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Title: L'Illustration, No. 0030, 23 Septembre 1843
Author: Various
Language: French
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L'Illustration, No. 0030, 23 Septembre 1843


               Nº 30. Vol. II.--SAMEDI 23 SEPTEMBRE 1843.
                     Bureaux, rue de Seine, 33.

        Ab. pour Paris.--3 mois, 8 fr.--6 mois. 16 fr.--Un an, 30 fr.
        Prix de chaque Nº, 75 c.--La collection mensuelle br. 1 fr. 75.

        Ab. pour les Dép.--3 mois, 9 fr.--6 mois. 17 fr.--Un an, 33 fr.
        pour l'Étranger.          10              20             40



SOMMAIRE.

Manoeuvres et Fête militaire à Saumur. _Gravure_.--De l'autre côté de
l'eau. Souvenirs d'une promenade. (Suite.)--Quelques réflexions sur
l'Apprentissage.--Séjour de la reine d'Angleterre au château d'Eu.
_Entrée de la reine Victoria dans la cour du château d'Eu; Repas royal
dans la forêt; Pavillon Montpensier_.--Théâtre de l'Opéra-Comique. 1re
représentation de Lambert Simnel. _Une scène du deuxième acte; Portrait
de Monpou_.--Explosion de gaz à Londres. Moyen de prévenir de
semblables accidents. _Gravure_.--Fête de Saint-Louis à Tunis.
_Gravure_.--Fêtes des environs de Paris, Saint-Cloud. _Un Mirliton,
dessin allégorique par J.-J. Grandville; la Lanterne de Diogène; les
grandes Eaux de Saint-Cloud; le Retour de Saint-Cloud._--Romanciers
contemporains. Dickens. Arrivée à New-York. (Suite.)--Margherita
Pusterla. Chapitre VIII, les Désastres. _Huit
Gravures_.--Annonces.--Ameublement en cuir. _Cinq
Gravures_.--Échecs.--Rébus.



Manoeuvres et Fête militaire

A SAUMUR.

Les fêtes se succèdent, cette année, avec une telle rapidité, que le
zèle le plus actif parvient à grand'peine à les suivre. Obligés de faire
un choix parmi celles qui ont eu lieu dans les départements au passage
des princes, il en est plusieurs que nous avons dû négliger d'illustrer,
parce qu'elles n'avaient point un caractère d'intérêt ou d'utilité,
assez général. Il était, au contraire, dans notre plan et de notre
devoir de chercher à conserver le souvenir de celles qui ont été des
occasions de cérémonies vraiment nationales, soit qu'elles aient exprimé
un sentiment de piété pour les grands hommes, par exemple les
inaugurations de statues, soit qu'elles aient permis de déployer l'art,
l'industrie, ou de faire ressortir la physionomie particulière de
quelques-unes des principales villes du pays, par exemple les régales,
les camps de manoeuvres, etc.

C'est à ce dernier titre que le carrousel de Saumur devait trouver place
dans nos colonnes, et, l'abondance des matières en a seule retardé
jusqu'ici la publication.

L'itinéraire du duc de Nemours, publié d'avance, avait appris à la ville
de Saumur que le prince arriverait dans ses murs le 8 août, et qu'il y
séjournerait jusqu'au 11.

Le 9, de sept à dix heures du matin, le prince visita les bâtiments de
l'École, quartiers, écuries, manèges, haras, etc. A trois heures, le
carrousel devait avoir lieu; depuis plusieurs heures déjà, les curieux
remplissaient le Champ-de-Mars; les tentes préparées pour les
spectateurs invités, les débouchés des rues qui donnent sur le
Chardonneret, la levée qui borde la Loire, les fenêtres et jusqu'aux
toits des maisons voisines, tout était rempli par la foule.

Les tambours et les trompettes annoncèrent enfin l'arrivée du duc et de
la duchesse de Nemours, qui prirent place dans une loge réservée,
immédiatement après, on fit traverser la carrière par les plus belles
juments du haras, puis par un cheval indompté, _le Caravant_, et par le
bel et docile _Othon_.

Cinquante officiers, montés sur les magnifiques chevaux du manège,
revêtus de riches et élégants uniformes, parurent ensuite. Ils passèrent
d'abord devant la princesse, la saluèrent de leurs armes, et
exécutèrent, aux trois allures, avec, une grâce et une adresse
remarquables, tous les exercices de l'équitation: voiles, courbettes,
ballottades, cabrioles, etc., puis le saut de la barrière. En ce moment,
deux trompettes parurent à chaque extrémité du Champ-de-Mars; à leur
signal apparurent deux escadrons, l'un de lanciers et l'autre de
chasseurs; ils se formèrent en bataille, puis exécutèrent diverses
manoeuvres et plusieurs charges avec une précision qui ne laissa rien à
désirer. Ils se reformèrent aux extrémités du Champ-de-Mars, et les
cinquante officiers, qui avaient fait repos, se mirent en mouvement et
commencèrent le carrousel.

[Illustration: Le Carrousel de l'École de Saumur.--9 août.]

Le carrousel est une sorte de ballet où les chevaux remplacent les
danseurs. Les figures qui le composent sont exécutées au son des
instruments et avec une sorte de cadence. Les cavaliers qui l'exécutent
sont divisés en deux troupes et par quadrilles. On commence par les
exercices de la lance, au pas, au trot et au galop. On fait ensuite le
maniement du dard. En exécutant ces mouvements d'armes, on décrit les
diverses figures du carrousel, qui sont: les doublements dans la
longueur et dans la largeur de la carrière, les changements de main, la
serpentine, la demi-volte, les doublements par quadrille, le cercle et
la spirale; on fait ensuite la course de la bague, celle des têtes et
celle du dard. Tous ces mouvements ont été exécutés par les officiers de
Saumur avec un aplomb et une habileté qui ont dû satisfaire les princes
et les spectateurs. Après le carrousel il y eut une mêlée autour de
l'étendard. C'est une scène qui se représente souvent à la guerre après
les charges de cavalerie.

Après quelques instants de repos, remplis par une distribution de croix
d'honneur, le 63e régiment de ligne, une batterie d'artillerie et la
cavalerie se mirent en mouvement et exécutèrent des manoeuvres de
guerre, des attaques de tirailleurs et des charges de cavalerie sur des
carrés d'infanterie. Le défilé eut lieu enfin, et les troupes rentrèrent
dans leurs quartiers sans avoir aucun accident à déplorer. Après le
dîner, un feu d'artifice eut lieu en face de l'hôtel du Belvédère. Le
bouquet représentait la brèche et l'explosion à l'assaut de Constantine.

La journée du 10 fut consacrée à des travaux plus paisibles, à des
visites d'établissements publics. Le 11 au matin, le duc et la duchesse
de Nemours quittèrent Saumur.

[Illustration.]



De l'autre côté de l'Eau.

SOUVENIRS D'UNE PROMENADE.

(Suite.--Voyez tome II, pages 6 et 18.)

LE MARTYR.

Rapprochez ces dates, et vous verrez qu'il faut détruire tout ce qui
existe aujourd'hui pour recomposer le décor de la terrible scène qui se
joua le 29 décembre 1170 dans l'enceinte de l'église de Cantorbery, à
l'entrée du choeur, dans le transept du nord (_the Martyrdom_).

C'est là une grande déception pour le touriste. Aussi, quand la bonne
vieille sacristine qui nous promenait dans le vaste édifice nous eut
conduits sur le lieu même où périt, nous dit-elle, Thomas Becket,--je me
mis en frais d'imagination, distribuant de mon mieux les entrées et les
sorties d'après le souvenir de mes lectures récentes, les indications de
la _Vie Quadripartite_, et l'habile narration du docteur Lingard, si
dramatiquement reproduite par M. Amédée Thierry.

Les meurtriers, me disais-je, étaient sans doute cachés dans le cloître,
ou dans un de ces couloirs étroits et sombres qui débouchent sur la
chapelle de Saint-Bennet. Serrés l'un contre l'autre, la dague et l'épée
au poing, ils attendaient leur vénérable victime.

«L'archevêque, ayant traversé la nef, était sur la troisième ou
quatrième marche de l'escalier qui conduit à l'Aile du nord, se
dirigeant vers le Choeur, lorsque les quatre hommes qui avaient résolu
sa mort s'élancèrent par la porte du cloître dans la très-sainte église,
tenant dans leurs mains des épées nues. Celui qui marchait en avant
s'écria d'une voix forte:

_Où est le traître? où est le traître? où est l'Archevêque?_--Sur ce
dernier mot, il tourne la tête, et, descendant les degrés qu'il venait
de monter, il dit: Aucun traître n'est par ici mais si fait bien
l'archevêque? Me voici. Que voulez-vous?--Et à l'instant même ils le
frappèrent de leurs épées sur la tête tandis qu'il tombait sur ses
genoux, recommandant son âme au seigneur; et, dans la même minute, il
fut étendu mort au pied de l'autel de Saint-Benoît (1).»

[Note 1: Traduction littérale de la relation du meurtre, donnée par John
Batteley, d'après John Gandisson, évêque d'Exeter. Elle diffère de la
version commune, et, plus simple, nous paraît plus vraisemblable.]

Mais, en jetant les yeux sur le _Handbook_ de Summerly quel ne fut pas
mon désappointement!

En 1174, nous l'avons dit,--quatre ans après le meurtre de
Becket,--l'église fut incendiée. Le choeur actuel date de 1175; les
transepts occidentaux, de 1379 seulement; le choeur, de 1184; la nef et
la plus grande portion des cloîtres, de 1460, sous Henri IV.

Ainsi Thomas Becket avait traversé une nef qui n'existe plus, il montait
un escalier dont il ne reste plus vestige; il était entre des murs
écroulés depuis lors et rebâtis. Ses assassins s'embusquèrent dans un
cloître impossible à retrouver; ils ouvrirent une porte qui n'est point
la porte actuelle: leurs cris éveillèrent un autre écho, leurs épées
froissèrent un autre granit. A quoi donc le souvenir peut-il se
prendre?

Non pas même aux dalles sur lesquelles l'archevêque tomba et qu'il
rougit de son sang.

«Ces dalles, dit l'impitoyable _Handbook_, ont été enlevées en 1177 par
le prieur de Peterborough, qui en a fait deux autels consacrés.»

Ainsi, voilà qui est clair et net. Il n'y a pas plus de raison,
--logiquement parlant,--pour songer à Thomas Becket, quand on traverse
le transept nord-ouest de la cathédrale qui porte son nom, que lorsqu'on
se promène sur le bitume des boulevards, dans notre bonne ville de
Paris.

Est-ce bien la peine d'aller au loin recueillir sur les lieux des
impressions et des souvenirs?

INTERRUPTION.

«Hé quoi! s'écrie mon cousin de Ch., singulièrement scandalisé par cette
conclusion inattendue, vous ne seriez pas ému, en songeant à Léonidas,
sur les rochers mêmes des Thermopyles?

--Permettez, interrogatif parent. Sans aucun doute je ne saurais penser
au dévouement des trois cents Spartiates, qu'une fièvre patriotique ne
circule aussitôt dans mes veines;--je me reproche alors volontiers mon
apathie civique.--Je suis même honteux, je l'avoue, de ne pas monter ma
garde avec plus de zèle.--Mais les Thermopyles, c'est-à-dire trois ou
quatre méchants blocs de pierre jaune, très-certainement modifiés de
forme et d'aspect depuis deux mille trois cent vingt-trois ans qu'ils
entendirent le fameux _Viens les prendre!_--les Thermopyles, quand bien
même on trouverait moyen de les _restituer_ complètement, n'ajouteraient
rien à ces pathétiques dispositions. En un mot, le lieu où s'est
consommé un grand événement, le meuble que le hasard en rendit témoin,
le vestige même qu'il laisse après lui,--que ce soit une plume d'oie,
comme celle qui servit à signer l'abdication de Fontainebleau;--un
couteau de cuisine, comme celui de Jacques Clément;--une planche ou une
pierre tachée de noir, comme celle qui reçut le sang du musicien David
Rizzio ou celui de Monaldeschi;--toutes ces _incidences_ purement
_matérielles_ n'augmentent en aucune façon, pour moi, la _valeur morale_
d'une tragédie quelconque... et je crois...

--Misérable! tu n'es donc pas poète?

--Apparemment.

--Et tu oses l'avouer?

--Pourquoi donc pas?

Mon cousin cherche encore à ce _pourquoi_ un _parce que_ raisonnable.

LE DINER.

J'espère,--et c'est fatuité pure de ma part,--que l'on n'a pas oublié le
menu du dîner commandé à notre respectueux aubergiste par mon compagnon
de voyage.

Premier service, _roast-beef_; deuxième service, _stockfish_; troisième
service, _new cottage pudding_.

Master Robertson, quand nous entrâmes au _Star-Hotel_, nous précéda, de
noir toujours plus habillé, dans la salle à manger du rez-de-chaussée.

Un subalterne, également en noir, également attentif, également
obséquieux, marchant à l'arrière-garde, portait sous une cloche d'argent
que nous enlevâmes en grande hâte...... un magnifique quartier de
mouton!--qui fut suivi d'une tranche de saumon bouilli!!--puis d'un
gâteau à la rhubarbe (_rhubarb pie_)!!!

Cette triple métamorphose s'était accomplie sans bruit, sans vaines
excuses, sans tout le bavardage dont un hôtelier français ou italien
n'aurait pas manqué de l'assaisonner. _Mine host_ avait la figure
sereine et calme d'un homme qui a rempli ponctuellement tous ses
devoirs. Au fait, n'avait-il pas _écouté_ nos ordres avec la plus
irréprochable déférence?

Toute réclamation expira sur nos lèvres à l'aspect de cette placide
impassibilité! Le temps donné aux plaintes eût été perdu pour l'appétit.
D'ailleurs, à l'exception du pâté pharmaceutique dont tâta seul mon
compagnon plus aguerri, le repas substitué n'avait rien que de
très-tolérable.

DUNGEON, OU DANE JOHN HILL.

C'est le nom des promenades publiques de Cantorbery. Elles occupent
remplacement des anciens remparts, et forment comme une longue chaussée
bordée de jolies maisonnettes et dominant les fossés maintenant plantés
en jardins. Cette terrasse vous conduit à un petit monticule gazonné,
que surmonte un obélisque municipal parfaitement absurde, et destiné à
perpétuer la mémoire d'un banquier (James Simmons), aux frais duquel la
promenade et les plantations se sont faites.

Au lieu de perdre son temps à lire les inscriptions qui m'apprirent ce
fait important, le voyageur avisé devra laisser aller son regard sur les
riches paysages qui environnent Cantorbery; puis il descendra sur les
gazons des _Public Walks_, gazons peignés brin à brin et tondus au
ciseau. Enfin, la nuit venant à tomber, il s'enfoncera, comme nous, sous
l'allée sombre qui remmène à la ville.

Cependant,--dût en rougir la morale Angleterre,--nous devons le prémunir
contre les dangers de ce lieu charmant et mystérieux: on est choqué de
trouver à ce parc de province, si paisible et si chaste au premier
abord, les allures effrontées, le dévergondage attristant d'un trottoir
de Londres ou de Paris.

LE STAGE COACH.--HERNE-BAY

Le lendemain, après déjeuner, nous primes congé de notre hôte, dont
l'habit noir et la politesse sérieuse ne se démentirent pas un seul
instant, et je montai pour la première fois sur _l'outside_ d'une de ces
petites diligences proprettes, lestes et fringantes que mon compagnon
m'avait fait admirer.

Le _stage coach_ semble construit pour résoudre ce problème curieux; une
voiture publique étant donnée, y faire entrer, quelles que soient ses
dimensions, le moins de voyageurs possible. Nous étions quinze; quatre
seulement d'entre nous avaient trouvé place dans l'intérieur. Le surplus
s'était hissé tant bien que mal,--et, à vrai dire, plus mal que
bien,--sur une foule de banquettes extérieures, ménagées avec un art
infini. Figurez-vous une pelote roulante où l'on aurait piqué des
bipèdes en guise d'épingles. Mes idées françaises étaient complètement
bouleversées. Après avoir cru pendant vingt-neuf ans les voitures faites
pour abriter les voyageurs, il me fallait adopter la conviction,--fondée
sur les usages d'un peuple renommé par ses _comforts_,--que les
voyageurs sont, au contraire, destinés à servir d'enveloppe à la
voiture, et à la protéger contre l'intempérie des saisons.

J'aurais certainement fait part de mes reflexions sur ce point délicat
au _driver_, ou cocher, près duquel j'étais assis; mais j'avais cru
m'apercevoir que pas un mot de son patois n'arrivait intelligible à mon
oreille étonnée, et j'en concluais assez naturellement qu'il ne
goûterait guère le sel de mes plaisanteries, rédigées dans l'idiome
d'Addison et de Steele. Aussi gardai-je un profond silence, qui me fit
prendre pour un Anglais pur sang.

Je ne fus pas longtemps à m'apercevoir de l'erreur flatteuse dont
j'étais l'objet. Le _driver_, ayant à descendre pour je ne sais quelle
menue réparation, me jeta les rênes de l'attelage, sans plus me regarder
qu'un duc et pair ne regarde son groom en sautant à bas du tilbury
laissé à la garde de ce dernier.

Or, j'avouerai sans hésiter que, très-différent de Néron à beaucoup
d'autres égards, je n'excelle pas, comme il excellait, à guider un char
dans la carrière. J irai plus loin,--bien que cette franchise puisse me
fermer l'accès du Jockey-Club;--je ne me crois pas en état de guider
convenablement la plus inoffensive rosse qu'on ait jamais attachée au
char à bancs le moins susceptible d'un mauvais procédé.

Jugez de ma profonde stupeur, quand je me vis investir tout à coup, sans
avoir été consulté, de fonctions superlativement responsables, et chargé
de quinze existences, dont la mienne n'était pas à mes yeux la moins
intéressante.

Peut-être les chevaux partagèrent-ils mon étonnement. En tout cas, ils
se conduisirent avec une magnanimité dont je ne puis m'empêcher de leur
tenir compte. Les» nobles animaux n'abusèrent pas de leurs avantages, et
feignant de se croire maintenus, ils donnèrent le temps à leur légitime
directeur de remonter sur sa banquette. Le cher homme m'arracha les
rênes avec autant de grâce qu'il en avait mis à me les confier; mais
j'étais trop satisfait, au fond, de ce dernier geste, pour lui chercher
noise sur la brutalité de la forme.

Maintenant filez avec moi, cher lecteur, sur un joli chemin encaissé de
haies vives, uni comme la main, sinueux comme un labyrinthe. La matinée
était belle; le soleil, voilé de quelques nuages, ne nous envoyait de
rayons que par moments et comme pour dorer çà et là quelque village
fleuri, quelque pelouse enveloppée d'arbres, quelque ruisseau écumant
sous les roues d'un moulin.

Seulement, sur ce chemin si bien entretenu, de trois en trois lieues, se
hérissait le _turnpike_, la barrière fiscale, telle espèce de forteresse
où l'impôt direct s'embusque pour détrousser les passants. Au bruit de
nos roues, un homme ou un enfant sortait de sa tanière, et tendait la
main pour recevoir le péage que le cocher y déposait sans s'arrêter,
sans ralentir l'essor de la voiture, avec une dextérité que la grande
habitude peut seule donner à l'homme qui paie.

Quand on a vu le turnpike et subi ses exigences tracassières, on
comprend les exploits meurtriers de mistress Rébecca et de ses aimables
filles.

Herne-Bay, où nous allions nous réembarquer pour arriver à Londres par
la Tamise, est un petit bourg tout neuf composé d'une chapelle, d'un
grand hôtel qui ferait honneur à une vieille capitale, et d'une longue
jetée (_pier_) au bout de laquelle stationnent toujours deux ou trois
bateaux à vapeur.

Là, pour la seconde fois depuis notre départ, je donnai carrière à mes
facultés interprétatives en me racontant un nouveau roman.

HISTOIRE PROBABLE D'UN ENFANT CHÉTIF.

Le héros de cette histoire était au nombre des passagers qui
s'embarquèrent avec nous à Herne-Bay.

Je ne l'aperçus pas tout d'abord, mon attention se trouvant détournée
par une des figures les plus originales que j'aie rencontrées dans la
patrie de Cruieshank. C'était un homme de quarante-cinq ans environ,
gras, frais, un peu chauve, en culotte courte et bas de soie; un ruban
bleu de ciel passait dans une des boutonnières de son gilet noir:
décoration mystique dont je n'ai pu me faire expliquer l'origine.

Jusque-là, rien de moins offensif que cette espèce de prédicant
méthodiste, qui pouvait être ou le père Mathews lui-même, ou quelque
agent de la _Biblical Society_; mais ses manières n'avaient rien
d'évangélique,. tant s'en faut. Il allait à grands pas sur le pont,
furetant et regardant de tous côtés, incivil et gênant pour ses voisins,
auxquels il semblait n'accorder aucune attention; je remarquai dans ses
yeux ronds, à fleur de tête, l'expression d'un orgueil têtu, d'une âme
fermée à toute pitié, un éclat rigide, intolérant, monacal.

L'habitude du despotisme se trahissait dans le soin minutieux avec
lequel il était rasé. Ses mains, tenaces et actives, étaient celles d'un
abbé du Moyen-Age; ses mollets eux-mêmes, charnus et musculeux, avaient
une physionomie brutale et un peu féroce.

Je ne tardai pas à découvrir la femme de cet être singulier: une
créature grasse et blafarde, emmitouflée dans toutes sortes de vêtements
noirs, bizarrement surannés. Elle cachait sa tête, constamment penchée
vers un _prayer book_, sous un curieux assemblage de bandelettes en
crêpe noir et en mousseline blanche, que surmontait un chapeau de
taffetas dont la calotte en dôme et la passe en éventail comportaient
toute une série de recherches archéologiques.

Dans ce travestissement,--et comme intimidée de son étrange
tournure,--elle s'était réfugiée au fond d'une de ces petites guérites
pratiquées, sur presque tous les bateaux à vapeur, aux deux côtes du
pont, et qui ouvrent vers la poupe.

Auprès d'elle était assis l'enfant chétif.

Imaginez la douce et rêveuse figure de _Master Lambton_:--vous
connaissez, au moins par la gravure, cet admirable portrait de
Lawrence;--imaginez-la, dis-je, dépouillée de sa fraîcheur et de sa
transparente carnation; ôtez-lui ces boucles abondantes de cheveux
bruns, pour y substituer des cheveux blonds, clair-semés, tombant en
mèches plates sur un front flétri; au lieu de ce regard intelligent et
profond avant l'âge, qui va demander aux clartés nocturnes des pensées
précoces, un reflet poétique,--supposez deux pauvres yeux, rougis par
les pleurs,--que fatigue l'éclat du jour,--et que la crainte,
d'ailleurs, tient baissés vers la terre; ajoutez-y une prostration
générale dans l'habitude du corps,--des membres grêles et faibles qu'une
gêne constante semble avoir étiolés,--des lèvres livides,--des épaules
déjà voûtées,--des genoux en dedans et comme noués.

Tel devait être Louis Capet,--le petit prisonnier du Temple,--l'enfant
martyr de 95.

J'étudiais avec intérêt la misère anticipée de cet être souffreteux et
malingre, quand je le vis, levant obliquement les yeux, s'assurer à la
dérobée que sa vieille et blême gardienne, absorbée dans sa dévotion,
avait cessé de s'occuper de lui. Alors, par une série de mouvements
réfléchis et furtifs, il se laissa glisser à bas de son banc,--passa,
plié en deux, sous le prayer book, dont la reliure massive protégeait
son escapade,--et s'en alla, vers l'avant du bateau, se cacher dans un
groupe de braves matelots occupés à la manoeuvre.

Cette fuite,--riez de moi tant qu'il vous plaira,--m'avait vivement
intéressé. Casanova, s'échappant des Plombs vénitiens, ou l'enfant
chétif, se dérobant pour quelques minutes au vieux tyran femelle, sous
la surveillance duquel on l'avait mis, me paraissaient, en ce moment,
deux héros du même ordre;--et même, tout bien considéré, l'évasion du
dernier pouvait passer pour la plus dramatique des deux. L'innocence et
la faiblesse méritent bien quelque préférence, quand on les compare au
vice audacieux et fort.

D'ailleurs, le drame du bateau à vapeur allait avoir, sans aucun doute,
un dénouement triste, dans l'attente duquel mon coeur battait avec
force.

Hélas!--connue je l'avais prévu,--le méthodiste au ruban bleu vint jeter
un coup d'oeil inquisitif sur la dunette, où sa compagne marmottait
encore des prières, sans s'être aperçue de rien. Lorsqu'il la vit seule,
il haussa les épaules, en proférant à demi-voix je ne sais quelles
imprécations, et je le vis, en quelques grandes enjambées, faire le tour
du bateau.

Je ne sais où s'était tapi le fugitif; mais il ne pouvait échapper
longtemps à la recherche obstinée, aux yeux, de lynx de son robuste
persécuteur. Ils revinrent tous deux, l'instant d'après;--l'enfant
chétif se débattait sous l'étreinte de l'homme noir, qui le poussait
devant lui. En passant devant nous, il me jeta une sorte d'appel
plaintif, une protestation inarticulée contre l'oppression brutale dont
il était victime, et je me levais à demi pour y faire droit... lorsque
la réflexion, toujours égoïste et froide, réprima chez moi ce premier
élan du coeur.

Entre ces deux vieillards pieusement inflexibles, comme entre les deux
branches dures et polies d'un étau d'acier, l'enfant pouvait périr,
lentement consumé par l'ennui et la contrainte;--mais je n'avais pas le
droit d'y trouver à dire; cela n'était pas mon affaire;--cette agonie,
ce désespoir, ce meurtre, ne me regardaient en rien. Toute intervention
de ma part eût été jugée inconvenante. Un mouvement d'humanité m'eût
rendu ridicule.

Maintenant, voulez-vous savoir l'histoire de l'enfant chétif?...

AVIS AU LECTEUR.

--Sans doute, nous la voulons savoir.

--Eh bien, lecteur curieux, cherchez, s'il vous plaît, dans _Nicholas
Nikkleby_, les chapitres où Charles Dickens a raconté les horreurs de
Dotheboys-Hall. Si vous n'êtes pas ému, après cela, je vous engage à
vous méfier désormais de mes conseils.

O. N.

(_Sera continué._)



Quelques réflexions sur l'Apprentissage.

Il y a quelques jours à peine, le tribunal de police correctionnelle de
Paris était appelé à soulever un coin du rideau qui cache les misères et
les limites de notre civilisation, si fière parfois de ses triomphes, de
ses progrès, qu'il est bon de mettre en évidence ses plaies secrètes, ne
fut-ce que pour lui indiquer qu'il n'est pas temps de se féliciter
encore, et que ce qui reste à faire est immense.

Un brocheur, nommé D., rue de l'Hirondelle, sa femme et sa fille,
exerçant toutes deux la même profession, ont, pendant six ans et demi,
exercé sur une fille placée chez, eux en qualité d'apprentie, les
traitements les plus barbares, la cruauté la plus inexplicable. Cette
pauvre fille, entrée à l'âge de onze ans et demi chez ses maîtres, et le
mot maître est exact cette fois, car jamais esclavage n'a été aussi
odieux, est arrivée sans se plaindre jusqu'à dix-huit ans, et pendant ce
long supplice la barbarie des deux malheureuses femmes et de l'ouvrier
chargés de faire l'éducation industrielle de cette pauvre enfant ne
s'est pas ralentie un seul jour. Ils faisaient travailler leur apprentie
pendant seize et dix-sept heures de suite, et pour toute nourriture ils
ne lui ont jamais donné autre chose que des croûtes de pain trempées
dans de l'eau chaude, eau très-sale quelquefois; et un jour ne s'est
jamais passé sans que la malheureuse fille ne fut meurtrie de coups
donnés avec un bâton, une corde ou une tringle en fer.

Elle était à peine vêtue, et couchait sur des rognures de panier,
grelottante l'hiver, sans couverture et sans feu; quelle fût malade ou
non, elle devait faire sa tâche, et jamais le régime de sa nourriture
n'a été amélioré, pendant les quatre premiers mois de son séjour dans la
maison D., l'apprentie est allée à l'école; mais on l'en a bientôt
empêchée, et on ne lui a jamais permis de remplir ses devoirs religieux;
ainsi, à dix-huit ans, elle n'a pas encore fait sa première communion.

Plusieurs fois elle a été blessée à la suite des mauvais traitements
dont elle était l'objet: et on la bâillonnait de peur que ses cris
n'éveillassent la sollicitude des voisins; son corps était noir et
meurtri par les coups, et une femme de la maison a dit dans sa
déposition que l'intention des D. était sans doute de faire, mourir leur
apprentie, car ils lui donnaient une nourriture «dont un animal n'aurait
pas voulu.»

Nous n'insistons pas sur une foule de détails hideux; ce que nous venons
de dire suffit pour faire comprendre la gravité du fait que nous
rapportons, qui a sans doute un caractère exceptionnel, mais qui est
l'indice d'un mal profond, d'un désordre général. L'apprentissage, cette
éducation professionnelle de l'enfance, doit éveiller au plus haut degré
la sollicitude des administrateurs et des hommes d'État, et il importe
de mettre en évidence les maux qu'engendrent, d'une part, l'ignorance et
la brutalité de quelques-unes des classes ouvrières; de l'autre,
l'absence de direction industrielle et morale parmi les producteurs,
afin que les chefs de la société, fatigués de voir le désordre se
dresser sans cesse devant eux comme un sanglant reproche, se demandent
enfin si leur devoir n'est pas d'y porter remède.

Déjà, pressé par des réclamations semblables, l'État a réglé le travail
des enfants dans les manufactures, et une loi est intervenue, qui a
prescrit le nombre d'heures que les manufacturiers pouvaient, à la
rigueur, exiger de ces pauvres créatures abandonnées. Cette mesure,
quoique insuffisante, avait cependant paru de bon augure, et on pouvait
croire que l'administration allait étendre son bras protecteur sur nos
classes ouvrières, et assurer, non le bien-être, non le travail, non
l'éducation, on n'exige pas autant encore, mais du moins veiller sur ses
enfants, les protéger contre les vices et la cupidité des maîtres
auxquels on les confie.

Il n'en a pas été ainsi. La loi qui limite le travail des enfants dans
les manufactures n'a pas été exécutée, et il n'est pas sûr
qu'aujourd'hui encore les mesures qui doivent assurer son exécution
aient été prises.

Et cependant le mal est grave, il est immense, et la loi dont nous
venons de parler, fût-elle rigoureusement exécutée, serait impuissante à
le prévenir. C'est surtout dans les grands centres industriels que les
enfants de la classe ouvrière sont exploités d'une façon odieuse, soumis
à un régime rigoureux, livrés sans contrôle au caprice et à la brutalité
des maîtres, exténués de travail, étiolés, chétifs; et il faut s'étonner
encore qu'après une enfance ainsi passée, nos ouvriers puissent
retrouver parfois, au fond de leur coeur, ces généreux instincts, ces
bonnes inspirations qui, se manifestent tout à coup dans des
circonstances solennelles, placent notre peuple à la tête de tous les
peuples du monde.

On évalue à plus de soixante mille, à Paris seulement, le nombre des
enfants et jeunes gens des deux sexes qui font leur éducation
professionnelle chez les maîtres exerçant les industries si nombreuses
et si variées du commerce parisien. Dans ce nombre il en est beaucoup,
sans doute, qui, placés dans des maisons honorables, chez des hommes
bons, intelligents, humains, au sein de familles laborieuses et
honnêtes, apprennent, sans de trop cruelles souffrances, la profession
qu'ils devront exercer un jour; il est même quelques maîtres qui
traitent leurs apprentis en pères de famille, qui comprennent les
devoirs que leur impose cette paternité industrielle, et qui, sentant
que devant la société et devant Dieu ils ont charge d'âmes, font de
généreux efforts pour instruire et moraliser leurs apprentis, pour
développer leur intelligence et élever leur coeur. Mais c'est là, il
faut le dire, une rare exception; le plus grand nombre croupit dans
l'ignorance, dans les privations, on s'énerve dans l'excès d'un pénible
travail.

Les enfant de la classe ouvrière sont généralement placés en
apprentissage pour un temps fort long; quatre, six, huit et même dix ans
quelquefois. Le maître, consentant à apprendre sans rétribution à son
apprenti l'état qu'il exerce, se réserve ainsi, connue paiement, les
bénéfices qu'il prélèvera sur son travail, lorsque après quelques années
l'apprenti, devenu habile, pourra tenir lieu d'un ouvrier. Il y a déjà,
dans ce fait seul, une exploitation du fort par le faible, dont une
administration prévoyante et juste devrait déterminer la limite, et
certains devoirs devraient être imposés aux maîtres qui se chargent de
l'éducation professionnelle des enfants du peuple. Non-seulement le
temps du travail de l'apprenti devrait être fixé, mais une heure par
jour au moins devrait être consacrée à suivre un cours public, où
l'enfant pût acquérir les connaissances théoriques les plus
indispensables à la profession qu'il exerce; une heure et plus, s'il le
fallait, pour une son intelligence et sa moralité pussent se développer
et le préparer à entrer utilement dans la vie.

Mais telle est la conséquence de ce principe exagéré de l'économie
publique: «laissez faire, laissez passer, chacun chez soi, chacun pour
soi.» Il faut que de temps à autre les tribunaux soient appelés à
réprimer quelqu'un des actes nombreux de cruauté exercés par certains
maîtres sur des malheureux apprentis, pour que l'on porte les yeux sur
un état de choses aussi grave, sur un abus aussi douloureux.

L'État exige de l'instituteur primaire des conditions de moralité et de
capacité; il ne pense pas, avec raison, qu'on puisse confier au premier
venu le droit d'instruire l'enfance; sa sollicitude se porte sur tous
les établissements où elle est admise, écoles, salles d'asile, collèges,
cours publics; et lorsque l'enfant arrive à l'âge où les passions,
s'éveillant dans son coeur, peuvent le plus facilement l'entraîner et le
perdre, l'administration, si jalouse de veiller sur son instruction
primaire, l'abandonne sans protection et sans surveillance aux soin des
hommes chargés de faire son éducation professionnelle. Il y là une
négligence contre laquelle les organes de l'opinion ont trop négligé
jusqu'ici de protester.

Les faits qui se sont révélés dans l'enceinte du tribunal de police
correctionnelle sont cependant de nature à provoquer les plus sérieuses
réflexions et à éveiller la sollicitude des hommes qui, à quelque titre
que ce soit, se préoccupent de l'avenir de notre société et de la place
considérable que le travail et les travailleurs tendent à y occuper.
S'il est vrai que l'amélioration du sort des classes ouvrières doive
commencer par un système d'éducation générale; s'il est vrai une pour
contribuer au progrès des masses et à la réalisation des destinées
pacifiques de notre pays, l'État n'ait rien de mieux à faire qu'à
développer dans les jeunes générations le goût du travail, l'amour de
l'ordre, le respect des droits de chacun, n'est-ce pas par l'extension
de sa sollicitude aux enfants du peuple qu'il doit commencer, et doit-il
laisser sans contrôle, en dehors de toute surveillance, le fait immense
de l'apprentissage?

L'apprentissage des jeunes filles est surtout la source de désordres
très-graves qui réagissent profondément sur notre état social. Ce sont
surtout les ateliers on les femmes et les jeunes filles sont admises qui
fournissent le plus large tribut au fléau de la prostitution. La famille
de l'ouvrier peut rarement exercer une surveillance active sur l'enfant
placé en apprentissage, et il est peu d'ateliers qui ne soient, pour
toutes les filles du peuple, un foyer d'ardente corruption. Loin de
veiller sur leurs apprenties, loin de les protéger contre leur propre
inexpérience, contre leurs mauvais penchants, contre les brutalités
auxquelles elles sont exposées, la plupart des maîtres sont au contraire
l'instrument le plus actif de leur perte; et quand l'État se plaint de
la corruption des classes ouvrières, des excès de la prostitution, du
nombre de plus en plus considérable des enfants abandonnés à la charité
publique, n'est-ce pas à son indifférence qu'il devrait d'abord s'en
prendre'?

La question de l'apprentissage est une question immense. Nous y
reviendrons avec des chiffres exacts, des documents officiels, des
renseignements précieux; nous descendrons dans ces bas-fonds de notre
civilisation, et en mettant à nu cette plaie vive et saignante, nous
tâcherons, dans la mesure de nos forces, d'éclairer l'opinion publique;
et l'opinion publique, à son tour, entraînera, il faut l'espérer, le
gouvernement dans la voie des réformes salutaires, des améliorations
utiles que l'état de nos classes ouvrières réclame impérieusement.

Nous nous bornerons pour aujourd'hui aux réflexions rapides qu'a
éveillées en nous le crime odieux de la famille D. Mais, avant de
terminer, qu'on nous permette un rapprochement qui nous a vivement
frappés nous-mêmes le jour où la lecture des faits signalés au
commencement de cet article avait soulevé en nous une si amère
indignation.

Ce jour-là même, un bataillon de conscrits appartenant à l'un des
régiments de la garnison de Paris faisait aussi, aux Champs-Elysées,
son _apprentissage_ du métier des armes, triste métier qui ne produit
rien, ne crée rien, ne donne rien que la mort! Tous ces apprentis
soldats s'exerçaient sous les yeux de leurs chefs, qui veillaient
non-seulement à ce que l'instruction leur fût bien donnée, mais qui
s'occupaient aussi de la tenue, de la propreté des apprentis,
ordonnaient les heures de travail et les heures de repos, pendant
lesquelles une excellente musique servait de noble et utile distraction.

Pourquoi, disions-nous, pourquoi l'État, qui veille aussi paternellement
à l'apprentissage militaire de ces jeunes hommes, qui sait les
récompenser et les punir suivant leurs mérites, qui leur donne pour
chefs, pour guides, des hommes instruits, honorables, distingués entre
tous par leurs services, par leur bravoure, par leur loyauté; pourquoi
l'État, qui témoigne une si active sollicitude pour les besoins, pour
l'instruction de cette petite société, guerrière et improductive qu'on
appelle l'armée, laisse-t-il la grande société, la société qui produit
les richesses, qui paie l'impôt, livrée au désordre, à la misère, à
l'ignorance? Pourquoi les enfants de troupe sont-ils bien vêtus,
nourris, logés, enseignés? et pourquoi les enfants de l'ouvrier sont-ils
abandonnés à la misère et au vice? L'État n'a-t-il donc pas mission de
gouverner toutes les classes? Pourquoi vois-je ici l'ordre, la
discipline, et pourquoi là-bas, dans ces ateliers infects, dans ces
maisons malsaines, les cadets de la famille humaine grouillent-ils dans
l'opprobre et dans la corruption? Pourquoi le gouvernement protège-t-il
l'ouvrier, l'agriculteur, qu'il enlève au travail pour en faire un
soldat, et pourquoi laisse-t-il sans protection l'ouvrier qui travaille
et qui crée? Pourquoi l'enfant du soldat est-il protégé, et pourquoi ne
fait-on rien pour empêcher la fille du peuple de rouler dans l'abîme du
vice?

De même que le gouvernement règle et surveille l'apprentissage
militaire, il peut et doit évidemment surveiller l'apprentissage
industriel. Il y aurait sans doute inconvénient à ce qu'un soldat ne sût
pas bien faire la charge en douze temps et le feu de peloton, mais il y
en a, ce me semble, beaucoup plus à ce que l'apprenti, devenu ouvrier,
soit faible, chétif, ignorant, vicieux; à ce que la jeune fille, qui eût
pu devenir une bonne et tendre mère de famille, aille grossir la liste
des femmes dépravées, et donner en charge à l'État des enfants conçus
dans la corruption.



Séjour de la reine d'Angleterre au château d'Eu.

(Suite.--Voir t. II, p. 23 et 34.)

[Illustration: Entrée de la reine Victoria dans la cour du château
d'Eu.]

Madame de Staël a dit que toute femme, au moment d'entrer pour la
première fois dans un salon, est préoccupée de l'effet qu'elle va
produire, et songe, avant tout, à faire valoir ses avantages de corps et
d'esprit. Après l'aveu de l'illustre écrivain, quelle femme oserait se
défendre de cette légitime préoccupation? Moins qu'une autre, la reine
qui, à ce titre, est doublement femme, pouvait y échapper, et elle s'en
est peu cachée.

Un journal célèbre et qui eut jadis beaucoup d'abonnés, a décrit, en
style de bulletin des modes, la toilette élégante et simple de la reine,
le jour de son arrivée au Tréport; mais ce qu'on ne nous a pas dit,
c'est la longue délibération qui précéda ce choix, ce sont les
hésitations et les coiffures et les toilettes essayées, puis rejetées,
puis reprises de nouveau. Il parait que, sous ce rapport, la reine
Victoria est femme, plus que femme au monde. Mais du moins si le choix
fut difficile à faire, il fut convenable. Dans la foule de curieux et de
curieuses qui se pressaient sur la jetée, nous avons entendu plus d'une
dame louer le bon goût et la simplicité de la toilette de la reine. Il
n'en fut pas de même pour tous les spectateurs qui s'attendaient
généralement à la voir étincelante de diamants, le front ceint du
diadème, et, qui sait? peut-être même le sceptre en main.

[Illustration: Repas royal dans la forêt.]

L'embarras d'une première entrevue, les vivat de la foule, le bruit, les
fanfares, le canon, l'avaient un instant troublée, et elle ne dut se
croire bien réellement en France que lorsqu'elle se sentit mollement
emportée, sous les grands arbres du parc, dans cette riche voiture dont
_l'Illustration_ n'a pas manqué de vous donner le dessin. En entrant
dans la cour du château, la reine était redevenue elle-même, Des troupes
d'élite, disposées en carré, remplissaient la cour. Nos pelotons
procédaient, il faut l'avouer, à leurs acclamations, avec une
ponctualité, un ensemble, une régularité, qui faisaient au moins honneur
à leur esprit de discipline.

[Illustration: Pavillon Montpensier.]

Le soir, au souper, la reine, placée entre le roi et le prince de
Joinville, portait à son bras, outre le grand cordon de l'ordre n
sautoir, les insignes de la Jarretière. Quand Édouard III fonda cet
ordre, que des hommes seuls devaient porter, il n'avait pas prévu cette
difficulté qu'un jour des femmes en seraient les maîtresses. Toutes les
autres décorations se portent habituellement sur la poitrine; celle-là
s'attache où s'attachent les jarretières, mais à cette place elle eût
été invisible.

Trois cents valets, galonnés du haut en bas, faisaient le service du
château d'Eu; tous les équipages avaient été brossés et mis en état; à
chaque but de promenade s'élevaient des tentes richement décorées; une
table somptueuse s'y dressait comme par enchantement, et on sait que ce
genre de divertissement est assez du goût de nos voisins d'outre-Manche.

Le lundi, après une longue promenade à travers les plus beaux sites de
la forêt, le cortège arriva et mit pied à terre au mont d'Orléans, où se
pressait une foule considérable. La reine Victoria, sortit de la tente
où elle s'était reposée un instant, et, ayant accepté le bras du prince
de Joinville, s'avança vers les groupes de spectateurs, où se trouvaient
beaucoup de jolies femmes. Causant et riant tous deux, ils passèrent, en
s'inclinant, devant la haie de curieux qui les saluait. On raconte que
la reine remarqua une jeune Savoyarde portant sa vielle en bandoulière;
elle s'approcha et la questionna. La pauvre enfant était loin d'être
jolie, mais elle portait sur son visage l'empreinte d'une mélancolie
profonde. Elle était venue de Dieppe, suivant la foule; elle avait
entendu dire qu'une reine allait venir, elle voyait tout le monde,
courir pour la voir, et elle était venue comme tout le monde. Le prince
expliqua en quelques mots à la reine l'existence de ces pauvres enfants
dépaysés et à demi mendiants, venant loin de leur famille chercher dans
nos cités quelques ressources. La reine n'avait jamais peut-être vu de
si près tant de misère, elle qui habite le pays du monde où la misère
exerce le plus de ravages. Quelques instants après, un officier portait
à la pauvre petite vielleuse deux napoléons que la pauvre enfant reçut
d'un air presque hébété; mais sa figure s'anima quand elle sut que ces
deux belles petites pièces de monnaie, qui ne ressemblaient pour elle à
aucune monnaie connue, valaient quarante francs, et elle s'éloigna
joyeuse, mais ne sachant qui elle devait remercier de cette singulière
bonne fortune. Après le repas, la reine se promena sur le plateau,
conduite par Louis-Philippe. Le soir, on fit de l'excellente musique.
Mais dans les intermèdes, les causeries recommençaient: le souvenir de
la petite Savoyarde poursuivait-il Victoria au milieu même des
enivrements de cette soirée? Il est peu probable. Les rois et les reines
devraient bien adopter un usage qui serait assurément moins bizarre et
aussi philosophique que celui de placer, comme le faisaient les anciens,
une statue de la Mort dans les salles de banquet. Cet usage, quelle
qu'en fût la forme, aurait pour objet de faire apparaître la misère, ne
fut-ce qu'un instant, au milieu de leurs fêtes, afin que jamais ils
n'oublient où ne paraissent oublier l'un des premiers devoirs de leur
magistrature suprême.

Au Moyen-Age, au commencement de tout repas, la fille ou la femme du
seigneur coupait un morceau de pain pour un convive absent de fait, mais
toujours présent au souvenir: ce convive était le pauvre. On répondra
que nous proposons là un usage peu divertissant, mais qui donc s'imagine
encore que, de notre temps, on puisse songer à se divertir sincèrement
sous le poids d'une couronne?



Théâtre de l'Opéra-Comique.

_Lambert Simnel_, opéra-comique en trois actes, paroles de MM. SCRIBE et
MÉLISVILLE, musique posthume d'HIPPOLYTE MONPOU.

Il y a deux ans au moins que cet ouvrage aurait été représenté sans la
cruelle maladie qui vint tout à coup arrêter l'auteur au milieu de son
travail, et le tuer sur sa partition. Ce fut pour l'art musical une
perte déplorable, et il n'est personne, sans doute, qui n'ait été touché
du sort de ce jeune artiste qui avait déjà tant produit, et qui pourtant
n'était encore, pour ainsi dire, qu'au début de sa carrière.

Monpou s'était d'abord fait connaître par un grand nombre de morceaux de
salon, romances, chansons, nocturnes, etc., où l'on avait remarqué
surtout un vif sentiment mélodique, des effets de rhythme très-variés et
quelquefois très-nouveaux. Plusieurs de ces compositions eurent dans
leur temps une grande vogue, et l'on ne peut encore avoir oublié
l'_Andalouse, la Madonna col Bambino, Si j'étais Ange_, etc. Il débuta à
l'Opéra-Comique par _les Deux Reines_, dont une romance, _Adieu mon beau
navire!_ décida du succès. Cependant il y avait dans sa partition des
morceaux d'une bien plus grande valeur, un trio, par exemple, qui, pour
le fond et pour la forme, était également original; un très-beau
_quintetto_, et plusieurs choeurs écrits avec beaucoup de verve. Établi
par ce premier succès au théâtre et dans l'opinion, il donna
successivement le _Luthier de Vienne, Piquillo, le Planteur_, et au
théâtre de la Renaissance _Perugina_ et _la Chaste Suzanne_. Tous ces
ouvrages sans doute ne réussirent pas également, et l'on sait du reste à
quel point le mérite du poème influe sur le sort d'une partition, quel
que soit son mérite. Mais il n'y en eut point où l'on ne remarquât des
mélodies franches, décidées, souvent très-expressives, et dont la
physionomie avait quelquefois une piquante originalité. Chargé, en 1841,
de mettre en musique _Lambert Simnel_, il avait fait, dit-on, avec
l'administration de l'Opéra-Comique, un traité qui l'engageait à livrer
sa partition à jour fixe. Cela se fait assez souvent de nos jours; on ne
le sait que trop, la barrière qui jadis séparait l'art du métier
n'existe plus, et il n'y a guère de travail intellectuel qui ne soit en
même temps une opération commerciale. Malheureusement Monpou avait de la
conscience, et n'était pas homme à se passer d'idées quand les idées ne
venaient pas. Mal disposé quand il avait commencé son ouvrage, il
s'était attardé peu à peu. Le terme approchait, impérieux et menaçant,
et les efforts qu'il fit pour ne pas manquer à sa parole lui donnèrent
une inflammation violente qui le mit rapidement au tombeau.

Il avait écrit presque entièrement les deux premiers actes. Son
manuscrit fut depuis confié à M. Adam, qui se chargea de le mettre en
ordre et de le terminer, M. Adam est donc pour un tiers, ou à peu près,
dans le travail dont nous allons rendre compte, et a droit à une part
des applaudissements qui ont salué _Lambert Simnel_, quoiqu'il ait eu le
bon goût de ne la point réclamer.

[Illustration: Théâtre de l'Opéra-Comique.--_Lambert Simnel_.]

--Deuxième acte: L. Simnel, Masset; Norfolk, Girard; le père de
Catherine, Henry; Catherine, madame Darcier; la princesse de Lancastre,
mademoiselle Revilly.

La pièce de M. Scribe est fort amusante, surtout dans les deux premiers
actes. Son héros, qui ne ressemble guère au Lambert Simnel de
l'histoire, est, au lever du rideau, premier garçon d'hôtellerie ou de
taverne dans une ville de province dont nous ne vous dirons pas le nom,
par la raison que M. Scribe n'a point jugé à propos de nous l'apprendre.
Mais, quelque soit le lieu où maître John Bread exerce sa noble
profession, il n'en a pas moins de droits à la considération et à
l'estime de ses concitoyens. Ses _roast-beefs_ sont toujours cuits à
point, et ses _puddings_ sont des chefs-d'oeuvre, excepté pourtant
lorsque Lambert les laisse brûler; car, nous devons l'avouer au risque
de perdre notre héros dans l'esprit du lecteur, Lambert s'oublie
quelquefois. Que voulez-vous? il est jeune, il a du coeur et de
l'imagination; la broche et le fourneau ne suffisent point à l'activité
de son âme. Or, maître John a une fille à la taille légère et svelte, au
pied mignon, à l'oeil vif, au piquant minois. Lambert l'a vue, et n'a pu
se défendre de l'admiration qu'elle inspire à tout le monde. Et connue
il n'y a qu'un pas de l'admiration à l'amour, et que l'amour est une
maladie contagieuse, Lambert aime Catherine, et Catherine aime Lambert.
Songez maintenant qu'il ne possède pas un _penny_, et que madame Simnel,
sa mère, n'a jamais eu d'époux, et vous ne vous étonnerez plus que
maître John n'ait pas toujours pour lui toute la bienveillance et tous
les égards que méritent ses talents et son caractère.

Lambert a d'ailleurs un autre tort aux yeux de son patron; hélas! un
fort bien plus grave! il s'occupe de politique; il a des opinions; il a
embrasse le parti de la maison de Lancastre, et, dans les émeutes,--il y
a des émeutes dans sa province,--il fait, en l'honneur de la Rose rouge,
une dépense de coups de poing, de pied et de bâton qui va jusqu'à la
prodigalité. Il se vante même d'avoir assez, rudement traité le
constable, et de l'avoir apostrophé d'un: vive Lancastre! _Lancaster for
ever!_ dont cet agent de la force publique a été singulièrement touché.
De quoi, diable! aussi s'avise un constable, d'être pour York quand
c'est Lancastre qui règne!

[Illustration: Hippolyte Monpou.]

Quoi qu'il en soit, ces exploits et cette humeur guerrière ne plaisent
point à maître John. Ce digne homme a pour principe qu'un restaurateur
doit donner à manger à toutes les opinions, sans se mêler jamais d'en
avoir aucune pour son propre compte. La conséquence, lorsque les
partisans de Lancastre rapportent en triomphe le valeureux marmiton qui
leur a assuré la victoire, John met le triomphateur à la porte, sans
avoir le moindre égard pour son courage ni pour ses lauriers.

Mais madame Simnel n'entends pas que son fils soit traité avec si peu de
cérémonie. S'il n'a pas de père, elle veut du moins qu'il ait une femme,
et cette femme sera Catherine, ou elle y perdra son latin. Au surplus,
elle n'a pas besoin du parler latin pour cela; elle n'a qu'à dire tout
bas il l'oreille de maître John grand secret que Lambert ne doit pas
savoir, le secret de sa naissance. Ainsi fait-elle; et quand le digne
tavernier apprend que l'amant de sa fille est protégé par un noble
personnage, et qu'il aura, le jour du son mariage, une belle dot, il
déclare n'avoir plus rien à lui refuser.

Voilà Lambert Simnel bien heureux! Mais, hélas! qui peut compter sur la
fortune?

--A boire, vassal! de l'ale, du porter, vilain! Deux tranches de
roast-beef, manant!--Qui se présente, d'un air si gracieux et s'exprime
avec tant du politesse? C'est le comte de Lincoln, le plus aimable
seigneur des Trois-Royaumes. Lambert, qui n'est pas endurant, s'arme
d'un pot de grès, et casserait sans scrupule la tête chaperonnée du
comte, s'il n'était arrêté à propos et un peu calmé par le langage plus
insinuant du docteur Richard Simon.

Ces deux personnages, le comte et le docteur, voyagent de compagnie, et
ont donné rendez-vous, dans l'auberge du John Bread, au major... Que
vous importe le nom de ce major? Ne vous suffit-il pas de savoir qu'il a
promis de faire évader le dernier rejeton de la maison d'York, le comte
de Warwick, que le roi Henri VII tient prisonnier dans la Tour de
Londres? Lincoln et Simon sont deux profonds politiques, deux fortes
têtes, qui ont imaginé d'organiser une insurrection au profit du jeune
prince, ou plutôt à leur profit, et de le substituer à Henri VII, lequel
fait évidemment le malheur de l'Angleterre.--Car enfin, dit Lincoln, je
devrais être premier ministre.--Et moi, ajoute Richard, archevêque de
Cantorbery.--On ne peut nier que ce ne soient là des raisons.

Mais, ô désappointement! le major arrive tout seul. Le comte de Warwick
est mort de plaisir dès qu'il s'est vu libre. Que faire? Les trois
conspirateurs sont trop avancés pour reculer; Lincoln le sent bien, et
Richard aussi. Mais Lincoln est très-embarrassé, et Richard ne l'est pas
du tout: un prêtre ambitieux ne connaît pas d'obstacles. Richard a
remarqué que Lambert ressemble beaucoup au défunt: même âge, même
taille, mêmes cheveux bruns et frisés, même voix de ténor, fraîche,
timbrée et retentissante.--_By God!_ voilà notre affaire. Quand on a
besoin d'un prince et qu'on n'en a pas, il faut savoir en faire un.

Richard questionne adroitement Catherine, et apprend d'elle que Simnel
n'a jamais connu son père, et que sa mère est absente, (Elle est allée
chercher la dot promise au père John Bread.) Quel heureux
hasard!--Écoutez, jeune homme: vous vous appelez Lambert Simnel, mais ce
n'est pas votre vrai nom. Les temps sont accomplis, et nous sommes
venus, ces messieurs et moi, pour vous révéler enfin votre destinée.
Elle est belle, elle est haute, cette destinée! Vous êtes fils du duc de
Clarence, le frère d'Édouard IV et de Richard III; vous êtes notre roi
légitime, et nous avons tiré l'épée pour vous rendre votre trône et en
chasser le Richemont, qui n'est qu'un usurpateur effronté.

Faut-il le dire? Lambert n'est plus tenté de crier: vive Lancastre! et
change de convictions politiques avant même d'avoir changé d'habit.

Voilà Simnel devenu roi, ou du moins prétendant, et chef d'une belle
armée. Chose merveilleuse! sa nouvelle position ne l'embarrasse pas le
moins du monde. Il ne sait pas lire; mais, cela excepté, il sait tout,
la géographie, l'histoire, l'administration, et surtout l'art de la
guerre, dont il donne au fils du roi Henri VII des leçons théoriques et
pratiques. Il le bat d'abord, et ensuite il lui explique catégoriquement
pourquoi il l'a battu. Il suit à la lettre le système de Napoléon;
_Diviser les forces de son ennemi, et, le ruiner en détail._ Ou plutôt,
comme vous le voyez, c'est Napoléon qui n'a été qu'un plagiaire, et qui
a volé Lambert Simnel. Enfin Lambert est le plus grand génie de
l'histoire, et l'Opéra-Comique est le pays le plus merveilleux du monde.

Non-seulement Simnel sait tout sans avoir jamais rien appris, mais il a
toutes les qualités d'un grand homme, toutes les vertus d'un héros.
Aristide n'était pas plus juste, Cincinnatus plus désintéressé, Scipion
plus chaste, et Bayard ne sera pas plus loyalement chevaleresque. Il
faut voir avec quels égards il traite la duchesse de Durban, quand les
hasards de la guerre le rendent maître du château de cette jeune, belle,
riche et noble damoiselle! Tel est l'excès de sa galanterie, qu'il se
ferait scrupule de la prier de le laisser seul, même lorsqu'il va
s'occuper de ses intérêts les plus importants et de ses affaires les
plus secrètes; et cela, de sa part, est d'autant plus méritoire, qu'il
n'ignore pas que la duchesse est la fiancée du prince Édouard, son
ennemi.--(Le prince Édouard est un fils dont l'Opéra-Comique a
généreusement gratifié Henri VII et qui commande l'armée royale.)

Or, il est bon que vous sachiez que ce prince Édouard se trouvait au
château de la duchesse au moment où Lambert en a pris possession. Ordre
est donné de ne laisser sortir âme qui vive. Édouard, déguisé en
fauconnier de la duchesse, tente de s'échapper, mais n'est pas assez
leste, il est pris, et on l'amène à Simnel.--Pourquoi voulais-tu
fuir?... Ah! je devine, tu voulais sans doute aller retrouver ta
maîtresse. Sois tranquille, je vais te délivrer, car tu m'intéresses et
notre situation est la même. Moi aussi, vaudrais bien n'être pas séparé
de cette pauvre Catherine Bread, que j'aime toujours. Là-dessus,
Catherine se présente avec son père. On voit que s'il est défendu de
sortir du château, il est du moins permis d'y entrer. Que vient faire
ici Catherine? Elle vient demander à son ancien amoureux s'il consent à
ce qu'elle en épouse un autre, puisqu'il est vrai qu'un roi d'Angleterre
ne peut épouser la fille d'un cabaretier. Simnel y consent bien à
regret.--Et quel est-il, cet heureux mortel qui m'a succédé dans ton
coeur?--Le voilà, dit la duchesse, en montrant le prince
Édouard.--Ah!... Eh bien! mariez-vous, et surtout allez-vous-en bien
vite, et que je n'aie plus le chagrin de voir votre bonheur.

Édouard ne demande qu'à obéir, et se croit déjà hors de danger, quand le
comte de Lincoln, absent jusque-là, arrive enfin. Il connaît le prince
et le fait arrêter. Mais Lambert n'est pas homme à profiter d'un pareil
avantage. Il ne comprend la guerre qu'en face à face et à armes égales;
il ordonne à Lincoln de mettre Édouard en liberté. Le comte trouve
toutes ces idées fort excentriques, et refuse d'obéir. Lambert insiste,
Lincoln s'obstine; tous deux enfin se fâchent, et le comte exaspéré tire
son épée pour tuer Lambert. On l'arrête, et Lambert, qui tient à faire
respecter son autorité, exige qu'il se mette à genoux pour demander sa
grâce. A ce prix, mais à ce prix seulement, il lui pardonnera.--Je n'y
tiens pas, s'écrie Lincoln.--Obéissez, lui disent tout bas ses deux
complices; il y va du succès de notre cause.--Jamais! jamais! crie
Lincoln de toute sa force; on me tuera plutôt!--C'est ce que nous allons
voir.

Richard Simon est à sa droite, et le major à sa gauche. Tous deux à la
fois tirent leur poignard, et Lincoln devient doux comme un mouton. Vous
pouvez tout à votre aise, lecteur, le contempler agenouillé et
suppliant, dans la gravure qui accompagne cet article et nous dispense
d'insister davantage sur cette scène originale et piquante.

Lambert, comme vous voyez, met à la fois en liberté tous ses ennemis.
C'est héroïque, mais peu prudent. Édouard se dispose il lui livrer
bataille, et Lincoln s'occupe de faire la paix à ses dépens. Il va même
jusqu'à changer traîtreusement tout son plan de bataille pour le faire
battre. Lambert s'en aperçoit et fait pendre Lincoln par son ami le
major, qui ne se fait pas beaucoup prier pour cela. «Ma foi, dit-il, il
ne l'a pas volé!» C'est là toute l'oraison funèbre de cet aimable
personnage.

Cependant madame Simnel arrive avec la dot de son fils qu'elle était
allée chercher. Quel changement! et que devient-elle quand Lambert lui
apprend qu'on lui a révélé tout le mystère, qu'elle n'a jamais été que
sa nourrice, et qu'il est le roi légitime de l'Angleterre et de
l'Irlande!--» En voilà bien d'une autre! Comment! tu n'es pas mon fils!
qui ose le dire? et qui peut savoir cela mieux que moi? Tu es si bien
mon fils, que voici la dot que ton père t'envoie, et voici les papiers,
ou parchemins, qui établissent la naissance. Voyez, plutôt, madame la
duchesse.» Car la duchesse est présente, et, s'il faut tout dire, elle
ne quitte guère la tente de Lambert Simnel.

Vous croyez celui-ci bien désappointé? Tant s'en faut! Il est au comble
de ses voeux, et l'on dirait un avoué qui a fait sa fortune et qui peut
enfin vendre sa charge.--Comment! je ne suis pas roi? Quel bonheur!
Savez-vous que c'est un métier fort ennuyeux que celui de roi, et qu'il
n'y a pas de couronne qui vaille ma petite Catherine, qu'on m'avait fait
abandonner? D'ailleurs, je ne suis pas homme à voler le bien d'autrui,
et puisque le trône appartient légitimement à Henri VII, vive Henri VII!
vivent Lancastre, la Rose rouge et le prince Édouard!

Certes, il est impossible de trouver à redire à un dénouement aussi
moral.

Indépendamment des scènes amusantes qui abondent dans cet ouvrage,--dans
les deux premiers actes surtout,--il y a des morceaux fort agréables,
l'introduction, par exemple, un duo entre Lambert et Catherine, un air
chanté par Lambert, un trio entre Lincoln et ses deux complices, le
finale du premier acte, un air chanté par la duchesse au commencement du
second, d'autres encore; il faudrait les citer presque tous. Il y a de
charmantes phrases dans le duo, la première surtout. Le trio est vif,
léger, décidé; le trait de violon et la phrase vocale, qui en font tous
les frais, ont une physionomie également originale, et quand le violon
s'empare, à la fin, de cette phrase vocale, et la reproduit
_pianissimo_, il en augmente encore l'effet. Le finale contient une
marche exécutée par les instruments et répétée par les voix, qui a
beaucoup de style et de caractère.

En général, cette dernière partition de Monpou est très-riche d'idées
mélodiques, et l'on y remarque, indépendamment de ses qualités
habituelles, une facilité et une ampleur de développements dont il avait
jusque-là donné peu d'exemples. Sous ce rapport il y avait chez lui
progrès véritable, et ce dernier ouvrage fera encore déplorer plus
amèrement sa perte prématurée.



Explosion de Gaz à Londres.

MOYEN DE PRÉVENIR DE SEMBLABLES ACCIDENTS.

Il y a quelques jours, un fumeur, passant dans le quartier populeux de
Clerkenwell, à Londres, jeta par mégarde, dans la grille de l'égout, au
carrefour des rues de Rosamond, d'Enmouth et de Middelton, le petit
morceau de papier avec lequel il avait allumé sa pipe.

Aussitôt une explosion terrible s'ensuivit. Le gaz, qui s'était accumule
dans l'égout, s'enflamma; quarante maisons furent ébranlées; d'énormes
grilles de fer ont été arrachées et jetées à plus de cinquante mètres de
distance; le pavé des rues, les dalles des trottoirs, ont été déracinés,
brisées, bouleversés. On eût dit une éruption volcanique.

Les journaux qui rendent compte de cet accident ajoutent qu'on ne
prévoyait pas jusqu'à présent ce nouveau danger que le gaz hydrogène
fait courir aux habitants des villes qu'il éclaire. On était loin de
s'imaginer, disent-ils, que les égouts pouvaient devenir le réceptacle
et le loyer de si formidables explosions.--En sorte qu'à Paris comme à
Londres, la population insouciante qui foule les dalles des trottoirs où
saute un ruisseau, _marche sur un volcan_.

Cette plaisanterie n'est malheureusement que trop vraie au fond.
L'événement du Clerkenwell n'est pas un fait isolé, comme on le répète;
il est déjà souvent arrivé que les fuites de gaz provenait! des
conduites voisines ont pénétré à travers les pieds-droits des égouts, et
même à travers les fondations des caves; et si la bonne ville de Paris
n'était pas si oublieuse, elle pourrait se souvenir d'explosions
semblables dont elle a été elle-même le théâtre. Nous devons le répéter,
non pour effrayer sans motifs, mais pour appeler de nouveau l'attention
sur les moyens faciles d'éviter un danger qui, pour être éloigné, n'en
existe pas moins.

La plupart des Parisiens, heureux mortels qui jouissent de tout sans
s'inquiéter de rien, se promènent à la clarté des becs du gaz et
regardent couler les bornes-fontaines, sans savoir comment le gaz arrive
dans les candélabres où il brûle, et l'eau dans les fontaines où elle
coule. L'un et l'autre y parviennent, la plupart du temps, de fort loin,
à travers de longs tuyaux qui s'enfoncent, circulent et se croisent de
mille manières sous le sol des rues, et dont le tissu ingénieux ne
représente pas mal les veines et les artères circulant sous l'épiderme.
Le nombre en est même peu croyable, et il est tel point du faubourg
Saint-Honoré où, sous le pavé de la chaussée, d'un trottoir à l'autre,
on compte jusqu'à sept conduites cheminant côte à côte et ce croisant
par intervalles; mais ces conduites, sans cesse; ébranlées par le
tassement des terres, par le roulement des pesantes voitures, s'usent
promptement, et se rompent souvent. Alors, gare l'inondation, si c'est
une veine d'eau; et si c'est une veine de gaz, l'odorat du passant qui
franchit ce pavé perfide l'avertit bien vite qu'il faut presser le pas,
et que la présence de l'ouvrier est nécessaire.

La boue, inévitablement causée par la réparation, et quelquefois
l'inondation des caves voisines, sont les seuls inconvénient qu'entraîne
la rupture d'une conduite d'eau; mais celle d'un tuyau de gaz est
beaucoup plus grave: il peut toujours en résulter des accidents
semblables à celui de Clerkenwell.

Je me souviens que, rentrant chez moi par une belle nuit d'hiver, il y a
trois ou quatre ans, et suivant le faubourg Saint-Honoré, je vis de loin
une immense gerbe de feu qui s'élançait du pavé, précisément au milieu
de la chaussée. Je m'arrêtai fort surpris de cette sorte de prodige, et
je vis que cette flamme gigantesque sortait en bruissant d'un égout
alors en construction dans la rue. Les gardiens des travaux ayant senti
le gaz sortir du regard, avaient jugé plaisant de l'allumer. Moi, je
jugeai prudent de presser le pas. Deux jours après, ils s'amusèrent à
recommencer. Cette fois, le gaz fut moins patient: une effroyable
détonation s'ensuivit; le tampon de l'égout placé un peu plus loin, vers
l'Elysée-Bourbon, fut arraché et lancé à une vingtaine de pieds. Toutes
les vitres des maisons voisines furent brisées.

Un autre accident plus déplorable arriva dans un égout sur un autre
point de Paris. Une des compagnies d'éclairage au gaz avait obtenu de
l'administration municipale, à titre d'essai, l'autorisation de poser
une conduite en cuivre dans l'égout-galerie des Martyrs. Cette conduite
s'étant oxydée, il en résulta une fuite qui remplit l'égout, et asphyxia
ou brûla quatre ou cinq malheureux ouvriers qui avaient eu le courage de
descendre dans ce tombeau pour la réparer.

Un malheur semblable arriva rue du Petit-Bourbon-Saint-Sulpice. Un tuyau
s'étant rompu, le gaz s'introduisit, à travers les murs et les
fondations, jusque dans un rez-de-chaussée dont le plancher était en
contre-bas du sol de la rue. Deux malheureuses femmes qui s'y trouvaient
furent asphyxiées et périrent sans qu'on pût leur porter secours.--Il y
a quelques jours, on vient d'annoncer qu'un accident pareil était arrivé
dans une des casernes de Paris. Plusieurs soldats asphyxiés n'ont pu
être que difficilement rappelés à la vie.

Aussi, l'attention de l'administration et des hommes compétents
s'est-elle depuis longtemps portée sur cet objet; c'est dans la crainte
de ce danger, dont l'événement de l'égout des Martyrs avait déjà révélé
toute la gravité, que l'administration municipale parisienne a résisté
aux sollicitations peu réfléchies qui l'exhortaient à placer dans les
égouts, ou dans des galeries voûtées, les conduites dont la présence
sous le sol de la chaussée est une cause permanente de dépavage et de
remaniements. C'est aussi ce qui proscrit à jamais l'emploi, sur de
grandes surfaces, de tous les pavages adhérents imperméables, tels que
les pavages bitumes ou en bois et fondés sur béton, dont on a tenté
jusqu'ici des essais partiels, et qui, en empêchant les fuites de se
révéler à la surface, rendraient inévitables les accidents souterrains.

Toutefois, nous devons indiquer ici un système qui a été proposé il y a
quelques années, et dont l'emploi préviendrait entièrement les malheurs
dont nous avons été témoins. Ce système, fort simple et d'une exécution
peu dispendieuse, consisterait dans l'isolement complet de la conduite,
dont les fuites seraient immédiatement transmises à la superficie du
sol, même au travers d'un pavage adhérent imperméable. La figure
ci-jointe, qui représente la coupe d'une chaussée sous laquelle passe
une conduite posée selon ce système, en donnera facilement une idée.

La conduite A serait placée au milieu d'une couche de sable B, dont le
diamètre serait au moins double du sien. Cette couche de sable serait
revêtue d'une chape bitumée C, ou maçonnée en chaux hydraulique, qui
l'envelopperait de toutes parts, et formerait ainsi comme une seconde
conduite enfermant la première. De distance en distance, la couche de
sable serait traversée dans tout son diamètre par des cloisons bitumées
ou maçonnées D D, reposant sur la conduite; et au droit de chaque
cloison un petit évent en fonte E viendrait affleurer le pavé.

[Illustration.]

Il est évident que, si une fuite se manifestait sur un point quelconque
de la conduite munie de cet appareil, l'eau ou le gaz, au lieu de miner
les terres et de remplir les caves et les égouts voisins, glisserait
dans le sable entre les cloisons imperméables, et, sortant par l'évent à
la superficie du pavé, avertirait immédiatement de la nécessité d'une
prompte réparation.

Nous ne connaissons qu'un point de Paris oz un moyen préservatif de
cette nature ait été appliqué, et encore fort imparfaitement: c'est la
rue Saint-Denis. La conduite de gaz qui passe en cet endroit devait
forcément être posée le long du pied-droit de l'égout, et très-près des
fondations des maisons riveraines. Il y avait donc double danger: pour y
remédier, on enveloppa la conduite d'une couche de sable et d'une chape
maçonnée en mortier hydraulique. Mais on négligea l'évent, qui cependant
nous semble indispensable pour révéler au dehors l'existence des fuites.

Il n'est donc pas exact de dire que l'accident de Clerkenwell est un
fait nouveau qui doit appeler l'attention sur un danger auquel on
n'avait pas encore songé. Déjà le danger est connu, et on a songé à le
prévenir; mais il faut espérer que ce nouvel accident qui frappe nos
voisins, engagera notre administration municipale à s'occuper activement
des moyens de s'en garantir, en adoptant, soit le système que nous avons
décrit, soit tout autre qui lui paraîtrait atteindre encore mieux le but
qu'elle doit se proposer.



Fête de saint Louis, à Tunis.

[Illustration: Chapelle Saint-Louis, à Tunis.]

Le 25 août 1843, on a célébré à Tunis, au milieu d'une population
immense, l'anniversaire de la fêle de saint Louis. Dès le point du jour,
les vaisseaux français _le Jemmapes, l'Alger_, et le brick _la Cigogne_,
ont annoncé la solennité par des salves d'artillerie. A huit heures du
matin a commencé le service divin; le chapelain français, M. l'abbé
Bourgade, a officié, assisté du clergé romain et maltais de l'église de
Tunis. Parmi les personnes présentes, on remarquait M. de Lagan,
consul-général de France à Tunis; les commandants et les états-majors
des trois bâtiments français; M. Charles Jourdain, directeur des travaux
de la chapelle; les consuls de Naples, de Sardaigne, de Hollande et de
Belgique; le chevalier Raffo, conseiller intime de S. A. le bey. Pendant
tout le temps du service divin, la musique militaire du vaisseau
_l'Alger_ a fait entendre des airs graves et guerriers. Le _Te Deum_ a
été accompagné de salves d'artillerie.

Nos lecteurs n'ont pas oublié sans doute qu'en 1840 le bey de Tunis,
Ahmed, a fait don au roi des français, sur sa demande, d'un terrain à
l'ouest de la Goulette, entre la mer au nord, et des ruines romaines et
carthaginoises au midi, à l'endroit même où mourut Louis IX le 25 août
1270.

Louis IX, débarquant non loin de la Goulette, sur la plage de Carthage,
où s'étendent les ruines de l'ancien port et des quais, avait déployé
ses tentes à peu de distance, sur un montagne isolée, en vue de Tunis et
de la mer. C'est sur cet emplacement même, à 16 kilomètres de Tunis,
qu'est érigée aujourd'hui la chapelle Saint-Louis. Au milieu des ruines
d'un ancien temple, peu éloignées d'un cirque de construction romaine et
des restes d'un grand aqueduc, qui amenait les eaux des montagnes à
l'ancienne cité de Carthage, l'on a aplani avec soin une assez large
enceinte entourée d'un mur d'appui, et au milieu de laquelle s'élève une
plate-forme ronde, élégamment dallée à compartiments symétriques. On
monte à cette plate-forme par six marches établies circulairement sur
tout le pourtour, et au centre est construite la chapelle, d'une forme
octogone. L'intérieur offre un rond-point entièrement libre au-dessous
du dôme; on aperçoit ainsi, dès l'entrée, au fond, en face de la porte,
l'autel, et au-dessus, dans la niche principale, la statue de saint
Louis, en beau marbre blanc des Pyrénées, due au ciseau de M. Émile
Seurre, et tirée des galeries de Versailles. L'édifice est bâti en
pierre appelée marbre de Soliman, avec des remplissages en pierre de
tuf, du sol de Carthage, et voûté en briques de Gènes avec enduit de
mortier de chaux, formant stuc à la manière du pays. Ses fondations
s'appuient sur les dalles en marbre et sur les bases du temple
d'Esculape. Les fouilles ont fait découvrir plusieurs morceaux de
colonnes cannelées, en beau marbre jaune de Numidie, des chapiteaux
corinthiens et des parties d'entablement richement sculptées. Là paraît
avoir été primitivement le plais de Didon, dont l'immense escalier
s'avançait vers la mer.

Le gouverneur de l'arsenal, Sidi-Mahmoud, a fait solennellement, le 23
août 1840, remise du terrain concédé, au nom du bey, à M. de Lagan,
consul-général de France. La première pierre de l'édifice fut posée le
même jour, après la célébration de la messe par le père-préfet de Tunis,
et un an après, le 25 août 1841, la chapelle fut inaugurée.

Au commencement de l'année 1843, M. Charles Jourdain, jeune architecte,
déjà chargé de la construction de la chapelle, l'a été également de
l'exécution des dépendances nécessaires à sa garde, à son entretien, à
sa desserte. Ces dépendances consistent en un mur d'enceinte, et trois
corps de bâtiments, à rez-de-chaussée et à terrasses, comprenant le
logement des gardiens, une sacristie et des salles d'attente pour les
visiteurs. Ces bâtiments sont reliés entre eux par des portiques en
style de cloître gothique. Le terrain de l'enceinte est compris dans un
octogone de cent mètres de diamètre. Des plantations de cyprès entourent
le monument, et la manufacture royale de Sèvres prépare, pour les
croisées, des vitraux de couleur.



Fêtes des environs de Paris..

LA FÊTE DE SAINT-CLOUD.

Si les fêtes des environs de Paris se suivent et se ressemblent trop
souvent, si leur physionomie générale porte une teinte de monotonie
passablement soporifique, chacune a cependant un trait particulier qui
la distingue de ses voisines. Corbeil a ses pèlerinages au tombeau du
bon sire Aymon; Saint-Germain a son jeu du baquet et ses noces de
Gamache en plein air, où l'on voyait, il y a quinze jours, le soleil
torréfier les viandes à la broche, ainsi prises entre deux feux;
Nanterre a son jeu des ciseaux et son couronnement de rosière;
Clichy-la-Garenne, fier de son emplacement géographique à cent dix pieds
au-dessus du niveau de la Seine, se donne un faux air suisse et forme
des archers au moyen du tir à l'oiseau; Saint-Cloud, enfin, pour abréger
cette énumération qu'il ne tiendrait qu'à nous d'élever à des
proportions homériques, Saint-Cloud, dis-je, a ses mirlitons. La fête du
bourg musical et le son de cet instrument nasillard ne se séparent point
l'un de l'autre; qui dit Saint-Cloud, dit mirliton, et rien que
d'entendre prononcer le nom de l'un, il nous semble avoir dans l'oreille
les chevrotements enroués de l'autre.

Ce n'est pas, Dieu merci, que le mirliton manque à aucune fête
populaire; il s'en faut de toute l'épaisseur d'un roseau creux chargé de
galantes devises et d'une pellicule d'oignon. Mais ailleurs, le
mirliton, cet emblème enroué de la vieille gaieté française, partage le
sceptre avec la trompette d'un sou, la guimbarde et autres luths aimés
de nos troubadours en casquettes. A Saint-Cloud, il règne sans partage,
ou tout au moins sa voix altière étonne les accents criards de ses
rivaux humiliés. Il est le rossignol de ce bruyant bocage; il est, si
l'on peut toutefois comparer une voix de bois à une voix d'homme, le
premier ténor de cet immense et strident concert d'amateurs, C'est à
Saint-Cloud qu'on le voit prendre les dimensions pyramidales d'une toise
ou d'un tambour-major. Si ce mouvement ascensionnel continue, il
atteindra bientôt à la hauteur d'un mat de cocagne. On le verra alors
s'avancer dans la fête connue _le superbe géant_ dont parle le poêle
lyrique. Une myriade d'autres mirlitons moins favorisés de la nature et
du bimbelotier formeront la suite triomphale et célébreront à l'envi ses
louanges sur tous les tons. Mais lui, quelle poitrine humaine pourra
contenir assez de souffle pour faire vibrer ses vastes flancs? Aucune,
sans doute; son tube divinisé n'aura besoin, pour résonner, que de
l'haleine du zéphyr. Ce sera le mirliton éolien.

En attendant le jour de cette apothéose prédite par Grandville, et qui
dès lors est immanquable (c'est comme si Nostradamus et l'_Almanach
prophétique_ y avaient passé), parcourons la fête, et sachons nous
contenter des voluptés qu'elle nous offre, mirliton à part; car si cet
adorable instrument résume les plaisirs de la journée, il ne les
constitue point encore, fort heureusement, à lui tout seul.

Mêlons-nous donc à cette foule de merveilleux, de provinciaux, de
pimpantes femmes de loisir, de jeunes grisettes qui, pour manier
l'aiguille de Minerve, n'en ont pas généralement toute la sagesse, de
superbes commis-marchand, d'éblouissants clercs d'avoués, etc., etc.,
que vomissent à chaque demi-heure les convois monstres du chemin de fer,
et égarons-nous sous les ombrages du parc, l'un des chefs-d'oeuvre du
grand Le Nôtre.

Et d'abord, vous le savez, les journaux et le programme séduisant
affiché aux quatre coins de Paris par l'ordre de M. le Maire de
Saint-Cloud, vous l'ont annoncé, les eaux jouent. Courons donc admirer
ces deux belles cascades et ce fameux jet d'eau, l'orgueil de
l'hydraulique, qui éteindrait trois incendies et n'a pas laissé
d'allumer, dans les vers suivants, la faconde, intarissable comme lui,
du chantre des jardins, de Delille, puisqu'il faut l'appeler par son
nom:

        J'aime ces jets où l'onde, en des canaux pressée,
        Part, s'échappe et jaillit avec force élancée.
        Tel j'ai vu le Saint-Cloud le bocage enchanteur;
        L'oeil, de son jet hardi mesure la hauteur.
        Aux eaux qui sur les eaux retombent et bondissent,
        Les bassins, les bosquets, les grottes applaudissent.
        Le gazon est plus vert, l'air plus frais; des oiseaux
        Le chant s'anime au bruit de la chute des eaux;
        Et les bois, inclinant leurs tiges arrosées,
        Semblent s'épanouir à ces douces rosées.

Que voulez-vous que nous ajoutions à cette sublime poésie, à _cet
applaudissement_ flatteur _des bassins, des bosquets et des grottes_, à
cet _oeil_ dont le compas _mesure la hauteur de ce jet grandi?_ Rien, si
ce n'est toutefois la tirade suivante, inspirée par lesdites cascades et
le même jet d'eau, à un autre poète, celui-ci contemporain de Louis XIV.
Le lecteur pourra comparer;

                  Quelle tempête, quel tonnerre!
        Au temps le plus serein entends-je en ces beaux lieux?
        Quel fracas redouble? Est-ce donc que la terre
                 Insultant de nouveau les cieux,
        Menaçant de noyer les astres et les dieux.
        Aujourd'hui, par ses eaux, leur déclare la guerre?
        J'en tremble, j'en frémis: agréable frayeur!
                 Doux effet d'un art enchanteur,
        Qui te donne une folle et charmante torture,
                 Pour montrer qu'il peut sous ses lois,
        Quand il veut s'égayer, asservir la nature.
        . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .
                 Les Naïades, sous milles images,
        Commencent à jour leurs divers personnages;
                 Fleuves et vents, centaures, demi-dieux,
                 Avec honneur prennent leurs places,
        Mufles, grenouilles, lynx, animaux odieux.
        Mais embellis par l'or dont ils brillent aux yeux,
                Avec leur hideuses grimaces,
                Font l'aspect le plus gracieux,
                Lorsqu'au milieu de cette scène,
                A force de contorsions,
                Et de feintes convulsions,
                Les Naïades, perdant haleine,
                Se précipitent à grands flots,
        conduites avec elle au vaste sein des mers,
        Elles vont, de leur roi célébrant la puissance,
                Répandre dans tout l'univers
        Les beautés de Saint-Cloud et sa magnificence.

[Illustration: Fête de Saint-Cloud.--Le Mirliton. Dessin allégorique par
J.-J. Grandville.]

Cette bruyante poésie fut composée à l'époque où MONSIEUR, frère du roi,
propriétaire de Saint-Cloud, voulant satisfaire l'impatience
qu'éprouvait la ville d'admirer les merveilles de cette résidence,
décida que les eaux de Saint-Cloud joueraient tous les jours, ce qui lui
valut d'être inondé de pièces du vers semblables à celles qu'on vient de
lire. On a certes raison de dire que la bonté, sur la terre, est parfois
bien mal récompensée.

Voulez-vous maintenant de la prose, des détails techniques? En voici:

La fameuse chute d'eau artificielle de Saint-Cloud forme deux cascades,
la première du dessin de Lepautre, la seconde due à Mansard. La haute
cascade (celle de Lepautre) a 108 pieds de face sur autant du pont
jusqu'à l'allée du Tillet, qui la sépare de la basse. Elle est décorée
au sommet de deux figures colossales représentant la Saône et la Marne;
celles qu'on voit à demi couchées sur la balustrade sont la Seine et la
Loire. Aux extrémités sont placés Hercule et différentes statues de
Faunes.

La basse cascade, située à la suite de la limite, est plus vaste que
celle-ci. Elle a 270 pieds de longueur sur 96 de largeur et ne consomme
pas moins de 3,700 muids d'eau à l'heure. Les eaux tombent dans un canal
bordé de deux palissades de charmilles et de bois, orné de statues
jusqu'à l'allée _des Portiques_, où se tient la foire de Saint-Cloud.

Placé sur la droite de la cascade, au milieu du grand bassin carré, le
jet d'eau, le plus extraordinaire qui existe au monde, s'élève à 80
pieds au-dessus du niveau du bassin; il soulève à son orifice un poids
de 130 livres, et consomme ou plutôt expectore dix barriques d'eau à la
minute.

[Illustration: La Lanterne de Diogène.]

Telles sont les principales merveilles de ce parc, dont les ombrages
rappellent tant de souvenirs. Les évoquerons-nous? Il y aurait là
matière à plus d'une digression élégiaque et rétrospective. C'est à
Saint-Cloud que le coup de poignard de Jacques Clément éteignit la race
des Valois et mit les Bourbons sur le trône. C'est à Saint-Cloud que
retentit ce cri funèbre immortalisé par l'oraison de Bossuet: «Madame se
meurt! Madame est morte!» C'est à Saint-Cloud que le jeune vainqueur de
l'Égypte et de l'Italie posa son pied victorieux sur la tribune
législative et que «ce fils de la liberté détrôna sa mère,» comme a dit
M. Casimir Delavigne. C'est de Saint-Cloud, enfin, qu'une autre
tentative de même nature, mais moins heureuse, vint soulever Paris et se
briser contre les barricades de Juillet. Que de leçons et quel beau
texte à moraliser d'importance! Mais graves enseignements ne sont point
notre fait. Nous sommes à la fête, non à la tribune; nous serions mal
venu à invoquer Clio et à prendre un ton solennel à propos de foire et
de mirliton. Laissons donc là ces grands souvenirs historiques: quelques
détails sur les principales fêtes que Saint-Cloud a vu célébrer seront
beaucoup plus de saison.

Mais auparavant nous ne pouvons résister au désir de raconter comment
Saint-Cloud fut érigé en résidence princière et avec quelle habileté
Mazarin sut acquérir à peu de frais pour Louis XIV cette magnifique
habitation. L'anecdote est fort peu connue et mérite assurément de
l'être. Toute la finesse, tranchons le mot, toute la rouerie du
cardinal-ministre y apparaît sous son plus beau jour, et l'on y retrouve
trait pour trait le subtil Mazarin de la Fronde. Voici l'histoire.

Le roi ayant exprimé l'intention d'acheter une maison de plaisance pour
M. le duc d'Orléans, le cardinal jeta les yeux sur celle d'un gros
partisan située à Saint-Cloud, et qui était d'une étendue immense et
d'une grande beauté: aussi revenait-elle à près d'un million à celui qui
en était propriétaire. Mazarin alla un jour la visiter, et, tout en en
louant la magnificence, il dit au financier: «Voilà une maison qui, sans
mentir, doit vous couler au moins douze cent mille livres?--Oh!
monseigneur, que dites-vous là? répondit le Tucaret, qui ne se souciait
point d'avouer le chiffre de ses richesses, je ne suis point assez
opulent pour consacrer à mes plaisirs une somme aussi
considérable,--Combien donc cela vous coûte-t-il? reprit le cardinal; je
gagerais que vous n'en êtes pas quitte à moins de deux cent mille
écus.--Non, monseigneur, dit le traitant; je ne suis certes point en
état de faire une si grosse dépense.--Serait-ce par hasard, répondit
Mazarin, que la maison ne vous coûte pas au delà de cent mille
écus?--Vous l'avez dit, monseigneur; c'est là justement le prix,»
s'écrie le financier, croyant avoir dupé le ministre par ce gros
mensonge. Mazarin sourit, ne dit mot, et le lendemain il envoya au
partisan trois cent mille livres, en lui mandant que le roi désirait
acquérir sa maison pour M. le duc d'Orléans. La somme fut remise au
traitant par un notaire, qui apportait le contrat de vente tout dressé.
Force fut bien au financier-châtelain de s'exécuter et de céder au roi
sa magnifique maison pour le tiers au plus de sa valeur.

[Illustration: Les Grandes Eaux de Saint-Cloud.]

L'habitation et ses dépendances furent aussitôt livrées à Lepautre, à
Mansard, à Girard, à Le Nôtre, qui en firent la majestueuse résidence
que vous savez.

Les premières réjouissances qui suivirent cette métamorphose, furent une
fête, «où le roi, disent les journaux du temps, vint à Saint-Cloud,
accompagné de Marie-Thérèse et d'Anne d'Autriche, sur une galiote
très-galamment ornée. Monsieur le traita, ajoutent-ils, avec une
magnificence extraordinaire; la bonne chère fut accompagnée de délicieux
concerts et du divertissement d'une comédie française dans le jardin,
éclairé par un grand nombre de lustres. Les bords de la rivière,
couverts de batelets décorés, étaient occupés par des fanfares, des
trompettes et des tambours.»

[Illustration: Le Retour de Saint-Cloud.]

Le 12 août 1660, un grand bal donné à Saint-Cloud est le prélude de
l'union de Monsieur et de madame Henriette d'Angleterre. Dès lors, cette
résidence devient un lieu de délices; ce ne sont plus dans ses jardins
que fêtes, spectacles et concerts, jusqu'au moment où, dans les salles
du château, retentit le cri de mort et de douleur que nous avons cité
plus haut.

Mais aucun deuil n'est éternel. Le 11 août 1672, les jardins de
Saint-Cloud s'illuminent de nouveau pour la fête splendide offerte par
Monsieur au roi, à l'occasion de son second mariage avec la princesse de
Bavière. Les fêtes recommencent pour la naissance du duc de Valois et
pour le baptême du duc de Chartres, qui fut depuis régent de France.

En 1677, l'inauguration de la galerie d'Apollon, peinte par Mignard,
donne lieu à une nouvelle fête, sur les bombances de laquelle un poète
de l'époque nous a légué, entre autres détails, les suivants:

        Trois services rendaient cette table agréable.
        Onze plats à chacun, avec profusion,
        Furent servis par ordre et sans confusion,
        De gibier et poisson on y vit l'abondance;
        On servit les desserts avec magnificence.
        . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .
        A chacun des repas que fit notre grand roi,
        De tous ses ennemis la terreur et l'effroi,
        La troupe de Monsieur chatouilla ses oreilles
        Au son des violons, en jouant à merveilles.
        On y donna trois bals où l'on dansa des mieux.
        L'éclat des diamants éblouissait les yeux.
        . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .
        On fit tous ces trois bals en neuf appartements;
        Enfin tous les plaisirs furent doux et charmants.
        Tout le monde admira la grâce sans égale
        Et les puissants attraits de la maison royale.

En 1686, nouvelle fête à Saint-Cloud pour célébrer le succès de
l'opération de la fistule pratiquée au roi par le chirurgien Félix.
Cette fête (l'espace nous manque pour la décrire) a trouvé aussi un
historien dans le sieur Laurent, de bibliothèque du roi, lequel raconte
agréablement

        Que Félix, trop heureux fit en perfection
                La fatale opération.

Toutes ces fêtes avaient été offertes exclusivement à la cour; mais, en
1743, le duc d'Orléans, grand-père du roi actuel, celui qu'on avait
surnommé le _Roi de Paris_, donna à Saint-Cloud une grande fête où tout
le monde fut admis. Il y eut spectacle pour les princes, spectacle pour
la noblesse, et enfin spectacle pour le peuple. On eût dit ce jour-là,
racontent les mémoires du temps, que l'Olympe était descendu sur la
terre. On ne rencontrait dans le parc que Faunes, Sylvains. Naïades,
Hamadryades; partout des concerts, partout des tables gratuites servies
en abondance; enfin, tous les Parisiens, qui étaient accourus en foule à
ces merveilles mythologiques, trouvèrent, le soir, des tritons
complaisants et désintéressés qui les reconduisirent dans la grande
ville sur des bateaux préparés aux frais du duc d'Orléans.

Mais, sous aucun règne, Saint-Cloud ne fut le théâtre de si nombreuses
et de si brillantes fêtes que sous l'Empire. Napoléon affectionnait,
comme l'on sait, cette résidence, sans doute en souvenir et en
reconnaissance de ce qu'au 18 brumaire elle avait élu le berceau de sa
puissance impériale. Il l'habitait presque continuellement, et la
plupart des grandes fêtes de cette prestigieuse époque ont été données à
Saint-Cloud, Nous citerons, entre autres, celles qui célébrèrent le
baptême du fils aîné de la reine Hortense, dont l'Empereur avait d'abord
le dessein de faire son héritier, la fête du mariage de Napoléon avec
Marie-Louise, et enfin celle qui suivit le 15 août 1811, la naissance du
roi de Rome. Une pompe vraiment féerique présida particulièrement aux
apprêts de cette dernière. A la chute du jour, le palais et le jardin
s'illuminèrent tout à coup comme par enchantement.--Ce fut, dit
l'historien de cette résidence, une véritable forêt enchantée; chaque
arbre semblait transformé en un bouquet de diamants, en une girandole de
pierreries; les cascades roulaient, au milieu des flammes, des eaux
étincelantes de mille couleurs; le ciel était éclairé de feux qui se
croisaient dans les airs avec une éblouissante rapidité; le canon de
l'artillerie impériale se mêlait à cette artillerie artificielle; des
orchestres animaient partout les danses et les plaisirs; une foule
immense inondait les parcs et les bosquets... Tout à coup éclate un
orage épouvantable; le tonnerre gronde, la pluie tombe par torrents, et
l'éclair qui sillonne la nue est la seule lueur qui survive aux
splendeurs fantasmagoriques de cette fête impériale.

La superstition populaire vit dans cette brusque interruption de la fête
un sinistre présage. Elle ne se trompait pas: car, à quatre ans de là,
les alliés occupaient la résidence favorite de l'Empereur, et le prince
de Schwarzemberg donnait dans le parc de Saint-Cloud une dernière fête
qui est restée tristement célèbre entre toutes.

Détournons nos yeux de ce tableau, et revenons à la fête du jour. Nous
avons vu la grande cascade et le jet d'eau qui en sont le principal
ornement, comme ils l'avaient été de toutes celles dont l'énumération
précède. Gravissons maintenant le parc et allons visiter, sur le plateau
qui le domine, le fameux monument renouvelé des Grecs, que l'on désigne
sous le nom de _Lanterne de Diogène_. Voici, en abrégé, l'historique de
cette curiosité, à la fois locale et exotique. M. de Choiseul avait
rapporté de ses voyages en Grèce le modèle en plâtre du monument
athénien que les archéologues nomment _la lanterne de Démosthènes_, et
qui figure à l'Acropole. Le plâtre fut imité en terre cuite par les deux
frères Trabocchi, avec une grande perfection. Ce travail, qui fixa
l'attention universelle à l'Exposition de l'an XI, valut à ses auteurs
une médaille d'argent. Napoléon le fit transporter à Saint-Cloud et
dresser sur un obélisque élevé par M. Fontaine, au lieu où figurait
jadis le belvédère, sur le point culminant du parc; seulement, lois de
la mise en place de cette contrefaçon de l'antique, on substitua au nom
primitif du monument celui de _Lanterne de Diogène_. Cette métonymie
n'eut vraisemblablement d'autre but que de flatter l'Empereur: les
courtisans, qui déjà pullulaient à Saint-Cloud, n'avaient garde de
laisser échapper une si belle occasion d'insinuer finement que Diogène
avait enfin trouvé dans cette résidence l'homme qu'armé de sa lanterne,
il cherchait depuis si longtemps. Nous ne nous arrêterons point à
discuter le mérite de cette ingénieuse allégorie; seulement, nous avons
peine à croire que Napoléon eût pu être l'_homme_ de celui pour qui
Alexandre n'avait été qu'un importun et un _parasol_ incommode.

Lorsqu'il passait la nuit à Saint-Cloud, la lanterne de Démosthènes ou de
Diogène allumée était un phare qui, vu de Paris, annonçait à ses
habitants la présence de l'Empereur au palais de cette résidence. On
arrive par un escalier tournant jusqu'à cette façon de kiosque ou
d'observatoire, d'où l'oeil embrasse un immense panorama que termine
Paris à l'horizon, et sur les premiers plans duquel se détache, comme
une ceinture verdoyante, ce parc où, comme l'a dit Marie-Joseph Chénier
dans sa belle pièce de _la Promenade à Saint-Cloud_,

        De ces bois toujours verts les masses imposantes,
        Ces jardins prolongés qui bordent les coteaux,
        Et qui semblent de loin suspendus sur les eaux.

A tout prendre, la magnificence de ce coup d'oeil nous paraît être le
grand mérite monumental de la lanterne en question. Elle montre mieux
qu'un homme: elle montre la nature sous l'un de ses plus beaux, de ses
plus riches aspects, et Diogène lui-même oublierait un instant sa
recherche toujours déçue, s'il était appelé à jouir de cet admirable
coup d'oeil.

Mais pendant nos pérégrinations historiques dans le parc, les ombres
sont lentement descendues des collines. Voici la nuit. Déjà j'entends le
mirliton qui résonne dans la grande allée des portiques. C'est l'instant
le plus brillant, le plus solennel de la fête. Les arbres du parc
s'illuminent; les orchestres forains retentissent; les saltimbanques
s'égosillent; les monstres s'agitent dans leurs tanières de sapin et de
toiles peintes; ils ont ordre de pousser des hurlements féroces afin de
fasciner plus sûrement la foule. Les boutiques de jouets d'enfants, de
macarons, de sucre-d'orge, mais surtout, mais partout, mais toujours, de
mirlitons, ornent leurs devantures d'un brillant éclairage de quatre
chandelles des six. Aimez-vous la danse? voici le bal de l'Étoile et
celui de Morel qui vous ouvrent leurs portes et vous convient à des
rigodons échevelés.--Avez-vous besoin de remonter votre ménage? Notre
vieille amie, madame Leroy, va vous en fournir les moyens. Prenez des
billets à la loterie qu'elle fait tirer incessamment à son innombrable
clientèle. Moyennant dix billets de dix centimes chacun, vous serez
bien malheureux si vous ne gagnez pas au moins une petite lasse de cinq
sous. Nous connaissons des gens qui ne s'approvisionnent de vaisselle
que chez madame Leroy. Sa porcelaine n'est pas précisément de Sèvres;
elle est de Saint-Cloud; mais qui ne sait que Saint-Cloud et Sèvres,
c'est tout un?

Cependant le mirliton fait retentir les airs de toutes les mélopées
imaginables, depuis _Malbrouck s'en va-t-en guerre, mirliton, ton-ton
mirontaine, le Bon roi Dagobert, au Clair de la Lune, J'ai du bon
Tabac_, et autres motifs populaires jusqu'au grand air des Puritains et
de l'ouverture de Guillaume-Tell. C'est au son de ce formidable
pot-pourri que se termine la fête. Il serait à désirer pour les oreilles
quelque peu sensibles qu'il put prendre fin avec elle, mais les accords
très-peu parfaits résultant de la combinaison des divers _cantabile_
ci-dessus se prolongent jusque par delà l'heure du départ, hélas! et
même celle du retour. Les échos de la rue Saint-Lazare en frémissent; la
Chaussée-d'Antin assourdie croit que Paris est appelé au triste sort de
Jéricho, et plus d'un mirliton traîtreusement importé jusque dans le
sein des familles justifie déplorablement par son ramage, les jours
suivants, cet axiome qu'il n'y a jamais de bonne fête sans lendemain.



Romanciers contemporains

CHARLES DICKENS. (Voir p. 26)

ARRIVÉE A NEW-YORK.

UNE NOUVELLE CONNAISSANCE.

Une légère agitation s'était fait sentir sur la plage même de la terre
de l'indépendance. Un alderman avait été élu à New-York la veille; ce
qui n'avait pas peu aiguillonné la sensibilité des partis, les amis du
candidat vaincu, ayant jugé à propos d'appuyer les immortels principes
de la Pureté d'Élection et de la Liberté des votes en cassant un petit
nombre de bras et de jambes, et en traquant de rue en rue un gentleman
suspect, dans le bénévole dessein de lui fendre le nez. Ces
gentillesses, folâtres écarts de l'imagination populaire, n'avaient
cependant rien d'assez saillant pour qu'on s'en souvînt encore après le
repos d'une nuit, si les étincelles ne s'en fussent rallumées
pétillantes au souffle vivifiant de la publicité. La nouvelle était déjà
proclamée, avec de perçantes clameurs, par une nuée de petits crieurs
qui s'étaient abattus, non-seulement dans tous les carrefours, dans
toutes les ruelles de la ville, sur son port, sur ses quais, mais qui,
du tillac à la quille, avaient envahi, avant qu'il touchât terre, le
bateau à vapeur, pris d'assaut par cette légion de hardis petits
citoyens.

«Ici! ici! voilà le _Tranche-au-Vif_ de New-York! vociférait
l'un.--Voici le dernier numéro du _Sicaire_ de New-York, criait
l'autre.--Lisez, lisez le _Pilori_ du jour! hurlait un troisième.--Voilà
l'_Inquisiteur_ du matin!--Voilà le dernier numéro du _Mouchard des
Familles!_--Demandez, demandez l'_Espion domestique!_--Demandez le
_Rowdy_ de New-York!--Demandez le _Vautour!_--Voici le _Charivari_ des
États-Unis!--Tous les papiers de New-York, du premier au dernier!
Demandez, demandez!

--Ici vous trouvez le compte-rendu de l'échauffourée patriotique d'hier,
de l'émeute _Locofoco_ (2), qui a remouché les whigs d'importance, et le
récit véridique du procès des yeux pochés et enfoncés des boxeurs de
l'Alabama, et l'histoire exacte du très-intéressant _douel_ aux
couteaux-poignards (3) de Bowie, de l'État d'Arkansas.--Voilà, voilà les
nouvelles commerciales, les dernières modes et les derniers cours!
Demandez, demandez!

[Note 2: Ce sobriquet, donné au parti ultra-démocratique, et qu'il a
accepté en Amérique (connue en France les Jacobins se firent nommer du
nom de sans-culotte, qui leur avait été donné par mépris), a une origine
assez obscure. On prétend que dans une assemblée mémorable du parti, les
fenêtres étant ouvertes, un coup de vent éteignit les lumières, qui
furent rallumées à l'aide d'allumettes nommées _locofoco matches_. Ce
nom fut alors appliqué par les whigs au parti ultra-populaire, qui s'en
pare comme d'un titre.]

[Note 3. Le duel avec les couteaux de Bowie est quelque chose de
terrible. Ce Couteau, dont la lame recourbée et à double tranchant est
large comme la main, donne la mort presque à coup sûr. L'inventeur de
cette arme funeste, Bowie, est mort, tué par un de ses propres
couteaux.]

--Voici le _Pilori!_ hurlait-on d'autre part, le _Pilori_ de New-York!
Voici un des douze mille numéros du _Pilori_ de ce jour! Lisez, lisez
les derniers cours de la Bourse et des marchés, et toutes les nouvelles
du port! Lisez quatre colonnes de correspondance de la province, avec le
récit détaillé du _raout_ de la nuit dernière chez mistress White, et
les observations particulières et anecdotiques du rédacteur sur toutes
les grandes dames et beautés célèbres de New-York rassemblées à ce
bal.--Voilà, voilà le _Pilori!_ Demandez un des douze mille numéros du
_Pilori_ du jour: vous y verrez toute la coterie de Wall-Street, et
toute la cabale de Washington en plein pilori.--Lisez, lisez le récit
exact d'un grave délit commis par le secrétaire d'État dans la huitième
année de son âge, communication obtenue à grands frais de sa nourrice.
Voilà, voilà le _Pilori!_ Achetez un des douze mille numéros de ce jour
du _Pilori_ de New-York. On y voit une colonne entière des noms en
toutes lettres des citadins de New-York, leur conduite en
regard!--Voici, voici l'article du _Pilori_ sur le juge qui l'avait fait
assigner comme pamphlétaire, son hommage au jury indépendant qui ne l'a
point condamné, et l'énumération de ce qui, au cas contraire, menaçait
les jurés.--Voilà, voilà le _Pilori!_ toujours prêt, toujours prompt,
toujours à l'affût! Achetez le premier journal des États-Unis; achetez
un des douze mille numéros du _Pilori_ du jour, tout frais sortant de la
presse et encore en tirage. Demandez, demandez le _Pilori_ de New-York!»

--C'est à travers ces organes éclairés et progressifs que les
bouillonnantes passions de ma patrie se font jour, dit une voix presque
à l'oreille de Martin.

Celui-ci se retourna involontairement, et vit debout, à son coude, un
quidam au teint pâle, aux joues creuses, ayant des cheveux noirs et de
petits yeux clignotants, dont la singulière et douteuse expression
tenait de l'humoriste et du dédaigneux, pouvait, sur plus ample examen,
passer pour une heureuse combinaison de ruse, de vulgarité et de
suffisance. La physionomie du personnage empruntait un surplus de
gravité à son chapeau à larges bords, tandis que ses bras,
majestueusement croisés, prêtaient à sa tournure quelque chose de plus
imposant. Le costume néanmoins pouvait paraître mesquin; La redingote
bleue du monsieur descendait jusqu'à la cheville, cachant de courts et
larges pantalons de même couleur, et un jabot fripé s'échappait, non
sans prétention, de son vieux justaucorps de buffle. Ainsi accoutré,
moitié appuyé, moitié assis sur le rebord du bateau à vapeur, ses larges
pieds se croisant devant lui, et sa grosse canne à fort pommeau de métal
et ferrée du bout suspendue à son poignet par un cordon à glands, le
gentleman cligna de l'oeil droit, pinça le coin de la bouche, et répéta
d'un air profond:

«C'est à travers ces organes éclairés et progressifs que les
bouillonnantes passions de ma patrie se font jour!»

Le monsieur regardait Martin, qui, ne voyant personne auprès de lui pour
répondre à l'allocution, s'inclina, et dit:

«C'est une allusion à...

--Au palladium de nos libertés; à ce qui fait la terreur de l'oppression
étrangère, monsieur!» répliqua l'Américain, indiquant, du bout de son
bâton, un des jeunes crieurs de journaux, garçon borgne et d'une rare
malpropreté. «Je fais allusion, dis-je, à ce qui nous attire
l'admiration et l'envie du monde entier, monsieur, à ces hardis
propagateurs des lumières, hérauts de la civilisation humaine!
Permettez-moi, monsieur, ajouta-t-il en appuyant le fer de sa canne sur
le pont, de l'air d'un homme avec lequel on ne badine pas, permettez-moi
de vous demander ce que vous pensez de ma patrie.

--N'ayant pas, comme vous voyez, touché terre encore, répliqua Martin,
je suis assez mal préparé à répondre à cette question.

--Fort bien, dit l'Américain: puis désignant du bout de sa canne les
vaisseaux amarrés dans le port, et enveloppant l'air et l'eau dans son
geste grandiose; je parierais même, ajouta-t-il, que vous étiez assez
mal préparé à contempler d'aussi brillants symptômes de notre prospérité
nationale!

--En vérité, je ne sais, dit Martin; mais si; je pense que si.»

L'Américain cligna de l'oeil d'un air fin, et affirma que cette manière
politique de répondre ne lui déplaisait point.

«C'était chose naturelle,» ajouta-t-il.--En sa qualité de philosophe, il
aimait à observer les préjugés humains sous toutes leurs faces.

«Je vois, monsieur,» poursuivit-il, inspectant les passagers d'un regard
qu'il ramena ensuite vers Martin en posant son menton sur la pomme de sa
canne: «je vois; vous avez apporté la cargaison ordinaire de misère, de
pauvreté, d'ignorance et de crimes, et vous venez vous en décharger dans
le sein de la grande république. Fort bien, monsieur; qu'ils accourent,
qu'ils viennent à toutes voiles de l'extrémité du vieux monde! Quand les
vaisseaux sont sur le point de sombrer, les rats les quittent, dit-on.
Il y a de la vérité dans cet axiome, à mon avis.

--Le vieux navire pourra tenir la mer encore un an ou deux, à ce que
j'espère,» dit Martin, laissant échapper un sourire, provoqué moins par
le discours que par la bizarre emphase de l'orateur, qui, glissant sur
les mots d'une certaine étendue, insistait sur les autres, comme si, les
premiers étant de taille à se tirer d'affaire eux-mêmes, il n'eût en à
s'inquiéter que des monosyllabes.

«L'espérance, du moins le poète l'affirme, est la nourrice des jeunes
désirs, monsieur, fit observer le gentleman; et cependant j'ai peine à
croire qu'elle mène à bien les vôtres.

--C'est au temps à répondre,» répliqua Martin. L'Américain hocha la
tête, et reprit au bout d'un moment:

«Comment vous nommez-vous, monsieur?»

Martin dit son nom.

«Quel âge avez-vous, monsieur?»

Martin dit son âge.

«Votre profession, monsieur?»

Martin déclara qu'il était architecte.

«Et votre destination, quelle est-elle? poursuivit le gentleman.

--Réellement, répondit Martin en riant, je ne saurais vous satisfaire à
cet égard, ne la connaissant pas moi-même.

--Oui-da! reprit-il.

--Vraiment, non,» dit Martin.

Le monsieur passa sa canne sous son bras gauche, et, après avoir examiné
le jeune Anglais avec plus d'attention qu'il n'avait encore eu le loisir
de le faire, il étendit sa main, secoua celle de Martin, et dit:

«Je me nomme le colonel Diver, monsieur, et je suis l'éditeur du _Rowdy_
(3). journal de New-York.»

[Note 3: Ce mot veut dire tapageur de bas étage.]

Martin reçut la communication avec le respect dû au ton de l'annonce.

«Le _Rowdy_ de New-York, monsieur, reprit le colonel, comme vous ne
l'ignorez pas, je présume, est l'organe de l'aristocratie en cette
ville.

--Ah! ah! il y a une aristocratie dans ce pays? demanda Martin; et de
quoi se compose-t-elle?

--D'intelligence, monsieur, répliqua le colonel, d'intelligence et de
vertu, et de ce qui ne peut manquer d'en être la conséquence naturelle
dans cette république, d'argent, monsieur.»

Ce renseignement enchanta Martin, qui se tenait pour assuré que si
l'intelligence et la vertu menaient droit à la fortune, il ne pouvait
manquer de devenir bientôt riche capitaliste. Il allait exprimer la joie
que lui donnait cette nouvelle, lorsqu'il fut interrompu. Le capitaine
du vaisseau venait saluer le colonel, et voyant sur le pont un étranger
bien mis (le jeune homme avait rejeté en arrière son manteau), il lui
donna aussi une poignée de main, à l'inexprimable soulagement de Martin,
qui, en dépit de la suprématie reconnue de l'intelligence et de la vertu
en cette heureuse contrée, aurait été blessé au coeur en paraissant
devant le colonel Diver dans l'humble attitude d'un passager de l'avant.

«Eh bien! _capitaine?_ dit le colonel.

--Eh bien! colonel! cria le capitaine, vous avez une mine de prospérité;
à peine si je pouvais vous remettre, en vérité.

--Une bonne traversée, _capitaine?_ demanda le colonel prenant l'autre à
part.

--Oui vraiment! une magnifique traversée, une vraie joute, dit ou plutôt
chanta le capitaine avec l'accent du terroir, vu le temps!

--Vraiment? reprit le colonel.

--Vrai comme je vous le dis, répondit le capitaine; je viens justement
d'envoyer un mousse porter à votre bureau, colonel, la liste des
passagers.

--N'auriez-vous pas sous la main quelque autre de ces petits
commissionnaires, capitaine? demanda le colonel d'un ton qui frisait le
reproche.

--Je le crois certes bien, que j'en ai. Nous en trouverions une douzaine
s'il vous les fallait, colonel.

--Il suffirait d'un, je présume, pour porter jusqu'à mon bureau une
douzaine de bouteilles de Champagne, et observer le colonel d'un air
distrait. Une traversée des plus rapides, disiez-vous?

--Des plus rapides, affirma le capitaine.

--Mon bureau n'est pas loin, comme vous savez, poursuivit le colonel. Je
suis ravi que votre passage ait été si prompt, capitaine. Au cas où vous
seriez à court de chopines, ne vous en inquiétez pas; votre mousse, en
faisant le trajet deux fois au lieu d'une, portera tout aussi bien les
vingt-quatre pintes. La traversée était de premier ordre, capitaine? Eh?

De la plus in...imaginable rapidité, dit le marin.

--Nous boirons à votre bonne fortune, capitaine. Vous pourrez, chemin
faisant, me prêter le tire-bouchon et une demi-douzaine de verres, si
bon vous semble. Quelles que soient les tempêtes que les éléments
soulèvent contre le noble et rapide paquebot de ma patrie, contre le bon
voilier, _le Screw_, monsieur, dit le colonel se tournant vers Martin et
dessinant un victorieux paraphe sur le pont avec le bout de sa canne, la
traversée d'allée et de venue n'est pour lui qu'une course.»

Le capitaine, qui avait pour le moment le _Pilori_, attablé dans une de
ses cabines, mangeant à bouche que veux-tu, et dans l'autre l'aimable
_Tranche-au-Vif_ buvant à se coucher sous la table, prit cordialement
congé de son ami et patron le colonel, et se hâta d'aller expédier le
Champagne, bien convaincu (ainsi qu'on le vit peu après) que s'il
hésitait à se concilier les bonnes grâces de l'éditeur du _Rowdy_,
l'illustre potentat le dénoncerait en gigantesques capitales à la
vindicte publique, lui et son navire, avant qu'il fût plus vieux d'un
jour, et s'en prendrait au besoin à la mémoire de feu sa mère, enterrée
depuis environ vingt ans.

Le colonel se trouvant seul alors avec Martin, l'arrêta au moment où
celui-ci se disposait à s'éloigner, et lui offrit, comme à un Anglais
étranger dans New-York, de lui faire connaître la ville, et de le
présenter, au cas où la chose lui conviendrait, dans une pension
bourgeoise du meilleur ton. Avant tout, il sollicita, comme il dit,
l'honneur de la compagnie du voyageur au bureau du _Rowdy_, où il
prétendait lui faire goûter une bouteille d'un Champagne tout récemment
importé d'Europe.

Le tout était si obligeant, si hospitalier, que, malgré sa répugnance à
commencer la journée par une libation, Martin accepta. Enjoignant donc à
Mark, encore tout absorbé par la pauvre femme et ses trois enfants, d'en
finir au plus tôt, de se faire livrer les bagages, et d'aller attendre
ses ordres au bureau du _Rowdy_, Martin accompagna son nouvel ami.

Ils se frayèrent un chemin de leur mieux, à travers la triste foule
d'émigrants qui encombraient le débarcadère: groupés autour de leurs
lits, de leurs malles, ayant sous eux la terre nue, et au-dessus le
ciel, les malheureux semblaient tombés d'une autre planète, tant ce
Nouveau-Monde leur était étranger. Martin et son compagnon n'en
poursuivirent pas moins leur route le long d'une rue bruyante, bordée,
d'un côté, par les quais et le port; et, de l'autre, par une éternelle
rangée de maisons et de magasins à couleur tranchante, d'un rouge
brique, ornés de plus d'enseignes noires avec lettres blanches, et de
plus d'enseignes blanches avec lettres noires, que Martin n'en avait vu
de sa vie dans cinquante fois cet espace. Ils tournèrent le coin d'une
rue étroite, puis d'une autre, d'une autre encore, jusqu'à ce qu'enfin
ils atteignissent une maison sur laquelle se lisait en caractères
gigantesques: _Rowdy journal_.

Le colonel, qui avait toujours marché une main sur son coeur, sa tête
oscillant d'un côté à l'autre, son chapeau rejeté en arrière, comme un
homme qu'oppresse le sentiment de sa propre grandeur, passa le premier;
et, gravissant un escalier étroit et sale, il introduisit l'étranger
dans une chambre à l'avenant. Des débris de journaux y faisaient
litière; épreuves et manuscrits gisaient pêle-mêle. Derrière un vieux
bureau vermoulu, sur une table à tréteaux, était assis un étrange
personnage; un tronçon de plume passé en travers de la bouche, tenant de
la main droite une paire d'énormes ciseaux, il coupait, rognait,
taillait une file de feuilles du _Rowdy journal_. Il y avait quelque
chose de si irrésistiblement comique dans le geste et dans l'expression,
que, tout en se sentant sous le feu du regard du colonel Diver, Martin
eut toutes les peines du monde à s'empêcher de rire.

L'individu qui siégeait sur la table, coupant et tranchant le _Rowdy_ au
vif, était un petit jeune homme imberbe, d'une pâleur maladive, qui
pouvait venir de l'intensité de ses méditations, mais aussi, sans nul
doute, de l'usage immodéré du tabac qu'il chiquait à ce moment-là même
avec une vigueur martiale. Son col de chemise était rabattu sur un ruban
noir faisant office de cravate, et ses cheveux plats,

                      Rare et frêle espérance,

étaient non-seulement lisses et séparés sur le front, afin de ne rien
voiler de son aspect poétique, mais avaient été épilés çà et là: ce qui
expliquait le prodigieux développement de cet organe de la pensée. Il
avait ce genre de nez écrasé que le vulgaire se plaît à flétrir du nom
de «nez de carlin,» mais dont le bout retroussé marque un superbe dédain
des choses d'ici-bas; un duvet jaunâtre pointait sur sa lèvre
supérieure, si clair-semé en dépit des soins les plus assidus, qu'on
hésitait à y voir les prémices d'une moustache ou une trace récente de
pain d'épice, l'âge tendre du jeune adolescent permettant cette dernière
conjecture. Tout entier à sa besogne, chaque fois qu'il ouvrait et
fermait ses gigantesques ciseaux, il faisait à l'unisson, avec ses
mâchoires, un bruit des plus formidables.

Martin décida en lui-même que ce devait être le fils du colonel Diver,
espoir de la famille, et future colonne du _Rowdy journal_. Il
commençait même à complimenter le père sur la précocité de son jeune
garçon, et sur le plaisir qu'il y avait à le voir jouer ainsi à
l'éditeur dans toute la naïveté de son âge, lorsque le colonel
l'interrompit au début de sa phrase, pour lui dire avec orgueil:

«Mon collaborateur pour le département de la guerre, M. Jefferson Brick,
que j'ai l'honneur de vous présenter.»

Martin tressaillit à cette introduction inattendue, et à l'idée de
l'irréparable bévue qu'il avait failli commettre.

Evidemment charmé de l'effet qu'il produisait, M. Brick tendit la main à
l'étranger d'un air tout à fait protecteur et paternel, comme pour le
rassurer et lui montrer qu'il s'effrayait à tort, lui (Brick) ne lui
voulant, aucun mal.

«Vous connaissez de réputation Jefferson Brick, à ce que je puis voir,
monsieur? reprit le colonel avec un sourire. L'Angleterre a entendu
parler de Jefferson Brick, l'Europe aussi. Voyons un peu: combien y
a-t-il que vous avez laissé l'Angleterre, monsieur?

--Cinq semaines environ, dit Martin.

--Cinq semaines, répéta le colonel d'un air pensif, comme il se hissait
à son tour sur la table et balançait ses longues jambes; alors, je puis
vous demander lequel des articles de M. Brick excitait à cette époque le
plus de fureur dans le parlement britannique et à la cour de
Saint-James?

--Sur ma parole, dit Martin, je...

--Je sais de bon lieu, monsieur, interrompit le colonel, que les cercles
aristocratiques de votre pays tremblent au seul nom de Jefferson Brick;
mais je désirerais apprendre de votre bouche, monsieur, lequel de ses
articles a asséné le coup de massue...

--Aux cent têtes de l'Hydre de la Corruption rampant dans la poussière,
monstre terrassé, transpercé par le glaive de la Raison, et lançant
jusqu'à la voûte céleste son empourpré venin,» acheva M. Brick, se
coiffant d'un air farouche, d'une petite casquette de drap bien, à
visière vernissée, et citant son dernier article.

--Une libation à la liberté! hein. Brick? souffla le colonel.

--C'est de sang parfois qu'il la faut boire! s'écria le petit homme
prompt à la réplique; oui, de sang!» et, à ce mot, il referma sa
gigantesque paire de ciseaux avec un bruit aigre et discord, comme s'ils
faisaient écho et se rangeaient à son opinion sanguinaire.

A ce moment critique, ces deux majestueux organes de la presse firent
une pause et regardèrent Martin dans l'attente d'une réponse.

«Sur ma vie, dit ce dernier, qui avait repris sa froideur habituelle, je
ne saurais vous donner là-dessus le moindre renseignement, car la vérité
est que je...

--Arrêtez!» s'écria le colonel, jetant un regard sombre à son
collaborateur chargé du département de la guerre, et hochant la tête à
chaque phrase. Je sais ce que vous allez nous dire. «Vous n'avez jamais
entendu parler de Jefferson Brick; vous n'avez jamais rien lu de lui;
vous ignoriez jusqu'à l'existence du journal _le Rowdy_; vous ne saviez
même pas quelle immense influence il exerce sur les cabinets de
l'Europe! c'est bien cela, n'est-ce pas? dites oui.

--C'est certainement ce que j'allais répondre, reprit Martin.

--Contenez-vous, Jefferson! dit le colonel gravement, n'éclatez pas!...
O Européens! quand ouvrirez-vous les yeux à la vérité? quand
sortirez-vous des ténèbres de l'erreur?... Sur ce, prenons un verre de
vin.» Tout en parlant, le colonel se laissa glisser au bas de la table,
et tira d'un panier derrière la porte une bouteille de Champagne et
trois verres.



MARGHERITA PUSTERLA.

Lecteur, as-tu souffert?--Non.--Ce livre n'est pas pour toi.

CHAPITRE VIII.

LES DÉSASTRES

L'ASSASSIN de Rosalia, après avoir gagné le rivage, traversa
les ruines de Lecco, monument de la vindicte politique, et revit le bois
où il avait conçu le plan de la vengeance qu'il venait d'accomplir. Il
entra dans la citadelle, et, arrivé dans son appartement, il respira
comme un homme qui atteint le terme d'une route difficile; et, se jetant
sur son lit, il s'écria: «Enfin, je suis content.»

[Illustration.]

Mais le contentement ne suit point le crime, même chez ceux qui ont le
plus endurci leur conscience. Les joies qu'il procure sont orageuses
comme l'enfer qui les enfante. Ramengo sentait sous lui sa couche se
hérisser d' aiguillons, et ses draps pesaient sur son corps comme un
linceul; ses membres agités se tordaient sur le lit; il voulait feindre
la tranquillité devant son propre coeur, et, fermant les yeux, il
essayait de dormir; mais lorsqu'il revenait à lui, il les sentait tout
grands ouverts, fixés sur des fantômes qui fascinaient sa vue. Ces
fantômes n'étaient point évoqués par la peur, mais ils lui
représentaient sa femme, son fils, au milieu de leurs angoisses.
Immobile, il les retrouvait au pied de son lit, à son chevet, à la porte
de sa chambre. Furieux de ne pouvoir les éviter, il s'efforçait de
trouver dans cet épouvantable spectacle une source d'atroces
jouissances. Il sauta à bas de son lit, courut au sommet de la tour; et
là, arrêtant ses regards étincelants sur le lac, ses noirs cheveux épais
sur ses tempes fiévreuses, d'une main tenant son épée, tandis que
l'autre se crispait sur les créneaux, on l'aurait pris pour une statue
placée en cet endroit pour orner l'édifice ou effrayer la vue, il secoua
enfin résolument la tête, et dit;

«Tu es là! là au milieu des eaux, femme maudite! Oh' pourquoi cette nuit
n'est-elle pas éternelle! pourquoi ne peut-elle ressentir autant de
tortures qu'elle m'en a fait souffrir depuis deux mois!»

Puis il vit les ténèbres s'épaissir vers le couchant, et une nuée aussi
noire que la fumée d'une fournaise s'avancer en rasant le lac. Il prévit
la bourrasque, et il s'en réjouit; il s'en réjouit quand elle redoubla
de violence; chaque éclat du vent et de la foudre le transportait d'un
infernal plaisir, parce que, dans la frénésie de sa rage, il pensait que
sa femme en souffrirait. L'eau qui tombait du ciel le pénétrait tout
entier; le vent sifflait au travers de ses cheveux en désordre, et il ne
le sentait pas; il ne sentait que l'ardeur de la vengeance.

Il ne cessa de regarder le lac qu'aux premières lueurs de l'aube. Il
sauta à cheval, et parcourut avec fureur le rivage pour s'assurer si,
par hasard, Rosalia n'avait point abordé, ou plutôt si la tempête
n'avait point rejeté là un cadavre, il ne vit rien, n'entendit parler de
rien. Au comble de son horrible joie, il espéra que son plan avait
complètement réussi, et que le lac s'était refermé sur la victime et sur
les traces de l'assassinat. Dans les premiers jours, il masqua ses
remords sous une activité fébrile; il envoya aux environs s'informer si
la tempête ou la crue des eaux n'avait mis personne en danger. Sous
prétexte de surveiller les manoeuvres de certaines bandes qui
infestaient la vallée Saint-Martin, il fit partir de divers côtés des
batteurs d'estrade, qui devaient lui rapporter exactement ce qu'ils
auraient entendu; mais personne ne lui parla d'une femme noyée. Il put
donc s'écrier; «Enfin, tu as rendu le dernier soupir! Puisse ton agonie
avoir été longue, aussi pleine d'angoisses que je le souhaite, et que tu
l'as mérité! Puissé-je un jour, comme j'ai joui de ta mort, jouir de
celle de ton infâme amant!»

Si on a une idée de la puissance sans frein des gouverneurs militaires
en tout temps, et du désordre particulier de cette époque, où, pour
débrouiller un dédale inextricable d'affaires, on rendit un statut qui
défendait de rechercher les délits commis durant la guerre de Monza,
depuis le 1er novembre 1322 jusqu'au 11 décembre 1329, on comprendra
facilement comment personne ne demanda à Ramengo un compte juridique de
la disparition de Rosalia. A ses subalternes il imposa silence; avec ses
égaux il ne manqua ni de faux-fuyants ni de prétextes. Il répandit à
Lecco le bruit que Rosalia avait été à Milan, qu'elle s'était échappée
pour rejoindre ses parents dans l'exil; puis, enfin, qu'elle était
morte, ainsi que son enfant. Il feignit d'en être désespéré, et cacha
ainsi son crime sous d'impénétrables apparences, et garda son secret
aussi bien que le lac, son unique confident.

Les années coururent. Après les événements que nous avons racontés,
Pusterla épousa Margherita Visconti. Ramengo, comme client de la
famille, assista aux pompes de la bénédiction nuptiale. A cette heure
sainte, où le coeur bat sur la frontière de deux vies, entre les désirs
du passé et les promesses de l'avenir, le bourreau de Rosalia se retraça
le moment où cette vierge pure avait juré de l'aimer. Il vit ensuite la
tendresse et la félicité répandre leurs fleurs sur les pas de
Margherita; une jalousie féroce s'empara de son âme lorsqu'il vit
Pusterla, cet ennemi abhorré, devenir l'époux d'une gracieuse enfant. Le
bonheur dont il fut témoin, et qui naissait au milieu de ces pures
affections domestiques, rouvrit, si jamais elle avait été fermée, la
blessure qu'il n'avait reçue, comme il le pensait, que des mains de
Pusterla. «Moi! disait-il, il m'a ravi une femme, un fils;--il a jeté
dans mon coeur les fureurs qui le dévorent... et il est au comble de la
félicité! Et quels charmes dans l'enfant que le ciel lui a donné! Oh! un
fils! si j'avais pu avoir un fils! quelles joies ineffables! quelles
riantes espérances! pouvoir aussi l'aimer, pouvoir éveiller aussi
l'envie! et je n'en aurai jamais, non, jamais! C'est lui qui en est
cause, et lui il a un fils, un enfant accompli, une femme, un modèle de
beauté et de vertu! Oh! puissé-je un jour troubler ces vives
jouissances! puissé-je porter à ses lèvres l'amertume du fiel dont il
m'a abreuvé!»

[Illustration.]

Il y a tant de souplesse dans la haine, qu'elle sait prendre jusqu'aux
apparences de l'amour. Soit que Ramengo se tût véritablement laissé
captiver par la vertu et les charmes de Margherita, démon épris d'un
ange; soit qu'il ne crût sa vengeance complète qu'autant qu'il aurait
rendu à Pusterla l'outrage qu'il prétendait en avoir reçu, il commença à
entourer Margherita de ses hommages; ses actions et ses paroles
respirèrent la flatterie, et n'eurent d'autre but que de lui faire
comprendre toute l'ardeur de sa passion: il poussa l'effronterie jusqu'à
la lui déclarer ouvertement. Margherita se sentait trop élevée au-dessus
de Ramengo, dont un secret instinct lui révélait la bassesse,
quoiqu'elle ne connût point les crimes qu'il avait commis, pour que les
grossières poursuites de cet homme troublassent sa tranquillité. Elle
garda un profond silence, et il lui parut que le mépris était le juste
châtiment de sa faute. Mais Ramengo n'était pas homme à s'avouer vaincu
après une première défaite; il s'animait de plus en plus, peut-être par
dépit, peut-être parce que, confiant dans son mérite comme ceux qui en
ont le moins, il espérait, avec de la persévérance, remporter une
victoire d'autant plus glorieuse qu'elle était plus difficile, en outre,
il avait fermement résolu de commencer ses vengeances contre Pusterla,
en déshonorant son lit; s'il n'y pouvait parvenir, il lui suffisait que
les apparences y fussent, et que la malignité du vulgaire, en condamnant
Margherita, troublât le sommeil de Franciscolo. «Cette femme, se
disait-il, n'est-elle donc point comme les autres femmes? Quelle est
celle qui n'agrée point l'hommage rendu à sa beauté? Oh! elle
succombera, elle succombera! que l'occasion se présente seulement.»

L'occasion lui parut se présenter dans la circonstance que je vais dire.

Bien qu'elle ne fût pas encore aussi commune qu'elle le devint depuis
dans le seizième, siècle et dans le siècle suivant, l'opinion courait
alors qu'un homme pouvait pactiser avec les esprits infernaux, acquérir
par là une puissance surnaturelle, quelquefois pour porter secours, le
plus souvent pour nuire à ses semblables. On savait que les loups-garous
et les sorciers pouvaient exciter et apaiser des orages. Il n'y avait
pas une tempête qu'on ne leur attribuât. On en trouvait des preuves
irréfragables dans les étranges apparences que prenaient les nuages en
s'amoncelant, et dans lesquels l'imagination trouvait des figures de
géants, de bêtes, de démons.

Les astrologues, classe de savants qui touchaient de fort près aux
choses de la magie, donnaient des lois aux princes, qui faisaient
dépendre des oracles de ces prophètes leurs actions, leurs guerres,
leurs voyages. Toute maladie un peu étrange était attribuée à un sort, à
un mauvais oeil; tous les maux qu'on ne pouvait expliquer ou dont
l'homme n'avait pas le courage de s'accuser étaient considères comme
l'oeuvre des sorciers. On croyait qu'ils s'assemblaient pendant
certaines nuits, dans certains sites, pour tenir leurs conciliabules
infernaux.

Toutes ces opinions ne germaient pas uniquement dans les têtes
populaires; on pouvait même dire qu'elles ne s'étaient enracinées dans
le peuple que grâce aux discussions et aux dispositions des chefs du
peuple. Les républiques rendirent des décrets contre les enchanteurs;
toutes les églises consacrèrent des formules pour les maudire et les
conjurer. Les savants en faisaient l'objet d'une discussion sérieuse et
en règle. Lorsque les tribunaux poursuivirent les délits de sorcellerie,
la croyance aux sorciers prit le caractère de la certitude. Comment
imaginer que la justice fût dans l'erreur? Ainsi réduite en système,
cette opinion prit de la consistance parmi ceux qui prétendaient au
titre de savant; d'un autre côté, propager dans le vulgaire par des
bavards de tout habit et de toute condition, elle acquit une telle
autorité, que le renom de blasphémateur et d'hérétique eût aussitôt
atteint, ceux qui l'auraient révoquée en doute.

La puissance et le nombre des sorciers croissant en raison des
persécutions dont ils étaient l'objet, les remèdes et les antidotes se
multiplièrent. Pendant que la classe cultivée avait les conjurations et
les bûchers, le peuple, sans recourir à de si grands et si atroces
moyens, opposait superstitions à superstitions, parmi les remèdes les
plus efficaces, on comptait surtout la rosée de la nuit de Saint-Jean.
Qui avait été baigné de cette rosée, était assuré toute l'année contre
les ensorcellements. Certaines herbes fleuries ou cueillies pendant
cette nuit étaient la pierre de touche et la guérison des incantations.
Cette croyance s'unissait à d'autres croyance analogues qu'il est
inutile de commenter ici, mais qui ont laissé des traces jusque dans le
siècle des machines à vapeur, tant en Italie que dans les pays
étrangers. Dans tout le Nord, de la Suède à la Saxe et sur le Rhin, on
allume encore de grands feux de joie pour la Saint-Jean. Un Anglais se
trouvant en Irlande la veille de ce jour, fut averti de ne point
s'étonner s'il voyait au milieu de la nuit des feux s'allumer sur les
hauteurs des environs. A Newcastle, les cuisinières font des feux de
joie pendant cette soirée. A Londres, les ramoneurs mènent des danses et
des processions, revêtus de costumes grotesques. Dans une vallée du
comté d'Oxford, dite du Cheval-Blanc, ils se rassemblent pour étriller
le cheval, comme ils disent; ils arrachent l'herbe d'un espace de
terrain de manière à représenter un cheval gigantesque; puis, après cet
exploit, ils passent la journée en fêtes champêtres. Je sais des
districts de la Lombardie où, malgré les prohibitions, on sonne
continuellement les cloches pendant toute la nuit de la Saint-Jean.
Enfant, plus d'une fois j'ai été mené par quelque bonne femme pour
recevoir la rosée de Saint-Jean, et en divers endroits on m'a montré
d'énormes noyers qui, après être restés arides jusqu'à cette nuit, le
matin se trouvent verdoyants comme de plus belle, et couverts d'un
feuillage touffu.

Du temps de notre Marguerite, on célébrait avec plus de pompe, en raison
de la foi ou de la crédulité, la veillée de la Saint-Jean. Depuis la
tombée de la nuit jusqu'à l'aube, les cloches ne se reposaient pas dans
les cent vingt campaniles de la cité, afin que les sorcières, qui, si
vous l'ignoriez, ont une peur effroyable du bruit des cloches, ne
pussent ni cueillir les herbes malfaisantes, ni empêcher, par leur
malice, de cueillir les herbes salutaires. Cependant le peuple ne
fermait pas les yeux et sortait en foule pour recevoir la rosée
miraculeuse. C'était une espèce de fête, un carnaval nocturne.

[Illustration.]

Dans les villages, tout le monde se rassemblait dans quelque grange, et
là, au son des chalumeaux et des cornemuses, les villageois chantaient,
dansaient et priaient tout ensemble. Je dis les jeunes gens; quant aux
vieillards, qui d'un pas paresseux s'étaient traînés eux aussi au clair
de lune, ils répétaient une litanie d'histoires de sorcières. Une bonne
dame assurait avoir vu de ses propres yeux tel ou tel événement; une
autre avait connu deux, trois, vingt ensorcellements; celle-ci avait
entendu, toutes les nuits, un chat miauler sur le toit de la voisine;
celle-là avait une locataire qui, au milieu de la nuit, surtout lorsque
son mari était absent, ouvrait sa porte et chuchotant certainement avec
un esprit; les plus nombreuses et les plus sincères étaient celles qui
affirmaient n'avoir jamais souffert d'aucune sorcellerie, mais parce
qu'elles n'avaient jamais cessé de se baigner dans la rosée de la
Saint-Jean.

L'Église, qui intervenait alors dans tous les actes de la vie publique
et privée, ne se tenait point à l'écart en cette occasion; et comme la
coutume s'en est conservée jusqu'à nos jours pour la fête de la
Nativité, on célébrait alors à la Saint-Jean trois messes, l'une à
minuit, l'autre au point du jour, la troisième à nones. Pendant et après
la messe nocturne, on chantait un cantique aux strophes nombreuses et de
mètre varié; il était entonné par les clercs et les prêtres, et le
peuple, de toute sa voix, et avec les _spropositi_ dont il a coutume
d'orner les chants en latin, donnait le répons:

        Quam beatus puer natus
        Salvatoris angelus,
        Incarnati nobis dati........

Je n'ai pas besoin de dire qu'à Milan la solennité était plus bruyante
et plus raffinée. Nul ne restait chez soi, tous sortaient de tous côtés,
et surtout vers un bois qui se trouvait au lieu qu'on appelle encore
aujourd'hui Saint-Jean-de-la-Paille. Les dames mettaient leur orgueil à
s'y rendre en beaux vêtements blancs relevés d'ornements de couleurs
variées, qui tranchaient d'une façon merveilleuse sur le fond obscur de
la nuit. Elles étaient décolletées autant que le comportait la saison et
l'usage, et parées élégamment de fleurs qui couronnaient leur front,
qu'elles tenaient à la main, qu'elles portaient en bouquets à leur
ceinture, ou qui couraient en guirlandes au bas de leurs robes. Un grand
nombre d'entre elles entonnaient des _canzones_ d'une musique
très-simple que les hommes accompagnaient en faux bourdon; les autres
menaient des danses pleines de vivacité au son d'allègres symphonies. On
ne pouvait entrer dans l'enceinte du bois ni en litière ni à cheval;
tout le monde était donc obligé de s'y rendre à pied, nobles et plébéiens
indistinctement, pêle-mêle, riches et pauvres: et comme ce mélange
favorisait l'oubli des outrageuses différences de fortune, il en
naissait une liberté vive et hardie, semblable à celle des bals masqués
en carnaval. La nuit, la foule, la commune allégresse, occasionnaient,
comme on le pense bien, beaucoup de désordres dans des temps comme ceux
dont nous nous occupons.

Je ne pourrais affirmer ni nier que Marguerite crût aux sorciers et aux
superstitions de ce genre, et qu'elle les redoutât. Il est pourtant
probable qu'elle n'était point incrédule à cet égard, car lorsqu'une
erreur est généralement accréditée, il n'y a qu'un bien petit nombre
d'esprits que la sagacité d'observation et le mépris de l'autorité
défendent de la déviation commune. Il est certain qu'elle aussi elle se
mêlait à la foule dans cette solennité populaire, et qu'elle avait
coutume de prendre un délassement honnête avec ses compagnes, se
promenant avec elles toute la nuit. Le vil Ramengo crut que la présence
de Marguerite en ce lieu était favorable à ses projets, et il se tînt
constamment auprès de la femme de Pusterla, étroitement attaché à ses
pas comme un remords.

Les chroniqueurs, auxquels nous empruntons cette série de faits assez
décousus, usent en général d'une licence de langage qui sonnerait mal
aux oreilles modernes, habituées aux voiles et aux ménagements.
Toutefois, en ce qui regarde la conduite de Ramengo dans cette soirée,
ils ne disent rien autre chose sinon qu'il resta constamment auprès de
Marguerite. Mais il est facile de comprendre à quel degré il poussa
l'insolence, puisque Marguerite, malgré la modération de son esprit et
la délicatesse de ses manières, s'emporta jusqu'à lui donner un
soufflet.

Je n'ai pas besoin de dire quelle injure cruelle, irrémédiable, ce fut
pour l'âme criminelle de Ramengo, qui, comme un vase fétide corrompt la
rosée du ciel qu'il reçoit, trouvait dans les affections les plus
tendres un stimulant à ses scélératesses. Il ne conçut point de remords
de sa grossièreté; il ne vit que son orgueil outragé, son honneur
compromis; l'ardeur de vengeance qu'il nourrissait déjà, contre Pusterla
s'alluma plus féroce contre la femme de son ennemi. «Oui, oui, se
disait-il, d'un seul coup ils paieront tous leurs outrages.
Orgueilleuse, je le ferai souvenir de la nuit de la Saint-Jean!»

Marguerite ne crut point devoir raconter à son mari cette insulte de
Ramengo. A quoi bon, en effet? elle se sentait parfaitement à l'abri des
tentatives d'un être si méprisable: les confier à son époux n'aurait eu
d'autre résultat que d'exciter des débats et des malheurs réciproques.
D'ailleurs, à partir de ce moment, Ramengo n'osa plus se présenter au
palais des Pusterla. Les premières fois qu'il se trouva sur les pas de
Franciscolo, il s'éloigna avec soin; mais comme les manières de son
patron n'étaient point changées à son égard lorsqu'il le rencontrait
dans les maisons étrangères, il comprit bientôt qu'il n'était point
instruit de sa conduite, et se rassura sans s'adoucir; sa rage
s'envenima même encore davantage lorsqu'il vit que, dans l'excès de son
mépris pour lui, Marguerite l'avait regardé comme indigne de colère. La
haine des méchants grandit en raison de la supériorité de leurs ennemis.
Il crut qu'il ne serait satisfait qu'autant que le sang des Pusterla
aurait racheté les injures qu'il en avait reçues. Il tenait ouverts des
yeux investigateurs sur ce palais dont il n'osait plus franchir le
seuil. Déjà nous avons vu avec quelles insinuations séduisantes il
inspirait à Luchino le désir de déshonorer Marguerite. Lorsqu'il connut
l'animosité de Pusterla contre les Visconti, il espéra que l'occasion de
le perdre ne tarderait pas à se présenter: une accusation est si facile
à inventer!

Une année presque entière venait de s'écouler depuis ce que je viens de
vous raconter, et le prochain retour de la solennité de la Saint-Jean
avait rouvert dans l'âme de Ramengo la plaie mal fermée. Les apprêts des
citoyens pour fêter cette nuit, dont trois jours les séparaient à peine,
les préparatifs des femmes, la joie des enfants, pour qui une fête est
un événement, tout aigrissait sa fureur et sa haine. On devine quelle
bonne fortune ce fut pour lui d'avoir surpris l'imprudente conversation
d'Alpinolo; elle lui mettait dans la main l'arme empoisonnée avec
laquelle il pouvait frapper non-seulement Marguerite et son époux, mais
leurs amis, qu'il exécrait parce qu'ils étaient aimés d'eux. En même
temps, il trouvait le moyen d'avancer dans la faveur du prince, en lui
prouvant le zèle qui l'animait. L'ambition, son idole, lui montrait de
loin le but de ses désirs, et, pour l'atteindre, il n'avait qu'à se
faire un pont du corps de son ennemi. Il alla donc à la cour, et, ayant
obtenu accès auprès de Luchino, il lui révéla toute la trame, et on
imagine aisément s'il trouva dans son coeur des couleurs assez noires
pour aggraver le crime et le danger dont le prince avait été menacé. Le
secret retour de Pusterla à Milan, et l'abandon de son ambassade,
donnaient déjà matière aux soupçons. Le souvenir était récent de
Plaisance enlevée à Galéas, précisément par les manoeuvres d'un mari
outragé; Luchino savait, en outre, qu'il méritait la haine d'un grand
nombre de ses sujets, et souhaitait un prétexte pour punir Marguerite de
ses vertueux dédains. Quand le méchant trouve à cacher l'iniquité sous
le masque de la justice, n'est-il pas au comble de ses voeux? Il
ressortait du rapport de Ramengo que ceux qu'il fallait saisir les
premiers étaient Casabelletta et Alpinolo, et, sur leurs aveux, se
régler pour s'emparer des autres. Mais on connaissait assez Alpinolo
pour savoir qu'il n'était point de torture qui pût lui arracher un aveu
nuisible à la cause de ses bienfaiteurs. Pour les sauver, il aurait
sacrifié sa vie, vie d'homme obscur et à laquelle le prince n'attachait
aucune importance. Il parut donc plus habile de mettre la main sur
Casabelletta. Il n'avait pas un grand intérêt à se taire, et la torture
devait lui arracher autant d'aveux qu'il en fallait pour procéder, sinon
avec équité, du moins légalement, contre ceux qu'on avait à coeur
d'atteindre.

[Illustration.]

Avec l'emportement habituel de sa démarche, et jetant les yeux de tous
côtés, Alpinolo traversait la place du Dôme, toujours plein
d'enthousiasme pour les mêmes chimères, lorsqu'il s'entendit appeler à
voix basse; il se retourna et aperçut un des sergents du capitaine de
justice, avec lequel il avait coutume de se rencontrer dans les
assemblées populaires, au jeu, dans les spectacles, à la taverne, lieux
que fréquentait Alpinolo pour multiplier, parmi le peuple et les jeunes
gens, les amis et les soutiens de la bonne cause. Il se réjouit de cette
rencontre; le sergent passa d'un air mystérieux à ses côtés et lui dit:
«Suivez-moi.» Puis, comme s'il n'eût rien dit, il prit le chemin du
Broletto Nuovo, se retira dans une des ruelles qui le traversent, et,
regardant avec soin s'il n'était, point aperçu: «Allez, dit-il à
Alpinolo d'une voix altérée, allez et fuyez, et préparez à Pusterla les
moyens d'une prompte fuite.

--Mais pourquoi?

--Le seigneur Luchino a donné l'ordre de l'incarcérer, lui, sa femme, et
tous ses amis.

--Il a peut-être découvert?...

--Oui: il sait tout; on a appliqué Menclozzo à la torture, et il a
parlé.

--Quel est le traître?

--Dieu le sait. Nul n'a parlé aujourd'hui au prince, si ce n'est
Ramengo.

--Ramengo!» s'écria Alpinolo avec l'accent d'une terreur désespérée.
C'était donc à un traître qu'il s'était si entièrement confié; c'était
donc son imprudence qui avait creusé un tel précipice sous les pas de
ses amis. Hurlant et blasphémant Dieu dans sa rage, il quitta le sergent
sans le remercier de son avis bienveillant, courut à travers la rue des
marchands d'or, passa par la _Balla_, se rendit à la poterne de derrière
du palais des Pusterla, et y frappa violemment. «Oh! oh! voulez-vous
donc enfoncer la porte?» s'écria une voix de l'intérieur; et on vit
passer, par une lucarne latérale, une tête noire et barbue, avec deux
yeux fendus à coups de hache et une balafre sur la joue. C'était notre
connaissance Franzino Malcolzato; il s'était acquis dans le pays un
mauvais renom d'homme querelleur et violent, en distribuant maintes fois
de rudes coups de poing et de braves coups de couteau, tant pour son
propre compte que pour le compte d'autrui, jusqu'à ce qu'il fût entré au
service de Pusterla. Quelque honnête que fût un seigneur, il tenait
néanmoins à ses gages quelqu'un de ces bas criminels, soit pour enlever
un instrument de vengeance aux mains de ses ennemis, soit pour s'en
servir au besoin contre eux-mêmes, dans ces temps où la justice ne
s'obtenait guère qu'à la pointe de l'épée ou du poignard.

Lorsque le maraud eut vu et reconnu Alpinolo, il lui ouvrit aussitôt.

«Où est Franciscolo? lui demanda en toute hâte le jeune page.

--Il est dehors.

--Et Marguerite, notre maîtresse?

--Elle est également sortie.

--Où sont-ils, au nom de Dieu?»

Malcolzato ne répondit que par un haussement d'épaules pour témoigner
son ignorance. Alpinolo, au comble du désespoir, courut aux écuries,
sauta sur le meilleur coursier, et se dirigea à toute bride vers les
lieux où il supposait que les Pusterla s'étaient rendus. La dernière
parole que Franzino entendit sortir de la bouche du page, fut celle-ci:
«Maudits soient Luchino et les soutiens de sa cause!»

«Qu'il soit maudit!» répéta Franzino en suivant du regard Alpinolo, qui
fuyait aussi rapide que le vent; puis, pour tromper l'ennui, il s'assit
sur un banc de pierre à côté de la porte, et jetant un coup d'oeil sur
la vipère des Visconti, qui était peinte sur un pilier voisin, il se mit
à siffler et à la regarder d'un air goguenard. Il était mal disposé pour
les Visconti, dont la puissance réprimait les gens de son espèce; dans
la maison où il était entré il n'entendait point parler de ces princes
avec le miel sur les lèvres; encore excité par la bruyante imprécation
d'Alpinolo, il ramassa un morceau de charbon, et, par plaisanterie, il
dessina comme il put, autour des armes seigneuriales, deux poteaux
surmontés d'une traverse, et qui figuraient une potence: une corde en
descendait qui s'attachait au cou de la vipère. Il contempla son oeuvre
du même oeil dont Hager put regarder sa Juliette et sa Marie Stuart;
puis, éclatant de rire, il répétait d'un ton railleur: «Pendue la
vipère! la vipère pendue! puisse-t-il en être de même de son patron!»

Pendant que le spadassin restait plongé dans une imbécile extase,
l'orage s'amassait derrière lui. Sur l'ordre de Luchino, le connétable
Sfolcada Melik s'avançait, avec une grosse troupe de mercenaires, ses
compatriotes, que le prince de Milan achetait pour sa défense parce
qu'ils ignoraient notre langue, se moquaient des excommunications du
pape, et restaient insensibles aux séductions des novateurs, Sfolcada
Melik se mit promptement en marche pour surprendre les nobles rebelles
dans leur palais. Le piétinement des chevaux, le pas lourd des
fantassins, attiraient les Milanais aux fenêtres et aux portes de leurs
boutiques, «Qu'est-ce? que n'est-ce pas?--C'est Sfolcada Melik, que Dieu
nous protège!--Où vont-ils? pourquoi sont-ils en marche?--Regardez,
regardez! ils ont des épieux, des béliers, des échelles: ils vont donc à
l'attaque d'une forteresse?» Les plus paisibles et les plus laborieux se
contentaient de suivre les soldats du regard, restant sur le seuil de
leurs ateliers ou sur leur balcon. Les autres, comme les portefaix, les
charbonniers, les bouchers, se mettaient à la suite de la troupe, et se
demandaient les uns aux autres où l'on allait, sans que personne pût
satisfaire la commune curiosité. Melik se dirigea du côté du marché.
«Est-ce qu'il veut fêter le seigneur Barnabé? ou bien le beau Galéas?
il lui porte ombrage!--Il en est jaloux.» Mais les archers font un
détour. «Attendons à voir.--Ils s'arrêtent dans la rue des Pusterla.
--Ils appuient les échelles aux murs.--Vois donc celui-là comme il
grimpe! on dirait d'un ours.--Comment?--A qui en veut-on? aux
Pusterla?--Oh! madone de San-Celso! ce sont mes protecteurs!
sauvons-nous, sauvons-nous, qu'on ne nous croie point de leur parti!»

[Illustration.]

Et le plus grand nombre se sauvait. Les autres restaient à regarder,
mais ils étaient tenus à distance respectueuse par les hallebardes des
soldats de Sfolcada Melik. Une partie de la troupe assaillait la porte,
les fenêtres, jusqu'au toit. Une autre, guidée par un personnage que sa
visière baissée empêchait de reconnaître, prit la voie des seigneurs
Piatti, et arriva derrière Franzino Malcolzato, tout entier au jeu que
nous avons rapporté, «Une potence! la vipère, pendue! les Visconti
menacés de la potence! c'est cela! les serviteurs eux-mêmes sont dans
l'intelligence du complot.» Ainsi disait un homme de la bande pendant
qu'il liait Franzino et qu'il l'accablait de coups. Un bâillon
comprimait les cris du portier, et les cordes l'empêchaient de répondre
aux innombrables coups de poing dont les Allemands le chargeaient
vaillamment.

Cette poterne, les fenêtres, les toits, avaient ouvert l'entrée du
palais à la foule des assaillants; ils se saisirent du petit nombre des
serviteurs qui se trouvèrent sous leurs mains. Puis ils répandirent dans
les appartements comme s'ils avaient envahi une citadelle ennemie,
cherchant les grands coupables, et sur leur route faisant changer de
maître à tout ce qu'ils rencontraient de beau et de bon.

[Illustration.]

C'était surtout le personnage à la visière baissée qui se faisait
remarquer par son ardeur à poursuivre les perquisitions. Il paraissait
avoir une grande connaissance de maison, et mettait une véritable
passion à fouiller les chambres, de plus en plus mécontent à mesure
qu'en entrant dans l'une d'elles il la trouvait déserte ou occupée par
d'autres que ceux qu'il cherchait. Tout à coup dans une galerie, il vit
Venturino, le bel enfant de Marguerite, qui jouait avec un épervier,
sans entendre ou sans s'effrayer du tumulte qui se faisait autour du
palais. La lèvre crispée par le plus amer sourire, le bourreau
s'approcha de Venturino, le saisit brusquement, le fixa comme, s'il eût
voulu le mettre en pièces avec ses seuls regards. Pendant que le pauvre
petit criait de toute sa force, appelait son père et sa mère, l'inconnu
le serrait avec férocité contre sa poitrine, et lui demandait avec
force: «Où est ta mère?» Mais connue Venturino ne répondait que par ses
cris et ses larmes, il le menaçait, le frappait, et, sans l'abandonner
d'un instant, continuait ses recherches par toute la chambre, sans
oublier les recoins les plus secrets. Ne pouvant trouver ni Pusterla ni
Marguerite, il rassemblait du moins les armes, les malles préparées,
tout ce qui pouvait attester la présence de Franciscolo à Milan ou les
préparatifs d'une révolte. Il fut surtout ravi de trouver la lettre que
Matteo Visconti avait confiée à Pusterla pour qu'il la remit à ses
frères. Il fit ensuite mettre les serviteurs aux fers, et il s'apprêtait
déjà à partir à demi-satisfait, lorsqu'en mettant le pied sur le
pont-levis, il vit s'approcher Marguerite.

Au milieu de la disette qui régnait alors, beaucoup de femmes, cédant
aux suggestions de la faim, vendaient leur beauté et leur honneur. Près
de Sainte-Euphémie habitait une famille tellement nécessiteuse, que les
parents prêtèrent l'oreille aux viles propositions d'un riche et lui
promirent leur fille, pourvu qu'il satisfit à leurs besoins. La jeune
fille, élevée dans les maximes de l'honneur et dans la crainte de Dieu,
ne pouvait se soumettre à l'idée désolante d'un amour sans vertu et sans
avenir. Elle suppliait le cavalier, elle suppliait ses parents; mais
celui-ci n'écoutait que ses grossiers désirs, les autres étaient vaincus
par la faim. Dans cette extrémité, la jeune fille recourut à Marguerite,
et ce ne fut pas en vain. Les secours qu'elle prodigua épargnèrent un
crime.

A ce moment survint pour Marguerite la nécessité d'un départ imprévu.
Elle voulut d'abord accomplir son oeuvre, et bien qu'elle fût fatiguée
des préparatifs de son voyage, elle trouva le temps de courir à la
maison de la jeune infortunée, à l'heure où elle savait y rencontrer le
riche seigneur. Là, elle feignit d'ignorer l'indigne pacte qu'il avait
voulu conclure, et le loua de la charité dont il avait usé à l'égard de
ces malheureux. Elle lui expliqua comment elle avait trouvé un mari pour
la jeune fille, un honnête ouvrier tisserand, et lui dit que les
fiançailles se feraient le lendemain lui insinuant que c'était là
l'occasion de déployer sa libéralité. Ou fit venir l'époux, l'anneau fut
donné, et Marguerite s'en alla au milieu des mille bénédictions de ces
pauvres gens, qui l'accablaient d'instances pour qu'elle assistât le
lendemain aux réjouissances qu'elle leur avait préparées.

Oh! les bénédictions des pauvres portent toujours ses fruits, mais ce
n'est pas sur cette terre inféconde de l'exil!

Pendant qu'enveloppée dans sa mantille, Marguerite retournait à son
palais, elle vit une multitude de passants: aux approches de sa maison,
elle s'aperçut qu'elle était entourée d'une grande foule. Qu'est-ce que
ce pouvait être? Quels frémissements au coeur de l'épouse et de la mère?
A travers la foule, à travers la soldatesque, elle s'ouvre un passage.
Plus d'un lui disait: «Fuyez, échappez-vous.» Elle-même, arrivée au
front de la multitude, elle hésitait à pousser plus avant, en voyant cet
envahissement de son palais. Tout à coup elle aperçoit sur le seuil de
la porte l'inconnu qui portait Venturino dans ses bras. Dans de
semblables circonstances, une femme connaît-elle des dangers? une mère
en connaît-elle? Elle se jeta au-devant de l'inconnu, mais elle n'eut
pas le temps de le joindre. A peine l'eut-il entrevue, qu'il laissa
échapper un cri d'infernale joie, auquel répondit un cri de terreur de
l'enfant, et que, montrant Marguerite à Sfolcada Melik, il lui dit: «La
voilà; c'est elle. Qu'on l'enchaîne.» Le connétable en donna l'ordre;
mais comme les soldats, en la saisissant, firent tomber son voile, à la
vue de ce front resplendissant d'une majestueuse beauté, de ces yeux
animés par l'amour et par l'épouvante, de la blancheur de ce teint pâli,
à l'aspect de cette physionomie qui exprimait avec tant d'éloquence, le
désespoir et le dévouement, qui lui faisaient oublier son propre danger
pour ne songer qu'au péril des objets de sa tendresse, ces mercenaires
restèrent comme frappés d'une sainte terreur. Mais Sfolcada, qui faisait
peu de cas des prières touchantes que lui adressait Marguerite, et qui
ne voulait point se relâcher dans cette mission de cruauté qu'il
exerçait, avec de magnifiques honoraires, contre cette canaille
lombarde, lui fit mettre les menottes, et ordonna de l'emmener. Mais
auparavant le scélérat, toujours caché par sa visière, s'approcha de
l'infortunée, et, lui montrant son fils, lui dit d'une voix basse, mais
où perçait la rage: «Marguerite, rappelez-vous la nuit de la
Saint-Jean.»

[Illustration.]

Comme on faisait alors trop peu de cas du peuple pour se soucier de le
tromper, les arrêts de la justice souveraine étaient proclamés à grands
cris et au bruit des cloches sonnant à toute volée d'église en église;
les cloches se mirent en mouvement les unes après les autres, pour
continuer ensuite leur orageux concert. En peu d'instants Milan fut
comme bouleversé: les citoyens se rendirent dans les rues, inquiets,
troublés, craignant par l'exemple de Pusterla que le prince ne gardât
plus aucune mesure, et qu'il fallût désormais que la liberté de chacun
fût à la merci de son caprice. Par degrés les imaginations s'allumèrent:
un blâma d'abord avec quelque modération; du blâme on passa aux injures,
des injures aux menaces; des groupes se formèrent de tous côtés, dans
lesquels on louait Pusterla. Les pauvres se rappelaient les bienfaits de
Marguerite, et des orateurs populaires, rappelant les jours de liberté
dont avaient joui leurs ancêtres, excitaient ouvertement les Milanais à
prendre les armes. Cependant, lorsque sonna l'heure où, selon les
ordonnances, on ne devait plus sortir qu'avec une lanterne, sous peine
de 25 marcs d'amende, un vit tout cet amas de boutiquiers, pareil à un
mur qui s'écroule sous la pioche du maçon, se fondre et se disperser en
tous sens. Toujours belliqueux, du moins en paroles, ils ne rentrèrent
dans leurs demeures que pour effrayer leurs femmes en détachant leurs
armures de la muraille, en fourbissant leurs estocs, en essayant leurs
lances, en faisant, en un mot, tous les préparatifs nécessaires pour
pourfendre des géants. Pendant les premières heures de la nuit, de
fenêtre en fenêtre, on les entendait se crier: «Eh bien! compère, rien
de nouveau?--Rien.--Et vous, savez-vous quelque chose?--Non.» Puis,
après un instant de silence, la même demande recommençait, suivie de la
même réponse.

Peu à peu cette grande ébullition s'apaisa. Les femmes plaintives et les
prudents vieillards parvinrent à mettre ces furieux dans leur lit. Les
fenêtres se fermèrent, les lumières s'éteignirent, et tout rentra dans
l'obscurité et dans le repos.

Le lendemain matin, à demi éveillés, au milieu de leur pacifique
bâillement quotidien, ils se souvinrent du trouble, de l'emportement de
la veille. Leur mémoire leur en retrace lentement les motifs et l'issue;
ils tirent leur tête de dessous la couverture: «Comment, il est déjà
jour!» Ils prêtent l'oreille; c'est le calme accoutumé, le tranquille
murmure des autres matinées. Tout à fait refroidis, tout à fait
paisibles ils se détirent à loisir, à loisir se mettent sur leur séant,
et se traînent enfin à la fenêtre. Tout est vraiment tranquille: les
boutiques sont encore fermées; les cloches ne sonnent que la messe ou
les matines; les laitières, les jardiniers, les maçons, les voyers, les
manoeuvres, s'en vont à leurs travaux ordinaires.

«Tant mieux! s'écrient-ils, grâces en soient rendues au Seigneur!»

Une lâche sécurité a succédé au courage de la peur; à cette grande
impétuosité, à cet élan terrible, une langueur d'impotent. Une crainte
très-peu virile leur fait même regretter ce qu'ils ont pu dire ou faire
dans la précédente soirée. «Mais nous étions si nombreux, se disent-ils;
naturellement on n'aura pas pris garde à moi; au besoin, je dirai que
j'étais entre deux vins.»

Ils reprennent leurs haches, leurs scies, leurs truelles; ils
recommandent à leurs femmes de remettre en place les armes si
belliqueusement tirées, de faire dire leur prière aux enfants, et de
tenir la soupe prête pour le premier coup de la _Zavatora_ (c'était une
cloche, ainsi appelée du nom du podestat qui l'avait fait fondre, et
elle annonçait l'heure de midi). Puis, en grignotant un pain de millet
bien dur, ils retournaient à leurs travaux, dociles, libres de toute
pensée, comme si rien ne fût arrivé. De tout ce débordement de paroles,
de ce fracas d'imprécations et de fanfaronnades menaçantes, il n'était
rien resté qu'une mystérieuse rumeur, une curiosité pleine de défiance,
un prudent chuchotement des voisins entre eux, et qui n'avait lieu
qu'entre les amis les plus particuliers et les plus sûrs.

«Eh bien! il y a du nouveau?

--Hein, je n'y comprends rien. Mais, lorsque viendra ici un de mes
chalands, qui est intimement lié avec le cuisinier du lieutenant du
capitaine de justice, je saurai la chose dans tous ses détails.

--Et des prisonniers, qu'en fera-t-il?

--Ils donneront de l'ouvrage à maître Impicca (c'était le nom du
bourreau d'alors). Les statuts sont clairs: _Suspendatur eo modo ut
moriatur. Qu'il soit pendu jusqu'à ce que mort s'ensuive_.

--Qu'en dites-vous? Eh! nous irons voir cela. Ai-je bien parlé?

--Je ne sais que dire. Les honnêtes gens ne se mêlent point de remuer.
Quelles intrigues entrent dans la tête de ces seigneurs! Vouloir se
heurter contre les murs! c'est comme si le limaçon voulait opposer ses
cornes à celles du bélier. Ai-je bien parlé?

--Comme un prédicateur.

--C'est l'histoire de l'âne qui, passant l'autre jour par ici, s'entêta
à ne pas avancer plus loin. Qu'en arriva-t-il? Son maître le bâtonna
tant qu'il en pût porter, et la bête, ruant, brayant, récalcitrant, dut
à la fin céder et marcher.

--Le proverbe ne ment point quand il dit: Il faut que l'âne en passe par
ce que veut le patron.

--C'est cela même. Les hommes sont nés. une partie pour obéir, une
partie pour commander. Est-ce bien parlé; Un peu au-dessus, un peu
au-dessous, qu'un seul commande ou que plusieurs commandent, les choses
vont toujours du même pied, et, de toute manière, il nous faut
travailler tout le jour. Est-ce bien parlé?

--Très-bien. Quant à moi, je suis avec des moines et je cultive leur
jardin. Si un jour j'entends crier vive saint Ambroise, je crie aussi
vive saint Ambroise. Si demain ils hurlent vive Visconti, je hurle plus
fort vive la vipère.

--Bravo! c'est ainsi qu'on a des amis partout.

--Et qu'on meurt dans son lit.»

Cependant ils sifflaient une cadence ou chantonnaient un air. Ceux-ci
excitaient leurs ouvriers au travail ou corrigeaient quelque apprenti
insolent; ici ils appuyaient davantage le rabot, là ils faisaient
ronfler la roue du tour, pendant que les soufflets respiraient, les
limes criaient, les marteaux retentissaient. Et la foule des curieux,
des riches, des désoeuvrés, des gens affaires, des dévots, remplissait à
son ordinaire les rues, les maisons, les places, les églises; les uns
tristes, les autres joyeux, chacun selon l'état de sa fortune et les
événements de sa vie; mais personne ne s'affligeait en particulier de ce
qui faisait le malheur général.

Le dimanche suivant, ce fut à Milan une solennité mémorable, à
l'occasion du synode général des dominicains, tenu dans le couvent de
Saint-Eustorge, sous la présidence d'Ugo Vantemann, sixième général de
cet ordre récent et alors dans toute l'énergie de sa puissance. On y
résolut le transfèrement du corps de Pierre martyr, de Vérone, tué à
Radassine par ceux qui ne pouvaient souffrir le zèle que déployait ce
personnage pour établir et exercer en Italie l'inquisition contre
l'hérésie. Giovanni Balducci, de Pise, un des premiers restaurateurs de
la sculpture, avait composé pour l'église de Saint-Eustorge cette
merveilleuse châsse que tout le monde connaît. Giovanni Visconti, frère
de Luchino, y déposa les saintes reliques, revêtu de ses habits
pontificaux, à la tête d'une somptueuse procession où figuraient tous
les évêques de la province, la cour, la fleur de la noblesse, et
soixante corporations d'artisans et de négociants, chacun avec sa devise
et son étendard à l'image du saint son patron. Le peuple accourut en
foule de toutes les cités, de toutes les campagnes voisines; ce fut tout
le jour un religieux carillon, des courses de chevaux, des
représentations de mystères, et des prières, de l' ivrognerie, une
dévotion et une allégresse qu'un ne sautait décrire. Le soir, des
chants, de la musique, des illuminations, des feux de joie,--que le
vulgaire ne distingue jamais des feux d'artifices.



Ameublement en cuir.

Pendant de longues années les meubles en bois sculpté sont restés
ensevelis dans la chaumière enfumée du paysan ou dans les coins obscurs
de quelques châteaux inhabités. Des amateurs éclairés ont formé des
collections en réunissant à petit bruit les débris épars du luxe des
siècles passés. L'attention publique fut attirée par ces petits musées,
et quelques années suffirent pour dépouiller les départements de toutes
ces richesses du Moyen-Age, ouvrage des moines, pour la plupart. Mais, à
de rares exceptions près, les usages grossiers, aussi bien que le temps,
avaient tellement défiguré ces meubles, que l'on renonça bientôt à en
orner les appartements. Des sculpteurs sur bois voulurent donner des
meubles neufs: le prix était trop elevé, ou l'imitation trop imparfaite.

[Illustration: Cuir repoussé.--Toilette.]

[Illustration: Prie-Dieu gothique.]

[Illustration: Fauteuil gothique.]

[Illustration: Pupitre renaissance.]

[Illustration: Fauteuil renaissance.]

Voici qu'une heureuse invention permet à tout le monde de posséder le
prie-Dieu d'Agnès Sorel, le fauteuil de Louis XI, le reliquaire de saint
Louis, etc., de même que nous avons aujourd'hui les chefs-d'oeuvre des
grecs pour ornements de nos habitations.--Des meubles en cuir estampé,
et plus solides que ceux en bois, ont résolu ce problème. La
reproduction est aussi fidèle que possible, les fibres du bois sont même
indiquées, et la couleur peut être donnée au degré que l'on veut, sans
pour cela altérer la forme. Nous figurons ici quelques-unes de ces
productions remarquables dont nous devons les dessins aux soins éclairés
de M. Félix Martin, architecte et directeur de la manufacture des cuirs
et carton-toile en relief.--Nous avons vu à l'exposition, rue
Basse-du-Rempart, des meubles de toutes formes et de toutes époques,
dont l'extrême délicatesse ne le cède en rien aux originaux
eux-mêmes.--C'est une bonne fortune pour les amateurs du bois sculpté,
dont les meubles sont désormais à l'abri des mutilations. Ces cuirs
estampes sont remplis d'un mastic de bois qui les rend plus solides que
le marbre; cette nouvelle branche d'Industrie paraît appelée à un succès
durable Quel propriétaire d'un vieux manoir ne voudra pas en faire
décorer au moins une salle dans le style de ses anciens maîtres, quand
il pourra, en quelques jours, transformer son salon, sa chambre à
coucher et sa salle à manger en salon de Louis XI, en chambre à coucher
de François 1er et en salle à manger de Louis XIV?

Échecs.

SOLUTION DU PROBLÈME Nº 5 CONTENU DANS LA VINGT-QUATRIÈME LIVRAISON.

        BLANCS.                                  NOIRS

1. Le F à sa septième case: échec.   1. Le F à la cinquième case du
2. La D à sa deuxième case:                 C. de la dame.
       échec.                        2. La T prend la D.
3. La T à la troisième case du C.
       de la D: échec et mat.


Nº 6.

LES BLANCS FONT MAT EN QUATRE COUPS.

[Illustration.]

_La solution à une prochaine livraison._



Rébus.

EXPLICATION DU DERNIER RÉBUS.

La reine d'Angleterre est venue manger au château d'Eu, le 2 septembre
1843 (1008 sans 43).

[Illustration: nouveau rébus. AVIS.]





*** End of this LibraryBlog Digital Book "L'Illustration, No. 0030, 23 Septembre 1843" ***

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