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Title: L'Illustration, No. 0023, 5 Août 1843
Author: Various
Language: French
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L'Illustration, No. 0023, 5 Août 1843

L'ILLUSTRATION,
JOURNAL UNIVERSEL

Nº 23. Vol. I.--SAMEDI 5 AOÛT 1843.
Bureaux, rue de Seine, 33.--Réimprimé.

Ab. pour Paris.--3 mois, 8 fr.--6 mois, 16 fr.--Un an, 30 fr.
Prix de chaque Nº 75 c.--La collection mensuelle br., 2 fr. 75.

Ab. pour les Dép.--3 mois, 9 fr.--6 mois, 17 fr. Un an, 32 fr.
Pour l'Étranger.     -    10         -    20       -    40



SOMMAIRE.

Troubles dans le Pays de Galles. Les Rébeccaïtes. _Ferme galloise pillée
et incendiée pendant la nuit par les rébeccaïtes_.--Le comte
Kollowrath-Liebsteinski, ministre de l'intérieur, en Autriche.--Courrier
de Paris. _Vue extérieure et Vue intérieure du Pavillon Henri IV à
Saint-Germain; une Scène des Demoiselles de Saint-Cyr; mademoiselle
Plessis; mademoiselle Anaïs; M. Firmin; M. Regnier_--Une Surprise de
nuit. Nouvelle par O. N. _Gravure_.--Paris au bord de l'Eau. II. _Un
Parapet; Entrée des Bains Deligny; Vue intérieure des Bains Deligny; la
Pleine Eau_.--Cours scientifiques. École de Médecine. Botanique: M.
Martins, professeur agrégé.--Margherita Pusterla, Roman de M, César
Cantù. Chapitre 1er, la Marche triomphale. _Huit Gravures_.--Bulletin
bibliographique.--Annonces.--Modes. Vieux Bijoux. _Trois
Gravures_.--Amusements des Sciences.--Météorologie.--Rébus.



Troubles dans le Pays de Galles.

LES RÉBECCAÏTES.

«En souhaitant toutes sortes tic prospérités à Rébecca, ils lui dirent:
Vous êtes notre soeur; croissez en mille et mille générations, et que
votre race, s'empare des portes de ses ennemis.»

Ce verset 60 du chapitre XXIV de la Genèse est l'étymologie du nom des
rébeccaïtes, qu'ont adopté les émeutiers, les _rioters_ de la
principauté de Galles. Les portes dont ils s'emparent sont les
_turn-pikes_ et les _toll-bars_ barrières construites pour la perception
des octrois et des taxes nécessaires à l'entretien des routes. Leurs
ennemis sont moins les hommes que les mauvaises lois. Revêtus d'habits
de femme, le visage noirci, les rébeccaïtes se montrent en armes dans
les comtés (_shires_) de Carmarthen, de Glamorgan, de Cardigan et de
Pembroke. Les barrières de Guttevant, de Pumfag, de Bethania, de
Bulgoed, de Kidwilly, du New-Castle-Emlyn, de Cardigan, sont déjà
tombées sous leurs coups. Le 19 juin, ils ont osé, au nombre de
plusieurs mille, entrer à Carmarthen pour en démolir le _work-house_, et
déjà ils jetaient le mobilier par les fenêtres, quand les dragons les
ont dispersés.

Les rébeccaïtes ne se contentent pas de détruire des barrières; ils
dévastent les propriétés de ceux qui sont connus par leur rigueur envers
la classe inférieure. Dans la nuit du 21 juillet, ils ont ravagé les
plantations du capitaine Banks Davis, près Llanon. Le 25, ils ont mis le
feu à l'habitation d'un fermier de Cumwill. Le chef de ces insurgés se
cache sous le pseudonyme de _miss Rébecca_ ou de _la mère Rébecca_. Il a
pour lieutenants _miss Cromwell, Charlotte, Nelly, Ret_ et _Catie_,
C'est suivant les uns, un avocat sans clientèle; suivant les autres, le
frère d'un membre de la Chambre des Communes. Ce mystérieux personnage
paraît rarement. On l'a vu diriger l'attaque d'une ferme, et faire
éteindre l'incendie à la voix d'une mère qui lui demandait grâce pour un
enfant alité. On suppose que c'est lui qui, le 16 juillet, s'est
présenté à cheval à la porte de Pumfag, dans le district de Gower
(Glamorganshire), et a sonné du cor pour évoquer les démolisseurs. C'est
toujours en son nom que les affiches sont posées dans les paroisses pour
annoncer les expéditions. L'heure ordinaire du rendez-vous est dix
heures du soir. Ou ne garde des rébeccaïtes qui s'y présentent que le
nombre indispensable à l'accomplissement de l'oeuvre projetée. Vers onze
heures la bande se met en marche; trois ou quatre éclaireurs, puis une
vingtaine d'hommes d'avant-garde précédent le gros de la troupe, qui
s'avance divisée par escouades, armée de fusils, de scies, de haches, de
leviers, de pioches, de pelles, de marteaux, etc.; vingt à trente
individus composent l'arrière-garde, et trois ou quatre hommes veillent
à cent pas plus loin. Quand l'expédition est importante, des _flanking
parties_ sont placés sur les côtés. Arrivés à une barrière, les
_rioters_ en chassent le percepteur, brisent les chaînes, abattent les
murs, arrachent les portes de leurs gonds, au son des tambours, des
trompettes et des cornets à bouquin, et se séparent après avoir tiré des
coups de fusil à poudre, en signe de joie. L'avant et l'arrière-garde
ont seules des fusils chargés à balles. Ces troubles durent depuis
plusieurs années, et l'autorité a tenté d'inutiles efforts pour les
réprimer, quoique, dès 1839, elle ait envoyé des renforts aux troupes
qui poursuivaient les bandes insurgées. La Chambre des Communes vient
d'être saisie de la question galloise, dans les séances des 28 et 29
juillet dernier. «Depuis longtemps, a dit sir John Russell, le Pays de
Galles est en proie à une effervescence excessive, et le ministère
actuel n'a rien fait pour la calmer. Triste et vain moyen que celui qui
consiste à y envoyer des dragons! ces soldats ne font que se fatiguer
sans pouvoir apaiser des désordres aussi graves.» Sir Hubert Peel, dans
sa réponse, a insisté sur ce que le mouvement n'avait pas un caractère
politique. «Il n'y a rien, a-t-il répété, qui annonce le mécontentement
contre le gouvernement, le mécontentement politique.» Les paysans
gallois ne songent pas en effet à détrôner les ministres; mais ils font
plus: ils attaquent les vices de l'organisation civile, ils protestent
par la force contre l'inégale répartition des bénéfices sociaux.

[Illustration: Ferme galloise pillée et incendiée pendant la nuit par
les Rébeccaïtes.]

Quelles sont les causes du rébeccaïsme? On pourrait les résumer en un
seul mot, la misère. La population galloise vit chétivement de
l'exploitation des mines, des travaux métallurgiques et de l'élève des
bestiaux. Le salaire, qui est, en terme moyen, d'un schelling (1 fr. 25
c.) par jour, suffirait strictement aux ouvriers s'il n'y avait jamais
de chômage; mais la stagnation générale des affaires interrompt trop
souvent le travail des forges et des mines; le dénuement de la classe
laborieuse est aggravé par les impôts qui pèsent sur la houille, les
grains et la chaux. Les paysans vont chercher aux fours ce dernier
produit, qu'ils emploient comme engrais, et quand le trajet est long,
ils rencontrent en chemin tant de _toll-houses_, qu'il leur arrive de
débourser six livres sterling de péages pour une valeur de cinq livres
sterling de chaux. Une autre taxe non moins onéreuse est la dîme,
d'autant plus antipathique que les dix-neuf vingtièmes des Gallois
appartiennent aux Églises dissidentes.

L'élévation des baux accable les fermiers. Les terres, dans le pays de
Galles, n'ont pas une aussi grande étendue qu'en Angleterre, et le sol
est beaucoup moins fertile. Les fermes de trois cents acres (1) sont
rares; les plus ordinaires comprennent cent quatre-vingts, cent
cinquante, ou seulement vingt-cinq acres. Quoiqu'elles offrent peu de
ressources, elles sont louées à raison de deux cents, cinquante ou
trente livres sterling; les prés sont affermés cinq livres l'acre dans
les environs de Carmarthen, trois livres dix schellings dans les
vallées, et quinze schellings dans les marécages, ou l'on ne peut faire
paître que des moutons et des chèvres. Les fermiers récoltent à peine de
quoi payer leurs rendages; ils n'ont pour aliments qu'un pain d'orge
grossier, du lait, du fromage, un peu de lard, jamais d'autre nourriture
animale; et la détresse oblige parfois les plus pauvres à travailler
chez les plus aisés en qualité de simples journaliers (_jobbing
labourers_).

[Note 1: L'acre équivaut à 40 ares 467 milliares.]

Loin de remédier à ces maux, la taxe des pauvres sert de prétexte à de
nouvelles récriminations. Les dépôts de mendicité (_work-houses_) ne
peuvent admettre qu'un petit nombre de malheureux, et les pauvres libres
végètent sans secours et sans pain.

Les rébeccaïtes se sont proposé de demander compte de ces souffrances,
et, sans moyens légaux de se plaindre, ils ont procédé par la violence
et la destruction. Les ouvriers mineurs, les forgerons, les
agriculteurs, ont formé l'association rébeccaïte, dont le but a été
formulé dans une assemblée tenue, le 20 juillet, à Cumlwor, dans le
comté de Carmarthen: «Voulant prendre des informations sur les justes
griefs du peuple, et adopter la meilleure méthode pour le soustraire aux
étonnantes privations qu'il endure, la _Convention Nationale_ décrète la
démolition des barrières, l'abolition de la dîme et des taxes, et une
réduction de 25 pour 100 sur les fermages.»

Un conçoit qu'avec de semblables intentions les rébeccaïtes se soient
concilié les sympathies de la majorité. La population les protège et
leur garde le secret. De faux avis égarent les dragons et la troupe de
ligne, qui se lassent inutilement à poursuivre les insurgés au nord,
pendant qu'on démolit les turn-pikes du midi. Quelques-uns des meneurs
ont été arrêtes, et comparaissaient ces jours derniers devant les
assises de Swansea, présidées par M. John Morris; mais l'agitation se
prolonge, entretenue par la rancune séculaire que gardent aux Anglais
les Gallois, descendants des Aborigènes qui furent refoulés dans les
montagnes par l'invasion anglo-saxonne.



Le comte Kollowrath-Liebsteinski.

MINISTRE DE L'INTÉRIEUR EN AUTRICHE,

(Voir l'article sur M. de Metternich, page 177.)

Le comte Kollowrath-Liebsteinski, dont l'influence est aujourd'hui
toute-puissante dans l'empire d'Autriche, remplaça au ministère de
l'intérieur le célèbre comte de _Saurau_, l'ami, le compagnon de Joseph
II, et l'un des hommes d'État les plus distingués dont l'Autriche puisse
encore s'honorer. Trop imbu des idées de réforme et des opinions
libérales de son ancien maître, trop indépendant de caractère et trop
libre peut-être dans l'expression de sa pensée, le grand-chancelier dut
succomber enfin sous l'influence toujours croissante de Metternich. Le
prince ne supportait qu'avec impatience un supérieur, et Saurau était
président du conseil des ministres par droit d'ancienneté; il l'était
même à double titre, le ministère de l'intérieur ayant été jusqu'alors
inséparable de la présidence du conseil. Saurau fut disgracié et nommé
ambassadeur de famille en Toscane. Il mourut à Florence.

Le comte de Kollowrath, au moment de cette disgrâce, était
_grand-bourgrave_, ou gouverneur-général de la Bohème: il fut mis à la
place du ministre déchu. Metternich, ravi d'être enfin débarrassé de
_Saurau_, qui l'offusquait, et voyant les autres ministres disposés à
obéir à ses volontés, proposa Kollowrath à l'empereur. Il s'abusait
étrangement sur le caractère de ce nouveau collègue; s'il l'eût connu
alors comme il le connut plus tard, il est probable qu'il aurait encore
préféré garder _Saurau_, ou du moins il aurait certainement proposé un
autre ministre à l'empereur, pour remplacer l'ennemi ont il venait de
triompher.

Quoi qu'il en soit, le nouveau ministre ne laissa pas longtemps le
prince dans son illusion; il commença tout de suite par réclamer
hautement la présidence du conseil, en sa qualité de ministre de
l'intérieur et de successeur du comte de Saurau. Étourdi d'une pareille
prétention dans celui qu'il considérait déjà comme un subordonné,
Metternich reconnut son erreur; mais il était trop tard: François 1er ne
revenait pas, sans de bonnes raisons, sur les décisions qu'il avait une
fois crises, et il lui déplaisait singulièrement de changer ses
ministres; fidèle en cela à l'ancien système de l'Autriche, qui repose
sur le principe d'immuabilité en tout et partout. D'ailleurs le comte
Kollowrath convenait à son maître autant par ses manières que par son
travail.

Il n'y avait donc aucun espoir de se débarrasser de ce rival, et le
prince dut avoir recours à d'autres moyens pour s'assurer
irrévocablement une préséance qui lui avait déjà coûté tant d'intrigue
et de politique. Ce fut pour mettre fin à ces dissensions intestines que
l'empereur créa, en faveur de Metternich, un titre sans précédent, qui,
pareil à la triple couronne des papes, le revêtissait aussi d'un triple
pouvoir et le mettait hors de ligne dans le conseil.

Il fut nommé «_haus hof und staats kauzler_,» c'est-à-dire que d'un
trait de plume il devint _le grand-chancelier de la maison impériale, de
la cour et de l'État._--Saurau n'avait été que grand-chancelier d'État,
et Kollowrath fut ainsi réduit au silence.

Néanmoins, à partir de ce jour, et malgré sa victoire, le prince ne vit
jamais son collègue de bon oeil; celui ci se retrancha dans son
département et empêcha que le triple chancelier y ait jamais pénétrer
son influence. Aussi, pendant que le pouvoir de l'un était sans bornes
dans le gouvernement des affaires extérieures, l'influence de l'autre
dans l'administration intérieure fut pareillement illimitée. Tous deux
néanmoins restèrent soumis dans leur puissance respective à la volonté
toujours souveraine de _François_. On ne doit pas se faire illusion sur
ce point; depuis 1815 l'empereur fut seul le maître chez lui, et
Metternich dut plier tout comme un autre sous cette inflexible volonté.
Ce n'est que depuis la mort du monarque qu'il a pris un plus grand
essor.

La rivalité entre ces deux ministres, en égale faveur auprès de leur
maître, allait chaque jour en croissant, et, à la mort de l'empereur
elle était à son comble, menaçant de devenir fatale à l'un ou à l'autre.
Mais Metternich, qui n'ignore pas le danger du moindre choc pour la
machine caduque qu'il gouverne, prit alors une résolution décisive. Il
s'empressa de courir chez son collègue de l'intérieur, et lui tendant
amicalement la main, il lui proposa d'oublier le passé et de s'unir pour
le présent; de cette _union seule_ devait dépendre l'heureuse transition
du règne qui finissait à celui qui allait commencer.

Cette démarche, qui fut un grand évènement politique, ne saurait être
bien appréciée que par ceux qui connaissent la fierté sans bornes du
prince envers ses égaux. Cette fierté avait plié devant la nécessite:
Metternich avait trop d'habileté pour ne pas comprendre que cette
réconciliation était indispensable.

Kollowrath accueillit, en ennemi généreux, les propositions du prince,
et Ferdinand monta sans opposition sur le trône, quoique privé de ses
facultés intellectuelles.

Cette journée fit bien des dupes, et des dupes bien haut placées.

A partir de ce moment, la concorde parut régner entre les deux rivaux,
et les premiers pas se firent facilement. Cependant, le danger une fois
passé et la machine de l'État ayant repris son train accoutumé, la
froideur se mit de nouveau entre les deux antagonistes, et bientôt leur
alliance éphémère fut entièrement rompue.

Pour expliquer cette rupture, qui arrêta pendant quelque temps la marche
du gouvernement et ne fut presque connue que des personnes attachées à
la cour, il faut remonter à ce qui se passa aussitôt après la mort de
François Ier.

A l'avènement de Ferdinand, il avait fallu nécessairement établir un
pouvoir directeur, duquel les ministres dussent relever; car, sans cette
mesure, chacun se serait trouvé indépendant dans son département, et
l'anarchie ministérielle devenait imminente. Un conseil d'État composé
de l'archiduc _Louis_, qui, depuis plusieurs années, avait été
secrètement l'_alter ego_ de son Frère François, de Metternich et de
Kollowrath, prit en main la direction suprême du gouvernement. Ces trois
personnages s'adjoignirent encore l'archiduc _François-Charles_,
héritier présomptif du trône, afin de l'initier aux affaires, dont il
avait toujours été éloigné du vivant de son père. Ce conseil souverain,
qui s'est ainsi créé lui-même, n'appelle les autres ministres dans son
sein que lorsque l'on traite les affaires de leurs départements, et les
actes ne sont présentés à l'empereur que pour la simple formalité du
seing.

Voilà comment l'Autriche est administrée aujourd'hui, et son
gouvernement marche tout aussi bien que lorsqu'il n'y avait qu'un seul
chef. Ce sont, en effet, les mêmes hommes qui font mouvoir les mêmes
rouages; seulement l'ancien maître est mort, et le fils, n'entendant
rien aux affaires, s'en rapporte à ceux qui ont travaillé sous son père.

Les quatre co-régents gouvernaient depuis quelques mois en bonne
harmonie, lorsqu'en 1836 on résolut de poser solennellement la couronne
de Bohème sur la faible tête de Ferdinand; dès lors Kollowrath se trouva
en dissidence avec ses collègues. Patriote ardent, zélé pour la gloire
de son pays, dont sa famille fut toujours un des plus fermes soutiens,
il insista pour que Ferdinand fut tenu de prêter dans cette circonstance
le serment de fidélité aux lois du royaume. Ses collègues voulaient de
leur côté que le serment fût entièrement laissé de côté; mais
Kollowrath, loin de céder, exigea au contraire que l'on en revînt au
serment imposé jadis aux rois électifs, et qui fut formulé par les États
de Bohème lors de l'élection du roi Wladimir. Cette prétention fut
violemment combattue par Metternich et les archiducs, car ce n'était
rien moins que rétrograder vers les temps de l'indépendance de la Bohème
et de sa représentation nationale.

Dans l'état actuel des choses, cette question était de si peu
d'importance, qu'on a peine à comprendre comment un homme d'État aussi
pratique que Kollowrath ait pu y attacher autant de valeur, à moins
toutefois qu'il n'ait voulu par là établir un précédent dont il aurait
usé plus tard au bénéfice de son pays. Il serait difficile, en effet, de
dire à quoi le souverain devrait rester fidèle: puisqu'il est monarque
absolu, il peut faire et défaire les lois à sa guise. Le serment était
bon quand le roi de Bohème était électif, et que la validité de son
droit reposait sur la fidélité à ses serments, _sinon, non_, comme le
portait la formule ordinaire des élections. Mais aujourd'hui il n'y a
plus de roi élu en Bohème; le roi est mort, vive le roi! tel est le
fondement de la souveraineté dans ce royaume depuis la _diète sanglante_
de Ferdinand 1er, mais surtout depuis Ferdinand II et la victoire du
Mont-Blanc.

Ce premier nuage ne fut du reste que le précurseur de l'orage. Plus tard
ou proposa à Prague deux projets de grande importance: le premier était
d'envoyer 20 millions de florins (50 millions de francs) à don Carlos,
pour assurer ses prétentions au trône d'Espagne; le second, de rappeler
les Jésuites et de leur confier l'éducation de la jeunesse dans toute
l'étendue de l'empire. Kollowrath fut le seul qui s'opposa dans le
conseil à ces deux propositions, dont la première émanait directement de
Metternich, et la seconde de l'archiduc François.

Il démontra à ses collègues combien il était inopportun de dépenser 50
millions pour imposer à l'Espagne un prince dont le droit n'était pas
même bien démontré; mais surtout combien cette prodigalité devenait
blâmable dans un moment où l'Autriche, pouvant à peine suffire à ses
propres dépenses, était obligée de recourir chaque année à des emprunts
onéreux pour couvrir le déficit de ses revenus.

Quant à la seconde question, il déclara qu'il y avait plus que de
l'imprudence à rappeler en ce moment une société dont les intrigues
avaient mis autrefois la maison impériale à deux doigts de sa perte, et
dont le bannissement avait toujours été considéré comme une des mesures
les plus sages et les plus méritoires de l'empereur Joseph II.

Mais il parlait aux représentants d'une opinion aveugle et fanatique; sa
voix ne trouva point d'échos dans le conseil, et il vit dès lors qu'il
ne pourrait lutter seul contre le torrent. Son parti fut pris à
l'instant même. Dès le lendemain ses collègues reçurent sa démission, et
il quitta Prague le même jour. Ce départ fut un coup de foudre pour le
conseil, et le mit dans un embarras extrême, car il existe, quoi qu'on
en dise, une opinion publique en Autriche, et cette opinion s'était
depuis longtemps prononcée ouvertement en faveur de Kollowrath. D'un
autre côté, la bureaucratie de l'intérieur, l'une des puissances du
pays, lui était entièrement dévouée. La nation l'estimait et l'aimait
généralement, à cause de son intégrité et de son patriotisme bien
connus; de plus, il avait dans la noblesse un parti fort considérable;
enfin, les mesures que le ministère voulait adopter étaient généralement
odieuses; le conseil le savait, mais il avait espéré les appuyer de
l'adhésion de Kollowrath, dont il ne pouvait se dissimuler la grande
popularité, et les faire accepter ainsi plus favorablement. Maintenant
il fallait reculer, car dans la situation présente des affaires on
n'osait marcher sans lui; l'empire était accablé d'impôts; les emprunts
se renouvelaient, et le déficit augmentait chaque année. Malgré le voile
épais qui recouvrait les actes du gouvernement, les causes de la
démission de Kollowrath pouvaient transpirer au dehors, et l'ancien
ministre se serait trouvé alors placé dans l'opinion publique sur un
piédestal, au grand regret de ses collègues, déjà mécontents de son
excessive popularité.

On se décida donc à traiter avec lui, et le comte _Clam-Martinitz_,
adjudant-général de l'empereur, fut chargé de cette négociation. C'était
un intrigant et un ambitieux: de peu de capacité, mais qui savait cacher
sa nullité sous une morgue et une suffisance sans bornes. Créature de
Metternich, il convoitait dans l'avenir, et son espoir n'était pas sans
quelque fondement, la succession de son protecteur et maître; mais la
mort vint quelque temps après déjouer toutes ces belles espérances.
Compatriote et parent de Kollowrath, il avait pendant quelque temps
affecté une sorte de patriotisme assez libéral; on espérait donc qu'il
ramènerait plus facilement qu'un autre le déserteur ministériel.

Le général se rendit auprès de Kollowrath; il lui représenta la
nécessité de l'union et le danger de mettre le public dans la confidence
des dissensions du conseil souverain, ce qui ne pouvait manquer
d'arriver s'il continuait à se tenir éloigné des affaires; il lui
annonça que ses collègues abandonnaient leurs projets, mais qu'en retour
ils le priaient instamment de retirer sa résignation, que l'empereur
n'avait point encore acceptée, et de reprendre sa place au conseil.

Tout fut inutile; Kollowrath resta inébranlable dans sa résolution, et
le négociateur dut s'en retourner sans avoir rien obtenu.

Il fallut alors avoir recours aux grands moyens, car le ministre
démissionnaire devait à tout prix rentrer au conseil; l'archiduc
_François-Charles_, frère unique de l'empereur, héritier présomptif de
la couronne, se détermina à se rendre auprès de lui et à essayer de son
influence personnelle. L'altesse impériale partit donc de grand matin;
mais Kollowrath, prévenu à temps de cette démarche, quoique déterminé à
ne point céder, voulut cependant éviter l'embarras de refuser son futur
souverain, et il se retira dans sa terre de Mayerhofen, située à
quarante-cinq lieues de Prague, dans le cercle de Pilsen. L'archiduc, en
arrivant au château du comte, ne trouva personne au logis.

Cependant le terme fixé pour le séjour de la cour impériale en Bohème
expira, et l'empereur rentra dans la capitale de ses États. C'est de là
que, tous les moyens de conciliation ayant jusqu'alors échoué, le
souverain signa lui-même une lettre dans laquelle il engageait le comte
Kollowrath à venir aussitôt que possible lui prêter l'aide de ses
lumières et de ses services, dont il n'avait eu jusqu'alors qu'à se
louer. _C'était presque un ordre_; il fallut se soumettre; aussi, dans
sa réponse, le ministre, tout en déplorant _l'état délabré de sa santé_,
assurait Sa Majesté de son obéissance.

Après quelques délais, il finit par se rendre à Vienne, à la grande joie
du public, ravi de revoir l'homme qui possédait à un haut degré l'estime
et la confiance générales.

Kollowrath refusa néanmoins d'être désormais _ministre de l'intérieur_,
et ne voulut recevoir aucun émolument afin de mieux conserver son
indépendance. Mais ce désintéressement ne convenait nullement à ses
collègues, et ils forcèrent Kollowrath d'accepter 16,000 florins par an
(40,000 fr.), avec le titre de _staats und conferenz minister_, ministre
d'État et des conférences, _chargé de la section de l'intérieur_. Le
conseil depuis est toujours composé des quatre mêmes personnages, et
quoiqu'il n'y ait nominalement aucun ministre de l'intérieur, c'est
cependant Kollowrath, et _lui seul_, qui dirige cette partie de
l'administration.

Tel est l'événement principal de la carrière ministérielle du comte de
Kollowrath, et cet événement est d'autant plus remarquable, qu'il y a
peu d'exemples dans l'histoire d'un ministre auprès duquel il ait fallu
employer de si hautes intercessions, auquel il ait fallu faire en
quelque sorte violence pour qu'il se chargeât d'administrer les affaires
d'un grand empire. On peut juger par là du pouvoir de ce ministre,
devenu désormais indispensable. Il est difficile de décider quel est
aujourd'hui le plus puissant en Autriche, de Metternich ou de
Kollowrath: chacun a la haute main dans son département; tous deux se
partagent le gouvernement de l'État et sans se mêler des affaires l'un
de l'autre. Le premier est maître des relations extérieures, et le
second dirige l'intérieur avec une puissance souveraine et sans
contrôle.

Le parti opposé à ce ministre l'accuse d'appartenir à ce qu'on appelle
en Autriche l'école de Joseph II, et d'avoir introduit dans la
bureaucratie un grand esprit de libéralisme.

C'est Kollowrath qui emporta dans le conseil d'État l'amnistie accordée
aux italiens à l'occasion du couronnement de Milan, et Metternich, après
s'y être opposé de toutes ses forces, fut obligé de céder encore une
fois. «Je souhaite que vos prévisions se réalisent, dit-il en signant;
je le souhaite surtout pour les Italiens.» Il y avait dans ces paroles
autant de doute que de menace.

Le come Kollowrath-Liebsteinski est le chef d'une des plus anciennes et
des plus illustres maisons de la Bohème; il est le dernier de son nom et
de la branche aînée. Il ne reste plus après lui que des
Kollovrath-Crakowiski. Sa fortune est considérable, mais il vit sans
faste, reçoit officiellement en prima-sera une fois par semaine, ne sort
jamais, et se renferme dans un cercle d'intimes.

C'est un homme d'un grand talent, d'une haute probité, et d'une rare
indépendance de caractère; ce serait un grand ministre même dans un pays
constitutionnel, et peut-être ne pourrait-on pas en dire autant de son
rival le prince _triple chancelier._

_(Extrait d'un Voyage inédit.)_



[Illustration: Courrier de Paris.]

L'ombre légère se glissa à travers la porte, et arrivant jusqu'à moi en
effleurant à peine les dalles de l'antichambre et le tapis du salon,
elle s'arrêta tout à coup, et j'entendis une voix douce comme un doux
murmure qui me dit: «Me voici, ne me reconnais-tu pas?--Je vous demande
pardon, charmante morte, lui répondis-je; sous le voile blanc qui vous
enveloppe, sous les plis de votre linceul couleur de rose, j'ai reconnu
vos yeux, et votre sourire, et votre taille fine. Soyez la bienvenue, et
prenez, la peine de vous asseoir.--Je suis un peu lasse, en effet.--Je
le crois bien; quand on revient de si loin, de l'autre monde!--Non pas,
mais de Saint-Pétersbourg.--De Saint-Pétersbourg seulement!--En six
jours.--Les morts vont vite!»

L'ombre releva son voile et me laissa voir... devinez qui? une jolie
danseuse, une sylphide dont nous avons entonné, il y a deux mois, le _De
profundis_, mademoiselle Lucile Grahn! Le _puff_, cet intrépide hâbleur,
ce fabricant effronté de nouvelles en l'air, l'avait tuée inhumainement;
rien ne manquait à ses pompes funèbre, ni le billet de faire part, ni
l'acte de décès, ni l'oraison, ni les fleurs jetées à pleines mains sur
la tombe: _Manibus date lilia!_

«Ah! c'est joli, mademoiselle, m'écriai-je, de nous faire des peurs comme
celle-là! Comment! on croit positivement vous avoir perdue, on s'arrange
en conséquence et chacun fait de son mieux: celui-ci rime une élégie,
celui-là tresse une couronne de saule pleureur entrelacée d'éternelles;
on pleure votre grâce, on pleure votre jeunesse', on pleure votre talent
et tout ce qui s'ensuit; vous êtes la rose qui meurt, l'étoile qui
s'éclipse, la gazelle bondissante que le plomb meurtrier arrête dans sa
course, la fée, l'ange, l'oiseau qui perd ses ailes! Et tandis qu'on
vous ensevelissait ainsi dans les plus belles fleurs de rhétorique, vous
viviez dans une parfaite santé. Avouez que c'est un peu leste de votre
part. Mais êtes-vous bien sûre de n'être pas morte?--Parfaitement
sûre.--Voyons!» Et pour m'en convaincre, je pressai une petite main fine
qui me parut en effet pleine de réalité.

«Eh bien! mademoiselle, vous allez entendre de vos propres oreilles,
l'oraison funèbre que j'ai écrite à votre usage, ici même, dans
_l'Illustration_; cela vous apprendra à vivre!» Je lus en effet ma pièce
d'éloquence, qui eut tout le succès que vous pouvez penser: mais quand
j'arrivai à cette péroraison si sublime et si neuve: «Adieu, Lucile
Grahn, adieu! que la terre te soit légère!» Oh! alors mon succès fut au
comble et se couronna d'un bruyant éclat de rire. Jamais Bossuet n'avait
obtenu un triomphe pareil.--Je vis que rien n'était plus gai que de se
survivre.

Elle laissa retomber son voile, glissa de nouveau sur le tapis et sur
les dalles, et disparut. «Adieu, morte, lui criai-je du haut de
l'escalier, mourez souvent ainsi, afin de revenir souvent.»

Mademoiselle Lucile Grahn se dispose à donner quelques représentations à
l'Opéra; nous aurons bientôt le plaisir assez original de voir une morte
vivante danser la cachucha.

Sur le même paquebot qui a ramené mademoiselle Lucile Grahn de Russie,
Horace Vernet avait pris passage, et à côté d'Horace Vernet,
mesdemoiselles Cornélie et Zoé Falcon. C'était assurément un paquebot
très-agréablement peuplé. La danse, la peinture, la musique s'y
donnaient la main, et derrière elles, le vaudeville fredonnait ses airs
joyeux pour égayer les ennuis de la traversée. Ainsi la Russie nous
renvoie de temps en temps les artistes qu'elle nous emprunte. Horace
Vernet revient tout paré des marques de la tendresse impériale; les
roubles et les rubans cosaques surchargent ses bagages; il revient,
dis-je, après avoir achevé pour l'empereur Nicolas un vaste tableau
représentant la prise de Varsovie. Quoi! le pinceau de l'auteur de la
bataille de Montmirail aurait-il passé aux Russes?

Quant à mademoiselle Cornélie Falcon, on annonce qu'elle a retrouvé à
Saint-Pétersbourg sa voix perdue, cette belle voix des _Huguenots_ et de
_Don Juan_ que la célèbre cantatrice avait vainement redemandé à
l'Italie. Il serait assez curieux que le Nord, ce manteau de frimas, fût
un médecin propice et doux pour les gosiers malades. La Faculté, qui
conseille le Midi aux ténors menacés dans leur _ut_ de poitrine, et les
douces brises aux _prime donne_ en décadence, la docte Faculté
aurait-elle jusqu à présent battu la campagne? Toucherions-nous à une
révolution complète dans la médecine vocale? désormais, au lieu de Nice,
de Naples ou des Pyrénées, Esculape serait-il obligé de prescrire aux
larynx endommagés la Norwége et la Russie; et ferait-on refleurir les
voix fanées en les arrosant d'une décoction de glace et de neige
fondue?--Nous croyons savoir cependant que ce n'est pas seulement sa
voix que mademoiselle Falcon rapporte de Saint-Pétersbourg. On y va sans
voix, et on en revient avec un prince russe.

Les artistes français, et surtout les cantatrices, les danseuses et les
comédiennes, sont en grand crédit dans le monde des czars; il ne se
passe guère une semaine, sans que celle-ci ou celle-là ne triomphe des
plus farouches ennemis, et ne gagne contre eux quelque bonne bataille
d'Austerlitz. Les récits de tous les voyageurs sont unanimes pour
attester la vérité de ces victoires et conquêtes. L'empereur, tout le
premier, donne l'exemple de cette soumission à l'autorité de l'art; il
lui ouvre les portes de Saint-Pétersbourg toutes battantes, et se
garderait bien de brûler Moscou s'il s'avisait d'y entrer. Plus d'une
fois on a vu l'autocrate quitter sa loge, dans l'entr'acte d'un ballet
ou d'une comédie, et descendre dans la coulisse pour faire acte de
vassalité. De sa voix impériale, il félicite le vainqueur ou adresse une
allocution à l'héroïne de la soirée; le tribut que paie ordinairement
l'empereur, après ces grandes visites, est représenté par une tabatière
d'or pour ces messieurs, par un bracelet, un collier, des boucles
d'oreilles, une couronne de diamants, pour ces dames et ces demoiselles.
Autres lieux, autres moeurs. Que dirait-on ici, je vous le demande, si
S. M. Louis-Philippe imitant l'exemple de son frère l'autocrate de
toutes les Russies, félicitait M. Duprez, après la représentation de
_Guillaume Tell_, et offrait à Giselle un bracelet d'améthyste venu des
magasins du joaillier de la couronne?--Tout convient, tout sied un
monarque absolu; qu'il vous envoie brutalement en Sibérie, on qu'il
cause avec les danseuses d'un air agréable en pleines coulisses de
l'Opéra: _e semper bene._

Il ne faut pas croire toutefois que l'art vive toujours avec Saint
Pétersbourg dans une complète harmonie. Plus d'une note discordante
vient, de temps en temps, troubler le concert. Un boyard, fraîchement
débarqué à Paris m'a raconté un trait récent qui le prouve. C'est peu de
temps avant le départ de mademoiselle Zoé dit-on que l'aventure eut
lieu; elle a fait grand bruit dans le monde en _eff_ et en _off_, et la
chronique de Saint-Pétersbourg s'en est longtemps régalée.

Le héros de l'histoire se présente d'abord d'une manière qui inspire la
confiance; il a un grand nom, un grand palais, de grands valets, une
grande taille, de grandes moustaches, des châteaux et des milliers de
paysans. Mais outre ses paysans, ses chevaux, ses palais, son grand nom,
et ses ................................................................

[Note du transcripteur: Ici se trouve toute une colonne entièrement
délavée, à tel point qu'il est impossible de la reconstruire.]

......................................................... les violons et
les danses recommencent aux environs île la ville; les jardins publics
se repeuplent, et le Parisien se répand, par bandes joyeuses, dans les
bois de Meudon et de Versailles; mais Saint-Germain surtout l'attire;
Saint-Germain a pour lui un charme secret; Versailles, au contraire,
l'intimide et lui fait peur. Ses grandes rues silencieuses, son palais
colossal, ses solennels jardins ont je ne sais quoi de grandiose qui le
gêne et le glace. Le Parisien d'aujourd'hui aime ses aises. Versailles
sent trop l'étiquette; il semble toujours qu'au détour d'une de ses
vastes allées, sur ses escaliers gigantesques, ou va rencontrer le
grand maître des cérémonies s'écriant: «Chapeau bas! genou en terre!
voici le grand roi.»

[Illustration: Saint-Germain.--Vue du jardin et de l'établissement de
concerts de M. Gallois, au pavillon Henri IV.]

Saint-Germain est d'une hospitalité plus familière, quoique tout peuplé
aussi de souvenirs monarchiques; mais ce n'est plus la même solennité.
Les rois et l'histoire semblent être ici comme dans leurs maisons des
champs. On s'égare sous les vieux chênes de la Forêt, sans craindre d'y
rencontrer François Ier, Henri II, Catherine de Médicis où Louis XIV;
quant à Henri IV, qu'il soit surtout le bienvenu. Tope là, mon franc
Béarnais! Plus d'un de ces rois naquit à Saint-Germain, et parmi eux
Louis le Magnifique; Saint-Germain ne l'a pas oublié. Ce fut le 5 mars
1628 que la reine Anne d'Autriche mit au monde son fils glorieux. Dans
le château? Non pas; dans un pavillon isolé qui s'appelle encore
aujourd'hui le pavillon d'Henri IV; Anne n'avait pas eu le temps de
gagner ses appartements et de chercher fortune ailleurs.

[Illustration: Saint-Germain.--Cabinet en rocaille, avec sculptures
attribuées à Jean Goujon, dans le pavillon Henri IV.]

Le pavillon d'Henri IV, qui abritait autrefois des reines en mal
d'enfant et répéta les premiers cris de Louis XIV, est aujourd'hui
occupé par M. Gallois, restaurateur.

M. Gallois n'a pas déshonoré l'héritage, tant s'en faut. Je ne sais pas
s'il y vient encore des reines, mais les princesses n'y manquent pas.
Les gentilshommes et damoiselles que Saint-Germain attirent et qui
chevauchent à travers la forêt, font halte chez M. Gallois; et vraiment,
c'est faire preuve de goût et de savoir-vivre! Le pavillon de M. Gallois
est un véritable Eden; tout s'y trouve réuni; M. Gallois ne vous refuse
rien: il séduit les yeux par ses magnifiques salons ouverts sur une
immense campagne; il contente l'appétit par des mets succulents; il
charme l'oreille par des concerts d'harmonie, et pour peu que vous soyez
en fantaisie d'archéologie, pour peu qu'il vous plaise de faire dans
l'histoire une agréable course rétrospective, M. Gallois vous satisfail
le plus largement du monde; entre deux services, tandis que le Champagne
se glace ou que votre café chauffe, vous pouvez visiter la chambre où
naquit Louis XIV, le salon sculpté par Jean Goujon et la grotte de
Charles V; après quoi, vous déjeunez ou vous dînez excellemment et du
meilleur appétit.--Un poète du terroir a célébré les vertus du pavillon
Henri IV dans une épître dont je vais citer quelques vers sans m'en
rendre caution:

        Pavillon enchanteur!--L'opulence empressée
        Vole de toutes parts vers ce doux Elysée.
        Le tilbury galant, ainsi qu'un char de joncs,
        Y porte nos banquiers, Lucullus--Phaëtons,
        Qui, désertant Paris, et sa pluie et sa boue,
        Viennent chercher ici leur nouvelle Capoue.

Cette poésie, à défaut d'autre chose, prouve au moins l'enthousiasme
qu'excitent M. Gallois et le pavillon d'Henri IV. Et que peut-on ajouter
après les poètes?

--Un journal judiciaire annonce la vente, après faillite, d'un mobilier
appartenant à un meunier de Saint-Denis; en voici le détail, qu'on sera
certainement surpris de lire à propos de moulin: voitures de luxe,
chevaux anglais, vins du Rhin, de Beaune, de Champagne, de Chambertin et
de Romanée, tableaux, tapis, porcelaines de Saxe et de Sèvres, piano à
queue, bureaux-ministres, bibliothèque de huit cents volumes, harpe,
bronzes de Thomire.--On voit que les meuniers d'aujourd'hui ne sont pas
de la même farine que les meuniers de Sans-Souci et de Lieursaint;
l'humanité marche; les meuniers sont des princes et les princes sont des
meuniers. Dans dix ans, saura-t-on où aller se faire moudre? et, je vous
prie, dites-moi ce qu'est devenue la meunière.

                           La simple meunière
                           Du moulin à vent?

--M. Jouy, auteur du poème de l'opéra de _Guillaume Tell_. assistait
l'autre jour, pour la rentrée de Duprez, à la représentation de son
ouvrage: «Mon cher monsieur Jouy, lui dit son voisin, savez-vous que
c'est là une oeuvre admirable?--Oui, sans doute, lui répondit
l'académicien avec la bonhomie qui le caractérise; mais cependant il y a
quelque chose à redire.--Quoi donc?--Eh! c'est ce damné de Rossini, qui
a fait une diable de musique, une musique bruyante qui empêche
d'entendre mes vers.--Que ne le lui disiez-vous, cher monsieur Jouy.--Je
le lui ai bien dit, mais il n'a pas voulu me croire!»

Les théâtres ont fait des économies cette semaine; excepté un petit
vaudeville, la _Meunière de Meudon_, nous n'avons pas la plus petite
dépense à leur reprocher.

La meunière de Meudon est une assez bonne fille et d'assez bonne humeur;
un joli chevau-léger fait battre son petit coeur; mais la meunière a de
la vertu; tout chevau-léger qu'on est, il faut passer à la mairie; la
meunière ne badine pas. Épousez-moi, ou votre servante! Comment un
chevau-léger épouserait-il une meunière? voilà le point difficile. Et
puis, le héros est occupé ailleurs, du côté d'une belle dame, parée de
dentelles et de soie. La meunière manoeuvre donc pour guérir le
chevau-léger de cet amour, et elle s'y prend si bien, avec tant de bonne
foi et de gaieté, qu'elle y réussit: le chevau-léger se rend,
l'épaulette contracte alliance avec la meule du moulin. Ce vaudeville
n'est pas du plus pur froment mais il fait rire.

[Illustration: Théâtre-Français.--_Les Demoiselles de Saint-Cyr._ Fin du
1er acte: Régnier, Hercule Duboulloy; Firmin, vicomte de Saint-Hérem:
mademoiselle Plessis, Charlotte de Meiran; mademoiselle Anaïs, Louise
Mauclair.]

--Nous sommes gens de parole; nous vous avions promis la semaine
dernière une scène des _Demoiselles de Saint-Cyr_, comédie de M.
Alexandre Dumas, Cette scène, la voici: regardez-bien.

Nous avons pris nos personnages au moment, le plus critique: Saint-Hérem
et Charlotte de Meiran se disposent à fuir du couvent, escortés de
mademoiselle Louise Mauclair et de Duboulloy; déjà ils se croient
libres, quand tout à coup la fenêtre s'ouvre; un exempt paraît une
torche à la main, suivi de ses gens, et s'écrie: «Au nom du roi, je vous
arrête!» Qui est surpris? C'est Saint-Hérem, lequel se croyait en bonne
fortune et ira coucher à la Bastille; c'est Duboulloy qui comptait se
marier gaiement, et sent venir la prison, rien qu'au fumet. Quant à
mademoiselle de Meiran, elle cache son visage dans ses mains, comme il
conviendrait à une tendre et pudique colombe prise au piège; Louise
Mauclair est plus brave, et se contente de faire semblant d'avoir peur.

[Illustration: Théâtre-Français.--_Les Demoiselles de
Saint-Cyr_.--Mademoiselle Plessis, Charlotte de Meiran.]

Si ce n'est pas assez pour vous divertir et vous plaire, cher lecteur,
nous ferons encore d'avantage; j'ai l'honneur de vous présenter cet
original de Duboulloy dans son costume de noces, tout pimpant et tout
gaillard; le vicomte de Saint-Hérem en habit de gentilhomme élégant, et
enfin mademoiselle Plessis et mademoiselle Anaïs, Charlotte de Meiran et
Louise Mauclair, toutes deux vêtues pour le bal masqué, où elles
mystifient leurs infidèles. Sur quoi, chers lecteurs, je prie Dieu qu'il
vous ait en sa sainte et digne garde, et envoie sur votre route beaucoup
de jolies rencontres aussi jolies que la jolie mademoiselle Plessis.

[Illustration: Théâtre Français.--_Les Demoiselles de Saint-Cyr_.--1er
acte.--Régnier, Duboulloy.]

[Illustration: Théâtre Français.--_Les Demoiselles de
Saint-Cyr_.--Firmin, Saint-Hérem.]

[Illustration: Théâtre Français.--_Les Demoiselles de Saint-Cyr_.--3e
acte.--Mademoiselle Anaïs, Louise Mauclair.]



Une surprise de Nuit.

ÉPISODE MILITAIRE.

_De Bordeaux à Ruffec_.--Le colonel m'avait pris en gré à propos des
comédies de Farquhar, ma lecture de route. C'était un homme de
quarante-cinq ans environ, très-sanguin, très-vif, le teint rouge-brique
et les yeux bleus, qui soignait, depuis plusieurs années, ses blessures,
retiré dans une villa des coteaux de Jurançon.

I.

C'est un spectacle à la fois triste et joyeux que l'embarquement d'un
corps de troupes en temps de guerre. Le ciel était beau et les blancs
reflets du soleil argentaient les vagues miroitantes. Sur la berge
escarpée, aux sons de la musique militaire, les soldats arrivaient par
escouades, le sac sur le dos, le fusil sur l'épaule, la crosse en l'air.
A mesure qu'une barque s'éloignait du rivage, emportant une cinquantaine
de nos Habits Rouges, il se trouvait toujours là quelque femme
désespérée qui pleurait, agitait son mouchoir, et faisait mine d'avancer
dans l'eau pour suivre son époux ou son amant.

D'autres--celles-là je les plaignais davantage--baissaient leur capuchon
sur leurs yeux, et allaient s'asseoir, mornes, silencieuses, honteuses
d'être vues, sur quelque rocher où elles avaient l'air de rester
pétrifiées. Le clairon moqueur sonnait toujours.

Nous autres officiers, tous jeunes, inexpérimentés, avides de guerre, il
fallait nous voir avec nos airs d'importance, affectant le commandement
brusque et bref de nos anciens. Combien cependant cachaient, sous ces
façons de matamore, un ennui secret et la tristesse de quelque
séparation amoureuse! Je puis bien le dire, car je laissai à
Fort-Georges la meilleure moitié de mon coeur, aux pieds d'une petite
demoiselle blonde, mariée depuis à un nabab.

Le vent fraîchit, les voiles s'enflent, nous voguons vers la Hollande.
C'était en 1814; il s'agissait d'en finir avec la France à demi vaincue,
mais qui tenait bon et dont les coups de boutoir, comme ceux du sanglier
blessé, n'étaient pas les moins à craindre. En face de Goeere, une brise
nous prit, des plus dures, des plus carabinées que j'aie jamais eues à
supporter,--et si je ne m'y connaissais pas alors, j'ai maintenant toute
l'expérience nécessaire pour en parler savamment. Nous étions à l'ancre
lorsqu'elle commença, et nous attendions un pilote qui devait venir nous
tirer des bancs de sable entre lesquels se trouvait notre vaisseau: un à
chaque bord, un autre entre nous et la terre. Vous voyez d'ici notre
position, quand le vent grossit, devint presque un ouragan, et menaça de
nous porter malgré nous au rivage. Et pas de pilote!--La mer s'élève,
bouillonne, écume et crie autour des brisants. Nul espoir, malgré nos
deux ancres, de tenir durant toute la nuit, qui commençait alors à
tomber. L'obscurité ajoutait son horreur à celles dont nous étions
environnés. Le capitaine affectait de ne songer qu'aux deux bâtiments de
transport que nous avions de conserve, et qui étaient chargés de
soldats. Vers minuit, l'un deux, ancré au vent de nous, se détache,
emporte ses câbles, et dérivant au hasard, passe à côté de nous avec des
cris de détresse auxquels nos signaux répondaient. Par moments, de
l'avant à l'arrière, nous embarquions des vagues énormes.

Les hommes sont curieux à observer en de telles passes.

Il y a des gens nerveux qui prennent trop tôt l'alarme, et croyant de
suite au pire, font leurs préparatifs en conséquence. Tel était le
lieutenant McDougal, du 91e, qui vint se jeter dans mes bras en pleurant
à chaudes larmes, le plus plaisamment du monde. Il y en a d'autres qui,
stupides ou résignés, n'ont pas l'air de s'apercevoir que la mort les
talonne et regardent tout avec une indifférence abattue. Enfin, les
étourdis, les gens à tête légère, qui se rassurent ou prennent peur,
suivant qu'ils rencontrent des visages calmes ou effarés.

Pour moi, je m'étais promis d'imiter de point en point le capitaine, que
je jugeai un homme de sens et de courage. Sur les deux heures ce
personnage important s'alla mettre au lit, et je suivis son exemple.
J'avais raison; le grand péril était passé.

Quand vint le jour, la mer était grosse encore; mais le vent avait
faibli, et une brume épaisse nous masquait l'horizon. Au bout d'une
heure ou deux, l'atmosphère se dégagea, et nous cherchions du regard,
avec un vif sentiment d'inquiétude, le bâtiment où nos camarades étaient
entassés. Rien n'était en vue, et l'opinion générale fut qu'ils avaient
péri. Un régiment tout entier englouti en quelques minutes, c'était de
quoi nous donner à penser. Par bonheur ce doute affreux ne dura pas
longtemps. Nous vîmes venir à nous, sur une barque, le pilote attendu
avec tant, d'impatience, et il nous rassura du moins sur le compte d'un
des transports, arrivé sain et sauf à Helvoet-Sluys.

Je rencontrais alors, pour la première fois, un Hollandais, et fus bien
forcé d'accorder quelque attention à ce curieux animal. Diederich
ressemblait à sa lourde barque: petit et trapu comme elle, comme elle
renflé des côtés, et n'ayant de forme appréciable, sous son épaisse
jaquette bleue coupée droit, qu'une énorme projection _à posteriori_.
Cette jaquette n'avait pas de collet, et la cravate roulée en corde, qui
suppléait à ce défaut essentiel, semblait plutôt faite pour étrangler le
pilote que pour le défendre du froid. Ses yeux à fleur de tête et grands
ouverts complétaient cette illusion funèbre. Du reste, on aurait pu lui
ôter une demi-douzaine de caleçons, sans inconvénient pour sa poitrine
ou sa pudeur, tant il était bien prémuni contre l'humidité. Complétez ce
costume par de gros souliers à boucles et un bonnet de nuit rouge, à
forme conique très-élevée.

Nous ne vîmes pas sans quelque plaisir cette étrange façon d'homme
s'avancer, la pipe aux lèvres, vers le capitaine Nixon et lui offrir
très-cordialement une poignée de main, accompagnée du plus affectueux
_goeden dag_. Une entrée en matière si parfaitement républicaine fit
faire la grimace à notre officier; mais comme la bienvenue de Diederich
était plus cordiale encore qu'irrespectueuse et à contre-temps
familière, il ne jugea point à propos de s'en formaliser autrement. Le
pilote entra aussitôt en fonctions avec un flegme admirable, et Nixon
ayant voulu l'interroger sur la direction des passes où nous allions
entrer, la profondeur de l'eau et autres sujets du même ordre, il
n'obtint pour réponse que le proverbe favori des marins hollandais:--_Ja
mynher, wanneer wij niet beter kan maaken dan moeten wij naar de anker
komen_.

Ce qui veut dire à peu près: Soyez tranquille, monsieur, quand nous ne
pourrons mieux faire, nous jetterons l'ancre.

En dépit de cette prophétie, qui semblait nous menacer de nouveaux
retards, nous primes terre le lendemain matin à Helvoet-Sluys: j'y
retrouvai ma compagnie, ce qui me fut assez doux, après l'avoir crue
noyée. On imaginera sans peine, et sans en faire grand honneur à mes
qualités personnelles, que les soldats dont elle était composée
n'étaient pas fâchés non plus de revoir leur second lieutenant.

II

Il gelait à pierre fendre quand nous arrivâmes, trois jours après, à
Tholen, petite forteresse en mauvais état (du moins alors), et située à
quatre milles environ de Berg-op-Zoom. Tous les matins, la majeure
partie des habitants et de la garnison était employée à briser la glace
qui faisait des fossés une défense illusoire; mais tandis qu'on
s'épuisait à y pratiquer une tranchée large seulement de huit à neuf
pieds, elle se reformait derrière les travailleurs, et nous patinions le
soir à l'endroit même qu'on avait ouvert le matin.

Un vieux caporal allemand, un sournois qui nous servait d'interprète, et
qui s'était chargé de faire nos logements, m'avait installé chez un
brave _burgher_, dont la belle-fille, veuve depuis six mois, à ce que
j'appris, était la plus jolie personne de l'endroit. Ce n'est pas à dire
qu'elle eût jeté un grand éclat dans un bal de Paris ou un raout de
Londres, mais quelle fraîcheur, quelle douce expression de visage,
quelle simplicité, quelle confiance aimante et sereine!

Certain jour que je revenais des fossés, je la trouvai, la tête dans ses
mains, et pleurant à chaudes larmes. Le burgher et sa femme, les yeux
humides, étaient auprès d'elle et la regardaient sans mot dire, avec une
compassion profonde. Quelque mot, quelque incident futile venait sans
doute de réveiller leur triple douleur et de les rendre au sentiment de
leur perte commune.. C'était un tableau touchant, et, jeune comme
j'étais, je ne pus que témoigner à ces braves gens une véritable
sympathie. Elle me valut tout d'un coup l'affection de Johanna M..., qui
me sourit, doucement à travers ses pleurs. Le père me serra la main, et,
pour dissiper cette inutile tristesse, me pria de lui faire du punch; il
appréciait particulièrement en moi ce talent pratique qui m'a toujours
valu le suffrage des connaisseurs, et me mettait en réquisition toutes
les fois que le _Predikaant_ venait souper avec nous.

Il arriva ce soir-là, comme s'il eût deviné ce qui se passait. J'aimais
fort ce bon et jovial ministre, dont les joues pleines et le sourire
bienveillant empruntaient je ne sais quoi de bouffon à l'étrange
coiffure qui couvrait son vénérable chef, C'était un chapeau à trois
cornes, aux bords convenablement retroussés, et dont il ne se séparait
jamais que pour dire les grâces. Après le repas, composé de viande au
beurre et de _sauer kraut_, le tout servi dans un plat commun, où nous
cherchions fortune tour à tour, à la pointe de la fourchette, il tirait
d'ordinaire de sa poche quelques vieux imprimés crasseux, et nous
chantait, avec des gestes et un accent plein d'énergie, des couplets
dont je n'entendais pas un traître mot, mais qui renfermaient des
allusions très-directes aux affaires politiques. J'ai encore dans
l'oreille le refrain de l'une d'elles;

                       Well mag het Ue bekommen;

parce que ce vers harmonieux ne manquait jamais de produire un
merveilleux effet sur notre bon hôte; sa large bouche s'ouvrait avec un
rictus effroyable et soudain; il laissait aller sa vénérable tête en
arrière, et un éclat de rire, à jeter bas la maison, sortait
convulsivement de sa poitrine. En général, sa bonne _vrow_, toute aux
soins de son ménage, écoutait avec un parfait sang-froid ce hurlement
joyeux, mais s'il se prolongeait au delà du terme ordinaire, son respect
conjugal pour le _burgher_ l'obligeait à sourire de compagnie.

Je m'aperçus, depuis le jour dont j'ai parlé, que Johanna me regardait
avec plus d'intérêt qu'auparavant. En m'apportant les citrons, le sucre
et le rhum, en me regardant manipuler la précieuse liqueur, elle avait
l'air distrait et mélancolique; ses yeux, plus bleus que les flammes
liquides dont j'attisais l'ardeur, s'arrêtaient sur moi, profonds et
vagues; quelquefois même le verre qu'elle portait à ses
lèvres,--toujours rempli jusqu'au bord,--demeurait là, comme si un
engourdissement magnétique eût frappé la belle rêveuse.

Ces symptômes flatteurs ne m'échappaient point; et tandis que le
Predikaant chantait, lorsque le burgher, perdu dans la fumée de sa pipe,
nous envoyait, comme un esprit familier, son gros rire invisible, si la
vieille mère tournait le dos et s'abandonnait au plaisir de nettoyer ses
bahuts, je répondais aux regards de Johanna par des regards non moins
langoureux.

Elle acheta peu de temps après une grammaire anglaise, et le même
jour,--admirez la force des sympathies,--je me sentis pris d'une
violente passion pour l'idiome néerlandais. De là, tout naturellement,
échange de leçons et de conseils, qui légitimait de fréquents
tête-à-tête. Nous prononcions fort mal, tous les deux, la langue que
nous voulions apprendre; j'eus la gloire d'inventer un châtiment pour
les fautes que la récidive rendait inexcusables. Quel que fût le
coupable, un baiser les punissait, Johanna eut beaucoup à se plaindre de
mon inattention; mais, pour ne pas me faire honte, elle mettait ses
progrès au pas des miens. Nous n'avancions guère, sans nous rebuter
pourtant.

Cet enseignement mutuel n'était pas toujours exempt de troubles.
Certains jours, au plus fort de nos bévues grammaticales, la jolie veuve
éclatait en pleurs et en sanglots. D'abord, ces accès de désespoir
m'avaient fort déconcerté: je ne savais au juste ce qu'ils voulaient
dire. Johanna me confessa naïvement que c'étaient autant d'hommages
rendus à la mémoire de son défunt mari. Je compris et respectai ce culte
d'un regret légitime. Il demeura tacitement convenu que la leçon
finirait aussitôt que la sensibilité se mettrait de la partie. Tout cela
au grand sérieux, et sans la moindre arrière-pensée.

Le 8 mars, arriva l'ordre du départ.

III.

Nous nous supposions appelés à Anvers, où l'autre division de l'armée
avait déjà livré quelques combats partiels, et je cheminai assez
tristement, ruminant les larmes de la séparation. Elles m'avaient
appris,--car je ne m'en étais pas douté jusque-là,--combien de place
Johanna tenait dans mon coeur. Quant à elle, la pauvre enfant, elle
m'avait, pleuré tout aussi franchement, devant son beau-père et sa
belle-mère étonnés, qu'elle pleurait leur fils devant moi. Que
voulez-vous? c'était une âme sensible et sans déguisement.

Arrivés autour d'une ferme, en rase campagne, nous fîmes halte, et je
commençais à m'inquiéter de mon souper, lorsqu'un officier des
_Royal-Scots_, quatrième bataillon, m'avertit obligeamment que, selon
toute apparence, nous allions essayer une surprise de unit contre
Berg-op-Zoom. La nouvelle m'étonna sans m'effrayer. Mon donneur d'avis
se prit à sourire:

«Vous ferez connaissance avec le service, ajouta-t-il; et, si nous
vivons tous deux demain matin, vous m'en direz votre avis.»

Après quoi il me tourna le dos. J'appris qu'il se nommait Mac Nicol, et
arrivait de Stralsund à marches forcées. Nous ne devions plus nous
rencontrer en ce bas monde. Il fut tué tout des premiers, à cinq heures
de là.

L'appel du soir, qui suivit de près cette conversation, ne manqua point
d'une certaine solennité. Beaucoup de noms, que les sergents
prononçaient alors à demi-voix,--l'ordre étant donné de faire désormais
le moins de bruit possible,--ne devaient plus figurer sur leurs listes,
mais seulement dans quelqu'un de ces insouciants récits qui sont
l'oraison funèbre du soldat.

Les régiments formèrent ensuite la colonne, et nous recommençâmes à
marcher, silencieux, sur la route obscure. Le bruit des pas, régulier et
monotone, se mêlait à celui du vent et des eaux lointaines. Quelques
chiens aboyaient seulement avec fureur quand nous défilions devant une
maisonnette de paysan. Nous voyions alors s'entrouvrir une fenêtre
faiblement éclairée, et un bon gros Flamand, en chemise, la main sur ses
yeux, se hasarder à guetter les passants nocturnes. A peine avait-il vu
luire les baïonnettes, qu'il rentrait en hâte, tirait à lui ses
contre-vents, et faisait taire ses dogues.

IV.

Berg-op-Zoom tire son nom de la petite rivière Zoom, qui, après avoir
pourvu d'eau les fossés de la ville, va se jeter dans le Scheldt.
L'ancien lit de la Zoom, où la marée montante fait refluer assez d'eau,
forme, au centre de la cité, une espèce de port, presque à sec quand les
eaux se retirent. La véritable attaque devait être dirigée vers
l'embouchure de ce havre, tandis qu'un détachement de six cents hommes
ferait une fausse démonstration vers la porte de Steenbergen.

Je passe, du reste, sur tous les détails purement stratégiques. Les
curieux qu'ils pourraient intéresser les trouveront très-amplement
rapportés dans le récit du colonel Jones.

Les autres se contenteront de savoir comment se débattit cette nuit-là
un pauvre lieutenant, qui pour la première fois de sa vie entendait
siffler les balles.

Nous fûmes divisés en trois colonnes. Ma compagnie appartenait à celle
de droite, qui, ayant pour mission l'attaque dont j'ai parlé, devait
arriver jusqu'aux fossés par le lit fangeux du vieux canal. Dès le
premier pas, je me sentis enfoncer un peu plus haut que les genoux dans
une espèce de glu très-infecte, et dans laquelle chaque effort pour m'en
retirer semblait me plonger plus avant. Cet obstacle-là n'était pas dans
mes prévisions, et je regardai autour de moi comment mes camarades se
tiraient d'affaire. Les uns penchaient à droite, c'étaient ceux qui
s'escrimaient de la jambe gauche; les autres à gauche, c'étaient ceux
qui voulaient débarrasser la jambe droite. Tous étaient plus ou moins
empêtrés. Dans un gâchis pareil, la marche en bon ordre était
impossible; les régiments se mêlaient, les officiers se séparaient de
leurs soldats. On se poussait, on s'accrochait. Quelques pauvres
diables, mal inspirés pour le choix de leur route, s'en allaient dans
une fondrière, où ils disparaissaient petit à petit en piétinant.
Lorsque leur tête effarée ne marquait plus l'endroit mortel, leurs
camarades arrivaient, et, sans les voir, foulaient aux pieds ces
cadavres qui servaient de fascines. Le silence, néanmoins, n'avait pas
été rompu.

Tout à coup,--était-ce trahison, appel de mourant, querelle
d'ivrogne?--un cri part de nos derniers rangs. Le général Skerret,
auprès duquel je me trouvais en ce moment, y répond par une exclamation
de fureur, et à la minute même, les écluses sont levées, des masses
d'eau tombent à grand bruit dans le canal, une fusée s'élève des
remparts; puis tout un feu d'artifice éclate, une lumière blafarde se
répand sur nous et permet aux canonniers français de nous envoyer
quelques volées. Tirées en toute hâte et au hasard, elles ne firent
pourtant pas grand mal.

Pendant un moment, la grande affaire fut de résister à l'effort des
eaux. J'étais heureusement à portée d'un grand bloc de glace à forme
plate, et dont le tranchant s'enfonçait dans la vase. Je m'y cramponnai
pour résister au premier élan des flots, et, moitié nageant, moitié
prenant pied, je gagnai ensuite la terre ferme. Là nous avions encore le
fossé à traverser sans autre ressource qu'une forte palissade qui,
partant de l'angle d'un bastion, le coupait dans toute sa largeur. Sans
la fièvre qui commençait à battre autour de mes tempes, je ne sais
comment je me serais tiré de cette difficile gymnastique. On s'aidait de
quelques échelles de siège, on grimpait sur les épaules les uns des
autres, on tombait en jurant, on se relevait de même, les soldais
haletaient et criaient comme un limier qui rêve. Un colonel montrait aux
premiers arrivants, qui ne l'écoutaient pas, une porte située à notre
droite (Waterport-Gate), et ordonnait vainement qu'on allât baisser un
pont-levis de ce côté. Voyant son autorité méconnue, il prit par le bras
le premier officier qui passa près de lui; c'était moi. Je finis par
comprendre ce qu'il voulait, et lui promis de faire mon possible pour
lui obéir.

Pas de résistance sur les remparts. Une fausse attaque appelait,
ailleurs la plus grande partie de la garnison. Les Français, en petit
nombre sur ce point et pris à l'improviste, couraient s'enfermer dans
les maisons de la ville, et de là, nous fusillaient sans merci. À la
tête d'une vingtaine de soldats, rassemblés au hasard, j'allai vers la
porte indiquée. Ce n'était qu'une palissade assez mince, mais traversée
par une barre de fer épaisse d'environ trois pouces. Sans instruments,
nous fîmes pour l'enfoncer plusieurs tentatives perdues, et cependant
les balles arrivaient de toutes parts; les soldats tombaient un à un.
Enfin, pour dernier effort, nous reculons de quelques pas, tous
ensemble, et tous ensemble nous nous jetons à corps perdu sur la maudite
porte. Cela réussit; la barre de fer se rompît tout au milieu comme si
elle eût été de verre.

Restait le pont-levis à faire tomber; opération plus délicate, mais pour
laquelle nous avions plus de temps et de sécurité, les coups de fusil ne
nous arrivant plus aussi directement. Il était fixé à un seul de ses
montants par une serrure que nous essayions de forcer à l'aide d'une
baïonnette. Après en avoir cassé deux on trois sans résultat, nous
employâmes une hache, que l'on nous apporta du bastion déjà occupé par
nos troupes, à couper dans le bois même du montant la portion où la
serrure était encastrée. Ceci fait, j'eus la gloire de prendre moi-même
la chaîne du pont-levis, dont je dirigeai la chute.

Le colonel dont j'exécutais l'ordre arriva justement alors et me demanda
mon nom, ajoutant qu'il s'en souviendrait. Le sien était Muller. Il est
mort à Ceylan de la fièvre jaune.

A ce moment, on entendait distinctement une vive fusillade engagée de
l'autre côté de la ville. Je pensai que ma compagnie était par là, et
supposant que l'intérieur devait être libre, je me précipitai comme un
véritable étourdi, suivi seulement de deux soldats, dans les rues
désertes. Je n'avais pas fait trois cents pas que j'étais complètement
égaré. Regardant de tous côtes, je ne vis qu'une créature humaine dont
je pusse espérer quelque renseignement; c'était une jeune, femme, assez
jolie, pâle et en désordre, aux écoutes derrière la porte entr'ouverte
d'une espèce de boutique.

Notre conversation fut très-courte.

«Les Anglais? lui dis-je en hollandais.

--Comment? me demanda-t-elle.

--Les Anglais? répétai-je, voyant que je parlais à une Française.

--Par là, répondit-elle sans hésiter, en me montrant l'extrémité de la
rue.

--Bonne nuit!» Et je lui serrai la main, ne doutant pas qu'elle n'eut
dit vrai.

En effet, aux clartés de la lune qui venait de se lever, j'aperçus les
uniformes des _Royal-Scots_ sur les remparts. Ils venaient d'être
chassés d'un des bastions et tenaient bon dans celui qui leur restait.
Le capitaine Guthrie, du 35e, qui était à la tête de ce détachement, ne
savait du reste quel parti prendre, et déplorait l'absence du général
Skerret, blessé tout récemment et prisonnier des Français.

Le feu était vif d'un bastion à l'autre: plusieurs blessés, tant des
ennemis que des nôtres, restaient étendus sur le rempart. Un officier,
atteint au bras, se promenait derrière nous d'un air mécontent, et
disait: «Voilà ce qu'on appelle la gloire!» Cette philosophie me parut
inopportune.

Notre position n'avait rien d'agréable. Un amas de billots de bois
trouvés sur le rempart, et disposés en travers de la gorge du bastion,
formait bien une sorte de parapet d'où nos gens pouvaient tirer, et deux
pièces de vingt-quatre, prises à l'ennemi, faisaient bon service du haut
des plates-formes; mais les Français avaient l'avantage du nombre, trois
pièces de campagne, qui nous faisaient beaucoup de mal, et un moulin à
vent élevé sur leur bastion, d'où ils nous canardaient fort commodément.
De temps en temps ils faisaient une sortie pour nous déloger; alors, et
dès que leurs cris nous avertissaient de ce projet, nous les recevions
avec de la mitraille; de plus, un détachement courait à leur rencontre
et les ramenait en désordre.

Vers deux heures du matin, la fusillade, jusqu'alors continue, eut des
intervalles qui duraient quelquefois une demi-heure. Ils me donnèrent le
loisir de m'apercevoir que je grelottais sous mes habits mouillés et
sous l'air glacial de la nuit; d'ailleurs, épuisé de fatigue, je me
laissai tomber plutôt que je ne m'étendis derrière le parapet qui nous
protégeait. Quelques autres officiers vinrent se coucher à mes côtés, et
d'instinct, on se rapprochait pour avoir moins froid. Je tombai alors
dans une sorte de sommeil éveillé, d'un effet bizarre, où mon
imagination ressassait tout ce qui venait de se passer avec une telle
force d'illusion, que la mousqueterie recommença sans troubler mon rêve.
Les coups de fusil, les cris, les imprécations, tout ce que j'entendais
enfin, de près ou de loin, et très-distinctement, me semblait retentir
dans ma mémoire, non à mes oreilles; et je ne sais ce qui m'aurait
arraché à ce profond engourdissement, si tout à coup la terre n'avait
tremblé sous moi tandis qu'une vive et subite clarté me brûlait les
yeux. Un craquement général suivit, comme si la ville entière eût été
sur te point de s'écrouler. C'était le magasin à poudre qui sautait;
avec lui nous perdions tout le service de notre petite artillerie.

Il fallut bien se relever et tenir tête à de nouvelles attaques; le
découragement s'emparait de nous: plus de vingt hommes étaient, allés
demander du secours, pas un n'avait reparu. Ils étaient interceptés sans
aucun doute. Aucun bruit de guerre ne nous arrivait d'ailleurs, et il
était trop évident que nous allions avoir toute la garnison sur les
bras.

Nous tînmes pourtant jusqu'à l'aurore: il fallut bien alors nous
apercevoir et de nos pertes et de l'inutilité de notre résistance.
Rassemblée derrière ce parapet improvisé, nous nous comptions lentement
du regard, ne voyant guère ce qui pouvait nous sauver. Un vieil officier
fit remarquer que le rempart n'était point large, et que les Français ne
pourraient tirer grand avantage de leur supériorité numérique: mais il
achevait à peine cette consolante réflexion, mal entendue à travers le
bruit, qu'une décharge terrible vint le démentir. Pendant qu'une vive
fusillade détournait notre attention, une partie des ennemis, longeant
le pied des remparts, étaient venus occuper le côté opposé de notre
bastion. Pris ainsi entre deux feux, il fallait nous résoudre à la
retraite. Je me retournai vers le capitaine Guthrie, que je vis, les
bras étendus devant lui, battre l'air de ses mains égarées. Une balle
venait de lui crever les deux yeux. M'Dougal, dont j'ai parlé, ce
lieutenant que la perspective de la mort faisait pleurer sur un navire,
et qui s'était battu toute la nuit en vrai lion, M'Dougal gisait à
terre, étourdi par une blessure au front. Le commandement me revenait, à
moi, le plus jeune et le plus inexpérimenté de tous. Terrible
responsabilité, savez-vous!

Sans être bien certain que la porte par laquelle nous étions entrés fût
encore ouverte, j'essayai d'y mener ma petite troupe, encore en bon
ordre. Guthrie, placé entre deux soldais, et guidé par eux, poussait à
chaque pas d'involontaires gémissements; les ennemis nous accompagnaient
d'un feu soutenu. Nous laissions derrière nous un sanglant sillage de
morts et de blessés.

Pour comble de malheur, je n'avais pas calculé que l'embouchure du
havre, maintenant rempli d'eau, était entre nous et Waterport-Gate. Une
fois au bord de cette espèce de canal, encaissé dans de hautes murailles
en brique, il ne fallut pas longtemps pour me rendre compte de notre
situation à ce coup désespéré. Il n'y avait pas trois partis à prendre
cernés, comme nous l'étions: à moins de nous rendre purement et
simplement prisonniers, il fallait, sans balancer, sauter dans ce
bassin, ou flottaient çà et là quelques gros blocs de glace, et gagner
comme nous pourrions un petit bâtiment ponté hollandais, amarré par une
grosse corde au bord opposé. Tandis que j'essayais de calculer
froidement cette chance suprême, deux ou trois cris, et le bruit
d'autant de corps précipités dans l'eau, me firent retourner
brusquement. C'étaient quelques-uns de nos soldats qui, littéralement
devenus fous, se jetaient, sans lâcher leurs armes, dans le bassin
fatal. Plusieurs autres suivirent cet exemple insensé. Guthrie,
abandonné par ses guides, et ne sachant où se diriger, allait aussi
tomber dans l'eau, lorsque j'arrivai assez à temps pour le retenir. Le
prenant à bras-le-corps, je le terrassai sans peine, et quand il fut à
terre;

«Ne bougez pas, lui dis-je; il y va de la vie.

Puis, voyant qu'il serait inutile de donner des ordres à des gens dont
la tête était perdue, je n'avisai plus qu'au moyen de fuir.

Il y avait, le long des murailles qui bordent le canal, une espèce de
charpente composée d'une poutre transversale soutenue à ses extrémités
et à son milieu par d'autres soliveaux disposés en piliers, le tout
destiné, je crois, à préserver le mur du frottement des navires, et
s'élevant à neuf ou dix pieds environ au-dessus de l'eau. Comment j'y
descends, à reculons, en m'accrochant des mains et des pieds aux
saillies du mur, mon épée entre les dents, au grand détriment de mes
genoux meurtris et déchirés, c'est ce qu'il ne faudrait pas me demander.
Le plus certain, c'est qu'arrivé sur cette plate-forme étroite, je
passai mon épée dans mon ceinturon,--le fourreau était depuis longtemps
à tous les diables,--et avisant un glaçon d'assez belle dimension qui
flottait au-dessous de moi, je m'y élançai à corps perdu, très-assuré de
la résistance qu'allait m'offrir ce radeau improvisé. Mais je manquai
mon coup, et fis assez désagréablement le plongeon jusqu'au fond du
bassin. Bien m'en prit alors de savoir nager, car, lorsque je revins à
la surface de l'eau, il me fallut atteindre en plusieurs brassées le
glaçon qui me fuyait. Ma grosse capote, complètement trempée,
compliquait singulièrement cette opération; mais ce qui me parut le plus
horrible,--une fois cramponné tant bien que mal à ce glissant objet.--ce
fut d'avoir à lutter contre les malheureux qui, déjà submergés,
s'accrochaient à moi pour sortir de l'eau. Il était assez évident que je
ne pouvais les sauver; il était non moins démontré que leurs étreintes
désespérées n'allaient à rien moins qu'à me faire noyer, et cependant,
allez, c'est un vain souvenir que celui des coups de pied au moyen
desquels je me débarrassais d'eux. Ceux-là surtout dont le regard
suppliant avait rencontré le mien, dont la voix étouffée avait frappé
mon oreille, il était affreux de les voir disparaître à jamais sous le
flot mortel.

Je n'étais pas le seul en possession d'un morceau de glace. Une douzaine
au moins de nos gens jouaient la même partie que moi; mais quelques-uns
étaient blessés, d'autres saisis par le froid de l'eau: ceux-ci
lâchaient prise l'un après l'autre, tantôt avec un blasphème désespéré,
tantôt avec des soupirs gémissants dont l'intonation funèbre a quelque
chose d'inimitable; plaintes et râle tout à la fois, qu'on n'oublie plus
quand on les a une seule fois entendus.

Il vint un moment ou je fus à mon tour saisi du plus complet
découragement. Je ne sentais plus mes doigts; un nuage de sang passait
devant mes yeux; ma poitrine oppressée me refusait le souffle, et la
tête inclinée en arrière, j'allais succomber, lorsqu'une voix amie me
rappela au sentiment de l'existence.

«Courage, Moodie!... Au vaisseau, que diable!... Si j'arrive avant vous,
comptez sur moi.»

Le nageur qui parlait ainsi me repoussa d'un coup d'épaule, et gagna les
devants sans que je l'eusse pu reconnaître.

J'arrivai enfin près du vaisseau.

«Courage!» me répéta la même voix. Et une corde me fut jetée.

Je la saisis au vol; mais retirée trop vite, elle glissa dans ma main
amortie, et le léger bruit qu'elle fit en retombant contre le bordasse
du petit navire produisit sur moi l'effet d'un coup de canon.

«A vous encore!» Une seconde corde tomba sur l'eau près de moi. Celle-ci
était doublée. Je la saisis et la passai sous mes bras.

J'ai su depuis que j'avais les yeux ouverts et que je parlais
très-distinctement, lorsqu'on parvint à un hisser sur le pont. Une fois
là, par exemple, toute force m'abandonna, et je ne sentis pas même une
balle qui me fracassa le poignet pendant que mes deux braves camarades
me trainaient vers l'écoutille.

Le rempart n'était pas à plus de soixante verges du bâtiment, et les
Français, très-décidés à nous faire boire jusqu à la lie le calice amer
de la défaite, tiraient sur nous sans pitié.

Dans la cabine où mon généreux compagnon d'armes me descendit, il n'y
avait qu'un autre blessé, un sergent du 91e, nommé Briggs, atteint à
l'épaule d'un coup de feu. Il souffrait horriblement et ne se faisait
faute de plaintes et de cris. On m'avait étendu aussi loin de lui que le
comportait l'étendue de notre commun asile, et quand je fus ranimé, nous
ne nous adressâmes pas un seul mot.

Mon sang coulait d'une manière inquiétante. Je parvins à

[Deux lignes illisibles.]

Au bout d'une heure environ, j'éprouvai une soif ardente, et je le dis à
mon compagnon, qui d'un grand sang-froid me répondit par ce seul mot:

«Buvez!»

Il est vrai qu'un geste énergique m'expliqua ce qu'il voulut dire. Le
plancher de la cabine était inondé. A force de tirer sur le bâtiment les
Français avaient envoyé quelques balles dans ses oeuvres vives, il
faisait eau, sans que l'on put s'y tromper.

Je voulus me lever, impossible; mes jambes me refusaient service. A
grand peine arrivai-je à me mettre sur mon séant.

Une autre heure s'écoula. Tout entier à la douleur physique qui
éteignait en lui le sentiment de la crainte, Briggs continuait à se
plaindre. L'eau montait et montait sans cesse; elle arrivait à ma
poitrine, et m'obligeait à tenir soulevé mon bras blessé. Le picotement
que l'eau salée produit sur une plaie vive est, à la lettre,
insupportable.

Je me voyais voué à une mort lente et certaine, qui me faisait regretter
de n'avoir pas péri, sur les remparts, autrement qu'un rat dans une
souricière.

Lorsque tout à coup il me sembla que l'eau baissait, ce qui était vrai.
L'heure de la marée descendante était venue, et fort à propos; vingt
minutes plus tard, c'était fait, de moi.

Le feu avait cessé depuis longtemps. Le navire étant couché sur le
flanc, et la vase suffisamment raffermie, des soldats français vinrent
nous chercher. J'avouerai, sans la moindre vergogne, que je fus enchanté
de me rendre à discrétion. Au lieu de nous porter à bras jusque dans la
ville, nos vainqueurs, assez peu cérémonieux, quoi qu'on puisse dire de
la politesse nationale, nous firent hisser, comme des poids morts, au
sommet du rempart voisin. Je fus de là dirigé sur l'hôpital, en
compagnie d'un jeune gaillard qui trouvait la mission assez peu de son
goût.

Pour se consoler, sans doute, il s'empara de la cantine qui pendait
encore à mon côté, pleine aux deux tiers d'un excellent rhum auquel
j'avais eu la maladresse de ne pas songer plus tôt. Ce procédé sans
façon m'autorisant à quelque familiarité, je retrouvai assez de force
pour lui arracher des mains ce vase qu'il vidait avec dévotion, et dont
j'absorbai le contenu en quelques gorgées.

J'entrai peu après à l'hôpital, où finit naturellement un récit que j'ai
entrepris pour vous égayer. J'aurais cependant encore à vous conter la
disparition de mes habits d'uniforme, que j'eus la bonhomie de confier à
un infirmier. Je pourrais aussi vous amuser en vous disant comme quoi je
sortis de l'hôpital avec les pantalons d'un de mes camarades et la
redingote d'un autre; costume d'autant plus malséant et mal assorti, que
le premier avait six pieds, et le second quatre et demi tout au plus. Il
ne serait peut-être pas sans agrément de consigner ici l'histoire de la
chemise que l'hôpital m'avait fournie, et qu'on voulait absolument me
reprendre, sans me restituer la mienne. Je fis la plus belle défense du
monde, non pas tant pour la chemise (encore que ce soit un vêtement
précieux en lui-même), mais parce que j'avais cousu dans un de ses coins
le peu d'argent qui me restait. D'ailleurs...

«Et M'Dougal, s'il vous plaît, que devint-il?»

Un nuage passa sur le front du narrateur.

«M'Dougal avait quitté le navire aussitôt après m'avoir mis en sûreté.
Personne n'a jamais su ce qui était advenu de lui: s'il mourut frappé
d'une balle française ou noyé dans les eaux du Scheldt...

--Et Johanna? m'empressai-je d'ajouter.

--Johanna, reprit le colonel subitement déridé... Johanna quitta peu
après Tholen, et s'embarqua pour l'Angleterre.

--Avec vous?

--Non pas, Dieu merci! avec un timbalier des _Coldstream Guards_.
L'amour, en général... et plus particulièrement celui des liqueurs
fortes... perdit cette inconsolable veuve. Du moins le burgher se
plaignit-il des effets du punch, qui avait servi de philtre amoureux au
séducteur de sa belle-fille. Je le consolai selon toutes les règles de
l'homéopathie, qui n'était pas encore inventée, en l'abreuvant de ce
dangereux poison,--mais non pas à doses infinitésimales. Le Predikaant
m'aida beaucoup dans cette oeuvre charitable.»

O. N.



Paris au Bord de l'Eau.

(Voir page 119)

[Illustration: Badauds.]

II.

Si le travail occupe une foule de bras sur les bords de la Seine, nulle
part aussi la flânerie n'est plus active, plus incessante. Voyez le
parapet de ce pont, comme il est surchargé d'individus: les uns suivent
de l'oeil une embarcation que le courant, bien plus que ses voiles
ambitieusement déployées, entraîne vers les rives lointaines de
Saint-Cloud ou de Meudon; les autres concentrent toute leur attention
sur un chien qui s'élance pour rapporter la canne de son maître;
celui-ci est suspendu, pour nous servir d'une expression antique, à la
ligne immobile d'un pêcheur de goujons; celui-là compte les passagers
qui montent sur le bateau à vapeur. Quelques-uns, véritables artistes du
métier, font de l'art pour l'art, c'est-à-dire de la flânerie pour la
flânerie; ils regardent tout simplement couler l'eau. Un moment viendra
où cette foule sera bien plus considérable encore, où ces physionomies
s'animeront, c'est lorsque ce cri sinistre aura retenti sur la rive: «Un
homme à l'eau!» Soyez sûr alors que, si les secours tardent à arriver,
vous verrez s'élancer du haut de ce parapet un de ces flâneurs qui
paraissent si calmes, si flegmatiques à présent. L'action succédera
brusquement à la rêverie, le spectateur deviendra acteur, et tel
individu qui comptait ne consacrer sa journée qu'à d'innocentes
distractions, deviendra un héros malgré lui et sauvera son semblable.
L'existence parisienne est remplie de semblables hasards.

[Illustration: Vue extérieure des Bains Deligny.]

Nous ne quitterons pas les ponts sans jeter quelques lignes de
malédiction contre l'avide barbarie de certains industriels qui ont
inventé la pêche aux hirondelles. Un hameçon attaché à l'extrémité d'une
longue ficelle pend au-dessus de l'eau, appâté, d'un ver ou d'une
mouche; l'hirondelle, que ses petits attendent et qui ne croit pas
d'ailleurs à la méchanceté humaine, se jette sur la mouche et reste
suspendue par le cou. Vous nous direz sans doute que nous pourrons nous
donner bientôt, au prix de quelques centimes, le plaisir de rendre ces
malheureuses captives à la liberté; n'importe! ces spéculations sur la
sensibilité publique nous paraissent ignobles; et puis que de gens qui
n'osent pas se montrer généreux en plein jour! Les pauvres hirondelles
sont souvent victimes de cette fausse honte: elles meurent entassées
dans leur cage, privées d'air et de nourriture. Ce genre de pêche
devrait être défendu: il prive la Seine d'un de ses plus gracieux
ornements; instruites par l'expérience, les hirondelles quittent ses
bords maudits; or, quand vient le printemps, une rivière sans
hirondelles est comme un parterre sans fleurs.

Rangerons-nous les canotiers parmi les flâneurs aquatiques? doute
terrible, question épineuse! Tour résoudre la difficulté, nous avons
interrogé quelques canotiers, ils nous ont répondu par le silence du
mépris. Évidemment le canotier répugne au titre de flâneur; lui
donnerons-nous le titre de marin? hélas! il le faut bien.

Le canotier est cousin germain du garde national: il aime à jouer au
marin comme l'autre aime à jouer au soldat. N'ayant pas d'existence
légale, de mandat social, d'organisation, il y suppléera par
l'association individuelle; chaque canot aura son équipage, chaque
équipage son capitaine. Ainsi enrégimentés, les canotiers se donneront
une nationalité factice; les uns arboreront le pavillon américain, les
autres le pavillon anglais; ceux-ci le pavillon grec, ceux-là
consentiront à rester Français. Même manoeuvre, même costume qu'à bord
des navires de guerre. Le commandement se fait au sifflet; il y a un
porte-voix pour le capitaine. J'ai connu un canotier auquel on avait
persuadé que M. Thiers, lors de son dernier ministère, avait rédigé un
projet de loi tendant à mobiliser tous les canotiers de Paris pour parer
aux éventualités d'une guerre avec l'Angleterre.

Le canotier a encore ceci de commun avec le garde national que les
plaisanteries glissent sur lui sans entamer le moins du monde sa
cuirasse;

     Ille robur et aes triplex... qui fragitem truci, etc., etc.

On remplirait des volumes avec toutes celles qu'on a faites ou qu'on
fera sur son compte. Il est question, depuis quelque temps, de
rétablissement d'un _canot's club_ à l'instar au _jockey's club_; nous
ne savons pas au juste où en est ce projet. En attendant, les canotiers
se réunissent à Bercy; ils forment des sociétés chantantes, des espèces
de _caveaux_ où l'on cultive à la fois la malelotte, le petit vin à
douze et la poésie mythologique.

N'allez pas croire cependant que l'existence du canotier soit exemple de
périls; la tempête s'abat sur le pont du frêle navire; les typhons de
Saint-Ouen, le mistral de Saint-Maur viennent mettre en danger la frêle
embarcation; souvent tous les efforts deviennent inutiles, l'esquif
chavire, il faut gagner le rivage à la nage; heureux si, en touchant au
bord, l'équipage se trouve encore au complet.

Les accidents sur la rivière sont assez fréquents; leurs résultats
seraient bien moins souvent désastreux si le désir de faire de la
couleur locale, de passer pour de vrais flambards, ne poussait
l'imprudent canotier à des excès que l'amour de la poésie maritime ne
suffit pas toujours à excuser.

[Illustration: Vue intérieure des Bains Deligny.]

Vienne un événement dans le genre de celui dont nous venons de parler,
une tempête, un naufrage, et le malheureux flambard, gêné par l'excédant
de couleur locale qui surcharge son estomac, court le double risque
d'être entraîné par le courant et étouffé par le poids de l'eau.

On ne saurait trop recommander aux capitaines de prêcher la sobriété à
leurs équipages. Le vrai marin attend d'être à terre pour se livrer à
l'ivresse des festins.

Le véritable flâneur de la Seine, c'est le pêcheur à la ligne. En voilà
un que les moqueries populaires n'ont pas épargné; il résiste depuis des
siècles aux sarcasmes de vingt générations; c'est l'homme fort d'Horace:
il pêcherait à la ligne sur les ruines, du monde. Il se tient là, la
ligne tendue, l'oeil aux aguets, faisant silence, s'étonnant, durant une
journée entière, de la ténacité du poisson à ne pas mordre à l'hameçon;
il n'aurait qu'à lever les yeux pour jouir d'un des plus admirables
panoramas qui soient au monde: il reste le regard fixé sur un morceau de
liège qui flotte sur l'eau.

[Illustration: La pleine eau.]

Appliquez cette patience, cette puissance de concentration sur un objet
plus relevé, les mathématiques, par exemple, et vous avez Archimède ou
Newton. Il y a du pêcheur à la ligne au fond de tout homme de génie.

Mais ne poussons pas plus loin ce paradoxe; d'autres objets réclament
notre attention. Le thermomètre de l'ingénieur Chevalier, qui est aussi
une des curiosités des bords de la Seine, promet un jour exempt d'orages
et permet l'accès de l'eau au baigneur parisien. Aujourd'hui la natation
est devenue une mode pour tout le monde et un besoin pour quelques-uns:
les cercles de bains sont passés à celui de monument public. Que de
progrès depuis l'école-Petit jusqu'à l'école-Deligny! L'école-Petit est
en quelque sorte la Sorbonne de la natation, l'école Deligny en est le
café de Paris. L'une a conservé sa physionomie classique et sévère;
c'est là que les élèves de Sainte-Barbe, de Rollin, d'Henri IV, viennent
rafraîchir leurs membres fatigués par les luttes universitaires; l'autre
est coquette, somptueuse, élégante comme un vaste boudoir. On y marche
sur des tapis, on y fume le cigare de la Havane ou la cigarette de
Latakié; on y prend des glaces et des sorbets. L'école-Deligny est
dentelée, festonnée, pleine d'arceaux et d'ogives comme un palais
mauresque. C'est un Alhambra flottant, un Alcazar bâti sur pilotis.

Ce que nous disions tout à l'heure du canotier et du pêcheur à la ligne,
peut s'appliquer également au nageur; il est type comme les deux autres.
Le nageur ressuscite l'antique fable des Tritons, il passe sa vie à
l'école de natation, c'est-à-dire dans l'eau. Entré le premier dans
l'établissement, il en sort le dernier; il décide les paris, juge les
plongeons, punit les passades déloyales et règle l'ordre et la marche de
la pleine-eau. C'est une royauté qui commence avec le premier lilas et
finit avec la dernière hirondelle.

Quittons l'école de natation et remontons sur le Pont-Royal; de là nous
pourrons embrasser le cours entier de la Seine. Toute l'histoire de
Paris, représentée par ses monuments, se reflète dans ces ondes
fugitives; l'Institut devant des bains publics, l'Hôtel-Dieu devant un
bateau de blanchisseuses, la place de Grève devant un pêcheur à la
ligne. A chaque instant ce sont de nouveaux contrastes: le quai aux
Fleurs touche au Palais-de-Justice, les roses auprès des verrous; la
Morgue est à côté d'un marché, la mort et la vie; la Préfecture de
Police est vis-à-vis l'hôpital, le crime et le malheur, le vice et la
misère. Le Louvre, les Tuileries, les Invalides, l'Hôtel-de-Ville, la
Chambre des Députés, l'hôtel des Monnaies, au-dessus de ces édifices,
les tours de Notre-Dame. En voyant ces monuments échelonnés sur les
rives de la Seine, on serait tenté de croire que les architectes ont
voulu que le fleuve portât aux flots de l'Océan quelque image de la
grandeur de la France.



Cours Scientifiques.

ÉCOLE DE MÉDECINE.

BOTANIQUE.--M. MARTINS, PROFESSEUR AGRÉGÉ.

La brillante verdure qui renaît chaque année à nos yeux ne sert pas
uniquement, comme quelques-uns de nos lecteurs le pensent peut-être, à
parer nos campagnes et à nous offrir de frais abris pendant la chaleur
du jour. Avant d'étendre ses bienfaits sur l'homme, elle est utile au
végétal lui même; c'est par son entremise que la plante se met en
rapport avec l'atmosphère et y élabore les sues qu'elle a puisés dans le
sol; les feuilles sont, en un mot, les organes principaux de la
_respiration végétale_, les _poumons_ des végétaux. Dans les climats des
tropiques, sous un ciel brûlant mais plus pur, la nature est plus riche
et mieux parée, une végétation luxuriante se montre de toutes paris, et
cette surabondance de vie se manifeste à l'extérieur par un
développement admirable des organes foliacés, les poumons présentent une
surface plus étendue, et la vie végétale atteint son plus haut point de
perfection.

En quoi consiste donc cette respiration, ce phénomène important, qui
tient le règne animal et le règne végétal tout entiers sous son
influence mystérieuse? Nous avons déjà répondu en partie à cette
question dans notre dernier numéro: nous avons donné une idée de la
manière dont la respiration s'exécute chez les animaux; nous allons
étudier aujourd'hui cette fonction dans le règne végétal; le cours que
vient de terminer à l'École de Médecine M. Martins, professeur agrégé,
nous en donne l'occasion.

Avant d'aborder l'étude de la respiration végétale, il faut bien nous
rendre compte de la signification exacte des termes dont nous allons
faire usage. Nous avons en effet une distinction importante à établir:
nous reconnaissons dans une plante des _parties vertes_ et des _parties
colorées_, et nous entendons, avec tous les botanistes, par parties
colorées tout ce qui n'est pas vert; ainsi, pour nous, la fleur du lis
sera colorée, quoiqu'elle soit blanche; les racines, les vieilles tiges,
les fleurs, leurs enveloppes et les fruits, sont des parties colorées.
Cela posé, étudions successivement la manière dont, ces différentes
parties agissent sur l'air atmosphérique. L'air, comme chacun le sait,
est un mélange de deux gaz; l'oxygène et l'azote. Un volume d'air offre
sur 100 parties à peu près 79 parties d'azote et 21 parties d'oxygène;
il renferme en outre des traces d'acide carbonique. On s'étonne, au
premier abord, qu'une proportion si faible de ce dernier gaz puisse,
comme nous allons le voir, jouer le rôle principal dans la respiration
végétale; mais cet étonnement disparaît quand on songe à l'immensité de
la masse d'air qui nous entoure. Nous ne recueillons dans nos
expériences que très-peu d'acide carbonique parce que nous ne soumettons
à l'analyse qu'une très-petite quantité d'air, mais le calcul nous
apprend que l'atmosphère renferme en réalité 1,500 billions de
kilogrammes de carbone.

Fonctions des parties colorées.--Les parties colorées des plantes
absorbent l'oxygène et exhalent l'acide carbonique. Ce phénomène a lieu
en tout temps, et de jour comme de nuit.

Nous voyons sans cesse autour de nous des preuves de ce fait; ainsi la
présence de l'air est indispensable aux racines elles-mêmes; et si elles
sont trop enfoncées dans le sol, en sorte que l'air ne puisse parvenir
jusqu'à elles, la plante dépérit; le même état de souffrance se
manifeste si le pied de l'arbre est inondé, et qu'une grande masse d'eau
se trouve ainsi interposée entre l'air et les racines. Pour hâter la
croissance d'une jacinthe, il suffit de renverser une fiole d'oxygène
dans le vase plein d'eau où plongent ces racines.--Les fruits agissent
comme les racines et donnent naissance à des phénomènes identiques, même
après avoir été cueillis; chacun connaît le danger qu'il y a à séjourner
dans un endroit où des fruits sont réunis en grande quantité; l'oxygène
de l'air du fruitier étant bientôt absorbé, est remplacé par de l'acide
carbonique, gaz mortel pour l'homme.--Les fleurs sont dans le même cas;
il serait imprudent de passer une nuit dans une serre, ce qui prouve en
outre que le dégagement de l'acide carbonique s'effectue de nuit comme
de jour. Les parties colorées respirent donc à la manière des animaux;
elles absorbent l'oxygène et exhalent de l'acide carbonique qui vicie
l'air environnant.

Fonctions des parties vertes.--Ici commence l'ordre de phénomènes le
plus important pour le végétal et celui que les feuilles sont
principalement appelées à remplir; une grande différence nous frappe au
premier abord: l'action n'est plus la même pendant le jour et durant la
nuit.

Pendant la nuit les parties vertes se comportent comme les parties
colorées, elles absorbent l'oxygène et dégagent de l'acide carbonique.

Pendant le jour, au contraire, et sous l'influence directe des rayons du
soleil, les plantes décomposent l'acide carbonique, fixent le carbone et
exhalent, l'oxygène. Ce fut Bonnet qui entrevit le premier ce curieux
phénomène.

Il avait placé des feuilles dans une source: les rayons du soleil y
dardaient avec force, et de petites bulles de gaz se montrèrent bientôt,
principalement sur la surface inférieure. Bonnet pensa que c'était de
l'air qui provenait de l'eau; pour s'en assurer, il plaça les feuilles
dans de l'eau distillée et dépouillée par conséquent d'air; il ne parut
plus une seule bulle de gaz, et Bonnet se confirma dans son opinion
erronée; il avait négligé de faire l'analyse de cet air prétendu, et
passa ainsi à côté d'une des plus belles découvertes de la physiologie
végétale. Priestley reprit plus tard la même expérience; mais, en
véritable chimiste, il ne manqua pas de soumettre à l'analyse le gaz
qu'il vit se produire, et reconnut avec étonnement que c'était de
l'oxygène. L'acide carbonique contenu en dissolution dans l'eau avait
été décomposé; les feuilles s'étaient emparées du carbone et avaient
exhalé l'oxygène. Bonnet n'avait pas obtenu de gaz dans l'eau distillée,
parce que la plante n'y trouvait plus d'acide carbonique qu'elle put
décomposer. Mais ce n'était pas tout: il fallait prouver encore que dans
l'air l'action est la même; que sous l'influence des rayons solaires la
plante décompose l'acide carbonique de l'atmosphère comme elle le fait
pour celui que l'eau tient en dissolution. Ce fut Théodore de Saussure
qui mit ce fait hors de doute par un exemple admirable de simplicité et
de précision. Il prit vingt-une pervenches aussi semblables que
possible, dont il analysa sept; il nota la quantité de carbone qu'elles
renfermaient; il en plaça ensuite sept sous un récipient où il avait
introduit sept centièmes d'acide carbonique; sept autres furent placées
sous un second récipient où il y avait de l'air privé d'acide
carbonique. Il laissa végéter pendant six jours ces quatorze pervenches,
et procéda ensuite à l'analyse du gaz renfermé sous les deux cloches:
dans la première l'acide carbonique tout entier avait disparu et l'air
restant contenait vingt-quatre et demi pour cent d'oxygène, au lieu de
vingt-un qu'il renfermait d'abord; dans la seconde cloche, la quantité
d'oxygène n'avait pas augmenté; les pervenches de la première furent
soumises à l'analyse: elles renfermaient onze centigrammes et demi de
carbone de plus que celles qui avaient été analysées au commencement de
l'expérience. La quantité de carbone n'avait pas augmenté; dans les
plantes de la seconde cloche, dont l'air avait été dépouillé de toute
trace d'acide carbonique.

Par cette expérience remarquable, de Saussure a mis en évidence le
principe fondamental de la respiration végétale; décomposition de
l'acide carbonique, exhalation de l'oxygène et fixation du carbone. La
plante est essentiellement composée de carbone, et toutes les forces
vitales agissent pour fixer ce carbone dans son sein. L'air qui nous
entoure est donc d'autant plus vivifiant pour les plantes qu'il est plus
mortel pour les animaux, par la proportion d'acide carbonique qu'il
renferme.

Ce n'est pas seulement de l'atmosphère que les végétaux retirent le
carbone qui leur est nécessaire; il existe encore deux autres sources où
ils en puisent sans cesse. Au moyen de leurs racines ils trouvent de
l'acide carbonique dans le sol, et le décomposent ensuite. Pour
s'assurer de ce fait, Sénébier ayant pris deux branches aussi semblables
que possible, plaça la tige de l'une d'elles dans de l'acide carbonique;
l'autre fut laissée à l'air; la première était encore pleine de
fraîcheur que la seconde était complètement fanée. Enfin les végétaux,
en combinant de l'acide carbonique, forment l'oxygène absorbé pendant la
nuit avec le carbone même qu'ils renferment dans leur sein. Ainsi l'on
peut dire que, pendant la nuit, la plante prépare des matériaux pour le
travail plus important du jour: elle absorbe de l'oxygène et exhale de
l'acide carbonique, qui sera décomposé au profil du végétal sous
l'influence salutaire des rayons du soleil. M. Dumas pense même que la
plante ne fait rien pendant la nuit, qu'elle n'agit réellement que le
jour, et qu'à l'ombre elle se borne à laisser passer l'acide carbonique
emprunté au sol qui filtre à travers ses tissus et se répand dans l'air.

Les parties vertes des végétaux qui jouissent de ces propriétés
admirables de décomposition, sont douées d'une autre faculté non moins
mystérieuse: elles retiennent tous les rayons chimiques que darde le
soleil. Chacun se souvient, en effet, de l'impuissance de l'appareil de
M. Daguerre à reproduire les paysages, comme si, dit M. Dumas, les
rayons chimiques essentiels aux phénomènes daguerriens avaient disparu
dans la feuille, absorbés et retenus par elle et mis en réserve pour
servir à la dépense énorme de force chimique nécessaire à la
décomposition d'un corps aussi stable que l'acide carbonique.

Les végétaux, outre le carbone, absorbent de l'hydrogène en décomposant
l'eau qui entoure leurs racines, comme font prouvé MM. Edwards, Colin et
Boussingault. D'après les expériences de ce dernier chimiste, ils fixent
de plus une certaine quantité d'azote.

Le tableau suivant résume d'une manière très-concise les phénomènes
principaux de, la respiration végétale;

RESPIRATION VÉGÉTALE.

1º parties    (De jour    )
    colorées. (et de nuit,)
                          ) Absorbent de l'oxygène et exhalent de
              (A. Pendant ) l'acide carbonique.
              (la nuit,   )
2º PARTIES    (           (Décomposent l'acide
     vertes.  (           (carbonique, exha-
              (B. Pendant (lent l'oxygène et   (a. De l'air.
              (le jour,   (gardent le carbone. (b. Des racines.
                          (Cet acide provient  (c. De la combinai-
                          (de trois sources.   (son de l'oxygène
                                               (absorbé pendant
                                               (la nuit avec le
                                               (carbone de la
                                               (plante.

Les phénomènes qui constituent essentiellement la respiration des
végétaux diffèrent donc totalement de ceux que nous a présentés la
respiration des animaux; les premiers versent dans l'air de l'oxygène,
gaz bienfaisant, source de vie; les seconds répandent, au contraire,
autour d'eux des flots d'acide carbonique, gaz impur et qui devrait
vicier l'air qui le reçoit; la respiration végétale servirait donc, à
purifier l'air souillé par le souffle impur des animaux. Quelques
observations viendraient à l'appui de cette idée: on sait que le fond
des mares est souvent couvert de végétaux qui forment, par leur réunion,
comme un tapis de verdure au fond des eaux. M. de Humboldt, observant
les poissons qui s'y trouvaient, s'aperçut qu'ils étaient pleins
d'ardeur et de vie lorsque le soleil dardait ses rayons sur l'eau; ils
paraissaient souvent, au contraire, épuisés et malades lorsque le soleil
ne se montrait pas, et quelques-uns même finissaient par mourir si le
ciel restait longtemps couvert. Frappé de ce fait, l'illustre
observateur analysa l'eau de la mare quand le soleil donnait, et ce ne
fut pas sans étonnement qu'il trouva que l'air contenu en dissolution
dans l'eau renfermait 80 à 90 pour 100 d'oxygène; ayant soumis ensuite à
l'analyse une certaine quantité d'eau de la même mare recueillie pendant
un temps sombre, il n'y trouva plus que 16 à 17 pour 100 d'oxygène.
Cette différence énorme expliquait le malaise des poissons durant les
heures ou ils ne pouvaient respirer une quantité suffisante d'oxygène,
et l'augmentation de ce gaz précieux lors des jours de soleil, jours de
joie et de santé pour les poissons, ne peut être attribuée qu'à
l'influence des végétaux de la mare, dont la respiration, activée par la
présence du soleil, purifiait l'eau en y versant une proportion plus
considérable de gaz oxygène. Mais ce fait isolé ne prouve pas, quelque
curieux qu'il soit, les rapports constants que plusieurs physiologistes
ont voulu établir entre les deux règnes, les mettant pour ainsi dire
sous la dépendance l'un de l'autre, en donnant aux animaux la tâche de
fournir l'acide carbonique nécessaire au règne végétal, et en chargeant
les plantes de débarrasser l'atmosphère de ce gaz impur et de le
remplacer par l'oxygène. M. Martins se hâte de prévenir ses auditeurs
contre ces idées spécieuses au premier abord, mais que l'expérience ne
confirme pas. Considérant la plante dans son ensemble, il remarque que
les parties vertes sont toujours les plus nombreuses, que pendant la
nuit la plante vicie l'air au lieu de le purifier, que pendant l'hiver
l'action du règne végétal cesse presque entièrement, et qu'enfin,
pendant le jour et durant la belle saison, le soleil refuse souvent à la
terre ses rayons vivifiants. Le professeur en conclut que les deux
actions se balancent et qu'en somme la présence du règne végétal
n'influe pas ou n'exerce du moins qu'une faible influence sur la
composition de l'air. Les expériences de Link Woodhouse et Grish
viennent donner à cette opinion un cachet de certitude. Ces observateurs
placèrent sous de grandes cloches des plantes entières chargées de
feuilles, de fleurs et de fruits; après un temps assez considérable,
l'air de la cloche fut soumis à l'analyse, et sa composition était la
même qu'avant l'expérience: il y avait eu un équilibre parfait entre les
différents phénomènes; ce que l'air avait gagné en oxygène par l'action
des parties vertes lui avait été repris par les parties colorées; il en
avait été de même pour l'acide carbonique, et l'air de la cloche n'avait
été ni vicié ni amélioré par la respiration de la plante. La chimie, par
la voix de M. Dumas, vient d'ailleurs confirmer l'opinion des
botanistes. L'illustre savant nous prouve par des chiffres que
l'influence du règne végétal est nulle sur les animaux. L'air qui nous
entoure, dit-il, pèse autant que 581.100 cubes de cuivre d'un kilomètre
de côté; son oxygène pèse autant que 134.000 de ces mêmes cubes. En
supposant la terre peuplée de mille millions d'hommes et en portant la
population animale à une quantité équivalente à trois mille millions
d'hommes, on trouverait que ces quantités réunies ne consomment en un
siècle qu'un poids d'oxygène égal à 15 ou 16 kilomètres cubes de cuivre,
tandis que l'air en renferme 134.000. Il faudrait 10.000 années pour que
tous ces hommes pussent produire sur l'air un effet sensible à
l'eudiomètre de Volta, même en supposant la vie végétale anéantie
pendant tout ce temps.» Nous voyons donc que, par des considérations
différentes, M Martins et M. Dumas arrivent au même but. La chimie, la
balance en main, vient confirmer les doctrines de la physiologie
végétale; leurs résultats sont d'accord: nous ne devons pas nous en
étonner, car les sciences sont soeurs et doivent marcher en se donnant
la main.

[Illustration: deco]



Margherita Pusterla..

AVANT-PROPOS.

Le 13 mai dernier, l'_Illustration_, dans son _Bulletin
bibliographique_, a rendu compte de l'Histoire universelle publiée en
Italie par M. César Cantù, et dont une traduction s'imprime en ce moment
à Paris. Nous offrons aujourd'hui à nos lecteurs un roman du même
écrivain, _Margherita Pusterla_. Notre intention n'est pas d'entretenir
ici nos lecteurs de M. Cantù lui-même, et nous renvoyons ceux qui
seraient curieux d'avoir quelques détails sur sa vie; littéraire à
l'article que notre collaborateur lui a consacré. Mais il est peut-être
nécessaire, sans prétendre en aucune façon imposer notre opinion à
personne, de dire quelques mots de l'ouvrage dont nous commençons
aujourd'hui la traduction.

La renommée a ses hasards et ses caprices, et c'est surtout sur les
importations littéraires qu'elle exerce sans contrôle l'arbitraire de
ses jugements. Souvent, on ne le sait que trop, un peuple ne connaît que
les médiocres écrivains de la contrée voisine, qui le juge également sur
les moindres représentants de son génie; tandis que des réputations
nationales, très-justes et très-méritées, ne passent jamais la
frontière, qui ne devrait pas exister pour elles.

Nous pensons que ces réflexions s'appliquent, dans une certaine mesure,
au peu de bruit qu'a fait en France _Margherita Pusterla_. L'école du
roman historique en Italie, qui reconnaît Manzoni pour son maître, n'a
pourtant produit aucune oeuvre qui, avec des qualités très-différentes,
et sans la moindre trace d'imitation, mérite plus d'être comparée aux
oeuvres du chantre des _Promessi Sposi_. On peut juger diversement les
défauts de M. Cantù, mais il ne peut y avoir qu'une voix sur ses
qualités: un sentiment littéraire élevé, une érudition solide et
consciencieuse, un habile développement des caractères, une inspiration
morale toujours droite, toujours présente, le sens du pathétique,
l'expression souvent forte, souvent heureuse, de l'énergie, de la
sensibilité; est-il beaucoup de romanciers célèbres dont on en puisse
dire autant? Ces qualités, l'Italie les a trouvées dans _Margherita
Pusterla_, qu'elle compte parmi ses lectures favorites. Nous espérons
que la traduction, interprète toujours un peu perfide, ne les cachera
pas entièrement à nos lecteurs. Ils ne chercheront pas, surtout dans les
premiers chapitres, le rapide intérêt et la facile lecture des nouvelles
que nous avons données jusqu'ici, et que, nous donnerons encore de temps
en temps, sans interrompre le cours de la publication de _Margherita_.
Ils comprendront dès l'abord que c'est là une oeuvre qui, par son
étendue, réclame la longueur des préparations, et que le grand Écossais
lui-même ne résisterait pas à celui qui le jugerait sur le début de ses
chefs-d'oeuvre. Les conditions de cette équité préjudicielle une fois
remplies, nous croyons que te talent de l'auteur exercera sur le public
français toute l'influence qu'il a exercée en Italie.

MARGHERITA PUSTERLA.

Lecteur, as-tu souffert?--Non.--Ce livre n'est pas pour toi.

CHAPITRE PREMIER.

LA MARCHE TRIOMPHALE.

En 1340, au commencement de mars, les Gonzague, seigneurs de
Mantoue, avaient tenu cour plénière dans leur ville. Tables publiques,
musiciens, saltimbanques, bouffons, fontaines de vin, ils avaient
prodigué toute la pompe que les petits tyrans, qui avaient succédé aux
gouvernements libres dans la Lombardie, appelaient à leur aide pour
éblouir les esprits généreux, charmer les frivoles et capter le peuple,
toujours alléché par les brillantes apparences. Trois mille cavaliers
étaient accourus à cette fête, en grand luxe d'habits, couverts des plus
belles armures qui furent jamais sorties des ateliers de Milan, et
montés sur des destriers ferrés d'argent. Parmi eux, on comptait,
beaucoup de Milanais venus pour faire cortège au jeune Bruzio, fils
naturel de Luchino Visconti, seigneur de Milan. C'étaient Giacomo
Aliprando, Matteo Visconti, frère de Galéas et de Barnabé, qui depuis
devinrent princes; le seigneur de Gallarate, le chef de la noble famille
des Crivelli, et le plus renommé de tous, Franciscolo Pusterla, le plus
opulent suzerain de Lombardie. On aurait pu le dire aussi le plus
fortuné, des hommes, si les richesses humaines contenaient quelque
certitude de bonheur, et si, comme ou le verra dans la suite de cette
histoire, il n'eût pas été sur le bord d'un abîme de misères dont il
devait atteindre le fond.

Ces champions milanais avaient remporté le prix du tournoi de Mantoue.
Ce prix consistait en un poulain superbe, de la valeur de cent sequins,
noir comme la résine, avec sa housse bleu de ciel, chamarrée d'argent,
et en un autre cheval de moyenne grosseur, bai avec des taches blanches
à deux de ses pieds, on avait encore ajouté deux vêtements, l'un
d'écarlate, l'autre de soie, doublée de menu vair. Pour faire montre de
ces trophées, les vainqueurs avaient parcouru en triomphe Crémone,
Plaisance et Pavie, d'où ils étaient revenus dans leur patrie le 20 mars
de cette même année 1340. Partout ou les recevait en grande liesse.
C'est un hasardeux et dominant instinct de l'homme qui le pousse en tout
temps à se prosterner devant la valeur triomphante, mais qui se
déployait surtout dans cet âge où la force matérielle régnait sans
conteste. En outre, les petits seigneurs voyaient avec plaisir le
courage s'entretenir dans les tournois et les batailles simulées, comme
en d'autres temps ils virent avec satisfaction le peuple exalter son
humeur de curiosité et de disputes en factions de théâtre et en
querelles littéraires. Aussi Milan envoya à la rencontre de ses
chevaliers une escorte composée de la cour et des plus nobles seigneurs.
Après s'être arrêtés dans le splendide château de Belgiojoso, ils
s'acheminèrent tous vers la cité.

Ils entrèrent en grande solennité par la rue Saint-Eustorge. Après avoir
traversé le faubourg de la citadelle, déjà ceint d'une muraille, ils se
présentèrent à la porte du Tesin, qui s'ouvrait au lieu qu'occupe
aujourd'hui le pont jeté sur le canal _del Naviglio_. Ce canal marque
encore le fossé que, pour se défendre contre Barberousse, les Milanais
avaient creusé autour de leur ville ressuscitée. Un terre-plein élevé
avec les déblais de cette excavation était leur seul rempart; mais il
suffisait alors que chaque citoyen était soldat, soldat pour la patrie
et pour les franchises. Peu de temps avant l'époque dont nous parlons,
Azone Visconti avait. à cet endroit, bâti une muraille de dix mille
brasses de circuit, avec onze portes à herses et pont-levis, et
couronnée de cent tours aux créneaux innombrables.

Les chevaliers passèrent, sous l'arche qui subsiste encore, et
côtoyèrent ces fameuses colonnes de San-Lorenzo, vénérables débris de
l'antiquité romaine, bientôt ils arrivèrent au carrefour appelé
Carrobbio, parce qu'il y pouvait passer des chariots, avantage que
présentait alors un bien petit nombre de rues. Suspendant ses travaux,
le peuple accourait à ce spectacle, attiré par la joyeuse sonnerie des
hérauts de la ville, vêtus de pourpre, et qui s'avançaient, avec leurs
trompes d'argent, au milieu des gardes de la porte en corselet blanc
mi-partie d'écarlate, et en manteaux de même couleur. Ils précédaient le
cortège, entourant le porte-bannière, qui portait l'étendard aux armes
des diverses portes semées autour d'une vipère noire en champ d'argent.

«Quelle est cette dame tout de velours et d'or?» demandait un petit
enfant.

Ses parents lui répondaient: «C'est la princesse Isabelle, la femme de
celui-là tout reluisant d'acier, dont le cimier porte une vipère qui
mange un enfant mutin. Il s'appelle Luchino, notre seigneur. Voyez un
peu notre bonne fortune d'avoir un maître si vaillant et une si belle
maîtresse!

--Eh! regardez, ajoutait un compère en poussant son voisin d'un
malicieux coup de coude, quel échange d'oeillades entre elle et Galéas.

--Eh! eh! répliquait le voisin en clignant de l'oeil, ce n'est pas
d'hier que la tante s'entend avec le neveu.»

Alors on commençait à réciter la chronique scandaleuse, on se conta et
les affronts que se renvoyaient mutuellement Isabelle et son mari. En
effet Luchino, sans la moindre vergogne, venait un peu en arrière,
entouré de ses fils naturels, Lorestino, Borsio et Bruzio dont nous
avons parlé, tous deux nés de différentes mères.

[Illustration.]

Luchino était fils du grand Matteo, qui, après l'archevêque Ottone
Visconti, avait, par valeurs et par brigues, obtenu la seigneurie de
Milan avec le titre de vicaire de l'empire, de capitaine et de défendeur
de la liberté. Galéas avait succédé à Matteo dans le commandement; à
Galéas son fils Azone. A la mort de celui-ci, Luchino, le 17 août de
l'année précédente, avait été reconnu seigneur par l'assemblée Générale
des Milanais; mais comme on se défiait d'une jeunesse indomptée qui
s'était consumée en aventures de libertin, on lui avait associé son
frère Giovanni, évêque suzerain de Novare. Comment le peuple,
connaissant les défauts de ce prince, l'avait-il élu de préférence, ou
n'avait-il pas rétabli la liberté? Ce serait mal connaître le génie
populaire que de s'en étonner. Arrivé au pouvoir, Luchino, usant
d'astuce et d'autorité, élimina bientôt son frère.. qui, prêtre, bon
catholique et désireux de jouir en paix des avantages de sa richesse et
de sa belle mine, se déchargea volontiers des affaire publiques.

[Illustration.]

Luchino était abondamment pourvu de ce courage militaire qui peut
accompagner tous les vices et s'unir même à l'infamie. Avare de
promesses, intrépide à les tenir, prompt à prendre une résolution et
prompt également à l'exécution, il augmenta son empire qu'il ne laissa
point morceler. Il ne sentit jamais de bienveillance que pour ses
bâtards. Il ne sut pas pardonner, jamais il ne se confia à l'homme qu'il
avait une fois offensé. Pour dissimuler la haine ou la vengeance, pour
suivre sa proie à travers de longs détours, pour consommer une iniquité
sous les hypocrites semblants de la justice qu'aucuns égalèrent parmi
les seigneurs de sa race, et il y en eut pourtant de tristement
remarquables par cette odieuse habileté. On le louait justement d'avoir
délivré le pays des voleurs qui l'infestaient, d'avoir refréné les
violences de ses feudataires, pesé au même poids Guelfes et Gibelins, et
frappé d'un égal impôt le populaire et la noblesse. Mais, pour ce qui le
regardait en propre, il n'appelait justice que son intérêt. A-t-il
manqué d'imitateurs ou de modèles? Sa politique était simple: se
conserver à tout prix. Trouvait-il opportun d'encourager le commerce et
les arts, il les favorisait; la guerre lui convenait-elle mieux, il la
déclarait, insouciant du sang et des larmes qu'elle allait coûter. Selon
ce qu'il croyait le plus utile à ses vues, il protégeait les arts et la
poésie, ou il dressait pour les artistes et les poètes des gibets et
emplissait les geôles. Il se considérait comme un conducteur de bêtes
sauvages, qui, sous peine d'être dévoré par elles, doit sans cesse les
tenir sous le coup du châtiment et leur faire sentir qu'il est
nécessaire à leur existence; aussi voulait-il apparaître aux bons,
c'est-à-dire aux peureux, comme l'unique auteur de la félicité publique.
A l'égard des méchants, c'est-à-dire de ceux qui auraient osé, contrôler
ses actes, il exagérait par calcul son naturel féroce et dissimulé.
Espions, juges achetés, soldats, faisaient de temps en temps d'éclatants
exemples. Accusations, emprisonnements, exécutions, tout apprenait à la
foule l'oubli des franchises dont elle avait joui; tout lui enseignait à
croire que le commandement est l'unique devoir des princes, l'obéissance
l'unique droit des sujets.

Les moyens violents n'étaient pas toujours ceux que Luchino aimait à
mettre en oeuvre, et il semble que les Milanais ou ne comprenaient pas,
ou trouvaient agréable cette partie de sa tactique qui consistait à les
dompter par la corruption. A la populace, fêtes, danses, tavernes,
mauvais lieux; aux jeunes nobles, dont les manières sévères et
réfléchies lui faisaient ombrage, il donnait, dans sa cour, les exemples
et les facilités de la débauche, afin que, voyant les routes de la
gloire et des honneurs fermées derrière eux, ils livrassent à la
jouissance et aux plaisirs la fleur de leur vie. On rapporte que cette
voie était celle qui menait Luchino le plus promptement et le plus
sûrement à son but.

La conscience criait encore en lui; mais, à l'aide des pratiques
dévotes, il en étouffait la voix ou l'éludait. Chaque jour il récitait
ou il entendait l'office de la Vierge. Souvent ses chiens étaient admis
à sa table; mais souvent aussi il y admettait des vieillards et des
mendiants, qu'il servait lui-même avec tout le faste d'une fausse
humilité. Jamais il ne mangeait que des mets de carême le samedi et les
jours prescrits. Il établi! le tarif des funérailles, et de graves
punitions furent prononcées contre les médecins qui visiteraient trois
fois un malade sans faire venir le confesseur.

Les ambassadeurs et les poètes lui répétaient sans cesse qu'il avait
tout l'amour de ses sujets. Ou peut juger s'il les croyait à la cotte de
mailles qu'il ne dépouillait jamais, aux doubles gardes qui
environnaient sa demeure, aux énormes dogues qui ne le quittaient pas,
en quelque lieu qu'il allât. Ceux-ci, du moins, pourvu qu'ils
mangeassent, n'étaient pas suspects de désirer un changement de
gouvernement.

Toutefois, à voir les démonstrations qui l'accueillaient sur son
passage, on aurait pu prendre Luchino pour le père de son peuple, et
toutes ces acclamations n'étaient pas dictées par une lâche flatterie.
Il n'est pas de gouvernement, si détestable qu'il soit, dont quelque
classe ne tire profit. Les Lombards, à cette époque, traversaient un âge
de turbulence interne, où la liberté, achetée au prix du sang et des
plus généreux efforts, était allée se perdant à travers les discordes
civiles, les fureurs des factions et les ruses des puissants. Fatigués
de cette continuelle tempête, où le peuple risquait tout sans rien
gagner, ils voyaient, d'un bon oeil un gouvernement énergique qui
mettait un frein à toutes les ambitions. La foule donnait le nom de paix
à la commune servitude; ceux qu'elle enrichissait la nommaient liberté!
En outre, Luchino n'admettait guère aux emplois que des citoyens de
Milan; six mille d'entre eux vivaient du trésor public. Pendant la
disette qui pesait sur le pays, quarante mille indigents furent nourris
aux dépens de la ville, de la ville et non du prince; mais le peuple est
toujours prêt à renvoyer à ses maîtres les responsabilité des biens ou
des maux qu'il éprouve.

Quant aux nobles, le vertige les avait, saisis lorsqu'ils étaient aux
affaires publiques. Chacun se préférait à la patrie; pourvu qu'il fût
libre, il ne se souciait pas des franchises communes. Que leur était la
gloire au prix de leur intérêt, la vertu au prix de la vie? Alors ils
cueillaient les fruits dont ils avaient jeté la semence. Ceux à qui
l'état de la cité était insupportable, et qui désespéraient de relever
leur pays de l'abaissement, ou bien vivaient dans le repos d'une paix
contrainte, ou cherchaient un refuge dans les pays étrangers. Ils
laissaient ainsi un plus libre champ de la cupidité des citoyens qui
voulaient s'élever non plus dans le gouvernement de leur pays, mais dans
les charges de la cour, réservant à celui-là seul dont ils recevaient de
l'éclat et des récompenses les services qu'ils auraient dû consacrer à
l'utilité de tous.

Soupçonneux ou jaloux, Luchino avait retiré sa faveur à tous ceux qui
sous Azone avaient atteint l'apogée de leur fortune. Désireux de
s'entourer d'une troupe docile à ses inspirations, il avait appelé
auprès de lui les compagnons de ses débauches juvéniles, prêts à faire
tout ce qu'il voudrait, et même à se porter au pire. Dans le cortège que
nous décrivons, il était facile de distinguer les favoris et les
disgraciés. Les premiers entouraient le prince, se mêlaient de temps en
temps à sa conversation; ils se reconnaissaient à l'orgueil avec lequel
ils étalaient la magnificence de leur bassesse, à leur affectation à ne
se réunir qu'entre eux, et aux grâces badines qu'ils déployaient en
faisant caracoler leurs fringants coursiers. Les autres se tenaient au
dernier rang, taciturnes ou échangeant à grand'peine quelques mots d'une
voix craintive et voilée. Le peuple supposait naturellement dans les
favoris du prince tout le sens, la valeur et la prudence dont les
disgraciés étaient dépourvus à ses yeux; il saluait les premiers et
assimilait les autres à des hérétiques et à des excommuniés. Contenue
par la figure rébarbative de l'Allemand Sfolcada Melik, capitaine des
gardes du corps de Luchino, la foule, regardant en dessous le museau
barbu du gendarme, criait: «Vive le Visconti! vive la vipère! (2)»

[Note 2: On sait que les armes des Visconti étaient une vipère tenant un
enfant à demi enfoncé dans sa gueule.]

Sans distinguer les grands ni les petits, un bouffon galopait à travers
le cortège. Cette race pullulait alors dans les cours, mais surtout dans
la Milanaise, qui consacrait trente mille florins par an à les
entretenir: excellent emploi des deniers publics! Ils remplissaient
l'office que remplissent quelquefois les poètes et toujours les
flatteurs: aduler le prince, faire rire à leurs propres dépens, et
cacher sous l'agrément d'un bon mot toute l'horreur d'un crime.
Toutefois, comme il n'est rien de si mauvais en ce monde qu'il ne s'y
trouve quelque mélange de bien, ils risquaient quelquefois, au milieu de
leurs lazzis, des vérités hardies qui, sans eux, n'auraient jamais
frappé les oreilles des grands.

Grillincervello, c'était le nom du bouffon de Luchino, couvrait sa tête
rasée d'un bonnet blanc conique, surmonté d'un cimier écarlate simulant
une crête de coq; ses chausses et son pourpoint de toile, larges et mal
façonnés, étaient surchargés d'énormes boulons et d'anneaux sonores. A
la main, il tenait un bâton qui portait à l'un de ses bouts une tête de
fou avec des oreilles d'âne. Deux raves lui servaient d'éperons,
fabrique de Pavie, disait-il, avec lesquels il excitait l'ardeur d'un
fougueux destrier de Barlassine (autre phrase à son usage) tout bardé de
rubans et de sonnettes. La bouche sans cesse tirée par un rire mêlé
d'idiotisme et de malignité, les yeux louches et éraillés, il sautillait
de çà, de là, tantôt donnant la chasse aux porcs et aux poules qui
couraient librement par les rues, tantôt barrant le passage à tout
venant, et lâchant à celui-là un bon mot, à cet autre une injure. Tout
en marmottant à l'oreille de Melik quelques phrases d'un mauvais jargon
tudesque, il lui tirait ces imposantes moustaches; et pendant que
celui-ci, sans compromettre sa gravité, s'apprêtait à le corriger avec
le plat de son sabre, le bouffon était déjà bien loin. Matteo Salvatico,
auteur de l'_Opus pandectarum médicinae_, le meilleur traité sur les
vertus des simples, chevauchait dans tout l'appareil des médecins
d'alors, vêtu d'un habit de pourpre, les mains chargées de bagues
précieuses et des éperons d'or à ses brodequins. Le fou, faisant à la
monture de Matteo un geste intraduisible, disait au médecin: «Tâte-lui
le pouls.» Puis, se dirigeant vers l'astrologue Alandon del Nero, autre
meuble indispensable d'une cour à cette époque, il lui donnait un grand
coup sur la nuque, pendant qu'il était absorbé, dans ses profonds
calculs, et lui disait: «Les étoiles ne t'ont pas appris celui-là.»

Luchino l'entendait et souriait. Il venait à peine de laisser derrière
lui le palais qu'il avait élevé pour en faire sa demeure particulière,
en face de Saint-Georges; il pénétrait lentement la foule, qui, près de
l'église de Saint-Ambroise-in-Solariolo, affluait au marché, on, comme
on disait, à la _Balla_ du laitage et des huiles, lorsque ses regards
s'arrêtèrent sur la terrasse en saillie d'une tour située à l'angle de
la rue qui conduit à Saint-Alexandre, et sur une jeune femme qui s'y
tenait. C'était Marguerite Pusterla. Elle était aussi du sang des
Visconti et cousine du prince, mais elle ne lui ressemblait en rien. Ce
n'était pas pour satisfaire au caprice d'une curiosité de femme qu'elle
venait regarder la marche du cortège, mais pour y reconnaître son mari,
Franciscolo Pusterla, un des vainqueurs de la joute, comme nous l'avons
dit, et qui se tenait au dernier rang, parmi les mécontents. La noble
dame, aussi belle que doit l'être l'héroïne d'un roman, dirigeait sur le
parapet de la terrasse les pas d'un enfant d'environ cinq ans, et de sa
main blanche lui indiquait au loin un cavalier magnifiquement vêtu et
monté. À cette vue, l'enfant sautant de joie entre les bras maternels
s'écriait: «Mon père! mon père!» et, avec l'élan ingénu de l'enfance,
tendait vers lui ses petites mains. Absorbée dans cet épisode de
famille, qui était tout pour elle, Marguerite ne songeait ni aux
acclamations de la foule, ni à la pompe du cortège, ni aux yeux qui
admiraient ses charmes, ni à Luchino lui-même, bien qu'il eût ralenti le
pas en arrivant près du balcon, et que, jaloux d'attirer sur lui les
regards de Marguerite, il eût fait piaffer et caracoler le superbe
étalon blanc qu'il chevauchait.

Ces manoeuvres furent vaines, et un nuage de dépit passa sur son rude
visage, Ramengo de Casale, un de ces courtisans toujours disposés à
seconder toutes les passions des princes, s'approcha, en s'inclinant
avec un respect adulateur; il s'écria: «Si on veut trouver de la
grandeur dans un homme, de la beauté dans une femme, il faut les
chercher dans la maison des Visconti.»

Luchino, insensible à cette bouffée d'encens, lui répondit, en homme
habitué aux plus basses flatteries: «Soit; mais il paraît que notre nom
commun n'est pas d'un grand prix aux yeux de cette belle; et toujours
est-il que vous tous ensemble vous n'avez pas su embellir nos réunions
de sa présence.

--Je le confesse, répliqua Ramengo. Son humeur est aussi orgueilleuse et
sauvage que sa beauté est pleine d'éclat et de charme; mais plus la
victoire est difficile, plus il y a de gloire à la remporter; et quelle
rigueur ne s'évanouirait devant le soupir d'un prince!»

Le bouffon arriva alors en sautillant; il rit sardoniquement au nez du
flatteur, en fit autant à Luchino, et lui dit en se remuant de manière à
faire tinter toutes ses clochettes; «Ne l'écoute pas, maître. Lèche-toi
les barbes; ce n'est pas là morceau pour les dents.

--Et pourquoi non, misérable?» Ces mots échappèrent au dépit de Luchino.

[Illustration.]

«Parce que non,» répéta le maraud en touchant sa monture; et en un clin
d'oeil il disparut. Cependant Luchino, sourd aux plaisanteries des
courtisans et aux vivat du peuple, avançait toujours avec lenteur, et de
temps en temps se tournait vers la belle Pusterla. Les regards de
Marguerite ne quittaient pas son mari, qui s'avançait en compagnie d'un
page et d'un moine venus à pied à sa rencontre, et s'entretenait avec
eux. Gestes, regards, langage, tout était de feu dans le jeune pape. Le
visage de l'autre, animé d'une gravité douce, révélait une lutte
profonde entre l'emportement des passions et la constance de la volonté;
son front, prompt à se couvrir de rides, ses joues amaigries et
creusées, ses lèvres contractées, tous ses traits étaient empreints du
sceau que l'infortune impose à ses victimes, comme pour leur donner la
consolation de se reconnaître entre elles et de pouvoir s'allier pour la
combattre en commun.

Les regards choquants du prince, et l'affectation qu'il mettait à se
retourner n'échappèrent point à Pusterla. Il n'adressa que ces mots à
ses compagnons, frappés comme lui de ce spectacle: «Vous voyez!

--Je vois, répondit le moine en baissant les yeux et dans l'attitude,
d'un homme habitué aux graves pensées.

--Misérable! s'écria le page; et des étincelles jaillissaient de ses
yeux; ceci comble la mesure! Mais que ne faut-il pas attendre d'un
tyrau? Oh! que Milan ne peut il compter cent hommes animés de ma
résolution! Et vous seigneur Francesco, quand vous résoudrez-vous à
proclamer hautement votre nom, et à finir d'un seul coup le commun
opprobre et l'esclavage de la patrie?»

Du geste et de la voix, Franciscolo Pusterla imposait silence à
Alpinolo, ainsi se nommait le jeune homme, pendant que le frère, avec la
tranquillité habituelle aux personnes qui vivent en elles-mêmes, disait;
«Il ne reste qu'un parti à prendre pour les mécontents: qu'ils se
séparent des méchants, et que, sans s'effrayer de l'oubli de leurs
concitoyens, ils cherchent dans le noble bonheur des affections
domestiques la paix de la conscience et la sécurité de leur honneur.
C'est ce qu'à su faire ton beau-père Uberto Visconti; c'est l'exemple
que tu devrais imiter; tout t'annonce que l'heure en a sonné. Avec le
trésor que lu possèdes en Marguerite, est-il un coin de terre si reculé,
une solitude si abandonnée, dont tu ne puisses faire un paradis
ici-bas?»

La voix du moine s'était animée en parlant ainsi, et le rouge monta à
ses joues. Il sembla s'en apercevoir, et baissant la tête, il fit
silence; mais Franciscolo, peu convaincu par le langage de son ami;
«Oui, Buonvicino, disait-il, la retraite est le songe de mes veilles.
Mais quoi! qu'est-ce qu'un homme lorsqu'il a quitté la scène de la
politique? Combien je paraîtrais dégénéré de mes ancêtres, toujours si
appliqués au gouvernement de leur pays! Tant que le pouvoir fut aux
mains d'Azone, tu sais si j'ai cessé de travailler au bien de la cité;
tu sais avec quels égards pleins de délicatesse j'en usai avec Luchino,
bien qu'il fût en querelle avec son oncle. J'espérais qu'arrivé à son
tour à la souveraineté, il me saurait bon gré de ma conduite, me
compterait parmi ses amis, et qu'ainsi je pourrais le conduire dans la
voie du bien public. On a vu le fruit de ces ménagements. A peine en
possession du trône que nous avons tant contribué à lui assurer,
non-seulement il a oublié nos récents services, mais il nous a fait un
crime des anciens; il nous a tous écartés. Il s'est entouré de gens
nouveaux de race plébéienne, aveugles conseillers insensés flatteurs,
pestes de cour, dont je voudrais être à mille lieues, si l'espoir ne me
tenait encore au coeur de redevenir utile à ma famille et à mes
concitoyens.»

Alpinolo applaudissait à ce langage hardi. Frère Buonvicino, comprenant
que sous le manteau du bien public se cachaient l'ambition et un naturel
qui, habitué à ne trouver de jouissances que dans les orages de la vie,
mettait au même rang le calme et la mort, aurait facilement rétorqué les
spécieux arguments de son ami; mais aurait-il pu réveiller dans son âme
quelque honte virile, capable de le ramener à des idées plus saines?
Accoutumé à voir avec indulgence les faiblesses humaines, pour ne point
être conduit à les mépriser, il suivit Pusterla sans rien dire jusqu'à
la place du Dôme, où ils se séparèrent.

Au lieu où s'élève aujourd'hui le palais royal siégeaient alors les
intendants de l'approvisionnement, et c'est devant leur demeure que se
tenait chaque semaine le marché des habits. L'emplacement occupé
maintenant par le Dôme s'appelait la place aux Harangues, parce que
c'est là que, sous le gouvernement républicain, les citoyens se
réunissaient pour prononcer ou pour entendre les discours qui
intéressaient le bien public. Sur cette place, luttèrent longtemps le
sincère patriotisme du petit nombre et l'ambitieux égoïsme de la
majorité. Là, naquirent les factions qui déchirèrent la patrie, jusqu'à
ce que, rassasiés de tempêtes, les Milanais remissent le pouvoir suprême
aux mains des Forriani, puis des Visconti. Nous avons dit que
l'archevêque Ottone fut le premier seigneur de cette famille. Mateo le
Grand son fils Galéas ensuite, et cet Axone dont nous avons eu plusieurs
fois occasion de parler, furent ses successeurs. Ce dernier, attentif à
déguiser la servitude, avait soigneusement pourvu à l'embellissement des
édifices de la cité; le palais dans lequel Luchino entrait en ce moment
comme dans sa royale demeure avait surtout été orné avec un goût
merveilleux. C'était une tour à plusieurs étages, avec chambres, salles,
corridors, bains et jardins. De nombreux appartements à doubles fenêtres
s'étendaient au rez-de-chaussée, avec riches portières, profusion d'or
et de telles richesses que c'était éblouissant à voir. On y remarquait
une vaste volière en fil de fer, où voltigeaient des oiseaux de toutes
les espèces. Il n'y manquait pas même une ménagerie d'ours, de babouins
et d'autres bêtes sauvages, parmi lesquelles ou comptait une autruche et
un lion. Je dois aussi parler des peintures dont chaque suite était
ornée; d'un petit lac dans lequel quatre lions vomissaient un flot
continu, et qui représentait le port de Carthage rempli de vaisseaux
armés pour la guerre punique; enfin de la chapelle enrichie d'ornements
de la valeur de vingt mille florins d'or et de reliques précieuses.

[Illustration.]

Ce fut dans cette magnifique demeure qu'entra le cortège ducal. Le beau
jeune homme, à la barbe longue, aux cheveux tombant en flots bouclés sur
ses épaules, splendide dans ses habits, et comme ombragé par les plumes
ondoyantes qui se penchaient tout autour de sa toque, sauta lestement de
cheval et présenta la main à la comtesse Isabelle pour l'aider à
descendre de son palefroi. C'était Galéas Visconti. Il monta les degrés
en chuchotant des galanteries à l'oreille de sa tante, pendant que tout
le cortège les suivait.

On arriva à la salle dite de la Vaine-Gloire, si splendide que ce n'est
qu'un long cri d'admiration chez tous les historiens qui la décrivent.
Là, pendant que le bouffon faisait de respectueuses salutations à
Hector, à Hercule, à Azone et aux autres images de héros qui décoraient
les murailles, la foule se forma en groupes et en cercles divers pour se
livrer à cette conversation riche de paroles et vide de sentiments et
d'idées, qui fait le délassement des assemblées polies. On discourait de
la cour des Gonzague; les uns la louaient, d'autres en faisaient la
critique. La _Maestria_ et les beaux coups de nos joueurs occupaient
aussi l'assemblée; et quoique leur coeur dût conserver le vivant
souvenir d'une liberté récente, ils s'enorgueillissaient d'un
compliment, d'un sourire du prince. Celui-ci recevait particulièrement
les hommages des envoyés des petites cours lombardes, et l'ambassadeur
de Mantoue exaltait avec chaleur la bravoure et la courtoisie de Bruzio
et de Franciscolo Pusterla.

[Illustration.]

Cette dernière louange dut paraître bien malhabile aux courtisans
consommés, qui savaient combien peu ce dernier était dans les bonnes
grâces de Luchino. Mais quelle fut leur surprise, lorsqu'ils virent le
prince, à ce discours se tourner vers Pusterla, et lui adressant la
parole avec plus de grâce qu'il n'en avait jamais montré aux plus
favorisés, lui rejeter les éloges du Mantouan et ceux qu'Azone avait
coutume de lui donner. Il s'insinua adroitement dans bon esprit par le
genre de louanges auquel on résiste le moins, celles, qu'on rapporte
comme sortant de la bouche d'un tiers, et il s'entretint avec lui comme
avec un cavalier pour lequel il professait une haute estime. Lorsqu'il
eut, avec un art brillant, caressé les passions de Pusterla, il ajouta
du ton de la confidence; «Franciscolo, je n'ai point oublié, soyez-en
sur, l'amitié qui nous unissait dans la vie privé; je n'attendais que
l'occasion pour vous donner des preuves de ma bienveillance. Cette
occasion se présente aujourd'hui. Mastino Scaliger, impuissant à
supporter mon inimitié, implore une réconciliation. A qui pourrais-je
mieux confier une affaire si délicate qu'à vous, qui êtes aussi habile
dans le conseil que sur le champ de bataille, agréable à Mastino, et
tout à fait capable de soutenir l'honneur milanais devant l'étranger.
Avant la fin du mois, vous voudrez donc bien vous rendre à Vérone avec
vos lettres de créance, qui vous seront remises sur les ordres que nous
avons déjà donnés.»

Pusterla haïssait beaucoup moins le tyran dans Luchino que le prince qui
le laissait dans l'oubli, le réduisait à un repos sans influence et sans
gloire, et dont il s'affligeait comme d'une honte. Au premier signe de
faveur, dès qu'il se vit un objet d'envie pour les courtisans qui
l'avaient méprisé, sa haine disparut comme l'éclair; il oublia les
outrages reçus; il oublia ses projets de solitude et de retraite; il
oublia jusqu'au soupçon jaloux qu'avaient fait naître en lui les
téméraires regards adressés par Luchino à Marguerite. Il ne se douta pas
un instant que cette mission n'était qu'un piège pour l'éloigner et
consommer son déshonneur. Et il remercia le prince, et il accepta avec
reconnaissance, tant est grossier le voile que l'ambition étend sur nos
yeux.

Tout fier et tout joyeux, il revint à son palais, où ses amis
s'étaient réunis pour fêter son retour triomphant. Il embrassa froidement
Marguerite, qui accourait à sa rencontre avec son jeune fils; et
s'écriant: «Une bonne nouvelle!» il raconta la mission dont le prince
venait de l'investir. Quelques-uns le félicitèrent. Alpinolo, que nous
connaissons déjà, secoua la tête, et dit: «D'une vipère, que peut-il
sortir que du venin!»

[Illustration.]

Marguerite pâlit, et d'un geste éloquent lui montrant leur Venturino; «A
peine es-tu de retour, dit-elle à son mari, et déjà tu veux nous
abandonner. Quel toit est donc plus cher que le toit paternel? Quelle
société plus douce que celle de la famille? Quelle mission plus
honorable que celle de faire le bonheur de ceux qui nous aiment.»

Franciscolo lui pressait tendrement la main, prenait l'enfant dans ses
bras, et paraissait attendri. Mais bientôt la soif des honneurs et
l'habitude de chercher le bonheur au dehors du foyer domestique
étouffèrent le mouvement instinctif de la nature. Lorsqu'il porta la
nouvelle de son ambassade au couvent de Brera, le moine essaya par tous
les moyens de le dissuader d'une résolution si funeste. L'aspect
solitaire et religieux de la cellule qu'il habitait s'accordait
merveilleusement avec les raisons austères qu'il donnait à Pusterla pour
l'enlever aux emplois politiques, alors qu'ils ne s'accordaient plus
avec l'honneur ni avec le sentiment d'un noble devoir.

Enfin, lorsqu'il vit que son ami restait sourd à toutes ses instances,
comme pour lui rappeler ses remarques de la veille et frapper le coup
qui lui semblait devoir être le plus sensible: «Et Marguerite?» lui
dit-il.

Pusterla resta un moment pensif; puis, relevant la tête avec
l'obstination d'un homme décidé à avoir raison, il répondit: «Marguerite
est un ange.»

Buonvicino le sentait, et il sentait aussi par là combien il était
imprudent de l'abandonner. Toutefois il n'osa pas insister sur ce point,
de peur de compromettre la félicité domestique de Franciscolo.

Quel était donc ce moine qui prenait un si tendre intérêt au sort des
Pusterla?



Bulletin bibliographique.

_Essai sur les Légendes pieuses du Moyen-Age,_ ou Examen de ce qu'elles
renferment de merveilleux, d'après les connaissances que fournissent de
nos jours l'archéologie, la théologie, la philosophie et la physiologie
médicale; par E.-L. ALFRED MAURY, membre de la Société des Antiquaires
de France, de la Société Asiatique de Paris, etc. 1 vol. in-8. Paris,
1843. _Lagrange_.

Occupé depuis longtemps à rassembler les matériaux d'un grand travail
sur la symbolique chrétienne, M. Alfred Maury eut fréquemment occasion
de consulter les martyrologes et les légendes des saints. En les
compulsant, il fut frappé à la fois de l'importance des renseignements
de tout genre qui s'y trouvent consignés et du déplorable mélange qui
s'y est opéré entre le vrai et le faux, entre des récits offrant tous
les caractères désirables d'authenticité et de certitude et des fables
absurdes, des contes incroyables, dont la moralité blesse souvent les
sentiments les plus simples de justice et d'humanité. Il regretta
vivement alors qu'il n'existât pas d'ouvrage ou fussent poses les
principes d'un système de critique applicable à la majeure partie de ces
légendes, et qui permit de discerner la vérité du mensonge, en éclairant
ce chaos obscur, où il apercevait la possibilité de l'ordre et de la
régularité. Aussi conçut-il l'idée de tenter lui-même ce qui n'avait pas
encore reçu d'exécution, et chercha-t-il, par une comparaison longue et
attentive une foule de vies de saints, à découvrir les bases de cette
critique nécessaire. Tel est le résultat du travail qu'il vient de
publier sous ce titre: Essai sur les Légendes pieuses du _Moyen-Age_.

Quelle méthode M. Alfred Maury a-t-il donc employée pour essayer
d'atteindre ce but? Il a pensé qu'il devait avant tout s'efforcer de
démêler, dans tous les faits soumis à son examen, l'idée qui paraissait
avoir présidé à leur rédaction. Ces différentes idées ainsi obtenues,
dit-il dans sa préface, je les ai classées entre elles de manière à les
rapporter au moins grand nombre de chefs possible, et ces divisions
générales, une fois formulées, m'ont fourni des principes élémentaires
que j'ai pris pour base de ma critique. Ce sont ces principes
élémentaires que cet essai est destiné à exposer. Ils se réduisent au
fond à trois, lesquels ont encore entre eux une fort grande parente, et
s'en confondent même en certains points.--On pourrait les énoncer ainsi:

«1º Assimilation de la vie du saint à celle de Jésus-Christ;

«2 Confusion du sens littéral et figuré, entente à la lettre des figures
du langage;

«3º Oubli de la signification des symboles figurés, et explication de
ces représentations par des récits au loisir ou des faits altérés.

Les trois premières parties de cet oeuvre sont consacrées au
développement de ces trois principes. M. Alfred Maury ne se contente pas
d'émettre des opinions plus ou moins contestables; tout ce qu'il avance,
il le prouve à l'aide de nombreux exemples qui dénotent une érudition
aussi profonde que variée. D'ingénieux rapprochements démontrent jusqu'à
l'évidence aux plus incrédules quelle large place la fable a occupée
dans la rédaction des légendes. Il ne suffit pas, en effet, au véritable
critique de traiter un fait de faux et de controuvé, il lui faut encore
remonter à l'origine de la confection du mensonge, en découvrir, autant
que possible, les motifs.

Dans la quatrième partie, M. Alfred Maury passe en revue les garanties
d'authenticité qui nous sont offertes par ces légendes. Il montre quelle
distance énorme nous sépare, par la manière d'envisager les causes, de
l'époque où une foule de faits incroyables étaient accumulés dans
d'épais in-folio, destinés à nourrir la piété et la superstition du
vulgaire. Il fait, selon ses propres expressions, «tomber les
témoignages qui garantissaient l'exactitude de ces récits merveilleux,
avec la poussière qui recouvre aujourd'hui ces fatras, où se cachent
pourtant parfois des circonstances intéressantes et des détails
véridiques.»

La conclusion de cet ouvrage nous ramène naturellement à l'introduction,
dans laquelle M. Alfred Maury, tout en en analysant la marche, détermine
la loi de la longue lutte de la raison et de la loi, de la science et de
la théologie. Il y a dix-huit cents ans, l'Évangile disait au monde:
«Heureux ceux qui croient sans avoir vu!» Il y a dix-huit cents ans,
saint Paul écrivait aux Corinthiens: «Je détruirai la sagesse des sages,
et je rejetterai la science des savants. Que sont devenus les sages? que
sont devenus ces esprits curieux des sciences de ce siècle? Dieu
n'a-t-il pas convaincu de folie la sagesse de ce monde?» Frappé de ces
paroles, M. Alfred Maury en a vainement cherché l'accomplissement autour
de lui, dans ce monde formé par le christianisme et qui n'a pas cessé de
vivre en lui et par lui. «Vainement il a cherché un pays de la terre
fidèle aux premiers enseignements de la foi; loin de là, il a trouvé la
science partout en honneur, partout respectée, protégée par l'opinion
publique, commandant aux nations ou donnant aux gouvernants leur plus
ferme appui. La science, c'est-à-dire la raison, qui en est le fond et
l'essence, est devenue, au contraire, comme un des plus nobles attributs
de la divinité; elle sert à interpréter la foi et à pénétrer les
mystères de la création; elle n'est donc pas détruite cette science,
puisqu'elle trône au milieu des sociétés, qu'elle marche la compagne
indispensable de toute doctrine, de toute croyance qui veut rencontrer
de la conviction dans les esprits? On dispute sans doute encore sur ses
conséquences, même sur quelques-uns de ses principes, mais chacun
convient de sa supériorité. C'est en son nom que tout se fait, que tout
s'édifie; elle est devenue la clef des intelligences, le levier de
l'esprit humain. Quel singulier changement s'est-il donc accompli
pendant ces dix-huit siècles, pour qu'il y ait entre la première voix
qui s'éleva jadis et celles qui se font entendre à cette heure une si
immense discordance? Quoi! le christianisme n'a pas cessé d'enseigner,
et voila que le couronnement de cet enseignement est la raison et la
science, tandis que, la première pierre avait été l'ignorance et la
simplicité du coeur!» Après l'avoir exposée en ces termes, M. Alfred
Maury se demande d'où vient une semblable opposition; il l'explique, il
la justifie. Il nous fait assister à tous les progrès successifs et au
triomphe définitif de la raison sur la foi simple et ignorante des
premiers âges, et il reconnaît que cette victoire a été suivie d'excès
déplorables; mais il prédit les conséquences heureuses et durables que,
dans son opinion, elle doit avoir pour l'humanité.

Cet ouvrage n'est pas sans défauts, mais il se produit dans le monde
savant et littéraire avec une modestie si franche que nous ne pouvons
pas lui reprocher d'être parfois un peu obscur, incomplet et écrit d'un
style trop négligé; il possède d'ailleurs de nombreuses et rares
qualités. Le choix du sujet qu'il a traité, l'indépendance de ses
opinions, son érudition et son bon sens assurent dès à présent à M.
Alfred Maury une place distinguée parmi les critiques savants de son
époque, et lui permettent d'avoir désormais «la prétention d'écrire un
traité complet sur une matière entièrement neuve.»

_Oeuvres choisies de Napoléon_. 1 vol. in-18 de 500 pages, avec un
portrait.--Paris, 1843. _Belin-Leprieur_. 3 fr. 50 c.

Les _Oeuvres choisies de Napoléon_, que vent de réimprimer en un joli
volume in-18 l'éditeur de la Bibliothèque variée, ne renferment pas les
précieux manuscrits retrouves à Lyon par M. Libri, et dont
l'_Illustration_ a déjà publié la partie la plus curieuse, les _Lettres
sur l'Histoire de la Corse._ Divisées en cinq parties, la campagne
d'Italie, l'expédition d'Égypte, le consulat, l'empire et les
cent-jours, elles se composent seulement de tout ce que Napoléon a écrit
de plus intéressant depuis son arrivée à l'armée d'Italie, en 1796,
jusqu'à sa seconde abdication en 1815. Ce sont ses le lettres au
directoire, à Carnot, à Joséphine, à Marie-Louise, aux souverains et aux
généraux des États avec lesquels la France était en guerre, ses
proclamations à ses armées ou au peuple français, ses ordres du jour,
ses bulletins, ses discours, ses messages au sénat et au corps
législatif, ses allocutions à sa garde, et enfin son acte d'abdication,
et, après la bataille de Waterloo, sa noble lettre au prince régent
d'Angleterre; en un mot, c'est l'histoire de tous les grands événements
de sa vie, racontés par lui-même.

L'Empereur Napoléon, dit M. Auguste Pujol, dans une courte mais élégante
introduction mise en tête du ce recueil, n'était pas seulement un grand
capitaine, un grand politique, un grand administrateur, il était encore
un grand écrivain. Nul n'a plus que lui étonné les hommes, et il les a
étonnés autant par son langage que par ses desseins. De lui plus que de
tout autre, on peut dire ce mot fameux: _le style est l'Homme_. Il écrit
et il parle comme il agit; sa parole est une action qui s'exprime, son
action une parole qui se réalise..

«Les mouvements successifs de sa pensée sont ce qui fait le mieux
connaître cette âme extraordinaire; on l'y suit pas à pas dans son
développement impétueux; on y voit naître, palpiter et grandir la
volonté qui a soumis et soulevé le monde; et il n'y a pas un de ses
mouvements intérieurs qui ne se révèle dans les transformations de son
style.

«Jeune encore, il jette dans des oeuvres hâtives, incorrectes, le
désordre d'idées qui le tourmente, où exhale en invectives passionnées
son exaltation républicaine.. La langue à part qu'il se fait n'est
encore qu'une ébauche. En Italie, il écrit au directoire des lettres
pleines encore de l'inquiétude de sa jeunesse, mais où cette inquiétude
n'est déjà plus que l'ardente préemption du génie... En Égypte, son
esprit se colore fortement des teintes du climat; il prend dans les
formes de sa parole le faste musulman... Consul, il s'attache de
lui-même à régler sa fougue, il porte dans ses écrits l'ordre et le
calme qu'il rétablit dans le pays tout entier... Empereur, sa voix
s'élève aussi haut que sa destinée. Avec les aigles romaines et le
manteau des Césars, il prend le tour bref et fier de l'antique langue
impériale... Quand vient la période des revers, tout s'assombrit et
s'efface à la fois pour lui; il trace d'une main affaiblie le récit de
ses derniers combats, et ne retrouve ses élans accoutumés que pour
ramener au vol l'aigle blessé de l'île d'Elbe à Paris. Vaincu, il
termine sa vie publique par une lettre immortelle.

«Enfin, il a enrichi la littérature Française, déjà si riche, d'un
nouveau genre où il est sans modèle et sans rival, la proclamation; il a
créé une éloquence nouvelle après tant de triomphes oratoires,
l'éloquence militaire. Sous ce rapport il est classique et mérite de
prendre place au premier rang de nos écrivains; il a fait des
proclamations comme Pascal des pensées, Bossuet des oraisons funèbres,
La Fontaine des fables, et Molière des comédies; il est, dans ce genre,
le premier et le dernier.»

_Lucrèce_, tragédie en cinq actes et en vers; par F. PONSARD. 3e
édition. 1 joli vol. in-18.--Paris,1843. _Fuene_, 2 fr.

La belle tragédie de M. Ponsard a eu autant de succès à la lecture qu'à
la scène. Trois éditions, épuisées en moins de quatre ans, prouvent que
la France n'a pas encore perdu, comme on aurait pu le craindre, le goût
des beaux vers, et qu'elle préférera toujours de nobles sentiments
simplement, mais élégamment exprimés, à ces compositions sans nom que
certains écrivains essayaient de lui faire accepter pour des
chefs-d'oeuvre dignes d'être imités.--Heureusement cette
contre-revolution littéraire, engagée au nom de la liberté et du progrès
et soutenue dès son début par quelques jeunes gens enthousiastes, touche
à son terme. La littérature comme en politique, comme en religion,
l'esprit humain peut s'arrêter quelque temps au milieu de sa carrière,
mais il ne rétrograde jamais; si longues que soient ses haltes, tôt ou
tard il reprend sa marche et continue son oeuvre au point où il l'avait
laissée. Malgré ses défauts _Lucrèce_ aura eu la gloire de déterminer la
France à quitter la fausse voie ou elle s'égarait à la suite du chef de
l'école romantique et de ses principaux disciples. A ce titre seul,--et
elle en a beaucoup d'autres,--elle mériterait donc de prendre une place
dans toutes les bibliothèques d'élite; car, quel que soit l'avenir
réservé à M. Ponsard, sa première tragédie restera toujours un des
événements les plus importants de l'histoire du théâtre français au
dix-neuvième siècle. Cependant, que deviendront les Burgraves? combien
d'éditions a eues la fameuse trilogie de M. Victor Hugo?

_Des Chemins de fer et de l'application de la loi du 11 juin 1842_; par
M. le comte Daru, pair de France. 1 vol. in-8. _Mathias_, quai
Malaquais, 15.

S'il est une matière qui doive exciter à un haut degré l'attention des
hommes d'État, des publicistes et des économistes, et appeler leurs
méditations, c'est le système de chemins de fer que la France, pressée
qu'elle est de toutes parts par les exemples des nations voisines, sent
le besoin de créer chez elle. Aussi de nombreuses publications sont
venues attester, depuis dix ans, que les esprits obéissaient à cette
préoccupation; mais, il faut le dire, la plupart des tentatives faites
jusqu'à présent étaient restées à l'état de théories, ou avaient donné
lieu à des avortements successifs. La loi du 11 juin 1842, qui décréta
le grand réseau des chemins de fer, est le premier pas régulier qu'on
ait fait dans la voie de la réalisation; mais cette loi elle-même n'est
qu'un instrument qui peut se briser dans des mains inhabiles, qui peut,
comme, l'a dit M. Dufaure, faire beaucoup de bien ou beaucoup de mal,
suivant la manière dont il sera employé.

Les esprits sages doivent donc chercher le meilleur mode d'application
de cette loi; car, remarquons-le bien, la solution donnée à toutes les
questions qui avaient si passionnément animé les controverses
antérieures n'est qu'apparente: dépouillez la loi, et vous retrouverez
en présence l'État et les compagnies. L'État a un peu avance, les
compagnies ont un peu reculé; mais, en définitive, en reconnaissant que
l'État ne pouvait exécuter et exploiter, la loi a fait aux compagnies
une belle part et les laisse encore maîtresses du terrain.

L'ouvrage que nous avons sous les yeux et qui est dû à la plume élégante
et facile d'un pair de France de la génération nouvelle, a pour but de
rechercher le meilleur mode d'application de cette lui du 11 juin 1842,
qui, comme nous le disions plus haut, laisse entières les questions des
rapports de l'État avec les compagnies. C'est le premier ouvrage de
longue haleine qui ait été fait sur ce sujet, et, à ce titre, il a
vivement excité l'attention publique.

L'auteur a divisé son livre en quatre parties:

Dans la première partie, il rappelle que le projet présenté par le
gouvernement ne comprenait qu'un petit nombre de lignes, et un mode
uniforme d'intervention des compagnies dans l'oeuvre qui devait être
créée par l'État; mais ce projet ne sortit de la discussion des Chambres
qu'avec l'adjonction d'un grand nombre de lignes; ce qui fit qu'au lieu
d'être une loi d'application immédiate, comme le voulait le
gouvernement, elle ne fut plus qu'une loi de principe, de _classement_.
Quant au mode d'intervention des compagnies, l'amendement de M.
Duvergier de Hauranne donna au gouvernement la faculté d'appeler à son
aide les compagnies, sans rien stipuler sur le système d'intervention
financière du trésor dans les différents cas.

Dans la deuxième partie, l'auteur passe en revue les divers motifs qui
doivent influer sur le classement des lignes de chemins de fer, et il
arrive à cette conclusion: «Que l'intérêt public qui s'attache à la
création des chemins de fer est moins un intérêt commercial et
stratégique qu'un intérêt politique et administratif; que c'est la
circulation des hommes, et, avec les hommes, des idées; que c'est la
circulation des ordres et dépêches du gouvernement qui constitue le but
essentiel et l'objet fondamental des chemins de fer.» Tout en accordant
à l'auteur que les chemins de fer serviront surtout les intérêts
politiques et administratifs, nous ne partageons pas sa manière de voir
sur le rôle de ces voies de communication, au point de vue stratégique
et commercial. Sans doute le transport des troupes et surtout de
l'artillerie et de la cavalerie exigera un matériel énorme et souvent
peu en rapport avec l'exploitation habituelle du chemin; mais n'est-ce
donc rien que de gagner quinze jours sur une marche de 300 lieues?
D'ailleurs ne doit-on pas, sous peine d'être vaincu, opposer à l'ennemi
des moyens analogues à ceux qu'il emploie? et si les peuples voisins
trouvent dans leurs chemins de fer un mode de concentration rapide de
leurs troupes, ne serait-ce pas abandonner l'intérêt stratégique que de
ne pas nous créer un système aussi perfectionné que le leur? Quant au
transit, si faible qu'il soit, c'est une branche de relations
internationales qu'il serait d'une mauvaise politique d'abandonner, et
que d'ailleurs il est possible d'augmenter, nous en avons la conviction,
dans d'assez fortes proportions.

La troisième partie de l'ouvrage que nous analysons est consacrée à
l'examen du mode d'exécution. L'auteur, après avoir rappelé les systèmes
exclusifs qui ont été tour à tour préconisés et vaincus, et les avoir
compares à ceux auxquels les différents États, tant d'Europe que des
États-Unis, ont dû la création des chemins de fer, arrive à cette
conclusion, que l'esprit d'association n'existe pas encore en France.

Cette conclusion n'est malheureusement que trop juste: l'esprit
d'association n'est pas encore né en France; la centralisation
administrative et la modicité des fortunes, telles sont les deux causes
auxquelles ou doit attribuer ce fâcheux état des esprits; de là à
l'intervention financière de l'État dans les grands travaux publics, la
conséquence est naturelle. Cette intervention financière ne peut revêtir
que trois formes: la garantie du _minimum_ d'intérêt, le prêt, la
subvention. L'auteur ne cache pas sa prédilection marquée pour la
première de ces formes; cependant il ne la demande qu'en faveur des
lignes qui doivent être fructueuses pour les compagnies, et on conçoit
que dans ce cas l'État n'a jamais rien à craindre et donne une garantie
morale qui ne doit grever en rien le Trésor. «La subvention doit,
dit-il, être réservée aux lignes qui ne sont pas par elles-mêmes assez
productives, et le prêt pour les compagnies déjà existantes et qui sont
menacées d'une ruine prochaine. Ces trois modes d'intervention avaient
déjà été mis en pratique par le gouvernement avant le vote de la loi du
11 juin. Maintenant l'intervention est différente: elle consiste à
construire le chemin et à le livrer à une compagnie qui exploite sous
certaines conditions.»

Dans la quatrième partie, M. le comte Daru traite réellement et
exclusivement de l'application de la loi du 11 juin, et il arrive à
conclure que l'État doit chercher à traiter avec des compagnies pour
l'exécution des chemins de fer, thèse qu'il a si bien soutenue ces jours
derniers à propos du chemin d'Avignon à Marseille; mais que si les
compagnies ne se présentent pas, l'État doit marcher en avant et ne plus
se borner aux travaux du chemin, mais aborder les fournitures de rails
et de machines.

En résumé, l'ouvrage de M. le comte Paru est un traité à peu près
complet, à un certain point de vue, de l'immense question des chemins de
fer; son auteur l'a envisagée avec courage, et n'a dissimulé ni les
inconvénients ni les avantages de la loi qui, selon lui, doit donner, si
elle est bien comprise, un grand essor à l'esprit industriel en France.

_Encyclopédie nouvelle_, ou Dictionnaire philosophique, scientifique,
littéraire et industriel, offrant le tableau des connaissances humaines
au dix-neuvième siècle; par une société de savants et de littérateurs;
publiée sous la direction de MM. PIERRE LEROUX ET JEAN REYNAUD, 41e
livraison mensuelle.--Paris, 1842. _Gosselin_. 2 fr.

La 41e livraison de l'_Encyclopédie nouvelle_, qui vient de paraître,
contient la fin du tome IV et le commencement du tome V (le tome VIII et
dernier est déjà complet). On y remarque, comme dans toutes les autres
livraisons, plusieurs articles du plus haut intérêt et signés par des
noms illustres: _Encyclopédie_, _Épicerie_, de M. Jean Raynaud;
_Épopée_, de M. Edgar Quinet; _Érasme_, de M. Fortout; _Descartes_, de
M. Renouvier: _Épiscopat_, de M, Haureau; _Épargne_, de M. Fabas;
_Engrais_, de M. Cazeaux; _Ennius_, de M. Joguet; _Épicurisme_, de M.
Mongin. Cette grande et utile publication, qui marche rapidement à sa
fin, obtient tout le succès qu'elle mérite. Nous lui consacrerons
plusieurs colonnes de l'un de nos prochains bulletins; aujourd'hui nous
ne faisons qu'annoncer la mise en vente de sa 41e livraison, en
apprenant à ceux de nos lecteurs qui l'ignoreraient, que les 8528
colonnes de ses 40 premières livraisons, qu'ils peuvent se procurer au
prix de 82 francs, contiennent la matière de 82 volumes in-8.



Modes.--Vieux bijoux.

Aujourd'hui la mode des vieilles choses s'applique à tout: il faut en
excepter les femmes, qui doivent paraître toujours jeunes, malgré leurs
atours à la vieille et au milieu de leurs appartements gothiques.

Les vieux bijoux ont été quelque temps oubliés, mais enfin leur tour est
venu, et maintenant ils sont un complément indispensable de toilette, de
même qu'un éventail peint d'après Boucher ou Watteau.

Il est vrai de dire que nos bijoutiers ont tiré très-grand parti, pour
la coquetterie moderne, des malachites, des grenats, et surtout des
émaux.

Ainsi, pour attacher les guimpes un les fichus, on porte beaucoup
d'épingles fond émail bleu, entourées du petites perles on de brillants;
au milieu est une fleur en pierres pareilles à l'entourage;--puis des
bagues qui forment cachet, ou qui portent en relief des chiffres formés
de diamants ou de perles;--des bracelets qui, en se détachant,
deviennent échelles de corsage;--des épingles ou coulants pour
bracelets, et des boucles de ceintures.

Un noeud en malachite et grenat remplace la broche, qui ne se porte
presque plus.

[Illustration.]

La châtelaine, style Louis XV, que nous reproduisons est encore en
vogue: elle sert à suspendre à la ceinture, montre, flacon, clef du
coffre à bijoux, etc.

[Illustration.]

Cette épingle est du temps de Louis XIII: elle est ornée d'émaux, de
pierres taillées à facettes et en cabochon; les pendeloques sont en
grosses perles.

[Illustration.]

Et cette bague Pompadour, que le noeud qu'elle représente avait fait
surnommer un attachement, ne nous rappelle-t-elle pas les charmantes
coquetteries de nos aïeules? La mode des vieilleries a eu ses
exagérations, mais celle-ci est vraiment charmante d'originalité.

On est revenu aussi au goût des vraies belles choses pour ameublement.
Ainsi, plus de ces vieux meubles qui n'avaient dans les premiers temps
que le prestige de la mode pour protéger leur caducité; plus de
tapisseries fanées, de porcelaines cassées: tout cela a été remplacé par
des meubles de Boule aux incrustations délicates et par des tapisseries
modernes faites sur les anciens dessins.

De belles porcelaines de Sèvres, des groupes en vieux saxe, des
figurines coquettes et mignardes, garnissent les étagères. Les bronzes
les plus riches, les candélabres antiques, les coupes de Benvenuto,
enfin des chefs-d'oeuvre qui seraient admirés dans le cabinet d'un
antiquaire, ornent maintenant la demeure de l'artiste, de l'homme de
goût et de la femme à la mode.



[Illustration: Amusement des sciences.]

SOLUTION DES QUESTIONS PROPOSÉES DANS L'AVANT-DERNIER NUMÉRO.

I. Pesez la bille d'ivoire dans l'air en la plaçant sur l'un des bassins
d'une balance. Fixez-la ensuite, à l'aide d'un fil ou d'un crin et d'un
peu de cire, au-dessous de ce bassin, et pesez-la entièrement plongée
dans l'eau. Prenez les 21/11 de la différence entre les deux poids, et
extrayez la racine cubique du résultat réduit en décimales. Vous aurez
en décimètres et fractions de décimètre la longueur du diamètre cherché,
si vos poids ont été rapportés au kilogramme pris pour unité.

Supposons, par exemple, que la bille pèse 307 grammes dans l'air, et,
qu'en la plongeant dans l'eau, elle ne pèse plus que 55 grammes. La
différence entre 307 et 55 est 252 grammes, dont les 21/11 donnent 572
grammes. Cette différence, considérée comme fraction du kilogramme,
s'écrit ainsi: 0,572. Extrayez-en la racine cubique, c'est-à-dire
cherchez le nombre qui, multiplié deux fois de suite par lui-même, donne
pour produit 0,572, vous trouverez 0,85. Vous en conclurez que le
diamètre de la bille est de 85 millimètres.

Si l'on trouve trop incommode, pour peser la bille dans l'eau, de
l'attacher au bassin de la balance, ou pourra procéder autrement. On
commencera par la peser dans l'air en même temps qu'un flacon ou un vase
bien rempli d'eau. Puis on la plongera dans ce vase, ce qui déterminera
la sortie d'un certain volume d'eau égal à celui de la bille, et on
pèsera le tout dans ce nouvel état. On fera sur la différence des deux
pesées les mêmes opérations que ci-dessus.

Ainsi le flacon plein et la bille pesant ensemble 607 grammes, lorsque
la bille aura été plongée dans le flacon et aura fait sortir une
certaine quantité d'eau, le tout ne pèsera plus que 355 grammes. La
différence entre 607 et 355 est 252 grammes, comme ci-dessus.

II. Il y a une infinité de procédés pour résoudre cette question. En
voici un choisi parmi les plus simples.

Dites à la personne qui a pensé le nombre de le tripler, et ensuite de
prendre la moitié exacte de ce triple, s'il est pair, ou la plus grande
moitié, si la division ne peut pas se faire exactement. Vous ferez
encore tripler cette moitié, et vous demanderez combien de fois le
nombre 9 s'y trouve compris. Le nombre pensé sera le double, si la
division par la moitié a pu se faire; mais, si le triple du nombre pensé
était impair, il faudra ajouter l'unité. Ainsi, soit 5, le nombre à
deviner; son triple est 15, dont la plus grande moitié est 8; le triple
de 8 est 24 où 9 se trouve deux fois. Le nombre pensé est donc le double
de 2 ou 4 augmenté de 1.


NOUVELLES QUESTIONS A RÉSOUDRE.

I. Donner une méthode générale pour deviner le nombre que quelqu'un aura
pensé.

II. Deviner combien il y a de points dans la carte que quelqu'un aura
tirée d'un jeu de cartes.



[Illustration:]

Observations Météorologiques
FAITES A L'OBSERVATOIRE DE PARIS. 1843.--JUILLET.

[Illustration: Tableau complexe reproduit sous forme d'illustration.]



Rébus

EXPLICATION DU DERNIER RÉBUS.
Un homme en eau entre deux airs.

[Illustration: Nouveau rébus.]





*** End of this LibraryBlog Digital Book "L'Illustration, No. 0023, 5 Août 1843" ***

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