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Title: L'Illustration, No. 0029, 16 Septembre 1843
Author: Various
Language: French
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L'Illustration, No. 0029, 16 Septembre 1843

L'ILLUSTRATION

JOURNAL UNIVERSEL.

        Nº 29. Vol. II.-SAMEDI 16 SEPTEMBRE 1843.
        Bureaux, rue de Seine, 33.

Ab. pour Paris.--3 mois, 8 fr.--6 mois. 16 fr.--Un an, 30 fr.
Prix de chaque Nº, 75 c.--La collection mensuelle br. 1 fr. 75.

Ab. pour les Dép..--3 mois, 9 fr.--6 mois. 17 fr.--Un an, 33 fr.
pour l'Étranger. 10 20 40


SOMMAIRE

Inauguration de la Statue du roi René, à Angers: _Statue du roi René,
par M. David (d'Angers)_: de la Statue de l'abbé de l'Épée, à
Versailles: _Statue de l'abbé de L'Épée, par M. Michaud._--Courrier de
Paris.--Ouverture de la Chasse. _Frontispice; le Départ pour la Chasse;
le Chasseur au canon; le Chasseur dévastateur; le Chasseur fashionable;
Députation du Gibier à la Chambre de Pairs; le Marchand de Chiens; le
Chasseur parisien; le Feu de peloton; le dernier lièvre européen; 8
dessins de Grandville, 1 dessin de Cham, etc._--Visite de la reine
d'Angleterre au roi Louis-Philippe (Suite). _Vue du château d'Eu; Canot
du roi; Débarquement de la reine Victoria; Louis-Philippe présente la
reine d'Angleterre à la reine des Français; Voiture du roi; Départ de la
reine d'Angleterre du Tréport; Embarquement de la reine Victoria et du
prince Albert; le Yacht Victoria-and-Albert; Canot de la reine
d'Angleterre; Dessins de Morel-Fatin. Loeillot, etc._, --Petits Poèmes.
La Pensée; le Jour de Naissance; un Siècle; la Comète.--Margherita
Pusterla. Chapitre VII, la Noyée, _14 Gravures_.--Annonces.--Modes.
--_Bracelets Victoria_.--Moeurs algériennes. _1 Gravure_.--Rébus.



Inauguration de la statue du roi René.

A ANGERS

[Illustration: Statue du roi René, par M. David d'Angers.]

Il y a une douzaine d'années, plusieurs savants, qui n'avaient rien des
mieux à faire, réalisant une pensée de M. de Humboldt, créèrent les
congrès scientifiques. Ils invitèrent les érudits de toutes les nations
à se réunir, à des époques déterminées, pour traiter simultanément des
questions d'histoire, d'archéologie, de médecine, de physique, de
mathématiques, de littérature et de beaux-arts. Afin de grouper et de
disperser en même temps les lumières, ils convinrent que l'assemblée,
annuellement nomade, se tiendrait à tour de rôle dans les principaux
chefs-lieux. L'institution des congrès, accomplissant pour la onzième
fois ses révolutions périodiques, s'est réunie en 1843 dans la ville
d'Angers, sous la présidence de M. le comte de Las-Cases. Là, après
avoir discuté bon nombre de questions importantes, les membres du
congrès ont honoré de leur présence l'inauguration de la statue du roi
René.

Le roi René, comte d'Anjou et de Provence, comte de Lorraine, roi de
Naples et de Jérusalem _in partibus_, fut, par ses qualités aimables, le
Henri IV du Moyen-Age. Né à Angers en 1408, il commença la vie en
chevalier pour la finir en troubadour, et ses succès dans les arts
purent le consoler de ses revers sur les champs de bataille. Les
malheurs de la guerre l'obligèrent à renoncer successivement à la
Lorraine, qu'il tenait de sa femme Isabelle, et au royaume de Naples,
que la reine Jeanne II lui avait légué. De cet héritage, René ne garda
que le comté de Provence, où il s'installa paisiblement pour rimer,
chanter, peindre, courtiser les dames, instituer des processions, et
oublier autant que possible qu'il avait des États à régir. On ne peut
dire que ce fut un bon prince, car il s'occupait médiocrement
d'administration; mais c'était à coup sur un homme spirituel et
généreux, qui faisait également bien des sirventes, de la peinture et
des dettes; il avait le mérite plus rare encore de payer exactement,
quoique les sommes fussent souvent considérables, et il disait à son
trésorier: «Je ne voudrais, pour rien au monde, avoir déshonneur à la
parole que j'ai donnée.» Insoucieux artiste, il peignait une perdrix
quand on lui annonça la perte du royaume de Naples, et il ne quitta pas
le pinceau. Toujours disposé à écouter des requêtes, à récompenser des
services, à signer des grâces, «La plume des princes, disait-il, ne doit
jamais être paresseuse.»

La ville d'Angers, qui doit élever une statue en bronze au bon roi René,
en a préalablement inauguré le plâtre dans la grande salle de
l'Hôtel-de-Ville. Cette solennité a eu lieu à huis clos, le 7 septembre,
et l'on n'y a convié que les notabilités de Maine-et-Loire et les
honorables membres du congrès. La séance a été ouverte à trois heures et
demie, et presque entièrement remplie par la lecture des commentaires
que M. Quatrebarbes prépare pour une édition nouvelle des _Oeuvres
complètes du roi René_; publication dont le produit sera consacré à
l'érection de la statue de bronze.

Le monument nouveau est de M. David. Le sculpteur, songeant que le roi
René n'appartenait à Angers que par sa naissance et ses premières
années, l'a représenté jeune, vigoureux, le regard fier, une main sur la
garde de son épée, l'autre prête à saisir un casque. Le bon prince est
armé de pied en cap; sur sa poitrine pendent les insignes de l'ordre du
Croissant, qu'il institua à Angers, en 1438, et dont la devise était
_loz en croissant_. A droite de la figure, sur un support, sont les
pinceaux, la palette, et la plume qui écrivit le _Petit Traité de
l'Abusé de Court_, imprimé à Vienne par Pierre Schenck, en 1484. L'écu
armorié du prince est à ses pieds, et derrière lui la lyre dont il
s'accompagnait en chantant le soleil et les femmes d'Occitanie. Le
costume tout entier est d'une rigoureuse exactitude; l'artiste n'a rien
omis de ce qui peut caractériser la vie, l'époque et les travaux du roi
René. La tête, un peu grosse peut-être, est pleine de noblesse; une
tunique ajustée avec art recouvre l'armure. Condamné à emprisonner les
membres dans des plaques de fer, l'artiste s'en est consolé en modelant
admirablement les méplats de la Face, et en ajustant la tunique avec une
élégante légèreté. On retrouve, dans la conception générale de la
statue, le génie inventeur de M. David, qui, contrairement à la plupart
de ses collègues, cherche avant toutes choses une pensée neuve et
originale.



Inauguration de la statue de l'abbé de L'Épée.

A VERSAILLES.

L'inauguration de la statue de l'abbé de L'Épée, remise, plusieurs fois,
a eu lieu enfin le 5 septembre, à Versailles, dans la rue royale, au
centre du marché dit Neuf, bien qu'il y ait un autre marché bâti depuis.

[Illustration: Statue de l'abbé de L'Épée, par Michaud.]

La vie de _Charles-Michel_ DE L'ÉPÉE est trop connue pour que nous ayons
besoin de lui consacrer de longues pages. Né à Versailles, le 24
novembre 1712, il montra dès son jeune âge un grand amour de l'étude,
beaucoup de piété et une conduite irréprochable. Sa vocation le portait
vers l'Église; cependant, pour plaire à ses parents, il commença à
dix-sept ans l'étude du droit. Mais la vie du palais, les discussions du
barreau, n'allaient pas à sa douce et bienveillante nature; il reprit
bientôt ses études théologiques et entra dans les ordres en 1736. Il fut
d'abord nommé curé de Fenges; ni 1738, il reçut le canonicat de Fougy.
Il prêchait depuis quelques années avec succès, lorsque le hasard lui
ouvrit la carrière où il devait s'illustrer. Un prêtre nommé Vanin avait
entrepris l'éducation de deux jeunes filles sourdes-muettes, à l'aide
d'images. Ce prêtre mourut. Les pauvres orphelines furent recommandées à
l'abbé de L'Épée. Il se chargea de continuer l'oeuvre de Vanin; il s'y
attacha. Ce qu'il n'avait fait d'abord que par pitié, il le continua par
goût; il chercha un meilleur moyen d' instruction, l'inspiration vint un
jour. En 1760, il créa sa méthode, il la développa, et appela
successivement un grand nombre de sourds-muets, qu'il initia à une vie
nouvelle.

Quelques tentatives d'instruction des sourds-muets avaient été faites
avant l'abbé de L'Épée, mais aucune n'avait atteint le but. L'une
consistait à leur faire comprendre le sens des paroles par le mouvement
des lèvres et à leur faire articuler des sons; une autre avait pour base
l'alphabet manuel, appelé dactyologie ou dactylologie. Dans cette
méthode, les doigts, par leurs mouvements, représentaient les lettres et
les mots. L'abbé de L'Épée sentit l'insuffisance de ces deux moyens,
ainsi que de la méthode par estampes; il chercha mieux, et trouva sa
méthode des signes combinés, ici, les gestes expriment la pensée plutôt
que les mots; cependant ils sont soumis à des règles grammaticales. Ce
langage par gestes reçut le nom de _mimique_. Il put s'adapter également
à l'instruction des sourds-muets de toutes les nations, car dans toutes
les langues la même pensée s'exprime par le même geste; le geste est une
langue universelle. Quelquefois l'abbé de L'Epée joignait à sa mimique
l'enseignement de vive voix; il réussit même à faire parler quelques
élèves.

Pendant seize ans, l'abbé de L'Épée prodigua à tous les sourds-muets qui
se présentèrent à lui les soins les plus touchants; il n'était pas
seulement leur instituteur, il était leur père et leur ami; il
partageait avec eux tout ce qu'il possédait, et il n'avait que le strict
nécessaire. Cette admirable conduite fut connue enfin, malgré la
modestie de l'abbé de L'Épée. Ses amis le décidèrent à publier sa
méthode et il ouvrir des cours publics. Son livre _de l'institution des
Sourds-Muets par la voie des signes méthodiques_ parut en 1776, et fut
accueilli avec enthousiasme dans toute l'Europe.

L'abbé, de L'Epée occupait alors un appartement rue des Moulins, n° 14.
Un jour, il se préparait à dire la messe à Saint-Roch, lorsqu'un inconnu
demande à remplacer l'enfant qui la servait ordinairement. Après la
messe, l'étranger suivit l'abbé à son école; après la leçon, le visiteur
présenta un petit paquet à l'abbé de L'Epée, elle pria de l'accepter
comme un souvenir de l'admiration qu'il lui avait inspirée. C'était une
magnifique tabatière enrichie de pierreries et ornée du portrait de
l'empereur d'Allemagne Joseph II; l'inconnu était l'empereur lui-même.
Louis XVI et Marie-Antoinette visitèrent plusieurs fois les écoles de
l'abbé de L'Epée et le comblèrent de bienfaits. Les souverains étrangers
envoyèrent près de lui des hommes instruits pour étudier sa méthode et
la propager dans leurs États.

L'abbé de L'Épée avait atteint l'apogée de sa gloire en 1789; il avait
formé des disciples dignes de continuer son oeuvre; il ne lui restait
plus rien à faire sur la terre: sa tâche avait été dignement remplie. Le
25 décembre, il quitta donc cette vie et remonta au sein de Dieu. Il
était âgé de soixante-dix-huit ans. Un foule immense le suivit jusqu'à
la chapelle Saint-Nicolas, où son corps fut placé. L'Assemblée nationale
envoya une députation à son convoi. Dix-huit mois après, le 21 juillet
1791, l'Assemblée constituante décréta que l'abbé de L'Épée serait mis
au nombre des hommes qui ont bien mérité de l'humanité. La postérité,
qui déchire si souvent ces brevets d'immortalité donnés par les
contemporains, a ratifié celui-ci. L'abbé de L'Épée est un des saints du
calendrier des peuples.

La statue inaugurée à Versailles est l'oeuvre de M. Michaud, oeuvre
gratuite. Cet artiste a offert son talent à la commission chargée
d'ériger monument à l'abbé de L'Epée, en refusant toute indemnité. Ce
monument se compose d'un piédestal simple, formé par deux rangs de
degrés en marbre ciselé de Soignies (Hainaut belge); le dé et le socle
sont formés de deux morceaux bouchardés du même marbre, ornés seulement
d'arêtes ciselées. Sur la face nord est cette inscription:

                  L'ABBÉ DE L'ÉPÉE,
        PREMIER INSTITUTEUR DES SOURDS-MUETS.
                  NÉ A VERSAILLES,
                LE XXIV NOV. MDCCXII.

Le piédestal est assis sur une plate-forme encastrée dans un parpaing de
granite de Cherbourg, qui sert d'appui à une grille d'entourage en fer
fondu. La statue a 2m 50 de hauteur; le piédestal, 2m 71. L'abbé de
L'Epée est représenté debout; il vient de découvrir le langage des
gestes intelligents. Ses yeux, dirigés vers le ciel, semblent remercier
Dieu de l'inspiration qu'il vient de recevoir; son geste exprime ce nom:
Dieu!

La cérémonie de l'inauguration a eu lieu à une heure. Elle n'a été digne
ni de l'abbé de L'Épée ni de Versailles. Cette ville, si habituée aux
fêtes royales, eût pu mieux faire pour un de ses grands hommes. Ce
n'était pas une barrière de corde et de grossiers morceaux de bois qu'il
fallait opposer à la foule; ce n'étaient pas quelque gardes nationaux
trop largement espacés, quelques gendarmes; c'était le clergé tout
entier avec l'évêque en tête, c'étaient les autorités militaires
escortées de nombreux détachements de tous les corps de la garnison,
c'étaient les administrations, les membres du parquet, les professeurs
du collège; c'était enfin tout ce que Versailles renferme d'hommes
éclairés, qui eussent dû former cercle autour de la statue de l'homme
illustre, afin de faire voir au peuple qu'on sait, en France, honorer la
vertu.

Le préfet, le maire, le conseil municipal, un assez grand nombre de
sourds-muets, quelques membres de la commission, le sous-intendant
militaire et deux officiers, venus par curiosité, occupaient seuls
l'enceinte réservée; en dehors, la foule était nombreuse. A une heure,
quelques coups de canon, partis de l'Hôtel-de-Ville, annoncèrent le
commencement de la cérémonie. La toile qui couvrait la statue fut
enlevée, et l'image de l'homme de bien fut saluée avec enthousiasme par
la foule.

M. le préfet de Seine-et-Oise prononça alors un discours, comme
président de la commission des souscripteurs, pour offrir à la ville la
statue de l'abbé de L'Epée. M. le maire lut un discours pour accepter,
au nom de la ville, l'offre des souscripteurs et pour les remercier. Les
deux orateurs firent preuve d'une sorte de mérite, qui fut vivement
senti sous des rayons solaires qu'on pouvait estimer à 40 degrés; ils
furent très-courts: à défaut d'intérêt, c'est beaucoup. Un membre de la
commission lut ensuite une notice biographique sur l'abbé de L'Epée, qui
fut applaudie.

Le doyen des professeurs de l'Institut royal de Paris, M. Ferdinand
Berthier, dont le _Mémoire sur les Sourds-Muets avant et depuis l'abbé
de L'Épée_ a été couronné il y a trois ans par la Société des Sciences
morales de Versailles, prononça ensuite un _discours mimique_ sur la
solennité du jour. Il s'adressait à ses frères d'infortune, aux
sourds-muets, qui entouraient la statue de leur père. Il y avait
vraiment quelque chose de sublime, de touchant, dans ces gestes si
animés, si expressifs, si bien compris par les sourds-muets. Les yeux de
ces infortunés, comme ceux de leur maître, resplendissaient
d'intelligence. On y lisait facilement ce qui se passait dans leur âme:
ils suivaient avec une admirable attention la mimique de M. Ferdinand
Berthier; leurs traits mobiles exprimaient tour à tour la joie, la
douleur, l'enthousiasme: on leur parlait de leur père, de celui qui leur
avait donné plus que la vie, de celui qui avait ouvert leur coeur aux
nobles sentiments et leur esprit à la science.

Ce discours, généralement senti, sinon parfaitement compris, a causé une
émotion profonde dans toute l'assemblée. M. Ferdinand Berthier a eu,
après l'abbé de L'Epée, tous les honneurs de la journée.



[Illustration.]

On s'est beaucoup occupé du triste événement qui a jeté la désolation
dans la famille d'un poète célèbre, M. Victor Hugo. Le récit de cette
catastrophe est douloureux et fatal: une jeune femme et son jeune époux,
tous deux distingués par l'esprit et le coeur, tous deux pleins de
bonheur et de tendresse, meurent et disparaissent dans les flots en un
instant, ensemble, par un trépas rapide, sans qu'aucune main secourable
ait eu le temps de les disputer à la mort; un parent d'un âge plus mûr,
compagnon de cette funeste journée, et un jeune enfant, sont engloutis
avec eux.

Sans doute, devant de tels malheurs, toutes les douleurs sont égales. La
pauvre mère obscure, ignorée, qui perd sa fille, son amour, son avenir,
pleure des larmes aussi désolées que les larmes versées par une mère
riche et illustre sur la tombe de son enfant: souvent même les regrets
sont d'autant plus profonds et immenses, que la condition de l'enfant
qui meurt et de la mère qui survit est plus cachée et plus humble.
«C'était tout mon bien!» dirait une simple femme du peuple en embrassant
avec désespoir le cadavre glacé de sa fille.

Il faut reconnaître cependant que l'éclat du nom et la hauteur de la
situation ajoutent quelque chose de particulièrement sinistre à ces
funèbres aventures. Les pauvres et les obscurs semblent faits pour
souffrir et pour porter leur peine; comme ils n'ont guère à prendre
dans le bonheur d'ici-bas, quand le mal leur arrive, on ne s'en étonne
que médiocrement: on dirait que cela leur est dû et vient de soi-même.
Mais quand ils frappent les heureux de ce monde, ceux du moins qui
semblent heureux parce qu'ils ont la richesse, le bruit, la renommée,
ces coups inattendus ont un cruel retentissement, car c'est l'effet de
ces rares fortunes de faire croire au bonheur inaltérable, jusqu'au
moment où quelque catastrophe subite et sans remède vient prouver que
nul n'est assuré d'échapper aux communes douleurs.

Le déplorable évènement s'est accompli sur la Seine, de Villequier à
Caudebec. Un canot gréé de deux voiles auriques ayant été aperçu, vers
midi trois quarts, par le capitaine d'un bâtiment à vapeur; une
demi-heure à peine s'était écoulée, quand le bruit se répandit au rivage
que le canot avait chaviré; on se porta en toute hâte du côté où le
désastre était signalé. Peut-être sauvera-t-on ces malheureux? Mais il
était trop tard: la mort, quand elle s'y met, n'est pas patiente et
n'attend guère; or, la mort avait déjà pris ses victimes et ne rendit
que quatre corps sans vie; on reconnut dans ces infortunés M. Vacquerie
et son jeune fils, puis M. Charles Vacquerie et sa femme, madame Charles
Vacquerie, fille de M. Victor Hugo.

Ils s'étaient confiés à cette onde homicide, tout pleins de sourires et
de gaieté; le ciel était beau, le soleil jouait dans l'azur, la brise
caressait le flot mollement, et les deux jeunes époux s'aimaient de
toute la vivacité d'une union nouvelle.

Quelle joie! Comme il sera doux de glisser sur la surface de ce fleuve
ami, et de réjouir sa vue des beautés de sa rive! Allons! que la voile
se déploie! que le vent l'effleure de son souffle chargé des parfums de
l'air et de la fraîcheur des eaux! Bons, beaux, aimants, aimés, laissez
aller, ô heureux jeunes gens! laissez aller votre tendresse et votre
bonheur au courant de ce flot si limpide. Que craindriez-vous? Est-ce
qu'il y a des tempêtes pour tant de jeunesse et d'avenir? Et puis, au
retour, vous conterez votre voyage, et la jeune femme parlera en riant
de sa grande navigation; et ceux qui écouteront son naïf et gracieux
récit souriront à leur tour, disant que Christophe Colomb et Vasco de
Gama n'ont jamais rien fait de comparable.... Un coup de vent a changé
toute cette joie en douleur, et fini le conte joyeux en tragédie.

Madame Charles Vacquerie était l'aînée des enfants de M. Victor Hugo;
elle s'était mariée, depuis quelques mois seulement, à M. Vacquerie,
jeune homme très-riche, qui avait cherché dans mademoiselle Hugo, non
pas un accroissement de fortune,--les poètes n'ont pas de grosses dots à
donner,--mais d'autres trésors plus précieux, l'élégance de l'esprit, la
bonté du coeur et la grâce du corps que mademoiselle Hugo possédait.

Un raconte qu'un peu avant sa mort funeste, la pauvre jeune femme
écrivait à peu près ceci à quelqu'un de Paris: «Ma chère amie, je suis
ici depuis un mois, mais si heureuse et si doucement entourée de tout ce
qui fait le bonheur, que de temps en temps je me surprends à avoir peur
de mon bonheur même; il me semble que cela est trop doux pour durer
longtemps; puis cependant je me rassure en songeant qu'à cette joie si
grande il manque quelque chose: je n'ai pas ma bonne mère près de moi.»

M. Victor Hugo a dit, en jetant un regard mélancolique sur les trépas
prématurés:

        Ah! combien j'en ai vu mourir de jeunes filles!

Le poète ne savait pas qu'il ajouterait un jour à la liste douloureuse
le nom de sa propre fille, morte à la fleur de l'âge.

Le même jour, on lisait dans les journaux que le jeune comte de Maltzan,
âgé de dix-neuf ans, fils d'un ministre du roi de Prusse, s'était noyé
en se baignant dans la Sprée, tandis que mademoiselle de Lasalle, fille
unique d'un officier d'ordonnance de Sa Majesté Louis-Philippe, venue à
Pau pour assister aux fêtes de l'inauguration de la statue d'Henri IV,
mourait en quelques heures, d'une fièvre rapide. Et que serait-ce donc
si les journaux tenaient compte, un à un, de tous les trépas que chaque
jour amène? Ils ne citent que les morts de bonne maison, ils
n'inscrivent que les tombes qui peuvent exciter la curiosité et attirer
les regards des passants; mais les autres arrivent par centaines, par
milliers!

On meurt de toutes parts, en haut et en bas, à toute heure, à toute
minute, à toute seconde. Il y a toujours, à côté de vous ou près de
vous, quelqu'un qui meurt ou qui va mourir; et ceux qui vivent,
c'est-à-dire nous tous qui avons encore le pied ferme et le teint frais,
nous ne sommes, après tout, comme l'a dit Pope, que des convalescents:
la mort est, en effet, une maladie que les plus dispos portent avec eux
sans qu'ils y songent; cette maladie les prendra au collet aujourd'hui,
demain peut-être, et, à coup sûr, après demain.

Je connais de très-honnêtes gens qui ne veulent pas y croire, et, entre
autres, Hilaire-Charles-Auguste Bonaventure, mon ami intime; Bonaventure
a trente-six ans: c'est un gros garçon insouciant, réjoui, annonçant la
santé par tout son corps et la gaieté par tous ses yeux; sur ses
épaules, sur sa poitrine, sur son allure robuste et résolue, le notaire
le plus nécrophile délivrerait sans objection un certificat de vie
éternelle.

Ou ne dira pas que Bonaventure ne fait pas honneur à sa personne et
qu'il ne se témoigne pas une entière confiance à lui-même; il est
tellement convaincu au contraire de sa force et de sa santé, qu'il
n'imagine pas que les autres soient faits autrement que lui. S'il
rencontre un pauvre diable alité: «Allons donc! s'écrie-t-il, le
gaillard plaisante! ça veut se rendre intéressant! ça s'en fait
accroire!» Un jour, nous descendions ensemble, bras dessus bras dessous,
la rue du Faubourg-Montmartre; un convoi funèbre, qui s'acheminait au
cimetière, vint à passer: Qu'est-ce que cela? me demanda mon
Bonaventure?--Eh! parbleu! lui dis-je, c'est un chrétien qu'on mène en
terre.--Laisse donc, reprit Bonaventure, tu veux rire; est-ce qu'on
meurt? est-ce qu'il y a des morts?» Un autre jour, passant devant un
magasin d'un aspect sombre,--c'était un magasin de deuil:--«A quoi cela
sert-il?» dit mon homme d'un air jovial.

Bonaventure aurait pu m'adresser la même question, à chaque coin de rue;
le magasin de deuil se multiplie, en effet, avec prodigalité par toute
la ville; il n'y a que les chapeliers, les cafés, les restaurateurs, les
marchands de papier peint et les pâtissiers qui pullulent autant que lu.
Ceci contredit singulièrement l'opinion de mon ami Bonaventure, qu'il
n'y a pas de morts et qu'on ne meurt pas; ou bien, à l'entendre, si la
chose arrive, ce n'est que par hasard et pour les maladroits.

Rendons toutefois justice au magasin de deuil: s'il encombre la ville de
plus en plus, s'il étale aux regards ses voiles funèbres et ses étoffes
mortuaires, il fait du moins de son mieux pour adoucir le fond lugubre
de ses fonctions: le magasin de deuil est élégant, coquet, paré;
quelques-uns sont magnifiques; il est impossible de vous offrir d'une
manière plus recherchée et plus galante les moyens de porter le vêtement
de votre douleur et d'habiller votre désespoir.

Le comptoir ordinairement est occupé par des jeunes filles qui
dissimulent, par toutes sortes de sourires et de prévenances, la
tristesse de l'emploi: «Est-ce un grand deuil? est-ce un demi-deuil que
madame désire? Ah! bon, madame a eu le malheur de perdre son mari:
très-bien! j'ai justement là ce qu'il lui faut: une étoffe charmante qui
lui ira à ravir; je conseillerais à madame de prendre cette nuance, cela
fait bien, cela est bien porté!»

Les marchands de deuil sont comme les médecins, comme les employés aux
pompes funèbres, comme le bourreau; ils s'oublient eux-mêmes et vivent
agréablement et le sourire sur les lèvres au milieu des plus grandes
tristesses de ce bas monde. Ce que c'est que l'habitude!

Avouons cependant qu'il y a de singulières industries. Supposez que le
docteur Dumont, et cela pourrait bien arriver avec un alchimiste de sa
force, découvre enfin l'élixir de longue vie; voilà tous les marchands
de deuil ruinés du coup!

Le marchand de deuil se trouve ainsi placé dans une situation bizarre:
comme homme et comme partie intéressée, il désire naturellement que
l'humanité se porte bien et vive le plus longtemps possible; mais comme
marchand, il est obligé de faire des voeux pour la fièvre, la pleurésie,
l'apoplexie et les morts subites.--Le jour où on livre une grande et
sanglante bataille, le marchand de deuil est à la hausse et se frotte
les mains.--«Les affaires vont mal,» s'écrie en causant avec sa femme,
dans son arrière-boutique, un marchand de deuil qui n'a pas eu de morts
depuis huit jours parmi ses clients.--Annonce-t-on une peste: «Ça va
bien.» dit-il.

N'avais-je pas raison de dire: Quel singulier commerce!

Sortons de cette nécropole et parlons un peu des vivants.

Le château d'Eu est silencieux maintenant, et le flot, en se refermant
derrière le yacht qui reconduisait dans son île S. M. britannique, a
effacé jusqu'à la dernière trace de l'événement et de l'entrevue.
Shakspeare a dit: «Beaucoup de bruit pour rien!» Un fait qui excitera
sans contredit plus de sensation au faubourg Saint-Antoine, au Marais et
au boulevard du Temple, que le débarquement de S. M. la reine Victoria
au Tréport, c'est la nomination de M. Marty aux fonctions de maire de
Charenton. Je n'ai pas besoin de rappeler ce que c'est que M. Marty; qui
a oublié M. Marty? Son nom vit dans la mémoire de tous les coeurs
sensibles; son souvenir est présent à tous les amis du malheur et de la
vertu; pendant trente-cinq ans, M. Marty a rempli dans les mélodrames du
théâtre de la Gaieté l'emploi d'honnête homme, et il faut dire que ce
n'était pas une comédie qu'il jouait: M. Marty était naturellement, et
il est encore le meilleur homme du monde.

M. Guilbert de Pixérécourt, l'Alexandre Dumas de ce temps-là, brillait
alors de tout l'éclat de son succès; on ne frémissait, on ne pleurait
que par M. de Pixérécourt: _Tèkéli, la Citerne, les Ruines de Babylone,
le Chien de Montargis_, et tant d'autres chefs-d'oeuvre de la même
trempe, faisaient l'admiration universelle. M. Marty ne manquait pas d'y
remplir son rôle; il n'y avait de fête complète et de succès solide
qu'autant que M. Marty s'en était mêlé.

Une fois cependant, Guibert de Pixérécourt le pressa si fort qu'il se
décida à jouer le personnage du _traître_. Le parterre était stupéfait
et disait: «Est-il possible? Est-ce bien lui?» M. Marty lui-même
semblait embarrassé de sa scélératesse de hasard; on voyait qu'il
n'était pas fait pour cela; il n'en dormit pas de la nuit, et ne voulut
plus recommencer le lendemain.--Quand il reparut avec son auréole
d'homme vertueux, ce fut un tonnerre d'applaudissements; on lui jeta des
couronnes comme à un saint que le démon aurait voulu tenter et qui
aurait envoyé promener le tentateur.

Depuis ce moment. M. Marty ne dévia plus du chemin de la vertu et du
malheur. Que de fois il fut persécuté! que de fois exilé! que de fois
dépouillé par le crime de ses honneurs et de ses biens: que de fois
injustement condamné! que de fois chargé de fers! que de fois sur le
point délivrer sa vénérable tête à la hache! Mais que lui importait! M.
Marty supportait l'erreur, la méchanceté et l'injustice des hommes avec
une résolution inaltérable; il ne cessait pas de dormir un seul instant
du sommeil du juste, tandis que le traître, qui lui jouait tous ces
méchants tours, n'avait, pour tout repos, qu'un oreiller rembourré
d'épines.

Qui ne se rappelle l'accent plein de résignation avec lequel M. Marty
s'écriait quelque part: «Persécuté par mes concitoyens, victime d'un
arrêt injuste, je me retirai à Lauzanne, où j'exerçai, pendant
vingt-cinq ans, le métier honnête, mais peu lucratif, de tisserand.»

Aussi M. Marty, pendant cette longue carrière de persécutions et
d'honnêteté, ne trouva-t-il jamais que des geôliers sensibles, des
bourreaux pleins d'humanité et des haches qui ne coupaient pas. Qui
aurait pu se décider à faire seulement une égratignure à ce brave homme?

Le dénouement de la carrière de M. Marty a prouvé, en fait, la vérité de
cette maxime prêchée par le mélodrame classique, à savoir que la vertu
est tôt ou tard récompensée: M. Marty s'est retiré depuis quelques
années avec une jolie fortune, fruit légitime d'une vie laborieuse et de
succès mérités; il a une charmante maison des champs, il respire un air
pur; il jouit de l'estime de ses concitoyens, qui ne le persécutent
plus, Dieu merci! Les électeurs municipaux de Charenton le nomment leur
maire à l'unanimité, et le ministre confirme l'élection; les électeurs
ont raison, le ministre n'a pas tort, et vive cet excellent M. Marty!

--Les théâtres sont dans un état de stérilité déplorable; depuis un mois
ils ont à peine mis au jour un embryon de vaudeville; pourquoi se
donneraient-ils, en effet, la peine de créer et de mettre quelque chose
au monde? A quoi bon? Le ciel est beau; l'automne nous invite à ses
derniers jours de soleil et d'azur; bientôt novembre, le sombre
novembre, au front humide et chargé de brouillards, attristera le ciel,
et de son souffle mortel flétrira la prairie et enlèvera à l'arbre sa
dernière feuille. Jouissons donc de ce suprême sourire de la douce
saison. Allons aux champs si nous pouvons, si nous avons un coin de
charmille, on seulement si notre bon génie nous ouvre la barrière pour
quelques jours, et nous dit: Va devant toi, à la grâce de Dieu!

Voilà pourquoi les théâtres sont stériles et déserts; c'est qu'en effet
une moitié de Paris court sur la grande route ou se repose dans sa
maison des champs, tandis que l'autre moitié se promène le soir au
boulevard, aux Tuileries, aux Champs-Elysées, partout où ce pauvre
prisonnier peut trouver une apparence d'air libre et de verdure.

Novembre venu, tous les déserteurs reviendront: le Paris fantasque, le
Paris pittoresque, le Paris bucolique, le Paris errant, le Paris
châtelain rentrera chez lui: alors il reprendra ses airs mondains et
viendra perdre, à la pâle lueur des bougies et des lustres, le hâle de
sa vie champêtre.

En attendant, mes chers amis, roulons-nous un peu sur l'herbe, tandis
qu'il en est encore temps.



[Illustration: Dessin de J.-J. Grandville.]

Pour un observateur, ami de la flânerie, il est évident qu'à cette
époque de l'année une espèce de fièvre s'empare d'une certaine partie de
la population parisienne. Cette fièvre est totalement inconnue à nos
médecins; je l'appellerai fièvre cynégétique: c'est toujours bon de
donner un nom grec à une fièvre quelconque. Vous ne vous en êtes
peut-être pas aperçu, vous qui parcoures les boulevards pour regarder
les belles dames qui passent; mais moi, qui ne m'occupe plus de ces
drôleries, à mon grand regret, je vous assure; moi qui fréquente les
armuriers, qui entretiens des relations suivies avec les marchands de
carniers et autres ustensiles de chasse, je vois chez ces messieurs une
recrudescence de visites égale à celle qu'éprouvent les confiseurs aux
approches du Jour de l'An. Le 1er ou le 10 septembre arrive, et pour les
chasseurs ce jour est le plus solennel de l'année: on va, on vient, on
s'informe; chez un tel on trouve des bourres nouvelles qui font serrer
le coup: «Il faut que je m'en procure, car mon fusil écarte;» ailleurs
on vend des poudrières, des sacs à plomb, dont l'ingénieux mécanisme
abrège le temps que l'on met à charger: «Vite, courons-y, car un jour
d'ouverture on ne saurait trop économiser le temps.»

Vous ne pouvez pas vous faire une idée de la facilité qu'ont certains
chasseurs à délier les cordons de leur bourse lorsque vient ce grand
jour, ils ont trois fusils, les voilà qui veulent en acheter un
quatrième; le plus gros calibre est celui qu'ils choisissent, dans
l'espoir qu'en le chargeant d'une livre de plomb toute la compagnie de
perdreaux tombera sous leurs coups. Ils se souviennent que l'année
dernière M. un tel fut roi de la chasse; son fusil, calibre de 12, lui
décerna probablement cet honneur; ils veulent un calibre de 8, le succès
sera plus certain. Oh! s'ils pouvaient traîner une pièce de canon à
travers les luzernes et les taillis, quel ravage ils causeraient! en
mettant seulement double charge de poudre et quatre kilogrammes de petit
plomb, ils couvriraient de mitraille une demi-douzaine d'hectares, ils
pourraient tuer à la fois plusieurs compagnies de perdreaux, sans
compter les lièvres gîtés dans les intervalles. Ces pauvres lièvres
seraient passés de vie à trépas, sans avoir prévu que le plomb les
atteindrait, de si loin! Les chasseurs dont je parle se tiennent au
courant de tous les progrès que fait l'arquebuserie: si l'on invente un
fusil nouveau, tirant cinquante coups par minute, cent coups sans
amorcer, ils l'achètent; ils ont bien raison, ces dignes gobe-mouches:
posséder une arme qui fonctionne aussi vite est un avantage
inappréciable; il ne manque plus qu'une chose, c'est l'occasion de la
faire fonctionner.

Le chasseur parisien est dans une surexcitation nerveuse, dont le remède
ne peut se trouver qu'en rase campagne. Si vous le reteniez à la ville,
une fièvre cérébrale s'emparerait de lui, sa tête éclaterait comme un
melon trop mûr. Napoléon dormit la veille d'Austerlitz, les Russes et
les Autrichiens le préoccupèrent bien moins que les perdreaux et les
lièvres ne préoccupent nos fashionables et nos épiciers. Heureux ceux
qui, semblables à Napoléon le Grand, ont pu dormir! Ils ont rêvé nuées
de perdreaux, fleuves de lièvres et de lapins courant entre leurs
jambes, coups doubles, triples, quadruples, carnassières pleines,
montagnes de gibier mort. Qu'en feront-ils? direz-vous; belle question,
ma foi! le fashionable enverra des voitures chargées de bourriches aux
nombreuses belles dames qu'il courtise; l'épicier, essentiellement exact
et calculateur, vendra tout: il a déjà conclu son traité avec le
marchand de volailles voisin; et si, ce jour-là, il pousse la grandeur
d'âme jusqu'à régaler sa tendre épouse d'un perdreau rôti, ce sera
nécessairement un _pouillard_ non vendable. Au mois d'août il a spéculé
sur les pruneaux, en septembre il spécule sur le gibier; il compte sur
l'ouverture de la chasse comme un marchand de vin compte sur la
vendange.

Mais, direz-vous encore, demain la marchandise sera très-abondante, et
par conséquent elle, sera peu chère. Eh bien! vous êtes dans une erreur
grave, où vous resteriez probablement jusqu'à la consommation des
siècles, si je n'étais pas venu là tout exprès pour vous en tirer.
L'objection que vous me faites est exacte pour toute espèce de chose,
excepté pour le gibier lors de l'ouverture de la chasse. Les perdreaux
afflueront à la halle; mais le nombre des acheteurs est augmenté de tous
les chasseurs maladroits qui, s'étant pourvus de fusils neufs, de
guêtres neuves, de carniers neufs, veulent prouver qu'ils n'ont pas fait
une dépense inutile. Si, le jour de l'ouverture de la chasse, on amenait
à Paris tous les perdreaux, lièvres, cailles, faisans et lapins qui
volent ou courent sur les terres de France, ils ne suffiraient pas aux
besoins des consommateurs. Des marchands vont se placer hors barrière,
attendant les chasseurs malheureux; les braconniers les guettent sur la
route, au coin des bois, et là ces beaux messieurs à gants beurre frais,
à barbe de bouc, remplissent leur carnier et le coffre du tilbury. La
veille de l'ouverture, le braconnier fait des tournées extraordinaires;
il déploie tout son arsenal de filets, de collets; il force la recette,
car il sait bien que le lendemain son profit sera double; que dis-je! il
sera triplement double; car il gagnera d'abord ce que la cuisinière
aurait gagné, et puis, le beau monsieur faisant un marché honteux, se
dépêche de payer ce qu'on lui demande, et se sauve au grand trot pour ne
pas être surpris en flagrant délit. Je pourrais citer un fashionable de
ma connaissance qui, la nuit, près de Saint-Mandé, acheta trente pièces
de gibier, parmi lesquelles se trouvaient une douzaine de peaux de
lièvres ou de lapins rembourrées de foin. Il ne perdit pas tout, car le
lendemain il eut de quoi faire bien déjeuner son cheval.

Le chasseur parisien se divise en quatre catégories: 1º le bon et vrai
chasseur; 2° le chasseur fashionable; 3º le chasseur épicier; 4° le
chasseur de conscience. Je vais vous donner la description exacte des
quatre espèces.

Paris renferme dans son enceinte continue un grand nombre de bons
chasseurs, et je professe pour eux la plus haute estime. On les
reconnaît de loin à la manière calme, raisonnée, réfléchie, dont ils
battent la plaine, à la sévérité de leur costume, à la propreté de leur
fusil sans ornement, à la beauté, à la docilité de leur chien,
manoeuvrant au moindre geste, au moindre mot. Ils ne tirent jamais au
hasard dans une compagnie de perdreaux, ils choisissent ceux qui sont
séparés de la bande; s'ils font coup double, ce coup double est sans
regret, c'est-à-dire qu'ils ne touchent que les perdreaux qu'ils tuent,
se gardant bien d'en blesser d'autres qui mourraient au loin sans profit
pour personne. Ils savent ménager leurs ressources en laissant de la
graine pour l'année suivante. Un lièvre part à grande distance, ils ne
tirent pas; à l'instant les chances sont calculées: «Il est possible que
je le tue, mais il est probable que je le manquerai; si je le blesse,
légèrement, il mourra peut-être, et je ne l'aurai point; ne tirons pas,
je le retrouverai plus lard.» Son fusil, du calibre de 20, met des
bornes aux bouffées d'ambition qui pourraient traverser son cerveau; il
méprise les plus gros calibres, car il ne veut pas tout tuer en un jour;
il sait que la chasse dure six mois, et qu'elle recommence l'année
suivante.

[Illustration: Le départ pour la chasse.]

Le chasseur fashionable veut tout tuer et ne tue rien; il court les
champs comme un écervelé; il voudrait être à la fois dans la luzerne et
dans le guéret, dans le taillis et dans les pommes de terre; il ne
marche pas, il vole pour arriver partout le premier. Il a de très-beaux
fusils de tous les calibres, de tous les systèmes; sa chambre est un
arsenal, il pourrait y soutenir un siège. En plaine, toutes ces armes
sont inoffensives, c'est le trait du vieux Priam, _telum imbelle et sine
ictu_. Je me trompe, ces armes causent bien des ravages; déchargées à
tort et à travers au milieu des compagnies de perdreaux, elles en
blessent la moitié. Les belettes, les hiboux, les éperviers, ses
auxiliaires obligés, saisissent les pauvres éclopés, et ce malheureux
chasseur, qui rentre chaque jour bredouille, archibredouille, lui seul a
dépeuplé la plaine, et cependant il chasse toujours. Croyez-vous qu'il
s'amuse, à chasser? pas du tout: il ressemble à ces gamins imberbes qui
fument le cigare à contre-coeur pour se donner un air féroce et surtout
pour faire croire qu'ils, sont de fort mauvais sujets. Notre,
fashionable chasse pour avoir le droit de paraître au salon du château
en veste élégante, en guêtres bien pincées, en cravate à la Colin
négligemment flottante. Il compte beaucoup sur son costume, longtemps
étudié, pour faire d'affreux ravages dans les coeurs tendres et
très-sensibles de nos dames. Il a raison! un sot réussit mieux avec des
bottes d'un vernis irréprochable qu'un homme d'esprit avec des souliers
ferrés. Aussi notre fashionable est-il la terreur des maris; mais il est
la providence du budget, qu'il grossit régulièrement de 15 fr. par
année, et du marchand de perdreaux, qui lui remplit tous les jours son
carnier au moment du départ, moyen certain pour avoir du gibier au
retour.

Le chasseur fashionable connaît le gibier rôti; chez Véry, au Café
Anglais, il distingue fort bien un perdreau d'une bécasse, un lièvre
d'un faisan; mais, une fois en plaine, le poil ou le plumage amenant
d'autres combinaisons, toutes ses études ne sont plus assez fortes pour
lui faire distinguer la chose. Un jour, je traversais la plaine
Saint-Denis, j'allais à un rendez-vous de chasse à quelques lieues plus
loin. Au milieu d'un champ de salsifis, je vois un beau monsieur, neuf
des pieds jusqu'à la tête, luisant comme un calice, ficelé sur toutes
les coutures. J'avais un chien, lui n'en avait pas. Tout à coup je
l'entends tirer: pan, pan.... il court et ne ramasse rien.

«Monsieur! monsieur! me crie-t-il, ayez, la bonté d'amener ici votre
chien: je viens de tuer une caille et je ne la trouve pas.»

L'Évangile a dit: «Aidez-vous les uns les autres.» Je suis bon chrétien,
et je m'approche du beau monsieur.

«Il y a donc des cailles par ici?

--Des cailles? il y en a par centaines; en voilà quatorze que je manque.

--Diable! mais c'est charmant; alors, je m'arrête ici, je n'irai pas
plus loin.

[Illustration: Chasseur au canon, par J.-J. Grandville.]

[Illustration: Le chasseur dévastateur, par J.-J. Grandville.]

--Oh! si vous savez tirer, vous en aurez bientôt rempli votre carnier.
J'ai tué la dernière que j'ai tirée, mais je ne la trouve pas.

--Je vais faire chercher mon chien. Où est-elle tombée?

--De ce côté.

--Allons, Modus, cherche, apporte.»

Modus parcourt le champ de salsifis, trouve une alouette morte, la
secoue et ne l'apporte pas. Je vous dirai que Modus dédaigne l'alouette.
Vous savez que cet oiseau aime à voltiger près des objets brillants: le
costume du fashionable l'avait probablement attirée, comme un miroir.

«Voilà ma caille! s'écrie mon chasseur, se jetant à corps perdu sur sa
proie.

--Vous appelez cela une caille? lui dis-je.

--Certainement.

--Vous vous trompez.

--Et qu'est-ce donc?

--Un perdreau.

--Un perdreau! répondit-il tout enthousiasmé.

--Oui, monsieur. Il est jeune, c'est vrai, mais c'est un perdreau.

--Comment! j'aurais tué un perdreau!

--Et le mérite est d'autant plus grand que la pièce est plus petite.»

Le chasseur fashionable aime à suivre un bon chasseur en plaine. Si son
compagnon tire, il tire aussi en même temps. Deux chances sont pour lui:
si la pièce tombe, on la lui offrira peut-être, ou si on la joue à croix
ou pile, comme cela se fait en pareil cas, il peut deviner juste, chose
plus facile que de bien tirer, dans cette circonstance, il soutient
toujours que son coup a porté: il tenait la pièce au bout de son canon,
il la laissait filer, il aurait pu la vendre, etc.--J'avais un jour
semblable discussion avec un beau monsieur que j'avais rencontré au
champ d'honneur, et qui s'obstinait à me suivre comme mon ombre. Nous
tirons un perdreau ensemble: le perdreau tombe et il jure qu'il l'a tué:
son coup l'a complètement enveloppé, le mien s'est perdu dans l'air à
quatre pas au moins sur la gauche.

Ce brave homme tenait beaucoup à mettre ce perdreau dans sa carnassière
encore vierge: je le lui laissai. Tout en chargeant nos fusils,
j'examinai par hasard sa baquette, et à la hauteur démesurée dont elle
dépassait son canon, je lui fis observer qu'il mettait double charge. Il
voulut enlever le surplus avec, son tire-bourre, mais bientôt nous fûmes
certains que son coup n'était point parti; l'amorce seule avait éclaté.

«Croyez-vous encore, lui dis-je, que mon coup a frappé sur la gauche?

--Oh! pardon, monsieur; je vais vous rendre le perdreau.

--Permettez-moi de vous l'offrir.»

J'eus le plaisir de faire un heureux ce jour-là. Il dissimulait au moins
les trois quarts de son bonheur, mais à sa figure on pouvait voir la
complète satisfaction que son coeur éprouvait.

Un jour que, pendant l'entr'acte d'une belle journée de chasse, nous
nous apprêtions à déjeuner sur l'herbe, chacun exhibait le contenu de
son carnier; un beau monsieur de notre compagnie n'avait rien à montrer,
ce qui lui donnait une contenance fort embarrassée. Tout à coup le garde
nous dit qu'il connaît un lièvre au gîte, et demande si quelqu'un veut
le tirer: «J'y vais, s'écrie le fashionable; et tout le monde fut d'avis
de lui faire les honneurs de ce lièvre, puisque nous avions tous plus ou
moins de gibier, et qu'il n'avait rien encore. Nous le suivons en lui
donnant des conseils: «Ne vous pressez pas.--Visez bien.--Tirez aux
pattes de devant.--Tirez à la tête.--Tirez, en plein corps, etc.» On lui
montre le lièvre blotti dans un sillon, et ayant l'air de songer, ainsi
que doit faire au gîte tout lièvre bien appris. Le coup part; l'animal
ne bouge pas, «Il est mort! il est mort!» dit notre chasseur apprenti.
Aussitôt il court, le ramasse, et l'apporte triomphant: «Savez-vous
qu'il sent bien bon, votre lièvre!» lui dis-je, effectivement, il était
tout rôti, artistement piqué: il figura fort bien à notre déjeuner, dont
il fut le plus bel ornement.

[Illustration: Le chasseur fashionable, par J.-J. Grandville.]

Le chasseur épicier! Déjà plusieurs fois j'ai décrit des animaux oubliés
par Buffon; c'est le véritable moment de compléter l'oeuvre de notre
grand naturaliste.

Le chasseur épicier est couvreur, plombier, maçon, marchand de vin,
d'huile, de bas, de pruneaux, enfin c'est un marchand quelconque; il est
riche, il aime la chasse; mais il veut chasser sans qu'il lui en coûte
rien. Pour ce faire, il loue des terres, des bois, y place un garde ou
plusieurs gardes, et puis il lance ses prospectus. Il prend dix
actionnaires qui paient seuls tous les frais, C'est comme dans les mines
de charbon, de fer, d'argent ou d'or, où les fondateurs se réservent
tous les bénéfices lorsque bénéfices il y a. Ses bois sont garnis de
lapins, à ce qu'il dit; si l'on tuait à discrétion, bientôt la chasse
serait détruite; aussi a-t-il grand soin, dans son règlement, d'insérer
un article conservateur par lequel il est sévèrement, interdit de tuer
plus de douze lapins par jour. Voyez-vous avec quelle adresse le hameçon
est caché sous l'appât? «Diable, disent les gobe-mouches, douze lapins!
sans compter les lièvres, les faisans, les perdrix et les cailles, dont
le nombre n'est pas limité; ma foi, c'est un beau pis-aller. Notez bien
que je puis tuer tout cela chaque jour; prenons une action... Et si j'en
prenais deux! je pourrais tuer vingt-quatre lapins, toujours sans
compter les lièvres, les faisans, les perdrix et les cailles: prenons
deux actions.» Vous allez, croire peut-être, que ceci est une mauvaise
plaisanterie. Eh bien! faites-moi l'honneur de venir me voir rue
Saint-Georges, 33, et je vous montrerai des preuves incontestables
écrites et signées; je vous dirai même tout bas, dans le tuyau de
l'oreille, le nom du gobe-mouches qui, ayant pris deux actions pour
avoir le droit de tuer vingt-quatre lapins par jour, en a tué deux, dans
toute l'année.

[Illustration: Députation du gibier reconnaissant à la chambre des
Pairs, après la discussion de la loi sur la chasse.--Dessin de J.-J.
Grandville.]

Le chasseur épicier a tous ses actionnaires; il chasse pour rien; chacun
lui donne six ou huit cents francs par année; le voilà couvert de tous
ses frais, et même il lui reste un petit _boni_ qui doit servir dans ses
prévisions à payer les voitures, diligences, coucous et autres
véhicules. «C'est bien, dit-il; à présent, si je faisais entrer deux
actionnaires de plus ce serait pour moi un bénéfice réel. Parbleu! voilà
une heureuse idée. D'ailleurs, je me donne beaucoup de peine pour
procurer du plaisir à ces messieurs; je suis gérant de la chasse; tous
les gérants possibles ont des appointements, je n'en ai pas, et toute
peine mérite salaire.» A la première réunion, il parle de dépenses
imprévues, de lièvres et lapins achetés et lâchés pour peupler les bois,
de perdreaux, de faisans élevés pour créer une chasse vraiment royale.
Ses associés tremblent que ces précautions oratoires ne tendent à leur
demander un crédit supplémentaire, ils se trouvent heureux d'en être
quittes pour deux nouveaux venus, qui, d'ailleurs, sont fort maladroits,
à ce que dit le chasseur-épicier.

Le voilà donc bien installé: il chasse en gagnant 1,600 fr. par année.
Rien de plus juste; car enfin, s'il ne chassait pas, il emploierait son
temps à méditer sur les huiles, sur la cassonade ou sur les pruneaux, et
ces méditations peu poétiques le conduiraient probablement à des
bénéfices réels tout aussi forts. Mais l'appétit vient en mangeant:
laissera-t-il tout son gibier à la merci de tous? «Oh! ce serait
dommage; il existe dans la plaine au moins soixante compagnies de
perdreaux; les actionnaires vont tout saccager le premier jour; si la
veille de l'ouverture, j'en prenais d'abord ma bonne part, sans
préjudice de ma chasse du lendemain, cela se vendrait bien. Les gardes
sont à mes ordres, je les paie; ils n'obéissent qu'à moi; j'ai des
filets, utilisons-les ce soir. On ne le saura pas; ces messieurs
trouveront du déficit, qu'importe? Je le mettrai soit le compte des
braconniers: ce ne sera point un mensonge.» Tout se passe exactement
comme je viens de vous le dire, et voilà pourquoi vous trouvez chez les
marchands de gibier tant de perdreaux morts sans blessures apparentes.
Un jour, je vais chez un entrepreneur de chasse la veille de
l'ouverture; j'entre dans la salle à mander, je vois sur la table une
montagne de je ne sais quoi, recouverte par une nappe; je la soulève
machinalement, comme fit autrefois le comte Almaviva de la robe qui
cachait le petit page, et je vois... cent cinquante perdreaux morts! Mon
intention était de prendre une action; vous êtes bien certain que je ne
l'ai pas demandée. J'ai pris ma course, et j'ai fui aussitôt cette
infâme caverne de brigand.

Le chasseur épicier dans la chasse ne voit que le gibier mort.
Donnez-lui le choix d'un lièvre qui court ou d'une pièce de cinq francs
qui roule, il se jettera sur la pièce de cinq francs, Certainement, il
faut du gibier mort, mais ce n'est pas l'unique but d'un vrai disciple
de Saint-Hubert. Avant tout, il cherche à se procurer des émotions; il
jouit en voyant manoeuvrer ses chiens; une belle quête, un arrêt franc
et ferme, ou bien la manière dont ils lancent, dont ils suivent, dont
ils relèvent un défaut, lui procurent des plaisirs qu'on ne saurait
comparer à rien. A travers mille péripéties, il arrive au joyeux
hallali. Demain, il recommencera; il recommencera les jours suivants,
tous les jours de l'année, et ses jouissances seront les mêmes.
Citez-moi, si vous le pouvez, un autre plaisir qui, six mois après, se
présente à votre imagination toujours avec la même face riante. Un
lièvre forcé suivant toutes les règles de la vénerie donne plus de
véritable bonheur que cent lièvres tués à l'affût. Bien des gens
prendront ceci pour un paradoxe; que m'importe'? j'estime fort peu ces
gens-là.

Heureusement, toutes les chasses par actions ne sont pas gérées par des
chasseurs épiciers; mais elles ont toujours l'inconvénient des
associations, où chacun ne voit que son intérêt personnel, et tue tout
ce qu'il peut tuer. Je compare une chasse par actions à une
table-d'hôte, où les commis-voyageurs mangent à se donner des
indigestions dans le but de rattraper leur argent.

Dans ces chasses, on tue deux cents pièces le jour de l'ouverture; le
lendemain on en tue trente; le surlendemain six, et puis plus rien ou
presque rien. Pour avoir une belle chasse, il faut l'avoir tout seul ou
bien avec un ami conservateur du gibier, chasseur loyal et galant homme.

[Illustration: Un chasseur parisien.(1) (Un dessin de Cham.)]

On croit généralement en province que les chasseurs de Paris ne tuent
que des alouettes dans la plaine Saint-Denis. C'est une erreur. Les plus
belles chasses de France sont dans les environs de Paris. En province,
on pourrait les avoir plus belles, mais on ne fait rien pour cela. C'est
à Paris seulement que les gens riches savent dépenser l'argent qu'ils
ont et même celui qu'ils n'ont pas. Ceux qui en ont beaucoup affichent
un grand luxe, ceux qui n'en possèdent guère veulent les imiter. Ou veut
pouvoir dire; «Ma chasse,» comme on dit: «Ma voiture et mes chevaux.»
Combien de gens qui, pour avoir le droit de prononcer ces mots sonores:
«Ma voiture,» se condamnent à manger l'ignoble miroton avec
accompagnement de pommes de terre bouillies; car, accommodées au
naturel, cela ne coûte pas si cher que si on les rissolait dans le
beurre!

[Note 1: «Le chasseur parisien, dit Cham, se trouve généralement dans la
plaine Saint-Denis. Là, il poursuit à marches forcées un chat de
gouttière qu'il a pris pour un faisan; il se fait aider dans ses
recherches par un boule-dogue, un caniche ou autre chien du même style,
après l'avoir dressé à sa façon, c'est-à-dire en lui attachant un oiseau
au col avec une ficelle pour lui donner la piste; lui-même tire le
gibier au vol, en l'attachant au bout de son fusil, et, avec son bon
coeur proverbial et l'horreur du sang, il détourne la tête au moment où
il va lâcher la détente.

«Il tirera une quarantaine de coups de fusil sur un évadé de Montfaucon,
qu'il aura pris pour un chevreuil à la mamelle. Malheur au passant qui
se trouve sur son chemin, ou plutôt qui ne s'y trouve pas, vu qu'il
n'attrape pas toujours devant lui. En tirant une carpe, il crève l'oeil
d'un monsieur qui va dîner en ville. Bref, le chasseur parisien est la
seule chose véritablement à chasser pour la sûreté publique.»]

Certes, si en province on voulait louer des terres, y mettre des gardes,
élever les perdreaux dont les nids sont détruits en fauchant les
prairies artificielles, il en coûterait trois fois moins cher que dans
les environs de Paris, et on aurait trois fois plus de gibier, car le
braconnage n'est nulle part organisé comme dans la capitale du monde
civilisé. _La compagnie du poil et de la plume_ est constituée
régulièrement; elle a ses commanditaires, ses gérants, son directeur,
son caissier, ses livres comme dans une maison de commerce; elle
entretient des agents qui lui font des rapports journaliers sur le
gibier qui garnit telle plaine; elle sait que tel garde est vigilant,
que tel autre est ivrogne; elle sait les fêtes de village aussi bien que
l'almanach; elle envoie des agents provocateurs qui paient à boire aux
surveillants pendant que d'autres vont traîner le drap mortuaire sur les
perdrix. Le cabinet du directeur est un quartier-général d'où chaque
jour partent les ordres de destruction pour le nord ou le midi. Aucun
recoin n'est oublié; chaque terre à son tour. On a laissé votre gibier
bien tranquille pendant trois mois; par une belle nuit, tout est raflé.
On a su qu'un de vos gardes était allé voir son père malade, que l'autre
avait un rendez-vous avec sa maîtresse, et voilà pourquoi vous n'avez
plus de perdreaux.

Je vous avais promis une quatrième espèce de chasseurs que je nomme
chasseurs de conscience. Elle se compose de tous les boutiquiers
possédant un fusil, de beaucoup d'étudiants, de clercs d'huissiers,
d'avoués, de notaires, enfin de tous les clercs possibles, de plusieurs
garçons perruquiers, restaurateurs ou pâtissiers, de beaucoup d'ouvriers
en chambre, de quelques portiers, enfin d'individus de toutes les
classes, de tous les âges, de tous les métiers. Ces braves gens,
transplantés à Paris par des causes diverses, conservent tous le
souvenir de l'ouverture de la chasse, qui, dans leur pays, était un jour
de bonheur; ils espèrent la retrouver encore. C'est un besoin pour eux
de se mettre en campagne, et un devoir qu'ils accomplissent, c'est enfin
un acquit de conscience. Ils n'ont point de chien, mais ils en
empruntent; tout ce que Paris renferme de roquets, de dogues, de
caniches, est mis en réquisition ce jour-là; ils sont persuadés qu'un
chasseur doit avoir un chien: c'est un accessoire obligé qui ne leur
sera point utile; mais, escortés par cet animal, ils se croient à l'abri
du ridicule. Ne possédant pas un mètre carré de terre, n'en pouvant pas
louer, ils établissent de bonnes relations avec la blanchisseuse, la
laitière du coin, la marchande d'asperges; dans tel village, ils
connaissent une nourrice oui allaita leur enfant; dans tel autre, ils
ont une parente de leur cousine. Toutes ces dames vivent à la campagne,
elles possèdent un jardin, une pièce de luzerne grande comme un billard,
où elles peuvent donner le droit de chasser. Le gibier n'y abonde pas,
c'est vrai, mais leur demi-hectare est voisin des bois de M. un tel, de
la superbe chasse de M. un tel; un jour d'ouverture, les perdreaux, les
lièvres, attaqués en tous sens, fuient dans toutes les directions, et le
plus petit tapis de verdure peut receler de quoi enfler une carnassière.
D'ailleurs, ils ont entendu dire que l'année dernière, à pareil jour, un
lapin fut tué près du village où ils comptent aller. Était-il lapin de
garenne ou lapin des champs? C'est un point que l'histoire laisse
indécis.

[Illustration: Dessin de J.-J Grandville.]

Cette partie est méditée six mois à l'avance; on en parlera six mois
après; car le chasseur de conscience ne chasse jamais que le jour de
l'ouverture. Au village, on trouvera du lait, des oeufs, des fruits, du
vin quelconque; les chasseurs porteront le classique pâté; s'ils ne
rencontrent point de gibier dans les champs, ils seront certains, du
moins, d'en attraper avec leur fourchette.

Ce qui pousse tous ces braves gens dans la plaine, c'est le souvenir
d'un plaisir passé qu'ils se flattent de retrouver encore, c'est le
désir de se créer un droit à débiter des hâbleries, qui, sans cette
excursion annuelle, manqueraient de base. Pour pouvoir dire: «J'ai vu!»
il faut avoir voyagé; si l'on veut raconter qu'on a tué, il faut aller à
la chasse, et surtout que le voisinage sache bien que vous n'êtes point
resté chez vous. Et puis c'est une distraction, une diversion aux
travaux habituels, toujours ennuyeux par leur monotonie périodique.
C'est un ample déjeuner sur l'herbe, où chacun, racontant des hauts
faits excentriques, fournit à son voisin une ample matière qui, le
lendemain, servira de texte à sa faconde. J'ai entendu raconter la même
anecdote par cent chasseurs différents, et toujours le narrateur du
moment en était le héros.

Ils vont s'embusquer dans les haies qui séparent les héritages, et si
quelque malheureux perdreau traverse les airs sur leur tête, cent coups
de fusil partent à la lois; il n'en vole que plus vite, car vous
avouerez qu'on aurait peur à moins; heureux si quelque chasseur n'a pas
reçu les éclaboussures de cette mitraille lancée à tort et à travers.
Rien n'est dangereux à la chasse comme la proximité de ces gens-là; leur
fusil est toujours dans une position horizontale, les deux canons vous
présentant sans cesse leur gueule béante prête à vomir la mort. Si vous
vous permettez, quelque observation sur leur imprudence, ils sont assez
sots pour vous dire que vous avez peur. Eh! parbleu! oui, j'ai peur;
mais si j'étais perdreau je ne craindrais rien. Et puis la vue seule de
tous ces vieux fusils à silex, couverts d'une rouille séculaire, de ces
carabines dignes de figurer dans un cabinet d'antiquailles, est faite
pour effrayer, un jour d'ouverture, il en est des fusils comme des
chiens: tout est mis en réquisition; chacun fouille son grenier ou sa
cave pour y trouver de vieilles armes cachées en 1811; les marchand de
bric-à-brac louent toute leur ferraille; les arquebuses à mèche, à
rouet, les fusils de rempart, prennent l'air et revoient le soleil. On
rencontre en plaine des mousquets qui s'illustrèrent à Fontenoy: s'ils
ne crèvent pas, c'est qu'ils ratent toujours. J'en ai cependant vu un
dont le coup partait assez régulièrement, et s'il n'éclatait point entre
les mains du chasseur, on ne peut l'attribuer qu'à l'habitude qu'il
s'était faite de ne point éclater, car l'oxyde qui le rongeait jusqu'à
la moelle en aurait fourni d'excellentes raisons pour cela. J'ai vu des
pistolets d'arçon montés sur une crosse façonnée par le charron du
village. Vous pourriez servir de cible à une pareille arme sans qu'il en
résultât le plus petit accident, à condition toutefois qu'on viserait
sur vous; car si l'on visait à côté, je ne répondrais de rien. Tous ces
chasseurs ou soi-disant tels, tapis derrière leur haie, guettent les
chasseurs propriétaires de la chasse voisine; lorsque ceux-ci et leurs
gardes s'éloignent, aussitôt ils avancent en plaine dans l'espoir d'y
glaner. Si, dans le lointain, ils aperçoivent un homme portant
bandoulière faisant mine de venir à eux, aussitôt, semblables à une
volée de pigeons, ils fuient derrière leur haie, où, comme dans un fort
inexpugnable, ils attendent l'ennemi de pied ferme, certains qu'ils sont
de se trouver ù l'abri du terrible procès-verbal.

[Illustration: Feu de peloton sur une perdrix, par J.-J. Grandville.]

Le chasseur de conscience ne chassant qu'un seul jour de l'année, ne
prend jamais de port d'armes; ses quinze francs seront beaucoup mieux
employés en munitions de bouche. D'ailleurs, à quoi bon? La laitière, la
blanchisseuse, sont soeurs ou cousines des gardes champêtres; le
laitier, le blanchisseur, sont maire ou adjoint: on n'a rien à craindre
d'eux. Reste le gendarme, qui n'est point parent ou allié; mais il est à
cheval, il a de grandes bottes, et à travers les fossés, les palissades
qui bordent toutes les petites propriétés d'un village, on lui ferait
voir du chemin. Un jour, deux gendarmes, après avoir vainement couru à
travers champs à la suite d'un étudiant, trouvèrent un fossé qu'ils ne
pouvaient pas franchir. Dans leur zèle pour l'exécution des lois, ils
mirent pied à terre, attachèrent leurs chevaux à un arbre, et
poursuivirent le chasseur. Mais la partie n'était pas égale: l'un avait
des souliers, les autres avaient des bottes fortes. Le chasseur gagnait
de l'avance, lorsque deux nouveaux gendarmes, arrivant du côté opposé,
le prirent entre deux feux. La situation se compliquait d'une manière
inquiétante. L'étudiant ne perdit pas la tête; il revint sur ses pas,
sauta le fossé, prit le cheval d'un gendarme, et partit au galop; mais
auparavant il eut soin de couper les sangles de l'autre cheval, pour
rendre la poursuite impossible. Le lendemain, le pauvre gendarme
retrouva son quadrupède à la préfecture de police, où l'étudiant le
renvoya.

Nos députés sont sans cesse occupés de la manière de compléter le
budget; en voici une que je leur conseille de mettre dans les _voies et
moyens_: Trouvez une combinaison pour faire payer un port d'armes à tous
ceux qui, dans l'année, tirent un coup de fusil, ou mieux encore,
faites-leur payer l'amende, ce qui est un peu plus cher; au lieu de
quinze francs, vous en aurez cent vingt, compris les frais et
accessoires, toujours escortés du dixième de guerre qui pèse sur nous
après une longue paix. Si vous parvenez, à ce résultat, vous pourrez
supprimer la contribution foncière, mobilière, les patentes, etc. Il est
vrai qu'alors vous n'auriez plus d'électeurs; aussi je pense que vous ne
ferez pas usage de ma méthode.

Mais vraiment vous auriez bien dû prolonger la session de quelques
jours, et nous donner la loi sur la chasse, déjà votée par la Chambre
des Pairs. Si vous aviez seulement voulu arriver à l'heure, vous auriez
pu gagner ainsi trois séances par semaine. Mais vous promettez beaucoup
avant l'élection, et puis vous tenez très-peu parole. J'ai connu des
matelots qui, pendant l'orage, promettaient à Notre-Dame-de-la-Garde à
Marseille un cierge aussi gros que le grand mat de leur vaisseau, et
qui, le beau temps arrivé, ne lui donnaient pas seulement une chandelle.
Tous les vrais chasseurs s'apprêtaient à vous voter des remerciements,
vous auriez été reçus dans vos départements au son de la trompe, au
bruit des fanfares, aux acclamations des disciples de Saint-Hubert; mais
vous avez préféré les poignées de main des braconniers. Oh! la
popularité! c'est la plaie de notre époque.

Voyez la Chambre des Pairs; que de bénédictions elle a reçues pour avoir
seulement rempli son devoir! Les chasseurs s'arrachaient les discours
prononcés dans la noble enceinte, et, au lieu d'en faire des bourres de
fusil, comme c'est leur habitude quand il leur tombe un journal sous la
main, ils les ont précieusement conservés. Que dis-je! les lievres et
les lapins reconnaissants ont envoyé une ambassade à MM. les pairs pour
leur témoigner leur gratitude. Hélas! ils se sont réjouis trop tôt. Ah!
mes pauvres amis quadrupèdes, vous serez encore poursuivis à outrance
pendant les années de grâce 1843 et 1844: on vous fera rôtir, vous serez
mis civet et en gibelotte au printemps comme à l'automne. La Chambre des
Pairs avait déclaré une amende et la prison contre ceux qui vous
chercheraient querelle à l'époque de vos amours, contre ceux qui
trafiqueraient de vos râbles, dodus pendant les six mois de repos que
vous donne le préfet de police. Eh bien! nos députés qui font tant de
lois ne veulent pas qu'on vous accorde la plus petite trêve. Vous ne
savez peut-être pas pourquoi ils s'acharnent contre vous? C'est que les
marchands de gibier, qui font la traite de vous-mêmes, sont tous
électeurs. Vous êtes victimes de la puissance électorale, et vous devez
être immolés à l'espérance d'un vote à obtenir, pour être ensuite
fricassés quand ce vote sera obtenu.

Vous êtes malheureux, c'est vrai; mais nous autres, vrais chasseurs,
nous le sommes autant que vous: que ferons-nous lorsque vous nous
manquerez? Croyez-vous que le coeur ne me saigne pas en songeant que
votre race peut s'éteindre? Si la guerre qu'on vous a déclarée continue
avec le même acharnement, il est possible qu'un jour le dernier de vous
ait cessé d'exister; pour savoir la longueur de vos oreilles, la couleur
de votre poil, il faudra courir au cabinet d'histoire naturelle et
regarder vos frères empaillés. Mais éloignons un si triste présage,
espérons en la justice des hommes. Croissez et multipliez en attendant,
et si vous ne voyez point l'aurore d'un si beau jour, vos fils en
jouiront peut-être. Cette espérance est bien propre à flatter votre
coeur paternel.

E. BLAZE.

[Illustration: Le dernier lièvre européen, par J.-J. Grandville.]



Visite de la Reine d'Angleterre au Roi Louis-Philippe.

(Voir pages 23 et 24.)

Une jeune femme à qui le hasard de la naissance (si toutefois la
naissante est un hasard) a donné une des premières couronnes de
l'Europe, a eu la fantaisie, par ce bienheureux temps de migrations
aristocratiques, de venir mettre le pied sur la terre de France, terre
bénie à laquelle nos pères ont fait une telle réputation de galanterie,
de générosité, de bon goût, qu'il n'est pas de femme au monde qui, de
loin, ne regarde avec envie notre capitale, nos modes, nos fêtes, nos
plaisirs. Il n'est donc pas surprenant que la jeune reine d'Angleterre
ait eu, comme toute femme, le désir de voir notre patrie, de voir de
près ce peuple brave, ardent, original, enthousiaste. Heureusement pour
elle, la constitution anglaise ne s'y opposait pas, et pourvu qu'elle fut
escortée de deux ministres responsables, elle avait la liberté de sortir
de son royaume et d'aller où rappellerait son caprice.

[Illustration: Vue du château d'Eu.]

«Allons en France! s'est-elle écriée; allons tendre la main à cette
éternelle rivale; allons saluer cette royauté bourgeoise, voir cette
cour citoyenne; allons montrer à ce peuple, qui tant de fois a rugi
contre nous, ce que la renommée veut bien accorder de grâces à notre
personne, de douceur à notre royal visage, de splendeurs à notre
majesté!» Et, ce disant, elle est partie, suivie d'une escadrille de
bateaux à vapeur, suivie, avant tout, de son mari le prince-Albert, de
lord Aberdeen, qui peut-être grommelait entre ses dents contre cette
royale fantaisie, accompagnée de lady Canning, sa dame d'honneur, une
des plus ravissantes figures que jamais le burin anglais ait idéalisées,
et de quarante personnes environ. Le roi Louis-Philippe a fait aussitôt
ses préparatifs de réception: il a fait construire des baraques,
emménagé de nouveaux meubles, fait des provisions de bouche. Ce journal
fort grave, assurément, a donné à ce jet des détails qui ont vivement
ému tous les coeurs. Le roi a voulu, au dire de la famille enthousiaste,
offrir à sa royale soeur six espèces de fromages, dont l'un égalait en
dimension la roue d'un wagon. La maison Basset a fourni les comestibles;
le porter en bouteilles vient de la maison Gilburg, etc. O puff! Protée
aux mille formes, où ne te glisses-tu pas?

[Illustration: Canot du roi.]

La reine est arrivée au château d'Eu; on a banqueté, fait un peu de
musique, promené dans la forêt, on a goûté sous les arbres; puis, après
quatre jours de cette vie enivrante, la reine Victoria s'en est allée
comme elle était venue, désolée de ne pouvoir visiter Paris et
Versailles, de ne pouvoir, en un mot, faire un voyage en France, car sa
visite au château d'Eu ne mérite guère ce nom. Ses ministres se sont
opposés à ce désir, malgré le mot qu'on prête à lord Aberdeen: «Nous
laisserons Sa Majesté faire autant de pas qu'elle le voudra dans cette
voie-là.» Il parait que le noble lord s'est ravisé. Soyez donc
souveraine, après cela! ne pas pouvoir même venir à Paris quand on en
meurt d'envie!

[Illustration: Débarquement de la reine Victoria.]

[Illustration: Présentation à la famille royale.]

[Illustration: Voiture du roi.]

[Illustration: Le Tréport.--Départ de la reine d'Angleterre.]

Il est difficile d'imaginer, si on a eu le bonheur de ne pas l'avoir lu,
tout ce que cette visita produit de premiers-Paris dythirambiques, de
rêves, d'espérances, d'allusions, de craintes, de railleries, de
prévisions, de voeux, que sais-je encore? Depuis le prince de Joinville,
qui s'est écrié, en parlant de cette visite: «C'est tout un poème!»
jusqu aux plus burlesques parodies du _Charivari_ et de la _Mode_,
toutes les exagérations possibles, hostiles ou amies, ont été épuisées;
depuis le _Journal des Débats_ jusqu'au _National_, il n'est pas un
point de la question politique qui n'ait été soulevé, examiné, débattu
dans tous les sens, et, comme il arrive toujours, le problème est
beaucoup moins clair après qu'avant la discussion. _L'Illustration_
elle-même, qui, Dieu merci! n'a rien à débrouiller avec la politique, a
dit aussi son petit mot samedi dernier; elle a été sobre cependant; mais
la curiosité bien naturelle de ses lecteurs de province et de campagne
ne lui permettait pas d'en rester là, et elle s'apprêtait à raconter les
fêtes d'Eu à sa manière, lorsqu'il lui est arrivé une lettre qui a rendu
tout article inutile.

[Illustration de la reine Victoria et du prince Albert.]

Un Anglais fort honorablement connu dans le monde artistique, mais dont
nous tairons le nom pour nous conformer à son désir de modestie et
d'incognito, adresse à l'un de nos collaborateurs le récit de ce qu'il a
vu et éprouvé pendant ces quatre jours de gala royal. Cette description
froide et calme, contraste assez avec tout ce qui a été écrit sur ce
sujet pour que, nous l'espérons du moins, nos lecteurs la lisent avec
intérêt. Nous sommes malheureusement obligés de supprimer les
appréciations politiques, les observa lions piquantes où les deux
gouvernements sont jugés avec esprit et impartialité. Voici cette
lettre:

Monsieur et ami,

J'étais à Paris encore, attardé par quelques travaux assez importants,
et me disposant à partir pour Bade avant la fin du mois d'août, quand
tout à coup la presse parisienne retentit d'une grande nouvelle: La
reine d'Angleterre va venir en France!

Ce fut d'abord, comme dit don Basilio, _rumeur légère_, successivement
affirmée: et démentie; puis l'ombre prit corps, et vos politiques
discouraient encore à perte de vue sur les avantages et les
inconvénients de cette manifestation, que le yacht royal mouillait
devant Tréport, et notre reine bien-aimée entrait, par un beau soleil
couchant, dans la demeure de Louis-Philippe à Eu.

Moi, cependant, je n'avais pas perdu de temps. La rumeur n'était pas
encore devenue bruit, et le bruit certitude, qui; déjà, pour une
occasion aussi solennelle, j'avais laissé plume et pinceaux, toiles et
livres, afin d'aller assister à ces fêtes, et saluer de loin, sur la
terre de France, comme c'était mon devoir, cette jeune femme, ma
souveraine, pour me servir d'une expression qui, plus d'une fois, dans
mes bonnes réunions de cet hiver, vous a fait sourire presque de pitié.

Je partis le matin, et, grâce à votre tronçon du chemin de fer, j'étais
le soir à Dieppe. J'y trouvai déjà les hôtels encombrés, les maisons
particulières envahies par les curieux; des voitures, des pataches, des
chaises de poste arrivaient de toutes parts. Les oisifs, les touristes,
qui abondent dans cette saison, arrivaient là, attirés par le plaisir du
voir, d'être asphyxiés dans la foule, écorchés par les aubergistes et
les voituriers, et de pouvoir dire chez vous, dans quelques mois; «J'y
étais, j'ai vu, etc.;» les Français adorent ça. Les nouvelles les plus
contradictoires circulaient et étaient toujours accueillies par
quelqu'un. J'ai rencontré un de mes malheureux compatriotes à qui on
venait d'affirme que la reine Victoria venait d'arriver à Paris, à bord
de son yacht; tous mes efforts pour le dissuader ont été inutiles; il a
pris la diligence en se moquant de ma crédulité, et ne redoutant qu'une
chose: c'était d'arriver trop tard à Paris.

Le 2 septembre enfin, la petite escadre anglaise à vapeur, précédée par
le beau yacht royal _Victoria-and-Albert_, longeait les côtes de France,
Cherbourg saluait la reine, à son passade, de cent-un coups de canon, et
un prince français, l'amiral Joinville, allait au-devant d'elle et
l'escortait, comme pour lut faire les honneurs de vos rives amies.

Le soir du même jour, la flottille mouillait devant le Tréport. Le loi
Louis-Philippe était allé au-devant de sa royale visiteuse dans un
magnifique canot fort élégamment décoré. Le roi monta à bord du yacht,
fut reçu au haut de l'échelle par la reine; ils s'embrassèrent tous
deux, conformément au cérémonial; et, quant au prince Albert, il lui
donna nue simple poignée de main. Si c'est le cérémonial qui a prescrit
cette différence, le cérémonial à tort; il me semble qu'il eut été plus
décent que Louis-Philippe baisât la main de la reine et embrassât
rondement son mari; qu'en dites-vous?

Ce fut à ce moment que la reine, apercevant M. Guizot, lui dit ces
paroles, qu'un de vos grands journaux a si éloquemment paraphrasées:
«Monsieur, je suis charmée de vous revoir ici.» J'ai parlé de cette
apostrophe, devenue célèbre aujourd'hui, à l'un de mes bons amis, W. B,
enseigne à bord du yacht, et il m'en a expliqué la haute portée. Après
le premier embrassement et les premiers mots échanges, la conversation
languissait furieusement, comme vous vous l'imaginez, bien, et il
n'appartenait à personne de la relever. La reine était visiblement
embarrassée; déjà elle avait parlé du beau temps, du beau soleil, de la
belle mer; une fois ces graves sujets épuisés, il fallait du génie pour
en trouver d'autres, et elle creusait sa royale tête, quand elle aperçut
M. Guizot, qu'elle se rappelait fort bien avoir vu ambassadeur de France
à Londres, à une époque........

Et elle trouva fort à propos cette banalité, à laquelle on a prêté un
sens si profond: «Monsieur, je suis charmée de vous revoir ici». M.
Guizot s'inclina et eut l'esprit de ne rien répliquer; sans cela, Dieu
sait ce qui serait advenu.

Louis-Philippe offrit galamment son canot à la reine, qui l'accepta de
bonne grâce; elle y était à peine descendue, que le yacht royal amenait
notre pavillon, qu'il avait hissé au mat de misaine, et le pavillon
anglais qui flottait à son grand mât; au même instant, le canot
remplaçait le pavillon tricolore par le _royal standard_, et tout cela
au bruit de salves d'artillerie, des _hourra_ et des _vivat_ des
matelots.

Quelques minutes après, le canot abordait au rivage, où un débarcadère
très-commode avait été installé; Louis-Philippe donnait la main à la
reine Victoria, qui avait le pied beaucoup plus marin que le sien; et
arrivée sur la jetée du Sud, la reine y était accueillie par la reine
Marie-Amélie, la soeur du roi, les princesses, etc. Une batterie, placée
sur l'un des tertres qui domine l'entrée du port, remplissait l'air de
fumée et de bruit; la musique jouait notre air national, qui, pour la
première fois, a retenti en France dans une circonstance officielle,
notre _God save the queen_, aussi populaire encore à Londres que l'air
de _Vive Henri IV!_ le fut jadis chez vous. Cette scène présenta un coup
d'oeil fort animé; je vous en envoie un croquis.

La jeune reine présenta à la famille royale son époux, le prince Albert,
jeune homme d'une fort belle venue, beau garçon que j'avais vu tout
enfant dans un de mes voyages en Allemagne, mais que j'aurais eu de la
peine à reconnaître aujourd'hui, nature bonne, courageuse et dévouée: le
fait seul des fonctions ingrates et difficiles qu'il remplit auprès de
la reine subirait à le prouver.

Après cette première entrevue, le roi conduisit S. M. sous une tente que
dominaient les deux pavillons nationaux mêlant leurs couleurs au souffle
d'une légère brise. La tente était simplement mais élégamment décorée:
sous les pieds un tapis, au-dessus des draperies de soie orange. Le
choix de cette couleur m'a paru un galant calembour; la reine l'aura
compris sans doute.

C'est là que des présentations ont eu lieu, et j'étais à quelque
distance, mêlé parmi les curieux, que maintenait une haie de soldats,
quand des paroles assez vives s'engagent derrière moi: «Je
passerai!--Non, monsieur, vous ne passerez, pas.--Il faut que je passe,
la reine m'attend!» A ces mots, je retourne la tête, espérant voir
quelqu'un de mes plus nobles compatriotes, ou l'un de vos ministres
attardés. Je me trompais, c'était un petit homme gros, court, avec un
uniforme de lieutenant de la garde nationale: «Ah! monsieur, me dit-il
en me voyant et de son plus pur accent normand; ah! monsieur, vous me
_laisserez_ bien passer, vous qui me _connaissez!_» Je regardai mieux
alors l'individu qui venait de m'apostropher aussi directement, et je
reconnus un aubergiste d'un village des environs, qui, la veille,
m'avait fait payer dix francs un souper composé de trois oeufs et d'une
bouteille de cidre, et cinq francs le droit du m'envelopper dans une
vieille couverture et de me rouler par terre, en compagnie de trente
personnes, dans une chambre ouverte aux quatre vents. J'aurais eu
quelque peine, en effet, à le _reconnaître_ sous ce travestissement, lui
que j'avais vu la veille en sabots, en blouse, et exploitant
parfaitement notre badauderie à tous. Je lui fis place, les soldats qui
formaient la haie en firent, et il courut vers la tente, à peu près
comme court un canard; mais, au moment où il y arrivait, la reine en
sortait et montait dans une voiture attelée de huit chevaux
caparaçonnés. Le roi, la reine d'Angleterre, la reine des Français et la
reine des Belges étaient dans ce carrosse; les princes caracolaient aux
portières, et huit voitures à six chevaux suivaient de près.

Le cortège, précédé, et suivi d'un escadron de cavalerie, se rendit
lentement au château en suivant la route du Tréport et parcourut les
grandes allées du parc. Des troupes formaient le carré dans la cour
d'honneur. Des acclamations, aussi régulières et aussi bien nourries
qu'un feu de peloton, accueillirent le cortège à son arrivée dans la
cour d'honneur. La reine parut un instant sur le balcon pour remercier
vos bataillons du geste et du sourire; puis elle fut conduite dans son
appartement, elle s'y reposa, se para, et, à huit heures du soir, la
cour se mettait à table. Jamais la reine n'avait mis à sa parure tant
d'élégance et de bon goût. Elle devait être bien heureuse en ce moment
de se sentir en France, elle qui avait si souvent rêvé de votre pays et
des merveilles exagérées que l'on en raconte; mais, j'en suis sûr, ce
n'est pas là seulement, c'est dans vos grandes réunions, dans un bal à
la cour, ou à l'Hôtel-de-Ville, dans une loge d'Opéra, au balcon des
Tuileries, en présence de votre population si vive, si facile à
enthousiasmer, qu'elle eût voulu briller de tout l'éclat dont
l'environnent sa jeunesse et le prestige de son rang.

Vous savez, combien me laissent froid les manifestations les plus
bruyantes, les plus chaleureuses. J'ai été ému en voyant vos ouvriers
combattant dans les rues de Paris le 28 juillet 1830; mais le lendemain,
quand la victoire était assurée; quand, autour de moi, on chantait _la
Marseillaise_, et quand on criait à tue-tête _vive la Charte!_ tout cet
enthousiasme m'attristait plutôt qu'il ne m'émouvait; et je disais à un
des jeunes hommes qui depuis lors sont devenus vos hommes d'État: «La
civilisation vient de faire un pas, on s'imagine qu'elle a atteint le
but; à demain les désenchantements!» Et on raillait impitoyablement ce
que vous appelez mon flegme britannique.....

Je ne vous ai pas dit avec quel acharnement on s'est disputé les places
dans les voitures, dans les hôtelleries, dans les auberges. Ce que je
vous ai dit de mon honnête aubergiste, transformé en officier de garde
nationale, peut vous donner une idée de l'encombrement qui règne dans
tous les environs du Tréport, et de la voracité des indigènes. Sans
doute il n'y a pas foule par rapport à un jour de fête aux
Champs-Elysées et aux boulevards, mais il y a foule, et foule immense
par rapport à l'exiguïté des habitations.

Après que la reine eut quitté le Tréport, je me rendis à Eu, on j'avais
trouvé la veille une mansarde que je partageais avec six de mes
compatriotes. J'allais reprendre une petite valise qui, avec mon
portefeuille de dessins, forme tout mon bagage, et me disposais à
retourner au Tréport, bien sûr que W. B., le même qui m'a raconté la
première entrevue, et l'embarras de la reine, et ses paroles à M. Guizot
à bord du yacht royal, me donnerait l'hospitalité. Vous ne vous figurez
pas quelle affreuse disette de logements et de vivres! J'ai vu des
jeunes gens qui attendaient depuis trois heures leur tour de souper, et
ce tour n'était pas près d'arriver; et ce souper, Dieu sait de quoi il
devait se composer. Pendant que les uns maugréaient en attendant,
d'autres sortaient de l'auberge en se plaignant d'avoir payé 15 fr. un
poulet sur lequel on avait déjà dîné une fois. C'est dans ces
circonstance que le Français est admirable de verve, d'esprit, de bonne
humeur, de jovialité. Je voyais quelques-uns de mes compatriotes qui
attendaient aussi; mais ils étaient sérieux, secs, muets, impassibles,
tandis qu'autour d'eux brillaient, comme des étincelles, toutes ces
milles facettes de l'esprit français. Que de plaisanteries plus ou moins
mauvaises j'ai entendues ce soir-là! Vous savez que la maison du roi,
cédant sa place à ses hôtes, avait retenu presque tous les logements
habitables de la ville. «Pourquoi ne nous mettez-vous pas ici? disaient
des étudiants en vacance au garçon de l'hôtellerie.--c'est retenu pour
les gens du roi.--Et ici?--Retenu pour les gens du roi.» Er là, et
partout, et toujours c'était la même réponse. «Ne vois-tu pas, dit l'un
des jeunes gens, qu'ici tout est à eux, puisque tu y es toi-même.--A Eu,
parfait!--Et heureusement que c'est à cause d'elle; si c'était pour un
roi, Dieu garde! je sifflerais comme un sansonnet.»

Je ne puis vous dire combien de fois j'ai retrouvé ce sentiment dans la
foule où je me suis trouvé. Il est difficile de prévoir quel accueil le
peuple de Paris eût fait à un roi d'Angleterre; mais la reine y eut été
reçue au moins avec convenance et urbanité.

J arrivai à bord un peu tard; les officiers s'entretenaient de la
réception faite à la reine, et en étaient fort contents. Là, du moins,
je trouvai bon souper, bon gîte, et c'était beaucoup déjà.

Le lendemain, j'étais à terre de bonne heure avec mes crayons, et je
vous envoie quelques-uns de mes croquis.

Vous ne vous attendez, pas à ce que je vous répète le détails que les
journaux ont reproduits sous tant de formes. Pendant ces quatre jours,
ce furent des promenades, des concerts, quelques spectacles, mais point
de fête officielle, point de divertissements populaires. La réception a
été surtout intime plus que bruyante. Le dimanche, la reine entendit le
service divin dans un oratoire disposé pour elle auprès de ses
appartements. Un _Te Deum_ fut chanté, dans l'église cathédrale d'Eu
avec accompagnement de vingt-un coups de canon; je n'ai pas bien compris
le sens de cette cérémonie religieuse; c'était trop ou trop peu.

Les chaudes et longues heures de l'après-midi ont été généralement
consacrées à des promenades dans le parc, et dont le but était tantôt la
ferme du roi, tantôt le plateau du mont d'Orléans, ou le rendez-vous de
chasse de Sainte-Catherine; toujours les sites les plus ravissants. La
foule des curieux s'y portait, comme vous pensez bien, et les méchantes
places des plus méchants coucous se vendaient à des prix déraisonnables.
Dans ces fêtes, vraies fêtes de famille, l'étiquette perdait ses droits,
on riait de bon coeur, et la reine surtout a plus d'une fois montré ses
blanches dents quand Louis-Philippe lui racontait tout bas quelque
amusante chronique.

Le lundi soir, il y eut dans une galerie du château, dite galerie des
Guises, un concert dont la direction, confiée à Auber, et l'exécution
ont été sans reproches. Les choeurs d'Armide surtout ont excité une
émotion générale, et, n'y eût-il d'autre mérite que la composition du
concert, le choix des parties, qu'il faudrait encore en féliciter Auber.
Mais la reine, qui s'y connaît, a été très-satisfaite et a témoigné
plusieurs fois le plaisir qu'elle éprouvait.

Le soir de ce jour, en rentrant à bord, je vis trois vaisseaux anglais
en panne devant la rade. L'amiral sir Ch. Rowley était descendu à terre
sur l'invitation du roi, et devait, le lendemain, rentrer à bord et
repartir.

W. B. me raconta une fête qui avait eu lieu en rade. Les commandants des
bateaux à vapeur français avaient réuni dans un grand banquet, à bord du
_Pluton_, les officiers de la marine anglaise; ils avaient bu et bien bu
à la gloire et à la prospérité des deux pays, à leur union, à tous ces
beaux rêves enfin que les gouvernements semblent chacun de leur côté
prendre à tâche de réaliser..........

[Illustration: Canot de la reine d'Angleterre.]

Le 6, pendant que le prince Albert le due d'Aumale se baignaient au
Tréport, l'amiral de Joinville visitait _le Cyclopus_ et quelques autres
bateaux de l'escadre anglaise. J'ai fait un croquis du beau yacht
_Victoria-and-Albert_ et du canot de la reine, mais, sans la couleur,
tout cela n'est qu'un squelette. Le soir, à quatre heures, sous les
beaux arbres de la forêt, par un temps admirable, la cour faisait un
repas champêtre, et, rentrée au château, elle riait aux larmes des
bêtises d'Arnal dans _l'Humoriste_. Le choix du spectacle fait peu
d'honneur au goût de mes compatriotes, je l'avoue; car je suppose que le
roi a fait tout ce qu'il savait bien devoir leur être agréable. S'ils
eussent goûté votre inimitable Molière, Louis-Philippe leur en aurait
servi comme il leur a servi du _porter_ et nos meilleurs fromages
anglais. Tant pis pour eux, ma foi! J'estime fort Arnal, mais j'aime
mieux le _Misanthrope_ ou même _Sganarelle_.

Ce soir-là, je débarquai avec mon léger bagage, la reine devant partir
le lendemain; mais, grâce à W. B., je trouvai place dans une des
baraques de M. Packham.

Le 7, le cortège royal se rendit dés le matin du château à Tréport, dans
le même ordre où il y était venu le samedi soir. L'artillerie, les
fanfares, les musiques, les vivat, retentissaient de toutes parts.

Toute la famille royale conduisit la reine à bord du yacht, dont elle
fit elle-même les honneurs. Je fus assez, surpris de voir le prince
Albert décoré du grand cordon de la Légion-d'honneur. J'appris d'un
aide-de-camp que le roi lui avait fait, la veille, cette gracieuseté;
quant à la reine, Louis-Philippe l'avait priée d'agréer deux magnifiques
tapisseries des Gobelins, merveilleuses peintures dont notre industrie
est fière à juste titre.

Le prince de Joinville, celui de tous les membres de la famille royale
avec qui la reine semble liée d'une amitié plus intime, raccompagne à
bord du yacht jusqu'à Brighton. Trois bateaux à vapeur français se sont
joints à la flottille anglaise, et naviguent de conserve avec elle.

Aujourd'hui tous ces lieux si retentissants, si animés naguère, sont
rendus à leur solitude habituelle. Les gens du château se partagent les
25,000 francs de gratification que la reine leur a laissés; les pauvres
qui ont vécu je ne sais comment, pendant qu'un morceau de pain se
vendait au poids de l'or, se réjouissent de la mince libéralité du
prince Albert, qui leur a laissé 3,000 francs. Ceux qui, comme M.
Vatour, par exemple, ont reçu, pour prix de quelque léger service,
bagues, tabatières, bijoux en brillants, montrent à leurs amis ces
marques de munificence. Hier il n'était bruit que de cette visite;
aujourd'hui on en parle moins; demain on n'en parlera plus. Eh! Dieu
veuille qu'un jour, d'un côté ou de l'autre du détroit, pessimistes
anglais ou alarmistes français n'aient pas quelque occasion inattendue de
s'écrier: «Ah! nous l'avions bien dit!»............

(Nous donnerons dans le prochain numéro d'autres dessins et quelques
détails qui n'ont pu trouver place dans celui-ci,)



[Illustration.]

Petits Poèmes du Nord.

LA PENSÉE.

Quelquefois la pensée dort tandis que la parole, dont elle est l'amie ou
le guide inséparable, se hasarde imprudemment, et s'avance seule: sa
démarche parait d'abord assurée, parce que, habituée à se soutenir sur
sa compagne, elle peut ainsi faire quelques pas sans elle; mais bientôt
elle chancelle, et tombe étourdie; alors la pensée se réveille, elle
court après la parole, la rejoint, la relève, la raffermit, la soutient,
puis elle voltige autour d'elle, la devance, et lui dit avec un doux
sourire: Ma soeur, me voici.

LE JOUR DE NAISSANCE.

Hélas! est-ce donc un jour de fête que celui qui voit finir une année,
et le Temps ravir à l'homme une part de son avenir? Oh non, ne célébrez
pas cette journée, elle est trop triste; ou bien il faudrait le faire
avec des pleurs et des habits de deuil.

Hier, j'étais plus jeune, et je voyais avec douleur arriver ce moment,
cette transition singulière qui me donne un autre âge, et me fait faire
ce grand pas d'une année vers la mort, vers cet autre moment on l'on
tombe du temps passé dans l'éternité.

Et je me croyais si jeune encore, il y a peu de jours: j'étais si
insouciant de la vie, de mes pensées et de mon avenir; et, aujourd'hui,
dans ce jour de fête, je vois qu'elle s'éloigne, la jeunesse, qu'elle
emporte ce temps qui n'est plus, et ne me laisse que l'avenir incertain.

Dans ce jour de fête, j'appelle à moi ma pensée, et lui dis: Vole auprès
des souvenirs de ma jeunesse, ramène-les moi; mais je les revois sans
plaisir, car ma pensée revient triste, et ses ailes ne sont chargées que
de chagrins.

Comme l'abeille, lorsqu'elle sort de sa niche avec le soleil, elle va au
loin baiser les fleurs; mais l'ouragan terrible accourt, la pluie et le
sable tombent et s'élèvent, tournent autour d'elle, enveloppent les sucs
recueillis, et les empoisonnent d'un mélange impur; et la pauvrette
revient attristée dans son palais de cire.

Hélas! ce jour de fête m'apporte une mélancolie qui me tue; je ne sais
pourquoi je voudrais une horrible rencontre dans cette journée; il
serait étrange que le jour de ma naissance fût celui de ma mort: cela
accourcirait ma vie, mes pensées et aussi mon épitaphe.

On y lirait: Il est né et mort le 11 de mai: c'est un beau mois pour
naître et pour mourir, diraient-ils en y jetant les yeux. Mais ce mois
est souvent triste comme la pensée: et, aujourd'hui, il fête mon
anniversaire avec un vent glacé, un ciel obscur et des nuages de plomb
qui ne laissent pas voir le soleil.

UN SIÈCLE.

Dieu détache un siècle du trésor infini de l'éternité, et il le jette au
monde pour que le monde ait le Temps.

Le siècle, ainsi échappé des mains de Jehovah, marche pendant cent
années dans l'univers, et quand il a terminé sa course, il va se réunir
à ses frères qui ne sont plus.

Un autre le suit, qui le remplace, qui vit aussi de cette vie égale et
mesurée, et il court aussi s'abîmer dans le passé.

Chacun emporte avec soi ou les trésors d'une grande gloire, ou le poids
d'un oubli profond.

Celui-là est le siècle de Charlemagne, cet autre celui de Napoléon,
d'autres sont des siècles d'ignorance et de misère.

Quand ils ont ainsi vécu, ils se réunissent tous dans un antique palais,
et, se tenant par la main, ils forment une longue chaîne, et ils
dansent.

Quelquefois ces fantômes centenaires s'assoient autour d'un foyer, comme
de graves vieillards, et ils se racontent leur vie.

LA COMÈTE.

Regardez-la marcher dans ses écarts, cette comète insensée, qui ne vit
pas dans les limites que mesure au monde le doigt de Dieu.

On dirait une folle qui traverse les champs loin des routes, qui, les
cheveux épars, court sans but et sans pensée, pousse des cris, et laisse
flotter derrière elle ses vêtements.

Ainsi cette planète vagabonde vole brûlante dans l'espace; sa chevelure
enflammée se développe derrière elle... mais elle est terrible dans ses
pas irréguliers.

Les autres globes la voient approcher avec effroi, et voudraient reculer
devant elle, mais la règle les retient. Elle passe dédaigneuse auprès
d'eux, et ne les touche point... Ils respirent quand elle n'est plus là.

Ou bien, aveugle et furieuse, elle court d'une ligne droite sur un
monde; elle le brise en mille éclats, qui rejaillissent dans l'espace,
et forment peut-être de nouveaux globes, qui se façonnent au milieu de
leurs atmosphères nouvelles.

Ou bien, elle les brûle, elle les entraîne dans ses cheveux de feu; ils
s'y mêlent et ne peuvent plus s'en dégager; et les êtres des différents
mondes les cherchent dans les cieux et ne les y trouvent plus.

Et quelquefois encore, par un autre caprice, elle recommence avec une
bizarre régularité cette immense ellipse qu'elle avait décrite; oubliée
pendant des siècles, elle reparaît et sème de nouvelles terreurs.

Et cependant elle traîne peut-être avec elle des myriades d'êtres
inconnus qui l'habitent et vivent sur elle, qui pleurent sans cesse ses
écarts, volent éperdus avec elle, et sillonnent sans cesse l'étendue.

Enfin, Dieu parle! ce globe rebelle à ses volontés l'importune, il ne
trouve plus grâce devant lui; Dieu lui assigne aussi une place dans ses
desseins, et l'enchaîne dans le grand ordre; ou bien, pour la punir, il
la brise, l'efface, et elle disparaît.

(_La suite à un autre numéro._)



MARGHERITA PUSTERLA.

Lecteur, as-tu souffert?--Non.--Ce livre n'est pas pour toi.

CHAPITRE VII

LA NOYÉE.

UN matin, la sentinelle avancée de la forteresse de Lecco
rapporta à Ramengo que la veille au soir un inconnu s'était approché de
la citadelle, et avait lancé une flèche sur le balcon de Rosalia, qui
l'avait ramassée.

Cette nouvelle enflamma la rage de Ramengo. Il fut persuadé que cet
inconnu était Pusterla, qui continuait ainsi ses intrigues avec Rosalia.
L'idée lui vint que cela pouvait l'aider à se défaire de ce jeune
seigneur, et à causer une effroyable douleur à la maison des Pusterla
par un assassinat que justifiaient suffisamment ses devoirs de gardien
de la citadelle. Il ordonna donc aux soldats que, si pareille chose
arrivait de nouveau, ils eussent à tirer sur le téméraire inconnu, à le
tuer et à se taire.

Le soir du même jour, l'homme revint près de la forteresse. Rosalia, qui
se tenait à son balcon, ne l'eut pas plutôt aperçu, qu'elle jeta de
toutes ses forces une pierre qui vint tomber aux pieds de l'inconnu. Il
la releva, et comme il prenait la route du bois pour s'en retourner, un
trait d'arbalète l'étendit roide mort sur le sol. Les gardes coururent
aussitôt sur lui et trouvèrent qui; ce n'était qu'un valet inconnu.
Aucun signe, aucune devise n'indiquaient ce qu'il pouvait être. Ils
revinrent avec la pierre à laquelle un billet était lié. Ramengo
attendait dans ce cruel tourment qu'éprouvent les trompeurs lorsqu'ils
se voient trompés. Lorsqu'on lui apprit la nouvelle et qu'on lui remit
la lettre, sa bouche se contracta d'un sourire semblable au grincement
d'un loup qui avise sa proie. Il congédia les soldats et ouvrit le
billet. Il ne portait point d'adresse, mais il était de la main de
Rosalia, et, les membres agités par un frémissement convulsif, il lui
ces mois:

«Quelles douceurs depuis longtemps inconnues me fait éprouver ta lettre!
Tu veux donc, par amour pour moi, t'exposer à de nouveaux périls? Te
presser encore une fois sur mon coeur, était une consolation que j'osais
à peine espérer; mais, s'il te voyait, il y va de la vie. Cependant
après-demain il sortira à la nuit tombante pour visiter les postes sur
le lac; dès qu'il sera parti, j'étendrai une blanche toile sur le
balcon, et lu viendras à la poterne que tu connais, que de choses je te
dirai! Le sais-tu? mon sein est fécond. Puisse te ressembler l'enfant
qui naîtra! Adieu, adieu! Comme la joie me transporte à la seule pensée
d'embrasser bientôt mon bien-aimé!»

Il fallut que Ramengo se fit violence pour continuer cette lecture
jusqu'au bout. Il n'en pouvait plus douter, Rosalia le trahissait; il
n'y avait de doutes qu'à l'égard de son complice. Ses vagues soupçons
étaient désormais une certitude: il ne lui restait plis qu'un parti à
prendre, celui de la vengeance.

La fureur lui conseilla un instant de se venger aussitôt sur
l'infortunée. L'égorger, lui arracher le coeur, lui tirer des entrailles
l'enfant à peine forme et le broyer sous ses pieds, étaient des pensées
qui souriaient à son délire. Déjà il allait les réaliser, déjà il
entrait chez Rosalia épouvantée, prêt à porter sur elle une main
barbare, lorsqu'une réflexion subite lui cria que le châtiment serait
trop doux pour un pareil outrage: puis il fallait que l'amant tombât
aussi dans le même piège. Et il se repentait d'avoir déchiré le billet;
il aurait pu l'envoyer au complice, l'attirer dans ses filets. Mais
l'envoyer à qui? pensait-il, en quel endroit? S'ils n'avaient pas égorgé
le vil instrument, j'aurais bien su, à force de tourments, en le
torturant membre par membre, j'aurais bien su lui arracher le nom de
l'infâme. J'ai trop précipité ma vengeance; mais maintenant, maintenant
je l'ai méritée, elle sera longue, impitoyable; tremblez, scélérats!

[Illustration.]

Il roulait ainsi de sombres pensées devant Rosalia, qui s'efforçait en
vain de comprendre le sinistre silence de son mari. Il le rompit enfin
pour lui dire que le lendemain il sortirait à la tombée de la nuit. Il
espérait que l'amant, n'ayant pas reçu de réponse, n'en viendrait pas
moins au rendez-vous. Rosalia lui dit adieu avec cette tendresse
persévérante qu'elle opposait à ses mauvais traitements. Les baisers de
sa femme brûlaient Ramengo, comme la pierre infernale brûle une plaie
vive; mais, voulant opposer ruse à ruse, tromperie à tromperie, il
essaya de lui parler tendrement: ses paroles expirèrent dans sa bouche;
de la presser sur son coeur, mais au moment même où il l'attirait vers
lui, il ne put s'empêcher de la repousser par un brusque mouvement de
haine; elle soupira et fondit en larmes. Quelque habituée qu'elle fût
aux duretés de Ramengo, elle n'avait encore pu y endurcir son âme. Le
lendemain Ramengo sauta dans une barque, prit le large; puis revenant
vers la rive, il débarqua. Il se plaça dans un lieu d'où il pouvait voir
la citadelle sans être, aperçu. Bientôt ses yeux sont frappés du voile
blanc étendu sur le balcon. A cette vue, sa fureur se renouvelle et
redouble; son coeur, gonflé de rage, semblait s'élancer de sa poitrine,
et brisant autour de lui les branches d'arbre qui ombrageaient sa
retraite, il blasphémait Dieu, les hommes, le ciel. La nuit s'épaissit,
il s'approcha davantage, et s'appuya à deux arbres voisins entre
lesquels il passait la tête, pareil à la hyène qui guette la gazelle,
fixant ses regards tantôt sur la route, tantôt sur la poterne et le
balcon.

Il vit bientôt apparaître Rosalia vêtue d'une blanche robe de lin. Ses
yeux, se portèrent sur le penchant de la colline, et, à la lueur
incertaine du crépuscule, cherchaient discerner quelqu'un d'attendu.
Trompée dans son espoir, elle rentrait pour sortir encore. Elle
s'asseyait, appuyant son bras sur les balustres du balcon, en inclinant
son beau visage sur sa main; elle demeurait dans une inquiète mais douce
attente. Quelquefois elle soupirait en levant les yeux vers les étoiles;
d'autres fois elle chantait quelques romances sur un air lent et
mélancolique, dont le son s'éteignait avec un doux murmure au milieu du
pathétique silence de la nuit, se mêlant au lointain clapotement de
l'onde qui venait baiser les rivages du lac.

Mais l'attente de Ramengo et de Rosalia fut trompée, Ramengo ne s'en
tint pas là. Six fois il revint subir les tortures de cet horrible
espoir de joindre son rival, la rage et l'assassinat dans la pensée, mais
toujours en vain. Il eut le temps de distiller les poisons de sa
vengeance, et pendant les atroces veilles de ces nuits la médita, la
créa au gré de ses rêves, la poussa à ses derniers raffinements autant
qu'il le fallait pour saturer son âme altérée de sang et de supplices.
L'enfant qui se formait dans les entrailles de Rosalia devait venir à la
vie pour pouvoir la perdre; il fallut le laisser naître: pour lui faire
subir sa part du châtiment, et augmenter pour la mère les douleurs de la
peine, d'autant plus cruelles qu'elle les prévoyait moins. Cependant il
dissimula: il revint avec Rosalia aux douceurs des premiers jours de
leur mariage, redoublant même de courtoisie pour cacher la trahison
qu'il méditait. Toutefois, au milieu du ces caresses, il arrêtait sur
elle un oeil si glacé, d'une limpidité tellement sinistre, que Rosalia,
épouvantée, lui jetait les bras autour du cou, et lui demandai:
«Qu'as-tu, Ramengo? Pourquoi me regardes-tu ainsi?» Il ne répondait
rien; mais, en recevant ses baisers, sa femme était prise d'un frisson
involontaire. Elle le voyait, d'une main convulsive, porter la main sur
son poignard, et, comme contraint par une force irrésistible, la
repousser loin, de lui et sortir pour calmer son indocile rage. Rosalia
comprenait qu'une grave tempête s'agitait dans l'âme de son mari. Elle
souffrait, se taisait, et n'était pas plus avare de ses caresses. Elle
puisait des consolations dans ces joies secrètes de la femme qui sent
vivre en elle-même autre être, uni à elle et cependant différent, vivant
de la même vie, ému par des sentiments communs, aimé comme soi-même,
aimable comme autrui. Elle était saisie d'une vive allégresse en voyant
approcher l'heure où elle donnerait le jour à un enfant, gage de leur
amour, et qui l'accroîtrait encore par les soins que ses parents lui
donneraient de concert, par ses charmes enfantins, par les espérances
qui dansent autour du berceau du premier né.

[Illustration.]

Bientôt elle mit au monde un fils A peine avait-elle, dans un premier
baiser, oublié les douleurs de l'enfantement: «Qu'on porte, dit-elle,
cet enfant à son père.»

On lui porta en effet cette créature, si frêle que, sous l'impression de
l'air et des objets extérieurs, elle vagissait et agitait ses petits
membres; spectacle touchant pour tous, d'ineffable joie pour un père.
Mais les yeux de Ramengo s'enflammèrent d'une plus sombre fureur, un
rire sinistre contracta ses lèvres. Il prit l'enfant sur un bras, et de
l'autre, tirant son poignard, il le dirigea contre la faible créature.
La femme à qui l'enfant avait été confié, se précipita au devant du coup
qui le menaçait; mais elle ne put faire que le tranchant de l'arme
n'entamât sa poitrine et n'y laissât l'empreinte d'une main criminelle-.
A la vue du sang qui s'échappait, et aux cris de douleur poussés par le
fils de Rosalia, l'assassin jeta son poignard en maudissant, et s'enfuit
en proférant mille blasphèmes.

[Illustration.]

Quel coup cette nouvelle porta à la tendre Rosalia! Au sein de la lièvre
de l'enfantement, et dans cet état où toute émotion peut devenir
mortelle, elle fut près de succomber; mais la blessure de l'enfant était
légère et se guérit facilement; des mercenaires lui prodiguèrent ces
soins que son mari lui refusait; puis, celui-ci revint à la douceur et
au repentir. Ce repentir n'était point excité par son crime; il se
reprochait seulement d'avoir laissé échapper son secret dans le
transport d'une imprudente fureur. Il rejeta sur des soucis violents,
des chagrins profonds et concentrés, l'excès subit de sa furie et de son
égarement; et, devenant assidu auprès du lit de sa femme, il eut pour
elle des paroles d'affection.

Cette tendresse fut pour elle le meilleur remède et le réparateur le
plus puissant; elle tendit sa main pâle et tremblante à son époux, qui
la pressa entre les siennes; elle lui montrait leur fils suspendu à son
sein: «Et vois, lui disait-elle, vois comme il est beau; tu l'aimeras.
Quel visage d'albâtre! Quelle douce respiration! Regarde: il ouvre les
yeux; ce sont les tiens; comme il te ressemble! prends-le entre tes
bras, et lui donne un baiser.» Et elle le lui présentait. Malgré ses
agitations intérieures, Ramengo le prit, le regarda fixement, approcha
ses lèvres du visage, de l'enfant, et l'embrassa ou en fit le semblant.
Sa mère lui prodiguait une furie de baisers; plongée dans une extase
d'amour, de béatitude, jouissant du bonheur d'être épouse et mère, aimée
et aimant, elle ne pouvait se rassasier de contempler et de caresser
son fils; elle l'enveloppait de ses langes, le mettait tout nu, le
couvrait d'ornements avec une coquetterie toute maternelle, folâtrait
avec lui, heureuse d'épancher sur ce fruit de son sein cette plénitude
de tendresse qu'elle n'avait pu verser dans le coeur de son mari.

Mais ces scènes étaient chaque jour une torture nouvelle pour Ramengo,
et chaque jour grandissaient dans son âme ses sinistres projets de
vengeance.

Rosalia était guérie depuis peu de temps. C'était le soir d'un beau jour
de mai: le temps était magnifique, le ciel paisible, et la naissante
chaleur prêtait un grand charme au souffle de la brise nocturne. Ramengo
dit à sa femme: «Vois quelle belle soirée! si nous sortions un peu aux
environs de la citadelle, il me semble que ta santé s'en trouverait
mieux?

--Volontiers,» s'écria Rosalia dans sa joie, heureuse de recevoir une
preuve d'affection de son mari, parce qu'elle sentait qu'elle l'en
aimerait davantage.

«Et l'enfant? ajoutait-elle; je vais le coucher, n'est-ce pas? Attends
seulement que je l'aie endormi.

--Pourquoi ne l'emmènerions-nous pas? répondit Ramengo; est-ce que tu
t'ennuies déjà de le porter?

--M'ennuyer! s'écria-t-elle avec un indéfinissable accent de tendresse;
oh! tu ne sais pas combien est agréable à une mère le poids de son
enfant! Ne l'ai-je pas porté plus longtemps dans mon sein?»

En parlant ainsi, elle enveloppait son fils dans ses langes, et
s'avançait aux côtés de son mari. Ils sortirent de la citadelle et,
descendant le versant de la colline, ils arrivèrent au bord du lac.
C'était la première fois, depuis ses souffrances, qu'elle revoyait la
sérénité de l'air libre, la lac, les monts, et elle s'enivrait d'une
douce joie. Comme le prisonnier qui sort du cachot, elle sentait sa
poitrine se dilater en respirant le souffle pur et vital de la brise. Le
lac, bien que la fonte des neiges et la saison pluvieuse l'eussent
extraordinairement accru, jetait tranquillement ses flots sur le sable
de ses rives. Ils s'assirent auprès, sur un parapet à hauteur d'appui,
et laissent courir leurs regards sur cette plaine liquide, qu'aucune
barque ne sillonnait, parce qu'une des premières mesures contre la
guerre qu'on redoutait, avait été de les couler toutes à fond. Rosalia
regardait tantôt la Resegone, dont les cimes crénelées laissaient
s'échapper les derniers rayons du soleil, tantôt l'ouverture du vallon
de: Valmadrera, où la lumière semblait, avant de disparaître,
rassembler toute sa force, comme le sang au coeur d'un mourant; et elle
caressait son nourrisson et lui parlant comme s'il eût pu comprendre et
lui répondre: «Ouvre les yeux, mon amour, ouvre-les à ce magnifique
spectacle; vois ces monts: un jour tu les connaîtras; sur leurs flancs,
jusque sur leurs sommets, tu poursuivras les jeunes chevreaux aussi
légers qu'eux, et jouissant de l'air pur, du riant soleil et de la
liberté! Et ce lac, vois-le! il renferme dans ses ondes un autre enfant
beau comme toi. Un jour viendra où il te portera véritablement dans ses
flancs, lorsque tes bras le sillonneront à la nage, ou que ta barque
ouvrira ses flots.

[Illustration.]

«Et pourquoi, interrompit Ramengo, pourquoi n'irions-nous pas nous-mêmes
en bateau?

--Oh! oui, s'écria-t-elle, pourvu que tu ne redoutes pas la fatigue de
ramer.

--Au contraire, c'est pour moi un délassement, un salutaire exercice.»

[Illustration.]

En deux sauts, il fut à un petit môle où on gardait sous clef deux
petites barques pour le service de la forteresse, les seules qu'on eût
laissées sur toute la rivière. Il mit les rames à l'eau, et prit
Rosalia, qui s'assit à la poupe avec son enfant, pendant que Ramengo
frappait l'eau de ses rames. Ils côtoyèrent ainsi le rivage sur lequel
est situé le bourg de Lecco. Ils passèrent sous le pont qu'Azone avait
fait élever il y avait peu d'années, et, poursuivant leur route du côté
de Pescale et de Pescanerico, ils arrivèrent à un endroit où l'eau
s'étend sur un vaste bassin. Cependant le jour avait disparu; les cimes
environnantes se dessinaient nettes et sombres sur l'azur obscure d'un
ciel sans nuages, et, du milieu du lac où ils naviguaient, à peine
pouvaient-ils apercevoir les rives; mais, des ouvertures des rares
chaumières, ils voyaient s'exhaler la fumé du feu auquel les pauvres
gens faisaient cuire le maigre souper que leur imposait l'interruption
de la pêche. Tout respirait la paix autour de Rosalia et au dedans de
son coeur. Inondée d'un pur ravissement, elle essuyait de ses lèvres la
sueur qui couvrait le front de son enfant endormi. Tout à coup, Ramengo,
d'un pied terrible, frappe le fond de la barque, l'ébranle, de manière à
l'entr'ouvrir, à faire bondir la mère et à réveiller l'enfant en
sursaut; puis il s'écrie; «Infâme! qui m'as trahi! Tu as cru me cacher
les criminelles! tu t'es trompée: je sais tout. L'heure du châtiment est
venue. Scélérate! tu vas mourir!»

[Illustration.]

Épouvantée, les yeux et la bouche ouverts par la terreur, pâle, et d'une
main serrant son enfant contre son sein, tandis qu'elle étend l'autre
vers son bourreau par un mouvement d'instinctive défense. La malheureuse
voulait répondre, interroger, supplier; mais le lâche Ramengo ne lui en
laissa pas le temps; et, jetant les rames dans le lac, il s'élança
lui-même à la nage, Rosalia poussa un cri, le cri du désespoir, et se
couvrit les yeux en voyant son mari se précipiter hors de la barque:
mais bientôt, à la faible lueur un crépuscule, elle put le voir nager et
gagner le rivage.

Délivrée de la crainte qui l'avait saisie pour les jours de Ramengo, elle
retomba dans un étonnement stupide, et qui lui faisait croire qu'elle
était en proie à un songe affreux. Dès qu'elle revint un peu à
elle-même, l'horreur de sa situation se présenta tout entière à sa
pensée: seule, sur un lac gonflé par la fonte des neiges, dans une
faible barque, et sans rames pour la faire marcher; seule, avec un
enfant dont la vie lui était plus chère que sa propre vie! Elle éclata
en cris d'angoisses, et la pluie de ses larmes retomba sur le visage de
la petite créature ignorant son malheur. Ses pleurs, en se frayant un
passage, tirèrent un peu Rosalia de sa léthargique douleur. Dans sa
criminelle vengeance, Ramengo avait disjoint les planches du bateau, et
l'eau pénétrait lentement par les fissures qui s'étaient ouvertes.
L'infortunée fixa les regards sur le fond de la barque et parut se
consoler: «Une heure, se dit-elle, deux heures au plus, et l'eau
remplira cette nacelle; elle s'abîmera, je m'abîmerai avec elle... et je
serai délivrée de cet enfer.--Mais mon enfant?»

A cette pensée, elle frissonna. Alors, aussi prompte à chercher des
moyens de salut qu'elle avait d'abord été ardente dans son désespoir à
désirer la mort, elle arrache avec furie de sa tête, de sa poitrine, les
voiles qui les couvrent, et elle s'en sert pour étouper les fissures.
Attentive, elle tend ses regards, elle prête l'oreille pour s'assurer si
l'eau ne suinte pas encore par quelque passage. Lorsqu'il lui parut
qu'elle ne pouvait plus pénétrer, elle se consola, reprit son enfant
dans ses bras, et s'assit, regardant tout à tour son fils, le rivage et
le ciel. L'enfant était endormi, la rive lointaine demeurait silencieuse
comme l'égoïste devant les misères de ses frères; le ciel était limpide
et beau, comme il est toujours à la fin de mai dans ces riantes contrées
de la riante Lombardie. Le croissant pointait alors derrière les monts
de l'Albenza, dont les cimes se dessinaient dans le profond azur, au
milieu de mille scintillantes étoiles.

Combien de soirées aussi belles que celle-là Rosalia avait passées dans
l'aimable et joyeuse société de ses compagnes, près de ses parents,
insouciante jeune fille, pleine de joies paisibles et de rêves heureux!
Et, depuis son mariage, combien de fois, à cette heure, elle s'était
arrêtée, sur la plate-forme de la citadelle, à écouter les mélodies
mélancoliques du rossignol, à embrasser de ses regards la rive du fleuve
ou le versant de la colline pour y découvrir le retour de son époux! Et
maintenant!... la pensée de son mari lui rappelait les plus minutieux
souvenirs du passé: gestes, paroles, actions, qu'elle avait voulu ne pas
voir on interpréter dans un sens favorable, et qui aujourd'hui lui
révélaient toute une misérable trame de haine continue, de vengeance
méditée; elle, était condamnée pour un crime dont elle ne se
reconnaissait pas coupable, dont elle aurait pu se justifier par un seul
mot; condamnée à souffrir une nuit entière, sur cette onde déserte, le
désespoir et la peur!» Personne ne viendra donc me secourir? personne! A
cette heure, Ramengo est rentré dans la citadelle; il revoit les lieux
qui sont pleins du souvenir de nos premiers jours de bonheur. Personne
n'accourt à sa rencontre pour fêter son retour. Il revoit la couche
nuptiale, il revoit le berceau, le berceau vide; il va se rappeler sa
femme, son enfant qui n'est point coupable; il va se repentir de nous
avoir infligé cette torture, et nous allons le voir accourir pour nous
sauver. Oh! comme je saurai dissiper ses soupçons! comme, avec un
redoublement d'amour, je saurai calmer sa haine! Mon Ramengo m'aimera
encore, il m'embrassera encore, il embrassera son fils. Le voici: une
lumière s'avance vers nous, ce ne peut être que sa barque.»

La lumière s'avançait lente, égale, mais pâle et bleuâtre; elle toucha
la barque de Rosalia.... C'était un feu follet, qui, poursuivant sa
route, s'évanouit. Quand il s'approchait, Rosalia avait poussé le cri
désespéré du naufragé qui implore du secours, les battements de son
coeur avaient mesuré l'éloignement de la flamme et sa marche lente;
lorsque cette espérance lui échappa encore, elle fondit en pleurs.

Elle plaça son enfant sur le banc de la proue; elle s'agenouilla, et
commença avec ses mains à imiter le mouvement des rames pour essayer de
s'approcher du rivage. Elle parvenait ainsi à faire mouvoir la nacelle,
mais elle ne lui donnait qu'un mouvement de rotation sur elle-même, sans
le faire avancer d'un pas vers le bord; enfin, fatiguée, épuisée,
désespérée et malheureuse revint s'asseoir, reprendre son enfant sur ses
genoux, et se couvrant les yeux avec les mains, elle recommença à
pleurer, à rêver encore. Aux approches du matin, une brise aiguë et
roide; engourdissait ses membres et lui faisait claquer les dents.
D'épais nuages s'étaient condensés autour des crêtes de la Grigna et du
Leguone, et, chassés çà et là par les vents, ils s'avançaient comme des
troupes ennemies, et répandaient des ténèbres sur tout le ciel; les
éclairs se succédaient rapidement, le tonnerre roulait sourdement dans
l'espace; la pluie commença à tomber avec une fureur inouïe, et bientôt
une redoutable tempête s'abattit sur le lac. Rosalia se tourna du côté
de Lecco, dont chaque instant l'éloignait davantage; en vain ses yeux, à
la sinistre lueur des éclairs, s'efforçaient d'apercevoir quelque
secours: elle n'en vit point paraître, et n'en espéra plus. Alors se
présenta à son esprit consterné la possibilité, puis la certitude d'un
malheur plus grand qu'elle ne l'avait imaginé. L'aube, son espérance,
commença à ne plus lui paraître la fin, mais un accroissement de ses
maux.

[Illustration.]

L'eau tombait comme si des mains prodigues l'eussent épanchée des
réservoirs du ciel. Où se réfugier? comment, parer à ce nouveau malheur?
La barque n'avait ni pavillon ni tente; déjà les roulements du tonnerre
et les éclats de la foudre avaient réveillé l'enfant, et les bras
maternels ne suffisaient pas à le protéger; elle se fit d'abord un abri
avec sa robe, qu'elle releva sur sa tête, et dont elle couvrit aussi son
nourrisson; mais la pluie incessante eut bientôt pénétré les habits qui
dégouttaient. Alors elle se frappait la poitrine et la tête, et
s'arrachait les cheveux; privée de sentiment, elle ne voyait plus rien;
elle coucha son fils sur une partie de la barque qui, plus élevée,
restait plus à sec; puis, s'appuyant sur les genoux et sur les mains,
elle lui fit un toit de son propre corps, et, dans une si fatigante
attitude, elle lui tendit le sein, à la manière dont les bêles sauvages
allaitent leurs petits.

[Illustration.]

Situation terrible que celle où ils se trouvaient! A l'eau qui s'était
introduite la veille par les fissures, s'ajoutait celle qui tombait à
flots du ciel; ses genoux, ses jambes, en étaient trempés; mais elle
prenait patience et tolérait ses souffrances; mais l'eau montait
toujours par l'effet de son propre poids; elle atteignait le dernier
refuge de l'enfant, et l'infortunée ne savait comment l'arracher au
péril qui le menaçait; elle se découvrait la poitrine de ses vêtements,
et elle s'en servait pour éponger l'humidité de la barque; de ses mains
elle faisait une sorte de pelle, avec laquelle elle jetait l'eau au
dehors; mais, pour se livrer à ce travail si pénible et d'un si mince
résultat, il lui fallait laisser à découvert son fils, qui était en
danger de se noyer. Découragée, Rosalia reprit sa première position,
serra son enfant contre son sein, et recommença ses pleurs et ses
prières; cependant la pluie ne diminuait point de violence, et le vent
du nord chassait toujours la barque devant lui. De temps en temps elle
levait la tête, et, à travers ce déluge, elle voyait passer sur la rive
les chaumières et les plaines. Lorsqu'elle arriva au lieu où, à la
Rabbia après Olginate, le lac prend un cours plus rapide, elle sentit la
nacelle balancer et tourbillonner sur elle-même: elle se crut submergée,
embrassa son fils, recommanda son âme à Dieu, l'âme et la vie de la
faible créature qu'elle nourrissait.

[Illustration.]

Cependant le courant rapide reprit la barque avec force, et, bondissant
sur la vague, elle descendit le fleuve de nouveau. Quelques cabanes de
pêcheurs, quelques moulins s'offraient aux regards de distance en
distance; çà et là un paysan, un bûcheron ou une lavandière, attentifs à
leurs travaux sur la plage, voyaient cette barque de loin, la
regardaient un moment, et quelqu'un d'entre eux s'écriait:

«Quel singulier plaisir d'aller ainsi sur le fleuve, grossi comme il est
par l'orage!»

Mais un autre ajoutait: «Ne voyez-vous pas qu'elle n'a ni rame ni timon?
c'est une barque qui se perd.

--Une barque qui se perd! courons la secourir! Maudite soit la guerre
qui nous a enlevé nos bateaux!»

Ils couraient sans savoir où, et criaient vers la barque; d'autres se
dirigeaient, en toute hâte vers les postes occupés par les sentinelles
et les vedettes mais, avant qu'ils les eussent atteints, l'onde
déchaînée avait emporté la nacelle; ils ne pouvaient plus que la
regarder dans le lointain, et s'écrier: «Les pauvres gens qui sont dans
cette barque! Que les âmes du purgatoire leur soient en aide!»

[Illustration.]

Toutefois, après diverses alternatives de périls qui eussent inspiré
plus d'une fois à Rosalia désespérée la pensée d'en finir d'un seul
coup, en se jetant elle-même aux eaux du fleuve, si l'espoir de sauver
son enfant ne l'eût retenue, l'Adda, s'étendant dans un lit plus large,
emporta la nacelle avec moins de fureur. La tempête, avait cessé, et,
par un de ces changements subits, ordinaires dans la saison, le ciel, se
dégageant de ses nuages, resplendissait maintenant des feux d'un brûlant
soleil. Dans le voisinage de Vaprio, le flot portait même insensiblement
la nacelle vers le rivage, et un rayon d'espérance brilla aux regards de
Rosalia; elle fut entraînée tout près d'un rocher, qui, creusé à sa base
par le battement de la vague, formait une sorte de grotte, d'où
pendaient les racines et les tortueux rameaux d'un figuier sauvage.
Rosalia parvint à saisir l'un de ces rameaux, et, l'étreignant avec tout
ce qui lui restait de force: «Grâces soient rendues au Seigneur!
s'écria-t-elle; mon fils est sauvé!»

Elle respira. D'un oeil consolé elle regarda son fils, et il se fit sur
son visage un changement pareil à celui que la matinée avait vu dans
l'atmosphère. Le flot tentait bien d'arracher la barque de son asile;
mais Rosalia, tenant l'arbre à deux mains, neutralisait l'effort du
flot. Elle se prit alors à regarder autour d'elle: le rocher sous lequel
elle était arrêtée était étroit et escarpé; de quelque côté qu'on
l'envisageât, on ne trouvait point d'endroit praticable. Sur la gauche
de l'Adda, la plaine s'étendait verdoyante et fleurie; de vigoureux
paysans, d'actifs Bergamasques, s'y livraient joyeusement à leur travail
champêtre; mais l'éloignement était si grand, si tumultueux le bruit du
fleuve, qu'elle ne pouvait espérer que ses cris arrivassent jusqu'à eux.
Cependant le soleil, qui avait atteint le milieu de sa course, dardant
ses rayons sur la tête de Rosalia, lui infligeait ainsi un nouveau
suppliée, comme si elle eût dû les éprouver tous dans cette journée. Et
les heures passaient, et, dans leur fuite, elle s'aperçut que sa
position avait changé, mais qu'elle ne s'était pas améliorée. Isolée en
cet endroit, loin de tout secours, elle un voyait aucun moyen de se
tirer d'une position si affreuse. Peut-être le désespoir lui aurait-il
encore prêté assez de force pour se hisser de branche en branche, de
racine en racine, jusqu'au sommet du rocher; mais son fils? l'abandonner
ne pouvait pas se présenter à sa pensée, et il ne fallait pas songer
qu'elle pût, en le portant à son cou, tenter cette périlleuse voie de
salut; et, pour son enfant seul, elle embrassait étroitement le rameau
sauveur.

Bientôt il se réveilla; il prit à crier, blessé dans ses membres
délicats par le contact des planches, pressé par la faim, brûlé par le
soleil jusque sous les voiles que Rosalia avait arraches de sa poitrine
pour l'en couvrir. Chaque cri de l'enfant enfonçait un poignard dans le
coeur de la mère, et d'autant plus avant qu'elle s'était crue désormais
délivrée de tout péril et en sûreté. Comment l'apaiser? Quitter la
racine qui retenait le bateau, c'était courir de soi-même au devant des
angoisses du premier danger. «Peut-être, se disait-elle, y a-t-il un
village près d'ici; on me verra; on me portera secours. Mais, hélas! si
on n'arrivait pas à temps!» Alors elle tremblait que le rameau ne se
brisât, et le serrait avec toute la fureur dont celui qui se noie
enserre sa dernière chance de salut. Des frissons et des sueurs
parcouraient tout son corps, lorsque étourdie par l'influence du soleil,
elle voyait la roche fuir et se balancer devant elle, ou sentait ses
forces s'amoindrir, et s'énerver les jointures de ses doigts agités par
des pulsations convulsives.

Enfin, elle restait dans la même position, et ne pouvait caresser son
fils, ni le presser sur son sein, ni calmer ses cris par des baisers et
en le berçant sur ses genoux, entre ses bras. Il ne lui restait donc que
la voix, et elle s'en servait pour l'encourager, l'inviter à la
patience, à se taire, à dormir: il ne fallait plus craindre; le secours
viendrait bientôt; il reverrait son père, son toit natal; enfin, elle
entonnait l'air accoutumé pour l'endormir: elle chantait sur le bord de
l'abîme, au sein de cette agonie!!

Mais l'enfant n'écoutait point et ne cessait pas ses gémissements: ses
cris mettaient en lambeaux le coeur de l'infortunée. En vain elle
s'ingéniait pour l'approcher, pour le toucher au moins avec les pieds et
les genoux, pendant que ses bras étaient suspendus aux racines du
figuier Plus d'une fois elle fut sur le point d'allonger les doigts et
de se laisser encore emporter par le fleuve; mais elle n'osa pas, et
éclata en une plainte désespérée qui formait, avec les cris plaintifs de
son enfant, l'harmonie désolante de la douleur. De temps en temps,
reprenant haleine, elle poussait un cri, le plus fort qu'elle pouvait:
elle l'écoutait répéter par l'écho, l'écho, insensible comme l'âme de
l'avare. Les oiseaux, abrités parmi les broussailles, en sortaient avec
bruit et se dispersaient dans les airs; mais rien ne répondait: un
moment après, tout rentrait dans un profond silence, à peine interrompu
par le clapotement des flots, qui, se brisant contre les pierres,
faisaient chanceler la nacelle.

[Illustration.]

Cependant le soleil descendait derrière l'horizon; la brûlante chaleur
qui s'était exhalée pendant les longues heures du jour faisait place à
cette agréable brise qui rafraîchit les soirées sur la rive des fleuves.
Déjà, sur la plage opposée, Rosalia voyait, oh! avec quel sentiment
d'envie! les laboureurs, s'arrachant à leurs travaux, cheminer vers
leurs paisibles chaumières; les bouviers ramener leurs troupeaux du
pâturage; la petite fille, la baguette à la main, chassant vers le
poulailler la troupe d'oisons. C'était l'heure du crépuscule, l'heure
des souvenirs pour qui a joui, souffert, aimé. Mais pour Rosalia, elle
n'était que le prélude de nouvelles souffrances. La nuit s'épaississait;
si la fortune ne lui avait envoyé personne pour la secourir pendant le
jour, que serait-ce quand les ténèbres seraient descendues sur la terre?
Cependant il lui sembla entendre au-dessus de sa tête comme un bruit,
une agitation vague: «Oh! se dit-elle, si je pouvais réussir à me faire
entendre!» Elle poussa un cri, le répéta, crut avoir été entendue, parce
qu'on fit silence; elle redoubla l'effort de sa voix, et quelqu'un, en
effet, se pencha sur le bord du rocher.

«Qui est là-dessous? cria une voix.

--Moi!... une infortunée!... Secours! secours! répondît la triste
Rosalia.

--Mais comment êtes-vous là?» reprit la voix.

Elle ne répondit rien que: «Secours! secours! Prenez mon enfant!»

C'étaient des passants qui l'avaient entendue, et comme ils purent
comprendre que c'était une femme en péril de la vie, ils avisèrent à la
secourir; mais il fallait en trouver les moyens. L'escarpement du rocher
empêchait non-seulement d'approcher de Rosalia, mais même de voir si
elle était dans l'eau, dans une nacelle, ou sur un écueil. Aller chercher
un bateau jusqu'à Vaprio était un long voyage, d'autant plus long qu'il
aurait fallu lutter contre le courant, et cependant elle aurait le temps
d'être noyée.

«Voulez-vous une corde? lui cria-t-on.

--Oui! oui!--une corde!... secours! secours!.... bien vite! mon enfant
se meurt!»

[Illustration.]

Ils prirent donc en toute hâte une corde de chanvre qui, par un hasard,
se trouvait la sur une charrette, et ils la lui descendirent. Mais, tant
parce qu'ils ne savaient point en quel endroit Rosalia était placée, que
parce que les saillies du rocher éloignaient la corde de la barque, la
malheureuse ne la voyait que trop loin d'elle pour qu'elle osât
abandonner son rameau de figuier; elle criait; «A droite!.... A main
gauche!.... Je ne puis la prendre.... secours! secours!....»

Enfin la corde vint raser les vêtements de Rosalia. Sûre désormais de
pouvoir la tenir, elle lâcha le rameau pour la saisir... Hélas! à peine
eut-elle ouvert la main, que l'eau repoussa la barque, et la corde toute
glissante s'échappa de ses doigts qui n'avaient plus la force de la
retenir. Elle vit encore une fois fuir la rive, elle vit sur le haut du
rocher les personnes qui avaient essayé de la sauver se la montrant
entre eux, en remplissant l'air de leurs cris de compassion et appelant
à l'aide. Elle s'écria: «Au secours!» et souleva vers eux son enfant.
Elle les émut de pitié, mais ils ne savaient plus comment la secourir.
Le fleuve l'avait déjà entraînée loin d'eux et l'emportait avec
impétuosité. Le dernier regard que Rosalia tourna vers le rivage lui
montra un vénérable prêtre, qui lui parut crier à haute voix la formule
de l'absolution des péchés pendant que sa main droite se levait pour la
bénir. Tous les assistants avaient plié les genoux, et récitaient pour
elle les prières des agonisants. Elle étendit son enfant sur l'escabeau
de la proue, et se laissa tomber au fond de la barque perdue.

Au milieu de tant et de si diverses souffrances, le jeûne, la peine, la
douleur, l'espérance tant de fois née, tant de fois disparue, l'amour
maternel avait seul soutenu ses forces. Maintenant le désespoir
prévalait. Sa vue s'obscurcit; elle ne vit plus, elle n'entendit plus
rien. Puisse, dans ce moment suprême, sa pensée s'être unie à celle des
fidèles pieusement agenouillés sur le rivage, pour demander avec eux au
ciel le remède que la terre ne pouvait plus lui donner!

[Illustration.]



Modes.

[Illustration: Bracelets Victoria.]

L'industrie parisienne n'aurait point redouté la présence de la reine
d'Angleterre à Paris; on peut même soupçonner qu'elle l'espérait. Déjà
toute la ruche était en éveil: le génie de la mode inventait et
exécutait en même temps. Les uns préparaient de coquettes parures, les
autres des bijoux. Les coiffures Victoria se montraient aux étalages
rivalisant de grâce et de fraîcheur. Parmi ces apprêts, nous avons
remarqué des bracelets sur une; imitation de l'ordre du la Jarretière.
Le travail en est fin et la forme élégante. La reine Victoria, qui
portait au concert du château d'Eu le grand-cordon de l'ordre, aurait
sans doute approuvé la pensée qui a fait choisir ce modèle.

Quelques toilettes ont été envoyées de Paris au Tréport. Nous citerons
une robe de moire rose, garnie de deux rangs de volants en point
d'Angleterre; une autre, forme tunique brodée en desseins de guipures;
puis des coiffures avec des barbes en dentelles mêlées de fleurs, de
petits turbans sans fond composés aussi d'une écharpe en dentelles avec
une seule rose (coiffures Péri), et un chapeau d'une forme, Montpensier,
orné d'une seule plume couchée de côté.



Moeurs algériennes.

[Illustration.]

On s'imagine assez généralement que le calme imperturbable, le flegme
impassible, l'indifférence la plus profonde, forment le fond général du
caractère des Orientaux. Ce que nous avons vu des Turcs, dans les
relations très superficielles que notre monde occidental a eues avec
eux, nous a paru devoir naturellement être commun à toutes les races
musulmanes. C'est une erreur d'autant plus grande qu'elle est
très-répandue, et qu'elle tend à établir plus de différences, plus de
contrastes, plus d'oppositions qu'il n'en existe réellement entre les
Orientaux et nous.

Il est vrai que le turc est d'une impassibilité majestueuse; c'est
l'homme plus ou moins juste qu'Horace avait rêvé. Le ciel peut
s'écrouler, il ne décroisera pas plus vile pour cela ses jambes
entrelacées, et il ne rejettera pas avec moins d'indolence et de volupté
la fumée de son _tchibouck_. Mais ce n'est pas seulement chez lui
l'effet du fatalisme, comme on l'a cru exclusivement jusqu'ici; il y a
aussi du parti pris, un genre, une mode nationale en quelque sorte dans
cette pose solennelle, dans cet air grave et sérieux. Bien que la race
turque soit parvenue à imprimer son cachet à toutes les populations
qu'elle à subjuguées, il est facile de reconnaître cependant que ce fait
n'est que le résultat d'une influence violente, mais momentanée: on
n'est pas toujours très-tenté de rire avec des gens qui sont constamment
sérieux, et qui ne connaissent pas d'autre moyen de répondre à une
plaisanterie qu'en vous faisant étrangler ou en vous coupant la tête. Il
n'est donc pas étonnant qu'avec de semblables conditions les Turcs soit
parvenus à donner une apparence très-grave à tous les peuples qu'ils
avaient conquis; mais il est curieux de remarquer avec quelle élasticité
merveilleuse de caractère, le génie particulier à chaque race se
redresse dans sa forme primitive à mesure que toute compression brutale
disparaît.

Ainsi les Grecs n'ont pas perdu un iota de la verve, de la gaieté
populaires qui en fait une des nations les plus curieuses à observer de
près.

Depuis que la France a pris possession de l'Algérie, les populations qui
furent si longtemps soumises au sabre turc ont repris leurs allures
naturelles; et à part quelques vieux Maures qui croiraient se
compromettre en se déridant, on peut remarquer combien de points de
contact, combien de rapports mystérieux existent entre le génie, le
caractère, les moeurs, l'esprit des deux races. Les Arabes sont
généralement très-gais; ils aiment le chant, les exercices gymnastiques,
les courses à cheval; ils sont impressionnables, ardents, passionnés, et
c'est dans leurs foudoucks, dans les bazars ou sous leurs tentes, qu'on
peut surtout juger de cette face presque française de leur caractère;
leurs conversations sont animées, bruyantes, spirituelles, et il faut
avoir assisté à ces réunions pour se faire une juste idée de ce que nous
voulons bien appeler la gravité orientale. Ils adorent le luxe, mais
c'est surtout pour leurs femmes et pour leurs chevaux qu'ils aiment à
prodiguer l'argent.

Une femme européenne peut se mettre très-élégamment et très-proprement à
peu de frais. Nos tissus de toute espèce, notre bijouterie, sont
descendus à des prix si bas, que la toilette élégante et recherchée est
accessible à presque toutes les femmes. Chez les Orientaux, il n'en est
pas encore de même; les femmes n'y ont pas la prétention de se mettre
avec élégance, ni même, il faut bien le dire, avec propreté; mais la
richesse, les diamants, les broderies lourdes et sans goût, les
paillettes, les tissus de fil d'or, les colliers, les bracelets massifs,
voilà ce qui les séduit. Les Arabes enfouissent ainsi des sommes
considérables dans les coffrets de leurs femmes, et on a peine à
comprendre la passion des femmes arabes pour ces merveilles de leur
toilette, quand on les voit enveloppées de leur haïck, ne laissant
briller de tous ces mystérieux trésors que deux yeux noirs et ardents.
C'est que les femmes orientales, si elles n'ont pas des spectacles, des
promenades, des soirées où elles puissent faire parade de leur beauté et
de leurs richesses, ont du moins un lieu de réunion qui vaut tous les
nôtres, une fête qui les résume toutes: c'est le bain. Le bain maure,
voilà leur Longchamp, à elles; c'est là qu'elles se rencontrent, c'est
là que se font les causeries et les médisances, c'est là qu'elles
viennent déployer tout leur luxe, toutes leurs plus belles étoffes;
elles y arrivent, sinon parées, du moins chargées de tous leurs
vêtements précieux; des négresses les suivent portant des tapis, toute
leur garde-robe enfin, et c'est là qu'elles s'admirent; qu'elles se
dénigrent, qu'elles se jalousent, ni plus ni moins que les Européennes.
Voilà en quelque sorte les réunions publiques; mais elles se visitent
entre elles aussi, et c'est invariablement et toujours la toilette qui
fait le sujet des conversations. Dès qu'une femme musulmane reçoit une
visite, elle n'a rien de plus empressé que d'ouvrir ses bahuts, ses
coffres, ses tiroirs, et d'en tirer toutes ses parures. Elles ne
sauraient parler d'autre chose que de toilette, étrangères comme elles
le sont à toute vie extérieure, et ignorantes au delà de toute
expression. Elles ne savent ni lire ni écrire, et beaucoup même ne
connaissent aucun ouvrage d'aiguille.--Il est une cérémonie qui est
pour elles une occasion de parure qu'elles saisissent très-avidement,
c'est un mariage. On comprend, en effet, que ce doive être la une grande
et solennelle affaire, un événement de la plus haute importance pour des
femmes dont la vie est si monotone. Un mariage, dès qu'il est projeté,
les met en émoi; c'est un horizon nouveau dans leur existence, il les
absorbe, c'est le but vers lequel elles tendent de tous leurs désirs.
Assister à un mariage est une joie ineffable qui n'est connue, qui n'est
partagée peut-être avec le même enthousiasme que par les jeunes filles
de nos classes ouvrières: sous ce rapport, toutes les femmes orientales
sont des jeunes filles, ou peut-être encore est-ce trop dire, ce sont
des enfants.

Mais il serait injuste de ne parler que de leur futilité ou de leur
ignorance. Elles sont généralement bonnes femmes, pleines de coeur et de
sensibilité. Les exemples d'adoption d'orphelins, sont très-fréquents.
Une Mauresque algérienne qui avait adopté un jeune garçon et une petite
fille fut pour ces deux enfants pleine de soins, d'affection et de
tendresse. La petite fille, nommée Aischa, le plus commun des noms
arabes, était d'une gentillesse, d'une vivacité adorables; leur mère
adoptive avait formé le projet de les unir un jour. Le mari partit pour
le pèlerinage de la Mecque, et le fils adoptif devint en quelque sorte
le chef de la maison qui lui avait été si hospitalière, le jeune homme
était d'un caractère jaloux, violent, emporté, et il tyrannisa sa mère et
sa soeur adoptives, au point de les empêcher de recevoir toute visite;
souvent même il leur défendit d'aller au bain: mieux eût valu sans doute
les priver de manger.

Cette pauvre femme se désolait; elle n'aurait eu qu'un mot à dire pour
faire sortir de chez elle cet ingrat qui lui devait l'existence, mais
elle préféra supporter ses caprices, ses injustes défiances. Le mari ne
revint pas de son pèlerinage; il mourut en Égypte. La pauvre femme,
réduite à la misère, n'eut qu'à souffrir de plus en plus de la brutalité
de son fils d'adoption, qui lui-même tomba un jour dangereusement
malade. La mère vendit ses bijoux, ses vêtements pour soigner cet enfant
qu'elle aimait d'un amour de mère; elle alla jusqu'à mendier, et, brisée
de fatigues et de douleurs, elle se coucha un jour pour ne plus se
relever; sa dernière parole fut pour bénir ces deux enfants, qu'elle
allait quitter pour toujours, et sa dernière prière fut pour le bonheur
de sa pauvre Aischa.

Ces exemples de résignation patiente et courageuses sont très-fréquentes
chez les femmes orientales.



Rébus.

EXPLICATION DU DERNIER RÉBUS.

Aucun homme dans le monde n'est grand comme Napoléon.

[Illustration: Nouveau rébus.]





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