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Title: Mémoires pour servir à l'Histoire de France sous Napoléon, Tome 2/2 - Écrits à Sainte-Hélène par les généraux qui ont partagé sa captivité
Author: Gourgaud, Gaspard, 1783-1852
Language: French
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*** Start of this LibraryBlog Digital Book "Mémoires pour servir à l'Histoire de France sous Napoléon, Tome 2/2 - Écrits à Sainte-Hélène par les généraux qui ont partagé sa captivité" ***


(This file was produced from images generously made
available by the Bibliothèque nationale de France
(BnF/Gallica) at http://gallica.bnf.fr)



Notes de transcription: Les erreurs clairement introduites par le
typographe ont été corrigées. L'orthographe d'origine, et notamment
celle des noms propres, a été conservée et n'a pas été harmonisée.

Dans le chapitre «ÉGYPTE.--USAGES, SCIENCES ET ARTS», la numérotation
des sections saute de II à IV.



    MÉMOIRES

    DE NAPOLÉON.



    _Se trouve aussi à Paris_,

    A LA GALERIE DE BOSSANGE PÈRE,

    Libraire de S. A. S. Monseigneur le duc d'Orléans,

    RUE DE RICHELIEU, No 60.

    DE L'IMPRIMERIE DE FIRMIN DIDOT.



    MÉMOIRES

    POUR SERVIR

    A L'HISTOIRE DE FRANCE,

    SOUS NAPOLÉON,

    ÉCRITS A SAINTE-HÉLÈNE,

    Par les généraux qui ont partagé sa captivité,

    ET PUBLIÉS SUR LES MANUSCRITS ENTIÈREMENT CORRIGÉS DE LA MAIN
      DE NAPOLÉON.

    TOME DEUXIÈME,

    ÉCRIT PAR LE GÉNÉRAL GOURGAUD.

    PARIS,
    FIRMIN DIDOT, PÈRE ET FILS, LIBRAIRES.
    BOSSANGE FRÈRES, LIBRAIRES.

    G. REIMER, A BERLIN.

    1823.


[Illustration: Manuscrit]



MÉMOIRES DE NAPOLÉON.

DIPLOMATIE.--GUERRE.

1800 ET 1801.


  Préliminaires de paix signés par le comte de
     Saint-Julien.--Négociations avec l'Angleterre, pour un
     armistice naval.--Commencement des négociations de
     Lunéville.--Affaires d'Italie; invasion de la
     Toscane.--Positions des armées.--Opérations de l'armée
     Gallo-Batave. Combat de Burg-Eberach.--Opérations de l'armée
     du Rhin. Bataille de Hohenlinden.--Passage de l'Inn, de la
     Salza. Armistice du 25 décembre 1800.--Observations.--Armée
     des Grisons; passage du Splugen; marche sur Botzen.--Armée
     d'Italie; passage du Mincio; passage de l'Adige.--Suspension
     d'armes de Trévise, le 16 janvier 1801; Mantoue cédée le 26
     janvier.--Corps d'observation du Midi. Armistice avec Naples,
     signé à Foligno, le 28 février 1801.


§ Ier.

Le lieutenant général comte de Saint-Julien arriva à Paris, le 21
juillet 1800, porteur d'une lettre de l'empereur d'Allemagne, au
premier consul. Il s'annonça comme plénipotentiaire chargé de
négocier, conclure et signer des préliminaires de paix. La lettre de
l'empereur était précise; elle contenait des pouvoirs, car il y était
dit: _Vous ajouterez foi à tout ce que vous dira de ma part le comte
de Saint-Julien, et je ratifierai tout ce qu'il fera_. Le premier
consul chargea M. de Talleyrand de négocier avec le plénipotentiaire
autrichien, et en peu de jours les préliminaires furent arrêtés et
signés. Par ces préliminaires, il était convenu que la paix serait
établie sur les conditions du traité de Campo-Formio, que l'Autriche
recevrait, en Italie, les indemnités que ce traité lui accordait en
Allemagne; que jusqu'à la signature de la paix définitive, les armées
des deux puissances resteraient, tant en Italie qu'en Allemagne, dans
leur situation actuelle; que la levée en masse des insurgés de la
Toscane ne recevrait aucun accroissement, et qu'aucune troupe
étrangère ne serait débarquée dans ce pays.

Le rang élevé du plénipotentiaire, la lettre de l'empereur dont il
était porteur, les instructions qu'il disait avoir, son ton
d'assurance, tout portait à regarder la paix comme signée; mais en
août, on reçut des nouvelles de Vienne: le comte de Saint-Julien
était désavoué et rappelé; le baron de Thugut, ministre des affaires
étrangères d'Autriche, faisait connaître que, par un traité conclu
entre l'Angleterre et l'Autriche, cette dernière s'était engagée à ne
traiter de la paix, que conjointement avec l'Angleterre, et qu'ainsi
l'empereur ne pouvait ratifier les préliminaires du comte de
Saint-Julien, mais que ce monarque desirait la paix; que l'Angleterre
la desirait également, comme le constatait la lettre de lord Minto,
ministre anglais à Vienne, au baron de Thugut. Ce lord disait que
l'Angleterre était prête à envoyer un plénipotentiaire pour traiter,
conjointement avec le ministre autrichien, de la paix définitive entre
ces deux puissances et la France.

Dans une telle circonstance, ce que la république avait de mieux à
faire, c'était de recommencer les hostilités. Cependant le premier
consul ne voulut négliger aucune des chances qui pouvaient rétablir la
paix avec l'Autriche et l'Angleterre; et, pour parvenir à ce but, il
consentit, 1º à oublier l'affront que venait de faire à la république
le cabinet de Vienne, en désavouant les préliminaires qui avaient
été signés par le comte de Saint-Julien; 2º à admettre des
plénipotentiaires anglais et autrichiens au congrès; 3º à prolonger
l'armistice existant entre la France et l'Allemagne, pourvu que, de
son côté, l'Angleterre consentît à un armistice naval, puisqu'il
n'était pas juste que la France traitât avec deux puissances alliées,
étant en armistice avec l'une et en guerre avec l'autre.


§ II.

Un courrier fut expédié à M. Otto, qui résidait à Londres comme
commissaire français, chargé de l'échange des prisonniers. Le 24 août,
il adressa une note au lord Grenville, en lui faisant connaître que
lord Minto ayant déclaré l'intention où était le gouvernement anglais,
de participer aux négociations qui allaient s'ouvrir avec l'Autriche,
pour le rétablissement de la paix définitive entre l'Autriche et la
France, le premier consul consentait à admettre le ministre anglais
aux négociations; mais que l'oeuvre de la paix en devenait plus
difficile; que les intérêts à traiter étant plus compliqués et plus
nombreux, les négociations en éprouveraient nécessairement des
longueurs; et qu'il n'était pas conforme aux intérêts de la république
que l'armistice conclu à Marengo, et celui conclu à Bayarsdorf,
continuassent plus long-temps, à moins que, par compensation, on
n'établît aussi un armistice naval.

Les dépêches de lord Minto n'étaient pas encore arrivées à Londres, et
lord Grenville, fort étonné de la note qu'il recevait, envoya le chef
du transport-office, prier M. Otto de remettre les pièces qui y
avaient donné lieu, ce qu'il fit aussitôt. Mais peu après, le cabinet
de Saint-James reçut son courrier de Vienne; lord Grenville répondit à
M. Otto, que l'idée d'un armistice applicable aux opérations navales,
était neuve dans l'histoire des nations. Du reste, il déclara qu'il
était prêt à envoyer un plénipotentiaire au lieu qui serait désigné
pour la tenue du congrès; il fit connaître que ce plénipotentiaire
serait son frère Thomas Grenville, et demanda les passe-ports pour
qu'il pût se rendre en France. C'était éluder la question; et M. Otto,
le 30 août, réclama une réponse catégorique avant le 3 septembre, vu
que, le 10, les hostilités devaient recommencer en Allemagne et en
Italie. Lord Grenville, le 4 septembre, fit demander un projet par
écrit, attendu qu'il avait peine à comprendre ce qu'on entendait par
un armistice applicable aux opérations navales. M. Otto envoya le
projet du gouvernement français rédigé. Les principales dispositions
étaient celles-ci: 1º les vaisseaux de guerre et de commerce des deux
nations, jouiront d'une libre navigation, sans être soumis à aucune
espèce de visite; 2º les escadres, qui bloquent les ports de Toulon,
Brest, Rochefort et Cadix, rentreront dans leurs ports respectifs; 3º
les places de Malte, Alexandrie et Belle-Isle en mer, seront
assimilées aux places d'Ulm, Philipsbourg et Ingolstadt; et, en
conséquence, tous les vaisseaux français et neutres pourront y entrer
librement.

Le 7 septembre, M. Grenville répondit que S. M. Britannique admettait
le principe d'un armistice applicable aux opérations navales, quoique
cela fût contraire aux intérêts de l'Angleterre; que c'était un
sacrifice que cette puissance voulait faire en faveur de la paix et de
son alliée l'Autriche; mais qu'aucun des articles du projet français
n'était admissible; et il proposa d'établir les négociations sur un
contre-projet qu'il envoya. Ce contre-projet portait: 1º les
hostilités cesseront sur mer; 2º on accordera aux places de Malte,
Alexandrie et Belle-Isle, des vivres pour quatorze jours à la fois, et
d'après le nombre d'hommes qu'elles ont pour garnison; 3º le blocus de
Brest et des autres ports français ou alliés sera levé; mais aucun des
vaisseaux de guerre, qui y sont, n'en pourra sortir pendant toute la
durée de l'armistice; et les escadres anglaises resteront à la vue de
ces ports.

Le commissaire français répondit le 16 septembre, que son gouvernement
offrait le choix à S. M. Britannique, que les négociations
s'ouvrissent à Lunéville, que les plénipotentiaires anglais et
autrichiens fussent admis à traiter ensemble, et que pendant ce
temps-là la guerre eût lieu sur terre comme sur mer; ou bien qu'il y
eût armistice sur terre et sur mer; ou enfin, qu'il y eût armistice
avec l'Autriche, et qu'on ne traitât à Lunéville qu'avec elle; qu'on
traitât à Londres ou à Paris avec l'Angleterre, et que l'on continuât
à se battre sur mer. Il observait que l'armistice naval devait offrir
à la France des compensations pour ce qu'elle perdait par la
prolongation de l'armistice sur le continent, pendant lequel
l'Autriche réorganisait ses armées et son matériel, en même temps que
l'impression des victoires de Marengo et de Moeskirch s'effaçait du
moral de ses soldats; que, pendant cette prolongation, le royaume de
Naples, qui était en proie à toutes les dissensions et à toutes les
calamités, se réorganisait et levait une armée; qu'enfin c'était à la
faveur de l'armistice, que des levées d'hommes se faisaient en Toscane
et dans la marche d'Ancône.

Le vainqueur n'avait accordé au vaincu tous ces avantages, que sur sa
promesse formelle de conclure sans délai une paix séparée. Ceux que la
France pouvait trouver dans le principe d'un armistice naval, ne
pouvaient consister dans l'approvisionnement des ports de la
république, qui certes ne manquait pas de moyens intérieurs de
circulation, mais bien dans le rétablissement de ses communications
avec l'Égypte, Malte et l'Ile-de-France. M. Grenville fit demander, le
20 septembre, de nouvelles explications; et M. Otto lui fit savoir le
lendemain, que le premier consul consentait à modifier son premier
projet; que les escadres françaises ou alliées ne pourraient changer
de positions pendant la durée de l'armistice; qu'il ne serait
autorisé, avec Malte, que les communications nécessaires pour fournir
à la fois pour quinze jours de vivres, à raison de dix mille rations
par jour; qu'Alexandrie n'étant pas bloquée par terre et ayant des
vivres en assez grande abondance pour pouvoir en envoyer même à
l'Angleterre, la France aurait la faculté d'expédier six frégates qui,
partant de Toulon, se rendraient à Alexandrie, et en reviendraient
sans être visitées, et ayant à bord un officier anglais parlementaire.

C'étaient là les deux seuls avantages que la république pût retirer
d'une suspension d'armes maritime. Ces six frégates armées en flûte
auraient pu porter 3,600 hommes de renfort; on n'y eût mis que le
nombre de matelots strictement nécessaire pour leur navigation, et
elles auraient même pu porter quelques milliers de fusils et une bonne
quantité de munitions de guerre et d'objets nécessaires à l'armée
d'Égypte.

La négociation ainsi engagée, lord Grenville crut devoir autoriser M.
Ammon, sous-secrétaire d'état, à conférer avec M. Otto, afin de voir
s'il n'y aurait pas quelque moyen de conciliation. M. Ammon vit M.
Otto, et lui proposa l'évacuation de l'Égypte par l'armée française,
comme une conséquence du traité d'El-Arich, conclu le 24 janvier, et
rompu le 18 mars, au reçu de la décision du gouvernement britannique,
qui s'était refusé à reconnaître cette convention. Une telle
proposition ne demandait aucune réponse; M. Ammon n'insista pas. Les
deux commissaires, après quelques jours de discussion, se mirent
d'accord sur toutes les difficultés, excepté sur l'envoi des six
frégates françaises à Alexandrie. Le 25 septembre, M. Otto déclara que
cet envoi de six frégates était le _Sine quâ non_; et le 9 octobre, M.
Ammon lui écrivit pour lui annoncer la rupture des négociations.


§ III.

Dans les pourparlers qui avaient eu lieu, on n'avait pas tardé à
s'appercevoir que le cabinet anglais ne voulait que gagner du temps,
et que jamais il ne consentirait à faire, à la république française,
aucun sacrifice, ou à lui accorder aucun avantage qui pût l'indemniser
des pertes que lui faisait éprouver la prolongation de l'armistice
avec l'empereur d'Allemagne. Les généraux en chef des armées du Rhin
et d'Italie avaient donc reçu l'ordre de dénoncer l'armistice le 1er
septembre, et de reprendre sur le champ les hostilités. Brune avait
remplacé, au commandement de l'armée d'Italie, Masséna, qui ne pouvait
s'entendre avec le gouvernement de la république cisalpine. Le général
Moreau, qui commandait l'armée du Rhin, avait son quartier-général à
Nimphenbourg, maison de plaisance de l'électeur de Bavière, auprès de
Munich. Le 19 septembre, il commença les hostilités. Cependant le
comte de Lerbach, arrivé sur l'Inn, sollicitait vivement la
continuation de l'armistice; il promettait que son maître allait
sincèrement entamer des négociations pour la paix; et, comme garantie
de la sincérité de ses dispositions, il consentait à remettre les
trois places d'Ulm, Philipsbourg et Ingolstadt. En conséquence, de ces
propositions, une convention signée à Hohenlinden, le 20 septembre,
prolongea l'armistice de quarante-cinq jours.

La mauvaise foi de la cour de Vienne était évidente; elle ne voulait
que gagner la saison pluvieuse, afin d'avoir ensuite tout l'hiver pour
rétablir ses armées. Mais la possession par l'armée française, de ces
trois places, était regardée comme de la plus haute importance; elles
assuraient cette armée en Allemagne, en lui donnant des points
d'appui. D'ailleurs, si l'Autriche employait le temps de l'armistice à
recruter et à rétablir ses armées, la France de son côté mettrait tout
en oeuvre pour lever de nouvelles armées; et les nombreuses
populations de la Hollande, de la France et de l'Italie, permettraient
de faire des efforts plus considérables que ceux que pouvait faire la
maison d'Autriche. Pendant ces quarante-cinq jours de trève, l'armée
d'Italie gagnerait la soumission de Rome, de Naples et de la Toscane,
qui, n'étant pas comprises dans l'armistice, se trouvaient abandonnées
à leurs propres forces. La soumission de ces pays, qui pouvaient
inquiéter les derrières et les flancs de l'armée, était également
utile.

Le ministre Thugut, qui dirigeait le cabinet de Vienne, était sous
l'influence anglaise. On lui reprochait des fautes politiques et des
fautes militaires, qui avaient compromis et compromettaient encore
l'existence de la monarchie. Sa politique avait mis obstacle au retour
du pape, du grand duc de Toscane, et du roi de Sardaigne, dans leurs
états; ce qui avait achevé d'indisposer le czar. Ce ministre avait
conclu avec le cabinet de Saint-James un traité de subsides, au moment
où il était facile de prévoir que la maison d'Autriche serait
contrainte à faire une paix séparée. On attribuait à ses plans les
désastres de la campagne; on le blâmait d'avoir fait de l'armée
d'Italie l'armée principale; c'était sur le Rhin, disait-on, qu'il eût
dû réunir les grandes forces de la monarchie. Il avait cherché, en
cela, à complaire à l'Angleterre, qui voulait incendier Toulon, et par
là faire tomber l'expédition d'Égypte; enfin, il venait de
compromettre la majesté de son souverain, en le faisant aller à ses
armées sur l'Inn, pour y donner lui-même l'ordre déshonorant de livrer
les trois boulevards de l'Allemagne. Thugut fut renvoyé du ministère.
Le comte de Cobentzell, le négociateur de Campo-Formio, fut élevé à
la dignité de vice-chancelier d'état, qui, à Vienne, équivaut à celle
de premier ministre. Tout ce qui pouvait faire espérer le
rétablissement de la paix, était fort populaire à Vienne, et
sanctionné par l'opinion publique.

Le comte de Cobentzell s'annonçait comme l'homme de la paix, le
partisan de la France; il se prévalait hautement de son titre de
négociateur de Campo-Formio, et de la confiance dont l'honorait le
premier consul; c'est à cette même confiance qu'il devait le poste
important qu'il occupait. L'état de 1756 allait renaître; ce temps de
gloire où Marie-Thérèse traîna la France après son char, est une des
époques les plus brillantes de la monarchie autrichienne. Le comte de
Cobentzell informa le cabinet des Tuileries que le comte de Lerbach
allait se rendre à Lunéville. Peu après, il fit connaître qu'il ne
voulait s'en rapporter à personne pour une mission aussi importante,
et partit de Vienne avec une nombreuse légation. Mais il voyagea
lentement; arrivé à Lunéville, il saisit le prétexte que le
plénipotentiaire français n'y était pas encore, pour venir à Paris
payer ses respects au premier magistrat de la république. Tout lui
était bon pour gagner du temps. Il fut présenté aux Tuileries, et
traité de la manière la plus distinguée. Mais interpellé le
lendemain, par le ministre des affaires étrangères, de montrer ses
pouvoirs, il balbutia. Il fut dès lors évident qu'il avait voulu
amuser le cabinet français, et que sa cour, malgré le changement de
ministère, persistait dans le même systême. Le premier consul avait
nommé Joseph Bonaparte plénipotentiaire au congrès de Lunéville, le
comte de Laforêt son secrétaire de légation, et le général Clarke,
commandant de Lunéville et du département de la Meurthe. Il exigea que
les négociations s'ouvrissent sans délai. Les plénipotentiaires se
rendirent à Lunéville; et le 6 novembre, les pouvoirs furent échangés.
Ceux du comte de Cobentzell étaient simples, ils furent admis. Mais à
l'ouverture du protocole, ce ministre déclara qu'il ne pouvait traiter
sans le concours d'un ministre anglais. Or, un ministre anglais ne
pouvait être reçu au congrès, qu'autant qu'il adhérerait au principe
de l'application de l'armistice aux opérations navales. Quelques
courriers furent échangés entre Paris et Vienne; et aussitôt que la
mauvaise foi du cabinet autrichien fut bien reconnue, les généraux en
chef des armées de la république reçurent l'ordre de dénoncer
l'armistice et de commencer aussitôt les hostilités: ce qui eut lieu
le 17 novembre à l'armée d'Italie, et le 27 à celle du Rhin.
Cependant les négociateurs continuèrent à se voir, signèrent tous les
jours un protocole, et se donnèrent réciproquement des fêtes.


§ IV.

L'évêque d'Imola, cardinal Chiaramonti, avait été placé par le sacré
collége sur le siége Saint-Pierre, à Venise, le 18 mars 1800. Mais la
maison d'Autriche, qui était alors maîtresse de toute l'Italie, avait
suivi, à l'égard du pape, la même politique qu'envers le roi de
Piémont; elle s'était constamment refusée à le remettre en possession
de la ville de Rome, satisfaite de le tenir à Venise, sous son
influence immédiate. Ce ne fut qu'après Marengo, que le baron de
Thugut, voyant qu'il perdait son influence en Italie, se hâta de
diriger le pape sur Rome; mais Ancône, la Romague, étaient restés au
pouvoir de l'Autriche, qui y avait un corps de troupes. L'armée de
vingt mille Anglais, formée dans l'île de Mahon pour seconder les
opérations de Mélas en 1800, était enfin réunie dans cette île; mais
les victoires des Français avaient déjoué ce plan. La convention de
Marengo, par laquelle Gênes fut remise aux Français, laissait dans une
inaction absolue cette armée anglaise. Le traité qui unissait
l'Angleterre et l'Autriche, et par lequel ces deux puissances étaient
convenues de ne faire la paix avec la France que conjointement,
maintenait leur état d'alliance.

L'Autriche demanda donc le secours de l'armée de Mahon pour son armée
d'Italie; et il fut convenu qu'elle débarquerait en Toscane, et
occuperait Livourne, ce qui obligerait les Français à une diversion
considérable. Dans la convention de Marengo, il n'avait pas été
question de la Toscane, mais il avait été stipulé que les Autrichiens
conserveraient Ferrare et sa citadelle. L'autorité du grand-duc avait
été rétablie dans ce pays, et le général autrichien Sommariva y
commandait une division autrichienne et toutes les troupes toscanes.

Les deux mois d'août et de septembre, en entier, furent employés à
former l'armée toscane, ainsi que celle du pape. Des officiers
autrichiens commandaient les différents bataillons, les Anglais
accordaient des subsides; et une partie des émigrés, qui étaient dans
le corps anglais destiné à agir contre la Provence, et à la tête
desquels était Willot, furent placés dans l'armée toscane. L'état
d'armistice, où se trouvaient les armées françaises et autrichiennes,
pendant le courant de juillet, août et septembre, ne permit pas aux
Anglais d'opérer leur débarquement en Toscane, puisque cela serait
devenu une cause certaine de rupture, et qu'on aurait alors cessé
d'espérer la paix. D'ailleurs, l'empereur avait grand intérêt à
prolonger le plus possible la durée de l'armistice, pendant lequel ses
armées se réorganisaient, et perdaient le souvenir de leurs défaites
en Italie et en Allemagne.

Le 7 septembre, Brune annonça la reprise des hostilités, et le 11, il
porta son quartier-général à Crémone: mais la suspension d'armes de
Hohenlinden, du 20 septembre, s'étant étendue en Italie, le général
Brune signa de son côté, le 29, l'armistice de Castiglione. Cependant
la concentration de toute l'armée d'Italie, sur la rive gauche du Pô,
avait nécessité le rappel sur Bologne de la division du général Pino,
qui occupait la ligne du Rubicon. Dans cet état de choses, les troupes
du pape, celles de Toscane, et les insurgés du Ferrarais, se
répandirent dans la Romagne, et établirent la communication entre
Ferrare et la Toscane. Le général Dupont, instruit de cette invasion,
repassa le Pô; les insurgés furent attaqués en Romagne, battus dans
diverses directions par les généraux Pino et Ferrand, et poursuivis
jusque auprès de Ferrare, d'Arrezzo et des débouchés des Apennins. Les
gardes nationales de Ravenne et des autres villes principales
secondèrent les mouvements des troupes françaises et cisalpines.

Cependant les insurgés se maintenaient toujours en Toscane. Cet état
de choses dura jusqu'en octobre, où, persuadé que la cour de Vienne ne
voulait pas sincèrement la paix, et voyant qu'il n'y avait plus rien à
espérer pour une suspension d'armes navale, Brune somma le général
Sommariva de faire désarmer la levée en masse de Toscane. Sur son
refus, le 10 octobre, le général Dupont entra dans ce pays; le 15, il
occupa Florence, et le 16, le général Clément entra à Livourne. Le
général Monnier ne put réussir, le 18, à s'emparer d'Arrezzo, foyer de
l'insurrection; mais le lendemain, après une vive résistance, cette
ville fut enlevée d'assaut, et presque tous les insurgés qui la
défendaient, furent passés au fil de l'épée. Le général Sommariva et
les troupes autrichiennes se retirèrent sur Ancône. La levée en masse
fut désarmée et dissoute, la Toscane entièrement conquise et soumise,
et les marchandises anglaises confisquées partout où l'on en trouva.
Dans cette expédition, de grandes dilapidations furent commises et
donnèrent lieu à de vives réclamations.

Les ôtages toscans, qui étaient depuis un an en France, furent
renvoyés dans leur patrie. Ils avaient été très-bien traités, et ne
portèrent en Toscane que des sentiments favorables aux Français.
Cependant la cour de Naples continuait à réorganiser son armée; et,
dans le mois de novembre, elle put envoyer, sous les ordres de M.
Roger de Damas, une division de 8 à 10 mille hommes, pour couvrir
Rome, conjointement avec le corps autrichien du général Sommariva. La
plus grande anarchie régnait dans les états du pape; ils étaient
livrés à toute espèce de désordre.


§ V.

Depuis cinq mois que la suspension d'armes existait, l'Autriche avait
reçu de l'Angleterre soixante millions qu'elle avait bien employés.
Elle comptait en ligne 280 mille hommes présents sous les armes, y
compris les contingents de l'empire, du roi de Naples et de l'armée
anglaise, savoir: 130 mille hommes en Allemagne, sous les ordres de
l'archiduc Jean; l'insurrection mayençaise, le corps d'Albini et la
division Simbschen, 20,000 hommes sur le Mein; Les corps sur le Danube
et l'Inn 80,000 hommes; celui du prince de Reutz, dans le Tyrol,
20,000 hommes. 120,000 hommes étaient en Italie, sous les ordres du
feld-maréchal Bellegarde; savoir: le corps de Davidowich, dans le
Tyrol italien, 20,000; le corps cantonné derrière le Mincio, 70,000;
dans Ancône et la Toscane, 10,000; les troupes napolitaines,
l'insurrection toscane, etc., 20,000. Une armée anglaise de 30,000
hommes, sous les ordres des généraux Abercombry et Pulteney, était
dans la Méditerranée, embarquée sur des transports et prête à se
porter partout.

La France avait en ligne 175,000 hommes en Allemagne; savoir: l'armée
gallo-batave, commandée par le général Augereau, 20,000 h.; la grande
armée d'Allemagne, commandée par le général Moreau, 140,000 hommes;
l'armée des Grisons, commandée par le général Macdonald, 15,000. En
Italie, elle avait 90,000 hommes sous le général Brune, et le corps
d'observation du midi, sous le général Murat, 10,000. L'effectif des
armées de la république s'élevait à 500,000 hommes, mais 40,000 se
trouvaient en Orient, à Malte et aux Colonies; 45,000 étaient
gendarmes, vétérans ou gardes-côtes; et l'on comptait 140,000 hommes
en Hollande, sur les côtes, dans les garnisons de l'intérieur, aux
dépôts ou aux hôpitaux.

La cour de Vienne fut consternée, lorsqu'elle apprit que les généraux
français avaient dénoncé les hostilités. Elle se flattait qu'ils ne
voudraient pas entreprendre une campagne d'hiver dans un climat aussi
âpre que celui de la haute Autriche. Le conseil aulique décida que
l'armée d'Italie resterait sur la défensive, derrière le Mincio, la
gauche appuyée à Mantoue, la droite à Peschiera; que l'armée
d'Allemagne prendrait l'offensive et chasserait les Français au-delà
du Lech.

Le premier consul était résolu de marcher sur Vienne, malgré la
rigueur de la saison. Il voulait profiter des brouilleries qui
s'étaient élevées entre la Russie et l'Angleterre; le caractère
inconstant de l'empereur Paul, lui faisait craindre un changement pour
la campagne prochaine. L'armée du Rhin, sous les ordres du général
Moreau, était destinée à passer l'Inn et à marcher sur Vienne par la
vallée du Danube. L'armée gallo-batave, commandée par le général
Augereau, devait agir sur le Mein et la Rednitz, tant pour combattre
les insurgés de Westphalie conduits par le baron d'Albini, que pour
servir de réserve dans tous les cas imprévus, donner de l'inquiétude à
l'Autriche sur la Bohême, dans le temps que l'armée du Rhin passerait
l'Inn, et assurer les derrières de la gauche de cette dernière armée.
Elle était composée de toutes les troupes qu'on avait pu tirer de la
Hollande, que la saison mettait à l'abri de toute invasion.

C'était pour n'avoir pas ajouté foi à la force de l'armée de réserve
que la maison d'Autriche avait perdu l'Italie à Marengo. Une nouvelle
armée ayant des états-majors pour six divisions, quoique seulement de
15,000 hommes, fut réunie en juillet à Dijon, sous le nom d'armée de
réserve. Le général Brune en eut le commandement. Plus tard, il passa
au commandement de l'armée d'Italie, et fut remplacé par le général
Macdonald, qui, sur la fin d'août, se mit en marche, traversa la
Suisse et se porta, avec l'armée de réserve, dans les Grisons,
occupant le Voralberg par sa droite, et l'Engadine par sa gauche. Tous
les regards de l'Europe furent dirigés sur cette armée; on la crut
destinée à porter quelque coup de jarnac comme la première armée de
réserve. On la supposa forte de 50,000 hommes, elle tint en échec deux
corps d'armée autrichiens de 40,000 hommes.

L'armée d'Italie, sous les ordres du général Brune, qui, ainsi qu'on
l'a vu, avait remplacé dans le commandement le général Masséna, devait
passer le Mincio et l'Adige, et se porter sur les Alpes noriques. Le
corps d'armée commandé par le général Murat, qui avait d'abord porté
le nom de corps de grenadiers et éclaireurs, ensuite de troupes du
camp d'Amiens, de grande-armée de réserve, prit enfin celui de corps
d'observation du midi. Il était destiné à servir de réserve à l'armée
d'Italie et à flanquer sa droite.

Deux grandes armées et deux petites allaient ainsi se diriger sur
Vienne, formant un ensemble de 250 mille combattants présents sous les
armes; et une cinquième était en réserve, en Italie, pour s'opposer
aux insurgés et aux Napolitains. Les troupes françaises étaient bien
habillées, bien armées, munies d'une nombreuse artillerie et dans la
plus grande abondance; jamais la république n'avait eu un état
militaire aussi réellement redoutable. Il avait été plus nombreux en
1793; mais alors la plupart des troupes étaient des recrues mal
habillées, non aguerries; et une partie était employée dans la Vendée
et dans l'intérieur.


§ VI.

L'armée gallo-batave était sous les ordres du général Augereau, qui
avait le général Andréossy pour chef d'état-major. Le général
Treillard commandait la cavalerie; le général Macors l'artillerie.
Cette armée était forte de deux divisions françaises, Barbou et
Duhesme, et de la division hollandaise Dumonceau; en tout, 20,000
hommes. A la fin de novembre, le quartier-général était à Francfort.

L'armée mayençaise, commandée par le baron d'Albini, était composée,
1º d'une division de 10,000 insurgés des états de l'électeur de
Mayence et de l'évêché de Wurtzbourg, troupes qui augmentaient ou
diminuaient selon les circonstances et l'esprit public de ces
contrées; 2º d'une division autrichienne de 10,000 hommes sous les
ordres du général Simbschen. L'armée gallo-batave avait donc 20,000
hommes, mais 20,000 h. de mauvaises troupes devant elle. Son général
dénonça, le 2 novembre, les hostilités pour le 24. Le baron Albini,
qui était à Aschaffembourg, voulut essayer, avant de se retirer, de
surprendre le corps qui lui était opposé. Il passa le pont à deux
heures du matin, mais après un moment de succès il fut repoussé. Le
quartier-général français arriva à Aschaffembourg, le 25. Albini se
retira sur Fulde, Simbschen sur Schweinfurth; la division Dumonceau
entra dans Wurtzbourg, le 28, et cerna la garnison qui se renferma
dans la citadelle. L'armée de Simbschen, réduite à 13,000 hommes, prit
une belle position à Burg-Eberach pour couvrir Bamberg. Le 3
décembre, Augereau se porta à sa rencontre. Le général Duhesme attaqua
avec cette intrépidité dont il a donné tant de preuves; et après une
assez vive résistance, l'ennemi opéra sa retraite sur Forcheim. Le
baron Albini resta sur la rive droite du Mein, entre Schweinfurth et
Bamberg, afin d'agir en partisan. Le lendemain, l'armée gallo-batave
prit possession de Bamberg, passa la Rednitz, et poussa des partis sur
Ingolstadt, pour se mettre en communication avec les flanqueurs de la
grande armée. Ce même jour, 3 décembre, l'armée du Rhin était
victorieuse à Hohenlinden. Le général Klenau, avec une division de
10,000 hommes, qui n'avait pas donné à la bataille, fut envoyé sur le
Danube pour couvrir la Bohême; il se joignit, à Bamberg, au corps de
Simbschen, et avec 20,000 hommes, il marcha contre l'armée française
pour la rejeter derrière la Rednitz. Il attaqua la division Barbou
dans le temps que Simbschen attaquait celle de Duhesme; le combat fut
vif. Toute la journée du 18 décembre, les troupes françaises
suppléèrent au nombre par leur intrépidité, et rendirent vaines toutes
les tentatives de l'ennemi; elles se maintinrent, sur la rive droite
de la Rednitz, en possession de Nuremberg. Mais le 21, Klenau ayant
continué son mouvement, le général Augereau repassa sans combat la
Rednitz. Sur ces entrefaites, le corps de Klenau ayant été rappelé en
Bohême, l'armée gallo-batave rentra dans Nuremberg, et reprit ses
anciennes positions, où elle reçut la nouvelle de l'armistice de
Steyer.

Ainsi, avec 20,000 hommes, dont 8,000 Hollandais, le général Augereau
occupa tout le pays entre le Rhin et la Bohême, et désarma
l'insurrection mayençaise. Il contint, indépendamment du corps du
général Simbschen, la division Klenau; ce qui affaiblit de 30,000
hommes l'armée de l'archiduc Jean, qui l'était aussi sur sa gauche de
20,000 hommes détachés dans le Tyrol, sous les ordres du général
Hiller, pour s'opposer à l'armée des Grisons. Ce furent donc 50,000
hommes de moins que la grande-armée française eut à combattre; au lieu
de 130,000 hommes, l'archiduc Jean n'en opposa à Moreau que 80,000.


§ VII.

La grande-armée du Rhin était divisée en quatre corps, chacun de trois
divisions d'infanterie et d'une brigade de cavalerie; la grosse
cavalerie formait une réserve. Le général Lecourbe commandait la
droite composée des divisions Montrichard, Gudin, Molitor; le général
en chef commandait en personne la réserve, formée des divisions
Grandjean (depuis Grouchy), Decaen, Richepanse; le général Grenier
commandait le centre, formé des divisions Ney, Legrand, Hardy (depuis
Bastoul, depuis Bonnet); le général Sainte-Suzanne commandait la
gauche, formée des divisions Souham, Colaud, Laborde; le général
d'Hautpoult commandait toute la cavalerie, le général Eblé
l'artillerie. L'effectif était de 150,000 hommes, y compris les
garnisons et les hommes aux hôpitaux. 140,000 étaient disponibles et
présents sous les armes. L'armée française était donc d'un tiers plus
nombreuse que l'armée ennemie; elle était en outre fort supérieure par
le moral et la qualité des troupes.

Les hostilités commencèrent le 28 novembre; l'armée marcha sur l'Inn.
Le général Lecourbe laissa la division Molitor aux débouchés du Tyrol,
et se porta sur Rosenheim avec deux divisions. Les trois divisions de
la réserve se dirigèrent par Ebersberg, savoir, le général Decaen sur
Roth, le général Richepanse sur Wasserbourg, le général Grandjean en
réserve sur la chaussée de Mühldorf. Les trois divisions du centre
marchèrent, celle de Ney en rasant la chaussée de Mühldorf, celle de
Hardy en réserve, et celle de Legrand par la vallée de l'Issen. Le
colonel Durosnel, avec un corps de flanqueurs fort de deux bataillons
d'infanterie et de quelques escadrons, prit position à Wils-Bibourg,
en avant de Landshut; les trois divisions de la gauche, sous le
lieutenant-général Sainte-Suzanne, se concentrèrent entre l'Altmühl et
le Danube. Moreau s'avançait ainsi sur l'Inn avec huit divisions en
six colonnes, et laissant ses quatre autres divisions, pour observer
ses flancs, le Tyrol et le Danube.

Le 28 novembre, tous les avant-postes de l'ennemi furent reployés;
Lecourbe entra à Rosenheim; Richepanse rejeta sur la rive droite de
l'Inn ou dans Wasserbourg tout ce qu'il rencontra; mais il échoua dans
sa tentative pour enlever cette tête de pont. La division Legrand
déposta, de Dorfen au débouché de l'Issen, une avant-garde de
l'archiduc. Le lieutenant-général Grenier prit position sur les
hauteurs d'Ampfingen, Ney à la droite, Hardy au centre, Legrand à la
gauche un peu en arrière; le camp avait trois mille toises. Ces huit
divisions de l'armée française garnissaient, sur la rive gauche de
l'Inn, une étendue de quinze lieues, depuis Rosenheim jusque auprès de
Mühldorf. Ampfingen est à quinze lieues de Munich, dont l'Inn
s'approche à dix lieues. La gauche de l'armée française se trouvait
donc prêter le flanc au fleuve, pendant l'espace de cinq lieues. Il
était bien délicat et fort dangereux d'en aborder ainsi le passage.

L'archiduc Jean avait porté son quartier-général à Oetting: il avait
chargé le corps de Condé, renforcé de quelques bataillons autrichiens,
de défendre la rive droite depuis Rosenheim jusqu'à Kuffstein, et de
maintenir ses communications avec le général Hiller, qui était dans le
Tyrol avec un corps de 20,000 h. Il avait placé le général Klenau avec
10,000 hommes à Ratisbonne, afin de soutenir l'armée mayençaise,
insuffisante pour s'opposer à la marche d'Augereau. Son projet était,
avec le reste de son armée (80,000 hommes) de déboucher par
Wasserbourg, Craybourg, Mühldorf, Oetting et Braunau, qui avaient de
bonnes têtes de pont, de prendre l'offensive et d'attaquer l'armée
française. Il passa l'Inn, fit un quart de conversion à droite sur la
tête de pont de Mühldorf, et se plaça en bataille, la gauche à
Mühldorf, la droite à Landshut sur l'Iser. Le général Kienmayer, avec
ses flanqueurs de droite, attaqua le colonel Durosnel, qui se retira
derrière l'Iser. Le quartier-général autrichien fut successivement
porté à Eggenfelden et à Neumarkt sur la Roth, à mi-chemin de Mühldorf
à Landshut. L'armée de l'archiduc occupa, par ce mouvement, une ligne
perpendiculaire sur l'extrême gauche de l'armée française; son extrême
droite se trouva à Landshut à douze lieues de Munich, plus près de
trois lieues que la gauche française, qui en était à quinze lieues.
C'était par sa droite qu'il voulait manoeuvrer, débouchant par les
vallées de l'Issen, de la Roth et de l'Iser.

Le 1er décembre, à la pointe du jour, l'archiduc déploya 60,000 hommes
devant les hauteurs d'Ampfingen, et attaqua de front le
lieutenant-général Grenier, qui n'avait que 25,000 hommes, dans le
temps qu'une autre de ses colonnes, débouchant par le pont de
Craybourg, se porta sur les hauteurs d'Achau, en arrière et sur le
flanc droit de Grenier. Le général Ney, d'abord forcé de céder au
nombre, se reforma, remarcha en avant et enfonça huit bataillons; mais
l'ennemi continuant à déployer ses grandes forces, et débouchant par
les vallées de l'Issen, le lieutenant-général Grenier fut contraint à
la retraite. La division Grandjean, de la réserve, s'avança pour le
soutenir; Grenier prit position à la nuit sur les hauteurs de Haag.
L'alarme fut grande dans l'armée française, le général en chef fut
déconcerté. Il était pris en flagrant délit; l'ennemi attaquait, avec
une forte masse, ses divisions séparées et éparpillées. Le général
Legrand, après avoir soutenu un combat très-vif dans la vallée de
l'Issen, avait évacué Dorfen.

Cette manoeuvre de l'armée autrichienne était fort belle, et ce
premier succès lui en promettait de bien importants. Mais l'archiduc
ne sut pas tirer parti des circonstances, il n'attaqua pas avec
vigueur le corps de Grenier, qui ne perdit que quelques centaines de
prisonniers et deux pièces de canon. Le lendemain 2 décembre, il ne
fit que de petits mouvements, ne dépassa pas Haag, et donna le temps à
l'armée française de se rallier et de revenir de son étonnement. Il
paya cher cette faute, qui fut la première cause de la catastrophe du
lendemain.

Moreau ayant eu la journée du 2 pour se reconnaître, espéra avoir le
temps de réunir son armée. Il envoya l'ordre à Sainte-Suzanne, qu'il
avait mal à propos laissé sur le Danube, de se porter avec ses trois
divisions sur Freisingen; elles ne pouvaient y être arrivées que le 5;
à Lecourbe, de marcher toute la journée du 3 pour s'approcher sur la
droite et prendre, à Ebersberg, les positions qu'occupait Richepanse,
afin de masquer le débouché de Wasserbourg; il ne pouvait y arriver
que dans la journée du 4; à Richepanse et à Decaen, de se porter au
débouché de la forêt de Hohenlinden, au village de Altenpot; ils
devaient opérer ce mouvement dans la nuit pour y prévenir l'ennemi; le
premier n'avait que deux lieues à faire, le deuxième que quatre. Le
corps de Grenier prit position sur la gauche de Hohenlinden: la
division Ney appuya sa droite à la chaussée, la division Hardy au
centre, la division Legrand observa Lendorf et les débouchés de
l'Issen; la division Grandjean, dont le général Grouchy avait pris le
commandement, coupa la chaussée, appuyant la gauche à Hohenlinden et
refusant la droite le long de la lisière du bois. Par ces
dispositions, le général Moreau devait avoir, le 4, huit divisions en
ligne; le 5, il en aurait eu dix. Mais l'archiduc Jean, qui avait déja
commis cette grande faute de perdre la journée du 2, ne commit pas
celle de perdre la journée du 3. A la pointe du jour, il se mit en
mouvement; et les dispositions du général français pour réunir son
armée devinrent inutiles; ni le corps de Lecourbe, ni celui de
Sainte-Suzanne ne purent assister à la bataille; la division
Richepanse et celle de Decaen combattirent désunies; elles arrivèrent
trop tard, le 3, pour défendre l'entrée de la forêt de Hohenlinden.

L'armée autrichienne marcha au combat sur trois colonnes: la colonne
de gauche de 10,000 hommes, entre l'Inn et la chaussée de Munich, se
dirigeant sur Albichengen et Saint-Christophe; celle du centre, forte
de 40,000 hommes, suivit la chaussée de Mühldorf à Munich, par Haag
vers Hohenlinden; le grand parc, les équipages, les embarras suivirent
cette route, la seule qui fut ferrée. La colonne de droite, forte de
25,000 hommes, commandée par le général Latour, devait marcher sur
Bruckrain; Kienmayer, qui, avec ses flanqueurs de droite, faisait
partie de ce corps, devait se porter de Dorfen sur Schauben, tourner
tous les défilés et être en mesure de déboucher dans la plaine
d'Amzing, où l'archiduc comptait camper le soir, et attendre le corps
de Klenau, qui s'y rendait en remontant la rive droite de l'Iser.

Les chemins étaient défoncés, comme ils le sont au mois de décembre;
les colonnes de droite et de gauche cheminaient par des routes de
traverse impraticables; la neige tombait à gros flocons. La colonne du
centre, suivie par les parcs et les bagages, marchait sur la chaussée;
elle devança bientôt les deux autres; sa tête pénétra sans obstacle
dans la forêt. Richepanse, qui la devait défendre à Altenpot, n'était
pas arrivé; mais elle fut arrêtée au village de Hohenlinden, où
s'appuyait la gauche de Ney, et où était la division Grouchy. La ligne
française, qui se croyait couverte, fut d'abord surprise, plusieurs
bataillons furent rompus, il y eut du désordre. Ney accourut, le
terrible pas de charge porta la mort et l'effroi dans une tête de
colonne de grenadiers autrichiens; le général Spanochi fut fait
prisonnier. Dans ce moment, l'avant-garde de la droite autrichienne
déboucha des hauteurs de Bruckrain. Ney fut obligé d'accourir sur sa
gauche pour y faire face; il eût été insuffisant, si le corps de
Latour eut appuyé son avant-garde; mais il en était éloigné de deux
lieues. Cependant les divisions Richepanse et Decaen, qui auraient dû
arriver avant le jour au débouché de la forêt, au village de Altenpot,
engagées, au milieu de la nuit, dans des chemins horribles et par un
temps affreux, errèrent sur la lisière de la forêt une partie de la
nuit. Richepanse, qui marchait en tête, n'arriva qu'à 7 heures du
matin à Saint-Christophe, encore à deux lieues de Altenpot. Convaincu
de l'importance du mouvement qu'il opérait, il activa sa marche avec
sa première brigade, laissant fort en arrière la deuxième. Lorsque la
colonne autrichienne de gauche atteignit le village de
Saint-Christophe, elle le coupa de cette deuxième brigade; le général
Drouet qui la commandait se déploya. La position de Richepanse
devenait affreuse; il était à mi-chemin de Saint-Christophe à
Altenpot; il se décida à continuer son mouvement, afin d'occuper le
débouché de la forêt, si l'ennemi n'y était pas encore, ou de retarder
sa marche et de concourir à l'attaque générale, en se jetant sur son
flanc, si déja, comme tout semblait l'annoncer, l'archiduc avait
pénétré dans la forêt. Arrivé au village de Altenpot, avec la
huitième, la quarante-huitième de ligne et le premier de chasseurs, il
se trouva sur les derrières des parcs et de toute l'artillerie
ennemie, qui avaient défilé. Il traversa le village, et se mit en
bataille sur les hauteurs. Huit escadrons de cavalerie ennemie, qui
formaient l'arrière-garde, se déployèrent; la canonnade s'engagea, le
premier de chasseurs chargea et fut ramené. La situation du général
Richepanse était toujours très-critique; il ne tarda pas à être
instruit qu'il ne devait pas compter sur Drouet, qui était arrêté par
des forces considérables, et n'avait aucune nouvelle de Decaen. Dans
cette horrible position, il prit conseil de son désespoir: il laissa
le général Walter avec la cavalerie, pour contenir les cuirassiers
ennemis, et à la tête des 48e et 8e de ligne, il entra dans la forêt
de Hohenlinden. Trois bataillons de grenadiers hongrois, qui
composaient l'escorte des parcs, se formèrent; ils s'avancèrent à la
baïonnette contre Richepanse qu'ils prenaient pour un partisan. La
48e les culbuta. Ce petit combat décida de toute la journée. Le
désordre et l'alarme se mirent dans le convoi: les charretiers
coupèrent leurs traits, et se sauvèrent, abandonnant 87 pièces de
canon et 300 voitures. Le désordre de la queue se communiqua à la
tête. Ces colonnes, profondément entrées dans les défilés, se
désorganisèrent; elles étaient frappées des désastres de la campagne
d'été, et d'ailleurs composées d'un grand nombre de recrues. Ney et
Richepanse se réunirent. L'archiduc Jean fit sa retraite en désordre
et en toute hâte sur Haag, avec les débris de son corps.

Le général Decaen avait dégagé le général Drouet. Il avait contenu,
avec une de ses brigades, la colonne de gauche de l'ennemi à
Saint-Christophe, et s'était porté dans la forêt, avec la seconde
brigade, pour achever la déroute des bataillons, qui s'y étaient
réfugiés. Il ne restait plus de l'armée autrichienne, que la colonne
de droite, commandée par le général Latour, qui fût entière; elle
s'était réunie avec Kienmayer, qui avait débouché sur sa droite par la
vallée de l'Issen, ignorant ce qui s'était passé au centre. Elle
marcha contre le lieutenant-général Grenier, qui avait dans la main
les divisions Legrand et Bastoul et la cavalerie du général
d'Hautpoult. Le combat fut fort opiniâtre; le général Legrand rejeta
le corps de Kienmayer dans le défilé de Lendorf, sur l'Issen; le
général Latour fut repoussé et perdit du canon; il se mit en retraite
et abandonna le champ de bataille, aussitôt qu'il fut instruit du
désastre du principal corps de son armée. La gauche de l'armée
autrichienne repassa l'Inn sur le pont de Wasserbourg, le centre sur
les ponts de Craybourg et de Mühldorf, la droite sur le pont
d'Oetting. Le général Klenau, qui s'était mis en mouvement pour
s'approcher de l'Inn, se reporta sur le Danube, pour couvrir la
Bohême, menacer et combattre l'armée gallo-batave. Le soir de la
bataille, le quartier-général de l'armée française fut porté à Haag.
Dans cette journée, qui décida du sort de la campagne, six divisions
françaises, la moitié de l'armée, combattirent seules contre presque
toute l'armée autrichienne. Les forces se trouvèrent à peu près égales
sur le champ de bataille, 70,000 hommes de chaque côté. Mais il était
impossible à l'archiduc Jean d'avoir plus de troupes réunies, et
Moreau pouvait en avoir le double. La perte de l'armée française fut
de 10,000 hommes tués, blessés ou prisonniers, soit au combat de
Dorfen, soit à celui d'Ampfingen, soit à la bataille. Celle de
l'ennemi fut de 25,000 hommes, sans compter les déserteurs; 7,000
prisonniers, parmi lesquels 2 généraux, 100 pièces de canon et une
immense quantité de voitures, furent les trophées de cette journée.


§ VIII.

Lecourbe, qui n'était pas arrivé à temps pour prendre part à la
bataille, se reporta sur Rosenheim; il n'en était qu'à peu de lieues.
Decaen marcha sur la tête de pont de Wasserbourg qu'il bloqua
étroitement; Grouchy resta en réserve à Haag; Richepanse se porta à
Romering, vis-à-vis le pont de Craybourg; Grenier, avec ses trois
divisions, passa l'Issen et se dirigea sur la Roth, à la poursuite de
Latour et de Kienmayer, qui s'étaient retirés sur le bas Inn. Le
général Kienmayer occupa les retranchements de Mühldorf, sur la gauche
de l'Inn; le général Baillet Latour s'établit derrière Wasserbourg et
Riesch, sur la route de Rosenheim à Salzbourg.

Le 9 décembre (six jours après la bataille) Lecourbe jetta un pont à
deux lieues au-dessus de Rosenheim, au village de Neupeuren, descendit
la rive droite avec les divisions Montrichard et Gudin, se porta
vis-à-vis Rosenheim, où le corps de Condé, qui avait été complété à
12,000 hommes par des bataillons autrichiens, se trouvait en position
en avant de Rarsdorf, appuyant la droite à l'Inn, vis-à-vis Rosenheim,
la gauche au lac de Chiemsée. La division Gudin manoeuvra sur Endorf,
pour tourner cette gauche, ce qui décida la retraite de ce corps
derrière l'Alza. Les divisions Decaen et Grouchy, qui avaient passé
l'Inn au pont qu'avait jeté Lecourbe, arrivèrent en ligne au milieu de
la journée. Decaen prit la gauche de la ligne, Grouchy resta en
réserve, Lecourbe continua à suivre l'ennemi par la route de Seebruck,
Traunstein et Teissendorf; Grouchy suivit son mouvement. Richepanse et
Decaen marchèrent d'abord sur la grande route de Wasserbourg, et par
un à droite, se portèrent sur Lauffen, où ils passèrent la Salza le
14. Richepanse avait jeté un pont de bateaux vis-à-vis Rosenheim, et
passé l'Inn dans la journée du 11. Grenier entra dans la tête de pont
de Wasserbourg que l'ennemi évacua, passa l'Inn et se dirigea sur
Altenmarkt. Les parcs, la réserve de cavalerie, les deux divisions de
la gauche passèrent sur le pont de Mühldorf, dans les journées des 10,
11 et 12. Car, aussitôt que l'ennemi vit que la barrière de l'Inn
était forcée, il en abandonna en toute hâte les rives, pour se
concentrer entre l'Ems et Vienne.

Le 13, Lecourbe se porta à Seebruck, passa l'Alza et s'avança aux
portes de Salzbourg. Il rencontra, vis-à-vis Salzbourg,
l'arrière-garde ennemie, forte de 20,000 hommes, la plus grande partie
cavalerie, l'attaqua et fut repoussé avec perte de 2,000 hommes, et
obligé de se reployer sur la rive gauche de la Saal. Les Autrichiens
se disposaient à le suivre; mais le général Decaen ayant passé la
Salza à Lauffen, Moreau marcha sur Salzbourg par la rive droite, ce
qui obligea l'ennemi à abandonner cette rivière et à se retirer en
hâte pour couvrir la capitale. Le 15, le général Decaen entra dans
Salzbourg; le général Richepanse, de Lauffen se dirigea, le 16, sur
Herdorf, et gagna, par une grande marche, la chaussée de Vienne. Le
lieutenant-général Grenier marcha sur la chaussée de Braunau à Ried.
Lecourbe, continuant à former la droite, s'avança par les montagnes.
Le 17, Richepanse rencontra, à Frankenmarkt, l'arrière-garde de
l'archiduc; il se battit toute la soirée. Le 18, on se battit aussi à
Schwanstadt. L'arrière-garde ennemie n'avait fait qu'une lieue et
demie dans cette journée, et prétendait passer la nuit dans cette
position; mais elle fut attaquée avec la plus grande impétuosité et
culbutée; elle perdit 200 prisonniers. Le 19, le général Decaen ayant
pris l'avant-garde, attaqua le général Kienmayer à Lambach, le
culbuta, fit prisonnier le général Mezzery et 1200 hommes. Les
bagages, les parcs eurent beaucoup de peine à passer le pont, et
furent long-temps exposés au feu des batteries françaises. L'ennemi
fut poussé arec une telle activité, qu'il n'eut pas le temps de brûler
le pont, qui était en bois et déjà couvert d'artifices. La division
Decaen se porta dans la nuit sur Wels, où elle atteignit un corps
ennemi, qui se retirait sur Linz, et fit quelques centaines de
prisonniers; la division Richepanse passa la Traün à Lambach et marcha
sur Kremsmünster, où Lecourbe et Decaen arrivèrent dans la soirée du
20. La division Grouchy et le grand quartier-général se portèrent à
Wels; le corps de Grenier, après avoir passé la Salza à Lauffen et à
Burkhausen et bloqué Braunau par la division Ney, arriva à Ebersberg.
Le prince Charles venait de prendre le commandement de l'armée:
l'opinion des peuples et du soldat l'appelait à grands cris au secours
de la monarchie; mais il était trop tard.

Pendant ce temps, le général Decaen battait, à Kremsmünster,
l'arrière-garde commandée par le prince de Schwartzenberg, et lui
faisait un millier de prisonniers. Le 21, il entra à Steyer; le
général Grouchy à Ems. L'armée passa l'Ems le même jour; les
avant-postes furent placés sur l'Ips et l'Erlaph; la cavalerie légère
s'avança jusqu'à Mölk. Le grand quartier-général fut établi à
Kremsmünster. Le 25 décembre, on signa une suspension d'armes; elle
était conçue en ces termes:

Art. 1er. La ligne de démarcation entre la portion de l'armée
gallo-batave, en Allemagne, sous les ordres du général Augereau, dans
les cercles de Westphalie, du Haut-Rhin et de Franconie, jusqu'à
Bayarsdorf, sera déterminée particulièrement entre ce général et celui
de l'armée impériale et royale qui lui est opposée. De Bayarsdorf,
cette ligne passe à Herland, Nuremberg, Neumarck, Parsberg, Laver,
Stadt-am-Lof et Ratisbonne, où elle passe le Danube dont elle longe la
rive droite jusqu'à l'Erlaph, qu'elle remonte jusqu'à sa source, passe
à Marckgamingen, Kogelbach, Goulingen, Hammox, Mendleng, Leopolstein,
Heissemach, Vorderenberg et Leoben; suit la rive gauche de la Mühr
jusqu'au point où cette rivière coupe la route de Salzbourg à
Clagenfurth, qu'elle suit jusqu'à Spritat, remonte la chaussée de
Vérone par l'Inenz et Brixen jusqu'à Botzen; de là passe à Maham,
Glurens et Sainte-Marie, et arrive par Bormio dans la Valteline, où
elle se lie avec l'armée d'Italie.--Art. 2. La carte d'Allemagne, par
Chauchard, servira de règle dans les discussions qui pourraient
s'élever sur la ligne de démarcation ci-dessus.--Art. 3. Sur les
rivières qui sépareront les deux armées, la section ou la conservation
des ponts sera réglée par des arrangements particuliers, suivant que
cela sera jugé utile, soit pour le besoin des armées, soit pour ceux
du commerce; les généraux en chef des armées respectives s'entendront
sur ces objets, ou en délégueront le droit aux généraux, commandant
les troupes sur ces points. La navigation des rivières restera libre,
tant pour les armées que pour le pays.--Art. 4. L'armée française
non-seulement occupera exclusivement tous les points de la ligne de
démarcation ci-dessus déterminée, mais encore pour mettre un
intervalle continu entre les deux armées; la ligne des avant-postes de
l'armée impériale et royale sera, dans toute son étendue, à
l'exception du Danube, à un mille d'Allemagne, au moins, de distance
de celle de l'armée française.--Art. 5. A l'exception des sauvegardes
ou gardes de police, qui seront laissées ou envoyées dans le Tyrol par
les deux armées respectives, et en nombre égal, mais qui sera le
moindre possible (ce qui sera réglé par une convention particulière).
Il ne pourra rester aucune autre troupe de sa majesté l'empereur dans
l'enceinte de la ligne de démarcation: celles qui se trouvent en ce
moment dans les Grisons, le Tyrol et la Carinthie, devront se retirer
immédiatement par la route de Clagenfurt sur Pruck, pour rejoindre
l'armée impériale d'Allemagne, sans qu'aucune puisse être dirigée sur
l'Italie; elles se mettront en route des points où elles sont,
aussitôt l'avis donné de la présente convention, et leur marche sera
réglée sur le pied d'une poste et demie d'Allemagne par jour. Le
général en chef de l'armée française du Rhin est autorisé à s'assurer
de l'exécution de cet article par des délégués chargés de suivre la
marche des armées impériales jusqu'à Pruck. Les troupes impériales qui
pourraient avoir à se retirer du haut Palatinat, de la Souabe ou de la
Franconie, se dirigeront par le chemin le plus court, au-delà de la
ligne de démarcation. L'exécution de cet article ne pourra être
retardée sous aucun prétexte au-delà du temps nécessaire, eu égard aux
distances.--Art. 6. Les forts de Kufstein, Schoernitz et tous les
autres points de fortifications permanentes dans le Tyrol, seront
remis en dépôt à l'armée française, pour être rendus dans le même état
où ils se trouvent à la conclusion et ratification de la paix, si elle
suit cet armistice sans reprise d'hostilités. Les débouchés de
Fientlermünz, Naudert et autres fortifications de campagne dans le
Tyrol, seront remis à la disposition de l'armée française.--Art. 7.
Les magasins appartenant dans ce pays à l'armée impériale, seront
laissés à sa disposition.--Art. 8. La forteresse de Wurtzbourg, en
Franconie, et la place de Braunau, dans le cercle de Bavière, seront
également remises à l'armée française, pour être rendues aux mêmes
conditions que les forts de Kufstein et Schoernitz.--Art. 9. Les
troupes, tant de l'empire que de sa majesté impériale et royale qui
occupent les places, les évacueront, savoir: la garnison de
Wurtzbourg, le 6 janvier 1801 (16 nivose an IX); celle de Braunau, le
4 janvier 1801 (14 nivose an IX), et celle des forts du Tyrol, le 8
janvier (18 nivose).--Art. 10. Toutes les garnisons sortiront avec les
honneurs de la guerre, et se rendront, avec armes et bagages, par le
plus court chemin, à l'armée impériale. Il ne pourra rien être
distrait par elles de l'artillerie, munitions de guerre et de bouche
et approvisionnements en tout genre de ces places, à l'exception des
subsistances nécessaires pour leur route jusqu'au-delà de la ligne de
démarcation.--Art. 11. Des délégués seront respectivement nommés pour
constater l'état des places dont il s'agit; mais sans que le retard
qui serait apporté à cette mission puisse en entraîner dans
l'évacuation.--Art. 12. Les levées extraordinaires ordonnées dans le
Tyrol seront immédiatement licenciées, et les habitants renvoyés dans
leurs foyers. L'ordre et l'exécution de ce licenciement ne pourront
être retardés sous aucun prétexte.--Art. 13. Le général en chef de
l'armée du Rhin voulant, de son côté, donner à son altesse l'archiduc
Charles une preuve non équivoque des motifs qui l'ont déterminé à
demander l'évacuation du Tyrol, déclare, qu'à l'exception des forts de
Kufstein, Schoernitz, Fientlermünz, il se bornera à avoir dans le
Tyrol des sauvegardes ou gardes de police déterminées dans l'art. 5,
pour assurer les communications. Il donnera en même temps aux
habitants du Tyrol, toutes les facilités qui seront en son pouvoir
pour leurs subsistances, et l'armée française ne s'immiscera en rien
dans le gouvernement de ce pays.--Art. 14. La portion du territoire de
l'empire et des états de sa majesté impériale, dans le Tyrol, est mise
sous la sauvegarde de l'armée française pour le maintien du respect
des propriétés et des formes actuelles du gouvernement des peuples.
Les habitants de ce pays ne seront point inquiétés pour raison de
services rendus à l'armée impériale, ni pour opinions politiques, ni
pour avoir pris une part active à la guerre.--Art. 15. Au moyen des
dispositions ci-dessus, il y aura entre l'armée gallo-batave, en
Allemagne, celle du Rhin, et l'armée de sa majesté impériale et de ses
alliés dans l'empire germanique, un armistice et suspension d'armes
qui ne pourra être moindre de trente jours. A l'expiration de ce
délai, les hostilités ne pourront recommencer qu'après quinze jours
d'avertissement, comptés de l'heure où la signification de rupture
sera parvenue, et l'armistice sera prolongé indéfiniment jusqu'à cet
avis de rupture.--Art. 16. Aucun corps ni détachement, tant de l'armée
du Rhin que de celle de sa majesté impériale, en Allemagne, ne
pourront être envoyés aux armées respectives, en Italie, tant qu'il
n'y aura pas d'armistice entre les armées française et impériale dans
ce pays. L'inexécution de cet article sera regardée comme une rupture
immédiate de l'armistice.--Art. 17. Le général en chef de l'armée du
Rhin fera parvenir le plus promptement possible la présente convention
aux généraux en chef de l'armée gallo-batave, des Grisons et de
l'armée d'Italie, avec la plus pressante invitation, particulièrement
au général en chef de l'armée d'Italie, de conclure de son côté une
suspension d'armes. Il sera donné en même temps toutes facilités pour
le passage des officiers et courriers que son altesse royale
l'archiduc Charles croira devoir envoyer, soit dans les places à
évacuer, soit dans le Tyrol, et en général dans le pays compris dans
la ligne de démarcation durant l'armistice.

A Steyer, le 25 décembre 1800 (4 nivose an 9).

    _Signés_, V. F. LAHORIE, le comte de GRUNE, WAIROTHER-DE-VETAL.


L'armée resta dans ses positions jusqu'à la ratification de la paix de
Lunéville, signée le 9 février 1801. Elle évacua, en exécution de ce
traité, les états héréditaires, dans les dix jours qui suivirent la
ratification, et l'empire dans l'espace de 30 jours après l'échange
desdites ratifications.


§ IX.

OBSERVATIONS.

_Plan de campagne._ Le plan de campagne adopté par le premier consul,
réunissait tous les avantages. Les armées d'Allemagne et d'Italie
étaient chacune dans une seule main; l'armée gallo-batave devait être
indépendante, parce qu'elle n'était qu'un corps d'observation, qui ne
devait pas se laisser séparer de la France, et devait toujours se
tenir en arrière de la gauche de la grande armée, pour permettre au
général Moreau de concentrer toutes ses divisions et de réunir d'assez
grandes forces, pour pouvoir manoeuvrer, indépendamment des bons ou
mauvais succès de ce corps d'observation.

L'armée des Grisons, deuxième armée de réserve, menaçait à la fois le
Tyrol allemand et italien. Elle fixa toute l'attention des généraux
Hiller et Davidowich, et permit au général Moreau d'attirer à lui sa
droite, et au général Brune d'attirer à lui sa gauche. Il importait
qu'elle fût aussi indépendante, parce qu'elle devait réaccorder les
armées d'Allemagne et d'Italie, menacer la gauche de l'armée de
l'archiduc, et la droite de celle du maréchal Bellegarde.

Ces deux corps d'observation, qui n'étaient ensemble que de 35,000
hommes, occupèrent l'armée mayençaise et les corps de Simbschen,
Klenau, Reuss et Davidowich, 70,000 hommes; lorsque, par un effet
opposé, ils permirent aux deux grandes armées françaises, qui étaient
destinées à entrer dans les états héréditaires, de tenir réunies
toutes leurs forces.

_Augereau._ Le général Augereau a rempli le rôle qui lui avait été
assigné. Ses instructions lui ordonnaient de se tenir toujours en
arrière, afin de ne pas s'exposer à être attaqué par un détachement de
l'armée de l'archiduc. Au reste, son combat de Burg-Eberach, le 3
décembre, jour même de la bataille de Hohenlinden, est fort
honorable, ainsi que les combats qu'il a soutenus plus tard en avant
de Nuremberg, où il a eu à lutter contre des forces supérieures. Mais
s'il se fût mieux pénétré du rôle qu'il avait à remplir, il eût évité
des engagements; ce qui lui devenait facile, en ne passant pas la
Rednitz. Cependant son ardeur a été utile, puisqu'elle a obligé
l'archiduc à détacher le corps de Klenau, pour soutenir l'armée
mayençaise.

_Moreau._ La marche du général Moreau sur l'Inn est défectueuse; il ne
devait pas aborder cette rivière sur six points et sur une ligne de
quinze à vingt lieues. Lorsque l'armée, qui vous est opposée, est
couverte par un fleuve, sur lequel elle a plusieurs têtes de pont, il
ne faut pas l'aborder de front. Cette disposition dissémine votre
armée, et vous expose à être coupé. Il faut s'approcher de la rivière
que vous voulez passer, par des colonnes en échelons, de sorte qu'il
n'y ait qu'une seule colonne, la plus avancée, que l'ennemi puisse
attaquer sans prêter lui-même le flanc. Pendant ce temps, vos troupes
légères borderont la rive; et lorsque vous serez fixé sur le point où
vous voulez passer, point qui doit toujours être éloigné de l'échelon
de tête, pour mieux tromper votre ennemi, vous vous y porterez
rapidement et jetterez votre pont. L'observation de ce principe était
très-importante sur l'Inn, le général français ayant fait de Munich
son point de pivot. Or, il n'y a de Munich à l'endroit le plus près de
cette rivière, que dix lieues; elle court obliquement, en s'éloignant
toujours davantage de cette capitale, de sorte que, lorsque l'on veut
jeter un pont plus bas, on prête le flanc à l'ennemi. Aussi le général
Grenier se trouva-t-il fort exposé dans le combat du 1er décembre; il
fut obligé de lutter deux jours, un contre trois.

Si le général français voulait occuper les hauteurs d'Ampfingen, il ne
le pouvait faire qu'avec toute son armée. Il fallait qu'il y réunît
les trois divisions de Grenier, les trois divisions de la réserve, et
la cavalerie du général d'Hautpoult, plaçant Lecourbe en échelons sur
la droite. Ainsi rangée, l'armée française n'aurait couru aucun
risque; elle eût battu et précipité dans l'Inn l'archiduc. Avec une
armée, qui eût été même supérieure en nombre, les dispositions prises
eussent été dangereuses. C'est de Landshut qu'il faut partir, pour
marcher sur l'Inn.

Pendant que le sort de la campagne se décidait aux champs d'Ampfingen
et de Hohenlinden, les trois divisions de Sainte-Suzanne et les trois
divisions de Lecourbe, c'est-à-dire la moitié de l'armée, n'étaient
pas sur le champ de bataille. A quoi bon avoir des troupes, lorsqu'on
n'a pas l'art de s'en servir dans les occasions importantes? L'armée
française était de 140,000 hommes sur le champ d'opérations; celle de
l'archiduc de 80,000 hommes, parce qu'elle était affaiblie des deux
détachements qu'elle avait faits contre l'armée gallo-batave et celle
des Grisons. Néanmoins, l'armée autrichienne se trouva égale en nombre
sur le champ de Hohenlinden, et triple au combat d'Ampfingen.

La bataille de Hohenlinden a été une rencontre heureuse; le sort de la
campagne y a été joué sans aucune combinaison. L'ennemi a eu plus de
chances de succès que les Français; et cependant ceux-ci étaient
tellement supérieurs en nombre et en qualité, que, menés sagement et
conformément aux règles, ils n'eussent eu aucune chance contre eux. On
a dit que Moreau avait ordonné la marche de Richepanse et de Decaen
sur Altenpot, pour prendre en flanc l'ennemi! cela n'est pas exact;
tous les mouvements de l'armée française, pendant la journée du 3,
étaient défensifs. Moreau avait intérêt à rester, le 3, sur la
défensive, puisque, le 4, le général Lecourbe devait arriver sur le
champ de bataille, et que, le 5, il devait recevoir un autre puissant
renfort, celui de Sainte-Suzanne. Le but de ce mouvement de Decaen et
de Richepanse, était d'empêcher l'ennemi de déboucher dans la forêt,
pendant la journée du 3; il était purement défensif.

Si la manoeuvre de ces deux divisions avait eu pour but de tomber sur
le flanc gauche de l'ennemi, elle eût été contraire à la règle, qui
veut que l'on ne fasse pas de gros détachements, la veille d'une
bataille. L'armée française n'avait de réunies que six divisions;
c'était beaucoup hasarder que d'en détacher deux, la veille de
l'action. Il était possible que ce détachement ne rencontrât pas les
ennemis, parce que ceux-ci auraient manoeuvré sur leur droite, ou
auraient déja emporté Hohenlinden, avant son arrivée à Altenpot. Dans
ce cas, les divisions Richepanse et Decaen, isolées, n'eussent été
d'aucun secours aux quatre autres, qui eussent été rejetées au-delà de
l'Iser; ce qui eût entraîné la perte de ces deux divisions détachées.

Si l'archiduc eût fait marcher en avant son échelon de droite, et ne
fût entré dans la forêt, que lorsque le général Latour aurait été aux
prises avec le lieutenant-général Grenier, il n'eût trouvé à
Hohenlinden que la division Grouchy. Il se fût emparé de la forêt,
eût coupé l'armée par le centre, et tourné la droite de Grenier, qu'il
eût jetée au delà de l'Iser; les deux divisions Richepanse et Decaen,
isolées dans des pays difficiles, au milieu des glaces et des boues,
eussent été acculées à l'Inn; un grand désastre eût frappé l'armée
française. C'était mal jouer, que d'en courir les chances; Moreau
était trop prudent pour s'exposer à un pareil hasard.

Le mouvement de Richepanse et de Decaen devait s'achever dans la nuit;
mais il eût fallu que ces deux divisions marchassent réunies. Elles
étaient au contraire séparées, et fort éloignées l'une de l'autre,
dans des pays sans chemins et en décembre; elles errèrent toute la
nuit. A sept heures du matin, le 3, lorsque Richepanse, avec la
première brigade, arriva en avant de Saint-Christophe, il se
trouva coupé de sa deuxième brigade; l'ennemi s'était placé à
Saint-Christophe. Ce général devait-il poursuivre sa marche, ou
rétrograder au secours de sa seconde brigade? Cette question ne peut
être douteuse; il devait rétrograder. Il l'eût dégagée, se fût joint
au général Decaen, et eût pu, dès lors, marcher en avant avec de
grandes forces. Il devait s'attendre à trouver, au village d'Altenpot,
une des colonnes de l'archiduc fort supérieure à lui; quel espoir
pouvait-il avoir? il eût été attaqué en tête et en queue, ayant l'Inn
sur son flanc droit. Dans sa position, les règles de la guerre
voulaient qu'il marchât réuni, non-seulement avec sa deuxième brigade,
mais même avec la division Decaen. 20,000 hommes ont toujours des
moyens d'influer sur la fortune; et au pis aller, surtout en décembre,
ils ont toujours le temps de gagner la nuit et de se tirer d'affaire.
Le général Richepanse fit donc une imprudence; cette imprudence lui
réussit, et c'est à elle que doit spécialement être attribué le succès
de la bataille. Car, de part et d'autre, il n'a tenu à rien; et le
sort de deux grandes armées a été décidé par le choc de quelques
bataillons.

_Archiduc Jean._--L'archiduc Jean a eu tort de prendre l'offensive, et
de passer l'Inn. Son armée était trop démoralisée; elle avait trop de
recrues; enfin, elle avait à combattre des forces trop considérables,
et opérait dans une saison, où tous les avantages sont pour celui qui
reste sur la défensive.

Il a fort bien engagé le combat du 1er décembre, mais il n'y a pas mis
de vigueur; il a passé toute la journée à se déployer. Ces mouvements
exigent beaucoup de temps, et les jours sont bien courts en décembre;
ce n'était pas le cas de parader. Il fallait attaquer par la gauche
et par le centre, par la droite en colonnes et au pas de charge, tête
baissée. En profitant ainsi de sa grande supériorité, il eût entamé et
mis en déroute les divisions Ney et Hardy.

Il eût dû, dès le lendemain, pousser les Français, l'épée dans les
reins et à grandes journées; il fit la faute de se reposer, ce qui
donna le temps à Moreau de se rasseoir et de réunir ses forces. Son
mouvement avait complètement surpris l'armée française; elle était
disséminée; il ne fallait pas lui donner le temps de respirer et de se
reconnaître. Mais, à moins que l'archiduc n'eût eu le bonheur de
remporter un grand avantage, l'armée française, rejetée au delà de
l'Iser, s'y fût ralliée, et n'eût pas moins fini par le battre
complètement.

Ses dispositions pour la bataille de Hohenlinden sont fort bien
entendues; mais il a commis des fautes dans l'exécution. La nature de
son mouvement voulait que son armée marchât en échelons, la droite en
avant; que la droite commandée par le général Latour, et les
flanqueurs du général Kienmayer, fussent réunis et aux mains avec le
corps du lieutenant-général Grenier, avant que le centre n'entrât dans
la forêt. Pendant ce mouvement, l'archiduc devait se tenir en
bataille avec le centre, à hauteur d'Altenpot, faisant fouiller la
forêt par une division, pour favoriser la marche du général Latour.
Les trois divisions de Grenier, commandées par Legrand, Bastoul et
Ney, étant occupées par Latour, l'archiduc n'eût trouvé à Hohenlinden,
que Grouchy, qui ne pouvait pas tenir une demi-heure. Au lieu de cela,
il marcha le centre en avant, sans faire attention que sa droite et sa
gauche, qui s'avançaient par des chemins de traverse, dans des pays
couverts de glaces, ne pouvaient pas le suivre; de sorte qu'il se
trouva seul engagé dans une forêt, où la supériorité du nombre est de
peu d'importance. Cependant, il repoussa, mit en désordre la division
Grouchy; mais le général Latour était à deux lieues en arrière. Ney,
qui n'avait personne devant, lui accourut au soutien de Grouchy; et
lorsque, plusieurs heures après, les ailes de l'archiduc arrivèrent à
sa hauteur, il était trop tard. Il était contraire à l'usage de la
guerre, d'engager, sans utilité, plus de troupes que le terrain ne lui
permettait d'en déployer, et surtout de faire entrer ses parcs et sa
grosse artillerie dans un défilé, dont il n'avait pas l'extrémité
opposée. En effet, ils l'ont embarrassé pour opérer sa retraite, et il
les a perdus. Il aurait dû les laisser en position, au village
d'Altenpot, sous une escorte convenable, jusqu'à ce qu'il fût maître
du débouché de la forêt.

Ces fautes d'exécution font présumer que l'armée de l'archiduc était
mal organisée. Mais la pensée de la bataille était bonne; il eût
réussi le 2 décembre, il eût encore réussi le 3, sans ces fautes
d'exécution.

On a voulu persuader que la marche de l'armée française sur Ampfingen,
et sa retraite sur Hohenlinden, étaient une ruse de guerre: cela ne
mérite aucune réfutation sérieuse. Si le général Moreau eût médité
cette marche, il en eût tenu à portée les six divisions de Lecourbe et
de Sainte-Suzanne; il eût tenu réunis Richepanse et Decaen, dans un
même camp; il eût, etc., etc. Sans doute la bataille de Hohenlinden
fut très-glorieuse pour le général Moreau, pour les généraux, pour les
officiers, pour les troupes françaises. C'est une des plus décisives
de la guerre; mais elle ne doit être attribuée à aucune manoeuvre, à
aucune combinaison, à aucun génie militaire.

_Dernière observation._--Le général Lecourbe qui formait la droite,
n'avait pas donné à la bataille; il eût dû jeter un pont sur l'Inn, et
passer cette rivière, au plus tard, le 5. Toute l'armée eût dû se
trouver, dans la journée du 6, sur la rive droite; elle n'y a été que
le 12. Le quartier-général, qui eût pu arriver le 12 à Steyer, n'y a
été que le 22. Cette perte de sept jours a permis à l'archiduc de se
rallier, de prendre position derrière l'Alza et la Salza, d'organiser
une bonne arrière-garde et de défendre le terrain, pied à pied,
jusqu'à l'Ems. Sans cette lenteur impardonnable, Moreau eût évité
plusieurs combats, pris une quantité énorme de bagages, de prisonniers
isolés, et coupé des divisions non ralliées. Il était beaucoup plus
près de Salzbourg, le lendemain de la bataille de Hohenlinden, que
l'archiduc qui s'était retiré par le bas Inn; en marchant avec
activité et dans la vraie direction, Moreau l'eût acculé au Danube, et
fût arrivé à Vienne avant les débris de son armée.

Le petit échec qu'a essuyé Lecourbe devant Salzbourg, et la résistance
de l'ennemi dans la plaine de Vocklebruck, proviennent du peu de
cavalerie, qui se trouvait à l'avant-garde. C'était cependant le cas
d'y faire marcher la réserve du général d'Hautpoult, et non de la
tenir en arrière. C'est à la cavalerie à poursuivre la victoire, et à
empêcher l'ennemi battu de se rallier.


§ X.

L'armée des Grisons avait attiré l'attention du cabinet de Vienne;
elle le devait spécialement à sa première dénomination d'armée de
réserve. Mélas et son état-major avaient reproché au conseil aulique
de s'être laissé tromper sur la formation et la marche de la première
armée de réserve, qui avait coupé les derrières de l'armée
autrichienne, et lui avait enlevé à Marengo toute l'Italie; on
s'occupa donc avec une scrupuleuse attention, de connaître la force et
d'éclairer la marche de cette deuxième armée de réserve. La première
avait été jugée trop faible; la deuxième fut supposée trop forte. Le
gouvernement français employa tous les moyens, pour induire en erreur
les agents autrichiens. On donna pour chef, à cette armée, le général
Macdonald, connu par sa campagne de Naples, et par la bataille de la
Trébia. Elle fut composée de plusieurs divisions; et l'on persuada
facilement qu'elle était de 40,000 hommes, lorsqu'elle n'était
réellement que de 15,000. On y envoya des corps de volontaires de
Paris, dont la levée avait fixé l'attention des oisifs, et qui étaient
composés de jeunes gens de famille. Sous le rapport des opérations
purement militaires, cette armée était inutile, et eût rendu plus de
services, si on n'en eût formé qu'une seule division, que l'on aurait
mise sous les ordres de Moreau ou de Brune. Mais le souvenir de la
première était tel chez les Autrichiens, qu'ils pensèrent que cette
seconde armée était destinée à manoeuvrer comme l'autre, et à tomber
sur leurs derrières, soit en Italie, soit en Allemagne. Dans la
crainte qu'elle leur inspirait, ils placèrent un corps considérable
dans les débouchés du Tyrol et de la Valteline, afin de la tenir en
respect, soit qu'elle voulût se diriger sur l'Allemagne, ou sur
l'Italie. Elle produisit donc le bon effet, pendant une partie de
novembre et de décembre, de paralyser près de 40,000 ennemis, tant de
l'armée d'Allemagne, que de celle de l'Italie. Ainsi l'on peut dire
que cette deuxième armée de réserve contribua au succès des armées
françaises, en Allemagne, bien plus par son nom, que par sa force
réelle.

La bataille de Hohenlinden ayant entièrement décidé des affaires
d'Allemagne, l'armée des Grisons reçut ordre d'opérer en Italie, de
descendre dans la Valteline, et de se porter au coeur du Tyrol, en
débouchant sur la grande chaussée à Botzen. Le général Macdonald
exécuta lentement cette opération et n'y mit que peu de résolution;
soit qu'il vît avec peine le général Brune, avec qui il était mal, à
la tête d'une aussi belle armée que celle d'Italie; soit qu'une
expédition de cette nature ne fût pas dans le caractère de ce général.
Conduite par Masséna, Lecourbe ou Ney, une semblable opération aurait
eu les plus grands résultats. Le passage du Splugen offrait sans doute
quelques difficultés; mais l'hiver n'est pas la saison la plus
défavorable pour le passage des montagnes élevées. Alors la neige y
est ferme, le temps bien établi, et l'on n'a rien à craindre des
avalanches, véritable et unique danger à redouter sur les Alpes. En
décembre, il y a, sur ces hautes montagnes, de très-belles journées,
d'un froid sec, pendant lequel règne un grand calme dans l'air.

Ce ne fut que le 6 décembre, que l'armée des Grisons passa enfin le
Splugen et arriva à Chiavenna. Mais au lieu de se diriger, par le haut
Engadin, sur Botzen, cette armée vint se mettre en deuxième ligne,
derrière la gauche de l'armée d'Italie. Elle ne fit aucun effet, et ne
participa en rien au succès de la campagne; car le corps de Baraguey
d'Hilliers, détaché dans le haut Engadin, était trop faible. Il fut
arrêté dans sa marche par l'ennemi, et ne pénétra à Botzen, que le 9
janvier, c'est-à-dire 14 jours après les combats qui avaient été
livrés par l'armée d'Italie sur le Mincio, et six jours après le
passage de l'Adige par cette armée. Le général Macdonald arriva à
Trente, le 7 janvier, lorsque déja l'ennemi en était chassé par la
gauche de l'armée d'Italie, qui se portait sur Roveredo, sous les
ordres de Moncey et de Rochambeau. L'armistice de Trévise, conclu le
16 janvier 1801, par l'armée d'Italie, comprit également l'armée des
Grisons; elle prit position dans le Tyrol italien; et son
quartier-général resta à Trente.


§ XI.

Dans le courant de novembre 1800, le général Brune, qui commandait
l'armée française en Italie, dénonça l'armistice au général
Bellegarde, et les hostilités commencèrent le 22 novembre. La rivière
de la Chiesa, jusqu'à son embouchure dans l'Oglio, et cette dernière,
depuis ce point, jusqu'à son embouchure dans le Pô, formaient la ligne
de l'armée française. Cette armée était très-belle et très-nombreuse;
elle était composée de l'armée de réserve et de l'ancienne armée
d'Italie, réunies. Pendant cinq mois qu'elle s'était rétablie dans les
belles plaines de la Lombardie, elle avait été renforcée
considérablement, tant par des recrues venant de France, que par de
nombreuses troupes italiennes. Le général Moncey commandait la gauche,
Suchet le centre, Dupont la droite, Delmas l'avant-garde, et Michaud
la réserve; Davoust commandait la cavalerie, et Marmont l'artillerie,
qui avait deux cent bouches à feu, bien attelées et approvisionnées.
Chacun de ces corps était composé de deux divisions; ce qui faisait un
total de dix divisions d'infanterie et deux de cavalerie. Une brigade
de l'avant-garde était détachée au quartier-général, et portait le
titre de réserve du quartier-général. Ainsi l'avant-garde était de
trois brigades.

Le général Miollis commandait en Toscane; il avait sous ses ordres 5 à
6,000 hommes, dont la plus grande partie étaient des troupes
italiennes. Soult commandait en Piémont; il avait 6 ou 7,000 hommes,
la plupart Italiens. Dulauloy commandait en Ligurie, et Lapoype dans
la Cisalpine. Le général en chef Brune avait près de 100,000 hommes
sous ses ordres; il lui en restait, réunis sur le champ de bataille,
plus de 80,000.

L'armée des Grisons, que commandait Macdonald, occupait des corps
autrichiens dans l'Engadine et dans la Valteline. Cette armée peut
donc être comptée comme faisant partie de celle d'Italie. Elle
augmentait la force de celle-ci de 15,000 hommes; c'était donc à peu
près 100,000 hommes présents sous les armes, qui agissaient sur le
Mincio et l'Adige.

Lors de la reprise des hostilités, le 22 novembre, le général Brune
restait sur la défensive; il attendait sa droite qui, sous les ordres
de Dupont, était en Toscane. Elle passa le Pô à Sacca, le 24, vint se
placer derrière l'Oglio, ayant son avant-garde à Marcaria. L'ennemi
restait également sur la défensive. Quelque ordre que reçût Brune
d'agir avec vigueur, il hésitait à prendre l'offensive.

Le général Bellegarde, qui commandait l'armée autrichienne, n'était
pas un général redoutable. Il avait pour instructions de défendre la
ligne du Mincio; la maison d'Autriche attachait de l'importance à
conserver cette rivière, tant pour communiquer avec Mantoue, qu'afin
de l'avoir pour limite à la paix. L'armée autrichienne, forte de 60 à
70,000 hommes, avait sa gauche appuyée au Pô; elle était soutenue par
Mantoue, et couverte par le lac, sur lequel il y avait des chaloupes
armées. La droite s'appuyait à Peschiera et au lac Garda, dont une
nombreuse flottille lui assurait la possession. Un corps détaché
était dans le Tyrol, occupant les positions du Mont-Tonal et celles
opposées aux débouchés de l'Engadine et de la Valteline. Le Mincio,
qui, de Peschiera à Mantoue, a vingt milles, ou 7 petites lieues de
cours, est guéable en plusieurs endroits dans les temps de sécheresse;
mais, dans la saison où l'on se trouvait, il ne l'est nulle part. Le
général autrichien avait d'ailleurs fermé toutes les prises d'eau qui
appauvrissent cette rivière. Toutefois, c'était une faible barrière;
elle n'a pas plus d'une vingtaine de toises de largeur, et ses deux
rives se dominent alternativement. Le point de Mozembano domine la
rive gauche, ainsi que celui de Molino della Volta; les positions de
Salionzo et de Valleggio, sur la rive gauche, ont un grand
commandement sur celle opposée. Le général Bellegarde avait fait
occuper fortement les hauteurs de Valleggio; il y avait fait rétablir
un reste de château-fort, antique, qui pouvait servir de réduit; il
commande toute la campagne sur les deux rives. Borghetto avait été
fortifié, et était comme tête de pont, sous la protection de
Valleggio. L'enceinte de la petite ville de Goîto avait été rétablie,
et sa défense augmentée par les eaux. Bellegarde avait aussi fait
élever quatre redoutes fraisées et palissadées, sur les hauteurs de
Salionzo; elles étaient aussi rapprochées que possible de Valleggio.
Lorsqu'il eut pourvu à ses principales défenses sur la rive gauche, il
les étendit sur la rive droite. Il fit occuper les hauteurs de la
Volta, position, qui domine tout le pays, par de forts ouvrages; mais
ils étaient à près d'une lieue du Mincio, et à une et demie de Goîto
et de Valleggio. Ainsi, sur un espace de quinze milles, le général
autrichien avait cinq points fortement retranchés: Peschiera,
Salionzo, Valleggio, Volta, et Goîto.

Le 18 décembre, l'armée française passa la Chiesa; le quartier-général
se porta à Castaguedolo. Les 19 et 21, toute l'armée marcha sur le
Mincio en quatre colonnes; la droite, sous les ordres de Dupont, se
dirigea sur l'extrémité du lac de Mantoue; le centre, conduit par
Suchet, marcha sur la Volta; l'avant-garde, ayant pour but de masquer
Peschiera, se porta sur Ponti; la réserve et l'aile gauche se
dirigèrent sur Mosembano. Dupont, à l'aile droite, rejeta avec sa
division de droite, la garnison de Mantoue au-delà du lac. La deuxième
division (Vatrin) chassa l'ennemi dans Goîto. Suchet, au centre,
marcha sur Volta avec circonspection. Il s'attendait à un mouvement de
l'armée autrichienne pour soutenir la tête de sa ligne. Mais l'ennemi
ne fit contenance nulle part; il craignait probablement d'être coupé
du Mincio; il abandonna ses positions. La belle hauteur de Mozembano,
qui commande le Mincio, ne fut pas disputée. Les Français s'emparent
de toutes les positions sur la rive droite, excepté de Goîto et de la
tête de pont de Borghetto. Lorsque l'ennemi s'était aperçu qu'il avait
affaire à toute l'armée française, il avait craint un engagement
général; et il s'était reployé sur la rive gauche du Mincio, ne
conservant, sur la droite, que Goîto et Borghetto. Le résultat des
pertes des Autrichiens, sur toute la ligne, fut de 5 à 600 hommes
prisonniers. Le quartier-général des Français fut placé à Mozembano.

Il fallait, le jour même, jeter des ponts sur le Mincio, le franchir,
et poursuivre l'ennemi. Une rivière d'aussi peu de largeur, est un
léger obstacle, lorsqu'on a une position qui domine la rive opposée,
et que, de là, la mitraille des batteries dépasse au loin l'autre
rive. A Mozembano, au moulin de la Volta, l'artillerie peut battre
l'autre rive à une grande distance, sans que l'ennemi puisse trouver
une position avantageuse pour l'établissement de ses batteries. Alors
le passage n'est réellement rien; l'ennemi ne peut pas même voir le
Mincio, qui, semblable à un fossé de fortification, couvre les
batteries de toute attaque.

Dans la guerre de siége, comme dans celle de campagne, c'est le canon
qui joue le principal rôle; il a fait une révolution totale. Les hauts
remparts en maçonnerie ont dû être abandonnés pour les feux rasants et
recouverts par des masses de terre. L'usage de se retrancher chaque
jour, en établissant un camp, et de se trouver en sûreté derrière de
mauvais pieux, plantés à côté les uns des autres, a dû être aussi
abandonné.

Du moment où l'on est maître d'une position qui domine la rive
opposée, si elle a assez d'étendue pour que l'on puisse y placer un
bon nombre de pièces de canon, on acquiert bien des facilités pour le
passage de la rivière. Cependant, si la rivière a de deux cents à cinq
cents toises de large, l'avantage est bien moindre; parce que votre
mitraille n'arrivant plus sur l'autre rive, et l'éloignement
permettant à l'ennemi de se défiler facilement, les troupes, qui
défendent le passage, ont la faculté de s'enterrer dans des boyaux,
qui les mettent à l'abri du feu de la rive opposée. Si les grenadiers,
chargés de passer pour protéger la construction du pont, parviennent à
surmonter cet obstacle, ils sont écrasés par la mitraille de l'ennemi,
qui, placé à deux cents toises du débouché du pont, est à portée de
faire un feu très-meurtrier, et est cependant éloigné de quatre ou
cinq cents toises des batteries de l'armée qui veut passer; de sorte
que l'avantage du canon est tout entier pour lui. Aussi, dans ce cas,
le passage n'est-il possible, que lorsqu'on parvient à surprendre
complètement l'ennemi, et qu'on est favorisé par une île
intermédiaire, ou par un rentrant très-prononcé, qui permet d'établir
des batteries croisant leurs feux sur la gorge. Cette île ou ce
rentrant forme alors une tête de pont naturelle, et donne tout
l'avantage de l'artillerie à l'armée qui attaque.

Quand une rivière a moins de soixante toises, les troupes qui sont
jetées sur l'autre bord, protégées par une grande supériorité
d'artillerie et par le grand commandement que doit avoir la rive où
elle est placée, se trouvent avoir tant d'avantage, que, pour peu que
la rivière forme un rentrant, il est impossible d'empêcher
l'établissement du pont. Dans ce cas, les plus habiles généraux se
sont contentés, lorsqu'ils ont pu prévoir le projet de leur ennemi, et
arriver avec leur armée sur le point de passage, de s'opposer au
passage du pont, qui est un vrai défilé, en se plaçant en demi-cercle
alentour, et en se défilant du feu de la rive opposée, à trois ou
quatre cents toises de ses hauteurs. C'est la manoeuvre que fit
Vendôme, pour empêcher Eugène de profiter de son pont de Cassano.

Le général français décida de passer le Mincio le 24 décembre, et il
choisit pour points de passage, ceux de Mozembano et de Molino della
Volta, distants de deux lieues l'un de l'autre. Sur ces deux points,
le Mincio n'étant rien, il ne faut considérer que le plan général de
la bataille. Était-il à propos de se diviser entre Mozembano et
Molino? L'ennemi occupait la hauteur de Valleggio et la tête de pont
de Borghetto. La jonction des troupes, qui auraient effectué les deux
passages, pouvait donc éprouver des obstacles et être incertaine.
L'ennemi pouvait lui-même sortir par Borghetto, et mettre de la
confusion dans l'une de ces attaques. Ainsi il était plus conforme aux
règles de la guerre, de passer sur un seul point, afin d'être sûr
d'avoir toujours ses troupes réunies. Dans ce cas, lequel des deux
passages fallait-il préférer?

Celui de Mozembano avait l'avantage d'être plus près de Vérone; la
position était beaucoup meilleure. L'armée ayant donc passé à
Mozembano, sur trois ponts éloignés l'un de l'autre de deux à trois
cents toises, ne devait point avoir d'inquiétude pour sa retraite,
parce que sa droite et sa gauche étaient constamment appuyées au
Mincio, et flanquées par les batteries qu'on pouvait établir sur la
rive droite. Mais Bellegarde, qui l'avait parfaitement senti, avait
occupé, par une forte redoute, les deux points de Valleggio et de
Salionzo. Ces deux points, situés au coude du Mincio, forment avec le
point de passage, un triangle équilatéral de trois mille toises de
côté. L'armée autrichienne venant à appuyer sa gauche à Valleggio, sa
droite à Salionzo, se trouvait occuper la corde, et sa droite et sa
gauche étaient parfaitement appuyées. Elle ne pouvait pas être
tournée; mais sa ligne de bataille était de 3,000 toises. Brune ne
pouvait donc espérer que de percer son centre; opération souvent
difficile, et qui exige une grande vigueur et beaucoup de troupes
réunies.

Le point de Molino della Volta était moins avantageux. Si l'on eût été
battu, il y aurait eu plus de difficultés pour la retraite; car
Pozzolo domine la rive droite. Mais dans cette position, l'ennemi
n'aurait pas eu l'avantage d'avoir ses ailes appuyées par des ouvrages
de fortification.

En faisant un passage à Mozembano, le général français, trouvait sur
sa droite les hauteurs de Valleggio, qui étaient fortement
retranchées, et sur sa gauche, celles de Salionzo, occupées également
par de bons ouvrages. L'armée française, en voulant déboucher, se
trouvait dans un rentrant, en butte aux feux convergents de
l'artillerie ennemie, et ayant devant elle l'armée autrichienne,
appuyée, par sa droite et sa gauche, à ces deux fortes positions. D'un
autre côté, le corps, qui passait à la Volta, avait sa droite à une
lieue et demie de Goîto, place fortifiée sur la rive droite, et à une
lieue, sur sa gauche, Borghetto et Valleggio.

Il fut cependant résolu que l'aile droite passerait à la Volta, tandis
que le reste de l'armée passerait à Mozembano.

Le général Dupont, arrivé à Molino della Volta à la pointe du jour,
construisit des ponts, et fit passer ses divisions. Il s'empara du
village de Pozzolo, où il établit sa droite; et sa gauche appuyée au
Mincio, fut placée vis-à-vis de Molino, et protégée par le feu de
l'artillerie des hauteurs de la rive droite, qui dominent toute la
plaine. Une digue augmentait encore la force de cette gauche. Lors du
passage, l'ennemi était peu nombreux. Sur les dix heures, le général
Dupont apprit que le passage que le général Brune devait effectuer
devant Mozembano, était remis au lendemain. Le général Dupont aurait
dû sur-le-champ faire repasser sur la rive droite, la masse de ses
troupes, en ne laissant, sur la rive gauche, que quelques bataillons,
pour y établir une tête de pont, sous la protection de ses batteries.
D'ailleurs, la position était telle, que l'ennemi ne pouvait approcher
jusqu'au pont. Cette opération aurait eu tout l'avantage d'une fausse
attaque, aurait partagé l'attention de l'ennemi. L'on aurait pu, à la
pointe du jour, avoir forcé la ligne de Valleggio à Salionzo, avant
que toute l'armée ennemie n'y eût été réunie. Le général Dupont resta
cependant dans sa position sur la rive gauche. Bellegarde, profitant
de l'avantage que lui donnait son camp retranché de Valleggio et de
Salionzo, marcha avec ses réserves contre l'aile droite. On se battit
sur ce point, avec beaucoup d'opiniâtreté; les généraux Suchet et
Davoust accoururent au secours du général Dupont; et un combat
très-sanglant, où les troupes déployèrent la plus grande valeur, eut
lieu sur ce point, entre 20 à 25,000 Français, et 40 à 45,000
Autrichiens, dans l'arrondissement d'une armée qui, sur un champ de
bataille de trente lieues carrées, avait 80,000 Français contre 60,000
Autrichiens. C'est au village de Pozzolo que se passa l'action la plus
vive; la gauche, protégée par le feu de l'artillerie de la rive droite
et par la digue, était plus difficile à attaquer. Pozzolo, pris et
repris alternativement par les Autrichiens et par les Français, resta
enfin à ces derniers. Mais il leur en coûta bien cher; ils y perdirent
l'élite de trois divisions, et éprouvèrent au moins autant de mal que
l'ennemi. La bravoure des Français fut mal employée; et le sang de ces
braves ne servit qu'à réparer les fautes du général en chef, et celles
causées par l'ambition inconsidérée de ses lieutenants-généraux. Le
général en chef, dont le quartier-général était à deux lieues du champ
de bataille, laissa se battre toute son aile droite, qu'il savait
avoir passé sur la rive gauche, sans faire aucune disposition pour la
secourir. Une telle conduite n'a besoin d'aucun commentaire.

Il est impossible d'expliquer comment Brune, qui savait que sa droite
avait passé et était aux mains avec l'ennemi, ne se porta pas à son
secours, n'y dirigea pas ses pontons pour y construire un autre pont.
Pourquoi du moins, puisqu'il avait adopté le plan de passer sur deux
points, ne choisit-il pas Mozembano, en profitant du mouvement où
était l'armée autrichienne, pour s'emparer de Salionzo, Valleggio, et
tomber sur les derrières des ennemis? Suchet et Davoust ne vinrent au
secours de Dupont, que de leur propre mouvement, ne prenant conseil
que de la force des évènements.

Le 25, le général Marmont plaça ses batteries de réserve sur les
hauteurs de Mozembano, pour protéger la construction des ponts;
c'était bien inutile. L'ennemi n'avait garde de venir se placer dans
un rentrant de trois mille toises de corde, pour disputer le passage
d'une rivière de vingt toises, commandée par une hauteur, vis-à-vis de
laquelle son artillerie, quelque nombreuse qu'elle fût, n'aurait pas
pu se maintenir plus d'un quart d'heure en batterie. Le passage
effectué, Delmas, avec l'avant-garde, marcha sur Valleggio; Moncey,
avec la division Boudet, Michaud, avec la réserve, le soutinrent.
Suchet resta en réserve devant Borghetto, et Dupont, avec l'aile
droite, resta à Pozzolo. Les troupes eurent à souffrir des feux
croisés de Valleggio et de Salionzo; mais le général autrichien avait
déja calculé sa retraite, considérant la rivière comme passée, et
après l'affront qu'il avait reçu la veille, malgré l'immense
supériorité de ses forces, il cherchait à gagner l'Adige. Il avait
seulement conservé des garnisons dans les ouvrages de Salionzo et de
Valleggio, afin de pouvoir opérer sûrement sa retraite et évacuer tous
ses blessés. Brune lui en laissa le temps. Dans la journée du 25, il
ne dépassa pas Salionzo et Valleggio, c'est-à-dire qu'il fit trois
mille toises. Le lendemain, les redoutes de Salionzo furent cernées,
et on y prit quelques pièces de canon et 1200 hommes. Il faut croire
que c'est par une faute de l'état-major autrichien, que ces garnisons
n'ont pas reçu l'ordre de se retirer sur Peschiera. Il est difficile,
toutefois, de justifier la conduite de ce général.

Les Français firent une attaque inutile en voulant enlever Borghetto;
la brave soixante-douzième demi-brigade, qui en fut chargée, y perdit
l'élite de ses soldats. Il suffisait de canonner vivement ce poste et
d'y jeter des obus; car on ne peut pas entrer dans Borghetto, si l'on
n'est pas maître de Valleggio; et une fois maître de ce dernier point,
tout ce qui est dans Borghetto est pris. Effectivement, peu après
l'attaque de la soixante-douzième, la garnison de Borghetto se rendit
prisonnière; mais on avait sacrifié en pure perte 4 à 500 hommes de
cette brave demi-brigade.


§ XII.

Les jours suivants, l'armée se porta en avant, la gauche à
Castelnuovo, la droite entre Légnano et Vérone. Elle avait envoyé un
détachement pour masquer Mantoue; et deux régiments avaient été placés
sur les bords du lac Garda, pour couper toute communication par le
Mincio, entre Mantoue et Peschiera, que devait investir la division
Dombrowski.

L'armée française passa l'Adige le premier janvier, c'est-à-dire, six
jours après le passage du Mincio; un général habile l'eût passé le
lendemain. Cette opération se fit sans éprouver aucun obstacle à
Bussolingo. Dans cette saison, le bas Adige est presque impraticable.
Le lendemain, l'ennemi évacua Vérone, laissant une garnison dans le
château. La division Rochambeau s'était portée de Lodron sur l'Adige,
par Riva, Torboli et Mori. Ce mouvement avait obligé les Autrichiens
d'évacuer la Corona. Le 6 janvier, ils furent chassés des hauteurs de
Caldiero; les Français entrèrent à Vicence. Le corps de Moncey était à
Roveredo. Le 11, l'armée française passa la Brenta devant Fontanina.
Pendant ces mouvements, le corps d'armée d'observation du midi entrait
en Italie; le 13 il arriva à Milan. D'un autre côté, Macdonald avec
l'armée des Grisons, était entré à Trente, le 7 janvier, avait
poursuivi les Autrichiens dans la vallée de la Brenta; et, dès le 9,
il se trouvait en communication avec l'armée d'Italie, par Roveredo.
L'armée autrichienne, au contraire, s'affaiblissait de plus en plus.
Inférieure d'un tiers, dès l'ouverture de la campagne, à l'armée
française, elle avait, depuis, éprouvé de grandes pertes. Le combat de
Pozzolo lui avait coûté beaucoup de morts et de blessés, et ses pertes
en prisonniers, s'élevaient de 5 à 6,000 hommes. Les garnisons qu'elle
avait laissées dans Mantoue, Peschiera, Vérone, Ferrare,
Porto-Legnano, l'avaient beaucoup réduite. Toutes ces pertes la
mettaient hors d'état de tenir aucune ligne devant l'armée française.
L'Adige une fois passé, l'armée autrichienne fut obligée d'envoyer une
partie de ses forces pour garder les débouchés du Tyrol; et ces
troupes se trouvèrent occupées par l'armée des Grisons, qui arrivait
en ligne. Le général Baraguey d'Hilliers était à Botzen. A tous ces
motifs de découragement, se joignit la nouvelle de l'arrivée de
l'armée du Rhin aux portes de Vienne. En un mot, il fallait que
l'armée autrichienne fût bien faible et bien découragée, puisqu'elle
ne garda pas les hauteurs de Caldiero, et laissa franchir à l'armée
française tous les points qu'elle lui pouvait disputer. Aussitôt que
cette dernière eut passé la Brenta, M. de Bellegarde renouvela la
demande d'un armistice.

Le général Marmont et le colonel Sébastiani furent chargés par le
général en chef de le négocier. Les ordres les plus positifs du
premier consul portaient de n'en faire aucun, que lorsque l'armée
française serait sur l'Isonzo, afin de bien couper l'armée
autrichienne de Venise; ce qui l'eût obligée de laisser une forte
garnison dans cette ville, dont les habitants n'étaient pas bien
disposés pour les Autrichiens. Cette circonstance pouvait procurer de
nouveaux avantages à l'armée française. Mais le premier consul avait
insisté surtout pour ne rien conclure, avant qu'on n'eût la place de
Mantoue. Le général français montra, dans cette négociation, peu de
caractère, et il signa, le 16 janvier, l'armistice à Trévise.

Brune renonça de lui-même à demander Mantoue; c'était la seule
question politique. Il se contenta d'obtenir Peschiera, Porto-Legnano,
Ferrare, etc. Les garnisons n'en étaient pas prisonnières de guerre;
elles emmenaient avec elles leur artillerie, et la moitié des vivres
des approvisionnements de ces places. La flottille de Peschiera, qui
appartenait de droit à l'armée française, ne fut pas même livrée.

La convention de Trévise porta le cachet de la faiblesse des
négociateurs qui la conclurent. Il est évident que toutes les
conditions étaient à l'avantage de l'Autriche. Par suite des succès
que l'armée française avait obtenus, et en raison de sa supériorité
numérique et morale, Peschiera, Ferrare, etc., étaient des places
prises: c'étaient donc des garnisons formant un total de 5 à 6,000
hommes, de l'artillerie, des vivres, et une flottille, que l'on
rendait à des ennemis vaincus. La seule place qui pût tenir assez
long-temps, pour aider l'Autriche à soutenir une nouvelle campagne,
était Mantoue; et, non-seulement cette place restait au pouvoir des
ennemis, mais on lui accordait un arrondissement de huit cents toises,
et la faculté de recevoir des approvisionnements au-delà de ceux
nécessaires à la garnison et aux habitants.

Au mécontentement que le premier consul avait éprouvé de toutes les
fautes militaires commises dans cette campagne, se joignit celui de
voir ses ordres transgressés, les négociations compromises, et sa
position en Italie incertaine. Il fit sur-le-champ connaître à Brune
qu'il désavouait la convention de Trévise, lui enjoignant d'annoncer
que les hostilités allaient recommencer, à moins qu'on ne remît
Mantoue. Le premier consul fit faire la même déclaration au comte de
Cobentzel, à Lunéville. Ce ministre, qui commençait enfin à être
persuadé de la nécessité de traiter de bonne foi, et dont l'orgueil
avait plié devant la catastrophe, qui menaçait son maître, signa, le
26 janvier, l'ordre de livrer Mantoue à l'armée française. Ce qui eut
lieu le 17 février. A cette condition, l'armistice fut maintenu.
Pendant les négociations, le château de Vérone avait capitulé, et sa
garnison de 1700 hommes avait été prise.

Cette campagne d'Italie donna la mesure de Brune, et le premier consul
ne l'employa plus dans des commandements importants. Ce général, qui
avait montré la plus brillante bravoure et beaucoup de décision à la
tête d'une brigade, ne paraissait pas fait pour commander en chef.

Néanmoins les Français avaient toujours été victorieux dans cette
campagne, et toutes les places fortes d'Italie étaient entre leurs
mains. Ils étaient maîtres du Tyrol et des trois quarts de la
terre-ferme du territoire de Venise, puisque la ligne de démarcation
de l'armée française suivait la gauche de la Livenza, depuis Sally
jusqu'à la mer, la crête des montagnes entre la Piave et Zeliné, et
redescendait la Drave jusqu'à Lintz, où elle rencontrait la ligne de
l'armistice d'Allemagne.


§ XIII.

Le général Miollis, qui était resté en Toscane, commandait un corps de
5 à 6,000 hommes de toutes armes; la majorité de ces troupes était des
troupes italiennes. Les garnisons qu'il était obligé de laisser à
Livourne, à Lucques, au château de Florence, et sur divers autres
points, ne lui laissaient de disponible qu'un corps de 3,500 à 4,000
hommes. Le général de Damas, avec une force de 16,000 hommes, dont
8,000 Napolitains, était venu prendre position sur les confins de la
Toscane, après avoir traversé les états du pape. Il devait combiner
ses opérations dans la Romagne et le Ferrarois, avec des troupes
d'insurgés, chassés de Toscane par la garde nationale de Bologne, et
par une colonne mobile qu'avait envoyée le général Brune, sur la
droite du Pô. La retraite de l'armée autrichienne qui, successivement,
avait été obligée de passer le Pô, le Mincio, l'Adige, la Brenta,
avait déconcerté tous les projets des ennemis sur la rive droite du
Pô. Le général Miollis, établi à Florence, maintenait le bon ordre
dans l'intérieur; et les batteries élevées à Livourne, tenaient en
respect les bâtiments anglais. Les Autrichiens, qui s'étaient montrés
en Toscane, s'étaient retirés, partie sur Venise pour en renforcer la
garnison, et partie sur Ancône.

Le 14 janvier, le général Miollis, instruit qu'une division de 5 à
6,000 hommes du corps de Damas, s'était portée sur Sienne, dont elle
avait insurgé la population, sentit la nécessité de frapper un coup,
qui prévînt et arrêtât les insurrections prêtes à éclater sur
plusieurs autres points. Il profita de la faute que venait de
commettre le général de Damas, officier sans talent ni mérite
militaire, de détacher aussi loin de lui une partie de ses forces, et
marcha contre ce corps avec 3,000 hommes. Le général Miollis rencontra
les Napolitains et les insurgés en avant de Sienne, les culbuta
aussitôt sur cette ville, dont il força les portes à coups de canon et
de hache, et passa au fil de l'épée tout ce qu'il y rencontra les
armes à la main. Il fit poursuivre, plusieurs jours, les restes de ces
bandes, et les rejeta au-delà de la Toscane, dont il rétablit ainsi,
et maintint la tranquillité.

Cependant de nouvelles forces étaient parties de Naples, pour venir
renforcer l'armée de M. de Damas.

Le général Murat, commandant en chef la troisième armée de réserve,
qui venait de prendre la dénomination d'armée d'observation d'Italie,
et dont le quartier-général était à Genève, dans les premiers jours de
janvier, passa le Petit-Saint-Bernard, le mont Genèvre et le mont
Cénis, et arriva, le 13 janvier, à Milan. Cette armée continua sa
route sur Florence; elle était composée des divisions Tarreau et
Mathieu, et d'une division de cavalerie. Un des articles de la
convention de Trévise, portait que la place d'Ancône serait remise à
l'armée française. Le général Murat, en conséquence, eut ordre de
prendre possession de cette place, de chasser les troupes napolitaines
des états du pape, et de les menacer même dans l'intérieur du royaume
de Naples. Ce général, arrivé à Florence le 20 janvier, expédia le
général Paulet, avec une brigade de 3,000 hommes de toutes armes, pour
prendre possession d'Ancône et de ses forts. Ce dernier passa à
Cézenna, le 23 janvier, et le 27, il prit possession des forts et de
la ville d'Ancône. Cependant le premier consul avait ordonné qu'on
eût pour le pape les plus grands égards. Le général Murat avait même
écrit de Florence, le 24 janvier, au cardinal, premier ministre de
S. S., pour l'informer des intentions du premier consul, et de l'entrée
de l'armée d'observation dans les états du saint-père, afin d'occuper
Ancône, d'après la convention du 16, et de rendre à sa Sainteté le
libre gouvernement de ses états, en obligeant les Napolitains à
évacuer le château Saint-Ange et le territoire de Rome. Il prévint
aussi le cardinal, qu'il avait ordre de ne s'approcher de Rome, que
dans le cas où sa sainteté le jugerait nécessaire.

Dès son arrivée en Toscane, le général français avait écrit à M. de
Damas, pour lui demander les motifs de son mouvement offensif en
Toscane, et lui signifier qu'il eût à évacuer sur-le-champ le
territoire romain. M. de Damas lui avait répondu de Viterbe, que les
opérations du corps sous ses ordres, avaient toujours dû se combiner
avec celles de l'armée de M. de Bellegarde; que, lorsque le général
Miollis avait attaqué son avant-garde, à Sienne, à vingt-six milles de
son corps d'armée, il allait se retirer sur Rome, imitant le mouvement
de l'armée autrichienne, sur la Brenta; mais que, puisqu'un armistice
avait été conclu avec les Autrichiens, les troupes qu'il commandait,
étant celles d'une cour alliée de l'empereur, se trouvaient aussi en
armistice avec les Français.

Le général Murat lui répondit sur-le-champ, que l'armistice conclu
avec l'armée autrichienne, ne concernait en rien l'armée napolitaine;
qu'il était donc nécessaire qu'elle évacuât le château Saint-Ange et
les états du pape; que la considération du premier consul pour
l'empereur de Russie, pouvait seule protéger le roi de Naples; mais
que ni l'armistice, ni le cabinet de Vienne, ne pouvaient en rien le
protéger. En même temps, le général Murat mit sa petite armée en
mouvement. Les deux divisions d'infanterie furent dirigées, le 28
janvier, par la route d'Arezzo, sur Foligno et Perruvio, où elles
arrivèrent le 4 février. Le général Paulet eut ordre de se rendre
d'Ancône, avec deux bataillons, à Foligno, en passant par Macerata et
Tolentino. Pendant ces mouvements, l'artillerie, qui se dirigeait sur
Florence, par le débouché de Pistoia, eut ordre de continuer sa route
par Bologne et Ancône. Ainsi le corps d'observation marchait sans son
artillerie; faute qui ne peut jamais être excusée, que lorsque les
chemins par où passe l'armée, sont absolument impraticables au canon.
Or, celui de Bologne à Florence n'est pas dans ce cas, les voitures
peuvent y passer. Aussitôt que l'armée napolitaine fut instruite de la
marche du corps d'observation, elle se replia en toute hâte sous les
murs de Rome.

Le général Paulet, dès son arrivée à Ancône, y avait fait rétablir les
autorités et placer les couleurs du pape; ce qui excita la
reconnaissance de ce pontife, qui se hâta de faire écrire au général
Murat, par le cardinal Gonsalvi, le 31 janvier, pour lui exprimer _le
vif sentiment dont il était pénétré pour le premier consul; auquel_,
dit-il, _est attachée la tranquillité de la religion, ainsi que le
bonheur de l'Europe_.

Le 9 février, l'armée française était placée sur la Neva, jusqu'à son
embouchure dans le Tibre, et jusqu'aux confins des états du roi de
Naples.

Enfin, après quelques pourparlers, le général Murat consentit, par
égard pour la Russie, à signer, le 18 février, à Foligno, un armistice
de trente jours, entre son corps d'armée et les troupes napolitaines.
D'après cet armistice, elles durent évacuer Rome et les états du pape.
Le premier mars, à la suite de l'arrivée à Naples du colonel Beaumont,
aide-de-camp du général Murat, l'embargo fut mis sur tous les
bâtiments anglais, qui se trouvaient dans les ports de ce royaume.
Tous les Anglais en furent expulsés, et l'armée napolitaine rentra sur
son territoire. Le 28 mars suivant, un traité de paix fut signé à
Florence, entre la république française et la cour de Naples, par le
citoyen Alquier et le chevalier Micheroux. D'après l'un des articles,
un corps français pouvait, sur la demande du roi de Naples, être mis à
sa disposition, pour garantir ce royaume des attaques des Anglais et
des Turcs. En vertu de ce même article, le général Soult fut envoyé,
le 2 avril, avec un corps de 10 à 12,000 hommes, pour occuper Otrante,
Brandisi, Tarente, et tout le bout de la presqu'île, afin d'établir
des communications plus faciles avec l'armée d'Égypte. Ce corps arriva
à sa destination vers le 25 avril. Dans le courant de ce mois, la
Toscane fut remise au roi d'Étrurie, conformément au traité de
Lunéville, et à celui conclu entre la France et l'Espagne. Cependant
les Anglais occupaient encore l'île d'Elbe. Le premier mai, le colonel
Marietty, parti de Bastia avec 600 hommes, débarqua près de Marciana,
dans cette île, pour en prendre possession, d'après le traité conclu
avec le roi de Naples. Le lendemain, il entra à Porto-Longone, après
avoir chassé un rassemblement considérable de paysans insurgés,
d'Anglais et de déserteurs. Il fut joint dans cette place, le même
jour, par le général de division Tharreau, qui s'était embarqué à
Piombino avec un bataillon français et 300 Polonais. Ces troupes
réunies, marchèrent aussitôt pour cerner Porto-Ferrajo, qui fut sommé
de se rendre. Ainsi toute la partie de l'île cédée par le traité de
Florence, fut remise au pouvoir des Français.



MÉMOIRES DE NAPOLÉON.

NEUTRES.


Du droit des gens, observé par les puissances dans la guerre de terre;
et du droit des gens, observé par elles dans la guerre de mer.--Des
Principes du droit maritime des puissances neutres.--De la neutralité
armée de 1780, dont les principes, qui étaient ceux de la France, de
l'Espagne, de la Hollande, de la Russie, de la Prusse, du Danemarck,
de la Suède, étaient en opposition avec les prétentions de
l'Angleterre à cette époque.--Nouvelles prétentions de l'Angleterre,
mises en avant, pour la première fois et successivement, dans le cours
de la guerre de la révolution, depuis 1793 jusqu'en 1800. L'Amérique
reconnaît ces prétentions; discussions qui en résultent avec la
France.--Opposition à ces prétentions de la part de la Russie, de la
Suède, du Danemarck, de la Prusse. Évènements qui s'ensuivent.
Convention de Copenhague, où, malgré la présence d'une flotte anglaise
supérieure, le Danemarck ne reconnaît aucune des prétentions de
l'Angleterre. Leur discussion est ajournée.--Traité de Paris entre la
république française et les États-Unis d'Amérique, qui termine les
différends survenus entre les deux puissances, par suite de l'adhésion
des Américains aux prétentions des Anglais. La France et l'Amérique
proclament solennellement les principes du droit maritime des
neutres.--Causes qui indisposent l'empereur Paul Ier contre
l'Angleterre.--La Russie, le Danemarck, la Suède, la Prusse,
proclament les principes reconnus par le traité du 30 septembre entre
la France et l'Amérique. Convention, dite neutralité armée, signée le
16 décembre 1800.--Guerre entre l'Angleterre d'un côté, la Russie, le
Danemarck, la Suède et la Prusse de l'autre. Ce qui constate qu'à
cette époque ces puissances, non plus que la France, la Hollande,
l'Amérique et l'Espagne ne reconnaissaient aucune des prétentions de
l'Angleterre.--Bataille de Copenhague, le 2 avril 1801.--Assassinat de
l'empereur, Paul Ier.--La Russie, la Suède, le Danemarck, se désistent
des principes de la neutralité armée. Nouveaux principes des droits
des neutres reconnus par ces puissances. Traité du 17 juin 1801, signé
par lord St-Helens. Ces nouveaux droits n'engagent que les puissances
qui les ont reconnus par ledit traité.


§ Ier.

Le droit des gens, dans les siècles de barbarie, était le même sur
terre que sur mer. Les individus des nations ennemies étaient faits
prisonniers, soit qu'ils eussent été pris les armes à la main, soit
qu'ils fussent de simples habitants; et ils ne sortaient d'esclavage
qu'en payant une rançon. Les propriétés mobilières, et même foncières,
étaient confisquées, en tout ou en partie. La civilisation s'est fait
sentir rapidement et a entièrement changé le droit des gens dans la
guerre de terre, sans avoir eu le même effet dans celle de mer. De
sorte que, comme s'il y avait deux raisons et deux justices, les
choses sont réglées par deux droits différents. Le droit des gens,
dans la guerre de terre, n'entraîne plus le dépouillement des
particuliers, ni un changement dans l'état des personnes. La guerre
n'a action que sur le gouvernement. Ainsi les propriétés ne changent
pas de mains, les magasins de marchandises restent intacts, les
personnes restent libres. Sont seulement considérés comme prisonniers
de guerre, les individus pris les armes à la main, et faisant partie
de corps militaires. Ce changement a beaucoup diminué les maux de la
guerre. Il a rendu la conquête d'une nation plus facile, la guerre
moins sanglante et moins désastreuse. Une province conquise prête
serment, et, si le vainqueur l'exige, donne des ôtages, rend les
armes; les contributions se perçoivent au profit du vainqueur, qui,
s'il le juge nécessaire, établit une contribution extraordinaire, soit
pour pourvoir à l'entretien de son armée, soit pour s'indemniser
lui-même des dépenses que lui a causées la guerre. Mais cette
contribution n'a aucun rapport avec la valeur des marchandises en
magasin; c'est seulement une augmentation proportionnelle plus ou
moins forte de la contribution ordinaire. Rarement cette contribution
équivaut à une année de celles que perçoit le prince, et elle est
imposée sur l'universalité de l'état; de sorte qu'elle n'entraîne
jamais la ruine d'aucun particulier.

Le droit des gens qui régit la guerre maritime, est resté dans toute
sa barbarie; les propriétés des particuliers sont confisquées; les
individus non combattants sont faits prisonniers. Lorsque deux nations
sont en guerre, tous les bâtiments de l'une ou de l'autre, naviguant
sur les mers, ou existant dans les ports, sont susceptibles d'être
confisqués, et les individus à bord de ces bâtiments, sont faits
prisonniers de guerre. Ainsi, par une contradiction évidente, un
bâtiment anglais (dans l'hypothèse d'une guerre entre la France et
l'Angleterre), qui se trouvera dans le port de Nantes, par exemple, au
moment de la déclaration de guerre, sera confisqué; les hommes à bord
seront prisonniers de guerre, quoique non combattants et simples
citoyens; tandis qu'un magasin de marchandises anglaises, appartenant
à des Anglais existants dans la même ville, ne sera ni séquestré ni
confisqué, et que les négociants anglais voyageant en France ne seront
point prisonniers de guerre, et recevront leur itinéraire et les
passe-ports nécessaires pour quitter le territoire. Un bâtiment
anglais, naviguant et saisi par un vaisseau français, sera confisqué,
quoique sa cargaison appartienne à des particuliers; les individus
trouvés à bord de ce bâtiment, seront prisonniers de guerre, quoique
non combattants; et un convoi de cent charrettes de marchandises,
appartenant à des Anglais, et traversant la France, au moment de la
rupture entre les deux puissances, ne sera pas saisi.

Dans la guerre de terre, les propriétés même territoriales que
possèdent des sujets étrangers, ne sont point soumises à confiscation;
elles le sont tout au plus au séquestre. Les lois qui régissent la
guerre de terre, sont donc plus conformes à la civilisation et au
bien-être des particuliers; et il est à desirer qu'un temps vienne, où
les mêmes idées libérales s'étendent sur la guerre de mer, et que les
armées navales de deux puissances puissent se battre, sans donner lieu
à la confiscation des navires marchands, et sans faire constituer
prisonniers de guerre les simples matelots du commerce ou les
passagers non militaires. Le commerce se ferait alors, sur mer, entre
les nations belligérantes, comme il se fait, sur terre, au milieu des
batailles que se livrent les armées.


§ II.

La mer est le domaine de toutes les nations; elle s'étend sur les
trois quarts du globe, et établit un lien entre les divers peuples. Un
bâtiment chargé de marchandises, naviguant sur les mers, est soumis
aux lois civiles et criminelles de son souverain, comme s'il était
dans l'intérieur de ses états. Un bâtiment, qui navigue, peut être
considéré comme une colonie flottante, dans ce sens que toutes les
nations sont également souveraines sur les mers. Si les navires de
commerce des puissances en guerre pouvaient naviguer librement, il
n'y aurait, à plus forte raison, aucune enquête à exercer sur les
neutres. Mais, comme il est passé en principe, que les bâtiments de
commerce des puissances belligérantes sont susceptibles d'être
confisqués, il a dû en résulter le droit, pour tous les bâtiments de
guerre belligérants, de s'assurer du pavillon du bâtiment neutre
qu'ils rencontrent; car, s'il était ennemi, ils auraient le droit de
le confisquer. De là, le droit de visite, que toutes les puissances
ont reconnu par les divers traités; de là, pour les bâtiments
belligérants, celui d'envoyer leurs chaloupes à bord des bâtiments
neutres de commerce, pour demander à voir leurs papiers et s'assurer
ainsi de leur pavillon. Tous les traités ont voulu que ce droit
s'exerçât avec tous les égards possibles, que le bâtiment armé se tînt
hors de la portée de canon, et que deux ou trois hommes seulement,
pussent débarquer sur le navire visité, afin que rien n'eût l'air de
la force et de la violence. Il a été reconnu qu'un bâtiment appartient
à la puissance dont il porte le pavillon, lorsqu'il est muni de
passe-ports et d'expéditions en règle, et lorsque le capitaine et la
moitié de l'équipage sont des nationaux. Toutes les puissances se
sont engagées, par les divers traités, à défendre à leurs sujets
neutres, de faire, avec les puissances en guerre, le commerce de
contrebande; et elles ont désigné, sous ce nom, le commerce des
munitions de guerre, telles que poudre, boulets, bombes, fusils,
selles, brides, cuirasses, etc. Tout bâtiment ayant de ces objets à
bord, est censé avoir transgressé les ordres de son souverain, puisque
ce dernier s'est engagé à défendre ce commerce à ses sujets; et ces
objets de contrebande sont confisqués.

La visite faite par les bâtiments croiseurs, ne fut donc plus une
simple visite pour s'assurer du pavillon; et le croiseur exerça, au
nom même du souverain dont le pavillon couvrait le bâtiment visité, un
nouveau droit de visite, pour s'assurer si ce bâtiment ne contenait
pas des effets de contrebande. Les hommes de la nation ennemie, mais
seulement les hommes de guerre, furent assimilés aux objets de
contrebande. Ainsi cette inspection ne fut pas une dérogation au
principe, que le pavillon couvre la marchandise.

Bientôt il s'offrit un troisième cas. Des bâtiments neutres se
présentèrent pour entrer dans des places assiégées, et qui étaient
bloquées par des escadres ennemies. Ces bâtiments neutres ne
portaient pas de munitions de guerre, mais des vivres, des bois, des
vins et d'autres marchandises, qui pouvaient être utiles à la place
assiégée et prolonger sa défense. Après de longues discussions entre
les puissances, elles sont convenues, par divers traités, que dans le
cas où une place serait réellement bloquée, de manière qu'il y eût
danger évident, pour un bâtiment, de tenter d'y entrer, le commandant
du blocus pourrait interdire au bâtiment neutre l'entrée dans cette
place, et le confisquer, si, malgré cette défense, il employait la
force ou la ruse pour s'y introduire.

Ainsi les lois maritimes sont basées sur ces principes: 1º Le pavillon
couvre la marchandise. 2º Un bâtiment neutre peut être visité par un
bâtiment belligérant, pour s'assurer de son pavillon et de son
chargement, dans ce sens qu'il n'a pas de contrebande. 3º La
contrebande est restreinte aux munitions de guerre. 4º Des bâtiments
neutres peuvent être empêchés d'entrer dans une place, si elle est
assiégée, pourvu que le blocus soit réel, et qu'il y ait danger
évident, en y entrant. Ces principes forment le droit maritime des
neutres, parce que les différents gouvernements se sont librement et
par des traités, engagés à les observer et à les faire observer par
leurs sujets. Les diverses puissances maritimes, la Hollande, le
Portugal, l'Espagne, la France, l'Angleterre, la Suède, le Danemarck
et la Russie, ont, à plusieurs époques et successivement, contracté
l'une avec l'autre, ces engagements, qui ont été proclamés aux traités
généraux de pacification, tels que ceux de Westphalie, en 1646, et
d'Utrecht, en 1712.


§ III.

L'Angleterre, dans la guerre d'Amérique, en 1778, prétendit, 1º que
les marchandises propres à construire les vaisseaux, telles que bois,
chanvre, goudron, etc., étaient de contrebande; 2º qu'un bâtiment
neutre avait bien le droit d'aller d'un port ami dans un port ennemi,
mais qu'il ne pouvait pas trafiquer d'un port ennemi à un port ennemi;
3º que les bâtiments neutres ne pouvaient pas naviguer de la colonie à
la métropole ennemie; 4º que les puissances neutres n'avaient pas le
droit de faire convoyer, par des bâtiments de guerre, leurs bâtiments
de commerce, ou que, dans ce cas, ils n'étaient pas affranchis de la
visite.

Aucune puissance indépendante ne voulut reconnaître ces injustes
prétentions. En effet la mer étant le domaine de toutes les nations,
aucune n'a le droit de régler la législation de ce qui s'y passe. Si
les visites sont permises sur un bâtiment qui arbore un pavillon
neutre, c'est parce que le souverain l'a permis lui-même, par ses
traités. Si les marchandises de guerre sont contrebande, c'est parce
que les traités l'ont réglé ainsi. Si les puissances belligérantes
peuvent les saisir, c'est parce que le souverain, dont le pavillon est
arboré sur le bâtiment neutre, s'est lui-même engagé à ne point
autoriser ce genre de commerce. Mais vous ne pouvez pas étendre la
liste des objets de contrebande à votre volonté, disait-on aux
Anglais; et aucune puissance neutre ne s'est engagée à défendre le
commerce des munitions navales, telles que bois, chanvre, goudron,
etc.

Quant à la deuxième prétention, elle est contraire, ajoutait-on, à
l'usage reçu. Vous ne devez vous ingérer dans les opérations de
commerce des neutres, que pour vous assurer du pavillon, et qu'il n'y
a pas de contrebande. Vous n'avez pas le droit de savoir ce que fait
un bâtiment neutre, puisqu'en pleine mer ce bâtiment est chez lui, et,
en droit, hors de votre puissance. Il n'est pas couvert par les
batteries de son pays, mais il l'est par la puissance morale de son
souverain.

La troisième prétention n'est pas plus fondée. L'état de guerre ne
peut avoir aucune influence sur les neutres; ils doivent donc faire
en guerre, ce qu'ils peuvent faire pendant la paix. Or, dans de
l'état de paix, vous n'avez pas le droit d'empêcher, et vous ne
trouveriez pas mauvais qu'ils fissent le commerce des colonies avec la
métropole. Si les bâtiments étrangers sont empêchés de faire ce
commerce, ils ne le sont pas d'après le droit des gens, mais par une
loi municipale; et, toutes les fois qu'une puissance a voulu permettre
à des étrangers le commerce de ses colonies, personne n'a eu le droit
de s'y opposer.

Quant à la quatrième prétention, on répondait que, comme le droit de
visite n'existait que pour s'assurer du pavillon et de la contrebande,
un bâtiment armé, commissionné par le souverain, constatait bien mieux
le pavillon et la cargaison des bâtiments marchands de son convoi,
ainsi que les réglements relatifs à la contrebande, arrêtés par son
maître, que ne le faisait la visite des papiers d'un navire marchand;
qu'il résulterait de la prétention dont il s'agit qu'un convoi,
escorté par une flotte de huit ou dix vaisseaux de 74, d'une puissance
neutre, serait soumis à la visite d'un brick ou d'un corsaire d'une
puissance belligérante.

Lors de la guerre d'Amérique (1778), M. de Castries, ministre de la
marine de France, fit adopter un réglement relatif au commerce des
neutres. Ce réglement fut dressé, d'après l'esprit du traité
d'Utrecht et des droits des neutres. On y proclama les quatre
principes ci-dessus énoncés, et on y déclara qu'il aurait son
exécution pendant six mois, après lesquels il cesserait d'avoir lieu
envers les nations neutres qui n'auraient pas fait reconnaître leurs
droits par l'Angleterre.

Cette conduite était juste et politique; elle satisfit toutes les
puissances neutres, et jeta un nouveau jour sur cette question. Les
Hollandais, qui faisaient alors le plus grand commerce, chicanés par
les croiseurs anglais et les décisions de l'amirauté de Londres,
firent escorter leurs convois par des bâtiments de guerre.
L'Angleterre avança cet étrange principe, que les neutres ne pouvaient
escorter leurs convois marchands, ou que du moins, cela ne pouvait les
dispenser d'être visités. Un convoi, escorté par plusieurs bâtiments
de guerre hollandais, fut attaqué, pris, et conduit dans les ports
anglais. Cet évènement remplit la Hollande d'indignation; et peu de
temps après, elle se joignit à la France et à l'Espagne, et déclara la
guerre à l'Angleterre.

Catherine, impératrice de Russie, prit fait et cause dans ces grandes
questions. La dignité de son pavillon, l'intérêt de son empire, dont
le commerce consistait principalement en marchandises propres à des
constructions navales, lui firent prendre la résolution de se
constituer, avec la Suède et le Danemark, en neutralité armée. Ces
puissances déclarèrent qu'elles feraient la guerre à la puissance
belligérante qui violerait ces principes: 1º que le pavillon couvre la
marchandise (la contrebande exceptée); 2º que la visite d'un bâtiment
neutre par un bâtiment de guerre, doit se faire avec tous les égards
possibles; 3º que les munitions de guerre, canons, poudre, boulets,
etc., seulement, sont objets de contrebande; 4º que chaque puissance a
le droit de convoyer les bâtiments marchands, et que, dans ce cas, la
déclaration du commandant du bâtiment de guerre, est suffisante, pour
justifier le pavillon et la cargaison des bâtiments convoyés; 5º
enfin, qu'un port n'est bloqué par une escadre, que lorsqu'il y a
danger évident d'y entrer, mais qu'un bâtiment neutre ne pourrait être
empêché d'entrer dans un port précédemment bloqué par une force, qui
ne serait plus présente devant le port, au moment où le bâtiment se
présenterait, quelle que fût la cause de l'éloignement de la force qui
bloquait, soit qu'elle provînt des vents ou du besoin de se
réapprovisionner.

Cette neutralité du Nord fut signifiée aux puissances belligérantes,
le 15 août 1780. La France et l'Espagne, dont elle consacrait les
principes, s'empressèrent d'y adhérer. L'Angleterre seule témoigna son
extrême déplaisir; mais, n'osant pas braver la nouvelle confédération,
elle se contenta de se relâcher, dans l'exécution, de toutes ses
prétentions, et ne donna lieu à aucune plainte de la part des
puissances neutres confédérées. Ainsi, par cette non-mise à exécution
de ses principes, elle y renonça réellement. Quinze mois après, la
paix de 1783 mit fin à la guerre maritime.


§ IV.

La guerre entre la France et l'Angleterre commença en 1793.
L'Angleterre devint bientôt l'ame de la première coalition. Dans le
temps que les armées autrichiennes, prussiennes, espagnoles et
piémontaises envahissaient nos frontières, elle employait tous les
moyens pour arriver à la ruine de nos colonies. La prise de Toulon, où
notre escadre fut brûlée, le soulèvement des provinces de l'Ouest, où
périt un si grand nombre de marins, anéantirent notre marine.
L'Angleterre alors ne mit plus de bornes à son ambition. Désormais,
prépondérante sur mer et sans rivale, elle crut le moment arrivé où
elle pourrait, sans danger, proclamer l'asservissement des mers. Elle
reprit les prétentions auxquelles elle avait tacitement renoncé dans
la guerre de 1780, savoir: 1º que les marchandises propres à la
construction des vaisseaux, sont de contrebande; 2º que les neutres
n'ont pas le droit de faire convoyer leurs bâtiments de commerce; ou
du moins que la déclaration du commandant de l'escorte n'ôte pas le
droit de visite; 3º qu'une place est bloquée, non-seulement par la
présence d'une escadre, mais même lorsque l'escadre est éloignée de
devant le port, par les tempêtes ou par le besoin de faire de l'eau,
etc. Elle alla plus loin, et mit en avant ces trois nouvelles
prétentions: 1º que le pavillon ne couvre pas la marchandise, que la
marchandise et la propriété ennemies sont confiscables sur un bâtiment
neutre; 2º qu'un bâtiment neutre n'a pas le droit de faire le commerce
de la colonie avec la métropole; 3º qu'un bâtiment neutre peut bien
entrer dans un port ennemi, mais non pas aller d'un port ennemi à un
port ennemi.

Le gouvernement d'Amérique voyant la puissance maritime de la France
anéantie, et craignant pour lui l'influence du parti français qui se
composait des hommes les plus exagérés, jugea nécessaire à sa
conservation, de se rapprocher de l'Angleterre, et reconnut tout ce
que cette puissance voulut lui prescrire, pour nuire et gêner le
commerce français.

Les altercations entre la France et les États-Unis furent vives. Les
envoyés de la république française, Genet, Adet, Fauchet, réclamèrent
fortement l'exécution du traité de 1778; mais ils eurent peu de
succès. En conséquence, diverses mesures législatives, analogues à
celles des Américains, furent prises en France; diverses affaires de
mer eurent lieu, et les choses s'aigrirent à un tel point, que la
France était comme en guerre avec l'Amérique. Cependant la première de
ces deux nations sortit enfin triomphante de la lutte qui menaçait son
existence; l'ordre et un gouvernement régulier firent disparaître
l'anarchie. Les Américains éprouvèrent alors le besoin de se
rapprocher de la France. Le président lui-même sentait toute la raison
qu'avait cette puissance, de réclamer contre le traité qu'il avait
conclu avec l'Angleterre; et au fond de son coeur, il rougissait d'un
acte que la force des circonstances l'avait seule porté à signer. MM.
Prinkeney, Marschal et Gerry, chargés des pleins pouvoirs du
gouvernement américain, arrivèrent à Paris à la fin de 1797. Tout
faisait espérer un prompt rapprochement entre les deux républiques:
mais la question restait tout entière indécise. Le traité de 1794 et
l'abandon des droits des neutres lésaient essentiellement les intérêts
de la France; et l'on ne pouvait espérer de faire revenir les
États-Unis à l'exécution du traité de 1778, à ce qu'ils devaient à la
France et à eux-mêmes, qu'en opérant un changement dans leur
organisation intérieure.

Par suite des évènements de la révolution, le parti fédéraliste
l'avait emporté dans ce pays, mais le parti démocratique était
cependant le plus nombreux. Le directoire pensa lui donner plus de
force, en refusant de recevoir deux des plénipotentiaires américains,
parce qu'ils tenaient au parti fédéraliste, et en ne reconnaissant que
le troisième, qui était du parti opposé. Il déclara d'ailleurs ne
pouvoir entrer dans aucune négociation, tant que l'Amérique n'aurait
pas fait réparation des griefs dont la république française avait à se
plaindre. Le 18 janvier 1798, il sollicita une loi des conseils,
portant que la neutralité d'un bâtiment ne se déterminerait pas par
son pavillon, mais par la nature de sa cargaison; et que tout bâtiment
chargé, en tout ou en partie, de marchandises anglaises, pourrait être
confisqué. La loi était juste envers l'Amérique, dans ce sens, qu'elle
n'était que la représaille du traité que cette puissance avait signé
avec l'Angleterre, en 1794; mais elle n'en était pas moins impolitique
et déplacée; elle était subversive de tous les droits des neutres.
C'était déclarer que le pavillon ne couvrait plus la marchandise, ou,
autrement, proclamer que les mers appartenaient au plus fort. C'était
agir dans le sens et conformément à l'intérêt de l'Angleterre, qui
vit, avec une secrète joie, la France elle-même proclamer ses
principes, et autoriser son usurpation. Sans doute les Américains
n'étaient plus que les facteurs de l'Angleterre; mais des lois
municipales, réglementaires du commerce en France avec les Américains,
auraient détruit un ordre de choses contraire aux intérêts de la
France; la république aurait pu déclarer tout au plus, que les
marchandises anglaises seraient marchandises de contrebande, pour les
pavillons qui auraient reconnu les nouvelles prétentions de
l'Angleterre. Le résultat de cette loi fut désastreux pour les
Américains. Les corsaires français firent de nombreuses prises; et aux
termes de la loi, toutes étaient bonnes. Car il suffisait qu'un navire
américain eût quelques tonneaux de marchandises anglaises à son bord,
pour que toute la cargaison fût confiscable. Dans le même temps, comme
s'il n'y avait pas déja assez de cause d'irritation et de désunion
entre les deux pays, le directoire fit demander aux envoyés américains
un emprunt de quarante-huit millions de francs; se fondant sur celui
que les États-Unis avaient fait autrefois à la France, pour se
soustraire au joug de l'Angleterre. Les agents d'intrigues dont le
ministère des relations extérieures était rempli à cette époque,
insinuèrent qu'on se désisterait de l'emprunt pour une somme de douze
cent mille francs, qui devait se partager entre le directeur B..... et
le ministre T..........

Ces nouvelles arrivèrent en Amérique dans le mois de mars; le
président en informa la chambre, le 4 avril. Tous les esprits se
rallièrent autour de lui; on crut même l'indépendance de l'Amérique
menacée. Toutes les gazettes, toutes les nouvelles étaient pleines des
préparatifs qui se faisaient en France pour l'expédition d'Égypte; et
soit que le gouvernement américain craignît réellement une invasion,
soit qu'il feignît de le croire, pour donner plus de mouvement aux
esprits, et renforcer le parti fédéraliste, il fit proposer le
commandement de l'armée de défense au général Washington. Le 26 mai,
un acte du congrès autorisa le président à enjoindre aux commandants
des vaisseaux de guerre américains de s'emparer de tout vaisseau qui
serait trouvé près des côtes, et dont l'intention serait de commettre
des déprédations sur les navires appartenant à des citoyens des
États-Unis, et de reprendre ceux de ces vaisseaux, qui auraient été
capturés. Le 9 juin, un nouveau bill suspendit toutes les relations
commerciales avec la France. Le 25, un troisième bill déclara nuls les
traités de 1778 et la convention consulaire du 4 novembre 1788,
portant que les États-Unis sont _délivrés et exonérés des stipulations
desdits traités_. Ce bill fut motivé 1º sur ce que la république
française avait itérativement violé les traités conclus avec les
États-Unis, au grand détriment des citoyens de ce pays, en
confisquant, par exemple, des marchandises ennemies à bord des
bâtiments américains, tandis qu'il était convenu que le bâtiment
sauverait la cargaison; en équipant des corsaires contre les droits de
la neutralité, dans les ports de l'Union; en traitant les matelots
américains, trouvés à bord des navires ennemis, comme des pirates,
etc.; 2º sur ce que la France, malgré le désir des États-Unis
d'entamer une négociation amicale, et au lieu de réparer le dommage
causé par tant d'injustices, osait, d'un ton hautain, demander un
tribut, en forme de prêt ou autrement. Vers la fin du mois de
juillet, le dernier plénipotentiaire américain, M. de Gerry, qui était
resté jusque alors à Paris, partit pour l'Amérique.

La France venait d'être humiliée; la deuxième coalition s'était
emparée de l'Italie, et avait attaqué la Hollande. Le gouvernement
français fit faire quelques démarches par son ministre en Hollande, M.
Pichon, près de l'envoyé américain, auprès de cette puissance. Des
ouvertures furent faites au président des États-Unis, M. Adams.
Celui-ci annonçant, à l'ouverture du congrès, les tentatives faites
par le gouvernement français, pour rouvrir les négociations, disait
que, bien que le desir du gouvernement des États-Unis fût de ne pas
rompre entièrement avec la France, il était cependant impossible d'y
envoyer de nouveaux plénipotentiaires sans dégrader la nation
américaine, jusqu'à ce que le gouvernement français eût donné les
assurances convenables, que le droit sacré des ambassadeurs serait
respecté. Il termina son discours, en recommandant de faire de grands
préparatifs pour la guerre. Mais la nation américaine était loin de
partager les opinions de M. Adams, sur la guerre avec la France. Le
président céda à l'opinion générale, et, le 25 février 1799, nomma
ministres plénipotentiaires, près la république française, pour
terminer tous les différents entre les deux puissances, MM. Ellsvorth,
Henry et Murray. Ils débarquèrent en France au commencement de 1800.

La mort de Washington, qui eut lieu le 15 décembre 1799, fournit au
premier consul une occasion de faire connaître ses sentiments pour les
États-Unis d'Amérique. Il porta le deuil de ce grand citoyen, et le
fit porter à toute l'armée, par l'ordre du jour suivant, en date du 9
février 1800: _Washington est mort! Ce grand homme s'est battu contre
la tyrannie; il a consolidé la liberté de sa patrie. Sa mémoire sera
toujours chère au peuple français, comme à tous les hommes libres des
deux mondes, et spécialement aux soldats français, qui, comme lui et
les soldats américains, se battent pour l'égalité, la liberté_. Le
premier consul ordonna en outre, que, pendant dix jours, des crêpes
noirs seraient suspendus à tous les drapeaux et guidons de la
république.


§ V.

Le 9 février, une cérémonie eut lieu à Paris, au Champ de Mars. L'on y
porta en grande pompe les trophées conquis par l'armée d'Orient; on y
rendit un nouvel hommage au héros américain, dont M. de Fontanes
prononça l'oraison funèbre devant toutes les autorités civiles et
militaires de la capitale. Ces circonstances ne laissèrent plus aucun
doute dans l'esprit des envoyés des États-Unis, sur le succès de leur
négociation.

Le traité de 1794, entre l'Angleterre et l'Amérique, avait été un vrai
triomphe pour l'Angleterre; mais il avait été désapprouvé par les
puissances neutres de l'Europe. En toute occasion, le Danemark, la
Suède, la Russie, proclamaient avec affectation, les principes de la
neutralité armée de 1780.

Le 4 juillet 1798, la frégate suédoise la Troya, escortant un convoi,
fut rencontrée par une escadre anglaise, qui l'obligea de se rendre à
Margate avec les navires qu'elle accompagnait. Aussitôt que le roi de
Suède en fut informé, il donna ordre, au commandant du convoi, de se
rendre à sa destination. Mais quelque temps après, un deuxième convoi
sorti des ports de Suède, sous l'escorte d'une frégate (la Hulla
Fersen), commandée par M. de Cederstrom, éprouva le même sort que la
première. Le roi de Suède fit traduire devant un conseil de guerre les
deux officiers commandant les frégates d'escorte; M. de Cederstrom fut
condamné à mort.

A la même époque, un vaisseau anglais s'empara d'un navire suédois, et
le conduisit à Elseneur; mais bientôt, bloqué dans ce port par
plusieurs frégates danoises, il fut obligé de rendre sa prise. Pendant
les deux années suivantes, les esprits s'aigrirent encore. La
destruction de l'escadre française à Aboukir, les malheurs de la
France dans la campagne de 1799, accrurent la superbe anglaise. A la
fin de décembre 1799, la frégate danoise la Hanfenen, capitaine Van
Dockum, escortait des bâtiments marchands de cette nation et entrait
dans le détroit, lorsqu'elle fut rencontrée par plusieurs frégates
anglaises. L'une d'elles envoya un canot, pour faire connaître au
capitaine danois qu'on allait visiter son convoi. Celui-ci répondit
que ce convoi était de sa nation, qu'il était sous son escorte, qu'il
en garantissait le pavillon et le chargement, et qu'il ne souffrirait
pas qu'on le visitât. Aussitôt un canot anglais, se dirigea sur un
navire du convoi, pour le visiter. La frégate danoise fit feu, blessa
un Anglais, et s'empara du canot; mais le capitaine Van Dockum le
relâcha sur la menace des anglais, de commencer aussitôt les
hostilités. Le convoi fut conduit à Gibraltar.

Dans une note, par laquelle M. Merry, envoyé anglais à Copenhague,
demanda, le 10 avril 1800, le désaveu, l'excuse et la réparation
qu'était en droit d'attendre le gouvernement britannique; il dit: «Le
droit de visiter et d'examiner les vaisseaux marchands en pleine mer,
de quelque nation qu'ils soient, et quelle que soit leur cargaison ou
destination, le gouvernement britannique le regarde comme le droit
incontestable de toute nation en guerre; droit qui est fondé sur celui
des gens, et qui a été généralement admis et reconnu.»

A cette note, M. Bernstorf, ministre de Danemark, répondit, que le
droit de faire visiter les bâtiments convoyés, n'avait été reconnu par
aucune puissance maritime indépendante, et qu'elles ne pourraient le
faire sans avilir leur propre pavillon; que le droit conventionnel de
visiter un bâtiment marchand neutre, avait été attribué aux puissances
belligérantes, seulement pour s'assurer de la sincérité du pavillon;
que cette vérité était bien mieux constatée, quand c'était un bâtiment
de guerre de la nation neutre qui le certifiait; que s'il en était
autrement, il s'ensuivrait que les plus grandes escadres, escortant un
convoi, seraient soumises à l'affront de le laisser visiter par un
brick, ou même par un corsaire. Il terminait en disant que le
capitaine danois, qui avait repoussé une violence, à laquelle il ne
devait pas s'attendre, n'avait fait que son devoir.

La frégate danoise la Freya, escortant un convoi marchand, se trouva,
le 25 juillet 1800, à l'entrée de la Manche, en présence de quatre
frégates anglaises, sur les onze heures du matin. L'une d'elles envoya
à bord de la danoise, un officier, pour demander où elle allait, et
prévenir qu'il allait visiter le convoi. Le capitaine Krapp répondit
que son convoi était danois; il montra à l'officier anglais les
papiers et les certificats qui constataient sa mission, et fit
connaître qu'il s'opposerait à toute visite. Alors une frégate
anglaise se dirigea sur le convoi, qui reçut ordre de se rallier à la
Freya. En même temps, une autre frégate s'approcha de cette dernière,
et tira sur un bâtiment marchand. Le danois répondit à son feu, mais
de façon que le boulet passa par dessus la frégate anglaise. Sur les
huit heures, le commodore anglais arriva, avec son vaisseau, près de
la Freya, et réitéra la demande de visiter le convoi sans aucune
opposition. Sur le refus du capitaine Krapp, une chaloupe anglaise se
dirigea sur le marchand le plus voisin. Le danois donna ordre de tirer
sur la chaloupe; alors le commodore anglais, qui prenait en flanc la
Freya, lui envoya toute sa bordée. Cette dernière riposta, se battit
une heure contre les quatre frégates anglaises, et, perdant l'espoir
de vaincre des forces si supérieures, amena son pavillon. Elle avait
reçu trente boulets dans sa coque, et un grand nombre dans ses mats et
agrès. Elle fut conduite, avec le convoi, aux Dunes, où on la fit
mouiller à côté du vaisseau amiral. Les Anglais firent hisser, à bord
de la Freya, le pavillon danois, et y mirent une garde de soldats
anglais sans armes.

Cependant les esprits étaient fort aigris. Le Danemark, la Suède, la
Russie armaient leurs escadres, et annonçaient hautement l'intention
de soutenir leurs droits par les armes. Lord Wilworth fut envoyé à
Copenhague, où il arriva le 11 juillet, avec les pouvoirs nécessaires
pour aviser à un moyen d'accommodement. Ce négociateur fut appuyé par
une flotte de vingt-cinq vaisseaux de ligne, sous les ordres de
l'amiral Dikinson, qui parut, le 19 août, devant le Sund. Tout était
en armes sur la côte de Danemark; on s'attendait à chaque instant au
commencement des hostilités. Mais les flottes alliées de la Suède et
de la Russie n'étaient pas prêtes. Ces puissances avaient espéré que
des menaces seraient suffisantes; comme elles n'avaient pas prévu une
attaque si subite, aucun traité n'avait été contracté entre elles à ce
sujet. Après de longues conférences, lord Wilworth et le comte de
Bernstorf signèrent une convention, le 31 août. Il y fut stipulé 1º
que le droit de visiter les bâtiments allant sans convoi, était
renvoyé à une discussion ultérieure; 2º que sa majesté danoise, pour
éviter les évènements pareils à celui de la frégate la Freya, se
dispenserait de convoyer aucun de ses bâtiments marchands, jusqu'à ce
que des explications ultérieures, sur cet objet, eussent pu effectuer
une convention définitive; 3º que la Freya et le convoi seraient
relâchés; que la frégate trouverait, dans les ports de sa majesté
britannique, tout ce dont elle aurait besoin pour se réparer, et ce,
suivant l'usage entre les puissances amies et alliées.

On voit, que l'Angleterre et le Danemark cherchaient également à
gagner du temps. Par cette convention, faite sous le canon d'une
flotte anglaise supérieure, le Danemark échappa au danger imminent qui
le menaçait; il ne reconnut aucune des prétentions de l'Angleterre.
Seulement, il sacrifia son juste ressentiment et les réparations qu'il
était en droit de demander pour les outrages faits à son pavillon.

Aussitôt que l'empereur de Russie, Paul Ier, fut informé de l'entrée
d'une flotte anglaise dans la Baltique, avec des intentions hostiles,
il fit mettre le séquestre sur tous les bâtiments anglais, qui se
trouvaient dans ses ports; il y en avait plusieurs centaines. Il fit
délivrer à tous les capitaines des navires, qui partaient des ports
russes, une déclaration, portant, que la visite de tout bâtiment russe
par un bâtiment anglais, serait considérée comme une déclaration de
guerre.


§ VI.

Le premier consul nomma, pour traiter avec les ministres des
États-Unis, les conseillers d'état, Joseph Bonaparte, Roederer et
Fleurieu. Les conférences eurent lieu successivement à Paris et à
Morfontaine; on éprouva beaucoup de difficultés. Les deux républiques
avaient-elles été en guerre ou en paix? Ni l'une ni l'autre n'avait
fait de déclaration de guerre; mais le gouvernement américain avait,
par le bill du 7 juillet 1798, déclaré les États-Unis _exonérés_ des
droits que la France avait acquis par le traité du 6 février 1778. Les
envoyés ne voulaient pas revenir sur ce bill; cependant, on ne peut
perdre des droits acquis par des traités, que de deux manières, par
son propre consentement ou par l'effet de la guerre. Les Américains
demandaient à être indemnisés de toutes les pertes que leur avaient
fait éprouver les corsaires français, et, en dernier lieu, la loi du
18 janvier 1798. Ils convenaient que, de leur côté, ils
dédommageraient le commerce français de celles qu'il avait essuyées.
Mais la balance de ces indemnités était de beaucoup à l'avantage de
l'Amérique. Les plénipotentiaires français firent aux ministres
américains le dilemme suivant: «nous sommes en guerre ou en paix. Si
nous sommes en paix et que notre état actuel ne soit qu'un état de
mésintelligence, la France doit liquider tout le tort que ses
corsaires vous auront fait. Vous avez évidemment perdu plus que nous,
nous devons solder la différence. Mais alors les choses doivent être
établies comme elles étaient auparavant, et nous devons jouir de tous
les droits et priviléges dont nous jouissions en 1778. Si, au
contraire, nous sommes en état de guerre, vous n'avez pas droit
d'exiger des indemnités pour vos pertes, tout comme nous n'avons pas
le droit d'exiger les priviléges des traités que la guerre a rompus.»

Les ministres américains se trouvèrent fort embarrassés. Après de
longues discussions, on adopta le mezzo-termine, de déclarer qu'une
convention ultérieure statuerait sur l'une ou l'autre de ces
situations. Cette difficulté une fois écartée, il ne restait plus qu'à
stipuler pour l'avenir, et l'on aborda franchement les principes des
droits des neutres. L'aigreur, qui existait entre les puissances du
Nord et l'Angleterre, les divers combats qui avaient déja eu lieu,
plusieurs causes qui avaient influé sur le caractère de l'empereur
Paul, la victoire de Marengo qui avait changé la face de l'Europe,
tout faisait sentir de quelle utilité, pour les affaires générales,
serait une déclaration claire et libérale des principes du droit
maritime. Il fut expressément reconnu dans le nouveau traité: 1º que
le pavillon couvre la marchandise; 2º que les objets de contrebande ne
doivent s'entendre que des munitions de guerre, canons, fusils,
poudre, boulets, cuirasses, selles, etc.; 3º que la visite, qui serait
faite d'un navire neutre, pour s'assurer de son pavillon et des objets
de contrebande, ne pourrait avoir lieu que hors de la portée de canon
du bâtiment de guerre visitant; que deux ou trois hommes, au plus,
monteraient à bord du neutre; que, dans aucun cas, on ne pourrait
obliger le navire neutre d'envoyer à bord du bâtiment visitant; que
chaque bâtiment serait porteur d'un certificat, qui justifierait de
son pavillon; que l'aspect seul de ce certificat serait suffisant;
qu'un bâtiment, qui porterait de la contrebande, ne serait soumis
qu'à la confiscation de cette contrebande; qu'aucun bâtiment convoyé
ne serait soumis à la visite; que la déclaration du commandant de
l'escorte du convoi suffirait; que le droit de blocus ne devait
s'appliquer qu'aux places réellement bloquées, où l'on ne peut entrer
sans un danger évident, et non à celles censées bloquées par des
croisières; que les propriétés ennemies étaient couvertes par le
pavillon neutre, tout comme les marchandises neutres, trouvées à bord
de bâtiments ennemis, suivaient le sort de ces bâtiments, excepté
toutefois pendant les deux premiers mois après la déclaration de
guerre; que les vaisseaux et corsaires des deux nations seraient
traités, dans les ports respectifs, comme ceux de la nation la plus
favorisée.

Ce traité fut signé par les ministres plénipotentiaires des deux
puissances à Paris, le 30 septembre 1800. Le 3 octobre suivant, M.
Joseph Bonaparte, président de la commission chargée de la
négociation, donna une fête, dans sa terre de Morfontaine aux envoyés
américains: le premier consul y assista. Des emblêmes ingénieux, des
inscriptions heureuses rappelaient les principaux évènements de la
guerre de l'indépendance américaine, partout on voyait réunies les
armes des deux républiques. Pendant le dîner, le premier consul porta
le toast suivant: _Aux mânes des Français et des Américains morts sur
le champ de bataille pour l'indépendance du Nouveau-Monde_. Celui-ci
fut porté par le consul Cambacérès: _Au successeur de Washington_. Et
le consul Lebrun porta le sien ainsi: _A l'union de l'Amérique avec
les puissances du Nord, pour faire respecter la liberté des mers_. Le
lendemain, 4 octobre, les ministres américains prirent congé du
premier consul. On remarqua dans leurs discours les phrases suivantes:
Qu'ils espéraient que la convention signée le 30 septembre, serait la
base d'une amitié durable entre la France et l'Amérique, et que les
ministres américains n'omettraient rien pour concourir à ce but. Le
premier consul répondit que les différends, qui avaient existé,
étaient terminés; qu'il n'en devait pas plus rester de trace que de
démêlés de famille; que les principes libéraux, consacrés dans la
convention du 30 septembre, sur l'article de la navigation, devaient
être la base du rapprochement des deux républiques, comme ils
l'étaient de leurs intérêts; et qu'il devenait, dans les circonstances
présentes, plus important que jamais, pour les deux nations, d'y
adhérer.

Le traité fut ratifié le 18 février 1801, par le président des
États-Unis, qui en supprima l'article 2, ainsi conçu:

«Les ministres plénipotentiaires des deux partis ne pouvant, pour le
présent, s'accorder, relativement au traité d'alliance du 6 février
1778, au traité d'amitié et de commerce de la même date, et à la
convention en date du 4 novembre 1788; non plus que relativement aux
indemnités mutuellement dues ou réclamées, les parties négocieront
ultérieurement sur ces objets, dans un temps convenable, et jusqu'à ce
qu'elles se soient accordées sur ces points, lesdits traités et
convention n'auront point d'effet, et les relations des deux nations
seront réglées ainsi qu'il suit, etc.:»

La suppression de cet article faisait cesser à la fois les priviléges,
qu'avait la France par le traité de 1778, et annulait les justes
réclamations que pouvait faire l'Amérique, pour des torts éprouvés en
temps de paix. C'était justement ce que le premier consul s'était
proposé, en établissant ces deux objets, l'un comme la balance de
l'autre. Sans cela, il eût été impossible de satisfaire le commerce
des États-Unis, et de lui faire oublier les pertes qu'il avait
éprouvées. La ratification que donna le premier consul, le 31 juillet
1801, portait que, bien entendu, la suppression de l'article 2
annulait toute espèce de réclamation d'indemnités, etc.

Il n'est pas d'usage de faire des modifications aux ratifications.
Rien n'est plus contraire au but de tout traité de paix, qui est de
rétablir la bonne harmonie. Les ratifications doivent toujours être
pures et simples; le traité doit y être transcrit, sans qu'il y soit
opéré de changements, afin d'éviter d'embrouiller les questions. Si
cet évènement avait pu être prévu, les plénipotentiaires auraient fait
deux copies, l'une avec l'article 2, et l'autre sans cet article: tout
alors aurait été suivant les règles.


§ VII.

L'empereur Paul avait succédé à l'impératrice Catherine II. Ennemi
jusqu'au délire de la révolution française, ce que sa mère s'était
contentée de promettre, il l'avait effectué; il avait pris part à la
deuxième coalition. Le général Suwarow, à la tête de 60,000 Russes,
s'avança en Italie, tandis qu'une autre armée russe entrait en Suisse,
et qu'un corps de 15,000 hommes était mis par le czar, à la
disposition du duc d'Yorck, pour conquérir la Hollande. C'était tout
ce que l'empire russe avait de troupes disponibles. Vainqueur aux
batailles de Cassano, de la Trebbia, de Novi, Suwarow avait perdu la
moitié de son armée dans le Saint-Gothard et dans les différentes
vallées de la Suisse, après la bataille de Zurich, où Korsakow avait
été pris. Paul sentit alors toute l'imprudence de sa conduite; et, en
1800, Suwarow retourna en Russie, ramenant avec lui à peine le quart
de son armée. L'empereur Paul se plaignait amèrement d'avoir perdu
l'élite de ses troupes, qui n'avaient été secondées ni par les
Autrichiens, ni par les Anglais. Il reprochait au cabinet de Vienne de
s'être refusé, après la conquête du Piémont, à remettre, sur son
trône, le roi de Sardaigne; de n'être point animé d'idées grandes et
généreuses; mais de se laisser entièrement dominer par des vues de
calcul et d'intérêt. Il se plaignait aussi de ce que les Anglais,
maîtres de Malte, au lieu de rétablir l'ordre de Saint-Jean et de
restituer cette île aux chevaliers, se l'étaient appropriée. Le
premier consul ne négligeait rien pour faire fructifier ces germes de
mécontentement. Peu après la bataille de Marengo, il trouva le moyen
de flatter l'imagination vive et impétueuse du czar, en lui envoyant
l'épée que le pape Léon X avait donnée à l'Ile-Adam, comme un
témoignage de sa satisfaction, pour avoir défendu Rhodes contre les
infidèles. 8 à 10,000 soldats russes avaient été faits prisonniers en
Italie, à Zurich, en Hollande; le premier consul proposa leur échange
aux Anglais et aux Autrichiens. Les uns et les autres refusèrent: les
Autrichiens, parce qu'ils avaient encore beaucoup de leurs prisonniers
en France; et les Anglais, quoiqu'ils eussent un grand nombre de
prisonniers français, parce que, suivant eux, cette proposition était
contraire à leurs principes. Quoi! disait-on au cabinet de
Saint-James, vous refusez d'échanger même les Russes, qui ont été pris
en Hollande, en combattant dans vos propres rangs sous le duc d'Yorck?
Comment! disait-on au cabinet de Vienne, vous ne voulez pas rendre à
leur patrie ces hommes du Nord, à qui vous devez les victoires de la
Trebbia, de Novi, vos conquêtes en Italie, et qui ont laissé chez vous
une foule de français qu'ils ont faits prisonniers! Tant d'injustice
m'indigne, dit le premier consul. Eh bien! je les rendrai au czar sans
échange; il verra l'estime que je fais des braves. Les officiers
russes prisonniers reçurent sur le champ des épées, et les troupes de
cette nation furent réunies à Aix-la-Chapelle, où bientôt elles furent
habillées complètement à neuf, et armées de belles armes de nos
manufactures. Un général russe fut chargé de les organiser en
bataillons, en régiments. Ce coup retentit à la fois à Londres et à
Saint-Pétersbourg. Attaqué par tant de points différents, Paul
s'exalta, et porta tout le feu de son imagination, toute l'ardeur de
ses voeux vers la France. Il expédia un courrier au premier consul,
avec une lettre où il disait: «Citoyen premier consul, je ne vous
écris point pour entrer en discussion sur les droits de l'homme ou du
citoyen: chaque pays se gouverne comme il l'entend. Partout où je vois
à la tête d'un pays, un homme qui sait gouverner et se battre, mon
coeur se porte vers lui. Je vous écris pour vous faire connaître le
mécontentement que j'ai contre l'Angleterre, qui viole tous les droits
des nations, et qui n'est jamais guidée que par son égoïsme et son
intérêt. Je veux m'unir avec vous pour mettre un terme aux injustices
de ce gouvernement.»

Au commencement de décembre 1800, le général Sprengporten finlandais,
qui avait passé au service de la Russie, et qui, de coeur, était
attaché à la France, arriva à Paris. Il portait des lettres de
l'empereur Paul, et était chargé de prendre le commandement des
prisonniers russes, et de les ramener dans leur patrie. Tous les
officiers de cette nation, qui retournaient en Russie, se louaient
sans cesse des bons traitements et des égards qu'ils avaient reçus en
France, surtout depuis l'arrivée du premier consul. Bientôt la
correspondance entre l'empereur Paul et ce dernier, devint
journalière; ils traitaient directement des plus grands intérêts et
des moyens d'humilier la puissance anglaise. Le général Sprengporten
n'était pas chargé de traiter de la paix, il n'en avait pas les
pouvoirs. Il n'était pas non plus ambassadeur; la paix n'existait pas.
C'était donc une mission extraordinaire: ce qui permit d'accorder,
sans conséquence, à ce général toutes les distinctions propres à
flatter le souverain qui l'avait envoyé.


§ VIII.

L'expédition de l'amiral Dikinson et la convention préalable de
Copenhague, qui en avait été la suite, avaient déconcerté le projet
des trois puissances maritimes du nord, d'opposer une ligue à la
tyrannie des Anglais. Ceux-ci continuaient de violer tous les droits
des neutres; ils disaient que, puisqu'ils avaient pu attaquer, prendre
et conduire en Angleterre la frégate _la Freya_ avec son convoi, sans
que, malgré cet évènement, le Danemarck eût cessé d'être allié et ami
de l'Angleterre, la conduite de la croisière anglaise avait été
légitime; et que le Danemarck avait, par cela même, reconnu le
principe qu'il ne pouvait convoyer ses bâtiments. Néanmoins cette
dernière puissance était loin d'approuver l'insolence des prétentions
de l'Angleterre. Prise isolément et au dépourvu, elle avait cédé; mais
elle espérait qu'à la faveur des glaces, qui allaient fermer le Sund
et la Baltique, elle pourrait, agissant de concert avec la Suède et la
Russie, faire reconnaître les droits des puissances neutres. La Suède
était indignée de la conduite du cabinet de St.-James; et quant à la
Russie, nous avons déja fait connaître ses motifs de haine contre les
Anglais. Le traité du 30 septembre entre la France et l'Amérique,
venait de proclamer de nouveau les principes de l'indépendance des
mers; l'hiver était arrivé; le czar se déclara ouvertement pour ces
principes que, dès le 15 août, il avait proposé aux puissances du nord
de reconnaître.

Le 17 novembre 1800, l'empereur Paul ordonna, par un ukase, que tous
les effets et marchandises anglaises, qui étaient arrêtées dans ses
états par suite de l'embargo qu'il avait mis sur les navires de cette
nation, fussent réunis en une masse, pour liquider tout ce qui serait
dû aux Russes par les Anglais. Il nomma une commission de négociants,
qu'il chargea de cette opération. Les équipages des bâtiments furent
considérés comme prisonniers de guerre, et envoyés dans l'intérieur de
l'empire. Enfin, le 16 décembre, une convention fut signée entre la
Russie, la Suède et le Danemarck, pour soutenir les droits de la
neutralité. Peu après, la Prusse y adhéra. Cette convention fut
appelée la quadruple alliance. Ses principales dispositions sont:
1º le pavillon couvre la marchandise; 2º tout bâtiment convoyé ne
peut être visité; 3º ne peuvent être considérés comme effets de
contrebande, que les munitions de guerre, telles que canons, etc.;
4º le droit de blocus ne peut être appliqué qu'à un port réellement
bloqué; 5º tout bâtiment neutre doit avoir son capitaine et la moitié
de son équipage de la nation, dont il porte le pavillon; 6º les
bâtiments de guerre de chacune des puissances contractantes
protégeront et convoyeront les bâtiments de commerce des deux autres;
7º une escadre combinée sera réunie dans la Baltique, pour assurer
l'exécution de cette convention.

Le 17 décembre, le gouvernement anglais ordonna la course sur les
bâtiments russes; et le 14 janvier 1801, en représailles de la
convention du 16 décembre 1800, qu'il appellait attentatoire à ses
droits, il ordonna un embargo général sur tous les bâtiments
appartenant aux trois puissances, qui avaient signé la convention.

Aussitôt qu'elle avait été ratifiée, l'empereur Paul avait expédié un
officier au premier consul, pour la lui faire connaître. Cet officier
lui fut présenté à la Malmaison, le 20 janvier 1801, et lui remit les
lettres de son souverain. Le même jour, parut un arrêté des consuls,
qui défendit la course sur les bâtiments russes. Il n'y fut pas
question des bâtiments danois et suédois, parce que la France était en
paix avec ces puissances.

Le 12 février, la cour de Berlin fait connaître au gouvernement
anglais, qu'elle accède à la convention des puissances du nord. Elle
le somme de révoquer et de lever l'embargo mis, en Angleterre, sur les
bâtiments danois et suédois, en haine d'un principe général;
distinguant ce qui est relatif à ces deux puissances, de ce qui est
relatif à la Russie seule.

Le ministre de Suède en Angleterre remet, le 4 mars, au cabinet
britannique, une note dans laquelle il donne connaissance du traité du
16 décembre 1800. Il s'étonne de l'assertion de l'Angleterre, que la
Suède et les puissances du nord veulent innover, tandis qu'elles ne
soutiennent que les droits établis et reconnus par toutes les
puissances dans les traités antérieurs, et notamment par l'Angleterre
elle-même, dans ceux de 1780, 1783 et 1794. Une convention pareille
lia la Suède et le Danemarck; l'Angleterre ne protesta pas, et même
resta spectatrice des préparatifs de guerre de ces puissances pour
soutenir ce traité. Elle ne prétendit pas alors que ce traité et ces
préparatifs fussent un acte d'hostilité; aujourd'hui elle se conduit
autrement; mais cette différence ne vient pas de ce que les puissances
ont ajouté à leurs demandes; elle n'est que la suite d'un principe
maritime que l'Angleterre a adopté et voudrait faire adopter dans la
présente guerre. Ainsi une puissance, qui s'est vantée d'avoir pris
les armes pour la liberté de l'Europe, médite aujourd'hui
l'asservissement des mers.

S. M. suédoise récapitule les offenses impunies, que les commandants
des escadres anglaises se sont permises, même dans les ports de la
Suède, les visites inquisitoriales que les croiseurs anglais ont fait
subir aux navires suédois, l'arrestation des convois en 1798,
l'outrage fait au pavillon suédois devant Barcelonne, et le déni de
justice dont se sont rendus coupables les tribunaux anglais. S. M.
suédoise ne cherche pas à se venger, elle ne cherche qu'à assurer le
respect dû à son pavillon. Cependant, en représailles de l'embargo mis
par les Anglais, elle en a fait mettre un sur les navires de ceux-ci
dans ses ports. Elle le lèvera, lorsque le gouvernement anglais
donnera satisfaction sur l'arrestation des convois en 1798, sur
l'affaire devant Barcelonne, et enfin sur l'embargo du 14 janvier
1801.

La teneur de la convention du 16 décembre, fait assez voir qu'il n'est
question, pour la Suède, que des droits des neutres, et qu'elle reste
étrangère à toute autre querelle. Le ministre danois termine en
demandant ses passe-ports.

Lord Hawkersbury répondit à cette note, que S. M. britannique avait
proclamé plusieurs fois son droit invariable de défendre les principes
maritimes qu'une expérience de plusieurs années avait fait connaître
comme les meilleurs, pour garantir les droits des puissances
belligérantes. Rétablir les principes de 1780, est un acte d'hostilité
dans ce temps-ci. L'embargo sur les bâtiments suédois sera maintenu,
tant que S. M. suédoise continuera à faire partie d'une confédération
tendant à établir un systême de droits incompatible avec la dignité,
l'indépendance de la couronne d'Angleterre, les droits et l'intérêt de
ses peuples. L'on voit, par cette réponse de lord Hawkersbury, que le
droit que réclame l'Angleterre est postérieur au traité de 1780. Il
eût donc fallu qu'il citât les traités par lesquels, depuis cette
époque, les puissances ont reconnu les nouveaux principes de la
Grande-Bretagne sur les neutres.


§ IX.

La guerre se trouvait ainsi déclarée entre l'Angleterre d'une part, la
Russie, la Suède, le Danemarck, de l'autre. Les glaces rendaient la
Baltique impraticable; des expéditions anglaises furent envoyées pour
s'emparer des colonies danoises et suédoises, dans les Indes
occidentales. Dans le courant de mars 1800, les îles de Ste.-Croix,
St.-Thomas, St.-Bartholomé, tombèrent sous la domination britannique.

Le 29 mars, le prince de Hesse, commandant les troupes danoises, entra
dans Hambourg, afin d'intercepter l'Elbe au commerce anglais. Dans la
proclamation de ce général, le Danemarck se fonde sur la nécessité de
prendre tous les moyens qui peuvent nuire à l'Angleterre, et
l'obliger à respecter enfin les droits des nations, et surtout ceux
des neutres.

De son côté, le cabinet de Berlin fit prendre possession du Hanovre,
et ferma ainsi aux Anglais les bouches de l'Ems et du Wézer. Le
général prussien, dans son manifeste, motive cette mesure sur les
outrages dont les Anglais abreuvent constamment les nations neutres,
sur les pertes qu'ils leur font supporter, enfin sur les nouveaux
droits maritimes que l'Angleterre prétend faire reconnaître.

Une convention eut lieu, le 3 avril, entre la régence et les ministres
prussiens, par laquelle l'armée hanovrienne fut licenciée, et les
places livrées aux troupes prussiennes. La régence s'engageait, de
plus, à obéir aux autorités de cette nation. Ainsi le roi d'Angleterre
avait perdu ses états d'Hanovre; mais ce qui était d'une plus grande
conséquence pour lui, la Baltique, l'Elbe, le Wézer, l'Ems, lui
étaient fermés comme la Hollande, la France et l'Espagne. C'était un
coup terrible porté au commerce des Anglais, et dont les effets
étaient tels, que sa prorogation seule les eût obligés de renoncer à
leur systême.

Cependant les puissances maritimes du nord armaient avec activité. 12
vaisseaux de ligne russes étaient mouillés à Revel, 7 autres suédois
étaient prêts à Carlscrona; ce qui, joint à un pareil nombre de
vaisseaux danois, eût formé une flotte combinée de 22 à 24 vaisseaux
de ligne, qui aurait été successivement augmentée, les trois
puissances pouvant la porter jusqu'à 36 et 40 vaisseaux.

Quelque grandes que fussent les forces navales de l'Angleterre, une
pareille flotte était respectable. L'Angleterre était obligée d'avoir
une escadre dans la Méditerranée, pour empêcher la France d'envoyer
des forces en Égypte, et pour protéger le commerce anglais. Le
désastre d'Aboukir était en partie réparé, et il y avait, en rade à
Toulon, une escadre de plusieurs vaisseaux. Les Anglais étaient
également forcés d'avoir une escadre devant Cadix, pour observer les
vaisseaux espagnols, et empêcher les divisions françaises de passer le
détroit. Une flotte française et espagnole était dans Brest. Il leur
fallait en outre une escadre devant le Texel; mais, au commencement
d'avril, les flottes russe, danoise et suédoise n'étaient pas encore
réunies, quoiqu'elles eussent pu l'être au commencement de mars. C'est
sur ce retard que le gouvernement anglais basa son plan d'opération
pour attaquer successivement les trois puissances maritimes de la
Baltique, en portant d'abord tous ses efforts sur le Danemarck, et
obligeant cette puissance à renoncer à la convention du 16 décembre
1800, et à recevoir les vaisseaux anglais dans ses ports.


§ X.

Une flotte anglaise forte de 50 voiles, dont 17 vaisseaux de ligne,
sous le commandement des amiraux Parker et Nelson, partit d'Yarmouth
le 12 mars; elle avait 1000 hommes de troupes de débarquement. Le 15,
elle essuya une violente tempête, qui la dispersa. Un vaisseau de 74
(l'Invincible) fut jeté sur un banc le Hammon-banc, et périt corps et
biens. Le 20 mars, elle fut signalée dans le Cattégat. Le même jour
une frégate conduisit à Elseneur le commissaire Vansittart, chargé,
conjointement avec M. Drumond, de remettre l'_ultimatum_ du
gouvernement anglais. Le 24, ils revinrent à bord de la flotte, et
donnèrent des nouvelles de tout ce qui se passait à Copenhague et dans
la Baltique. La flotte russe était encore à Revel, et celle suédoise à
Carlscrona. Les Anglais craignaient leur réunion. Le cabinet anglais
avait donné pour instructions à l'amiral Parker, de détacher le
Danemarck de l'alliance des deux puissances, en agissant par la
crainte ou par l'effet d'un bombardement. Le Danemarck ainsi
neutralisé, la flotte combinée se trouvait de beaucoup diminuée, et
les Anglais avaient l'entrée libre de la Baltique. Il paraît que le
conseil hésita sur la question de savoir s'il devait passer le Sund ou
le grand Belt. Le Sund, entre Cronembourg et la côte suédoise, a 2300
toises; la plus grande profondeur est à 1500 toises des batteries
d'Elseneur et à 800 de la côte de Suède. Si donc les deux côtes
avaient été également armées, les vaisseaux anglais auraient été
obligés de passer à la distance de 1100 toises de ces batteries. A
Elseneur et à Cronembourg, on comptait plus de 100 pièces ou mortiers
en batterie. On conçoit les dommages qu'une escadre doit éprouver dans
un pareil passage, tant par la perte des mâts, vergues, que par les
accidents des bombes. D'un autre côté, le passage par les Belts était
très-difficile, et les officiers, opposés à ce projet, annonçaient que
l'escadre danoise pouvait alors sortir de Copenhague, pour aller se
joindre aux flottes française et hollandaise.

Cependant, l'amiral Parker se décida pour ce passage, et le 26 mai,
toute la flotte fit voile pour le grand Belt. Mais quelques bâtiments
légers, qui éclairaient la flotte, ayant touché sur les roches, elle
revint le même jour à son ancrage. L'amiral prit alors la résolution
de passer par le Sund; et après s'être assuré des intentions qu'avait
le commandant de Cronembourg de défendre le passage, la flotte,
profitant d'un vent favorable, le 30, se dirigea dans le Sund. La
flottille de bombardes s'approcha d'Elseneur pour faire diversion, en
bombardant la ville et le château; mais bientôt la flotte s'étant
aperçue que les batteries de la Suède ne tiraient pas, appuya sur
cette côte, et passa le détroit, hors de la portée des batteries
danoises, qui firent pleuvoir une grêle de bombes et de boulets. Tous
les projectiles tombèrent à plus de 100 toises de la flotte, qui ne
perdit pas un seul homme.

Les Suédois, pour se justifier de la déloyauté de leur conduite, ont
allégué que, pendant l'hiver, il n'avait pas été possible d'élever des
batteries, ni même d'augmenter celle de 6 canons qui existait; que
d'ailleurs, le Danemarck n'avait pas paru le desirer, dans la crainte
probablement que la Suède ne fît de nouveau valoir ses anciennes
prétentions, en voulant prendre la moitié du droit, que le Danemarck
perçoit sur tous les bâtiments qui passent le détroit. Leur nombre est
annuellement de 10 à 12,000; ce qui rapporte à cette puissance de 2
millions 500 mille, à 3 millions. On voit combien ces raisons sont
futiles. Il ne fallait que peu de jours pour placer une centaine de
bouches à feu en batteries; et les préparatifs que l'Angleterre
faisait, depuis plusieurs mois, pour cette expédition, et en dernier
lieu, la station de plusieurs jours de la flotte dans le Cattégat,
avait donné à la Suède bien au-delà du temps qu'il lui fallait.

Le même jour 30 mars, la flotte mouilla entre l'île de Huen et
Copenhague. Aussitôt les amiraux anglais et les principaux officiers
s'embarquèrent dans un schooner, pour reconnaître la position des
Danois.

Lorsque l'on a passé le Sund, on n'est pas encore dans la Baltique. A
10 lieues d'Elseneur est Copenhague. Sur la droite de ce port, se
trouve l'île d'Amack, et à 2 lieues de cette île, en avant, est le
rocher de Saltholm. Il faut passer dans ce détroit, entre Saltholm et
Copenhague, pour entrer dans la Baltique. Cette passe est encore
divisée en 2 canaux, par un banc, appelé le Middle-Ground, qui est
situé vis à vis Copenhague; le canal royal est celui qui passe sous
les murs de cette ville. La passe entre l'île d'Amack et Saltholm,
n'est bonne que pour des vaisseaux de 74; ceux à 3 ponts la
franchissent difficilement, et sont même obligés de s'alléger d'une
partie de leur artillerie. Les Danois avaient placé leur ligne
d'embossage entre le banc et la ville, afin de s'opposer au mouillage
des bombardes et chaloupes canonnières, qui auraient pu passer
au-dessus du banc. Les Danois croyaient ainsi mettre Copenhague à
l'abri du bombardement.

La nuit du 30 fut employée par les Anglais à sonder le banc; et le 31,
les amiraux montèrent sur une frégate, avec les officiers
d'artillerie, afin de reconnaître de nouveau la ligne ennemie et
l'emplacement pour le mouillage des bombardes. Il fut reconnu que, si
l'on pouvait détruire la ligne d'embossage, des bombardes pourraient
se placer pour bombarder le port et la ville; mais que, tant que la
ligne d'embossage existerait, cela serait impossible. La difficulté,
pour attaquer cette ligne, était très-grande. On en était séparé par
le banc de Middle-Ground, et le peu d'eau qui restait au-dessus de ce
banc, ne permettait pas aux vaisseaux de haut bord de le franchir. Il
n'y avait donc de possibilité qu'en le doublant et venant ensuite, en
le rasant par stribord, se placer entre lui et la ligne danoise,
opération fort hasardeuse. 1º Car, on ne connaissait pas bien le
gisement et la longueur du banc, et l'on n'avait que des pilotes
anglais qui n'avaient navigué dans ces mers qu'avec des bâtiments de
commerce. On sait d'ailleurs que les pilotes les plus habiles ne
peuvent se guider, en pareilles circonstances, que par les bouées;
mais les Danois, avec raison, les avaient ôtées, ou mal placées
exprès. 2º Les vaisseaux anglais, en doublant le banc, étaient exposés
à tout le feu des Danois, jusqu'à ce qu'ils eussent pris leur ligne de
bataille. 3º Chaque vaisseau désemparé serait un vaisseau perdu, parce
qu'il s'échouerait sur le banc, et cela sous le feu de la ligne et des
batteries danoises.

Les personnes les plus prudentes croyaient qu'il ne fallait pas
entreprendre une attaque qui pouvait entraîner la ruine de la flotte.
Nelson pensa différemment, et fit adopter le projet d'attaquer la
ligne d'embossage et de s'emparer des batteries de la couronne, au
moyen de 900 hommes de troupes. Appuyé à ces îles, le bombardement de
Copenhague devenait facile, et le Danemarck pouvait être considéré
comme soumis. Le commandant en chef ayant approuvé cette attaque,
détacha, le 1er avril, Nelson avec 12 vaisseaux de ligne et toutes les
frégates et bombardes. Celui-ci mouilla le soir à Draco-Pointe, près
du banc, qui le séparait de la ligne ennemie, et si près d'elle, que
les mortiers de l'île d'Amack, qui tirèrent quelques coups, envoyèrent
leurs bombes au milieu de l'escadre mouillée. Le 2, les circonstances
du temps étant favorables, l'escadre anglaise doubla le banc, et le
rangeant à stribord, vint prendre la ligne entre lui et les Danois. Un
vaisseau anglais de 74 toucha, avant d'avoir doublé le banc, et 2
autres s'échouèrent après l'avoir doublé. Ces 3 vaisseaux dans cette
position, étaient exposés au feu de la ligne ennemie, qui leur envoya
bon nombre de boulets.

La ligne d'embossage des Danois était appuyée, à sa gauche, _aux
batteries de la couronne_, îles factices à 600 toises de Copenhague,
armées de 70 bouches à feu, et défendues par 1500 hommes d'élite; et
sa droite se prolongeait sur l'île d'Amack. Pour défendre l'entrée du
port, sur la gauche des trois couronnes, on avait placé 4 vaisseaux de
ligne, dont 2 entièrement armés et équipés.

Le but de la ligne d'embossage étant de garantir le port et la ville
d'un bombardement, et de rester maître de toute la rade comprise entre
le Middle-Ground et la ville; cette ligne avait été placée le plus
près possible du banc. Sa droite était très en avant de l'île d'Amack;
la ligne entière avait plus de trois mille toises d'étendue, et était
formée par vingt bâtiments. C'étaient de vieux vaisseaux rasés, ne
portant que la moitié de leur artillerie, ou des frégates et autres
bâtiments, installés en batteries flottantes, portant une douzaine de
canons. Pour l'effet qu'elle devait produire, cette ligne était
suffisamment forte et parfaitement placée; aucune bombarde ou chaloupe
canonnière ne pouvait l'approcher. Pour les raisons ci-dessus
énoncées, les Danois ne craignaient pas d'être attaqués par les
vaisseaux de haut bord. Lors donc qu'ils virent la manoeuvre de
Nelson, et qu'ils prévirent ce qu'il allait entreprendre, leur
étonnement fut grand. Ils comprirent que leur ligne n'était pas assez
forte, et qu'il aurait fallu la former, non de carcasses de bâtiments,
mais au contraire des meilleurs vaisseaux de leur escadre; qu'elle
avait trop d'étendue, pour le nombre de bâtiments qui y étaient
employés; qu'enfin la droite n'était pas suffisamment appuyée; que
s'ils eussent rapproché cette ligne de Copenhague, elle n'eût eu que
15 à 1800 toises; qu'alors la droite aurait pu être soutenue par de
fortes batteries, élevées sur l'île d'Amack, qui auraient battu en
avant de la droite, et flanqué toute la ligne. Il est probable que,
dans ce cas, Nelson eût échoué dans son attaque; car il lui aurait été
impossible de passer entre la ligne et la terre, ainsi garnie de
canons. Mais il était trop tard, ces réflexions étaient inutiles, et
les Danois ne songèrent plus qu'à se défendre avec vigueur. Les
premiers succès qu'ils obtinrent, en voyant échouer 3 des plus forts
vaisseaux ennemis, leur permettaient de concevoir les plus hautes
espérances. Le manque de ces trois vaisseaux obligea Nelson, pour ne
point trop disséminer ses forces, à dégarnir son extrême droite. Dès
lors, le principal objet de son attaque, qui était la prise des trois
couronnes, se trouva abandonné. Aussitôt que Nelson eut doublé le
banc, il s'approcha jusqu'à 100 toises de la ligne d'embossage, et se
trouvant par 4 brasses d'eau, ses pilotes mouillèrent. La canonnade
était engagée avec une extrême vigueur; les Danois montrèrent la plus
grande intrépidité; mais les forces des Anglais étaient doubles en
canons.

Une ligne d'embossage présente une force immobile contre une force
mobile: elle ne peut donc surmonter ce désavantage, qu'en tirant appui
des batteries de terre, surtout pour les flancs. Mais, ainsi qu'on l'a
dit plus haut, les Danois n'avaient pas flanqué leur droite.

Les Anglais appuyèrent donc sur la droite et sur le centre, qui
n'étaient pas flanqués, en éteignirent le feu, et obligèrent cette
partie de la ligne d'amener, après une vive résistance de plus de 4
heures. La gauche de la ligne, étant bien soutenue par les batteries
de la couronne, resta entière. Une division de frégates espérant, à
elle seule, remplacer les vaisseaux qui avaient dû attaquer ces
batteries, osa s'engager avec elles, comme si elle était soutenue par
le feu des vaisseaux. Mais elle souffrit considérablement, et, malgré
tous ses efforts, fut obligée de renoncer à cette entreprise, et de
s'éloigner.

L'amiral Parker, qui était resté avec l'autre partie de la flotte
au-dehors du banc, voyant la vive résistance des Danois, comprit que
la plupart des bâtiments anglais seraient dégréés par suite d'un
combat aussi opiniâtre; qu'ils ne pourraient plus manoeuvrer, et
s'échoueraient tous sur le banc, ce qui eut lieu en partie. Il fit le
signal de cesser le combat, et de prendre une position en arrière;
mais cela même était très-difficile. Nelson aima mieux continuer
l'action. Il ne tarda pas à être convaincu de la sagesse du signal de
l'amiral, et il se décida enfin à lever l'ancre et à s'éloigner du
combat. Mais, voyant qu'une partie de la ligne danoise était réduite,
il eut l'idée, avant de prendre ce parti extrême, d'envoyer un
parlementaire proposer un arrangement. Il écrivit, à cet effet, une
lettre adressée aux braves frères des Anglais, les Danois, et conçue
en ces termes: «Le vice-amiral Nelson a ordre de ménager le Danemarck;
ainsi il ne doit résister plus long-temps. La ligne de défense, qui
couvrait ses rivages, a amené au pavillon anglais. Cessez donc le
feu, qu'il puisse prendre possession de ses prises, ou il les fera
sauter en l'air avec leurs équipages, qui les ont si noblement
défendues. Les braves Danois sont les frères et ne seront jamais les
ennemis des Anglais.» Le prince de Danemarck, qui était au bord de la
mer, reçut ce billet, et, pour avoir des éclaircissements à ce sujet,
il envoya l'adjudant-général Lindholm auprès de Nelson, avec qui il
conclut une suspension d'armes. Le feu cessa bientôt partout, et les
Danois blessés furent remis sur le rivage. Cette suspension avait à
peine eu lieu, que trois vaisseaux anglais, y compris celui que
montait Nelson, s'échouèrent sur le banc. Ils furent en perdition, et
ils n'auraient jamais pu s'en relever, si les batteries avaient
continué le feu. Ils durent donc leur salut à cet armistice.

Cet évènement sauva l'escadre anglaise. Nelson se rendit, le 4 avril,
à terre. Il traversa la ville au milieu des cris et des menaces de
toute la populace; et, après plusieurs conférences avec le prince
régent, on signa la convention suivante: «Il y aura un armistice de 3
mois et demi, entre les Anglais et le Danemarck; mais uniquement pour
la ville de Copenhague et le Sund. L'escadre anglaise, maîtresse
d'aller où elle voudra, est obligée de se tenir à la distance d'une
lieue des côtes du Danemarck, depuis sa capitale jusqu'au Sund. La
rupture de l'armistice devra être dénoncée quinze jours avant la
reprise des hostilités. Il y aura _statu quo_ parfait sous tous les
autres rapports, en sorte que rien n'empêche l'escadre de l'amiral
Parker de se porter vers quelque autre point des possessions danoises,
vers les côtes du Jutland, vers celles de la Norwège; que la flotte
anglaise qui doit être entrée dans l'Elbe, peut attaquer la forteresse
danoise de Glukstadt; que le Danemarck continue à occuper Hambourg et
Lubeck, etc.

Les Anglais perdirent, dans cette bataille, 943 hommes tués ou
blessés. Deux de leurs vaisseaux furent tellement maltraités, qu'il ne
fut plus possible de les réparer; l'amiral Parker fut obligé de les
renvoyer en Angleterre. La perte des Danois fut évaluée un peu plus
haut que celle des Anglais. La partie de la ligne d'embossage, qui
tomba au pouvoir de ces derniers, fut brûlée, au grand déplaisir des
officiers anglais, dont cela lésait les intérêts. Lors de la signature
de l'armistice, les bombardes et chaloupes canonnières étaient en
position de prendre une ligne pour bombarder la ville.


§ XI.

L'évènement de Copenhague ne remplit pas entièrement les intentions du
gouvernement britannique; il avait espéré détacher et soumettre le
Danemarck, et il n'était parvenu qu'à lui faire signer un armistice,
qui paralysait les forces danoises pendant 14 semaines.

L'escadre suédoise et l'escadre russe s'armaient avec la plus grande
activité, et présentaient des forces considérables. Mais l'appareil
militaire était désormais devenu inutile; la confédération des
puissances du nord se trouvait dissoute par la mort de l'empereur
Paul, qui en était à la fois l'auteur, le chef et l'ame. Paul Ier
avait été assassiné, dans la nuit du 23 au 24 mars; et la nouvelle de
sa mort arriva à Copenhague, au moment où l'armistice venait d'être
signé!

Lord Withworth était ambassadeur à sa cour; il était fort lié avec le
comte de P....., le général B......., les S...., les O...., et autres
personnes authentiquement reconnues pour être les auteurs et acteurs
de cet horrible parricide. Ce monarque avait indisposé contre lui, par
un caractère irritable et très-susceptible, une partie de la noblesse
russe. La haine de la révolution française avait été le caractère
distinctif de son règne. Il considérait comme une des causes de cette
révolution, la familiarité du souverain et des princes français, et la
suppression de l'étiquette à la cour. Il établit donc à la sienne une
étiquette très-sévère, et exigea des marques de respect peu conformes
à nos moeurs et qui révoltaient généralement.

Être habillé d'un frac, avoir un chapeau rond, ne point descendre de
voiture, quand le czar ou un des princes de sa maison passait dans les
rues ou promenades; enfin, la moindre violation des moindres détails
de son étiquette excitait toute son animadversion; et par cela seul on
était jacobin. Depuis qu'il s'était rapproché du premier consul, il
était revenu sur une partie de ces idées; et il est probable que, s'il
eût vécu encore quelques années, il eût reconquis l'opinion et l'amour
de sa cour, qu'il s'était aliénés. Les Anglais mécontents, et même
extrêmement irrités du changement qui s'était opéré en lui depuis un
an, n'oublièrent rien pour encourager ses ennemis intérieurs. Ils
parvinrent à accréditer l'opinion qu'il était fou, et enfin nouèrent
une conspiration pour attenter à sa vie. L'opinion générale est
que.....................

La veille de sa mort, Paul étant à souper avec sa maîtresse et son
favori, reçut une dépêche, où on lui détaillait toute la trame de la
conspiration; il la mit dans sa poche, en ajournant la lecture au
lendemain. Dans la nuit il périt.

L'exécution de cet attentat n'éprouva aucun obstacle: P..... avait
tout crédit au palais; il passait pour le favori et le ministre de
confiance du souverain. Il se présente à deux heures du matin à la
porte de l'appartement de l'empereur, accompagné de B......., S.... et
O.... Un Cosaque affidé, qui était à la porte de sa chambre, fit des
difficultés pour les laisser pénétrer chez lui; ils le massacrèrent
aussitôt. L'empereur s'éveilla au bruit, et se jeta sur son épée; mais
les conjurés se précipitèrent sur lui, le renversèrent et
l'étranglèrent: B....... fut celui qui lui donna le dernier coup; il
marcha sur son cadavre. L'impératrice, femme de Paul, quoiqu'elle eût
beaucoup à se plaindre des galanteries de son mari, témoigna une vraie
et sincère affliction; et tous ceux qui avaient pris part à cet
assassinat furent constamment dans sa disgrace.
......................................................................

Bien des années après, le général Benigsen commandait
encore......... Quoi qu'il en soit, cet horrible
évènement glaça d'horreur toute l'Europe, qui fut surtout scandalisée
de l'affreuse franchise, avec laquelle les Russes en donnaient des
détails dans toutes les cours. Il changea la position de l'Angleterre
et les affaires du monde. Les embarras d'un nouveau
règne,
......................................................................
donnèrent une autre direction à la
politique de la cour de Russie. Dès le 5 avril, les matelots anglais,
qui avaient été faits prisonniers de guerre par suite de l'embargo, et
envoyés dans l'intérieur de l'empire, furent rappelés. La commission
qui avait été chargée de la liquidation des sommes dues par le
commerce anglais, fut dissoute. Le comte Pahlen, qui continua à être
le principal ministre, fit connaître aux amiraux anglais, le 20 avril,
que la Russie accédait à toutes les demandes du cabinet anglais; que
l'intention de son maître était que, d'après la proposition du
gouvernement britannique de terminer le différend à l'amiable par une
convention, on cessât toute hostilité jusqu'à la réponse de Londres.
Le desir d'une prompte paix avec l'Angleterre fut hautement manifesté,
et tout annonça le triomphe de cette puissance. Après l'armistice de
Copenhague, l'amiral Parker s'était porté vers l'île de Moën, pour
observer les flottes russe et suédoise. Mais la déclaration du comte
de Pahlen le rassura à cet égard; et il revint à son mouillage de
Kioge, après avoir fait connaître à la Suède, qu'il laisserait passer
librement ses bâtiments de commerce.

Le Danemarck cependant continuait à se mettre en état de défense.
Sa flotte restait tout entière, et n'avait éprouvé aucune perte;
elle consistait en seize vaisseaux de guerre. Les détails de cet
armement, et les travaux nécessaires pour mettre les batteries de
la couronne et celles de l'île d'Amack dans le meilleur état de
défense, occupaient entièrement le prince royal. Mais, à Londres
et à Berlin, les négociations étaient dans la plus grande activité,
et lord Saint-Hélens était parti d'Angleterre, le 4 mai, pour
Saint-Pétersbourg. Bientôt l'Elbe fut ouverte au commerce anglais.
Le 20 mai, Hambourg fut évacué par les Danois, et le Hanovre par les
Prussiens.

Nelson avait succédé à l'amiral Parker dans le commandement de
l'escadre; et dès le 8 mai, il s'était porté vers la Suède, et avait
écrit à l'amiral suédois que, s'il sortait de Carlscrona avec la
flotte, il l'attaquerait. Il s'était ensuite dirigé, avec une partie
de l'escadre, sur Revel, où il arriva le 12. Il espérait y rencontrer
l'escadre russe, mais elle avait quitté ce port dès le 9. Il n'est pas
douteux que, si Nelson eût trouvé la flotte russe dans ce port, dont
les batteries étaient en très-mauvais état, il ne l'eût attaquée et
détruite. Le 16, Nelson quitta Revel, et se réunit à toute sa flotte,
sur les côtes de Suède. Cette puissance ouvrit ses ports aux Anglais
le 19 mai. L'embargo sur leurs bâtiments fut levé en Russie le 20 mai.
La Prusse se trouvait déja en communication avec l'Angleterre, depuis
le 16. Cependant lord Saint-Hélens était arrivé à Saint-Pétersbourg,
le 29 mai, et le 17 juin, il signa le fameux traité, qui mit fin aux
différends survenus entre les puissances maritimes du nord et
l'Angleterre. Le 15, le comte de Bernstorf, ambassadeur extraordinaire
de la cour de Copenhague, était arrivé à Londres, pour y traiter des
intérêts de son souverain; et le 17, le Danemarck leva l'embargo sur
les navires anglais.

Ainsi, trois mois après la mort de Paul, la confédération du nord fut
dissoute, et le triomphe de l'Angleterre assuré.

Le premier consul avait envoyé son aide-de-camp Duroc à Pétersbourg,
où il était arrivé le 24 mai; il avait été parfaitement accueilli, et
reçu avec toute espèce de protestation de bienveillance. Il avait
cherché à faire comprendre la conséquence qui résulterait pour
l'honneur et l'indépendance des nations, et pour la prospérité future
des puissances de la Baltique, du moindre acte de faiblesse, acte que
la circonstance ne pourrait justifier. L'Angleterre, disait-il, avait
en Égypte la plus grande partie de ses forces de terre, et avait
besoin de plusieurs escadres, pour les couvrir et empêcher celles de
Brest, de Cadix, de Toulon, d'aller porter des secours à l'armée
française d'Orient. Il fallait que l'Angleterre eût une escadre de
quarante à cinquante vaisseaux pour observer Brest, et plus de
vingt-cinq vaisseaux dans la Méditerranée; en outre, elle devait tenir
des forces considérables devant Cadix et le Texel. Il ajoutait que la
Russie, la Suède et le Danemarck pouvaient lui opposer plus de
trente-six vaisseaux de haut bord bien armés; que le combat de
Copenhague n'avait eu pour résultat que la destruction de quelques
carcasses, mais n'avait en rien diminué la puissance des Danois; que
même, loin de changer leurs dispositions, il n'avait fait que porter
l'irritation au dernier point; que les glaces allaient obliger les
Anglais à quitter la Baltique; que, pendant l'hiver, il serait
possible d'arriver à une pacification générale; que, si la cour de
Russie était décidée, comme il paraissait par les démarches déja
faites, à conclure la paix, il fallait au moins ne faire que des
sacrifices temporaires, mais se garder d'altérer en rien les
principes reconnus sur les droits des neutres et l'indépendance des
mers; que déja le Danemarck, menacé par une escadre nombreuse, et
luttant seul contre elle, avait, au mois d'août de l'année dernière,
consenti à ne point convoyer ses bâtiments, jusqu'à ce que cette
affaire eût été discutée; que la Russie pourrait suivre la même
marche, gagner du temps en concluant des préliminaires et en renonçant
au droit de convoyer, jusqu'à ce qu'on eût trouvé des moyens
définitifs de conciliation.

Ces raisonnements, exprimés dans plusieurs notes, avaient paru faire
de l'effet sur le jeune empereur. Mais il était lui-même sous
l'influence d'un parti qui avait commis un grand crime, et qui, pour
faire diversion, voulait, à quelque prix que ce fût, faire jouir la
Baltique des bienfaits de la paix, afin de rendre plus odieuse la
mémoire de leur victime et de donner le change à l'opinion.

L'Europe vit avec étonnement le traité ignominieux que signa la
Russie, et que, par contre, dûrent adopter le Danemarck et la Suède.
Il équivalait à une déclaration de l'esclavage des mers, et à la
proclamation de la souveraineté du parlement britannique. Ce traité
fut tel, que l'Angleterre n'avait rien à souhaiter de plus, et qu'une
puissance du troisième ordre eût rougi de le signer. Il causa d'autant
plus de surprise, que l'Angleterre, dans l'embarras où elle se
trouvait, se fût contentée de toute autre convention, qui l'en eût
tirée. Enfin la Russie eut la honte, qui lui sera éternellement
reprochée, d'avoir consenti la première au déshonneur de son pavillon.
Il y fut dit 1º que le pavillon ne couvrait plus la marchandise; que
la propriété ennemie était confiscable sur un bâtiment neutre; 2º que
les bâtiments neutres convoyés seraient également soumis à la visite
des croiseurs ennemis, hormis par les corsaires et les armateurs; ce
qui, loin d'être une concession faite par l'Angleterre, était dans ses
intérêts et demandé par elle: car les Français, étant inférieurs en
force, ne parcouraient plus les mers qu'avec des corsaires.

Ainsi l'empereur Alexandre consentit à ce qu'une de ses escadres de
cinq à six vaisseaux de 74, escortant un convoi, fût détournée de sa
route, perdît plusieurs heures, et souffrît qu'un brick anglais lui
enlevât une partie de ses bâtiments convoyés. Le droit de blocus se
trouva seul bien défini; les Anglais attachaient peu d'importance à
empêcher les neutres d'entrer dans un port, lorsqu'ils avaient le
droit de les arrêter partout, en déclarant que la cargaison
appartenait en tout ou en partie à un négociant ennemi. La Russie
voulut faire valoir, comme une concession en sa faveur, que les
munitions navales n'étaient pas comprises parmi les objets de
contrebande! Mais il n'y a plus de contrebande, lorsque tout peut le
devenir par la suspicion du propriétaire, et tout est contrebande,
quand le pavillon ne couvre plus la marchandise.

Nous avons dit dans ce chapitre, que les principes des droits des
neutres sont: 1º que le pavillon couvre la marchandise; 2º que le
droit de visite ne consiste qu'à s'assurer du pavillon, et qu'il n'y a
point d'objet de contrebande; 3º que les objets de contrebande sont
les seules munitions de guerre; 4º que tout bâtiment marchand, convoyé
par un bâtiment de guerre, ne peut être visité; 5º que le droit de
blocus ne peut s'entendre que des ports réellement bloqués. Nous avons
ajouté que ces principes avaient été défendus par tous les
jurisconsultes et par toutes les puissances, et reconnu dans tous les
traités. Nous avons prouvé qu'ils étaient en vigueur en 1780, et
furent respectés par les Anglais; qu'ils l'étaient encore en 1800, et
furent l'objet de la quadruple alliance, signée le 16 décembre de
cette année. Aujourd'hui il est vrai de dire que la Russie, la Suède,
le Danemarck, ont reconnu des principes différents.

Nous verrons, dans la guerre, qui suivit la rupture du traité
d'Amiens, que l'Angleterre alla plus loin, et que ce dernier principe
qu'elle avait reconnu, elle le méconnaissait, en établissant celui du
blocus, appelé blocus sur le papier.

La Russie, la Suède et le Danemarck ont déclaré, par le traité du 17
janvier 1801, que les mers appartenaient à l'Angleterre; et par là,
ils ont autorisé la France, partie belligérante, à ne reconnaître
aucun principe de neutralité sur les mers. Ainsi, dans le temps même
où les propriétés particulières et les hommes non combattants sont
respectés dans les guerres de terre, on poursuit dans les guerres de
mer, les propriétés des particuliers, non-seulement sous le pavillon
ennemi, mais encore sous le pavillon neutre; ce qui donne lieu de
penser que, si l'Angleterre seule eût été législateur dans les guerres
de terre, elle eût établi les mêmes lois qu'elle a établies dans les
guerres de mer. L'Europe serait alors retombée dans la barbarie, et
les propriétés particulières auraient été saisies comme les propriétés
publiques.



MÉMOIRES DE NAPOLÉON.

BATAILLE NAVALE D'ABOUKIR.


  Ce que l'on pense à Londres de l'expédition qui se prépare dans
     les ports de France.--Mouvement des escadres anglaises dans la
     Méditerranée, en mai, juin et juillet.--Chances pour et contre
     les armées navales françaises et anglaises, si elles se
     fussent rencontrées en route.--L'escadre française reçoit
     l'ordre d'entrer dans le port vieux d'Alexandrie. Elle
     s'embosse dans la rade d'Aboukir.--Napoléon apprend qu'elle
     est restée à Aboukir. Son étonnement.--L'escadre française
     embossée est reconnue par une frégate anglaise.--Bataille
     d'Aboukir.


§ Ier.

L'on apprit tout à la fois en Angleterre qu'un armement considérable
se préparait à Brest, Toulon, Gênes, Civita-Vecchia; que l'escadre
espagnole de Cadix s'armait avec activité; et que des camps nombreux
se formaient sur l'Escaut, sur les côtes du Pas-de-Calais, de
Normandie et de Bretagne. Napoléon, nommé général en chef de l'armée
d'Angleterre, parcourait toutes les côtes de l'océan, et s'arrêtait
dans tous les ports. Il avait réuni près de lui, à Paris, tout ce qui
restait des anciens officiers de marine, qui avaient acquis un nom
pendant la guerre d'Amérique, tels que Buhor, Marigny, etc. Ils ne
justifièrent pas leur réputation. Les intelligences que la France
avait avec les Irlandais-unis, ne pouvaient être tellement secrètes,
que le gouvernement anglais n'en sût quelque chose. La première
opinion du cabinet de Saint-James, fut que tous ces préparatifs se
dirigeaient contre l'Angleterre et l'Irlande; et que la France voulait
profiter de la paix, qui venait d'être rétablie sur le continent, pour
terminer cette longue lutte par une guerre corps à corps. Ce cabinet
pensait que les armements, qui avaient lieu en Italie, ne se faisaient
que pour donner le change; que la flotte de Toulon passerait le
détroit, opérerait sa jonction avec la flotte espagnole à Cadix;
qu'elles arriveraient ensemble devant Brest, et conduiraient une armée
en Angleterre et une autre en Irlande. Dans cette incertitude,
l'amirauté anglaise se contenta d'équiper, en toute hâte, une nouvelle
escadre; et aussitôt qu'elle apprit que Napoléon était parti de
Toulon, elle expédia l'amiral Roger avec dix vaisseaux de guerre, pour
renforcer l'escadre anglaise devant Cadix, où commandait l'amiral lord
Saint-Vincent, qui, par ce renfort, se trouva avoir une escadre de
vingt-huit à trente vaisseaux. Une autre d'égale force était devant
Brest.

L'amiral Saint-Vincent tenait, dans la Méditerranée, une escadre
légère de trois vaisseaux, qui croisait entre les côtes d'Espagne, de
Provence et de Sardaigne, afin de recueillir des renseignements, et de
surveiller cette mer. Le 24 mai, il détacha dix vaisseaux de devant
Cadix, et les envoya dans la Méditerranée, avec ordre de se réunir à
ceux que commandait Nelson, et de lui former ainsi une flotte de
treize vaisseaux, pour bloquer Toulon, ou suivre l'escadre française,
si elle en était sortie. Lord Saint-Vincent resta devant Cadix avec
dix-huit vaisseaux, pour surveiller la flotte espagnole, dans la
crainte surtout que celle de Toulon n'échappât à Nelson et ne passât
le détroit.

Dans les instructions que cet amiral envoyait à Nelson, et qui ont été
imprimées, on voit qu'il avait tout prévu, excepté une expédition
contre l'Égypte. Le cas où l'expédition française irait soit au
Brésil, soit dans la mer Noire, soit à Constantinople, était indiqué.
Plus de 150,000 hommes campaient sur les côtes de l'océan; ce qui
produisit des mouvements et des alarmes continuels dans toute
l'Angleterre.


§ II.

Nelson, avec les trois vaisseaux détachés de lord Saint-Vincent,
croisait entre la Corse, la Provence et l'Espagne, lorsque, dans la
nuit du 19 mai, il essuya un coup de vent, qui endommagea ses
vaisseaux, et démâta celui qu'il montait. Il fut obligé de se faire
remorquer. Il voulait mouiller dans le golfe d'Ostand, en Sardaigne;
mais il ne put y parvenir, et gagna la rade des îles Saint-Pierre, où
il répara ses avaries.

Dans cette même nuit du 19, l'escadre française appareilla de Toulon;
le 10 juin, elle arriva devant Malte, après avoir doublé le cap Corse
et le cap Bonara. Nelson ayant été joint par les dix vaisseaux de lord
Saint-Vincent, et ayant reçu le commandement de cette escadre,
croisait devant Toulon, le Ier juin. Il ignorait alors que l'escadre
française en fut sortie. Il vint, le 15, reconnaître la rade de
Tagliamon, sur les côtes de Toscane, qu'il supposait être le
rendez-vous de l'expédition française. Il parut, le 20, devant Naples.
Là, il apprit du gouvernement que l'escadre française avait débarqué à
Malte, et que l'ambassadeur de la république Garat avait laissé
entendre que l'expédition était destinée pour l'Égypte. Nelson arriva,
le 22, devant Messine. La nouvelle que l'escadre française s'était
emparée de Malte, lui fut confirmée; il apprit aussi qu'elle se
dirigeait sur Candie. Il passa aussitôt le phare, et se rendit sur
Alexandrie, où il arriva le 29 juillet.

La première nouvelle de l'existence d'une escadre anglaise dans la
Méditerranée, fut donnée à l'escadre française, à la hauteur du cap
Bonara par un bâtiment qu'elle rencontra; et le 25, comme l'escadre
reconnaissait les côtes de Candie, elle fut jointe par la frégate _la
Justice_, qui venait de croiser devant Naples, et qui donna la
nouvelle positive de l'existence d'une escadre anglaise dans ces
parages. Napoléon ordonna alors qu'au lieu de se diriger directement
sur Alexandrie, on manoeuvrât pour attaquer l'Afrique au cap d'Azé, à
vingt-cinq lieues d'Alexandrie, et de ne se présenter devant cette
ville, que lorsqu'on en aurait reçu des nouvelles. Le 29, on signala
la côte d'Afrique et le cap d'Azé. Nelson arrivait alors devant
Alexandrie; n'y ayant appris aucune nouvelle de l'escadre française,
il se dirigea sur Alexandrette et de là à Rhodes. Il parcourut ensuite
les îles de l'Archipel, vint reconnaître l'entrée de l'Adriatique, et
fut obligé de mouiller, le 18, à Syracuse, pour faire de l'eau. Il
n'avait encore acquis aucun renseignement sur la marche Napoléon. Il
appareilla à Syracuse, et vint mouiller, le 28 juillet, au cap Coron,
à l'extrémité de la Morée. Ce ne fut que là, qu'il apprit que l'armée
française avait, depuis un mois, débarqué en Égypte. Il supposa que
l'escadre française avait déja fait son retour sur Toulon; mais il se
dirigea sur Alexandrie, afin de pouvoir rendre un compte positif à son
gouvernement, et laisser devant cette place, des forces nécessaires
pour la bloquer.


§ III.

L'escadre française était composée, à son départ de Toulon, de treize
vaisseaux de ligne, de six frégates et d'une douzaine de bricks,
corvettes ou avisos. L'escadre anglaise était forte de treize
vaisseaux, dont un de 50 canons, tous les autres de 74. Ils avaient
été armés très à la hâte, et étaient en mauvais état. Nelson n'avait
pas de frégates. On comptait, dans l'escadre française, un vaisseau
de 120 canons et trois de 80. Un convoi de plusieurs centaines de
voiles, était sous l'escorte de cette escadre. Il était
particulièrement sous la garde de deux vaisseaux de 64, de quatre
frégates de 18, de construction vénitienne, et d'une vingtaine de
bricks ou avisos. L'escadre française, profitant du grand nombre de
bâtiments légers qu'elle avait, s'éclairait très au loin; de sorte que
le convoi n'avait rien à craindre, et pouvait, aussitôt qu'on aurait
reconnu l'ennemi, prendre la position la plus convenable, pour rester
éloigné du combat. Chaque vaisseau français avait à son bord 500 vieux
soldats, parmi lesquels une compagnie d'artillerie de terre. Depuis un
mois qu'on était embarqué, on avait, deux fois par jour, exercé les
troupes de passage à la manoeuvre du canon. Sur chaque vaisseau de
guerre, il y avait des généraux, qui avaient du caractère, l'habitude
du feu, et étaient accoutumés aux chances de la guerre.

L'hypothèse d'une rencontre avec les Anglais, était l'objet de toutes
les conversations. Les capitaines de vaisseaux avaient l'ordre, en ce
cas, de considérer, comme signal permanent et constant, celui de
prendre part au combat et de soutenir ses voisins.

L'escadre de Nelson était une des plus mauvaises que l'Angleterre eût
mises en mer dans ces derniers temps.


§ IV.

L'escadre française reçut l'ordre d'entrer à Alexandrie; elle était
nécessaire à l'armée et aux projets ultérieurs du général en chef.
Lorsque les pilotes turcs déclarèrent qu'ils ne pouvaient faire entrer
des vaisseaux de 74, et à plus forte raison de 80 canons, dans le port
vieux, l'étonnement fut grand. Le capitaine Barré, officier de marine
très-distingué, chargé de vérifier les passes, déclara positivement le
contraire. Les vaisseaux de 64 et les frégates entrèrent sans
difficulté; mais l'amiral et plusieurs officiers de marine
persistèrent à penser qu'il fallait faire une nouvelle vérification,
avant d'y exposer toute l'escadre. Comme les vaisseaux de guerre
avaient à bord l'artillerie et les munitions de l'armée, et que la
brise était assez forte, l'amiral proposa de tout débarquer à Aboukir,
déclarant que trente-six heures suffiraient pour cela, tandis qu'il
lui faudrait cinq à six jours pour faire cette opération, en restant à
la voile.

Napoléon, en partant d'Alexandrie pour marcher à la rencontre des
Mamelucks, réitéra, à l'amiral l'ordre d'entrer dans le port
d'Alexandrie, et, dans le cas où il le croirait impossible, de se
rendre à Corfou, où il recevrait de Constantinople, des ordres du
ministre français Talleyrand, et de se porter de là à Toulon, si ces
ordres tardaient trop à lui arriver.

L'escadre pouvait entrer dans le port vieux d'Alexandrie. Il fut
reconnu qu'un vaisseau tirant vingt-un pieds d'eau, le pouvait sans
danger. Ceux de 74, qui tirent vingt-trois pieds, n'auraient donc été
obligés que de s'alléger de deux pieds; les vaisseaux de 80, tirant
vingt-quatre pieds et demi, se seraient allégés de trois pieds et
demi; et, enfin, le vaisseau à trois ponts, tirant vingt-sept pieds,
aurait dû s'alléger de six pieds. Ces allégements pouvaient avoir lieu
sans inconvénient, soit en jetant l'eau à la mer, soit en diminuant
l'artillerie. Un vaisseau de 74 peut être réduit à un tirant d'eau
de....., en ôtant seulement son eau et ses vivres, et à celui de.....,
en ôtant son artillerie. Ce moyen fut proposé par les officiers de
marine à l'amiral. Il répondit que, si tous les treize vaisseaux
étaient de 74, il aurait recours à cet expédient; mais qu'ayant un
vaisseau de 120 canons et trois de 80, il courrait les chances, une
fois entré dans le port, de n'en pouvoir plus sortir, et d'être
bloqué par une escadre de huit ou neuf vaisseaux anglais, puisqu'il
lui serait impossible d'installer les trois vaisseaux de 80 et
_l'Orient_, de manière à ce qu'ils pussent combattre, étant réduits au
tirant d'eau, qui leur permettait de traverser les passes. Cet
inconvénient en lui-même était léger; les vents qui règnent dans ces
parages rendaient impossible un blocus rigoureux, et il suffisait que
l'escadre eût vingt-quatre heures devant elle, après la sortie des
passes, pour pouvoir compléter son armement. Il y avait d'ailleurs un
moyen naturel. C'était de construire à Alexandrie quatre demi-chameaux
propres à faire gagner deux pieds aux vaisseaux de 80 et quatre à
celui de 120. La construction de ces quatre chameaux, pour obtenir un
si petit résultat, n'exigeait pas de grands travaux. _Le Rivoli_,
construit à Venise, est sorti tout armé du Malomoko, sur un chameau,
qui lui a fait gagner sept pieds, de sorte qu'il ne tirait plus que
seize pieds. Peu de jours après sa sortie, il s'est battu aussi-bien
que possible contre un vaisseau et une corvette anglaise. Il y avait
dans Alexandrie des vaisseaux, des frégates et quatre cents bâtiments
de transport; ce qui offrait tous les matériaux dont on pouvait avoir
besoin. L'on avait un bon nombre d'ingénieurs de la marine, entre
autres M. Leroy, qui a passé sa vie dans les chantiers de
construction.

Lorsque la commission chargée de vérifier le rapport du capitaine
Barré eut terminé cette opération, l'amiral en envoya le rapport au
général en chef. Mais il ne put arriver assez à temps pour en avoir la
réponse, les communications ayant été interceptées pendant un mois,
jusqu'à la prise du Caire. Si le général en chef avait reçu ce
rapport, il aurait réitéré l'ordre d'entrer dans le port en
s'allégeant, et prescrit, à Alexandrie, les ouvrages nécessaires pour
la sortie de l'escadre. Mais enfin, puisque l'amiral avait ordre, en
cas qu'il ne pût entrer dans le port, de se rendre à Corfou, il se
trouvait juge compétent et arbitre de sa conduite. Corfou avait une
bonne garnison française et des magasins de biscuit et de viande pour
six mois; l'amiral eût touché la côte d'Albanie, d'où il aurait tiré
des vivres; et enfin ses instructions l'autorisaient à se rendre de là
à Toulon, où il y avait 5 à 6,000 hommes appartenant aux régiments qui
étaient en Égypte. C'étaient des soldats rentrés de permission ou des
hôpitaux, et différents détachements qui avaient rejoint cette place
après le départ de l'expédition.

Brueis ne fit rien de tout cela: il s'embossa dans la rade d'Aboukir,
et envoya à Rosette demander du riz et des vivres. On varie beaucoup
sur les causes qui portèrent cet amiral à s'obstiner à rester dans
cette mauvaise rade. Quelques personnes ont pensé qu'après avoir jugé
qu'il lui était impossible de faire entrer son escadre à Alexandrie,
il desirait, avant de quitter l'armée de terre, d'être assuré de la
prise du Caire, et de n'avoir plus d'inquiétude sur la position de
cette armée. Brueis était fort attaché au général en chef; les
communications avaient été interceptées; et, comme c'est l'ordinaire
en pareille circonstance, il courait les bruits les plus fâcheux sur
les derrières de l'armée. Cependant cet amiral avait appris le succès
de la bataille des Pyramides et l'entrée triomphante des Français au
Caire le 29 juillet. Il paraît qu'alors, ayant attendu un mois, il
voulut encore attendre quelques jours et recevoir des nouvelles
directes du général en chef. Les ordres qu'avait l'amiral étant
positifs, de tels motifs n'étaient pas suffisants pour justifier sa
conduite. Il ne devait, dans aucun cas, garder une position où son
escadre n'était pas en sûreté. Il eût concilié les sollicitudes que
lui causaient les faux bruits sur l'armée, et ce qu'il devait à la
sûreté de son escadre, en croisant entre les côtes d'Égypte et de
Caramanie, et en envoyant prendre des renseignements sur celles de
Damiette, ou sur tout autre point, d'où il eût pu avoir des nouvelles
de l'armée et d'Alexandrie.


§ V.

Aussitôt que l'amiral eut débarqué l'artillerie et ce qu'il avait à
l'armée de terre, ce qui fut l'affaire de quarante-huit heures, il
devait lever l'ancre, et se tenir à la voile, soit qu'il attendît de
nouveaux renseignements pour entrer dans le port d'Alexandrie, soit
qu'il attendît des nouvelles de l'armée avant de quitter ces parages.
Mais il se méprit entièrement sur sa position. Il employa plusieurs
jours à rectifier sa ligne d'embossage; il appuya sa gauche derrière
la petite île d'Aboukir; et, la croyant inattaquable, il y plaça ses
plus mauvais vaisseaux, _le Guerrier_ et _le Conquérant_. Ce dernier,
le plus vieux de toute l'escadre, ne portait, à sa batterie basse, que
du 18. Il fit occuper la petite île, et construire une batterie de
deux pièces de 12. Il plaça, au centre, ses meilleurs vaisseaux,
_l'Orient_, _le Francklin_, _le Tonnant_, et à l'extrémité de sa
droite, _le Généreux_, un des meilleurs et des mieux commandés de
l'escadre. Craignant pour sa droite, il la fit soutenir par le
_Guillaume-Tell_, son troisième vaisseau de 80.

L'amiral Brueis, dans cette position, ne craignait pas d'être attaqué
par sa gauche, qui était appuyée par l'île; il craignait davantage
pour sa droite. Mais, si l'ennemi se portait sur elle, il perdait le
vent. Dans ce cas, il paraît que l'intention de Brueis était
d'appareiller avec son centre et sa gauche. Il considéra cette gauche
comme tellement à l'abri de toute attaque, qu'il ne jugea pas
nécessaire de la faire protéger par le feu de l'île. La faible
batterie qu'il y fit établir, n'avait d'autre but que d'empêcher
l'ennemi d'y débarquer. Si l'amiral avait mieux connu sa situation, il
eût établi, dans cette île, une vingtaine de pièces de 36 et huit ou
dix mortiers; il eût fait mouiller sa gauche auprès d'elle; il eût
rappelé d'Alexandrie les deux vaisseaux de 64, qui auraient fait deux
excellentes batteries flottantes, et qui, tirant moins d'eau que les
autres vaisseaux, auraient encore pu s'approcher davantage de l'île;
enfin il eût tiré d'Alexandrie 3,000 matelots du convoi, qu'il eût
distribués sur ses vaisseaux, pour en renforcer les équipages. Il eut
recours, il est vrai, à cette ressource; mais ce ne fut qu'au dernier
moment, et lorsque le combat était engagé; de sorte que cela ne fit
qu'accroître le désordre. Il se fit une illusion complète sur la
force de sa ligne d'embossage.


§ VI.

Après le combat de Rhamanieh, les Arabes du Baïré interceptèrent
toutes les communications d'Alexandrie avec l'armée: ce ne fut qu'à la
nouvelle de la bataille des Pyramides et de la prise du Caire, que,
craignant le ressentiment de l'armée française, ils se soumirent. Le
27 juillet, surlendemain de son entrée au Caire, Napoléon reçut, pour
la première fois, des dépêches d'Alexandrie et la correspondance de
l'amiral. Son étonnement fut grand d'apprendre que l'escadre n'était
pas en sûreté, qu'elle ne se trouvait ni dans le port d'Alexandrie, ni
dans celui de Corfou, ni même en chemin pour Toulon; mais qu'elle
était dans la rade d'Aboukir, exposée aux attaques d'un ennemi
supérieur. Il expédia, de l'armée, son aide de camp Julien à l'amiral,
pour lui faire connaître tout son mécontentement, et lui prescrire
d'appareiller sur le champ et d'entrer à Alexandrie, ou de se rendre à
Corfou. Il lui rappelait que toutes les ordonnances de la marine
défendent de recevoir le combat dans une rade ouverte. Le chef
d'escadron Julien partit le 27, à sept heures du soir, il n'aurait pu
arriver que le 3 ou 4 août; la bataille eut lieu du 1er au 2. Cet
officier étant parvenu près de Téramée, un parti d'Arabes surprit _la
d'Jerme_ sur laquelle il était, et ce brave jeune homme fut massacré,
en défendant courageusement les dépêches dont il était porteur, et
dont il connaissait l'importance.


§ VII.

L'amiral Brueis restait inactif dans la mauvaise position où il
s'était placé. Une frégate anglaise, détachée depuis vingt jours de
l'escadre de Nelson, et qui le cherchait, se présenta devant
Alexandrie, vint à Aboukir reconnaître toute la ligne d'embossage, et
le fit impunément; pas un vaisseau, pas un brick, pas une frégate
n'était à la voile. Cependant l'amiral avait plus de trente bâtiments
légers dont il aurait pu couvrir la mer; tous étaient à l'ancre. Les
principes de la guerre voulaient qu'il restât à la voile avec son
escadre entière, quels que fussent ses projets ultérieurs. Mais au
moins devait-il tenir à la voile une escadre légère de deux ou trois
vaisseaux de guerre, de huit ou dix frégates ou avisos, pour empêcher
aucun bâtiment léger anglais de l'observer, et pour être instruit
d'avance de l'arrivée de l'ennemi. La fatalité l'entraînait.


§ VIII.

Le 31 juillet, Nelson détacha deux de ses vaisseaux, qui vinrent
reconnaître la ligne d'embossage française, sans être inquiétés. Le
1er août, l'escadre anglaise apparut vers les trois heures après midi,
avec toutes voiles dehors. Il ventait grand frais des vents, qui sont
constants dans cette saison. L'amiral Brueis était à dîner, une partie
des équipages à terre, le branle-bas n'était fait sur aucun vaisseau.
L'amiral fit sur-le-champ le signal de se préparer au combat. Il
expédia un officier à Alexandrie pour demander les matelots du convoi:
peu après, il fit le signal de se tenir prêt à mettre à la voile; mais
l'escadre ennemie arriva avec tant de rapidité, qu'on eut à peine le
temps de faire le branle-bas; et on le fit avec une négligence
extrême. Sur _l'Orient_ même, que montait l'amiral, des cabanes,
construites sur les dunettes pour loger des officiers de terre pendant
la traversée, ne furent pas détruites; on les laissa remplies de
matelas et de seaux de peinture et de goudron. Sur _le Guerrier_ et
sur _le Conquérant_, une seule batterie fut dégagée. Celle du côté de
terre fut encombrée de tout ce dont l'autre avait été débarrassée, de
sorte que, lorsqu'ils furent tournés, ces batteries ne purent faire
feu. Cela surprit tellement les Anglais, qu'ils envoyèrent reconnaître
la raison de cette contradiction; ils voyaient le pavillon français
flotter, sans qu'aucune pièce fît feu.

La partie des équipages qui avait été détachée, eut à peine le temps
de retourner à bord. L'amiral, jugeant que l'ennemi ne serait à la
portée du canon que vers six heures, supposa qu'il n'attaquerait que
le lendemain, d'autant plus qu'il ne découvrait que onze vaisseaux de
74; les deux autres avaient été détachés sur Alexandrie, et ne
rejoignirent Nelson que sur les huit heures du soir. Brueis ne crut
point que les Anglais l'attaquassent le jour même, et avec onze
vaisseaux seulement. L'on pense que d'abord il eut le projet
d'appareiller, mais qu'il tarda d'en donner l'ordre, jusqu'à ce que
les matelots qu'il attendait d'Aboukir fussent embarqués. Alors la
canonnade était engagée, et un vaisseau anglais avait échoué sur
l'île, ce qui donnait à Brueis un nouveau degré de confiance. Les
matelots demandés à Alexandrie, n'arrivèrent que vers huit heures; on
se canonnait déja sur plusieurs vaisseaux. Dans le tumulte,
l'obscurité, un grand nombre d'entre eux restèrent sur le rivage et
ne s'embarquèrent point. Le projet de l'amiral anglais était
d'attaquer de vaisseau à vaisseau, chaque bâtiment anglais jetant
l'ancre par l'arrière, et se plaçant en travers de la proue des
Français. Le hasard changea cette disposition. _Le Culloden_, destiné
à attaquer _le Guerrier_, voulant passer entre sa gauche et l'île,
échoua. Si l'île avait été armée de quelques grosses pièces, ce
vaisseau était pris. _Le Goliath_, qui le suivait, manoeuvrant pour se
mouiller en travers de la proue du _Guerrier_, fut entraîné par le
vent et le courant, et ne jeta l'ancre qu'après avoir dépassé et
tourné ce vaisseau. S'apercevant alors que la batterie gauche du
_Conquérant_ ne tirait pas, par le motif expliqué plus haut, il se
plaça bord à bord avec lui, et le désempara en peu de temps. _Le
Zélé_, deuxième vaisseau anglais, suivit le mouvement du _Goliath_,
et, se mouillant bord à bord du _Guerrier_, qui ne pouvait pas
répondre à son feu, il le démâta promptement. _L'Orion_, troisième
vaisseau anglais, exécuta la même manoeuvre; mais, dans son mouvement,
il fut retardé par l'attaque d'une frégate française, et vint se
mouiller entre _le Francklin_ et _le Peuple souverain_. _Le Vanguard_,
vaisseau amiral anglais, jeta l'ancre par le travers du _Spartiate_,
troisième vaisseau français. _La Défense_, _le Bellerophon_, _le
Majestueux_ et _le Minotaure_ suivirent le même mouvement, et
engagèrent le centre de la ligne française jusqu'au _Tonnant_, son
huitième vaisseau. L'amiral et ses deux matelots formaient une ligne
de trois vaisseaux fort supérieurs à ceux des Anglais. Le feu fut
terrible, _le Bellerophon_ dégréé, démâté et obligé d'amener.
Plusieurs autres bâtiments anglais furent obligés de s'éloigner; et
si, dans ce moment, le contre-amiral Villeneuve, qui commandait l'aile
droite française, eût coupé ses câbles, et fût tombé sur la ligne
anglaise, avec les cinq vaisseaux, qui étaient sous ses ordres,
_l'Heureux_, _le Timoléon_, _le Mercure_, _le Guillaume-Tell_, _le
Généreux_, et les frégates _la Diane_ et _la Justice_; elle eût été
détruite. _Le Culloden_ était échoué sur le banc de _Béquières_, et
_le Léandre_ occupé à tâcher de le relever. _L'Alexandre_, _le
Switsfure_ et deux autres vaisseaux anglais, voyant que notre droite
ne bougeait pas, et que le centre de la ligne anglaise était
maltraité, s'y portèrent. _L'Alexandre_ remplaça _le Bellerophon_, et
_le Switsfure_ attaqua _le Francklin_. _Le Léandre_, qui jusque alors
avait été occupé à relever _le Culloden_, appelé par le danger que
courait le centre, s'y porta pour le renforcer. La victoire n'était
rien moins que décidée. _Le Guerrier_ et _le Conquérant_ ne tiraient
plus, mais c'étaient les plus mauvais vaisseaux de l'escadre; et, du
côté des Anglais, _le Culloden_ et _le Bellerophon_, étaient hors de
service. Le centre de la ligne française avait occasioné, par la
grande supériorité de son feu, beaucoup plus de dommage aux vaisseaux
opposés, qu'il n'en avait reçu. Les Anglais n'avaient que des
vaisseaux de 74 et de petit modèle. Il était présumable, que le feu se
soutenant ainsi toute la nuit, l'amiral Villeneuve appareillerait
enfin au jour; et l'on pouvait encore espérer les plus heureux
résultats de l'attaque de cinq bons vaisseaux, qui n'avaient encore
tiré ni reçu aucun coup de canon. Mais, à onze heures, le feu prit à
_l'Orient_, et ce bâtiment sauta en l'air. Cet accident imprévu décida
de la victoire. Son épouvantable explosion suspendit, pendant un
quart-d'heure, le combat. Notre ligne recommença le feu, sans se
laisser abattre par ce cruel spectacle. _Le Francklin_, _le Tonnant_,
_le Peuple souverain_, _le Spartiate_, _l'Aquilon_, soutinrent le feu
jusqu'à trois heures du matin. De trois à cinq heures, il se ralentit
de part et d'autre. Entre cinq et six heures, il redoubla et devint
terrible. Qu'eût-ce été, si _l'Orient_ n'avait point sauté? Enfin, à
midi, le combat durait encore, et ne se termina qu'à deux heures. Ce
fut alors seulement que Villeneuve parut se réveiller et s'apercevoir
que l'on se battait depuis vingt heures. Il coupa ses câbles et prit
le large, emmenant _le Guillaume-Tell_ qu'il montait, _le Généreux_ et
les frégates _la Diane_ et _la Justice_. Les trois autres vaisseaux de
son aile se jetèrent à la côte sans se battre. Ainsi, malgré le
terrible accident de _l'Orient_, malgré la singulière inertie de
Villeneuve, qui empêcha cinq vaisseaux de tirer un seul coup de canon,
la perte et le désordre des Anglais furent tels que, vingt-quatre
heures après la bataille, le pavillon tricolore flottait encore sur
_le Tonnant_; Nelson n'avait plus aucun vaisseau en état de
l'attaquer. Non-seulement _le Guillaume-Tell_ et _le Généreux_, ne
furent suivis par aucun vaisseau anglais, mais encore les ennemis,
dans l'état de délabrement où ils étaient, les virent partir avec
plaisir. L'amiral Brueis défendit avec opiniâtreté l'honneur du
pavillon français; plusieurs fois blessé, il ne voulut point descendre
à l'ambulance. Il mourut sur son banc de quart, en donnant des ordres.
Casabianca, Thevenard et du Petit-Thouars acquirent de la gloire dans
cette malheureuse journée. Le contre-amiral Villeneuve, au dire de
Nelson et des Anglais, pouvait décider la victoire, même après
l'accident de _l'Orient_. A minuit encore, s'il eût appareillé et pris
part au combat avec les vaisseaux de son aile, il pouvait anéantir
l'escadre anglaise; mais il resta paisible spectateur du combat!

Le contre-amiral Villeneuve étant brave et bon marin, on se demande la
raison de cette singulière conduite? Il attendait des ordres!... On
assure que l'amiral français lui donna celui d'appareiller, et que la
fumée l'empêcha de l'apercevoir. Mais fallait-il donc un ordre pour
prendre part au combat et secourir ses camarades?...

_L'Orient_ a sauté à onze heures; depuis ce temps, jusqu'à deux heures
après midi, c'est-à-dire pendant treize heures, on s'est battu.
C'était alors Villeneuve qui commandait; pourquoi donc n'a-t-il rien
fait? Villeneuve était d'un caractère irrésolu et sans vigueur.


§ IX.

Les équipages des trois vaisseaux qui s'échouèrent, et des deux
frégates, débarquèrent sur la plage d'Aboukir. Une centaine d'hommes
se sauvèrent de _l'Orient_, et un grand nombre de matelots des autres
vaisseaux se réfugièrent à terre, au moment où l'affaire était
décidée, en profitant du désordre des ennemis. L'armée se recruta
par-là de 3,500 hommes; on en forma une légion nautique forte de trois
bataillons, et qui fut portée à 1,800 hommes. Les autres recrutèrent
l'artillerie, l'infanterie et la cavalerie. Le sauvetage se fit avec
activité; on retira beaucoup de pièces d'artillerie, des munitions,
des mâts et d'autres pièces de bois, qui furent utiles dans l'arsenal
d'Alexandrie. Il nous resta dans le port, les deux vaisseaux le
_Causse_ et le _Dubois_, quatre frégates de construction vénitienne,
trois frégates de construction française, tous les bâtiments légers et
tous ceux du convoi. Quelques jours après la bataille, Nelson
appareilla et quitta les parages d'Alexandrie, laissant deux vaisseaux
de guerre pour bloquer le port. Quarante bâtiments napolitains du
convoi sollicitèrent et obtinrent du commandant d'Alexandrie la
permission de retourner chez eux; le commandant de la croisière
anglaise les réunit autour de lui, en retira les équipages et mit le
feu aux bâtiments. Cette violation du droit des gens tourna contre les
Anglais: les équipages des convois italien et français virent qu'ils
n'avaient plus de ressources que dans le succès de l'armée française,
et prirent leur parti avec résolution. Nelson fut reçu en triomphe
dans le port de Naples.

La perte de la bataille d'Aboukir eut une grande influence sur les
affaires d'Égypte, et même sur celles du monde. La flotte française
sauvée, l'expédition de Syrie n'éprouvait point d'obstacle;
l'artillerie de siége se transportait sûrement et facilement au-delà
du désert, et Saint-Jean-d'Acre n'arrêtait point l'armée française. La
flotte française détruite, le divan s'enhardit à déclarer la guerre à
la France. L'armée perdit un grand appui, sa position en Égypte
changea totalement, et Napoléon dut renoncer à l'espoir d'assurer à
jamais la puissance française dans l'Occident, par les résultats de
l'expédition d'Égypte.


§ X.

Depuis que les moindres vaisseaux que l'on met en ligne sont ceux de
74, les armées navales de la France, de l'Angleterre, de l'Espagne,
n'ont pas été composées de plus de trente vaisseaux. Il y en a eu
cependant qui, momentanément, ont été plus considérables. Une escadre
de trente vaisseaux de ligne est, sur mer, ce que serait, sur terre,
une armée de 120,000 hommes. Une armée de 120,000 hommes est une
grande armée, quoiqu'il y en ait eu de plus fortes. Une escadre de
trente vaisseaux a tout au plus le cinquième d'hommes d'une armée de
120,000 hommes. Elle a cinq fois plus d'artillerie et d'un calibre
très-supérieur. Le matériel occasionne à peu près les mêmes dépenses.
Si l'on compare le matériel de toute l'artillerie de 120,000 hommes,
des charrois, des vivres, des ambulances, avec celui de trente
vaisseaux, les deux dépenses sont égales ou à peu près. En calculant,
dans l'armée de terre, 20,000 hommes de cavalerie, et 20,000
d'artillerie ou des équipages, l'entretien de cette armée est
incomparablement plus dispendieux que celui de l'armée navale.

La France pouvait avoir trois flottes de trente vaisseaux, comme trois
armées de 120,000 hommes.

La guerre de terre consomme en général plus d'hommes que celle de mer;
elle est plus périlleuse. Le soldat de mer, sur une escadre, ne se bat
qu'une fois dans une campagne, le soldat de terre se bat tous les
jours. Le soldat de mer, quels que soient les fatigues et les dangers
attachés à cet élément, en éprouve beaucoup moins que celui de terre:
il ne souffre jamais de la faim, de la soif, il a toujours avec lui
son logement, sa cuisine, son hôpital et sa pharmacie. Les armées de
mer, dans les services de France et d'Angleterre, où la discipline
maintient la propreté, et où l'expérience a fait connaître toutes les
mesures qu'il fallait prendre pour conserver la santé, ont moins de
malades que les années de terre. Indépendamment du péril des combats,
le soldat de mer a celui des tempêtes; mais l'art a tellement diminué
ce dernier, qu'il ne peut être comparé à ceux de terre, tels
qu'émeutes populaires, assassinats partiels, surprises de troupes
légères ennemies.

Un général commandant en chef une armée navale, et un général
commandant en chef une armée de terre, sont des hommes qui ont besoin
de qualités différentes. On naît avec les qualités propres pour
commander une armée de terre, tandis que les qualités nécessaires pour
commander une armée navale, ne s'acquièrent que par expérience.

Alexandre, Condé, ont pu commander dès leur plus jeune âge; l'art de
la guerre de terre est un art de génie, d'inspiration; mais ni
Alexandre, ni Condé, à l'âge de 22 ans, n'eussent commandé une armée
navale. Dans celle-ci, rien n'est génie, ni inspiration; tout y est
positif et expérience. Le général de mer n'a besoin que d'une science,
celle de la navigation. Celui de terre a besoin de toutes, ou d'un
talent qui équivaut à toutes, celui de profiter de toutes les
expériences et de toutes les connaissances. Un général de mer n'a rien
à deviner, il sait où est son ennemi, il connaît sa force. Un général
de terre ne sait jamais rien certainement, ne voit jamais bien son
ennemi, ne sait jamais positivement où il est. Lorsque les armées sont
en présence, le moindre accident de terrain, le moindre bois cache une
partie de l'armée. L'oeil le plus exercé ne peut pas dire s'il voit
toute l'armée ennemie, ou seulement les trois quarts. C'est par les
yeux de l'esprit, par l'ensemble de tout le raisonnement, par une
espèce d'inspiration, que le général de terre voit, connaît et juge.
Le général de mer n'a besoin que d'un coup d'oeil exercé; rien des
forces de l'ennemi ne lui est caché. Ce qui rend difficile le métier
de général de terre, c'est la nécessité de nourrir tant d'hommes et
d'animaux; s'il se laisse guider par les administrateurs, il ne
bougera plus, et ses expéditions échoueront. Celui de mer n'est jamais
gêné; il porte tout avec lui. Un général de mer n'a point de
reconnaissance à faire, ni de terrain à examiner, ni de champ de
bataille à étudier. Mer des Indes, mer d'Amérique, Manche, c'est
toujours une plaine liquide. Le plus habile n'aura d'avantage sur le
moins habile, que par la connaissance des vents qui règnent dans tels
ou tels parages, par la prévoyance de ceux qui doivent régner, ou par
les signes de l'atmosphère; qualités qui s'acquièrent par
l'expérience, et par l'expérience seulement.

Le général de terre ne connaît jamais le champ de bataille où il doit
opérer. Son coup d'oeil est celui de l'inspiration, il n'a aucun
renseignement positif. Les données, pour arriver à la connaissance du
local, sont si éventuelles que l'on n'apprend presque rien par
expérience. C'est une facilité de saisir tout d'abord les rapports
qu'ont les terreins, selon la nature des contrées; c'est enfin un don
qu'on appelle coup d'oeil militaire, et que les grands généraux ont
reçu de la nature. Cependant les observations qu'on peut faire sur des
cartes topographiques, la facilité que donnent l'éducation et
l'habitude de lire sur ces cartes, peuvent être de quelque secours.

Un général en chef de mer dépend plus de ses capitaines de vaisseau,
qu'un général en chef de terre de ses généraux. Ce dernier a la
faculté de prendre lui-même le commandement direct des troupes, de se
porter sur tous les points et de remédier aux faux mouvements par
d'autres. Le général de mer n'a personnellement d'influence que sur
les hommes du vaisseau où il se trouve; la fumée empêche les signaux
d'être vus. Les vents changent, ou ne sont pas les mêmes sur tout
l'espace que couvre sa ligne. C'est donc de tous les métiers celui où
les subalternes doivent le plus prendre sur eux.

Il faut attribuer à trois causes les pertes de nos batailles navales:
1º à l'irrésolution et au manque de caractère des généraux en chef; 2º
aux vices de la tactique; 3º au défaut d'expérience et de
connaissances navales des capitaines de vaisseau, et à l'opinion où
sont ces officiers, qu'ils ne doivent agir que d'après des signaux.
Les combats d'Ouessant, ceux de la révolution dans l'Océan et dans la
Méditerranée en 93, 94, ont tous été perdus par ces différentes
raisons. L'amiral Villaret, brave de sa personne, était sans
caractère, et n'avait pas même d'attachement à la cause pour laquelle
il se battait. Martin était un bon marin, mais de peu de résolution.
Ils étaient d'ailleurs influencés tous deux par les représentants du
peuple, qui n'ayant aucune expérience, autorisaient de fausses
opérations.

Le principe de ne faire aucun mouvement que d'après un signal de
l'amiral, est un principe d'autant plus erroné, qu'un capitaine de
vaisseau est toujours maître de trouver des raisons pour se justifier
d'avoir mal exécuté les signaux qu'il a reçus. Dans toutes les
sciences nécessaires à la guerre, la théorie est bonne pour donner
des idées générales, qui forment l'esprit; mais leur stricte exécution
est toujours dangereuse. Ce sont les axes qui doivent servir à tracer
la courbe. D'ailleurs, les règles mêmes obligent à raisonner, pour
juger si l'on doit s'écarter des règles, etc.

Souvent en force supérieure aux Anglais, nous n'avons pas su les
attaquer, et nous avons laissé échapper leurs escadres, parce qu'on a
perdu son temps à de vaines manoeuvres. La première loi de la tactique
maritime doit être, qu'aussitôt que l'amiral a donné le signal qu'il
veut attaquer, chaque capitaine ait à faire les mouvements nécessaires
pour attaquer un vaisseau ennemi, prendre part au combat et soutenir
ses voisins.

Ce principe est celui de la tactique anglaise dans ces derniers temps.
S'il avait été adopté en France, l'amiral Villeneuve, à Aboukir, ne se
serait pas cru innocent de rester inactif vingt-quatre heures, avec
cinq ou six vaisseaux, c'est-à-dire la moitié de l'escadre, pendant
que l'ennemi écrasait l'autre aile.

La marine française est appelée à acquérir de la supériorité sur la
marine anglaise. Les Français entendent mieux la construction, et les
vaisseaux français, de l'aveu même des Anglais, sont tous meilleurs
que les leurs. Les pièces sont supérieures en calibre d'un quart aux
pièces anglaises. Cela forme deux grands avantages.

Les Anglais ont plus de discipline. Les escadres de Toulon et de
l'Escaut avaient adopté les mêmes pratiques et usages que les Anglais,
et arrivaient à une discipline aussi sévère, avec la différence que
comportait le caractère des deux nations. La discipline anglaise est
une discipline d'esclaves; c'est le patron devant le serf. Elle ne se
maintient que par l'exercice de la plus épouvantable terreur. Un
pareil état de choses dégraderait et avilirait le caractère français,
qui a besoin d'une discipline paternelle, plus fondée sur l'honneur et
les sentiments.

Dans la plupart des batailles que nous avons perdues contre les
Anglais, ou nous étions inférieurs, ou nous étions réunis avec des
vaisseaux espagnols qui, étant mal organisés, et dans ces derniers
temps dégénérés, affaiblissaient notre ligne au lieu de la renforcer;
ou bien enfin, les généraux commandant en chef, qui voulaient la
bataille et marchaient à l'ennemi, jusqu'à ce qu'ils fussent en
présence, hésitaient alors, se mettaient en retraite sous différents
prétextes, et compromettaient ainsi les plus braves.



QUELQUES NOTES SUR MALTE.


1re NOTE.

Les îles de Malte, du Gozo et du Canius sont trois petites îles
voisines les unes des autres. Il est peu de pays plus ingrats. Tout
est rocher, la terre y est rare; on en a fait venir de Sicile pour
accroître la culture et faire des jardins. La principale production de
ces îles est le coton: c'est le meilleur du levant; elles en font pour
quelques millions. Tout ce qui est nécessaire à la vie, vient de
Sicile. La population des trois îles est de cent mille ames, elles ne
pourraient pas en nourrir dix mille. Le port est un des plus beaux et
des plus sûrs de la Méditerranée. La capitale, Lavalette, est une
ville de 30 mille ames; il y a de belles maisons, de grandes rues, de
superbes fontaines, des quais, magasins, etc. Les fortifications sont
bien entendues, très-considérables, mais entassées les unes sur les
autres en pierres de taille. Tout y est casematé et à l'abri de la
bombe. Caffarelly-Dufalga, qui commandait le génie, dit plaisamment en
faisant la reconnaissance: «Il est bien heureux que nous ayons trouvé
quelqu'un dedans pour nous ouvrir les portes.» Il faisait allusion au
grand nombre de fossés qu'il eût fallu traverser et d'escarpes qu'il
eût fallu gravir. La maison du grand-maître est peu de chose, ce
serait sur le continent celle d'un particulier de 100 mille livres de
rente. Il y a de très-beaux orangers, un grand nombre de jardins
inférieurs et de maisons appartenant aux baillis, commandeurs, etc.
L'oranger en est le principal ornement.


2º NOTE.

L'ordre de Malte possédait des biens en Espagne, Portugal, France,
Italie, Allemagne. A la suppression de l'ordre des Templiers, celui de
Malte hérita de la plus grande partie de leurs biens. Ces biens
avaient la même origine que ceux des moines, c'étaient des donations
faites par les fidèles aux hospitaliers de St.-Jean de Jérusalem et
aux chevaliers du Temple, chargés d'escorter les pélerins et de les
garantir des insultes des Arabes. L'intention des donataires était que
ces biens fussent employés contre les infidèles. Si l'ordre de Malte
avait rempli cette intention et que tous les biens qu'il possédait
dans les différents états chrétiens, eussent été employés à faire la
guerre aux barbaresques et à protéger les côtes de la chrétienté
contre les pirates d'Alger, Maroc, Tunis et Tripoli, l'ordre eût mieux
mérité, à Malte, de la chrétienté que dans la guerre de Syrie et des
croisades. Il pouvait entretenir une escadre de huit à dix vaisseaux
de 74, et une douzaine de bonnes frégates et corvettes, et eût pu
bloquer constamment Alger, etc. et contenir Maroc. Il est hors de
doute que ces barbaresques auraient cessé leurs pirateries, et se
seraient contentés des gains du commerce et de la culture du pays.

Malte aurait alors été peuplé par des vieillards, dont la vie aurait
été passée au métier de la guerre, et par une nombreuse jeunesse
aguerrie. Mais, au lieu de cela, les chevaliers s'imaginèrent, à
l'exemple des autres moines, que tant de biens ne leur avaient été
donnés que pour leur bien-être particulier. Il y eut, par toute la
chrétienté, des baillis, commandeurs, etc. qui employèrent toutes les
richesses de l'ordre, à soutenir un état de maison, où régnaient le
luxe et toutes les commodités de la vie. Ils en employaient le
surplus à enrichir leurs familles. Les moines au moins disaient des
messes, prêchaient et administraient les sacrements, ils cultivaient
la vigne du Seigneur; mais les chevaliers ne faisaient rien de tout
cela. Ainsi ces immenses propriétés tournèrent au profit de quelques
individus, et devinrent un débouché pour les cadets des grandes
familles. De tant de revenus, peu de chose arrivait à Malte, et les
chevaliers qui étaient tenus de séjourner deux ans dans cette île pour
leurs caravanes, y vivaient dans des auberges qui portaient le nom de
leur nation, et y étaient avec peu d'aisance.

L'ordre n'avait pas d'escadre; seulement 4 à 5 galères continuaient à
se promener dans la Méditerranée tous les ans, allant mouiller dans
les ports d'Italie, et évitant les barbaresques. Ces ridicules
promenades sur des bâtiments, qui n'étaient plus propres à combattre
contre les frégates et les gros corsaires d'Alger, avaient pour
résultat de donner quelques fêtes et bals dans les ports de Livourne,
Naples et de Sardaigne. Il n'y avait, à Malte, aucun chantier de
construction, aucun arsenal. Il s'y trouvait cependant un mauvais
vaisseau de 64 et 2 frégates, qui ne sortaient jamais. Les jeunes
chevaliers avaient fait leurs caravanes sans avoir tiré un seul coup
de canon, ni de fusil, sans avoir vu un ennemi. Lors de la révolution,
quand les biens des moines furent décrétés nationaux, législation qui
gagna l'Italie à mesure que l'administration française s'y étendit, il
n'y eut aucune réclamation en faveur de l'ordre, même de la part des
ports de mer, Gênes, Livourne, Malte. Il y en eut plus pour les
chartreux, bénédictins, dominicains, que pour cet ordre de chevalerie
qui ne rendait aucun service.

On a peine à comprendre comment les papes, qui étaient les supérieurs
de cet ordre, et les conservateurs naturels de ses statuts, qui en
étaient les réformateurs, qui étaient d'autant plus intéressés à le
maintenir que leurs côtes étaient exposées aux pirates; on a peine à
comprendre, disons-nous, comment ils n'ont pas tenu la main à ce que
cet ordre remplît sa destination. Rien ne montre mieux la décadence où
était tombée la cour de Rome elle-même.


NOTE SUR ALEXANDRIE.

Alexandrie a été bâtie par Alexandre. Elle s'était accrue sous les
Ptolémée, au point de donner de la jalousie à Rome. Elle était sans
contredit la deuxième ville du monde. Sa population s'élevait à
plusieurs millions. Au VIIe siècle, elle fut prise par Amroug, dans la
première année de l'hégire, après un siége de 14 mois. Les Arabes y
perdirent 28,000 hommes. Son enceinte avait 12 milles de tour; elle
contenait 4,000 palais, 4,000 bains, 400 théâtres, 12,000 boutiques,
plus de 50,000 Juifs. L'enceinte fut rasée dans les guerres des Arabes
et de l'empire romain. Cette ville, depuis, a toujours été en
décadence. Les Arabes rétablirent une nouvelle enceinte, c'est celle
qui existe encore; elle n'a plus que 3,000 toises de tour, ce qui
suppose encore une grande ville. La cité est maintenant toute sur
l'isthme. Le phare n'est plus une île; sur l'isthme, qui le joint au
continent, est la ville actuelle. Elle est fermée par une muraille qui
barre l'isthme, et n'a que 600 toises. Elle a deux bons ports (neuf et
vieux). Le vieux peut contenir à l'abri du vent, et d'un ennemi
supérieur, des escadres de guerre quelque nombreuses qu'elles soient.
Aujourd'hui le Nil n'arrive à Alexandrie qu'au moment des inondations.
On conserve ses eaux dans de vastes citernes; leur aspect nous frappa.
La vieille enceinte arabe est couverte par le lac Maréotis, qui
s'étend jusque auprès de la tour des Arabes, en sorte qu'Alexandrie
n'est plus attaquable que du côté d'Aboukir. Le lac Maréotis laisse
aussi un peu à découvert une partie de l'enceinte de la ville, au-delà
de celle des Arabes. La colonne de Pompée, située en dehors et à 300
toises de l'enceinte arabe, était jadis au centre de la ville.

Le général en chef passa plusieurs jours à arrêter les principes des
fortifications de la ville. Tout ce qu'il prescrivit fut exécuté avec
la plus grande intelligence par le colonel Crétin, l'officier du génie
le plus habile de France. Le général ordonna de rétablir toute
l'enceinte des Arabes, le travail n'était pas considérable. On appuya
cette enceinte en occupant le fort triangulaire, qui en formait la
droite et qui existait encore. Le centre et le côté d'Aboukir furent
soutenus chacun par un fort. Ils furent établis sur des monticules de
décombres qui avaient un commandement d'une vingtaine de toises sur
toute la campagne et en arrière de l'enceinte des Arabes. Celle de la
ville actuelle fut mise en état comme réduit; mais elle était dominée
en avant par un gros monticule de décombres. Il fut occupé par un fort
que l'on nomma Caffarelly. Ce fort et l'enceinte de la ville actuelle,
formaient un systême complet, susceptible d'une longue défense,
lorsque tout le reste aurait été pris. Il fallait de l'artillerie pour
occuper promptement et solidement ces trois hauteurs. La conception et
la direction de ces travaux furent confiées à Crétin.

En peu de mois et avec peu de travaux, il rendit ces trois hauteurs
inexpugnables; il établit des maçonneries présentant des escarpes de
18 à 20 pieds, qui mettaient les batteries entièrement à l'abri de
toute escalade, et il couvrit ces maçonneries par des profils qu'il
sut ménager dans la hauteur; en sorte qu'elles n'étaient vues de nulle
part. Il eût fallu des millions et des années pour donner la même
force à ces trois forts avec un ingénieur moins habile. Du côté de la
mer, on occupa la tour du Marabout, du Phare. On établit de fortes
batteries de côté qui firent un merveilleux effet, toutes les fois que
les Anglais se présentaient pour bombarder la ville. La colonne de
Pompée frappe l'imagination comme tout ce qui est sublime. Les
aiguilles de Cléopatre sont encore dans le même emplacement. En
fouillant dans le tombeau, où a été enterré Alexandre, on a trouvé une
petite statue de 10 à 12 pouces en terre cuite, habillée à la grecque;
ses cheveux sont bouclés avec beaucoup d'art et se réunissent sur le
chignon: c'est un petit chef-d'oeuvre. Il y a à Alexandrie de grandes
et belles mosquées, des couvents de copthes, quelques maisons à
l'européenne appartenant au consulat.

D'Alexandrie à Aboukir, il y a 4 lieues. La terre est sablonneuse et
couverte de palmiers. A l'extrémité du promontoire d'Aboukir est un
fort en pierre; à 600 toises est une petite île. Une tour et une
trentaine de bouches à feu dans cette île, assureraient le mouillage
pour quelques vaisseaux de guerre, à peu près comme à l'île d'Aix.

Pour aller à Rosette, on passe le lac Madié à son embouchure dans la
mer, qui a 100 toises de largeur; des bâtiments de guerre, tirant 8 ou
10 pieds d'eau peuvent y entrer. C'est dans ce lac que jadis une des
sept branches du Nil avait son embouchure. Si l'on veut aller à
Rosette sans passer le lac, il faut le tourner; ce qui augmente le
chemin de 3 à 4 lieues.



MÉMOIRES DE NAPOLÉON.

ÉGYPTE.

  Le Nil.--Ses Inondations.--Population ancienne et
     moderne.--Division et productions de l'Égypte.--Son
     commerce.--Alexandrie.--Des différentes races qui habitent
     l'Égypte.--Désert, ses habitants.--Gouvernement et importance
     de l'Égypte.--Politique de Napoléon.


§ Ier.

Le Nil prend sa source dans les montagnes de l'Abyssinie, coule du sud
au nord, et se jette dans la Méditerranée, après avoir parcouru
l'Abyssinie, les déserts de la Nubie, et l'Égypte. Son cours est de
huit cents lieues, dont deux cents sur le territoire égyptien. Il y
entre à la hauteur de l'île d'Elfilé ou d'Éléphantine, et fertilise
les déserts arides qu'il traverse. Ses inondations sont régulières et
productives: régulières, parce que ce sont les pluies du tropique qui
les causent; productives, parce que ces pluies, tombant par torrents
sur les montagnes de l'Abyssinie, couvertes de bois, entraînent avec
elles un limon fécondant que le Nil dépose sur les terres. Les vents
du nord règnent pendant la crue de ce fleuve, et, par une circonstance
favorable à la fertilité, en retiennent les eaux.

En Égypte il ne pleut jamais. La terre n'y produit que par
l'inondation régulière du Nil. Lorsqu'elle est haute, l'année est
abondante; lorsqu'elle est basse, la récolte est médiocre.

Il y a cent cinquante lieues de l'île d'Éléphantine au Caire, et cette
vallée, qu'arrose le Nil, a une largeur moyenne de cinq lieues. Après
le Caire, ce fleuve se divise en deux branches, et forme une espèce de
triangle qu'il couvre de ses débordements. Ce triangle a soixante
lieues de base, depuis la tour des Arabes jusqu'à Péluse, et cinquante
lieues de la mer au Caire; un de ses bras se jette dans la
Méditerranée, près de Rosette; l'autre, près de Damiette. Dans des
temps plus reculés, il avait sept embouchures.

Le Nil commence à s'élever au solstice d'été; l'inondation croît
jusqu'à l'équinoxe, après quoi elle diminue progressivement. C'est
donc entre septembre et mars, que se font tous les travaux de la
campagne. Le paysage est alors ravissant; c'est le temps de la
floraison et celui de la moisson. La digue du Nil se coupe au Caire,
dans le courant de septembre, quelquefois dans les premiers jours
d'octobre. Après le mois de mars, la terre se gerce si profondément,
qu'il est dangereux de traverser les plaines à cheval, et qu'on ne le
peut faire à pied qu'avec une extrême fatigue. Un soleil ardent, qui
n'est jamais tempéré ni par des nuages, ni par de la pluie, brûle
toutes les herbes et les plantes, hormis celles qu'on peut arroser.
C'est à cela que l'on attribue la salubrité des eaux stagnantes, qui
se conservent en ce pays dans les bas-fonds. En Europe, de pareils
marais donneraient la mort par leurs exhalaisons; en Égypte, il ne
causent pas même de fièvres.


§ II.

La surface de la vallée du Nil, telle qu'elle vient d'être décrite,
équivaut à un sixième de l'ancienne France; ce qui ne supposerait,
dans un état de prospérité, que quatre à cinq millions de population.
Cependant les historiens arabes assurent que, lors de la conquête par
Amroug, l'Égypte avait vingt millions d'habitants et plus de vingt
mille villes. Ils y comprenaient, il est vrai, indépendamment de la
vallée du Nil, les Oasis[1] et les déserts appartenant à l'Égypte.

  [1] Les Oasis sont des parties du désert où l'on trouve un peu de
  végétation. Ce sont comme des îles dans une mer de sable.

Cette assertion des historiens arabes, ne doit pas être rangée au
nombre de ces anciennes traditions qu'une critique judicieuse
désavoue. Une bonne administration et une population nombreuse
pouvaient étendre beaucoup le bienfait de l'inondation du Nil. Sans
doute, si la vallée offrait une surface de même nature que celles de
nos terres de France, elle ne pourrait nourrir plus de quatre à cinq
millions d'individus. Mais il y a en France, des montagnes, des
sables, des bruyères, et des terres incultes, tandis qu'en Égypte,
tout produit. A cette considération il faut ajouter que la vallée du
Nil, fécondée par les eaux, le limon et la chaleur du climat, est plus
fertile que nos bonnes terres, et que les deux tiers ou les trois
quarts de la France sont de peu de rapport. Nous sommes d'ailleurs
fondés à penser que le Nil fécondait plusieurs Oasis.

Si l'on suppose que tous les canaux, qui saignent le Nil pour en
porter les eaux sur les terres, soient mal entretenus ou bouchés, son
cours sera beaucoup plus rapide, l'inondation s'étendra moins, une
plus grande masse d'eau arrivera à la mer, et la culture des terres
sera fort réduite. Si l'on suppose au contraire, que tous les canaux
d'irrigation soient parfaitement saignés, aussi nombreux, aussi longs,
et profonds que possible, et dirigés par l'art, de manière à arroser
en tout sens une plus grande étendue de désert, on conçoit que
très-peu des eaux du Nil se perdront dans la mer, et que les
inondations fertilisant un terrain plus vaste, la culture s'augmentera
dans la même proportion. Il n'est donc aucun pays où l'administration
ait plus d'influence qu'en Égypte sur l'agriculture, et par conséquent
sur la population. Les plaines de la Beauce et de la Brie sont
fécondées par l'arrosement régulier des pluies; l'effet de
l'administration y est nul sous ce rapport. Mais, en Égypte, où les
irrigations ne peuvent être que factices, l'administration est tout.
Bonne, elle adopte les meilleurs règlements de police sur la direction
des eaux, l'entretien et la construction des canaux d'irrigation.
Mauvaise, partiale ou faible, elle favorise des localités ou des
propriétés particulières, au détriment de l'intérêt public, ne peut
réprimer les dissensions civiles des provinces, quand il s'agit
d'ouvrir de grands canaux, ou enfin, les laisse tous se dégrader; il
en résulte que l'inondation est restreinte, et par suite l'étendue des
terres cultivables. Sous une bonne administration, le Nil gagne sur le
désert; sous une mauvaise, le désert gagne sur le Nil. En Égypte, le
Nil ou le génie du bien, le désert ou le génie du mal, sont toujours
en présence; et l'on peut dire que les propriétés y consistent moins
dans la possession d'un champ, que dans le droit fixé par les
réglements généraux d'administration, d'avoir, à telles époques de
l'année et par tel canal, le bienfait de l'inondation.

Depuis deux cents ans, l'Égypte a sans cesse décru. Lors de
l'expédition des Français, elle avait encore de 2,500,000 à 2,800,000
habitants. Si elle continue à être régie de la même manière, dans
cinquante ans elle n'en aura plus que 1,500,000.

En construisant un canal pour dériver les eaux du Nil dans la grande
Oasis, on acquerrait un vaste royaume. Il est raisonnable d'admettre
que du temps de Sésostris et de Ptolémée, l'Égypte ait pu nourrir
douze à quinze millions d'habitants, sans le secours de son commerce
et par sa seule agriculture.


§ III.

L'Égypte se divise en haute, moyenne et basse Égypte. La haute,
appelée Saïde, forme deux provinces, savoir: Thèbes et Girgeh; la
moyenne, nommée Ouestanieh, en forme quatre: Benisouf, Siout, Fayoum
et Daifih; la basse, appelée Bahireh, en a neuf: Bahireh, Rosette,
Garbieh, Menouf, Damiette, Mansourah, Charkieh, Kelioub et Gizeh.

L'Égypte comprend, en outre, la grande Oasis, la vallée du
Fleuve-sans-Eau, et l'Oasis de Jupiter-Ammon.

La grande Oasis est située, parallèlement au Nil, sur la rive gauche;
elle a cent cinquante lieues de long. Ses points les plus éloignés de
ce fleuve en sont à soixante lieues, les plus rapprochés à vingt.

La vallée du Fleuve-sans-Eau, près de laquelle sont les lacs Natrons,
objets d'un commerce de quelque importance, est à quinze lieues de la
branche de Rosette. Jadis cette vallée a été fertilisée par le Nil.
L'Oasis de Jupiter-Ammon est à quatre-vingts lieues, sur la rive
droite du fleuve.

Le territoire égyptien s'étend vers les frontières de l'Asie jusqu'aux
collines que l'on trouve entre El-Arich, El-Kanonès et Refah, à
environ quarante lieues de Péluse, d'où la ligne de démarcation
traverse le désert de l'Égarement, passe à Suèz, et longe la mer
Rouge, jusqu'à Bérénice. Le Nil coule parallèlement à cette mer; ses
points les plus éloignés en sont à cinquante lieues, les plus
rapprochés à trente. Un seul de ses coudes en est à vingt-deux lieues,
mais il en est séparé par des montagnes impraticables. La superficie
carrée de l'Égypte est de deux cents lieues de long, sur cent dix à
cent vingt de large.

L'Égypte produit en abondance du blé, du riz et des légumes. Elle
était le grenier de Rome, elle est encore aujourd'hui celui de
Constantinople. Elle produit aussi du sucre, de l'indigo, du séné, de
la casse, du natron, du lin, du chanvre; mais elle n'a ni bois, ni
charbon, ni huile. Elle manque aussi de tabac, qu'elle tire de Syrie,
et de café, que l'Arabie lui fournit. Elle nourrit de nombreux
troupeaux, indépendamment de ceux du désert, et une multitude de
volaille. On fait éclore les poulets dans des fours, et l'on s'en
procure ainsi une quantité immense.

Ce pays sert d'intermédiaire à l'Afrique et à l'Asie. Les caravanes
arrivent au Caire comme des vaisseaux sur une côte, au moment où on
les attend le moins, et des contrées les plus éloignées. Elles sont
signalées à Gizeh, et débouchent par les Pyramides. Là, on leur
indique le lieu où elles doivent passer le Nil, et celui où elles
doivent camper près du Caire. Les caravanes ainsi signalées, sont
celles des pélerins ou négociants de Maroc, de Fez, de Tunis, d'Alger
ou de Tripoli, allant à la Mecque, et apportant des marchandises
qu'elles viennent échanger au Caire. Elles sont ordinairement
composées de plusieurs centaines de chameaux, quelquefois même de
plusieurs milliers, et escortées par des hommes armés. Il vient aussi
des caravanes de l'Abyssinie, de l'intérieur de l'Afrique, de Tangoust
et des lieux qui se trouvent en communication directe avec le cap de
Bonne-Espérance et le Sénégal. Elles apportent des esclaves, de la
gomme, de la poudre d'or, des dents d'éléphants, et généralement tous
les produits de ces pays, qu'elles viennent échanger contre les
marchandises d'Europe et du Levant. Il en arrive enfin de toutes les
parties de l'Arabie et de la Syrie, apportant du charbon, du bois, des
fruits, de l'huile, du café, du tabac, et, en général, ce que fournit
l'intérieur de l'Inde.


§ IV.

De tout temps l'Égypte a servi d'entrepôt pour le commerce de l'Inde.
Il se faisait anciennement par la mer Rouge. Les marchandises étaient
débarquées à Bérénice, et transportées à dos de chameau, pendant
quatre-vingts lieues, jusqu'à Thèbes, ou bien elles remontaient par
eau de Bérénice à Cosseïr: ce qui augmentait la navigation de
quatre-vingts lieues, mais réduisait le portage à trente. Parvenues à
Thèbes, elles étaient embarquées sur le Nil, pour être ensuite
répandues dans toute l'Europe. Telle a été la cause de la grande
prospérité de Thèbes aux cent portes. Les marchandises remontaient
aussi au-delà de Cosseïr, jusqu'à Suèz, d'où on les transportait à dos
de chameau jusqu'à Memphis et Péluse, c'est-à-dire l'espace de trente
lieues. Du temps de Ptolémée, le canal de Suèz au Nil fut ouvert. Dès
lors, plus de portage pour les marchandises; elles arrivaient par eau
à Baboust et Péluse, sur les bords du Nil et de la Méditerranée.

Indépendamment du commerce de l'Inde, l'Égypte en a un qui lui est
propre. Cinquante années d'une administration française accroîtraient
sa population dans une grande proportion. Elle offrirait à nos
manufactures un débouché, qui amènerait un développement dans toute
notre industrie; et bientôt nous serions appelés à fournir à tous les
besoins des habitants des déserts de l'Afrique, de l'Abyssinie, de
l'Arabie, et d'une grande partie de la Syrie. Ces peuples manquent de
tout; et qu'est-ce que Saint-Domingue et toutes nos colonies, auprès
de tant de vastes régions?

La France tirerait à son tour de l'Égypte du blé, du riz, du sucre, du
natron, et toutes les productions de l'Afrique et de l'Asie.

Les Français établis en Égypte, il serait impossible aux Anglais de se
maintenir long-temps dans l'Inde. Des escadres construites sur les
bords de la mer Rouge, approvisionnées des produits du pays, équipées
et montées par nos troupes stationnées en Égypte, nous rendraient
infailliblement maîtres de l'Inde, au moment où l'Angleterre s'y
attendrait le moins.

En supposant même le commerce de ce pays libre comme il l'a été jusque
ici entre les Anglais et les Français, les premiers seraient hors
d'état de soutenir la concurrence. La possibilité de la reconstruction
du canal de Suèz étant un problême résolu, et le travail qu'elle
exigerait, étant de peu d'importance, les marchandises arriveraient si
rapidement par ce canal et avec une telle économie de capitaux, que
les Français pourraient se présenter sur les marchés avec des
avantages immenses; le commerce de l'Inde, par l'océan, en serait
infailliblement écrasé.


§ V.

Alexandre s'est plus illustré en fondant Alexandrie et en méditant d'y
transporter le siége de son empire, que par ses plus éclatantes
victoires. Cette ville devait être la capitale du monde. Elle est
située entre l'Asie et l'Afrique, à portée des Indes et de l'Europe.
Son port est le seul mouillage des cinq cents lieues de côtes, qui
s'étendent depuis Tunis, ou l'ancienne Carthage, jusqu'à Alexandrette;
il est à l'une des anciennes embouchures du Nil. Toutes les escadres
de l'univers pourraient y mouiller; et, dans le vieux-port, elles sont
à l'abri des vents et de toute attaque. Des vaisseaux tirant vingt-un
pieds d'eau y sont entrés sans difficulté. Ceux du tirage de
vingt-trois pieds, le pourraient; et, avec des travaux peu
considérables, on rendrait cette passe facile, même pour les vaisseaux
à trois ponts. Le premier consul avait fait construire à Toulon douze
vaisseaux de 74, ne tirant que vingt-un pieds d'eau, d'après le
systême anglais; et l'on n'a pas eu à se plaindre de leur marche,
lorsqu'ils ont navigué dans nos escadres. Seulement ils sont moins
propres au service de l'Inde, parce qu'ils ne peuvent porter qu'une
plus faible quantité d'eau et de provisions.

La dégradation des canaux du Nil empêche ses eaux d'arriver jusqu'à
Alexandrie. Elles n'y viennent plus que du temps de l'inondation, et
l'on est obligé d'avoir des citernes pour les conserver. A côté du
port de cette ville, est la rade d'Aboukir, que l'on pourrait rendre
sûre pour quelques vaisseaux; si l'on construisait un fort sur l'île
d'Aboukir, ils y seraient comme au mouillage de l'île d'Aix.

Rosette, Bourlos et Damiette ne peuvent recevoir que de petits
bâtiments, les barres n'ayant que six à sept pieds d'eau. Péluse,
El-Arich et Gaza n'ont jamais dû avoir de port; et les lacs Bourlos et
Menzaléh, qui communiquent avec la mer, ne permettent l'entrée qu'à
des bâtiments d'un tirant d'eau de six à sept pieds.


§ VI.

A l'époque de l'expédition d'Égypte, il s'y trouvait trois races
d'hommes; les Mamelucks ou Circassiens, les Ottomans, ou janissaires
et spahis, et les Arabes ou naturels du pays.

Ces trois races n'ont ni les mêmes principes, ni les mêmes moeurs, ni
la même langue. Elles n'ont de commun que la religion. La langue
habituelle des Mamelucks et des Ottomans est le turc; les naturels
parlent la langue arabe. A l'arrivée des Français, les Mamelucks
gouvernaient le pays et possédaient les richesses et la force. Ils
avaient pour chefs vingt-trois beys, égaux entre eux et indépendants;
car ils n'étaient soumis qu'à l'influence de celui qui, par son talent
et sa bravoure savoir captiver tous les suffrages.

La maison d'un bey se compose de quatre cents à huit cents esclaves,
tous à cheval, et ayant chacun, pour les servir, deux ou trois
fellahs. Ils ont divers officiers pour le service d'honneur de leur
maison. Les katchefs sont les lieutenants des beys; ils commandent,
sous eux, cette milice, et sont seigneurs des villages. Les beys ont
des terres dans les provinces et une habitation au Caire. Un
corps-de-logis principal leur sert de logement, ainsi qu'à leur harem;
autour des cours, sont ceux des esclaves, gardes et domestiques.

Les beys ne peuvent se recruter qu'en Circassie. Les jeunes
Circassiens sont vendus par leurs mères, ou volés par des gens qui en
font le métier, et vendus au Caire par les marchands de
Constantinople. On admet quelquefois des noirs ou des Ottomans; mais
ces exceptions sont rares.

Les esclaves faisant partie de la maison d'un bey sont adoptés par
lui, et composent sa famille. Intelligents et braves, ils s'élèvent
successivement de grade en grade, et parviennent à celui de katchef et
même de bey.

Les Mamelucks ont peu d'enfants, et ceux qu'ils ont, ne vivent pas
aussi long-temps que les naturels du pays. Il est rare qu'ils se
soient propagés au-delà de la troisième génération. On a voulu
attribuer la stérilité des mariages des Mamelucks à leur goût
anti-physique. Les femmes arabes sont grosses, lourdes; elles
affectent de la mollesse, peuvent à peine marcher, et restent des
jours entiers immobiles sur un divan. Un jeune Mameluck de quatorze à
quinze ans, leste, agile, déployant beaucoup d'adresse et de graces en
exerçant un beau coursier, excite les sens d'une manière différente.
Il est constant, que tous les beys, les katchefs, avaient d'abord
servi aux plaisirs de leurs maîtres; et que leurs jolis esclaves leur
servaient à leur tour; eux-mêmes ne le désavouent pas.

On a accusé les Grecs et les Romains du même vice. De toutes les
nations, celle qui donne le moins dans cette inclination monstrueuse,
est, sans contredit, la nation française. On en attribue la raison à
ce que, de toutes, il n'en est aucune chez laquelle les femmes
charment davantage par leur taille svelte, leur tournure élégante,
leur vivacité et leurs graces.

On pouvait compter en Égypte 60 à 70,000 individus de race
circassienne.

Les Ottomans se sont établis en Égypte, lors de la conquête par Sélim,
dans le seizième siècle. Ils forment le corps des janissaires et
spahis, et ont été augmentés de tous les Ottomans inscrits dans ces
compagnies, selon l'usage de l'empire. Ils sont environ 200,000,
constamment avilis et humiliés par les Mamelucks.

Les Arabes composent la masse de la population; ils ont pour chefs les
grands-scheiks, descendants de ceux des Arabes, qui, du temps du
prophète, au commencement de l'hégire, conquirent l'Égypte. Ils sont à
la fois, les chefs de la noblesse et les docteurs de la loi; ils ont
des villages, un grand nombre d'esclaves, et ne vont jamais que sur
des mules. Les mosquées sont sous leur inspection; celle de Jemil-Azar
a seule soixante grands-scheiks. C'est une espèce de Sorbonne, qui
prononce sur toutes les affaires de religion, et sert même
d'université. On y enseigne la philosophie d'Aristote, l'histoire et
la morale du Koran; elle est la plus renommée de l'Orient. Ses scheiks
sont les principaux du pays: les Mamelucks les craignaient; la Porte
même avait des ménagements pour eux. On ne pouvait influer sur le
pays et le remuer que par eux. Quelques-uns descendent du prophète,
tel que le scheik el Békry; d'autres de la deuxième femme du prophète,
tel que le scheik el Sadda. Si le sultan de Constantinople était au
Caire, à l'époque des deux grandes fêtes de l'empire, il les
célébrerait chez l'un de ces scheiks. C'est assez faire connaître la
haute considération qui les environne. Elle est telle, qu'il n'est
aucun exemple qu'on leur ait infligé une peine infamante. Lorsque le
gouvernement juge indispensable d'en condamner un, il le fait
empoisonner, et ses funérailles se font avec tous les honneurs dûs à
son rang, et comme si sa mort avait été naturelle.

Tous les Arabes du désert sont de la même race que les scheiks, et les
vénèrent. Les fellahs sont Arabes, non que tous soient venus au
commencement de l'hégire avec l'armée qui conquit l'Égypte; on ne
pense pas que, par la suite de la conquête, il s'en soit établi plus
de 100,000. Mais comme, à cette époque, tous les indigènes
embrassèrent la foi mahométane, ils sont confondus de même que les
Francs et les Gaulois. Les scheiks sont les hommes de la loi et de la
religion; les Mamelucks et les janissaires sont les hommes de la force
et du gouvernement. La différence entre eux est plus grande qu'elle
ne l'est en France entre les militaires et les prêtres; car ce sont
des familles et des races tout-à-fait distinctes.

Les Cophtes sont catholiques, mais ne reconnaissent pas le pape; on en
compte 150,000 à peu près en Égypte. Ils y ont le libre exercice de
leur religion. Ils descendent des familles, qui, après la conquête des
califes, sont restées chrétiennes. Les catholiques syriens sont peu
nombreux. Les uns veulent qu'ils soient les descendants des croisés;
les autres, que ce soient des originaires du pays, chrétiens au moment
de la conquête, comme les Cophtes, et qui ont conservé des différences
dans la religion. C'est une autre secte catholique. Il y a peu de
Juifs et de Grecs. Ces derniers ont pour chef le patriarche
d'Alexandrie, qui se croit égal à celui de Constantinople et supérieur
au pape. Il demeure dans un couvent, au vieux Caire, et a l'existence
d'un chef d'ordre religieux de l'Europe, qui aurait trente mille
livres de rentes. Les Francs sont peu nombreux: ce sont des familles
anglaises, françaises, espagnoles ou italiennes, établies dans ce pays
pour le commerce, ou simplement des commissionnaires de maisons
européennes.


§ VII.

Les déserts sont habités par des tribus d'Arabes errants, vivant sous
des tentes. On en compte environ soixante, toutes dépendantes de
l'Égypte, et formant une population d'à peu près 120,000 ames, qui
peut fournir 18 à 20,000 cavaliers. Elles dominent les différentes
parties des déserts, qu'elles regardent comme leurs propriétés, et y
possèdent une grande quantité de bestiaux, chameaux, chevaux et
brebis. Ces Arabes se font souvent la guerre entre eux, soit pour la
démarcation des limites de leurs tribus, soit pour le pacage de leurs
bestiaux, soit pour tout autre objet. Le désert seul ne pourrait les
nourrir, car il ne s'y trouve rien. Ils possèdent des oasis qui,
semblables à des îles, ont, au milieu du désert, de l'eau douce, de
l'herbe et des arbres. Ils les cultivent, et s'y réfugient à certaines
époques de l'année. Néanmoins les Arabes sont en général misérables,
et ont constamment besoin de l'Égypte. Ils viennent annuellement en
cultiver les lisières, y vendent le produit de leurs troupeaux, louent
leurs chameaux pour les transports dans le désert, et employent le
bénéfice qu'ils retirent de ce trafic, à acheter les objets qui leur
sont nécessaires. Les déserts sont des plaines de sable, sans eau et
sans végétation, dont l'aspect monotone n'est varié que par des
mamelons, des monticules ou des rideaux de sable. Il est rare
cependant d'y faire plus de vingt à vingt-quatre lieues sans trouver
une source d'eau; mais elles sont peu abondantes, plus ou moins
saumâtres, et exhalent presque toutes une odeur alcaline. On trouve,
dans le désert, une grande quantité d'ossements d'hommes et d'animaux,
dont on se sert pour faire du feu. On y voit aussi des gazelles et des
troupeaux d'autruches, qui ressemblent de loin à des Arabes à cheval.

Il n'y existe aucune trace de chemins; les Arabes s'accoutument, dès
l'enfance, à s'y orienter par les sinuosités des collines ou rideaux
de sable, par les accidents du terrain ou par les astres. Les vents
déplacent quelquefois les monticules de sable mouvant, ce qui rend
très-pénible et souvent dangereuse la marche dans le désert. Parfois
le sol est ferme; parfois il enfonce sous les pieds. Il est rare de
rencontrer des arbres, excepté autour des puits où se trouvent
quelques palmiers. Il y a dans le désert des bas-fonds où les eaux
s'écoulent et séjournent plus ou moins long-temps. Auprès de ces
mares, naissent des broussailles d'un pied à dix-huit pouces de
hauteur, qui servent de nourriture aux chameaux; c'est la partie riche
des déserts. Quels que soient les désagréments de la marche dans ces
sables, on est souvent obligé de les traverser pour communiquer du sud
au nord de l'Égypte; suivre les sinuosités du cours du Nil, triplerait
la distance.


§ VIII.

Il y a telle tribu d'Arabes de 1,500 à 2,000 ames, qui a 300
cavaliers, 1,400 chameaux et occupe cent lieues carrées de terrain.
Jadis ils redoutaient extrêmement les Mamelucks. Un seul de ces
derniers faisait fuir dix Arabes, parce que non-seulement ils avaient
sur eux une grande supériorité militaire, mais aussi une supériorité
morale. Les Arabes d'ailleurs devaient les ménager, puisqu'ils en
avaient besoin pour leur vendre ou louer leurs chameaux, pour obtenir
d'eux du grain et la liberté de cultiver la lisière de l'Égypte.

Si la position extraordinaire de l'Égypte, qui ne peut devoir sa
prospérité qu'à l'étendue de ses inondations, exige une bonne
administration, la nécessité de réprimer 20 à 30,000 voleurs,
indépendants de la justice, parce qu'ils se refugient dans l'immensité
du désert, n'exige pas moins une administration énergique. Dans ces
derniers temps, ils portaient l'audace au point de venir piller des
villages et tuer des fellahs, sans que cela donnât lieu à aucune
poursuite régulière. Un jour que Napoléon était entouré du divan des
grands-scheicks, on l'informa que des Arabes de la tribu des Osnadis
avaient tué un fellah et enlevé des troupeaux; il en montra de
l'indignation, et ordonna d'un ton animé, à un officier d'état-major,
de se rendre de suite dans le Baireh avec 200 dromadaires et 300
cavaliers pour obtenir réparation et faire punir les coupables. Le
scheick Elmodi, témoin de cet ordre et de l'émotion du général en
chef, lui dit en riant: «Est-ce que ce fellah est ton cousin, pour que
sa mort te mette tant en colère?»--«Oui, répondit Napoléon, tous ceux
que je commande sont mes enfants.»--«_Taïb!_[2] lui dit le scheik, tu
parles là comme le prophète.»

  [2] Mot dont les Arabes se servent pour exprimer une grande
  satisfaction.


§ IX.

L'Égypte a, de tout temps, excité la jalousie des peuples qui ont
dominé l'univers. Octave, après la mort d'Antoine, la réunit à
l'empire. Il ne voulut point y envoyer de proconsul, et la divisa en
douze prétures. Antoine s'était attiré la haine des Romains, parce
qu'il avait été soupçonné de vouloir faire d'Alexandrie la capitale de
la république. Il est vraisemblable que l'Égypte, du temps d'Octave,
contenait 12 à 15,000,000 d'habitants. Ses richesses étaient immenses;
elle était le vrai canal du commerce des Indes, et Alexandrie, par sa
situation, semblait appelée à devenir le siége de l'empire du monde.
Mais divers obstacles empêchèrent cette ville de prendre tous ses
développements. Les Romains craignirent que l'esprit national des
Arabes, peuple brave, endurci aux fatigues et qui n'avait ni la
mollesse des habitants d'Antioche, ni celle des habitants de l'Asie
mineure, et dont l'immense cavalerie avait fait triompher Annibal de
Rome, ne fît de leur pays un foyer de révolte contre l'empire romain.

Sélim avait bien plus de raisons encore de redouter l'Égypte. C'était
la terre sainte, c'était la métropole naturelle de l'Arabie et le
grenier de Constantinople. Un pacha ambitieux, favorisé par les
circonstances et par un génie audacieux, aurait pu relever la nation
arabe, faire pâlir les Ottomans, déja menacés par cette immense
population grecque, qui forme la majorité de Constantinople et des
environs. Aussi Sélim ne voulut-il pas confier le gouvernement de
l'Égypte à un seul pacha. Il craignit même que la division en
plusieurs pachaliks ne fût pas une garantie suffisante, et chercha à
s'assurer la soumission de cette province, en confiant son
administration à vingt-trois beys, qui avaient chacun une maison
composée de 400 à 800 esclaves. Ces esclaves devaient être leurs fils
ou originaires de Circassie, mais jamais de l'Arabie ni du pays. Par
ce moyen, il créa une milice tout-à-fait étrangère à l'Arabie. Il
établit en Égypte le systême général de l'empire, des janissaires et
des spahis, et mit à la tête de ceux-ci un pacha qui représentait le
grand-seigneur, avec une autorité sur toute la province comme
vice-roi, mais qui, contenu par les Mamelucks, ne pouvait travailler à
s'affranchir.

Les Mamelucks, ainsi appelés au gouvernement de l'Égypte, cherchèrent
des auxiliaires. Ils étaient trop ignorants et trop peu nombreux pour
exercer l'emploi de percepteurs des finances; mais ils ne voulurent
point le confier aux naturels du pays, qu'ils craignaient, par le même
esprit de jalousie qui portait le sultan à redouter les Arabes. Ils
choisirent les Cophtes et les Juifs. Les Cophtes sont, il est vrai,
naturels du pays, mais d'une religion proscrite. Comme chrétiens, ils
sont hors de la protection du Koran, et ne peuvent être protégés
que par le sabre; ils ne devaient donc causer aucun ombrage aux
Mamelucks. Ainsi cette milice de 10 à 12,000 cavaliers, se donna pour
agents, pour hommes d'affaires, pour espions, etc., les 200,000
Cophtes qui habitent l'Égypte. Chaque village eut un percepteur
Cophte, toute la comptabilité, toute l'administration furent entre les
mains des Cophtes.

La tolérance qui règne dans tout l'empire ottoman, et l'espèce de
protection accordée aux chrétiens, sont le résultat d'anciennes vues.
Le sultan et la politique de Constantinople aiment à défendre une
classe d'hommes dont ils n'ont rien à craindre, parce que ces hommes
forment une faible minorité dans l'Arménie, dans la Syrie et dans
toute l'Asie mineure, parce qu'en outre ils sont dans un état naturel
d'opposition contre les gens du pays, et ne pourraient, dans aucun
cas, se liguer avec eux pour rétablir la nation syriaque ou arabe.
Toutefois, ceci ne peut s'appliquer à la Grèce où les chrétiens sont
en nombre supérieur. Les sultans ont fait une grande faute en laissant
réunis un nombre si considérable de chrétiens. Tôt ou tard, cette
faute entraînera la perte des Ottomans.

La situation morale résultant des différents intérêts, des différentes
races qui habitent l'Égypte, n'échappa pas à Napoléon, et c'est sur
elle qu'il bâtit son systême de gouvernement. Peu curieux
d'administrer la justice dans le pays, les Français ne l'eussent pas
pu, quand même ils auraient voulu le faire, Napoléon en investit les
Arabes, c'est-à-dire les scheicks, et leur donna toute la
prépondérance. Dès lors, il parla au peuple par le canal de ces
hommes, qui étaient tout à la fois les nobles et les docteurs de la
loi, et intéressa ainsi à son gouvernement l'esprit national arabe et
la religion du Koran. Il ne faisait la guerre qu'aux Mamelucks; il les
poursuivait à outrance, et après la bataille des Pyramides il n'en
restait plus que des débris. Il chercha, par la même politique, à
s'emparer des Cophtes. Ceux-ci avaient de plus avec lui les liens de
la religion, et seuls ils étaient versés dans l'administration du
pays. Mais quand même ils n'auraient pas possédé cet avantage, la
politique du général français était de le leur donner, afin de ne pas
dépendre exclusivement des naturels arabes, et de n'avoir pas à lutter
avec 25 ou 30,000 hommes contre la force de l'esprit national et
religieux. Les Cophtes, qui voyaient les Mamelucks détruits, n'eurent
d'autre parti à prendre que de s'attacher aux Français; et par là,
notre armée eut, dans toutes les parties de l'Égypte, des espions,
des observateurs, des contrôleurs, des financiers, indépendants et
opposés aux nationaux. Quant aux janissaires et aux Ottomans, la
politique voulait que l'on ménageât en eux le grand-seigneur;
l'étendard du sultan flottait en Égypte, et Napoléon était persuadé
que le ministre Talleyrand s'était rendu à Constantinople, et que des
négociations sur l'Égypte étaient entamées avec la Porte. Les
Mamelucks d'ailleurs s'étaient attachés à humilier, à annuler et
désorganiser les milices des janissaires qui étaient leurs rivaux; de
l'humiliation de la milice ottomane était née la déconsidération
totale du pacha et le mépris de l'autorité de la Porte, à tel point
que souvent les Mamelucks refusaient le _miry_; et cette milice se fût
même déclarée tout-à-fait indépendante, si l'opposition des scheicks
ou des docteurs de la loi ne les eût rattachés à Constantinople par
esprit de religion et par inclination. Les scheicks et le peuple
préféraient l'influence de Constantinople à celle des Mamelucks;
souvent même ils y adressaient leurs plaintes, et quelquefois
réussissaient à adoucir l'arbitraire des beys.

Depuis la décadence de l'empire ottoman, la Porte a fait des
expéditions contre les Mamelucks, mais ceux-ci ont toujours fini par
avoir le dessus, et ces guerres se sont terminées par un arrangement
qui laissait le pouvoir aux Mamelucks, avec quelques modifications
passagères. En lisant avec attention l'histoire des évènements qui se
sont passés en Égypte depuis deux cents ans, il est démontré que si le
pouvoir, au lieu d'être confié à 12,000 Mamelucks, l'eût été à un
pacha, qui, comme celui d'Albanie, se fut recruté dans le pays même,
l'empire arabe, composé d'une nation tout-à-fait distincte, qui a son
esprit, ses préjugés, son histoire et son langage à part, qui embrasse
l'Égypte, l'Arabie et une partie de l'Afrique, fût devenu indépendant
comme celui de Maroc.



MÉMOIRES DE NAPOLÉON.

ÉGYPTE.--BATAILLE DES PYRAMIDES.

  Marche de l'armée sur le Caire.--Tristesse et plaintes des
     soldats.--Position et forces des ennemis.--Manoeuvre de
     l'armée française.--Charge impétueuse de Mourah-Bey,
     repoussée.--Prise du camp retranché.--Quartier-général
     français à Gizeh.--Prise de l'île de Rodah.--Reddition du
     Caire.--Description de cette ville.


§ Ier.

Le soir du combat de Chebreiss (13 juillet 1798), l'armée française
alla coucher à Chabour. Cette journée était très-forte: on marcha en
ordre de bataille et au pas accéléré, dans l'espérance de couper
quelques bâtiments de la flottille ennemie. En effet, les Mamelucks
furent contraints d'en brûler plusieurs. L'armée bivouaqua à Chabour,
sous de beaux sycomores, et trouva des champs pleins de pastèques,
espèce de melons d'eau qui forment une nourriture saine et
rafraîchissante. Jusqu'au Caire nous en rencontrâmes constamment, et
le soldat exprimait combien ce fruit lui était agréable, en le
nommant, à l'exemple des anciens Égyptiens, _sainte pastèque_.

Le lendemain, l'armée se mit en marche fort tard; on s'était procuré
quelques viandes qu'il fallait distribuer. Nous attendîmes notre
flottille, qui ne pouvait remonter le courant avant que le vent du
nord ne fût levé; et nous couchâmes à Kouncherick. Le jour suivant,
nous arrivâmes à Alkam. Là, le général Zayoncheck reçut l'ordre de
mettre pied à terre sur la rive droite, avec toute la cavalerie
démontée, et de se porter sur Menouf et à la pointe du Delta. Comme il
ne s'y trouvait aucun Arabe, il était maître de tous ses mouvements,
et nous fut d'un grand secours pour nous procurer des vivres. Il prit
position à la tête du Delta, dite _le ventre de la vache_.

Le 17, l'armée campa à Abounochabeck; le 18, à Wardam. Wardam est un
gros endroit; les troupes y bivouaquèrent dans une grande forêt de
palmiers. Le soldat commençait à connaître les usages du pays, et à
déterrer les lentilles et autres légumes, que les fellahs ont coutume
de cacher dans la terre. Nous faisions de petites marches, en raison
de la nécessité où nous nous trouvions de nous procurer des
subsistances et afin d'être toujours en état de recevoir l'ennemi.
Souvent, dès dix heures du matin, nous prenions position, et le
premier soin du soldat était de se baigner dans le Nil. De Wardam nous
allâmes coucher à Omedinar, d'où nous aperçûmes les Pyramides. A
l'instant, toutes les lunettes furent braquées contre ces monuments
les plus anciens du monde. On les prendrait pour d'énormes masses de
rochers; mais la régularité et les lignes droites des arêtes décèlent
la main des hommes. Les Pyramides bordent l'horizon de la vallée sur
la rive gauche du Nil.


§ II.

Nous approchions du Caire, et nous étions instruits, par les gens du
pays, que les Mamelucks réunis à la milice de cette ville, et à un
nombre considérable d'Arabes, de janissaires, de spahis, nous
attendaient entre le Nil et les Pyramides, couvrant Gizeh. Ils se
vantaient que là finiraient nos succès.

Nous fîmes séjour à Omedinar. Ce jour de repos servit à réparer les
armes et à nous préparer au combat. La mélancolie et la tristesse
régnaient dans l'armée. Si les Hébreux, dans le désert de
l'_Égarement_, se plaignaient et demandaient avec humeur à Moïse les
oignons et les marmites pleines de viande de l'Égypte, les soldats
français regrettaient sans cesse les délices de l'Italie. C'est en
vain qu'on leur assurait que le pays était le plus fertile du monde,
qu'il l'emportait même sur la Lombardie; le moyen de les persuader!
ils ne pouvaient avoir ni pain ni vin. Nous campions sur des tas
immenses de bled, mais il n'y avait dans le pays ni moulin, ni four.
Le biscuit apporté d'Alexandrie, était mangé depuis long-temps; le
soldat était réduit à piler le bled entre deux pierres et à faire des
galettes cuites sous les cendres. Plusieurs grillaient le bled dans
une poêle, après quoi ils le faisaient bouillir. C'était la meilleure
manière de tirer parti du grain, mais tout cela n'était pas du pain.
Chaque jour, leurs craintes augmentaient, au point qu'une foule
d'entre eux disaient qu'il n'y avait pas de grande ville du Caire; que
celle qui portait ce nom, était, comme Damanhour, une vaste réunion de
huttes, privées de tout ce qui peut nous rendre la vie commode et
agréable. Leur imagination était tellement tourmentée que, deux
dragons se jetèrent tout habillés dans le Nil et se noyèrent. Il est
vrai de dire pourtant que, si on n'avait ni pain, ni vin, les
ressources qu'on se procurait avec du bled, des lentilles, de la
viande et quelquefois des pigeons, fournissaient du moins à la
nourriture de l'armée. Mais le mal était dans l'exaltation des têtes.
Les officiers se plaignaient plus haut que les soldats, parce que le
terme de comparaison était plus à leur désavantage. Ils ne trouvaient
pas en Égypte les logements, les bonnes tables et tout le luxe de
l'Italie. Le général en chef, voulant donner l'exemple, avait
l'habitude de prendre son bivouac au milieu de l'armée et dans les
endroits les moins commodes. Personne n'avait ni tente, ni provisions;
le dîner de Napoléon et de l'état-major consistait dans un plat de
lentilles. La soirée du soldat se passait en conversations politiques,
en raisonnements et en plaintes; _Que sommes-nous venus faire ici?_
disaient les uns; _le Directoire nous a déportés. Caffarelli_,
disaient les autres, _est l'agent dont on s'est servi pour tromper le
général en chef_. Plusieurs s'étant aperçus que partout où il y avait
des vestiges d'antiquité, on les fouillait avec soin, se répandaient
en invectives contre les savants, qui, _pour faire leur fouilles,
avaient_, disaient-ils, _donné l'idée de l'expédition_. Les quolibets
pleuvaient sur eux, même en leur présence. Ils appelaient un âne un
savant, et disaient de Cafarelly-Dufalga, en faisant allusion à sa
jambe de bois, _Il se moque bien de cela, lui, il a un pied en
France_; mais Dufalga et les savants ne tardèrent pas à reconquérir
l'estime de l'armée.


§ III.

Le 21, on partit de Omedinar, à une heure du matin. Cette journée
devait être décisive. A la pointe du jour, on vit, pour la première
fois depuis Chebreiss, une avant-garde de Mamelucks d'un millier de
chevaux, qui se replièrent avec ordre et sans rien tenter; quelques
boulets de notre avant-garde les tinrent en respect. A dix heures,
nous aperçûmes Embabeh et les ennemis en bataille. Leur droite était
appuyée au Nil, où ils avaient pratiqué un grand camp retranché, armé
de quarante pièces de canons, et défendu par une vingtaine de mille
hommes d'infanterie, janissaires, spahis et milice du Caire. La ligne
de cavalerie des Mamelucks appuyait sa droite au camp retranché, et
étendait sa gauche dans la direction des Pyramides, à cheval sur la
route de Gizeh. Il y avait environ 9 à 10,000 chevaux, autant qu'on
en pouvait juger. Ainsi l'armée entière était de 60,000 hommes, y
compris l'infanterie et les hommes à pied qui servaient chaque
cavalier. Deux ou trois mille Arabes tenaient l'extrême gauche, et
remplissaient l'intervalle des Mamelucks aux Pyramides. Ces
dispositions étaient formidables. Nous ignorions quelle serait la
contenance des janissaires et des spahis du Caire, mais nous
connaissions et redoutions beaucoup l'habileté et l'impétueuse
bravoure des Mamelucks. L'armée française fut rangée en bataille, dans
le même ordre qu'à Chebreiss, la gauche appuyée au Nil, la droite à un
grand village. Le général Desaix commandait la droite, et il lui
fallut trois heures pour se former à sa position et prendre un peu
haleine. On reconnut le camp retranché des ennemis, et on s'assura
bientôt qu'il n'était qu'ébauché. C'était un ouvrage commencé depuis
trois jours, après la bataille de Chebreiss. Il se composait de longs
boyaux, qui pouvaient être de quelque effet contre une charge de
cavalerie, mais non contre une attaque d'infanterie. Nous vîmes aussi,
avec de bonnes lunettes, que leurs canons n'étaient point sur affût de
campagne, mais que c'étaient de grosses pièces en fer, tirées des
bâtiments et servies par les équipages de la flottille. Aussitôt que
le général en chef se fut assuré que l'artillerie n'était point
mobile, il fut évident qu'elle ne quitterait point le camp retranché,
non plus que l'infanterie; et que, si cette dernière sortait, elle se
trouverait sans artillerie. Les dispositions de la bataille devaient
être une conséquence de ces données; on résolut de prolonger notre
droite, et de suivre le mouvement de cette aile avec toute l'armée, en
passant hors de la portée du canon du camp retranché. Par ce
mouvement, nous n'avions affaire qu'aux Mamelucks et à la cavalerie;
et nous nous placions sur un terrain où l'infanterie et l'artillerie
de l'ennemi ne devaient lui être d'aucun secours.


§ IV.

Mourah-Bey, qui commandait en chef toute l'armée, vit nos colonnes
s'ébranler, et ne tarda pas à deviner notre but. Quoique ce chef n'eût
aucune habitude de la guerre, la nature l'avait doué d'un grand
caractère, d'un courage à toute épreuve et d'un coup d'oeil pénétrant.
Les trois affaires que nous avions eues avec les Mamelucks, lui
servaient déja d'expérience. Il sentit, avec une habileté qu'on
pourrait à peine attendre du général européen le plus consommé, que le
destin de la journée consistait à ne pas nous laisser exécuter notre
mouvement, et à profiter de l'avantage de sa nombreuse cavalerie pour
nous attaquer en marche. Il partit avec les deux tiers de ses chevaux
(6 à 7,000), laissa le reste pour soutenir le camp retranché et
encourager l'infanterie, et vint, à la tête de cette troupe, aborder
le général Desaix qui s'avançait par l'extrémité de notre droite. Ce
dernier fut un moment compromis; la charge se fit avec une telle
rapidité, que nous crûmes que la confusion se mettait dans les carrés;
le général Desaix, en marche à la tête de sa colonne, était engagé
dans un bosquet de palmiers. Toutefois la tête des Mamelucks, qui
tomba sur lui, était peu nombreuse. Leur masse n'arriva que quelques
minutes après, ce retard suffit. Les carrés étaient parfaitement
formés et reçurent la charge avec sang-froid. Le général Régnier
appuyait leur gauche; Napoléon, qui était dans le carré du général
Dugua, marcha aussitôt sur le gros des Mamelucks et se plaça entre le
Nil et Régnier. Les Mamelucks furent reçus par la mitraille et une
vive fusillade; une trentaine des plus braves vint mourir auprès du
général Desaix; mais la masse, par un instinct naturel au cheval,
tourna autour des carrés, et dès lors la charge fut manquée. Au milieu
de la mitraille, des boulets, de la poussière, des cris et de la
fumée, une partie des Mamelucks rentra dans le camp retranché, par un
mouvement naturel au soldat, de faire sa retraite vers le lieu d'où il
est parti. Mourah-Bey et les plus habiles se dirigèrent sur Gizeh. Ce
commandant en chef se trouva ainsi séparé de son armée. La division
Bon et Menou, qui formait notre gauche, se porta alors sur le camp
retranché; et le général Rampon, avec deux bataillons, fut détaché
pour occuper une espèce de défilé, entre Gizeh et le camp.


§ V.

La plus horrible confusion régnait à Embabeh; la cavalerie s'était
jetée sur l'infanterie, qui, ne comptant pas sur elle, et voyant les
Mamelucks battus, se précipita sur les djermes, kaïkes et autres
bateaux, pour repasser le Nil. Beaucoup le firent à la nage; les
Égyptiens excellent dans cet exercice, que les circonstances
particulières de leur pays leur rendent nécessaire. Les quarante
pièces de canon, qui défendaient le camp retranché, ne tirèrent pas
deux cents coups. Les Mamelucks, s'apercevant bientôt de la fausse
direction qu'ils avaient donnée à leur retraite, voulurent reprendre
la route de Gizeh; ils ne le purent. Les deux bataillons, placés
entre le Nil et Gizeh, et soutenus par les autres divisions, les
rejetèrent dans le camp. Beaucoup y trouvèrent la mort, plusieurs
milliers essayèrent de traverser le Nil qui les engloutit.
Retranchements, artillerie, pontons, bagages, tout tomba en notre
pouvoir. De cette armée de plus de 60,000 hommes, il n'échappa que
2,500 cavaliers avec Mourah-Bey; la plus grande partie de l'infanterie
se sauva à la nage ou dans des bateaux. On porte à 5,000 les Mamelucks
qui furent noyés dans cette bataille. Leurs nombreux cadavres
portèrent en peu de jours jusqu'à Damiette et Rosette, et le long du
rivage, la nouvelle de notre victoire.

Ce fut au commencement de cette bataille, que Napoléon adressa aux
soldats, ces paroles devenues si célèbres: _Du haut de ces pyramides
quarante siècles vous contemplent!!!_

Il était nuit lorsque les trois divisions Desaix, Régnier et Dugua
revinrent à Gizeh. Le général en chef y plaça son quartier-général
dans la maison de campagne de Mourah-Bey.


§ VI.

Les Mamelucks avaient sur le Nil une soixantaine de bâtiments, chargés
de toutes leurs richesses. Voyant l'issue inopinée du combat, et nos
canons déja placés sur le fleuve au-delà des débouchés de l'île de
Rodah, ils perdirent l'espérance de les sauver, et y mirent le feu.
Pendant toute la nuit, aux travers des tourbillons de flammes et de
fumée, nous apercevions se dessiner les minarets et les édifices du
Caire et de la ville des Morts. Ces tourbillons de flammes éclairaient
tellement, que nous pouvions découvrir jusqu'aux Pyramides.

Les Arabes, selon leur coutume après une défaite, se rallièrent loin
du champ de bataille, dans le désert au-delà des Pyramides.

Durant plusieurs jours, toute l'armée ne fut occupée qu'à pêcher les
cadavres des Mamelucks; leurs armes qui étaient précieuses, la
quantité d'or qu'ils étaient accoutumés à porter avec eux, rendait le
soldat très-zélé pour cette recherche.

Notre flottille n'avait pu suivre le mouvement de l'armée, le vent lui
avait manqué. Si nous l'avions eue, la journée n'eût pas été plus
décisive, mais nous aurions fait probablement un grand nombre de
prisonniers, et pris toutes les richesses qui ont été la proie des
flammes. La flottille avait entendu notre canon, malgré le vent du
nord qui soufflait avec violence. A mesure qu'il se calma, le bruit du
canon allait augmentant, de sorte qu'à la fin il paraissait s'être
rapproché d'elle, et que le soir les marins crurent la bataille
perdue; mais la multitude de cadavres qui passèrent près de leurs
bâtiments, et qui tous étaient Mamelucks, les rassura bientôt.

Ce ne fut que long-temps après sa fuite que Mourah-Bey s'aperçut qu'il
n'était suivi que par une partie de son monde, et qu'il reconnut la
faute qu'avait faite sa cavalerie, de rester dans le camp retranché.
Il essaya plusieurs charges pour lui rouvrir le passage, mais il était
trop tard. Les Mamelucks, eux-mêmes, avaient la terreur dans l'ame, et
agirent mollement. Les destins avaient prononcé la destruction de
cette brave et intrépide milice, sans contredit l'élite de la
cavalerie d'Orient. La perte de l'ennemi dans cette journée peut être
évaluée à 10,000 hommes restés sur le champ de bataille ou noyés, tant
Mamelucks, que janissaires, miliciens du Caire et esclaves des
Mamelucks. On fit un millier de prisonniers, et l'on s'empara de huit
à neuf cents chameaux et d'autant de chevaux.


§ VII.

Sur les neuf heures du soir, Napoléon entra dans la maison de campagne
de Mourah-Bey, à Gizeh. Ces sortes d'habitations ne ressemblent en
rien à nos châteaux. Nous eûmes beaucoup de peine à nous y loger, et à
reconnaître la distribution des différentes pièces. Mais ce qui frappa
le plus agréablement les officiers, ce fut une grande quantité de
coussins et de divans couverts des plus beaux damas et des plus belles
soieries de Lyon, et ornés de franges d'or. Pour la première fois,
nous trouvâmes en Égypte le luxe et les arts de l'Europe. Une partie
de la nuit se passa à parcourir dans tous les sens cette singulière
maison. Les jardins étaient remplis d'arbres magnifiques, mais ils
étaient sans allées, et ressemblaient assez aux jardins de certaines
religieuses d'Italie. Ce qui fit le plus de plaisir aux soldats, car
chacun y accourut, ce furent de grands berceaux de vignes, chargés des
plus beaux raisins du monde. La vendange fut bientôt faite.

Les deux divisions Bon et Menou qui étaient restées dans le camp
retranché étaient aussi dans la plus grande abondance. On avait trouvé
dans les bagages nombre de cantines remplies d'office, de pots de
confiture, des sucreries. On rencontrait à chaque instant des tapis,
des porcelaines, des cassolettes et une foule de petits meubles à
l'usage des Mamelucks, qui excitaient notre curiosité. L'armée
commença alors à se réconcilier avec l'Égypte, et à croire enfin que
le Caire n'était pas Damanhour.


§ VIII.

Le lendemain, à la pointe du jour, Napoléon se porta sur la rivière,
et s'emparant de quelques barques, il fit passer le général Vial avec
sa division dans l'île de Rodah. On s'en rendit maître après avoir
tiré quelques coups de fusil. Du moment où l'on eut pris possession de
l'île de Rodah et placé un bataillon dans le mékias et des sentinelles
le long du canal, le Nil dut être considéré comme passé; on n'était
plus séparé de Boulac et du vieux Caire que par un grand canal. On
visita l'enceinte de Gizeh, et on travailla sur-le-champ à en fermer
les portes. Gizeh était environné d'une muraille assez vaste pour
renfermer tous nos établissements et assez forte pour contenir les
Mamelucks et les Arabes. Nous attendions avec impatience l'arrivée de
la flottille; le vent du nord soufflait comme à l'ordinaire, et
cependant elle ne venait pas! Le Nil étant bas, l'eau lui avait
manqué, les bâtiments étaient engravés. Le contre-amiral Perré fit
dire qu'on ne devait pas compter sur lui et qu'il ne pouvait désigner
le jour de son arrivée. Cette contrariété était extrême, car il
fallait s'emparer du Caire dans le premier moment de stupeur, au lieu
de laisser aux habitants, en perdant quarante-huit heures, le temps de
revenir de leur épouvante. Heureusement qu'à la bataille, ce n'était
pas les Mamelucks seuls qui avaient été vaincus, les janissaires du
Caire et tout ce que cette ville contenait de braves et d'hommes armés
y avaient aussi pris part et étaient dans la dernière consternation.
Tous les rapports sur cette affaire donnaient aux Français un
caractère qui tenait du merveilleux.


§ IX.

Un drogman fut envoyé par le général en chef vers le pacha et le
cadi-scheick, iman de la grande mosquée, et les proclamations que
Napoléon avait publiées à son entrée en Égypte furent répandues. Le
pacha était déja parti, mais il avait laissé son kiaya. Celui-ci crut
de son devoir de venir à Gizeh, puisque le général en chef déclarait
que ce n'était pas aux Turcs, mais aux Mamelucks qu'il faisait la
guerre. Il eut une conférence avec Napoléon, qui le persuada. C'était
d'ailleurs ce que ce kiaya avait de mieux à faire. En cédant à
Napoléon, il entrevoyait l'espérance de jouer un grand rôle et de
bâtir sa fortune. En refusant, il courait à sa perte. Il se rangea
donc sous l'obéissance du général en chef et promit de chercher à
persuader à Ibrahim-Bey de se retirer et aux habitants du Caire de se
soumettre. Le lendemain une députation des scheicks du Caire vint à
Gizeh et fit connaître que Ibrahim-Bey était déja sorti et était allé
camper à Birket-el-Hadji, que les janissaires s'étaient assemblés et
avaient décidé de se rendre, et que le scheick de la grande mosquée de
Jemilazar avait été chargé d'envoyer une députation pour traiter de la
reddition de la ville et implorer la clémence du vainqueur. Les
députés restèrent plusieurs heures à Gizeh, où on employa tous les
moyens qu'on crut les plus efficaces pour les confirmer dans leurs
bonnes dispositions et leur donner de la confiance. Le jour suivant,
le général Dupuy fut envoyé au Caire comme commandant d'armes et l'on
prit possession de la citadelle. Nos troupes passèrent le canal et
occupèrent le vieux Caire et Boulac. Le général en chef fit son entrée
au Caire le 26 juillet, à quatre heures après midi. Il alla loger sur
la place El-Bekir, dans la maison d'Elfy-Bey et y transporta son
quartier-général. Cette maison était placée à une des extrémités de la
ville et le jardin communiquait avec la campagne.


§ X.

Le Caire est situé à une demie-lieue du Nil; le vieux Caire et Boulac
sont ses ports. Il est traversé par un canal ordinairement à sec; mais
qui se remplit pendant l'inondation, au moment où l'on coupe la digue,
opération qui ne se fait que lorsque le Nil est à une certaine
hauteur; c'est l'objet d'une fête publique. Alors le canal communique
son eau à des canaux nombreux, et la place d'El-Békir, ainsi que la
plupart des places et des jardins du Caire, est couverte d'eau. Lors
des inondations, on traverse tous ces quartiers avec des bateaux. Le
Caire est dominé par une citadelle placée sur un mamelon qui commande
toute la ville. Elle est séparée du Mokattam par un vallon. Un
aquéduc, ouvrage assez remarquable, porte de l'eau à la citadelle. Il
y a, à cet effet, au vieux Caire une énorme tour octogone très-haute
qui renferme le réservoir où les eaux du Nil sont élevées par une
machine hydraulique et d'où elles entrent dans l'aquéduc. La citadelle
tire aussi de l'eau du puits de Joseph, mais cette eau est moins bonne
que celle du Nil. Cette forteresse était négligée, sans défense, et
tombait en ruines. On s'occupa immédiatement de la réparer, et depuis
on y a constamment travaillé. Le Caire est environné de hautes
murailles bâties par les Arabes et surmontées de tours énormes; ces
murailles étaient en mauvais état et tombaient de vétusté; les
Mamelucks ne réparaient rien. La ville est grande; la moitié de son
enceinte confine avec le désert, de sorte qu'on trouve des sables
arides en sortant par la porte de Suèz et celles qui sont du côté de
l'Arabie.

La population du Caire était considérable, on y comptait 210,000
habitants. Les maisons sont fort élevées et les rues étroites, afin
d'être à l'abri du soleil. C'est pour le même motif que les bazars ou
marchés publics sont couverts de toiles ou paillassons. Les beys ont
de très-beaux palais d'une architecture orientale, qui tient plutôt de
celle des Indes que de la nôtre. Les scheicks ont aussi de très-belles
maisons. Les okels sont de grands bâtiments carrés qui ont de vastes
cours intérieures et où sont renfermées des corporations entières de
marchands. Ainsi il y a l'okel du riz du Seur, l'okel des marchands de
Suèz, de Syrie. Tous ont à l'extérieur, et donnant sur les rues, de
petites boutiques de douze à quinze pieds carrés, où se tient le
marchand avec les échantillons de ses marchandises. Le Caire a un
grand nombre de mosquées les plus belles du monde; les minarets sont
riches et nombreux. Les mosquées servent en général à recevoir les
pélerins qui y couchent. Il en est qui contiennent quelquefois jusqu'à
3,000 pélerins; de ce nombre est celle de Jemilazar, qu'on cite comme
la plus grande de l'Orient. Ces mosquées se composent d'ordinaire de
cours dont le pourtour est environné de colonnes énormes, couvertes
par des terrasses; dans l'intérieur se trouvent une foule de bassins
ou réservoirs d'eau pour boire et pour se laver. Il y a dans un
quartier quelques familles européennes, c'est le quartier des Francs;
l'on y rencontre un certain nombre de maisons, comme celles que peut
avoir en Europe un négociant de 30 à 40,000 livres de rente; elles
sont meublées à l'européenne avec des chaises et des lits; des églises
pour les Cophtes, et quelques couvents pour les catholiques syriens.

A côté de la ville du Caire, du côté du désert, se trouve la ville des
Morts. Cette ville est plus grande que le Caire même; c'est-là que
toutes les familles ont leur sépulture. Une multitude de mosquées, de
tombeaux, de minarets et de dômes conservent le souvenir des grands
qui y ont été enterrés et qui les ont fait bâtir. Beaucoup de tombeaux
ont des gardiens qui y entretiennent des lampes allumées et en font
voir l'intérieur aux curieux. Les familles des morts, ou des
fondations, pourvoyent à ces dépenses. Le peuple lui-même a des
tombeaux distingués par famille ou par quartier, qui s'élèvent à deux
pieds de terre.

Il y a au Caire une foule de cafés; on y prend du café, des sorbets ou
de l'opium, et on y disserte sur les affaires publiques.

Autour de cette ville, ainsi qu'auprès d'Alexandrie, Rozette, etc., on
trouve des monticules assez élevés; ils sont tous formés de ruines et
de décombres et s'accroissent tous les jours parce que tous les débris
de la ville y sont portés; cela produit un effet désagréable. Les
Français avaient établi des lois de police pour arrêter le mal, et
l'institut discuta les moyens de le faire entièrement disparaître.
Mais il se présenta des difficultés. L'expérience avait prouvé aux
gens du pays qu'il était dangereux de jeter ces débris dans le Nil,
parce qu'ils encombraient les canaux ou se répandaient dans la
campagne avec l'inondation. Ces ruines sont la suite de la décadence
du pays dont on aperçoit les marques à chaque pas.



MÉMOIRES DE NAPOLÉON.

ÉGYPTE.--RELIGION.

  Du christianisme.--De l'islamisme.--Différence de l'esprit des
     deux religions.--Haine des califes contre les
     bibliothèques.--De la durée des empires en
     Asie.--Polygamie.--Esclavage.--Cérémonies religieuses.--Fête
     du prophète.


§ Ier.

La religion chrétienne est la religion d'un peuple civilisé, elle est
toute spirituelle; la récompense que Jésus-Christ promet aux élus, est
de contempler Dieu face à face. Dans cette religion, tout est pour
amortir les sens, rien pour les exciter. La religion chrétienne a été
trois ou quatre siècles à s'établir, ses progrès ont été lents. Il
faut du temps pour détruire, par la seule influence de la parole, une
religion consacrée par le temps. Il en faut davantage quand la
nouvelle ne sert et n'allume aucune passion.

Les progrès du christianisme furent le triomphe des Grecs sur les
Romains. Ces derniers avaient soumis, par la force des armes, toutes
les républiques grecques; celles-ci dominèrent leurs vainqueurs par
les sciences et les arts. Toutes les écoles de philosophie,
d'éloquence, tous les ateliers de Rome étaient tenus par des Grecs. La
jeunesse romaine ne croyait pas avoir terminé ses études, si elle
n'était allée se perfectionner à Athènes. Différentes circonstances
favorisèrent encore la propagation de la religion chrétienne.
L'apothéose de César et d'Auguste fut suivie de celles des plus
abominables tyrans; cet abus de polythéisme rallia à l'idée d'un seul
Dieu créateur et maître de l'univers. Socrate avait déja proclamé
cette grande vérité: le triomphe du christianisme, qui la lui
emprunta, fut, comme nous l'avons dit plus haut, une réaction des
philosophes de la Grèce sur leurs conquérants. Les saints pères
étaient presque tous Grecs. La morale qu'ils prêchèrent fut celle de
Platon. Toute la subtilité que l'on remarque dans la théologie
chrétienne, est due à l'esprit des sophistes de son école.

Les chrétiens, à l'exemple du paganisme, crurent les récompenses d'une
vie future insuffisantes pour réprimer les désordres, les vices et les
crimes qui naissent des passions; ils firent un enfer tout physique
avec des peines toutes corporelles. Ils enchérirent de beaucoup sur
leurs modèles, et donnèrent même à ce dogme tant de prépondérance, que
l'on peut dire avec raison que la religion du Christ est une menace.


§ II.

L'islamisme est la religion d'un peuple dans l'enfance; il naquit dans
un pays pauvre et manquant des choses les plus nécessaires à la vie.
Mahomet a parlé aux sens, il n'eût point été entendu par sa nation,
s'il n'eût parlé qu'à l'esprit. Il promit à ses sectateurs des bains
odoriférants, des fleuves de lait, des houris blanches aux yeux noirs,
et l'ombre perpétuelle des bosquets. L'Arabe qui manquait d'eau et
était brûlé par un soleil ardent, soupirait pour l'ombrage et la
fraîcheur, et fit tout pour obtenir une pareille récompense. Ainsi
l'on peut dire par opposition au christianisme, que la religion de
Mahomet est une promesse.

L'islamisme attaque spécialement les idolâtres; _il n'y a point
d'autre Dieu que Dieu, et Mahomet est son prophète_: voilà le
fondement de la religion musulmane; c'était, dans le point le plus
essentiel, consacrer la grande vérité annoncée par Moïse et confirmée
par Jésus-Christ. On sait que Mahomet avait été instruit par des juifs
et des chrétiens. Ces derniers étaient une espèce d'idolâtres à ses
yeux. Il entendait mal le mystère de la trinité, et l'expliquait comme
la reconnaissance de trois dieux. Quoi qu'il en soit, il persécuta les
chrétiens avec beaucoup moins d'acharnement que les païens. Les
premiers pouvaient se racheter en payant un tribut. Le dogme de
l'unité de Dieu que Jésus-Christ et Moïse avaient si répandu, le Koran
le porta dans l'Arabie, l'Afrique et jusqu'aux extrémités des Indes.
Considérée sous ce point de vue, la religion mahométane a été la
succession des deux autres; toutes les trois ont déraciné le
paganisme.


§ III.

Né chez un peuple corrompu, assujetti, comprimé, le christianisme
prêcha la soumission et l'obéissance, afin de désintéresser les
souverains. Il chercha à s'établir par l'insinuation, la persuasion et
la patience. Jésus-Christ, simple prédicateur, n'exerça aucun pouvoir
sur la terre, _mon règne n'est pas de ce monde_, disait-il. Il le
prêchait dans le temple, il le prêchait en particulier à ses
disciples. Il leur accorda le don de la parole, fit des miracles, ne
se révolta jamais contre la puissance établie, et mourut sur une
croix, entre deux larrons, en exécution du jugement d'un simple
préteur idolâtre.

La religion mahométane née chez une nation guerrière et libre, prêcha
l'intolérance et la destruction des infidèles. A l'opposé de
Jésus-Christ, Mahomet fut roi! Il déclara que tout l'univers devait
être soumis à son empire, et ordonna d'employer le sabre pour anéantir
l'idolâtre et l'infidèle. Les tuer fut une oeuvre méritoire. Les
idolâtres qui étaient en Arabie furent bientôt convertis ou détruits.
Les infidèles qui étaient en Asie, en Syrie, et en Égypte furent
attaqués et conquis. Aussitôt que l'islamisme eut triomphé à la Mecque
et à Médine, il servit de point de ralliement aux diverses tribus
d'Arabes. Toutes furent fanatisées, et une nation entière se précipita
sur ses voisins.

Les successeurs de Mahomet régnèrent sous le titre de califes. Ils
réunissaient à la fois le glaive et l'encensoir. Les premiers califes
prêchaient tous les jours dans la mosquée de Médine ou dans celle de
la Mecque, et de là envoyaient des ordres à leurs armées, qui déja
couvraient une partie de l'Afrique et de l'Asie. Un ambassadeur de
Perse, qui arriva à Médine, fut fort étonné de trouver le calife Omar
dormant au milieu d'une foule de mendiants sur le seuil de la mosquée.
Dans la suite, lorsque Omar se rendit à Jérusalem, il voyageait sur un
chameau qui portait ses provisions, n'avait qu'une tente de toile
grossière, et n'était distingué des autres musulmans que par son
extrême simplicité. Durant les dix années de son règne, il conquit
quarante mille villes, détruisit cinquante mille églises, fit bâtir
deux mille mosquées. Le calife Aboubeker qui ne prenait au trésor,
pour sa maison, que trois pièces d'or par jour, en donnait cinq cents
à chaque Mossen, qui s'était trouvé avec le prophète au combat de
Bender.

Les progrès des Arabes furent rapides; leurs armées mues par le
fanatisme attaquèrent à la fois l'empire romain et celui de Perse. Ce
dernier fut subjugué en peu de temps, et les musulmans pénétrèrent
jusqu'aux frontières de l'Oxus, s'emparèrent de trésors innombrables,
détruisirent l'empire de Cosroès, et s'avancèrent jusqu'à la Chine.
Les victoires qu'ils remportèrent en Syrie, à Aiquadie, à Dyrmonck,
leur livrèrent Damas, Alep, Émesse, Césarée, Jérusalem. La prise de
Pelouse et d'Alexandrie les rendit maîtres de l'Égypte. Tout ce pays
était cophte et fort séparé de Constantinople par les discussions
d'hérésie. Kaleb, Derar, Amroug, surnommés les glaives ou les épées du
prophète, n'éprouvèrent aucune résistance. Tout obstacle eût été
inutile. Au milieu des assauts, au milieu des batailles, ces guerriers
voyaient des houris au teint blanc et aux yeux bleus ou noirs,
couvertes de chapeaux de diamants, qui les appelaient et leur
tendaient les bras; leurs ames s'enflammaient à cette vue, ils
s'élançaient en aveugles et cherchaient la mort qui allait mettre ces
beautés en leur puissance. C'est ainsi qu'ils se sont rendus maîtres
des belles plaines de la Syrie, de l'Égypte et de la Perse; c'est
ainsi qu'ils ont soumis le monde.


§ IV.

Un préjugé bien répandu et cependant démenti par l'histoire, c'est que
Mahomet était ennemi des sciences, des arts et de la littérature. On a
beaucoup cité le mot du calife Omar, lorsqu'il fit brûler la
bibliothèque d'Alexandrie: «Si cette bibliothèque renferme ce qui se
trouve dans le Koran, elle est inutile; si elle contient autre chose,
elle est dangereuse.» Un pareil fait et beaucoup d'autres de cette
nature ne doivent point faire oublier ce que l'on doit aux califes
arabes. Ils étendirent constamment la sphère des connaissances
humaines, et embellirent la société par les charmes de leur
littérature. Il est possible néanmoins que dans l'origine, les
successeurs de Mahomet aient craint que les Arabes ne se laissassent
amollir par les arts et les sciences, qui étaient portés à un si haut
point dans l'Égypte, la Syrie et le bas-empire. Ils avaient sous les
yeux la décadence de l'empire de Constantin, due en partie à de
perpétuelles discussions scholastiques et théologiques. Peut-être ce
spectacle les avait-il indisposés contre la plupart des bibliothèques
qui dans le fait contenaient en majorité des livres de cette nature.
Quoi qu'il en soit, les Arabes ont été pendant cinq cents ans la
nation la plus éclairée du monde. C'est à eux que nous devons notre
systême de numération, les orgues, les cadrans solaires, les pendules
et les montres. Rien de plus élégant, de plus ingénieux, de plus moral
que la littérature persanne, et, en général, tout ce qui est sorti de
la plume des littérateurs de Bagdad, et de Bassora.

Les empires ont moins de durée en Asie que dans l'Europe, ce qu'on
peut attribuer aux circonstances géographiques. L'Asie est environnée
d'immenses déserts, d'où s'élancent tous les trois ou quatre siècles
des peuplades guerrières, qui culbutent les plus vastes empires. De là
sont sortis les Ottomans, et dans la suite les Tamerlan et les
Gengiskan.

Il paraît que les législateurs souverains de ces peuplades se sont
toujours attachés à leur conserver des moeurs nationales et une
physionomie originaire. C'est ainsi qu'ils empêchèrent que le
janissaire d'Égypte ne devînt arabe, que le janissaire d'Andrinople ne
devînt grec. Le principe adopté par eux de s'opposer à toute espèce
d'innovation dans les habitudes et les moeurs, leur fit proscrire les
sciences et les arts. Mais il ne faut attribuer cette mesure ni aux
préceptes de Mahomet, ni à la religion du Koran, ni au naturel arabe.


§ V.

Mahomet restreignit à quatre, le nombre des femmes que chaque musulman
pouvait épouser. Aucun législateur d'Orient n'en avait permis aussi
peu. On se demande pourquoi il ne supprima point la polygamie, comme
l'avait fait la religion chrétienne; car il est bien constant que le
nombre des femmes, en Orient, n'est nulle part supérieur à celui des
hommes. Il était donc naturel de n'en permettre qu'une, afin que tous
pussent en avoir.

C'est encore un sujet de méditation que ce contraste entre l'Asie et
l'Europe. Chez nous, les législateurs n'autorisent qu'une seule femme;
Grecs ou Romains, Gaulois ou Germains, Espagnols ou Bretons, tous
enfin ont adopté cet usage. En Asie, au contraire, la polygamie fut
constamment permise; Juifs ou Assyriens, Tartares ou Persans,
Égyptiens ou Turcomans, purent toujours avoir plusieurs femmes.

Peut-être faut-il chercher la raison de cette différence dans la
nature des circonstances géographiques de l'Afrique et de l'Asie. Ces
pays étant habités par des hommes de plusieurs couleurs, la polygamie
est le seul moyen d'empêcher qu'ils ne se persécutent. Les
législateurs ont pensé que pour que les blancs ne fussent pas ennemis
des noirs, les noirs des blancs, les cuivrés des uns et des autres, il
fallait les faire tous membres d'une même famille, et lutter ainsi
contre ce penchant de l'homme, de haïr tout ce qui n'est pas lui.
Mahomet pensa que quatre femmes étaient suffisantes pour atteindre ce
but, parce que chaque homme pouvait avoir une blanche, une noire, une
cuivrée et une femme d'une autre couleur. Sans doute il était aussi
dans la nature d'une religion sensuelle de favoriser les passions de
ses sectateurs; et en cela la politique et le prophète ont pu se
trouver d'accord[3].

  [3] On comprend difficilement la possibilité d'avoir quatre
  femmes, dans un pays où il n'y a pas plus de femmes que d'hommes.
  C'est qu'en réalité, les onze douzièmes de la population n'en ont
  qu'une, parce qu'ils ne peuvent en nourrir qu'une, parce qu'ils
  n'en trouvent qu'une. Mais cette confusion des races, des
  couleurs, et des nations que produit la polygamie, existant dans
  la tête des nations, est suffisante pour établir l'union et la
  parfaite égalité entre elles.

Lorsqu'on voudra dans nos colonies donner la liberté aux noirs et y
établir une égalité parfaite, il faudra que le législateur autorise la
polygamie et permette d'avoir à la fois une femme blanche, une noire
et une mulâtre. Dès lors les différentes couleurs faisant partie d'une
même famille seront confondues dans l'opinion de chacune; sans cela on
n'obtiendra jamais des résultats satisfaisants. Les noirs seront ou
plus nombreux ou plus habiles, et alors ils tiendront les blancs dans
l'abaissement _et vice versa_.

Par suite de ce principe général de l'égalité des couleurs, qu'a
établi la polygamie, il n'y avait aucune différence entre les
individus composant la maison des Mamelucks. Un esclave noir qu'un bey
avait acheté d'une caravane d'Afrique, devenait catchef et était égal
au beau Mameluck blanc, originaire de Circassie; et l'on ne
soupçonnait même pas qu'il en pût être autrement.


§ VI.

L'esclavage n'est pas et n'a jamais été dans l'Orient ce qu'il fut en
Europe. Les moeurs sous ce rapport sont restées les mêmes que celles
de l'Écriture. La servante se marie avec le maître.

La loi des Juifs supposait si peu de distinction entre eux, qu'elle
prescrit ce que la servante doit devenir, lorsqu'elle épouse le fils
de la maison. De nos jours encore, un musulman achète un esclave,
l'élève, et s'il lui plaît, l'unit à sa fille et le fait héritier de
sa fortune, sans que cela choque en rien les coutumes du pays.

Mourah-Bey, Aly-Bey, avaient été vendus à des beys dans un âge encore
tendre, par des marchands qui les avaient achetés eux-mêmes en
Circassie. Ils remplirent d'abord les plus bas offices dans la maison
de leurs maîtres. Mais leur jolie figure, leur aptitude aux exercices
du corps, leur bravoure ou leur intelligence, les firent arriver
progressivement aux premières places. Il en est de même chez les
pachas, les visirs et les sultans. Leurs esclaves parviennent comme
parviendraient leurs fils.

En Europe, au contraire, quiconque était empreint du sceau de
l'esclavage, demeurait pour toujours dans le dernier rang de la
domesticité. Chez les Romains l'esclave pouvait être affranchi, mais
il conservait un caractère déshonnête et bas; jamais il n'était
considéré comme un citoyen né libre. L'esclavage des colonies, fondé
sur la différence des couleurs, est bien plus rigide et plus
avilissant encore.

Les résultats de la polygamie, la manière dont les Orientaux
considèrent l'esclavage et traitent leurs esclaves, diffèrent
tellement de nos moeurs et de nos idées sur la servitude, que nous
concevons difficilement tout ce qui passe chez eux.

Il fallut également beaucoup de temps aux Égyptiens pour comprendre
que tous les Français n'étaient pas les esclaves de Napoléon, et
encore n'y a-t-il eu que les plus éclairés d'entre eux qui y soient
parvenus.

Tout père de famille, en Orient, possède sur sa femme, ses enfants et
ses esclaves, un pouvoir absolu que l'autorité publique ne peut
modifier. Esclave du grand-seigneur, il exerce au-dedans le
despotisme auquel il est lui-même soumis au-dehors; et il est sans
exemple qu'un pacha ou un officier quelconque ait pénétré dans
l'intérieur d'une famille pour en troubler le chef dans l'exercice de
son autorité, c'est une chose qui choquerait les coutumes, les moeurs
et le caractère national. Les Orientaux se considèrent comme maîtres
dans leurs maisons, et tout agent du pouvoir qui veut exercer sur eux
son ministère, attend qu'ils en sortent ou les envoie chercher.


§ VII.

Les mahométans ont beaucoup de cérémonies religieuses et un grand
nombre de mosquées où les fidèles vont prier plusieurs fois par jour.
Les fêtes sont célébrées par de grandes illuminations dans les temples
et dans les rues, et quelquefois par des feux d'artifice.

Ils ont aussi des fêtes pour leur naissance, leur mariage et la
circoncision de leurs enfants; cette dernière est celle qu'ils
célèbrent avec le plus d'affection. Toutes se font avec plus de pompe
extérieure que les nôtres. Leurs funérailles sont majestueuses et
leurs tombeaux d'une architecture magnifique.

Aux heures indiquées les musulmans font leurs prières, en quelque lieu
qu'ils se trouvent; les esclaves déploient des tapis devant eux, et
ils s'agenouillent la face vers l'Orient.

La charité et l'aumône sont recommandées dans tous les chapitres du
Koran, comme la manière d'être la plus agréable à Dieu et au prophète.
Sacrifier une partie de sa fortune pour des établissements publics,
surtout creuser un canal, un puits, élever une fontaine, sont des
oeuvres méritoires par excellence. L'établissement d'une fontaine,
d'un réservoir, se lie fréquemment à celui d'une mosquée; partout où
il y a un temple, il y a de l'eau en abondance. Le prophète paraît
l'avoir mise sous la protection de la religion. C'est le premier
besoin du désert, il faut la recueillir et la conserver avec soin.

Ali a peu de sectateurs dans l'Arabie, l'empire turc, l'Égypte et la
Syrie. Nous n'y avons trouvé que les Mutualis. Mais toute la Perse
jusqu'à l'Indus est de la secte de ce calife.


§ VIII.

Le général en chef alla célébrer la fête du prophète chez le scheick
El-Bekir. On commença par réciter une espèce de litanie qui comprenait
la vie de Mahomet depuis sa naissance jusqu'à sa mort. Une centaine
de scheicks assis en cercle sur des tapis et les jambes croisées, en
récitaient tous les versets en balançant fortement le corps en avant
et en arrière, et tous ensemble.

Après cela on servit un grand dîner, pendant lequel on fut assis sur
des coussins, les jambes croisées. Il y avait une vingtaine de tables
et cinq ou six personnes à chaque table. Celle du général en chef et
du scheick El-Bekir était au milieu; un petit plateau d'un bois
précieux et de marqueterie fut placé à dix-huit pouces de terre et
couvert successivement d'un grand nombre de plats. C'était des pilaux
de riz, des rôtis d'une espèce particulière, des entrées, des
pâtisseries, le tout fort épicé. Les scheicks dépeçaient tout avec
leurs doigts. Aussi offrit-on pendant le dîner trois fois à laver les
mains. On servit pour boisson de l'eau de groseille, de la limonade et
plusieurs autres espèces de sorbets, et au dessert beaucoup de
compotes et de confitures. Au total, le dîner n'était point
désagréable; il n'y avait que la manière de le prendre qui nous parût
étrange.

Le soir toute la ville fut illuminée. On alla après le dîner sur la
place El-Bekir, dont l'illumination en verres de couleurs était fort
belle. Il s'y trouvait un peuple immense. Tous étaient placés en
ordre par rangs de vingt à cent personnes, lesquelles debout et les
unes contre les autres récitaient les prières et les litanies du
prophète avec des mouvements qui allaient toujours en augmentant, au
point qu'à la fin ils paraissaient convulsifs et que quelques-uns
tombaient en faiblesse.

Dans le courant de l'année, le général en chef accepta souvent des
dîners chez le scheick Sadda, chez le cheick Fayonne et chez d'autres
principaux Scheicks. C'étaient des jours de fête dans tout le
quartier. Partout on était servi avec la même magnificence et à peu
près de la même manière.



MÉMOIRES DE NAPOLÉON.

ÉGYPTE.--USAGES, SCIENCES ET ARTS.

  Femmes.--Enfants.--Mariages.--Habillements des hommes, des
     femmes.--Harnachement des
     chevaux.--Maisons.--Harems.--Jardins.--Arts et
     sciences.--Artisans.--Navigation du Nil et des
     canaux.--Transports.--Chameaux.--Dromadaires.--Anes,
     chevaux.--Institut d'Égypte.--Travaux de la commission des
     savants.--Hôpitaux, diverses maladies,
     peste.--Lazarets.--Travaux faits au Caire.--Anecdote.


§ Ier.

Les femmes en Orient vont voilées; un morceau de toile leur couvre le
nez et surtout les lèvres et ne laisse voir que leurs yeux. Lorsque,
par l'effet d'un accident, quelques Égyptiennes se sont trouvées
surprises sans leur voile, et couvertes seulement de cette longue
chemise bleue qui compose le vêtement des femmes de fellahs, elles
prenaient le bas de leur chemise pour cacher leur figure, aimant mieux
découvrir le milieu et le bas de leur corps.

Le général en chef eut plusieurs fois occasion d'observer quelques
femmes des plus distinguées du pays, auxquelles il accorda des
audiences. C'étaient ou des veuves de beys ou de katchefs, ou leurs
épouses, qui, pendant leur absence, venaient implorer sa protection.
La richesse de leur habillement, la noblesse de leur démarche, de
petites mains douces, de beaux yeux, un maintien noble et gracieux et
des manières très-élégantes dénotaient en elles des femmes d'un rang
et d'une éducation au-dessus du vulgaire. Elles commençaient toujours
par baiser la main du _sultan Kébir_[4] qu'elles portaient ensuite à
leur front, puis à leur estomac. Plusieurs exprimaient leurs demandes
avec une grace parfaite, un son de voix enchanteur, et développaient
tous les talents, toute l'aménité des plus spirituelles Européennes.
La décence de leur maintien, la modestie de leurs vêtements y
ajoutaient des graces nouvelles; et l'imagination se plaisait à
deviner des charmes qu'elles ne laissaient pas même entrevoir.

  [4] Les Arabes désignaient ainsi Napoléon; le mot _Kébir_ veut
  dire _Grand_.

Les femmes sont sacrées chez les Orientaux, et dans les guerres
intestines on les épargne constamment. Celles des Mamelucks
conservèrent leurs maisons au Caire, pendant que leurs maris faisaient
la guerre aux Français. Napoléon envoya Eugène son beau-fils
complimenter la femme de Mourah-Bey qui avait sous ses ordres une
cinquantaine d'esclaves appartenant à ce chef mameluck et à des
katchefs. C'était une espèce de couvent de religieuses dont elle était
l'abbesse. Elle reçut Eugène sur son grand divan, dans le harem, où il
entra par exception, et comme envoyé du _sultan Kébir_. Toutes les
femmes voulurent voir le jeune et joli Français, et les esclaves
eurent beaucoup de peine à contenir leur curiosité et leur impatience.
L'épouse de Mourah-Bey était une femme de cinquante ans, et avait la
beauté et les graces que comporte cet âge. Elle fit, suivant l'usage,
apporter du café et des sorbets dans de très-riches services et avec
un appareil somptueux. Elle ôta de son doigt une bague de mille louis
qu'elle donna au jeune officier. Souvent elle adressa des
réclamations au général en chef, qui lui conserva ses villages et la
protégea constamment. Elle passait pour une femme d'un mérite
distingué. Les femmes passent de bonne heure en Égypte; et l'on y
trouve plus de brunes que de blondes. Généralement, leur visage est un
peu coloré, et elles ont une teinte de cuivre. Les plus belles sont
des Grecques ou des Circassiennes, dont les bazars des négociants qui
font ce commerce sont toujours abondamment pourvus. Les caravanes de
Darfour et de l'intérieur de l'Afrique amènent un grand nombre de
belles noires.


§ II.

Les mariages se font sans que les époux se soient vus; la femme peut
bien avoir aperçu l'homme, mais celui-ci n'a jamais aperçu sa fiancée,
ou du moins les traits de son visage.

Ceux des Égyptiens qui avaient rendu des services aux Français,
quelquefois même des scheicks, venaient prier le général en chef de
leur accorder pour femme, telle personne qu'ils désignaient. La
première demande de ce genre fut faite par un aga des janissaires,
espèce d'agent de police qui avait été fort utile aux Français, et qui
desirait épouser une veuve très-riche; cette proposition parut
singulière à Napoléon. Mais vous aime-t-elle?--Non.--Le
voudra-t-elle?--Oui, si vous lui ordonnez. En effet, aussitôt qu'elle
connut la volonté du _sultan Kébir_, elle accepta, et le mariage eut
lieu. Par la suite cela se répéta fréquemment.

Les femmes ont leurs priviléges. Il est des choses que les maris ne
sauraient leur refuser sans être des barbares, des monstres, sans
soulever tout le monde contre eux; tel est, par exemple, le droit
d'aller au bain. Ce sont des bains de vapeur où les femmes se
réunissent; c'est là que se trament toutes les intrigues politiques ou
autres; c'est là que s'arrangent les mariages. Le général Menou ayant
épousé une femme de Rosette, la traita à la française. Il lui donnait
la main pour entrer dans la salle à manger; la meilleure place à
table, les meilleurs morceaux étaient pour elle. Si son mouchoir
tombait, il s'empressait de le ramasser. Quand cette femme eut conté
ces circonstances dans le bain de Rosette, les autres conçurent une
espérance de changement dans les moeurs, et signèrent une demande au
_sultan Kébir_ pour que leurs maris les traitassent de la même
manière.


§ IV.

L'habillement des Orientaux n'a rien de commun avec le nôtre. Au lieu
de chapeau, ils se couvrent la tête d'un turban, coiffure beaucoup
plus élégante, plus commode, et qui étant susceptible d'une grande
différence dans la forme, la couleur et l'arrangement, permet de
remarquer au premier coup-d'oeil la diversité des peuples et des
rangs. Leur col est libre ainsi que leurs jarrêts; un Oriental peut
rester des mois entiers dans son habillement, sans s'y trouver
fatigué. Les différents peuples et les différents états sont comme de
raison habillés de manières différentes; mais tous ont de commun la
largeur des pantalons, des manches et de toutes les formes de leur
habillement. Pour se mettre à l'abri du soleil, ils se couvrent de
schalls. Il entre dans les vêtements des hommes comme dans celui des
femmes beaucoup de soieries, d'étoffes des Indes et de cachemires. Ils
ne portent point de linge. Les fellahs ne sont couverts que d'une
seule chemise bleue liée au milieu du corps. Les chefs des Arabes qui
parcourent les déserts dans le fort de la canicule, sont couverts de
schalls de toutes couleurs qui mettent les différentes parties de leur
corps à l'abri du soleil et qu'ils drapent par-dessus leur tête. Au
lieu de souliers, les hommes et les femmes ont des pantoufles qu'ils
laissent en entrant dans les appartements sur le bord des tapis.


§ V.

Les harnachements de leurs chevaux sont extrêmement élégants. La tenue
de l'état-major français, quoique couvert d'or et étalant tout le luxe
de l'Europe, leur paraissait mesquine, et était effacée par la majesté
de l'habillement oriental. Nos chapeaux, nos culottes étroites, nos
habits pincés, nos cols qui nous étranglent, étaient pour eux un objet
de risée et d'aversion. Les Orientaux n'ont pas besoin de changer de
costume pour monter à cheval; ils ne se servent point d'éperons, et
mettent leurs pieds dans de larges étriers qui leur rendent inutiles
les bottes et la toilette spéciale que nous sommes obligés de faire
pour cet exercice. Les Francs ou les chrétiens qui habitent l'Égypte,
vont sur des mules ou sur des ânes, à moins que ce ne soient des
personnes d'un rang élevé.


§ VI.

L'architecture des Égyptiens approche plus de celle de l'Asie que de
la nôtre. Les maisons ont toutes une terrasse, sur laquelle on se
promène; il y en a même où l'on prend des bains. Elles ont plusieurs
étages. Au rez-de-chaussée, est une espèce de parloir où le maître de
la maison reçoit les étrangers et donne à manger. Au premier, est
ordinairement le harem, avec lequel on ne communique que par des
escaliers dérobés. Le maître a dans son appartement une petite porte
qui y conduit. D'autres petits escaliers de ce genre sont pour le
service. On ne sait ce que c'est qu'un escalier d'apparat.

Le harem consiste dans une grande salle en forme de croix; vis-à-vis
règne un corridor où se trouvent un grand nombre de chambres. Autour
du salon sont des divans plus ou moins riches, et au milieu un petit
bassin en marbre d'où s'échappe un jet d'eau. Souvent ce sont des eaux
de rose ou d'autres essences qui en jaillissent et parfument
l'appartement. Toutes les fenêtres sont couvertes d'une espèce de
jalousie en treillages. Il n'y a point de lits dans les maisons, les
Orientaux couchent sur des divans ou sur des tapis. Quand ils n'ont
point d'étrangers, ils mangent dans leur harem, ils y dorment et y
passent leurs moments de repos. Aussitôt que le maître arrive, les
femmes s'empressent à le servir: l'une lui présente sa pipe, l'autre
son coussin, etc. Tout est là pour le service du maître.

Les jardins n'ont point d'allées, ce sont des berceaux de gros arbres
où l'on peut prendre le frais et fumer assis. L'Égyptien, comme tous
les Orientaux, emploie à ce dernier passe-temps une grande partie de
la journée; cela lui sert d'occupation et de contenance.


§ VII.

Les arts et les sciences sont dans leur enfance en Égypte. A Jemilazar
on enseigne la philosophie d'Aristote, les règles de la langue arabe,
l'écriture et un peu d'arithmétique, on explique et discute les
différents chapitres du Koran, et l'on montre la partie de l'histoire
des califes, nécessaire pour connaître et juger les différentes sectes
de l'islamisme. Du reste, les Arabes ignorent complètement les
antiquités de leur pays, et leurs notions sur la géographie et la
sphère sont très-superficielles et très-fausses. Il y avait au Caire
quelques astronomes dont la science se bornait à pouvoir rédiger
l'almanach.

Par suite de cette ignorance, ils ont peu de curiosité. La curiosité
n'existe que chez les peuples assez avancés pour distinguer ce qui est
naturel de ce qui est extraordinaire. Les ballons ne firent point sur
eux l'effet que nous avions supposé. Les Pyramides n'ont été
intéressantes pour eux que parce qu'ils se sont aperçus de l'intérêt
qu'elles excitent dans les étrangers. Ils ne savent qui les a bâties,
et tout le peuple, hormis les plus instruits, les regarde comme une
production de la nature; les plus éclairés d'entre eux, nous y voyant
attacher tant d'importance, se sont imaginé qu'elles ont été
construites par un ancien peuple dont les Francs sont descendus. C'est
ainsi qu'ils expliquent la curiosité des Européens. La science qui
leur serait le plus utile, c'est la mécanique hydraulique. Les
machines leur manquent: cependant ils en ont une ingénieuse pour
verser les eaux d'un fossé ou d'un puits sur un terrain plus élevé; le
mobile en est le bras ou le cheval. Ils ne connaissent que les moulins
à manége; nous n'avons pas trouvé dans toute l'Égypte un seul moulin à
eau, ou à vent. L'emploi de ces derniers moulins pour élever les eaux,
serait pour eux une grande conquête et pourrait avoir de grands
résultats en Égypte. Conté leur en a établi un.

Tous les artisans du Caire sont très-intelligents; ils exécutaient
parfaitement ce qu'ils voyaient faire. Pendant la révolte de cette
ville, ils fondirent des mortiers et des canons, mais d'une manière
grossière et qui rappelait ce qui se faisait dans le treizième siècle.

Les métiers à toile leur étaient connus; ils en avaient même pour
broder le tapis de la Mecque. Ce tapis est somptueux et fait avec art.
A un dîner du général en chef chez le scheick El-Fayoum, on parlait du
Koran: «toutes les connaissances humaines s'y trouvent», disaient les
scheicks.--Y voit-on l'art de fondre les canons et de faire la poudre?
demanda Napoléon. Oui, répondirent-ils, mais il faut savoir le lire:
distinction scholastique dont toutes les religions ont fait plus ou
moins d'usage.


§ VIII.

La navigation du Nil est très-active et très-facile; on le descend
avec le courant, on le remonte à l'aide de la voile et du vent du nord
qui est constant pendant une saison. Quand celui du sud règne, il faut
quelquefois attendre long-temps. Les bâtiments dont on se sert sont
appelés djermes. Ils sont plus haut mâtés et voilés que les bâtiments
ordinaires, à peu près un tiers de plus, ce qui tient à la nécessité
de recevoir les vents par-dessus les monticules qui bordent la vallée.

Le Nil était constamment couvert de ces djermes; les unes servaient
au transport des marchandises, les autres à celui des voyageurs. Il y
en a de grandeurs différentes. Les unes naviguent dans les grands
canaux du Nil, les autres sont construites pour aller dans les petits.
Le fleuve, auprès du Caire, est toujours couvert d'une grande quantité
de voiles qui montent ou descendent. Les officiers d'état-major, qui
se servaient des djermes pour aller porter des ordres, éprouvaient
souvent des accidents. Les tribus arabes, en guerre avec nous,
venaient les attendre aux sinuosités du fleuve où le vent leur
manquait. Quelquefois aussi en descendant, ces bâtiments s'engravaient
et les officiers qu'ils portaient étaient massacrés. Les caïques sont
de petites chaloupes ou péniches légères et étroites qui servent pour
passer le Nil et pour naviguer, non-seulement sur les canaux, mais
aussi sur tout le pays quand il est inondé. Le nombre de bâtiments
légers qui couvrent le Nil est plus considérable que sur aucun fleuve
du monde, attendu que, pendant plusieurs mois de l'année, on est
obligé de se servir de ces embarcations pour communiquer d'un village
à l'autre.


§ IX.

Il n'y a en Égypte ni voiture ni charrette. Les transports par eau y
sont si multipliés et si faciles, que peut-être les voitures sont
moins nécessaires là que partout ailleurs. On citait comme une chose
fort remarquable un carrosse qu'Ibrahim-Bey avait reçu de France[5].

  [5] César, cocher de Napoléon, étonnait fort les Égyptiens par
  son adresse à conduire sa voiture, attelée de six beaux chevaux,
  dans les rues étroites du Caire et de Boulac. Cette voiture a
  traversé tout le désert de Syrie jusqu'à Saint-Jean-d'Acre;
  c'était une des curiosités du pays.

On se sert de chevaux pour parcourir la ville, excepté les hommes de
loi et les femmes, qui vont sur des mulets ou sur des ânes. Les uns et
les autres sont environnés d'un grand nombre d'officiers et de
domestiques en uniforme et tenant en main de grands bâtons.

On emploie spécialement les chameaux pour les transports; ils servent
aussi de monture. Les plus légers, qui n'ont qu'une bosse, s'appellent
dromadaires. Lorsqu'on le veut monter, l'animal est dressé à se
grouper sur ses genoux. Le cavalier se place sur une espèce de bât,
les jambes croisées, et conduit le dromadaire par un bridon attaché à
un anneau passé dans ses narines. Cette partie du chameau étant
très-sensible, l'anneau produit sur lui le même effet que le mors sur
le cheval. Il a le pas très-allongé; son allure ordinaire est un grand
trot, qui fait sur le cavalier la même impression que le roulis. Il
peut faire ainsi facilement une vingtaine de lieues dans un jour.

On met ordinairement de chaque côté des chameaux deux paniers dans
lesquels deux personnes se placent, et qui reçoivent aussi des
fardeaux. Telle est la manière de voyager des femmes. Il n'est aucune
caravane de pélerins où il n'y ait un grand nombre de chameaux équipés
pour elles de cette manière. Ces animaux portent jusqu'à mille livres,
mais communément six cents. Leur lait et leur chair sont bons à
manger.

Comme le chameau, le dromadaire boit peu, et peut même supporter la
soif plusieurs jours. Il trouve, jusque dans les lieux les plus
arides, quelque chose pour se nourrir. C'est l'animal du désert.

Il y a en Égypte une quantité immense d'ânes, ils sont grands et d'une
belle race; au Caire ils tiennent en quelque sorte lieu de fiacres:
les soldats, moyennant un petit nombre de paras, en avaient un à leur
disposition pour toute une journée. Lors de l'expédition de Syrie, on
en comptait dans l'armée plus de 8000. Ils rendirent les plus grands
services.

Les chevaux des déserts qui touchent à l'Égypte sont les plus beaux du
monde. Les étalons de cette race ont servi à améliorer toutes celles
d'Europe. Les Arabes portent un grand soin à maintenir la race pure.
Ils ont la généalogie de leurs juments et étalons.

Ce qui distingue le cheval arabe, est la vîtesse et surtout le
moelleux et la douceur de ses allures. Il ne boit qu'une fois par
jour, trotte rarement, et va presque toujours au pas ou au galop. Il
peut s'arrêter brusquement sur ses jambes de derrière, ce qu'il serait
impossible d'obtenir de nos chevaux.


§ X.

L'institut d'Égypte fut composé de membres de l'institut de France, et
des savants et artistes de la commission étrangers à ce corps. Ils se
réunirent et s'adjoignirent plusieurs officiers d'artillerie,
d'état-major et autres qui avaient cultivé les sciences ou les
lettres.

L'institut fut placé dans un des palais des beys. La grande salle du
harem, au moyen de quelques changements qu'on y fit, devint le lieu
des séances, et le reste du palais servit d'habitation aux savants.
Devant ce bâtiment était un vaste jardin qui donnait dans la campagne,
et près duquel on éleva sur un monticule le fort dit de l'Institut.

On avait apporté de France un grand nombre de machines et instruments
de physique, d'astronomie et de chimie. Ils furent distribués dans les
diverses salles, qui se remplirent aussi successivement de toutes les
curiosités du pays, soit du règne animal, soit du règne végétal, soit
du règne minéral.

Le jardin devint jardin de botanique.

Un laboratoire de chimie fut placé au quartier-général; plusieurs fois
par semaine Berthollet y faisait des expériences, auxquelles
assistaient Napoléon et un grand nombre d'officiers.

L'établissement de l'institut excita vivement la curiosité des
habitants du Caire. Instruits que ces assemblées n'avaient pour objet
aucune affaire religieuse, ils se persuadèrent que c'étaient des
réunions d'alchimistes, où l'on cherchait le moyen de faire de l'or.

Les moeurs simples des savants, leurs constantes occupations, les
égards que leur témoignait l'armée, leur utilité pour la fabrication
des objets d'art et de manufacture pour lesquels ils se trouvaient en
relation avec les artistes du pays, leur acquirent bientôt la
considération et le respect de toute la population.


§ XI.

Les membres de l'institut furent aussi employés dans l'administration
civile. Monge et Berthollet furent nommés commissaires près du
grand-divan, le mathématicien Fourrier près du divan du Caire. Costaz
fut mis à la tête de la rédaction d'un journal; les astronomes Nourris
et Noël parcoururent les points principaux de l'Égypte pour en fixer
la position géographique et surtout celle des anciens monuments. On
voulait par-là réaccorder la géographie ancienne avec la nouvelle.

L'ingénieur des ponts et chaussées, Lepeyre, fut chargé de niveler et
de faire le projet du canal de Suèz, et l'ingénieur Girard d'étudier
le systême de navigation du Nil.

Un des membres de l'institut eut la direction de la monnaie du Caire.
Il fit fabriquer une grande quantité de paras, petite monnaie de
cuivre. C'était une opération avantageuse, le trésor y gagnait plus de
60 pour cent. Les paras se répandaient, non-seulement en Égypte, mais
encore en Afrique et dans les déserts d'Arabie; et au lieu de gêner
la circulation et de nuire au change, inconvénient des monnaies de
cuivre, elles les favorisaient. Conté établit plusieurs manufactures
et usines.

Les fours pour faire éclore les poulets, que l'Égypte possède de toute
antiquité, excitèrent vivement l'attention de l'institut: Dans
plusieurs autres pratiques que ce pays tenait de tradition, on
reconnut des traces qui furent précieusement recueillies comme utiles
à l'histoire des arts, et pouvant faire retrouver d'anciens procédés
perdus.

Le général Andréossy reçut la mission scientifique et militaire de
reconnaître les lacs Menzaleh, Bourlos et Natron. Geoffroy s'occupa de
l'histoire naturelle. Les dessinateurs Dutertre et Rigolo dessinaient
tout ce qui pouvait donner une idée des coutumes et des monuments de
l'antiquité. Ils firent les portraits de tous les hommes du pays qui
s'étaient dévoués au général en chef; cette distinction les flattait
beaucoup.

Le général Caffarelly, le colonel Sukolski, lurent souvent à
l'institut, des mémoires curieux qui ont été recueillis parmi ceux de
cette société.

Lorsque la haute Égypte fut conquise, ce qui n'eut lieu que dans la
seconde année, toute la commission des savants s'y rendit pour
s'occuper de la recherche des antiquités.

Ces divers travaux ont donné lieu au magnifique ouvrage sur l'Égypte,
rédigé et gravé dans les quinze premières années de ce siècle, et qui
a coûté plusieurs millions.


§ XII.

Le climat est sain dans toute l'Égypte; néanmoins une des premières
sollicitudes de l'administration fut la formation des hôpitaux. Tout
était à faire sous ce rapport. La maison d'Ibrahim-Bey, située au bord
du canal de Rodah, à un quart de lieue du Caire, fut destinée au grand
hôpital. On le rendit capable de recevoir cinq cents malades. Au lieu
de bois de lit, on se servit de grands paniers d'osier, sur lesquels
on plaçait des matelas de coton ou de laine, et des paillasses que
l'on fit avec de la paille de blé et celle de maïs qui, ne manquait
pas. En peu de temps cet hospice fut abondamment fourni de tout. On en
établit de semblables à Alexandrie, ainsi qu'à Rosette et à Damiette,
et l'on donna une grande étendue aux hôpitaux régimentaires.

Les maux d'yeux ont fort incommodé l'armée française en Égypte; plus
de la moitié des soldats en a été atteinte. Cette maladie provient,
dit-on, de deux causes; des sels qui se trouvent dans le sable et la
poussière, et affectent nécessairement la vue, et de l'irritation que
produit le défaut de transpiration pendant des nuits très-fraîches qui
succèdent à des jours brûlants. Quoiqu'il en soit de cette
explication, ces ophthalmies résultent évidemment du climat. Saint
Louis, de retour de son expédition du Levant, ramena une foule
d'aveugles; et c'est ce qui donna lieu à l'établissement de l'hospice
des Quinze-Vingts à Paris.


§ XIII.

La peste arrive toujours des côtes et jamais de la haute Égypte. On
plaça des lazarets à Alexandrie, à Rosette et à Damiette; on en
construisit aussi un très-beau dans l'île de Rodah; et lorsque la
peste parut, on mit en vigueur tout le systême des lois sanitaires de
Marseille. Ces précautions nous furent très-utiles. Elles étaient
tout-à-fait inconnues aux habitants, qui s'y soumirent d'abord avec
répugnance, mais qui finirent par en sentir l'utilité. C'est pendant
l'hiver que la peste a lieu; en juin elle disparaît entièrement. On a
fort souvent agité la question de savoir si cette maladie est
endémique à l'Égypte. Ceux qui sont pour l'affirmative, croient avoir
remarqué qu'elle se déclare à Alexandrie ou sur les côtes de Damiette,
pendant les années où, par exception, il pleut dans ces pays. Aussi
est-il sans exemple qu'elle ait commencé au Caire et dans la haute
Égypte où il ne pleut jamais. Les personnes qui pensent qu'elle vient
de Constantinople ou des autres points de l'Asie, se fondent également
sur ce que les premiers symptômes se manifestent toujours le long des
côtes.


§ XIV.

On fit à la maison d'Elfy-Bey, qu'occupait le général en chef sur la
place d'El-Bekir, divers travaux qui avaient pour objet de
l'accommoder à notre usage. On commença par la construction d'un grand
escalier qui conduisait au premier étage, le rez-de-chaussée ayant été
laissé pour les bureaux et l'état-major. Le jardin subit aussi des
changements. Il ne s'y trouvait aucune allée; on en pratiqua un grand
nombre, ainsi que des bassins de marbre et des jets d'eau. Les
Orientaux aiment peu la promenade; marcher quand on peut être assis,
leur paraissait un contre-sens qu'ils n'expliquaient que par la
pétulance du caractère français.

Des entrepreneurs établirent dans le jardin du Caire une espèce de
Tivoli où l'on trouvait, comme à celui de Paris, des illuminations,
des feux d'artifice et des promenades. Le soir c'était le rendez-vous
de l'armée et des gens du pays.

On construisit, du Caire à Boulac, une chaussée de communication qui
pouvait servir en tout temps, même pendant l'inondation. On éleva un
théâtre, et un grand nombre de maisons furent arrangées et adaptées à
nos usages comme celle du général en chef. Une manutention fut
établie[6]. On bâtit, à la pointe de l'île de Roda, plusieurs moulins
à vent pour faire de la farine; et on commençait à en employer pour
faire monter les eaux et pour servir à l'arrosement des terres. On
avait fondé plusieurs écluses et préparé tout ce qui était nécessaire
pour commencer les travaux du canal de Suèz; mais les fortifications
et les bâtiments militaires occupèrent dans cette première année, tous
les bras et toute l'activité de l'armée.

  [6] Les Égyptiens chauffent leurs fours, partie avec des roseaux,
  partie avec de la fiente de chameau ou de cheval, séchée au
  soleil, et qui sert alors de combustible.


§ XV.

Napoléon donnait souvent à dîner aux scheicks. Quoique nos usages
fussent fort différents des leurs, ils trouvaient très-commodes la
chaise, la fourchette, les couteaux. A la fin d'un de ces dîners, il
demanda un jour au cheick El-Mondi: «Depuis six mois que je suis avec
vous, que vous ai-je appris qui vous paraisse le plus utile? Ce que
vous m'avez appris de plus utile, répondit le scheick, moitié sérieux,
moitié riant, c'est de boire en mangeant.» L'usage des Arabes est de
ne boire qu'à la fin du repas.


NOTE SUR LA SYRIE.

L'Arabie a la figure d'un trapèze. Un de ses côtés, borné par la mer
rouge et l'isthme de Suèz, a cinq cents lieues. Celui qui s'étend
depuis le détroit de Babel-Mandel jusqu'au cap de Razelgate en a
quatre cent cinquante. Le troisième, qui, de Razelgate, traverse le
golfe Persique et l'Euphrate, et s'étend jusqu'aux montagnes qui
avoisinent Alep et bornent la Syrie, a six cents lieues; c'est le
plus grand. Le quatrième, qui est le moins considérable, a cent
cinquante lieues depuis Raffa, limite de l'Égypte, jusqu'au-delà
d'Alexandrette et des monts Rosas; il sépare l'Arabie de la Syrie.
Cette dernière contrée a, dans toute la longueur dont nous parlons,
ses terres cultivées sur trente lieues de largeur; et le désert qui en
fait partie, s'étend l'espace de trente lieues jusqu'à Palmyre. La
Syrie est bornée au nord par l'Asie mineure, à l'occident par la
Méditerranée, au midi par l'Égypte, et à l'orient par l'Arabie; ainsi
elle est le complément de ce pays, et forme avec lui une grande île,
comprise entre la Méditerranée, la mer Rouge, l'Océan, le golfe
Persique et l'Euphrate. La Syrie diffère totalement de l'Égypte par sa
population, son climat et son sol. Celle-ci est une seule plaine
formée par la vallée d'un des plus grands fleuves du monde; l'autre
est la réunion d'un grand nombre de vallées. Les cinq sixièmes du
terrain sont des collines ou des montagnes, dont une chaîne traverse
toute la Syrie, et suit parallèlement les côtes de la Méditerranée à
la distance de dix lieues. A droite, elle verse ses eaux dans deux
rivières qui coulent dans la direction qu'elle suit elle-même, le
Jourdain et l'Oronte. Ces fleuves prennent leur source au mont Liban,
qui est le centre de la Syrie et le point le plus élevé de cette
chaîne. De là, l'Oronte se dirige entre les montagnes et l'Arabie, du
sud au nord, et, après un cours de soixante lieues, se jette dans la
mer près du golfe d'Antioche. Comme cette rivière coule très-près du
pied des montagnes, elle ne reçoit qu'un petit nombre d'affluents. Le
Jourdain, qui prend naissance à vingt lieues de l'Oronte sur
l'Anti-Liban, coule du nord au sud. Il reçoit une dixaine d'affluents
de la chaîne de montagnes qui traversent la Syrie. Après soixante
lieues de cours, il va se perdre dans la mer morte.

Près des sources de l'Oronte, du côté de Balbeck, prennent naissance
deux petites rivières. L'une, appelée la Baradée, arrose la plaine de
Damas, et va mourir dans le lac de Bahar-el-Margî; l'autre, qui a
trente lieues de cours, a également sa source sur les hauteurs de
Balbeck, et se jette dans la Méditerranée près de Sour ou Tyr. Le pays
d'Alep est baigné par plusieurs ruisseaux qui, partis de l'Asie
mineure, viennent se réunir à l'Oronte. Le Koik, qui passe à Alep,
vient mourir dans un lac près de cette ville.

Il pleut en Syrie à peu près autant qu'en Europe. Ce pays est
très-sain, et offre les sites les plus agréables. Comme il est
composé de vallées et de petites montagnes, très-favorables au
pâturage, on y élève une grande quantité de bestiaux. On y voit aussi
des arbres de toute espèce, et surtout une grande quantité d'oliviers.
La Syrie serait très-propre à la culture de la vigne, tous les
villages chrétiens y font d'excellent vin.

Cette province est partagée en cinq pachalics; celui de Jérusalem, qui
comprend l'ancienne Terre-Sainte; et ceux d'Acre, de Tripoli, de Damas
et d'Alep. Alep et Damas sont incomparablement les deux plus grandes
villes. Sur les cent cinquante lieues de côtes que présente la Syrie,
on trouve la ville de Gaza (située à une lieue de la mer, sans trace
de rade ni de port); un très-beau plateau de deux lieues de tour
désigne l'emplacement qu'avait cette ville dans sa prospérité.
Aujourd'hui elle n'a que peu d'importance. Jaffa ou Joppé est le port
le plus voisin de Jérusalem, dont il est à quinze lieues. Outre le
port pour les bâtiments, il s'y trouve une rade foraine. Césarée
n'offre plus que des ruines. Acre a une rade foraine; mais la ville
est peu de chose, on y compte dix ou douze mille habitants. Sour ou
Tyr n'est plus qu'un village. Said, Baîrout, Tripoli, sont de petites
villes. Le point le plus important de toute cette côte, est le golfe
d'Alexandrette situé à vingt lieues d'Alep, à trente de l'Euphrate et
à trois cents d'Alexandrie. Il s'y trouve un mouillage pour les plus
grandes escadres. Tyr, que le commerce a porté autrefois à un si haut
degré de splendeur, et qui a été la métropole de Carthage, paraît
avoir dû, en partie, sa prospérité au commerce des Indes qui se
faisait, en remontant le golfe Persique et l'Euphrate, en passant par
Palmyre, Émesse, et en se dirigeant, selon les différentes époques,
sur Tyr ou sur Antioche.

Le point le plus élevé de toute la Syrie est le mont Liban, qui n'est
qu'une montagne du troisième ordre, couverte d'énormes pins; et dans
la Palestine, c'est le mont Thabor. L'Oronte et le Jourdain, qui sont
les plus grands fleuves de ces deux contrées, sont l'un et l'autre de
petites rivières.

La Syrie a été le berceau de la religion de Moïse et de celle de
Jésus; l'islamisme est né en Arabie. Ainsi le même coin de terre a
produit les trois cultes qui ont détruit le polythéisme, et porté sur
tous les points du globe, la connaissance d'un seul Dieu créateur.

Presque toutes les guerres des croisés, des XIe, XIIe et XIIIe
siècles, ont eu lieu en Syrie; et Saint-Jean d'Acre, Ptolémaïs, Joppé
et Damas en ont été principalement le théâtre. L'influence de leurs
armes, et leur séjour, qui s'y est prolongé pendant plusieurs siècles,
y a laissé dans la population des traces qui s'aperçoivent encore.

Il y a en Syrie beaucoup de juifs, qui accourent de toutes les parties
du monde pour mourir en la terre sainte de Japhet. Il s'y trouve aussi
beaucoup de chrétiens, dont les uns descendent des croisés, et les
autres sont des indigènes qui n'embrassèrent point le mahométisme,
lors de la conquête des Arabes. Ils sont confondus ensemble, et il
n'est plus possible de les distinguer. Chefamer, Nazareth, Bethléem et
une partie de Jérusalem ne sont peuplés que de chrétiens. Dans les
pachalics d'Acre et de Jérusalem ils sont, avec les juifs, supérieurs
en nombre aux musulmans. Sur le revers du mont Liban, sont les Druses,
nation dont la religion se rapproche beaucoup de celle des chrétiens.
A Damas et à Alep, les mahométans sont en grande majorité; il y existe
cependant un grand nombre de chrétiens syriaques. Les Mutualis,
mahométans de la secte d'Ali, qui habitent les bords de la rivière
qui, du Liban, coule vers Tyr, étaient autrefois nombreux et
puissants; mais, lors de l'expédition des Français en Syrie, ils
étaient fort déchus; les cruautés et vexations de Djezzar pacha en
avaient détruit un grand nombre. Cependant ceux qui restaient nous
rendirent de grands services et se distinguèrent par une rare
intrépidité. Toutes les traditions que nous avons sur l'ancienne
Égypte, portent sa population très-haut. Mais la Syrie ne peut, sous
ce rapport, avoir dépassé les proportions connues en Europe; car là,
comme dans les pays que nous habitons, il y a des rochers et des
terres incultes.

Au reste, la Syrie, comme tout l'empire turc, n'offre presque partout
que des ruines.


NOTE

SUR LES MOTIFS DE L'EXPÉDITION DE SYRIE.

Le principal but de l'expédition des Français en Orient était
d'abaisser la puissance anglaise. C'est du Nil que devait partir
l'armée qui allait donner de nouvelles destinées aux Indes. L'Égypte
devait remplacer Saint-Domingue et les Antilles, et concilier la
liberté des noirs avec les intérêts de nos manufactures; la conquête
de cette province entraînait la perte de tous les établissements
anglais en Amérique et dans la presqu'île du Gange. Les Français une
fois maîtres des ports d'Italie, de Corfou, de Malte et d'Alexandrie,
la Méditerranée devenait un lac français.

La révolution des Indes devait être plus ou moins prochaine, selon les
chances plus ou moins heureuses de la guerre; et les dispositions des
habitants de l'Arabie et de l'Égypte plus ou moins favorables, suivant
la politique qu'aurait adoptée la Porte dans ces nouvelles
circonstances; le seul objet dont on dût s'occuper immédiatement était
de conquérir l'Égypte et d'y former un établissement solide; aussi les
moyens pour y réussir étaient-ils les seuls prévus. Tout le reste
était considéré comme une conséquence nécessaire, on n'en avait que
pressenti l'exécution. L'escadre française, réarmée dans les ports
d'Alexandrie, approvisionnée et montée par des équipages exercés,
suffisait pour imposer à Constantinople. Elle pouvait, si on le
jugeait nécessaire, débarquer un corps de troupes à Alexandrette; et
l'on se serait trouvé, dans la même année, maître de l'Égypte, de la
Syrie, du Nil et de l'Euphrate. L'heureuse issue de la bataille des
Pyramides, la conquête de l'Égypte sans essuyer aucune perte sensible,
les bonnes dispositions des habitants, le dévouement des chefs de la
loi, semblaient d'abord assurer la prompte exécution de ces grands
projets. Mais bientôt la destruction de l'escadre française à Aboukir,
le contre-ordre donné par le directoire à l'expédition d'Irlande, et
l'influence des ennemis de la France sur la Porte, rendirent tout plus
difficile.

Cependant deux armées turques se réunissaient, l'une à Rhodes et
l'autre en Syrie, pour attaquer les Français en Égypte. Il paraît
qu'elles devaient agir simultanément dans le courant de mai, la
première en débarquant à Aboukir et la seconde en traversant le désert
qui sépare la Syrie de l'Égypte. On apprit dans les premiers jours de
janvier que Djezzar pacha venait d'être nommé seraskier de l'armée de
Syrie; que son avant-garde, sous les ordres d'Abdalla, était déja
arrivée à El-Arich, s'en était emparée et s'occupait à réparer ce fort
qui peut être considéré comme la clef de l'Égypte du côté de la Syrie.
Un train d'artillerie de quarante bouches à feu, servi par 1,200
canonniers, les seuls de l'empire qui fussent exercés à l'européenne,
venait de débarquer à Jaffa; des magasins considérables se formaient
en cette ville, et un grand nombre de bâtiments de transport, dont une
partie arrivait de Constantinople, étaient employés à cet effet. A
Gaza, on avait emmagasiné des outres; la renommée voulait qu'il y en
eût assez pour mettre une armée de 60,000 hommes à même de traverser
le désert.

Si les Français restaient tranquilles en Égypte, ils allaient être
attaqués à la fois par les deux armées; de plus il était à craindre
qu'un corps de troupes européennes ne se joignît à elles, et que le
moment de l'agression ne coïncidât avec des troubles intérieurs. Dans
ce cas, lors même que les Français auraient été vainqueurs, il ne leur
était pas possible de profiter de la victoire. Par mer, ils n'avaient
point de flotte; par terre, le désert de soixante-quinze lieues qui
sépare la Syrie de l'Égypte n'était point praticable pour une armée
dans la saison des grandes chaleurs.

Les règles de la guerre prescrivaient donc au général français de
prévenir ses ennemis, de traverser le grand désert pendant l'hiver, de
s'emparer de tous les magasins que l'ennemi avait formés sur les côtes
de la Syrie, d'attaquer et de détruire les troupes au fur et à mesure
qu'elles se rassemblaient.

D'après ce plan, les divisions de l'armée de Rhodes étaient obligées
d'accourir au secours de la Syrie; et l'Égypte restait tranquille, ce
qui nous permettait d'appeler successivement la plus grande partie de
nos forces en Syrie. Les Mamelucks de Mourah-Bey et d'Ibrahim-Bey, les
Arabes du désert de l'Égypte, les Druses du mont Liban, les Mutualis,
les Chrétiens de Syrie, tout le parti du cheick d'Ayer en Syrie,
pouvaient se réunir à l'armée maîtresse de cette contrée, et la
commotion se communiquait à toute l'Arabie. Les provinces de l'empire
ottoman qui parlent arabe, appelaient de leurs voeux un grand
changement, et attendaient un homme. Avec des chances heureuses on
pouvait se trouver sur l'Euphrate, au milieu de l'été, avec 100,000
auxiliaires, qui auraient eu pour réserve 25,000 vétérans français des
meilleures troupes du monde, et des équipages d'artillerie nombreux.
Constantinople alors se trouvait menacée; et si l'on parvenait à
rétablir des relations amicales avec la Porte, on pouvait traverser le
désert et marcher sur l'Indus à la fin de l'automne.


NOTE SUR JAFFA.

Jaffa, ville de 7 à 8,000 habitants, qui était l'apanage de la sultane
Validé, est située à seize lieues de Gaza, et à une lieue de la petite
rivière de Maar, qui, à son embouchure, n'est pas guéable.
L'enceinte, du côté de la terre, est formée par un demi-hexagone; un
des côtés regarde Gaza, l'autre le Jourdain, le troisième Acre, et un
quatrième longe la mer en forme de demi-cercle concave. Il y a un
port, en mauvais état pour les petits bâtiments, et une rade foraine
passable. Sur le Koich, est le couvent des Pères de la Terre-Sainte
(récollets chaussés), chargés du Nazareth et propriétaires de
plusieurs autres communautés en Palestine. L'enceinte de Jaffa
consiste en de grandes murailles flanquées de tours, sans fossés, ni
contrescarpes. Ces tours étaient armées d'artillerie, mais leur
aménagement était mal entendu, les canons maladroitement placés. Les
environs de Jaffa sont un vallon couvert de jardins et de vergers; il
s'y trouve beaucoup d'accidents de terrain qui permettent d'approcher
à une demi-portée de pistolet des remparts sans être aperçu. A une
grande portée de canon de Jaffa, est le rideau qui domine la campagne;
on y traça la ligne de contrevallation. C'était la position où devait
naturellement camper l'armée; mais comme elle était éloignée de l'eau
et exposée aux ardeurs du soleil, le rideau étant nu, on aima mieux se
placer dans des bosquets d'orangers en faisant garder la position
militaire par des postes.

Le mont Carmel est situé au promontoire de ce nom, à trois lieues
d'Acre, dont il forme l'extrême gauche de la baie. Il est escarpé de
tous côtés; à son sommet, il y a un couvent, et des fontaines; et sur
un rocher qui s'y trouve, on voit la trace d'un pied d'homme que la
tradition attribue à Élie, lorsqu'il monta au ciel. Ce mont domine
toute la côte, et les navires viennent le reconnaître lorsqu'ils
abordent en Syrie. A ses pieds, coule la rivière du Caisrum, dont
l'embouchure est à sept ou huit cents toises de Caiffa. Cette petite
ville, située au bord de la mer, renferme 3,000 habitants; elle a un
petit port, une enceinte à l'antique avec des tours, et est dominée de
très-près par les mamelons du Carmel. De l'embouchure du Caisrum pour
arriver à Acre, on longe les sables au bord de la mer. On les suit
pendant une lieue et demie, et l'on rencontre l'embouchure du Bélus,
petite rivière qui prend sa source sur les mamelons de Chefamer, et
dont les eaux coulent à peine. Elle est marécageuse à son embouchure,
et se jette dans la mer à quinze cents toises d'Acre. Elle passe à une
portée de fusil de la hauteur de Richard-Coeur-de-Lion, située sur sa
rive droite, à six cents toises de Saint-Jean-d'Acre.


NOTES

SUR LE SIÉGE DE SAINT-JEAN-D'ACRE.

Le siége de Saint-Jean-d'Acre peut se diviser en trois époques.

Première époque. Elle commence au 20 mars, jour où l'on ouvrit la
tranchée, et finit au premier avril. Dans cette période, nous avions
pour toute artillerie de siége, une caronade de 32, que le chef
d'escadron Lambert avait prise à Caiffa, en s'emparant de vive force
du canot du Tigre; mais il n'était pas possible de s'en servir avec
l'affût du canot, et nous manquions de boulets. Ces inconvénients
disparurent bientôt; en vingt-quatre heures, le parc d'artillerie
construisit un affût. Quant aux boulets, Sidney-Smith se chargea de
nous en procurer. On faisait de temps en temps paraître quelques
cavaliers ou quelques charrettes; alors ce commodore s'approchait en
faisant un feu roulant de toutes ses batteries; et les soldats, à qui
le directeur du parc d'artillerie donnait cinq sous par boulets,
couraient les ramasser. Ils étaient si habitués à cette manoeuvre,
qu'ils allaient les chercher au milieu de la canonnade et des rires
universels. Quelquefois aussi on faisait avancer une chaloupe, ou l'on
faisait mine de construire une batterie. C'est ainsi que l'on
recueillit des boulets, de 12 et de 32. Du reste, on avait de la
poudre; car le parc en avait apporté une certaine quantité du Caire;
de plus, on en avait trouvé à Jaffa et à Gaza. En résumé, tous nos
moyens en artillerie, y compris celle de campagne, consistaient en
quatre pièces de 12, approvisionnées à deux cents coups chaque, huit
obusiers, une caronade de 32, et une trentaine de pièces de quatre.

Le général du génie Samson, chargé de reconnaître la ville, revint en
assurant qu'elle n'avait ni contrescarpe, ni fossé. Il disait être
parvenu, de nuit, au pied du rempart, où il avait reçu un coup de
fusil qui l'avait grièvement blessé. Son rapport était inexact; il
avait effectivement touché un mur, mais non le rempart. On agit
malheureusement d'après les renseignements qu'il avait donnés. On se
flattait de l'espoir de prendre la ville en trois jours, car,
disait-on, elle est moins forte que Jaffa; sa garnison n'est que de 2
ou 3,000 hommes, et Jaffa, avec une étendue beaucoup moindre, en avait
8,000, lorsqu'on la prit.

Le 25 mars, en quatre heures de temps, la caronade et les quatre
pièces de 12 ouvrirent la tour, et on jugea la brèche praticable. Un
jeune officier du génie avec quinze sapeurs et vingt-cinq grenadiers,
fut chargé de monter à l'assaut pour en déblayer le pied, et
l'adjudant-commandant Laugier, qui se tenait dans la place d'armes à
cent toises de là, attendait que cette opération fût faite, pour
s'élancer sur la brèche. Les sapeurs sortis de derrière l'aquéduc,
eurent trente toises à faire, mais ils furent arrêtés court par une
contrescarpe de quinze pieds et un fossé qu'ils évaluèrent à plusieurs
toises. Cinq à six d'entre eux furent blessés, et le reste, en butte à
une épouvantable fusillade, rentra précipitamment dans la tranchée.

On plaça sur-le-champ un mineur pour faire sauter la contrescarpe. Au
bout de trois jours, c'est-à-dire le 28, la mine fut prête; les
mineurs annoncèrent que la contrescarpe sauterait. Cette opération
difficile se faisait sous le feu de tous les remparts, et d'une grande
quantité de mortiers qui, dirigés par d'excellents pointeurs, que les
équipages anglais avaient fournis, lançaient des bombes de toutes
parts. Tous nos mortiers de huit pouces et nos belles pièces que les
Anglais avaient prises, augmentèrent la défense de la place. La mine
joua le 28 mars, mais elle fit mal son effet; elle n'avait pas été
assez enfoncée et ne renversa que la moitié de la contrescarpe. Il en
restait encore huit pieds. Les sapeurs assurèrent néanmoins qu'il
n'en restait plus. L'officier d'état-major Mailly fut en conséquence
commandé avec un détachement de vingt-cinq grenadiers pour soutenir un
officier du génie qui, avec six sapeurs, se portait à la contrescarpe.
Par précaution, on s'était muni de trois échelles avec lesquelles on
la descendit. Comme on était inquiété par la fusillade, on attacha
l'échelle à la brèche, et les sapeurs et grenadiers aimèrent mieux
monter à l'assaut que d'en déblayer le pied. Ils firent annoncer à
Laugier, qui était prêt à les seconder avec deux bataillons, qu'ils
étaient dans le fossé, que la brèche était praticable et qu'il était
temps de les soutenir. Laugier accourut au pas de course; mais au
moment où il arrivait sur la contrescarpe, il rencontra les grenadiers
qui revenaient en disant que la brèche était trop haute de plusieurs
pieds, et que Mailly et plusieurs des leurs étaient tués.

Lorsque les Turcs avaient vu ce jeune officier attachant l'échelle, la
peur les avait pris et ils s'étaient enfuis au port; Djezzar même
s'était embarqué. Mais la mort de Mailly fit manquer toute
l'opération; les deux bataillons s'éparpillèrent pour riposter à la
fusillade. Laugier fut tué, et l'on perdit du monde sans aucun
résultat. Cet évènement fut très-funeste. C'est ce jour-là que la
ville devait être prise; depuis cette époque, il ne cessa d'y arriver
tous les jours des renforts de troupes, par mer.

Deuxième époque.--Du 1er avril au 27.--On ouvrit un nouveau puits de
mine, destiné à faire sauter la contrescarpe entière, afin que le
fossé ne présentât plus aucun obstacle. Ce qui avait été fait se
trouva inutile; il était plus aisé de faire un nouveau cheminement. Il
fallut aux mineurs huit jours. On fit sauter la contrescarpe,
opération qui réussit parfaitement. Le 12, on continua la mine sous le
fossé afin de faire sauter toute la tour. Il n'y avait plus moyen
d'espérer de s'y introduire par la brèche; l'ennemi l'avait remplie de
toute espèce d'artifice. On chemina encore pendant six jours. Les
assiégés s'en aperçurent et firent une sortie en trois colonnes. Celle
du centre avait en tête 200 Anglais; ils furent repoussés et un
capitaine de marins fut tué sur le puits de la mine.

C'est dans cette période que furent livrés les combats de Canaam, de
Nazareth, de Saffet et du Mont-Thabor. Le premier eut lieu le 9, le
deuxième le 11, et les autres le 13, et le 16. Ce fut ce même jour, 16
avril, que les mineurs estimèrent qu'ils étaient sous l'axe de la
tour. A cette époque, le contre-amiral Perrée était arrivé avec trois
frégates, d'Alexandrie à Jaffa; il avait débarqué deux mortiers et 6
pièces de 18 à Tintura. On en plaça deux pour combattre la petite île
qui flanquait la brèche, et les quatre autres furent dirigées contre
les remparts et les courtines à côté de la tour; on voulait, par le
bouleversement de cette tour, agrandir la brèche qu'on supposait
devoir être faite par la mine, car on craignait que l'ennemi n'eût
fait un retranchement intérieur et n'eût isolé la tour qui était
saillante.

Le 25, on mit le feu à la mine, mais un souterrain, qui était sous la
tour, trompa les calculs, et il n'en sauta que la partie qui était de
notre côté. L'effet fut d'enterrer 2 ou 300 Turcs et quelques pièces
de canon, car ils en avaient crénelé tous les étages et les
occupaient. On résolut de profiter du premier moment de surprise, et
trente hommes essayèrent de se loger dans la tour. Ne pouvant aller
outre, ils se maintinrent dans les étages inférieurs, tandis que
l'ennemi occupait les étages supérieurs, jusqu'au 26, où le général
Devaux fut blessé. On se décida alors à évacuer, afin de faire usage
de nos batteries contre cette tour ébranlée et de la détruire
tout-à-fait; le 27, Caffarelly mourut.

Troisième époque.--Du 27 avril au 20 mai.--L'ennemi sentit pendant
cette période qu'il était perdu, s'il restait sur la défensive. Les
contremines qu'il avait établies ne le rassuraient pas suffisamment.
Tous les créneaux de la muraille étaient détruits et les pièces
démontées par nos batteries. Trois mille hommes de renfort, qui
étaient entrés dans la place, avaient, il est vrai, réparé toutes les
pertes.

Mais l'imagination des Turcs était frappée de terreur, et l'on ne
pouvait plus obtenir d'eux qu'ils restassent sur la muraille et dans
la tour. Ils croyaient tout miné. Phellipeaux[7] traça des lignes de
contre-attaque; elles partirent du palais de Djezzar, et de la droite
du front d'attaque. Il mena en outre deux tranchées, comme deux côtés
de triangle, qui prenaient en flanc tous nos ouvrages. La supériorité
numérique des ennemis, la grande quantité de travailleurs de la ville,
et celle des ballots de coton dont ils formaient des épaulements,
hâtaient excessivement les travaux. En peu de jours, ils flanquèrent
de droite et de gauche toute la tour, après quoi ils élevèrent des
cavaliers, et y placèrent de l'artillerie de 24: on enleva et culbuta
plusieurs fois leur contre-attaque et leurs batteries, et l'on
encloua leurs pièces, mais jamais il ne fut possible de se maintenir
dans ces ouvrages; ils étaient trop dominés par les tours et la
muraille. On ordonna alors de saper contre eux, de sorte que leurs
travailleurs et les nôtres n'étaient séparés que par deux ou trois
toises de terrain, et marchaient les uns contre les autres. On établit
aussi des fougasses qui donnaient le moyen d'entrer dans le boyau
ennemi, et d'y détruire tout ce qui n'était pas sur ses gardes.

  [7] Émigré français, officier du génie.

C'est ainsi que le premier mai, deux heures avant le jour, on
s'empara, sans perte, de la partie la plus saillante de la
contre-attaque; vingt hommes de bonne volonté essayèrent, à la petite
pointe du jour, de se loger dans la tour, dont nos batteries avaient
tout-à-fait rasé les défenses; mais en ce moment l'ennemi sortit en
force par sa droite, et ses balles arrivant derrière le détachement,
qui cherchait à se loger sous les débris, l'obligèrent de se replier.
La sortie fut vivement repoussée: 5 à 600 assiégés furent tués, et un
grand nombre jetés dans la mer. Comme il ne restait plus rien de la
tour, on résolut d'attaquer une portion du rempart par la mine, afin
d'éviter le retranchement que l'ennemi avait construit. On fit sauter
la contrescarpe. La mine traversait déja le fossé, et commençait à
s'étendre sous l'escarpe, lorsque le 6 l'ennemi déboucha par une sape
que couvrait le fossé, surprit le masque de la mine, et en combla le
puits.

Le 7, 12,000 hommes, de nouvelles troupes, arrivèrent à l'ennemi.
Aussitôt qu'ils furent signalés, on calcula, d'après le vent, qu'ils
ne seraient pas débarqués de six heures: en conséquence, on fit jouer
une pièce de 24 qu'avait envoyée le contre-amiral Perrée; elle
renversa un pan de muraille à la droite de la tour qui était à notre
gauche. A la nuit, on se jette sur tous les travaux de l'ennemi, on
les comble, on égorge tout, on encloue les pièces, on monte à
l'assaut, on se loge sur la tour, on entre dans la place; enfin l'on
était maître de la ville, lorsque les troupes débarquées se
présentent, dans un nombre effrayant, pour rétablir le combat. Rambaut
est tué; 150 hommes périssent avec lui, ou sont pris, et Lannes est
blessé. Les assiégés sortent par toutes les portes, et prennent la
brèche à revers; mais là finit leur succès: on marcha sur eux, et
après les avoir rejetés dans la ville, et en avoir coupé plusieurs
colonnes, on se rétablit sur la brèche. On fit dans cette affaire 7 à
800 prisonniers, armés de baïonnettes européennes; ils venaient de
Constantinople. La perte de l'ennemi fut énorme, toutes nos batteries
tirèrent à mitraille sur lui; et nos succès parurent si grands, que le
10 à deux heures du matin, Napoléon commanda un nouvel assaut. Le
général Debon fut blessé à mort dans cette dernière action. Il y avait
20,000 hommes dans la place, et la maison de Djezzar et toutes les
autres étaient tellement remplies de monde, que nous ne pûmes pas
dépasser la brèche.

Dans de telles circonstances, quel parti devait prendre le général en
chef? D'un côté le contre-amiral Perrée qui revenait de croisière,
avait, pour la troisième fois, débarqué de l'artillerie, à Tintura.
Nous commencions à avoir assez de pièces pour espérer de réduire la
ville; mais, d'un autre côté, les prisonniers annonçaient que de
nouveaux secours partaient de Rhodes, quand ils s'étaient embarqués.
Les renforts reçus ou à recevoir par l'ennemi, pouvaient rendre le
succès du siége problématique; éloignés comme nous l'étions de France
et d'Égypte, nous ne pouvions plus faire de nouvelles pertes: nous
avions à Jaffa et au camp 1200 blessés; la peste était à notre
ambulance. Le 20 on leva le siége.



MÉMOIRES DE NAPOLÉON.



ÉGYPTE; MARS, AVRIL ET MAI 1799.

BATAILLE D'ABOUKIR.

  Tentatives d'insurrection contre les Français.--Mourah-Bey sort
     du désert de Nubie, et se porte dans la basse
     Égypte.--Mustapha-Pacha débarque à Aboukir et prend le
     fort.--Mouvement de l'armée française; Napoléon se porte sur
     Alexandrie.--Réunion de l'armée à Birketh; Napoléon marche
     contre l'armée turque.--Bataille d'Aboukir, le 25 juillet
     1799.


§ Ier.

Les habitants d'Égypte pendant l'expédition de Syrie se comportèrent
comme aurait pu le faire ceux d'une province française. Desaix, dans
la haute Égypte, continua à repousser les attaques des Arabes et à
garantir le pays des tentatives de Mourah-Bey qui, du fond du désert
de la Nubie, venait faire des incursions sur différents points de la
vallée. Sidney Smith, oubliant ce qu'il devait au caractère des
officiers français, avait fait imprimer un grand nombre de circulaires
et de libelles; et il les envoya aux différents généraux et
commandants restés en Égypte, leur proposant de retourner en France,
et assurant le passage, s'ils voulaient en profiter, pendant que _le
général en chef était en Syrie_. Ces propositions parurent tellement
extravagantes que l'opinion s'accrédita dans l'armée que ce commodore
était fou. Le général Dugua, commandant la basse Égypte, défendit
toute communication avec lui et repoussa ses insinuations avec
indignation.

Les forces françaises, qui étaient dans la basse Égypte,
s'augmentaient tous les jours des hommes qui sortaient des hôpitaux et
qui renforçaient les troisièmes bataillons des corps. Les
fortifications d'Alexandrie, Rosette, Rhamanieh, Damiette, Salahieh,
Belbeïs et des différents points du Nil, qu'on avait jugé à propos
d'occuper par des tours, se perfectionnèrent constamment pendant ces
trois mois. Le général Dugua n'eut à réprimer que des incursions
d'Arabes et quelques révoltes partielles; la masse des habitants
influencée par les scheicks et les ulemas resta soumise et fidèle. Le
premier évènement qui attira l'attention de ce général fut la révolte
de l'Émir-Hadji[8]. Les priviléges et les biens attachés à cette place
étaient très-considérables. Le général en chef avait autorisé
l'Émir-Hadji à s'établir dans le Charkièh pour complèter
l'organisation de sa maison. Il avait déja 300 hommes armés; il lui en
fallait 8 à 900, pour suffire à l'escorte de la caravane des pélerins
de la Mecque. Il fut fidèle au _sultan Kébir_ jusqu'à la bataille du
Mont-Thabor; mais Djezzar, étant parvenu à communiquer avec lui par la
côte, et à lui faire savoir que les armées de Damas et des Naplousains
cernaient les Français au camp d'Acre, que ceux-ci affaiblis, par le
siége, étaient perdus sans ressource. Il désespéra de la cause
française, prêta l'oreille aux propositions de Djezzar, et chercha à
faire sa paix en rendant quelques services. Le 15 avril ayant reçu
encore de fausses nouvelles par un émissaire de Djezzar, il déclara sa
révolte par une proclamation dans tout le Charkièh. Il annonçait que
le sultan Kébir avait été tué devant Acre, et l'armée française prise
tout entière. La masse de la province resta sourde à ces insinuations.
Cinq ou six villages seulement, arborèrent le drapeau de la révolte,
et ses forces n'augmentèrent que de 400 cavaliers, d'une tribu
d'Arabes.

  [8] Prince de la caravane de la Mecque.

Le général Lanusse, avec sa colonne mobile, partit du Delta, passa le
Nil et marcha contre l'Émir-Hadji; après diverses petites affaires et
différents mouvements il réussit à le cerner, l'attaqua vivement, mit
à mort tout ce qui voulut se défendre, dispersa les Arabes, et brûla,
pour faire un exemple, le village qui était le plus coupable.
L'Émir-Hadji se sauva, lui quinzième, par le désert, et parvint à
gagner Jérusalem.

Pendant que ces évènements se passaient dans le Charkieh, d'autres
plus importants avaient lieu dans le Bahireh. Un homme du désert de
Derne, jouissant d'une grande réputation de sainteté parmi les Arabes
de sa tribu, s'imagina ou voulut faire croire qu'il était l'ange
Elmody, que le prophète promet dans le Koran, d'envoyer au secours des
fidèles, dans les circonstances les plus critiques. Cette opinion
s'accrédita dans la tribu; cet homme avait toutes les qualités propres
à exciter le fanatisme de la populace. Il était parvenu à faire
accroire qu'il vivait de sa substance et par la grace spéciale du
prophète. Tous les jours à l'heure de la prière et devant tous les
fidèles, on lui portait une jatte de lait; il y trempait ses doigts
et les passait sur ses lèvres, c'était, disait-il, la seule nourriture
qu'il prenait. Il se forma une garde de 120 hommes de sa tribu, bien
armés et très-fanatisés. Il se rendit à la grande oasis, où il trouva
une caravane de pélerins, de 400 Maugrebins de Fez; il s'annonça comme
l'ange Elmody, ils le crurent et le suivirent. Ces 400 hommes étaient
bien armés, et avaient un bon nombre de chameaux; il se trouva ainsi à
la tête de 5 à 600 hommes et se dirigea sur Damanhour, où il surprit
60 hommes de la légion nautique, les égorgea, s'empara de leurs fusils
et d'une pièce de 4. Ce succès accrut le nombre de ses partisans; il
parcourut alors les mosquées de Damanhour et des villages
circonvoisins, et du haut de la chaire, qui sert aux lecteurs du
Koran, il annonça sa mission divine. Il se disait incombustible et à
l'abri des balles, il assurait que tous ceux qui marcheraient avec lui
n'auraient rien à craindre des fusils, baïonnettes et canons des
Français. Il était l'ange Elmody! il persuada et recruta dans le
Bahireh, 3 ou 4,000 hommes, parmi lesquels il en trouva 4 ou 500 bien
armés. Il arma les autres de grandes piques et de pelles, et les
exerça à jeter de la poussière contre l'ennemi, en déclarant que cette
poussière bénie rendrait vains tous les efforts des Français contre
eux.

Le colonel Lefebvre, qui commandait à Rhamanieh, laissa 50 hommes dans
le fort, et partit avec 200 hommes pour reprendre Damanhour. L'ange
Elmody marcha à sa rencontre; le colonel Lefebvre fut cerné par les
forces supérieures de l'ange. L'affaire s'engagea, et au moment où le
feu était le plus vif entre les Français et les hommes armés de
l'ange, des colonnes de fellahs débordèrent ses flancs et se jetèrent
sur ses derrières, en formant des nuées de poussière. Le colonel
Lefebvre ne put rien faire, perdit quelques hommes, en tua un plus
grand nombre et reprit sa position de Rhamanieh. Les blessés et les
parents des morts murmurèrent et firent de vifs reproches à l'ange
Elmody. Il leur avait dit que les balles des Français n'atteindraient
aucun de ses sectaires, et cependant un grand nombre avaient été tués
et blessés! Il fit taire ces murmures en s'appuyant du Koran et de
plusieurs prédictions; il soutint qu'aucun de ceux qui avaient été en
avant, pleins de confiance en ses promesses, n'avait été tué, ni
blessé; mais que ceux qui avaient reculé, parce que la foi n'était pas
entière dans leur coeur, avaient été punis par le prophète; cet
évènement qui devait ouvrir les yeux sur son imposture, consolida son
pouvoir; il régna alors à Damanhour. Il était à craindre que tout le
Bahireh, et insensiblement les provinces voisines ne se soulevassent;
mais une proclamation des scheicks du Caire arriva à temps, et empêcha
une révolte générale.

Le général Lanusse traversa promptement le Delta; et de la province de
Charkieh se porta dans le Bahireh, où il arriva le 8 mai. Il marcha
sur Damanhour, et battit les troupes de l'ange Elmody. Tout ce qui
n'était pas armé se dissipa et regagna ses villages. Il fit main basse
sur les fanatiques, en passa 1500 par les armes, et dans ce nombre se
trouva l'ange Elmody lui-même. Il prit Damanhour et la tranquillité du
Bahireh fut rétablie.

A la nouvelle que l'armée française avait repassé le désert et
retournait en Égypte, la consternation fut générale dans tout
l'Orient, les Druses, les Mutualis, les chrétiens de Syrie, les
partisans d'Ayer, n'obtinrent la paix de Djezzar qu'en faisant de
grands sacrifices d'argent. Djezzar fut moins cruel que par le
passé; presque toute sa maison militaire avait été tuée dans
Saint-Jean-d'Acre, et ce vieillard survivait à tous ceux qu'il avait
élevés. La peste qui faisait de grands ravages dans cette ville,
augmentait encore ses malheurs et portait le dernier coup à sa
puissance. Il ne sortit point de son pachalic.

Le pacha de Jérusalem reprit possession de Jaffa. Ibrahim-Bey avec 400
Mamelucks qui lui restaient vint prendre position à Gaza; il y eut
quelques pourparlers et quelques coups de sabre, avec la garnison
d'El-Arich.


§ II.

Elfy-Bey et Osman-Bey avec 300 Mamelucks, un millier d'Arabes, et un
millier de chameaux portant leurs femmes et leurs richesses,
descendirent par le désert entre la rive droite du Nil et la mer
Rouge, et arrivèrent dans les premiers jours de juillet à l'oasis de
Sebabiar; ils attendaient Ibrahim-Bey qui devait venir les joindre de
Gaza, et ainsi réunis ils voulaient soulever tout le Charkieh,
pénétrer dans le Delta, et se porter sur Aboukir.

Le général de brigade Lagrange partit du Caire, avec une brigade et la
moitié du régiment des dromadaires; il arriva en présence de l'ennemi
dans la nuit du 9 au 10 juillet, manoeuvra avec tant d'habileté, qu'il
cerna le camp d'Osman-Bey et d'Elfy-Bey, prit leurs mille chameaux et
leurs familles, tua Osman-Bey, cinq ou six catchefs et une centaine de
Mamelucks. Le reste s'éparpilla dans le désert, et Elfy-Bey regagna la
Nubie. Ibrahim-Bey prévenu de cet évènement ne quitta point Gaza.

Mourah-Bey avec le reste des Mamelucks, montant à 4 ou 500 hommes,
arriva dans le Fayoume, et de là se porta par le désert sur le lac
Natron, où il devait être joint par 2 à 3,000 Arabes du Baireh et du
désert de Derne, et marcher sur Aboukir, lieu désigné pour le
débarquement d'une grande armée turque. Il devait conduire à cette
armée des chameaux, des chevaux, et la servir de son influence.

Le général Murat partit du Caire, arriva au lac Natron, attaqua
Mourah-Bey, et lui prit un catchef et une cinquantaine de Mamelucks.
Mourah-Bey vivement poursuivi, et n'ayant, d'ailleurs, aucune nouvelle
de l'armée qui devait débarquer à Aboukir, et que les vents avaient
retardée, retourna sur ses pas, cherchant son salut dans le désert.
Dans la journée du 13, il arriva aux Pyramides; on dit qu'il monta sur
la plus haute, et qu'il y resta une partie de la journée à considérer
avec sa lunette toutes les maisons du Caire et sa belle campagne de
Gizeh. De toute la puissance des Mamelucks, il ne lui restait plus que
quelques centaines d'hommes découragés, fugitifs et délabrés!

Aussitôt que le général en chef fut instruit de sa présence sur ce
point, il partit à l'heure même, arriva aux Pyramides; mais
Mourah-Bey s'enfonça dans le désert, se dirigeant sur la grande oasis.
On lui prit quelques chameaux et quelques hommes.


§ III.

Le 14 juillet, le général en chef apprit que Sidney-Smith avec deux
vaisseaux de ligne anglais, plusieurs frégates, plusieurs vaisseaux de
guerre turcs et cent vingt ou cent cinquante bâtiments de transport,
avait mouillé le 12 juillet au soir dans la rade d'Aboukir. Le fort
d'Aboukir était armé, approvisionné et en bon état; il y avait 400
hommes de garnison et un chef de confiance. Le général de brigade
Marmont, qui commandait à Alexandrie et dans toute la province,
répondait de la défense du fort, pendant le temps qui serait
nécessaire à l'armée pour arriver. Mais ce général avait commis une
grande faute: au lieu de raser le village d'Aboukir, comme le général
en chef le lui avait ordonné, et d'augmenter les fortifications du
fort en y construisant un glacis, un chemin couvert et une bonne
demi-lune en maçonnerie, le général Marmont avait pris sur lui de
conserver ce village, qui avait de bonnes maisons et qui lui parut
nécessaire pour servir de cantonnement aux troupes; et il avait fait
établir, par le colonel Cretin, une redoute de cinquante toises de
côté, en avant du village, à peu près à quatre cents toises du fort.
Cette redoute lui parut protéger suffisamment le fort et le village.
Le peu de largeur de l'isthme, qui dans ce point n'avait pas plus de
quatre cents toises, lui faisait croire qu'il était impossible de
passer et d'entrer dans le village sans s'emparer de la redoute. Ces
dispositions étaient vicieuses, puisque c'était faire dépendre la
sûreté du fort important d'Aboukir, qui avait une escarpe et une
contrescarpe de fortification permanente, d'un ouvrage de campagne qui
n'était pas flanqué et n'était pas même palissadé.

Mustapha-Pacha envoya ses embarcations dans le lac Madieh, s'empara de
la traille qui servait à la communication d'Alexandrie à Rosette, et
opéra son débarquement sur le bord de ce lac. Le 14, les chaloupes
canonnières anglaises et turques entrèrent dans le lac Madieh et
canonnèrent la redoute. Plusieurs pièces de campagne que débarquèrent
les Turcs furent disposées pour contrebattre les quatre pièces qui
défendaient cet ouvrage; et lorsqu'il fut jugé suffisamment battu, les
Turcs le cernèrent, le kandjar au poing, montèrent à l'assaut, s'en
emparèrent et firent prisonniers ou tuèrent les 300 Français, que le
commandant d'Aboukir y avait placés; lui-même y fut tué. Ils prirent
possession alors du village; il ne restait plus dans le fort que 100
hommes et un mauvais officier, qui, intimidé par les immenses forces
qui l'environnaient et la prise de la redoute, eut la lâcheté de
rendre le fort, évènement malheureux qui déconcerta tous les
calculs[9].

  [9] Le village d'Aboukir environne le fort, il est à l'extrémité
  de la presqu'île. A quatre cents toises du fort s'élève un petit
  mamelon qui le domine. La presqu'île n'a, en cet endroit, au plus
  que quatre cents toises de large. C'est là que Marmont avait fait
  construire une redoute. Le village est assez considérable, les
  maisons sont en pierre. Le fort d'Aboukir était fermé par un
  rempart avec fossé taillé dans le roc; dans l'intérieur, il avait
  de grosses tours et des magasins voûtés, reste de très-anciennes
  constructions. Il est environné de tous côtés de rochers qui se
  prolongent dans la mer, et le rendent directement inabordable par
  la haute mer. A quelques centaines de toises se trouve une petite
  île, où l'on pourrait établir un fort qui protégerait quelques
  vaisseaux de guerre.


§ IV.

Cependant aussitôt que Napoléon fut instruit du débarquement des
Turcs, il se porta à Giseh et expédia des ordres dans toute l'Égypte.
Il coucha le 15 à Wardan, le 17 à Alkam, le 18 à Chabour, le 19 à
Rhamanieh, faisant ainsi quarante lieues en quatre jours. Le convoi
qui avait été signalé à Aboukir était considérable; et tout faisait
penser qu'il y avait, indépendamment d'une armée turque, une armée
anglaise; dans l'incertitude, le général en chef raisonna comme s'il
en était ainsi.

Les divisions Murat, Lannes, Bon, partirent du Caire, en laissant une
bonne garnison dans la citadelle et dans les différents forts; la
division Kléber partit de Damiette. Le général Régnier, qui était dans
le Charkieh, eut ordre de laisser une colonne de 600 hommes,
infanterie, cavalerie et artillerie, y compris les garnisons de
Belbeis, Salahieh, Cathieh et El-Arich, et de se diriger sur
Rhamanieh. Les différents généraux qui commandaient les provinces se
portèrent avec leurs colonnes et ce qu'ils avaient de disponible, sur
ce point. Le général Desaix eut ordre d'évacuer la haute Égypte, d'en
laisser la garde aux habitants et d'arriver en toute diligence sur le
Caire; de sorte que, s'il était nécessaire, toute l'armée, qui
comptait 25,000 hommes, dont plus de 3,000 hommes d'excellente
cavalerie, et soixante pièces de campagne bien attelées, était en
mouvement pour se réunir devant Aboukir. Le nombre des troupes qui
furent laissées au Caire, compris les malingres et dépôts, n'était pas
de plus de 8 à 900 hommes.

Le général en chef avait l'espoir de détruire l'armée qui débarquait à
Aboukir, avant que celle de Syrie, s'il s'en était formé une nouvelle
depuis deux mois qu'il avait quitté cette contrée, pût arriver devant
le Caire. On savait par notre avant-garde, qui était à El-Arich, que
rien de ce qui devait former cette armée n'était encore arrivé à Gaza;
il était toutefois nécessaire d'agir comme si l'ennemi, pendant qu'il
débarquait à Alexandrie, avait une armée en marche sur El-Arich; et il
était important que le général Desaix eût évacué la haute Égypte et
fût arrivé au Caire, avant que l'armée de Syrie, si toutefois il y en
avait une et qu'elle se hasardât à passer le désert, pût y arriver
elle-même.

Dans cette circonstance, les scheiks de Gemil-Azar firent des
proclamations pour éclairer les peuples sur les mouvements qui
s'opéraient, et empêcher qu'on ne crût que les Français évacuaient
l'Égypte; ils firent connaître qu'au contraire le sultan Kébir était
constant dans ses sollicitudes pour elle. C'est ce qui l'avait porté à
passer le désert pour aller détruire l'armée turque qui venait la
ravager; qu'aujourd'hui qu'une autre armée était arrivée, sur des
vaisseaux, à Aboukir, il marchait avec son activité ordinaire pour
s'opposer au débarquement et éviter à l'Égypte les calamités qui
pèsent toujours sur un pays qui est le théâtre de la guerre.


§ V.

Arrivé à Rhamanieh, Napoléon reçut, le 20 juillet, des nouvelles
d'Alexandrie, qui donnaient le détail du débarquement de l'ennemi, de
l'attaque et de la prise de la redoute, et de la capitulation du fort.
On annonçait que l'ennemi n'avait pas encore avancé et qu'il
travaillait à des retranchements, consistant en deux lignes, l'une qui
réunissait la redoute à la mer par des retranchements; l'autre à trois
quarts de lieue en avant, avait la droite et la gauche soutenues par
deux monticules de sable, l'un dominant le lac Madieh, et l'autre
appuyé à la Méditerranée; que l'inactivité de l'ennemi depuis cinq
jours qu'il avait pris la redoute était fondée, suivant les uns, sur
ce qu'il attendait l'arrivée d'une armée anglaise venant de Mahon;
suivant les autres, sur ce que Mustapha avait refusé de marcher sur
Alexandrie, sans artillerie et sans cavalerie, sachant que cette place
était fortifiée et armée d'une immense artillerie; qu'il attendait
Mourah-Bey, qui devait lui amener plusieurs milliers d'hommes de
cavalerie et plusieurs milliers de chameaux; que l'armée turque était
évaluée à 20 ou 25,000 hommes; que l'on voyait sur la plage une
trentaine de bouches à feu, modèle français, pareilles à celles prises
à Jaffa; qu'il n'avait aucun attelage; et que toute sa cavalerie
consistait en 2 ou 300 chevaux, appartenant aux officiers que l'on
avait formés en pelotons pour fournir des gardes aux postes avancés.

Les évènements survenus à Mourah-Bey déconcertaient tous les projets
de l'ennemi; les Arabes du Bahireh, parmi lesquels nous avions
beaucoup de partisans, craignirent de s'exposer à la vengeance de
l'armée française; ils ne témoignaient pas une grande confiance dans
les succès des Turcs, que d'ailleurs ils voyaient dépourvus
d'attelages et de cavalerie.

Les fortifications que l'armée turque faisait sur la presqu'île
d'Aboukir, portaient à penser qu'elle voulait prendre ce point pour
centre de ses opérations; elle pouvait de là se diriger sur Alexandrie
ou sur Rosette.

Le général en chef jugea devoir prendre le point de Birket pour centre
de ses mouvements. Il y envoya le général Murat avec son avant-garde
pour y prendre position; le village de Birket est à la tête du lac
Madieh. De là on pouvait fondre sur le flanc droit de l'armée ennemie,
si elle se dirigeait sur Rosette, et l'attaquer entre le lac Madieh et
le Nil, ou tomber sur son flanc gauche, si elle marchait sur
Alexandrie.

Pendant que toutes les colonnes se réunissaient à Rhamanieh, le
général en chef se rendit à Alexandrie; il fut satisfait de la bonne
situation où se trouvait cette place importante, qui renfermait tant
de munitions et des magasins si considérables, et il rendit une
justice publique aux talents et à l'activité du colonel du génie
Cretin.

La contenance de l'ennemi faisait ajouter foi aux bruits que ses
partisans répandaient qu'il attendait l'armée anglaise; il était donc
important de l'attaquer et de le battre avant son arrivée. Mais la
marche du général en chef avait été si rapide, les distances étaient
si grandes, qu'il n'y avait encore de réunis que 5 à 6,000 hommes. Il
fallait douze à quinze jours de plus pour pouvoir rassembler toute
l'armée, excepté la division Desaix à laquelle il fallait vingt jours.

Le général en chef résolut de se porter en avant avec ce qu'il avait
de troupes et d'aller reconnaître l'ennemi: celui-ci n'ayant ni
cavalerie, ni artillerie mobile, ne pouvait point l'engager dans une
affaire sérieuse; son projet était, si l'ennemi était nombreux et bien
établi, de prendre une position parallèle, appuyant la droite au lac
Madieh, la gauche à la mer, et de s'y fortifier par des redoutes. Par
ce moyen, il tiendrait l'ennemi bloqué sur la presqu'île,
l'empêcherait d'avoir aucune communication avec l'Égypte, et serait à
même d'attaquer l'armée turque lorsque la plus grande partie de
l'armée française serait arrivée.

Napoléon partit le 24 d'Alexandrie, et vint camper au Puits, moitié
chemin de l'isthme, et y fut rejoint par toutes les troupes qui
étaient à Birket.

Les Turcs, qui n'avaient point de cavalerie, ne pouvaient s'éclairer;
ils étaient contenus par les grandes gardes de hussards et de
chasseurs, que la garnison d'Alexandrie avait placées dès les premiers
jours du débarquement. On nourrissait donc quelque espérance de
surprendre l'armée ennemie. Mais une compagnie de sapeurs, escortant
un convoi d'outils et partie d'Alexandrie fort tard le 24, dépassa les
feux de l'armée française et tomba dans ceux de l'armée turque, à dix
heures du soir. Aussitôt que les sapeurs s'en aperçurent, ils se
sauvèrent pour la plupart, mais dix furent pris, et par eux, les
Turcs apprirent que le général en chef et l'armée, étaient vis-à-vis
d'eux. Ils passèrent toute la nuit à faire leurs dernières
dispositions, et nous les trouvâmes, le 25, préparés à nous recevoir.

Le général en chef changea alors ses premiers projets, et résolut
d'attaquer à l'heure même, sinon pour s'emparer de toute la
presqu'île, du moins pour obliger l'ennemi à reployer sa première
ligne derrière la seconde, ce qui permettrait aux Français d'occuper
la position de cette première ligne et de s'y retrancher. L'armée
turque ainsi resserrée, il devenait facile de l'écraser de bombes,
d'obus et de boulets, nous avions dans Alexandrie des moyens
d'artillerie immenses.

Le général Lannes avec 1,800 hommes, fit ses dispositions pour
attaquer la gauche de l'ennemi; Destaing avec un pareil nombre de
troupes se disposa à attaquer la droite; Murat avec toute la cavalerie
et une batterie légère se partagea en trois corps, la gauche, la
droite et la réserve. Les tirailleurs de Lannes et Destaing
s'engagèrent bientôt avec les tirailleurs ennemis. Les Turcs
maintinrent le combat avec succès, jusqu'au moment où le général
Murat, ayant pénétré par leur centre, dirigea sa gauche sur les
derrières de leur droite, et sa droite sur les derrières de leur
gauche, coupant ainsi la communication de la première ligne avec la
deuxième. Les troupes turques perdirent alors contenance, et se
portèrent en tumulte sur leur deuxième ligne. Ce corps était de 9 à
10,000 hommes. L'infanterie turque est brave, mais elle ne garde aucun
ordre, et ses fusils n'ont point de baïonnette; elle a d'ailleurs le
sentiment profond de son infériorité en plaine contre la cavalerie.
Cette infanterie, rencontrée au milieu de la plaine par notre
cavalerie, ne put rejoindre la deuxième ligne, et fut jetée, la droite
dans la mer, et la gauche dans le lac Madieh. Les colonnes de Lannes
et de Destaing, qui s'étaient portées sur les hauteurs que venait de
quitter l'ennemi, en descendirent au pas de charge, et les
poursuivirent l'épée dans les reins. On vit alors un spectacle unique.
Ces 10,000 hommes, pour échapper à notre cavalerie et à notre
infanterie, se précipitèrent dans l'eau; mitraillés par notre
artillerie, ils s'y noyèrent presque tous! On dit qu'une vingtaine
d'hommes seulement parvinrent à se sauver à bord des chaloupes. Un si
grand succès, qui nous avait coûté si peu, donna l'espérance de forcer
la deuxième ligne. Le général en chef se porta en avant pour la
reconnaître avec le colonel Cretin. La gauche était la partie la plus
faible.

Le général Lannes eut l'ordre de former ses troupes en colonnes, de
couvrir de tirailleurs les retranchements de la gauche de l'ennemi,
et, sous la protection de toute son artillerie, de longer le lac,
tourner les retranchements, et se jeter dans le village. Murat avec
toute sa cavalerie se plaça en colonne serrée derrière Lannes, devant
répéter la même manoeuvre que pour la première ligne, et, aussitôt que
Lannes aurait forcé les retranchements, se porter sur les derrières de
la redoute de la droite des Turcs. Le colonel Cretin, qui connaissait
parfaitement les localités, lui fut donné pour diriger sa marche. Le
général Destaing fut destiné à faire de fausses attaques pour attirer
l'attention de la droite de l'ennemi.

Toutes ces dispositions furent couronnées par les plus heureux succès.
Lannes força les retranchements au point où ils joignaient le lac, et
se logea dans les premières maisons du village; la redoute et toute la
droite de l'ennemi étaient couvertes de tirailleurs.

Mustapha-Pacha était dans la redoute: aussitôt qu'il s'aperçut que le
général Lannes était sur le point d'arriver au retranchement et de
tourner sa gauche, il fit une sortie, déboucha avec 4 ou 5,000
hommes, et par-là sépara notre droite de notre gauche, qu'il prenait
en flanc en même temps qu'il se trouvait sur les derrières de notre
droite. Ce mouvement aurait arrêté court Lannes; mais le général en
chef, qui se trouvait au centre, marcha avec la 69e, contint l'attaque
de Mustapha, lui fit perdre du terrain, et par-là rassura entièrement
les troupes du général Lannes, qui continuèrent leur mouvement; la
cavalerie, ayant alors débouché, se trouva sur les derrières de la
redoute. L'ennemi se voyant coupé, se mit aussitôt dans le plus
affreux désordre. Le général Destaing marcha au pas de charge sur les
retranchements de droite. Toutes les troupes de la deuxième ligne
voulurent alors regagner le fort, mais elles se rencontrèrent avec
notre cavalerie, et il ne se fût point sauvé un seul Turc sans
l'existence du village: un assez grand nombre eurent le temps d'y
arriver; 3 ou 4,000 Turcs furent jetés dans la mer. Mustapha, tout son
état-major et un gros de 12 à 1,500 hommes, furent cernés et faits
prisonniers. La 69e entra la première dans la redoute.

Il était quatre heures après midi: nous étions maîtres de la moitié du
village, de tout le camp de l'ennemi, qui avait perdu 14 ou 15,000
hommes, il lui en restait 3 ou 4,000 qui occupaient le fort et se
barricadaient dans une partie du village. La fusillade continua toute
la journée. Il ne fut pas jugé possible, sans s'exposer à une perte
énorme, de forcer l'ennemi dans les maisons qu'il occupait, protégé
par le fort. On prit position, et le génie et l'artillerie reconnurent
les endroits les plus avantageux pour placer des pièces de gros
calibre, afin de raser les défenses de l'ennemi, sans s'exposer à une
plus grande perte. Mustapha-Pacha ne s'était rendu prisonnier qu'après
s'être vaillamment défendu. Il avait été blessé à la main. La
cavalerie eut la plus grande part au succès de cette journée. Murat
fut blessé d'un coup de tromblon à la tête; le brave Duvivier fut tué
d'un coup de kandjiar. Cretin était tombé mort, percé d'une balle, en
conduisant la cavalerie. Guibert, aide-de-camp du général en chef,
frappé d'un boulet à la poitrine, mourut peu après le combat. Notre
perte se monta à environ 300 hommes. Sidney-Smith, qui faisait les
fonctions de major-général du pacha, et qui avait choisi les positions
qu'avait occupées l'armée turque, faillit être pris; il eut beaucoup
de peine à rejoindre sa chaloupe.

La 69e s'était mal comportée dans un assaut à St-Jean-d'Acre, et le
général en chef, mécontent, l'avait mise à l'ordre du jour et avait
ordonné qu'elle traverserait le désert la crosse en l'air et escortant
les malades; par sa belle conduite à la bataille d'Aboukir, elle
reconquit son ancienne réputation.



PIÈCES JUSTIFICATIVES.


_Lettre du général Bonaparte,_

_Au Directoire exécutif._

    Au Caire, le 6 thermidor an VI (24 juillet 1798).

Le 19 messidor, l'armée partit d'Alexandrie. Elle arriva à Damanhour
le 20, souffrant beaucoup à travers ce désert de l'excessive chaleur
et du manque d'eau.

_Combat de Rahmanieh._

Le 22, nous rencontrâmes le Nil à Rahmanieh, et nous nous rejoignîmes
avec la division du général Dugua, qui était venue par Rosette en
faisant plusieurs marches forcées.

La division du général Desaix fut attaquée par un corps de 7 à 800
Mamelucks, qui après une canonnade assez vive, et la perte de quelques
hommes, se retirèrent.

_Bataille de Chebrheis._

Cependant j'appris que Mourah-Bey, à la tête de son armée composée
d'une grande quantité de cavalerie, ayant huit ou dix grosses
chaloupes canonnières, et plusieurs batteries sur le Nil, nous
attendait au village de Chebrheis. Le 24 au soir, nous nous mîmes en
marche pour nous en approcher. Le 25, à la pointe du jour, nous nous
trouvâmes en présence.

Nous n'avions que 200 hommes de cavalerie éclopés et harassés encore
de la traversée; les Mamelucks avaient un magnifique corps de
cavalerie, couvert d'or et d'argent, armé des meilleures carabines et
pistolets de Londres, des meilleurs sabres de l'Orient, et montés
peut-être sur les meilleurs chevaux du continent.

L'armée était rangée, chaque division formant un bataillon carré,
ayant les bagages au centre et l'artillerie dans les intervalles des
bataillons. Les bataillons rangés, les deuxième et quatrième divisions
derrière les première et troisième. Les cinq divisions de l'armée
étaient placées en échelons, se flanquant entre elles, et flanquées
par deux villages que nous occupions.

Le citoyen Perrée, chef de division de la marine, avec trois chaloupes
canonnières, un chébec et une demi-galère, se porta pour attaquer la
flottille ennemie. Le combat fut extrêmement opiniâtre. Il se tira de
part et d'autre plus de quinze cents coups de canon. Le chef de
division Perrée a été blessé au bras d'un coup de canon, et, par ses
bonnes dispositions et son intrépidité, est parvenu à reprendre trois
chaloupes canonnières et la demi-galère que les Mamelucks avaient
prises, et à mettre le feu à leur amiral. Les citoyens Monge et
Berthollet, qui étaient sur le chébec, ont montré dans des moments
difficiles beaucoup de courage. Le général Andréossy, qui commandait
les troupes de débarquement, s'est parfaitement conduit.

La cavalerie des Mamelucks inonda bientôt toute la plaine, déborda
toutes nos ailes, et chercha de tous côtés sur nos flancs et nos
derrières le point faible pour pénétrer; mais partout elle trouva que
la ligne était également formidable, et lui opposait un double feu de
flanc et de front. Ils essayèrent plusieurs fois de charger, mais sans
s'y déterminer. Quelques braves vinrent escarmoucher; ils furent reçus
par des feux de pelotons de carabiniers placés en avant des
intervalles des bataillons. Enfin, après être restés une partie de la
journée à demi-portée de canon, ils opérèrent leur retraite, et
disparurent. On peut évaluer leur perte à 300 hommes tués ou blessés.

Nous avons marché pendant huit jours, privés de tout, et dans un des
climats les plus brûlants du monde.

Le 2 thermidor au matin, nous aperçûmes les Pyramides.

Le 2 au soir, nous nous trouvions à six lieues du Caire; et j'appris
que les vingt-trois beys, avec toutes leurs forces, s'étaient
retranchés à Embabeh, et qu'ils avaient garni leurs retranchements de
plus de soixante pièces de canon.

_Bataille des Pyramides._

Le 3, à la pointe du jour, nous rencontrâmes les avant-gardes, que
nous repoussâmes de village en village.

A deux heures après midi, nous nous trouvâmes en présence des
retranchements et de l'armée ennemie.

J'ordonnai aux divisions des généraux Desaix et Reynier de prendre
position sur la droite entre Djyzeh et Embabeh, de manière à couper à
l'ennemi la communication de la haute Égypte, qui était sa retraite
naturelle. L'armée était rangée de la même manière qu'à la bataille de
Chebrheis.

Dès l'instant que Mourah-Bey s'aperçut du mouvement du général Desaix,
il se résolut à le charger, et il envoya un de ses beys les plus
braves avec un corps d'élite qui, avec la rapidité de l'éclair,
chargea les deux divisions. On le laissa approcher jusqu'à cinquante
pas, et on l'accueillit avec une grêle de balles et de mitraille, qui
en fit tomber un grand nombre sur le champ de bataille. Ils se
jetèrent dans l'intervalle que formaient les deux divisions, où ils
furent reçus par un double feu qui acheva leur défaite.

Je saisis l'instant, et j'ordonnai à la division du général Bon, qui
était sur le Nil, de se porter à l'attaque des retranchements, et au
général Vial, qui commande la division du général Menou, de se porter
entre le corps qui venait de le charger et les retranchements, de
manière à remplir le triple but,

D'empêcher le corps d'y rentrer;

De couper la retraite à celui qui les occupait;

Et enfin, s'il était nécessaire, d'attaquer ces retranchements par la
gauche.

Dès l'instant que les généraux Vial et Bon furent à portée, ils
ordonnèrent aux premières et troisièmes divisions de chaque bataillon
de se ranger en colonnes d'attaque, tandis que les deuxièmes et
quatrièmes conservaient leur même position, formant toujours le
bataillon carré, qui ne se trouvait plus que sur trois de hauteur, et
s'avançait pour soutenir les colonnes d'attaque.

Les colonnes d'attaque du général Bon, commandées par le brave général
Rampon, se jetèrent sur les retranchements avec leur impétuosité
ordinaire, malgré le feu d'une assez grande quantité d'artillerie,
lorsque les Mamelucks firent une charge. Ils sortirent des
retranchements au grand galop. Nos colonnes eurent le temps de faire
halte, de faire front de tous côtés, et de les recevoir la baïonnette
au bout du fusil, et par une grêle de balles. A l'instant même le
champ de bataille en fut jonché. Nos troupes eurent bientôt enlevé les
retranchements. Les Mamelucks en fuite se précipitèrent aussitôt en
foule sur leur gauche. Mais un bataillon de carabiniers, sous le feu
duquel ils furent obligés de passer à cinq pas, en fit une boucherie
effroyable. Un très-grand nombre se jeta dans le Nil, et s'y noya.

Plus de 400 chameaux chargés de bagages, cinquante pièces
d'artillerie, sont tombés en notre pouvoir. J'évalue la perte des
Mamelucks à 2,000 hommes de cavalerie d'élite. Une grande partie des
beys a été blessée ou tuée. Mourah-Bey a été blessé à la joue. Notre
perte se monte à 20 ou 30 hommes tués et à 120 blessés. Dans la nuit
même, la ville du Caire a été évacuée. Toutes leurs chaloupes
canonnières, corvettes, bricks, et même une frégate, ont été brûlés,
et, le 4, nos troupes sont entrées au Caire. Pendant la nuit, la
populace a brûlé les maisons des beys, et commis plusieurs excès. Le
Caire, qui a plus de 300,000 habitants, a la plus vilaine populace du
monde.

Après le grand nombre de combats et de batailles que les troupes que
je commande ont livrés contre des forces supérieures, je ne
m'aviserais point de louer leur contenance et leur sang-froid dans
cette occasion, si véritablement ce genre tout nouveau n'avait exigé
de leur part une patience qui contraste avec l'impétuosité française.
S'ils se fussent livrés à leur ardeur, ils n'auraient point eu la
victoire, qui ne pouvait s'obtenir que par un grand sang-froid et une
grande patience.

La cavalerie des Mamelucks a montré une grande bravoure. Ils
défendaient leur fortune, et il n'y a pas un d'eux sur lequel nos
soldats n'aient trouvé trois, quatre, et cinq cents louis d'or.

Tout le luxe de ces gens-ci était dans leurs chevaux et leur armement.
Leurs maisons sont pitoyables. Il est difficile de voir une terre plus
fertile et un peuple plus misérable, plus ignorant et plus abruti. Ils
préfèrent un bouton de nos soldats à un écu de six francs; dans les
villages ils ne connaissent pas même une paire de ciseaux. Leurs
maisons sont d'un peu de boue. Ils n'ont pour tout meuble qu'une natte
de paille et deux ou trois pots de terre. Ils mangent et consomment en
général fort peu de chose. Ils ne connaissent point l'usage des
moulins, de sorte que nous avons bivouaqué sur des tas immenses de
blé, sans pouvoir avoir de farine. Nous ne nous nourrissions que de
légumes et de bestiaux. Le peu de grains qu'ils convertissent en
farine, ils le font avec des pierres; et, dans quelques gros villages,
il y a des moulins que font tourner des boeufs.

Nous avons été continuellement harcelés par des nuées d'Arabes, qui
sont les plus grands voleurs et les plus grands scélérats de la terre,
assassinant les Turcs comme les Français, tout ce qui leur tombe dans
les mains. Le général de brigade Muireur et plusieurs autres
aides-de-camp et officiers de l'état-major ont été assassinés par ces
misérables. Embusqués derrière des digues et dans des fossés, sur
leurs excellents petits chevaux, malheur à celui qui s'éloigne à cent
pas des colonnes! Le général Muireur, malgré les représentations de la
grande garde, seul, par une fatalité que j'ai souvent remarqué
accompagner ceux qui sont arrivés à leur dernière heure, a voulu se
porter sur un monticule à deux cents pas du camp; derrière étaient
trois Bédouins qui l'ont assassiné. La république fait une perte
réelle: c'était un des généraux les plus braves que je connusse.

La république ne peut pas avoir une colonie plus à sa portée et d'un
sol plus riche que l'Égypte. Le climat est très-sain, parce que les
nuits sont fraîches. Malgré quinze jours de marche, de fatigues de
toute espèce, la privation du vin, et même de tout ce qui peut alléger
la fatigue, nous n'avons point de malades. Le soldat a trouvé une
grande ressource dans les pastèques, espèce de melons d'eau qui sont
en très-grande quantité.

L'artillerie s'est spécialement distinguée. Je vous demande le grade
de général de division pour le général de brigade Dommartin. J'ai
promu au grade de général de brigade le chef de brigade Destaing,
commandant la quatrième demi-brigade; le général Zayonschek s'est fort
bien conduit dans plusieurs missions importantes que je lui ai
confiées.

L'ordonnateur Sucy s'était embarqué sur notre flottille du Nil, pour
être plus à portée de nous faire passer des vivres du Delta. Voyant
que je redoublais de marche, et desirant être à mes côtés lors de la
bataille, il se jeta dans une chaloupe canonnière, et, malgré les
périls qu'il avait à courir, il se sépara de la flottille. Sa chaloupe
échoua; il fut assailli par une grande quantité d'ennemis. Il montra
le plus grand courage; blessé très-dangereusement au bras, il parvint,
par son exemple, à ranimer l'équipage, et à tirer la chaloupe du
mauvais pas où elle s'était engagée.

Nous sommes sans aucune nouvelle de France depuis notre départ.

Je vous enverrai incessamment un officier avec tous les renseignements
sur la situation économique, morale et politique de ce pays-ci.

Je vous ferai connaître également, dans le plus grand détail, tous
ceux qui se sont distingués, et les avancements que j'ai faits.

Je vous prie d'accorder le grade de contre-amiral au citoyen Perrée,
chef de division, un des officiers de marine les plus distingués par
son intrépidité.

Je vous prie de faire payer une gratification de 1,200 francs à la
femme du citoyen Larrey, chirurgien en chef de l'armée. Il nous a
rendu, au milieu du désert, les plus grands services par son activité
et son zèle. C'est l'officier de santé que je connaisse le plus fait
pour être à la tête des ambulances d'une armée.

    _Signé_, BONAPARTE.


_Lettre du général Bonaparte,_

_A l'amiral Brueys._

    Au Caire, le 12 thermidor an VI (30 juillet 1798.)

Je reçois à l'instant et tout à la fois vos lettres depuis le 25
messidor jusqu'au 8 thermidor. Les nouvelles que je reçois
d'Alexandrie sur le succès des sondes me font espérer qu'à l'heure
qu'il est, vous serez entré dans le port. Je pense aussi que _le
Causse_ et _le Dubois_ sont armés en guerre de manière à pouvoir se
trouver en ligne, si vous étiez attaqué; car enfin deux vaisseaux de
plus ne sont point à négliger.

Le contre-amiral Perrée sera pour long-temps nécessaire sur le Nil,
qu'il commence à connaître. Je ne vois pas d'inconvénient à ce que
vous donniez le commandement de son vaisseau au citoyen....... Faites
là-dessus ce qu'il convient.

Je vous ai écrit le 9, je vous ai envoyé copie de tous les ordres que
j'ai donnés pour l'approvisionnement de l'escadre; j'imagine qu'à
l'heure qu'il est, les cinquante vaisseaux chargés de vivres sont
arrivés. Nous avons ici une besogne immense, c'est un chaos à
débrouiller et à organiser qui n'eut jamais d'égal. Nous avons du blé,
du riz, des légumes en abondance. Nous cherchons et nous commençons à
trouver de l'argent; mais tout cela est environné de travail, de
peines et de difficultés.

Vous trouverez ci-joint un ordre pour Damiette, envoyez-le par un
aviso, qui, avant d'entrer, s'informera si nos troupes y sont. Elles
sont parties pour s'y rendre, il y a trois jours, en barques sur le
Nil: ainsi elles seront arrivées lorsque vous recevrez cette lettre;
envoyez-y un des sous-commissaires de l'escadre pour surveiller
l'exécution de l'ordre.

Je vais encore faire partir une trentaine de bâtiments chargés de blé
pour votre escadre.

Toute la conduite des Anglais porte à croire qu'ils sont inférieurs en
nombre, et qu'ils se contentent de bloquer Malte et d'empêcher les
subsistances d'y arriver. Quoi qu'il en soit, il faut bien vite entrer
dans le port d'Alexandrie, ou vous approvisionner promptement de riz,
de blé, que je vous envoie, et vous transporter dans le port de
Corfou; car il est indispensable que, jusqu'à ce que tout ceci se
décide, vous vous trouviez dans une position à portée d'en imposer à
la Porte. Dans le second cas, vous aurez soin que tous les vaisseaux,
frégates vénitiennes et françaises qui peuvent nous servir, restent à
Alexandrie.

    _Signé_, BONAPARTE.


_Lettre du général Bonaparte,_

_Au Directoire exécutif._

    Au Caire, le 2 fructidor an VI (19 août 1798).

Le 18 thermidor, j'ordonnai à la division du général Reynier de se
porter à Elkhankah, pour soutenir le général de cavalerie Leclerc, qui
se battait avec une nuée d'Arabes à cheval, et de paysans du pays
qu'Ibrahim-Bey était parvenu à soulever. Il tua une cinquantaine de
paysans, quelques Arabes, et prit position au village d'Elkhankah. Je
fis partir également la division commandée par le général Lannes et
celle du général Dugua.

Nous marchâmes à grandes journées sur la Syrie, poussant toujours
devant nous Ibrahim-Bey et l'armée qu'il commandait.

Avant d'arriver à Belbeis, nous délivrâmes une partie de la caravane
de la Mecque, que les Arabes avaient enlevée et conduisaient dans le
désert, où ils étaient déja enfoncés de deux lieues. Je l'ai fait
conduire au Caire sous bonne escorte. Nous trouvâmes à Qouréyn une
autre partie de la caravane, toute composée de marchands qui avaient
été arrêtés d'abord par Ibrahim-Bey, ensuite relâchés et pillés par
les Arabes. J'en fis réunir les débris et je la fis également conduire
au Caire. Le pillage des Arabes à dû être considérable; un seul
négociant m'assura qu'il perdait en schalls et autres marchandises
des Indes, pour deux cent mille écus. Le négociant avait avec lui,
suivant l'usage du pays, toutes ses femmes. Je leur donnai à souper,
et leur procurai les chameaux nécessaires pour leur voyage au Caire.
Plusieurs paraissaient avoir une assez bonne tournure; mais le visage
était couvert, selon l'usage du pays, usage auquel l'armée s'accoutume
le plus difficilement.

Nous arrivâmes à Ssalehhyeh, qui est le dernier endroit habité de
l'Égypte où il y ait de bonne eau. Là commence le désert qui sépare la
Syrie de l'Égypte.

Ibrahim-Bey, avec son armée, ses trésors et ses femmes, venait de
partir pour Ssalehhyeh. Je le poursuivis avec le peu de cavalerie que
j'avais. Nous vîmes défiler devant nous ses immenses bagages. Un parti
d'Arabes de 150 hommes, qui étaient avec eux, nous proposa de charger
avec nous pour partager le butin. La nuit approchait, nos chevaux
étaient éreintés, l'infanterie très-éloignée; nous leur enlevâmes les
deux pièces de canon qu'ils avaient, et une cinquantaine de chameaux
chargés de tentes et de différents effets. Les Mamelucks soutinrent la
charge avec le plus grand courage. Le chef d'escadron d'Estrée, du
septième régiment de hussards, a été mortellement blessé; mon
aide-de-camp Shulkouski a été blessé de sept à huit coups de sabre et
de plusieurs coups de feu. L'escadron monté du septième de hussards et
du vingt-deuxième de chasseurs, ceux des troisième et quinzième de
dragons, se sont parfaitement conduits. Les Mamelucks sont extrêmement
braves et formeraient un excellent corps de cavalerie légère; ils
sont richement habillés, armés avec le plus grand soin, et montés sur
des chevaux de la meilleure qualité. Chaque officier d'état-major,
chaque hussard a soutenu un combat particulier. Lasalle, chef de
brigade du vingt-deuxième, laissa tomber son sabre au milieu de la
charge; il fut assez adroit et assez heureux pour mettre pied à terre
et se trouver à cheval pour se défendre et attaquer un des Mamelucks
les plus intrépides. Le général Murat, le chef de bataillon, mon
aide-de-camp Duroc, le citoyen Leturcq, le citoyen Colbert, l'adjudant
Arrighi, engagés trop avant par leur ardeur dans le plus fort de la
mêlée, ont couru les plus grands dangers.

Ibrahim-Bey traverse dans ce moment-ci le désert de Syrie; il a été
blessé dans ce combat.

Je laissai à Ssalehhieh la division du général Reynier et des
officiers du génie, pour y construire une forteresse, et je partis le
26 thermidor pour revenir au Caire. Je n'étais pas éloigné de deux
lieues de Ssalehhieh, que l'aide-de-camp du général Kléber arriva et
m'apporta la nouvelle de la bataille qu'avait soutenue notre escadre,
le 14 thermidor. Les communications sont si difficiles, qu'il avait
mis onze jours pour venir.

Je vous envoie le rapport que m'en fait le contre-amiral Gantheaume.
Je lui écris, par le même courrier, à Alexandrie, de vous en faire un
plus détaillé.

Le 18 messidor, je suis parti d'Alexandrie. J'écrivis à l'amiral
d'entrer, sous les vingt-quatre heures, dans le port d'Alexandrie,
et, si son escadre ne pouvait pas y entrer, de décharger promptement
toute l'artillerie et tous les effets appartenant à l'armée de terre,
et de se rendre à Corfou.

L'amiral ne crut pas pouvoir achever le débarquement dans la position
où il était, étant mouillé dans le port d'Alexandrie sur des rochers,
et plusieurs vaisseaux ayant déja perdu leurs ancres; il alla mouiller
à Aboukir, qui offrait un bon mouillage. J'envoyai des officiers du
génie et d'artillerie qui convinrent avec l'amiral que la terre ne
pouvait lui donner aucune protection, et que, si les Anglais
paraissaient pendant les deux ou trois jours qu'il fallait qu'il
restât à Aboukir, soit pour décharger notre artillerie, soit pour
sonder et marquer la passe d'Alexandrie, il n'y avait pas d'autre
parti à prendre que de couper ses câbles, et qu'il était urgent de
séjourner le moins possible à Aboukir.

Je suis parti d'Alexandrie dans la ferme croyance que, sous trois
jours, l'escadre serait entrée dans le port d'Alexandrie, ou aurait
appareillé pour Corfou. Depuis le 18 messidor jusqu'au 6 thermidor, je
n'ai reçu aucune nouvelle ni de Rosette, ni d'Alexandrie, ni de
l'escadre. Une nuée d'Arabes, accourus de tous les points du désert,
était constamment à cinq cents toises du camp. Le 9 thermidor, le
bruit de nos victoires et différentes dispositions rouvrirent nos
communications. Je reçus plusieurs lettres de l'amiral, où je vis avec
étonnement qu'il se trouvait encore à Aboukir. Je lui écrivis
sur-le-champ pour lui faire sentir qu'il ne devait pas perdre une
heure à entrer à Alexandrie, ou à se rendre à Corfou.

L'amiral m'instruisit, par une lettre du 2 thermidor, que plusieurs
vaisseaux anglais étaient venus le reconnaître, et qu'il se fortifiait
pour attendre l'ennemi, embossé à Aboukir. Cette étrange résolution me
remplit des plus vives alarmes; mais déja il n'était plus temps, car
la lettre que l'amiral écrivait le 2 thermidor ne m'arriva que le 12.
Je lui expédiai le citoyen Jullien, mon aide-de-camp, avec ordre de ne
pas partir d'Aboukir qu'il n'eût vu l'escadre à la voile. Parti le 12,
il n'aurait jamais pu arriver à temps; cet aide-de-camp a été tué en
chemin par un parti arabe qui a arrêté sa barque sur le Nil, et l'a
égorgé avec son escorte.

Le 8 thermidor, l'amiral m'écrivit que les Anglais s'étaient éloignés,
ce qu'il attribuait au défaut de vivres. Je reçus cette lettre par le
même courrier, le 12.

Le 11, il m'écrivait qu'il venait enfin d'apprendre la victoire des
Pyramides et la prise du Caire, et que l'on avait trouvé une passe
pour entrer dans le port d'Alexandrie; je reçus cette lettre le 18.

Le 14, au soir, les Anglais l'attaquèrent; il m'expédia, au moment où
il aperçut l'escadre anglaise, un officier pour me faire part de ses
dispositions et de ses projets: cet officier a péri en route.

Il me paraît que l'amiral Brueys n'a pas voulu se rendre à Corfou,
avant qu'il eût été certain de ne pouvoir entrer dans le port
d'Alexandrie, et que l'armée dont il n'avait pas de nouvelles depuis
long-temps, fût dans une position à ne pas avoir besoin de retraite.
Si dans ce funeste évènement il a fait des fautes, il les a expiées
par une mort glorieuse.

Les destins ont voulu dans cette circonstance, comme dans tant
d'autres, prouver que, s'ils nous accordent une grande prépondérance
sur le continent, ils ont donné l'empire des mers à nos rivaux. Mais
ce revers ne peut être attribué à l'inconstance de notre fortune; elle
ne nous abandonne pas encore: loin de là, elle nous a servis dans
toute cette opération au-delà de tout ce qu'elle a jamais fait. Quand
j'arrivai devant Alexandrie avec l'escadre, et que j'appris que les
Anglais y étaient passés en force supérieure quelques jours avant,
malgré la tempête affreuse qui régnait, au risque de me naufrager, je
me jetai à terre. Je me souvins qu'à l'instant où les préparatifs du
débarquement se faisaient, on signala dans l'éloignement, au vent, une
voile de guerre: c'était _la Justice_. Je m'écriai: «Fortune,
m'abandonneras-tu? quoi, seulement cinq jours!» Je débarquai dans la
journée, je marchai toute la nuit; j'attaquai Alexandrie à la pointe
du jour avec 3,000 hommes harassés, sans canons et presque pas de
cartouches; et dans les cinq jours, j'étais maître de Rosette, de
Damanhour, c'est-à-dire déja établi en Égypte. Dans ces cinq jours,
l'escadre devait se trouver à l'abri des forces des Anglais, quel que
fût leur nombre. Bien loin de là elle reste exposée pendant tout le
reste de messidor. Elle reçoit de Rosette, dans les premiers jours de
thermidor, un approvisionnement de riz pour deux mois. Les Anglais se
laissent voir en nombre supérieur pendant dix jours dans ces parages.
Le 11 thermidor, elle apprend la nouvelle de l'entière possession de
l'Égypte et de notre entrée au Caire; et ce n'est que lorsque la
fortune voit que toutes ses faveurs sont inutiles, qu'elle abandonne
notre flotte à son destin.

    _Signé_, BONAPARTE.


_Lettre du général Bonaparte,_

_A la citoyenne Brueys._

    Au Caire, le 2 fructidor an VI (19 août 1798.)

Votre mari a été tué d'un coup de canon, en combattant à son bord. Il
est mort sans souffrir, et de la mort la plus douce, la plus enviée
par les militaires.

Je sens vivement votre douleur. Le moment qui nous sépare de l'objet
que nous aimons est terrible; il nous isole de la terre; il fait
éprouver au corps les convulsions de l'agonie. Les facultés de l'ame
sont anéanties, elle ne conserve de relations avec l'univers, qu'au
travers d'un cauchemar qui altère tout. Les hommes paraissent plus
froids, plus égoïstes qu'ils ne le sont réellement. L'on sent dans
cette situation que si rien ne nous obligeait à la vie, il vaudrait
beaucoup mieux mourir; mais lorsque après cette première pensée, l'on
presse ses enfants sur son coeur, des larmes, des sentiments tendres
raniment la nature, et l'on vit pour ses enfants; oui, madame, voyez
dès ce premier moment qu'ils ouvrent votre coeur à la mélancolie: vous
pleurerez avec eux, vous éleverez leur enfance, cultiverez leur
jeunesse; vous leur parlerez de leur père, de votre douleur, de la
perte qu'eux et la république ont faite. Après avoir rattaché votre
ame au monde par l'amour filial et l'amour maternel, appréciez pour
quelque chose l'amitié et le vif intérêt que je prendrai toujours à la
femme de mon ami. Persuadez-vous qu'il est des hommes, en petit
nombre, qui méritent d'être l'espoir de la douleur, parce qu'ils
sentent avec chaleur les peines de l'ame.

    _Signé_, BONAPARTE.


  _Instructions remises au citoyen Beauvoisin, chef de bataillon
     d'état-major, commissaire près le divan du Caire._

    Au Caire, le 5 fructidor an VI (22 août 1798.)

Le citoyen Beauvoisin se rendra à Damiette; de là il s'embarquera sur
un vaisseau turc ou grec; il se rendra à Jaffa; il portera la lettre
que je vous envoie à Achmet-Pacha; il demandera à se présenter devant
lui, et il réitérera de vive voix que les musulmans n'ont pas de plus
vrais amis en Europe, que nous; que j'ai entendu avec peine que l'on
croyait en Syrie que j'avais dessein de prendre Jérusalem et de
détruire la religion mahométane; que ce projet est aussi loin de notre
coeur que de notre esprit; qu'il peut vivre en toute sûreté, que je le
connais de réputation comme un homme de mérite; qu'il peut être assuré
que, s'il veut se comporter comme il le doit envers les hommes qui ne
lui font rien, je serai son ami, et bien loin que notre arrivée en
Égypte soit contraire à sa puissance, elle ne fera que l'augmenter;
que je sais que les Mameloucks que j'ai détruits étaient ses ennemis,
et qu'il ne doit pas nous confondre avec le reste des Européens,
puisque, au lieu de rendre les musulmans esclaves, nous les délivrons;
et enfin, il lui racontera ce qui s'est passé en Égypte, et ce qui
peut être propre à lui ôter l'envie d'armer et de se mêler de cette
querelle. Si Achmet-Pacha n'est pas à Jaffa, le citoyen Beauvoisin se
rendra à Saint-Jean d'Acre; mais il aura soin, auparavant, de voir les
familles européennes, et principalement le vice-consul français, pour
se procurer des renseignements sur ce qui se passe à Constantinople et
sur ce qui se fait en Syrie.

    _Signé_, BONAPARTE.


_Lettre du général Bonaparte,_

_A Achmet-Pacha[10], gouverneur de Séid et d'Acra
(Saint-Jean-d'Acre.)_

    Au Caire, le 5 fructidor an VI (22 août 1798.)

En venant en Égypte faire la guerre aux beys, j'ai fait une chose
juste et conforme à tes intérêts, puisqu'ils étaient tes ennemis; je
ne suis point venu faire la guerre aux musulmans. Tu dois savoir que
mon premier soin, en entrant à Malte, a été de faire mettre en liberté
deux mille Turcs, qui, depuis plusieurs années gémissaient dans
l'esclavage. En arrivant en Égypte, j'ai rassuré le peuple, protégé
les muphtis, les imans et les mosquées; les pélerins de la Mecque
n'ont jamais été accueillis avec plus de soin et d'amitié que je ne
l'ai fait, et la fête du prophète vient d'être célébrée avec plus de
splendeur que jamais.

Je t'envoie cette lettre par un officier qui te fera connaître de vive
voix mon intention de vivre en bonne intelligence avec toi, en nous
rendant réciproquement tous les services que peuvent exiger le
commerce et le bien des états: car les musulmans n'ont pas de plus
grands amis que les Français.

    _Signé_, BONAPARTE.

  [10] Le même que le célèbre Djezzar pacha.


_Lettre du général Bonaparte,_

_Au grand-visir._

    Au Caire, le 5 fructidor an VI (22 août 1798.)

L'armée française, que j'ai l'honneur de commander, est entrée en
Égypte pour punir les beys mameloucks des insultes qu'ils n'ont cessé
de faire au commerce français.

Le citoyen Talleyrand-Périgord, ministre des relations extérieures à
Paris, a été nommé, de la part de la France, ambassadeur à
Constantinople, pour remplacer le citoyen Aubert-Dubayet, et il est
muni des pouvoirs et instructions nécessaires, de la part du
directoire exécutif, pour négocier, conclure et signer tout ce qui est
nécessaire pour lever les difficultés provenant de l'occupation de
l'Égypte par l'armée française, et consolider l'ancienne et nécessaire
amitié qui doit exister entre les deux puissances. Cependant, comme il
pourrait se faire qu'il ne fût pas encore arrivé à Constantinople, je
m'empresse de faire connaître à votre excellence l'intention où est la
république française, non-seulement de continuer l'ancienne bonne
intelligence, mais encore de procurer à la Porte l'appui dont elle
pourrait avoir besoin contre ses ennemis naturels, qui, dans ce
moment, viennent de se liguer contre elle.

L'ambassadeur Talleyrand-Périgord doit être arrivé. Si, par quelque
accident, il ne l'était pas, je prie votre excellence d'envoyer ici
(au Caire), quelqu'un qui ait votre confiance et qui soit muni de vos
instructions et pleins-pouvoirs, ou de m'envoyer un firman, afin que
je puisse envoyer moi-même un agent, pour fixer invariablement le sort
de ce pays, et arranger le tout à la plus grande gloire du sultan et
de la république française, son alliée la plus fidèle, et à
l'éternelle confusion des beys et Mameloucks, nos ennemis communs.

Je prie votre excellence de croire aux sentiments d'amitié et de haute
considération, etc.

    _Signé_, BONAPARTE.


_Lettre du général Bonaparte,_

_Au vice-amiral Thévenard._

    Au Caire, le 18 fructidor an VI (4 septembre 1798.)

Votre fils est mort d'un coup de canon sur son banc de quart: je
remplis, citoyen général, un triste devoir en vous l'annonçant; mais
il est mort sans souffrir et avec honneur. C'est la seule consolation
qui puisse adoucir la douleur d'un père. Nous sommes tous dévoués à la
mort: quelques jours de vie valent-ils le bonheur de mourir pour son
pays? compensent-ils la douleur de se voir sur un lit, environné de
l'égoïsme d'une nouvelle génération? valent-ils les dégoûts, les
souffrances d'une longue maladie? Heureux ceux qui meurent sur le
champ de bataille! ils vivent éternellement dans le souvenir de la
postérité. Ils n'ont jamais inspiré la compassion ni la pitié que nous
inspire la vieillesse caduque, ou l'homme tourmenté par des maladies
aiguës. Vous avez blanchi, citoyen général, dans la carrière des
armes; vous regretterez un fils digne de vous et de la patrie: en
accordant, avec nous, quelques larmes à sa mémoire, vous direz que sa
mort glorieuse est digne d'envie.

Croyez à la part que je prends à votre douleur, et ne doutez pas de
l'estime que j'ai pour vous.

    _Signé_, BONAPARTE.


_Lettre du général Bonaparte,_

_Au général Kléber._

    Au Caire, le 24 fructidor an VI (10 septembre 1798.)

Un vaisseau comme _le Franklin_, citoyen général, qui portait
l'amiral, puisque _l'Orient_ avait sauté, ne devait pas se rendre à
onze heures du soir. Je pense d'ailleurs que celui qui a rendu ce
vaisseau est extrêmement coupable, puisqu'il est constaté par son
procès-verbal qu'il n'a rien fait pour l'échouer et pour le mettre
hors d'état d'être amené: voilà ce qui fera à jamais la honte de la
marine française. Il ne fallait pas être grand manoeuvrier ni un homme
d'une grande tête, pour couper un câble et échouer un bâtiment; cette
conduite est d'ailleurs spécialement ordonnée dans les instructions et
ordonnances que l'on donne aux capitaines de vaisseau. Quant à la
conduite du contre-amiral Duchaila, il eût été beau, pour lui, de
mourir sur son banc de quart, comme du Petit-Thouars.

Mais ce qui lui ôte toute espèce de retour à mon estime, c'est sa
lâche conduite avec les Anglais depuis qu'il a été prisonnier. Il y a
des hommes qui n'ont pas de sang dans les veines. Il entendra donc
tous les soirs les Anglais, en se soûlant de punch, boire à la honte
de la marine française! Il sera débarqué à Naples pour être un trophée
pour les lazzaronis: il valait beaucoup mieux pour lui rester à
Alexandrie ou à bord des vaisseaux comme prisonnier, sans jamais
souhaiter ni demander rien. Ohara, qui d'ailleurs était un homme
très-commun, lorsqu'il fut fait prisonnier à Toulon, sur ce que je lui
demandais, de la part du général Dugommier, ce qu'il desirait,
répondit: _Être seul, et ne rien devoir à la pitié_. La gentillesse et
les traitements honnêtes n'honorent que le vainqueur, ils déshonorent
le vaincu, qui doit avoir de la réserve et de la fierté.

    _Signé_, BONAPARTE.


_Le général Bonaparte,_

_A l'armée._

    Au Caire, le 1er vendémiaire an VII (22 septembre 1798.)

    Soldats!

Nous célébrons le premier jour de l'an VII de la république.

Il y a cinq ans, l'indépendance du peuple français était menacée: mais
vous prîtes Toulon, ce fut le présage de la ruine de nos ennemis.

Un an après, vous battiez les Autrichiens à Dégo.

L'année suivante, vous étiez sur le sommet des Alpes.

Vous luttiez contre Mantoue il y a deux ans, et vous remportiez la
célèbre victoire de Saint-George.

L'an passé, vous étiez à la source de la Drave et de l'Isonzo, de
retour de l'Allemagne.

Qui eût dit alors que vous seriez aujourd'hui sur les bords du Nil, au
centre de l'ancien continent?

Depuis l'Anglais, célèbre dans les arts et le commerce, jusqu'au
hideux et féroce Bédouin, vous fixez les regards du monde.

Soldats, votre destinée est belle, parce que vous êtes dignes de ce
que vous avez fait et de l'opinion que l'on a de vous. Vous mourrez
avec honneur comme les braves dont les noms sont inscrits sur cette
pyramide, ou vous retournerez dans votre patrie couverts de lauriers
et de l'admiration de tous les peuples.

Depuis cinq mois que nous sommes éloignés de l'Europe, nous avons été
l'objet perpétuel des sollicitudes de nos compatriotes. Dans ce jour,
quarante millions de citoyens célèbrent l'ère des gouvernements
représentatifs; quarante millions de citoyens pensent à vous. Tous
disent: C'est à leurs travaux, à leur sang, que nous devrons la paix
générale, le repos, la prospérité du commerce, et les bienfaits de la
liberté civile.

    _Signé_, BONAPARTE.


_Lettre du général Bonaparte,_

_Au directoire exécutif._

    Au Caire, le 27 frimaire an VII (17 décembre 1798.)

Je vous ai expédié un officier de l'armée, avec ordre de ne rester que
sept à huit jours à Paris, et de retourner au Caire.

Je vous envoie différentes relations de petits évènements et
différents imprimés.

L'Égypte commence à s'organiser.

Un bâtiment arrivé à Suèz a amené un Indien qui avait une lettre pour
le commandant des forces françaises en Égypte: cette lettre s'est
perdue. Il paraît que notre arrivée en Égypte a donné une grande idée
de notre puissance aux Indes, et a produit un effet très-défavorable
aux Anglais: on s'y bat.

Nous sommes toujours sans nouvelles de France; pas un courrier depuis
messidor. Cela est sans exemple dans les colonies mêmes.

Mon frère, l'ordonnateur Sucy, et plusieurs courriers que je vous ai
expédiés, doivent être arrivés.

Expédiez-nous des bâtimens sur Damiette.

Les Anglais avaient réuni une trentaine de petits bâtiments, et
étaient à Aboukir: ils ont disparu. Ils ont trois vaisseaux de guerre
et deux frégates devant Alexandrie.

Le général Desaix est dans la haute Égypte, poursuivant Mourah-Bey,
qui, avec un corps de Mameloucks, s'échappe et fuit devant lui.

Le général Bon est à Suèz.

On travaille, avec la plus grande activité, aux fortifications
d'Alexandrie, Rosette, Damiette, Belbeis, Salahieh, Suèz et du Caire.

L'armée est dans le meilleur état et a peu de malades. Il y a, en
Syrie, quelques rassemblements de forces turques. Si sept jours de
désert ne m'en séparaient, j'aurais été les faire expliquer.

Nous avons des denrées en abondance, mais l'argent est très-rare, et
la présence des Anglais rend le commerce nul.

Nous attendons des nouvelles de France et d'Europe; c'est un besoin
vif pour nos ames: car si la gloire nationale avait besoin de nous,
nous serions inconsolables de ne pas y être.

    _Signé_, BONAPARTE.


_Lettre du général Bonaparte,_

_A Tipoo-Saïb._

    Au Caire, le 6 pluviose an VII (25 janvier 1799.)

Vous avez déja été instruit de mon arrivée sur les bords de la mer
Rouge avec une armée innombrable et invincible, remplie du desir de
vous délivrer du joug de fer de l'Angleterre.

Je m'empresse de vous faire connaître le desir que j'ai que vous me
donniez, par la voie de Mascate et Mokka, des nouvelles sur la
situation politique dans laquelle vous vous trouvez. Je desirerais
même que vous pussiez envoyer à Suèz ou au grand Caire quelque homme
adroit qui eût votre confiance, avec lequel je pusse conférer.

    _Signé_, BONAPARTE.


_Lettre du général Bonaparte._

_Au Directoire exécutif._

    Au Caire, le 22 pluviose au VII (10 février 1799.)

Un bâtiment ragusais est entré, le 7 pluviose dans le port
d'Alexandrie: il avait à bord les citoyens Hamelin et Liveron,
propriétaires du chargement du bâtiment, consistant en vins, vinaigres
et draps: il m'a apporté une lettre du consul d'Ancône, en date du 11
brumaire, qui ne me donne point d'autre nouvelle que de me faire
connaître que tout est tranquille en Europe et en France; il m'envoie
la série des journaux de Lugano depuis le nº 36 (3 septembre) jusqu'au
nº 43 (22 octobre), et la série du _Courrier de l'armée d'Italie_, qui
s'imprime à Milan, depuis le nº 219 (14 vendémiaire) jusqu'au nº 230
(6 brumaire).

Le citoyen Hamelin est parti de Trieste le 24 octobre, a relâché à
Ancône le 3 novembre, et est arrivé à Navarino, d'où il est parti le
22 nivose.

J'ai interrogé moi-même le citoyen Hamelin, et il a déposé les faits
ci-joints.

Les nouvelles sont assez contradictoires: depuis le 18 messidor je
n'avais pas reçu des nouvelles d'Europe.

Le 1er novembre, mon frère est parti sur un aviso. Je lui avais
ordonné de se rendre à Crotone ou dans le golfe de Tarente: j'imagine
qu'il est arrivé.

L'ordonnateur Sucy est parti le 26 frimaire.

Je vous expédie plus de soixante bâtiments de toutes les nations et
par toutes les voies: ainsi vous devez être bien au fait de notre
position ici.

       *       *       *       *       *

Le rhamadan, qui a commencé hier, a été célébré de ma part avec la
plus grande pompe. J'ai rempli les mêmes fonctions que remplissait le
pacha.

Le général Desaix est à plus de cent soixante lieues du Caire, près
des cataractes. Il a fait des fouilles sur les ruines de Thèbes.
J'attends, à chaque instant, les détails officiels d'un combat qu'il
aurait eu contre Mourah-Bey, qui aurait été tué, et cinq à six beys
faits prisonniers.

L'adjudant-général Boyer a découvert, dans le désert, du côté de
Fayoum, des mines qu'aucun Européen n'avait encore vues.

Le général Andréossy et le citoyen Berthollet sont de retour de leur
tournée aux lacs de natron et aux couvents des Cophtes. Ils ont fait
des découvertes extrêmement intéressantes; ils ont trouvé d'excellent
natron que l'ignorance des exploiteurs empêchait de découvrir. Cette
branche de commerce de l'Égypte deviendra encore par-là plus
importante. Par le premier courrier, je vous enverrai le nivellement
du canal de Suèz, dont les vestiges se sont parfaitement conservés.

Il est nécessaire que vous nous fassiez passer des armes, et que vos
opérations militaires et diplomatiques soient combinées de manière
que nous recevions des secours: les évènements naturels font mourir du
monde.

Une maladie contagieuse s'est déclarée depuis deux mois à Alexandrie:
deux cents hommes en ont été victimes. Nous avons pris des mesures
pour qu'elle ne s'étende pas: nous la vaincrons.

Nous avons eu bien des ennemis à combattre dans cette expédition:
déserts, habitants du pays, Arabes, Mameloucks, Russes, Turcs,
Anglais.

_Si, dans le courant de mars, le rapport du citoyen Hamelin m'était
confirmé, et que la France fût en guerre contre les rois, je passerais
en France._

Je ne me permets, dans cette lettre, aucune réflexion sur les affaires
de la république, puisque, depuis dix mois, je n'ai plus aucune
nouvelle.

Nous avons tous une entière confiance dans la sagesse et la vigueur
des déterminations que vous prendrez.

    _Signé_, BONAPARTE.


_Lettre du général Bonaparte,_

_Aux scheicks, ulémas, et autres habitants des provinces de Gaza,
Ramleh et Jaffa._

    Jaffa, le 19 ventose an VII (9 mars 1799).

Dieu est clément et miséricordieux.

Je vous écris la présente pour vous faire connaître que je suis venu
dans la Palestine pour en chasser les Mameloucks et l'armée de
Djezzar-Pacha.

De quel droit, en effet, Djezzar a-t-il étendu ses vexations sur les
provinces de Jaffa, Ramleh et Gaza, qui ne font pas partie de son
pachalic? De quel droit avait-il également envoyé ses troupes à
El-Arich? Il m'a provoqué à la guerre, je la lui ai apportée; mais ce
n'est pas à vous, habitants, que mon intention est d'en faire sentir
les horreurs.

Restez tranquilles dans vos foyers: que ceux qui, par peur, les ont
quittés, y rentrent. J'accorde sûreté et sauve-garde à tous.
J'accorderai à chacun la propriété qu'il possédait.

Mon intention est que les cadis continueront comme à l'ordinaire leurs
fonctions et à rendre la justice, que la religion, surtout, soit
protégée et respectée, et que les mosquées soient fréquentées par tous
les bons musulmans: c'est de Dieu que viennent tous les biens, c'est
lui qui donne la victoire.

Il est bon que vous sachiez que tous les efforts humains sont inutiles
contre moi, car tout ce que j'entreprends doit réussir. Ceux qui se
déclarent mes amis, prospèrent; ceux qui se déclarent mes ennemis,
périssent. L'exemple de ce qui vient d'arriver à Jaffa et à Gaza doit
vous faire connaître que si je suis terrible pour mes ennemis, je suis
bon pour mes amis, et surtout clément et miséricordieux pour le pauvre
peuple.

    _Signé_, BONAPARTE.


_Lettre du général Bonaparte,_

_A Djezzar-Pacha._

    Jaffa, le 19 ventose an VII (9 mars 1799).

Depuis mon entrée en Égypte, je vous ai fait connaître plusieurs fois
que mon intention n'était pas de vous faire la guerre, que mon seul
but était de chasser les Mameloucks; vous n'avez répondu à aucune des
ouvertures que je vous ai faites.

Je vous avais fait connaître que je desirais que vous éloignassiez
Ibrahim-Bey des frontières de l'Égypte: bien loin de là, vous avez
envoyé des troupes à Gaza, vous avez fait de grands magasins, vous
avez publié partout que vous alliez entrer en Égypte: effectivement,
vous avez effectué votre invasion, en portant deux mille hommes de vos
troupes dans le fort d'El-Arich, enfoncé à six lieues dans le
territoire de l'Égypte. J'ai dû alors partir du Caire, et vous
apporter moi-même la guerre que vous paraissiez provoquer.

Les provinces de Gaza, Ramleh et Jaffa sont en mon pouvoir. J'ai
traité avec générosité celles de vos troupes qui s'en sont remises à
ma discrétion, j'ai été sévère envers celles qui ont violé les droits
de la guerre; je marcherai, sous peu de jours, sur Saint-Jean-d'Acre.
Mais quelle raison ai-je d'ôter quelques années de vie à un vieillard
que je ne connais pas? Que font quelques lieues de plus à côté des
pays que j'ai conquis? et puisque Dieu me donne la victoire, je veux,
à son exemple, être clément et miséricordieux, non-seulement envers le
peuple, mais encore envers les grands.

Vous n'avez point de raisons réelles d'être mon ennemi, puisque vous
l'étiez des Mameloucks. Votre pachalic est séparé par les provinces de
Gaza, Ramleh, et par d'immenses déserts de l'Égypte. Redevenez mon
ami, soyez l'ennemi des Mameloucks et des Anglais, je vous ferai
autant de bien que je vous ai fait et que je peux vous faire de mal.
Envoyez-moi votre réponse par un homme muni de pleins-pouvoirs et qui
connaisse vos intentions. Il se présentera à mon avant-garde avec un
drapeau blanc, et je donne ordre à mon état-major de vous envoyer un
sauf-conduit, que vous trouverez ci-joint.

Le 24 de ce mois, je serai en marche sur Saint-Jean-d'Acre; il faut
donc que j'aie votre réponse avant ce jour.

    _Signé_, BONAPARTE.


_Lettre du général Bonaparte,_

_Au directoire exécutif._

    Jaffa, le 23 ventose an VII (13 mars 1799).

Le 5 fructidor, j'envoyai un officier à Djezzar, pacha d'Acre: il
l'accueillit mal et ne répondit pas.

Le 29 brumaire, je lui écrivis une autre lettre: il fit couper la tête
au porteur.

Les Français étaient arrêtés à Acre et traités cruellement.

Les provinces d'Égypte étaient inondées de firmans, dans lesquels
Djezzar ne dissimulait point ses intentions hostiles et annonçait son
arrivée.

Il fit plus: il envahit les provinces de Jaffa, Ramleh, et Gaza. Son
avant-garde prit position à El-Arich, où il y a quelques bons puits et
un fort, situé dans le désert, à dix lieues dans le territoire de
l'Égypte.

Je n'avais donc plus le choix: j'étais provoqué à la guerre; je ne
crus pas devoir tarder à la lui porter moi-même.

Le général Reynier rejoignit, le 16 pluviose, son avant-garde, qui,
sous les ordres de l'infatigable général Lagrange, était à Catieh,
situé à trois journées dans le désert, où j'avais réuni des magasins
considérables.

Le général Kléber arriva, le 18 pluviose, de Damiette sur le lac
Menzaleh, sur lequel on avait construit plusieurs barques canonnières,
débarqua à Peluse et se rendit à Catieh.

_Combat d'El-Arich._

Le général Reynier partit le 18 pluviose de Catieh avec sa division,
pour se rendre à El-Arich. Il fallut marcher plusieurs jours à travers
le désert, sans trouver d'eau; des difficultés de toute espèce furent
vaincues: l'ennemi fut attaqué, forcé, le village d'El-Arich enlevé,
et toute l'avant-garde ennemie bloquée dans le fort d'El-Arich.

_Attaque de nuit._

Cependant la cavalerie de Djezzar-Pacha, soutenue par un corps
d'infanterie, avais pris position sur nos derrières à une lieue, et
bloquait l'armée assiégeante.

Le général Kléber fit faire un mouvement au général Reynier; à minuit,
le camp ennemi fut cerné, attaqué et enlevé; un des beys fut tué.
Effets, armes, bagages, tout fut pris: la plupart des hommes eurent le
temps de se sauver, plusieurs Mameloucks d'Ibrahim-Bey furent faits
prisonniers.

_Siége du fort d'El-Arich._

La tranchée fut ouverte devant le fort d'El-Arich: une de nos mines
avait été éventée et nos mineurs délogés. Le 28 pluviose, une batterie
de brèche fut construite, ainsi que deux batteries d'approche: on
canonna toute la journée du 29. Le 30 à midi, la brèche était
praticable; je sommai le commandant de se rendre, il le fit. Nous
avons trouvé à El-Arich trois cents chevaux, beaucoup de biscuit, de
riz, cinq cents Albanais, cinq cents Maugrabins, deux cents hommes de
l'Adonie et de la Caramanie; les Maugrabins ont pris du service avec
nous: j'en ai fait un corps auxiliaire.

Nous partîmes d'El-Arich le 4 ventose; l'avant-garde s'égara dans le
désert et souffrit beaucoup du manque d'eau: nous manquâmes de vivres,
nous fûmes obligés de manger des chevaux, des mulets, des chameaux.

Nous étions, le 6, aux colonnes placées sur les limites de l'Afrique
et de l'Asie; nous couchâmes en Asie le 6.

Le jour suivant nous étions en marche sur Gaza: à dix heures du matin,
nous découvrîmes trois ou quatre mille hommes de cavalerie qui
marchaient à nous.

_Combat de Gaza._

Le général Murat, commandant la cavalerie, fit passer les différents
torrents qui se trouvaient en présence de l'ennemi, par des mouvements
exécutés avec précision.

La division Kléber se porta par la gauche sur Gaza; le général Lannes,
avec son infanterie légère, appuyait les mouvements de la cavalerie,
qui était rangée sur deux lignes. Chaque ligne avait derrière elle un
escadron de réserve: nous chargeâmes l'ennemi près de la hauteur qui
regarde Nebron, et où Samson porta les portes de Gaza. L'ennemi ne
reçut point la charge et se replia: il eut quelques hommes tués, entre
autres le kiaya du pacha.

La vingt-deuxième d'infanterie légère s'est fort bien conduite: elle
suivait les chevaux au pas de course; il y avait cependant bien des
jours qu'elle n'avait fait un bon repas ni bu de l'eau à son aise.

Nous entrâmes dans Gaza: nous y trouvâmes quinze milliers de poudre,
beaucoup de munitions de guerre, des bombes, des outils, plus de deux
cent mille rations de biscuit, et six pièces de canon.

Le temps devint affreux: beaucoup de tonnerre et de pluie; depuis
notre départ de France, nous n'avions pas vu d'orage.

Nous couchâmes le 10 à Eswod, l'ancienne Azot.

Nous couchâmes le 11 à Ramleh; l'ennemi l'avait évacué avec tant de
précipitation, qu'il nous laissa cent mille rations de biscuit,
beaucoup plus d'orge, et quinze cents outres que Djezzar avait
préparées pour passer le désert.

_Siége de Jaffa._

La division Kléber investit d'abord Jaffa, et se porta ensuite sur la
rivière de la Hhayah, pour couvrir le siége; la division Bon investit
les fronts droits de la ville, et la division Lannes les fronts
gauches.

L'ennemi démasqua une quarantaine de pièces de canon de tous les
points de l'enceinte, desquelles il fit un feu vif et soutenu.

Le 16, deux batteries d'approche, la batterie de brèche, une de
mortiers, étaient en état de tirer. La garnison fit une sortie; on vit
alors une foule d'hommes diversement costumés, et de toutes les
couleurs, se porter sur la batterie de brèche: c'étaient des
Maugrabins, des Albanais, des Kurdes, des Natoliens, des Caramaniens,
des Damasquyns, des Alepins, des noirs de Tekrour; ils furent vivement
repoussés, et rentrèrent plus vite qu'ils n'auraient voulu. Mon
aide-de-camp Duroc, officier en qui j'ai grande confiance, s'est
particulièrement distingué.

A la pointe du jour, le 17, je fis sommer le gouverneur; il fit couper
la tête à mon envoyé, et ne répondit point. A sept heures, le feu
commença; à une heure, je jugeai la brèche praticable. Le général
Lannes fit les dispositions pour l'assaut; l'adjoint aux
adjudants-généraux, Netherwood, avec dix carabiniers y monta le
premier, et fut suivi de trois compagnies de grenadiers de la
treizième et de la soixante-neuvième demi-brigade, commandées par
l'adjudant-général Rambaud, pour lequel je vous demande le grade de
général de brigade.

A cinq heures, nous étions maîtres de la ville, qui, pendant
vingt-quatre heures, fut livrée au pillage et à toutes les horreurs de
la guerre, qui jamais ne m'a paru si hideuse.

Quatre mille hommes des troupes de Djezzar ont été passés au fil de
l'épée; il y avait huit cents canonniers: une partie des habitants a
été massacrée.

Les jours suivants, plusieurs bâtiments sont venus de
Saint-Jean-d'Acre avec des munitions de guerre et de bouche; ils ont
été pris dans le port: ils ont été étonnés de voir la ville en notre
pouvoir; l'opinion était qu'elle nous arrêterait six mois.

Abd-Oullah, général de Djezzar, a eu l'adresse de se cacher parmi les
gens d'Égypte, et de venir se jeter à mes pieds.

J'ai renvoyé, à Damas et à Alep, plus de cinq cents personnes de ces
deux villes, ainsi que quatre à cinq cents personnes d'Égypte.

J'ai pardonné aux Mameloucks et aux katchefs que j'ai pris à El-Arich;
j'ai pardonné à Omar Makram, scheick du Caire; j'ai été clément envers
les Égyptiens, autant que je l'ai été envers le peuple de Jaffa, mais
sévère envers la garnison qui s'est laissé prendre les armes à la
main.

Nous avons trouvé, à Jaffa, cinquante pièces de canon, dont trente
formant l'équipage de campagne, de modèle européen, et des munitions,
plus de quatre cent mille rations de biscuit, deux mille quintaux de
riz, et quelques magasins de savon.

Les corps du génie et de l'artillerie se sont distingués.

Le général Caffarelli, qui a dirigé ces siéges, qui a fait fortifier
les différentes places de l'Égypte, est un officier recommandable par
une activité, un courage et des talents rares.

Le chef de brigade du génie Samson a commandé l'avant-garde qui a pris
possession de Catieh, et a rendu dans toutes les occasions les plus
grands services.

Le capitaine du génie Sabatier a été blessé au siége d'El-Arich.

Le citoyen Aimé est entré le premier dans Jaffa, par un vaste
souterrain qui conduit dans l'intérieur de la place.

Le chef de brigade Songis directeur du parc d'artillerie, n'est
parvenu à conduire les pièces qu'avec de grandes peines; il a commandé
la principale attaque de Jaffa.

Nous avons perdu le citoyen Lejeune, chef de la vingt-deuxième
d'infanterie légère, qui a été tué à la brèche: cet officier a été
vivement regretté de l'armée; les soldats de son corps l'ont pleuré
comme leur père. J'ai nommé à sa place le chef de bataillon Magni, qui
a été grièvement blessé. Ces différentes affaires nous ont coûté
cinquante hommes tués et deux cents blessés.

L'armée de la république est maîtresse de toute la Palestine.

    _Signé_, BONAPARTE.



    DIVERSES

    RÉCLAMATIONS

    SUR DES FAITS ÉNONCÉS

    DANS LES VOLUMES PRÉCÉDENTS.



DIVERSES RÉCLAMATIONS.


_Le maréchal comte Jourdan,_

_A monsieur le général Gourgaud._

    Paris, le 12 février 1823.

    Monsieur le général,

Dans le premier volume des Mémoires de Napoléon, dont vous êtes
l'éditeur, j'ai lu, page 64, _Bernadotte, Augereau, Jourdan, Marbot,
etc., qui étaient à la tête des meneurs de cette société_ (celle du
Manége), _offrirent à Napoléon une dictature militaire_; et à la page
83, _Jourdan et Augereau vinrent trouver Napoléon aux Tuileries, etc._
J'ignorais que la société du manége, dissoute bien avant l'arrivée de
Bonaparte, eût joué un rôle dans les évènements du 18 brumaire. Quoi
qu'il en soit, j'affirme, sur mon honneur, que je n'ai jamais été
membre de cette société, que je n'ai assisté à aucune de ses séances,
et que je ne suis point allé trouver Napoléon aux Tuileries.

Vers le 10 brumaire, je me présentai, seul, chez le général Bonaparte;
ne l'ayant pas trouvé, je laissai une carte. Le lendemain, il m'envoya
faire des compliments par le général Duroc, son aide-de-camp; peu
après, il m'invita à dîner pour le 16. J'eus lieu d'être flatté de
l'accueil qu'il me fit; en sortant de table, nous eûmes une
conversation qui sera publiée un jour avec d'autres documents sur le
18 brumaire; on y verra que si mon nom fut inscrit peu de jours après
sur une liste de proscription, c'est précisément parce que, prévoyant
l'abus que ferait ce général du pouvoir suprême, je déclarai ne
vouloir lui prêter mon appui que dans le cas où il donnerait des
garanties positives à la liberté publique, au lieu de vagues
promesses; si j'avais proposé une dictature militaire, genre de
pouvoir qui est sans limites, j'aurais été traité plus favorablement.

Je vous prie, monsieur le général, d'avoir la bonté d'insérer ma
réclamation dans le second volume des Mémoires de Napoléon.

J'ai l'honneur d'être, avec la plus parfaite considération,

Monsieur, le général,

    Votre très-humble et très-obéissant
    serviteur,

    _Signé_, le maréchal JOURDAN.


_Réponse de M. le général Gourgaud,_

_A M. le maréchal comte Jourdan._

    Paris, 13 février 1823.

    Monsieur le maréchal,

Je reçois la lettre que vous m'avez fait l'honneur de m'adresser,
relativement à un article qui vous concerne, dans le premier volume
des Mémoires de Napoléon, que je publie (chapitre du 18 brumaire.)

Lors des évènements dont il s'agit, j'étais trop jeune, pour avoir pu,
à Sainte-Hélène, rectifier les erreurs de mémoire dans lesquelles
l'empereur a pu tomber. Je m'empresserai d'insérer votre réclamation
dans le second volume qui va paraître.

Vous affirmez trop positivement, monsieur le maréchal, que vous n'avez
point fait partie de la société du manége, pour qu'il soit permis
d'élever aucun doute à ce sujet; mais l'empereur, comme vous le savez
vous-même, avait la mémoire très-sûre, et je vais m'occuper de
chercher, dans les journaux et les écrits du temps, ainsi que dans le
souvenir des hommes de cette époque, quelle est la circonstance qui a
pu donner lieu à cette méprise.

Quant à la proscription dont vous parlez, monsieur le maréchal, il
paraît qu'elle n'a pas été de longue durée, puisque quelques mois
après le 18 brumaire le premier consul vous nomma ministre de la
république française près le gouvernement piémontais (voyez page 302
des Mémoires cités.)

Agréez, monsieur le maréchal, l'hommage du profond respect avec lequel
j'ai l'honneur d'être,

    Votre très-humble et très-obéissant
    serviteur,

    _Signé_, le baron GOURGAUD.


_Le lieutenant-général de Gersdorff,_

_A monsieur le général Gourgaud, à Paris._

    Dresde, 25 février 1823.

    Mon général,

Vous et messieurs vos camarades avez publié des Mémoires bien
intéressants, et avez mérité, par là, un juste tribut de
reconnaissance de vos concitoyens. Ce qui ajoute encore un grand prix
à vos travaux, c'est qu'avec l'impartialité de l'historiographe, vous
ouvrez un champ libre aux réclamations contre des faits douteux ou
susceptibles d'être rectifiés. Voilà ce qui m'enhardit, dans ce
moment, à protester contre un passage des Notes et Mélanges, où
l'honneur des troupes saxonnes est fortement compromis.

Comme chef de l'état-major du corps saxon réuni à l'armée française en
1809, le commandant de ce corps n'existant plus, je me crois en droit
de m'adresser à vous, mon général, me flattant, en outre, que vous
voudrez bien vous rappeler notre connaissance de l'année 1813.

Dans la première partie des Notes et Mélanges, page 217, il est dit:

_Les Saxons lâchèrent pied la veille de Wagram; ils lâchèrent pied le
matin de Wagram: c'étaient les plus mauvaises troupes de l'armée, etc.
etc._

Je ne saurais rien faire de mieux, que de raconter les évènements de
ces deux journées, en ce qui concerne les troupes saxonnes.

Nous formions, conjointement avec la très-faible division Dupas, le
quatrième corps d'armée; nous passâmes le Danube le 5 juillet, vers
midi, pour agir sur la rive gauche. Notre première tâche fut de
prendre le village de Ratzendorff, ce que la brigade de Steindel
exécuta lestement, tandis que le corps entier marchait à sa
destination, qui était de former l'aile gauche de l'armée. Toute la
cavalerie saxonne était rangée dans la plaine de Breitenled, et
quoique sa force fût assez considérable, elle n'était pourtant pas
proportionnée à la cavalerie ennemie opposée. Néanmoins le prince de
Ponte-Corvo ordonna d'attaquer (il pouvait être cinq ou six heures de
l'après-midi). Je fus moi-même le porteur de cet ordre, et trouvai
déja sur le terrain le général Gérard, chef de l'état-major du prince.
On fit les dispositions nécessaires, et je crois qu'il n'y eut jamais
un moment plus glorieux pour la cavalerie saxonne. L'ennemi, qui nous
attendait de pied ferme, fut entièrement culbuté, eut beaucoup de
prisonniers et de blessés. Un bataillon de Clairfait, posté là en
soutien, y perdit son drapeau et grand nombre d'hommes. Dès ce
moment, nous restâmes maîtres de la plaine, et la cavalerie ennemie ne
fit plus d'autre tentative ce jour-là, que d'envoyer des flanqueurs,
contre lesquels nous fîmes avancer les nôtres.

Cependant le corps d'armée du prince avait éprouvé quelques
changements fâcheux. La division Dupas avait été réunie au corps du
maréchal Oudinot, deux bataillons de grenadiers étaient restés à la
garde de l'île de Lobau, le régiment de chevau-légers Prince-Jean, fut
mis sous les ordres du maréchal Davoust. Le prince se plaignit
amèrement de tous ces changements, et envoya plusieurs officiers pour
réclamer ses troupes. Tout fut inutile, jusqu'à ce qu'enfin, vers la
nuit, trois escadrons des chevau-légers revinrent, le quatrième ayant
été retenu pour couvrir une batterie.

Toutes ces contrariétés affectèrent le prince. Il voyait avec chagrin
que les sentiments de l'empereur, à son égard, se manifestaient dans
cette occasion, et que le prince de Neufchâtel agissait, de son côté,
dans le sens du maître. Le caractère du prince, autant que son
amour-propre offensé, lui faisait desirer de terminer cette journée
aussi glorieusement que possible. A cet effet, il fallait emporter le
village de Wagram. Le prince ordonna donc à ses troupes un mouvement
encore plus à gauche, et envoya prévenir l'empereur de ce dessein, en
le priant de le faire soutenir vigoureusement.

Je m'arrête ici un moment pour jeter un coup d'oeil sur la position de
l'ennemi. L'archiduc Charles avait envoyé, par plusieurs courriers,
l'ordre à l'archiduc Jean, de passer la March, et de se mettre en
communication avec l'aile gauche de l'armée autrichienne par
Untersiebenbrun. L'exécution de ce mouvement devait avoir lieu le 6, à
la pointe du jour, et, dans cette attente, l'archiduc Charles
affaiblit son aile gauche. Déja, le 5, les dispositions avaient été
faites pour renforcer l'aile droite en-delà de Wagram, et c'est ainsi
qu'on voulait couper à l'armée française ses communications avec le
Danube. Mais, pour y parvenir, il fallait à tout prix se maintenir
dans Wagram. C'était le pivot de la position ennemie; c'était là où
l'archiduc était accouru, y avait distribué ses ordres vers minuit, et
s'y était arrêté jusqu'au jour.

Sous de telles conjonctures, une attaque sur Wagram, supposé qu'on
l'eût faite, même avec un nombre bien plus considérable de troupes,
n'aurait jamais réussi. Mais le prince n'avait que 7,000 hommes
d'infanterie, il tenta néanmoins plusieurs fois l'attaque, parvint
aussi à prendre poste à l'autre extrémité du village, mais fut obligé
chaque fois de céder aux violents efforts de toutes les forces réunies
des Autrichiens. Quiconque s'est jamais trouvé à de pareilles
rencontres, connaît le désordre inévitable où se trouvent, pour le
moment, les troupes les plus braves, désordre que l'obscurité de la
nuit ne fait qu'augmenter. Telle était notre situation. Nos troupes,
plusieurs fois repoussées, étaient disséminées; mais les officiers
saxons y remédièrent avec tant de promptitude et d'intelligence, qu'à
minuit les brigades saxonnes se trouvaient ralliées près d'Aderkla,
et parfaitement en état d'agir à tout évènement.

On sait que le 6, l'ennemi commença l'attaque par sa droite contre
notre aile gauche. Il avait été renforcé de la division de Collowrath
et des grenadiers. Notre corps avait un peu rétrogradé pour se mettre
en ligne. Il semblait que toutes les forces de l'ennemi fussent
réunies ici, mais il ne put les étendre que bien lentement vers Aspern
et même sur Esslingen. La cavalerie saxonne fit plusieurs charges, et
l'infanterie fut obligé de se former, petit à petit, en potence, parce
que l'ennemi s'étendait toujours davantage vers Enzersdorff. Il n'y
eut pas le moindre désordre: le prince, avec des troupes
très-affaiblies et vingt-sept pièces de canon seulement, dont la
plupart furent successivement démontées, manoeuvra comme sur un
échiquier. La situation de l'aile gauche, malgré que le maréchal
Masséna se fût hâté à neuf heures de venir la soutenir, était
très-critique, lorsqu'à dix heures l'empereur arriva lui-même. Il alla
reconnaître la position de l'ennemi; ordonna une nouvelle attaque,
témoigna sa satisfaction, et me chargea de dire, de sa part, aux
Saxons de tenir ferme; que bientôt les affaires changeraient. Il jeta
encore un coup d'oeil sur les ennemis, en disant: «Ils sont pourtant à
moi!»--Et à ces mots il partit au grand galop, pour se rendre à l'aile
droite.

Effectivement, tout changea dès ce moment. L'aile gauche des
Autrichiens avait vainement attendu l'arrivée d'un corps d'armée dans
la direction de la March; elle fut obligée de céder aux attaques
réitérées du maréchal Davoust, et l'archiduc Charles, voyant les
mouvements considérables qui se faisaient contre son centre, sentit
que sa position entière était menacée. Les avantages de son aile
droite étaient perdus. Le prince de Ponte-Corvo et Masséna prirent,
dans le plus grand ordre, une position rétrograde, afin de faire place
aux Bavarois. En même temps arriva le général Lauriston, avec la plus
terrible batterie dont on se soit jamais servi, les cent canons des
gardes, et foudroya tout ce qu'il trouva devant lui.

Qui, de ceux qui furent témoins de ces évènements, osera dire qu'un
seul homme du corps saxon ait quitté le champ de bataille, autrement
que blessé? Qui niera que l'artillerie et la cavalerie saxonne n'aient
déja été très-actives dès avant la pointe du jour; que l'infanterie
n'ait montré le plus grand sang-froid tout le temps qu'elle se vit
criblée par les boulets ennemis? Cent et trente deux officiers, en
partie grièvement blessés, en partie tués, sur un corps aussi peu
nombreux, prouvent assez que, dans ces deux journées, il a fait son
devoir. Je réclame, pour la véracité de ma narration, le témoignage
d'un juge très-compétant, celui du général Gérard: je suis persuadé
qu'il n'a point encore oublié les Saxons des 5 et 6 juillet.

Le prince nous prédit lui-même le sort qui nous attendait. «Je
voulais, dit-il, vous conduire au champ de l'honneur, et vous n'avez
eu que la mort devant les yeux; vous avez fait tout ce que j'étais en
droit d'attendre de vous, néanmoins on ne vous rendra pas justice,
parce que vous étiez sous mon commandement.» Le lendemain, 6 au matin,
il exprima des sentiments à peu près semblables, et c'était, si je ne
me trompe, envers le comte Mathieu Dumas, en le priant instamment de
rapporter à l'empereur ces mêmes expressions. Ce ne fut que quelques
jours après que le prince et le général Gérard nous quittèrent. Leur
souvenir est ineffaçable dans le coeur des Saxons, principalement pour
moi qui, comme chef de l'état-major, me suis trouvé en double relation
avec eux.

Le prince jugea que nous avions mérité de sa part les sentiments qu'il
a exprimés dans l'ordre du jour qu'il nous laissa. Il fut désapprouvé
au quartier-général, et on voulut que le prince le retirât. «J'en
donne le plein-pouvoir, dit-il, à quiconque prouvera que je n'ai point
dit la vérité.»

A la suite de ces évènements, les Saxons furent mis sous les ordres de
S. A. S. le vice-roi d'Italie, qui fut détaché vers la Hongrie. Les
Saxons, au passage de la March, prouvèrent à S. A. S. qu'ils n'étaient
pas moins dignes de servir sous ses ordres.

Vous voyez, mon général, que je n'ai rapporté des faits très-connus
qu'en tant qu'ils ont rapport à mon pays et à mes camarades. Je n'ai
voulu que réfuter par là un jugement précipité, et diriger l'attention
sur des motifs qui peuvent faire errer, même un grand homme. Je ne
suis pas ici le panégyriste du prince de Ponte-Corvo, parce qu'il n'en
a pas besoin. Je n'ai pas élevé les faits militaires des Saxons plus
haut qu'ils ne méritent de l'être. Il y a des moments malheureux pour
toutes les troupes, mais ce ne fut pas le cas à Wagram pour les
Saxons.

Vous trouverez sûrement moyen, mon général, de faire part à vos
compatriotes de ma juste réclamation, de même que je chercherai
l'occasion de le faire en Allemagne. Vous êtes trop homme d'honneur,
pour ne pas prendre sous votre protection tout ce qui le touche. Vous
justifierez, par là, la haute opinion que j'ai de votre caractère et
de votre mérite.

Recevez, monsieur le général, l'assurance de ma considération la plus
distinguée.

    Le lieutenant-général, ancien chef de l'état-major
    de l'armée saxonne, etc.

    _Signé_, de GERSDORFF.


_Réponse de M. le général Gourgaud,_

_A monsieur le lieutenant-général de Gersdorff, ancien chef de
l'état-major de l'armée saxonne, etc. etc._

    Paris, mars 1823.

    Général,

Je reçois la lettre que vous m'avez fait l'honneur de m'écrire, en
date du 25 février dernier, au sujet d'une note dictée par l'empereur
Napoléon, sur la bataille de Wagram, et insérée dans un volume des
Mémoires que je publie avec monsieur le comte de Montholon. Je
m'empresse de vous informer que, conformément à vos desirs, je
publierai votre réclamation dans la prochaine livraison du même
ouvrage.

Il ne m'appartient pas de prononcer sur ce que l'empereur dit des
troupes saxonnes; je me bornerai seulement à vous prier de remarquer
que vous-même reconnaissez, dans votre relation, que ces troupes
furent plusieurs fois repoussées et mises en désordre dans la journée
du 5, et que dans celle du 6, elles furent également obligées de céder
le terrain à l'ennemi.

J'ignore, général, ce qui a pu vous porter à croire que l'empereur
avait, en 1809, des sentiments d'inimitié contre le prince de
Ponte-Corvo; des faits bien connus attestent le contraire. Après avoir
intrigué contre Napoléon, à l'époque du 18 brumaire; après avoir
conspiré contre lui sous le consulat, le général Bernadotte ne fut
cependant l'objet d'aucune poursuite. Plus tard il fut même nommé
maréchal d'empire, prince, etc.; et cependant son seul titre à de si
hautes faveurs, était son mariage avec la belle-soeur d'un frère de
l'empereur. Il n'avait jamais eu de commandements importants, il
n'avait jamais gagné de bataille; et l'on peut dire que la réputation
qu'il s'était faite tenait plus à ce genre d'esprit, attribué
anciennement à des gens de sa province, qu'à son mérite réel.

Comment témoigna-t-il sa reconnaissance?

A la bataille de Iéna, il refuse, sous les plus frivoles prétextes,
de soutenir le corps du maréchal Davoust, attaqué par les trois-quarts
de l'armée prussienne; il cause ainsi la mort de 5 à 6,000 Français,
et compromet le succès de la journée. Vous avouerez, général, qu'une
action aussi coupable méritait un châtiment exemplaire; les lois le
condamnaient... Il n'éprouva qu'une courte disgrace! Convient-il bien
après cela à ce général de dire aux troupes saxonnes, lors de la
bataille de Wagram, «_Qu'on ne leur rendrait pas justice parce
qu'elles étaient sous son commandement_?»

A la guerre, vous le savez, général, la valeur des troupes dépend
souvent de l'habileté de celui qui les commande: bientôt ces mêmes
Saxons sous les ordres du prince Eugène, méritèrent les éloges de
l'empereur. Preuve certaine que si, à Wagram, ils ne firent pas ce
qu'il attendait d'eux, ce ne fut pas leur faute, mais bien celle de
leur ancien chef.

Le prince de Ponte-Corvo, dites-vous, n'a pas besoin de panégyriste:
cela est possible, général, parmi les étrangers; mais en France, il
lui serait bien difficile d'en trouver. Les Français n'ont pas oublié
le mal qu'il leur a causé en Russie; ils n'ont pas oublié les
batailles de Gross-Beeren, de Juterboch, de Leipsick, où, à la tête de
soldats étrangers, il fit couler le sang de ses compatriotes, de ses
anciens compagnons d'armes, en combattant celui qui, au lieu de
l'abandonner à la rigueur des lois, l'avait comblé de bienfaits;
conduite aussi contraire à la politique qu'à la reconnaissance, aussi
opposée à ses intérêts personnels qu'à l'honneur; conduite vraiment
criminelle, et que ne peuvent excuser ni les fureurs d'une jalousie
sans bornes, ni l'aveuglement d'un amour-propre excessif.

L'empereur Napoléon aimait le roi de Saxe; le souvenir de sa constance
et de sa loyauté est souvent venu, dans l'exil, soulager l'ame du
héros qu'avaient froissée tant d'ingratitudes! Si, dans une note
dictée rapidement, il s'est servi, à l'égard des Saxons, d'une
expression qui vous a blessé, rappelez-vous Leipsick.... et vous ne la
trouverez pas trop dure dans sa bouche.

Je ne puis terminer cette lettre, général, sans me féliciter de ce que
vous avez bien voulu ne pas oublier les relations que nous avons eues
en 1813; elles m'avaient déja mis à même d'apprécier les qualités et
les talents qui vous distinguent; en répondant aujourd'hui aux
observations que vous ont inspirées l'honneur et le patriotisme, je me
trouve heureux d'avoir une nouvelle occasion de vous offrir les
assurances de ma considération la plus distinguée.

    _Signé_, le baron GOURGAUD,
      ancien général et aide-camp de l'empereur Napoléon.


FIN DU DEUXIÈME VOLUME DES MÉMOIRES.

[Illustration: THÉATRE DE LA GUERRE EN ALLEMAGNE en 1800.

BATAILLE DE HOHENLINDEN]

[Illustration: THÉATRE DE LA GUERRE EN ITALIE, en 1800 et 1801.]

[Illustration: ATTAQUE DE COPENHAGUE par une Flotte Anglaise le 2
Avril 1801.]

[Illustration: BATAILLE NAVALE D'ABOUKIR livrée le 1er août 1798 à 8
heures du soir.]

CARTE de la Baie D'ABOUKIR.]





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