompréhensibles.

De tous ses amis-élèves, j'étais le plus jeune: je n'avais que dix-sept
ans. Ce qu'il me fallait, c'était de bons exercices de piano,
d'harmonie, de contrepoint et des notions sur la forme. Balakirev aurait
dû avant tout m'asseoir au piano et me faire apprendre à bien jouer. Ce
lui aurait été facile, puisque je l'adorais, obéissais à ses moindres
conseils. Au lieu de cela, il me jugea peu apte à faire un pianiste et
ne le trouva pas d'ailleurs indispensable. Il ne pouvait pas
m'enseigner l'harmonie et le contrepoint, m'expliquer la syntaxe
musicale, car il ne les avait pas étudiés lui-même méthodiquement, les
trouvait au surplus inutiles et, m'imposant, dès notre première
rencontre, la composition d'une symphonie, il me détourna de toute
étude.

Je m'étais mis à la composition de la symphonie en imitant, grâce à mes
facultés d'observation, l'ouverture de _Manfred_ et la troisième
symphonie de Schumann, le _Prince Holmsky_ et la _Jota d'Aragon_ de
Glinka, et le _Roi Lear_ de Balakirev. Quant à l'orchestration, je
puisai, à cet effet, quelques renseignements dans le traité de Berlioz
et dans certaines partitions de Glinka. Je n'avais aucune notion du
trombone et du cor, et je m'embrouillais entre les notes naturelles et
chromatiques. Au reste, Balakirev ne connaissait lui-même ces
instruments que d'après Berlioz. Les instruments à cordes m'étaient
également peu connus, et je notais des legatos inexécutables. Mes
notions sur l'exécution des notes et des accords redoublés étaient
également très vagues et, en cas de besoin, je me fiais aveuglément aux
tables de Berlioz. Mais Balakirev n'était pas plus ferré sur le jeu et
les positions des instruments à corde. Je me rendais bien compte que
j'ignorais pas mal de choses, mais j'étais convaincu que Balakirev
savait tout, et, très habilement, il me cachait, ainsi qu'aux autres,
l'insuffisance de son savoir. En revanche, il était bon praticien dans
le coloris de l'orchestre et les combinaisons instrumentales, ce qui me
rendait ses conseils inappréciables.

Quoi qu'il en soit, je terminais, en mai 1862, la première partie du
scherzo et du finale de la symphonie, en les orchestrant tant bien que
mal. Le finale a mérité l'approbation générale. Par contre, mes
tentatives d'écrire l'adagio n'eurent pas de succès; il ne pouvait pas
en être autrement, car composer une mélodie chantante était considéré
comme une occupation répréhensible, et la crainte de tomber dans la
banalité m'empêchait d'être sincère.



Durant le printemps, j'allais chaque samedi aux réceptions de Balakirev
et j'attendais cette soirée comme une fête. J'ai fréquenté également
César Cui, qui habitait alors sur la perspective Voskressensky, où il
tenait un pensionnat pour les garçons qui se préparaient aux écoles
militaires. Cui avait deux pianos sur lesquels on jouait à huit mains.
Les exécuteurs étaient Balakirev, Moussorgsky, son frère, Philarète
Pétrovitch, qu'on appelait je ne sais trop pourquoi Eugène Pétrovitch,
César Cui et parfois Dimitri Stassov. Vassili Stassov y assistait
également souvent. On jouait à huit mains le scherzo _Mab_ et le _Bal
chez Capulet_ de Berlioz, dans la transposition de Moussorgsky, ainsi
que le _Cortège du Roi Lear_ de Balakirev, dans la transposition de
l'auteur. A quatre mains, on jouait les ouvertures du _Prisonnier du
Caucase_ et du _Fils du Mandarin_, ainsi que des morceaux de ma
symphonie, au fur et à mesure de leur achèvement.

Moussorgsky chantait en compagnie de Cui des morceaux d'Opéra de ce
dernier. Moussorgsky possédait une agréable voix de baryton et il
chantait dans la perfection, tandis que Cui avait la voix du
compositeur. Mme Cui, sa femme, ne chantait plus à cette époque, mais
elle était une cantatrice amateur avant que j'aie commencé à les
fréquenter.

Au mois de mai, Balakirev partit pour les eaux du Caucase; Moussorgsky
alla à la campagne, Cui aux environs de Saint-Pétersbourg. Mon frère
partit en mer pour un voyage d'études, sa famille, notre mère et notre
oncle allèrent passer l'été en Finlande. Je suis resté seul et, affecté
au service du navire-école «Almaz» qui devait entreprendre un voyage de
circumnavigation, je devais passer l'été à Cronstadt, auprès de mon
navire, en train d'armer. Aussi, cet été me parut-il assez long.

Je ne saurais dire que mes camarades de l'école navale furent très
cultivés. En général, durant les six ans que j'ai passés à l'École,
l'esprit du temps de Nicolas Ier continuait à y régner. Cet esprit était
caractérisé par des espiègleries souvent grossières, des rudesses dans
les rapports entre élèves, des expressions vulgaires dans les
conversations, l'attitude licencieuse envers les femmes; nul goût pour
la lecture, mépris des sciences et des études de langues et, pendant la
navigation estivale, abus de l'alcool. On conçoit que ce milieu fut peu
favorable à l'éclosion des natures artistiques et que mon développement
intellectuel n'y fut point favorisé.

Pendant mon séjour à l'École, j'ai lu Pouschkine, Lermontov, Gogol; mais
c'est tout. Passant de classe en classe d'une façon satisfaisante, je
commettais néanmoins de honteuses erreurs grammaticales, j'ignorais
l'histoire, et mes acquisitions ne furent pas plus grandes en physique
et en chimie. Seule l'étude des mathématiques et leur application à la
navigation progressait passablement. En mer, je me tenais assez bien et
ne craignais aucun danger. Mais au fond, je n'aimais guère la carrière
de marin et n'y avais point de dispositions.

En effet, pendant mon voyage de circumnavigation, je me suis aperçu que
je n'avais aucune aptitude pour donner des ordres militaires,
m'emporter, jurer, parler en chef avec les subordonnés, etc. C'était, au
surplus, l'époque où les châtiments corporels étaient encore en usage.
J'ai dû à plusieurs reprises assister à l'exécution de matelots
condamnés à recevoir de deux à trois cents coups de bâton sur leur dos
nu, devant tout l'équipage rassemblé et à entendre les suppliciés crier:
«Votre Honneur! Grâce!»....

Dès mon entrée à l'École, j'ai su tenir tête à mes camarades et j'ai pu
obtenir le respect de ma personne. Mais vers la troisième année, mon
caractère a changé dans le sens de la douceur et de la timidité, et, un
jour, je n'ai pas répondu à un camarade qui m'a frappé sans raison.

Néanmoins, tout le monde m'aimait, car je ne participais à aucune
querelle, tout en restant solidaire de mes camarades. Je ne craignais
point les autorités de l'École, car ma conduite a toujours été correcte.
Pendant la dernière année, mon frère a été nommé directeur de l'École
navale; aussi m'appliquais-je davantage aux études et je les ai
terminées 6e, sur 60 ou 70 élèves de ma promotion.

Balakirev fut le premier de qui j'entendis les conseils sur la nécessité
des études historiques, littéraires, artistiques. Je lui en dois de la
gratitude. S'étant lui-même borné à l'achèvement de ses études de lycée,
il possédait néanmoins des connaissances approfondies de littérature et
d'histoire russes et il m'apparaissait comme très instruit. Nos
entretiens ne roulaient pas, à cette époque, sur les questions de
religion, mais il me semble bien qu'il était déjà alors un sceptique
absolu. En ce qui me concerne, j'étais à ce moment neutre pour ainsi
dire: ni croyant, ni athée; simplement, les questions religieuses ne
m'intéressaient point.

Elevé dans une famille profondément pieuse, j'étais pourtant, dès mon
enfance, assez indifférent pour la prière. En faisant ma prière matin
et soir et en fréquentant l'église, je n'avais en vue que d'obéir à la
volonté de mes parents. Chose étrange, en priant j'ai risqué parfois des
paroles sacrilèges, comme pour éprouver Dieu et afin de savoir s'il m'en
punira ou non. Comme il ne m'en punissait pas, le doute naissait dans
mon cœur; parfois, le remords me tenaillait; mais, autant que je me
souviens, je n'en souffrais point trop.

Pendant les deux dernières années passées à l'École navale, deux de mes
camarades m'assurèrent que Dieu n'existait pas et que «tout cela ne sont
que des inventions». L'un d'eux me disait qu'il avait lu la «Philosophie
de Voltaire». Je me suis aisément rangé à l'avis que «Dieu n'existait
pas et que tout cela ne sont que des inventions». Au fond, cette pensée
m'inquiétait peu et je ne songeais nullement à ces graves questions;
seulement, ma religiosité, déjà faible, disparut entièrement, et je n'en
n'éprouvais aucune soif spirituelle.

Je me souviens que, gamin de douze ans, je n'étais pas exempt d'esprit
libre et que je harcelais ma mère de questions sur le libre arbitre. Je
lui faisais remarquer que s'il est vrai que tout se passe sur la terre
selon la volonté de Dieu et que toutes les manifestations vitales
dépendent de lui, l'homme doit quand même être maître de ses actes et
que, par suite, la volonté de Dieu ne doit point intervenir; car comment
pourrait-il laisser l'un de nous commettre de mauvaises actions et l'en
punir ensuite? Sans doute, je m'exprimais en termes plus enfantins, mais
la pensée en était la même, et ma mère était assez embarrassée pour me
répondre.



CHAPITRE II

Borodine et Moussorgsky.--Exécution de ma première œuvre.

(1865-1867)


En septembre 1865, après le désarmement du navire-école _Almaz_[6] on
m'affecta à la partie de la flotte stationnée à Saint-Pétersbourg, et je
repris ma vie dans la capitale.

Mon frère avec sa famille et ma mère retournèrent à Saint-Pétersbourg à
la fin des vacances, puis rentrèrent également Cui, Balakirev et
Moussorgsky. Je repris mes visites chez Balakirev et me replongeai dans
la vie musicale. Durant mon voyage, bien de l'eau avait coulé sous les
ponts, et nombre d'événements s'étaient passés dans le monde musical.
L'École Gratuite de Musique était fondée; Balakirev dirigeait ses
concerts. _Judith_ fut représentée au Théâtre Marie, et son auteur,
Serov, s'affirma comme compositeur. Richard Wagner, invité par la
Société philharmonique, était venu à Pétersbourg et avait fait connaître
au monde musical ses œuvres dans la parfaite exécution de l'orchestre
qu'il dirigeait personnellement. C'est de cette époque, qu'à son
exemple, les chefs d'orchestre prirent l'habitude de conduire le dos au
public et face à l'orchestre.

Dès mes premières visites chez Balakirev, j'entendis parler de
l'apparition d'un nouveau membre qui promettait beaucoup, c'était A.-P.
Borodine.

Lors de ma première venue dans la capitale, il n'était pas encore rentré
après les vacances d'été. Balakirev m'avait joué de lui des fragments de
la première partie de la symphonie en «_mi bém. maj._» qui m'avait
plutôt surpris que plu. Lorsque je fis connaissance de son
auteur,--Borodine,--il produisit une excellente impression sur moi et
depuis commença notre amitié, bien qu'il fut de dix ans plus âgé que
moi. Je fus également présenté à sa femme.

Borodine était déjà professeur de chimie à l'École de Médecine et
habitait le bâtiment même de l'École où il resta, jusqu'à sa mort, dans
le même appartement. Ma symphonie, jouée à quatre mains par Balakirev et
Moussorgsky, lui plut. Quant à sa symphonie en «_mi bém. maj._», sa
première partie n'était pas encore achevée et il avait déjà ébauché les
autres parties qu'il avait composées pendant l'été à l'étranger. Je fus
enthousiasmé par ces fragments, ayant mieux compris également la
première partie qui m'avait simplement surpris, lorsque je l'avais
entendue pour la première fois.

Je devins un assidu de Borodine et passais même souvent chez lui la
nuit. Nous parlions tout le temps musique, il me jouait ses projets et
me montrait ses ébauches de symphonie. Il était plus au courant que moi
de la pratique de l'orchestration, car il jouait du violoncelle, du
hautbois et de la flûte.

C'était un homme cordial au plus haut degré, fort instruit, de relations
agréables et causeur plein d'esprit. Le plus souvent, je le trouvais à
son laboratoire, situé à proximité de son appartement, en train de faire
passer quelque gaz incolore d'une cornue à une autre. «Il transvase du
vide dans du vide,» disais-je. Les expériences terminées, nous allions
dans son appartement où commençait l'action musicale, les entretiens
prolongés que par moment il interrompait pour courir au laboratoire voir
si rien n'était brûlé ou trop cuit, tout en faisant retentir par les
corridors des sixquintes extravagantes. Il revenait et nous continuions
notre musique ou notre conversation.

Mme Borodine était une femme instruite, charmante, bonne pianiste et qui
vénérait le talent de son mari...



Je fréquentais également Cui. Nous nous réunissions à tour de rôle chez
l'un des membres de notre compagnie musicale: Balakirev, Cui,
Moussorgsky, Borodine, Vassili Stassov et autres et nous jouions souvent
à quatre mains...

Cui avait déjà commencé à cette époque sa carrière de critique musical
dans le _Journal de Saint-Pétersbourg_; aussi, outre le plaisir que me
procuraient ses œuvres musicales, il m'inspirait du respect comme
critique. Contrairement à Balakirev et à Cui, que je considérais comme
des maîtres, je ne voyais en Moussorgsky et Borodine que des camarades.
Les compositions de Borodine n'avaient pas encore été exécutées, son
premier travail important, la symphonie en «_mi bém. maj._», étant à
peine encore commencé; il était aussi inexpérimenté que moi en
orchestration, bien qu'il connût mieux les instruments. Quant à
Moussorgsky, quoiqu'il fût un excellent pianiste et chanteur, et que ses
deux petites pièces--_le scherzo en «si bém. maj.»_ et le chœur
d'_Œdipe_--eussent déjà été exécutées publiquement sous la direction
d'Antoine Rubinstein, il n'était pas moins ignorant en orchestration,
car ses pièces avaient passé par les mains de Balakirev. D'autre part,
il n'était pas un musicien de profession et ne consacrait à la musique
que les moments de loisir que lui laissaient ses occupations de bureau.
Il est à noter du reste que Balakirev et Cui, qui aimaient sincèrement
Moussorgsky, le traitaient en protecteurs, ne fondant pas grand espoir
sur son talent. Il leur semblait qu'il lui manquait quelque chose et
qu'il avait particulièrement besoin de conseils et de contrôle. «Il n'a
pas de tête», «il a la cervelle faible», dit plus d'une fois Balakirev
en parlant de lui.

Entre Balakirev et Cui les relations étaient autres; le premier estimait
que celui-ci comprenait peu la symphonie et la forme et rien du tout
dans l'orchestration. En revanche, il le considérait comme un vrai
maître dans la partie vocale et lyrique. De son côté, Cui jugeait
Balakirev comme un maître de la symphonie, de la forme et de
l'orchestration, mais mal préparé pour l'opéra et la composition vocale
en général. Ils se complétaient donc, mais se sentaient chacun dans sa
partie comme des maîtres accomplis. Par contre, Borodine, Moussorgsky et
moi, nous étions traités en jeunes et inexpérimentés. De même, notre
attitude envers Balakirev et Cui était soumise; leurs avis étaient
écoutés, acceptés et réalisés par nous sans la moindre hésitation[7].



Après des répétitions qui se passèrent sans incidents et pendant
lesquelles les musiciens regardaient avec curiosité mon uniforme de
marin, le concert eut lieu. Son programme se composait du _Requiem_ de
Mozart et de ma symphonie. Celle-ci passa bien. Je fus rappelé à
plusieurs reprises et ma tenue d'officier n'a pas moins étonné le
public. Un grand nombre de spectateurs vinrent me féliciter. J'étais
très heureux, cela va sans dire. Je dois ajouter qu'avant le concert je
ne ressentis aucune émotion et que je conservai cette impassibilité
d'auteur pendant le reste de ma carrière. La presse, autant que je m'en
souvienne, me fut favorable, bien que pas tout entière. Cui écrivit
dans le _Journal de Saint-Pétersbourg_ un article des plus sympathiques,
en m'attribuant l'honneur d'avoir écrit la _première_ symphonie russe;
(Rubinstein ne comptait pas) et je le crus...

En décembre 1866, j'ai composé ma première romance, sur les paroles de
Heine: «A ma joue applique ta joue.» A quel propos l'idée m'en
était-elle venue? je ne m'en souviens plus; c'est par désir sans doute
d'imiter Balakirev dont les romances m'enchantaient. Balakirev en fut
assez satisfait; mais, trouvant l'accompagnement de piano insuffisant,
ce qui était tout naturel chez moi qui n'étais pas pianiste, il le
récrivit entièrement. C'est avec cet accompagnement que ma romance fut
publiée par la suite.



CHAPITRE III

L'amitié de Moussorgsky.--_Sadko._--Tchaïkovsky.

(1866-1867)


Durant la saison 1866-1867, je me suis lié davantage avec Moussorgsky.
Il vivait avec son frère marié et je venais souvent le voir. Il me
jouait des fragments de _Salammbo_ qui m'enthousiasmaient; puis sa _Nuit
d'Ivan_, fantaisie pour piano avec orchestre, entreprise sous
l'influence de la _Danse Macabre_ (de Liszt). Par la suite, la musique
de cette fantaisie, après avoir subi plusieurs métamorphoses, servit à
la musique de la _Nuit sur le Mont-Chauve_.

Il me jouait aussi ses jolis chœurs juifs: _La défaite de Sena-Herib_
et _Jésus Navin_. La musique de ce dernier était empruntée à la musique
de _Salammbo_. Son thème avait été entendu par Moussorgsky chez des
Juifs habitant la même maison que lui. Il me fit également entendre ses
romances qui n'avaient pas eu de succès près de Cui et Balakirev,
notamment _Kalistrate_, ainsi que la jolie fantaisie sur les paroles de
Pouchkine: _la Nuit_. _Kalistrate_ annonçait déjà ses tendances
réalistes qu'il adopta plus tard; quant à _la Nuit_, cette romance
manifestait l'aspect idéaliste de son talent que, par la suite, il
désavoua, mais qui se montrait à l'occasion. Il en a accumulé une
réserve dans _Salammbo_ et les chœurs juifs, au temps où il ne
pensait pas au moujik. Je remarquai aussi que la plus grande part de son
style idéaliste, par exemple l'arioso du tsar Boris, les phrases de
l'imposteur devant la fontaine, le chœur des boyards, la mort de
Boris, etc., a été prise par lui dans _Salammbo_. Son style idéaliste
manquait de fini cristallin et de forme élégante; il en manquait parce
que Moussorgsky n'avait aucune connaissance de l'harmonie et du
contrepoint. Le groupe de Balakirev ridiculisa au début ces sciences
inutiles, puis les déclara inaccessibles pour Moussorgsky; c'est ainsi
qu'il vécut sans elles et, pour s'en consoler, il se faisait gloire de
cette ignorance et traitait la technique des autres de routine et de
conservatisme. Mais quelle joie il manifestait dès qu'il réussissait à
écrire une belle phrase musicale régulièrement développée! J'en fus
plus d'une fois témoin.

Pendant mes visites chez Moussorgsky, nous causions en toute liberté, en
dehors du contrôle de Balakirev ou de Cui. Je montrais toute ma joie
quand il me jouait ses productions; lui en était heureux et me confiait
tous ses projets. Il en avait plus que moi. L'un de ses projets était
_Sadko_, mais il l'avait abandonné depuis longtemps et me le proposa.
Balakirev approuva et je me mis à l'œuvre.



C'est à cette même époque que se rapporte la connaissance que fit notre
groupe de Tchaïkovsky.

Après l'achèvement de ses études au Conservatoire de Saint-Pétersbourg,
Tchaïkovsky fut nommé professeur au Conservatoire de Moscou, et alla
habiter la vieille capitale. La seule chose que notre groupe savait de
lui était la symphonie en «_sol min._» dont les deux parties moyennes
avaient été exécutées au concert de la Société russe de Musique.
L'opinion qu'avait notre groupe de lui n'était pas très flatteuse,
puisqu'il était un produit du Conservatoire, et son absence de
Saint-Pétersbourg empêcha des relations directes.

Je ne me souviens plus à quel propos, mais à l'un de ses passages dans
la capitale, Tchaïkovsky apparut à l'une des réceptions de Balakirev et
on lia connaissance. Il se trouva être un charmant causeur, homme
sympathique, simple et de relations cordiales. Sur l'insistance de
Balakirev, il nous joua dès la première soirée la première partie de sa
symphonie en «_sol min._» qui nous plut beaucoup, et notre ancienne
opinion se modifia en une plus sympathique, bien que son éducation
«conservatoire» dressât toujours une barrière entre lui et nous.

Cette fois-ci, le séjour de Tchaïkovsky à Saint-Pétersbourg fut peu
prolongé; mais les années suivantes, à chacune de ses venues, il
paraissait chez Balakirev, et je m'y rencontrais avec lui. Pendant un de
ces passages, Vassili Stassov, comme nous tous d'ailleurs, fut
enthousiasmé par le thème mélodieux de son ouverture _Roméo et
Juliette_, ce qui suggéra à Stassov de lui recommander la _Tempête_ de
Shakespeare comme sujet pour un poème symphonique.



CHAPITRE IV

     Berlioz à Saint-Pétersbourg.--Ses concerts et l'indifférence qu'il
     montra pour la musique russe.--_Boris Godounov._--_Lohengrin_ de
     Wagner.

(1867-1868)


La saison de 1867-1868 fut très animée à Saint-Pétersbourg. La direction
des concerts de la Société russe de Musique avait été confiée à
Balakirev et, sur les instances de celui-ci on invita Hector Berlioz
lui-même à venir donner ses concerts dans la capitale russe. Balakirev
et Berlioz dirigèrent alternativement les concerts, et le compositeur
français apparut la première fois au pupitre le 28 novembre.

Dans le programme de Balakirev, figurait entre autres l'introduction de
_Rousslan_, le chœur du _Prophète_, l'ouverture du _Faust_ de Wagner
(la seule pièce de cet auteur appréciée dans notre groupe), l'ouverture
tchèque de Balakirev, ma fantaisie serbe et enfin mon _Sadko_. _Sadko_
passa avec succès; l'orchestration satisfit tout le monde et je fus
rappelé à plusieurs reprises.

Hector Berlioz, lorsqu'il vint chez nous, était déjà un vieillard et,
bien que vaillant durant le concert, était en butte à des maux
fréquents, ce qui le rendait indifférent à la musique et aux musiciens
russes. Il passait la plupart du temps étendu sur sa couchette, ne
voyant que Balakirev et les directeurs des concerts.

Pourtant, un jour, on lui fit entendre la _Vie pour le Tsar_ au Théâtre
Marie, mais il ne resta même pas jusqu'à la fin du second acte. Une
autre fois, la direction offrit un dîner où Berlioz fut bien forcé
d'assister.

Je crois que ce n'est pas son état maladif seul, mais aussi l'orgueil du
génie et l'isolement qui s'en suit qui expliquent la complète
indifférence de Berlioz pour la vie musicale russe. Au reste, la
reconnaissance d'une certaine valeur à la musique russe par les
célébrités étrangères se faisait et se fait encore d'un air de
protection. Il ne pouvait donc être question de présenter Moussorgsky,
Borodine et moi à Berlioz. Était-ce parce que Balakirev se sentait gêné
de le demander à Berlioz en raison de l'indifférence qu'il avait
montrée, ou bien le compositeur français avait-il lui-même demandé de
lui éviter cette connaissance des «espoirs russes»? En tout cas, nous ne
demandâmes rien à Balakirev.

Pendant ses six concerts, Berlioz fit exécuter sa fantaisie _Harold_, un
épisode de _la Vie d'un artiste_, plusieurs de ses ouvertures, des
fragments de _Roméo et Juliette_ et de _Faust_, ainsi que de petites
pièces; puis, la 3e, 4e 5e et 6e symphonie de Beethoven et des fragments
des opéras de Gluck. En un mot Beethoven, Gluck et «lui». On doit
toutefois y ajouter les ouvertures du _Tireur magique_ et d'_Oberon_ de
Weber. Il va sans dire que Mendelssohnn, Schubert et Schumann étaient
exclus, et plus encore Liszt et Wagner.

L'exécution fut magnifique: l'ascendant de la célébrité agissait sur
l'orchestre russe. Les gestes de Berlioz étaient simples, clairs et
beaux. Aucune recherche dans les nuances. Néanmoins,--et je répète ce
que m'a dit Balakirev--à la répétition de l'une de ses propres pièces,
Berlioz perdit la mesure et se mit à diriger 3 au lieu de 2 ou _vice
versa_. L'orchestre, évitant de le regarder, continua de jouer juste et
tout se passa sans incident. En somme, Berlioz, illustre chef
d'orchestre de son temps, était venu chez nous déjà accablé par les ans
et les maladies et avec des facultés amoindries. Le public ne s'en
aperçut pas et l'orchestre le lui pardonna...



Je ne me souviens pas exactement si c'est au printemps ou à l'automne
1868 que fut donné pour la première fois au Théâtre Marie le _Lohengrin_
de Wagner. Balakirev, Cui, Moussorgsky et moi, nous occupions une loge
avec Dargomijsky. Nous avons exprimé à _Lohengrin_ tout notre mépris.
Dargomijsky, en particulier, fut intarissable de railleries et de traits
empoisonnés. Or, à ce moment, la moitié des _Nibelungen_ était déjà
écrite, les _Maîtres Chanteurs_ achevés, cet opéra où Wagner frayait à
l'art, d'une main habile et expérimentée, une voie qui menait bien plus
loin que celle où nous _étions engagés_, nous, l'avant-garde russe.

C'est pendant cette saison également que _Boris Godounov_ fut présenté
par Moussorgsky à la direction des théâtres impériaux. Le comité de
réception était composé alors de Napravnik, le chef d'orchestre de
l'opéra, de Mangean, chef de l'orchestre du drame français, de Betz,
chef de l'orchestre du drame allemand, et de la contrebasse Giovanni
Ferrero. Il fut blackboulé.

La nouveauté et le caractère particulier de la musique ébahirent
l'honorable comité. Il reprochait au surplus à l'auteur l'absence d'un
rôle de femme plus ou moins important. En effet, dans cette première
version, l'acte des Polonais n'existait pas, ni le personnage de Marina,
par suite. Certains critiques du comité étaient tout simplement
ridicules. Ainsi les contrebasses, jouant par tierces chromatiques dans
l'accompagnement du deuxième chant de Varlaam, ont fortement surpris la
contrebasse Ferrero, et il n'a pu pardonner à l'auteur ce procédé.

Moussorgsky, chagriné et froissé, reprit sa partition. Mais réflexion
faite, il résolut de la reviser entièrement et d'y faire des additions.
Il imagina l'acte des Polonais en deux tableaux, ainsi qu'un autre
tableau; la scène où il est raconté que l'anathème a été prononcé contre
l'imposteur fut supprimée, et l'Innocent, qui apparaît dans cette scène,
fut transporté dans une autre. Moussorgsky s'était mis à ce travail dans
le but de présenter de nouveau son _Boris_ à la direction des théâtres
impériaux.



CHAPITRE V

Ma nomination comme professeur au Conservatoire.

(1871).


L'été de 1871 fut marqué par un événement important dans ma vie
musicale. Un beau jour, Azantchevsky, le nouveau directeur du
Conservatoire de Saint-Pétersbourg, vint me trouver et, à mon extrême
étonnement, me proposa le poste de professeur de composition pratique et
d'instrumentation, ainsi que de directeur de la classe d'orchestre.
Évidemment, l'idée d'Azantchevsky avait été de renouveler l'eau devenue
stagnante sous son prédécesseur dans l'enseignement de ces matières en
le confiant à un jeune. L'exécution de mon _Sadko_, à l'un des concerts
de la Société russe de Musique pendant la saison précédente, avait sans
doute pour but de nouer des relations avec moi et de préparer l'opinion
publique à ma nomination au Conservatoire.

Conscient de mon manque absolu de préparation au poste qu'on m'offrait,
je ne donnai pas de réponse décisive à Azantchevsky et le priai de me
laisser réfléchir. Mes amis me conseillèrent d'accepter. Balakirev, qui
seul se rendait compte de mon manque de préparation, m'engagea également
à accepter, dans le but d'introduire un des siens dans la place ennemie
qu'était pour lui le Conservatoire. Finalement, l'insistance de mes amis
et ma propre illusion triomphèrent et j'acceptai la proposition qui
m'avait été faite. Je devais à l'automne entrer en fonctions sans
quitter pour l'instant ma carrière de marin.

Si j'avais seulement commencé à étudier, si j'avais su un peu plus que
je ne savais, j'aurais nettement vu que je ne pouvais et n'avais pas le
droit d'assumer cette charge, que c'était de ma part aussi stupide que
déloyal. Mais, auteur de _Sadko_, d'_Antar_ et de la _Pskovitaine_,
œuvres qui se tenaient et ne sonnaient pas mal, étaient approuvées
par le public et par nombre de musiciens,--je n'étais qu'un dilettante
et je ne savais rien. Je le confesse ouvertement et je l'affirme devant
tous.

J'étais jeune, confiant en moi, et cette confiance était encouragée:
j'acceptai donc le poste de professeur. Or, non seulement j'étais
incapable alors d'harmoniser convenablement un choral, je n'avais
jamais écrit un seul contrepoint, avais les notions les plus vagues sur
la construction de la fugue, mais je ne connaissais même pas le nom
qu'on donnait aux intervalles augmentés et diminués, ni aux accords,
sauf à la dominante, bien que je pusse solfier n'importe quel morceau à
première lecture et déchiffrer tous les accords. Dans mes compositions,
je recherchais le moyen de conduire correctement les parties et j'y
parvenais instinctivement et par l'ouïe; c'est également l'instinct qui
me guidait dans l'orthographe. Mes notions sur les formes musicales
étaient également vagues, surtout dans les formes du rondeau. Moi qui
instrumentais mes compositions avec une couleur suffisante, je ne
possédais pas les connaissances voulues pour la technique des
instruments à cordes et pour l'emploi du cor, de la trompette et du
trombone. Il va sans dire que, n'ayant jamais dirigé un orchestre ni
même étudié un seul chœur, je n'en possédais pas la moindre notion.
C'est un musicien si bien renseigné qu'Azantchevsky eut l'idée d'appeler
au professorat et c'est ce musicien qui n'a pas cru devoir décliner
l'offre.

On objectera, peut-être, que tout le savoir qui me manquait était
inutile à un compositeur qui avait écrit _Sadko_ et _Antar_ et que le
fait même de l'existence de ces œuvres prouvait l'inutilité de cette
science.

Certes, il importe davantage d'entendre et de deviner l'intervalle et
l'accord que de savoir comment l'un et l'autre s'appellent; au besoin,
on peut apprendre ces termes en un jour. Certes, il importe davantage
d'instrumenter avec couleur que de connaître les instruments, comme les
connaissent les chefs des fanfares militaires et qui instrumentent par
routine. Certes, il est plus intéressant de composer un _Antar_ ou un
_Sadko_ que de savoir harmoniser un choral protestant ou d'écrire des
contrepoints à quatre voix, nécessaires évidemment aux seuls organistes.
Mais il est tout de même honteux de ne pas connaître de pareilles choses
et de les apprendre par ses élèves. Au reste, le manque de la technique
harmonique a déterminé, bientôt après la composition de la
_Pskovitaine_, l'arrêt de mon inspiration qui avait pour base toujours
les mêmes procédés usés, et seuls les développements de la technique que
je me mis à étudier ont rendu possible le renouvellement de ma force
créatrice par un courant frais et redonné de l'essor à mon activité
ultérieure.

Quoi qu'il en soit, je n'avais pas le droit de professer à des élèves
qui se destinaient à diverses branches de l'art musical: compositeur,
chef d'orchestre, organiste, professeur, etc.

Mais le pas était fait. Ayant assumé la charge, je dus feindre de tout
savoir, de tout connaître.

Pour donner le change à mes élèves, je recourais à des remarques
générales, aidé en cela par un goût personnel, le don de la forme, celui
du coloris orchestral, et pendant ce temps, je me renseignais
adroitement auprès de mes élèves. Mais c'est dans la classe d'orchestre
que je devais faire preuve de toute la maîtrise dont j'étais capable.
J'étais servi par cette circonstance, il est vrai, qu'aucun de mes
élèves ne pouvait au début s'imaginer que je ne connusse rien; et au
moment où ils auraient pu me pénétrer, j'avais déjà eu le temps
d'apprendre quelque chose.

Qu'en est-il résulté finalement? C'est que mes premiers élèves qui
terminaient le Conservatoire étaient entièrement les élèves de mon
prédécesseur et qu'ils n'avaient rien appris par moi.....

Ayant étudié à partir de 1874 l'harmonie et le contrepoint, m'étant
familiarisé assez bien avec les instruments, je finis par acquérir une
bonne technique, ce qui me fut très utile dans ma composition et je pus,
d'autre part, être réellement utile à mes élèves. Les générations
suivantes des élèves qui passaient dans ma classe de celle de Johansen
et ceux qui commencèrent leurs études directement chez moi étaient
vraiment mes élèves, et ils ne le nieront probablement pas.

En somme, ayant été nommé sans l'avoir mérité professeur au
Conservatoire de musique, j'étais devenu bientôt l'un de ses meilleurs
élèves,--peut-être même le meilleur,--par la quantité et la valeur des
connaissances qu'il m'avait données.

Lorsque vingt-cinq ans après mon entrée au Conservatoire, mes collègues
et la direction de la Société russe de Musique ont bien voulu me
féliciter de mon jubilé, c'est cette même pensée que j'ai exprimée en
réponse au discours de Cui.



CHAPITRE VI

La _Pskovitaine_ et la censure.--La première représentation de la
_Pskovitaine_.

(1872-1873).


Au mois de décembre 1871, Nadejda Nicolaevna Pourhold est devenue ma
fiancée. Le mariage devait avoir lieu en été à Pargolovo. Il va sans
dire que mes visites dans la famille, assez fréquentes jusqu'alors, le
sont devenues encore plus; je passais presque toutes mes soirées avec ma
fiancée.

Mes travaux marchaient toutefois comme à l'ordinaire. La composition de
l'ouverture de la _Pskovitaine_ avançait, et sa partition fut terminée
au mois de janvier 1872.

Je présentai mon livret à la censure dramatique. Le censeur insista
beaucoup, pour que j'adoucisse le texte de la scène du _Vetché_[8]. Il a
fallu me soumettre.

On m'a expliqué, à la censure, que tous les changements devaient tendre
à supprimer du livre toute allusion au régime républicain de Pskov. Il a
fallu aussi modifier le 2e acte, c'est-à-dire transformer la scène du
_Vetché_ en une révolte soudaine du peuple.

Afin de bien comprendre le sujet, Friedberg[9] m'invita un soir chez lui
avec Moussorgsky, et nous pria de lui jouer et de lui chanter le 2e
acte, qui du reste lui plut énormément. Mais un obstacle subsistait: il
y avait une ordonnance de l'empereur Nicolas, autorisant à faire figurer
sur la scène les personnages couronnés de l'ancienne dynastie, avant
l'avènement de la dynastie des Romanov, dans les drames et les
tragédies, mais non dans les opéras. Lorsque j'en demandai le motif on
me répondit: «Parce que ce serait peu convenable de voir un tsar lancer
une chansonnette.»

Bref, l'ordre impérial existait, et on ne pouvait l'enfreindre. Il m'a
fallu agir par des voies détournées.

Durant la décade des années 1870, N.-K Krabbé était ministre de la
Marine. Homme de cour, volontaire, mauvais marin, parvenu à ses
fonctions de ministre, parce qu'ancien aide de camp du tsar, grand
amateur de musique, de théâtre et plus encore de jolies actrices, il
n'était pourtant pas méchant. Feu mon frère Voïne Andreïevitch,
excellent marin, homme droit et impartial, était toujours à couteau tiré
avec le ministre de la Marine dans tous les conseils, réunions et
commissions où tous deux ils siégeaient. Dans les questions navales
qu'on soulevait au ministère, leurs avis étaient toujours opposés, et
Voïne Andreïevitch défendait avec ardeur ses opinions, en contrecarrant
les propositions de Krabbé, lequel n'avait en vue que d'être agréable
aux puissants du jour. Quoi qu'il en soit, ils furent constamment en
guerre.

A la mort de mon frère, les sentiments d'estime que ne pouvait pas ne
pas ressentir à son égard son adversaire, purent se manifester
librement. Il fit son possible pour assurer l'avenir de la famille de
mon frère et de sa vieille mère. Ce sentiment s'est étendu jusqu'à moi,
et je suis devenu son favori. Il m'engagea à aller le voir, se montra
affectueux et aimable, et m'invita à m'adresser directement à lui dans
toutes les circonstances difficiles.

Les difficultés qu'avait soulevées la censure à propos de la
_Pskovitaine_ me suggérèrent l'idée de solliciter son intervention. Il
se montra tout disposé à me donner son appui, et s'adressa à cet effet
au grand-duc Constantin[10], afin d'obtenir l'abrogation de la vieille
ordonnance impériale interdisant la figuration dans les opéras des
souverains de l'ancienne dynastie.

Le grand-duc intervint volontiers et, peu après, la censure m'informa de
la permission que je recevais de faire figurer le tsar Ivan dans mon
opéra, à la seule condition de modifier la scène du Vetché.

En même temps, mon opéra était reçu par le théâtre impérial dont la
direction, après le départ de Guedeonov et de Fedorov, fut confiée à
Loukaschevitch qui était bien disposé envers notre groupe. Quant à la
direction supérieure, mais non officielle, des théâtres, elle était
assurée par le contrôleur du ministère de la cour, baron Kister.

Il n'y avait pas de directeur en titre. Napravnik[11], qui visiblement
n'était pas bien disposé à l'égard de mon opéra, fut obligé de céder à
l'influence de Loukaschevitch, et mon œuvre fut reçue pour être
représentée au cours de la saison suivante. Il est certain en tout cas
que la réception de mon opéra sur la scène du théâtre Marie fut
facilitée par l'intervention du grand-duc auprès de la censure. Je
suppose que la direction théâtrale s'est dit: Puisque le grand-duc
s'intéresse à l'opéra de Rimsky-Korsakov, il est impossible de ne pas le
recevoir.

Napravnick a pris connaissance de la _Pskovitaine_ un soir, chez
Loukaschevitch, qui me convia, ainsi que Moussorgsky. Celui-ci, qui
rendait toutes les voix à la perfection, m'a aidé à faire valoir mon
opéra devant l'assistance. Napravnik n'a pas exprimé son opinion quant à
l'œuvre elle-même, mais a fait l'éloge de la netteté de notre
exécution.

En général, l'exécution de la _Pskovitaine_ avec l'accompagnement au
piano chez Krabbé et plusieurs fois chez les Pourhold, avait lieu de la
façon suivante: Moussorgsky chantait Ivan le Terrible, Tokmakov et
d'autres rôles masculins, suivant les besoins, un jeune médecin
Vassiliev (ténor) exécutait Matouta et Toutcha; Mlle A. N. Pourhold[12]
chantait Olga et la nourrice; ma fiancée tenait le piano, et moi,
suivant le cas, j'exécutais les voix qui manquaient et jouais à quatre
mains avec Nadia, lorsque deux mains étaient insuffisantes. C'est
également ma fiancée qui a transposé la _Pskovitaine_ pour piano.

Grâce à cet excellent ensemble, l'exécution était parfaite, claire,
chaude, et stylisée; un nombre assez considérable d'auditeurs, très
intéressés, y assistaient chaque fois.



Les répétitions de la _Pskovitaine_ commencèrent par les chœurs. J'y
assistais et accompagnais moi-même les chœurs et ensuite les
solistes. Pétrov chantait le tsar Ivan; Platonova, Olga; Léonova, le
rôle de la nourrice; Orlov, Michel Toutcha; Melnikov, le prince
Tokmakov. Les professeurs du chœur Pomasansky et Azeïev ont beaucoup
admiré l'opéra. Napravnik était froid, n'exprimait pas son opinion, mais
ne pouvait dissimuler sa désapprobation. Les artistes étaient
consciencieux et aimables. Pétrov n'était pas tout à fait content, se
plaignait de la longueur et des défauts de la mise en scène, défauts
auxquels il était difficile de remédier par le jeu. Il avait raison sous
beaucoup de rapports; mais l'enthousiasme de ma jeunesse ne voulait
rien savoir et je m'opposais à toute coupure, ce qui, visiblement,
irritait aussi Napravnik.

Après les accords préliminaires des chœurs et des soli, commencèrent
les répétitions de l'orchestre. Napravnik était à la hauteur de sa
tâche, devinant les fautes des copistes et mes propres lapsus;
néanmoins, il m'irritait parce qu'il faisait des pauses dans les
récitatifs. C'est dans la suite seulement que j'ai compris combien il
avait raison et que mes récitatifs étaient écrits d'une façon peu
commode pour une déclamation libre et naturelle, parce qu'ils étaient
alourdis par toutes sortes de figures orchestrales. Il a fallu alléger
également la musique dans l'attaque de Matouta contre Toutcha et Olga,
en modifiant quelques figures orchestrales. Il en fut de même dans la
scène de l'arrivée de Matouta chez le tsar. Le flûtiste Klosé, en
soufflant la longue figure _legato_ sans pause, dut enfin s'arrêter,
parce que le souffle lui manqua. J'ai dû, par suite, y placer des
pauses, pour qu'il puisse prendre haleine. Sauf ces petits défauts, tout
le reste marchait bien.

Enfin les répétitions de scène commencèrent. Les régisseurs Kondratiev
et Morozov ont beaucoup contribué à la mise en scène du tableau du
Vetché. Ils ont revêtu le costume des figurants, ont participé
personnellement aux mouvements des masses, autant aux répétitions qu'aux
premières représentations de l'opéra.

La première représentation eut lieu le Ier janvier 1873. Les artistes
donnèrent toute leur mesure et l'exécution fut bonne. Orlov chantait
excellemment dans la scène du Vetché en lançant avec grand effet les
chants des libertaires. Non moins excellents se montrèrent Petrov,
Léonova et Platonov, ainsi que les chœurs et l'orchestre. L'opéra
plut, en particulier le deuxième acte: le tableau du Vetché. On me
rappela plusieurs fois.

Durant cette saison, la _Pskovitaine_ eut dix représentations, toujours
avec un grand succès et la salle comble. J'étais content, bien que je
fusse assez malmené dans les journaux; seul, parmi les critiques, Cui
faisait exception. Soloviev, entre autres, trouvant dans la partition du
piano de la _Pskovitaine_ de nombreuses fautes d'impression et voulant
sans doute faire allusion à mon professorat au Conservatoire, me
conseillait avec fiel «de prendre des leçons.» Rappoport écrivait que je
connaissais «à fond les mystères de l'harmonie» (à cette époque je ne
les avais pas étudiés du tout) et faisait suivre cette appréciation de
tant de _mais_, qu'il ne restait rien de mon opéra. Théophile Tolstoï,
Laroche et Famintzine ne m'ont pas flatté non plus. Le dernier
soulignait surtout la dédicace de mon opéra à mon «cher cercle musical»
en l'accompagnant de toutes sortes d'insinuations. Par contre, le
souffle de liberté dont j'avais animé les Pskovitains alla au cœur de
la jeunesse studieuse, et les étudiants en médecine hurlaient à tue-tête
dans les couloirs de leur école le chant des libertaires.



CHAPITRE VII

Moussorgsky[13].--La chute de ses facultés.--Analyse de ses œuvres.

(1874)


Depuis la représentation de _Boris Godounov_, les visites de Moussorgsky
parmi nous se faisaient de plus en plus rares, et son caractère
changeait visiblement; il se montrait mystérieux et même orgueilleux.
Son amour-propre s'accrut plus encore et sa façon obscure de s'exprimer
prit des proportions extraordinaires. Il fut souvent impossible de
comprendre quelque chose de ses récits, de ses raisonnements et de ses
saillies prétendant à des traits d'esprit. C'est vers cette époque qu'il
commença à devenir un habitué du Maly Yaroslavetz et autres restaurants.
Seul, ou en compagnie de nouveaux amis, il y demeurait jusqu'au matin en
buvant du cognac. En dînant chez nous, ou dans d'autres familles, il
refusait presque toujours de boire du vin, mais après, dans la nuit, il
allait au Maly Yaroslavetz.

Plus tard, l'un de ses compagnons d'alors, un certain V., me racontait
que leur compagnie avait adopté un mot spécial: «se cognacquer», et
qu'elle le réalisait dans toute la force du terme.

La chute progressive du grand talent de l'auteur de _Boris_ a commencé
depuis la représentation de cet opéra. Les lueurs de sa puissante
création continuèrent à se manifester encore assez longtemps, mais la
logique de son esprit s'obscurcit peu à peu. Ayant pris sa retraite de
fonctionnaire et étant devenu compositeur de profession, Moussorgsky
perdit sa facilité de création, écrivit plus lentement, sans suite et
entreprenant plusieurs choses à la fois. Peu après, il songea à un autre
opéra, un opéra-comique: _La Foire de Sorotchinetz_, d'après Gogol. Son
travail de composition était plutôt étrange. Le scenario et le texte du
premier et du dernier acte manquaient; il n'y avait que des brouillons
inachevés dont certains caractérisaient la musique. La scène du marché
était inspirée par la musique de _Mlada_; étaient nouvellement composés
et écrits les chants de Parassia et de Khivra, ainsi que la scène de
déclamation entre Khivra et Athanasi Ivanovitch. Mais entre le deuxième
et le troisième acte, on ne sait trop pourquoi, se trouvait un projet
d'un intermezzo fantastique: _Le Songe du jeune gars_, dont la musique
était prise dans la _Nuit de la Montagne Pelée_ et aussi dans _La Nuit
d'Ivan_[14].

Cette musique avait servi, avec quelques modifications pour la scène de
Tchernobog, dans _Mlada_. Cette fois, la scène, avec l'adjonction du
tableautin du lever de l'aurore, devait comprendre l'intermezzo projeté
et devait être introduite malgré tout dans la _Foire de Sorotchinetz_.

Je me souviens encore de cette musique que nous jouait Moussorgsky et de
la pédale d'une longueur inouïe sur la note de ce que Stassov[15]
s'était chargé d'exécuter, et dont il était ravi. Quand, plus tard,
Moussorgsky écrivit l'intermezzo sous forme d'une ébauche de piano avec
chants, il supprima cette interminable pédale, au grand chagrin de
Stassov. Et cette pédale n'a jamais été rétablie par suite de la mort de
l'auteur.

Les phrases de mélodies, qui venaient à la fin de cet intermezzo comme
un murmure de chants lointains, servaient à caractériser les jeunes gars
qui rêvaient, et elles revenaient comme un leitmotiv dans tout l'opéra.

Le langage démoniaque du livret de _Mlada_ devait également servir de
texte à cet intermezzo.

Le prélude orchestral d'une _Chaude journée en Ukraine_ précédait
l'opéra _La Foire de Sorotchinetz_. Ce prélude avait été composé et
orchestré par Moussorgsky lui-même et sa partition se trouve encore chez
moi[16]. La composition de _Khovantchina_ et de la _Foire de
Sorotchinetz_ traîna plusieurs années, et la mort de l'auteur, survenue
le 16 mars 1881, l'a empêché de terminer les deux opéras.

Quelle fut la cause de la chute morale et intellectuelle de Moussorgsky?
A un certain point de vue, elle a été déterminée par le succès de
_Boris_, succès qui a fait croître l'orgueil et la vanité de l'auteur,
et ensuite, par ses malchances: on a commencé par raccourcir l'opéra en
supprimant l'admirable scène _Sous le Krom_; deux ans après, Dieu sait
pourquoi, on a complètement cessé de le jouer, malgré le succès
constant de son interprétation par Pétrov, et, à sa mort, par
Stravinsky, par Platonova et Komissarjevsky, interprétation si parfaite.

On disait que l'opéra ne plaisait pas à la famille impériale, on
répandait le bruit que son sujet n'était pas agréable à la censure, et
finalement on l'a retiré du répertoire.

D'une part, l'enthousiasme de Stassov pour les lueurs éclatant parfois
dans les créations et les improvisations de Moussorgsky, avait excité sa
vanité. D'autre part, l'admiration de ses amis de cabaret, qui étaient
si au-dessous de l'auteur et de ceux qui admiraient son talent
d'exécutant, sans pouvoir distinguer ses qualités réelles de ses trucs
plus ou moins heureux, alimentait sa vanité.

Le patron du cabaret savait lui-même par cœur _Boris_ et
_Khovanstchina_ et admirait le talent de Moussorgsky. La Société russe
de Musique le tenait à l'écart; au théâtre, on l'a trahi, sans cesser
d'être aimable à son égard. Ses vrais amis: Borodine, Cui et moi, tout
en l'aimant et l'admirant comme auparavant, critiquaient ses œuvres
sur bien des points.

La presse, avec Laroche, Rostislav et autres, le blâmait. Voilà pourquoi
la passion pour le cognac et pour les longues stations au cabaret se
développa de plus en plus chez lui; «se cognacquer» ne faisait pas grand
mal à ses nouveaux amis, tandis que c'était du poison pour sa nature
nerveuse et maladive.

Tout en conservant des relations amicales, avec Cui, Borodine et moi,
Moussorgsky se montrait soupçonneux envers moi. Mes études, l'harmonie
et le contrepoint qui commençaient à m'intéresser, ne lui convenaient
pas. Je crois qu'il supposait en moi un mentor arriéré, capable de le
surprendre en défaut musical, et cela lui était désagréable. Quant au
Conservatoire, il ne pouvait le souffrir.

Depuis longtemps déjà il était aussi en froid avec Balakirev, qui ne
paraissait plus à notre horizon, disait que Modeste (Moussorgsky) avait
un grand talent, mais un «cerveau faible», et soupçonnait son amour pour
l'alcool; et c'est pourquoi Moussorgsky s'était détourné de lui bien
avant de nous éviter.

L'année 1874 peut marquer pour Moussorgsky le commencement de sa chute,
chute qui alla progressivement jusqu'au jour de sa mort.



CHAPITRE VIII

     Rédaction des partitions de Glinka.--Deuxième version de la
     _Pskovitaine_.--Comparaison des deux versions.

(1876-1878)


Le travail de rédaction auquel je m'étais livré sur les partitions de
Glinka fut pour moi une école inattendue[17]. Jusqu'à présent, je
connaissais et j'admirais ses opéras, mais en rédigeant ses partitions,
je devais examiner la facture et l'instrumentation de Glinka jusqu'à la
plus petite note, et mon admiration pour cet homme de génie n'eut pas de
bornes. Comme tout est chez lui fin et en même temps simple et naturel!
Quelle connaissance des voix et des instruments! Je m'imprégnai
avidement de tous ses procédés, j'étudiai sa façon de traiter les
instruments de cuivre qui donnent à son orchestration une transparence
et une légèreté inexprimables. J'étudiai sa façon élégante et naturelle
de conduire les voix, et ce fut pour moi une bienfaisante école qui m'a
amené sur le chemin de la musique moderne après toutes les péripéties du
contrepoint et du style sévère. Mais, visiblement, mon éducation n'était
pas encore terminée. Parallèlement à mon travail de rédaction de
_Rouslan_ et _La Vie pour le tsar_, je me suis mis à la refonte de la
_Pskovitaine_.

Ma première idée était d'écrire un prologue, idée que j'avais rejetée
jadis et qui pourtant joue un rôle important dans le drame de May[18].
Ensuite, j'aurais voulu donner un rôle à Terpigorev, l'ami de Michel
Toutcha, et avec cela développer le rôle de Stiocha (fille de Matouta).
Dès lors un couple comique, ou tout au moins gai, devait apparaître dans
l'opéra. Balakirev insistait pour que, dans le Ier tableau du 4e acte,
où l'action se passe près du couvent de Petchera, j'introduise un
chœur de chanteurs ambulants exécutant une chanson sur Alexis homme
de Dieu. Pour la musique de cette scène, je voulais me servir d'une
mélodie authentique, prise dans le recueil de Philippov. Je suppose que
Balakirev insistait pour cette introduction à cause de la beauté du
chant, de son penchant pour les saints et l'élément ecclésiastique en
général. Bien que sa demande fût motivée parce que l'action se passait
près du couvent, j'ai néanmoins cédé aux insistances de Balakirev qui,
lorsqu'il tenait à quelque chose, ne lâchait pas prise jusqu'à ce qu'il
l'ait obtenue, surtout quand il s'agissait des affaires des autres. Je
me suis soumis comme jadis et selon mon habitude de céder à son
influence. Mais, tout en acceptant cette introduction, j'ai voulu la
développer le plus possible et voilà ce que j'ai trouvé:

Après le chœur des chanteurs ambulants, campés près de la grotte de
l'innocent Nicolas, devaient paraître Ivan le Terrible et ses chasseurs
venant chercher un abri contre l'orage. Pendant cet orage, le vieil
innocent menace le tsar pour le sang versé de ses victimes, après quoi
le superstitieux Ivan, effrayé, s'éloigne vivement avec sa suite, tandis
que les chanteurs ambulants et Nicolas rentrent au monastère. L'orage
s'apaise et, durant les derniers roulements de tonnerre, on entend le
chant des jeunes filles cherchant dans la forêt Olga qu'elles avaient
perdue. A partir de cet endroit, l'action devait continuer comme avant,
sans notable modification.

Balakirev approuva mon idée, grâce à quoi s'est réalisé son désir
d'introduire le chant sur Alexis l'homme de Dieu.

Il avait insisté en outre sur le remplacement du chœur final qu'il ne
pouvait pas souffrir, par un autre, sur les paroles: «Dieu tout-puissant
ressuscite les morts.»

Il insistait ainsi sur la refonte de la _Pskovitaine_ et sur
l'introduction de nouveaux morceaux, parce qu'à son avis, le don de
composer des opéras me manquera désormais, du moins, je ne le ferai plus
avec une force égale à la _Pskovitaine_; il était prudent, par suite, de
la reviser d'une façon complète. Je ne sais sur quels faits il fondait
ses conjectures; j'estime en tout cas qu'il était inutile de suggérer de
pareilles pensées à un auteur qui n'était pas encore près de la tombe.
Un autre à ma place aurait été peut-être influencé par lui; quant à moi,
je n'étais nullement disposé à cette époque à méditer sur mon avenir; je
désirais simplement refaire mon opéra parce que sa facture ne me
satisfaisait pas.

J'y sentais des exagérations harmoniques, le décousu des récitatifs, le
manque de chants aux endroits où ils devaient se trouver, le manque de
développement ou les longueurs de forme, l'insuffisance de l'élément
contra-pointique; en un mot, j'avais parfaitement conscience que ma
technique de composition de jadis était au-dessous de mes idées
musicales et de la beauté du sujet.

Mon instrumentation, avec l'absurde choix de cors et de trompes,
l'absence de variété dans les traits violents, m'agaçait également, bien
que j'eusse acquis la renommée d'un orchestrateur expérimenté.

Aussi, outre les additions et les changements dont j'ai parlé, je
projetai de développer la scène du jeu de course, de refaire
complètement l'arioso d'Olga au 3e acte, où les dissonances étaient si
aiguës, d'introduire l'air d'Ivan le Terrible dans le dernier tableau,
d'écrire une petite scène caractéristique du jeu des gamins et de leur
querelle avec Vlasievna, d'introduire l'entretien du tsar avec Stiocha
pendant le chœur des femmes au 3e acte, d'ajouter, partout où il
serait possible, les accords et les ensembles de voix, d'épurer tout, de
réduire les longueurs et de reviser l'ouverture dont les dissonances de
la fin m'horripilaient maintenant.

Je me suis mis au travail et j'y ai consacré dix-huit mois,
c'est-à-dire, jusqu'en janvier 1878. J'ai composé le prologue, la
nouvelle scène du monastère de Petchera, de même que toutes les
adjonctions et les changements, et la nouvelle partition de la nouvelle
_Pskovitaine_ était prête.



Mon progrès dans le style d'opéra était certain: on le sentait dans le
prologue qui était tout entier nouvellement composé. Par contre, le
reste de l'opéra révélait de la lourdeur, due aux transformations de la
facture. La tendance vers le contrepoint et vers l'abondance de soli
pesait sur le contenu musical. Pourtant, il y avait d'heureux
changements; notamment, l'arioso d'Olga au 3e acte a gagné en mélodie et
en sincérité; le chœur final, d'une musique toute nouvelle, avec
l'élévation des voix sur le mot _amen_, qui plaisait beaucoup à
Balakirev, avait été écrit pour lui être agréable. L'air du tzar Ivan, à
la façon phrygienne, était chantant, mais provoquait certaines
objections, parce que, disait-on, le Terrible ne devait pas chanter un
air. Quant à la nouvelle scène du monastère de Petchera, le chœur des
chanteurs ambulants, écrit sous forme de fugue, plaisait à Balakirev et
à bien d'autres. J'étais moi-même très satisfait de la marche de la
scène de la chasse tzarienne et de l'orage, composée en partie sous
l'influence de celle de la forêt africaine dans les _Troyens_ de
Berlioz. En revanche, le rôle de l'innocent Nicolas était à coup sûr
faible, car il avait été ajouté au fond orchestral de l'orage et donnait
l'impression de voix creuse et de sèche déclamation.

L'exécution du prologue avec accompagnement de piano eut lieu chez moi.
Mme Molas chantait le rôle de Véra, Mme Vesselovsky celui de Nadejda,
Moussorgsky, celui du boyard Scheloga. Cui, Moussorgsky et Stassov
exprimèrent leur satisfaction avec une certaine réserve. Quant à
Balakirev, il montra de l'indifférence, autant pour le prologue que pour
tout l'opéra, sauf en ce qui concerne le chœur des chanteurs
ambulants, la scène de l'orage et du chœur final.

Moussorgsky, Cui et Stassov approuvaient les autres additions et
transformations de la _Pskovitaine_, mais se montraient peu satisfaits
de la nouvelle version de l'opéra en général. Ma femme semblait aussi
regretter la première version.

Tout cela me peinait un peu, mais l'essentiel est que je sentais
moi-même que, sous sa nouvelle forme, mon opéra paraissait long, sec,
lourd, malgré une meilleure facture et une technique plus expérimentée.



Lorsque j'eus fini la _Pskovitaine_, j'écrivis à la direction des
théâtres impériaux pour lui exprimer mon souhait de la voir représentée
sous sa nouvelle forme.

Loukachevitch ne faisait plus partie de la direction, et le baron Kister
gérait seul les affaires du théâtre. Au cours d'une répétition, celui-ci
demanda à Napravnik s'il connaissait ma nouvelle partition. Le chef
d'orchestre répondit que non, et les choses se sont bornées là: la
_Pskovitaine_ ne fut pas reprise.

J'avoue n'avoir pas été content de la réponse de Napravnik et de la
suite de l'affaire; mais à qui la faute s'il a répondu d'une façon aussi
sèche et aussi brève? Il était difficile d'attendre qu'il parlât en ma
faveur sans connaître ma partition et voyant que je le négligeais. Tout
échec nous chagrine, mais cette fois je ne fus pas chagriné. On eût dit
que je prévoyais que cela valait mieux ainsi et que la _Pskovitaine_
devait attendre. Je me rendais compte, en revanche, que mes années
d'étude étaient terminées et que je devais entreprendre une œuvre
nouvelle et plus mûrie.



CHAPITRE IX

     Borodine: chimiste, professeur et musicien.--_La Nuit de
     Mai._--Analyse musicale de cet opéra.--Sa tendance païenne.--_Le
     Prince Igor_ de Borodine.

(1877-1879)


Parmi tous mes camarades musiciens, Borodine était celui que je
fréquentais le plus souvent. Durant ces dernières années, ses affaires
et son genre de vie ont notablement changé. Consacrant généralement peu
de temps à la musique et répondant à ceux qui le lui reprochaient, qu'il
affectionnait la chimie et la musique au même degré, les instants qu'il
consacrait à cette dernière sont devenus plus rares encore.

Mais ce n'était pas la science qui l'absorbait plus particulièrement. Il
était devenu l'un des organisateurs actifs de l'École de médecine de
femmes, faisait partie de toutes sortes de sociétés de bienfaisance et
de patronage de la jeunesse studieuse, féminine surtout. Les réunions de
ces sociétés, sa fonction de trésorier de l'une d'elles, les démarches
qu'il faisait à cette occasion, prenaient tout son temps. Je le trouvais
rarement à son laboratoire, plus rarement encore au piano. Quand
j'arrivais, ou il venait de sortir pour aller à une réunion de société,
ou il en revenait, ou encore, il était en course pour ces mêmes
affaires, ou en train de rédiger des lettres, ou de mettre en règle sa
comptabilité. Si l'on ajoute à cela ses cours, sa participation au
conseil de l'École de médecine, on comprend qu'il ne lui restait plus de
temps pour la musique.

Il m'a toujours paru étrange de voir certaines dames de la société de
Stassov, qui montraient tant d'enthousiasme pour le talent musical de
Borodine, le pousser dans toutes sortes de comités de bienfaisance, lui
prenant le temps qu'il aurait pu consacrer à la création d'œuvres
musicales merveilleuses.

D'autre part, connaissant sa bonté et sa faiblesse, ses élèves de
l'École de médecine et les jeunes étudiantes de l'autre École
l'assaillaient de toutes sortes de requêtes auxquelles il s'efforçait de
satisfaire.

Son appartement, mal disposé, rappelant un long corridor, ne lui
permettait pas de s'isoler et de ne pas recevoir. Chacun entrait chez
lui à n'importe quel moment, l'arrachait à son dîner ou à son thé, et
l'excellent Borodine se levait de table, écoutait patiemment les
requêtes ou les plaintes et promettait de s'entremettre en faveur des
solliciteurs. On le retenait ainsi, durant des heures entières, par des
conversations à bâtons rompus, et il semblait toujours affairé et en
train d'achever une besogne ou une autre. J'étais profondément peiné de
ce temps gâché d'une façon aussi improductive.

Il faut noter de plus que sa femme, Catherine Sergueïevna, souffrait
continuellement d'un asthme, ne dormait pas de toute la nuit, et ne se
levait que vers midi. Borodine la soignait durant la nuit, se levait de
bonne heure et ainsi ne prenait pas le temps nécessaire pour son
sommeil.

Toute la vie domestique du couple était pleine de désordre: aucune heure
fixe pour le dîner et les autres repas. Arrivé un soir après dix heures,
je les ai trouvés en train de dîner. Sans compter les jeunes enfants
qu'ils adoptaient successivement et qu'ils élevaient chez eux, leur
logis servait souvent d'asile à de nombreux parents, pauvres ou de
passage, qui y tombaient malades et même y perdaient la raison, et
Borodine les soignait, les casait dans les hospices et allait les
visiter. Les quatre pièces de son appartement étaient souvent remplies
par plusieurs de ces étrangers, de sorte qu'il y en avait qui dormaient
sur les divans ou même par terre. Souvent le maître de céans ne pouvait
toucher au piano, parce que quelqu'un dormait dans la pièce voisine.

Le même désordre régnait à table: plusieurs chats, que les Borodine
hébergeaient, se promenaient sur la table, fourrant leur museau dans les
assiettes ou sautant sur le dos des convives. Ces félins jouissaient de
la protection de Catherine Sergueïevna. On racontait leur biographie.
L'un s'appelait «Pêcheur», parce qu'il réussissait parfaitement à
attraper des petits poissons à travers les trous de la rivière glacée.
Un autre, qui s'appelait «Lelong», avait l'habitude de saisir par la
peau et d'apporter chez les Borodine des petits chats qu'il trouvait et
que ces derniers casaient chez eux. Plus d'une fois, il m'est arrivé de
dîner chez eux et de voir un de ces chats se promener sur la table et
arriver jusqu'à mon assiette; je le chassais; alors Catherine
Sergueïevna prenait sa défense et racontait sa biographie. Un autre
s'installait sur le cou de Borodine et le chauffait impitoyablement.

«Voyons, monsieur, c'est trop, cette fois», disait Borodine. Mais le
chat ne bougeait pas et continuait à se prélasser sur son cou.

Mon ami était robuste et d'une excellente santé; il était aussi peu
exigeant, dormait peu et pouvait dormir où et quand il en trouvait
l'occasion. Il pouvait dîner deux fois de suite le même jour, comme il
pouvait ne pas dîner du tout. L'un et l'autre lui arrivaient assez
souvent. S'il se présentait dans une maison amie pendant le dîner et
qu'on l'invitât à table, il disait: «Comme j'ai déjà dîné aujourd'hui et
suis habitué par conséquent à dîner, je puis dîner encore une fois.»

On lui proposait du vin. «Comme je ne bois généralement pas de vin, je
puis me le permettre aujourd'hui», faisait-il.

Une autre fois, c'était le contraire. Il rentre chez lui, après avoir
été absent pendant toute la journée et, voyant qu'on prend le thé, il
s'assoit et prend du thé. Sa femme demande où il a mangé. C'est alors
qu'il se souvient, qu'il n'a pas dîné du tout. On le sert et il mange
avec appétit. Le soir, il boit le thé, en avalant une tasse après
l'autre, sans se rendre compte de leur nombre. Sa femme lui demande:

«--En veux-tu encore?

«--Combien de tasses ai-je pris? demande-t-il à son tour.

«--Dix.

«--Bien, alors c'est assez.»

Que d'autres anecdotes semblables!



Au cours de mes souvenirs des années 1875-76, je rappelais ma passion
pour la poésie du culte païen du soleil, passion qui avait pris
naissance lors de mes études des chants rituels. Elle ne s'est pas
apaisée jusqu'à présent; au contraire, à partir de la _Nuit de Mai_,
elle m'inspira une série d'opéras fantastiques, que le culte du soleil
et des dieux de cet astre imprègne directement, grâce au sujet puisé
dans l'antiquité païenne russe, tels _Snegourotchka_ ou _Mlada_,--ou
bien indirectement, dans les opéras dont le sujet est tiré de l'époque
chrétienne plus récente, tels: la _Nuit de Mai_ ou la _Nuit de Noël_.

Je dis indirectement, bien que le culte du soleil ayant complètement
disparu à la clarté du christianisme, tous les chants et jeux rituels
étaient, jusqu'aux derniers temps, inspirés par l'antique adoration du
soleil qui s'était inconsciemment maintenue dans les masses populaires.
Le peuple chante ces mélopées cultuelles par habitude acquise, sans
comprendre ni soupçonner le sens primitif de ces rites et jeux. Il est
vrai qu'actuellement semblent disparaître les derniers vestiges des
chants antiques et avec eux tous les indices de l'ancien panthéisme.

Tous les chœurs de mon opéra sont marqués par cette origine: le jeu
printanier «le Mil», le chant de la Trinité: «Je tresserai des
couronnes», le chant des ondines, lent ou rapide au dernier acte, et
jusqu'à la ronde des ondines. L'action même de mon opéra est liée à la
semaine de la Trinité ou à celle des ondines, appelée «le Noël vert». De
cette façon j'ai réussi à souder au sujet qui m'était cher le côté
rituel des mœurs populaires qui révèle les vestiges du paganisme.

Outre la portée que cette étude a eue pour moi, la _Nuit de Mai_ a eu
encore une autre action sur ma manière de composer. Malgré l'emploi
fréquent du contrepoint (par exemple la fuguette: «Qu'on apprenne ce
qu'est le pouvoir!», le fugato: «Satan, Satan, c'est Satan lui-même!»;
la fusion des chants des Roussalkas, lents et rapides; nombre
d'imitations semées çà et là)... Je me suis débarrassé dans cet opéra
_des liens contrapontiques_ qui étaient encore très apparents dans la
deuxième version de la _Pskovitaine_. J'ai introduit, pour la première
fois, dans mon nouvel opéra des grands numéros de chants d'ensemble. On
remarque dans les voix la tessiture qui leur est propre. (Rien de
semblable dans la _Pskovitaine_.) Toutes les fois que les scènes le
permettent, les numéros sont arrondis. La mélodie et la phrase chantante
ont remplacé le récitatif indifférent, appliqué sur la musique. Par
endroit se manifestait le penchant pour le récitatif _secco_, employé
par la suite dans _Snegourotchka_.

Dans la _Nuit de Mai_, ce penchant n'a pas eu toutefois d'heureux
résultats. Le récitatif est encore un peu lourd et gênant pour une
exécution aisée. Je crois qu'à dater de la _Nuit de Mai_, j'ai réussi à
posséder l'instrumentation transparente dans le goût de Glinka, quoique
par endroit la force du son y manque. En revanche, les instruments à
cordes s'y manifestent beaucoup et avec une libre animation. Cet opéra
est instrumenté sur des cors et des trompes naturels, de manière qu'ils
puissent être réellement exécutés. C'est seulement dans le chant visant
le Bailli que sont employés trois trombones sans tube et la petite
flûte. De sorte que le coloris général rappelle celui de Glinka.

Le sujet de la _Nuit de Mai_ est lié dans mes souvenirs à l'époque de
mes fiançailles et l'opéra fut dédié à ma femme.

Bientôt après la remise de la partition à la direction du Théâtre Marie,
elle fut lue par Napravnik, et l'opéra accepté, grâce à son avis
favorable. On se mit à transcrire les rôles et, au printemps 1879, on
commença à travailler les chœurs. Les chefs des chœurs étaient les
mêmes que du temps de la _Pskovitaine_, c'est-à-dire: Pomazansky et
Azeïev. La représentation devait avoir lieu au courant de la saison
suivante 1879-1880.

Durant la saison 1878-79, l'École gratuite de Musique réunit de
nouvelles ressources après une année de repos. Grâce aux efforts de
Balakirev, les membres d'honneur n'avaient pas cessé d'envoyer leurs
cotisations. On pouvait reprendre les concerts. J'annonçai un abonnement
de quatre concerts, et ils eurent lieu les 16 et 23 janvier et les 20
et 27 février.

Le programme était éclectique comme par le passé. Entre autres morceaux,
on a exécuté pour la première fois: la ronde «le Mil», le chœur des
Roussalkas et le chant sur le Bailli de la _Nuit de Mai_; _Hamlet_ de
Liszt, le chœur de la _Fiancée de Messine_ de Liadov; l'air de
Kontchak, le chœur final et les danses de Polovtzi du _Prince Igor_
de Borodine; la scène au monastère de Tchoudov (Pimen et Gregori) de
_Boris Godounov_ de Moussorgsky et enfin l'ouverture tchèque de
Balakirev.

A cette époque, le _Prince Igor_ avançait lentement, mais il avançait
tout de même. Que de prières instantes j'adressai au cher Borodine, pour
qu'il se décidât enfin à orchestrer quelques numéros pour le concert!
Ses nombreuses occupations à l'École de Médecine et aux cours supérieurs
de femmes l'absorbaient toujours beaucoup. J'ai déjà décrit son
intérieur. Son infinie bonté et l'absence de tout égoïsme faisaient de
cet intérieur un milieu peu propice à la composition. Je renouvelai mes
visites en lui demandant toujours ce qu'il avait fait: c'était
généralement une ou deux pages de partition ou bien rien du tout.

Je lui demande:

«--Alexandre Porfirievitch, avez-vous écrit quelque chose?

«--Oui, j'ai écrit.»

En fait, il avait écrit beaucoup de lettres.

«--Alexandre Porfirievitch, avez-vous transposé tel numéro?

«--J'ai transposé, répond-il l'air sérieux.

«--Enfin! Dieu soit loué!

«--Je l'ai transposé du piano sur la table», ajoute-t-il aussi posément.

Bref, il n'existait encore ni de véritable plan ni de scénario. Des
numéros isolés étaient plus ou moins terminés, ou bien à peine ébauchés
et sans suite. Toutefois, à cette époque étaient déjà composés: l'air de
Kontchak, le chant de Vladimir Galitsky, les lamentations de Yaroslavna,
un arioso de la même, le chœur final, les danses des Polovtsi et les
chœurs du festin chez Vladimir Galitsky. Je demandais à l'auteur ces
morceaux pour les concerts de notre école. L'air de Kontchak était
entièrement orchestré, mais je ne pus obtenir l'achèvement de
l'orchestration des danses des Polovtsi et du chœur final. Or, ces
morceaux étaient déjà au programme et je les avais fait répéter au
chœur. Le moment était venu de transcrire les rôles. Je suis au
désespoir et je le reproche amèrement à Borodine. Il n'est pas à l'aise
non plus. Finalement, ayant perdu toute patience, je lui propose de
l'aider dans l'orchestration. Il vient chez moi un soir muni de la
partition de danses commencée, et nous voici tous trois--lui, Liadov, et
moi,--achevant rapidement l'orchestration, chacun pour notre part. Pour
aller plus vite, nous nous servons du crayon et non de l'encre. Nous
travaillons tard dans la nuit. Le travail fini, Borodine couvre les
pages de la partition de gélatine liquide, pour que le crayon ne
s'efface pas. Afin que le papier sèche plus vite, nous le suspendons
comme du linge à des cordes dans mon cabinet de travail. C'est ainsi que
le numéro fut prêt et remis au copiste. La fois suivante, je fus seul à
orchestrer le chœur final.

Ainsi, grâce au concert de l'École gratuite, quelques numéros de l'opéra
de Borodine furent menés à bonne fin cette saison-là et la saison
suivante, en partie par l'auteur seul et en partie avec mon concours. En
tout cas, sans les concerts de notre École, le sort du _Prince Igor_
aurait été tout autre.

A la répétition d'une des scènes de _Boris Godounov_, Moussorgsky
faisait des siennes. Sous l'influence de l'alcool ou par pose, penchant
qui s'accentua fort à cette époque, il se livrait souvent à des
extravagances. A cette répétition, il écoutait d'un air significatif la
musique, se montrait enthousiaste de l'exécution d'instruments isolés,
et cela souvent à propos des phrases les plus ordinaires, tantôt
baissant d'un air pensif sa tête, tantôt la relevant fièrement en
secouant les cheveux, ou levant le bras d'un geste théâtral. Lorsque à
la fin de la scène, le tam-tam résonna pianissimo figurant la cloche du
monastère, Moussorgsky se baissa profondément et onctueusement devant
l'instrument, les bras croisés sur la poitrine.



Cette année-là, avant de prendre mes vacances d'été, je finis par
convaincre Borodine de me laisser recopier et de mettre au point le
chœur et la partition des joueurs de rebec[19] de la scène de
Vladimir Galitsky, dans le _Prince Igor_.

Cette scène avait été composée et notée par lui depuis longtemps, mais
un complet désordre y régnait: il y avait telle partie à abréger, telle
autre à transposer dans un autre ton, par ailleurs, écrire les voix des
chœurs, et ainsi de suite. Cependant, la chose n'avançait pas du
tout. Il était toujours en train de s'y mettre, remettait de jour en
jour, sans jamais donner suite à son projet. Cela me chagrinait
beaucoup. Je cherchais tous les moyens de lui venir en aide et je lui
demandais d'être son secrétaire musical, pour faire avancer d'une façon
ou d'une autre son merveilleux opéra. Enfin, après de longues
hésitations et insistances de ma part, Borodine consentit et j'emportai
avec moi à la campagne la scène en question.

Il était convenu que nous échangerions nos idées par correspondance au
sujet du travail que j'assumais. Je l'ai commencé, et à un certain
moment, j'ai signalé à Borodine certaines obscurités que j'ai
rencontrées dans sa composition. J'ai attendu longtemps sa réponse; elle
arriva enfin, mais elle m'annonçait son désir de s'entretenir avec moi à
notre retour. L'affaire en resta là cette fois encore et le travail
n'avança pas beaucoup.

Durant plusieurs étés de suite, le couple Borodine passa les vacances
dans le centre de la Russie, dans le gouvernement de Toula de
préférence. L'existence qu'ils y menaient était assez singulière. Ils
louaient généralement une maison de campagne sans l'avoir vue. Le plus
souvent c'était une grande izba de paysan. Ils emportaient fort peu de
choses avec eux. Il n'y avait pas de fourneau et on faisait la cuisine
dans un grand poêle russe. On se doute combien leur façon de vivre était
incommode et pleine de privations.

Madame Borodine, constamment souffrante, se promenait durant tout l'été
les pieds nus, sans trop savoir pourquoi. La gêne principale de cette
existence était l'absence de piano. Ainsi, les mois d'été libres
passaient pour Borodine, sinon d'une façon tout à fait stérile, du moins
peu productive. Entièrement pris durant l'hiver par ses fonctions et par
les affaires des autres, il ne composait pas davantage pendant l'été, à
cause de la mauvaise organisation de sa vie. Et c'est de cette façon
singulière, que passaient les années de Borodine, dont les circonstances
et la situation auraient pourtant pu favoriser son travail: sans enfants
et avec une femme qui l'aimait, le comprenait et appréciait son immense
talent.



CHAPITRE X

     La représentation de _la Nuit de Mai_.--Les Concerts de l'École
     musicale Gratuite.--Moussorgsky
     pianiste.--_Snegourotchka._--Glazounov.

(1879-1880).


Peu après mon retour de la campagne, j'ai montré à Balakirev le
commencement de mon _Conte_. Tout en prisant certains endroits de cette
composition, il trouvait la forme de l'ensemble peu satisfaisante. Cela
m'a refroidi pour mon œuvre, et j'ai failli déchirer tout ce que j'ai
écrit; en tout cas, je n'ai plus songé à la poursuivre. Bientôt mes
pensées se sont tournées vers mon ouverture sur les thèmes russes et que
j'avais écrite encore en 1866. J'eus l'intention de la transformer et je
me mis à y travailler. Cette besogne ne fut achevée qu'au printemps
1880, quand je songeais déjà à un nouvel opéra dont je parlerai par la
suite.

En octobre 1879, on commença à répéter _la Nuit de Mai_ au Théâtre
Impérial Marie. La distribution des rôles fut la suivante: Levko était
dévolu à Kommissarjevsky; Hanna avait deux interprètes: Slavina et
Kamenskaïa; la belle-sœur était Bitchourina; le bailli--Karinakine et
Stravinsky; Kalenik--Melinkov et Prianischnikov. Le distillateur--Eude;
le scribe--Sobolev; Pannotchka--Velinskaïa. (On avait déjà pris
l'habitude à cette époque de faire répéter certains rôles par deux
artistes.)

Tout le monde y mettait de la bonne volonté, et la répétition avançait
sans accrocs. J'accompagnais toujours personnellement le chanteur.
Napravnik (chef d'orchestre et directeur de la scène) montrait de la
réserve, mais fut attentif et précis comme à l'ordinaire. Le chœur
était excellent.

Pour le ballet, j'ai dû composer un morceau «violon-répétiteur» des
danses des Roussalkas (naïades), ce qui fut assez difficile en raison de
la complexité de la musique. J'allais voir chez lui le maître de ballet
Bogdanov, lui jouer les danses et expliquer mes intentions.

Les répétitions d'orchestre se poursuivaient également en temps voulu.
Bref, autant que je me souviens, tout fut prêt au début de décembre. Les
décors de même. On les a empruntés à ceux de l'opéra de Tchaïkovsky:
_le Forgeron Vakoula_, qui n'était plus au répertoire. Le seul grand
changement se rapportait au décor d'hiver, transformé en celui d'été.
Cependant, à cause des retards habituels à toutes les représentations
d'Opéra et dus à la direction du théâtre, _la Nuit de Mai_ ne fut donnée
pour la première fois que le 9 janvier 1880.

Le succès en fut assez sensible. Certains morceaux furent bissés, et les
artistes et l'auteur furent rappelés à plusieurs reprises. Le corps de
ballet était médiocre. Le décor du 3e acte fut peu réussi et, par suite,
la scène fantastique malvenue.

Selon le jugement des artistes, mes deux premiers actes étaient fort
bien, tandis que le 3e l'était beaucoup moins; quant au finale, il
aurait été franchement mauvais. J'étais, au contraire, convaincu que le
3e acte contient le meilleur morceau de l'œuvre et nombre d'autres
moments poétiques, dont le meilleur était: les deux vers de la chanson
de Levko: «O clarté lunaire», après lesquels s'ouvre la fenêtre de la
maison seigneuriale, apparaît la tête de la jeune fille et on entend son
appel, avec l'accompagnement glissando de la harpe; de même les adieux
de la jeune fille avec Levko et la disparition de celle-ci.

Durant cette saison, mon opéra fut donné huit fois. Pour la dernière
représentation, Napravnik fit dans le 3e acte quelques coupures dont la
principale était l'omission du premier jeu de corbeau (_si min._). Loin
d'y gagner, l'opéra y perdait. Tout d'abord on défigurait Gogol[20]; en
outre la scène n'avait plus de sens, car Levko n'avait plus de choix
pour deviner la belle-mère; enfin, la forme musicale y perdait, et
l'intention de l'auteur était annihilée. En effet, la première fois, le
jeu du corbeau est basé sur un thème simple:

[Illustration: notation musicale]

tandis que dans le second jeu, quand joue la belle-mère, ce thème s'unit
à la phrase de cette dernière:

[Illustration: notation musicale]

ce qui ajoute ici le caractère sinistre voulu.

Ces «coupures», suivant l'expression de Napravnik, me mécontentaient,
mais il n'y avait rien à faire.

Avec la dernière représentation, le succès de la _Nuit de Mai_ diminua
quelque peu, mais la salle était toujours comble. En me rappelant les
représentations de la _Pskovitaine_, je dus avouer que le succès de mon
premier opéra était plus grand et plus durable que celui du second.
L'année suivante, la _Nuit de Mai_ fut moins suivie par le public, et la
troisième année, encore moins. Il est vrai que l'interprétation était de
plus en plus négligée et, après 18 représentations, l'opéra fut retiré
du répertoire.

Lors de sa première représentation, la _Nuit de Mai_ plut aux membres de
notre cercle à des degrés différents, mais nul n'y mettait de
l'enthousiasme. Balakirev la goûta peu. Vassili Stassov fut séduit
seulement par l'accent fantastique et plus encore par le jeu du corbeau;
il faisait beaucoup de bruit, comme à l'ordinaire, approuvant également
la ronde des Roussalkas, dont les idées directrices avaient été
empruntées à la ronde de _Mlada_, qui avait plu de tout temps à Stassov
et à Moussorgsky. Le chant de Pannotchka, avec accompagnement de harpes,
leur plaisait également parce qu'ils y découvraient des allusions à
_Mlada_. Mais ils prisaient peu le chant de Levko, le chœur des
Roussalkas, etc.

A cette époque, Moussorgsky est devenu en général indifférent pour la
musique des autres, et il montra une plus grande froideur pour la ronde.
Il plissait le front et disait en général de la _Nuit de Mai_ que ce
n'était «pas ça».

Je soupçonne que ce qui leur déplaisait à tous, c'était ma nouvelle
tendance manifestée alors vers la mélodiosité et l'arrondissement de la
forme. De plus, je les ai tous tellement effarouchés par mes études de
contrepoint qu'ils commençaient à se défier de moi. Ils continuaient
bien à m'adresser des louanges, mais ils ne faisaient plus entendre
leurs anciens: «C'est parfait! C'est incomparable!».

César Cui fit une critique glaciale de mon opéra, en faisant observer
que tout s'y réduisait à des petits thèmes, à des petites phrases et que
ce qu'il y avait de meilleur était emprunté aux chants populaires. Sa
femme, m'ayant rencontré un jour chez l'éditeur Bessel, me dit
fielleusement:

--Vous avez enfin appris comment il faut écrire des opéras.

Elle faisait ainsi allusion au succès de la _Nuit de Mai_ auprès du
public.

La critique fut, en général, peu favorable à mon second opéra, me
chercha noise à propos de tout, négligeant tout ce qu'il y avait de
réussi. Cela ne fut pas sans amener le refroidissement du public dont je
parlais. En somme, la _Pskovitaine_ avait mérité plus de louanges, plus
de reproches aussi et plus de succès que la _Nuit de Mai_.

Pendant les années 1879 et 1880, j'ai organisé de nouveau quatre
concerts à l'École musicale Gratuite. Le programme fut de nouveau très
éclectique et composé sous la forte pression de Balakirev. Parmi les
morceaux étrangers, les programmes comprenaient, entre autres, la 6e
symphonie de Beethoven; la musique de scène d'_Egmond_, du même auteur,
la musique de _Prométhée_ de Liszt; _Jeanne d'Arc_, symphonie de
Moschkovsky, et quelques morceaux des _Troyens_ de Berlioz. Parmi les
morceaux russes, il y avait certaines parties de ma _Pskovitaine_ (2e
version), des parties du _Prince Igor_ de Borodine, orchestrées cette
fois par l'auteur lui-même. En revanche, les morceaux détachés de la
_Khovanstchina_, exécutés pendant le deuxième concert, ne furent pas
tous orchestrés par Moussorgsky. Le chœur des Streltsi et le chant de
Marpha étaient entièrement écrits par lui; mais la danse des _Persides_
fut orchestrée par moi. Ayant promis ce numéro pour ce concert,
Moussorgsky tardait à le livrer et je lui ai proposé de l'orchestrer; il
consentit dès les premiers mots, et il fut très content de mon travail,
bien que j'aie introduit nombre de changements dans ses harmonies et
solfège.

Un incident amusant se produisit pendant l'exécution du programme du
quatrième concert. On devait exécuter pour la première fois un scherzo
(_ré maj._) de Liadov; mais l'auteur, devenu fort paresseux à cette
époque, n'eut pas le temps de le préparer et il fallait le remplacer par
un autre morceau. Précisément un certain Sandow, d'origine anglaise, et
qui donnait des leçons à Saint-Pétersbourg, m'avait apporté à plusieurs
reprises ses morceaux d'orchestre, assez secs et compliqués pour la
plupart. C'est ainsi qu'il m'apporta un jour un scherzo en me priant de
l'exécuter à l'un des concerts que je dirigeais. J'avais décliné
l'offre. Le scherzo de Liadov manquant, je me suis souvenu de la prière
de Sandow et je lui ai proposé de le mettre au programme. Chose assez
curieuse, le scherzo eut du succès, bien qu'il fut sans couleur et
mesquin. J'appris par la suite que l'auteur fut rappelé par le public
parce qu'on croyait qu'il s'agissait de Liadov, que le public aimait, et
que le nom de Sandow y était mis par erreur.

Désireux de faire connaître au cours du concert musical le plus grand
nombre possible des œuvres nouvelles des compositeurs russes de
talent, comme Borodine, Moussorgsky ou Liadov, il me fallut donc prendre
en considération leur manque d'activité et, à cet effet, orchestrer pour
eux leurs œuvres et employer toutes sortes de manœuvres pour
obtenir d'eux leurs compositions.

En ce qui concerne Cui et Balakirev, je n'avais pas à recourir à des
mesures particulières, d'autant plus que le premier ne composait à cette
époque que des romances, et le deuxième ne produisait rien de nouveau.
Cependant, Balakirev commençait à reprendre du goût pour la composition
musicale et faisait avancer, quoique lentement, sa _Thamara_, demeurée
inachevée depuis dix ans. Il s'y mit de nouveau pour répondre aux
instantes prières de Mme Schestakov. Cette année-là, il apparut même une
fois à la répétition du concert de l'École Gratuite, au moment où je
faisais exécuter son ouverture sur les thèmes russes (_si min._); mais
il se montra de fort désagréable humeur, tantôt gourmandant tout haut
deux violonistes, tantôt m'indiquant certains mouvements de chef
d'orchestre, remarques qui me parurent fort déplacées, formulées
qu'elles étaient devant tout le monde.

A ces concerts chantait, une Mme Léonov qui, après un voyage au Japon,
s'était installée à Saint-Pétersbourg et y donnait des leçons de chant.
C'était une artiste assez talentueuse qui avait possédé jadis un bon
contralto, mais qui, en réalité, n'avait reçu aucune instruction
musicale régulière et était peu apte, par suite, à enseigner la
technique du chant. Mais elle exécutait elle-même, souvent
incomparablement, des morceaux dramatiques et comiques. Aussi,
pouvait-elle être utile à ce point de vue à ses élèves. Ses études
portaient principalement sur des romances et des morceaux d'opéra. Elle
avait besoin d'un accompagnateur et d'un musicien pouvant surveiller
l'étude régulière des pièces, ce qu'elle n'était pas en mesure de faire
personnellement. Moussorgsky se chargea de cette mission. Il avait pris
depuis longtemps sa retraite et était sans ressources; aussi, les cours
de Mme Léonov lui en assurèrent dans une certaine mesure. Il donnait
beaucoup de temps à cet enseignement et composait, pour les exercices
des élèves, des trios et quatuors d'un horrible solfège.

L'appui de Moussorgsky servait de réclame aux cours de Mme Léonov. Sa
fonction, à ces cours, était certes peu brillante; mais il n'en avait
pas conscience, ou, du moins, paraissait ne pas s'en rendre compte.

La composition de sa _Khovanstchina_ et de sa _Foire de Sorotchinetz_
n'avançait guère. Afin d'accélérer l'achèvement de la _Khovanstchina_ et
de conduire à un résultat satisfaisant un scénario désordonné et
compliqué, l'auteur dut notablement réduire son travail. Quant à la
_Foire de Sorotchinetz_, son sort fut plus étrange encore. L'éditeur
Bernard consentit à éditer des morceaux de cet opéra pour piano à deux
mains, en payant très chichement Moussorgsky. Pressé par le besoin,
Moussorgsky cuisinait à la hâte pour son éditeur des morceaux de piano,
sans avoir un vrai livret, ni scénario, ni brouillon, ni notation de
voix. Les seuls morceaux achevés par lui étaient le chant de Hivra, le
chant de Paracha et la scène entre Afanassy Ivanovitch et Hivra. Il
avait écrit également à cette époque nombre de romances, principalement
sur les paroles du comte Golenistchev-Koutouzov, demeurées inédites.

Mme Léonov a entrepris, pendant l'été 1880, une tournée dans le midi de
la Russie. Moussorgsky l'accompagna en qualité de pianiste de ses
concerts. Étant, en effet, excellent joueur de piano dès son jeune âge,
il ne s'exerçait cependant pas et n'avait aucun répertoire à lui. Dans
les derniers temps, il prenait part assez souvent aux concerts de la
capitale en qualité d'accompagnateur. Il suivait à merveille la voix du
chanteur, accompagnant à première lecture, sans répétition. Mais partant
avec Mme Léonov, il devait prendre part comme pianiste et solo, et son
répertoire était réellement étrange. Ainsi, pendant cette tournée en
province, il exécutait l'introduction de l'opéra de Glinka: _Rouslan et
Ludmila_ dans un arrangement improvisé, ou bien le carillon de son
_Boris_.

Il a visité bien des villes du midi de la Russie et poussa jusqu'en
Crimée. Sous l'influence de la nature méridionale, il écrivit des
petites pièces pour piano: _Gourzouf_ et _Sur la Rive du Midi_, deux
morceaux peu réussis et qui furent par la suite édités par Bernard. Je
me souviens aussi d'une fantaisie qu'il a jouée chez moi, assez longue
et désordonnée, et qui devait peindre une tempête sur la mer Noire. Mais
il ne la nota jamais et elle fut perdue.



Au printemps de 1880, j'ai fait un deuxième voyage à Moscou pour y
diriger l'orchestre au concert de Schestakovsky.

Le jour du concert coïncidait avec celui de l'attentat de Soloviev
contre la vie du tzar Alexandre II, et j'ai dû faire exécuter, à quatre
reprises, l'hymne _Dieu sauve le Tzar_; un militaire exigea même la
reprise de l'hymne pour la cinquième fois, et comme je ne me suis pas
prêté à son désir, il poussa des cris de menace et chercha à me
rejoindre sur la scène; mais il en fut empêché par l'administration
théâtrale.

Pendant ce séjour à Moscou je fis la connaissance de A.-N.
Ostrovsky[21].

J'avais eu l'idée, durant l'hiver précédent, d'écrire un opéra sur les
paroles de _Snegourotchka_, d'Ostrovsky. J'avais lu pour la première
fois ce conte dramatique vers 1874, lorsqu'il venait de paraître. A la
première lecture, il me plut peu: le royaume de Berendeï me parut fort
étrange; à quoi l'attribuer, je ne sais au juste. Étais-je encore sous
l'impression des idées des années soixante; ou bien étais-je enserré
dans les tendances qui portaient à chercher le sujet dans _la vie
réelle_; ou bien encore étais-je entraîné par le courant naturaliste de
Moussorgsky? Il est probable que ces diverses influences s'exercèrent
sur moi. Quoi qu'il en soit, le merveilleux conte poétique d'Ostrovsky
n'avait produit sur moi aucune impression.

Durant l'hiver 1879-80, je relus _Snegourotchka_ et j'ai découvert
soudain son étonnante beauté poétique. L'envie me vint aussitôt d'écrire
un opéra sur ce sujet, et, à mesure que j'y réfléchissais, je me sentis
de plus en plus passionné pour le conte d'Ostrovsky. Mon penchant pour
les mœurs antiques russes et le panthéisme païen est devenu soudain
irrésistible. Je ne pouvais trouver de meilleur sujet dans cette
intention; je n'aurais pu rêver de plus belle image poétique que
Snegourotchka, Lel, ou le Printemps; il n'y avait pas de plus
merveilleux royaume que celui des Berendeï, avec leur merveilleux tzar;
il n'y avait pas de plus belle conception de vie et de religion que le
culte de Yarila-le-Soleil!

Aussitôt après la lecture (c'était en février), mon esprit fut hanté par
des motifs, par des thèmes, par une suite d'accords; puis se sont
dessiné, d'abord vaguement et ensuite avec une clarté grandissante, des
états d'esprit et des couleurs correspondant aux divers moments du
sujet. J'avais un gros cahier de notes et je me mis à y inscrire toutes
ces pensées. C'est dans cette disposition que je me suis rendu à Moscou
et suis allé voir Ostrovsky pour lui demander l'autorisation d'utiliser
son œuvre comme livret, avec le droit d'y apporter les changements
qui me paraîtraient nécessaires. Ostrovsky m'accueillit très
aimablement, m'accorda le droit de me servir de son drame comme je
l'entendrais et me fit cadeau d'un exemplaire.

A mon retour de Moscou, j'ai employé tout le printemps au travail
préparatif de l'opéra et, au commencement de l'été, quantité de
brouillons emplissaient déjà mon cahier.

Au courant de cette saison, Balakirev me procura quelques leçons de
théorie musicale. Il s'agissait généralement de théorie élémentaire.
Toutes ces dames et tous ces messieurs étudiaient chez moi des gammes,
des intervalles, etc., sur l'ordre de Balakirev, qui, au fond, s'y
intéressait peu.

L'enseignement de la théorie marchait passablement, mais c'était le
solfège qui clochait. Mes élèves appartenaient pour la plupart aux
familles Botkine et Glazounov[22]. Un jour, Balakirev m'apporta une
composition musicale d'un collégien de quatorze ans, Sacha Glazounov.
C'était une partition d'orchestre écrite d'une plume enfantine; mais la
capacité de l'auteur se manifestait avec certitude. Peu de temps après,
Balakirev me le présenta comme élève. En donnant des leçons de théorie
élémentaire à sa mère, Mme Hélène Glazounov, je me mis à enseigner en
même temps au jeune Sacha. C'était un charmant garçon, avec de beaux
yeux et qui touchait le piano avec des gestes mastoques. Il n'avait plus
besoin d'étudier la théorie élémentaire et le solfège, car il avait une
excellente oreille, et son maître de piano, Yelenkovsky, lui avait déjà
suffisamment enseigné l'harmonie.

Après quelques leçons d'harmonie, je passais avec lui directement aux
contrepoints qu'il étudia avec soin. De plus, il me montra ses
improvisations, ainsi que des petits morceaux notés. De cette façon, les
études de contrepoint et de composition se poursuivaient simultanément.
A ses moments de loisirs, il jouait beaucoup et ne cessait d'étudier la
littérature musicale. Liszt lui plaisait particulièrement à cette
époque. Son développement musical avançait, non pas de jour en jour,
mais d'heure en heure.

Dès le début, mes relations avec Sacha sont passées de maître à élève à
celles d'ami à ami, malgré notre différence d'âges. Balakirev prenait
également une grande part au développement musical de Sacha; jouant
beaucoup et s'entretenant souvent avec lui, il se l'attacha par une
profonde affection. Toutefois, quelques années plus tard, les relations
sont devenues froides, la franchise disparut entre eux, et enfin ils se
séparèrent complètement.



CHAPITRE XI

La composition de _Snegourotchka_.--La fin du _Conte_. L'analyse de
_Snegourotchka_.

(1880-1881).


Le printemps arriva. Il était temps de chercher une maison de campagne.
Notre bonne d'enfant, Avdotia Larionovna, attira notre attention sur la
propriété de Stelovo située à 30 verstes de Louga et appartenant à M.
Marianov, chez qui elle avait été en service avant d'entrer chez nous.
Je suis allé visiter Stelovo. La maison, quoique assez vieille, était
très logeable. Elle était entourée d'un grand et beau jardin, tout en
arbres fruitiers. C'était, au surplus, la pleine campagne, éloignée de
toute habitation. Suivant les conventions, nous étions maîtres absolus
de la propriété durant tout l'été. Nous nous y installâmes le 18 mai.

J'eus alors la chance de passer l'été dans une vraie campagne russe et
pour la première fois de ma vie. Tout m'y plaisait, tout m'y
enthousiasmait. Belle situation, une immense forêt, surnommée
«Voltchinetz», des champs d'orge, de sarrasin, d'avoine, de lin et même
de froment; quantité de petits villages, une petite rivière où nous nous
baignions, un grand lac, «Vrevo», point de routes, nature vierge, de
vieux noms de villages russes, tout cela m'enthousiasmait. Le jardin de
la propriété contenait des cerisiers, des pommiers, des groseilliers,
beaucoup de fraises et de framboises, des lilas en fleurs; profusion de
fleurs des champs, gazouillement continu des oiseaux, tout cela
s'harmonisait particulièrement avec mon état d'esprit panthéistique
d'alors et ma toquade pour le sujet de _Snegourotchka_. Quelques troncs
d'arbre, gros et tordus, ou couverts de mousse, réapparaissaient comme
des esprits des bois; la forêt Voltchinetz devenait une forêt vierge; la
colline de Kopytets se transformait en montagne de «Yarila»; le triple
écho que nous entendions de notre balcon, semblait être des voix de
quelques puissances infernales.

L'été fut chaud et orageux. De la moitié de juin jusqu'à la mi-août, les
orages éclataient presque chaque jour. Le 23 juin, la foudre tomba tout
près de la maison, et la secousse fut si violente que ma femme, assise
près de la fenêtre, fut renversée avec son fauteuil. Elle n'eut aucun
mal, mais sa frayeur fut si grande que durant longtemps, elle se sentait
très nerveuse quand l'orage éclatait et en avait peur, tandis qu'elle
l'aimait auparavant. Ce n'est qu'un mois après que ses nerfs se
calmèrent et qu'elle ne craignit plus l'orage. Malgré cette
circonstance, Nadejda Nicolaïevna se plaisait beaucoup à Stelovo, de
même que nos enfants. Nous en étions seuls maîtres, et nul voisin
alentour. Nous avions à notre disposition des vaches, des chevaux, des
voitures, et le moujik Ossip et sa famille, gardiens de la propriété,
étaient à notre service.

Dès le premier jour de mon installation à Stelovo, je me suis mis à la
composition de _Snegourotchka_. Je composais durant la journée entière,
ce qui ne m'empêchait pas de me promener beaucoup avec ma femme, de
l'aider dans la préparation des confitures, d'aller à la recherche des
champignons, etc. C'est que les pensées musicales me poursuivaient
inlassablement et je continuais à les coordonner dans mon esprit, tout
en m'occupant d'autres choses. Il y avait dans la maison un vieux piano
à queue, faussé et accordé d'un ton entier plus bas. Je le surnommais
«piano in B». Malgré tout je parvenais à m'y exercer et à vérifier les
parties déjà composées. J'ai déjà dit que vers cette époque je disposais
suffisamment de matière musicale pour l'opéra, et les contours de
certaines parties se dessinaient déjà dans mon imagination. Une partie
de ma composition était notée dans mon gros cahier, une autre partie
était logée dans mon cerveau.

Je me suis mis à écrire le commencement de l'opéra et je le notai dans
la partition orchestrale jusqu'à l'air du Printemps, inclusivement, je
crois. Mais je me suis aperçu bientôt que mon imagination avait la
tendance à travailler plus vite que le temps que je mettais à noter la
partition; en outre, par suite de l'harmonisation insuffisante de
l'ensemble, l'équilibre manquait dans la partition; aussi ai-je
abandonné le procédé que j'avais appliqué précédemment dans la _Nuit de
Mai_, et je me suis mis à écrire _Snegourotchka_ en brouillon, pour voix
et piano. Dès lors la composition et la notation des morceaux composés
avancèrent très rapidement, soit dans l'ordre des actes et des scènes,
soit par bonds désordonnés.

Ayant pris l'habitude de dater l'achèvement de chaque esquisse, je
reproduis ces dates ici:

Ier juin. L'introduction du prologue.

2. Le récitatif et l'air du Printemps.

3. La suite, jusqu'à la danse des oiseaux.

4. Le chant et la danse des oiseaux.

17. La suite, jusqu'à l'air de Snegourotchka.

18. L'air de Snegourotchka et la suite jusqu'à la semaine grasse.

20. Le cortège final de la fête grasse.

21. La fin du prologue.

25. Le Ier chant de Lel.

26. Introduction du Ier acte, 2e chant de Lel et le petit chœur.

27. La scène de Snegourotchka jusqu'aux chants de Lel.

28. La cérémonie nuptiale.

2 juillet. Le cortège du tzar et l'hymne des Berendeï.

3. L'appel des hérauts.

4. Scène de la cérémonie, nuptiale ainsi que celle du baiser du IIIe
acte.

6. Le récitatif et la danse des bouffons.

7. Introduction du IIIe acte, la ronde et le chant du castor.

8. La suite et la 2e cavatine du tzar.

9. La scène du baiser (suite).

10. La scène de Snegourotchka, de Koupava et de Lel (IIIe acte).

11. Final en «_si maj._» et l'ariozo de Snegourotchka.

12. Le chœur des fleurs (IVe acte).

13. Le Printemps descend dans le lac.

15. Le duo de Mizghir et de Snegourotchka (IVe acte).

17. Le final du Ier acte.

21. Le chœur des joueurs de «psaltérion».

22. La scène du jugement, jusqu'à l'entrée de Snegourotchka (IIe acte)
et la Ire cavatine du tzar, jusqu'au chœur final.

23. L'entrée de Snegourotchka (IIe acte).

2-3 août. La scène de Snegourotchka et de Mizghir (IIIe acte).

5. Récitatif devant les hérauts (IIe acte).

7. Ier acte, après la cérémonie nuptiale jusqu'au finale.

9. La scène de Snegourotchka et du Printemps (IVe acte) et le cortège
des Berendeï.

11. Les chœurs «Prosso» et la fonte de Snegourotchka.

12. Le chœur final.

Tout le brouillon de l'opéra fut terminé le 12 août. Dans les
intervalles, quand les dates ne se suivent pas, je réfléchissais aux
détails. Nulle de mes œuvres ne fut écrite auparavant avec autant de
facilité et de rapidité que _Snegourotchka_.

Ayant terminé ce brouillon, je me suis mis à l'instrumentation de mon
_Conte_, commencé l'été précédent, et je l'ai terminée. Vers le Ier
septembre, ayant entièrement rédigé le brouillon de _Snegourotchka_ et
la partition du _Conte_, je rentrais avec ma famille à Saint-Pétersbourg,
et ma vie dans la capitale reprit son train, avec mes occupations au
Conservatoire, à l'École musicale Gratuite, à l'orchestre de la flotte,
etc.

Ma principale occupation, durant la saison 1880-1881, a été
l'orchestration de _Snegourotchka_. Je l'ai commencée le 7 septembre et
terminée le 26 mars 1881. La partition comprenait 606 pages d'un texte
serré. Cette fois, l'orchestre était plus grand que dans la _Nuit de
Mai_. Je me suis affranchi de toute contrainte. 4 cors étaient
chromatiques, 2 trompettes de même; la flûte piccolo était prise
séparément entre 2 flûtes; au trombone fut ajouté le _tuba_; de temps en
temps, apparaissait le petit cor anglais et une clarinette basse. Je
n'ai pu me passer, ici non plus, de piano, en raison de la nécessité
d'imiter le psalterion (procédé légué par Glinka). La connaissance que
j'ai faite des instruments à vent à l'orchestre de la flotte m'a
beaucoup servi. L'orchestre de _Snegourotchka_ apparut comme le
perfectionnement de l'orchestre de _Rouslan_ (opéra de Glinka), au point
de vue du libre emploi des cuivres chromatiques. Je pris beaucoup de
soin de ne pas laisser dominer les chanteurs par l'orchestre, ce que je
crois avoir réussi, sauf en ce qui concerne le chant du grand-père Gelé
et du dernier récitatif de Mizghir, pour lesquels je dus diminuer la
sonorité de l'orchestre.

En passant en revue la musique de _Snegourotchka_, je dois ajouter que
je me suis beaucoup servi de chants populaires, en les empruntant
principalement à mon recueil.

Le motif de la chanson: «Semaine grasse à la queue mouillée, va-t'en
hors d'ici!» rappelle d'une façon sacrilège le requiem orthodoxe. Mais
les vieilles mélodies des chants orthodoxes ne sont-elles pas d'origine
païenne? Est-ce que nombre de cérémonies et de dogmes ne sont pas de la
même source. Les fêtes de Pâques, de la Trinité, etc., ne sont-elles pas
les restes du culte païen du soleil?

La cantilène de l'appel des hérauts m'est restée dans la mémoire depuis
mon enfance, quand j'ai vu chevaucher, le long de la rivière Tikhvine,
un envoyé d'un monastère voisin et qui criait d'une voix tonitruante:
«P'tites tantes, p'tites mères, belles-filles, apportez du foin pour la
Sainte Vierge.»

L'image miraculeuse de la Sainte Vierge de Tikhvine se trouvait à
l'église du grand monastère de moines qui possédait des grandes prairies
le long des rives de Tikhvine.

Certains chants d'oiseaux sont entrés dans la composition de la Danse
des Oiseaux. Dans l'introduction, le chant du coq est également
authentique. Il m'a été communiqué par ma femme:

[Illustration: notation musicale]

L'un des motifs du Printemps (dans le prologue et au IVe acte):

[Illustration: notation musicale]

est la reproduction absolument exacte du chant d'un serin qui vécut
longtemps en cage chez nous; la seule différence est que notre serin le
chantait en «Fis dur», «_fa dièse maj._», tandis que je le pris d'un ton
plus bas pour la commodité des flageolets de violon.

De cette façon, afin de répondre à mon état d'esprit panthéiste,
j'écoutais les voix du peuple et de la nature et prenais pour base de ma
création ce que l'un et l'autre chantaient ou me suggéraient. Aussi me
suis-je attiré par la suite pas mal de reproches pour cette façon de
procéder. Les critiques musicaux, ayant noté les deux ou trois mélodies
empruntées, dans _Snegourotchka_, ainsi que dans la _Nuit de Mai_, à des
recueils de chants populaires (nombre parmi ces critiques en étaient
même incapables puisqu'ils connaissent fort peu la création populaire),
m'ont déclaré impuissants à créer des mélodies d'inspiration
personnelle, bien qu'en réalité mes opéras contiennent un bien plus
grand nombre de mes mélodies que d'emprunts aux recueils. Plusieurs des
mélodies que je composais dans l'esprit populaire, notamment les trois
chants de Lel, étaient considérées par les critiques comme empruntées et
leur servaient de preuves de ma mauvaise conduite de compositeur.

A un moment, je pris la mouche à propos de l'une de ces attaques. Peu
après la représentation de _Snegourotchka_ et de l'exécution, par je ne
sais plus qui, du 3e chant de Lel, M. Ivanov[23] remarqua en passant
dans son article que ce morceau est écrit sur le thème populaire. J'ai
répondu par une lettre à la rédaction, dans laquelle j'ai prié de
m'indiquer le thème populaire qui avait servi à la mélodie du 3e chant
de Lel. Il va sans dire qu'on ne me l'indiqua point.

Quant à la composition des mélodies d'origine populaire, il est certain
qu'elles doivent contenir certaines tournures et accords parsemés dans
les chants populaires originaux. Mais deux morceaux peuvent-ils se
ressembler si aucune des parties composant l'une ne correspond à aucune
des parties composant l'autre? Est-ce donc manque d'imagination chez
l'auteur lorsqu'il utilise de courts motifs, comme par exemple, les
complaintes de pâtres ou le gazouillis des oiseaux, etc.? Est-ce que la
valeur du cri du coucou ou des trois notes jouées par le berger est
égale à celle du chant et de la danse des oiseaux de l'introduction au
Ier acte, ou du cortège des Berendeï au IVe acte? Ne reste-t-il donc
rien à l'inspiration du compositeur pour créer les morceaux indiqués?
L'arrangement des thèmes et des motifs populaires nous est légué par
Glinka dans son _Rouslan_, sa _Kamarinskaïa_, ses ouvertures espagnoles,
et, dans une certaine mesure, la _Vie pour le Tzar_. Accuserons-nous
également Glinka de manque d'invention mélodique?



Par comparaison avec la _Nuit de Mai_, j'appliquais moins le contrepoint
dans _Snegourotchka_; en revanche, je me suis senti plus libre dans
celle-ci, tant en ce qui concerne le contrepoint que les ornements.
J'estime que le fugato de la forêt grandissante (IIIe acte) avec le
thème constamment varié

[Illustration: notation musicale]

de même que le fugato à quatre voix du chœur «Il ne fut jamais
souillé de traîtrise», de concert avec les lamentations de Koupava,
sont, à ce point de vue, des exemples typiques.

Au point de vue harmonique, je crois avoir eu ici à innover; tel, par
exemple, l'accord des six notes de la gamme en tons entiers, ou bien des
deux tritons renforcés, quand l'esprit malin enlace Mizghir (il serait
difficile de lui donner un nom en théorie), accord assez expressif pour
le moment donné; ou bien encore l'application du seul triton majeur et
du second accord dominant (également avec les tritons majeurs
au-dessus) pendant presque toute l'étendue des lignes finales en
l'honneur de Yarila-le-Soleil, en 11/4, ce qui donne à ce chœur un
coloris particulièrement rayonnant.

J'ai usé largement du _leitmotiv_ dans _Snegourotchka_. A cette époque,
je connaissais peu Wagner, et ce que j'en savais était superficiel.
Cependant, l'emploi du leitmotiv est constant dans la _Pskovitaine_ et
la _Nuit de Mai_ et surtout dans _Snegourotchka_. Il est certain,
d'autre part, que l'usage du leitmotiv est ici autre que chez Wagner.
Chez lui, le leitmotiv sert de matière à tisser son tissu orchestral.
Chez moi, en plus de ce même emploi, le leitmotiv apparaît également
dans les voix chantantes et parfois entre dans le thème plus ou moins
long, comme par exemple dans la principale mélodie de _Snegourotchka_,
ainsi que dans le thème du tzar Berendeï. Parfois, les leitmotives
apparaissent réellement comme des motifs rythmo-mélodiques, et d'autres
fois, seulement comme des successions harmoniques; dans ce dernier cas,
on devrait plutôt les appeler leit-harmonies. Ces harmonies directrices
sont difficilement perçues par le grand public, qui saisit facilement le
leitmotiv de Wagner, rappelant les violents signaux militaires. Par
contre, la perception des successions harmoniques constitue le privilège
d'une fine ouïe musicale, bien cultivée.

Je suis parvenu également à conquérir dans _Snegourotchka_ la pleine
liberté du récitatif, coulant harmonieusement et accompagné de telle
façon que son exécution «a piacere» est possible le plus souvent. Je me
souviens du bonheur que j'ai éprouvé, lorsque je suis parvenu à composer
pour la première fois de ma vie un vrai récitatif: «l'Appel du printemps
aux Oiseaux», avant la Danse.

Au point de vue vocal, je crois aussi avoir fait un grand progrès dans
_Snegourotchka_. Toutes les parties vocales furent écrites commodément
et dans une tessiture naturelle des voix, et, à certains moments de
l'opéra, même d'un grand effet, comme par exemple, les chants de Lel et
la cavatine du Tzar.

Quant à l'orchestration, je n'ai jamais manifesté de penchants à des
effets qui ne sont pas déterminés par le fond même de l'œuvre
musicale et j'ai toujours préféré des moyens simples. Incontestablement,
l'orchestration de _Snegourotchka_ a été pour moi un pas en avant sous
bien des rapports, notamment, au point de vue de la force de la
résonnance. Nulle part je n'avais réussi jusqu'alors à y parvenir aussi
bien que dans le chœur final, et au point de vue du velouté et de la
plénitude, dans la mélodie en «_ré bém. maj._» de la scène du Baiser.
Non moins réussis sont certains effets, tel que le trémolo de trois
flûtes, lorsque le tzar dit: «A l'aurore rose, en couronne verte.» En
général, j'ai toujours affectionné l'individualisation plus ou moins
grande des instruments. Dans cette voie, _Snegourotchka_ est riche en
divers soli instrumentaux, tant instruments à vent qu'à cordes, dans les
moments purement orchestraux, comme dans les accompagnements du chant.
Les soli du violon, du violoncelle, de la flûte, du hautbois, de la
clarinette s'y rencontrent très fréquemment, surtout le solo de la
clarinette, instrument que j'affectionnais à cette époque.

En achevant _Snegourotchka_, je me suis senti un musicien mûri, un
compositeur d'opéra définitivement équilibré.

Tout le monde ignorait la composition de _Snegourotchka_, car je la
tenais en secret, et, lorsque, à mon retour à Saint-Pétersbourg,
j'annonçais à mes amis la fin du brouillon de l'opéra, je les ai fort
surpris. Je l'ai fait connaître à Balakirev, Borodine et Stassov, en
leur jouant et leur chantant _Snegourotchka_, du commencement à la fin.
Tous les trois furent satisfaits, mais chacun à sa façon. Stassov et
Balakirev étaient attirés principalement par les parties réalistes et
fantastiques de l'opéra; cependant, ni l'un ni l'autre ne comprirent
l'hymne à Yarila. Quant à Borodine, il sembla apprécier l'ensemble de
_Snegourotchka_. Chose curieuse, Balakirev ne put se retenir cette fois
encore de me demander des modifications dans le sens exclusif de ses
théories musicales. Mais j'ai tenu bon et, s'étant d'abord fâché,
Balakirev finit par ne plus m'en tenir rigueur et continua à louer
_Snegourotchka_, assurant même que, ayant joué chez lui le cortège final
de la semaine grasse, sa vieille domestique, Maria, ne put se retenir
pour ne pas danser. Cette nouvelle ne m'a pas fait un plaisir excessif;
j'aurais préféré voir Balakirev apprécier la poésie de la jeune
Snegourotchka, la beauté bonace et comique du tzar Berendeï, etc.

Moussorgsky ne connut mon œuvre qu'en extrait et ne sembla pas
intéressé par l'ensemble. Il loua du bout des lèvres ce qu'il avait
entendu, mais, en somme, resta indifférent à mon opéra. Au reste, il ne
pouvait en être autrement. D'un côté, il avait l'orgueilleuse conviction
que seule la voie suivie par lui dans la musique était juste, et de
l'autre, la chute de ses facultés fit précipiter sa passion pour
l'alcool.



CHAPITRE XII

     La mort de Moussorgsky.--J'abandonne la direction de l'École
     musicale Gratuite.--La représentation de
     _Snegourotchka_.--L'accueil que lui fait la critique.--Balakirev
     reprend la direction de l'École Gratuite.--La première œuvre de
     Glazounov.--Mon arrangement de _Khovantschina_ et des autres
     œuvres de Moussorgsky.

(1881-1882).


Pendant la saison 1880-81, l'École musicale Gratuite n'a donné qu'un
seul concert. Parmi les pièces d'orchestre, j'ai exécuté mon _Antar_ et
le _Carnaval de Rome_ de Berlioz. Parmi les morceaux de chœur, fut
exécuté celui de Moussorgsky: la _Défaite de Senaherib_. L'auteur
assista au concert et fut à plusieurs reprises rappelé par le public. Ce
fut la dernière fois qu'une œuvre de lui fut exécutée de son vivant.
Un mois après, il entra à l'hôpital en proie à un accès de delirium
tremens. Il fut soigné par le Dr L. B. Bertenson.

Ayant appris sa maladie, Borodine, Stassov, moi et bien d'autres,
allâmes visiter Moussorgsky. Ma femme et sa sœur, Mme Molas, vinrent
le voir également. Il était très affaibli et ses cheveux avaient
blanchi. Il nous reconnaissait, était heureux de nos visites, causait
avec nous assez normalement, puis, soudain, commençait à divaguer. Cela
dura une quinzaine de jours, et, le 16 mars, il expira dans la nuit, de
la paralysie du cœur. Sa forte constitution a été complètement ruinée
sous l'action de l'alcool. La veille encore, nous, ses proches amis,
étions à son chevet et nous nous sommes longuement entretenus avec lui.
Stassov et moi, nous nous sommes occupés de ses obsèques et il fut
enterré à la Laure d'Alexandre Nevsky.

Après sa mort, tous ses manuscrits me furent remis pour leur mise en
ordre, l'achèvement des œuvres commencées et de leur préparation pour
l'édition. Pendant la maladie de Moussorgsky, Stassov insista pour la
désignation d'un exécuteur testamentaire, afin qu'après sa mort ses
parents ne mettent point d'obstacles à la publication de ses œuvres.

D'accord avec Moussorgsky, on choisit T. I. Filippov, parce que l'un des
admirateurs désintéressés de Moussorgsky. Filippov entra aussitôt en
rapport avec la maison d'édition Bessel qui consentit à éditer toutes
les œuvres de Moussorgsky et dans le plus court délai possible, mais
sans verser aucuns droits d'auteur. J'ai assumé la tâche d'achever
toutes les œuvres de Moussorgsky pouvant être éditées et de les
remettre à l'éditeur, également sans en toucher aucune rémunération.

Je fus occupé à ce travail durant près de deux ans. Moussorgsky a laissé
le manuscrit de l'opéra _Khovanstchina_, inachevé et non orchestré; des
esquisses de certaines parties de l'opéra, la _Foire de Sorotchinetz_,
un assez grand nombre de romances, toutes achevées; les chœurs: la
_Défaite de Senaherib_, _Jésus de Nazareth_, celui d'_Œdip_, des
Jeunes filles de _Salammbô_ puis la _Nuit sur le Mont-Chauve_ en
plusieurs variantes; pour orchestre: le Scherzo en «_si bém. maj._»;
l'intermezzo en «_si min._» et la marche (trio alla turca) en «_la bém.
maj._». Diverses notations des chants, des esquisses de jeunesse, un
Allegro en «_ut maj._» des anciens temps, etc.

Tous ces manuscrits étaient dans un état fort désordonné. On y
rencontrait des harmonies absurdes, un solfège monstrueux, des
modulations d'un illogisme frappant, une instrumentation peu réussie,
des morceaux orchestrés, le tout dénotant un dilettantisme effronté et
une impuissance technique absolue. Malgré cela, ces productions
manifestaient pour la plupart un si grand talent, une telle originalité
et un caractère si nouveau que leur édition apparaissait comme
indispensable. Elles exigeaient, toutefois, un arrangement, une
coordination, sans quoi elles n'auraient qu'un intérêt purement
biographique. Aussi, les œuvres de Moussorgsky pourront subsister
sans se faner encore cinquante ans après sa mort. Quand toutes ses
œuvres tomberont dans le domaine public, on pourra toujours tenter
cette édition purement biographique, puisque j'ai remis tous ses
manuscrits à la Bibliothèque Publique Impériale.

Pour l'instant, il s'agissait d'éditer ses œuvres pour qu'elles
puissent être exécutées, afin de faire connaître l'immense talent de
l'auteur, et non pour étudier sa personnalité artistique et ses défauts.

Je parlerai par la suite du travail que je consacrai pour mettre en état
_Khovantschina_ et la _Nuit sur le Mont-Chauve_.

Quant aux autres œuvres de Moussorgsky, je maintiens ce que je viens
de dire, en ajoutant seulement que toutes ses œuvres, sauf des
brouillons absolument inutilisables, furent entièrement revisées,
parachevées, orchestrées et transposées pour piano par moi et, toutes
copiées de ma main, transmises à Bessel qui les imprima sous ma
rédaction et après ma correction des épreuves.

J'ai déjà dit que l'École musicale Gratuite n'a donné en cette saison
qu'un seul concert, les autres ayant été supprimés en raison du deuil à
la suite de l'assassinat de l'empereur Alexandre II. A l'avènement de
l'empereur Alexandre III, des changements eurent lieu dans le monde
administratif; entre autres, M. J. A. Vsevolojsky fut nommé directeur
des Théâtres Impériaux. Je fis savoir à la nouvelle direction que je
venais d'achever mon opéra _Snegourotchka_. Je le jouai, au foyer du
théâtre Marie, à Napravnik et aux artistes. Tous approuvèrent ma
nouvelle œuvre, mais assez timidement. Napravnik garda le silence,
puis finit par dire que mon opéra ne saurait avoir de succès, en raison
de l'absence d'action; toutefois, il ne s'opposa pas à sa
représentation. L'opéra fut accepté par le nouveau directeur pour la
saison suivante, avec l'évidente intention d'inaugurer d'une façon
brillante sa nouvelle direction.

Les interventions constantes de Balakirev dans les affaires de l'École
musicale Gratuite sont devenues vers cette époque plus gênantes encore
pour moi. Il me semblait,--et je ne crois pas m'être trompé,--qu'il
aurait voulu assurer lui-même sa direction. Étant, d'autre part, très
pris par les œuvres de Moussorgsky et envisageant la prochaine
représentation de _Snegourotchka_, je résolus de me démettre de ma
fonction de directeur de l'École Gratuite, motivant ma démission par la
raison que je viens d'exposer. Au premier moment, Balakirev s'irrita
contre moi, disant que je le _forçais_ ainsi de s'occuper de l'École. Je
répondis que c'était fort à souhaiter. L'administration de l'École me
remit à cette occasion une adresse de remerciements et se tourna vers
Balakirev. Il accepta, et pendant quelques années, il se remit à la
musique active.

En décembre, commencèrent les répétitions orchestrales de
_Snegourotchka_. Napravnik insista pour y faire d'assez nombreuses
coupures. J'eus beaucoup de peine de défendre l'intégrité de la Semaine
grasse et du Chœur de Fleurs. En revanche, l'ariette de Snegourotchka
(en «_sol min._») au Ier acte, l'ariette de Koupava, la 2e cavatine du
tzar et bien d'autres petits morceaux furent élagués au cours de tout
l'opéra. Le finale du Ier acte fut également défiguré. Rien à faire! Il
fallait s'y soumettre. Aucun engagement écrit n'interdisait ces coupures
à la direction. Les décors étaient prêts, les notes copiées aux frais de
la direction, et d'ailleurs, où aurais-je pu monter mon opéra, sinon sur
la scène du théâtre impérial? J'ai eu pour la première fois à envisager
cette question de coupure. La _Pskovitaine_ et la _Nuit de Mai_ étaient
des œuvres relativement courtes et la question de coupure ne fut
point agitée; si on en a fait dans la _Nuit de Mai_, ce ne fut que
durant les dernières représentations. _Snegourotchka_ était
effectivement longue et les entr'actes, suivant les traditions, duraient
beaucoup au théâtre impérial. On prétendait que cette durée était
déterminée par le bénéfice qu'en tirait le buffet théâtral. Cependant,
il n'était pas admis de prolonger le spectacle après minuit. Je ne
pouvais donc rien faire contre.

_Snegourotchka_ fut donné pour la première fois le 29 janvier 1882.
Nadedjda Nicolaïevna, qui avait accouché le 13 janvier, ne s'était pas
encore levée et fut au désespoir de ne pouvoir assister à la première
représentation de mon opéra. Je fus par suite défavorablement
impressionné et, après avoir bu plus qu'à l'ordinaire à dîner, je suis
arrivé au théâtre, taciturne et presque indifférent à tout ce qui s'y
passait. Je me tenais dans la loge du régisseur et n'écoutais point mon
œuvre, mais mon opéra eut du succès, je fus honoré de plusieurs
appels et gratifié d'une belle couronne.

Pour la deuxième représentation, ma femme put se lever et, entourée de
beaucoup de précautions, elle se rendit au théâtre. J'étais de belle
humeur. L'opéra continuait à plaire. Le public applaudissait,
particulièrement la cavatine de Berendeï et le 3e chant de Lel. On
bissait également l'hymne des Berendeï, le Ier chant de Lel et l'air de
Snegourotchka, au prologue. Ces répétitions des morceaux et la longueur
outrée des entr'actes (celui qui précédait le 4e acte durait jusqu'à
quarante minutes) faisaient retarder le spectacle jusqu'à minuit.

Suivant son habitude, la critique traita peu sympathiquement
_Snegourotchka_. Manque d'action, insuffisance d'invention mélodique,
résultant de mon penchant aux emprunts des chants populaires, dons
plutôt de symphoniste que de compositeur d'opéra, tels furent les
reproches dont les critiques des journaux m'accablèrent. César Cui fit
chorus avec les autres, en observant toutefois un peu plus de tenue. On
n'a pas omis non plus de se servir du procédé habituel d'abaisser la
valeur de l'œuvre présente au profit des précédentes, lesquelles au
moment de la représentation n'étaient pas moins critiquées. Je dois
dire, toutefois, que les appréciations des critiques m'impressionnèrent
peu, seule la conduite de Cui m'irrita.



Au premier concert de cette saison à l'École Gratuite, Balakirev dirigea
l'orchestre, et il fut loin de me paraître aussi prestigieux chef
d'orchestre que jadis. Mais il eut du succès devant le public, heureux
de son retour à l'activité musicale.

Sacha Glazounov, qui ne cessait de faire de rapides progrès, a terminé
vers cette époque sa Ire symphonie en «_mi maj._» qu'il me dédia. Le 17
mars, au deuxième concert de notre École, elle fut exécutée sous la
direction de Balakirev. Ce fut là réellement une grande fête pour nous
tous, membres de la nouvelle école russe.

Jeune par l'inspiration, mais déjà mûre par la technique, cette
symphonie eut un grand succès. Stassov fut bruyant. Le public fut
surpris, lorsqu'à ses appels, l'auteur vint le saluer en uniforme de
collégien. Les critiques n'ont pas manqué de se faire entendre. Des
caricatures représentèrent Glazounov sous l'aspect d'un nourrisson. Les
commérages assuraient que la symphonie n'avait pas été écrite par lui,
mais par «quelqu'un de connu», payé d'une somme rondelette par les
parents fortunés du signataire. En réalité, cette symphonie fut la
première d'une série de productions d'un artiste le plus fortement doué
et le plus fécond, productions qui, peu à peu, furent connues dans toute
l'Europe et demeurent encore parmi les meilleures de la littérature
musicale moderne.

Au cours du même concert, fut exécuté mon _Sadko_; mais Balakirev l'a
tout bonnement abîmé. Au moment du passage à la deuxième partie, il
indiqua un changement de temps à une mesure plus tôt. Une partie des
instruments attaquèrent, d'autres non, et il s'ensuivit un méli-mélo
inextricable. Depuis ce temps, Balakirev abandonna pour toujours son
habitude de diriger sans notes.

Je fis la connaissance d'un tout jeune musicien de talent, Blumenfeld,
qui, pendant cette saison, entra au Conservatoire comme élève du
professeur Stein.

Il fréquenta notre maison où se réunissaient régulièrement Borodine,
Liadov, Vassili Stassov, Glazounov et le baryton Ilyinsky et sa femme.
Vers la même époque, notre cercle fut fréquenté par Hippolitov-Ivanov,
qui venait de quitter au Conservatoire la classe des théories de
composition, et qui avait été l'un de mes élèves donnant le plus
d'espoir comme futur compositeur. Il épousa la talentueuse cantatrice
Zaroudnaïa, et tous deux sont devenus, par la suite, professeurs du
Conservatoire de Moscou. Cui n'apparaissait que fort rarement parmi
nous. Balakirev venait un peu plus souvent, mais se retirait de bonne
heure. Après son départ, tout le monde respirait plus librement et
chacun exécutait ses nouvelles œuvres.

Pendant les dernières années, j'ai eu également pour élèves, dans la
classe du Conservatoire, Arensky et Kazatchenko, le premier devenu par
la suite célèbre compositeur, le deuxième, également compositeur et chef
du chœur à l'Opéra Impérial. Tous deux m'ont aidé pendant mon travail
de transposition de _Snegourotchka_ pour piano et voix.

Dans l'intervalle de mes travaux de révision des œuvres de
Moussorgsky, j'ai reinstrumenté en partie l'ouverture et les entr'actes
de la _Pskovitaine_ en substituant aux cors et trompettes naturels les
mêmes instruments, mais chromatiques. Ces numéros furent supprimés dans
la deuxième rédaction de la _Pskovitaine_, d'abord parce que j'ai perdu
tout espoir de faire monter cet opéra, et ensuite, parce que j'étais
mécontent de cette seconde rédaction. Pendant la première rédaction,
j'ai souffert de l'insuffisance de mon savoir, pendant la deuxième, de
l'excès de savoir et de l'inhabileté dans la direction. Je sentais que
la deuxième rédaction devait être ramassée et retravaillée, que la
rédaction définitive de la _Pskovitaine_ se trouvait quelque part entre
la première et la deuxième rédactions et que je n'étais pas encore apte
à la trouver. Cependant, les numéros instrumentaux de la deuxième
rédaction présentaient un certain intérêt; c'est pourquoi je les ai
arrangés de la façon que j'ai dite.

L'été de 1882, nous l'avons de nouveau passé à notre cher Stelovo; le
temps y était généralement beau, quoiqu'orageux. Je m'adonnais
entièrement à l'arrangement de la _Khovanstchina_. Il y avait bien des
choses à refaire et à recomposer; je trouvais pas mal de choses
inutiles ou hideuses et faisant longueur aux Ier et 2e actes. Au 5e
acte, au contraire, il manquait une grande partie et le reste était à
peine indiqué. Le chœur des Raskolniki avec le coup de cloche avant
qu'ils montent sur le bûcher pour se faire brûler, était écrit en quarto
et quinto; je dus entièrement le refaire, car il était absolument
impossible dans son état primitif. Pour le dernier chœur, existait
seulement la notation d'une mélodie, inscrite d'après les chants des
Raskolniki, par Mme Karmalina et communiquée par elle à Moussorgsky.
Utilisant cette mélodie, je composais le chœur en entier, de même que
la figure orchestrale qui accompagne le bûcher prenant feu. Pour l'un
des monologues de Dossithé, au 5e acte, je me suis servi de la musique
extraite du Ier acte. Les variations du chant de Marpha, au 3e acte,
furent sensiblement modifiées et retravaillées par moi.

J'ai déjà dit que Moussorgsky, souvent licencieux dans ses modulations,
n'arrivait pas, au contraire, à sortir durant un long temps de la même
et unique tonalité, ce qui rendait l'œuvre extrêmement molle et
monotone. Dans le cas présent, dans la deuxième partie du 3e acte,
depuis l'entrée du sacristain jusqu'à la fin de l'acte, l'auteur demeure
dans la tonalité «_mi bém. min._» C'était insupportable et illogique,
car tous ces morceaux se divisaient indiscutablement en deux parties: la
scène du sacristain et l'appel des Streltzi au vieux Khovansky. J'ai
conservé la première partie dans sa tonalité de «_mi bém. min._», comme
cela est indiqué dans l'original, et j'ai transposé la deuxième en _ré
min._ Il s'ensuivit plus de variété et plus de logique.

La partie de l'opéra qui avait été instrumentée par l'auteur fut
réorchestrée par moi, et j'espère mieux que lui. Tout le reste fut
également instrumenté et transposé par moi. Mon travail sur la rédaction
de _Khovantchina_ ne put être achevé à la fin de l'été et j'y travaillai
encore à mon retour à Saint-Pétersbourg.

Avant de rentrer, je composai la musique de _Antchar_ de Pouschkine,
pour basse. Je ne fus pas très satisfait de cette œuvre et elle resta
reléguée dans mes tiroirs jusqu'en 1897. Pendant l'hiver de 1882-83, je
continuai à reviser _Khovantchina_ et les autres œuvres de
Moussorgsky. Seule la _Nuit sur le Mont-Chauve_ me donnait du mal. Créée
primitivement pendant les années soixante, sous l'influence de la danse
macabre de Liszt pour piano avec accompagnement d'orchestre, cette pièce
(qui s'appelait alors la _Nuit d'Ivan_ et qui fut sévèrement et
justement critiquée par Balakirev) avait été pendant longtemps
abandonnée par l'auteur et demeurait parmi ses inachevées. Lors de la
création de _Mlada_ (sur les paroles de Guedéonov), Moussorgsky utilisa
la matière de la _Nuit d'Ivan_, et, en y introduisant des chants,
écrivit la scène de Tchernobog sur la Montagne Triglava. C'était le
deuxième aspect de la même pièce. Elle prit un troisième aspect lors de
la rédaction de la _Foire de Sorotchinetz_, lorsque Moussorgsky eut
l'idée baroque de forcer le jeune gars de voir en rêve, sans rime ni
raison, l'orgie des diables et qui devait composer un intermezzo
scénique, n'ayant cependant aucun lien avec l'ensemble du scénario.
Cette fois, la pièce se terminait par le carillon de l'église
villageoise, au son duquel les forces impures, effrayées,
disparaissaient. L'accalmie et l'apparition du jour ont été construites
sur le thème du jeune gars à qui apparut ce rêve fantastique. En
travaillant sur cette pièce, j'ai utilisé la dernière variante pour la
conclusion de l'œuvre. Le premier aspect de la pièce était donc un
solo pour piano et orchestre, les deuxième et troisième, une œuvre
vocale et non orchestrée.

Aucune de ces variantes ne pouvait être exécutée et publiée. J'ai donc
résolu d'écrire avec la matière fournie par Moussorgsky une pièce
instrumentale, en gardant tout ce qu'il y avait de meilleur et de
coordonné chez l'auteur et en évitant autant que possible d'y ajouter
mes propres compositions. Il convenait de créer une forme où seraient
logées le mieux les idées de Moussorgsky. Le problème était assez
difficile, et j'ai mis deux ans pour trouver la solution satisfaisante,
tandis que je suis venu à bout de ses autres œuvres d'une façon
relativement facile. Je m'arrêtais constamment devant la recherche de la
forme, des modulations, de l'orchestration, alors que mon travail de
rédaction de toutes les autres productions de mon défunt ami avançait.
De même avançait leur édition chez Bessel.

Parmi mes œuvres écrites durant cette saison, je mentionnerai le
concerto pour piano en «_ut dièze min._» sur un thème russe, choisi sur
le conseil de Balakirev. Suivant les procédés employés, mon concerto
imitait en quelque sorte les concertos de Liszt. Il possédait une belle
résonance et n'était pas moins satisfaisant au point de vue de la
facture, ce qui a bien étonné Balakirev. Il ne s'attendait nullement de
me voir, moi qui n'étais pas pianiste, pouvoir composer quelque chose
exclusivement pour piano.

Pendant cette saison, fut exécutée enfin, au concert de l'École musicale
Gratuite, la fameuse _Thamar_ de Balakirev. C'est une œuvre belle,
intéressante, mais qui paraît un peu lourde et comme cousue de morceaux
disparates. Elle ne produisit plus cette séduction qu'avaient les
improvisations de l'auteur des années soixante. Il ne pouvait en être
autrement: la composition de cette pièce dura quinze ans, avec de longs
intervalles. En quinze ans, tout l'organisme humain change jusqu'à la
dernière cellule et se renouvelle plusieurs fois. Balakirev des années
quatre-vingts, n'était plus le Balakirev des années soixante.

     [Dans le chapitre suivant, consacré aux années 1883 à 1886,
     Rimsky-Korsakov note des souvenirs qui ont moins d'intérêt pour le
     lecteur français que pour les compatriotes de l'auteur. Toutefois,
     pour la continuité du récit et l'intelligence des chapitres qui
     suivent, il convient de rappeler les principaux faits qui marquent
     la vie musicale de Rimsky-Korsakov des années 1883-1886.

     Ici se place tout d'abord la nomination de Balakirev comme chef et
     de Rimsky-Korsakov comme chef-adjoint de la Chapelle[24] de la
     Cour. En même temps, Rimsky-Korsakov dut abandonner son poste
     d'inspecteur des chœurs du ministère de la Marine.

     Précédemment, l'auteur de _Ma vie musicale_ fit la connaissance de
     M. Belaïev, un amateur passionné de musique, qui avait institué
     chez lui des soirées musicales qui acquirent bientôt une certaine
     renommée sous la dénomination des «Vendredis de Belaïev». Nombre de
     musiciens connus s'y réunissaient, notamment Rimsky-Korsakov,
     Borodine, Glazounov, Liadov, Dutch, Félix Blumenfeld et son frère
     Sigismond, etc. Par la suite, y apparut également le fameux
     violoniste Verjbilovitch.

     Disposant d'une certaine fortune, M. P. Belaïev fonda, à
     l'intention de ses amis, une maison d'édition à Leipzig et fut le
     premier éditeur des œuvres musicales qui versa des droits
     d'auteur aux compositeurs. Il organisa également des concerts
     publics, afin de faire connaître les nouvelles œuvres de ses
     amis compositeurs, et particulièrement celles du jeune Glazounov
     qu'il affectionnait plus que les autres.

     Ces concerts occasionnels organisés par Belaïev suggérèrent à
     Rimsky-Korsakov l'idée de les rendre plus réguliers. Il fit part de
     son projet à Belaïev et il fut convenu qu'on donnerait chaque année
     quelques concerts consacrés exclusivement aux œuvres russes et
     qu'on leur donnerait le titre de _Concerts russes symphoniques_. La
     direction en fut confiée à Rimsky-Korsakov et à Dutch.

      E. H.-K.]



CHAPITRE XIII

     «Les Concerts Russes Symphoniques».--La mort de Borodine.--Le
     cercle de Balakirev et le cercle de Belaïev.--L'orchestration du
     _Prince Igor_.--Le _Caprice Espagnol_; _Shéhérazade_ et
     l'_Ouverture Dominicale_.

(1886-1888)


Le projet de créer les «Concerts Russes Symphoniques» fut réalisé
pendant la saison 1886-87. Belaïev en a donné quatre, le 15, le 22, le
29 octobre et le 5 novembre, à la salle Kononov. Je dirigeais le premier
et le troisième, et Dutch le deuxième et le quatrième. Les auditeurs
n'étaient pas très nombreux, mais en quantité suffisante, et les
concerts eurent un succès moral, sinon matériel. Je réussis
particulièrement à donner une bonne impression de la symphonie en «_mi
bém. maj._» de Borodine, que j'avais étudiée avec grand soin en en
surveillant toutes les nuances, souvent très fines. L'auteur en montra
une grande joie.

La difficile _Nuit sur le Mont-Chauve_ fut enfin terminée par moi pour
le concert de cette saison. Elle fut donnée dès le premier concert avec
un succès éclatant. J'ai dû seulement remplacer le tam-tam par une
cloche. J'avais éprouvé celle-ci dans la boutique au moment de l'achat,
mais, par suite de changement de température, elle détonna dans la
salle.

Ayant achevé ma troisième symphonie et ayant pris de l'intérêt à la
technique du violon que j'ai étudiée de près au Conservatoire dans la
classe d'instruments, j'eus l'idée de composer un morceau de virtuose
pour violon avec orchestre.

Je composai une fantaisie sur deux thèmes russes et je l'ai dédiée à
Krasnokoutsky, professeur de violon à la Chapelle de la Cour et à qui
j'étais redevable d'indications sur la technique du violon. J'ai répété
cette fantaisie avec l'orchestre des élèves de la Chapelle de la Cour
qui, depuis que Balakirev et moi nous en avons pris la direction, ont
fait de grands progrès.

Satisfait de ma pièce, j'eus l'idée d'écrire un autre morceau de
virtuose pour violon sur des thèmes espagnols; mais ayant écrit un
brouillon, j'ai abandonné cette idée, me réservant d'écrire plus tard
une pièce d'orchestre avec une instrumentation de pure virtuosité.

Je rappelle, enfin, en passant l'exécution d'un quatuor sur le thème
_B-la-F_[25], pour le jour de la fête de Belaïev, qui fut célébrée au
milieu de l'affluence de ses nombreux amis et accompagnée de libations
herculéennes. On sait que la première partie de ce quatuor est de moi;
la sérénade, de Borodine; le scherzo, de Liadov et le finale, de
Glazounov. La pièce fut jouée avant le dîner, et le héros de la fête fut
tout heureux de la surprise que nous lui avons ménagée.



Le 16 février 1887, de grand matin, je suis réveillé par l'arrivée
inopinée de Vassili Stassov. Il était tout bouleversé.

--Borodine est mort, me dit-il d'une voix émue.

L'auteur du _Prince Igor_ expira la veille, tard dans la soirée,
soudainement. Sa femme, Catherine Sergueïevna, passait cet hiver à
Moscou. Il va sans dire que cette mort nous a frappés tous par sa
soudaineté. Nous pensâmes aussitôt à l'opéra inachevé le _Prince Igor_
et aux autres œuvres laissées par le défunt, également inédites.
Accompagné de Stassov, je me suis rendu aussitôt à l'appartement de
Borodine et j'ai emporté chez moi tous ses manuscrits musicaux.

Après l'enterrement de Borodine, qui eut lieu au cimetière du couvent
Alexandre Nevsky, j'ai examiné avec Glazounov ces manuscrits, et tous
deux nous avons décidé de parachever, d'instrumenter, de mettre en ordre
et de préparer pour l'édition tout l'héritage musical de Borodine.
Belaïev s'est chargé de l'édition.

Le _Prince Igor_ nous intéressait avant tout. Certains de ses numéros
étaient terminés et orchestrés par l'auteur. Ce furent: le Ier chœur,
la danse des Polovtzi, les lamentations des Yaroslavna, le récitatif et
le chant de Vladimir Galitzky, l'air de Kontchak, l'air de la
Kontchakovna et celui du prince Vladimir Igorovitch, ainsi que le
chœur final. D'autres morceaux demeuraient sous forme d'esquisses
achevées pour piano; enfin, le reste ne subsistait qu'en brouillons
inachevés, sans parler de nombreuses lacunes; ainsi, il n'existait point
pour les 2e et 3e actes de livret, ni même de scénario; çà et là,
étaient seulement notés quelques vers, accompagnés d'accords musicaux
sans liens entre eux. Heureusement, je me souvenais du contenu de ces
deux actes d'après les conversations que j'ai eues à ce sujet avec
Borodine, bien qu'il ne fut pas très ferme dans ses intentions. Le 3e
acte manquait particulièrement de musique.

Il fut donc entendu, entre Glazounov et moi, qu'il composerait tout ce
qui manque dans le 3e acte et noterait, d'après nos souvenirs,
l'ouverture que l'auteur nous avait jouée à maintes reprises; quant à
moi, j'assumais l'orchestration de l'ensemble, la composition de tout ce
qui manquait et la coordination des morceaux non achevés par Borodine.

Nous nous mîmes au travail au printemps, en nous communiquant nos
impressions et en nous consultant sur tous les détails.

Parmi les autres œuvres de Borodine, une place à part était occupée
par les deux parties d'une symphonie inachevée. Nous pouvions faire
état, pour la première partie, d'un exposé des thèmes non notés, mais
que Glazounov connaissait par cœur; pour la deuxième partie, nous
avons utilisé le scherzo à cinq fractions pour un quarto de cordes sans
trio, noté par Borodine et qu'il avait destiné à l'un des morceaux de
son opéra.



Parmi les concerts de la saison 1886-87, je parlerai de celui donné par
l'École Gratuite, sous la direction de Balakirev et en souvenir de
Liszt, mort pendant l'été de 1886. La façon de diriger l'orchestre de
Balakirev ne produisait plus sur nous la même attraction que jadis,
comme je l'ai déjà fait remarquer. Qui de nous a changé, qui a
progressé? Balakirev ou nous? Je crois bien que c'est nous. Nous avons
appris bien des choses, nous avons écouté, étudié, tandis que Balakirev
est demeuré invariable, s'il n'a reculé plutôt.

Pendant les années soixante et soixante-dix, le cercle de Balakirev
dominait, étant lui-même sous le règne absolu du maître; puis le cercle
se libéra peu à peu de l'absolutisme de son chef, et ses membres
reprirent plus d'indépendance. Ce cercle, qui avait reçu le surnom
ironique de «bande puissante», était composé de Balakirev, Cui,
Borodine, Moussorgsky et moi; plus tard, s'y sont joints Liadov et, dans
une certaine mesure, Lodyjensky.

Je place à part Vassili Stassov, bien que membre à vie du même cercle,
comme n'étant pas un musicien créateur.

A partir des années quatre-vingts, notre cercle n'était plus celui de
Balakirev, mais celui de Belaïev. Le premier s'était groupé autour de
Balakirev, parce que celui-ci était notre doyen et maître. Le deuxième
se massait autour de Belaïev, parce que celui-ci était notre Mécène,
notre organisateur de concerts et amphytrion. Moussorgsky avait disparu
et, en 1887, Borodine le suivit dans la tombe. Lodyjensky entra dans la
diplomatie, fut envoyé dans les pays slaves et abandonna complètement la
musique. Cui, tout en maintenant des rapports amicaux avec le cercle
Belaïev, se tenait à distance, maintenait davantage des relations avec
les musiciens français et belges, par l'intermédiaire de la comtesse
Argento. Quant à Balakirev, comme chef de son ancien cercle, il
n'admettait aucun rapport avec le cercle Belaïev, le méprisant sans
doute. Son attitude envers Belaïev lui-même était plus que froide, par
suite du refus de celui-ci de subventionner les concerts de l'École
Gratuite et de certains malentendus dans les affaires d'édition.
Balakirev finit bientôt par manifester envers Belaïev une franche
animosité qui engloba tout notre cercle et, à partir de 1890, tous
rapports entre Balakirev et nous ont cessé. Les relations entre
Balakirev et Cui devinrent également lointaines. Seul, je l'approchais,
en raison de notre service commun à la chapelle de la Cour.

La «bande puissante» s'est donc désagrégée irrémédiablement. Le seul
lien qui demeurait encore entre Balakirev et quelques-uns de ses
nouveaux amis et le cercle de Belaïev était Borodine, Liadov et moi, et,
après la mort de Borodine, nous n'étions plus que deux.

Dans la seconde moitié des années quatre-vingts, le cercle de Belaïev
était composé: en plus de ma personne, de Glazounov, Liadov, Dutch,
Félix Blumenfeld et son frère Sigismond (chanteur de talent et
compositeur de romances); puis, à mesure de l'achèvement de leurs études
au Conservatoire, Sokolov, Antipov, Witol et d'autres dont je parlerai
par la suite. Le vénérable Stassov conservait des excellents rapports
avec les membres du nouveau cercle, mais son influence était bien
moindre que dans le cercle de Balakirev.

Le cercle de Belaïev prenait-il la suite de celui de Balakirev? Y
avait-il entre eux quelque ressemblance, et quelle était la différence
en dehors du changement de sa composition avec le temps? La
ressemblance, indiquant la succession immédiate, était dans ce fait que
l'un et l'autre marchaient à l'avant-garde des tendances musicales. La
différence était marquée par le fait que le cercle de Balakirev était
contemporain à la période de la tempête soulevée pendant le
développement de la musique russe, tandis que le cercle de Belaïev
s'était formé pendant la phase de calme développement de l'école russe.
La période Balakirev était révolutionnaire; celle de Belaïev,
progressiste. Le cercle de Balakirev était composé, en dehors de
Lodijensky, qui n'a rien donné, et de Liadov qui y est entré très tard,
de cinq membres: Balakirev, Cui, Moussorgsky et moi. (Les Français nous
nomment jusqu'à présent «les cinq».)

Le cercle de Belaïev était nombreux et s'agrandissait de plus en plus.
Tous les cinq membres du premier cercle furent reconnus par la suite
pour les représentants saillants de la musique russe. Le deuxième cercle
fut très varié par sa composition. Il y avait des compositeurs de grand
talent, et aussi de moins doués, voire de non-créateurs, mais des chefs
d'orchestre, comme Dutch ou des solistes comme Lavrov. Le cercle de
Belaïev comprenait des musiciens faibles par la technique, presque des
amateurs, qui se frayaient la voie exclusivement par la force créatrice,
qui suppléait parfois à la technique et, d'autres fois, comme chez
Moussorgsky, insuffisante pour masquer le manque de technique. Le
cercle de Balakirev jugeait la musique intéressante seulement à partir
de Beethoven; le cercle de Belaïev professait du respect non seulement
pour ses pères musicaux, mais pour ses grands-pères et ses aïeux, en
remontant jusqu'à Palestrina. Le cercle de Balakirev admettait presque
exclusivement l'orchestre, le piano, le chœur et les voix de solo
avec orchestre, négligeant la musique de chambre, l'ensemble vocal, le
chœur _a capella_, et le solo de cordes; le cercle de Belaïev avait
sur ces diverses formes musicales des vues plus larges. Le cercle de
Balakirev était exclusif et intolérant, celui de Belaïev plus
éclectique. Le cercle de Balakirev n'admettait point d'études
techniques, mais se frayait la voie en comptant sur ses propres forces,
y réussissait et obtenait un certain acquis; le cercle de Belaïev
poursuivait ses études, accordant une grande importance au
perfectionnement technique et il se frayait la voie plus lentement, mais
plus solidement. Le cercle de Balakirev haïssait Wagner et faisait tout
pour l'ignorer; le cercle de Belaïev lui accordait de l'attention, avec
le désir de tout connaître.

L'attitude des membres du premier cercle envers son chef était celle des
élèves à l'égard de leur maître et frère aîné, attitude respectueuse
qui s'affaiblissait à mesure que les jeunes mûrissaient. Belaïev n'était
point chef de son cercle, mais plutôt le centre. Comment a-t-il pu
devenir ce centre? C'était un riche commerçant, un peu capricieux, mais
honnête, bon, franc, jusqu'à la brutalité, parfois d'une tendre
sensibilité et d'une large hospitalité. Mais ce ne sont point ses
qualités d'amphytrion qui furent cause de son attraction. Outre la
sympathie qu'il inspirait comme homme, il était grandement estimé en
raison de sa passion et de son dévouement pour la musique. Ayant pris
goût pour la nouvelle école russe à la suite de la connaissance qu'il a
faite du talent de Glazounov, il s'adonna tout entier à la propagande
des œuvres de cette musique. Il en fut le protecteur, mais pas en
grand seigneur qui jette l'argent suivant ses caprices et sans aucun
résultat utile. Certes, s'il n'avait point été riche, il n'aurait pu
faire pour l'art ce qu'il a fait; mais il se plaça dès le début sur un
terrain ferme et poursuivit un noble but.

Il se fit organisateur de concerts et éditeur d'œuvres musicales sans
escompter de profits pour lui, dépensant, au contraire, beaucoup
d'argent, tout en laissant dans l'ombre son nom. Les «Concerts
symphoniques russes», fondés par lui, sont devenus une institution dont
l'existence fut assurée pour toujours, et la maison d'édition
Belaïev-Leipzig est devenue la plus connue et la plus respectée des
maisons européennes de ce genre et dont l'existence est également
assurée pour l'éternité.

Par la force des choses, je suis devenu le chef purement musical du
cercle de Belaïev. Je fus reconnu pour tel par Belaïev lui-même, qui me
consultait en toute occasion et renvoyait à moi les autres membres du
cercle. Plus jeune que lui, je fus le plus âgé de nos autres membres et
je fus aussi l'ancien professeur de la plupart parmi eux, qui ont achevé
leurs études au Conservatoire sous ma direction, ou bien se formèrent à
mon école.

Glazounov ne fut pas longtemps mon élève et devint bientôt mon camarade
cadet. Liadov, Dutch, Sokolov, Witol et les autres, après avoir été au
Conservatoire élèves de la classe de Johansen, sont devenus les miens
pour l'étude de l'instrumentation et de la composition. Plus tard, je
commençais à conduire mes élèves depuis l'harmonie; notamment
Tchérépnine, Zolotarev et d'autres furent entièrement mes élèves. Au
début de la formation du cercle de Belaïev, ses jeunes membres
m'apportaient leurs nouvelles productions et prenaient note de ma
critique et de mes conseils. Ne possédant point le despotisme de
Balakirev, ou, tout simplement, étant plus éclectique, je tâchais de les
influencer de moins en moins, à mesure qu'ils devenaient des créateurs
indépendants, et j'étais heureux de la conquête de cette indépendance
par mes anciens élèves.

Au courant des années quatre-vingt-dix, Glazounov et Liadov partagèrent
avec moi la direction du cercle, et nous formâmes, après la mort de
Belaïev et en vertu de son testament, un conseil de direction, devant
s'occuper des affaires d'édition, des concerts, etc.



Nous avons passé l'été de 1887 dans une propriété située au bord d'un
lac du district de Louga. Pendant tous ces mois de vacances, j'ai
travaillé avec zèle à l'orchestration du _Prince Igor_ et j'ai beaucoup
avancé mon travail. Pendant quelque temps, je l'ai interrompu pour
écrire le _Caprice espagnol_, fait avec les esquisses de la fantaisie
pour violon que j'avais projetée. D'après mes calculs, le _Caprice_
devait briller par la virtuosité orchestrale, et je pus me convaincre
par la suite que j'ai assez bien réalisé mes intentions. Mon arrangement
du _Prince Igor_ avançait également avec aisance et un résultat
évidemment heureux.

Mon service m'appelant de temps à autre à Peterhof et y couchant
généralement chez les Glazounov, qui y passaient l'été, je m'entretenais
avec mon ami de notre travail de rédaction du _Prince Igor_. Ce travail
se poursuivit durant la saison 1887-1888, et l'œuvre d'orchestration
nécessita de plus la transposition pour piano avec chant, en harmonie
exacte avec la partition. Ce travail fut assumé par moi, Glazounov,
Dutch, ma femme et les deux Blumenfeld. La partition et la transposition
étaient éditées par Belaïev.



Les «Concerts symphoniques russes» furent donnés cette saison, au nombre
de cinq, au Petit-Théâtre. Par suite de l'indisposition de Dutch, je les
ai dirigés à sa place. Le premier concert fut consacré à la mémoire de
Borodine et composé de ses œuvres. J'y ai fait exécuter pour la
première fois la marche des Polovtzi, du _Prince Igor_, instrumenté par
moi, qui produisit beaucoup d'effet. Après l'exécution de ces numéros,
j'eus l'honneur d'être gratifié d'une grande couronne de laurier portant
l'inscription: «Pour Borodine.» Durant le même concert, fut également
exécutée pour la première fois l'ouverture du _Prince Igor_ et les deux
parties de sa symphonie inachevée en «_la min._».

A l'un des concerts suivants, fut exécuté mon _Caprice espagnol_. Dès la
première répétition, et à peine fut achevée sa première partie, que tout
l'orchestre se mit à applaudir. Le même accueil fut réservé à tous les
autres morceaux de cette œuvre. Je proposai à l'orchestre de lui
dédier cette pièce et ma proposition fut acceptée avec plaisir. De fait,
le _Caprice_ s'exécutait avec aisance et avec une brillante sonorité.
Devant le public, il était joué avec une telle perfection et un tel
entraînement que jamais plus tard, même sous la direction du fameux chef
Nikisch, il ne produisit autant d'effet. On l'a bissé malgré sa
longueur.

L'opinion, répandue parmi les critiques et le public, que le _Caprice_
est d'une _orchestration parfaite_, est erronée. C'est en réalité une
brillante composition _pour orchestre_. La succession des timbres, un
choix heureux des dessins mélodiques et des arabesques figurales,
correspondant à chaque catégorie d'instruments, des petites cadences de
virtuosité pour instruments solo, le rythme des instruments à
percussion, etc., constitue ici le _fond_ même du morceau, et non sa
parure, c'est-à-dire l'orchestration.

Les thèmes espagnols, d'un caractère principalement dansant, m'ont
fourni une riche matière pour divers effets orchestraux. En somme, le
_Caprice_ a incontestablement un caractère extérieur, mais il est de
forme animée et brillante. Je fus moins bien inspiré dans sa 3e partie
(Alborado «_si bém. maj._»), où les instruments de cuivre étouffent
quelque peu les dessins mélodiques des bois à vent. C'est à quoi il est
du reste facile à remédier, si le chef d'orchestre y porte attention et
modère les nuances de force des instruments en cuivre, en remplaçant le
«fortissimo» par le «forte».

Au milieu de l'hiver, tout en m'occupant du _Prince Igor_, j'eus l'idée
d'écrire une pièce orchestrale en empruntant le sujet à des épisodes de
Shéhérazade. Ayant déjà écrit quelque esquisse préliminaire pour ce
travail, je suis parti avec ma famille pour habiter une propriété aux
environs de Louga. Là, durant ces mois estivaux de 1888, j'ai terminé
_Shéhérazade_ (en 4 parties) et la _Sainte Fête_, ouverture dominicale.
J'y ai composé en outre une mazurka pour violon, avec accompagnement
d'un petit orchestre, sur deux thèmes polonais que j'avais entendue
chanter à ma mère et qu'elle avait rapporté de Pologne, alors que mon
père était gouverneur de la Volynie. Ces thèmes m'étaient familiers
depuis mon enfance et je me promettais depuis longtemps de les utiliser
pour une composition.



Le _Caprice espagnol_, _Shéhérazade_ et l'_Ouverture dominicale_
terminent la période de mon activité à la fin de laquelle mon
orchestration a atteint un degré sensible de virtuosité et de sonorité,
en dehors de l'influence wagnérienne, et limitée à la composition d'un
orchestre ordinaire de Glinka.

Ces trois œuvres indiquent également une diminution notable de
procédés de contrepoints, déjà remarquée après la composition de
_Snegourotchka_. Le contrepoint fait place au fort développement de
toutes sortes d'ornements qui soutiennent l'intérêt technique de mes
œuvres. Cette tendance dure chez moi plusieurs années encore. Quant à
l'orchestration, après les œuvres que je viens de nommer un
changement se remarque dont le caractère sera indiqué par la suite.



CHAPITRE XIV

     La représentation de l'_Anneau des Niebelungen_.--Voyage à
     Paris.--Mon opéra ballet _Mlada_.--Voyage à Bruxelles.--Le 25e
     anniversaire de ma vie musicale.--La représentation du _Prince
     Igor_.

(1888-1892)


Durant la saison 1888-1889, la direction des théâtres impériaux commença
à nous berner à propos de la représentation du _Prince Igor_, dont la
partition était entièrement terminée, éditée et remise à
l'administration du théâtre. On ne monta pas non plus, je ne sais trop
pourquoi, cet opéra pendant la saison suivante.

Cependant, la saison présente de la vie musicale de Saint-Pétersbourg
fut marquée par un grand événement: l'imprésario de Prague, Neimann,
amena une troupe de l'opéra allemand et fit représenter au théâtre Marie
l'_Anneau des Niebelungen_, de Wagner, sous la direction du chef
d'orchestre Muck. Tout le monde musical de Saint-Pétersbourg en fut
excessivement intéressé.

Accompagné de Glazounov, j'ai assisté à toutes les répétitions, en les
suivant sur la partition. Muck était un excellent chef d'orchestre,
étudiait Wagner avec soin, tandis que l'orchestre de notre opéra y
mettait tout son zèle et étonnait Muck de sa faculté de saisir au vol et
de s'assimiler rapidement toutes ses indications.

Le procédé d'orchestration de Wagner me frappa autant que Glazounov, et
depuis ce temps, nous l'avons graduellement adopté dans nos arrangements
orchestraux. La première application de ce procédé et le renforcement de
l'orchestre dans la partie des instruments à vent, fut mon orchestration
de la «Polonaise» _de Boris Godounov_, faite pour l'exécution au
concert.

Au point de vue orchestral, cette «Polonaise» présente le moins réussi
des morceaux de l'opéra de Moussorgsky. Elle fut orchestrée par lui une
première fois, pour la représentation de l'acte polonais, en 1873,
presque exclusivement à l'intention des instruments à cordes.
Moussorgsky avait eu la malheureuse pensée d'imiter les «vingt-quatre
violons du roi», autrement dit l'orchestre du temps du compositeur
français Lulli. Il n'y avait aucun rapport entre l'orchestre de Lulli
et le temps de Dimitri l'Imposteur et de la Pologne d'alors. Ce fut le
fait d'une des singularités de Moussorgsky. La «Polonaise» exécutée dans
_Boris_ à la «vingt-quatre violons du roi» ne produisait aucun effet, et
l'année après, l'auteur la réorchestra pour la représentation de l'opéra
entier. Mais cette fois encore rien de bon n'en sortit. Pourtant, la
musique de la «Polonaise» avait du caractère et était jolie. C'est
pourquoi j'entrepris d'en faire une pièce pour concert, d'autant plus
que _Boris_ n'était plus au répertoire. Je me suis arrêté un instant à
ce travail peu important, parce que je lui attribue la pensée de ma
première étude dans ce nouveau domaine de l'orchestration dans lequel je
me suis engagé depuis.

Le cycle des Niebelungen fut donné pour plusieurs spectacles
d'abonnement, mais sans lendemain, car le wagnérisme n'a pas encore fait
pousser ses racines dans le public, plutôt bourgeois, contrairement à ce
qui est arrivé par la suite, à la fin de la décade de 90.



Les «Concerts symphoniques russes» furent transportés pendant cette
saison dans la salle des Assemblées de la noblesse. On en donna six. La
_Shéhérazade_ et l'_Ouverture dominicale_ y furent exécutées avec
succès. Glazounov y fit ses débuts de chef d'orchestre, exécutant ses
propres compositions. Ses débuts dans cette voie ne furent pas
brillants. Lent et lourd dans ses mouvements, parlant bas, il montrait
peu de capacité pour conduire les répétitions, autant que pour faire
valoir ses qualités sur l'orchestre pendant le concert. Néanmoins, la
valeur de ses œuvres s'imposait à l'orchestre, et celui-ci montrait,
pour lui faciliter la tâche, beaucoup de bonne volonté. Avec le temps,
Glazounov prit de l'acquis et, finalement, son incomparable musicalité
le transforma en quelques années en parfait exécuteur, tant de ses
propres œuvres que de celles des autres, à quoi, d'ailleurs,
l'autorité grandissante de son nom aida beaucoup. En débutant comme chef
d'orchestre, il fut pourtant plus heureux que moi sous ce rapport. Il
connaissait l'orchestration mieux que moi lors de mes débuts, et, de
plus, il avait en moi un conseilleur. Moi, je n'avais personne pour
m'aider de ses conseils.



En 1889, eut lieu à Paris l'Exposition universelle. Belaïev eut l'idée
d'y organiser deux concerts symphoniques, consacrés à la musique russe
et sous ma direction. Après s'être entendu avec qui de droit, il
organisa le voyage et m'invita, ainsi que Glazounov et le pianiste
Lavrov, à l'accompagner à Paris. Nous avons laissé nos enfants sous la
surveillance de ma mère, à la campagne, et ma femme m'accompagna à
Paris.

Les concerts devaient être donnés au Trocadéro, les deux samedis des 22
et 29 juin, nouveau style. Dès notre arrivée à Paris, commencèrent les
répétitions. L'orchestre de Colonne était parfait, tous ses artistes
aimables et zélés. L'exécution publique fut excellente, et le succès
couronna nos efforts. Mais le public fut peu nombreux, malgré le temps
de l'exposition et l'énorme affluence des étrangers.

La cause directe de cette abstention du public fut sans aucun doute dans
l'insuffisance de la réclame. Le public aime la réclame, alors que
Belaïev en était ennemi. Pendant que des réclames de toutes sortes
s'étalaient sur tous les murs, étaient criées par les camelots, ou
portées sur le dos des hommes-sandwichs, ou imprimées en gros caractères
dans les journaux, Belaïev s'était borné à des avis discrets. D'après
lui, quiconque s'intéresse à la musique, apprendra notre arrivée et se
rendra au concert; qui ne le saura pas, ne s'y intéresse pas. Quant au
public qui vient par désœuvrement, nous n'avons pas à nous en
soucier. Avec de telles idées, on ne pouvait s'attendre à l'affluence du
grand public. Belaïev dépensa beaucoup d'argent, ce qu'il ne regretta
d'ailleurs pas. Il n'empêche que la musique russe n'attira pas
l'attention de l'Europe et de Paris dans la mesure voulue, ce qui ne fut
certes pas dans les intentions de Belaïev.

Outre cette cause immédiate du succès incomplet de nos concerts, il y en
avait une autre, plus profonde: le peu d'importance que les étrangers
attribuaient à la musique russe. Le grand public n'est pas en mesure
d'adopter, sans une certaine préparation, un art inconnu; il accueille
seulement ce qui est connu ou est à la mode. De ce cercle vicieux, l'art
peut être délivré par une réclame outrancière et par des artistes
populaires. Nous n'avions ni l'une, ni les autres. Personnellement, j'ai
tiré pourtant de nos concerts donnés à l'Exposition un résultat
pratique: je fus invité pour l'année suivante à Bruxelles. Il est vrai
que la propagande qui avait été faite en Belgique par la comtesse
Argento ne fut pas étrangère à ce résultat.

Entre temps, nous visitâmes l'Exposition; on organisa également des
dîners en notre honneur, chez Colonne et à la rédaction d'un journal, où
après le dîner, une vieille et grosse chanteuse d'opérettes chanta mon
_Caprice_ et _Stegnka Razine_, pendant que Pugno et Messager les
jouaient au piano, à quatre mains. Nous fûmes également invités à une
soirée chez le ministre des Beaux-Arts, où nous rencontrâmes, entre
autres, Massenet, la cantatrice Sanderson et l'antique Ambroise Thomas.

Parmi les musiciens dont nous fîmes connaissance à Paris, je nommerai
Delibes, Mme Holmès, Bourgault-Ducoudray, Pugno et Messager. Nous avons
fait la connaissance également de Michel Delines, qui a traduit par la
suite _Eugène Oneguine_ Tchaïkovsky, et mon _Sadko_.

Delibes faisait l'impression d'un homme simplement aimable, Massenet
d'un rusé renard; la compositrice Holmès était une personne très
décolletée; Pugno, un parfait pianiste et un merveilleux lecteur de
notes; Bourgault-Ducoudray, intelligent et sérieux; Messager n'avait
rien d'accentué. Saint-Saëns était alors absent de Paris.

Les impressions musicales que j'ai remportées de Paris, je les ai
reçues, en entendant le jeu des orchestres hongrois et algériens, dans
les cafés de l'Exposition. L'exécution virtuose par l'orchestre hongrois
de morceaux où entrait la flûte de Pan, me suggéra l'idée d'introduire
cet antique instrument dans _Mlada_, pendant la scène de danse chez la
reine Cléopâtre. D'autre part, en contemplant la danse de la fillette au
poignard, au café algérien, je fus séduit par les coups soudains donnés
sur le grand tambour par un nègre, à l'approche de la danseuse. J'ai
introduit également cet effet dans la scène de Cléopâtre.

Les concerts terminés, je me suis séparé de mes camarades et, en
compagnie de ma femme, je repris le chemin de la Russie, en passant par
Vienne, Lucerne, Zurich et Salsbourg, où j'ai visité la maison de
Mozart.

Au commencement de juillet, nous étions de retour auprès de nos enfants.
Je me suis mis aussitôt à ma _Mlada_. L'impulsion à cet effet fut donnée
en dernier lieu par la pensée d'introduire dans l'orchestre, pour la
scène de la danse de Cléopâtre, des flûtes de Pan, des lyres glissando,
le grand tambour, des petites clarinettes, etc.

L'esquisse de _Mlada_ avança rapidement et fut terminée vers le
commencement de septembre. Il est vrai de dire que les idées musicales
de _Mlada_ ont déjà commencé à mûrir dans mon cerveau depuis le
printemps, mais tout de même, la notation coordonnée de l'ensemble et
l'élaboration des détails ne furent pas suffisamment rapides cette fois.
Je le dois d'abord à la grande concision du texte que je n'avais pas su
développer, d'où une certaine faiblesse du mouvement scénique de
l'opéra. Ensuite, le système wagnérien de leitmotives accéléra beaucoup
ma composition. Enfin, l'absence de l'écriture contrepointique facilita
énormément mon travail. En revanche, mes intentions orchestrales furent
neuves et ingénieuses, à la façon wagnérienne. Le travail de la
partition était énorme et m'a pris toute une année.

J'ai commencé l'orchestration de _Mlada_ par le 3e acte. Ayant terminé
cet acte, je l'ai inscrit au programme des «Concerts symphoniques
russes». Les musiciens du régiment de Finlande jouèrent en employant les
flûtes de Pan et les élèves de l'orchestre les petites clarinettes. Les
flûtes de Pan furent fabriquées d'après mes indications et leur
glissando n'étonna pas peu les auditeurs. En somme, mes initiatives
orchestrales réussirent; les changements des coloris fantastiques
d'outre-tombe, le vol des ombres, l'apparition de Mlada, celle,
sinistre, de Tchernobog, la bacchanale orientale de Cléopâtre firent une
forte impression. Je fus satisfait du nouveau courant qui s'insinua dans
mon orchestration. Bref, ma rédaction de la partition de _Mlada_
avançait heureusement, bien que le Conservatoire, la chapelle de la Cour
et les «Concerts symphoniques russes» me prissent beaucoup de temps.



Pendant les semaines du carême, j'ai reçu de Bruxelles une invitation à
venir diriger deux concerts de musique russe. J'appris par la suite que
cette invitation fut déterminée par l'abandon par Joseph Dupont, chef
d'orchestre des concerts symphoniques à Bruxelles, de la direction de
ces concerts durant cette saison. On décida de faire venir des musiciens
étrangers. Outre l'invitation qu'on m'adressa, on invita également
Édouard Grieg, Hans Richter et quelques autres.

Je fus très aimablement accueilli à Bruxelles. Joseph Dupont, qui a
simplement abandonné la direction des concerts, mais s'intéressait
toujours à leur organisation, me seconda de toute façon. Je fis la
connaissance des célébrités musicales de la Belgique, de l'antique
Gevaërt, d'Edgard Tinel, de Huberty, de Radou, etc. Tout le monde
m'invitait, régalait.

Parmi les morceaux donnés durant les deux concerts, je citerai entre
autres la Ire symphonie de Borodine, _Antar_ et le _Caprice espagnol_,
l'introduction et entr'actes du _Flibustier_ de César Cui, le _Poème
lyrique_ de Glazounov, l'ouverture de _Rouslan_, l'_Ouverture russe_ de
Balakirev et la _Nuit sur le Mont-Chauve_.

Les répétitions avaient lieu dans la salle et les concerts au théâtre de
la Monnaie. Lors de l'exécution publique, le théâtre fut comble et le
succès très grand. Les musiciens belges sont venus de tous les points du
pays.

J'eus l'occasion d'entendre à Bruxelles le _Vaisseau Fantôme_, ainsi que
le jeu de Gevaërt sur le clavecin et de faire la connaissance de «oboe
d'amore». Les Belges ont pris congé de moi très amicalement.



Le 19 décembre 1890, 25º anniversaire de l'exécution de ma Ire
symphonie, mes camarades décidèrent de fêter les vingt-cinq années de
ma vie musicale. Belaïev organisa un concert de mes œuvres sous la
direction de Dutch et de Glazounov. Au programme étaient la Ire
symphonie, _Antar_, le concerto pour piano, l'_Ouverture dominicale_. On
exécuta également des «glorifications» en mon honneur, composées par
Glazounov et Liadov.

Le public était assez nombreux; nombreux aussi les rappels, les
couronnes, les cadeaux, les discours, etc. Des délégations sont venues
m'apporter des adresses.

Je fus félicité par la direction du Conservatoire, avec, à sa tête,
Antoine Rubinstein; par Balakirev et la chapelle de la Cour, etc. J'ai
donné un dîner à cette occasion, auquel j'ai invité tous mes amis. Seul
Balakirev n'accepta point l'invitation, en raison d'une légère
discussion que nous avons eue juste après les félicitations qu'il
m'avait apportées. Lorsque je vins l'inviter au dîner, il répondit avec
dureté qu'il refusait absolument. Depuis cette date, nos relations
empirèrent jusqu'à se dénouer complètement par la suite.

En 1891, Tchaïkovsky a séjourné assez longtemps à Saint-Pétersbourg et,
à partir de cette époque, il noua des relations assez étroites avec le
cercle de Belaïev, principalement avec Glazounov, Liadov et moi. Les
années suivantes, ses séjours à Saint-Pétersbourg devinrent assez
fréquents. Il passait d'assez longues heures au restaurant avec Liadov,
Glazounov et les autres, et absorbait quantité de verres de vin, sans
que cela influençât en aucune façon sur sa présence d'esprit. Un nouvel
habitué de ces réunions apparut: Laroche[26]. J'évitais autant que
possible Laroche et, au surplus, je fréquentais rarement le restaurant,
et quand j'y venais, je me retirais de bonne heure.

A partir de cette époque, l'attitude des membres du cercle de Belaïev
devint assez froide et même quelque peu hostile envers le souvenir de la
«bande puissante» de Balakirev. Au contraire, la vénération pour
Tchaïkovsky et la tendance vers l'éclectisme y grandit de plus en plus.
D'autre part, se manifesta un penchant vers la musique franco-italienne
du temps des perruques, apporté par Tchaïkovsky dans son opéra la _Dame
de pique_ et, plus tard, dans sa _Yolande_. D'ailleurs, de nouveaux
éléments se joignirent au cercle de Belaïev. Nouveau temps, nouveaux
oiseaux; nouveaux oiseaux, nouvelles chansons.

Le 23 octobre 1890, fut enfin représenté le _Prince Igor_, étudié assez
bien par le chef d'orchestre Koutchera, car Napravnik refusa l'honneur
de diriger l'opéra de Borodine. Nous fûmes assez contents, Glazounov et
moi, de notre orchestration et de nos adjonctions. Malheureusement les
coupures, faites par la suite dans le 3e acte sur l'initiative de la
direction, ont beaucoup nui à l'opéra. Le sans-gêne du théâtre Marie
alla même, à la fin, jusqu'à la suppression du 3e acte en entier. Malgré
tout, l'œuvre de Borodine eut un grand succès et suscita d'ardents
admirateurs, surtout parmi la jeunesse.

Pendant l'un des Concerts symphoniques russes, fut exécuté le 3e acte de
ma _Mlada_. Édité par Belaïev, cet opéra-ballet fut soumis au directeur
des théâtres impériaux Vsevolojsky, qui consentit aussitôt à le monter,
intéressé surtout qu'il était par son côté décoratif. Il accepta toutes
mes conditions: ne pas y pratiquer de coupures, commander tous les
instruments musicaux indiqués et observer fidèlement toutes mes
indications d'auteur.

Au printemps 1891, je me suis mis à la _Pskovitaine_. Sa première
rédaction, datant de ma jeunesse, ne me satisfaisait point; la
deuxième, moins encore.

J'ai décidé de retravailler mon opéra sans trop m'éloigner de sa
première rédaction, sans élargir son étendue et d'y remplacer ce qui ne
me satisfaisait point par les morceaux correspondants de ma deuxième
rédaction. Parmi ces emprunts, je citerai en premier lieu la scène
d'Olga avec Vlasievna, avant l'entrée du cortège du tzar Ivan;
Terpigorev, de la deuxième rédaction, ainsi que Nikola Salos et le
Chemineau, furent entièrement supprimés. L'Orage et la Chasse tzarienne
devaient être conservés, mais seulement sous forme de tableaux
scéniques, avant le chœur en _sol maj._ de jeunes filles. L'entretien
du tzar avec Stiocha devait entrer dans ma nouvelle rédaction, tandis
que je laissais sans changement le chœur final primitif, dans
l'unique intention de le développer quelque peu. Toute l'orchestration
de la deuxième rédaction, avec ses cuivres naturels, était condamnée, et
l'orchestration de l'opéra devait se faire sur des bases nouvelles, en
partie selon la formule orchestrale de Glinka et, en d'autres parties,
selon celle de Wagner.



CHAPITRE XV

Occupations esthétiques et philosophiques. Représentation de _Mlada_.

(1892-1893).


Je passais avec ma famille l'été de 1892 à Niejgovitzi, propriété où je
revenais avec plaisir depuis plusieurs années. Il me restait, de la
nouvelle rédaction de la _Pskovitaine_, à refaire l'ouverture et le
chœur final, ce que j'ai accompli durant les trois ou quatre semaines
de mon séjour à la campagne. J'y ai travaillé avec peu d'entrain,
ressentant une forte fatigue et comme une certaine répulsion pour ma
besogne. Mais, grâce à l'habitude prise, la réfection réussit assez et
l'idée d'ajouter à la conclusion du chœur final «les accords d'Olga»
fut assez heureuse.

Je laissai le chœur dans son ancienne rédaction _mi bém. maj._ et je
transposai l'ouverture en _sol min._; j'ai entièrement réorchestré et
modifié la fin, en remplaçant les dissonances barbares de la première
rédaction par une musique plus convenable.

Je me pressais de terminer la _Pskovitaine_, parce que j'étais à ce
moment obsédé par l'idée d'écrire une grande étude et même un livre sur
la musique russe et les œuvres de Borodine, Moussorgsky et de moi. Si
étrange que cela paraisse, l'idée de faire la critique de mes propres
œuvres me hantait constamment. Je m'y suis mis.

Mais mon étude devait être précédée d'une vaste introduction contenant
des principes généraux d'esthétique, auxquels j'aurais pu me référer par
la suite. Je rédigeai assez vite cette introduction; mais je m'aperçus
aussitôt qu'elle contenait bien des lacunes, et je la détruisis.

Je résolus de lire d'abord les œuvres des autres sur cette matière.
J'ai lu: _De la beauté en musique_ de Hanslik; _Les frontières de la
musique et de la poésie_ de Ambros et la biographie des grands
compositeurs, par Lamarre. En lisant Hanslik, je m'irritais contre cet
écrivain paradoxal et peu spirituel. Cette lecture m'incita de me
remettre à mon étude. Je me mis à l'écrire, mais avec un développement
plus grand encore qu'auparavant.

Je m'étendis sur l'esthétique générale et j'examinai tous les arts. Des
divers arts, je devais passer à la musique, et d'elle à la nouvelle
musique russe en particulier.

En travaillant ainsi, je sentis qu'il me manquait non seulement une
instruction philosophique et esthétique, mais même les connaissances les
plus usuelles de cette science. J'ai abandonné de nouveau mon travail,
et je me suis mis à la lecture de la philosophie de Lews. Entre mes
lectures, j'ai écrit de petits articles sur Glinka et Mozart, sur l'art
du chef d'orchestre et sur l'instruction musicale. Tout cela était assez
peu mûri et lourd. En lisant Lews, j'en copiai des passages concernant
les doctrines philosophiques qu'il passait en revue et je notai en même
temps mes propres pensées.

Je songeais des journées entières à ces sujets, en tournant et
retournant mes pensées désordonnées. Et voici qu'un bon matin, à la fin
du mois d'août, je ressentis une extrême lassitude, accompagnée d'un
afflux sanguin au cerveau et d'une confusion dans les pensées. J'en fus
fort impressionné, au point que j'en perdis l'appétit. Lorsque je fis
part de ce malaise à ma femme, elle s'empressa naturellement de me
conseiller l'abandon de toutes mes occupations. Je suivis ses conseils,
et, jusqu'à notre retour à Saint-Pétersbourg, je n'ai plus ouvert un
livre, me promenant des journées entières et évitant de demeurer seul;
car lorsque je restais seul, des idées fixes me poursuivaient. Je
songeais à la religion et à ma réconciliation avec Balakirev. Cependant,
le repos intellectuel et les promenades ont produit leur effet et je
suis rentré à Saint-Pétersbourg, relativement équilibré. Toutefois, je
n'avais plus de goût pour la musique et l'idée des études philosophiques
continua à m'obséder.

Malgré les conseils contraires du Dr Bogomolov, je continuai à me
passionner pour la lecture. Je compulsai toutes sortes de traités, les
œuvres de Herbert Spencer, celles de Spinoza, les traités esthétiques
de Guyot et de Hennequin, des histoires de la philosophie, etc. Il ne se
passait presque pas de jours sans que j'achetasse un nouveau bouquin; je
les lisais et je sautais de l'un à l'autre, en en couvrant les marges de
mes remarques et en rédigeant des notes.

J'eus l'idée d'écrire un grand ouvrage sur l'esthétique musicale. Je
laissai de côté pour l'instant la musique russe. Mais au lieu de traiter
l'esthétique physique, je m'enfonçai dans l'esthétique générale, par
crainte de commencer d'une façon trop élémentaire. Mais voici que des
phénomènes désagréables se mirent à apparaître dans ma tête: des afflux
ou des reflux sanguins, des étourdissements, ou bien de la pesanteur et
de l'oppression. Ces sensations, qui s'accompagnaient de diverses idées
obsédantes, m'effrayaient.

Pourtant, j'en fus distrait quelque peu par les préparatifs de la
représentation de _Mlada_, sur la scène du Théâtre Marie. On commença à
étudier très énergiquement mon opéra dès le commencement de la saison et
je fus invité à suivre les répétitions. Déjà en septembre, les chœurs
chantaient bien; la seule difficulté qui se présentait ce fut
d'apprendre par cœur le chœur du sacrifice du 4e acte, à cause du
changement constant de sa mesure (8/4, 7/4, 5/4, etc.). Napravnik
chercha à m'intimider par la circonstance que les chœurs, malgré
toute leur bonne volonté, ne parviendront pas à se souvenir de ce
morceau. Il arriva, en effet, qu'à l'une des répétitions, l'un des
meilleurs choristes perdit le fil et entraîna dans la fausse voie les
autres. Napravnik fit grand cas de cet accident. Mais les maîtres du
chœur, Pomazansky et Kazatchenko m'assurèrent que Napravnik exagérait
et qu'il était parfaitement possible de chanter le chœur sans notes.
La chose se vérifia par la suite, ce dont je n'ai jamais douté
d'ailleurs.

La répétition générale ne se passa pas sans accrocs, quant à la mise en
scène. Ainsi, au 4e acte, les ombres fuyaient au lieu de disparaître,
car l'obscurité ne fut pas suffisante. La partie musicale fut exécutée
normalement. Le théâtre était rempli, mais aucune approbation ne partit
de la salle.

On devait donner, après la répétition générale, une autre, à laquelle
devaient assister l'Empereur et la famille impériale. Mais l'Empereur
n'est pas venu, et la répétition a eu un caractère d'étude avec des
arrêts et des recommencements.

La première représentation eut lieu le 20 octobre, en dehors des jours
d'abonnement. La salle fut pleine. J'occupais avec ma famille une loge
au Ier étage. Le monde musical fut au complet. Après une assez bonne
exécution de l'introduction, quelques applaudissements éclatèrent. Le
Ier acte eut un accueil assez froid. Le rôle de Voïslasva était chanté
par Sonki; Mikhaïlov, qui interprétait Yaromir, était très souffrant et
faisait beaucoup d'efforts pour tenir son rôle jusqu'au bout, afin de ne
point remettre la représentation. Après le deuxième acte, des rappels
bruyants demandaient l'auteur. Je suis monté à différentes reprises sur
la scène et on m'a présenté une volumineuse couronne. Les rappels se
répétèrent avec plus d'insistance encore après le 3e acte et à la fin de
l'opéra. Des félicitations habituelles dans les coulisses furent
particulièrement chaleureuses.

La deuxième représentation de _Mlada_ fut remise par suite de la maladie
de Mikhaïlov. Enfin, après un assez long intervalle, elle fut donnée
successivement pour les abonnés des trois séries, mais avec le même
insuccès. Après un nouveau délai assez long, on l'a redonné à deux
reprises, hors des jours d'abonnements, et cette fois avec un succès
éclatant.

La plupart des appréciations de journaux furent défavorables, voire
hostiles à mon nouvel opéra. Entre autres, Soloviev me gratifia, selon
son habitude d'un éreintement formel. La maladie de Mikhaïlov fut
attribuée par nombre de journaux, notamment par le _Novoïé Vremia_, aux
prétendues difficultés du rôle de Yaromir. Une revue satirique m'a
représenté assez drôlement, me faisant monter à califourchon sur des
diables.

Indifférent à l'art, le public des jours d'abonnement, endormi et
prétentieux, allant au théâtre par tradition, pour y échanger les
cancans mondains et s'entretenir de tout, sauf de la musique, s'ennuyait
fortement à mon opéra. Le public ordinaire s'y intéressa et je n'ai pu
deviner la raison de la représentation de mon opéra devant lui deux fois
seulement. Peut-être la cause en est à ce que les chanteurs y ont eu peu
de succès; le peu d'intérêt qu'y a montré la Cour, n'a pas été également
sans action. L'Impératrice et ses enfants sont seuls venus à la
représentation de _Mlada_. On disait aussi que mon opéra n'a pas plu au
ministre de la Cour, et cela influe beaucoup sur la direction du
théâtre. Enfin, les articles des journaux ont rabaissé au possible la
valeur de _Mlada_ aux yeux du public. Tout cela eut pour résultat de
répandre cette opinion que _Mlada_ était une œuvre faible, opinion
qui, sans doute, persistera longtemps, et je n'attends plus de
revirement en faveur de mon opéra dans un avenir prochain, et peut-être
ne se produira-t-il jamais.



CHAPITRE XVI

     La mort de Tchaïkovsky.--La _Nuit de Noël_.--La mort de
     Rubinstein.--La censure et la _Nuit de Noël_.--_Sadko._

(1893-1895.)


Tchaïkovsky est mort à l'automne 1893. A peine quelques jours avant sa
fin, il a dirigé l'exécution de sa 6e symphonie. Je me souviens de lui
avoir demandé à l'entr'acte, après la symphonie, s'il possédait le
programme de cette œuvre. Il me répondit affirmativement, mais
désirait ne pas le faire connaître. Je ne le vis que cette fois pendant
son dernier voyage à Saint-Pétersbourg. Peu de jours après, le bruit
circulait qu'il était gravement malade, et une foule de ses amis et
admirateurs venait prendre de ses nouvelles plusieurs fois par jour. Sa
mort émut tout le monde.

Après ses funérailles, sa 6e symphonie fut de nouveau exécutée, au
concert, sous la direction de Napravnik. Cette fois, le public lui fit
un accueil enthousiaste, et depuis, la renommée de ce morceau s'est
répandue de plus en plus dans toute la Russie et en Europe. Pour
expliquer ce revirement, on prétendait qu'on le devait à
l'interprétation de la symphonie par Napravnik, tandis que Tchaïkovsky,
n'étant pas un chef d'orchestre habile, ne sut le faire quand elle fut
exécutée pour la première fois sous sa direction.

Il me semble que c'est là une erreur. La symphonie a été exécutée dans
la perfection par Napravnik, mais elle le fut également bien par
l'auteur. Au début, le public ne l'a pas comprise tout simplement et n'y
prêta pas suffisamment d'attention, comme quelques années auparavant, il
n'a pas compris la 5e symphonie de Tchaïkovsky. Je présume que la mort
soudaine de l'auteur a attiré l'attention sur lui, de même que les
on-dit qui circulaient sur son pressentiment de sa mort prochaine; en
même temps, les dispositions sombres de la dernière partie de la
symphonie ont suscité les sympathies du public pour cette œuvre,
belle réellement, d'où sa soudaine notoriété.

Les «Concerts symphoniques russes» se sont imposés pour devoir de donner
le premier concert de cette saison en souvenir de Tchaïkovsky. Ce fut
la principale raison de mon désir de reprendre la direction de ces
concerts. Celui consacré à Tchaïkovsky fut donné le 30 novembre, sous ma
direction et avec la participation de Félix Blumenfeld.

Ayant repris la direction des Concerts Symphoniques, j'ai résolu d'autre
part de me démettre de mes fonctions de chef de la chapelle de la Cour.
J'avais déjà droit à une retraite suffisante et, d'autre part, je
n'avais pas envie d'avoir affaire à Balakirev, car nos relations sont
devenues fort peu agréables.

Vers cette époque, a commencé l'impression de ma nouvelle partition de
la _Pskovitaine_, éditée par Bessel. Les concerts, l'abandon de la
chapelle de la Cour, la correction des épreuves de la _Pskovitaine_,
tout cela détourna mon attention de mes occupations, infructueuses et
peu favorables à ma santé, dans le domaine de la philosophie et de
l'esthétique. L'envie me vint d'écrire un nouvel opéra. La mort de
Tchaïkovsky libérait, pour ainsi dire, le sujet de la _Nuit de Noël_ de
Gogol, sujet qui m'attirait depuis longtemps. L'opéra qu'avait écrit
Tchaïkovsky sur ce sujet, était faible à mon sens, malgré plusieurs
belles pages musicales qu'il contenait. Quant au livret de Polonsky[27]
dont il s'était servi, il ne valait rien. Du vivant de Tchaïkovsky, je
m'abstenais de traiter ce sujet pour ne pas lui faire de la peine.
Maintenant, je n'avais plus la même raison de m'abstenir, et j'en avais
bien le droit au point de vue moral.

Au printemps de 1894, je commençai à rédiger personnellement le livret,
en suivant fidèlement Gogol. Mon penchant pour les dieux et les diables
slaves, et pour le mythe d'adoration du soleil s'était enraciné en moi
depuis la composition de la _Nuit de Mai_ et, surtout, de
_Snegourotchka_; il se manifeste aussi dans _Mlada_. J'ai utilisé tout
ce qui se trouvait chez Gogol et qui flattait mon penchant: les
Koliadas[28], le jeu de cache-cache entre étoiles, l'envol des fers à
repasser et des balais, la rencontre avec la sorcière. Ayant lu, d'autre
part, les _Conceptions poétiques des Slaves_ d'Afanasisev, où l'auteur
fait ressortir les liens entre la fête chrétienne de la Noël et la
naissance du Soleil après le solstice, j'eus l'idée d'introduire ces
anciennes croyances dans la vie ukranienne, décrite par Gogol dans sa
nouvelle. De cette façon, mon livret suivait fidèlement le récit de
Gogol, sans en excepter même la langue, et contenait en même temps, dans
sa partie fantastique, bien des choses imaginées par moi.

Pour moi et pour ceux qui tiennent à me comprendre, ce lien est visible;
le public ne l'a pas aperçu du tout. Ma passion pour les mythes et le
fait de les avoir mêlés au récit de Gogol peuvent être considérées comme
une erreur de moi; mais cette erreur m'a fourni la possibilité d'écrire
une musique intéressante. Quoi qu'il en soit, la _Nuit de Noël_ marqua
une nouvelle phase dans mon activité musicale.

Vers le mois de mai, nous sommes allés habiter, pour la saison d'été, la
propriété Vetchascha, dans le district de Louga. C'est un charmant
endroit: il y a là un lac merveilleux, un grand jardin, aux arbres
séculaires. La maison est d'une construction lourde, mais très logeable;
il y a aussi un excellent endroit pour la baignade. La lune et les
étoiles se mirent poétiquement dans le lac; quantité d'oiseaux; au loin,
une belle forêt.

J'avais commencé le 2e tableau de la _Nuit de Noël_ à Saint-Pétersbourg,
et la composition avançait rapidement ici, si bien qu'à la fin de
l'été, tout l'opéra, sauf le dernier tableau, fut achevé.

Dans les intervalles de ce travail absorbant, je réfléchissais au sujet
d'un autre opéra, celui de l'antique légende de Sadko. J'avais en vue
d'utiliser, comme _leitmotiv_ pour ce nouvel opéra, mon poème
symphonique. Il va sans dire que la composition de la _Nuit de Noël_
m'occupa avant tout; mais entre temps, des pensées musicales pour
_Sadko_ naissaient dans mon cerveau.

A mon retour à Saint-Pétersbourg, j'ai parachevé en peu de temps le
brouillon de la _Nuit de Noël_ et je me suis mis à son instrumentation.
Belaïev consentit d'éditer mon opéra et, à mesure que je les écrivais,
les feuilles de partition étaient envoyées à la gravure, à Leipzig. Tout
ce travail, y compris l'instrumentation, dura un an environ.



En automne, est mort Antoine Rubinstein. Les funérailles furent très
imposantes. Le cercueil fut placé à la cathédrale d'Ismaïl; les
représentants du monde musical veillèrent le corps jour et nuit. Liadov
et moi y fûmes de service de 2 à 3 heures de la nuit. Nous assistâmes
alors à une apparition assez impressionnante: au milieu de l'obscurité
de la cathédrale, apparut la silhouette toute endeuillée de Malozémova,
venue pour s'incliner devant les restes de son adoré Rubinstein. Ce fut
quelque peu fantastique.



Pendant la saison 1894-95, l'impression de la _Nuit de Noël_ avançait
rapidement, et j'ai fait connaître l'existence de mon opéra au directeur
des Théâtres Impériaux Vsevolojsky. Il exigea la présentation du livret
à la censure dramatique et exprima le doute qu'il puisse recevoir le
visa de la censure, en raison de la présence, parmi les personnages, de
l'impératrice Catherine II. Connaissant les exigences de la censure, je
n'ai pas mentionné le nom de l'Impératrice, en appelant le personnage
simplement tzarine, et la ville de Saint-Pétersbourg, la capitale. Il me
semblait donc que la censure devait avoir toute satisfaction: les
tzarines ne sont pas rares dans les opéras. Au reste, la _Nuit de Noël_
était un conte et la tzarine y apparaissait comme un personnage
fabuleux.

J'ai donc présenté le livret sous cette forme, à la censure dramatique,
parfaitement convaincu qu'il serait autorisé; si j'avais quelques
craintes, c'était plutôt à propos de la présence parmi les personnages
de celui du diacre. Je me suis lourdement trompé. Les censeurs ont
énergiquement refusé de laisser le 7e tableau de l'opéra, la scène chez
la tzarine, en vertu de l'ukase impérial de 1837, suivant lequel il
était défendu de faire figurer dans les opéras, les souverains russes de
la maison des Romanov. J'objectai qu'aucun personnage de la maison des
Romanov ne figure dans mon opéra que ma tzarine est une tzarine
fantaisiste, que le sujet de la _Nuit de Noël_ est une invention de
Gogol et j'y ai le droit de changer les personnages; au reste, le nom
même de Pétersbourg n'est nulle part mentionné et, par suite, toute
allusion historique est absente, et j'ai énuméré bien d'autres raisons
aussi valables. On m'a répondu à la censure que tout le monde connaît le
récit de Gogol, que personne ne peut avoir de doute sur le fait que ma
tzarine n'est autre que l'impératrice Catherine et que, par suite, la
censure n'a pas le droit d'autoriser mon opéra.

Je pris la décision d'obtenir l'autorisation voulue, en m'adressant en
haut lieu, si possible. Cette tentative me fut facilitée par les
circonstances suivantes. Au courant de l'automne de 1894, Balakirev
abandonna la maîtrise de la chapelle de la Cour et on chercha un nouveau
directeur. Un jour, le comte Vorontzov-Dachkov, ministre de la Cour
impériale, me convoqua et me proposa de remplacer Balakirev dans sa
fonction. La libre disposition de mes mouvements en dehors de tout
service d'État me plaisait tellement à ce moment, que nulle envie ne me
venait de reprendre mon service à la chapelle, même comme directeur
indépendant. J'ai donc décliné la proposition du comte Vorontzov, en
expliquant mon refus uniquement par mon désir de consacrer tout mon
temps à la composition de mes œuvres. Le comte fut très aimable et
traita avec moi des affaires de la chapelle. Voyant qu'il était très
bien disposé, l'idée me vint de lui demander d'intervenir auprès de
l'Empereur pour obtenir l'autorisation de représenter la _Nuit de Noël_.
Le comte écouta toutes mes raisons et promit de faire pour moi tout ce
qui lui était possible. J'ai rédigé une requête où j'ai exposé
l'affaire, et je l'ai présentée au ministre de la Cour. Pendant les
fêtes de Noël, un envoyé du ministre m'apporta l'avis du ministère de la
Cour où il était dit: «Suivant votre requête, remise au ministre de la
Cour Impériale et présentée à Sa Majesté l'Empereur, l'autorisation
auguste est donnée à l'admission de l'opéra la _Nuit de Noël_, composé
par vous, sur la scène impériale, sans changement du livret.»

Tout joyeux, je me suis rendu chez Vsevolojsky et lui communiquai
l'autorisation impériale. Puisque l'Empereur lui-même donne son
autorisation et la censure reçoit un camouflet, l'affaire change du tout
au tout. Vsevolojsky est tout heureux du bruit fait autour de cette
affaire et il veut monter la _Nuit de Noël_ avec une magnificence
particulière, afin d'être en même temps agréable à la Cour. Il dit
posséder un beau portrait de Catherine II, et il veut faire grimer
l'artiste qui doit jouer ce rôle d'après ce portrait, puis reproduire
exactement le milieu luxueux de la cour de Catherine. Il ne doute pas de
plaire ainsi en haut lieu, ce qui prime tout dans les devoirs de
directeur des théâtres impériaux.

Je m'efforçai de refroidir quelque peu le zèle de Vsevolojsky et lui ai
conseillé de ne pas trop appuyer sur les ressemblances de ma tzarine
avec Catherine, faisant remarquer que je n'y tiens pas beaucoup. Mais
Vsevolojsky tenait, lui, à son idée. Il donna sans tarder l'ordre de
mettre mon opéra au programme de la saison suivante, 1895-96.



Pendant ce temps, ma matière musicale pour l'opera _Sadko_ s'accumulait.
Au printemps de 1895, le livret fut presque achevé. Pour l'établir, je
m'étais servi de nombre de légendes, de chants populaires, etc.

Au mois de mai, je suis parti avec ma famille habiter, cette fois
encore, la chère Vetchascha. Mes occupations estivales furent tout à
fait semblables à celles de l'année précédente. La composition de
_Sadko_ avança sans répit. Les tableaux 1, 2, 4, 5, 6 et 7 suivirent
rapidement l'un après l'autre, et, à la fin de l'été, tout l'opéra fut
prêt, d'après le plan primitif, en brouillon ou en partition. La fatigue
ne m'arrêta que pour un jour ou deux, puis je repris avec le même
entrain le travail.

Au milieu de l'été, j'ai reçu la visite de Vladimir Ivanovitch Belsky,
dont j'avais fait la connaissance l'année précédente, à
Saint-Pétersbourg. Il passait l'été dans une propriété distante de 10
verstes de Vetchascha. C'était un homme intelligent et fort instruit et
il avait terminé ses études dans deux facultés, celles de droit et de
sciences naturelles; c'était, de plus, un excellent mathématicien,
grand connaisseur de l'antiquité russe et de l'ancienne littérature
russe. Timide, réservé, on n'aurait jamais pu soupçonner, à le voir, la
variété de ses connaissances. Amateur passionné de la musique, il était
un chaud partisan de la musique russe en général et de mes œuvres en
particulier.

Pendant son séjour à Vetchascha, je composai quelques parties de mon
_Sadko_. Il en fut enthousiasmé. Nous nous entretînmes longuement sur le
sujet de l'opéra, entretiens qui me suggérèrent nombre de nouvelles
idées. Mais je ne me décidais pas encore de procéder à des modifications
dans mon scénario, qui était suffisamment intéressant et équilibré.

Au mois d'août, lorsque le brouillon de l'opéra fut entièrement achevé
suivant le plan primitif, je commençais à songer à adjoindre à l'action
la femme de Sadko. Chose singulière, j'eus à ce moment comme une
langueur pour la tonalité de _fa min._, dans laquelle je ne composais
rien depuis longtemps et qui était absente jusqu'ici dans mes
compositions de Sadko. Ce penchant instinctif vers la construction en
_fa min._, m'entraînait à la composition de l'air de Lubava (femme de
Sadko) pour lequel j'ai écrit aussitôt les vers. L'air fut composé,
mais il servit en outre à la naissance du 3e tableau de l'opéra. Pour le
reste du texte à écrire, je demandai la collaboration de Belsky.

A la fin de l'été, mon opéra contenait un nouveau tableau qui, à son
tour, nécessita de nouvelles additions aux tableaux 4 et 7. Il fallut
ajouter la figure de la belle, aimante et fidèle Lubava. Il s'ensuivit
un élargissement notable de mon plan primitif.



CHAPITRE XVII

     La représentation de la _Nuit de Noël_.--Rédaction de _Boris
     Godounov_.--Glazounov.--Comparaison entre mes opéras _Mlada_, la
     _Nuit de Noël_ et _Sadko_.--Composition de romances.

(1895-1897)


A mon retour à Saint-Pétersbourg, je ne me suis pas mis immédiatement à
la réalisation de mon nouveau projet, car j'ai chargé Belsky d'écrire
les nouvelles parties de mon livret, et c'était un travail long et
difficile. Pendant ce temps, je me suis mis à l'orchestration des
parties de l'opéra qui ne devaient subir aucune modification.

Mais après plusieurs mois de travail, sur une partition assez complexe,
je sentis une forte fatigue et même une indifférence, sinon de la
répulsion, pour ce travail. Cet état d'esprit se manifesta pour la
première fois de ma vie, mais par la suite, il se renouvela chaque fois
à la fin de mes travaux de longue haleine. Cela m'arrivait par surprise:
le travail se développait à souhait, je composais avec passion, puis,
tout à coup, sans que je sache pourquoi ni comment, je ressentais de la
lassitude et de l'indifférence. Quelque temps après, ce désagréable état
d'esprit se dissipait de lui-même et je reprenais avec entrain ma
besogne.

Cette disposition ne ressemblait en rien avec le malaise que j'avais
éprouvé auparavant; mes pensées ne s'engageaient point comme jadis dans
les fourrés philosophiques et esthétiques; au contraire, à partir de
cette époque, j'étais toujours prêt au jeu de philosophie d'amateur, à
traiter, sans la moindre crainte, de «graves questions» pour me
distraire, et à monter ou à redescendre vers la fin des fins des choses.

La Ire représentation de la _Nuit de Noël_ fut fixée au 21 novembre, au
bénéfice du maître de la scène Paletchek, à l'occasion des vingt-cinq
années de son service. Les répétitions se poursuivirent régulièrement,
Vsevolojsky continua à satisfaire ses goûts de luxueuse mise en scène,
et par suite, tout le monde montrait du zèle: décoration et costumes
splendides, répétitions soignées.

Enfin, on annonça la répétition générale devant les invités. L'affiche
fut placardée avec la désignation exacte des personnages, tels qu'ils
étaient indiqués dans le livret. Mais, voici que les grands-ducs
Vladimir Alexandrovitch et Michel Nicolaïevitch, assistant à la
répétition, manifestèrent leur indignation à propos de l'apparition sur
la scène de la tsarine, dans laquelle ils voulurent reconnaître
l'impératrice Catherine II. Vladimir Alexandrovitch en fut
particulièrement outré.

Après la répétition, les interprètes, le régisseur, toute
l'administration théâtrale furent penauds et changèrent de ton. On
disait que le grand-duc Vladimir Alexandrovitch s'était rendu
directement du théâtre chez l'Empereur pour lui demander l'interdiction
de mon opéra. Pendant ce temps, le grand-duc Michel Nicolaïevitch
ordonna la suppression du décor représentant la partie de Pétersbourg
avec la forteresse de Pierre et Paul, car la cathédrale de la forteresse
renfermait la crypte de ses aïeux et on ne saurait en permettre la
figuration sur la scène.

Vsevolojsky fut tout troublé. Le spectacle au bénéfice de Paletchek
était partout annoncé, nombre de billets étaient déjà vendus, et on ne
savait comment faire.

Je considérais mon affaire comme entièrement ruinée, car d'après les
dernières nouvelles, l'Empereur partagea l'avis du grand-duc Vladimir
Alexandrovitch et rapporta l'autorisation qu'il avait donnée pour mon
opéra.

Vsevoljsky, désireux de sauver le spectacle au bénéfice de Paletchek, et
aussi sa mise en scène, me proposa de remplacer la tsarine,--un mezzo
soprano,--par une «Sérénité»--un baryton. Au point de vue musical, cette
substitution ne présentait pas de difficulté: un baryton pouvait
facilement chanter le rôle du mezzo soprano avec une octave plus bas, et
le rôle comprenait seulement des récitatifs, sans participer à aucun
ensemble. Certes, ce n'était pas ce que j'avais conçu, cela devenait
même stupide, car c'est un homme qui devenait le maître de la garde-robe
de la tsarine. Ce seul fait me dispense de m'étendre davantage à ce
sujet. Mais, si ridicule que cela paraissait, force me fut de me plier
aux circonstances, et je dus y consentir. Vsevolojsky entreprit de
nouvelles démarches et finit par obtenir de l'Empereur l'autorisation de
représenter la _Nuit de Noël_ avec le rôle de la Sérénité à la place de
celui de la tsarine. Peu après, une nouvelle affiche annonça ce
changement, et l'opéra fut représenté.

Je n'ai pas assisté à la première représentation; je suis resté chez
moi, auprès de ma femme, pour manifester ainsi mon mécontentement. Mes
enfants y sont allés.

L'opéra eut un succès convenable. Après le bénéfice de Paletchek, la
_Nuit de Noël_ fut donnée à tous les spectacles d'abonnement, et trois,
hors d'abonnement. Aucun membre de la famille impériale n'assista aux
représentations, ce qui détermina un changement d'attitude de
Vsevolojsky envers moi et mes œuvres.



La Société des Réunions Musicales, fondée quelques années auparavant,
m'avait demandé, au printemps de 1896, d'occuper le poste de président à
la place de Ivan Davidov que celui-ci avait quitté. J'avais consenti.
D'autre part, la Société eut l'idée de monter _Boris Godounov_ dans ma
rédaction. Les répétitions des chants avaient commencé sous ma
direction. A l'automne de la même année, les répétitions reprirent et se
poursuivirent avec application. Goldenblum et Davidov me secondèrent
activement. Les solistes apprirent leurs rôles. Une épreuve de
l'orchestration fut donnée par l'orchestre de la Cour, sous la direction
de Goldenblum.

Les représentations eurent lieu dans la grande salle du Conservatoire.
Je ne me souviens plus qui a peint les décors; quoi qu'il en soit,
l'argent ne manqua pas, parce que nombre d'amateurs de musique avaient
souscrit pour les frais de la mise en scène. La représentation eut lieu,
sous ma direction, le 28 novembre. Les rôles étaient distribués ainsi:
Boris--Lounatcharsky; Schouïsky--Safonov; Pimen--Jdanov;
l'Imposteur--Morskoï; Varlaam--Stravinsky; Marina--Ilyina;
Rangoni--Kedrov.

L'opéra fut bien exécuté et eut un réel succès. Je mis tout mon soin à
diriger l'orchestre. La deuxième et la troisième représentation eurent
lieu le 29 novembre et le 3 décembre, sous la direction de Goldenblum.
La quatrième représentation, donnée le 4 décembre, devait avoir lieu de
nouveau sous ma direction; mais ayant éprouvé une frayeur inexplicable,
je me fis de nouveau remplacer par Goldenblum. A l'une des
représentations, le rôle de la nourrice fut chanté par ma fille Sonia.
En général, les interprètes changeaient partiellement à chaque
représentation.

Aux «Concerts symphoniques russes» de cette saison, fut exécutée pour la
première fois la merveilleuse 6e symphonie en «_ut min._» de Glazounov,
puis l'ouverture pour _Orestie_ de Taneïev, le fantôme de Tchaïkovsky,
la symphonie en «_ré min._» de Rakhmaninov, etc. Les concerts étaient
donnés soit sous ma direction, soit sous celle de Glazounov. Félix
Blumenfeld accompagnait. Le concert du 15 février comprenait les
œuvres de Borodine, à l'occasion du 10e anniversaire de sa mort. On a
exécuté entre autres sa _Princesse Endormie_, dans mon instrumentation,
à laquelle personne ne fit attention, parce qu'on n'entendit point à
l'orchestre la frappe habituelle des secundo, considérés jadis comme une
grande révélation harmonique, tandis qu'à mon sens, ils n'étaient qu'une
simple erreur d'ouïe.

Glazounov, auteur de _Raymonde_ et de la 6e symphonie, est parvenu à
cette époque au développement suprême de son immense talent, laissant
bien loin derrière lui, les profondeurs de _la Mer_, les fourrés de _la
Forêt_, les murs du _Kremlin_ et ses autres œuvres de son temps de
transition. Son imagination et sa remarquable technique ont atteint le
plus haut degré de leur développement. Comme chef d'orchestre, il est
devenu également un excellent exécuteur de ses propres œuvres, ce que
n'ont pas voulu ni pu comprendre, ni le public ni la critique. Aux yeux
de l'orchestre, son autorité musicale grandit, non pas d'année en année,
mais de jour en jour. Son oreille, d'une acuité remarquable, et sa
mémoire des plus petits détails des œuvres des autres nous étonnaient
tous, nous les musiciens.



La _Nuit de Noël_ et _Sadko_ sont, d'après leur caractère et les
procédés de création, de la même catégorie que _Mlada_. L'insuffisance
du travail purement contrepointique dans la _Nuit de Noël_, le grand
développement des figurations intéressantes, la tendance aux accords
longuement prolongés, enfin, le coloris éclatant de l'orchestration sont
les mêmes que ceux de _Mlada_. Les mélodies, d'une excellente sonorité
dans le chant, sont pourtant d'origine instrumentale, le plus souvent.

Le côté fantastique est largement développé dans les trois opéras. Dans
chacun d'eux, se trouve une scène de peuple, complexe et habilement
développée. Tels sont, par exemple, le marché dans _Mlada_, la grande
«Koliada» dans la _Nuit de Noël_, la scène sur la place au début du 4e
tableau de _Sadko_.

Si _Mlada_ souffre de l'insuffisance du développement de la partie
dramatique, en revanche, la partie fantastique et mythologique de la
_Nuit de Noël_ étouffe le léger comique du sujet de Gogol bien plus
sensiblement que dans la _Nuit de Mai_. L'opéra-légende _Sadko_ est plus
heureux sous ces rapports que ses deux prédécesseurs; le sujet
légendaire et fantastique de _Sadko_ n'a pas de prétention purement
dramatique par son origine même: ce sont des tableaux d'un caractère
épique, fabuleux. Le côté réel comme le côté fantastique, le côté
dramatique comme celui de mœurs se trouvent en complète harmonie
entre eux. Le réseau contrepointique, plus menu dans les deux opéras
précédents et dans les œuvres orchestrales plus anciennes, commence
ici à se rétablir. Les exagérations orchestrales de la _Mlada_
s'aplanissent déjà à partir de la _Nuit de Noël_; mais l'orchestre ne
perd pas son pittoresque, et, au point de vue de l'éclat, l'orchestre de
_Mlada_ ne surpasse nullement la scène du quatrième tableau de _Sadko_.

L'application du système de leitmotivs est heureuse invariablement dans
les trois opéras. De même, la simplicité de l'harmonie et de la
modulation dans la partie réaliste et le raffinement de l'harmonie et de
la modulation dans la partie fantastique sont des procédés communs aux
trois opéras.

Mais ce qui distingue mon _Sadko_ dans la série de tous mes opéras, et
peut-être même de tous les opéras en général, c'est le récitatif
_légendaire_. Alors que les récitatifs de _Mlada_ et de la _Nuit de
Noël_, tout en étant réguliers, ne sont pas développés ni
caractéristiques, ceux de mon opéra-légende, particulièrement du
personnage Sadko lui-même, sont d'une originalité inédite, quoique,
intérieurement, leur construction n'est pas variée. Ce procédé de
récitatif ne correspond point à la langue parlée, mais est en quelque
sorte une récitation légendaire ou légèrement chantante dont on peut
trouver le prototype dans la déclamation des légendes de Riabinine.
Sortant en relief à travers tout l'opéra, ce récitatif communique à
toute l'œuvre ce caractère de légende nationale qui ne saurait être
reconnu et apprécié que par un Russe d'origine. Le chœur à onze
fractions, le poème de Nejata, les chœurs sur le vaisseau, la
cantilène à propos du «Livre de la Colombe» et les autres détails
concourent de leur côté à donner à l'opéra la marque de légende
nationale.

Je crois que parmi les scènes populaires indiquées plus haut, celle de
la place, avant l'entrée de Sadko, est la plus développée et la plus
complexe. L'animation scénique, la succession des personnages et des
groupes: le chemineau, le bouffon, le mage, les courtisanes, etc., et
leurs combinaisons, unies à la forme symphonique, claire et large
(rappelant en quelque sorte un rondo), peuvent bien être taxées de
réussies et de neuves. La scène fantastique: le tableau du lac Ilmen,
avec le récit de la Princesse de la Mer, la pêche des poissons dorés,
l'intermezzo avant le royaume sous-marin, la danse des ruisseaux et des
poissons, le cortège de monstres marins, la cérémonie nuptiale autour de
l'orme, l'introduction au dernier tableau, tout cela ne cède pas comme
coloris légendaire aux scènes et aux moments correspondants de _Mlada_
et de la _Nuit de Noël_.

L'image fantastique de jeune fille, chantant puis s'évanouissant,
indiquée pour la première fois dans la Panotchka et dans la
Snegourotchka, réapparaît sous forme de l'ombre de la princesse Mlada et
de la princesse de la Mer, se transformant en rivière Volkhov. Les
variations de la berceuse, celle-ci, les adieux avec Sadko et sa
disparition constituent, à mon avis, les meilleures pages de la musique
de caractère fantastique.

_Mlada_ et la _Nuit de Noël_ se présentent donc comme deux grandes
études, précédant la composition de _Sadko_, et ce dernier achève la
période intermédiaire de mes compositions d'opéra, parce qu'il constitue
la combinaison harmonique la plus parfaite d'un sujet original avec une
musique expressive.

Je me suis arrêté à dessein un peu plus longuement sur la signification
de ces trois opéras avant de passer aux idées pour lesquelles je m'étais
passionné pendant la deuxième moitié de la saison de 1897.



Il y avait longtemps que je n'avais plus écrit de romances. Ayant essayé
d'en composer sur les vers du comte Alexis Tolstoï, j'ai écrit quatre
romances, et j'ai senti qu'il y avait un nouveau procédé dans ma
composition. La mélodie, en épousant les évolutions du texte, devenait
purement vocale, c'est-à-dire, se formait ainsi dès sa naissance, et son
accompagnement n'avait que des allusions à l'harmonie et à la
modulation. L'accompagnement se formait et s'élaborait après la création
de la mélodie, tandis qu'auparavant, sauf de rares exceptions, la
mélodie se formait pour ainsi dire instrumentalement, c'est-à-dire, en
dehors du texte et seulement en s'harmonisant avec son caractère
général, ou bien était provoquée par la base harmonique, qui marchait
parfois en précédant la mélodie.

Me rendant compte que ce nouveau procédé de composition constitue
précisément la véritable musique vocale et étant satisfait de mes
premières tentatives dans cette voie, je me suis mis à écrire toute une
série de romances sur les paroles d'Alexis Tolstoï, de Maïkov, de
Pouschkine et d'autres poètes. Au moment de partir à la campagne,
j'avais déjà des dizaines de romances. De plus, j'ai écrit un jour une
courte scène empruntée à _Mozart et Saliéri_ de Pouschkine (l'entrée de
Mozart et une partie de sa conversation avec Saliéri). Et cette fois, le
récitatif coulait librement, précédant tout le reste, à l'instar des
mélodies de mes dernières romances. Je m'apercevais que j'entrais dans
une nouvelle période et que je devenais maître d'un procédé qui,
jusqu'alors, ne se manifestait qu'exceptionnellement.

C'est avec cette nouvelle pensée, mais sans plan défini de mes futurs
travaux, que je suis parti pour la campagne, dans la propriété de
Smytchkovo, à 6 verstes de Louga.

Durant cet été de 1897, mon labeur y fut continu et fécond. J'ai écrit
tout d'abord la cantate _Svitezanka_ pour soprano, ténors, chœur et
orchestre, dont la musique fut empruntée à une de mes vieilles romances.
Toutefois, je n'y ai pas appliqué mon nouveau procédé de composition
vocale. Puis, suivit un grand nombre de romances, après lesquelles je me
suis mis à _Mozart et Saliéri_, sur le poème duquel j'ai écrit deux
scènes d'opéra, d'un style arioso-récitatif.

Cette œuvre était purement vocale, dans l'acception exacte du mot. Le
réseau mélodique, s'appliquant aux évolutions du texte, était composé
avant tout; l'accompagnement, assez complexe, se formait après, et son
brouillon primitif se distinguait sensiblement de la forme définitive de
l'accompagnement orchestral. J'étais très satisfait. Je me trouvais en
présence de quelque chose de neuf et se rapprochant le plus près de la
manière de Dargomyjsky, dans sa _Statue du commandeur_; toutefois, la
forme et le plan de la modulation de _Mozart_ ne furent pas
occasionnels, comme c'est le cas de l'opéra de Dargomyjsky. J'ai pris
pour l'accompagnement une composition réduite de l'orchestre. Les deux
tableaux étaient liés par un intermezzo en forme de fugue que j'ai
détruit par la suite[29].

J'ai écrit de plus un quatuor à cordes en «_sol maj._» et un trio pour
violon, violoncelle et piano en «_ut min._». Cette dernière composition
est restée à l'état de brouillon et ces deux morceaux de musique de
chambre m'ont démontré que la musique de chambre n'est pas mon domaine;
j'ai donc décidé de ne pas les publier.

J'ai écrit encore, dans le courant de cet été, deux duos pour chant:
_Pan_ et le _Cantique des cantiques_, et, vers la fin de l'été, un trio
de voix: le _Grillon_, avec chœur de femmes et accompagnement
d'orchestre, sur des paroles d'Alexis Tolstoï.

Le 30 juin, nous avons célébré le 25e anniversaire de mon mariage et
j'ai dédié à ma femme une romance sur des paroles de Pouschkine et
quatre romances sur des paroles d'Alexis Tolstoï.



CHAPITRE XVIII

     _Sadko_ au théâtre Mamontov de Moscou.--_Vera Scheloga_ et la
     _Fiancée du tzar_.--_Snegourotchka_ à l'Opéra impérial de
     Saint-Pétersbourg.--Les nouveaux compositeurs moscovites.--Le _tzar
     Saltan_.

(1897-1899)


Pendant la première partie de la saison 1897-98, j'ai été occupé par
l'édition de mes nouvelles romances. Cette édition était assumée par
Belaïev et elle paraissait dans deux tonalités: pour voix haute et voix
basse.

_Mozart et Saliéri_, exécuté chez moi avec accompagnement de piano, plut
à tout le monde. Stassov fut bruyant comme à l'ordinaire. Mon
improvisation à la Mozart réussit et son style fut soutenu.

A la même époque, je présentai à la direction de l'Opéra impérial mon
_Sadko_. Le jour de son audition fut fixé. L'opéra fut exécuté avec
accompagnement de piano, en présence du directeur Vsevolojsky, de
Napravnik, Kondratiev, Paletchek, ainsi que de quelques artistes. Félix
Blumenfeld était au piano, tandis que je chantonnais et expliquais
comme je le pouvais. Il faut avouer que Félix ne fut pas dans ses beaux
jours; il joua paresseusement et même négligemment; je fus quelque peu
ému et ma voix s'enroua bientôt. Il était visible que les auditeurs n'y
comprirent goutte et que mon opéra ne plut à personne; Napravnik fronça
les sourcils; mon opéra ne fut pas entièrement exécuté en raison de
«l'heure tardive». Bref, Vsevolojsky ne le trouva pas du tout à son goût
et il changea de ton après l'audition. Il prétexta que l'établissement
du répertoire de la saison suivante ne dépendait pas de lui, mais, comme
toujours, de l'Empereur qui examine personnellement le programme; que la
mise en scène de _Sadko_ est assez compliquée et dispendieuse; que
d'autres œuvres attendent, celles qu'il est obligé de monter sur le
désir exprimé par deux membres de la famille impériale, etc. Toutefois,
il disait ne pas refuser de monter un jour _Sadko_; mais je voyais bien
que ce n'était pas vrai et je décidai de laisser la direction du théâtre
impérial en paix et de ne plus jamais la déranger par la proposition de
mes opéras.



En décembre, est arrivé de Moscou, Sava Mamontov[30], qui avait fondé
cette année un opéra au théâtre de Solodovnikov, et il me fit connaître
son intention de monter prochainement _Sadko_ sur sa scène. C'est ce
qu'il réalisa pendant les fêtes de Noël.

Je suis allé avec ma femme à Moscou pour la deuxième représentation. Les
décors m'apparurent satisfaisants, bien qu'une interruption de la
musique était faite entre le 5e et le 6e tableau afin de pouvoir changer
le décor. Quelques artistes étaient bien, mais, dans l'ensemble, l'opéra
fut assez mal appris. L'orchestre était dirigé par l'Italien Esposito.
L'orchestre manquait de certains instruments. Les choristes chantaient
au Ier tableau avec les partitions à la main, comme s'ils tenaient des
menus de dîner. Au 6e tableau, le chœur se taisait complètement, et
seul l'orchestre se faisait entendre. On m'expliqua toutes ces
négligences par le manque de temps. Néanmoins, l'opéra eut un grand
succès auprès du public, et c'était l'essentiel. Je m'étais disposé à
quitter la salle, mais on me rappela, on me combla de couronnes, les
artistes et Mamontov me fêtèrent de toute façon; il n'y avait qu'à
remercier et à saluer.

Pendant les semaines du carême, la troupe de Mamontov se transporta à
Saint-Pétersbourg et donna ses représentations dans la salle théâtrale
du Conservatoire. Mon _Sadko_ devait ouvrir la série des spectacles et
on le répétait avec zèle sous ma direction.

Je travaillai l'orchestre avec Esposito qui se montra assez bon
musicien; les erreurs furent corrigées, mais le morceau si difficile
qu'on avait négligé à Moscou, fut rappris avec soin; toutes les nuances
furent sévèrement observées. Et cette fois, _Sadko_ fut représenté dans
des conditions convenables. Aussi l'opéra plut-il beaucoup et fut donné
plusieurs fois. Outre _Sadko_, furent représentés: _Khovanstchina_ de
Moussorgsky, _Orphée_ de Gluck, _Jeanne d'Arc_ de Tchaïkovsky et aussi
la _Nuit de Mai_ et _Snegourotchka_.

L'opéra de Mamontov resta jusqu'à la semaine de Saint-Thomas (la
dernière semaine avant Pâques), obtenant un grand succès auprès du
public, mais non un succès d'argent. Pendant le séjour de la troupe à
Saint-Pétersbourg, je fis la connaissance de la cantatrice Zabela, qui
chantait avec grand talent dans _Sadko_, et avec son mari, le peintre
Vroubel. Nous restâmes depuis en relations amicales.

Au printemps de 1898, j'ai écrit encore quelques romances, puis je me
suis mis au prologue de la _Pskovitaine_ (paroles de May): _Véra
Scheloga_. Je traitai cette œuvre à un double point de vue: comme un
opéra isolé en un acte et comme prologue à la _Pskovitaine_. Je
renouvelai le récit de Véra, en empruntant son contenu à la deuxième
rédaction de la _Pskovitaine_ des années soixante-dix. Je procédai de
même pour la fin de l'acte. Quant au commencement et jusqu'à la
berceuse, et après elle jusqu'au récit de Véra, je les composai à
nouveau, en y appliquant mon nouveau procédé de musique vocale. J'ai
conservé la berceuse dans son ancien motif, mais en la rédigeant à
nouveau.

La composition de _Véra Scheloga_ avança rapidement et fut terminée
bientôt, en même temps que l'orchestration.

Je me suis mis ensuite à la réalisation de mon désir, déjà ancien,
d'écrire un opéra sur les paroles de la _Fiancée du tzar_, de May. Le
style chantant devait dominer dans cet opéra; les airs et les monologues
devaient être développés autant que le permettait la situation
dramatique; les ensembles vocaux devaient être véritables, achevés, et
non sous la forme occasionnelle et d'accrochage momentané d'une voix
après une autre, comme cela était suggéré par les exigences modernes de
la prétendue vérité dramatique, suivant laquelle deux personnages, ou
davantage, ne doivent pas parler ensemble. Il me fallait, à cet effet,
remanier le texte de May, afin d'y créer des moments lyriques plus ou
moins prolongés pour les airs et les ensembles. J'ai demandé de procéder
à ces additions et changements à Tumenev, connaisseur de l'ancienne
littérature et mon ancien élève au Conservatoire, avec lequel j'avais
renoué des relations en ces derniers temps.

Déjà avant mon départ pour Vetchascha, que nous avons loué de nouveau
pour l'été, je commençai le Ier acte. A Vetchascha, l'été passa
rapidement à la composition de la _Fiancée du tzar_, et le travail
lui-même avançait rapidement et facilement. De fait, tout l'opéra fut
composé durant l'été et un acte et demi fut instrumenté.

Entre temps, j'ai écrit _Un Songe d'une nuit d'été_, sur les paroles de
Maïkov. Cette romance et une autre, la _Nymphe_, écrite plus tard,
furent dédiés au couple Vroubel.

La composition des ensembles: le quatuor du 2e acte et le sextuor du
3e, a suscité en moi un intérêt particulier pour mon nouveau procédé, et
je crois que depuis Glinka, on n'a vu introduire de pareils ensembles
d'opéra quant à leur caractère chantant et l'élégance du solfège.
Peut-être le Ier acte de la _Fiancée du tzar_ présente-t-il quelques
mouvements un peu secs, mais après la scène du peuple du 2e acte, écrite
déjà d'une main très expérimentée, l'intérêt de l'œuvre commence à
croître, et le touchant drame lyrique atteint une haute intensité durant
tout le 4e acte.

En somme, l'opéra fut écrit pour des voix exactement définies et
favorables au chant. L'orchestration et l'accompagnement ont partout de
l'intérêt et produisent un grand effet, bien que je mettais toujours les
voix au premier plan et que la composition de l'orchestre était
ordinaire. Il suffit d'indiquer l'intermezzo orchestrale, la scène de
Lubacha avec Boméli, l'entrée du tzar Ivan, le sextuor, etc. Je décidai
de laisser le chant de Lubacha au Ier acte sans accompagnement, sauf les
accords intermédiaires entre les couplets, ce qui faisait assez peur aux
cantatrices qui craignaient de s'éloigner du ton. Mais leur crainte fut
injustifiée: la «tessiture» de la mélodie de l'ordre éolien en «_sol
min._» fut choisie de telle façon que, à leur grand étonnement, toutes
les cantatrices demeurèrent toujours dans le ton; aussi leur disai-je
que mon chant est magique.

Contrairement à mon habitude, je n'ai pas utilisé dans la _Fiancée du
tzar_ aucun thème populaire, sauf la mélodie «Slava», commandée par le
sujet même. Enfin, dans la scène où Maluta Skouratov annonce la volonté
du tzar Ivan de prendre pour femme Marfa, j'ai introduit le thème du
tzar Ivan de la _Pskovitaine_, en l'unissant contrepointiquement avec le
thème de «Slava».



Pendant l'automne 1898, je fus occupé par l'orchestration de la _Fiancée
du tzar_. Ce travail ne fut interrompu que pendant quelques jours par
mon voyage à Moscou où j'assistais à la première représentation de _Vera
Scheloga_ et de la _Pskovitaine_, chez Mamontov. Le nouveau prologue
passa presque inaperçu, malgré sa parfaite interprétation par Mme
Tsvetkova. La _Pskovitaine_, au contraire, eut un grand succès, grâce au
talent exceptionnel de Chaliapine qui campa incomparablement la figure
du tzar Ivan le Terrible.

On donna aussi _Sadko_. Le reste de mon temps fut pris par des banquets
organisés par Mamontov, des visites chez les Vroubel, chez
Krouglikov[31] et chez d'autres. J'ai invité Mme Zabela à chanter mon
prologue sous forme de concert à l'une des auditions de nos «Concerts
symphoniques russes» et elle accepta volontiers. Je ne lui ai pas parlé
de sa rétribution. Pourtant, j'avais à prévoir une situation peu
agréable dont il me fallait trouver l'issue. Belaïev n'aimait pas trop
les solistes, surtout les solistes chanteurs; il avait fixé
invariablement leur prix à 50 roubles par concert. Les artistes qui
étaient dans une situation précaire, pouvaient accepter cette
rémunération, car cela valait toujours mieux que rien; mais ceux qui
avaient leurs aises pouvaient être froissés d'une rétribution aussi
indigente. Lorsque je priais de chanter à un de nos concerts Mme Mravina
ou d'autres, occupant la même situation en vue, je leur demandais de
chanter sans rémunération, par dévouement à l'art. Mais l'artiste
moscovite ne pouvait se déplacer de Moscou à Saint-Pétersbourg et faire
les frais du voyage et du séjour pour le seul honneur de chanter à nos
concerts, tandis qu'il était ridicule de lui proposer cinquante roubles.
Malgré toutes les raisons que je faisais valoir à Belaïev à maintes
reprises, notamment qu'il était indispensable, dans certains cas,
d'augmenter la rétribution des solistes, il ne voulait rien entendre. Je
proposais à Zabela 150 roubles et, sans rien lui dire j'ai ajouté de ma
poche 100 roubles aux 50 de Belaïev. Cela fut toujours ignoré par Zabela
comme par Belaïev; toutefois, pour ne pas perdre sans motif de mon
argent, j'exprimai à Belaïev le désir de recevoir le prix fixé pour ma
direction des concerts et dont je m'étais désintéressé quelques années
auparavant: Belaïev y consentit aussitôt.

Pour chanter le récit de _Vera Scheloga_, il était indispensable de
s'assurer une autre cantatrice pour le rôle de Nadejda. J'en ai
découvert une parmi les élèves du Conservatoire, lui réservant le prix
convenu de 50 roubles. Le récit fut exécuté d'une façon parfaite, bien
que le soprano lyrique de Zabela n'était pas entièrement approprié au
rôle de Vera, exigeant une voix plus dramatique.

Le public se montra assez indifférent pour cette pièce. La raison en fut
à ce que, par son caractère, elle demandait les tréteaux de la scène et
non une estrade de concert. De même, l'air de Marfa, de la _Fiancée du
tzar_, chanté par Zabela, ne fut point très remarqué, et l'air du 4e
acte, bien que bissé par quelques-uns, passa tout à fait inaperçu. On
applaudit la cantatrice, mais personne ne se demanda ce qu'elle
chantait, et la critique supposa même que c'était l'une de mes nouvelles
romances.



Sans doute, la direction des théâtres impériaux ressentit-elle quelque
honte de ce que _Sadko_, qui fut représenté avec succès à Moscou et à
Pétersbourg, sur des scènes privées, échappât aux théâtres
subventionnés. D'autre part, aucun de mes opéras ne fut monté au théâtre
Marie, depuis l'aventure avec la _Nuit de Noël_, en 1895. Quelle qu'en
soit la cause, Vsevolojsky manifesta tout à coup le désir de monter ma
_Snegourotchka_, avec la magnificence habituelle aux théâtres impériaux.
De nouveau, le décor et les costumes furent commandés, et l'opéra fut
représenté le 15 décembre. Les décors et les costumes furent, en effet,
très luxueux et d'un caractère original, mais nullement appropriés à un
conte russe. Le costume de la Gelée ressemblait à celui de Neptune. Lel
donnait l'impression d'un Pâris; de même furent parés Snegourotchka,
Koupava, Berendeï et les autres. L'architecture du palais de Berendeï et
de la maison du bourgue Berendeïevka, ainsi que le soleil de pacotille à
la fin de l'opéra, détonnaient ridiculement avec le sujet du conte
printanier. Dans tout se manifestaient les goûts de mythologie française
de Vsevolojsky.

L'opéra eut du succès. Mravina chanta admirablement dans
_Snegourotchka_, bien que les coupures pratiquées jadis dans l'opéra ne
furent point rétablies. La représentation fut longue, en raison de la
durée démesurée des entr'actes.

Pendant les semaines du carême, l'opéra de Mamontov vint de nouveau à
Saint-Pétersbourg, ayant cette fois Truffi pour chef d'orchestre. On
donna la _Pskovitaine_, accompagnée de _Scheloga_, puis _Sadko_, _Boris
Godounov_, avec Chaliapine, et _Mozart et Salieri_. Chaliapine eut un
succès éclatant, et depuis cette époque, sa gloire ne cessa de grandir.
Cependant, le spectacle ne fut pas suffisamment suivi par le public et
ce n'est que grâce à la générosité de Mamontov que la troupe a pu se
tirer d'affaire.

Le cercle de Belaïev ne cessait de s'étendre. Il fut augmenté par mes
anciens élèves du Conservatoire: Zolotarev, Akimenko, Amani, Kryjanovsky
et Tchérépnine, ainsi que d'une nouvelle étoile de première grandeur qui
s'était élevée au firmament de Moscou: A. N. Skriabine, maniéré et plein
de lui-même. Une autre étoile moscovite, S. V. Rakhmaninov, se tint à
part, bien que ses œuvres fussent exécutées aux «Concerts
symphoniques russes». En général, en ces derniers temps, il y eut à
Moscou abondance de nouvelles forces musicales, tels que Gretchaninov,
Korestchenko, Vassilenko et plusieurs autres. Il est vrai que
Gretchaninov était plutôt pétersbourgeois, en tant que mon ancien élève.
Avec ces jeunes compositeurs moscovites apparut aussi la tendance
décadente qui nous venait de l'occident.

Durant l'hiver, je voyais souvent Belsky et nous examinions tous deux le
_Conte du tzar Saltan_ de Pouschkine comme sujet pour l'opéra que
j'avais projeté. Nous étions également intéressés par la légende sur la
_Cité invisible de Kitej_, concurremment avec le «Dit sur la Sainte
Févronie de Mourom»; puis nous fûmes attirés par _Ciel et Terre_ de
Byron et _Odyssée chez le Roi Alchinoé_; mais tout cela fut remis à
plus tard, et toute notre attention se concentra sur _Saltan_ dont nous
élaborions le scénario.

Au printemps, Belsky se mit à écrire son excellent livret, en suivant
autant que possible le texte de Pouschkine et en l'imitant très
artistiquement. A mesure de leur achèvement, il me transmettait une
scène après l'autre, et j'en écrivais la musique. Pour le commencement
de l'été, le prologue fut prêt en brouillon.

De même que durant le précédent été fut composée à Vetchascha la
_Fiancée du tzar_, pendant celui de 1899 tout l'opéra de _Saltan_ fut
achevé; le prologue, le Ier acte et une partie du 2e, furent orchestrés.
_Saltan_ était écrit dans une manière mixte que j'appellerai
instrumento-vocale. Toute la partie fantastique était plutôt
instrumentale, tandis que la partie réaliste, vocale. Au point de vue de
la composition vocale, j'étais particulièrement content du prologue.
Tout l'entretien des deux sœurs aînées avec Babarikha, après la
chansonnette à deux voix, la phrase de la sœur cadette, l'entrée de
Saltan et l'entretien final coulent librement avec une stricte logique
musicale, et la partie réellement mélodique est bien dans les voix qui
ne s'accrochent pas aux fragments de phrases mélodiques de l'orchestre.
La même construction se rencontre dans le trio comique du début du 2e
acte de la _Nuit de Mai_; mais là, la construction musicale est bien
plus symétrique et divisée en séparations nettes et moins unies qu'ici.
L'intention était là aussi excellente, mais la réalisation est
supérieure dans _Saltan_. La symétrie dans les airs de vantardise de la
sœur aînée et de la sœur intermédiaire, ajoute à cette pièce un
caractère voulu de fable. Le chant fantastique du cygne au 2e acte est
légèrement instrumenté et les harmonies sont sensiblement nouvelles.

L'apparition du jour et, avec lui, de la cité rappelle, par la manière,
_Mlada_ et la _Nuit de Noël_; mais le chœur solennel, accueillant
Guidon, écrit en partie sur le thème d'église de la 3e voix, est une
composition d'un caractère tout à fait nouveau. Les miracles racontés
par les marins sont réalisés, dans les derniers tableaux de l'opéra, par
le développement correspondant de la même musique. La transformation du
cygne en tsarine est basée sur les mêmes leitmotiv et harmonie. En
général, le système de leitmotiv est largement appliqué par moi dans cet
opéra, et j'ai ajouté aux récitatifs le caractère particulier de la
naïveté de fable.

En souvenir de notre nourrice Avdotia, morte une année auparavant, je
lui ai emprunté la mélodie de la berceuse qu'elle chantait à mes
enfants, pour le chœur des nourrices qui bercent le petit Guidon.

La première moitié de la saison de 1899-1900 fut consacrée par moi à
l'orchestration du _Tzar Saltan_. Je n'ai pas écrit cette fois
d'ouverture ou d'introduction à mon nouvel opéra, parce que son prologue
scénique en tenait lieu. Par contre, chaque acte était précédé d'une
grande introduction orchestrale, avec un programme défini. En revanche,
le prologue, de même que chaque acte ou chaque tableau, commençait par
la même courte fanfare de trompettes, ayant la signification d'appel à
l'audition et à la vision de l'action qui allait commencer. Le procédé
est original et bien approprié pour un conte. Avec les introductions
orchestrales, assez longues, des Ier, 2e et 4e actes, j'ai composé une
suite orchestrale, sous le nom de _Tableautins pour le Conte du tzar
Saltan_.



CHAPITRE XIX

     _Servilie._--La _Nuit de Mai_ à Francfort.--_Sadko_ à l'Opéra
     impérial.--La représentation du _Tzar Saltan_ à Moscou.--Divers
     projets d'opéras.

(1899-1901)


La partition du _Tzar Saltan_ terminée, je commençais à songer à la
_Servilie_ de Mey. L'idée de la prendre pour sujet d'opéra m'était déjà
venue à plusieurs reprises. Cette fois, je m'y suis arrêté plus
sérieusement. Ce sujet, tiré de la vie de l'ancienne Rome, me permettait
de jouir d'une plus grande liberté de style. Toute méthode pouvait y
être appliquée, sauf ce qui s'y _opposait d'une façon flagrante_, comme,
par exemple, le style nettement allemand, foncièrement français,
indiscutablement russe, etc.

La musique antique ne nous a laissé aucune trace; personne ne l'a
entendue, personne n'a le droit de dire au compositeur que sa musique
n'est pas romaine, s'il remplit les conditions d'éviter tout ce qui la
contredit d'une façon évidente. J'avais donc une liberté absolue. Mais,
d'autre part, une musique non nationale ne saurait exister; en réalité,
toute musique qu'on a l'habitude de considérer comme universelle, est
quand même nationale. La musique de Beethoven est allemande; celle de
Wagner est indiscutablement allemande, celle de Berlioz est française,
celle de Meyerbeer l'est également. Seule, la musique contrepointique
des anciens Hollandais et Italiens pourrait peut-être ne pas avoir de
caractère national, parce qu'elle repose plutôt sur le calcul que sur le
sentiment.

C'est pourquoi, il me fallait choisir pour _Servilie_ également une
nationalité plus ou moins appropriée. Les nuances en partie italiennes,
en partie grecques, me semblaient s'adapter le mieux au sujet. Quant à
la musique de caractère, celle de danse, etc., il me semblait que les
nuances byzantines et orientales s'y apparentaient préférablement. On
sait que les Romains n'avaient pas, à vrai dire, un art à eux et qu'ils
l'avaient emprunté à la Grèce. D'un côté, je suis convaincu de la
parenté entre l'antique musique grecque et la musique orientale et, de
l'autre, j'estime qu'il faut chercher les traces de l'ancienne musique
grecque dans la musique byzantine dont les échos résonnent dans les
vieux chants orthodoxes.

Tel fut le principe qui me guida lorsque le style de _Servilie_
commençait à s'éclaircir dans mon esprit. Je n'ai révélé à personne mon
projet d'écrire Servilie et, me servant du drame de Mey, je me suis mis
à établir seul le livret de mon opéra. Je n'avais pas trop de
modification à y introduire, et pendant la saison de 1899-1900, des
pensées musicales naquirent dans mon cerveau.



Les troubles qui eurent lieu à l'université pendant cette année scolaire
nous obligèrent, ma femme et moi, à envoyer notre fils André dans une
faculté étrangère. Nous avons choisi Strasbourg, où André se rendit en
automne 1899. En même temps, la direction de l'Opéra de
Francfort-sur-le-Mein exprima le désir de monter ma _Nuit de Mai_ et me
demanda des indications à ce sujet. J'indiquai par écrit ce que je pus;
mais c'était certainement insuffisant, et il m'était impossible d'y
aller personnellement. Juste avant la représentation de mon opéra,
Verjbilovitch se rendait à Francfort pour y donner quelques concerts. Je
le priai de faire une visite à la direction de l'Opéra de Francfort et
d'y donner verbalement, de ma part, quelques indications relatives à la
mise en scène et de la couleur locale, afin qu'elles ne détonnent pas
trop avec les usages de la vie ukranienne, complètement ignorés des
Allemands. Verjbilovitch, qui accepta très aimablement cette mission, ne
fit absolument rien, et il ne se montra même pas à la direction de
l'Opéra. J'aurais dû le prévoir et ne pas me fier à lui...

Le spectacle fut annoncé, et mon André, l'apprenant, se rendit à
Francfort et assista à la première représentation.

La partie musicale était assez bien exécutée, par l'orchestre surtout;
mais ce qui se passait sur la scène était une indigne caricature. Par
exemple, le Bailli, le Scribe et le Distillateur, paraissant dans le
deuxième tableau du deuxième acte, se mirent à genoux et crièrent d'une
façon tragique: «Satan, Satan!»

L'opéra fut donné trois fois et bientôt il fut oublié de tous. La
critique se montra condescendante, mais pas davantage.

Mes rapports avec l'Opéra de Prague donnèrent plus de résultats. Durant
plusieurs années de suite, y furent donnés: la _Nuit de Mai_, la
_Fiancée du tzar_ et _Snegourotchka_, tous avec un grand succès.

Invité à venir à Bruxelles pour y diriger un concert de musique russe au
théâtre de la Monnaie, je m'y suis rendu en mars. Cette fois, à la tête
de l'entreprise était un certain M. D'Aoust, riche et cultivé amateur de
musique. Joseph Dupont était mort. On me fut très hospitalier. D'Aoust
et sa famille furent attentifs et aimables; les répétitions furent en
nombre suffisant et les exécutions excellentes, comme lors de mon
premier voyage. Le programme contenait _Sadko_, _Shéhérazade_, la suite
de la _Raymonde_ de Glazounov, etc. _Sadko_ plut modérément;
_Shéhérazade_, beaucoup. Vincent D'Indy assistait au concert, mais ne
vint pas me voir. En somme, mon voyage fut très réussi. Au retour, je me
suis avec zèle à _Servilie_.



Vsevolojsky fut remplacé à la tête des théâtres impériaux par le prince
S. M. Volokonsky. Le nouveau directeur se mit aussitôt à monter _Sadko_
sur la scène du théâtre Marie.

Les décors furent exécutés d'après les esquisses de A. Vasnetzov, et les
costumes d'après ses dessins. Les meilleurs artistes de la troupe y
chantèrent. La Tzarine fut chantée par Bolska; Sadko, par Yerchov.
Cependant, celui-ci, par suite d'intrigue ou de caprice, ne chanta pas à
la première représentation et fut remplacé par Davidov. Napravnik étudia
l'opéra et le dirigea sans froncer les sourcils, mais, par la suite,
passa tout de même mon opéra à Félix Blumenfeld, devenu à cette époque
l'un des chefs d'orchestre du théâtre Marie.

_Sadko_ fut donc représenté enfin au théâtre impérial, ce qu'on aurait
pu faire depuis longtemps et qui n'a pu être réalisé qu'à la suite du
changement dans la direction théâtrale. L'opéra fut exécuté dans la
perfection. Il me fut si agréable d'entendre enfin ma musique jouée par
un grand orchestre et après des études voulues! L'à peu près des scènes
privées avait commencé à me décourager.

Après trois ou quatre représentations, Yerchov assuma le rôle de Sadko
et le mit en relief. L'opéra fut donné avec quelques coupures que
j'indiquai moi-même, croyant qu'elles allongeaient trop la
représentation. Par la suite, je me suis aperçu que même ces coupures,
sauf quelques rares exceptions, n'étaient pas nécessaires. Le poème
légendaire de Nejata est, en effet, un peu long et monotone; mais en
raison des coupures qu'on y pratique, son excellente variation
orchestrale disparaît. La scène sur le navire, un peu longue par
elle-même, ne semble pas gagner à être écourtée. Quant à la grande
coupure dans le finale de l'opéra, elle est parfaitement préjudiciable.
Si Sadko se maintient sur la scène encore pendant quinze ou vingt ans,
il est bien probable que toutes ses coupures seront rétablies, comme
cela s'est produit avec les opéras de Wagner, qu'on donnait jadis avec
coupures et aujourd'hui intégralement.

Encore avant la représentation de _Sadko_ à l'Opéra impérial, j'étais
allé à Moscou pour assister aux représentations du _Tzar Saltan_ au
théâtre Solodovnikov que la troupe de Mamontov exploitait en
association. Elle avait perdu son mécène, qui avait été emprisonné pour
les dettes qu'il avait faites dans une entreprise de construction de
chemin de fer d'Arkangel. Sa troupe forma une société et donna des
représentations avec la même composition qu'avant.

Le _Tzar Saltan_ fut très bien monté, autant qu'on pouvait attendre
d'un théâtre privé. Les décors ont été peints par Vroubel et les
costumes faits d'après ses dessins. Tous les artistes formèrent un
excellent ensemble, et l'opéra fut donné pour la première fois le 21
octobre, avec un grand succès.



Plusieurs sujets d'opéra s'étaient présentés à mon esprit durant cette
saison. Sur ma prière et d'après mes indications, Tuménev écrivit pour
moi un livret pour un opéra intitulé _Pan Voyevode_, dont l'action se
passe en Pologne du XVIe au XVIIe siècle, d'un caractère dramatique et
sans tendance politique. L'élément fantastique devait y être peu
sensible, notamment sous forme de nécromancie et de sortilèges. Des
danses polonaises devaient y entrer également.

La pensée d'écrire un opéra sur un sujet polonais me hantait depuis
longtemps. D'abord, quelques mélodies polonaises, que ma mère me
chantait dans mon enfance et que j'avais déjà utilisées lors de la
composition de la mazurka pour violon, continuaient à me poursuivre;
ensuite, je subissais indiscutablement l'influence de Chopin dans les
tournures mélodiques de ma musique, comme dans nombre de procédés
harmoniques, fait que la perspicace critique ne s'est jamais avisé
d'apercevoir. L'élément national polonais dans les œuvres de Chopin a
toujours exercé sur moi une grande séduction; je tenais donc à payer mon
tribut d'admiration de cet aspect de la musique de Chopin, dans l'opéra
au sujet polonais, et il me semblait que j'étais en mesure d'écrire
quelque chose de réellement polonais.

Le livret du _Pan Voyevode_ me donna toute satisfaction. Tumenev avait
saisi parfaitement le caractère de mœurs polonaises, et le livret
lui-même, sans présenter quelque invention nouvelle, était fertile en
moments musicaux.

Cependant, j'ai remis pour quelque temps la composition de _Pan
Voyevode_. J'examinais en même temps avec Belsky d'autres sujets:
_Nausicaa_ et la _Légende sur la cité invisible Kitej_. Une partie du
livret du premier était déjà écrite par Belsky; toutefois, mon intention
s'arrêta à un autre projet.

Un jour, je reçus la visite de Petrovsky, collaborateur de Findeisen à
la _Gazette russe musicale_. C'était un homme instruit, bon musicien,
excellent critique musical et un wagnérien impénitent. Il me présenta
un livret de lui sur un sujet fantastique, en 4 courts tableaux, sous le
titre _Kastcheï l'Immortel_. Ce livret m'intéressa. Cependant, je le
trouvais trop allongé dans le dernier tableau, et ses vers peu
satisfaisants.

J'ai exprimé mes réserves à Petrovsky; il me présenta, quelque temps
après, une autre version, plus détaillée, mais qui me plut encore moins.
M'arrêtant alors à la première version, j'ai décidé de la modifier
moi-même, à ma convenance. Il en résulta que je n'avais rien de précis
en vue, et je suis parti à la campagne sans projet arrêté.



CHAPITRE XX

     Composition de la cantate-prélude _D'après Homère_ et de _Kastcheï
     l'Immortel_.--_Vera Scheloga_ et la _Pskovitaine_ au Grand Théâtre
     Impérial de Moscou.--Composition du _Pan Voyevode_.--Nouvelle
     orchestration de la _Statue du Commandeur_.--_Servilie_ au Théâtre
     Impérial Marie.--_Kastcheï l'Immortel_ à l'Opéra privé de
     Moscou.--Composition de la _Légende sur la cité invisible de
     Kitej_.--_Scheloga_ et la _Pskovitaine_ au Théâtre Impérial
     Marie.--La mort de Belaïev et son testament.--_Boris Godounov_ au
     Théâtre Impérial Marie.

(1901-1905)


Au début de l'été, j'étais encore occupé à l'orchestration du 2e acte de
_Servilie_, qui s'imprimait à mesure. Ayant achevé _Servilie_, j'ai
écrit une cantate-prélude en guise d'introduction à _Nausicaa_. Le
prélude orchestral dépeignait la mer déchaînée, emportant Odyssée,
tandis que la cantate exprimait le chant des dryades, accueillant le
lever du soleil et la rose Eos. Cependant n'ayant pas décidé
définitivement du sort de _Nausicaa_, j'appelai en attendant ma
cantate-prélude: _D'après Homère_.

Réfléchissant pendant ce temps au _Kastcheï l'Immortel_, je suis arrivé
à la conclusion que les deux derniers tableaux pourraient facilement
être réunis en un seul. J'ai résolu d'écrire ce petit opéra en trois
tableaux, sans interruption de la musique. Je me suis mis à rédiger le
livret avec le concours de ma fille Sonia, et nous avons composé de
nouveaux vers. J'avançai rapidement dans la composition de la musique,
et, vers la fin de l'été, le premier tableau fut prêt en partition, et
le 2e en esquisse. L'œuvre prenait un caractère original, grâce à
quelques nouveaux procédés harmoniques que je n'avais pas encore
employés jusqu'ici. C'était de fausses relations formées par la marche
des grandes tierces; des tons soutenus intérieurs et différentes
cadences fausses et interrompues, avec des retours sur les accords
dissonants, ainsi que nombre d'accords fuyants.

J'ai réussi à placer sur un accord de septième diminué presque toute la
scène, assez prolongée, de la tempête de neige. La forme s'établissait,
ininterrompue, mais la tonalité et le plan de la modulation ne furent
pas occasionnels, suivant mon habitude, d'ailleurs. Le système du
leitmotiv était appliqué en plein. Çà et là, dans les moments lyriques,
la forme prenait un caractère stable et un ordre périodique, sans
pleines cadences, toutefois. Le rôle était mélodieux, mais les
récitatifs reposaient pour la plupart sur une base instrumentale,
contrairement à ce qui avait eu lieu dans _Mozart et Saliéri_.
L'orchestre était d'une composition ordinaire, et le chœur dans les
coulisses seulement. L'esprit général de l'œuvre était morne,
désespéré, avec de rares éclaircies et, parfois, avec des lueurs
sinistres. Seuls l'arioso du tsarevitch, au 2e tableau, son duo avec la
tsarine, au 3e tableau, et la conclusion avaient un caractère serein,
ressortant en relief sur la tonalité sombre de l'ensemble.

A l'automne, je continuai à travailler au _Kastcheï l'Immortel_. J'ai
instrumenté son 2e tableau et, après une courte interruption, écrit et
instrumenté le 3e. Bessel se mit aussitôt à l'imprimer. Le prince
Volkonsky, qui avait monté la saison précédente mon _Sadko_, fit
représenter, pendant la saison 1901-1902, la _Fiancée du tzar_. Elle eut
un grand succès. Napravnik la dirigeait volontiers, puis passa le bâton
de chef à Félix Blumenfeld. L'opéra a été donné sans coupure.

L'Opéra impérial de Moscou a représenté, dans la même saison, ma
_Pskovitaine_, précédée de _Vera Scheloga_. J'ai assisté à la
répétition générale et à la première représentation. L'exécution fut
bonne et Chaliapine fut incomparable.

La _Pskovitaine_ fut donnée en entier, avec la scène de la forêt, et je
me suis convaincu que cette scène était superflue. Le prologue fut peu
remarqué, bien que Salina fut parfaite dans Vera Scheloga.

Au printemps, je me suis mis définitivement à la composition du _Pan
Voyevode_.

Nous avons décidé, ma femme et moi, de passer l'été de 1902 à
l'étranger. Notre fils André passa à l'université de Heidelberg pour le
semestre d'été, afin d'y suivre le cours du vieux professeur Kuno
Fischer. C'est pourquoi nous avons choisi Heidelberg pour notre
résidence principale. Nous y avons loué une villa, un piano, et je me
suis mis au _Pan Voyevode_.

J'ai eu un autre travail en vue. Tenaillé depuis longtemps par l'idée
que l'orchestration de la _Statue du Commandeur_ faite dans ma jeunesse,
dans la période de la _Nuit de Mai_, était insuffisante, je résolus
d'orchestrer à nouveau la belle œuvre de Dargomyjsky. Ayant déjà
orchestré, deux ou trois ans auparavant, le premier tableau, je me suis
attelé au reste, en adoucissant par endroits les duretés extrêmes et
les absurdités harmoniques de l'original. Le travail avançait. Avançait
_Pan Voyevode_, avançait l'orchestration de la _Statue du Commandeur_,
avançait également la correction des épreuves de _Kastcheï l'Immortel_.

Après avoir passé deux mois dans le charmant Heidelberg, nous l'avons
quitté à la venue des vacances universitaires. Après un voyage en
Suisse, nous sommes rentrés chez nous par Munich, Dresde et Berlin. A
Dresde, nous avons pu entendre en entier la _Mort des Dieux_ de Wagner,
dont l'exécution fut admirable.

Je suis rentré à Saint-Pétersbourg avec quantité d'esquisses pour le
_Pan Voyevode_, et je me suis remis aussitôt à l'achèvement du travail
et à l'orchestration de ce que j'ai déjà écrit.



Le prince Volkonsky, ayant résilié ses fonctions de directeur des
théâtres impériaux, il fut remplacé dans ce poste par M.
Teliakovsky[32].

Suivant l'habitude, le répertoire des théâtres impériaux de la saison
est fixé pendant le printemps, et on avait compris dans le programme de
la saison de 1902-1903 _Servilie_. A l'automne, on commença les
répétitions des chants, sous la direction de Félix Blumenfeld, Napravnik
étant malade. Blumenfeld conduisit les répétitions jusqu'à celles de
l'orchestre. Appréciant son travail et connaissant son désir de diriger
la représentation de ma _Servilie_ en toute indépendance, et non en
qualité d'intérimaire de Napravnik, je demandai à celui-ci, déjà
rétabli, de laisser à Félix ce soin. Napravnik consentit de bonne grâce.

En octobre, _Servilie_ fut représentée dans les meilleures conditions.
Mme Kouza fut parfaite en Servilie; non moins bien furent Yerchov en
Valère, Srebriakov en Soran, de même les autres. L'opéra fut très bien
répété et les artistes chantèrent avec une évidente bonne volonté.
L'opéra passa avec un «succès d'estime» à la première représentation et,
naturellement, sans aucun succès aux jours d'abonnement. Donnée encore
une fois, hors d'abonnement, elle ne réunit pas une salle nombreuse et
elle fut retirée du répertoire sans l'avoir mérité. La direction des
théâtres impériaux l'a quand même retenue pour le répertoire de Moscou,
avec les décors et toute la mise en scène de Pétersbourg.

Durant la même saison, le théâtre Marie monta la _Mort des Dieux_. Tout
le cycle des Nibelungen fut ainsi représenté. On donna également
_Francesca_, le nouvel opéra de Napravnik. Pendant ce temps, la Société
des artistes moscovites représenta mon _Kastcheï_. On le donna en même
temps que _Yolante_, et leur exécution ne fut pas mauvaise pour un opéra
privé. Je fus content du style soutenu de mon opéra, et les parties de
chant apparurent comme suffisamment faciles pour les artistes; mais il
est peu probable que le public ait pu démêler exactement ses
impressions. Les couronnes et les rappels dont fut honoré l'auteur ne
préjugent rien, surtout à Moscou, où on m'aime, je ne sais trop
pourquoi.

Tout en travaillant au _Pan Voyevode_, j'examinais avec Belsky le sujet
de la _Légende sur la Cité invisible de Kitej_. Lorsque le plan fut
définitivement établi, Belsky se mit au livret et l'acheva vers l'été.
De mon côté, j'avais terminé, depuis le printemps, le brouillon du
premier acte.

Après le mariage de ma fille Sonia, qui a épousé V. P. Troïtsky, nous
sommes partis pour la campagne. Là, j'ai terminé d'abord l'orchestration
du deuxième acte du _Pan Voyevode_, puis me suis mis au _Kitej_. A la
fin de l'été, le premier et le deuxième tableau du quatrième acte furent
terminés en brouillon. A mon retour à Pétersbourg, j'ai écrit le premier
tableau du troisième acte, puis le deuxième de _Kitej_, et j'ai commencé
l'orchestration.

Cette saison fut marquée pour moi par la représentation de la
_Pskovitaine_, accompagnée de _Scheloga_, au théâtre Marie. Chaliapine
fut merveilleux. Napravnik dirigea l'orchestre. L'opéra fut représenté
avec les coupures faites sur mes indications: la scène de la forêt fut
supprimée, tandis que la musique de la forêt, de la chasse tsarienne et
de l'orage fut exécutée sous forme de tableau symphonique, avant le
troisième acte, et se termina par la chanson des jeunes filles en _sol
maj._, derrière le rideau baissé. Et ce fut fort bien.

Chaliapine eut un succès formidable; l'opéra eut un succès moyen, en
tout cas, loin de celui qu'il avait eu au début.

Mon _Saltan_ fut donné par la troupe de l'opéra russe au théâtre du
Conservatoire. Mais je n'ai assisté ni aux répétitions, ni aux
représentations, parce qu'on disait que le dirigeant occulte du
répertoire y était un critique musical d'un journal pétersbourgeois à
qui je ne voulais pas avoir affaire. On me dit que l'exécution fut
exécrable.

Pendant les fêtes de Noël, Belaïev, qui se sentait mal depuis assez
longtemps, consentit à se soumettre à une assez grave opération.
Celle-ci fut accomplie d'une façon satisfaisante, mais son cœur ne
put résister et, deux jours après, il expira, à l'âge de soixante-sept
ans. On s'imagine quel coup cela fut pour tout le cercle dont il avait
été le centre!

Par son testament détaillé, après avoir assuré l'existence de sa
famille, il laissa toute sa fortune aux œuvres musicales. Chaque
institution eut sa part: les «Concerts symphoniques russes», sa maison
d'édition, le fonds des droits de compositeur, le prix Glinka, fondé par
lui, le concours de composition de musique de chambre et, enfin, une
somme permanente pour le secours aux musiciens nécessiteux. Pour
administrer tous ces capitaux et les œuvres musicales fondées par
lui, il indiqua trois personnes: moi, Glazounov et Liadov, avec
l'obligation de choisir nos remplaçants. Les capitaux laissés par lui
furent si importants qu'avec le seul revenu on pouvait assurer à
perpétuité le fonctionnement de la maison d'édition, des concerts, des
concours, etc. Le revenu était même plus fort que les sommes que nous
avions à dépenser, de sorte que le capital augmente avec le temps. Il en
résulte que grâce à l'amour désintéressé de Belaïev pour l'art, une
institution sans précédent était formée, assurant à perpétuité la
possibilité de publier et de faire exécuter les œuvres de la musique
russe. Mais rien n'est parfait en ce monde, et le testament lui-même
contenait certaines erreurs qui rendirent cette institution vulnérable.
Je parlerai un jour de ces erreurs.



Au mois d'octobre, ou de novembre, fut représenté au théâtre Marie,
_Boris Godounov_, dans ma rédaction et avec Chaliapine dans le principal
rôle. Blumenfeld dirigea l'orchestre; l'opéra fut donné sans coupure.
Après quelques représentations, la scène sous les Kroms fut supprimée,
sans doute en raison des troubles politiques qui commençaient à éclater
à cette époque.

Je fus au plus haut point content de mes rédaction et orchestration de
_Boris Godounov_, que j'ai entendu pour la première fois avec
l'accompagnement d'un grand orchestre. Les fougueux admirateurs de
Moussorgsky montrèrent quelque peu grise mine, exprimèrent de vagues
regrets. Mais en donnant une nouvelle rédaction à Boris, je n'ai pas
supprimé la version primitive. Si un jour on trouve que l'original est
supérieur à ma rédaction, on n'aura qu'à représenter cette œuvre dans
la partition de Moussorgsky.



CHAPITRE XXI

     Agitation parmi les élèves du Conservatoire.--Représentation de
     _Kastcheï_ à Saint-Pétersbourg.--Mon traité
     d'instrumentation.--_Pan Voyevode_ à Moscou.--La mort de
     Arensky.--Reprise de _Snegourotchka_.--Les concerts.--Addition à la
     partition de _Boris Godounov_.--_Le Mariage_ de Moussorgsky.--L'été
     de 1906.

(1905-1906)


Les études du Conservatoire avançaient plus ou moins régulièrement
jusqu'aux fêtes de Noël. Toutefois, à la veille de ces fêtes, une
certaine agitation commença à se manifester parmi les élèves, échos de
celles qui avaient eu lieu parmi la jeunesse universitaire. Mais voici
que vînt la journée du 9/22 janvier, et l'agitation politique souleva
tout Saint-Pétersbourg. Les élèves du Conservatoire y furent entraînés à
leur tour. Des réunions bruyantes eurent lieu dans les auditoires. Le
directeur Bernhard, poltron et manquant de tact, voulut s'y opposer. La
direction de la Société Russe Musicale intervint. Plusieurs réunions du
conseil artistique et de la direction de la Société eurent lieu; je fus
choisi parmi les membres du comité devant chercher le terrain
d'apaisement des élèves. On proposa d'abord plusieurs mesures: exclure
les meneurs, faire venir la police, fermer temporairement le
Conservatoire. Nous étions quelques-uns qui défendirent les droits des
élèves.

Je passais aux yeux de la partie conservatrice des professeurs et de la
direction presque comme le chef du mouvement révolutionnaire parmi les
étudiants. J'ai publié, dans le journal _Rouss_, une lettre, dans
laquelle je reprochais à la direction son manque de perspicacité et
démontrais la nécessité d'accorder l'autonomie au Conservatoire. A la
réunion du conseil, Bernhard condamna les termes de ma lettre. On lui
opposa des raisons contraires; mais il leva la séance sans laisser
prendre de résolution.

La plus grande partie des professeurs, dont j'étais, l'invita alors par
écrit à se démettre. Tout cela eut pour résultat la fermeture du
Conservatoire, l'exclusion de plus d'une centaine d'élèves, la démission
de Bernhard et ma révocation comme professeur au Conservatoire, mesure
prise par la direction principale de la Société Musicale, à l'insu du
conseil artistique.

Ayant reçu l'avis de ma révocation, je l'ai annoncée par une lettre
publique, dans la _Rouss_, et j'ai donné en même temps ma démission de
membre d'honneur de la section pétersbourgeoise de la Société Musicale.
Il se passa alors une chose bien singulière. Des deux capitales, de tous
les points de la Russie, affluèrent à mon nom des adresses collectives,
des lettres des différentes institutions et d'un grand nombre de
personnes, appartenant au monde musical, et où de chaudes sympathies
m'étaient exprimées, ainsi que l'indignation contre la direction de la
Société Russe Musicale. Des délégations des diverses sociétés et
corporations vinrent me voir pour me faire les mêmes déclarations. Les
journaux étaient remplis d'articles traitant mon cas. Le comité de
direction était fort malmené. Quelques-uns de ses membres, notamment
Persiani et Taneïev donnèrent leur démission. Les élèves du
Conservatoire organisèrent une représentation de mon _Kastcheï_ et de
mes morceaux séparés au théâtre de Mme Kommissarjevsky. _Kastcheï_ fut
assez bien répété, sous la direction de Glazounov. A la fin de l'opéra,
on m'appela à plusieurs reprises sur la scène, on lut des adresses de
toutes sortes de corporations et on prononça des discours très
violents. Un bruit indescriptible éclatait après chaque lecture
d'adresse ou chaque discours. Finalement, la police ordonna de faire
descendre le rideau de fer et la manifestation se termina. La partie
concertrale ne put, par suite, avoir lieu.

Une pareille exagération de mes mérites et de mon soi-disant courage
civique ne saurait être expliquée que par l'agitation qui s'est emparée
de toute la société russe et qui voulait, en s'adressant à moi, exprimer
hautement l'indignation accumulée chez elle contre le régime en général.
M'en rendant bien compte, je n'en ressentis aucune satisfaction
d'amour-propre. J'attendis seulement que cela finisse. Mais cela ne
finit pas de sitôt, car cela dura encore deux mois entiers. Ma situation
n'était pas tenable. La police donna l'ordre d'empêcher toute exécution
de mes œuvres à Saint-Pétersbourg.

Certains satrapes de province donnèrent les mêmes ordres dans leur
ressort. En vertu de cette interdiction, le troisième concert
symphonique, dont le programme portait l'ouverture de la _Pskovitaine_,
n'eut pas lieu. Vers le commencement de l'été, la force de cette
absurde interdiction faiblit peu à peu, et mes œuvres apparurent en
grande quantité sur le programme des orchestres en plein air,
précisément à cause de l'attention dont je fus l'objet. Seuls, les zélés
gouverneurs de province continuèrent à considérer, pendant quelque temps
encore, mes œuvres comme révolutionnaires.

Les études du Conservatoire ne reprenaient point. Glazounov et Liadov
démissionnèrent. Quant à mes autres collègues, après quelques palabres
bruyants, ils restèrent tous, sauf Verjbilovitch, celui-ci sans raison
explicable. Mme Essipov partit pour l'étranger, et Blumenfeld, qui
saisit ce prétexte qu'il cherchait depuis longtemps, quitta à son tour
le Conservatoire. Les professeurs, assemblés en des réunions privées
chez Sacha Glazounov, élurent celui-ci directeur du Conservatoire
autonome. Mais cette élection resta pour l'instant toute platonique.

Les événements du printemps de 1905 qui eurent lieu au Conservatoire et
toute l'histoire me concernant sont décrits ici fort brièvement; mais
les matériaux s'y rapportant: articles, lettres, avis officiels
m'annonçant ma révocation, etc., sont conservés par moi en ordre
parfait. Quiconque s'y intéresse pourrait utiliser ces matériaux; quant
à moi, je n'ai aucune envie de décrire en détail ce long intermède dans
ma vie musicale.

Nous avons passé l'été de 1905 de nouveau à Vetchascha. Mon fils André,
souffrant de rhumatismes, partit avec sa mère pour une cure à l'étranger
et revint à Vetchascha vers la fin de l'été seulement.

Fort troublé par les événements du Conservatoire, je fus longtemps avant
de me remettre au travail. Après divers essais d'une étude contenant
l'examen de ma _Snegourotchka_, je me suis mis enfin à la réalisation
d'une idée, déjà ancienne, d'écrire un traité d'orchestration, en
l'appuyant sur des exemples pris exclusivement dans mes œuvres. Ce
travail dura pendant tout l'été. De plus, j'ai eu à récrire au net et à
parachever la partition de _Kitej_ en vue de sa publication. L'édition
en fut cette fois assurée par la firme de Belaïev.

A mon retour à Saint-Pétersbourg, tout mon temps fut pris par le choix
des exemples pour mon traité d'orchestration et l'élaboration de la
forme du traité même. Le Conservatoire demeurait toujours fermé. Les
élèves venaient prendre leurs leçons chez moi.

Au début de l'automne, je fus appelé à Moscou pour la représentation de
_Pan Voyevode_ au Grand Théâtre Impérial. C'est le talentueux
Rakhmaninov qui dirigea l'orchestre. La musique avait été très bien
étudiée, mais quelques-uns des chanteurs furent un peu faibles.
L'orchestre et le chœur furent excellents.

Je me suis rendu compte avec satisfaction que mes conceptions musicales
se réalisaient parfaitement dans la pratique, tant dans la partie vocale
que dans la partie orchestrale. La musique, qui donnait déjà une
impression satisfaisante sur la scène d'un opéra privé, gagnait
énormément dans l'exécution d'un grand orchestre. Les voix résonnaient
d'une façon parfaite. Et toute l'orchestration était aussi bonne. Le
commencement de l'opéra, le nocturne, la scène d'envoûtement, la
mazurka, la cracovienne, la polonaise pianissimo, pendant la scène de
Jadviga avec le pan Dzuba, ne laissaient rien à désirer. Le chant sur le
cygne mourant, qui a beaucoup plu à Saint-Pétersbourg, parut ici plus
pâle, chanté par Polozova, et l'air du Voyevode fut exécuté par Pétrov
sans relief.

Le temps ne fut pas moins troublé à Moscou pendant les représentations
de _Pan Voyevode_. Une grève éclata dans les imprimeries quelques jours
avant la première représentation; sauf les affiches du théâtre, aucune
annonce ne put paraître dans les journaux, et la première soirée, la
salle fut loin d'être comble.

L'opéra eut un «succès d'estime»; cependant, la fréquence des grèves,
l'agitation politique, et enfin, la révolte de décembre qui eut lieu à
Moscou, eurent pour résultat de faire disparaître mon œuvre du
répertoire de l'Opéra, après quelques représentations.

Teliakovsky n'avait assisté qu'à la première représentation. Ayant
appris par Rakhmaninov que j'ai achevé ma _Légende sur le Kitej_, il
m'exprima le désir de le monter à Pétersbourg durant la saison
prochaine. Je lui ai répondu que j'ai pris la résolution de ne plus
présenter jamais mes opéras à la direction: qu'elle choisisse elle-même
parmi mes œuvres éditées; mais puisque le directeur s'intéressait à
mon _Kitej_, je lui en adresserai un exemplaire dès l'impression de
l'opéra, avec une dédicace; quant à le monter ou à ne pas le monter,
c'était à lui de décider; s'il le fait, j'en serais très heureux; sinon,
je ne lui adresserai aucun reproche.

Après avoir entendu mon _Sadko_ au théâtre Solodovnikov, dans une
détestable exécution, je revins à Saint-Pétersbourg.

Pendant cet automne, la mort emporta Arensky. Après la fin de ses études
au Conservatoire de Saint-Pétersbourg, mon ancien élève devint
professeur au Conservatoire de Moscou et vécut plusieurs années dans la
vieille capitale. D'après tous les témoignages, sa vie s'était écoulée
d'une façon désordonnée, dans les buveries et les jeux de cartes, ce qui
pourtant n'entrava pas sa fécondité de compositeur. A un moment donné,
il eut même une crise de folie qui passa, toutefois, sans laisser de
trace. Ayant abandonné le professorat au Conservatoire de Moscou, il
alla habiter Saint-Pétersbourg et fut pendant quelque temps le
successeur de Balakirev à la tête de la chapelle de la Cour. Dans cette
fonction, il continua de même à mener sa vie désordonnée, quoique à un
degré moindre. Il quitta également la chapelle de la Cour et prit la
direction du chœur du comte Scheremetiev. Dès lors sa situation
devint bien plus enviable. Ayant le titre d'un fonctionnaire pour
mission spéciale au ministère de la Cour, Arensky recevait 6.000 roubles
de traitement, tout en jouissant de loisir pour s'occuper de ses
œuvres. Aussi composait-il beaucoup; mais en même temps, ses orgies
et le jeu reprirent de plus belle et minèrent sa santé. Finalement, il
contracta la tuberculose. Parti déjà très bas pour Nice, il revint
mourir en Finlande.

Depuis qu'il vint habiter Saint-Pétersbourg, Arensky entretenait des
relations amicales avec le cercle Belaïev; mais en tant que compositeur,
il se tenait à l'écart, rappelant sous ce rapport Tchaïkovsky. Quant à
ses tendances musicales, il se rapprochait le plus de celles d'Antoine
Rubinstein, sans en avoir au même degré la force créatrice, bien qu'au
point de vue instrumental, il le dépassait, parce que enfant de son
temps. Dans sa jeunesse, Arensky ne fut pas sans subir mon influence et,
plus tard, celle de Tchaïkovsky. Mais son souvenir ne lui survivra pas
longtemps.



La grande grève éclata à ce moment. Arriva la journée du 30 octobre,
avec les manifestations populaires du lendemain[33]. Pendant quelque
temps, une liberté complète de la presse régna; puis elle fut de nouveau
abolie et les répressions leur succédèrent. Aussi, n'avais-je point
l'état d'esprit nécessaire pour continuer mon travail de rédaction du
traité d'orchestration.

Cependant, au milieu de ce trouble, un règlement temporaire fut
promulgué, par lequel une certaine autonomie était accordée au
Conservatoire. Le Conseil artistique acquérait le droit de nommer les
professeurs en dehors de la compétence de la direction, et choisir dans
son sein le directeur du Conservatoire pour un temps défini. En vertu de
ces nouveaux principes, le Conseil m'invita, ainsi que les autres
professeurs qui ont quitté le Conservatoire à cause de moi, à reprendre
nos fonctions. Le Conseil reconstitué, élut, dès sa première séance,
Glazounov comme directeur du Conservatoire. Les élèves exclus furent
réadmis. Mais il fut impossible de recommencer les études, car la
réunion des élèves décida de ne pas les reprendre tant que ne seront
pas reprises les études dans les autres établissements de
l'enseignement supérieur. Il fut donc décidé de procéder seulement aux
examens au mois de mai.

Je continuais à enseigner à mes élèves chez moi. Pendant ce temps, les
réunions du Conseil artistique étaient orageuses à l'extrême. Certains
de ses membres préconisaient la continuation des cours, dénigrant les
élèves de toutes les façons et se querellant avec Glazounov, qui tenait
à respecter la décision des élèves; d'autres membres, d'abord partisans
du nouveau directeur, lui tournèrent le dos, sous l'influence de la
réaction qui s'était produite dans une partie de la société russe. La
situation de Glazounov, adoré par les élèves, était difficile. La partie
conservatrice du Conseil lui faisait une opposition acharnée à toutes
les séances. Pendant l'une d'elles, je perdis patience et quittai la
salle, déclarant que je ne saurais plus rester au Conservatoire. On
courut après moi et on essaya de me calmer. J'écrivis au Conseil une
lettre d'explication où j'avouai que je n'aurais pas dû m'emporter, mais
je donnai le motif de mon indignation.

J'ai décidé de rester encore au Conservatoire jusqu'à l'été et de
l'abandonner à l'automne, parce que la direction pétersbourgeoise de la
Société Musicale, qui s'était d'abord effacée, reprit de l'assurance et
entrava toutes les initiatives de Glazounov au point de vue pécunier. Je
dis à Glazounov mon intention de m'en aller et cherchai à le persuader
de faire de même. Il fut au désespoir et vit dans mon abandon du
Conservatoire le prélude d'une nouvelle difficulté, mais refusa de
démissionner lui-même, espérant être encore utile à l'établissement.

Vint le mois de mai et l'époque des examens. Glazounov les conduisit
avec énergie. Les esprits des étudiants se calmèrent pendant les
examens, et l'année scolaire se termina sans incidents. Par affection
pour mon cher Sacha et aussi pour nombre de mes élèves, je résolus de ne
pas démissionner pour l'instant, car les intentions de Glazounov étaient
les meilleures, et il m'était pénible de déranger ses projets.



Pendant la deuxième moitié de la saison, _Snegourotchka_ fut reprise au
théâtre Marie, et donnée onze fois, sous la direction de Blumenfeld.
Malgré le temps de trouble, les recettes furent très bonnes. _La Fiancée
du Tzar_, donnée au commencement de l'automne, ne fut pas reprise, et
au printemps recommencèrent les répétitions de la _Légende sur la cité
invisible de Kitej_, sur la propre initiative de Teliakovsky, qui avait
reçu de moi un exemplaire de la partition.

Au printemps, j'ai repris mon travail de rédaction des œuvres de
Moussorgsky. Les reproches que j'ai entendus me faire à maintes reprises
pour avoir supprimé quelques pages de _Boris Godounov_, finirent par
m'inciter de revenir à cette œuvre et de procéder à la rédaction et à
l'orchestration de ces pages supprimées et de les publier sous forme de
supplément à la partition. J'ai orchestré ainsi le récit de Pimen
concernant les tzars Ivan et Féodor, le récit sur le pope, l'horloge au
coucou, la scène de l'Imposteur avec Rangoni à la fontaine, et le
monologue de l'Imposteur, après la polonaise.

Le tour vint également du fameux _Mariage_[34]. D'un commun accord avec
Stassov, qui cachait jusqu'alors, à la Bibliothèque Impériale, le
manuscrit de l'opéra à tous les regards indiscrets, cette œuvre fut
exécutée un soir chez moi par Sigismond Blumenfeld, ma fille Sonia, le
ténor Sandoulenko et le jeune Stravinsky. Ma femme accompagnait. Mise
ainsi au jour, cette œuvre frappa tout le monde par son esprit autant
que par son manque de musicalité préconçue. Après réflexion, je me suis
décidé, au grand plaisir de Stassov, de faire éditer cet opéra par
Bessel, en le révisant et en le corrigeant préalablement, avec la pensée
de l'orchestrer un jour pour sa représentation sur la scène[35].



J'ai déjà fait allusion à la nécessité pour mon fils André d'aller
compléter sa cure à l'étranger. Il partit au début de mai avec sa mère.
Mon fils Volodia devint libre aussi après les derniers examens de
l'Université, où il terminait ses études cette année. Il fut donc
convenu que nous passerions tous l'été à l'étranger.

Je suis parti avec Volodia et ma fille Nadia, au début de juin, en
passant par Vienne, pour me rendre à Riva, sur le lac de Garde. Ma femme
et André devaient venir nous rejoindre. Nous passâmes dans la charmante
Riva près de cinq semaines. Je m'occupais de l'orchestration de mes
romances: le _Songe d'une nuit d'été_ et _Antchar_. J'ai orchestré
également trois romances de Moussorgsky, développé ma trop courte
_Doubinouschka_[36] et _Kastcheï_, qui ne me satisfaisait point, en y
ajoutant un chœur dans les coulisses.

En revanche, le mystère _Terre et Ciel_ avançait difficilement, de même
que _Stegnka Razine_. Aussi, la pensée d'arrêter ma carrière de
compositeur, qui me poursuivait depuis l'achèvement de _Kitej_,
continua-t-elle à me poursuivre ici encore.

Les nouvelles de Russie me maintenaient dans un état d'inquiétude, mais
je résolus de ne pas abandonner le Conservatoire, si les circonstances
ne me l'imposaient point, d'autant plus que les lettres de Glazounov,
qui s'était mis à la partition de sa huitième symphonie, m'apportaient
quelque consolation. J'ai résolu de ne pas l'abandonner; quant à mes
compositions, l'avenir en décidera. En tout cas, je tâcherai d'éviter de
me mettre dans la situation d'un chanteur qui a perdu sa voix. On verra
bien...

Après avoir passé cinq semaines tranquilles à Riva, nous avons accompli
un voyage à travers l'Italie et sommes revenus à Riva pour quinze jours
encore. Demain nous quittons ce charmant endroit et partons, par Munich
et Vienne, pour la Russie.

Le récit de ma vie musicale est conduit jusqu'à sa fin. Il est
désordonné, il n'est pas également détaillé partout, il est écrit en
mauvais style, il est souvent assez sec; en revanche, il ne contient
_que la vérité_, et c'est là son intérêt.

A mon arrivée à Saint-Pétersbourg, se réalisera peut-être ma très
ancienne idée d'écrire un journal intime. Mais qui sait si j'aurai
longtemps à l'écrire?...

    Riva sul lago di Garda, 22 août (vieux style) 1906.



TABLE DES MATIÈRES


INTRODUCTION DE E. HALPÉRINE-KAMINSKY

CHAPITRE I.--Balakirev et son groupe.--César Cui,
Moussorgsky, Borodine.--Mon entrée dans ce groupe                       I

CHAPITRE II.--Borodine et Moussorgsky.--Exécution
de ma première œuvre                                               25

CHAPITRE III.--L'amitié de Moussorgsky.--_Sadko._--Tchaïkovsky        33

CHAPITRE IV.--Berlioz à Saint-Pétersbourg.--Ses concerts
et l'indifférence qu'il montra pour la musique russe.--_Boris
Godounov._--Le _Lohengrin_ de Wagner                                  36

CHAPITRE V.--Ma nomination comme professeur au Conservatoire          41

CHAPITRE VI.--La _Pskovitaine_ et la Censure.--La première
représentation de la _Pskovitaine_                                    47

CHAPITRE VII.--Moussorgsky.--La chute de ses facultés.--Analyse
de ses œuvres                                                      56

CHAPITRE VIII.--Rédaction des partitions de Glinka.--Deuxième
version de la _Pskovitaine_.--Comparaison
des deux versions                                                     62

CHAPITRE IX.--Borodine: chimiste, professeur et musicien.--La
_Nuit de Mai_.--Analyse musicale.--Sa
tendance païenne.--Le _Prince Igor_ de Borodine                       70

CHAPITRE X.--La représentation de la _Nuit de Mai_.--Les
concerts de l'École musicale Gratuite.--Moussorgsky
pianiste.--_Snegourotchka._--Glazounov                                85

CHAPITRE XI.--La composition de _Snegourotchka_.--La
fin du _Conte_.--L'analyse de _Snegourotchka_                        102

CHAPITRE XII.--La mort de Moussorgsky.--J'abandonne la
direction de l'École musicale Gratuite.--Les représentations
de _Snegourotchka_.--L'accueil que lui fait la critique.--Balakirev
reprend la direction de l'École Gratuite.--La
première œuvre de Glazounov.--Mon arrangement
de _Khovanstchina_ et des autres œuvres de Moussorgsky            119

CHAPITRE XIII.--«Les Concerts Russes Symphoniques.»--La
mort de Borodine.--Le cercle de Balakirev et
le cercle de Belaïev.-- L'orchestration du _Prince
Igor_.--Le _Capriccio Espagnol_.--_Shéhérazade_ et
l'_Ouverture dominicale_                                             137

CHAPITRE XIV.--La représentation de l'_Anneau des
Nibelungen_.--Voyage à Paris.--Mon opéra-ballet
_Mlada_.--Voyage à Bruxelles.--Le 25e anniversaire
de ma vie musicale.--La représentation du _Prince
Igor_                                                                155

CHAPITRE XV.--Occupations esthétiques et philosophiques.--Représentation
de _Mlada_                                                           170

CHAPITRE XVI.--La mort de Tchaïkovsky.--La mort de
Rubinstein.--La censure et la _Nuit de Noël_.--_Sadko_               178

CHAPITRE XVII.--La représentation de la _Nuit de Noël_.--Rédaction
de _Boris Godounov_.--Glazounov.--Comparaison
entre mes opéras _Mlada_, la _Nuit de Noël_
et _Sadko_.--Composition de romances                                 191

CHAPITRE XVIII.--_Sadko_ au théâtre Mamontov de Moscou.--_Vera
Scheloga_ et la _Fiancée du tsar_.--_Snegourotchka_
à l'Opéra Impérial de Saint-Pétersbourg.--Les
nouveaux compositeurs moscovites.--_Le tsar
Saltan_                                                              206

CHAPITRE XIX.--_Servilie._--La _Nuit de Mai_ à Francfort.--_Sadko_
à l'Opéra Impérial.--La représentation du
_Tsar Sultan_ à Moscou.--Divers projets d'opéras                     222

CHAPITRE XX.--Composition de la cantate-prélude _D'après
Homère_ et de _Kastcheï l'Immortel_.--_Vera Scheloga_
et la _Pskovitaine_ au Grand Théâtre Impérial de Moscou.--Composition
du _Pan Voyevode_.--Nouvelle
orchestration de la _Statue du Commandeur_.--_Servilie_
au Théâtre Impérial Marie.--_Kastcheï l'Immortel_ à
l'Opéra privé de Moscou.--Composition de la _Légende
sur la Cité invisible de Kitej_.--_Scheloga_ et la _Pskovitaine_
au Théâtre Impérial Marie.--La mort de Belaïev
et son testament.--_Boris Godounov_ au Théâtre Impérial
Marie                                                                232

CHAPITRE XXI.--Agitation parmi les élèves du Conservatoire.--Représentation
de _Kastcheï_ à Saint-Pétersbourg.--Mon
traité d'instrumentation.--_Pan Voyevode_
à Moscou.--La mort de Arensky.--Reprise de
_Snegourotchka_.--Les concerts.--Additions à la partition
de _Boris Godounov_.--_Le Mariage_ de Moussorgsky.--L'été
de 1906                                                              243


ÉVREUX, IMPRIMERIE CH. HÉRISSEY


NOTES:

[1] Lettre citée par le critique musical V. Baskine dans son étude sur
Rimsky-Korsakov (Supplément littéraire de la _Niva_, juin 1909).

[2] Maître de piano de Rimsky-Korsakov et qui l'avait mis en contact
avec Balakirev (_Note du trad._).

[3] Célèbre critique d'art qui, avec César Cui, s'était fait, dans la
presse, le puissant défenseur de la «Nouvelle École». (_Note du trad._).

[4] _Rousslan et Ludmila_, opéra de Glinka. (_Note du traducteur._)

[5] L'auteur de l'hymne russe. (_Note du trad._).

[6] Sur lequel le jeune marin avait fait son voyage de circumnavigation
(_Note du trad._).

[7] L'auteur parle ensuite de l'exécution de sa première œuvre aux
concerts de l'École Gratuite de Musique (_Note du trad._)

[8] L'Assemblée populaire de l'ancienne république de Pskov. (_Note du
traducteur._)

[9] Le censeur. (_Note du trad._)

[10] Le grand-duc Constantin Nicolaïevitch, frère d'Alexandre II, alors
grand amiral de la flotte russe. (_Note du traducteur._)

[11] Le chef d'orchestre influent du théâtre impérial Marie et auteur,
lui-même, de compositions musicales. (_Note du trad._)

[12] La sœur de la future Mme Rimsky-Korsakov (_Note du trad._)

[13] Le 21 janvier 1874, fut représenté au Théâtre Marie, l'opéra de
Moussorgsky: _Boris Godounov_. Le succès fut grand. «Nous triomphions»,
dit Rimsky-Korsakov en faisant allusion au groupe des «cinq». (_Note du
trad._)

[14] Contes de Gogol. (_Note du trad._)

[15] Célèbre critique musical.

[16] Le prélude fut par la suite mis au point par A.-K. Liadov. (_Note
de l'auteur._)

[17] En 1876, Rimsky-Korsakov avait été chargé de reviser et de rédiger,
pour une nouvelle édition, les éditions précédentes, fort défectueuses,
des partitions de Glinka. (_Note du trad._)

[18] D'après lequel Rimsky-Korsakov a écrit son livret de la
_Pskovitaine_. (_Note du trad._).

[19] Violon à trois cordes avec archet. (_Note du trad._)

[20] L'auteur de la nouvelle _La Nuit de Mai_, d'où le compositeur a
tiré le livret de l'opéra (_Note du trad._).

[21] Considéré en Russie comme le plus grand dramaturge russe. (_Note du
trad._).

[22] Deux familles bien connues, dont plusieurs membres se sont
distingués dans divers arts. (_Note du trad._).

[23] Critique musical bien connu du journal _Novoïe Vremia_. (_Note du
trad._)

[24] Le terme «chapelle»,--en russe «capella», tirant son origine de
l'italien,--comprend le chœur et l'orchestre.

[25] B-la-F (si-bém.-la-fa), ces trois notes forment le nom Belaïev
(_Note de Adam de Wienawski_).

[26] Critique musical fameux (_Note du traducteur_).

[27] Célèbre poète russe. (_Note du traducteur._)

[28] Ancienne coutume de chanter à Noël ou au Nouvel An pour souhaiter
la bonne fête devant les portes ou les fenêtres des habitants. (_Note du
traducteur._)

[29] Cet intermezzo s'est conservé dans les papiers de Rimsky-Korsakov,
sous forme de partition et de transposition à 4 mains. (_Note de Mme
Rimsky-Korsakov._)

[30] Riche négociant de Moscou qui patronnait volontiers diverses
entreprises d'art. (_Note du traducteur._)

[31] Critique musical de Moscou. (_Note du traducteur._)

[32] Précédemment directeur des théâtres impériaux de Moscou. Il est
encore aujourd'hui à la tête de l'intendance générale des théâtres
impériaux, comprenant ceux de Moscou et de Saint-Pétersbourg. (_Note du
traducteur._)

[33] Il s'agissait, on se souvient, de la grève générale des ouvriers au
nombre de 5 millions, qui arrêta toute la vie du pays et dura dix-sept
jours. Elle provoqua la publication du manifeste impérial du 30 octobre,
qui est comme la charte du nouveau régime. Le 31 octobre eurent lieu des
manifestations violentes en sens inverses, les unes pour acclamer les
libertés annoncées, les autres, celles des partisans de l'ancien régime,
pour attaquer les intellectuels (_Note du Traducteur_).

[34] Opéra inachevé de Moussorgsky sur les paroles de la comédie de
Gogol. (_Note du Traducteur._)

[35] Les premières douze pages de la partition, écrites au net, ont été
retrouvées dans les papiers de Rimsky-Korsakov. (_Note de Mme
Rimsky-Korsakov._)

[36] Sans doute sur le motif du chant des haleurs de la Volga. (_Note du
traducteur._)





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