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Title: L'Illustration, No. 0018, 1 Juillet 1843
Author: Various
Language: French
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L'ILLUSTRATION, NO. 0018, 1 JUILLET 1843 ***



L'Illustration, No. 0018, 1 Juillet 1843

L'ILLUSTRATION.
JOURNAL UNIVERSEL.

        Nº 18. Vol. I.--SAMEDI 1er Juillet 1843.
        Bureaux, rue de Seine, 33.

        Ab. pour Paris.--3 mois, 8 fr.--6 mois, 16 fr.--Un an, 30 fr.
        Prix de chaque Nº, 75 c.--La collection mensuelle br., 3 fr. 75.

        Ab. pour les Dép.--3 mois, 9 fr.--6 mois, 17 fr.--Un an, 32 fr.
        pour l'étranger,--10--20--40

SOMMAIRE.

Mémoires de lady Sale. _Portrait de lady Sale et Vue de l'intérieur de
la prison à Caboul_.--L'Été Parisien. _Départs pour la campagne (2
gravures); Vues des bains de mer (4 gravures)_.--Courrier de Paris. _Le
crieur de Séraphin_.--La Chambre des Pairs. _L'histoire et la
Philosophie; Portraits de lord Lyndhurst, président de la Chambre des
Lords et de M. le chancelier Pasquier, président de la Chambre des
Pairs; plan et Vue intérieure de la Chambre des Pairs_.--Les Deux
Marquises, comédie (1er acte).--Voyages en Zigzag; _11
gravures_.--Bulletin bibliographique,--Annonces.--Modes; _1
gravure_.--Inauguration d'une nouvelle église Luthérienne à Paris; _1
gravure_.--Amusements des sciences.--Rébus.



Mémoires de lady Sale.

[Illustration: Lady Sale.]

Le 6 janvier 1842, une armée anglaise, forte de 4,500 soldats et
d'environ 12,000 valets de camp, hommes, femmes et enfants, abandonnait
aux Affghans révoltés le camp où elle avait soutenu hors des murs de
Caboul un siège de plus de deux mois. Sept jours après, un médecin, le
docteur Brydon, arrivait couvert de blessures et épuisé de fatigue à
Jellalabad, et annonçait à ses compatriotes épouvantés qu'il avait seul
survécu au massacre de cette armée, dans les terribles défilés qui
séparent Caboul de Jellalabad.

Cette nouvelle était malheureusement trop vraie. Cependant le docteur
Brydon se trompait; l'armée avait péri, mais il n'était pas la seule
victime échappée à la mort. Quelques femmes, des enfants, un petit
nombre d'officiers détenus comme prisonniers et comme otages devaient,
huit mois plus tard, être rendus à leurs familles éplorées, et donner à
l'Angleterre et à l'Europe des détails plus exacts, plus complets et
plus précis sur ce grand désastre.

Parmi ces prisonniers et ces otages se trouvait la femme du général
Sale, qui commandait la première brigade. Son mari l'avait quittée le 19
octobre 1941, peu de temps avant que les Affghans s'insurgeassent à
Caboul contre l'Angleterre et son instrument, le Shah Shoojah, et elle
ne le rejoignit que le 20 septembre 1942, lorsque les Anglais reprirent
partout l'offensive. Pendant cette année de réparation, elle tint
soigneusement note, jour par jour, heure par heure, non-seulement de
tout ce qui lui arrivait, mais de tout ce qu'elle entendait dire
d'intéressant. C'est à ce curieux _journal_ publié textuellement à
Londres tel qu'il fut écrit[1], que nous empruntons les détails qui
suivent sur les tristes événements dont lady Sale fut le témoin, et dans
lesquels elle a déployé tant de courage et de patriotisme.

[Note 1: A Journal of the Disasters in Affghanistan, 1841-1843; by lady
Sale. 2 vol. in 18.--Paris, 1843. Beaudry. Avec cartes, 6 fr]

[Illustration: Lady Sale dans la prison de Caboul.]

Le 11 octobre 1841, le général Sale partit de Caboul à la tête du
détachement qu'il commandait pour aller soumettre les Nigerowiens
révoltés.--Le 2 novembre au matin, un violente insurrection éclata tout
à coup à Caboul.--Il serait inutile de raconter ici des faits déjà
connus, sans aucun doute, de tous nos lecteurs; le massacre du colonel
Burnes, les rapides progrès des insurgés, à la tête desquels s'était mis
Akbar-Khan, le fils de Dosi-Mohammed, dépossédé jadis par l'Angleterre
de son royaume, au profit du Shah Shoojah, la retraite forcée des
troupes anglaises dans leurs cantonnements, les fautes commises par
leurs généraux, le siège qu'ils soutinrent pendant soixante-sept jours,
la famine qui les contraignit à demander une capitulation humiliante,
l'assassinat de sir W. Macnaghten par Akbar-Khan dans une entrevue, et
enfin la décision prise par les chefs de l'armée de tenter la retraite.

Le jeudi 6 janvier 1842, l'armée anglaise quitta ses retranchements. Le
froid était très-vif, le ciel pur, et trente centimètres de neige
couvraient la terre. Le premier jour on ne fit que cinq milles. A quatre
heures du soir on s'arrêta pour camper, mais il n'y avait qu'un petit
nombre de tentes.--Il fallait balayer la neige et se coucher sur la
terre gelée. En outre, on manquait complètement de provisions. Plusieurs
centaines d'hommes et de femmes moururent de faim et de froid pendant
cette terrible nuit qui semblait présager les désastres bien plus
affreux encore des jours suivants. La veille de son départ, lady Sale
ayant envoyé à un ami les livres qu'elle ne pouvait emporter, ouvrit au
hasard les poèmes de Campbell, et ses yeux tombèrent sur le message
suivant: «Peu, peu se sépareront où un grand nombre se sont réunis. La
neige sera leur linceul, et chaque touffe de gazon qu'ils fouleront sous
leurs pieds deviendra le tombeau d'un soldat.»

«Je ne suis pas superstitieuse, écrivait-elle le 6 au soir; toutefois,
ces vers ne peuvent sortir de ma mémoire. Dieu veuille que mes craintes
ne se réalisent pas!»

Le 7, vers huit heures du matin, l'avant-garde reprit sa marche; mais à
mesure que l'armée approchait du défilé du Khoord-Caboul, les Affghans,
qui s'étaient engagés à protéger sa retraite, se montraient plus
nombreux et plus insolents. Des engagements sanglants eurent lieu de
distance en distance entre les Anglais et leurs sauvages ennemis. On
passa, à l'entrée du défilé, une nuit encore plus terrible que la
première.

Le 8 au matin, la terre était couverte de cadavres: les cipayes
brûlaient leurs vêtements pour se réchauffer; les soldats anglais,
mourants de froid et de faim, avaient à peine la force de porter leurs
armes et de se traîner. Le désordre le plus épouvantable régnait parmi
cette multitude gelée et affamée. Chacun en fuyant abandonnait sur la
route une partie des objets de prix qu'il avait emportés. Cependant le
feu des Affghans, suspendu pendant la nuit, avait recommencé dès le
lever du soleil, et Akbar-Khan fit prévenir le général Elphinstone que,
s'il lui remettait comme otages le major Pottinger et les capitaines
Mackensie et Lawrence, il protégerait efficacement contre toute attaque
l'armée anglaise pendant le passage redouté du Khoord-Caboul. Ses
propositions furent acceptées; les trois officiers se livrèrent au
_Sirdar_ (général), et, après une courte halte, l'avant-garde entra dans
le défilé. Mais laissons lady Sale raconter elle-même le premier épisode
important de cette désastreuse retraite.

«Sturt, mon gendre, ma fille, M. Mein et moi nous marchions en avant, et
M. Mein nous montrait du doigt les lieux où la première brigade avait
été attaquée, et où lui. Sale, et d'autres avaient été blessés. A peine
avions-nous fait un demi-mille, que nous essuyâmes une violente décharge
de mousqueterie. Les chefs accompagnaient l'avant-garde à cheval, et ils
nous engagèrent à ne pas nous éloigner d'eux. Ils ordonnèrent à leurs
soldats de crier aux Ghazis, postés sur les hauteurs, de ne pas tirer;
ceux-ci obéirent, mais les Ghazis ne les écoutèrent pas. Ces chefs
couraient assurément les mêmes dangers que nous; mais je suis convaincue
que la plupart d'entre eux se fussent sacrifiés volontiers pour
débarrasser leur patrie des conquérants anglais.

«Après avoir essuyé plusieurs décharges, nous trouvâmes le cheval du
major Thain qui avait été tué d'un coup de feu dans le dos. Nous nous
croyions en sûreté, et le pauvre Sturt rebroussa chemin (sans doute pour
chercher Thain); son cheval fut tué sous lui d'un coup de feu, et, avant
qu'il eût pu se relever, il reçut lui-même une blessure mortelle dans le
bas-ventre.--Deux soldats l'emmenèrent avec beaucoup de peine au camp de
Khoord-Caboul sur un poney.

«Le poney que montait mistress Sturt fut blessé à l'oreille et au cou.
Une seule balle m'atteignit et se logea dans mon bras; trois autres
traversèrent ma pelisse sur mon épaule sans me toucher. Les Ghazis qui
nous tirèrent ces coups de fusil nous dominaient d'une très-petite
hauteur, et nous ne leur échappâmes qu'en lançant nos chevaux au galop
sur une route où dans toute autre circonstance nous les aurions
prudemment maintenus au petit pas.»

La blessure de lady Sale était légère, mais son gendre mourut le
surlendemain. 5,000 hommes avaient péri ce jour-là dans le défilé. A la
nuit, il ne restait plus que quatre tentes ... Tous ceux qui survivaient
durent se coucher sur la neige; la plupart étaient blessés et ne purent
se procurer aucune nourriture. Combien s'endormirent, épuises de fatigue
et de besoin, qui ne se réveillèrent pas!

Le 9, Akbar-Khan offrit, pour éviter de nouveaux malheurs, de prendre
sous sa sauvegarde immédiate les femmes et les enfants, s'engageant à
les reconduira lui-même jusqu'à Jellalabad. On accepta ses propositions,
et, le quatrième jour de la retraite, lady Sale et sa fille, veuve
alors, se séparèrent des débris de cette armée qui, bien qu'elle eut
encore livré pour otages le général Elphinstone, le brigadier Shelton et
le capitaine Johnson, devait être massacrée trois jours après à Jugdaluk
et à Gundamuk. Seul le docteur Brydon parvint à s'échapper.

Le _Sirdar_ conduisit d'abord ses prisonniers à Tézeen, à Jugdaluk, puis
à Tighree, ville forte située dans la riche vallée de Lughman. Mais il
ne tint pas mieux ses dernières promesses qu'il n'avait tenu les
autres.--Au lieu de les renvoyer à Jellalabad, il les fit partir pour
Buddedabad, grande forteresse nouvellement construites l'extrémité
supérieure de la vallée. Ils y restèrent jusqu'au 10 avril, enfermés
dans cinq pièces différentes. Parmi les compagnons de captivité de lady
Sale étaient mistress Trevor, ses sept enfants et sa femme de chambre
européenne, mistress Smith, le lieutenant Walter, sa femme et son
enfant, et mistress Sturt.--Akbar-Khan lui permit d'écrire à son mari,
qui lui fit aussi parvenir ses lettres.

Ici le journal de la pauvre prisonnière perd beaucoup de son intérêt;
elle ne peut plus que raconter les petites misères de la captivité, ou
commenter les nouvelles qui dépassent de temps à autre les portes de sa
prison. Quelquefois cependant, un événement extraordinaire vient encore
troubler son existence monotone. Nous lisons ce qui suit à la date du 19
février 1843:

«Je venais de monter sur la terrasse de la maison pour y chercher les
vêtements que j'y avais étendus au soleil, lorsqu'un épouvantable
tremblement de terre eut lieu.--Pendant plusieurs secondes je vacillai
sur mes jambes; mais, sentant que la terrasse allait s'enfoncer sous
moi, je parvins heureusement à gagner l'escalier. A peine eus-je
descendu quelques marches, la terrasse et le toit qui recouvrait
l'escalier s'enfoncèrent avec un horrible fracas, sans qu'aucun débris
m'eût atteinte.--Toutes mes pensées s'étaient portées sur mistress
Sturt; mais je ne voyais autour de moi qu'un affreux monceau de
décombres.--J'avais perdu presque entièrement l'esprit, quand j'entendis
tout à coup des cris de joie: «Lady Sale, venez ici, nous sommes tous
sauvés.» Je m'élançai aussitôt du côté d'où me venaient ces cris, et je
trouvai tous mes compagnons de captivité réunis sains et saufs dans la
cour.»--Personne n'était blessé.--Aucun animal n'avait même été tué; le
chat favori de lady Macnaghten, qui ne l'avait pas quittée depuis
Caboul, fut enseveli sous les décombres, et on le retira sain et sauf.

Le 11 avril, lady Sale et ses compagnons partirent de la forteresse de
Buddedabad, et ils furent dirigés sur Zanduh, où on les logea
trente-quatre dans une chambre qui avait cinq mètres de long sur quatre
mètres de large.--Mistress Walter étant accouchée d'une petite fille,
elle demanda et obtint une chambre séparée pour elle, M. et mistress
Eyre et leurs enfants. «Ce qui réduisit notre nombre à vingt-un, dit
lady Sale.» Le 25, le général Elphinstone mourut. Akbar-Khan envoya ses
restes à Jellalabad. Mais les Ghilzyes attaquèrent en route l'escorte
qui les accompagnait, dépouillèrent le cadavre de son linceul et le
lapidèrent.

Cependant les Anglais avaient repris partout l'offensive, et leurs
vainqueurs, désunis par des dissensions intestines, se disputaient à
Caboul le pouvoir suprême. Lady Sale écrivit, assure-t-on, à son mari
pour l'encourager à résister jusqu'à la dernière extrémité et à préférer
la mort au déshonneur. Son journal contient, à la date du 10 mai, un
passage qui lui fait autant d'honneur que cette lettre: «Les habitants
de Caboul sont ruinés par la stagnation complète des affaires; ils se
rangeront probablement de notre côté dès une nous nous monterons en
force.--Le temps est venu de frapper le grand coup; mais je crains qu'on
hésite encore parce qu'une poignée de prisonniers est au pouvoir
d'Akbar.--Que sont nos vies, si ou les met en balance avec l'honneur de
notre pays? Non que je désire vivement avoir la gorge coupée; au
contraire, j'espère vivre assez longtemps pour voir les armes anglaises
triompher encore une fois dans l'Affghanistan ...»

Le 16 du même mois, lady Sale célébra l'anniversaire de son mariage en
dînant avec les femmes de la famille de Mohammed-Shah-Khan. «Ce fut,
dit-elle, une corvée fort ennuyeuse. Deux femmes esclaves nous servaient
d'interprètes. Ces dames avaient en général une disposition
très-prononcée à l'embonpoint, des traits grossiers et des membres
épais. Elles étaient vêtues d'une manière commune avec des étoffes fort
ordinaires»--L'épouse favorite, qui avait la plus belle toilette,
portait une robe de soie de Caboul d'une qualité inférieure, recouverte
par derrière, sans doute par économie, d'un tablier de perse. Cette robe
ressemblait à nos vêtements de nuit et était ornée çà et là de pièces de
monnaie d'or et d'argent ou de morceaux des mêmes métaux découpés de
diverses manières.

«Elles portent leurs cheveux tressés en innombrables petites nattes
pendantes; ces nattes ne se font qu'une fois par semaine, après le bain,
et on les consolide en les enduisant de gomme. Les femmes qui ne sont
pas mariées portent leurs cheveux en bandeaux, qu'elles laissent
retomber sur leur front jusqu'à leurs sourcils, ce qui leur donne une
physionomie très-peu aimable. Les jeunes filles gardent leurs sourcils
tels que la nature les a faits; mais dès qu'elles se marient elles en
arrachent avec soin les poils du milieu, et se peignent l'arc des
sourcils beaucoup plus grand qu'il ne devrait l'être. Les femmes de
Caboul font un usage immodéré des couleurs rouge et blanche. Elles se
peignent non-seulement les ongles, comme dans l'Indoustan, mais toute la
main jusqu'au poignet, comme si elles l'avaient teinte de sang.

«Quelque temps après mon arrivée on étendit devant nous, sur les
_numdas_ (tapis), un linge sale, et on nous servit des plats de pillau
(riz et viande) et d'autres mets peu appétissants. Ceux qui, invités à
de pareils repas, n'ont pas apporté leur cuiller mangent avec leurs
doigts, mode affghane à laquelle je ne me suis pas accoutumée. Nous
buvions de l'eau fraîche dans une théière.»

Le 28 mai, il fallut quitter Zanduh pour se rendre à Caboul, car deux
chefs avaient, dit-on, offert aux Anglais de lever 2,000 hommes et de
délivrer les prisonniers.--Lady Sale fut enfermée dans le fort
d'Ali-Mohammed, situé à trois milles de la ville, près de la rivière
Loghur. On lui assigna d'abord pour logement une espèce d'écurie
ouverte; mais les femmes d'Ali-Mohammed ayant été renvoyées dans un
autre fort, elle occupa leur appartement. Jamais sa captivité n'avait
été aussi douce. Du fond de sa retraite, elle entendait presque chaque
jour les coups de feu que se tiraient continuellement les divers partis
qui, malgré rapproche des Anglais, continuaient à se disputer l'autorité
suprême à Caboul.

Toutefois, si elle commençait à être mieux traitée, lady Sale conservait
toujours d'assez vives inquiétudes: les bruits les plus sinistres
circulaient dans le fort. Ses alarmes augmentèrent lorsqu'elle se vit
obligée, le 25 août, de s'éloigner une fois encore de Caboul et de
gagner Bamean, où elle arriva le 3 septembre.--«On refusa de nous
admettre dans le fort, dit-elle, et nous dressâmes nos tentes au-dessous
de la forteresse et de la ville, qui furent détruites par Gengis-Khan;
mais les soldats étaient tellement ennuyés de garder notre camp, qu'on
nous enferma dans un horrible fort à demi ruiné. Jamais nous n'avions
été aussi mal logées.»--Toutefois le jour de la délivrance approchait:
l'armée du général Pollock continuait sa marcha triomphale sur Caboul.
Il devenait chaque jour plus évident que les Anglais allaient bientôt
tirer une vengeance éclatante de leurs défaites passées; les soldats qui
gardaient les prisonniers se montraient déjà disposés à trahir leur
maître et à entrer en arrangement, «Le 11 septembre, dit lady Sale, le
capitaine Lawrence vint nous demander si nous consentions à ce qu'une
conférence eût lieu dans la chambre que nous habitions, comme étant la
chambre la plus isolée du fort. Sur notre réponse affirmative,
Saleh-Mahommed-Khan, le Synd-Morteza-Khan, le major Pottinger, les
capitaines Lawrence, Johnson, Mackensie et Webbs se réunirent, et notre
lit, étendu en plusieurs parties sur le sol, forma un divan. Là, tout
fut réglé dans l'espace d'une heure.--les officiers présents signèrent
un traité par lequel nous promettions de donner à Saleh-Mahommed-Khan
20,000 roupies comptant, et de lui faire une pension mensuelle de 2,000
roupies. Il tenait pour sacrée, ainsi que les autres contractants la
parole des cinq officiers anglais; seulement il insista pour que
l'engagement écrit fût pris au nom du Christ, comme étant alors tout à
fait obligatoire. Les signatures apposées, il nous déclara qu'il avait
reçu l'ordre de nous conduire plus loin (à Khooloom). Nous devions
partir cette nuit, et Akbar lui avait ordonné, assure-t-il, de massacrer
tous les prisonniers qui ne seraient pas en état de supporter la fatigue
du voyage.

12. «Saleh-Mahommed-Khan a arboré l'étendard de la révolte sur les murs
du fort.--C'est un drapeau blanc, avec un bord rouge et une frange
verte.

13. «J'écris à Sale aujourd'hui; je lui dis que nous tiendrons jusqu'à
ce que nous recevions des secours, dussions-nous être obligés de manger
les rats et les souris dont le fort est rempli.

14. «Cette nuit, nous avons été réveillés en sursaut par les tambours
qui battaient aux champs; ce qui, dans notre _yaghi_ (rebelle) position,
était un peu extraordinaire.--Il paraît qu'un corps de cavaliers de
l'armée d'Akbar venait de se montrer autour des ruines. Saleh-Mahommed a
envoyé quelques-uns de ses hommes en éclaireurs, et les ennemis ont
disparu.

15. «Une lettre nous apprend qu'une insurrection a éclaté à Caboul.
Akbar est en fuite. Les troupes anglaises de Nott et de Pollock sont à
Maidan et à Bhooukbak. Un détachement marche à notre secours. Il est
décidé que nous nous mettrons nous-mêmes en route demain matin.

16. «Nous sommes partis ce matin pour Killatopchee par une belle
matinée. Ce ciel sans nuage ne nous annonce-t-il pas un avenir plus
heureux? Nous avons toujours quelques inquiétudes; nous craignons
qu'Akbar n'ait été prévenu de nos projets, et tous les hommes que nous
rencontrons nous semblent les avant-courriers des troupes chargées de
s'emparer de nous. Une heure après notre départ, nous avons eu une
chaude alerte. Nous nous reposions un instant à l'ombre de gros blocs de
rochers, lorsque Saleh-Mahommed-Khan s'approcha de nous, et parlant en
persan au capitaine Lawrence lui dit qu'il était parvenu à se procurer
quelques mousquets et un peu de poudre (les officiers anglais avaient
été désarmé: depuis longtemps déjà), et qu'il le priait de demander à
ses hommes s'ils voulaient s'armer. Le capitaine Lawrence leur adressa,
en effet, cette proposition; mais aucun d'eux ne l'accepta. Alors, je ne
pus m'empêcher de m'écrier: Vous feriez mieux de m'offrir un mousquet,
et je me mettrai à la tête de notre troupe.»

Sept jours après ce dernier exploit, c'est-à-dire le 21 septembre, lady
Sale arrivait avec ses compagnons de captivité à Caboul, où elle
retrouvait l'armée anglaise victorieuse. La veille, elle avait été
rejointe par le général Sale, qui la sauva d'un danger imminent. «Il est
impossible, dit-elle, d'exprimer les sentiments que j'éprouvai à
l'approche de mon époux. Ce bonheur, si longtemps retardé, que nous ne
n'espérions plus, nous causa, à ma fille et à moi, une émotion
douloureuse, et nous ne pûmes pas d'abord nous soulager par des
larmes... Cependant, quand nous eûmes atteint les premiers postes, quand
les soldats nous eurent manifesté, chacun à sa manière, la joie qu'ils
avaient de revoir la femme et la fille de leur général, j'essayai de les
remercier, mais je ne pus parler, et je pleurai abondamment. A notre
arrivée au camp, le capitaine Backhouse nous fit faire un salut royal
avec son artillerie de montagne, et tous les officiers de l'armée
vinrent nous féliciter de notre heureuse délivrance.»

Pour compléter cette analyse rapide du journal de lady Sale, il ne nous
reste plus maintenant qu'à traduire un dernier passage, dans lequel
l'héroïque prisonnière résume elle-même les privations de tout genre
qu'elle eut à subir pendant sa captivité:

«On dit que la vengeance d'une femme est terrible: rien ne pourra jamais
satisfaire la mienne contré Akbar, le sultan Jan et Mohammed-Shah-Khan.
Toutefois, je dois le déclarer, après qu'Akbar eut fait ce qu'il avait
juré de faire pour servir ses projets politiques, c'est-à-dire après
avoir exterminé notre armée, en ne laissant s'échapper qu'un seul homme
qui pût raconter ce désastre; après s'être emparé de certaines familles,
il nous a bien traitées tout le temps que nous avons été ses
prisonnières, c'est-à-dire il a respecté notre honneur. Nous étions mal
logées, il est vrai; mais les femmes de ce pays étaient-elles mieux
logées que nous? ne couchent-elles pas aussi sur la terre? Ont-elles des
chaises et des lits? On nous donna toujours les provisions dont nous
avions besoin, de la viande, du riz, de la farine, du beurre et de
l'huile, et on nous permit de faire nous-mêmes notre cuisine. On nous
força souvent à voyager par la chaleur, le froid ou la pluie; mais les
Affghans ont-ils plus de ménagements pour leurs propres femmes?
D'ailleurs, n'étions-nous pas prisonnières? Quand nos vêtements
s'usèrent, on nous fit cadeau de toile grossière et de drap commun pour
nous couvrir. Pouvions-nous exiger de belles étoffes? Si la vermine nous
dévorait, elle n'avait pas plus de respect pour nos vainqueurs. Je ne
crains pas de le répéter, nous avons toujours été aussi bien traitées
que des captives pouvaient l'être dans un pareil pays; mais, tout en
rendant à Akbar-Khan la justice qui lui est due, je n'oublierai jamais
cependant le mal qu'il a fait à l'Angleterre. S'il eut taillé en pièces
notre armée en rase campagne ou dans les défilés, quelque stratagème
qu'il eût employé pour la surprendre, il fût devenu le Guillaume Tell de
l'Affghanistan, car il eût délivré sa patrie d'un joug odieux imposé par
les kaffirs (infidèles); mais il assassina un plénipotentiaire, il
traita avec ses ennemis, et il les trahit; il fit massacrer sous ses
yeux des milliers d'hommes et de femmes, mourants de faim et de froid,
qu'il avait promis de nourrir et de défendre ... son nom sera voué a un
opprobre éternel.»



L'été du Parisien.

La saison des fleurs est enfin arrivée; le mois de Mai, qui est devenu
boudeur et capricieux, a retardé son apparition, et s'est montré sous le
nom un mois de Juin. Juin s'est tranquillement affublé des habits de
Mai, et s'il y a perdu l'or de ses moisons, il y a gagné les guirlandes
de frais boutons de roses à peine éclos et les couronnes de bluets mêlés
aux coquelicots des blés: et qui pourrait s'en plaindre? A l'homme
blasé, comme aux coeurs qui sentent leurs premiers battements, les
fleurs ne parlent-elles pas un langage qu'il aime: à l'un, les souvenirs
d'un amour passé, le premier bouquet donné par la femme qu'il a aimée; à
l'autre, l'espérance, l'avenir avec toutes ses joies, la révélation d'un
bonheur futur, idéal, et presque toujours, hélas! plus grand que la
réalité.

Une année s'est ajoutée à toutes celles que compte déjà Paris, ce
vieillard dont la vie est si agitée et souvent si triste, ce vieillard
qui n'a pas de coeur, et qui voit avec indifférence les haillons de la
misère à la porte des fêtes splendides de la richesse.

Une année pour Paris est l'intervalle qui sépare la chute des feuilles
des premiers fruits de l'été; et dans ces six mois il a vécu, il a
appelé à lui toutes les joies, toutes les splendeurs; il a attiré dans
ses murs l'aristocratie de tous les peuples; et quand il l'a rassasiée
de bals, de spectacles, il prend son repos de tous les ans. Adieu donc à
toutes les fêtes de l'hiver et vive la campagne! Voici que commence le
départ, et que cette troupe d'oiseaux, qui n'attendait que le soleil,
s'envole à tire-d'aile.

Où allez-vous, joyeux voyageurs, douces et élégantes voyageuses? Vers
quelles contrées vous emporte la fantaisie? A quelle fontaine
merveilleuse allez-vous réparer vos forces perdues dans les bals de
l'hiver? Dans quel fleuve allez-vous tremper vos membres délicats pour y
trouver l'oubli du passé, de ce passé brillant, mais si séduisant que
vous souhaitez en faire l'avenir? Oh! partez, partez bien vite; car,
pour vous, Paris n'est plus, il est mort, et ne renaîtra qu'avec les
frimas; mais du moins que, de loin, les échos nous envoient le bruit de
vos plaisirs d'été, de vos joies au grand air, sous les grands arbres de
vos parcs, au bord de la mer ou au sommet des montagnes!

Tout est donc fini cette année pour nous autres, pauvres citadins, qui,
dans le cercle monotone de nos occupations, ne savons plus distinguer
les saisons. Il nous faut assister au départ de tous, petits et grands,
amis et indifférents; mais, non, il n'y a même pas d'indifférents quand
l'heure du départ a sonné. Qui de nous n'a pas suivi d'un oeil de regret
la voiture qui emporte l'heureux voyageur, en enviant son sort, en
maudissant le sien? Qui n'a pas subi ce supplice de Tantale, ces désirs
infinis qui s'accroissent par l'impuissance? voir partir et rester;
sentir de loin les fraîches émanations de l'églantier qui borde les
routes, et se retrouver près des arbres rabougris des quais; avoir des
ailes à l'imagination et être de plomb dans la réalité!

Le Parisien, à quelque classe qu'il appartienne, à quelque étage qu'il
ait niché son domicile et ses affections, quelle que soit la cote de sa
contribution personnelle et mobilière, a des goûts de locomotion
singuliers: c'est pour lui qu'a été fait le mythe du Juif errant, qui
marche depuis des siècles et marchera des siècles encore. Tout lui est
bon, pourvu qu'il se remue: l'asphalte des boulevards ou la rue
intérieure des fortifications; tout spectacle lui convient; une
exécution capitale ou une course en sac dans les réjouissances
publiques, pourvu qu'il change de lieu; seulement la légende dit que le
Juif errant avait toujours cinq sous dans sa poche; pour le Juif errant
du dix-neuvième siècle, cinq sous ne suffisent plus; c'est _trente
centimes_ qu'il lui faut, le prix d'un Omnibus ou d'une entrée au
théâtre de Bobino.

Le Parisien n'est, à tout prendre, qu'un Bohémien endimanché ou
civilisé; il s'efforce en vain de cacher son origine; sous le fard dont
il veut la couvrir, ou voit toujours poindre le sang des _Zingari_, et
les efforts qu'il fait sont aussi inutiles que ceux de la malheureuse
femme de Barbe-Bleue pour effacer les traces de sang de la clef fatale.
_Avance et marche_ donc, puisque tel est ton lot sur la terre; va! ne
mens pas à ton origine; et puisque voilà les beaux jours, prends ton
bâton de voyage et ton bonnet de nuit; _Avance et marche!_

Mais au goût de locomotion que nous venons de signaler dans le
Bohémien-Parisien, s'en joint un attire que nous partageons de grand
coeur, c'est celui des fleurs: il lui en faut à tout prix; n'eût-il au
cinquième étage qu'une étroite lucarne, il va y entasser un parterre
tout entier, et dans le même pot vous verrez l'oeillet, la pensée, un
petit rosier, de gigantesques _coboea_; et tous les matins, quand le
soleil vient caresser son réveil d'un rayon bienfaisant, il trouve,
avant de pénétrer dans la mansarde, un formidable rempart de fleurs et
de feuilles; aussi avec quelle sollicitude il soigne leur chère famille!
comme il connaît leur nom, leur naissance! comme il sait avec douceur
redresser les déviations de la tige, mettre le bon accord entre toutes!
et chaque fleur reconnaissante lui envoie son parfum matinal et de tous
les jours.

Pour satisfaire à ce double goût de locomotion et de jardinage qui le
distingue si éminemment, dès que le soleil se fait sentir plus chaud, le
Parisien éprouve le besoin d'un horizon plus vaste, il lui faut un
jardin de dix pieds carrés. Un pot de fleurs, c'est bon pour le
printemps; mais, l'été, il lui faut la pleine terre, les allées bordées
de buis, la clématite et le chèvrefeuille, et le banc de bois ombragé de
pois de senteur et de liserons aux mille couleurs.

Aussi écoutez à tous les étages, quelles aspirations unanimes! quels
désirs infinis! On a femme, enfants, et à peine de quoi les nourrir,
n'importe; on est forcé d'être à Paris toute la journée pour ses
affaires; eh bien! la nuit on ira dormir en liberté.

Enfin le branle-bas général a commencé; cette heure attendue avec tant
d'impatience a sonné, et tous, petits et grands, font leurs préparatifs
de départ. Pas un ne reste inactif dans cette grande ruche où rien ne
manque, ni la reine, ni le miel, ni les travailleuses, ni les frelons.
De toutes les rues, vers toutes les barrières, voyez s'avancer ces
hordes d'émigrants: ils ont fait de tendres adieux à ceux qui, moins
heureux qu'eux, forment la partie non flottante de la population. Ils
sont tristes de les quitter, mais cette douce tristesse, empreinte sur
leur physionomie est tempérée par un rayon de joie; car enfin ils vont
respirer à pleine poitrine l'air pur de la banlieue, y compris la
Villette et Montfaucon.

Maintenant examinons les moyens de transport que, dans son imagination,
le Parisien a trouvés pour déménager lui et les siens, la batterie de
cuisine et le lit nuptial. Ces moyens varient avec les distances; voici
venir d'abord la voiture à bras, traînée par un vigoureux Auvergnat, qui
sue sang et eau, pour gagner trois à quatre francs, prix débattu. Quel
pandémonium sur cette charrette qu'accompagne, avec tant de sollicitude,
la légitime propriétaire: trop heureux l'Auvergnat, si sur les matelas
on n'a pas étendu les poupons!

D'autres ne dépassent pas l'intervalle compris entre le mur d'octroi et
le mur d'enceinte: ils ont choisi un site agréable, bien aéré, avec de
beaux arbres et un loyer pas cher, à Vaugirard, par exemple; et quand la
famille est installée, que l'heureux locataire de cette villa a exploré
dans tous les sens les environs, qu'il en connaît le fort et le faible,
il invite ses amis à venir le dimanche partager son bonheur champêtre,
et il leur écrit ceci:

«Mon cher ami, voici déjà quatre jours que j'habite la compagne, et tu
ne saurais croire à quel point je me sens calme et reposé. On comprend
de suite tout le bonheur de cette vie des champs, qui a toujours été le
rêve de mes jeunes années; et puis ne plus être à Paris, vivre à ses
portes, sans le voir, sans l'entendre! Viens donc me visiter; j'ai
découvert une délicieuse promenade, c'est une avenue d'arbres superbes,
bordée d'un côté par le mur d'un parc, de l'autre, par la magnifique
plaine de Grenelle, où l'on ne voit plus de _fusillés à mort_. On dit
que cette avenue conduit à un charmant village qu'on nomme Issy; mais je
n'ai pu encore aller jusque-là, parce que la dernière pluie l'a rendue
impraticable. Je compte sur loi; les _Parisiennes_ t'amèneront jusqu'à
ma porte.»

Ceux qui transportent leurs dieux lares hors du mur d'enceinte, prennent
des véhicules plus perfectionnés: à ceux-là il faut la tapissière
ouverte à tous les vents, et dont la cargaison occupe une extrémité,
pendant que les bienheureux campagnards sont assis par devant.

Aux autres, c'est le noble coucou qui sert de voiture de déménagement.
Pauvre coucou! si méconnu à l'heure où nous parlons, battu en brèche par
toutes les nouvelles inventions, et qui résiste encore sur les quatre
jambes osseuses, noueuses et arc-boutées d'une maigre haridelle
couronnée (suivant l'expression d'Alphonse Karr) comme les rois, en se
mettant à genoux! Encore une institution qui s'efface et disparaît; et
pourtant qui de nous ne se rappelle être revenu de Sceaux, de
Romainville, lui douzième ou quinzième, dans une de ces voitures que
nous serions tentés d'enregistrer pour mémoire? qui ne regrette les
éclats de rire homériques qui suivent les dîners de campagne faits entre
amis, où il y a eu débauche d'esprit, mais, en fait de comestibles,
sobriété digne des anachorètes. On ne rit plus ainsi en chemins de fer!
Les coucous s'en vont; jadis ils n'allaient pas; nous aimions mieux le
jadis! Donc le coucou reçoit sur l'impériale le matelas et autres
nécessités de la petite propriété, et part. Où va-t-il? Où vous voudrez;
_voiture à volonté_, ce qui ne veut pas dire que vous arriverez _à
volonté_ mais si vous êtes bien inspirés, allez à Marly ou dans la
vallée de Chevreuse, à Bièvre, à Iguy, à Palaiseau. La, de vastes et
tranquilles forêts vous sépareront du monde entier; vous pourrez, avec
le livre que vous aimez, vous établir sur le versant d'une colline, au
nord du sentier creux qui se perd dans le bois, et, oubliant, oublié,
passer de douces heures à contempler, à méditer, à bénir la nature et
celui qui l'a faite si belle.

La moyenne propriété abandonne Paris à son tour; elle va beaucoup plus
loin, car elle a plus de loisir. Elle a loué à l'année un quart, un
tiers de maison qu'elle meuble et qu'elle démeuble annuellement. Tous
les ans. A la fin de mai, une voiture de déménagement attelée de un,
deux ou trois chevaux vient dévaliser sa maison de ville au profit de la
maison des champs. Et pendant que cette voiture chemine paisiblement, le
propriétaire, qui ne peut plus rester à la ville dans sa maison vide, et
qui ne peut encore s'installer à la campagne dans sa maison vide, se
trouve entre deux maisons, en diligence; alors il saisit cette occasion
pour visiter ses amis, allant de l'un à l'autre, de château en château,
de manière à arriver chez lui en mémo temps que la voilure de
déménagement. Que l'été lui soit léger!

Mais place à l'élégante chaise de poste, à la lourde berline de voyage!
voilà la grande propriété qui, elle aussi, veut émigrer; à Bohémien,
Bohémien et demi! Que feriez-vous encore, ici gracieuses fleurs d'hiver,
qui avez besoin, pour vivre à Paris, de la chaude atmosphère des salons?
Les Bouffes sont partis, les salons sont fermés, le meuble de damas est
couvert de housses, le lustre aux mille candélabres dorés disparaît sous
la gaze; et ces bouquets que l'on vous enviait dans les bals de l'hiver,
ces bouquets payés au poids de l'or, tout le monde en a maintenant, et
vous ne les aimez que pour leur rareté. Allez, fuyez, troupe charmante,
enveloppez-vous de coquets peignoirs de voyage, lissez en bandeaux vos
noirs cheveux, et courez, courez jour et nuit: vos châteaux vous
attendent et aussi les fêtes de la campagne, les nuits vénitiennes, la
musique sur les gondoles et les doux mots d'amour murmurés tout bas, au
détour d'une allée, dans le fond du bosquet. Vous ne faites que changer
de plaisirs, vous allez vous reposer.

Mais pendant six mois mener la vie de château, c'est bien monotone,
n'est-ce pas? aussi, Dieu vous en garde! Il a tout exprès pour vous
entouré la France d'une vaste ceinture d'eau; de Dunkerque à Bayonne et
de Port-Vendres à Nice, la mer, immense, majestueuse, avec ses tempêtes
et ses calmes, vous offre ses mille ports, qui pour vous se sont faits
coquets et séduisants. Voyez, les vagues viennent caresser amoureusement
le rivage. La saison des bains de mer a commencé. Déjà une foule
nombreuse est venue s'abattre sur la plage. Des malades, il n'y en a
guère à moins qu'on ne fasse monter au rang des maladies ces affections
nerveuses, qui n'ôtent ni la gaieté, ni le sommeil, ni l'appétit, que nos
ancêtre nommaient vapeurs, et que la science a décorées d'un nom nouveau
que nous ne savons ni ne voulons savoir, A quoi bon être malade quand on
va aux eaux? Que deviendraient les excursions en mer ou sur terre, et
ces curiosités qu'un baigneur, qui se respecte, doit avoir vues, ces
ruines, dont chacun doit rapporter un fragment, qui irait les visiter?
Un malade doit rester chez lui: dès qu'il vient aux bains de mer, les
probabilités sont qu'il jouit d'une santé de fer, d'un appétit conforme
et d'une gaieté inaltérable.

Nous qui possédons au plus haut degré ces deux premières propriétés, et
parfois aussi la troisième _(con sordino)_, nous pouvons bien aller à la
mer, et vous aussi, lecteur, car vous lisez _l'Illustration_, et tout
est là.



BAINS DU HAVRE.

Vous rappelez-vous qu'il y a peu de temps nous vous avons fait inaugurer
le chemin de fer de Rouen, et que nous avons parcouru avec vous ces prés
fleuris qu'arrose la Seine? Une fois à Rouen, quand vous aurez visite
ses monuments et ses grands hommes, son port et ses vieux quartiers que
vous restera-t-il à faire? rien. Revenir à Paris! la mode s'y oppose.
Allez donc au Havre. Voulez-vous prendre le bateau à vapeur? soit. Le
panorama toujours changeant des bords de la Seine, l'aspect des coteaux
qui deviennent de plus en plus sévères, celui même des habitations, dont
la physionomie se modifie à mesure que vous avancez, tout vous
prédispose à l'imposant spectacle qui vous attend à l'embouchure de la
Seine, c'est déjà la mer à partir de Quilleboeuf; c'est même plus que la
mer, car il y a du danger à côtoyer ces bancs de sable mobiles, ces îles
qu'un caprice de l'océan, une marée trop forte, peut faire disparaître
pendant des siècles. L'embouchure de la Seine a toujours été redoutée à
bon droit par les plus exercés marins; aussi une protection tutélaire a
peuplé Quilleboeuf de pilotes _lamaneurs_ qui veillent jour et nuit sur
ses rivages, et dont l'expérience, achetée souvent au péril de la vie,
guide à travers les courants les navires confiés à leurs soins.
Autrefois il fallait être né, avoir été baptisé dans la ville, pour
avoir le droit d'exposer ses jours dans la navigation hasardeuse de la
Seine; aujourd'hui ce droit féodal, peu enviable, a disparu, et
Quilleboeuf renferme cent dix pilotes lamaneurs nés où il a plu à Dieu
de les faire naître, mais qui mourront là, et dont les ossements auront
acquis ainsi droit de cité.

Il faut, pour entrer en mer, profiter du moment où la marée se retire.
Vous voilà enfin sur l'Océan; l'immensité est devant vous. Vous qui
n'aviez pas encore vu la mer, dites-nous les sensations infinies que sa
vue a fait naître dans vos coeurs. Ne concevez-vous pas l'amour du marin
pour son élément? il l'aime quand elle mugit autour de la coque de son
navire; quand ses vagues se dressent à la hauteur des mâts, couronnés
d'une aigrette d'écume; quand elle est calme la nuit, et qu'on n'entend
au loin que ce murmure plaintif et incessant, le bruit des éternelles
tristesses qui ont un écho dans le coeur de chacun. La mer, c'est
l'infini et le fini, c'est l'immensité des désirs, c'est le vide de la
réalité, c'est une aspiration de l'âme qui retombe sans cesse sur
elle-même fatiguée et inassouvie. Heureux ceux qui peuvent tous les
jours aller s'asseoir sur le bord de la mer, lui raconter l'histoire de
leur coeur, et mêler leurs tristesses intimes à toutes celles que les
flots viennent murmurer à leurs pieds!

Mais voilà que le Havre se montre à vos yeux avec ses remparts et les
forêts de mâts de ses bassins. C'est une ville née d'hier, et qui, pour
s'établir, a dû lutter contre la mer, son esclave aujourd'hui. A la fin
du seizième siècle ce n'était encore qu'un groupe de cabanes de
pêcheurs, défendu par deux tours. Louis XII y jeta, en 1539, les
fondements d'une ville, qui ne s'agrandit, cependant, qu'aux dépens de
Honfleur, dont les sables mouvant obstruèrent le port. François 1er
l'entoura de fortifications, et éleva à l'entrée du port une tour qui
porte son nom; il fit même plus pour elle: il l'exempta de tailles et
d'impôts, et lui octroya le nom de Françoiseville ou Franciscopolis,
sous lequel elle n'a jamais été connue. Plusieurs fois, depuis, la mer
couvrit le Havre, engloutit des maisons, transporta au loin dans les
terres des barques de pêcheurs; mais chaque fois les habitants élevaient
un peu plus le sol, construisaient des jetées, et dans cette lutte qui
dura de 1523 à 1763, le génie de l'homme l'emporta, et la mer muselée
dut depuis lors se borner de ronger le pied des fortifications élevées
contre elle. Rien n'a manqué en fait de désastres à l'histoire du Havre:
il fut plusieurs fois pris et repris par nos amis les Anglais, qui
sentaient toute l'importance commerciale d'un port qui peut tenir à flot
en tout temps des bâtiments de 4 à 500 tonneaux.

Aujourd'hui le Havre serait heureux, n'était l'incendie de sa salle de
spectacle qui lui fait défaut au moment où les baigneurs font naître
dans la ville une activité métallifère, et où les artistes parisiens se
donnent rendez-vous pour amuser loin de Paris des oreilles parisiennes.
Pauvres bailleurs, je vous plains peu!

L'établissement des bains est de date assez récente. Sur une plage unie
qui descend en pente douce jusqu'au bord de la mer, on a dressé des
tentes qui reçoivent les baigneurs et les baigneuses.



BAINS DE DIEPPE.

Le rival du Havre, quant aux bains, est Dieppe: l'établissement des
bains de mer est un des plus beaux en ce genre qu'il y ait en France; il
sc compose d'une grande galerie de 100 mètres de longueur. Au milieu est
un arc ouvert; à chaque extrémité sont des pavillons élégants,
renfermant des salons décemment meublés, à proximité desquels sont
disposés des pontons ou escaliers en bois, qui offrent un accès facile
sur le sable où sont disposées de nombreuses tentes: c'est là que l'on
revêt le costume sacramentel. Ce costume est peu pittoresque par
lui-même, et s'il est loin d'embellir les femmes qui n'ont pas à se
plaindre d'avoir été disgraciées par la nature, en revanche il fait
ressortir la laideur de certaines moins bien partagées, si toutefois il
y a des femmes laides aux bains.

[Illustration: Départ de la petite propriété pour la campagne.]

[Illustration; Départ de la haute et moyenne classe.]

Ce costume se compose, pour la plus belle moitié du genre humain, d'un
pantalon flottant de drap grossier et d'une blouse de même étoffe qui
serre la taille et moule pudiquement jusque par-dessus les épaules: les
pieds délicats sont préservés des galets de la mer au moyen de sandales
attachées sur le cou-de-pied. Maintenant, voyez une pauvre femme
habituée au satin et à la gaze, emprisonnée dans cet affreux costume:
elle s'abandonne en tremblant dans les bras de l'autre moitié du genre
humain. La victime retient son souffle, elle a mis sa blanche main
devant ses lèvres et devant son nez, tant elle craint de laisser
pénétrer une goutte de cette eau nauséabonde, visqueuse et amère,
d'avaler quelque crabe aux pinces menaçantes, quelque coquillage
fantastique. Enfin elle jette un cri, elle a subi l'immersion, puis,
quand elle est enhardie, le baigneur l'abandonne en la surveillant.

[Illustration: Les bains du Havre.]

Alors vous voyez ces femmes si craintives s'avancer dans la mer, se
jouer avec la lame, lutter de vitesse avec elle ou la recevoir avec
résignation. Puis, quand ses forces s'épuisent, le baigneur la reprend,
la porte au rivage; son visage écarlate ou violet, suivant les
tempéraments; ses pauvres membres frissonnent; sa main délicate et
blanche grelotte de froid et ses dents claquent. Elle retourne à sa
tente; elle s'est suffisamment amusée. Oh! ne me montrez jamais de
femmes à la sortie du bain. Qu'avez-vous fait, madame, de votre
fraîcheur, de la blancheur de votre peau, des boucles ondoyantes de vos
cheveux? Eh quoi! la mer a tout pris, grâce, beauté, chevelure, jusqu'à
votre esprit. Vous lui avez tout laissé? et qu'allons-nous devenir ce
soir au salon de conversation? Vous pouvez à peine marcher! La valse ne
vous verra pas vous élancer légère au milieu des groupes! Votre voix, on
ne l'entend plus: et les partitions de Rossini, madame, qui les
chantera? Vos doigts sont engourdis, et les brûlantes inspirations de
Litz, de Prudent, de Thalberg, qui nous les fera entendre? Oh maudit
soit le bain, le baigneur et la mer! mode funeste qui dépouille la femme
de tout ce qui nous charme et nous enivre, des séductions du dehors!
Mais le soir est arrivé; le salon se remplit. Le piano est ouvert, les
quadrilles se forment, et, ô prodige! Celles que nous avons crues
déchues de leur splendeur, que nous avons vues lasses, fatiguées, nous
les retrouvons là, fidèles au plaisir, aussi fraîches, aussi gracieuses,
aussi légères que la veille; bénies soient-elles! Baignez-vous,
mesdames; soyez le matin tout ce que vous voudrez,; faites suivant votre
caprice, puisque le soir vous nous apparaissez gaies et splendides. Vous
avez un sixième sens dont les hommes sont généralement dépourvus; c'est
le sens du plaisir: avec les cinq sens communs à tous, vous êtes ce que
la nature vous a faites belles ou laides, jeunes ou moins jeunes,
chrysalides ou vers à soie: mais que l'heure sonne, le sixième sens
s'éveille, les salons s'illuminent, et vous arrivez belles et parées,
avec vos vingt à vingt-cinq ans, papillons aux milles couleurs, essaim
diapré, artillerie à mettre en déroute une légion de saints!



[Illustration: Les Bains de Boulogne-sur-Mer]

BAINS DE BOULOGNE.

Nous voici à Boulogne, c'est-à-dire sur la roule la plus directe de
Paris à Londres; aussi nous entendons encore tous les jours le bruit des
querelles animées de Calais et de Boulogne; chacun de ces ports veut
être le point du littoral de la Manche ou aboutira le chemin de fer de
Paris en Angleterre. Chaque jour on enregistre le nombre de passagers,
bêtes et hommes, qui empruntent cette voie, soit de France, soit
d'Angleterre; et vous-mêmes, paisibles baigneurs, vous entrez bon gré
mal gré dans les éléments de succès de Boulogne, vous êtes couchés tout
au long dans sa statistique; vous pensez venir à Boulogne pour prendre
tranquillement les eaux, pour tuer honnêtement un mois de temps, pour
faire décemment votre métier d'esclave de la mode; détrompez-vous, vous
êtes occupés à résoudre une question internationale d'une grave
importance, et vous êtes peut-être l'unité qui, mise dans la balance,
remportera sur Calais, ou, qui sait, le zéro qui, mis à la droite du
chiffre significatif, décuplera les chances de Boulogne. A quoi n'est-on
pas exposé dans ce siècle d'industrie, où l'on a dressé des autels au
veau d'or?

Boulogne se divise en haute et basse ville; la ville haute date des
Romains: elle est entourée de remparts transformés aujourd'hui en une
charmante promenade plantée d'arbres séculaires, et d'où la vue embrasse
le panorama le plus pittoresque; d'un côté la basse ville et son port,
le phare de Caligula, et à l'horizon la mer et les côtes blanchâtres de
l'Angleterre; de l'autre, une immense colline chargée de villas et
d'habitations de plaisance, au pied de laquelle serpente la jolie
rivière de Liane. Plus loin, les villages de Maquilla et Saint-Martin,
que domine l'imposante montagne du Mont-Lambert; et enfin la colonne de
la grande armée surmontée de la statue de l'Empereur. Quant à la ville
basse, elle est d'une origine récente: sa physionomie est toute
différente de celle de sa soeur aînée. En haut on trouve le calme et le
silence qui convient aux vieillards qui ont beaucoup vécu, beaucoup vu,
et qui veulent mourir dans le recueillement de leurs souvenirs. En bas
le mouvement, l'activité, le droit de la jeunesse qui s'éveille à la
vie; ces deux villes, qui ont le même nom mais qui sont si
dissemblables, peuvent porter la devise: _Si vieillesse pouvait, si
jeunesse savait_: mais la vieillesse ne peut plus, et la jeunesse ne
sait que quand elle vieillit.

[Illustration: Les Bains de Dieppe.]

Boulogne possède, dans sa ville basse, un bel établissement de bains de
mer. La partie consacrée aux dames renferme un grand salon, une salle de
rafraîchissement, une chambre de repos et un salon de musiquer. La
partie destinée aux hommes est composée d'une salle de billard et
d'autres pièces; ces deux corps de logis, symétriquement disposés, n'en
forment qu'un seul à l'extérieur, et communiquent par les salons à une
très-grande salle d'assemblée et de bal, décorée de colonnes et de
pilastres ioniques.

La manière de prendre les bains à Boulogne diffère de celle des autres
ports de mer. Chaque baigneur monte dans une voiture élégante et commode
qui forme cabinet de toilette; quelques-unes même peuvent contenir
plusieurs personnes à l'aise. Un cheval (accoutumé à ce genre de
travail, à ce que prétend un guide du voyageur) conduit la voiture au
milieu de l'eau où elle reste immobile. Une tente en coutil y est
adaptée, et c'est quelquefois sous son abri que se prend le bain, sans
que les femmes aient à craindre les regards indiscrets.

Les amusements à Boulogne sont ceux de tous les autres bains de mer,
c'est-à-dire qu'il faut, là comme ailleurs, puiser dans son propre
fonds. Cependant les excursions, qui seules peuvent rompre la monotonie
de la vie ordinaire, sont fréquentes car il y a beaucoup à voir dans les
environs de Boulogne, soit qu'on remonte le cours de la _Liane_, ou la
route nommée la _Verte-Voie_, soit qu'on aille visiter les carrières et
les usines de _Marquise_ et de _Perques_. Bien de plus pittoresque que
les moulins de Saint-Léonard et la chapelle gothique qui les surmonte,
rien de plus gracieux que les vallées du _Denaire_ et du
_Souverain-Moulin_.

Partout à Boulogne et aux environs, vous retrouvez les souvenirs de la
grande époque de Napoléon. Le nom de l'Empereur se mêle, dans toutes les
bouches de cicerone, aux chroniques même les plus anciennes. Le port, la
colonne, le château du _Pont de Briques_, ancien quartier-général de
Napoléon, tout parle de la gloire du grand capitaine! Pourquoi faut-il
qu'un descendant de l'Empereur ait associé dernièrement sa déplorable
échauffourée aux grands souvenirs du commencement du dix-neuvième
siècle? Mais, respect au malheur! l'ombre de Napoléon est assez vaste
pour couvrir et racheter les fautes de ceux qui ont été trop faibles
pour soutenir son nom!...

[Illustration: Baigneur faisant prendre la lame.]



Courrier de Paris.

Sur quoi compter en ce monde, et qui peut se vanter de jouir du
lendemain? Vous avez vingt mille livres de rentes: un coup de vent les
emporte! Vos cheveux sont noirs, votre sourire charmant, votre oeil
plein d'ardeur et de flamme; passe une fièvre ou une pleurésie qui
attriste ce sourire, éteint ce regard et donne à ces cheveux d'ébène la
blancheur de la chevelure de Priam ou de Mathusalem!

Il y a quinze ans que le même arbre vous abrite et vous prête son ombre:
la cognée le jette à bas! Il y en a trente que vous êtes assis
tranquillement à la même place: un importun vient; c'est la mort qui
vous dit: «Ote-toi de là que je m'y mette!»

Si quelqu'un devait se croire à l'abri de ces bourrasques du hasard et
tranquille possesseur de son bien, c'était assurément le personnage dont
vous voyez ici le portrait. Excepté par la mort, ennemi impitoyable et
sourd, comment croire que ce bonhomme dut jamais être troublé dans ses
habitudes et dans sa vie? Que fait-il en effet qui puisse attirer des
jalousies et des haines? Que possède-t-il qu'on doive lui envier et lui
ravir? Est-ce cette vieille houppelande délabrée, dont l'acte de
naissance se perd dans la nuit des temps? Est-ce ce chapeau contemporain
de la houppelande et défiguré par l'âge: Ses domaines s'étendent-ils de
tous côtés, au point de faire envie, comme ceux de M. le marquis de
Carabas? Non; il n'a que tout juste l'espace pour y placer le pied; là,
notre homme se tient continuellement debout, tantôt sur une jambe et
tantôt sur l'autre, comme un hôte de basse-cour. Quelquefois il fait une
promenade de deux ou trois pas pour se délasser, promenade invariable
qui ne change pas de terrain et ne s'étend jamais au delà d'une
enjambée. Dans la chaude saison, les bouffées d'air brûlant l'attaquent
sans l'abattre; dans l'hiver, il est livré, de toutes parts, au vent
glacé qui circule et siffle autour de lui; rien ne l'émeut, rie» le
fatigue, rien ne le décourage; du 1er janvier à la Saint-Sylvestre, vous
le retrouvez toujours le même, intrépide à son poste et drapé dans les
trous et les taches de son manteau.

Vous me demandez: Quel est cet homme? Eh quoi! ne le reconnaissez-vous
pas? auriez-vous l'âme assez ingrate pour l'avoir oublié? Si vous avez
jamais été enfant, si jamais votre nourrice ou votre mère vous a mené
par la main, vous avez vu mon homme, vous l'avez aimé; à son approche
vos yeux ont pétillé de joie, à sa voix votre coeur a battu de plaisir.
Il était pour vous l'espérance et la récompense; on vous le promettait à
condition que vous ne feriez pas de sottises, on vous le donnait si vous
aviez été bien sages. Ah! vous le reconnaissez enfin! c'est le moniteur
vivant des _Ombres Chinoises_, c'est le lieutenant ambulant de Séraphin!

Depuis près d'un demi-siècle! ce fidèle ami des enfants se tenait devant
sa porte et devant son enseigne, faisant ses trois pas de droite à
gauche, et personne ne s'était avisé d'y trouver à redire. Venu là en
1789, par privilège du roi, né pour ainsi dire avec les ombres
chinoises, les résolutions, la chute des empires, la ruine des dynasties
n'ont pu l'ébranler; tout a remué autour de lui, et lui n'a pas un
instant changé de place! les uns sont devenus ducs, princes, rois,
empereurs même: il est resté le dévoué serviteur du seigneur
Séraphin.--Que de métamorphoses! que de drapeaux renversés! que
d'opinions mises à l'envers! que d'enseignes retournées!--Mon héros, en
tout temps, n'a tenu qu'une bannière sur laquelle il a gardé
invariablement inscrit ce résumé de ses sentiments politiques; _Ombres
chinoises_. Pendant cinquante ans il a proclamé, sans interruption, du
même ton, de la même voix, à la face du peuple, son programme immuable:
_les Feux pyrrhiques, le Pont cassé, le Petit Poucet, les Deux
Tirelires_.

Qui le croirait? c'est après une si longue possession, après un exemple
si mémorable de désintéressement et de fidélité aux principes, que ce
grand philosophe a été menacé dans son repos. Un voisin s'est plaint de
cette promenade perpétuelle et de cette psalmodie monotone; barbare, qui
n'a pas compris tout ce qu'il y a d'agréable et d'instructif à entendre
bourdonner à son oreille, du matin au soir, ces mots innocents: «Entrez,
messieurs! entrez, mesdames! les feux pyrrhiques! le pont cassé! les
marionnettes du sieur Séraphin!»--N'est-ce donc pas l'âge d'or sur la
terre?

La rancune du voisin a été jusqu'au procès. L'autre jour on a vu, ô
honte! Séraphin, le vertueux Séraphin, traduit devant des juges comme un
être nuisible et malfaisant; il n'aurait plus manqué que de lui faire
boire la ciguë! Anytus ne demandait pas mieux. Mais la justice a reculé
devant cette iniquité; d'une voix unanime elle a acquitté Séraphin. On
dit même que le tribunal a souri, se rappelant son bon temps des _Deux
Tirelires_.--Les petites filles, les petits garçons, les mamans, les
bonnes d'enfants étaient dans la stupeur; la nouvelle de l'acquittement
de leur bon ami Séraphin vient de leur rendre la vie.

Il a repris sa promenade de trois pas; il s'est remis à convier les
passants aux plaisirs des ombres chinoises; sa voix est la même, son pas
le même, la même houppelande, le même chapeau: la persécution ne l'avait
point abattu, le triomphe ne l'a pas enorgueilli. Je quitte à regret cet
hôte fameux de la galerie de Valois, le seul, on peut l'affirmer, que le
Palais-Royal retrouve encore vivant et debout au même lieu, après tant
de changements et de vicissitudes; mais j'y reviendrai quelque jour, et
je médite sur ce sujet un beau livre que je compte intituler: _Mémoires
philosophiques de Séraphin_. Quelles curieuses confidences ne doit-on
pas attendre d'un homme qui a vu trois ou quatre générations naître,
grandir et passer à la lueur de ses feux pyrrhiques! Cependant Séraphin
se fait vieux; il faut y prendre garde et lui demander ses notes avant
qu'il ne descende tout à fait dans le royaume des ombres.

--On s'extasie devant les inventions des romans et des comédies;
comédies et romans n'ont jamais autant d'imagination que la réalité. Je
n'en veux pour preuve qu'une aventure merveilleuse, dont la vérité vient
d'être récemment certifiée par un double procès en première instance et
en Cour royale; l'héroïne s'appelle mademoiselle Descharmes. Maigre les
allures aristocratiques de son nom, mademoiselle Descharmes est un
enfant du village; son père, simple paysan, vivait à grand'peine du
produit de son labeur. Un jour, la pauvre fille, voulant soulager cette
rude vie, se décide à venir à Paris pour y chercher du travail et du
pain. Elle part seule du fond de sa Lorraine, en gros jupon, en gros
souliers, portant toute sa fortune sous le bras. Arrivée dans la ville
immense, elle va, vient, cherche, espère, attend et souffre; enfin
quelqu'un lui propose une place de servante! Quelle fortune! Je vous
demande si elle accepte avec joie! La voici parée de son cotillon des
dimanches et de son bonnet le plus blanc, gagnant, non sans peur, la
rue habitée par son futur maître, et frappant à la porte de sa
maison.--Au troisième! lui dit le portier.--Notre Lorraine monte
lentement l'escalier, le trouble dans le coeur, le feu au visage; les
marches crient sous son pas pesants. Inquiète, haletante, ahurie, elle
rencontre un cordon de sonnette, s'en empare et sonne à tour de bras.
«Que voulez-vous? lui demande un homme d'un âge mûr.--N'est-ce pas ici
chez M. Valentin? répond-elle--Non!--Je venais pour être sa
servante.--Eh bien! entrez; j'ai aussi besoin de quelqu'un; vous ou une
autre, peu importe!»

Elle entra en effet, et ne sortit plus de cette demeure qui venait de
s'ouvrir pour elle si singulièrement.--Son maître était bon au fond de
l'âme, mais exigeant et fantasque; il l'accablait de soins sans relâche
et de travaux pénibles. Cette sévère autorité pesa sur la servante
pendant vingt-huit ans, sans qu'elle cherchât à s'y soustraire, sans
qu'elle fit entendre une plainte; quelquefois cependant il lui disait:
«Jeanne, tu es une bonne fille; je ne t'oublierai pas; sois tranquille,
tu auras quelque chose!»

Au bout de ces vingt-huit années, notre homme meurt vieux garçon; et
collatéraux d'accourir bouche béante. On ouvre le testament; le
testament déclare Jeanne Descharmes légataire universelle! La pauvre
fille, naguère venue à pied de son village, la pauvre servante si
rudement traitée, est transformée tout à coup en riche héritière. Elle a
800,000 fr. en maisons et en rentes, _item_ bibliothèque magnifique et
magnifique galerie de tableaux. Voyez ce qu'on gagne en ce monde à
sonner plutôt à cette sonnette-ci qu'à cette sonnette-là!

Ou l'appelait Jeanne tout court; on l'appelle maintenant mademoiselle
Descharmes gros comme le bras; et les plus huppés lui ôtent leur chapeau
en passant. Mais mademoiselle Descharmes est restée Jeanne comme devant:
en changeant de fortune elle n'a pu changer de caractère ni d'habitudes.
Les débats de l'audience ont révélé les détails curieux de cette
immobilité; Jeanne est embarrassée des richesses de mademoiselle
Descharmes; à peine lui faut-il par au 1,300 fr. pour vivre. Vous croyez
que mademoiselle Descharmes va se parer et courir par la ville? non pas.
Jeanne a gardé ses simples vêtements; Jeanne ne sort pas du logis, pas
plus que du temps de son maître qui se fâchait si par hasard elle
mettait le pied dehors.--«Que faites-vous de vos journées? demande M. le
président Séguier à mademoiselle Descharmes.--Je frotte mes
appartements, répond Jeanne, et souvent je sers ma servante. Enfin, M.
le président, je fais ce que je faisais du vivant de Monsieur; je vis
comme s'il n'était pas mort.»

Un avide héritier a en l'esprit de trouver matière à procès dans cette
fidélité de mademoiselle Descharmes au passé de Jeanne; il a intenté
contre l'honnête fille une demande en interdiction, affirmant qu'une
femme pourvue de quarante mille livres de rentes, qui ne sort jamais de
chez elle et frotte elle-même son appartement, est évidemment atteinte
d'incapacité et de monomanie. Les juges ont donné tort à l'héritier, de
même qu'ils avaient condamné le persécuteur de Séraphin. De par le
tribunal. Séraphin a sauvé son droit d'allée et de vernie, et
mademoiselle Descharmes peut rester Jeanne, puisque tel est son bon
plaisir: c'est là une bonne semaine pour la justice ... mais les
semaines se suivent et ...

Paris, malheureusement, n'a pas été tout entier occupé depuis huit
jours, par des récits aussi naïfs et des aventures aussi innocentes; il
en a eu de sinistres, de douloureux, d'épouvantables: tel est le train
du monde; d'une minute à l'autre on tombe de l'églogue dans la tragédie,
on passe du bien au mal, de la vertu au crime; l'honnête homme côtoie le
scélérat; derrière l'agneau et la colombe, vous rencontrez le loup et le
vautour. Nous avons eu une horrible semaine: les nouvelles ont été
couleur de sang; le _fait Paris_ a donné dans le sombre et le féroce. A
lire ce terrible répertoire, on a pu penser que nous vivions dans un
monde uniquement peuplé d'assassins ou de victimes; ici c'est un
aubergiste mis à mort et pillé par des bandits; là, un pauvre homme et
sa femme surpris et égorgés dans leur sommeil; la terre du bois de
Vincennes révèle des membres mutilés et vainement ensevelis; plus loin,
c'est le suicide à l'oeil hagard et à la main désespérée. Le châtiment a
suivi les coupables et guidé la justice qui les tient sous sa garde.
Dieu en soit loué! Mais cependant les bêtes fauves, ô mon Dieu! les
tigres altérés de sang se mêleront-ils éternellement à l'homme fait à
votre image?

--Un jeune ouvrier s'offre pour servir de remplaçant; on convient du prix
et on dresse l'acte par-devant notaire; en sortant de l'étude, le jeune
homme s'approche d'un vieillard triste et souffrant qui se tenait assis
sur le banc de pierre voisin de la porte. «Tenez, mon père, lui dit-il
en lui remettant un sac d'argent, voici pour vous; moi, je n'ai plus
besoin de rien, Je suis soldat! «Ce trait de dévouement filial épure
l'atmosphère de meurtres et de crimes où nous avons passé tout à
l'heure.

--Guzman d'Alfarache n'est pas mort; un sergent de ville vient de
l'arrêter à la barrière du Maine: Guzman d'Alfarache était couvert de
haillons et tendait la main aux passants d'un air piteux et affamé.
Guzman, qui n'avait pas oublié les leçons qu'il reçut jadis des
mendiants de Madrid, se donnait pour manchot, pour borgne et pour
boiteux; vérification faite, le sergent a trouvé derrière ces fausses
plaies, un Guzman d'Alfarache au grand complet, pourvu de deux yeux
excellents, de deux jambes parfaites et de deux mains qui en valent bien
dix pour escamoter la bourse des badauds. O trouvaille non moins
merveilleuse! le prétendu mendiant portait sur sa poitrine 14,000 francs
en or dans une bourse de cuir. Le commissaire de police a envoyé le
larron au dépôt de mendicité. Chemin faisant, Guzman, s'adressant au
gendarme: «Ayez soin, lui dit-il, de placer mes fonds à la caisse
d'épargne.» Si notre honnête jeune homme de là-haut avait eu le quart de
cette somme! Mais l'argent sait-il jamais où il va se nicher?

--Qu'on dise encore que la France est déchue à l'étranger! Voici une
preuve d'estime incontestable que l'Europe lui donne. La ville de
Copenhague vient de voter un fonds extraordinaire destiné à faire
voyager en France mademoiselle Fieldstetd et à perfectionner son
éducation. Copenhague a spécialement stipulé que mademoiselle Fieldstetd
passerait six mois à Paris à l'école de danse! Mademoiselle Fieldstetd
est première danseuse au théâtre de Copenhague. Il se peut que notre
politique ne soit pas très-estimée là-bas, mais il est clair qu'on y
fait grand cas de notre entrechat.

--Tandis qu'ailleurs on établit des sociétés de tempérance, voici venir
un journal qui paraît destiné à faire une guerre à mort à ces honnêtes
institutions; il est intitulé _le Bacchus_. A le considérer sous le
point de vue de la politique à l'eau claire, c'est évidemment un journal
d'une opposition avancée et qui prend tout de suite couleur; _le
Bacchus_ se pose en ennemi des mélanges, de la litharge, du bois de
Campêche et en restaurateur du vin franc, du vin généreux, du vin pur de
tout mensonge et de tout alliage; c'est un journal à encourager. Il
paraîtra tous les dimanches, à l'heure du déjeuner. Sa vignette
représente un cep de vigne entrelacé. Le bureau d'abonnement est placé
dans une cave; on craint cependant que les rédacteurs ne soient par trop
bouchés.

--Le Jardin des Plantes vient de recevoir un nouvel hôte qui donne
beaucoup d'inquiétude au _Constitutionnel_. Cet étranger, venu d'Asie,
est connu vulgairement sous le nom d'éléphant; _le Constitutionnel_, en
publiant cette grande nouvelle, ne nous dit pas si l'intéressant animal
descend de l'éléphant Zamalaya dont parle Quinte-Curce, et que Darius
montait à la bataille d'Ardelles: _le Constitutionnel_ déroge ici à ses
habitudes d'érudition bien connue, et nous avons le droit de nous en
plaindre. Le vénérable journal se contente d'annoncer que la bête est
mal élevée et d'un très-mauvais caractère. Avis aux professeurs
d'éléphants actuellement sans emploi!

--Les choses roulent et les voilures marchent; le luxe gagne jusqu'aux
_omnibus_. Fi! de ces baraques rudes et pesantes, où les pauvres
Parisiens s'entassaient pêle-mêle comme un troupeau dans une étable!
_l'omnibus_ se pare, l'_omnibus_ devient coquet et magnifique: il a des
coussins en velours moelleux: il se divise un stalles, comme l'orchestre
de l'Opéra; il est peint et vêtu en vrai dandy. On ne va plus en
omnibus, un court dans un palais roulant. «Tiens! disait hier un homme
en blouse, en prenant place à coté de moi, si j'avais su ça, j'aurais
fait vernir mes bottes. Excusez omnibus!»

--Le mois de juillet vient d'éclore; je ne sais ce qu'il nous ménage en
politique, mais il sera fertile en chansons et en danses. Les
nouvellistes de coulisses lui promettent l'_Oedipe à Colonne_ de
Sachini, la _Péri_, ballet en trois actes, l'opéra-comique de feu
Moupou, dernier chant de ce compositeur regrettable, puis d'autres
roulades encore et d'autres entrechats que j'oublie. Pour moi, je n'en
demande pas tant; que juillet nous envoie un peu de beaux jours et de
soleil, et je le tiens quitte!

--J'allais en relier là, quand j'apprends une grande nouvelle; la
nouvelle m'arrive par la poste, timbrée, cachetée et ainsi conçue: «Vous
êtes prié d'assister aux convoi, service et enterrement de mademoiselle
Anne-Marie Lenormand, décédée le 25 juin 1843 dans sa soixante-quinzième
année, rue de la Santé, nº 15, qui se feront le mardi 27 courant, à dix
heures du matin, à l'église de Saint-Jacques-du-Haut-Pas. De Profundis.»

Il s'agit de mademoiselle Lenormand, la fameuse devineresse, qui a dit
la bonne aventure aux impératrices et aux rois. Elle laisse, dit-on, un
héritage de 500,000 francs à son neveu M. Hugo, lieutenant au 11e
régiment de ligne.

Mademoiselle Lenormand, souffrante depuis longtemps, avait abandonné
seulement depuis quelques jours son trépied de la rue de Touron pour
aller mourir, chose singulière, rue de la Santé. Ou dit que son médecin
la voyant à toute extrémité, s'approcha de son chevet et lui dit:
«Mademoiselle, il faut mourir!--Il y a longtemps que j'avais deviné
celui-là,» répondit-elle; et elle rendit le dernier soupir.



Une Visite à la Chambre des Pairs.

Si la visite que nous avons faite ensemble au Palais-Bourbon ne vous a
pas fatigué sans retour de ces sortes d'excursions dans le domaine de la
législature, nous poursuivrons aujourd'hui notre route, et frappant,
comme d'honnêtes curieux que nous sommes, à la porte des pairs de
France, nous allons les surprendre en flagrant délit de création des
lois. Le palais de la Chambre des Députés, malgré la magnificence du
mot, est moins un palais qu'une masure, cette fois c'est un vrai palais
que nous avons sous les yeux. Les pierres fraîchement grattées de la
demeure des représentants s'élèvent sans plaisir pour la vue et sans
réveiller dans l'esprit l'attrait endormi d'aucun souvenir historique,
le Luxembourg, en étalant devant nous la belle ordonnance de ses
murailles déjà revêtues de la vénérable livrée du temps, nous rappelle
encore bien des pages de notre histoire, ou sombres ou folles, ou
mesquines ou grandioses comme tout ce qui raconte la vie de l'humanité.

Admirez avec moi l'oeuvre que l'architecte de Brosse entreprit en 1615,
sur les ordres de Marie de Médicis, et si cette imitation du palais
Pitti vous paraît manquer de légèreté et de cette élégance poétique qui,
dans les édifices mauresques, par exemple, résulte de la délicatesse et
de la riche multiplicité des détails, reconnaissez que cette pesanteur
relative n'est pas sans une certaine grâce, la grâce de la force et de
la solidité. Dans l'aspect un peu triste peut-être de ces colonnes
qu'étranglent dans toute leur longueur de lourds carcans de pierre, dans
la physionomie sévère et massive de ces deux sortes de coupoles qui, de
la porte d'entrée au corps de bâtiment principal, se répondent et se
marient au regard avec noblesse, voyez comme un symbole du génie des
premiers Médicis dont la fille éleva cette demeure, génie à la fois
positif comme celui de la commerçante et industrieuse république qu'ils
administraient, et libéral cependant, noble, d'une grâce austère,
élégant et solide, le génie du grand Cosme, en un mot, que ses héritiers
ne raffinèrent qu'en le diminuant, et auquel ils ne donnèrent plus
d'éclat qu'en lui ôtant de sa probité et de sa puissante vigueur. Telle
est l'architecture de ce palais: il en est de plus délicates, de plus
ouvragées, de plus brillantes; il en est peu qui la surpassent par la
juste proportion des membres, la robuste apparence et je ne sais quoi de
sobre qui satisfait le goût.

J'ignore si Mario de Médicis put habiter le Luxembourg; mais son second
fils, Gaston d'Orléans, l'habita, et avec lui entrèrent sous ces voûtes
neuves l'intrigue, l'incertitude et la faiblesse poussée jusqu'à la
lâcheté. Là, se tramèrent contre le cardinal bien des complots, où le
prince ne joua guère que le rôle de pourvoyeur de têtes pour le compte
de ce redoutable Richelieu qui, au centre de sa toile, immobile,
implacable laissait se jouer la mouche imprudente, et d'un mouvement
brusque l'anéantissait. Après Gaston, sa fille la grande Mademoiselle
emplit le palais de ses haines altières et de ses amours passionnés.
C'est de là qu'elle partit pour aller sur les remparts de la porte
Saint-Antoine faire tirer le canon contre les troupes du roi; c'est là
qu'elle revint plus tard cacher souvent ses pleurs et sa jalousie
lorsqu'un secret mariage l'eut unie à Laudun. N'entendez-vous pas en
souvenir, dans cette cour aujourd'hui si morne, ce bruit de fanfares, de
cymbales, cette voiture attelée de huit chevaux qui entre avec fracas,
et le galop des gardes et des musiciens qui la précèdent ou la suivent;
qu'est-ce que cela? c'est madame la duchesse de Berri, la fille du
régent, digne fille d'un tel père qui rentre chez elle après avoir
parcouru Paris dans ce fol équipage, au grand scandale des amis de
l'étiquette et notamment de Saint-Simon, qui lui aurait plutôt pardonné
ses débordements inouïs, que de se faire escorter par une garde sans que
son rang lui en donnât le droit. La Révolution a passé et a pris
possession de ce palais; elle y loge d'abord ses prisonniers, puis son
gouvernement s'y installe. Le Luxembourg vit Barras donner aux moeurs le
signal de cette réaction de la volupté qui fit ressembler un moment la
France à une assemblée de fous dansant dans un cimetière et heurtant,
toute joyeuse, les débris de l'échafaud. Quelque temps après, le
Directoire tombait dans ces mêmes murs où le général Moreau gardait à
vue le directeur Collier, honnête homme, courageux citoyen, qui, si la
fermeté du caractère et la droiture des principes avaient suffi pour
vaincre le génie, aurait épargné à la France le despotisme de l'Empire
et assuré le maintien des lois. Plus proche de nous, c'est du sang, un
sang glorieux qui rejaillit jusque sur ces pierres; c'est là, pendant la
nuit, que les pairs, constitués en tribunal, condamnèrent à mort un des
plus vaillants généraux de la France; c'est à deux cents pas qu'il fut
mystérieusement fusillé.

Mais silence, pierres bavardes, silence, ou du moins ne nous parlez plus
que du présent, la principale chose que nous venions chercher auprès de
vus. Notre carte d'entrée, signée du Grand-référendaire, nous donne
place aux tribunes du midi. On y arrive par le grand perron et par des
corridors mal éclairés, qui attendent l'achèvement d'une restauration
qui nous semble bien lentement conduite; enfin s'ouvre devant nous la
nouvelle salle des séances de la Chambre des Pairs.

Je dis nouvelle, parce que les pairs siégeaient autrefois dans une autre
partie du Luxembourg, dont je vous épargne la description, et que cette
salle sort toute fraîche des mains des artistes qui lui ont donné son
dernier lustre et qui ont achevé son dernier ornement. Eh bien! que
dites-vous de cette salle! Je dis qu'elle ressemble, à fort peu de chose
près, à celle de la Chambre des députés; seulement elle est plus petite,
percée d'un seul rang de tribunes drapées avec plus de richesse, ornée
de peintures qui ne se trouvent pas chez grande soeur, et beaucoup plus
dorée, comme il convient au rang sénatorial des gens qu'elle doit
recevoir; mais c'est le même hémicycle se rattachant par les deux
extrémités au fauteuil de la présidence. Encore une différence: au lieu
des stalles, des fauteuils vert et or, en forme de chaises curules;
enfin, ce qu'on ne voit point à la Chambre des Députés, le bureau du
chancelier-président est placé dans une demi-coupole, soutenue par des
colonnes jumelles en marbre jaspé, qui se détachent assez élégamment
sur une draperie vert et or, comme le reste des tentures. Ce qu'il y a
de singulier à ce sujet, et ce qui montre bien le caractère d'indécision
et de lieu commun que prend l'architecture dans les siècles sans
inspiration et sans loi, c'est que cette demi-coupole est tout à fait
semblable à celles qu'on dessine généralement dans les églises et les
chapelles pour y établir l'autel. Celle de la Chambre des Pairs, par la
disposition de ses colonnes jumelles, ressemble précisément, avec un
développement moindre, à la galerie cintrée qui se déploie derrière le
maître-autel de la Madeleine; en sorte que, de nos jours, il ne semble
point étrange; de placer indifféremment dans le même lieu un autel ou un
fauteuil, un Dieu mort pour les hommes ou un chancelier qui ne mourra
certainement pour personne. Dans les âges et dans les pays véritablement
organisés, tout a son type, son caractère propre, sa loi; dans les temps
de confusion morale, quand les arts ont assemblé quelques lignes
gracieuses, ils croient avoir tout fait, et tomme dans la sphère
philosophique toutes les idées s'effacent, ils ne cherchent à en
reproduire aucune, et ne peuvent par conséquent rien exprimer.

[Illustration: Chambre des Pairs.--La Philosophie dévoilant la Vérité,
peinture du plafond de la bibliothèque, par Riessner.]

Les peintures, dont plusieurs d'un mérite d'exécution incontestable,
sont, les unes assez insignifiantes par leur sujet, les autres, d'un
genre allégorique trop naïf, et quelquefois peu décent.

[Illustration: Chambre des Pairs.--peinture du plafond de la
Bibliothèque par Riessner.]

Pourquoi le _Couronnement de Philippe le Long_, dont le règne est un des
plus pâles de notre histoire, occupe-t-il un dessin de porte à la
Chambre des Pairs? Les cinq ou six personnages qui représentent, dit le
plan de la Chambre, les États-Généraux de je ne sais quelle époque sur
l'autre porte, ont plus d'à-propos; mais, en fait, ils ne représentent
rien du tout, car on ne voit point d'assemblée, et il est imposable de
deviner ce que se veulent ces personnages que nul motif visible ne
semble réunir. Sur la voûte, la _Justice, la Sagesse, la Loi_, et, dans
un coin, _la patrie_, qui a l'air trop petite fille, forment des sujets
allégoriques dont il est facile d'apprécier la convenance un peu banale.
D'autres fresques, toujours allégoriques, entremêlent celles que je
viens de citer. Dans l'une d'elles, qu'au miroir symbolique je crois
reconnaître pour _la Vérité_ la principale figure est d'une ravissante
expression; il est impossible de voir des yeux plus séduisants, un plus
joli visage, des cheveux blonds plus soyeux; mais cette Vérité si
gracieuse, qu'elle a l'air de la _Fable_ pourquoi étend-elle ses beaux
bras blancs et ronds sur la vénérable assemblée? Une Vérité si charmante
n'a rien à faire au milieu des nobles pairs; car, si par hasard son doux
sourire est trompeur et qu'en réalité elle ne soit que le _Mensonge_,
leurs mensonges, s'ils en faisaient, ne seraient pas si jolis, et leurs
vérités s'ils en disaient, devraient être beaucoup plus mâles et plus
austères.

Au total, l'impression que laisse la salle des séances est celle d'un
salon assez grandiose: tout y est discret, silencieux, presque endormi;
il n'y pénètre qu'un demi-jour favorable au repos. Aucun bruit n'y vient
du dehors, et des tapis épais amortissent les bruits intérieurs; la voix
elle-même, sans doute faute de sonorité dans la salle, n'y résonne qu'en
sourdine et semble craindre d'éveiller des échos. Point de ce tumulte,
de ce faux air d'écoliers en vacances, de ces conversations multipliées
qui, de tous les côtés et sur tous les tons, bourdonnent, de cette
agitation, en un mot, qui frappe lorsqu'on entre à la Chambre des
Députés. Ici, au contraire, de la dignité, si on veut, mais surtout un
inaltérable calme, et qui règne invariablement sur ces bancs d'ailleurs
presque toujours à moitié déserts.

[Illustration: John Singleton Bopley, baron Lyndhurst, grand-chancelier
d'Angleterre.]

Ce n'est pas là l'aspect de la Chambre des Lords. Dans leur antique
salle de Westminster, beaucoup moins reluisante et dorée que celle des
pairs de France, tendue de vieilles tapisseries décolorées, garnies de
quelques fauteuils seulement pour les pairs ecclésiastiques et de
banquettes pour le reste des lords, il règne, au dire, des écrivains
anglais, un profond sentiment de dignité et de convenance; il s'en
exhale un parfum de bon ton et d'aristocratie; mais il y a plus de vie,
plus d'animation, on y sent l'exercice d'une énergie plus réelle, et
tout ce qu'un corps puissant peut imprimer de force à ses membres, ils
le montrent généralement. En présence de ce sac de laine où siège le
chancelier d'Angleterre, et qui rappelle à ces héritiers de la féodalité
anglaise les conditions à la fois agricoles, manufacturières et
commerciales de leur prépondérance et de celle de leur pays, ils sont
vraiment encore, aujourd'hui même que le sol commence à trembler sous
leurs pieds et que la décadence est peut-être bien proche, la seule
aristocratie de l'Europe qui ait un sens, une raison d'être en même
temps qu'une incontestable action.

Le chancelier de France, revêtu de la simarre, bien connue de la presse
satirique, portant en sautoir le grand-cordon rouge sur lequel flotte
négligemment un rabat de dentelle brodée, et tenant à la main sa toque
de velours noir garnie d'hermine, vient de s'asseoir au fauteuil. Les
secrétaires qui composent le bureau de la Chambre prennent place à côté
de lui, et aux deux extrémités du bureau, deux fonctionnaires qui ne
sont point pairs de France, le garde des archives et son adjoint. Les
pairs, en frac gros bleu brodé d'or au collet et aux parements des
manches, arrivent lentement et en assez petit nombre à leurs sièges: la
séance est ouverte.

Que sera-t-elle pour nous, cette séance abstraite et typique qui doit
nous résumer toutes les autres, et nous donner la substance du travail
de la Chambre haute. Il faut bien le dire, elle n'aura ni traits
décisifs, ni couleur éclatante, ni résultats bien féconds en grandeur ou
en utilité. Bien des causes tendent à paralyser l'action des pairs de
France; et sans discuter ici, ce qui nous mènerait trop loin, les germes
de faiblesse contenus dans leur principe constituant lui-même, qui ne
leur laisse d'indépendante ni dans leur origine ni dans l'exercice de
leur part de pouvoir, on peut dire qu'eux-mêmes, renchérissant sur les
tendances de leur principe, se lient encore volontairement les mains. A
tel point qu'ils semblent les Hermès de la politique: sans bras pour
agir, sans pieds pour marcher. Sans doute il y a beaucoup de lumières à
la Chambre, des caractères honorables, des administrateurs consciencieux
et instruits, des savants et des écrivains de premier ordre; mais, outre
que parmi les célébrités qui s'y rencontrent, c'est moins l'éclat de
l'intelligence qu'un certain caractère politique qui les a conduits à la
pairie, on avancerait sans témérité que, dans ses conditions actuelles
d'existence l'assemblée fut-elle, par impossible, toute et
impartialement composée des esprits les plu» distingués dans les
diverses branches du travail intellectuel, sa vitalité politique n'en
serait ni plus grande ni plus assurée. En effet, sans méconnaître, ou
plutôt pour mieux apprécier les imprescriptibles droits de
l'intelligence au gouvernement de la Société, on peut avouer que ce
n'est pas parce qu'on se sera montré un grand chimiste, un grand
physicien, un grand philosophe, un grand poète, qu'on sera
nécessairement un bon législateur. Tous les talents spéciaux, lorsqu'ils
ne sont pas vivifiés par un grand et beau caractère, et par quelque
puissance synthétique de l'intelligence, viennent s'effacer et
s'éteindre, échouer irréparablement dans ce suprême oeuvre de la
conduite des hommes. Tout dépend donc à la fois du principe
d'organisation d'une assemblée et du système qu'elle s'impose. Si elle
est animée follement du bien public; si, par tous les angles, elle
pénètre très-avant dans les diverses classes de la société; si, sous
quelque forme que ce soit, elle vit puissamment de la vie populaire et
du sentiment national, elle trouvera toujours assez de lumières, et
tracera dans l'histoire un sillon aussi large que richement ensemencé.
Mais si on prend, çà et là, des talents de divers ordres, qu'aucun lien,
aucune pensée commune, aucun intérêt commun ne réunit, pour leur
conférer, avec un titre honorifique, une part effective dans la
confection des lois; s'ils n'arrivait à cette position éminente que par
un choix arbitraire et au gré d'une faveur qui échappe à tout contrôle,
on crée ainsi un ensemble hétérogène, composé de parcelles brillantes,
je le veux bien, mais qui jurent entre elles et ne peuvent marcher de
front. Alors elles restent en place, et c'est à peu près ce que font les
membres de la Chambre des Pairs.

Cette Chambre s'est persuadée qu'elle ne doit jouer d'autre rôle, dans
le gouvernement de l'État que celui de la chaîne d'ancrage qui sert à
obvier aux inconvénients de la rapidité des pentes. Cette persuasion est
si profonde, si absolue, que, bien qu'elle se soit fait une autre loi,
par des causes analogues, d'appuyer toujours le pouvoir exécutif, s'il
prend à celui-ci une velléité de progrès, si légère qu'il soit, les
pairs s'y opposent, et disent à l'audacieux: «Tu n'iras pas plus loin!»
Dernièrement les journaux ministériels eux-mêmes se dépitaient un peu
d'avoir des amis si opiniâtrement conservateurs, quand ils ont vu la
Chambre repousser quelques petites et innocentes améliorations que le
ministère voulait introduire dans nos Codes.

[Illustration: M. Pasquier, chancelier de France, président de la
Chambre des Pairs.]

[Plan de la Salle des séances des Pairs.]

        A. Entrée principale.
        D. Couloir de droite.
        G. Couloir de gauche.
        T. Tribune des orateurs.
        1. Le président de la Chambre M. le baron
           Pasquier, chancelier de France.
        2. Secrétaires: M. le marquis de Louvois.
                        M. le comte de Turgot.
        3. Secrétaires: M. le comte Durocher.
                        M. le vice-amiral Halgan.
        4. M. Cauchy, secrétaire-archiviste.
        5. M. La Chauvinière, secrétaire-archiviste.

        6. Huissiers.
        7. Sténographes du _Moniteur_.
        8.     "         "       "
        B. Bancs de MM. les ministres.
        E. Banquettes réservées pour MM. les Députés.
        C. Tribune du corps diplomatique.
        S. Tribune de MM. les journalistes.
        N. Tribune de MM. les gardes nationaux.

On ne peut détailler l'emploi des autres tribunes, parce que leur
destination varie d'un jour à l'autre.

[Illustration: Chambre des Pairs.]

L'éloquence des orateurs de la Chambre des Pairs se ressent
nécessairement du funeste système qu'elle a embrassé, et malgré les
talents qu'elle renferme, il est rare qu'un rayon de leur supériorité se
fasse jour dans leurs oeuvres oratoires. L'éloquence vit de luttes et de
luttes sérieuses, et dans ce paisible champ clos, on ne combat même pas
avec les armes courtoises; le fer émoussé y semble encore trop terrible.
Je ne me plaindrais pas qu'un respect même excessif des convenances y
effaçât un peu trop les formes vives du langage, si, sous ce manteau
couleur de muraille, se cachait l'éclat des pensées fortes et la vigueur
des raisonnements. En dehors des questions de style, il y a les
questions d'État; mais que peuvent être ces graves questions, lorsqu'on
est déterminé à l'avance à les juger toujours assez bien résolues, à
penser que nos ancêtres et nous-mêmes avons assez fait, et qu'il n'y a
plus rien à faire. Mirabeau lui-même s'atrophierait dans une pareille
atmosphère, et, sous ce récipient pneumatique, l'asphyxie éteindrait ses
larges poumons. Quoi! vous êtes, dans une mesure assez restreinte, et
vous prétendez être absolument l'élite de la société, l'élite du rang,
l'élite de l'intelligence, et vous pensez que le grand acte de cette
suprême intelligence collective est de n'en faire aucun! Comme le fakir
indien, vous croyez que la perfection consiste à s'accroupir au pied de
l'arbre, et à y demeurer des années sans bouger? Et à quoi donc
reconnaît-on, je ne dis pas l'intelligence, mais la vie, si ce n'est au
mouvement? Quels sont les bienfaiteurs de l'humanité? ceux qui l'ont
menée en avant. Quel est leur titre? d'avoir frayé, d'avoir éclairé la
route. Loin donc la sagesse, oisive et stérile. Qu'a-t-elle laissé
d'influence à la pairie, cette prétendue sagesse de l'immobilité? Si
vous voulez être les premiers et vraiment les sages, réglez le
mouvement, soit, mais menez-le. Conduisez-nous, pour conduire les
autres, il faut marcher devant eux. Et ne croyez pas surtout, quelles
que soient les barrières que vous éleviez qu'elles arrêtent vraiment le
génie de l'humanité. Le génie de l'humanité est le condor aux vastes
ailes: vous aurez beau lui tracer magistralement un cercle
infranchissable, vous ne pouvez pas emprisonner les airs.



LES DEUX MARQUISES.

COMÉDIE EN TROIS ACTES.

PERSONNAGES.

LE MARQUIS DE FAVOLI, colonel des carabiniers, commandant à Modène;
trente-six ans.
LA MARQUISE, sa femme.
FRANCESCA, jeune veuve, marquise de Montenero, sa cousine.
LA CHANOINESSE SANTA-CROCE, tante de Francesca.
LE COMTE ODOARD, Capitaine des carabiniers.
RANNUCCIO, lieutenant des carabiniers, cinquante ans.
MATTEO, domestique du colonel.

La scène se passe à Modène.

ACTE PREMIER.

Le théâtre représente un salon; porte au fond; portes latérales, sur le
devant, une table chargée de papiers.

Scène Ire.

LE MARQUIS DE FAVOLI, _seul_.

LE MARQUIS, _assis à la table et lisant_.--«A monsieur le marquis de
Favoli, commandant de Modène ... A monsieur le colonel Favoli ...» Ah!
voici les renseignements précis sur cette conspiration des carbonari! Le
prince sera enchanté. Depuis qu'il sait qu'il y a des réfugiés français
dans le duché, il ne rêve plus de révolte; et quand il n'a pas signé,
avant son déjeuner, un ordre d'exil ou une sentence d'emprisonnement, il
n'est pas tranquille sur sa principauté.. (_Il sonne, Matteo entre. A
Matteo._) Le commandant Rannuccio est-il revenu de la villa du prince?

MATTEO.--Il attend les ordres de monsieur le marquis.

LE MARQUIS.--Qu'il entre. (_Matteo sort._) Quel trésor pour le prince
que le commandant! Il est né pour arrêter, comme le prince pour avoir
pour; ce n'est pas un homme, c'est un verrou!

Scène II.

LE MARQUIS, RANNUCCIO.

LE MARQUIS.--Eh bien! que m'apportes-tu de la part du prince?

RANNUCCIO.--Les nouvelles les plus graves, les ordres les plus sévères.

LE MARQUIS.--Quelles nouvelles?

RANNUCCIO.--Une révolte, a éclaté à Parme; le grand-duc a fait fusiller
les deux chefs dans les vingt-quatre heures, et notre prince est résolu
à l'imiter.

LE MARQUIS, _à part._--Et il le ferait!(_Haut._) Après?

RANNUCCIO.--Des Français sont cachés dans Modène.

LE MARQUIS.--Je le savais.

RANNUCCIO.--Ils ont envoyé un plan de république aux officiers de
carabiniers.

LE MARQUIS.--De notre régiment!

RANNUCCIO.--Une réunion doit avoir lieu demain, pendant la nuit, dans
les environs de la villa.

LE MARQUIS.--En quel lieu?

RANNUCCIO.--Je l'ignore; mais je le saurai avant ce soir.

LE MARQUIS.--Quels sont les ordres du prince?

RANNUCCIO, _tirant une lettre._--Les voici.

LE MARQUIS. _lisant._--«Faire détruire le plan de république sur la
place par les mains du bourreau.» Très-bien! voilà comme j'aime les
auto-da-fé, quand on n'y brûle que du papier! (_lisant._) «Arrêter à
tout prix les conspirateurs.» (_A Rannuccio._) Et le châtiment?

RANNUCCIO.--Pour les suspecte, les galères; pour les coupables, la mort.
Que le capitaine Odoard prenne bien garde à lui.

LE MARQUIS.--Odoard, mon jeune aide-de-camp ... Il n'a jamais conspiré
que contre l'ennui.

RANNUCCIO.--Il est ardent, exalté.

LE MARQUIS.--Oui, pour tout ce qui est beau et noble.

RANNUCCIO.--Vous ne le connaissez, pas.

LE MARQUIS.--Tu en as toujours été jaloux. Quel âge a donc ta femme?

RANNUCCIO.--Vingt ans, monsieur le marquis.

LE MARQUIS, _riant._--Est-ce que ce serait là la cause? (_Rannuccio fait
un mouvement._) Rassure-toi; je vais marier Odoard ... Mais achevons ces
dépêches. (_Tout en lisant._) D'ici là, pour endormir toute défiance, le
prince veut qu'on s'occupe de fêtes. Il y aura bal ce soir à la cour
pour le mariage de la princesse Nicolini. Va commencer les recherches.
(_Rannuccio sort._)

LE MARQUIS,--_Sonnant_--Matteo!... (_Matteo paraît. A Matteo._) Ma
cousine Francesca est-elle chez la marquise?

MATTEO.--Elle vient de passer chez sa tante, madame la chanoinesse.

LE MARQUIS.--Madame la chanoinesse est ici!

MATTEO.--Elle est arrivée ce matin et a déjà demandé si M. le marquis
était visible.

LE MARQUIS.--Voilà mes projets renversés ... Cette respectable
chanoinesse a un art incroyable pour dégoûter les autres du mariage!...
Si elle était ridicule au moins ... mais non, elle a trouvé le moyen
d'être vieille fille, religieuse et d'avoir de l'esprit ... Il faut
combattre sa présence! Matteo.

MATTEO.--Monsieur le marquis ...

LE MARQUIS.--Allez chez le capitaine comte Odoard, et priez-le de passer
chez moi.

MATTEO.--Oui, monsieur. (_Au moment où il va pour sortir il aperçoit la
chanoinesse, et annonce._) Madame la chanoinesse de Santa-Croce, (_Il
sort._)

Scène III.

LA CHANOINESSE, LE MARQUIS.

LA CHANOINESSE, _riant._--Hé, bonjour, mon cousin!... Vous voyez que je
n'ai pas voulu retarder d'un instant le plaisir de vous voir.

LE MARQUIS.--Quel air riant, chère comtesse! Votre joie me fait
trembler. Est-ce que vous avez quelque mauvaise nouvelle à m'apprendrez.

LA CHANOINESSE.--Je la trouve très-bonne.

LE MARQUIS.--C'est ce une je voulais dire.

LA CHANOINESSE.--J'ai décidé enfin Francesca à me suivre au couvent.

LE MARQUIS.--Quel prosélytisme de célibat!... Est-ce l'histoire du chien
du jardinier, qui n'y touche pas et ne veut pas qu'on y touche?

LA CHANOINESSE.--Non, je vous le jure, il n'y a ni envie ni
ressentiment.... c'est pure conviction ... je voudrais faire école.

LE MARQUIS.--Vous aurez de la peine.

LA CHANOINESSE.--Vous croyez donc, messieurs, qu'on ne peut pas se
passer de vous?

LE MARQUIS.--Jusqu'à présent, mesdames, vous avez été assez de cet
avis-là.

LA CHANOINESSE.--Eh bien, en vérités, je n'y puis rien comprendre; j'ai
été jeune, pas plus mal qu'une autre ... peut-être mieux même, à ce que
l'on disait ... et les prétendants ne manquaient pas autour de moi,
d'autant plus que j'avais une grande fortune; et rien ne vous attire
plus, messieurs, que les beaux yeux d'une cassette ... Eh bien, je n'ai
jamais pu avoir la plus petite passion ... c'était peut-être de ma
faute... mais je crois plutôt que c'était de la vôtre; d'abord,
convenez-en, vous êtes tous fort laids, et si par hasard un de vous
échappe à la règle ... c'est un fat.

LE MARQUIS,--Dans quelle catégorie me rangez-vous, cousine?

LA CHANOINESSE, _avec gaieté_--Vous?... vous tenez des deux.

LE MARQUIS.--Grand merci!

LA CHANOINESSE.--Mais revenons à ma nièce, marquis. Savez-vous que vous
êtes un ingrat de ne pas vouloir que je fasse une sainte de votre nom?

LE MARQUIS.--Pourquoi cela?

LA CHANOINESSE.--Cela compterait peut-être à la marquise par
substitution.

LE MARQUIS.--Ah! toujours des épigrammes contre la femme que j'ai.

LA CHANOINESSE.--Comme vous contre le mari que je n'ai pas ...

LE MARQUIS.--Mais, à votre tour, pouvez-vous penser à faire une
religieuse de Francesca?... un coeur si aimant, si tendre ...

LA CHANOINESSE.--C'est pour cela ... Charmante enfant! quelle
sensibilité vraie et naïve! quel trésor de dévouement, d'abnégation ...
vous ne la connaissez pas ... un homme ne peut pas apprécier un tel
coeur! Elle serait capable de se sacrifier pour celui qu'elle aimerait;
et vraiment, Messieurs, vous n'en valez pas la peine.

LE MARQUIS.--Comment, vous voulez que tant de grâces soient perdues?

LA CHANOINESSE.--Je les aime mieux perdues que profanées; tout serait
blessure pour elle au milieu de vos passions égoïste et hypocrites ...
d'ailleurs n'est-elle pas marquise comme votre femme? n'a-t-elle pas été
mariée?

LE MARQUIS, _riant_-Mariée! mariée!... J'honore infiniment la mémoire de
feu le marquis de Montenero, mon cousin; mais il avait soixante-quinze
ans quand il a épousé Francesca, et ...

LA CHANOINESSE.--Monsieur ...

LE MARQUIS.--Ah! pardon ... pardon ... je vous parle toujours comme si
vous ne compreniez pas.

LA CHANOINESSE.--Encore ... mais à votre tour ... quel besoin avez-vous
de remarier Francesca?

LE MARQUIS.--Esprit de propagande, comme vous.

LA CHANOINESSE.--Je ne vous croyais pas si bon chrétien. Vous, prônez le
mariage!... C'est de l'oubli des injures.

LE MARQUIS.--Toujours contre ma femme! Il est vrai que la marquise est
un peu capricieuse, un peu volontaire, un peu coquette, un peu
mordante... Mais avouez qu'en revanche, et pour rétablir l'équilibre, je
suis avec elle d'une douceur...

LA CHANOINESSE.--D'une douceur honteuse pour un homme.

LE MARQUIS, _riant_.--Je respecte en elle l'image de mon souverain. Vous
ignorez ce que c'est que d'épouser la fille d'un prince et la fille
naturelle encore!

LA CHANOINESSE.--Avouez donc que vous avez peur!

LE MARQUIS.--Peur? Vous savez que je ne redoute guère personne.

LA CHANOINESSE.--Toujours vain de vos duels.

LE MARQUIS.--Que voulez-vous? je n'aï que cela de sérieux. Je suis
moqueur, sceptique, il faut bien que je regagne la considération par
quelque endroit; et puis cela m'est d'un grand avantage; on n'ôse pas
s'attaquer à ma femme, on sait ce qu'il en coûterait.

LA CHANOINESSE, _riant_.--Est-ce que vous seriez jaloux?

LE MARQUIS.--Dieu m'en garde!... Mais je hais le ridicule, et si ma
femme me trompait, fût-ce pour mon meilleur ami ... je le tuerais sans
pitié. (_La chanoinesse fait un mouvement. Le marquis, riant._)
Rassurez-vous; la réputation de mon épée me met à l'abri, et, sûr de ce
côté, je permets à la marquise tous ses caprices, ses despotismes ...

LA CHANOINESSE.--Sans compter que vous vous en accommodez assez bien,
parce qu'à chaque éclat qu'elle vous fait, le prince son père vous
envoie une dignité de plus.

LE MARQUIS.--Et voilà pourquoi j'ai avancé si vite! Ah! comtesse, je
vous ai volé celui-là.

LA CHANOINESSE.--J'en trouverai d'autres; la matière est si riche! Mais,
dites-moi donc, monsieur le marquis, est-ce que le fief de Montenero ne
vous reviendrait pas, si Francesca se remariait?

LE MARQUIS.--Sans doute.

LA CHANOINESSE.--Eh bien! voyez un peu comme le monde est méchant! Ne
prétendait-on pas hier, chez le prince, que si vous pressiez tant votre
cousine de donner un successeur à votre cousin, c'était pour avoir ce
titre et ce fief ... Je n'en ai pas cru un mot, comme vous le pensez
bien.

LE MARQUIS.--J'en suis convaincu, et j'avais été reconnaissant par
prévision. N'ai-je pas entendu dire avant-hier que se vous insistiez
vivement pour que Francesca entrât dans le couvent de Santa-Croce,
c'était afin d'en être nommée supérieure. Vous devinez ce que j'ai
répondu.

LA CHANOINESSE.--Allons! c'est de bonne guerre; mais je vous jure que je
n'ai aucun intérêt personnel ...

LE MARQUIS.--Et quand vous en auriez, où serait le mal? Vous et moi,
nous ne voulons que le bonheur de Francesca; eh bien! par hasard, notre
fortune se trouve sur la même route que son bonheur, faut-il donc
rebrousser chemin à cause de cela? Ce serait de l'égoïsme de
délicatesse... Mais j'aperçois Francesca et ma femme, les deux
marquises.

Scène IV.

Les mêmes, FRANCESCA, LA MARQUISE.

LA MARQUISE, _à la chanoinesse_.--Madame la chanoinesse, nous vous
cherchions.

LA CHANOINESSE.--Pourquoi donc?

LA MARQUISE.--Francesca ne veut pas faire ses commandes de toilette sans
vous.

LA CHANOINESSE.--Pour le bal de ce soir? pour le mariage de la princesse
Nicolini?

FRANCESCA.--Oui, chère tante; il faut que vous m'aidiez dans le choix de
ma parures.

LE MARQUIS, _à Francesca_.--Vous voulez donc être bien belle?

FRANCESCA, _rêveuse_.--Oui ...

LE MARQUIS.--Quel est donc le jeune cavalier?... (_L'observant et
gaiement._) On dit que la princesse ouvre le bal avec le capitaine
Odoard.

FRANCESCA, _troublée._--Ah! vraiment.

(_La chanoinesse observe la marquise._)

LE MARQUIS.--En connaissez-vous un plus digne, beau, brave?...

LA MARQUISE, _avec un accent d'ennui_.--Ah! voilà les éloges du
capitaine Odoard qui recommencent! Je ne conçois pas ce que l'on trouve
en lui de si accompli. Il est jeune?... qui est-ce qui n'est pas jeune?
brave? c'est son métier; beau?... il le croit; spirituel?... il le dit.

LE MARQUIS.--Vous êtes injuste; jamais un mot ...

LA MARQUISE.--Il le laisse voir, c'est la même chose.

LA CHANOINESSE, _à part_.--Elle dit bien du mal d'Odoard. Est-ce qu'elle
penserait tout le contraire?

LA MARQUISE.--Je ne comprendrai jamais ni les admirations ni les
préférences qui l'entourent.

LE MARQUIS, à Francesca.--Et vous, cousine?

FRANCESCA, _troublée._--Moi, mon cousin ... mais ...

(_Rannuccio entrant._)

RANNUCCIO.--Une dépêche pour M. le colonel.

LE MARQUIS.--Donne. (_Lisant._) Voilà comme on ne sait jamais ce que le
temps vous amènera. Je comptais vous accompagner ce soir, mesdames, et
il faut que je monte à cheval dans quelques heures et je passe la nuit
hors de Modène.

LA MARQUISE, _avec une indifférence affectée_.--Ah! vous partez ce soir?

FRANCESCA.--Et pourquoi donc?

LE MARQUIS.--Une affaire qui ne sera pas grave, j'espère, mais qui exige
ma présence; une conspiration de carbonari. (_Se tournant vers
Rannuccio._) Faites tous vos préparatifs, puis vous passerez chez le
comte Odoard et vous lui direz que je l'attends.

LA MARQUISE, _d'un air indifférent._--Est-ce que vous emmenez le comte?

LE MARQUIS.--Moi? non, (_se penchant vers sa cousine._) je ne suis pas
assez mauvais cousin pour cela.

FRANCESCA, _troublée._--Mon cousin!...

LA MARQUISE, _sortant._--Venez-vous, Francesca?...

LE MARQUIS, _bas à Francesca._--Restez.

LA CHANOINESSE, _qui a entendu ce mot, s'approchant du
marquis._--Marquis, je vais vous prouver que je ne vous redoute pas ...
je vous laisse avec Francesca. Allons, travaillez, persuadez; dites-lui
bien que le comte Odoard est charmant. Mon pauvre marquis, vous avez de
l'esprit, mais vous n'y voyez goutte. (_Elle sort._)

Scène V.

LE MARQUIS, FRANCESCA.

LE MARQUIS, _regardant Francesca, qui a la tête baissée._--Charmant
visage, coeur charmant! (_S'approchant d'elle._) Hé bien, à quoi
pensez-vous, rêveuse?

FRANCESCA.--Je pensais ... je pensais à ce bal.

LE MARQUIS.--Ah! vous pensiez à ce bal? et pas à autre chose?

FRANCESCA.--A quoi donc?

LE MARQUIS.--Voyons, chère cousine, ne dissimulez pas; vous savez bien
que, quoique vous ne m'ayez rien confié, je suis un peu votre confident.
Dites-moi pourquoi, depuis quelque temps, vous êtes triste?

FRANCESCA.--Que voulez-vous, mon cousin? on vit sur la foi d'une
chimère, on est aveugle, on veut l'être; et puis vient un moment qui
déchire le voile, et alors ... Oh! il y a des choses qui font bien du
mal!...

LE MARQUIS.--Chère cousine, s'il n'y avait de chimère que votre peine!
(_Elle secoue tristement la tête._) Me permettez-vous de vous deviner
pour vous consoler?

FRANCESCA, malgré elle.--Oh! mon cousin, il ne m'aime pas!

LE MARQUIS.--C'est impossible! vous êtes si bien faits l'un pour
l'autre... Tous deux jeunes, beaux, généreux, dévoués; vous, Francesca,
vous vous sacrifieriez pour celui que vous aimez; lui, en se faisant
tuer pour un ami, il lui dirait; Merci ... Oh! deux âmes pareilles
doivent se comprendre ... Il vous aime!

FRANCESCA.--Je l'ai pensé d'abord comme vous. Il était si aimable, si
empressé, je cédai à cet attrait ... alors je devins triste; mais lui,
il resta gai, spirituel ... On n'est pas si aimable quand on aime.

LE MARQUIS.--S'il a la tendresse gracieuse, ce n'est pas sa faute; ne
vient-il pas sans cesse ici?

FRANCESCA.--Mais y vient-il pour moi?

LE MARQUIS.--Pour qui pourrait-il y venir?

FRANCESCA.--C'est ce que je me dis. Mais pourquoi ne jamais me parler de
ce qu'il éprouve?

LE MARQUIS.--Ne tâchez-vous pas de lui cacher ce que vous éprouvez?

FRANCESCA.--C'est vrai ..., mais pourquoi rechercher toutes les femmes
plus que moi, même ma cousine?

LE MARQUIS.--Il fait la cour à ma femme? Plus de doute! les prétendus
commencent toujours par séduire la famille.

FRANCESCA.--Mon cousin, m'aimera-t-il encore longtemps ainsi dans la
personne de mes grands parents?

LE MARQUIS.--Cela dépend de vous ... Voyons, faut-il tout vous dire? Eh
bien! je sais pourquoi il n'ose pas se déclarer.

FRANCESCA.--Parlez!

LE MARQUIS.--C'est que vous avez, à ses yeux, un immense défaut ...

FRANCESCA.--Un défaut! je m'en corrigerai.

LE MARQUIS, _riant._--Attendez, attendez; je sais beaucoup de gens qui
vous prendraient ce défaut-là, si vous vouliez vous en défaire ... Vous
êtes très-riche, et Odoard n'a que son épée et son nom.

FRANCESCA.--Je n'y avais jamais songé!

LE MARQUIS.--La délicatesse arrête sur ses lèvres l'aveu d'un amour qui
ressemblerait à un calcul ..., et vous êtes pour lui dans la position
des reines que l'on n'ose pas aimer, à moins qu'elles ne disent: Je vous
le permets.

FRANCESCA.--Ah! quel trait de lumière, mon cousin. Parlez encore; oui,
tout s'explique maintenant; quoi de plus naturel ... que son silence! de
plus naturel ... et de plus noble! C'est bien à lui ... Et moi qui
l'accusais! N'est-ce pas que c'est bien! Je suis folle! une seule pensée
m'avait mise au désespoir ... et un seul mot de vous me comble de joie.
Mon Dieu!... que la tête est faible, quand le coeur est rempli ... Mais
maintenant, mon cousin ... je ne crois plus que vous, je m'abandonne à
vous. Voyons, dites, que dois-je faire? car il faut le détromper ...
tout de suite ... tout de suite ...

LE MARQUIS.--C'est cela ... complotons ensemble ...

FRANCESCA.--Oui, donnez-moi un bon conseil. Comment lui dire qu'il a
tort de se taire?

LE MARQUIS.--Certes, voilà la première fois qu'une femme demande avis à
un homme pour en amener un autre à ses pieds.

FRANCESCA.--Ah! répondez-moi.

LE MARQUIS.--D'abord, ma jolie cousine ... il ne faut plus, quand il
s'approche, garder cet air froid et digne.

FRANCESCA.--J'ai l'air froid avec lui! Oh! mon cousin, je crois à mon
tour que vous ne vous y connaissez, pas.

LE MARQUIS.--Il faut l'enhardir.

FRANCESCA.--Je l'enhardirai.

LE MARQUIS.--Être un peu coquette.

FRANCESCA.--J'ai peur de ne pas être très-habile là-dessus.

LE MARQUIS.--Demandez des leçons à ma femme ... Montrer de la jalousie
...

FRANCESCA.--Je n'ai pas besoin de maître pour cela.

LE MARQUIS.--Le prier de chanter avec vous.

FRANCESCA.--Oui, mon cousin.

LE MARQUIS.--Lui fitre des avances, enfin.

FRANCESCA.--Oui, mon cousin; je ferai comme les reines, je
permettrai!... Oh! quelle joie, quelle joie! Tout change d'aspect à mes
yeux ... Quand je suis entrée, le salon me semblait triste, sombre....
maintenant il est gai, riant ... Je voudrais qu'il vint!... il me semble
que rien qu'en me regardant, il comprendrait que tout ce qui est dans
son coeur est déjà depuis longtemps dans le mien ... qu'il ...

MATTEO, _annonçant_--M. le comte Odoard.

FRANCESCA.--Je m'enfuis!

LE MARQUIS, _la retenant._--Eh bien ... eh bien! voilà donc ce grand
courage!... Oh! je ne vous laisse point partir.

Scène VI.

Les mêmes, ODOARD.

ODOARD.--Colonel, je me rends à vos ordres. (_Saluant Francesca._)
Madame ...

LE MARQUIS.--Hé! l'air riant et heureux, capitaine... Vous avez donc
fait quelque grand rêve?

ODOARD.--Colonel ...

LE MARQUIS.--C'est que je crois aux rêves ... et si vous avez d'heureux
pressentiments aujourd'hui, ne les chassez pas.

FRANCESCA, _bas._--Mon cousin!

ODOARD.--Comment cela?

LE MARQUIS.--Je ne m'explique pas; attendez-moi ici, j'ai quelques
dépêches à vous remettre.

ODOARD.--Est-ce pour un point éloigné, colonel?

LE MARQUIS.--Non, non, vous serez revenu pour le mariage de la princesse
Nicolini; il doit vous inspirer un intérêt particulier.

ODOARD.--Je ne m'en cache pas. LE MARQUIS.--Je reviens; attendez-moi
ici. (_Bas, à Francesca._) Allons, vous voilà devant l'ennemi ...

FRANCESCA.--Je tremble.

Scène VII.

FRANCESCA, ODOARD.

FRANCESCA, à part.--Quand je songe qu'il faut que je commence!... Quel
embarras!

ODOARD.--Le colonel avait raison, madame, et je suis en veine de
bonheur... Madame la marquise me permet de lui demander la première
valse pour demain.

FRANCESCA.--La marquise permet et accorde. (_A part._) Il m'aide.
(_Haut._) Mais serez-vous revenu?

ODOARD.--Oh! je le serai! Manquer au mariage de la comtesse Nicolini!...
il me va trop au coeur! Cette femme d'un haut rang d'une prande fortune,
qui aime un jeune homme obscur, et qui, à force de l'aimer, triomphe de
tous les obstacle pour l'élever jusqu'à elle.

FRANCESCA.--Cela vous étonne?

ODOARD.--Non, non, car le désintéressement est dans le coeur de toutes
les femmes; qu'elles soient riches, qu'elles soient princesses, reines
même, que leur importe? Elles ne regardent ni à l'opulence ni au titre;
elles aiment, et tout est dit.

FRANCESCA.--Vous admirez la comtesse; et moi.... c'est le jeune homme
qui me touche, de l'avoir aimée assez pour accepter.

ODOARD.--Que je l'envie! Après le plaisir de tout donner à la femme
qu'on aime, le plus grand bonheur est de lui tout devoir! Je n'ai jamais
compris les fausses délicatesses qui s'alarment des bienfaits d'une main
si chère. S'aimer, cela sanctifie tout ... On n'est plus deux ... on est
seul; aucun ne reçoit et chacun donne.

FRANCESCA, émue--Quelle chaleur!.... Vous parliez.... comme si vous
étiez amoureux.

ODOARD.--_riant._--Je le suis peut-être.

FRANCESCA.--Vraiment ... Eh bien, cela me fait plaisir, (_S'approchant
de lui et avec enjouement._) Monsieur le comte, les femmes sont bien
curieuses.

ODOARD.--Presque autant que les hommes sont indiscrets.

FRANCESCA.--Je vous ai dit mon défaut; vonlez-vous me prouver le vôtre?

ODOARD.--On dit que les femmes ne nous pardonnent jamais une
indiscrétion, même quand elles l'ont provoquée.

FRANCESCA.--Il y aurait peut-être moins d'indiscrétion de votre part que
vous ne croyez. (_A part_) J'espère que je m'avance.

ODOARD, _à part._--Est-ce quelle se douterait? Donnons-lui le change.

FRANCESCA, _s'approchant._--Quel âge a-t-elle?

ODOARD.--Vingt ans!

FRANCESCA, _à part._--Mon âge! (_Haut._) Sera-t-elle au bal demain?

ODOARD.--Vous m'en demandez beaucoup.

ODOARD.--Vous ne niez pas? Elle y sera. Me la montrerez-vous?

ODOARD.--Oh! je ne le peux pas.

FRANCESCA, _à part._--Je le crois bien. (_Haut._) Est-elle jolie?

ODOARD.--Mieux que jolie ... mieux que belle ... charmante!

FRANCESCA.--L'amour voit tout en beau.

ODOARD.--Oh! je ne m'abuse pas ... des yeux si doux ... des cheveux ...

FRANCESCA.--Ses cheveux?

ODOARD.--Des cheveux blonds.

FRANCESCA, _à part._--Comme moi! comme moi!

ODOARD, _s'animant._--Son visage plein de finesse et d'éclat, une
physionomie qui promet une belle âme, une âme qui donne plus encore.

FRANCESCA, à part.--Qu'il est doux de s'entendre parler ainsi par celui
qu'on aime. (_Haut._) Vous l'aimez bien!

ODOARD.--Si je l'aime!... Je suis bien jeune, et la vie s'ouvre devant
moi belle et riante ... Eh bien; mon plus beau jour serait celui où je
pourrais la lui sacrifier. Quand, assis à ses côtés, je la regarde, je
n'éprouve aucun regret, c'est de penser que jamais elle ne connaîtra
tout ce que mon coeur contient de tendresse ... car toutes les paroles
sont glacées, tous les serments sont morts quand je les compare à ce que
je sens ...Oh! ne viendra-t-il jamais un instant où une preuve, une
preuve, un fait, parlera à la place de ma bouche impuissante, et lui
dira tout ce que je ne puis pas lui dire ... Mais vous ne pouvez me
comprendre, car vous ne savez pas ce qu'elle est et ce que je suis ...
vous ne savez pas ...

FRANCESCA, _qui l'a écouté avec une émotion croissante._--Eh bien! si!
Je savais tout; si je savais votre amour, je savais son nom!

ODOARD.--O ciel! Malheureux! je suis perdu!

FRANCESCA.--Perdu! Vous ne regardes donc pas?

ODOARD.--Madame, au nom du ciel, oubliez tout ce que je voue ai dit;
oubliez un aveu que m'a arraché mon amour aveugle!... En parlant d'elle,
ma tête s'est égarée ... Ne nous trahissez pas!

FRANCESCA.--Que dites-vous, mon Dieu?

ODOARD.--Vous êtes femme, vous êtes bonne. S'il ne s'agissait que de
moi, je ne vous prierais pas! Mais elle! elle! Insensé que je suis, si
son mari savait ...

FRANCESCA.--Son mari! Je me meurs.

MATTEO, entrant.--M. le marquis attend monsieur le comte pour lui donner
ses dépêches.

ODOARD.--Je vous suis. (_Bas à Francesca._) Au nom du ciel, n'ayez rien
vu, rien entendu. (_Il sort._)

Scène VIII.

FRANCESCA, _seule._

Son mari!... Ce n'était pas moi!... Il en aime une autre!... Et je me
croyais malheureuse hier ... Dieu! avoir espéré, avoir vu l'amour sur
mon visage, avoir cru que c'était pour moi qu'il tremblait, qu'il
pâlissait, qu'il pleurait ainsi ... Et c'est une autre qu'il aime!...
une autre!... Et je lui ai montré ma tendresse, et j'ai semblé
solliciter la sienne!... Oh! j'en mourrai de honte!

Scène IX

FRANCESCA, LE MARQUIS, LA CHANOINESSE, _allant à Francesca._

LE MARQUIS.--Eh bien! ma jolie cousine, avais-je raison? Mais que
vois-je? vous avez pleuré?

FRANCESCA.--Laissez-moi, mon cousin, quel mal vous m'avez fait! Que
dites-vous?

LA CHANOINESSE.--Que dites-vous?

FRANCESCA _à la chanoinesse._--Ma tante, je suis au désespoir.

LA CHANOINESSE.--Au couvent, ma nièce, on n'est jamais au désespoir.

FRANCESCA, _à la chanoinesse._--Ma tante, emmenez-moi!

LE MARQUIS.--Attendez ... Encore quelque illusion de modestie; vous avez
autant de peine à croire qu'on vous aime, que les autres femmes à croire
qu'on ne les aime pas. Voyons, contez-moi vos douleurs, enfant!

FRANCESCA.--Mon cousin, ne me parlez pas ainsi; votre gaieté me fait
mal.

LE MARQUIS.--Si je suis gai ... c'est que je suis sûr que vous avez tort
d'être triste ... Voyons, parlez.

FRANCESCA, _avec douleur_.--Il aime une autre femme, une femme
mariée!...

LE MARQUIS.--Ce n'est que cela? Vous m'avez fait une peur!...

LA CHANOINESSE.--Et que pourrait-il y avoir de plus?

LE MARQUIS.--Comment! ce qu'il pourrait y avoir de plus? Mais, d'abord,
nous sommes sûr qu'il ne l'épousera pas, puisqu'elle est mariée, et il
me semble que c'est bien quelque chose.

FRANCESCA--Qu'importe ... puisqu'il ne m'aime pas!

LE MARQUIS.--Qui vous dit qu'il ne vous aime pas, voyez-vous, ma chère
petite cousine, nous autres hommes, nous sommes de très-imparfaites
créatures.

LA CHANOINESSE.--Oh! que cela est vrai!

LE MARQUIS.--Voilà la première fois que vous êtes de mon avis; on voit
bien que je dis du mal de quelqu'un. (_A Francesca._) Ou peut très-bien
à la fois adorer une jeune fille et aimer une femme. Comme ce n'est pas
de la même manière, ces deux amours ne se nuisent pas.

LA CHANOINESSE.--Quelle morale!

FRANCESCA--Je ne comprends pas.

LE MARQUIS.--Bien! voilà la demoiselle qui comprend et la dame qui ne
comprend pas, (_A Francesca._) Ainsi ...

FRANCESCA, _vivement._--Je ne veux pas en entendre davantage. Partons,
ma tante.

LE MARQUIS,--Mais si je vous donne ici, à l'instant, la preuve de son
amour, la preuve écrite!

FRANCESCA--C'est impossible.

LE MARQUIS, _tirant un papier_.--Tenez, voici une lettre d'Odoard pour
vous.

FRANCESCA.--Pour moi? que peut-il m'écrire?

LE MARQUIS.--Ce qu'il n'a pas osé vous dire, enfant. Je sortais de mon
cabinet, quand je l'ai vu donner une lettre à Matteo, en lui disant:
_Pour la marquise_. Je m'étais approché: A quelle marquise écrivez-vous,
beau capitaine? lui ai-je dit en saisissant la lettre....--A la marquise
... à la marquise Francesca. Il était tout troublé.--Eh bien! lui
dis-je, je me charge de la remettre ... et la voici. Allons, ouvrez et
lisez.

FRANCESCA, _ouvrant._--Je ne puis comprendre. (Elle jette les yeux sur
la lettre et la referme vivement en jetant un cri.)

LE MARQUIS.--Eh bien! est-elle pour vous?

FRANCESCA.--Oui... oui... elle est pour moi.

LA CHANOINESSE.--Qu'avez-vous, mon enfant, vous pâlissez?

FRANCESCA--.Ce n'est rien; le trouble, le saisissement ...

LE MARQUIS, _à la chanoinesse._--Vous ne Connaissez pas cela, madame.

LA CHANOINESSE.--_Qui regarde Francesca et à part._--Ou je me trompe
fort, ou cette lettre n'est pas pour elle.

Scène X.

Les mêmes, RANNUCCIO, tenant des papiers; ODOARD.

ODOARD.--Monsieur le marquis, me voici prêt à partir.

FRANCESCA, _à part._--O ciel! ma cousine! c'est donc elle!...

LE MARQUIS, _à Odoard._--Bien ... Mais causez un moment avec Francesca,
pondant que je vais donner quelques instructions à Rannuccio; causez,
(_bas à Odoard_.) J'ai remis votre lettre.

LA CHANOINESSE, _les observant._--Mystère! mystère!

(_Le marquis remonte la scène avec Rannuccio._)

ODOARD, _s'approchant de Francesca._--Oh! madame! silence! par grâce!...

FRANCESCA.--Ne craignez rien, monsieur.

Scène XIe et dernière.

Les mêmes, LA MARQUISE, MATTEO.

LA MARQUISE.--Chère Francesca, je viens vous chercher pour faire nos
emplettes.

MATTEO.--Le cheval de monsieur le marquis est prêt.

LE MARQUIS, _redescendant la scène._--C'est bien. (_A Odoard._) Voici
ces dépêches; c'est à une lieue d'ici. Vous serez aussitôt revenu que
parti. (_A Rannuccio._) Rannuccio!

RANNUCCIO.--Colonel?

LE MARQUIS, _l'emmène dans un coin du théâtre et lui dit tout bas:_--Tu
me comprends bien?

RANNUCCIO.--Oui, colonel.

LE MARQUIS.--Tu sais où sont les ruines?

RANNUCCIO.--Près de votre villa.

LE MARQUIS.--On est forcé de les traverser pour aller à ma villa. Tu vas
faire monter quarante carabiniers à cheval; tu les cacheras près des
ruines, et tu le saisiras de tous les conspirateurs.

RANNUCCIO.--Oui, colonel.

ODOARD, _bas à la marquise._.--Il faut que je vous parle!... Cette nuit,
à la villa!

LA MARQUISE.--J'y serai.

LA CHANOINESSE, _à Francesca._--Venez, mon enfant, il n'y a pour vous,
ici, que des larmes.

LE MARQUIS.--Allons, chacun à son poste ... Moi, je me rends auprès du
prince; toi, Rannuccio, où tu sais ... Odoard, à cheval.., et vous,
mesdames, à votre conspiration éternelle, permanente, infaillible, à
votre toilette.

(_Odoard et la marquise se saluent très-cérémonieusement; chacun se
dispose à partir. La toile tombe._)

FIN DU PREMIER ACTE.



Voyage en Zigzag.

M. Topffer, l'auteur des _Voyages en Zigzag_, est déjà célèbre comme
écrivain et comme dessinateur. Les _Nouvelles genevoises_ et les _Albums
de MM. Vieux-Bois, Jabot, Crépin et consorts_ lui ont valu une
réputation européenne. Essayer de faire un éloge convenable de son
double talent ce serait s'imposer une tâche inutile. M. Topffer possède
surtout une qualité qui nous semble d'autant plus précieuse qu'elle
devient de plus en plus rare; il est aussi sensible que gai, et quand
cela lui plaît, il nous fait rire et pleurer malgré nous.

Qui n'a senti son coeur se serrer et ses yeux se remplir de larmes en
lisant _le Presbytère_ ou _le Col d'Auterne_? Qui a pu garder son
sérieux à la vue de cet infortuné Vieux-Bois changeant de linge après
son quatrième suicide, ou des enfants de M. Crépin appliquant la méthode
de leur instituteur? Y a-t-il beaucoup d'écrivains et de dessinateurs
qui puissent se vanter d'avoir obtenu de pareils triomphes? qui soient
sûrs d'émouvoir ou de dérider au gré de leur caprice leurs lecteurs les
moins tendres et les plus sérieux?

M. Topffer habite Genève, où il dirige un pensionnat renommé. Chaque
année, depuis longtemps déjà, il part avec vingt ou trente de ses élèves
et madame Topffer, et cette petite caravane emploie trois ou quatre
semaines des vacances à parcourir à pied, le sac sur le dos, les plus
belles contrées de la Suisse, de la Savoie, du Tyrol et de l'Italie
septentrionale. Souvent elle va jusqu'à Milan; une fois même elle s'est
aventurée jusqu'à Venise. Tous les jours, pendant les haltes, les repas,
le matin avant le départ, le soir après le souper, M. Topffer avait pris
l'habitude de rédiger le récit de ces _Voyages en Zigzag_, entremêlé
d'observations fines et piquantes, de pensées profondes de bons mots
malicieux, et orné de ravissants croquis.--Chaque aimée le précieux
album, autographié à un petit nomme d'exemplaires, était distribué à
tous les membres de la caravane. C'est la collection de ces albums,
très-recherchés et très-rares, que MM Dubochet et Comp. publient
aujourd'hui par livraisons hebdomadaires.

Le seul moyen de faire connaître ce livre, c'est d'en citer quelques
fragments pris au hasard; car, si nous étions obligé de choisir, nous
nous trouverions fort embarrassé.

La première heure des vacances a enfin sonné: la caravane se met en
route, et, s'embarquant sur le lac de Genève, abandonne la classe et les
livres aux rats, qui commencent aussitôt leurs voyages en zigzag.

Le bateau a débarqué nos jeunes touristes à l'extrémité du lac. Chacun
met son sac sur son dos, et le voyage à pied commence. Outre leur sac,
tous emportent, selon les sages recommandations du général en chef,
provision d'entrain, de gaieté, de courage et de bonne humeur. «Il est
très-bon, dit M. Topffer au départ, de compter pour l'amusement sur soi
et ses camarades plus que sur les curiosités des villes ou sur les
merveilles des contrées; il n'est pas mal non plus de se fatiguer assez
pour tous les grabats paraissent moelleux, et de s'affamer jusqu'à ce
point où l'appétit est un délicieux assaisonnement aux mets de leur
nature les moins délicats.

Dès la première journée, ce dernier conseil a été si bien suivi par une
partie de la troupe, qu'il faut s'arrêter pour prendre une voiture et y
faire monter les éclopés et les démoralisés.

Cette voiture, c'est le char-à-bancs national, qui tient par quatre
clous, des attelages de ficelle et des bêtes borgnes; mais ne craignez
rien, on est plus en sûreté sur ce misérable chariot que dans nos plus
brillants phaétons.

Nous voudrions pouvoir suivre nos voyageurs dans toutes leurs
excursions, raconter toutes leurs aventures; mais nous avons à peine la
place nécessaire pour resserrer dans trois ou quatre colonnes de ce
journal, divers échantillons des croquis de leur aimable guide.

Voyez ce jeune touristicule lançant des pierres aux nuages où il
aperçoit des oiseaux qui planent, et consumant dans en exercice un
excédant de vigueur dont plusieurs sauraient bien une faire:

Les dents de la chaîne des Fiz qui branlent dans leurs mâchoires et qui,
de temps en temps, s'écroulent avec un horrible fracas.

Un lever dans un chalet où il a fallu passer la nuit sur le foin.

«Ce jour-ci, dit M. Topffer, l'aurore nous trouve tout habillés, un peu
transis et fort disposés à quitter le lit. D'autre part, le jour nous
fait, voir des choses que la nuit ne nous avait pas montrées. Le foin
est humide par places. De ces places on voit surgir des personnages
entièrement herbacés; en particulier le voyageur Aubier assemble à une
prairie; blouse et pantalon, tout est verdâtre; il sera verdâtre jusqu'à
Milan, lieu préfixé pour une lessive générale. Pour les pays où nous
allons entrer, cette couleur a certainement plus d'à-propos que si
c'était le rouge républicain; aussi le voyageur Augier traversera-t-il
deux monarchies absolues sans éprouver le moindre désagrément. Cohendet
est debout, encore un peu nocé de la veille; le plancher ne l'a point
verdi, mais il se plaint des rates qui lui ont rongé les poches ... Les
rates, ce sont les épouses des rats.

Voici maintenant le portrait de ce brave Cohendet, dont il vient d'être
question:

[Illustration.]

«Cohendet passe pour le meilleur guide de Saint-Gervais. C'est, un bon
homme, jeune autrefois, au timbre de stentor et au parler plein et
pâteux: «Le coffre est bon, dit-il, le jarret va bien; mais l'oeil, pas
si net que ci-devant.» Il faut savoir que Cohendet est très-souvent de
noce, et qu'à la noce il ne boit jamais d'eau, bien qu'il mange
trés-salé. Il s'ensuit que Cohendet _festonne_ un peu au retour, et que,
regardant la montagne, il voit double cime, et s'en prend à son âge.»

Quand on voyage dans les montagnes on couche souvent sur le foin, et ou
déjeune en plein air, au bord d'un précipice.

[Illustration.]

Mais quel est ce brave homme qui descend les hauteurs?

[Illustration.]

«Ah! les belles gens! dit-il, et puis propres, et puis riches! Ah çà,
qui êtes-vous bien, vous autres? Des bienheureux du temps. Et que diable
venez-vous donc voir chez ces rues? et tant d'autres qui passent aussi,
mêmement que si chacun me payait vingt francs, je serions enterré sous
mes millions!--

Voilà, lui dit magnifiquement M. Topffer, vingt sous pour vous.--Eh!
braves gens! bien vrai? et puis propres, et puis de quoi boire un
coup!!!» Et il s'en va aussi joyeux que si les millions étaient venus,
sans compter que vingt sous, c'est plus portatif.»

M. Topffer ne se contente pas de croquer les portraits des originaux
qu'il rencontre ni de représenter les principales scènes tragi-comiques
dans lesquelles sa petite caravane joue un rôle intéressant; tous les
beaux paysages qu'il admire sur sa route, tous les monuments curieux
qu'il visite, il les dessine avec un talent remarquable, il nous les
montre tels qu'il les a vus. Contemplez ce joli lac Combal, dont les
lignes douces contrastent avec le déchirement et les dentelures de place
qui de tous côtés frappent la vue.

[Illustration.]

Mais admirez surtout la tour fameuse du _lépreux_ de la vallée d'Aoste.
Pouvez-vous désirer un tableau plus vrai et en même temps plus
artistement composé? Lisez en outre le passage remarquable que M.
Topffer a écrit au pied de cette tour:

«Les gens qui montrent la tour du Lépreux affirment tant qu'on veut, sur
l'autorité de M. de Maislae, que son lépreux a vécu là, et ils citent en
preuve les localités qui sont toujours les mêmes, ainsi qu'on prouverait
que Romulus a tété une louve, parce que Rome est toujours sur le Tibre.
Par un désir bien naturel, chacun voudrait apprendre que l'histoire est
vraie ... Elle l'est suffisamment pour tous ceux qui croient que dans
les oeuvres de génie la vérité peu se rencontrer indépendamment de la
réalité; pour tous ceux qui, lisant l'opuscule, sentent en leur coeur
que tels ont pu être, que tels ont dû être, dans des situations
analogues, la destinée et les sentiments de plusieurs de leurs
semblables. Qui croit à la réalité de Paul et Virginie? et qui ne
croirait pas à leur candeur, à leurs amours, à tout cet ensemble de
joies et de larmes, de douceur et de désespoir, dont se compose
l'histoire de ces deux enfants? L'écrivain et le peintre qui ne savent
que copier la réalité qu'ils voient, sont vrais sans charme et sans
profondeur; celui à qui son coeur et son génie révèlent ce que la
réalité ne montre pas toujours, ou ce qu'elle cache aux regards de la
foule, celui-là est vrai sans être vulgaire, profond sans être
recherché, et il n'y a que les niais qui lui demandent en preuve de la
justesse d'imitation l'extrait mortuaire de ces personnes.

[Illustration.]

«Il y a des livres qui mettent en scène des hommes et des faits réels;
la vérité y frappe si peu qu'on serait disposé à la leur contester. Il y
a des livres qui mettent en scène des hommes et des faits qui
n'existèrent jamais; la vérité y frappe tellement que l'on veut qu'ils
aient existé, que l'on va voir d'âge en âge les lieux auxquels le
peintre a attaché leur souvenir, que ces lieux deviennent célèbres à
cause d'eux, et que des générations entières, non pas sur la foi
d'aucune autorité, mais sur le témoignage de leurs yeux qui ont lu, de
leur esprit qui a saisi, de leur coeur qui a compris, vivent et meurent
convaincus de leur existence.»

Malheureusement la place nous manque et nous sommes forcé de nous
arrêter. Qu'il nous soit permis toutefois de citer encore deux passages
d'un genre différent, qui montreront combien le talent de M. Topffer est
varié:

«Plusieurs vot visiter la cure et son tranquille cimetière; on y monte
par une rampe. Tout est paix, silence, dans ce religieux et mélancolique
asile. N'était l'agrément de vivre, l'on voudrait y laisser ses os et
s'y endormir, dans ces tombes fleuries, au bruit de ces insectes qui
bourdonnent. Auprès est la cure, masquée par des touffes de dahlias,
presque enfouie sous des arbres fruitiers, et d'où le ministre, quand il
fait ses prônes, voit à la fois ses morts, ses vivante, la maison de
Dieu, et tout autour les oeuvres qui racontent sa gloire.»

«... Au delà du roc perché nous commençons à rencontrer des touristes
qui descendent. Le premier est de l'espèce _sous-pieds_. Le touriste à
sous-pieds est gêné pour marcher comme certains aquatiques qui nagent
mieux qu'ils ne se promènent. D'autre part, quand le touriste à
sous-pieds est sur son mulet, ce accoutrement bois de Boulogne jure avec
les sapins. Chose remarquable! on trouve dans tous les règnes de ces
ornithorynques qui ce sont ni rats ni oiseaux, mais un peu tous les
deux.

«Plus loin (cette vallée est très-riche en espèces rares et curieuses),
nous trouvons une autre variété, C'est le touriste _imperméable_, qui
est triste, soigneux, mais jamais mouillé; il voyage pour cela. Ce
touriste-là descend timidement le long des rochers, regardant ce ciel,
désirant la pluie, et, au moindre signe d'humide, il s'impermée
immédiatement. Le voilà alors sous son vrai plumage, celui de maître
corbeau, perché aussi.

«Plus loin le touriste _nono_: haut comme une grue, muet comme un
poisson. Il se salue lui-même et ceux de son espèce; pour tous les
autres touristes, il ne les empêche pas de passer, voilà tout. A table
d'hôte, il ne se doute point qu'on soit à côté de lui, ni en face, ni
ailleurs, et il méprise beaucoup les pays où _tute le monde paarlé à
tute le monde_.

«Plus loin le touriste en _litière_, un infirme ou une dame. Quatre forts
gaillards se relèvent pour le porter. Le touriste en litière s'enveloppe
de châles, s'achemine pâle, arrive éteint et va vite se coucher. On le
refait avec du calme et des boissons chaudes.

«Plus loin le touriste _parleur_: il est accommodant et trouve tout beau
suffisamment, pourvu qu'il parle. Ordinairement il se tient une victime
qui est son épouse ou son ami, quelquefois tous les deux; alors ils se
relèvent. En face d'une chose à voir, le touriste parleur énumère toutes
celles qu'il a vues, sans en omettre aucune, après quoi il dit: Partons.
C'est qu'il veut changer de sujet.

«Plus loin le touriste _furibond_: il est hagard, indigné, fait des pas
de deux mètres, s'offusque si on le regarde, jure si ou ne lui fait
place, brusque si on le retarde. Il ne porte rien, mais un guide chargé
court après lui. Cette espèce est rare; nous l'avons trouvée au-dessus
de la Handeck, après le pont.

«Telles sont les principales variétés que nous avons pu étudier cette
année et ce jour-là. Plus loin, je l'ai déjà dit, nous n'avons plus
rencontré de touristes, si ce n'est à Venise, deux ou trois, de l'espèce
si commune du touriste constatant. Lu touriste _constatant_ est celui
qui hante les galeries, les musées, les monuments publics, où, un
itinéraire à la main, sans presque regarder, il constate. Tant que tout
est conforme, il baille; mais si l'itinéraire l'a trompé, il devient
furieux et ou ne sait plus qu'en faire. La cicérone se cache,
l'aubergiste l'adoucit, sa femme le plaint et les petits chiens
aboient.»

Un pareil ouvrage ne s'analyse pas; pour l'apprécier à sa juste valeur,
il faut le lire tout entier, il faut le suivre pas à pas dans ses
capricieuses fantaisies, dans ses nombreux zigzags, depuis le départ
jusqu'au retour, C'est la représentation la plus fidèle, la plus
complète, la plus ingénieuse, la plus amusante et la plus instructive,
la plus sérieuse et la plus bonhomme qu'on puisse imaginer de la vie du
voyageur à pied dans les Alpes, vie de contrastes et d'aventures, de
bons et de mauvais jours, de vives joies et de petites misères, de
privations et de fatigues de toute espèce; mais vie de liberté, vie de
bonheur, d'un bonheur vrai, sain, pur, dont ceux qui l'ont goûté ne
perdent jamais le souvenir (1).

[Note 1: _Voyages en Zigzag,_ ou Excursions d'un pensionnat en vacances,
dans les cantons suisses et sur le revers italien des Alpes; par R.
TOPFFER; illustrés d'après les dessins de l'auteur, et ornés de 12
grands dessins, par CALANE.--1 beau vol, in-8 jésus de 400 pages. 30
livraisons à 50 cent. (15 francs l'ouvrage complet.) 1843. _Dubochet et
Comp_. (2 livraisons sont en vente.)]

[Illustration.]



Bulletin bibliographique.

_Oeuvres de Spinoza_, traduites par Émile Saisset, professeur de
philosophie au collège royal de Henri IV, avec une introduction du
traducteur. 2 vol. in-18,--Paris, 1843. _Charpentier_. 4 fr. le volume.

M. Émile Saisset vient enfin de donner aux amis de la philosophie une
traduction française depuis longtemps promise des oeuvres de Spinoza.
«Populaire en Allemagne, dit-il, Spinoza est encore en France à peu près
inconnu. Ce n'est pas qu'il ne se fasse beaucoup de bruit autour de son
nom: on le célèbre avec enthousiasme, on le décrie avec emportement, ou
l'atteste, on le cite à tout propos; mais l'admiration effrénée qu'il
inspire aux uns, pas plus que les violentes colères qu'il allume chez
les autres, n'ont réussi à lui procurer des lecteurs. J'ai pensé qu'une
traduction était absolument nécessaire pour donner enfin des amis ou des
adversaires sérieux à Spinoza, et j'ai même osé espérer qu'elle pourrait
mettre un terme à cette aveugle et stérile controverse qui s'agite
depuis quinze ans dans le vide: débats ridicules où aucune des parties
ne connaît les pièces du procès.

«Spinoza est un solitaire; il s'inquiète sérieusement de s'entendre avec
lui-même, mais fort peu d'être entendu. Animé du plus violent mépris
pour le vulgaire, il ne s'adresse qu'aux esprits d'élite, et fait de son
style une algèbre à l'usage des géomètres et des penseurs; souvent même
il invente des mois nouveaux. En France on a beaucoup de curiosité et
peu de patience; l'erreur même fait moins peur que l'obscurité. Aussi
Spinoza intéresse-t-il tout le monde sans se faire lire de personne.»

Une traduction française, c'est-à-dire claire et précise, de ces
ouvrages théologiques ou métaphysiques très-difficiles à comprendre en
latin était déjà une sorte de commentaires. Toutefois M. E. Saisset
avait voulu joindre à ce rude travail, dont il s'est acquitté avec
autant de talent que de zèle, une introduction étendue, où il se
proposait, après avoir éclairci le caraclère et l'enchaînement du
système, de soumettre le système lui-même à une discussion régulière et
approfondie; mais cette introduction a pris peu à peu de si grands
accroissements, qu'elle est devenue un livre. M. Émile Saisset n'en
donne aujourd'hui au public que la première partie, c'est-à-dire une
sorte d'exposition critique de la philosophie de Spinoza. Il se réserve
de publier dans quelques mois la seconde partie, c'est-à-dire l'histoire
et la réfutation de ce grand système.

Outre cette introduction, qui n'a pas moins de 200 pages, le premier
volume contient une _bibliographie générale_ des oeuvres de Spinoza, la
_Vie de Spinoza_ par Colerus, et le fameux _Traité théologico-politique
(Tractatus theologico-politicus)_ le seul ouvrage de Spinoza qu'il se
soit décidé à publier de son vivant et le seul qui ait été traduit en
français jusqu'à ce jour.

Dans le second volume, M. Émile Saisset a réuni _l'Éthique_, le _Traité
de la réforme de l'entendement_ et les _lettres. L'Éthique_ renferme la
doctrine de Spinoza; le _Traité de la réforme de l'entendement_, sa
méthode; les _Lettres_ sont un commentaire toujours animé, souvent
lumineux, de l'une et de l'autre.

M. Émile Saisset ne se dissimule pas que beaucoup de personnes zélées,
qui ne peuvent entendre parler avec calme de Spinoza, et qui, sans
comprendre un mot au fond de sa doctrine, sans avoir lu une ligne de ses
écrits, frémissent d'horreur en entendant prononcer son nom, verront
dans son travail une nouvelle tentative pour le réhabiliter. «Il y a
bientôt deux siècles, dit-il, une de ces personnes (la race en est fort
ancienne) argumentait contre le spinozisme dans un cercle dont Boerhaave
faisait partie. L'illustre médecin souriait en l'écoutant; il
interrompit l'homme zélé par cette simule question: «Avez-vous lu
Spinoza?» L'homme zélé sortit furieux et le bruit se répandit le
lendemain dans Leyde que Boerhaave était spinoziste.»

Singulière existence, en vérité, que celle de Spinoza! Aucun homme n'eut
une vie plus calme, plus simple, plus honnête, plus dévouée; et après sa
mort, aucun homme ne fut plus méconnu, plus défiguré, plus déshonoré par
haine et par l'ignorance. Les prêtres surtout ont pris plaisir à le
représenter comme un type de ce que l'enfer a jamais vomi de plus
détestablement impie sur la terre. Sans doute, Spinoza a professé dans
ses écrits certaines opinions qui ne sont pas admissibles; toutefois,
s'il s'égara quelquefois en cherchant consciencieusement la vérité, il
n'en demeure pas moins un des plus grands philosophes dont l'humanité a
le droit d'être fier, grand, non-seulement par la qualité de son génie,
mais par la candeur de sa vie. Dans son bel article de l'_Encyclopédie
nouvelle_ M. Jean Reynaud le compare à ces navigateurs portugais, qui,
vers le temps où l'Europe voulut changer l'ancienne route qui la faisait
communiquer avec les pays où le soleil se lève, s'avancèrent hardiment
au large, et sans réussir à toucher le terme du voyage, laissèrent à
leurs successeurs l'exemple de leur audace et le bénéfice leurs
premières découvertes. «Il a donné le branle à l'Allemagne, dit-il, et
son initiative y est empreinte dans l'esprit actuel du protestantisme et
de la philosophie.» Non, Spinoza ne mérite pas les ignobles injures
qu'ont prodiguées à sa mémoire l'erreur de la mauvaise foi, et son
traducteur a eu raison de défier quiconque dirait aujourd'hui que ce
pieux et sévère métaphysicien est un athée, un matérialiste, un impie,
de se faire prendre au sérieux par un homme médiocrement instruit.

En consacrant deux années de sa vie à l'oeuvre si difficile d'une
traduction française des oeuvres de Spinoza, M. Émile Saisset a donc
rendu un véritable service aux amis sincères des études philosophique.
Ce travail consciencieux lui fera d'autant plus d'honneur qu'il l'a
enrichi d'une remarquable introduction, dont la seconde partie sera
impatiemment attendue et désirée par tous ceux qui auront lu la
première.

_O Taïti, Histoire et Enquête_, par HENRI LUTTEROTH. 1 vol.
in-8.--Paris, 1843. _Paulin_. 3 fr. 50 c.

M. Henri Lutteroth n'attarde qu'une médiocre importance politique,
maritime et commerciale, à nos nouveaux établissements de l'Océan
Pacifique. Dans son opinion, la France est mal informée. On a fait appel
à ses sentiments généreux au profit d'une honteuse cause: celle de
l'intolérance religieuse Le gouvernement français a, sans s'en douter
peut-être, mis ses vaisseaux et ses soldais au service de la célèbre
compagnie de Jésus, qui devient chaque jour plus nombreuse, plus forte,
plus insolente et plus hardie.

Convaincu de cette nouvelle escobarderie des dignes successeurs de
Loyola, M. Henri Lutteroth a cru devoir la dénoncer à la France entière
dans son nouvel ouvrage intitulé: _O Taïti_ histoire et enquête. Il cite
des faits nombreux à l'appui de ses allégations. Le nom d'enquête que
j'ai donné à mes investigations, dit-il, est bien celui qui leur
convient. Loin de rien préjuger, je ne fais pas un pas sans interroger
les témoins, et les témoins, ce sont presque toujours les hommes mêmes
qui agissent; c'est de leurs récits que se forme le mien. Le principal
résultat de ce travail sera de montrer la propagande jésuitique à
l'oeuvre. «Tout cela, s'écriait Montrosier, en constatant que les
jésuites remplissaient la France, tout cela nous est advenu comme une
fantasmagorie; il a fallu plus de deux ans pour y croire.» On croit plus
vite cette fois; mais, absorbé par les découvertes du dedans, on ne
tourne pas assez les regards vers le dehors.»

M. Henri Lutteroth est le rédacteur en chef du journal protestant qui a
pour titre _le Semeur_ et qui occupe un rang honorable dans la presse
parisienne. Mais il le déclare dès le début, --et nous ajoutons une foi
entière à ses paroles,--autant que personne il est hostile à tout
privilège pour les cultes; il se peut même qu'il diffère de plusieurs en
ceci, qu'il le croit plus pour les cultes privilégiés que pour ceux qui
ne le sont pas. La religion manquerait d'air dans le monopole; il a peur
qu'elle n'y étouffe, et il n'a jamais dévié de ces principes dans
l'appréciation d'aucun fait. Ce qu'il veut, ce qu'il réclame, c'est la
liberté, c'est la tolérance; ce qu'il ne veut pas, c'est qu'une caste
aussi tyrannique que la compagnie de Jésus, trompant une grande nation,
parvienne à usurper, avec les armes de la France, une autorité absolue
dont elle n'a pu s'emparer par la persuasion et par la douceur, et
invoque le bras séculier contre quelques pauvres peuplades assez
civilisées pour préférer les ministres protestants aux missionnaires de
Picpus.

_O Taïti (histoire et enquête)_ se divise en quatre époques. La première
comprend les temps antérieurs au christianisme; la seconde, la
conversion au christianisme,--c'est l'_histoire_ proprement dite;--la
troisième et la quatrième époque renferment au contraire les pièces de
l'_enquête_ car elles sont postérieures à l'introduction du
christianisme et à l'arrivée des Français dans l'Océanie.--M. Henri
Lutteroth a ajouté au récit des derniers événements le projet de loi
concernant nos établissements de l'Océanie, voté récemment par la
Chambre des Députés et l'exposé des motifs qui avait accompagné sa
présentation.

_Les Derniers Jours de l'Empire_, poème en quatre chants, suivi de notes
historiques et de poésies diverses; par CHARLES DE MASSAS. 1 vol. in-8,
orné d'un beau portrait de l'Empereur et de deux «gravures sur
acier.--Paris, 1843. _Furne_.

M. Chartes de Massas est un de ces poètes,--dont l'espèce devient plus
rare de jour en jour,--qui font des vers uniquement pour satisfaire un
besoin impérieux de leur nature. En retirent-ils du profit? Ils ne s'en
inquiètent pas; s'il le fallait même, ils seraient capables de renoncer
à une position acquise, et de se laisser mourir de faim, eux et leur
famille, dans le seul but de se procurer le temps d'asservir à leur joug
une strophe rebelle.--A défaut d'argent, seront-ils au moins récompensés
de leurs travaux par une brillante réputation? Sans doute ils ne
méprisent pas la gloire; ils espèrent obtenir un grand et durable
succès, car ils emploient une partie de leur fortune à éditer eux-mêmes
leurs oeuvres; mais ce qu'ils veulent avant tout, c'est rimer, ou, pour
nous servir de leurs propres expressions, c'est rêver, chanter, tirer
des accords de leur lyre! La plupart de ces infortunés, victimes d'une
erreur fatale, passent leur vie à fondre et refondre, dans un moule usé
et commun, de vieilles idées sans valeur aucune; d'autres au contraire,
ne se trompant pas sur leur vocation, parviennent, comme M. Charles de
Massas, à force de zèle, de persévérance et de sacrifices, à terminer et
à faire imprimer quelque poème qui mérite au moins les respects des
critiques les plus prosaïques.

M. Charles de Massas est un modeste employé de l'administration des
douanes. Épris dés son enfonce d'un vif amour de la poésie, à peine
a-t-il su écrire, il a fait des vers. Il était à Grenoble, sa ville
natale, quand Napoléon revint de l'Ile d'Elbe; au Havre, quand ses
restes mortels furent rapportés de Sainte-Hélène. «A Grenoble, il se
trouvait parmi la foule qui, après l'entrée de l'Empereur, vint déposer
à ses pieds les débris des barrières que l'on avait inutilement fermées
devant lui, et qui lui dit: Nous n'avons pu te donner les clefs, voilà
les portes.» Au Havre, il fut l'un des spectateurs «de l'imposant
tableau que présentèrent la plage, la mer et le ciel, alors que le
navire chargé de la tombe impériale toucha les eaux du fleuve de Paris,
alors que des milliers de regards se voilèrent d'irrésistibles larmes,
et que des deux points opposés d'un horizon devenu subitement limpide,
descendirent à la fois sur cette magique scène les premiers rayons du
jour et les dernières clartés de la nuit.»

Après avoir été témoin de ces deux grands spectacles, un poète français
ne pouvait pas se dispenser de prendre sa lyre et de chanter. C'est ce
qu'a fait M, Charles de Massas, et aujourd'hui il publie un poème en
quatre chants: _l'Ile d'Elbe, le Retour, Waterloo, Sainte-Hélène_
intitulé: _les Derniers Jours de l'Empire_. Cet ouvrage, enrichi de
curieuses notes historiques et orné d'un portrait de l'Empereur et de
deux belles gravures, se recommande par diverses qualités. Non-seulement
M. Charles de Massas fait très-bien les vers, mais il est toujours animé
de sentiments nobles, touchants et élevés, qu'il sait revêtir d'une
forme heureuse. Les strophes suivantes,--et nous choisissons au
hasard,--prouvent mieux que tous nos éloges quel est le véritable mérite
de l'auteur des _Derniers Jours de l'Empire_.

        A l'heure où, languissent sur la terre embrasée,
        L'arbuste se ranime au souffle de la nuit.
        Où la fleur tend sa feuille à la fraîche rosée.
        Où l'infortune implore un sommeil qui la fuit,
        Napoléon a vu des enfants, une mère,
        De leurs tendres baisers couvrir le front d'un père
        Et souffrant des plaisirs qui lui furent ravis,
        Il a frappé les airs de ses plaintes funèbres,
                  Et seul, dans les ténèbres,
        A longtemps appelé son épouse, son fils!

        Ne les verra-t-il plus? Toi que sa voix appelle.
        Toi, le seul voyageur qui passe en son séjour,
        Dis, rapide aquilon, n'as-tu pas sous ton aile
        De ces objets chéris un message d'amour?
        Que devient-il, ce fils dont le premier sourire
        D'un superbe espoir fit tressaillir l'Empire?
        Privé de son appui quels seront ses destins?
        Dis-lui si quelquefois, sur la terre étrangère,
                  Le doux portrait d'un père.
        Loin d'hostiles regards, est permis à ses mains ...

M. Charles de Massas n'a réellement qu'un défaut: il manque
d'originalité. Si parfaits qu'ils soient, ses vers ressemblent à
beaucoup d'autres; ses idées et ses sentiments,--irréprochables
d'ailleurs,--n'ont pas le caractère distinctif qui les fasse aisément
reconnaître. Que M. Charles de Massas tâche donc, s'il publie jamais un
second poème de dominer d'une plus grande hauteur cette foule vulgaire
de rimeurs au-dessus de laquelle il commence à s'élever.



Modes.

Les changements continuels de notre température, presque aussi
capricieuse que la mode, font plus que jamais rechercher les cachemires.
L'argent qu'une femme destinait à l'acquisition de mille fantaisies est
employé à l'achat d'un châle de l'Inde. Aussi voyons-nous, avec une
toilette d'une légèreté tout aérienne, des drôles carrés fond blanc ou
orange abriter de leurs tissus fins et moelleux les épaules de nos
élégantes.

[Illustration.]

Pour l'hiver, les cachemires longs à riches dessins sur fond noir seront
le complément indispensable de toute élégance. Nous avons dit que les
robes de soie ouvertes sur un jupon de mousseline étaient fort à la
mode; aujourd'hui nous donnons le dessin d'une toilette de ce genre; la
robe est en soie glacée gris et rose; le jupon de mousseline blanche,
garni d'un haut volant, doit être sans apprêt, de manière à bien draper:
des bouillons d'étoffe pareille sortent des manches; une garniture de
dentelle tombe sur la mains. Le bonnet, fait avec un morceau de dentelle,
élevé des côtés, à l'Italienne, est orné de roses.

La soie est ce qui se porte le plus: on fait de charmantes robes avec
des demi-pèlerines décolletées, qui laissent en haut dépasser la
chemisette de mousseline.

Les jours de chaleur on a, le matin, des peignoirs en mousseline blanche
ou de couleurs entourés de petites garnitures à tuyaux fins et bordés de
valenciennes. C'est un joli négligé.

La lingerie possède de délicieuses coquetteries pour les soirées d'été:
ce sont des robes de tarlatane de deux nuances, par exemple une jupe
rose sur une bleue. Ce mélange vaporeux d'étoffes légères d'un effet
charmant aux lumières.

Chez Alexandrine, c'est le même mélange: les capotes de deux couleurs en
crêpe lisse bouillonné, avec des fleurs cachées dans ces nuages légers,
sont une de ses créations les plus heureuses. Ses chapeaux de paille
ornés de rubans, ses pailles de riz avec plumets russes en marabouts
noués, toutes ces modes ont un cachet qui rend le nom d'Alexandrine
célèbre dans le monde élégant.

Les voilettes de dentelles qui voltigent autour du visage vont très-bien
sur les chapeaux, un peu secs, de crêpe à passes tendues. Ainsi la mode
et la coquetterie sont d'accord. On porte toujours beaucoup de mantelets
la vieille et d'écharpes en barège, puis des par-dessus en soie garnis
de passementerie ou en mousseline, doublés de taffetas rose, paille,
lilas et entourés de dentelle, qui commencent à prendre faveur. Ils se
fixent à la taille par un ruban et ont de larges demi-manches. C'est une
mode élégante et qui n'aura pas, comme telle, le succès populaire des
mantelets.

On a fait, dans ces derniers temps, de grandes provisions de laines à
broder, car maintenant la tapisserie est devenue l'ouvrage
indispensable à la ville comme à la campagne. Les vieux dessins sont
copiés; puis on fait, pour économiser l'ouvrage, un mélange de bandes de
velours et de bandes de tapisseries, qui est fort en vogue; cela fait
surtout de belles portières. Le lambrequin est tout en tapisserie
pareille aux bandes qui entourent le rideau ou qui forment rubans.

Nous devons encore recommander les mouchoirs brodés au plumes points de
chaînettes de couleur; les voilettes imitant l'Angleterre par de légères
applications de mousseline; enfin tous les ouvrages qui aident à passer
les longues heures de la campagne.



Inauguration d'une nouvelle Église Luthérienne à Paris.

La nouvelle église luthérienne, dont l'inauguration a eu lieu dimanche
dernier, est située rue Chauchat, près la rue de Provence. Cette
cérémonie avait attiré un grand concours de personnes qui remplissaient
l'église bien avant l'heure indiquée pour le service.

Peut-être est-il convenable de dire deux mots de la différence entre les
protestants luthériens et les protestants réformés. Les premiers se
rattachent à la confession d'Augsbourg: ce sont, en grande majorité, les
protestants d'Allemagne, ceux de la Suède, de la Norwége, du Danemark,
et ceux qui sont dispersés dans les pays slaves. Les protestants
réformés sont ceux de France, de Suisse, de Hollande, d'Angleterre,
d'Écosse. Les réformés de chaque nation ont une confession de foi
particulière. Entre les luthériens et les réformés, il n'y a de
différence que dans quelques points du dogme, aujourd'hui considérés
connue très-secondaires, et dans les formes du culte, les luthériens
n'excluent pas les images et les autres ornements que l'Église réformée
a sévèrement proscrits.

En France, il y a des luthériens dans cinq départements: dans les deux
départements du Rhin, où ils forment un grand tiers de la population;
dans les départements du Doubs et de la Haute-Saône, qui comprennent
aujourd'hui l'ancienne principauté de Montbéliard toute luthérienne et
enfin à Paris.

Avant la Révolution et jusqu'à l'Empire, les luthériens de Paris
suivaient leur culte dans les chapelles des ambassades de Suède et de
Danemark. Ce fut l'Empereur qui, en 1809, leur fit donner l'église des
Billettes et établit à Paris un Consistoire luthérien. Les luthériens de
Paris étaient alors au nombre d'environ cinq mille.

Ou en compte aujourd'hui plus de douze mille, et depuis longtemps
réalise, des Billettes ne pouvait contenir les fidèles. Sous la
Restauration déjà, des fonds furent volés par le Conseil municipal pour
la fondation d'une nouvelle église, et plusieurs édifices furent
successivement désignés pour cette destination.

[Illustration.]

Enfin, en 1841, la ville offrit au Consistoire de faire disposer pour le
culte luthérien une partie de l'ancienne halle de déchargement, située
rue Chauchat. Cette halle avait été construite il y a peu d'années à
grands frais pour servir d'entrepôt central; mais le commerce de Paris
n'ayant pas trouvé davantage dans cet établissement, et n'en ayant pas
profité, la halle était restée sans usage. La partie de l'édifice qui
n'a pas été consacrée au culte, va être détruite pour prolonger la rue
Grange-Batelière. Les travaux du nouveau temple ont été dirigés par M.
Cau, architecte de la ville, qui a tiré tout le parti possible du
bâtiment qu'il devait modifier. Le temple est d'une simplicité grave et
élégante. Il y a place pour environ douze cents personnes. Le fronton
porte cette inscription: _Église évangélique de la Rédemption._

Par une coïncidence intéressante, le jour de la consécration de la
nouvelle église était aussi l'anniversaire de la présentation de la
confession de foi devant l'empereur Charles-Quint et les princes réunis
à la diète d'Augsbourg.



Amusements des sciences.

SOLUTIONS DES QUESTIONS PROPOSEES DANS LE DERNIER
NUMERO.

I. Soit ABC la planche de bois donnée. Le charpentier divisera d'abord
les côtés en deux parties égales, aux points D, E, F. Ces trois points
seront les points de contact de l'ovale géométrique ou ellipse avec les
côtés du triangle. On tirera aussi les trots droites AE, BD, CF, qui se
coupent en G; ce sera le centre de l'ellipse. En prenant alors les
distances GL, GM, GN, respectivement égales à GE, à GD et à GF, on aura
six points E, M, F, L, O, N, qui suffiront pour tracer la courbe
cherchée à vue, avec une approximation suffisante.

[Illustration.]

Ce tracé sera facilité, si l'on a soin de mener par les points L, M, N,
des droites respectivement parallèles aux côtés BC, CA, AB, de manière à
achever complètement le polygone RSTOVX, circonscrit à l'ovale.

II. Il y a deux solutions représentées dans les deux petits tableaux
ci-dessous:

                                     Tonneaux   Tonneaux   Tonneaux
                                       pleins,   vides,   demi-pleins
        1ere solution:
                  1ere Personne.          2         2          3
                  2e Personne.            2         2          3
                  3e Personne.            3         3          1
        2e solution:
                  1ere Personne.          3         3          1
                  2e Personne.            3         3          1
                  3e Personne.            1         1          5

Il est manifeste que dans ces deux combinaisons, chaque personne aura
sept tonneaux, dont trois et demi de vin.

NOUVELLES QUESTIONS A RÉSOUDRE.

I. On donne un carrelet à régler le papier, une petite aiguille bien
également calibrée dans toute sa longueur, une feuille de papier et un
crayon; ou demande de se servir de ces objets pour trouver, par
expérience, le rapport de la circonférence du cercle à son diamètre.

II. Partager entre trois personnes vingt-quatre tonneaux, dont huit
pleins, huit vides et huit demi-pleins, en sorte que chacune ait la même
quantité de vin et de tonneaux.

Rébus.

EXPLICATION DU DERNIER REBUS. Tout le monde court, cette année, danser
au grand bal de Sceaux.

[Illustration.]





*** End of this LibraryBlog Digital Book "L'Illustration, No. 0018, 1 Juillet 1843" ***

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