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Title: La Liberté et le Déterminisme
Author: Fouillée, Alfred, Mme., 1833-1923
Language: French
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*** Start of this LibraryBlog Digital Book "La Liberté et le Déterminisme" ***


(This file was produced from images generously made
available by the Bibliothèque nationale de France
(BnF/Gallica) at http://gallica.bnf.fr)



Notes de transcription: Les erreurs clairement introduites par le
typographe ont été corrigées. L'orthographe d'origine a été conservée
et n'a pas été harmonisée.

La formule mv{2} doit être lue comme «mv» au carré (le 2 en exposant).



     LA LIBERTÉ

     ET

     LE DÉTERMINISME

     PAR

     ALFRED FOUILLÉE

     TROISIÈME ÉDITION

     PARIS
     ANCIENNE LIBRAIRIE GERMER-BAILLÈRE ET CIE
     FÉLIX ALCAN, ÉDITEUR
     108, BOULEVARD SAINT-GERMAIN, 108

     1890



OUVRAGES DU MÊME AUTEUR


  =La Philosophie de Platon.= Ouvrage couronné par l'Académie
  des sciences morales et politiques et par l'Académie
  française, 2 vol. in-8º. (G. Baillière).                      16 fr.

  =La Philosophie de Socrate.= Ouvrage couronné par l'Académie
  des sciences morales et politiques. 2 vol. in-8º (G.
  Baillière.)                                                   16 fr.

  =L'Idée moderne du droit,= deuxième édition. 1 vol. in-8º.
  (Hachette.)                                                   3 fr. 50

  =La Science sociale contemporaine.= 1 vol. in-18.
  (Hachette.)                                                   3 fr. 50

  =Histoire générale de la philosophie=, quatrième édition. 1
  vol. in-8º. (Delagrave.)                                      7 fr. 50

  =Critique des systèmes de morale contemporains.= 1 vol.
  in-8º. (G. Baillière.)                                        7 fr. 50

  =Principes élémentaires de la Psychologie scientifique.= 1
  vol. in-8º. (E. Belin.) (_En préparation._)

  Saint Cloud.--Imprimerie BELIN FRÈRES



PRÉFACE


La méthode de conciliation, dans l'ordre philosophique, nous paraît
supérieure à la méthode de réfutation, comme le libéralisme dans
l'ordre social est supérieur aux voies répressives. La vérité, plus
large que nos systèmes, accorde une place dans son sein aux choses les
plus opposées: elle ne divise pas, elle unit pour régner. Notre pensée
ne pourrait-elle, à son image, se faire conciliante et libérale? Mieux
vaut compléter les doctrines que les réfuter; mieux vaut accepter des
autres et faire accepter de soi le plus possible. Reste-t-il, malgré
cela, en dehors du cercle de nos idées, quelque grande doctrine qui
semble inconciliable avec la nôtre et cependant vivace, par cela même
plausible; traçons encore, sans nous décourager, à partir de ce centre
qui est notre point de vue personnel, des rayons de plus en plus
grands, pour voir si nous ne pourrions pas enfin embrasser l'opinion
de nos adversaires dans notre doctrine élargie.

Le système du déterminisme et celui de la liberté, n'ayant pu se
détruire depuis une lutte de tant de siècles, doivent marquer deux
directions de l'esprit en partie légitimes, qui, si elles étaient
poussées assez loin, finiraient par converger. C'est cette direction
convergente que nous allons essayer de découvrir, d'abord dans la
pratique, où l'accord sera plus facile, puis dans la théorie. Nous ne
prétendons pas arriver jusqu'au point final où se révélerait une
coïncidence parfaite: la série des moyens-termes qu'il faudrait
intercaler pour obtenir une entière conciliation des vérités, et par
conséquent une entière explication des choses, est probablement
infinie; tout ce qu'on peut faire, c'est d'ajouter, s'il est possible,
quelques anneaux de plus à la chaîne des raisons.

       *       *       *       *       *

En donnant cette nouvelle édition, nous devons insister sur la méthode
et sur la théorie fondamentale du livre. Notre méthode consistera à
_compléter_ d'abord et à _rectifier_ chacun des systèmes adverses, en
élargissant les fondements positifs qui sont comme sa base propre
d'opération. Puis, nous chercherons les parties _communes_ aux
systèmes ainsi complétés, conséquemment leurs convergences et
coïncidences. Enfin, nous essaierons d'intercaler entre eux des
_moyens-termes_, qu'ils seront également forcés d'admettre et par
lesquels se produiront de nouvelles harmonies. A cette méthode, qu'on
a mal à propos confondue avec d'autres bien différentes, nous ne
croyons pas qu'on ait adressé aucune objection vraiment sérieuse.
Quant aux moyens-termes entre les systèmes, il en est un,
croyons-nous, dont l'introduction est d'une haute importance dans le
problème qui nous occupe: c'est l'_idée_ de la liberté, avec le
_désir_ qui en est inséparable et l'_action_ directrice qui en
résulte. Le livre qu'on va lire a pour but de montrer l'influence de
cette idée. Il renferme ainsi une partie entièrement _scientifique_ et
par cela même, si nous ne nous trompons, au-dessus de toute
contestation en son ensemble. Nous y avons joint des spéculations
_métaphysiques_ d'un caractère nécessairement conjectural; il importe
de ne pas les confondre avec les résultats positifs de notre analyse
et de notre synthèse. L'action directrice qui appartient à l'idée de
liberté demeure aussi incontestable pour les partisans du déterminisme
que pour ses adversaires. D'une part, si c'est le déterminisme qui,
dans le fond des choses, est le vrai, du moins a-t-il besoin de faire
une place en son sein à l'_idée_ de liberté et à son efficacité
pratique. L'oubli de cet élément essentiel est un vice qui se retrouve
dans tous les systèmes déterministes et qui les rend incomplets,
inadéquats à l'observation, contraires à la conscience de l'humanité.
Il faut donc rectifier le déterminisme par l'introduction de cette
donnée capitale: la pensée se réfléchissant sur soi et se concevant
directrice; car ici la réflexion même devient une force nouvelle qui
s'ajoute aux forces antécédentes. D'autre part, si c'est la liberté
qui est le vrai et dernier fond des choses, encore n'agit-elle qu'en
se faisant _idée_, qu'en prenant conscience de soi, qu'en produisant
par cela même un déterminisme de pensées et de désirs, soumis à une
pensée et à un désir dominateurs: pensée de la liberté, désir de la
liberté. Nous avons donc là un terrain commun aux deux doctrines, et
un terrain proprement scientifique; elles peuvent s'y réconcilier
alors même qu'elles demeurent encore divisées dans leurs hypothèses
sur le mystère métaphysique, sur le dernier mot de l'existence, sur le
fond absolu du vouloir. Ce mystère métaphysique subsistera toujours au
bout de tous nos efforts, dans la direction du déterminisme comme dans
celle de l'indéterminisme: c'est une leçon de modestie et de
modération également utile aux théories adverses et qui a, dans la
pratique même, son importance morale; car le doute métaphysique est, à
nos yeux, une des conditions de la moralité[1].

  [1] Voir notre _Critique des systèmes de morale_, conclusion.

Le problème que nous allons aborder n'est pas seulement un problème
philosophique; il est, par excellence, _le problème_ philosophique.
Toutes les autres questions viennent se rattacher à celle-là. Aussi ne
croirons-nous point avoir perdu notre peine en contribuant à produire
l'accord des esprits, sinon sur l'_essence_ de l'activité morale, du
moins sur les _idées_ par lesquelles elle se manifeste et sur celle
qui constitue sa fin même, sa loi, son moyen de progrès: l'idée
libératrice de la liberté.

L'importance et la perpétuelle actualité du problème nous a été
montrée, comme sur le fait, par la discussion passionnée à laquelle la
première publication de notre travail donna lieu, il y a dix ans, dans
le monde philosophique et même non philosophique. Nous avons essayé,
dans cette nouvelle édition, de rectifier ou de compléter notre pensée
et de répondre, directement ou indirectement, à toutes les objections
sérieuses et sincères qui nous ont été adressées.

Depuis la première publication de ce livre, nos idées à nous-même,
sous l'influence d'une recherche incessante, se sont sur plus d'un
point développées et même modifiées; nous faisons moins de part
aujourd'hui, aux spéculations transcendantes et métaphysiques, plus de
part au point de vue _immanent_ et aux hypothèses d'un caractère
scientifique. Mais les théories fondamentales de ce livre nous
paraissent toujours vraies, et les spéculations métaphysiques
elles-mêmes, où se retrouve quelque peu de l'enthousiasme propre à la
jeunesse, nous ont semblé contenir des parties très plausibles, que
nous avons conservées. Nous n'avons retranché que ce qui nous
paraissait inexact ou erroné; nous avons laissé ce qui nous paraissait
_vrai_, ou _probable_, ou même simplement _possible_. Notre but a été
de condenser ainsi dans notre livre tout ce qu'on peut, à tous les
points de vue, dire en faveur de la liberté sans se mettre en
contradiction avec la science et avec la logique. Nous avons
d'ailleurs pris soin de marquer, mieux que dans la première édition,
la différence du certain et de l'hypothétique, du vrai et du
vraisemblable, de la science positive et de la métaphysique.



LA

LIBERTÉ ET LE DÉTERMINISME

PREMIÈRE PARTIE

RECHERCHE

D'UNE

CONCILIATION PRATIQUE ET DE SES LIMITES



CHAPITRE PREMIER

L'IDÉE DE LIBERTÉ, MOYEN TERME PRATIQUE ENTRE LES DOCTRINES
CONTRAIRES.--GENÈSE DE L'IDÉE DE LIBERTÉ

  I. Genèse de l'idée de liberté.

  II. Puissance pratique créée en nous par l'idée de liberté et par
     la persuasion que nous sommes pratiquement libres.--Evolution à
     laquelle le déterminisme est ainsi amené dans la pratique.


Puisque nous essayons de rapprocher d'abord dans la pratique le
déterminisme et la liberté, ou même, s'il est possible, de les faire
coïncider pratiquement dans quelque moyen terme, nous devons, selon la
méthode que nous avons adoptée, pousser le déterminisme rectifié aussi
loin que nous le pourrons dans l'ordre scientifique. Nous verrons
ainsi jusqu'à quel point sa direction vraie le rapproche du système de
la liberté. Je dis sa direction vraie, car nous ne devons considérer
le déterminisme que dans ce qu'il a de légitime, de scientifique et de
conforme au témoignage de l'expérience.

Le problème est le suivant:--Trouver dans les lois mêmes de notre
dépendance ce qui supplée pratiquement à notre indépendance et en
produit en nous le sentiment pratique; produire ainsi au sein même de
la nécessité un progrès vers la liberté.

Ce que le déterminisme renferme de plus solide et de vraiment
scientifique, c'est l'explication des actes sous le rapport de leurs
antécédents chronologiques, de leurs motifs et de leurs mobiles. Cette
explication n'est peut-être pas la seule, elle n'est peut-être pas
l'explication radicale et métaphysique; mais, dans ce qu'elle a de
légitime, elle doit être poussée méthodiquement aussi avant qu'il est
possible. Or, parmi les motifs conscients de nos actions que nous fait
connaître l'expérience intérieure et qui sont objet de science
positive, les déterministes ont oublié le plus important, c'est-à-dire
l'idée même de notre liberté.

Quelle qu'en soit la valeur objective et métaphysique, l'idée de
liberté existe incontestablement dans l'esprit de l'homme, et elle
joue un rôle considérable dans l'ordre même de l'expérience, qui est
celui de la science. Nous devons donc examiner successivement: 1º la
genèse psychologique de cette idée dans l'individu et dans l'espèce;
2º son action psychologique; 3º l'accord qu'elle peut établir sur le
terrain de la pratique entre le déterminisme et l'indéterminisme bien
entendus. Ce ne sont pas des conjectures métaphysiques auxquelles nous
allons nous livrer; ce sont des faits scientifiques dont nous voulons
entreprendre la constatation et l'analyse.


I.--L'enfant remarque de bonne heure qu'il y a en lui comme autour de
lui des changements et des différences: mouvements à droite,
mouvements à gauche, action et inaction, désir et aversion,
affirmation et négation. Il s'habitue ainsi peu à peu à concevoir
toutes choses sous les formes opposées du oui et du non. Il n'a besoin
que de la conscience et de la mémoire pour acquérir cette notion:
_diversité, alternative des contraires_. Or, c'est là le premier
élément empirique de l'idée de liberté. L'animal qui ne voit devant
lui qu'une seule ligne, et qui a pour ainsi dire des oeillères de tous
côtés, sauf sur une seule direction, ne peut acquérir l'idée de
liberté, qui enveloppe celle de pluralité. L'association des idées est
si forte que, chez l'être intelligent et doué d'expérience, un
contraire évoque immédiatement l'idée de son contraire, comme un objet
éclairé qui serait inséparable de son ombre. Notre pensée procède par
différences autant que par ressemblances, par oppositions autant que
par harmonies; c'est son rythme naturel et comme son oscillation
propre: elle est soumise à la loi universelle de l'ondulation.

Maintenant, sous quelle forme apparaît le contraire de ce qui est
_actuel_ et actuellement présent à la conscience?--Sous la forme du
_possible_, quand il a été lui-même actuel à d'autres moments. Si je
suis actuellement immobile, la marche peut m'apparaître comme
possible; le silence actuel me fait songer à la possibilité de la
parole; la parole actuelle à la possibilité du silence. _Possibilité_,
c'est le second élément scientifique de l'idée de liberté.

Cette possibilité ne reste pas à l'état abstrait et purement logique:
elle prend la forme de _puissance active et psychologique_; voici
comment. Il y a en psychologie un principe capital et sur lequel nous
aurons souvent à revenir. Toute idée, surtout l'idée d'une action
possible, est une image, une représentation intérieure de l'acte; or,
la représentation d'un acte, c'est-à-dire d'un ensemble de mouvements,
en est le premier moment, le début, et est ainsi elle-même l'action
commencée, le mouvement à la fois naissant et réprimé. L'idée d'une
action possible est donc une _tendance_ réelle; c'est une puissance
déjà agissante et non une possibilité purement abstraite. Si cette
idée, par hypothèse, était seule, l'action commencée et répandue par
innervation dans l'organisme finirait par mouvoir les membres, tant
qu'elle ne produirait aucune douleur. L'idée se réaliserait en se
concevant. L'idée des contraires tend donc à se réaliser, et c'est
précisément parce qu'il s'agit de contraires que leur conception
alternative tend à prendre la forme d'un équilibre plus ou moins
instable, comme celui d'une balance.

Quand je _pense_ à marcher, il y a dans mon cerveau même quelque chose
qui répond à la représentation de mes jambes et à la représentation de
leur mouvement, laquelle, est elle-même le commencement de ce
mouvement. Penser à la marche, c'est marcher dans son imagination;
c'est même, à la lettre, marcher par le cerveau, non par les jambes;
c'est commencer à agir et, pour ainsi dire, à presser dans le cerveau
le ressort qui ouvre passage au courant nerveux vers les jambes. C'est
aussi, en conséquence, sentir les premiers mouvements de la marche à
son début cérébral. Aristote disait:--S'il n'y avait pas une
_puissance_ distincte de l'_acte_, je ne pourrais me lever quand je
suis assis, ni m'asseoir quand je suis levé, car ces deux actes se
contredisent.--Malgré le dilemme d'Aristote, je puis marcher en étant
assis, ou, si l'on préfère, commencer la marche cérébralement. Or,
cette marche initiale, cette marche à l'état naissant m'est familière:
l'expérience m'a appris, dans mon enfance, quels sont les mouvements à
faire pour marcher, quel est le mode d'innervation cérébrale qui
aboutit à mouvoir mes jambes; je connais cela comme je connais mes
jambes elles-mêmes, bien que je ne puisse le figurer ni l'expliquer.
Et c'est là, psychologiquement, la _puissance_ de marcher. La
_puissance_ de mouvement n'est que le mouvement même à l'état
naissant, l'innervation à son degré le plus faible, le passage d'un
courant nerveux peu intense. Je l'appelle _puissance_ parce que ce
phénomène mental est lié, dans mon expérience et dans mon souvenir, à
un phénomène plus complet, qui est le mouvement de translation
succédant au mouvement de vibration ou à la simple tension cérébrale.
Quand j'ai dans ma conscience le premier mode, l'image du second mode
s'y associe d'une manière immédiate; _j'attends_ le second après le
premier. Mais en même temps il y a dans mon imagination des idées et
images antagonistes, qui maintiennent le mouvement à son état purement
initial, qui le contrebalancent et le refrènent. On a ainsi un
mouvement à la fois commencé et arrêté. C'est ce mouvement que
j'appelle mouvement _possible_, marche _possible_. Il est déjà actuel
à un certain degré, et voilà pourquoi ce n'est pas une pure
possibilité _abstraite_, mais une puissance concrète; d'autre part il
est contenu et comme avorté, et voilà pourquoi il n'est pas
complètement réalisé, actualisé: c'est un mouvement de translation
ramené à un mouvement moléculaire de tension; la conscience de ce
dernier genre de mouvement est la tension intérieure, la tendance,
l'effort plus ou moins grand. Quelle que soit la valeur métaphysique
de la force, de l'effort, du _nisus_ de Leibnitz, de [Grec:
(l')energeia] d'Aristote, toujours est-il que, psychologiquement, la force
est la face interne et consciente du mouvement de tension et des
mouvements de translation mutuellement contraires. Quant à la
persuasion que nous _pouvons_, elle est une simple induction à
l'avenir de notre expérience passée. _Je puis_ marcher, signifie: je
_commence_ les premières décharges nerveuses de la marche, et la
_suite_ viendra, si ces mouvements ne sont pas contrariés, si l'_idée_
de la marche devient prédominante, si le _désir_ de la marche
l'emporte, si je _veux_ marcher. En un mot, la seule conscience de
puissance qui se trouve en nous est celle du mouvement commencé et
interrompu, laquelle se ramène à l'_image_ plus ou moins concrète d'un
mouvement. Tout mouvement accompli par nous et «centrifuge» est
accompagné d'un certain état de conscience qui nous le fait distinguer
des mouvements centripètes, des mouvements reçus; c'est cet état de
conscience qui fait le fond de ce qu'on nomme _effort_, _tendance_,
_tension_, et la puissance n'est que la _prévision_ de la suite
habituelle ou des effets du mouvement commencé: or cette prévision est
une idée. C'est dans l'idée que réside la puissance aristotélique.

Dans cette voie, nous ne trouvons point la _liberté_ absolue dont
parlent les spiritualistes, pas même la _puissance_ métaphysique dont
ils font un intermédiaire entre le pur possible et le pur réel, et qui
contiendrait d'avance plusieurs effets possibles. Psychologiquement,
cette puissance n'est que la conscience d'un conflit de
représentations auxquelles répond dans le cerveau un conflit de
mouvements en sens divers. Sans doute le fond même du mouvement, de
l'effort, du vouloir, demeure un mystère, mais on n'a pas le droit de
prétendre, dès le début, que ce mystère est liberté plutôt que
nécessité, ni de confondre la conscience du _vouloir_ et du _mouvoir_
avec la conscience d'une liberté indépendante, capable en même temps
et sous les mêmes conditions d'effets contraires. Si l'arc tendu de
Leibnitz avait conscience de sa tension, il n'aurait pas pour cela
conscience de sa liberté, car il faut, pour que la flèche parte, la
détente du doigt de l'archer. La «puissance des contraires» est le
côté interne de la composition des forces en mutuel équilibre.

Ce sentiment d'une _puissance active_ ou, physiologiquement, d'un
équilibre instable entre deux contraires, est le troisième élément de
l'idée de liberté, dont la _diversité_ et la _possibilité_ abstraite
étaient les deux premiers éléments. L'enfant aime à se donner le
sentiment du pouvoir des contraires, qui est une des formes
supérieures et un des plaisirs de la vie. Il aime à se balancer par la
pensée comme par le corps entre des contraires: il y a une analogie
fondamentale entre le plaisir élevé de l'activité oscillante et le
plaisir inférieur qu'un enfant éprouve sur une escarpolette, se
balançant dans le vide, allant et revenant comme le pendule d'un
extrême à l'autre; c'est une sorte d'ivresse de mouvement alternatif
par laquelle, à force de parcourir avec vitesse des points successifs,
il nous semble que nous sommes sur tous les points à la fois: les
extrêmes se rapprochent et les contraires tendent à se confondre en
un.

Il en résulte un nouveau sentiment, quatrième élément de l'idée de
liberté: c'est le sentiment de l'_indépendance_ par rapport aux
contraires mêmes, d'un pouvoir qui, embrassant les contraires, les
domine et semble n'en plus dépendre. Quand le pendule intérieur, si on
peut ainsi parler, est parvenu à l'extrémité de sa course et a ainsi
épuisé son effet dans un sens déterminé, il tend par cela même à
reprendre la direction contraire et à se donner dans ce sens nouveau
un nouveau sentiment d'activité, de vie, de jouissance. Ne pas être
borné à une seule action, ne pas être épuisé dans un seul acte,
retrouver sa puissance entière pour un autre, c'est évidemment avoir,
pour sa force intérieure, un point d'appui et d'application supérieur
aux effets divers qu'elle produit tour à tour; c'est par cela même
avoir une certaine indépendance qui est _libre_ d'obstacles; voilà
pourquoi l'idée d'_indépendance_ est un élément de l'idée de liberté.
Et puisque toute idée tend à se fortifier et à se réaliser, l'idée de
l'indépendance développera en nous, elle aussi, une tendance à la
réaliser ou du moins à en essayer la réalisation. L'enfant se dit à
chaque instant: «Si j'essayais le contraire de ce que j'ai fait?» Et
il l'essaye. Il aime à se donner, ici encore, le spectacle de son
activité arbitraire et indépendante. On lui dit aujourd'hui de faire
une chose et il la fait; on le lui redira demain et demain il refusera
de la faire. On accuse alors l'imperfection et la bizarrerie de la
nature humaine. Non, l'enfant fait seulement une _expérience
psychologique_: il a conçu deux faits contraires, et il veut voir s'il
pourra les réaliser; il a fait une chose, il ne la refait pas,
uniquement pour le plaisir de changer, c'est-à-dire d'appliquer la
même puissance aux choses les plus diverses. Dans la vie physique, il
se meut en tous sens, préférant parfois à la ligne droite les lignes
les plus capricieuses, au chemin le plus court, mais le plus uniforme,
le chemin le plus long et le plus varié: il aime à se sentir
physiquement libre, dégagé de toute contrainte matérielle. Il en est
de même pour son intelligence: il pense aux choses les plus opposées,
il pense à l'absurde, pour se mettre au-dessus de l'absurde; toute
idée lui apparaissant avec un caractère particulier et borné, il aime
à franchir d'un bond les limites de sa pensée présente, comme il aime
à franchir l'espace où il était d'abord renfermé. Enfin, dans ses
déterminations et dans ses actions, non moins que dans ses pensées,
l'enfant aime à faire acte d'indépendance, parfois d'absolutisme: si
on lui offre deux fruits en lui montrant le plus beau et en lui
conseillant de le prendre, il lui arrivera souvent de préférer
l'autre; il aime en effet la contradiction; il veut prouver à autrui
et se prouver à lui-même qu'il a un certain pouvoir de choisir, et de
sacrifier son intérêt à son caprice.

L'idée de pouvoir ambigu et supérieur aux alternatives se fortifie
encore par le double rapport de l'état présent avec le passé et avec
l'avenir. Le souvenir du passé m'apprend que deux contraires ont eu
lieu dans des circonstances _sensiblement_ identiques, comme sont
sensiblement identiques deux triangles tracés sur un tableau.
L'expérience actuelle ne m'apprend pas sans doute que les deux
contraires soient possibles en même temps (et c'est un point sur
lequel nous reviendrons dans la suite); mais il ne m'est pas
difficile, par une simple combinaison de notions, d'imaginer cette
possibilité (réelle ou non en elle-même) et de m'en former ainsi
l'idée, seule chose dont nous nous occupions en ce moment. «J'aurais
pu prendre un autre parti _si le motif contraire était devenu le plus
fort_;» voilà le jugement qui nous sert de point de départ; faisons
abstraction par la pensée de cette condition et remplaçons-la par
cette nouvelle hypothèse: _Les motifs étant les mêmes, j'aurais pu
agir autrement_; nous aurons ainsi construit l'idée du pouvoir
inconditionnel, ambigu et libre, qui constituerait le libre arbitre.
Il n'est pas indispensable pour cela que l'idée du _libre arbitre_
réponde dès l'origine à une réalité. Les lois de l'imagination
suffisent ici pour expliquer les abstractions et combinaisons d'idées
nécessaires. Quand j'ai commis, par exemple, une action mauvaise sous
l'influence d'une passion dominante et que je rentre ensuite en
moi-même, la passion étant tombée, le motif raisonnable et
désintéressé se trouve avoir actuellement l'avantage; si c'était à
recommencer, il me semble, non sans raison, que j'agirais autrement.
Je compense alors invinciblement le souvenir de mon état passé par mon
état présent, chose d'autant plus facile que la passion d'autrefois
n'est plus en moi qu'une image affaiblie; je me représente ainsi
l'action raisonnable comme un _possible_ qui aurait pu se réaliser,
comme un possible _égal_ à l'autre, égal à l'action passionnée. Au
fait, l'action raisonnable eût été possible _si_ j'en avais conçu plus
fortement la possibilité même, si l'idée de ma puissance sur moi eût
été plus présente et plus énergique. Aurais-je pu _sans
condition_?--C'est ce que nous aurons plus tard à rechercher; en ce
moment, nous voyons qu'il nous est possible de construire, par une
comparaison avec le passé, l'idée de puissance _inconditionnelle_.
Cette idée d'inconditionnalité est un cinquième et capital élément de
l'idée de liberté. Nous allons la voir se compléter par le rapport de
notre état présent à l'avenir.

L'avenir, en effet, est incertain, incalculable, impossible à prévoir
pour nous. Cette incertitude est plus ou moins grande selon les cas.
Elle est, dans certaines circonstances, d'autant plus grande que
l'action est moins importante et, par cela même plus dénuée de motifs
conscients capables de la spécifier. Par exemple, dans les occasions
où il s'agit de choses indifférentes, on ne peut prévoir si je
choisirai pile ou face, si je partirai du pied gauche ou du pied
droit, si je serai debout ou assis. Dans ce cas, en effet, ce qui doit
déterminer telle action plutôt que telle autre, ce qui doit
_spécifier_ ma décision volontaire, c'est une coïncidence de causes
_extérieures_, un _hasard_, conséquemment un _déterminisme_ que je ne
puis prévoir. Dans d'autres cas, au contraire, l'incertitude de
l'avenir est proportionnelle à l'importance de la décision: c'est
qu'alors les motifs conscients et spécifiques sont plus compliqués et
plus contraires: les causes déterminantes de l'action sont
_intérieures_, elles engagent mon caractère, mon moi, ma personnalité
tout entière. Or, dans certaines alternatives d'une nature
exceptionnelle et, en quelque sorte, tragique, il m'est bien difficile
de prévoir si j'aurai la force de préférer, par exemple, la mort même
à la violation de ce qui m'apparaît comme un devoir. Certains cas de
conscience sont comme une tempête qui peut faire soulever la vague de
mille manières. Ici, l'incertitude de l'avenir porte sur les
conditions intérieures d'un acte important; tout à l'heure elle
portait sur les antécédents extérieurs d'un acte sans importance. Dans
les deux cas il y a ou il peut y avoir, pour nous et pour autrui,
impossibilité de calculer et de prévoir. Encore la prévision
devient-elle de plus en plus probable quand je connais bien le
caractère d'une personne: je sais que tel de mes amis, je sais que
moi-même, nous ne commettrons pas un vol pour nous approprier un
million ou un milliard.

Ces considérations nous amènent devant le problème de Spinoza: est-ce
l'ignorance des causes de l'acte qui nous donne l'idée de notre
liberté?--Sous cette forme générale et vague, la proposition de
Spinoza est évidemment insoutenable. On lui a répondu que le poète qui
ignore les causes de son inspiration l'attribue à un dieu et non à sa
liberté, que le spirite, l'illuminé, l'enthousiaste, se croient
conduits par une puissance supérieure à eux-mêmes, enfin que le
sentiment du libre arbitre croît avec la connaissance même des motifs
de nos actions. Mais ces réponses générales sont encore moins
probantes que la proposition de Spinoza et reposent sur des
confusions. En premier lieu, ce n'est pas l'ignorance des causes
produisant un acte quelconque qui peut engendrer l'idée de liberté;
c'est l'ignorance des causes d'une _détermination volontaire et
intentionnelle_. Je ne me crois pas libre quand je souffre sans savoir
pourquoi, ni quand je remue les paupières sans savoir pourquoi, ni
quand je trouve une rime ou un vers sans savoir pourquoi, ni quand
j'ai une vision ou illumination sans savoir pourquoi; mais c'est qu'en
tout cela il ne s'agit pas d'une _décision intentionnelle_ entre
divers partis, par exemple voter ou s'abstenir de voter. Les exemples
allégués ne prouvent donc rien.--Mais, dira-t-on, quand il s'agit
d'une détermination intentionnelle, je me crois précisément d'autant
plus libre que j'ai plus délibéré et que je connais mieux les _motifs_
de mon acte. Ici encore, l'analyse psychologique est incomplète. Ce
n'est pas l'ignorance des _motifs_ conscients de ma décision qui peut
me donner l'idée d'un libre arbitre échappant à la prévision; c'est
l'ignorance de la _cause_ qui, entre divers motifs conscients, me fait
prendre telle décision _déterminée_. Or, cette cause n'est pas
nécessairement elle-même un motif conscient: elle peut être mon
caractère, ma nature propre, mes habitudes inconscientes, mes secrètes
inclinations: elle est ce que Wundt appelle le _facteur personnel_,
c'est-à-dire ma constitution psychologique et physiologique, ma
manière individuelle de réagir. Supposez en chimie un réactif
extrêmement complexe dont vous ne pourriez réduire la composition en
formules: si vous y jetez telles ou telles substances colorées, vous
ne pouvez prévoir quelle sera la nuance particulière que produira le
mélange. Vous savez que telle couleur mêlée à telle autre en telles
proportions produit du vert, du violet, de l'orangé; mais, si vous ne
savez pas tout ce qui entre dans la composition du liquide où vous
mélangerez ces couleurs, vous ne pourrez par cela même prédire la
couleur complexe qui en résultera. Notre naturel n'est pas une eau
claire où les motifs et mobiles se mêleraient en gardant chacun sa
nuance propre: il est lui-même une combinaison que la «chimie mentale»
ne saurait réduire à des formules exactement déterminées. On ne répond
donc pas à Spinoza ni à Leibnitz quand on invoque la conscience des
motifs dans la délibération pour soutenir que le sentiment du libre
arbitre croît avec la connaissance des causes, car la connaissance des
motifs ne nous donne pas celle de la cause fondamentale et décisive:
la réaction propre de notre caractère. Sous les motifs conscients se
trouve notre activité _inconsciente_ avec ses tendances et
inclinations de toute sorte; c'est même dans cette région
d'inconscience ou, si l'on préfère, de conscience générale et non
spéciale, que nous plaçons notre _moi_, notre _vouloir_ personnel. Dès
lors, quand nous avons comparé et pesé des motifs au grand jour de la
conscience claire, de la conscience superficielle, la détermination
finale sort des profondeurs de la conscience obscure. Il en résulte
un arrêt dans la série _apparente_ des causes, une apparente solution
de continuité, comme entre les derniers rayons visibles du spectre et
l'obscurité qui les enveloppe. De là vient l'apparence d'un
_commencement_ impossible à prévoir, d'un commencement de série non
rattaché à d'autres séries, d'un «commencement absolu.» Le conflit des
motifs conscients produisait un arrêt momentané dans notre évolution
intérieure et y posait un problème de dynamique mentale; c'est le
triomphe de l'inconscient ou du subconscient qui résout le problème,
met fin à l'arrêt et se manifeste par la résultante de la décision. Ne
pouvant avoir la conscience analytique de ce qu'on pourrait appeler
notre conscience synthétique, nous ne saurions nous-mêmes calculer et
prévoir ce que nous voudrons dans telle circonstance grave: nous
attribuons alors la volition à un pouvoir dominant les contraires, et
comme ce pouvoir est précisément notre conscience obscure et
synthétique, notre _moi_, il en résulte que nous attribuons au
_moi_,--non plus à un dieu ou à une force étrangère,--la réaction
finale de ce pouvoir fondamental sur les motifs plus ou moins
extérieurs par lesquels il est sollicité.

Quand nous pouvons _analyser_ entièrement toutes les causes d'une
décision, nous ne nous attribuons plus le pouvoir des contraires: nous
disons que nous ne pouvions faire autrement, que nous avions telle
inclination, telle pensée, telle autre, que celle-ci a été effacée par
celle-là, que tel penchant ou telle habitude avait trop de force
acquise pour être contrebalancé par tel motif, etc. L'idée du pouvoir
des contraires naît de la conscience synthétique et obscure, et
_seulement_ dans les cas qui _engagent cette conscience_, non dans
ceux où il s'agit d'effets que nous n'attribuons pas à notre _moi_, à
notre conscience concrète et totale. Ni Spinoza ni ses adversaires
n'ont donc posé la question sur son vrai terrain.

Nous voyons maintenant qu'une action déterminée doit être enveloppée
(comme d'autant de cercles concentriques) par des puissances contenant
en apparence les contraires. Le premier cercle est formé par
l'intelligence: nous expérimentons en nous l'action motrice et
efficace des idées, ainsi que la possibilité de trouver des motifs
contraires pour ou contre tout acte, ce qui nous donne la notion de
notre indépendance _intellectuelle_. Puis, nous avons le sentiment
d'un pouvoir encore supérieur aux idées, les _mobiles_, qui forment un
second cercle déjà plus obscur; enfin nous avons la conscience vague
d'un pouvoir supérieur aux mobiles particuliers comme aux motifs
particuliers: l'individualité, le caractère personnel, enfin un
dernier cercle, le plus vaste et le plus obscur tout ensemble, c'est
la conscience même en sa synthèse, la conscience où viennent se fondre
toutes les images, l'unité (apparente ou réelle) qui domine tout et
décidera en dernier ressort. Là se place la _volonté_, et de là aussi
nous vient l'idée de liberté comme puissance supérieure aux
déterminations contraires, aux mobiles connus et aux motifs connus.

Alors s'accomplit une dernière transformation de l'idée, qui prend une
forme métaphysique. Grâce à notre faculté d'abstraire, nous pouvons
considérer une puissance, non en tant qu'elle dépend elle-même d'autre
chose, mais en tant que quelque chose dépend d'elle; et sous ce
rapport abstrait, relativement aux termes inférieurs, elle n'est plus
dépendante, mais indépendante; elle n'est plus conséquente, mais
antécédente. Les partisans de la nécessité considéreront cette
indépendance comme un moment tout provisoire de la pensée, comme une
simple abstraction par laquelle une chose nous paraît seulement
antécédente, bien qu'elle soit en même temps conséquente; en d'autres
termes, l'indépendance ne sera jamais pour eux qu'une moitié du réel,
tandis que pour les autres elle peut être un tout; mais il s'agit en
ce moment de montrer la genèse de l'idée, non son objectivité. Or nous
pouvons concevoir le tout comme expliquant et engendrant les parties,
le complet, le parfait comme contenant la raison de l'incomplet et du
particulier. Enfin, faisant abstraction des limites, nous arrivons à
concevoir l'illimité, l'absolu. C'est d'abord l'idée négative d'une
_indépendance_ absolue, puis l'idée plus positive, mais non moins
problématique d'une _plénitude de puissance intelligente_.--On verra
plus loin, en étudiant la part de la volonté dans ce qu'on nomme la
raison, comment naît et se développe cette idée, qui n'est autre que
celle de la _causalité intelligible_ (au sens de Kant) conçue comme
pouvant contenir la raison suprême de la _causalité sensible_.
Affranchie par hypothèse de la loi des antécédents et des conséquents
qui constitue le déterminisme, cette causalité purement idéale peut
apparaître comme l'idéale liberté.

Après avoir indiqué comment l'idée de liberté, d'abord physique, puis
psychologique, puis métaphysique, naît dans l'individu, nous pourrions
examiner comment elle se transmet dans l'espèce par voie d'hérédité.
C'est un point sur lequel nous aurons à revenir. Dès à présent, il est
clair que l'idée d'indépendance et de liberté est, chez l'individu,
une puissance qui tend à fortifier le caractère; elle constitue donc
une supériorité dans la lutte pour l'existence et pour le progrès.
Conséquemment, les lois de la sélection naturelle lui assurent le
triomphe: cette idée devient une forme héréditaire de la conscience,
de plus en plus _spécifique_ et caractéristique de l'humanité: elle
finit par être innée, et nous venons au monde avec l'instinct de la
liberté, bien plus, avec la persuasion de la liberté, comme nous
naissons avec l'idée de l'espace ou avec l'instinct de la
curiosité[2].

  [2] La genèse que nous venons d'indiquer, dans l'individu et dans
  l'espèce, nous permet de répondre à une question souvent posée:
  «Si l'idée de liberté, dit M. Naville, ne procède pas de
  l'observation de la conscience, d'où vient-elle?» (_Rev. ph., La
  physique et la morale_, p. 276.)--«Comment ce qui n'est pas
  libre, demande M. Delboeuf, peut-il avoir l'idée de la
  liberté?»--L'argument est classique; il n'en est pas plus
  probant. L'idée d'une _indépendance_ relative est, comme nous
  l'avons vu, un objet d'expérience; celle d'une indépendance
  _complète_ est une construction de la pensée. Les formes sous
  lesquelles je me représente cette indépendance, formes en partie
  illusoires et en partie réalisables, sont aussi des constructions
  possibles de la pensée, et nous en étudierons plus tard le
  développement. L'expérience m'apprend, par exemple, que deux
  actions contraires sont réalisables et ont lieu effectivement;
  elle ne m'apprend pas qu'elles soient possibles en même temps,
  sans doute; mais il ne m'est pas difficile d'imaginer cette
  possibilité simultanée par une simple combinaison de notions.
  Ainsi naît l'idée du _libre arbitre_.


II. Une fois formée, l'idée de notre liberté ne peut manquer d'influer
sur notre conduite. C'est cette influence pratique que nous devons
maintenant montrer, en réservant pour la suite l'examen théorique de
la question.

1º Libres ou non, nous _tendons_ à la liberté, à l'indépendance
absolue dont nous avons l'idée. 2º Cette tendance, d'après les lois
mêmes du déterminisme, doit créer en nous un certain _pouvoir_
proportionné, ce semble, à son intensité. 3º Nous ne tardons pas à
reconnaître l'efficacité pratique de cette tendance; et même, dans une
foule de cas, nous n'apercevons point de limite déterminée et précise
à l'extension de notre pouvoir: il en résulte une _confiance_ en soi
qui va grandissant. Nous nous persuadons de plus en plus que nous
avons un pouvoir indépendant et une force propre supérieure à tous les
contraires, capable de rester la même quand tout change, ou de changer
quand tout reste le même.

Cette croyance est naturelle et universelle, les déterministes ne le
nient pas; ils contestent seulement qu'elle représente la réalité.
Mais, encore une fois, toute idée influant sur nos actes, le
déterminisme doit, parmi les puissances pratiques dont la psychologie
entreprend l'analyse et dont la morale entreprend la discipline,
mettre en ligne de compte l'idée de la liberté, puisque cette idée
entraîne d'abord une tendance à la réaliser, puis une réalisation au
moins apparente, et enfin une conviction au moins subjective de notre
propre liberté. Dès lors le système déterministe subit un changement
considérable au point de vue de la pratique. Voyons, en effet, les
résultats que va produire, dans l'application et dans la vie de chaque
jour, l'élément capital que des systèmes incomplets avaient exclu de
la question, et dont l'influence pratique, déjà constatée par nous
chez l'enfant, se manifestera encore plus chez l'homme.

Supposons que je sois dominé par une violente colère. Si je suis
persuadé que je n'ai aucun pouvoir sur ma passion, ou si je ne songe
pas à ce pouvoir, il est clair que ma colère suivra fatalement son
cours. Mais voici qu'une idée, amenée par les lois de l'association ou
de l'habitude, prend une puissance nouvelle dans mon esprit et, de
confuse qu'elle était, devient distincte: c'est l'idée (subjective ou
non) d'une résistance possible à ma colère, d'un empire que je crois
_pouvoir_ exercer, et que de plus ma raison juge rationnel et _bon_
d'exercer. Aussitôt cette idée interrompt la fatalité de la passion;
c'est une force nouvelle qui peut, en s'accroissant, faire équilibre à
ma colère. Que mon intelligence se fixe sur cette idée qui la
sollicite, qu'elle la rende par là de plus en plus intense, bientôt
l'idée de la liberté sera devenue une puissance pratique avec laquelle
les autres puissances devront compter; et si, à tort ou à raison, je
regarde cette puissance comme absolue en moi, l'idée de l'absolu devra
produire un certain effet dans la balance. Elle pourra même, comme
l'épée de Brennus, faire pencher le plateau du côté qui semblait
d'abord le plus faible, en venant s'y ajouter. L'attention et la
réflexion (fatales ou non), augmentent la force de cette idée avec sa
clarté. Dès que je songe à mon pouvoir, l'idée croît; dès que l'idée
croît, la tendance de la réflexion s'y applique davantage; nouvel
accroissement de l'idée, suivi d'un nouvel accroissement de réflexion;
et, en définitive, multiplication de forces par l'addition successive
de tous ces petits accroissements. Donc la seule conception de ma
liberté, comme d'une puissance venant de moi et capable de
contre-balancer ma passion, pourra en effet dans la pratique parvenir
souvent à la contre-balancer, en vertu même d'un déterminisme
compliqué dont nous aurons plus tard à étudier théoriquement les lois.
Brisant la ligne uniforme et fatale de mes pensées et de mes
sentiments, elle aura rendu possible un acte qui, à ne considérer que
la force intrinsèque et naturelle des motifs et des mobiles
antérieurs, n'eût pu aucunement se produire sans ce motif nouveau et
prépondérant. Le déterminisme _se réfléchit sur soi_ dans cette idée
et s'y _retourne_ en quelque sorte _contre soi-même_.

En fait, l'idée de notre liberté ne manque jamais de nous apparaître
au moment où elle peut nous être utile dans la pratique, à moins que
le paroxysme de la passion n'ait détruit toute _réflexion_. Cette
idée, toujours présente en nous sous une forme plus ou moins latente,
redevient manifeste dès que nous sommes en présence de deux actes
possibles, entre lesquels nous hésitons. Par l'association du
contraste, la double possibilité éveille nécessairement la notion d'un
double pouvoir; et comme nous nous rappelons avoir déjà réalisé, dans
d'autres circonstances, les deux termes de l'alternative présente ou
ceux d'une alternative analogue, nous sommes portés à nous attribuer
actuellement et à réaliser ainsi dans une certaine mesure un double
pouvoir, une liberté de choix. C'est là une tendance irrésistible, que
le déterministe subit comme les autres hommes. La notion et la
persuasion de notre liberté sont donc toujours ou presque toujours
parmi les motifs de notre décision _réfléchie_. Oublier cet élément
dans ses analyses, comme l'ont fait les psychologues, c'était oublier
ce qu'il y a de plus original et de plus essentiel dans l'activité
humaine.

En outre, cette idée peut s'affaiblir ou se fortifier. Il est des cas,
par exemple, où l'habitude nous fait répéter un acte sans y associer
par contraste la possibilité de faire autrement. Un homme peut ainsi
devenir l'esclave d'une mauvaise habitude, comme celle de la colère,
par l'affaiblissement de son idée de liberté. Mais persuadez à cet
homme qu'il dépend de lui de s'en corriger; qu'il est pratiquement
libre de se déterminer à la suivre ou à ne pas la suivre; que, s'il la
suit, ce n'est pas par une fatalité absolue, comme il le croit, mais
par un consentement auquel il ne réfléchit pas; qu'il pourra par
conséquent reprendre l'empire de soi quand il voudra, et qu'il est
maître de vouloir ou de ne pas vouloir: cette intime conviction de sa
puissance que vous aurez réveillée chez lui, fût-elle subjective en
soi, n'en aura pas moins pour effet une réelle puissance. Au
contraire, persuadez à l'homme vicieux que ses vices sont en tout
indépendants de lui et que toute puissance sur soi-même est
chimérique, vous diminuerez réellement en lui cette puissance; par
cela seul qu'il ne songera pas à résister, qu'il n'aura aucune
confiance en lui-même et dans sa liberté pratique, il deviendra faible
en effet et esclave de la passion. Ainsi donc, autant l'homme veut,
peut, et devient fort, quand il se croit pratiquement libre, puissant
et capable de persévérance, autant il devient faible dans la pratique
et même incapable de vouloir, quand il ne croit pas disposer de
lui-même, quand il se considère comme soumis à quelque influence
extérieure plus puissante que lui. Un philosophe ancien conseillait,
pour calmer la colère, de réciter en soi-même l'alphabet grec; le
meilleur alphabet, c'est de se répéter qu'on est pratiquement libre et
que, dans l'homme, l'alpha et l'oméga, c'est la liberté pratique de la
volonté réfléchie ou _à double idée_.

L'effet sur les masses n'est pas moins frappant que sur les individus.
Persuadez à une armée qu'il dépend d'elle-même de vaincre, qu'elle n'a
pour cela qu'à vouloir, que vouloir c'est pouvoir,--cette persuasion
fût-elle toute subjective,--il n'en est pas moins vrai que l'idée même
de cette puissance tendra, si les circonstances ne sont pas absolument
défavorables, à la réaliser dans la pratique ou à commencer les mêmes
effets que la réalité. Au contraire, persuadez à vos soldats que le
courant de la fatalité entraîne tout, que l'effort est inutile et la
résistance impossible, que leur défaite est écrite dans le livre des
destinées; par là vous détruisez toute énergie de l'intelligence, vous
anéantissez tout empire sur la passion, toute force morale. En
détruisant l'idée même de liberté, en l'obscurcissant, en l'effaçant
pour ainsi dire, vous arrivez presque au même résultat que si vous
aviez anéanti peu à peu la liberté. C'est le sophisme paresseux
réalisé par les Orientaux.

Voilà des faits que les déterministes ne peuvent nier, et qu'ils
négligent à tort dans leurs analyses psychologiques. En vertu même de
leur théorie sur l'empire des idées, on arrive à conclure que,
pratiquement, il est bon, il est nécessaire de fortifier chez les
hommes l'idée de la puissance des idées. Encore une fois, faites
comprendre aux hommes qu'ils ont un grand pouvoir sur leurs passions,
et vous leur donnerez un certain pouvoir; plus la persuasion sera
forte, plus l'effet sera grand, plus l'idée de puissance personnelle
triomphera de l'impersonnelle fatalité.

Sans doute, cette idée ne saurait nous donner une véritable force
pratique quand il s'agit de triompher d'obstacles matériels: il ne
suffit pas de se croire capable de soulever un fardeau pour le
soulever en effet, et la force physique ne se crée pas en nous par la
persuasion; encore y a-t-il des cas où l'énergie morale semble
développer et mettre en liberté une véritable énergie _physique_. De
même, il ne suffit pas de se croire le génie nécessaire à la
résolution d'un problème pour le résoudre: mais la confiance d'un
homme dans sa force _intellectuelle_ fait du moins qu'il cherche la
solution; et combien de fois se vérifie pratiquement cette parole:
«Cherchez et vous trouverez!» Il n'en est plus ainsi dans le domaine
de la _volonté_; car il s'agit d'un pouvoir qui, s'il existait,
opérerait sur lui-même et se prendrait lui-même pour objet. Ce
pouvoir, nous le considérons comme ne faisant qu'un avec nous; et ici,
la persuasion que nous possédons une semblable puissance doit être
beaucoup plus efficace dans la pratique. C'est donc un bien de se
croire maître de soi; car cette croyance, si elle ne nous donne pas
une liberté métaphysiquement absolue,--question réservée,--nous donne
du moins une énergie pratique dont l'indépendance est toujours
perfectible, sinon parfaite.

Il ne faut pas pour cela se persuader qu'on est libre de tout faire
par n'importe quels moyens et par une liberté aveugle; autant il est
bon de croire qu'une certaine liberté est au centre de nous-mêmes,
autant il est bon de se rappeler que nos moyens sont des _conditions_
et des _nécessités_ qu'il faut bien connaître. Il ne suffit pas de
s'attribuer n'importe quel pouvoir, sans autre forme de procès, pour
acquérir magiquement ce pouvoir. Autre chose est de se croire libre et
de se croiser les bras,--ce qui n'avance à rien ou presque à
rien,--autre chose est de vouloir être libre et de faire effort pour
le devenir. Notre but est précisément de montrer que la liberté n'est
pas un pouvoir magique ni une chose toute faite, mais une _fin_, une
idée qui ne se réalise que progressivement et méthodiquement par le
moyen d'un déterminisme régulier. Nous ne dirons donc pas qu'on soit
plus libre, sans autre condition, à mesure qu'on croit plus l'être.
Malgré cela, un certain degré de croyance dans la possibilité de ce
qu'on veut et dans celle même du vouloir est nécessaire pour vouloir.
L'ignorant, l'étourdi, l'enfant, le fou, ne s'attribuent que la
liberté d'indifférence ou de caprice; mais précisément ils tendent à
la réaliser dans la mesure même où ils la désirent et où ils la
conçoivent. Il y a donc une certaine harmonie entre la liberté qu'on
croit avoir et celle qu'on tend pratiquement à acquérir sous
l'influence de cette idée même. _Plus on se croit libre d'une fausse
liberté, moins on l'est de la vraie, mais plus on se fait une idée
vraie de la liberté, plus on réussit à la faire passer dans la
réalité._ Donc, tout en concevant les nécessités et les conditions, il
faut placer, sous une forme ou sous une autre, quelque liberté en
soi-même pour ne pas se réduire à l'absolue impuissance. Les anciens
disaient: _Audentes Fortuna juvat_; nous ne croyons plus à cette
Fortune du paganisme; mais ce que les anciens attribuaient à une
influence extérieure, c'est en réalité notre intelligence qui le fait;
c'est la foi en une certaine liberté des êtres intelligents qui nous
donne notre puissance d'initiative intelligente: _Audentes Libertas
juvat_.

S'il en est ainsi, dirons-nous aux déterministes,--et cela doit être
selon votre hypothèse même,--vous tendez à parler et à agir comme tous
les autres hommes dans la pratique. Vous devez, après avoir posé le
déterminisme en théorie, chercher un moyen pour le concilier avec
l'idée de la liberté pratique, sinon de la liberté métaphysique, et
pour fortifier cette idée dans les esprits.

--Soit; il n'en reste pas moins probable que, objectivement, c'est
l'idée de liberté qui agit, et non la liberté; il est donc possible
qu'un déterminisme supérieur ait simplement pris la place du
premier.--Quand ce serait vrai (et nous aurons plus tard à
l'examiner), la contradiction pratique du déterminisme et de la
liberté serait du moins notablement diminuée. A bien compter, nous
avons déjà fait les uns vers les autres trois pas de plus; car nous
nous sommes accordés à admettre: 1º l'idée de liberté présente en
nous, comme un _motif_ d'une nature particulière, 2º la tendance à
réaliser la liberté, comme un _mobile_ inséparable du motif, 3º
l'_efficacité_ au moins partielle de cette tendance, qui peut de plus
en plus diminuer, sinon supprimer, notre dépendance même. C'est sur le
degré précis de cette efficacité que le désaccord demeure possible.
Les uns croiront l'efficacité assez grande pour être la manifestation
d'une liberté réelle; les autres n'admettront d'autre effet qu'une
augmentation de puissance pratique soumise aux lois générales du
déterminisme. On a dit que toute notre science consistait à dériver
notre ignorance d'une source plus haute; de même les déterministes
pourront dire que toute notre liberté consiste à dériver notre
dépendance d'une source plus haute. Toujours est-il que la hauteur de
cette source n'est pas d'avance déterminée pour nous, et nous
concevons le pouvoir de la porter sans cesse plus haut; nous allons
jusqu'à nous demander si nous ne pourrions pas être la source même.
Les systèmes opposés aboutissent donc à cette conclusion: d'une part,
il serait désirable de faire descendre en soi tous les attributs du
bien, non seulement la science et la félicité, mais encore
l'indépendance, la dignité, la liberté même; d'autre part, nous
portons déjà en nous l'idée de la liberté, et cette idée a dans la
pratique des résultats analogues à ceux de la liberté même. Nous
entrevoyons la possibilité, par la force même du désir, de réaliser,
sinon la liberté, du moins son image la plus fidèle. La liberté
devient ainsi un idéal progressivement réalisable. Dès lors, la
direction pratique des deux doctrines adverses n'offre plus autant de
divergence: peut-être même pourrions-nous à la fin leur donner pour
but commun le bien accompli avec la plus grande indépendance possible,
qui nous permettrait d'attribuer à nous-mêmes notre bonté, d'expliquer
notre amour du bien comme Montaigne expliquait son amitié avec la
Boëtie: «Je l'aime parce que c'est lui, parce que c'est moi.»

       *       *       *       *       *

En résumé, quand je me crois libre, empiriquement, j'attribue la force
prédominante à l'idée même de ma force. Or, cette force prédominante
n'a rien de chimérique dans une foule de cas. Il est certain, d'abord,
que les idées sont des forces; puis que, parmi les idées, se trouve
celle même de la force des idées, qui peut devenir prévalente et
directrice. Le pouvoir ainsi produit nous montre le déterminisme se
réfléchissant sur soi et devenant, par cette réflexion, capable de se
diriger soi-même. Il y a là un important phénomène soumis à des lois
très complexes, dont les psychologues partisans du libre arbitre,
comme les adversaires du libre arbitre, ont également négligé
l'analyse; une grande partie des malentendus si fréquents en cette
question tient, comme nous le verrons, à l'oubli de ce phénomène et de
ses lois; l'idée de la force des idées, devenant elle-même force
entraînante, est comme le foyer et le centre d'un système astronomique
qui entraîne avec soi les autres motifs et les autres mobiles dans une
trajectoire résultant de toutes leurs forces combinées avec la sienne.
Une fois conçue et comprise comme désirable, l'idée de ma puissance
sur moi pourra se réaliser peu à peu, mais d'une façon régulière, par
des moyens déterminés. A tout autre motif pratique, je substituerai le
motif de ma puissance possible, de mon indépendance possible comme
être raisonnable, de ma «liberté» que je veux essayer de réaliser, et
ce motif agira comme tous les autres, dont il pourra devenir le
principe hégémonique.



CHAPITRE DEUXIÈME

  LE DESTIN ABSOLU ET SON IDENTITÉ PRATIQUE AVEC LE HASARD
     ABSOLU.--PREMIÈRE INFLUENCE DE L'IDÉE DE LIBERTÉ

  Le destin absolu, première idée d'une liberté inconditionnelle.
     Résultats pratiques de cette idée. Critique du sophisme
     paresseux.--Le hasard absolu.--Résultats moraux du fatalisme
     absolu.


Après avoir vu, d'une manière très générale, l'influence pratique que
doit exercer l'idée de liberté, nous devons suivre cette idée dans
toutes ses applications particulières. La première question qui se
présente à nous, c'est de savoir quel rôle elle joue dans l'idée même
du destin admise par les fatalistes absolus.

L'idée du destin devait naître une des premières chez les peuples
anciens, à la vue de cette nature dont ils subissaient la tyrannie
sans avoir pu la soumettre elle-même, par la science, aux lois de la
pensée. Dans leur ignorance des règles particulières qui relient entre
eux les phénomènes, ils se contentaient de placer à l'origine des
choses une force unique et universelle. Mais cette force qui est pour
les autres êtres fatalité, qu'est-elle en soi?--Le maître n'est pour
l'esclave une puissance fatale que parce qu'il est en lui-même une
puissance relativement libre. Et l'esclave ne l'ignore pas; si on lui
demande quelle est à ses yeux la forme la plus parfaite de
l'existence, il répondra: la liberté. Ainsi, en concevant le suprême
destin, l'humanité des anciens âges ne faisait que concevoir déjà, par
une voie indirecte, je ne sais quel idéal de liberté suprême. L'idée
du destin est l'idée de liberté absolue projetée au-dessus de nous et
dominant la nécessité inflexible qui, dans le monde, manifeste sa
puissance sans bornes.

Le jour où l'esclave a compris sa servitude et par là même la liberté
qui lui manque, il possède déjà, avec cette idée intérieure de la
liberté, la condition et le premier moyen de sa délivrance, mais il ne
le voit pas tout d'abord, et son premier mouvement est de courber la
tête sous le joug, de demeurer inerte sans même essayer une résistance
qu'il croit inutile. Tel est aussi l'effet que produit d'abord sur la
volonté humaine la vague conception de l'absolu à laquelle son
intelligence s'est élevée; devant cet infini, le fini se sent réduit à
néant et s'abandonne au destin, qui lui semble une volonté d'une
toute-puissance irrésistible. Dès lors, par une confirmation de
l'influence pratique que nous avons attribuée aux idées, le destin
règne en effet sans obstacle et les choses suivent leur cours sans que
la volonté humaine, immobile et neutre, y change rien. En croyant à la
fatalité, l'homme l'a réalisée en lui autant qu'elle peut l'être:
l'idée de son éternel esclavage semble l'avoir rendu à jamais esclave.

Ce n'est là pourtant que le premier moment de l'histoire morale et la
première attitude de la volonté humaine devant la volonté absolue, où
elle ne reconnaît pas tout d'abord un mirage de sa propre volonté. Le
fatalisme primitif, par son excès même, tend à se détruire: il
renferme une contradiction qu'une réflexion un peu attentive ne tarde
pas à découvrir.

On sait comment l'esprit subtil des Grecs avait formulé le
raisonnement des fatalistes, qui est la théorie de la complète
passivité et l'argument de la paresse: [Grec: logos argos]. On
pourrait l'exprimer ainsi: «Que tu brises ou non ta chaîne, si ta
destinée est d'être délivré, tu le seras; si elle est de ne pas être
délivré, tu ne le seras pas. Il est donc inutile de briser ta
chaîne.»--On commet encore à chaque instant des sophismes analogues
dans les discussions relatives au libre arbitre. Nos progrès
successifs, en cette question, se réduisent presque aux différents
moyens de franchir le cercle où le sophisme paresseux veut nous
enfermer, et l'idée même de liberté nous aide à le franchir.

Le premier vice de l'argument est dans une conclusion incomplète.
«Rien ne sert de fuir,» dit-on au soldat musulman.--Mais aussi rien ne
sert de rester: que je n'agisse pas ou que j'agisse, ce qui doit
arriver arrivera toujours. Les prémisses aboutissent donc
indifféremment à deux conclusions contraires; on ne peut préférer
l'une à l'autre que pour des raisons étrangères à l'argument lui-même,
telles que le plaisir ou la douleur, l'attrait du repos ou l'attrait
de l'action, en un mot la passion du moment. Si on s'en tient avec
rigueur à l'argument logique, aucune conclusion déterminée n'est
logiquement possible.

C'est que les prémisses, sous l'apparence de la _nécessité_,
renferment l'_arbitraire_. Cette détermination absolue des choses par
le destin, nous qui ne sommes pas le destin nous ne la connaissons pas
et ne pouvons même la prévoir; nous sommes en dehors d'elle par notre
pensée comme par notre action. Donc, si les choses sont absolument
déterminées en elles-mêmes et sans nous, elles sont absolument
indéterminées pour nous. Que pouvons-nous alors conclure de prémisses
vides? Tout, ou plutôt rien. S'il y a une conclusion précise, elle se
tire dans l'absolu, indépendamment de nous et de notre pensée; et nous
ne la connaîtrons que quand elle sera descendue dans le domaine des
faits accomplis.

Si la nécessité des fatalistes est ainsi en dehors et au-dessus de
notre pensée, c'est qu'elle est par hypothèse au-dessus de toutes
conditions: ce qu'elle produit, elle le produit par elle seule, en
dépit de tout le reste. Dès lors, cette nécessité absolue devient pour
nous l'absolue contingence; cette certitude suprême devient suprême
incertitude. Si je possédais la moindre assurance scientifique
relativement à une liaison particulière de cause et d'effet, si par
exemple j'étais sûr que le mouvement de mes jambes me portera
_toujours_ d'un lieu dans un autre, j'aurais en moi un certain pouvoir
d'échapper au destin; et j'y échapperais en effet, d'abord par la
pensée, qui me révélerait au moins un des secrets de ce destin, puis
par l'action, dont je pourrais prévoir les résultats réguliers et
infaillibles. Mais, dans l'hypothèse fataliste, toutes les lois de
l'expérience à moi connues sont renversées; la seule loi qui reste est
précisément celle dont les résultats me sont inconnus. Quelle
différence y a-t-il entre cet absolu destin et un hasard qui serait
également absolu? Dans ce second cas comme dans le premier,
l'_efficacité_ des _causes_ est supprimée, et le hasard peut empêcher
l'effet de se produire. Le monde offrirait alors un spectacle si
incohérent, que je ne devrais même pas compter sur ce que je tiendrais
dans la main. Tout au plus pourrais-je, animé d'un dernier espoir,
jeter mes actions comme un enjeu dans ce jeu fantastique du hasard.

Le destin est l'absolue _unité_ d'une puissance suprême qui se
maintiendrait immuable et impénétrable à travers la multiplicité des
choses que notre expérience et notre pensée peuvent saisir. Le hasard
est une _multiplicité_ absolue qui irait changeant et variant sans
règle et sans condition, qui par cela même échapperait à toutes les
prévisions de notre pensée. Dans le premier cas, tout dériverait d'une
liberté absolument une et fixe; dans le second, tout dériverait d'une
liberté absolument multiple et capricieuse: dans l'une et l'autre
hypothèse, le principe suprême se réduit pour nous à une chose
inconnue. Ainsi le vice intérieur du fatalisme absolu le force à se
changer en son contraire.

Nous venons de le voir, les prémisses du fatalisme absolu ne concluent
théoriquement à aucune conduite déterminée et particulière; mais elles
n'en renferment pas moins une conclusion générale d'une grande
importance pratique: c'est que nous ne pouvons rien, que nous ne
sommes rien, que tout s'est fait et se fera sans nous. L'idée de
l'indétermination logique des effets qu'amènera le destin entraîne
pour nous l'inertie pratique. Un corps inerte et passif est-il en
repos, tant qu'une raison nouvelle n'intervient pas il continue d'être
en repos, par la raison qu'il y était déjà; est-il en mouvement, il
continue son mouvement. Tel serait l'esprit exclusivement dominé par
la pensée du destin: il flotterait au gré des influences extérieures
ou intérieures. Au-dessous de ce motif général, l'impuissance à
changer le destin, ceux des motifs particuliers qui sont compatibles
avec le premier reprendraient seuls leur empire. Or, il y aurait
incompatibilité entre le destin absolu et le motif moral, si l'on
entend par ce dernier un bien qui soit l'oeuvre propre de la volonté
humaine. Les motifs passionnés et égoïstes profiteraient donc seuls de
cette abdication morale.

Ce qui rendrait les motifs passionnés plus compatibles que les autres
avec l'idée du destin, c'est que la passion produit son effet dans le
moment même; elle prend donc la forme non plus d'un destin à venir et
inconnu, mais d'un destin présent et connu. Elle nous donne le
sentiment d'une _possibilité_ et comme d'une _puissance immédiate_ que
le destin même nous force à mettre en oeuvre. Ce que je fais est
possible et même nécessaire, puisque je le fais. Le présent aurait
ainsi toute autorité; l'avenir, en revanche, n'en aurait plus. Les
idées de prévoyance, de perfectibilité, de progrès futur, n'auraient
de valeur que si elles s'incorporaient dans la peur ou l'espérance
présente. L'activité humaine serait réduite à un _minimum_, concentrée
au point où le destin semble se confondre avec ce que nous faisons, où
ce que nous faisons semble se confondre avec le destin. L'idée d'une
puissance exercée sur l'avenir, puissance qui semble constituer dans
la pratique la liberté vraie et efficace, perdrait toute sa valeur au
profit d'une sorte de liberté présente très voisine de la passion,
limite commune du hasard et du destin.

       *       *       *       *       *

En résumé, l'étude de cette forme du fatalisme nous donne un premier
exemple de l'influence pratique qu'exerce l'idée de liberté; et cette
influence nous fait déjà entrevoir un moyen de conciliation pratique
entre les doctrines adverses. La même idée qui énerve et abaisse
pourra peut-être, en se déplaçant, fortifier et relever. C'est, nous
l'avons vu, sur la notion de liberté que le fataliste même s'appuie;
seulement il la place dans l'absolu et attribue au principe des choses
une liberté exclusive de la nôtre, une puissance qui est la négation
de notre propre puissance. Par là et tant qu'il s'en tient à cette
conception, nous avons vu qu'il se dépouille effectivement lui-même de
toute initiative; lorsque ensuite les événements extérieurs lui
apparaissent comme la manifestation du destin, il leur confère, tant
qu'il s'en tient à cette nouvelle conception, une puissance absolue
sur lui-même; enfin, ce qu'il est en train de faire ou de ne pas faire
dans le moment présent lui apparaît comme la manifestation du destin
en lui-même et comme le résultat d'une puissance immanente à lui: il
retrouve alors, dans ce sentiment actuel du rôle qui lui est dévolu,
le faible reste d'une puissance réduite au présent et qui ne peut que
ce qu'elle fait ou plutôt ce qu'elle subit. L'idée du fatalisme
complet est donc la réalisation de la liberté en tout ce qui n'est pas
nous-mêmes, et la réalisation en nous de la fatalité, ou encore d'une
sorte de hasard qui nous livre aux circonstances et aux passions
présentes. Nous nous rapetissons par l'idée exagérée de notre
petitesse, et nous agrandissons ce qui n'est pas nous. Par l'influence
d'une simple idée, nous nous mettons nous-mêmes dans un état analogue
à celui des sujets d'un despote absolu; nous tremblons à la seule
pensée du monarque invisible qui du fond de son palais gouverne tout.
Notre seule ressource est de l'oublier, ou de lui dérober furtivement
nos actions présentes, ou enfin de nous persuader que, si nous faisons
ces actions, c'est qu'il nous les laisse faire, lui qui a les yeux sur
tout. Ce n'est pas sans raison que les peuples les plus fatalistes
dans l'ordre religieux sont généralement les plus esclaves dans
l'ordre politique.

Cette conception théologique d'un destin absolu, qui finit par se
concilier avec la doctrine parallèle du hasard absolu, ne saurait
subsister dans l'état actuel de la science. Pour les philosophes et
les savants qui admettent qu'une cause première produit tout par un
enchaînement régulier de causes secondes et d'effets, le gouvernement
de l'univers peut bien être encore une monarchie, mais c'est déjà une
monarchie constitutionnelle. Le souverain, s'il y en a un, agit
suivant des lois régulières et respecte la constitution qu'il a
lui-même établie. La raison nous fait concevoir le souverain, et
l'expérience nous met au courant de la constitution. C'est à ce
système que le fatalisme se réduit tôt ou tard, pour se mettre
d'accord avec les faits positifs de l'ordre intellectuel ou de l'ordre
moral. Il devient alors proprement déterminisme. Voyons jusqu'où peut
aller l'accord _pratique_ entre le déterminisme et l'idée de liberté,
en commençant par les faits les plus extérieurs et les plus aisément
conciliables avec les diverses doctrines, pour nous replier peu à peu
vers les actes les plus intimes de la conscience, principes cachés de
toute vie morale et sociale.



CHAPITRE TROISIÈME

JUSQU'OÙ PEUT ALLER LA CONCILIATION DU DÉTERMINISME ET DE LA LIBERTÉ
DANS L'ORDRE PHYSIQUE ET DANS L'ORDRE SOCIAL

  I. Rapports de l'homme avec la nature extérieure.--Conduite de
     l'_automate spirituel_ devant la nature.

  II. Rapports de l'homme avec la vérité conçue par son
     intelligence. L'automate spirituel pourrait-il chercher le vrai
     et délibérer sur le meilleur?

  III. Rapports de l'homme avec ses semblables. Comment les
     automates spirituels se conduiraient-ils les uns à l'égard des
     autres?--Valeur des preuves de la liberté qu'on prétend tirer
     des menaces et des prières, des conseils et des
     ordres.--Argument du pari.--Arguments tirés de la confiance que
     nous avons dans la liberté de nos semblables. Analyse des idées
     de promesse et de contrat.

  IV. L'ordre social dans le déterminisme et dans la doctrine de la
     liberté. Le contrat social. Valeur des preuves du libre arbitre
     tirées de l'existence des lois sociales et de leur sanction.
     Responsabilité et imputabilité légales.

  V. Le droit social dans le déterminisme.


I. Les rapports de notre activité pratique avec le monde extérieur ne
semblent pas altérés par le déterminisme. D'abord, l'idée des objets
extérieurs et de leurs lois demeure la même. Le déterministe ne
commettra donc plus en face de la nature et de son cours le sophisme
paresseux du fatalisme oriental, car il ne croit pas que les
phénomènes sensibles arrivent _en dépit_ des causes, mais _en raison_
des causes: c'est la définition même du déterminisme. Le sophisme
paresseux aboutirait ici à la négation de ce déterminisme; il
signifierait: «Vous aurez beau accumuler toutes les causes
déterminantes, l'effet pourra ne pas se produire; supprimez toutes les
causes, il pourra se produire encore.»

La différence entre la doctrine déterministe et l'opinion commune,
c'est que celle-ci, en présence du mécanisme fatal des choses, place
un mécanicien à la fois intelligent et _libre_; tandis que le système
de la nécessité met en présence deux mécanismes, l'un inintelligent et
insensible, l'autre intelligent et sensible. Mais toutes les relations
qui n'impliquent rien de moral demeureront pratiquement les mêmes
entre les deux termes. La conduite de «l'automate spirituel» devant la
nature ressemblera à celle de l'«esprit libre»; le premier aura, dans
sa sensibilité et son intelligence, les mêmes moyens d'information et
d'action par rapport au monde extérieur. Seulement, chez l'automate
intelligent, l'intelligence sera efficace par elle-même, tandis que
chez l'être supposé libre elle sera efficace par autre chose, je veux
dire par une volonté capable de s'opposer à l'intelligence et de la
rendre parfois inefficace. De plus, il est essentiel, ici encore, de
rectifier le déterminisme en y introduisant l'idée de liberté.
L'automate mû par des idées a précisément parmi ses moteurs l'idée de
son pouvoir sur soi, l'idée des effets produits par la réflexion de
l'intelligence, l'idée de l'indépendance qui appartient aux idées
mêmes par rapport aux impulsions brutales et mécaniques du dehors.
Pour le déterminisme ainsi rectifié, l'intelligence qui montre le but
se confond avec la puissance qui y porte, la conscience de la liberté
avec la conscience de l'efficacité inhérente à l'idée de liberté, la
délibération intellectuelle avec l'indécision entre plusieurs idées
dont cette idée supérieure embrasse pour ainsi dire en soi la
multiplicité; enfin le jugement du meilleur et la prévalence d'une
idée particulière se confondent avec la détermination.

On objecte qu'un automate ne pourrait _délibérer_:--Ce qui est conçu
comme indépendant du moi ne peut être l'objet d'une délibération; nous
ne délibérons pas sur le cours des choses extérieures, ni même sur la
circulation de notre propre sang, qui ne dépend pas de notre
liberté.--C'est que nos idées sur la circulation du sang n'ont aucune
influence directe sur cette circulation; mais les idées que nous
avons, par exemple, sur la nécessité de fuir le danger, sont parmi les
causes qui déterminent le mouvement de nos membres; et même, dans
l'hypothèse déterministe, nos idées et nos inclinations suffisent à
produire nos mouvements. L'automate intelligent pourra donc aussi
délibérer, et ce serait lui opposer à tort le sophisme paresseux que
de lui dire: «Vos idées ne vous servent à rien,» puisqu'au contraire
les idées sont ses ressorts et ont sur lui une puissance
déterminante[3]. La délibération est simplement l'instant où les
motifs et les mobiles contraires, conscients ou inconscients, se
balancent dans l'esprit. Et parmi ces mobiles, pour compléter
psychologiquement le déterminisme, il faut placer l'idée de liberté,
qui prend ici cette forme: l'idée du pouvoir directeur des idées,
conséquemment du pouvoir efficace de la délibération même.

  [3] «Le déterminisme, dit M. Secrétan, supprime la délibération;
  il enlève tout motif pour différer l'action et pour se demander:
  Que dois-je faire?... Convaincu théoriquement que son action sera
  conforme à la raison la plus forte, l'homme cherchera-t-il quelle
  est cette raison?... Certain qu'il ne peut penser que ce qu'il
  pense, il ne demanderait plus ce qu'il doit penser. Il obéirait à
  la première impulsion venue, sans la discuter.» (_Revue
  philosophique_, février 1882, p. 31.)--Cet argument revient à
  dire: Si nous sommes convaincus que l'action résultera de ses
  causes,--qui sont les raisons et motifs,--ne jugerons-nous pas
  superflu de modifier les causes pour modifier les effets? Les
  poids entraîneront nécessairement le plateau; donc il ne sert à
  rien d'introduire des poids, c'est-à-dire des idées, dans la
  balance intérieure. La délibération exerce une influence
  nécessaire sur la détermination; donc il faut obéir à la première
  impulsion venue, comme si la délibération n'avait aucune
  influence; en un mot, la délibération est _utile_, donc elle est
  _inutile_.

Le caprice, qui se réduit d'ordinaire au désir de mettre à l'essai son
pouvoir sur soi, apparaîtra dans la conduite de l'automate tout comme
dans celle de l'être libre, à la condition que la même idée traverse
leur intelligence. Ils seront, en présence d'un péril peu grand,
également capables de s'adresser cette question: «Si je restais?...
Voyons si j'en aurais le pouvoir.» C'est une des formes que peut
prendre l'influence exercée par l'idée de liberté. Somme toute, ils ne
seraient pas plus paralysés l'un que l'autre, et les résultats
seraient analogues; sauf l'accident imprévu par lequel la volonté
indifférente choisirait précisément le contraire de toutes ses
préférences intellectuelles et de tous ses sentiments. Hasard
incompréhensible, et à coup sûr exceptionnel.


II.--Nos rapports avec la vérité scientifique subsistent également
dans le déterminisme. Un des arguments essentiels des plus récents
partisans du libre arbitre, c'est que le déterminisme supprime toute
recherche possible de la vérité. «Dans le système déterministe,
dit-on, où chacun a toujours nécessairement la seule opinion qu'il
puisse avoir, on ne trouve pas de motif qui puisse l'engager à la
mettre en question;» au contraire, «dans le système du libre arbitre,
où chacun est responsable de ses jugements, le motif de les contrôler
sans cesse est manifeste: c'est un motif de conscience[4].» En
raisonnant de cette manière, on pourrait dire: Tout malade ayant
nécessairement le seul état de santé qu'il puisse avoir, on ne trouve
pas de motif pour l'engager à soigner sa santé.--Les indéterministes
oublient qu'on peut triompher d'une nécessité en lui opposant une
autre nécessité, par exemple d'une fièvre qui a été produite
nécessairement par ses causes, en lui opposant des remèdes qui la
guériront nécessairement, comme le sulfate de quinine. Le motif de
contrôler nos opinions est aussi manifeste dans l'hypothèse du
déterminisme que dans toutes les autres: ce motif, c'est l'expérience
de nos erreurs et de leurs suites. Les indéterministes raisonnent
encore ici comme on croit que raisonnent les soldats de Mahomet, qui
jugent inutile de fuir parce que, si leur mort est fatale, ils
mourront quoi qu'ils fassent. Cette prétendue application du
déterminisme en est au contraire la négation, puisqu'elle consiste à
croire non que les effets sont déterminés par leurs causes, mais
qu'ils sont déterminés indépendamment de leurs causes[5].

  [4] M. Secrétan, _ibid._, p. 38.

  [5] Même paralogisme chez M. Renouvier et chez M. Delboeuf. «Dans
  le fond de leur coeur, dit ce dernier, et en dépit de leur
  système, nul d'entre les savants ne réduit la science à ce rôle
  _contemplatif_; aucun n'accepte d'être en tout un instrument
  entre les mains de l'impérieuse _fatalité_; tous ils ont la
  prétention d'entrer en lutte avec la nature, de la soumettre, de
  la plier à leurs desseins.»--Oui, sans doute, répondrons-nous, de
  la soumettre par la pensée et par la force même que les idées
  exercent. «S'ils tiennent tous à lui arracher le secret de la
  puissance, c'est pour la dompter avec ses propres armes;» donc,
  par les lois de la pensée et en se servant du déterminisme même
  pour obtenir un effet déterminé par des moyens déterminés en vue
  d'un but déterminé. «Mais n'insistons pas davantage, continue M.
  Delboeuf, sur l'inconséquence que commet le déterministe quand il
  reconnaît à la science une valeur pratique.» (_Rev. ph._, p.
  609.) Cette inconséquence est purement imaginaire; croire au
  déterminisme, c'est précisément croire à la valeur pratique, à
  l'efficacité de la science et des idées, en nous comme hors de
  nous. Les partisans du libre arbitre, au contraire, interposent
  entre la science et l'action un pouvoir mystérieux et ambigu, qui
  seul rend la science pratique, s'il lui plaît. C'est pour eux que
  la science est purement contemplative, et non pratique par
  elle-même.

III.--Considérons maintenant les mêmes personnages dans leurs rapports
avec d'autres êtres comme eux. Le déterminisme, dit-on, rend inutile
toute règle de conduite. Mais cette objection, qui n'est pas même
valable contre le déterminisme ordinaire, l'est encore moins contre le
déterminisme rectifié par l'idée de liberté. La pensée que mes actes
seront déterminés par mes motifs et mes mobiles, y compris le motif et
le mobile de la liberté même, ne paralyse pas plus l'activité que la
pensée des lois de la mécanique ne paralyse le constructeur de
machines; croire que les effets résulteront des causes ne saurait
détourner de poser les causes pour obtenir les effets; tout au
contraire.

On a mille fois répété, depuis Aristote, que les menaces et les
prières, les conseils et les ordres n'auraient plus de sens dans
l'hypothèse déterministe. On n'adresse pas de prières, dit-on, au
fleuve qui coule fatalement vers la mer; on n'adresserait pas non plus
de prières à l'automate de Vaucanson.--Assurément; car le fleuve n'a
ni oreilles ni intelligence, pas plus que l'automate de Vaucanson. La
seule prière que l'ingénieur adresse à un fleuve pour l'empêcher de
déborder, c'est une digue solide; mais, si les eaux des fleuves
entendaient et comprenaient ce qu'on leur dit, il suffirait de leur
parler avec l'éloquence d'Orphée. Il est évident que nos paroles ne
convaincraient pas un fleuve sourd, mais elles ne convaincraient pas
davantage un homme sourd. Les déterministes connaissent, mieux encore
que les autres, la loi qui veut qu'on proportionne les moyens à la
fin, qu'on emploie pour produire un effet les causes appropriées et
déterminantes: on convainc une intelligence avec des raisons, et on
persuade une sensibilité avec des sentiments. Si on suppose dans
l'être, outre ces deux facultés, une liberté d'indifférence capable de
se déterminer d'une manière imprévue, on ne sera jamais complètement
sûr de réussir; si au contraire cette liberté n'existe pas, on en sera
sûr: voilà toute la différence, qui est ici à l'avantage du
déterminisme. De plus, rétablissez dans le déterminisme même l'idée de
liberté et son influence pratique, il est clair que le déterminisme
ainsi complété n'exclura nullement les conseils et les ordres; en
effet, le conseil et l'ordre supposent que l'idée de votre pouvoir sur
vous-même est capable elle-même d'exercer un pouvoir et de tourner ce
pouvoir au profit de ce qu'on vous demande. Les deux systèmes, ici
encore, coïncident donc pratiquement[6].

  [6] Les paralogismes précédents se retrouvent dans M. Naville:
  «Les conseils d'hygiène et de régime supposent; aussi bien que
  les directions de la plus haute morale, l'existence d'une volonté
  raisonnable et libre à laquelle on s'adresse. On repare des
  machines lorsqu'elles ont quelque défaut; on ne leur donne pas de
  conseils.» (_Rev. phil._, 1879.)--On ne donne pas de conseils à
  une machine, encore une fois, parce qu'elle n'a ni oreilles ni
  intelligence; on en donne aux hommes sur leur santé et leur
  régime, parce qu'ils sont intelligents; mais il est inutile pour
  cela qu'ils soient libres, et même, si on donne des conseils,
  c'est-à-dire au fond des raisons et, quand la chose est possible,
  des démonstrations, c'est que l'on compte sur l'efficacité des
  idées scientifiques et des motifs d'intérêt personnel. C'est
  précisément à une liberté arbitraire qu'il serait inutile de
  donner des conseils. M. Naville oublie dans son objection que les
  moyens doivent être en rapport avec les fins: l'_argumentum
  baculinum_ est un bon moyen pour les animaux; l'_argumentum
  logicum_ est un bon moyen pour l'homme.

On a voulu tirer un argument des paris. Aucun déterministe, dit-on, ne
parierait mille francs que je ne lèverai pas le bras d'ici à un quart
d'heure; je suis donc libre de lever le bras.--Sophisme paresseux.
Personne ne pariera en effet, parce que les mille francs, ou
simplement le désir de la contradiction, peuvent devenir une raison de
lever le bras. Le déterministe ne saurait parier que son pari n'agira
pas sur vous, puisqu'il croit au contraire à l'influence déterminante
du motif le plus fort.--Alors, dites-vous, on pourra parier à coup sûr
que l'automate sera déterminé à lever le bras par le désir de gagner
le pari.--Non; car on ne connaît pas tous les motifs, et on n'en peut
calculer la force. Le pari serait chanceux dans le cas de la nécessité
comme dans celui delà liberté. En outre, ici encore, l'idée du pouvoir
sur soi intervient dans le déterminisme même. Je sais que je puis
résister à votre désir pour le seul plaisir d'y résister, que je puis
agir avec une sorte d'arbitraire pour le seul plaisir de montrer mon
arbitraire ou, si l'on veut, ma liberté. Vous ne pouvez, en pariant,
savoir quel sera parmi toutes les idées l'effet de cette idée
perturbatrice; vous ne pouvez calculer l'action de l'idée de liberté.
Il subsiste donc un élément d'incertitude qui rend les paris
possibles. Les automates pourraient faire entre eux des paris comme
les hommes libres; ce serait l'équivalent de ceux que l'on fait aux
jeux de hasard. Ces derniers ne supposent aucune liberté, ni dans les
dés du joueur, ni dans sa main, ni même dans la force qui meut sa
main; car une machine qui lancerait les dés en l'air remplirait le
même office et pourrait devenir aussi un objet de pari. Un résultat a
beau être nécessaire, il laisse place aux conjectures quand nous ne
connaissons pas toutes les données du problème; il y a alors
indétermination, sinon dans les choses, du moins dans notre pensée. En
revanche, quand nous opérons par la statistique, sur des masses, non
sur des individus, le calcul redevient exact et la prévision presque
certaine.

Pourrons-nous repousser également les preuves du libre arbitre
fondées, non plus sur la nécessité mathématique, mais sur la confiance
même que nous avons dans la liberté apparente ou réelle de nos
semblables, je veux parler de l'argument fondé sur les promesses et
les contrats? Des intelligences déterminées par leurs idées
pourraient-elles se lier entre elles par des promesses relatives à
l'avenir?--L'automate spirituel ne peut, dira-t-on, signer qu'un
engagement ainsi conçu: «Mon idée dominante et mon désir dominant sont
aujourd'hui d'accomplir dans un an tel ou tel acte; et je
l'accomplirai effectivement, _à moins que_ dans un an je ne sois
dominé par une idée et un désir contraires.» Voudrait-on signer un
pareil engagement?

--Nous le signerions tout aussi volontiers, répondront les
déterministes, qu'un contrat qui serait l'oeuvre d'une liberté
indifférente et même d'un libre arbitre. Car la liberté, à son tour,
devrait introduire dans son traité une clause non moins inquiétante:
«En vertu de ma liberté d'indifférence ou de mon libre arbitre, je
veux aujourd'hui faire telle ou telle chose dans un an; et je
l'exécuterai en effet, _à moins que_, en vertu de la même liberté
d'indifférence ou du même libre arbitre, je ne veuille en ce temps-là
le contraire.» Voilà une part laissée au hasard qui vaut bien la part
laissée au destin. Dans la détermination future de l'automate se
trouve une _inconnue_, qui pour nous est indéterminée; et dans la
détermination future d'une liberté indifférente ou du libre arbitre se
trouve une inconnue, qui est indéterminée non seulement pour nous,
mais en elle-même.

Tant qu'on s'en tient à une liberté vraiment indifférente, il ne
semble pas possible de répondre à cette réplique des déterministes. On
n'y pourrait répondre qu'en montrant dans la liberté mieux entendue
une puissance capable de lier l'avenir au présent, de déterminer
l'acte à venir par l'acte présent. C'est ce lien, en effet, que tout
contrat suppose; plus il est invincible, c'est-à-dire plus le présent
est déterminant par rapport à l'avenir, et plus le contrat est sûr. La
question ainsi modifiée, les déterministes ne pourront-ils trouver,
dans un contrat solennel, quelque chose qui lie l'avenir au présent;
et ce lien sera-t-il certain, ou seulement probable?

--Le lien capable d'enchaîner l'avenir, pourront-ils dire, c'est le
contrat lui-même, avec ses motifs, avec ses clauses, avec les
sanctions extérieures et intérieures qui en suivent l'accomplissement
ou la violation; retomberons-nous dans le sophisme paresseux en
déclarant inutiles ce contrat et ces conditions, qui ne peuvent pas ne
pas jouer un grand rôle dans la production de l'acte à venir?

--Non sans doute, dira le partisan de la liberté; mais est-il bien
vrai que le contrat fait en ce moment soit la cause réelle de sa
réalisation future? N'est-il pas plutôt, comme cette réalisation,
l'effet et le signe de notre volonté libre elle-même?

--Dans l'hypothèse déterministe, le contrat n'est aussi qu'un effet et
un signe, mais c'est l'effet et le signe de sa prédominance en moi.

--Reste à savoir si cette prédominance sera durable? Le savez-vous?

--Je le _crois_. Et vous, savez-vous de science certaine si vous
voudrez encore dans un an et toute votre vie ce que vous voulez
aujourd'hui? Vous le _croyez_ d'une croyance plus ou moins voisine de
la certitude, parfois même équivalente à la certitude dans la
pratique, voilà tout. Que de serments éternels qui n'ont duré que
quelques années! Et pourtant ils étaient sincères. Que de voeux
prononcés pour toute la vie et qui n'ont pu tenir jusqu'à la fin!
Prenez garde de tomber dans l'idée mystique et trop souvent chimérique
des théologiens, qui demandent au religieux l'abdication libre de sa
liberté pour toute sa vie, et à l'épouse conduite devant l'autel un
serment d'esclavage jusqu'à sa mort. Nos lois ne sont déjà que trop
empreintes de cette fausse conception qui, au lieu de demander la
durée d'un lien à celle des idées et des affections, la demande à la
prétendue puissance d'une liberté qui s'enchaîne. Voyez d'ailleurs
combien ces lois ont peu de confiance dans l'«immuable liberté,»
puisqu'elles l'environnent d'entraves et de menaces sociales, pour
être plus sûres, en l'enchaînant elles-mêmes, de son immutabilité. La
vraie théorie moderne des contrats est celle qui les juge tous
résiliables sous certaines conditions déterminées; et cette théorie
est vraie, parce qu'elle traite les hommes comme des hommes, non comme
des saints, pour lesquels précisément les lois seraient inutiles.
Votre théorie de la liberté, au contraire, nous a valu toutes les
servitudes sociales et religieuses. On est allé jusqu'à engager non
seulement sa liberté, mais celle de ses enfants et des enfants de ses
enfants, au service d'une dynastie. Pour nous, nous demandons la
stabilité des contrats et des institutions à la nature même des choses
et à la force des idées vraies, non aux résolutions toujours
révocables du libre arbitre. Persuadez-moi en m'éclairant et en me
donnant des idées justes, ce sera le meilleur moyen de m'enchaîner
pour l'avenir. La science est immuable comme son objet, le vrai et le
bien; c'est sur elle que nous fondons l'éternité de nos promesses et
de nos engagements. Chercher un point d'appui ailleurs que dans les
choses éternelles et dans la pensée qui les conçoit, c'est mettre sa
confiance dans ce qui ne la mérite pas.

--Vous semblez confondre deux choses: le sujet qui pense et l'objet
pensé. Rien ne m'assure que la constance qui est dans la vérité se
trouvera aussi dans votre pensée: car celle-ci est livrée à toutes les
nécessités, conséquemment à tous les hasards des influences
extérieures ou intérieures; elle ne sait pas si elle restera toujours
la même à travers le temps et l'espace; au contraire, ma volonté, si
elle est libre, peut le savoir. Quand je m'engage envers vous par une
promesse, je m'engage aussi envers moi-même, et je me promets à moi
comme à vous de rester le même pendant tout l'intervalle de temps qui
séparera la promesse faite de la promesse accomplie. Ce temps, ma
volonté le domine; elle le tient sous sa puissance, avec toute la
série des phénomènes qui peuvent y trouver place. Quels que soient les
événements qui suivront ma promesse, quelque nombreux et divers qu'ils
soient, cette série intermédiaire d'antécédents ou de conséquents ne
comptera pour rien; ma promesse sera l'antécédent immédiat et unique
de sa réalisation: la même volonté qui l'a faite, l'exécutera. La
liberté, idéale ou réelle, est donc la puissance de vouloir une même
chose à des intervalles plus ou moins éloignés. Dès l'instant présent
elle se fixe à elle-même une limite ou un but dans le temps encore à
venir; puis, demeurant identique pendant tout l'intervalle, elle
manifeste cette identité à chacun des points intermédiaires, en
résistant à toutes les causes qui tendraient à la faire dévier, en
demeurant indifférente à tout ce qui n'est pas l'action promise. Par
l'élan qu'elle s'est ainsi imprimé et dont elle mesure intérieurement
l'énergie, elle sait qu'elle atteindra le but sans que rien l'en
détourne. Si vous rejetez avec raison la liberté d'indifférence, vous
sera-t-il aussi facile de méconnaître cette liberté vraie qui se
ferait à elle-même sa nécessité et qui, après s'être donné un ordre, y
obéirait partout, toujours? «Ne va pas au sénat,» dit Vespasien à
Helvidius Priscus; et ce dernier répond: «Tant que je serai sénateur,
_il faut_ que je me rende aux délibérations.--Vas-y, mais n'y dis
mot.--Ne me demande pas mon avis, et je me tairai.--Il faut que je te
le demande.--Et moi, _il faut_ que je te dise ce qui paraît
juste.--Mais si tu parles, je te ferai périr.--Quand donc t'ai-je dit
que je fusse immortel[7]?» _Il le faut_, dit Helvidius; mais il
devrait dire: _il le faut, parce que je le veux librement_.

  [7] Arrien, _Dissertations_, II, 19.

--Ou plutôt _parce que je le comprends_, répliqueront les
déterministes. Nous ne nions pas, en effet, comme vous nous en
accusez, la distinction du sujet et de l'objet, de l'intelligence
humaine et de l'immuable vérité; mais nous croyons que la vérité et la
justice peuvent susciter dans la pensée qui les conçoit une puissance
analogue à elles-mêmes et dont la durée, proportionnée à leur
évidence, subsiste malgré tous les obstacles extérieurs. Notre
automate est un théorème vivant, et ce théorème est une idée vivante;
n'assimilez pas le mécanisme ou dynamisme de la nature, si complexe
dans ses causes et plus encore dans ses effets, aux ouvrages grossiers
et fragiles de l'art humain. Si nos microscopes étaient aussi
puissants à pénétrer les délicatesses du cerveau humain que nos
télescopes à sonder les profondeurs du ciel, qui sait si nous ne
découvririons pas entre les mouvements astronomiques et les mouvements
de la pensée une merveilleuse analogie? Peut-être notre cerveau est-il
un firmament. Les étoiles qui sont au-dessus de nos têtes nous
envoient, des extrémités du ciel, une traînée lumineuse qui nous
révèle leur présence; depuis combien de temps ce rayon tremblant, qui
semble toujours prêt à s'éteindre, est-il en marche à travers
l'infini? Les siècles passent, et le foyer même dont il est parti peut
s'obscurcir; lui, il continue de vibrer avec une vitesse dont nul
obstacle ne peut arrêter l'élan. Et vous voudriez que les plus
lumineuses de nos idées, celle de la justice, celle de la vérité,
fussent impuissantes à persévérer dans une tête humaine pendant la vie
entière? De même que le rayon de l'étoile semble s'être promis de
traverser l'immensité et en effet la traverse, ainsi le sage se promet
à lui-même de traverser en droite ligne, dans son élan vers le bien,
l'espace entier de la vie et, s'il le fallait, l'éternité. Aurez-vous
moins de confiance dans cet invisible élan de la pensée que dans le
mouvement de la lumière visible? Les grandes idées sont des centres
immuables d'attraction autour desquels gravitent toutes nos autres
pensées et tous nos actes. La seule différence entre les divers
individus est que, chez les uns, c'est encore un chaos où la lumière
est diffuse, où les mouvements semblent déréglés; chez d'autres,
malgré des perturbations passagères, c'est un petit monde où règnent
déjà, comme dans le grand, un ordre et une harmonie qui eussent charmé
Pythagore. Cette harmonie durable, dont l'homme juste a le sentiment
et le spectacle intérieur, ira se communiquant d'une intelligence à
une autre, comme d'une sphère plus éclairée à une région plus obscure,
jusqu'à ce que tout resplendisse enfin des mêmes clartés.

--Je veux bien que ma tête soit un firmament, pourvu que vous
reconnaissiez le libre esprit qui anime et agite la masse de ces
mondes, et qui y réalise les prodiges d'une mécanique plus céleste que
celle même du ciel. Mais, si vous refusez de reconnaître ce foyer
inépuisable de la volonté consciente et toujours sûre d'elle-même,
vous finissez par placer en dehors de nous, quoi que vous puissiez
dire, la dernière garantie des contrats ou des promesses; et quelque
probabilité que vous laissiez à ces contrats, vous ne leur laisserez
pas une certitude absolue. Dans l'hypothèse de la liberté, il est
vrai, nous ne sommes pas certains que le contractant accomplira
effectivement le contrat: mais, s'il ne l'accomplit point, nous ne
dirons pas comme vous qu'il n'a pas _pu_, nous dirons qu'il n'a pas
_voulu_. D'après vous, le moyen indispensable peut manquer à l'agent;
selon nous, ce moyen ne manque jamais parce qu'il ne fait qu'un avec
l'agent lui-même. Supposez toutes les autres conditions changées, il
y en a une qui, selon nous, ne peut l'être; et cette condition
suffisante par elle seule, c'est la puissance de vouloir encore ce
qu'on a une fois voulu et promis.

--Eussiez-vous raison dans la théorie, il ne s'agit maintenant que de
la pratique. Or, à ce point de vue, nous finissons par admettre tous
les deux un moment où la série des faits à venir devient douteuse.
Pour vous, la libre puissance de vouloir se bifurque bientôt, et vous
n'êtes plus certains de la voie que prendra la volonté; vous avez
seulement des probabilités considérables. Mais ces probabilités
subsistent également dans notre déterminisme, et c'est d'après elles
que se guide la pratique, non d'après la nature absolue de la volonté.
Qu'on place le point d'interrogation devant le _pouvoir_ ou devant le
_vouloir_, les autres éléments de la question demeurent pratiquement
analogues. Il faut toujours faire un acte de confiance en soi ou en
autrui; vous avez confiance dans la volonté, et moi dans
l'intelligence; pour vous comme pour moi, cette confiance vient en
définitive de ce que nous avons le sentiment d'une puissance acquise,
d'une habitude contractée, d'un développement accompli et comme d'une
vitesse durable.--

       *       *       *       *       *

En dernière analyse, les deux doctrines adverses constatent également
dans l'homme une puissance consciente de soi, mais l'expriment de deux
façons opposées. D'après les partisans de la liberté, puissance
exempte de contrainte, nous aurions directement conscience de ce que
nous _pouvons_, par exemple tenir une promesse; d'après les partisans
de la nécessité ou de la contrainte subie, nous aurions plutôt
conscience de ce que _nous ne pouvons pas faire_, par exemple manquer
à cette promesse. Il est certain que nous pouvons parfaitement avoir
conscience ou connaissance de notre caractère et des incompatibilités
qui s'y rapportent: je sais, par exemple, que je ne suis pas capable
d'un meurtre, d'un vol de grand chemin, etc. Je puis savoir de même
qu'un parjure est incompatible avec ma constitution mentale, mon
éducation, mon milieu social, etc. Malgré la différence de forme entre
les doctrines sur le fondement des promesses ou des contrats, nous
agissons toujours sous l'idée plus ou moins franchement reconnue d'un
pouvoir que nous nous attribuons par rapport à l'espace et au temps,
d'une indépendance dont nous dotons notre nature intérieure et notre
caractère en face de l'extérieur. Cette indépendance, d'ailleurs, peut
tenir à une dépendance par rapport à des inclinations supérieures.
Les uns appellent cette sorte de délivrance une heureuse nécessité par
laquelle triomphe l'idée, les autres y voient la liberté; et ces deux
choses, dans la pratique, finissent par nous inspirer une confiance
analogue, sinon identique; car la confiance suppose une liberté
déterminée comme une nature déterminée: en un mot, elle suppose un
_caractère_. Aussi ne pouvons-nous avoir confiance dans un _inconnu_,
fût-il doué de libre arbitre. Si de plus, dans le déterminisme même,
on introduit l'idée de liberté et son action pratique, il en
résultera, pour le déterministe, la possibilité de contracter sous
l'idée même de sa liberté et de son indépendance. Les deux doctrines
coïncideront donc pratiquement.


IV. Si les hommes, dans l'hypothèse de la nécessité, sont capables
d'engagements, de promesses, de contrats et d'une confiance mutuelle
toujours limitée par quelque défiance, il en résulte qu'ils peuvent
vivre en société et sous des lois civiles ou politiques plus ou moins
régulières. Les mobiles sensibles ou intellectuels produiraient le
même effet sur les automates humains que les forces attractives ou
centripètes sur les éléments matériels, et les systèmes sociaux
seraient l'équivalent des systèmes cosmiques. L'instinct même de la
conservation concourrait avec les penchants sympathiques pour
rapprocher les hommes: des mécanismes intelligents et sensibles, outre
que les lois mêmes de la vie et de l'hérédité les fondent en un
organisme social, auraient bientôt compris la nécessité de s'unir
contre les périls qui les menacent. De là la société civile, qui peut
être considérée comme une vaste société d'assurance contre les risques
qu'un homme court de la part de ses semblables. Ces risques sont
l'objet d'un contrat d'assurance tacite ou explicite, par lequel les
hommes s'engagent à unir leurs forces contre le péril commun.
L'utilité et l'efficacité de ce contrat était facile à reconnaître,
même pour les hommes les plus sauvages, tandis que l'utilité de
l'assurance contre les risques venant de la nature se fonde sur de
longs calculs mathématiques et statistiques. L'_idée_ de contrat,
l'_idée_ de société librement acceptée, l'_idée_ de liberté sociale
n'est donc nullement interdite au déterminisme même, et peut y jouer
le rôle d'idée directrice.

C'est par un nouvel abus du sophisme paresseux qu'on a voulu voir dans
l'existence des lois sociales une preuve suffisante du libre
arbitre.--«On ne fait pas de lois, dit Aristote, pour les animaux ou
pour les automates soumis à la nécessité[8].»--En effet, les lois
resteraient sans action sur des êtres sans intelligence; mais pour les
êtres intelligents elles sont des causes et des moyens de
détermination, dont la puissance est plus infaillible encore sans le
libre arbitre qu'avec la résistance possible du libre arbitre.--Les
_lois_ servent à formuler, dans les sociétés modernes, soit les
nécessités de l'organisme social, soit les conditions du contrat
d'assurance mutuelle; les impôts sont la prime d'assurance fournie par
chacun pour contribuer à l'exécution du contrat; et cette exécution
par voie de contrainte est ce qu'on nomme la _sanction_.

  [8] Voir ces objections reproduites par Jouffroy, _Cours de droit
  naturel_, t. Ier, et même par des contemporains, comme MM.
  Secrétan, Delboeuf et Naville, etc.

Les sanctions légales ont aussi été considérées comme des preuves du
libre arbitre. C'est que, dans l'analyse de la pénalité, on mêle
d'ordinaire aux idées sociales des idées morales et religieuses qui
présupposent la chose en question, à savoir la liberté même. En
jugeant les actes contraires à l'ordre social, on a trop souvent la
prétention d'apprécier plus ou moins exactement la part de la liberté
individuelle, et on croit que la volonté librement mauvaise de
l'accusé est la seule justification possible de la pénalité.--Mais si,
dans l'hypothèse déterministe, les relations naturelles des choses
rendent nécessaire l'emploi de la force contre des individus
nécessairement malfaisants, si elles nous obligent à défendre
l'intérêt de tous contre les violences de quelques-uns, est-ce l'homme
qu'il faut accuser? n'est-ce pas plutôt la cause, quelle qu'elle soit,
d'où dérive le mal dans l'univers? Sans se hasarder dans des
considérations métaphysiques, les déterministes peuvent justifier la
peine au point de vue humain; et cette justification purement sociale
n'a pas besoin de remonter jusqu'à l'absolu des choses, car elle
résulte des rapports sociaux tels qu'ils existent en fait.

On fondait autrefois la pénalité sur le principe tout métaphysique
d'expiation, dont les deux termes, le libre arbitre et le bien en soi,
sont pour ainsi dire deux absolus. Qu'en résultait-il?--Si d'une part
notre libre arbitre est assez absolu pour faire le mal avec le plein
pouvoir de faire le bien, et si d'autre part le bien en soi commande
absolument à la volonté, on en pouvait conclure la nécessité d'une
expiation pour rétablir entre la mauvaise volonté et le bien un ordre
de dépendance rationnel. De là les expiations divines de l'autre vie;
on allait jusqu'à les concevoir éternelles au cas où la mauvaise
volonté serait éternelle elle-même, bien plus, au cas où elle serait
passagère. L'introduction de ces idées théologiques dans les lois
sociales ne pouvait produire que les plus fâcheux résultats. Les juges
humains, parlant au nom de Dieu, croyaient devoir pénétrer et dans
l'absolu de la volonté individuelle, pour en mesurer la malignité, et
dans l'absolu de la volonté divine, pour en appliquer les justes
décrets; en outre l'expiation, et par suite la pénalité, devant être
proportionnelle au crime, on était conduit à inventer des variétés de
peines et des raffinements de supplices. C'est ce qui ne peut manquer
d'arriver dès qu'on prétend se substituer à la justice absolue de Dieu
et à la liberté absolue de l'homme. Nous comprenons aujourd'hui que,
si ces deux absolus existent, ils nous sont du moins inaccessibles.
Nous ne devrions donc plus prétendre, dans nos lois pénales, appliquer
le principe d'expiation; car, si nous n'avions d'autre principe à
invoquer que l'immoralité absolue de la mauvaise volonté et la justice
absolue de la peine, nous serions entièrement désarmés envers les
coupables[9].

  [9] Platon prête à Protagoras ces paroles fort raisonnables:
  «Personne ne châtie ceux qui se sont rendus coupables d'injustice
  par la seule raison qu'ils ont commis une injustice, à moins
  qu'on ne punisse d'une manière brutale et déraisonnable. Mais
  lorsqu'on fait usage de sa raison dans les peines qu'on inflige,
  on ne châtie pas à cause de la faute passée, car on ne saurait
  empêcher que ce qui est fait ne soit fait; mais à cause de la
  faute à venir, afin que le coupable n'y retombe plus et que son
  châtiment retienne ceux qui en seront témoins.»

Les vraies raisons de la pénalité sociale sont des raisons: 1º de
psychologie et de logique; 2º de sociologie positive, de défense et de
conservation sociale; or ces raisons sont admises par les partisans
comme par les adversaires du déterminisme. Ainsi Platon n'était
nullement en contradiction avec lui-même, lorsqu'il admettait à la
fois la négation du libre arbitre et le sévère maintien des peines
sociales. Dans cette hypothèse les actes d'injustice, considérés en
eux-mêmes, changent sans doute d'aspect; mais leurs rapports
extrinsèques ne changent pas. Supposez deux hommes qui voient les
mêmes objets dans le même ordre relatif; seulement l'un voit tout
d'une certaine couleur, l'autre d'une couleur différente: les rapports
demeurant les mêmes, ces deux hommes s'entendront parfaitement dans la
pratique. Platon et Aristote châtient également l'injustice: Platon
éprouve de la pitié et une sorte d'horreur esthétique, comme à la vue
d'un monstre ou d'un fou; Aristote éprouve de l'indignation contre
l'individu, et une horreur à proprement parler morale; malgré cela,
ils agissent de même et sont aussi logiques l'un que l'autre. En
effet, les animaux ne sont pas libres, et cependant l'homme les
châtie; si même ils sont dangereux et incorrigibles, nous les
condamnons à mourir. L'homme vicieux est celui dans lequel les
penchants de l'animal l'ont emporté sur la raison. Pour le ramener à
l'ordre il faut d'abord, suivant Platon, essayer de l'éclairer. Si ses
yeux sont fermés à la lumière, il faut le châtier; car la douleur est
propre, soit à réveiller la raison endormie, soit à la remplacer par
une crainte salutaire: en châtiant la _bête_, on rend à l'esprit sa
liberté. Enfin, si la persuasion et la peur sont également
impuissantes sur l'être corrompu, il faut renoncer à le guérir: dans
ce cas, Platon se délivre de l'homme dangereux comme d'une bête
sauvage; il le frappe avec un sentiment d'horreur mêlé de regret et de
pitié. Loin de rendre les lois inutiles, la négation du libre arbitre,
fût-elle absolue, les rend plus nécessaires et plus infaillibles que
jamais. Si vous éclairez l'intelligence ou faites impression sur le
coeur, n'agirez-vous pas infailliblement sur la conduite? or, la loi
est propre à éclairer l'intelligence et à émouvoir le coeur en
montrant la voie nécessaire et la peine nécessaire: c'est une
idée-force qu'une bonne éducation rend irrésistible[10].

  [10] Voir notre _Philosophie de Platon_, t. I, p. 407 et suiv.,
  et l'interprétation que nous avons donnée de plusieurs passages
  des _Lois_, qui avaient semblé contradictoires. Voir aussi
  l'analyse étendue de la pénalité dans notre _Science sociale
  contemporaine_, livre V.

On objecte que la peine a pour fondement la responsabilité, qui est
nulle dans le déterminisme. Mais il faut distinguer entre la
responsabilité qui suffit à la pénalité sociale, et la responsabilité
métaphysique ou morale, dont un être omniscient pourrait seul être le
juge. Une chose contraire à la conservation de la société est
accomplie par vous; vous en avez conscience, vous en connaissez les
résultats fâcheux pour autrui, et cette connaissance ne suffit pas
pour vous en détourner; devez-vous alors vous étonner que les autres
suppléent à cette insuffisance par des moyens de défense, de
contrainte et d'intimidation? C'est à vous qu'on s'en prendra, puisque
le mal exécuté au dehors existe d'abord en vous et dans l'intimité de
votre vouloir. Quand vous êtes malade, n'est-ce pas à vous qu'on
administre des remèdes souvent très douloureux? Et si votre maladie
est dangereuse pour les autres, le législateur va-t-il la laisser
suivre son cours, surtout quand il existe des remèdes? Il y a, même en
ce sens, imputabilité à l'individu. En vous punissant, d'ailleurs, mon
but n'est pas réellement de vous punir, mais de vous guérir, s'il est
possible, ou au moins de me défendre et de vous mettre dans
l'impossibilité de nuire aux autres. J'essaie de rétablir l'ordre
dans votre intelligence, dans toutes vos facultés, en vous faisant
comprendre votre erreur et la laideur de votre caractère: qu'avez-vous
à dire? Que vous méritez l'indulgence et la pitié? Je vous l'accorde;
mais, malgré cette pitié et à cause d'elle, je m'efforce de vous
guérir par la souffrance; sans compter que ma pitié à l'égard de vos
semblables m'entraîne également à vous châtier, si aucun autre moyen
ne réussit.

Même au sein du _déterminé_, il y a une distinction possible entre ce
qui est imputable en un certain sens à l'individu, conséquemment
punissable, et ce qui ne lui est imputable sous aucun rapport. Platon
même a su faire cette distinction. Par exemple, l'injustice et
l'ignorance simple sont au fond déterminées. Mais, dans l'ignorance,
le mal est extérieur pour ainsi dire à l'individu, puisqu'il est
simplement l'impuissance des moyens intellectuels à atteindre leur
fin; la fin est ici hors de l'esprit, et le rapport des facultés à
cette fin est extrinsèque. On ne peut donc porter une correction
violente dans le sein même de l'individu; ce qui ne servirait
absolument à rien et n'augmenterait pas la puissance naturelle de son
esprit. On guérit un boiteux et un difforme par la gymnastique, non
par des corrections. L'injustice, au contraire, est pour Platon, un
trouble intérieur, qui résulte d'un renversement d'ordre dans les
rapports mutuels des fonctions et dans leur hiérarchie, et qui aboutit
à un désordre social. Quoique cette maladie morale et sociale soit
toujours déterminée et se réduise même en partie, selon Platon, à une
certaine espèce d'ignorance ou d'infériorité mentale, la cause ici
n'en est pas moins intrinsèque; comment donc la guérir? En agissant
par la correction et la douleur sur ces facultés mêmes qui entrent en
lutte. Le désir, dit Platon, contrarie l'opinion du bien, parce que le
plaisir le séduit; le correcteur vous fait éprouver de la peine pour
rétablir l'équilibre: dès lors la crainte de la peine compense l'amour
du plaisir, et l'ordre reparaît. C'est comme une révulsion médicale.
Platon vous traite par le fer et le feu, et ne recule pas devant les
moyens violents pour remédier à la violence intime de la maladie; le
mal artificiel guérit le mal qui s'était produit naturellement. C'est
la théorie que Socrate lui-même expose dans le _Gorgias_, et qu'on
retrouve dans la _République_ et les _Lois_. Cette différence
d'imputabilité entre l'ignorance et l'injustice ne les empêche pas,
encore une fois, d'être toutes les deux nécessitées; seulement les
causes nécessitantes sont tantôt intérieures, tantôt extérieures[11].

  [11] Pourquoi, demande Victor Cousin, ne punissons-nous pas aussi
  bien ceux qui agissent sans connaissance de cause, que ceux qui
  savent ce qu'ils font?--Remarquons-le d'abord, l'ignorance n'est
  pas toujours une excuse aux yeux de nos juges; par exemple,
  l'ignorance de la loi n'est prise que pour une circonstance
  atténuante: on veut par là exciter les citoyens à se tenir au
  courant de ce qui les concerne. Quant à cette ignorance complète
  qui consiste à ne pas même savoir ce qu'on fait, à agir sans
  aucune connaissance de cause, elle enlève en effet la
  responsabilité légale, pour le déterministe comme pour le
  partisan de la liberté. Punir un homme pour un acte accompli dans
  de telles conditions, serait perdre son temps et ressembler à
  l'enfant qui bat la porte où il s'est heurté; ce serait en outre
  choquer et corrompre la raison publique, en ne distinguant point
  un dommage inconscient et passager d'un dommage prémédité et
  tendant à se reproduire, un accident sans portée d'une maladie ou
  perversion qui atteint le fond même du caractère. Non que la
  préméditation du mal implique la liberté pour le déterministe;
  loin de là, c'est une servitude, et une servitude bien plus
  dangereuse pour autrui que celle de l'ignorance pure et simple;
  mais le danger même appelle ici des précautions appropriées. Pour
  des raisons semblables, la folie se distingue de l'injustice et
  doit être traitée autrement par le législateur. Les châtiments ne
  serviraient à rien pour un fou, et ne l'empêcheraient pas de
  retourner à sa manie; encore se sert-on de corrections envers les
  fous comme envers les animaux.--Au contraire, pour cet autre
  genre de désordre dans les penchants, qui pousse au meurtre ou au
  vol, la punition peut être efficace: on peut corriger l'individu,
  soit en l'intimidant, soit, ce qui vaudrait mieux encore, en
  l'instruisant quand cela est possible. La peine est en même temps
  un moyen d'intimidation pour les autres hommes. L'emploi de la
  force matérielle et de la persuasion intellectuelle comme moyens
  répressifs, et la diffusion de l'instruction dans toutes les
  classes de la société comme moyen préventif, sont donc rationnels
  dans l'hypothèse du déterminisme non moins que dans celle de la
  liberté; ici encore la conciliation est possible.

De plus, il y a pour le législateur et le juge une distinction
capitale à faire entre les divers actes selon qu'ils ont été accomplis
ou non par l'individu sous l'_idée_ de sa liberté propre; que cette
liberté soit en elle-même relative ou absolue, qu'elle se ramène à un
déterminisme plus profond ou qu'elle révèle un principe plus
fondamental encore que le déterminisme, toujours est-il que l'individu
agit tantôt sous l'idée qu'il est relativement maître de soi, capable
de résister à la passion actuelle par la réflexion sur soi, tantôt
sans aucune idée de liberté et par un entraînement d'une violence
aveugle. Or, ces deux cas ne peuvent être identiques pour le juge.
L'un marque la possession de soi par l'intelligence, dont est
inséparable, pour le déterminisme bien entendu, une certaine
possession de soi effective et proportionnelle à la force même de
l'idée. L'autre est un état dans lequel on ne se possède plus, dans
lequel on est _hors de soi_. Si une action contraire à l'ordre social
a été accomplie dans le premier état, c'est la preuve que ni le motif
de l'ordre social ni le motif même de la liberté, conçue comme pure
idée directrice, n'ont été assez forts pour contrebalancer la passion.
Il importe donc au juge de fortifier 1º l'idée de l'ordre social, 2º
l'idée même du pouvoir plus ou moins grand que tout être intelligent
et raisonnable a sur ses passions. Il y aura alors un genre
particulier de responsabilité individuelle résultant de ce que non
seulement c'est l'individu qui a agi, mais encore de ce qu'il a agi
sous l'idée de sa liberté et de sa responsabilité même.

En définitive, la responsabilité sociale dans le déterminisme n'est
pas morale au sens chrétien, mais intellectuelle et physique au sens
grec du mot: c'est simplement le point d'application sur lequel la
société doit agir pour produire l'effet qu'elle cherche. Dès que ce
point d'application est dans l'individu, il y a une certaine
responsabilité, encore bien plus s'il est dans l'intelligence, s'il
est dans la réflexion, s'il est dans cette forme suprême de la
réflexion qu'on nomme l'idée de liberté.

Du reste, la question de la responsabilité n'est plus alors qu'une
question d'efficacité relative, non de légitimité absolue. Ce n'est
pas que la pénalité ne soit encore légitime dans le déterminisme; mais
elle ne l'est que relativement à l'intérêt majeur de la défense
sociale; et au fait, même dans les autres doctrines, la pénalité
a-t-elle un autre fondement?

Reste donc à savoir si cet intérêt majeur de la société est juste et
s'il constitue un véritable droit de conservation ou de défense; car
on ne peut éliminer de la pénalité cette grande idée du droit que
présuppose l'ordre social. Le déterminisme et la doctrine de la
liberté, d'accord sur la question des _faits_ sociaux et sur celle des
_intérêts_ sociaux, pourront-ils s'accorder jusqu'au bout sur la
question des _droits_ sociaux? Suivons pas à pas les deux systèmes,
sans rien préjuger; ne parlons pas encore de droit absolu et
métaphysique, de moralité absolue et métaphysique; ne faisons usage
que des éléments qui jusqu'ici ont paru communs aux deux doctrines, et
cherchons s'ils pourront nous suffire dans la pratique.


V.--Libres ou non, nous sommes des êtres intelligents, par conséquent
doués d'expérience et de raison. Nous demanderons donc à nos lois et à
leurs sanctions d'être non seulement efficaces, mais raisonnables: il
faut que celui même qui est frappé puisse, en écoutant sa raison au
lieu d'écouter sa passion, être d'accord avec la raison du juge qui le
frappe. Au rapport d'inégalité entre la force et la faiblesse doit
succéder ce rapport d'égalité, d'identité même, qui existe entre une
raison et une autre, entre une intelligence qui convainc et une
intelligence qui est convaincue. Sans cela, les lois des êtres
intelligents seraient en tout semblables aux lois des êtres matériels
ou des brutes, chez qui ne règne d'autre droit que le droit du plus
fort.

Quelle est donc la raison valable et suffisante qui doit faire
accepter à tout être intelligent les lois sociales avec leurs
sanctions, et qui peut appuyer l'action physique sur une conviction
intellectuelle?

Les motifs d'intérêt, général ou particulier, n'impliquent nullement
l'idée de liberté; les déterministes peuvent donc faire d'abord appel
à ces motifs pour montrer que les lois, réellement efficaces, sont
rationnellement intelligibles. «Le principe général auquel toutes les
règles de la pratique devraient être conformes, dit Stuart Mill[12],
le critérium par lequel elles devraient être éprouvées, c'est ce qui
tend à procurer le bonheur du genre humain, ou plutôt de tous les
êtres sensibles; en d'autres termes, _promouvoir le bonheur_ est le
principe fondamental de la téléologie.» Nous ne sommes point encore
obligés d'accorder que le bonheur universel soit, à tous les points de
vue et pour l'individu même, la fin suprême et le souverain désirable.
Mais ce qu'on ne saurait refuser aux déterministes, c'est que le
bonheur du genre humain est une chose réellement désirée et
rationnellement désirable, au moins pour le genre humain lui-même,
considéré par opposition à l'individu. En fait, les hommes, quand ils
se conçoivent comme membres d'une société et non comme individus,
voient dans le bonheur social une fin désirable et la désirent
effectivement. Supposons que les automates spirituels soient capables
d'abstraction et de généralisation, et qu'ils puissent abstraire les
particularités de leur nature individuelle pour considérer le genre
humain auquel ils appartiennent. Le désir du bonheur, se retrouvant
dans chaque individu, sera attribuable au genre, et les individus,
divers sous une multitude d'autres rapports, deviendront semblables
sous ce point de vue; ils seront même identiques et égaux les uns aux
autres dans cette abstraction d'êtres désirant le bonheur. De même, en
géométrie, tous les triangles, différents par une multitude de
propriétés, sont identiques dans cette abstraction de figures
terminées par trois lignes droites; et ce qui découle nécessairement
de ce caractère abstrait, étant applicable à l'un, est applicable à
l'autre. Si, par exemple, il en découle la conséquence que les trois
angles vaudront deux droits, on pourra dire que tous les triangles
sont égaux devant la loi des deux angles droits. C'est qu'on les
considère seulement comme figures planes et rectilignes à trois
angles, et qu'on suppose écarté tout ce qui pourrait empêcher ou
neutraliser les conséquences de cette hypothèse. Admettons donc que
les automates spirituels se considèrent abstractivement comme une
collection d'êtres qui tendent au bonheur suivant des lois
nécessaires; ils pourront tirer les conséquences de cette notion
indépendamment de toutes les considérations étrangères. Le problème
social sera alors pour eux le suivant:--Le bonheur collectif et
l'ordre collectif étant supposés la fin la plus désirable pour une
collection d'êtres intelligents et sensibles, par quels moyens
atteindre cette fin, par quelles causes ou conditions produire
nécessairement l'effet désiré?--C'est là un problème de statique et de
mécanique sociale, que peuvent tenter de résoudre l'observation
expérimentale et la déduction rationnelle, tout comme une question de
ce genre:--Étant donné un système de points matériels, animés de
mouvements désordonnés, comment leur imprimer une direction parallèle
ou les faire graviter vers un point unique?

  [12] _Logique_, II, 559.

En cherchant la solution de ce problème, on ne tardera pas à
reconnaître que le but désiré, c'est-à-dire le bonheur de tous, ne
pouvant être immédiatement ni entièrement atteint, doit se traduire
dans la réalité présente par le bonheur du plus grand nombre ou le
bonheur général, qui ne peut être la satisfaction simultanée de tous
les individus.

En outre, le bonheur général ne peut produire, dans chaque individu,
la satisfaction complète et simultanée de tous ses désirs; sous ce
rapport aussi, une minorité de désirs doit être présentement
subordonnée à la majorité, comme une minorité d'individus à la
majorité. La _puissance_ du levier social rencontrera donc toujours
une _résistance_. La jurisprudence et la politique consisteront dans
les moyens les plus propres à diminuer progressivement cette
résistance, et à réduire le plus possible la quantité de sacrifice ou
d'abnégation nécessaire au bonheur général.

Il existe deux grands moyens d'action capables de concourir à la fin
proposée: l'action collective ou autorité, et l'action individuelle ou
liberté, au sens purement civil et politique. Cela revient à dire que
les conditions les plus efficaces du bonheur général sont tantôt dans
le mécanisme collectif, tantôt dans le mécanisme individuel.
Arrivez-vous à reconnaître que ce dernier, quand on le laisse agir par
ses propres ressorts, donne les meilleurs résultats, pourvu que les
ressorts dominants soient une intelligence instruite et une
sensibilité sympathique; vous en conclurez que la part de la
contrainte collective doit diminuer de plus en plus, à mesure
qu'augmente l'instruction et l'éducation des individus; aux motifs de
contrainte extérieure et physique vous préférerez les motifs de
contrainte intérieure et intellectuelle, comme plus efficaces en
théorie et en pratique: votre jurisprudence et votre politique seront
alors libérales. Ce libéralisme ne sera pas fondé sur le respect d'un
libre arbitre absolu, conçu comme inviolable tant qu'il ne viole pas
l'égale liberté d'autrui; il sera fondé sur un simple rapport de
causes à effet et de moyens à fin. Les règles de la jurisprudence et
de la politique ne feront que formuler ce qui est le plus logique et
le plus utile au point de vue social. Abandonner les automates
individuels à leurs ressorts intérieurs, sous la condition légalement
exigible qu'ils s'instruisent, tel sera, dans cette hypothèse,
l'intérêt bien entendu des gouvernants et des gouvernés. L'intérêt
d'un horloger n'est-il pas que ses horloges n'aient point toujours
besoin d'être remontées, et qu'une fois montées elles marchent seules,
en s'accordant avec les autres le plus longtemps possible? Dans la
société telle que les déterministes la conçoivent, les horloges
elles-mêmes, c'est-à-dire les citoyens, peuvent parvenir à comprendre
cet intérêt collectif; elles confieront alors aux plus _justes_
d'entre elles le soin de régler et de gouverner les autres; mais,
quoique gouvernants et gouvernés soient horloges, les conséquences
politiques ne changeront pas pour cela, et le ressort intellectuel
devra toujours être préféré aux autres par les gouvernants, comme le
plus solide et le plus durable. Si par exemple l'économie politique
démontre que le moyen le plus efficace de la richesse sociale est la
liberté économique, il sera toujours préférable que la production, la
distribution et la consommation soient abandonnées le plus possible au
libre jeu des intelligences individuelles. Les législateurs,
représentants de la collection sociale, devront rechercher, en
généralisant cette méthode, quelle est pour la collection la fin la
plus désirable de toutes; puis le moyen le plus près de cette fin, par
cela même le plus désirable après elle, et ainsi de suite en
redescendant l'échelle des moyens et des fins. Par là la science
sociale sera construite.

Supposons maintenant que, grâce au progrès des lumières, le bonheur
général et la justice soient reconnus par les individus mêmes comme la
fin la plus désirable, ils ne pourront pas ne pas la désirer; et si en
outre ils connaissent les meilleurs moyens d'y atteindre, on les verra
nécessairement réaliser dans leur conduite l'ordre de moyens et de
fins déterminé par la science. On pourra même prédire leurs actions et
les divers intermédiaires par où ils passeront, comme on prédit la
marche d'un mobile quand on connaît le point de départ, le point
d'arrivée, la direction et l'intensité de la force dominante.

Cette conformité parfaite des désirs individuels avec l'intérêt de
tous n'étant qu'un idéal, il y aura toujours des désaccords partiels,
des crimes et délits. Mais la conduite de la société, en réprimant ces
délits, sera logique, parce qu'elle sera conforme à la vraie méthode
pour atteindre le bonheur; et c'est, comme on le voit, dans cette
logique que les déterministes peuvent placer la justice sociale ou le
droit social, qui deviennent ainsi un intérêt majeur ou un objet
majeur de désir. L'individu, contraint d'obéir à la loi et puni pour y
avoir désobéi, comprendra que la société agit rationnellement à son
égard; et tant qu'il se considérera lui-même abstractivement, comme
appartenant au genre humain, il trouvera son châtiment rationnel.
C'est là l'espèce de droit compatible avec le déterminisme.

On peut même aller plus loin et rapprocher encore la conception
déterministe de la conception contraire en introduisant dans le
problème l'_idée de liberté_; car alors le droit sera cette idée même
reconnue comme un type directeur d'action pour la société, comme un
idéal à réaliser de plus en plus dans son sein par le progrès du
libéralisme civil et politique[13].

  [13] A cette transformation du droit par l'introduction de l'idée
  de liberté nous avons consacré un ouvrage entier: l'_Idée moderne
  du droit_, 2e édition.

Mais, dira-t-on, l'homme n'est pas seulement une unité abstraite de la
collection sociale: il a un _moi_ et une individualité propre. Si
d'une part, comme appartenant au genre, il désire le bonheur général
et la liberté générale, d'autre part, comme individu, il désire son
bonheur et sa liberté individuelle. Les actes contraires aux lois,
illogiques au premier point de vue, peuvent donc redevenir logiques à
un point de vue différent. Lequel des deux intérêts, laquelle des deux
libertés, laquelle des deux logiques doit céder à l'autre? de quel
côté est le droit définitif? Est-ce du côté de la société, parce
qu'elle est la plus forte? Mais cette force n'est point un droit
véritable; car, si l'individu réussit à être plus fort que la société,
le droit passera de son côté. Le droit appartient-il à la société
parce qu'elle est le nombre? Mais le nombre, considéré seul, n'est
qu'une force, une quantité plus grande qu'une autre.--Précisément: une
quantité supérieure de bien est un bien plus grand et un droit.--Mais
par là vous reconnaissez que ce qui donne du prix au nombre, c'est ce
dont il est formé; ce qui rend la quantité précieuse, c'est la qualité
de ses éléments. Qu'y a-t-il donc dans l'individu de précieux qui se
retrouve dans les autres, qui se retrouve dans la société tout
entière, et qui constitue le droit? Qu'y a-t-il, en un mot, qui nous
impose ce que nous appelons un devoir de respect, et cette idée même
peut-elle se comprendre dans le déterminisme?

Toutes ces questions demeurent insolubles si on ne descend pas du
point de vue social, trop purement utilitaire et eudémonique, au point
de vue moral et individuel. Les rapports sociaux ne sont complètement
_justifiables_ que par les rapports moraux, comme la légalité par la
légitimité. Le problème recule donc de la sphère extérieure dans le
monde intime de la conscience, où nous devons chercher les derniers
fondements des droits ou des devoirs sociaux, et en général de toute
la vie pratique. Nous verrons si, dans ce domaine, peut subsister
jusqu'au bout l'équivalence du déterminisme et de la liberté.



CHAPITRE QUATRIÈME

RECHERCHE D'UNE CONCILIATION DU DÉTERMINISME ET DE LA LIBERTÉ DANS
L'ORDRE MORAL. LIMITES DE CETTE CONCILIATION

  I. Possibilité d'un accord sur les séries de moyens et de fins
     secondaires par lesquels peut être atteinte la fin morale.

  II. Jusqu'à quel point la conception de la fin suprême ou du bien
     est-elle modifiée par les différentes manières de concevoir la
     volonté?

  III. La morale idéale, une fois construite, peut-elle être
     réalisée par la volonté dans l'hypothèse déterministe?


Selon la doctrine la plus répandue, la négation du libre arbitre
serait la négation de toute morale. Cependant les plus illustres
représentants du déterminisme ont été en même temps les moralistes les
plus austères, depuis Socrate, Platon, les Stoïciens et les
Alexandrins, jusqu'aux calvinistes et aux jansénistes. Dire, avec
Jouffroy et les éclectiques, que c'est là l'inévitable contradiction
de la pensée et du coeur, de la spéculation et de la moralité, c'est
admettre une raison peu valable quand il s'agit des plus puissants
logiciens de la philosophie ou de la théologie. Il est plus probable
que, dans la sphère de la moralité comme dans les autres, les
doctrines rivales ont des points communs et peuvent se concilier en
une certaine mesure. Essayons de pousser cette conciliation aussi loin
qu'il est possible, afin de circonscrire de plus en plus la question
par ces opérations successives, à l'exemple des tacticiens qui, par
une série de cercles parallèles et concentriques, enveloppent peu à
peu la place au centre de laquelle ils veulent pénétrer.


I.--Supposons que les déterministes et les partisans de la liberté
soient d'accord sur l'ordre des choses désirables ou des fins,
pourront-ils s'accorder sur les moyens qui y conduisent?--Rien, ce
semble, n'empêche cet accord. Voici, par hypothèse, une fin désirée,
le soulagement de la misère, et une volonté qui la désire; il s'agit
de s'entendre sur la série intermédiaire de moyens par laquelle la
volonté pourra atteindre sa fin, sur la ligne que devra suivre le
mobile donné, dans des circonstances données, pour parvenir au but. On
ne se demande pas quelle est la nature absolue de la volonté qui
désire, ni la valeur absolue de la fin désirée: la volonté peut être
libre et se donner à elle-même l'impulsion, ou au contraire l'avoir
reçue d'ailleurs; la fin peut ne pas être désirable, ou ne pas être la
plus désirable. Mais, ces questions une fois réservées, rien n'empêche
les doctrines adverses de déterminer scientifiquement et pratiquement
les intermédiaires. Pour les déterminer scientifiquement, on regardera
la fin proposée (par exemple la diminution de la misère) comme un
effet dont il faut découvrir les conditions ou causes. Cette
détermination sera ici demandée à plusieurs sciences particulières,
principalement à la psychologie et à l'économie politique. On leur
empruntera les théorèmes dans lesquels, de certaines causes et
conditions, elles déduisent comme effet et conséquence la diminution
de la misère; puis on distinguera, parmi ces conditions, celles qui
sont en notre pouvoir et réalisables pour nous: par exemple tel genre
d'instruction et d'éducation, telle espèce de charité privée ou
publique, telles institutions économiques, telles ou telles sociétés
de secours, etc. Les théorèmes des diverses sciences, groupés dans
l'ordre le plus convenable pour la réalisation de l'objet particulier
qu'on se propose, deviendront des moyens ou des règles pratiques; et
la réunion de ces règles, indépendantes des systèmes sur le libre
arbitre, ressemblera aux cartes qui, résumant les travaux de la
science, indiquent par quelle voie on va d'un point à un autre de la
terre, quel que soit d'ailleurs le système de locomotion.

On peut mieux comprendre, maintenant, pourquoi nous avons trouvé les
partisans du libre arbitre d'accord avec ceux de la nécessité dans
toutes les questions qui ne roulent pas sur la nature absolue de la
volonté active, et sur la valeur absolue des fins poursuivies par
elle. L'un et l'autre système, en effet, admet que des causes
spéciales et déterminées sont nécessaires pour produire un effet
spécial; vouloir la fin ne suffit pas: il faut encore vouloir les
moyens appropriés, et pour cela les connaître. Or, c'est là vraiment
le domaine du déterminisme, où les partisans de la volonté libre sont
eux-mêmes obligés de descendre; car, quelque inconditionnée que soit
d'après eux la volonté dans l'acte du vouloir, elle est toujours
conditionnée dans l'accomplissement de ce qu'elle a voulu. La série
intermédiaire des conditions théoriques, qui, à un autre point de
vue, sont des moyens pratiques, sera donc toujours déterminée, et
déterminée de la même manière dans les divers systèmes. Les
philosophes, après s'être représenté différemment la cause initiale,
la poseront une fois pour toutes sous le nom de volonté _libre_ ou de
désir _nécessaire_, sans la faire de nouveau intervenir dans le détail
des événements. De même les théories métaphysiques sur la cause du
monde ne changent rien à la conception scientifique du monde lui-même,
tant qu'on ne fait pas intervenir de nouveau et miraculeusement, comme
un _Deus ex machina_, la Providence ou la Nature.


II.--Passons des moyens à la fin morale, et cherchons jusqu'à quel
point la conception du bien est modifiée par les différentes manières
de concevoir la volonté, c'est-à-dire la cause initiale d'où part tout
le mouvement intérieur.

Les partisans et les adversaires de la liberté entendent également par
fin un bien conçu et désiré qui exerce sur nos actes une influence,
déterminante ou non déterminante. Les uns et les autres peuvent
également concevoir une fin qui serait intelligible et désirable pour
elle-même et non pour autre chose, une fin vraiment finale; le bien ou
le meilleur, [Grec: to agathon, to ariston]. Ce superlatif est comme
la limite, idéale ou réelle, de la courbe décrite par notre raison et
notre désir; nous appelons cette limite la perfection; elle peut être
admise ou rejetée indépendamment des diverses opinions sur notre libre
arbitre.

On objectera l'exemple de Spinoza: c'est son fatalisme, dit-on, qui
semble l'avoir conduit à nier la distinction du bien et du mal. Si
tout est nécessaire, si chaque chose est ce qu'elle peut être,
n'est-il pas déraisonnable de se représenter à sa place une chose
meilleure? n'est-ce pas substituer les caprices de l'imagination aux
lois éternelles des choses, et mettre au-dessus d'une réalité
nécessaire la chimère d'un idéal impossible?

Mais dire qu'une chose est nécessaire quant à l'existence, ce n'est
pas la qualifier quant au bien; car il reste toujours à savoir si la
nécessité de cette chose est la nécessité d'un bien ou d'un mal.
Schelling prétend que ce qu'il peut y avoir d'immoral dans Spinoza ne
vient pas de son panthéisme, mais de son fatalisme; le contraire
pourrait aussi se soutenir. Si en effet tout est Dieu et que Dieu soit
la perfection, il en résulte que tout est ou la perfection ou la
conséquence de la perfection;--optimisme absolu qui justifie et
divinise la douleur, la haine, la guerre, les diverses formes du mal.
Tout est bien dans un pareil monde, parce qu'on trouve en toutes
choses non plus simplement la nécessité, mais la nécessité d'une
nature divine et parfaite. L'immoralité du système consiste alors à
tout diviniser plutôt qu'à tout nécessiter.

La nécessité des choses, simple rapport de principe à conséquence ou
de cause à effet, ressemble à l'identité logique des choses avec
elles-mêmes, qui ne nous apprend pas leur valeur intrinsèque. Si par
une chose identique à elle-même j'entends un grand malheur, ce sera
l'identité d'une chose mauvaise avec elle-même; si j'entends un grand
bonheur, ce sera l'identité d'une chose bonne avec elle-même.
Supposons encore que j'ajoute deux choses à deux autres choses: cela
fera _nécessairement_ quatre; si ce sont deux maux que j'ajoute à deux
maux, j'aurai quatre maux; si ce sont des biens, j'aurai des biens.
L'universelle nécessité ne constitue donc pas par elle-même et par
elle seule l'universelle perfection, à moins qu'on ne pose en
principe, comme Spinoza, que tout ce qui est Dieu, et conséquemment
que toute nécessité est _divine_.

--Mais, dit-on, dans l'hypothèse nécessitaire, une chose, étant tout
ce qu'elle _peut_ être, est tout ce qu'elle _doit_ être.--On peut
répondre que, si une chose est tout ce qu'elle peut être, c'est tantôt
par puissance, tantôt par impuissance; or, dans le premier cas, il
reste à savoir si sa puissance est bonne et bienfaisante; dans le
second, l'impuissance de cette chose à être meilleure que ce qu'elle
est, au moment où elle l'est, n'implique pas qu'elle soit la meilleure
absolument. Il peut y avoir des choses meilleures qu'elles dans un
autre genre; il peut y en avoir de meilleures dans le même genre.
Enfin, elle-même peut être meilleure à un autre moment; elle peut
l'avoir été dans le passé, elle peut l'être dans l'avenir. Bien plus,
cette amélioration future résultera souvent de ce qu'un être, tout en
étant ce qu'il peut au moment actuel, s'aperçoit qu'il n'est pas ce
que sa pensée conçoit de plus parfait. Quand il se compare avec un
idéal, bien qu'il ne soit pas et ne puisse pas être conforme à cet
idéal au moment même de la comparaison, il ne s'en juge pas moins
imparfait par rapport à lui. Si de plus il conçoit un perfectionnement
comme possible dans l'avenir, quoique impossible dans le moment même,
dira-t-on qu'il perd son temps à concevoir un idéal chimérique? Quand
j'éprouve une douleur dont je conçois le remède, ce remède n'est pas
possible dans le moment même, car il serait contradictoire de dire
qu'au même instant je sois malade et guéri; en résulte-t-il que je
conçoive et désire en vain la guérison future? Nous nous retrouvons
ici en présence de l'argument paresseux, qui est le fond caché de tant
d'objections aux déterministes. Si de plus l'_idée_ même du progrès
contribue à le rendre possible, si l'idée de la délivrance contribue à
délivrer, si l'idée de liberté sert à susciter un pouvoir qui nous
améliore, l'introduction de cette idée dans le déterminisme même le
rapprochera encore de la doctrine contraire.

Le spinozisme, appliqué à l'histoire, doit être jugé d'après les
principes précédents. Éliminez tout panthéisme, et ne conservez que le
déterminisme; telle chose, dites-vous, ne pouvait arriver
autrement.--Soit; elle n'est pas pour cela bonne en elle-même; de
plus, elle aurait pu arriver autrement _si_ telle condition eût été
changée.--Hypothèse sans valeur, puisqu'en fait elle ne s'est pas
réalisée.--Sans valeur pour le passé, oui; pour l'avenir, c'est une
autre question. Le déterministe ne récriminera pas sur le passé,
assurément; nos ancêtres ont fait ce qu'ils ont pu et su faire; qu'ils
reposent en paix: nos plaintes ne changeraient rien à ce qui n'est
plus. Mais nous, les vivants, la nécessité même nous a amenés à
concevoir et à désirer un idéal meilleur; et si cette idée-force est
assez claire, si ce désir est assez dominant, nous nous rapprocherons
nécessairement de l'objet conçu et désiré. N'avons nous pas toujours
le droit de formuler en ces termes la comparaison du réel avec
l'idéal: «Relativement au bien idéal, il n'est pas _bon_ que nous
soyons ce que nous sommes, et il est _bon_ que nous soyons autrement?»
Qu'on ne s'étonne donc plus de voir Spinoza tracer des règles de
conduite: ces règles sont des descriptions de l'idéal qui s'adressent
à l'intelligence; si ces descriptions sont assez claires et assez
belles pour nous émouvoir, nous serons portés nécessairement dans la
direction que Spinoza nous indique. Un sage voit et suit
nécessairement le meilleur chemin, il nous le montre nécessairement,
nous le voyons nécessairement à notre tour et nous le suivons
nécessairement; cet inévitable adverbe ne nous empêche pas de déclarer
qu'il est bon de voir, de suivre et de montrer aux autres le bon
chemin.

On le voit, le déterminisme n'exclut pas la notion de progrès;
seulement le progrès y est conçu sous l'idée de nécessité, au lieu
d'être conçu sous l'idée de liberté. Si on entend par science morale
la science des conditions nécessaires du progrès pour l'individu et la
société, on comprendra que Spinoza ait pu écrire une morale, une
éthique.

Est-ce à dire que la morale ne soit en rien modifiée? Nous ne le
prétendons pas. Tout ce que nous avons le droit de conclure en ce
moment, c'est que la négation de notre libre arbitre ne supprime pas
l'idée d'un «bien en soi,» ni d'un bien plus ou moins grand dans les
choses, ni d'un bien plus ou moins grand en nous-mêmes, ni d'un
agrandissement possible de ce bien sous l'influence des idées et des
désirs. En un mot, il y a, dans l'hypothèse déterministe, du bien et
de la perfection, il y a du perfectionnement et du progrès.

       *       *       *       *       *

Cette idée du bien est encore très indéterminée, vide d'un contenu
précis. Une nouvelle question se présente donc: si les déterministes
peuvent concevoir un bien et une perfection, terme et fin du progrès,
peuvent-ils concevoir la nature ou le contenu de ce bien de la même
manière que les partisans du libre arbitre?

L'idéal épicurien, le bonheur, se conçoit indépendamment des systèmes
sur la liberté; nous pouvons donc placer en premier lieu, parmi les
doctrines ouvertes au déterminisme, celle d'Epicure sur le souverain
bien. Les idées de perfection sensible, de désir satisfait, de joie ou
de félicité, n'ont rien d'incompatible avec l'idée d'une nécessité
fondamentale.

Les déterministes peuvent aussi s'élever plus haut et placer l'idéal,
non dans le bonheur personnel, mais dans le bonheur universel. C'est
la doctrine adoptée par l'école anglaise. On peut être déterministe et
juger que le bonheur de tous est un bien préférable _en soi_ au
bonheur individuel, et un idéal plus satisfaisant pour la raison en
général. Car il ne s'agit encore, ne l'oublions pas, que du bien en
soi, et non du bien pour nous; nous ne faisons qu'une spéculation
désintéressée sur l'idéal, indépendamment du rapport qu'il peut avoir
avec notre propre conduite.

La notion encore vague de bonheur a besoin elle-même d'être complétée.
A la perfection sensible ajoutons la perfection intellectuelle; au
bonheur, la science et l'intelligence: c'est l'élément socratique et
stoïque. Ici encore, rien d'incompatible avec le déterminisme.

De même pour la puissance, si on entend par là l'absence de tout
obstacle à la satisfaction de l'intelligence et du désir, à la science
et au bonheur. Mais cette puissance attribuée à l'idéal du bien
sera-t-elle une puissance de nécessité ou de liberté?--Il semble, au
premier abord, que ceux qui admettent dans l'homme la liberté pourront
seuls la transporter dans le souverain bien comme un de ses attributs
les plus essentiels: ils feront ainsi consister le bien, non plus à
être intelligent, heureux et puissant de n'importe quelle manière,
mais à être le libre auteur de son intelligence et de sa félicité; au
contraire, la perfection de puissance que les déterministes ajoutent à
la perfection d'intelligence et de félicité, semble ne pouvoir être
qu'une puissance nécessaire sans réelle «dignité morale;» leur idéal
paraît toujours un bien neutre et impersonnel, plutôt qu'une bonté
vivante et personnelle qui supposerait la volonté librement bonne; il
semble qu'on mêle en vain la puissance, l'intelligence et le bonheur:
ces attributs réunis ne sont pas encore la bonté.

Cette objection suppose que la conception du souverain bien et de sa
nature est toute subordonnée à celle de la nature humaine; en d'autres
termes, que la notion de l'idéal et même du divin dépend entièrement
de la notion du réel et de l'humain. De ce point de vue, on dit aux
déterministes: «Vous ne mettez pas dans l'homme la liberté, donc vous
ne devez pas la mettre dans le bien.»--Mais, pouvons-nous répondre, la
conclusion n'est pas inévitable. De ce qu'on n'attribue pas à l'homme
l'éternité ou l'immensité, s'ensuit-il qu'on n'ait pas le droit de
l'attribuer à la perfection, idéale ou réelle? Est-il défendu de dire:
l'éternité, l'immensité serait chose très belle et très bonne; par
malheur, nous ne la possédons pas. Sans élever si haut notre ambition,
ce serait aussi chose très belle et très utile de pouvoir parcourir
dix mille lieues en une seconde; en fait, nous n'avons pas ce pouvoir.
Y a-t-il des êtres qui le possèdent? Nous l'ignorons; peut-être dans
quelque étoile ces êtres privilégiés existent; peut-être sur la terre
même quelque découverte de la science accomplira un jour le miracle.
De même, les déterministes, parce qu'ils n'admettent point en nous la
liberté, ne sont pas réduits à l'exclure de partout, à tous ses
degrés, sous toutes ses formes, non seulement comme réalité, mais même
comme idée: ils ne perdent pas le droit de prononcer jamais ce mot.
Les déterministes, il est vrai, ont eux-mêmes partagé cette erreur;
c'est précisément pour la détruire que nous écrivons ce livre. Nier
que la liberté existe en nous, ce n'est pas nier que l'_idée de
liberté_ existe et agisse dans notre pensée. Une telle négation est
impossible; les déterministes et leurs adversaires ont tous également
cette idée, comme ils ont tous celle de nécessité: ce sont deux
notions corrélatives et par cela même inséparables; il est donc permis
aux déterministes comme à leurs adversaires de chercher s'il faut
placer la liberté idéale parmi les attributs idéaux du souverain bien.

L'idée de liberté, considérée en elle-même, ne peut avoir que trois
sortes de contenu, dont aucun n'est inintelligible pour les
déterministes. En premier lieu, si la liberté désigne un état de
conscience, les nécessitaires peuvent constater cet état
subjectivement sans en admettre pour cela la valeur objective. En
second lieu, si l'idée de liberté est une combinaison de notions due à
l'entendement discursif, elle peut être pour les nécessitaires un
objet d'analyse, de définition et de description. Enfin, si l'idée de
liberté est une donnée de «la raison,» telle que l'entendent les
rationalistes, les nécessitaires peuvent en étudier les éléments
intelligibles et métaphysiques. Dans ce dernier cas la liberté serait,
au moins en partie, un _noumène_, une idée «rationnelle,» que les
nécessitaires pourraient apprécier en elle-même sans en affirmer ou
nier la réalisation dans l'homme. Les philosophes qui ne s'accordent
pas sur ce que nous trouvons dans notre conscience comme réalisé en
nous, pourraient s'accorder sur ce que notre pensée conçoit ou
construit comme supérieur à nous. L'habitude de se figurer la liberté
comme une notion toute de sens intime, est une des causes qui ont
retardé les tentatives de rapprochement. Mais l'hypothèse
platonicienne et aristotélique d'une puissance indépendante, quelle
qu'en soit la valeur, est concevable pour les partisans et les
adversaires de la nécessité. Nous avons donc le droit de leur poser à
tous la question suivante:--Cette puissance indépendante ([Grec:
autarkeia]), qui, par hypothèse, aurait en elle-même la raison de ses
actes, et que les déterministes conçoivent comme le contraire idéal de
leur système sur la réalité, aurait-elle en soi quelque chose de bon
et serait-elle un signe de perfection? Préféreriez-vous, si vous
pouviez être «le bien même, [Grec: to agathon],» que les conditions du
bien vous fussent étrangères, ou qu'elles fussent vous-même? La
nécessité de conditions étrangères, qui pourraient empêcher ou
retarder le bien, serait assurément un reste de dépendance; il
vaudrait mieux qu'il fût à lui-même sa propre condition. Possible ou
non, cette possession par le bien de toutes les conditions du bien est
donc une chose que vous concevez comme bonne:--[Grec: Hikanon
tagathon]? dit Platon.

Ce n'est pas tout. Dans un bien qui ne verrait pas la raison de sa
bonté en dehors de lui-même, mais qui serait bon par lui-même, on peut
supposer, avec la vraie liberté, une sorte de dignité, [Grec:
semnotês], [Grec: axiôma], et comme de _mérite_ infini. Ce mérite ne
supposerait, il est vrai, aucun effort; car nous sommes dans le pur
idéal. Mais l'absence d'effort n'entraîne peut-être pas l'absence de
dignité; elle n'empêcherait pas la suprême convenance entre une
volonté parfaitement bonne et une volonté parfaitement heureuse. On
peut prétendre avec les platoniciens et les péripatéticiens que cette
béatitude idéale serait méritée, dans le sens le plus élevé de ce mot.

Les déterministes et les partisans de la liberté pourront s'accorder
aussi, sans doute, sur cette autre hypothèse:--Le bien serait plus
grand si sa puissance était assez indépendante pour être expansive,
pour communiquer le bien aux autres êtres, [Grec: aneu phthonou], et
avec le bien l'intelligence, la puissance, le bonheur. Cette expansion
serait la marque d'une plus haute intelligence, capable de résoudre un
plus difficile problème, d'une puissance moins limitée, d'un bonheur
centuplé par le bonheur d'autrui.

Un bien expansif, tel que nous venons de l'imaginer avec Platon et le
christianisme, serait supposé capable de se donner et de se
communiquer. Si ce don fait par la bonté était indépendant de toute
autre chose que de la bonté même, le croyant pourrait trouver celle-ci
plus aimable; il lui en saurait plus de gré, il ne ferait pas remonter
sa reconnaissance au-dessus d'elle et comme par-dessus sa tête.
Serait-ce alors forcer le sens des mots que de l'appeler une bonté
librement aimante, comme celle que rêvait l'étrangère de Mantinée?

Bien plus, si une pareille bonté pouvait exister, on trouverait
désirable de lui rendre un amour analogue au sien, indépendant aussi
de toute autre chose que la bonté. On la trouverait meilleure si sa
puissance communiquait le bien à d'autres êtres avec les caractères
qu'elle possède elle-même, je veux dire avec les caractères d'une
bonté consciente, indépendante, libre et aimante. Le triomphe du bien,
sans cesser de nous paraître infaillible et certain, prendrait alors
pour moyen de cette heureuse certitude l'indépendance même et la
liberté intrinsèque de tous les êtres. Voilà ce qui, selon les
platoniciens, serait le meilleur et le plus aimable, [Grec: to
ariston]; c'est une pure conception de la pensée qui enveloppe
peut-être de secrètes contradictions; c'est une construction dans
l'idéal; mais, dût cette construction s'écrouler comme une vision
fugitive à peine entrevue au plus profond du «ciel intelligible,» elle
nous aurait cependant montré ce que l'homme a rêvé de plus beau et de
meilleur, ce dont nous voudrions l'existence, ce que nous voudrions
être nous-mêmes, si l'homme pouvait être un dieu?

Après tout, l'idéal de la moralité ne saurait être placé trop haut;
Platon a raison de croire qu'il ne saurait être trop divin. La vraie
morale est celle qui, sans méconnaître les conditions de la vie
humaine, nous propose comme modèle une vie qu'on peut appeler divine,
[Grec: bion theion]. C'est à la métaphysique proprement dite qu'il
appartient de chercher si le plus haut idéal moral et social est
éternellement réalisé dans une existence supérieure à la nature, si,
comme le croit Platon, le divin existe en un Dieu; mais le désaccord
des doctrines sur cette question d'objectivité et de réalité
transcendante ne rend pas impossible tout accord sur ce que la
perfection devrait être, autant que nous pouvons la concevoir. _Si
Dieu n'existe pas_, quel Dieu faut-il inventer?--Nous l'avons vu, le
«suprême intelligible» et le «suprême aimable» de Platon serait la
suprême indépendance, l'absolue spontanéité, l'action ayant en
elle-même sa raison explicative, la puissance dégagée et affranchie de
tout lien, ou, dans le sens grec du mot, la suprême liberté.

       *       *       *       *       *

Maintenant, est-il _bon_ que l'idéal du souverain _bien_ soit réalisé
en tant qu'il est réalisable?--Proposition analytique, qui pourrait
s'exprimer encore de cette manière: «le meilleur sous tous les
rapports est-il aussi le meilleur à réaliser?» Le sujet une fois posé,
on ne peut refuser l'attribut.

La même vérité s'exprime en d'autres termes, lorsqu'on dit: le
meilleur _doit_ être réalisé. Au cas où le superlatif absolu ne serait
pas réalisable, le superlatif relatif devrait toujours être réalisé;
donc, en dernière analyse, le meilleur possible, absolu ou relatif,
doit être réalisé. Le mot _doit_ exprime que, parmi les biens qui ne
sont pas et peuvent être, le meilleur a un caractère qui ne se
retrouve point dans tous les autres, et qui consiste précisément en ce
qu'il est le meilleur, par conséquent superlatif et dernier. Considéré
par rapport à l'intelligence et au désir, c'est ce qu'il y a de plus
intelligible et de plus désirable; considéré par rapport à la
puissance, ce qui est le plus intelligible et le plus aimable est
aussi le meilleur à réaliser, et c'est surtout ce rapport à l'activité
objective que le mot _doit_ exprime. Ce mot n'avait pas au fond
d'autre sens dans la métaphysique ancienne.

On a dit cependant que _doit_ et _devoir_ n'avaient aucune espèce de
sens dans toute hypothèse autre que le libre arbitre. Mais
n'avons-nous pas le droit d'employer ces termes, comme le firent
Socrate et Platon, abstraction faite de l'arbitre humain? Par là nous
exprimons une suprême harmonie, un rapport de dignité idéale, de
vérité, de beauté, et en dernière analyse de bonté intrinsèque. Entre
l'idéal du meilleur et la réalité du meilleur, n'y a-t-il pas pour la
pensée et le désir une convenance immédiate, qui résulte d'une
comparaison des deux termes, indépendamment de la considération des
autres choses possibles et de toute autre comparaison? Le bien idéal a
en lui une valeur suprême, un titre et un droit idéal à l'existence.
Les deux notions de bonté parfaite et de réalité parfaite sont
idéalement unies dans notre esprit par une sorte d'affinité et
d'attraction, qui fait que l'une nous semble incomplète sans l'autre.
C'est ce que nous voulons dire par ces mots: le bien _doit_ être réel,
et la réalité _doit_ être bonne. Au fond, cela revient à dire: il est
bon que le bien soit.

Cette affirmation se produit d'abord en présence du bien qui existe
réellement: ce bien _est_ et il _doit_ être; la première proposition
n'empêche pas la seconde. De même, en présence du bien qui n'est pas,
nous disons: ce bien n'est pas, mais doit être. Nous jugerions encore
de même en présence du bien qui non seulement ne serait pas, mais ne
pourrait pas être: ce bien devrait exister, quoiqu'il ne pût
exister.--Paroles perdues, répondra-t-on.--Pas entièrement perdues;
car elles expriment la juste révolte de l'intelligence concevant
l'idéal contre la brutalité du fait. N'avons-nous pas toujours le
droit de corriger la réalité, au moins dans notre pensée, en la
comparant à l'idéal? D'ailleurs, la pensée de ce qui devrait être, en
opposition avec ce qui est, constitue déjà pour l'idéal une
réalisation; qu'il ait au moins celle-là, s'il n'en peut avoir
d'autre. Puisqu'il est bon que le bien soit, il est bon qu'il soit
dans notre pensée et dans notre parole, alors même qu'il ne pourrait
être ailleurs; notre parole du moins ne sera pas perdue. Si, au lieu
de cette impossibilité qui nous choque, nous concevons au contraire
quelque _possibilité_ du bien, nous aurons encore plus raison de dire
que le bien _doit_ être. Si nous concevons, non une simple
possibilité, mais une _certitude_, nous ne nous bornerons pas à dire
qu'en fait le bien sera, mais nous affirmerons toujours qu'il _doit_
être, et nous le déclarerons digne de l'existence qui lui est assurée.
Enfin, si nous ajoutons la _nécessité_ à la _certitude_, nous ne
perdrons pas alors, ainsi qu'on le croit d'ordinaire, le droit de dire
que le bien, qui sera nécessairement, _doit_ exister; peut-être même
est-ce parce qu'il doit exister qu'il sera nécessairement. En un mot,
la convenance entre le bien et l'être est une question de droit idéal
qui ne dépend pas des questions de fait; la conception de la nécessité
a rapport aux faits et aux conditions de l'existence, à la causalité,
non à la finalité intelligente; elle embrasse une sphère que notre
raison peut dépasser et dépasse effectivement en concevant son idéal
problématique.

Victor Cousin et Jouffroy feront cette objection:--On ne dit pas que 2
et 2 doivent faire 4, mais qu'ils font nécessairement 4; on ne dit pas
que les rayons d'un cercle doivent être égaux, mais que nécessairement
ils sont ou seront égaux; il en serait de même des vérités morales si
leur réalisation était aussi nécessaire que celle des vérités
géométriques.--La conclusion dépasse les prémisses. Parce qu'il y a
des choses nécessaires dont on ne dit point qu'elles doivent être,
mais seulement qu'elles sont, il n'en résulte pas qu'il en soit de
même pour toutes les choses nécessaires. Le mot _doit_ indique un
rapport de convenance entre le bien désirable et l'existence, rapport
qui ne se trouve pas dans celui de 2 à 4. La quantité pure nous est
par elle-même indifférente, et ne vaut que par son contenu. Nous
l'avons déjà dit, il est bon que 2 biens et 2 biens fassent 4 biens;
mais nous ne trouvons pas bon que 2 maux et 2 maux fassent 4 maux; il
serait peut-être même bon, dans ce cas, que le mal ne fût pas
multiplié par la loi des nombres. Pourtant, même dans cette
proposition abstraite, 2 et 2 font 4, un examen attentif découvre
autre chose que la quantité indifférente. Cette proposition énonce un
raisonnement élémentaire dans lequel la pensée, pour rester d'accord
avec elle-même, après avoir posé 2 + 2, pose 4. Or, il y a quelque
chose de bon et de satisfaisant dans l'accord de la pensée avec
elle-même; il existe, sous ce rapport, une convenance entre 2 + 2 et
4. Nous pouvons donc dire que 2 et 2 _doivent_ faire 4, ou que cela
est conforme à l'ordre de notre intelligence et à la permanence
désirable de notre pensée. Cette convenance intrinsèque se montre
encore plus dans les vérités géométriques, qui expriment l'ordre et
l'harmonie des formes, par conséquent la beauté élémentaire; en ce
sens les rayons du cercle doivent être égaux. Si le mot _doit_ n'a pas
encore ici toute son énergie, c'est qu'il n'exprime qu'un rapport
entre un bien très secondaire (la régularité géométrique) et
l'existence; mais le même terme a une valeur infiniment plus grande
quand il s'agit du souverain bien idéal et des moyens d'y atteindre.
En ce cas, nous disons que le bien idéal et ses moyens doivent être,
qu'ils doivent être _nécessairement_ si la nécessité vaut mieux, le
plus _librement_ possible si la liberté vaut mieux. Au contraire,
toutes les fois que la relation d'une chose avec le souverain
désirable est nulle, ou plutôt que nous ne l'apercevons point, cette
chose est indifférente.

Une autre raison empêche d'assimiler entièrement les vérités logiques
et géométriques aux vérités pratiques. C'est que, dans les premières,
il n'y a jamais opposition entre ce qui doit être et ce qui est: il
n'y a point de cas où 2 et 2 fassent 5; au contraire, il y a des cas
où la connaissance, l'amour, le bonheur, l'indépendance, ne sont pas
réalisés. Dans ces cas si nombreux, la distinction du bien en tant
qu'il doit être et en tant qu'il est, devient plus précise; car nous
saisissons mieux les choses par contraste, et l'idéal s'affirme plus
nettement dans son antithèse avec la réalité.

Nous ne pouvons donc concéder à Victor Cousin et à Jouffroy que la
notion d'une convenance quelconque entre le bien et l'être, ou d'une
harmonie qui _doit_ exister entre eux, soit le privilège exclusif des
doctrines qui admettent le libre arbitre. Dans l'abstrait et dans la
pure spéculation sur le souverain bien, les déterministes peuvent
s'accorder avec leurs adversaires. Ils peuvent même supposer l'union
du bien avec l'être comme produite par l'indépendance du bien, à
laquelle rien ne ferait obstacle. Ce qui s'exprimera ainsi:--Non
seulement le bien doit être, mais il doit être avec une parfaite
indépendance, il doit être par lui-même, il doit avoir pour attribut
la spontanéité, l'absence de passivité et de contrainte, la liberté.
Si les êtres ne peuvent être indépendants au point d'exister par
eux-mêmes, du moins serait-il désirable qu'ils fussent assez
indépendants pour se rendre bons par eux-mêmes, une fois qu'ils ont
l'existence et qu'ils ont acquis l'intelligence du plus grand bien et
du plus grand bonheur. Cette indépendance, réalisée ou non quelque
part, serait la liberté.

Nous arrivons ainsi à nous demander les rapports qui existeraient
entre le bien idéal et des êtres libres, _s'il existait des êtres de
ce genre_. Nous ne posons la liberté que comme une _idée_, sans
examiner si elle est réalisée en nous-mêmes. Aussi le déterminisme
pourra-t-il se mettre d'accord avec les autres doctrines sur ce
problème encore spéculatif:--Quelles modifications la notion de
liberté apporte-t-elle dans l'idée du bien réalisable, et quelle forme
prend le bien idéal pour des êtres qui, à tort ou à raison, se croient
libres?

Les déterministes et leurs adversaires pourront ainsi rechercher en
commun la définition subjective des idées directrices de la conduite,
des notions morales, en réservant la question d'objectivité. On
arrivera de part et d'autre à une combinaison des mêmes idées, des
mêmes éléments, et pour ainsi dire des mêmes couleurs élémentaires.
Par exemple, combinez l'idée de liberté avec l'hypothèse d'un bien
idéal qui apparaîtrait comme souverainement intelligible et aimable,
sans nous nécessiter et nous contraindre; vous aurez l'idée d'une
convenance absolue entre deux termes, le bien idéal et la liberté des
êtres, dont l'un n'exercerait point sur l'autre une contrainte
physique: c'est l'idée traditionnelle de l'«obligation morale.» Il ne
s'agit pas encore de savoir si nous sommes, nous, réellement libres et
obligés; nous ne faisons qu'étudier le rapport de deux idées, nous
construisons hypothétiquement la notion du devoir comme un géomètre
construirait la notion du triangle. Puis, de même qu'on peut se
demander: le triangle est-il bon, a-t-il des propriétés belles et
bonnes? on peut aussi se demander: le devoir, s'il existait, serait-il
une chose belle et bonne? Un bien idéal qui obligerait les êtres
moralement, vaudrait-il mieux qu'un bien qui les contraindrait
physiquement? La bonne volonté ou la liberté bonne vaudrait-elle mieux
qu'un bien nécessaire? la responsabilité, que l'irresponsabilité? La
«satisfaction morale» serait-elle préférable au sentiment d'un bonheur
passivement reçu, sorte de bonne fortune, [Grec: eutuchia]? En un mot,
les composés des notions de _liberté indépendante_ et de _bien_
sont-ils plus beaux, meilleurs, plus aimables et plus désirables que
les composés des notions de _nécessité dépendante_ et de _bien_? Nous
aurons construit ainsi d'un commun accord une morale idéale et
problématique, celle qui, si elle était possible, serait la meilleure
et devrait être réalisée. Nous aurons en même temps construit le droit
idéal; nous pourrons soutenir que, si elle existait, la volonté
_capable_ d'agir par elle-même en vue du bien universel serait pour
toute autre volonté ce qu'il y a de plus sacré et de plus inviolable;
l'ordre de la liberté deviendrait celui du droit et de la justice[14].
Enfin, cet ordre nous apparaîtrait aussi comme celui de la solidarité
et de l'amour; et nous reconnaîtrions que ce qu'il y aurait de plus
beau et de meilleur, c'est un ensemble de volontés se donnant les unes
aux autres, et réalisant ainsi le bien universel, qui n'est au fond
que l'idéal de la société universelle, l'idéal _social_ par
excellence. Tel est, semble-t-il, le plus haut idéal que puisse
concevoir la pensée, quand elle fait en quelque sorte de l'art pour
l'art; comment refuser d'admettre que la morale la plus belle, si elle
était possible, serait la morale de la volonté individuelle se
dévouant au bien de l'univers, ou la morale de la «bonne volonté,» qui
est la volonté universellement aimante.

  [14] Voir notre _Idée moderne du droit_, 2e édit., livre III.

Reste à savoir si, en effet, cette morale est possible, ou si la
réalisation libre du souverain idéal de la société n'est qu'une utopie
abstraite. Il est bon que le bien universel, qui idéalement _doit_
être en nous et par nous, _puisse_ réellement être en nous et par
nous. Mais avons-nous en nous-mêmes ce pouvoir dont nous avons
besoin?--Question de fait, question tout humaine et pratique, à
laquelle il est inévitable de revenir. Nous avons considéré le but de
la moralité en faisant abstraction de la puissance initiale, qui est
le moi; mais ce but final lui-même nous paraît offrir un élément
d'indépendance et de dignité qui réclame, dans la puissance initiale,
quelque moyen capable de le réaliser. Les nécessitaires nous
renfermeront-ils ici dans un cercle d'où nous ne puissions sortir; ou
nous est-il permis d'espérer, sur ce point encore, quelque
conciliation, au moins pratique, entre les partisans et les
adversaires de la liberté?


III.--Les déterministes et les non-déterministes reconnaissent
également que la réalisation de l'idéal est _possible_ en nous dans
une certaine mesure et par le moyen de ce que l'ancienne psychologie
nommait nos «facultés.» Personne, en effet, ne soutient que les idées
de bien, de perfectionnement, de progrès, expriment des choses
absolument impossibles et sans exemple; car la moindre observation de
notre nature montre qu'elle est capable d'amélioration et capable
d'agir pour une idée universelle. Personne non plus ne soutient que la
réalisation de l'idéal universel nous soit possible _sans aucune
condition_, d'une manière immédiate et absolue, ce qui reviendrait à
dire que nous sommes de pures divinités, de pures libertés sans
mélange de nécessité. Posons donc en commun ce principe, que la
réalisation du meilleur est pour nous possible sous de certaines
conditions.

Quant à ces conditions, il en est sur lesquelles tout le monde est
d'accord. Pour que le bien universel se réalise _nécessairement_ en
nous, disent les déterministes, il est nécessaire que notre
intelligence le conçoive; et cette condition n'est pas moins
nécessaire, selon les partisans du libre arbitre, pour que le bien
soit produit _librement_. En second lieu, pour réaliser le bien de
tous, nécessairement ou librement, il faut que l'idée du meilleur et
de la société universelle ne reste pas abstraite et froide, mais se
change en un sentiment capable de nous émouvoir.

Outre la pensée et le désir du bien universel, les partisans de la
nécessité et ceux de la liberté admettent une troisième condition,
dont ils se représentent différemment la nature, mais qu'ils peuvent
également appeler détermination de l'agent: c'est le «facteur
personnel.» Les nécessitaires n'attribuent pas cette détermination à
une puissance différente au fond du désir, mais à un degré supérieur
d'intensité dans tel ou tel désir, ou à un degré supérieur
d'adaptation à notre caractère. Pour les partisans de la liberté, au
contraire, ce surplus de force, qui se manifeste par une détermination
en un sens précis, provient d'une puissance spéciale, distincte du
désir et du caractère même. Il n'en est pas moins vrai que, dans les
deux cas, il y a détermination, soit par le désir et le caractère,
soit par la volonté.

Dans l'hypothèse de la liberté, le précepte moral peut se formuler
ainsi:--Il est bon de se déterminer au bien universel de la société
idéale, en ajoutant à la pensée et au désir de ce bien le complément
d'une puissance libre.--Dans l'hypothèse de la nécessité, le précepte
prend cette forme:--Il est bon de connaître et de désirer le bien
universel avec une intensité capable de dominer tout le reste et de
produire la détermination; voilà le meilleur, ce qui doit être en
nous, et conséquemment aussi ce que nous _devons_ être.

--Mais _pouvons-nous_ être ce que nous devons? demandera-t-on aux
déterministes.--Nous le pouvons, répondront-ils, si nous comprenons et
désirons le meilleur.--Et si nous ne le comprenons pas ou ne le
désirons pas?--Alors nous ne le ferons pas; mais il en est de même
dans l'hypothèse de la liberté: point de détermination libre au bien
universel sans la pensée et le désir de ce bien.--Ce sont là seulement
deux des conditions, mais qui ne suffisent pas, qui n'expliquent pas
tout, qui peut-être même sont des effets et non des causes.--Pour
nous, elles sont les seules causes, voilà la différence.--Cette
différence est grave; nous considérons, nous, l'intelligence et le
désir comme n'étant pas le moi, mais une action du dehors sur le moi;
dès lors une chose qui dépend de notre intelligence et de notre désir
ne dépend pas du moi: elle peut encore se réaliser, elle peut être,
mais ce n'est pas _nous_ qui _pouvons_ la réaliser; de même, elle doit
être, mais ce n'est pas nous qui _devons_ la faire.--C'est que, sous
la pensée et le désir, vous supposez toujours un troisième personnage,
le moi libre, qui est en question. Pour nous, le moi étant le désir
même, qui enveloppe la pensée, ce qui dépend du désir dépend du
moi.--Mais le désir lui-même, conséquemment le moi, dépend de
conditions extérieures, qui à leur tour dépendent d'autres conditions,
et ainsi de suite. Dire que nos actions dépendent de nos désirs,
c'est dire qu'elles dépendent, en fait, non de notre indépendance,
mais de notre dépendance même. Donc, quelque belle que puisse encore
être la morale dans votre hypothèse déterministe, les conditions de
son accomplissement ne sauraient être en nous que si elles y ont été
mises du dehors. A vous de les mettre en moi, en persuadant ma raison
et en touchant mon coeur; à un autre de les mettre en vous. Nous nous
renverrons ainsi la tâche les uns aux autres, et avec la tâche le
devoir; notre activité pratique sera, sinon détruite, du moins
diminuée.--

Telle est donc la difficulté à laquelle semble aboutir actuellement le
problème: le suprême idéal de la société universelle, qui offrirait
chez l'individu, outre son caractère intelligible et désirable, un
caractère d'indépendance et de spontanéité seul vraiment moral,
_devrait_ être réalisé à la fois en nous et par nous, en vue de tous;
mais, dans l'hypothèse nécessitaire, il semble que cette réalisation
peut avoir lieu en nous, non définitivement par nous; elle peut être
produite par une action des hommes ou des choses sur notre
intelligence et notre désir, non par une action dont il y aurait en
nous-mêmes quelque cause initiale et indépendante. D'accord sur la fin
suprême de la morale et de la sociologie, et aussi sur les moyens
intermédiaires, les deux systèmes semblent enfin se séparer sur la
puissance initiale, qui dans un cas nous est supposée propre et dans
l'autre étrangère. Ils admettent en commun tout ce qui, dans la
science morale et dans la pratique morale, n'est pas la moralité même
en son principe; car la moralité essentielle, en son idéal, ne serait
pas seulement connaissance reçue et bonheur reçu par nécessité: elle
serait don libre de soi à tous.

De là l'objection classique aux déterministes:--Le danger de votre
système, dans la pratique, est un sentiment d'irresponsabilité
personnelle qui, tant qu'il dure, semble paralyser l'âme entière. Pour
toutes nos fautes nous avons une excuse: la force des choses dont nous
subissons l'empire. La volonté, dans le déterminisme exclusif,
ressemble à un corps qui conserverait tous ses organes, mais dont le
coeur ne battrait plus sans le secours d'une impulsion étrangère. Les
théorèmes de la science morale subsistent, il est vrai; mais le moteur
de la vie vraiment morale semble avoir disparu. Tout est l'oeuvre de
la nature, comme pour les théologiens tout est l'oeuvre de la grâce,
et rien ne paraît être l'oeuvre de notre personnalité.

Si nous en restions à ce point, la conciliation des doctrines pourrait
en effet sembler une construction encore trop extérieure, qui aurait
pour centre, ici une force vive, là l'inertie et l'impuissance.
L'accord dans l'ordre des relations physiques, dans l'ordre des
relations sociales, et même dans l'ordre des relations psychologiques,
n'est pas l'accord complet dans l'ordre fondamental de la moralité la
plus intime. Nous ne pouvons donc obtenir encore, en l'état actuel de
la question et avec le déterminisme non rectifié, une conciliation
vraiment et complètement _pratique_; car ceux qui sont persuadés de
leur entière dépendance ne seront pas les mêmes dans la pratique
_morale_ que ceux qui s'attribuent une certaine indépendance.

Ici, la question pratique et morale devient spéculative et
métaphysique. C'est une transformation du problème à laquelle il était
impossible d'échapper. La morale, en effet, n'est pas simplement une
science indépendante de la pratique, ou une pratique indépendante de
la science. Elle ne peut être assimilée, par exemple, à la géométrie
ou à l'arpentage. Le géomètre théoricien ne se soucie pas de
l'application; et d'autre part, pour appliquer les vérités
géométriques, nous n'avons pas besoin d'être assurés que l'étendue est
objective; ici les vérités relatives sont suffisantes. Au contraire,
dans l'acte moral, il n'est pas indifférent que notre indépendance et
notre responsabilité soit réelle ou apparente, que le devoir soit
subjectif ou objectif. La pratique de l'arpentage ne change pas quand
on considère l'espace comme une illusion; mais l'art de la vertu
demeure-t-il le même pour celui qui ne s'attribue point une
indépendance quelconque? Pourvu que, par l'arpentage, nous parvenions
à modifier les apparences, nous nous inquiétons peu de savoir ce qui
est au delà. Au contraire, quand nous faisons à l'idée de la société
universelle le sacrifice de notre plaisir, de notre intérêt, de notre
vie même, nous accordons à cette idée, semble-t-il, ne fût-ce que par
hypothèse, une valeur supérieure; nous ne voulons plus seulement
modifier une apparence, mais nous sacrifions des biens réels à un bien
idéal que nous traitons comme s'il représentait plus ou moins
symboliquement la réalité et la loi du monde. Par cela même nous
accordons à l'idéal une certaine valeur objective; car, si nous le
considérions comme étant certainement sous tous les rapports une pure
illusion, l'idée même du bien _moral_ et du dévouement à l'universel
deviendrait chimérique en son dernier fond. Ainsi la morale proprement
dite est par sa nature, comme la métaphysique, une recherche
hypothétique de la loi suprême du monde, au moins dans les grandes
alternatives de la vie qui ont quelque chose de décisif et parfois de
tragique[15]. Nous ne pouvons rester à moitié chemin dans la question
de la liberté et de la fatalité: cette question est le point de
coïncidence entre la pratique et la théorie, parce qu'elle est
proprement la question morale, portant sur la loi suprême et la nature
ultime de l'_acte moral_, de l'acte désintéressé. Par conséquent, pour
obtenir une conciliation complète des systèmes dans la pratique
_morale_,--mais dans celle-là seule et seulement dans la question
précise de la _moralité_ intrinsèque des actions,--nous sommes obligés
de porter aussi loin que nous le pourrons la conciliation _théorique_,
en cherchant jusqu'à quel point, sous l'idée de la liberté, peut se
manifester une liberté réelle ou du moins un progrès vers cette
liberté.

  [15] Voir, sur ce point, notre _Critique des systèmes de morale
  contemporains_.



DEUXIÈME PARTIE

RECHERCHE

D'UNE

CONCILIATION THÉORIQUE ET DE SES LIMITES



LIVRE PREMIER

EXAMEN CRITIQUE DE L'INDÉTERMINISME ET DU DÉTERMINISME



CHAPITRE PREMIER

AVONS-NOUS CONSCIENCE DE L'ACTIVITÉ ET DE LA LIBERTÉ

  I. Avons-nous conscience de l'_action_, dans son contraste avec
     la passion.

  II. Avons-nous conscience de la _puissance_, dans son contraste
     avec les actes particuliers.

  III. Avons-nous conscience du _moi_, comme centre commun de
     l'action et de la puissance.


La liberté étant généralement considérée comme la puissance de se
déterminer soi-même à une action, les éléments de cette idée, sur
lesquels il faut chercher à s'entendre préalablement, sont l'action,
la puissance, et le centre commun d'où elles dérivent, le moi.
Cherchons d'abord si tout se réduit dans la conscience à des
sensations qui se suivent, ou si nous avons encore conscience de notre
vouloir et de notre action dans son contraste avec la passivité.


I.--On s'accorde à reconnaître aujourd'hui que nos sensations sont
toutes des sensations de mouvement, et que celles-ci se ramènent à des
séries de sensations musculaires qui, à leur tour, supposent l'effort
musculaire. C'est par une série d'efforts que nous mesurons la
quantité extensive. En même temps nos sensations ont une _quantité
intensive_, c'est-à-dire un degré d'énergie, que nous apprécions,
semble-t-il, par la réaction de notre énergie cérébrale et musculaire.
Action extérieure et réaction intérieure se retrouvent dans le
phénomène fondamental qui est le type des phénomènes cérébraux,
l'_action réflexe_. Enfin les sensations ont des _qualités_
spécifiques par lesquelles elles diffèrent les unes des autres;
penser, c'est percevoir des différences, et cette «discrimination»
est, selon Bain, la propriété primordiale de l'intelligence. Si l'on
met le plaisir ou la peine hors de compte, «nous pouvons proprement
appeler l'effet produit par le sentiment des différences un choc, un
tressaillement, une surprise.» Bain croit cette idée de choc ou de
surprise entièrement irréductible; évidemment elle est encore une
expression de l'action réflexe, et il n'est pas difficile d'y
apercevoir deux éléments: action subie et réaction. La différence de
notre activité et de notre passivité, différence qui est au fond de
l'action réflexe, serait donc impliquée dans la perception de toutes
les autres. Complètement passif et sans aucun pouvoir de réagir, je ne
subirais aucun choc, ou tout au moins je ne percevrais pas le choc
subi. Quant à la notion de surprise, elle indique en outre une
réaction _intellectuelle_ du dedans sur le dehors, une véritable
réflexion de la _conscience_, que Bain introduit jusque dans le
phénomène le plus primitif et le plus spontané. Lorsqu'un objet
matériel en choque un autre, ce dernier, en raison de son élasticité,
tend à reprendre sa forme primitive; quelque chose d'analogue se
retrouve dans la conscience. J'étais dans l'obscurité, et la
continuité des ténèbres n'excitait de ma part aucune réaction, ou tout
au moins n'en excitait qu'une également continue et uniforme; de là
équilibre du cerveau et état neutre de la conscience. Une lumière
subite, en rompant l'équilibre, provoque mon étonnement; or, tout
étonnement suppose un contraste entre ce qui était attendu et ce qui
arrive. Si le différent et le discontinu m'étonnent, c'est que
j'attendais la continuation de ce qui existait d'abord, c'est-à-dire
de mon état antérieur et de mon action antérieure, dirigée en tel sens
et vers tel objet. Je saisis la discontinuité et la différence dans la
continuité et l'identité au moins apparente de ma conscience. Tout à
l'heure, au milieu des ténèbres, je sentais, pensais, agissais;
l'effet passif produit en moi par la nuit avait fini par être annulé,
et j'étais comme seul; quand la lumière apparaît tout à coup, elle et
moi nous sommes deux; et c'est cette dualité, action et passion, qui
éveille ma «surprise.» Aux mots d'action et de passion, on peut
substituer ceux de volontaire et d'involontaire, ou plutôt de désiré
et de non désiré; ils exprimeront peut-être mieux encore la vérité des
choses: je n'ai point désiré cette lumière qui jette une discontinuité
soudaine dans la continuité de ma tendance antérieure. Le contraste du
désiré et du non désiré, qui a son fond primitif dans le contraste du
plaisir et de la peine, est, semble-t-il, ce qui donne le branle à nos
facultés intellectuelles. Bain finit par dire: «L'activité entre comme
partie composante dans chacune de nos sensations, et elle leur donne
le caractère de composés, tandis qu'elle-même est une propriété simple
et élémentaire[16].»

  [16] _Emotions and Will_, p. 297.

Le mieux serait d'admettre en nous, à la racine de tous les phénomènes
de conscience, la «discrimination» plus ou moins vague des deux
directions centripète et centrifuge impliquées jusque dans le réflexe,
et auxquelles correspondent les nerfs afférents ou efférents. Jusque
dans le simple choc, l'action et la réaction semblent inséparables,
et, si toutes nos sensations se ramènent à des chocs nerveux, la
conscience doit distinguer l'action exercée sur nous de notre réaction
propre. Ce contraste semble seul expliquer celui du moi et du non-moi.
Stuart Mill ramène, comme on sait, la matière et l'esprit à des
possibilités ou potentialités permanentes; mais, abstraites de leur
véritable origine, qui est la conscience de l'action et de la réaction
enveloppée dans le réflexe, les possibilités logiques ne peuvent plus
suffire à distinguer le moi du non-moi. D'où vient que nous séparons
certains états de conscience de tous les autres pour les réunir sous
le nom de sensations et les rapporter à la matière? Pourquoi ne
rapportons-nous pas les volitions à la matière, les sons ou les odeurs
à l'esprit?--Simple affaire de classification et de généralisation,
dit Stuart Mill; nous rangeons dans une même classe ce qui offre des
caractères communs.--Oui, mais quel est ce caractère différentiel qui
nous fait distinguer en quelque sorte le mien et le tien dans notre
commerce avec l'extérieur? Quelle est comme la marque de fabrique par
laquelle nous reconnaissons nos produits au milieu des produits
étrangers? Dans beaucoup de cas, nous voyons une pensée ou une émotion
«_succéder invariablement_» à une sensation, ou une sensation
«_succéder invariablement_» à une volition; et cependant, nous ne
rapportons pas à une même cause les sensations et les pensées, ou les
émotions et les volitions. La dernière réponse de Mill est que le
corps est une cause _inconnue_ de sensations, tandis que l'esprit est
«un récipient ou percevant _inconnu_» de sensations.--Mais, si les
deux termes sont également inconnus, comment puis-je les distinguer
l'un de l'autre? Ce n'est pas par ce qu'ils ont d'inconnu que je
discerne le mien et le non-mien, mais par ce qu'ils ont de connu. Il
faut donc bien qu'il y ait dans la conscience même une certaine marque
qui établisse la distinction du mouvement reçu et du mouvement
effectué. Bain fournit une meilleure réponse en disant que le
contraste du sujet et de l'objet vient du contraste entre l'activité
et la sensation passive; mais, à vrai dire, c'est l'élément moteur
qu'il eût fallu mettre en lumière. Dans cette question, d'ailleurs,
Bain paraît en progrès sur Mill; et ce dernier le reconnaissait
lui-même[17]. Spencer, dans ses _Premiers principes_[18], fonde aussi
la distinction du moi et du non-moi sur celle du volontaire et de
l'involontaire, à laquelle on est toujours obligé de revenir,
semble-t-il, comme à un élément ultime impliqué dans tous les faits de
conscience. On pourrait l'appeler encore la distinction du _mouvant_
et du _mû_, du mouvement imprimé et de la sensation, de la
contractilité et de la réceptivité.

  [17] «Ceux qui ont étudié, dit-il, les écrits des psychologues
  associationnistes ont vu, avec défaveur, que dans leurs
  expositions analytiques il y avait une absence presque totale
  d'éléments actifs ou de spontanéité appartenant à l'esprit
  lui-même... Cette apparence de passivité absolue a contribué à
  aliéner de la théorie de l'association de bons esprits qui
  l'avaient réellement étudiée (tels que Coleridge)... En France,
  on a souvent cité le progrès qui se fit de Condillac à
  Laromiguière: le premier faisant d'un phénomène passif, la
  sensation, la base de son système; le second y substituant un
  phénomène actif, l'attention. La théorie de M. Bain est dans le
  même rapport avec la théorie de Hartley que celle de Laromiguière
  avec celle de Condillac.» (_Dissertations et discussions_, t.
  III, 197-152, article Bain).

  [18] _Premiers principes_, p. 162.

Nous voyons donc ici les doctrines aboutir à un point commun, et les
diverses écoles reconnaître également d'une manière vague la présence
en nous d'une certaine activité; seulement la nature de cette activité
demeure inconnue et peut s'interpréter de manières différentes. On n'a
nullement le droit de l'identifier immédiatement avec la liberté. Si,
en effet, nous avons conscience d'agir, c'est selon des _lois_. La
plus élémentaire de ces lois est celle de l'_action réflexe_, où nous
avons vu qu'apparaît tout d'abord la conscience obscure de l'activité,
de la _réaction_ centrifuge, en contraste avec la passivité, avec
l'impression centripète. Mais quelle _liberté_ peut-on trouver dans
l'action réflexe? Tout au plus peut-on dire qu'elle contient, avec
l'activité, le premier et lointain germe de toute idée de liberté. La
conscience de vouloir n'est encore ici que la conscience de mouvoir,
et on peut même se demander si elle ne renferme pas quelque illusion,
s'il y a une réelle différence, autre que celle de direction, entre
les mouvements centripètes et les mouvements centrifuges.


II.--Nous venons de chercher dans la conscience le premier élément
dynamique nécessaire à la liberté, si elle existe: l'_action_ motrice
distincte de la passion, le _vouloir_ et le _mouvoir_ distinct du
_pâtir_: un second élément serait la _puissance_, supérieure à l'acte
particulier, où elle ne s'épuiserait pas. Si nous avions conscience de
notre liberté, nous devrions avoir conscience _a priori_, avant de
faire une chose et en la faisant, de notre _pouvoir_ de la faire. Il
est même beaucoup de psychologues qui ajoutent le pouvoir de ne pas la
faire; mais c'est là une question qu'il n'est pas temps encore
d'examiner. Le simple pouvoir de faire est déjà matière à des
discussions d'une extrême difficulté et dans lesquelles nous devons
successivement entendre le pour et le contre.

Avons-nous une autre conscience que celle de nos états présents? «La
conscience, répond Stuart Mill[19], m'apprend ce que je _fais_ ou ce
que je sens, non ce dont je suis _capable_.» Ceux, au contraire, qui
admettent une conscience de la puissance répliquent:--Comment
distinguer ce que je fais de ce que je sens ou subis, si je vois
seulement la chose faite, l'état de choses réalisé, sans aucun lien
avec une puissance dont il dérive? Est _mien_ ce que je _puis_, ce
dont je suis la condition suffisante et immédiate; même pour savoir
que _je fais_ une chose, ne faut-il point savoir que je la _puis_? Est
étranger à moi, passif pour moi, ce dont je vois en moi l'actuelle
réalité sans en voir en moi la puissance, ce que je ne _puis_ pas
réaliser et qui pourtant se réalise.--Mill objecte alors qu'on a
seulement conscience du réel;--on lui répond que la puissance active
est elle-même une réalité, un pouvoir réel, un pouvoir qui est, mais
qui n'est encore que pouvoir. Stuart Mill ajoute qu'il est
contradictoire de dire:--J'ai présentement conscience de ce qui _n'est
pas_ présentement, de ce qui _sera_: «La conscience n'est pas
prophétique; nous avons conscience de ce qui est, non de ce qui _sera_
ou de ce qui _peut être_.»--A quoi on réplique:--Vous raisonnez comme
si «J'ai conscience de ce que je puis» signifiait «J'ai conscience du
fait même que je puis accomplir et qui cependant n'existe pas;» mais
nous, partisans de la puissance, nous accordons fort bien qu'on n'a
pas conscience de ce qui sera comme d'une chose déjà présente; selon
nous, on n'en a pas moins conscience de ce qui actuellement nous
autorise à dire qu'une chose sera ou peut être: il faut bien qu'il y
ait dans la conscience présente quelque chose qui nous permette de
concevoir l'avenir.--Cette chose, répond Stuart Mill, est une simple
conclusion du passé: «Nous ne savons jamais que nous sommes capables
de faire une chose qu'après l'avoir faite, ou qu'après avoir fait
quelque chose d'égal ou de semblable.»--Oui, réplique-t-on de nouveau,
quand il s'agit d'_exécuter_ ce que nous avons voulu. La possibilité
de cette exécution, en effet, n'ayant point pour condition unique la
volonté, est subordonnée à une hypothèse: nous supposons que les
conditions sont égales et semblables, comme notre volonté elle-même
est égale et semblable; et alors, tout étant semblable, nous affirmons
semblablement. Quand, par exemple, je me crois capable de mouvoir mon
bras, je sais que ma volonté, première condition, demeure la même, et
je suppose que toutes les autres conditions sont les mêmes aussi, d'où
je conclus le même résultat, à savoir le même mouvement que
d'ordinaire. Mais ces déductions ou inductions semblent présupposer
toujours l'idée de possibilité, dont elles ne sont qu'une extension au
dehors. Nos jugements sur les choses qui peuvent être, sont toujours
dérivés et détournés; le jugement _je puis_ est la véritable origine
de toutes les idées de possibilité.

  [19] _Philosophie de Hamilton_, p. 551.

Telle est la thèse des partisans de la _puissance active_, qui
s'inspirent plus ou moins de la métaphysique péripatéticienne et
leibnizienne. Écoutons jusqu'au bout leurs spéculations.--Quand je
déclare, disent-ils, que je puis quelque chose, je ne suis pas,
assurément, dans un état d'inaction, car, si je n'agissais pas, je ne
jugerais point que je puis; et d'ailleurs ce jugement est déjà
lui-même une action; mais, d'autre part, la détermination présente
n'est pas la seule chose que j'affirme, puisque alors il n'y aurait
aucune différence entre «je puis» et «je fais,» entre «je puis être
dans tel état» et «je suis dans tel état.» Si «je puis» n'est pas
adéquat à ce qui est, il l'est encore moins à ce qui n'est pas. «Je
puis faire une chose» n'a point simplement ce sens: «je ne la fais
pas»; car, si vous analysez cette dernière proposition, vous n'en
déduirez jamais la proposition suivante: «je puis faire la chose que
je ne fais pas». «Je puis» affirme un lien entre ce qui est et ce qui
n'est pas; il faut donc que, dans ce que je suis, soit contenu d'une
certaine manière ce que je ne suis pas. Or, ce que je ne suis pas
n'est point contenu dans ce que je suis comme fait, comme état, comme
sensation ou sentiment, comme action; car alors tout serait déjà sous
tous les rapports, le changement ne serait qu'une apparence et pas
même une apparence, puisque l'apparence est encore un changement. Nous
retomberions ainsi dans l'éléatisme, fondé sur ce principe qu'il n'y a
point de milieu entre ce qui est et ce qui n'est pas. Dire que tout
est _fait_ ou _état_ actuel, que tout se résout en sensations ou
sentiments présents, c'est revenir sans le savoir à l'antique doctrine
des Eléates et des Mégariques, auxquels Aristote répondait: «Si tout
existe en fait et en acte, lorsque je suis assis, je ne puis me lever;
lorsque je suis levé, je ne puis m'asseoir.» Il doit donc y avoir un
moyen terme entre ce que le positivisme appelle les faits qui sont et
les faits qui ne sont pas, c'est-à-dire les faits qui ne sont pas des
faits; ce moyen terme semble supérieur aux faits; il coexiste avec le
premier et avec le second, mais il dépasse le premier et le second.
Quand je me détermine à m'asseoir, cette détermination n'épuise pas
mon pouvoir déterminant; voilà pourquoi je dis que je puis me
déterminer à être debout. Ce pouvoir n'est pas une abstraction ni un
extrait; c'est lui plutôt qui extrait de lui-même telle ou telle
manifestation particulière. Si «je puis» n'était qu'une abstraction,
la vérité des choses serait tout entière dans «je suis ceci et je ne
suis pas cela»; entre les deux, plus d'intermédiaire. Le pouvoir a
donc sa réalité; mais cette réalité n'est pas du même genre que celle
des faits. Le fait est tout entier dans ce qu'il est présentement, il
est soumis à cette loi d'exclusion qui fait que les parties du temps
sont en dehors les unes des autres comme celles de l'espace. Un fait
ne peut empiéter sur le passé ou sur l'avenir; il est enfermé dans des
bornes précises ou fixes, et pour lui point de milieu entre demeurer
tel qu'il est ou cesser d'être: y a-t-il le moindre changement, ce
n'est plus le même fait, ce n'est plus le même état. Sa définition,
dirait Platon, ne renferme que le _même_, et non point l'_autre_. Le
fait d'être assis, par exemple, étant purement et simplement ce qu'il
est, tout son être est épuisé dans ce qu'il est; il y a équation entre
ce qu'il est et ce qu'il peut être. Mais cette équation ne saurait
exister en toutes choses sans réduire toutes choses à l'inertie et à
l'immutabilité absolue. Nous sommes ainsi amenés à la conception d'un
pouvoir qui est réel en lui-même, non pas seulement dans ses effets et
ses manifestations. Selon le phénoménisme de M. Taine, une chose est
_réelle_ quand toutes les conditions sont données; elle est simplement
_possible_ quand «toutes les conditions, moins une, sont données».
Mais le même philosophe dit ailleurs que l'absence d'une condition
entraîne l'_impossibilité_, puisque la chose ne se produira jamais en
l'absence de la condition finale. Par là se trouvent identifiés, ce
semble, le possible et l'impossible. C'est ce qui doit arriver quand
on n'admet que des faits sans aucune puissance qui les relie. De deux
choses l'une: ou bien un fait n'est rien de plus que l'ensemble des
conditions données, ou il est quelque chose de plus. Dans la première
hypothèse, si toutes les conditions de toutes choses sont données,
tous les faits sont déjà, et aucun changement n'aura lieu; si toutes
les conditions ne sont pas données, rien n'est, et rien ne sera; car
l'existence des choses aurait besoin de certaines conditions qui ne
sont pas données dans cette totalité des conditions en dehors de
laquelle il n'y a rien. Il faut donc passer à la seconde hypothèse, et
dire que les conditions présentes suffisent pour amener les faits
absents; dès lors, les faits sont autre chose que l'ensemble de leurs
conditions; en d'autres termes, l'ensemble des faits actuels renferme
les faits à venir en tant que possibilités et non en tant que faits.
Il faut par conséquent admettre autre chose que de simples faits; il
faut admettre dans la condition du réel un principe de différence qui
fait que, sans cesser d'être elle-même, elle donne naissance à autre
chose qu'elle. Qu'on appelle comme on voudra cette «_particularité_»,
cette chose qui, par elle-même, fait exister une autre chose, c'est là
ce que nous entendons par puissance active. Vous êtes donc obligés
d'admettre à la racine des choses un lien entre ce qui est et ce qui
n'est pas, un principe d'union grâce auquel ce qui est _peut_ donner
ce qui n'est pas. C'est dans la conscience de notre activité que nous
croyons, nous, trouver le type de ce pouvoir qui dépasse ses états
présents par ses états possibles, de ce dynamisme supérieur au
mécanisme qu'il anime. Les idées de possibilité, de condition, de
raison suffisante, ne sont à nos yeux que les expressions indirectes
et neutres d'un sentiment vif et d'une idée toute personnelle à son
origine. Substituer à cette conscience du moi des notions abstraites,
c'est laisser la proie pour l'ombre; la possibilité n'est, en
définitive, qu'une puissance.

Ainsi spéculent les métaphysiciens partisans de la _puissance_
aristotélique ou de la _force_ leibnizienne. Leurs spéculations
roulent sur un usage transcendant des catégories de possibilité et de
réalité, sur lesquelles nous reviendrons à propos de la contingence
des actions. Au point de vue métaphysique, il est sans doute plausible
d'admettre une différence entre la cause et les effets, sans quoi les
effets se confondraient avec la cause; il y a dans la cause une raison
de changement, de nouveauté, une sorte de fécondité que nous nous
représentons sous le nom de _puissance_. Mais, sans s'abîmer dans un
mystère métaphysique commun à toutes les doctrines, il faut revenir au
côté psychologique du problème, qui fait le véritable objet de la
question présente: où prenons-nous l'idée de puissance, et en quoi
consiste réellement la puissance dont nous croyons avoir _conscience_?
Or, à ce point de vue vraiment intérieur, il nous semble que les
psychologues de l'école spiritualiste n'ont pas trouvé plus que Stuart
Mill lui-même le véritable moyen terme entre la possibilité abstraite
et le fait réel. Nous avons déjà vu[20] ce qu'il y a d'artificiel dans
le dilemme aristotélique: Ou je suis actuellement assis ou je suis
actuellement levé, et point d'autre milieu s'il n'y a pas de
puissance:--ce dilemme laisse échapper dans son abstraction un
intermédiaire concret et vivant: cet intermédiaire, selon nous, est
l'_idée_, avec la _force_ qui lui est inhérente et dont nous avons
essayé de faire comprendre la nature. Quand je suis immobile, je puis
avoir l'_idée_ de marcher; cette idée est une image; cette image
implique un ensemble de mouvements cérébraux et un certain état du
système nerveux; cet ensemble de mouvements et cet état nerveux est
précisément le début des mouvements de la marche, le premier stade de
l'innervation qui, si elle acquérait un certain degré d'intensité,
aboutirait à mouvoir mes jambes. L'image même de mes jambes existe
dans mon imagination quand je pense à marcher. Je _puis_ marcher,
signifie:--Je commence l'innervation aboutissant à la marche.
Puissance, au point de vue psychologique, c'est la conscience d'un
conflit de représentations auquel répond dans le cerveau un conflit de
mouvements en sens divers. La puissance des contraires, avons-nous
dit, est le côté interne de la composition des forces en équilibre
mutuel et instable. La conscience de la _puissance_ se ramène donc à
la conscience du mouvement imprimé, c'est-à-dire du _changement_, et
du changement selon une _loi_. Là encore la conscience de la liberté
nous échappe. Quant au mystère que nous trouvons sous le mouvement et
le changement même, c'est celui du _temps_ et du _devenir_.

  [20] Première partie, chap. premier.

III.--Outre les idées d'action et de puissance, l'idée de liberté
enveloppe celle du _moi_, conçu comme cause amenant la puissance à
l'acte. Mais avons-nous conscience du _moi_ comme d'une réalité
vraiment indépendante et active? Là est le grand problème.

Bain, dans sa critique de la liberté conçue comme détermination de
_soi_ par _soi-même_, nie l'existence d'une région _séparée_ qui
serait le moi, et dit qu'il ne reste rien en nous, pas plus que dans
un «morceau de quartz, après _l'énumération complète ou exhaustive_ de
toutes les qualités.» Même doctrine chez Spencer, qui voit dans
l'illusion du _moi_ séparé la raison de l'illusion du libre
arbitre.--Cherchons d'abord les difficultés que soulève cette doctrine
purement phénoméniste[21]. L'_énumération_ exhaustive, peut-on dire,
ne suffit que pour les choses purement numériques et numérables; même
alors, elle présuppose une _qualification_, et le nombre ne sert que
de cadre extérieur aux qualités spécifiées. Maintenant, mettez sur une
même ligne tous mes événements passés, présents, à venir, et supposons
la qualification complète. Douleur + plaisir + pensée + autre plaisir
+ désir..., est-il bien sûr que ce soit là le tout de moi-même? Il
faut au moins, comme pour les nombres, ajouter ce qui relie ce tout en
une _synthèse_; et le lien n'est plus ici entre des quantités
discontinues, mais entre des événements continus. En outre, je ne
relie pas seulement les faits entre eux; mais je les relie tous à un
terme supérieur et enveloppant, quoique non vraiment «séparé», qui est
ma conscience même et que j'appelle moi. Il faut donc ajouter à notre
liste ce caractère remarquable qui fait que chaque terme est pensé et
pensé comme mien, qu'il est ou me paraît mien. Nous avons alors:
douleur et attribution à moi + plaisir et attribution à moi, etc. Ce
n'est pas encore tout; car, dans la trame de ce qu'on appelle mes
événements, il y a des choses que je ne considère pas comme miennes de
la même façon que les autres: il y a des choses dont, à tort ou à
raison, je crois voir en moi la condition ou suffisante ou principale
et que j'attribue à mon activité, d'autres que je subis et que
j'attribue à des conditions non contenues dans la série des choses
miennes. Si on ne tient pas compte de tout cela, l'exhaustion ne sera
pas complète. Or, tout cela n'est plus une simple numération, ni même
une simple qualification, mais une attribution, une relation toute
particulière des termes multiples et changeants à un terme qui
s'apparaît à lui-même comme permanent.--Il nous suffira, direz-vous,
d'ajouter à chaque fait la propriété d'apparaître comme mien, d'avoir
pour conséquent uniforme l'idée d'un moi, et l'exhaustion sera alors
complète: la liste ainsi achevée sera l'équivalent de ce qu'on appelle
la personne et pourra lui être substituée.--Oui, répondront les
partisans de l'objectivité du moi, mais c'est peut-être comme on
substitue à un cercle des polygones d'un nombre indéfini de côtés, qui
donnent l'approximation indéfinie du cercle sans donner jamais le
cercle lui-même. Dans la pratique de la vie et dans le langage, la
série des événements _miens_ est le substitut du _moi_: il n'est pas
certain qu'elle soit adéquate au moi lui-même. Ce que nous désignons
par moi, c'est la raison, quelle qu'elle soit, de la synthèse finale,
la cause de cette constante réduction à l'unité. Il y a quelque chose
qui fait que tous mes éléments sont liés entre eux, et liés à l'idée
de moi-même; et c'est ce quelque chose, esprit ou cerveau, dont les
événements intérieurs semblent le substitut.

  [21] _Emotions and Will_, p. 509.

Les partisans de l'objectivité du moi, pour continuer de soutenir ce
qu'il y a de plausible dans leur thèse, pourraient aussi relever une
confusion que l'on commet souvent dans les discussions relatives au
moi. L'idée du moi peut désigner soit l'idée réfléchie, soit le
sentiment spontané de notre existence. Or l'idée réfléchie du moi
n'est qu'une manifestation distincte et contrastée de notre existence,
de notre pensée; cette connaissance analytique que nous avons de notre
existence est dérivée; le sentiment spontané, au contraire, la
conscience immédiate de l'être, de la sensation, de la pensée, ne
semble plus une résultante tardive des sensations, mais un élément
immédiat et toujours présent à chaque sensation, sous une forme
implicite, élément sans lequel la sensation ne serait pas sentie, ne
serait pas consciente. L'idée réfléchie du _moi_ est le produit d'une
élaboration longue et complexe, elle est en grande partie factice et
composée; en outre, le moi peut considérer un grand nombre de qualités
avant de se considérer lui-même abstraitement, et de se poser dans la
réflexion en face du non-moi; ce n'est pas à dire que, dès l'origine,
le sentiment confus de l'existence individuelle et de l'activité
centrale n'ait pas été présent à nous dans sa continuité, alors même
que nous ne le traduisions pas sous les formes discontinues de la
pensée abstraite et générale, ou du langage et de ses catégories
artificielles. Si toutes nos pensées finissent par se ranger aux deux
pôles du sujet et de l'objet, c'est sans doute que, dès le
commencement, elles offraient cette orientation naturelle; les
particules aimantées, qui finissent par se disposer en ordre aux deux
extrémités de l'aimant, n'en ont-elles pas dès le premier instant subi
l'influence? Les oppositions nécessaires à la conscience analytique et
réfléchie ne sont point également indispensables pour la conscience
synthétique et spontanée. Bien plus, nous concevons une limite où les
oppositions expireraient et où la pensée serait immédiatement présente
à elle-même, se pensant en même temps qu'elle pense le reste. La
pensée s'évanouit-elle, comme le croit Hamilton, dans cette unité
fondamentale du sujet et de l'objet? Peut-être, mais peut-être aussi
est-ce là qu'elle se constitue: cette unité serait alors la pensée
même.--

Dans cette argumentation, les partisans du moi mêlent les hypothèses
métaphysiques à l'observation psychologique, et concluent trop
précipitamment de l'existence d'un _vinculum_ à celle d'un _vinculum
substantiale_ qui dépasse l'expérience. Il y a pourtant dans leur
thèse une chose qu'on peut retenir: c'est que, dans tout acte de
connaissance et de conscience, on ne doit pas exclure le sujet et
méconnaître l'originalité de cette notion. Le sujet ne peut se
connaître que dans ses sensations et dans ses modifications, non à
part, cela est vrai; il ne se saisit pas comme un être qui n'aurait
aucune manière d'être; mais d'autre part il ne peut concevoir ses
manières d'être comme détachées. La multiplicité qui est dans notre
conscience n'est pas une multiplicité physique, comme celle d'un
agrégat dont les parties peuvent subsister chacune en elle-même, d'un
«morceau de quartz;» c'est une relation d'un autre genre, qui ne peut
se confondre avec celle de juxtaposition, de simple coexistence
physique, de succession numérique; voilà pourquoi nous la posons à
part comme étant la relation originale de la conscience à ce qu'elle
saisit, l'aspect _subjectif_ impliqué même par l'aspect objectif. Plus
on montre l'impossibilité de mettre d'un côté le sujet et d'un autre
côté ses manières d'être, plus on élève au-dessus de toute relation
numérique et mécanique la relation incompréhensible de la conscience à
ses manières d'être. Aussi l'école anglaise a-t-elle reconnu elle-même
qu'il y a là quelque chose de spécial, d'irréductible aux phénomènes
purement extérieurs et mécaniques. Stuart Mill finit par dire: «Le
lien ou la _loi_ inexplicable, l'union organique qui rattache la
conscience présente à la conscience passée qu'elle nous rappelle, est
la plus grande _approximation_ que nous puissions atteindre d'une
conception positive de soi. Je crois d'une manière indubitable qu'il y
a quelque chose de _réel_ dans ce lien, réel comme les sensations
elles-mêmes, et qui n'est pas un pur produit des lois de la pensée
sans aucun fait qui lui corresponde. A ce titre, j'attribue une
_réalité_ au moi,--à mon propre esprit,--_en dehors_ de l'existence
réelle des _possibilités permanentes_, la seule que j'attribue à la
matière: et c'est en vertu d'une induction fondée sur mon expérience
de ce moi que j'attribue la même réalité aux autres moi ou
esprits.»--«Nous sommes forcés de reconnaître que chaque partie de la
_série_ est attachée aux autres parties par un _lien_ qui leur est
commun à toutes, qui n'est que la chaîne des sentiments eux-mêmes: et
comme ce qui est le même dans le premier et dans le second, dans le
second et dans le troisième, dans le troisième et dans le quatrième,
et ainsi de suite, doit être le même dans le premier et dans le
cinquième, cet élément commun est un élément _permanent_. Mais après
cela, nous ne pouvons plus rien affirmer de l'esprit que les états de
conscience. Les sentiments ou les faits de conscience qui lui
appartiennent ou qui lui ont appartenu, et son pouvoir d'en avoir
encore, voilà tout ce qu'on peut affirmer du soi,--les seuls attributs
possibles, sauf la permanence, que nous pourrons lui reconnaître[22].»
Spencer, lui, s'aventure plus loin: «Comment la conscience peut-elle
se résoudre complètement (selon Hume) en impressions et en idées,
quand une impression implique nécessairement l'existence de _quelque
chose_ d'impressionné? Ou bien encore, comment le sceptique, qui a
décomposé sa conscience en impressions et en idées, peut-il expliquer
qu'il les regarde comme _ses_ impressions et _ses_ idées[23]?»
Spencer, il est vrai, revient dans sa _Psychologie_ à l'objection du
_moi séparé_, et fonde même l'illusion du libre arbitre sur l'illusion
de cette séparation. Il donne au problème la forme du dilemme suivant:
«Ou le _moi_ qui est supposé déterminer et vouloir l'action est un
certain état de conscience, simple ou composé, ou il ne l'est pas.
S'il n'est pas un certain état de conscience, il est quelque chose
dont nous sommes _inconscients_, quelque chose donc qui nous est
_inconnu_, quelque chose dont l'existence n'a et ne peut avoir pour
nous aucune évidence, quelque chose donc qu'il est _absurde_ de
supposer existant. Si le moi est un certain état de conscience, alors,
comme il est toujours présent, il ne peut être à chaque moment autre
chose que l'état de conscience présent à chaque moment... Ainsi, il
est assez naturel que le _sujet_ des changements psychologiques dise
qu'il _veut_ l'action, vu que, considéré au point de vue
psychologique, il n'est en ce moment _rien de plus_ que l'état de
conscience composé par lequel l'action existe[24].» Ce dilemme est
ingénieux, mais pas assez pour ne point laisser échapper la vraie
question. En ce qui concerne le premier terme du dilemme, le sujet à
fond _inconnu et inconscient_, il n'est pas de tout point «absurde»
d'en supposer l'existence. Les Kantiens pourront, en effet, appuyer
cette hypothèse sur le principe de causalité, et Spencer vient
lui-même de dire, en termes trop substantialistes qu'il est difficile
de se figurer des impressions sans «quelque chose» d'impressionné.
C'est précisément par là que Kant aboutissait à son moi-noumène, à son
moi-transcendant, lequel d'ailleurs peut n'être, au fond, que
l'organisme même ou la loi inconnue qui en relie tous les phénomènes
en un tout organique. Il eût fallu discuter cette hypothèse. Quant au
second terme du dilemme, le moi conscient, en admettant que nous ne
soyons à chaque instant «rien autre chose que l'état de conscience
présent» il reste toujours à savoir ce qui est _contenu_ dans cet état
de conscience; or, l'expression même que Spencer emploie implique un
_état_ et une _conscience_; l'état est particulier et passager, les
partisans du moi demanderont s'il n'est pas l'état d'une conscience
générale et durable, comme «la conscience de la force absolue» dont
Spencer lui-même nous gratifie. Outre les états de conscience, il y a
au moins la loi qui les relie, et cette loi a elle-même un fondement
dans quelque réalité; les partisans du moi pourront donc encore
demander si cette réalité n'est pas précisément la conscience même, le
_moi_ conscient. Enfin, que la conscience soit une simple forme ou le
fond même de l'être, toujours est-il qu'elle est la condition _sine
qua non_ de la pensée et de la sensation même: elle est un élément
_sui generis_, d'une incontestable originalité. Qu'on réduise tout en
nous à la sensation, peu importe, car la sensation enveloppe cette
chose elle-même à la fois si étrange et si familière: une conscience,
un _sujet_ immédiatement présent à lui-même, une pensée qui, en
pensant autre chose, se pense elle-même plus ou moins confusément.
L'existence de la pensée et de la conscience est l'infranchissable
limite du mécanisme purement géométrique. Au reste, Spencer lui-même,
dont la doctrine n'est pas toujours bien consistante, conclut sa
psychologie en disant que, si tout ce qui est dans le _sujet_ pensant
ne peut être pensé qu'en termes d'_objets_, d'autre part les termes
d'objets ne peuvent être saisis qu'en termes de sujet. M. Taine, à son
tour, reconnaît l'antériorité logique du subjectif sur l'objectif, du
_mental_ sur le _mécanique_, puisqu'en définitive nous ne connaissons
rien que dans et par la conscience, dans et par le sujet qui se pense
en pensant toutes choses.--

  [22] _Philosophie de Hamilton_, tr. Cazelles, p. 250, 252.

  [23] _Premiers principes_, p. 68.

  [24] p. 544.

Voilà ce qu'on peut dire de plus plausible en faveur de l'existence du
_moi_. Il est incontestable que, comme sujet pensant, le moi est
impossible à nier, et c'est ce qu'on peut retenir de l'argumentation
précédente; mais il n'en résulte point immédiatement, comme le
voudraient les spiritualistes, que le _moi_ soit ni vraiment
_individuel_, ni _simple_, ni _identique_, ni _indépendant_ de
l'organisme, ni _libre_. Sans doute la conscience est une donnée
immédiate, sans laquelle aucune autre chose ne peut être donnée pour
nous; je ne sens rien si je ne sens pas ce que j'appelle mon
existence, je ne pense rien si je ne pense pas ma pensée; mais d'abord
cette existence et cette pensée sont-elles dans la réalité aussi
_individuelles_ qu'elles le paraissent? Que d'autres explications
possibles! On pourrait supposer, par exemple, que c'est de l'existence
en général que j'ai conscience, ou plutôt de l'existence universelle,
que Schopenhauer appelait la _Volonté_ universelle. L'individualité
commencerait avec les _formes_, qui supposent la multiplicité des
sensations et un cerveau capable de les concentrer en soi; alors
seulement la pensée deviendrait individuelle; la conscience prendrait,
elle aussi, une forme individuelle, une forme de _moi_ distinct. Qui
nous assure que c'est là autre chose qu'une forme, liée à la manière
dont le cerveau concentre les sensations et les pensées? De même que
notre être, considéré objectivement, est inséparable de l'être de
l'univers, pourquoi notre pensée serait-elle autre chose qu'une
concentration, en un certain point du temps, de la pensée répandue
partout dans l'univers?--Voilà l'hypothèse panthéiste et moniste. Or,
ce n'est pas en consultant notre conscience que nous pourrons en
vérifier la fausseté ou la réalité. Descartes aura beau dire «je
_pense_, donc je _suis_,» la pensée et l'existence sont à coup sûr
certaines, mais le _je_ ou _moi_, certain aussi comme forme de la
pensée et de l'existence, est-il certain comme fond absolu, durable,
distinct, comme monde séparé, comme microcosme? Là-dessus, la
conscience m'apprend comment je me pense subjectivement, non comment
je suis objectivement. Aussi, ce qu'il y a de certain dans le _je
pense_, c'est le _penser_, ce n'est pas le _je_. Le vrai et seul
évident principe est le suivant: _la pensée est; il y a de la pensée,
il y a de l'être, il y a de la conscience_. Quant à _moi_, ce mot ne
désigne que la conscience même de la pensée sans m'en révéler
l'individualité véritable, d'autant plus que toute pensée a un objet
et un objet multiple, et que, par conséquent, la multiplicité s'impose
à la conscience autant que l'unité. Si le moi paraît un et simple, ce
peut fort bien être, comme le dit Kant, parce qu'il est «la plus
pauvre des représentations,» la pensée «vide de tout contenu.» Par
_moi_ ou cette _chose qui pense_, «on ne se représente rien de plus
qu'un sujet transcendantal de la pensée = _x_; ce sujet ne peut être
connu que par les pensées qui sont ses prédicats, et en dehors d'elles
nous n'en avons pas le moindre concept. La conscience n'est pas une
représentation qui distingue un _objet_ particulier, mais une _forme_
de la représentation en général, en tant qu'elle mérite le nom de
connaissance[25].» Le fond qui est sous cette forme, le réel, le
concret, le vivant, c'est le _sentir_, le _penser_, le _jouir_, le
_souffrir_, le _désirer_; c'est la conscience avec la multitude de ses
états; mais nous ne savons toujours pas si elle est vraiment et
objectivement individuelle.

  [25] _Raison pure_, t. II, p. 13.

Même incertitude sur l'identité ou la non-identité du moi. Là encore
le pour et le contre peuvent être soutenus par des arguments qui ne
semblent décisifs ni d'un côté ni de l'autre.

On ne prouve pas que le _moi_ soit de tout point illusoire et que la
conscience spontanée soit sans fond propre, quand on rappelle les
incontestables déviations et les erreurs dont l'_idée_ réfléchie du
moi est susceptible. En premier lieu, dit-on, certains matériaux
étrangers peuvent s'introduire dans l'idée que nous avons de
nous-mêmes; une série d'événements imaginaires s'insère alors dans la
série des événements réels, et nous nous attribuons ce que nous
n'avons pas fait[26].--Soit, répondent les partisans du moi identique;
mais sur quel point alors porte exactement l'erreur? Est-ce sur le
moi et sur la volonté, ou au contraire sur tout ce qui n'est pas le
moi ni son action? Balzac croit avoir donné à son ami un cheval qu'il
avait l'intention de lui offrir, et qu'il ne lui a pas donné
réellement; l'erreur porte sur la réalisation effective et matérielle
de la chose dans le monde externe, sur la part du non-moi: Balzac a
réellement _désiré_ et _voulu_ faire ce don, il l'a réellement _fait_
dans son imagination, et il a assisté d'avance à la scène dont il
était le principal acteur. De même pour les songes et les
hallucinations; ce qui leur manque, c'est la réalité extérieure dans
le non-moi, nullement la réalité intérieure dans la conscience. Dans
d'autres cas, inverses des précédents, nous attribuons à autrui des
événements qui appartiennent au moi. Au milieu d'un monologue mental,
une apostrophe, une réponse jaillit, une sorte de personnage intérieur
surgit et nous parle à la deuxième personne:--Rentre en toi-même,
Octave, et cesse de te plaindre.--«Supposez que ces apostrophes, ces
réponses, tout en demeurant mentales, soient tout à fait imprévues et
_involontaires_, que le malade ne puisse les provoquer _à son choix_,
qu'il les subisse, qu'il en soit obsédé; supposez enfin que ces
discours soient bien liés, indiquent une intention..., il sera tenté
de les attribuer à un interlocuteur invisible[27].» Les partisans du
moi identique répondent à M. Taine qu'il est obligé d'introduire ici
la distinction du volontaire et de l'involontaire, pour expliquer
l'aliénation d'une partie de nos pensées, de nos sentiments, de nos
actes. Ce que nous _subissons_ doit nous paraître étranger; or, nous
pouvons devenir en quelque sorte passifs de nous-mêmes; des choses
d'abord volontaires deviennent involontaires par l'habitude: il
s'établit alors une lutte de nous avec nous-mêmes, du moins de la
volition présente avec les effets accumulés des volitions passées, ou,
physiologiquement, de la voie nouvelle que tente de suivre la décharge
nerveuse avec les canaux déjà tracés qui s'opposent à ce nouveau
cours. Il y a toujours en nous une aliénation partielle de nous-mêmes;
pour que cette aliénation s'exagère jusqu'à l'hallucination, il suffit
que les conditions organiques viennent ajouter leur tyrannie à celle
qui résulte déjà de nos idées et de nos passions acquises. Les
vibrations maladives du cerveau produisent alors des sensations
fortes, réellement imprévues et non voulues. D'après les règles
ordinaires de l'attribution aux causes, nous attribuons ce que nous
éprouvons à des causes différentes de nous-mêmes, et à vrai dire nous
n'avons pas tort; notre seule erreur, c'est de projeter à une trop
grande distance les causes étrangères à notre volonté. Elles sont en
nous et dans notre cerveau; notre induction les place plus loin dans
le monde extérieur; ici encore l'erreur porte, à vrai dire, sur
l'extériorité. Si le moi se trompe, c'est dans le partage des modes
relatifs entre les deux termes, moi et non-moi. Les associations,
étant acquises, peuvent être défaites, même les plus importantes. Par
exemple l'association du sentiment de notre existence propre avec
notre nom propre peut être détruite; Pierre se donne le nom de Paul;
il peut même confondre l'histoire de Paul avec la sienne. Mais notre
histoire, à vrai dire, n'est pas encore tout à fait nous-mêmes; c'est
notre manifestation à travers le temps. Notre histoire est surtout
celle de nos relations avec autrui et avec les choses extérieures;
elle a surtout pour objet nos affaires étrangères, dont nos affaires
intérieures elles-mêmes ne sont jamais isolées. Tout cela peut donc à
la rigueur s'oublier, se confondre, s'aliéner. Dans ce cas encore,
l'oubli et l'erreur portent seulement sur nos relations multiples, qui
ne sont pas le _moi_ lui-même, réel ou formel. L'oubli, du reste,
semble être toujours momentané, l'erreur toujours réparable; la
maladie a toujours un remède, connu ou inconnu. La nature opère
souvent la guérison par ses propres ressources, à défaut de l'art.
Témoin cette dame américaine qui, au sortir d'un long sommeil, se
réveilla sans aucun souvenir apparent, fit de nouveau connaissance
avec ceux qui l'entouraient, apprit de nouveau à écrire, puis, après
un autre sommeil prolongé, retrouva au réveil le souvenir de sa
première période en perdant celui de la seconde. On en a conclu qu'il
y avait dans le même être deux personnes morales, deux _moi_ qui se
sont succédé périodiquement pendant plus de quatre années. C'est aller
un peu trop vite. On nous dit que cette dame, «quand elle est dans son
ancien état,» a une belle écriture, et dans son second «une pauvre
écriture maladroite;» l'écriture n'est pas le moi ni la volonté. On
ajoute qu'elle ne reconnaît pas dans une période les personnes qu'elle
n'a vues que dans la période précédente; les autres personnes ne sont
pas le moi. On ne nous dit pas si son caractère était sensiblement
modifié: la chose aurait valu la peine d'un examen, car ici nous
approchons du moi; mais enfin, supposons un complet oubli, une vraie
table rase: ce n'est encore là qu'une perte apparente de soi-même,
puisque en fait tous les souvenirs qui semblaient à jamais perdus ont
été retrouvés. Donc le premier _moi_, réel ou formel, subsistait
toujours, et il est inutile de faire intervenir un second moi, un
second personnage, là où le premier suffit. Quand la chaleur employée
à faire fondre la glace devient latente, puis, après la fusion,
redevient sensible, nous ne croyons pas nécessaire de supposer deux
chaleurs. Ce cas maladif exceptionnel a son analogue dans
l'alternative de la veille et du sommeil, qui ne scinde pas pour cela
véritablement notre conscience en deux. Bien plus, pendant la veille
même, il a son analogue dans les faits les plus simples d'oubli.
L'oubli est un sommeil partiel, comme le sommeil est un oubli partiel.
Par exemple, je vais de mon bureau à ma bibliothèque pour chercher un
livre; en chemin j'oublie de quel livre il s'agit et fais d'inutiles
efforts pour m'en souvenir: est-ce à dire que je sois scindé en deux,
que je sois devenu une autre personne, qu'il y ait en moi-même deux
moi, l'un qui pensait tout à l'heure à ce livre, l'autre qui n'y pense
plus? Je reviens à mon bureau pour me remettre dans le même courant
d'idées, et un instant après le souvenir me revient; est-ce le premier
moi qui a pris la place du second? L'écheveau des associations est
toujours plus ou moins extérieur à ma volonté, de même que l'écheveau
de fil à la main qui le débrouille. Ce que j'entends par _moi_ est
quelque chose qui me paraît supérieur à ce que j'oublie comme à ce
dont je me souviens. Supposons qu'au lieu d'oublier un seul fait,
j'oublie toute une série de faits, toute une période de mon histoire,
et même toute mon histoire: je ne deviendrai pas nécessairement pour
cela un autre individu. La solution de continuité produite dans la
connaissance analytique de moi-même pourrait n'être pas absolue et ne
pas m'atteindre en moi-même; les perceptions sourdes dont parle
Leibniz continueraient à manifester le même individu.

  [26] Voir M. Taine, l'_Intelligence_, II, p. 191.

  [27] Voir Taine, l'_Intelligence_, II, p. 199.

Telle est la discussion à laquelle peuvent donner lieu les maladies de
la mémoire et de la conscience, sous lesquelles on peut toujours
supposer la persistance de notre identité personnelle, liée elle-même
à la persistance du cerveau. Mais, ni d'un côté ni de l'autre, aucun
argument n'est décisif relativement à la réalité absolue des choses.
Si les matérialistes ne peuvent entièrement démontrer la non-identité
absolue du moi, encore bien moins les spiritualistes peuvent-ils
démontrer ou vérifier son identité absolue. La mémoire fût-elle
toujours à l'abri des altérations et des maladies, des erreurs mêmes
sur le passé, elle ne constituerait pas pour cela une preuve
suffisante de notre identité.

En effet, nous ne saisissons pas directement le passé en lui-même;
nous ne pouvons le saisir que dans le présent. Dès lors, en nous
supposant réduits à cette preuve, nous pouvons toujours nous demander
si, dans l'intervalle du passé au présent, nous n'avons point changé
en notre fond, quoique identiques dans la forme de la pensée. D'autant
plus que, matériellement, la mémoire est liée à une innervation du
cerveau, dont les parties sont changeantes. «Une boule élastique qui
en choque une autre en droite ligne, dit Kant, lui communique tout son
mouvement, par conséquent tout son état, si l'on ne considère que les
positions dans l'espace. Or, admettez, par analogie avec ces boules,
des substances dont l'une transmettrait à l'autre ses représentations
avec la conscience qui les accompagne, la dernière substance aurait
conscience de tous les états qui se seraient succédé avant elle comme
des siens propres, puisque ces états seraient passés en elle avec la
conscience qui les accompagne, et pourtant elle n'aurait pas été la
même personne dans tous ces états.» Le souvenir, en effet, comme
renouvellement d'une représentation particulière, est un phénomène qui
peut se transmettre et se reproduire de la même façon que les autres
phénomènes. Seule, la reconnaissance immédiate d'un moi absolu
dépasserait la sphère des phénomènes; mais elle présupposerait un
moyen de se reconnaître qui fût indépendant du temps lui-même. La
conscience de l'identité dans différents temps impliquerait la
conscience de quelque principe qui, dans un même temps, dépasserait le
temps et fonderait par là l'identité à venir. Aussi, Maine de Biran et
ses disciples ont-ils été amenés à soutenir que nous nous saisissons
nous-mêmes en dehors du temps et, comme dit Spinoza, _sub specie
æterni_. Mais, outre que cette conscience de l'éternel ou de
l'intemporel, qui serait la conscience et l'intuition du _noumène_,
est ce qu'il y a de plus problématique, elle ne serait toujours,
fût-elle certaine, qu'une conscience non individuelle, une conscience
de ce qui est supérieur au moi, de ce qui est vous autant que moi, une
conscience de l'universel. Le moi ne serait plus absorbé dans ses
organes, mais il le serait dans l'unité absolue de la «raison.» La
volonté dont nous aurions ainsi la vague conscience serait de nouveau
la volonté universelle de Schopenhauer ou la substance éternelle de
Spinoza.

A l'objection de Kant, tirée de la communication du mouvement et, en
dernière analyse, de la communication du _changement_ ou des _manières
d'être_, on ne pourrait répondre qu'en montrant dans la conscience
quelque chose d'absolument incommunicable; et pour trouver ce je ne
sais quoi d'incommunicable, il ne suffirait pas de comparer le moi en
différents temps, il faudrait pouvoir reconnaître, non seulement dans
un seul et même instant, mais même indépendamment de toute durée, ce
qui le rend incommunicable et impénétrable. Or, dès qu'on s'élève
au-dessus du temps comme de l'espace, l'être est, au contraire,
nécessairement pensé comme communicable, pénétrable, ouvert de toutes
parts, en un mot universel. L'individuation, à cette hauteur, se perd
dans un profond mystère, et on ne peut plus comprendre tous les
esprits que dans un seul esprit. D'autre part, si de cette région
problématique des noumènes nous redescendons dans le monde du temps et
de l'expérience, le moi ne nous offre plus qu'une impénétrabilité de
_fait_ et en quelque sorte matérielle, qu'une incommunicabilité
relative qui peut n'être pas définitive. En effet, il y a
nécessairement communication, d'une manière quelconque, entre les
êtres, puisqu'en fait et dans l'expérience nous nous communiquons des
changements, des modifications, nous agissons et pâtissons les uns par
rapport aux autres. Contre ce fait (pas plus que contre la réalité du
mouvement) ne peuvent prévaloir les spéculations des métaphysiciens
sur l'incommunicabilité entre les «substances,» ou, si les substances
sont réellement incommunicables, le fait de la communication
réciproque prouve précisément que nous ne sommes point des substances.
L'histoire naturelle et la psychologie des animaux nous montrent la
fusion de plusieurs êtres en un seul, doué probablement de quelque
conscience centrale. L'insecte coupé en deux tronçons qui continuent
de sentir nous révèle la division possible d'une conscience encore à
l'état de dispersion. La communication mutuelle des sensations entre
les deux soeurs jumelles soudées par le tronc, est un fait
physiologique qui nous ouvre des perspectives sur la possibilité de
fondre deux cerveaux, deux vies, peut-être deux consciences en une
seule[28]. Actuellement, les _moi_ sont impénétrables; mais
l'impossibilité de les fondre peut tenir à l'impossibilité de fondre
les cerveaux. Si nous pouvions greffer un centre cérébral sur un
autre, rien ne prouve que nous ne ferions pas entrer des sensations,
auparavant isolées, dans une conscience commune, comme un son entre
dans un accord qui a pour nous son unité, sa forme individuelle. Sans
doute, nous n'arrivons pas à comprendre ce mystère: ne faire plus
qu'un avec une autre conscience, se fondre en autrui, et pourtant
c'est ce que rêve et semble poursuivre l'amour. Qui sait si ce rêve
n'est pas l'expression de ce que fait continuellement la nature, et si
l'alchimie universelle n'opère pas la transmutation des sensations par
la centralisation progressive des organismes? Ce _moi_ dont nous
voudrions faire quelque chose d'absolu,--qui pourtant doit bien être
dérivé de quelque façon et de quelque façon relatif, s'il n'est pas
l'«Absolu» même, s'il n'est pas Dieu,--ce _moi_ que Descartes voulait
établir au rang de premier principe, plus nous le cherchons, plus nous
le voyons s'évanouir, soit dans les phénomènes dont il semble
l'harmonie concrète, soit dans l'être universel qui n'est plus _ma_
pensée, mais _la_ pensée ou _l'_action partout présente.

  [28] Voir, sur ce point et sur le caractère de la conscience,
  notre chapitre relatif à la _conscience sociale_ dans la _Science
  sociale contemporaine_.

Dès lors, que devient la conscience de notre indépendance en tant que
_moi_, de notre liberté _individuelle_?

Cette conscience de la liberté supposerait que nous nous voyons
absolument indépendants: 1º de notre corps; 2º de l'univers; 3º du
principe même de l'univers. Eh bien, nous aurons beau contempler notre
conscience et répéter avec Descartes: _cogito, cogito_, nous ne
verrons pas par là notre réelle indépendance par rapport à notre
organisme. «Ce qui peut être conçu séparément, dit Descartes, peut
aussi exister séparément.» Kant a montré l'impossibilité de ce passage
d'une distinction intellectuelle, subjective, à une séparation réelle,
objective. «Dire que je distingue ma propre existence, comme être
pensant, des autres choses qui sont hors de moi, et dont mon corps
fait aussi partie, c'est là une proposition simplement analytique; car
les _autres_ choses sont précisément celles que je _conçois_ comme
_distinctes_ de moi. Mais cette conscience de moi-même est-elle
_possible_ sans les choses hors de moi, par lesquelles les
représentations me sont données, et par conséquent puis-je _exister_
simplement comme être pensant, _sans_ être _homme_ [et uni à un
corps]? C'est ce que je ne sais point du tout par là[29].»

  [29] _Raison pure_, II, p. 11.

Je sais encore bien moins, par la connaissance de ma conscience, si je
puis exister indépendamment de la totalité des êtres, de l'univers
avec lequel mes organes me mettent en communication. Il faudrait, pour
le savoir, que j'eusse mesuré l'action de toutes les causes
extérieures, et que je pusse montrer un _résidu_ inexplicable par ces
causes, explicable par moi. J'aurais besoin, pour résoudre ce
problème, de la science universelle. La prétendue conscience de la
liberté serait donc identique à la science de l'univers. Quant à
savoir si je puis exister sans un principe supérieur à moi comme à
l'univers même, en un mot si je suis l'absolu, c'est ce que
l'inspection de ma conscience ne m'apprendra jamais. Et pourtant, pour
avoir conscience de ma _substantialité_ propre, il ne faudrait rien
moins qu'avoir conscience de ce que les scolastiques appelaient mon
_aséité_, mon existence par moi seul[30]. On définit la substance ce
qui est véritablement en soi-même et non dans autre chose comme une
simple qualité. Mais ce qui est en soi-même, Spinoza l'a bien compris,
c'est ce qui est par soi-même, ce qui est cause de soi-même, ce qui
est indépendant ou absolu. On a beaucoup critiqué cette définition de
Spinoza; mais, en définitive, l'être qui ne contient en lui-même rien
d'absolu, et qui n'est qu'un ensemble de relations et de dépendances,
a-t-il le droit de dire qu'il existe individuellement et en lui-même?
Que peut-il montrer, comme titre à l'existence, qui lui appartienne?
A-t-il un droit de propriété véritable à faire valoir dans le domaine
infini de l'être? ne pourrait-on pas montrer toujours que, s'il
possède quelque chose à la surface, le sol lui-même et le fonds ne lui
appartiennent point? Il est de par toutes les autres choses et non de
par lui-même; en conséquence, il est en tout, plutôt qu'en lui-même.
Il n'est pas plus _pour_ soi que _par_ soi et _en_ soi. Ce sont là
trois choses inséparables. La conscience de la vraie substantialité,
la conscience de l'absolu, voilà ce qui pourrait constituer une vraie
conscience de notre indépendance personnelle, de notre liberté, voyant
en soi, _a priori_, la raison et la cause de tout ce qu'elle veut, de
tout ce qu'elle est. Si on le méconnaît, c'est qu'on partage une
erreur commune à presque tous les philosophes: la confusion du
_nécessaire_ et de l'_absolu_, laquelle se réduit à la confusion de la
nécessité et de la liberté. Entend-on par substance la dernière
_nécessité_ de notre être, ce qui nous impose nos manières d'être
fondamentales, notre caractère personnel?--Alors, relativement à nous,
la substance devient quelque chose de passif, reçu du dehors. Or, ce
n'est plus notre activité, notre _volonté_, mais notre _nature_.
Cherchons _en nous_ cette nécessité dernière, nous ne la trouverons
pas. Notre nature nous a été donnée, imposée: c'est la part du
physique. Notre nature se réduit aux conditions extérieures de notre
activité, au milieu où elle agit, aux nécessités qu'elle subit, aux
dépendances et aux relations où elle est engagée. En croyant nous
chercher nous-mêmes dans cette substance prétendue qui serait notre
nécessité, nous cherchons autre chose. La substance ainsi entendue
est, comme toute nécessité, impersonnelle. J'ajoute qu'elle est
_physique_; c'est notre corps. Et, comme notre corps n'est qu'un
détail du grand monde, notre substance est universelle: notre vrai
_support_ est le monde entier. Enfin, si le monde entier se ramène à
quelque nécessité primitive et universelle, notre substance finit par
se confondre avec cette unité nécessaire, avec cette loi universelle,
avec ce _fatum_ suprême, qu'on a si faussement appelé Dieu. Dans cette
première voie, notre substance fuit donc en quelque sorte devant nous.
Loin d'être le _moi_, la personne, elle est le non-moi, l'impersonnel.
De sorte qu'on aboutit par là à cette conséquence: notre être, c'est
l'être d'autrui et de tous. En d'autres termes, nous n'existons pas
réellement. Telle serait, dans cette hypothèse, la substance
_objective, inconnue_, l'X de l'équation universelle, le noumène
insaisissable.

  [30] «Les spiritualistes, avons-nous dit ailleurs (_Critique des
  systèmes de morale_, p. 287), distinguent entre la création
  complète de soi-même, qui est l'existence absolue, et la création
  de ses actes, qu'on nomme liberté; ils supposent donc que nous
  avons reçu l'être nécessairement, mais que nous donnons l'être
  librement à nos volitions. Selon nous, si on examinait la chose
  avec plus d'attention, on reconnaîtrait qu'elle est
  contradictoire. S'il y a en moi une nature toute faite que j'ai
  reçue, une existence dont je ne suis pas la cause, il y a par
  cela même en moi un fond déterminé, nécessité, impénétrable à ma
  conscience parce qu'il n'est pas le résultat de mon action
  consciente. Dès lors, je pourrai toujours me demander si l'action
  qui paraît venir de ma conscience ne vient pas de ce fond
  inconscient, si je ne suis pas en réalité, comme dit Plotin,
  «esclave de mon essence,» c'est-à-dire de la nature propre et de
  l'existence que j'ai reçues de mon créateur. Par conséquent, pour
  être _certain_ d'être libre, il faudrait que je fusse entièrement
  l'auteur de moi-même, de mon être comme de mes manières d'être et
  que j'en eusse l'entière conscience _a priori_. En d'autres
  termes, il faudrait que j'eusse l'existence absolue comme la
  conscience absolue, il faudrait que je fusse Dieu. Si les
  spiritualistes veulent bien approfondir la notion de la vraie
  liberté, ils verront qu'elle aboutit à cette conséquence, qui,
  pour n'en avoir point encore été ouvertement déduite, n'en est
  pas moins nécessaire...» «Qu'il y ait en nous une existence reçue
  d'ailleurs et par cela même inconsciente, la volonté, qui ne sera
  plus qu'une détermination superficielle de cette existence, ne
  pourra plus être consciente et sûre de sa liberté, c'est-à-dire
  de son indépendance par rapport à tous les autres êtres de
  l'univers.»

C'est, au contraire, dans une volonté se suffisant à elle seule, dans
une liberté absolue que la vraie substance pourrait résider. Mais dans
ce second sens, le plus qu'on pût accorder à l'homme, ce serait
simplement une vague conscience de la force ou volonté universelle qui
agit en nous comme dans les autres; cette prétendue conscience de
l'universel n'est sans doute qu'une pure idée. En tout cas, nous
perdons notre moi par ce second côté comme par l'autre. Si nous avions
ainsi conscience de quelque liberté, ce ne serait pas de _notre_
liberté individuelle, mais de _la_ liberté, de l'unité absolue,
supérieure à notre individualité propre. En ce cas, je serais libre là
où précisément je ne serais plus _moi_. En tant que _moi_, en tant
qu'être distinct et déterminé, je suis déterminé dans mon action comme
dans mon être, je suis pris au réseau du déterminisme universel. La
liberté, si elle existe, n'est plus que le _mens agitat molem_. De
même donc que mon _moi_ se perd dans la substance des métaphysiciens
conçue comme nécessité fondamentale, il se perd aussi, semble-t-il,
dans la substance conçue comme liberté fondamentale. Si la nécessité
n'est pas _moi_, l'absolu d'autre part n'est pas _moi_, ou du moins il
n'est pas ce qu'il y a d'individuel et de proprement _mien_ en
moi-même.

En dernière analyse, la conscience hypothétique de la liberté se
réduit ou bien à la vague conscience d'une existence absolue et
universelle, d'une volonté absolue qui ne serait pas vraiment notre
volonté individuelle, ou bien à une _idée_ d'absolu, à une idée de
liberté, qui est pour le _moi_ un idéal, et non encore une réalité
présente au _moi_. Que _la_ liberté, _l'_absolu, soit la réalité même,
on peut le prétendre; mais _ma_ liberté, mon indépendance absolue est
certainement une _idée_. Je n'ai pas conscience d'être libre, _moi_;
j'ai seulement conscience de penser la liberté, de l'aimer et d'y
tendre.

Cette idée même de liberté, nous l'avons vu[31], se produit tout
naturellement sans exiger aucun effet de notre part, car elle provient
de ce que nous ne faisons pas une analyse complète ni un complet
calcul. Par un phénomène singulier, l'idée si utile de notre puissance
volontaire provient de notre impuissance intellectuelle et de notre
repos intellectuel. Les divers possibles nous paraissent alors
coïncider dans la perspective intérieure, et cette apparence même les
rapproche pratiquement. Dans une immense allée d'arbres, les arbres
lointains semblent se toucher, parce que nous demeurons en repos sans
aller vérifier jusqu'au bout; que serait-ce s'il n'y avait point de
bout?

  [31] Voir livre premier, chap. premier.

La «_conscience de l'indépendance_» peut donc avoir pour fond réel
l'_inconscience de la dépendance_[32].

  [32] Voir notre _Critique des systèmes de morale_ (_ibid._), où
  nous avons traité cette question avec détail.

Soit un motif déterminé: il est clair que je puis ne pas le
suivre,--si j'en suis un autre; mais cet autre à son tour, je puis ne
pas le suivre. J'acquiers ainsi l'idée de mon indépendance générale
par rapport à chaque motif particulier, et je finis même par me
persuader que, si je vide la volonté de tout motif, il restera encore
une puissance indépendante, une volonté _pure_ et _absolue_ analogue à
la pensée pure d'Aristote. Il me semble même alors que je réalise en
moi cette volonté et que j'en ai le sentiment ou la conscience. Mais,
quand j'ai le sentiment de n'être pas nécessité dans un acte, ce peut
être précisément parce que la nécessité y est entière. En effet, pour
sentir une nécessité et une contrainte, c'est-à-dire au fond un
obstacle, il y faut résister en quelque mesure et par cela n'être pas
complètement entraîné; mais, si la nécessité se confond avec mon
action même, ou plutôt avec mon vouloir, je n'ai plus que le sentiment
d'une spontanéité entière. Il ne faut pas se figurer toujours la
nécessité sous la forme anthropomorphique d'une contrainte matérielle,
comme celle d'un bras contraint par un autre bras; elle peut être la
volonté même et le moi; elle peut être tellement dégagée de
résistances extérieures que toute idée de contrainte disparaisse et
que la nécessité immanente se voie elle-même spontanéité.

Puisque à tous les points de vue la conscience de la liberté
individuelle demeure insaisissable, le vrai problème de la liberté est
bien celui que nous avons posé à plusieurs reprises:--Jusqu'à quel
point et par quels moyens l'idée de la liberté est-elle réalisable au
sein même du déterminisme?--C'est à ce problème qu'aboutissent
nécessairement tous les systèmes métaphysiques, et c'est sous cette
forme seule qu'on peut espérer un rapprochement pratique de ces
systèmes. Le problème de la liberté individuelle n'est autre que celui
de l'_individuation_: on ne peut espérer le résoudre théoriquement
et métaphysiquement avec certitude; il ne prend de forme scientifique
que sous la formule suivante: «Jusqu'à quel point et par quelle série
de moyens-termes pouvons-nous nous individualiser?» et aussi,
dans l'ordre moral: «Jusqu'à quel point pouvons-nous nous
universaliser?»--C'est donc une question de limite à déplacer, une
question expérimentale d'évolution et de _progrès_.



CHAPITRE DEUXIÈME

L'INDÉTERMINISME PSYCHOLOGIQUE.--LA LIBERTÉ D'INDIFFÉRENCE

  I. L'indétermination partielle dans la sensibilité et dans
     l'intelligence. Équilibre artificiel et prévalence
     artificielle des idées.

  II. L'indétermination dans la volonté. Critique de Reid.

  III. Comment la détermination succède à
     l'indétermination.--Peut-on choisir avec réflexion entre deux
     choses indifférentes, et où finit la part de la liberté dans ce
     choix? Expériences psychologiques. Analyse des faits de caprice
     et d'obstination.


On a espéré prouver psychologiquement l'existence d'une liberté
individuelle par l'examen des cas où nous choisissons entre des choses
équivalentes et indifférentes. Rien de plus éloigné, au premier abord,
que le déterminisme mécanique et cette liberté d'indifférence ou
d'équilibre. On ne tarde pourtant pas à découvrir entre ces doctrines
une foule de points communs qui peuvent en préparer le rapprochement
dans une notion plus scientifique. Tout d'abord, elles ont également
pour fond des idées d'équilibre et de mouvement, des idées mécaniques;
et elles ne semblent guère, l'une et l'autre, s'élever au-dessus des
considérations de forces ou de quantités. La liberté d'équilibre
serait plus physique que morale; car le problème moral, que du reste
nous ne voulons pas poser encore, ne se pose jamais dans
l'indifférence. De même que les mathématiciens réduisent ce qu'on
appelle jeux de hasard à des jeux de nécessité mathématique, de même,
peut-être, cette sorte de jeu et de hasard intérieur qui semble
constituer la liberté d'indifférence s'explique-t-il par les règles
générales du mécanisme, auxquelles il paraissait d'abord faire
exception.


I.--Le mécanisme et la liberté d'indifférence s'accordent à
reconnaître dans la sensibilité, dans l'intelligence, dans l'activité,
des cas d'indétermination et de statique mentale qui se ramènent à des
états d'équilibre. Mais, l'un et l'autre système le reconnaissent
aussi, cette indifférence intérieure, dans nos diverses facultés,
n'est jamais que partielle: le repos absolu serait pour nous la mort.

La _sensibilité_ semble parfois dans un état de complète indifférence;
mais, avec un peu d'attention, on y découvre toujours quelque
sentiment confus, qui enveloppe un effort plus ou moins pénible ou un
déploiement plus ou moins agréable d'activité. Je puis d'ailleurs, en
faisant attention à quelque objet, soustraire ma réflexion, sinon mon
être tout entier, à ces petits changements qui surviennent dans ma
sensibilité. C'est alors que celle-ci paraît indifférente; mais cette
indifférence n'est pas absolue: car je prends intérêt et plaisir à
diriger ma pensée dans ce calme même des sens, comme une barque sur
des eaux endormies et indifférentes. En l'absence de tous les autres
plaisirs, celui-là reste; il ressemble au sillon que la barque produit
à sa suite sur la surface qu'elle traverse: tout autre flot a disparu,
mais celui-là suffirait encore pour faire tressaillir la masse des
eaux et y entretenir un mouvement perpétuel.

       *       *       *       *       *

L'indétermination absolue de l'_intelligence_ ne serait que la
possibilité abstraite de penser. Ce n'est pas dans cette torpeur de
l'intelligence qu'il faut chercher la place et le domaine de la
liberté. Si celle-ci peut s'exercer dans l'indifférence du jugement,
il ne s'agit alors que d'une indifférence sur certains points, qui ne
doit pas exclure, mais plutôt favoriser l'action déterminée de
l'esprit sur d'autres points.

L'indifférence partielle de l'entendement peut être produite en
premier lieu par l'_ignorance_; car, à l'égard de ce qu'elle ignore
entièrement, mon intelligence ne saurait être qu'indifférente et en
repos. La seconde cause d'indétermination dans le jugement est le
_doute_. En effet, le doute est un équilibre produit par l'équivalence
en quantité et en qualité des raisons pour l'affirmative et des
raisons pour la négative. Ces raisons, considérées en elles-mêmes et
dans la réalité concrète des choses, ne sont jamais parfaitement
équivalentes, et c'est ce que Leibniz soutiendrait à bon droit; mais,
Leibniz ne l'a pas assez remarqué, elles peuvent être équivalentes
pour notre intelligence imparfaite, qui ne connaît jamais tous les
termes de la question. Par exemple, si je sais qu'une urne où je dois
puiser contient cinq boules blanches et cinq boules noires, sans
connaître rien de plus, il y aura équilibre parfait dans mon
intelligence entre le pour et le contre. Pourtant, cet équilibre
n'existe pas dans la réalité. Les boules ne sont pas toutes à égale
distance de ma main; il en est qui sont au fond de l'urne, et
d'autres par dessus; il y a aussi dans le mécanisme de mon bras
quelque chose qui le fera dévier à droite plutôt qu'à gauche. Si je
connaissais tous les éléments concrets de la question, l'équilibre
serait rompu et le doute disparaîtrait de mon esprit. C'est donc
l'ignorance, en définitive, qui produit le doute, et cette seconde
cause d'indétermination intellectuelle se ramène à la première.

L'ignorance, nous obligeant à négliger certaines choses qui existent
dans la réalité sans exister dans notre pensée, est une sorte
d'abstraction naturelle et forcée. D'autre part, l'_abstraction_
logique pourrait être appelée une ignorance artificielle par laquelle
nous rendons notre intelligence indéterminée sur certains points pour
pouvoir la déterminer sur d'autres points. C'est là un troisième moyen
de produire l'indifférence. L'artifice de l'abstraction, en effet, ne
nous sert pas seulement dans les questions théoriques; nous le mettons
aussi en usage dans les problèmes pratiques, quand nous délibérons sur
ce qu'il faut faire ou ne pas faire. Nous pouvons alors, par
l'abstraction, introduire momentanément l'équilibre entre des idées
qui ne sont réellement pas équivalentes. Entre deux partis, dont l'un
au premier abord prévaut dans mon jugement, je puis rétablir
artificiellement l'équilibre, en faisant abstraction des différences
de valeur pour ne considérer que les ressemblances, en détournant mon
attention de certains points pour la fixer sur d'autres. L'attention
ressemble alors au balancier dont on se sert pour maintenir un
équilibre instable: suivant qu'on le penche à droite ou à gauche, on
établit la compensation et l'indifférence entre des forces
différentes. Cet art de l'équilibre nous est familier à tous; l'enfant
l'emploie de bonne heure instinctivement, et l'homme finit par y
montrer une adresse vraiment merveilleuse.

Nous pouvons aller plus loin encore, et faire en sorte que le parti
inférieur paraisse non seulement égal, mais supérieur à l'autre. Nous
faisons, par l'abstraction, rentrer dans une sorte de nuit ce qui
pourrait assurer la supériorité à un parti, et nous ne projetons la
lumière que sur les côtés par où l'infériorité se montre. Les ruses
des sophistes pour faire triompher la mauvaise cause, nous les
employons au sein même de notre conscience, dans cette sorte
d'assemblée délibérante que forment nos idées.

Nous pouvons aussi, comme les rhéteurs et les sophistes, compenser la
valeur d'une raison très forte par un grand nombre de raisons faibles.
La première prévaudrait sur chacune des raisons opposées prise à part;
mais elle peut être équilibrée ou surpassée par leur ensemble.
Parfois encore, comme l'a fait voir Leibniz, la victoire que nous
n'aurions pas obtenue en gros, nous l'obtenons en détail, par un
groupement habile des questions et des raisons qui fait que, dans
chaque groupe, le pour doit l'emporter. Cet artifice rappelle
l'adresse des politiques et les moyens dont ils se servent, dans les
pays de suffrage, pour obtenir une majorité plus apparente que réelle,
en groupant les électeurs dans des circonscriptions habilement
distribuées.

Le langage, qui n'est qu'un procédé particulier d'abstraction et
d'analyse, est aussi un moyen puissant pour produire artificiellement
l'équivalence ou la prévalence des idées. Quelque différents que
soient en eux-mêmes le devoir et l'intérêt, les mots de _devoir_ et
d'_intérêt_ peuvent être considérés comme indifférents, et nous
sommes, par rapport à ces mots, dans un état d'équilibre relatif. Il
en est de même des propositions verbales, quand on les compare entre
elles. «Il est bon en soi de faire son devoir,» «il est bon pour moi
de suivre mon intérêt;»--voilà des propositions très différentes pour
le sens, mais qui deviendront presque indifférentes si on débite les
mots sans faire attention aux idées. L'idée vraie d'un devoir aurait
pu l'emporter sur ma passion présente; mais si je n'oppose à cette
passion que le mot même de devoir et la pensée vague qu'il enferme, ne
pourrai-je pas parvenir, non seulement à équilibrer les chances entre
les diverses raisons, mais même à faire prévaloir dans mon jugement la
raison la moins bonne? Leibniz remarque que souvent, en pensant «à
Dieu,» à la vertu, à la félicité, nous raisonnons en paroles, presque
sans avoir l'objet même dans l'esprit; nous débitons les mots comme
des perroquets, et nos raisonnements «sont une espèce de psittacisme»
qui ne fournit rien pour le présent à la conscience morale. Les mots
peuvent donc être pour l'intelligence un moyen de se soustraire tout à
la fois à l'action du sensible et à celle de «l'intelligible.» Par les
mots, l'esprit devient comme indépendant des choses mêmes et de leurs
différences réelles; par eux il peut se mouvoir facilement en tous
sens et porter son attention sur ce qui lui plaît.

Produit de l'ignorance naturelle ou de l'abstraction artificielle,
l'indifférence qu'offre parfois la pensée s'accorde avec le
déterminisme aussi bien qu'avec la doctrine contraire. Si le désaccord
a lieu, ce sera plutôt dans l'explication des états d'indifférence ou
d'équilibre que peut offrir la volonté et des moyens par lesquels elle
en sort.


II.--Les mobiles et les motifs qui influent sur notre activité ne sont
autre chose que les déterminations de notre sensibilité et de notre
intelligence. Reid et les éclectiques ont représenté la volonté comme
une sorte de puissance neutre qui demeurerait par elle-même
indifférente aux différences survenues dans le sentiment ou dans la
pensée, et qui ne subirait de leur part aucune action réelle, aucune
détermination, ni totale ni partielle. «Des motifs, dit Reid, ne sont
ni causes ni agents; ils supposent une cause efficiente, et sans elle
ne peuvent rien produire... Un motif est également incapable d'action
et de passion, parce qu'il n'est pas une chose qui existe, mais une
chose qui est conçue; c'est ce que les scolastiques appelaient un être
de raison, _ens rationis_. Les motifs peuvent donc influer sur
l'action, mais ils n'agissent pas[33].» Un motif, dit Reid, n'est
qu'une chose _conçue_; mais d'abord une chose conçue est en même temps
une chose _sentie_, parce que nous prenons toujours un intérêt
quelconque à nos idées. En outre, un motif est une réelle _action_
exercée sur nous et par nous. La peur, par exemple, est-elle donc un
_être de raison_ qui ne peut agir? Ce n'est sans doute pas la peur
prise abstraitement qui agit, semblable aux Euménides et aux Gorgones;
mais c'est l'objet terrible qui agit sur nous et qui par cela même
modifie notre activité, en provoquant une réaction dont la force est
d'autant plus grande que l'action extérieure a été elle-même plus
forte. Il y a dans tout motif, dans toute idée, un commencement
d'action et même de mouvement qui tend à persister et à s'accroître,
comme un élan qui nous serait imprimé ou que nous nous imprimerions.
Toute idée est déjà une force; notre activité n'est donc ici nullement
indifférente.

  [33] Reid, trad. Jouffroy. t. II, 212.

Reid se contredit lui-même en disant que les motifs peuvent influencer
notre action et nous pousser à agir, mais qu'ils n'agissent pas, comme
si influencer n'était pas agir. Hamilton montre bien ce paralogisme de
Reid: «Si les motifs _poussent_ à agir, dit-il, ils doivent coopérer à
l'action en produisant un certain effet sur l'agent.» Mais Hamilton
commet un paralogisme à son tour lorsqu'il ajoute: «Cela ne change
rien au raisonnement de dire (avec les nécessitaires) que les motifs
déterminent l'homme à agir, ou de dire (avec Reid) qu'ils le
déterminent à se déterminer à agir[34].»--Cela change quelque chose,
au contraire. Dans le premier cas, l'action du motif est seule et
suffit seule à produire l'effet final, par exemple la fuite du danger.
Dans le second cas, il y a place pour une autre action, qui peut-être
sera elle-même fatale, mais qui peut-être aussi sera libre. Autre
chose est de dire simplement que la colère me détermine, et autre
chose de dire qu'elle me détermine à me déterminer; car il restera à
savoir si la fatalité ne cesse pas là où cesse la première
détermination, produite par l'objet, et si la liberté ne commence pas
là où commence la seconde, qui vient de moi-même. Il n'y aurait qu'une
contradiction apparente dans ces mots: «La peur m'a déterminé
fatalement à me déterminer librement entre le courage ou la fuite.»
Nous ne prétendons pas que cette détermination libre existe; mais
Hamilton n'en prouve pas l'impossibilité, et l'action du dehors n'est
pas incompatible avec notre action personnelle. Reid et Hamilton ne
mettent, l'un et l'autre, qu'un facteur là où il y en a peut-être
deux.

  [34] _Notes à Reid_, p. 608 de l'édition anglaise.

Ainsi, les motifs étant l'action de causes réelles et motrices, on ne
peut pas se représenter notre activité comme capable de demeurer
absolument indifférente sous cette action. Tous les changements qui se
produisent dans le sentiment et la pensée produisent eux-mêmes des
changements dans l'activité; ce qui semble alors s'accomplir dans
trois «facultés» différentes est au fond la même action motrice
tendant à persévérer et à croître, tendant à devenir complète,
objective et extérieure, d'incomplète et de subjective qu'elle était
d'abord. Si donc les motifs peuvent donner lieu à des faits
d'indifférence dans l'activité, ce ne sera jamais une indifférence
totale qui pénétrerait dans le fond même de la volonté, mais seulement
cette indifférence partielle produite par l'équilibre de plusieurs
forces. Examinons ces cas d'équilibre et de statique.


III.--Les motifs donnent lieu à des effets statiques ou mécaniques,
parce qu'ils enveloppent de la force. On demandera peut-être comment
se mesure cette force des motifs; on dira avec Jouffroy qu'il n'y a
point de commune mesure entre une idée et une passion, ou entre telle
idée et telle autre.--C'est oublier que toute idée est aussi un
sentiment; c'est oublier surtout que les motifs et les mobiles sont
des actions suivies de réaction. Là où se trouve l'action se trouve
aussi l'intensité, la force. C'est donc dans l'action qu'est la
commune mesure: nous mesurons l'intensité des motifs à l'intensité de
l'action que notre caractère, notre moi, est obligé de déployer pour
leur résister, en d'autres termes, à l'effort. Il se passe alors
quelque chose d'analogue à ce que nous faisons en soupesant un objet,
quand nous apprécions le poids par l'effort que cet objet exige pour
être soulevé. Si les instruments de précision manquent pour les forces
spirituelles, les lois générales de la combinaison des forces n'en
sont pas moins ici applicables. Remarquons d'ailleurs que les forces
mentales sont elles-mêmes le type d'après lequel nous nous figurons
les autres; nous n'avons après tout conscience que de la force
intérieure,--effort, tendance, désir,--et c'est par analogie avec elle
que nous nous représentons la nature intime des autres forces.

Deux tendances contraires et d'égale intensité peuvent produire un
équilibre relatif dans notre activité; équilibre toujours fort
instable, et qui devrait se représenter matériellement par une
oscillation plutôt que par le repos. Il nous est impossible, en effet,
d'avoir l'esprit également fixé sur deux objets à la fois, par exemple
le péril présent et le regret à venir d'une action lâche. De ces deux
idées, il en est toujours une qui domine quelque peu et tend à
s'éclairer tandis que l'autre s'obscurcit.

La réflexion même qui nous avertit de l'idée actuellement dominante
fait surgir à son tour l'idée dominée, en vertu de l'habituelle
association des contraires, qui, dans la délibération entre des
contraires, est nécessairement en jeu. La tendance tout à l'heure
maîtresse est alors peu à peu contrebalancée. De là, comme nous
l'avons déjà remarqué, une oscillation analogue à celle du pendule.

La force constante de la pesanteur, qui excite le pendule à rentrer
dans sa position normale, peut être aussi comparée à la tendance
constante qui incline l'esprit vers le bonheur en général: le désir
inné du bonheur n'est-il pas comme la gravitation naturelle des
volontés vers leur centre? Les impulsions particulières à droite ou à
gauche sont analogues aux tendances tour à tour prédominantes. La
résistance que l'air oppose aux mouvements du pendule et qui peu à peu
les ralentit, a pour analogue la diminution progressive d'intensité
que produisent dans nos tendances rivales, soit l'habitude, soit la
fatigue et l'ennui. Enfin, le point fixe auquel est attaché le pendule
pourrait être comparé à l'unité, réelle ou apparente, de notre moi.

L'oscillation de l'activité a pour conséquence finale, soit le repos,
soit le mouvement dans une direction déterminée. Souvent nous ne
savons pas pourquoi l'indétermination primitive a eu pour résultat
telle détermination plutôt que telle autre. Cependant il y a toujours
une raison qui explique le fait; mais cette raison n'est pas une idée
conçue par l'esprit, un motif conscient, et c'est pour cela même que
le résultat est mécanique. L'absence de motif ne prouve pas qu'alors
je sois libre: au contraire, la liberté disparaît avec le motif même,
qui fait place à des influences involontaires. Je veux prendre une
guinée pour acquitter une dette, et j'étends le bras vers les guinées
qui sont sous mes yeux: là il y a motif, et il peut y avoir liberté.
Ma main saisit telle guinée et non pas telle autre: là il n'y a plus
de motif et, contrairement à l'opinion de Reid, il n'y a plus de
liberté. Le résultat ne cesse pas d'avoir une cause; mais cette cause
est dans les organes et dans les circonstances extérieures. Aussi je
m'attribue la détermination initiale, qui était de choisir une guinée
_quelconque_, et non le choix final de _telle_ guinée. La preuve en
est que, si la guinée se trouve être fausse, je décline toute
responsabilité. Et en effet, les guinées se confondaient pour mon
esprit, grâce à ma faculté d'abstraire, et formaient une pluralité de
termes identiques; ce n'est donc pas sur telle guinée particulière,
mais sur la guinée en général qu'a porté ma détermination volontaire.
Or, il n'y avait pas indifférence de ma volonté à l'égard de la guinée
en général, conçue comme moyen de payer ma dette. La guinée en général
n'est pas une chose indéterminée et indifférente: elle offre des
caractères précis, parmi lesquels se trouve la possibilité de servir
au payement d'une dette, et c'est par rapport à ces caractères
déterminés que je me suis déterminé moi-même, en laissant les autres
caractères dans le vague. Mais, comme je vis dans un monde où on
n'acquitte pas ses dettes avec la guinée en général, il faut bien que
l'action aboutisse à une guinée particulière. Ma volonté laisse alors
à des causes étrangères le soin de déterminer ce que j'avais laissé
dans l'indétermination; le problème est ainsi résolu par des causes
qui ne sont plus moi; j'abdique à partir d'un certain point, et me
confie à des forces extérieures; je donne l'impulsion initiale en
laissant au milieu où elle se propage le soin de l'achever. Ma main
est comme le cheval auquel on a donné un coup d'éperon, et qui va
ensuite par lui-même, un peu plus à gauche ou un peu plus à droite,
selon les circonstances. La portion indéterminée des choses auxquelles
je me détermine est donc la limite que je pose à la sphère d'action de
ma volonté; je veux telles et telles choses jusqu'à cette limite où
doit commencer, avec mon abstention, l'action de l'extérieur. Je puis
d'ailleurs étendre plus ou moins la sphère de mon action propre; je
puis me déterminer à prendre telle guinée dans le tas qui est à
droite, et une guinée à telle effigie, et une guinée neuve, etc. Mais,
comme il m'est impossible de passer en revue l'infinité des
caractères inhérents à une guinée concrète et réelle, il y aura
toujours quelque abstraction dans mon idée, et la sphère de ma
détermination sera enveloppée d'une sphère indéterminée.

A vrai dire, le hasard est nécessité, et la part que mon action laisse
à _l'indétermination pour moi_, c'est la part qu'elle laisse à la
_détermination par autre chose que moi_. Aussi mon action est d'autant
plus libre et personnelle qu'elle est plus caractérisée dans tous ses
détails, plus déterminée, plus différenciée, moins abstraite et moins
vague. Plus la vue est perçante, plus augmente le nombre de points
déterminés qu'elle embrasse; de même, plus ma volonté est
indépendante, plus s'accroît le nombre de points déterminés auxquels
s'applique son action. Pour la volonté distraite, quelques points
déterminés flottent dans un gouffre d'indétermination; elle s'en
contente, s'y attache, et flotte bientôt elle-même au gré des
circonstances extérieures. Quand la volonté est attentive, intense et
réfléchie, une foule de choses se différencient et se déterminent sous
son action; le vague et l'indifférence reculent devant elle; elle ne
laisse rien à la fortune, c'est-à-dire à la nécessité extérieure, de
tout ce qu'elle peut lui enlever par son initiative intelligente.

Reid, donnant lui-même l'exemple de l'inattention et d'un jugement
porté sur des idées trop indéterminées, a confondu ces deux
contraires: action propre et action extérieure. La liberté
d'indifférence n'est que _le pouvoir de donner lieu à des faits de
nécessité mécanique_, et de faire accomplir en quelque sorte la plus
grande partie de sa besogne par des causes étrangères décorées du nom
de hasard. Aussi exprime-t-on souvent la chose en disant: «Je suis
libre de remuer mon bras _au hasard_.» C'est ce qui fait l'infériorité
de la liberté d'indifférence, essentiellement mêlée d'instinct et de
fatalité.

       *       *       *       *       *

On objectera qu'on peut choisir, non plus au hasard, mais avec
réflexion, entre des choses qu'on sait indifférentes, et que l'action
ici n'est plus machinale. «Si je dois ranger trois cubes égaux sur une
ligne, disait Clarke, je serai libre de les ranger avec un choix
réfléchi entre des positions indifférentes.»--Sans doute; mais ce qui
sera libre, ce sera seulement de _vouloir_ les ranger; quant aux
raisons qui vous feront mettre tel cube le premier plutôt que le
second, si elles n'existent pas dans votre pensée, elles existeront
ailleurs, dans un concours de circonstances fortuites ou fatales.

Je fais en ce moment l'expérience dont parle Clarke; seulement, pour
diminuer le plus possible la part des causes étrangères, je la fais
dans mon imagination. Je me figure les trois cubes; puis j'en
considère un en particulier, et je lui donne diverses positions à côté
des deux autres. Voici la série de ces positions telles qu'elles me
sont venues à l'esprit: 1º gauche, milieu, droite; 2º gauche, milieu,
droite; 3º milieu, droite, gauche; 4º gauche, droite, milieu.--En y
réfléchissant, je me rappelle les causes de ce résultat, dont j'ai eu
une vague conscience. Si j'ai d'abord reproduit deux fois la même
combinaison, c'est que mon premier mouvement a été de me répéter en
vertu d'une vitesse acquise ou d'une habitude à l'état naissant; j'ai
mis ainsi une sorte de symétrie dans mes combinaisons, et comme un
rythme régulier. C'est là, remarquons-le, l'origine de tous les
rythmes: si on a chanté une mesure composée d'une noire et de deux
croches, on répète instinctivement une seconde mesure semblable à la
première, parce que la volonté, ou en général, la force tend à se
maintenir et à se reproduire; ensuite on tend encore à reprendre
l'ensemble des deux mesures, ce qui donne naissance à la période
carrée, type des phrases musicales. Dans la combinaison des cubes,
j'avais commencé une sorte de période carrée. Après les deux premières
combinaisons symétriques, je me suis aperçu de cette symétrie, et j'ai
voulu en rompre l'ordre, pour montrer qu'elle ne m'enchaînait pas.
Mais, en ne voulant suivre aucun ordre, j'en ai encore suivi un
instinctivement: j'avais pris deux fois de suite pour premier terme la
gauche; j'ai pris ensuite le milieu, qui se trouve être le second
terme; c'était la combinaison la plus voisine de la première. Après
avoir dit: «milieu,» j'ai ajouté: «droite,» rentrant ainsi par
habitude dans les deux premières combinaisons dont je voulais sortir,
et alors j'ai dû prendre nécessairement pour troisième terme:
«gauche.» Enfin, à la quatrième expérience, j'ai dit: «gauche, droite,
milieu.» Comme le dernier mot de l'expérience précédente était
«gauche,» je l'ai répété instinctivement; c'était ce qu'il y avait de
plus voisin et de plus simple. Me sentant alors ramené dans les deux
premières combinaisons dont j'avais voulu sortir, je me suis tiré
d'affaire en intervertissant les deux derniers termes et en mettant:
«droite, milieu,» à la place de: «milieu, droite.» J'ai donc suivi un
ordre continuel, et il y a eu des déterminations dans cette apparente
indétermination. Le cours de mon activité tendait toujours à prendre
la voie la plus voisine et la plus facile; cette voie étant celle de
la répétition, je me serais toujours répété moi-même comme le pendule
répète ses oscillations, si je n'avais pas eu le désir d'introduire
des différences et des changements brusques pour prouver mon pouvoir
arbitraire. Un mobile matériel qui tend à répéter son mouvement le
répète en effet, parce que c'est la voie la plus facile et la plus
voisine, et que du reste il n'a point l'idée d'autre chose; si j'ai
pu, moi, prendre des voies diverses, c'est que j'en avais l'idée, et
que mon but était précisément de réaliser une diversité de
changements. Ces changements n'ont pourtant pas été aussi brusques que
je le voulais, et j'ai suivi spontanément la loi de continuité. Ma
volonté ne s'est point manifestée par un désordre inexplicable, mais
par un ordre intelligible.

Revenant à l'exemple précédent, je me demande pourquoi, dans la
première combinaison des cubes, j'ai suivi l'ordre: «gauche, milieu,
droite,» plutôt que: «droite, milieu, gauche.» En comparant ces deux
représentations, je m'aperçois que la seconde exige un peu plus
d'effort que la première; mon regard intérieur, après avoir parcouru
rapidement la ligne de gauche à droite, éprouve une certaine
résistance en revenant de droite à gauche, comme quand on remonte un
courant au lieu de le descendre. Cela doit être l'effet d'une habitude
que je ne m'explique pas tout d'abord. Voici, après réflexion, ce qui
m'en paraît être la cause: nous sommes habitués à lire de gauche à
droite, et ce mouvement nous est devenu très familier. En voulant
parcourir la ligne des cubes en sens opposé, je suis comme quelqu'un
qui essayerait de lire à rebours. Cependant l'effort est ici minime,
parce que les trois cubes sont similaires. De même, le lecteur aura
peu d'effort à faire pour lire à rebours la formule suivante: _a a a_;
il lui en faudra davantage pour lire à rebours le mot _toi_, qui
devient _i o t_. Pour épeler à rebours _a a a_, je n'ai qu'à répéter
trois fois le même effort; pour lire _iot_, j'ai trois efforts
différents à faire. De plus, quand nous lisons, c'est l'oeil gauche
qui commence. Ma volonté a donc toujours suivi la loi de la moindre
action ou d'économie.

Si je frappe la table de légers coups, plus ou moins rapides, je
retombe toujours malgré moi dans la symétrie et je finis par produire
des rythmes carrés de tambour. Cet ordre symétrique reparaît dès que
je ne suis plus attentif au désordre arbitraire que je veux réaliser,
et qui, au moment où je le veux, ne m'est point indifférent.
L'indifférence, là où elle se trouve, fait immédiatement reprendre le
dessus aux instincts et aux habitudes. Dans tout cela je cherche
vainement cette liberté d'équilibre qui se déterminerait sans aucune
raison entre deux termes _équipollents_.

Les expériences pourront varier avec les individus et leurs habitudes,
elles pourront offrir des détails inexpliqués et l'apparence d'un
caprice absolu, mais elles n'en démontreront pas réellement
l'existence. Il m'est impossible d'instituer une expérience telle
qu'on puisse calculer exactement toutes les causes connues ou non
connues, calcul qui permettrait seul d'affirmer un parfait équilibre
suivi d'une action déterminée. L'hypothèse de Buridan est
irréalisable. Voici pourtant une des expériences qui s'en
rapprocheraient le plus. Soient deux points aussi voisins l'un de
l'autre qu'il est possible, de manière à pouvoir être aperçus d'un
même regard: · · Je tiens ma plume au-dessus de la page, à un pouce
environ de ces points, et autant que possible à la même distance des
deux. Il s'agit de savoir si je poserai ma plume sur le point à droite
ou sur le point à gauche, ce qui actuellement m'est fort «égal.» Tant
que je regarde à la fois les deux points, et que j'en maintiens les
deux idées en balance pour qu'elles aient la même intensité, je me
sens suspendu et en équilibre. Je ne puis rompre cet équilibre que de
deux manières. Premièrement, je me résous à aller vers n'importe quel
point, et pour cela à étendre la plume au hasard sans prévoir de quel
côté elle se trouvera poussée. Par là je fais abstraction de la
différence des deux points, qui se confondent pour moi, et il n'y a
plus alors en présence que deux termes; ou repos, ou mouvement vers un
point indéterminé. J'abandonne ensuite aux causes _extérieures_ le
soin de déterminer ce que j'avais laissé dans l'indétermination et de
porter ma main à droite ou à gauche.--Voici la deuxième manière de
rompre l'équilibre. La détermination précise du point, au lieu de
suivre le mouvement de ma main, peut être faite par moi d'avance,
c'est-à-dire que je puis la faire par la pensée. Mais alors il se
produit la même chose que tout à l'heure, idéalement et non plus
physiquement. Tant que je maintiens les deux idées sous un acte
d'intelligence unique, et comme sous un unique regard intérieur, je me
sens encore en suspens; ma volonté ne se pose pour ainsi dire sur
aucun des deux points, mais plutôt sur les deux à la fois. Pour sortir
de là il faut que je brise l'unité concrète de ma conception, et que
je fasse abstraction d'un point pour faire attention à l'autre. Je
puis alors passer successivement de la première idée à la seconde, et
je produis comme un mouvement d'oscillation; après quoi, quand je me
décide à agir, cette impulsion venant se surajouter à l'idée qui se
trouve alors plus intense comme objet de mon attention, la résultante
est une décision dans ce sens. Les deux idées n'étaient donc plus en
équilibre, et il y a eu une cause pour le choix final de l'une plutôt
que de l'autre.

On remarquera qu'il est physiquement impossible ou très difficile,
selon les physiologistes, de considérer à la fois, en les distinguant,
deux points situés à une distance appréciable; la même difficulté se
retrouve quand il s'agit de penser distinctement à deux choses à la
fois, et il est probable que le parfait équilibre des deux images ou
des deux idées ne saurait durer plus d'un instant sans faire place à
une oscillation. L'hypothèse de l'indifférence n'en est que moins
admissible, et tout porte à croire que cette indifférence n'existe
plus au moment de la détermination.

La seule ressource des partisans de l'indifférence, c'est de replacer
le même problème plus haut.--Soit, diront-ils; une fois prise la
décision d'agir, il y a eu une raison d'aller vers tel point plutôt
que vers tel autre; mais pourquoi vous êtes-vous décidé à marquer un
des points, physiquement avec votre plume, idéalement avec votre
pensée, plutôt que de vous abstenir?--Je réponds qu'une induction
légitime nous permet d'assimiler ces deux nouveaux termes, abstention
ou action vers un point, aux deux termes précédents: action vers le
point à droite, ou action vers le point à gauche. Il n'est pas à
croire que ma volonté, changeant tout d'un coup de méthode dans ce
développement continu, en vienne à se déterminer sans raison; d'autant
plus qu'agir ou ne pas agir sont rarement des choses indifférentes. En
fait, la raison pour laquelle j'ai agi tout à l'heure n'est pas
difficile à trouver: je voulais faire une expérience et vérifier
l'exactitude de votre théorie. Je m'étais donc prédéterminé à agir, et
la seule question était de savoir de quel côté je me dirigerais.

Cette analyse nous a découvert le procédé dont se sert la volonté pour
déterminer sa direction finale: l'abstraction, qui remplace deux idées
égales par une idée dominante. S'agit-il pour la volonté de faire de
_deux_ choses _l'une_, de prendre une détermination entre _deux_
partis, pour cela la volonté abstrait par la pensée l'un des termes;
car elle ne pourrait agir d'une manière _une_ et exclusive sous deux
pensées équivalentes en intensité et en intérêt. La loi du
parallélogramme des forces s'applique aussi à la mécanique
intellectuelle. Pour changer sa direction, la volonté doit donc
abstraire l'une des deux forces en faisant attention à l'autre. Mais
cette attention suppose une tendance persistante en un sens plutôt que
dans l'autre, de sorte que ce qui a lieu dans la pensée exprime une
détermination antérieure de l'activité. Nous nous retrouvons donc
toujours en présence d'une activité déterminée, soit qu'elle se
détermine elle-même primitivement, ou qu'autre chose la détermine.

       *       *       *       *       *

Les partisans de la liberté d'indifférence, laissant de côté les cas
où la volonté se résoudrait sans raison, nous objecteront peut-être
ceux où elle paraît se résoudre contre toute raison. «Vous me donnez à
choisir entre vingt francs et quarante, je puis choisir vingt
francs.»--Oui, pour affirmer votre pouvoir même de choisir. Votre acte
n'est donc pas sans motif ni sans mobile: le motif est l'_idée_ même
que vous avez de votre puissance, le mobile est le _désir_ de réaliser
cette idée. L'idée de notre puissance sur nous-mêmes, dont nous avons
montré toute l'importance, est encore le moyen-terme qui concilie,
dans cette question, la liberté d'équilibre et le mécanisme. Les
partisans de l'indifférence et leurs adversaires comprennent mal le
problème en n'y introduisant comme motifs que des raisons objectives
plus ou moins extrinsèques, qu'ils comparent entre elles (vingt francs
et quarante francs); il y a toujours en outre une raison intrinsèque
dont ils font abstraction, à savoir l'idée même de ma puissance.
N'arrive-t-il pas à tout le monde de choisir le moins raisonnable, et
jusqu'à l'absurde, uniquement pour faire l'essai et pour se donner
le spectacle de sa puissance intérieure? Cet acte, qui serait
complètement déraisonnable et inintelligible à ne considérer
que les raisons extrinsèques et objectives, redevient raisonnable
et intelligible par une raison subjective que je me suis faite
moi-même. Les faits de caprice ou d'obstination invoqués par les
partisans de l'indifférence sont donc réels, mais mal interprétés.
L'indétermination dont on veut les faire précéder est toujours
elle-même incomplète et partielle; allez plus loin et plus haut, vous
trouverez des motifs déterminés, ne fût-ce que le motif d'éprouver
votre libre puissance.

       *       *       *       *       *

En définitive la liberté d'indifférence, étrangère à l'ordre moral,
semble n'être que la faculté de faire incomplètement une action en
abandonnant le reste aux faits de hasard ou de nécessité. Cette
faculté est d'ailleurs précieuse, car nous ne pouvons pas toujours
accomplir toute la besogne, ce qui exigerait une analyse sans fin.
Appliquant alors le principe économique de la division du travail, la
volonté partage son oeuvre avec la nécessité extérieure, à laquelle
elle donne mandat pour lui venir en aide.

Les partisans de la liberté d'équilibre ou d'indifférence ont eu tort
de chercher la vraie liberté dans cette sphère physique étrangère à la
morale. Plus ils croyaient s'écarter de leurs adversaires en opposant
au destin une sorte de hasard intérieur, plus ils se rapprochaient de
la région du mécanisme, où l'équilibre et le mouvement de nos
tendances subissent toutes les conditions de la quantité. Le mécanisme
mental peut exécuter les mouvements les plus variés et en apparence
les plus arbitraires; mais c'est toujours sous l'influence d'une idée
directrice et explicative, ne fût-ce que l'idée même de la liberté
d'indifférence, illusoire au fond, et cependant réalisable jusqu'à un
certain point dans ses applications pratiques.



CHAPITRE TROISIÈME

LA LIBERTÉ D'INDIFFÉRENCE ET LE LIBRE ARBITRE DANS L'INDÉTERMINISME
SPIRITUALISTE

  I. Quatre manières différentes de se représenter le rapport des
     motifs à la volition.

  II. Examen des efforts du spiritualisme pour distinguer le libre
     arbitre de la liberté d'indifférence.--Avons-nous conscience du
     libre arbitre, soit comme _fait_, soit comme _condition_
     supérieure aux faits.--Artifice du _clinamen_ infinitésimal
     qu'on pourrait imaginer. Son insuffisance.


I.--La liberté d'indifférence étant devenue insoutenable, tout
l'effort des partisans du libre arbitre consiste à distinguer ce
dernier de la liberté d'indifférence, c'est-à-dire de l'arbitraire,
qui est lui-même ou moralement indifférent ou immoral. Échapper à
l'indifférentisme sans admettre le déterminisme, tel est le but de
tous les arguments psychologiques proposés soit par l'éclectisme
spiritualiste, soit par le «criticisme phénoméniste.»

Le problème psychologique du libre arbitre, en effet, est tout entier
dans la manière dont on se représente le rapport des motifs à la
volition. Les motifs peuvent être conçus de quatre façons différentes.
Pour l'indéterminisme spiritualiste, ce sont de simples objets de
contemplation entre lesquels se détermine à son gré une volonté
indéterminée en soi et résidant dans une substance spirituelle.--Pour
l'indéterminisme phénoméniste (qui rejette les substances et les
noumènes de Kant tout en croyant garder son «criticisme»), les motifs
sont eux-mêmes des produits volontaires et même des créations
spontanées; ce sont des phénomènes qui, commençant absolument et en
dehors de toute substance, se produisent et se meuvent par eux-mêmes:
les motifs sont alors «automotifs».--Pour le déterminisme
matérialiste, les motifs sont, dans la conscience, d'inactifs symboles
des forces profondes et seules actives qui, dans le cerveau, ont pour
résultat le mouvement final: les faits de conscience ne sont alors ni
contemplatifs ni automotifs; ils sont de simples _reflets_, comme la
lumière d'une locomotive qui n'influe en rien sur son mouvement. C'est
l'hypothèse de Maudsley, de Tyndall, de Huxley, de tous ceux qui
considèrent la conscience comme un simple «épiphénomène», au-dessous
duquel les phénomènes cérébraux suivent leur cours de la même manière
que si la pensée n'existait pas. La pensée n'est alors qu'un appareil
enregistreur.--Il y a, selon nous, une quatrième hypothèse, celle des
idées-forces, d'après laquelle les motifs conscients, enveloppant des
tendances motrices, ne sont ni purement _réflecteurs_ comme dans le
mécanisme, ni purement contemplatifs comme dans la liberté
d'indifférence, ni créateurs d'eux-mêmes et automotifs comme dans
l'hypothèse des commencements absolus, mais réagissants et dirigeants.
Par là, nous verrons plus loin qu'on échappe tout ensemble: 1º à
l'indifférence qui est cachée sous le libre arbitre du spiritualisme;
2º aux commencements absolus et aux générations spontanées de
phénomènes; 3º au mécanisme inerte et à «la torpeur» du matérialisme
fataliste. Il faut assurer à la fois régularité et flexibilité
indéfinie, action de la pensée sur soi et sur le dehors; pour cela, on
ne peut admettre ni une machine brute, comme dans le matérialisme
exclusif, ni une machine miraculeuse, comme dans le criticisme
phénoméniste, ni une entité vide, comme dans le spiritualisme; nous
voulons la _vie_ avec son _activité_, avec ses _lois_, mais aussi avec
son _idéal_, qui, nous le montrerons, peut devenir le facteur de sa
propre réalisation.

Cette dernière solution nous semble la seule compatible avec la
science au point de vue _psychologique_. Quant au point de vue
_métaphysique_, il demeure à part. En ce moment, nous nous tiendrons
dans le domaine de la pure psychologie; nous ferons voir la nécessaire
évolution qui, de la liberté d'indifférence, entraîne la pensée à la
liberté créatrice de motifs, puis de celle-ci, simple apparence
provisoire, au déterminisme mécaniste, lequel à la fin a besoin d'être
complété par un déterminisme dynamiste et vivant, synthèse du
naturalisme et de l'idéalisme. Nous n'apercevons pas pour le
psychologue de position possible en dehors de ces quatre hypothèses,
auxquelles toutes les autres conceptions psychologiques viennent
logiquement se réduire. La grande objection des partisans du libre
arbitre aux déterministes est:--Vous paralysez la _volonté_; et la
grande objection des déterministes aux partisans du libre arbitre
est:--Vous paralysez l'_intelligence_.--Nous verrons qu'on peut
maintenir ensemble au point de vue psychologique l'intelligence et la
volonté, la science et l'action. Au moyen de cette conception
synthétique, on évitera à la fois l'argument _per absurdum_ opposé par
le déterminisme au libre arbitre, et l'argument _paresseux_ qui fait
le fond de toutes les objections au déterminisme.


II.--Commençons par examiner l'argumentation de l'éclectisme
spiritualiste. Elle consiste à soutenir que le libre arbitre n'est
point le pouvoir de se déterminer sans motifs, mais qu'il est le
pouvoir de se déterminer entre plusieurs motifs, par exemple entre
l'idée de l'intérêt présent ou celle de l'intérêt durable. Les motifs
sont comme des conseillers intimes prononçant de beaux discours devant
une Majesté qui se détermine ensuite selon son bon plaisir.--A quoi
l'on peut répondre:--Ou bien cette détermination elle-même a un motif
qui la détermine, et alors il y a déterminisme; ou elle n'en a pas, et
en ce cas elle est réellement indifférente; ou enfin elle en a un,
mais elle lui est contraire, et alors elle est pis qu'indifférente:
elle est irrationnelle. Le comble de l'indifférence et de
l'irrationalité en effet, c'est d'agir non seulement sans motifs, mais
contre ses motifs; or, c'est précisément ce qui caractérise le libre
arbitre du spiritualisme classique et éclectique. On en a proposé une
bonne formule en caractérisant les motifs comme de simples objets de
_contemplation_, de représentation, entre lesquels la volonté se
décide par un effort propre[35]; tel le promeneur choisit entre deux
rues dont chacune est éclairée. Ce sont des idées-spectacles, qui
n'exercent qu'une action platonique, comme les étoiles brillant sur
nos têtes, comme les astres qui ne «_nécessitent_» pas.--Mais, en
croyant par là sauver la liberté, on fait ce qui est le plus propre à
la compromettre, et on donne la main sans le savoir aux purs
mécanistes. En effet, on réduit comme eux les idées à de simples
reflets; l'action reste donc à expliquer tout entière: on n'a plus
alors de refuge que dans une volonté indifférente, qu'on place entre
deux idées comme entre deux fanaux. Aussi les matérialistes ont-ils le
droit de dire:--Votre volonté indéterminée est un mythe, et vos motifs
abstraits sont des symboles; le vrai fond, c'est le désir, face
subjective des mouvements cérébraux: et ces désirs ne sont plus des
motifs _dilettantes_: ils ne se contentent même pas d'«incliner»,
comme dit Leibnitz, ils nécessitent. Votre volonté prétendue est une
aiguille d'horloge mue par des ressorts qui sont les désirs, tout
autour d'un cadran lumineux dont les idées sont les heures.
L'intelligence vous apprend simplement quelle heure marque votre
volonté, ou, pour parler plus clairement, votre organisme: la
conscience n'est que la _mesure_ et le _symbole_ des forces
cérébrales.

  [35] M. Janet, _Morale_.--Voir notre appréciation détaillée dans
  notre _Critique des systèmes du morale_: La morale spiritualiste.

La vérité est qu'il n'y a pas d'idées contemplatives, sinon les idées
très abstraites et indifférentes, qui se réduisent elles-mêmes à des
_mots_ et à un _psittacisme_, quand on ne les remplit pas d'images
concrètes et par cela même de sentiments. Tout motif pratique est en
même temps un mobile, par cela même une _tendance_, à laquelle répond
une _tension_ du cerveau.

S'il en est ainsi, que devient le libre arbitre de la philosophie
traditionnelle? On définit ordinairement ce libre arbitre la faculté
de se déterminer avec la conscience et la certitude qu'on pourrait
réellement se déterminer d'une autre manière. Jusqu'à quel point cette
possibilité des contraires est-elle effectivement vérifiable dans la
conscience?

On fait appel au sens commun et à la conscience universelle pour
soutenir qu'au moment même où nous voulons une chose, nous pourrions
vouloir exactement le contraire. Mais ce qui fait du sens commun un
témoin fort suspect, c'est qu'on l'amène facilement à se contredire
lui-même sur ce point. Demandez au premier venu si, toutes les
circonstances étant les mêmes, il aurait pu agir autrement qu'il n'a
fait: sa réponse sera d'abord affirmative, surtout s'il s'agit d'une
action qu'il regrette d'avoir commise. Mais, avec un peu d'attention,
vous découvrirez qu'au lieu de se supposer exactement le même dans
les mêmes circonstances, il projette son présent dans le passé,
il se suppose dans les mêmes circonstances avec les idées ou les
sentiments qu'il a aujourd'hui; en disant: «J'aurais pu faire le
contraire», il sous-entend: «si j'avais pensé ce qu'aujourd'hui je
pense».--Maintenant, changez son centre de perspective, et dites-lui:
«Si vous étiez aujourd'hui exactement dans les mêmes dispositions
qu'autrefois, sans l'expérience des choses que vous avez, avec les
mêmes préjugés et les mêmes passions, feriez-vous la même chose
qu'autrefois?--Sa réponse la plus spontanée sera: «Si c'était à
refaire dans les mêmes circonstances et avec le même état d'esprit, je
le referais.» C'est que, tout à l'heure, il projetait son présent dans
son passé, et maintenant il projette son passé dans son présent. Ce
simple changement de point de vue l'amène à se contredire. Comment se
fier à ce bon sens tant de fois invoqué par les écossais et par les
éclectiques? Vous parviendrez difficilement à faire concevoir au bon
sens deux cas absolument indiscernables; mais, si vous y arrivez, vous
le verrez hésiter entre la croyance à la liberté, qui lui semble
impliquer la possibilité des contraires, et la croyance aux causes,
qui rend incompréhensible la production d'effets différents par une
cause absolument identique.

Plaçons-nous donc sur le vrai terrain de la question, c'est-à-dire
dans le moment présent. Quand nous nous déterminons, avons-nous
la conscience que nous pourrions vouloir en réalité le
contraire?--Lorsque la chose n'est pas logiquement contradictoire et
qu'elle tombe sous ma puissance physique, je pourrais agir autrement
_si_ je voulais, et je pourrais vouloir _si_...? Là commence la
difficulté. Assurément je pourrais vouloir le contraire, si je pensais
et sentais autrement; en ce cas, la condition de la volonté autre
serait dans d'autres idées et d'autres sentiments, c'est-à-dire dans
une différence de direction et d'intensité de l'activité antécédente.
Mais aurais-je pu vouloir autrement si le cours de mon activité et si
ma passivité eussent été absolument identiques? En ce cas, la
condition serait dans la volonté même: j'aurais pu vouloir autrement
si j'avais voulu, et j'aurais pu le vouloir. Ce qui revient à répéter
deux fois: j'aurais pu vouloir autrement. On admet donc alors une
possibilité inconditionnelle.

Or, cette possibilité est d'abord invérifiable comme _fait_ dans
l'ordre des phénomènes, dans l'ordre du temps; car, pour la vérifier
et la voir en action, il faudrait faire en un même instant deux choses
contraires; ou, s'il y a une différence de temps, il faudrait que,
sans aucune autre différence, nous fissions deux actes différents.
Cette seconde expérience est irréalisable, et quand nous faisons
successivement des choses opposées, sans autre différence apparente
que celle du temps, un peu plus d'attention découvre d'autres
différences. Au second instant, nous avons en plus le souvenir du
premier; et ce souvenir de ce que nous avons fait est une raison de ne
pas le refaire quand nous avons l'intention de montrer précisément
notre pouvoir de réaliser les contraires. Aussi, nous l'avons vu, les
expériences dans lesquelles on lève ou on abaisse le bras, et tous les
faits de ce genre, impliquent une véritable diversité d'un moment à
l'autre. Nous ne pouvons donc réaliser comme _fait_ observable le
pouvoir idéal que nous nous attribuons. La moindre différence dans les
conditions suffit pour expliquer la différence des actes, comme le
moindre écart de deux lignes qui coïncidaient d'abord suffit pour
produire un angle et une divergence indéfinie. Or nous ne sommes
jamais absolument identiques dans deux moments différents; et d'autre
part, en un seul et même instant, nous ne pouvons vouloir deux actes
contraires à la fois. Si donc nous affirmons qu'au même instant nous
pourrions vouloir le contraire, c'est ou une simple croyance ou une
conscience de quelque chose qui n'est pas un _fait_ proprement dit.

Dira-t-on que cette chose est une _condition_ première, commune aux
deux actes différents, comme le sommet de l'angle est commun aux deux
lignes divergentes?--Ce qu'il y a de commun aux deux actes, c'est,
semble-t-il, d'être pensés comme possibles pour la volonté; il faut
même, pour que cette condition soit vraiment commune, qu'ils soient
pensés comme également possibles sous tous les rapports; bien plus, il
faudrait qu'ils fussent pensés en même temps. Mais la pensée
simultanée de deux choses également possibles est irréalisable. A
chaque moment notre pensée est plus sur un des côtés de l'angle que
sur l'autre. Dans l'instant où je pense l'un des possibles, cette
pensée est déjà un commencement d'exécution qui constitue un surplus
actuel en sa faveur; et nous avons vu que, dans les cas d'équilibre,
ce surplus peut suffire à motiver la direction finale de la volonté.
Nous n'avons donc pas même conscience de _penser_ au même instant deux
possibles égaux, à plus forte raison de le _pouvoir_ au même instant.
D'ailleurs on a déjà vu ce qu'il faut penser de la prétendue
_conscience_ de notre _puissance_[36].

  [36] Voir Ire partie, chap. Ier, et IIe partie, chap. Ier.

Essayons de diminuer la difficulté pour la mieux résoudre.--Les
psychologues, pourrons-nous dire, mettent ordinairement en présence de
la volonté des partis extrêmes et lui demandent si elle pourrait
choisir l'un ou l'autre, par exemple, faire du bien à un ami ou le
tuer. Par là ils établissent entre les choses un hiatus, une solution
de continuité, qui obligerait la volonté à faire un saut énorme. Mais
peut-être au contraire la volonté, tout en demeurant libre,
pourrait-elle respecter la grande loi de la nature: _natura non facit
saltus_. Si vous m'offrez le choix entre deux choses trop opposées, le
choix me sera impossible; je serai obligé préalablement de les
rapprocher dans une idée commune, de trouver un moyen terme qui les
relie et diminue leurs différences: j'abstrairai les contrastes pour
considérer les choses sous quelque rapport commun. Cette méthode
semble un moyen de rétablir la continuité dans les choses. La volonté
commence par placer les objets trop distants l'un à côté de l'autre,
comme si elle se sentait incapable de faire un bond subit et de passer
d'un extrême à l'autre sans parcourir les intermédiaires. Eh bien, une
fois les deux objets rapprochés, ne peut-elle passer de l'un à l'autre
par une déviation infiniment petite? Un point qui se meut s'écarte
infiniment peu de sa première position, puis infiniment peu de sa
seconde; et ces écarts _différentiels_ finissent pourtant par produire
un écart sensible. Deux positions successives semblent à la fois
indifférentes et différentes, comme deux points contigus semblent se
confondre tout en se distinguant. La volonté n'aurait-elle point aussi
un pouvoir de dévier, une liberté de choix entre des choses peu
différentes? Ne pourrait-elle suivre ou la ligne droite ou une courbe
qui s'en écarte d'abord très peu pour s'en éloigner ensuite de plus en
plus? Je ne puis me mettre en opposition absolue avec le bien que
j'aime; mais ne puis-je lui faire une légère opposition et comme une
légère infidélité? Dans les cas où j'ai le choix entre plusieurs
partis presque semblables, mais dont l'un me semble un peu meilleur
que l'autre, ne puis-je choisir le moins bon comme plus agréable, et
préférer ainsi un léger égoïsme à un léger désintéressement? On
pourrait, dans cette hypothèse, comparer le bien à un ministre
parlementaire qui propose une mesure au pouvoir délibératif: dans les
cas graves, le ministre fait de la mesure proposée une _question de
cabinet_, et un refus amènerait sa retraite définitive; une assemblée
fidèle sera incapable de cette opposition extrême, mais elle pourra
user de son libre arbitre sur les questions de détail et y montrer
plus ou moins de bonne volonté. Dans l'ordre moral les questions de
détail ont leur importance par le résultat qu'elles peuvent produire
en s'accumulant. Si un grand nombre de fois j'ai préféré un léger acte
de désintéressement à un léger acte d'égoïsme, j'accumule en moi une
force d'affection qui, exercée d'abord dans les petites choses, pourra
se manifester dans les grandes. L'amitié et l'amour vivent de petits
soins, qui pourront rendre capable de grands dévouements. D'autre
part, de petits actes d'égoïsme accumulés pourront rendre incapable de
telle ou telle bonne action. Cette conception répond assurément à une
méthode souvent suivie par l'homme; elle semble fournir un artifice
pour sauver la continuité dans la discontinuité même. Nous pourrions
alors faire, sinon le contraire de ce que nous faisons, du moins une
chose très peu différente de notre action, mais capable en se
continuant de produire à la longue un écart considérable; on pourrait
même dire en général que le contraire est toujours possible, mais par
intermédiaires et par méthode. Après tout, la loi de continuité est la
loi de l'action même: pour passer d'un lieu à un lieu différent, il
faut en un certain sens rendre les deux points extrêmes indifférents,
ce qui se fait en franchissant d'abord des points infiniment peu
différents et en multipliant infiniment la même action. Ce mystère du
mouvement continu, qu'il faut bien accepter sans le comprendre, a
peut-être son analogue dans tous les changements en général, et en
particulier dans les changements volontaires.--Telle est l'hypothèse
qu'on pourrait proposer pour venir au secours du libre arbitre.

Mais la difficulté, pour être ainsi ramenée à des proportions
infinitésimales, n'est cependant pas supprimée. L'explication que nous
venons d'imaginer rappelle, par plusieurs points, la théorie
épicurienne du _clinamen_: la raison veut que l'atome se meuve en
ligne droite parce qu'il n'y a aucune raison pour dévier d'un côté
plutôt que de l'autre; mais Epicure, ayant besoin d'une légère
déviation, la suppose infiniment petite: cet écart est du reste
déclaré sans raison, et attribué à une spontanéité qui ressemble fort
au hasard et qui en prend même le nom. Le hasard serait aussi, dans
l'hypothèse précédente, le caractère de la déviation libre par
laquelle nous nous écarterions progressivement du bien. Mais voici ce
qu'on peut objecter. Si nous dévions ainsi sans nous en apercevoir,
notre acte sera une erreur involontaire; si nous nous apercevons de
l'écart, mais qu'il nous semble très petit ou infiniment petit, la
faute sera elle-même insignifiante; enfin, même dans ces limites,
l'acte de libre arbitre préférant le moins au plus sera toujours
inintelligible. Quelque petite que soit la différence entre la
première position et la seconde, il y aura toujours sur quelque point
contrariété absolue entre les deux actions qu'on suppose possibles:
une petite différence est une contrariété resserrée dans d'étroites
limites, mais qui subsiste dans ces limites; et c'est sur cette
contrariété que doit porter le choix. On en reviendra donc toujours à
se demander comment le libre arbitre peut opter entre des contraires,
et entre des contraires inégaux. Cette décision de la volonté
demeurera une bizarrerie, à moins qu'on ne l'explique par un mobile
égoïste, ce qui replacera le sentiment du plus grand bien ou son
apparence du côté où aura penché le libre arbitre. Enfin, dans les
décisions vraiment morales il y a ordinairement une alternative
tranchée, souvent violente, par exemple entre une trahison ou la mort,
entre une lâcheté ou une souffrance, entre un oui et un non sans
_milieu_. L'artifice d'un _clinamen_ infinitésimal serait donc ici
stérile.

       *       *       *       *       *

En résumé, la puissance de vouloir le contraire de ce qu'on fait, sans
autre condition que de le vouloir, demeure à tous les points de vue
problématique pour la conscience et incompréhensible pour la raison.
La faculté de choisir, dont l'existence en nous semble si évidente à
la conscience spontanée, recule et fuit devant la conscience
réfléchie. La liberté de choix ou libre arbitre revient finalement à
cette liberté d'indétermination que la conscience réfléchie ne peut
parvenir à prendre sur le fait. Le choix, d'ailleurs, ne suppose-t-il
pas deux partis? Si je choisis toujours celui auquel je suis porté par
une inclination plus forte, le pouvoir de choisir n'ajoute rien à la
force antérieure de l'inclination et n'est, dans le calcul, qu'un
terme superflu: la prévalence de l'inclination la plus forte est
toujours réelle en fait, et le pouvoir de faire le contraire demeure
toujours virtuel. Nous nous attribuons idéalement ce pouvoir, mais
nous ne pouvons jamais nous en servir; or une puissance qu'on a sous
la condition de ne jamais s'en servir en fait, ressemble fort à de
l'impuissance.--D'autre part, si on dit que je puis choisir l'objet de
l'inclination la plus faible, cela revient à dire que je puis vouloir,
non seulement sans raison, mais même contre toute raison. En opposant
à l'inclination la plus forte la force de ma volonté, j'ai dû, avant
de la dominer, la contrebalancer d'abord jusqu'à un parfait équilibre;
pourquoi donc cet équilibre, une fois établi, s'est-il résolu en une
action plutôt qu'en une autre? Voilà qui suppose toujours une
détermination arbitraire. Le choix du libre arbitre, pour s'opposer à
la résultante dynamique des inclinations et au jugement de préférence
purement intellectuel, implique donc une volonté qui, par rapport aux
inclinations et aux idées, serait indéterminée, fût-ce un seul
instant, et qui sortirait de cette indétermination sans mobile
sensible et sans motif intellectuel, par un acte absolument
incompréhensible. Le libre arbitre des spiritualistes ne peut se
distinguer de la liberté d'indifférence[37].

  [37] Comparez ce que nous avons dit sur le même sujet dans notre
  _Idée moderne du droit_, livre IV, et dans notre _Critique des
  systèmes de morale contemporains_.



CHAPITRE QUATRIÈME

LA LIBERTÉ D'INDIFFÉRENCE ET LE LIBRE ARBITRE DANS L'INDÉTERMINISME
PHÉNOMÉNISTE

  I. Cercle vicieux de l'indéterminisme phénoméniste.

  II. Synthèse et analyse artificielles dans l'indéterminisme
     phénoméniste.

  III. Conséquences psychologiques.--L'indéterminisme de la pensée
     et du jugement dans la délibération.--Prétendue impossibilité
     de la certitude dans le déterminisme.


Pour échapper à ces inconvénients, un nouvel éclectisme, qui se donne
le nom de «criticisme phénoméniste,» s'est efforcé de juxtaposer le
phénoménisme de Hume, les lois _à priori_ de Kant et le libre arbitre
sans lois du spiritualisme. Dans la question qui nous occupe, il a
proposé des arguments en partie empruntés à Descartes, en partie
nouveaux. La méthode de ce criticisme réduit aux phénomènes consiste,
comme nous le verrons, soit à reporter la difficulté plus haut, soit à
la répandre sur tous les points, soit enfin à la voiler par le moyen
d'une fusion systématique entre les idées. Nous avons à examiner si ce
n'est pas là simplement _déplacer_ ou _déguiser_ l'indifférence en
croyant la supprimer.


I. _Cercle vicieux de l'indéterminisme phénoméniste._--Jules Lequier
commence par déclarer qu'il rejette absolument la liberté
d'indifférence. «Si la liberté des résolutions humaines est réelle,
dit-il, la liberté s'applique au dernier _jugement_ qui _motive_
l'acte libre, et non pas seulement à l'_acte_ proprement dit d'une
_volonté_; car il n'y a pas de volonté indifférente en matière d'actes
réfléchis... Il faut que l'essence de la liberté _remonte_
jusque-là[38].» Ainsi, c'est bien en faisant _remonter_ la difficulté
que Lequier espère la résoudre. M. Renouvier, à son tour, admet que la
volonté suit le dernier jugement, «que la volonté est _conforme_ au
motif sous la représentation duquel se produit l'acte[39]»; mais il
nie «le caractère de nécessité des _jugements_ qui s'enchaînent dans
une délibération.» «Si l'_acte_ n'est pas nécessaire... c'est que le
dernier _jugement_ n'est pas non plus nécessaire... En un mot, dans
une vraie délibération où tout l'homme est en exercice, les
_jugements_ sont aussi des _actions_.»--«Admettons qu'un _motif_ est
toujours _voulu_, c'est-à-dire _évoqué_ maintenant parmi d'autres
motifs également possibles; et l'argumentation du déterminisme est _à
l'instant_ renversée.»

  [38] Voyez les fragments de Lequier dans M. Renouvier, _Essais de
  critique générale (Psychologie)_, t. II, p. 411.

  [39] Voir la réponse de M. Renouvier à nos objections contenues
  dans l'_Idée moderne du droit_ (_Critique phil._, 1879, nº 31).

_A l'instant_ nous semble un peu rapide: suffit-il de reculer la
difficulté pour qu'elle soit à l'instant supprimée? On songe ici
involontairement au raisonnement indien:--Qui soutient la terre dans
l'espace?--Une tortue.--Mais qui soutient la tortue?... Les motifs
expliquent la volonté, mais qui explique les motifs? De deux choses
l'une: ou ces motifs auxquels la résolution se conforme toujours sont
les résultats de lois mentales nécessaires, et alors la résolution
même tombe sous ces lois; ou ils sont le résultat d'une détermination
de la volonté; dans ce second cas, ils deviennent des _actions_ comme
d'autres, puisque «les jugements sont aussi des actions;» on peut donc
leur appliquer le même raisonnement. Étant donné un certain ensemble
de motifs et de mobiles, qui expriment l'état de l'agent à un moment
donné, vous reconnaissez qu'il n'en peut sortir «_qu'une seule
action_[40]»; de même, ajouterons-nous, il n'en peut sortir qu'un seul
motif nouveau, puisque le motif est lui-même une action. Si on le nie,
au cercle vicieux s'ajoute une contradiction.

  [40] _Id._, p. 148.--_Ibid._, p. 119.--_Essais de psych._, II,
  _ibid._, p. 71.

Les motifs sont comme les côtés d'un parallélogramme de forces,
l'action en est la diagonale; on nous concède que la diagonale est la
résultante nécessaire des côtés, mais on soutient que les côtés
eux-mêmes peuvent être libres et modifier spontanément leur direction.
Soit; mais avez-vous montré que les côtés ne sont point eux-mêmes des
diagonales et des résultantes d'un parallélogramme caché plus
profondément, par cela même invisible?

Pour sortir de ce cercle, il ne suffit pas de recourir à l'image de
l'«évocation», qui précisément ne représente qu'une fiction de
l'esprit. La volonté, nous dit-on, se conforme toujours à ses motifs,
mais elle a le pouvoir d'«appeler», d'«_évoquer_» ces motifs mêmes;
elle n'est donc pas indifférente, puisqu'elle agit selon ses motifs;
et elle est libre, puisqu'elle se donne à elle-même ses motifs. «Le
philosophe qui croit sérieusement à la liberté... prendra la volonté
pour le nom donné à la propriété qu'a l'homme de _créer_, de faire
sortir en certains cas, des _mêmes_ précédents donnés, un fait ou le
contraire de ce fait, _ambigument_, sans prévision possible, même
imaginable; enfin de _délibérer_ de manière à conférer à ses motifs, à
ceux qu'il possède, à ceux qu'il repousse, à ceux qu'il évoque, des
puissances inégales, imprévisibles... Voilà ce qu'on doit croire quand
on croit à la liberté[41].» Nous doutons que la foi vienne de cette
manière. On ne peut, en effet, sortir de ce dilemme:--Si la volonté a
un motif pour «appeler» tel motif et non tel autre, ou pour le
«repousser», ou pour le «maintenir», c'est le motif antécédent qui
explique les motifs subséquents, et ainsi de suite jusqu'à ce que la
succession des motifs et jugements, qui est la délibération, aboutisse
à l'action finale. Si au contraire la volonté évoque sans motif un
motif plutôt qu'un autre, nous voilà revenus à la liberté
d'indifférence, avec cette aggravation qu'elle s'applique aux
jugements mêmes, aux phénomènes intellectuels et passionnels, à la
«raison et aux passions», c'est-à-dire aux choses les moins
indifférentes qu'il y ait au monde. C'est la _raison_ qui, après avoir
suivi une série de raisons, se met tout d'un coup à dévier; c'est la
_passion_ qui, après avoir suivi une ligne de passions, se met tout
d'un coup, pour ainsi dire, à dérailler: au lieu du _clinamen_ de la
volonté, on a le clinamen de la raison et de la passion. Or, s'il est
difficile d'admettre une volonté irrationnelle, que sera-ce quand il
faudra admettre une raison irrationnelle? La première hypothèse
violait simplement le principe de causalité; la seconde violera le
principe de contradiction. Au lieu de supprimer l'indifférence,
l'indéterminisme phénoméniste la place au fond de la raison même et de
la passion. «Le libre arbitre est la passion même, mais une _passion_
qui _se fait_.» Les motifs «_automotifs_», ainsi que les passions, se
mettent en mouvement par une puissance absolue et «commencent
absolument» sans dériver ni d'un _noumène_, ni d'une _substance_, ni
d'une _loi_. Cette puissance de s'évoquer eux-mêmes qui appartient aux
motifs et aux mobiles, à de simples phénomènes, est une évocation
magique encore plus étonnante que celle de Robert le Diable; ici, en
effet, ce sont les motifs qui s'appellent et se répondent du fond de
leur non-être antérieur[42].

  [41] _Critique phil._, 25 septembre 1873, p. 124.

  [42] M. Lachelier a avancé, lui aussi, que dans la nature, hors
  de nous comme en nous, la production des idées «est libre dans le
  sens le plus rigoureux du mot, puisque chaque idée est, en
  elle-même, absolument _indépendante_ de celle qui la précède, et
  naît de _rien_, comme un monde.» (_L'induction_, page 109.) Sans
  doute, M. Lachelier ne se plaçait qu'au point de vue des causes
  finales: il considérait seulement les _formes nouvelles_ que
  prend un mécanisme toujours soumis aux mêmes lois de causalité.
  Supposez un kaléidoscope que l'on tourne: les images qui se
  succèdent seront chacune, en ce sens, une création formelle, une
  forme _indépendante_ de celle qui la précède; pourtant ce seront
  toujours les mêmes lois mécaniques et géométriques qui produiront
  ces formes changeantes. Telle semble cette liberté que M.
  Lachelier représente, non sans exagération, comme un monde né de
  rien et absolument indépendant, comme une liberté «au sens le
  plus rigoureux du mot;» si c'est là une liberté, ce ne peut être,
  selon nous, qu'au sens le plus large. Bien plus étonnante est la
  liberté dont parle M. Renouvier: c'est une création d'idées sous
  le rapport de la causalité même et non pas seulement de la
  finalité. J'avais en moi tels et tels motifs ou passions en
  conflit: tout à coup jaillit spontanément un nouveau motif, une
  nouvelle passion, une image de kaléidoscope non seulement
  nouvelle en sa forme, mais indépendante en son origine du
  mouvement qui fait tourner le kaléidoscope, des _lois
  géométriques de ses images_.


II. _Synthèse et analyse artificielles dans l'indéterminisme
phénoméniste._--Une difficulté reculée n'est pas une difficulté
résolue. L'indéterminisme phénoméniste, il est vrai, ne se borne pas à
reculer la difficulté: il l'enlève du point précis où l'on aurait pu
la saisir et la répand sur l'ensemble des phénomènes internes en
disant que la volonté libre est déjà dans tous les motifs et
mobiles[43]. C'est ce qu'il appelle une _synthèse_ naturelle, par
opposition à l'analyse «artificielle» des indifférentistes et des
déterministes, qui, à l'en croire, brisent également l'unité
humaine.--Parler ainsi, répondrons-nous, c'est confondre l'analyse
factice et fausse des Écossais ou des éclectiques, qui aboutit à des
«facultés», avec l'analyse naturelle et scientifique des
déterministes, qui aboutit à des _lois_. Dire avec les Écossais que
l'intelligence conseille la volonté, c'est sans doute personnifier des
abstractions; mais montrer, avec les déterministes, que les lois de la
succession des désirs et idées sont identiques aux lois de la
succession des actes et mouvements, ce n'est pas briser l'homme en
«facultés». La direction suivie par un mobile a beau être _une_: le
mécanicien n'en a pas moins le droit de décomposer les forces
composantes qui l'entraînent; on ne l'accusera pas pour cela de
séparer et de «personnifier» des forces inséparables. Vous refusez de
considérer à part les éléments et les lois d'une volition, sous
prétexte que c'est le «_tout_» qui est libre; mais on aura toujours
le droit d'opposer l'analyse à cet artifice de synthèse. Cette fusion
trop voisine d'une confusion ne fait que déguiser la difficulté en
mêlant les termes du problème. Supposons, pour prendre un exemple
sensible, qu'il y ait dans un vase une couche d'eau et au-dessus une
couche de vin plus légère qui surnage: un chimiste conclut, après
analyse, que le vin ne peut provenir de l'eau, ayant une composition
et des propriétés différentes, pas plus qu'un vrai libre arbitre ne
peut venir de la passion ou de la raison. Son contradicteur, aussitôt,
agite le vase et mêle intimement pour les yeux les deux liqueurs: de
cette apparente «synthèse», aura-t-il bien le droit de conclure que le
vin est déjà dans chaque particule d'eau et en est inséparable, comme
le _libre arbitre_ serait déjà dans les _motifs_?

  [43] «Contestons qu'au delà des impressions reçues et passives il
  se pose jamais, dans la délibération proprement dite, un motif où
  ce qu'on appelle volonté n'entre déjà comme élément.» (Renouvier,
  _Essais_, _ibid._, p. 71.)

C'est donc à tort que les criticistes infidèles à Kant croient trouver
dans le déterminisme, soutenu par Kant lui-même, des personnifications
mythologiques. Selon eux, la théorie de la liberté d'indifférence et
la théorie des déterministes s'accorderaient à admettre «une volonté
_nue_ et séparée du _jugement_», avec cette seule distinction que,
pour les indifférentistes, la volonté peut _résister_ aux motifs, pour
les déterministes, elle ne peut que leur _obéir_. Là une volonté
rebelle, ici une volonté docile; mais, dans les deux cas, une volonté
séparée de l'intelligence et des sentiments, une volonté «à part», une
volonté au fond indifférente. «Ces deux doctrines s'accordent, dans le
fond, à donner la volonté comme indifférente de sa nature; seulement
l'indifférence est _active_ ici (pour les partisans de la liberté
indifférente) et là _passive_ (pour les déterministes qui attribuent
toute l'activité aux motifs)[44]»... «Nous avons vu l'indifférentisme
imaginer une volonté séparée du jugement, séparée de l'homme
raisonnable, hors-d'oeuvre de la conscience réfléchie, impulsion
gratuite, pouvoir insaisissable, cause absolue et chimérique
introduite dans l'ordre de la réflexion et de la délibération. Mais,
chose étrange! _le déterminisme s'appuie sur une fiction pareille_.
Seulement, au lieu de faire la volonté se mouvoir d'elle-même, il
suppose qu'elle est là pour céder à des mouvements communiqués,
_semblable à une balance dont les plateaux_... j'omets le détail d'une
comparaison consacrée[45].»--On pourrait répondre que cette fiction
est tout entière de la façon des «criticistes» et n'appartient
nullement aux déterministes. Oui, sans doute, les partisans de la
liberté d'indifférence admettent une volonté nue et séparée, qui peut
résister aux motifs; mais les déterministes, eux, n'admettent aucune
volonté _nue_; ils admettent, à tort ou à raison, une volonté _nulle_,
ce qui est bien différent. Ils nient qu'il existe, en dehors de
l'intelligence, de la sensibilité et de la motilité, en dehors des
phénomènes intellectuels ou sensibles et de leurs lois, une «faculté»
séparée, du nom de volonté, qui aurait une puissance propre. Où a-t-on
vu le déterminisme imaginer une volonté différente de la passion et de
l'idée, qui serait là uniquement pour leur céder, qui n'aurait d'autre
charge que de n'en pas avoir, simple sinécure, simple passivité? C'est
là un fantôme qu'on crée pour l'exorciser ensuite, ou plutôt on prête
aux déterministes précisément la doctrine de leurs adversaires. Il ne
s'agit pas de savoir si la volonté est passive ou active: il s'agit de
savoir si nous avons ou non une volonté, une puissance libre
différente des phénomènes intellectuels et des phénomènes sensibles.
Il ne s'agit pas de savoir, par exemple, si les revenants sont actifs
ou passifs, mais s'ils existent. Qu'on appelle la théorie des facultés
une «dichotomie» artificielle, une «mythologie», rien de mieux; mais
qu'on attribue cette théorie à ceux mêmes qui l'ont renversée, c'est
là une sorte de contre-sens historique. La théorie des facultés n'est
nullement impliquée dans la comparaison de la balance; cette
comparaison est exacte et scientifique comme expression du
parallélogramme des forces; seulement, dans le déterminisme, le
plateau n'est pas une «volonté» inerte; il est le caractère, le
cerveau sur lequel pèsent les inclinations dominantes: la volonté
n'est que le nom abstrait donné à la résultante finale des forces
inhérentes au cerveau et des forces inhérentes aux mobiles. Comment
voir dans cette comparaison «un homme purement passif», recevant
l'impulsion d'un «homme purement actif»[46]?

  [44] M. Renouvier, _id._, p. 71.

  [45] M. Renouvier, _Essais_, p. 68.

  [46] En général, nous trouvons légitime en philosophie l'emploi
  de la comparaison scientifique; si elle ne constitue pas, comme
  on a dit, «une double raison» parce qu'elle montre une double
  vérité, du moins peut-elle être une raison, pour ce motif bien
  simple que toute raison est elle-même une comparaison. La
  _métaphore_ (le mot l'_indique_) ressemble à l'_induction_, qui
  transporte d'un objet à l'autre une relation semblable. Aussi les
  anciens appelaient-ils les figures expressives les _lumières des
  pensées, lumina sententiarum_. La science elle-même, qui
  n'atteint que les relations des choses, est un tissu de
  comparaisons, une métaphore perpétuelle et réglée. C'est ce qui
  fait que certaines images scientifiques, comme celle de la
  balance, ont fini par être «consacrées,» et que les images
  mythologiques, comme celles de l'«évocation,» sont inadmissibles.

Cette dichotomie des deux hommes est au contraire le propre de toute
théorie du libre arbitre, et non pas seulement de la théorie
indifférentiste. C'est précisément le criticisme phénoméniste qui
oppose à la vraie synthèse scientifique une division arbitraire et
même une séparation absolue entre la volonté et les autres faits
intérieurs. Il admet tout le premier deux hommes ou, ce qui revient au
même, deux séries de phénomènes absolument irréductibles qui se
développent dans l'homme et le coupent en deux tronçons: 1º une série
de phénomènes soumis aux lois du déterminisme; 2º des phénomènes non
soumis à ces lois et se produisant spontanément, de manière à
introduire en nous la discontinuité. Où y a-t-il une dualité, une
dichotomie plus radicale qu'entre le nécessaire et le libre, entre
l'homme nécessité et l'homme libre? Or ces deux hommes, selon le
criticisme phénoméniste, sont en nous: l'homme présent peut se
détacher de l'homme passé, au moins sur quelques points réservés à la
_nouveauté_ absolue, aux commencements absolus; il peut dire: «Toi et
moi, nous sommes deux»; ce n'est pas seulement une _dualité_, mais une
_pluralité_ indéfinie qu'on place ainsi en nous: il y a en effet non
pas deux, mais plusieurs commencements absolus; et, comme sous ces
commencements le criticisme phénoméniste n'admet point la permanence
d'une substance quelconque, il en résulte qu'il n'y a plus seulement
un _changement_ en moi, mais une _vicissitude_ (au sens de Kant)[47],
un «perpétuel devenir», une «suite continue» ou plutôt discontinue
«de morts et de naissances», enfin une série de petites créations,
qui brisent pour ainsi dire le moi en autant de fragments[48].
L'analyse des criticistes est donc aussi peu scientifique que leur
synthèse: loin de montrer, comme ils l'espéraient, l'identité de
l'indifférentisme avec le déterminisme, ils mettent en pleine lumière
l'identité de l'indifférentisme avec le libre arbitre. C'est ce que va
rendre encore plus évident l'examen des conséquences psychologiques et
morales qui découlent de leur théorie.

  [47] «On peut (remarque Kant) dire, au risque d'employer une
  expression en apparence quelque peu paradoxale, que seul le
  permanent, la substance change, et que le variable n'éprouve pas
  de _changement_, mais une _vicissitude_, puisque certaines
  déterminations cessent et que d'autres commencent.» (_Raison
  pure_, trad. Barni, I, 248.)

  [48] Jules Lequier, dans M. Renouvier, _Essais_, _ib._, p. 377.


III. _Conséquences psychologiques.--L'indéterminisme de la
pensée._--La première question que soulève le criticisme phénoméniste
est celle des rapports de la pensée et du libre arbitre. Le
_jugement_, acte essentiel de la pensée, peut-il être le produit d'un
libre arbitre échappant d'une part aux lois nécessaires de
l'association des idées, de l'autre aux lois nécessaires des
sentiments et des désirs?

Le déterminisme, dit-on, nous enlève le moyen de reconnaître la
vérité. Si toutes nos opinions, si toutes nos «représentations»
intérieures sont également _nécessaires_, dit M. Secrétan, à quoi
reconnaître celles qui sont _vraies_? Vous ne pouvez sortir de
vous-même pour comparer vos représentations avec les objets
représentés: le critérium objectif vous manque; il est vrai qu'il nous
manque aussi à nous-mêmes, partisans du libre arbitre; mais en
revanche nous en avons un _équivalent_: «C'est le concert des esprits,
obtenu par le sincère effort de chacun d'eux pour étendre et pour
ordonner le champ de ses représentations.» Cet accord «s'obtient par
la vérification, c'est-à-dire par la concordance des résultats d'une
méthode avec ceux d'une autre, se reproduisant dans chaque
esprit[49].»

  [49] _Revue philosophique_, janv. 1882, page 38.

«Si tout est nécessaire, avait dit déjà M. Renouvier avec Jules
Lequier, l'erreur est nécessaire aussi bien que la vérité, et leurs
titres sont pareils, à cela près du nombre des hommes qui tiennent
pour l'une ou pour l'autre, et qui demain peut changer. Le faux est
donc vrai, comme nécessaire, et le vrai peut devenir faux... Il suit
de là que la nécessité n'accorde point de moyens pour discerner le
vrai du faux; chacun de nous pense et juge comme il doit penser et
juger[50].»--«Nie-t-on la liberté, dit à son tour M. Delboeuf, il n'y
a plus de bien ni de mal, de _vérité_ ni d'_erreur_, partant plus de
science; tout ce qui est fait et tout ce qui est passé est
indifféremment légitime; l'opinion qui se pose comme le champion de la
liberté vaut tout autant que celle qui la combat... Le fataliste est
ainsi forcé de nier la science en même temps qu'il nie la
liberté[51].»

  [50] Renouvier, _Essais de critique générale (psychologie)_, t.
  II, p. 58 et 343.

  [51] _Revue philosophique_, nov. 1881, p. 519. «Faire avancer la
  science, a dit encore M. Secrétan, c'est amener l'uniformité des
  représentations. Maintenant, comment les opinions divergentes
  pourraient-elles se _modifier_ et se rapprocher si chacune
  d'elles était _nécessaire_? Comment puis-je proposer à quelqu'un
  de changer d'avis, s'il est vrai que chacun de nous ne puisse
  penser que ce qu'il pense?»--Remarquons en passant ce nouvel
  exemple du [Grec: logos argos] dont la philosophie ne parvient
  pas à se délivrer. C'est comme si l'on disait:--A quoi bon
  rapprocher des yeux de quelqu'un un objet cubique qu'il prend de
  loin pour une sphère, s'il est vrai que chacun de nous ne puisse
  voir que ce qu'il voit?--Dans une leçon de M. Penjon, publiée par
  la _Critique philosophique_ du 10 mars 1883, on lit: «Il n'y a
  rien à objecter à celui qui tient tout pour nécessaire: il vous
  dirait que vous ne pouvez pas ne pas lui adresser vos critiques
  et qu'il ne peut pas vous répliquer lui-même autrement qu'il ne
  fait.» L'auteur met ainsi au compte des déterministes un
  paralogisme qui est tout entier de l'invention des
  indéterministes. «Ce que nous disons de l'espèce, continue M.
  Secrétan, et de la _science objective_, universelle, il faut le
  dire également de l'esprit individuel et des _croyances_
  personnelles... Quoi qu'il en soit du déterminisme pris en
  lui-même, la croyance au déterminisme intellectuel briserait
  _évidemment_ le nerf de l'_esprit_. Les fatalistes du système ne
  sont point d'accord avec eux-mêmes, et ils le savent. Ils
  oublient leur philosophie et se dirigent suivant la doctrine
  opposée dans leur _cabinet d'étude_ et dans la discussion
  _savante_, aussi bien que dans les affaires et dans la société.»
  (_Revue philosophique_, janvier 1882, p. 37.) M. Victor Egger,
  dans un travail sur la _certitude scientifique_, publié par les
  _Annales de la faculté de Bordeaux_, dit à son tour en
  s'inspirant de M. Renouvier: «La pensée et le sentiment réunis
  facilitent l'oeuvre de la liberté; mais, sans la liberté, il
  n'est point de certitude _scientifique_. (P. 9.)--M. Brochard dit
  dans sa thèse sur l'_Erreur_: «L'homme n'est capable de _science_
  que parce qu'il est _libre_; c'est aussi parce qu'il est libre
  qu'il est sujet à l'erreur.» (P. 47.)--M. Renouvier et Jules
  Lequier avaient dit: «La thèse de la nécessité, si elle est
  admise, interdit d'aspirer à la possession d'un critère de la
  certitude.»

Les adversaires du déterminisme ne songent pas que nos opinions,
fussent-elles nécessaires pour nous au moment même où nous les avons,
ont toujours un double contrôle; les faits mêmes et les lois de la
logique, en d'autres termes les nécessités du dehors et les nécessités
fondamentales du dedans. Si j'ai prédit une éclipse pour telle heure
et que l'éclipse n'ait pas lieu, j'aurai beau me dire que mon erreur a
été produite par des causes nécessaires, je n'en reconnaîtrai pas
moins que c'était la nécessité d'une erreur, non d'une vérité. De
plus, si je vérifie mes calculs et que j'y découvre, par exemple, une
faute d'addition, j'y reconnaîtrai fort bien une violation des
nécessités fondamentales de la pensée, quoique cette violation ait été
amenée par des nécessités accidentelles: distraction, confusion,
fatigue cérébrale, etc.

«Une erreur nécessitée, répète-t-on, n'est pas une erreur; par
exemple, si les anciens devaient _fatalement_ juger la terre immobile,
rien ne nous autorise à croire que, de leur temps, elle ne l'était
pas: car pourquoi les lois de la nature changeraient-elles moins que
celles de la pensée[52]?» Avec ce raisonnement, on pourrait croire
aussi que le bâton qui me paraissait nécessairement courbé dans l'eau
l'était en effet et s'est redressé dans l'intervalle, car «pourquoi
les lois de la nature changeraient-elles moins que celles de la
perception?» Mais nous ne savons pas où on a vu que les _lois_ de la
pensée soient changeantes pour le déterministe. N'est-ce pas au
contraire le partisan du libre arbitre qui introduit le caprice dans
la pensée et dans la science? Serons-nous plus assurés que la terre
était immobile du temps des anciens, si c'est _librement_ qu'il l'ont
crue mobile? Ne connaissons-nous pas et les vraies lois qui font
nécessairement tourner la terre, et les vraies lois qui produisent
nécessairement l'apparence du mouvement solaire, et les vraies lois
qui ont rendu nécessaire la découverte de cette illusion?
L'indéterminisme dans la pensée est le renversement de la pensée même.
Si une volonté indifférente est inintelligible, une pensée
indifférente est franchement absurde[53].

  [52] M. Delboeuf, page 611.

  [53] M. Delboeuf appelle jugements _récurrents_ ceux qui peuvent
  être à eux-mêmes leur propre objet, par exemple: _Il n'y a pas de
  règle sans exception_. Parmi les jugements récurrents, selon M.
  Delboeuf, quelques-uns peuvent être vrais, d'autres n'ont pas de
  sens, d'autres sont nécessairement faux. Dans cette dernière
  catégorie rentre ce jugement qu'il n'y a pas de règle sans
  exception, car ce jugement est lui-même une règle et à ce titre
  devrait être sujet à exception. Ceci posé, M. Delboeuf prétend
  que «la proposition _l'esprit n'est pas libre_ forme, elle aussi,
  un jugement récurrent nécessairement faux. Car, lorsque l'esprit
  affirme le contraire, il n'est encore en cela que l'écho de la
  fatalité. La fataliste est ainsi forcé de nier la science en même
  temps que la liberté.» (_Revue philosophique_, déc. 1876 et nov.
  1881.) Ce nouvel expédient logique ne nous semble pas plus
  heureux que les autres, car il n'y a aucune contradiction à dire:
  L'esprit est nécessité, tantôt à se croire libre sous certaines
  conditions, tantôt à se reconnaître nécessité.--Mais, quand
  l'esprit affirme sa liberté, il n'est encore, dit M. Delboeuf,
  «que l'écho de la fatalité.» Soit; de ce que tous les états
  subjectifs sont soumis à des lois nécessaires, peut-on en
  conclure qu'ils soient tous également conformes à la réalité
  _objective_ et qu'il n'y ait plus de science? Fatalité n'est pas
  nécessairement vérité. Le dormeur dort fatalement, et l'homme
  éveillé est fatalement éveillé; il n'en résulte pas que tous les
  deux se vaillent au point de vue de l'adaptation des idées aux
  objets extérieurs. Une hallucination nécessaire et une vision
  nécessairement exacte ne sont pas pour cela scientifiquement
  équivalentes. M. Delboeuf aurait donc pu laisser à Jules Lequier
  et à M. Renouvier leur argument logique en faveur du libre
  arbitre qui est un pur paralogisme: «Si tout est nécessaire, les
  erreurs aussi sont nécessaires, inévitables et _indiscernibles_.»
  Ainsi, de ce que le myope ne voit pas les étoiles que voit
  l'homme doué de bons yeux, il en résulte que leurs deux états
  sont, comme dit M. Renouvier, «_indiscernibles_.» «La distinction
  du vrai et du faux manque de fondement, continue M. Renouvier,
  puisque l'affirmation du faux est aussi nécessaire que celle du
  vrai.» Par exemple, deux photographies dont l'une est
  ressemblante et dont l'autre ne l'est pas se valent, puisque
  l'une et l'autre sont l'oeuvre des mêmes lois nécessaires de
  l'optique. «L'affirmation que _tout est nécessaire_, conclut M.
  Renouvier d'après Jules Lequier (et on reconnaît là le jugement
  _récurrent_ de M. Delboeuf), est elle-même impossible, n'y ayant
  point de moyen de la distinguer de sa contradictoire, en tant que
  donnée par la nécessité.»

Bien plus, le critérium tout extérieur du consentement des
intelligences, que revendiquent les partisans du libre arbitre, est au
contraire la légitime propriété des partisans du déterminisme
intellectuel. C'est précisément parce que nos diverses intelligences
sont soumises aux mêmes lois, c'est-à-dire aux mêmes nécessités
intérieures de la logique et aux mêmes nécessités extérieures de
l'expérience, qu'on peut contrôler une intelligence par une autre, les
calculs ou les observations d'un astronome par celles d'un autre
astronome, comme la pesée d'une balance par celle d'une autre balance.
Si au contraire les balances sont libres, comment se fier à leurs
pesées et comment les contrôler entre elles? Mille baromètres
construits sur le même plan s'accordent à marquer 10 degrés au-dessus
de zéro, j'en conclus à la fois que la température est en effet de 10
degrés et que tous les baromètres doivent être justes. Il est douteux
qu'un physicien préférât s'en rapporter à des baromètres doués de
libre arbitre. Voici deux miroirs dont l'un reproduit exactement
l'objet et dont l'autre le déforme; sont-ils de même valeur, comme la
vérité et l'erreur dont parle M. Delboeuf, sous prétexte qu'ils sont
également nécessités l'un à reproduire l'objet, l'autre à ne pas le
reproduire? Toutes les horloges sont-elles également bien réglées
parce qu'aucune ne se règle librement, et M. Delboeuf se défie-t-il de
sa montre marquant midi parce qu'elle n'est pas libre? La vérité est
une harmonie: un piano n'a pas besoin d'être libre pour qu'on juge
s'il est d'accord; tout au contraire. De même pour l'esprit. Si les
accords ou «représentations» de mon esprit dépendent de ma volonté, si
je puis me représenter rouge ce qui est bleu, égal à dix ce qui est
égal à cinq, c'est alors que tout critérium sera enlevé à la science.
Le jour où il suffirait à un astronome d'un acte de libre arbitre pour
voir une nouvelle étoile au bout de sa lunette, l'astronomie
n'existerait plus. Les partisans du libre arbitre frappent donc sur
eux-mêmes en croyant frapper sur leurs adversaires; l'arme jetée en
l'air retombe sur eux. L'intérêt de la science, disons mieux, les
nécessités de la science impliquent, quoi qu'en disent MM. Secrétan,
Renouvier et Delboeuf, le déterminisme dans les objets et le
déterminisme dans les pensées.

Supposons que nous sommes dans le désert. Vous croyez voir une oasis;
moi, placé à une certaine distance de vous, je ne la vois pas. En
fait, il y a ou il n'y a pas une oasis réelle; les partisans du libre
arbitre et ceux du déterminisme l'admettent également; mais la
question est de savoir comment, dans chacune des deux hypothèses, on
pourra établir une distinction de valeur entre les opinions. Selon le
déterminisme, moi qui ne vois pas l'oasis et vous qui la voyez, nous
sommes actuellement nécessités tous deux, moi à ne pas voir, vous à
voir. Faut-il en conclure que nous n'ayons «aucun moyen de discerner
le vrai du faux?»--Tant que nous en demeurerons là et que nous nous
croiserons les bras, la distinction sera sans doute impossible; mais,
dans l'hypothèse du libre arbitre, elle sera tout aussi impossible. Il
ne suffira pas que vous disiez:--J'affirme librement l'oasis, il me
plaît qu'elle soit--, pour que la distinction du vrai et du faux
devienne possible; on distinguera simplement par là ce qui me plaît et
ce qui ne me plaît pas. Jusqu'ici, nous sommes donc au même point.
Maintenant, de deux choses l'une: ou la chose en litige est
vérifiable, ou elle ne l'est pas. Si elle est vérifiable, nous
marcherons tous les deux vers l'oasis que vous croyez voir; le
déterministe n'est pas plus paralysé que le partisan du libre arbitre.
En arrivant devant une _oasis_ réelle, la même nécessité qui
m'empêchait tout à l'heure de la voir me déterminera maintenant à la
voir; nous aurons donc corrigé une nécessité par une autre; si voir ou
ne pas voir dépendait de notre libre arbitre, c'est alors que nous
serions impuissants à distinguer le réel de l'imaginaire. Supposons
maintenant que toute vérification soit impossible; ici encore,
l'hypothèse se subdivise. Ou bien, en l'absence de vérification
sensible, il y a des raisons soit logiques, soit scientifiques, soit
métaphysiques, soit morales et sociales, pour établir des degrés de
probabilité; ou bien il n'y en a pas. Dans le premier cas, vous
pouvez, par exemple, me faire observer que vous n'êtes pas au même
point que moi, que mes yeux sont moins bons, qu'il y a une vapeur
entre moi et l'oasis, que j'ai un intérêt à prendre un autre chemin,
tandis que vous êtes parfaitement désintéressé, etc. Vous pouvez ainsi
arriver à me convaincre que les probabilités sont pour le chemin que
vous voulez prendre. Ces probabilités me détermineront à prendre ce
chemin, à moins que mon désir ou mon intérêt ne l'emportent sur mon
intelligence. N'y a-t-il, au contraire, aucun moyen d'établir des
probabilités, ni intellectuelles ni d'aucune sorte? En ce cas, toutes
raisons ayant disparu, nous serons réduits à une sorte de pari, à un
jeu de hasard. Mais qui empêche un déterministe de jouer et de parier
tout comme un autre? Si nous sommes libres, nos paris contraires
seront libres; et, faute de vérification possible, on ne pourra
discerner quelle décision est ou n'est pas conforme à l'objet. Si nous
sommes déterminés, nos deux décisions seront également déterminées,
et, en l'absence de vérification possible ou d'appréciation possible
des probabilités, on ne pourra non plus discerner leur conformité ou
leur non-conformité à l'objet. On ne pourra ici se décider que pour
des raisons _subjectives_ à tous les points de vue. Donc, en somme, là
où la distinction du vrai et du faux est possible, c'est précisément
par le déterminisme intellectuel qu'elle se produit, et là où elle est
impossible pour le déterminisme, elle l'est encore bien plus pour le
libre arbitre; jouer à pile ou face sur une affirmation ou une
négation, ce n'est pas s'éclairer sur ce qui était obscur; dans les
cas mêmes où l'on prend inévitablement une décision pratique, cette
décision, soit libre, soit déterminée par nos penchants, n'empêche pas
les jugements contraires d'être aussi indiscernables qu'auparavant
sous le rapport de l'objectivité.

Le «criticisme phénoméniste» représente toujours, suivant la méthode
ancienne, l'homme _déterminé_ comme un homme _passif_ et _inerte_:
c'est l'argument paresseux appliqué à l'intelligence. On oublie que,
si l'intelligence est un miroir, elle n'est pas un miroir immobile et
impuissant: c'est un miroir tournant sans cesse, qui, présentant ses
diverses faces aux choses, reflète des tableaux divers et peut ainsi
contrôler l'un par l'autre; bien plus, les objets eux-mêmes tournent
autour de l'intelligence et lui offrent ainsi successivement leurs
différentes faces, ce qui fournit un nouveau moyen de distinction.
Outre ce premier paralogisme, on en fait un second en prétendant que
l'esprit humain, dans l'hypothèse déterministe, est une intelligence
pure uniquement déterminée par des raisons qui lui apparaissent, et
qui elles-mêmes s'expliquent uniquement par l'objet inconnu; si bien
que, quand les pures intelligences se contredisent, il n'y aurait plus
de distinction possible à établir entre elles.--Mais, peut répondre le
déterministe, nos opinions ont des raisons déterminantes ou
antécédentes qui ne sont pas toujours des raisons intellectuelles et
logiques, ni toujours logiquement valables. Donc, de ce que toute
opinion est _explicable par des raisons_, il ne s'ensuit pas que, pour
le déterminisme, toutes soient également _fondées en raison_. Il peut
y avoir des raisons de déraisonner comme des raisons de bien
raisonner. «Le _vrai_ et le _faux_», dites-vous, «ont des titres
égaux» parce qu'ils «sont également nécessaires». «C'est une manière
d'être dans le _vrai_ que de suivre une loi nécessaire en affirmant le
_faux_ des autres hommes[54].»--Mais un fou est nécessairement fou, un
esprit sain est nécessairement sain, et la folie est en harmonie avec
l'ensemble des lois de l'univers puisque certaines rencontres de ces
lois la produisent; en résulte-t-il que la folie soit en harmonie avec
les objets sur lesquels le fou porte des jugements faux? De ce que la
folie «est vraie», comme compatible avec le grand tout, mal à propos
appelé l'universelle vérité, il n'en résulte pas que les opinions du
fou soient vraies comme harmoniques avec les objets particuliers
auxquels elles s'appliquent, ni qu'il fasse jour quand le fou le
déclare en plein minuit.

  [54] M. Renouvier, _Essais_, _id._, III, 302.

On objectera qu'il y a des questions insolubles où chacun se croit
sage, sans qu'on puisse distinguer les vrais sages des fous.--Sans
doute; mais, en ce cas, le libre arbitre n'est-il pas tout aussi
impuissant que le déterminisme à faire la distinction? Il ne peut que
servir à accroître l'embarras, car chacun se jugera librement sage, et
cela au moment même où il sera le plus fou. C'est encore le
déterminisme qui peut fournir ici ou un critérium ou un succédané de
critérium. Supposez, par exemple, qu'il s'agisse du vote d'une chambre
de députés relativement à une mesure dont les effets futurs sont
actuellement invérifiables et même, par hypothèse, impossibles à
prévoir. En l'absence de toute certitude et même de toute probabilité
tirée de l'objet, je pourrai encore me faire une probabilité tirée des
motifs et mobiles qui ont déterminé le vote. Je penserai que les
députés qui ont le plus de chance d'avoir raison sont ceux qui ont le
moins cédé aux raisons subjectives, aux passions de parti, aux
ambitions personnelles, aux intrigues corruptrices, etc. J'éliminerai
autant que possible tout le _subjectif_, toutes les questions de
personnalité, pour avoir une probabilité objective, la plus
impersonnelle possible. Je pourrai dire:--Ce vote doit être absurde,
parce qu'il a été une oeuvre de passion, de légèreté, de haine, de
corruption. Le critérium, en ce cas, est justement l'opposé de la
méthode _subjective_ que le criticisme phénoméniste préfère à la
méthode _objective_. Si l'on vient me dire que les députés se sont
fait librement leurs motifs et mobiles de vote, ma défiance ne fera
que s'accroître, tout comme si l'on m'apprenait qu'ils ont voté à la
courte paille. Donc, même au point de vue interne, est plus probable
ce qui est plus dégagé des penchants subjectifs et des commencements
absolus subjectifs. Donc encore, nous ne saurions admettre que
l'incertitude produite par les résultats contradictoires des jugements
humains «_ne se peut lever_ qu'en reconnaissant que la certitude est
un état psychique, résultat d'un acte _libre_, en une conscience
responsable, et non point l'effet d'une _nécessité_ qui se contredit
en ses différents produits[55].»--Oui, la certitude, la croyance est
un état psychique, mais l'hypothèse du libre arbitre n'est nullement
_la seule possible_ pour expliquer cet état psychique. On oublie les
passions, les instincts, les sentiments, les «perceptions confuses»,
les mille causes grandes ou petites qui peuvent incliner le jugement,
produire ou achever la croyance, alors même qu'il n'y aurait pas le
moindre libre arbitre. Les criticistes font une «énumération
incomplète» des hypothèses possibles. De ce qu'un objet n'est pas
blanc, a-t-on immédiatement le droit d'en conclure qu'il soit noir? Il
peut être rouge, vert, etc. De même, de ce que la croyance n'est pas
l'oeuvre d'une nécessité purement _logique_ ni d'une action nécessaire
de la «_chose en soi_» ou de l'objet sur la pure pensée, il n'en
résulte pas immédiatement que la croyance soit libre; elle peut être
l'oeuvre d'une nécessité passionnelle, sentimentale; elle peut
résulter du caractère, des habitudes, de l'éducation, etc.[56]. Mais
c'est alors, répète-t-on, que toutes les croyances seront
indiscernables _en tant que nécessaires_.--Le fussent-elles sous ce
rapport, elles ne le seraient pas pour cela sous tous les autres
rapports. Les effets sont indiscernables en tant qu'ils ont tous des
causes; il n'en résulte pas qu'ils soient indiscernables par ailleurs
et qu'une maladie nécessaire soit indiscernable d'une santé
nécessaire. Même en l'absence de toute vérification possible, nous
avons vu que la méthode de discernement entre le vrai et le faux
consiste à calculer, autant que faire se peut, la part du _passionnel_
et du _subjectif_ pour l'éliminer du problème, comme un astronome
élimine de ses calculs l'équation personnelle. On peut ainsi dans la
conscience même établir une hiérarchie, subordonner une nécessité à
une autre moins individuelle, mesurer plus ou moins exactement des
degrés de probabilité, comparer une croyance avec l'ensemble des
vérités acquises et confirmées, continuer rationnellement le mouvement
commencé, etc. Donc les criticistes phénoménistes, en passant de
l'analogie d'un seul caractère des jugements, le _mode de génération_
dans la conscience, à l'_identité de valeur_ pour la conscience,
passent sans l'ombre d'une preuve d'un rapport à un autre tout
différent.

  [55] M. Renouvier, _Critique philosophique_, 1883, _id._

  [56] M. V. Egger, remarquant que, dans l'induction
  _scientifique_, nous affirmons au delà de ce que peut atteindre
  la «démonstration complète,» en conclut que la certitude n'est
  obtenue qu'à l'aide d'une «force irrationnelle,» qui achève ce
  que la raison a commencé. Jusque-là, l'opinion peut se soutenir,
  quoiqu'il n'y ait rien d'irrationnel à admettre que, si j'ai
  vérifié la loi de Mariotte pour 2, 3, 5, 6, 7 atmosphères, elle
  ne doit pas cesser brusquement dans l'intervalle de 2 atmosphères
  à 3 ou de 4 à 5. Admettons pourtant une force _irrationnelle_;
  pourquoi ne serait-ce pas simplement la vitesse acquise, comme
  quand on dépasse le but en s'élançant avec énergie? pourquoi ne
  serait-ce pas le besoin de conclure, de prendre un parti, etc.?
  ou plutôt, au lieu d'une force irrationnelle, pourquoi ne
  serait-ce pas une application rationnelle soit de la loi de
  continuité, soit de la loi d'économie, etc.? M. Egger, lui,
  conclut à la liberté. «L'esprit _se résout_, dit-il, à négliger
  les dernières objections qu'il conçoit encore: _il ne veut plus_
  les considérer.»--Soit; mais _se résout-il_ librement? _Veut-il_
  librement? C'est ce qu'il faudrait démontrer. «La certitude en
  matière de science inductive, ajoute M. Egger, n'est jamais que
  la _limite préconçue et préadoptée de la probabilité
  croissante_.» Définition ingénieuse, mais d'où ne résulte pas
  que, pour passer à cette limite, qui n'est point donnée
  objectivement, la seule force objective et psychique soit un acte
  de libre arbitre. Dans toute cette discussion, on ne sort pas du
  [Grec: logos argos] qui prétend nous réduire à l'inertie
  intellectuelle. M. Egger répond que les mobiles, comme le besoin
  de repos et l'amour de l'ordre, seraient insuffisants à asseoir
  l'esprit dans la certitude, tandis que la liberté peut seule
  anéantir l'objection en n'y pensant plus. Le procédé est trop
  expéditif. Il ne suffit pas à un général de fermer les yeux
  devant une armée d'adversaires pour l'anéantir. La foi seule, et
  surtout la foi aveugle, se cache la tête, comme l'autruche dans
  le sable, pour ne pas voir ce qui la menace; qu'on appelle cette
  méthode _foi_, nous y consentons; mais nous ne pouvons voir là
  «la certitude scientifique.»

On peut maintenant apprécier le syllogisme que M. Renouvier nous a
opposé à nous-même et par lequel il a espéré acculer le déterminisme à
l'impuissance. «La distinction du _vrai_ et du faux, dans la
conscience, est _impossible_, dit-il, en tant qu'on regarde des
jugements contradictoires entre eux comme imposés par la
nécessité.»--Après les explications qui précèdent, nous avons le droit
de nier cette majeure, où on prend pour accordé ce qui est en
question. De ce que les jugements sont tous également les effets
nécessaires de leurs antécédents, il n'en résulte point que, _dans la
conscience_, on ne puisse comparer un jugement avec un autre ou avec
un ensemble de jugements, et établir ainsi, dans la conscience même,
d'autres rapports aboutissant à une distinction de _valeur_. La
conclusion n'est donc point contenue dans les prémisses: le second
rapport, qui est celui du sujet à l'_objet_, ne se déduit pas du
premier, qui est simplement le mode subjectif de _formation_ des
jugements. Conclure ainsi sans moyen terme de l'un à l'autre, ce peut
être un acte de «libre arbitre»; mais la conclusion est inadmissible
pour qui veut être logiquement «nécessité». Du reste, de cette majeure
qui affirme précisément la chose à démontrer, M. Renouvier passe
commodément à la conclusion: «Or, dit-il, la distinction du vrai et du
faux, relativement à _un objet externe_, est impossible autrement
qu'au moyen de la distinction comme vrais ou faux des jugements
contradictoires entre eux, dans la conscience. Donc la distinction du
vrai et du faux, relativement à un _objet externe_, est impossible
dans la conscience en tant qu'on regarde les jugements contradictoires
entre eux comme imposés par la nécessité.»--Remarquons la généralité
de la conclusion; M. Renouvier ne fait ici aucune distinction entre
les vérités scientifiques ou les vérités philosophiques; il parle d'un
_objet externe_, ce qui peut signifier ou un objet de nos sens ou,
plus universellement, un objet quelconque extérieur au sujet. Et en
effet, si la majeure est exacte, elle doit s'appliquer à tout. Et
c'est précisément parce qu'elle prouve trop qu'elle ne prouve rien.

Il y a plus. On peut retourner le syllogisme tout entier contre les
criticistes eux-mêmes. Non seulement le déterminisme ne supprime pas
dans la conscience tout moyen de discerner l'objectif du subjectif;
mais c'est l'hypothèse même du libre arbitre dans les jugements qui
supprime ce moyen.--La distinction du _vrai_ et du _faux_, dans la
conscience, peut-on dire, est impossible en tant qu'on regarde des
jugements contradictoires entre eux comme _évoqués_ indépendamment de
leurs antécédents par le libre arbitre de chacun, «sans prévision même
imaginable.» Donc la distinction du _vrai_ et du _faux_, _relativement
à un objet externe_, est impossible, dans la conscience, en tant qu'on
regarde des jugements contradictoires entre eux comme «également
produits par le libre arbitre.» Cela est vrai pour les objets externes
proprement dits: par exemple, pour l'accord d'un instrument par
«l'accordeur» muni d'oreilles et de liberté, dont parle M. Renouvier.
Si un accordeur juge, par un acte du _libre_ arbitre, de la
consonnance ou de la dissonance, ce n'est pas à lui que nous
confierons le soin d'accorder un piano; nous préférons celui dont les
oreilles et le jugement sont nécessités. Cela est vrai aussi pour les
objets invérifiables de la métaphysique: en tant qu'invérifiables,
égaux en probabilité intellectuelle et affirmés par un acte de libre
arbitre, ils sont parfaitement «indiscernables comme _vrais_ ou _faux
dans la conscience_.» Votre affirmation ne porte plus alors sur ce qui
est, mais sur ce que vous _voulez_ librement ou nécessairement (car le
problème subsiste toujours); vous _voulez_ une chose ou vous en voulez
une autre, voilà tout[57].

  [57] L'indéterminisme phénoméniste retombe donc sous toutes les
  objections qu'il adresse à Clarke. Il lui objecte qu'une volonté
  indifférente «détache l'_acte_ de tout motif» et par suite de
  tout «facteur intelligible» (_Critiq. philos._, 25 sept. 1879, p.
  123); mais Clarke, en revanche, pourrait répondre:--Selon vous,
  la volonté détache un motif de tout motif, un jugement de tous
  les autres, ce qui est encore moins intelligible.--«Vous mettez
  un intervalle incompréhensible et une solution de continuité
  entre le dernier jugement et les volitions!» (_Critiq. philos._,
  _id._, p. 118.)--Et vous, un intervalle encore plus
  incompréhensible entre un jugement et un jugement consécutif sur
  les mêmes objets.--«Dès que la volonté, principe indifférent,
  produit des actes déterminés, c'est _au hasard_ qu'elle les
  détermine.»--C'est aussi _au hasard_ que vous déterminez vos
  _jugements_.--«Dès que l'homme _agit_ différemment dans les cas
  où son jugement est identique, ou identiquement dans ceux où son
  jugement varie, l'homme n'est plus un être raisonnable.»--Est-il
  un être raisonnable quand il _juge_ différemment avec des données
  et des passions identiques ou identiquement avec des données et
  passions différentes? Ce que l'homme ne peut nier, selon vous,
  c'est seulement la vérité de ce _qu'en même temps_ il juge vrai;
  mais vous admettez qu'il peut nier la vérité de ce _qu'à
  l'instant précèdent_ il a jugé vrai. Un tel pouvoir serait
  précisément ce qu'on est convenu d'appeler inconséquence et
  déraison. Un homme qui a perdu la raison ne nie pas et n'affirme
  pas en même temps; seulement, après avoir affirmé qu'il fait
  jour, il crée et fait sortir de «précédents» identiques cette
  négation: il fait nuit. Les moments successifs de son
  raisonnement ne sont pas plus enchaînés que ne le sont, selon
  vous, les moments successifs d'une délibération; il appelle tour
  à tour la représentation du jour et celle de la nuit. A chaque
  instant, il est d'accord avec soi; il ne se contredit que d'un
  instant à l'autre; la folie est une raison _discontinue_. Bref,
  vous reprochez aux partisans de la liberté indifférente que, «le
  jugement rendu, la volonté reste, qui, étrangère à tous ces
  motifs et cause non causée, peut aussi bien casser ce jugement
  que l'exécuter, et agir d'elle-même sans raison et contre la
  raison» (p. 64); mais vous, vous admettez que, le jugement rendu,
  la volonté peut aussi bien, «cause non causée,» maintenir ce
  jugement ou le changer en son contraire, et juger ainsi
  arbitrairement «sans raison et contre la raison.» Répondre que la
  volonté se crée un motif de juger et de vouloir différent avec
  des motifs précédents identiques et que par conséquent elle ne
  juge ou ne veut jamais sans motif, c'est doubler la difficulté au
  lieu de la résoudre; car alors de motifs identiques sort non
  seulement une volition différente, mais encore un motif et un
  jugement différent, comme si d'une majeure et d'une mineure
  identiques sortait tout d'un coup une conclusion différente.
  C'est l'arbitraire installé non seulement en pleine volonté, mais
  en pleine intelligence, là où précisément sont le plus
  inévitables toutes les lois soit de la cérébration inconsciente,
  soit de la pensée consciente.


IV. _L'attribution au moi dans le criticisme
phénoméniste._--L'attribution au moi, psychologique ou morale, est
encore plus inexplicable dans la doctrine des commencements absolus
que dans l'indifférentisme. L'attribution, nous le verrons plus
loin[58], suppose un lien entre moi et mes actes; elle suppose l'unité
et la continuité du moi. Or, dans le criticisme phénoméniste, il y a
des commencements encore plus absolus que dans l'indifférentisme.
Comment les attribuer au _moi_, avec lequel ils ne sont pas liés? Ce
sont des commencements absolus en moi, admettons-le; mais supposons
des commencements absolus (réels ou apparents) dont je serais
simplement le _théâtre_, par exemple une sensation imprévue; en quoi
se distingueront-ils des commencements absolus dont je serais la
_cause_? Puis-je même dire que _moi_ j'en suis la cause? _Moi_, c'est
«le groupe de phénomènes et de lois[59];» or les phénomènes commençant
_absolument_ n'ont leur cause ni dans les autres phénomènes antérieurs
ou simultanés, ni dans les lois; ils ont leur cause en eux-mêmes ou,
si l'on préfère, ils sont eux-mêmes causes.

  [58] Voir IIIe partie.

  [59] Renouvier, _Essais_, _id._, p. 360.

Aussi l'attribution à la _conscience_ est-elle impossible, et il n'y a
point, selon le criticisme phénoméniste, «conscience de la liberté.»
Mais alors s'élève une nouvelle et insurmontable difficulté: si la
liberté est purement phénoménale et non, comme dans Kant, nouménale,
on ne voit plus pourquoi elle n'aurait pas conscience de soi. Comment
se fait-il qu'un commencement absolu de la conscience ne se saisisse
lui-même ni comme commencement ni comme absolu? Dira-t-on que la
liberté consiste précisément dans la discontinuité, dans la rupture,
dans l'hiatus et le vide entre des séries de phénomènes?--En ce cas,
il sera effectivement facile de comprendre qu'on n'ait point
conscience d'une discontinuité, d'un vide; mais, que ce vide puisse
constituer le libre arbitre, c'est ce qui sera plus difficile à
saisir. Dans tous les cas, si le «groupe de phénomènes et de lois»
s'attribue les phénomènes qui jaillissent au beau milieu des
phénomènes préexistants, c'est par pure hypothèse. Un Grec aurait pu
tout aussi bien attribuer ces commencements absolus soit à la Fortune,
soit à la Destinée. Un chrétien les attribuera vraisemblablement
tantôt à son ange gardien, tantôt à un démon tentateur. En effet,
l'apparition d'un motif ou d'un mobile nouveau dans la conscience est
une véritable _suggestion_; de plus, elle est «imprévisible» pour moi
tout comme pour autrui, car, si je pouvais prévoir sûrement ce que je
vais vouloir, il n'y aurait plus commencement absolu et «liberté
imprévisible.» L'idée ou le sentiment «automotifs» qui font subitement
leur «apparition» ont donc tous les caractères de choses étrangères:
comme je ne puis voir leur _raison_ en moi et dans mes états
antécédents, comme aussi le criticisme phénoméniste m'affirme que
cette raison n'est pas dans mon cerveau et dans mon organisme, je puis
parfaitement supposer un ange ou un démon qui m'inspire.

     La faim, l'occasion, l'herbe tendre et, je pense,
         Quelque diable aussi me poussant.

Jules Lequier, dans les «perspectives de sa mémoire», qu'il
prolongeait des perspectives supposées de sa vie future, s'apparut à
lui-même, nous dit-il, multiplié en une suite de personnages divers,
dont le dernier, s'il se tournait vers eux un jour, à un moment
suprême, en leur demandant pourquoi ils avaient agi de la sorte,
pourquoi ils s'étaient arrêtés à telle pensée, «les entendrait de
proche en proche en appeler sans fin les uns aux autres.»--Mais,
peut-on répondre, prenons la série en sens inverse, et substituons au
déterminisme une série de commencements absolus; ne verrons-nous pas
se produire la même perspective? L'homme de chaque instant passé ne
pourra-t-il pas rejeter la faute sur l'homme de l'instant suivant, sur
«l'homme nouveau sorti de l'homme ancien» par un commencement absolu,
et le long de cette nouvelle perspective n'entendrons-nous pas les
personnages successifs, qu'aucun lien certain ne rattachait l'un à
l'autre, en appeler aussi sans fin les uns aux autres? Tant il est
vrai que, dans tous les systèmes, le problème de l'individuation et de
la responsabilité offre des difficultés analogues: il faut un lien
entre le moi d'aujourd'hui et celui d'hier, et cependant il faut que
ce lien soit d'une flexibilité indéfinie pour permettre un continuel
renouvellement dans une continuelle identité. Si le lien paraît trop
rigide dans le déterminisme ordinaire, en revanche il est supprimé
dans un libre arbitre qui fait de la vie morale une suite d'épisodes.


V. _Les limites intérieures de la liberté et de la solidarité._--Une
dernière difficulté psychologique et morale, c'est celle des limites,
conditions et variations intérieures de la liberté. Quelques auteurs
ont admis à la fois le libre arbitre et la solidarité, qui n'est qu'un
autre nom du déterminisme; ils sont allés jusqu'à croire: 1º que le
_libre arbitre_ est lui-même _solidaire_; 2º que, tout en s'exerçant
dans le monde phénoménal et non dans le monde nouménal, il a «des
manifestations phénoménales _déterminées_ par les lois de la nature»,
comme la liberté nouménale de Kant; enfin qu'il y a des «degrés» et
une simple «virtualité» dans le libre arbitre[60]. Ces assertions ne
sont pas faciles à concilier. Aussi M. Renouvier lui-même les rejette;
mais n'aboutit-il pas à son tour à l'antinomie du libre arbitre
insolidaire et de la solidarité[61]? Pour lui, la puissance des
contraires, dût-elle ne se présenter qu'une fois réellement et dans la
vie d'un seul homme, «cette puissance-là passant à l'acte serait
toujours un _absolu sui generis_, échappant à toute solidarité en tant
qu'elle s'exerce.» Mais il ajoute que, si le libre arbitre est
inconditionnel, il a cependant des «conditions d'existence» qui
doivent être «_données_» et des «conditions d'exercice» qui sont «les
_éléments_, les _mobiles_ et les _moyens_.»--Que reste-t-il alors en
propre à cet «absolu _sui generis_,» qu'on nous représentait tout à
l'heure comme pouvant lui-même au moins se donner ses «mobiles et
motifs?» Ce résultat semble d'ailleurs inévitable quand, avec le
criticisme phénoméniste, on cherche une liberté inconditionnelle dans
les phénomènes, qui sont par essence conditionnés.

  [60] Voir la _Solidarité morale_, par M. Marion.--Cf. M.
  Secrétan, _loc. cit._

  [61] _Id._, 14 oct. 1880, p. 169, 172.

On a beau répondre que l'acte libre est seulement celui qui n'est pas
«_entièrement_ prédéterminé,» entièrement solidaire, et que «le fait
du commencement _absolu_,» de l'insolidarité, «est ici resserré dans
d'étroites _limites_;» les limites qui entourent un mystère ne font
rien à son énormité intrinsèque; une petite création spontanée sur un
petit point de l'univers, un petit _fiat lux_ ou un petit _fiat motus_
est aussi incompréhensible que la création du monde entier; donnez-moi
ce pouvoir dans des limites aussi étroites que vous voudrez, et je
referai le monde mieux qu'Archimède avec son point d'appui. De plus,
nous demanderons de nouveau comment il peut y avoir des _limites_ à un
commencement _absolu_, une _relation_ limitant l'_absolu_?

Le criticisme phénoméniste croit avoir supprimé le «noumène» en le
plongeant dans le «phénomène;» il n'a fait que le mêler à son
contraire; au lieu d'un seul noumène au-dessus du monde, on a une
multitude de petits noumènes dans le monde, autant que d'actes libres
et de commencements premiers: c'est une poussière de noumènes au lieu
d'un lingot. Le criticisme phénoméniste rejette la _chose en soi_,
mais il admet ce qui est beaucoup plus étrange: des _phénomènes en
soi_ et _par soi_. Il veut revenir à Hume en gardant Kant; et alors,
au lieu de placer dans l'édifice le phénomène au rez-de-chaussée et le
noumène à l'étage supérieur, il loge les deux contradictoires, aux
prises l'un avec l'autre, sur le même plan: il fait commencer
_absolument_ des _relations_, il fait jaillir des phénomènes _par
soi_, et il croit diminuer la difficulté (pour ne pas dire la
contradiction) en ajoutant:--Cela ne se passe que sur un tout petit
point, dans d'étroites limites: c'est un petit commencement premier;
son exiguïté le rend plus portatif que l'absolu absolument absolu du
noumène.--Au choix, nous aimerions mieux ce dernier qu'une philosophie
d'hiatus, qui cherche vainement à se maintenir entre le phénoménisme
exclusif de Hume et le phénoménisme surmonté du noumène de Kant.
Éparpiller la difficulté, ce n'est pas la résoudre: c'est simplement
la multiplier.



CHAPITRE CINQUIÈME

L'INDÉTERMINISME MÉCANIQUE

  I. Hypothèse d'une _direction_ du mouvement dans l'espace sans
     création de force.

  II. Hypothèse d'un équilibre et d'une bifurcation d'intégrales.

  III. Hypothèse d'une rupture d'équilibre par une force infiniment
     petite.

  IV. Hypothèse d'un emploi du _temps_ laissant place à
     l'indétermination.


Il s'est produit à notre époque, parmi les moralistes qui se
rattachent au spiritualisme ou au «criticisme,» une sorte de réaction
antiscientifique dans l'intérêt de la morale, dont nous venons de voir
des exemples. Les uns s'efforcent de montrer (chose facile) que la
science ne sait pas tout et en concluent qu'ils ont le droit de
remplir les lacunes de la science par l'affirmation d'un libre arbitre
qui échappe aux lois scientifiques. Où la science se tait, ils se
croient autorisés à parler comme bon leur semble et à admettre des
miracles. D'autres s'efforcent de tourner la science même au profit du
libre arbitre; ce qui s'accommode le moins de ce pouvoir miraculeux,
c'est la logique et la mécanique; or ce sont précisément ces deux
sciences qu'on a essayé de mettre sous la dépendance du libre arbitre:
montrer que sans son secours elles ne sauraient subsister eût été un
chef-d'oeuvre de tactique. L'entreprise était séduisante et a séduit
en effet plus d'un esprit. Ainsi s'introduisent, dans une question
toute psychologique et morale, de véritables expédients logiques et
mécaniques qui ont pour but de sauver le libre arbitre; ce sont, dans
tous les sens du mot, des arguments _ex machina_. Il y a dans cette
question de la liberté, comme dans celle de l'existence de Dieu, toute
une nichée de sophismes, comme dirait Kant, et il suffit, pour la
faire s'envoler, d'agiter un peu les broussailles logiques ou
mathématiques derrière lesquelles ils se cachent.

Nous avons déjà examiné les expédients logiques tirés de la prétendue
impossibilité d'établir la vérité scientifique ou métaphysique si tout
est déterminé nécessairement. Restent les expédients mécaniques. On
peut en compter jusqu'à cinq en faveur du libre arbitre, par lesquels
on espère rendre son action compatible avec la conservation de
l'énergie: 1º direction possible des mouvements de translation par une
force étrangère au mouvement; 2º transformation possible du mouvement
moléculaire en mouvement de translation, et rupture possible
d'équilibre par une action infiniment petite ou même nulle; 3º emploi
du _temps_ au profit de la liberté. Les deux premiers expédients
reviennent à des manières de diriger le mouvement dans l'_espace_; le
dernier est une manière de le gouverner dans le _temps_.


I. La direction possible des mouvements de translation par une force
supérieure est, comme on sait, l'hypothèse cartésienne, que Leibnitz a
réfutée et qu'a reprise Cournot. Cette thèse peut donner lieu à deux
sortes d'objections, les unes tirées de ses conséquences, les autres
tirées de ses principes. On connaît d'abord l'objection _per absurdum_
proposée par Leibnitz. «Qui nous empêcherait, demandait-il à
Descartes, de sauter jusqu'à la lune?»--Mais on peut contester cette
conclusion de Leibnitz sur le pouvoir que nous conférerait le
_clinamen_, et dire que ce pouvoir n'est pas nécessairement indéfini.
On pourrait imaginer un certain _quantum_ d'énergie à la disposition
des êtres libres; on serait incapable, il est vrai, d'expliquer
pourquoi une énergie toute spirituelle et soustraite aux lois de la
matière a des bornes. Mais, une fois admise, cette énergie directrice
des mouvements n'aurait pas un caractère aussi perturbateur que
Leibnitz le suppose, car il faut tenir compte de ce que les mouvements
se neutralisent à distance. Une direction nouvelle du mouvement
pourrait être neutralisée à une certaine distance de son point de
départ et ne rien changer ni à la somme totale des forces et des
mouvements, ni même peut-être à la direction totale de l'ensemble. Le
poisson qui se meut dans la mer à droite ou à gauche n'empêche pas la
mer de se soulever et de s'abaisser selon une loi régulière; il y a
compensation des petits effets les uns par les autres quand on
considère la masse. Il n'est donc pas entièrement démontré que le
pouvoir de diriger un mouvement dans des conditions déterminées et
dans une sphère déterminée, comme celle de nos organes, nous donne
nécessairement le pouvoir de tout faire et de sauter jusqu'à la lune.
Notre action transitive, en un mot, pourrait être réelle, tout en
étant limitée.--Voilà ce qu'on pourra objecter à Leibnitz.

Pourtant, il faut le reconnaître, les mouvements se tiennent toujours
et sont solidaires. Le petit saut du poisson dans l'eau tient de loin
aux mouvements du soleil et des étoiles; la moindre direction
nouvelle, quelque limitée qu'elle fût, changerait la formule
mathématique de l'univers. Si un seul homme ne pouvait sauter jusqu'à
la lune et encore moins changer le centre de gravité du globe, tous
les hommes et tous les animaux réunis, en les supposant doués du
pouvoir imaginé par Descartes, seraient peut-être capables à la longue
de modifier plus ou moins le centre de gravité terrestre et la durée
du jour stellaire.

Telles sont les conséquences auxquelles aboutissent logiquement ceux
qui admettent le pouvoir _directeur_; mais, quelque improbables que
soient ces conséquences, elles ne suffisent pourtant pas à réfuter la
théorie. C'est donc sur les principes mêmes de cette théorie qu'il
faut porter l'examen. Ses partisans prétendent admettre à la fois le
principe de la conservation de l'énergie et un pouvoir directeur du
mouvement, qui, selon eux, n'impliquerait aucune création de force.
Nous n'avons donc pas à examiner maintenant le théorème de la
conservation de l'énergie ni les vraies raisons sur lesquelles il se
fonde; la seule question en ce moment est de savoir si ce théorème,
une fois admis, est compatible avec le pouvoir de _diriger_ le
mouvement. M. Delboeuf et M. Tannery sont pour la négative; M. Naville
et d'autres sont pour l'affirmative. Il nous semble que, pour modifier
mécaniquement la direction d'un mouvement et la résultante d'un
parallélogramme de forces, il faut de toute nécessité ou détruire un
des mouvements composants, ou introduire et créer un mouvement
nouveau. Or, comment créer ou annuler du mouvement sans créer ou
annuler de la force vive, par conséquent sans faire varier la somme
d'énergie qu'on _supposait_ constante? L'indétermination dans la
direction du mouvement est contraire au principe de l'égalité entre
l'action et la réaction, qui entraîne comme conséquences: 1º la
conservation du mouvement du centre de gravité, 2º la constance de la
quantité du mouvement, 3º le principe des aires[62]. Pour admettre
avec Epicure et Descartes la possibilité d'un _clinamen_, il faut donc
modifier les thèses fondamentales de la mécanique sur la conservation
de l'énergie et attribuer à l'homme une création de force motrice.

  [62] Voir M. Tannery, _La théorie de la connaissance
  mathématique_ (_Revue phil._, 1879, t. II, 482). Voir aussi
  l'étude de M. Delboeuf: _Déterminisme et liberté_, 1er article,
  1862.

Pour échapper à cette conséquence, M. Naville se réfugie dans une
série d'hypothèses et d'analogies; son but est de montrer,
contrairement au principe de la mécanique moderne, que toute cause
modificatrice d'un mouvement n'est pas nécessairement un mouvement
antérieur, ce qui rendrait impossible l'action directrice et libre de
la volonté. La cause modificatrice du mouvement, selon lui, peut être
une force qui agisse sans l'aide d'un mouvement antécédent et comme du
sein de l'immobilité, de manière à n'augmenter et à ne diminuer en
rien, par cette action, la somme du mouvement dans l'univers.
Malheureusement, les raisons sur lesquelles M. Naville s'appuie pour
démontrer cette possibilité sont empruntées, comme nous allons le
voir, à de simples fictions mathématiques. Il assimile la volonté à
une force qui agit sur le mouvement par sa _présence_ seule, non par
le _mouvement_. Même dans la nature, dit-il, l'explication des
phénomènes du mouvement suppose la double base du mouvement et des
_obstacles_ qui le modifient; et «les obstacles sont la résistance
opposée par des corps, à l'état de _repos relatif_, aux mouvements des
autres corps... Il résulte de là qu'en physique ce n'est pas seulement
le _mouvement_ qui est _force_, mais aussi la _présence_ des corps. Or
la présence des corps peut être conçue comme une force qui change la
_direction_ du mouvement sans en changer la _quantité_. Supposons en
effet un système de corps en mouvement, et plaçons-y par la pensée un
_corps_ considéré comme primitivement immobile; la _direction_ des
mouvements du système sera changée sans altération dans la _quantité_.
Il va sans dire qu'il s'agit ici d'une conception purement théorique,
puisqu'un corps ne peut pas être introduit sans que son introduction
soit un mouvement; mais, en supposant l'apparition _spontanée_ d'un
corps dans un système donné, ou sa _création_ proprement dite, ce
corps changerait la direction des mouvements antécédents et non leur
quantité[63].» Le corps immobile imaginé par M. Naville est évidemment
une pure fiction géométrique; dans la réalité, tout corps est un
système de mouvements, soit visibles, soit invisibles. Ce qui fait que
la _présence_ d'un corps modifie le mouvement des autres corps, c'est
qu'il est lui-même un ensemble de mouvements. Il ne _résiste_ au
mouvement que par son mouvement propre et non par son immobilité, qui
est toute «relative» et révèle un mouvement en sens contraire. Nous ne
savons si un corps vraiment et absolument immobile ne serait pas
indifférent à tout mouvement, et n'opposerait pas une _résistance_
nulle au mobile qui l'entraînerait. Comment donc arguer d'une fiction
mathématique, d'une métaphore mathématique, pour démontrer la
possibilité d'une action psychologique qui serait celle d'un pur
esprit modifiant le mouvement par sa seule «présence», semblable aux
anges que le moyen âge préposait au mouvement des astres? Pour
démontrer la _possibilité_ d'une chose, il faut, selon le précepte de
Kant, s'appuyer sur des _réalités_, non sur fictions abstraites ni sur
des symboles géométriques.

  [63] _Ibid._, p. 280.

D'ailleurs, admettons qu'un mouvement puisse être produit par un
changement n'ayant lieu que dans le temps et non dans l'espace; la
difficulté serait reculée sans être résolue. Le déterminisme, en
effet, s'applique aussi bien au temps qu'à l'espace. Nos idées se
suivent dans le temps selon des lois, ainsi que nos désirs.

De plus, toute idée est en fait accompagnée d'un mouvement, est une
_action réfrénée_. M. Naville admet lui-même que tout phénomène
psychique a des conditions physiologiques et se traduit dans le
cerveau; or cette assertion est en contradiction avec les hypothèses
de M. Naville et de M. Renouvier sur une force qui produirait la
direction du mouvement sans un autre mouvement antécédent. Concevoir
dans notre pensée la direction nouvelle d'un mouvement, concevoir un
_clinamen_, c'est déjà produire un autre mouvement, c'est même
commencer déjà la neutralisation du mouvement antérieur par un
mouvement en sens contraire; c'est commencer le _clinamen_. L'idée du
mouvement nouveau est comme une main qui s'appuierait légèrement sur
une boule en train de rouler et qui serait toute prête à la ramener en
arrière. Tant que la main s'appuie légèrement, elle ne produit qu'une
résistance insuffisante à arrêter la boule: c'est _l'idée_; une
résistance plus forte est le _désir_. Quand la main se serre, saisit
la boule et la ramène en arrière, quand l'idée présentement dominante
contrebalance l'impulsion antérieure, c'est la volonté. Pour modifier
un mouvement sans un autre mouvement, il faudrait donc le modifier
sans y penser, sans avoir l'_idée_ du mouvement voulu, lequel est déjà
une _image_, conséquemment un système de mouvements cérébraux, premier
stade du mouvement final.


II. La thèse de M. Naville présuppose celle de M. Boussinesq. En
effet, changer la direction d'un mouvement sans mouvement antécédent
et par l'intervention d'une force supérieure ne serait chose possible
que s'il y avait un moment d'équilibre et d'indétermination. Il faut
préalablement que la balance soit en équilibre et que l'ensemble de
forces qui agissent sur elle aboutisse à cet équilibre, à cette
bifurcation de voies qui fait que la balance peut également s'incliner
à droite et à gauche. MM. Bertrand, du Bois-Reymond, et plus récemment
M. Delboeuf ont répondu avec raison qu'il n'y a pas dans la réalité
d'indétermination vraie, et que les différentielles sont des
abstractions. Mathématiquement, un cône peut se tenir sur sa pointe;
physiquement, non, parce qu'il y a toujours d'un côté ou de l'autre
quelque différence qui rompt l'équilibre. La volonté est comme ce
cône. D'ailleurs, si l'équilibre était parfait, et si l'être était
réellement en équilibre entre une «intégrale singulière» et une
«intégrale générale» comme entre deux bottes de foin, il ne se
produirait rien, car il n'y aurait pas de raison pour qu'un contraire
se réalisât plutôt que l'autre. Ce serait donc une force supérieure
qui romprait dans la réalité le prétendu équilibre de l'abstraction.


III.--Dira-t-on que la force _mécanique_ qui rompt l'équilibre peut
être infiniment petite et même égale à zéro?--C'est l'hypothèse de
Cournot et de M. de Saint-Venant, que M. Renouvier a reproduite. Selon
cette hypothèse, la loi de la conservation de l'énergie détermine bien
la quantité de mouvement moléculaire qui peut résulter d'un mouvement
de translation, ou inversement la quantité de force actuelle qui peut
résulter d'une quantité donnée de force potentielle; mais elle ne
détermine pas la transformation d'une des deux sortes de mouvement
dans l'autre. «La question du déterminisme absolu, dit M. Renouvier,
est toute de savoir comment ou par quelles forces s'opèrent les
_détentes_ par lesquelles des forces de tension passent à l'état de
forces vives, actuelles, sensibles, accomplissant un travail
mécanique... Il resterait à comprendre comment une détente, qui est de
l'ordre _mécanique_, pourrait s'effectuer ainsi indépendamment de
toute force définie _mécaniquement_ ou, en d'autres termes, sans
introduction d'aucun mouvement nouveau dans le système des mouvements
donnés. La question se réduit donc maintenant à ce seul point. Elle se
résout, croyons-nous, _de la manière la plus simple_..... La question
se résout par la méthode des limites. Dès que la _moindre force_
suffit pour rompre un état d'équilibre parfait ou mathématique et
mettre en liberté, pour ainsi dire, une quantité quelconque de force
vive et accomplir un travail aussi grand qu'on peut l'imaginer[64], il
s'ensuit que le rapport de la force causant la rupture à la force
déployée par l'effet de la rupture peut être supposé aussi petit qu'on
le veut, descendre au-dessous d'une quantité assignée, quelque petite
qu'elle soit. On peut donc affirmer, _passant à la limite_, que la
détente est possible sans qu'_aucune force sensible_, aucun mouvement
sensible s'introduise dans le système mécanique. Donc enfin le
principe de la conservation de la force mécanique peut être maintenu
sans que l'on renonce à considérer la force psychique comme la cause
du passage de certaines forces de tension de l'organisme à des forces
actuelles[65].»

  [64] Par exemple produire une avalanche et écraser un village par
  un petit mouvement du doigt qui détache une boule de neige.

  [65] _Critique philosophique_, 17 oct. 1878.

Du Bois-Reymond et M. Delboeuf ont fait justice de cet expédient des
limites appliqué par Cournot et M. de Saint-Venant à la question de la
liberté. De quoi s'agit-il en effet? D'expliquer _mécaniquement_ par
la méthode des limites une rupture d'équilibre produite par une cause
mentale. Or, mécaniquement, une force _aussi petite qu'on veut_ n'est
pas une force _nulle_. Ce serait trop commode, et on pourrait ainsi
produire tous les effets possibles par une cause appropriée aussi
petite que possible, c'est-à-dire nulle. Si l'infiniment petit égalait
le nul, on pourrait produire l'avalanche non seulement par un
mouvement aussi petit que possible et nul, mais même par un vouloir
aussi petit que possible et nul. En se croisant les bras ou en dormant
un somme, on pourrait «décrocher» la lune et les étoiles. C'est avec
la même rigueur mathématique que le Père Gratry démontrait la
création: «Zéro multiplié par l'infini égale une quantité quelconque;
le néant multiplié par Dieu égale un objet quelconque.» En poussant
plus loin l'artifice mathématique, on pourrait même se contenter, dans
certains problèmes, d'un multiplicateur égal au néant, ce qui
dispenserait de Dieu. Mais toutes ces spéculations sont illusoires. Il
est essentiel, au «décrochement» et à la «détente», comme le remarque
du Bois-Reymond, que la force qui décroche et la force décrochée
soient indépendantes l'une de l'autre; il est donc inexact de dire
d'une manière absolue que leur rapport tend à la limite zéro. «Loin de
pouvoir descendre à zéro, la force déterminante ne peut pas descendre
au-dessous d'un quantum déterminé[66].» Une impulsion déterminante
égale à zéro résoudrait du même coup, si elle était jamais
admissible, l'énigme de l'origine du mouvement, «car une impulsion
égale à zéro n'a jamais manqué.» On a beau répondre que «ceci n'est
pas juste», que «le décrochement suppose des forces accumulées dont la
distribution n'est due mécaniquement qu'à des mouvements antérieurs»,
qu'il est donc «inapplicable à une matière uniformément répartie dans
laquelle le mouvement n'aurait pas encore commencé[67];» nous ne
tenons pas au mot de décrochement; remplaçons-le par le mot plus exact
de _rupture d'équilibre_, l'argument des limites, emprunté par M.
Renouvier à Cournot et à M. de Saint-Venant, pourra se reproduire. La
«chiquenaude» de Descartes, qui suffit à introduire le mouvement dans
l'univers et à rompre l'équilibre de la matière uniformément répartie,
des forces agissant en sens opposé, peut être aussi petite qu'on
voudra; elle peut donc être nulle. Si on dit que l'équilibre est une
neutralisation de mouvements qui présuppose le mouvement, on a raison;
mais, si un excédent infiniment petit et _nul_ suffit à rompre la
neutralisation mutuelle des mouvements, il n'y a pas plus de
difficulté à admettre qu'une action quelconque infiniment petite et
nulle suffirait à produire un premier mouvement. Et alors un Dieu nul
suffira pour le produire par une action nulle. Au reste, M. Renouvier
admet lui-même des commencements absolus, des espèces de créations _ex
nihilo per nihilum_, avec un dieu nul. Dès lors, pour produire les
ruptures soudaines d'équilibre dans notre organisme, pourquoi ne
suffirait-il pas d'un commencement absolu qui permettrait de supposer
un libre arbitre infiniment petit ou un libre arbitre nul?

  [66]--Mais, dit M. Renouvier, nous nous appuyons sur ce que la
  «détente» des nerfs ou décrochement nerveux peut être produite
  par une force mécanique aussi petite qu'on veut, «pour conclure,
  passant à la limite, qu'elle peut être conçue comme n'exigeant
  aucune force mécanique, si _d'ailleurs on peut lui supposer une
  cause_ d'un autre genre, une cause mentale. Nous
  répondons:--C'est déplacer la question ou plutôt c'est la fuir.
  La méthode des limites n'a pas pour but de substituer à une cause
  appropriée une cause étrangère, mais d'expliquer comment la cause
  appropriée peut être diminuée indéfiniment, sans cependant être
  vraiment nulle. Je puis, dites-vous, produire une avalanche avec
  une boule de neige infiniment petite, ou même nulle, _si
  d'ailleurs il y a une autre cause_, par exemple un petit
  mouvement de mon pied.--A la bonne heure! Et maintenant, vous
  allez pouvoir aussi employer un mouvement de pied infiniment
  petit et même nul, _à condition, d'ailleurs_, d'y substituer un
  petit mouvement de doigt,--et à celui-ci un autre. C'est une
  prestidigitation et une fuite. Mais, de ce que les mouvements
  peuvent se substituer indéfiniment l'un à l'autre, il n'en
  résulte pas que, passant encore à la limite, vous puissiez
  substituer à tout mouvement, quel qu'il soit, pour rompre
  l'équilibre, une cause d'un autre genre qui ne serait plus un
  mouvement. C'est là un nouvel escamotage. Il s'agit, en effet, de
  savoir si une chose est _mécaniquement_ compréhensible et vous
  faites intervenir «une cause non _mécanique_;» à quoi alors sert
  votre argument mécanique? Supposez-vous que votre cause mentale
  produit son effet dans le mécanisme nerveux par une action qui
  elle-même n'est en rien mécanique et qui n'est pas un _quantum_
  quelconque de force mécanique ou de mouvement; alors vous n'avez
  pas besoin de nous faire illusion en invoquant l'artifice
  mécanique des _limites_: dites simplement que le _fiat_ intérieur
  de la volonté suffit, comme celui de Dieu, et ne mettez plus en
  avant une prétendue explication _mécanique_ de la possibilité du
  libre arbitre, mais avouez que son action sur l'organisme est
  mécaniquement exceptionnelle et incompréhensible, car elle
  suppose une création de mouvement. Produire un décrochement, une
  avalanche nerveuse par une force mécanique très grande ou
  infiniment petite, c'est toujours le même miracle mécanique,
  puisque la force mécanique infiniment _petite_ ne peut être posée
  comme mécaniquement nulle.

  [67] M. Renouvier, _Id._, 27 mai 1882.

En réalité, l'hypothèse de M. Renouvier et de Cournot est un miracle
déguisé sous des formules mathématiques; elle revient à dire que les
mouvements du corps se conforment à nos volitions comme si nos
volitions agissaient mécaniquement, bien qu'elles n'agissent pas
mécaniquement, disons plus, bien qu'elles n'agissent réellement
d'aucune manière concevable. En effet, M. Renouvier n'admet pas plus
que Leibnitz et les cartésiens l'action _transitive_ de l'esprit sur
le mécanisme corporel: avec la science moderne, il ne reconnaît entre
les phénomènes de l'esprit et ceux du corps qu'une «correspondance,»
une «harmonie,» un «ordre,» comme disait Leibnitz[68]. Rien de mieux;
mais il se présente pour lui une difficulté toute particulière dans la
question de l'efficacité du libre vouloir sur le mouvement. Rien n'est
plus curieux que la position critique où M. Renouvier se trouve
réduit. Un peu de réflexion nous la fera comprendre.

  [68] _Crit. phil._, 8 août 1878. Cf. _Essais de critique
  générale_, 3e essai: «Le fait universel de la _communication
  causale_ des êtres est identique à l'_harmonie_ des phénomènes
  dans le temps; elle est l'un des aspects et l'un des noms de
  l'_ordre_ du monde.»

Le libre arbitre consiste, pour M. Renouvier, dans le pouvoir de
produire un _commencement absolu_, échappant à toute prédétermination
et conséquemment à toute prévision, même à la prescience divine[69].
Il en résulte que la série des états de l'esprit, particulièrement des
volitions libres, ne saurait être _préétablie_, et en cela M.
Renouvier s'écarte de Leibnitz. D'autre part, il faut que la série des
mouvements ne soit pas davantage préétablie, puisque certains de ces
mouvements seront l'effet de volitions encore indéterminées. Mais, en
même temps, il faut qu'il y ait une _correspondance_, une _harmonie_
déterminée entre les changements intérieurs et les mouvements
extérieurs. C'est donc cette harmonie seule que M. Renouvier retient
du système de Leibnitz; avec Leibnitz et Hume, contre Maine de Biran,
il dit que la volonté n'est pas cause transitive du mouvement
corporel, cause vraiment motrice, et que cependant elle a pour
compagnon constant et pour ombre fidèle le mouvement corporel.--C'est
fort bien, mais nous demanderons comment, _dans son système_, peut
s'expliquer cette _constance_? Il aboutit à cette merveille d'une
volonté qui meut sans mouvoir, d'un commencement absolu dans l'ordre
mental qui s'accompagne d'un commencement absolu dans la direction des
mouvements physiques, sans que, d'une part, l'ordre mental ait une
action mécanique sur l'ordre physique et sans que, d'autre part, il y
ait aucune prédétermination ni dans la première série ni dans la
seconde. C'est comme si, le soleil se mettant tout à coup à changer de
route par un _clinamen_ «imprévisible,» la terre se mettait aussi à
changer de route de la même manière, sans qu'il y eût ni aucune action
mécanique du soleil sur la terre, ni aucune prédétermination de leurs
mouvements par un déterminisme universel. Pour opérer ce prodige il
n'y a d'autre expédient que celui des _limites mathématiques_, par
lequel on essaye de nous persuader qu'une action mécaniquement nulle
peut produire un quantum mécanique d'effet. C'est toujours la «cause
occasionnelle;» seulement il n'y a pas de Dieu pour pousser en nous le
corps à l'occasion de la volonté: celle-ci change, et le corps change
à point nommé. Le coup de pouce que je donne à ma montre fait mouvoir
une aiguille sur une autre montre située loin de moi, par exemple dans
Sirius, sans que ma montre agisse mécaniquement sur l'autre et sans
qu'un horloger habile ait mis des ressorts qui produisent dans les
deux, au moment convenable, les mêmes effets prévus. C'est le miracle
élevé à sa seconde puissance qui nous est ici présenté comme une
solution toute «simple.» C'est même plus qu'un miracle, et on frise la
contradiction; il y a ici, en effet, deux commencements absolus qui
sont cependant relatifs l'un à l'autre, deux hiatus qui sont cependant
liés par une loi de continuité et d'harmonie[70].

  [69] «Le problème du libre arbitre se réduit à savoir si, parmi
  tous les états psychiques, il y en a qui mériteraient le nom
  d'_actes purs_, en ce sens que l'_arrêt_ de la conscience en une
  certaine représentation de préférence à toute autre ne se
  trouverait pas entièrement prédéterminé par les états antécédents
  et par les circonstances. De tels actes, s'ils existent, étant
  _suivis_ d'effets _organiques_ et physiques conformément à la
  _loi de correspondance_, on peut dire qu'ils donnent lieu à des
  faits de _commencement absolu_, soit que la somme des forces
  mécaniques demeure ou non constante, attendu qu'en tout cas il se
  produit des mouvements sensibles qui sans cela eussent été
  retenus ou se fussent produits différemment, et qui, entraînant
  une suite indéfinie de conséquences, modifient plus ou moins la
  marche des choses.» (_Crit. phil._, 17 oct. 1878, p. 186.)

  [70] Admettons néanmoins ces commencements absolus de direction
  nouvelle dans le corps et ces commencements absolus de volitions
  nouvelles dans l'esprit, il resterait à demander ce qu'ils
  peuvent offrir de _moral_. Une volition et un changement
  correspondant sortent tout d'un coup du néant par une création du
  moi, sans lien réel avec mon caractère, avec mon moi; comment les
  qualifier, sinon comme effets agréables ou désagréables, utiles
  ou nuisibles, semblables aux boules enflammées qui sortent
  inopinément d'une pièce d'artifice, et qui tantôt sont
  inoffensives, tantôt peuvent incendier? C'est là un genre de
  liberté encore plus impossible à qualifier _moralement_ que la
  liberté d'indifférence. Le _clinamen_ d'Epicure n'est pas plus
  moral que la _liberté d'équilibre_ de Reid ou de Clarke (Voir
  IIIe partie.)

Ceci nous amène à laisser les considérations mathématiques, pour
embrasser le problème dans toute sa généralité philosophique. Il
s'agit alors de savoir si des faits commençant absolument, comme
doivent être les faits du libre arbitre, pourront se trouver en
correspondance, en harmonie avec des phénomènes extérieurs, et cela
sans que cette harmonie ait été _préétablie_ ou soit, d'une manière
quelconque, prédéterminée. La réponse est toujours la même que tout à
l'heure. Qu'on tourne et retourne la question, un système phénoméniste
qui admet le libre arbitre ne peut, encore une fois, expliquer
l'action imprévisible de ce libre arbitre sur les mouvements du corps
ni par une force transitive et occulte (que tout le monde aujourd'hui
rejette) ni par une loi d'harmonie, seule hypothèse qui reste ouverte
aux philosophes. Comment, en effet, expliquer au point de vue
scientifique la correspondance des volitions et des mouvements par une
loi d'harmonie, quand on professe que cette loi admet en son sein des
hiatus et n'est pas un _déterminisme_ embrassant tous les termes à
mettre en _consensus_. Comment les deux «horloges,» l'une libre,
l'autre soumise au déterminisme, peuvent-elles se trouver d'accord?
Peu importe que la seconde, comme nous le supposions tout à l'heure,
soit dans une étoile éloignée ou soit tout près de moi dans mon
cerveau; la difficulté est la même. L'acte du libre arbitre, sur le
petit point où il a lieu, échappe «à toute prévision même divine,» à
toute _loi_ qui le «prédéterminerait _entièrement_;» il a lieu dans
les «interstices des lois constantes;» c'est un trou fait au réseau du
déterminisme, _nec regione loci certa nec tempore certo_; c'est la
rupture imprévue d'une chaîne phénoménale. Comment alors cette rupture
peut-elle coïncider précisément avec le déroulement sans rupture d'une
autre chaîne phénoménale? En un mot, comment l'exception à la loi
peut-elle se trouver d'accord avec le cours régulier de la loi sur les
autres points? comment le discontinu peut-il être en harmonie continue
avec la continuité? Un musicien qui improvise une fantaisie peut-il se
trouver d'accord avec tous les autres musiciens de l'orchestre qui
suivent régulièrement la partition? On répond:--Il y a précisément
«une loi de la nature» qui fait que, quand je veux mouvoir mon bras,
il se meut au moment même;--mais une loi de la nature n'est telle que
si elle embrasse et lie les deux termes harmoniques. Or, ici, l'un
des deux termes n'est pas _lié_; le second seul est lié. Une loi ne
peut pas régir un commencement absolu d'une part et un mouvement
relatif de l'autre: le commencement absolu, en tant que tel, lui
échappe nécessairement; par cela même, elle ne peut mettre le
mouvement relatif en relation constante avec le libre arbitre absolu,
inconstant et imprévisible.

De plus, une loi de la nature n'est pas une chose isolée: elle se
rattache à toutes les autres lois, elle n'en est qu'une application; à
vrai dire, il n'y a qu'une seule loi dont la formule embrasse toutes
les lois dérivées et tous les phénomènes soumis à des lois. Une loi
isolée est une abstraction tout comme la force transitive; une loi
dormitive n'est pas plus intelligible qu'une force dormitive;
l'intelligibilité consiste dans une harmonie universelle. Dès que vous
imaginez un phénomène commençant par soi absolument, sans loi qui
détermine son commencement, vous ne pouvez plus parler d'harmonie ni
de correspondance, c'est-à-dire au fond de déterminisme. L'exception
ne saurait être en harmonie avec la loi, à moins d'être purement
_apparente_. Comme d'autre part vous rejetez avec raison la _force
transitive_ et y substituez la _loi_, il ne vous reste plus
d'explication possible. Voilà pourquoi nous donnons à un tel fait le
nom de _miracle_, et effectivement il est plus facile de concevoir la
résurrection de Lazare (en vertu peut-être de lois et de rapports
supérieurs aux rapports connus et habituels) que de concevoir une
relation harmonique déterminée entre un commencement _absolu_ non
déterminé et un mouvement relatif déterminé[71].

  [71] «Il est _absurde_, nous a répondu M. Renouvier, de traiter
  de miracle un rapport, supposé réel, en correspondance d'une idée
  (le libre arbitre) qui m'est à ce point naturelle et qui en est
  l'affirmation constante.»--Mais, 1º le caractère naturel et
  populaire d'une croyance ne l'empêche pas toujours d'être
  illusoire et d'impliquer pour le savant un vrai miracle (ex.: la
  croyance au hasard, à la chance, aux mauvais présages, aux sorts,
  aux talismans, à l'efficacité des prières pour le beau temps,
  etc.); 2º M. Renouvier définit lui-même le miracle «un fait
  supposé qui ne s'explique point parce qu'il est en _opposition_
  avec les lois _connues_ ou _ordinaires_ de la nature.» (_Id._, p.
  397.) Or, le fait du libre arbitre, tel que M. Renouvier l'admet,
  est précisément un fait _supposé, inexplicable_ et «en
  opposition» non seulement avec les lois «connues ou ordinaires de
  la nature,» mais encore avec l'idée même de _loi_, puisqu'il
  consiste à échapper aux lois sur un point, quelque minime qu'il
  soit; de plus, le libre arbitre est en opposition avec la loi
  même de la _pensée_, qui veut une raison et une condition
  particulière pour tout _fait_ particulier. Si enfin on songe
  qu'il s'agit d'un fait «commençant absolument,» d'un fait de
  création spontanée, le mot de miracle paraîtra encore bien
  insuffisant pour caractériser une telle supposition dans un
  système phénoméniste.--Mais, ajoute M. Renouvier, «il n'est pas
  d'une argumentation _sérieuse_ de prétendre que le libre arbitre
  échapperait aux _lois scientifiques_, alors que ses partisans le
  tiennent certainement pour _conditionné_ par toutes sortes de
  faits et de lois de la nature, en son _exercice_.»--Encore est-il
  que les partisans du libre arbitre ne le tiennent pas pour
  totalement _conditionné_ en _lui-même_, au point précis où il
  existe; donc, _en ce petit point_, qui est _tout_ dans la
  question, le libre arbitre n'est pas conditionné par les lois de
  la nature; il y a à la fois dans nos volitions quelque chose
  d'absolument déterminé et quelque chose d'absolument indéterminé.
  La _quantité_ du miracle ne fait rien à l'affaire; un miracle
  microscopique, un miracle bénin est aussi grand qu'un gros. De
  même, si l'on disait: «J'admets la continuité, puisque j'admets
  de tout petits _vides_ entourés d'un grand _plein_, serait-ce
  «une argumentation _sérieuse_» ou un faux fuyant? Quand un
  problème porte sur un point, il ne faut pas se jeter à côté: là
  où le libre arbitre existerait comme commencement inconditionné,
  fût-il un atome imperceptible conditionné par tout le reste de
  l'univers, il serait lui-même un univers indépendant, un tout
  dans le tout, un miracle dans la nature.--M. Vallier, dans sa
  thèse sur l'_Intention morale_, admet aussi une intervention de
  la liberté dans le cours des phénomènes; mais il dit, lui, avec
  une louable franchise: «Il ne faut pas se le dissimuler, cette
  intervention est _absurde_.» (P. 59.) Et il ajoute que ce n'est
  pas une raison pour n'y point croire.--Tertullien aurait même dit
  que c'est une raison pour y croire. A la bonne heure! il ne faut
  faire illusion ni au lecteur ni à soi-même.

Essayerez-vous de mettre en _relation_ deux commencements _absolus_ au
lieu d'un,--l'un qui serait un _vouloir_ commençant absolument,
l'autre un _mouvement_ commençant absolument; il vous sera toujours
impossible d'établir une relation entre eux, une _loi_. Donc, au lieu
d'un simple mystère, on se heurte une fois de plus à la contradiction
de l'absolu relatif.--Mais il est illogique, répond-on, d'appeler
contradiction une chose qui se passe tous les jours.--Ce n'est pas
dans la chose qui se passe tous les jours qu'est la contradiction;
c'est dans l'explication qu'on en donne et dans la loi par laquelle on
veut rattacher ensemble des commencements premiers qui, par
définition, ne peuvent être _attachés_. Une loi entre deux exceptions
ou une loi entre une exception et des lois, voilà les deux formules
entre lesquelles vous avez le choix, et toutes les deux, bien
examinées, sont inadmissibles. L'édifice de la causalité universelle,
de l'universelle législation s'écroule aussi bien tout entier dès
qu'on y fait une petite brèche que quand on en fait une énorme; la
première est pour nous moins visible; voilà son seul avantage, ou
plutôt son inconvénient.

Enfin, puisque le phénoménisme criticiste veut prendre de Leibnitz
«l'_harmonie_ sans la _prédétermination_» (ce qui revient à dire le
déterminisme sans la détermination), et puisque d'autre part il
remplace les _forces_ par de simples _lois_ entre les phénomènes,
pourquoi s'arrête-t-il en si beau chemin? pourquoi ne rejette-t-il
pas, avec Hume, outre la causalité transitive, la causalité immanente?
Celle-ci n'est pas plus admissible que l'autre dans un phénoménisme où
il n'y a que des phénomènes et des lois. L'objection de Leibnitz et
de Hume contre l'action à l'extérieur, on peut l'étendre à l'action
d'un moment de la vie psychique sur le moment suivant, d'une
représentation sur la représentation suivante, et dire que la
causalité volontaire est un phénomène subjectif, illusoire, comme le
prétendu _effort_ de Maine de Biran. Il y aura au dedans de nous une
série de _phénomènes_ liés par des _lois_, tout comme au dehors; le
_libre arbitre_, aussi bien que la _force_, deviendra un mot, un
«symbole;» il y aura réellement sensations et harmonie, sensations et
raison: voilà tout. Action et passion, cause et effet, redeviendront
des expressions toutes relatives et subjectives; il n'y aura de vrai
que principe et conséquence, antécédent et subséquent, en un mot
déterminisme. Toute idée de causalité supra-phénoménale étant écartée,
un phénomène _causa sui_ est un _monstrum_ métaphysique et logique.

Ainsi se révèle à nous ce qu'il y a d'intenable, d'inconséquent dans
la position d'un «criticisme» qui veut conserver de Kant le
phénoménisme sans les noumènes, et qui se flatte de ne pas retomber
alors dans le phénoménisme pur et simple de Hume, dans le phénoménisme
sans _à priori_, sans causalité, sans liberté, sans distinction de vie
éternelle et de vie temporelle, sans impératif catégorique. Cette
position moyenne et provisoire est un fait de transition curieux, qui
se produit même actuellement chez quelques philosophes anglais, comme
Hogdson et Watson. A nos yeux, ce nouvel éclectisme n'est pas viable:
on ne peut rester suspendu entre le vrai phénoménisme et l'admission
d'un noumène quelconque: dans un sens ou dans l'autre il faut aller
jusqu'au bout. Et si l'on opte pour un principe inconnaissable
supérieur à la science, au moins ne faudrait-il pas le disperser dans
le domaine même de la science[72].

  [72] M. Renouvier demande spirituellement qu'on lui présente
  cette personne: la Science. Et nous ne songeons nullement à la
  lui _présenter_, car elle n'est pas faite; mais on peut lui
  présenter le _principe_ de la science, ou plutôt ce principe est
  déjà présent à tous les esprits: c'est celui des _lois_. C'est en
  pensant ce principe que _chacun_ devient «la raison impersonnelle
  en personne.» Quand on dit qu'une hypothèse est contraire à la
  _géométrie_ ou à la _physique_, cela signifie simplement qu'elle
  est contraire aux lois de la géométrie et de la physique
  reconnues par tous les savants; cela ne veut pas dire qu'on fasse
  de la géométrie une personne. Quand on dit qu'une hypothèse est
  contraire à la science, cela signifie plus généralement qu'elle
  est contraire au principe même de la science, qui est que tout
  _phénomène_ a des _lois_ et peut être pensé, c'est-à-dire
  _conditionné_. Au-dessus des phénomènes, des lois et de la
  science, on peut sans doute et on doit peut-être supposer un
  _mystère_; mais, si l'on répand pour ainsi dire au milieu même
  des phénomènes la monnaie du mystère, alors on a autant de
  miracles. Le miracle, c'est du mystère en gros sous; ce n'est pas
  seulement de la création _éternelle_ ou _continuée_, c'est de la
  création intermittente; c'est l'intervention de Dieu, des anges
  ou du libre arbitre au beau milieu du cours des choses;
  multiplier ainsi les mystères et les créations «_præter
  necessitatem_,» voilà précisément ce que nous appelons une
  _réaction_ contre l'esprit de la science. Or la pensée ne
  remontera pas le courant, parce que ce courant constitue la
  pensée même, la _possibilité_ de la pensée. Au reste, nous
  reviendrons sur le principe de causalité dans un chapitre
  ultérieur.


IV. Après les expédients mécaniques tirés d'un changement de direction
qu'on prétend compatible avec la permanence de l'énergie, il ne reste
plus qu'un artifice à employer: c'est de faire porter le pouvoir du
libre arbitre sur le _temps_ et non plus directement sur les
déterminations de l'espace. Déjà M. Naville avait eu recours à ce
moyen. La transformation de la force de tension en force de
translation, la détente et pour ainsi dire le coup de pistolet
intérieur tiré par le libre arbitre peut avoir lieu, selon M. Naville,
«à des moments divers.» La puissance de l'action à l'extérieur, comme
la poudre de l'arme à feu, peut être dépensée ou tenue en réserve sans
changement dans sa quantité. «En raison de l'indifférence dynamique du
temps, un mouvement moléculaire peut être transformé en un mouvement
externe appréciable, à un moment ou à l'autre, sans que sa quantité
soit changée. Une bougie renferme une certaine quantité de lumière
possible: je l'éteins, sa combustion s'arrête et sa puissance
d'éclairer demeure la même; le fait qu'elle brûle à un moment ou à
l'autre est indifférent sous le rapport de la quantité. De même, en
admettant que tous les mouvements externes de l'organisme humain
soient des transformations d'un mouvement moléculaire interne, l'idée
que la volonté peut actualiser à un moment ou à l'autre le pouvoir de
l'organisme n'est contredite en rien par la théorie de la constance de
la force[73].» M. Tannery est également porté à nous attribuer le
pouvoir de disposer du temps; mais, plus fidèle aux mathématiques que
M. Naville, il reconnaît que ce pouvoir est incompatible avec la thèse
de constance de l'énergie et avec les hypothèses fondamentales de la
mécanique, qui veulent que les forces d'un système varient avec la
_distance seule_ et non avec le temps[74]. La supposition de M.
Naville a été reproduite par M. Delboeuf, qui l'a crue nouvelle. M.
Delboeuf a intitulé son essai très intéressant: _La liberté démontrée
par la mécanique_. Nous tiendrions donc enfin la démonstration qui
coupera court aux discussions séculaires. La grande _machine_ du
monde, qui semblait devoir écraser la liberté sous ses roues, l'aura
sauvée. M. Delboeuf admet le principe mécanique de la _conservation
de l'énergie_, et il se flatte cependant de concilier la liberté avec
ce principe. Les tentatives malheureuses de ses devanciers, qu'il
réfute excellemment, ne lui inspirent aucun doute sur la possibilité
de mettre les intégrales et les différentielles au service de la
liberté morale. Toutefois, comme il nous prémunit lui-même
spirituellement contre cette pensée que des intégrales ne sauraient
mentir, il encourage par cela même les profanes à regarder en face,
non sans quelque défiance, les équations d'où va enfin sortir
victorieux le libre arbitre. Si ces équations se trouvent vraies, non
seulement c'est le libre arbitre de l'homme qui sera démontré, mais
c'est aussi celui du poisson ou de l'infusoire dans l'eau, de l'oiseau
dans l'air, du simple ver de terre qui, après s'être dirigé vers la
droite, se tourne subitement vers la gauche. Le problème prend la
simplicité d'un problème de géométrie. On décrit une ligne droite,
puis on lève la main et on trace plus loin un arc de cercle, et la
liberté est démontrée. Ou encore on commence un cercle, et on
s'échappe tout d'un coup par la tangente; voilà une démonstration de
la liberté par la tangente au cercle. C'est à peu près de la même
manière que Reid démontrait la liberté en levant et abaissant le bras,
en défiant son adversaire de lui dire s'il partira du pied droit ou du
pied gauche pour sa promenade matinale. Pourquoi faut-il que les
solutions trop faciles soient précisément les plus difficiles à
admettre?

  [73] _Revue phil._, 1879, I, 284.

  [74] On sait que le principe de la conservation de l'énergie se
  démontre par le calcul et en dehors de l'expérience, pour tous
  les cas du mouvement de points matériels libres, sous l'influence
  de leurs forces attractives et répulsives, dont les intensités ne
  dépendent que de leurs distances. (Voir Helmholtz.)

Nous concéderons généreusement au savant psychologue et mathématicien
toutes les prémisses dont il part. Nous ne ferons actuellement porter
nos doutes que sur la conformité des conséquences aux principes.
Peut-on admettre à la fois la permanence de l'énergie, et un certain
indéterminisme, dans le temps, des mouvements accomplis par les êtres
vivants, oiseaux, poissons ou hommes? Là est toute la question.

       *       *       *       *       *

M. Delboeuf commence par admettre que, si la loi de la conservation de
l'énergie est vraie, il ne peut exister des forces capables de
modifier soit leur propre _intensité_, soit leur _direction_, soit
leur _point d'application_. C'est le _temps_ seul qui, selon lui, sera
le dieu sauveur. «Toute action sur les forces naturelles se réduit en
dernière analyse à conduire vers la droite un mobile qui s'en allait
vers la gauche. Ou l'homme a ce pouvoir, ou il n'est pas libre. Ce
résultat, comment peut-il l'atteindre sans compromettre la loi de la
conservation de l'énergie? En disposant du temps[75].»--«Les êtres
libres auraient la faculté de retarder ou d'avancer la transformation
en force vive des forces de tension dont ils sont le support[76].» Si,
par exemple, injurié par quelqu'un, j'ai le pouvoir de remettre à
demain le mouvement de mon bras qui aurait produit un soufflet, il est
clair qu'on ne pourra prévoir si je donnerai ou ne donnerai pas le
soufflet au moment où l'on m'injurie. «Si les êtres libres disposent
en cette manière du temps, toute prévision en ce qui les concerne
devient impossible, et, par conséquent, nul ne peut prévoir tout
l'avenir. Voici un tas de poudre: que vous l'enflammiez aujourd'hui ou
demain, la grandeur de l'effet mécanique est la même; mais aujourd'hui
l'explosion produira un travail utile; demain elle causera des morts
par centaines. C'est que, dans l'intervalle, le temps a marché,
entraînant avec lui tout ce qui est susceptible de changement.» Notre
volonté aurait ainsi le pouvoir de «suspendre ou de précipiter le
temps,» non sans doute le temps abstrait, mais «le temps réel,» comme
Josué arrêta le soleil; _O temps, suspends ton vol_. N'y a-t-il point
là un miracle aussi improbable que ceux de la Bible?

  [75] P. 480.

  [76] P. 618.

La vraie question est de savoir, non pas si l'explosion du tas de
poudre de M. Delboeuf ou la combustion de la bougie de M. Naville est
mécaniquement équivalente aux forces de tension, quel que soit le
temps où l'explosion et la combustion se produiront, mais si je puis à
mon gré, moi, laisser s'opérer aujourd'hui ou remettre à demain
l'explosion de la colère dans mon cerveau, la transformation de mes
forces de tension en force vive; et cela, sans qu'il y ait
modification dans l'intensité, la direction ou le point d'application
des forces, conséquemment sans création ou annihilation de force. Or,
ce que MM. Naville et Delboeuf croient possible, nous le croyons
impossible, du moins en vertu des principes admis par MM. Delboeuf et
Naville.

En effet, dans les phénomènes mécaniques de la réalité concrète, ce ne
sont pas seulement l'_intensité_, la _direction_ et le _point
d'application_ des forces qui sont déterminés; c'est aussi le _temps_.
Si un certain nombre de forces composantes sont données, la résultante
est donnée à un point déterminé du temps comme de l'espace. La
résultante ne peut pas dire: «Je ne suis pas prête, attendez.» Quand
je mets le feu à la poudre, le mouvement expansif des gaz ne peut pas
remettre ses effets au lendemain. Si vous pressez la détente d'un
fusil, la balle vous dira-t-elle: «Le changement de temps ne supposant
pas un changement dans la quantité ou dans la direction des forces, je
ne partirai que dans un quart d'heure?» La flèche que vous voulez
lancer, laissant l'arc se détendre, vous dira-t-elle: «Repassez plus
tard; d'ici là, je me reposerai?» Autant dire que, la majeure et la
mineure étant données, la conclusion peut se reposer pendant huit
jours et choisir son moment pour sortir des prémisses en disant, comme
les étoiles à Dieu: «Me voilà!» Il ne suffit pas d'un _veto_ abstrait
ou d'un _fiat_ abstrait pour suspendre ou pour produire la
transformation des forces de tension en forces vives. Il faut pour
cela opposer une force à une autre et introduire une nouvelle
composante.

Nous ne saurions donc admettre la proposition de M. Delboeuf: «La
suspension d'action, qui en soi n'est _rien_, ne peut être l'effet
d'un mouvement moléculaire, qui en soi est _quelque chose_[77].»
Ainsi, Néron menace de torture et de mort un philosophe stoïcien s'il
ne révèle pas le nom d'un de ses complices; le silence, la suspension
d'action et de parole n'est _rien_! Simple affaire de temps; Latéranus
choisira son moment parmi les moments indifférents de la durée. Et
cette suspension, qui n'est _rien_, ne pourra être l'effet d'un
mouvement moléculaire, qui est quelque chose!--Il nous semble au
contraire qu'il faudra, pendant la torture, une dépense énorme de
mouvement moléculaire pour produire ce résultat en apparence négatif:
le silence. Si l'on pouvait appliquer un thermomètre au cerveau de
l'homme qui se tait en face de la mort, il est à croire qu'il
marquerait une notable élévation de température. En effet, pour
suspendre la résultante actuelle d'une composition de forces
actuellement données, il faut que je les _neutralise_ par une autre
force, car, en vertu du «principe d'actualité,» quand les conditions
d'une chose sont réunies, la chose est. Donc il faut, ou que je crée
de la force, ou que je modifie l'intensité des forces existantes, ce
qui serait encore créer de la force, ou que je modifie la direction et
l'application des forces, ce qui est impossible selon M. Delboeuf, ou
enfin que ma résistance aux forces qui me poussaient dans une
direction soit elle-même une conséquence de la direction générale et
préexistante des forces, y compris mon caractère, mes idées, mes
motifs et mes mobiles. Pour être libre, répète M. Delboeuf, «il
_suffit_ que l'individu ait la faculté de suspendre son action,
c'est-à-dire de ne pas répondre _immédiatement_ à l'_excitation_ qui
le sollicite, et de retarder le moment où il déploiera la force qui
est en lui emmagasinée à l'état de tension. Par ce retard, _il
n'engendre évidemment pas de force_; il laisse _seulement_ l'univers
marcher dans l'intervalle et se disposer autrement[78].» Rien que
cela! En d'autres termes, il se soustrait à l'ensemble des forces de
l'univers qui auraient abouti à lui faire accomplir tel mouvement; il
ne répond pas actuellement à l'excitation qui sollicite actuellement
tel effet déterminé; et, pour produire dans le monde un tel hiatus, on
croit qu'il n'y a pas besoin «d'engendrer de la force!» Il faut
_seulement_ se mettre à part de l'univers et lui dire: Marche! moi, je
reste immobile[79].

  [77] P. 635.

  [78] _Ibid._

  [79] «Le repos, dit encore M. Delboeuf, n'exige à coup sûr aucune
  dépense de force _locomotrice_.» Oui, mais la force se dépense
  d'une autre manière. «Quand je ne marche pas, je ne me fatigue
  pas à marcher.» Non; mais vous vous fatiguez à penser, peut-être
  à vouloir; si par exemple vous restez assis en face d'un ennemi
  qui vous menace, vous vous fatiguez plus à rester en apparence
  immobile qu'à marcher. En aucun cas l'inaction n'est complète et
  n'est un _rien_.

Si le principe de la conservation de l'énergie est vrai, on peut
appliquer au changement de temps ce que M. Delboeuf dit lui-même
contre le changement de direction imaginé par Descartes.--Pour passer
d'une trajectoire à l'autre, dit M. Delboeuf, il est clair qu'il
faudrait, au moment où le mobile est poussé sur la voie de droite,
contrecarrer son action par une impulsion dirigée d'une certaine façon
et ayant une certaine intensité. Le principe de la composition des
forces nous donne et cette direction et cette intensité. Il faut, pour
faire passer le mobile de droite à gauche, introduire une force égale
à la résultante de la vitesse tangentielle qu'on veut lui donner, et
d'une vitesse tangentielle égale et de signe contraire à celle qu'il a
prise. La prétendue action du «principe directeur» admis par
Descartes, par M. Naville, par M. Boussinesq (que M. Renouvier
approuve), «a donc eu pour résultat de _détruire_ cette résultante. En
d'autres termes, la somme de l'énergie universelle n'est pas la même
dans un cas et dans l'autre[80].»--Ce même argument peut se retourner
contre M. Delboeuf. S'il tombe dans un précipice, il est clair qu'il
ne pourra remettre à demain la continuation de sa chute sans créer une
force capable de contrebalancer la pesanteur ou sans anéantir la force
de la pesanteur. De même, si l'abîme où quelqu'un roule est celui dont
parlent les moralistes quand ils parlent du vice et des passions de
toute sorte, un changement de temps impliquera une dépense de force
et, pour être libre, une création ou une annihilation de force.

  [80] P. 477.

M. Delboeuf lui-même, dans des considérations ingénieuses et
suggestives sur le temps, rend sa propre théorie impossible et
contradictoire. Le passage d'une forme de la force à une autre forme,
dit-il, «ne se fait pas sans qu'il y ait une résistance détruite. Et
c'est l'ensemble de résistances détruites qui constitue le temps...
Nulle transformation ne se fait sans peine,» donc, ajouterons-nous,
sans dépense de force. «Le temps, continue M. Delboeuf non sans
profondeur, c'est la série des résistances brisées. Si rien ne
résistait au changement, il n'y aurait pas de temps. Tout ce qui doit
être serait immédiatement[81].»--Dès lors, comment admettre qu'une
suspension d'action ou une suspension de temps ne soit «rien» et qu'on
puisse disposer du temps, c'est-à-dire de la série des résistances,
sans disposer de la quantité, de la direction ou du point
d'application des forces[82]?

  [81] P. 622.

  [82] «La destruction de la résistance dont il est ici question,
  dit M. Delboeuf, ne réclame l'intervention d'_aucune autre force_
  que le temps.» (P. 534.)--Le temps est-il donc un personnage
  réel, un Saturne véritable? C'est là réaliser une abstraction. De
  plus, s'il n'y a besoin d'_aucune autre force_ que le temps pour
  briser une résistance, à quoi bon notre volonté, notre liberté?
  Nous n'aurons, à la lettre, qu'à laisser faire le temps. Mais, si
  effectivement le temps aplanit bien des obstacles, ce n'est pas
  par lui-même, c'est par la combinaison des mouvements dont il
  n'est que la forme et l'ordre de succession.--«La chute d'un
  corps, même dans le vide, objecte M. Delboeuf, demande du temps;
  il y a donc des résistances détruites.»--Où est ce _vide_ absolu?
  Où est l'endroit de l'univers sans matière? En outre, ce qui
  détruit les résistances à la chute d'un corps n'est pas le temps
  seul, mais bien le corps lui-même; c'est un mouvement qui se
  compose avec d'autres mouvements et qui, pour cela, a besoin du
  temps comme de l'espace. Une «_série_ de résistances brisées»
  n'est pas une _force_ destructive de résistance, et on s'étonne
  que, pour M. Delboeuf, le temps puisse être à la fois _force_ et
  _série_.

Après avoir ainsi essayé de _démontrer_ que l'homme peut disposer du
temps sans modifier la quantité d'énergie universelle et que,
conséquemment, la liberté est _possible_, M. Delboeuf entreprend
ensuite de démontrer sa réalité. Pour cela il suffit, à l'en croire,
de démontrer qu'il existe des mouvements _discontinus_, c'est-à-dire
dont le caractère et les propriétés générales ne sont pas identiques
en chaque point. Tel serait un arc de courbe continué par sa tangente.
Le principe dont part M. Delboeuf est celui de Laplace (et de
Leibnitz): «Laplace disait ceci:--Étant données les forces dont la
nature (non libre) est animée et la situation respective des êtres qui
la composent, une intelligence suffisamment vaste connaîtrait l'avenir
et le passé aussi bien que le présent.--Je vais plus loin: Je dis que
cette intelligence n'aurait besoin, si la nature est un mécanisme, que
de considérer pendant un temps fini, si court qu'il soit, la marche
d'une portion de matière, aussi petite que l'on voudra, pour recréer
par la pensée la nature entière dans son passé et dans son avenir.» M.
Delboeuf soutient, en de belles pages, qu'une goutte d'eau (comme la
monade de Leibnitz) reflète l'univers: la considération d'une seule de
ses parties constitutives pendant un temps fini donne la forme
intégrale du globe terrestre, dont elle suppose l'attraction; la terre
donne le système solaire, le système solaire donne le monde entier, et
le monde présent est gros de l'avenir comme du passé[83]. De ce
principe M. Delboeuf croit pouvoir tirer cette conséquence importante,
que la trajectoire d'aucun des points d'un système soumis à un
ensemble de forces initiales et constantes (c'est l'hypothèse du
mécanisme universel) ne peut se composer de parties de lignes
d'équations différentes, ou en un mot ne peut être _discontinue_. Si,
dans une certaine étendue finie, cette trajectoire est réellement et
objectivement une ellipse, ou un cercle, ou une parabole, ou une
droite, on peut être certain que la figure entière est une ellipse, ou
un cercle, ou une parabole, ou une droite. M. Delboeuf appuie sa
démonstration, au fond, sur le principe de raison suffisante. Ce point
mobile que l'on considère décrit pendant un temps une ligne
déterminée; les forces qui le déterminent se font donc équilibre d'une
certaine façon, et sa trajectoire est la résultante de cette action;
or, où serait la raison suffisante, «la cause d'un changement
quelconque qui viendrait affecter la trajectoire après ce temps
fini[84]?» Si donc le changement d'un arc de cercle réel en réelle
ligne droite se produit, s'il y a des mouvements discontinus en vérité
et en réalité, ce sera, selon M. Delboeuf, la preuve qu'une cause
différente des causes initiales de l'univers est intervenue, et cette
cause sera (disons plutôt _pourra_ être) la liberté.

  [83] Ici encore, il y aurait bien des doutes à élever. Est-il
  certain que la résultante suffise toujours à révéler les forces
  composantes? 20 peut être le produit de 10 + 10, de 5 + 15, de 18
  + 2; qui me dira laquelle de ces solutions est celle de la
  réalité? Peut-être y a-t-il plusieurs combinaisons possibles dont
  le monde actuel est le résultat possible.--Toutefois, nous savons
  qu'il faut se défier des spéculations sur les _possibles_ et sur
  les _indéterminés_; probablement, la réalité concrète n'admet pas
  plusieurs formules _possibles_ ni des indéterminations; tout cela
  est un résultat de notre ignorance et de nos abstractions
  mathématiques.

  [84] M. Delboeuf oublie ici l'efficacité dont il a plus haut doté
  le _temps_.

Il ne resterait donc plus, pour démontrer mécaniquement la réalité du
libre arbitre, qu'à démontrer la réalité des mouvements discontinus.
Ici, M. Delboeuf prend son crayon, et ce crayon va résoudre le
problème sur lequel se sont consumés les métaphysiciens. «Voici: Je
prends mon crayon, je trace une ligne _droite_, je m'arrête; puis un
peu plus loin je décris un _arc de cercle_. Ce tracé, _il est de toute
impossibilité de l'attribuer aux seules forces initiales qui ont
dirigé ses premiers linéaments_.» Seule, la liberté l'explique. M.
Delboeuf remet même spirituellement la démonstration de la liberté à
un personnage plus modeste qu'un géomètre; il n'a pas besoin d'un
homme; un animal lui suffit, par exemple le célèbre hanneton de
Toppffer. «Le hanneton, parvenu à l'extrémité du bec de la plume,
trempe sa tarière dans l'encre. Vite un feuillet blanc; c'est
l'instant de la plus grande attente... Voici d'admirables dessins...
une série de points, un travail d'une délicatesse merveilleuse.
D'autres fois, changeant d'idée, il se détourne, puis, changeant
d'idée, il revient, c'est une S!...» Ce hanneton en remontre aux
philosophes; on appellerait volontiers cette preuve la démonstration
du libre arbitre par le hanneton de Toppffer.

Malheureusement, on pourrait charger de ce rôle un hanneton en papier
ou un simple duvet d'oiseau dont l'extrémité serait trempée dans
l'encre, et _démontrer_ par là que le hanneton de papier ou le duvet
est libre. En effet, que le vent vienne à souffler en diverses
directions, et nous aurons de nouveau des «arabesques» merveilleuses,
des mouvements discontinus (en apparence), ici un point, là une ligne,
plus loin même une S, aussi belle que celle qui faisait l'admiration
de Toppffer; bien plus, notre duvet rebroussera chemin brusquement et
fera des angles, que sais-je? Ces mouvements ne paraîtront pas
contenus dans l'équation primitive des forces initiales dont se
compose l'univers; ils seront _libres_.

M. Delboeuf nous répondra que, dans le cas du hanneton vivant, la
discontinuité de la trajectoire est réelle; dans le cas du hanneton de
papier imaginé par nous, elle est apparente. Mais comment le sait-il?
Comment peut-il distinguer sur le papier une trajectoire absolument
continue au point de vue de l'univers et une trajectoire absolument
discontinue ou en dehors de la formule universelle? Dans le cas du
hanneton de papier, selon M. Delboeuf, la seule inspection d'une
partie de ce hanneton permettrait à l'intelligence dont parle Laplace
de prédire les mouvements que l'objet va opérer sous l'influence du
vent; dans le cas du hanneton véritable, cette intelligence ne
pourrait déduire sa trajectoire des forces combinées du hanneton, du
vent, de la terre, du soleil et de l'univers.--Mais c'est là
précisément ce qu'il faudrait démontrer, et ce que M. Delboeuf ne
démontre pas. Si compliquée et irrégulière que soit une ligne en
apparence, elle peut toujours rentrer dans une équation non moins
compliquée. Si le crayon de M. Delboeuf ou si la tarière de l'animal
paraît décrire d'abord une droite, puis un arc de cercle, ce peut être
une apparence, et M. Delboeuf reconnaît lui-même que «sa démonstration
est schématique», mais, ajoute-t-il, «elle n'est pas moins probante.»
C'est ce que nous ne saurions admettre: la démonstration
_scientifique_, ici, ne prouve qu'une discontinuité apparente, et M.
Delboeuf s'est engagé à nous démontrer une discontinuité réelle. Le
schématisme n'est pas plus démonstratif dans une pareille question
qu'une métaphore poétique.

«Une pierre roule de la montagne, et elle trace dans l'espace une
certaine courbe,» poursuit M. Delboeuf, mais cette courbe «n'est
continue que dans la supposition où les forces qui détachent la pierre
sont les mêmes forces qui ont formé la montagne. Or il n'en est plus
ainsi quand vous modifiez _librement_ cette forme en ôtant un simple
caillou[85].--Encore un coup, c'est précisément cette liberté qu'il
faudrait démontrer, et nous tournons toujours dans un cercle vicieux.
L'intelligence universelle de Laplace aurait pu, dans la pierre
détachée, lire ma présence sous le rocher, parce que la pierre et moi
nous sommes solidaires dans la gravitation universelle; elle aurait pu
lire aussi ma crainte d'être blessé par la pierre et le mouvement de
mon bâton pour l'écarter de ma tête, parce que les forces de mon
cerveau et celles de la pierre sont solidaires. Bien plus, elle aurait
pu lire tout cela même dans la pierre en repos. On connaît l'histoire
plus ou moins authentique de ce préfet ignorant qui, ayant reçu du
gouvernement des boulets de canon, se plaignit, sur le conseil d'un
malin employé, de ce que le ministre avait oublié de joindre aux
boulets les _trajectoires_. En fait, les trajectoires étaient déjà
d'avance dans les boulets, et l'Intelligence universelle de Laplace ou
de Leibnitz les y aurait aperçues. M. Delboeuf reconnaît que la bille
d'un billard, tant que la liberté humaine n'intervient pas, donne les
autres billes, les bandes du billard, le billard entier, la terre et
les étoiles. Mais, dit-il, la discontinuité se manifeste «au moment où
un joueur pousse une bille.» Et si c'est le vent, ici encore, qui la
pousse, comment distinguerez-vous la trajectoire continue de la
trajectoire discontinue, à moins que vous ne soyez l'Intelligence
universelle?

  [85] P. 684.

Il est vrai que M. Delboeuf nous répondra: Le billard est lui-même
l'oeuvre de la liberté. «Une machine parfaite réalise des mouvements
discontinus,» par exemple celui du piston dans la machine à vapeur.
«Si, tirant de ce fait un argument contre la liberté, un partisan du
déterminisme... venait nous opposer l'un ou l'autre de ces ingénieux
appareils construits par des mains humaines, nous sommes en droit de
lui répondre: La liberté a passé par là.»--Mais supposez, dans une
montagne, un cirque ou un trou à peu près rectangulaire ayant la forme
d'un billard, et des cailloux arrondis qui y roulent et s'y choquent;
la liberté aura-t-elle passé par là? Encore une fois, comment
démontrerez-vous que le mouvement, ici, est continu, et que, dans le
billard, quand c'est vous qui jouez, le même mouvement est discontinu?
«Si la constitution matérielle des billes, dit M. Delboeuf, révèle la
présence d'un joueur à une place déterminée, elle n'indique cependant
pas, _pour le cas où ce joueur aurait la faculté de choisir son moment
pour intervenir_, quel sera ce moment[86].»--Oui, mais la question est
encore de savoir si cette faculté de choisir le moment est réelle;
nous aurons beau regarder le billard, les boules, la main du joueur:
nous n'en pourrons rien savoir. Si la quantité d'énergie est constante
dans l'univers, le cerveau du joueur est dans un certain état
déterminé de tension et de chaleur; il a telles idées déterminées, il
aura à tel moment tels motifs d'agir, et il ne pourra «suspendre son
action» que par un déploiement de force, non par une simple
«disposition» platonique du temps. Tout cela est donc écrit dans la
bille, si les principes posés par M. Delboeuf sont vrais.

  [86] P. 635.

Nous ne saurions, dès lors, adhérer à la conclusion trop confiante de
M. Delboeuf: il est maintenant _établi_ que ce simple dessin: une
ligne droite, une lacune, une courbe,--je pourrais dire plus
simplement encore une courbe et sa tangente,--ne peut émaner d'un
système de forces initiales ayant agi dans son intégrité dès l'origine
du tracé. On est donc _forcé_ d'admettre l'existence d'un principe de
discontinuité, d'un principe libre.» M. Delboeuf a tout au plus
démontré que, s'il y avait des êtres libres, il y aurait des
mouvements discontinus; il n'a même pas démontré que, s'il y avait des
mouvements discontinus, il y aurait nécessairement des êtres
libres[87]; encore moins ses raisonnements et son crayon ont-ils pu
démontrer qu'il existe en fait ou des mouvements discontinus, ou des
êtres libres. Quant à la manière dont se concilierait cette liberté
avec la conservation de l'énergie, par l'intermédiaire du _temps_,
elle nous semble contradictoire. On peut rejeter le principe de la
conservation de l'énergie, soit; mais, si on l'admet, le temps est
déterminé autant que l'intensité, la direction et le point
d'application des forces; quand _deux_ et _trois_ sont présents,
_cinq_ ne peut être ni absent, ni en retard; il n'a point à choisir
son heure: il est, lui aussi, immédiatement présent.

  [87] L'hypothèse de forces variant brusquement avec la distance
  suffirait en effet à expliquer ces mouvements discontinus.

  «Donnons un exemple: un point matériel, attiré par un centre fixe
  en raison inverse du carré des distances, décrit une section
  conique. Qu'un suppose la loi d'attraction vraie seulement au delà
  d'une certaine distance, tandis qu'en deçà l'action serait nulle;
  si les conditions initiales du mouvement sont telles que le point
  mobile arrive à se rapprocher du centre fixe jusqu'à la distance
  donnée, à partir de ce moment il quittera la section conique pour
  suivre la tangente, puis, lorsqu'il sera revenu à la même
  distance, il quittera la tangente pour se mouvoir encore sur une
  conique.» (M. TANNERY, _Lettre à la Revue philosophique_, au sujet
  de notre étude sur le _mécanisme et la liberté_, 1883.--Cf. déc.
  1883.)

En général, et pour conclure, il nous semble que chercher la
démonstration de la liberté dans la mécanique, c'est poursuivre
l'impossible et qu'il faut, dans cette question, s'élever au point de
vue psychologique et métaphysique. Les mathématiques, d'ailleurs, ne
s'appliquent qu'aux rapports extérieurs des choses, sans nous en
révéler l'intérieur. Elles ressemblent à ces _bouliers_ dont on se
sert pour apprendre le calcul aux enfants: ceux-ci se bornent à
compter les boules, sans se préoccuper de savoir si elles sont noires
ou blanches, si elles sont en bois ou en fer. Tous les arguments
mécaniques que nous avons passés en revue sont donc une série de
paralogismes. On ne trouverait d'ailleurs dans cette voie que la
liberté d'indifférence, c'est-à-dire le hasard, c'est-à-dire au fond
la nécessité. Ce n'est pas en remuant le bras à droite ou à gauche, ni
en dessinant des arabesques fantastiques, qu'on peut démontrer
l'existence ou la non-existence d'un pouvoir tout moral. Ce n'est pas
plus à la mécanique qu'à la logique et aux intérêts de la science
qu'il faut demander la preuve de ce qui serait, par définition même,
un miracle au point de vue de la mécanique comme de la logique: le
libre arbitre.

Enfin, une considération générale sur laquelle nous avons déjà insisté
condamne d'avance à la stérilité tout effort pour produire des
changements dans l'espace par l'action d'une pure idée; c'est que
toute idée, en fait, est accompagnée d'un mouvement et est une action
refrénée, un mouvement suspendu et maintenu à l'état moléculaire:
toute idée est en même temps une _force_.



CHAPITRE SIXIÈME

L'INDÉTERMINISME MÉTAPHYSIQUE DANS L'ORDRE DU TEMPS

  I. La contingence des futurs et sa prétendue vérification par les
     attentes égales dans les jeux de hasard.

  II. La contingence des futurs et sa prétendue vérification par les
     lois de la statistique.

  III. Critique de l'idée de contingence des possibles.


I.--LA CONTINGENCE DES FUTURS DANS LES JEUX DE HASARD

On a soutenu que la loi de causalité empirique, fondement de la
science proprement dite, trouve une limite dans quelque
indétermination antérieure, dans quelque contingence radicale et
rebelle aux prises de la science.

Sur cette contingence s'appuie l'indéterminisme métaphysique dans
l'ordre du temps. Pour établir objectivement l'indétermination des
possibles et des futurs contingents, on a essayé de montrer, par
l'observation et le calcul, que les actions humaines offrent à la
science un élément d'indétermination. Presque tous les mathématiciens,
avec Laplace, Buckle et Stuart Mill, ont vu dans le calcul des
probabilités et dans la statistique un argument, soit déductif, soit
inductif, en faveur du déterminisme; quelques-uns cependant ont
essayé, comme Quételet, de réserver, à côté de ce déterminisme, une
place _possible_ à la liberté et à la contingence; enfin, d'autres ont
poussé le paradoxe jusqu'à vouloir faire du calcul des chances une
probabilité en faveur de la contingence des futurs, et même une sorte
de vérification expérimentale du libre arbitre: en nous faisant tirer
au sort «dans les loteries», on s'est flatté de «mettre la liberté en
expérience autant que faire se peut[88].»--«Les possibles que
l'ignorance fait égaux devant l'attente, a-t-on dit, sont _vérifiés_
égaux par le fait[89].»--Examinons s'il est vrai, comme on le
soutient, que les lois des chances et des grands nombres ne soient pas
_compatibles_ avec le déterminisme, et qu'elles soient au contraire
_favorables_ à la liberté ou à la contingence.

  [88] M. Renouvier, _Psych._, II, 105, 94 et 95; _Logique_, II,
  384-386.

  [89] _Id._, _Logique_, 386.

Ce qui a ici donné lieu aux paradoxes et aux paralogismes, c'est la
manière ambiguë et même inexacte dont Laplace a posé le principe du
calcul des probabilités. Ce principe n'est point facile à bien
établir, comme le prouvent les exemples de Laplace même, de Stuart
Mill et de Cournot. «La théorie des hasards, dit Laplace, consiste à
réduire tous les événements du même genre à un certain nombre de cas
_également possibles, c'est-à-dire tels que nous soyons également
indécis_ sur leur existence, et à déterminer le nombre de cas
favorables à l'événement dont on cherche la probabilité.» Cette
définition ambiguë, qui semble identifier l'égale possibilité
objective de deux choses avec notre égale incertitude devant ces deux
choses, est une confusion au moins dans les mots. Supposons que je
sois en présence de deux urnes contenant des boules noires et blanches
et que j'ignore _également_, moi, la proportion des boules noires
contenues dans la première urne, et la proportion des boules noires
contenues dans la seconde, il n'en résultera pas que les chances de
sorties pour les noires soient objectivement _égales_ dans les deux
urnes en vertu de mon égale ignorance; car la première urne peut se
trouver contenir 1 noire seulement sur 100, et l'autre 99 noires sur
100. Il faut donc que notre _égale indécision_ ne soit pas seulement
fondée sur l'ignorance subjective, mais sur des raisons objectives
d'égalité, soit _à posteriori_, soit _à priori_. Sans cela, on tombe
sous les objections d'Auguste Comte et sous la définition humoristique
du calcul des chances: un calcul qui consiste à regarder l'impossible
comme probable et le nécessaire comme incertain. Aux yeux du
déterminisme, tout est certain pour qui connaîtrait toutes les causes;
quand donc Laplace dit que «les _possibilités_ respectives des
événements tendent à se développer», entendons simplement que les
rapports respectifs _certains_ des événements tendent à se développer,
ou plutôt sont forcés de se développer et de se manifester à la
longue, pour la raison bien simple que ces rapports sont constants et
durables parmi d'autres moins constants. Si de plus c'est un rapport
d'égalité et d'équilibre qui existe, il se manifestera un équilibre,
que nous l'ayons attendu ou non.

Tout revient donc à chercher les raisons objectives qui nous
permettent, dans certains cas, d'établir un rapport d'_égalité_ entre
des possibles.

C'est ici que nous retrouvons en présence les deux hypothèses de la
contingence et de la nécessité. Les partisans de la causalité
contingente disent:--Vous cherchez un fondement objectif à l'égalité
des possibles; il est tout trouvé: ce fondement est l'ambiguïté des
futurs, l'indétermination des futurs, qui va se vérifier dans
l'indéterminisme de la volonté. Je tire des boules dans une urne où il
y a 100 blanches et 100 noires, je les tire tantôt à un moment, tantôt
à un autre, selon ma liberté imprédéterminée; tout est alors
déterminé, «sauf le _temps_ de l'extraction[90],» lequel dépend de mon
libre arbitre. Les éléments du calcul sont en conséquence: 1º
l'égalité des chances pour tirer une boule blanche ou une noire
(toutes choses égales d'ailleurs), puisqu'il y a 100 blanches et 100
noires; 2º l'égalité des chances pour faire l'extraction à un moment
ou à un autre, si le moment ne dépend que de ma liberté indéterminée.
Or, ces principes posés, il se trouve qu'_en fait_ les chances pour un
moment ou pour l'autre se compensent, comme si les extractions étaient
en chaque moment _également possibles_; donc elles le sont en fait;
donc les divers temps d'extraction sont également possibles pour ma
volonté; donc il est probable que je suis cause libre. «L'homme est
alors une source première et instantanée d'actes variables sous des
précédents identiques[91].»

  [90] M. Renouvier, _Id._, 97.

  [91] _Ibid._ Dans la nature entière, et non pas seulement dans
  l'homme, on s'est demandé s'il n'y avait pas également place pour
  une contingence analogue des effets. Et la question est logique;
  si l'homme est libre, le germe de la liberté doit se retrouver
  chez tous les êtres vivants, peut-être même, comme le croyait
  Epicure, jusque dans le pouvoir de clinamen qui appartient à
  l'atome. (Voir, dans la _Morale d'Epicure_ de M. Guyau, le
  chapitre sur la contingence.)--Est-on bien sûr, a-t-on demandé,
  qu'il soit possible, même pour une intelligence universelle, de
  prédire tous les mouvements de la queue d'un chien? (M.
  Renouvier, _Essais de psychologie_, II, p. 4.)

Une chose inquiète à la lecture de ce raisonnement, qui nous fait
gagner à la loterie ce gros lot: la liberté. Un mannequin mû par une
girouette qui tourne à tous les vents, et dont le mécanisme serait
disposé pour faire sortir et tomber de l'urne une seule boule à la
fois, nous apparaîtrait aussi comme «une source première et
instantanée d'actes variables sous des précédents identiques»,
tranchons le mot, comme un créateur d'actes libres. Sans faire appel à
un tel mécanisme, je puis moi-même rendre déterminé le seul élément du
problème qui restait indéterminé (le moment de l'extraction), sans que
change pourtant ce résultat qui vous semblait contingent. Convenons,
par exemple, que je tirerai une boule tous les matins au premier chant
du coq, ou, si le coq semble lui-même suspect de libre arbitre, je
tirerai la boule toutes les fois qu'une pierre roulera d'un roc voisin
où les éboulements sont très fréquents. Mon libre arbitre sera ainsi,
autant que possible, éliminé, et cependant le résultat sera le même.

C'est qu'à vrai dire tout est déterminé, même dans les cas de libre
arbitre apparent, et, puisqu'on met les déterministes au «défi»
d'expliquer cette détermination dans les jeux de hasard, essayons d'en
rendre compte par le raisonnement et par l'expérience. Il y a ici une
loi intéressante et méconnue, au moyen de laquelle on peut montrer que
la poursuite de l'indétermination par la volonté produit précisément
une détermination réelle. Quand je tire des boules dans une urne, par
cela même que je veux tirer _au hasard_, j'avance la main tantôt plus
à droite, tantôt plus à gauche, j'épuise dans les deux sens les
principales positions possibles _grosso modo_, et en voulant agir
d'une manière indéterminée, je détermine une balance de positions
possibles. De même encore, dans une loterie où le temps seul est
déterminé, j'essaye de varier les instants et par cela même je saute
d'un intervalle à l'autre, d'un nombre a l'autre, entre deux limites
plus ou moins distantes, de manière à produire un balancement de
nombres. En ayant l'air ici de laisser le temps indéterminé et en le
variant dans cette intention, je l'ai encore en réalité déterminé:
j'ai voulu et déterminé une bipartition des intervalles de temps en
longueurs plus grandes et en longueurs plus petites, mais entre des
limites déterminées; j'ai voulu et déterminé un _équilibre_, une
_égalité_, une _compensation_[92].

  [92] Voici une expérience que nous avons faite: nous avons essayé
  d'écrire au hasard des séries de chiffres pris indifféremment
  parmi les 10 chiffres 0, 1, 2, 3, 4, 5, 6, 7, 8, 9. En
  additionnant par groupes de dix les chiffres ainsi sortis, nous
  avons obtenu pour chaque groupe de dix chiffres des valeurs plus
  ou moins voisines de 45, qui est précisément la somme des 10
  chiffres de la numération. Ex.: 1, 6, 5, 4, 8, 9, 7, 3, 2, 0
  (total 45); 1, 4, 6, 8, 2, 9, 1, 4, 5, 7 (= 47); 9, 3, 5, 6, 7,
  9, 1, 0, 2, 4 (= 46); 5, 6, 7, 9, 8, 0, 3, 4, 1, 6 (= 49); 8, 9,
  0, 6, 1, 3, 5, 6, 8, 9 (= 55); 7, 8, 7, 0, 9, 1, 3, 1, 0, 2 (=
  38). Ces totaux successifs: 45, 47, 46, 49, 55, 38, ont pour
  moyenne 46. En additionnant deux groupes à la fois formant vingt
  chiffres, nous obtenions plus régulièrement encore des valeurs
  voisines de la somme 90. Pourquoi ces résultats? Parce que, pour
  agir d'une manière _indéterminée_ en apparence, nous avions
  inconsciemment déterminé ce premier point:--Je _varierai_ les
  chiffres.--Ce qui entraîne cette seconde détermination:--Je les
  écrirai tous.--Ce qui entraîne cette troisième
  détermination:--J'écrirai des chiffres ayant pour total 45,
  puisque l'ordre des chiffres dans l'addition n'influe pas sur la
  somme. Si bien qu'en voulant laisser un point indéterminé, je
  l'avais précisément déterminé. Par là, j'étais rentré dans les
  conditions entrevues par le géomètre Lambert et par Cournot, qui
  ont remarqué que, dans le rapport de la circonférence au
  diamètre, les totaux de chaque dizaine de chiffres diffèrent peu
  de 45, «comme si les chiffres étaient amenés successivement, par
  un tirage au sort, dans une urne les renfermant en proportions
  égales.» Nous avons expérimenté sur plusieurs quotients de
  nombres quelconques, et nous avons remarqué une régularité
  analogue. Par exemple, la division de 145 par 21 donne 6, plus la
  fraction décimale périodique 9, 0, 4, 7, 6, 1, 9, 0, 4, 7 (= 47);
  6, 1, 9, 0, 4, 7, 6, 1, 9, 0 (= 43); 4, 7, 6, 1, 9, 0, 4, 7, 6, 1
  (= 45); etc.; les trois premières dizaines ont exactement pour
  moyenne 45. D'autres fractions non périodiques ont la même
  moyenne approximative; d'autres ont une moyenne supérieure ou
  inférieure, mais toujours régulière; par exemple 918 divisé par
  421 amène une fraction qui, de 10 chiffres en 10 chiffres, donne
  pour totaux des nombres voisins de 37. Cela tient à des lois
  inconnues qui tantôt amènent tous les chiffres, tantôt en
  excluent certains.

Concluons en proposant cette importante loi psychologique:--La
prétendue indétermination est une détermination d'équilibre et
d'équivalence, c'est-à-dire d'égalité et de bipartition; donc, tout
est déterminé jusque dans la volonté en apparence indifférente, qui ne
fait que ne pas se rendre compte de ce qu'elle veut déterminément.
Plus nous prétendons varier nos volitions pour en montrer
l'indéterminisme, plus nous déterminons le milieu et les points
d'application, plus nous enserrons notre volonté même dans les lois de
ce milieu et de ces points d'application; et ces lois finissent par
devenir de plus en plus manifestes. En voulant agir sans rythme et
sans symétrie, nous déterminons un rythme et une symétrie.--On voit
combien il est faux de prétendre que l'hypothèse du déterminisme ne
peut rendre compte de la répartition symétrique, de l'_égale_
possibilité, de l'égale attente qui se manifestent dans les jeux de
hasard ou dans les tirages au sort, et que d'ailleurs les
mathématiciens ont mal expliquées[93].

  [93] En quoi, pourrait-on demander aux adversaires du
  déterminisme, le rapport d'égalité, le rapport de 100 à 100 par
  exemple, serait-il incompatible avec la nécessité et la
  certitude? Est-ce qu'il est défendu à la nécessité de produire
  des effets qui s'équilibrent, comme la puissance et la résistance
  d'un levier? Est-ce qu'il n'y a pas des effets de neutralisation
  mutuelle jusque dans les rayons lumineux? Rien de plus compatible
  avec le déterminisme que l'égalité. Quand on joue à pile ou face
  (et vous pourriez confier à une machine le soin de jeter les
  pièces en l'air, comme aux machines dont on se sert aujourd'hui
  dans les grandes loteries), il est théoriquement _certain_ que la
  relation d'équilibre et d'égalité s'établira à la longue, et,
  dans le cas particulier, il est pratiquement _logique_, eu égard
  non seulement à notre ignorance subjective du cas particulier,
  mais encore et surtout à notre connaissance objective du rapport
  général et constant, d'agir en nous réglant sur cette relation
  d'égalité qui est la seule chose connue. Nous pourrons nous
  tromper pour un, deux, trois cas, non pour dix mille.

Ce sont au contraire les partisans de la contingence qui ne peuvent
rendre compte de l'attente égale répondant à des possibilités égales
(comme celle d'extraire une boule blanche et celle d'extraire une
noire). Voyons comment ils essayent, eux, de fonder le calcul des
probabilités.--Puisque, disent-ils, la loi des grands nombres, qui
suppose des possibilités égales, s'applique «aux probabilités des
phénomènes soumis à la volonté» dans les tirages au sort, «nous
pouvons croire _probablement_ que les phénomènes de cette classe ne
sont pas en général prédéterminés[94].»--C'est là un paralogisme
essentiel: de ce que les phénomènes ne sont pas prédéterminés en un
seul sens, mais en deux sens entre lesquels ils se répartissent, on
conclut indûment qu'ils ne sont prédéterminés en aucun sens. Mais
prenons un exemple concret. De ce que les pluies qui tombent sur une
ligne de partage des eaux ne sont pas prédéterminées à tomber en une
seule direction et sur un seul versant, mais déterminées en deux sens
et sur deux versants entre lesquels il est possible qu'elles se
partagent _également_, il n'en résulte pas que les pluies ne soient
prédéterminées à tomber en aucun sens, et que chaque goutte soit libre
de choisir entre le versant de l'Océan ou le versant de la
Méditerranée. Il est au contraire nécessaire: 1º que les gouttes
tombent; 2º qu'elles tombent sur un versant ou sur l'autre; 3º que la
_moitié_ tombe sur le premier versant et l'autre moitié sur le second
si la configuration du sol et la position des nuages entraînent cette
répartition égale; 4º que celui qui connaît cette configuration du
terrain et des nuages, mais qui ne connaît pas dans le détail la
trajectoire des gouttes particulières, attende une chute _également_
répartie à droite ou à gauche; 5º que cette attente de possibilités
égales se vérifie sur les grands nombres par deux fleuves de grosseur
sensiblement égale, mais dirigés sur des versants opposés. Si au
contraire les gouttes d'eau étaient libres ou le nuage libre, c'est
alors que nous ne pourrions plus savoir si le nuage lancera ses eaux
vers l'Océan ou vers la Méditerranée; par conséquent, nous aurions
beau connaître l'_égalité_ matérielle des deux pentes et la
répartition égale des nuages qui les dominent, nous ne pourrions pas
conclure à une _égale_ répartition des gouttes d'eau[95].

  [94] Voir, par exemple, Renouvier, _ibid._, p. 96.

  [95] Le premier paralogisme auquel nous venons de répondre
  pourrait être invoqué et l'a été de fait en faveur des miracles
  divins, tout comme pour le miracle intérieur du libre arbitre.
  «J'admets,--dit Joseph de Maistre pour justifier les prières en
  faveur de la pluie,--que dans chaque année il doive tomber dans
  chaque pays précisément la même quantité d'eau: ce sera la _loi
  invariable_; mais la distribution de cette eau sera, s'il est
  permis de s'exprimer ainsi, la _partie flexible_ de la loi.
  Ainsi, vous voyez qu'avec vos lois invariables nous pourrons fort
  bien encore avoir des inondations et des sécheresses, des _pluies
  générales_ pour le monde, et des _pluies d'exception_ pour ceux
  qui ont su les demander... Déjà, dans les temps anciens, certains
  raisonneurs embarrassaient aussi les croyants de leur époque en
  leur demandant pourquoi Jupiter s'amusait à foudroyer les rochers
  du Caucase et les forêts inhabitées de la Germanie... Mais le
  tonnerre, quoiqu'il tue, n'est cependant point établi pour tuer;
  et nous demandons précisément à Dieu qu'il daigne, dans sa bonté,
  envoyer ses foudres sur les rochers et sur les déserts, ce qui
  suffit sans doute à l'accomplissement des lois physiques.»
  L'auteur d'un _Essai sur les lois du hasard_, M. de Courcy, dit
  que tout au moins Dieu peut nous envoyer une _pensée_ qui nous
  détourne de l'endroit où va tomber soit la foudre, soit une
  pierre. «Que le lieu et l'instant où tombe la pierre, dit-il,
  soient précisément le lieu et l'instant où passait un homme qui
  la reçoit et en est écrasé, voilà certainement une coïncidence
  fortuite, à laquelle on ne peut ni assigner ni même comprendre
  aucune cause(!)... Sans violer les lois naturelles, sans les
  interrompre, Dieu ne pourra-t-il pas m'inspirer la pensée de
  ralentir _librement_ mes pas ou d'en changer la direction? Et, si
  la prière de ma mère n'est venue éveiller sa sollicitude qu'au
  moment où j'étais arrêté déjà sur le lieu menacé, ne pourra-t-il
  pas influencer ma volonté toujours libre, de manière que je
  m'éloigne avant la catastrophe? Ainsi toutes les lois seront
  observées: celles de la nature physique ne recevront aucune
  atteinte; ma liberté sera entière, et c'est par un acte libre que
  je me serai éloigné si à propos. Dieu aura seulement influencé ma
  volonté sans l'asservir, de la manière propre à sa providence.»
  On a demandé avec raison à M. de Courcy, «assureur émérite,» s'il
  ne devrait pas, en assurant quelqu'un contre les accidents,
  mettre comme clause principale de la police d'assurances
  l'obligation de prier, puisque les hommes religieux sont moins
  exposés aux accidents que les impies. Nous lui demanderons à
  notre tour si ce ne serait pas un bon calcul pour une compagnie
  d'assurances de faire dire des prières pour ses assurés: ce
  serait tout profit pour ces derniers comme pour la compagnie.
  Peut-être alors la statistique constaterait-elle une différence
  édifiante entre la proportion des accidents ou de la mortalité
  dans les compagnies religieuses et dans les compagnies non
  religieuses.--On le voit, avec de petites exceptions, de petits
  «interstices dans les lois de la nature» comme ceux de M.
  Renouvier, ou même avec de simples petites ambiguïtés, comme
  celles qui existent dans les bifurcations d'intégrales de M.
  Boussinesq, on peut assurer à l'intervention miraculeuse de Dieu
  un domaine fort respectable et concilier (en apparence) la
  contingence avec la mécanique elle-même.

Non seulement la prédétermination n'exclut pas la répartition égale en
deux sens, mais c'est l'imprédétermination qui l'exclut. Les partisans
du libre arbitre et de la contingence ne se tirent ici d'affaire que
par un second paralogisme. «L'intervention de l'indéterminé et de
l'imprévoyable, prétendent-ils, _ne peut avoir_ que des effets qui se
détruisent mutuellement» et s'égalisent[96]; donc l'indétermination
fonde seule les attentes égales.--Pétition de principe. Pourquoi les
effets contingents et indéterminés du libre arbitre seraient-ils
précisément déterminés selon un rapport d'égalité? Pourquoi la
compensation serait-elle la loi constante, la détermination constante
de ce que vous déclarez indéterminé? pourquoi l'équivalence ou la
neutralisation mutuelle serait-elle la loi «prévoyable» d'un libre
arbitre «qui agit en divers sens imprévoyables»? Si je suis absolument
libre de remuer mon bras à droite ou à gauche, pouvez-vous savoir si
je le porterai librement _autant de fois_ à gauche qu'à droite?--Oui,
dites-vous, puisque vous n'avez pas de raisons pour un côté plutôt que
pour l'autre.--Mais l'_absence_ de raisons n'entraîne pas l'_égalité_
de raisons, et la confusion des deux choses est inadmissible. Si, en
fait, quand je remue mon bras au hasard et mécaniquement, je finis par
le remuer autant de fois à droite qu'à gauche, ce n'est pas _parce
qu'il_ n'y a point de raisons, c'est au contraire parce qu'il y a
juste _autant_ de raisons _nécessaires_ pour que le courant oscille
tantôt à droite, tantôt à gauche, de manière à montrer ainsi sur les
grands nombres et les moyennes la régularité mécanique (et non libre)
d'un pendule ou d'une balance. Le _balancement_ n'est pas l'absence de
loi, c'est une loi rythmique aussi déterminée que le retour périodique
de la terre au même point de son orbite. Est-ce que le rapport = n'est
pas un rapport déterminé? De quel droit en fait-on l'expression de
l'indéterminisme[97]?

  [96] M. Renouvier, _Crit. phil._, 5 août 1880, p. 36.

  [97] On insiste et on dit:--L'égalité est, sinon la loi des faits
  supposés libres, au moins celle de notre attente devant les actes
  libres.--Parler ainsi, c'est revenir à l'erreur de Laplace, qui
  confond l'attente dans l'ignorance avec l'attente fondée sur
  l'égalité connue des chances; la loi de notre attente, devant des
  actes de libre arbitre, n'est pas 1/2; elle est _x_. Si, en fait,
  notre attente est 1/2, c'est précisément parce que nous éliminons
  toute hypothèse de liberté subjective pour considérer seulement
  les rapports objectifs des chances, qui nous apparaissent _dans
  ce cas_ aboutir à un rapport nécessaire d'_égalité_. Ce rapport
  d'égalité, loin de se fonder sur la présence de la liberté, se
  fonde au contraire sur son absence. S'il y avait réellement libre
  arbitre, il pourrait y avoir un point, ne fût-ce qu'un seul, un
  point absolument indéterminé, sans loi, qui suffirait à
  contre-balancer toutes les autres lois, à les frapper
  d'inexactitude, et qui en particulier permettrait, toutes choses
  étant _égales_ d'ailleurs, de produire cependant des effets non
  _égaux_ en nombre, par exemple des mouvements à gauche plus
  nombreux que les mouvements à droite, en dépit de l'équilibre des
  muscles et de l'équilibre des courants cérébraux.

Oui sans doute, «le tout, dans cette affaire, est de comprendre
_n'importe comment_ la neutralisation des causes qui n'entrent pas
dans le calcul du probable; il ne faut rien de plus au mathématicien
et il n'a le droit de rien demander au delà.» Mais précisément le
libre arbitre sans loi peut empêcher la loi de neutralisation des
causes.


II.--LA CONTINGENCE DES FUTURS ET SA PRÉTENDUE VÉRIFICATION PAR LES
LOIS DE LA STATISTIQUE

Dans la statistique, nous n'avons plus affaire à des possibilités
égales, mais à des _possibilités inégales_, ou plutôt à des rapports
respectifs _certains d'inégalité_, à une proportion constante entre
deux séries de faits, par exemple la série des mariages et celle des
non-mariages, la série des suicides et celle des morts involontaires,
la série des naufrages et celle des traversées sans naufrage, etc.

Examinons successivement le problème au point de vue de la déduction
et à celui de l'induction.

Certains déterministes, comme Lange, ont voulu conclure
déductivement la détermination des actes particuliers du seul fait
que leur moyenne est déterminée; certains partisans du libre
arbitre, au contraire, ont voulu déduire l'indétermination réelle et
absolue des actes particuliers de ce fait qu'ils restent toujours
indéterminés en une certaine mesure _relativement aux moyennes
statistiques_. Ces deux opinions dépassent également les prémisses
dont elles partent, et, en tant que _déductions_, elles ne peuvent
être prouvées ni l'une ni l'autre. 1º D'une seule moyenne et même de
plusieurs, tant qu'on reste dans la région des _moyennes_, on ne
peut arriver déductivement à un cas particulier. 2º D'autre part, de
ce que les généralités mathématiques ne peuvent s'étendre jusqu'aux
actions individuelles, il n'en résulte nullement que ces actions
soient libres en elles-mêmes: elles peuvent être simplement la
résultante _particulière_ d'une composition de lois naturelles, dont
la statistique ne mesure que les effets _généraux_ et _moyens_. Sur
le premier point, Quételet a donc raison de dire:--La loi des grands
nombres, ne régissant que le collectif, ne détermine pas chaque acte
en particulier; «toutes les applications qu'on voudrait en faire à
un homme en particulier seraient essentiellement fausses, de même
que si l'on prétendait déterminer l'époque à laquelle une personne
doit mourir en faisant usage des tables de mortalité.» On ne peut,
en effet, appliquer à un individu déterminé, ni même à de petits
nombres, la loi statistique qui, par définition est celle des grands
nombres. Les lois statistiques ne font que formuler la résultante
d'une foule de lois naturelles qui sont les vraies lois
déterminantes des phénomènes: on ne meurt pas en vertu des lois de
mortalité, mais en vertu des lois naturelles de l'organisme, dont
les tables de mortalité enregistrent les résultantes moyennes. Mais,
ce premier point accordé, il n'est pas moins faux de conclure à la
réelle indétermination des cas particuliers. Par exemple, si vous ne
pouvez prédire la mort de tel individu par les tables de mortalité,
vous n'avez pas le droit d'en déduire que cette mort n'est point
déterminée par un concours ou une composition de lois nécessaires,
et que l'individu meurt librement.

Sans doute la loi des grands nombres, n'est qu'approximative, et même,
en général, toutes les lois de la nature sont approximatives pour nous
en tant qu'invérifiables dans leurs derniers détails; déductivement il
reste donc dans le détail une place possible à la contingence. C'est
ce qui a fait dire à Zeller:--«La science a seulement pour objet les
_lois_ générales, et la contingence _peut_ ne porter que sur les faits
particuliers.--Mais, inductivement, cette contingence est une
hypothèse gratuite. On pourrait, par des raisonnements comme ceux de
Zeller et de M. Renouvier, laisser place jusque dans la loi
d'Archimède à l'action des anges et des démons, car on ne peut
vérifier la loi dans le menu détail, et, outre que toute loi est
_générale_, elle semble toujours approximative. N'est-il pas cependant
plus logique et plus probable d'expliquer les écarts apparents d'une
loi dans les faits particuliers par sa composition avec une autre loi,
comme on explique la déclinaison d'une pierre qui tombe par la
rencontre d'un obstacle[98]? On ne peut prédire le temps que d'une
manière approximative à l'aide des tables statistiques; mais, si on
connaissait mieux toutes les _lois_ particulières qui sont la trame de
la statistique, on pourrait prédire tel orage pour tel jour, à telle
heure. La statistique est une sorte d'artifice indirect, par cela même
insuffisant, pour enserrer les choses dans des lois sans connaître ces
lois; mais là où la statistique s'arrête, elle montre elle-même le
chemin à l'induction.

  [98] «Toute constatation expérimentale, a dit excellemment M.
  Boutroux, se réduit en définitive à resserrer la valeur de
  l'élément mesurable des phénomènes entre des limites aussi
  rapprochées que possible. Jamais on n'atteint le point précis où
  le phénomène commence et finit réellement... Ainsi nous ne voyons
  en quelque sorte que les contenants des choses, non les choses
  elles-mêmes.» Mais M. Boutroux ajoute:--«Nous ne savons pas si
  les choses occupent dans leurs contenants une place _assignable_.
  A supposer que les phénomènes fussent indéterminés, mais dans une
  certaine mesure seulement, laquelle pourrait dépasser
  invinciblement la portée de nos grossiers moyens d'évaluation,
  les apparences n'en seraient pas moins exactement telles que nous
  les voyons. On prête donc aux choses une détermination purement
  hypothétique, sinon inintelligible, quand on prend au pied de la
  lettre le principe suivant lequel tel phénomène est lié à tel
  autre phénomène» (p. 28).--Il nous semble que l'ingénieux
  métaphysicien se place ici au contre-pied de la vérité, et qu'on
  pourrait lui dire:--C'est précisément votre hypothèse de
  l'_indétermination_ qui est: «1º inintelligible, 2º purement
  hypothétique, 3º contraire à toute induction.» En effet, si je
  puis, même expérimentalement, «resserrer la valeur» de l'élément
  prétendu indéterminé entre des limites aussi rapprochées qu'il
  est possible, c'est le cas de passer _à la limite_ en disant que
  l'indétermination supposée est _comme si_ elle n'existait pas; de
  même, si je vérifie une loi de physique entre des limites
  indéfiniment rapprochées, il ne me viendra jamais à l'esprit de
  supposer qu'en allant plus loin la loi cesse, à moins qu'elle ne
  se compose avec une autre loi.

Voyons donc quelles sont les inductions les plus légitimes sur la
nature réelle de ce résidu qui demeure _déductivement_ en dehors des
moyennes statistiques?

1º Par économie d'hypothèses, toutes choses égales d'ailleurs, il est
légitime de supposer dans ce résidu la continuation de l'empire des
_lois_, loin d'y admettre avec M. Renouvier l'absence de lois. En
effet, supposer le libre arbitre là où les autres lois peuvent suffire
à l'explication, c'est faire une hypothèse scientifiquement gratuite,
comme si, après avoir expliqué les gelées d'avril par les causes
ordinaires, on s'obstinait à maintenir par surcroît l'influence de la
lune.

2º Par _analogie_, les cas de liberté et les cas sans liberté sont
assimilables. Les aberrations de mémoire relevées dans la suscription
des lettres ne peuvent pas plus être prévues dans le détail
_individuel_ que les suicides, quoiqu'elles soient aussi régulières en
moyenne; il n'en résulte pas que les erreurs de suscription soient
volontaires. De même, l'impossibilité de prévoir les suicides dans le
détail n'autorise pas à les croire libres.

3º L'induction en faveur du déterminisme croît en probabilité à mesure
qu'on resserre le libre arbitre dans un plus étroit espace: si ce
resserrement peut être poussé aussi loin qu'on veut, l'induction
deviendra de plus en plus voisine de la certitude.--Supposons, dit M.
Renouvier, des boules prenant leur couleur elles-mêmes dans une urne;
peu importe qu'elles l'aient d'avance ou la prennent au moment de
l'extraction, «pourvu que la _proportion_ du noir et du blanc
subsiste.»--Sans doute; mais d'abord, si les boules prenaient
réellement elles-mêmes leur couleur, la _proportion_ pourrait-elle
subsister? Si le libre arbitre était réel et agissant, il y aurait,
ici encore, un point indéterminé, sans loi, qui suffirait peut-être à
contrebalancer toutes les autres lois, et vous ne pourriez plus, par
exemple, imposer certainement _à priori_ aux boules d'une urne cette
loi de proportion:--Sur mille tirages, vous serez dans la proportion
de neuf cent quatre-vingt-dix-neuf blanches et une noire.--De plus,
pour nous rapprocher des réalités particulières, il faut compliquer
les données: supposons donc une urne où soient des boules de sept
couleurs. La statistique m'apprend, je suppose, qu'il sort
effectivement de l'urne 60 boules sur 100; vous dites alors:--Pourvu
qu'il sorte 60 blanches, part nécessaire du déterminisme, les 40
boules restantes sont libres d'être bleues, jaunes, rouges, etc.--Par
malheur, une seconde loi de statistique m'apprend qu'il sort 30 rouges
sur 40 boules non blanches.--Mais alors il y a 10 boules qui peuvent
choisir entre le vert, le jaune, etc.--Une troisième loi statistique
m'apprend qu'il sort 6 boules vertes sur 10 boules non blanches et non
rouges.--Alors, il y a quatre boules qui peuvent choisir entre le
jaune et le bleu.--La statistique m'apprend qu'il sort 3 boules bleues
sur les boules qui ne sont ni jaunes, ni vertes, ni rouges, ni
blanches... Et ainsi de suite. Les lois statistiques vont ainsi
s'entrecroisant et établissant des proportions de plus en plus
déterminées. Elles ne pourront jamais, sans doute, comme les lois
naturelles dont elles ne sont que l'enveloppe, aboutir à une
_déduction individuelle_; mais n'a-t-on pas le droit d'_induire_ que,
si nous connaissions toutes ces lois naturelles, nous les verrions
produire par leur entrecroisement les faits particuliers, résidu de la
statistique? Est-il probable que, toutes les proportions des diverses
couleurs étant déterminées, les boules demeurent libres d'échanger
indifféremment leurs rôles et de se dire entre elles: «Passez-moi la
couleur rouge, vous aurez la couleur verte: pourvu qu'on trouve le
compte final, nous pouvons nous passer l'une à l'autre nos
couleurs.»--Enfin, le déterminisme statistique, quoique ne portant pas
sur les derniers détails des choses, acquiert une valeur nouvelle
quand il vient s'ajouter au déterminisme plus _interne_ des lois
sociologiques, psychologiques, biologiques, physico-chimiques,
mécaniques. La liberté que les indéterministes maintiennent alors dans
les détails rappelle trop la liberté laissée aux femmes par l'édit
humoristique d'un prince d'Orient:--Art. I. Toutes les femmes sont
libres de sortir à travers la ville. Art. II. Elles ne pourront sortir
que voilées. Art. III. Quiconque aura fabriqué ou vendu des voiles
sera puni de mort.--Pour parler sérieusement, la législation de la
nature est en elle-même aussi rigide que celle des souverains absolus,
et sa rigidité a des résultats trop souvent tragiques. Prenons un
exemple. Supposons qu'il y ait un naufrage sur mille personnes qui
s'embarquent; il faut, si nous sommes mille à nous embarquer, que l'un
de nous fasse naufrage, non pas directement en vertu des lois
statistiques, mais en vertu des lois dont la statistique compte et
classe les effets. Qui décidera dans ce cas de la victime tributaire?
Le concours des circonstances particulières, l'intersection des séries
de lois que présuppose la statistique. Si donc je connaissais mieux le
détail des circonstances, je pourrais savoir que c'est _moi_ qui suis
l'un sur mille, parce que je m'embarque sur une mer plus dangereuse,
par un mauvais temps, sur un mauvais navire, dans telle circonstance
fâcheuse, etc. Plus j'aurais de tables de statistiques variées à ma
disposition, de manière à y faire rentrer toutes les circonstances
particulières, plus, par ce moyen indirect, je pourrais me rapprocher,
sans y atteindre, d'une prévision portant sur le _particulier_.
Pareillement il faut qu'il y ait, je suppose, un assassin par jalousie
sur cent mille jaloux; voici donc déjà, pour les jaloux, la liberté de
ne pas assassiner resserrée dans les limites du nombre 999,999.
Maintenant, il faut aussi, je suppose, qu'il y ait six cents jaloux
sur mille amoureux, et deux cents jaloux jusqu'à la fureur, quatre
jusqu'à la folie, etc., etc. Nous resserrons de plus en plus le libre
arbitre par une sorte de compression indéfinie. L'induction rend
probable, par analogie avec l'autre exemple, que celui qui se trouvera
dans des circonstances spéciales de tempérament, d'éducation,
d'entraînement, etc., sera la victime prédestinée au minotaure du
crime. Quelle différence, en effet, pourrait-on établir entre les deux
cas, sinon artificiellement et tout hypothétiquement, quoique le
naufrage soit involontaire et l'assassinat voulu? En combinant
directement des lois naturelles avec des lois naturelles, on pourrait
probablement, sur les mille individus, en éliminer neuf cent
quatre-vingt-dix, et les dix restants pourraient dire:--L'un de nous
sera assassin.--On pourrait encore pousser plus loin le calcul des
circonstances, en éliminer huit. Alors se poserait pour les deux
restants le dilemme tragique:--Il faut que l'un de nous tue.--Avec un
peu plus de connaissance des causes, l'un des deux pourrait enfin
s'écrier: «Celui qui doit tuer, c'est moi.»--L'induction et l'analogie
n'amènent nullement à croire que cet homme tuerait ou ne tuerait pas
en vertu du libre arbitre. Seulement, il lui resterait dans la pensée
même de l'avenir une dernière ressource, et la réaction de l'idée sur
le fait pourrait l'empêcher de commettre le meurtre.

Les réactions de l'intelligence, en effet, et toutes les autres,
demeurent toujours possibles.--Les moyennes, comme le dit Quételet,
s'altèrent avec le temps; or cette altération, quand les causes
physiques restent les mêmes, ne peut être due «qu'à l'action
perturbatrice de l'homme[99].»--Seulement on n'en peut conclure, avec
Quételet, que les réactions _individuelles_ soient dues à l'exercice
d'un _libre arbitre_. Pourquoi ne seraient-elles pas aussi bien et
mieux encore l'effet du progrès intellectuel, de l'adoucissement des
moeurs, de l'évolution sociale? C'est par le perfectionnement de ses
idées et de ses sentiments que l'homme «maîtrise les causes, modifie
leurs effets et cherche à se rapprocher d'un état meilleur.» Les idées
sont des forces directrices, perturbatrices, correctrices; on ne peut
donc conclure, comme on prétend le faire, de la seule variabilité, de
la seule individualité à la liberté[100]. Le nouveau peut être _lié_ à
l'ancien par un rapport qui exclue la possibilité des contraires. La
variété des effets n'est pas l'ambiguïté des causes. En un mot, loin
d'exclure le devenir, le déterminisme est la loi du devenir. Causalité
est fécondité sans doute, non stérilité, mais c'est une fécondité
selon des lois. Notre espoir de progrès n'est donc pas un espoir en
dehors du déterminisme, mais en dedans et par le moyen du déterminisme
même.

  [99] _Physique sociale_, t. Ier, 18.

  [100] «Est-il un homme dont le caractère soit réellement
  _invariable_? Est-il une nation dont l'histoire entière soit
  l'expression d'une seule et même idée?... Ainsi la variabilité se
  retrouve jusque dans les profondeurs les plus reculées de la
  nature humaine.» (M. Boutroux, _id._, 138, 142.)

En résumé, on ne peut pas faire de la statistique une preuve
apodictique du déterminisme, comme l'ont prétendu certains savants
trop pressés de conclure: la statistique se borne à compter le nombre
de fois qu'un même dessin revient dans la tapisserie des événements;
elle ne nous découvre pas directement les fils mêmes et les lois du
tissage. Mais elle permet d'induire de la constance des dessins à la
constance des _lois_ qui les amènent. En outre, la connaissance
directe et progressive de ces lois naturelles rend de plus en plus
invraisemblable le libre arbitre attribué aux derniers éléments
qu'elles régissent. Par les lois de la statistique et leur
entrecroisement, le libre arbitre est resserré dans un domaine
indéfiniment décroissant, et le déterminisme devient d'autant plus
étendu qu'on pousse plus loin l'analyse.


III.--CRITIQUE DE L'IDÉE DE CONTINGENCE DES POSSIBLES

Le libre arbitre, qui est l'indéterminisme dans le temps, ne peut se
_représenter_ que comme une sorte de puissance à double effet qui
enveloppe en elle-même des contraires contingents; et alors on aboutit
à toutes les difficultés métaphysiques que nous avons passées en
revue. Aussi sommes-nous amené à conclure que l'opposition des
contraires également possibles au même instant est une représentation
toute logique, qui résulte d'abstractions et de combinaisons
imaginaires. Cette représentation se produit tout naturellement sans
exiger aucun effort de notre part, car elle provient de ce que nous ne
faisons pas une analyse complète ni un complet calcul: elle provient
de notre impuissance et de notre repos intellectuel. Les divers
possibles nous paraissent alors coïncider dans la perspective
intérieure, la pensée même de leur coïncidence tend effectivement à
les rapprocher. Dans une immense allée d'arbres, les arbres lointains
semblent se toucher, parce que nous demeurons en repos sans aller
vérifier jusqu'au bout; que serait-ce s'il n'y avait point de
bout?--Aussi la conscience n'a-t-elle pu nous apprendre ni si nous
sommes des causes libres, ni s'il existe une réelle puissance
enveloppant des possibles, une réelle contingence dans les causes, par
cela même une réelle indétermination des effets futurs. Passons donc
du point de vue subjectif au point de vue des faits objectifs.

Pour établir véritablement la possibilité absolue et inconditionnelle
ou contingence des contraires, il faudrait une science absolue des
choses et de leurs rapports: telle n'est pas, évidemment, notre
connaissance logique et discursive[101]. Une conception est pour nous
_logiquement_ possible lorsqu'elle ne se contredit point; mais cette
conception, selon la remarque de Kant, peut néanmoins être
_réellement_ vaine, «si la réalité objective de la synthèse par
laquelle le concept est produit n'est pas elle-même démontrée»; or,
cette démonstration repose toujours «sur des principes de
l'_expérience_ possible, et non sur le principe de l'_analyse_ ou
_principe de contradiction_»[102]. Au reste, si l'on ne peut _à
priori_ établir la possibilité absolue d'une chose par un simple
enchaînement de concepts, on ne peut pas davantage en établir _à
priori_ et de la même manière l'impossibilité absolue, à moins que la
chose ne soit absolument contradictoire. Il en résulte qu'il y a
toujours quelque chose de hasardeux dans les spéculations logiques sur
la possibilité ou l'impossibilité des choses. Il est possible
abstraitement que la fin du monde arrive demain, et, en général, il
n'est pas d'extravagance qui ne soit possible par une combinaison de
notions incomplètes. La possibilité, abstraction faite de la réalité
concrète, n'est que la pure forme de l'_identité avec soi_. Mais
précisément, comme l'a dit Hégel, dans tout contenu réel, dans toute
existence concrète,--par exemple dans l'objet qui de noir devient
blanc,--une _détermination_ ou qualité particulière peut être
considérée comme une «opposition déterminée» et, en conséquence,
comme impliquant une certaine contrariété. _Ce qui est est_, disait
Parménide, _tu ne sortiras jamais de cette pensée_; mais cet axiome
est stérile et il faut bien que la réalité, elle, _sorte_ de cette
pensée: sans cela, ce qui est actuellement serait toujours, et le
changement, qui suppose une opposition, serait impossible. Jamais un
objet blanc ne pourrait devenir noir s'il était réduit en quelque
sorte à dire pendant toute l'éternité: «Ce qui est est; je suis blanc,
donc je suis blanc; ce qui sort de l'identité logique étant
_impossible_, je ne puis sortir de l'identité du blanc avec le blanc
pour devenir noir.»--Hegel n'avait pas tort de dire que la philosophie
doit éliminer toute recherche qui a pour objet d'établir
_abstraitement_ et en l'air que telle ou telle chose est possible ou,
comme l'on dit, _pensable_: c'est là-dessus que la scolastique s'est
consumée[103]. Plus on est ignorant, moins on embrasse les rapports
déterminés de l'objet que l'on considère, et plus on est porté par
cela même à se perdre dans toute espèce de possibilités vides. La
pensée doit donc s'élever au-dessus de ces catégories logiques de
possible ou d'impossible. Tout au moins ne peuvent-elles fournir
qu'une représentation fallacieuse de la vraie liberté morale.

  [101] «Que l'on nous montre _à priori_, a dit M. Janet (_Traité
  de philos._, p. 318), en quoi ce que nous appelons le possible
  est impossible.»--Mais, d'abord, on peut encore bien moins
  démontrer _à priori_ que ce que _nous appelons_ possible est
  réellement possible. Il ne suffit pas de dire: démontrez-moi _à
  priori_ que ce que nous appelons la possibilité d'une chute de la
  lune sur la terre est impossible pour montrer que cette chute est
  possible effectivement. De plus, _à priori_, on peut raisonner
  ainsi:--Au possible manque quelque chose pour être réel, sans
  quoi il serait déjà réel; donc le possible, sans cette condition,
  est impossible. Et cette condition elle-même, elle a dû avoir sa
  condition de réalité, car sans cela elle eût été aussi
  immédiatement réelle et non pas simplement possible; elle était
  donc vraiment impossible sans cette condition, et ainsi de suite.
  On peut ainsi soutenir _à priori_ que ce que nous appelons
  possible, comme tel, est identique à l'impossible, et qu'il n'y a
  de vérité que dans la réalité. On ne sortira pas de ce labyrinthe
  par des spéculations abstraites sur le possible et l'impossible.

  [102] _Raison pure_, t. II, p. 296.

  [103] Voir Hegel, _Logique_, § 143.

Revenons maintenant au point de vue expérimental et non plus logique;
que deviendra l'idée de possibilité ou, plus proprement, de
_puissance_?--Elle paraîtra bien moins exprimer la liberté morale de
décision que la puissance exécutive ou la liberté physique, au sens le
plus général de ce mot. En effet, nous ne pouvons guère nous
représenter la puissance que comme s'appliquant à une résistance,
selon la définition même des forces mécaniques; mais alors la
puissance de deux contraires apparaît comme un surplus ou une quantité
supérieure de _puissance_ par rapport à deux _résistances_ de
directions opposées. Lever et abaisser le bras sont également
possibles parce que les résistances que je rencontre, soit en levant,
soit en abaissant le bras, sont toutes deux inférieures à la puissance
dont je dispose. Les possibilités de contraires sont donc, ici encore,
de simples relations et, qui plus est, des relations mécaniques.

En somme, nous appelons jusqu'ici possible soit ce qui n'implique pas
logiquement contradiction, soit ce qui n'offre mécaniquement qu'une
résistance inférieure à une puissance donnée; dans les deux cas nous
n'avons qu'une représentation logique ou mécanique, inadéquate sans
doute à la réalité _métaphysique_ et encore plus à l'ordre vraiment
_moral_.

Si on laisse de côté les spéculations théoriques sur la possibilité ou
l'impossibilité absolue, soit dans l'ordre logique soit dans l'ordre
mécanique, on remarquera que, _pratiquement_ et psychologiquement, le
contraire d'un acte peut nous devenir possible sous la condition d'y
penser suffisamment, de manière à susciter en nous l'émotion; et il
devient d'autant plus possible que nous y pensons davantage. Or, dans
toute question morale, le contraire de l'acte se présente toujours à
la pensée: nous ne manquons jamais avec réflexion à notre devoir sans
penser au devoir, sans apercevoir dans cette pensée même une puissance
susceptible d'un accroissement indéfini, sans avoir conscience que
notre nature est capable,--quoique non inconditionnellement et au même
instant,--d'un acte infiniment supérieur à celui que nous
accomplissons.

       *       *       *       *       *

Passons du point de vue du la causalité à celui de la _finalité_. A ce
point de vue, les possibilités diverses paraissent s'accroître pour
nous à mesure que la fin poursuivie est moins immédiate et moins
prochaine. C'est là un résultat du pouvoir d'abstraction et de
construction qui appartient à l'intelligence. Dans la fatalité de la
passion, le moment présent est tout, le moyen et la fin sont alors
contigus. Entre la réalité de l'antécédent actuel, comme la fureur, et
la nécessité de sa conséquence immédiate, comme un acte de violence,
le _possible_ n'a point de place. Dans la réflexion appliquée aux
biens sensibles, c'est-à-dire dans le calcul de l'_intérêt_, la fin
recule au loin dans le temps: par là elle laisse place à diverses
séries de moyens possibles, à diverses lignes de conduite plus ou
moins directes. Cependant le nombre des séries ou des possibles est
encore limité, et le choix ne s'exerce que dans un cercle restreint.
Dans l'_acte moral_, qui aspire à dépasser le déterminisme, la fin
entrevue consiste en un idéal de liberté universelle, d'unité par
l'amour. Dans cette sphère illimitée et indéterminée il est naturel
que l'esprit s'attribue une plus grande liberté de mouvements. Là peut
s'exercer en quelque sorte la spéculation à l'infini, par cela même un
certain désintéressement.

Toutefois, même à ces divers points de vue de la finalité, le possible
et l'impossible offrent toujours un caractère relatif et subjectif,
qui empêche de les considérer comme l'expression absolue des choses.
Ils sont seulement l'expression de notre liberté intellectuelle,
c'est-à-dire de notre pouvoir de construire l'idéal et d'imaginer des
possibilités idéales. Ces possibilités, sans doute, peuvent devenir
pratiquement objet de désir, ces idées peuvent devenir des forces
directrices; mais il n'en résulte nullement que les contraires nous
soient possibles au même instant. Le champ de la contingence abstraite
recule en même temps que va plus avant notre connaissance de la
réalité concrète. Les possibles semblent donc dépendre de la réalité,
et non la réalité des possibles. «L'acte produit la puissance.»

       *       *       *       *       *

S'ensuit-il, comme le soutient un déterminisme exclusif, que toute
réalité soit nécessaire absolument et primitivement? Après avoir
subordonné le possible et le contingent au réel, devons-nous
subordonner le réel lui-même au nécessaire?--C'est ce qui nous reste à
examiner.



CHAPITRE SEPTIÈME

LE PRINCIPE DU DÉTERMINISME ET SA LIMITE DANS L'IDÉE DE LIBERTÉ

  I. Principe du déterminisme intellectualiste et
     mécaniste.--L'intelligibilité universelle et ses conditions:
     universalité des _lois_, permanence de la _quantité de
     matière_ phénoménale, _réciprocité_ universelle des
     phénomènes.--Réduction de ces trois principes à celui de la
     _causalité phénoménale_.--Comment un même principe, selon
     Kant, rend à la fois possible l'intellection dans le sujet
     pensant, l'intelligibilité dans l'objet pensé.--Insuffisance
     de ce principe pour expliquer la réalité du sujet et celle de
     l'objet.

  II. Principe du déterminisme dynamiste.--L'équivalence mécanique
     n'exclut pas le progrès intérieur et psychique.--Idée de la
     _causalité efficiente_.--Que la notion de temps n'est plus
     aussi intimement liée à cette idée.--Comment nous tendons à la
     dépasser en nous élevant du successif au simultané et du
     simultané au permanent.

  III. Limite du déterminisme.--Valeur relative et symbolique du
     déterminisme.--L'idée de «liberté supérieure au
     temps.»--Définition de cette idée.--Son caractère
     problématique.--Son identité avec celle d'absolu.


I.--L'intelligence a des fonctions analytiques et des fonctions
synthétiques; les premières sont soumises au principe d'_identité_. On
a voulu faire de la nécessité logique, fondée sur ce principe
d'_identité_, la suprême explication des choses[104]. Mais cette
nécessité n'offre, selon la remarque de Leibnitz, qu'un caractère
relatif et hypothétique: car la nécessité pour une chose d'être
identique à ce qu'elle est ne nous apprend pas ce qu'elle est, et
présuppose la chose elle-même. Le principe d'identité, le syllogisme
même, qui semblait d'abord ce qu'il y a de plus inconditionnel, est
donc la forme du conditionnel et de l'hypothétique: _supposé_ qu'une
chose soit, elle est. Comme, en fait, toutes choses ne sont pas
identiques sous tous les rapports, comme il existe des différences,
des oppositions même dans la nature et dans l'esprit, il reste
toujours à savoir quel est le lien qui unit en un ensemble harmonieux
les choses les plus différentes. Ce lien, étant une synthèse, ne
pourra être exprimé par un axiome analytique, ni par un syllogisme,
mais par des principes synthétiques.

  [104] Voir M. Taine, _l'Intelligence_, t. II.

On sait de quelle manière Kant a déterminé ces principes, qui sont les
conditions de l'universelle intelligibilité. L'objet de la pensée ou
de l'intellection, c'est une synthèse des phénomènes dans l'espace et
surtout dans le temps. Or le temps a trois formes principales:
permanence, succession et simultanéité. De là les trois relations
fondamentales qui seules peuvent réduire en un système unique les
phénomènes, pour en faire un objet de pensée et par là les rendre
intelligibles.

Le premier principe régulateur qui sert à établir l'universelle
synthèse des phénomènes, conséquemment l'universelle intelligibilité,
est la _permanence de la force_ et de la quantité de _matière_
phénoménale. Ce principe est présenté par Kant non comme loi
empirique, mais comme condition de la pensée scientifique. Nos
sensations, en tant que telles, sont dans une vicissitude indéfinie;
si l'on n'admettait que cette vicissitude sans la rapporter à quelque
chose de permanent, l'existence phénoménale commençant et finissant
sans cesse n'offrirait aucune quantité, aucune durée mesurable. Il n'y
aurait pas même de vrai changement ni de phénomène perceptible à la
conscience, car le vrai changement est une manière d'exister qui
succède à une autre manière d'exister dans le _même_ objet de
conscience. L'être permanent en quantité seul change, malgré
l'apparence de paradoxe, dit Kant; car les manières d'être qui
naissent ou périssent dans l'être n'éprouvent pas, elles, un
changement véritable: elles éprouvent seulement une vicissitude. Voilà
pourquoi tout commencement est pensé comme relatif à quelque chose de
permanent en quantité dans l'espace et dans le temps. Un commencement
absolu qui ne se rattacherait à aucune chose préexistante et
augmenterait la quantité d'existence, serait un monde à part des
autres, à part de la pensée.--N'est-ce pas le même raisonnement que
nous reconnaissons dans les _Premiers principes_ de Spencer?

Cette universelle relation des phénomènes avec le _substantiel_,
entendu d'ailleurs en un sens qui n'a rien de métaphysique[105], n'est
encore selon Kant, et aussi selon Spencer, qu'une unité insuffisante
pour la pensée, pour l'intellection. Il faut de plus que les
phénomènes soient unis entre eux, non pas seulement avec leur matière
permanente en quantité; il faut que leur _succession_ soit soumise à
un principe synthétique. Autrement, il n'y aurait dans l'esprit qu'un
jeu de représentations sans lien et sans objet intelligible.
L'expérience n'est donc possible que dans la supposition suivante:
_tout événement est précédé de quelque autre événement qu'il suit
d'après une loi déterminée_. C'est là le principe de la _causalité_
purement _phénoménale_, de la _succession_ régulière, de la
_loi_,--principe où il est facile de reconnaître la base du
déterminisme.

  [105] Il ne s'agit nullement, en effet, de la substance des
  métaphysiciens, mais de celle des physiciens et des mécaniciens,
  qui se réduit à une quantité permanente de matière et de force
  motrice.

Après avoir, au moyen de la _loi_ ou succession uniforme d'antécédents
et de conséquents, fait la synthèse de la diversité dans des temps
successifs, nous devons, pour unifier entièrement la connaissance,
faire la synthèse de la diversité dans le même temps. Cette synthèse
est la relation de _simultanéité_ et de réciprocité universelle. La
place d'une chose dans le temps et dans l'espace doit pouvoir être
assignée par rapport à celle de toutes les autres, et les _séries_ de
_successions_ doivent former un _système_ de _simultanéités_. Il doit
y avoir quelque chose par quoi A détermine à B sa place dans le temps,
et réciproquement B à A. Par conséquent, selon Kant, _tout objet doit
comprendre en soi la loi qui assigne à certaines déterminations leur
place dans d'autres objets; et ceux-ci, à leur tour, doivent assigner
à certaines déterminations leur place dans le premier_. Par là les
choses sont en une réciprocité universelle. Le _consensus_ des choses
fait que chacune influe sur toutes, et toutes sur chacune. C'est la
réciprocité du déterminisme entre tous les êtres. Alors seulement
l'intelligence a vraiment pour objet un _univers_ intelligible,
c'est-à-dire un tout lié et déterminé en toutes ses parties.

On reconnaît dans cette doctrine de Kant les trois lois que Leibnitz
avait déjà imposées au monde: principe de la persistance de la force,
principe de la raison suffisante, principe de l'harmonie préétablie. A
vrai dire, Kant aurait dû ramener ces trois lois à une seule: la loi
de causalité phénoménale. En effet, réciprocité des causes, c'est
toujours causalité universelle; quant à la substance matérielle et
phénoménale, nous ne la concevons que comme l'ensemble des choses qui
se conditionnent dans l'espace et dans le temps selon la loi de
causalité: c'est la totalité phénoménale et causale. Kant n'en a pas
moins le mérite d'avoir montré dans les lois du monde un organisme où
les parties et le tout s'impliquent mutuellement, et, dans cet
organisme, l'expression de la _pensée_ même ou les conditions de sa
possibilité, c'est-à-dire de son _unité consciente_.

Ces conditions produisent un double résultat. En même temps qu'elles
rendent la pensée possible pour le _sujet_ pensant, elles la rendent
aussi _objective_, c'est-à-dire qu'elles lui donnent une portée, une
valeur, une vérité. A quelles conditions, en effet, se demande Kant,
devons-nous considérer le rapport des phénomènes et leur liaison
comme ayant lieu dans la réalité, non pas seulement dans nos
représentations[106]? «Les représentations ne sont toujours que des
représentations, c'est-à-dire des déterminations intérieures de
l'esprit dans tel ou tel rapport de temps. D'où vient donc que nous
faisons de ces représentations un objet, ou qu'indépendamment de leur
réalité subjective comme modifications, nous leur attribuons encore je
ne sais quelle réalité objective? La valeur objective ne peut
consister dans le rapport avec une autre _représentation_; car
autrement reviendrait la question: comment cette représentation
sort-elle d'elle-même et acquiert-elle une valeur objective, outre
cette valeur subjective qui lui est propre comme détermination ou état
de l'esprit?--Si nous cherchons quelle propriété nouvelle le _rapport_
à _un objet_ donne à nos représentations, et quelle importance elles
en retirent, nous trouvons qu'il ne fait que rendre _nécessaire_ une
certaine liaison des représentations et la soumettre à une règle.
Réciproquement, par cela seul qu'un certain ordre de nos
représentations est _nécessaire sous le rapport du temps_, elles ont
une valeur objective... comme si une règle servant de principe nous
forçait à garder cet ordre de perceptions plutôt qu'un autre. Cette
contrainte est proprement ce qui rend enfin possible la représentation
d'une succession dans l'_objet_, et non plus seulement dans notre
imagination. En premier lieu, je ne puis intervertir une série de
choses objectives, comme les diverses positions d'un bateau sur un
fleuve,--en mettant avant ce qui vient après. En second lieu, étant
posé l'état antérieur, l'événement déterminé arrive _immanquablement_
et _nécessairement_[107].»

  [106] _Critique de la raison pure_, p. 217, 218. Tr. Tissot.

  [107] _Critique de la raison pure_, p. 322.

Ainsi donc, si le lien établi entre les sensations n'était qu'un lien
momentané, nous ne pourrions vraiment _objectiver_: nous retomberions
encore dans la confusion primitive où le subjectif et l'objectif sont
indiscernables, où il n'y a point de pensée ni de vérité; voilà
pourquoi Kant admet un ordre de succession invariable. De plus, il
ajoute à la constance la nécessité; les choses, pour être _vraies_,
doivent être tellement liées par un déterminisme universel que nous
n'en puissions concevoir la place changée; seul un tel ordre de
choses, par sa nécessité, s'opposera au désordre de nos sensations ou
à l'arbitraire de notre imagination, et acquerra ainsi une valeur
objective, une _vérité_. Poussant sa thèse jusqu'au bout, Kant
construit ainsi un déterminisme absolu et universel, où chaque chose
est déterminée dans le temps et dans l'espace par tout ce qui la
précède et par tout ce qui l'accompagne, en même temps qu'elle
détermine pour sa part toutes les autres choses. Il ne se contente
pas, comme l'école anglaise, d'une constance de fait, lien trop
fragile et trop superficiel à ses yeux: il veut une nécessité
intrinsèque, une loi universelle, qui est le principe de causalité
phénoménale. Ce principe est la condition commune de toute
intelligence et de toute intelligibilité.

Si la doctrine de Kant s'arrêtait à ce premier point de vue, qui est
le déterminisme intellectualiste, on pourrait se poser cette
question:--Faisons-nous nous-mêmes partie de ce déterminisme
universel, ou sommes-nous en dehors? Si nous en faisons partie, tout
étant nécessaire, tout est réellement inséparable; nous n'avons rien
en nous qui puisse réellement se séparer de quoi que ce soit; on ne
voit donc plus comment distinguer d'une manière _réelle_ le subjectif
de l'objectif: cette distinction n'aura qu'une _vérité_ abstraite, non
une _réalité_ concrète. La nécessité, en effet, s'appliquant à tout,
ne peut s'opposer à rien, et il n'y a plus réellement qu'un seul être,
dans lequel tout est indissoluble. Si nos sensations offrent une
apparence de désordre et d'arbitraire, qui fonde la distinction
purement formelle du sujet et de l'objet, ce n'est là qu'une
apparence, que la réflexion doit détruire; et la réflexion, au lieu de
fournir une distinction réelle du moi et du non-moi, finira par la
refuser. Dans l'universelle nécessité tout est un au fond, le divers
n'est qu'à la surface. Aussi le point de vue du déterminisme
intellectualiste, quand il est exclusif, aboutit à un système de
choses indissoluble où le _moi_, le sujet, n'est vraiment qu'une
forme.

Et l'_objet_, à son tour, c'est-à-dire le monde de la science, est-il
autre chose qu'une forme? Les lois scientifiques sont les rapports des
choses dans l'espace et dans le temps; par leur nécessité, elles
constituent la _vérité_ logique du monde ou son intelligibilité, mais
non sa vivante _réalité_. Le déterminisme intellectualiste exprime
l'ordre dans lequel s'enchaînent tous les anneaux des choses, il peut
servir à découvrir les dessins que forme cette chaîne enroulée et
nouée de mille manières; mais avec quoi est-elle faite?--Une telle
question dépasse le domaine du déterminisme. La nécessité est donc
simplement l'ordre logique et mathématique des relations qui unissent
les phénomènes dans le temps et dans l'espace.

C'est ce que rendra évident une considération plus approfondie de cet
ordre nécessaire. Pour mériter vraiment son nom et pour être une
véritable unité, l'ordre universel doit être tel que chacun des
rapports dont il est l'ensemble puisse être connu par le moyen de tous
les autres. En mathématiques, on trouve le quatrième membre d'une
proportion par le moyen des trois autres membres donnés. Les rapports
des quantités entre elles peuvent être déterminés d'avance par les
lois des proportions ou de l'analogie mathématique, et cette analogie
est une formule énonçant l'égalité de deux rapports de quantité (par
exemple: 2/4 = 3/6). Comme il ne s'agit alors que de quantités, la
connaissance de trois termes permet de déduire effectivement le
quatrième ou de le construire d'après les règles d'une synthèse
mathématique: par exemple l'égalité du rapport de 4 à 8 et du rapport
de 3 à _x_ me permet de construire le quatrième terme, 6, d'après la
loi de formation des quantités extensives. De même nous pourrions,
selon la remarque de Kant, construire et déterminer _à priori_ la
quantité intensive de la sensation produite par la lumière solaire, en
ajoutant environ deux cent mille fois à elle-même celle de la
lune[108]. Le déterminisme universel, lui aussi, au point de vue de la
relation, unit toutes choses par un raisonnement analogique; seulement
ce genre d'analogie n'énonce plus, comme en mathématiques, l'égalité
de deux rapports de quantité, mais celle de deux rapports de qualité,
par exemple lumière et chaleur. Dès lors, trois membres étant donnés,
je ne puis plus déduire le quatrième membre _lui-même_, mais seulement
un rapport à ce quatrième, savoir un rapport de temps, un mode de
liaison et une place dans le temps: par exemple la concomitance entre
la lumière d'une bougie et sa chaleur. Seule la sensation peut
m'apprendre _à posteriori_ ce que ce quatrième terme est en fait; je
ne puis avoir _à priori_ qu'une _règle_ pour le chercher dans
l'expérience et un _signe_ auquel on peut le reconnaître. Voilà pour
quelle raison la nécessité porte seulement sur les relations et sur
les phénomènes, non sur les choses elles-mêmes: on ne saurait montrer
_à priori_ pourquoi, une chose A étant posée, par exemple des
vibrations sonores, il est _nécessaire_ qu'il en résulte une chose B
toute différente en _qualité_, par exemple la sensation de la note
_ut_, et comment il serait _contradictoire_ que l'effet ne résultât
point de la cause, à laquelle il n'est pas _identique_.

  [108] Il ne s'agit, bien entendu, que de la quantité, et non de
  la qualité particulière qui peut appartenir à la sensation.

Même sous sa forme mécanique, qui est plus concrète, la nécessité
n'est encore, pourrait-on dire, que la limite commune de l'action
réciproque par laquelle les êtres se conditionnent mutuellement; elle
n'est, dans ce monde, que la mise en rapport et le conflit des forces,
ainsi que des mouvements qui en dérivent. Son type sensible, c'est le
choc; ses lois typiques dans le monde sensible, ce sont les lois du
choc. Mais, si le choc se retrouve partout dans les objets de notre
expérience sensible, il n'est jamais que le plus général des
phénomènes physiques et ne peut être érigé en dernier mot de toutes
choses. Il ne rend même pas compte de la _sensation_ de choc qui lui
correspond. Le physique et le mental s'accompagnent sans qu'on puisse
les déduire l'un de l'autre.

Ajoutons que la proposition qui veut que _toute_ causalité soit
purement _nécessaire_ devient antinomique si on la prend dans son
universalité. Cette proposition était que rien n'arrive sans une
raison suffisante et déterminée _à priori_; or, en remontant la série,
on n'aboutit à rien qui suffise, on a une série de raisons
insuffisantes; rien de _réel_ ne se trouve vraiment déterminé _à
priori_: la _place_ de chaque terme dans l'espace et dans le temps se
trouve seule déterminée par son antécédent. L'explication de la
réalité devrait partir d'une donnée réelle qui s'expliquât
d'elle-même; mais ici l'explication, qui n'est qu'une _mise en ordre_
et en _équation_ de réalités inconnues, recule et fuit, comme dirait
Pascal, d'une fuite éternelle. Dès lors il n'y a plus aucune nécessité
réellement primordiale: les choses n'étant conditionnantes qu'après
avoir été conditionnées, il n'existe qu'une nécessité de rapports,
subie de la part d'autrui et dérivée, non une nécessité en soi et pour
soi[109]. Pourquoi donc les choses se succèdent-elles ainsi sans
commencement et sans fin?--On ne peut plus répondre d'une manière
intelligible à cette question par une raison de nécessité; d'autre
part, le déterminisme _exclusif_ ne peut invoquer une causalité
supérieure et absolue. Il ne peut donc répondre que par le fait même;
et encore le fait est invérifiable dans sa totalité. On arrive ainsi à
cette conséquence: s'il n'y a rien que de nécessaire, rien n'est
définitivement et foncièrement nécessaire. Le déterminisme universel
et exclusif, conçu en vue de l'unité intelligible, ne peut atteindre
ni l'unité ni l'universalité; l'explication qu'il donne est toujours
inachevée. La pensée cherchait quelque chose de fixe où elle pût se
tenir en équilibre et elle croyait le trouver dans la nécessité; mais
cette nécessité, avec sa série de commencements sans commencement,
entraîne la pensée dans un mouvement sans fin.

  [109] Voir notre _Philosophie de Platon_, t. II, p. 923, 635.

       *       *       *       *       *

En résumé, la nécessité, moyen en vue de l'unité, ne saurait suffire à
elle seule pour achever l'entière unité de la pensée. Si la nécessité
a une valeur scientifiquement incontestable quand on en fait une
partie de la réalité et une condition de la science, elle n'a plus
métaphysiquement la même valeur quand on en veut faire le tout de la
réalité. Le déterminisme, qu'il soit _à priori_ comme chez Kant ou _à
posteriori_ comme chez Stuart Mill, est un _formalisme_
intellectualiste. Ce formalisme est inévitable et _vrai_ sans doute,
mais il ne rend pas compte de la _réalité_. Nous avons vu qu'il
absorbe notre réalité comme sujets individuels dans le grand tout,
dont nous ne sommes plus qu'une des formes. Ce tout lui-même, cet
_objet_, il n'en présente encore que la forme et le plan nécessaire,
non le fond vivant et agissant. Dès lors, il n'y a plus de tous côtés
que des _rapports_ sans _termes_.

Leibnitz n'avait donc pas tort de dire que le déterminisme logique,
mathématique et mécanique de Descartes est la face extérieure de la
réalité, dont la face intérieure doit être plus ou moins analogue à ce
que nous trouvons en nous-mêmes. La conscience, en effet, ne semble
plus être un extérieur, mais un intérieur, et le seul que nous
connaissions; du moins doit-elle nous placer à un point de vue plus
central, d'où le mécanisme nous apparaît comme externe. En somme,
peut-on dire, c'est avec nos sensations ou nos _pré-sensations_ que
nous sommes obligés de construire et d'_imaginer_ le monde mécanique
lui-même, et c'est avec notre intelligence que nous _concevons_ ses
lois. Tout dépend donc de notre conscience même et de sa constitution.

On voit que Kant a eu raison de faire remonter le principe du
déterminisme jusqu'aux conditions de la conscience. Seulement, dans la
conscience, il a surtout considéré la pensée et le déterminisme
intellectuel; or l'intellectualisme est, tout comme le mécanisme, un
aspect de surface. Kant s'en est trop tenu à un _à priori_
intellectuel, à des _formes_ constitutives de la pensée, à des cadres
logiques. Le mécanisme et l'intellectualisme se ramènent en définitive
à de la sensibilité et à de l'activité. Ce qui est _à priori_ pour la
conscience, ce n'est pas le _penser_, c'est le _sentir_ et l'_agir_.
Les principes universels de Kant ne sont que l'extension au dehors de
notre constitution intime. Façonné par le macrocosme, le microcosme en
réagissant exprime le grand monde, et même le reconstruit en soi à son
tour.


II.--A ce point de vue intérieur de la sensibilité et de la volonté
ou, en général des faits de conscience concrets, cherchons ce que vont
devenir les formules de l'identité logique ou de l'équivalence
mécanique, où nous avons reconnu les thèses fondamentales du
déterminisme extérieur.--Il y a dans notre vivante conscience, à côté
de l'identique, du changement et du progrès. Peut-on nier qu'aux
divers degrés de l'évolution physique aient répondu, dans l'évolution
mentale, soit des sentiments nouveaux, soit des idées nouvelles, soit
des volitions nouvelles? L'identité mécanique, mathématique et
logique, est donc réellement compatible avec une perpétuelle nouveauté
dans l'ordre mental. Vous combinez différemment des rayons de lumière,
et au lieu d'avoir la sensation du blanc, j'ai la sensation du
rouge; il n'y a là, dites-vous, qu'une autre direction du
mouvement;--objectivement, peut-être; subjectivement, non. La
sensation nouvelle est, dans ma conscience, une chose qu'on ne saurait
déclarer identique aux autres sensations. Qu'importe que l'être en qui
naissent des sentiments, des pensées, des volitions nouvelles, pèse
toujours le même poids dans une balance? S'il n'y a aucune création
mécanique, comme aussi aucune annihilation, il y a une rénovation
mentale ou morale. C'est là encore, sans doute, la production d'une
_forme_ nouvelle, non d'une _existence_ telle que les métaphysiciens
l'entendent; mais, si cette forme est un plaisir qui n'existait pas
auparavant, une joie, un bonheur, et un bonheur plus ou moins durable,
n'est-ce pas une chose suffisamment réelle, quoique vous l'appeliez
une forme? En tout cas elle est plus réelle que les formes logiques,
mathématiques ou mécaniques. Tout à l'heure je souffrais ou j'étais
indifférent, maintenant je jouis: les deux états peuvent être
équivalents pour la balance et pour la mécanique; soutiendra-t-on
qu'ils sont équivalents pour moi ou pour ma conscience? Et si, par
hypothèse, cette joie était la première qu'un être vivant eût éprouvée
d'une manière distincte, ne marquerait-elle pas, dans le vieil
univers, l'apparition d'un bien qui, à lui seul, serait comme un
univers nouveau? De même, une pensée nouvelle dans la conscience
n'est-elle pas un nouveau monde, alors que, dans la balance de la
nature physique, elle ne produirait pas la moindre oscillation, le
moindre dérangement à l'éternel équilibre des plateaux? Et si vous
supposez que dans la conscience ces grandes nouveautés peuvent se
produire,--sentiment et pensée,--peut-être surgira-t-il par leur
intermédiaire une nouveauté supérieure encore, un monde plus beau et
meilleur, une réalisation progressive de la liberté idéale. Par là
sans doute nous n'entendons pas une liberté capable de bouleverser ce
que Goethe appelait le budget de la nature: celle-ci, en additionnant
ses unités de force mécanique, trouvera toujours le même compte; mais
que de richesses nouvelles sur le livre des idées, des sentiments et
des volontés! Simple changement de forme, répétez-vous. Si ce ne sont
là que des apparences et des modifications superficielles, où placer
alors le fond et les choses mêmes? Les vraies réalités ne sont-elles
pas ce dont j'ai ou pourrais avoir conscience? L'identité pour la
balance n'est, après tout, que l'identité d'un phénomène. Bien plus,
la foi à la balance suppose elle-même l'unité des forces de
gravitation, qui suppose à son tour que la quantité d'énergie reste la
même; et ce dernier principe, on ne peut plus lui assigner une origine
uniquement extérieure. C'est à l'identité de la conscience qu'il en
faut revenir. Mais qu'est-ce alors que la persistance dont on parle,
sinon l'expression de ce fait: nous avons conscience d'une multitude
de réalités nouvelles qui ont pour caractère commun et persistant que
nous en avons conscience? Somme toute, si c'est la conscience que l'on
consulte, elle se voit changeante en même temps qu'identique, et
l'expression de la réalité pour elle n'est pas permanence, mais
évolution; elle ne connaît pas ce substratum immobile et mort dont
quelques-uns ont voulu faire la «substance durable» et l'unique
réalité. La réalité pour elle, c'est ce qu'elle est; or, elle est
évolution, elle est progrès. Il faut donc que l'identité des lois
mécaniques laisse place à quelque chose de nouveau dans l'ordre
esthétique des sentiments, dans l'ordre intellectuel des idées, dans
l'ordre moral et social des volitions. Cette nouveauté ne sera
vraiment une équivalence que dans la série mécanique; elle pourra être
une prévalence ou un profit dans la série des états de conscience. On
a beau vouloir ramener entièrement le nouveau à l'ancien, le nouveau
est un fait indéniable pour la conscience et dans la conscience; or le
nouveau suppose une certaine fécondité capable d'un changement
régulier, d'une évolution qui peut devenir progrès. Peut-être le
stable même n'est-il que la condition du progressif. Parménide, après
avoir écrit un livre sur l'être, en a écrit un autre sur l'apparence.
L'apparence est nouvelle, cela suffit. Il faut donc dans l'être même
un principe d'apparence nouvelle et de changement.

C'est ce principe qu'on a exprimé sous le nom plus ou moins
symbolique de la _force_ intérieure, de l'_activité_, de la [Grec:
dunamis]. A ce point de vue dynamiste et psychique, le principe de
causalité prend un sens nouveau et moins _formel_, dont Kant ne
s'est pas assez occupé: ce n'est plus la simple _loi_ de succession
et d'ordre entre les antécédents et les conséquents, c'est
l'_activité_ efficace de la cause proprement dite. Ce n'est plus la
simple projection au dehors de notre intelligence sous forme
d'universelle _intelligibilité_, c'est la projection au dehors de
notre volonté même, de notre pouvoir d'agir ou de réagir, de
désirer, de faire effort, projection qui a lieu sous la forme
d'universelle _causalité efficiente_[110]. Par là, nous sortons déjà
du domaine purement scientifique pour entrer dans le domaine
métaphysique: nous franchissons les _lois_ pour essayer de nous
représenter les _causes_.

  [110] Nous verrons, dans le livre suivant, comment a lieu cette
  projection.

Sommes-nous ainsi délivrés du déterminisme?--Non; car la fécondité et
le progrès n'excluent pas une loi de détermination qui en relie les
degrés. Le déterminisme, en devenant dynamiste, est seulement plus
concret, plus vivant et moins superficiel. De plus, sous cette forme,
il aboutit à nous faire concevoir quelque chose qui le dépasserait; de
l'idée des causes relatives il va nous élever à la conception
problématique d'une cause absolue, supérieure peut-être au temps même
et à ses parties successives. C'est ce mouvement ascendant que nous
devons maintenant faire comprendre.

       *       *       *       *       *

Le déterminisme, sous sa forme mécaniste et intellectualiste, nous a
paru exprimer, en dernière analyse, un ordre de choses dans le temps;
or, l'introduction du temps ne semble plus un élément aussi essentiel
quand on se place, comme nous le faisons maintenant, au point de vue
de la causalité efficiente et vraiment active. Lorsque j'attribue un
fait à l'action d'une cause, cette attribution est primitivement
indépendante de toute considération de temps: il n'y a pas encore
d'avant ni d'après, de succession ni de simultanéité; il y a
simplement, pour parler comme Malebranche, l'agent et l'agi, le
voulant et le voulu, la cause indépendante et l'effet dépendant.
L'enfant place derrière tout ce qu'il voit une volonté, d'abord
prochaine et immédiate, puis plus ou moins lointaine. La feuille que
le vent pousse est pour lui animée. Puis il s'aperçoit que la cause
n'est pas là, mais dans le vent; il conçoit alors le vent comme un
être animé. Plus tard, il reculera encore la cause agissante, mais, ce
qu'il placera toujours comme à l'extrémité de cette perspective de
plus en plus lointaine, ce sera quelque volonté. A l'origine, il
semble que le temps n'existe pas encore pour lui: il n'en a qu'un
sentiment vague et il en confond presque toutes les parties. Avenir,
passé, présent, sont trois points de vue qui s'entremêlent dans sa
pensée et qu'il prend assez souvent l'un pour l'autre. Même confusion
des temps chez les peuples primitifs: les événements, pour eux, se
raccourcissent ou s'allongent, se concentrent ou se répandent, passent
de l'avenir même au présent et du présent au passé, ou suivent l'ordre
inverse, comme si tout procédait de causes supérieures à l'histoire et
au temps. C'est que le temps est un ordre de déterminations et de
conditions; il exprime moins l'activité ou la liberté idéale de la
cause que les conditions réellement subies par elle et les nécessités
qui lui viennent du dehors. Le premier élan de la volonté ne semble
point connaître le temps: l'expérience seule nous apprend à compter
avec cette série de moyens et d'intermédiaires qui sépare le vouloir
initial de l'effet final. Alors seulement se développe et s'organise
l'idée de succession. Comme le dit Kant, «la succession des effets
tient seulement à ce que la cause ne peut opérer en un clin d'oeil son
effet tout entier[111].» La succession a donc son origine non dans la
vraie et positive puissance de la cause, mais dans son impuissance ou
dans les résistances qu'elle rencontre; non dans ce qui la fait
vraiment cause, mais dans ce qui lui fait subir la limitation des
autres causes, dans ce qui la rend effet par rapport à elles: elle
n'exprime pas la liberté, mais la nécessité. En un mot, la succession
est certainement la loi des effets, mais elle n'est peut-être pas la
loi d'une cause digne de ce nom.

  [111] _Critique de la Raison pure_, I, 226.

Il est vrai que, si les effets ont une loi, la cause, indirectement et
partiellement, devra subir cette loi, à moins qu'elle ne la fasse
elle-même. Encore ne pourra-t-elle la _faire_ que pour les choses qui
lui seront absolument intérieures: dès qu'elle agira sur des objets
étrangers, elle devra _subir_ la loi qui préside à la génération des
effets. La loi de succession et son déterminisme résultent donc de ce
que la cause exerce son action au sein d'une _multiplicité d'autres
causes_. Pour agir dans cette sphère, la cause est soumise à un
certain _ordre_; car, là où se trouve la multiplicité se trouvent
aussi les éléments de l'ordre: la multiplicité a besoin de l'ordre, et
l'ordre à son tour suppose la multiplicité. La forme la plus générale
de cette multiplicité est le _temps_, et l'ordre qui y est introduit
consiste, nous l'avons dit, dans les rapports mêmes du temps:
succession, simultanéité, permanence. Nous allons de nouveau les
examiner et les interpréter au point de vue de leur portée dynamique
et métaphysique. Nous complèterons ainsi la théorie de Kant.

Quel est notre procédé pour trouver les causes empiriques d'un
phénomène, c'est-à-dire les phénomènes antécédents? C'est la
succession, car nous faisons se suivre les choses de diverses manières
pour voir ce qui se produira. Mais ce que nous cherchons au delà de la
succession, c'est la simultanéité; par une méthode d'abstraction et
d'élimination, nous dégageons le simultané du successif. Nous disons
par exemple: à la nuit succède le jour quand le soleil est présent,
donc le soleil et le jour sont réellement simultanés, donc c'est le
soleil qui doit contenir la condition ou les conditions principales du
jour. De même que les polygones inscrits dans le cercle sont un moyen
de découvrir l'aire du cercle, parce qu'ils permettent d'éliminer
progressivement toutes les valeurs qui ne sont pas cette aire même,
ainsi la succession est un moyen d'arriver par élimination à la
simultanéité, bien que l'une ne soit pas l'autre, ou plutôt
précisément parce que l'une n'est pas l'autre. Si ensuite nous
transportons dans la simultanéité même une succession idéale, c'est
par un élan de l'imagination analogue à celui qui fait transporter
dans le cercle les côtés infiniment petits du polygone: à vrai dire,
ces côtés n'y subsistent pas, ou n'y subsistent qu'éminemment et sous
une tout autre forme. Ainsi la durée ne semble plus exister que d'une
manière éminente dans le rapport vraiment dynamique de la cause avec
l'effet. Toutes les successions physiques manifestent et annoncent
extérieurement l'action intime et métaphysique des causes; mais cette
action n'est peut-être pas elle-même une succession dans le temps,
quoiqu'elle doive rendre possible le temps et en envelopper le premier
germe.

La _réciprocité_ dans la succession est le moyen pratique par lequel
nous arrivons à découvrir la simultanéité objective. Quand je regarde
la terre, puis la lune, et que, recommençant dans un autre ordre, je
me retrouve toujours en présence des mêmes termes, je distingue fort
bien le changement produit par ma volonté et la nature constante des
sensations qui lui sont imposées. Il n'en serait pas de même si je
suivais un bateau descendant un fleuve: je ne pourrais intervertir ses
positions successives. La simultanéité de la terre et de la lune est
alors l'hypothèse la plus naturelle que je puisse faire pour concilier
les séries contraires de mes sensations; et je sens très bien que ce
qu'il y a eu de contraire vient de moi, que ce sont les mouvements
voulus par moi qui ont changé, non pas les choses elles-mêmes.
Supposer que la lune et la terre s'anéantissent et renaissent au gré
de ma volonté, ce serait substituer l'hypothèse la plus compliquée à
l'hypothèse la plus simple, ce serait dépenser plus de travail pour
arriver au même résultat, ce serait violer la loi de la moindre
dépense ou de la moindre action. La ligne la plus droite que puisse
suivre la volonté, en demeurant le plus identique possible à
elle-même, c'est d'expliquer les changements produits dans l'intuition
sensible par les changements qu'elle-même a voulus, et, au contraire,
d'expliquer la partie constante ou pour ainsi dire résistante par
l'action constante de forces étrangères sur elle-même. Quant à
l'action de ces forces les unes sur les autres, c'est une conception
ultérieure à laquelle on arrive très tard, quand on y arrive; car le
déterminisme réciproque et universel décrit par Kant n'a point été
conçu, ce semble, par tous les esprits; c'est une construction de la
pensée qui n'est inévitable que pour toute pensée réfléchie et assez
consciente de soi, et Kant a eu le tort d'y mettre trop d'_à priori_.

De même que la succession et surtout la réciprocité de succession sont
un moyen de découvrir la simultanéité, celle-ci, à son tour, n'est
qu'un moyen pour nous de rattacher les choses au permanent. Mais, si
nous remontons ainsi de la succession à la simultanéité et de la
simultanéité à la permanence, c'est que le permanent nous semble plus
voisin de l'indépendant. Commencement, c'est dépendance et relation;
commencement et cause absolue sont donc en ce sens incompatibles, et
tout commencement, au point de vue dynamique, nous paraît dépendre du
permanent.

Ainsi la marche de l'esprit consiste à s'élever de plus en plus
au-dessus de la succession dans le temps par la réduction du successif
au simultané, du simultané au permanent, du permanent à l'indépendant.
Cette marche nous semble plus voisine de la réalité vivante et
concrète que la construction trop abstraite de Kant, dont nous ne
nions pas d'ailleurs la valeur relative.


III.--Arrivé à ce point, il est naturel de se demander, avec Kant
lui-même, si le déterminisme dans le temps, mécaniste ou dynamiste, ne
serait pas un cadre où nous sommes obligés de ranger les séries
d'effets, un procédé intérieur de figuration et de coordination
analogue aux monogrammes des mathématiques, en un mot, le principe de
ce que Kant appelait le schématisme de l'entendement, «art caché dans
les profondeurs de l'esprit et dont il est difficile de surprendre les
secrets[112].» La succession régulière et constante de choses diverses
dans le temps peut être seulement le schème ou le procédé
représentatif de ce que serait la vraie causalité active; de même, la
persistance dans le temps peut être la représentation de ce que serait
la vraie substance; de même encore la simultanéité des phénomènes dans
le temps, selon une règle générale, peut représenter l'action
réciproque des causes. Toutes ces représentations et tous les schèmes
en général ne sont que des déterminations du temps d'après des règles.
Et ces règles, dit Kant, ont pour objet la _série du temps_, qui
répond à la quantité; la _matière du temps_, qui répond à la qualité;
l'_ordre du temps_, qui répond à la relation; enfin _l'ensemble du
temps_, qui répond aux modes de la possibilité, de l'actualité et de
la nécessité. Le temps, dans cette doctrine, est l'intermédiaire à la
fois sensible et intellectuel par lequel devient possible
l'application de la pensée aux phénomènes, conséquemment la réduction
de leur diversité à l'unité.

  [112] La notion de cause métaphysique est, selon Kant, un concept
  pur, que nous appliquons aux intuitions sensibles. Mais, pour
  qu'il soit possible d'appliquer le concept à l'intuition, il faut
  une certaine homogénéité entre ces deux termes. Or, cette
  homogénéité n'existe pas tout d'abord. La pensée est donc obligée
  de chercher un moyen terme qui soit homogène tout à la fois avec
  le concept pur et avec les phénomènes, qui soit en même temps
  sensible et intellectuel. C'est ce terme moyen, produit d'une
  sorte d'imagination transcendantale, que Kant appelle le schème;
  ce n'est pas une image proprement dite, mais c'est la condition
  au moyen de laquelle seulement les images deviennent possibles;
  c'est le procédé général que doit employer l'imagination pour
  ramener à l'unité la variété donnée dans l'intuition sensible. La
  quantité pure, par exemple, n'est pas le nombre, car elle est
  continue et le nombre est discret; et pourtant, quand nous
  voulons nous représenter la quantité, nous sommes obligés
  d'employer le nombre, c'est-à-dire l'addition successive, une par
  une, des choses de même espèce. Le nombre est la figuration pure
  ou le schème de la quantité. Le schème est si près de la chose
  que nous le confondons avec la chose même; pourtant il n'est déjà
  plus cette chose, il en commence la représentation et en est le
  plus pur symbole. Comme il la représente dans autre chose
  qu'elle-même, il l'altère et la contredit. Les mathématiciens, et
  surtout Leibnitz, avaient bien compris cette imperfection de nos
  procédés de représentation inadéquats aux choses; on sait par
  quel artifice de méthode Leibnitz s'efforça de rendre le nombre
  discret adéquat à la quantité concrète: il compléta le nombre par
  l'idée d'infinité, qui semble le contredire, et arriva ainsi à
  une expression exacte ou, si on veut, à un schématisme parfait de
  la quantité.

Ce qui est vrai indépendamment des spéculations sur les schèmes, c'est
que le déterminisme, en définitive, est un symbolisme. La nécessité
est une pensée déterminée, liée, ayant une constitution qui s'impose à
elle en même temps qu'à son objet; c'est une pensée mélangée de
passivité et dépendante, mais il ne faut pas prendre les verres qui
encadrent et protègent une lumière pour la lumière même. Le temps
exprime la condition que rencontre une cause qui, obligée d'agir sur
l'extérieur, perd en partie son activité au moment même où elle la
manifeste. L'espace même semble n'être qu'un mode du temps, le mode de
la simultanéité ou de la coexistence. Nous arrivons donc par ce nouvel
ordre de considérations à la même conclusion que tout à l'heure:--Le
symbolisme du temps et de l'espace ne saurait être toute la vérité, et
surtout toute la réalité. On est obligé, sans doute, d'admettre la
nécessité comme loi des effets ou des moyens, c'est-à-dire d'admettre
que les effets sont déterminés par la cause, que les moyens sont
déterminés par la fin, quand il y a une fin; mais cette conception des
effets et des moyens comme conditionnés ou nécessités, chacun par
rapport aux autres et tous par rapport à la cause, ne porte pas sur la
cause métaphysique, qui demeure _x_. Aussi le vrai fatalisme n'est-il
pas celui qui soumet les effets empiriques à la nécessité, mais celui
qui, par une conception toute métaphysique, soumet à la nécessité les
causes elles-mêmes, ou plutôt la cause.

       *       *       *       *       *

Les métaphysiciens peuvent donc poser au déterminisme une limite au
moins idéale. Ils s'appuient sur ce principe même que toutes les
réalités purement partielles et visibles sont nécessaires d'une
nécessité _hypothétique_: telle chose devra suivre _si_ telle autre
chose s'est déjà produite. Toutes ces choses se conditionnent les unes
les autres, et chacune n'existe qu'autant qu'une autre existe déjà;
supposé que cette autre n'existât point, elle n'existerait pas non
plus. Mais la réalité dernière et radicale, X, s'il y en a une, est
conçue comme différente de ces réalités partielles: c'est elle qui
doit en faire le lien et l'unité, c'est elle qui doit les produire en
se communiquant à toutes. L'unification produite par la _nécessité_
n'atteint, comme la science, que les formes des choses; elle n'est
donc, tout comme la _possibilité_, qu'un rapport entre des termes déjà
donnés, et ces termes, nous pouvons les concevoir donnés par un terme
supérieur qui, en tant qu'_indépendant_, serait libre. En ce cas, le
caractère propre de la réalité fondamentale serait l'indépendance,
sans laquelle n'existeraient ni ces dépendances qu'on nomme
possibilités, ni ces dépendances qu'on nomme nécessités ou
impossibilités. D'une part, les possibilités et les nécessités
dérivent des _réalités_; d'autre part, on ne peut pas montrer _à
priori_ de contradiction entre la _réalité_ ultime et la _liberté_;
l'activité et le progrès ne semblent même possibles qu'au moyen d'un
principe supérieur tout ensemble à ce qui est actuellement déterminé
par autre chose ou à ce qui est actuellement indéterminé. Si ce
principe n'était adéquat qu'à ce qui est déterminé, il s'y tiendrait à
jamais, et tout serait immobile; s'il s'épuisait tout entier dans
l'indétermination, il serait encore à jamais immobile dans cet abîme
insaisissable.--C'est par cette suite de raisonnements que le
métaphysicien est amené à élever, au-dessus de l'existence déterminée
et de l'existence indéterminée, un principe _déterminant_ qui les
relie et les domine. Ce pouvoir n'est plus proprement nécessité,
c'est-à-dire purement déterminé; il n'est plus indifférence
arbitraire, c'est-à-dire purement indéterminé: il doit être conçu
comme quelque chose d'indépendant qui _se détermine_.

Ainsi se construit l'idée «problématique,» de liberté absolue.

La notion de liberté, ainsi conçue, ne peut rentrer dans une
définition trop étroite; car la vraie liberté idéale consiste
précisément dans une puissance hypothétiquement délivrée de toute
limite, et qu'on ne saurait conséquemment restreindre à telle ou telle
application particulière. La liberté, sous ses divers aspects, est
identique à l'indépendance, soit dans l'ordre physique, soit dans
l'ordre intellectuel, soit dans l'ordre moral. On peut donc dire,
d'une manière générale, que la liberté serait le pouvoir de causer ses
propres déterminations, avec la conscience et la certitude de sa
réelle indépendance par rapport à toute cause étrangère. Ce n'est là
du reste qu'une explication, et non une définition logique.

En premier lieu, l'indépendance entraîne l'absolu. Jusque dans le
langage vulgaire, libre, indépendant et absolu (_ab solutus_) sont
synonymes. En effet, l'absolu, qui ne peut être d'ailleurs conçu que
d'une manière négative et détournée, ne saurait être représenté comme
nécessité: car, s'il était nécessité par quelque chose d'autre que
lui, il serait relatif à un pouvoir supérieur; s'il était nécessité
par lui-même, il serait une cause ayant dans sa nature propre une
_relation nécessaire_ avec son effet.

En second lieu, l'indépendance dans l'ordre de la causalité semble
entraîner encore l'infinité ou l'indépendance dans l'ordre de la
quantité, car les relations dans l'espace et dans le temps seraient
des dépendances.

En troisième lieu, une entière liberté ou indépendance entraînerait
sans doute l'absence de limites dans l'ordre de la qualité, ou la
perfection. L'idée de la liberté pure, ainsi développée, n'est autre
chose que la «catégorie de l'idéal et du divin.»

La complète indépendance ou la liberté, en tant que telle, serait une
chose réellement inexplicable et _incompréhensible_ pour nous;
expliquer, c'est montrer comment une chose dépend d'une autre qui en
est la cause ou la raison, et on ne peut montrer de quoi dépendrait
une indépendance complète par hypothèse. Ce n'est pas à dire pourtant
que la liberté soit pour nous de tout point _inconcevable_. On peut en
effet, en s'aidant de l'expérience, concevoir une chose de deux
manières, soit comme chose qui dépend d'une autre, soit comme chose
dont une autre dépend. Par abstraction, nous pensons la suprême
indépendance comme ce dont tout le reste dépendrait. Sans doute cette
pensée enveloppe encore une relation, comme toute pensée humaine; mais
ce n'est pas la relation de l'indépendance aux autres choses, c'est
celle des autres choses à l'indépendance.

Ce qui réduit la liberté absolue au rôle d'idée _problématique_, c'est
qu'on peut toujours retourner contre la réalité et la liberté de
l'absolu sa manifestation. Si, en définitive, tout est nécessaire dans
les phénomènes, le principe quelconque de la nécessité ne se manifeste
que par cette nécessité même: la réalité absolue est-elle donc
astreinte à ne poser que des _relations_, à ne s'incarner que dans la
_relativité_? Telle est la suprême antinomie entre la conception d'une
liberté absolue et l'expérience certaine du relatif. C'est ce qui fait
que la liberté absolue demeure pour nous une pure idée, dont on peut
montrer l'influence _régulatrice_ sur notre pensée et sur notre
conduite, mais nullement la valeur _constitutive_ et _objective_.

On peut cependant essayer une solution, au moins approximative, de
cette grande antinomie entre la liberté et la nécessité. Et ici
s'ouvrent deux voies. L'une aboutit à la conception théorique et à
l'affirmation pratique d'une liberté _transcendante_, qui existerait
dans un monde intemporel dont le monde temporel est la manifestation
sous les formes du déterminisme. C'est la voie que Kant a suivie.
L'autre voie aboutit à rapprocher le déterminisme et la liberté dans
l'ordre temporel, par la conception d'une certaine liberté _immanente_
au déterminisme même, sous la forme de l'_idée_, du _désir_ et de la
_volition morale_. C'est la voie que nous essaierons de suivre, après
avoir montré d'abord ce qu'il y a d'insuffisant dans la théorie de
Kant.



CHAPITRE HUITIÈME

L'INDÉTERMINISME MÉTAPHYSIQUE DANS LE MONDE INTEMPOREL

  I. La liberté dans le monde intemporel, selon Kant.

  II. Critique de la liberté intemporelle et transcendante admise
     par Kant et Schopenhauer.

  III. Conclusion. Nécessité d'une synthèse de la liberté et du
     déterminisme dans l'ordre immanent.


I.--Le grand ennemi de la liberté, aux yeux de Kant, c'est le temps:
toute sa doctrine a pour but de nous en affranchir. Dans l'ordre du
temps, ce sont les antécédents des actions qui les déterminent; or le
nom même d'antécédent indique une chose passée qui n'est plus «en
notre pouvoir,» et dont nous ne pouvons plus changer les effets[113].
Seul, en quelque sorte, le phénomène antécédent l'aurait pu; mais il
est déjà passé à tout jamais. On pourrait rendre sensible la pensée de
Kant en disant que le présent est comme un testament que le mort seul
pourrait changer, mais qu'il ne peut changer parce qu'il est mort.

  [113] _Raison pratique_, p. 296.

A ce point de vue du temps et de son ordre régulier, si nous pouvions
pénétrer l'âme d'un homme, telle qu'elle se révèle par des actes
internes ou externes, connaître tous ses mobiles, même les plus
légers, et tenir compte en même temps de toutes les influences
extérieures, nous pourrions calculer la conduite future de cet homme
_avec autant de certitude qu'une éclipse de lune ou de soleil_[114].

  [114] _Raison pratique_, p. 289.

C'est que, empiriquement, toutes les actions et passions sont liées
selon les règles de l'expérience. Il en résulte une série ou trame
continue de phénomènes, qui est l'histoire ou la biographie de
l'individu. De cette série, éliminez la part des circonstances et des
objets extérieurs, ne laissez que les mobiles et les motifs moraux: ce
reste représentera le caractère propre de l'individu, la part non
plus des objets extérieurs, mais du sujet même, ou «les principes
subjectifs de son arbitre»[115]. C'est ce que Kant appelle le
_caractère empirique_, qui seul tombe sous l'observation.

  [115] _Raison pure_, p. 249.

Mais, une fois qu'on a expliqué les actions par le caractère empirique
préalablement donné, tout n'est pas expliqué encore. Il reste à savoir
ce qui _donne_ ce caractère, ce qui le produit, en un mot sa vraie
cause. La vie d'un homme peut être considérée comme un seul et même
phénomène total, dont le caractère empirique est la règle ou la loi.
D'où vient donc cette règle, cette loi qui imprime une unité de
direction à tous les phénomènes, et qui a pour conséquence un degré
plus ou moins grand de bonté ou de méchanceté, une plus ou moins
grande intensité dans l'inclination au bien?

Ce terme supérieur, cette vraie _cause_ de notre caractère, ce n'est
point dans la série des phénomènes qu'il faut la chercher. Le
caractère empirique, comme tout ce qui se manifeste dans le temps,
n'est qu'une représentation de ce que la chose est en soi. L'homme,
tel qu'il apparaît aux autres et tel qu'il s'apparaît dans le sens
intime, n'est que «le phénomène de lui-même»[116]. Sa réalité absolue,
c'est son _caractère intelligible_, qui n'est soumis à aucune
condition de temps, et dans lequel «ne naît ni ne passe aucune
action»[117].

  [116] _Erscheinung seiner selbst._--_Raison pratique_, p. 117.

  [117] _Raison pure_, p. 339.

Comme cause intelligible, l'homme peut commencer spontanément et de
lui-même ses effets dans le monde sensible, sans que l'action commence
en lui. Aussi n'est-il pas soumis à la loi de toutes les
déterminations de temps, à la loi nécessaire de tout ce qui change et
se meut. Dans cette sphère, il est conçu _libre de toute influence
sensible et de toute détermination phénoménale_[118].

  [118] «Et comme rien n'_arrive_ en lui en tant qu'il est noumène,
  comme il n'y a en lui aucun changement qui exige une
  détermination dynamique de temps, et par conséquent aucune
  dépendance par rapport à des phénomènes comme causes, cet être
  actif, en tant qu'affranchi dans ses actions de toute nécessité
  naturelle telle qu'elle se présente dans le monde sensible, est
  indépendant et libre; on dirait très bien de lui qu'il commence
  _de lui-même_ et spontanément ses effets dans le monde sensible,
  sans que l'action commence _en lui_... Ainsi donc, liberté et
  nature, chacune dans son sens complet, se trouvent en même temps
  et sans contradiction dans les mêmes actions, suivant qu'on les
  compare avec leur cause intelligible ou avec leur condition
  sensible.» (_Raison pure_, p. 240.)

Quand nous avons expliqué un mensonge par toutes les conditions
antécédentes, cette explication nous empêche-t-elle de blâmer le
menteur? Non, répond Kant. Nous attribuons donc à la raison un
pouvoir indépendant de la sensibilité et transcendant, pouvoir dont
elle aurait pu faire usage et dont elle n'a point fait usage. Mais il
ne faut pas entendre par là que la raison aurait pu dans le temps,
_après_ toutes ses actions antérieures et dans les mêmes
circonstances, produire exactement le phénomène contraire, par la
décision particulière d'une liberté d'indifférence. Si tel homme
n'avait pas menti à tel moment, il n'aurait pas fait telle chose
auparavant, ni telle autre chose; toute la série de ses actions
phénoménales et tout son caractère empirique auraient été changés; ce
changement dans la direction visible ou dans la règle de la conduite
empirique supposerait un autre caractère intelligible: l'homme
n'aurait donc pu ne pas mentir qu'en ayant un autre caractère
intelligible. Mais précisément, rien n'empêche de croire, ajoute Kant,
qu'il aurait pu avoir cet autre caractère; car le caractère
intelligible est indépendant de la série totale des phénomènes, qu'il
produit selon une règle et dans une direction dont il est l'auteur. En
d'autres termes, chaque action, considérée par rapport aux antécédents
_chronologiques_, n'aurait jamais pu être autrement; mais, par rapport
à son antécédent _métaphysique_, à la puissance intelligible de l'être
raisonnable, elle aurait toujours pu être autrement, parce que l'être
raisonnable aurait toujours pu, comme chose en soi et dans le monde
intelligible, déterminer autrement la totalité de la série empirique,
en se donnant à lui-même un caractère moral différent[119].

  [119] «Le blâme se fonde sur une loi de la raison dans laquelle
  on regarde cette _raison_ comme une _cause_ qui, sans aucun égard
  aux autres conditions empiriques, a _pu_ et _dû_ déterminer
  autrement le fait de la volonté. Et l'on n'envisage pas même la
  causalité de la raison comme un simple _concours_, mais comme
  _complète_, parfaite en elle-même, quoique les mobiles sensibles,
  loin de lui avoir été favorables, lui aient été contraires.
  L'action de l'homme est attribuée à son caractère intelligible;
  au moment où il ment, il a complétement tort: par conséquent la
  _raison_, sans égard à toutes les conditions empiriques du fait,
  était parfaitement libre, et ce fait doit être entièrement
  attribué à sa _négligence_... La raison est présente, et la même,
  à toutes les actions de l'homme, dans tous les temps, dans toutes
  les circonstances de temps, sans tomber dans un état nouveau qui
  n'aurait pas d'abord été le sien; elle y est _déterminante_, mais
  non _déterminable_. On ne peut donc pas demander pourquoi la
  raison ne s'est pas déterminée autrement, mais seulement pourquoi
  elle n'a pas _déterminé autrement les phénomènes_ par sa
  causalité. Mais à cela pas de réponse possible; car un autre
  caractère intelligible aurait donné un autre caractère empirique;
  et quand nous disons, sans égard à la vie qu'il a menée jusqu'à
  ce temps, que l'agent aurait cependant pu éviter de mentir, cela
  signifie seulement que le mensonge est _immédiatement_ soumis à
  la _puissance de la raison_, et que la raison, dans sa causalité,
  n'est soumise à aucune condition du phénomène ni du cours du
  temps; la différence du temps constitue à la vérité une
  différence principale des phénomènes _entre eux_, puisqu'ils ne
  sont pas des choses, par conséquent non plus des causes en
  eux-mêmes, mais _elle ne peut faire aucune différence de l'action
  par rapport à la raison_.» (_Raison pure_, p. 240.)

Notre vie entière ne fait que dérouler dans sa variété ce que notre
caractère intelligible enveloppe dans son unité. Tels nous nous
faisons dans l'ordre _intemporel_ de la réalité absolue, tels nous
apparaissons dans le temps, image mobile de l'immobile liberté. _Tels
nous nous faisons_, avons-nous dit, et non pas: _tels nous nous sommes
faits_. On ne peut dire en effet que nous soyons aujourd'hui les
esclaves du caractère que nous nous sommes donné dans le passé, car
pour la liberté intelligible il n'y a point de passé. La liberté est
toujours actuelle, sans être à proprement parler ni présente, ni
passée, ni à venir. Dire:--J'agis aujourd'hui et j'agirai demain en
vertu du caractère que je me suis donné dans le passé,--ce serait
transporter la fatalité du temps, avec son ordre successif, dans la
réalité intelligible. La liberté étant pour ainsi dire, dans la pensée
de Kant, omniprésente et simultanée à toutes nos actions, il faut dire
plutôt:--J'agis en vertu du caractère que je me donne librement,--sans
entendre par là un acte de liberté qui descendrait _présentement_ dans
la série phénoménale. De même encore, nous ne devons pas croire
l'avenir prédéterminé par le présent, sinon dans l'ordre
_chronologique_; à considérer l'ordre _métaphysique_, l'avenir sera
dans le temps ce que je le détermine à être du haut de ma volonté
intemporelle.

C'est dans cette indépendance de la volonté raisonnable par rapport au
temps que Kant voit le fondement et la justification du repentir. Que
signifie ce sentiment douloureux produit par la condamnation de
nous-mêmes? Au point de vue de la pure expérience, il est
«pratiquement vide, en ce sens qu'il ne peut empêcher ce qui a été
fait de l'avoir été.» Mais le repentir, comme douleur, est
parfaitement légitime; car la raison, quand il s'agit de la loi
intelligible, de la loi morale, ne reconnaît aucune distinction de
temps. «Elle ne demande qu'une chose: le fait _nous_ appartient-il
comme _action_? et, dans ce cas, que cette action soit depuis
longtemps passée, la raison y lie toujours moralement le même
sentiment.» Voilà l'explication de cette actualité perpétuelle qui
s'attache à nos actes, même les plus lointains; en vain le cours du
temps semble les avoir emportés et effacés: la volonté raisonnable les
retient à jamais sous son regard, elle les juge comme ses oeuvres
impérissables, et si ce sont des oeuvres de lâcheté ou d'égoïsme, elle
ne peut voir sans douleur le mal enfanté par elle: qu'il soit passé,
présent, à venir, qu'importe? c'est le mal[120].

  [120] _Raison pratique_, p. 289. «La vie sensible a donc,
  relativement à la conscience intelligible de l'existence, ou à la
  liberté, l'_unité absolue d'un phénomène_ qui, en tant
  _simplement_ qu'il contient des phénomènes d'_intention morale_,
  ne doit pas être jugé d'après la nécessité physique, sous
  laquelle il rentre comme phénomène, mais d'après l'absolue
  spontanéité de la liberté... Tout ce qui est un effet de la
  volonté de l'homme (comme sont certainement toutes les actions
  faites avec intention), a pour principe une causalité libre, qui,
  dès la première jeunesse, _exprime son caractère_ par des
  phénomènes (par des actions) qui lui sont propres. Ceux-ci, à
  cause de l'uniformité de leur conduite, forment un enchaînement
  naturel, mais cet enchaînement ne _rend_ pas _nécessaire_ la
  méchanceté de la volonté; il est au contraire la _conséquence_ du
  choix volontaire de mauvais principes devenus immuables, et, par
  conséquent, il n'en est que plus coupable et plus digne de
  punition.»

Le caractère intelligible semble donc être, dans la pensée de Kant,
une sorte d'élan libre vers le bien, élan d'une intensité plus ou
moins grande, que la volonté raisonnable s'imprimerait à elle-même par
un acte supérieur au temps. De là une certaine force morale, une
certaine énergie morale qui est ma volonté telle qu'elle se fait, et
qui par conséquent est moi-même. Cette force, une en soi, est
d'ailleurs soumise à la nécessité de ne produire ses effets que dans
la diversité du temps; elle se réfracte alors dans ce milieu selon la
variété des forces concomitantes, se divise, se multiplie, s'étale en
une image qui est le spectre d'elle-même: c'est le caractère
empirique. La résultante finale de ce concours entre la cause libre et
les influences extérieures est la vie sensible en sa totalité. Tel le
rayon de lumière unique à son origine, en traversant un milieu inégal,
se colore de mille nuances et s'épanouit en un cône, dont les parties
sont multiples comme celles du temps ou de l'espace. Une fois le rayon
donné avec le milieu, on pourra calculer le cône et toutes ses
parties, mais encore faut-il que ce rayon soit donné; dans l'ordre
intelligible, il se donne lui-même, il se fait lui-même plus ou moins
brillant et plus ou moins ardent.

       *       *       *       *       *

Ici une question se présente. Une fois donné le caractère empirique,
ou le degré visible d'amour pour le bien et de courage dans le bien,
tout se déduit de cette force et des forces physiques concomitantes;
mais le caractère empirique pourrait-il lui-même se déduire des forces
physiques antécédentes, ou résulte-t-il seulement de l'intervention
_imprévue_ et _imprévisible_ du moi libre, se manifestant à partir de
la naissance jusqu'à la mort? En d'autres termes, étant donné l'état
physique de l'univers à tel moment, pourrait-on en déduire tous ses
états ultérieurs, y compris les actions des volontés libres, qui ne
semblent pas encore exister dans le temps ou ne s'y manifestent pas
encore? Si la chose est impossible, l'unité mécanique de l'univers est
brisée: un commencement absolu a lieu même dans la série empirique,
l'ensemble des choses phénoménales subit une addition qu'aucun calcul
n'aurait pu déduire de la somme antécédente. La difficulté première
reparaît alors, simplement reculée, non résolue.

Aussi Kant n'admet point ce commencement imprévu, produit par
l'intervention de la liberté à un moment précis du temps et de
l'histoire du monde. Mon caractère empirique est, selon lui, une
simple continuation de la série physique antécédente.--Mais alors,
comment peut-il être en même temps l'oeuvre de ma liberté? Supprimons
celle-ci, l'ensemble des causes antécédentes eût produit le même
caractère empirique. A quoi bon ce personnage toujours absent, sans
lequel tout se passe et s'explique?--Kant eût répondu sans doute: Vous
parlez comme si le temps était une réalité, et vous en appliquez les
lois à la liberté transcendante. La substance intelligible du moi, où
la liberté réside, ne _commence_ pas à notre naissance, ne tombe pas
du ciel ou du néant à un point déterminé de la durée. Toutes les
substances existent au-dessus du temps et, sous ce rapport,
coexistent. Nous étions donc ou sommes déjà présents, quoique non
temporellement, à l'ensemble des choses, avant notre apparition sous
une forme humaine. Dans la réalité intelligible, il y a un ordre
_intemporel_ des choses en soi dont la succession chronologique est
l'image, il y a une coexistence des choses en soi dont la simultanéité
chronologique est l'image, il y a une action réciproque des choses en
soi dont l'harmonie chronologique est l'image. Le monde intelligible
de Kant rappelle celui de Platon; mais les idées, ici, sont des êtres
en soi, des causes, des raisons, des libertés. L'ensemble de ces
libertés, avec leur évolution idéale, avec leur idéale coexistence,
avec leur idéale réciprocité, se projette dans le temps et dans
l'espace; et la mutuelle influence des libertés intelligibles se
traduit par la détermination réciproque de tous les phénomènes
visibles, dans le passé, dans le présent, dans l'avenir. C'est aussi
quelque chose d'analogue à l'harmonie préétablie de Leibnitz. Avant
mon apparition sous la forme humaine, tout conspirait à produire le
caractère empirique qui devait exactement correspondre à mon caractère
intelligible: c'est que nous tous, les volontés libres, qui semblons
être les effets, nous sommes réellement les causes, et l'ordre du
temps ne fait que se conformer à l'ordre intemporel du monde
intelligible, qui lui est supérieur. La complète connaissance d'un
état mécanique et psychique de l'univers permettrait donc de calculer
tous les autres, parce que l'ensemble des phénomènes résulte non pas
d'une partie des causes intelligibles, mais de toutes ces causes, y
compris moi-même, sans considération de temps. Par une conception
analogue, Leibnitz voyait en chaque chose la représentation ou le
miroir de l'univers, et il attribuait à l'intelligence divine la
solution éternelle de ce problème: «Étant donné l'état présent d'un
être, calculer le passé, le présent et l'avenir de tous les autres.»
En un mot, il n'y a prédétermination que dans la série des antécédents
chronologiques. Dans leur rapport avec leurs causes, les effets ne
sont plus prédéterminés, mot emprunté à la langue du temps; ils sont
déterminés par leurs causes déterminantes, dont je fais partie.

Ainsi, nous nous sommes tous entendus ou plutôt nous nous entendons
tous entre nous, au-dessus du temps et derrière la scène, pour
produire l'univers que le temps déroule sur la scène. Mais, si les
rapports que j'ai avec l'ensemble de l'univers ne détruisent point ma
liberté selon Kant, mes rapports avec Dieu ne la détruiront-ils
pas?--Ils la détruiraient en effet, répond Kant, si on admettait le
temps et l'espace comme des conditions de la réalité en soi; non, si
on y voit seulement des conditions subjectives de notre sensibilité
propre. Le temps et l'espace sont-ils, comme le veut le vulgaire, des
conditions _à priori_ de la réalité même et de la chose en soi; Dieu
alors ne peut plus créer de réalités que sous ces conditions, et par
conséquent il les subit dans son acte créateur; que devient son
indépendance? Il faut alors être logique comme Spinoza, qui fait du
temps et de l'espace des attributs de Dieu même. Mais le Dieu de
Spinoza ne crée pas des êtres en soi, mais seulement des êtres _en
lui_, c'est-à-dire des manières d'être; il ne crée pas des _noumènes_,
mais seulement des _phénomènes_. A vrai dire, il ne crée rien, il ne
fait que se déployer dans la série de ses modes selon l'invincible
fatalité de sa nature géométrique, et il produit directement,
immédiatement le mécanisme des phénomènes, sans laisser aucune place à
la liberté d'êtres qui ne seraient ni lui ni ces phénomènes. Pour
sauver la liberté il faut, selon Kant, dire que Dieu ne produit pas
les phénomènes, mais crée les êtres en soi, c'est-à-dire les causes
dont ces phénomènes sont les effets et les actions; et il crée des
causes libres. Mais pour cela, il faut que Dieu leur donne une
existence supérieure au temps; car, s'il était obligé, pour créer des
êtres, de les créer inférieurs au temps, il ne pourrait plus par cela
même créer qu'une série de phénomènes fatals. L'ordre des réalités
intemporelles, au contraire, pourra être un ordre de libertés; et
alors seulement Dieu aura produit un monde vraiment digne de ce nom,
un monde de réalités et non d'apparences, de vie véritable et non de
fantasmagorie. Pour la même raison, les difficultés relatives à la
prescience divine semblent à Kant levées en partie: car le rapport de
l'être éternel avec des êtres intemporels ne peut plus s'appeler ni
_pre_science ni _pré_détermination, mots encore empruntés à la langue
du temps. C'est un rapport mystérieux, dont on peut dire au moins,
selon Kant, qu'il ne détruit pas la liberté, quand même on n'en
pourrait dire autre chose[121].

  [121] _Raison pratique_, p. 295. «S'il est possible (en regardant
  l'existence dans le temps comme une condition qui ne s'applique
  qu'aux phénomènes, et ne s'applique pas aux choses en soi),
  d'affirmer la liberté malgré le mécanisme naturel des actions
  considérées comme phénomènes, cette circonstance que les êtres
  agissants sont des _créatures_ ne peut apporter ici le moindre
  changement, puisque la création concerne leur existence
  _intelligible_, mais non leur existence _sensible_, et que, par
  conséquent, elle ne peut être regardée comme la cause
  déterminante des _phénomènes_. Il en serait tout autrement si les
  êtres du monde existaient _dans le temps_ comme _choses en soi_,
  car alors le créateur de la _substance_ serait en même temps
  l'auteur de tout le _mécanisme_ de cette substance.»

Pour toutes ces raisons, Kant soustrait au temps la liberté: que
l'aveugle Saturne dévore ses enfants et se nourrisse de la matière
brute, la libre intelligence n'a rien à craindre, car le temps, loin
d'être le père de l'intelligence, n'en est que le produit, ou plutôt
l'ombre et le fantôme.

Par là Kant ne prétend pas _expliquer_ la liberté, ou dire _comment_
elle est _possible_; car nous ne pouvons déterminer _à priori_, «par
de simples concepts, la possibilité d'aucun principe réel et d'aucune
causalité.» Il ne veut pas non plus prouver la _réalité_ de la
liberté; car «nous ne pouvons jamais conclure de l'expérience à
quelque chose qui ne doit pas être conçu suivant les lois de
l'expérience.» La liberté transcendante et intelligible n'est pas
impossible ni contradictoire, elle n'_implique_ pas, et elle pourrait
subsister avec le mécanisme de la nature: voilà, selon Kant, tout ce
que la théorie permet de conclure.

Si nous affirmons la liberté comme réelle, ce ne peut être, selon
Kant, que pour des raisons _pratiques_. En acceptant le _fait_ du
_devoir_ (_factum_), nous acceptons sa condition, la liberté. Ainsi,
c'est le devoir qui nous ouvre les portes du monde intelligible: si
nous y entrons, c'est seulement par un acte de volonté morale.


II.--Telle est, autant que nous avons pu la repenser, la pensée de
Kant. Elle a trop de grandeur et même de beauté pour ne pas avoir sa
part de vérité. Pourtant on ne peut s'empêcher de croire que Kant,
tout en se défendant de montrer la _possibilité_ de la liberté, a fait
une construction métaphysique qui n'est pas sans analogie avec les
subtiles spéculations des théologiens du moyen âge.

La première objection qu'on peut faire, c'est qu'on ne sait pas, en
définitive, ce qu'est dans ce système la liberté. Kant désigne par ce
mot deux choses distinctes et, quel que soit le sens qu'on préfère, la
difficulté du problème subsiste. Tantôt la liberté désigne la
_causalité de la chose en soi_, du noumène, c'est-à-dire le pouvoir,
indépendant du mécanisme physique, par lequel la chose en soi produit
ses manifestations. Elle est alors la puissance d'agir tantôt bien,
tantôt mal; elle est l'existence transcendante du sujet, le fond
absolu et substantiel du _moi_, soit qu'il se soumette au devoir, soit
qu'il préfère les biens sensibles. En ce sens, la liberté est
faillible et, en fait, a péché; aussi Kant dit-il que l'origine du
_péché radical_ est dans le noumène, dans la cause en soi[122]. Tel
est le sens ordinaire de la liberté dans la _Critique de la raison
pure_.

  [122] C'est l'interprétation d'un très pénétrant critique, M.
  Darlu, et nous la croyons vraie. (Voir _Religion dans les limites
  de la raison_, art. 36.)

Dans la _Critique de la raison pratique_, au contraire, et surtout
dans la _Métaphysique des moeurs_, la liberté désigne non plus
l'activité transcendante du sujet, qui peut être morale ou non, mais
la moralité effective ou tout au moins la moralité idéale. La liberté
est en effet, «au sens positif,» la détermination de l'activité _par_
la loi du devoir. Elle n'est donc plus seulement la détermination de
l'action par «l'homme en soi» _sous_ la loi du devoir, tantôt en
conformité, tantôt en opposition avec cette loi. Elle est en somme la
raison même, la raison pure pratique: «Liberté et loi pratique absolue
sont des concepts corrélatifs; je ne cherche pas ici si ce sont des
choses réellement distinctes, ou si _plutôt_ une loi absolue n'est pas
entièrement identique à la conscience d'une _raison pure pratique_ et
celle-ci au concept _positif_ de la liberté[123].» Même théorie dans
la _Doctrine du droit_, avec cette conséquence que la liberté exclut
la possibilité de violer la loi morale, parce que «cette possibilité
est une impuissance[124].»

  [123] _Raison pratique_, p. 172. La raison seule étant
  «absolument spontanée,» est libre; «car l'indépendance par
  rapport aux causes déterminantes du monde sensible, indépendance
  que doit toujours s'attribuer la raison, est la liberté.» (_R.
  p._, 108.) S'il n'y avait rien de plus, «si je n'appartenais
  qu'au monde intelligible, toutes mes actions _seraient_ toujours
  conformes à l'autonomie de la volonté; mais comme je me vois en
  même temps membre du monde sensible, je dis seulement qu'elles
  _doivent_ être conformes à ce principe.» (_Ibid._, p. 111.)
  «L'homme, comme membre d'un monde intelligible veut
  nécessairement ce qu'il doit moralement,» nécessité rationnelle
  et morale qui, selon Kant, est la liberté même; «et l'homme ne
  distingue le devoir du vouloir qu'autant qu'il se considère comme
  faisant partie du monde sensible.» (_Ibid._, p. 112.)

  [124] Introd. tr. Barni, p. 38.

Ainsi la causalité de la raison pure ne peut être rationnellement
déterminée que par un principe d'action indépendant de toute condition
sensible. Et cependant, elle a été en fait déterminée par un principe
d'action dépendant du monde sensible, puisqu'elle a péché et pèche
encore. La liberté est donc, pour Kant, tantôt ce qui permet au
«moi-noumène» de bien faire en lui permettant aussi de mal faire,
tantôt l'immédiate et certaine actualité de la loi morale. Kant n'a
point concilié ces deux notions antinomiques, qui aboutissent, l'une à
la possibilité de pécher, l'autre à l'impossibilité de pécher.

       *       *       *       *       *

L'antinomie va reparaître et développer ses conséquences dans les deux
théories kantiennes de l'obligation et de la responsabilité.

L'obligation tient, selon Kant, à ce que la liberté intemporelle est
cependant astreinte à la condition d'_agir_ dans le temps et d'y agir
selon une _loi_ universelle.--Mais d'abord, demanderons-nous, comment
la liberté peut-elle être _nécessitée_ à agir dans le monde du temps?
Puis, comment peut-elle être _obligée_ dans ce monde? En tant que
vraiment libres au sein du noumène, nous ne pouvons avoir d'obligation
relativement à la totalité des phénomènes, car il n'y a rien qui
puisse obliger une liberté absolue, et d'ailleurs il n'existe aucune
raison pour qu'une liberté absolue fasse le mal. Nous ne pouvons donc
être obligés que par rapport à l'ensemble de _nos_ phénomènes, _de
notre caractère empirique_. Mais précisément ce qui spécifie _notre_
caractère, ce qui détermine l'ensemble _particulier_ de nos
phénomènes, c'est le _tout_, c'est une nécessité universelle, et nous
ne pouvons être obligés par rapport à cette nécessité: nous ne pouvons
être que _prédestinés_ par la puissance d'où sort le tout. Donc, notre
liberté _individuelle_ dans le monde intelligible est _prédestination_
et _nécessité_. Nous ne pourrions être libres que d'une liberté
_universelle_; nous ne pourrions être obligés que par rapport à
l'_univers_, que comme créateurs de l'univers, que comme Dieu; par
malheur, Kant nous dit que l'obligation n'a plus de sens pour Dieu,
pas plus que le péché. On ne voit donc nulle part sur quelle liberté
fonder une obligation quelconque ni par rapport à quoi la fonder.

La responsabilité n'est pas plus intelligible que l'obligation si on
accepte l'idée de la liberté nouménale. Le péché de notre moi-noumène,
en effet, ne peut être produit par les conditions _seules_ de son
existence phénoménale, qui ne dépendent pas de lui; ce péché doit donc
être produit encore par un mauvais vouloir transcendant, non
explicable par les conditions de l'existence phénoménale. Mais ce
mauvais vouloir est, en somme, absolument inexplicable pour nous,
_pour nous qui sommes cependant les auteurs responsables de ce péché_.
Dès lors, cet acte de liberté morale n'est toujours qu'un acte de
liberté d'indifférence transporté au sein de l'absolu: c'est un hasard
nouménal, qui pourrait bien recouvrir un destin nouménal. En d'autres
termes, pourquoi le moi-noumène n'est-il pas immédiatement saint et
éternellement pur? Comment la «raison» peut-elle, par exemple, ainsi
que le soutient Kant, se résoudre à un «mensonge?» Comment peut-elle
montrer de la «négligence»? Comment, avec sa portée universelle,
peut-elle produire des actions sans maximes universalisables? Comment,
en un mot, la raison peut-elle ne pas être absolument raisonnable,
puisqu'elle n'a pas de raisons, mais des déraisons pour vouloir être
autre chose?--Il faut évidemment supposer ici, comme condition du
péché et du devoir dont il est la violation, un noumène _imparfait_,
car Kant nous a formellement dit qu'il n'y a pas de devoir pour Dieu;
mais en quoi peut consister l'imperfection d'un noumène et la
différence du créé avec le créateur? En ce que le noumène,--même
intemporel, même créé par Dieu «en dehors du temps» et comme «être en
soi»,--est cependant soumis à de certaines conditions, sinon de temps
et d'espace, du moins de multiplicité, d'action réciproque, de
causalité transitive et de passivité. Donc, il n'est _tel_ noumène
qu'à condition d'être déjà engagé dans le phénomène; il n'est telle
liberté, tel moi libre, qu'à la condition d'être enveloppé de
_nécessités_. Kant lui-même vient de nous dire que Dieu ne crée pas
les êtres dans le temps, sans quoi, d'une part, son acte subirait la
condition du temps, et d'autre part, les êtres eux-mêmes ne seraient
plus des êtres en soi, mais des phénomènes; or, on peut appliquer son
propre argument aux autres conditions de multiplicité, d'action
réciproque et de passivité qu'il admet. Si c'est Dieu qui subit ces
conditions, Dieu n'est plus libre et vraiment créateur; si ce sont ses
créatures, elles ne sont plus libres ni vraiment des _êtres en soi_.
On ne peut donc pas leur imputer la faute si elles tombent dans le
phénomène et dans le mal. C'est la volonté absolue et universelle, et
non le _moi_ individuel qui a commis la faute de déchoir, au lieu de
rester dans son insondable abîme: elle est seule responsable de cette
faute. Toutes les difficultés reparaissent ainsi avec les deux sens de
la liberté entre lesquels nous avons vu flotter la pensée de Kant: 1º
_causalité du noumène_, pouvant être morale ou immorale; 2º
_moralité_. Ou ces deux sens sont au fond identiques,--ce qui supprime
le péché du noumène,--ou ils sont différents, ce qui supprime la
liberté et la responsabilité du noumène. Entre le noumène pur et le
phénomène, entre l'éternel et le temporel, nous voyons toujours un
hiatus infranchissable. L'intemporel doit être tellement libre que le
phénomène y disparaisse, et le phénomène est toujours tellement
nécessité que le noumène y disparaît.

Admettons cependant le péché radical et la responsabilité du
moi-noumène, une nouvelle difficulté se présente: comment l'homme réel
peut-il _connaître_ ce péché accompli dans un monde inconnaissable? On
répondra peut-être:--«Parce que l'homme réel, par sa raison pure, a
conscience de la loi morale, sous laquelle le noumène _doit_ produire
tel phénomène[125];» en d'autres termes, nous trouvons que les
phénomènes ne répondent pas en nous à la loi idéale par nous
conçue.--Soit, mais comment savons-nous que c'est _notre_ faute à
nous, le résultat de notre _causalité_ nouménale, qui précisément est
pour nous inconnaissable? D'une part, dans le monde phénoménal, notre
action est expliquée par la totalité des phénomènes, par l'univers;
d'autre part la causalité nouménale, qui a produit notre action, nous
échappe; comment donc, encore une fois, connaître un péché accompli
dans un monde inconnaissable par une cause inconnue que rien ne prouve
être nous, plutôt que la cause universelle?--Nous ne pouvons vraiment
_savoir_ s'il existe des êtres responsables et si nous sommes du
nombre. Nous savons qu'il y a des êtres sans raison et des êtres doués
de raison, voilà tout. Chez ces derniers, la raison élèvera sans doute
son idéal au-dessus du fait, elle souffrira de se voir méconnue, elle
jugera et condamnera le mal, et cela sans se préoccuper de savoir si
ce mal est présent, passé ou à venir; mais elle ne s'attribuera pas _à
elle-même_, dans la conscience, la cause du désaccord entre l'idéal et
la réalité. Je ne me connais pas comme _moi en soi_, comme cause _en
soi_; je ne connais donc pas _ma_ responsabilité, et, si je l'accepte
pratiquement en acceptant pour _moi_ la loi du devoir, cette
acceptation, en tant que _personnelle_, est tout hypothétique. Le moi
_que je connais_ est déterminé, le moi _que je ne connais pas_ est
seul libre; dès lors, plus de marque pour distinguer, dans la série de
mes actions, ce qui est l'oeuvre de _ma_ liberté, de mon _moi_
transcendantal, et ce qui provient des causes étrangères. Comment, en
effet, discerner le mal que j'ai fait avec une «intention» libre, de
celui que j'ai fait sans intention? La véritable intention doit
«appartenir au caractère intelligible» et ce caractère intelligible
«ne peut être connu de nous...»--«La moralité propre des actions (le
mérite et le démérite), celle même de notre propre conduite, nous est
donc profondément cachée,» avoue Kant. «Nos imputations ne peuvent se
rapporter qu'au caractère _empirique_.»--Mais précisément le caractère
empirique n'est pas responsable; nos imputations tombent donc à
faux.--«Personne ne peut faire la juste part de la liberté, celle de
la simple nature, celle du tempérament involontairement mauvais ou bon
(_merito fortunæ_), ni par conséquent juger avec une parfaite
justice[126].»--Nous ne devons point sans doute prétendre faire la
_juste_ part; mais comment, dans une série tout entière déterminée,
faire pratiquement une part _quelconque_ à la liberté et distinguer
les actes de responsabilité morale d'avec les actes sans
responsabilité morale? Quand nous nous croyons bons ou méchants, quand
nous nous croyons responsables, en fait nous n'en savons rien. Nous ne
devrions donc éprouver qu'un remords platonique et général, non
personnel, sans rien juger de notre responsabilité propre, car nous ne
voyons pas plus clair dans notre conscience individuelle que dans
celle d'autrui.

  [125] M. Darlu.

  [126] _Raison pure_, p. 251, note.

       *       *       *       *       *

Le problème de la responsabilité _personnelle_ aboutit, comme on le
voit, à la question de savoir si nous avons ou non _conscience_ de
_notre_ liberté, et c'est en agissant que nous aurions besoin de
sentir notre pouvoir libre et responsable; mais l'examen de notre
conscience est impuissant à nous révéler ce pouvoir, car, selon Kant
lui-même, la conscience ne saisit que des phénomènes, tout comme les
sens. «L'homme, dit-il, d'après la connaissance qu'il a de lui-même
par le sentiment intérieur, ne peut se flatter de se connaître tel
qu'il est en soi; car, comme _il ne se produit pas lui-même_, et que
le concept qu'il a de lui-même n'est pas _à priori_, mais qu'il le
reçoit de l'expérience ou du sens intime, il est clair qu'il ne
connaît sa nature que comme phénomène, c'est-à-dire par la manière
dont sa conscience est affectée[127].» Voilà précisément le point
capital; si je suis libre, je dois connaître _à priori_ ce que je
produis moi-même. Qu'est-ce qu'une liberté qui ne sait pas ce qu'elle
fait et qui est obligée d'attendre que l'expérience le lui apprenne
comme du dehors? Selon Kant, je me détermine d'une manière absolue
dans le noumène; ma vie phénoménale ne sera que le visible reflet de
cette détermination dans les eaux mobiles du temps; et néanmoins je
suis obligé, comme Narcisse, de me pencher sur ce miroir, pour savoir
si ma détermination est belle ou laide! Est-ce donc bien là mon _moi_,
et cet acte aveugle est-il un acte libre? «Au-dessus, continue Kant,
de cette collection de purs phénomènes que l'homme trouve en son
propre sujet, il doit nécessairement admettre quelque _autre chose_
qui leur sert de fondement, c'est-à-dire son moi, quelle que puisse
être sa nature intime.»--Pourquoi _dois-je_ admettre cette _autre_
chose qui est _moi_, et qui ne devrait pas paraître _autre_ ou
étrangère à ma conscience? C'est là un _moi_ de raison, un _moi_
inconnu et transcendant, qui est bien loin de la vraie liberté.

  [127] _Raison pratique_, p. 106.

Dans les lignes qui suivent, il est vrai, Kant semble nous rendre une
certaine conscience de notre activité propre: «Toutes les
représentations, dit-il, que nous recevons passivement (comme celles
des sens) ne nous font connaître les objets que comme ils nous
affectent, ce qui ne nous apprend pas du tout ce qu'ils peuvent être
en soi; par conséquent, par cette espèce de représentations, quelque
attention que leur donne et quelque clarté qu'y ajoute l'entendement,
nous ne pouvons arriver qu'à la connaissance des phénomènes, jamais à
celle des _choses en soi_. Dès qu'on fait cette distinction (et il
suffit pour cela de remarquer la différence des représentations qui
nous viennent du dehors, où nous sommes passifs, et de celles que nous
produisons de nous-mêmes, où nous montrons notre activité), il
s'ensuit nécessairement qu'on doit admettre derrière les phénomènes
quelque chose encore qui n'est pas phénomène, c'est-à-dire les _choses
en soi_; quoiqu'il faille bien avouer que nous ne pouvons les
connaître que par la manière dont elles nous affectent, et non pas
comme elles _sont_[128].» Toute cette doctrine est fort obscure; si
nous avons conscience, d'une manière quelconque, de représentations
que nous produisons nous-mêmes par notre activité, nous les
connaissons dans leur cause, _à priori_; nous pouvons donc les
connaître telles qu'elles sont en elles-mêmes, et nous pouvons ainsi
avoir une conscience de notre liberté par le dedans, non par le
dehors, une conscience active et non passive de notre activité.
Seulement, cette activité n'est plus, chez Kant, que celle de la
raison. Nous voilà donc revenus à la liberté purement rationnelle,
conséquemment impeccable. Quant à la conscience que j'ai de moi-même
comme être individuel agissant dans le temps, loin de me révéler ma
liberté, elle n'est possible elle-même, selon Kant, que sous la
condition de la nécessité empirique. C'est donc bien à la raison
universelle, et à elle seule, que Kant accorde la spontanéité absolue.
Dès lors, on cherche vainement dans sa doctrine la part du _moi_ et de
la conscience véritable, non de celle qui se verrait passivement
affectée, mais de celle qui, en agissant, se verrait agir. Nous
demeurons toujours en présence de deux mondes, l'un intelligible et
intemporel, celui de la raison, l'autre sensible et temporel, celui
des phénomènes; mais nous n'avons aucun moyen terme entre la liberté
universelle du premier et la nécessité universelle du second: les deux
sont également impersonnelles.

  [128] _Raison pratique_, p. 105.

       *       *       *       *       *

Toutes les considérations précédentes peuvent se résumer en une
objection fondamentale. Kant, pour sauver la liberté, a cru qu'il
suffisait de l'élever au-dessus du _temps_, et il nous en a donné ce
motif un peu trop élémentaire que, le _passé_ n'étant point en notre
pouvoir et le présent dépendant du passé, rien de ce qui est dans le
temps ne se trouve en notre pouvoir.--Mais, comme nous croyons l'avoir
montré, le temps n'est pas l'unique ennemi de la liberté: là où
subsistent la pluralité des individus, leur causalité réciproque, la
relation d'agent et de patient, le déterminisme mutuel demeure[129].
Dans le monde intemporel subsiste tout l'ordre temporel, toutes les
choses relatives et nécessaires, mais réduites pour nous à l'état
d'ombres métaphysiques. L'ombre de notre moi, placée par une loi
inexplicable devant l'ombre des fruits défendus, commet avec une ombre
de responsabilité un péché inexplicable; et il en résulte qu'elle
éprouve dans la vie temporelle des souffrances qui, elles, ne sont pas
des ombres de souffrance. La métaphysique transcendante se borne à
projeter le monde immanent dans une sorte de vide élyséen: elle
concentre le temps dans l'éternité, mais elle ne change rien aux
relations véritables des choses, ni à leurs lois nécessaires.
L'antinomie que nous avons signalée entre les deux conceptions de la
liberté s'y retrouve à son _maximum_: si la liberté y est raison et
moralité, elle est toujours nécessité; si elle est libre arbitre, elle
est toujours hasard. Ces deux sens du mot restent d'ailleurs également
insoutenables et inconciliables; ni péché ni impossibilité de pécher
ne se comprennent. La liberté personnelle vient donc finalement, dans
le monde prétendu intelligible, se confondre avec la nécessité
universelle d'où dérive le torrent des choses.

  [129] Voir notre _Critique des systèmes de morale_, conclusion:
  «Ce qui n'est pas en notre pouvoir, c'est ce qui n'est pas nous
  et n'est pas un effet de notre action propre; la question de
  temps ne fait rien à l'affaire. La logique et la géométrie sont
  en dehors du temps, elles n'en sont que plus nécessaires.
  Fussions-nous dans la vie éternelle, si nous n'y sommes pas
  seuls, si nous sommes en relation avec d'autres volontés, s'il y
  a _causalité réciproque_, cette causalité fût-elle extemporelle,
  sans avant et sans après, il y aura toujours détermination
  mutuelle, il y aura déterminisme. Que l'agneau soit mangé par le
  loup en plusieurs temps ou en dehors du temps, peu importe, s'il
  est mangé et si la relation de loup à agneau subsiste
  _éminemment_. Une charge en douze temps que je subis dans la
  durée n'est pas plus nécessitante qu'une charge en un seul temps
  ou même intemporelle que je subirais dans un univers supérieur à
  la durée: il y aurait toujours violence exercée et violence
  subie, volontés en présence, volontés en lutte. Ce n'est pas le
  temps qui est le père de la guerre: c'est la pluralité et la
  distinction des individus...

  «Kant, en supprimant tout d'un coup le temps et l'espace, n'avance
  pas la question d'un seul pas. On pourrait le comparer aux
  astronomes qui imaginaient un ciel de cristal pour soutenir les
  astres et en laisser passer la lumière, et qui étaient obligés
  d'ajouter un second ciel de cristal au premier, un troisième au
  second. Toute l'évolution du monde immobilisée et cristallisée
  dans le septième ciel, que Kant appelle le monde intelligible,
  n'en perd pas pour cela un seul de ses caractères, une seule de
  ses antinomies, une seule de ses nécessités brutales: la vie
  éternelle elle-même n'est donc pas un refuge pour la liberté. Kant
  n'a fait que substituer à la servitude mobile et changeante du
  temps une servitude éternelle et immuable, une sorte de damnation
  de la liberté. En effet, en nous enlevant le temps, Kant nous a
  précisément enlevé le seul espoir positif et pratique de
  délivrance ou de _progrès_. Si nous avons un caractère
  intelligible qui, une fois pour toutes, se fait bon ou méchant en
  dehors de la durée, tout notre progrès apparent ne consistera plus
  qu'à analyser et dérouler en ce monde sensible la synthèse du
  monde intelligible. Notre destinée, nous la dictons en dehors du
  temps, et le temps ne fait que tourner les pages du livre en les
  épelant, sans y pouvoir changer un mot.»

       *       *       *       *       *

Veut-on voir comme en une image agrandie les défauts et le caractère
trop mythique de la liberté extemporelle, c'est dans Schopenhauer
qu'il faut la considérer.

«Les opérations dérivent de la nature même de l'être: _operari
sequitur esse_,» disaient les scolastiques; Schopenhauer le répète
après eux.--«La conduite d'un homme, son _operari_, est déterminée
extérieurement par les motifs, intérieurement par son caractère, et
cela d'une façon nécessaire; chacun de ses actes est donc un événement
nécessaire; mais c'est dans son être, dans son _esse_, que se retrouve
la liberté. Il pourrait _être_ autre; et tout ce en quoi il est
coupable ou méritant, c'est d'être ce qu'il est... Dans la réalité
des choses, chaque homme le sait bien, l'acte contraire à celui qu'il
a fait était possible, et il aurait eu lieu, _si seulement lui, il
avait été autre_ qu'il n'est[130].» Ainsi nous sommes libres dans
l'éternité d'être ou de ne pas être, de choisir un caractère bon ou un
caractère méchant, courageux ou lâche. Mais, d'autre part, nous ne
pouvons connaître _a priori_ le caractère choisi par nous. «Nous
n'apprenons, dit Schopenhauer, à nous connaître nous-mêmes et les
autres, que _par expérience_; nous n'avons pas de notre caractère une
notion _a priori_.» Pourtant, demanderons-nous de nouveau, pour qu'un
choix soit vraiment libre, ne faut-il pas qu'on ait conscience _a
priori_ et du pouvoir de choisir et des raisons de choisir? Si je
prends sans le savoir une mauvaise nature au lieu d'une bonne, mon
erreur est involontaire, non libre. C'est une sorte de colin-maillard
transporté dans la vie intemporelle, où chacun poursuit un caractère
et une destinée qu'il saisit sans les voir, comme dans le mythe de
Platon. Aussi, en dernière analyse, la responsabilité et la liberté
finissent, selon Schopenhauer, par ne porter ni sur l'«_operari_» ni
sur l'«_esse_», mais sur une troisième chose, le «_fieri_»,
c'est-à-dire sur le devenir, sur le fait d'avoir préféré l'existence
et son devenir à la non-existence et à son immobilité.--Si tu es, tu
seras bête brute, et si tu es bête brute, tu agiras en bête brute,
mais tu peux ne pas devenir, ne point passer de l'être intelligible à
l'existence sensible.--Cette nouvelle distinction de l'_esse_ et du
_fieri_ ne nous avance pas plus que celle de l'_esse_ et de
l'_operari_; car, l'être ne révélant sa nature que par ses opérations,
en voulant éternellement devenir tel être, je ne sais pas ce que je
veux devenir, homme, ange ou bête; le _fieri_ ne m'est donc pas plus
imputable que le reste. J'en suis toujours réduit par delà le temps à
tirer un billet de loterie dans une urne où je ne vois rien, à moins
qu'on ne dise que la faute primitive est de vouloir tirer un lot
quelconque, de vouloir devenir n'importe quel être, au lieu de rester
dans le non-être. Mais cette incompréhensible et aveugle détermination
à _devenir_, sans savoir ce qu'on devient ou deviendra, ne fonde pas
une responsabilité plus réelle que toutes les autres. La doctrine de
Schopenhauer place notre responsabilité là où personne ne l'a jamais
placée, dans le fait de l'existence. On pourrait, du reste, poser à
Schopenhauer une question préalable:--Comment sait-il ce qu'il nous
apprend? Ce ne peut être ni _a posteriori_, puisque sa liberté est
antérieure à l'expérience, ni _a priori_, puisqu'elle est inconsciente
et qu'elle ne devient «intelligente» que quand elle a un «cerveau.»

  [130] _Fondement de la morale_, p. 84.

Une autre objection consiste à demander comment nous pouvons nous
donner un caractère individuel en dehors du temps et de l'espace,
alors que, selon Schopenhauer, la distinction des individus,
l'_individuation_, n'est fondée que sur le temps et l'espace.
Schopenhauer distingue vainement ici l'_individualité_, qui aurait sa
racine dans le monde intelligible, et l'_individuation_, ou projection
de l'individualité dans la lanterne magique du monde sensible. Si le
«caractère» appartient vraiment au monde _intelligible_, c'est-à-dire
au monde de l'éternité et de l'unité, comment peut-il être réellement
individuel, et d'où peut provenir cette éternelle distinction des
individus? Si elle vient de Dieu, je ne suis plus libre; si elle vient
de moi, c'est moi qui suis mon créateur; bien plus, un monisme
conséquent (par exemple celui de Hartmann) ne peut plus distinguer de
moi ni de non-moi dans le domaine de l'éternelle unité: je suis donc
le créateur de tous les autres êtres, sans m'en douter.

Par cela même que le monisme doit supprimer l'individualité dans la
sphère de la liberté absolue ou de la «volonté absolue,» il est obligé
de supprimer aussi tout l'intellectuel, comme trompeur et illusoire.
Dès lors, par une élimination progressive, Schopenhauer aboutit à
placer le fond prétendu libre et moral de l'homme dans une absolue
indétermination, à laquelle tendait déjà le noumène de Kant. En
premier lieu, la volonté et le moral de l'homme ne peut être pour
Schopenhauer la détermination éclairée par des motifs, car ces motifs
sont intellectuels, donc plus ou moins matériels et «cérébraux.» La
volonté absolue ne peut être non plus simplement le désir, la tendance
à vivre, à jouir, la détermination à une fin: le désir n'est point
l'absolu, car il enveloppe une évidente relativité. S'il nous paraît
plus voisin du fond des choses, c'est simplement parce qu'il est
chronologiquement antérieur à l'intelligence développée, parce qu'il
est plus général parmi les êtres que l'intelligence même, à laquelle
il sert comme de matière; mais suffit-il qu'une chose soit la matière
d'une autre et son antécédent pour avoir le droit d'être érigée en
absolu? De plus, le désir lui-même, par la fin qu'il suppose,
enveloppe encore plus ou moins implicitement de la pensée, car comment
désirer s'il n'y a pas un objet désiré et une conscience plus ou moins
obscure de cet objet? Enfin la volonté radicale n'est pas non plus ce
que les physiciens appellent la force, et c'est au contraire la
force, nous dit Schopenhauer, qui doit se ramener à la volonté. Et en
effet, au point de vue scientifique, la force n'est qu'un symbole
abstrait du mouvement; au point de vue psychologique et métaphysique,
elle n'est qu'une forme de nos sensations de pression et de tact,
c'est-à-dire la chose la plus relative du monde. Mais que reste-t-il
alors dans la volonté après cette élimination successive des motifs,
des désirs, des fins conçues ou senties, des forces déployées, etc.?
Il ne reste qu'une idée vague et générale d'activité. Peut-on même
dire que cette idée reste? Toute activité à nous connue est
déterminée, saisissable à la conscience et par cela même à
l'intelligence, d'autant plus active et forte qu'elle se connaît mieux
et qu'elle est plus pénétrée de lumière. La prétendue liberté de
Schopenhauer est la nuit absolue. Aussi Schopenhauer conclut son
traité par le mot de Malebranche: «La liberté est un mystère;» si bien
que l'action libre, au lieu d'être faite «en connaissance de cause»,
est ce qu'il y a de plus mystérieux, de plus inconnu et de plus
inconnaissable. La liberté ainsi entendue, Schopenhauer lui donne
lui-même son nom véritable: X. Et telle est en effet la seule liberté
qu'on puisse concevoir, ou plutôt cesser de concevoir, quand on veut
la mettre toute hors du temps et la réduire à un noumène.


III.--En somme, une hypothèse ne se justifie qu'en tant qu'elle
explique des faits. L'hypothèse d'un dieu et d'une providence, par
exemple, ne se justifie qu'en tant qu'elle prétend expliquer
l'existence du monde et sa conservation. Si elle ne l'explique pas,
elle est inutile; il en est ainsi de toute autre hypothèse. Une
hypothèse ne doit pas être en quelque sorte une superposition à la
réalité, mais une explication de cette réalité. Or, l'hypothèse de la
liberté intemporelle et individuelle tout ensemble est la traduction
de la difficulté même en termes nouveaux et incompréhensibles. Nous
n'avons donc pas le droit de dire immédiatement: «_La liberté_ est un
mystère;» il faut dire: «Il y a au fond des choses un mystère, et nous
ne savons pas s'il faut l'appeler liberté plutôt que de tout autre
nom.» Le mystère porte sur ce fond innommable de la réalité; quant à
la liberté, elle est pour nous un _idéal_, et nous ne savons pas si
elle fait le fond de la réalité même. Le vrai problème est donc de
chercher, à un point de vue _immanent_, comment nous pouvons nous
rapprocher de cet idéal, comment le _progrès_ est possible dans la
sphère du temps, et possible par cette idée même de liberté.

Dans cette recherche, l'accord peut exister entre les diverses
doctrines, et sur le point de départ et sur le but à atteindre. Les
déterministes eux-mêmes, nous l'avons vu, doivent se ranger parmi les
partisans, sinon de la liberté déjà réalisée, du moins de
l'indépendance idéale sous toutes ses formes, de la liberté idéale en
tant qu'elle est réalisable; comme Pythagore, qui ne se croyait pas
sage, mais ami de la sagesse, ils ne se croiront pas libres, mais du
moins amis de la liberté. La vraie liberté étant pour tous le but à
atteindre, les déterministes pourront lui appliquer ce qu'on a dit de
l'Éden: elle est devant nous, et non pas derrière nous; nous n'en
venons pas, mais nous y allons, et peut être nous est-il permis de
nous en rapprocher sans cesse.

C'est là, dans le déterminisme, le commencement d'une évolution dont
nous avons déjà mesuré l'importance et les limites dans la pratique.
Le moment est venu de la poursuivre dans l'ordre théorique et d'en
déterminer aussi la limite à ce point de vue. Nous ne pouvons nous
arrêter à moitié chemin dans une voie où le déterminisme lui-même
commence à entrer de nos jours, et où la nécessité semble se diriger
dans le sens de la liberté idéale. Nous avons reconnu que, quand nous
croyons l'idéal de la liberté déjà réalisé en nous partiellement et
réalisable progressivement, cette croyance nous confère sur nous-mêmes
un pouvoir pratique, une liberté d'action apparente que les
déterministes eux-mêmes peuvent admettre. Mais, de cette nouvelle
position où nous avons amené le déterminisme, l'homme aspire encore à
quelque chose de plus élevé; partis de la liberté apparente, ne
pourrions-nous nous rapprocher de la liberté réelle? Nous avons poussé
la conciliation des doctrines jusqu'à un centre intérieur sur la
nature duquel le désaccord demeure possible: tout se passe comme si,
dans ce centre, était en germe une réelle liberté, et cependant ce
n'en est peut-être que le semblant. Tel est le doute final.

Ce doute n'intéresse-t-il que la spéculation, et pouvons-nous, même
dans la pratique, laisser le problème irrésolu?--Beaucoup d'hommes,
sans doute, agissent sous l'idée de la liberté et de leur liberté sans
se demander s'il y a là autre chose qu'une simple idée et une simple
apparence de réalisation. Leur pratique semble alors indépendante de
la théorie; mais c'est qu'en réalité les deux choses demeurent à leurs
yeux confondues dans une synthèse spontanée et obscure. Pour eux,
l'idée est la chose, et ils n'en demandent pas davantage. Mais, pour
quiconque réfléchit et en vient par la réflexion à séparer le
subjectif et l'objectif, l'incertitude de la solution, tant qu'elle
subsiste, exerce une influence sur la pratique même. Du moins
l'exerce-t-elle dans l'ordre moral, car, sous toutes les autres formes
pratiques, l'idée de liberté et la croyance à sa réalité en nous
équivalent de fait à la liberté réelle. Mais, en morale, si nous
doutons de notre liberté objective, surtout si nous la nions, nous
diminuons par cela même notre énergie morale, nous subissons, au lieu
d'une influence excitatrice de l'idée, l'influence paralysante de
l'idée sur l'action, qui a été plus haut analysée. Il y a assurément
une morale pour ainsi dire impersonnelle et théorique dont nous avons
reconnu la possibilité dans les écoles déterministes. Cette morale
toute nécessitaire se concilie avec l'autre tant qu'on n'est pas
arrivé à l'acte même de la moralité, à la détermination morale ou aux
faits qui en sont la plus immédiate expression: sentiment d'obligation
et de responsabilité, remords ou satisfaction intérieure; mais le côté
proprement _moral_ de ces faits subit une évidente altération dans le
déterminisme traditionnel et exclusif. C'est que non seulement on n'y
admet pas la liberté, mais l'idée même de liberté en est absente. Il
en résulte dans les choses comme un notable changement de couleur,
produit par l'absence d'une de ces couleurs élémentaires auxquelles
nous avons comparé les éléments de nos notions morales; non seulement
se trouve supprimée la réalité des faits moraux, mais nous n'en
retrouvons plus l'apparence exacte en nous. Ce sont des nuances toutes
nouvelles, auxquelles on donne par analogie le même nom qu'aux
anciennes. Ce n'est pas là, encore une fois, la dernière position que
le déterminisme peut et doit prendre. Parmi les éléments du problème
il doit rétablir: 1º l'_idée de la liberté_ comme fin concevable et
désirable, 2º l'_idée de notre liberté_ comme apparente réalisation de
cet idéal en nous-même. En fait, après avoir conçu ce que Stuart Mill
appelle le pouvoir de modifier notre caractère _si nous le voulons_,
nous concevons tous, au moins comme idéal, un pouvoir que Stuart Mill
ne nous accorde pas, celui de _vouloir_ modifier notre caractère[131].
Nous concevons une puissance sur nous-mêmes qui ne serait pas
seulement «intermédiaire», comme dit Mill, mais première et radicale.
Cette idée, chimérique ou non, nous l'avons tous; tous nous désirons
la réaliser, tous nous la reconnaissons douée d'une certaine
efficacité, tous à de certaines heures nous croyons la voir réalisée
en nous. Cette illusion, si c'en est une, ne peut être détruite que
par les plus subtils raisonnements; encore ces raisonnements ne
détruisent-ils pas l'apparence intérieure, mais seulement la croyance
à la valeur objective de cette apparence. Nous ressemblons alors à un
homme que l'on convaincrait d'être en proie à une hallucination, mais
qui, tout en reconnaissant la fausseté des apparences, n'en
continuerait pas moins à les voir. Il ne pourrait pas exclure ces
apparences de sa propre psychologie sous prétexte qu'elles sont sans
objet; il devrait, au contraire, en étudier avec soin la nature,
l'influence, les combinaisons diverses avec les autres apparences plus
véridiques. Si même il reconnaissait qu'il y a dans ses illusions
quelque chose de bon, il se demanderait s'il n'y a pas aussi en elles
quelque chose de vrai et si on ne pourrait pas, tout au moins, les
rendre plus vraies à l'avenir: la perception et la mémoire ne
sont-elles pas elles-mêmes, en définitive, des «hallucinations
vraies?»

  [131] «La volonté de modifier notre caractère est un résultat non
  de nos propres efforts, mais de circonstances que nous ne pouvons
  empêcher; si nous l'avons, elle ne peut venir en nous que de
  causes extérieures.» (_Logique_, t. II, p. 424.) On ne voit guère
  alors comment Stuart Mill croit pouvoir ajouter: «Nous sommes
  _moralement obligés_ de travailler au perfectionnement de notre
  caractère. A la vérité nous ne le ferons que si nous venons à
  _désirer_ de nous perfectionner.» Et il se trouve en dernière
  analyse que ce désir ne dépend pas de nous. En d'autres termes,
  devant une table vide, j'aurais la faculté et même l'obligation
  de faire un excellent festin, si elle était pleine; mais d'autres
  que moi peuvent seuls la remplir. Notre puissance n'est telle que
  quand on ne remonte pas assez haut, et elle finit par se résoudre
  en une réelle impuissance.

Recommençons donc cette sorte de voyage à la recherche de la liberté
qui résume le progrès de la pensée même et de la volonté humaine. Il
importe de déterminer avec précision l'étendue et la valeur théoriques
de cette efficacité pratique qui appartient à l'idée et à la
persuasion de notre liberté. Ce pouvoir conféré par l'idée, déjà réel
comme pouvoir, peut-il être aussi réel comme pouvoir _libre_, et
jusqu'à quel point? C'est là une dernière question que le déterminisme
même doit s'adresser, une dernière position qu'il doit prendre. Plus
ambitieux que Pyrrhus, après avoir conquis la terre, il faut que
l'homme s'essaie à y faire descendre le ciel même avec la liberté
idéale.



LIVRE DEUXIÈME

RECHERCHE D'UNE SYNTHÈSE THÉORIQUE



CHAPITRE PREMIER

FORCE EFFICACE DE L'IDÉE DE LIBERTÉ SELON LA THÉORIE DES IDÉES-FORCES

  I. _Notion synthétique de la liberté psychologique._--Recherche
     de la notion où pourraient coïncider, dans ce qu'ils ont de
     positif, le système de la détermination et celui de
     l'indifférence.

  II. _Idéal métaphysique de l'acte libre._--L'acte libre doit avoir
     la liberté et pour fin et pour cause.--Mécanisme et organisme
     de la liberté, que nous cherchons à réaliser.

  III. _L'évolution vers la liberté et ses trois
     moments._--Evolution nécessaire pour arriver à produire des
     actes ayant comme fin l'idée de liberté.

  IV. _L'idée-force de liberté comme complément du
     naturalisme._--Objections et réponses.--L'idée de liberté,
     équivalent et substitut de la liberté dans l'ordre logique,
     mathématique et mécanique.

  V. _L'idée-force de liberté comme complément de
     l'idéalisme._--Introduction d'un nouvel élément dans les
     théories de Leibnitz et de Kant.

  VI. _L'idée de liberté et l'idée de l'avenir._--Influence des
     idées du temps et de l'avenir sur le déterminisme. Réaction de
     l'idée sur le fait et de la prévision sur l'action.


I. _Notion synthétique de la liberté psychologique._--Nous entendons
par liberté, on s'en souvient, l'indépendance sous toutes ses formes
et à tous ses degrés. Des analyses que nous avons faites précédemment
il résulte que, dans l'idée ordinaire de la liberté, il y a de
l'impossible et du possible. La liberté d'indifférence est impossible:
le libre arbitre, qui s'y ramène, est impossible en tant que puissance
de vouloir au même instant, dans les mêmes conditions, deux choses
contraires: une telle puissance n'est conçue que par l'abstraction des
réelles conditions de la volonté. Et cette abstraction, on s'en
souvient, s'opère en quelque sorte toute seule par le seul effet de
l'ignorance. Il en résulte une illusion, d'ailleurs partiellement
utile dans la pratique par la réaction qu'elle produit; car la
réaction de l'idée sur le fait a une si grande force de réalisation
que, même sous ces deux formes inférieures et paradoxales de
l'indifférentisme et du libre arbitre, je puis encore réaliser
_approximativement_ la liberté. Ce qui n'est pas illusoire et faux
dans l'idée de liberté, c'est d'abord le côté négatif de cette idée,
qui est l'_indépendance de l'être intelligent à l'égard du dehors_;
puis le fond positif de l'idée, qui est _la plénitude de la puissance_
et notamment de la puissance intelligente ou consciente. Cette
puissance n'a rien d'illusoire. L'idée de liberté, dans son fond le
plus empirique, renferme donc tout au moins un élément indéniable et
vrai: l'idée de la force des idées, de quelque manière qu'on conçoive
cette force. N'y eût-il rien de plus, ce serait déjà quelque chose, et
l'idée de liberté ne ressemblerait pas à l'utopie du mouvement
perpétuel.

Mais ce n'est pas là tout ce que renferme cette notion. Parmi ces
idées-forces qui ont une incontestable puissance, il y en a deux
dominantes en nous: celle du _moi_ et celle de l'_universel_.
L'indépendance du _moi_, voilà déjà une notion plus concrète de la
liberté. Et cette indépendance même, nous le verrons, ne se manifeste
jamais mieux que quand le moi agit pour un motif _universel_. De là
dérive la notion de liberté supérieure et morale, qui manifeste
l'indépendance du moi par rapport aux limites de sa propre
individualité bornée. Cette liberté est la condition du vrai
désintéressement et de l'amour d'autrui.

En abstrayant ainsi toutes les dépendances, toutes les limites, nous
finissons par concevoir, d'une conception indirecte, une indépendance
absolue, une cause qui serait indépendante sous tous les rapports:
c'est ce que les métaphysiciens appellent l'_absolu_. C'est là, à nos
yeux, la forme tout idéale de la liberté, conçue au point de vue
métaphysique[132].

  [132] Voir plus haut, sur l'idéal de liberté métaphysique et
  d'indépendance absolue, chap. VII, § 3.

On le voit, vouloir renfermer la liberté dans les bornes d'une
définition étroite, c'est en contredire la notion même, qui exclut
précisément toutes les bornes. Cependant, nous ne pouvons ici
considérer la liberté à la fois sous tous ses aspects. Nous serons
donc obligé de procéder dialectiquement, comme eût dit Platon, ou,
pour parler le langage moderne, d'établir un _processus_ et une
_évolution_ qui nous fasse passer d'un degré à l'autre, d'une forme
d'indépendance à une autre supérieure et plus complète.

Il est naturel, au début de notre recherche, de considérer d'abord la
liberté psychologique, la liberté du moi. Nous n'entendons point par
cette liberté psychologique une détermination qu'on ne saurait trop
comment qualifier, qui aurait lieu abstraction faite de toute
appréciation des choses, de toute considération des buts offerts, une
détermination de libre arbitre sans motif et sans mobile, en un mot
sans raison. La liberté humaine nous semble, à son premier degré, le
pouvoir de faire équilibre aux raisons tirées de la nature intrinsèque
des choses par une raison tirée de l'idée que le moi a de son
indépendance. Si la valeur intrinsèque des choses, telle que mon
intelligence la conçoit, déterminait seule mon action, cette valeur
des choses étant impersonnelle et conçue en vertu de lois
impersonnelles, je n'aurais aucune liberté; mais, si je trouve dans la
conscience même de mon individualité (réelle ou formelle), du _sujet_
qui est moi, un motif et un mobile capable de contre-balancer les
raisons qui procèdent des _objets_, il y aura une certaine attribution
de l'acte à _moi-même_ et non plus seulement au _non-moi_. La liberté
est donc, sous cette première forme, le sujet se posant en face de
l'objet comme une force capable de résister avec la conscience de sa
résistance; c'est le moi trouvant dans le moi une raison d'agir qu'il
se fait à lui-même au lieu de la recevoir du dehors. Nous admettons
toujours une raison d'agir, mais elle est tantôt dans la conscience du
sujet, tantôt dans la perception des objets.

Nous avons vu le fort et le faible des deux théories relatives à la
liberté: il faut maintenant essayer de les concilier dans une notion
plus large et plus compréhensive de la liberté psychologique. Selon le
déterminisme, nous nous déterminons pour tels ou tels motifs; et ces
motifs sont des pensées actuelles qui, étant donnée notre constitution
psychologique, devaient nécessairement amener notre détermination.
Dès lors, l'idée de notre liberté ne serait plus qu'une forme vide
s'appliquant indifféremment à tous nos actes; le contenu positif
de ces actes serait déterminé réellement et exclusivement par les
motifs actuels et par toute la série d'états de conscience
antécédents.--Selon la doctrine vulgaire de la liberté d'indifférence,
au contraire, nous nous déterminons parce que nous le voulons; ce qui
revient à dire que nous nous déterminons ainsi parce que nous nous
déterminons à nous déterminer ainsi. C'est là un acte absolu et
indépendant de tout le reste. Comment alors expliquer le contenu
positif et déterminé de ses effets? Comment cette suprême indifférence
a-t-elle pu aboutir à telles et telles différences, par exemple à un
acte de pardon ou à un acte de vengeance?--Voilà les notions
contraires de la liberté que se font les déterministes et les
indéterministes.

Maintenant, il y a deux manières de concilier des notions. On peut les
combiner dans ce qu'elles ont de positif pour arriver à une troisième
idée, distincte et une, qui en est la synthèse; c'est là, ce semble,
la vraie méthode. On peut aussi juxtaposer simplement les notions
contraires et, pour éviter la contradiction, en éliminer les
caractères spécifiques ou différentiels; mais on n'arrive ainsi qu'à
une identité vide et sans contenu déterminé, ou, si on laisse
subsister la moindre différence, l'opposition éclate bientôt au sein
même de l'apparente conciliation et réclame en vain une conciliation
nouvelle[133]. L'abstrait, et conséquemment l'incomplet, voilà le
défaut ordinaire des systèmes relatifs à la liberté. «Nous nous
déterminons pour tels ou tels motifs;» mais alors les motifs sont tout
sans la volonté, et le mot «nous nous déterminons» n'a plus de sens.
«Nous nous déterminons pour nous déterminer, nous voulons pour
vouloir; mais alors la volonté demeure abstraite et sans motif, comme
une forme sans contenu.» Toutes ces doctrines, après avoir brisé la
vivante unité du vouloir, s'efforcent vainement de la reconstruire.
Nous devons d'abord rétablir la réalité psychologique des faits, avant
de passer aux considérations métaphysiques.

  [133] Voir, sur notre méthode, l'Introduction à notre _Histoire
  de la philosophie_, 4e édition.

En premier lieu, relativement au motif de nos actes, l'observation
intérieure nous a montré que les systèmes adverses sont également
incomplets.--Je puis vouloir pour vouloir, disent les partisans de la
liberté indifférente.--Oui, leur avons-nous répondu; mais vous avez
alors un motif intérieur, qui est d'exercer la puissance même que vous
concevez.--Alors, disent à leur tour les déterministes, je veux pour
une raison, et en vue de quelque chose?--Oui; seulement cette raison,
ce quelque chose que vous avez en vue comme idéal, est le vouloir même
et le vouloir libre.--En ce cas, ma volition est déterminée par le
motif, et je ne suis pas libre.--Votre volition est déterminée par le
motif, et comme ce motif est précisément d'être libre, la question que
vous ne devez pas préjuger est de savoir si vous ne réalisez pas
effectivement, dans quelque mesure, une certaine liberté en
vous-mêmes. Reconnaissez tout au moins que la question doit être mieux
posée qu'elle ne l'a été.

Voici donc, relativement au motif de nos actions, les deux extrêmes et
la notion synthétique, fournie par l'expérience intérieure, qui les
concilie dans ce qu'ils ont de positif.--Je ne puis vouloir pour
vouloir et sans raison, disait Leibnitz.--Je puis vouloir sans raison
et pour vouloir, disait Reid.--La vérité psychologique est que je puis
vouloir pour la _raison_ de vouloir, et alors je veux tout à la fois
pour une raison et sans raison: pour une raison subjective (l'idée de
ma puissance), et sans raison objective (tirée de la nature des choses
que je veux, ou des fins externes). Dans ce cas, nous expliquons notre
acte en disant: «_Parce que je veux_». Cette expression ne désigne pas
seulement l'agent ou la volonté, mais aussi un objet de pensée ou un
motif que la volonté se pose à elle-même: ce n'est donc pas, comme on
le croit, une tautologie. Lorsque la volonté, entre deux biens,
choisit un bien moindre ou égal parce qu'elle le _veut_, ce mot est
pris dans un sens original, et sert à rendre raison du choix ainsi
fait: il ne désigne plus la volonté en général, mais la volonté se
prenant elle-même spécialement pour motif et pour fin, par un acte de
réflexion. Quand nous préférons le plus grand bien extérieur, mille
francs plutôt qu'un franc, nous croyons inutile d'ajouter que nous le
voulons pour vouloir: la valeur du motif extrinsèque suffit alors pour
expliquer la détermination de la volonté; mais, dans le choix d'un
moindre bien ou d'un bien égal, si on nous interroge sur le motif,
nous donnons pour raison: _parce que je veux_. La volonté devient
alors pour elle-même un vrai motif, car elle s'objective et se pose en
face d'elle-même: _Sit pro ratione voluntas_.--Reid n'a vu que le côté
extrinsèque des choses; il n'a pas vu la raison intrinsèque qui
détruit en nous l'indifférence: à savoir l'idée de l'indépendance
même, à laquelle nous sommes loin d'être indifférents. D'autre part,
les déterministes ont négligé à tort l'idée de la volonté libre parmi
les motifs de détermination.

La même insuffisance des doctrines opposées se retrouve à propos du
_mobile_ de nos déterminations, qui n'est que le motif par nous senti
et désiré. Ici encore les faits psychologiques semblent avoir été mal
analysés.

Selon les déterministes, non seulement il n'y a point d'acte sans
raison ou sans motif, mais encore la raison d'agir ne peut être que
quelque bien senti ou représenté: on ne peut vouloir que pour un bien,
et tout motif devient ainsi un mobile.--Je puis vouloir pour vouloir
et sans mobile, disent au contraire les partisans de la liberté
d'indifférence.--Mais, répondrons-nous aux deux systèmes adverses, si
la volonté libre est elle-même un bien, les contraires ne sont plus
aussi inconciliables: je puis vouloir pour le bien de vouloir. Ici
encore les partis dissidents font à tort abstraction de l'idée de
liberté; celle-ci nous apparaît toujours, à ses degrés différents,
comme l'idée d'un _bien_ réalisable dans le _moi_; et conséquemment,
de même qu'elle est un motif, elle est un mobile.

--Ce n'est pas un bien, objectera-t-on, de lever le bras ou de
l'abaisser; et cependant je lève librement le bras pour le lever, je
l'abaisse librement pour l'abaisser.--Analyse incomplète. Quand vous
faites ces mouvements avec réflexion, vous les faites pour montrer aux
autres votre liberté, ou pour vous la montrer à vous-même; et cette
sorte de triomphe que vous remportez sur le simple _possible_ en le
rendant _actuel_ est assurément un bien, dont vous avez la notion plus
ou moins confuse et le sentiment plus ou moins vif: il y a ici un
mobile, ne fût-ce que le plaisir d'agir, de se mouvoir, de se sentir
maître de ses mouvements, de se sentir vivre.

De même, vous me proposez le choix entre deux biens extérieurs, l'un
beaucoup plus grand que l'autre, et je choisis le moindre: ma
détermination est-elle sans mobile? Non. Je veux vous prouver ou me
prouver à moi-même que je ne suis pas esclave d'une influence
extérieure, je veux affirmer et, en une certaine mesure, réaliser ma
personnalité, mon _moi_, ma liberté et ma dignité, en préférant le
moindre bien au plus grand. Cette affirmation et réalisation de ma
puissance personnelle est un bien à mes yeux, et je _préfère_ ma
liberté aux choses extérieures. Les déterministes ont donc raison:
quoi que je fasse, je ne puis vouloir qu'un bien; mais ce bien peut
être précisément la liberté. En concevant la liberté, je la conçois
comme bonne, je l'aime, et je suis excité ainsi à la réaliser; l'être
raisonnable, qui se créait tout à l'heure à lui-même un motif par la
conception de la liberté, se crée aussi un mobile et une fin: le moi
trouve en lui-même une raison de vouloir et un intérêt à vouloir. Que
cette idée et ce désir de la liberté aillent croissant par l'attention
et la réflexion, ils produiront des effets en analogie avec eux-mêmes,
indépendants de la valeur des autres motifs ou des autres mobiles.
Voilà, ce semble, la réalité psychologique. Le grand tort du
déterminisme est donc de n'avoir pas vu que, si l'homme veut toujours
en vue d'un bien, il peut vouloir en vue d'un bien qui soit sa volonté
même. Cette conception de la volonté libre comme bonne en soi se mêle
à tous nos actes réfléchis; elle constitue un motif et un mobile
inhérent au moi, et dont l'intervention modifie tous les autres motifs
et tous les autres mobiles empreints de passivité extérieure. C'est
proprement la part du _moi_ et de son idée dans l'acte accompli; aussi
est-ce là ce que le moi croit pouvoir s'attribuer à lui-même.

En résumé, l'idée du vouloir qui semble la plus synthétique et la plus
conforme à l'expérience psychologique est la suivante: nous voulons
pour telles ou telles raisons, pour tels ou tels biens, et de plus, et
surtout, pour la raison et le bien de vouloir.


II. _Idéal métaphysique de l'acte libre._--C'est là aussi ce qui
répond le mieux, ce semble, à la notion métaphysique de la vraie
liberté individuelle. D'une part, en effet, pour être entièrement
libre, la volonté ne doit pas, en se portant vers tels et tels objets,
s'y porter exclusivement pour eux; elle ne doit pas s'absorber dans la
matière sur laquelle elle s'exerce: il faut qu'elle veuille encore
avec le but d'être libre, avec le but de vouloir librement. D'autre
part, elle ne peut vouloir _à vide_, dans une indifférence qui
exclurait tout contenu déterminé. La réalité concrète, c'est de
vouloir librement telle chose 1º pour vouloir cette chose-là et non
une autre, 2º pour la vouloir librement et non d'une autre manière.

La liberté individuelle doit donc remplir deux conditions pour
réaliser son idéal: elle doit donner à son acte la forme de la
liberté, non une forme tout extérieure, mais, s'il est possible, cette
forme réelle et constitutive qu'Aristote appelait «l'essence»; en même
temps elle doit donner à cet acte, de forme libre, un contenu
déterminé.

La forme essentielle de la liberté du moi c'est de vouloir pour
vouloir, de se déterminer par soi-même pour se déterminer par
soi-même. Vouloir ainsi pour vouloir, d'après nos explications
précédentes, n'est pas une identité vide posée par l'entendement, au
moyen de laquelle on se dispenserait de toute explication en répondant
à la question par la question même. Le premier vouloir n'est pas la
même chose que le second; ce sont deux éléments à la fois identiques
et différents, dont l'unité concrète forme un tout, parce que le
premier a sa raison dans le second et le second sa raison dans le
premier. Comment ce cercle peut-il se produire sans constituer un
cercle vicieux?--C'est que, quand je veux _pour_ vouloir, le premier
terme est le vouloir actuel, et le second un vouloir possible, raison
finale et idéale du premier. Si ces deux vouloirs pouvaient se suffire
l'un à l'autre indépendamment de tout le reste, il en résulterait que
l'acte libre, composé de deux vouloirs inséparables, à la fois
identiques dans leur forme et différents parce que l'un est moyen,
l'autre fin, subsisterait dans leur unité ou plutôt serait lui-même
cette unité.

En ce qui concerne le premier point, il n'y a pas de difficulté à
admettre que le vouloir libre devienne une fin pour notre activité
présente. La liberté est _indépendance_; de plus, en son sens le plus
positif et au plus haut degré de son évolution, nous verrons qu'elle
se confond avec la volonté de l'_universel_, avec la moralité. On
conçoit donc très bien la possibilité de se proposer à soi-même comme
raison finale un acte libre,--sinon un acte libre abstrait, notion
sans contenu, du moins un acte libre particulier, enveloppé dans un
ensemble de circonstances données. Je veux faire telle chose et non
telle autre, et je veux la faire librement; c'est-à-dire que je veux,
tout en la faisant, être indépendant de ce que je fais, ne pas y
épuiser une puissance qui me paraît contenir en elle des choses
opposées. En fait, c'est là l'idée dont nous nous proposons à chaque
instant la réalisation dans la pratique: nous voulons, par exemple,
faire un acte de désintéressement pour le faire et aussi pour
manifester, pour réaliser notre liberté, qui est en même temps notre
indépendance _individuelle_ et notre volontaire union à l'_universel_;
nous ne voulons pas être libres sans agir et sans faire passer notre
liberté dans un acte particulier, ni accomplir un acte particulier
sans y mettre notre liberté. La liberté se trouve donc toujours dans
l'idée de l'acte proposé et en est la forme essentielle: nous agissons
_en vue de la liberté_.

Bien plus, pour que le contenu déterminé de l'acte libre ne soit pas
en contradiction avec la forme essentielle, nous voulons imprimer
cette forme à tous les éléments dont l'acte se compose, et
conséquemment à cet ensemble de circonstances où nous nous trouvons
engagés. Or, pour ne pas être déterminé par ces circonstances, il faut
les connaître, sinon dans leur nature intime, du moins dans leur
rapport avec moi. Si je ne les connaissais pas et qu'elles me
déterminassent à mon insu, il se trouverait dans l'acte accompli des
choses dont je ne verrais pas la raison en moi-même. Voilà pourquoi je
pénètre par la réflexion dans les moindres détails de l'acte (tel que
l'exercice d'une fonction à moi confiée) et du milieu où il se
produit, loin de m'y mouvoir sans y porter la lumière. Ce que je
connais, je l'ai, dans une certaine mesure, ramené à moi et mis sous
ma dépendance; ce que je connais, je le tiens. Aussi, plus mon vouloir
est libre, plus il est raisonné, réfléchi, et par suite concret. Mon
premier vouloir se subdivise en autant de vouloirs particuliers qu'il
y a de conditions à remplir pour que l'acte produit soit, et ait la
forme de la liberté. Et tous ces vouloirs ont leur raison dans la fin
à atteindre, c'est-à-dire dans l'acte libre idéal dont ils sont les
moyens; comme d'autre part l'acte libre, qui ne sera que le dernier de
ces vouloirs, aura son principe dans les vouloirs antécédents dont il
doit être la conséquence. Une fois que toutes les conditions seront
ainsi déterminées, je saurai complètement ce que je veux, je pourrai
vouloir toutes ces choses connues de moi, et me vouloir moi-même avec
ma liberté dans ces choses ou plutôt au-dessus de ces choses. L'acte
concret que je veux est comme une ligne à parcourir, dont il faudrait
déterminer tous les points par la pensée afin de les vouloir tous.
C'est là un idéal impossible à réaliser entièrement. Dans la pratique
on se contente de déterminer le plus grand nombre de points possible,
comme quand on divise une ligne en un grand nombre de parties; puis,
ces points de repère déterminés, on se meut de l'un à l'autre par un
mouvement continu, en laissant les intervalles dans l'indétermination
et l'indifférence. Voilà pourquoi la liberté doit être en raison
inverse et non en raison directe de l'indétermination. Plus mon
vouloir sera déterminé et concret, plus sa réalisation d'un point à
l'autre paraîtra nécessaire, et plus cependant il pourra être
raisonnable et libre, au vrai sens de ce mot.

D'après ce qui précède, c'est tout d'abord dans un _mécanisme_ que
l'acte idéal de liberté doit se réaliser.

L'acte libre, que nous nous proposons comme fin, a besoin en effet
d'une série d'actions liées par la loi mécanique des conditions
suffisantes; car l'effet que la liberté veut produire doit être sous
sa dépendance absolue, et conséquemment soumis à des conditions qui le
rendront nécessaire. Sans cette nécessité des effets, il n'y aurait
plus de certitude pour la liberté intelligente: en attirant à elle un
anneau de la chaîne des choses pour atteindre un autre anneau plus ou
moins éloigné, la volonté ne serait point sûre de ne pas voir la
chaîne se briser entre ses mains, et les anneaux détachés se perdre
dans le vide. La liberté doit donc réaliser un mécanisme d'effets
soumis à la nécessité, c'est-à-dire à cette loi mécanique des effets
que l'on confond trop souvent avec la notion métaphysique de cause
efficiente.

Dans tout mécanisme apparaît une direction principale, déterminée par
le point de départ et par le point d'arrivée. Au sein de la conscience
l'_idée directrice_ sera celle même de la liberté. Cette idée sera
d'abord la force impulsive qui domine et meut tout le système, car
toute idée a une intensité et une force proportionnelle à cette
intensité. En outre, l'idée de liberté imprimera aux autres forces une
direction vers elle-même; c'est elle-même qu'elle prendra pour but
dernier, tout en se réalisant dans un système concret d'actions
intermédiaires. En conséquence, elle devra se maintenir d'un bout à
l'autre de la ligne suivie, comme un mobile présent à chaque point
parcouru et qui conserve toujours sa tendance au mouvement. Bien plus,
le résultat dynamique obtenu par l'idée de liberté ne sera pas
seulement la conservation d'elle-même, mais son accroissement. Chaque
mouvement intérieur étant réfléchi sur ce moteur qui ramène tout à lui
et ayant en outre pour effet de diminuer progressivement les forces
opposantes, quelles qu'elles soient, la force principale, c'est-à-dire
l'idée de liberté, accroîtra sans cesse son effet de tout ce qu'auront
perdu les autres forces. Elle aura ainsi réussi à agir en vue
d'elle-même sur elle-même, et à produire la réflexion du mouvement sur
le moteur.

Un mécanisme circulaire est précisément ce qui constitue un
_organisme_. On sait que, selon la formule de Kant, l'organisme est un
système dont toutes les parties sont tour à tour cause et effet; il se
résume dans une réciprocité principale: celle de la force dominante et
des forces auxiliaires, de la vie et des organes. La vie produit les
organes, qui à leur tour produisent, maintiennent, accroissent la vie.
Mais, dans les organismes inférieurs, la vie s'ignore et ignore les
moyens qu'elle emploie: elle est instinctive. Au contraire, la vie
supérieure, que tend à créer l'idée de liberté, serait une vie
consciente d'elle-même et de ses moyens, transparente pour elle-même
dans tous ses organes, se voyant fonctionner et voyant se ramener à
elle toutes les autres fonctions mentales. Pour cela l'idée de liberté
doit être présente, comme fin et comme cause, à tous ses organes
intérieurs ou psychiques; et de plus elle doit être son organe à
elle-même.


III. _L'évolution vers la liberté et ses trois moments._--La volonté
ne peut réaliser l'idéal de l'acte libre sans passer par trois moments
dont l'évolution constitue un véritable progrès. Si, par hypothèse,
nous considérons le moi avant qu'il ait produit aucun acte sous l'idée
de liberté (comme chez les enfants), nous le trouvons déterminé
principalement par le dehors et par ce qui ne vient pas de lui-même;
il est tout entier esclave de la conformation du cerveau. C'est là le
premier moment, où les déterminations du moi intelligent sont posées
par des forces étrangères,--hérédité, milieu, excitations du
dehors,--plutôt qu'il ne les pose et ne les affirme lui-même en sa
conscience. Son activité ne s'est exercée encore que par des réactions
purement _réflexes_ (non _réfléchies_), en raison composée des actions
de l'extérieur et des forces emmagasinées dans le système nerveux. Ces
réactions réflexes étaient comme la traduction exacte du dehors par le
dedans, du physique par le mental. Ce n'était pas cependant une
complète _fatalité_, c'est-à-dire une complète _passivité_, puisqu'il
y avait déjà réaction et conscience confuse de réagir; mais cette
réaction était moins _individuelle_ que due à l'_espèce_; de plus,
elle était analogue à l'élasticité des corps. Aussi est-elle restée
soumise aux lois de la pure dynamique, jusqu'à ce que la force qui
réagissait sous forme simplement _réflexe_ se fût développée par
l'action même, fût arrivée à une conscience _réfléchie_, se fût posée
dans son unité en face de la multiplicité extérieure. Tout le travail
de la volonté pendant l'enfance consiste à se ressaisir par une
réflexion progressive, dans le chaos des sensations disparates,
qu'elle réduit peu à peu à l'unité formelle d'une même conscience.

Nous arrivons au second moment, que l'analyse sépare du premier, mais
qui peut se confondre avec lui dans le développement continu et
synthétique de la nature humaine. Le moi, aspirant à la liberté
idéale, c'est-à-dire à l'affirmation de soi par des actes propres,
travaille à détruire en lui ces déterminations qui n'y ont pas été
posées par lui-même. Notre volonté imparfaite semble d'abord contenir
tout plutôt que soi: le cerveau, résultat de l'hérédité dans la
famille et dans l'espèce, est tout entier sous la dépendance du
dehors; pour que la volonté s'affirme, il faut donc qu'elle commence
par nier le reste, en un certain sens, c'est-à-dire par résister aux
impulsions immédiates du dehors, et cela au moyen d'une réaction
_individuelle_. Quand nous nous saisissons par la conscience, nous
nous trouvons mis en mouvement ou modifiés dans notre mouvement par
mille moteurs divers et étrangers. Avant donc de faire effort pour
nous imprimer un élan qui vienne entièrement de nous-mêmes, il faut
d'abord que nous arrêtions tous les autres mouvements et fassions en
nous le repos. Au point de vue physiologique, ce second stade de la
volonté, tout préparatoire, est ce qu'on a nommé le pouvoir
d'_inhibition_ ou d'_arrêt_; il se manifeste par un équilibre des
impulsions nerveuses en divers sens. C'est comme un phénomène
d'_interférence_. C'est aussi le second moment de l'évolution
psychologique, qui enveloppe une sorte de dialectique vivante; c'est
le moment de la négation, par où doit passer ce _moi_ que Platon
définissait «un moteur qui se meut lui-même». Le _moi_ se fait alors
immobile relativement au dehors; c'est-à-dire que, parmi toutes les
déterminations possibles, il n'en regarde aucune comme capable
d'absorber ou d'épuiser son idée de liberté en le contraignant à telle
ou telle action. Cette situation du moi à l'égard des choses
extérieures, sous l'idée de liberté, est celle de l'indépendance et
même de la séparation; il tend en effet à se séparer de tous ses
mobiles, de toutes ses inclinations, de toutes ses habitudes: il
conçoit tout cela comme incapable de produire un acte tel qu'il se le
représente, c'est-à-dire un acte vraiment libre. Dès lors, tout
devient petit et presque indifférent devant cette idée d'une entière
indépendance. Sous ce rapport, le moi en suspens et en équilibre est
indéterminé; mais, nous l'avons vu déjà, c'est une indétermination
partielle dont il est lui-même l'auteur au moyen de sa pensée. Par cet
_arrêt_, par cet _équilibre_, le _moi_ est déterminé à se déterminer
soi-même. Il arrive à ce troisième et décisif moment où la nécessité
intelligente, réfléchie sur soi, doit s'efforcer de se dépasser et de
se contredire, par une sorte de métamorphose psychologique qui est
l'apparition de l'être moral. Il y a là un passage que l'intelligence
aspire à franchir, comme si la nécessité, après l'avoir conduite
jusqu'à ce point, lui montrant au delà de l'obstacle la terre promise
de la liberté idéale, la chargeait d'achever l'oeuvre commencée.

En fait, quand nous agissons sous l'idée de liberté, nous nous
efforçons de réaliser le mécanisme automoteur précédemment décrit,
qui a la liberté pour fin directrice. L'idée de liberté montre sa
valeur, comme le mouvement, en marchant. En prenant la liberté pour
but nous ne poursuivons pas un idéal de tout point chimérique et
illusoire: l'acte que nous nous proposons d'accomplir librement, nous
l'accomplissons comme s'il était libre en une certaine façon et
soumis à notre pouvoir. Nous réalisons donc tout au moins le
_contenu_ de cet acte. Si on peut nous contester le succès complet,
c'est relativement à ce principe de liberté que nous lui attribuons,
à cette _forme_ essentielle (au sens aristotélique du mot) que nous
aurions voulu aussi lui donner. La contestation ne peut plus porter,
à vrai dire, que sur le degré de notre succès dans cette tentative
d'affranchissement et dans cette évolution progressive; mais on ne
saurait nier les effets réels de ce coefficient négligé par tous les
déterministes. Rétablissons-le donc d'abord dans le déterminisme
naturaliste, puis dans le déterminisme idéaliste.

«Des faits, disent les naturalistes, tout s'explique par des faits.»
Mais l'idée de liberté est aussi un fait qui doit produire comme les
autres un résultat original.--«Des idées, disent les idéalistes, tout
s'explique par des idées.» Mais la liberté est aussi une idée, qui
doit avoir sa part dans la génération des choses par les idées
mêmes.--Les systèmes arrivent donc par diverses voies à poser une
idée-force ou une force-idée. Nous devons examiner successivement ces
deux points de vue.


IV. _L'idée-force comme complément du naturalisme._--Les plus récentes
observations de l'école empirique et naturaliste s'accordent avec les
spéculations des idéalistes sur l'identité fondamentale de la pensée
et de l'action. Selon MM. Bain et Spencer, et aussi selon Müller,
l'idée d'un objet absent et la perception d'un objet présent sont des
actes qui ne diffèrent pas en nature, mais seulement en degré; l'idée,
en général, est le commencement d'une action. Le phénomène fondamental
du mécanisme nerveux est l'acte réflexe; par conséquent, c'est une
transmission de mouvement. Le mouvement communiqué aux centres
cérébraux se restitue nécessairement au dehors et se transmet sous une
forme ou sous l'autre. Toute pensée suppose une réception et une
transmission de mouvement, par conséquent une continuation de
mouvement, une _tendance_, une _force motrice_ au sens mécanique[134].

  [134] Nous trouvons la théorie des idées-forces de plus en plus
  confirmée par les travaux des physiologistes et psychologues
  contemporains. Selon les remarques ajoutées par M. Taine à sa
  dernière édition de l'_Intelligence_, «quand l'image devient très
  lumineuse, elle se change en impulsion motrice; on peut donc
  supposer que, s'il y a dans l'écorce cérébrale des points où
  l'image devient plus lumineuse, ces points se rencontrent là où
  les extrémités terminales de l'appareil intellectuel s'abouchent
  avec les extrémités initiales de l'appareil moteur...
  D'innombrables courants intellectuels cheminent ainsi dans notre
  intelligence et notre cerveau, sans que nous en ayons conscience,
  et ordinairement ils n'apparaissent à la conscience qu'au moment
  où, devenant moteurs, ils entrent dans un autre lit.»
  (_L'intelligence_, 3e édit., I, 482.)

  Le substratum physique de l'esprit, disent Carpenter et Laycock,
  n'est pas seulement les nerfs efférents avec leurs centres, ce
  sont aussi les nerfs afférents, «ce sont les processus
  sensori-moteurs.»--«Il doit y avoir un élément moteur aussi bien
  qu'un élément sensoriel dans le _substratum_ anatomique dont la
  faible décharge correspond à ce que nous appelons _penser_ un
  objet. Cette notion peut paraître singulière. Quoi de commun,
  dira-t-on, entre un mouvement et une idée, l'un étant un processus
  physique, l'autre un processus mental? Je le répète, le mouvement
  entre comme élément non dans les idées, mais dans le substratum
  anatomique des idées.» (Huglings Jackson, _Clinical and
  physiological researches on the nervous system: I, on the
  localisation of movement in the brain_, p. 18, et sq.) Pour la
  théorie des centres psycho-moteurs, qui sont comme les centres des
  idées-forces, voir les travaux de Ferrier, de Bastian, de Maudsley
  et les pages substantielles de M. Ribot, dans la _Revue
  philosophique_ de juillet 1882.

La tendance qu'a l'idée d'une action à la produire montre que l'idée
est déjà l'action elle-même sous une forme plus faible. Au souvenir
de quelque action énergique, par exemple d'un combat, il nous est très
difficile de nous empêcher de répéter partiellement cette action. Une
sorte de courant causé par l'émotion se précipite dans les mêmes voies
et s'empare des mêmes muscles, au point de leur imposer une répétition
réelle. Un enfant ne peut rendre compte d'une scène à laquelle il a
pris part qu'en la reproduisant avec tous les détails. Remarquons en
passant que c'est ce qui donne naissance au langage d'action; c'est
aussi ce qui le rend si facilement intelligible pour les enfants
eux-mêmes: nous interprétons rapidement les signes parce qu'ils sont
le commencement des actes qu'ils représentent.--En pensant des mots ou
une phrase, on sent une sorte d'impulsion et de mouvement se
communiquer à la langue et aux autres organes de l'articulation, qui
sont alors sensiblement excités. «L'articulation, dit M. Bain, est la
seule différence qu'il y ait entre la représentation purement
intellectuelle d'une idée et son expression vocale... Penser, c'est se
retenir de parler ou d'agir.» Nous sentons à chaque instant combien il
est facile de convertir nos idées en paroles; il suffit d'y ajouter
une force mécanique presque insensible, de faire entendre un faible
chuchotement. Il y a des gens qui sont si peu maîtres de leurs organes
qu'ils articulent ou murmurent toutes leurs pensées; il en est
d'autres qui, dans certains moments d'excitation, ne peuvent
s'empêcher de se parler à eux-mêmes. L'idée seule du bâillement le
provoque: «le frein qui accompagne ordinairement les idées d'action et
qui les empêche de se traduire en mouvements, est trop faible dans ce
cas; en conséquence l'idée devient à elle seule l'expression complète
de la réalité.» Ce frein résulte du mécanisme des forces: les
mouvements commencés dans le cerveau tendent à se répandre et à se
réaliser dans les muscles, mais ils rencontrent des mouvements déjà
réalisés qui peuvent les contenir, ou d'autres courants nerveux qui
les neutralisent. Les ondes produites par une pierre dans l'eau vont
plus ou moins loin et sont neutralisées plus ou moins vite, selon la
force du choc initial; de même il est en nous des tendances et des
mouvements qui ne rayonnent pas jusqu'à la sphère visible de
l'activité extérieure, mais qui n'en sont pas moins déjà l'action
elle-même et le mouvement lui-même au premier degré.

Si l'idée peut exercer une action jusque sur des mouvements de nature
réflexe, de manière à les exciter ou à les modérer, on comprend
combien elle doit être plus puissante sur les mouvements qui
dépendent immédiatement d'elle-même. Et parmi ces idées, qui tendent à
se réaliser, à s'exprimer par des actes, nous savons qu'il faut placer
au premier rang l'idée de liberté, dont l'action est tantôt
modératrice, tantôt excitatrice. Cette idée est un ressort dont
l'action a été négligée par l'école physiologique et naturaliste.

Le tort de cette école, en général, c'est le peu d'importance qu'elle
accorde à la conscience et aux idées. Nous avons vu qu'elle en fait de
simples reflets d'un mouvement accompli sans elles, de simples
«phénomènes lumineux» sans action et sans réelle influence. Les choses
se passent dans le cerveau tantôt avec conscience, tantôt sans
conscience, et dans le premier cas elles se passent comme si la
conscience même n'existait pas: le courant suit l'arc nerveux de la
même manière, soit qu'il y ait conscience au centre, soit qu'il y ait
inconscience. Ce rôle effacé, ou plutôt cette absence de toute action
efficace attribuée aux idées, nous paraît une exagération des
naturalistes contemporains, que nous avons déjà signalée[135]. Leur
erreur est de croire que les actes, connus ou non de nous, demeurent
toujours les mêmes, semblables au fleuve qui coule de la même manière,
soit qu'on regarde ou qu'on ne regarde pas les flots qui se suivent.

  [135] Voir principalement Maudsley, Herzen, M. Taine et M.
  Ribot.--Cf. p. 109.

Sans doute il y a des combinaisons d'idées qui ne tendent pas à se
réaliser parce qu'elles n'enveloppent en elles-mêmes aucune tendance
capable de satisfaire l'être qui les conçoit; parfois même elles
enveloppent une tendance répulsive plutôt qu'attractive. L'idée
d'imbécillité, par exemple, ou celle de fatalité, n'incline pas à sa
réalisation. Encore ne faudrait-il pas qu'une intelligence fût tout
envahie et absorbée par des idées de ce genre, car alors elles
tendraient à s'exprimer tantôt par une sorte de fascination, tantôt
par une passivité inerte, etc. Une représentation dominante et
exclusive, fût-elle chimérique ou terrible, exerce déjà par elle-même
une fascination qui peut susciter les mouvements élémentaires
correspondants. Une idée n'est _oisive_ et inactive que dans deux cas:
1º quand elle est _contrebalancée_ et refrénée par d'_autres_; 2º
quand, étant _seule_, elle est tout à fait abstraite ou tout à fait
impossible. Si je conçois, par exemple, la négation de toutes mes
conditions d'existence, cette idée purement négative et
irreprésentable n'entraîne d'autres mouvements élémentaires que ceux
des mots qui l'expriment. Si la liberté n'était qu'une idée de ce
genre, elle n'agirait pas. Mais, dans l'idée d'indépendance, surtout
par rapport aux mobiles sensibles et à l'égoïsme, dans l'idée d'une
possession de soi par soi-même, dans l'idée d'une expansion vers
l'universel, dans l'idée de perfectibilité et de progrès, il y a des
éléments intelligibles et désirables, conséquemment excitateurs et
moteurs. C'est donc, de la part des naturalistes, une inconséquence
que de méconnaître, en ce sens, la force des idées et surtout de
l'idéal de la liberté.

       *       *       *       *       *

Cherchons maintenant jusqu'où peut aller l'efficacité finale de l'idée
de liberté tant qu'on s'en tient au point de vue exclusif du
déterminisme naturaliste. Si ce point de vue exprimait le fond des
choses, les déterministes auraient le droit de dire:--Nous avions sans
doute négligé un chiffre dans nos calculs et vous avez raison de le
rétablir; mais nous n'aurons désormais qu'à mesurer la valeur de
l'idée de liberté; après l'avoir calculée une fois pour toutes, nous
commencerons nos tables des motifs par ce premier facteur invariable,
après lequel nous écrirons, comme nous le faisions auparavant, les
motifs variables. La loi de nos actions sera trouvée.

On peut répondre, d'abord, que l'idée de liberté n'est pas un facteur
d'une valeur constante.--Cette idée, quoique toujours présente plus ou
moins implicitement à toute action réfléchie et délibérée, n'est pas
toujours également développée, claire et _intense_: il y a donc des
intermittences et des degrés dans notre conception réfléchie de la
liberté.

--Mais, dira-t-on, constante ou variable, sa force ne modifie pas la
résultante du mécanisme interne: elle s'ajoute toujours aux motifs
antérieurement dominants, tantôt égoïstes, tantôt désintéressés, et se
borne à en accélérer l'action.--Cela n'est vrai que quand nous
agissons sans penser au contraire de notre acte; dans ce cas, l'idée
de notre puissance accroît en effet notre confiance et accélère notre
mouvement. Mais, quand il s'agit d'une chose où le bon et le mauvais
se mêlent, l'association des idées par contraste nous fait concevoir
toujours le parti opposé; et ce parti nous apparaît, lui aussi, comme
un mélange de bon et de mauvais. Si nous n'avions aucune idée de notre
liberté possible, nous accepterions simplement et passivement l'état
présent de nos tendances, sans concevoir la possibilité de rendre
dominante la tendance actuellement la plus faible; mais il n'en est
pas ainsi, et l'idée de liberté, loin d'_accélérer_ la tendance
dominante, la _retarde_ ordinairement en faveur de la plus faible.
C'est quelque chose d'analogue à ce qui se passe quand nous sommes
témoins d'une lutte entre deux adversaires dont l'un est plus fort
que l'autre: nous sommes inclinés à prendre parti pour le plus faible
afin de rétablir l'égalité; au besoin, nous lui portons secours. Et
pourquoi voulons-nous rétablir l'égalité? Pour laisser libre jeu à une
puissance supérieure, par exemple celle de l'intelligence, plus
intime, plus personnelle que la force physique, quoique en même temps
plus impersonnelle par son objet. Mais, devant une trop grande
inégalité d'intelligence, nous sommes encore portés à rétablir
l'égalité, comme pour donner place de nouveau à une puissance
supérieure, comme pour en appeler d'un tribunal provisoire à un
jugement sans appel. Nous voulons moins la victoire du plus
intelligent que du meilleur, et moins celle du meilleur en lui-même
que de celui qui serait meilleur par lui-même ou librement aimant. Le
moi, avec son idéal d'indépendance personnelle et de volontaire
impersonnalité, est la grande force décisive que, dans cette lutte,
nous voudrions voir _donner_. Quand il s'agit d'une lutte intérieure
dans notre conscience, la même tendance à intervenir pour le plus
faible se produit: l'idée même de notre liberté surgit et se réserve
le dernier mot, au lieu de laisser la décision à des puissances
inférieures. Cette idée tend donc à équilibrer les motifs et à les
rendre par là indifférents devant elle, plutôt qu'à se précipiter du
côté de la force dominante. Au lieu d'accélérer, elle suspend d'abord,
elle arrête; elle produit, avec ce que les physiologistes appellent
l'inhibition à son plus haut degré, ce que les moralistes appellent la
possession de soi: le moi, au lieu d'être absorbé par les tendances
particulières et les objets extérieurs, se recueille dans la réflexion
et se pose. Le moi fût-il toujours une simple idée, cette idée
devient, au point de vue même du naturalisme, une puissance capable en
fait de contrebalancer les autres, elle est une _idée-force_.

En outre, ce n'est pas une puissance fixe, mais quelque chose
d'analogue à ces variables des mathématiciens qui tendent vers une
limite plus grande que toute quantité donnée. L'idée de la liberté, en
effet, est l'idée d'une force capable de se multiplier elle-même par
la réflexion, d'une force variable et virtuellement indéfinie. Tels
deux miroirs se renvoient l'un à l'autre une même image; et l'idée de
la liberté, au lieu de s'affaiblir dans cette réflexion du sujet moi
sur l'objet moi, va grandissant. Le déterminisme mécaniste parle
toujours des idées comme de valeurs stables, comme d'unités fixes;
mais il faut admettre des idées dont la valeur et la force impulsive
soient capables de s'accroître, et qui deviennent multiples de soi
par la réflexion. Le cerveau, disent eux-mêmes les physiologistes, est
un organe multiplicateur et condensateur.

Ainsi se produit un phénomène mental de haute importance, qui résulte
du pouvoir que nous avons de _réfléchir_ sur notre _moi_: du moment où
nous réfléchissons, il y a le _moi actuel_ donné à notre réflexion, et
le _moi possible_, qui, en se concevant, peut se réaliser différent du
moi donné. De là deux termes et une multiplication possible de l'un
par l'autre. Une seconde réflexion peut multiplier encore la puissance
de l'idée par elle-même. Nous avons ainsi un multiplicateur qui
s'élève à des puissances successives. L'idée de liberté est
précisément l'idée de cette multiplication toujours possible, de cette
variabilité sans limites précises.

Les symboles arithmétiques sont, du reste, bien loin de suffire à
l'explication de tout ce que contiennent les faits de liberté
apparente ou réelle: aux considérations de quantité doivent se joindre
celles de qualité. Les faits physiques eux-mêmes ne trouvent pas leur
unique explication dans des variations de quantité purement
mathématiques et mécaniques; il existe des combinaisons où le tout est
autre chose que la somme numérique de ses éléments: ce sont les
combinaisons _chimiques_. De même, dans l'esprit, se produisent ces
faits que l'école naturaliste appelle une sorte de _chimie mentale_,
comme quand les sensations élémentaires des sept couleurs engendrent,
par leur synthèse, une sensation toute différente en qualité, celle du
blanc. Les naturalistes seront donc forcés de reconnaître que l'idée
de liberté, en s'ajoutant à un motif, n'en doit pas modifier
simplement l'intensité quantitative, mais encore la qualité spécifique
et surtout la qualité «morale.» Si, par exemple, je conçois un tort
fait à autrui comme pouvant être libre, ce n'est pas seulement un tort
plus grand que je conçois, mais un mal d'un nouveau genre et pour
ainsi dire d'une tout autre couleur, l'injustice volontaire. De même,
le bonheur d'autrui produit par le sacrifice de mon intérêt devient,
en se combinant avec l'idée de liberté, cette merveille idéale qui ne
ressemble à aucun autre objet: la libre bonté. Le bien conçu sous
l'idée de liberté cesse donc d'être neutre et impersonnel pour
apparaître comme bien «moral,» en même temps que le mal apparaît comme
mal moral. Ou plutôt, auparavant, nous ne concevions que le plaisir ou
la douleur; le bien comme tel, ou la moralité, n'a pu être conçu que
grâce à l'idée, vraie ou fausse, de liberté. Celle-ci introduit donc
des motifs tout nouveaux et _sui generis_, c'est-à-dire les motifs
moraux, impliquant un certain degré de croyance à la liberté: ce que
je veux, c'est un bien libre, une réelle bonté. Or, la persuasion de
ma liberté me permet d'agir _en vue_ de cette réelle bonté, et c'est
là une évolution intérieure d'où peut sortir progressivement un monde
nouveau. Quand même ces hautes notions morales ne seraient qu'un
idéal, la seule conception de cet idéal n'en introduit pas moins en
nous une lumière toute nouvelle. Si nous agissons sous la pensée et le
désir de la libre bonté, n'aurons-nous pas lieu de croire avec Platon
qu'on peut devenir, en une certaine mesure, semblable à l'objet de sa
contemplation et, qui plus est, de son action? J'ai une arme dans les
mains; vous prétendez que c'est une ombre et non une réalité; mais,
puisque avec cette arme je triomphe des forces ennemies, comment ne
finirais-je pas par me demander si c'est simplement une ombre, ou au
moins si l'ombre ne prend pas corps?

       *       *       *       *       *

Est-ce à dire que nous prétendions, sans sortir du point de vue même
auquel se placent les naturalistes, introduire dans le déterminisme
une liberté radicalement différente de ce déterminisme même?--Non;
nous voulons seulement, à ce premier point de vue, qui n'est pas le
dernier et le plus haut, _élargir_ le déterminisme et l'_orienter_
vers la liberté idéale. Nous voulons montrer que l'être intelligent,
si déterminé qu'il soit, n'attend point que les choses se fassent ou
ne se fassent pas: le croire, c'est là un faux déterminisme. Le vrai
déterminisme n'est pas _fait_ passivement, il _se fait_ lui-même, il
se modifie lui-même par lui-même. Le but que nous nous proposons dans
ce livre, c'est de rendre le déterminisme aussi large, aussi ouvert,
aussi infini, conséquemment aussi flexible et vivant, aussi
modifiable, aussi variable et progressif que cela est compatible avec
un _ordre intelligible_, avec une continuité sans hiatus, avec une
_loi_ sans exception, qui est pourtant une loi de vie et non
d'inertie. Pour cela le déterminisme ne doit pas être réduit
exclusivement aux lois _mécaniques_, car ces lois sont une enveloppe
trop extérieure; il ne doit pas être réduit aux lois _physiques_ et
_physiologiques_, qui n'épuisent pas tout; au moins faut-il y ajouter
les lois _psychiques_, et principalement celles de la pensée; puis,
après avoir ainsi _égalé_ le déterminisme à tout ce que nous pouvons
connaître, il est encore permis de se demander si tout est pour nous
connaissable. On laisse ainsi subsister l'_x_ problématique au fond
des choses. Tout déterminisme qui s'arrête à moitié chemin est un
déterminisme _paresseux_; d'autre part, les objections adressées à un
déterminisme incomplet sont des objections _paresseuses_.

Le déterminisme naturaliste et mécaniste est de ceux qui s'arrêtent à
moitié chemin. Il voit les choses du dehors, il voit simplement le
réseau qui les enserre, et encore il ne se rend pas un compte exact de
la nature des mailles. Ces mailles, en effet, ne sont pas purement
mécaniques et physiques, elles sont encore psychiques. De plus, dans
le domaine psychique, il y a un facteur capital qui intervient, la
_conscience_ de soi, dont l'_idée_ n'est qu'une forme supérieure.
Répéter que la conscience est simplement un reflet, c'est dogmatiser,
c'est faire de la métaphysique matérialiste. A vrai dire, nous ne
savons pas si la conscience, au lieu de refléter le dehors, ne nous
révèle point précisément le dedans de l'être et la vraie cause active,
dont les lois mécaniques, physiologiques, sociologiques, statistiques,
ne sont que les expressions et traductions diverses. La conception des
idées ou, plus généralement des états de conscience comme simples
_empreintes_ des choses extérieures, est un reste du préjugé vulgaire,
qui prend au sérieux la métaphore contenue dans l'étymologie même du
mot _idée_. C'est en même temps un reste de _substantialisme_: on
trouve que l'état mental, l'état de conscience, l'idée au sens large
du mot, a besoin d'un substratum, et il en résulte que la conscience
peut recouvrir un fond substantiel, soumis à une nécessité absolue.
C'est là une pure hypothèse matérialiste. Nous ne savons pas ce qu'est
le fond de la conscience: nous n'avons donc pas le droit de traiter
d'illusoire l'action que la conscience, par la réflexion, croit
exercer sur elle-même, l'action que l'idée croit exercer sur sa propre
réalisation. La possibilité de l'idéalisme subsiste toujours à côté et
au-dessus du naturalisme.

Si l'idée de liberté, par sa seule action efficiente et mécanique, ne
suffit pas à changer absolument et objectivement la nature des choses,
si elle ne donne pas tout d'un coup une entière liberté morale à un
être qui, par hypothèse, serait exclusivement soumis aux lois
physiques, il n'en est pas moins vrai que cette idée, entre le
mécanisme et la liberté, offre un _moyen terme_ nécessaire. C'est là
ce que nous pouvons conclure de toutes les considérations qui
précèdent, et par là se produit une première rencontre des doctrines.
En effet, supposons que la liberté existe; elle n'existera qu'à la
condition d'avoir conscience d'elle-même, et elle n'aura conscience
d'elle-même qu'à la condition de devenir l'idée d'elle-même. Or, toute
idée étant une force capable de produire le mouvement, la liberté
devra toucher par là au mécanisme. D'autre part, si c'est le mécanisme
qui existe tout d'abord et qui, dans les systèmes particuliers de
mouvements et de forces appelés individus intelligents, arrive à
concevoir l'idée de la liberté, le mécanisme pourra, en se conformant
à cette idée, se rapprocher progressivement de la liberté idéale.
L'idée de la liberté est donc bien un terrain commun et en quelque
sorte neutre, où peut se préparer un rapprochement entre les opinions
opposées. Si la liberté n'existe pas, le mécanisme que nous avons
décrit sera ce qui peut le mieux la suppléer dans l'ordre mécanique.
Si elle existe, elle devra, pour agir dans l'ordre mécanique, réaliser
précisément ce mécanisme. Nous avons donc, soit le _substitut_, soit
l'_instrument_ de la liberté.

Ce substitut ou cet instrument pourrait être appelé, par simple
analogie, l'équivalent de la liberté au sein du mécanisme. La chaleur,
l'électricité, le magnétisme ont leur équivalent mécanique, qui
exprime la quantité de mouvement dans laquelle ils doivent se
transformer pour produire tel ou tel effet. La liberté, devant
produire ses effets dans l'ordre mécanique, a dans cet ordre un autre
genre d'équivalent, moins sous le rapport de la quantité que sous le
rapport de la qualité: la notion de liberté est un équivalent logique
et intellectuel de la liberté, et la force impulsive inhérente à cette
idée en est, si on peut parler ainsi, une sorte d'équivalent
mécanique. Seulement, il ne faut pas oublier l'extrême variabilité de
cette force susceptible d'accroissement et de diminution. Nous ne
voulons d'ailleurs indiquer ici que des analogies.

Nous avons déjà rappelé comment Leibnitz s'est efforcé de rendre les
quantités discontinues adéquates à la quantité continue: par le
rapport constant des variables, il découvre le rapport de leurs
limites idéales; on substitue ainsi aux choses des séries indéfinies
dont elles sont la limite. Ces séries pourraient s'appeler des
substituts mathématiques; elles sont, en d'autres termes, un moyen
d'approximation indéfinie. De même, nous avons cherché au sein du
déterminisme mécanique un moyen d'approximation indéfinie par rapport
à la liberté idéale, ou son substitut mathématique, mécanique et
logique tout à la fois. C'est l'idée de liberté qui nous permet
d'intercaler une série indéfinie de moyens termes entre le mécanisme
physique et la parfaite liberté morale. Étant donné un système de
forces, quelque grand qu'il soit, l'idée de liberté, toujours présente
en moi, me fait concevoir une force encore supérieure; et si je mets
cette idée à l'essai, je puis réussir. J'arrive donc à concevoir une
série de forces de plus en plus grandes. Sans doute aucune de ces
forces ne doit être considérée comme adéquate à la liberté parfaite;
mais, pour cette raison même, je puis toujours dépasser la force
présente par ma pensée; je puis toujours, grâce à l'idée de liberté,
passer d'une force à une autre plus grande; je n'aurai donc qu'à
continuer ce mouvement pour obtenir le degré de force nécessaire à
chaque action. J'obtiens par là non une puissance infinie, mais une
puissance pratiquement indéfinie, qui en est le symbole mathématique
et le substitut mécanique.


V. _L'idée-force de liberté comme complément de l'idéalisme._--Si, du
point de vue naturaliste, nous passons au point de vue idéaliste,
l'idée de liberté nous apparaîtra encore comme un moyen de
rectification et de conciliation progressive. La théorie platonicienne
des idées prendrait un sens plausible si, au lieu de ne considérer les
idées que dans un monde intelligible où on les suppose éternellement
réalisées, on les faisait descendre et agir au sein du monde sensible,
par une influence observable et déterminable. Au lieu d'une
dialectique purement formelle et logique, on aurait ainsi une
dialectique vivante et réelle, comme celle dont Hegel voulait établir
les lois et dont il n'a écrit que le roman fantastique.

Leibnitz, en introduisant dans l'idéalisme platonicien des conceptions
plus réalistes et même mécanistes, essaie d'expliquer la production
des choses par une sorte de «_mécanisme métaphysique_», par une
«mathématique» éternelle. Dans ses spéculations aventureuses et
cependant profondes, il s'efforce de montrer comment du _vrai
métaphysique_, ou des possibilités idéales, procède le _vrai
physique_, c'est-à-dire les réalités actuelles. La possibilité ou
l'essence implique un effort vers l'existence: chaque possible, en
vertu d'une loi vivante, tend à devenir réel, et il serait réel s'il
ne rencontrait pas quelque obstacle qui le rend impossible, soit
provisoirement, soit définitivement, auquel cas il n'est réellement
pas possible. Tous les possibles ne peuvent se réaliser à la fois: il
en est qui s'excluent et se contredisent; de là une sorte de lutte
entre des prétentions rivales. Ces prétentions ne peuvent toutes être
satisfaites, mais il en résulte toujours, dans la réalité, la
combinaison par laquelle peut exister le plus grand nombre de
choses[136]. On voit que c'est le parallélogramme des forces
transporté dans le principe d'où dérive l'univers. Cette évolution des
possibles qui sont en même temps des puissances, des forces, des
causes de mouvement, explique tout, selon Leibnitz, par une
dialectique idéale et réelle. Le mécanisme intelligible, d'ailleurs,
n'exclut pas dans le principe des choses la liberté, dont il est
l'instrument.

  [136] «Omne possibile exigit existere, et proinde existeret, nisi
  aliud impediret, quod etiam existere exigit et priori
  incompatibile est; unde sequitur semper eam existere rerum
  combinationem qua existunt quam plurima.» (_De verit. primis_,
  Erdm., p. 99.) «Omnia possibilia pari jure ad essentiam (l.
  existentiam) tendere pro quantitate essentiæ, seu realitatis, vel
  pro gradu perfectionis quem involvunt.--Et ut possibilitas est
  principium essentiæ, ita perfectio seu essentiæ gradus (per quem
  plurima sunt compossibilia) principium est existentiæ. Ex his jam
  mirifice intelligitur quomodo, in ipsa originatione rerum,
  mathesis quædam divina seu mecanismus metaphysicus exerceatur.»
  (_De rerum originat. rad._, Erdm., p. 148.)--«Tous les possibles
  prétendent à l'existence dans l'entendement de Dieu à proportion
  de leur perfection. Le résultat de toutes ces tendances doit être
  le monde actuel le plus parfait qui soit possible.» (Dutens, II,
  II, p. 36.)

  «Feignons, dit Théophile, qu'il y ait des êtres possibles, A, B,
  C, D, E, F, G, également parfaits et prétendant à l'existence,
  dont il y a d'incompatibles A avec B, et B avec D, et G avec C. Je
  dis qu'on pourrait les faire exister deux ensemble de quinze
  façons: AC, AD, etc.; ou bien trois ensemble, des manières
  suivantes: ACD, ACE, etc.; ou bien quatre ensemble de cette seule
  suite: ACDE, laquelle sera choisie parmi toutes les autres, parce
  que par là on obtient le plus qu'on peut; et, par conséquent, ces
  quatre A, C, D, E, existeront préférablement aux autres, B, F, G.
  Donc, s'il y avait quelque puissance dans les choses possibles
  pour se mettre en existence et pour se faire jour à travers les
  autres, alors ces quatre l'emporteraient incontestablement; car,
  dans ce combat, la nécessité même ferait le meilleur choix
  possible, comme nous voyons dans les machines, où la nature
  choisit toujours le parti le plus avantageux pour faire descendre
  le centre de gravité de toute la masse autant qu'il se peut.--Mais
  les choses possibles, n'ayant point d'existence, n'ont point de
  puissance pour se faire exister, et par conséquent il faut
  chercher le choix et la cause de leur existence dans un être dont
  l'existence est déjà fixe et, par conséquent, _nécessaire_
  d'elle-même.»

Si cette lutte des possibles imaginée par Leibnitz dans l'activité
primordiale est une pure hypothèse, elle devient la vérité dans notre
activité intelligente. Il n'y a pas en nous de dialectique purement
formelle comme celle des métaphysiciens, car toute dialectique de la
pensée enveloppe une mécanique qui aboutit à l'action et au mouvement;
aussi notre pensée est-elle toujours accompagnée de quelque action.

L'idée directrice de toutes les autres, celle de liberté, ne saurait
donc rester abstraite. La liberté, pour parler le langage de Leibnitz,
est un _possible_ qui doit, lui aussi, prétendre et tendre à
l'existence en nous, par une sorte de prétention idéale et de tendance
réelle ou active. La conception de cette puissance supérieure ne
saurait rester en nous à l'état d'une simple possibilité logique; elle
s'accompagne nécessairement de quelque tendance à l'action, elle
commence sa réalisation et ne se conçoit qu'en se réalisant déjà: car,
selon la parole d'Aristote, savoir c'est faire, et faire c'est savoir.

«L'intelligence est comme l'âme de la liberté,» disait Leibnitz.
Seulement, mesurant encore mal la puissance des idées, Leibnitz ne
voit toujours dans cette intelligence, dans cette conscience, qu'une
réflexion par laquelle le développement interne de l'âme devient pour
l'âme un spectacle. Il ne pousse pas jusqu'au bout l'analyse, il ne
s'aperçoit pas que le spectateur même va transformer le drame.
L'introduction du spectateur, au lieu de laisser passivement le drame
se développer suivant son plan primitif, y entre comme élément, fait
partie du plan et du drame même. Il n'y a pas, comme dans nos
théâtres, l'acteur qui joue son rôle, et un spectateur passif; c'est
l'acteur même qui est spectateur. Et quand il devient spectateur, il
ne joue plus de la même manière qu'auparavant. Le spectacle modifie
donc le drame; la contemplation modifie l'objet contemplé. C'est une
vision qui agit sur la chose vue, c'est un miroir qui transforme les
objets; bien plus, ce vivant miroir arrive à produire lui-même toute
une série d'objets qui, sans lui, n'eussent pas existé.

       *       *       *       *       *

Dans l'idéalisme de Kant, non moins que dans celui de Leibnitz, l'idée
de liberté pourra être introduite comme un moyen terme entre le
phénomène et le noumène. L'idée de liberté étant en même temps une
puissance, par cette idée l'homme est en possession actuelle de sa
raison, qui descend alors, en quelque sorte, dans la série des
phénomènes; par cette idée la «raison» est en même temps «nature». Il
n'y a pas d'un côté le _sensus_ sans l'_intellectus_, et de l'autre
l'_intellectus_ sans le _sensus_: les deux mondes, intelligible et
sensible, semblent coïncider dans la conscience que l'être raisonnable
a de lui-même et de son pouvoir, dans son idée active de l'activité
même.

Tout, dans le mensonge, «est expliqué et déterminé par les antécédents
du menteur»,--dit Kant; mais dans ces antécédents mêmes,
ajouterons-nous, il faut compter l'idée de la liberté et l'action
motrice de cette idée, dont l'intervention peut _suspendre_ ou faire
_dévier_ le cours antérieur des causes naturelles. Pour prédire les
actions par leurs conditions phénoménales, il faut donc aussi calculer
l'intensité de cette idée.

Si le tort des naturalistes est de ne pas voir que, parmi les forces
naturelles, se trouve l'idée de liberté, le vrai tort des idéalistes
n'est pas de croire à la puissance des idées, mais au contraire de n'y
pas croire encore suffisamment. En refusant à l'idée de liberté la
puissance de produire un effet de plus en plus conforme à elle-même,
de se réaliser au moins partiellement et progressivement comme les
autres idées, ils s'arrêtent à moitié chemin dans leur idéalisme.
Kant a admirablement défini la volonté en l'appelant: la propriété
d'être cause par ses idées de la réalité des objets de ces idées
mêmes. Dans cette définition, il semble avoir en vue la puissance
déterminante des idées, qui réalisent leurs objets dans la conduite.
Allons jusqu'au bout de cette définition et nous pourrons dire aux
idéalistes:--Puisque j'ai, selon vous, la propriété de produire par
mes idées les objets de ces idées, je dois avoir la propriété de
produire, par l'idée subjective de ma puissance libre, la réalité au
moins partielle de cette puissance même. Donc, du déterminisme la
liberté tend à surgir; donc, de votre point de départ subjectif il
n'est pas absolument impossible de passer à un effet objectif; donc,
de ce que vous appelez la raison sort la volonté, et c'est surtout en
ce sens qu'on peut parler avec Kant d'une raison _pratique par
elle-même_.


VI. _L'idée-force de liberté et l'idée de l'avenir._--Nous avons vu
que le problème du libre arbitre vient se concentrer peu à peu dans la
considération du _temps_. Les uns cherchent au libre arbitre un refuge
dans le temps même; les autres, comme Kant, placent au contraire la
liberté hors du temps. Nous savons ce qu'il y a de hasardeux dans
cette dernière ressource. Quant au refuge du temps pour le _libre
arbitre_, on peut le considérer au point de vue mécanique et au point
de vue psychologique. Nous avons montré combien il est peu sûr _au
point de vue mécanique_. Dans les questions mécaniques, le temps est
ce qu'il y a de plus dépendant; on le traite comme une pure
conséquence qui est donnée et _fixe_ quand les principes sont donnés:
le temps d'une éclipse, par exemple, n'offre aucun élément de
variation. On considère donc le temps en son abstraction comme sans
_efficace_ par lui-même, comme une pure forme, dirait Kant, et cette
forme est par excellence celle du déterminisme. Il n'en est pas de
même de la distance, parce que, l'espace étant plein, la distance
répond à un nombre plus ou moins grand de forces, à une quantité plus
ou moins grande de matière: si l'espace est plein, le temps, en un
certain sens, est vide, la quantité de matière et de force n'y
croissant point. Supposez un glacier absolument immobile: un kilomètre
carré de glace contiendra plus de matière et plus de force qu'un mètre
carré; mais une année, pour ce glacier immobile par hypothèse, ne
contiendra rien de plus qu'un jour: des données _identiques_ en des
temps différents sont toujours des données _identiques_, et la
différence du temps est objectivement _indifférente_. L'accroissement
du temps n'est une expression et une première image du progrès que
pour l'esprit qui le calcule, et il ne devient un progrès réel que
s'il recouvre un progrès de l'activité, de l'intelligence, de la
sensibilité. Chercher le libre arbitre dans le temps, au point de vue
_mécanique_--et cela, en voulant garder le principe de la conservation
de la force,--c'est donc précisément, comme nous l'avons fait voir,
chercher le libre arbitre dans le domaine de la plus grande
détermination et de la plus grande _passivité_.

Mais il n'en est plus de même au point de vue psychologique. L'_idée_
du temps, ici, peut commencer à nous affranchir; elle peut produire
dans le déterminisme même ce que nous avons appelé une première
approximation de la liberté. La supériorité du déterminisme humain sur
les pures machines (auxquelles voudraient l'assimiler des théories
grossièrement mécanistes), consiste précisément en ce que
l'intelligence conçoit le temps. Il y a donc un problème très
intéressant de psychologie:--Quelle influence l'idée de temps
exerce-t-elle dans le déterminisme de nos actions?--Elle y peut
produire des phénomènes de _suspension_ et de _direction nouvelle_,
comme si nous disposions du temps en une certaine mesure par l'idée
même que nous avons d'un tel pouvoir. Et c'est là une confirmation
nouvelle de notre doctrine sur la force efficace des idées. Quand,
dans l'emportement tout mécanique de la passion, surgit l'_idée_ de
l'avenir, cette idée produit un phénomène d'_arrêt_. Ce qui distingue
l'action purement réflexe de l'action plus ou moins volontaire, c'est
la _conscience_, et la conscience suppose un certain _temps_ intercalé
entre l'excitation et la décharge. Eh bien, placez dans cette
conscience l'_idée du temps_ même, et vous avez une complication de la
plus haute importance. L'être conscient vivra par anticipation dans
l'avenir, et il y aura comme une réaction de l'avenir anticipé sur le
présent,--réaction soumise à des lois déterminées et qui pourtant nous
rapproche d'un idéal de liberté. Cette approximation est d'autant plus
grande que nous faisons entrer un espace de temps plus vaste dans
notre calcul. Que sera-ce si j'essaie, tant bien que mal, de concevoir
les choses _sub specie æterni_? Ce sera alors l'idée de ce qu'il y a
de plus durable qui tendra à se réaliser dans ma conduite: je
m'efforcerai, comme si j'étais la providence, d'agir pour l'éternité,
et aussi pour l'immensité, pour l'universalité des êtres. Je me
désintéresserai de mon _moi_, peut-être périssable, pour considérer la
durée infinie des siècles, l'intérêt permanent de l'humanité,
l'intérêt éternel du monde, tel que je me le figure symboliquement
dans ma pensée. L'action toute mécanique sans considération de temps,
c'est la _passion_ pure; l'action avec considération de temps limité,
c'est l'_intérêt_ proprement dit; l'action _sub specie æterni_, ou
_universi_, c'est le _désintéressement_ et la moralité idéale; c'est
en même temps la plus grande approximation possible de la liberté au
sein du déterminisme. L'idée du temps et de l'éternité est donc un
élément capital du problème psychologique; dans cette sorte de tempête
intérieure qui est la passion, elle produit le même effet qu'une large
main qui, au moment où les vagues se soulèvent et vont tout submerger,
les aplanirait en les refoulant et les ferait s'étendre, équilibrées,
apaisées, sur un espace indéfini.

Concluons qu'au point de vue psychologique, c'est par l'_idée_ du
temps que nous disposons du temps et semblons le «_suspendre_», ce
n'est pas par une sorte de miracle mécanique, comme celui que quelques
philosophes ont proposé. L'idée permet d'_asservir_ le mécanisme, mais
comme Bacon veut que nous asservissions la nature: _parendo_. Pour
produire un effet mécanique sans une action mécanique, nous avons vu
qu'il faudrait produire cet effet sans y _penser_, sans se le
_représenter_ dans sa pensée, et conséquemment sans l'avoir déjà
_commencé_ par cette pensée. Nous ne pourrions échapper tout à fait au
mécanisme que par une idée qui n'aurait absolument plus rien ni de
mécanique ni de sensible, une [Grec: noêsis aneu phantasias], une
pensée sans manifestation cérébrale, comme celle que s'attribuent un
peu généreusement les spiritualistes. Du moins y a-t-il des idées qui
se _rapprochent_ de ce pur idéal, sans l'atteindre, et parmi
lesquelles nous placerions volontiers l'idée de l'éternité. C'est en
agissant sous l'influence de ces idées que nous tendons le plus
directement vers notre idéal de liberté. L'idée de ce qui serait _hors
du temps_ agit alors dans le _temps_ même. De là encore une théorie
synthétique, où peuvent se rencontrer les adorateurs du temps et les
adorateurs de l'éternité.

       *       *       *       *       *

Il résulte des considérations qui précèdent que, loin d'exclure la
réaction de l'idée sur le fait à venir, le déterminisme tel que nous
l'avons rectifié présuppose cette réaction. Et il faut la concevoir
comme capable d'une énergie et d'une flexibilité dont les bornes nous
sont inconnues. Le possible et le probable ont beau n'être au fond que
des idées, auxquelles répondent primitivement dans les objets des
rapports réels et certains, ces idées réagissent secondairement sur la
nécessité aveugle. L'idéale indétermination de l'avenir pénètre dans
le déterminisme même sous cette forme d'idée, et d'idée directrice.

Est-ce là une indétermination absolue?--«Si nous pouvions tenir compte
de tout ce qui agit dans l'âme d'un homme, disait Kant, nous pourrions
calculer sa conduite future.» On a essayé, dans cette question, de
retourner contre Kant le principe même dont il est parti, à savoir que
les phénomènes, ou cela seul qui est objet de représentation, tombent
sous le déterminisme. Et qu'est-ce qui est objet de représentation?
Des faits; or, selon certains néo-kantiens ou criticistes, les faits
ne peuvent être que ce qui est accompli déjà; le passé, selon eux, est
donc seul soumis aux lois nécessaires. Il serait contradictoire,
ajoutent-ils, de nous dire que l'avenir peut nous être représenté et
plus évidemment encore de dire qu'il peut nous être présenté:--«Cet
avenir prétendu n'est qu'un passé décoré du nom de futur. L'avenir ne
peut donc être déterminé[137].»--Dans ce passé, a-t-on dit encore, qui
a été et qui est, avec le présent, la seule réalité _achevée_ ou
s'achevant, il y a sans doute une nécessité; «mais le futur est encore
dans le néant; on ne peut pas dire qu'il soit nécessité, car il n'est
pas[138].» Nous ne saurions admettre ce raisonnement. Le déterminisme
ne porte pas seulement sur les _phénomènes_ et sur les faits
accomplis, mais sur leurs _lois_ de succession. Or, si le phénomène
est passé, la loi peut et doit être toujours présente. Ce n'est donc
pas seulement «le passé qui est soumis aux lois nécessaires»; par cela
même que nous concevons des lois et encore mieux des lois nécessaires,
ces lois sont indépendantes du temps et des termes mêmes qu'elles
relient. Donc encore, si nous nous _représentons_ ou _présentons_
l'avenir, ce n'est pas seulement en nous représentant des phénomènes
passés, mais en concevant des rapports présents et futurs; il n'y a là
rien de contradictoire. L'avenir n'est pas un simple passé décoré du
nom de futur: c'est le _passé_, plus une _loi_ qui est toujours
actuelle. Donc enfin «l'avenir peut être déterminé».--D'ailleurs,
l'argument qu'on vient de lire prouverait trop et s'appliquerait même
aux lois physiques et astronomiques; on ne pourrait plus prédire une
éclipse, pour cette raison qu'elle est un passé décoré du nom de futur
ou qu'une éclipse à venir ne peut être nécessitée puisqu'elle n'est
pas. La vraie question n'est point de savoir si les phénomènes futurs
peuvent être présents, mais si leur loi et leurs conditions ou causes
peuvent être présentes et relier les divers moments de la durée.

  [137] Expressions de M. Burdeau dans un compte-rendu consacré à
  M. Renouvier.

  [138] M. Penjon, dans la _Critique philosophique_ du 10 mars
  1883.

Loin de croire ainsi qu'il soit impossible et même contradictoire de
se représenter l'avenir dans la pensée, nous croyons que c'est
seulement en nous représentant notre avenir qu'il nous est possible,
_à nous_, de le faire exister _par nous_. Laplace, supposant une
intelligence universelle, capable de soumettre toutes les forces de la
nature à l'analyse mathématique, lui faisait résoudre ce problème déjà
indiqué par Leibnitz et Kant:--Étant donné l'état présent du monde, en
déduire le passé et le futur.--Peut-être, remarquerons-nous d'abord,
un tel calcul est-il de fait impossible au sens mathématique, si les
phénomènes et les êtres constituent une multiplicité infinie en tous
sens, qui ne se laisserait pas mettre en équation régulière:
l'infinité actuelle échappe peut-être au calcul même de Leibnitz. A
cause de cela même, elle peut devenir pour nous un espoir de
délivrance, sinon une raison de liberté immédiate: il semble que
l'infinité se concilie mieux avec la flexibilité, avec la variabilité,
avec le progrès. Si les combinaisons possibles des choses sont en
quantité infinie, au lieu d'être bornées à tels ou tels effets
monotones, nous pouvons mieux espérer, du sein de cette infinité,
l'avènement progressif d'un monde nouveau, surtout quand nous arrivons
à _concevoir_ cette infinité et à _agir_ sous cette idée directrice.
En un mot, l'infinité dans le déterminisme et dans la pensée, c'est la
fécondité dans le déterminisme même. Supposons cependant possible le
calcul de Laplace, il y a un second problème qui rentre dans la
question générale de l'influence des idées: c'est de savoir si
l'individu ne pourrait pas faire lui-même, non pour un autre, mais
pour soi, le calcul de la conduite à venir. Il ne s'agit plus ici d'un
monde qui m'est pour ainsi dire extérieur et étranger, et qui va son
chemin sans se douter que je détermine en ce moment _à priori_ la
trajectoire qu'il va suivre; il s'agit de cet individu qui est en moi,
qui est moi-même, et dont je veux prédire toutes les démarches à
venir[139]. Supposons-nous donc capables de faire ce calcul avec toute
la compétence requise, comme l'intelligence universelle dont parlent
Laplace et du Bois-Reymond.

  [139] Sous cette forme le problème nous a été posé jadis à
  nous-même, comme application immédiate de notre théorie sur _la
  liberté et le déterminisme_, par notre ancien élève M. Émile
  Boirac.

«Cette vue entière de l'avenir, a dit un partisan du fatalisme, serait
le plus cruel des supplices[140],» parce que nous nous sentirions
«aussi impuissants à agir qu'à modifier le cours des astres; si
l'esprit doué de cette prescience, prophète clairvoyant, «ne savait
d'avance combien seraient vains les voeux qu'on pourrait former, il en
formerait un seul, celui de perdre toute sa science de l'avenir.» Il
aimerait mieux recommencer à vivre dans un monde comme le nôtre, où
l'immense majorité des hommes ne pensent pas, où la foule inconsciente
semble avoir compris la profondeur du conseil donné à Faust par son
conseiller railleur: traverser le monde sans rien approfondir.--Selon
nous, il y a dans ce découragement un fatalisme excessif, où se glisse
encore un souvenir du [Grec: logos argos]. L'analyse du problème n'est
pas poussée assez loin. Soit ma conduite à venir complètement
déterminée ou tout au moins partiellement déterminée dans toutes ses
circonstances importantes; me voilà en possession du tracé de la
trajectoire que je vais décrire, et il s'agit de savoir si l'avenir
vérifiera ma prévision. Mais voici ce qui va se produire, en vertu
même de la réflexion de la conscience sur soi. Si tout ce qui arrive
dans le présent a une cause dans le passé, tout ce qui arrive dans le
présent est aussi une cause pour l'avenir: ces deux propositions
réciproques sont le fondement même du déterminisme. Par suite, outre
les causes qui constituent mon état présent et dont j'ai calculé les
effets, il y a une autre cause qui doit aussi exercer son influence
sur l'avenir: à savoir le résultat de mon calcul ou ma prévision
elle-même, qui, étant comme une expérience anticipée, a pour modifier
la conduite la même propriété qu'aurait l'expérience. L'avenir, en
tant qu'il est pensé et produit par moi-même, est donc un avenir
modifiable pour moi-même. En d'autres termes, connaître l'avenir,
c'est connaître tous les effets des causes actuellement ou
prochainement agissantes; mais, parmi ces causes, une des principales,
une de celles qui peuvent et doivent modifier les effets de toutes les
autres, c'est précisément la connaissance même et l'idée de tous ces
effets, ou de l'avenir; dès lors, il ne faut plus poser comme
entièrement déterminé indépendamment de ma connaissance ce qui n'est
déterminé en partie que par cette connaissance. Quoi qu'il fasse,
l'être pensant ne peut se considérer lui-même comme un mécanisme
inerte et passif. La prévision n'est pas une simple prescience
contemplative qui verrait d'avance s'écouler sans elle le fleuve des
choses: elle modifie et produit en partie ce qu'elle prévoit; elle
est pour ainsi dire une _prémotion_.

  [140] Le docteur Le Bon, _L'homme et les sociétés_, I, 455.

Aussi nous concevons-nous plutôt dans l'avenir sous la forme de la
liberté, tandis que nous arrivons par la réflexion et l'analyse à
déterminer pourquoi nous avons agi de telle manière dans le passé.
Avoir conscience d'un futur possible, c'est avoir conscience de la
première et essentielle condition de sa réalité, puisque cette
condition est ma pensée même; il n'est donc pas étonnant que je me
voie libre en une certaine mesure de commencer la réalisation de
l'avenir, puisque effectivement je tiens le premier anneau et n'ai
qu'à tirer vers moi les autres. L'intelligence est à la fois le
pouvoir de lier et celui de délier: en pensant les choses du dehors,
nous les lions, et la science même consiste dans cette liaison; en les
pensant du dedans et en nous, en nous pensant nous-mêmes, nous pouvons
nous délier en une certaine mesure par rapport à l'extérieur, mais en
nous reliant toujours à quelque motif intérieur ou supérieur. L'idée
de l'avenir indéterminé tend ainsi à déterminer dans le cours des
choses, par une sorte d'interférence, une certaine indétermination
partielle et relative, ou plutôt un certain équilibre. Cet équilibre
peut amener la partielle dépendance des choses par rapport à notre
pensée agissante, non plus seulement voyante ou expectante. C'est dans
cette mesure que nous pouvons dire comme le Dieu de Bossuet:--Je ne
pense pas les choses à venir uniquement parce qu'elles seront, mais
elles seront en partie parce que je les pense.



CHAPITRE DEUXIÈME

PUISSANCE EFFICACE DU DÉSIR DE LA LIBERTÉ.--I. LIBERTÉ ET SÉLECTION
NATURELLE.--II. LIBERTÉ ET FINALITÉ IMMANENTE

  I. Liberté et sélection naturelle. Application des théories de
     Lamarck et de Darwin.

  II. Liberté et finalité. Substitution du déterminisme des causes
     finales au déterminisme des causes efficientes. Organisme
     produit par le désir de liberté.

  III. Caractère relatif du mécanisme et de la finalité.--Leur
     impuissance à exprimer le fond de l'activité
     universelle.--Félicité et liberté.


I.--LIBERTÉ ET SÉLECTION NATURELLE.

Les théories de Lamarck et de Darwin, sur le jeu des fonctions
physiologiques et sur les lois fondamentales de l'organisation, nous
semblent propres à répandre quelque lumière sur cette fonction
supérieure que nous tendons à réaliser en nous: la liberté, qui serait
la vie à sa plus haute puissance. Selon Lamarck, la tendance à la
fonction crée l'organe quand elle s'exerce dans un milieu qui en
fournit les éléments. Platon disait poétiquement que le désir fait
croître les ailes de l'âme; Lamarck et Darwin diraient presque, en un
sens scientifique, que le désir de voler, joint aux matériaux
nécessaires, est ce qui donna aux oiseaux leurs ailes. Les
circonstances développent chez l'animal un besoin par l'obstacle même
qu'elles opposent à une fonction; le _besoin_ n'est donc que la
_fonction_ tendant à s'affranchir des obstacles. Par là la fonction
tend à s'accroître en intensité et à se perfectionner sous le rapport
de la qualité, pour s'approprier au milieu tout en le soumettant à sa
dépendance. Il en résulte une série d'actions et de réactions, par
lesquelles se transforment à la fois et la fonction et ce milieu le
plus immédiat qui constitue l'organe. La tendance à la fonction, force
supérieure, agit sur les forces inférieures, et se sert de leur
résistance même comme d'un moyen, semblable à l'architecte qui tourne
les obstacles au profit de son oeuvre en les faisant entrer dans son
plan. Le rudiment de la fonction agit sur le rudiment de l'organe, qui
réagit à son tour sur la fonction; et de ces actes répétés naissent
des habitudes, c'est-à-dire un accroissement des _puissances_ par la
diminution des _résistances_. Par l'_hérédité_ se transmettront
ensuite et les tendances instinctives et des organes plus dociles à
leur action; les générations successives, en perfectionnant la machine
organisée, aplaniront peu à peu les obstacles devant le désir, qui
trouvera à son service des instruments plus parfaits. L'existence d'un
besoin prouve physiologiquement l'existence au moins rudimentaire d'un
organe qui, en se développant, pourrait le satisfaire; et d'autre
part, la tendance à satisfaire le besoin développe l'organe même. On
ne désire pas ce qu'on ne fait pas déjà à quelque degré; s'il est vrai
de dire qu'il n'y a aucun désir de l'inconnu, c'est que la
connaissance est déjà l'action. L'action, en se révélant elle-même,
est aussi la révélation d'une puissance capable de progrès; c'est une
ouverture sur un horizon dont on ne voit pas les bornes. Aussi Platon
disait-il encore, dans sa poésie métaphysique, que le désir est fils
de la richesse et de la pauvreté. L'être qui constamment désire des
ailes et en porte le premier germe transmettra ce germe avec ce désir
à ceux qui le suivront, et un jour viendra peut-être où, grâce aux
efforts accumulés des générations, les derniers venus verront devant
eux s'ouvrir l'espace.

Les mêmes lois se retrouvent dans la vie intérieure. Si notre désir
dominant est celui de la liberté, c'est que déjà peut-être nous
portons en nous un moyen quelconque de libération progressive. Ce
moyen, cet organe est l'intelligence même, «âme de la liberté», et la
tendance à la fonction suffit pour le produire au jour. Ici en effet
la tendance agit dans un milieu plus voisin d'elle-même. Entre le
désir de voler et les ailes, quelle distance et que de moyens termes à
franchir! Cependant ils ont été franchis. Mais les organes de la
volonté tendant à la liberté sont ce qu'il y a de plus voisin d'elle:
la pensée, le sentiment, l'action; bien plus, la liberté complète et
idéale serait à elle-même son organe, elle serait la fonction exercée
sans intermédiaire, l'action qui pour se poser n'aurait besoin que de
soi, la puissance qui se rendrait actuelle elle-même: ce serait l'aile
toujours déployée qui plane au-dessus de toutes choses.

Les lois physiologiques et psychologiques aboutissent donc à une même
induction; l'idée de la liberté, qui en est aussi le _désir_, doit
peu à peu s'approprier et s'adapter tous les penchants de l'être
sensible et raisonnable. S'il est une tendance qui ait existé toujours
dans l'humanité, c'est la tendance à accomplir cette suprême fonction
de la vie psychique: croire qu'elle ne peut se satisfaire en aucune
façon, ce serait croire que l'humanité, ou la pensée consciente, a
travaillé en vain, quand la nature même, ou la pensée obscure, est
plus ou moins parvenue à produire ce que cherchait son instinct à la
fois aveugle et infaillible.

Ici intervient le maître des maîtres, le temps, qui agit en
accumulant, en thésaurisant, sous la forme de l'_hérédité_ et de la
_sélection naturelle_. L'être qui, grâce à quelque circonstance
heureuse, se trouve avoir un avantage matériel ou intellectuel sur les
autres tend à transmettre sa supériorité de génération en génération;
or, l'idée de liberté est une supériorité intellectuelle et morale.
L'être qui s'abandonne passivement et auquel fait défaut ce que les
physiologistes appellent la _réaction personnelle_, ce que les
psychologues appellent la _volonté_, cet être manque de _résistance_
et tend à s'effacer dans la lutte pour la vie. Au contraire, un
organisme assez perfectionné pour arriver à se diriger lui-même, ne
fût-ce que par la seule idée de sa direction possible, un organisme
qui réussit à réagir par la seule pensée d'une réaction possible et
désirable, un tel organisme est supérieur aux autres comme
l'intelligence est supérieure à l'instinct de la brute. Il ressemble à
un banquier qui trouverait moyen d'augmenter son trésor par des idées
intérieures et par un désir intérieur, portant ainsi en lui-même une
mine d'or inépuisable. L'être qui parvient à dire _moi_, à poser son
_moi_ sous forme de réaction et d'action en face des choses, marque
donc un progrès dans l'évolution de la nature. Ce progrès, il le
transmet par hérédité, et la sélection assure le triomphe aux volontés
les plus énergiques, soit chez les individus, soit chez les peuples.
C'est pour cette raison que les nations trop fatalistes finissent par
s'immobiliser et par disparaître; les nations _individualistes_, au
contraire, qui sont aussi les nations _libérales_ et qui favorisent le
développement de la volonté personnelle, ont de plus en plus devant
elles l'avenir. C'est à la condition, pourtant, que leur
individualisme n'exclue pas l'esprit de communauté et de libre
association, l'idée et l'instinct de l'_universel_, forme supérieure
de liberté.

De ces lois darwiniennes résulte une transmission héréditaire et un
progrès de l'idée de liberté à travers les âges. L'idée de liberté est
la _forme_ héréditaire de la conscience humaine, le désir de la
liberté est l'_instinct_ humain par excellence.


II.--LIBERTÉ ET FINALITÉ IMMANENTE

Si nous passons du point de vue expérimental au point de vue
métaphysique, nous aboutissons à des conclusions analogues.
Mettons-nous, pour un instant, au centre de perspective que préfèrent
ceux qui voient sous le mouvement le désir et, sous la cause
mécanique, une certaine finalité en action.

Selon Aristote, Leibnitz et Kant, la série mécanique des conditions
efficientes, prise en sens inverse, peut devenir une série de moyens,
quand un être doué d'intelligence ou de désir tend à une fin. Le tout,
en se concevant lui-même, détermine alors l'existence des parties qui
doivent le produire comme effet, ou au moins l'achever, le
perfectionner; ce qui ne semblait du dehors qu'un pur mécanisme
apparaît alors comme étant par dedans un _organisme_. Et c'est en cela
que consiste la vie. Les mouvements de l'être vivant, outre qu'ils
sont dérivés du passé, semblent en même temps les anticipations de
l'avenir. La _résultante_ y est une _attente_, l'impulsion une
attraction; en d'autres termes, les mouvements sont psychologiquement
des tendances, et, leur objet étant des biens sentis ou pressentis,
ces tendances ne peuvent être, selon la pensée d'Aristote, que des
désirs[141]. Ce serait donc quelque chose d'analogue à l'appétit qui
serait le principe interne et le fond psychologique du mouvement.
L'appétit est ce qui produit et anime tout organisme; il est la vie
même. Mais la loi de l'appétit est d'aller au plus grand bien réel ou
apparent; il tend à la jouissance et au bonheur. La certitude de cette
détermination au plus grand bien constitue donc encore un
déterminisme, supérieur sans doute au déterminisme purement mécanique,
et qui pourtant nous présente les mêmes choses dans un ordre
contraire. Toutefois, ce changement de point de vue peut entraîner
d'importantes conséquences. En premier lieu, la tendance des moyens à
la fin ne semble plus offrir un caractère de contrainte brutale, mais
de «spontanéité intime» qui n'en demeure pas moins une certitude et
une détermination; les moyens semblent se disposer d'eux-mêmes en vue
de la fin, du moins dans la «finalité interne», qui est la vraie et
qui caractérise les êtres vivants. Le désir ne subit de contrainte
véritable que de la part des obstacles qui le contrarient; mais en
lui-même, dans ce qu'il a de positif, on peut supposer qu'il part
d'une mystérieuse spontanéité, d'une volonté plus ou moins affranchie
et déjà en possession d'un certain bien, dont elle jouit librement,
dont elle veut continuer de jouir. Ce qui, selon les partisans de la
finalité vivante, nous empêche souvent de comprendre et d'admettre
cette spontanéité dans l'élan des moyens vers la fin, c'est la
confusion vulgaire de la finalité externe avec la finalité interne et
immanente. Nous ne devons pas juger la nature vivante, qui travaille
par le dedans et est ouvrière de son propre progrès, comme nous
jugeons les oeuvres que l'homme travaille et perfectionne par le
dehors. Selon Aristote, selon Leibnitz et surtout Kant, c'est là une
erreur de l'imagination vulgaire et un des plus grands obstacles à la
conception de la liberté, parce qu'elle en supprime la première
condition, c'est-à-dire la spontanéité radicale. Nous nous figurons
des substances inertes, mal à propos nommées causes, et une fin qui
agit sur elles extérieurement ou mécaniquement. Nous ne pouvons plus
alors concevoir qu'un mécanisme externe, incompatible avec la
spontanéité, quand il faudrait concevoir un mécanisme automoteur,
conséquemment un «dynamisme», conséquemment encore une évolution
spontanée, quoique certaine et infaillible, de là pensée et du désir.
Il importe donc, nous disent Aristote et Leibnitz, de ne pas retomber
dans la conception même d'où l'on voudrait sortir, celle du mécanisme
extérieur, et de ne pas raisonner sur la surface concave ou mentale
des choses, qui est tournée vers le centre, comme s'il s'agissait
encore de la surface convexe et physique, qui s'offre à l'action de
tous les autres êtres. Les lois mécaniques et extérieures étant une
fois reconnues comme la traduction et l'effet au dehors de lois
intérieures et psychiques, on n'a plus le droit de se figurer des
substances inertes en repos, puis des causes actives en mouvement qui
viennent pousser les substances inertes et leur donner la chiquenaude
dont se moquait Pascal.--Telle est, si nous ne nous trompons, la
pensée qu'on retrouve obscurément exprimée dans l'harmonie préétablie
de Leibnitz. Malheureusement, l'exemple des horloges, que Leibnitz
répétait comme plus populaire, figurait tout le contraire de sa pensée
et substituait dans l'être organisé l'harmonie par le dehors à
l'harmonie par le dedans. Leibnitz rendait bien mieux sa propre idée
quand il comparait l'univers, où tout vit et vibre, à un choeur de
musiciens: dans ce choeur, chacun fait sa partie en tâchant de
s'accorder avec tous les autres, mais sans exercer sur eux aucune
action proprement matérielle et impulsive; il agit par la seule
influence d'une communauté de sentiment ou d'obscure pensée, par le
seul attrait d'un bien commun et d'une commune existence, par le seul
pressentiment d'un commun idéal et d'un progrès vers cet idéal. Si les
monades n'ont point de fenêtres sur le dehors, c'est qu'elles
s'accordent, se perçoivent et en un certain sens se pénètrent par le
dedans; le bien et l'être, dont la jouissance plus ou moins complète
est comme centre partout et comme circonférence nulle part, n'est le
moteur de leur activité que parce qu'il en est le mobile; il n'est pas
en dehors d'elles: en lui elles existent, vivent et se meuvent. Le
dehors et l'étendue ne sont que des relations et des symboles de
l'imagination: tout, au fond, est interne, conséquemment vivant,
sentant, agissant et spontané.--Nul n'a mieux développé la pensée de
Leibnitz que Schelling: il a essayé de montrer comment, dans la nature
et dans l'art, ce que nous appelons les moyens s'organisent
d'eux-mêmes en vue de leur fin. Dans la nature vivante, comme dans le
génie artistique, l'idée directrice, qui est en réalité désir
organisateur, fait surgir en elle ou autour d'elle, sans même le
savoir, des forces auxiliaires dont elle devient la dominante. Dans le
germe animé, avec la vie s'éveille et se sent l'appétit; puis les
organes propres à satisfaire cet appétit semblent se disposer
d'eux-mêmes et se coordonner en vue du résultat final. L'être animé
désire-t-il se mouvoir dans l'espace; aussitôt, comme l'a dit M.
Ravaisson, de tous ses organes «émergent des mouvements élémentaires
qui répondent d'eux-mêmes à son appel». Ces mouvements, tout
mécaniques pour le physicien, sont pour le psychologue des désirs plus
ou moins psychiques. L'être vivant désire-t-il changer et se mouvoir
dans le temps; les changements auxiliaires, pensées et tendances
secondaires, convergent encore au but proposé. Chaque désir de l'être
vivant est comme l'astre central qui, en se mouvant, entraîne avec lui
tous ses satellites. Dans l'inspiration du génie, même attraction de
l'idée et du sentiment dominateurs sur les idées et sentiments
secondaires. L'artiste aspire à la réalisation d'un idéal: aussitôt,
par un travail dont il n'a pas même conscience, les idées et les
sentiments se groupent pour former comme un organisme plus ou moins
conforme au type conçu et désiré; les mots eux-mêmes suivent les idées
et s'y approprient, de telle sorte que l'organisme principal se
produit et s'achève par le concours d'une multitude indéfinie
d'organismes secondaires.

  [141] Aristote, _De animâ_, III, x: [Grec: Hê kinêsis orexis
  tis estin hê energeia]

Les considérations métaphysiques de ce genre, sur le rôle du désir
dans l'univers, peuvent sans doute être contestées: on peut se
demander jusqu'à quel point il est légitime d'étendre au dehors ce que
l'être intelligent aperçoit en lui-même. Mais, que la finalité existe
ou n'existe pas sous une forme quelconque dans le monde extérieur,
toujours est-il que le désir existe en nous,--désir conscient qui,
sous le nom de volonté, tend à une fin préconçue ou pressentie: nous
réalisons en nous la finalité. Or, puisque le désir est le grand
ressort de notre vie psychologique, le désir de la liberté devra
exercer aussi son influence, selon cette loi d'attraction intérieure
qui est propre aux _idéaux_ conçus par la pensée et pressentis par la
sensibilité. De plus, quand le désir de la liberté acquiert une
énergie inaccoutumée, nous devrons voir vraiment ici les moyens se
disposer en vue de la fin et la série mécanique se changer en une
série organique.

       *       *       *       *       *

Comment se représenter, dans ce cas, le type que tend à réaliser cette
sorte d'organisation intérieure qui n'est pas sans analogie avec
l'inspiration artistique?

La vraie liberté, identique au fond à l'activité sans limites, est une
chose sans forme sensible, qui n'offre point par elle-même de prise à
l'imagination, comme en offre le type d'une oeuvre de la nature ou
d'une oeuvre de l'art. Pour se conformer à ce qui est précisément sans
forme, toutes les formes sensibles, toutes les représentations de
biens matériels et de jouissances brutales devront donc tendre à
s'affaiblir et à s'évanouir; toute sensation grossière, toute image
trop vive qui pourrait opposer ses contours définis au type idéal de
la liberté absolue reculera peu à peu, pour se confondre dans une
perspective lointaine avec les autres objets des sens. Le premier
effet du désir de la liberté sera ainsi une action répulsive par
rapport à tous les désirs sensibles: les réalités matérielles, se
dispersant pour ainsi dire à l'apparition de cette lumière supérieure
que Platon appelait _intelligible_, sembleront des ombres prêtes à
rentrer dans la nuit.

La représentation des objets matériels, qui ne sont après tout que des
mouvements, est un mouvement elle-même; le désir de la liberté devra
donc d'abord tendre à une sorte de repos. Ce qui était, au point de
vue mécanique, une neutralisation mutuelle des courants nerveux,
devient, au point de vue de la conscience, un équilibre des désirs
inférieurs sous l'influence d'un désir supérieur. Ne nous représentons
pas ce repos comme le calme de l'inertie; c'est plutôt le calme de la
force: c'est le moi prenant possession de lui-même. L'aspiration à
l'indépendance et à la liberté «_intelligible_», qui n'offre point
l'agitation propre aux passions sensibles, produira peu à peu
l'apaisement des désirs brutaux et des appétits, loin de produire en
nous le trouble. Du reste, cet apaisement moral n'est pas instantané;
il se manifeste, comme dans une masse agitée, par des ondulations de
moins en moins irrégulières, qui se produisent à la fin d'une manière
égale et dans tous les sens autour du centre; et ici, le centre est
l'idée du _moi_ ou de la volonté personnelle.

En même temps qu'une influence répulsive sur les parties inférieures
de notre être, le désir de la liberté exerce une influence attractive
sur toutes les parties de ce «monde intelligible» que chacun de nous
porte dans son intelligence. Les idées du bien, du désintéressement,
d'universelle raison, d'universel amour, d'un règne universel des
libertés, se présentent à notre pensée comme les naturels organes de
cette liberté même que nous désirons. Par eux il semble que nous
vivrons le plus _en nous_, et aussi le plus _dans les autres_. Rendus
à nous-mêmes et tout ensemble ravis à nous-mêmes, quelque chose se
produit en notre esprit qui rappelle l'inspiration de l'art: nous
inventons, nous suscitons un ordre de perfections nouvelles; par une
fécondité dont le secret intérieur nous échappe, nous créons dans
notre pensée un nouvel univers, un monde idéal.

Selon Kant et Schelling, l'invention serait «libre» dans la nature
vivante comme dans l'art. Elle l'est en effet, peut-on dire, en ce
sens que, sans rien produire de nouveau au point de vue mécanique,
elle crée sans cesse du nouveau au point de vue mental. Le mécanisme
est toujours le même, les organismes sont toujours différents et en
progrès; les conditions élémentaires de l'existence se suivent dans
l'espace et dans le temps selon les mêmes lois de la nécessité
mécanique, mais dans la pensée et dans le sentiment s'organisent les
idées et les désirs, que transforme sans cesse un progrès nécessaire
par le dehors et spontané par le dedans: le mécanisme, à vrai dire,
n'avance pas; l'organisation, la vie, la pensée, avance toujours.

Le caractère de liberté, c'est-à-dire au fond de _progressivité_ et
d'_affranchissement_, dans cette évolution, doit être attribué surtout
à ce qu'on pourrait appeler l'invention morale, qui conçoit et réalise
des types nouveaux de beauté morale. Cette invention, dont tous sont
capables, peut s'exalter chez quelques-uns jusqu'au génie, et ces
derniers sont comme les poètes du bien.

Pourtant, on ne saurait encore reconnaître dans cette liberté
purement téléologique et esthétique, dans cette «finalité immanente»
dont se sont contentés beaucoup de philosophes allemands, une liberté
vraie et absolue: c'est encore un déterminisme des désirs parallèle au
déterminisme des mouvements. La liberté est ici une liberté
d'invention, puis d'exécution, plutôt que de volition. Nous sommes
libres, à ce, point de vue, ou nous nous croyons libres, quand notre
type idéal et notre désir sont tout-puissants sur les moyens de les
réaliser et quand ils les produisent nécessairement; il n'y a pas de
différence essentielle entré cette liberté artistique et la liberté
physique. Mon désir de mouvoir mes membres détermine sans doute en eux
tous les mouvements qui doivent le réaliser, et je me trouve alors
physiquement libre, mais mon désir, lui, est-il libre? Non, car il n'a
pas en lui-même le vrai principe des mouvements qu'il communique; il
est la face interne d'un mouvement déjà commencé. Je désire réaliser
un idéal de beauté, et ce désir exerce une influence nécessitante sur
tous les moyens de sa réalisation, mais c'est toujours là une sorte de
liberté _naturelle_, non _morale_, même quand il s'agit d'une beauté
morale à réaliser; car mon désir ne semble pas alors d'une autre
nature que le fond interne de tous les mouvements qui agitent
l'univers; il est la conscience d'un ensemble de mouvements
convergents, concentrée en un cerveau. Aussi, par cet ordre d'idées,
arrive-t-on à conclure avec Hegel que la liberté est la conscience de
la nécessité même[142].

  [142] Au point de vue de la finalité, «ce qu'on appelle notre
  liberté est précisément la conscience de la nécessité en vertu de
  laquelle une fin conçue par notre esprit détermine, dans la série
  de nos actions, l'existence des moyens qui doivent à leur tour
  déterminer la sienne.» (J. Lachelier, _Du principe de
  l'induction_, 111.)

Cette sorte de liberté téléologique et esthétique n'en est pas moins,
selon nous, un moyen terme entre la nécessité mécanique et l'idéal de
la vraie liberté morale. De plus, pour compléter la conception de la
liberté à ce point de vue de la finalité immanente, notre théorie des
idées-forces permet encore d'introduire un moyen terme nouveau. Nous
avons vu, en effet, que la liberté peut se prendre pour fin elle-même;
or, si on admet que la fin _détermine nécessairement l'existence des
moyens qui doivent déterminer la sienne_, on arrivera à dire que la
liberté, en devenant la fin du désir, _tend_ à déterminer l'existence
des moyens propres à déterminer son existence même. On aura ainsi, par
un mouvement circulaire, une nécessité descendante, qui a pour
principe l'idée de la liberté, puis une nécessité en quelque sorte
remontante, qui tend à réaliser la liberté. Un doute légitime restera
toujours sur le résultat final; mais nous obtiendrons, ici encore, par
ce mouvement circulaire, une approximation indéfinie. L'équivalent
progressif de la liberté dans l'ordre des désirs, ou, s'il est permis
de le dire, son _équivalent téléologique_ et _esthétique_, c'est donc
le désir de la liberté.


III. CARACTÈRE RELATIF DU MÉCANISME ET DE LA FINALITÉ.

Dans le mécanisme et la finalité, ces deux grands domaines du
déterminisme, nous avons rétabli successivement l'idée et le désir
de la liberté; si maintenant nous poussons plus loin l'analyse
métaphysique, le mécanisme et la finalité nous apparaîtront comme
deux aspects des choses entièrement relatifs à la nature de notre
intelligence discursive, que Platon appelait [Grec: dianoia]. Il
importe de mettre cette relativité en lumière, puisqu'elle a pour
conséquence de limiter les affirmations du déterminisme et d'ouvrir
à la liberté une perspective plus étendue.

En ce qui concerne la série mécanique des choses dans le temps et dans
l'espace, nous avons reconnu déjà qu'elle est une représentation
successive, un mouvement de la pensée qui ne s'explique pas par
lui-même et paraît appeler un principe supérieur; car enfin, pourquoi
le mouvement et la succession[143]? Il faut bien qu'il y ait quelque
chose de _donné_ et d'_immédiat_, condition de tout le reste,--que ce
soit matière, esprit, ou ni l'un ni l'autre. Pour les partisans d'un
mécanisme absolu et exclusif, ce sont les parties qui expliquent le
tout, mais comment expliquer les parties mêmes? Pour les partisans des
causes finales, d'autre part, c'est l'_idée_ du tout qui explique les
parties; mais comment expliquer et faire agir cette idée même? Dans la
réalité dernière, il n'y a probablement ni succession mécanique ni
succession téléologique, mais _immédiation_: le _principe_ du tout,
des parties et de leur évolution est immédiatement donné. Pour notre
entendement, dit Kant, «un tout réel de la nature est le résultat du
concours entre les forces motrices des parties, tandis que, pour un
entendement intuitif, _intellectus archetypus_ (terme emprunté par
Kant aux Platoniciens), ce serait le tout[144] qui serait donné _par
lui-même_ et _déterminerait_ les parties. Si donc, au lieu de
concevoir le tout _dépendant_ des _parties_, comme le fait notre
entendement discursif, nous voulons, selon l'idée d'une intelligence
intuitive, nous représenter les parties comme _dépendantes_ du _tout_,
et quant à leurs formes et quant à leurs rapports, cela ne nous est
possible, encore d'après la nature de notre entendement, qu'autant que
nous considérons non le _tout_ lui-même comme déterminant les parties
(ce qui impliquerait, eu égard à l'entendement discursif), mais
l'_idée_ d'un tout comme la raison de sa possibilité et de la liaison
de ses parties. Or, dans ce cas, le tout serait un _effet_ dont une
idée serait regardée comme la _cause_; il serait une _fin_ par
conséquent[145].» Mais ce mode de représentation discursive, qui fait
le fond des systèmes _cause-finaliers_, ne peut être lui-même la
vérité absolue; c'est un expédient qui repose toujours sur des
considérations mécaniques de temps et de quantité. Concevoir la fin
comme une _idée_ qui est la cause d'une série d'effets, c'est revenir
au Démiurge du _Timée_, qui travaille _mécaniquement_ la matière tout
en contemplant l'idéal; en d'autres termes, on change la prétendue
_fin_ en cause efficiente et mécanique, on lui fait _précéder_
chronologiquement ses effets, et on retombe dans le mécanisme même
d'où on avait voulu sortir.

  [143] Voir le dernier chapitre du livre précédent.

  [144] Il vaudrait mieux dire, selon nous, le _principe du tout_.

  [145] _Critique du jugement_, § 77.

C'est précisément ce qui rend si inintelligible la liberté du
spiritualisme traditionnel. Les spiritualistes se représentent d'abord
une cause _efficiente_ et neutre par elle-même, la volonté, puis des
motifs ou idées qui semblent agir sur elle par impulsion, comme des
moteurs étrangers. L'imagination fait tous les frais de cette
conception inexacte et contradictoire, qui n'est qu'un machinisme de
fantaisie: la finalité, ici, est du mécanisme à rebours. D'autre part,
quand l'entendement discursif veut se représenter un mode d'action
autre que l'impulsion mécanique, un mode plus conforme à la nature
d'une cause qui, par hypothèse, serait _première_ et métaphysique, il
est toujours tenté de substituer à l'impulsion l'attraction, laquelle
n'est elle-même qu'un aveu d'ignorance: il imagine alors une cause
finale comme une beauté qui, du sein de son repos, meut les choses par
son attrait. Cette conception d'Aristote qui semble d'abord plus
compatible avec la spontanéité, n'est cependant encore qu'une
représentation incomplète et métaphorique.

La vérité est que le fond impénétrable des choses est au-dessus de
toutes ces combinaisons d'une pensée humaine. Ce qui en nous paraît
le plus s'en rapprocher, c'est la jouissance immédiate de l'existence
et de l'action, dont le bonheur serait l'idéal achèvement. Il y a un
point où nous _sentons_ immédiatement notre _existence_, où la vie en
s'exerçant jouit d'elle-même. Là il n'y a plus, semble-t-il, une
simple _impulsion_ mécanique exercée par l'extérieur: c'est un
_dedans_ et non un _dehors_, c'est le côté psychique, non mécanique.
D'autre part, il n'y a pas là non plus une conception abstraite d'un
bien à venir, d'une _fin_ proprement dite: il y a possession concrète
et sans intermédiaire d'une existence qui se sent précisément agir, il
y a _bonheur_ élémentaire. C'est quelque chose d'analogue, peut-être,
à [Grec: (l')energeia] à [Grec: (l') entelecheia] d'Aristote. La résistance
à ce _bien-être_ immédiatement inhérent à l'être et à la vie, voilà
sans doute ce qui produit l'_effort_; quand l'effort est conscient de
ses moyens de satisfaction et les conçoit d'avance, il devient
tendance à une _fin_. L'effort intérieur, à son tour, se manifeste par
le mouvement extérieur. Le mouvement ne serait ainsi que la surface de
l'effort, qui lui-même ne serait que le _bien-être_ élémentaire
luttant pour se maintenir. Or, là où il y a être et bien-être
immédiat, il doit y avoir quelque chose de ce que nous nommons
affranchissement des obstacles, délivrance, activité en possession de
soi, liberté. Le bien-être élémentaire peut être appelé une liberté
élémentaire; le bonheur parfait serait parfaite liberté: il
impliquerait une existence ou une activité vraiment _absolue, ab
soluta_, c'est-à-dire ne rencontrant au dehors de soi rien qui pût lui
faire obstacle.

Nous ne nous dissimulons pas le caractère hypothétique de ces
spéculations sur le fond des choses. Sous ce rapport comme sous tous
les autres, l'idée de liberté est essentiellement _problématique_,
ainsi que celle de l'absolu avec laquelle elle vient toujours se
confondre; mais elle n'en est pas moins le foyer idéal vers lequel
semblent converger nos deux conceptions du mécanisme extérieur et du
désir intérieur. Ces deux perspectives différentes tendent vers un
même centre, qui serait le bien-être _immédiat_, non plus une série
médiate de déplacements dans l'espace ou de moyens échelonnés dans le
temps en vue d'une fin préconçue. Devant ces questions, le
métaphysicien se trouve dans le même embarras que le physicien auquel
on demande si le mouvement a lieu par choc au contact ou par action à
distance: ces deux modes de communication du mouvement sont également
incompréhensibles, et il est probable qu'ils sont également faux. De
même, le métaphysicien n'a que deux manières de se figurer l'action:
tantôt il se la figure comme un mécanisme qu'on pousse en quelque
sorte par derrière; alors toute activité devient extérieure et le fond
universel est inerte,--mystère incompréhensible; tantôt il se figure
l'action comme une recherche de fins ou un attrait, et alors toute
activité redevient intérieure sans qu'on puisse concevoir d'action
extérieure;--autre mystère, où s'est perdue la pensée de Leibnitz.
Pourtant, l'homme croit entrevoir au plus profond de lui-même
l'_immédiat_; est-ce illusion? La joie du moins n'est pas illusoire,
et il semble bien que la joie, la jouissance, le bien-être suppose une
possession _actuelle_, immédiate, de l'être par l'être, de l'action
par l'action, de la vie par la vie, de la pensée par la pensée. C'est
ainsi que le métaphysicien arrive à pressentir, par des conceptions
éminemment problématiques, une sorte de _liberté_ comme condition de
toute _félicité_.

Si ce n'est point là la réalité actuelle, c'est du moins l'idéal que
nous arrivons à nous proposer, à désirer, à réaliser progressivement
par le désir même que nous en avons. Le terme du désir, n'est-ce pas
en effet d'être affranchi du désir même, c'est-à-dire de l'effort,
pour jouir librement de la félicité? Et d'autre part, n'avons-nous pas
vu que le désir, qui se retrouve au fond de l'idée, tend à réaliser
son objet en le concevant?



CHAPITRE TROISIÈME

RÔLE DE L'IDÉE ET DU DÉSIR DE LA LIBERTÉ DANS LA FORMATION DE LA
CONNAISSANCE.--THÉORIE DE LA PROJECTION DU MOI

  I. Les fonctions intellectuelles, au point de vue
     _subjectif_.--En tendant à l'universalité, elles tendent à
     satisfaire le désir de liberté.--Abstraction, généralisation,
     affirmation, induction et croyance.

  II. Explication du passage à l'_objectif_, puis du passage à
     l'_universel_, par un développement du désir et du
     vouloir.--Projection du moi.


La tendance du désir à sa propre satisfaction, et à cette satisfaction
totale de l'être qui supposerait la liberté, fait le fond de toute
notre vie mentale. Cette tendance organise le déterminisme même en vue
de la liberté. Suivons-la donc dans les diverses manifestations de la
vie mentale: la connaissance, l'art, l'amour, enfin la moralité.

Nous allons d'abord montrer le rôle du désir de la liberté dans la
formation de la connaissance.


I.--Penser, selon nous, n'est autre chose que sentir, désirer,
vouloir, mouvoir, avec le sentiment de son action et des bornes
qu'elle rencontre. Supposez un courant qui se sentirait et se verrait
lui-même marcher, par une conscience permanente de son action ou par
une sorte de transparence intérieure, et qui en même temps aurait la
conscience de ses propres limites ou de ses propres rives, vous aurez
l'image du désir devenu intelligence.

En se concentrant dans une direction déterminée, la force consciente
renferme sa réaction dans des limites: l'_abstraction_ n'est que la
conscience de cette direction exclusive du désir.

Quant à la _généralisation_, la chose à laquelle elle correspond, par
exemple la couleur en général, ne peut se représenter comme objet et
matériellement. Rien de moins général que le mot couleur, abstrait
parmi les sons et extrait de leur nombre; rien aussi de moins général
que l'image du bleu ou du blanc, extraite et abstraite parmi les
autres; mais ce qui est général et relativement illimité, c'est moi
qui abstrais, et j'ai d'autant mieux conscience de mon pouvoir
indéfini que je réduis à une plus grande simplicité l'objet de ma
représentation. Plus je vide cet objet et le dépouille, plus j'ajoute
à la plénitude de mon pouvoir intellectuel. Quoi de plus vide en soi
que le mot couleur? C'est le son _cou_ et le son _leur_, voilà tout.
J'applique ce mot à l'image du blanc, du bleu, du rouge: que lui
importe? il n'est que ce que je le fais, et je le fais mobile,
changeant, passif; je le traiterai à merci sans qu'il résiste, et ma
puissance gagnera tout ce que je lui aurai enlevé. Avec son aide je
passerai aisément d'une couleur à l'autre, d'autant plus léger que mon
bagage sera moins lourd. Il n'en serait pas de même si je voulais
appliquer l'image du bleu à celle du rouge: la première, ayant encore
trop de choses qui lui appartiennent en propre, me résisterait comme
par une force opposée à la mienne. Aussi je tâche de ne retenir des
sensations et des images que ce qui est strictement nécessaire pour
empêcher ma pensée d'être complètement subjective; je les dépouille le
plus possible, je les appauvris, je les efface: en les diminuant, je
diminue l'action de l'extérieur sur moi ou ma passivité au profit de
mon activité, et plus je me débarrasse ainsi des entraves, plus le
champ est libre pour ma pensée. La généralité que je crois voir alors
dans l'objet est simplement la _liberté intellectuelle_ que je me suis
donnée à moi-même. Un boulet de mille kilogrammes, auquel je suis
attaché par une chaîne, exclut toute généralité en me retenant à un
point fixe; un boulet de vingt kilogrammes est en quelque sorte plus
général, parce que je puis le traîner avec moi en divers lieux, non
sans effort; un boulet d'un kilogramme est bien plus général encore,
et plus encore celui de quelques centigrammes. A vrai dire, ce n'est
pas le poids que je traîne qui est général, c'est ma puissance de me
mouvoir; le poids est au contraire une limite à l'extension de cette
puissance. Voilà pourquoi je m'allège autant qu'il est possible,
changeant les sensations en images, les images en mots, les mots en
chiffres ou en lettres; je ne retiens que la quantité de contre-poids
nécessaire pour maintenir en équilibre ma pensée.

L'élan par lequel je tends à persévérer dans une direction quelconque,
à maintenir et à continuer mon action intelligente diffère-t-il de ce
qu'on appelle l'_affirmation_? Dès que j'agis avec le sentiment ou la
conscience de mon acte et des modifications qu'il subit, on peut dire
déjà que j'affirme; car mon action, en même temps qu'elle est faite et
sentie, est pour moi affirmée. Nous ne franchissons pas encore le
subjectif: à ce point de vue, affirmer et agir avec la conscience de
son acte sont même chose.

En fait, toute action passe aux organes et devient mouvement; les
limites apparaissent alors avec la résistance, dans le sentiment
complexe de l'effort. Moins mon expérience est grande, c'est-à-dire
moins j'ai senti d'obstacles, et plus j'ai le sentiment de ma
primitive énergie, de mon réservoir de force. Aussi ma volonté
va-t-elle de l'avant avec audace et presque toujours trop vite; elle
anticipe, elle _induit_, elle _croit_, en se fondant sur le sentiment
de sa propre activité et de sa vitesse acquise. C'est ce qui fait que
l'enfant et le jeune homme croient en eux-mêmes et, d'une manière
dérivée, croient dans la persistance des autres choses encore peu
nombreuses qu'ils connaissent.

Les logiciens attribuent d'ordinaire la force de l'_induction_ à la
multiplicité des expériences; mais il faut ici distinguer le point de
vue objectif du point de vue subjectif. Autre chose est l'énergie
subjective de l'acte par lequel nous induisons, autre chose la valeur
objective de cet acte ou sa conformité avec les objets extérieurs;
nous n'en sommes encore qu'au premier point de vue, et alors la force
de notre élan dans l'induction ou dans l'affirmation n'est nullement
proportionnelle au nombre des expériences. Une seule expérience suffit
pour me faire induire. Je me vois capable alors de continuer ma
volonté et je me crois capable d'en continuer l'exécution, parce que
je ne suppose encore aucun changement dans les causes qui concourent à
cette exécution. La volonté et le désir ressemblent à la force d'un
courant, la croyance inductive ressemble à sa vitesse. L'une engendre
l'autre: croire, au fond, c'est sentir sa puissance de vouloir et son
désir d'agir, c'est en faire à la fois l'exertion et l'assertion,
c'est avoir la conscience d'une certaine activité intérieure qui ne se
manque pas à elle-même et se traduit par le mouvement. Aussi la
croyance accompagne l'action et peut précéder en ce sens l'expérience
extérieure. Quant à la répétition des expériences, elle fortifie et
surtout justifie la croyance en un cours particulier de choses, en une
certaine résultante de mouvements; elle nous instruit sur les limites
extérieures de notre volonté et nous en trace pour ainsi dire le
dessin. L'expérience détermine et endigue le courant du vouloir
primitif, qui ne demandait qu'à s'épandre indéfiniment et qui garde
la conscience permanente de son effort.

Quand notre volonté ne rencontrd aucune raison de douter, en d'autres
termes quand elle se meut dans une voie sans rencontrer d'obstacle,
cette faculté d'exercer sans échec sa puissance répond à ce que
Descartes nomme l'_évidence_, qu'il n'a point définie suffisamment.
L'évidence, après tout, se réduit pour nous à notre énergie ou
conviction intérieure. «Je suis certain de telle chose,» ou «telle
chose est évidente,» équivaut à dire: «Je veux et me meus librement
dans cette direction, je marche dans une voie entièrement libre.»
Traduire en paroles ses pensées et convictions, c'est simplement
traduire ses actions et ses mouvements; et il semble que toutes nos
démonstrations finissent par se réduire à celle de Diogène, qui
affirmait le mouvement en marchant. Les choses évidentes sont les
voies dans lesquelles je n'ai jamais trouvé d'obstacle; quand j'ajoute
que je n'en trouverai jamais dans l'avenir, je n'affirme point une
chose que je _sais_ (mot qui conviendrait seulement à une immédiate et
parfaite conscience), mais j'affirme une chose que je _crois_ et
induis, c'est-à-dire un mouvement que je continue, une direction dans
laquelle je persévère. Le savoir a un fond pratique dont il est la
formule. Ce fond pratique n'est pas le libre arbitre, la volonté
indifférente qui choisirait entre des affirmations contraires; mais il
est le désir, l'action, le vouloir tel que nous l'avons défini plus
haut, comme tendance radicale à dépasser toutes bornes.

Quand nous prononçons un jugement sur des choses qui ne dépendent pas
de nous, plus sera grande dans leur réalisation la part des
antécédents extérieurs, plus nous serons exposés aux échecs et aux
erreurs de toutes sortes. Une proposition _certaine_ est donc celle
qui porte sur des choses que nous _pouvons_ réaliser; or les choses
que nous pouvons réaliser sont celles qui dépendent le plus de nous,
ou même exclusivement de nous, par conséquent les choses les plus
dépendantes de notre volonté. «Je désire, je veux» est la chose la
plus certaine, parce qu'elle exprime simplement ma volonté même, mon
désir dominant et sa direction intérieure. «Le soleil est chaud,»
exprimera une chose certaine, s'il dépend de moi de me mettre en
présence du soleil par une série de mouvements et de déterminer
occasionnellement la sensation de chaleur; mais, comme ici tout n'est
pas déterminé par mon désir, la part de l'incertitude se montre: il
faut que l'action et les mouvements du soleil achèvent mon action et
mes mouvements propres, il faut que le soleil d'hier reparaisse
demain, il faut que j'y croie préalablement avant de dire «le soleil
est chaud». Si tout pouvait dépendre de moi, je tiendrais pour ainsi
dire à ma disposition la vérité des choses avec leur réalité; mais les
jugements que je porte sur l'extérieur sont toujours conditionnels au
point de vue objectif, parce qu'ils n'ont pas leur condition unique
dans ma subjectivité. Néanmoins il dépend de moi, en augmentant la
part de mon action propre, d'augmenter aussi ma certitude; plus j'agis
et me meus, plus je sais, et Aristote avait raison de dire: «Savoir,
c'est faire.» On peut dire encore:--Savoir de science absolue, ce
serait être idéalement libre; car je n'aurais le droit d'affirmer
absolument que ce qui dépendrait absolument de ma liberté. Là se
trouverait le seul véritable _à priori_, puisque la liberté serait
antérieure à ses actes et ne dépendrait que d'elle-même. C'est là un
type pour nous irréalisable, et pourtant, ainsi entendue, l'idéale
liberté est au bout du déterminisme même, qui est le propre domaine de
la science.


II.--Maintenant, comment passons-nous à l'_objectif_, à l'affirmation
d'autres êtres, d'autres causes, et même de l'universelle existence,
des causes? Ce passage, objet de tant de controverses, a lieu, selon
nous, en vertu d'un déploiement du désir et de l'activité volontaire,
où se retrouve la tendance à la liberté, et à l'indépendance. La
volonté, en s'exerçant, a conscience de choses voulues par elle ou, si
l'on préfère, désirées par elle, et d'autres choses qu'elle n'a pas
voulues ou désirées. Si, par exemple, j'éprouve une douleur, ma
volonté a conscience d'une limite à son développement, et d'une limite
qu'elle n'a pas voulue. Voici donc, sur la première partie de la ligne
que ma volonté suit, des modifications avec la volonté, ou actions;
sur la seconde, des modifications sans la volonté, ou passions, et
même des passions douloureuses. L'exécution n'est point adéquate à la
volition et au désir: ce qui avait été voulu se trouve en fait empêché
et limité. Mais la volonté ne s'arrêtera pas à la limite que rencontre
ainsi son exécution; elle la franchira par une _loi de conservation_
analogue à celle de la vitesse acquise, et cette loi prend ici la
forme d'un élan spontané. Par là la volonté _se projettera_ elle-même
en quelque sorte sur les modifications autres que ce qu'elle avait
voulu ou désiré. Il en résulte une sorte de système à quatre termes,
ainsi conçus: d'un côté une volonté restant la même et produisant
toujours les mêmes modifications agréables, désirées par elles; de
l'autre côté la même volonté se prolongeant avec d'autres
modifications désagréables:

           PREMIER MOMENT

       Même vouloir où même désir.
                   |
     Mêmes modifications, agréables.

         DEUXIÈME MOMENT

             Même vouloir.
                   |
     Autres modifications, désagréables.

La volonté ne s'arrêtera pas à ce système comme s'il était suffisant
et satisfaisant. En effet, c'est une loi du désir, comme de toute
force, de tendre naturellement à maintenir son identité et sa
direction. Or, dans ce système, il y a une sorte de contradiction: la
même volonté consciente, après avoir coexisté avec les mêmes
modifications, voit, tout en restant la même, se produire d'autres
modifications; ce qui lui donne la conscience du _même_ et de
l'_autre_. En fait, le contraste de ces modifications,--plaisir
d'abord, puis douleur,--est complet; et je ne vois pas l'antécédent de
ce changement dans ma volonté demeurée la même. Ma volonté sentante et
mouvante, qui tend, comme toute force, à _se rétablir avec la moindre
altération possible_, continue alors à se concevoir: dans l'échec que
lui fait subir l'obstacle, elle le franchit en se plaçant derrière
l'obstacle même par la pensée et par l'association des idées.
Seulement, elle est obligée de changer en quelque sorte le signe
positif en signe négatif, le signe _moi_ en signe _non-moi_,
l'identité en différence. Elle était d'ailleurs en possession
préalable de ces signes, car, avant même de s'objectiver, elle avait
acquis déjà le sentiment de la différence dans la différence de ses
modifications: il lui suffit maintenant de combiner les notions de
différence, de modification et de volonté pour concevoir, derrière les
modifications différentes, une volonté différente. L'enfant ne tarde
pas à projeter ainsi un autre moi derrière les modifications qui lui
sont contraires, à construire en se _dédoublant_ d'autres volontés
opposées à la sienne; il prolonge le vouloir au delà du pouvoir et
ramène le passif à l'actif. C'est le seul moyen de rétablir l'harmonie
dans le système dont nous avons donné le tableau. Ce système devient
alors le suivant:

                   PREMIER MOMENT

             Même volonté ou même désir.
                         |
                 Mêmes modifications.

                   DEUXIÈME MOMENT

                   Même volonté.
                         |
  Autres modifications (ce qui produit dans la conscience la distinction
                du même et de l'autre).

             SOLUTION ET TROISIÈME MOMENT

                 Autres modifications.
                         |
                   Autre volonté.

Ce troisième moment est l'application de la distinction du même et de
l'autre, et le rétablissement de la volonté sentante et motrice avec
la moindre altération possible. Ainsi s'opère le dédoublement qui
permet à la volonté de se maintenir d'accord avec soi tout en
s'opposant à soi; de sorte que, par un phénomène singulier d'optique
intérieure, la volonté consciente ne se divise que pour maintenir son
unité; elle ne conçoit une volonté autre que pour pouvoir le plus
possible se concevoir la même. Telle est, semble-t-il, exprimée en
formules nécessairement abstraites, la construction psychologique de
l'objectivité au sein même du subjectif; et c'est, à notre avis, le
seul mode d'objectivité qui soit possible, puisqu'en fait nous ne
pouvons réellement sortir de nous-mêmes et de notre conscience. Encore
une fois, quand ma volonté en exertion motrice vient se heurter à un
obstacle, outre qu'elle tend à le surmonter réellement, elle tend
encore à le surmonter idéalement, en se prolongeant par la pensée au
delà des bornes où expire son action effective; le vide que le désir
trouvait à la limite de son action réelle, il le comble avec une
volonté idéale qu'il s'oppose et qui pourtant, en dernière analyse,
est encore lui-même multiplié par soi. Car, après tout, quand moi je
vous conçois, je suis obligé de vous construire, et de vous construire
avec moi-même: vous me donnez ou m'imposez certaines modifications et
sensations que je ressens, je vous prête mon moi en vous créant pour
ainsi dire à mon image et à ma ressemblance[146].

  [146] Ce n'est donc pas, comme l'a soutenu Clifford, en vous
  _rejetant_ de ma conscience que je vous conçois (comme _éjet_);
  c'est au contraire en prolongeant ma conscience jusqu'en vous.
  _Objets_ et _éjets_ ne sont toujours que le _sujet_ prolongé et
  projeté.--Il n'y a pas là non plus une loi nécessaire _à priori_,
  une _forme_ comme celle de Kant, ni une application d'un
  _principe universel_ de la raison, comme dans Victor Cousin.
  Notre théorie nous semble plus scientifique, parce qu'elle
  s'appuie sur la _persistance de l'action et du mouvement
  commencé_, laquelle devient, dans la conscience, une tendance à
  la liberté et à l'indépendance.

D'après ce qui précède, la conception d'un autre moi, d'une autre
existence, d'une autre volonté, comme celle que l'enfant place dans sa
mère ou dans son père et jusque dans l'objet matériel qui lui a fait
mal, semble être une simple thèse, la plus élémentaire de toutes. La
volonté et le désir,--comme la nature, dont le désir ou quelque chose
d'analogue semble aussi faire le fond,--«agit par les voies les plus
simples,» c'est-à-dire les plus faciles, les plus agréables et, en ce
sens, les plus indépendantes et les plus _libres_.

--Mais, dira-t-on, je n'ai encore en face de moi qu'une seconde
volonté (pouvoir de sensibilité et de motricité), une seconde cause,
et à l'état d'hypothèse. Comment en venir à concevoir une infinité de
causes, de mouvements et même de sensations plus ou moins affaiblies
dans ce «non-moi» qui, au premier abord, est un?--Il faut pour cela se
placer soi-même dans chaque être, et, s'y étant placé, répéter de
quelque manière en lui et pour lui l'acte de «discrimination» que nous
avons accompli pour nous-mêmes. Non seulement notre volonté, en se
concevant _double_, suit la loi de la moindre action, mais encore elle
fait suivre cette loi à la volonté extérieure, à la force extérieure
qu'elle suppose et se représente: elle la fait se diviser à l'infini.
Je répète la même hypothèse d'une volonté autre que la mienne, d'une
tendance différente de la mienne, toutes les fois que ma volonté subit
une modification passive et reçoit le mouvement au lieu de le
transmettre: il y a en moi une certaine sensation quand je transmets
le mouvement et une sensation différente quand je le reçois; j'accole
la première à la seconde. Ainsi j'acquiers la notion d'une pluralité
de causes et de forces motrices. Les objets extérieurs servent
simplement de miroir et, par un jeu de réflexion, en arrêtant ma
volonté m'en renvoient l'image, qui ensuite se multiplie à l'infini
dans une perspective sans fond.

Après avoir conçu une pluralité de causes et d'existences, je n'ai
donc qu'à continuer le mouvement commencé pour en concevoir une
infinité. Nous avons déjà vu comment nous généralisons et induisons,
c'est-à-dire comment nous élevons d'une certaine manière les choses à
l'infini. Objectiver, c'est supposer une autre volonté; quand j'ai
accompli une fois et mille fois cet acte, j'ai conscience d'une
tendance identique à l'accomplir encore. En objectivant cette
tendance, cette _puissance_ indéfinie qui est en moi et qui demeure
indépendante, je suppose une _possibilité_ indéfinie de causes ou de
volontés et j'arrive, par l'abstraction des limites, à une supposition
universelle, à une totalité de causes pour la totalité des
effets.--Ce n'est toujours, direz-vous, qu'une hypothèse.--Je
l'accorde; le principe de causalité _métaphysique_ (qu'on pourrait
aussi bien appeler causalité _psychique_, pour le distinguer du
principe des _conditions_ ou _lois_ scientifiques), n'est réellement
que la première et la plus élémentaire, par cela même aussi la plus
générale des hypothèses, qui permet à notre volonté de se maintenir le
plus intacte, en concevant un monde de volontés et de forces. C'est
même mieux qu'une hypothèse intellectuelle: c'est une thèse sans
raisonnement, une _position_ naturelle; ou plutôt c'est une _marche_
naturelle, une continuation d'action qui se ramène à une continuation
de désir. En définitive, avez-vous vraiment _conscience_ de
l'universalité des causes efficientes, de manière à admettre cette
universalité par une nécessité immédiate? Non; vous posez idéalement
d'autres volontés, et vous partez de là pour marcher en tous sens;
votre succès vous fait alors croire à une action du dehors, quoiqu'il
vienne d'un élan intérieur et d'une réaction du dedans. C'est le désir
d'_indépendance_ et d'_indétermination_ qui nous fait précisément
_déterminer_ toutes choses par la pensée, dans la mesure compatible
avec le maximum d'indépendance et le minimum d'effort.

Les disciples de Victor Cousin nous objecteront que l'universel ne
saurait procéder de notre causalité particulière, de notre moi, de
notre volonté individuelle.--Pourtant il faut bien que nous portions
en nous de quelque manière ce qu'on nomme l'universel; il faut que
nous trouvions ainsi en nous le pouvoir de nous dépasser. Pour Victor
Cousin, ce pouvoir était une _faculté_ particulière, la raison, mais
une faculté n'explique rien; même dans la doctrine de Cousin, nous ne
pouvons pas avoir deux «âmes,» et il faut bien qu'en définitive
volonté et raison s'identifient dans la conscience. La «raison,» sans
la sensation et la volonté, est une pure abstraction, comme l'objet
même qu'on lui donne, qui serait je ne sais quel infini indéterminé;
la raison n'est vivante et concrète que dans le vouloir et le désir.
Quant aux idées d'individualité et d'universalité, elles semblent
toutes relatives: la conscience proprement dite les domine. Là je vois
ce qu'il y a de plus individuel, puisque ma volonté est moi-même; mais
là aussi je trouve la source de l'universel, parce que ma volonté tend
précisément à franchir toute borne et à réaliser un mouvement
perpétuel: elle est une marche perpétuelle en avant, une induction
perpétuelle. Ce que j'appelle moi, qu'il soit _réel_ ou _formel_,
n'est-ce pas une force emmagasinée qui paraît ne se faire jamais
défaut à elle-même et dépasse toujours ses manifestations présentes
dans le temps ou dans l'espace? Qui dit force et puissance motrice,
nous l'avons vu, dit quelque chose de virtuellement général, non d'une
généralité abstraite, mais en ce sens que ce qui est agissant et
mouvant aspire à dépasser ses bornes. Cette puissance de vouloir et de
mouvoir, les physiciens pourront la comparer à l'expansion indéfinie
des gaz, qui tend à franchir toute sphère limitée. Outre la
_perception_ présente, comme le disait Leibnitz, nous avons encore une
tendance à passer d'une perception aux autres, et cette tendance est
l'_appétition_. Physiologiquement, nous ne pouvons pas ne point
restituer le mouvement reçu, au moyen du mouvement par nous transmis.
Nos opérations intellectuelles, principalement la généralisation et
l'induction, nous les avons vues s'expliquer par cette réaction que le
sensualisme a eu le tort de ne pas assez étudier; or, ce pouvoir de
réagir, une fois admis, paraît suffire pour expliquer tout ensemble la
volonté et la «raison.» L'objet conçu par la conscience et l'objet
conçu par ce qu'on nomme la raison ne différent pas en espèce, mais en
degré: dans les deux cas, en effet, il s'agit d'une puissance que nous
concevons comme plus ou moins indépendante par rapport à son milieu.
Ce qu'on appelle perfection ou infinité n'est qu'une puissance
supposée sans obstacle. «Perfection de l'intelligence» signifie
«puissance absolue de penser»; et «absolu» veut dire «indépendant des
obstacles» ou, en définitive, «libre». De même pour les autres
perfections. Toutes les fois que nous croyons (illusion ou réalité)
avoir conscience d'un vouloir libre et jouissant de son objet, nous
avons le sentiment d'une perfection en nous, de quelque chose de
complet, d'achevé en son genre; nous n'avons besoin que de
généraliser, de multiplier pour ainsi dire la notion par elle-même,
pour imaginer une perfection idéale, parfaitement parfaite en tout
genre, qui nous paraît alors supposer une liberté infiniment libre:
c'est simplement notre idée de liberté se multipliant et s'élevant à
une nouvelle puissance.

On a vu tout à l'heure comment notre volonté s'objective,
conséquemment se double et se multiplie, par le pouvoir qu'elle a de
franchir ses bornes actuelles; la même tendance en avant lui permet de
s'objectiver sous une forme absolue et de concevoir, en abstrayant
tout obstacle, une activité dégagée de passivité, un vouloir adéquat à
ce qu'il produit, un désir immédiatement satisfait et jouissant de son
objet. La «personne-Dieu,» comme les autres personnes, est ainsi une
_projection_ de notre propre personnalité; mais, tandis que notre
construction des autres personnes humaines est vérifiée par
l'expérience, vérifiée par leur réponse même à notre action, la
personne-Dieu demeure une construction idéale, sans vérification
possible. C'est lui-même, en sa pureté, que le moi conçoit en
concevant l'absolu; ce n'est sans doute pas lui-même dans son état
présent, mais dans sa tendance et dans ce qu'il veut être; car nous
sommes essentiellement, semble-t-il, désir tendant à la complète
satisfaction, volonté tendant à la complète liberté, et non seulement
au bonheur personnel, mais encore au bonheur universel.

       *       *       *       *       *

En résumé, ce que nous avons de plus intime, je veux dire la
conscience, est aussi ce qui nous permet de pénétrer dans l'extérieur.
C'est de ce centre que nous pouvons rayonner; c'est par ce qu'il a de
plus essentiel que le sujet qui _veut_ et _désire_ peut s'objectiver;
c'est par ce qu'il a de plus personnel qu'il peut pénétrer dans
l'impersonnel ou l'admettre en lui-même. Cette pénétrabilité de ce qui
nous est le plus propre et de ce qui semble sous un autre rapport le
plus impénétrable, est le fait dernier que ne peut guère analyser la
pensée logique. A ce point semble s'évanouir cette apparence
d'individualité fermée qui semblait d'abord essentielle à la
conscience et qui en réalité ne lui est pas essentielle, puisqu'en
fait nous concevons autrui, nous concevons même l'univers. Le
«monisme» fondamental se laisse entrevoir au fond de la volonté
consciente; le principe de la causalité universelle, en son sens
métaphysique, n'en est que la formule abstraite, et l'idée de cause
par excellence est identique à celle de liberté. Cette idée est ce
qu'on peut appeler avec Kant l'_idéal_ problématique de la raison;
mais si un tel idéal est problématique en lui-même, dans son existence
transcendante, il a du moins une première réalisation dans notre
pensée et dans notre désir.



CHAPITRE QUATRIÈME

RÔLE DE L'IDÉE ET DU DÉSIR DE LA LIBERTÉ DANS LE SENTIMENT DU BEAU

  I. Le sentiment du beau. Caractère désintéressé du jugement et du
     sentiment esthétiques.

  II. Apparence de la liberté dans la beauté même.--Théories de
     Plotin et de Kant.

  III. La grâce comme symbole de la liberté.--Insuffisance du point
     de vue esthétique pour établir la réalité de la liberté.


I.--Le jugement et le sentiment esthétiques semblent essentiellement
_désintéressés_, et Kant a même cru pouvoir dire qu'en ce sens ils
sont _libres_. N'entendons pas par là une liberté d'indifférence et
d'_indétermination_, qui serait incompatible avec la réelle
_détermination_ de notre esprit en face du beau; le sentiment
esthétique n'est libre qu'en ce sens qu'il paraît _indépendant_ de
toute contrainte mécanique et de tout intérêt sensible; en cela il
ressemble au sentiment moral. Quand une chose affecte agréablement mes
sens, elle ne me laisse pas désintéressé: elle excite nécessairement
en moi un effort pour la posséder ou posséder des objets de même
nature, pour continuer ou renouveler mon plaisir: de là naît
l'appétit, ce mouvement de notre sensibilité qui nous porte vers
l'agréable. Il n'en est pas ainsi, selon Kant, devant la beauté: en sa
présence, je tends à me délivrer de tout appétit, de toute contrainte
sensible. Je tends aussi à être libre de tout calcul d'utilité
personnelle et même d'utilité générale: en jugeant cette seconde sorte
d'utilité, j'attacherais encore un intérêt à l'existence matérielle de
l'objet, ma volonté, serait encore «_liée_» dans ses sentiments et
dans ses jugements, et ceux-ci envelopperaient, avec cette finalité,
une certaine nécessité. Enfin, d'après Kant, en présence du beau, la
volonté semble se dégager non seulement de la nécessité mécanique et
téléologique, mais même de cette nécessité morale qu'on se fait à
soi-même en se liant au bien par une finalité volontaire. Le sentiment
esthétique est le seul où la volonté se maintienne, comme en une
région intermédiaire, libre des nécessités matérielles sans s'être
encore liée par des nécessités morales. Voilà pourquoi, selon Kant et
Schiller,--dont Spencer a reproduit la pensée,--le plaisir du beau
serait une sorte de _jeu_ supérieur: on agit pour agir, on pense pour
penser, on sent pour sentir, on se meut pour se mouvoir; en un mot, on
exerce ses facultés sans autre but que d'en sentir le jeu facile, le
développement harmonieux, la vie débordante et sans obstacles,
l'exercice en pleine _liberté_.

Dans cette théorie, Kant et Schiller ont certainement exagéré le
caractère contemplatif et, en quelque sorte, platonique de notre amour
pour le beau. Le sentiment esthétique a pour caractère d'intéresser
notre être tout entier, les sens et l'intelligence aussi bien que la
volonté, en un mot toutes les fonctions de la vie. On peut cependant
accorder à Kant que le sentiment du beau, au milieu même du plaisir
sensible, est un commencement de désintéressement intellectuel et
volontaire, une sorte de libération par rapport aux besoins et aux
désirs inférieurs. C'est ce qui fait la moralité de ce sentiment,
quoique en lui-même il n'ait pas pour objet quelque chose de moral.


II.--Pour produire en nous ce sentiment complexe, qui est une des
formes de la félicité, la beauté même doit avoir en elle quelque image
de ces trois choses en dehors desquelles la pensée ne peut rien
concevoir: la nécessité mécanique, la finalité, la liberté idéale.
Selon l'école platonicienne et surtout Plotin, la beauté offre d'abord
une _matière_, c'est-à-dire une diversité soumise aux lois de la
nécessité mécanique, puis une _forme_ qui domine la matière et
l'organise, comme la vie organise le corps qu'elle anime. Aussi, dans
toute beauté sensible, l'être vivant, sentant et conscient, reconnaît
quelque chose d'intime et de sympathique à sa propre nature: il semble
qu'il se retrouve dans les objets extérieurs et prenne par là
conscience de tout ce qu'il contenait. Les harmonies que font les
voix, dit Plotin, donnent à l'intelligence le sentiment des harmonies
qui sont en elle: lorsqu'elle entend ces harmonies au dehors, la
beauté du dedans lui devient plus sensible. «Quand les sens
aperçoivent dans un objet la forme qui enchaîne, unit et maîtrise une
substance sans forme et par conséquent d'une nature contraire à la
sienne, alors l'esprit, réunissant ces éléments simples, les
rapproche, les compare à la forme indivisible qu'il porte en lui-même,
et prononce leur accord, leur affinité, leur sympathie avec ce type
intérieur[147].»--Kant admet également que la beauté, outre sa
matière, suppose une _forme_ contemplée par nous; de plus, pour être
vraiment et objectivement belle, il faut que cette forme paraisse
indépendante de celui qui juge ou des autres individus. Il faut en
outre qu'elle soit considérée indépendamment: 1º de toute la causalité
mécanique qui sert à la produire; 2º de tout rapport avec une fin
extérieure ou intérieure. En effet, la causalité mécanique est
nécessité; or la beauté vraie, la beauté vivante disparaît pour nous
quand nous ne voyons plus dans un objet qu'une machine mue par des
ressorts, qui pourrait être démontée sous nos yeux. Quant à la
finalité extérieure ou utilité, elle imprime encore à l'objet un
caractère de nécessité. La finalité intérieure elle-même, ou la
perfection, a encore quelque chose de nécessaire: pour juger de la
perfection d'une chose, il faut que j'aie préalablement l'idée de ce
que _doit_ être cette chose, et que je compare ensuite ce qu'elle est
avec ce qu'elle doit être, sa «réalité sensible» avec sa «nécessité
intelligible.» Par exemple, sachant ce que doit être un octogone, je
déclare parfaite géométriquement toute figure qui, dans son ordre
intérieur, me paraît remplir les conditions exigées par la définition
même; au contraire, selon Kant, dans la forme que je juge belle il y a
bien une concordance des parties entre elles et avec le tout, mais
cette concordance ne semble pas avoir été déterminée par la conception
raisonnée et abstraite de la chose même: elle n'offre pas un caractère
réfléchi et intentionnel, mais un caractère en apparence spontané et
inspiré. Aussi, quoique la _forme_ de la finalité se trouve dans
l'objet beau et que tout y semble à la réflexion organisé en vue d'une
fin, cette fin, néanmoins, ne semble pas avoir été conçue
abstraitement, pour être ensuite réalisée: elle semble avoir été
atteinte par une spontanéité de la nature et, dans les oeuvres d'art,
par une vive inspiration, où Schelling voit la synthèse de la volonté
aveugle et de la volonté réfléchie. La beauté «pure»,--la seule
proprement belle et sans mélange d'éléments étrangers,--ne paraissant
soumise à aucune condition «mécanique» ou «téléologique,» exprime donc
quelque chose qui semble échapper tout ensemble à la nécessité
physique et à la nécessité finale: voilà pourquoi Kant l'appelle la
beauté _libre_. Toute beauté qui, au contraire, dépend de certaines
conditions imposées d'avance, soit par la nature physique ou logique,
soit par la destination finale de la chose en qui elle réside, est une
beauté _liée_ et comme attachée à autre chose qu'elle-même.

  [147] Plotin, _Ennéades_, I, VI, 3.

Dans cette théorie, Kant a sans doute exagéré le caractère «libre» de
la beauté, en voulant l'élever trop complètement au-dessus de toute
finalité, comme il a élevé le sentiment du beau au-dessus de tout
désir. Le beau n'est réellement séparé ni de l'agréable ni du bon.
Dans son esthétique comme dans sa morale, Kant est trop formaliste; ce
qui fait le fond de la vraie beauté, c'est la vie, et la vie n'est pas
une pure forme où se jouerait l'intelligence: elle est avant tout
sensibilité et volonté. Ce n'est pas à dire qu'il n'y ait point dans
la beauté véritable une certaine apparence de liberté; mais, pour bien
comprendre en quoi cette liberté consiste, il faut considérer
l'élément le plus caractéristique du beau, qui, selon nous, est la
grâce.


III.--Au point de vue mécanique, la grâce suppose le mouvement
facilement accompli et facilement perçu, les lignes flexibles,
continues, arrondies, sans secousse et sans rudesse, la plus grande
exertion de force avec le moins de perte et de dépense possible. Au
point de vue physiologique, elle exclut tout ce qui sent l'effort, le
labeur de la réflexion, la sujétion de la volonté; elle exige
l'aisance naturelle, le plus grand effet avec les moindres moyens, en
un mot, l'inspiration en apparence spontanée qui trouve sans chercher.
La grâce est la surabondance d'une activité qui a plus qu'il ne lui
est nécessaire pour réaliser un mouvement ou pour atteindre une fin,
et qui semble vouloir se répandre au delà de toutes limites. Il y a
par cela même dans la grâce une image de l'infini et de l'absolu, et
c'est ce qui fait qu'on la nomme «divine.» Au point de vue moral, la
liberté étant le principe de la libéralité, la grâce est un don, et un
don désintéressé: le gracieux est gratuit. Enfin la gratuité, la
surabondance et la fécondité créatrice étant le propre de l'amour, la
grâce est aimante ou paraît aimer, selon la pensée de Schelling; et
c'est là ce qui la rend aimable[148]. Kant disait que la beauté est la
représentation symbolique de la moralité; on peut dire plus
particulièrement de la grâce qu'elle est, au point de vue moral, le
symbole de la bonté aimante.

  [148] Voir sur ce sujet M. Ravaisson, _La philosophie en France_.

La grâce, que les anciens appelaient [Grec: charis] et qu'ils ne
séparaient point de l'amour, est ce qui, au sein même d'un mécanisme
réellement nécessaire et d'un organisme où les parties dépendent
réellement du tout, exprime et fait entrevoir, comme dans un songe, un
principe affranchi de toute nécessité matérielle ou formelle: la grâce
est, selon nous, l'expression esthétique de l'idéale liberté.

Nous retrouvons ainsi, avec l'école platonicienne, le bien dans le
beau: «le bien donne aux choses aimées les grâces, et à ce qui les
aime les amours». Ce n'est pas par elle seule que la _forme_ belle a
le pouvoir d'exciter l'amour: tandis que le regard de l'intelligence
embrasse cette forme, la volonté en franchit les limites et place
derrière la forme, comme le fond dont elle dérive, une volonté
vivante, qui aspire à agir, à s'épanouir, à aimer.

La beauté et surtout la grâce, «plus belle encore que la beauté», nous
invite donc déjà à concevoir un principe d'action et de détermination
spontanée qui serait supérieur aux fatalités mécaniques; elle est
l'intermédiaire entre le monde matériel et le monde moral. Elle paraît
figurer la liberté idéale de la volonté au moment où celle-ci jouirait
d'elle-même, avant de s'imposer une loi et une règle nécessaire, une
limite et un sacrifice: par cela même la beauté est une expression de
la «vie heureuse», de la félicité. Lorsque plus tard, par un dernier
effort, la liberté semble s'être élevée au-dessus de toute limite et
de tout sacrifice, dans la plénitude et l'infinité de l'amour
d'autrui, elle réunit en soi la sublimité morale et la grâce morale.
S'il y a grâce et beauté dans l'expansion spontanée de l'innocence, il
y a grâce et sublimité dans le désintéressement sans effort de la
charité.

       *       *       *       *       *

Le déterminisme scientifique et mécanique, en détruisant l'illusion de
la liberté, tend à détruire le charme moral du beau et enlève à la
beauté de son prix. Cependant, une fois complété par l'idée de liberté
et par le désir qu'elle excite, le déterminisme moral peut suffire à
la rigueur dans le domaine de l'esthétique. Si l'art, qui est surtout
de nature contemplative, nous fait pressentir une lointaine liberté
dont la grâce est comme un rayon, il ne saurait la montrer dans son
foyer même, ni fournir une raison suffisante pour nous faire affirmer
son existence.



CHAPITRE CINQUIÈME

L'IDÉE ET LE DÉSIR DE LA LIBERTÉ DANS L'AMOUR D'AUTRUI

  I. Idéal de l'amour.--1º Le _sujet aimant_ nous apparaît comme
     devant être doué de volonté et même de volonté libre. 2º
     L'_objet aimé_ nous apparaît comme devant être doué de volonté
     libre. Conclusion: l'amour idéal serait une union de libertés.

  II. Réalité de l'amour.--L'amour réel, en nous, est d'abord un
     amour nécessaire; mais nous concevons et désirons un amour
     libre, et nous agissons sous cette idée, dont la réalisation
     absolue demeure invérifiable. Nécessité de passer au point de
     vue moral.


Il est quelque chose de moins contemplatif que l'art, c'est l'amour
d'autrui, quelle que soit la forme qu'il prenne. Élevons-nous donc à
ce nouveau point de vue. Illusoire ou vraie, l'idée de liberté
fait-elle le fond de ce que nous nous représentons comme un amour
désintéressé?


I.--L'amour réel est d'abord un amour nécessaire. Il est l'harmonie
des _sensibilités_, la «sympathie» dont parle l'école anglaise. Dans
cette sorte de contre-coup que les joies ou les peines d'autrui
trouvent en nous-mêmes, la part de la passivité et de la fatalité est
dominante; aussi la sympathie, sous son air de désintéressement,
cache-t-elle encore une sorte d'intérêt élargi. Deux cours qui battent
malgré eux d'un même battement sympathisent, ils n'aiment pas encore.
Cependant, comme le plaisir ou la douleur résultent d'un vouloir
satisfait ou contrarié, l'union des sensibilités semble annoncer déjà
une union générale et naturelle des volontés. Supprimez ce
commencement de volonté ou d'activité dans le plaisir même, et vous
réduirez la sympathie à un accord de sensations brutes.

L'harmonie des _intelligences_ est la préparation de l'amour, elle
n'est pas encore l'amour même; mais déjà l'union des désirs et des
volontés y est plus évidente. Penser en commun la vérité, c'est la
vouloir en commun, c'est aimer un même objet qui sera entre les
volontés un trait d'union.

Ce qui constitue essentiellement l'amour, c'est l'union des
_volontés_; non pas seulement leur union avec un objet conçu et
poursuivi en commun, mais leur union entre elles, qui fait qu'elles se
veulent mutuellement. Aimer quelqu'un, c'est le vouloir, lui, et non
autre chose.

Maintenant, jusqu'à quel point cette idée de l'amour est-elle
compatible avec la notion de fatalité? Pour répondre à cette question,
examinons successivement le sujet et l'objet de l'amour.

En premier lieu, les écoles fatalistes ne peuvent concevoir,
semble-t-il, que cette image incomplète de l'amour qu'Auguste Comte
nommait l'altruisme. L'égoïsme est une inclination fatale vers le moi
comme centre, l'altruisme est une inclination fatale vers autrui comme
centre; mais l'altruisme, au fond et absolument, n'est pas plus
désintéressé que l'égoïsme, auquel l'école anglaise le ramène.
Qu'importe qu'un mouvement soit un mouvement d'expansion ou de
concentration, s'il exprime toujours la nécessité d'un désir cherchant
à se satisfaire? Deux corps qui s'attirent ne s'aiment pas plus que
deux corps qui se repoussent. C'est pour cela que nous ne pouvons
confondre l'amour avec le besoin. Si je n'aime que par besoin et que
ce dont j'ai besoin, je n'aime que moi-même; mon prétendu amour est
égoïsme, mon désintéressement est intérêt. Pour que je vous aime,
vous, et non pas moi, il faut que je n'aie pas absolument besoin de
vous, que je ne sois pas poussé fatalement vers vous par un intérêt
comme celui que je prends à ma nourriture et à ma santé. Quel gré
pourriez-vous me savoir pour cette affection prétendue? Aurais-je le
droit de dire que je suis un être aimant, que je vous aime, que je
vous donne mon affection? Le don qu'arrache la nécessité est un don
qu'on se fait à soi-même; et s'il en était toujours ainsi; loin d'être
aimants, nous ne pourrions jamais aimer. Si l'amour vrai existe, il ne
peut commencer qu'avec le consentement de la volonté et là où cesse la
fatalité du besoin; il doit se montrer avec la liberté d'une nature
qui donne parce qu'elle est riche, et non parce qu'elle est pauvre. Si
le désir est «fils de la Pauvreté et de la Richesse», l'amour en sa
pureté idéale est la Richesse même[149]. Dans le fait, l'être le
meilleur en soi et qui a le moins besoin d'autrui est cependant le
meilleur pour les autres; c'est celui qui donne le plus et qui demande
le moins. En nous, à mesure que le besoin et le désir diminuent,
l'amour semble grandir; avec le progrès vers la liberté croît la
libéralité. Le besoin n'est donc que le point de départ et la
condition première dont l'amour aspire à se dégager de plus en plus
comme d'un obstacle. L'enfant n'aime d'abord sa mère que par besoin;
mais déjà, avec son premier sourire, semble se révéler le premier don
d'un amour désintéressé, la première grâce d'une âme volontairement
bonne. C'est ce qui fait la beauté et le charme du sourire, aurore de
l'intelligence, de la volonté et de l'amour; c'est ce qui en fait
aussi l'irrésistible puissance. Le sourire est le symbole de l'idéale
et parfaite bonté, souverainement libre de tout besoin et par cela
même souverainement libérale, qui, pour appeler toutes choses à
l'existence et à la vie, n'aurait qu'à laisser entrevoir à travers
l'infini sa grâce radieuse. Tel, selon Platon et Plotin, le Bien en
soi engendre l'univers par son rayonnement, Dieu crée le monde par son
éternel sourire.

  [149] Voir notre _Philosophie de Platon_, t. II, page 575.

Ce don de l'amour qui nous paraît volontaire, nous aimons nous-mêmes à
le faire, et si de plus nous parvenons à nous le faire rendre, nous
nous jugeons ainsi tout à la fois auteurs de l'amour donné et de
l'amour rendu. Par là nous nous sentons plus actifs, par là aussi plus
heureux. Créer l'amour en soi et hors de soi, c'est créer ce qui seul
a une valeur infinie et un prix inestimable: l'amour volontaire.

       *       *       *       *       *

La volonté, en effet, est ce qui rend l'objet vraiment _aimable_,
comme elle rend le sujet aimant; la liberté, seule capable d'aimer
_par elle-même_ ou, en un mot, d'aimer,--car aime-t-on véritablement
si on n'aime pas par soi-même?--paraît aussi seule digne d'être aimée
_pour soi_.

Ce n'est donc pas le bien en général, comme l'a cru Platon, que j'aime
en vous, c'est la bonté personnelle que je vous attribue. La théorie
platonicienne aboutit à des conséquences que Pascal a exprimées sous
cette forme originale: «Un homme qui se met à la fenêtre pour voir les
passants, si je passe par là, puis-je dire qu'il s'est mis là pour me
voir? Non, car il ne pense pas à moi en particulier. Mais celui qui
aime une personne à cause de sa beauté, l'aime-t-il? Non, car la
petite vérole, qui ôtera la beauté sans tuer la personne, fera qu'il
ne l'aimera plus. Et si on m'aime pour mon jugement, pour ma mémoire,
m'aime-t-on, moi? Non, car je puis perdre ces qualités sans me perdre,
moi. Où donc est ce moi, s'il n'est ni dans le corps ni dans l'âme? Et
comment aimer le corps ou l'âme, sinon pour ces qualités, qui ne sont
point ce qui fait le moi, puisqu'elles sont périssables? Car
aimerait-on la substance de l'âme d'une personne abstraitement, et
quelques qualités qui y fussent? Cela ne se peut, et serait injuste.
On n'aime donc jamais _personne_, mais seulement des qualités.» Quoi
qu'en dise Pascal avec Platon, l'amour s'adresse toujours non à des
_qualités_ générales, mais à des individus, ou à des choses qu'on
individualise et qu'on personnifie, fût-ce par une simple illusion
d'optique. La parole de Montaigne est le contre-pied de la pensée de
Pascal: «Si l'on m'eût demandé pourquoi je l'aimais, j'aurais
répondu:--Parce que c'était lui;--et si on lui eût demandé pourquoi il
m'aimait, il aurait répondu:--Parce que c'était moi.» Et en effet,
l'amour suppose dans son objet l'élément personnel, la forme de
l'individualité: quand vous aurez énuméré et analysé scientifiquement
toutes les qualités de la personne aimée, vous aurez énuméré les
conditions rationnelles de l'amour, mais vous n'aurez pas montré la
cause réelle et concrète, l'unité synthétique du caractère, la _vie_
individuelle supérieure à toutes les abstractions logiques.

Où Pascal est dans le vrai, c'est quand il dit: si je n'aime une
personne que pour sa beauté physique, je n'aime pas cette
personne.--Fragile amour que celui qu'emporterait une maladie! La
beauté extérieure n'est aimable que par la beauté intérieure qu'elle
me laisse entrevoir. Sous l'enveloppe matérielle, mon esprit cherche
l'esprit; séduit surtout par le regard, où plus qu'ailleurs la pensée
brille et se fait visible, il monte comme dans un rayon de lumière
vers l'invisible foyer qui l'attire. Mais, dans l'esprit même, est-ce
à la mémoire, est-ce au jugement, est-ce à la pure intelligence que
s'attache mon amour? Non, dit Pascal, et il a encore raison. Ces
qualités, il est aussi des maladies qui les enlèvent. Votre mobile
amour disparaîtra-t-il donc avec elles? n'est-il pas allé plus loin et
plus haut se fixer dans quelque centre indestructible où rien ne lui
semble plus pouvoir l'atteindre? Ce centre, qui n'est pas la pure
intelligence, n'est pas non plus la pure puissance; car cette
dernière, par elle-même, peut aussi bien être terrible qu'aimable.
Même quand elle s'unit à l'intelligence, quand elle est ordre et
harmonie, la puissance semble encore une manifestation extérieure de
quelque principe plus intime et plus profond. Quel est donc enfin ce
principe dans lequel seul pourrait se reposer l'amour? Platon
l'appelle le bien; mais ce n'est pas encore assez dire: pour qu'en
aimant le bien en vous, je vous aime, il faut que ce bien puisse vous
être attribué et qu'en définitive il soit vous; il faut donc qu'à tort
ou à raison il m'apparaisse comme un bien volontaire et conscient,
comme un bien qui se veut lui-même, et qui ne se veut pas seulement
pour soi, mais pour les autres et pour moi. Ce que j'aime en vous,
c'est la volonté consciente du bien, dont le vrai nom est la bonté. Là
je place la personne, là je crois deviner l'unité vivante où le bien
devient vous-même et où vous-même devenez le bien. Je ne pourrais
aimer en vous une liberté indifférente, abstraction faite du bien, une
volonté indéterminée ou une pure puissance; je ne pourrais non plus
aimer en vous un bien abstrait et neutre, passif et fatal, non voulu
par vous, non accepté par vous, un bien qui ne me semblerait pas
vous-même. C'est donc réellement la volonté du bien ou le bien voulu
qui est pour nous aimable. Mais la volonté du bien, où s'unissent les
deux termes dans une vivante unité, qu'est-ce autre chose que l'amour
même? Donc, en dernière analyse, ce qui est aimable, c'est ce qui est
aimant. Ce que mon amour cherche par-delà l'organisme visible et, dans
la conscience même, par-delà la pure puissance, par-delà la pure
intelligence, c'est le foyer d'amour où le bien, s'unissant à la
volonté, devient bonté. Moi aussi je veux être voulu par cette bonté,
pour le bien que je puis avoir en moi-même; je veux être aimé d'elle
comme je la veux et comme je l'aime. Je veux qu'elle soit non
seulement volonté du bien, mais volonté de mon bien. Dans cet échange
de l'amour, je n'aperçois plus, même là où elle pourrait subsister, la
fatalité physique, ni la nécessité logique ou mathématique, encore
moins une liberté d'indifférence et d'indétermination; l'amour, s'il
est réalisé quelque part en sa vérité, doit être ce qu'il y a à la
fois de moins indifférent et de plus libre. Aussi la volonté du bien,
là où je crois l'apercevoir, m'inspire la plus parfaite certitude,
comme si elle était la plus sûre des _déterminations_; et cependant,
c'est ce qui me semble le plus éloigné de la fatalité physique ou
logique. Si je suis certain de celui qui m'aime, c'est que je crois sa
liberté trop maîtresse de soi pour être détournée par des accidents
extérieurs. J'aime, je suis aimé; c'est pour la bonté que j'aime, et
c'est pour ma bonté que je suis aimé; dès lors, emporté dans un monde
idéal, je ne songe plus ni à la matière, ni à l'espace, ni à la mort,
et je me repose avec bonheur dans l'éternité de l'amour.

Ainsi le véritable amour, considéré dans son type intelligible, ne
peut s'adresser qu'à des _personnes_, et de plus, c'est la _liberté_
réelle ou apparente de la personne qui fait à nos yeux tout le prix de
l'amour; en aimant, nous désirons être aimé, et dans ce retour de
bienveillance de la part d'un être que nous supposons libre, mais
nullement indifférent et indéterminé, nous croyons voir comme une
grâce qu'il nous fait. Aussi la première et la plus précieuse des
qualités chez l'être aimé, c'est qu'il nous aime. Que ne pardonne-t-on
pas à celui qui est aimant? Une foule de petits défauts, qui
choqueraient dans un inconnu, peuvent sembler charmants dans la
personne aimée et aimante. Pourtant, si on n'aimait dans cette
personne que les qualités abstraites et l'esthétique, non la bonne
volonté, ces défauts devraient sembler aussi laids chez elle que chez
d'autres. Quand même quelqu'un que nous aimons perdrait toutes ses
qualités, en conservant cette seule qualité de nous aimer, ne
l'aimerions-nous pas encore? Peut-être même l'aimerions-nous
davantage, parce que nous espérerions le ramener au bien; car on
semble aimer davantage quelqu'un lorsqu'il a besoin de vous, et
l'amour, cette source de vie surabondante, préfère donner que
recevoir. Enfin un être incorrigible, mais qui vous aimerait, serait
encore aimable, au moins pour vous. Telle une mère aime le fils qui
lui cause de la tristesse et même du désespoir. Il n'est point de
laideur matérielle ni même morale que ne transfigure le sourire divin
de l'amour. Donc, non seulement je puis aimer un être qui veut le
bien, mais encore qui l'a voulu, qui le voudra peut-être, et même ne
le veut pas, surtout s'il m'aime. Mon amour cherche l'amour et, encore
une fois, non pas tant un amour qui veuille le bien en général qu'un
amour qui me veuille, moi. Ce n'est point là à mes yeux de l'égoïsme:
c'est la conviction du prix inestimable qui appartient à l'amour et
qui lui vient principalement du don de soi-même. Nous pressentons
vaguement que le vrai fond de l'être, c'est la volonté aimante, et que
ce qui est le plus nous-mêmes est aussi ce que nous pouvons le plus
donner à autrui. Pascal a beau dire qu'il serait injuste d'aimer la
personne, quelques qualités qui y fussent, l'être aimant a toujours
quelque chose d'aimable; et s'il m'aime, moi, c'est surtout pour moi
qu'il est aimable. C'est en ne l'aimant pas que je serais injuste, non
en l'aimant, car toute grâce appelle gratitude.

Supprimez cet idéal de la liberté dans l'amour, ramenez-le à une
nécessité brute, à une fatalité matérielle ou intellectuelle, vous
aurez détruit l'objet de l'affection. Ce qui est fatal en vous, c'est
ce qui est produit par autre chose que vous-même, c'est ce qui est
vraiment autre que vous. Si je n'aime en vous que ces choses
étrangères, je ne vous aime pas vous-même; pour que ma volonté vous
veuille, il faut qu'elle veuille votre volonté; il faut de plus que
votre volonté soit vraiment la vôtre, comme ma volonté est la mienne.
Quelle reconnaissance aurais-je pour un automate dont l'amour serait
la résultante d'un mécanisme, et même pour un «automate spirituel?» Il
aurait beau me suivre partout et graviter autour de moi, je ne lui en
saurais aucun gré et je ne le payerais d'aucun retour. Je pourrais
encore moins l'aimer le premier, faire vers lui les premiers pas. Dans
cette machine, rien, absolument rien ne m'attirerait. Elle pourrait
avoir toutes les qualités géométriques, mécaniques, physiques; il lui
manquerait toujours la vie, l'activité, une personnalité plus ou moins
ébauchée, un moi enfin, de quelque nature qu'il soit, auquel mon amour
puisse se prendre, et dont il puisse recevoir un retour qui ne lui
semble pas purement fatal.

Quand l'objet de mon affection n'est pas une personne douée de raison
et de volonté, il faut au moins qu'il soit à mes yeux un individu.
J'aime dans l'animal une personnalité encore incomplète, mais qui fait
effort pour se développer, une personnalité à demi virtuelle, à demi
réelle. Le chien que j'aime et qui m'aime n'est pas un automate; en
l'aimant, je lui fais une sorte de grâce consciente, quoique non
arbitraire, puisque ses qualités motivent mon affection; et en
m'aimant, il me semble qu'il me fait aussi une grâce, quelque étrange
que la chose paraisse. Il y a en lui spontanéité et un commencement
d'indépendance; il sait qu'il m'aime et il veut m'aimer,--science et
volonté qui n'ont pas besoin de se formuler nettement pour être
réelles. De même, dans la plante, je vois une individualité qui fait
effort pour se développer, une ébauche de l'animal, qui est lui-même
une ébauche de l'homme. Je m'intéresse à cet être qui veut vivre, qui
veut agir, qui semble chercher à sentir et à penser, qui paraît même
quelquefois sensible. Je l'aime parce qu'il est lui, parce qu'il
possède un moi en germe, et je ne saurais demeurer complètement
indifférent à son sort. S'il dépendait de moi de le faire arriver à
cette vie plus complète, à cette sensibilité, à cette pensée, à ce
bien qu'il désire d'un désir vague et inconscient, je le ferais. C'est
donc encore la volonté du bien que j'aime en lui. Quand j'ai donné
mes soins à la plante et que je l'ai aidée dans son développement,
quand elle a ensuite prodigué ses fruits et ses fleurs comme un retour
à mes soins, je l'aime véritablement. Que les esprits superficiels
sourient, je crois voir dans les fleurs qu'elle m'a données une
certaine grâce qu'elle m'a faite. Un matérialisme exclusif aura beau
dire: «fatalité, pur choc d'atomes, pur automate,» il doit y avoir là
autre chose que la nécessité brute; il y a là au moins ce principe
inexpliqué, la vie, qui enveloppe dans ses puissances une pensée et
une volonté; il y a là une dialectique en action, un enfantement
laborieux qui semble vouloir produire la personnalité. Aussi j'aime la
fleur d'un réel amour; le poète qui lui prête une âme, la femme qui
s'éprend comme le poète pour une fleur, ont, après tout, une idée plus
vraie de la vie universelle que le partisan du mécanisme exclusif, qui
la croit semblable aux rouages inertes d'une machine. Que le savant
combine ses molécules et place l'une à droite, l'autre à gauche, la
nature intime de ces molécules lui sera toujours inconnue; qu'il
démontre ses théorèmes, la partie vraiment démonstrative de sa science
ne roulera toujours que sur des rapports extérieurs et se jouera
autour des choses; c'est à lui, s'il croit avoir tout expliqué et
trouvé le dernier mot de la vie, c'est à lui, dis-je, et non au poète,
qu'on pourra demander:--Qu'est-ce que cela prouve?

Si donc la sympathie humaine peut s'étendre à tous les êtres, c'est
que tous les êtres nous semblent des volontés, au moins en puissance,
enveloppant quelque chose d'indéfini, des forces grosses de la vie, de
la pensée et de l'amour.--Mysticisme, dira-t-on. Qu'importe?
L'humanité tout entière est mystique à ce compte. Est-ce que le
sentiment universel, dont la vraie poésie n'est que l'expression
sublime, a jamais vu en toutes choses des théorèmes ou des automates?

De même, ce que le croyant aime en son Dieu, ce n'est pas seulement
une collection abstraite de qualités et de perfections. Tant qu'il
conçoit Dieu de cette manière, comme une abstraction idéale ou comme
une formule, il ne l'aime pas; ou, s'il l'aime, c'est qu'il conçoit la
perfection comme une virtualité réalisable et en voie de réalisation
dans le monde: le panthéiste aimera le Dieu qui se développe dans le
temps et dans l'espace vers l'idéal inaccessible; il aimera le Dieu
vivant, qui sera pour lui l'univers. Quand cet amour de l'homme pour
le divin atteint-il son plus haut degré? N'est-ce pas lorsqu'il se
représente son Dieu comme la liberté souveraine et souverainement
aimante, qui lui a donné l'être sans y être forcée, et qui se donne
perpétuellement à tous?

C'est le bien volontaire, en un mot, que nous aimons toujours; ce qui
ne veut pas dire le bien arbitraire, agissant avec indifférence, sans
raison intelligible et bonne pour prendre un parti plutôt qu'un autre.
Le bien en soi, dont Platon élève l'idée au-dessus de tout, doit être
conscient et libre, bon pour soi et par soi, bon aussi pour les
autres. Platon l'a entrevu; mais le terme de Bien qu'il employait,
[Grec: to agathon], n'indiquait pas assez le côté personnel de la
perfection morale, dont le vrai nom est bonté. La bonté est ce qui
concentre en soi le plus de choses et ce qui en répand le plus au
dehors: une bonté achevée serait la liberté même. L'acte de bonté ou
de désintéressement libre, idéal moral que l'homme se propose et qui
est le «suprême aimable,» [Grec: prôton philon] offre ce double
caractère d'individualité et d'universalité: il est à la fois ce qu'il
y a de plus personnel, puisqu'il vient du moi, et de plus impersonnel,
puisqu'il est le don de soi à autrui.

On croit que ce qui constitue le plus essentiellement un être est
aussi le plus incommunicable aux autres; et néanmoins, nous l'avons
vu, en aimant quelqu'un, c'est lui-même que nous voulons: notre
affection, franchissant tout ce qui est extérieur et étranger, sans
s'arrêter même à l'intelligence, va jusqu'à cette volonté personnelle
qui est proprement le moi. En vous aimant, c'est quelque chose de moi
que je donne, c'est moi-même que je voudrais donner tout entier, et
c'est aussi vous-même que je veux. Je sens qu'il est des obstacles,
matériels et même intellectuels, qui empêchent mon individualité de se
confondre avec une autre individualité, et pourtant c'est là ce que je
voudrais. Je ne dis pas que je voudrais cesser d'être moi pour devenir
une autre personne, ou qu'elle cessât d'être soi pour devenir moi;
mais je voudrais être moi et elle tout ensemble, je voudrais être deux
et un: en un mot, me donner tout entier et me retrouver tout entier.

Est-ce là une illusion de l'amour, un voeu chimérique contre lequel
doivent à jamais prévaloir les lois de l'impénétrabilité physique, ou
de la pluralité mathématique, ou de l'opposition logique? Quelle vaine
chose alors que l'amour! Comme il serait faux de dire qu'on aime! Car,
encore une fois, on n'aime que si on donne, et on ne donne
véritablement que si on donne une chose qui ne vous est pas étrangère,
une chose qui vous appartient réellement; on ne donne donc que si on
donne quelque chose de soi et, en dernière analyse, que si on se donne
soi-même. Tout don de choses extérieures au moi ne suffit ni à
l'aimant ni à l'aimé. Même quand je donne un objet extérieur, encore
faut-il que j'aie fait à son égard quelque acte de bonne volonté qui
vienne de moi; et à vrai dire, c'est cet acte que je donne. L'objet
qui passe de ma main dans la vôtre n'en est que le signe matériel et
le visible symbole; il perdrait tout son prix s'il ne représentait pas
ma volonté intime et un don de moi-même. Si vous me rendez froidement
le même objet, sans y rien mettre de votre coeur, nous sommes quittes
sans doute, selon l'expression vulgaire; mais cela veut dire que nous
restons à part l'un de l'autre, chacun dans son moi, sans aucune union
affectueuse. Si nous nous étions aimés véritablement, nous ne serions
jamais quittes: la dette de l'amour ne s'acquitte pas, elle se paye
avec de l'amour et par là ne fait que s'accroître encore.

Aussi le véritable amour est-il un don qui ne pourra jamais se
reprendre, parce qu'il ne le voudra jamais. Donner n'est pas prêter;
donner enveloppe en son idée quelque chose d'absolu: l'amour vrai ne
peut donc être conçu que sous l'idée de l'éternité. Quelle profanation
du nom sacré de l'amour, si l'on disait à quelqu'un: je vous aime pour
une année, pour un jour, pour une heure! Peut-on à la fois se donner
et se retenir, en marquant d'avance le terme où ce don prétendu
gratuit réclamera sa dette intéressée? Égoïsme qui se pare des
couleurs du désintéressement, esclavage qui usurpe le rang de la
liberté. Non, aimer,--s'il y a quelque chose de tel en ce
monde,--c'est faire effort pour s'affranchir du temps et pour créer un
ordre moral supérieur à la vicissitude des choses matérielles. Si donc
le véritable désintéressement est à la portée de l'homme qui le
conçoit et qui y aspire, il doit constituer la suprême liberté: aimer,
selon la pensée profonde d'un poète arabe, c'est mourir à la vie
égoïste pour vivre de la vie universelle, qui est seule vraiment
libre.

     C'est un bien que la mort mette un terme aux nécessités de la vie,
     Et cependant la vie tremble devant la mort;

     C'est ainsi qu'un coeur tremble devant l'amour,
     Comme s'il avait devant lui la menace de la mort:

     Car où s'éveille l'amour, meurt
     Le moi, ce sombre despote;

     Tu le laisses expirer dans la nuit,
     Et libre tu respires dans la lumière du matin[150].

  [150] Dschelaleddin, cité par Hegel, à la fin de la _Philosophie
  de l'esprit_.


II.--L'amour désintéressé que nous venons de décrire n'est peut-être
qu'un haut idéal dont l'actuelle réalisation est impossible à
vérifier. Toutefois, l'amour existe au moins en idée, et est-ce là un
mode si méprisable d'existence? Faut-il répéter que l'idée n'est pas
quelque chose de mort et de stérile? Elle est un motif, mieux que
cela, une action déjà réelle d'un être intelligent, une démarche, un
mouvement. L'idée de l'amour désintéressé ne se contente pas d'un rôle
passif: ambitieuse, elle voudrait être tout dans l'homme et même dans
l'univers. Nous _pensons_ qu'il serait meilleur d'aimer conformément à
l'idéal que nous concevons, et nous _aspirons_ à aimer de cette
manière; par cela même nous nous dirigeons déjà en quelque façon vers
l'idéal. En concevant l'amour désintéressé, le pur égoïsme a honte de
soi, il se revêt d'autres couleurs, il n'est plus le même
qu'auparavant: il s'est embelli de la pensée de ce qu'il désire. Ce
n'est encore, sans doute, qu'une transformation extérieure; mais le
progrès ne s'arrête pas là. Il nous arrive d'agir réellement sous
l'idée de l'amour d'autrui: il y a des êtres qui se dévouent ou
semblent se dévouer; il y a de nobles actions que nous n'oserions
traiter d'égoïstes, et qui, quand nous en sommes l'objet, nous
inspirent une vive reconnaissance; il y a donc des actes conformes, au
moins en apparence, à l'idéal de l'amour.

On peut se demander, il est vrai, si ces actions qui semblent
désintéressées ne sont pas toujours des modifications de l'égoïsme. Le
même objet peut être envisagé sous deux aspects contraires: comme dit
Jean-Paul, la mer est sublime ou ridicule selon ce que le spectateur
lui oppose dans son esprit. Vous pouvez croire que le désintéressement
est la forme la plus raffinée de l'égoïsme, ou au contraire que
l'égoïsme renferme en lui un germe de désintéressement qui
s'ignore[151]. De là résulte pour le philosophe cette alternative: ou
placer au fond de l'égoïsme le désintéressement,--ou placer au fond du
désintéressement l'égoïsme. Nous voilà amenés devant la grande
question métaphysique, qui porte non seulement sur des faits, mais
encore sur l'essence même de notre volonté. Et on ne pourra la
résoudre entièrement par la seule analyse psychologique. Une telle
analyse ne saurait établir la certitude du désintéressement; car,
êtres imparfaits que nous sommes, nous pouvons et devons toujours nous
défier de nous-mêmes et nous dire:--Suis-je bien sûr d'aimer? suis-je
bien sûr d'être aussi complètement désintéressé que je voudrais
l'être?--Nous demeurerons donc toujours en face de ce doute
final:--Peut-être mon désintéressement est-il encore un intérêt
inconscient. Doute salutaire d'ailleurs, car il oblige la volonté à
agir sans cesse, à aller toujours plus loin et plus haut. Se trouvant
toujours inférieure à l'idée qu'elle porte en soi, elle fait effort
pour l'égaler et tend ainsi à se développer d'une manière indéfinie.

  [151] Voir, sur ce sujet, notre _Critique des systèmes de morale
  contemporains_.

En même temps que le problème est métaphysique, il est moral; on peut
même dire qu'il est, par excellence, le problème moral. Aussi est-ce
au point de vue de la moralité que nous devons enfin nous placer pour
chercher si l'amour idéal est réalisable. Dans l'ordre moral, aimer
n'est plus seulement une joie et un bonheur, c'est une nécessité sans
laquelle il n'y aurait ni vraie justice, ni vraie fraternité. La
question, ici, prend donc un caractère plus impérieux et appelle une
solution plus pratique.



CHAPITRE SIXIÈME

PART DE L'IDÉE DE LIBERTÉ DANS LA CONCEPTION DE LA MORALITÉ,
CONSTRUCTION DES IDÉES DIRECTRICES DE LA MORALE

  I. Introduction de l'idée de liberté dans l'idéal moral.--La
     liberté comme _fond_ de l'idéal moral ou fin de la moralité.
     Identité de la liberté et du désintéressement. Conciliation du
     platonisme, du christianisme et du kantisme.

  II. La liberté comme forme de la moralité et condition nécessaire
     pour la réalisation de l'idéal moral.

  III. Construction des idées directrices de la morale. Substitution
     de l'_idéal persuasif_ à l'_impératif catégorique_.


I.--Essayons d'abord de construire l'idéal moral comme nous avons
construit celui de l'amour désintéressé, sans nous demander si la
réalité répond à l'idée.

Nous avons vu comment Socrate, Platon, les Stoïciens, les Alexandrins,
accordèrent à l'amour du bien une puissance irrésistible. On retrouve
une théorie analogue dans les spéculations des théologiens sur la
grâce, sur l'amour de Dieu inspiré par Dieu même. C'est la forme
supérieure du déterminisme. Dans cette forme, comme dans toutes les
autres, nous avons déjà rétabli l'idée de la liberté[152]. Dès lors,
au lieu de prendre pour idéal moral un bien abstrait, plutôt vrai et
beau que bon, [Grec: to agathen], l'homme aspire à réaliser un bien
actif et personnel, une bonté vraiment libre.

  [152] Voir la première partie, chap. IV.

La tendance des moralistes modernes est, en effet, de considérer la
liberté comme faisant partie de la fin suprême, comme exprimant non
pas la _forme_ du bien, mais le _fond_ même du bien et ce qu'il
renferme de meilleur. C'est ce que les stoïciens avaient déjà entrevu;
c'est ce que le christianisme a enseigné plus ou moins explicitement.
Avec Kant, dans la conception de la moralité idéale, le rôle de l'idée
de liberté devient dominant. Mais Kant a fait de la liberté une forme
plus négative que positive, et de la loi morale une loi également
trop négative et trop formelle: Kant est formaliste à l'excès[153].
L'universalité de la loi est une catégorie rationnelle à laquelle on
n'arrive qu'après des abstractions successives. A vrai dire, ce n'est
pas l'universel qui est le premier objet de la volonté morale, mais
plutôt la personnalité: le problème moral se pose véritablement en
posant face à face deux moi, deux volontés, la nôtre et celle
d'autrui. Il ne s'agit pas d'une _loi_ abstraite, mais de personnes
_vivantes_, et à vrai dire d'individualités que nous nous figurons
libres. Sans doute, comme nous le verrons tout à l'heure, la conduite
d'une personne à l'égard d'une autre peut renfermer virtuellement et
en germe une loi d'universalité: la maxime de cette conduite,
abstraite des deux termes individuels, peut devenir une loi
universelle; il importe cependant de ne pas confondre la conséquence
avec le principe. Dire tout d'abord que le bien est l'universel, ce
serait se contenter d'un cadre vide et d'une considération toute
_formelle_ de quantité. Kant a beau nous affirmer ensuite que le cadre
enveloppe quelque chose de réel et même la réalité suprême, comment le
savoir? Si nous le croyons, c'est que nous avons rempli préalablement
ce cadre par quelque idée plus concrète et plus vivante.
L'universalité n'a de valeur que par ce qu'elle contient.

  [153] Voir la critique de la théorie Kantienne dans nos _Systèmes
  de morale contemporains_.

Quel est donc ce contenu de la moralité? Est-ce un bien renfermé en
soi ou est-ce un bien qui soit bon pour tous? Est-ce l'universalité
de l'égoïsme ou est-ce l'universalité de l'amour? Pour répondre, il
faut examiner tout ce qu'implique la liberté, car, nous l'avons vu,
l'idéal est liberté; c'est de là que nous devons partir dans notre
déduction.

La liberté apparaît d'abord comme l'indépendance à l'égard de ceci et
de cela, comme un pouvoir de choisir entre n'importe quels objets,
comme une indétermination relativement à tels et tels motifs
déterminés. De là le côté _négatif_ de la liberté, qu'on a cherché à
ériger en absolu sous le nom de libre arbitre. Mais ce n'est là,
évidemment, qu'un moyen pour la volonté de s'opposer à tout le reste,
de se replier sur elle-même et d'emmagasiner sa force propre, afin de
ne pas dépendre purement et simplement des motifs extérieurs. On ne
saurait admettre que l'idéal de la liberté consiste dans cette
indépendance toute négative et dans cette sorte d'indéterminisme qui
se mettrait au-dessus des raisons. La vraie liberté agit selon des
raisons. L'indépendance positive, et non pas seulement négative, doit
elle-même avoir un contenu positif. Elle ne doit être indéterminée que
par rapport à tels ou tels motifs inférieurs et extérieurs; mais, en
elle-même, elle doit être la détermination par un motif supérieur et
intérieur: elle doit porter en soi, avoir sa raison d'être, sa propre
lumière.

L'unique question est donc de savoir comment la volonté se délivre des
mobiles asservissants, pour se déterminer par ceux qui sont conformes
à sa direction normale. Or, la volonté peut être déterminée par une
idée plus ou moins étroite ou large. Par exemple, elle peut céder à
l'impulsion du moment présent ou embrasser l'avenir, et on a toujours
considéré comme plus libre la volonté qui sait se maîtriser dans le
présent en vue du bien futur: _suî compos_. La volonté peut même, nous
l'avons vu, agir en une certaine mesure «sous l'idée de l'éternité,»
c'est-à-dire avec l'intention d'atteindre un bien qui ne soit pas
borné à tel ou tel temps: elle peut se proposer, par exemple, une
affection éternelle, soit qu'en fait la nature même des choses
comporte, soit qu'elle ne comporte pas la réalisation de ce haut
idéal. Tous les philosophes ont regardé comme un affranchissement pour
la volonté de s'élever au-dessus des considérations de temps. Parmi
les dimensions mêmes du temps, il en est une dont nous essayons
principalement de nous affranchir par la pensée et par la volonté:
c'est le passé. Nous tendons à ne pas répéter simplement ce qui a été,
à ne pas dépendre entièrement de ce que nous avons fait, à trouver
dans l'idée même de l'avenir une force de réaction contre le passé, en
un mot, à réaliser un véritable progrès qui ne soit pas une simple
imitation de soi-même. A défaut d'une création _ex nihilo_, nous
tentons une création par l'idée. En un mot, nous ne voulons pas être
épuisés par ce qui fut et par ce qui est, nous voulons dominer le
temps écoulé pour faire exister le temps futur. C'est là encore pour
nous une des figurations de la liberté; il est même des philosophes
qui ont vu la liberté tout entière dans ce pouvoir de rompre en
quelque sorte avec le passé. Quelle que soit la mesure dans laquelle
nous pouvons réaliser cette idée, toujours est-il que, dans les
occasions où il faut prendre l'initiative, elle devient une de nos
idées directrices.

Nous tendons à nous affranchir des considérations de lieu comme des
considérations de temps. Tout en agissant sur un certain point de
l'étendue, l'homme peut cependant se proposer une action qui soit
indépendante des bornes de l'espace et qui s'étende au monde entier:
il peut vouloir, selon la parole stoïque, se faire citoyen du monde,
_civis totius mundi_. Nous concevons l'immensité de l'univers, donc
nous pouvons agir sous cette idée et la faire entrer parmi les idées
directrices de nos actes: c'est là encore une sorte de libération que
l'humanité a toujours rêvée sous des formes plus ou moins symboliques.

Outre les bornes du temps et de l'espace, nous tendons à dépasser les
bornes plus concrètes et plus réelles de notre propre corps et des
corps qui nous entourent. La «matière», avec son déterminisme
mécanique, a toujours semblé un obstacle à l'idéale liberté. Quoiqu'il
ne faille pas se figurer un bouleversement possible des lois
mécaniques du monde, on peut cependant concevoir qu'un déterminisme
encore inférieur et extérieur soit subordonné à un déterminisme plus
intime et plus vivant. C'est déjà une libération que de s'affranchir
d'une nécessité par une autre qui surpasse la première: un être
déterminé par ses mobiles intérieurs sera toujours considéré comme
plus libre qu'une machine déterminée par des ressorts extérieurs; et
de même, un être intelligent déterminé par des idées, par des motifs
réfléchis, sera toujours considéré comme plus libre que la brute
déterminée par ses appétits instinctifs. Agir pour une fin consciente,
quelque _explicable_ d'ailleurs que soit un tel acte par ses
_raisons_, c'est être plus libre que d'agir aveuglément et
mécaniquement. Aussi l'humanité entière a-t-elle vu dans la recherche
des fins une forme de liberté.

Parmi les fins elles-mêmes, celles qui ont toujours paru les plus
conformes à la liberté idéale, ce sont les fins intellectuelles, les
idées, et parmi ces fins, les plus universelles. D'abord, l'idée la
plus large et la plus universelle correspond au plus grand nombre
possible de déterminations particulières: elle les résume en quelque
sorte, comme un symbole algébrique, grâce à sa généralité supérieure,
résume une bien plus grande quantité de choses ou de rapports qu'une
formule arithmétique. Agir en vue d'une _loi_ universelle, comme le
veut Kant, c'est donc certainement faire preuve d'une liberté plus
grande et d'une activité moins bornée que d'agir uniquement pour le
particulier, sous l'immédiate influence de la sensation. Toutefois, ne
l'oublions point, ce n'est pas comme pure _forme_ que vaut alors la
loi, c'est comme exprimant le _fond_ à la fois le plus vaste et le
plus concret possible, qui n'est autre que la totalité des individus
auxquels la loi est applicable. Agir pour tous les individus, voilà la
véritable liberté; car, c'est celle qui implique la plus grande
indépendance par rapport à toutes les bornes de l'espace, du temps, du
corps et de l'individualité même.

Comme, d'ailleurs, nous ne pouvons pas directement atteindre tous les
individus, la question se particularise de fait entre plusieurs
individus ou entre plusieurs groupes: humanité, patrie, famille. Le
plus souvent, c'est une relation entre deux personnes, ou entre une
personne et un groupe. Mais, quelque particuliers que soient les
termes de la relation, l'être intelligent peut agir à la fois selon
les particularités et indépendamment de ces particularités; il tient
compte des circonstances, et cependant il se propose un bien universel
qui n'est pas tout entier dépendant de ces circonstances.

Pour qu'une telle action soit possible, il faut qu'en une certaine
façon nous puissions franchir la sphère de notre individualité propre,
de notre moi égoïste. Or, on l'a vu, nous la franchissons d'abord par
la _pensée_, puisqu'en fait nous arrivons à concevoir autrui. Il y a
donc dans notre «monade» des fenêtres sur le dehors, malgré le mot de
Leibnitz. En second lieu, notre _existence_ n'est pas plus séparée du
tout que notre pensée. Il y a en nous-mêmes quelque chose qui ne
semble pas uniquement borné à nous-mêmes et dont les métaphysiciens
ont proposé des formules symboliques sous le nom d'_essence
universelle_, d'_être_ présent à chacun et à tous. Peut-être
comprendra-t-on que la contradiction entre le _moi_ et le _tous_ n'est
qu'apparente, si on réfléchit qu'en fait nous _coexistons_: nous ne
sommes pas des atomes séparés par un vide, puisque nous _communiquons_
ensemble. L'égoïsme métaphysique, consistant à croire que je suis le
seul être et la seule conscience qui existe, est aussi absurde qu'il
est logiquement irréfutable. Enfin, en troisième lieu, si nous avons
des points communs par notre pensée et par notre être, il n'est pas
irrationnel d'admettre que ma _volonté_ radicale touche aussi par son
centre à votre volonté radicale, et qu'il y a une union possible des
volontés. Dès lors, l'égoïsme moral n'est pas une nécessité démontrée.
La plus grande approximation de la liberté serait précisément l'acte
opposé à l'égoïsme, l'acte qui, tout en sortant du fond même de notre
individualité, aurait pour fin l'universalité des individus et
dépasserait ainsi infiniment par son objet les bornes de notre
_individuation_ proprement dite. Cet idéal, il convient de lui donner
le nom que la philosophie moderne a adopté: liberté _morale_. L'idée
d'une telle liberté, en se concevant elle-même avec une force de plus
en plus grande, peut devenir réellement supérieure à n'importe quelle
force particulière et déterminante, à n'importe quoi autre motif ou
mobile moins profond, parce qu'elle est la réflexion de la conscience
portant tout ensemble sur le fond du _moi_ et sur le fond de _tous_,
en un mot sur ce qu'il y a de plus personnel et de plus impersonnel.
Par rapport à une telle idée, quelque incomplète d'ailleurs qu'elle
demeure chez l'homme, tout peut prendre pratiquement une valeur
inférieure, tout peut s'anéantir en quelque sorte comme le fini devant
l'infini. Le progrès de cette idée et du sentiment qui l'accompagne,
c'est le progrès de la _moralité_, qui est identique au progrès de la
_liberté_.

_La liberté ne se réalise donc que dans la détermination par
l'idée d'un bien de plus en plus universel; la liberté est le
désintéressement._

Mais, qu'est-ce que se désintéresser,--si on veut appeler la chose
d'un nom encore plus positif et plus vivant,--sinon _aimer_? Nous
l'avons vu, en effet, tant que la volonté est renfermée dans la sphère
du moi, tant qu'elle reste égoïste à quelque degré, tant qu'elle
n'_aime_ pas, son activité est dépendante de certaines limites, et
cette dépendance ne peut s'expliquer que par la domination des
penchants sensibles et des besoins matériels sur la volonté. Celle-ci,
en sa liberté idéale, n'aurait pas plus de raison pour être égoïste et
«jalouse» que le dieu de Platon: [Grec: agathô de oudeis peri oudenos
egginetai psthonos]. Aussi, loin d'être envieuse, une volonté
entièrement libre voudrait le bien d'autrui, et par conséquent serait
tout aimante. La pleine liberté et la pleine libéralité du vouloir, si
elle était possible quelque part, voilà le fond de l'infinité réelle,
de l'infinité morale, dont l'infinité mathématique ou même
métaphysique n'est que l'image.

Ainsi conçu, l'idéal de la liberté n'est plus une idée neutre; c'est
ce que Platon appelait «l'universelle essence,» et par là il
n'entendait point une abstraction, mais l'unité fondamentale des
êtres, inséparable de la variété vivante des êtres. L'objet idéal
qu'une volonté vraiment libre prendrait pour fin de ses actes, encore
une fois, c'est _tous les êtres_ dans leur unité. Dès lors, nous
pouvons dire que la _liberté est l'amour d'autrui_ s'étendant à tous.
Et l'amour de quoi dans autrui? L'amour de cette même volonté, capable
à son tour de désintéressement, d'amour, de liberté. Ainsi, le vrai
fond qui peut remplir la notion trop vide de l'_universel_, c'est une
certaine _union des personnes_ qui n'est autre que l'union de l'amour.

Kant a trop partagé l'opinion selon laquelle l'amour d'autrui est un
sentiment tout fatal, une inclination qui n'enveloppe rien de
proprement moral ou de volontaire, une inclination purement
passionnelle ou «_pathologique_». Aussi la morale, selon lui, ne peut
nous ordonner d'_aimer_ nos semblables, d'aimer le bien même, mais
seulement d'agir _comme si_ nous aimions; la justice extérieure est
seule, pour Kant, un devoir catégorique, et la charité ne devient un
objet de vraie obligation que dans sa _manifestation_ extérieure, non
dans son intime foyer.--«Aime Dieu par-dessus tout et ton prochain
comme toi-même.--Ce précepte, dit Kant, exige, à titre d'ordre, du
respect pour une loi qui commande l'amour et qui ne laisse pas à notre
choix le soin d'en faire ou de n'en pas faire notre principe de
_conduite_. Mais l'amour de Dieu est impossible comme inclination,
comme amour _pathologique_, car Dieu n'est pas un objet des sens.
Quant à l'amour des hommes, il est sans doute possible à ce point de
vue, mais il ne peut être ordonné, car il n'est au pouvoir d'aucun
homme d'aimer quelqu'un par ordre. Dans ce noyau de toutes les lois il
ne peut donc être question que de l'_amour pratique_[154].» Kant ne
semble pas avoir saisi dans toute son étendue l'idéal de la fraternité
morale. «Les désirs, dit-il, et les inclinations, reposent sur des
causes physiques[155]; mais l'amour n'est-il conçu par nous, en son
idée, que comme une inclination nécessaire et un désir?--Nous l'ayons
vu, si l'amour idéal exclut l'indifférence et cette liberté
d'indétermination que Descartes appelait le plus bas degré de la
liberté, il n'exclut pas cette liberté supérieure qui consisterait à
se déterminer soi-même, quoique non indifféremment: loin de là, la
libre union des volontés constituerait, au-dessus du rapport des
sensibilités, au-dessus du rapport des intelligences, la vraie et
seule réalisation de cet idéal qu'on appelle l'amour.

  [154] _Raison pratique_, p. 263.

  [155] _Ibid._, p. 265.

Telle est aussi la véritable _universalité_; entendue en un sens plus
que logique et plus que quantitatif, l'universalité est la perfection
de la liberté même; la liberté ne pourrait être parfaite que si elle
était universellement réalisée chez tous les êtres. Voilà pourquoi je
ne m'estime pas vraiment et complètement libre tant que les autres ne
le sont pas, tant qu'il reste une servitude devant moi: _Pour que je
sois parfaitement libre, il faut que tous le soient_. Et de même, pour
que je sois parfaitement heureux, il faut que tous le soient. C'est en
ce sens que ma liberté personnelle est universelle. En d'autres
termes, il y aurait identité des libertés de tous dans la parfaite
liberté d'un seul. C'est dire encore que la plénitude de la liberté
serait l'amour pleinement satisfait.

On arrive à la même conséquence, si on considère quelle est la nature
du déterminisme. Le déterminisme est une réciprocité d'action entre
tous les êtres, qui fait que l'un dépend de l'autre et est solidaire
de l'autre; le déterminisme est donc _universel_. Par cela même, un
entier affranchissement du déterminisme ne serait pas seulement une
liberté bornée à un individu; car, en vertu du déterminisme
universellement réciproque, une liberté tout ensemble isolée et
complète est chose impossible. La libération de l'une est donc liée à
celle des autres. Un seul être ne peut entièrement se délivrer du
déterminisme, tous les êtres à la fois pourraient s'en délivrer. La
liberté idéale, qui est comme la limite commune à laquelle tendent
toutes les libérations partielles, apparaît ainsi de nouveau comme une
liberté universelle, conséquemment comme une fraternité universelle.

Concluons. L'amour étant la fin que la _moralité_ se propose et le
_fond_ du bien moral,--dont l'universalité des préceptes n'est que la
forme logique,--on peut dire que la liberté, au sens positif du mot et
non plus au sens négatif, fait le fond même du bien, car elle se
réalise dans l'amour et ne fait qu'un avec l'amour même. La liberté
n'est donc pas seulement la _forme_ de la moralité, elle en est
l'essence, elle est la moralité même.


II.--Maintenant, la fin étant posée,--fraternité universelle et
liberté universelle,--par quel moyen cette fin pourra-t-elle être
atteinte?

La méthode morale, comme la méthode de la science et comme celle de
l'art, tend à l'unité. Mais notre science, on s'en souvient, ne
réussit qu'à unir les choses par des lois tout extérieures dans le
temps et dans l'espace, lois dont le mouvement est la réalisation
visible: la science n'obtient ainsi qu'une identité de séquences ou de
concomitances entre des choses qui demeurent absolument diverses.
Quant à la méthode de l'art naturel, que nous plaçons au fond des
choses par une conception de finalité en grande partie subjective,
elle produit l'organisation avec la vie, et semble relier une variété
de moyens à une fin intérieure plus ou moins pressentie; c'est donc un
lien supérieur au précédent, qui donne à la variété, sans la détruire,
la forme de l'individualité. Cependant les individus, une fois posés
l'un en face de l'autre, forment encore comme autant de mondes
distincts. L'unité vraie et parfaite est si peu réalisée par le
déterminisme intérieur de la vie,--comme par le déterminisme extérieur
du mouvement,--que l'histoire de la vie est celle d'un combat dans
lequel le plus fort l'emporte sur les autres et subsiste à leurs
dépens. La lutte pour la vie et la sélection naturelle assurent le
triomphe à l'organisme qui a réalisé intérieurement la plus grande
somme de désirs et de puissances prenant la forme de la spontanéité.
Ce mode de sélection se poursuit jusque dans les sociétés humaines,
tant qu'on demeure au point de vue de l'utilité. Les lois de la
science utilitaire par excellence, de l'économie politique, nous
montrent la même lutte pour la vie que l'histoire naturelle. Il se
produit des antagonismes _naturels_ entre l'accroissement de la
population et les subsistances, selon la loi de Malthus; des
antagonismes entre la rente du sol et le travail, selon la loi de
Ricardo; des antagonismes entre le travail du passé ou la violence du
passé, emmagasinés dans le capital, et le travail présent, réduit
parfois à l'alternative de, l'asservissement ou de la faim. Les
harmonies économiques, opposées par Bastiat aux contradictions
économiques de Proudhon, sont des harmonies idéales, que la justice
humaine peut seule réaliser, mais que la _mécanique_ et la _vie_ ne
sauraient réaliser par elles-mêmes. La mécanique naturelle ne connaît
que les lois générales, les genres et les espèces; elle ne connaît pas
les individus, qu'elle sacrifie à son fonctionnement régulier et
aveugle. Quant à la vie, elle subordonne, elle aussi, les membres au
corps, et les membres du corps social au corps lui-même. Pouvons-nous
donc nous contenter des lois de la causalité mécanique ou de la
finalité sensible, et nous abandonner à leur jeu fatal pour réaliser
entièrement l'idéal de la fraternité?--Que ces lois préparent le
rapprochement des êtres intelligents et sentants, qu'elles réalisent
même ce rapprochement sur un nombre croissant de points, c'est ce qui
est incontestable; mais il est certain aussi que, ni dans le présent
ni dans l'avenir, une complète réconciliation des intérêts n'est
possible par cette voie entre les hommes. Il y aura toujours des
circonstances où se posera ce problème:--Mon bonheur et le bonheur
d'autrui étant contraires, comment agir? comment trouver dans les lois
de l'intérêt une raison déterminante du désintéressement? Socrate aura
beau répéter que nous ne devons jamais mettre notre bonheur en
opposition avec celui des autres, parce qu'en réalité tous les biens
ne font qu'un dans le bien suprême, et que bien pour moi, bien pour
vous, bien en soi, sont dans le fond une seule et même chose.--On
pourra toujours répondre que cette unité est un simple idéal: au
point de vue de la réalité présente elle est fausse; au point de vue
de la réalité future, elle est invérifiable par l'expérience et
indémontrable par la raison.

A quels principes, en effet, à quelles lois essayerez-vous d'emprunter
cette démonstration? Est-ce aux lois du _mécanisme physique_?
Démontrez donc, apodictiquement, que la série de nécessités mécaniques
qui aboutirait à mon propre bonheur et celle qui aboutirait au vôtre
finissent par se rencontrer au même point. Démontrez que le mécanisme
de la nature ne peut satisfaire mon intérêt final que si j'identifie
mon intérêt avec le vôtre. Démontrez par exemple que, si j'ai le choix
entre la mort et une trahison, le mécanisme de la nature fait de la
mort mon plus grand intérêt. Pour cela, il faudrait prouver
mécaniquement l'immortalité de mon mécanisme et son harmonie finale
avec le vôtre, ce qui est chimérique. Nous ne connaissons pas tous les
éléments et toutes les lois de la nature: nous ne savons pas en
définitive si la machine du monde peut fonctionner sans écraser les
uns entre ses rouages au profit des autres. Aussi le fatalisme
purement matérialiste et mécaniste ne pourra-t-il jamais considérer
l'acte de désintéressement que comme une sublime folie, comme une
manière de satisfaire sa nature plus rare, mais peut-être moins sensée
que celle du vulgaire.

Puisque vous ne pouvez démontrer par la causalité mécanique l'identité
des bonheurs, invoquerez-vous l'ordre des _causes finales_?
Assurément, au point de vue spéculatif, l'unité de tous les biens dans
le bien est le «suprême désirable;» mais, pour qu'une chose reste
pratiquement le suprême désirable, encore faut-il qu'elle soit
possible; or nous ignorons si cette unité de tous les biens dans le
bien est réalisable, et à plus forte raison si elle est réelle. Le
certain, c'est mon intérêt; l'incertain, c'est l'identité finale de
mon intérêt avec le vôtre. Si cette identité se trouve être
chimérique, le vrai désirable sera mon bonheur personnel. Sans doute
mon bonheur pourra encore avoir pour condition le vôtre; mais ce sera
par la prédominance en moi des penchants métaphysiques et rationnels,
ou des penchants sympathiques et sociaux, ou des penchants
esthétiques. En satisfaisant à votre profit ma nature de logicien et
d'artiste, je n'aurai pas fait un acte de réel désintéressement ou de
réelle moralité.

Ainsi, entre la série de moyens qui a pour fin mon bonheur et la série
de moyens qui a pour fin le vôtre, il reste un intervalle et une
solution de continuité; comme leur coïncidence finale m'est inconnue
et qu'elles sont actuellement divergentes, le seul moyen de les faire
coïncider dès à présent serait un acte vraiment gratuit et
désintéressé. Vous ne démontrerez jamais que vous et moi et tous les
autres nous sommes un; je ne puis donc être uni à vous que par
moi-même[156]. Il faut pour cela que l'ordre des termes soit renversé
et que je puisse dire: votre bien devient mon bien parce que je le
veux, et non pas: je veux votre bien parce qu'il est mon bien. En
d'autres termes, il faut que ce qui change votre bien en mon bien soit
l'initiative de ma volonté libre, et non la conséquence d'un rapport
nécessaire, soit de causalité mécanique, soit de finalité sensible. Je
ne puis confondre mon bien avec le vôtre que par un acte d'amour qui
n'est ni _forcé_ ni purement _logique_, mais inspiré par l'idée même
de la liberté comme fond de la moralité. Dans cet acte, c'est une idée
supérieure au déterminisme qui tend à se réaliser et, en une certaine
mesure, se réalise.

L'amour, on le voit, ne peut avoir d'autre moyen que l'amour même; la
liberté, en tant qu'essentiellement identique à l'amour volontaire,
est donc à elle-même son moyen comme sa fin. Les conditions diverses
de la liberté sont des degrés divers de la liberté. C'est en
commençant à aimer qu'on devient capable d'aimer davantage; c'est par
une première délivrance qu'on devient capable de se délivrer
entièrement; c'est le bien déjà accompli qui est l'instrument du bien
à accomplir. Tout ce qui nous élève au-dessus du moi, tout ce qui nous
en détache à quelque degré, tout ce qui nous désintéresse, depuis la
simple _pensée_ d'autrui et du bien d'autrui jusqu'à la _volonté_
effective du bien d'autrui, est un moyen de la liberté morale.

  [156] Voir notre _Idée moderne du droit_, 2e édition, livre II.

Dès lors, la morale se trouve tout entière suspendue à la possibilité
d'un désintéressement progressif, c'est-à-dire d'un dégagement de la
liberté au sein du déterminisme même. Elle suppose que la liberté
n'est pas en essentielle opposition avec la nature, que le vrai
désintéressement n'est pas impossible à réaliser de plus en plus, que
l'égoïsme n'est pas l'unique fond de l'activité et l'essence de la
volonté même. En un mot, une certaine liberté en puissance, comme
pouvoir de désintéressement graduel, voilà la _condition_ et le
_moyen_ nécessaire pour réaliser un idéal véritablement moral.


III.--L'union idéale de tous les êtres, qui réclame un lien supérieur
au mécanisme des forces et des intérêts, prend pour notre esprit deux
formes principales, selon qu'elle est plus ou moins complète. Nous
voudrions d'abord être égaux, puis nous voudrions être _frères_. La
nature ignore l'égalité: elle est fondée tout entière sur le rapport
du plus au moins, de la supériorité à l'infériorité. Le mouvement
suppose l'_excès_ d'une force sur une autre. La vie suppose aussi la
domination d'une force centrale sur les autres, dont cette force se
sert instinctivement comme d'organes pour elle-même. Dans le mécanisme
brut, tyrannie absolue; dans l'organisme vivant, monarchie plus ou
moins constitutionnelle; nulle part la nature n'est républicaine. Nos
intelligences sont inégales; nos bonheurs ne sont égaux et équivalents
qu'à un point de vue abstrait; dans la réalité concrète, il y aura
toujours cette inégalité énorme, que votre bonheur est le vôtre et non
pas le mien. Pour établir entre nous le rapport d'égal à égal, il faut
donc que je vous conçoive, ainsi que moi, par rapport à une même fin
idéale, sous l'_idée_ de liberté. C'est seulement dans cette idée et
par cette idée que la substitution de ma personne à la vôtre est
possible et que je puis dire: «Ne fais pas à un autre ce que tu ne
voudrais pas qu'il te fit.» Cette réciprocité des volontés, conçues
comme tendant au même idéal de liberté, constitue la justice, dont la
proportion mathématique n'est que le symbole abstrait: je veux
relativement à vous ce que vous voulez relativement à moi. En dehors
de cette idéale égalité des libertés, le droit n'est plus qu'une force
majeure, un intérêt majeur, une sagesse majeure, toujours un rapport
de supériorité, jamais un rapport d'égalité[157].

  [157] Voir la _Science sociale contemporaine_, livres IV et VI.

Mais l'égalité du droit est encore un rapport trop extérieur entre les
hommes: elle laisse subsister une certaine opposition des
individualités, elle ne réalise ou ne protège que la liberté
individuelle. L'acte de fraternité, au contraire, tend à réaliser la
liberté universelle. Par cet acte, s'il était possible, je voudrais
être un avec vous; je ne me contenterais plus de poser votre liberté
égale à la mienne; je les unirais toutes deux en les subordonnant,
sans les détruire, à un troisième terme qui est leur commun idéal: la
société universelle des libertés, au sein de laquelle disparaîtraient
tout antagonisme, tout égoïsme, toute servitude.

Il y a d'ailleurs de la fraternité dans le droit même et de l'amour
dans le respect; mais le droit n'est qu'un commencement d'union par
l'égalité: la fraternité seule pourrait consommer l'unité morale de
tous les êtres.

       *       *       *       *       *

De ce point de vue supérieur apparaissent sous un jour nouveau les
principes de la morale, dont le dernier fondement devient la notion de
libre fraternité.

La traduction en langage réfléchi du vouloir spontané qui est notre
fonction essentielle et notre direction normale serait la formule
suivante:--Je veux la libre union de tous les êtres, l'universelle
bonté et l'universel bonheur.

Quand notre volonté arrive, par la réflexion, à la conscience claire
d'elle-même et de sa direction normale, la formule qui exprime le
mieux cet état est la suivante:--L'universelle bonté devant être une
union libre, je veux la vouloir librement.

C'est là ce qu'on désigne, en termes plus ou moins impropres, sous les
noms d'obligation morale ou de loi morale; mais, par cette loi, il ne
faut pas entendre une nécessité imposée du dehors: c'est une nécessité
que nous nous imposons, expression détournée d'une liberté qui se
prendrait elle-même pour objet. On caractérise donc mal la moralité en
disant que _nous sommes obligés_; il faudrait dire que _nous nous
obligeons_. Nous ne trouvons pas une loi toute faite, nous nous en
faisons une nous-mêmes. Kant, tout en enseignant l'autonomie de la
volonté, ou plutôt de la raison, ne paraît pas donner une exacte
notion du bien moral quand il l'appelle l'impératif catégorique et
qu'il lui prête un caractère de nécessité rationnelle. Une loi qui
n'apparaîtrait que comme impérative, sans rien de plus, ne serait
encore qu'une règle négative et limitative de la liberté, un joug
propre à lui imposer une mesure et des bornes, propre à réaliser un
ordre mathématique et logique plutôt qu'un ordre vraiment moral. Le
côté par lequel la perfection idéale se manifeste comme règle ou loi
ne répond pas à notre idée d'une vraie infinité, qui pénétrerait en
toutes choses sans les limiter et sans être limitée par elles. Pour
que je conçoive et accepte sans réserve un bien idéalement infini, il
faut qu'il m'apparaisse non seulement comme impératif, mais comme
_persuasif_: le bien doit être pour moi non seulement suprême loi ou
justice, mais suprême amour ou charité. Si je ne voyais rien de
positivement bon et d'aimable dans le bien dont je fais mon idéal, si
je n'y voyais pas le règne universel de la bonté libre, je n'y verrais
rien non plus de respectable. Respecter, c'est encore aimer;
commander, c'est encore persuader. Ce qu'on n'aime absolument pas, ce
en quoi on ne trouve pas l'attrait de quelque bonté positive et
personnelle, de quelque libre amour, le respecte-t-on? Et ce qui, tout
en commandant, ne persuade point, ne demeure-t-il pas extérieur,
étranger, comme une nécessité gênante et inintelligible? A vrai dire,
il n'y aurait qu'un commandement catégorique et sans réplique
possible, c'est celui qu'un amour vraiment libre se ferait à lui-même,
à l'appel de l'objet aimé. Nous sommes nous-mêmes le pouvoir
législatif, et c'est par un libre suffrage que nous changeons l'idéal
en loi. Une obligation morale doit donc être d'abord érigée librement
en obligation; c'est là son essence, méconnue d'ordinaire et
transformée en nécessité. L'idéale bonté doit se faire aimer librement
des êtres bons: elle n'est pas simplement la limite morale qui défend
à mon intérêt d'aller plus loin; elle est l'illimité qui m'invite à
franchir toutes limites, y compris celles du moi, par mon
intelligence, par ma volonté et mon amour[158].

  [158] Voir la _Philosophie de Platon, Études platoniciennes_, II,
  612.

La libre adhésion à cette idéale société d'êtres libres, égaux et
frères, qui pourrait seule fonder ce qu'on nomme l'obligation morale,
fonderait aussi la seule sanction vraiment morale. Si le bien _en
soi_, comme dit Platon, n'était pas bon pour nous, et nous laissait en
dehors de lui-même, comment répondrait-il à notre idée d'infinité? Il
y a là une contradiction que nous ne pouvons lever qu'en nous
représentant et en désirant un triomphe final du bien dans l'univers.
Sans cet accomplissement, qui n'est que la bonté et la fraternité
victorieuses de toutes les limites, la «loi», règle intellectuelle et
restrictive, resterait étrangère à nous-mêmes, autre que nous,
semblable à ce sublime terrible dont parle Kant. Elle se poserait en
face de nous, s'opposerait à nous, et nous limiterait pour jamais par
un sacrifice sans compensation. De notre côté, nous pourrions nous
poser en face d'elle, nous opposer même à elle, comme une puissance
capable d'arrêter la sienne. Ce ne serait plus là le bien vraiment
idéal et complet, même pour la raison, qui conçoit quelque chose
au-delà, franchit ces limites et va à l'infini. Dans la société idéale
des êtres il faudrait qu'il y eût partout amour et retour, réponse à
l'amour par l'amour même. Alors l'universelle bonté produirait
l'universel bonheur. Ainsi conçu, le bien suprême devient pour moi non
l'impératif, mais le _persuasif_. Toute puissance qui triomphe en me
limitant et malgré moi, se limite par là elle-même, car cette victoire
de nécessité suppose résistance dans l'objet et effort dans le sujet:
c'est encore le domaine de la limitation mutuelle des forces. Mais la
vraie et définitive victoire serait consentie, voulue par le vaincu
lui-même. Alors, il y aurait liberté pure des deux côtés: la liberté
de l'un, loin d'empêcher la parfaite liberté de l'autre, la
réclamerait au contraire. Supposez réalisée une société d'êtres
vraiment libres et aimants, les amours se limiteront-ils, se
détruiront-ils? Non, la grandeur de l'un appellera la grandeur de
l'autre. Ce seront deux termes d'autant plus réels et distincts qu'ils
seront plus unis, deux puissances qui agiront dans le même sens,
d'autant plus harmonieuses que chacune sera plus forte, plus libre,
plus réelle en son individualité. On aura mieux le droit de dire alors
qu'elles sont deux, puisque chacune se manifeste par une activité plus
énergique; et d'autre part on aura mieux le droit de dire qu'elles ne
sont qu'un, puisqu'elles se confondent en s'aimant. Tel serait le vrai
règne de la liberté, qui échapperait aux oppositions ou aux antinomies
de la matière et de son mécanisme. Nous voyons maintenant comment
pourrait être atteinte cette parfaite unité que poursuivent également
la science, l'art et la morale. Platon l'a dit: «La seule chose qui
lie tout le reste, c'est le bien;» mais le bien idéal, pour être le
vrai bien, devrait se réaliser en tous les êtres par amour et liberté.

       *       *       *       *       *

La théorie qui rétablit ainsi la liberté dans le bien idéal et dans
l'amour de ce bien est le complément naturel des doctrines de Socrate,
de Platon, d'Aristote et du christianisme sur l'attrait du Bien
suprême. Selon Platon, c'est la réminiscence et l'amour du divin qui
fait naître les ailes de l'âme; selon Aristote, c'est l'amour du divin
qui meut le monde entier: le divin attire à lui toutes choses par
persuasion[159]. De même, selon le christianisme primitif, l'attrait
du bien est la vraie _grâce_ morale: cette grâce, au lieu de détruire
tout d'abord ma liberté, me fait au contraire désirer d'être libre,
parce que je conçois l'absolue liberté comme un caractère du bien et
que je tends à réaliser en moi un bien digne de ce nom. Si, lorsque
j'aime, le bien faisait tout sans moi, je ne serais plus rien, pas
même un pur effet ou un pur instrument, car il n'y a pas de pur
instrument: tout moyen est aussi un agent, et toute passion est une
action. Le bien doit donc être déterminant en ce sens qu'il propose le
but de l'acte; mais mon activité doit être aussi déterminante pour sa
part, en ce qu'elle produit l'acte lui-même. Tel serait, en effet, le
règne de la bonté universelle et de la fraternité réciproque. Si cet
idéal était jamais réalisé, il y aurait partout comme un appel de
l'amour et une réponse de l'amour: la réponse serait partout sûre,
certaine, infaillible; l'appel ayant lieu partout, il serait certain
que la réponse aurait lieu. Mais cette certitude ne reposerait pas sur
un seul des termes; ce ne serait pas l'appel de l'un qui ferait
complètement et absolument la réponse de l'autre, car alors il ne
ferait que se répondre à lui-même ou, pour mieux dire, il n'y aurait
que lui. Son appel n'aurait pas de sens; il serait un appel dans le
vide, un appel à rien. Donc, l'infaillible certitude de la réponse
n'enlèverait pas à celle-ci sa valeur propre et son initiative.
L'impuissance de répondre produite par les nécessités extérieures
ayant disparu, il serait certain que la réponse de l'amour aurait
lieu. Cela serait certain non parce que cela serait _forcé_, ou par
une nécessité _logique_, mais parce que cela serait _raisonnable_ et
_bon_. L'être aimant qui appellerait serait bon, la réponse de l'autre
être serait bonne: ces deux biens, ainsi mis comme en présence l'un de
l'autre, se répondraient l'un à l'autre par une certitude de bonté. De
ce que vous pouvez aimer, on ne saurait _logiquement_ conclure que
vous voudrez et aimerez en effet; car la conclusion dépasserait les
prémisses. On ne peut pas non plus l'affirmer en vertu d'une coaction
_physique_ qui vous laisserait tout passif, car alors le second terme
s'absorberait dans le premier. Si pourtant nous croyons que l'amour,
au cas où il serait dégagé de tout obstacle, répondrait aussitôt à
l'amour, cette croyance n'a plus son fondement que dans la bonté de
l'amour même, que dans la liberté supposée parfaite chez tous les
êtres.

  [159] V. Ravaisson, _Rapport sur la philosophie au dix-neuvième
  siècle_, conclusion.

Ainsi, à tous les points de vue, semblent coïncider l'amour de la
parfaite liberté et la liberté même. Entre l'idée de la liberté et la
liberté, entre le désir de la liberté et la liberté, une différence
subsistait toujours, mais l'amour moral ne peut s'accommoder de cette
différence: la liberté est le fond, la forme et la condition de la
charité vraie. Ou l'amour moral est une illusion, ou il est une
réalité; et, dans ce dernier cas, croire à la réalité de son amour,
c'est s'attribuer un pouvoir de liberté. Cette croyance implicite à la
présence d'un germe de liberté au sein même du déterminisme, nous la
retrouvons au fond de tout acte moral, de tout acte de justice et
principalement de tout acte de fraternité.



CHAPITRE SEPTIÈME

LES ANTINOMIES DE LA RESPONSABILITÉ.--LA LIBERTÉ EST-ELLE CONCILIABLE
AVEC LE DÉTERMINISME? 1º DANS LA RÉALISATION DU BIEN IDÉAL; 2º DANS LA
RÉALISATION DU MAL

  I. LES ANTINOMIES DE LA RESPONSABILITÉ.--De l'imputabilité ou
     attribution des actes au _moi_.--Nécessité d'un lien entre le
     _moi_ et ses actes. Absence de ce lien dans
     l'indéterminisme.--Nécessité d'un lien entre le _moi_ et la
     cause universelle.--L'idéal moral doit être supérieur aux
     idées d'indéterminisme et de déterminisme.

  II. LA LIBERTÉ EST-ELLE CONCILIABLE AVEC LE DÉTERMINISME DANS LA
     RÉALISATION DU BIEN IDÉAL.--Pour qu'il y ait liberté dans l'amour
     du bien, est-il nécessaire qu'il y ait un réel indéterminisme
     dans la volonté.--La multiplicité des objets de vouloir contraires
     augmente-t-elle ou diminue-t-elle par le progrès de la
     liberté.--Comment la puissance du plus fonde la puissance du
     moins et en détruit en même temps l'exercice.--Comparaison
     entre l'impossibilité d'une action par manque de puissance et
     son impossibilité par excès de puissance.

  Déterminisme moral de Socrate et de Platon.--La _science_ du
     souverain bien, admise par eux, n'est qu'un idéal.--Part de
     l'_opinion_ et de l'_amour_ dans l'accomplissement du
     bien.--Conclusion: la détermination morale et la liberté.


  III. LA LIBERTÉ EST-ELLE CONCILIABLE AVEC LE DÉTERMINISME DANS LA
     RÉALISATION DU MAL MORAL.

  Examen de la doctrine qui admet à la fois la liberté dans le bien
     et l'absence de liberté dans le mal.--Raisons en faveur de
     cette doctrine.--Ses conséquences: suppression du mal absolu,
     de la haine, du démérite absolu, de la punition expiatoire, de
     la damnation.

  Raisons défavorables à la doctrine précédente: excuse qu'elle
     fournit à l'individu pour ses propres fautes. Conclusion:
     nature relative de nos idées sur l'individualité et
     l'universel.--Règles pratiques qui en dérivent.


I.--LES ANTINOMIES DE LA RESPONSABILITÉ MORALE.

La responsabilité est l'_attribution_ des actes au _moi_, attribution
non plus seulement logique, mais _morale_. D'une part, dans
l'hypothèse de la nécessité il n'y a pas de vrai moi, pas de réelle
individualité; l'attribution des actes à un moi responsable semble
donc incompatible avec la thèse des nécessitaires. D'autre part, elle
n'est pas moins incompatible avec l'antithèse de la liberté
d'indétermination ou du libre arbitre. D'abord, l'état d'indifférence
est chimérique, surtout en face de cette suprême alternative:
dévouement ou égoïsme, bien ou mal. Tout pour moi ou tout pour les
autres, être tout ou n'être rien: voilà la terrible question dont
Hamlet n'apercevait qu'un faible symbole quand il s'interrogeait avec
inquiétude sur la vie et sur la mort. Qu'est-ce que la vie physique ou
la mort physique devant le problème moral qui se pose au sein des
consciences? Mais, quand même la liberté d'indifférence serait
possible, elle ne produirait pas une suffisante attribution au moi. En
effet, si chaque _moi_ est en lui-même une volonté indifférente, en
quoi se distinguera-t-il des autres moi, volontés également
indifférentes, de manière à devenir le sujet d'un attribut propre?
Toute distinction est une détermination; quelle distinction déterminée
peut-il y avoir entre une chose indéterminée et une autre qui l'est
également, entre un _x_ et un _x_? L'attribution au moi responsable,
cette sorte d'individuation morale, ne commencera qu'avec les
déterminations différentes qui sortiront de ces volontés
indifférentes. Mais, si ces déterminations sont elles-mêmes
arbitraires, si elles sont un hasard inexplicable qui peut être suivi
d'autres hasards également inexplicables, qu'y aura-t-il dans cette
suite incohérente de déterminations qui puisse constituer une
individualité distincte des autres et moralement responsable de son
choix personnel?

L'idée même du choix, qui est l'acte essentiel d'un moi libre et
responsable, apparaît comme incompatible tout ensemble avec les
notions opposées de volonté indéterminée et de volonté déterminée.
D'une part, il est vrai, pour nous représenter le choix, nous sommes
obligés de nous figurer deux choses possibles à la volonté
individuelle qui se détermine; car si, en dernière analyse, nous
affirmons qu'une seule ligne de conduite est possible, le choix
volontaire semblera simplement une sélection dynamique par le triomphe
de l'inclination la plus forte, ou une sélection intellectuelle
par la prévalence de l'idée du plus grand bien; et comme les
idées elles-mêmes correspondent à des forces, le théorème du
parallélogramme des forces sera l'unique et suffisante explication du
phénomène.--Mais, d'autre part, supposons deux choses également
possibles, et une volonté qui se détermine pour l'une plutôt que pour
l'autre indépendamment des inclinations et des idées, ou contrairement
aux inclinations et aux idées. Pour avoir la part du choix et de la
responsabilité il faudra, semble-t-il, mettre de côté tout ce qui
pourrait s'expliquer par l'influence de ces inclinations et de ces
idées; il faudra supposer qu'une chose contraire est possible par le
choix d'une puissance supérieure, qui n'est plus ni l'intelligence,
ni la sensibilité, et qui constitue le moi ou la personne. Mais alors
ce choix a lieu dans une sorte de région obscure où les divers
possibles, perdant leur spécification sensible et intellectuelle,
deviennent indifférents, neutres et même impersonnels. Les
déterminations imprévues qui sortent ensuite de cette indétermination
peuvent-elles bien s'appeler choix? L'idée de choix ou d'_arbitre_
n'enveloppe-t-elle pas celle de comparaison intellectuelle et de
conformité finale au résultat de cette comparaison? Si la fatalité
n'est pas un choix, le hasard n'en est pas un, et le passage de deux
contraires possibles à un acte déterminé apparaît comme un coup de
hasard dès qu'on abstrait les raisons tirées des inclinations et des
idées. Choisir indifféremment, choisir arbitrairement, choisir
autrement que selon ses motifs, ses mobiles et son caractère, c'est
choisir sans choix. La thèse et l'antithèse semblent ici équivalentes
au fond et également inadmissibles. Un dévouement arbitraire ne se
comprend pas plus qu'un dévouement mécanique. Ainsi, quand nous
voulons définir le choix personnel, d'où résulte la responsabilité,
nous trouvons que la puissance d'un seul contraire et celle de
plusieurs contraires sont des notions inadéquates.

C'est qu'à vrai dire l'imputabilité suppose un lien de mon action avec
moi-même, et il n'y a point de lien, semble-t-il, entre une chose
déterminée et une chose indéterminée; or, la liberté d'indifférence et
le libre arbitre laissent bien subsister des conséquents déterminés,
qui sont les effets appréciables de la volonté, et ils admettent même
des antécédents déterminés, qui sont les motifs de la volonté; mais à
ces antécédents ne se lie pas telle action plutôt que telle autre. Dès
lors l'action qui se produit, considérée dans son principe, n'est plus
reliée à rien; la liberté arbitraire et pour ainsi dire ambiguë à
laquelle on la relie aurait pu tout aussi bien produire le contraire.
Le lien semble, par une de ses extrémités, attaché au vide;
c'est-à-dire qu'au fond, il n'est point attaché. Nous arrivons ainsi à
cette antinomie nouvelle: l'action liée de toutes parts ne paraît plus
action, mais passion, et n'est plus imputable; d'autre part, si l'un
des bouts n'est pas lié, l'action, par ce côté-là, abstraction faite
de tout le reste, n'est pas plus _ceci_ que _cela_ et paraît
s'évanouir dans l'indétermination.

Aussi Leibnitz disait-il, en donnant d'ailleurs une forme trop logique
à sa pensée psychologique, qu'il doit toujours y avoir un lien de
l'_attribut_, fût-il le plus accidentel en apparence, avec le _sujet_
auquel il appartient. Appartenir, c'est être la propriété, le propre
d'un sujet; l'acte libre ne fait pas partie de l'«essence», et
pourtant il doit être, sous quelque rapport, _propre_ à l'être qui
l'accomplit; sans cela je ne pourrais dire que mon acte est mien.
«Dans toute proposition affirmative véritable,--nécessaire ou
contingente, universelle ou singulière,--la notion du prédicat est
comprise en quelque façon dans celle du sujet: _prædicatum inest
subjecto_; ou bien je ne sais ce que c'est que la _vérité_[160].»
Serait-il vrai, par exemple, que j'accomplis tel voyage, si ce voyage
était un accident entièrement détaché de ma personne? L'action ne me
serait pas plus imputable et attribuable, à _moi_, que le mouvement
d'un corps n'est attribuable à l'espace où il se meut et avec lequel
il n'a qu'un rapport accidentel, extrinsèque, passager. De plus, quand
je passerais d'une action à l'autre, ou plutôt, quand en moi une
action succéderait à l'autre, comme en un réceptacle indifférent, on
n'aurait aucune raison de dire que c'est le même moi, et non un autre
moi, qui fait l'action[161].

  [160] Leibnitz, _Lettre à Arnauld_, du 14 juillet.

  [161] «Il faut donc qu'il y ait une raison _à priori_,
  indépendante de mon expérience, qui fasse qu'on dit véritablement
  que c'est moi qui ai été à Paris, et que c'est encore moi, et non
  un autre, qui suis maintenant en Allemagne; et par conséquent il
  faut que la notion du moi lie ou comprenne ces différents états.
  Autrement on pourrait dire que ce n'est pas le même individu,
  quoiqu'il paraisse l'être. Et en effet, quelques philosophes qui
  n'ont pas assez connu la nature de la substance et des êtres
  invisibles ou êtres _per se_, ont cru que rien ne demeurait
  véritablement le même. Et c'est pour cela entre autres que je
  juge que les corps ne seraient pas des substances s'il n'y avait
  en eux que l'étendue.» (LEIBNITZ, _Lettre à Arnauld_.)

  «Je demeure d'accord, continue Leibnitz, que la collection des
  événements, quoiqu'elle soit certaine, n'est pas nécessaire, et
  qu'il m'est libre de faire ou de ne pas faire ce voyage; car,
  quoiqu'il soit enfermé dans ma notion que je le ferai, il y est
  enfermé aussi que je le ferai librement. Et il n'y a rien en moi
  de tout ce qui peut se concevoir _sub ratione generalitatis seu
  essentiæ, seu notionis specificæ sive incompletæ_, dont on puisse
  tirer que je le ferai nécessairement; au lieu que de ce que je
  suis homme, on peut conclure que je suis capable de penser; et par
  conséquent, si je ne fais pas ce voyage, cela ne combattra aucune
  vérité éternelle ou nécessaire. Cependant, puisqu'il est certain
  que je le ferai, il faut bien qu'il y ait quelque connexion entre
  moi qui suis le sujet, et l'exécution du voyage, qui est le
  prédicat, _semper enim notio prædicati inest subjecto in
  propositione vera_. Il y aurait donc une fausseté si je ne le
  faisais pas, qui détruirait ma _notion individuelle_ ou
  _complète_.»

       *       *       *       *       *

Outre la nécessité de quelque relation qui unisse mes actes à moi-même
comme cause pour fonder l'imputabilité, il faut aussi admettre une
relation qui les unisse au tout. Ce lien est plus indispensable encore
dans l'hypothèse théiste: c'est le problème des rapports de la liberté
responsable avec la cause omnipotente et avec la providence des
théologiens ou des spiritualistes. Il est clair que ceux-ci n'ont
jamais pu trouver une chaîne ininterrompue capable de relier les deux
termes, c'est-à-dire la diversité des personnes libres et l'unité
féconde de la cause première d'où ils les font sortir. Mais ce qu'on
peut dire, c'est que, dans n'importe quel système, on doit admettre un
lien quelconque entre les êtres et l'Être. Pour le moraliste, ce lien
ne doit pas être une fatalité qui détruirait de fait le second terme
en lui enlevant, avec l'activité et l'imputabilité, toute existence
propre: si d'ailleurs la cause première faisait tout, elle ne ferait
rien. Mais d'autre part, l'indétermination du libre arbitre suspendu
entre les possibles détacherait entièrement le second terme du premier
et supprimerait toute liaison avec l'univers. Ici encore, il faudrait
une relation capable de fonder la «_certitude_» et la «_vérité
métaphysique_» sans détruire l'imputabilité morale. C'est pour cela
que Leibnitz déclarait nécessaire un lien entre la cause universelle
et le moi, comme entre le moi et ses actions imputables; mais Leibnitz
s'est représenté ce lien d'une manière trop intellectuelle: il semble
considérer l'individualité, et aussi l'univers, comme une notion
logique qui se développe en ses conséquences. C'est un lien plus que
logique sans doute, plus même qu'intellectuel, qui serait ici
nécessaire pour fonder l'unité d'un monde vraiment moral.

       *       *       *       *       *

Nous venons de voir que l'acte imputable, considéré dans son rapport
avec la _cause_ individuelle et la _cause_ universelle, exclut
également la nécessité et la liberté d'indifférence ou même le libre
arbitre. Considérez-le maintenant dans son rapport avec sa _fin_, il
vous apparaîtra de nouveau comme devant être supérieur à ces deux
contraires.

Ce que nous blâmons ou louons moralement dans un acte et ce qui fonde
à nos yeux la responsabilité morale, c'est l'intention. Or l'intention
est la fin poursuivie, et la fin est tout à la fois une idée et un
sentiment, un motif et un mobile. Si cette fin agit avec une nécessité
mécanique, elle est moins une fin qu'une cause qui vous pousse par
derrière, et il n'y a pas de responsabilité. D'autre part, supprimez
toute raison intentionnelle, faites sortir l'action comme un coup de
foudre d'une nuit impénétrable, et vous pourrez encore constater que
cet accident, sans but comme sans loi, vous est _utile_ ou _nuisible_,
mais vous ne pourrez plus lui donner aucune qualification _morale_. Je
suis devant vous, vous m'êtes parfaitement indifférent, je ne vous
aime ni ne vous déteste, je suis aussi indéterminé par rapport au bien
et au mal, soit que je puisse choisir sans raison (liberté
d'indifférence) ou choisir contre les raisons (libre arbitre); et
voilà que, tout d'un coup, de ma complète indétermination jaillit
cette détermination étrange: vous tuer. Je ne le fais pas par une
intention égoïste, ce qui serait une raison et une fin; ni pour me
donner à moi-même une émotion nouvelle et bizarre, ce qui serait une
raison; ni pour me donner le spectacle de ma liberté ou de mon
arbitraire, ce qui serait encore une raison. Non; alors que j'aurais
pu faire aussi bien mille autres choses indifférentes, ou une autre
chose que je jugeais et sentais meilleure dans ma délibération, je
tire du néant cette action imprévue et que personne n'aurait pu
prévoir. Assurément, c'est là pour vous chose fâcheuse; mais qu'y
a-t-il dans mon action de moral ou d'immoral que vous puissiez
m'imputer? On me traitera de fou, non d'homme méchant; encore le fou
agit-il sous l'influence des passions dominantes, ou sous des
impulsions physiques qui expliquent ses actes. Quant à moi, je serai
un vivant mystère, insondable et irresponsable comme les décrets de
Jéhovah, et pourquoi pas adorable comme eux?

De même, si, au lieu d'être dans un état d'indifférence absolue à
votre égard, je suis en parfait équilibre entre mon affection pour
vous et ma haine pour vous, et si de cette mutuelle neutralisation des
mobiles sort, sans intention et sans fin déterminable, un acte de
violence, cet acte incompréhensible, considéré en lui-même, aura-t-il
moins de valeur morale qu'un acte de bonté absolument arbitraire?
Malheureux hasard! pourrez-vous dire; et non pas: Méchant homme!

Si nous louons un individu, c'est pour avoir l'idée dominante du bien,
l'amour dominant du bien, le plaisir dominant du bien, en un mot la
détermination au bien comme fin. Quand un acte a été accompli, nous
demandons tout d'abord, pour pouvoir le juger, quels en ont été les
motifs, les intentions, et quel était le caractère de l'individu; s'il
n'y a pas d'explication, notre jugement d'imputabilité n'a plus de
prise. Un homme agissant sans motifs, ou contre ses motifs, ou faisant
sortir du néant ses motifs par un commencement absolu, échappe à
l'appréciation morale, comme une valeur indéterminée échappe à
l'appréciation mathématique. Tous ses actes se valent en eux-mêmes et
ne se distinguent que par leurs conséquences agréables ou
désagréables; chacun d'eux est absolu, il se suffit, il se refuse à
votre jugement, il vous impose le silence.

Les jugements sociaux s'évanouiraient avec les jugements moraux, s'ils
s'adressaient à ce terme indéterminable: la volonté arbitraire, ou
encore l'intelligence arbitraire se créant des motifs imprévus et
faisant jaillir en quelque sorte des volitions sans source intérieure.
Vivant en bonne amitié avec un homme de ce genre, vous ne pourriez
jamais savoir s'il ne se livrera pas, dans les effusions mêmes de
l'amitié, aux plus surprenantes et aux plus dangereuses fantaisies,
s'il ne se créera pas à lui-même des motifs et des mobiles imprévus et
imprévisibles, soit qu'il exerce sa toute-puissance sur la _décision_,
soit qu'il l'exerce sur la _délibération_: il serait exactement dans
le même cas que ces maniaques qui raisonnent, parlent et agissent
comme tout le monde, sauf à éprouver de temps en temps des accès
imprévus de folie furieuse: ils vous feront des promesses, signeront
des contrats, vous donneront mille preuves d'amitié et de sagesse,
mais vous ferez bien d'être toujours sur vos gardes et de ne compter
sur rien. Croit-on les fous plus responsables que les sages parce
qu'ils peuvent agir sans motifs ou contre leurs motifs, ou encore se
fabriquer des motifs inattendus?

Le droit, qui est comme la garantie sociale de la responsabilité
individuelle, ne saurait se fonder sur le respect d'une pareille
puissance, plus propre à justifier la crainte et les moyens de défense
légitime que tout autre sentiment à son égard. L'éducation de la
famille et les lois de l'État n'auraient pour but que de faire reculer
le plus loin possible cette puissance fantasque et redoutable, afin de
lui substituer une volonté régulière ou une intelligence régulière,
qui se manifestât par des déterminations rationnelles et conséquemment
imputables. A celui qui posséderait cette liberté arbitraire, on
conseillerait de la laisser dormir dans le coin le plus reculé de son
être, et de ne jamais s'en servir.

       *       *       *       *       *

D'une part, donc, il n'y a de moral et d'imputable au moi dans
l'action que ce qui semble indépendant de la puissance intrinsèque des
motifs ou des penchants; d'autre part, ce qui est indépendant de la
puissance des motifs semble une puissance qui échappe en soi à toute
qualification morale et à toute imputabilité. Ce qui vient de mon
caractère et de ma nature déterminée paraît venir d'une nécessité que
je subis; et ce qui n'est pas lié à mon caractère, paraît un accident
ou un hasard sans moralité. Toutes les difficultés qui précèdent
viennent donc se résumer, en dernière analyse, dans cette alternative
vraiment terrible pour la pensée:--Un acte ne pourrait être vraiment
moral qu'en tant qu'il serait libre et conséquemment absolu en
lui-même: _sic volo_; voilà, à ce qu'il semble, la condition de la
responsabilité personnelle; eh bien, s'il est absolu, son caractère
moral semble aussitôt s'évanouir, et on ne voit pas comment serait
responsable une volonté qui peut dire: «Je veux ce que je veux, je
suis ce que je suis.» La moralité semble une _relation_, une loi, un
rapport incompatible avec l'acte de volonté _absolue_.

Métaphysiquement, la question de la responsabilité morale vient se
confondre avec cette question:--Quel est le fond de l'individualité?
Quel est son lien de causalité et son lien de finalité avec
l'universel, avec le principe absolu d'où tout dérive?--Le passage
volontaire du moi au non-moi, de l'égoïsme au désintéressement, de
l'individu à l'universel, postulat d'un ordre vraiment moral, a son
analogue dans le passage du subjectif à l'objectif que présuppose
l'ordre intellectuel. La connaissance suppose que, demeurant en
nous-mêmes, nous sortons cependant de nous-mêmes par la pensée;
l'impossibilité d'expliquer ce passage à l'objectif et à l'universel
ne saurait en justifier la négation[162]. L'action transitive d'une
force sur une autre suppose encore un passage analogue, parfaitement
inexplicable, et dont néanmoins le mouvement nous offre la visible
réalisation. Le déterminisme, admettant que ce qui a lieu dans une
chose est déterminé par ce qui a lieu dans une autre et même dans
toutes les autres, suppose un passage quelconque de l'une aux autres;
il n'échappe donc pas à la difficulté et fait le même postulat sous
une autre forme. Enfin, le passage de la cause radicale et
universelle,--qu'elle soit transcendante ou immanente,--à tous les
effets qui composent le monde, semble réclamer le même pouvoir de se
communiquer, de se donner sans se perdre.

  [162] Voir plus haut, même livre, ch. III.

Sans prétendre résoudre entièrement des antinomies qui tiennent à la
relativité de nos notions sur le fond même de l'activité individuelle,
nous devons cependant chercher jusqu'à quel point le déterminisme et
la liberté peuvent, sans contradiction, être _conçus_ comme
conciliables, d'abord dans la réalisation du bien, puis dans celle du
mal. Dans l'ordre moral comme dans l'ordre métaphysique, peut-on
admettre un lien qui enchaîne et unisse sans confondre? Peut-on éviter
à la fois ce qui n'est que déterminé et ce qui n'est qu'indéterminé,
pour subordonner ces deux choses à la notion plus compréhensive d'un
pouvoir déterminant et, en ce sens, responsable, qui, dans son idéal,
serait dégagé des relations et fins inférieures, mais poserait
volontairement les relations et fins supérieures?


II.--LE DÉTERMINISME ET TA LIBERTÉ SONT-ILS CONCILIABLES DANS LA
RÉALISATION DU BIEN MORAL.

Tant que l'être n'a pas de raison pour ne point répondre à cette sorte
d'appel que lui adresse le bien idéal, la réponse affirmative de la
volonté est certaine. Cette certitude empêche-t-elle: 1º la liberté,
2º la responsabilité? En un mot, pour qu'il y ait indépendance et
imputabilité du bien, est-il nécessaire qu'il y ait au fond de la
volonté un indéterminisme réel et absolu?

I. Selon nous, il y a deux sortes de certitudes, l'une fondée sur
l'effet calculable de la contrainte extérieure ou de la nécessité
proprement dite; l'autre fondée sur l'effet attendu de la spontanéité
intérieure en l'absence de raisons capables de s'opposer au
développement de cette spontanéité. Dans ce dernier cas on pourrait
_compter_ sur la liberté, sans qu'elle fût cependant _nécessitée_ par
rien. La liberté, idéal d'indépendance et de détermination par soi,
n'est une indétermination que _relativement à certaines nécessités
inférieures_; en elle-même elle comporte, à mesure qu'elle se réalise,
une plus grande certitude et une plus grande unité de direction. Le
progrès de la moralité est un progrès dans l'indépendance de la
volonté à l'égard des antécédents particuliers, parce que la
dépendance de la volonté à l'égard de l'idée du tout s'accroît: par
cela même diminue le libre arbitre comme pouvoir de choisir
indéterminable. La doctrine vulgaire du libre arbitre prend pour
l'_essentiel_ de la liberté ce qui n'en est que l'_accidentel_, à
savoir la multiplicité des objets de vouloir réellement possibles;
elle croit que, plus on peut vouloir de choses opposées, plus on est
libre; mais c'est là une illusion d'optique. Si le sage ajoute à la
force de sa volonté en l'exerçant, en la perfectionnant, il ajoute
aussi à son unité et à sa certitude; il a tout à la fois plus de
liberté et plus de détermination au bien.

Les partisans de l'indéterminisme nous feront l'objection
suivante:--Le sage ne peut, il est vrai, exercer son libre arbitre que
dans la région du bien, mais, parce qu'il ne saurait retomber dans les
régions inférieures, il n'en résulte pas que, à la hauteur où il se
tient, il n'ait pas une plus grande liberté des _contraires_. Si les
crimes sont exclus de son choix, il reste, dans le domaine des bonnes
actions, un champ assez large pour son libre arbitre. Au lieu de
s'exercer entre des contraires très opposés l'un à l'autre,
dévouement ou trahison, sincérité ou parjure, le choix s'exercera
entre des degrés ou des nuances du bien. En un mot, le nombre des
objets de choix s'accroîtra, bien que parmi ces objets ceux de l'ordre
inférieur aient disparu. A mesure que l'intelligence s'agrandit, elle
connaît plus de choses et plus de différences entre les choses; ce qui
se confondait en un point, s'allonge en une ligne dont les diverses
parties sont discernables. Il doit en résulter une sphère d'action
plus large pour la liberté de choix entre les contraires, bien que
cette liberté se soit enlevé à elle-même le pouvoir de choisir
certains actes inférieurs.--

Nous répondrons que cette conception du libre arbitre confond la
connaissance d'un grand _nombre_ d'objets avec la connaissance de leur
_valeur_. Le progrès intellectuel me fait connaître, il est vrai, plus
de choses; mais, en même temps, il me les fait ramener de plus en plus
à l'unité du bien. Les points plus nombreux que ma vue embrasse sont
loin d'avoir tous la même valeur: connaissant plus de choses
différentes et contraires intellectuellement, je connais moins de
choses indifférentes par rapport au bien; je vois mieux ce qui est
comparativement meilleur et superlativement le meilleur. Or, le
superlatif implique la notion d'unité: dans une grande multiplicité
d'objets, le meilleur ne peut pas être lui-même multiple, il est un.
Dès lors, à mesure que mon pouvoir libre augmente d'intensité, le
nombre d'objets que je puis _effectivement_ vouloir diminue; lorsque
la liberté sera à son maximum, il n'y aura plus qu'un seul objet de
vouloir possible, et conséquemment il n'y aura plus de libre arbitre
proprement dit. Choisir, c'est ramener les choses à une unité
supérieure, c'est prendre une chose entre plusieurs, c'est de
plusieurs en faire une. Au point où il n'y a plus qu'une chose, toute
nouvelle réduction à l'unité est impossible, précisément parce que la
puissance de réduire à l'unité y a atteint son maximum et son point de
repos.

De cette manière, l'impuissance résulterait de la puissance même, et
la détermination augmenterait avec l'intensité de l'action. Par
exemple, il m'est impossible de vouloir la mort d'un de mes amis; mais
cette impossibilité tient à un accroissement, non à une diminution de
ma puissance. Au lieu de chercher la liberté idéale dans le pouvoir de
faire plusieurs choses, qui est le libre arbitre traditionnel, il
faudrait appeler libre celui qui se rend à lui-même impossible le
contraire de ce qu'il fait. _La vraie liberté consiste à avoir assez
de puissance pour pouvoir tout faire, assez d'intelligence et assez
d'amour pour ne pouvoir faire qu'une chose: la meilleure._ Si les
obstacles qui nous empêchent de voir distinctement le bien
disparaissent, notre spontanéité, admise par hypothèse, se dirigera
vers le bien en droite ligne; les lignes autres que la ligne droite ne
résultent donc point de la spontanéité, mais d'une contrainte produite
par des obstacles intérieurs ou extérieurs. De même, quand un mobile
matériel dévie de la ligne droite, cette déviation est la résultante
de deux causes, d'abord de son mouvement propre, spontané peut-être,
puis d'une action étrangère. On voit que la puissance du plus _fonde_
et _détruit_ tout ensemble la puissance du moins. En un sens, celui
qui peut faire mieux est capable aussi de faire moins bien, comme
celui qui peut soulever un lourd fardeau peut en soulever un moindre;
la puissance du plus _fonde_ donc la puissance du moins. Mais en même
temps elle la _détruit_; car, en fait, la puissance de faire mieux,
une fois tout obstacle disparu, se réalisera seule, et l'acte
inférieur demeurera une simple possibilité. En effet, il n'y aura, par
hypothèse, aucune raison pour que celui qui peut faire le meilleur
fasse le moins bon, et il y aura au contraire une raison pour faire le
meilleur, à savoir le bien même: c'est donc certainement le meilleur
qui sera réalisé. A ce nouveau point de vue, le moins deviendra
impossible, et la puissance du moins sera annulée. Mais autre chose
est l'impuissance réelle qui dérive de ce qu'on ne peut _atteindre_ un
but, et autre chose l'impossibilité rationnelle qui dérive de ce qu'on
peut le _dépasser_; l'une vient d'un manque de force, l'autre d'un
excédent de force. A vrai dire, la première seule est une impuissance,
la seconde est une puissance supérieure; c'est par une réelle
impuissance que je ne puis voir les étoiles trop éloignées de moi, ou
que je ne puis résoudre un problème trop difficile; c'est par une
puissance supérieure que je ne puis faire telle action vile ou
ridicule. Là l'objet dépasse ma puissance, ici c'est ma puissance qui
dépasse l'objet. Dans le premier cas, je subis évidemment une
nécessité; pourquoi, dans le second cas, cette puissance qui domine un
objet inférieur ne serait-elle pas la liberté même, conciliable avec
la détermination certaine? A coup sûr, si c'est là une nécessité, ce
ne sera plus une nécessité du même genre que l'autre, physique ou
logique; ce sera une nécessité morale qui viendra de ce que la
puissance du bien et de l'amour, n'ayant rien qui la neutralise, passe
par elle-même à l'acte, avec une certitude qu'elle produit elle-même
et qu'elle ne subit pas. C'est là cette certitude de bonté dont nous
avons parlé déjà, et que l'on confond à tort avec la nécessité.

Entre l'impossibilité d'une action par manque de puissance et son
impossibilité par excès de puissance, il y a encore une différence
essentielle. Quand le moins existe, le plus n'_existe_ pas par cela
même, car il n'est aucunement contenu dans le moins; mais celui qui
réalise le plus, ou le meilleur, _réalise_ d'une certaine manière le
moins, parce que le moins est contenu dans le plus. Ce qu'il y a de
positif dans le degré inférieur d'une chose, ne disparaît pas dans le
degré supérieur, mais, selon les expressions de l'école platonicienne,
y subsiste éminemment. Cela est clair d'abord dans le domaine de la
quantité. Si je réalise cent, je réalise cinquante; mais je le réalise
deux fois et non une seule; au lieu de le réaliser à part et
exclusivement, je l'enveloppe dans un surplus. Si je fais cent pas
dans l'espace, j'en fais par cela même d'abord cinquante, puis
cinquante en outre. Ici la puissance du moins devient palpable, parce
qu'elle se réalise à part, et qu'elle est un des moments de l'action
totale: j'ai fait à un certain moment cinquante pas, ni plus ni moins,
avant d'achever la somme des cent pas que je voulais faire. Mais si,
ma puissance augmentant, je puis d'un seul bond franchir les cent pas
qui me sont proposés, le nombre cinquante ne sera qu'un moment fugitif
et insaisissable de l'action intégrale. Pourtant, comme on ne peut
occuper à la fois plusieurs points, la réalisation, séparée de la
moitié existera encore avant la réalisation du tout. Supposez enfin
qu'en un instant indivisible je pusse franchir un espace divisible:
les éléments du tout ne seraient plus séparés; ils n'en existeraient
pas moins dans le tout, distincts pour l'intelligence quoique
indivisibles dans le temps. Passez maintenant de la quantité à
l'intensité et à la force proprement dite: les différents degrés de la
faiblesse, qui n'est qu'une force limitée, ne trouvent-ils pas leur
réalisation positive, quoique non exclusive et négative, dans la force
supérieure qui a sa limite plus loin, et bien mieux encore dans la
force suprême qui, par hypothèse, n'aurait pas de limite? Enfin
l'amour d'un bien supérieur ne renferme-t-il pas tout ce qu'aurait de
réel l'amour d'un bien inférieur? Si je vous aime assez pour sauver
votre vie par la mienne, vous direz que _je ne puis pas_ me contenter
de vous donner un faible secours, voisin de l'indifférence, que je
suis _incapable_ d'assister presque passif au malheur qui vous menace.
Mais est-ce là impuissance en moi; ou plutôt mon amour d'autrui, par
cela même qu'il réalise la plénitude du dévouement, ne réalise-t-il
pas tout ce qui se trouverait dans un dévouement inférieur et
partiel? Vous pouvez bien alors me mettre au défi d'éprouver pour
vous un amour faible et vulgaire; mais à vrai dire, en vous donnant le
tout, je vous donne la partie; dans ma libéralité qui ne s'arrête pas
aux limites d'une demi-affection, ne reconnaîtrez-vous pas la
surabondance d'un pouvoir indépendant que j'ai le droit d'appeler
liberté?

On dit qu'un jour Apollon défia Jupiter au jeu de l'arc. Faisant
placer le but à une grande distance, il l'atteignit du premier coup
avec une merveilleuse adresse; puis il passa son arc à Jupiter. Les
dieux sourirent, pensant que pour Jupiter même la victoire allait être
difficile. Mais le Père du monde, se levant, fit un pas: et ce pas
gigantesque l'avait porté bien au delà du but. «Eh quoi! comment
veux-tu que je lance une flèche contre un but si rapproché? Un seul
pas me suffit pour l'atteindre.»

       *       *       *       *       *

Dans le déterminisme moral, tel que Socrate et Platon l'ont entendu,
on explique la direction vers le bien, direction à la fois déterminée
et libre, par des considérations qui ne sont pas sans analogie avec
celles que nous proposions tout à l'heure, mais qui, comme celles de
Leibnitz, sont trop purement intellectuelles[163]. Selon Socrate et
Platon, l'_action_ se mesure à la _puissance_, la puissance à la
_science_, et on vaut par ce qu'on sait. Seulement, l'_acte_, la
_puissance_, la _science_ et le _bien_ même peuvent être «_ambigus_»,
ou de double usage, quand ils se trouvent parmi les genres inférieurs
de la dialectique, non dans le genre suprême ou dans la suprême fin.
S'il est des _sciences_ et des _arts_ dont on peut faire un mauvais
usage, c'est que les _biens_ qui en sont l'objet peuvent être
subordonnés à un bien supérieur, réel ou imaginaire. Mais quand on est
parvenu, dans l'échelle dialectique des moyens et des fins, jusqu'au
sommet où réside la connaissance du bien suprême, on voit s'évanouir
cette duplicité et cette ambiguïté qui, sur les degrés inférieurs,
permettait un double usage, tantôt bon, tantôt mauvais.--Pourtant,
dira-t-on, l'homme injuste préfère par la volonté son bien propre au
souverain bien qu'il connaît.--C'est qu'alors, répond Socrate, il juge
son bien propre meilleur que le souverain bien, c'est-à-dire que ce
qu'il y a de meilleur: donc, ou il ignore que le souverain bien est ce
qu'il y a de meilleur, et alors vous lui attribuez faussement la
science du souverain bien; ou il sait que c'est vraiment là le
meilleur, et alors il ne peut rien penser ni faire de meilleur. La
série des biens, des connaissances, des puissances et des actes, forme
un angle dont les côtés demeurent doubles, jusqu'à ce qu'on soit
parvenu à ce sommet où la connaissance une du souverain bien, qui est
un, ne laisse plus qu'une seule manière d'agir.

  [163] Voir notre travail sur le _Second Hippias_ de Platon.

Telle est la doctrine de Socrate. Ce dernier a le mérite d'avoir conçu
plus fortement que tout autre l'idéal du bien universel comme étant la
parfaite unité de tous les biens sans restriction, y compris mon bien
même, et il ajoute avec raison que celui pour qui ce bien universel
serait un objet de science absolue ne pourrait pas ne pas l'aimer, ne
pas le vouloir. Mais il oublie que, en fait, le souverain bien n'est
jamais pour nous qu'une _idée_, dont la _réalité_ ne peut être un
objet de _science_. J'entrevois la grandeur et la beauté de cette
idée, et s'il n'y avait pas d'autres raisons pour entrer en balance,
je n'hésiterais point à la suivre; mais souvent il faut sacrifier ce
qui est certain à ce qui me semble incertain, la réalité présente à
une conception qui ne sera peut-être jamais réalisée, le _moi_ à un
idéal mystérieux, qui n'est peut-être qu'une création de ma pensée.
C'est alors que le _moi_ se pose, avec son bien individuel, en face du
bien universel, et il _doute_. Cette unité de la pensée et de l'être,
de l'idéal et du réel, que Socrate et Platon affirmaient avec une si
noble énergie, c'est précisément ce qu'on est réduit à _aimer_ et à
vouloir sans le voir. En vain la «raison» affirme que cette unité des
biens dans l'absolu est nécessaire et qu'elle doit être. Elle doit
être, oui; mais sera-t-elle?--Voilà le doute suprême que la pensée de
l'homme peut toujours élever sur le triomphe final de son objet dans
la réalité. Les vérités réductibles à quelque chose de fini et de
déterminé, que ma pensée circonscrit et embrasse par voie de
_déduction_, ne laissent aucune prise au doute; mais les vérités
relatives au triomphe du bien dans le temps _indéfini_ ou à la réalité
actuelle du bien dans quelque existence _infinie_, sont des inductions
transcendantes où il y a toujours du mystère. Pour notre logique, le
fini seul est un objet mesurable et déterminable de tout point.

Par conséquent, dans cette idée de Socrate et de Platon: unité des
biens au sein du bien universel, il y a une part à l'opinion, à la
[Grec: doxa], en même temps qu'à la science, à [Grec: (l')epistêmê].
C'est ce que Socrate et Platon n'ont pas vu. Ils méprisent la croyance
et ne s'aperçoivent pas que, logiquement inférieure à la science, elle
peut lui être moralement supérieure, comme expression de notre
caractère personnel. Dans la croyance, en effet, il y a quelque chose
qui vient de notre moi, de notre individualité même: l'entendement
n'est plus seul, la sensibilité et la volonté interviennent. Quand ce
grand dilemme se pose: le bien idéal sera-t-il ou ne sera-t-il
pas?--il faut que ma volonté et mon désir joignent leur action à celle
de l'intelligence. L'idéal semble dire à chacun de nous:--Ta raison me
conçoit et croit m'entrevoir en même temps que la nature me cache et
me voile; y a-t-il en toi assez d'amour du bien pour venir vers moi
sans être sûr de m'atteindre?--Une bonne action est toujours un acte
d'amour et une spéculation rationnellement risquée; c'est une adhésion
au bien idéal toute différente de celle qui nous est arrachée par un
axiome de géométrie: elle semble accordée par nous plutôt qu'imposée
par son objet. Nous ne disons pas: Je _sais_ que mon bien est dans le
bien universel; nous disons: je _crois_. Parfois nous ajoutons: Je
crois de toutes les forces de mon âme; expression profonde dans sa
simplicité. Je ne crois pas à un axiome de géométrie de toutes mes
forces, mais plutôt par la force _des choses_: je subis la vérité
géométrique, il semble que je fais en partie ma croyance au bien. Si
donc les Socratiques disent: Ce que vous croyez le vrai bien, vous
l'accomplissez; on peut leur répondre qu'il faut déjà aimer et vouloir
le vrai bien pour y croire.

Il n'en résulte pas que cette part de l'_opinion_ et de l'_amour_ dans
le bien soit une part de _libre arbitre_ proprement dit, comme l'ont
soutenu les criticistes français et des cartésiens plus ou moins
fidèles à Descartes. S'il y a indétermination partielle dans
l'intelligence de celui qui _croit_, parce que l'objet de sa croyance
n'est pas objet de science positive, il n'y a pas pour cela
indétermination dans sa volonté.

       *       *       *       *       *

Mais d'autre part, cette détermination intérieure n'est pas absolument
inconciliable avec une certaine liberté. Une volonté qui va
certainement et infailliblement à l'universel, une volonté qui aime
universellement, est libre en ce sens qu'elle ne dépend plus du _moi_
égoïste: _dés_intéressée, elle est aussi _dé_livrée. Si, par
hypothèse, le fond des choses est précisément la tendance à un vouloir
universel, il en résultera que, quand nous voulons et aimons
universellement, nous manifestons notre radicale unité avec cette
volonté qui est la racine commune de toute existence.

C'est là une supposition métaphysique, à coup sûr; mais précisément
nous sommes dans la région des hypothèses, non de la science comme
l'entendait Socrate, et on peut dire que l'acte de moralité est
lui-même une hypothèse en action, la plus généreuse de toutes parce
qu'elle est la plus aléatoire[164].

  [164] Voir notre _Critique des systèmes de morale_, dernier
  livre.

Concluons que la _détermination_ morale et la _liberté_, au vrai sens
du mot, sont conciliables dans la moralité et dans l'amour de
l'individu pour l'universel. L'idéal de la liberté est absolument
identique à l'idéal de la moralité. Cet idéal sera-t-il jamais
pleinement réalisé dans une action humaine, c'est un problème; mais,
ce qui est incontestable, c'est que nous pouvons nous rapprocher de
cet idéal, et que le progrès moral consiste dans ce rapprochement
même.

II.--La liberté ainsi entendue est parfaitement compatible avec
l'_imputabilité_ du _bien_,--nous ne parlons pas encore du mal. Quand
l'idée de l'universel, l'idée du tout, l'idée du principe qui agit
éternellement au fond de tous les êtres, devient mon idée directrice,
mon idée-force, mon moteur, je ne vois pas pourquoi vous ne
m'appelleriez pas _bon_, moi, dis-je, et pourquoi vous me refuseriez
la dose d'imputabilité, de responsabilité, de dignité à laquelle j'ai
raisonnablement droit. Sans doute, tout en faisant la part de mon
_moi_, je ne dois pas la faire trop grande, ni exclusive, ni prendre
tout pour moi. Car, précisément, mon activité _personnelle_ se trouve
ici, par hypothèse, unifiée avec l'activité universelle: on peut donc
dire que c'est l'idée du tout ou, si l'on préfère, l'action du tout
qui se manifeste en moi; je suis _lui_, il est _moi_ dans l'acte de
moralité pure (je ne sais si quelqu'un aura l'orgueil de prétendre
l'avoir réalisé). Rêver une liberté plus grande que celle-là, c'est
demander le moins en croyant demander le plus: c'est vouloir mettre un
_moi_ absolument individuel à la place du principe universel qui se
déploie réellement en vous comme en moi; c'est s'ériger en une sorte
de petit dieu, s'attribuant son acte de bonté par un _fiat_ absolu et
absolument inexplicable.

Aussi, quoique les symboles religieux ne soient pas des raisons
philosophiques, on peut pourtant reconnaître, jusque dans des mystères
souvent absurdes, le vague pressentiment d'une idée vraie au point de
vue psychologique ou métaphysique. Or, toutes les religions, ou à peu
près, en louant l'homme de bien, ont mis une restriction à
l'imputabilité absolue et individuelle qu'il pourrait réclamer; toutes
ont vu là un orgueil insoutenable, un réel égoïsme au moment même où
on se prétend désintéressé. Toutes ont fait, avec Platon, dans la
bonté du sage ou du saint, 1º la part des heureuses circonstances
extérieures, de la _chance_, de la _fortune_,[Grec: tuchê]; 2º la part
d'une action intérieure qui, tout en étant l'action de l'individu,
n'est cependant pas exclusivement son acte, mais est encore attribuée
à l'influence d'un principe universel, immanent à l'univers: qu'on
l'appelle l'Unité, le Tout-un, le grand Tout, la Raison universelle,
la Volonté universelle, le Noumène, Dieu, ou de tout autre nom. C'est
ce qu'on retrouve symbolisé jusque dans le dogme choquant de la
grâce;--si ce dogme est choquant, ce n'est point parce qu'il attribue
le bon vouloir de l'individu à un bon vouloir qui lui serait tout
ensemble supérieur et intérieur; c'est parce qu'on représente ce bon
vouloir lui-même comme je ne sais quoi d'_arbitraire_, comme une
élection, comme un libre arbitre. D'où une double inconséquence: 1º on
veut éviter l'arbitraire de la volonté humaine, et on ne fait que le
déplacer en le transportant en Dieu; 2º cette élection arbitraire, qui
de plus n'est que l'élection «d'un _petit nombre_ d'élus,» se trouve
être une limitation de la bonté chez un être auquel on attribue une
bonté illimitée: contradiction manifeste qu'aucune subtilité
théologique ne pourra lever. Tout cela vient de ce qu'on prête au bien
idéal une existence transcendante et une réalisation éternelle, ce qui
rend inexplicable l'imperfection manifeste du monde. Supposez au
contraire une volonté du bien immanente à l'univers, mais non
absolument réalisée et satisfaite, une volonté en action et en progrès
dans le monde, vous pourrez admettre que l'homme est libre quand il
agit et veut dans le sens de la volonté radicale, dans le sens
universel; alors, en vertu du _monisme_ essentiel, ce qu'il veut est
son vouloir et est, en même temps, le vouloir universel; pour parler
mythologiquement, sa _liberté_ est _grâce_. Il mérite donc d'être loué
et aimé, sans pourtant avoir le droit de prétendre à un mérite absolu
et exclusivement individuel. C'est là sans doute, encore une fois, une
supposition métaphysique; mais, c'est aussi la traduction exacte,
croyons-nous, de la pensée directrice des actes moraux.

Ainsi comprise en un sens supérieur, la liberté redevient la
conscience de la nécessité morale suprême, non d'une nécessité
extérieure et mécanique, mais d'un vouloir immanent, intelligible dans
son évolution et cependant spontané en sa source. Cette conception est
comme le _résidu_ de tous les grands systèmes métaphysiques, de toutes
les grandes religions et de toutes les grandes doctrines morales;
c'est la _figuration_ en langage humain du dernier et impénétrable
fond des choses. Si l'univers n'est pas un ensemble de petits
cailloux inertes qui se choquent mécaniquement, s'il y a au-dessous ou
au-dessus de la multiplicité infinie une unité quelconque, X, la seule
formule symbolique qui semble pouvoir nous donner une valeur approchée
de cet X, c'est l'identité finale de la vraie liberté d'un seul avec
la vraie liberté de tous, l'unité finale des volontés dans une volonté
universelle, en un mot, l'amour universalisé. Cette formule est en
même temps une conciliation approximative (peut-il y en avoir d'autres
pour nous?) de la liberté morale et de la nécessité morale.


III.--LA LIBERTÉ EST-ELLE CONCILIABLE AVEC LE DÉTERMINISME
DANS LA RÉALISATION DU MAL MORAL

Le doute sur la réconciliation finale de tous les biens, y compris mon
bien propre, dans un bien universel, tel est le terme de la
spéculation intellectuelle. Pratiquement, ce doute qui est dans la
pensée se résout en une décision de fait, en une affirmation ou en une
négation symbolisant ma croyance. Si je préfère le _moi_ et la
certitude du bien présent à l'idée problématique du bien universel, je
retire à l'idéal le concours de ma volonté, et au lieu de dire:
L'univers avant moi, je dis: Moi avant l'univers.--Le doute de
l'intelligence résolu par la volonté en une négation pratique, est ce
qu'on nomme le mal moral.

Y a-t-il là un mal complet? Non. Après tout, en voulant mon bien et
mon bonheur, je veux encore quelque chose de bon. Le _moi_ que
j'affirme et que je préfère, il a aussi sa valeur; il a même,
peut-être, une valeur inestimable; il réalise déjà en partie l'idée
d'absolu, et l'action égoïste est un effort pour la réaliser
davantage: je veux me _suffire_ à moi-même, trouver tout mon bien en
moi-même; je veux être comme un dieu. C'est encore une certaine
perfection que je veux. Il y a donc quelque chose de raisonnable et de
bon dans l'acte même de celui qui affirme son _moi_ et le préfère à
tout le reste, car il préfère le certain à l'incertain, et ce qu'il
s'efforce de réaliser ainsi, c'est toujours l'idée de liberté, mais
sous sa forme immédiate, individuelle et passagère. Il ferme, pour
ainsi dire, la main sur la portion d'être et de jouissance puisée au
grand océan, et qui, comme l'eau, va s'échapper entre ses doigts.

Maintenant se présente la plus grande difficulté que renferme la
«métaphysique des moeurs.» Quand un homme réalise le moins bon et s'y
arrête, n'est-ce pas qu'il n'a _pu_ réaliser le mieux, ni aller plus
loin? Et cette impuissance n'est plus l'expression détournée d'un
excès de puissance, comme lorsque nous disions: celui qui peut le
mieux, peut _physiquement_ et _logiquement_ le moins bon, mais est
incapable _moralement_ de l'accomplir et, _en fait_, ne l'accomplit
jamais. Celui qui a réellement fait le mal, n'a-t-il pas dû être dans
la réelle impuissance de bien faire?

C'est cette considération qui donne lieu à une dernière forme du
déterminisme, qu'on pourrait appeler le déterminisme du mal. On aurait
tort de confondre ce système avec ceux qui ne laissent aucune place
possible à la liberté ni pour le bien, ni pour le mal, au sein de la
nécessité universelle. Cherchons d'abord les raisons favorables, puis
les raisons défavorables à ce déterminisme du mal.

On peut dire que le mal, contraire du bien, doit être aussi le
contraire de la liberté: il doit venir d'un obstacle interposé entre
la liberté et son but, entre l'amour et son objet. Nous attribuons le
bien à l'amour, et nous plaçons dans cet amour la vraie liberté; mais
en quoi est-il nécessaire de donner pour pendant à l'amour la haine,
au mérite le démérite, à l'admiration pour les bons la colère contre
les méchants? Qu'est-ce que la haine, sinon un amour contrarié, un
_amour trahi_ et trompé, semblable à ces Grecs qui, selon Platon,
prenaient le fantôme d'Hélène pour l'Hélène véritable? La haine est
une maladie où nous subissons quelque fatalité et dont le paroxysme
est une folie furieuse; l'amour, cette santé, cette sagesse de l'âme,
est seul vraiment libre. Une force, considérée en soi, a telle
direction, et pourtant elle dévie; si c'est sa force propre qui
explique sa direction normale, c'est une force étrangère qui la fait
dévier. Pareillement, la haine peut être la déviation fatale d'un
amour libre en lui-même, qui, si l'obstacle venait à disparaître,
manifesterait de nouveau sa liberté. En quoi consisterait la véritable
méchanceté? A vouloir le mal uniquement pour le mal et en tant que
mal; or, encore une fois, le mal n'est tel que relativement à un bien
supérieur, et on ne peut rien vouloir qui soit un mal absolu. Le mal
n'est voulu que comme moyen de quelque bien, qui est sur le moment
même l'objet d'un désir dominant. La méchanceté d'autrui, par une
illusion d'optique, nous semble libre; nous accusons alors la
personne, nous la haïssons; mais, loin d'être haïssable, le vrai _moi_
est essentiellement aimable, parce qu'il est essentiellement volonté
et sans doute, par cela même, volonté du bien. Si vous alliez au fond
de ce coeur qui vous semble mériter la haine, vous y verriez, avec la
vie, palpiter encore la bonne volonté. Votre haine se changerait alors
en _pitié_, parce qu'au lieu d'une volonté à la fois libre et
mauvaise, comme celle que vous imaginiez, vous ne trouveriez qu'une
volonté malade, entravée, esclave, et pourtant amoureuse de la
liberté; dans votre haine aveugle, vous confondiez le prisonnier avec
la prison. La pitié même n'est plus assez à l'égard de celui qui tout
à l'heure vous paraissait à la fois haineux et haïssable; vous lui
devez l'_amour_. «Aimez ceux qui vous haïssent.» Voilà le vrai
précepte. Mais pourriez-vous les aimer s'ils n'avaient rien en eux
d'aimable? et seraient-ils aimables s'ils n'étaient pas aimants, loin
d'être ces hommes haineux que vous vous étiez d'abord représentés? Au
lieu de les accuser, prenez-vous-en plutôt à vous-même et dites:--Je
ne suis pas encore assez bon ni assez aimant, puisque je ne suis pas
encore assez aimé.

Dans cette doctrine, avec la réalité de la méchanceté et de la haine
semble disparaître la réalité du _démérite_, c'est-à-dire de cette
liberté responsable attribuée au mal, qui produit l'indignation. Il
n'y a plus démérite positif, mais seulement _absence_ de mérite dans
la mesure même où la volonté est restreinte et asservie. Cela
n'empêche pas le mérite inhérent au bien de subsister, puisque, par
hypothèse, le bien est toujours libre et que la bonne volonté appelle
un retour de la bonne volonté.

Dire que l'homme vertueux _mérite_, c'est dire que la bonne volonté
lui veut du bien en retour du bien qu'il a voulu. Le mérite n'est pas
ce rapport abstrait qu'imagine une morale vulgaire; c'est un rapport
de volonté à volonté, de personne à personne, un rapport de
reconnaissance et conséquemment d'amour moral, qui consiste en ce que
celui qui aime doit être aimé. Le bonheur, prix de l'amour, doit en
être la satisfaction; or, l'amour n'est satisfait que s'il produit
chez les autres un amour égal à lui-même; l'amour ne peut donc se
payer qu'avec de l'amour: voilà le prix qu'il _mérite_. Cette
conception du mérite ne fait que reproduire l'idée d'où découle toute
la morale de la liberté: c'est qu'une liberté placée, par hypothèse,
en face d'une autre liberté, une bonne volonté placée en face d'une
bonne volonté, l'aimera certainement, et néanmoins librement.

Quant au démérite, peut-on admettre la doctrine qui en fait une sorte
de droit à la malveillance et au malheur? Le bien appelle le bien;
mais le mal, ce bien inférieur, appelle aussi le bien. Si la bonne
volonté est nécessaire à l'égard des meilleurs, elle est encore plus
nécessaire à l'égard des moins bons. Le démérite est donc la
_nécessité d'un bien_, et non d'un mal, pour l'homme vicieux; ou, si
le mal est alors nécessaire, ce n'est que comme moyen d'un bien, à
défaut d'un moyen meilleur. Tel, dit Platon, le médecin cause parfois
de la douleur au malade en vue de sa guérison. Mais le mal n'appelle
pas pour compensation le mal, selon la loi barbare du talion que
l'humanité prête encore à Dieu même sous le nom d'_expiation_ ou de
vengeance divine. Il n'y a pas d'expiation, ni même de _punition_
proprement dite; on ne neutralise pas le mal en ajoutant un second mal
au premier, mais on triomphe du mal à force de bien. Toute douleur
infligée, toute répression qui n'est pas un bienfait et un acte de
bonne volonté, devient blâmable. La force ne peut être employée que
comme moyen de défense personnelle; croire à un Dieu qui emploie la
force, lui qui ne devrait pas avoir besoin de se défendre, c'est se
faire une idole à l'image de l'homme.

Avec la réalité de la mauvaise volonté disparaît toute possibilité de
_damnation_. Celui qui éprouverait véritablement, comme l'imaginent
les théologiens, la «haine de Dieu» et ferait librement le mal pour le
mal, celui-là, tant que durerait cet état, semblerait réaliser la
conception théologique du _dam_; et si, par une hypothèse absurde, une
volonté libre dans le mal s'obstinait éternellement à vouloir le mal,
elle réaliserait le Satan de la Bible. Mais, peut-on dire aux
théologiens, pour que votre Dieu soit possible, faut-il donc que Satan
le soit? faut-il que Dieu même, pour être libre, puisse être à son
choix Satan ou Dieu? faut-il enfin que nous, pour être libres, nous
puissions être aussi, à notre choix, divins ou sataniques?
L'attribution de la liberté au mal, que vous donnez pour pendant à la
liberté du bien, est un reste de ce long culte des contraires et de ce
dualisme qui produisit Ormudz et Ahrimane, Dieu et Satan, la bonne
volonté éternelle et la mauvaise volonté éternelle. De nos jours,
Satan détrôné doit emporter dans sa chute toutes les conceptions de
_haine_, de _méchanceté libre_, de _démérite_ positif, de _vengeance_,
d'_expiation_, de _damnation_. Vous tenez à conserver Dieu, soit; mais
vous ne devez pas tenir à l'existence d'un ennemi qui s'opposerait à
sa bonté. Vous voulez que l'amour subsiste avec toute sa liberté, sa
beauté, sa dignité, son mérite, sa récompense d'amour; mais, si la
haine ou la malice libre n'est qu'une apparence, regretterez-vous de
voir se changer votre colère en pitié?

Tels sont les arguments favorables à la doctrine qui admet tout
ensemble la liberté dans le bien et l'absence de liberté dans le mal.

La preuve que cette doctrine est vraie en grande partie, c'est qu'elle
est celle que nous devons appliquer au jugement des autres: n'est-ce
pas à ce point de vue élevé que les grandes âmes se sont toujours
placées pour apprécier les actions d'autrui? Voici maintenant la
contre-partie de cette doctrine.

       *       *       *       *       *

Si l'indulgence est légitime envers nos semblables, elle est
dangereuse à l'égard de nous-mêmes. Le juste, quand il s'agit de peser
ses propres actions, change entièrement de poids et de mesure, et
semble raisonner d'après des principes absolument contraires aux
précédents: le bien qu'il a fait, il refuse de se l'attribuer, et il
s'attribue le mal. S'il a bien fait, à l'en croire, il n'a aucun
mérite, il n'a fait que suivre une heureuse inspiration, un élan de la
«nature» ou un élan de la «grâce.» Comme il s'accuse, au contraire,
quand il a mal fait! Avec quelle énergie il réclame sa part de liberté
et de responsabilité! Il ne veut pas être irresponsable du mal, il en
appelle sur sa tête toutes les conséquences, il veut le remords, il
veut l'expiation. C'est un sentiment que nous avons tous éprouvé après
avoir mal agi: nous ne voulons pas que l'on nous excuse, nous ne
voulons pas que l'on nous plaigne en nous disant que nous n'avons
point été libres et que nous n'aurions pu agir autrement. N'avoir pas
assez aimé! voilà ce que nous nous reprochons avec une indicible
amertume, comme s'il avait dépendu de nous d'aimer davantage. Nous ne
pouvons pas nous pardonner, et nous nous condamnons en quelque sorte
nous-mêmes à un éternel remords, que nous diminuerons indéfiniment à
force d'amour sans cependant l'effacer jamais. Sans doute nous ne nous
attribuons pas alors une liberté d'indifférence proprement dite: nous
ne croyons pas que nous aurions pu agir autrement si nous n'avions
éprouvé que le même degré d'amour; mais nous nous persuadons que ce
degré aurait pu être supérieur, nous raisonnons comme si l'amour était
une force indéfiniment et librement expansible, une puissance
spontanée qui, en limitant son acte, peut placer la limite plus ou
moins loin, au prix d'un effort plus ou moins grand, mais toujours
possible. L'amour, à ce point de vue, serait responsable de ses
propres défaillances, provoquées sans doute, mais non imposées par les
fatalités extérieures.

Jusqu'à quel point ces sentiments naturels et instinctifs seraient-ils
justifiables dans l'hypothèse d'un déterminisme absolu?--Nous l'avons
déjà fait voir, le remords n'est pas détruit entièrement par
l'hypothèse du déterminisme, et les paradoxes de Spinoza, qui condamne
ce sentiment, sont des exagérations même dans sa théorie fataliste. Le
remords, en effet, est toujours utile pour nous faire prendre
conscience du désordre où notre âme s'est trouvée: les maladies
morales se distinguent des autres en ce qu'on les guérit d'autant
mieux qu'on les connaît plus et qu'on en souffre davantage. En outre,
quand on rétablit dans la question l'élément négligé par les
fatalistes,--la persuasion de la liberté,--on obtient une combinaison
d'idées plus voisine encore de la réalité même. Un homme a-t-il mal
agi avec la persuasion qu'il aurait pu bien agir, il ne saurait trop
déplorer un tel genre de maladie, qui offre toutes les apparences de
la malice proprement dite ou du mal moral. Le déterminisme peut même
aller plus loin encore. L'idée de la liberté tendant à réaliser son
objet, et la persuasion engendrant la force, celui qui a fait le mal
en se croyant libre de faire le bien avait réellement dans la main le
premier anneau d'une série d'actes opposés à ceux qu'il a choisis:
c'est là une raison de plus pour qu'il déplore son acte.

Mais le déterminisme, arrivé à ce point, semble parvenu à l'extrême
limite qu'il peut atteindre. Ses adversaires lui objecteront que celui
qui a mal fait avait les moyens de bien faire, excepté un cependant,
dont l'absence a tout fait manquer. Or, ajouteront-ils, ce moyen
dépendait-il, oui ou non, de l'agent moral? S'il en dépendait, celui
qui a mal fait avait tous les moyens de bien faire. S'il n'en
dépendait pas, l'impossibilité de faire autrement était en soi
complète, malgré la présence de toutes les autres conditions
secondaires. Bien plus, cette impossibilité subsiste et subsistera
tant que quelque heureux retour de la fortune n'aura pas rétabli la
volonté égarée dans une direction meilleure. Peu importe, disaient les
stoïciens, qu'un chien se noie au fond de l'eau ou près de la surface,
s'il se noie; et ils en concluaient l'égalité de tous les vices. De
même, que celui qui est dans le mal soit près du bien ou en soit loin,
toujours est-il que, selon le déterminisme du mal, il ne pouvait pas
faire le bien et n'est absolument pas responsable de sa faute. Sans
doute il vaut mieux être près du bord et le savoir, car cette pensée
même peut augmenter le courage et la force de celui qui se noie; mais
si, en dernière analyse, son effort est impuissant en vertu de quelque
condition qui ne dépende pas de lui, il n'y a point de responsabilité
vraie, et le remords n'est plus que le regret de l'inévitable. Or,
s'il est conforme à la «charité» socratique et évangélique de dégager
le plus possible la responsabilité des autres, est-il conforme à la
moralité personnelle de dégager sa propre responsabilité et d'admettre
une doctrine qui semble, en définitive, nous déclarer innocents dans
les actes où nous nous croyons coupables?

Le déterminisme vient donc se heurter de nouveau contre le sentiment,
vrai ou faux, de la responsabilité morale: il ne suffit pas,
semble-t-il, que nous soyons responsables en aimant le bien, il
faudrait aussi que nous fussions responsables en n'aimant pas assez le
bien. Si le positif de l'amour vient de nous et si les obstacles à
l'amour viennent du dehors, il faudrait pourtant que la mesure établie
entre les deux fût en quelque façon notre oeuvre, et que l'obstacle
pût être plus ou moins reculé par nous.

       *       *       *       *       *

La raison de toutes ces antinomies relatives à la responsabilité du
bien et du mal, c'est que nous ignorons la nature dernière de
l'individualité, et conséquemment sa vraie puissance. Si
l'individualité est un simple phénomène, nous ignorons assurément la
nature de ce phénomène et, en général, du phénomène; nous ignorons
pourquoi et comment il y a _plusieurs_ phénomènes, plusieurs êtres au
moins apparents, au lieu de l'unité, pourquoi il y a changement au
lieu de l'immobilité. A plus forte raison, si l'individualité a un
fond original et substantiel, si la distinction des êtres a une valeur
plus qu'illusoire, nous ignorons ce qui _individualise_ l'être,
jusqu'à quel point chacun s'oppose à tous, sans cependant se séparer
de tous, enfin quelles sont les limites de notre puissance morale:
_Quid nequeas, quid non_.

De là deux conceptions rivales de la liberté: l'une qui en fait un
attribut de l'individuel, l'autre qui en fait un attribut de
l'universel. Toutes deux ont leurs raisons et probablement leur vérité
relative. D'une part, si nous sommes libres, c'est, semble-t-il, en
tant que notre action individuelle ne s'abîme pas dans celle de
l'univers et que, relativement au tout, nous conservons une certaine
indépendance qui constitue notre être propre. D'autre part, la science
nous montre tellement dépendants de l'univers, que notre liberté se
trouve à la fin solidaire de la liberté des autres et que, pour être
réelle, elle impliquerait l'universelle liberté. De cette antinomie, à
laquelle se ramènent toutes celles qui concernent la responsabilité,
on peut conclure que la vraie liberté n'est probablement ni un
attribut de la seule individualité ni un attribut de la seule
totalité, mais un pouvoir qui, s'il existe, a sa racine au delà de
chacun et de tous dans quelque principe commun de l'individualité et
de l'universalité. Or, un tel principe est pour nous ce qu'il y a de
plus indéterminable. A tous les points de vue, la nature de
l'individualité et son rapport à l'universel restent donc indéterminés
pour la pensée humaine.

S'il y a là un sujet de modestie intellectuelle, il y a aussi un sujet
de confiance morale. En effet, c'est le rapport seul de l'individuel à
l'universel qui, s'il était _connu_ comme nécessaire, nous riverait
définitivement à un déterminisme inflexible; puisque, au contraire, ce
rapport reste indéterminé pour notre pensée, il rend concevable, par
voie détournée, une certaine spontanéité radicale du moi individuel.
Nous ne pouvons savoir si cette spontanéité existe réellement, ni
comment elle existe, mais enfin nous la concevons comme possible ou,
si l'on préfère, comme non impossible. Dès lors, le déterminisme voit
de nouveau se poser devant lui la limite idéale et problématique que
nous lui avons mainte fois assignée; sous sa forme dernière, qui est
la _fatalité du mal_, il aboutit au même point d'interrogation que
sous ses autres formes. Notre ignorance invincible du rapport entre
l'individuel et l'universel fonde théoriquement la valeur pratique de
l'idée de liberté, en nous empêchant de considérer cette idée comme
certainement illusoire et comme déguisant une fatalité certaine. Les
doctrines adverses se trouvent alors réconciliées à la fois dans
l'ignorance métaphysique du fond dernier des choses et dans la
connaissance des effets pratiques produits par l'idée de liberté. Si
nous ne comprenons pas comment le dernier fond des êtres pourrait être
une spontanéité radicale, nous ne comprenons pas davantage comment il
serait une nécessité radicale, car qu'est-ce que la nécessité, sinon
un rapport, et comment un rapport peut-il être je ne sais quoi de
dernier et d'absolu? Nous ne pouvons donc savoir s'il ne reste point,
au delà de tout ce qui _est_, un idéal non réalisé et cependant
réalisable, un principe de devenir et de progrès, une sorte de fond
auquel la réalité actuelle peut puiser ce qui deviendra la réalité
future. Le temps même, nous l'avons vu, ne se conçoit pas dans
l'hypothèse d'une pure répétition, d'une pure identité, stérile comme
l'être de Parménide. Si l'individu n'est pas une pure apparence, s'il
touche par quelque point au fond même de la réalité, si enfin ce fond
est plus riche que ses formes actuelles, s'il peut donner plus que la
réalité n'a encore pris, peut-être l'individu n'est-il pas incapable
de contribuer à modifier pour sa part l'état de l'univers, tel que cet
état résulte des phénomènes antécédents; peut-être en s'appuyant sur
l'idée même de liberté, l'individu n'est-il pas incapable de prendre
un élan pour aller au bien idéal, par cela même pour sortir du mal
réel; peut-être ainsi l'individualité consciente renferme-t-elle une
spontanéité radicale, quoique réglée en son évolution, qui échapperait
en sa source à tous les calculs fondés uniquement sur le déterminisme
mécanique. Peut-être même, si l'infinité existe en toutes choses, le
calcul est-il par essence impuissant à saisir autre chose que des
limites plus ou moins artificiellement déterminées au sein de ce qui
est réellement illimité et indéterminable. Nous ne savons donc pas ce
qui nous est définitivement possible ou impossible, ni ce qui aurait
été possible ou impossible dans telle circonstance donnée.

Quand on s'élève jusqu'à cette idée d'une puissance radicale
enveloppant l'infini,--idée par rapport à laquelle les autres
deviennent comme des asymptotes incapables d'atteindre ce dont elles
se rapprochent,--on ne s'étonne plus des fluctuations perpétuelles de
nos jugements humains sur la responsabilité du bien et du mal et sur
le pouvoir des contraires. Si nous nous attribuons l'honneur du bien
accompli par nous, c'est, semble-t-il, en tant que nous nous
concevons, par notre fond, identiques à l'être universel, identiques
au tout dont nous sommes les membres. Si nous nous attribuons le
déshonneur du mal accompli par nous, c'est en tant que nous nous
concevons comme une partie plus ou moins distincte du tout, comme une
individualité plus ou moins différente des autres et divisée d'avec
l'universel. Nous plaçons en nous deux _moi_, l'un individuel, l'autre
universel, l'un qui constitue tel homme en tel temps et en tel lieu,
l'autre qui embrasse l'univers dans tous les temps et dans tous les
lieux: c'est tantôt à l'un, tantôt à l'autre que nous rapportons le
mérite ou le démérite d'une action. Le rapport caché de l'_un_ et du
_multiple_, de l'universel et de l'individuel, est ce qui a suscité
tous les symboles métaphysiques et tous les dogmes religieux. Symboles
et dogmes ne sont point des solutions: ils ne sont que la traduction
de la difficulté en formules nouvelles, les unes abstraites, les
autres sensibles et mythiques. A vrai dire, notre notion de
l'individualité est toujours relative et inadéquate: elle se relie
nécessairement à celle d'universalité. Il y a donc présomption pour
l'homme à vouloir marquer exactement dans sa pensée la part qui
revient à l'individu, à vouloir ainsi exercer une sorte de justice
distributive. Nous ne pouvons juger absolument ni les autres
personnes, ni notre propre personne, car nous ne pouvons ni descendre
dans la conscience d'autrui, ni même descendre jusqu'au dernier fond
de notre propre conscience pour mesurer notre force de volonté.
Pourquoi donc tant discuter sur le moi et le toi, sur le mien et le
tien, sur mon mérite ou votre mérite? C'est là une sorte d'égoïsme
quand il s'agit de nous, une sorte d'orgueil quand il s'agit des
autres.

       *       *       *       *       *

Scientifiquement et pratiquement, nous sommes obligés, dans un
problème insondable pour la métaphysique, de substituer à la _réalité_
inconnaissable les _idées_ et leur force, qui sont connaissables, mais
qui n'en sont, pour ainsi dire, que des équivalents indéfiniment
extensibles. Traduits dans le langage des _idées-forces_, la
responsabilité morale et le remords ont un sens intelligible. La
responsabilité apparaît comme une idée qui tend à se réaliser
elle-même: elle est l'idéal conçu, désiré, aimé, qui s'attribue une
force efficace et qui, en conséquence, n'accepte pas sa propre
défaillance pratique comme _absolument_ et _définitivement_
nécessaire, cette défaillance fût-elle explicable par des nécessités
physiques et mentales, d'ailleurs relatives. Le jugement moral est une
sorte de négation jetée par l'idée au fait, un _non_ que la pensée de
l'idéal oppose à toute réalité qui la contredit. C'est à ce point de
vue qu'il devient vrai de dire, avec Kant, que la considération du
temps perd sa valeur pour celui qui juge moralement une action. Quand
nous concevons l'universel, le tout, notre pensée tend à devenir
indépendante du temps: cette indépendance est un des fondements du
repentir. On se souvient de ce que dit Kant à ce sujet. Le repentir,
ne pouvant empêcher ce qui a été fait de l'avoir été, est pratiquement
vide, et cependant il est moralement légitime, car la pensée, quand il
s'agit du bien universel et idéal, ne demande qu'une chose: le fait
_nous_ appartient-il comme _action_? et, dans ce cas, que cette action
soit depuis longtemps passée, il n'importe; la raison y lie toujours
moralement la même douleur.--Nous irons plus loin encore que Kant et
nous dirons:--Quand la pensée se place au point de vue universel et
tend ainsi à dépasser la sphère du temps, elle n'a même pas besoin de
se demander «si le fait _nous_ appartient comme _action_,» ni si nous
aurions pu, nous, faire le contraire; elle ne s'arrête pas à la
question d'individualité ni même de liberté individuelle; elle laisse
de côté les spéculations sur le possible et l'impossible. Elle
condamne le fait comme contraire à l'idéal, quel que soit celui qui
l'a accompli et à quelque nécessité qu'il ait cédé, parce qu'elle
s'attribue à elle-même la suprématie et l'indépendance: c'est cette
indépendance de la pensée, même devant le fait fatal, qui commence la
liberté pratique. La pensée est un germe de liberté, en ce sens
qu'elle conçoit l'universel amour au milieu même de la mêlée qui
entrechoque les égoïsmes individuels, et que cette idée, n'étant pas
sans force efficace, tend à nous rendre indépendants de fait et à nous
faire régler nos actions conformément à elle-même. La question des
individualités disparaît à cette hauteur: que ce soit vous ou moi qui
fassiez mal, qu'importe?--«J'ai mal à votre poitrine,» j'ai mal à
votre conscience. J'accepte jusqu'à un certain point la solidarité du
mal fait par vous, comme j'accepte la responsabilité du mal que j'ai
fait, et cela, malgré les nécessités apparentes ou réelles auxquelles
nous avons cédé: le mal nécessaire est toujours le mal, le mal passé
est toujours actuel, le mal individuel est toujours universel.

Le sentiment de responsabilité et de solidarité n'en prend pas moins
une vivacité supérieure quand c'est en _moi_ et par moi que s'est
produit le mal moral. Alors, c'est le même sujet intelligent qui
conçoit l'idéal et qui se voit réellement en contradiction avec cet
idéal. De plus, il se demande s'il n'aurait pas pu, par
l'intermédiaire de l'idée et de l'amour, trouver en soi un moyen de
réaliser le mieux. La _force_ de l'idée devient ainsi force de
_résistance_, révolte contre soi-même; et l'effort contre soi,
n'est-ce pas la suprême douleur?

Maintenant, si, au lieu d'avoir présente à l'esprit une action
_passée_, vous avez _présente_ à l'esprit une action _à venir_,
l'antinomie est moins éloignée de sa solution, au moins dans l'ordre
scientifique et pratique. En effet, ce n'est plus une chose inutile et
«vide» que de songer à l'avenir et de s'y attribuer la responsabilité
du mal comme du bien, car ici la pensée de ma responsabilité dans le
mal peut empêcher le mal d'être fait. Cette idée n'est pas
pratiquement illusoire, puisqu'elle agit. Elle ne l'est pas non plus
scientifiquement, puisque la force des idées et de l'amour est pour
nous incalculable, progressive, indéfiniment susceptible
d'accroissement. Enfin, au point de vue métaphysique, ne pouvant
_savoir_ ce qu'est notre individualité et son rapport avec
l'universel, nous avons le droit d'admettre qu'il n'existe pas une
antinomie insoluble entre la réalité fondamentale et cette
responsabilité que nous _prenons_, que nous _voulons_ avoir, que nous
nous _imposons_; c'est un fardeau que nous mettons sur nos épaules,
toujours glorieux alors même que nous succombons parfois sous le faix.

De là dérivent pour nous, en quelque sorte, trois règles de conduite
morale et intellectuelle qui résument tout ce qui précède. 1º Il faut
pratiquement agir comme si nous étions responsables du bien et aussi
du mal. 2º Il faut scientifiquement soutenir que cette idée de notre
responsabilité tend à se réaliser elle-même. 3º Il faut
métaphysiquement soutenir qu'il n'y a pas _contradiction_ démontrée
entre cette idée active de notre responsabilité morale et la réalité
dernière, où notre individualité s'unit à toutes les autres
individualités, et où nous devenons, pour notre part, solidaires du
monde entier. C'est parce que nous sommes _un_ avec l'univers et
cependant distincts des autres que nous pouvons être responsables dans
notre volonté radicale. L'idée de liberté est l'expression
connaissable de l'inconnaissable fondement du _moi_, du _toi_ et du
_tous_. Cette idée, jointe à l'impossibilité d'en démontrer
théoriquement la contradiction avec le réel, sert de fondement à notre
liberté pratique, par la force qu'elle développe en nous et qui
modifie la direction primitive du déterminisme. Les antinomies
spéculatives auxquelles donne lieu la notion de responsabilité
expriment notre ignorance du rapport qui relie l'individu à
l'universel. Notre pensée, à sa manière, s'élève au-dessus de cette
opposition, puisqu'elle conçoit à la fois l'individu et l'univers;
notre volonté doit aussi la dépasser et, dans le jugement moral comme
dans l'acte moral, elle doit, en une certaine mesure, faire
abstraction des personnes; elle doit se désintéresser de la question
des individualités et des imputabilités, non par dédain de l'individu,
mais, au contraire, par respect de l'individualité et par conscience
des limites imposées à notre science. Pour nous en tenir à ce qui est
certain, condamnons et repoussons le mal partout où il se manifeste,
mais surtout en nous, où il devient plus présent, plus immédiat, où il
devient nous-même; aimons le bien partout où il se montre, mais
surtout chez les autres, où il est un bien vivant et un objet d'amour
personnel.



CONCLUSION

  I. Mouvement de la philosophie moderne en Allemagne, en
     Angleterre et en France.

  II. Résumé de la méthode suivie pour la recherche d'une
     conciliation. Moyens-termes scientifiques intercalés entre les
     doctrines adverses.

  III. Inductions métaphysiques.--Problème final et nécessité de le
     résoudre moralement par l'action.


I.--L'accord progressif des doctrines doit se faire moins par la
destruction des systèmes que par leur superposition en un plus vaste
édifice, dont les diverses assises se soutiennent au lieu de se nuire.
Ces diverses assises ne sont, en somme, que nos propres puissances
intérieures projetées à l'origine des choses: intelligence,
sensibilité, volonté. Les systèmes métaphysiques ont beau chercher à
connaître ce qui est réellement et indépendamment de nous, nous ne
pouvons nous représenter ce qui est que d'après ce que _nous sommes_.
De là la philosophie de l'intelligence, la philosophie de la
sensibilité, la philosophie de la volonté, l'une intellectualiste,
l'autre esthétique au sens étymologique du mot, l'autre morale.

La première assise de l'édifice philosophique est formée par tout ce
que le matérialisme contient de positif sur les conditions
nécessaires des choses, que Socrate et Platon appelaient [Grec:
mêchanai aitiai anankaiai]. La liaison mécanique des phénomènes,
d'où résulte la stabilité de l'univers, est l'objet même de
l'intelligence ou de la science. Nous ne _connaissons_ et
_comprenons_ que ce que nous expliquons par la logique appliquée à
la quantité et au mouvement, c'est-à-dire par la mathématique
universelle et le mécanisme universel. Mais n'y a-t-il rien de plus?
C'est ce que soutiennent les purs matérialistes. Pour eux,
l'explication de l'univers est toute simple: c'est comme un vaste
jeu de dés ou de dominos qui, en s'ajustant par leurs bouts
similaires, selon des combinaisons mathématiques, forment des
dessins de toute sorte. Il reste à savoir ce que sont en eux-mêmes
les dés, les molécules, les atomes. Ce jeu de surfaces satisfait
l'intelligence abstraite, mais il n'explique même pas le fait de
_sentir_, la simple sensation. Or, il faut bien qu'il y ait sous
l'intellectuel du _sensible_ proprement dit, sous le formel du réel.
Et cette réalité, nous ne pouvons la comprendre que par analogie
avec ce que nous appelons _sentir_, désirer. De là la tendance à
placer dans les choses, comme face interne et vraiment _psychique_,
non plus _physique_, quelque chose d'analogue à nos sensations, à
nos plaisirs, à nos douleurs, à nos désirs. «Le mouvement est un
désir,» disaient Aristote et Platon.

La seconde assise de la construction philosophique, c'est donc le
_sensible_, dont le mécanique ou, ce qui revient au même,
l'intellectuel pur n'est que le dehors. Cette assise fut ajoutée par
Socrate, Platon, Aristote, mais ils ne purent s'empêcher de se figurer
encore le sensible sous forme intellectuelle, comme tendance à une fin
plus ou moins entrevue par une intelligence, comme finalité proprement
dite. S'appuyant sur ce que le plaisir, fond de la sensation, semble
la conscience d'une harmonie, ils ont cru que l'harmonie était un
concours de moyens vers une fin. Cette finalité n'était, nous l'avons
fait voir, que du mécanisme retourné,--conception encore plus
subjective que le mécanisme pur. C'était une sorte d'_art_ humain
placé dans les choses et ajouté à la _science_. Mais, quelque
contestable que soit le mode de représentation finaliste et
esthétique, quand on le transporte ainsi dans l'univers, ce qui
demeure incontestable, c'est qu'on ne peut pas faire du _réel_ avec du
logique pur ou du mécanique pur, parce qu'alors il n'y aurait plus que
des rapports abstraits sans termes concrets; et le concret, c'est ce
que nous saisissons en le _sentant_. Il n'y a pas d'autre moyen pour
nous d'entrer en possession du réel que de sentir: c'est ce que Kant a
parfaitement montré, et c'est ce que les anciens ou, parmi les
modernes, les cartésiens avaient trop oublié.

Une fois rétablie la sensation au dedans du réel, que l'intelligence
parcourt du dehors, il reste encore un point de vue qui paraît
supérieur aux précédents: c'est celui de l'_activité_ primitive, de la
_volonté_ radicale, fond de nos idées de cause, d'inconditionnel,
d'absolu, de liberté. C'est vers ce point de vue que tend à s'élever
la morale proprement dite, car la morale a pour objet la volonté même
et le but le plus haut que la volonté puisse poursuivre.

Les anciens, cependant, firent toujours rentrer la morale dans la
science ou dans l'art, sans assigner à la moralité une sphère qui lui
fût absolument propre. L'éthique était pour eux la science du bien ou
l'art du bien; et par ce bien, nous l'avons vu, ils entendaient
quelque chose d'impersonnel ou de neutre, qui était la vérité,
l'utilité, la beauté, sans être encore proprement la _bonté_. Or, la
vérité n'est que la nécessité logique; l'utilité n'est que la
nécessité en quelque sorte sensible, vitale et, si l'on veut,
«finale». Quant à la beauté et à la grâce, elles ne font encore
qu'éveiller l'idée d'un principe supérieur à la nécessité et dominant
l'organisme visible. La vraie liberté idéale, qui serait l'absolu
même, et la vraie moralité idéale, qui ne serait plus un bien
abstrait, mais une bonté vivante, furent cependant entrevues par
Platon et par les Alexandrins, comme par l'Inde, par la Perse, par la
Judée. Avec le christianisme, elle s'éleva au rang d'une idée
directrice et rénovatrice. Ce principe, obscurci et mutilé par la
théologie romaine, rétabli dans l'ordre social par la France, proposé
par elle comme idéal au monde sous les noms de liberté, d'égalité et
de fraternité, semble enfin arriver de nos jours à la conscience de
lui-même dans l'ordre philosophique. Kant et ses successeurs ont tous
conçu la philosophie comme l'explication des choses à un triple point
de vue, celui de la connaissance, celui de la sensibilité et celui de
la volonté. Le mécanisme universel, tel que Descartes l'avait
représenté, tel que Leibnitz l'avait accepté comme loi de la
connaissance scientifique, fut l'objet propre de la Critique de la
raison pure: l'organisation vivante et les lois internes du désir
furent celui de la Critique du jugement téléologique et esthétique;
enfin, Kant ajouta à ces deux premiers objets l'idéal nouveau d'une
moralité qui serait vraiment à elle-même sa raison, sans recevoir sa
loi ni des nécessités logiques et mécaniques, ni des nécessités
sensibles et esthétiques. Par là, au lieu de subordonner la volonté à
l'utile, à l'agréable, ou même à un bien abstrait, Kant voulut faire
procéder le bien réel de la volonté même, qui, étant autonome, serait
enfin libre. Mais Kant fit encore de la liberté un principe trop
abstrait, la raison universelle; il fit de la loi une catégorie trop
abstraite, trop logique, trop formelle, celle de l'universalité; il
rejeta au second rang l'amour ou la charité, dont il semblait encore
confondre l'idée typique avec le désir et le sentiment fatal. Malgré
son formalisme excessif, il n'en a pas moins fait voir que l'idéale
liberté doit être introduite au sommet de la philosophie comme une
notion à part, dont la logique et l'art, la pensée et le sentiment ne
sauraient remplir entièrement le contenu, et qui symbolise pour nous
le suprême principe de l'action. Après Kant, la philosophie allemande
maintint à la fois ces trois catégories de la nécessité, de la
finalité immanente et de la liberté idéale. Déjà Leibnitz, avec
Platon et Aristote, avait remarqué que les causes efficientes et les
causes finales, les mouvements et les appétitions sont la même série
prise en deux sens inverses; l'école de Kant n'eut qu'à développer
cette conception pour réduire en un seul système l'universelle logique
et l'art universel de la nature, où elle vit la double expression d'un
principe un et inconditionnel. Hegel lui-même maintint la liberté
idéale au troisième moment de l'évolution métaphysique, mais seulement
comme l'unité finale du grand Tout. Schelling, dans sa dernière
philosophie, et après lui Schopenhauer, placèrent au-dessus du
_logique_ et au-dessus du _sensible_ la volonté comme principe des
choses. En cette volonté Schopenhauer reconnut la _liberté nouménale_,
où son pessimisme voudrait nous faire rentrer par l'anéantissement de
toute existence matérielle et intellectuelle. Enfin les disciples de
Schopenhauer ont donné à la volonté supra-consciente le nom de
l'Inconscient, et ils en ont fait dériver le mécanisme et la finalité
universelle, avec la perspective d'une délivrance finale par le
_nirvâna_.

En France, à l'école sensualiste, tout entière absorbée dans le
mécanisme des sensations, succéda Maine de Biran, qui rétablit dans
l'homme et dans la nature le dynamisme de la vie, mais sous la forme
douteuse de la force motrice. Maine de Biran rêva, lui aussi,
au-dessus de la logique et de l'art, une sphère de liberté idéale,
dont il n'eut qu'un sentiment trop mystique. L'influence de ses idées,
d'abord mutilées par Victor Cousin, reparut ensuite: plus d'un
philosophe français s'est accordé avec Maine de Biran et avec la
philosophie allemande pour supposer, au-dessus du mécanisme logique et
de la réalité sensible, une région de liberté qui serait en même temps
celle de l'amour compris en son vrai sens. Par là, tout en s'inspirant
de la philosophie évangélique et de la philosophie germanique, la
philosophie française ne faisait pourtant que revenir à la tradition
cartésienne. Descartes, en effet, avait déjà élevé au-dessus du
mécanisme matériel une _pensée_ qui, elle-même, lui semblait
subordonnée à la _liberté_. Descartes avait même fait consister cette
liberté dans une volonté indéterminée et indéterminable. La
subordination de la pensée à la volonté, selon lui, existait non
seulement dans l'homme, mais en Dieu même. Pascal, à son tour, admit
trois ordres: l'un où tout est mouvement, l'autre où tout est pensée,
l'autre où règne la «charité.» Enfin l'idée non plus mystique, mais
pratique, de la liberté individuelle, avec celle du droit qui s'y
rattache, puis l'idée de fraternité universelle, avec celle
d'association qui en dérive, devinrent les conceptions dominantes de
la philosophie française au dix-huitième siècle, de la Révolution
française et des écoles politiques de notre époque qui ont développé
les principes de la Révolution. C'est aux Français que Kant et Fichte
empruntèrent, en grande partie, leur métaphysique du droit et leur
philosophie de la liberté dans l'ordre social. Si on songe de plus à
l'influence jadis exercée par Descartes sur Leibnitz, on reconnaîtra
que la France n'avait qu'à conserver et à développer, dans l'ordre
philosophique, sa propre tradition, pour s'accorder sur plus d'un
point capital avec les écoles allemandes. On peut ajouter que l'idée
directrice de la France, étant celle de liberté et par cela même de
fraternité, est l'idée directrice de l'humanité même: notre idée
nationale est précisément l'idée humaine[165]. La philosophie
allemande, au contraire, s'en est tenue de préférence, dans le domaine
social et politique, aux catégories de la nécessité logique et
mécanique, de la science et de la force. Abandonnant à la sphère
mystique de la religion la liberté idéale et «intelligible,» elle a
cherché surtout son modèle pratique dans le mécanisme de la matière ou
dans les lois de l'organisme vivant. L'unité qu'elle semble
aujourd'hui poursuivre dans l'ordre social est celle qui subordonne
les moyens aux fins comme les effets aux causes, les parties au tout,
l'individu à l'État, les États faibles aux États forts, les races
prétendues inférieures aux races supérieures: la science et l'art y
priment la morale. Si un peuple vaut surtout par son idée directrice,
et si l'idée de liberté ou de fraternité est la vraie puissance à
laquelle appartient l'avenir, quelles que soient, dans le présent, les
apparences contraires, ce n'est pas à l'Allemagne, c'est à la France
qu'appartiendra sans doute la plus haute victoire.

  [165] C'est ce que nous avons essayé de mettre en lumière dans
  notre _Idée moderne du droit_.

L'Angleterre, dans l'ordre philosophique, a surtout étudié jusqu'ici
le mécanisme des phénomènes ou des sensations. Cependant, ses plus
récents philosophes admettent, sous l'enveloppe extérieure des choses,
un dynamisme interne, dont la forme expérimentale est l'énergie
musculaire; c'est là une conception qui n'est pas sans analogie avec
la doctrine de Biran. En même temps, les penseurs anglais qui
s'élèvent à des vues systématiques représentent l'universelle
évolution, à la fois mécanique par l'extérieur et psychique par
l'intérieur, comme le «symbole» d'une réalité absolue et
inconditionnelle, qui est pour nous l'Inconnaissable. Il n'est pas
difficile de reconnaître dans ce principe le noumène de Kant. Tel
est, selon M. Spencer, l'indestructible fondement des spéculations qui
se retrouvent dans toutes les philosophies et dans toutes les
religions. Le nom que M. Spencer donne à la réalité persistante et
éternelle, c'est la _Force_,--non la force à nous connue, mais la
force inconnue et inconnaissable. Il n'y a pas grande différence entre
cette Force universelle et la Volonté universelle de Schopenhauer;
comme, de plus, elle est «absolue» et «inconditionnée,» tout en étant
«conditionnante,» on pourrait lui donner sans inconvénient, avec la
philosophie allemande, le nom également symbolique de liberté, qui
exprime simplement en langage humain l'antithèse de l'activité
primitive avec le conditionné et le nécessité. Mais les Anglais
n'aiment pas ce mot, du moins en métaphysique et en morale. Dans leur
physique des moeurs, ils ne font même pas figurer la liberté comme
_idéal_, comme puissance de désintéressement et de vouloir universel.
A l'exemple des Anciens, ils ramènent la morale tout entière à la
science ou à l'art, sans se demander si elle n'exprimerait pas, au
moins «symboliquement», quelque idéal supérieur. Il en résulte que,
dans l'ordre social, la liberté demeure pour eux un moyen, non une
fin: elle n'a de valeur que comme le plus utile instrument du
bien-être individuel ou collectif. C'est au fond l'idée de l'utile qui
est pour eux, dans la pratique, l'idée directrice. Malgré leur
libéralisme si sincère, ils ne comprennent guère l'idéal moral d'une
liberté absolument désintéressée, qui serait par elle-même sacrée et
aimable. La notion de la moralité proprement dite disparaît à leurs
yeux comme principe à part et original; l'éthique n'est plus qu'une
science ou un art analogue aux autres, simple extension de la
physiologie, de l'hygiène et de la sociologie.

Le défaut commun des divers systèmes métaphysiques dont nous venons de
faire l'esquisse rapide, c'est, si nous ne nous trompons, le vide ou
l'hiatus qu'ils laissent subsister entre la réalité et l'idéal, entre
le relatif et l'«absolu,» entre le phénomène et le «noumène,» entre le
connaissable et l'«inconnaissable.» La région de l'idéal demeure, soit
un domaine mystique et transcendant, livré aux rêves de la foi, soit
une nuit impénétrable dont ne peut nous venir rien d'utile pour la
connaissance ou pour l'action. La liberté intelligible des Allemands
est aussi oisive que les dieux d'Epicure; elle n'est que la totalité
de l'univers ou l'unité dont le tout dérive, et on ne voit pas comment
elle peut descendre dans l'homme. De même, l'inconnaissable et
l'inconditionnel des Anglais est un X dont il n'y a plus à s'occuper,
même en morale, une fois qu'on l'a placé, énigme insoluble, au
commencement du livre de la science. Le déterminisme règne,
exclusivement et sans restriction, sur la pratique comme sur la
théorie. Seule, la philosophie française de nos jours s'efforce de
maintenir, surtout en morale, une liberté plus pratique et moins
transcendante, mais elle la représente sous la forme antiscientifique
du libre arbitre. De là, entre la morale et la science, une opposition
inconciliable.

Un problème se pose donc à notre époque: ne pourrait-on conserver la
liberté, au moins comme idéal, dans la théorie, et donner à cet idéal
un rôle actif, humain, individuel, de manière à réconcilier, sur le
plus vaste terrain possible, le déterminisme et la liberté?--C'est
pour contribuer à cette conciliation progressive que nous avons
cherché, dans le livre qu'on vient de lire, à rapprocher peu à peu les
systèmes adverses.


II.--Toutes les doctrines métaphysiques relatives à la nature de
l'activité aboutissent également à quelque notion ultime et
incompréhensible à laquelle elles subordonnent le reste. Si on
abstrait ce que les notions dernières des systèmes ont de différent,
on aura peut-être un _résidu_ commun. Or, dans la question qui nous
occupe, les éléments ultimes des systèmes nous ont paru être la notion
d'une activité indéterminée, celle d'une activité déterminée et celle
d'une activité déterminante; en d'autres termes, l'indifférence, la
nécessité, la liberté. Mais l'indéterminé n'est qu'une notion
secondaire, qui suppose une notion supérieure: nous l'avons vu, une
cause n'est indéterminée que par rapport aux causes étrangères, ou par
rapport aux effets qu'elle produit, en ce sens qu'elle n'est pas
déterminée par eux; elle n'est pas pour cela en elle-même
indétermination absolue. Le système de l'indifférence a donc pour
résidu l'idée d'une puissance qui ne serait pas déterminée, mais
déterminerait ses propres actes, c'est-à-dire, au fond, l'idée de
l'indépendance, de la liberté. Quant au système de la nécessité, il
faut savoir d'abord s'il s'agit une nécessité relative et empirique,
ou d'une nécessité absolue et métaphysique. Rien n'empêche, nous
l'avons vu, d'admettre la nécessité comme loi des effets ou des
moyens, c'est-à-dire d'admettre que les effets sont déterminés par une
cause supérieure, et que les moyens sont déterminés par la fin: cette
conception des effets et des moyens comme conditionnés ou nécessités,
chacun par rapport aux autres et tous par rapport à une cause
supérieure, n'exclut pas la _possibilité_ de la liberté dans la cause
même. Bien plus, si par hypothèse la cause est libre, il faudra
précisément que cette dépendance complète existe dans les effets. Le
vrai fatalisme est celui qui soutient que le dernier mot des choses
n'est pas seulement une nécessité relative, laquelle pourrait dépendre
encore de quelque liberté radicale, mais une nécessité absolue et
radicale elle-même. Or, ce principe suprême dont les fatalistes font
la loi et l'unité de l'univers, est une puissance nécessitante,
déterminante, sorte de destin qui nous offre encore pour résidu un je
ne sais quoi dont _dépend_ tout le reste. Ainsi, la nécessité ne peut
exclure toute liberté que si elle s'érige en absolu, et elle ne peut
s'ériger en absolu que si elle se confond pour nous avec
l'indépendance. En un mot, le déterminé et le non-déterminé semblent
avoir pour principe le déterminant. Une idée plus ou moins vague
d'indépendance et de liberté, idée problématique d'ailleurs et comme
parabolique, se trouve être ainsi l'élément dernier des systèmes. On
devait s'y attendre, puisque cette idée est le produit dernier de
notre pensée même: le principe de causalité métaphysique n'en est que
l'expression abstraite.

L'idée de liberté, comme elle nous a paru être au fond de ce qu'on
nomme la «raison», nous a paru être aussi au fond de la conscience. A
ce point de vue, elle est déjà moins abstraite et moins négative: elle
est ce que nous désignons par le mot _moi_, marque de notre
personnalité en face des choses extérieures, en face de l'univers. Par
une intuition naturelle ou par une illusion naturelle, nous nous
représentons notre activité propre sous l'idée de liberté: il nous
semble qu'il y a en nous une indépendance individuelle qui consiste,
non pas à exclure toute dépendance sous quelque rapport que ce soit,
mais à s'affranchir progressivement de toutes les dépendances; c'est
une puissance indéfinie, sinon infinie, qui nous semble pouvoir
surmonter successivement tous les obstacles.

Cette idée de liberté, où coïncident la «raison» et la «conscience»
mal à propos séparées par tant de psychologues, est-elle finalement
démentie ou vérifiée par l'observation et par les lois de la nature,
soit physiques, soit psychologiques?--Telle est la question
fondamentale où se concentre tout le débat entre les systèmes
adverses.

Nous avons rétabli d'abord, dans le domaine même des faits
psychologiques, un élément essentiel dont l'oubli rendait suspects
d'erreur tous les raisonnements des déterministes: l'influence exercée
par l'idée même de la liberté. Cette idée, entre la liberté et la
nécessité, est évidemment un intermédiaire. Quelle qu'en soit la
valeur objective, qu'on y voie le plus sublime produit de la nécessité
ou l'obscure conscience d'une liberté réelle, il est incontestable que
cette idée existe et agit dans tous les esprits: elle offre donc aux
déterministes et à leurs adversaires un terrain commun où ils peuvent
déjà se rencontrer. Et ce terrain est celui des faits ou de
l'expérience, de ce qu'on appelle la connaissance positive, qui
exprime les relations vérifiables des choses, non leur essence
absolue.

Dans cette sphère de l'expérience, la notion de liberté nous a paru en
premier lieu une _idée-force_, qui produit son effet sur le mécanisme
même de nos actes, selon la loi de causalité empirique.

Cette loi,--qui est plutôt la loi des effets que celle des
causes,--est un rapport de détermination universelle et réciproque,
qui fait que la détermination d'une chose dépend de la détermination
de toutes les autres. Dans le déterminisme universel, il n'y a aucun
vide, aucune solution de continuité, rien de fluide: tout est solide,
plein, résistant. Enserrés dans ce monde, nous sommes attachés de
toutes parts comme par les «clous de la nécessité»; nous ne paraissons
pas seulement emprisonnés, mais comprimés et écrasés entre les murs de
notre prison; nous ne pouvons faire un mouvement que si notre prison
même, c'est-à-dire l'univers entier, se meut avec nous et nous
entraîne avec le reste. A cette condition seulement tout est un, parce
que tout se tient; à cette condition seulement le monde peut devenir
l'objet d'une pensée une. Il semble donc que la pensée, avec
l'universel déterminisme, ait imposé aux choses la loi tyrannique de
la fatalité. Tel est le premier moment de la dialectique. Pourtant,
malgré la prison qui m'écrase, je trouve une force de résistance dans
l'idée même de liberté. Quand j'agis sous cette idée, avec la
persuasion que les murs de ma prison peuvent reculer et me permettre
un mouvement, ils reculent en effet. Il est vrai que je les retrouve
plus loin, mais, là encore, ils semblent de nouveau être mobiles et
céder à la force de l'idée. Cette idée de liberté fait donc reculer
devant elle les obstacles, et on ne saurait d'avance indiquer, dans
l'expérience, une limite intérieure que je ne puisse franchir par la
réaction de l'idée sur cette limite même. Bien plus, quand j'accomplis
certains actes, je me figure que les murs de la prison intérieure
tombent et que l'espace s'ouvre devant moi.

--Illusion, diront les déterministes; les murs existent
encore.--Peut-être, mais il en est de cette question comme du
problème relatif à l'infinité du monde. Quelqu'un pourrait soutenir
que, si j'allais assez loin, je rencontrerais les «murailles du
monde»; mais si, en fait, je ne les rencontre jamais, les choses se
passent pratiquement comme si ces bornes n'existaient pas.

Par là nous obtenons une liberté relative qui peut se concilier avec
le déterminisme relatif. N'est-ce encore simplement qu'une nécessité
prenant la _forme_ de la liberté, ou est-ce la liberté prenant la
forme de la nécessité?--Question qui concerne l'absolu des choses, et
qui doit être réservée jusqu'au moment des spéculations métaphysiques.
Tant que, dans l'ordre même de la pratique, il ne deviendra pas
nécessaire de prendre un parti sur la nature absolue des objets, nous
pourrons admettre d'un commun accord une certaine liberté de fait due
à l'idée même de la liberté. En d'autres termes, le déterminisme
intellectuel se change inévitablement en une sorte de liberté
intellectuelle sous l'_idée directrice_ de liberté[166].

  [166] Voir p. 221 et suiv.

La liberté nous a paru, en second lieu, un objet de _désir_,
conséquemment une fin directrice dont l'influence s'exerce sur nos
actes, les règle, y introduit l'harmonie. A ce point de vue, nous
avons obtenu une sorte de liberté sensible et esthétique: l'évolution
de nos désirs prend, elle aussi, la _forme_ de la liberté quand nous
désirons la liberté même. Ici l'indépendance psychologique compatible
avec le déterminisme se rapproche davantage d'une liberté vraie, parce
que le dynamisme intérieur des désirs et des sentiments enveloppe une
plus évidente spontanéité que le mécanisme extérieur. La détermination
mécanique n'est que le prolongement du passé; la détermination
finaliste a lieu par l'idée et le désir d'une fin à venir. Il ne faut
pas croire pour cela, ni qu'elle fasse éclater le mécanisme par une
_rupture intérieure_, ni qu'elle se développe _en dehors_. Non, elle
se développe du dedans même: l'«appétition» se révèle peu à peu comme
le fond du mécanisme devenu conscient de son propre ressort et de sa
propre direction. La finalité est la sensibilité et l'activité
réfléchies sur elles-mêmes par l'intermédiaire de l'intelligence; elle
est la pensée et le désir d'un état à venir, qui, ainsi, «_devient_»;
mais cette pensée et ce désir d'un état futur sont actuels; ils sont
produits eux-mêmes par la conscience de l'état présent, qui, à son
tour, sort du passé. Il n'en est pas moins vrai qu'il y a un progrès
du point de vue mécaniste au point de vue finaliste. Dans le
déterminisme exclusivement mécaniste et matérialiste, chaque
phénomène est l'expression nécessaire de tous les faits extérieurs ou
mouvements qui _ont été_, rien de plus; dans le déterminisme
finaliste, le phénomène est l'expression d'un certain principe
intérieur toujours _présent_, qui a fait être le passé et produira
l'avenir par la conscience même qu'il acquiert de soi. Le passé, en
tant que série de phénomènes mécaniques, n'est plus alors l'expression
adéquate du principe qui l'a produit, et l'avenir n'est plus
simplement la reproduction mécanique du passé: il y a, dans l'avenir
et dans le présent même, quelque chose _de plus_ que dans les
phénomènes extérieurs et mouvements du passé; il y a un fond interne
qui ne s'est pas épuisé dans les formes antécédentes et qui enveloppe,
non un passé toujours répété, mais un avenir vraiment à venir,
conséquemment progressif. Quoi qu'il en soit de la finalité hors de
nous, il demeure incontestable que, dans notre conscience au moins, le
désir de la liberté réalise une sorte de _finalité immanente_,
supérieure au mécanisme brut comme la vie est supérieure à ses propres
organes[167].

En troisième lieu, la liberté nous a paru un objet d'_amour moral_.
Ici, le sujet et l'objet ne semblent plus séparés par une aussi grande
distance qu'aux autres moments de l'évolution intérieure. L'idée
abstraite de liberté semblait trop éloignée d'une liberté réelle; le
désir actif de la liberté, quoique plus voisin, semblait encore loin
de son objet; dans l'amour de la liberté, le sujet et l'objet tendent
à se confondre. En étudiant la notion morale de l'amour désintéressé
et universel, nous avons trouvé que l'amour d'autrui ne serait réel
qu'autant qu'il serait libre. Maintenant, l'amour vrai, le vrai
désintéressement est-il réel en nous? On ne peut le démontrer. Mais à
coup sûr, si le déterminisme subsiste encore dans notre amour du bien
universel, du moins y a-t-il pris tellement la forme de la liberté que
nous pouvons à peine distinguer cette forme du fond même[168].

  [167] V. p. 252 et suiv.

  [168] Voir p. 281 et suiv.

Considérée dans ce triple rôle, l'idée de liberté nous a fourni une
_méthode d'approximation_ indéfinie vers la liberté réelle. Et cette
méthode peut être acceptée même par les partisans de la nécessité.
Nous y avons trouvé quelque chose d'analogue, en son genre, à la
_méthode infinitésimale_ de Leibnitz, qui fournit aux mathématiciens
une approximation indéfinie, parce qu'elle permet de diminuer
indéfiniment, au-dessous de toute quantité donnée, la différence de
la variable et de sa limite.

La vraie et complète liberté envelopperait quelque chose d'absolu, et
l'absolu, étant inexplicable, ne peut être l'objet d'une connaissance
proprement dite. Donc, la liberté fût-elle certaine, on ne pourrait
l'expliquer en elle-même, mais seulement dans ses effets. D'autre
part, si ces effets sont explicables, c'est que, étant déterminés les
uns par les autres et par leur cause supérieure, ils forment un
_mécanisme_ ou un _organisme_, dont on peut _déterminer_ les ressorts
ou les fonctions; ils forment conséquemment un _déterminisme_. C'est à
ce point de vue que nous avons essayé une explication scientifique des
formes communes de la liberté et du déterminisme. Cette explication
remplit une lacune considérable dans les deux systèmes adverses. La
doctrine de la nécessité, en effet, avait besoin de se compléter en
montrant comment le déterminisme arrive à prendre l'apparence de la
liberté; la doctrine de la liberté, à son tour, devait se compléter en
montrant comment la liberté prend l'apparence du déterminisme: par là
les deux systèmes devaient aller au-devant l'un de l'autre.

Résumons en un tableau les différents degrés que nous avons parcourus
dans cette conciliation progressive, opérée sur le domaine de la
science proprement dite.


    I. Point de départ métaphysique (et invérifiable) des doctrines
    nécessitaires: _Nécessité absolue au fond des choses_.

    II. _Développement scientifique du déterminisme, dans le domaine
    de la nécessité relative._

  1º Déterminisme _mécaniste_ et _intellectualiste_, fondé sur
     l'influence nécessitante des idées et des mouvements qui y
     correspondent. (Démocrite, Hobbes, Spinoza, Leibnitz, etc.)

  2º Déterminisme _finaliste_, fondé sur l'influence nécessitante
     des désirs. (Platon, les stoïciens, Leibnitz, etc.)

  3º Déterminisme _moral_, fondé sur l'influence nécessitante de
     l'amour du bien. (Socrate, Platon, les stoïciens, Leibnitz,
     Spinoza.)


  Point culminant atteint jusqu'ici par le déterminisme dans son
  développement historique: _La nécessité morale_, telle que l'ont
  admise les platoniciens, les stoïciens, les spinozistes, les
  théologiens de la grâce.

III.--Progrès nouveaux que nous avons fait faire au déterminisme, et
nouveaux moyens-termes que nous y avons introduits:

  1º Rectification du déterminisme mécaniste et intellectualiste
     par l'introduction de l'_idée de liberté et de son
     influence_.--_L'idée de liberté est l'équivalent de la liberté
     dans l'ordre mécanique._

  2º Rectification du déterminisme finaliste par le _désir de la
     liberté_.--_Le désir de la liberté est l'équivalent de la
     liberté dans l'ordre téléologique et esthétique._

  3º Rectification du déterminisme moral par l'_amour de la
     liberté_.--_L'amour de la liberté est l'équivalent de la
     liberté dans l'ordre moral._


     Point culminant vers lequel nous avons dirigé le déterminisme:

  _Idéal d'une liberté vraiment morale_, qui serait pour l'individu
  un pouvoir absolu de se déterminer d'une manière _désintéressée_
  en vue de l'_universel_. La liberté morale serait ainsi identique
  à l'amour moral.


Cette série, reprise en sens inverse, représente les rectifications
successives que nous avons introduites dans la doctrine qui admet tout
d'abord, au fond de l'être, la liberté.

  I. Point de départ métaphysique (et invérifiable) des partisans
  de la liberté: _Liberté absolue en elle-même et absolument
  déterminante_.

  II. Développement scientifique du système et transformations que
  nous lui avons fait subir:

  1º Liberté se déterminant par l'_amour de la liberté
     universelle_. Elle prend alors la forme du déterminisme moral,
     tel que nous l'avons _rectifié_ en introduisant la liberté
     parmi les objets d'amour.

  2º Liberté se déterminant par le _désir de la liberté_. Elle
     produit intérieurement un organisme de moyens en vue d'une fin;
     c'est l'équivalent de la nécessité téléologique, telle que nous
     l'avons _rectifiée_ en introduisant la liberté parmi les objets
     de désir.

  3º Liberté se déterminant par l'_idée de la liberté_. Elle produit
     intérieurement un mécanisme d'idées et de mouvements. Ce
     mécanisme équivaut à la nécessité physique et intellectuelle,
     telle que nous l'avons _rectifiée_ en introduisant parmi les
     idées et les forces l'idée-force de liberté.

III. Effets de la liberté:

  1º Actes d'_amour_, ayant la forme du déterminisme moral non
     rectifié, tel que l'ont soutenu Socrate, Platon, etc.

  2º _Désirs_, ayant la forme du déterminisme téléologique
     ordinaire.

  3º _Idées_, ayant la forme du déterminisme mécaniste ou
     intellectualiste ordinaire.

  Terme final auquel doit tendre la doctrine de la liberté pour se
     réconcilier avec la science:--Déterminisme universel des
     phénomènes, objet de la science.


Grâce à l'intercalation de ces moyens-termes successifs, on voit que
les deux systèmes adverses coïncident dans toute la partie vraiment
scientifique qui s'étend entre ces deux extrêmes: nécessité absolue et
liberté absolue.


III.--Si maintenant nous nous élevons au point de vue métaphysique,
quelles sont les conclusions qui semblent ressortir de la précédente
analyse? A ce point de vue supérieur, le déterminisme mécanique, le
déterminisme physiologique et le déterminisme sociologique
apparaissent comme les simples formes ou les enveloppes d'une
évolution qui doit avoir un principe plus intime. Ne voir que ces
formes externes du déterminisme, c'est se mettre dans l'impossibilité
d'expliquer tout le contenu de l'action mentale et morale, car la
_conscience_ est, en elle-même, plus que mécanique, plus que
physiologique, plus que sociologique. Il faut tout au moins, comme
nous l'avons fait, s'élever à un déterminisme idéaliste ou, si l'on
préfère, _idéel_: il faut accorder une certaine force efficace aux
idées, non plus seulement à ces relations changeantes dans le temps et
dans l'espace que nous appelons mouvements. Dans ce déterminisme
_idéel_, l'idée du moi passible, en prenant conscience de soi par une
réflexion progressive, étend de plus en plus profondément son
influence: elle rend le moi actuel de plus en plus indépendant de ce
monde dont il fut d'abord une expression particulière et une
résultante[169]. Nécessaire d'abord sous tous les rapports, la
détermination humaine paraît alors s'affranchir à l'égard des
nécessités mécaniques, physiologiques, sociales, pour se rattacher à
des nécessités supérieures, qui elles-mêmes sont plus voisines d'un
idéal de liberté et de moralité. Ainsi se réalise un indéterminisme
relatif, compatible avec le déterminisme: le tissu des choses offre la
flexibilité de la vie intérieure, non plus la rigidité d'une machine
où les rouages sont tous extérieurs. Le déterminisme s'assouplit
indéfiniment; il s'amincit en une relation d'idées à idées, encore
déterminée sans doute, mais pourtant subtile et fluide: c'est d'abord
la relation de l'idée du _moi donné_ à l'idée du _moi possible_, puis
la relation de ces deux idées à celle de l'_universel_. Vue du dehors,
cette relation tout intellectuelle apparaît comme une solution de
continuité: elle semble produire une déchirure dans le tissu matériel
de l'action, en tant que ce tissu est considéré mécaniquement comme
une énergie qui se conserve (_mv{2}_), ou physiologiquement comme une
quantité de force nerveuse qui circule, ou sociologiquement comme une
rencontre particulière de lois générales et sociales. Mais au dedans,
l'harmonie subsiste entre toutes les formes de l'existence: tout est
régulier et concordant; seulement, le grand ressort est devenu
intellectuel au lieu de rester physique.

  [169] Voir plus haut, p. 238.

Ce déterminisme des idées, à son tour, quelque profond qu'il soit,
n'est pas encore, pour le métaphysicien, adéquat au fond de la
réalité, parce que l'idée est encore une _forme_ de la conscience.
Cette forme doit recouvrir quelque chose de plus fondamental
qu'elle-même; elle suppose une énergie primitive, dont nous avons
l'obscur sentiment dans le désir et dans le vouloir.

Le fond de la conscience, le _psychique_, voilà ce qui est vraiment
irréductible au mécanisme physique, physiologique, sociologique.
L'idée de liberté, c'est précisément la réflexion de la conscience sur
soi par laquelle elle se conçoit comme dépassant, en son fond, toutes
ses formes particulières. Dès lors la question métaphysique vient se
concentrer sur ce point:--Est-ce dans le conscient et le mental qu'il
faut placer l'action et la réalité, dont les forces mécaniques et
physiologiques seraient elles-mêmes des dérivés et des manifestations
inférieures; ou faut-il, au contraire, faire du mental une pure
fantasmagorie, un «reflet,» une ombre du physique? Tout change
évidemment selon l'orientation qu'on donne au courant des phénomènes
et à leur déterminisme: les uns placent l'origine de ce courant dans
le matériel et le mécanique, les autres la placent dans le mental. En
ce dernier cas, le pôle prétendu négatif devient le pôle positif. Les
deux systèmes diversement orientés coïncident par le milieu; mais la
divergence se produit quand il s'agit de savoir si c'est le mécanique
qui est positif et le mental négatif, ou si c'est le contraire.

       *       *       *       *       *

Selon nous, dans ce dernier problème, l'avantage reste au mental. En
premier lieu, sans le mental nous ne concevrions même pas le physique,
dont la représentation est faite d'états de conscience. En second
lieu, le déterminisme mental lui-même, a sa limite dans la
_conscience_, dont il ne parvient pas à expliquer le fond et dont il
explique seulement les formes ou les relations extérieures. En
troisième lieu, une limite analogue et toute mentale s'impose à la
science de la nature, qui n'atteint que les phénomènes et leurs
rapports, non l'_être_ et l'_action_. Cette limite apparaît d'abord
dans l'ordre de la causalité. Précisément parce que les liens de cause
à effet établis par la science ont un caractère de nécessité, ils
expriment non l'absolu, mais des relations, et ils sont eux-mêmes
relatifs; les lois nécessaires de la science sont les lois nécessaires
de ce qu'on a justement appelé la relativité de notre connaissance;
les modernes confondent à tort ce que les anciens avaient soin de
séparer, le nécessaire et l'absolu: le nécessaire est le déterminisme
même, l'absolu en est la limite idéale. Si donc nous déclarons tout
nécessaire et relatif dans notre connaissance, c'est que nous
concevons par antithèse une réalité qui ne serait plus ni relative, ni
déterminée, mais absolue et déterminante dans l'ordre de la causalité:
cette réalité serait la vraie _cause_, qui ne peut se concevoir sans
une forme physique et qui ne ferait qu'un avec la liberté[170]. De
même, dans l'ordre de la finalité, les nécessités sont encore
relatives: nous les subordonnons à l'idée d'une réalité qui suffirait
au reste et se suffirait à elle-même: ce serait la «_fin_ absolue»,
identique encore à la liberté[171]. Enfin, dans l'ordre moral, la
vraie moralité serait _la puissance_ (plus que physique) _de se
déterminer en vue de l'universel, d'une manière désintéressée, avec la
conscience de son indépendance par rapport à toute cause étrangère_.
La pensée aboutit donc par toutes les voies à un même idéal; elle
impose une même limite à toutes les formes du déterminisme, et l'«au
delà» qu'elle conçoit, elle ne peut se le représenter que comme
l'affranchissement de cette activité mentale qui semble faire le fond
de toute conscience. A ces divers points de vue, le moral est
supérieur au physique.

  [170] Voir p. 281 et suiv.

  [171] Voir p. 261 et suiv.

Ce n'est pas tout. Puisque l'idéal moral peut être ainsi conçu par la
réalité, puisque de plus cet idéal, en se concevant lui-même, se
réalise progressivement et pénètre en nous, le métaphysicien peut en
induire qu'il n'est pas une pure chimère. La réalité n'est pas en
contradiction absolue avec une liberté progressive: elle enveloppe une
puissance de liberté, c'est-à-dire d'union consciente avec le tout et
d'affranchissement moral. Le vrai vouloir, dès qu'il n'est plus
empêché, entravé par les fatalités du dehors, se manifeste comme désir
d'union, d'équilibre, de paix, ou, si l'on veut, d'amour mutuel et de
mutuel bonheur. Par cela même, c'est un _bon vouloir_, ou tout au
moins c'en est le germe.

Si un matérialisme brut et un fatalisme absolu au fond des choses
étaient pour le métaphysicien vérité _démontrée_, la perspective
ouverte par l'idée de liberté deviendrait illusoire en tant
qu'indéfinie et illimitée; il ne resterait que la perspective d'un
déterminisme de plus en plus mobile, automoteur par la conscience de
soi-même, sorte d'image et de substitut de la liberté. Mais le
matérialisme absolu n'est pas démontré; la simple possibilité d'une
liberté supérieure, le simple «peut-être,» suffit déjà à rendre la
personne humaine sacrée pour soi, sacrée pour autrui, jusqu'au jour
problématique où le matérialisme aura prouvé qu'il connaît le fond
absolu des choses, qu'il est la science absolue[172]. Si une telle
science est impossible, il reste permis de croire que le fond des
choses est une activité tendant vers la liberté, vers l'amour, vers le
bonheur. Le métaphysicien ne peut se représenter cette activité sous
les formes passives de la matière extérieure; il ne peut non plus
concevoir la liberté à laquelle elle tend comme une _chose_ qu'on
trouverait toute faite et toute déterminée; il est donc obligé de se
représenter la volonté comme un principe vivant qui se fait et se
détermine lui-même par la pensée, par le désir, par l'amour, et qui
est tout entier dans l'_action_: «Au commencement, dit Goethe, était
l'action.»

  [172] Voir notre _Idée moderne du droit_, livre IV.

       *       *       *       *       *

Nous arrivons au vrai et dernier problème métaphysique. Nous avons
montré que, par le progrès de la liaison des faits entre eux, puis des
faits avec les idées, puis des idées entre elles, puis des idées
particulières avec l'idée de l'univers et de son unité, l'homme
pouvait réaliser une liberté croissante; mais l'unité de l'univers,
fin du vouloir, est-elle dès à présent une réalité? est-elle un
principe transcendant antérieur à l'évolution même du monde et qui la
règle, qui la détermine d'avance, qui produit par cela même une
prédétermination, une prédestination universelle, comme la providence
des théologiens? Ou, au contraire, l'unité de l'univers est-elle
seulement un idéal, c'est-à-dire le résultat imparfait encore et
progressivement réalisable des destinées individuelles? En un mot, la
volonté universelle est-elle déjà faite, ou se fait-elle? et, si elle
n'est pas faite, est-il certain qu'elle se fera?

Selon nous, l'unité du monde est un idéal, et un idéal problématique.
Réaliser la liberté absolue hors de la nature, dans une divinité
transcendante, c'est déplacer le problème sans le résoudre, c'est
doubler l'être, comme Platon, pour l'expliquer, et c'est aussi doubler
la difficulté. Bien plus, c'est, semble-t-il, la rendre insoluble par
les termes mêmes: car, si la liberté absolue était déjà réalisée
quelque part, elle le serait partout et en tout, elle n'aurait plus
rien à faire: une liberté absolue, _réelle_ et _parfaite_ à la fois,
ne pourrait trouver ni en soi ni hors de soi aucune borne à son
action, à son entier épanouissement[173]. La catégorie de l'existence
réelle ne semble donc point convenir à l'idée de la _liberté_:
celle-ci ne peut être conçue par nous, en sa perfection, que sous la
catégorie de l'_idéal_, en son imperfection, que sous celle du
_devenir_. Autant est inintelligible une bonne volonté parfaite et
parfaitement puissante, qui cependant n'arrive pas à réaliser ce
qu'elle veut, autant il est plausible d'admettre au fond de la nature
une bonne volonté soumise au temps, et qui ne peut réaliser que
progressivement ce à quoi elle aspire.

  [173] Voir notre _Critique des systèmes de morale contemporains_,
  liv. VII.

Puisque l'unité du monde n'est qu'un idéal, il n'est pas certain que
cet idéal soit jamais réalisé. Il y a, aux yeux de l'homme,
_possibilité_ de progrès pour les êtres qui composent le monde, parce
que la réalité actuelle ne lui paraît pas adéquate à toute la réalité
possible, ni à la réalité que lui-même conçoit; mais il n'y a pas
_certitude_ de progrès. Le sort du monde est donc incertain pour
l'homme; celui-ci ne saurait assigner d'avance jusqu'à la fin la
courbe de la destinée universelle, d'autant que cette courbe est
réellement sans fin et que l'infinité échappe à ses calculs.--Cette
incertitude existe-t-elle non seulement pour l'homme, mais
pour n'importe quelle intelligence, fût-ce l'intelligence
universelle?--Peut-être, si l'intelligence n'embrasse pas tout,
n'épuise pas l'infinité et vient, en quelque sorte, se heurter
à un fond inconnaissable qui la dépassera toujours.--Mais ce
fond, en admettant qu'il existe, est-il lui-même indéterminé ou
déterminé?--Comment répondre, puisque l'intelligence ne saisit que la
détermination et conçoit l'indéterminé par une voie toute négative,
indirecte, bâtarde, comme une sorte de négation d'elle-même? Un tel
problème est insoluble en vertu même des lois de l'intelligence, et
l'intelligence ne le pose que pour se poser une limite à elle-même.
Cette limite hypothétique est pratiquement utile, parce qu'elle laisse
concevoir, au delà du _réel_, une _possibilité_ problématique qui peut
être une possibilité de progrès indéfini. Dans cette incertitude, soit
relative à nous, soit absolue, nous n'avons que deux partis à prendre:
nous contenter du réel ou essayer de réaliser l'idéal, à nos risques
et périls, avec l'espoir que la nature pourra _fournir_ autant et plus
que notre pensée peut _concevoir_.

Dans cette dernière hypothèse, le monde serait une vaste société, une
république universelle en voie de formation. Au début, guerre
universelle des forces, fatalité brutale, mêlée infinie des êtres
s'entrechoquant sans se connaître, par une sorte de malentendu et
d'aveuglement; puis organisation progressive, qui permet le dégagement
des consciences et par cela même des volontés; union progressive des
êtres se reconnaissant peu à peu pour frères. La mauvaise volonté
serait transitoire et naîtrait, soit des nécessités mécaniques, soit
de l'ignorance intellectuelle; la bonne volonté, au contraire, serait
permanente, radicale, normale, et viendrait du fond même de l'être. La
dégager en soi, ce serait s'affranchir du passager et de l'individuel
au profit du permanent et de l'universel. Ce serait devenir vraiment
libre et par cela même ce serait devenir aimant. La lutte pour la vie
est la formule de la nature, l'union pour la vie est la formule de
l'idéal, mais l'une n'est peut-être que le premier moment d'une
évolution dont l'autre est le dernier. Je suis au milieu de nécessités
sans nombre: mais enfin, si par quelque côté je _suis_, c'est sans
doute que, par ce côté, je domine les nécessités extérieures. Je
ressemble à un homme qui, au milieu des flots qui le ballottent,
parvient cependant à lever la tête au-dessus des vagues; s'il surnage,
il vit; s'il est englouti, il est mort. Je surnage par l'idée et le
désir de l'universelle liberté.

       *       *       *       *       *

Le problème relatif à la nature absolue de l'être,--liberté ou
nécessité,--n'intéresserait que la spéculation métaphysique si la
science et l'art pouvaient absorber en eux toute la morale. La science
«positive,» en effet, se réduit à la science relative: si donc elle
était tout, parler de liberté serait chose absurde. Quant à la
pratique, «positive,» lorsqu'elle n'a pour objet que l'_utile_, elle
nous laisse encore en pleine relativité, et la liberté absolue est ici
ce qu'il y a de plus _inutile_. C'est seulement dans l'ordre moral que
le doute spéculatif relativement à la nature dernière de l'activité
devient un objet de trouble et d'inquiétude: car, en vertu même de
notre théorie sur l'influence des idées, la pratique morale devra
changer selon l'idée spéculative de la liberté morale. Quand, pour
constituer la science, l'esprit a lié les choses par une relation
nécessaire, le monde semble achevé et tout y paraît réduit à l'unité;
mais, dès que la question morale se pose et que notre intérêt se
trouve en formelle contradiction avec l'intérêt d'autrui, cette
apparente unité du monde de la science se divise, se dissout, laisse
apercevoir un abîme entre les intérêts individuels. L'unité physique
n'empêche pas la division morale de subsister, la combinaison
mécanique des molécules est encore une collision de forces, le concert
organique des êtres vivants est encore une lutte pour la vie. Une
dernière unité manque au système de l'univers: c'est celle que les
êtres seuls pourraient produire en s'unissant l'un à l'autre et en
identifiant leur intérêt personnel avec le bien universel[174]. Dans
tout problème vraiment _moral_, là où l'utilitarisme cesse de fournir
la solution de l'antinomie entre notre bonheur et le bonheur de tous,
nous sommes mis en demeure de prendre parti pour l'unité physique ou
pour l'unité morale du monde, pour le règne de la force ou pour le
règne du droit et de la fraternité, qui serait aussi le règne de la
liberté. Il faut agir alors comme si la liberté était réalisable ou
comme si elle était irréalisable; il faut faire une affirmation ou une
négation pratique et symbolique de la liberté.

[174] Voir plus haut, p. 300 et suiv.

Pour que l'affirmation pratique de la liberté fût elle-même conforme à
ce que son objet exige, il faudrait qu'elle fût libre. L'affirmation
certaine de la liberté, en effet, supposerait une conscience certaine
de la liberté; cette conscience, à son tour, n'existerait que dans un
acte certain de désintéressement ou de vraie «charité,» seule
réalisation complète de la liberté véritable. La charité ne peut se
prouver que par ses oeuvres, la liberté ne peut se prouver que par
l'action, où elle se réalise en se concevant, où elle se conçoit en se
réalisant. Toute démonstration purement logique irait contre son objet
en voulant faire dépendre l'indépendance de quelque autre chose, en
voulant rendre _nécessaire_ la _liberté_. Et de même, si on voulait
démontrer par quelle nécessité j'aime autrui, on aurait démontré par
quelle nécessité je n'aime pas. Les clartés de la logique abstraite ou
de la mécanique, tournées vers le dehors, seraient ici des obscurités.
L'amour désintéressé, s'il existe, ne pourra se voir et s'affirmer
lui-même qu'en se voulant et en se créant lui-même. Prends garde, ô
Psyché trop curieuse! la lampe que tes mains tiennent, alimentée par
les choses extérieures, n'a qu'une flamme propre à éclairer
l'extérieur: devant elle l'amour s'évanouit; si tu veux voir l'amour,
regarde dans ton coeur.

Aussi, tant que notre volonté n'aime pas, tant qu'elle n'existe que
pour elle-même, elle peut douter d'elle-même, par une sorte de
faiblesse apparente qui contient peut-être le secret de sa force
morale; en voulant se poser seule, dans un isolement égoïste, il
semble que la liberté arrive à se détruire: c'est peut-être qu'elle
est, par essence, universelle. Mais notre confiance croît dans notre
liberté quand elle devient nécessaire pour les autres, nécessaire pour
le dévouement, nécessaire pour l'amour. C'est alors, c'est en se
donnant à autrui, que la liberté se trouve le mieux elle-même. Par une
étonnante union des contraires dans la sphère morale, le seul acte où
je pourrais vraiment prendre possession de ma personnalité, ce serait
celui où je me rendrais le plus impersonnel; l'acte où je serais le
plus libre, ce serait celui où je m'attacherais à autrui: c'est
seulement si je puis renoncer à moi-même que je serai enfin moi-même.
L'individualité la plus haute serait, ainsi la plus haute
universalité, et la suprême exaltation des personnes serait la suprême
union des personnes. Par l'acte moral de dévouement, nous travaillons
à cette union progressive, à cette pénétration mutuelle des volontés,
à cette sorte de république où tous seraient libres, égaux et frères.
Avons-nous la certitude que notre dévouement ne sera pas vain?
Avons-nous même la certitude que notre désintéressement est réel, ou
réellement libre? Non; cependant nous agissons, et cette action dans
l'incertitude est peut-être elle-même une forme supérieure du
désintéressement. La plus problématique des idées spéculatives, celle
de liberté, vient se confondre avec l'acte le plus pratique de la
moralité. Où cesse la science doit commencer la métaphysique, et
surtout cette métaphysique en action, plus profonde peut-être que la
métaphysique abstraite, cette poésie de la vie, plus inspirée
peut-être que la science: vertu, dévouement, amour d'autrui.

       *       *       *       *       *

En définitive, plus les écoles positivistes et utilitaires de notre
époque nous montrent dans toutes les actions la part de l'instinctif
égoïsme, même sous les formes supérieures de l'«altruisme,» plus
éclate le contraste de la réalité mieux connue avec l'idéal vraiment
moral que l'humanité s'obstine à poursuivre. Cet idéal existe tout au
moins dans l'intelligence, et nous avons maintenant le droit de dire
que, de là, il peut passer dans les actes. Le philosophe antique qui
fut le plus épris du monde des idées, Platon, n'avait donc pas tort
d'opposer à la Nécessité l'Intelligence, et de croire qu'on devient
peu à peu semblable à l'idéal que l'on contemple.

Prométhée semble fixé pour jamais au dur rocher de la matière: les
liens de la Nécessité l'enveloppent de toutes parts; il regarde autour
de lui et ne voit rien qui puisse faire tomber ses chaînes; sa
première pensée est une pensée de découragement, ses premières paroles
sont des plaintes: «Éther immense, vents à l'aile rapide, sources des
fleuves, innombrables ondulations des flots de la mer, voyez comment
les dieux traitent un dieu!» Il semble que le jour qui doit terminer
ce supplice ne se lèvera jamais.--Pourtant, dans ce corps captif une
pensée habite qui ne connaît point de bornes, qui soumet toutes
choses, même l'avenir, à ses propres lois, qui pénètre les secrets de
la nécessité même, qui domine le temps, l'espace et le nombre, séjour
de servitude, et qui entrevoit l'infini, sphère de liberté. L'idée de
liberté est l'étincelle inextinguible ravie au foyer des dieux. A
cette idée répond un désir que rien de borné ne peut satisfaire; mais
ce désir insatiable, qui l'ait le supplice de Prométhée, prépare aussi
sa délivrance: le dieu esclave porte déjà la liberté dans sa pensée et
dans son coeur. La nécessité, du jour où elle a été comprise par
l'intelligence, commence à être vaincue: savoir comment les liens sont
noués, c'est savoir aussi comment on peut les dénouer. L'un après
l'autre, en effet, Prométhée les dénoue: par la science, par les arts,
il semble rendre ses chaînes plus flexibles et recouvrer peu à peu la
liberté de ses mouvements. Néanmoins, ses liens ont beau devenir de
plus en plus ténus et presque invisibles, il les retrouve par la
réflexion, il les retrouve toujours. En même temps qu'il s'y voit
enveloppé, il y voit aussi tous les autres hommes: il voit s'agiter,
il voit souffrir ceux qui ont reçu le feu du ciel; il entend autour de
lui non pas seulement les gémissements de la nature, mais ceux de
l'humanité, océan dont les plaintes répondent aux siennes; il s'oublie
en entendant la voix de ses frères; en apercevant les chaînes où ils
se débattent, il ne voit plus celles dont il est lui-même entouré; sa
pensée et son coeur volent vers eux: il voudrait les secourir. Un
dernier et inflexible lien le retient encore; un infranchissable
obstacle le sépare de ceux qu'il voudrait sauver par son propre
sacrifice. Pourtant, la merveille que la pensée et le désir
cherchaient en vain, un suprême élan de l'amour paraît l'avoir
accomplie: en voulant faire tomber les chaînes de ses frères,
Prométhée a fait tomber les siennes; il est près d'eux, il est à eux,
il est en eux: autant qu'il est possible à l'homme, il est _libre_.


FIN



TABLE DES MATIÈRES


PRÉFACE


PREMIÈRE PARTIE

RECHERCHE D'UNE CONCILIATION PRATIQUE ET DE SES LIMITES


CHAPITRE PREMIER

L'IDÉE DE LIBERTÉ, MOYEN TERME PRATIQUE ENTRE LES DOCTRINES
CONTRAIRES.--GENÈSE DE L'IDÉE DE LIBERTÉ

  I. Genèse de l'idée de liberté.

  II. Puissance pratique créée en nous par l'idée de liberté et
     par la persuasion que nous sommes pratiquement
     libres.--Evolution à laquelle le déterminisme est ainsi
     amené dans la pratique.                                         1


CHAPITRE DEUXIÈME

LE DESTIN ABSOLU ET SON IDENTITÉ PRATIQUE AVEC LE HASARD
ABSOLU.--PREMIÈRE INFLUENCE DE L'IDÉE DE LIBERTÉ

  Le destin absolu, première idée d'une liberté
     inconditionnelle. Résultats pratiques de cette idée.
     Critique du sophisme paresseux.--Le hasard
     absolu.--Résultats moraux du fatalisme absolu.                 19


CHAPITRE TROISIÈME

JUSQU'OÙ PEUT ALLER LA CONCILIATION DU DÉTERMINISME ET DE LA
LIBERTÉ DANS L'ORDRE PHYSIQUE ET DANS L'ORDRE SOCIAL

  I. Rapports de l'homme avec la nature extérieure.--Conduite
     de l'_automate spirituel_ devant la nature.

  II. Rapports de l'homme avec la vérité conçue par son
     intelligence. L'automate spirituel pourrait-il chercher le
     vrai et délibérer sur le meilleur?

  III. Rapports de l'homme avec ses semblables. Comment les
     automates spirituels se conduiraient-ils les uns à l'égard
     des autres?--Valeur des preuves de la liberté qu'on prétend
     tirer des menaces et des prières, des conseils et des
     ordres.--Argument du pari.--Arguments tirés de la confiance
     que nous avons dans la liberté de nos semblables. Analyse
     des idées de promesse et de contrat.

  IV. L'ordre social dans le déterminisme et dans la doctrine de
     la liberté. Le contrat social. Valeur des preuves du libre
     arbitre tirées de l'existence des lois sociales et de leur
     sanction. Responsabilité et imputabilité légales.

  V. Le droit social dans le déterminisme.                          24


CHAPITRE QUATRIÈME

RECHERCHE D'UNE CONCILIATION DU DÉTERMINISME ET DE LA LIBERTÉ DANS
L'ORDRE MORAL. LIMITES DE CETTE CONCILIATION

  I. Possibilité d'un accord sur les séries de moyens et de
     fins secondaires par lesquels peut être atteinte la fin
     morale.

  II. Jusqu'à quel point la conception de la fin suprême ou du
     bien est-elle modifiée par les différentes manières de
     concevoir la volonté?

  III. La morale idéale, une fois construite, peut-elle être
     réalisée par la volonté dans l'hypothèse déterministe?         47


DEUXIÈME PARTIE

RECHERCHE D'UNE CONCILIATION THÉORIQUE ET DE SES LIMITES


LIVRE PREMIER

Examen critique de l'indéterminisme et du déterminisme.


CHAPITRE PREMIER

AVONS-NOUS CONSCIENCE DE L'ACTIVITÉ ET DE LA LIBERTÉ

  I. Avons-nous conscience de l'_action_, dans son contraste
     avec la passion.

  II. Avons-nous conscience de la _puissance_, dans son
     contraste avec les actes particuliers.

  III. Avons-nous conscience du _moi_, comme centre commun de
     l'action et de la puissance.                                   67


CHAPITRE DEUXIÈME

L'INDÉTERMINISME PSYCHOLOGIQUE.--LA LIBERTÉ D'INDIFFÉRENCE

  I. L'indétermination partielle dans la sensibilité et dans
     l'intelligence. Équilibre artificiel et prévalence
     artificielle des idées.

  II. L'indétermination dans la volonté. Critique de Reid.

  III. Comment la détermination succède à
     l'indétermination.--Peut-on choisir avec réflexion entre
     deux choses indifférentes, et où finit la part de la
     liberté dans ce choix? Expériences psychologiques. Analyse
     des faits de caprice et d'obstination.                         93


CHAPITRE TROISIÈME

LA LIBERTÉ D'INDIFFÉRENCE ET LE LIBRE ARBITRE DANS L'INDÉTERMINISME
SPIRITUALISTE

  I. Quatre manières différentes de se représenter le rapport
     des motifs à la volition.

  II. Examen des efforts du spiritualisme pour distinguer le
     libre arbitre de la liberté d'indifférence.--Avons-nous
     conscience du libre arbitre, soit comme _fait_, soit comme
     _condition_ supérieure aux faits.--Artifice du _clinamen_
     infinitésimal qu'on pourrait imaginer. Son insuffisance.      107


CHAPITRE QUATRIÈME

LA LIBERTÉ D'INDIFFÉRENCE ET LE LIBRE ARBITRE DANS L'INDÉTERMINISME
PHÉNOMÉNISTE

  I. Cercle vicieux de l'indéterminisme phénoméniste.

  II. Synthèse et analyse artificielles dans l'indéterminisme
     phénoméniste.

  III. Conséquences psychologiques.--L'indéterminisme de la pensée
     et du jugement dans la délibération.--Prétendue impossibilité
     de la certitude dans le déterminisme.                         117


CHAPITRE CINQUIÈME

L'INDÉTERMINISME MÉCANIQUE

  I. Hypothèse d'une _direction_ du mouvement dans l'espace sans
     création de force.

  II. Hypothèse d'un équilibre et d'une bifurcation d'intégrales.

  III. Hypothèse d'une rupture d'équilibre par une force infiniment
     petite.

  IV. Hypothèse d'un emploi du _temps_ laissant place à
     l'indétermination.                                            138


CHAPITRE SIXIÈME

L'INDÉTERMINISME MÉTAPHYSIQUE DANS L'ORDRE DU TEMPS

  I. La contingence des futurs et sa prétendue vérification par
     les attentes égales dans les jeux de hasard.

  II. La contingence des futurs et sa prétendue vérification par
     les lois de la statistique.

  III. Critique de l'idée de contingence des possibles.            163


CHAPITRE SEPTIÈME

LE PRINCIPE DU DÉTERMINISME ET SA LIMITE DANS L'IDÉE DE LIBERTÉ

  I. Principe du déterminisme intellectualiste et
     mécaniste.--L'intelligibilité universelle et ses conditions:
     universalité des _lois_, permanence de la _quantité_ de
     _matière_ phénoménale, _réciprocité_ universelle des
     phénomènes.--Réduction de ces trois principes à celui de la
     _causalité phénoménale_.--Comment un même principe, selon
     Kant, rend à la fois possible l'intellection dans le sujet
     pensant, l'intelligibilité dans l'objet pensé.--Insuffisance
     de ce principe pour expliquer la _réalité_ du sujet et celle
     de l'objet.

  II. Principe du déterminisme dynamiste.--L'équivalence mécanique
     n'exclut pas le progrès intérieur et psychique.--Idée de la
     _causalité efficiente_.--Que la notion de temps n'est plus
     aussi intimement liée à cette idée.--Comment nous tendons à
     la dépasser en nous élevant du successif au simultané et du
     simultané au permanent.

  III. Limite du déterminisme.--Valeur relative et symbolique du
     déterminisme.--L'idée de «liberté supérieure au
     temps.»--Définition de cette idée.--Son caractère
     problématique.--Son identité avec celle d'absolu.             181


CHAPITRE HUITIÈME

L'INDÉTERMINISME MÉTAPHYSIQUE DANS LE MONDE INTEMPOREL

  I. La liberté dans le monde intemporel, selon Kant.

  II. Critique de la liberté intemporelle et transcendante
     admise par Kant et Schopenhauer.

  III. Conclusion. Nécessité d'une synthèse de la liberté et du
     déterminisme dans l'ordre immanent.                           199


LIVRE DEUXIÈME

Recherche d'une synthèse théorique.


CHAPITRE PREMIER

FORCE EFFICACE DE L'IDÉE DE LIBERTÉ SELON LA THÉORIE DES
IDÉES-FORCES

  I. _Notion synthétique de la liberté
     psychologique._--Recherche de la notion où pourraient
     coïncider, dans ce qu'ils ont de positif, le système de la
     détermination et celui de l'indifférence.

  II. _Idéal métaphysique de l'acte libre._--L'acte libre doit
     avoir la liberté et pour fin et pour cause.--Mécanisme et
     organisme de la liberté, que nous cherchons à réaliser.

  III. _L'évolution vers la liberté et ses trois
     moments._--Evolution nécessaire pour arriver à produire des
     actes ayant comme fin l'idée de liberté.

  IV. _L'idée-force de liberté comme complément du
     naturalisme._--Objections et réponses.--L'idée de liberté,
     équivalent et substitut de la liberté dans l'ordre logique,
     mathématique et mécanique.

  V. _L'idée-force de liberté comme complément de
     l'idéalisme._--Introduction d'un nouvel élément dans les
     théories de Leibnitz et de Kant.

  VI. _L'idée de liberté et l'idée de l'avenir._--Influence des
     idées du temps et de l'avenir sur le déterminisme. Réaction
     de l'idée sur le fait et de la prévision sur l'action.        221


CHAPITRE DEUXIÈME

PUISSANCE EFFICACE DU DÉSIR DE LA LIBERTÉ.--I. LIBERTÉ ET SÉLECTION
NATURELLE.--II. LIBERTÉ ET FINALITÉ IMMANENTE

  I. Liberté et sélection naturelle. Application des théories
     de Lamarck et de Darwin.

  II. Liberté et finalité. Substitution du déterminisme des
     causes finales au déterminisme des causes efficientes.
     Organisme produit par le désir de liberté.

  III. Caractère relatif du mécanisme et de la finalité.--Leur
     impuissance à exprimer le fond de l'activité
     universelle.--Félicité et liberté.                            252

CHAPITRE TROISIÈME

RÔLE DE L'IDÉE ET DU DÉSIR DE LA LIBERTÉ DANS LA FORMATION DE LA
CONNAISSANCE.--THÉORIE DE LA PROJECTION DU MOI

  I. Les fonctions intellectuelles, au point de vue
     _subjectif_.--En tendant à l'universalité, elles tendent à
     satisfaire le désir de liberté. Abstraction,
     généralisation, affirmation, induction et croyance.

  II. Explication du passage à l'_objectif_, puis du passage à
     l'_universel_, par un développement du désir et du
     vouloir.--Théorie de la projection du moi.                    265

CHAPITRE QUATRIÈME

RÔLE DE L'IDÉE ET DU DÉSIR DE LA LIBERTÉ DANS LE SENTIMENT DU BEAU

  I. Le sentiment du beau. Caractère désintéressé du jugement
     et du sentiment esthétiques.

  II. Apparence de la liberté dans la beauté même.--Théories de
     Plotin et de Kant.

  III. La grâce comme symbole de la liberté.--Insuffisance du
     point de vue esthétique pour établir la réalité de la
     liberté.                                                      276

CHAPITRE CINQUIÈME

L'IDÉE ET LE DÉSIR DE LA LIBERTÉ DANS L'AMOUR D'AUTRUI

  I. Idéal de l'amour.--1º Le _sujet aimant_ nous apparaît
     comme devant être doué de volonté et même de volonté
     libre. 2º L'_objet aimé_ nous apparaît comme devant être
     doué de volonté libre. Conclusion: l'amour idéal serait
     une union de libertés.

  II. Réalité de l'amour.--L'amour réel, en nous, est d'abord un
     amour nécessaire; mais nous concevons et désirons un amour
     libre, et nous agissons sous cette idée, dont la
     réalisation absolue demeure invérifiable. Nécessité de
     passer au point de vue moral.                                 281

CHAPITRE SIXIÈME

PART DE L'IDÉE DE LIBERTÉ DANS LA CONCEPTION DE LA MORALITÉ;
CONSTRUCTION DES IDÉES DIRECTRICES DE LA MORALE

  I. Introduction de l'idée de liberté dans l'idéal moral. La
     liberté comme _fond_ de l'idéal moral ou fin de la
     moralité. Identité de la liberté et du désintéressement.
     Conciliation du platonisme, du christianisme et du
     kantisme.

  II. La liberté comme _forme_ de la moralité et condition
     nécessaire pour la réalisation de l'idéal moral.

  III. Construction des idées directrices de la morale.
     Substitution de l'_idéal persuasif_ à l'_impératif
     catégorique_.                                                 293

CHAPITRE SEPTIÈME

LES ANTINOMIES DE LA RESPONSABILITÉ.--LA LIBERTÉ EST-ELLE
CONCILIABLE AVEC LE DÉTERMINISME? 1º DANS LA RÉALISATION DU BIEN
IDÉAL; 2º DANS LA RÉALISATION DU MAL

  I. _Les antinomies de la responsabilité._--De l'imputabilité
     ou attribution des actes au _moi_.--Nécessité d'un lien
     entre le _moi_ et ses actes. Absence de ce lien dans
     l'indéterminisme.--Nécessité d'un lien entre le _moi_ et
     la cause universelle.--L'idéal moral doit être supérieur
     aux idées d'indéterminisme et de déterminisme.

  II. _La liberté est-elle conciliable avec le déterminisme dans
     la réalisation du bien idéal?_--Pour qu'il y ait liberté
     dans l'amour du bien, est-il nécessaire qu'il y ait un réel
     indéterminisme dans la volonté.--Là multiplicité des objets
     de vouloir contraires augmente-t-elle ou diminue-t-elle par
     le progrès de la liberté.--Comment la puissance du plus
     fonde la puissance du moins et en détruit en même temps
     l'exercice.--Comparaison entre l'impossibilité d'une action
     par manque de puissance et son impossibilité par excès de
     puissance.

     Déterminisme moral de Socrate et de Platon.--La _science_
     du souverain bien, admisepar eux, n'est qu'un idéal.--Part de
     l'_opinion_ et l'_amour_ dans l'accomplissement du
     bien.--Conclusion.--La détermination morale et la liberté.


  III. _La liberté est-elle conciliable avec le déterminisme
     dans la réalisation du mal moral._

     Examen de la doctrine qui admet à la fois la liberté dans
     le bien et l'absence de liberté dans le mal.--Raisons en
     faveur de cette doctrine.--Ses conséquences: suppression du
     mal absolu, de la haine, du démérite absolu, de là punition
     expiatoire, de la damnation.

     Raisons défavorables à la doctrine précédente: excuse qu'elle
     fournit à l'individu pour ses propres fautes.

     Conclusion: nature relative de nos idées sur l'individualité
     et l'universel.--Règles pratiques qui en dérivent.            300


CONCLUSION

  I. Mouvement de la philosophie moderne en Allemagne, en
     Angleterre et en France.

  II. Résumé de la méthode suivie pour la recherche d'une
     conciliation. Moyens-termes scientifiques intercalés entre
     les doctrines adverses.

  III. Inductions métaphysiques.--Problème final et nécessité
     de le résoudre moralement par l'action.                       338





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