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Title: L'Illustration, No. 0036, 4 Novembre 1843
Author: Various
Language: French
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*** Start of this LibraryBlog Digital Book "L'Illustration, No. 0036, 4 Novembre 1843" ***


L'Illustration, No. 0036, 4 Novembre 1843

L'ILLUSTRATION,
Nº 36. Vol. II.--SAMEDI 4 NOVEMBRE 1843.
Bureaux, rue de Seine, 33.


Ab. pour Paris.--3 mois, 8 fr.--6 mois. 16 fr.--Un an, 30 fr.
prix de chaque Nº. 75 c.--La collection mensuelle br., 2 fr. 75.

Ab. pour les Dép.--3 mois, 9 fr.--6 mois, 17 fr.--Un an, 32 fr.
Pour l'Étranger.     --   10         --   20       --    40



SOMMAIRE. Une visite au poète Jasmin. _Portrait et Maison de Jasmin;
Coupe et Laurier d'or donnés à Jasmin_.--Histoire de la Semaine.--Le
Page, romance. Paroles de M. E. de Lonlay; musique de M. Donizetti
_Gravure_.--Théâtre-Italien. Belisario, _Portrait de
Fornasari_.--Courrier de Paris. _Madame Paradol; le Protée
anguillard._--Les Vendanges. _Sept Gravures_.--Romanciers contemporains.
Charles Dickens. Martin fait de nouvelles connaissances et Mark un
nouvel ami. _Gravure_.--Margherita Pusterla. Roman de M. César Cantù.
Chapitre XV, le Père et le Fils; chapitre XVI, l'Exilé, _douze
Gravures_.--Annonces.--Modes. _Gravure_.--Amusements des Sciences.
_Gravure_.--Rébus.



Une visite au poète Jasmin.

Agen, cette ville ancienne, située au coeur de la Gascogne, sur les
rives admirables d'un fleuve qui a besoin d'être plus vanté; Agen, avec
sa cathédrale byzantine, sa maison de Montluc, sa promenade superbe du
_Gravier_, ses ponts si beaux sur la Garonne, où vient s'ajouter un
dernier miracle de l'art, le pont-aqueduc; Agen cependant, aux yeux du
voyageur, à la pensée même de l'Agenois et de l'habitant du Midi, n'a
qu'une seule merveille, une au moins qui absorbe toutes les autres:
c'est un coiffeur-poète, un homme de génie tout bonnement, qui rase et
coiffe; mais cet homme est l'homme du Midi.

[Illustration: Jasmin.]

Il y a bien aussi, dans cette France méridionale, un autre homme qui,
par sa poésie et sa condition, a quelque similitude avec Jasmin; c'est
Reboul, le boulanger de Nîmes. Mais cette circonstance n'est
qu'apparente; Reboul n'est homme du Midi et boulanger que par hasard; ce
n'est pas là sa condition réelle, C'est un littérateur d'esprit et,
élégant, comme tant d'autres; c'est un des mieux placés dans cette
légion d'astres qui gravitent, en le reflétant, autour de ce soleil qui
se nomme Lamartine. Mais n'allez pas lui demander des vers en patois; sa
langue est celle de Paris; il en connaît tous les secrets, toutes les
formes mélancoliques et harmonieuses; il vous variera avec charme cet
éternel thème de douleur, de religion et d'amour qui, depuis 1820, a
fait germer deux mille volumes de vers. Ce qui le distingue cependant et
le met hors ligne, c'est qu'il est boulanger; mais ceci est le
secondaire et l'accident de sa vie.--Une dame du grand monde, entendant
parler des succès diplomatiques et des tableaux de Rubens, disait
nonchalamment: «Ce Rubens était donc un ambassadeur qui s'amusait à
peindre?--Eh! non pas, madame, répondit Van-Dyck: c'était un peintre qui
s'amusait à être ambassadeur.» Reboul est un homme de beaucoup d'esprit
qui s'amuse à être boulanger.

Tel n'est pas Jasmin. Là, au contraire, est une nature supérieure,
vierge, originale, un génie qui n'a d'autre source que dans lui-même, et
qui s'est fait un lit et des rives pour y verser et y promener une
poésie étrange et inconnue. C'est un homme qui, parlant une langue soeur
de celle du Dante, mais aujourd'hui dédaignée et presque proscrite, s'en
est hardiment emparé, l'a épurée, agrandie et fixée. Cette langue allait
mourir, disaient-ils, et lui la ressuscite et la baptise au nom de la
poésie et du génie; et ses poèmes, qui ne peuvent périr, entraînent avec
eux l'idiome dans leur immortalité.

Quel est donc cet homme extraordinaire devenu ainsi la gloire et presque
l'idole du midi de la France? Il nous serait facile de répondre à cette
demande en analysant et pillant au besoin les excellents et charmants
articles publiés déjà sur lui par MM. Nodier, Sainte-Beuve, Lavergne et
tant d'autres; mais peut-être voudra-t-on bien préférer à ce
transvasement des pensées et des phrases d'autrui des impressions
personnelles et toutes récentes. Je vais donc raconter avec une vérité
simple la visite que j'ai faite il y a peu de jours à Jasmin.

Sur le bateau à vapeur qui mène de Bordeaux à Agen, tous les hommes du
Midi m'avaient d'avance répondu à la question que j'allais leur faire;
«Jasmin! vous trouverez sa boutique sur la promenade, près du pont
suspendu. Au-dessus est écrit: _Jasmin, coiffeur des jeunes gens_. Au
reste, tout le monde vous l'indiquera.» M. de Talleyrand, à qui l'on
demandait l'adresse de la princesse de Vaudemont, répondait:
«Demandez-la au premier pauvre que vous rencontrerez dans la rue.» En
Gascogne, tout le monde connaît la demeure du poète, comme à Paris tous
les pauvres savaient où vivait la bienfaisance.

Arrivé à Agen, et devant cette boutique célèbre, j'en examinai
curieusement l'aspect extérieur. Les boutiques des coiffeurs de la rue
Saint-Marcel ou du Gros-Caillou sont assurément plus splendides que
celle du poète. Les bustes traditionnels en cire ou en carton ne se
voient même pas sur la devanture vitrée et étroite, qui se couronne par
une planche avec ces mots: _Jasmin, coiffeur des jeunes gens_; au-dessus
est un seul étage, avec une seule croisée, puis le toit. D'ailleurs dans
la montre rien ne révèle l'auteur; pas un livre, pas une affiche; des
objets de toilette parlent pour le seul coiffeur.

J'entrai dans la boutique. Elle est étroite et petite; trois chaises et
un fauteuil en paille la meublent; tout autour, des armoires vitrées
regorgent de perruques, de flacons, de peignes et de parfumerie; une de
ces armoires, la plus obscure, contient quelques livres: à coté d'elle,
dans le même coin, un petit guéridon est chargé de journaux, de lettres,
de livres: c'est le coin du poète.

La femme de Jasmin était alors seule. «Mon mari va descendre,» dit-elle.
Quelques instants après entrait dans la boutique un homme de
quarante-cinq ans, de taille moyenne, mais vigoureux et trapu, la tête
forte, le teint animé, la lèvre épaisse, les cheveux crépus, les yeux
pleins de feu, une physionomie que plus tard je vis bien être aussi
mobile qu'énergique. Il était vêtu d'un paletot dont les soieries et la
ganse étaient fort fanées. C'était Jasmin.

[Illustration: Maison de Jasmin.]

Il me lit asseoir sur le fauteuil de paille, et lui-même prit une chaise
auprès de sa femme.. Cette double condition de poète et de coiffeur
embarrassait ma démarche, et j'attaquai d'abord le coiffeur. «Monsieur,
lui dis-je, je, dîne au château de la Garde, à quatre lieues d'ici. Je
ne sais si j'aurai le temps de faire ma barbe avant l'heure du dîner....
et je viens...» Jasmin me répondit qu'il ne lui paraissait pas qu'il y
eût besoin de me raser... mais en étudiant un petit froncement presque
imperceptible dans sa bouche et ses yeux, je lui dis de suite que ceci
n'était qu'un prétexte, et que le véritable but de ma démarche était de
venir trouver l'homme éminent et de connaître le poète.

Alors la physionomie de Jasmin devint tout à coup brûlante et splendide
d'animation, de froide et indifférente qu'elle était. «Savez-vous ma
langue? s'écria-t-il en changeant de chaise et en se rapprochant de
moi.--Non.--Ah! mon Dieu, quel malheur! mais c'est égal, j'essaierai de
vous la faire sentir.» Et tout à coup, sans autre prologue, le poète,
avec une chaleur d'esprit et un enthousiasme dont on ne peut rendre
compte, dans un excellent langage français d'ailleurs, se livrait à une
improvisation saisissante et à une théorie de son art de poète et du
génie de sa langue, dont je regrette; bien de ne pouvoir donner ici une
idée.

«Quel bonheur pour moi, disait-il, de m'être servi de la langue du mon
pays! quoique vieille, elle est vierge; aucun antécédent, pour ainsi
dire, aucune règle, aucune de ces épurations énervantes ne lui
commandent. Elle est libre, fière, neuve dans la littérature, et elle
peut s'enrichir sans contrôle des paroles de ses soeurs qui nous
entourent, des langues espagnole, italienne, et de toutes celles du
Midi.

«C'est ce qui fait mon bonheur, et peut-être ma force. Votre langue, au
contraire, quelle est-elle? Enervée de règles, d'entraves, de liens de
goût et de purisme, épuisée par la multitude et la fécondité des
auteurs, elle est vieille et caduque. C'est une langue admirable, sans
doute, pour la vie de la nation; mais c'est une langue tuée pour la
poésie.--Aussi on dit que la poésie meurt en France; c'est parce que la
langue poétique meurt qu'on le dit; car la poésie elle-même peut-elle
mourir? Et soyez, attentif à ceci: examinons la manière de Victor Hugo?
Qu'a-t-il cherché, ce grand poète, si ce n'est la langue qui lui manque.
Remarquez qu'il a voulu l'électriser et la ressusciter, pour ainsi dire,
par la bizarre recherche des mots et des formes, par le grandiose
quelquefois exagéré des idées. Le voyez-vous au milieu de cette
tourmente de son génie? D'où vient cette agitation? D'est que
l'instrument lui manque; sa langue usée et morte lui répugne; il veut se
faire une langue nouvelle dans la sienne. Moi, au contraire, j'ai la
mienne, comme je vous le disais, pure, vierge, hardie, vive, le bouquet
de fleurs d'oranger au côté; et c'est moi, moi seul jusqu'ici à qui le
bon Dieu a accordé de la mener à l'autel.

«Avec une pareille liberté et un tel bonheur, la poésie devient facile
et naïve comme elle doit être; le vrai et le simple sont seuls touchants
et poétiques. Aussi tous mes efforts tendent là.--Je ne dis pas
_l'Éternel, le Dieu tout-puissant_, etc., mais le boun Diou, et l'idée
de Dieu n'en arrive-t-elle pas au coeur plus vive et plus tendre? Où est
la plus belle poésie, la vraie, si ce n'est dans ces vers de Béranger?»

Et Jasmin, se levant, me dit avec un art prodigieux et les inflexions
d'un comédien consommé ces vers:

        Mes enfants, dans ce village,
        Suivi des rois, il passa;
        Voilà bien longtemps de ça:
        Je venais d'entrer en ménage.
        A pied grimpant le coteau
        Où, pour voir, je m'étais mise,
        Il avait petit chapeau
        Avec redingote grise,
        Près de lui je me troublai.
        Il me dit: Bonjour, ma chère!
        Bonjour, ma chère!
        --Il vous a parlé, grand'mère!
        Il vous a parlé!

«Vous allez entendre mes vers, continua-t-il; vous verrez, vous verrez.
C'est la nature, la douleur, la joie comme Dieu les fait.»

Alors il se leva, et avec une pantomime sublime, car il pleurait de
vraies larmes, il fit la scène poétique qu'il voulait peindre. «Mon
fils! mon fils! mon pauvre enfant! Il est mort. Le voilà, mon ami, le
voilà! Ah! mon Dieu, ah! mon Dieu, mon pauvre _Dodo_, mort! Là, voilà sa
chaise, ses babils, ses livres. Oh! mon Dieu!

«Voilà la nature, monsieur, voilà ma poésie. Cette scène était
attendrissante au plus haut degré. «Maintenant je vais vous lire mes
vers,» dit-il. J'attendais avec impatience cette offre, sachant
l'admirable talent de lecture du poète.

«Combien pouvez-vous me donner de temps? dit-il.--Jusqu'à trois heures
et demie; la voiture de Caillat m'attend à cette heure.--Ah! mon Dieu!
quel malheur! Ah! mon Dieu! je ne pourrai pas vous lire
Francounette,--ni l'Aveugle du Castel-Cuillé non plus! Quel malheur!

En ce moment, entre un étranger. «Je suis de ce pays, monsieur, mais
j'habite Genève, et dans cette ville tout le monde me parle de vous, on
m'en veut de ne pas vous connaître.--Vous êtes d'Agen? dit Jasmin.--Non
pas, mais de S....» Alors Jasmin de lui serrer la main, de lui parler
gascon, mais sans le faire asseoir et sans le retenir.--L'étranger
partit bientôt.

«A nous donc! s'écria Jasmin; qu'est-ce que je vais vous lire? Ah! mon
Dieu, quel dommage une vous ayez si peu de temps!--quel malheur de ne
pas lire _l'Aveugle!_--Ah! monsieur, c'est si touchant, si beau! cette
pauvre fille qui meurt frappée de Dieu au moment où elle allait se tuer
elle-même! vous verrez, vous verrez!»

Et il feuilletait son livre, ravi à chaque pièce qu'il voyait; et il
s'arrêta enfin à celle-ci:

_A un riche Agriculteur_ qui sans cesse l'invitait à aller s'établir à
Paris, où il ferait fortune.

«Suivez sur la traduction française qui est en regard, me dit-il, et
vous me comprendrez; et arrêtez-moi la où vous ne sentirez pas le mot
gascon.

Et il lut délicieusement cette pièce:

                 Et bous tabé, Moussu, sans cregne
                 De troubla mous jours et mas neys
        M'escribes de pourta ma guittaro et moun pegne
            Dins la grando bilo des Reys!...

              Et vous aussi, monsieur, sans craindre
              De troubler mes jours et mes nuits,
        Vous m'écrivez d'aller porter ma guitare et mon peigne
              Dans la grande ville des Rois!...

Il terminait cette lecture entrecoupée de remarques, de commentaires et
des élans de la plus naïve et de la plus charmante satisfaction,
lorsqu'un second étranger entra.

C'était un jeune lion parisien égaré dans cette Lombardie, de la
Garonne; il tenait en laisse un chien d'arrêt magnifique, dont il était
aussi fier qu'embarrassé; il venait évidemment pour voir Jasmin, dont le
nom se trouvait sur son _agenda_ dans le Lot-et-Garonne.--Ce mélange de
poésie et de pommade parut l'ébranler.» Je voudrais, dit-il en
balbutiant, faire faire ma barbe.» Et comme si un remords l'eût saisi à
propos de cette barbe très-problématique sur son menton si jeune; «Ou me
faire couper les cheveux,» ajouta-t-il.

Jasmin paraissait désespéré. «Je suis à vous, monsieur,» dit-il; et il
allait prendre des ciseaux... Il me faisait, avec des haussements
d'épaules et des yeux terribles, la pantomime du dérangé et de
l'ennuyé... Quant au jeune lionceau, il ne tenait guère au reste de la
chose; il avait vu Jasmin, son but était rempli, il pouvait désormais en
parler dans le monde, ce qui lui suffisait.--Aussi bâillait-il déjà.
Jasmin sentit la chose, «Mon Dieu, monsieur, je suis occupé; seriez-vous
assez bon pour revenir dans une demi-heure?--Tout à fait,» dit le jeune
homme, Et il sortit avec son chien.

«Quel bonheur! s'écria Jasmin. Vous avez encore du temps, n'est-ce pas?
Ma femme, va donc prévenir Caillat, et voir si la voiture retardera son
départ?

Maintenant, monsieur, je vais vous lire une pièce bien jolie;
voyez-vous, c'est le coeur qui l'a faite: c'est _la Caritat_. Suivez,
suivez bien, et arrêtez-moi si vous ne comprenez pas.

Il est impossible de rendre la manière enchanteresse avec laquelle
Jasmin fit cette lecture;--il était vivement ému.--Son émotion passa
bien tôt à une sorte d'exaltation de lui-même qui avait sa grandeur,
«Monsieur, disait-il, mes vers ont aussi leur puissance de charité; avec
eux, avec mes lectures publiques, j'ai fait donner plus de 40,000 fr.
aux pauvres ou à d'autres oeuvres. Il y a un clocher qui s'élève, et il
porte mon nom; c'est le _Clocher Jasmin_, parce que c'est moi qui ai pu
en procurer l'argent avec mes vers. Il vous aurait fallu voir quel
accueil, quel enthousiasme à Bordeaux, à Auch, à Toulouse! et à Paris,
monsieur, comme ils m'ont reçu! Vous disiez tout à l'heure que mon
mérite était dans mon originalité; M. Villemain, le ministre, me l'a dit
aussi dans sa lettre où il m'annonce cette belle pension qu'il m'a
donnée (et il prononçait ces mots: _Belle pension_, avec un accent aussi
plein de fierté que de gratitude). Et le roi, il m'a appelé chez lui, et
il m'a comblé de bontés; et les salons de Paris se disputaient mes
lectures; l'étranger lui-même parle de moi; au milieu de ces journaux,
voici un journal anglais qui me traduit et me nomme un des premiers
poètes de la France; combien d'autres de vos grands auteurs me le disent
aussi! et Sainte-Beuve, et Charles Nodier, comme ils me protègent! comme
ils m'aiment!»

Ainsi se développait cette autre face de l'esprit de Jasmin. C'était
cette satisfaction exaltée de lui-même, ce que tout le Midi, en
l'admirant, lui reproche, ce qu'on appelle sa vanité.

Sans doute Jasmin a quelque chose qui ressemble à la vanité, mais qui
est bien plus pur et plus noble qu'elle; il me semble que son caractère
s'en grandit. Cet orgueil est si naïf, et d'ailleurs si justifié. Eh
quoi! voici un homme né dans la pauvreté, dont tous les parents sont
morts à l'hôpital, comme il l'a dit, chanté et fait graver en tête de
ses livres; c'est un obscur coiffeur, et soudain le poète se révèle en
lui, le Midi s'étonne et admire; sa nation l'exalte, les grands poètes
arrivent à lui, et le nomment leur égal; les pauvres l'implorent, et
l'or pleut et tombe parce qu'il dit ses vers; la religion s'adresse à
lui et lui demande un édifice, et ses vers le lui donnent;--Bordeaux la
magnifique l'applaudit;--Auch lui vote une coupe admirable de vermeil
avec les mots: À JASMIN, LA VILLE D'AUCH, ADMIRATION,
GRATITUDE;--Toulouse, qui a son Capitole et ses fêtes antiques, lui fait
un triomphe et lui décerne des lauriers en or;--le duc d'Orléans lui
donnait une bague de diamants et lui avait réservé, dit-on, une faveur
plus grande encore;--la duchesse d'Orléans, lui envoie une médaille d'or
avec ces mots: LA DUCHESSE D'ORLÉANS AU POÈTE JASMIN;--Paris l'appelle
et l'enivre de fêtes et de triomphes;--Le roi lui-même le reçoit aux
Tuileries, l'entend, et lui fait un présent royal;--toute la haute
littérature lui décerne des titres de gloire, et vous voulez qu'au
milieu de ce délire cet homme simple, franc, poète prenne un semblant de
fausse modestie et se déprime lui-même!

Enfin il y a un mot de Jasmin charmant de modestie et qui détruit ce
reproche de vanité mauvaise: c'est lorsqu'à Paris, au milieu de ses
triomphes et lorsqu'on voulait l'y retenir, il répondit: «Il faut
partir, _les barbes poussent à Agen!_

«Puis-je vous lire une troisième pièce de vers? nous avons le temps,
Cuillat attendra.» Il ajouta: «M. Durand était un ange de charité, un
saint de bienfaisance. Hélas! les villes et les hommes oublient vite. Un
monument manque à sa tombe; mais, si Dieu le permet, il s'y élèvera un
jour.» Et il me lut la pièce délicieuse intitulée _le Médecin des
Pauvres_.

Il avait fini, et j'étais encore sous le charme de sa poésie et de son
débit.--Je le regardai, des larmes étaient dans ses yeux; je lui pressai
la main avec attendrissement;--je ne pouvais louer autrement son oeuvre.

Avant de le quitter, je le priai de me montrer ces présents de villes et
de princes qui lui avaient été donnés.

Il m'emmena dans une nièce placée au fond de sa maison; et d'abord il
ôta d'une cloche de verre la coupe de vermeil offerte par la ville
d'Auch.

Cette coupe, d'un travail exquis et qui semblerait sortie des ateliers
d'un Cellini, est d'une hauteur de vingt-cinq centimètres environ. Il me
fit remarquer l'inscription si honorable:

[Illustration.]

A JASMIN, LA VILLE D'AUCH, GRATITUDE.

Puis il ouvrit un très-grand écrin de maroquin vert, et il en tira d'une
couche de satin blanc une double branche de laurier à feuilles de
grandeur de nature et d'or massif. La grandeur de cette branche d'or
peut être de quarante à quarante-cinq centimètres.

[Illustration.]

Dans un autre écrin étaient trois médailles, sur l'une d'elles, en or,
étaient écrits ces mots:

LA DUCHESSE D'ORLÉANS AU POÈTE JASMIN.

Puis une bague donnée par le duc d'Orléans à son passage à Agen. C'est
un saphir entouré de deux gros brillants.

Enfin, il tira de son sein une belle montre en or, avec une chaîne de
même métal; sur cette montre étaient gravés ces mots:

DONNÉE PAR LE ROI.

Le temps me pressait;--je lui demandai une dernière grâce, c'est d'avoir
de sa main, sur l'un des volumes de ses poésies que j'emportais, ces
deux vers de la pièce de _la Charité_:

        Car  es amer de la recebre
        Aoutan qu'es dous de la donna!

Il prit le volume et s'apprêta avec une sorte de méditation à écrire
quelques mots.

«Ce ne sont pas des vers, dit-il en me le rendant; lisez, ou plutôt je
vais vous traduire cette phrase.» Je l'écoutai, et je fus profondément
attendri en entendant ces mots, dont je n'aurai pas le courage de donner
ici la traduction;

«A Moussu G... C...

«A heyre commo m'abès sentit quand legissioy, bézi que mous libres n'an
jamay estat débat un nullou co, et dins de tan bounos mas,

«JASMIN.

«Agen, 6 octobre 1843.»

Il ignorait encore qui j'étais après avoir écrit cette phrase, et il me
le demanda pour l'ajouter aux mots; à moussu, suivis d'une demi-ligne
blanche. Ce fut alors seulement qu'il sut et qu'il écrivit mon
nom:--G... C....

Avant de nous quitter, il ouvrit un de ses volumes, et, me montrant une
page de musique, il me chanta une mélodie qui est de lui, et qu'il a
composée pour une de ses poésies.--Sa voix est touchante, et je savais
d'ailleurs qu'il était bon musicien et jouait fort bien de la guitare.

Enfin, je lui fis mes adieux, avec l'espoir et sa promesse de le revoir
à Paris.



Histoire de la Semaine.

Quand les événements politiques intérieurs font défaut à la presse, la
polémique vient y suppléer, et parfois aussi elle amène ses événements.
Toute la semaine dernière, une lutte très-vive s'était engagée dans les
journaux entre des membres du haut clergé et des défenseurs de
l'Université, qui ne paraît pas encore s'être arrêtée sur le meilleur
moyen de se défendre elle-même. M. le cardinal-archevêque de Lyon, M.
l'évêque de Langres, et l'évêque de Châlons, y ont successivement pris
part. Tous réclament la liberté de l'enseignement, et, pour en démontrer
la nécessité, entreprennent de prouver que l'enseignement universitaire
ne présente pas aux pères de famille de suffisantes garanties morales.
Les défenseurs de l'enseignement par le gouvernement éprouvent de
l'embarras pour repousser ces accusations, quelque peu fondées qu'elles
soient, car M. le ministre de l'instruction publique leur a donné crédit
en sacrifiant des professeurs approuvés par l'Université, mais mal vus
et dénoncés par le parti ecclésiastique. Une nouvelle et récente mesure
prise à l'occasion de M. le professeur Ferrari, immédiatement après un
succès éclatant remporté par lui dans un concours d'agrégation, est
venue donner confiance aux adversaires de l'Université et porter le
découragement dans les rangs de ses soutiens. D'un autre côté, la
promesse d'une loi faite par la Charte de 1830, promesse dont
l'exécution a été ajournée d'année en année, semble mettre l'autorité
dans une situation un peu fausse pour faire exécuter dans toute leur
rigueur les dispositions encore en vigueur sur les petits séminaires.
C'est dans ces circonstances que la lutte, qui, dans le silence, avait
été incessante, s'est traduite en lettres pastorales et en lettres aux
journaux. Le _Journal des Débats_ avait annoncé que celle de M. l'évêque
de Châlons, qui n'a peut-être pas toute la gravité du caractère
religieux de son auteur, était déférée au Conseil d'État, non pas pour
la question de goût, mais pour celle de légalité. C'était, à ce qu'il
paraît, l'avis de M. le grand-maître, qui, pour se donner du courage,
avait livré sa résolution à la publicité. Mais il a rencontré de
l'opposition de la part de M. le garde-des-sceaux, et sa détermination
n'a pas été la plus forte.

Le conseil-général de la Seine a clos le 30, à minuit, sa session
annuelle, dont nous avions précédemment annoncé l'ouverture. Il lui a
fallu, en treize séances, arrêter un budget de cinquante millions et
donner son avis motivé sur une foule de questions importantes. Les
sessions des conseils-généraux sont infiniment trop courtes; beaucoup de
ces assemblées ont exprimé des plaintes à ce sujet; le conseil-général
de la Seine l'a fait sentir de son côté, en déclarant n'avoir le temps
de répondre à des questions que le ministère lui avait posées. Il a
renouvelé ses voeux de l'an dernier relatifs à la publicité à donner à
la liste du jury et à l'attribution du produit des droits
d'enregistrement sur les brevets d'invention. Il a montré tout à la fois
de la largesse dans les sacrifices qu'il a regardés comme utiles et bien
entendus, et une sévère économie dans les dépenses, qu'il n'a pas
considérées comme suffisamment justifiées. Les traitements de quelques
fonctionnaires s'en sont mal trouvés.

A l'extérieur s'offre toujours, sur le premier plan, l'Irlande, ou bien
plutôt l'Angleterre; car on est bien plus embarrassé à deviner comment
sir Robert Peel sortira de l'impasse où il s'est engagé, qu'inquiet du
sort d'O'Connell et de ses coaccusés. A Londres comme à Dublin, on a
répandu, à la fin de la semaine dernière, le bruit que les poursuites
étaient abandonnées. Cette nouvelle était absurde: mais elle n'a en
cours que parce qu'elle l'était infiniment moins que les poursuites
elles-mêmes. Si on ne les abandonne pas, on songe du moins à les
ajourner le plus possible. Au lieu des derniers jours de novembre, les
premiers jours de janvier arriveront, dit-on, avant que les débats
judiciaires s'ouvrent. On semble espérer que l'avenir et l'imprévu
apporteront une solution à une difficulté qu'on commence à reconnaître
inextricable aujourd'hui. On songe à recommencer l'enquête entreprise,
qui, entachée d'irrégularité et d'évidente inexactitude, fournirait des
armes redoutables à un légiste et à un procédurier de la force
d'O'Connell. En un mot, on croit avoir tout à gagner à perdre du temps.
En attendant, les témoignages de sympathie, les adhésions à
l'association et les offrandes arrivent au chef du rappel de la part de
prélats qui jusqu'ici étaient demeurés en dehors de l'agitation
nationale; des prières sont faites dans toutes les paroisses de
l'Irlande, et la formule de l'une d'elles nous paraît assez nouvelle
dans la liturgie: «Puissent les amis de la liberté ne jamais avoir
affaire à d'autres ennemis que Peel, Sugden, Wellington et
compagnie!»--L'Espagne mérite de plus ou plus l'épithète de malheureuse
qu'on lui a tant de fois donnée depuis trente-cinq ans, quand on a eu à
raconter les événements dont elle a été continuellement le théâtre.
Barcelone et Girone, à l'heure où nous écrirons, sont peut-être en feu
ou déjà en cendres. Les dernières nouvelles annonçaient que les bombes
des assiégeants se succédaient sans interruption, nombreuses et
terribles, que les murailles s'écroulaient, et que le carnage était
imminent.--La France, qui a vu une première fois son consul conjurer les
dernières rigueurs contre Barcelone de la part d'Espartero, avec le
gouvernement duquel elle était dans des termes plus que froids, la
France n'a-t-elle donc rien pu obtenir d'un gouvernement qui se dit son
ami? Si elle n'y a pas réussi, il faut le déplorer; mais si elle ne
l'avait pas même tenté, il faudrait le déplorer plus encore. A Madrid,
en présence de pareils événements, les Cortès sont demeurées
très-longtemps à se constituer, et un projet de loi pour déclarer la
majorité de la reine est jusqu'ici la seule mesure qui leur ait été
présentée. Peut-on raisonnablement attendre de son adoption la fin des
malheurs de la Péninsule: Nous le désirons beaucoup, tout en l'espérant
bien peu.--Athènes a perdu de sa confiance dans la franchise de
l'adhésion du roi à la révolution de septembre. Un aide-de-camp d'Othon,
qui avait vu ces changements politiques avec beaucoup de dépit, est
arrivé à faire croire à ce monarque qu'une contre-révolution devait
éclater une belle nuit; car, en Grèce, c'est toujours à la belle étoile
que les mouvements s'opèrent. La crédulité du prince, les ordres qu'elle
lui a suggérés, ont donné à penser qu'il avait une grande confiance dans
les ennemis de la révolution et trop peu de foi dans son avenir pour en
être un partisan bien sincère. Cette défiance ne facilitera rien, et tôt
ou tard les puissances voudront venir en aide à des embarras qu'elles
pourront bien accroître encore par l'intervention de leurs
diplomates.--Les nouvelles de Chine n'ont guère apporté que des détails
sur l'étrange cérémonial observé par les grands dignitaires du pays dans
leurs rencontres avec les chefs anglais; mais ces programmes ont leur
importance en ce qu'ils font voir que les Chinois ont renoncé à leur
ancienne prétention d'humilier les Barbares, et qu'ils sont résignés
aujourd'hui à les traiter d'égal à égal. Nous saurons plus tard si les
présentations à l'empereur n'amèneront plus ces complications
d'étiquette qui ont fait reculer toutes les précédentes ambassades.
L'expédition anglaise a sans doute contribué pour beaucoup à ce
résultat; mais on doit croire aussi que les progrès des missions
catholiques n'y sont pas tout à fait étrangers. Dans un rapport officiel
publié à Londres, nous voyons qu'on compte 52,000 catholiques dans le
vicariat apostolique du Sut-Chuen, 40,000 dans celui de Fokien; Chensi
et Hon-Kouang, 60,000; Tche-Kiang et Kian-Li, 9,000; Pegu et Ava, 6,000;
Siam, 8,000; Malaca, 6,000; Cochinchine, 80,000; Tong-King oriental,
160,000; dans le diocèse de Nang-King, 40,000; dans celui de Macao,
52,000, et dans le vicariat apostolique du Tong-King occidental,
180,000.

La nature a un peu fait relâche cette semaine, et n'a pas continué cette
série de tremblements de terre et de tempêtes que nous avions eu
précédemment à enregistrer. Mais l'industrie a fourni son sinistre. Le
bateau à vapeur _le Clipper_, faisant la navigation entre Bayousara et
la Nouvelle-Orléans, au moment où il quittait le port, a fait explosion
par l'éclat de ses chaudières, Toute la machine, de grands débris de
chaudières d'énormes fragments de bois, un multitude d'autres objets,
et, au milieu de tout cela, des êtres humains, tous plus ou moins
mutilés, ont été lancés dans les airs. En atteignant sa plus grande
hauteur, cette éruption a été projetée, comme les jets d'une fontaine,
dans plusieurs directions, et est retombée sur la terre, sur les toits
des maisons et jusqu'à 200 mètres de distance du lieu du sinistre. Les
malheureuses victimes ont été brûlées, écrasées, déchirées, mutilées et
dispersées de toutes parts, les unes dans la rivière, les autres dans
les rues, d'autres sur l'autre rive du Bayou, à près de 250 mètres.
Quelques corps ont été coupés en deux par des morceaux de bois, et
d'autres lancés comme des boulets de canon contre les murailles des
maisons. Toute la partie des édifices environnants semble avoir été
ravagée par un tourbillon. Le lieu du désastre offrait un spectacle
qu'il faut renoncer à peindre. Les planchers des deux chambres étaient
jonchés de morts et de mourants. Ceux que l'on transportait, proféraient
des prières, des gémissements, des imprécations, et présentaient
l'aspect des plus atroces souffrances. L'équipage consistait en
quarante-trois hommes; il y avait de plus cinq passagers. Un très-petit
nombre de personnes, dont fait partie le capitaine, a été sauvé; les
pertes connues s'élevaient à vingt-neuf; mais il manquait encore
plusieurs personnes, dont les traces n'avaient pas été retrouvées.

Les journaux anglais nous font aussi connaître les désastres financiers
d'un prince noir et d'un prétendu prince blanc. Le premier est le frère
de l'ancien roi d'Haïti, Christophe II, lequel, entrevoyant l'orage qui
devait détruire bientôt tout à fait son pouvoir déjà ébranlé et sa
fortune en ruines, avait envoyé à Londres environ 250,000 fr. pour les
placer dans les fonds anglais, au profit de la reine, de ses deux
filles, de ce frère et de sa soeur. Madame Christophe a trouvé moyen de
s'approprier le tout et d'aller jouir en Sardaigne des moyens
d'existence qu'elle eût dû partager avec son beau-frère. Ce pauvre
prince, réduit, lui et les siens, à la plus profonde misère, s'est
adressé à la Société des amis des étrangers en détresse, et celle-ci lui
a envoyé... 5 guinées! Il s'est présenté pour demander des secours au
lord-maire, qui lui a répondu, en lui donnant satisfaction sur ce point,
qu'il n'avait pas qualité pour agir, mais qu'il espérait qu'on pourrait
poursuivre la reine d'Haïti pour le remboursement de 5,000 livres
sterling.--Le lord-maire, ou du moins en attendant l'installation de
celui-ci, l'alderman qui le remplace, a également reçu la visite de
l'autre prince dont nous parlions tout à l'heure: celui-ci était Louis
XVII, dont nous avons déjà fait connaître la demande en cession de biens
et de droits, même à la couronne de France. Ceci pouvait être assez gai;
mais ce qui est triste, c'est que ce malheureux, sa femme et leurs huit
enfants sont dans la plus affreuse misère. Ou a vu se présenter, pour
appuyer sa demande, un Français, M. le comte de Labarre, dont
l'extérieur annonce un homme respectable. «Je n'ai point, a-t-il dit,
abandonné et je n'abandonnerai point mon ami, tout accablé qu'il est
sous le poids de l'adversité. Je me suis ruiné moi-même pour le
secourir, en me faisant ainsi, comme l'a dit un grand écrivain, M. de
Chateaubriand, dans une autre circonstance, le courtisan du malheur. M.
le duc de Normandie n'a pas droit seulement comme héritier du trône à la
commisération des Anglais, il était venu aussi leur apporter le fruit de
ses longs travaux sur l'art de perfectionner les projectiles de guerre.
--_Une voix dans l'auditoire_: Afin de bombarder ses bons et féaux
sujets. (_On rit_.)--M. de Labarre: Quelque opinion qu'on ait sur la
légitimité des prétentions du duc, on conviendra, du moins, qu'il se
trouve dans une position peu commune: il a huit enfants, dont le plus
jeune est âgé de six mois.» L'alderman a fait remettre à l'avocat du duc
de Normandie une somme tirée du tronc des pauvres et dont le chiffre n'a
pas été révélé au public.

Ce ne sont pas seulement les demandes des princes indigents qui
remplissent les journaux anglais, ce sont aussi les réclamations des
capitalistes de cette nation qui s'étaient réunis pour entrer dans les
compagnies de chemins de fer, sollicitant des concessions en France
durant la session dernière. Le chemin de Lyon, qui avait trouvé des
souscripteurs dans la Grande-Bretagne, à l'aide de prospectus répandus à
profusion, mettant en avant un conseil d'administration composé de pairs
et de députés français, auxquels on n'avait pas même; demandé leur
agrément; le chemin de Lyon, qui avait vu ses actions, placées par ce
tour d'adresse, devenir, à la bourse de Londres, l'objet de spéculations
considérables, et obtenir une prime très-élevée; le chemin de Lyon voit
aujourd'hui ses ingénieux inventeurs retenir l'argent des actionnaires
malgré eux, sans intérêts et sans garanties. Ceux-ci, finissant par
trouver la plaisanterie un peu prolongée, confient leurs vives doléances
aux feuilles de Londres. Nous ne croyons pas la triste spéculation dont
ils sont victimes de nature à les encourager beaucoup à s'intéresser
jamais de nouveau dans une grande entreprise en France, et nous le
déplorons.--Du reste, on pense que le ministère est déterminé à demander
l'autorisation de faire exécuter, aux frais de l'État, les chemins qui
seront votés dans la session prochaine, soit qu'il les exploite
lui-même, soit qu'il se détermine, après leur exécution, à en mettre les
baux en adjudication.

Paris s'embellit chaque jour, il faut le reconnaître. Le conseil
municipal, quels que soient les vices de son organisation, par cela seul
qu'il est électif, a plus fait par ce résultat en quelques années que
n'avaient fait plusieurs générations successives. Paris s'embellit; mais
outre les projets qu'exécute l'administration de la ville de Paris, il y
a aussi, et en bien plus grand nombre, les projets qu'on lui prête. Les
journaux ont cette semaine rasé des quartiers entiers, ouvert des voies
immenses et planté sur le parvis Notre-Dame une pyramide en granit pour
servir de point de départ à toutes les bornes miliaires de nos routes.
Tout cela est fort ingénieux et surcharge peu le budget, car il n'en a
pas encore été le moins du monde question dans les délibérations et même
dans les causeries du conseil municipal.--On songe toujours à restaurer
Notre-Dame, qui en a grand besoin, mais dont on tremble de voir les
travaux confiés à quelque architecte vandale. En attendant, des
mutilations coupables y sont commises tous les jours. Tout récemment, au
portail septentrional, quatre chapiteaux ont été ébréchés à coups de
pierre ou de marteau; un petit animal fantastique a été enlevé
très-nettement, à l'aide d'un ciseau, et volé par un amateur, qui aura
voulu y joindre également la tête d'un ange. Le Comité historique des
arts et monuments a déjà précédemment appelé, à l'occasion de délits de
ce genre, toute l'attention de l'autorité sur les moyens d'en prévenir
le retour. Combien faudra-t-il donc encore de mutilations pour que ces
réclamations soient enfin écoutées?

Ce que nous avions dit dans un précédent numéro de l'à-propos et de
futilité pour l'art de sa mission à Athènes confiée à M. Boulanger, nous
a valu une lettre de cet architecte, au talent duquel nous avions, du
reste, rendu hommage. Suivant lui, les fouilles et les déblais qui ont
été exécutés récemment par le gouvernement actuel de la Grèce, ont, en
les dégageant des fortifications turques dans lesquelles ils étaient
presque tous ensevelis, donné aux anciens monuments un aspect tout
nouveau, leur véritable aspect. M. Boulanger semble avoir la confiance
de justifier la mission qui lui est donnée, et de prouver par ses
résultats qu'elle a été bien entendue. Nous avouons que la détermination
où il paraît être d'arriver à faire cette preuve nous donne à nous-mêmes
la confiance qu'il y parviendra, et nous serons, il en peut être
certain, le cas échéant, les premiers à le proclamer.

La Normandie voit, depuis quelque temps, des artistes et des poètes
sortir de la foule de ses artisans. Ses feuilles locales renferment de
curieux détails sur les essais heureux d'un pauvre ouvrier qui paraît
appelé à prendre un rang distingué dans l'art de la sculpture. L'ouvrier
Lebreton a mérité tout dernièrement un encouragement du roi par ses
poésies populaires.

La police, moins tolérante que l'administration des contributions
indirectes, qui admet pour les vins l'extension de volume, à l'aide de
l'eau, pourvu que le droit lui soit payé sur les deux liquides mariés,
la police a fait saisir à Rouen et à Bercy une grande quantité de pièces
de vin ainsi sophistiqués. La question va être portée devant les
tribunaux. Déjà, dans une espèce qui ne manque pas d'analogie, la Cour
de cassation vient de décider qu'on doit considérer comme boisson
falsifiée, aux termes du Code pénal, le lait dans lequel un débitant a
mêlé un tiers ou un quart d'eau.--Les tribunaux de Stockholm n'ont ni la
même sévérité quand il s'agit de défendre leurs justiciables contre
l'avidité de certains marchands, ni une grande bonne foi nationale,
quand il s'agit de faire respecter les intérêts étrangers. Un pharmacien
de cette ville, le sieur Almquist, voyant qu'une maison de Reims,
renommée pour la qualité de ses vins de Champagne, fournissait presque
seule la Suède entière, a contrefait les étiquettes du négociant
champenois, et a appliqué ses contrefaçons à des bouteilles contenant
une liqueur d'apothicaire. Les Suédois n'y ont vu que du Champagne, et
des poursuites ayant été dirigées contre le contrefacteur, les tribunaux
de première instance et d'appel ont tout naïvement déclaré que «s'il est
vrai que d'un côté les lois sur le commerce répriment sévèrement toute
usurpation de noms et de raisons commerciales, toute contrefaçon
d'étiquettes, enseignes, etc., il y a d'un autre côté lieu de supposer
que le législateur a dicté une disposition dans le seul but de protéger
l'industrie et le commerce des indigènes, et non pour favoriser les
étrangers _au détriment des nationaux._» S'il y a des juges à Berlin, il
y en a de bien singuliers à Stockholm.

Les journaux qui tué M. l'amiral Roussin, qui aura pu entendre son
oraison funèbre, car le lendemain les mêmes feuilles nous ont appris que
cette nouvelle était sans fondement. Malheureusement beaucoup d'autres
morts annoncées cette semaine n'ont pas été démenties de
même.--L'émigration polonaise a encore perdu un de ses membres les plus
illustres, le général comte Soltyck, qui avait servi avec honneur comme
colonel dans l' armée française sous l'Empire, comme général dans
l'armée polonaise durant la guerre de l'Indépendance, et qui avait,
comme nonce, fait preuve nouvelle, à la diète, du dévouement et de la
fermeté qu'il avait montrés sur les champs de bataille. C'était, du
plus, un écrivain distingué; il a laissé histoire fort estimée de la
guerre de Pologne en 1809, et la mort l'a surpris se livrant à d'autres
travaux historiques.--Le clergé a perdu M. de Cosnac, archevêque de
Sens, et M. le cardinal de Retz, auditeur de rote auprès du
Saint-Siège.--M. le baron Capelle, ancien ministre de Charles X, et un
des signataires des ordonnances de juillet 1830, a terminé à Montpellier
une carrière remplie tour à tour par la disgrâce et la faveur. Une
liaison avec Élisa Bonaparte, duchesse de Lucques et de Piombino, vue de
mauvais oeil par Napoléon, attira sur lui des mesures sévères, et fit
d'abord connaître un nom qui devait, si fatalement pour celui qui le
portait, figurer plus tard au bas du manifeste politique qui a déterminé
la plus rapide de toutes les révolutions.--Enfin, les arts ont eu à
enregistrer sur leurs tables funèbres la mort du pianiste
Pradher;--celle d'un peintre paysagiste de Lyon, d'un remarquable
talent, Guindrand, tombé depuis quelques années dans le plus funeste
idiotisme,--et celle aussi d'un ancien professeur de l'école des
beaux-Arts de la même ville, Berjon, peintre de fleurs.--Un nom
appartenant à un artiste célèbre s'est également éteint. La fille aînée
et le dernier enfant survivant du fameux acteur Bertinazzi, appelé au
théâtre Carlin, mademoiselle Barbe-Suzanne Bertinazzi, vient de mourir
âgée de quatre-vingt-deux ans.



[Partition musicale: LE PAGE. Romance.]

PAROLES
DE
M. EUGÈNE DE LONLAY.

MUSIQUE
DE
M. G. DONIZETTI.

                        A MADAME LOUIS AUVRAY.

Sombres allées
Où je rêvais
Vertes vallées
Ruisseaux si frais
Féconde plaine
Vaste domaine
Fleur de ces lieux.
O noble dame
A vous mon âme,
A vous mes yeux.

Riche tourelle
Au front bruni
Où l'hirondelle
Suspend son nid
Toit tutélaire
Bonté sincère
Seuil enchanteur
Et noble dame
A vous son âme,
A vous son coeur.

D'un pauvre page
Qui vous doit tout
Vous dont l'image
Le suit partout
Daignez entendre
La voix si tendre
Et les amours
O noble dame
A vous son âme,
A vous ses jours.



Théâtre-Italien.

_Belisario_, tragédie lyrique en trois parties, musique de M.
DONIZETTI.--M. FORNASARI.

C'est une lamentable histoire que celle du Bélisaire de l'opéra italien,
et l'on peut dire que jamais le dévouement monarchique n'a été mis à une
plus rude épreuve.

Cet honnête Bélisaire, se trouvant en pays étranger, _frà genti
barbare_, a fait un rêve. Il a vu un guerrier terrible qui renversait
l'empire de fond en comble. Le voilà dans une grande perplexité.--Quel
est ce guerrier? où est-il? comment le découvrir? Dans son inquiétude,
il eut recours à un _homme de Dieu_; il lui conta son rêve; et l'homme
de Dieu lui répondit qu'il n'avait pas besoin de chercher bien loin
l'ennemi public dont il était en peine, et que ce guerrier mystérieux
était son propre fils.

Ce fils était un enfant dans toute l'innocence du premier âge, et qui ne
pouvait pas encore, évidemment, songer à conquérir le monde et à
renverser le trône de Justinien. Néanmoins, Bélisaire fut impitoyable;
il condamna son fils à mort, et le fit exécuter.

A la vérité, il ne fut qu'à moitié obéi sur ce dernier point. Proclus,
qu'il avait chargé de l'opération, n'eut pas le courage de l'achever.
L'enfant, au lieu d'être tué, fut seulement perdu.

Vous dites, madame, que c'est un abominable homme que ce Bélisaire? Je
ne saurais être de votre avis là-dessus. Que dit, en effet, La Fontaine,
le grand moraliste:

        Ou ne peut trop aimer trois sortes de personnes:
        Les dieux, sa maîtresse et son roi.

Vous voyez donc bien que Bélisaire n'a fait que son devoir. Mais sa
femme Antonine est comme vous, madame, et n'entend rien à cette
morale-là.

Il faut vous dire que Proclus a jasé, et qu'Antonine sait tout. Jugez de
sa colère! Elle jure de perdre son mari pour venger son fils, et je vais
vous raconter comment elle s'y prend. Cela est toujours bon à connaître,
et peut servir dans l'occasion.

Bélisaire, qui est en train de reconquérir l'Italie sur les Goths, écrit
à sa femme de temps en temps, comme tout bon mari doit faire. Il paraît
que dans une ses lettres il a imprudemment laissé beaucoup d'espace
entre le texte et la signature. Que fait Antonine? Elle livre la missive
à Eutrope, le mortel ennemi de Bélisaire; et Eutrope, qui a d'habiles
faussaires à sa disposition, fait ajouter à la lettre du héros une
phrase qui doit suffire pour le faire pendre.

[Illustration: Portrait de Fornasari.]

Bélisaire revient d'Italie et rentre à Constantinople sur une de ces
petites voitures à deux roues et non suspendues que nous nommons
charrettes, mais qu'en langage tragique on appelle chars. Il est
impossible d'être plus glorieusement cahoté. Il jouit de tous les
honneurs du triomphe; il a même le bonheur d'embrasser publiquement
Justinien; mais, ô néant des grandeurs humaines! à peine a-t-il eu le
temps de chanter avec son ami Alamir un _andante_ et une _cabalette_,
qu'Eutrope se présente, lui demande son épée de par l'empereur, et le
somme de comparaître devant la Cour des Pairs du pays. Il est accusé de
haute trahison au premier chef.

Il nie, comme de raison; mais on lui présente la lettre. Il reconnaît
d'abord son écriture; mais, quand il a tout lu, il s'indigne, et déclare
qu'il y a faux et interpolation. Il en appelle au témoignage d'Antonine.
Mais Autonine confirme l'accusation, et déclare avoir reçu la lettre
telle qu'elle est. Vous imaginez, bien comment Bélisaire la traite.
«Mauvaise épouse! mauvaise mère! (Ils ont une lille, nommée Irène, qui
est présente.)--Ah! mauvaise mère!... Et vous donc, avez-vous la
prétention d'être bon père, par hasard? rayez cela de vos papiers, car
je sais tout.--_Quoi!_--Tout ce que Proclus savait.--Aïe!»

Bélisaire met sa tête dans ses deux mains et ne tarde pas à faire sa
confession générale devant sa femme et sa fille, devant le Sénat et
l'empereur. Quand il a fini, Antonine se remet de plus belle à lui dire
des injures, ce qui est tout simple. Mais on comprend plus difficilement
que le Sénat s'en mêle fasse crever les deux yeux à un homme à qui l'on
ne peut guère reprocher qu'un excès de dévouement à la dynastie
régnante. Justinien est-il donc si mauvais politique? et ne voit-il pas
que cet exemple n'est pas encourageant?

Quoi qu'il en soit, voilà Bélisaire aveugle et qui part bientôt, pour
l'exil, guidé, par sa fille Irène, qui joue près de lui le même rôle
qu'Antigone auprès d'OEdipe. Ils arrivent au mont Hémus. Là, ils
rencontrent des Alains.

Ces Alains sont au nombre de vingt, ou à peu près, et telle est la
grandeur de leur courage, qu'ils ont entrepris d'attaquer Constantinople
et de mettre cette grande capitale à feu et à sang. Il est vrai qu'ils
ont un chef qui ne plaisante pas, et qui ne connaît point d'obstacles:
c'est Alamir, cet ami de Bélisaire dont je vous ai déjà parlé. Il a juré
de venger le grand homme opprimé, et de noyer Constantinople dans des
flots de sang. Mais Bélisaire le fait bien vite revenir à résipiscence.
Bélisaire est toujours citoyen dévoué, sujet fidèle, et le malheur ni
l'injustice n'ont eu aucune prise sur sa grande âme. Enfin, comme le
drame touche à son dénoûment. Bélisaire reconnaît bientôt dans Alamir ce
fils qu'il avait jadis condamné à mort, et qu'il croyait avoir perdu.

L'empereur, à la nouvelle de l'incursion des Alains, a fait marcher ses
troupes à leur rencontre. Bélisaire se met, de son autorité privée, à la
tête de l'armée grecque. Comment l'accepte-t-elle pour chef, et comment
s'y prend-il pour la commander? C'est ce que je ne saurais dire, puisque
l'auteur a négligé d'éclaircir ce point; mais il bat les Alains, et
c'est ce qui importe le plus à l'empereur et aux habitants de
Constantinople.

Hélas! tout a une fin sur cette terre, les plus grands héros comme les
plus absurdes livrets. On apporte un brancard dans la tente de
Justinien. Sur le brancard est étendu le conquérant de l'Afrique et de
l'Italie, et le vainqueur des Alains, qui a reçu le coup mortel à cette
dernière bataille, et vous pouvez à votre choix, selon votre goût et vos
dispositions particulières, pleurer le trépas du grand capitaine, ou
rire tout à votre aise des incroyables inepties de l'auteur du
_libretto_.

Vous ne rirez pas du moins de la partition, et c'est l'essentiel. Il y
a, dans l'oeuvre de M. Donizetti, des morceaux remarquables en assez
grand nombre pour qu'on lui pardonne ceux où il s'est un peu négligé. Ne
parlons pas de ceux-ci, mais indiquons au lecteur une jolie cavatine,
pleine de sentiment et de distinction, et que mademoiselle Nissen
exécute à merveille;--un duo pour basse et ténor, dont _l'andante_,
tendre et pathétique, contraste de la manière la plus heureuse avec la
_strette_ brillante qui le termine;--un choeur de sénateurs, qu'il ne
faut pas comparer au choeur des juges dans la _Pie Voleuse_, mais qui
n'en a pas moins un mérite fort distingué;--un finale à six voix, où
brillent des traits énergiques et de très-grands effets. Tout cela est
dans le premier acte, ou, comme dit l'auteur du livret, dans la première
partie.

Au second acte l'air d'Alamir: _Trema, Bisanzio_, est plein d'éclat et
de force. Il fait beaucoup d'effet; il en ferait plus encore si M.
Corelli le nasillait, un peu moins. Hélas! qui n'a pas en ce monde un
péché d'habitude, où il tombe malgré lui, et le plus souvent sans s'en
douter? Le péché mignon de M. Corelli est de prendre quelquefois son nez
pour sa bouche, et de se servir indifféremment, pour chanter, de l'un et
de l'autre. Mais que fais-je, moi? et pourquoi vais-je m'accrocher au
nez de M. Corelli, pendant que mademoiselle Nissen et Fornasari sont là
qui m'appellent?

Rien de mieux pensé ni de mieux écrit que le duo chanté par ces deux
virtuoses; rien de plus gracieux, de plus tendre, de plus pathétique. La
situation était de celles qui conviennent, particulièrement au talent de
M. Donizetti. Il l'a traitée de main de maître, et y a versé à pleine
mesure les charmantes mélodies et la sensibilité douce et passionnée
tout à la fois, qui font de Lucie de Lammermoor une oeuvre si aimable et
si séduisante. Ce duo est le morceau capital de la partition de
_Belisario_; il n'y a que le trio de la reconnaissance, au troisième
acte, qui puisse lui être comparé: les mêmes qualités s'y retrouvent, et
les trois voix y sont agencées avec cette habileté magistrale dont les
musiciens italiens ont seuls le secret.

Le choeur des Alains, qui précède ce duo, est aussi un morceau
remarquable: le, rhythme fougueux et désordonné que l'auteur a choisi
peint à merveille le courage effréné et la soif de pillage qui animent
ces Barbares. Mais je regrette que le public n'ait pas fait plus
d'attention à la ritournelle qui sert d'introduction à ce troisième
acte; elle est vraiment magnifique, et les gens de goût me sauront gré,
je l'espère, de la leur avoir signalée.

La première représentation de _Belisario_ était également intéressante
par l'importance de l'ouvrage et par le début de M. Fornasari. Ce jeune
chanteur a de très-grandes qualités; sa voix est fort belle: c'est une
basse-taille très-grave, mais qui,--chose rare,--s'élève avec une
extrême facilité. Il suit de là que M. Fornasari peut chanter à volonté
les rôles de baryton et les rôles de basse. Il a beaucoup de force et de
volume, avec beaucoup d'agilité. Tout cela, j'en conviens, n'est pas
encore suffisamment réglé, et il y aurait bien quelque chose à dire sur
la manière dont M. Fornasari emploie ce bel instrument; mais il l'a, et
c'est le point important. Avec du travail et de bons conseils, il saura
promptement, s'il le veut, la manière de s'en servir.

Comme acteur, il n'est pas non plus irréprochable; mais il ne pêche que
par excès de zèle, précieux défaut, et dont il est bien facile de se
corriger.

M. Fornasari a d'ailleurs un visage noble et expressif, et une taille
dont les proportions sont magnifiques. Quand il saura modérer un peu ses
mouvements; quand il ne perdra plus le fruit de ses bonnes intentions,
en allant au-delà du but; quand il détaillera un peu moins son chant et
son rôle, et qu'il ne cherchera plus à faire de l'effet à chaque note et
à chaque mot,--entreprise folle, et dont le succès est
impossible,--alors M. Fornasari réalisera toutes les espérances que son
apparition a fait naître. Puisse-t-il ne pas se manquer à lui-même, et
ne rien perdre de la riche moisson que l'avenir lui prépare!

Courrier de Paris

Les gourmets de Cours d'assises ont on de quoi se satisfaire cette
semaine; le procès des vingt-trois voleurs est un de ces régals complets
qui ne leur laissent rien à désirer. Aussi la foule a-t-elle suivi avec
avidité devant la justice, les débats de la criminelle histoire, tandis
que l'habitué des cabinets de lecture passait ses heures en tête à tête
avec le _Droit_ et la _Gazette des Tribunaux_.

Cette représentation tragi-comique est remarquable, en effet, par
l'audace des entreprises, l'infernale habileté des acteurs, leur
sang-froid cynique, leur longue impunité; elle met au jour des
caractères, des moeurs, des personnages qui étonnent même après les
révélations que les réquisitoires et les romanciers ont faites de la vie
ténébreuse et scélérate de ces bohémiens. C'est un curieux supplément
aux _Mystères de Paris_.

Les chefs sont Flachat et Courvoisier, les plus féconds et les plus
résolus à l'escalade et au bris de serrures; tous deux trempent dans
toutes les entreprises; on les retrouve partout, à l'assaut des caisses,
des portefeuilles et des secrétaires. Flachat se contente d'être l'homme
d'action; Courvoisier ajoute à la pratique du crime l'art de faire des
criminels: il épie l'honnête ouvrier au seuil de sa vie laborieuse, le
flatte, le caresse, fait briller à ses yeux l'appât de l'or, et peu à
peu l'entraîne dans sa complicité; si le malheureux se débat encore sur
le bord de l'abîme et recule devant le danger du crime, «Bah! laisse
donc, lui dit Courvoisier; il n'y a rien à craindre, ça me connaît!» et,
par cette audace, il le décide.

Une autre différence distingue Flachat de Courvoisier: Flachat avoue
volontiers tous les vols qu'on lui impute, les plus grands comme les
plus petits--Courvoisier met de l'amour-propre dans sa honte: il tient à
ne pas passer pour un petit voleur. C'est l'aristocrate de la bande;
dites-lui qu'il a volé princes, ducs, comtes, marquis, barons, il le
confessera avec le plus complet abandon; tout au plus osera-t-il
contredire les dépositions d'un air d'extrême politesse; «M. le comte de
Biencourt m'accuse de lui avoir pris 6,000 fr.; j'en demande bien pardon
à monsieur le comte, mais je n'ai trouvé que 3,000 fr. dans sa caisse!»
Il ne manque jamais de dire: _Monsieur le baron_, en parlant de M. de
Ladoucette, auquel il a dérobé pour 60,000 livres d'or et de diamants.
On ne vole pas les gens avec plus d'égards!

Mais que le président s'avise de vouloir comprendre Courvoisier dans un
misérable vol de 30 fr., «Ah! pour celui-là, monsieur le président, je
n'en suis pas; fi donc!»--Le président insiste-t-il? «Vous le voulez? eh
bien! soit: j'en serai, puisque ça paraît vous faire plaisir; mais,
parole d'honneur, c'est pour ne pas vous contrarier; et puis, un de plus
on de moins, ça ne vaut vraiment pas la peine de discuter!»

Courvoisier a toujours été maître de lui et s'est imposé une ligne
d'attentats qu'il n'a jamais dépassée; acceptant le bagne pour
pis-aller, il s'était dit: «Tu n'iras pas plus loin!...»--Un de ses
complices lui propose de dévaliser, pendant la nuit, un marchand: «S'il
s'éveille? dit Courvoisier!--Eh bien! nous lui _donnerons le
tour!_--Merci! je ne fais pas ce commerce-là!»

Vous diriez, en effet, à les entendre, qu'ils sont tous d'honnêtes
négociants: on ne tient pas un autre langage dans les magasins de la rue
de la Verrerie ou de la rue Saint-Denis. «C'est Droin qui m'a proposé
l'affaire, dit Flachat; je l'ai trouvée bonne, je l'ai acceptée.»--Plus
loin, parlant du vol accompli dans l'hôtel de M. le prince de
Beaufremont, «Je savais que la maison était bonne; que c'étaient des
gens très-bien, des gens comme il faut!» Une autre fois, il s'exprime
comme un général d'armée: «On est entré par le jardin malgré moi; mon
avis était qu'on dirigeât l'attaque par le rez-de-chaussée.»

Entre Courvoisier et Flachat, voici Laire, leur digne associé; Laire,
l'ancien légiste, l'ex-maître clerc, le voleur lettré, qui cachait des
cachemires parmi les dossiers de son étude, et débite à l'occasion des
citations de Delille et de Virgile. Profitant de sa qualité de poète,
Laire va visiter le tombeau de l'Empereur, en attendant l'heure de voler
M. Brongniart, de l'Académie des Sciences. Du reste, il parle de ses
complices d'un ton de supériorité, et appelle Labrue «Ce pauvre garçon!»

Labrue est l'honnête ouvrier que les conseils de Courvoisier ont
perverti. «Un jour M. Courvoisier me dit: Viens déjeuner avec moi;
j'acceptai, et ce fut là mon malheur. Tout en déjeunant, il m'a fait
philosopher sur trente-six choses; ç'a été le commencement de tout.»
Cependant Labrue avait évidemment un fond de dispositions très-grandes
pour la philosophie de Courvoisier, car d'élève qu'il était tout à
l'heure, il devint bientôt passé maître. C'est Labrue qui fabriquait les
fausses clefs, forçait les coffres-forts et les serrures; sa science de
serrurier lui avait naturellement valu ce terrible emploi. Plus d'une
fois, et notamment chez. M. Brongniart, Labrue, qui avait une bonne
clientèle et jouissait d'une excellente réputation, fut mandé, comme
serrurier, pour réparer les dégâts qu'il venait de faire comme voleur.

Gauthier fait le bon apôtre: à l'en croire, Courvoisier a été son
mauvais génie, Courvoisier l'a tenté un jour qu'il se débattait entre un
huissier et un protêt; Gauthier était marchand de vins.--Courvoisier
prétend que le bonhomme Gauthier joue la modestie, et qu'avant de
_travailler_ avec lui, il était déjà dans _le bon chemin_. Courvoisier
pourrait bien avoir raison, les premières _affaires_ que fit Gauthier
après leur association semblent le prouver: il vola son correspondant et
dévalisa son propriétaire.

Engérer, le receleur, nie tout d'une voix aigre et sardonique, tandis
que la femme Roche, la maîtresse de Flachat, proteste avec fracas de sa
vertu et de son innocence. Il y a ensuite les subalternes, qu'il me
répugne de nommer; c'est déjà trop d'être demeuré si longtemps avec les
chefs.--A l'un le président dit:» Vous avez été condamné à cinq ans de
réclusion.--Qu'est-ce que cela prouve?» répond-il.

L'autre, à l'entendre, débuta par des niaiseries, par des _broutilles_;
puis il ajoute: «Peu à peu l'ambition m'est venue; je me suis lancé dans
les grandes affaires; mais je n'ai pas eu de bonheur, ça s'est bâclé par
vingt ans de galères!»

Le niais ne manque pas à la troupe; ainsi la pièce est complète; tandis
que tous ces bandits s'adressent aux billets de banque et aux
pierreries, Vavasseur escamote trente livres de beurre à une fruitière;
aussi soutient-il qu'il n'a pas l'honneur d'être un voleur de
profession: il s'est trouvé; un jour très-affamé de beurre frais, voilà
tout.

Nous avons réservé Flachat pour le dernier chapitre; c'est que Flachat,
par sa hardiesse, son effronterie, la singularité de ses actions et le
tour de son esprit, est certainement le personnage le plus curieux de
cette odyssée de mécréants.

Flachat dit en voyant entrer chez lui le commissaire de police: «Bien!
il paraît que c'est fini!» Après avoir escaladé, avec Courvoisier et
Labrue, une fenêtre de l'hôtel de M. de Crillon, il entend le son d'un
piano dans la pièce voisine. «Bon! bon! s'écria-t-il; tant qu'on fera de
la musique, ça ira bien.» Confronté avec M. Veyrat, dont il a forcé la
caisse, «Cela ne valait pas la peine que je me suis donnée; M. Veyrat
est propriétaire, M. Veyrat est riche, de quoi se plaint-il? il devrait
plutôt me remercier de l'avoir tenu quitte à si bon marché.»

Dans son ardeur de déprédation, Flachat n'épargnait personne; il
n'épargna pas même sa femme. C'était une honnête créature, séparée
depuis longtemps de ce malheureux, et qui servait chez madame la
princesse de La Tremoille en qualité de femme de chambre. Un jour,
Flachat dit à Courvoisier: «Tiens, j'ai une drôle d'idée: il faut que je
reprenne à mon épouse les cadeaux de noce que je lui ai faits...» Et,
peu de jours après, il pénétrait dans l'hôtel de La Tremoille et
enivrait le portier, tandis que Courvoisier accomplissait le crime.
Courvoisier voulait pousser l'attentat, de la femme de chambre à la
princesse, mais il rencontra dans une des galeries le tombeau du prince
de La Tremoille: «J'eus peur, a-t-il dit depuis, en voyant cette tombe,
et je me sauvai par la fenêtre.»

Après sa femme, Flachat vola deux de ses maîtresses. «Nous n'avons rien
de mieux à faire aujourd'hui, dit un matin Flachat à deux de ses
complices; allons à la campagne, ça nous promènera.» Et il les mène chez
sa belle-mère, qu'ils dévalisent. Mais voici le fait le plus curieux:
ces deux hommes, après le crime, s'installent dans la chambre à coucher
de la pauvre femme, boivent son vin, s'enivrent et bientôt se roulent
sur les fauteuils et sur le lit. Ah çà! s'écrie Flachat; qu'est-ce que
c'est qu'une conduite comme ça? voulez-vous bien finir? je suis chez
moi; si cela continue, je vous mets à la porte!»

Flachat a tiré vanité à l'audience, d'un trait de singulière humanité;
il s'agit de Labrue, qui vint un jour lui demander un prêt d'argent: «Tu
as besoin d'argent, lui dis-je; eh bien! je vais t'en procurer.
Précisément j'avais en vue, ce jour-là, une excellente affaire, _le vol
Lallemand_; je le _donnai_ à Labrue, qui me le _remboursa_ plus lard.»
Une autre fois, il promet 150 francs à Jossien sur le produit d'un vol
auquel il le dispense de participer, et il les lui donne en effet. «Que
voulez-vous, monsieur le président! Jossien n'était pas heureux, je
venais à son secours.»

Le drame s'est dénoué comme on devait s'y attendre: Courvoisier,
Gauthier, Labrue, Flachat, ont été condamnés l'un à trente, l'autre à
vingt-cinq, celui-là à vingt, celui-ci à dix-huit ans de travaux forcés;
le reste à une expiation moins longue et moins terrible.

Sortons de cette atmosphère de bagnes et cherchons un air pur; nous en
avons besoin. En quittant ces hommes que le crime dégrade et qui se
servent fatalement de leur intelligence, on est heureux de trouver une
de ces natures courageuses et dévouées qui triomphent des difficultés
d'une portion subalterne pour s'élever et s'ennoblir par l'esprit. Ainsi
a fait un jeune ouvrier de Rouen du nom de Beuzeville. Beuzeville était
un simple tisserand; tandis qu'il poussait la navette, la muse venait le
visiter; artisan pendant le jour, la nuit il était poète; son instinct,
ses veille assidues lui révélaient les secrets de la rime et du style.
Il finit par tisser une ode et une élégie comme une pièce de toile, avec
la même habileté; nous citerons pour preuve de ce talent poétique de
charmantes pièces de vers publiées par Beuzeville il y a quelque temps,
sous ce titre naïf et doux: _les Petits Enfants_. De ces simples essais,
le tisserand s'est élevé peu à peu jusqu'à l'art de Corneille; on parle
d'une tragédie de _Spartacus_ dont il est l'auteur. L'ouvrage, lu au
comité du Théâtre-Français, a produit une certaine sensation. Sans
limite la trame n'est pas encore très-savante, les fils s'enchevêtrent
et se rompent plus d'une fois; mais l'artiste se montre sous les fautes
de l'ouvrier. Allons, courage! poète et tisserand, ourdissez à vous deux
quelque tragédie solide et touchante.



Nous parlons de la tragédie, au moment où elle prend le deuil d'une de
ses belles reines. Madame Paradol vient de mourir. Bien qu'elle eût
quitté le théâtre depuis deux ou trois ans, on ne l'avait pas oubliée;
mais c'était peut-être moins son talent que le public se rappelait, que
sa personne. Les héritières qui se sont présentées pour recueillir sa
succession, les Agrippine et les Athalie qui ont tenté de ceindre, après
elle, la couronne tragique, ont toutes été complices de ces regrets
donnes à madame Paradol. En les voyant si dépourvues de noblesse et de
majesté, on pensait naturellement à cette Clytemnestre en retraite qui
avait du moins la beauté, si le génie lui manquait.

Madame Paradol, en effet, aura été la dernière de la grande race des
reines tragiques;--je me trompe: il nous reste mademoiselle
Georges.--Elle avait la taille ample et haute, le profil noble et fier,
le front propre à porter le diadème; les mains, les bras, les épaules
étaient d'une impératrice. Le Théâtre-Français a eu beau chercher: du
jour où elle n'a plus été là, il n'a trouvé que des blanchisseuses. Les
reines aussi s'en vont!

Née à Paris le 4 janvier 1798, à dix-huit ans elle fit ses premières
armes au théatre; mais elle n'alla pas droit à Corneille et à Racine; ce
ne fut que plus lard et par un détour qu'elle leur arriva; la tragédie
lyrique eut ses premières amours avant l'autre tragédie; madame Paradol
chanta d'abord, en attendant qu'elle déclamât. En 1816, elle débutait à
l'Académie royale de Musique; en 1818, à l'Opéra de Marseille, où elle
resta un an en qualité de Didon et d'Alceste. Le 23 juillet 1819, elle
dit adieu à Gluck et à Spontini, et fut admise au Théâtre-Français. A
dater de cette époque, madame Paradol y tint l'emploi des reines, comme
on dit en style du terroir, avec zèle, avec dévouement, et souvent avec
succès. Les amateurs se rappellent particulièrement le caractère tout
tragique qu'elle donna à la _Jane Shore_ de Lemercier.

[Illustration: Madame Paradol, décédée le 23 octobre 1843.]

Elle est morte après des souffrances inouïes; il y a plus d'un an qu'on
s'attendait, de jour en jour, à son dernier soupir. Cette longue agonie,
la pauvre femme l'a supportée avec une constance véritablement héroïque,
relevant le courage de ceux qui pleuraient autour d'elle, et gardant sa
sérénité jusqu'au moment suprême.

C'était un coeur excellent, disent ses amis, un peu bruyante quelquefois
et inconsidérée, mais aimée de tout le monde, et méritant cette
affection par une rare bonté.

Les sylphides et les artistes finiront par devenir inaccessibles. Les
journaux de Saint-Pétersbourg ou de Berlin ont rapporté, tout récemment,
l'aventure à la dragonne de la charmante danseuse mademoiselle Montés,
et le grand coup de cravache dont elle gratifia, tout au travers du
visage, un soupirant indiscret; procédé un peu cavalier, qui étonnerait
moins d'une écuyère de M. Franconi.

Une de nos jolies actrices de vaudeville fait mieux ou pis encore; ce
n'est pas la cravache, mais le pistolet qu'elle manie à ravir. Elle ne
manque pas une poupée, et fait la mouche à tout coup; heureusement
qu'elle la prend rarement. On raconte cependant un fait qui peut donner
de l'inquiétude: un vieux guerrier, qui a la prétention d'enlacer encore
le myrte au laurier, adressa l'autre jour à notre jolie héroïne une
déclaration sur papier satiné. Ce n'était pas une déclaration de guerre.
Mademoiselle Page,--il est temps de l'appeler par son nom,--n'a qu'un
penchant très-médiocre pour les gloires de l'Empire; elle les respecte
trop pour les aimer. Sa petite main blanche répliqua donc au vieux brave
par une fin de non recevoir; l'autre, loin de se décourager, fit
remettre sa carte à la cruelle, qui la lui renvoya percée de quatre
balles, avec ces mots tracés au crayon: «Par mademoiselle Page, il
quarante pas.»

On assure que cette manie guerrière devient épidémique; la plupart de
ces demoiselles se mettent sur le pied de guerre; mademoiselle D..., de
l'Académie royale de Musique, parle de s'entourer de bastions et de
forts détachés; mademoiselle M..., d'une enceinte continue;
mesdemoiselles C., S., R. et N. prennent des leçons de Grisier et vont
d'estoc et de taille; quant à mademoiselle Déjà..., elle n'a rien à
craindre: sa vertu a plus de trente ans de salle.

L'aventure du jeune Arthur de B... fait grand bruit dans les boudoirs de
la Chaussée-d'Autin; Arthur de B... est un jeune homme naïf et tout
récemment éclos au jour de ce monde tentateur; arrivé depuis six mois de
sa Bretagne, il en a encore les moeurs pures et tant soit peu sauvages.
Une certaine baronne de ***, sa parente, et un peu douairière, entreprit
dernièrement, dit-on, de civiliser ce naturel farouche; mais notre jeune
Breton se cabra et y laissa son manteau. «Comment va ton jeune neveu
Arthur? demandait le lendemain à la baronne une de ses amies
intimes.--Qui, ma chère?--Arthur!--Ah! laissons donc: il s'appelle
Joseph!...»

Le Théâtre-Italien avait annoncé la reprise de _Semiramide_ pour mardi
dernier; tout était prêt, les musiciens et les gosiers; cependant on n'a
pas joué _Semiramide_. Quoi donc! Assur aurait-il été pris d'un
enrouement subit, et Ninias d'une migraine! La chose est bien plus
grave; le matin, M. Fornasari avait déclaré qu'il lui était impossible
de chanter le rôle d'Assur.--Faute de voix?--Non pas; mais faute de
barbe: la barbe que le costumier lui fournissait étant, à son avis, trop
courte d'un pouce. M. Vatel a du céder à cette puissante raison; le
bonhomme!--A sa place, j'aurais fait raser complètement M. Fornasari!

Notre siècle s'égaye de plus en plus; pour peu que cette belle humeur
continue, nous arriverons à une gaieté folle. Voici une preuve
incroyable de cette jovialité: le théâtre du Vaudeville joue depuis
quelques jours un drame de madame Ancelot intitulé _Madame Roland_;
savez-vous ce que ce gai Vaudeville, dit _l'Enfant né malin_, a fait
mettre sur ses contremarques; _Madame Roland agenouillée devant la
guillotine: gai! gai! la farira don daine!_

[Illustration.]

Je finis par le Protée anguillard _(Proteus anguinus)_ que le
Jardin-des-Plantes vient d'enrégimenter dans son armée: _l'Illustration_
se fait un plaisir de vous offrir, par ses mains, le portrait de cet
intéressant animal; faites-lui bon accueil, et récompensez par là le
soin qu'on a de vous donner, à l'instant même de leur naissance, de leur
mort ou de leur apparition, le _fac simile_ de tous les personnages
dignes d'attention, Protées ou non.



Les Vendanges.

[Illustration.]

Triste année! tristes vendanges! Après avoir taillé avec soin au-dessous
du premier on du second oeil, labouré et biné deux fois, employé la houe
et la pioche, dressé des échalas, renouvelé les ceps par le provignage,
le vigneron espérait que de vivifiantes chaleurs achèveraient son
oeuvre, et les chaleurs ne sont pas venues. La vigne a besoin de soleil
et redoute la pluie; or, elle a eu, cette année, beaucoup de pluie et
peu de soleil; l'humidité, en a énervé les racines; le froid et les
vents en ont étiolé la tige; la _coulure_ a gagné les ceps les plus
robustes; et quand le mois de vendémiaire a ramené l'époque de la
récolte, il n'y avait pas de récolte à faire. Force a été d'attendre,
d'ajourner la proclamation du _ban de vendange_, qui se publie
d'ordinaire du 8 au 20 septembre dans le Midi, du 20 au 30 septembre
dans les autres départements. On a fini par recueillir tardivement
quelques raisins étiques, dont les intempéries avaient arrêté le
développement; et, dans plusieurs localités, on a pu dresser
procès-verbal de carence. De là une hausse subite dans le prix des vins;
ceux du Midi ont éprouvé cinquante pour cent d'augmentation; les pièces
de bordeaux sont montées de 110 à 140 fr.; celles de bourgogne de 70 a
100 fr.; et celles des vins de la Loire de 26 à 75 fr.; les producteurs
ont perdu; les débitants ont gagné; mais une mauvaise vendange est, en
somme, une calamité nationale, dans un pays dont les vignobles occupent
2,134,822 hectares. Quoique l'Allemagne s'enorgueillisse du johannisberg
et du hocheim; la Hongrie, du tokai; l'Italie du lacryma-christi;
l'Espagne, du xérès et du malaga; le Portugal, du porto; le. Cap, du
constance; l'Asie-Mineure, du Chypre, la France tient le premier rang
dans la viniculture du monde entier. Elle produit annuellement, en
moyenne, 36,563,796 hectolitres de vin, et 7,088,802 hectolitre
d'eau-de-vie. Sur quatre-vingt-six départements, neuf seulement sont
dépourvus de vignes; le Calvados les Cotes-du-Nord, la Creuse, le
Finistère, la Manche, l'Orne, le Nord, le Pas-de-Calais et la
Seine-Inférieure; les autres donnent des vins plus ou moins estimés. La
pépinière nationale du Luxembourg, établie par le ministre de
l'intérieur Chaptal, avec le concours du botaniste Bosc, a possédé
jusqu'à 370 variétés de raisins cultivé

[Illustration.]

en France, distingués par leur forme et leur couleur: 114 noirs à grains
ovales; 190 noirs à grains ronds; 75 blancs à grains ovales; 134 blancs
à grains ronds; 19 gris ou violets à grains ovales, 38 gris ou violets à
grains ronds. La collection du Jardin de Botanique de Montpellier réunit
560 espèces. La qualité de nos vignes varie à l'infini, non-seulement
d'une contrée à l'autre, mais encore d'un coteau au coteau voisin,
suivant l'exposition, suivant la nature du sol et du sous-sol. Que de
plants divers! que de crus justement célèbres! Dans l'ancienne province
de Bourgogne seulement vous comptez, les vins de Nuits, Chambertin,
Romanée, Richebourg, Clos-Vougeot, Musigny, Beaune, Meursault,
Montrachet, Volney, Pomard, Corton, Mâcon, Thorins, Moulin-à-Vent,
Pouilly, Chablis, Tonnerre, Trancy, Coulanges-la-Vineuse et
Saint-Julien-du-Sault. Sur les collines siliceuses et les _graves_ de la
Gironde se récoltent les vins de Château-Laffitte, Château-Margaux,
Haut-Brion, Saint-Émilion, Carbonieux, Saint-Bris, Rommes, Barsac et
Sauterne. Voulez-vous égayer vos desserts, dérider les physionomies,
provoquer les chansons, donner de l'enjouement aux plus tristes, de la
vivacité aux plus lents, de l'esprit aux moins capables, servez le
pétillant Champagne; mais, pour éviter la contrefaçon, ayez, soin de
vous assurer qu'il a été recueilli sur les rives de la Marne, à Sillery,
Épernay, Ai, Montbré, Bouzy, Hautvilliers ou Verzenay. Aimez-vous les
vins de liqueur, demandez au département de l'Hérault son hinel et son
frontignan. Voulez-vous des vins exquis, susceptibles de se garder plus
d'un siècle, et se bonifiant sans cesse avec l'âge, cherchez-les sur le
coteau de l'Ermitage, où un cénobite planta jadis des ceps qu'il avait
rapportés de Perse, et qu'on nomme encore dans la Drôme le _gros_ et le
_petit schiras_. Plus loin, sur les rives du Rhône, sont les vignobles
de Millery, de Condrieux de Côte-Rôtie, du Juliénas. A l'embouchure du
fleuve, des navires se chargent des muscats ambrés de la Ciotat. Près de
l'Espagne, aux pieds des Pyrénées, croissent trois excellentes variétés:
le _grenache_, le _mataro_ et le _carignan_. Port-Vendres, Collioure et
Banyuls fournissent ces nectars liquoreux connus sous les noms de
_grenache_ et de _rancio_; Rivesaltes, Cospron, Salces, Terrats,
Corneilla-de-la-Rivière, peuvent opposer leurs vignobles à ceux de la
Péninsule Ibérienne. Les Béarnais vantent le vin de Jurançon, patronné
par les souvenirs de Henri IV.

[Illustration: La Treille du roi, à Fontainebleau.]

L'Aude a sa _blanquette_ de Limoux; la Haute-Vienne, les vins de
Saint-Georges et de Champigny-le-Sec; les Vosges, ceux de Mirecourt et
de Rebeuville; le Loiret, le vin de Beaugency; l'Indre-et-Loire, le
Vouvray; la Moselle, les vins rouges d'Augny et de Jony; Vaucluse, le
muscat de Beaumes-de-Venise; la Nièvre, le Pouilly-Nivernais; l'Ardèche,
le Saint-Péray; le Cher, les vins de Sancerre; la Sarthe, le vin des
Jasnières. Les vignes de la Charente-Inférieure, du Gers, de
Lot-et-Garonne, alimentent de nombreuses distilleries.

Outre les vins dont la réputation est européenne, le voyageur qui
parcourt la France trouve dans des hameaux obscurs, chez des
propriétaires campagnards, des crus ignorés, d'une étendue médiocre,
mais préférables souvent, par leur bouquet et leur verdeur, aux produits
des vignes en renom. Tant de richesses font de la vendange la plus
importante des opérations agricoles de la France; on s'y prépare
plusieurs semaines à l'avance, en nettoyant et lavant à la chaux tous
les instruments qu'on y doit employer: les _vendangereaux_, paniers
d'osier où l'on dépose les raisins; les _teilles_, petites boîtes
coniques qui servent au même usage; les _balonges_, charrettes destinées
à transporter la vendange à la cuverie, etc. Dès que la queue des
grappes brunit qu'elles quittent aisément les ceps, que les grains
s'amollissent et acquièrent de la

[Illustration.]

transparence, les vendangeurs doivent se tenir prêts. Dans la plupart
des pays vignobles, l'autorité municipale règle leur marche, du moins en
ce qui concerne les vignes non closes, et les contrevenants peuvent être
punis, conformément à l'article 475 du Code pénal, d'une amende de 5 à
10 fr. Le jour fixé se lève; les premiers rayons du soleil dissipent la
rosée; les cueilleurs et les cueilleuses s'éparpillent sur les collines,
ils se rangent en face de la vigne, entrent et suivent chacun son sillon
jusqu'à l'extrémité opposée. Quoique M, Campenon, de l'Académie
Française, ait dit dans son poème de _la Maison des champs_:

        Il en est temps; que la jeune bacchante
        Saisisse alors la serpe impatiente,

jamais les vignerons ne saisissent la serpe; mais ils s'arment de
sécateurs ou de ciseaux, qui tranchent la grappe sans secousses. Les
raisins, placés au fur et à mesure dans les _vendangereaux_, sont versés
dans les _tendelins_ par les porteurs de _vide-paniers_, qui les
transfèrent à la cuverie. D'autres fois, des mulets sont mis en
réquisition; ou la récolte, jetée dans un envier de forme ovale, est
voiturée sur une _balonge_. A la cuverie, les cultivateurs qui désirent
un bon produit, s'occupent de trier les grappes, de les assortir,
d'enlever les drains verts ou pourris. Dans trente-quatre départements
on a l'habitude de séparer les grains de la rafle, et les oenologues
n'ont pas encore décidé si cette méthode est avantageuse ou nuisible.
Les raisins égrappés donnent un vin plus savoureux, disent les uns; les
rafles ajoutent à la cuvée un ferment nécessaire, prétendent les autres,
_Certant, et adhuc sub judice lis est_; mais tous s'accordent à
reconnaître la nécessité du foulage. Deux poutres, appuyées sur les
bords du cuvier, supportent une caisse dont les côtés sont des liteaux
assez peu espacés pour ne pas livrer passage aux grains. Un vigneron,
chaussé de gros sabots, monte dans cette caisse, pétrit les grappes sous
ses pieds; puis, soulevant l'un des liteaux, pousse le marc dans la
cuve, où bout déjà le suc exprimé. Les vignerons arriérés se
déshabillent et entrent pour fouler dans la cuve même, où ils prennent
un bain tonique, mais qui répugne aux consommateurs délicats.

[Illustration.]

Les vignerons progressifs emploient les fouloirs mécaniques de MM.
Lenoir, ou Thiébault de Berneaud, ou Guérin de Toulouse, machines
composées de Cylindres de bois tournant en sens opposés, au moyen de
roues d'engrenage. Les cuves où le vin fermente sont, suivant les
contrées, ouvertes ou fermées, en bois de chêne ou en maçonnerie. Au
bout de quelques heures, la masse liquide frémit et bouillonne, l'acide
carbonique se dégage en bulles pétillantes, l'alcool se produit, les
rafles et les pellicules montent à la surface du _moût_, et le coiffent
d'un amas de détritus qu'on nomme le _chapeau_. Quand la fermentation
tumultueuse a cessé, les travailleurs distribuent le vin dans les fûts
avec des baquets appelés _sapines_, à moins qu'on n'ait adapté à la
partie inférieure du cuvier un robinet qui permet de décuver avec plus
de vitesse et de facilité. Le marc est mis sur la table du pressoir, et
l'on en forme une masse cubique appelée _le sac_ que l'on recouvre de
madriers.

La vis du pressoir est d'ordinaire mise en mouvement par une roue qui
reçoit, dans sa périphérie creusée en gorge, le bout d'une corde dont
l'autre extrémité s'enroule sur un cabestan. On distingue les pressoirs
à _étiquet_, à _coffre simple_ ou _double_, à _levier_ ou à _tesson_,
dont nous épargnerons à nos lecteurs la scientifique description,
incompréhensible d'ailleurs pour quiconque n'a pas fait une étude
spéciale de la mécanique.

La vis crie; le _mouton_ qu'elle pousse pèse sur le marc et achève d'en
extraire le suc; on reforme le _sac_ à plusieurs reprises, jusqu'à ce
que les raisins aient cédé toute leur partie liquide. Le produit du
pressurage est, _ad libitum_ mis à part ou mêlé au vin de la première
cuvée. La fermentation s'achève dans les tonneaux, qu'on ne boutonne
hermétiquement que lorsque la lie s'est précipitée. Là s'arrête les
travaux des vendangeurs; au tonnelier reviennent le collage, le méchage
des pièces, le soutirage et la conservation des vins. La fabrication des
vins blancs est moins compliquée; on ne les fait point cuver avec le
marc, excepté dans les arrondissements de Wissembourg et de Schelestadt
(Bas-Rhin), d'Agen et du Nérac (Lot-et-Garonne). Les grappes sont
écrasées sur le marc du pressoir; le vin coule dans les tonneaux, où on
le laisse fermenter sur la lie, jusqu'au premier soutirage, qui a lieu
au mois de mars ou d'avril suivant.

[Illustration.]

Avant de cueillir les raisins qu'on réserve pour faire du vin blanc, on
attend d'ordinaire qu'ils aient atteint un excès du maturité. Ainsi l'on
en vendange à Agen qu'à la fin d'octobre; à Condrieux, à Saumur qu'à la
mi-novembre; à Jurançon, à Gaud, à Monein (Basses-Pyrénées), que dans les
quinze premiers jours du décembre. Dans plusieurs vignobles on met un
intervalle entre la cueillette et le foulage; le raisin muscat du
Rivesaltes reste cinq on six jours sur le sol avant d'être porté, au
pressoir. A Limoux, les raisins sont étalés sur un plancher pendant
quatre un cinq jours, puis liés, égrappés et foulés. Aux environs de
Salins (Jura), on suspend les grappes avec du fil, dans une chambre
exposée au vent du nord. Quand la dessiccation a réduit les grains de
moitié, on les presse et on entonne immédiatement; ce vin, qui n'est
soutiré qu'au bout du six mois, prend le nom du _vin de paille_, et
n'est pas sans analogie avec le tokai. Il y a certains vins de liqueur
qu'on ne laisse pas fermenter. A Cosprons (Pyrénées-Orientales),
aussitôt qu'on a foulé et pressuré les raisins, préalablement desséchés
au soleil, on y mêle un tiers d'eau-de-vie qui empêche la fermentation
et conserve au suc exprimé sa douceur et son parfum.

Les départements riches en vignobles sont obligés, à l'époque des
vendanges, de demander des renforts à leurs voisins. Cette insuffisance
de population paraît s'être fait sentir de tout temps, car Longus dit,
dans un roman de _Daphnis et Chloé_: «Comme la coutume est en telle fête
du dieu Bacchus, on avait appelé des villages voisins plusieurs femmes
pour aider à faire les vendanges.» Les recrues enrôlées n'arrivent pas
comme autrefois en chantant des hymnes en vers iambiques au fils du
Sémélé; les vendanges sont devenues prosaïques, et les chants que leurs
ouvriers répètent en choeur, sur l'air du Clair de la lune, n'ont rien
de très-harmonieux:

        Allons en vendanges
        Pour gagner cinq sous
        Coucher sur la paille,
        Ramasser des... etc.

En Champagne, les cueilleurs et le cueilleuses viennent du département
des Ardennes, amenant avec eux des mulets, animaux presque inconnus dans
la contrée. Pendant toute la durée des vendanges, ils logent dans les
auberges ou dans les granges, et passent la plus grande partie de la
nuit à boire et à danser. On les paie de 10 centimes à un franc 50 cent.
selon leur capacité; on ajoute à cette rétribution une miche et un verre
d'eau-de-vie; et, moyennant un aussi faible salaire, ils travaillent
depuis cinq heures et demi du matin jusqu'à sept heures du soir. A la
vérité, ils n'ont rien à débourser pour la nourriture du leurs mulets,
qu'ils lâchent dans la première prairie venue, en dépit des gardes
champêtres.

Les meilleurs se rassemblent sur la place, au son de la cloche, dès
trois heures du matin, et se partagent en escouades, sous la direction
des différents vignerons. Les _pareuses_ restent au logis pour y
attendre les raisins, qu'elles sont chargées de trier. Ceux de qualité
supérieure sont immédiatement portés au pressoir; on les presse à
plusieurs reprises, car, dans l'opinion de la majorité des vinologues,
les qualités du vin tiennent à la fois au suc, aux pépins et à la
grappe. On entonne sans laisser cuver, et l'on soutire quelques jours
après. Durant l'hiver, le vin est transvasé dans de nouveaux fûts; et,
au printemps, à l'époque oa la sève bout, on le soutire encore pour le
mettre en bouteille. On ajoute alors au vin du tannin pour le garantir
où la _graisse_, et du sucre candi pour le faire mousser, et le
précipité qui se forme est plus tard enlevé par le tonnelier.

Les vendanges du Champagne sont terminées par une fête qu'on nomme le
_cochelet_: les pressureurs offrent au propriétaire un bouquet de
pampres et de branches d'arbres, et reçoivent une gratification qu'ils
consacrent à de longues réjouissances. Presque généralement les
vendanges sont l'occasion de banquets prolongés, de danses, de concerts
rustiques; celles de cette année, malgré leur déplorable résultat, n'ont
pas arrêté l'expansion de la joie populaire. Les violons n'ont pas été
décommandés; les musettes ont retenti comme d'habitude; à défaut du vin
doux, on savoure celui des années précédentes, et le _peuple en liesse_,
noyant ses soucis dans les pots, s'est consolé du présent par le passé.

[Illustration: Récolte du raisin.]

L'année a été également funeste aux raisins de treille. Les succulents
chasselas de Fontainebleau, les _chasselas doré à grains ronds_, le
_chasselas musqué_, le _hennant blanc_, la _rochette blanche_, sont loin
d'égaler en grosseur et saveur ceux qu'on avait récoltés en 1842. La
_treille du roi_ seule a dû quelques belles grappes aux avantages de son
exposition. Elle est située en plein midi, sur le mur de clôture du
parc, du coté de l'entrée de l'abreuvoir, et abritée de toutes parts
contre l'influence des vents. Les bras des ceps s'étendent
horizontalement, chargés d'un petit nombre de grappes isolées. Au-devant
de la treille règne un long cordon de vignes, auxquelles est appliqué le
même système de taille. A deux mètres plus loin s'allonge une charmille
qui suit, comme la treille même, les ondulations du terrain.

N'oublions pas la récolte du houblon en Flandre et les vendanges de
Normandie. L'indigène de Calvados ou de l'Orne n'attache pas moins de
prix à ses pommiers, que le duc de Montebello à ses clos champenois. Or,
l'année a été _prometteuse_; il y a un peu de _quetines_ (pommes tombées
avant leur maturité), et l'on débitera bientôt du _bon cidre doux à
dépoteyer_.

On évalue la consommation annuelle du cidre en France à 10,011,956
hectolitre, et celle de la bière à 9,896,239. Ce n'est que sur les
confins de la Belgique qu'on cultive en grand le houblon nécessaire à la
confection de la bière. On plante chaque pied sur une motte de terre, et
l'on soutient les tiges grimpantes avec des perches de 8 à 10 mètres de
hauteur. Ces longs filaments, qui se croisent, montent, retombent et
s'entrelacent comme des lianes, donnent aux houblonnières l'aspect d'une
forêt vierge. A la fin de septembre, on coupe les sarments avec la
faucille, on arrache les perches, et les fruits récoltés sont amoncelés
dans des sacs où ils se conservent, et forment une masse compacte que
l'on peut couper par tranches pour la vendre en détail.

Souhaitons aux vignerons meilleure chance pour l'année prochaine;
puissent-ils remplir leurs enviers jusqu'aux bords; et, comme le
recommande Rabelais, «en celle où en meilleure pensée réconfortons notre
entendement, et buvons frais, si faire se peut.»



ROMANCIERS CONTEMPORAINS.

CHARLES DICKENS.

Martin fait de nouvelles connaissances et Mark un nouvel ami.

(Voir t. II, p. 20, 35, 105 et 159.)

Il était dans la nature de Martin d'oublier tout le temps son pauvre
compagnon aussi complètement que s'il n'y eût jamais eu de Mark Tapley
au monde; ou, si le souvenir du personnage s'offrit un moment à son
imagination, il eut soin de le congédier au plus vite, comme chose de
peu d'importance qui attendrait bien son entier loisir. Pourtant,
lorsqu'il se retrouva dans la rue, l'idée que Mark pouvait s'ennuyer de
faire le pied de grue sur le palier du _Rowdy-Journal_ lui traversa de
nouveau l'esprit, et il donna à entendre à son nouvel ami qu'il ne
serait pas fâché de diriger la promenade de ce côté.

«A propos, continua Martin, et pour ne pas être en reste de questions,
oserais-je vous demander si vous habitez cette ville, ou si, comme moi,
vous n'y êtes qu'en passant?

--Tout à fait en oiseau de passage, reprit son ami. Natif de l'État de
Massachusetts, je suis fixé dans ma tranquille petite ville de province,
et l'on ne me voit pas souvent au milieu de ces foules affairées qu'on
aime d'autant moins qu'on les connaît davantage.

--Vous avez voyagé à l'étranger? demanda Martin.

--Beaucoup.

--Et à l'instar de la plupart des voyageurs, vous n'en êtes que plus
attaché à vos foyers domestiques, à votre contrée natale? demanda de
nouveau Martin, qui examinait son interlocuteur avec quelque curiosité.

--A mes foyers? oui, répliqua son ami; à ma contrée? comme terre natale,
oui aussi.

--Ce oui n'est pas sans restriction.

--Entendons-nous, repartit l'Américain. Demandez-vous si j'ai rapporté
de l'étranger un goût plus exclusif pour les erreurs de ma patrie, un
plus aveugle amour pour ceux qui, au taux de tant de dollars le jour,
s'érigent en forcenés admirateurs de ma nation; si je rapporte plus
d'insouciance pour les principes qui président ici aux affaires
publiques et privées, principes que les plus éhontés de vos avocats
rougiraient de défendre hors de l'atmosphère viciée de vos cours
criminelles? Oh! si c'est là ce que vous demandez, non, dis-je, et mille
fois non!

--Non! dit Martin, si juste sur le diapason de son interlocuteur que la
réponse fit écho.

--Demandez-vous, poursuivit son compagnon, si je suis revenu plus
content d'un ordre de choses qui divise la société en deux classes, dont
l'une, la masse, fonde une indépendance effrénée sur l'oubli de toute
bienveillance, de toutes formes, de toutes convenances sociales; d'où il
résulte que plus un homme affiche de grossièreté et d'impudeur, plus il
a de chances de succès; tandis que le petit nombre, dégoûté de voir
apprécier toutes choses sur une si basse échelle, se réfugie dans la vie
privée et s'entoure de tous les raffinements du luxe, laissant la
république s'en tirer comme elle pourra au milieu des clameurs de la
presse et du pillage universel? Me demandez-vous si tout cela m'arrange?
Non, dis-je alors, et mille fois non!

--Non! repartit encore mécaniquement Martin, découragé, anxieux, moins à
la vérité dans l'intérêt de la société que dans celui de ses plans
d'architecture domestique, dont l'avenir lui semblait singulièrement
hasardé au milieu du chaos et de la poussée générale que venait de
dépeindre son nouvel ami.

--En un mot, poursuivit ce dernier, je ne crois pas, par conséquent, je
n'accorde point (bien que vous puissiez l'entendre proclamer ici à
toutes les heures du jour), je ne trouve pas, dis-je, que notre nation
soit le type de la sagesse humaine, l'exemple du monde, le _nec plus
ultra_ de la perfectibilité; le tout, parce que nous entrons dans la
carrière politique avec deux avantages inappréciables.

--Qui sont? demanda Martin.

--L'un, que notre histoire s'ouvre à une période assez avancée pour
échapper aux âges de barbarie et de cruauté qui souillent les annales
des autres peuples; qu'ainsi nous profitons des lumières acquises sans
avoir traversé un obscur noviciat; l'autre, que notre territoire est
vaste, et que nous ne souffrons pas, du moins pas encore, d'un trop
plein d'habitants. A part ces avantages, nous avons peu à vanter, ce me
semble.

--En éducation cependant... murmura Martin.

--Beau chapitre encore! interrompit l'autre haussant les épaules. Eh!
dans l'ancien monde, même sous le régime despotique, on a fait autant et
plus en le faisant sonner moins haut! Assurément, par comparaison avec
l'Angleterre, nous pouvons briller, vu que, sous ce rapport, elle est
dans le plus piteux état... Vous savez que vous m'avez complimenté sur
ma franchise, poursuivit-il en riant.

--Oh! elle ne m'étonne nullement lorsqu'il s'agit de mon pays, reprit
ingénument Martin; c'est quand il est question du vôtre que la liberté
de vos paroles me surprend.

--Vous ne trouverez pas cette droiture rare parmi mes compatriotes, je
vous en réponds, en en exceptant les gens de la trempe du colonel
Drivers, de Jefferson Brick, du major Pawkins et consorts. A vous parler
franc, néanmoins, les meilleurs d'entre nous rappellent un peu l'homme
de la comédie de Goldsmith qui ne souffrait pas qu'autre que lui
injuriât son maître. Mais allons, parlons d'autre chose. Vous êtes venu
chez nous, si je ne me trompe, dans l'intention d'améliorer votre
fortune, et je serais désolé de vous faire perdre courage. D'ailleurs,
quelques années de plus me donneraient peut-être le droit de hasarder
auprès de vous un ou deux avis sur des points de peu d'importance.»

Il n'y avait pas la moindre trace de curiosité ou de présomption dans
cette offre, faite avec tant de bienveillance et de bon vouloir qu'elle
attirait de force la confiance. Aussi Martin raconta-t-il sa chance,
abordant l'aveu si difficile à faire de sa pauvreté. Il ne dit pas
cependant,--comment s'y serait-il résigné?--à quel point il était
pauvre; d'un air dégagé, il laissa deviner qu'il lui restait de l'argent
pour six mois environ, tandis qu'il en avait tout au plus pour autant de
semaines. N'importe, il avoua qu'il était pauvre et disposé à accepter
avec reconnaissance tout conseil que son ami voudrait bien lui donner.

La façon dont la figure de l'étranger s'allongeait mesure que les plans
et projets d'architecture domestique se déroulèrent devant lui, n'aurait
pu échapper à personne, à plus forte raison à Martin, dont la sagacité
était aiguisée par l'incertitude de sa position. Malgré d'héroïques
efforts pour se montrer aussi encourageant que possible, l'Américain ne
put s'empêcher de hocher une ou deux fois la tête: c'était comme s'il
eût dit en langue vulgaire: Cela n'ira pas! Mais il le prit ensuite sur
un ton enjoué et cordial, et s'engagea (puisque New-York n'offrait
aucune des facilités que désirait Martin) à s'informer immédiatement
s'il pourrait trouver mieux dans quelque autre ville. Déclinant ensuite
son nom, Revan, il apprit à Martin que, sans exercer activement la
médecine, il était reçu docteur. La conversation roulant sur des
circonstances relatives à la famille de l'Américain et à lui-même,
conduisit les promeneurs jusqu'au bureau du _Rowdy_.

Ils étaient encore assez loin de la maison, lorsque l'air patriotique
anglais _Rule Britannia_, énergiquement sifflé, vint, saluant leurs
oreilles, annoncer que Mark Tapley prenait ses ébats sur le palier du
premier étage, Suivant les sons, ils trouvèrent Mark retranché au milieu
d'une fortification de bagages, s'évertuant à rendre justice à son hymne
national, à l'évidente satisfaction d'un nègre au crâne grisonnant qui
occupait un des forts avancés (une valise en cuir) et tenait ses gros
yeux rivés sur le chanteur. Celui-ci, à demi couché, la tête appuyée sur
sa main, rétorquait le compliment par des regards distraits et rêveurs,
tout en continuant de siffler sans relâche. Mark venait de dîner, comme
le témoignaient sa bouteille cassée et quelques débris de viande étalés
dans un mouchoir près de lui; du reste, ses loisirs n'avaient pas été
perdus, à en juger par ses initiales d'un demi-pied de long, qui, de
concert avec le quantième du mois tracé en caractères moins
gigantesques, le tout employé d'une bordure du jet le plus hardi,
ornaient la porte du bureau du journal.

--Je commençais presque à vous croire perdu, monsieur, s'écria Mark
interrompant l'air à l'endroit où les fiers Bretons déclarent qu'ils ne
seront jamais, jamais, _never, never..._ Rien ne va mal, j'espère,
monsieur?

--Non, Mark. Qu'avez-vous fait de votre bonne amie?

--La pauvre créature timbrée, monsieur? oh! tout va au mieux pour elle à
présent.

--Quoi! a-t-elle retrouvé son mari?

--Oui, monsieur;--c'est-à-dire ses restes,--dit Mark Tapley se
réprimant.

--L'homme n'est pas mort, j'espère?

--Pas complètement, monsieur, répondit Mark; mais il a tremblé les
lèvres suffisamment pour être plus qu'à demi trépassé; en ne
l'apercevant pas sur le rivage, j'ai cru _qu'elle_ allait rendre l'âme;
vrai, je l'ai cru.

--Comment donc? n'était-il pas là pour la recevoir?

--_Lui_, en chair et en os; non pas, il n'y avait rien que sa faible
vieille ombre, étirée, amincie, qui se traînait lentement en descendant
vers la plage, et pouvait ressembler au fort et vigoureux camarade que
la pauvre femme avait jadis connu, à peu près autant que votre ombre
vous ressemble, monsieur, quand le soleil couchant la dessine longue et
grêle sur le sol. Enfin, c'était tout ce qui restait de l'homme, et elle
s'en est contentée, pauvre âme, aussi joyeuse, aussi ravie que si c'eût
été lui tout de bon.

--A-t-il donc acheté des terres? demanda M. Bevan.

--Ah bien, oui, qu'il en a acheté, et qu'il les a fièrement payées
aussi, je vous en réponds, répliqua Mark Tapley tiraillant la tête:
c'est qu'au dire des agents elles réunissaient toutes sortes d'avantages
naturels, ces terres; tout au moins y avait-il une richesse qui ne
faisait pas faute, l'eau foisonnait.

--Je présume qu'il aurait pu difficilement s'en passer, dit Martin avec
quelque impatience.

--Aussi, ne lui manquaient-elle pas; il en avait de tous les côtés,
dessus, dessous, autour et partout, sans avoir à payer ni taxe ni
porteur d'eau. Indépendamment de trois un quatre rivières bourbeuses à
son coude, l'homme avait, sur tout le territoire de sa ferme, quatre à
six pieds d'eau dans les mois de sécheresse; en temps pluvieux, il ne
peut dire au juste combien, n'ayant jamais rien trouvé de longueur à
sonder jusqu'au fond.

--Serait-ce vrai? demanda Martin à son compagnon.

--Fort probable, répliqua ce dernier; apparemment quelque lot du
Missouri ou du Mississipi.

--Il n'en est pas moins descendu, de ce je ne sais quel endroit,
poursuivit Mark, pour venir ici, à New-York, recevoir sa femme et ses
enfants; et tous sont repartis en bateau à vapeur, cette même sainte
après-midi, aussi contents de partir tous ensemble que s'ils allaient
droit en paradis. Ma foi, on peut bien dire qu'ils en prennent le
chemin, à en juger sur la mine du pauvre homme.

--Ah çà, pourrais-je vous demander, dit Martin, reportant, avec un
froncement de sourcil, son regard de Mark au nègre, ce que c'est que ce
monsieur? quelque nouvel ami de votre choix sans doute?

--Chut! murmura Mark Tapley, prenant son maître à part et lui parlant
confidentiellement à l'oreille: C'est un homme de couleur, monsieur!

--Me croyez-vous aveugle? demanda Martin avec humeur, pour me tenir
faire cette confidence devant une des faces les plus noires que j'aie
vues de ma vie!

--Un moment, monsieur, réuni Mark; par homme de couleur, j'entends qu'il
a été un de ceux-là qu'on a placardés en estampes, dans les boutiques,
sur les enseignes..., enfin _homme et ton frère_, vous savez bien,
monsieur, poursuivit Mark Tapley, favorisant son maître d'une pantomime
indicative de la figure, si souvent représentée sur les médailles et en
tête des brochures en faveur de l'émancipation des noirs.

--Un esclave! reprit Martin à demi-voix, en tressaillant.

_(La suite à un autre numéro.)_



MARGHERITA PUSTERLA.

CHAPITRE XV.

LE PÈRE ET LE FILS

EN entrant dans la ville, ils trouvèrent les rues tendues de draps
blancs et vermeils, et de guirlandes de verdure de la saison, qu'on
appelle à Pise les _fiorites_. Du haut des balcons et sur les murs se
déployaient de riches tapis du Levant, des étoffes de soie, qui
paraissaient encore un luxe inouï dans les cours des rois, et qui
abondaient dans les maisons de ces actifs négociants. En quelques
endroits des fontaines jetaient du vin; à l'entour, une populace avide
se pressait pour recevoir la liqueur dans sa bouche ou dans le creux de
ses mains. D'un autre côté, on voyait des buffets et des crédences
chargés de toutes les raretés venues de la mer Noire, du golfe Arabique,
de le Baltique, et conservées en mémoire des navigations heureuses et
hardies.

[Illustration.]

Au milieu du tumulte, de la joie, de la curiosité du peuple, qui ne se
souvenait plus que la peste envahissait la contrée de toutes parts, et
qui avait oublié sa faim d'hier et celle qu'il aurait demain, nos
Lombards s'avançaient dans les divers endroits où ils espéraient
rencontrer Alpinolo. Ramengo les suivait, se cachant le visage sous son
capuce lorsqu'il lui arrivait de rencontrer quelqu'un qu'il voulait
éviter.

Un Milanais parut au milieu de la foule, et Muralto, élevant la voix,
lui demanda: «Eh! Ottorno Borro, pourquoi cette multitude? Pourriez-vous
nous dire où est Alpinolo?

--Il est au premier rang pour combattre sur le pont; tous nos camarades
sont là; je cours les rejoindre.» Et il disparut dans la foule.

«Mais que diable lui a-t-il pris, s'écriait Ramengo, de se fourrer dans
cette inutile bagarre? Combattre avec des bâtons, comme un manant?

--Allez le lui dire, répondaient-ils. Il est ainsi fait. Quand il s'agit
de donner une preuve de courage, vouloir l'en détourner, c'est combattre
le vent.»

Pendant qu'ils parlaient ainsi, le beffroi de la commune sonna. «C'est
le signal! c'est le signal! «cria-t-on de toutes parts. Mats il n'y
avait point d'espérance d'arriver jusque auprès des combattants. S'étant
donc arrêtés sous un portique, soutenu d'un coté par une colonne de
porphyre égyptien, de l'autre par une colonne grecque cannelée, par les
voies de douceur et par celles de la violence, ils parvinrent à se
hisser sur une plate-forme portée par l'attique. De là ils purent
dominer cette foule de têtes nues ou couvertes de la façon du monde la
plus variée, depuis l'éclatant turban de l'Orient et jusqu'au sombre
béret du Vénitien, depuis les plumes ondoyantes du chevalier provençal
jusqu'à l'infâme réseau jaune de l'Hébreu infortuné, depuis la toque en
velours et or des barons napolitains jusqu'au capuce renversé des
Milanais, qui s'étaient placés au premier rang pour être témoins des
prouesses de leurs compagnons.

Alors les trompettes sonnèrent, et on vit paraître le gonfalonier et les
anciens dans une tribune décorée à la façon d'un pavillon turc. La foule
des spectateurs se pressait de plus en plus, pendant que ceux qui se
disposaient à combattre frémissaient d'impatience aux barrières qui
commandaient les deux têtes du pont, comme un torrent frémit au pied de
l'écluse; puis lorsque, à un nouveau signal, les barrières tombèrent, ce
fut un cri universel. Tous se précipitèrent contre tous. Quelque
attention que mit Ramengo à discerner quelque chose, il ne vil d'abord
qu'une orageuse mêlée de gens qui assaillaient, de gens qui les
repoussaient, de bâtons noueux qui tombaient avec fureur sur de tristes
épaules, et des têtes meurtries, les cris de ceux qui battaient, les
gémissements de ceux qui étaient battus, le tout aux acclamations de
«Vive sainte Marie! Vive saint Antoine!»

Peu à peu, la mêlée s'éclaircissant à cause des morts et des blessés, ou
de ceux qui s'étaient retirés étourdis par le bâton ou accablés de
fatigue, on pouvait déjà deviner de quel côté penchait la fortune.
Cependant on voyait transporter dans les barques, grelottants et tout
trempés d'eau, ceux qu'on avait retirés du fleuve. Tantôt les maltraités
se traînaient ou étaient emportés à bras hors de la bagarre, pansant de
leurs mains leurs membres blessés, leurs tempes saignantes, et prenant à
témoin le ciel et la terre de ne plus s'aventurer dans ces ridicules
batailles; mais, croyez-moi, ceux qui guérissaient ne manquaient pas d'y
retourner.

La fureur s'accroissait, ainsi que l'intérêt de l'escarmouche, de toutes
les passions des factions et de toutes les haines politiques. Les deux
partis des Raspanti et des Bergolini, qui, dans les conseils, et dans de
fréquentes luttes, divisaient la ville de Pise, favorisaient les uns
sainte Marie, les autres saint Antoine: leur cri de guerre, les
applaudissements, les insultes enflammaient la rage générale, et le
tumulte était à son comble.

Bientôt, à la tête de ceux de sainte Marie et des Raspanti, on vit un
jeune homme se distinguer entre tous par la force de ses coups, par le
large cercle qui s'agrandissait autour de lui, par le carnage qu'il
faisait partout sur ses pas. Ramengo, à la beauté du jeune combattant et
aux cris de ses compatriotes, ne tarda pas à reconnaître Alpinolo. Il ne
ne cacha plus ses regards du hardi guerrier, tantôt inquiet de ses
périls, tantôt plein d'étonnement et d'admiration pour une si
merveilleuse vigueur.

Les Bergolini et saint Antoine ne purent longtemps rester à l'épreuve
d'une telle furie, et pour garantir leurs têtes, ils tournèrent le dos.
Alors ceux qui, cachés comme derrière une tour, s'étaient fait un
rempart des épaules d'Alpinolo, se précipitèrent, avec un courage
indicible, à la poursuite des fuyards, pour avoir la gloire moins belle,
mais plus sûre, de les frapper au dos, hurlant de toute la force de
leurs poumons: «Vive sainte Marie!--Vivent les Raspanti!--Honte aux
Bergolini!--Vivent les Cambacurti!--Vivent les Aliati!--A bas Lino
della Rocca!» C'étaient les noms des chefs des deux factions.

A un signal du gonfalonier, la barrière se baissa de nouveau. Les
trompes et les clarinettes sonnèrent à l'intérieur des fanfares de
triomphe; Sainte-Marie sonnait à tout rompre, et les Milanais, se
frayant un chemin, s'approchèrent d'Alpinolo, l'embrassèrent triomphant,
le prirent sur les bras, et le portèrent dans la direction de l'estrade
où il devait recevoir la couronne des mains de la seigneurie. Ils
criaient; «Vive Alpinolo!--Vive Milan!--Vive saint Ambroise!»

[Illustration.]

L'éclair de joie que la victoire faisait briller sur le visage
d'Alpinolo se mêlait d'une façon indéfinissable avec la consternation
qu'y avaient imprimée les malheurs passés, et avec les signes de la
profonde douleur qui le dévorait, lorsque Aurigino Muralto réussit à
l'accoster. Bonne nouvelle! lui cria-t-il; réjouis-toi: il est arrivé un
Milanais.

--Un Milanais?... et qui?

--Une de tes connaissances, Lauterio de Bescapé, le bras droit de
Pusterla. Il a des choses à te dire de la plus haute importance, mais à
toi seul.»

Ce fut un pêle-mêle d'idées dans l'esprit d'Alpinolo. Francesco,
Marguerite, Fra Buonvicino, les Aliprandi, tous les amis qu'il avait
laissés à Milan, se présentèrent à sa pensée, avec l'espoir de voir
quelqu'un d'eux, d'en recevoir peut-être un message, au moins des
nouvelles. Ainsi pressé de la plus vive impatience, sans plus attendre
les prix et la couronne qui lui étaient dus, il se dégagea des bras de
ses compatriotes, et se dirigea vers l'endroit où on lui avait dit qu'il
trouverait cet ami, sous le portique de marbre; malheur aux poitrines et
aux bras de ceux qui l'entravaient dans la rapidité de sa course! «Le
voici! regarde-le,» dirent les Lombards en montrant le nouveau venu à
Alpinolo, qui, fixant ses regards sur lui, se trouva vis-à-vis de
Ramengo.

En vain celui-ci aurait voulu se soustraire à cette rencontre subite et
voir Alpinolo en particulier, en vain il faisait signe au page de se
taire, de venir, qu'il avait à lui parler; un père qui trouve un aspic
enlacé au cou de son fils unique n'a pas les yeux plus épouvantés
qu'Alpinolo lorsque ses regards rencontrèrent le visage exécré du
traître.

«Ramengo!» hurla-t-il d'une voix semblable au mugissement d'un taureau
blessé. Puis, sans faire attention aux signes de son adversaire, il
saisit de nouveau le bâton, son arme triomphale, et courut sur le
Milanais en criant: «Infâme espion!» Ce fut l'affaire d'un moment. Les
Lombards, ne sachant comment expliquer cette colère, se retiraient et
laissaient faire; mais Ramengo ne s'arrêta point à attendre le furieux,
et se précipita derrière les marbres accumulés en cet endroit; puis,
sortant du côté opposé, il se jeta au milieu de la foule; la plus
épaisse, et petit à petit, au sein de cette fourmilière, il parvint à
s'échapper. Alpinolo ne perdait point cependant les traces du fuyard,
répétant à haute voix: «Espion, enfin je te liens! Au large! prenez
garde à vous! Laissez-moi l'atteindre! Un seul coup le punira de tous
ses crimes.» Et pour se faire place, il frappait à droite et à gauche
sur quiconque se trouvait sur ses pas pour ses péchés.

[Illustration.]

La plèbe de Pise semblable à celle des autres pays et des autres temps,
avait éprouvé un peu de dépit (que d'autres rappellent national) de ce
qu'un étranger avait remporté l'honneur de la journée; et, comme il
arrive, les vainqueurs ne lui en voulaient pas moins que les vaincus.
Lorsqu'ils virent Alpinolo, non content de dédaigner le prix, entrer en
si furieuse colère, et, sans rien considérer, maltraiter tous ceux qui
l'entouraient, ils se tournèrent contre lui: «A qui en veut donc cet
enragé?--Par tous les saints du calendrier, disaient les autres, il faut
qu'il ait bu du sang de dragon et mangé de la chair de
crocodile!--Finissons-en une bonne fois avec cet Ambroisien endiablé!»

Et entre les Milanais et les Pisans commença la bataille des langues qui
précède ordinairement la bataille des mains.

«Faites-nous place, Pisans, honte des nations! criaient les Lombards en
regardant de travers.

--Passez votre chemin, Milanais, grands mangeurs de fèves! répondaient
les Pisans en montrant le poing.

--Les fèves sont meilleures que les goujons, dont on achète trente-six
pour un poil d'âne.»

Des paroles on en vint aux mains: «Ce sont des guelfes, ce sont des
gibelins, ce sont des traîtres Raspanti. Alors une lutte s'engagea, qui
donna fort affaire, pour la calmer, aux nobles et aux gonfaloniers. Plus
d'un resta mort sur le champ, plus d'un en remporta de fâcheux souvenirs
pour toute la vie; mais comme il arrive le plus souvent que les
coupables profitent des querelles des innocents, au milieu de ce
tumulte, Ramengo put prendre sa course, et par le chemin le plus court
s'en aller à la grâce de Dieu.

Lorsque Alpinolo s'aperçut qu'il perdait son temps à le poursuivre, il
se prit à se maudire, à maudire le jour qui l'avait vu naître, celui qui
le lui avait donné, et la fantaisie qu'il avait eue de prendre part à ce
combat. S'il ne s'y fût point mêlé, il aurait rencontré Ramengo; il se
serait vengé sur lui en vengeant Franciscolo, la divine Marguerite, la
patrie perdue par sa faute, l'humanité déshonorée par le traître.

De son côté, Ramengo, échappé au péril d'être tué par son propre fils,
commença à se plaindre et à chercher dans la colère le remède de ses
remords: cette circonstance redoubla encore sa haine contre Pusterla.

«C'est parce qu'il m'a trompé par les apparences d'un faux amour, que
j'ai tué ma femme. Un fils au moins me restait d'elle, un fils en qui je
pouvais me complaire et me rendre l'envie de ceux qui peut-être me
méprisent. Et cet infâme vient encore se jeter entre nous; et, pour ses
folles fantaisies, le père et le fils sont divisés, sont ennemis; mais,
non; je ne me reposerai point que je n'aie réussi à me réconcilier avec
mon fils; j'exterminerai celui qui le fascine. Alors je me rapprocherai
d'Alpinolo, je reparaîtrai avec lui dans la société, à Milan, à la cour.
Lorsque je serai arrivé à un poste brillant, qui cherchera jamais quel
fut mon premier pas? Mais toi, toi maudit, qui es la cause de notre
séparation, je sais maintenant où tu t'abrites; et que je ne sois pas un
homme, si je ne le fais expier ton crime par le sang. Alors seulement tu
auras payé ta dette.»

[Illustration.]

Et il écrivit à Luchino Visconti la lettre que nous avons trouvée dans
les mains du secrétaire, le jour de l'entretien du prince et de
Marguerite, dans laquelle il demandait l'impunité pour son fils, et
laissait entrevoir qu'il était sur le point de partir pour rejoindre
Pusterla. Il n'osa plus se montrer, de toute cette journée, dans les
rues de Pise; il ne retourna plus dans l'auberge d'Aquevino, qui
regardait sa maison comme souillée pour avoir abrité un homme de cette
espèce. Une taverne, avec une branche d'arbre pour toute enseigne, où
logeaient la nuit des portefaix, des mariniers et de mauvaises femmes,
fut le refuse de Ramengo pendant les jours qui suivirent; mais, riche en
ruses et en argent, il ne tarda pas à s'entendre avec un capitaine de
navire qui, au premier bon vent, devait mettre à la voile pour Antibes;
en effet, après peu de jours, il quitta sain et sauf l'Italie. Alpinolo,
qui, jour et nuit, l'épiait dans les coins les plus reculés, dans la
foule la plus épaisse, eut beau temps à l'attendre. Il ne devait plus le
rencontrer que dans un horrible lieu.



CHAPITRE XVI.

L'EXILÉ.

SÛR de la fidélité de Pedrocco de Gallarate, Buonvicino lui confia
Pusterla. Pedrocco était le chef d'une de ces espèces de caravanes qui,
deux ou trois fois l'an, faisaient le voyage de France pour y porter les
denrées du Levant et les draps de Milan. Il avait la tournure d'un
portefaix, la face bronzée par le soleil et la gelée, les mains robustes
et calleuses. Il était vêtu d'un justaucorps serré à la taille par une
large ceinture de cuir noir qui soutenait un cimeterre; souvent son
capuce, rabattu sur les yeux, lui donnait une physionomie si dure
qu'elle avait quelque chose d'effrayant. Cependant c'était le meilleur
homme du monde, un bon vivant aimable et tranquille qui n'eût pas voulu
faire de mal à une mouche. Capitaine d'une bande de muletiers,
expéditionnaire ambulant, on le trouvait toujours prêt à tout faire,
habile et discret. Il eût porté de la même façon une indulgence plénière
et une sentence de mort, une châsse pleine de reliques et le prix de
l'infamie et de la trahison. Cette fois, il avait chargé son convoi de
draps sortis des fabriques des Umiliati de Brera et de la maison de
Varez, pour les porter à Louvain, à Sedan et dans d'autres villes qui
nous fournissent aujourd'hui. Quand Buonvicino lui eut recommandé de
conduire son ami et de se taire, il mit la main sur son coeur, en
s'écriant: «Mon père, je ferai tout mon possible;» et il se chargea de
cette mission de confiance avec d'autant plus de loyauté, qu'il voyait
que Buonvicino jouissait d'une plus grande estime.

[Illustration.]

Ils s'avancèrent donc par la Valgane avec une file de mulets, et après
quelques détours se trouvèrent enfin dans le val Travaglia. Mais au
moment où ils étaient engagés le plus avant dans ces gorges, ils se
virent attaqués par une bande d'hommes avinés, qui d'abord firent
craindre à Pusterla pour sa vie et celle de son fils; rassemblant les
muletiers, il se préparait à se défendre. Mais ils s'aperçurent bientôt
que ces gens-là n'en voulaient point à leur vie. Ils les laissaient
libres de continuer leur chemin, pourvu qu'ils abandonnassent leur
convoi ou qu'ils payassent une énorme taille, parce qu'ils venaient de
Milan, et qu'ils étaient eux-mêmes les ennemis du seigneur de Milan.

[Illustration.]

Ils commençaient déjà à dépouiller la caravane, lorsque Pusterla apprit
qu'ils étaient les hommes d'Aurigino-Muralto de Locarno. C'était, si on
s'en souvient, un des amis de Pusterla; il avait assisté à la réunion de
la fatale soirée; et, condamné à mort par les Visconti, au lieu de fuir
avec les autres proscrits, il s'était retiré dans les montagnes
patrimoniales et à Locarno, dont il était le seigneur. Là, ayant fait
alliance avec les Rusconi, seigneurs de Bellinzona, il avait levé
bannière contre Luchino.

Ce nom, cette nouvelle, suffirent pour chasser de l'esprit de Pusterla
toutes les résolutions de repos, de fuite et de retraite. «Aurigino,
dit-il aux hommes de la bande, c'est un de mes grands amis; malheur à
celui qui touchera un fil de ces bagages! Nous sommes du même parti, et
je viens pour faire cause commune avec lui.»

Il obtint en effet que ces _Masnadieri_, qui avaient une espèce de bonne
foi à leur manière, et qui respectaient le droit des gens à la façon des
modernes Bédouins, ne touchassent point les bagages: puis il s'embarqua
sur le lac Majeur. Le petit Venturino paraissait jouir avec délices de
la beauté d'un ciel si pur, de ces eaux, de ces rivages, de cette mer
environnée de montagnes escarpées et de ces plages ornées de la plus
luxuriante végétation. Il resta un instant les yeux comme fascinés par
ces enchantements: puis, se retournant vers son père: «Oh! si ma mère
était avec nous!» s'criait-il. Et leurs pleurs se confondaient, et ils
soupiraient ensemble.

Mais si le coeur et l'esprit, de l'enfant ne se nourrissaient que
d'amour, le père était occupé d'idées bien différentes. Il se voyait
déjà le chef d'une armée de braves et résolus montagnards, et la terreur
de Visconti. De victoire en victoire, sa pensée courait jusqu'au jour où
il imposerait un pacte à Luchino, et où il regagnerait par les armes sa
femme et sa patrie. Lorsqu'il arriva à Locarno, il y fut reçu avec
enthousiasme. Fêtes, réjouissances, tout lui fut prodigué. On lui montra
un grand appareil de puissance, on lui exagéra les forces dont on
disposait. Mais Aurigino-Muralto était chef, lui, il y était chef de sa
petite armée, et pour renoncer au commandement, il faut plus de vertu et
moins d'impétuosité que n'en avait le jeune rebelle. On fit donc des
politesses infinies à Pusterla; mais quant à de l'autorité, on ne lui en
donna aucune. Aux courtes illusions succéda un prompt désenchantement,
et avec son inquiétude habituelle, Pusterla souhaitait être bien loin
d'un lieu où ses amis mêmes, disait-il, l'abandonnaient et le
trahissaient.

Il reçut des lettres de Buonvicino. Celui-ci, avec toute la chaleur de
l'amitié, le suppliait de fuir, de s'éloigner le plus qu'il pourrait, de
ne point se laisser aliéner par les trop faciles espérances des bannis.
Il le conjurait de se souvenir que la vie de Margherita pouvait dépendre
d'un de ses mouvements; de penser à son fils, qu'il avait avec lui, et
qu'il devait conserver à l'amour de cette infortunée. Il lui apprenait
ensuite les préparatifs de Luchino contre Muralto, et qui certainement
écraseraient une poignée de révoltés, quelque courage qu'ils dussent
déployer.

Cédant en partie aux conseils de l'amitié et de la prudence, en partie
au dépit de se voir dédaigné, Pusterla quitta Locarno, où il devint le
sujet d'autant de railleries qu'il avait naguère obtenu
d'applaudissements. Toujours accompagné, de Pedrocco, il s'avançait à
travers les Alpes, en suivant des routes marquées seulement par
l'écoulement des eaux et par quelques croix qui marquaient les endroits
où les voyageurs s'étaient engloutis dans le précipice. C'était un
étrange spectacle pour nos bannis que cette suite de mulets qui,
toujours suspendus sur le bord de l'abîme, gravissaient tortueusement, à
pas lents et la tête basse, sans qu'au sein de cette vaste solitude ou
entendu d'autre bruit que le battement de leurs sabots, le tintement des
grelots de leurs colliers, les sifflets et les jurons des muletiers. Au
centre de la caravane, Pusterla s'avançait sur un mulet robuste, tenant
Venturino en croupe. Pedrocco cheminait à pied à ses cotés, courant çà
et là pour donner les ordres nécessaires, puis revenant toujours à son
poste, pour alléger, par son entretien, l'ennui du seigneur lombard.

«Oh! d'ici en France, il n'y a qu'un saut. Beau et riche pays que
celui-là. La Lombardie n'en vaut pas la moitié.--Quel en est le
gouvernement?--Mais ce sont des choses que je n'entends point.--Les
routes?--Attendez-vous à les voir toutes pareilles à celle que nous
suivons, qui, comme chacun sait, a été faite par le diable. Abîmes,
précipices, ruines, éboulements dans les montagnes, bois, marécages dans
les plaines, des voleurs partout. Mais les mules savent où elles mettent
le pied, et, le plus souvent, le voyage s'accomplit sans qu'une seule
périsse. Et puis, à quoi sert d'avoir peur? S'il faut mourir, bonne
nuit, c'est une corvée qu'il faut faire au moins une fois. Je dis bien:
le pire, ce sont les malandrins. Vous avez vu comme nous l'avons échappé
belle avec ceux de là-bas. En l'an treize cents et je ne sais plus
combien, nous revenions d'Avignon avec soixante mille florins d'or tout
neufs. Je suis hors de moi rien qu'à me rappeler ce beau magot. Le
saint-père me les avait confiés pour les porter au cardinal Poggello,
son neveu, pour payer les troupes chargées de tenir en bride certaines
factions et d'autres choses auxquelles je ne m'entends point. Le
saint-père, parce que ses florins lui tenaient au coeur, me donna cent
cinquante cavaliers pour convoyer mes trente mulets; des cavaliers, je
puis le dire, que l'air en tremblait. On va, nous passons fleuves et
monts sans faire une rencontre, lorsque, engagés dans une vallée du la
Savoie je commençai à remarquer certaines figures qui ne promettaient
rien de bien. «N'ayons pas peur, dirent les cavaliers français; nous ne
faisons qu'une bouchée des Italiens.» Il faut dire qu'ils ne s'étaient
pas bien recommandés à saint Christophe pour avoir un bon voyage, parce
que les Français ont toutes les bonnes qualités, mais peu de dévotion.
Pendant que nous vidions, non pas une bouteille, mais un tonneau, voici
toute la bande, Dieu sait combien ils étaient! qui nous tombe sur le
dos. Ferme, prends, frappe, laisse: ces Français paraissaient autant de
paladins Roland. Mais il faut avouer qu'au jeu des mains, les Italiens
n'ont pas leurs pareils au monde. En somme, ces gens, qui étaient de
Pavie, démontèrent les Français, et après les avoir débarrassés du poids
de leur armure et de leurs bagages de cavaliers, les renvoyèrent à
Avignon à pied, comme des pèlerins; puis il m'enlevèrent juste la moitié
de mon argent et de mes mules, chose qui n'était point encore arrivée
depuis que les pedrocchi vont de Gallarate en France. Et je dus conduire
au cardinal-légat ce qui me restait.»

[Illustration.]

Lorsque Pusterla arriva sur la cime des monts qui séparent les deux
contrées, il s'arrêta, regarda de tous côtés le ciel et la terre. Les
genoux semblaient lui manquer, et Pedrocco lui demanda s'il se trouvait
mal. Il répondit en soupirant: «Ici finit l'Italie!

--L'Italie, s'écria Pedrocco, Votre excellence pourra la trouver dans
Avignon. Là, cardinaux, serfs, camériers, poètes, bouffons, tout est
Italien.

--Et connaissez-vous dans cette ville d'Avignon Guillaume Pusterla?

--Qui? l'archiprêtre de Moura? Je l'ai accompagné, moi-même.

--Et comment se trouve-t-il?

--Très bien; gras, triomphant; il est d'une santé à passer cent ans.

--Je le sais; mais je demande si le pape le favorise, s'il connaît les
disgrâces de sa famille à Milan, s'il est bien vu à la cour.

--Ce sont des choses auxquelles je n'entends rien.» Après un court
séjour à Paris, Pusterla vint dans cette partie tout italienne de la
France, comme le lui avait dit Pedrocco, c'est-à-dire dans le comtat
Venaissin. A peine arrivé à Avignon, il s'informa de la demeure de
l'archiprêtre de Moura, Guillaume Pusterla, son oncle, et il fut reçu
par le digne, prélat avec toute la joie imaginable. L'argent que
Pusterla avait placé sur les principales maisons de commerce de la
France, et qui s'élevait à des sommes très-considérables, lui permit de
mener, malgré la confiscation de ses biens, un train convenable à son
renom et à sa naissance. Son oncle le mit en rapport avec tous les
dignitaires ecclésiastiques d'Avignon, et aussi avec les hommes qui se
distinguaient le plus par leur science, entre autres avec Pétrarque.

[Illustration.]

Cependant Pusterla avait toujours espéré que le pape se prêterait tôt ou
tard aux desseins qu'il avait formés contre Luchino, lorsqu'un événement
inattendu détruisit tout à coup ses espérances. Des envoyés de Luchino
vinrent à Avignon solliciter le pardon du saint-père; et le naturel
bienveillant de Benoît XII, incapable de chicaner sur les conditions,
rendit la réconciliation plus prompte et plus facile. L'interdit qui
pesait sur les Milanais depuis vingt ans fut levé par le pape, et en
retour Luchino reconnut la suprématie de la papauté sur l'empire, son
droit de nommer au trône vacant, et son indépendance absolue de la
puissance impériale. Il devait en outre payer au saint-siège un tribut
annuel de soixante mille florins. Ce fut l'archiprêtre de Moura qui
annonça cette nouvelle à Pusterla. «Et des exilés, des prisonniers, le
traité n'en a-t-il pas fait mention? demanda celui-ci.

--Aucune, répondit l'archiprêtre. Le pape recommande aux seigneurs de
Milan d'être pieux, généreux, plus prompts à récompenser qu'à punir,
s'ils veulent que le Seigneur en fasse autant avec eux. Mais, mon neveu,
à peine puis-je contenir ma joie en pensant aux contentements des
Milanais et de mes bons habitants de Moura, lorsqu'ils vont apprendre
l'heureuse nouvelle! Les églises ouvertes de nouveau, leurs morts
ensevelis en terre bénite, les chants qui leur seront rendus, le bonheur
de revoir les cérémonies solennelles qu'ils n'avaient pas vues depuis
vingt ans.» En parlant ainsi, les larmes venaient aux yeux du bon
archiprêtre; mais l'heureuse nouvelle, comme il disait, causa bien de
mauvaises nuits à Pusterla, par la perte de ses espérances.

[Illustration.]

Sur ces entrefaites, Ramengo arriva à Avignon et se présenta à Pusterla
comme un ami. En effet, c'était un ancien client de sa famille, et qu'il
s'était lui-même attaché par des bienfaits. Il avait été l'époux de
cette Rosalie qui lui avait inspiré tant de compassion, s'il ne l'avait
point aimée d'amour. Ses crimes énormes, ses tentatives contre l'honneur
de Marguerite, lui étaient inconnus. Quant à sa dernière trahison,
Alpinolo, dans le premier moment, s'était jeté aux pieds de Pusterla
avec l'intention de lui confesser sa propre faiblesse et la criminelle
perfidie de Ramengo. Mais pour courir à la recherche de Marguerite, il
avait interrompu sa confession, et si on ne fait point de tels aveux
dans le premier élan d'un généreux repentir, la réflexion nous en ôte
ensuite le courage.

Aussitôt qu'il vit Ramengo, notre exilé l'aborda avec cordialité, en lui
demandant: «Êtes-vous venu de vous-même ou par contrainte?

--Moitié l'un, moitié l'autre,» répondit Ramengo; et il imagina autant
de mensonges qu'il lui en fallait pour exciter la compassion et gagner
la confiance de son seigneur. Voyant en lui un concitoyen exilé comme
lui, comme lui persécuté et peut-être pour lui, Pusterla trouvait à
Ramengo des titres suffisants pour qu'il l'accueillit à bras ouverts, le
désirât pour son hôte, et se mit à entamer avec lui ces premiers sujets
de la conversation du banni: la patrie et la famille.

Le traître avait trop beau jeu. Par un facile mélange du faux et de
vrai, Ramengo sut non-seulement éloigner tout soupçon de l'âme du
lombard, mais encore acquérir entièrement sa confiance. Avec une fougue
d'autant plus grande que depuis longtemps elle n'avait point trouvé à
s'assouvir, Francesco exposa au nouveau venu ses déceptions à cause du
nouveau traité conclu par te saint-père avec Luchino, et du soupçon
qu'il avait conçu que les ambassadeurs de ce prince avaient machiné de
le prendre par violence, et de le traîner à Milan; soupçon, à vrai dire,
fondé sur un trop grand nombre d'exemples d'une semblable déloyauté.

Nos lecteurs doivent se souvenir que Ramengo avait montré aux réfugiés
de Pise certaines lettres de Martino della Scala, qu'il se disait chargé
de remettre à Pusterla. C'était encore une de ses trame». Sachant que
Franciscolo était dans les bonnes grâces de Scaliger, et comment il
avait été excité à la vengeance pendant qu'il était à Vérone, d'accord
avec Luchino, il feignit une lettre dans laquelle Martino annonçait
qu'une rupture définitive allait éclater, par ses soins, entre lui et
Luchino. Il invitait Pusterla à se rendre à sa cour, lui promettant de
larges honoraires et une autorité égale au mérite d'un homme si
généralement cher et révéré, qui entraînerait sous ses drapeaux tous
ceux qui désireraient rendre la liberté à leur patrie et la recouvrer
pour eux-mêmes.

C'était frapper un coup de maître sur une âme ambitieuse et inquiète
comme celle de Pusterla. Ramengo, battant le fer pendant qu'il était
chaud, lui exposa l'état de toute l'Italie, ce qu'il avait pu pénétrer
des desseins des bannis pendant son séjour à Pise. Il raconta comment il
s'était abouché et entendu avec ces derniers, et même qu'il venait de
leur part le solliciter de prendre pitié de la patrie, qui lui demandait
merci; de sortir d'un repos apathique; de se souvenir comment Matteo
Visconti, après neuf années, était revenu au pouvoir, parce que les
fautes des Porrian dépassaient les siennes.

Flottant entre son imagination, qui souriait à un avenir de vengeance et
de tendresse, et les conseils de son oncle et ceux de Buonvicino;
quelquefois résolu de tenter toute chose pour sortir de ce calme
homicide; quelquefois ayant soif de paix, de ce repos dont il se sentait
plus désireux que capable, il était dans la pire des conditions; celle
de l'homme qui ne sait pas prendre un parti.

«Pourquoi ne recourez-vous pas à Pommaso Pezzano?» lui dit Ramengo. Le
Pezzano était un astrologue de ce temps fort renommé dans Avignon; et
c'était alors, et non pas seulement alors, un expédient excellent pour
les esprits faibles et indécis, que de substituer aux calculs de la
prudence les prophéties d'un imposteur. Le conseil plut à Francesco.
L'astrologue, après avoir fait montre d'études et de connaissances
mystérieuses, lorsqu'il eut observé pendant plusieurs jours la main de
Pusterla et les étoiles, formé l'horoscope et trouvé _l'ascendant_, lui
annonça alors que sa vie était en grand danger, et une quelqu'un, sous
de gracieuses apparences, cherchait à le livrer à ses pires ennemis.

Il n'en fallut pas davantage pour confirmer Pusterla dans le doute qu'il
avait déjà conçu que la cour pontificale voulait le livrer, comme une
victime, à Visconti réconcilié. Il fit donc les préparatifs de son
départ. Quelques raisons que lui apportât son oncle, quelques
exhortations qu'il lui fit, les larmes aux yeux, d'écouter la divine
sagesse, qui taxe de folie ceux qui dépensent leur argent à tenter la
ruine des puissants, quelques assurances qu'il lui donnât qu'il n'avait
point à craindre de trahison si noire des prêtres d'un Dieu de justice,
Pusterla se confirmait d'autant plus dans son projet de revenir en
Italie, «Enfin, disait-il, quel mal peut-il m'arriver? Je ne me livre
point aux mains de mon persécuteur; je ne me confie point aveuglement à
une indulgence, à une générosité mensongères. Non: je reverrai
l'Italie.--Italie! qui peut proférer ton nom sans ajouter belle et
infortunée! Je m'approcherai de mes amis, de Marguerite. De là, je
pourrai comprendre et apprécier la situation de ma patrie; et mieux que
dans Avignon, terre de prêtres, je trouverai un sûr et honorable asile
dans Pise: Pise libre, souveraine des mers et ennemie des Visconti!»

[Illustration.]



[Illustration.]

Modes.

La fourrure et le velours commencent à dominer dans toutes les
toilettes, et les plus merveilleux pardessus, paletots et même twines
seront bordés de martre. La forme qui semble vouloir être adoptée par
les femmes élégantes est celle dit kazadaveka, dont nous donnons
aujourd'hui le modèle, pour la promenade, il doit être plus long. En
velours garni de fourrure, il est charmant.

L'autre figurine porte un pardessus en satin avec collet et des manches
qui s'ajustent à volonté; c'est presque l'ancien witchoura serrant la
taille.

Pour les sorties de bal on fait de très-grands mantelets à capuchon
bordé de cygne ou d'hermine.

Quant aux twines, puisque cette mode anglaise, déjà acceptée par les
hommes, semble prendre aussi une place importante dans nos toilettes, et
qu'ainsi elle devient française, disons que ces vêtements se font en
drap-cachemire brodé en soutache et doublé en fourrures on en satin; le
collet, fait a peu près comme le collet des habits, est recouvert de
fourrures, et peut se dresser pour garantir le cou du froid; les manches
sont aussi comme celles des homme, mais plus larges du haut, afin de
laisser libre le passage de la robe; les parements en fourrures
permettent aux mains de se cacher dessous en l'absence du manchon, qui
souvent est gênant par un temps pluvieux.

Les jupes des robes conservent beaucoup d'ampleur, mais on a supprimé
les tournures et les jupes crinolines. La taille gagne beaucoup de grâce
à être entourée seulement des plis de la robe. Les manches des robes de
sortie se finit plus souvent justes; la variété est dans l'arrangement
des ornements; c'est une affaire de goût et d'intelligence.

Pour le matin, nous recommandons une redingote en satin, avec des
chevrons en velours posés sur le devant de la jupe, et au bout de chaque
chevron, un noeud en passementerie terminé par des glands;--le corsage
montant est orné de la même garniture répétée en s'élargissant vers le
haut.

Un chapeau de velours avec un grand voile en dentelle est simple, mais
distingué.

Bientôt nous aurons à raconter les élégances du soir, car voici qu'on a
quitté la vie de château pour la vie de salon. On se retrouve, on
s'assemble, et la première, la plus importante affaire, c'est la
toilette; il faut donc s'en occuper; ainsi ferons-nous.



Amusements de sciences

SOLUTION DES QUESTIONS PROPOSÉES DANS LE DERNIER

NUMÉRO.

I. Cette épitaphe est celle du célèbre Diophante, la voici en vers
latins, telle qu'elle a été donnée dans l'anthologie grecque:

        Hic Diophantus habet tumulum, qui tempora vitæ
        Illius mira denotat arte tibi:
        Egit sextantem juvenis; lanugine mala
        Vestire hinc coepit parte duodecima;
        Septante uxori post haec sociatur, et anno
        Formosus quinto nascitur inde puer.
        Semissem ætatis postquam attigit ille paternæ
        Infelix subita morte peremptus obit
        Quatuor æstates, genitor lugere superstes
        Cogitur, hinc annos illius assequere.

Pour trouver l'âge de Diophante à sa mort, il faut trouver un nombre
dont le sixième, le douzième, le septième et la moitié, en y ajoutant 5
et 4, fassent le nombre lui-même. Ce nombre est 84.

II. La solution de ce problème est des plus faciles. La première
personne a eu 160 fr.; la seconde, 125 fr.; la troisième, 95 fr., et la
quatrième, 120 fr.

Il faut remarquer que, sans la dernière condition, ou une quatrième
quelconque, le problème serait indéterminé, c'est-à-dire qu'on pourrait
y satisfaire d'une infinité de manières. C'est cette dernière condition
qui limite la solution à une seule.

III. Placez sur le tapis d'un billard une bille, et frappez-la, sur le
côté, d'un coup perpendiculaire au billard et avec le tranchant de la
main; vous la verrez, marcher quelques centimètres du côté où doit la
porter ce coup; puis rétrograder en roulant, sans avoir remontré aucun
obstacle et comme d'elle-même.

Cet effet n'est pas contraire à ce principe de mécanique si connu qu'un
corps mis une fois en mouvement dans une direction, continue de s'y
mouvoir tant qu'aucune cause étrangère ne l'en détourne; car, dans le
cas proposé, voici comment les choses se passent:

Le coup imprimé, comme on vient de dire, à la bille, lui donne deux
mouvements, un de rotation autour de son centre, et un autre direct, par
lequel son centre se meut parallèlement au tapis, dans la direction du
coup. Ce dernier mouvement ne s'exécute qu'en frottant le tapis, ce qui
l'anéantit bientôt. Mais le mouvement de rotation autour du centre
subsiste, et, le premier une fois cessé, il fait rouler la bille comme
pour revenir sur elle-même. Ainsi il n'y a dans cet effet rien que de
très-conforme aux lois connues de la mécanique.

[Illustration.]

IV. Il est aisé de voir que si le poids C était précisément au milieu de
la barre AH, les deux personnes en porteraient chacune la moitié; mais
si le poids n'est pas au milieu, on démontre, et il est aisé de le
démontrer, que les parties du poids soutenu par les deux personnes sont
en raison inverse de leur distance au poids. Il est donc question de le
diviser en raison des distances, et la plus grande portion sera celle
que soutiendra la personne la plus voisine du poids, et la moindre sera
celle que soutiendra la plus éloignée. Le calcul se fera par la
proportion suivante;

La longueur totale du levier AB est à la longueur AE comme le poids
total est au poids soutenu par la puissance qui est à l'autre extrémité
B; on AB est à BE comme le poids total est à la partie soutenue par la
puissance placée en A.

Soient, par exemple, AB de trois mètres, le poids C de 150 k., AE de 2
m, et BE de 1 m.; vous aurez cette proportion: 3 est à 2 comme 150 est à
un quatrième terme, qui sera 100. Ainsi, le porteur place à l'extrémité
B portera 100 kilog.; conséquemment la puissance placée en A ne sera
chargée que de 50 kilog.

La solution de ce problème donne le moyen de repartir un poids
proportionnellement à la force des agents qu'on emploie à le soulever:
car, si l'un des deux est, par exemple, de la moitié moins fort que
l'autre, il n'y aura qu'à le placer à une distante du poids double de
l'autre.



NOUVELLES QUESTIONS À RÉSOUDRE.

I. Quinze chrétiens et quinze Turcs se trouvent sur mer dans un même
vaisseau; il survient une furieuse tempête. Après avoir jeté dans l'eau
toutes les marchandises, le pilote annonce qu'il n'y a de moyen de se
sauver que de jeter encore à la mer la moitié des personnes. Il les
l'ait ranger de suite, et, en comptant de 9 en 9, on jette le neuvième à
la mer, en recommençant à compter le premier du rang quand il est fini.
Il se trouve qu'après avoir jeté quinze personnes, les quinze chrétiens
sont restés. Comment le pilote a-t-il disposé les trente personnes pour
sauver les chrétiens?

II. Comment peut-on distribuer commodément 4, 8, 16, 32 hommes pour
porter un fardeau considérable sans s'embarrasser?



EXPLICATION DU DERNIER RÉBUS.

Ainsi que la vertu, le crime a ses degrés.


TYPES DE L'ANCIENNE COMÉDIE [Nouveau rébus.]


RÉBUS COMMUNIQUÉ PAR UN JEUNE ABONNÉ A L'ILLUSTRATION [Nouveau rébus.]





*** End of this LibraryBlog Digital Book "L'Illustration, No. 0036, 4 Novembre 1843" ***

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