Home
  By Author [ A  B  C  D  E  F  G  H  I  J  K  L  M  N  O  P  Q  R  S  T  U  V  W  X  Y  Z |  Other Symbols ]
  By Title [ A  B  C  D  E  F  G  H  I  J  K  L  M  N  O  P  Q  R  S  T  U  V  W  X  Y  Z |  Other Symbols ]
  By Language
all Classics books content using ISYS

Download this book: [ ASCII | HTML | PDF ]

Look for this book on Amazon


We have new books nearly every day.
If you would like a news letter once a week or once a month
fill out this form and we will give you a summary of the books for that week or month by email.

Title: Des jésuites
Author: Michelet, Jules, 1798-1874, Quinet, Edgar
Language: French
As this book started as an ASCII text book there are no pictures available.


*** Start of this LibraryBlog Digital Book "Des jésuites" ***


(This file was produced from images generously made
available by the Bibliotèque nationale de France
(BnF/Gallica) at http://gallica.bnf.fr)



DES JÉSUITES

Imprimerie de Ducessois, 55, quai des Augustins.



DES
JÉSUITES

PAR

MM. MICHELET ET QUINET

PARIS

HACHETTE, PAULIN,
RUE PIERRE-SARRAZIN, 12. RUE DE SEINE, 33.

1843

La force des choses a conduit les auteurs de ces leçons à traiter le
même sujet dans leur enseignement. Cette rencontre, s'étant faite
d'abord à l'insu l'un de l'autre, a été l'œuvre de la situation même;
plus tard ils se sont accordés pour se distribuer les questions
principales que le sujet présentait. De cette libre alliance est sorti
le volume que nous publions; il a paru convenable de réunir sous un
même titre deux parties d'un même ensemble, qui se complètent l'une par
l'autre, et dans lesquelles le public n'a vu qu'un même esprit. Quant
aux auteurs, ils attachent trop de prix à cette union de cœur et de
pensées pour n'avoir pas désiré en marquer ici le souvenir.

Paris, ce 15 juillet 1843.



LEÇONS

DE M. MICHELET.


Ce que l'avenir nous garde, Dieu le sait!... Seulement je le prie, s'il
faut qu'il nous frappe encore, de nous frapper de l'épée...

Les blessures que fait l'épée, sont des blessures nettes et franches,
qui saignent, et qui guérissent. Mais que faire aux plaies honteuses,
qu'on cache, qui s'envieillissent, et qui vont toujours gagnant?

De ces plaies, la plus à craindre, c'est l'esprit de la police mis dans
les choses de Dieu, l'esprit de pieuse intrigue, de sainte délation,
l'esprit des jésuites.

Dieu nous donne dix fois la tyrannie politique, militaire, et toutes les
tyrannies, plutôt qu'une telle police salisse jamais notre France!... La
tyrannie a cela de bon qu'elle réveille souvent le sentiment national,
on la brise ou elle se brise. Mais, le sentiment éteint, la gangrène une
fois dans vos chairs et dans vos os, comment la chasserez-vous?

La tyrannie se contente de l'homme extérieur, elle ne contraint que les
actes. Cette police atteindrait jusqu'aux pensées.

Les habitudes même de la pensée changeant peu à peu, l'âme, altérée dans
ses profondeurs, deviendrait d'autre nature à la longue.

Une âme menteuse et flatteuse, tremblante et méchante, qui se méprise
elle-même, est-ce encore une âme?

Changement pire que la mort même... La mort ne tue que le corps; mais
l'âme tuée, que reste-t-il?

La mort, en vous tuant, vous laisse vivre en vos fils. Ici, vous
perdriez et vos fils, et l'avenir.

Le jésuitisme, l'esprit de police et de délation, les basses habitudes
de l'écolier _rapporteur_, une fois transportés du collége et du couvent
dans la société entière, quel hideux spectacle!... Tout un peuple vivant
comme une maison de jésuites, c'est-à-dire du haut en bas, occupé à se
dénoncer. La trahison au foyer même, la femme espion du mari, l'enfant
de la mère... Nul bruit, mais un triste murmure, un bruissement de gens
qui confessent les péchés d'autrui, qui se travaillent les uns les
autres et se rongent tout doucement.

Ceci n'est pas, comme on peut croire, un tableau d'imagination. Je vois
d'ici tel peuple que les jésuites enfoncent chaque jour d'un degré dans
cet enfer des boues éternelles.

«Mais n'est-ce pas manquer à la France que de craindre pour elle un tel
danger? Pour un millier de jésuites que nous avons aujourd'hui[1]...»

Ces mille hommes ont fait en douze ans une chose prodigieuse... Abattus
en 1830, écrasés et aplatis, ils se sont relevés, sans qu'on s'en
doutât. Et non seulement relevés; mais pendant qu'on demandait s'il y
avait des jésuites, ils ont enlevé sans difficulté nos trente ou
quarante mille prêtres, leur ont fait perdre terre, et les mènent Dieu
sait où!

«Est-ce qu'il y a des jésuites?» Tel fait cette question, dont ils
gouvernent déjà la femme par un confesseur à eux, la femme, la maison,
la table, le foyer, le lit... Demain, ils auront son enfant[2].

       *       *       *       *       *

Où donc est le clergé de France?

Où sont tous ces partis qui en faisaient la vie sous la Restauration?
éteints, morts, anéantis.

Qu'est devenu ce tout petit jansénisme, petit, mais si vigoureux? Je
cherche, et je ne vois que la tombe de Lanjuinais.

Où est M. de Montlosier, où sont nos loyaux gallicans, qui voulaient
l'harmonie de l'État et de l'Eglise. Disparus. Ils auront délaissé
l'État qui les délaissait. Qu'est-ce qui oserait aujourd'hui en France
se dire gallican, se réclamer du nom de l'Église de France?...

La timide opposition sulpicienne (peu gallicane pourtant et qui faisait
bon marché des Quatre articles), s'est tue avec M. Frayssinous.

Saint-Sulpice s'est renfermé dans l'enseignement des prêtres, dans sa
routine de séminaire, laissant le monde aux jésuites. C'est pour la joie
de ceux-ci que Saint-Sulpice semble avoir été créé; tant que le prêtre
est élevé là, ils n'ont rien à craindre. Que peuvent-ils désirer de
mieux qu'une école qui n'enseigne pas et ne veut pas qu'on enseigne[3]?
Les jésuites et Saint-Sulpice vivent maintenant bien ensemble; le pacte
s'est fait tacitement entre la mort et le vide.

Ce qu'on fait dans ces séminaires, si bien fermés contre la loi, on ne
le sait guère que par la nullité des résultats. Ce qu'on en connaît
aussi, ce sont leurs livres d'enseignement, livres surannés, de rebut,
abandonnés partout ailleurs, et qu'on inflige toujours aux malheureux
jeunes prêtres[4]. Comment s'étonner s'ils sortent de là aussi étrangers
à la science qu'au monde. Ils sentent dès le premier pas qu'ils
n'apportent rien de ce qu'il faudrait; les plus judicieux se taisent;
qu'il se présente une occasion de paraître, le jésuite arrive, ou
l'envoyé des jésuites, il s'empare de la chaire; le prêtre se cache.

Et ce n'est pourtant pas le talent qui manque, ni le cœur... Mais que
voulez-vous? tout est aujourd'hui contre eux.

Ils ne le sentent que trop, et ce sentiment contribue encore à les
mettre au dessous d'eux-mêmes... Mal voulu du monde, maltraité des
siens, le prêtre de paroisse (regardez-le marcher dans la rue) chemine
tristement, l'air souvent timide et plus que modeste, prenant volontiers
le bas du pavé!

Mais, voulez-vous voir un homme? Regardez passer le jésuite. Que dis-je
un homme? Plusieurs en un seul. La voix est douce, mais le pas est
ferme. Sa démarche dit, sans qu'il parle: «Je m'appelle _légion_...» Le
courage est chose facile à celui qui sent avec soi une armée pour le
soutenir, qui se voit défendu, poussé, et par ce grand corps des
jésuites, et par tout un monde de gens titrés, de belles dames, qui au
besoin remueront le monde pour lui.

Il a fait vœu d'obéissance... pour régner, pour être pape avec le
pape, pour avoir sa part du grand royaume des jésuites, répandu dans
tous les royaumes. Il en suit l'intérêt par correspondance intime, de
Belgique en Italie, et de Bavière en Savoie. Le jésuite vit en Europe,
hier à Fribourg, demain à Paris; le prêtre vit dans une paroisse, dans
la petite rue humide qui longe le mur de l'église; il ne ressemble que
trop à la triste giroflée maladive qu'il élève sur sa fenêtre.

Voyons ces deux hommes à l'œuvre... Et d'abord examinons de quel
côté tournera cette personne rêveuse, qui arrive sur la grande place, et
qui semble hésiter encore... A gauche, c'est la paroisse; à droite, la
maison des Jésuites.

D'un côté, que trouverait-elle? un homme honnête, homme de cœur
peut-être, sous cette forme raide et gauche, qui travaille toute sa vie
à étouffer ses passions, c'est-à-dire à ignorer de plus en plus les
choses sur lesquelles on viendrait le consulter... Le jésuite, au
contraire, sait d'avance ce dont il s'agit, il devine les précédents,
trouve sans difficulté la circonstance atténuante, il arrange la chose
du côté de Dieu, parfois du côté du monde.

Le prêtre porte la Loi et le décalogue, comme un poids de plomb; il est
lent, plein d'objections, de difficultés! Vous lui parlez de vos
scrupules, et il lui en vient encore plus; votre affaire vous semble
mauvaise, il la trouve très-mauvaise. Vous voilà bien avancé... C'est
votre faute. Que n'allez-vous plutôt dans cette chapelle italienne?
chapelle parée, coquette; quand même elle serait un peu sombre, n'ayez
pas peur, entrez, vous serez rassuré bien vite, et bien soulagé... Votre
cas est peu de chose; il y a là un homme d'esprit pour vous le prouver.
Que parlait-on de la Loi? La Loi peut régner là-bas, mais ici règne la
grâce, ici le Sacré Cœur de Jésus et de Marie... La bonne Vierge est
si bonne[5]!

Il y a d'ailleurs une grande différence entre les deux hommes. Le prêtre
est lié de bien des manières, par son église, par l'autorité locale; il
est _en puissance_ et comme mineur. Le prêtre a peur du curé, et le curé
de l'évêque. Le jésuite n'a peur de rien. Son ordre ne lui demande que
l'avancement de l'ordre. L'évêque n'a rien à lui dire. Et quel serait
aujourd'hui l'évêque assez audacieux pour douter que le jésuite ne soit
lui-même la règle et la loi?

L'évêque ne nuit pas, et il sert beaucoup. C'est par lui qu'on tient les
prêtres; il a le bâton sur eux, lequel manié par un jeune vicaire
général qui veut devenir évêque, sera la verge de fer..

«Donc, prêtre, prends bien garde. Malheur à toi, si tu bouges.. Prêche
peu, n'écris jamais; si tu écrivais une ligne!... Sans autre forme, on
peut te suspendre, t'interdire; nulle explication; si tu avais
l'imprudence d'en demander, nous dirions: «Affaire de mœurs...»
C'est la même chose pour un prêtre que d'être noyé, une pierre au cou!

On dit qu'il n'y a plus de serfs en France.. Il y en a quarante mille...
Je leur conseille de se taire, de ravaler leurs larmes et de tâcher de
sourire.

Beaucoup accepteraient le silence, et de végéter dans un coin... Mais on
ne les tient pas quitte. Il faut qu'ils parlent, et qu'ils mordent, et
qu'en chaire ils damnent Bossuet.

On en a vus de forcés de répéter tel sermon contre un auteur vivant
qu'ils n'avaient pas lu... Ils étaient jetés, lancés, malheureux chiens
de combat, aux jambes du passant étonné, qui leur demandait pourquoi...

O situation misérable! anti-chrétienne, anti-humaine!.. Ceux qui la leur
font, en rient.. Mais leurs loyaux adversaires, ceux qu'ils attaquent,
et qu'ils croient leurs ennemis, en pleureront!

       *       *       *       *       *

Prenez un homme dans la rue, le premier qui passe, et demandez-lui:
«Qu'est-ce que les Jésuites?» Il répondra sans hésiter: «_La
contre-révolution_.»

Telle est la ferme foi du peuple; elle n'a jamais varié, et vous n'y
changerez rien.

Si ce mot, prononcé au Collége de France, a surpris quelques personnes,
il faut qu'à force d'esprit, nous ayons perdu le sens.

Grands esprits, qui rougiriez d'écouter la voix populaire, adressez-vous
à la science, étudiez, et je le prédis, au bout de dix ans passés sur
l'histoire et les livres des Jésuites, vous n'y trouverez qu'un sens:
_La mort de la liberté_.

Le jour où l'on a dit ce mot, la Presse entière (chose nouvelle), s'est
trouvée d'accord[6]. Partout où la Presse atteint, et plus bas encore
dans les masses, il a retenti.

Ils n'ont imaginé que cette étrange réponse: «Nous n'existons pas...» On
s'en vantait en avril; en juin, l'on s'en cache.

Que sert de nier? ne voyez-vous pas que personne ne se paiera de
paroles. Criez _liberté!_ à votre aise, dites-vous de tel ou tel parti.
Cela ne nous importe guère... Si vous avez le cœur jésuite, passez
là, c'est le côté de Fribourg; si vous êtes loyal et net, venez ici,
c'est la France!

Dans l'affaiblissement des partis, dans le rapprochement plus ou moins
désintéressé de beaucoup d'hommes d'opinion diverse, il semble que tout
à l'heure il n'y ait plus que deux partis, comme il n'y a que deux
esprits: _L'esprit de vie et l'esprit de mort_.

Situation bien autrement grande et dangereuse que celle des dernières
années, quoique les secousses immédiates y soient moins à craindre. Que
serait-ce, si l'esprit de mort, ayant dominé la religion, allait gagnant
la société dans la politique, la littérature et l'art, dans tout ce
qu'elle a de vivant?

       *       *       *       *       *

Le progrès des hommes de mort s'arrêtera, espérons-le... Le jour a lui
dans le sépulcre.... On sait, on va mieux savoir encore comment ces
revenants ont cheminé dans la nuit...

Comment, pendant que nous dormions, ils avaient, à pas de loups, surpris
les gens sans défense, les prêtres et les femmes, les maisons
religieuses.

Il est à peine concevable combien de bonnes gens, de simples esprits,
humbles frères, charitables sœurs, ont été ainsi abusés... Combien de
couvents leur ont entr'ouvert la porte, trompés à cette voix doucereuse;
et maintenant ils y parlent ferme, et l'on a peur, et l'on sourit en
tremblant, et l'on fait tout ce qu'ils disent.

Qu'on nous trouve une _œuvre_ riche où ils n'aient aujourd'hui la
principale influence, où ils ne fassent donner comme ils veulent, à qui
ils veulent. Il a bien fallu dès lors que toute corporation pauvre
(missionnaires, picpus, lazaristes, bénédictins même), allât prendre
chez eux le mot d'ordre. Et maintenant tout cela est comme une grande
armée que les jésuites mènent bravement à la conquête du siècle.

Chose étonnante, qu'en si peu de temps on ait réuni de telles forces!
Quelque haute opinion qu'on aie de l'habileté des jésuites, elle ne
suffirait pas à expliquer un tel résultat. Il y a là une main
mystérieuse... Celle qui, bien dirigée, dès le premier jour du monde, a
docilement opéré les miracles de la ruse. Faible main, à laquelle rien
ne résiste, la main de la femme. Les jésuites ont employé l'instrument,
dont parle saint Jérôme: «De pauvres petites femmes, toutes couvertes de
péchés!»

On montre une pomme à un enfant pour le faire venir à soi. Eh! bien, on
a montré aux femmes de gentilles petites dévotions féminines, de saints
joujoux, inventés hier; on leur a arrangé un petit monde idolâtre...
Quels signes de croix ferait saint Louis, s'il revenait et voyait?... Il
ne resterait pas deux jours. Il aimerait mieux retourner en captivité
chez les Sarasins.

Ces nouvelles modes étaient nécessaires pour gagner les femmes. Qui veut
les prendre, il faut qu'il compâtisse aux petites faiblesses, au petit
manège, souvent aussi au goût du faux. Ce qui a fait près de
quelques-unes la fortune de ceux-ci, dans le commencement surtout, c'est
justement ce mensonge obligé et ce mystère; faux nom, demeure peu
connue, visites en cachette, la nécessité piquante de mentir en
revenant...

Telle qui a beaucoup senti, et qui à la longue trouve le monde uniforme
et fade, cherche volontiers dans le mélange des idées contraires, je ne
sais quelle âcre saveur... J'ai vu à Venise un tableau, où, sur un riche
tapis sombre, une belle rose se fanait près d'un crâne, et dans le crâne
errait à plaisir une gracieuse vipère.

Ceci, c'est l'exception. Le moyen simple et naturel qui a généralement
réussi, c'est de prendre les oiseaux sauvages au moyen des oiseaux
privés. Je parle des jésuitesses[7], fines et douces, adroites et
charmantes, qui, marchant toujours devant les jésuites, ont mis partout
l'huile et le miel, adouci la voie... Elles ont ravi les femmes en se
faisant sœurs, amies, ce qu'on voulait, mères surtout, touchant le
point sensible, le pauvre cœur maternel...

De bonne amitié, elles consentaient à prendre la jeune fille; et la
mère, qui autrement ne s'en fût séparée jamais, la remettait de grand
cœur dans ces douces mains... Elle s'en trouvait bien plus libre;
car, enfin l'aimable jeune témoin ne laissait pas d'embarrasser, surtout
si, devenant moins jeune, on voyait fleurir près de soi la chère,
l'adorée, mais trop éblouissante fleur.

Tout cela s'est fait très-bien, très-vite, avec un secret, une
discrétion admirables. Les jésuites ne sont pas loin d'avoir ainsi, dans
les maisons de leurs dames, les filles de toutes les familles influentes
du pays. Résultat immense... Seulement, il fallait savoir attendre. Ces
petites filles, en peu d'années, seront des femmes, des mères... Qui a
les femmes est sûr d'avoir les hommes à la longue.

Une génération suffisait. Ces mères auraient donné leurs fils. Les
jésuites n'ont pas eu de patience. Quelques succès de chaire ou de
salons les ont étourdis. Ils ont quitté ces prudentes allures qui
avaient fait leurs succès. Les mineurs habiles qui allaient si bien sous
le sol, se sont mis à vouloir travailler à ciel ouvert. La taupe a
quitté son trou, pour marcher en plein soleil.

Il est si difficile de s'isoler de son temps, que ceux qui avaient le
plus à craindre le bruit, se sont mis eux-mêmes à crier...

Ah! vous étiez là... Merci, grand merci de nous avoir éveillés!... Mais
que voulez-vous?

«Nous avons les filles; nous voulons les fils; au nom de la liberté,
livrez vos enfants...»

La liberté! Ils l'aimaient tellement que, dans leur ardeur pour elle,
ils voulaient commencer par l'étouffer dans le haut enseignement...
Heureux présage de ce qu'ils feront dans l'enseignement secondaire!...
Dès les premiers mois de l'année 1842, ils envoyaient leurs jeunes
saints au Collége de France, pour troubler les cours.

Nous endurâmes patiemment ces attaques. Mais ce que nous supportions
avec plus de peine, c'étaient les tentatives hardies qu'on faisait sous
nos yeux pour corrompre les écoles.

De ce côté, il n'y avait plus ni précaution, ni mystère, on travaillait
en plein soleil, on embauchait sur la place. La concurrence excessive et
l'inquiétude qu'elle entraîne[8], y donnaient beau jeu... Telle et telle
fortune subite parlait assez haut, miracles de la nouvelle Église bien
puissants pour toucher les cœurs... Certains, jusque-là des plus
fermes, commençaient à réfléchir, à comprendre le ridicule de la
pauvreté, et ils marchaient tête basse...

Une fois ébranlé, il n'y avait pas à respirer; l'affaire était menée
vivement, chaque jour avec plus d'audace. Les degrés successifs qu'on
observait naguère étaient peu à peu négligés. Le stage néo-catholique
allait s'abrégeant. Les jésuites ne voulaient plus qu'un jour pour une
conversion complète. On ne traînait plus les adeptes sur les anciens
préliminaires[9]. On montrait hardiment le but... Cette précipitation
qu'on peut trouver imprudente, s'explique assez bien pourtant. Ces
jeunes gens ne sont pas si jeunes qu'on puisse risquer d'attendre; ils
ont un pied dans la vie, ils vont agir ou agissent; point de temps à
perdre, le résultat est prochain. Gagnés aujourd'hui, ils livreraient
demain la société tout entière, comme médecins le secret des familles,
comme notaires celui des fortunes, comme parquet l'impunité.

Peu ont succombé... Les écoles ont résisté; le bon sens et la loyauté
nationale les ont préservées. Nous les en félicitons... Jeunes gens,
puissiez-vous rester semblables à vous-mêmes, et repousser toujours la
corruption, comme vous l'avez fait ici, quand l'intrigue religieuse
l'appelait pour auxiliaire, et venait vous trouver jusque sur les bancs,
avec le séduisant cortége des tentations mondaines.

Nul danger plus grand... Celui qui court en aveugle après le monde et
ses joies, par entraînement de jeunesse, reviendra par lassitude... Mais
celui qui de sang-froid, pour mieux surprendre le monde, a pu spéculer
sur Dieu, qui a calculé combien Dieu rapporte, celui-là est mort de la
mort dont on ne ressuscite pas.

       *       *       *       *       *

Il n'y avait pas d'homme d'honneur qui ne vît avec tristesse de telles
capitulations, et l'espérance du pays ainsi compromise. Combien plus
ceux qui vivent au milieu des jeunes gens, leurs maîtres, qui sont leurs
pères aussi!

Et entre leurs maîtres, celui qui devait y être le plus sensible,
dois-je le dire? c'était moi.

Pourquoi? parce que, dans mon enseignement, j'avais mis ce que nul
homme vivant n'y mit au même degré.--Il ne s'agit pas de talent,
d'éloquence, en présence de tel de mes amis que tout le monde nomme
ici.--Il ne s'agit pas de science, à côté de cette divination
scientifique, à laquelle l'Orient vient redemander ses langues oubliées.

Il s'agit d'une chose, imprudente peut-être, mais dont je ne puis me
repentir, de ma confiance illimitée dans cette jeunesse, de ma foi dans
l'ami inconnu... C'est justement cette imprudence qui a fait la force et
la vie de mon enseignement, c'est ce qui le rend plus fécond pour
l'avenir que tel autre, qui fut supérieur.

Arrivé tard dans cette chaire, et déjà connu, je n'en ai pas moins
étudié, par-devant la foule. D'autres enseignaient leurs brillants
résultats, moi mon étude elle-même, ma méthode et mes moyens. Je
marchais sous les yeux de tous, ils pouvaient me suivre, voyant et mon
but, et l'humble chemin par lequel j'avais marché.

Nous cherchions ensemble; je les associais sans réserve, à ma grande
affaire; nous y mettions l'intérêt passionné qu'on met dans les choses
vraiment personnelles... Nulle gloriole, rien pour la vaine exhibition.
L'affaire était trop sérieuse. Nous cherchions _pour la vie_, autant
que pour la science, _pour le remède de l'âme_, comme dit le moyen âge.
Nous le demandions, ce remède, à la philosophie et à l'histoire, à la
voix du cœur, à la voix du monde.

La forme, parfois poétique, pouvait arrêter les faibles; mais les forts
retrouvaient sans peine la critique sous la poésie,--non la critique qui
détruit, mais bien celle qui produit[10], cette critique vivante qui
demande à toute chose le secret de sa naissance, son idée créatrice, sa
cause et sa raison d'être, laquelle étant retrouvée, la science peut
tout refaire encore... C'est le haut caractère de la vraie science,
d'être art et création, de renouveler toujours, de ne point croire à la
mort, de n'abandonner jamais ce qui vécut une fois, mais de le
reconstituer et le replacer dans la vie qui ne passe plus.

Que faut-il pour cela? Aimer surtout, mettre dans sa science sa vie et
son cœur.

J'aimais l'objet de ma science, le passé que je refaisais;--et le
présent aussi, ce compagnon de mon étude, cette foule qui dès longtemps
habituée à ma parole, comprenait ou devinait, qui souvent m'éclairait de
son impression rapide.

Je n'ai voulu nulle autre société, pendant longues années, que cet
auditoire sympathique, et ce qui surprendra peut-être, c'est que je m'y
réfugiai dans les moments les plus graves où tout homme cherche un ami;
c'est là que j'allai m'asseoir dans mes plus funèbres jours.

Grande et rare confiance! mais qui n'était pas un instinct aveugle. Elle
était fondée en raison. J'avais droit de croire qu'il n'y avait pas un
seul homme de sens parmi ceux qui m'écoutaient, qui me fût hostile. Ami
du passé, ami du présent, je sentais en moi les deux principes,
nullement opposés, qui se partagent le monde; je les vivifiais l'un par
l'autre. Né de la Révolution, de la liberté, qui est ma foi, je n'en ai
pas moins eu un cœur immense pour le moyen âge, une infinie
tendresse; les choses les plus filiales qu'on ait dites sur notre
vieille mère l'Eglise, c'est moi peut-être qui les ai dites.... Qu'on
les compare à la sécheresse de ses brillants défenseurs...... Où
puisais-je ces eaux vives? Aux sources communes où puisa le moyen-âge,
où la vie moderne s'abreuve, aux sources du libre esprit.

Un mot résume ma pensée sur le rapport des deux principes: «L'histoire
(c'est ma définition de 1830, et j'y tiens), est la victoire progressive
de la liberté. Ce progrès doit se faire, non par destruction, mais par
interprétation. L'interprétation suppose la _tradition_ qu'on
interprète, et la _liberté_ qui interprète... Que d'autres choisissent
entre elles; moi, il me les faut toutes deux; je veux l'une et je veux
l'autre... Comment ne me seraient-elles pas chères? La tradition, c'est
ma mère, et la liberté, c'est moi!» [Leçon du 28 avril 1842.]

Nul enseignement n'a été plus animé du libre esprit chrétien qui fit la
vie du moyen âge. Tout préoccupé des causes, et ne les cherchant que
dans l'âme (l'âme divine et humaine), il fut au plus haut degré
spiritualiste, et l'enseignement de l'esprit.

De là, les ailes qui le soulevèrent, et le firent passer par-dessus
maint écueil, où d'autres plus forts ont heurté.

Un seul exemple, l'art gothique.

Le premier qui le remarqua, lequel n'était pas chrétien, et n'y vit rien
de chrétien, le grand naturaliste, Gœthe, admira dans ces répétitions
infinies des mêmes formes, une morte imitation de la nature, «une
cristallisation colossale.»

Un des nôtres, un puissant poëte, doué d'un sentiment moins noble, mais
plus ardent de la vie, sentit ces pierres comme vivantes; seulement, il
se prit surtout au grotesque et au bizarre, c'est-à-dire que dans la
maison de Dieu, c'est le Diable qu'il vit d'abord.

L'un et l'autre regarda le dehors plus que le dedans, tel résultat plus
que la cause.

Moi, je partis de la cause, je m'en emparai, et la fécondant, j'en
suivis l'effet. Je ne fis pas de l'église ma contemplation, mais mon
œuvre; je ne la pris pas comme faite, mais je la refis... De quoi? de
l'élément même qui la fit la première fois, du cœur et du sang de
l'homme, des libres mouvements de l'âme qui ont remué ces pierres, et
sous ces masses où l'autorité pèse impérieusement sur nous, je montrai
quelque chose de plus ancien, de plus vivant, qui créa l'autorité même,
je veux dire la liberté.

Ce dernier mot est le grand, le vrai titre du moyen âge; et lui
retrouver ce titre, c'était lui faire sa paix avec l'âge moderne, qu'on
le sache bien.

J'ai suivi la même recherche, porté la même préoccupation des causes
morales, du libre génie humain, dans la littérature, dans le droit, dans
toutes les formes de l'activité. Plus je creusais par l'étude, par
l'érudition, par les chroniques et les chartes, plus je voyais au fond
des choses, pour premier principe organique, le sentiment et l'idée, le
cœur de l'homme, mon cœur.

Cette tendance spiritualiste était si invincible en moi que j'y suis
resté fidèle dans l'histoire des époques matérielles, qui
matérialisaient bon nombre de nos contemporains; je parle des époques
troubles et sensuelles qui finissent le moyen âge, et commencent les
temps modernes.

Au quatorzième siècle, qu'ai-je analysé, développé, mis en lumière, aux
dépens de tout le reste? La grande question religieuse, celle du Temple.

Au quinzième, sous Charles VI, la grande question morale: «Comment,
d'ignorance en erreur, d'idées fausses en passions mauvaises, d'ivresse
en frénésie, l'homme perd-il sa nature d'homme? (t. IV)...» Puis, ayant
perdu la France par un fol, je la sauvai par la folie héroïque et sainte
de la Pucelle d'Orléans[11].

Le sentiment de la vie morale, qui seul révèle les causes, éclaira, dans
mes livres et dans mes cours, les temps de la Renaissance. Le vertige de
ces temps ne me gagna pas, leur fantasmagorie ne m'éblouit point,
l'orageuse et brillante fée ne put me changer, comme elle en a changé
tant d'autres; elle fit en vain passer devant mes yeux son iris aux cent
couleurs... D'autres voyaient tout cela comme costumes et blasons,
drapeaux, armes curieuses, coffres, armoires, faïences, que sais-je?...
Et moi, je ne vis que l'âme.

Je laissai ainsi de côté et les pittoresques avec leurs vaines
exhibitions de figures de cire qu'ils ne peuvent mettre en
mouvement,--et les turbulents dramaturges qui, prenant des membres
quelconques, l'un d'ici, l'autre de là, mêlaient et galvanisaient tout,
au grand effroi des passants... Tout cela est extérieur, c'est la mort
ou la fausse vie.

Qu'est-ce que la vraie vie historique, et comment l'homme sincère, qui
compare le monde et son cœur, la retrouve et peut la refaire... Telle
fut la haute et difficile question que je posai dans mes derniers
cours[12]. Les efforts successifs de tous ceux qui vont venir,
l'avanceront peu à peu.

Pour moi, le fruit de mon travail, le prix d'une vie laborieuse, serait
d'avoir mis en pleine lumière la vraie nature du problème, et par là
peut-être préparé les solutions. Qui ne sent quelle serait l'immensité
des résultats spéculatifs, la gravité des résultats pratiques pour la
politique et l'éducation?

Je n'eus jamais un sentiment plus religieux de ma mission que dans ce
cours de deux années; jamais je ne compris mieux le sacerdoce, le
pontificat de l'histoire; je portais tout ce passé, comme j'aurais porté
les cendres de mon père ou de mon fils.

       *       *       *       *       *

C'est dans ce religieux travail que l'outrage m'est venu chercher[13]...

Cela eut lieu, il y a un an, le 7 avril 1842, après une leçon fort
grave, où j'établissais contre les sophistes, l'unité morale du genre
humain.

Le mot d'ordre était donné pour troubler les cours. Mais l'indignation
du public effraya ces braves; peu organisés encore, ils crurent devoir
attendre l'effet tout puissant du libelle que le jésuite D. écrivait sur
les notes de ses confrères, et que M. Desgarets, chanoine de Lyon, a
signé, en avouant qu'il n'en était pas l'auteur.

Je n'aime guère la dispute. Je retombai toute une année dans mes
préoccupations, dans mon travail solitaire, dans mon rêve du vieux
temps... Ceux-ci, qui ne dormaient pas, se sont enhardis, ils ont cru
qu'on pouvait impunément venir par derrière frapper le rêveur.

Il se trouvait cependant que, par le progrès de mon travail et le plan
même de mon cours, je venais à eux. Occupé jusqu'ici d'expliquer et
d'analyser la vie, je devais naturellement mettre en face la fausse vie,
qui la contrefait; je devais placer en regard de l'organisme vivant, le
machinisme stérile.

Mais quand même je pourrais expliquer la vie, sans montrer la mort,
j'aurais regardé comme un devoir du professeur de morale, de ne point
décliner la question qui venait s'imposer à lui.

Nos prédicateurs dans les derniers temps, ont tout remué, questions
sociales, politiques, historiques, littéraires, médicales; l'un parlait
sur l'anatomie, un autre sur Waterloo. Puis, le courage venant, ils se
sont mis à prêcher, comme au temps de la Ligue, contre telle et telle
personne. On a trouvé cela très-bon.

Des personnes, qui s'en souciait?... Et quant aux questions sociales, on
aura jugé sans doute que dans ce temps de sommeil, il n'y avait pas
grand danger à les discuter en chaire.

Certes, ce n'est pas nous qui contredirons à cela, nous acceptons ce
partage. L'Église s'occupe du monde, elle nous enseigne nos affaires, à
la bonne heure! Nous lui enseignerons Dieu!

       *       *       *       *       *

Que Dieu rentre dans la science. Comment a-t-elle pu s'en passer si
longtemps... Revenez chez nous, Seigneur, tout indignes que nous
sommes.... Ah! que vous serez bien reçu!

Est-ce que vous n'étiez pas notre légitime héritage? Et tant que la
science était éloignée de vous, était-elle donc une science?... Elle
vous a reconquis dans cette heureuse occasion, et elle a retrouvé en
même temps son accord naturel avec le bon sens du peuple dont elle n'eût
pas dû s'écarter.

26 juin 1843.

Je donne ici les notes qui me restent de mon cours. Je les donne, à peu
près, telles qu'elles furent écrites, le jour même de chaque leçon.--Je
ne pouvais écrire plus tôt; d'une leçon à l'autre, la situation
changeait, la question avançait, par la presse ou autrement, jusqu'au
dernier jour.

On aura quelque indulgence pour un enseignement poursuivi malgré
l'orage, et qui modifié dans la forme, selon les phases de la polémique,
n'en marcha pas moins d'un pas ferme vers le but indiqué d'abord.

Je supprime dans ces notes plusieurs choses qui se rapportaient à mes
leçons antérieures, et qu'on ne pourrait comprendre, sans avoir suivi
mon cours.

J'écarte encore tel et tel point qui ne dut être qu'indiqué dans un
cours dont l'objet était général, et qu'un autre cours, spécialement
consacré à la littérature des jésuites, mettait en pleine lumière.



Ire LEÇON.

MACHINISME MODERNE. _Du machinisme moral._

[27 avril 1843.]


Dans cette première leçon (de la seconde partie de mon cours), je posai
d'abord un fait grave; c'est que depuis 1834, au milieu d'un immense
accroissement de production matérielle, la production intellectuelle a
considérablement diminué d'importance.

Ce fait, moins remarqué ici, l'est parfaitement de nos contrefacteurs
étrangers qui se plaignent de n'avoir presque rien à contrefaire.

De 1824 à 1834, la France les a richement alimentés. Elle a produit dans
cette période les monuments littéraires qui font sa gloire devant
l'Europe; et non-seulement des monuments isolés, mais de grands
ensembles d'ouvrages, des cycles d'histoires, de drames, de romans,
etc.

Dans les dix années suivantes, on a imprimé tout autant et davantage,
mais peu d'ouvrages importants. Les livres même de quelque étendue ont
paru d'abord découpés, en articles, en feuilletons; feuilletons
ingénieux, découpures brillantes, mais peu de pensées d'ensemble, peu de
grandes compositions.

Ce qui a le plus occupé la presse, ce sont les réimpressions, les
publications de manuscrits, de documents historiques, les livres
pittoresques à bon marché, sorte de daguerréotypes qui reproduisent en
pâles images tout ce qu'on met devant eux.

La rapidité singulière avec laquelle tout cela passe sous nos yeux, se
remplaçant, s'effaçant, laissant à peine une trace, ne permet pas de
remarquer que dans ces mille objets mobiles, la forme varie très-peu.

Un observateur attentif, et curieux de comparer ses souvenirs, verrait
ces prétendues nouveautés revenir périodiquement; il les ramènerait sans
peine à un petit nombre de types, de formules, que l'on emploie tour à
tour. Nos rapides improvisateurs sont obligés, le temps manquant, de
recourir à ces formules; c'est comme une grande mécanique, dont ils
jouent d'une main légère.

Le génie mécanique qui a simplifié, agrandi la vie moderne, dans l'ordre
matériel, ne s'applique guère aux choses de l'esprit, sans l'affaiblir
et l'énerver. De toutes parts je vois des machines intellectuelles qui
viennent à notre secours[14], pour nous dispenser d'étudier et de
réfléchir, des Dictionnaires qui permettent d'apprendre chaque chose
isolée, hors des rapports qui l'éclairent, des Encyclopédies où toute
science, scindée en menues parcelles, gît comme une poussière stérile,
des Abrégés qui vous résument ce que vous n'avez point appris, vous font
croire que vous savez, et ferment la porte à la science.

Vieilles méthodes, et fort inférieures à l'idée de Raimond Lulle. A la
fin du moyen âge, il trouva les Scolastiques, qui, sur un thème tout
fait, s'épuisaient en déductions. Si le thème est fait, dit-il, si la
philosophie est faite, la religion, la science, il suffit de bien
ordonner; des principes aux conséquences, les déductions se tireront
d'elles-mêmes. Ma science sera comme un arbre; on suivra des racines aux
branches, des branches aux feuilles, allant du général à l'espèce, à
l'individu, et de là, en sens inverse, on retournera aux profondes
racines des principes généraux.»... Il le fit, comme il le disait; avec
cet arbre si commode, on ne cherchait plus, tout était devenu facile...
Seulement, l'arbre fut un _arbre sec_, qui n'eut jamais ni fruit, ni
fleur.

Au seizième siècle, autre tentative de machinisme, et plus hardie. On se
battait pour la religion; un vaillant homme, Ignace de Loyola, comprit
la religion elle-même comme machine de guerre, la morale, comme
mécanique. Ses fameux _Exercices_ sont un manuel de tactique religieuse,
où la milice monastique se dresse à certains mouvements; il y donna des
procédés matériels pour produire ces élans du cœur, qu'on avait
toujours laissés à la libre inspiration; ici, l'on prie, là, on rêve,
puis l'on pleure, etc.

Admirable mécanique, où l'homme n'est plus qu'un ressort qu'on fait
jouer à volonté. Seulement, ne demandez rien que ce qu'une machine peut
produire; une machine donne de l'action, mais nulle production vivante,
à la grande différence de l'organisme animé, qui non-seulement agit,
mais produit des organismes animés tout comme lui. La mécanique des
Jésuites a été active et puissante; mais elle n'a rien fait de vivant;
il lui a manqué constamment ce qui, pour toute société, est le plus haut
signe de vie, il lui a manqué le grand homme... Pas un homme en trois
cents ans!

Quelle est la nature du jésuite? Aucune; il est propre à tout: une
machine, un simple instrument d'action, n'a pas de nature personnelle.

La machine a sa loi, la fatalité, comme la liberté est la loi de l'âme.
Comment donc les Jésuites parlent-ils de la liberté? En quoi les
regarde-t-elle?

Remarquez le double langage qu'ils nous tiennent aujourd'hui. Ils sont
le matin pour la liberté, le soir pour l'autorité.

Dans leurs journaux qu'ils donnent et sèment dans le peuple, ils ne
parlent que de liberté, et ils voudraient persuader que la liberté
politique est possible sous la tyrannie religieuse... Cela est dur à
croire, difficile à faire croire à des gens qui, pour les chasser, ont
chassé hier une dynastie (_Mouvements en sens divers_), et qui en
chasseraient dix, s'il le fallait encore.

Dans les salons, avec les grandes dames qu'ils dirigent, ce n'est plus
cela; ils redeviennent tout à coup les amis du passé, les vrais fils du
moyen âge.

Et moi aussi, leur dirai je, je suis un peu du moyen âge, j'y ai vécu
longues années, et je reconnais bien les quatre mots d'art chrétien que
les nôtres viennent de vous apprendre... Mais permettez encore que je
vous regarde au visage; si vous êtes vraiment les fils de ce temps-là,
apparemment vous lui ressemblez.

Ce temps était fécond, et tout en se croyant, dans son humilité,
inactif et impuissant, il créait toujours. Il a bâti, comme en rêve, je
ne sais combien de poëmes, de légendes, d'églises, de systèmes... D'où
vient donc, si vous en êtes, que vous ne produisez rien?

Ce moyen âge, que vous nous montrez volontiers dans une immobilité
idiote, ne fut que mouvement et transformation féconde, pendant quinze
cents ans. [_Je supprime ici un long développement._] La libre
végétation qui lui fut particulière, n'a rien de commun avec l'action
sèche et dure des mécaniques[15]. S'il n'avait eu d'autre action, il
n'eût rien produit de vivant; il aurait été stérile... Et vous lui
ressembleriez.

Non, vous n'êtes pas du passé! Non, vous n'êtes pas du présent!

Êtes-vous? Non, vous avez l'air d'être... Pur accident, simple
phénomène. Nulle existence. Ce qui _est_ vraiment, produit.

Si vous veniez, vous qui n'êtes point, qui ne faites rien, qui ne ferez
rien, nous conseiller de ne rien faire, d'abdiquer notre activité, de
nous remettre à vous, au néant, nous répondrions: «Il ne faut pas que le
monde meure encore; qu'on soit mort, à la bonne heure; est-ce un droit
pour exiger que le reste soit mort aussi?»

Si l'on insiste, si l'on veut que vous soyez quelque chose, j'accorderai
que vous êtes une vieille machine de guerre[16], un brûlot de Philippe
II, de l'_invincible Armada_... Quiconque y monte, y périt, et Philippe
II, et Charles X, et quiconque y montera.

Nés du combat, vous restez fidèles à votre naissance. Vos œuvres ne
sont que des disputes, des discours scolastiques et polémiques,
c'est-à-dire des négations... Nous travaillons, vous combattez; des deux
voies, laquelle est chrétienne?

_Milites_ (c'est votre nom), remettez votre épée dans le fourreau...
_Beati pacifici_!

Faites comme nous faisions avant que vous ne vinssiez nous troubler,
travaillez tranquillement. Alors seulement, vous comprendriez le
christianisme et le moyen âge, dont vous vous doutez si peu.

A qui adressé-je ce conseil, qui n'est pas d'un ennemi? A la Société?
Non, elle se vante de ne pas changer, de ne s'améliorer jamais[17]... Je
parle à tel infortuné, que je vois d'ici en pensée, qui peut-être se
sent, trop tard, entré dans la voie sans retour, et pleure en secret
d'avoir épousé la mort.

La fin de cette leçon fut reproduite à mon insu par _la Patrie_ le soir
même, et le lendemain (28 avril) par _le Siècle_.--J'ignorais alors la
part active que la Presse allait prendre à cette lutte.

J'ignorais (ce qui peut sembler étrange, mais n'en est pas moins exact)
que mon ami, M. Quinet, ayant conduit son cours jusqu'au milieu du
seizième siècle, dût traiter de la littérature des Jésuites. Encore
moins avais-je connaissance de l'article que M. Libri inséra dans la
_Revue des Deux-Mondes_, trois jours après ma leçon (1er mai).

Ce qui peut-être surprendra davantage, c'est que _je n'avais pas lu une
ligne de tout ce qu'on avait écrit contre moi_. C'est après ma seconde
leçon, qu'un de mes anciens élèves, m'apporta le Monopole
universitaire.



IIe LEÇON.

RÉACTIONS DU PASSÉ. _Des revenants._ Perindè ac cadaver.

[4 mai 1843.]


On a dit que je défendais, on a dit que j'attaquais. Ni l'un, ni
l'autre... J'enseigne.

Le professeur d'histoire et de morale a droit d'examiner la plus grave
question de la philosophie et de l'histoire: Ce que c'est qu'_organisme_
et _mécanisme_, en quoi diffère l'organisme vivant du mécanisme stérile.

Question grave, en ce moment surtout où la vie semble faiblir, où la
stérilité nous gagne, où l'Europe, tout occupée naguère d'imiter la
France, de contrefaire ou traduire la France, s'étonne de voir que nous
allons produisant de moins en moins.

J'ai cité un exemple illustre de mécanisme, puissant pour l'action,
impuissant pour la production, l'ordre des jésuites, qui, dans une
existence de trois siècles, n'a pu donner un seul homme, un seul livre
de génie.

Les jésuites appartiennent, autant que les _templiers_, au jugement de
l'histoire. C'est mon droit et mon devoir de faire connaître ces grandes
associations. J'ai commencé par les templiers dont je publie le Procès;
j'arrive aux jésuites.

Ils ont imprimé avant-hier, dans leur journal, _que j'attaquais le
clergé_; c'est tout le contraire. Faire connaître les _tyrans du
clergé_, qui sont les jésuites, c'est rendre au clergé le plus grand
service, préparer sa délivrance. Nous ne confondons nullement les tyrans
et les victimes. Qu'ils n'espèrent pas se cacher derrière ce grand corps
qu'ils compromettent en le poussant dans la violence, lorsqu'il ne
voudrait que la paix.

Les jésuites sont, je l'ai dit, une formidable machine de guerre,
inventée dans le plus violent combat du seizième siècle, employée comme
une ressource désespérée, dangereuse pour ceux qui s'en servent... Il y
a un lieu où l'on sait cela parfaitement, c'est Rome, et voilà pourquoi
les cardinaux ont dit[18] et diront toujours au conclave, quand on
propose un jésuite: _Dignus, sed jesuita_. Ils savent que l'ordre, au
fond, s'adore lui-même... C'est la foi des Templiers.

Le christianisme n'a pu améliorer le monde qu'en s'y mêlant. Dès lors
il a dû en subir les tristes nécessités, la plus triste de toutes, la
guerre. Il s'est fait guerrier par moment, lui qui est la paix;
c'est-à-dire que dans ces moments il se faisait anti-chrétien.

Les machines de guerre, sorties ainsi, par un étrange miracle, de la
religion de la paix, se trouvant en contradiction flagrante avec leur
principe, ont présenté dès leur naissance un caractère singulier de
laideur et de mensonge; combien plus, à mesure qu'elles s'éloignaient
des circonstances qui les avaient fait naître, des nécessités qui
pouvaient en expliquer la naissance! De plus en plus en désaccord avec
le monde qui les entourait, qui avait oublié leur origine et n'était
frappé que de cette laideur, elles inspiraient une répugnance
instinctive; le peuple en avait horreur, sans savoir pourquoi.

Toute apparition du monde trouble et violent des anciens âges dans notre
monde moderne, inspire même répugnance. Les fils aînés du limon qui
jadis possédaient seuls le globe, couvert d'eau et de brouillard, et qui
aujourd'hui pétrissent de leurs membres équivoques la fange tiède du
Nil, semblent une réclamation du chaos qui voudrait nous ressaisir[19].

Dieu, qui est la beauté, n'a pas créé de laideur absolue. La laideur est
un passage inharmonique.

Il y a laideur et laideur. L'une qui veut être moins laide,
s'harmoniser, s'ordonner, suivre le progrès, suivre Dieu... L'autre qui
veut être plus laide, et qui, à mesure que le monde s'harmonise, aspire
à l'ancien chaos.

De même, dans l'histoire et dans l'art, on sympathise avec les formes
laides qui voudraient leur changement. «_Expecto, Domine, donec veniat
immutatio mea..._» Voyez dans nos cathédrales ces misérables figures
accroupies qui, sous le poids d'un pilier énorme, tâchent pourtant de
lever la tête; c'est l'aspiration visible du triste peuple d'alors. Vous
le retrouvez, au quinzième siècle, laid et grimaçant, mais intelligent,
avisé[20]; à travers cette laideur, vous pressentez l'harmonie moderne.

La laideur odieuse, incurable, celle qui choque les yeux, encore plus le
cœur, c'est celle qui accuse la volonté de rester telle, de ne pas se
laisser améliorer aux mains du grand artiste qui va sculptant son
œuvre à jamais.

Ainsi, quand le christianisme est vainqueur, les dieux païens aiment
mieux fuir. Ils vont chercher les forêts; ils vivent là farouches et de
plus en plus sauvages; les vieilles femmes cabalent pour eux sur la
bruyère de Macbeth. Le moyen âge regarde cette tendance obstinée vers le
passé, cet effort d'aller en arrière, lorsque Dieu mène en avant, il le
regarde comme le mal suprême, et il l'appelle le Diable.

Même horreur pour les _Albigeois_, lorsque ceux-ci, qui se disaient
chrétiens, renouvelèrent la dualité persane, manichéenne, comme, si en
plein christianisme, Arimane était revenu s'asseoir à côté de Dieu.

Moins grossier, mais non moins impie, semble avoir été le mystère du
_Temple_.

Étrange religion de soldats moines qui, dans leur mépris des prêtres,
semblent avoir mêlé les superstitions des anciens gnostiques et des
musulmans, ne voulant plus de Dieu que le Saint-Esprit, l'enfermant avec
eux dans le secret du Temple, le gardant pour eux. «Leur vrai Dieu
devint l'ordre même. Ils adorèrent le Temple et les Templiers, comme
temples vivants... Leurs symboles exprimèrent le dévouement aveugle,
l'abandon complet de la volonté. L'ordre, se serrant ainsi, tomba dans
une farouche religion de soi-même, dans un satanique égoïsme. Ce qu'il y
a de souverainement diabolique dans le diable, c'est de s'adorer.»

Ainsi, cet instrument de guerre que l'Église s'était créé pour le besoin
des Croisades, tourna si bien dans ses mains, que lorsqu'elle croyait le
diriger, elle en sentit la pointe au cœur... Toutefois le péril fut
moindre en ce que cette création bâtarde du moine-soldat, avait peu de
vitalité hors de la croisade, qui l'avait fait naître.

La bataille du seizième siècle créa une milice bien plus dangereuse. Au
moment où Rome est attaquée dans Rome même par les livres de Luther et
les armes de Frondsberg, il lui vient d'Espagne un vaillant soldat qui
se voue à la servir, un homme d'enthousiasme et de ruse... Elle saisit
ce glaive dans son péril, et si vivement, avec tant de confiance,
qu'elle en jette le fourreau. Elle remet tout pouvoir au général des
jésuites, s'interdisant de leur donner jamais, même sur leur demande, de
priviléges contraires à leur institut (Nullius momenti habenda sunt,
etiamsi à Sede apostolica sint concessa). Le pape ne changera rien, et
le général avec l'assemblée de l'ordre, changera ce qu'il voudra, selon
les lieux et les temps.

Ce qui fit la force et la légitimité de l'ordre à son apparition, c'est
qu'il soutint contre les protestants qui exagéraient l'influence divine,
que l'homme est libre pourtant.

Maintenant quel usage fera-t-il de cette liberté? Il la remettra aux
jésuites; il l'emploiera à obéir, et _il croira juste_ tout ce qui lui
sera commandé[21]: il sera dans la main des supérieurs, comme un bâton
dans la main d'un vieil homme qui en fait tout ce qu'il veut, il se
laissera pousser à droite, à gauche, _comme un cadavre_: PERINDE AC
CADAVER.

A l'appui de cette doctrine d'obéissance et de tyrannie, la _délation_
est autorisée par le fondateur lui-même.

Ses successeurs organisent la grande scolastique morale, ou
_casuistique,_ qui trouve pour toute chose un _distinguo_, un _nisi_...
Cet art de ruser avec la morale, fut la force principale de leur
Société, l'attrait tout-puissant de leur confessionnal. La prédication
fut sévère, la direction indulgente. Là se conclurent d'étranges marchés
entre la conscience malade des grands de ce monde, et la direction
toute politique de la Société.

Le moyen le plus efficace de conversion et qui fut dès lors trouvé,
appliqué, par les jésuites, _ce fut d'enlever les enfants_, pour forcer
les parents à se convertir... Nouveau moyen, et bien ingénieux, auquel
Néron et Dioclétien n'avaient pas pensé.

Un seul fait. Vers 1650, une grande dame du Piémont, très-mondaine,
très-passionnée, se trouvait au lit de mort; elle était assistée de ses
confesseurs jésuites, et pourtant, peu rassurée. Dans ce grave moment,
elle se souvint de son mari qu'elle n'avait pas vu depuis longtemps,
elle le fit venir et lui dit: «J'ai beaucoup péché (peut-être envers
vous), j'ai beaucoup à expier, je crois mon âme en péril. Aidez-moi, et
jurez que vous emploierez tous les moyens, le fer et le feu, pour
convertir les Vaudois.» Le mari, brave militaire, jura, et n'épargna
aucun moyen militaire; mais rien n'y faisait. Les jésuites, plus
habiles, imaginèrent alors d'enlever les enfants; on était sûr que les
mères suivraient[22]...

Ce moyen, sous la même influence, fut largement appliqué, lors de la
révocation de l'Édit de Nantes. Louis XIV y répugnait; mais madame de
Maintenon qui n'avait pas d'enfant, lui fit entendre que rien n'était
mieux imaginé, ni plus efficace... Les cris des mères ont monté au ciel!

Si nous répugnons, nous aussi, à mettre nos enfants dans les mains de
ceux qui les premiers conseillèrent ces enlèvements d'enfants, il faut
peu s'en étonner. L'éducation mécanique que donnent les Jésuites,
cultive peut-être l'esprit, mais en brisant l'âme. On peut savoir
beaucoup, et n'en pas moins être une âme morte: _Perindè ac cadaver_.

       *       *       *       *       *

Il y a aussi une chose qui doit mettre en défiance. Ce que sont les
jésuites aujourd'hui, et ce qu'ils font, qui le sait?... Ils ont plus
que jamais une existence mystérieuse.

Nous aurions droit de leur dire: La partie n'est pas égale entre vous et
nous. Nous livrons toutes nos pensées au public, nous vivons dans la
lumière.--Vous, qui vous empêche de dire _oui,_ le matin, _non_ le soir?

On sait ce que nous faisons. Nous travaillons bien ou mal. Chaque jour,
nous venons tout apporter ici, notre vie, notre propre cœur... Nos
ennemis peuvent y mordre.

Et il y a déjà longtemps (simples que nous sommes et laborieux) que nous
les nourrissons de notre substance. Nous pouvons leur dire, comme dans
le chant grec le blessé dit au vautour: «Mange, oiseau, c'est la chair
d'un brave; ton bec croîtra d'une coudée.»

Car enfin, voyez vous-mêmes, de quoi vivez-vous dans votre grande
pauvreté?

La langue même que vous avez dans la bouche, avec laquelle vos avocats
attaquent J.-J. Rousseau, c'est la langue de Rousseau, autant qu'ils
peuvent... Rhétorique, raisonnement, peu d'observation des faits.

Le spiritualisme chrétien, qui l'a relevé il y a vingt ans, est-ce vous?
oseriez-vous le dire?

La ferveur pour le moyen âge, qui l'a ramenée dans le public, est-ce
vous? oseriez-vous le dire.

Nous avons loué le passé, saint Louis, saint Thomas, même Ignace de
Loyola... Et vous êtes venus dire: Je suis Loyola... Non! pas même
Loyola... Un homme de génie n'eût pas fait aujourd'hui ce qu'il fit
alors...

Cette église même, où vous prêchez, elle était là depuis des siècles et
vous ne saviez pas la voir... Il a fallu qu'on vous la montrât, qu'on
vous fît découvrir les tours de Notre-Dame, et alors vous vous y êtes
glissés, que Notre-Dame le voulût ou non; vous en avez fait une place de
guerre, et vous avez mis vos batteries sur les tours, sur cette maison
de paix...

Eh bien! qu'elle juge elle-même cette maison, entre vous et nous, quels
sont les vrais successeurs des hommes qui l'ont bâtie?

Vous, vous dites que tout est fini, vous ne voulez pas qu'on ajoute.
Vous trouvez les tours assez hautes... Elles le sont bien assez pour y
asseoir vos machines.

Nous, nous disons qu'il faut toujours bâtir, mettre œuvre sur
œuvre, et des œuvres vives, que Dieu créant toujours, nous devons
suivre, comme nous pourrons, et créer aussi...

Vous vouliez qu'on s'arrêtât... et nous avons poursuivi... Malgré vous,
nous avons, au dix-septième siècle, découvert le ciel (comme la terre au
quinzième); vous vous êtes indigné, mais il vous a bien fallu
reconnaître cet immense accroissement de la religion.--Avant le droit
des gens, qui a mis la paix dans la guerre même, avant l'égalité civile,
le christianisme lui-même était-il réalisé?--Qui a ouvert ces grandes
voies? Le temps moderne que vous accusez.--L'égalité politique, dont
vous commencez à savoir le nom, pour l'employer contre nous, ce sera
encore une pièce, que nous ajouterons à notre grande construction...
Nous sommes des maçons, des ouvriers, laissez-nous bâtir, laissez-nous
poursuivre de siècle en siècle, l'édification de l'œuvre commune, et
sans nous lasser jamais, exhausser de plus en plus l'éternelle Église de
Dieu!

Cette leçon fut troublée par quelques signes d'une insolente
désapprobation. Les individus qui se les permirent, soulevèrent
l'indignation de tout l'auditoire; reconnus à la sortie du cours, ils
furent poursuivis par les huées de la foule.

Le mercredi suivant, M. Quinet, dans une leçon qui restera, établit
notre droit, le droit de la liberté du professeur. Les journaux se
déclarèrent successivement pour nous (le _National_ et le
_Constitutionnel_, le 5 mai; les _Débats_, le 13; la _Revue des deux
Mondes_, le 15; le _Courrier_, le 17; la _Revue indépendante_, le 25).
Le _Siècle_ reproduisit les leçons de M. Quinet, et les miennes.

Une nouvelle revue dont le premier numéro parut le 15 mai, en donna des
extraits (_Journal de la liberté religieuse_, dirigé par M. Goubault);
des fragments considérables furent insérés par divers journaux des
départements et de l'étranger: _Journal de Rouen_, _Écho de Vésone_,
_Courrier de Lyon_, _Espérance_, _Helvétie_, _Courrier Suisse_, _etc._,
_etc._

Le jeudi 11 mai, plusieurs de mes collègues et de mes plus illustres
amis, français et étrangers, voulurent, en quelque sorte, protester par
leur présence contre ces indignes attaques, et me firent l'honneur
d'entourer ma chaire.



IIIe LEÇON.

ÉDUCATION, DIVINE, HUMAINE. _Éducation contre nature._

[11 mai 1843.]


Dans une vie déjà avancée, solitaire et laborieuse, je trouve, en
regardant derrière moi, une compensation très-douce à ce qui a pu me
manquer.

C'est qu'il m'a été donné autant qu'à aucun homme de ce temps, de
contempler dans l'histoire un mystère vraiment divin.

Je ne parle pas du spectacle des grandes crises dramatiques qui semblent
les coups d'état de Dieu... Je parle de l'action douce, patiente,
souvent à peine sensible, par laquelle la Providence prépare, suscite et
développe la vie, la ménage et la nourrit et va la fortifiant.
(_Rumeurs_, _interruption_.)

J'atteste mes illustres amis, historiens de l'humanité ou de la nature,
que je vois dans cette enceinte, je leur demande si la plus haute
récompense de leurs travaux, leur meilleure consolation dans les
fortunes diverses, n'a pas été la contemplation de ce que nous pouvons
appeler la maternité de la Providence.

Dieu est une mère... Cela est sensible pour qui voit avec quel
ménagement, il met les plus grandes forces à la portée des êtres les
plus faibles... Pour qui ce travail immense, ce concours des éléments,
ces eaux venues des mers lointaines, et cette lumière de trente millions
de lieues? Quel est ce favori de Dieu devant lequel la nature
s'empresse, se modère et retient son souffle?... C'est un brin d'herbe
des champs.

A voir ces ménagements si habiles, si délicats, cette crainte de
blesser, ce désir de conserver, ce tendre respect de l'existence, qui
méconnaîtrait la main maternelle?

La grande mère, la grande nourrice est comme toutes les mères; elle
craint d'être trop forte; elle entoure et ne serre pas; elle influe, ne
force pas; elle donne toujours et toujours, mais doucement, peu à la
fois... de sorte que le nourrisson, quel qu'il soit, ne reste pas
longtemps passif, qu'il s'aide lui-même et que selon son espèce, il ait
aussi son action.

Le miracle éternel du monde, c'est que la force infinie, loin
d'étouffer la faiblesse, veut qu'elle devienne une force. La
Toute-puissance semble trouver une félicité divine à créer, encourager
la vie, l'action, la liberté. (_Rumeurs_, _violents dialogues_, _longue
interruption_.)

L'éducation n'a pas d'autre but que d'imiter, dans la culture de
l'homme, cette conduite de la Providence. Ce que l'éducation se propose,
c'est de développer une créature libre, qui puisse elle-même agir et
créer.

Dans l'éducation désintéressée et tendre qu'ils donnent à leur enfant,
les parents ne veulent rien pour eux, mais tout pour lui, qu'il
grandisse harmoniquement dans toutes ses facultés, dans la plénitude de
ses puissances, que peu à peu il devienne fort, qu'il soit homme et les
remplace.

Ils veulent avant tout que l'enfant développe son activité, quand même
ils devraient en souffrir.. Si le père fait de l'escrime avec lui, il
lui donne avantage pour l'enhardir, il recule, se laisse toucher, ne
trouve jamais qu'il frappe assez fort...

La pensée des parents, le but de leurs soins pendant tant d'années,
c'est qu'à la longue l'enfant soit en état de se passer d'eux, qu'il
puisse les quitter un jour... La mère même se résigne, elle le voit
partir, elle l'envoie dans les carrières hasardeuses, dans la marine, à
l'armée. Que veut-elle? qu'il revienne homme, bruni du soleil d'Afrique,
distingué et admiré, et qu'il se marie alors, qu'il aime une autre plus
que sa mère...

Tel est le désintéressement de la famille; tout ce qu'elle demande,
c'est de produire un homme libre et fort, qui puisse, s'il le faut, se
détacher d'elle.

Les familles artificielles, ou confréries du moyen âge, avaient, dans
leur commencement, quelque chose de ce caractère divin de la famille
naturelle, le développement harmonique dans la liberté. Les grandes
familles monastiques, en eurent une ombre, à leur principe, et c'est
alors qu'elles produisirent les grands hommes qui les représentent par
devant l'histoire. Elles n'ont été fécondes qu'autant qu'elles
laissaient quelque chose au libre développement.

Les seuls Jésuites, institués pour une action violente de politique et
de guerre, ont entrepris de faire entrer l'homme tout entier dans cette
action. Ils veulent se l'approprier sans réserve, l'employer et le
garder, de la naissance à la mort. Ils le prennent par l'_éducation_,
avant que la raison éveillée ne puisse se mettre en défense, ils le
dominent par la _prédication_, et le gouvernent dans ses moindres actes
par la _direction_.

Quelle est cette éducation? Leur apologiste, le jésuite Cerutti le dit
assez nettement (_Apologie_, p. 330): «De même qu'on emmaillote les
membres de l'enfant dès le berceau, _pour leur donner une juste
proportion_, il faut, dès sa première jeunesse EMMAILLOTER, pour ainsi
dire, _sa volonté_, pour qu'elle conserve dans tout le reste de sa vie
une heureuse et salutaire souplesse.»

Si l'on pouvait croire qu'une faculté _emmaillotée_ longtemps puisse
jamais devenir active, il suffirait de rapprocher de cette expression
doucereuse le mot plus franc qu'ils n'ont pas craint d'écrire dans leur
règle, et qui indique fort bien le genre d'obéissance qu'ils demandent
et ce que l'homme sera dans leurs mains: _Comme un bâton, comme un
cadavre_.

Mais diront-ils: «Si la volonté seule est annulée, et que les autres
facultés y gagnent, n'y a-t-il pas compensation?»

Prouvez qu'elles ont gagné; prouvez que l'esprit et l'intelligence
peuvent vivre en l'homme, avec une volonté morte... Où sont vos
illustres depuis trois cents ans?...

Quand même un côté de l'homme devrait profiter de l'affaiblissement de
l'autre côté, qui donc a droit de pratiquer de telles opérations, par
exemple de crever l'œil gauche, sous prétexte que l'œil droit en
aura la vue plus nette?

Je sais que les éleveurs anglais ont trouvé l'art de faire d'étranges
spécialités, des moutons qui ne sont que suif, des bœufs qui ne sont
que viande, d'élégants squelettes de chevaux pour gagner des prix; et
pour monter ces chevaux, il leur a fallu des nains, tristes créatures à
qui on défend de grandir.

N'est-ce pas une chose impie d'appliquer à l'âme cet art choquant de
faire des monstres, de lui dire: «Tu garderas telle faculté, et tu
sacrifieras telle autre; nous te laisserons la mémoire, le sens des
petites choses, telle pratique d'affaire et de ruse; nous t'ôterons ce
qui fait ton essence, ce qui est toi-même, la volonté, la liberté!.. en
sorte qu'ainsi inutile, tu vives encore, comme instrument, et que tu ne
t'appartiennes plus...»

Pour faire ces choses monstrueuses, il faut un art monstrueux.

L'art de tenir les hommes _ensemble_ et pourtant dans l'_isolement_,
unis pour l'action, désunis de cœur, concourant au même but, tout en
se faisant la guerre.

Pour obtenir cet état d'isolement dans la société même, il faut d'abord
laisser les membres inférieurs dans l'ignorance parfaite de ce qu'on
leur révélera aux degrés supérieurs (Reg. comm. XXVII), de sorte qu'ils
aillent à l'aveugle d'un degré à l'autre et comme s'ils montaient dans
la nuit[23].

C'est le premier point. Le second, c'est de les mettre en défiance les
uns à l'égard des autres, par la crainte des délations mutuelles (Reg.
comm. XX).

Le troisième, de compléter ce système artificiel par des livres spéciaux
qui leur montrent le monde sous un jour entièrement faux, de sorte que,
n'ayant aucun moyen de contrôle, ils se trouvent à jamais enfermés, et
comme murés, dans le mensonge.

Je ne citerai qu'un de ces livres, leur Abrégé d'histoire de France (éd.
de 1813[24]), livre, depuis vingt-cinq ans, répandu par millions, en
France, en Belgique, en Savoie, en Piémont et en Suisse, livre si bien
adopté par eux qu'ils l'ont modifié d'année en année[25], le purgeant
des mots ridicules qui avaient rendu célèbre le nom de l'auteur; ils ont
laissé les calomnies, les blasphèmes contre la France... Partout le
cœur anglais, partout la gloire de Wellington[26]. Mais les Anglais
eux-mêmes se sont montrés moins Anglais; ils ont réfuté avec mépris les
calomnies que les jésuites ont inventées ou reproduites contre nos morts
de Waterloo, le passage entre autres, où, racontant que les débris de la
garde impériale refusèrent de se rendre, l'histoire des jésuites
ajoute: «On vit _ces forcenés tirer les uns sur les autres et
s'entretuer_ sous les yeux des Anglais, que cet étrange spectacle tenait
dans un saisissement mêlé d'horreur.»

Malheureux, que vous connaissez peu la génération héroïque que vous
calomniez au hasard... Ceux qui ont vu de près ces braves, peuvent dire
si leur calme courage fut jamais mêlé de fureur... Plus d'un que nous
avons connu, eut la douceur d'un enfant... Ah! ils ont été doux, les
forts[27]!

Si peu que vous ayez de prudence, ne parlez jamais de ces hommes, jamais
de ces temps. Taisez-vous sur tout cela!... On vous reconnaîtrait trop
aisément pour ce que vous êtes, pour les ennemis de la France... Elle
vous dirait elle-même: «Ne touchez point à mes morts! Prenez garde, ils
ne sont pas aussi morts que vous pensez!»

On put reconnaître pendant cette leçon la main qui dirigeait les
interrupteurs. Le moyen qu'on employa pour troubler le cours, était tout
à fait conforme à ce que nous venions d'enseigner sur la méthode des
Jésuites. Il consistait à étouffer la voix du professeur, non par des
sifflets, _mais par des bravos_!...... Cette manœuvre fut exécutée
par une douzaine de personnes, qui n'étaient jamais venues à nos cours,
et qui avaient été recrutées le matin même à cet effet dans un grand
établissement public.

Une manœuvre, si peu _française_, révolta les jeunes gens, d'autant
plus que les interrupteurs, peu expérimentés, avaient murmuré au hasard,
et justement aux passages les plus religieux de cette leçon. Ils furent
en péril, l'un d'eux surtout, que je vis avec plaisir protégé par un de
mes amis, qui le couvrit de son corps.

Le 16 mai, au soir, plusieurs étudiants m'apportèrent une lettre, pleine
de convenance, où ils exprimaient à la fois leur sympathie pour le
professeur et leur indignation sur les attaques déloyales dont son
cours était l'objet. Cette lettre avait été couverte en un moment de
deux cent cinquante-huit signatures.

Les journaux, comme je l'ai dit, s'étaient déclarés pour nous. J'écrivis
le 15, la lettre suivante à M. le rédacteur des _Débats_:

Monsieur,

Dans un article obligeant où vous établissez la justice de notre cause,
vous dites que nous usons du droit de _défense_. Quelques personnes en
pourraient conclure que, pour aller au secours de notre réputation
attaquée, nous sortons du sujet de notre enseignement, du cercle, dès
longtemps tracé, de nos leçons.

Non, nous ne nous défendons pas. Les passages tronqués, défigurés, se
défendent eux-mêmes, dès qu'on les lit dans l'original. Quant aux
commentaires qu'on ajoute, qui oserait les lire en public? Il en est où
l'imagination monastique eût fait reculer l'Arétin. (V. le Monopole
universitaire, p. 441.)

Dès ma première leçon de cette année, j'ai posé mon sujet; c'est la plus
haute question de la philosophie de l'histoire:

Distinguer l'_organisme_ vivant, du _mécanisme_, du formalisme, de la
vaine scolastique.

I. Dans la première partie de mon cours, j'ai montré que le vrai moyen
âge n'a pas été, comme on croit, dominé par cet esprit stérile, j'ai
étudié le mystère de sa vitalité féconde.

II. Dans la seconde partie de mon cours, je montre ce qu'il faut penser
du _faux moyen âge_ qui veut s'imposer à nous. Je le signale
extérieurement, par son impuissance et la stérilité de ses résultats; je
le pénètre au fond même, dans la déloyauté de son principe: s'emparer de
l'homme par surprise, l'envelopper avant l'âge où il pourrait se
défendre, _emmailloter la volonté_, comme ils disent eux-mêmes, dans
l'Apologie des Jésuites.

Tel a été, tel est, monsieur, le plan de mon cours. La polémique n'y
vient qu'à l'appui des théories; l'ordre des Jésuites y est un exemple
comme l'ordre des Templiers, que j'ai eu aussi occasion de rappeler.

Je ne suis pas un homme de bruit. La plus grande partie de ma vie s'est
écoulée dans le silence. J'ai écrit fort tard, et depuis, je n'ai jamais
disputé, jamais répondu. Depuis douze ans, je suis enfermé dans une
œuvre immense, qui doit consumer ma vie. Hier, j'écrivais l'Histoire
de France, je l'écrirai demain, et toujours, tant que Dieu le permettra.
Je lui demande seulement de me maintenir tel que j'ai été jusqu'ici,
dans l'équilibre, maître de mon cœur..., de sorte que cette montagne
de mensonges et de calomnies, longuement amassée pour m'en accabler d'un
coup, ne fasse en rien fléchir l'impartiale balance qu'il a placée dans
ma main. Je suis, etc. Lundi, 15 mai 1843.

       *       *       *       *       *

Nos adversaires purent voir, le 18 mai, à l'attitude de la foule
taciturne qui avait rempli toutes les cours du Collége de France, qu'il
y aurait péril à tenter plus longtemps la patience du public. Le silence
fut complet; une personne soupçonnée (peut-être à tort) d'avoir essayé
d'interrompre, fut passée de main en main, et en un moment déposée hors
de la salle.

Depuis ce jour, la tranquillité n'a plus été troublée.



IVe LEÇON.

LIBERTÉ, FÉCONDITÉ. _Stérilité des Jésuites._

[18 mai 1843.]


La liberté de la presse a sauvé la liberté de la parole.

Dès qu'une pensée, une voix libre s'élève, on ne peut plus l'étouffer;
elle perce les voûtes et les murs. Que servirait d'empêcher six cents
personnes d'entendre ce qui demain sera lu de six cent mille?

       *       *       *       *       *

La liberté, c'est l'homme.--Même pour se soumettre, il faut être libre;
pour se donner, il faut être à soi. Celui qui se serait abdiqué
d'avance, ne serait plus homme, il ne serait qu'une chose... Dieu n'en
voudrait pas!

La liberté est tellement le fonds du monde moderne, que pour la
combattre, ses ennemis n'ont d'autre arme qu'elle-même. Comment l'Europe
a-t-elle pu lutter contre la Révolution? Avec des libertés données ou
promises, libertés communales, libertés civiles (en Prusse, Hongrie,
Gallicie, etc.)

Les violents adversaires de la liberté de penser, y puisaient leurs
forces. N'est-ce pas un curieux spectacle de voir M. de Maistre, dans sa
vive allure, échapper à chaque instant au joug qu'il veut imposer, ici
plus mystique que les mystiques condamnés par l'Eglise, là tout aussi
révolutionnaire que la Révolution qu'il combat?

Vertu merveilleuse de la liberté! Le plus libre des siècles, le nôtre,
s'est trouvé aussi le plus harmonique. Il s'est développé, non plus par
écoles serviles, mais par cycles ou grandes familles d'hommes
indépendants, qui, sans relever l'un de l'autre, vont pourtant se
donnant la main; en Allemagne, le cycle des philosophes, des grands
musiciens; en France, celui des historiens et des poëtes, etc.[28].

Ainsi, c'est justement lorsqu'il n'y avait plus d'association, plus
d'ordre religieux, plus d'école, que pour la première fois a commencé ce
grand concert, où chaque nation en soi, et toutes les nations entre
elles, sans s'être entendues d'avance, se sont accordées.

Le moyen âge, moins libre, n'eut pas cette noble harmonie; il en eut du
moins l'espoir et comme l'ombre prophétique dans les grandes
associations qui, bien que dépendantes encore, n'en furent pas moins des
libertés par rapport aux temps antérieurs. Ainsi quand saint Dominique
et saint François, tirant le moine de sa réclusion, l'envoyèrent par
tout le monde, comme prêcheur et pèlerin, cette liberté nouvelle versa
la vie par torrents... Saint Dominique, malgré la part funeste qu'il
prend à l'inquisition, donne en foule les théologiens profonds, les
orateurs, les poëtes, les peintres, les hardis penseurs, jusqu'à ce
qu'il se brûle lui-même, pour ne point renaître, sur le bûcher de Bruno.

Le moyen âge fut ainsi, non un système artificiel et mécanique, mais
bien un être vivant, qui eut sa liberté, et par elle sa fécondité, qui
vécut vraiment, travailla et produisit... Et maintenant qu'il repose, il
a gagné son repos, le bon ouvrier... Nous qui travaillons aujourd'hui,
nous irons volontiers reposer près de lui demain.

Mais auparavant, et lui, et nous, nous serons appelés à répondre de ce
que nous avons fait. Les siècles sont responsables comme les hommes.
Nous viendrons, nous autres modernes, avec ceux du moyen âge, portant
nos œuvres dans les mains, et présentant nos grands ouvriers. Nous
montrerons Leibnitz et Kant, et lui saint Thomas; nous Ampère ou
Lavoisier, lui Roger Bacon; lui l'auteur du _Dies iræ_, du _Stabat
mater_, nous Beethoven et Mozart.

Oui, ce vieux temps aura de quoi répondre; saint Benoît, saint François,
saint Dominique arriveront chargés de grandes œuvres qui, toutes
scolastiques qu'elles peuvent paraître, n'en furent pas moins des
œuvres de vie.

Les Jésuites qu'apporteront-ils?

Il ne s'agit pas ici, entre ces deux imposantes réunions des génies du
moyen âge, des génies modernes, de montrer des érudits, des gens
d'esprit, d'agréables poëtes latins, un bon prédicateur, Bourdaloue, un
philosophe ingénieux, Buffier[29]... Peu pour la littérature, rien pour
l'art, et moins que rien. Voyez sous leur influence, cette peinture
fardée, vieille coquette et minaudière, qui, à partir de Mignard, s'en
va toujours pâlissant[30].

Non, ce ne sont pas là vos œuvres. Vous en avez d'autres qu'il faut
montrer.

Vos histoires d'abord[31], souvent savantes, toujours suspectes,
toujours dominées par un intérêt de parti. Les Daniel, les Mariana,
auraient voulu être véridiques qu'ils ne l'auraient pu. Il manque une
chose aux vôtres, celle que vous travaillez le plus à détruire, celle
justement qu'un grand homme déclare la première qualité de l'historien:
«Un cœur de lion pour dire toujours vrai!»

Au fond, vous n'avez qu'une œuvre à vous: c'est un code.

J'entends les règles et constitutions par lesquelles vous vous
gouvernez; ajoutons la dangereuse chicane à laquelle vous dressez vos
confesseurs pour le gouvernement des âmes.

En parcourant le grand livre des _Constitutions des Jésuites_, on est
effrayé de l'immensité des détails, de la prévoyance infiniment
minutieuse dont il témoigne: édifice toutefois plus grand que
grandiose[32], qui fatigue à voir, parce qu'il n'offre nulle part la
simplicité de la vie, parce qu'on y sent avec effroi que les forces
vivantes y figurent comme des pierres. On croirait voir une grande
église, non pas comme celle du moyen âge, dans sa végétation
naïve,--non! une église dont les murs n'offriraient que têtes et visages
d'hommes entendant et regardant, mais nul corps, nul membre, les membres
et les corps étant cachés pour toujours, et scellés, hélas! au mur
immobile.

Tout bâti sur un principe: surveillance mutuelle, dénonciation mutuelle,
mépris parfait de la nature humaine (mépris naturel peut-être à la
terrible époque où fut fondé cet institut).

Le supérieur est entouré de ses _consulteurs_, les profès, novices,
élèves, de leurs confrères ou camarades, qui peuvent les dénoncer. De
honteuses précautions sont prises contre les membres les plus graves,
les plus éprouvés[33].

Sombre intérieur! combien je les plains!... Mais l'homme, si mal au
dedans, ne doit-il pas être d'autant plus actif au dehors, n'y doit-il
pas porter une dangereuse inquiétude? Ce terrible esprit de police, le
seul moyen qu'il ait d'en moins souffrir, c'est de le mettre partout.

Une telle police, appliquée à l'éducation, n'est-ce pas une chose
impie?... Quoi! cette pauvre âme qui n'a qu'un jour entre deux
éternités, un jour pour devenir digne de l'éternité bienheureuse, vous
mettez la main dessus pour rendre l'enfant délateur, c'est-à-dire
semblable au diable, qui fut, selon la Genèse, le premier délateur du
monde!

Tous les services que les jésuites ont pu rendre[34], ne peuvent laver
ceci. Leur méthode même d'enseignement et d'éducation, judicieuse en
plusieurs choses, n'en est pas moins partout empreinte d'un caractère
mécanique, automatique. Nul esprit de vie. Elle règle l'extérieur;
l'intérieur viendra, s'il peut. Elle enseigne entre autres choses _à
porter décemment la tête, à regarder toujours plus bas que celui à qui
l'on parle, à bien effacer les plis qui se forment au nez et au
front_[35], signes en effet trop visibles de la duplicité et de la
ruse... Les malheureux comédiens ne savent pas que la sérénité, l'air de
candeur et la grâce morale doivent venir de l'intérieur, monter du
cœur au visage, qu'on ne les imite jamais.

       *       *       *       *       *

Voilà, messieurs, les ennemis auxquels nous avons affaire. La liberté
religieuse, sur laquelle ils voudraient porter les mains, est solidaire
de toutes les autres, de la liberté politique, de celle de la presse,
de celle de la parole, que je vous remercie d'avoir maintenue... Gardez
bien ce grand héritage; vous le devez d'autant plus que vous l'avez reçu
de vos pères, jeunes gens, et non fait vous-mêmes; c'est le prix de
leurs efforts, le fruit de leur sang. L'abandonner! autant vaudrait
briser leurs tombeaux.

Qu'il vous souvienne toujours du mot d'un vieillard d'autrefois, d'un
homme à la blanche barbe, comme il dit lui-même, du chancelier
L'Hôpital: «Perdre la liberté, ô bon Dieu! Que reste-t-il à perdre après
cela?»



Ve LEÇON.

LIBRE ASSOCIATION, FÉCONDITÉ. _Stérilité de l'Église asservie_.

[26 mai 1843.]


Les attaques violentes, perfides, qu'on a dirigées contre moi, depuis
notre dernière réunion, m'obligent à dire un mot de moi-même.

Un mot; le premier, et ce sera le dernier.

Messieurs, nous nous connaissons de longue date.

La plupart des jeunes gens qui sont ici, ont été élevés, sinon par moi,
au moins par mes livres et par mes élèves. Il n'est ici personne qui
ignore la ligne que j'ai suivie.

Ligne à la fois libérale et religieuse. Elle part de 1827. En cette
année je publiai deux ouvrages; l'un était la traduction d'un livre qui
fonde la philosophie de l'histoire sur la base de la Providence, commune
à toute religion; l'autre était un abrégé d'histoire moderne, où je
condamnais avec plus de force que je ne l'ai jamais fait depuis, le
fanatisme et l'intolérance[36].

Donc, on me connaissait dès lors, et par mes livres, et par mon
enseignement de l'école Normale, enseignement que mes élèves répandaient
sur tous les points de la France. Depuis, je n'ai pas dit un mot qui ne
fût d'accord avec mon point de départ.

Ma carrière n'a été nullement hâtée; j'ai franchi, un à un, tous les
degrés, sans qu'on m'en ait épargné, abrégé un seul. L'examen,
l'élection, l'ancienneté, telles ont été mes voies.

On me reproche mes humbles commencements... Mais je m'en fais gloire...
(_Applaudissements._)

On dit _que j'ai sollicité_[37]... Quand l'aurais-je fait? Celui qui,
pendant tant d'années, tous les jours, et sans repos, a suffi au double
travail du professeur et de l'écrivain, s'est réservé peu de temps pour
les affaires et les intérêts.

J'ai mené longues années la vie des bénédictins de notre âge, des
Sismondi, des Daunou... M. Daunou vivait dans un faubourg éloigné, au
milieu des jardiniers; tous les matins, quand ils voyaient la lumière à
sa fenêtre, ils se mettaient au travail et disaient: «Il est quatre
heures.»

En commençant une œuvre immense, comme est l'histoire de ce pays, une
œuvre sans proportion avec la durée de la vie humaine, on se condamne
à mener une vie de reclus... Cette vie n'est pas sans danger. On s'y
absorbe à la longue, au point de ne plus savoir ce qui se passe
au-dehors, et parfois l'on ne s'éveille que quand l'ennemi force la
porte, et qu'il est entré chez vous.

       *       *       *       *       *

Hier encore, je l'avoue, j'étais tout entier dans mon travail, enfermé
entre Louis XI et Charles le Téméraire, et fort occupé de les
accorder... lorsqu'entendant à mes vitres ce grand vol de chauve-souris,
il m'a bien fallu mettre la tête à la fenêtre et regarder ce qui se
passait.

Qu'ai-je vu? Le néant qui prend possession du monde... et le monde qui
se laisse faire, le monde qui s'en va flottant, comme sur le radeau de
la _Méduse_, et qui ne veut plus ramer, qui délie, détruit le radeau,
qui fait signe... à l'avenir? à la voile de salut?... Non! mais à
l'abîme, au vide...

L'abîme murmure doucement: Venez à moi, que craignez-vous? Ne voyez vous
pas que _je ne suis rien_?

Et c'est parce que _tu n'es rien_, justement, que j'ai peur de toi. Ce
que je crains, c'est ton néant. Je n'ai pas peur de ce qui _est_; ce qui
_est_ vraiment, est de Dieu.

Le moyen âge a dit dans son dernier livre (l'_Imitation_): Que Dieu
parle, et que les docteurs se taisent.--Nous n'avons pas ceci à dire,
nos docteurs ne disent rien.

La théologie, la philosophie, ces deux maîtresses du monde, d'où
l'esprit devrait descendre, disent-elles quelque chose encore?

La philosophie n'enseigne plus; elle s'est réduite à l'histoire, à
l'érudition; elle traduit ou réimprime.

La théologie n'enseigne plus. Elle critique, elle injurie. Elle vit sur
des noms propres, sur les livres et la réputation de M. tel, qu'elle
attaque... Qu'importe M. tel ou tel? Parlez-nous plutôt de Dieu.

Il est grand temps, si l'on veut vivre, que chacun, laissant ces
docteurs disputer tant qu'il leur plaît, cherche la vie en soi-même,
fasse appel à la voix intérieure, aux travaux persévérants de la
_solitude_, au secours de la libre _association_.

Nous n'entendons guère aujourd'hui ni la solitude, ni l'association;
encore moins sait-on comment le travail solitaire, et les communications
libres, peuvent alterner et se féconder.

Là pourtant est le salut... Je vois, en pensée, tout un peuple qui
souffre et languit, n'ayant ni association, ni vraie solitude, quelque
isolé qu'il puisse être. Ici, un peuple d'étudiants, éloignés de leurs
familles (cette montagne des écoles est un quartier d'exilés), là bas un
peuple de prêtres, dispersés dans les campagnes, entre la malveillance
du monde et la tyrannie de leurs chefs, foule infortunée, sans voix pour
se plaindre, qui, dans tout un demi-siècle, n'a poussé encore qu'un
soupir[38].

Tous ces hommes isolés, ou associés de force pour maudire l'association,
étaient groupés, au moyen âge, en libres confréries, en colléges, où,
sous l'autorité même, il restait une part à la liberté. Plusieurs de ces
colléges se gouvernaient, nommaient leurs chefs, leurs maîtres. Et
non-seulement l'administration y était libre, mais l'étude en certains
points. Dans cette grande école de Navarre, par exemple, à côté de
l'enseignement obligé, les étudiants avaient le droit de se choisir
eux-mêmes un livre pour expliquer ensemble, étudier et chercher
ensemble. Ces libertés furent fécondes; le Collége de Navarre donna une
foule d'hommes éminents, des orateurs, des critiques, les Clémengis et
les Launoy, les Gerson et les Bossuet[39].

Ce qu'il y avait de liberté dans les écoles du moyen âge, disparut aux
derniers siècles.

Dans ces écoles (trop mal jugées), on apprenait peu, il est vrai, mais
on s'exerçait beaucoup. Au seizième siècle, le point de vue change; on
veut _savoir_. La science s'accroît tout à coup de tout le monde ancien,
qu'on vient de retrouver; par quels moyens mécaniques se mettre dans la
mémoire cette masse de mots et de choses?

Cette science inharmonique n'avait produit que le doute; tout flottait,
les idées, les mœurs. On imagina, pour tirer l'esprit humain d'une
telle fluctuation, la forte machine de la société des Jésuites, où, bien
engagé une fois, et solidement rivé, il ne bougeât plus.

Qu'arriva-t-il? C'est que cette idée barbare de serrer ainsi dans des
tenailles la vie palpitante, manqua ce qu'elle voulait. Lorsqu'on
croyait tenir, on ne tenait pas; on se trouva n'avoir serré que la mort.

Et la mort gagna. Un esprit de défiance, d'inaction, se répandit dans
l'Eglise. Le talent fut en suspicion. Les bons sujets furent ceux qui se
turent. On se résigna au silence de plus en plus aisément; on s'habitua
à faire le mort. Quand on le fait si bien, c'est qu'on est mort en
effet.

De nos jours, les champions éminents du clergé sont étrangers au clergé
(les Bonald, les De Maistre). Un prêtre s'est mis en avant, un
seul[40]... Est-il prêtre encore?

Stérilité profonde, et qui explique bien peu le bruit qu'on fait
maintenant...

«Mais quoi! dira-t-on peut-être, ne suffit-il pas de redire et répéter
un dogme éternel?»

Et justement, parce qu'il est éternel, parce qu'il est divin, le Christ,
dans ses puissants réveils, n'a jamais manqué d'une robe neuve, d'un
vêtement de jeunesse... De siècle en siècle il a incessamment renouvelé
sa tunique, et par saint Bernard, et par saint François, et par Gerson,
et par Bossuet!...

N'excusez pas votre impuissance. Si la foule a rempli l'église,
n'essayez pas de nous faire croire qu'elle y vienne pour entendre ce
ressassement de vieilles controverses. Nous analyserons tôt ou tard les
motifs divers qui l'ont amenée. Aujourd'hui, une question seulement:
Est-ce pour quitter le monde que ces gens-ci viennent à l'église, ou
pour y entrer plus vite?... Dans ce temps de concurrence, plus d'un a
fait comme le passant trop pressé, qui, voyant la rue encombrée, profite
d'une église ouverte, la traverse, sort par l'autre porte, et se trouve
avoir devancé les simples qui travaillent encore à faire leur voie dans
la foule.

       *       *       *       *       *

Maintenir le clergé stérile, lui continuer la desséchante éducation du
seizième siècle, lui imposer toujours les livres qui témoignent de
l'état hideux des mœurs de ce temps, c'est faire ce que ne feraient
pas ses plus cruels ennemis.

Quoi! ce grand corps vivant, l'énerver, le paralyser! le tenir inerte,
immobile! lui tout défendre, excepté l'injure!

Mais l'injure, mais la critique, la meilleure critique, n'est encore
qu'une critique, c'est-à-dire une négation. Devenir de plus en plus
négatif, c'est vivre de moins en moins.

Nous qu'ils croient leurs ennemis, nous voulons qu'ils agissent, qu'ils
vivent. Et leurs chefs, disons mieux, leurs maîtres, ne leur permettent
pas de donner signe de vie... Quelle est, je vous prie, des deux mères
du jugement de Salomon, quelle est la vraie, la bonne mère? _Celle qui
veut que l'enfant vive._

Pauvre église! il faut que ce soient ses adversaires qui l'invitent à se
reconnaître, à partager avec eux le travail de l'interprétation, à se
souvenir de ses libertés et des grandes voix prophétiques qui sont
sorties de son sein!

Ne vous souvient-il donc plus, ô Eglise! des paroles éternelles qu'un de
vos prophètes, Joachim de Flores, écouté avec respect des papes et des
empereurs, dictait, l'an 1200, au pied de l'Etna. Son disciple nous dit:
«Il dicta trois nuits, trois jours, sans dormir, manger, ni boire; moi,
j'écrivais... Et il était pâle comme la feuille des bois:

«Il y a eu trois âges, trois sortes de personnes parmi les croyants: les
premiers appelés au travail d'accomplir la loi, les seconds au travail
de la passion, les derniers élus pour la liberté de la contemplation.
C'est ce qu'atteste l'Écriture lorsqu'elle dit: Où est l'esprit du
Seigneur, là est la liberté.--Le premier âge fut un âge d'esclaves, le
second d'hommes libres, le troisième d'amis; le premier, âge de
vieillards, le second d'hommes, le troisième d'enfants; au premier les
orties, au second les roses, au dernier les lis.--Le mystère du royaume
de Dieu apparut d'abord comme dans une nuit profonde; puis il est venu à
poindre comme l'aurore; un jour il rayonnera dans son plein midi... Car
à chaque âge du monde, la science croît et devient multiple; il est
écrit: Beaucoup passeront, et la science ira se multipliant.»

Ainsi, du fond du treizième siècle, le prophète voyait la lumière du
monde moderne, le progrès, la liberté, que ceux-ci ne reconnaissent
plus.--De trente lieues on distingue le Mont Blanc, et on ne le voit pas
quand on habite dans son ombre.

C'est la liberté aujourd'hui, la liberté annoncée par ces vieux
prophètes, qui vient prier l'Eglise, en leur nom, de ne pas mourir, de
ne pas se laisser étouffer sous cette lourde chappe de plomb, de se
soulever plutôt, en s'appuyant sur la jeune et puissante main qu'elle
lui tend.

Ces prophètes, et nous, leurs enfants (sous forme diverse, n'importe),
nous avons senti Dieu de même, comme le vivant et libre esprit, qui veut
que le monde l'imite dans la liberté.

Jetez donc là ces armes inutiles, abjurez la folle guerre qu'on vous
fait faire malgré vous. Voulez-vous que nous restions là, comme les
mauvais ouvriers qui passent toute la journée dans les carrefours, à
nous quereller?

Que ne venez-vous plutôt, vous et les autres, travailler avec nous,
pendant qu'il reste quelques heures de jour, en sorte qu'associant nos
œuvres et nos cœurs, nous soyons tous de plus en plus, comme
disait le moyen âge: Des frères dans le libre esprit!



VIe LEÇON.

L'ESPRIT DE VIE, L'ESPRIT DE MORT.--_Avions-nous le droit de signaler
l'esprit de mort?_ [1er juin 1843.]


Quel que soit l'accablement des affaires, l'entraînement des passions,
il n'est personne qui n'ait un moment dans sa vie pour rêver une vie
plus haute.

Personne qui, seul à son foyer, rentrant fatigué le soir, ou bien encore
renouvelé aux heures sereines du matin, ne se soit demandé s'il
resterait toujours dans le monde des petites choses, s'il ne prendrait
jamais l'essor!

Dans ce moment grave, qui peut-être ne reviendra pas, quel homme va-t-on
rencontrer?

On rencontrera deux hommes, deux langages et deux esprits.

L'un vous dit de vivre, et d'une grande vie, de ne plus vous disperser
au dehors, mais d'en appeler à vous-même, à vos puissances
intérieures...., d'embrasser votre destinée, votre science, votre art,
d'une volonté héroïque; de ne rien prendre, ni science, ni croyance,
comme une leçon morte, mais comme une chose vivante, comme une vie
commencée qu'il vous faut continuer et vivifier encore, en créant, selon
vos forces, à l'imitation de Celui qui crée toujours... C'est là la
grande voie, et, pour être celle du mouvement fécond, elle n'éloigne pas
de celle de la sainteté. Est-ce que nous n'avons pas vu les aînés de
Dieu, à qui il donnait de le suivre dans sa voie de création, les
Newton, les Virgile et les Corneille, marcher dans leur simplicité,
rester purs et mourir enfants?

Ainsi parle l'esprit de vie. Que dirait l'esprit de mort? Que, si l'on
vit, il faut vivre peu, de moins en moins, et surtout ne rien créer.

«Garde-toi bien, dirait-il, de développer ta force intérieure; ne
t'interroge pas toi-même, n'en crois pas les voix du dedans; cherche
dehors, jamais en toi... Que sert de se fatiguer à se faire sa vie et sa
science? Eh! les voilà toutes faites, et si courtes, si faciles; il ne
s'agit que d'apprendre... Bien sot qui prendrait le grand vol; il est
plus sûr de ramper, on n'arrive que plus vite.

«Laisse-moi là ta Bible et ton Dante. Prends la _Fleur des Saints_, le
_Petit Traité des petites vertus_. Passe au col cette amulette; fais
les _Cent mortifications_, et puis par-dessus un petit cantique sur un
air mondain... Choisis bien ta place à l'église; bien vu et connu pour
un bon sujet, on te fera ton chemin, on te mariera bien, tu feras une
bonne maison.

«Mais tout cela à une condition, c'est que tu sois raisonnable,
c'est-à-dire que tu étouffes parfaitement ta raison. Tu n'en es pas bien
corrigé, tu en as encore des échappées, cela ne vaut rien... Vois-tu
là-bas cet automate, voilà un modèle; on dirait un homme, il parle et
écrit, mais jamais rien de lui-même, toujours des choses apprises; s'il
remue, c'est qu'un fil le tire.

«Si l'on savait combien la machine est supérieure à la vie, on ne
voudrait plus vivre, et tout irait mieux. Cette fiévreuse circulation du
sang, ce jeu variable de muscles et de fibres, avec combien d'avantages
vous les remplaceriez, par ces belles machines de cuivre, qui font
plaisir à voir, dans leur jeu si régulier de ressorts, de rouages et de
pistons.»

Beaucoup font ce qu'ils peuvent pour approcher de cet idéal. S'ils y
parvenaient, si la métamorphose s'opérait, on voit assez ce que
deviendrait la vie.

Et la science, que deviendrait-elle?

D'abord, il y aurait des sciences suspectes, d'autres moins suspectes
qu'on garderait pour soi, et comme instruments secrets. Les sciences
mathématiques et physiques trouveraient grâce, comme machinisme et
thaumaturgie; grâce pour un temps. Car après tout, ce sont des sciences;
on leur ferait leur procès. L'astronomie, déjà condamnée avec Galilée,
ne pourrait guère se défendre. L'Anti-Copernic, qu'on vend à la sortie
du sermon, tuerait Copernic. On garderait peut-être les quatre règles?
Et encore!

Il faudrait, pour les offices, conserver un peu de latin, mais point de
littérature latine, sinon dans les éditions arrangées par les jésuites.
La littérature et la philosophie moderne, à peu de chose près, ne sont
qu'hérésies; elles seraient bannies en masse. Combien plus cet Orient,
qui s'avise aujourd'hui d'apparaître au christianisme comme frère et
sous formes chrétiennes! Hâtons-nous d'enfouir une telle science, et
qu'on n'en parle jamais.

Plus de science. Un peu d'art suffit, un art dévot. Lequel pourtant et
de quelle époque?... Le moyen âge est trop sévère.--Raphaël est trop
païen.--Le Poussin est un philosophe.--Champagne est un janséniste.
Heureusement, voici Mignard, et à sa suite une école d'aimables peintres
pour peindre galamment les allégories, emblèmes et dévotions coquettes,
nouvellement inventées... Un tel fond dispense de forme; il suffirait
des peintres ambulants qui décorent de tableaux burlesques les petites
chapelles de Bavière et de Tyrol.

Que parlez-vous d'art, de peinture et de sculpture? il y a un bien autre
art, qui ne reste pas à la surface, mais va au dedans... Un art, qui
prend la molle argile, une âme amollie, gâtée, corrompue, et qui, au
lieu de la raffermir, la manie et la pétrit, lui ôtant le peu qui
restait d'élasticité, et fait de l'argile une boue... Art merveilleux
qui rend la pénitence si douce aux âmes malades, qu'elles veulent
toujours avouer, parce qu'avouer ainsi, c'est pécher encore.

Cette douce casuistique, si elle n'était un peu louche, aurait quelque
air de la jurisprudence, dont elle est la petite sœur bâtarde; mais,
en récompense, combien elle est plus aimable! Celle-ci, renfrognée comme
elle est, gagnerait fort à s'humaniser aux douceurs de l'autre! Qui
n'aimerait un Papinien mitigé par Escobar? La justice finirait par avoir
le cœur si bon qu'elle ne voudrait plus de son glaive; elle le
remettrait à ces pacifiques mains. Heureux changement, du droit à la
grâce! Le droit juge selon les mérites; la grâce choisit, elle distingue
et favorise; il y aurait la loi pour les uns, et la grâce pour les
autres, c'est juste le contraire du droit.

Nous voilà délivrés du droit, comme de l'art et de la science. Que
reste-t-il? La religion!

Hélas! c'est elle justement qui est morte la première... Si elle eût
vécu, tout pouvait encore se refaire, ou plutôt rien n'aurait péri.--Ce
qui reste, c'est une machine qui joue la religion, qui contrefait
l'adoration, à peu près comme en certains pays de l'Orient, les dévots
ont des instruments qui prient à leurs places, imitant par un certain
bruit monotone le marmottement des prières.

Nous voilà descendus bien bas, bien loin dans la mort... Il se fait de
grandes ténèbres...

Où donc est, dans la nuit qui s'étend, celle qui avait promis de nous
éclairer encore, sur les ruines des empires et des religions, où est la
philosophie? Pâle lumière sans chaleur, au sommet glacé de
l'abstraction, sa lampe est éteinte... Et elle croit vivre encore, et,
sans voix ni souffle, elle demande pardon de vivre à la théologie qui
n'est plus.

       *       *       *       *       *

Réveillons-nous, tout ceci n'était qu'un rêve... Grâces soient rendues à
Dieu!

Je revois le monde; il vit. Le génie moderne est toujours ce qu'il
était. Ralenti peut-être un moment, il n'en est pas moins vivant,
puissant, immense. C'est sa colossale hauteur qui l'a empêché jusqu'ici
de faire attention aux clameurs d'en bas.

Il avait autre chose à faire lorsque d'une main il exhumait vingt
religions, et de l'autre mesurait le ciel, lorsque chaque jour, comme
autant d'étincelles, jaillissaient de son front des arts inconnus...
Oui, il pensait à autre chose, et il est fort excusable de n'avoir pas
compris que ceux-ci arrangeaient je ne sais quelle petite boîte pour y
mettre le géant.

La sagesse du vieil Orient, profonde sous sa forme enfantine, nous conte
qu'un malheureux génie fut mis dans un vase de bronze. Lui, rapide,
immense, qui d'un tour d'aile atteignait les pôles, serré dans ce vase,
et scellé d'un sceau de plomb, et le vase plongé au fond de la mer!

Au premier siècle, le captif jura que quiconque lui ouvrirait, il lui
donnerait un empire.--Au second siècle, il jura qu'il donnerait ce qu'il
y a de trésors au fond de la terre.--Au troisième siècle, il jura que si
jamais il sortait, il sortirait comme une flamme, et qu'il dévorerait
tout.

Qui donc êtes-vous, pour croire que vous allez sceller le vase, pour
vous imaginer que vous tiendrez là le vivant génie de la France? Est-ce
que vous auriez pour cela, comme dans le conte oriental, le sceau du
grand Salomon? Ce sceau avait en lui une puissance, il portait écrit un
nom ineffable que vous ne saurez jamais.

Il n'y a nulle main assez forte pour comprimer, non pas trois siècles,
mais un instant, l'élasticité terrible d'un esprit qui soulève tout.
Trouvez-moi à mettre dessus un roc assez lourd, une masse de plomb,
d'airain... Mettez-y le globe plutôt, et il se trouvera léger. Si le
globe pesait assez, si vous aviez clos toute issue et bien regardé
autour, par telle fente que vous n'auriez pas vue, la flamme flamberait
au ciel!

       *       *       *       *       *

Terminons ici. Nous avons atteint le but de ce cours, étudié d'abord
l'organisme vivant du vrai moyen âge, puis le machinisme stérile du faux
moyen âge qui veut s'imposer à nous; nous avons caractérisé, signalé,
l'_esprit de mort_ et l'_esprit de vie_.

Le professeur de morale et d'histoire avait-il le droit de traiter la
plus haute question de l'histoire et de la morale?

C'était non-seulement son droit, mais son devoir. Si quelqu'un en
doutait, c'est qu'apparemment il ne saurait pas qu'ici, au plus haut
degré de l'enseignement, la science n'est pas la science de ceci ou de
cela, mais tout simplement la _science_ absolue, complète, vivante;
elle domine les intérêts de la vie, elle en repousse la passion, mais
elle en prend la lumière; toute lumière lui appartient.

«Les questions du présent n'en sont-elles pas exceptées?» Mais qu'est-ce
que le présent? Est-il si facile d'en isoler le passé?--Nul temps n'est
hors de la science; l'avenir même lui appartient dans les études assez
avancées pour qu'on puisse prédire le retour des phénomènes, comme on le
peut dans les sciences physiques, comme on le pourra un jour (d'une
manière conjecturale) dans les sciences historiques.

Ce droit, dont la chaire ecclésiastique s'est emparée si violemment pour
l'attaque personnelle, la chaire laïque l'exercera ici pacifiquement, et
avec la mesure que la diversité des temps pourrait demander.

S'il est au monde une chaire qui ait ce droit, c'est celle-ci; c'est là
le droit de sa naissance, et ceux qui savent comment elle l'a payé, ne
le lui disputeront pas.

Dans le terrible déchirement du seizième siècle, quand la liberté se
hasarda à venir au monde, quand la nouvelle venue, froissée, sanglante,
semblait à peine viable, nos rois, quoiqu'on pût dire contre elle,
l'abritèrent ici.

Mais l'orage vint des quatre vents. La scolastique réclama, l'ignorance
s'indigna, le mensonge souffla de la chaire de la vérité; bientôt le
fanatisme en armes assiégea ces portes; il s'imaginait sans doute, le
furieux fou! égorger la pensée, poignarder l'esprit!

Ramus enseignait ici. Le roi, c'était Charles IX, eut pourtant un noble
mouvement, et lui fit dire qu'il avait un asile au Louvre. Ramus
persista. Il n'y avait plus de libre en France que cette petite place,
les six pieds carrés de la chaire... Assez pour une chaire, assez pour
un tombeau!

Il défendit cette place et ce droit, et il sauva l'avenir... Il mit ici
son sang, sa vie, son libre cœur... en sorte que cette chaire
transformée ne fût jamais pierre ni bois, mais chose vivante.

Aussi ne vous étonnez pas si les ennemis de la liberté ne peuvent voir
cette chaire en face; ils se troublent en la regardant, s'agitent sans
le vouloir, et se trahissent par des cris inarticulés, des bruits
sauvages qui n'ont rien de l'homme.

Ils savent qu'elle a gardé un don, c'est que, s'ils prévalaient un jour,
si toute voix se taisait, elle parlerait d'elle-même... Nulle terreur du
dehors ne lui imposa silence, ni 1572, ni 1793; elle parlait naguère
pendant les émeutes, et continuait au bruit des fusillades, son ferme et
paisible enseignement.

Comment donc se serait-elle tue, cette chaire de morale, lorsque la
plus grave question de morale publique lui venait vivante, et forçait
pour ainsi dire les portes de cette école?

J'aurais été bien indigne d'y parler jamais, lorsqu'on menaçait mes
amis, sur tous les points de la France, et qu'on leur reprochait ma
tradition et mon amitié. Pour être sorti de l'Université en entrant ici,
je n'y reste pas moins de cœur. J'y suis par mon enseignement
philosophique et historique, par tant d'années laborieuses que j'ai
passées avec mes élèves, et qui seront toujours pour eux, pour moi, un
cher souvenir...

Je leur devais, dans ce péril commun, de leur faire entendre encore une
voix connue, de leur dire que, quoi qu'il arrive, il y aura toujours ici
une protestation pour l'indépendance de l'histoire, qui est le juge des
temps, et pour la plus haute des libertés de l'esprit humain, la
philosophie.

Je sais qu'il est des gens qui, ne se souciant ni de philosophie ni de
liberté, ne nous sauront nullement gré d'avoir rompu le silence... Gens
paisibles, amis de l'ordre, qui n'en veulent point à ceux qu'on égorge,
mais à ceux qui crient; ils disent de leur fenêtre, quand on appelle au
secours: Pourquoi ce bruit à heure indue? Laissez dormir les honnêtes
gens!

Ces dormeurs systématiques, cherchant un narcotique puissant, ont fait
cet honneur à la religion de croire qu'elle était bonne à cela... Elle
qui, si le monde était mort, pourrait le réveiller des morts, c'est elle
justement qu'ils ont prise pour un moyen d'endormir.

Gens habiles en d'autres choses, mais fort excusables de ne rien
connaître en religion, parce qu'ils n'en ont rien dans le cœur... Il
n'a pas manqué de gens pour venir sur-le-champ leur dire: Nous sommes la
religion!

La religion! il est heureux que vous la rapportiez ici... Mais qui
êtes-vous, bonnes gens? et d'où venez-vous? par où avez-vous passé? La
sentinelle de France ne veillait pas bien cette nuit à la frontière, car
elle ne vous a pas vus.

Des pays qui font des livres, il nous était venu des livres, des
littératures étrangères, des philosophies étrangères, que nous avions
acceptés. Les pays qui ne font pas de livres, ne voulant pas être en
reste, nous ont envoyé des hommes, une invasion de gens qui ont passé un
à un.

Gens qui voyagez de nuit, je vous avais vus le jour; je ne m'en souviens
que trop, et de ceux qui vous amenèrent: c'était en 1815; votre nom,
c'est... l'_étranger_.

Vous avez pris soin heureusement de le prouver tout d'abord. Au lieu de
vous observer et de parler bas, comme on fait, quand on est entré par
surprise, vous avez fait grand bruit, injurié et menacé. Et comme on ne
répondait point, vous avez levé la main, sur qui, malheureux?... sur la
loi!

Comment voulez-vous que cette loi, souffletée par vous, puisse faire
encore semblant de ne pas vous voir?

Le cri d'alarme est poussé... Et qui osera dire que c'était trop tôt?

C'était trop tôt, quand, renouvelant ce qui ne s'était pas vu depuis
trois cents ans, on employait la chaire sacrée à diffamer telle
personne, à calomnier par-devant l'autel?

C'était trop tôt, lorsque, dans la province où il y a le plus de
protestants, on touchait aux morts protestants!

C'était trop tôt, lorsqu'on formait des associations immenses, dont une
seule à Paris compte cinquante mille personnes!

Vous parlez de liberté? Parlez donc d'égalité! Est-ce qu'il y a égalité
entre vous et nous?... Vous êtes les meneurs d'associations formidables;
nous des hommes isolés.

Vous avez quarante mille chaires que vous faites parler de gré ou de
force; vous avez cent mille confessionnaux d'où vous remuez la famille;
vous tenez dans la main ce qui est la base de la famille (et du monde!),
vous tenez la MÈRE: l'enfant n'est qu'un accessoire... Eh! que ferait le
père quand elle rentre éperdue, qu'elle se jette dans ses bras en
criant: «Je suis damnée!» Vous êtes sûr que le lendemain il vous livrera
son fils.... Vingt mille enfants dans vos petits séminaires! deux cent
mille tout à l'heure dans les écoles que vous gouvernez! des millions de
femmes qui n'agissent que par vous!

Et nous, qu'est-ce que nous sommes, en face de ces grandes forces? une
voix et rien de plus... une voix pour crier à la France... Elle est
avertie maintenant, qu'elle fasse ce qu'elle voudra. Elle voit et sent
le réseau où l'on croyait la prendre endormie.

A tous les cœurs loyaux une dernière parole! A tous, laïques ou
prêtres (et puissent ceux-ci entendre une voix libre du fond de leur
servage!): qu'ils nous aident de leur courageuse parole ou de leur
sympathie silencieuse, et que tous ensemble bénissent, de leurs cœurs
et de leurs autels, la sainte croisade que nous commençons pour Dieu et
la liberté!

       *       *       *       *       *

_Depuis le jour où ces paroles furent prononcées (1er juin), la
situation a changé. Les Jésuites ont publié à Lyon leur second
pamphlet[41]. Pour comprendre la portée de celui-ci, il faut reprendre
de plus haut._

       *       *       *       *       *

_Il y aurait tout un livre à faire sur leurs manœuvres depuis
quelques mois, sur leur stratégie en Suisse et en France._

_Le point de départ, c'est leur grand succès d'hiver, d'avoir si
vivement emporté les Petits cantons, saisi Lucerne, occupé le
Saint-Gothard, comme ils ont fait dès longtemps pour le Valais et le
Simplon._

_Grandes positions militaires. Mais gare au vertige!... La France, vue
du haut de ces Alpes, leur aura semblé petite, plus petite apparemment
que le lac des Quatre cantons._

_Des Alpes à Fourvières, et de Fourvières à Paris, les signaux se sont
répondu. Le moment semblait heureux... La bonne France dormait, ou elle
avait l'air de dormir. Ils s'écrivaient les uns aux autres (comme
autrefois les juifs de Portugal): «Venez vite, la terre est bonne, la
gente est sotte, tout sera à nous.»_

_Depuis un an, ils nous tâtaient, et ils ne trouvaient point la limite
de notre patience... Provocations aux individus, injures au
gouvernement. Et rien ne bougeait... Ils frappaient, mais pas un mot...
Ils en étaient à chercher sur l'épiderme endurcie quelque point sensible
encore._

_Alors, alors, ils ont pris un courage extraordinaire; ils ont jeté le
bâton, pris l'épée, la grande épée à deux mains, et de cette arme
gothique ils ont déchargé un coup, le grand coup du_ Monopole.

_La dignité de l'Université ne lui a pas permis de répondre... D'autres
ont fait face, la presse aidant, et devant l'acier la fameuse épée à
deux mains, s'est trouvée n'être qu'un sabre de bois..._

_Grand effroi alors, vive reculade, et ce mot d'une peur naïve; «Hélas!
comment nous tueriez-vous? nous n'existons pas!»_

«_Mais alors, qui donc aura fait votre gros libelle?»--Ah! monsieur,_
c'est la police _qui nous a joué ce tour... Non,_ c'est l'Université,
_qui, pour nous perdre, a eu la noirceur de se diffamer elle-même[42]._»

_Cependant, revenant peu à peu de la première peur, sentant bien qu'ils
n'étaient pas morts, et tournant la tête, ils virent que personne ne
courait après eux... Alors, ils se-sont arrêtés, ils ont tenu ferme, ils
ont de nouveau dégaîné..._

_Donc, nouveau libelle, mais tout autre que le premier, plein d'aveux
étranges que personne n'attendait... Il peut se résumer ainsi_:

«_Apprenez à nous connaître, et sachez d'abord que dans notre premier
livre, nous avions menti... Nous parlions de_ liberté d'enseignement...
_Cela voulait dire que le clergé doit seul enseigner[43]. Nous parlions
de_ liberté de la presse... _pour nous seuls. «C'est un levier dont le
prêtre doit s'emparer[44].» Quant à la_ liberté industrielle,
_«S'emparer des divers genres d'industrie, c'est un devoir de
l'Église[45].»--La liberté des cultes! n'en parlons pas! C'est une
invention de Julien l'Apostat... Nous ne souffrirons plus de mariages
mixtes! On faisait de tels mariages, à la cour de Catherine de Médicis,
la veille de la Saint-Barthélemi[46]!_»

«_Qu'on y prenne garde! Nous sommes les plus forts. Nous en donnons une
preuve surprenante, mais sans réplique, c'est que toutes les puissances
de l'Europe sont contre nous[47]... Sauf deux ou trois petits états, le
monde entier nous condamne!_»

_Chose étrange que de tels aveux leur soient échappés! Nous n'avons rien
dit de si fort!... Nous remarquions bien dans le premier pamphlet des
signes d'un esprit égaré; mais de tels aveux, un tel démenti donné par
eux-mêmes aujourd'hui à leurs paroles d'hier!... Il y a là un terrible
jugement de Dieu... Humilions-nous._

_Voilà ce que c'est que d'avoir pris en vain le saint nom de la Liberté.
Vous avez cru que c'était un mot qu'on pouvait dire impunément, quand on
ne l'a pas dans le cœur... Vous avez fait de furieux efforts pour
arracher ce nom de votre poitrine; et il vous est advenu comme au faux
prophète Balaam, qui maudit, croyant bénir; vous vouliez mentir encore,
vous vouliez dire_ Liberté! _comme dans le premier pamphlet, et vous
dites:_ Meure la liberté! _Tout ce que vous avez nié, vous le criez
aujourd'hui devant les passants._

1er juillet 1843.



LEÇONS

DE M. QUINET.


L'émotion causée par une simple discussion philosophique ne peut être
rapportée à personne en particulier; cette impression n'a été vive que
parce qu'elle a manifesté, avec une situation nouvelle des esprits, un
danger auquel il eût été, sans cela, difficile de croire. Qui ne voit
désormais que ces débats sont destinés à grandir? ils sortiront de
l'enceinte des écoles; ils entreront dans le monde politique; rien n'est
inutile de ce qui peut servir à marquer dès l'origine leur véritable
caractère.

Pour que je sois entré dans cette discussion, il a fallu deux choses;
premièrement que j'y fusse provoqué par la violence réitérée,
secondement que je fusse persuadé que ce qui était en litige, c'était,
sous l'apparence de l'Université, le droit de la pensée, la liberté
religieuse et philosophique, c'est-à-dire le principe même de la science
et de la société moderne.

Après s'être servis de la violence autant qu'ils l'ont pu, les
adversaires de la pensée jouent aujourd'hui le rôle de martyrs; ils
prient publiquement dans les églises pour les jésuites persécutés; c'est
là un masque qu'il nous est impossible de leur laisser. Que ne se
contentaient-ils de calomnier! Jamais, pour ma part, je n'eusse songé à
troubler leur paix; mais cela ne leur a pas suffi; ils voulaient le
combat; aujourd'hui qu'ils l'ont obtenu, ils se plaignent d'avoir été
lésés. Pendant quelques jours, il nous a été donné de voir, au pied de
nos chaires, nos modernes ligueurs criant, sifflant, vociférant; le pis
est que tout cela se passait au nom de la liberté; pour le plus grand
avantage de l'indépendance des opinions, on commençait par étouffer
l'examen des opinions.

On faisait, peu à peu, de l'enseignement et de la science une place
bloquée; nous avons attendu que l'outrage vînt nous y assaillir pour
qu'il fût bien démontré qu'il était nécessaire de reporter l'attaque
chez les assaillants. Le jour où nous avons commencé la lutte, nous nous
sommes décidés à l'accepter sous toutes les formes où elle pourrait se
montrer.

Une chose m'a rendu cette tâche facile; c'est le sentiment qu'une telle
situation n'avait rien de personnel. Depuis longtemps on voyait, en
effet, un fanatisme artificiel exploiter des croyances sincères; la
liberté religieuse, dénoncée comme un _dogme impie_; le protestantisme
poussé à bout par des outrages sans nom; les pasteurs d'Alsace, obligés
de calmer, par une déclaration collective, leurs communes étonnées de
tant de sauvages provocations; un incroyable arrêté, obtenu par
surprise, qui enlevait plus de la moitié des églises de campagne aux
légitimes possesseurs; un prêtre qui, assisté de ses paroissiens, jette
au vent les os des Réformés, et cette impiété insolemment impunie; le
buste de Luther honteusement arraché d'une ville luthérienne; la guerre
latente, organisée dans cette sage province, et la tribune qui se tait
sur de si étranges menées; d'autre part, les jésuites deux plus plus
nombreux sous la révolution qu'ils n'étaient sous la restauration, avec
eux les maximes du corps qui reparaissent aussitôt, d'indicibles
infamies que Pascal n'aurait pas même osé montrer pour les combattre, et
que l'on revendique comme la pâture de tous les séminaires et de tous
les confesseurs de France; les évêques qui se retournent l'un après
l'autre contre l'autorité qui les choisit, et malgré tant de trahisons,
une facilité singulière à s'en attirer de nouvelles; le bas clergé, dans
une servitude absolue, nouveau prolétariat qui commence à s'enhardir
jusqu'à la plainte; et, au milieu de ce concours de choses, quand on
devrait ne songer qu'à se défendre, une ardeur maladive de provocation,
une fièvre de calomnie que l'on sanctifie par la croix; voilà quelle
était la situation générale.

Le terrain était, d'ailleurs, bien préparé; on travaillait depuis
plusieurs années la société en haut, en bas, dans les ateliers, dans les
écoles, par le cœur et par la tête. L'opinion semblait s'affaisser en
toute occasion. Accoutumée à reculer, pourquoi ne ferait-elle pas encore
un dernier pas en arrière? Dès le premier mot, le Jésuitisme s'était
trouvé naturellement d'accord avec le Carlisme dans un même esprit de
ruse et de décrépitude fardée; ce que Saint-Simon appelle _cette écume
de noblesse_ n'avait pu manquer de se mêler à ce levain. Quant à une
partie de la Bourgeoisie, appliquée à contrefaire un faux reste
d'aristocratie, elle était tout près de considérer comme une marque de
bon goût, l'imitation de la caducité religieuse, littéraire et sociale.

Ainsi ménagé, le moment semblait bon pour surprendre ceux que l'on
croyait endormis. On avait très-bien senti qu'après tant de
déclamations, ce serait un coup important d'écraser la parole et
l'enseignement au Collége de France. Ce que l'on aurait obtenu par un
coup de main, on l'eût aussitôt présenté comme le résultat de l'opinion
soulevée; il valait la peine de sortir des catacombes et de se
manifester publiquement. On s'est montré, en effet, et pour se repentir
aussitôt; car si les projets étaient violents, nous sentions, de notre
côté, l'importance du moment; nous comptions, pour résister, non sur la
force de notre parole, mais sur notre volonté de ne rien céder, et sur
la conscience éclairée de notre auditoire. Tout ce que la frénésie ou
sincère ou jouée a pu faire, a été de couvrir quelque temps notre voix,
pour donner au sentiment public l'occasion d'éclater; après quoi ces
nouveaux missionnaires de la liberté religieuse se sont retirés, la rage
dans le cœur, honteux de s'être trahis au grand jour, et prêts à se
renier, comme, en effet, ils se sont reniés dès le lendemain.

Cette défaite est due tout entière à la puissance de l'opinion, à celle
de la presse, à la loyauté de la génération nouvelle qui ne peut rien
comprendre à tant d'artifices. Que les mêmes folies recommencent, nous
retrouverons demain le même appui. La question, à certains égards, ne
nous regarde plus; reste à savoir ce que prétend faire le pouvoir
politique dès qu'il la rencontrera. Il serait assez commode de s'asseoir
dans les deux camps, d'attaquer l'ultramontanisme d'une main, de le
flatter de l'autre; mais cette situation est périlleuse. Il faudra se
prononcer. Ce n'est pas moi qui nierai la force du jésuitisme et des
intérêts qui s'y rattachent. Cette tendance ne fait que commencer; à
petit bruit, elle gagne dans les ténèbres ce qu'elle perd en plein jour.
On peut donc s'y associer; on peut tenter d'appuyer au moins un pied du
trône sur ce terrain. Si par hasard la coalition est sincère, elle sera
puissante. Seulement, il conviendrait de l'avouer; sinon, il pourrait
arriver qu'à la fin, pour prix de trop d'habileté, on tournât contre soi
les ultramontains et ceux qui les combattent.

Il est étrange que de pareilles questions aient pu surprendre la
société, sans que la tribune ait averti personne. Elle était, sous la
restauration, un lieu d'où l'on apercevait de loin les signes de
tempête. On prémunissait de là le pays sur les dangers longtemps avant
qu'ils fussent imminents. Pourquoi la tribune a-t-elle perdu ce
privilége? Je commence à craindre que ces quatre cents hommes d'état ne
se cachent les uns aux autres le pays qu'ils habitent.

Ceci est plus sérieux que beaucoup de personnes ne pensent. C'est
l'affaire d'un trône et d'une dynastie. Je sais des hommes qui s'en vont
chaque jour, disant: Il n'y a pas de jésuites. Où sont les jésuites? En
dissimulant la question, ceux-là montrent qu'ils en connaissent mieux
que les autres toute la portée.

La réaction religieuse que l'on voudrait faire tourner au profit d'une
secte n'est pas, en effet, sans raison dans la société. Où est l'homme
que l'on n'ait, comme à plaisir, dégoûté des intérêts et des espérances
politiques? En voyant depuis douze ans, ce que l'on appelle les chefs de
parti mettre tout leur talent à ménager mutuellement leurs masques en
public, quel est celui qui n'a pas un moment pris en dédain cette
corruption changée en routine, et qui n'ait reporté son esprit vers
celui-là seul qui ne ruse pas, qui ne fraude pas, qui ne ment pas? Cette
disposition religieuse est inévitable. Elle sera féconde et salutaire.
Par malheur, tout le monde s'empresse déjà de spéculer sur un pareil
retour: il en est même qui avouent que ce Dieu restauré pourrait bien
être un excellent _instrument_ pour le pouvoir actuel. Quelle bonne
fortune, en effet, pour plus d'un homme d'état, si cette France, fière,
guerrière, révolutionnaire, philosophique, lasse enfin de tout et
d'elle-même, consentait, sans plus de ferveur politique, à dire son
chapelet dans la poussière, à côté de l'Italie, de l'Espagne, et de
l'Amérique du Sud!

On nous dit: Vous attaquez le jésuitisme par mesure de prudence.
Pourquoi le séparez-vous du reste du clergé? Je ne sépare que ce qui
veut être séparé. J'expose les maximes de l'ordre qui résume les
combinaisons de la religion politique. Ceux qui, sans porter le nom de
l'ordre, trempent dans les mêmes maximes, s'attribueront aisément dans
mes paroles la part qui leur revient; à l'égard des autres l'occasion
leur est offerte de renier les ambitieux, de ramener les égarés, de
condamner les calomniateurs.

Il est temps de savoir, à la fin, si l'esprit de la révolution française
n'est plus qu'un mot banal dont il faut publiquement et officiellement
se jouer. Le catholicisme, en se plaçant sous la bannière du jésuitisme,
veut-il recommencer une guerre qui, déjà, lui a été funeste? Veut-il
être l'ami ou l'ennemi de la France?

Ce qu'il y aurait de pis pour lui, serait de s'obstiner à montrer que sa
profession de foi est, non-seulement différente, mais ennemie de la
profession de foi de l'Etat. Dans ses institutions fondées sur l'égalité
des cultes existants, la France professe, enseigne l'unité du
christianisme, sous la diversité des églises particulières. Voilà sa
confession, telle qu'elle est écrite dans la loi souveraine; tous les
Français appartiennent légalement à une même église sous des noms
différents; il n'y a ici désormais[48] de schismatiques et d'hérétiques
que ceux qui, niant tout autre église que la leur, tout autre autorité
que la leur, veulent l'imposer à toutes les autres, rejeter toutes les
autres, sans discussion, et osent dire: Hors de mon église, il n'y a
point de salut, lorsque l'Etat dit précisément le contraire. Ce n'a pas
été un pur caprice, si la loi a brisé la religion de l'Etat. La France
ne pouvait adopter pour la représenter, l'ultramontanisme qui, par son
principe d'exclusion, est diamétralement l'opposé du dogme social et de
la communauté religieuse, inscrits dans la constitution comme le
résultat, non-seulement de la révolution, mais de toute l'histoire
moderne. D'où il suit que, pour que les choses soient autrement, il faut
de deux choses l'une, ou que la France renie sa communion politique et
sociale, ou que le catholicisme devienne véritablement universel, en
comprenant enfin ce qu'il se contente de maudire.

Ceux qui entrevoient les choses de plus loin ont, il faut l'avouer, une
singulière espérance; ils observent le travail qui s'accomplit dans les
cultes dissidents; en remarquant les agitations intestines de l'Eglise
anglicane, grecque et du protestantisme allemand, ils s'imaginent que
l'Angleterre, la Prusse, l'Allemagne, la Russie même, inclinent en
secret de leur côté, et vont un jour, les yeux fermés, passer au
catholicisme, tels qu'ils l'entendent. Rien, au fond, de plus puéril
qu'une semblable imagination. Supposer que le schisme n'est qu'une
fantaisie de quatre-vingt-dix millions d'hommes, qui va cesser par une
nouvelle fantaisie d'orthodoxie, c'est une sorte de folie chez ceux qui
prétendent posséder seuls la confidence de la Providence dans le
gouvernement de l'histoire. Si le protestantisme s'accommode de certains
points de la doctrine catholique, se persuade-t-on en réalité que ce
soit simplement pour se renier et se livrer, sans conditions
réciproques? Il s'assimile, cela est vrai, diverses parties de la
tradition universelle; mais, par ce travail de conciliation, il fait
absolument l'opposé de ceux qui parmi nous ne songent qu'à exclure,
interdire, anathématiser. Il s'agrandit à mesure que les nôtres se
rappetissent; et si jamais la conversion s'opérait, je prédis à nos
ultramontains qu'ils seront plus embarrassés des convertis qu'ils ne le
sont aujourd'hui des schismatiques.

Ils demandent la liberté pour tuer la liberté. Accordez-leur cette arme,
je ne m'y oppose pas; elle ne tardera pas à se retourner contre eux.
Ouvrez-leur, si vous voulez, toutes les barrières; c'est le moyen de
mieux trancher la question, et ce moyen ne me déplaît pas. Qu'ils soient
partout; qu'ils envahissent tout; après quoi dix ans ne se passeront pas
sans qu'ils soient chassés pour la quarantième fois avec le gouvernement
qui aura été ou qui seulement aura semblé être leur complice; c'est à
vous de savoir si c'est là ce que vous voulez faire.

Dans cette lutte que l'on prétend réveiller à tout prix entre
l'ultramontanisme et la révolution française, pourquoi le premier est-il
toujours et nécessairement vaincu? parce que la révolution française,
dans son principe, est plus véritablement chrétienne que
l'ultramontanisme, parce que le sentiment de la religion universelle est
désormais plutôt en France qu'à Rome. La loi sortie de la révolution
française a été assez large pour faire vivre d'une même vie ceux que les
partis religieux tenaient séparés à l'extérieur. Elle a concilié en
esprit et en vérité ceux que l'ultramontanisme voulait diviser
éternellement; elle a fait des frères de ceux dont il faisait des
sectaires; elle a relevé ce qu'il condamne; elle a consacré ce qu'il
proscrit; où il ne veut que l'anathème de l'ancienne loi, elle a mis
l'alliance de l'Evangile; elle a effacé les noms de huguenots et de
papistes pour ne laisser subsister que celui de chrétiens; elle a parlé
pour les peuples et pour les faibles, quand il ne parlait que pour les
princes et les puissants. C'est-à-dire, que la loi politique, toute
imparfaite qu'elle puisse être, s'est trouvée à la fin plus conforme à
l'Evangile que les docteurs qui prétendent parler seuls au nom de
l'Evangile. En rapprochant, confondant, unissant dans l'Etat les membres
opposés de la famille du Christ, elle a montré plus d'intelligence, plus
d'amour, plus de sentiment chrétien que ceux qui depuis trois siècles ne
savent que dire Racca à la moitié de la chrétienté.

Tant que la France politique conservera cette position dans le monde,
elle sera inexpugnable à tous les efforts de l'ultramontanisme, puisque,
religieusement parlant, elle lui est supérieure; elle est plus
chrétienne que lui puisqu'elle est plus près que lui de l'unité promise;
elle est plus catholique que lui, puisqu'encore une fois son principe
plus étendu, rassemble le grec et le latin, le luthérien et le
calviniste, le protestant et le romain, dans un même droit, un même nom,
une même vie, une même cité d'alliance. La France a placé la première
son drapeau, hors des sectes, dans l'idée vivante du christianisme.
C'est la grandeur de la révolution; elle ne sera précipitée que si,
infidèle à ce dogme universel, elle rentre comme quelques personnes l'y
invitent dans la politique sectaire de l'ultramontanisme. Mais, pour
appuyer tant d'orgueil, que l'on me montre au moins un seul point de la
terre où la politique étroitement catholique, ne soit battue et
renversée par les faits. En Europe, en Orient, dans les deux Amériques,
il suffit de lever cette bannière pour que la décadence physique et
morale s'ensuive tout aussitôt. Quand la France, au commencement du
siècle, a dominé le monde, était-ce au nom de l'ultramontanisme? est-ce
du moins lui qui l'a vaincue? Ce n'est pas même le drapeau de l'Autriche
qui ne déchaîne son église que loin d'elle pour achever les provinces
conquises. L'Italie, l'Espagne, le Portugal, le Paraguay, la Pologne,
l'Irlande, la Bohême; tous ces peuples perdus à la suite de la même
politique, est-ce leur sort qui vous fait envie? parlons franchement.
Voilà assez d'holocaustes sur un autel qui ne sauve plus personne.



Ire LEÇON.

DE LA LIBERTÉ DE DISCUSSION EN MATIÈRE RELIGIEUSE.

[10 mai 1843[49].]


Diverses circonstances m'obligent de m'expliquer sur la manière dont je
comprends l'exercice de la liberté de discussion dans l'enseignement
public. Je veux le faire avec mesure, avec calme, mais avec la franchise
la plus entière. Tant que les attaques sont parties de points éloignés,
même sous l'anathème des mandements et des chaires sacrées, il a été
permis et peut-être convenable de se taire; mais lorsque l'injure vient
se produire en face, dans l'intérieur de ces enceintes, au pied même de
ces chaires pacifiques, il faut parler.

Je suis averti que des scènes de désordres sont préparées et doivent
éclater aujourd'hui à mon cours. (_Ricanements, applaudissements._) Je
n'ajouterais aucune confiance à cette nouvelle, si, par ce qui vient de
se passer à la leçon d'un homme dont je partage tous les sentiments, de
mon ami le plus cher, M. Michelet, je n'étais éclairé sur l'espèce de
liberté qu'on veut nous faire. Est-il vrai que quelques personnes
viennent ici seulement pour nous outrager _incognito_, dans le cas où
nous nous hasarderions à penser autrement qu'elles ne pensent? Mais où
sommes-nous? Est-ce sur un théâtre, et depuis quand suis-je condamné,
pour ma part, à complaire individuellement à chacun des spectateurs,
sous peine d'infamie? C'est là, en vérité, une tâche sordide que je n'ai
point acceptée. Se figure-t-on un enseignement qui consisterait à
flatter chacun dans son idée dominante, sans jamais heurter une passion
ni un préjugé! Mieux vaudrait cent fois se taire. En entrant ici,
souvenons-nous que nous entrons au collége de France, c'est-à-dire dans
l'asile par excellence de la discussion et du libre examen; que ce dépôt
de liberté nous est confié aux uns comme aux autres, et que c'est un
devoir sacré pour moi de ne laisser décroître ni altérer ce caractère
d'indépendance héréditaire.

S'il est ici quelques personnes animées contre moi d'un esprit
particulier de haine, que me veulent-elles, que me demandent-elles?
Espèrent-elles par la menace détourner mes paroles ou me fermer la
bouche? Je craindrais bien plutôt le contraire, si la conscience du
devoir que je remplis ne me donnait la force de persévérer dans cette
modération que je crois être le signe de la vérité. Pensent-elles,
puisqu'il faut parler à découvert, que tant d'injures répandues me
désespèrent, et que je n'ai rien de plus pressé que d'user de
représailles? En cela, elles se trompent; j'irai même jusqu'à dire que
la violence des injures est pour moi un signe de sincérité, puisqu'avec
un peu plus de calcul elles eussent été mieux choisies. Les opinions que
j'ai publiées au dehors, est-ce là ce que l'on vient poursuivre ici? Je
ne suis pas fâché d'avoir occasion de le déclarer: tout ce que j'ai
écrit jusqu'à ce jour, je le crois, je le pense, je le soutiens encore;
quelque opinion qu'on se forme à cet égard, ce que personne ne me
contestera, c'est d'être resté un et conséquent avec moi-même. Est-ce
l'esprit général de liberté dans les matières religieuses? Bientôt
j'arriverai à ce point; mais si l'on attend une profession de foi, je
crois, comme l'enseigne l'État dans la loi fondamentale sortie de
cinquante années de révolutions et d'épreuves, je crois qu'il y a de
l'esprit vivant de Dieu dans toutes les communions sincères de ce pays;
je ne crois pas que, hors de mon église, il n'y ait pas de salut. Enfin,
est-ce la manière dont j'ai dernièrement annoncé le sujet de ce cours?
Mais vous en avez été témoins, était-il possible de le faire avec moins
d'aigreur et plus de mesure? C'est donc le sujet lui-même que l'on
voudrait étouffer. Oui, soyons francs, c'est ce nom de _jésuites_ qui
fait tout le mal; toucher à l'origine, à l'esprit des jésuites, voilà,
même avant que j'aie ouvert la bouche, ce dont m'accusent des gens qui
ne pardonnent pas.

Pourquoi, dit-on, parler de la _Société de Jésus_ dans un cours de
littérature méridionale? Quel rapport ces choses si diverses ont-elles
l'une avec l'autre? Je serais bien malheureux et j'aurais étrangement
perdu mon temps si vous n'aviez pas déjà saisi dans toute son étendue
cette relation indissoluble. A la fin du seizième siècle, en Espagne, en
Italie surtout, l'esprit public achève de s'effacer. Les écrivains, les
poëtes, les artistes disparaissent les uns après les autres; au lieu de
la génération ardente, audacieuse, qui avait précédé, les hommes
nouveaux s'assoupissent sous une atmosphère de mort; ce ne sont plus les
héroïques innovations des Campanella, des Bruno: c'est une poésie
mielleuse, une prose insipide qui répand comme une fade odeur de
sépulcre. Mais, pendant que tout meurt dans le génie national, voici une
petite société, celle des jésuites, qui grandit à vue d'œil, qui
s'insinuant partout dans ces états défaillants, se nourrit de ce qui
reste de vie dans le cœur de l'Italie, qui s'accroît et s'alimente de
la substance de ce grand corps partagé; et lorsqu'un phénomène aussi
grand se passe dans le monde, qu'il domine tous les autres faits
intellectuels, et qu'il en est le principe, il faudrait n'en pas parler!
Lorsque je rencontre immédiatement, dans mon sujet, une institution si
puissante qui réagit sur chaque esprit, qui comprend, résume tout le
système du Midi, il faudrait passer et détourner les yeux! Que
reste-t-il donc à faire? Se renfermer dans l'étude de quelques sonnets
et dans la mythologie galante de ces temps de décadence? je le veux
bien; malgré cela, nous n'échapperons pas à la question. Car, après
avoir étudié ces misères, il restera toujours à faire connaître
l'influence délétère qui en a été un des principes manifestes; et toute
la différence, en ajournant la question du jésuitisme, sera
d'intervertir l'ordre, et de placer à la fin ce qui devrait être au
commencement; l'étude de la mort des peuples, si on en cherche la cause,
est aussi importante que l'étude de leur vie.

Du moins, ajoute-t-on, ne pourriez-vous pas montrer l'effet sans la
cause, les lettres et la politique sans l'esprit qui les domine,
l'Italie sans le jésuitisme, le mort sans le vivant? Non, je ne le peux
pas, et de plus je ne le veux pas.

Eh! quoi, je verrai, par une observation attentive, l'Europe du Midi se
consumer dans le développement et la formation de cet établissement,
languir, s'éteindre sous cette influence; et moi, qui m'occupe ici
spécialement des peuples du Midi, je ne pourrai rien dire de ce qui les
fait périr! (_Murmures_). Je verrai tranquillement mon pays convié à une
alliance que d'autres ont si chèrement payée, et je ne pourrais dire:
Prenez garde! d'autres ont fait l'expérience pour vous; les peuples qui
sont le plus malades en Europe, ceux qui ont le moins de crédit,
d'autorité, ceux qui semblent le plus abandonnés de Dieu, sont ceux où
la société de Loyola a son foyer! (_Murmures, trépignements, cris, la
parole est couverte pendant quelques minutes._) Ne vous laissez pas
aller à cette pente, l'exemple montre qu'elle est funeste; n'allez pas
vous asseoir sous cette ombre; elle a endormi et empoisonné pendant deux
siècles l'Espagne et l'Italie. (_Tumulte, cris, sifflets,
applaudissements._)--Je vous le demande, si de ces faits généraux je ne
peux tirer la conséquence, que devient tout enseignement réel en de
pareilles matières?

Mais voici où mon étonnement redouble. Pour quel ordre, pour quelle
société réclame-t-on cet étrange privilége? qui veut-on mettre ici hors
des atteintes de la discussion, de l'observation? Est-ce au moins, par
hasard, le clergé vivant de France? est-ce encore une de ces communions
pacifiques et modestes qui ont besoin d'être protégées contre les
violences d'une majorité intolérante? Non, c'est une société qui (nous
verrons plus tard si ce fut à tort ou avec raison) a été, à différentes
époques, expulsée de tous les états de l'Europe, que le pape lui-même a
condamnée, que la France a rejetée de son sein, qui n'existe pas aux
yeux de l'État, ou qui plutôt est tenue pour morte légalement dans le
droit public de notre pays; et c'est ce débris sans nom, qui se cache,
se dérobe, grandit en se reniant, c'est là ce qu'il n'est pas permis
d'étudier, de considérer, d'analyser dans ses origines et son passé! On
avoue que tous les autres ordres ont eu leur temps de déclin, de
corruption, qu'ils ont été accommodés, dans leur esprit, à une époque
particulière, après laquelle ils ont dû céder à d'autres, à peu près
comme les sociétés politiques, les états, les peuples, qui tous ont leur
jour et leur destinée marqués; et la société jésuitique est la seule
dont on ne puisse sans une sorte de péril montrer les misères, marquer
les phases de déclin, les signes de décrépitude; c'est un blasphème que
d'opposer ses temps de misère à ses temps de grandeur, puisque c'est lui
attribuer les vicissitudes communes à tous les autres établissements;
douter de son immutabilité, c'est presque un effort de courage. Où
allons-nous par ce chemin? est-il bien sûr que ce soit le chemin de la
France de juillet? (_Applaudissements._)

Pourtant je dirai toute ma pensée. Oui, dans cette audace il y a quelque
chose qui me plaît et m'attire; il me semble en ce moment que je
comprends, que je relève la grandeur de cette société mieux que ne le
font tous ses apologistes; car ils voudraient que je n'en parlasse pas;
et moi je prétends, au contraire, que cette société a été si puissante,
son organisation si ingénieuse et si vivace, son influence si longue et
si universelle, qu'il est impossible de n'en pas parler, quelque chose
que l'on traite à la fin de la renaissance, poésie, art, morale,
politique, institutions; je soutiens qu'après s'être emparée de la
substance de tout le Midi, elle est restée pendant un siècle seule
vivante au sein de ces sociétés mortes. En ce moment même, partagée en
lambeaux, foulée, écrasée par tant d'édits solennels, ressusciter sous
nos yeux, se relever à demi, à peine sortie de la poussière déjà parler
en maître, provoquer, menacer, défier de nouveau l'intelligence et le
bon sens, cela n'est pas d'un petit génie et d'un mince courage. Si le
monde, après les avoir extirpés, est d'humeur de se laisser ressaisir
par eux, ils font bien de l'essayer; s'ils y réussissent, ce sera le
plus grand miracle du monde moderne. Dans tous les cas, ils suivent leur
loi, leur condition d'existence, leur destinée; je ne les en blâme pas;
ils obéissent à leur caractère. Tout ira bien si, d'un autre côté,
chacun reste dans le sien. Oui, cette réaction, malgré l'intolérance
dont elle se vante, ne me déplaît pas; elle profitera à l'avenir, si
tout le monde fait son devoir, c'est-à-dire si la science, la
philosophie, l'intelligence humaine, provoquée, sommée, acceptent enfin
ce grand défi. Peut-être étions-nous près de nous endormir sur la
possession d'un certain nombre d'idées que plusieurs ne songeaient plus
à accroître; il est bon que la vérité soit de temps en temps disputée à
l'homme, cela le pousse à en acquérir de nouvelles; s'il n'a rien à
craindre sur son héritage, non-seulement il ne l'augmente pas, mais il
le laisse décroître. Ils nous accusent d'avoir été trop hardis;
j'accepterai une partie du reproche; seulement je dirai qu'au lieu
d'avoir été trop hardis, je commence à craindre que nous n'ayons été
trop timides. Comparez, en effet, un moment l'enseignement dans notre
pays et l'enseignement dans les universités des gouvernements
despotiques du Nord. N'est-ce pas dans un pays catholique, dans une
université catholique, à Munich, que Schelling a développé pendant
trente ans impunément, dans sa chaire, avec une audace croissante,
l'idée de ce christianisme nouveau, de cette église nouvelle qui
transforme à la fois le passé et l'avenir? N'est-ce pas dans un pays
despotique que Hégel, avec plus d'indépendance encore, a ravivé toutes
les questions qui se rapportent au dogme? et là, ce ne sont pas
seulement les théories, les mystères qui sont discutés librement par la
philosophie; c'est encore et partout la lettre de l'Ancien et du
Nouveau-Testament, auxquels on applique le même esprit désintéressé de
haute critique qu'à la philologie grecque et romaine.

Voilà quelle est la vie de l'enseignement dans les états même
despotiques; tout ce qui peut mettre l'homme sur la voie de la vérité
est permis, accordé; et nous, dans un pays libre, le lendemain d'une
révolution, qu'avons-nous fait? Avons-nous usé, abusé de cette liberté
philosophique que le temps nous accordait, sans que personne pût nous
l'enlever? Avons-nous déployé le drapeau de la philosophie et du libre
examen autant qu'il était loisible de le faire? Non, assurément; comme
tout le monde pensait que cette indépendance était pour jamais conquise,
personne ne s'est pressé d'en faire un plein usage. Les questions les
plus hardies ont été ajournées; on a voulu, par des ménagements infinis,
ôter toutes les occasions de dissidence. La philosophie, qui semblait
devoir s'enorgueillir à l'excès de ce triomphe de juillet, s'est au
contraire pliée à une humilité dont tout le monde a été surpris; et
cette situation si modeste dans laquelle nous devions espérer au moins
trouver la paix, c'est là un refuge dans lequel on ne veut pas nous
laisser. Faut-il donc reculer, céder encore? Mais un seul pas en
arrière, et nous risquerions bien d'être rejetés en dehors de notre
siècle. Que faut-il donc faire? Marcher en avant. (_Applaudissements._)
Pour ma part, je remercie ceux qui nous provoquent à l'action et à la
vie. Qui sait si nous n'aurions pas fini par nous asseoir dans un repos
infécond et trompeur? Plusieurs pensaient que l'alliance de la croyance
et de la science était enfin consommée, le terme atteint, le problème
résolu. Mais non! les adversaires ont raison; le temps du repos n'est
pas encore arrivé; la lutte est bonne, quand on l'accepte sincèrement;
c'est dans ces luttes éternelles de la science et de la croyance que
l'homme s'élève à une croyance supérieure, à une science supérieure.
Pourquoi serons-nous affranchis de la condition du saint combat imposé à
tous les hommes qui nous ont précédés. Le temps viendra où ceux qui se
disputent si violemment l'avenir se rejoindront, s'uniront, se
reposeront ensemble; ce moment n'est pas encore venu; jusque-là il est
bon que chacun fasse sa tâche et combatte à sa manière, puisque aussi
bien l'alliance est rompue d'un côté.

Encore une fois, je remercie les adversaires; ils suivent leur mission,
qui jusqu'ici a été, par une immuable contradiction, de provoquer,
d'aiguillonner l'esprit humain, de l'obliger d'aller plus loin, toutes
les fois qu'il a été sur le point de s'arrêter, de se complaire dans la
possession tranquille d'une partie seule de la vérité. L'homme est plus
timide qu'il ne semble; s'il n'était contrarié, il serait trop
accommodant. N'est-ce pas là son histoire pendant tout le moyen âge? et
cette histoire, cette lutte perpétuelle qui toujours le ravive et
l'excite, ne s'est-elle pas presque entièrement passée dans les lieux
mêmes où nous sommes, sur cette montagne héroïque de Geneviève? Pourquoi
vous étonner du combat? Nous sommes sur le lieu du combat. N'est-ce pas
ici, dans ces chaires, que depuis Abeilard jusqu'à Ramus, se sont
montrés tous ceux qui ont servi l'indépendance de l'esprit humain, quand
elle était le plus contestée? C'est là notre tradition; l'esprit de ces
hommes est avec nous. Puisque reparaissent les objections qu'ils ont
foulées aux pieds, que l'on croyait ensevelies pour jamais avec eux, eh
bien! faisons comme eux; portons plus avant et plus loin le drapeau de
la libre discussion. (_Applaudissements._)

Au point où nous sommes parvenus, il est une question fondamentale qui
est cachée au fond de toutes les difficultés, et sur laquelle je veux
m'expliquer si clairement qu'il ne puisse rester aucune confusion dans
la pensée de ceux qui m'écoutent. Quel est, selon l'esprit des
institutions nouvelles, le droit de discussion et d'examen dans
l'enseignement public? En termes plus précis encore, un homme qui
enseigne, ici, publiquement, au nom de l'état, devant des hommes de
croyances différentes, est-il obligé de s'attacher à la lettre d'une
communion particulière, de porter dans toutes ses recherches cet esprit
exclusif, de ne rien laisser voir de ce qui pourrait l'en séparer même
un moment? Si l'on répond affirmativement, je demanderai que l'on ose me
dire quelle est la communion qui doit être sacrifiée à l'autre, si ce
doit être celle qui exclut toutes les autres comme autant d'égarements,
ou celle qui les accueille comme autant de promesses; car je n'imagine
pas que personne veuille, sans un instant de réflexion, dépouiller le
plus petit nombre, comme s'il n'existait pas. Serai-je ici catholique ou
protestant? Poser cette question, c'est la résoudre.

Lorsque, sous la restauration, il existait une religion d'Etat, vous
avez vu, malgré cela, l'enseignement puiser une partie de son
illustration dans sa liberté même; d'une part un protestantisme
savamment impartial, de l'autre un catholicisme hardiment novateur, se
rapprocher et se confondre dans une même communauté de pensées et
d'avenir. Or, ce que la science, les lettres, la philosophie, avaient
révélé avec tant d'éclat dans la théorie, a été consommé, dans la
réalité, dans les institutions, par la révolution de juillet. Et
maintenant qu'il n'y a plus de religion d'état, comment veut-on que
l'état affiche ici publiquement l'intolérance? Ce serait mentir à son
dogme; ce serait se renier soi-même. Je ne connais qu'un moyen
d'introduire dans ces chaires le principe d'exclusion; c'est de laisser
tomber en désuétude tous les souvenirs les plus prochains, de briser
tout ce qui a été fait en plein soleil, et par une éclatante apostasie,
de remonter en arrière de plus d'un demi-siècle. Jusqu'à ce que ce jour
arrive, non-seulement il sera permis ici, mais ce sera une des
conséquences du dogme social, de s'élever à cette hauteur où les
églises, divisées, partagées, ennemies, peuvent s'attirer et se
concilier entre elles. Ce point de vue, qui est celui que la France a
recueilli dans ses institutions, est aussi celui de la science; elle ne
vit pas dans le tumulte des controverses, mais dans une région plus
sereine. Si l'unité promise doit un jour se réaliser, si tant de
croyances aujourd'hui opposées, armées les unes contre les autres,
doivent, comme on l'a toujours annoncé, se rapprocher dans le règne de
l'avenir, si une même église doit rassembler un jour les tribus
dispersées aux quatre vents, si les membres de la famille humaine
aspirent secrètement à se fondre dans la même solidarité, si la tunique
du Christ, tirée au sort sur le Calvaire, doit reparaître jamais dans
son intégrité, je dis que la science accomplit une bonne œuvre en
entrant la première dans cette voie de l'alliance. (_Applaudissements._)
On aura pour ennemis ceux qui aiment la haine et la division dans les
choses sacrées. N'importe, il faut persévérer; c'est l'homme qui divise,
c'est Dieu qui réunit. (_Applaudissements._)

Certes, il faudrait fermer les yeux à la lumière pour ne pas voir qu'une
nouvelle aurore religieuse point dans le monde; j'en suis tellement
persuadé, que mes idées ont toujours été tournées de ce côté, et qu'il
m'est, pour ainsi dire, impossible de détacher de l'influence religieuse
aucune partie des choses humaines. L'homme, depuis quelque temps, a été
si souvent trompé par l'homme, qu'il ne faut pas s'étonner s'il ne veut
plus se passionner que pour Dieu. Mais, cela admis, quels ont été les
premiers missionnaires de cet Évangile renouvelé? Je réponds: les
penseurs, les écrivains, les poëtes, les philosophes. Voilà, on ne le
contestera pas, les missionnaires, qui partout, en France et en
Allemagne, ont commencé les premiers à rappeler ce grand fonds de
spiritualité qui est comme la substance de toute foi réelle. Chose
étrange, à peine ont-ils consommé cette œuvre de précurseurs, ils
reçoivent l'anathème! On se persuade que, puisque l'esprit humain s'est
relevé vers le ciel, c'est sans doute pour se renier et s'abêtir pour
jamais; que le moment est venu d'en finir avec la raison de tous, et
qu'il faut au plus vite l'ensevelir dans ce Dieu qu'elle vient de
retrouver d'elle-même. Comme il est arrivé en toute occasion, on se
dispute la propriété exclusive et les prémices de ce Dieu renaissant.
Mais ce mouvement religieux, je le vois plus profond, plus universel
qu'on ne veut le laisser paraître. Chacun prétend l'enfermer, le
circonscrire, le murer dans une enceinte particulière; mais ce Christ
agrandi, renouvelé, sorti comme une seconde fois du sépulcre, ne se
laisse pas si facilement asservir; il se partage, il se donne, il se
communique à tous. La grande vie religieuse ne paraît pas seulement dans
le catholicisme, mais aussi dans le protestantisme; non pas seulement
dans la foi positive, mais aussi dans la philosophie. Ce mouvement ne
s'arrête pas au midi de l'Europe; je le vois également fermenter dans la
race germanique et slave, chez ceux que l'on appelle hérétiques comme
chez les orthodoxes. Lorsque toutes les nations de l'Europe se sentent
ainsi remuées jusque dans les entrailles par je ne sais quel
pressentiment sacré de l'avenir, il est des hommes qui pensent que tout
ce mouvement pourrait bien s'opérer, dans les desseins de la Providence,
pour le seul rétablissement de la Société de Jésus. (_Applaudissements._)
Au moins, si on leur fait pour un moment cette étrange concession, ils
devront avouer qu'il y a quelque chose de bon chez leurs adversaires,
puisque la génération élevée par les jésuites est celle qui les a
chassés, et que la génération élevée par la philosophie est celle qui
les ramène. (_Applaudissements._)

Ce serait une histoire singulièrement philosophique que celle des ordres
religieux, depuis l'origine du christianisme. De même que la philosophie
a été rajeunie de loin en loin par des écoles nouvelles, de même la
religion a été relevée, exaltée, de siècle en siècle, par de nouveaux
ordres, qui prétendent la posséder, et, en effet, à un moment donné, la
possèdent par excellence. Tous, ils ont leur vie, leur vertu propre. Ils
poussent, pendant quelque temps, le char de la foi, jusqu'au moment où
altérés par l'esprit du monde qu'ils combattent, et se prenant eux-mêmes
pour but, ils s'arrêtent, se déifient. Chacun de ces ordres a son
institution écrite; dans ces chartes du désert perce à chaque ligne
l'instinct profond du législateur; quelques-unes sont aussi remarquables
par la forme que par le fond. Il y en a de brèves, de laconiennes, comme
les règles de Lycurgue: ce sont celles des anachorètes. Il y en a qui
rappellent, par un dialogue fleuri, les habitudes de Platon: ce sont
celles de saint Basile. Il y en a qui, par un éclat extraordinaire,
peuvent lutter avec les élévations les plus poétiques de Dante; ce sont
celles du _Maître_. Il y en a enfin qui, par la connaissance profonde
des hommes et des affaires, rappellent l'esprit de Machiavel; ce sont
celles des jésuites. La situation de l'âme humaine à chacune de ces
époques est empreinte dans ces monuments. Au commencement, dans les
institutions des anachorètes, dans la règle de saint Antoine, l'âme ne
s'occupe que d'elle-même. Loin de vouloir convertir personne, l'homme,
encore imbu du génie du paganisme, se fuit par toutes les routes; il n'a
rien à dire à son semblable. Armé contre tout ce qui l'entoure pour le
combat singulier du désert (_singularem pugnam eremi_), sa vie, jour et
nuit, n'est que contemplation et prière. Prie et lis tout le jour, dit
la règle. Plus tard, pendant le moyen âge, l'association muette succède
à l'ermitage. Sous la loi de saint Benoît, on vit réuni dans le même
monastère; mais cette petite société ne prétend pas encore entrer en
lutte active avec la grande. Elle vit retranchée derrière ses hautes
murailles (_munimenta claustrorum_); elle ouvre la porte au monde s'il
vient à elle, mais elle ne va pas au-devant de lui. L'homme a peur de la
parole humaine. Un éternel silence clôt les lèvres de ces frères; si
elles s'ouvraient, le verbe païen pourrait en sortir encore. Chaque
soir, ces associés du tombeau s'endorment sous le froc, la ceinture
autour des reins, pour être plus tôt prêts à l'appel de la trompette des
archanges. L'esprit de la règle est d'occuper saintement chaque heure
dans l'attente taciturne du dernier jour qui approche. Ce moment passé,
il se fait une révolution dans les institutions des ordres; ils veulent
entrer en communication directe avec le monde, qu'ils n'ont aperçu qu'à
travers l'étroite cloison du monastère. Le religieux sort de son couvent
pour porter au dehors la parole, la flamme qu'il a conservée intacte.
C'est l'esprit des institutions de saint François, de saint Dominique,
des templiers et des ordres éveillés à l'inspiration des croisades. Le
duel n'est plus dans le désert, il est transporté dans la cité. Après
cela, il restait encore un pas à faire; ce sera l'œuvre de l'ordre
qui prétend résumer tous ceux qui l'ont précédé, c'est-à-dire de la
Société de Jésus. Car tous les autres ont un tempérament, un but, un
habit particulier; ils tiennent à un certain lieu plutôt qu'à un autre;
ils ont conservé le caractère du pays où ils sont nés. Il en est qui,
selon leurs statuts, ne peuvent même être transplantés hors d'un certain
territoire, auquel ils sont attachés comme une plante indigène.

Le caractère du jésuitisme, né en Espagne, préparé en France, développé,
fixé à Rome, c'est de s'être assimilé l'esprit de cosmopolisme que
l'Italie portait alors dans toutes ses œuvres. Voilà un des côtés par
lequel il s'est trouvé d'accord avec l'esprit de la renaissance dans le
midi de l'Europe. D'autre part, il se dépouille du moyen âge en rejetant
volontiers l'ascétisme et la macération. En Espagne, il ne rêvait
d'abord que la possession du Saint-Sépulcre; arrivé en Italie, il
devient plus pratique: il ne s'arrête pas à convoiter un tombeau; ce
qu'il veut encore, c'est le vivant, pour en faire un cadavre. Mais à
force de se mêler, de se confondre avec la société temporelle, il
devient incapable de s'en séparer, c'est-à-dire de lui rien apprendre de
particulier. Le monde l'a conquis, ce n'est pas lui qui a conquis le
monde; et si vous résumez par un mot toute cette histoire des ordres
religieux, vous trouvez qu'à l'origine, dans les institutions des
anachorètes, l'homme est si exclusivement occupé de Dieu, que les choses
n'existent pas pour lui, et qu'à la fin, au contraire, dans la Société
de Jésus, on est si fort absorbé par les choses, que c'est Dieu qui
disparaît dans le bruit des affaires. (_Applaudissements._)

Cette histoire des ordres religieux est-elle finie? Toujours, jusqu'ici,
les révolutions de la science et de la société ont provoqué en face
d'elles, pour les contredire ou les épurer, des ordres nouveaux; ces
innovations successives dans l'esprit de ces sociétés partielles se
mariaient admirablement avec l'immutabilité de l'église. C'était le
signe le plus certain d'une vie puissante. Or, depuis trois siècles,
depuis l'institution de la Société de Jésus, ne s'est-il rien passé dans
le monde qui provoque une fondation nouvelle? N'y a-t-il pas eu assez de
changements, de témérités dans les intelligences? La révolution
française ne mérite-t-elle pas que l'on fasse pour elle ce qui se
faisait au moyen âge pour la moindre des commotions politiques et
sociales? Tout a changé, tout s'est renouvelé dans la société
temporelle. La philosophie, je l'avoue, sous sa modestie apparente, est
au fond pleine d'audace et d'orgueil. Elle se croit victorieuse! et
contre des ennemis qui ont ainsi retrempé leurs armes, ce sont des
ordres exténués, que l'on ramène au combat! Pour moi, si j'avais la
mission qui a été accordée à d'autres, loin de me contenter de restaurer
des sociétés déjà compromises avec le passé, ou ébranlées par trop
d'inimitiés, les dominicains, les jésuites, je croirais très-fermement
qu'il y a dans le monde assez de changements, de tendances, de
philosophies, ou, si l'on veut, d'hérésies nouvelles, pour qu'il vaille
la peine d'y opposer une autre règle, une autre forme, au moins un nom
nouveau; je croirais que cet esprit de création est le témoignage
nécessaire de la grande vie des doctrines, et qu'un seul mot prononcé
par un ordre nouveau aurait cent fois plus d'efficacité que toute
l'éloquence du monde dans la bouche d'un ordre suranné.

Quoi qu'il en soit, j'en ai dit assez pour montrer que la prédication
dans une église particulière et l'enseignement public devant des hommes
de croyances diverses, ne sont pas une même chose, que demander à l'un
ce qui appartient à l'autre, c'est vouloir les détruire. La croyance et
la science, ces deux situations de l'esprit humain, qui peut-être un
jour n'en formeront qu'une seule, ont toujours été regardées comme
distinctes. A l'époque dont nous nous occupons, elles ont été
représentées exactement dans l'histoire par deux hommes qui ont paru à
peu de distance l'un de l'autre: Ignace de Loyola et Christophe Colomb.
Loyola, par un attachement absolu à la lettre même de l'autorité, au
milieu des plus grands ébranlements, conserve, maintient le passé; il le
ressaisit, en quelques endroits, jusque dans le sépulcre. Quant à
Christophe Colomb, il montre à nu comment l'avenir se forme, par l'union
de la croyance et de la liberté, dans l'esprit de l'homme. Il possède,
autant que personne, la tradition du christianisme; mais il
l'interprète, il le développe; il écoute toutes les voix, tous les
pressentiments religieux du reste de l'humanité; il croit qu'il peut y
avoir quelque chose de divin, même dans les cultes les plus dissidents.
De ce sentiment de la religion, de l'église véritablement universelle,
il s'élève à une vue claire des destinées du globe; il recueille, il
épie les paroles mystérieuses de l'ancien et du nouveau Testament; il
ose en tirer un esprit qui scandalise pour un moment l'infaillibilité;
il la dément un jour; il l'oblige, le lendemain, de se soumettre à son
avis; il répand un souffle de liberté sur toute la tradition; de cette
liberté jaillit le verbe qui enfante un nouveau monde; il brise la
lettre extérieure; il rompt le sceau des prophètes; de leurs visions, il
fait une réalité. Voilà une tendance différente de la première. Ces deux
voies resteront longtemps ouvertes avant de se réunir. Chacun est libre
de choisir, de marcher en avant ou de retourner en arrière. Pour ce qui
me regarde, c'était mon devoir d'établir, de constater le droit de
préférer publiquement ici à la tendance qui ne regarde que le passé
celle qui ouvre l'avenir, et en augmentant la création, augmente l'idée
de la grandeur divine. Je l'ai fait, j'espère, sans haine comme sans
tergiversation; et quoi qu'il puisse m'arriver, la seule chose dont je
sois certain, c'est que je ne m'en repentirai jamais. (_Applaudissements
prolongés._)

       *       *       *       *       *

La question fut décidée pour moi, ce jour-là. Avertis par la presse, les
amis comme les ennemis de la liberté de discussion s'étaient donné
rendez-vous et remplissaient deux amphithéâtres. Pendant trois quarts
d'heure, il fut impossible de prendre la parole; plusieurs personnes
même de nos amis étaient d'avis de la nécessité de remettre la séance à
un autre jour. Je sentis que c'était tout perdre, et je me décidai à
rester, s'il le fallait, jusqu'à la nuit. C'était aussi le sentiment de
la plus grande partie de l'assemblée. Je remercie la foule des amis
inconnus qui, au dedans et au dehors, par leur fermeté et leur
modération, ont mis fin, à partir de ce jour, à toute espérance de
troubles.



IIe LEÇON.

ORIGINES DU JÉSUITISME, IGNACE DE LOYOLA, _les Exercices spirituels_.
[17 mai 1843.]


Je connais l'esprit de cet auditoire, et j'espère en avoir dit assez
pour qu'il me connaisse aussi. Vous savez que je parle sans aucune
haine, mais avec la tranquille volonté de dire toute ma pensée.
(_Interruption._) Un observateur impartial, en voyant ce qui se passe,
depuis quelques jours, dans ces enceintes, m'accordera volontiers qu'un
fait nouveau se révèle, l'importance accordée par tous les esprits aux
questions religieuses. Ce n'est pas une chose d'une faible signification
de voir tant d'hommes attacher à de pareils sujets, l'intérêt, (je ne
voudrais pas dire la passion) qu'ils prêtaient autrefois, seulement, à
la scène politique. On a senti qu'il s'agit de l'intérêt de tous, et il
n'a fallu qu'un mot, pour faire jaillir l'étincelle cachée au fond des
cœurs. Les questions que nous rencontrons dans notre sujet sont des
plus grandes que l'on puisse trouver; elles ne touchent par un point au
monde actuel qu'à cause de leur grandeur même; sachons donc, je vous en
supplie, nous élever avec elles, et conserver ce calme qui sied à la
recherche de la vérité. Ce qui se fait ici ne reste pas caché dans ces
enceintes; il y a loin d'ici, et même hors de France, des esprits
sérieux qui nous regardent.

Il est des temps où les hommes sont élevés dès le berceau, pour le
silence, certains de n'avoir jamais à subir aucune contradiction
profonde; il en est où les hommes sont élevés pour le régime de la libre
discussion, en plein soleil, et ces temps sont les nôtres. Le plus
mauvais service que l'on puisse rendre aujourd'hui à une cause, c'est de
prétendre étouffer l'examen par la violence. On n'y réussit pas; on n'y
réussira jamais, et, tout au plus, on persuade aux esprits les plus
conciliants que la cause que l'on défend est incompatible avec le régime
nouveau. De quoi servent tant de menaces puériles? Ce n'est pas la
France qui reculera devant un sifflet. Aucun homme dans ce pays n'a la
puissance de faire circuler sa pensée, sans qu'elle rencontre quelque
part un contrôle public. Le temps n'est plus où une idée, une société,
un ordre pouvait s'infiltrer, se former, s'élever en secret, puis tout à
coup éclater lorsque ses racines étaient si profondes qu'elles ne
pouvaient être extirpées. Dans quelque sentier que l'on entre, toujours
il se trouve quelque sentinelle éveillée, prête à jeter le cri
d'alarmes. Il n'y a plus de piéges ni d'embûches pour personne. Cette
parole dont je me sers aujourd'hui, vous vous en servirez demain; elle
est ma sauvegarde, mais elle est surtout la vôtre. Que deviendraient mes
adversaires, si elle leur était ôtée? Car je me représente aisément le
philosophe réduit à ses livres; mais l'Eglise sans la parole, qui peut
se l'imaginer un moment? Et c'est vous qui prétendez étouffer la parole
au nom de l'Eglise. Allez! tout ce que je puis vous dire, c'est que ses
plus grands ennemis ne feraient pas autrement.

J'ai montré, que l'établissement de la société de Jésus est le fond même
de mon sujet. Prenons cette question dans les termes les plus
désintéressés. Ne croyez pas d'abord que tout me semble condamnable dans
la sympathie qu'elle inspire à quelques personnes de ce temps-ci. Je
commence par dire que je crois fermement à leur sincérité. Au milieu de
notre société souvent incertaine et sans but, elles rencontrent les
débris d'un établissement extraordinaire, qui, lorsque tout a changé, a
conservé immuablement son unité. Ce spectacle les étonne. A l'aspect de
ces ruines pleines encore d'orgueil, elles se sentent attirées par une
force qu'elles ne mesurent pas; je ne voudrais pas jurer que cet état de
délabrement n'exerçât sur elles un prestige supérieur à celui de la
prospérité même. Comme elles voient tous les dehors conservés, règles,
constitutions écrites, coutumes subsistantes, elles se persuadent que
l'esprit chrétien habite encore ces simulacres; d'autant plus qu'un seul
pas fait dans cette voie les entraîne à beaucoup d'autres, et que les
principes du corps sont liés avec un art infini. Entrées ainsi dans ce
chemin, elles s'engagent de plus en plus, cherchant toujours sous les
formes de la doctrine de Loyola, le génie et l'âme du christianisme. Or,
mon devoir est de dire à ces personnes, comme à toutes celles qui
m'entendent, que la vie est ailleurs, qu'elle n'est plus dans cette
constitution, simulacre vide de l'esprit de Dieu, que ce qui a été a
été, que l'odeur s'est échappée du vase, que l'âme du Christ n'est plus
dans ce sépulcre blanchi. Dussent-elles me vouer une haine qu'elles
croient éternelle et qu'il m'est impossible de partager, oui, si elles
viennent ici, violentes, menaçantes, je les en préviens, je le leur
déclare en face, je ferai tout ce que je pourrai pour les arracher à
une voie où elles ne trouveront, selon moi, que vide et déception; et il
ne dépendra pas de moi, qu'enlevées aux étreintes d'une règle égoïste et
d'un système mort, je ne les précipite dans un système tout contraire
que je crois le chemin vivant de la vérité et de l'humanité.

Dans les circonstances les plus ordinaires, on prend conseil; on entend
le pour et le contre; et lorsqu'il s'agit de donner sa pensée, son
avenir à un ordre dont la première maxime, conforme au génie des
sociétés secrètes, est de vous lier à chaque pas, en vous cachant le
degré qui doit suivre, il est des hommes ici qui ne voudraient pas que
personne les instruisît du but! Ils s'arment de haines contre ceux qui
veulent montrer à quoi l'on s'engage en suivant ce chemin ténébreux.
Assez d'autres paroles plus heureuses que la mienne poussent les esprits
dans la route du passé. Que l'on souffre donc ce qu'il est insensé de
vouloir empêcher; que l'on souffre que dans un autre lieu, une autre
voix marque une autre route, en se fondant, sans colère, sur l'histoire
et sur les monuments; après quoi, la bonne foi de personne n'aura été
surprise. Si vous persévérez, du moins vos convictions auront subi
l'épreuve de la contradiction publique; vous aurez agi, comme doivent
faire des hommes sincères en des matières si graves. Je combats
ouvertement, loyalement. Je demande que l'on se serve contre moi d'armes
semblables.

Qui sait même, si parmi ceux qui se croient animés de plus d'aversion,
il ne se trouve pas ici, en ce moment, quelqu'un qui plus tard se
félicitera d'avoir été retenu aujourd'hui, sur le seuil qu'il allait
franchir pour toujours?

Il faut d'abord savoir où l'on va; et la première chose dont j'aie à
m'occuper, est de montrer la mission de l'ordre de Jésus dans le monde
contemporain. Le jésuitisme est une machine de guerre; il lui faut
toujours un ennemi à combattre, sans cela ses prodigieuses combinaisons
resteraient inutiles. Dans le seizième siècle et le dix-septième, il a
trouvé le protestantisme pour contradicteur. Non content de cet
adversaire, l'idolâtrie des peuples de l'Asie et de l'Amérique lui a
donné une glorieuse occupation. Sa gloire est de combattre toujours ce
qu'il y a de plus fort. De notre temps quel est l'ennemi qui l'a
contraint de ressusciter? Ce n'est pas l'Eglise schismatique, puisqu'au
contraire c'est elle qui l'a rappelé et sauvé en Russie. Ce n'est pas
l'idolâtrie. Quel est donc cet adversaire assez puissant pour réveiller
les morts? Je veux, pour le montrer avec une pleine évidence, ne
m'appuyer que sur la papauté elle-même, sur les bulles de condamnation
et de restauration de l'ordre. En présence de ces monuments et de ces
dates, vous tirerez vous-même la conséquence. La bulle qui supprime
l'institut est du 21 juillet 1773. Je dois en citer quelques passages en
avertissant d'avance que je ne me servirai jamais de termes plus
explicites ni plus vifs que ceux dont se sert la papauté par la bouche
de Clément XIV.

«A peine la société était-elle formée, _suo fere ab initio_, qu'il s'y
éleva diverses semences de divisions et de jalousies, non seulement
entre ses propres membres, mais encore à l'égard des autres corps et
ordres réguliers, ainsi que du clergé séculier, des Académies,
universités, colléges publics des belles lettres, et même à l'égard des
princes qui l'avaient reçue dans leurs états...

«Loin que toutes les précautions fussent suffisantes pour apaiser les
cris et les plaintes contre la société, on vit, au contraire, s'élever
dans presque toutes les parties de l'univers des disputes très
affligeantes contre sa doctrine: _Universum pene orbem pervaserunt
molestissimæ contentiones de societatis doctrinâ_; que nombre de
personnes dénonçaient comme opposée à la foi orthodoxe et aux bonnes
mœurs. Les dissensions s'allumèrent de plus en plus dans la société,
et au dehors les accusations contre elle devinrent plus fréquentes,
principalement sur sa trop grande avidité des biens terrestres.

«Nous avons remarqué, avec la plus grande douleur, que tous les remèdes
qui ont été employés n'ont eu presque aucune vertu pour détruire et
dissiper tant de troubles, d'accusations et de plaintes graves; que
plusieurs de nos prédécesseurs, comme Urbain VIII, Clément IX, X, XI,
XII, Alexandre VII et VIII, Innocent X, XI, XII, XIII et Benoît XIV y
travaillèrent en vain. Ils tâchèrent cependant de rendre à l'église la
paix si désirable en publiant des constitutions très-salutaires, pour
défendre tout négoce et pour interdire absolument l'usage et
l'application de maximes que le saint siége avait justement condamnées
comme scandaleuses et manifestement nuisibles à la règle des mœurs,
etc., etc.

«Afin de prendre le plus sûr parti dans une affaire de si grande
conséquence, nous jugeâmes que nous avions besoin d'un long espace de
temps, non-seulement pour pouvoir faire des recherches exactes, tout
peser avec maturité et délibérer avec sagesse, mais encore pour demander
par beaucoup de gémissements et des prières continuelles, l'aide et le
soutien du père des lumières.

«Après avoir donc pris tant et de si nécessaires mesures, dans la
confiance où nous sommes d'être aidé de l'esprit saint, étant d'ailleurs
poussé par la nécessité de remplir notre ministère, considérant que la
société de Jésus ne peut plus faire espérer ces fruits abondants et ces
grands avantages pour lesquels elle a été instituée, approuvée et
enrichie de tant de priviléges par nos prédécesseurs, qu'il n'est
peut-être pas même possible que tant qu'elle subsiste, l'église recouvre
jamais une paix vraie et durable, persuadé, pressé par de si puissants
motifs et par d'autres encore que les lois de la prudence et le bon
gouvernement de l'Église universelle nous fournissent, mais que nous
gardons dans le profond secret de notre cœur, après une mûre
délibération, de notre certaine science et de la plénitude du pouvoir
apostolique, nous éteignons et supprimons la dite société, abolissons
ses statuts, constitutions, celles même qui seraient appuyées du
serment, d'une confirmation apostolique ou de toute autre manière.»

Le 16 mai 1774, le cardinal, ambassadeur de France, transmet une
confirmation de la bulle au ministre des affaires étrangères, en la
commentant par quelques mots qui sont en même temps un avertissement au
roi et au clergé.

«Le pape s'est décidé à la suppression au pied des autels et en la
présence de Dieu. Il a cru que des religieux proscrits des états les
plus catholiques, violemment soupçonnés d'être entrés autrefois et
récemment dans des trames criminelles, n'ayant en leur faveur que
l'extérieur de la régularité, décriés dans leurs maximes, livrés, pour
se rendre plus puissants et plus redoutables, au commerce, à l'agiotage
et à la politique, ne pouvaient produire que des fruits de dissension et
de discorde, qu'une réforme ne ferait que pallier le mal, et qu'il
fallait préférer à tout la paix de l'Eglise universelle et du
Saint-Siége...

«En un mot, Clément XIV a cru la société des jésuites incompatible avec
le repos de l'Eglise et des états catholiques. C'est l'esprit du
gouvernement de cette compagnie qui était dangereux; c'est donc cet
esprit qu'il importe de ne pas renouveler, et c'est à quoi le pape
exhorte le roi et le clergé de France d'être sérieusement attentifs.»

Maintenant ma conclusion commence à se montrer. N'oubliez pas que la
bulle d'interdiction précède de quinze ans à peine l'explosion de la
révolution de 1789. Le génie précurseur qui donnait à la France la
royauté de l'intelligence, gouvernait le monde même avant d'avoir
éclaté; il avait passé des écrivains aux princes, des princes aux papes.
Voyez l'enchaînement des choses! La France va se jeter dans la voie de
l'innovation, et la papauté inspirée alors par le génie de tous, brise
la machine créée pour étouffer dans son germe le principe de
l'innovation. L'esprit de 1789 et de la constituante est tout entier
dans cette bulle pontificale de 1773. Depuis ce moment, qu'arrive-t-il?
Aussi longtemps que la France nouvelle reste victorieuse dans le monde,
on n'entend plus parler de la compagnie de Jésus. Devant le drapeau
librement ou glorieusement déployé de la révolution française, cette
compagnie disparaît comme si elle n'eût jamais existé. Ses débris se
cachent sous d'autres noms. L'empire, qui pourtant aimait les forts,
laissa ces débris dans la poussière, sachant bien que lui qui pouvait
tout ne pouvait en relever une pierre sans mentir à son origine, et que
parmi les jugements portés par les peuples, il en est avec lesquels il
ne faut pas jouer. Cependant le moment vient où la société de Jésus,
écrasée par la papauté, est de nouveau triomphalement rétablie par la
papauté. Que s'est-il donc passé? La bulle de restauration de l'ordre
est du 6 août 1814. Cette date ne vous dit-elle rien? C'est le moment où
la France assiégée, foulée, est contrainte de cacher ses couleurs, de
renier dans sa loi le principe de la révolution, d'accepter ce qu'on
veut bien lui octroyer d'air, de lumière et de vie. Au milieu de cette
croisade de la vieille Europe, chacun emploie les armes qui sont à son
usage. Dans ce débordement de milices de toutes les zônes, la papauté
déchaîne aussi la milice ressuscitée de Loyola, afin que, l'esprit étant
circonvenu comme le corps, la défaite soit complète et que la France
agenouillée n'ait plus même dans son for intérieur la pensée de se
redresser jamais.

Voilà les faits, l'histoire, la réalité sur laquelle on ne parviendra
pas à égarer la génération qui s'élève. Il faut qu'on le sache bien;
cette issue est celle à laquelle il faut arriver dès qu'on entre dans
cette voie; elle ne paraît pas, on ne la montre pas au début, mais elle
est le terme nécessaire. D'un côté la révolution française avec le
développement de la vie religieuse et sociale; de l'autre, caché on ne
sait où, son contradicteur naturel, l'ordre de Jésus, avec son attache
inébranlable au passé. C'est entre ces choses qu'il faut choisir.

Et que personne ne pense qu'elles soient conciliables; elles ne le sont
pas. La mission du jésuitisme au seizième siècle a été de détruire la
réforme; la mission du jésuitisme au dix-neuvième est de détruire la
révolution qui suppose, renferme, enveloppe et dépasse la réforme.
(_Applaudissements._) C'est une grande mission; mais, il faut l'avouer.
Il s'agit bien vraiment de l'université et d'une dispute de collége! Les
idées sont plus hautes. Il s'agit, comme toujours, d'énerver le principe
de vie, de tarir à petit bruit l'avenir en sa source. C'est là toute la
question. Elle s'est posée d'abord parmi nous. Mais elle est destinée à
se développer ailleurs, à réveiller ceux qui sont le plus endormis d'un
sommeil ou feint ou véritable; car ce n'est pas probablement sans raison
que nous avons été si impérieusement poussés à la démasquer ici.

Cela posé, sans détour, je vais droit au cœur de la doctrine que je
veux d'abord étudier historiquement, impartialement, dans son auteur,
Ignace de Loyola. Vous connaissez cette vie puissante, où la chevalerie,
l'extase, le calcul dominent tour à tour. Cependant il faut en retracer
les commencements et voir comment tant d'ascétisme a pu s'accorder avec
tant de politique, l'habitude des visions avec le génie des affaires.
Placé aux confins de deux époques, ne vous étonnez pas si cet homme a
été si puissant, s'il l'est encore, s'il marque ses conquêtes d'un sceau
indestructible. Il exerce tout à la fois, la puissance qui naissait de
l'extase au douzième siècle, et l'autorité qui s'appuie sur la pratique
consommée du monde moderne: il y a en lui du saint François d'Assise et
du Machiavel. De quelque manière qu'on l'envisage, il est de ceux qui
investissent les esprits par les extrémités les plus opposées.

Dans un château de Biscaye, un jeune homme, d'une famille ancienne,
reçoit, au commencement du seizième siècle, l'éducation militaire de la
noblesse espagnole; en maniant l'épée, il lit, par désœuvrement, les
Amadis; c'est là toute sa science. Il devient page de Ferdinand, puis
capitaine d'une compagnie; beau, brave, mondain, avide surtout de bruits
et de batailles. Au siége de Pampelune par les Français, il se retire
dans la citadelle; il la défend courageusement à outrance; sur la
brèche, un biscaïen lui casse la jambe droite; on l'emporte sur une
litière dans le château voisin, c'est celui de son père. Après une
opération cruelle, subie avec héroïsme, il demande, pour se distraire,
ses livres de chevalerie. On ne trouve dans ce vieux château pillé, que
la vie de Jésus-Christ et des saints. Il les lit; son cœur, sa
pensée, son génie s'enflamment d'une révélation subite. En quelques
moments, ce jeune homme, épris d'un amour humain, s'allume d'une sorte
de fureur divine; le page est maintenant, un ascète, un ermite, un
flagellant; ce sont là les commencements d'Ignace de Loyola.

Dans cet homme d'action, quelle est la première pensée qui s'élève? Le
projet d'un pèlerinage en terre-sainte. En lisant les vies ardentes des
saints Pères, il dessine, il peint grossièrement les paysages, les
figures auxquels se rapportent ces récits. Bientôt il veut aller toucher
cette terre sacrée; il croit voir, il voit la vierge qui l'appelle; il
part. Comme sa blessure n'est pas encore guérie, il monte à cheval,
emportant à l'arçon de sa selle sa ceinture, sa callebasse, ses sandales
de corde, son bourdon, tous les insignes du pèlerin. Chemin faisant, il
rencontre un Maure avec lequel il discute sur le mystère de la Vierge.
Une tentation violente le saisit de tuer l'incrédule; il abandonne les
rênes à l'instinct de son cheval. S'il rejoint le Maure, il le tuera;
sinon, il l'oubliera. Il commence ainsi par mettre sa conscience à la
merci du hasard. A quelque distance, il congédie ses gens, se revêt du
cilice, et continue sa route, pieds nus. A Manrèze il s'enferme dans
l'hôpital; il fait la veillée des armes devant l'autel de la Vierge, et
suspend son épée aux piliers de la chapelle. Ses macérations redoublent;
ses reins sont enfermés dans une chaîne de fer; son pain est mêlé avec
la cendre; et le grand seigneur d'Espagne, s'en va mendiant de porte en
porte, dans les rues de Manrèze. Cela ne suffit pas à la faim de ce
cœur dévoré d'ascétisme; Loyola se retire dans une caverne où le jour
n'arrive que par une fente de rocher; là il passe des jours entiers,
même des semaines sans prendre de nourriture; on le trouve évanoui au
bord d'un torrent. Malgré tant de pénitences, cette âme est encore
troublée. Le scrupule, non pas le doute, l'assiége; il subtilise avec
lui-même; ce même combat intérieur que Luther affrontait au moment de
tout changer, Loyola, le soutient au moment de tout conserver. Le mal va
si loin, que la pensée du suicide le poursuit; dans cette guerre
intérieure, il gémit, il crie, il se roule sur la terre. Mais cette âme
n'est pas de celles qui se laissent vaincre par le premier assaut;
Ignace se relève; la vision de la Trinité, de la Vierge qui l'appelle
vers son fils, le sauve du désespoir. Dans cette caverne de Manrèze, le
sentiment de sa force s'est révélé à lui; il ne sait pas encore ce qu'il
fera; seulement il sait qu'il a quelque chose à faire.

Un petit vaisseau marchand l'emporte par charité à Gaëte; le voilà sur
la route de la terre-sainte; en Italie, toujours pieds nus, et mendiant,
il voit Rome, se traîne à Venise;--c'est trop tard, lui crie une voix,
le bateau des pèlerins est parti.--«Qu'importe, répond Loyola, si les
navires manquent, je passerai la mer sur une planche.» Avec cette
volonté brûlante, il n'était pas difficile d'atteindre Jérusalem; il y
arrive, toujours pieds nus, le 4 septembre 1523. Dépouillé de tout, il
se dépouille encore pour payer aux sarrasins le droit de voir et de
revoir le saint sépulcre. Mais au moment où il saisit le terme de ses
désirs, il aperçoit un terme plus éloigné. Il ne voulait que toucher ces
pierres; maintenant qu'il les possède, il veut autre chose. Au dessus de
la pierre du saint sépulcre, le Christ lui apparaît dans les airs, et
lui fait signe d'approcher davantage. Appeler, convertir les peuples
d'Orient, c'est la pensée fixe qui s'éveille chez lui. Il a désormais
une mission positive; et depuis l'instant où son imagination a atteint
le but désiré, il se fait un autre homme dans Loyola. L'imagination
s'apaise; la réflexion grandit; le zèle des _âmes_ l'emporte sur l'amour
de _la croix_[50]. L'ascète, l'ermite se transforme, le politique
commence.

A l'aspect de ce sépulcre désert, il comprend que les calculs de
l'intelligence peuvent seuls y ramener le monde. Dans cette croisade
nouvelle, ce n'est pas l'épée, c'est la pensée qui fera le miracle. Il
est beau de voir ce dernier des croisés, proclamer en face du calvaire,
que les armes seules ne peuvent plus rien pour ressaisir les croyants;
dès ce jour, son plan est fait, son système préparé, sa volonté arrêtée.
Il ne sait rien, à peine lire et écrire; en peu d'années il saura tout
ce qu'enseignent les docteurs. Et voilà en effet le soldat, l'invalide
amputé, qui abandonne les projets imaginaires, les voluptés de
l'ascétisme pour prendre sa place au milieu des enfants, dans les écoles
élémentaires de Barcelone et de Salamanque. Le chevalier de la cour de
Ferdinand, l'anachorète des rochers de Manrèze, le libre pèlerin du mont
Thabor courbe son esprit apocalyptique, sur la grammaire! Que fait-il,
cet homme auquel les cieux sont ouverts? il apprend les conjugaisons, il
épèle le latin. Ce prodigieux empire sur soi-même, au milieu des
illuminations divines, marque déjà une époque toute nouvelle.

Cependant, l'homme du désert reparaît encore dans l'écolier. Il guérit,
dit-on, les morts, il exorcise les esprits; il n'est pas si bien
redevenu enfant, que le Saint n'éclate par intervalles. D'ailleurs, il
professe on ne sait quelle théologie, que personne ne lui a enseignée et
qui commence à scandaliser l'inquisition. On le met en prison; il en
sort à la condition de ne plus ouvrir la bouche avant d'avoir étudié
quatre ans dans une école régulière de théologie.

Ce jugement le décide à venir là où la science l'attirait, dans
l'université _de Paris_. N'est-il pas temps que cette pensée si
lentement mûrie se déclare? Loyola a près de trente-cinq ans;
qu'attend-il encore? Cet étrange écolier, a, dans le collége de
Ste-Barbe, pour compagnons de chambre, deux jeunes gens, Pierre le
Fèvre, et François Xavier. L'un est un berger des Alpes prêt à goûter
toute parole puissante; Loyola se ménage avec lui; il ne lui revèle son
projet, qu'après trois ans de réserve et de calculs; l'autre est un
gentilhomme tout infatué de sa jeunesse et de sa naissance; Loyola le
loue, le flatte; il redevient pour lui le gentilhomme de Biscaye.

Au reste, pour subjuguer les esprits, il possède un moyen plus assuré:
le livre des _Exercices spirituels_, l'œuvre qui renferme tout son
secret, et qu'il a ébauché dans les ermitages d'Espagne. Préparés par sa
parole, aucun de ses amis n'échappe à la puissance de cet ouvrage
étrange, qu'ils appellent le livre mystérieux. Déjà deux disciples ont
goûté cette amorce; ils lui appartiennent pour toujours; d'autres du
même âge se joignent aux premiers; ils subissent, a leur tour, la
fascination. C'est Jacques Laynez, qui, plus tard, sera général de
l'ordre; Alphonse Salméron; Rodriguez d'Azévedo, tous espagnols ou
portugais.

Un jour ces jeunes gens se rassemblent sur les hauteurs de Montmartre;
sous l'œil du maître, en face de la grande ville, ils font vœu de
s'unir pour aller en terre sainte, ou pour se mettre à la disposition du
pape. Deux ans se passent; ces mêmes hommes arrivent à Venise par des
chemins différents, un bâton à la main, un sac sur le dos, le _livre
mystérieux_ dans leur besace. Où vont-ils? Ils n'en savent rien! Ils ont
fait alliance avec un esprit qui les entraîne dans sa force logique.
Loyola arrive au rendez-vous par un autre chemin. Ils pensaient
s'embarquer pour les solitudes de la Judée; Loyola, leur montre, au lieu
de ces solitudes, l'endroit du combat, Luther, Calvin, l'Eglise
anglicane, Henri VIII, qui assiégent la papauté. D'un mot il envoie
François Xavier aux extrémités du monde oriental; il garde les huit
autres disciples pour faire face à l'Allemagne, à l'Angleterre, à la
moitié de la France et de l'Europe ébranlée. A ce signe du maître, ces
huit hommes marchent, les yeux fermés, sans compter ni mesurer les
adversaires. La compagnie de Jésus est formée; le Capitaine de la
citadelle de Pampelune la conduit au combat. Dans la mêlée du seizième
siècle, une légion sort de la poussière des chemins. Ce début est grand,
puissant, saisissant; le sceau du génie est là: personne moins que nous
ne songera à le dissimuler.

Si telle fut l'origine de la Société de Jésus, remontons au monument qui
en est devenu l'âme, et renferme ce que Tacite appelait les _Arcanes de
l'Empire, Arcana imperii_. On a étudié le jésuitisme dans ses
développements; personne, que je sache, ne l'a encore montré dans son
idéal primitif. Le livre des _Exercices spirituels_ a jeté les uns après
les autres, tous les premiers fondateurs de l'ordre dans le même moule.
D'où lui vient ce caractère extraordinaire? C'est ce qu'il faut
considérer. Nous touchons ici à la source même de l'esprit de la
Compagnie.

Après avoir passé par toutes les conditions de l'extase, de
l'enthousiasme, de la sainteté, Loyola, avec un calcul dont je ne
parviendrai jamais à exprimer la profondeur, entreprend de réduire en un
corps de système, les expériences qu'il a pu faire sur lui-même jusque
dans le feu des visions. Il applique la méthode de l'esprit moderne,
celle des physiciens à ce qui dépasse toute méthode humaine, à
l'enthousiasme des choses divines. En un mot, il compose une
physiologie, un manuel, ou plutôt encore la formule de l'extase et de
la sainteté.

Savez-vous ce qui le distingue de tous les ascètes du passé, c'est qu'il
a pu froidement, logiquement, s'observer, s'analyser dans cet état de
ravissement, qui chez tous les autres exclut l'idée même de réflexion.
Imposant à ses disciples, comme opérations, des actes qui, chez lui, ont
été spontanés, trente jours lui suffisent pour briser, par cette
méthode, la volonté, la raison, à peu près comme un cavalier qui dompte
son coursier. Il ne demande que trente jours, _triginta dies_, pour
réduire une âme. Remarquez, en effet, que le jésuitisme se développe en
même temps que l'inquisition moderne; pendant que celle-ci disloquait le
corps, les _exercices spirituels_ disloquaient la pensée sous la machine
de Loyola.

Pour arriver à l'état de sainteté, on trouve dans ce livre, des règles
telles que celle-ci: «_primò_, tracer sur un papier des lignes de
différentes grandeurs qui répondent à la grandeur des pensées;
_secondement_, s'enfermer dans une chambre dont les fenêtres soient à
demi-closes (januis ac fenestris clausis tantisper), etc.;
_cinquièmement_, s'échapper en exclamations (quintùm in exclamationem
prorumpere); _sixièmement_, dans la contemplation de l'enfer, laquelle
comprend _deux préludes_, _cinq points_ et _un colloque_, se figurer que
l'on entend des plaintes, des vociférations, imaginer aussi de la fumée,
du soufre, le ver de la conscience, etc. Or, ce ne sont pas les visions
seules qui sont ainsi imposées; ce que vous ne supposeriez jamais, les
soupirs même sont notés, l'aspiration, la respiration est marquée; les
pauses, les intervalles de silence sont écrits d'avance comme sur un
livre de musique. Vous ne me croiriez pas, il faut citer: «Troisième
manière de prier en mesurant d'une certaine façon les paroles et les
temps de silence[51].» Ce moyen consiste à omettre quelques paroles
entre chaque souffle, chaque respiration; et un peu plus loin: «Que l'on
observe bien les intervalles égaux entre les aspirations, les
suffocations et les paroles.» (Et paria anhelituum ac vocum interstitia
observet); ce qui veut dire que l'homme inspiré ou non, n'est plus
qu'une machine à soupirs, à sanglots, qui doit gémir, pleurer, s'écrier,
suffoquer à l'instant précis, et dans l'ordre où l'expérience a démontré
que cela était le plus profitable.

L'éducation ainsi préparée, comment s'achève l'automate chrétien? Par
quels degrés s'élève-t-il aux dogmes, aux mystères de l'Évangile? vous
allez le voir. S'il s'agit d'un mystère, le prélude (præludium), avant
tout autre opération, est de se représenter un certain lieu corporel,
avec toutes ses dépendances. Par exemple, est-il question de la Vierge?
le moyen est de se figurer une petite maison (domuncula); de la
Nativité? une grotte, une caverne, disposée d'_une manière commode ou
incommode_; d'une scène de prédication dans l'Évangile? un certain
chemin avec ses détours plus ou moins escarpés. S'agit-il de la sueur de
sang? il faut se figurer avant tout un jardin d'une certaine grandeur
(certâ magnitudine, figurâ et habitudine), en mesurer la longueur, la
largeur, le contenu; quant au règne du Christ, se représenter des
maisons de campagnes, des forteresses (villas et oppida); après quoi, le
premier point est d'imaginer un roi humain[52] parmi ses peuples;
s'adresser à ce roi, converser avec lui; peu à peu changer le roi en
Christ; se substituer au peuple, et se placer ainsi dans le vrai
royaume.

Telle est la méthode pour s'élever aux mystères. Si cela est, voyez la
conséquence! Partir toujours de l'impression matérielle, n'est-ce pas
montrer pour l'esprit une défiance qui renverse la nature même du
christianisme? N'est-ce pas entrer par déguisement dans le règne
spirituel? et tant de précautions minutieuses pour remplacer le
ravissement subit de l'âme n'iront-elles pas nécessairement dégénérer
chez les disciples en ruses pour déconcerter le chef de la ruse? Quoi!
le Dieu est là, agenouillé, pleurant dans la sueur de sang; et au lieu
d'être tout d'abord transporté hors de vous-mêmes par cette seule
pensée, vous vous amusez à me montrer cet enclos, à en mesurer
mesquinement le contenu, à tracer méthodiquement le plan du sentier,
_viam planam aut arduam_! Vous êtes au pied du Thabor dans le moment
inexprimable de la transfiguration; et ce qui vous occupe est de savoir
quelle est la forme de la montagne, sa hauteur, sa largeur, sa
végétation? Est-ce là, grand Dieu, le christianisme des apôtres? est-ce
celui des pères de l'Eglise? Non, car ce n'est pas celui de Jésus
Christ.

Où vit on jamais dans l'Evangile cette préoccupation de l'arrangement et
des coups de théâtre? C'est la doctrine qui parle, ce ne sont pas les
choses. L'Evangile répète la parole, et les objets en sont illuminés.
Loyola fait tout le contraire. C'est, comme il le dit si bien[53], par
le secours des sens et des objets matériels qu'il veut se relever
jusqu'à l'esprit. Il se sert des sensations comme d'une embûche pour
attirer les âmes, semant ainsi le principe des doctrines ambiguës qui
croîtront avec lui. Au lieu de montrer son Dieu tout d'abord, il ne
conduit l'homme à Dieu que par un sentier détourné. Est-ce là, encore
une fois, la voie droite de l'Evangile?

Tout ceci tient à une différence plus radicale entre le christianisme de
Jésus-Christ et le christianisme de Loyola. Cette différence, je la
connais, et je vais vous la dire.

Dans l'esprit de l'Evangile, le maître se donne à tous, pleinement, sans
réserve, sans réticences. Chaque disciple devient, à son tour, un foyer
qui répand la vie, la développe autour de lui; et jamais le mouvement ne
s'arrête dans la tradition. Loyola, au contraire, avec une politique
dont on n'épuisera jamais le fond, ne communique à ses disciples que la
moindre partie de lui-même, l'extérieur ou l'écorce de sa pensée. Il a
connu, senti l'enthousiasme dans sa jeunesse. Mais dès qu'il vise à
organiser un pouvoir, il n'accorde plus à personne ce principe de
liberté et de vie; il garde le foyer, il ne prête que la cendre. Il
s'est élevé sur les ailes de l'extase et des ravissements divins, il
n'autorise chez les autres que le joug de la méthode. Pour être plus sûr
de régner seul, sans successeurs, il commence par retrancher chez eux
tout ce qui a fait sa grandeur; et comme il demande pour son Dieu, non
pas seulement une crainte filiale, mais une terreur servile, _timor
servilis_, il ne laisse aucune issue à l'homme pour relever la tête. Le
christianisme fait des apôtres, le jésuitisme des instruments, non des
disciples.

Tournons donc nos yeux d'un autre côté; et si comme je l'ai toujours
cru, l'âme trop délaissée a besoin de nourriture, si la pensée
religieuse souffle de nouveau sur le monde, si l'étoile nouvelle se
lève, ne restons pas en arrière, et marchons les premiers au-devant de
ce Dieu qui se réveille dans les cœurs. Que d'autres (s'ils le
veulent) s'enracinent dans la lettre, courons au-devant de l'Esprit;
l'enthousiasme, qui seul crée, renouvelle les sociétés, n'est pas mort
en France pour s'être refroidi. Que la génération nouvelle, en qui
repose l'avenir, sans se laisser endormir par un trop grand soin des
petites choses, aspire à continuer la tradition de vie; et, tous
ensemble, montrons que toute religion n'est pas exclusivement,
uniquement renfermée chez le prêtre, ni toute vérité dans la chaire
sacrée.



IIIe LEÇON.

CONSTITUTIONS. PHARISAISME CHRÉTIEN.

[24 mai.]


Grâce à vous, la liberté de discussion ne sera pas étouffée; ici comme
partout ailleurs le bon droit n'aura eu besoin que de se montrer pour
l'emporter sur la violence. A la première nouvelle que le droit d'examen
était menacé publiquement, on a pu douter d'une chose si étrange;
lorsqu'elle a été certaine, toutes les opinions se sont réunies en un
moment; vous vous êtes pressés autour de nous; et, par cette force
irrésistible, qui naît de la conscience générale, vous avez prêté à nos
paroles le seul appui que nous puissions désirer. Quelle que soit la
diversité des impressions à d'autres égards, nous nous sommes confondus
dans la même cause. Nous ne pouvions reculer d'un pas; vous ne pouviez
nous renier; voilà ce que vous avez tous senti. Je vous en remercie au
nom du droit et de la liberté de tous; les uns et les autres nous avons
fait, je crois, ce que nous devions faire.

Ne pensez pas, d'ailleurs, que je n'aie désormais rien de plus pressé
que d'envenimer mon sujet. Mon projet est tout différend. Je veux
aujourd'hui ce que je voulais il y a un mois, étudier philosophiquement,
impartialement, la Société de Jésus que je rencontre, sans pouvoir
l'éviter; j'ajoute que je me fais un devoir de l'étudier, non chez ses
adversaires, non pas même dans les œuvres des individus, mais
seulement dans les monuments consacrés qui lui ont donné la vie.

Ce qui ne peut manquer de vous frapper, c'est la rapidité avec laquelle
cette Société a dégénéré. Où trouver rien de semblable dans aucun autre
ordre? Le cri public s'élève contre elle dès son berceau. La bulle de
constitution est de 1540; déjà la Société est chassée, d'une partie de
l'Espagne en 1555, des Pays-bas et du Portugal en 1578, de toute la
France en 1594, de Venise en 1606, du royaume de Naples en 1622; je ne
parle que des Etats Catholiques. Cette réprobation montre au moins
combien le mal a été précoce. Pascal, en s'attachant aux casuistes
voisins de son temps, s'est tu sur les origines de la Société; ce grand
nom de Loyola a détourné son glaive. Dans le procès du dix-huitième
siècle, on a surtout fait comparaître le jésuitisme du dix-huitième
siècle. Ce qu'il nous reste à faire, est, en le saisissant dans ses
racines, d'établir que cette prompte corruption était inévitable,
puisqu'elle était en germe dans le premier principe, et qu'enfin il
était impossible au jésuitisme de ne pas dégénérer, puisque par sa
nature même, il n'est rien qu'une dégénération du christianisme.

J'ai montré avec impartialité, je l'espère, l'ascète dans Ignace de
Loyola. Voyons aujourd'hui le politique. Son grand art est de s'effacer
au moment où il touche le but. Lorsque sa petite société est réunie à
Venise, et qu'il faut faire le dernier pas, aller à Rome, demander la
consécration du pape, il se garde bien de paraître. Il envoie à sa place
ses disciples, des hommes simples et soumis à toute autorité. Pour lui,
il se cache, craignant de montrer sur son front, s'il paraît, le signe
de la toute-puissance; le pape, en agréant les disciples, croit acquérir
des instruments; il ne sait pas qu'il vient de se donner un maître.

C'est un trait que Loyola a de commun avec Octave: il touche au but de
toute sa vie; pour s'en mieux emparer il commence par le repousser. Au
moment où la Société créée par lui, va nommer son chef, Loyola se
récuse; il se sent trop petit, trop indigne du fardeau; il ne peut
l'accepter. Il sera le dernier de tous, si ses amis ne le contraignent
d'être le premier! Après plusieurs années, quand il pense que cette
autorité absolue qu'il s'est fait imposer a besoin d'être de nouveau
retrempée, il veut abdiquer; lui, le maître des papes, le souverain de
cette Compagnie qu'un de ses regards fait mouvoir d'un bout de la terre
à l'autre, il menace de quitter sa villa de Tivoli, et de redevenir
l'anachorète de Manrèse. Ses mains sont trop faibles, son génie trop
timide pour suffire à la tâche; il faut encore que de tous les points du
monde chrétien, les membres de la Société le supplient de rester à leur
tête. Et ce n'était pas là une autorité douce et débonnaire! Ses
disciples, le grand François Xavier, ne lui écrivaient qu'à genoux; pour
avoir osé lui adresser une objection sur un point de détail, Laynez,
l'âme du concile de Trente, Laynez, qui sera son successeur, tremble à
une parole du maître; il demande pour son châtiment de quitter la
direction spirituelle du concile, et d'employer le reste de sa vie à
enseigner à lire aux enfants. Voilà quel était l'empire de Loyola sur
les siens. D'ailleurs, habile à renier leur orthodoxie, dès qu'elle
déplaît aux puissants, comme dans l'affaire de l'intérim.

De plus en plus attaché aux petites règles, il condamne dans Bobadilla,
dans Rodriguez, cet amour pour les grandes, qui avait fait autrefois sa
vie. Lui qui, dans sa jeunesse, avait été emprisonné comme novateur, on
l'entend répéter que, s'il vivait mille ans, il ne cesserait de crier
contre les nouveautés qui s'introduisent dans la théologie, la
philosophie, la grammaire. Il excelle dans la diplomatie, au point de ne
rien laisser à inventer à ses successeurs. Son chef-d'œuvre à cet
égard, fut de concilier sa toute-puissance avec celle de la papauté. Le
pape voulait, malgré lui, créer cardinal, Borgia, un de ses disciples.
Loyola décide que le pape offrira, que Borgia refusera, se ménageant
ainsi l'orgueil du refus, et l'ostentation de l'humilité. Enfin, après
avoir vu l'accomplissement de tout ce qu'il a projeté, la Société
reconnue, les _Exercices spirituels_ consacrés, la constitution
promulguée, il touche à l'agonie, il dicte sa dernière pensée. Quelle
est-elle? «Ecrivez; je désire que la compagnie sache mes dernières
_pensées sur la vertu d'obéissance_;» et ces dernières confidences, sont
ces mots terribles, qui ont déjà été cités, et qui résument tout: que
l'homme devienne tel qu'un cadavre, _ut cadaver_, sans mouvement, sans
volonté; qu'il soit tel que le bâton d'un vieillard, _senis baculus_,
que l'on prend ou rejette à son gré.

Ainsi ce ne sont pas là des images jetées au hasard dans la
constitution; c'est par ces paroles réfléchies, répétées, qu'il prétend
terminer sa vie; intime secret de cette âme, sur lequel il revient en
mourant. Nous voudrions nous tromper sur ce point; nous ne le pourrions
pas. Voilà, il faut l'avouer, un christianisme tout nouveau, car les
miracles du Christ étaient faits pour rappeler les morts à la vie; les
miracles de Loyola sont faits pour ramener les vivants à la mort. Le
premier et le dernier mot du Christ, c'est la vie. Le premier et le
dernier mot de Loyola, c'est le cadavre. Le Christ fait sortir Lazare du
sépulcre; Loyola veut de chaque homme faire un Lazare au tombeau. Encore
une fois, qu'y a-t-il de commun entre le Christ et Loyola?

Je sais que quelques personnes sincères, n'ont pu s'empêcher d'être au
moins étonnées du caractère des _Exercices spirituels_, et des citations
incontestables que j'ai dû faire. Elles s'échappent en pensant que c'est
là sans doute un code, une loi tombée en désuétude, et qui n'est plus
pour rien dans la tradition de la société de Jésus. Je ne puis leur
laisser ce refuge. Non, le livre des _Exercices spirituels_ n'est pas
hors d'usage. Au contraire, il est le fondement, non-seulement de
l'autorité de Loyola, mais encore de l'éducation de toute la société;
d'où la nécessité de l'admettre tout entier, ou en le rejetant, de
rejeter avec lui la compagnie dont il est le principe vital; point de
milieu; car, suivant la compagnie, il est l'œuvre inspirée d'en haut;
la mère de Dieu l'a dicté, _dictante Mariâ_. Loyola n'a fait que le
transcrire sous l'inspiration divine.

Que l'on ne pense pas non plus que j'aie choisi méchamment dans l'examen
de cet ouvrage, les parties les plus singulières, qui auraient le plus
embarrassé ceux que je combats. Je n'ai extrait que les points sérieux;
il en est de ridicules qui renferment déjà le principe des maximes et
des subterfuges qu'a combattus Pascal. Croirait-on, par exemple, que
Loyola, cet homme si sérieux dans l'ascétisme, soit conduit par son
propre système à jouer, feindre la macération? Comment! ruser avec ce
qu'il y a de plus spontané, avec les saintes flagellations de Madeleine
et de François d'Assises! Oui, quoi qu'il en coûte, pour faire toucher
du doigt tout le système, je dois citer les paroles du livre
fondamental, des _Exercices spirituels_: et ne riez pas, je vous prie,
car je ne trouve rien de plus triste que de pareilles chutes. Toute la
pensée est là:--«Servons-nous, dit Loyola, dans la flagellation,
principalement de petites ficelles qui blessent la peau, en effleurant
l'extérieur, sans atteindre l'intérieur, pour ne pas nuire à la
santé[54].»

Quoi! dès l'origine, dans la règle idéale, avant toute dégénération,
contrefaire froidement, frauduleusement les stigmates et les
meurtrissures des anachorètes et des Pères du désert, qui condamnaient
sur leurs flancs exténués les révoltes du vieil homme! Le martyre n'est
imposé qu'aux saints, je le sais bien! mais jouer avec le martyre, ruser
avec l'héroïsme, frauder la sainteté! qui eût jamais cru que cela fût
possible? qui eût jamais cru que cela fût écrit, commandé, ordonné dans
la loi? De cette première fraude ne voyez-vous pas naître le sanglant
châtiment et le fouet véridique des _Provinciales_?

Nous sommes au cœur de la doctrine. Continuons d'entrer dans cette
voie. Le livre des _Exercices spirituels_ est le piége perpétuellement
tendu par la société; mais comment attirer les âmes de ce côté? Une fois
attirées, comment les retenir au début, leur communiquer peu à peu le
désir de s'arrêter sur cette amorce, de se fixer dans cette gymnastique
extérieure? Comment les enchaîner par degrés, sans qu'elles s'en
doutent? Nouvel art qui est déposé dans un autre ouvrage, presque aussi
extraordinaire que le premier; je parle du _Directorium_. Quelques
années après la fondation de la société, les membres principaux
s'entendirent pour réunir les expériences personnelles qu'ils avaient
faites sur l'application de la méthode de Loyola. Le général de l'ordre,
Aquaviva, homme d'une politique consommée, tint la plume; de là naquit
ce second ouvrage également fondamental, qui est au premier ce que la
pratique est à la théorie. Vous avez vu le principe; voici la _tactique_
mise en action. Pour attirer quelqu'un à la société, il ne faut pas agir
brusquement, _ex abrupto_. Il faut attendre quelque bonne occasion, par
exemple, que cette personne éprouve un chagrin extérieur, ou encore,
qu'elle fasse de _mauvaises affaires_[55]. Une excellente commodité se
trouve aussi _dans les vices même_[56].

Dans les commencements il faut bien se garder de proposer comme
exemples, ceux qui, le premier pas fait, ont été conduits à entrer dans
l'ordre; c'est du moins là ce qu'il faut _taire jusqu'au bout_[57]. S'il
s'agit de personnes considérables, ou de certains nobles[58], ne pas
leur _livrer les exercices complets_. Dans tous les cas, il vaut mieux
que l'instructeur se rende chez ces personnes, parce que la chose est
ainsi plus _facilement secrète_[59]. Et pourquoi donc tant de secrets
dans les affaires de Dieu?

A l'égard du grand nombre, la première chose à faire, est de réduire à
la solitude cellulaire celui qui est destiné aux exercices. Là, séparé
de l'aspect des hommes, et surtout de ses amis[60], il ne doit être
visité que par l'instructeur, et par un valet taciturne, qui n'ouvrira
la bouche que sur les objets de son service. Dans cet isolement absolu,
lui mettre entre les mains les _Exercices spirituels_, puis l'abandonner
à lui-même. Chaque jour, l'instructeur (instructor) paraîtra un moment,
pour l'interroger, l'exciter, le pousser plus avant dans cette voie sans
retour. Enfin, lorsque cette âme est ainsi dépaysée, brisée, qu'elle
s'est jetée elle-même dans le moule de Loyola, qu'elle sent l'étreinte
irrésistible, lorsqu'elle est suffisamment déracinée, et que, pour
parler comme le _Directorium_, elle _étouffe dans l'agonie_[61], admirez
le triomphe de cette diplomatie sacrée! Le rôle de l'instructeur change
subitement; d'abord, il pressait, il excitait, il enflammait;
maintenant que tout est fait, il faut montrer une habile indifférence.
Non, rien de plus profond, je devrais dire de plus infernal n'a été
inventé, que cette patience, cette lenteur, cette froideur, au moment de
saisir cet esprit qui déjà ne s'appartient plus. Il est bon, dit le
_Directorium_, «de le laisser alors un peu respirer[62].» Lorsqu'il a
«repris jusqu'à un certain point haleine[63],» c'est le moment
favorable: car il ne faut pas qu'il soit «toujours torturé[64].»
C'est-à-dire que lorsque cette âme agonisante s'est abandonnée tout
entière, vous lui laissez froidement le choix[65]; il faut que dans cet
instant de répit, elle conserve précisement assez de vie pour se croire
libre encore de s'aliéner pour jamais. Qu'elle rentre si elle veut dans
le monde, qu'elle s'engage dans un autre ordre, si cela lui plaît mieux;
les portes lui sont ouvertes, maintenant qu'elle est enchaînée par les
mille replis que l'instructeur a serrés autour d'elle; la merveille,
c'est de prétendre que ce cœur exténué recueille un reste de liberté,
pour se précipiter lui-même dans l'éternelle servitude. Rassemblez tout
ce que vos souvenirs vous rappellent de combinaisons machiavéliques, et
dites si vous trouvez rien qui surpasse la tactique de cet ordre aux
prises avec l'âme, en particulier.

Voilà l'individu subjugué; il s'agit de savoir ce qu'il devient au sein
de la société; ce qui nous conduit à l'examen rapide de l'esprit des
_Constitutions_[66]. Un trait du génie de Loyola, est d'avoir commencé
par interdire à ses disciples l'entrée aux charges ecclésiastiques; par
ce seul mot il établit une église dans l'Eglise. En interdisant aux
siens toute espérance hors de la compagnie, il sait qu'il va les remplir
d'une ambition infinie pour l'autorité de l'ordre. Puisque chacun est
mûré dans l'institut de Jésus, il faut bien que chacun travaille avec
une énergie extraordinaire à agrandir, dorer, glorifier sa prison; nul
ne sera ni Evêque, ni Cardinal, ni Pape; tous auront leur part dans
l'immortalité de l'ordre. Mais que cette immortalité est étrange! Dans
les _Exercices spirituels_ éclatent encore au moins les traces de
l'enthousiasme passé. Dans les _Constitutions_, tout est froid, glacé
comme ces avenues de catacombes, dans lesquelles on range symétriquement
de vastes ossuaires. Tout cela est très-ingénieusement construit; on
imite les édifices qu'éclaire le soleil de vie; par malheur ils sont
faits avec les débris des morts; et une société ainsi établie peut durer
longtemps sans s'user, parce que le grand principe de vie lui a été
retranché dès le commencement.

Loyola, avant de proclamer une de ses règles, la dépose solennellement,
pendant huit jours, sur l'autel: soit qu'il s'agisse du principe de sa
loi ou d'un règlement d'école, de la charge de l'infirmier, du portier,
du gardien des vêtements ou des mystères de la conscience, il donne à
chacune de ces choses la même autorité sacrée, rabaissant ainsi les
grandes pour relever les petites. Dans sa législation, vous retrouvez la
même défiance de l'esprit, que dans ses livres d'ascétisme. Chez tous
les fondateurs d'institutions chrétiennes, ce que je sens d'abord, c'est
le chrétien, l'homme en soi, la créature de Dieu; dans la loi de Loyola,
je ne vois rien que pères provinciaux, préposés, recteurs, examinateurs,
consulteurs, admoniteurs, procurateurs, préfet des choses spirituelles,
préfet de la santé, préfet de la bibliothèque, du réfectoire, veilleur,
économe, etc. Chacun de ces fonctionnaires a sa loi particulière,
très-claire, très-positive; il est impossible que chacun d'eux ne sache
pas ce qu'il doit faire à chaque heure de la journée. Est-ce tout? Oui,
s'il s'agit d'une association temporelle, extérieure; presque rien,
s'il s'agit d'une société réellement chrétienne. Je vois, en effet, des
employés qui sont tous admirablement distribués, des fonctionnaires qui
chacun ont leur tâche marquée; mais montrez moi sous tout cela l'âme
chrétienne; au milieu de tant de fonctions, de dénominations,
d'occupations extérieures, l'homme m'échappe, le chrétien s'évanouit.

La vie morale, spirituelle, est tarie dans cette loi; feuilletez-la de
bonne foi, sans arrière-pensée; demandez-vous, si vous le voulez, à
chaque page, si c'est la parole de Dieu qui sert de fondement à cet
échafaudage; pour que cela fût, il faudrait au moins que le nom de Dieu
fût prononcé, et j'atteste que c'est celui qui y paraît le plus
rarement. L'expérience de l'homme d'affaires, des rouages d'une
complication extrême, un arrangement savant des personnes et des choses,
la régularité anticipée du code de procédure remplacent les prières, les
élévations qui font la substance des autres règles. Le fondateur se fie
beaucoup aux combinaisons industrieuses, très-peu aux ressources de
l'âme; et dans cette règle de la société de Jésus, tout se trouve,
excepté la confiance dans la parole et le nom de Jésus-Christ.

Voilà le caractère le plus important de cette législation. Pour la
première fois, les saints ne se fient plus à la puissance spirituelle du
Christ; afin de relever son règne, ils font appel directement à des
calculs empruntés de la politique des cabinets. L'esprit de
Charles-Quint et de Philippe II se substitue à l'esprit de l'Evangile.

De ce sceau de défiance imprimée d'une manière si profonde sur
l'œuvre spirituelle de Loyola, voyez naître nécessairement la forme
entière de son institution. Premièrement, puisque c'est l'esprit même
qui est soupçonné, il en résulte que tous les membres de la communauté,
au lieu de se sentir tranquillement, fraternellement unis dans la foi,
comme les premiers chrétiens, doivent se tenir les uns et les autres
pour autant de suspects; d'où il suit que, dès la première page, au lieu
de la prière qui sert d'introduction et de base aux autres règles, la
délation est inscrite, comme fondement de la constitution de Loyola[67].
_Se dénoncer mutuellement_, c'est un des premiers mots de la règle;
c'est une première concession à la logique. La milice de Loyola n'est
plus de celles que l'enthousiasme poussera à combattre en plein soleil;
par son origine même, elle sera non plus la légion thébaine, mais la
police instituée du catholicisme. Secondement, en vertu du même
principe, si l'âme n'est plus le mobile de tout, elle n'est plus qu'un
danger; d'où la nécessité de l'exténuer sous le joug cadavéreux d'une
obéissance, non pas intelligente, mais aveugle, _obedientia cæca_. Voilà
pourquoi la soumission dans les autres ordres n'est rien en comparaison
de cette mort volontaire de la conscience. Que d'autres sociétés se
distinguent par d'autres vertus; celle de la compagnie de Jésus doit
être avant tout la démission de soi-même. Chez les trappistes, l'homme a
pu conserver un refuge intérieur dans son propre martyre et son silence;
chez les jésuites, l'âme, lors même qu'elle ne le voudrait pas, est
obligée de s'échapper à elle-même par surprise, et de se rapetisser dans
l'embarras des occupations extérieures.

Une autre conséquence qui rentre dans les deux premières, est la
nécessité systématique de réprimer les grands instincts, de développer
les petits. On a remarqué que la compagnie de Jésus, si féconde en
hommes habiles, n'a pas produit un grand homme après Loyola. En voici la
raison; elle est irrécusable. L'orgueil tout castillan de Loyola lui a
persuadé que ses disciples seraient incapables de supporter, comme lui,
les épreuves de la lutte et de l'enthousiasme; de là il a étouffé chez
les siens les ravissements héroïques qui ont fait sa puissance. Je
n'examine pas si cet orgueil du saint Espagnol est conforme à
l'Évangile; je dis seulement qu'en retranchant aux siens les
inconvénients de l'enthousiasme et de l'héroïsme divin, il a empêché
qu'aucun d'eux ne remontât à sa hauteur; et je préviens que se ranger à
sa loi, ce n'est rien autre chose que faire vœu de médiocrité morale.

Représentez-vous un moment un grand poëte, Dante, par exemple, voulant
former une école, et prémunissant d'abord ses disciples contre les
dangers de la sensibilité, de l'imagination, des passions poétiques, il
ferait précisément ce qu'a fait Ignace de Loyola. Dans les autres
ordres, on voit des hommes égaler les fondateurs; la vie même y augmente
de génération en génération. Le dominicain saint Thomas est plus grand
que saint Dominique; mais qui jamais a entendu parler dans la compagnie
de Jésus d'un homme qui égalât ou surpassât le fondateur? Cela est
impossible par la nature des choses.

Ajoutez cette dernière considération qui résume ce qui précède: l'ordre
de Jésus dans son développement représente exactement l'histoire
personnelle d'Ignace de Loyola. D'abord, les premiers disciples, les
saint François Xavier, les Borgia, les Rodriguez, les Bobadilla, sont
remplis de ce feu que le maître a puisé dans la solitude de la grotte de
Manrèse; un génie enthousiaste les mène. Dès la seconde génération, tout
est changé; la politique glacée de Loyola, dans sa maturité, a passé
déjà dans l'âme des Aquaviva et des successeurs. Pour parler plus
justement, c'est l'âme de Loyola lui-même qui semble se refroidir, se
glacer de plus en plus dans les veines de la société de Jésus. La
société répète son auteur depuis trois siècles; et aujourd'hui l'ordre
mourant imite encore, reproduit encore Loyola mourant; comme lui, il se
relève sur son séant quand on le croyait perdu; et du milieu de cette
agonie, le mot qu'il prononce est encore le dernier de Loyola, la
_domination, l'obéissance aveugle, obedientia cæca_. Que l'humanité plie
comme un bâton dans la main d'un vieillard, _Ut senis baculus!_ C'est le
testament du fondateur, c'est aussi le dernier vœu de la société.

En suivant la même série d'idées, il ne me sera pas difficile de montrer
comment, du même principe tout négatif, du manque de confiance dans
l'esprit, est sortie la _Théorie des cas de conscience_ qui, pour
beaucoup de personnes, marque le trait distinctif du jésuitisme. Le
principe de Loyola devait nécessairement produire et développer cet
instinct de procédure appliqué à la conscience. En effet, du moment où
l'on se défie de l'âme, où le cri de la conscience est tenu pour rien,
il faut tout écrire. La parole écrite est mise à la place de la parole
intérieure; la règle des docteurs doit nécessairement remplacer le verbe
et la lumière faite pour éclairer chaque homme qui vient en ce monde.
Moins une société a de vie, plus elle a d'ordonnances, de décrets, de
lois qui se contredisent et se heurtent. Appliquez ceci à la vie
religieuse, et voyez dans quel dédale vous entrez! Comme l'âme n'a plus
le droit de tout trancher par un de ces mots souverains, écrits par Dieu
même et qui sortent des entrailles intimes de l'homme, les règles
amènent d'autres règles, les décisions d'autres décisions, sans qu'il
soit possible que sous cet échafaudage de contradictions, l'instinct
moral ne demeure pas accablé. Par un renversement inconcevable, qui
n'est que la conséquence du principe, ce n'est plus la loi religieuse,
qui, par sa simplicité, domine la loi civile. C'est au contraire la loi
religieuse, qui vient misérablement, honteusement, imiter, contrefaire,
quoi? les lois de procédure, les subtilités de la chicane; c'est la loi
divine qui, renversée et dégradée de son unité sublime, vient se calquer
sur la forme, la méthode et les arguties des tribunaux scolastiques.

La religion est-elle assez descendue? A la place du prêtre je vois
l'avocat patelin au tribunal de Dieu. Eh bien! il faut décheoir encore;
car on ne s'arrête pas dans ce chemin. La jurisprudence de la
scolastique était au moins corrigée par un fond d'équité qui empêchait
le juge de se précipiter volontairement dans l'absurde; le prêtre, en se
mettant à la suite de la procédure du moyen âge, s'est condamné à
descendre infiniment plus bas. Ne se fiant plus à l'instinct moral dans
sa simplicité divine, et n'ayant pas non plus l'indépendance rationnelle
du jurisconsulte, où peut aller cet homme avec cette conscience
volontairement muette, avec cette raison volontairement aveuglée? où
peut-il aller sinon dans ce chemin du hasard et du probabilisme, où
renversant dans les ténèbres, l'une sur l'autre, la notion du bien et la
notion du mal, s'engageant de plus en plus hors de toute vérité dans un
abîme monstrueux, habile seulement à endormir le remords, souvent il
prévoit, imagine, devance et crée en théorie le crime même impossible?

Ne vous étonnez donc pas que la dégénération ait été si rapide,
puisqu'elle était déjà contenue dans l'idéal même de la société. Je
pourrais, si je le voulais, apporter à cet égard, d'étranges
témoignages. Ecoutez cet aveu terrible qui échappe à l'un des disciples
les plus fameux de Loyola, à l'un de ceux qui se sont le plus rapprochés
de son esprit, à l'un de ses contemporains, Mariana! Ce n'est pas moi
qui parle, c'est un membre de l'institut de Jésus après cinquante ans
passés dans la communauté: «Toute notre institution, dit-il, ne semble
avoir d'autre but que d'enfouir sous terre les mauvaises actions et de
les dérober à la connaissance des hommes[68].» Je pourrais ajouter à
cette confession d'étonnants aveux qu'a oubliés Pascal, sur la manière
de capter la bienveillance des princes, des veuves, des jeunes hommes
nobles et opulents; j'irais aisément très-loin dans cette voie; je
m'arrête.

Est-il besoin, en effet, de dire ce qui vous attache à cette discussion?
ce n'est ni son rapport avec le temps où nous sommes, ni la curiosité du
scandale. Ce qui vous intéresse, c'est que cette question est en
soi-même grande, universelle: laissons-lui ce caractère. Cette question
est celle de la réalité et de l'apparence, du vrai et du faux, de la vie
et de la lettre. Dès qu'une doctrine veut contrefaire la vie qu'elle a
perdue, vous trouvez le principe et l'élément d'une sorte de
jésuitisme, tant chez les anciens que chez les modernes. Je ne serais
pas embarrassé de montrer que toute religion a produit tôt ou tard, son
jésuitisme qui n'en est rien que la dégénération.

Sans sortir de notre tradition, les Pharisiens sont les jésuites du
mosaïsme, comme les jésuites sont les Pharisiens du christianisme. Les
Pharisiens ne doutaient-ils pas aussi de l'esprit? ne demandaient-ils
pas: qu'est-ce l'esprit? n'étaient-ils pas les défenseurs acharnés de la
lettre? le Christ ne les comparait-il pas à des sépulcres? n'est-ce pas
aussi la comparaison qui plaît le plus aux nôtres dans leurs
constitutions? Si tout cela est vrai, où est la différence? Et s'il n'y
a pas de différence, c'est le Christ qui a prononcé en maudissant les
scribes et les docteurs de la loi.

Gardez-vous donc (ici je m'adresse à ceux qui, séparés de moi, me
montrent le plus d'aversion), gardez-vous donc de vous sceller tout
vivants dans ces tombeaux, vous vous repentiriez lorsqu'il serait trop
tard. Il y a encore de grandes choses à faire; restez donc où est le
combat de l'esprit, le danger, la vie, la récompense. Ne vous perdez
pas, ne vous ensevelissez pas dans ces catacombes; vous le savez comme
moi: Dieu n'est pas le dieu des morts, il est le dieu des vivants.

Encore, s'il le faut, pourrai-je, par un effort d'un moment, admettre
qu'au sortir du moyen âge quelques âmes emportées par trop d'ascétisme,
aient eu besoin d'être rangées sous cette règle sèche et glacée.
J'admettrai que ces élans du moyen âge, tout à coup comprimés par une
méthode accablante, aient tourné, sinon à de grandes pensées, du moins à
de hardies entreprises. Mais, de nos jours, en 1843, que vient faire
cette doctrine dans le monde? que nous donne-t-elle que nous ne
possédions trop abondamment? Nous avons, avant tout, les uns et les
autres, faim et soif de sincérité, de franchise. Elle nous apporte la
tactique et le stratagème, comme s'il n'y avait pas assez de stratagèmes
et de tactique dans le cours visible des affaires! Nous ne pouvons vivre
sans liberté; elle nous apporte la dépendance absolue, comme s'il ne
restait pas assez d'entraves dans les choses. Nous avons besoin du sens
spirituel, grand, puissant, ouvert à tous, régénérateur; elle nous
apporte le sens étroit, petit, matériel, comme s'il n'y avait pas assez
de matérialisme dans le siècle; nous avons besoin de la vie, elle nous
apporte la lettre. En un mot, elle n'apporte rien au monde que ce dont
le monde regorge. Et voilà aussi pourquoi le monde n'en veut plus!

Considérez encore que, s'il est un pays sur la terre dont le
tempérament soit incompatible avec celui de la Société de Jésus, ce pays
c'est la France. De tous les premiers généraux de l'ordre, de tous ceux
qui lui ont donné sa direction, aucun n'est Français. L'esprit de notre
pays n'a été communiqué par personne à cette combinaison du levain de
l'Espagne, et du machiavélisme de l'Italie au seizième siècle. Je
comprends que là où il a ses racines, même combattu par l'instinct
public, l'esprit de l'institut a pu produire des hommes d'état, des
controversistes, les Mariana, les Bellarmin, les Aquaviva. Mais parmi
nous, transplanté hors de son terrain, stérile pour lui-même, le
jésuitisme ne peut rien que stériliser le sol. Voyez! tout ici le
contredit et le heurte. Si nous valons quelque chose dans le monde,
c'est par l'élan spontané: il en est tout le contraire. C'est par la
loyauté, même indiscrète, au profit de nos ennemis: il en est tout le
contraire. C'est par la rectitude de l'esprit: il n'est que subtilité et
détours d'intentions. C'est par une certaine manière de nous enflammer
promptement pour la cause d'autrui: il ne s'occupe que de la sienne.
C'est, enfin, par la puissance de l'âme: et c'est de l'âme qu'il se
défie.

Que veut-on donc que nous fassions d'un institut qui prend à tâche de
répudier en chaque chose le caractère et la mission que Dieu même a
donnés à notre pays? Je vois bien maintenant qu'il ne s'agit pas
seulement de l'esprit de la révolution, comme je disais précédemment. De
quoi s'agit-il donc? de l'existence même de l'esprit de la France, tel
qu'il a toujours été; de deux choses incompatibles aux prises, dont
l'une doit nécessairement étouffer l'autre; ou le jésuitisme doit abolir
l'esprit de la France, ou la France abolir l'esprit du jésuitisme. C'est
là le résultat de tout ce que je viens de dire.



IVe LEÇON.

DES MISSIONS. [31 mai.]


Ce n'est pas notre faute si, dans la voie où nous sommes entrés, nous
sommes obligés de veiller à ce que les rôles ne soient pas intervertis.
Notre force est dans la franchise de notre situation, et si par hasard
elle est mal interprétée dans un lieu[69] d'où l'on parle à la France
entière, nous devons un mot d'explication à des paroles qui tombent de
si haut. On nous accuse de poursuivre un fantôme. Il serait facile de
répondre que nous ne poursuivons rien, que nous n'avons fait que
raconter le passé; cependant s'il s'agit d'un fantôme, pourquoi tant de
haines et d'efforts pour empêcher seulement qu'on le nomme? Si le
jésuitisme est mort, pourquoi tant de violence? S'il vit, pourquoi le
renier? Pourquoi? parce qu'aujourd'hui comme toujours, il s'est trop
hâté de paraître, parce qu'il s'est trahi par son impatience, parce
qu'en se montrant, il a risqué de se perdre. Mais notre peine n'aura pas
été inutile, dès que nous avons servi à le manifester. Il est trop tard,
désormais, pour se désavouer.

La seule chose qui m'étonne, c'est qu'on nous ait accusés d'attenter à
la liberté de l'enseignement, pour avoir maintenu la liberté de
discussion. Quoi! nous sommes les violents, les intolérants! Qui
l'aurait cru? Violents, parce que nous nous sommes défendus! intolérants
parce que nous n'avons pas été exclusifs! Tout ceci est étrange, il faut
l'avouer. La tolérance que l'on demande est-ce celle de condamner, de
foudroyer sans que personne ait rien à répondre? Le droit commun que
l'on réclame est-ce le privilége de l'anathème? Il faudrait au moins le
dire clairement.

A quoi bon tant de détours, quand la question peut être exprimée en un
mot? La France dépourvue aujourd'hui de toute association, peut-elle
abandonner l'avenir à une association étrangère, puissante,
naturellement et nécessairement ennemie de la France? Sans tant
d'ambages, je dirai seulement que je vois dans le passé le jésuitisme
s'emparer de l'esprit pour le matérialiser, de la morale pour la
démoraliser, et je désire passionnément que personne ne s'empare
aujourd'hui de la liberté pour la tuer.

Quoi qu'il en soit, donnons-nous le plaisir de considérer notre sujet
dans ses rapports les plus grands et les plus généraux. Le jésuitisme, à
son origine, s'est imposé, pour tâche, d'étouffer l'idolâtrie et le
protestantisme. Voyons comment il a accompli la première de ces
entreprises.

Au moment de la découverte de l'Amérique et de l'Asie orientale, la
première pensée des ordres religieux fut d'étreindre ces mondes nouveaux
dans l'unité de la foi chrétienne. Dominicains, Franciscains, Augustins,
marchèrent d'abord dans cette voie; ils s'étaient lassés à contenir
l'ancien monde; leurs forces ne suffisaient plus à embrasser le nouveau.
A peine formée, la société de Jésus se jeta dans cette carrière; ce fut
celle qu'elle parcourut le plus glorieusement. Réunir l'Orient et
l'Occident, le Nord et le Midi, établir la solidarité morale du globe,
accomplir l'unité promise par les prophètes, jamais il ne se présenta de
plus grand dessein au génie de l'homme. Pour atteindre ce but, il aurait
fallu la vie toute-puissante du christianisme, à ses origines. Les
doctrines qui faisaient l'âme de la société de Jésus, étaient-elles
capables de consommer ce miracle? Pour la première fois, des
populations inconnues allaient se trouver en contact avec le
christianisme; ce moment ne pouvait manquer d'avoir une influence
incalculable sur l'avenir. La société de Jésus, en se jetant en avant,
pouvait décider ou compromettre l'alliance universelle. Laquelle de ces
deux choses est arrivée?

En retrouvant l'Asie orientale, le christianisme découvrait la chose la
plus étrange du monde, une sorte de catholicisme particulier à l'Orient,
une religion pleine d'analogie extérieure avec celle de la cour de Rome,
un paganisme qui affectait toutes les formes et plusieurs des dogmes de
la papauté, un Dieu né d'une vierge, incarné pour le salut des hommes,
une Trinité, des monastères, des couvents sans nombre, des anachorètes,
livrés à des macérations, des flagellations incroyables, tout
l'extérieur de la vie religieuse dans l'Europe du moyen âge, ermitages,
reliquaires, chevalerie, au sommet de tout cela une sorte de pape, qui,
sans commander, impose son autorité infaillible comme celle du Dieu
même. Qu'allait faire le catholicisme de l'Europe en se trouvant face à
face de ce catholicisme indien? le considérerait-il comme une
dégénération d'un principe commun jadis à l'un et à l'autre? ou le
tiendrait-il pour une imitation de la vérité contrefaite à plaisir par
le Démon? Les chances d'alliance religieuse étaient très-différentes,
suivant la solution qu'on réservait à cet étrange problème.

La Société de Jésus, dans cette entreprise, fut en Asie ce qu'elle était
en Europe; elle reproduisit là, aussi, dans l'histoire de ses Missions,
les phases diverses du caractère de son auteur. Le précurseur qui la
devança dans les Indes fut François Xavier de Navarre; il avait reçu, un
des premiers, l'impulsion d'Ignace de Loyola. Né comme lui, d'une
famille ancienne, il avait quitté le donjon paternel pour venir à Paris,
étudier la philosophie et la théologie. A Sainte-Barbe, Loyola lui
communique l'enthousiasme de sa jeunesse. Xavier n'eut jamais conscience
de la révolution qui remplaça, dans l'esprit du fondateur, l'ermite par
le politique. Envoyé en Portugal, et de là aux Indes, avant même que la
Société fût reconnue, il conserva l'esprit d'héroïsme, sans presque
aucun mélange de calcul humain. Quand on rencontre dans ses lettres, des
paroles telles que celles-ci: «Compassez toutes vos paroles et toutes
vos actions avec vos amis, comme s'ils devaient un jour devenir vos
ennemis et vos délateurs;» on croit reconnaître un des derniers conseils
de Loyola, tombés dans ce cœur transparent.

Au reste, ce sera une chose éternellement belle, que cet homme encore
jeune, sorti de ce brillant château de Navarre, et qui vient, seul,
errer à l'aventure sur les côtes du Malabar. Dans cette Inde
merveilleuse, il n'aperçoit d'abord que ceux qui vivent hors des villes,
les castes misérables, les bannis, les parias, les petits enfants; dès
que le soleil se couche, on le voit prendre une clochette, et s'en aller
criant, de huttes en huttes: «Bonnes gens, priez Dieu!» Il touche à la
source de la science orientale; il ne la voit pas; il croit n'avoir que
des âmes d'enfants pour contradicteurs, tandis qu'il est déjà enveloppé
par les colléges des Brahmes. Dans cette sainte ignorance de sa
situation, il demande qu'on lui envoie des prêtres qui ne soient bons ni
pour confesser, ni pour prêcher, ni pour enseigner; c'est assez s'ils
peuvent imposer le baptême. Au nom du Christ enfant, Xavier fraie un
sentier invisible jusqu'au cap Comorin; il prend possession des
solitudes infinies, des mers sans rivages, échappant par la grandeur des
choses aux étroites influences de la règle de Loyola; les populations
qu'il traverse le considèrent comme un saint homme; c'est là, partout,
sa sauvegarde.

Du cap Comorin, il s'embarque; il traverse, sur une petite felouque, la
grande mer des Indes. Poussé, comme il le croit en effet, par le vent du
Saint-Esprit, il arrive aux Moluques, et après des peines infinies, au
Japon. A cette extrémité de l'Orient, il se trouve pour la première fois
aux prises, non plus seulement avec des intelligences brutes, mais avec
une religion armée de toutes pièces, avec le boudhisme et ses traditions
vivantes; loin de se laisser déconcerter, il discute dans une langue
dont il sait à peine quelques mots; ou plutôt c'est son air, sa
sincérité, sa foi qui parle et qui attire; son âme habite la région des
miracles. Mais cette île du Japon est déjà trop petite pour un si grand
amour de prosélytisme; c'est en Chine, dans ce monde fermé, qu'il veut
pénétrer à tout prix. Il s'est fait transporter dans l'île de Sancham,
la plus voisine du continent. Encore quelques jours, et un batelier se
charge de le placer pendant la nuit à l'entrée de la porte de Canton. Sa
foi fera le reste. Ajourné par ce batelier, il meurt en quelque sorte
d'attente et d'impatience, à la porte du grand empire. Voilà ce qu'a pu
l'enthousiasme d'un homme isolé, sans appui, sans compagnons, sans
espoir prochain dans la Société. Cette foi, toute seule, est pour lui
une auréole qui le préserve et lui ouvre tous les chemins. Les peuples
étrangers, sans comprendre sa langue, voient sur sa figure l'empreinte
de l'homme de Dieu; malgré eux, ils le reconnaissent, le saluent. La
fascination se communique; un seul homme a touché ces rivages; il y a
déjà une Asie chrétienne. Après la sainteté d'un seul, reste à voir ce
qu'ont pu faire le calcul et la ruse, appuyés sur le concours d'un grand
nombre.

Sur ce chemin ouvert par l'enthousiasme de Xavier, je vois arriver une
autre génération de missionnaires, qui emportent avec eux le livre des
_Constitutions_, un _Code_ de maximes et d'instructions profondément
étudiées.

Si toute cette politique doit concourir à l'établissement de la
religion, est-ce du moins le dogme chrétien que l'on va présenter à la
croyance des peuples nouveaux? Tant de détours iront-ils aboutir à
imposer l'Evangile par surprise? Ici le stratagème éclate dans toute sa
grandeur. On a voulu sérieusement faire tomber tout ce monde oriental
dans le plus grand piége qui ait jamais été tendu; on a pensé que ces
populations immenses, avec leurs religions affermies, leur expérience de
tant de siècles, se précipiteraient d'elles-mêmes dans l'embûche; on
leur a présenté un faux Evangile, pensant qu'il serait toujours temps de
les ramener au vrai. Depuis le Japon jusqu'au Malabar, depuis l'archipel
des Moluques jusqu'aux bords de l'Indus, on a voulu envelopper les îles
et les continents dans un filet de fraude, en présentant à cet autre
univers, un Dieu menteur dans une Eglise menteuse; et, ce n'est pas moi
qui parle ainsi, ce sont les autorités suprêmes, les papes, les Innocent
X, les Clément IX, les Clément XII, les Benoît XIII, les Benoît XIV,
qui, dans une suite multipliée et non interrompue de décrets, de
lettres, de brefs, de bulles, ont tenté, perpétuellement et vainement,
de ramener les missionnaires de la société de Jésus à l'esprit de
l'Evangile. Chose remarquable et qui montre bien la force du système,
les mêmes hommes qui ont été formés pour soutenir la papauté, dès qu'ils
ne sont plus sous sa main, se retournent contre ses décrets avec plus de
force que tous les ordres ensemble; il ne dépend pas d'eux qu'ils
n'abolissent, dans ces contrées lointaines, non seulement la papauté,
mais encore le christianisme.

Car, enfin, quel changement lui faisaient-il subir? Etait-ce qu'ils le
pénétraient d'une autre vie, qu'ils l'accommodaient aux mœurs, au
climat, aux nécessités d'un monde nouveau? Non. Qu'était-ce donc? Peu de
chose en vérité. Ces hommes de la société de Jésus, en enseignant le
Christ, ne cachaient rien qu'une chose, la passion, la douleur, le
calvaire. Ces chrétiens ne reniaient que la croix; _illos pudet
Christum passum et crucifixum prædicare_. Ils ont honte de montrer le
Christ de la passion, sur le crucifix (ce sont les termes de la
congrégation des Cardinaux et du pape Innocent X); ou, s'ils font tant
que de se servir de la croix, ils l'ensevelissent sous les fleurs
répandues au pied des idoles, de telle sorte, qu'en adorant l'idole en
public, il soit loisible de rapporter cette adoration à cet objet caché.
Et voilà par quels stratagèmes ils pensent gagner des empires et des
peuples innombrables. Dans le pays des perles et des pierres précieuses,
ces hommes tout extérieurs croient faire merveille, pour attirer les
âmes, de ne montrer qu'un Christ triomphant, au milieu des présents des
Rois mages, sauf à dire quelque chose de la vérité quand la conversion
sera consommée, le baptême reçu. Pour les obliger de renoncer à cette
pratique insensée, où leur système les entraîne, il faut décrets sur
décrets, mandements sur mandements, bulles sur bulles; les lettres ne
suffisant plus, il faut que la papauté arrive pour ainsi dire en
personne. Un prélat est envoyé, un Français, le cardinal de Tournon,
pour réprimer ce christianisme sans croix, cet évangile sans Passion; à
peine arrivé, la société le fait jeter en prison; il y meurt de surprise
et de douleur.

D'ailleurs, le dogme ainsi mutilé, l'application se fait immédiatement
sentir. S'il faut renier le Christ pauvre, nu, souffrant, que
s'ensuit-il? qu'il faut renier aussi les pauvres, les classes bannies,
sacrifiées; de là (car on ne s'arrête pas devant cette logique), le
refus d'accorder les sacrements aux misérables, aux classes tenues pour
infirmes, aux parias[70]. C'est à quoi l'on arrive en effet; et malgré
l'autorité et les menaces des décrets de 1645 d'Innocent X, de 1669 de
Clément IX, de 1734, 1739 de Clément XII, de la bulle de 1745 de Benoît
XIV, on s'obstine dans cette monstruosité d'exclure du christianisme les
misérables, c'est-à-dire ceux auxquels il a été d'abord envoyé.

Voici la condamnation que le vicaire apostolique de Clément XI, prononce
en 1704, à Pondichéri sur les lieux même: «Nous ne pouvons souffrir que
les médecins de l'âme refusent de rendre aux hommes de basse condition
les devoirs de charité que ne leur refusent pas même les médecins
païens, _medici gentiles_.» Les termes de Benoît XIV, en 1727, font
peut-être plus vivement encore toucher du doigt cet acharnement des
missionnaires à renier les misérables par lesquels avait commencé Saint
François Xavier: «Nous voulons et ordonnons que le décret sur
l'administration des Saints-Sacrements aux moribonds de basse
condition, que l'on appelle parias, soit enfin observé et exécuté, sans
plus de délai, _ulteriori dilatione remotâ_.» Ce qui n'empêche pas que
vingt ans après, la papauté ne soit contrainte de fulminer de nouveau
sur le même sujet, et, ainsi de suite, jusqu'à l'abolition de la
société. Or, ce ne sont pas là des opinions préconçues, des assertions
haineuses; ce sont des faits dépendants de l'autorité devant laquelle
nos adversaires sont contraints de plier la tête.

Maintenant, je le demande, sont-ce là des missions chrétiennes ou des
missions païennes? Dans tous les cas, qu'ont-elles conservé de l'esprit
de l'Évangile? Les apôtres du Christ trouvèrent aussi, en sortant de
Judée, un monde nouveau pour eux, riche, orgueilleux, sensuel, plein
d'or et de joyaux, surtout ennemi des esclaves. Parmi ces hommes, y en
eut-il un seul qui, en présence de la splendeur grecque et romaine,
songeât à dissimuler la doctrine, à cacher la croix devant le triomphe
de la sensualité païenne? au milieu de ce monde de patriciens, y en
eut-il un seul qui reniât les esclaves? au contraire, ce qu'ils ont fait
surtout paraître à la face de cette société fastueuse, est le Dieu
souffrant, le Christ flagellé, l'éternel plébéien dans la crèche de
Béthléem. Ce que les saint Pierre, les saint Paul, ont montré à Rome,
au milieu de son ivresse, est le calice du Calvaire, avec le fiel et
l'hysope du Golgotha; et c'est aussi pourquoi ils ont vaincu. Quel
besoin Rome avait-elle d'un Dieu revêtu d'or et de puissance? Cette
image de la force lui avait apparu cent fois; mais être la maîtresse du
monde, nager dans les richesses de l'Orient, et rencontrer un dieu nu,
flagellé qui prétend la gagner par la croix de l'esclave, voilà quelque
chose qui l'étonne, la saisit et finit par la subjuguer.

Imaginez qu'au lieu de cela, les apôtres, les missionnaires de Judée
eussent tenté de gagner le monde par surprise, de s'accommoder avec lui,
de ne lui montrer de l'Evangile que la partie analogue au paganisme,
qu'ils eussent caché le Calvaire et le sépulcre aux voluptueux de la
Grèce et de Rome, qu'au lieu de livrer à la terre la parole dans son
intégrité, ils n'eussent laissé voir que ce qui devait plaire à la
terre; en un mot, imaginez que les apôtres dans leurs missions eussent
tenu la même politique que les missionnaires de la société de Jésus, je
dis qu'ils eussent eu dans leurs entreprises auprès du monde romain la
même issue que les jésuites auprès du monde oriental: à savoir, qu'après
un succès d'un moment, obtenu par surprise, ils eussent été bientôt
rejetés et extirpés de la société à laquelle ils seraient venus tendre
une embûche. Les princes, habilement circonvenus, auraient pu prêter
l'oreille un moment; mais on n'aurait pas vu les âmes de tant de
patriciens, de tant de matrones romaines s'enraciner dans l'Evangile au
point de défier toutes les tempêtes. Quelques beaux esprits eussent été
attirés par une promesse de félicité dépouillée de la douleur qui la
fait acquérir; mais les esclaves reniés ne seraient pas accourus à la
voix du Dieu-esclave. Politique pour politique, celle de Tibère et de
Domitien eût valu sans nul doute celle qu'on lui eût opposée. Les ruses
du monde, mêlées à l'Evangile, sans tromper le monde, auraient tari
l'Evangile à sa source; le résultat de tant de stratagèmes eût été, en
corrompant le Christ, d'en frustrer pour longtemps la terre abusée et
détrompée tout ensemble.

C'est là, trait pour trait, l'histoire de la société de Jésus dans ses
illustres missions en Orient. Nous nous sommes trop accoutumés dans ce
temps-ci à croire que la ruse peut tout dans le succès des affaires.
Voyez à quoi elle aboutit sitôt qu'on l'applique sur la grande échelle
de l'humanité. Suivez ces vastes entreprises sur les côtes de Malabar,
en Chine, surtout dans le Japon. Lisez, étudiez ces événements dans les
écrivains de l'Ordre, et comparez le projet avec la réussite!
L'histoire de ces missions est en soi très-uniforme: d'abord un succès
facile, le chef du pays, l'empereur gagné, séduit, entouré; une partie
même de la population qui suit la conversion du chef; puis, à un moment
donné, le chef qui reconnaît ou croit reconnaître une imposture; de là
une réaction d'autant plus violente que la confiance a été d'abord
entière; la population qui se détache en même temps que le chef, la
persécution qui déracine les âmes véritablement acquises, la mission
chassée sans laisser presque aucun vestige, l'Evangile compromis, échoué
sur une plage maudite qui reste à jamais déserte; tel est le résumé de
toutes ces histoires.

Et cependant qui pourrait les lire sans admiration! Que d'habileté! que
d'esprit de ressource! que de science de détails! que de grands
courages! et que l'on me connaît mal si l'on croit que je n'ai pas de
cœur pour de pareilles choses! que d'héroïsme chez les particuliers!
que d'obéissance chez les inférieurs! que de combinaisons chez les
supérieurs! On ne peut pousser plus loin la patience, la ferveur et
l'audace.

Eh bien! ce qui est plus surprenant que tout cela, c'est que tant de
travaux, de dévouements associés, aient abouti à ne rien produire.
Comment cela a-t-il pu être? parce que si les individus étaient
dévoués, les maximes du corps étaient mauvaises. Vit-on jamais rien de
semblable? et que cette société mérite au fond plus de pitié que de
colère! Qui a plus travaillé, et qui a moins récolté? elle a semé sur le
sable; pour avoir mêlé la ruse à l'Evangile, elle a subi le plus étrange
châtiment qui soit au monde; et ce châtiment consiste à toujours
travailler, à ne jamais recueillir. Ce qu'elle élève d'une main au nom
de l'Evangile, elle le détruit de l'autre au nom de la politique. Seule,
elle a reçu cette terrible loi: qu'elle produit des martyrs et que le
sang de ses martyrs ne produit que des ronces.

Où sont, dans cet immense Orient, ses établissements, ses colonies, ses
conquêtes spirituelles? Dans ces îles puissantes où elle a régné un
moment, que reste-t-il d'elle? qui se souvient d'elle? Malgré tant de
vertus privées, de sang courageusement versé, le souffle de la ruse a
passé là: il a tout dissipé. L'Evangile porté par un esprit qui lui est
opposé, n'a pas voulu croître et fleurir. Plutôt que de confirmer des
doctrines ennemies, il a mieux aimé se dessécher lui-même. Voilà ce qu'a
produit l'embûche dressée pour envelopper le monde.

Mais j'entends dire: Ils ont fait, pourtant, une grande chose en
Orient.--Oui, sans doute. Laquelle?--Ils ont ouvert la voie à
l'Angleterre.--Ah! c'est là que je les attendais, car c'est là que le
châtiment est au comble. Ecoutez bien! les missionnaires de la société
de Jésus, les messagers, les défenseurs, les héros du catholicisme,
ouvrir le chemin au protestantisme! les représentants de la papauté,
préparer à l'extrémité du monde les voies à Calvin et à Luther! n'est-ce
pas là une malédiction de la Providence? C'est du moins un excès de
misère propre à faire pitié à leurs plus grands ennemis.
(_Applaudissement_)

Or ce châtiment ne leur a pas été seulement imposé dans l'Asie
orientale; partout je vois ces habiles dresseurs d'embûches pris dans
leurs propres piéges. On a dit que leurs plus puissants adversaires, les
Voltaire, les Diderot, sont sortis de leurs écoles; cela est vrai
encore, si vous l'appliquez, non à des individus, mais à des
territoires, à des continents entiers. Suivez-les dans les vastes
solitudes de la Louisiane et de l'Amérique du nord; c'est un de leur
plus beau champ de victoire.

Là aussi, d'autres François Xavier, envoyés par un ordre du chef,
s'engagent isolément et silencieusement au milieu des lacs et des forêts
non encore parcourus. Ils s'embarquent sur le canot du sauvage; ils
suivent avec lui le cours des fleuves mystérieux; ils sèment encore là
l'Evangile, et, encore une fois, un vent de colère disperse cette
semence, avant qu'elle ait pu germer. Le génie de la société marche en
secret derrière chacun de ces missionnaires, et stérilise le sol à
mesure qu'ils le cultivent. Après un moment d'espérance, tout disparaît,
emporté on ne sait par quelle puissance. L'époque heureuse de cette
chrétienté sauvage est du milieu du dix-septième siècle; déjà en 1722,
le père Charlevoix vient suivre les traces de ces missions de la société
de Jésus. Il en retrouve à peine quelques vestiges; et ces défenseurs du
catholicisme se trouvent encore une fois n'avoir travaillé que pour
leurs ennemis; et ces prétendus apôtres de la papauté ont aussi frayé le
chemin au protestantisme qui les enveloppe avant qu'ils l'aperçoivent.
En sortant des forêts profondes, où ils ont lutté de stratagèmes avec
l'Indien, ils croient avoir bâti pour Rome, ils ont bâti pour les
Etats-Unis; encore une fois, dans la grande politique de la providence,
la ruse s'est retournée contre la ruse.

Cependant, il a été donné à la Société de Jésus de réaliser une fois,
sur un peuple, l'idéal de ses doctrines; pendant une durée de cent
cinquante ans, elle est parvenue à faire passer tout entier son
principe dans l'organisation de la république du Paraguay; sur cette
application politique, vous pouvez la juger dans ce qu'elle a de plus
grand. En Europe, en Asie, elle a été plus ou moins contrariée par les
pouvoirs existants; mais voici, qu'au sein des solitudes de l'Amérique
du midi, un vaste territoire lui est accordé, avec la faculté
d'appliquer à des peuplades toutes neuves, aux Indiens des Pampas, son
génie civilisateur. Il se trouve que sa méthode d'éducation, qui
éteignait les peuples dans leur maturité, semble quelque temps convenir
à merveille à ces peuples enfants; elle sait avec une intelligence
vraiment admirable les attirer, les parquer, les isoler, les retenir
dans un éternel noviciat. Ce fut une république d'enfants, où se montra
un art souverain, à leur tout accorder, excepté ce qui pouvait
développer l'homme dans le nouveau né.

Chacun de ces étranges citoyens de la république des Guaranis doit se
voiler la face devant les pères, baiser le bas de leur robe; portant
dans cette législation d'un peuple les souvenirs des écoles de ce
temps-là, pour des fautes légères, les hommes, les femmes, les
magistrats eux-mêmes sont fouettés sur la place publique. De temps en
temps, la vie fait effort pour éclater dans ces peuplades ainsi
emmaillottées; alors, ce sont des rugissements de bêtes fauves, des
émeutes, des révoltes, qui, pour quelque temps, chassent, dispersent les
missionnaires; après quoi, chacun rentre dans son ancienne condition,
comme si rien ne s'était passé, la foule dans sa dépendance puérile, les
instituteurs dans leur autorité de droit divin. Le bréviaire dans une
main, la verge dans l'autre, quelques hommes conduisent et conservent
comme un troupeau les derniers débris des empires des Incas. C'est là en
soi un grand spectacle, si l'on y joint un art infini à s'isoler du
reste de l'univers, et, malgré le silence dont on s'environne, des
révolutions continuelles qui excitent je ne sais quel soupçon dont
personne ne peut se défendre, ni le roi d'Espagne, ni le clergé
régulier, ni le pape. Cette éducation d'un peuple se consomme dans un
mystère profond, comme s'il s'agissait d'une trame ténébreuse. De temps
en temps, quand ils sont pressés, on voit les pères missionnaires, selon
l'expression de l'un d'entre eux, s'élancer avec leurs néophytes à la
chasse des Indiens, comme à la chasse des tigres, les enfermer dans une
enceinte réservée, peu à peu, les apaiser, les dompter, les parquer dans
l'église.

A cette constitution s'attache le triomphe de la société de Jésus;
puisque c'est là qu'elle a pu mettre son âme et son caractère tout
entier. Mais, cette colonisation mystérieuse, est-il sûr qu'elle soit le
germe d'un grand empire? Où est le signe de vie? Partout ailleurs on
entend au moins les vagissements des sociétés au berceau; ici, j'ai bien
peur, je l'avoue, que tant de silence, au même lieu, depuis trois
siècles, soit un mauvais augure, et que le régime qui a pu si vite
énerver la nature vierge, ne soit pas celui qui développe les Guatimozin
et les Montézuma. La société de Jésus est tombée; mais son peuple du
Paraguay lui survit, de plus en plus muet et mystérieux. Ses frontières
sont devenues plus infranchissables. Le silence a redoublé, le
despotisme aussi; l'utopie de la compagnie de Jésus est réalisée: un
état sans mouvement, sans bruit, sans pulsation, sans respiration
apparente. Dieu fasse qu'il ne s'enveloppe pas de tant de mystères pour
cacher un cadavre!

Ainsi, pour tout résumer à la fois, un héroïsme machiavélique qui
s'enlace dans ses propres piéges, ou qui ne laisse après soi que le
silence des morts, ce sont les résultats de tant de stratagèmes pour
porter la parole de vie; des succès isolés, toujours incertains sur des
tribus que séparent des déserts, sur des familles, des individus; une
impuissance complète, dès que l'on entre en lutte avec des peuples
formés, avec des religions établies, l'islamisme, le brahmanisme, le
bouddhisme.

Cependant, si l'on veut être juste, il faut accuser, non pas seulement
la politique de la Société de Jésus, mais un mal plus profond. Pour
évangéliser la terre, que présentons-nous à la terre? Un christianisme
divisé. Ce qui, dans les missions, a commencé le mal, c'est l'inimitié
des ordres; ce qui l'a achevé, c'est l'inimitié des cultes.

Partout on a vu, aux extrémités du globe, le catholicisme et le
protestantisme se paralyser mutuellement. Disputés par ces influences
contraires, que peuvent faire l'islamisme, le brahmanisme, le boudhisme,
sinon attendre que nous soyons entre nous d'intelligence? Le premier pas
à faire, est donc de tendre nous-mêmes, non pas à éterniser les
discordes, mais à manifester l'unité vivante du monde chrétien; car nous
ne sommes pas seuls dans l'attente du jour qui doit réunir tous les
peuples dans le peuple de Dieu. De tant de religions qui se partagent la
terre, pas une seule qui n'aspire à effacer toutes les autres par je ne
sais quel coup de la providence. Et pourtant voyez-les: elles
n'entreprennent plus rien de sérieux les unes sur les autres; à peine si
elles se dérobent par surprise quelques individus; au reste, plus de
projet avoué de se mesurer au grand jour. Je ne sais quoi leur dit
qu'elles ne peuvent se vaincre. Supposez que des siècles se passent,
vous les trouveriez après cela au même lieu, seulement plus immobiles
encore. Quoi que l'on fasse, tels qu'ils sont, ni le catholicisme
n'extirpera le protestantisme, ni le protestantisme n'extirpera le
catholicisme.

Faut-il donc renoncer à l'unité, à la fraternité, à la solidarité
promise? Mais c'est renoncer au christianisme. Vivre indifféremment,
l'un à côté de l'autre, comme dans deux sépulcres, sans plus aucun
espoir de se toucher le cœur? Cela est la pire des morts. Recommencer
des luttes aveugles et sanglantes, cela est impie et impossible. Au lieu
de s'amuser à tant de haines stériles, j'imagine donc qu'il vaudrait
beaucoup mieux travailler sérieusement sur soi-même à développer
l'héritage et la tradition reçue. Car au sein de cette immobilité
profonde de cultes qui se tiennent mutuellement en échec, l'avenir
appartiendra non à celui qui harcellera le plus ses rivaux, mais à celui
qui osera faire un pas. Tous les autres obéiraient à cette manifestation
de vie. Ce premier pas seul rouvrirait les empires fermés aujourd'hui
aux missionnaires de la lettre. Tant de peuples maintenant suspendus,
dont on n'espère plus rien, sentant l'impulsion de l'esprit qui rentre
dans le monde, se relèveraient, achèveraient leur itinéraire vers Dieu;
et la guerre intestine cessant dans le christianisme, l'entreprise des
missions pourrait se consommer un jour.



Ve LEÇON.

THÉORIES POLITIQUES, ULTRAMONTANISME.


Un membre du haut clergé[71], un homme dont je respecte la sincérité, un
évêque de France, usant des droits de sa situation et de sa conviction,
dans une lettre rendue publique et dirigée en partie contre mon
enseignement, conclut par ces paroles qui s'adressent à moi: _Puisqu'il
n'a été ni improuvé, ni censuré, ni désavoué, il est évident qu'il a
reçu sa mission_. Ces paroles, revêtues d'une si haute autorité,
m'obligent de dire une chose qui fera plaisir à nos adversaires, c'est
que je n'ai reçu de mission que de moi-même; je n'ai consulté que la
dignité, les droits de la pensée; pour marcher dans cette voie, que je
crois être celle de la vérité, je n'ai point attendu de savoir si je
serais approuvé ou censuré. Si donc c'est une erreur, sous le régime de
la révolution, de constater le droit de discussion, si c'est une erreur,
dans l'esprit du christianisme, d'invoquer l'unité au lieu de la
discorde, la réalité au lieu de l'apparence, la vie au lieu de la
lettre, il est juste que cette faute ne retombe que sur moi; d'autant
mieux que je sens bien que je m'y enracine chaque jour, et que j'ai déjà
passé l'âge où l'on suit, sans le savoir, l'impulsion et la mission
d'autrui. Par quelle faveur aurais-je été choisi pour parler au nom de
l'Université, moi qui ne fais pas même partie de ce corps. Non,
messieurs; la faute m'appartient bien tout entière, et, s'il y a un
châtiment, il faut qu'il m'appartienne aussi. (_Applaudissements._)

Le caractère que nous avons démêlé, dès l'origine, dans la doctrine de
la Société de Jésus, se marque d'une manière extraordinairement précise,
dans son économie et son régime intérieur. Tout l'esprit de la Compagnie
est contenu dans le principe d'économie domestique que je vais dévoiler.
La Société de Jésus a su concilier tout à la fois, par un prodige
d'habileté, la pauvreté et la richesse. Par la pauvreté, elle va
au-devant de la piété; par la richesse au-devant du pouvoir. Mais
comment concilier ces deux choses dans le droit? le voici.

Selon sa règle, soumise au concile de Trente, elle se compose de deux
sortes d'établissements de nature différente: de maisons professes qui
ne peuvent rien posséder en propre (c'est là la partie essentielle), et
de colléges, qui peuvent acquérir, hériter, posséder (c'est la partie
accidentelle); ce qui revient à dire que la Société est instituée de
manière à pouvoir tout ensemble refuser et accepter, vivre selon
l'Evangile, et vivre selon le monde. Soyons plus précis. A la fin du
seizième siècle, je trouve qu'elle avait 21 maisons professes et 293
colléges, c'est-à-dire 21 mains pour refuser, et 293 pour accepter et
saisir. Voilà, en deux mots, le secret de son économie intérieure. De
là, passons à ses relations avec le monde extérieur et politique.

La Société de Jésus, au milieu de ses missions étrangères, a fini par se
laisser prendre dans ses propres piéges; je veux aujourd'hui rechercher
si quelque chose de tout semblable ne lui est pas arrivé en Europe; si
la politique du seizième siècle n'est pas devenue entre ses mains une
arme à deux tranchants, qu'elle a fini par retourner contre elle-même.

Quel est le caractère d'une religion vraiment vivante, dans ses rapports
avec la politique? c'est de communiquer sa force aux états dont elle
devient le fondement; de faire pénétrer un souffle puissant chez les
peuples qui se conforment à son principe; de s'intéresser à eux, de leur
prêter appui pour croître sous son ombre. Que diriez-vous, si au lieu de
cette vie qui se propage, vous trouviez quelque part une société
religieuse, qui à quelque forme politique qu'elle soit associée,
monarchie, aristocratie, démocratie, se déclare sourdement l'ennemie de
cette constitution, et travaille à la miner, comme s'il lui était
impossible de souffrir aucune alliance? Que diriez-vous d'une société
qui, dans quelque milieu qu'elle soit jetée, aurait un art souverain à
démêler, sous les formes artificielles des lois et des institutions
écrites le véritable principe de vie politique, s'appliquant aussitôt à
le ruiner par la base?

Aussi longtemps qu'elles ont vécu, les religions de l'antiquité ont
servi de fondement à certaines formes politiques, le panthéisme aux
castes orientales, le polythéisme aux républiques grecques et romaines.
Avec le christianisme, on voit quelque chose de nouveau, un culte qui,
sans se complaire exclusivement dans un moule politique, s'allie à
toutes les formes des sociétés connues. Comme il est la vie même, il la
distribue à tout ce qui fait alliance avec lui, à la monarchie féodale
des barbares, aux républiques bourgeoises de Toscane, aux républiques
sénatoriales de Venise et de Gênes, aux cortès espagnoles, à la
monarchie pure, absolue, limitée, à la tribu, au clan, en un mot à tous
les groupes de la famille humaine; et cette âme religieuse, distribuée
partout, pénétrant dans toutes les formes pour les accroître et les
développer, compose l'organisation du monde chrétien.

Au milieu de ce travail, je vois quelque chose d'étrange qui m'éclaire
subitement sur la nature de l'ordre de Jésus. Placé dans une monarchie,
il la mine au nom de la démocratie[72]; réciproquement, il mine la
démocratie au nom de la monarchie; quel qu'il soit à ses commencements,
il unit, chose extraordinaire, par être également contraire à la royauté
française, sous Henri III, à l'aristocratie anglaise, sous Jacques II, à
l'oligarchie vénitienne, à la liberté hollandaise, à l'autocratie
espagnole, russe, napolitaine; ce qui fait qu'il a pu être expulsé
trente-neuf fois par des gouvernements de formes non-seulement diverses,
mais opposées. Il arrive un moment où ces gouvernements sentent que cet
ordre est sur le point d'étouffer, chez eux, le principe même de
l'existence; alors de quelque origine qu'ils soient, ils le repoussent
après l'avoir appelé. Nous verrons tout à l'heure au profit de quelle
idée la société de Jésus provoque, à la longue, la mort de toute forme
positive de constitution, d'Etat et d'organisation politique.

En examinant l'esprit des premiers publicistes de l'ordre, on remarque
d'abord qu'ils assistent au moment où achevaient de se former les
grandes monarchies de l'Europe. L'avenir prochain de l'Espagne, de la
France, de l'Angleterre, au seizième siècle, appartient à la royauté;
elle personnifie, en ce moment, la vie des peuples et des états. C'est
sur le pouvoir royal que se mesurent la pulsation et le battement de vie
des peuples modernes au sortir du moyen âge. En l'absence d'autres
institutions, il représente, à la fin de la Renaissance, l'œuvre des
temps écoulés, l'unité, la nationalité, le pays; et c'est aussi contre
ce pouvoir que se déclarent, à l'origine, les publicistes de la société
de Jésus; elle le rabaisse, elle veut le mutiler, quand il renferme le
principe de l'initiative et qu'il porte le drapeau.

Mais au nom de quelle idée, les Bellarmin, les Mariana essaient-ils de
le ruiner? Qui le croirait? C'est au nom de la souveraineté du peuple.
«Les monarchies, dit cette école, ont été vues en songe par Daniel,
parce qu'elles ne sont que de vains spectres, et qu'elles n'ont rien de
réel qu'une vaine pompe extérieure.» Ne sachant pas quelle idée ils
déchaînent, et croyant ne s'armer que d'un fantôme, ils font appel à
l'opinion, à la souveraineté populaire, pour abaisser, déprimer la force
publique qui les sépare de la domination. Il est vrai qu'après avoir
donné le bon plaisir de la foule, _beneplacita multitudinis_, pour base
à la monarchie, ces grands démocrates de 1600 ne font nulle difficulté
de réduire à rien l'autorité du suffrage général; en sorte que,
renversant la royauté par le peuple, et le peuple par l'autorité
ecclésiastique, il ne reste, en définitive, qu'à s'abandonner à leur
propre principe.

Aussi, lorsque tous les rôles étaient changés, et que les écrivains de
l'ordre s'étaient prématurément servis de la souveraineté pour abolir la
souveraineté, savez-vous quel refuge conservèrent ceux qui voulaient
protéger la loi civile et politique, contre la théocratie? L'école de la
société de Jésus, menaçait de tuer la liberté par la liberté, avant même
qu'elle fût née. Pour échapper à ce piége extraordinaire, Sarpi et les
indépendants furent obligés d'avancer que le pouvoir politique, le
pouvoir royal était de droit divin, qu'ainsi l'Etat avait sa raison
d'être aussi bien que la papauté, qu'il ne pouvait être asservi par
elle, puisqu'il avait, comme elle, un fondement inattaquable;
c'est-à-dire, que par un renversement de toute vérité, et par un
stratagème qui menaça de détruire à sa source l'idée de l'existence
civile et politique, les religieux ne parlant que de la souveraineté du
peuple pour la ruiner, les politiques furent contraints de ne parler que
du droit divin pour la sauver.

La question ainsi posée, restait, pour la trancher, un pas hardi à faire
du côté du parti théocratique; c'était de pousser les choses jusqu'à la
doctrine avouée du _régicide_; on ne plia pas devant cette nécessité.
Sans doute, au milieu du vertige de la ligue, il ne manqua pas de
prédicateurs de divers ordres, qui allèrent au devant de la doctrine.
Mais ce que personne ne nie, c'est qu'il appartient aux membres de la
société de Jésus de l'avoir savamment fondée, érigée en théorie. On
connaît leur axiome populaire de ce temps là: Il ne faut qu'un pion pour
mater un roi!

Depuis 1590 jusqu'en 1620, les docteurs les plus importants de l'ordre,
retirés de la mêlée, enfermés paisiblement dans le fond de leurs
couvents, les Emmanuel Sâ, les Alphonse Salméron, les Grégoire de
Valence, les Antoine Santarem, établissent positivement le droit de
l'assassinat politique. Voici en deux mots toute la théorie, qui dans
cet intervalle, est très-uniforme. Ou le tyran possède l'Etat par un
droit légitime, ou il l'a usurpé. Dans le premier cas, il peut être
dépouillé par un jugement public, après quoi chacun devient à son gré
l'exécuteur. Ou le tyran est illégitime, et alors chaque homme du peuple
peut le tuer. _Unusquisque de populo potest occidere_, dit Emmanuel Sâ
en 1590; il est permis à tout homme de tuer un tyran qui est tel quant à
la substance, dit un jésuite allemand Adam Tanner, _tyrannus quoad
substantiam_; il est glorieux de l'exterminer, _exterminare gloriosum
est_, conclut un autre auteur non moins grave; Alphonse Salméron donne
au pape le droit de tuer par une unique parole, pourvu que ce ne soit
pas lui qui applique la main, _potest verbo corporalem vitam auferre_;
car, en recevant le droit de paître les brebis, n'a-t-il pas aussi reçu
celui de massacrer les loups, _potestatem lupos interficiendi_? Selon la
théorie de Bellarmin, le plus sage, le plus savant, le plus modéré de
tous au moins dans les formes, il n'appartient pas aux moines, ni aux
ecclésiastiques de massacrer, _cædes facere_, ni de tuer les rois par
embûches; l'usage[73] est d'abord de les corriger paternellement,
_paternè corripere_, puis de les excommunier, puis de les priver de
l'autorité royale, après quoi l'exécution appartient à d'autres.
_Executio ad alios pertinet._

Il est surtout un ouvrage célèbre où ces théories sont résumées avec une
audace dont on ne peut trop s'étonner, lorsque l'on pense pour quels
lecteurs il fut composé. Je parle du _Livre du roi_, par le jésuite
Mariana. Cet ouvrage fut écrit sous les yeux de Philippe II pour
l'éducation de son fils. Partout ailleurs le jésuitisme marche par des
voies détournées; ici il se relève avec la fierté de l'hidalgos
espagnol. Comme il sent que la royauté d'Espagne est engagée dans les
liens de la théocratie! en parlant au nom de la Rome papale, il lui est
permis de tout dire. De là, quelle étrange franchise à fouler l'autorité
civile, pour peu qu'elle veuille sortir d'une dépendance désormais
avouée et consentie!

Malgré la différence de génie, on pourrait comparer au prince de
Machiavel, le roi de Mariana. Machiavel se sert de tous les vices pourvu
qu'ils soient forts; il veut les faire tourner à l'indépendance
politique de l'Etat; Mariana consent à toutes les vertus, pourvu
qu'elles aboutissent à la démission de l'Etat, devant l'ordre du clergé.
Croiriez-vous qu'il va, au nom de ces mêmes vertus, exiger l'impunité
pour tous les crimes que pourraient commettre les ecclésiastiques? et ce
n'est pas un conseil, c'est un commandement. «Que personne du clergé ne
soit condamné, même lorsqu'il aurait mérité de l'être[74].» Il vaut
mieux que les crimes restent impunis, _præstat scelera impunita
relinqui_; cette impunité établie, il conclut en exigeant que les chefs
du clergé soient, non pas seulement la tête de l'église, mais encore
celle de l'Etat, et que les affaires civiles leur soient abandonnées
aussi bien que les affaires religieuses. J'aime, je l'avoue, dans ce
jésuitisme de Mariana, reconnaître l'orgueil castillan. _Si non, non_,
qui se serait attendu à trouver la formule de la franchise des vieilles
fueros, transportée dans la diplomatie de Loyola?

Du moins, après ces dures conditions que l'esprit théocratique impose à
cette royauté idéale, quelle sorte de garantie va-t-il lui donner? La
garantie du poignard. Après que Mariana a lié la royauté par le pouvoir
théocratique, pour être plus sûr d'elle, il suspend sur son front la
menace de l'assassinat, et fonde ainsi au pied de la papauté, une
monarchie absolue, tempérée par le droit du poignard. Voyez, comme au
milieu de la théorie, il s'interrompt pour faire briller aux yeux de son
royal élève le couteau encore sanglant de Jacques Clément.
«Dernièrement, dit-il, a été accompli en France un exploit insigne et
magnifique[75], pour l'instruction des princes impies. Clément en tuant
le roi s'est fait un nom immense, _ingens sibi nomen fecit_. Il a péri
Clément, l'éternel honneur de la France (_æternum Galliæ decus_) selon
l'opinion du plus grand nombre... jeune homme d'un esprit simple et d'un
corps délicat... mais une force supérieure affermissait son bras et son
esprit[76].»

Cet exemple ainsi consacré, il fonde à son tour sa doctrine du régicide,
avec la fermeté de Machiavel. Dans les cas ordinaires, une assemblée
doit être réunie pour porter le jugement; en l'absence de cette
assemblée, la voix publique du peuple, _publica vox populi_, ou l'avis
d'hommes graves et érudits[77], doit suffire. Surtout que l'on ne
craigne pas que «trop d'individus n'abusent de cette faculté de manier
le fer. Les choses humaines iraient mieux s'il se trouvait beaucoup
d'hommes à la forte poitrine, _forti pectore_, qui méprisent leur propre
salut; la plupart seront retenus par le soin de leur vie.»

Dans ce chemin que Mariana a suivi avec tant d'assurance, un scrupule
le saisit tout à coup; quel est-il? celui de savoir s'il est permis de
se servir du poison aussi bien que du fer? ici reparaissent les
distinctions de la casuistique dont jusqu'à ce moment il s'était
affranchi. Il ne veut pas du poison par un motif exclusivement chrétien,
parce que le prince en buvant le médicament préparé[78] commettrait à
son insu un demi-suicide, chose opposée à la loi évangélique. Cependant,
puisque la fraude et la ruse sont légitimes, il trouve ce tempérament,
que l'empoisonnement est permis, toutes les fois que le prince ne
s'empoisonne pas lui-même; par exemple si l'on se sert d'un venin assez
subtil pour tuer seulement en impreignant de sa substance le vêtement
royal, _nimirùm cum tanta vis est veneni, ut sellâ eo aut veste delibutâ
vim interficiendi habeat_.

Maintenant, souvenez-vous que ce livre n'est pas un ouvrage ordinaire,
qu'il est écrit pour l'éducation du futur roi d'Espagne! quelle
profondeur et quelle audace! au milieu de la cour, sous l'or pur de
l'évangile et de la morale de Xénophon, faire sentir ainsi d'avance les
pointes du fer à la poitrine de ce royal disciple, présenter la menace
en même temps que l'enseignement, tenir le bras de la société levé sur
l'enfant qui va régner, attacher devant lui le poignard de Jacques
Clément à sa couronne! quel coup de maître de la part de la société de
Jésus! de la part de l'instituteur, quelle intrépidité d'orgueil! Pour
l'élève, quel avertissement, quel effroi subit, quelle terreur qui ne
s'apaisera plus! Ne soyez pas surpris si ce jeune Philippe III vit,
comme si son sang s'était figé dans ses veines, s'il se retire autant
que possible de la royauté, s'il ne se meut dans la solitude de
l'Escurial que pour imiter le pélerinage de Loyola. Depuis ce jour,
moitié terreur, moitié respect, la dynastie espagnole de la maison
d'Autriche, s'évanouit sous cette main froide, toujours levée contre
elle. Cette main ressemble à celle du commandeur dans le Festin de
pierre. Roi ou peuple, elle entraîne sans retour quiconque lui abandonne
la sienne.

Assurément il était bien permis de pâlir à un jeune Dauphin d'Espagne,
lorsqu'un homme aussi habitué que Philippe II à toutes les trames,
disait: «Le seul ordre auquel je ne comprenne rien, est l'ordre des
jésuites.» Voulez-vous avoir sur eux l'opinion d'un brave, par
excellence, auquel ils ont enseigné la peur? Voici la réponse d'Henri IV
à Sully, qui s'opposait au rappel des jésuites; le roi avoue qu'il ne
leur rouvre la France que parce qu'il a peur d'eux: «Par nécessité, il
me faut faire à présent de deux choses l'une: à savoir, d'admettre les
jésuites purement et simplement, les décharger des opprobres desquels
ils ont été flétris, et les mettre à l'épreuve de leurs tant beaux
serments et promesses excellentes; ou bien de les rejeter plus
absolument que jamais, et leur user de toutes les rigueurs et duretés
dont on se pourra aviser, afin qu'ils n'approchent jamais ni de moi, ni
de mes états; auquel cas il n'y a point de doute que ce soit les jeter
dans le dernier désespoir, et, par icelui, dans des desseins d'attenter
à ma vie, ce qui la rendrait misérable et langoureuse, demeurant
toujours ainsi dans la défiance d'être empoisonné, assassiné; car ces
gens-là ont des intelligences et des correspondances partout, et grande
dextérité à disposer les esprits ainsi qu'il leur plaît; qu'il me
vaudrait mieux être déjà mort, étant en cela de l'opinion de César, que
la plus douce mort est la moins prévue et attendue[79].

Au reste, cette doctrine avouée du _régicide_, n'a eu qu'un temps; elle
appartient à l'époque de ferveur qui a marqué la première phase de
l'ordre de Jésus. En 1614, l'époque ayant changé, le droit du poignard
est remplacé par un établissement plus profond, qui sans tuer l'homme
n'anéantit que le roi. Le confesseur succède au régicide; il n'y a plus
de Jacques Clément, de Jean Châtel, de Barrière, etc.; mais on voit
quelque chose de plus effrayant. Derrière chaque roi, on voit marcher un
homme de la société de Jésus, qui nuit et jour, avec l'autorité des
menaces infernales, tient cette âme dans sa main, la brise dans les
exercices spirituels, la rapetisse au niveau et au ton de la compagnie;
elle renonce à produire des ministres, c'est pour s'asseoir elle-même
sur le trône, à côté du pénitent. On n'a pu briser la royauté au pied de
la théocratie; on fait mieux; on glisse sa tête dans la couronne, à
travers le confessionnal, et l'œuvre est consommée. Car il ne s'agit
pas de jeter dans l'oreille des rois la vérité vivante, mais bien plutôt
d'assoupir, de désarmer leur conscience en la remplissant d'un
bourdonnement de haines et de rivalités cupides; et rien n'est étrange
comme d'apercevoir, au milieu de la vie qui s'accroît dans les sociétés
modernes, tant de princes et de souverains, remués d'une manière
mécanique par cette volonté qu'ils empruntent chaque jour, à qui fait
profession d'exténuer la volonté.

Partout où une dynastie se meurt, je vois se soulever de terre et se
dresser derrière elle comme un mauvais génie, une de ces sombres
figures, de confesseurs jésuites, qui l'attire doucement, paternellement
dans la mort, le père Nithard auprès du dernier héritier de la dynastie
autrichienne en Espagne, le père Auger, auprès du dernier des Valois, le
père Peters, auprès du dernier des Stuarts... Je ne parle pas des temps
que vous avez vus et qui touchent aux nôtres. Mais rappelez-vous
seulement la figure du père Le Tellier, dans les mémoires de St.-Simon!
C'est la seule que cet écrivain qui ose tout, ait dépeinte avec une
sorte de terreur. Quel air lugubre, quel pressentiment de mort elle
répand sur toute cette société! Je ne sache rien en effet de plus
effrayant que l'échange qui se fait entre ces deux hommes, Louis XIV et
le père Tellier, le roi qui abandonne chaque jour une partie de sa vie
morale, le père Tellier qui communique chaque jour une partie de son
levain; cette ruine imposante d'un noble esprit qui ne se défend plus;
cette ardeur soutenue de l'intrigue qui envahit tout ce que la
conscience a perdu; cette émulation de la grandeur et de la petitesse,
ce triomphe de la petitesse, puis à la fin l'âme du père Tellier, qui
semble occuper la place tout entière de l'âme de Louis XIV et envahir la
conscience du royaume; et dans cet incroyable échange qui ôte tout à
l'un et ne donne rien à l'autre, la France qui ne reconnaît plus son
vieux roi, et qui, par sa mort, se sent délivrée, tout ensemble, du
double fardeau de l'égoïsme du pouvoir absolu, et de l'égoïsme d'une
religion politique. Quel avertissement! Malgré la différence des temps,
qu'il est nécessaire de ne l'oublier jamais! (_Applaudissements._)

Ici, nous touchons à une révolution décisive dans les théories
politiques du jésuitisme. Jamais changement ne fut si prompt ni
manœuvre si audacieuse. Nous entrons dans le dix-huitième siècle; les
doctrines que le jésuitisme avait soulevées à sa naissance, cessent
d'être un fantôme; elles prennent un corps, une réalité dans les
esprits. Royauté de l'opinion, souveraineté du peuple, liberté de
l'élection populaire, droit fondé sur le contrat social, liberté,
indépendance, toutes ces choses cessent d'être de vains mots; elles
circulent, elles s'agitent, elles se développent dans le siècle tout
entier. En un mot, ce ne sont plus des thèses de collége; c'est la
réalité.

En présence des doctrines par lesquelles ils ont commencé, que vont
faire ces intrépides républicains de la société de Jésus? les renier,
les écraser s'ils peuvent. Avec cet instinct souverain qu'ils possèdent
pour surprendre la vie dans son germe, ils se retournent, ils se
précipitent contre leur propre doctrine, sitôt qu'elles commencent à
vivre. N'est-ce pas là leur rôle depuis un siècle et demi? en est-il un
seul qui dans tout cet intervalle ne se soit appliqué à détruire cette
puissance de l'opinion que les fondateurs avaient mise en avant, sans
savoir que le mot grandirait, et que le programme de la ligue
deviendrait une vérité?

Au seizième siècle, qui proclame, même avec le bon vouloir de Philippe
II, la doctrine de la souveraineté du peuple, quand elle n'a aucune
chance d'être mise en pratique? La société de Jésus. Au dix-huitième,
qui combat avec acharnement la souveraineté du peuple, quand cessant
d'être une abstraction, elle devient une institution? La société de
Jésus. Quels sont, au dix-huitième siècle, les ennemis les plus
injurieux de la philosophie? Ceux qui au seizième, ont posé les mêmes
principes que ceux de la philosophie, sans vouloir en faire autre chose
qu'une arme de combat. Quels sont ceux, qui au dix-huitième siècle, vont
fortifier de leur doctrine le pouvoir absolu et schismatique des
Catherine II, des Frédéric II? Ceux qui au seizième ne parlaient que de
renverser, de fouler, de poignarder, au nom du peuple, le pouvoir
absolu, et schismatique; car il ne faut pas oublier que, lorsque la
société de Jésus fut abolie par le pape, elle trouva son refuge, contre
l'autorité suprême au sein du despotisme de Catherine II. On vit là,
pour un moment, une ligue étrange, celle du despotisme, de l'athéisme,
du jésuitisme, contre toutes les forces vives de l'opinion. Depuis 1773
jusqu'à 1814, dans cet intervalle où l'ordre de Jésus est tenu pour mort
par la papauté, il s'obstine à vivre malgré elle, retiré pour ainsi dire
au cœur de l'athéisme de la cour de Russie: c'est là qu'on le
retrouva tout entier, dès qu'on en eut besoin.

Si ce ne sont pas là assez de contradictions, examinez les monuments
qui, de nos jours, sont le plus imprégnés de son esprit. Personne n'a
reproduit de notre temps avec plus d'autorité que MM. de Bonnald et de
Maistre, les nouvelles maximes politiques de l'école théocratique.
Demandez-leur ce qu'ils pensent de l'élection, de l'opinion, de la
souveraineté du peuple. Cette souveraineté répond pour eux tous, leur
orateur M. de Maistre, est un dogme _anti-chrétien_; voilà pour
l'orthodoxie. Mais on ne se contente pas de condamner ce que l'on a
autrefois consacré; il faut encore le bafouer avec cette affectation
d'insolence particulière aux aristocraties déchues, quand elles n'ont
plus d'autres armes. De là cette souveraineté si vantée par les
Bellarmin, les Mariana, les Emmanuel Sâ, n'est plus, pour M. de
Maistre, qu'une _criaillerie philosophique_[80], c'est la rendre
_odieuse et ridicule que de la faire dériver du peuple_[81]. Est-ce
assez de défections? Arrivé à ce terme, l'évolution est achevée. On a
retourné contre l'institution populaire, l'arme qu'on avait aiguisée
contre l'institution monarchique; et si de tout ce qui précède, quelque
chose résulte avec une évidence manifeste, c'est qu'après avoir voulu
ruiner, au seizième siècle, la royauté par l'autorité du peuple, on a
voulu ruiner au dix-neuvième les peuples par l'autorité des rois. Ce
n'est plus le prince qu'on prétend poignarder; qui est-ce donc?
L'opinion.

Ainsi, la fonction du jésuitisme, dans ses rapports avec la politique, a
été de briser, l'une par l'autre, la monarchie par la démocratie, et
réciproquement, jusqu'à ce que toutes ces formes étant usées ou
déconsidérées, il ne reste rien à faire qu'à s'abîmer dans la
constitution et l'idéal, inhérents à la Société de Loyola; et je ne puis
trop m'étonner que quelques personnes de nos jours, se laissent aveugler
par ce semblant de démocratie, sans voir que cette démagogie prétendue
de la ligue, ne cachait rien au fond qu'un grand piége pour envelopper
ensemble la royauté et le peuple. Lorsque Mariana et les docteurs de
cette école ont bien argumenté pour appuyer la royauté sur la
démocratie, ils ajoutent, sans se déconcerter, ces deux mots qui
renversent tout l'échafaudage: la démocratie est une perturbation...
_Democratia quæ perversio est._

Que voulaient donc par de si grands travaux et tant de stratagèmes, les
membres de la Société de Jésus? Que veulent-ils encore? Détruire pour
détruire? Nullement. Ils veulent, comme il est dans l'esprit de toute
société, de tout homme, réaliser l'idéal qu'ils portent écrit dans leur
loi, s'en rapprocher par des voies détournées, s'ils ne peuvent
l'atteindre directement. C'est la condition de leur nature, à laquelle
ils ne peuvent renoncer, sans cesser d'être. Toute la question se réduit
à chercher quelle forme sociale dérive nécessairement de l'esprit de la
Société de Jésus. Mais pour découvrir ce plan, il suffit d'ouvrir les
yeux; puisqu'avec cette audace qu'ils allient au stratagème, leurs
grands publicistes l'ont nettement défini. Cet idéal est la théocratie.

Ouvrez seulement les œuvres de leur théoricien, de celui qui les a
couverts si longtemps de sa parole, de cet homme qui donne une
expression si douce et si tempérée à des idées si violentes, de leur
docteur, de leur apôtre, du sage Bellarmin. Il ne s'en cache pas: sa
formule de gouvernement est la soumission du pouvoir politique au
pouvoir ecclésiastique; c'est pour le clergé, le privilége d'échapper,
même en matière civile, à la juridiction de l'Etat[82]; dans le pouvoir
politique, c'est la subordination à l'autorité religieuse qui peut le
déposer, le révoquer, l'enfermer, _comme un bélier qu'on sépare du
troupeau_; c'est encore, de la part du clergé, le privilége d'échapper,
même dans les affaires temporelles, au droit commun par le droit divin;
en un mot, l'unité de l'Etat et de l'Eglise, à la condition que l'un
sera soumis à l'autre, comme le corps l'est à l'esprit; une monarchie,
une démocratie, une aristocratie, peu importe, avec le _veto du pape_,
c'est-à-dire un état décapité, voilà la charte de l'ordre, rédigée par
la plume savante de Bellarmin.

Qui se serait attendu à retrouver, mot pour mot, au seizième siècle,
comme contrat d'alliance, l'ultramontanisme de Grégoire VII? Nous
touchons à des charbons ardents, à ce qu'il y a de plus intime, de plus
impérissable dans l'esprit des fondateurs de l'ordre. Non contents de
ressaisir, jusqu'au sein de la réforme, le dogme religieux du moyen âge,
ils ont cru en ressaisir aussi le dogme politique. Dans leur ardeur de
tout reprendre, ils ont voulu rendre à la papauté l'ambition qu'elle
avait elle-même déposée; comme si cette force souveraine, qui élève et
qui dépose les gouvernements par une sorte de miracle social se
recomposait péniblement, par la science, les controverses et les luttes!
Cette force paraît en agissant; sitôt qu'elle a besoin de se prouver,
elle cesse d'être. Je ne sache pas que Grégoire VII fît de longs
traités, pour démontrer la puissance qu'il avait de foudroyer; il
foudroyait, en effet, par une lettre, un mot, un signe; le front des
rois se courbait, les docteurs se taisaient.

Mais imaginer que, pour remonter à ce Sinaï du moyen âge, pour
rassembler les rayons de flamme qui partaient du front d'Hildebrand et
atteignaient sans intermédiaire, le cœur des peuples prosternés;
imaginer que pour de pareils prodiges ce soit assez d'entasser
raisonnements sur raisonnements, textes sur textes, ou même ruses sur
ruses, c'est prendre encore une fois la lettre pour la vie. La Société
de Loyola a servi à maintenir la papauté sur le trône du moyen âge; et
parce que tout l'extérieur est resté le même, elle ne peut concevoir que
la papauté n'exerce pas l'autorité qu'elle avait au moyen âge; la
Société de Jésus a rendu à la papauté ses foudres matériels; elle
s'étonne que la papauté n'en terrifie pas le monde; oubliant que pour
foudroyer les esprits, il faut rallumer d'abord les rayons de l'esprit.

Voilà le vrai malheur de cet ordre, dans le système politique. Abusé par
la vision matérielle d'Hildebrand, il poursuit un idéal impossible. Il
s'agite éternellement, sans aboutir nulle part; malheureux au fond, n'en
doutez pas, sous ces prétendues conquêtes; car il s'inquiète plus qu'un
autre, et pourquoi? pour inspirer à la papauté une passion d'autorité,
qu'elle ne peut plus, qu'elle ne veut plus concevoir. Il se remue, il se
fatigue, et pourquoi? pour regagner un lambeau de ce fantôme de Grégoire
VII, qui chaque siècle, chaque année, se dérobe davantage et s'enfonce
un degré plus avant dans l'irrévocable passé.

Certes, c'est un grand mot que l'unité de l'Eglise et de l'Etat, du
spirituel et du temporel. J'admettrai, si l'on veut, facilement que la
séparation de l'une et de l'autre est un malheur en soi; seulement,
puisqu'il est arrivé au vu de toute la terre, et qu'on n'a pas su
l'empêcher, un plus grand mal serait de le nier. Quand tous les peuples
de la famille chrétienne reconnaissaient, au moyen âge, l'autorité d'un
même chef, ce put être une chose inestimable que l'intervention de cette
suprême autorité dans les affaires publiques. La dépendance des peuples
européens sous une même puissance spirituelle ne faisait que constater
leur égalité réciproque. Aujourd'hui que la moitié d'entre eux, en
repoussant ce joug, se sont donné pleine carrière, comprend-on quelle
serait la situation de ceux qui l'accepteraient pleinement comme par le
passé?

Après la rupture du seizième siècle, que l'on me cite un seul peuple
chez lequel l'intervention, même indirecte, du spirituel dans le
temporel, c'est-à-dire l'ultramontanisme, n'ait été une cause de ruine!
Depuis quand la France a-t-elle été tout ce qu'elle peut être? Depuis
Louis XIV, et la déclaration de 1682, qui marqua clairement
l'indépendance de l'Etat. Au contraire, qu'avez-vous fait des peuples
qui sont restés le plus fidèles à vos doctrines? Qu'avez-vous fait de
l'Italie? au nom de l'unité, vous l'avez partagée en pièces; elle ne
peut se réunir. Qu'avez-vous fait de l'Espagne, du Portugal, de
l'Amérique du sud? ces peuples ont suivi l'impulsion de la théocratie;
comment en sont-ils récompensés? par toutes les apparences de la mort.
Qu'avez-vous fait de la Pologne; elle aussi était restée fidèle, vous
l'avez livrée aux bras du schismatique.

D'autre part, les peuples qui sont aujourd'hui puissants, qui ont du
moins pour eux tous les signes de la bonne fortune, ceux qui aspirent à
de grandes entreprises, ceux qui s'éveillent, grandissent, l'Angleterre,
la Prusse, la Russie, les Etats-Unis, sont-ce là des ultramontains? à
vous entendre, c'est à peine si ce sont des chrétiens.

D'où vient un si étrange renversement? Pourquoi la soumission au
spirituel, emporte-t-elle partout la décadence et la ruine? pourquoi les
peuples qui se sont abandonnés à cette direction sont-ils tombés dans un
assoupissement irrémédiable? la nature de l'esprit n'est-elle pas de
réveiller, loin d'assoupir? Assurément. L'esprit ne doit-il pas
commander au corps? Oui, sans doute. La doctrine de l'ultramontanisme
est donc en soi philosophiquement, théoriquement vraie? Je la tiens en
effet pour légitime. Que peut-il y manquer, pour que la providence la
réfute d'une manière si frappante? Une seule condition, par exemple, si
tous les rapports étant renversés, l'esprit cessait de penser et
laissait cette tâche au corps; si l'on conservait le mot sans conserver
la réalité, si le spirituel s'était laissé déposséder de l'esprit, si,
par un bouleversement insigne, il y avait eu depuis trois siècles plus
de martyrs dans les révolutions politiques que dans les querelles
ecclésiastiques, plus d'enthousiasme chez les laïques que chez les
réguliers, plus de ferveur dans la philosophie que dans la controverse,
en un mot, plus d'âme dans le temporel que dans le spirituel. Il en
résulterait que les uns auraient gardé la lettre pendant que les autres
auraient conquis la chose; mais, pour mener le monde, il ne suffit pas
de dire du bout des lèvres: Seigneur, Seigneur; il faut encore que ces
paroles, pour renfermer la puissance, renferment la réalité,
l'inspiration et la vie.



VI^{E} LEÇON.

PHILOSOPHIE, DU JÉSUITISME DANS L'ORDRE TEMPOREL, CONCLUSION.

[14 juin.]


Nous avons vu la société de Jésus tour à tour en lutte avec l'individu
dans les _Exercices spirituels_ de Loyola, avec la société politique
dans l'ultramontanisme, avec les religions étrangères dans les missions;
il reste, pour achever l'examen de ses doctrines, à les voir aux prises
avec l'esprit humain, dans la philosophie, la science et la théologie.
Ce n'était rien d'envoyer au bout du monde de hardis messagers, de
gagner par surprise quelques peuplades à un évangile déguisé, de ruiner
la royauté par le peuple, le peuple par la royauté; ces projets à moitié
consommés et qui semblent si ambitieux, pâlissent tous devant la
résolution de refaire par la base, l'éducation du genre humain.

Les fondateurs de l'ordre ont parfaitement compris les instincts de leur
temps; ils naissent au milieu d'un mouvement d'innovation qui saisit
toutes les âmes; l'esprit de création, de découverte déborde partout; il
emporte, entraîne le monde. Dans cette sorte d'ivresse de la science, de
la poésie, de la philosophie, on se sentait précipité vers un avenir
inconnu. Comment arrêter, suspendre, glacer la pensée humaine au milieu
de cet élan? Il n'y avait pour cela qu'un seul moyen; c'est celui que
tentèrent les chefs de l'ordre de Jésus: se faire les représentants de
cette tendance, y obéir pour mieux l'arrêter, bâtir sur toute la terre,
des maisons à la science pour emprisonner l'essor de la science, donner
à l'esprit un mouvement apparent qui lui rende impossible tout mouvement
réel, le consumer dans une gymnastique incessante et sous de faux
semblants d'activité, caresser la curiosité, éteindre dans le principe
le génie de découverte, étouffer le savoir sous la poussière des livres,
en un mot faire tourner la pensée inquiète du seizième siècle dans une
roue d'Ixion, voilà quel fut, dès son origine, ce grand plan d'éducation
suivi avec tant de prudence et un art si consommé. Jamais on ne mit tant
de raison à conspirer contre la raison.

On a accusé la société de Jésus d'avoir persécuté Galilée. Elle a fait
mieux que cela en travaillant avec une habileté incomparable à rendre
impossible dans l'avenir le retour d'un autre Galilée, et en extirpant
de l'esprit humain la manie de l'invention. Elle a rencontré devant elle
cet éternel problème de l'alliance de la croyance et de la science, de
la religion et de la philosophie. Si, comme les mystiques du moyen âge,
elle se fût contentée de mépriser l'une et d'exalter l'autre, nul doute
que le siècle ne l'eût pas écoutée. Il faut lui rendre la justice
qu'elle a voulu au moins laisser subsister les deux termes; mais comment
a-t-elle résolu le problème de l'alliance? en faisant nominativement
briller la raison, en lui accordant toutes les chances de la vanité,
tous les dehors de la puissance, à la seule condition de lui en refuser
l'usage. De là, dans quelque lieu que la Société s'établisse, au milieu
des villes, comme au milieu des solitudes des grandes Indes ou de
l'Amérique, elle bâtit, en face l'un de l'autre, une église et un
collége; une maison pour la croyance, une maison pour la science.
N'est-ce pas la marque d'une impartialité souveraine? Tout ce qui
rappelle ou satisfait l'orgueil de la pensée humaine, manuscrits,
bibliothèques, instruments de physique, d'astronomie, est rassemblé dans
le fond des déserts. Vous diriez d'un temple dressé à la raison
humaine. Sans nous laisser arrêter par ces dehors, pénétrons au fond du
système; consultons l'esprit qui donne un sens à tout l'établissement.
La Société, dans des règles destinées à être secrètes, a dressé
elle-même la constitution de la science, sous le titre de _Ratio
studiorum_. L'une des premières injonctions que je rencontre est
celle-ci: «que personne, même dans les matières qui ne sont d'aucun
danger pour la piété, ne pose jamais une question nouvelle;» NEMO NOVAS
INTRODUCAT QUÆSTIONES... Quoi! lorsqu'il n'y a aucun danger, ni pour les
personnes, ni pour les choses, ni même pour les idées, s'emprisonner,
dès l'origine, dans un cercle de problèmes, ne jamais regarder au delà,
ne pas déduire d'une vérité conquise une vérité nouvelle! N'est-ce pas
là stériliser le bon denier de l'Evangile? n'importe. Les termes sont
précis; la menace qui les accompagne ne permet pas d'ambages. «Quant à
ceux qui sont d'un esprit trop libéral, il faut absolument les repousser
de l'enseignement[83].» Du moins, s'il est défendu d'attirer
l'intelligence vers des vérités nouvelles, sans doute il sera libre à
chacun de débattre les questions proposées, surtout si elles sont aussi
vieilles que le monde. Non, cela n'est pas permis; expliquons-nous. Je
vois de longues ordonnances sur la philosophie; je suis curieux de
savoir ce que peut être la philosophie du jésuitisme; je m'attache à
cette partie qui résume la pensée de toutes les autres; et que
trouvé-je? la confirmation éclatante et matérielle de tout ce que j'ai
dit jusqu'à ce jour. En effet, à ce mot de philosophie, vous vous
attendez à rencontrer les questions sérieuses et vitales de la destinée,
ou du moins cette sorte de liberté que le moyen âge a su concilier avec
la subtilité de la scolastique. Détrompez-vous; ce qui brille dans ce
programme, est ce qu'on ne peut y faire entrer; c'est l'habileté à
éloigner tous les grands sujets, pour ne maintenir que les petits.
Devineriez-vous jamais de qui, d'abord, il est défendu de parler dans la
philosophie du jésuitisme? Il faut premièrement ne s'occuper que le
moins possible de _Dieu_, et même n'en pas parler du tout: _Quæstiones
de Deo... prætereantur!_ «Que l'on ne permette pas de s'arrêter à l'idée
de l'Être plus de _trois ou_ de _quatre jours_» (et le cours de
philosophie est de trois ans)[84]. Quant à la pensée de substance, il
faut absolument n'en rien dire (_nihil dicant_)! surtout bien éviter de
traiter des principes[85]; et par-dessus tout, _s'abstenir_, tant ici
qu'ailleurs (_multò verò magis abstinendum_) de s'occuper en rien ni de
la cause première, ni de la liberté, ni de l'éternité de Dieu. _Qu'ils
ne disent rien, qu'ils ne fassent rien_[86], paroles sacramentelles qui
reviennent sans cesse, et forment tout l'esprit de cette méthode
philosophique; _qu'ils passent, sans examiner, non examinando_, c'est le
fond de la théorie.

Ainsi, encore une fois, mais d'une manière plus frappante qu'en aucune
autre matière, l'apparence à la place de la réalité, le masque au lieu
du personnage. Concevez-vous un moment ce que pouvait être cette
prétendue science de l'esprit, décapitée, dépossédée de l'idée de cause,
de substance, et même de Dieu, c'est-à-dire, de tout ce qui en fait la
grandeur? Ils montraient bien, d'ailleurs, quel état ils en faisaient,
par cette clause étrange de la règle: «Si quelqu'un est inepte dans la
philosophie, qu'il soit appelé à l'étude des cas de conscience[87];»
quoiqu'à véritablement parler, je ne sache, si dans ces mots il y a plus
de mépris pour la philosophie ou pour la morale théologique.

Du reste, voyez combien ils sont conformes à eux-mêmes; dès l'origine,
ils se sont défiés de l'esprit, de l'enthousiasme, de l'âme; par où ils
ont été conduits à se défier de ce qui est le principe et la source de
tout cela, je veux dire, de l'idée même de Dieu. Dans la crainte qu'ils
ont toujours eue de la grandeur réelle, ils devaient arriver à se faire
une science athée, une métaphysique athée, qui, ne participant en rien
de la vie, en eût néanmoins tous les simulacres. De là, après avoir
retranché le but de la science, cet appareil de discussions, de thèses,
de luttes intellectuelles, de combats de paroles, qui caractérisent
l'éducation dans l'ordre de Jésus. Plus ils avaient ôté le sérieux à la
pensée, plus ils conviaient les hommes à cette gymnastique, à cette
escrime intellectuelle, qui couvraient le néant de la discussion. Ce
n'étaient que spectacles, solennités[88], joutes d'académies, duels
spirituels. Comment croire que la pensée ne fût pour rien au milieu de
tant d'occupations littéraires, de rivalités artificielles, d'écrits
échangés? Ce fut là, le miracle de l'enseignement de la société de
Jésus: attacher l'homme à d'immenses travaux qui ne pouvaient rien
produire, l'amuser par la fumée, pour l'éloigner de la gloire, le rendre
immobile au moment même, où il était abusé par toutes les apparences
d'un mouvement littéraire et philosophique. Quand le génie satanique de
l'inertie aurait paru sur la terre, j'affirme qu'il n'aurait pas procédé
autrement.

Appliquez un instant cette méthode à un peuple en particulier, chez
lequel elle devienne dominante, à l'Italie, à l'Espagne, et mesurez les
résultats! Ces peuples, encore tout émus des hardiesses du seizième
siècle, n'eussent pas manqué de repousser la mort sous ses traits
naturels. Mais la mort qui se présente sous la forme de la discussion,
de la curiosité, de l'examen, comment la reconnaître? Aussi, en quelques
années, dans ces villes que l'art, la poésie, la politique avaient
remplies, Florence, Ferrare, Séville, Salamanque, Venise, les
générations nouvelles croient marcher sur les traces vivantes des
ancêtres, parce que sous la main des Jésuites, elles s'agitent, se
remuent, intriguent dans le vide. Si la métaphysique est sans Dieu, il
va sans dire que l'art est sans inspiration; ce n'est plus qu'un
exercice[89], un jeu poétique[90]. On s'imagine être encore du pays des
poëtes, et continuer la lignée, si l'on commente Ezéchiel avec Catulle,
et les _Exercices spirituels_ de Loyola avec Théocrite, si l'on compose,
pour la retraite spirituelle dans la maison d'épreuve, des églogues
imitées mot pour mot de celles de Virgile sur Thyrsis, Alexis et
Corydon, _assis seul au bord de la mer_; et ces œuvres monstrueuses,
dont la fadeur exhale une odeur de sépulcre blanchi, audacieusement
présentées pour le modèle de l'art nouveau, par la société de Jésus,
sont précisément celles qui la trahissent le plus.

Elle a cru que l'art n'étant que mensonge, elle pourrait en faire ce
qu'elle voudrait, et l'art a déconcerté tous ses calculs; elle s'est
élancée dès l'origine dans cette voie, à un excès de ridicule et de faux
goût que personne n'atteindra. Le christianisme commence dans la poésie
par le chant du _Te Deum_; le jésuitisme commence par l'églogue
officielle de saint Ignace et du père Le Fèvre, _cachés sous les
personnages_ de Daphnis et de Lycidas: _S. Ignatius et primus ejus
socius Petrus Faber, sub personâ Daphnidis et Lycidæ_. Or, ce n'est pas
là le poëme d'un particulier; c'est un genre propre à la société, celui
qu'elle propose elle même, comme une innovation, dans ses œuvres
collectives; sur quoi je ne puis m'empêcher de remarquer que le
jésuitisme a pu faire paraître son habileté en toute autre matière, et
prendre tous les autres masques; dès qu'il a voulu se servir de la
poésie, cette fille de l'inspiration et de la vérité s'est retournée
contre lui; elle a vengé, par le comble du ridicule, la philosophie, la
morale, la religion et le bon sens tout ensemble.

Faisons encore un pas pour en finir. De la philosophie élevons-nous pour
un instant à la théologie, je veux dire aux rapports du jésuitisme avec
le monde chrétien au seizième siècle. La question qui dominait la
révolution religieuse était une question de liberté. L'église se
partage. Entre la réforme et la papauté quelle est la situation que va
prendre le jésuitisme? Toute son existence dépend, à vrai dire, de ce
point unique; et là sa politique a passé de bien loin celle de
Machiavel. Il s'agit au fond, dans tout ce siècle, de se prononcer dans
chaque communion pour ou contre le libre arbitre. Pour qui, croyez-vous,
vont se décider ces hommes qui dans le fond du cœur ont juré la
servitude de l'esprit humain? Ils n'hésitent pas, ils se décident, dans
leurs doctrines, ouvertement, officiellement pour la liberté; ils
s'enveloppent, ils se parent de ce drapeau; ils sont, dans cette mêlée
du seizième siècle, on ne peut trop le repéter, les hommes du libre
arbitre, les partisans de l'indépendance métaphysique. Ils exagèrent si
bien, à plaisir, cette doctrine, que les ordres religieux qui ont
conservé la tradition vive du catholicisme, les dominicains, se
révoltent; l'inquisition menace; les papes, eux-mêmes, ne comprenant
rien à tant de profondeur, sont tout près de condamner; cependant soit
frayeur, soit instinct, ils sont retenus et laissent faire, jusqu'à ce
que l'événement explique une manœuvre dont ni la papauté, ni
l'inquisition, ni les anciens ordres n'avaient pu se rendre compte.

Voici quel était l'avantage d'un jour que s'était donné le jésuitisme,
tout à la fois sur la réformation et sur la papauté. En portant au
dernier degré la doctrine du libre arbitre, il complaisait aux instincts
d'indépendance des temps modernes. Quelle force n'avait-il pas contre
les protestants, lorsqu'il pouvait les convier à l'indépendance
intérieure, qu'il les invitait à briser le joug de la prédestination et
de la fatalité! C'était un argument tout puissant, contre les
protestants de France et d'Allemagne; ils se sentaient ressaisis par
l'instinct même qui les avait fait se détacher. Luther et Calvin avaient
nié le libre arbitre; les disciples de Loyola pénétrant par cette
brèche, reprenaient, regagnaient l'homme moderne, précisément par le
sentiment que les temps ont le plus développé chez lui. Avouez que le
chef-d'œuvre était d'asservir l'esprit humain au nom de la liberté.

En tout ceci, la politique religieuse du jésuitisme est absolument la
même que celle des premiers empereurs romains. De même qu'Auguste et
Tibère se font les représentants de tous les anciens droits de la
république pour les étouffer tous, les jésuites se font les
représentants des droits innés et métaphysiques de l'esprit humain, pour
le réduire au servage le plus absolu qui fut jamais. Ils ont, autant que
possible réalisé le vœu de cet empereur: Si le genre humain n'avait
qu'une tête! La différence est qu'au lieu de la trancher, ils se
contentent de l'asservir.

En effet, cette âme qu'ils viennent de faire rentrer dans l'indépendance
native, qu'en vont-ils faire? La rendre à l'Eglise. Sans doute. Mais à
laquelle? Est-ce à l'Eglise démocratique des premiers siècles? à
l'Eglise fondée sur la solennelle représentation des conciles? à
l'Eglise dont tout le quinzième siècle a demandé la réforme? Tout
dépend, en dernière analyse, de savoir quelle est la forme que veut
faire prédominer le jésuitisme dans la constitution du catholicisme. Il
y avait, au seizième siècle, trois tendances en Europe et trois manières
de terminer le débat: faire prédominer les conciles (ce qui était
développer l'élément démocratique), ou la papauté (ce qui poussait à
l'autocratie), ou enfin comme par le passé les tempérer mutuellement.
Quelle fut, au milieu de pareilles questions, la conduite et la
théologie de ces grands fauteurs du _droit inné de la liberté
humaine_[91]?

Leur doctrine dans les sessions de Trente et partout ailleurs, fut
d'extirper par la racine tout élément de liberté dans l'église, de
ravaler dans la poussière les conciles, ces grandes assemblées
représentatives de la chrétienté, de saper par la base le droit des
évêques, ces anciens élus du peuple, de ne rien laisser subsister
théologiquement que le pape, c'est-à-dire, comme s'exprime un illustre
prélat français du seizième siècle, de fonder non pas une monarchie,
mais tout ensemble une tyrannie temporelle et spirituelle.
Comprenez-vous, maintenant, le long détour qui étonnait l'inquisition
elle même? Ils saisissent l'homme moderne au nom de la liberté; ils le
plongent tout aussitôt, au nom du droit divin, dans une servitude
irrémédiable: car, dit leur orateur, leur général, Laynez, l'Eglise est
_née dans la servitude, destituée de toute liberté et de toute
juridiction_. Le pape seul est quelque chose, le reste n'est qu'une
ombre.

Par là, vous le voyez, s'effacent d'un trait de plume, cette tradition
de vie divine qui circulait dans tout le corps, cette transmission du
droit de la société des apôtres à la société chrétienne tout entière.
Au lieu de cette église gallicane reliée aux autres par une même
communauté de sainteté, de puissance, de liberté; au lieu de ce vaste
fondement qui rattachait les peuples à Dieu, dans une organisation
sublime; au lieu de tant d'assemblées provinciales, nationales,
générales, qui communiquaient leur vie au chef, et réciproquement
puisaient en lui une partie de leur vie, que reste-t-il en théorie dans
le catholicisme de la société de Jésus? Un vieillard élevé en tremblant
sur le pavois du Vatican; tout se retire en lui; tout s'absorbe en lui.
S'il défaille, tout s'écroule; s'il chancelle, tout s'égare; et après
cela, que devient cette Eglise de France si magnifiquement célébrée par
Bossuet? Un souffle suffit pour la dissiper.

C'est-à-dire, que malgré eux ils communiquent la mort à ce qu'ils
veulent éterniser; car, enfin, on ne fera croire à personne qu'il y ait
plus d'apparence de vie, lorsque la vitalité est renfermée dans un seul
membre, que lorsqu'elle est répandue dans tout l'univers chrétien.
Depuis quinze siècles, la chrétienté s'était soumise au joug spirituel
de l'église, image de la société des apôtres. Mais ce joug ne leur a pas
suffi; ils ont voulu courber le monde tout entier sous la main d'un seul
maître. Ici mes paroles sont trop faibles; j'emprunterai celles
d'autrui. Ils ont voulu (c'est l'accusation que leur jeta en face
l'Evêque de Paris, en plein concile de Trente) _faire de l'épouse de
Jésus-Christ une prostituée aux volontés d'un homme_. Et voilà aussi
pourquoi le monde chrétien ne leur pardonnera pas. On eût pu oublier,
avec le temps une franche guerre, ou encore des maximes d'une fausse
piété, des stratagèmes de détail. Mais, attirer tout d'un coup l'esprit
humain dans une embûche, l'appeler, le caresser au nom de l'indépendance
intérieure, du libre arbitre, et le précipiter, sans délai, dans
l'éternel servage, c'est là une entreprise qui soulève les plus simples.
Comme elle n'a pas pour but un pays particulier et qu'elle enveloppe
l'humanité tout entière, la réprobation n'est pas seulement dans un
peuple, mais dans tous; car, il faut bien un crime universel pour
expliquer un châtiment universel.

Ils ont tenté de surprendre la conscience du monde, et le monde leur a
répondu. Lorsqu'en 1606, ils furent chassés d'une ville essentiellement
catholique, de Venise, ce peuple le plus doux de la terre les accompagna
en foule au bord de la mer et leur jeta sur les flots ce cri d'adieu:
Allez! malheur à vous! _Ande in malora!_ Ce cri fut répété dans les deux
siècles suivants, en Bohême en 1618, à Naples et dans les Pays-Bas en
1622, dans l'Inde en 1623, en Russie en 1676, en Portugal en 1759, en
Espagne en 1767, en France en 1764, à Rome et sur toute la face de la
chrétienté, en 1773. De nos jours, si les hommes, Dieu merci, plus
patients, ne disent plus rien, il ne faudrait pas, cependant, réveiller
ni tenter ce grand écho, lorsque d'un bout de l'Europe à l'autre, les
choses crient encore comme sur la plage de Venise: Allez! malheur à
vous! _Ande in malora!_

Voilà les observations que j'avais à faire sur les maximes fondamentales
de l'ordre de Jésus; je me suis attaché aux principes, et j'ai montré
comment l'ordre y a été rigoureusement fidèle, dans les temps qui ont
suivi; comment il y a eu deux hommes dans la personne du fondateur, un
ermite et un politique; dualité de la piété et du machiavélisme qui à
l'origine a été reproduite en chaque chose, dans la théologie, par
Laynez et Bellarmin, dans le système d'éducation par le pieux François
Borgia et le rusé Aquaviva, dans les missions, par saint François Xavier
et par les apostats de la Chine, enfin, pour tout comprendre en un mot,
par le mélange de la dévotion de l'Espagne et de la politique de
l'Italie.

Nous avons combattu le jésuitisme dans l'ordre spirituel. Cela ne suffit
pas; veillons encore, les uns et les autres, à ce qu'il ne pénètre pas
dans l'ordre temporel.

C'est un grand mal assurément qu'il soit entré dans l'église; tout
serait perdu s'il s'insinuait dans les mœurs et dans l'Etat; car vous
savez bien que la politique, la philosophie, l'art, la science, les
lettres, ont aussi bien que la religion un jésuitisme qui leur est
propre. Partout il consiste à donner aux apparences les signes de la
réalité. Que deviendrait un peuple en général, si, dans la politique, il
possédait toutes les apparences du mouvement et de la liberté: rouages
ingénieux, assemblées, discussions, chocs de doctrines, de paroles,
changement de noms, et si par hasard, au milieu de tout ce bruit
extérieur, il tournait perpétuellement dans le même cercle? N'y
aurait-il pas à craindre que tant de dehors et de semblants de vie ne
l'accoutumassent peu à peu à se passer du fond des choses?

Que deviendrait une philosophie qui voudrait, à tout prix, exalter sa
propre orthodoxie? N'y aurait-il pas à craindre, que sans atteindre la
rigueur de la théologie, elle ne perdît le dieu intérieur? que
deviendrait l'art, si, pour remplacer le mouvement ingénu du cœur, il
voulait faire illusion par le mouvement et le fracas des mots? Que
seraient, toutes ces choses, si ce n'est l'esprit du jésuitisme,
transporté dans l'ordre temporel?

Je ne dis pas que ces choses soient consommées; je dis qu'elles menacent
le monde. Et pour y obvier où est le moyen? Il est en vous, en vous qui
possédez la vie sans le calcul; conservez-la dans sa source première,
puisqu'elle vous a été donnée, non pour vous, mais pour rajeunir et
renouveler le monde. Je sais bien que l'on met aujourd'hui en suspicion
toutes les idées; cependant, ne glacez pas d'avance votre vie par trop
de soupçons; et ne croyez pas que, dans notre pays, il n'existe plus
d'hommes de cœur décidés à aller dans leur conduite jusqu'où va leur
pensée. Le moyen le plus sûr de lutter contre le jésuitisme sous toutes
ses formes, voulez-vous que je vous le dise? ce n'est pas, de ma part,
de discourir dans une chaire; tout le monde peut le faire et beaucoup
mieux que moi; ce n'est pas, de votre côté, de m'écouter avec
bienveillance. Non, les paroles ne suffisent plus, au milieu des
stratagèmes du monde qui nous enveloppe. Il faut encore la vie; il faut,
avant de nous séparer, jurer ici, les uns pour les autres, solidairement
et publiquement, d'établir notre vie sur les maximes les plus opposées à
celles que j'ai décrites, c'est-à-dire de persévérer jusqu'au bout, et
en toutes choses, dans la sincérité, la vérité, la liberté. En d'autres
termes, c'est promettre de rester fidèle au génie de la France, qui est
tout ensemble mouvement, force, élan, loyauté, puisque c'est à ces
signes que l'étranger vous reconnaît pour Français. Si, pour ma part, je
manque à ce serment, que chacun de vous me le rappelle, partout où il me
rencontrera!

Mais, s'écrie-t-on, vous qui parlez de sincérité, vous pensez
secrètement que le christianisme est fini, et vous n'en dites rien.
Annoncez au moins, au milieu de la confusion des croyances de nos temps,
par quelle secte vous prétendez le remplacer.

Je n'ai point exagéré mon orthodoxie, je ne veux pas non plus exagérer
l'esprit de sectaire que l'on veut bien m'attribuer. Puisqu'on nous le
demande, nous le dirons bien haut. Nous sommes de la communion de
Descartes, de Turenne, de Latour d'Auvergne, de Napoléon; nous ne sommes
pas de la religion de Louis XI, de Catherine de Médicis, du père
Letellier, ni de celle de M. de Maistre, ni même de celle de M. de
Talleyrand.

D'ailleurs, je suis si loin de croire que le christianisme est à bout,
que je suis, au contraire, persuadé que l'application de son esprit ne
fait que commencer dans le monde civil et politique. Au point de vue
purement humain, une révélation ne s'arrête que lorsqu'elle a fait
passer son âme entière dans les institutions vivantes des peuples. Sur
ce principe, le mosaïsme fait place à la parole nouvelle, quand après
avoir pénétré partout dans la société des Hébreux, il l'a moulée à son
image. La même chose est vraie du polythéïsme; sa dernière heure arrive,
aussitôt qu'il achève d'investir de son esprit l'antiquité grecque et
romaine.

Cela posé, jetez les yeux, non sur les pharisiens du christianisme, mais
sur la pensée de l'Evangile. Qui prétendra que cette parole s'est tout
entière incarnée dans le monde, qu'elle n'est plus capable d'aucune
transformation, d'aucune réalisation nouvelle, que cette source est
tarie, pour avoir abreuvé trop de peuples et d'états? Je regarde le
monde, et le vois possédé encore à demi par la loi païenne. L'égalité,
la fraternité, la solidarité annoncée, où sont-elles? dans les lois
écrites, peut-être; mais dans la vie, dans les cœurs, où les
trouvez-vous?

L'humanité chrétienne s'est modelée, je le veux bien, sur la vie de
Jésus-Christ. Je retrouverai, j'y consens, à travers les dix-huit
siècles écoulés l'humanité moderne, pleurant et gémissant dans la crèche
nue du moyen âge; je retrouverai encore, au milieu de tant de discordes
de l'intelligence, les luttes des scribes et des pharisiens, et sous
tant de douleurs poignantes et nationales, l'imitation du calice,
l'hysope aux lèvres des peuples flagellés. Mais, est-ce là tout
l'Evangile? et la société des frères rassemblés dans un même esprit? et
l'union, la concorde, la paix entre tous les hommes de bonne volonté,
l'aurore de la transfiguration après la nuit du sépulcre? et le Christ
triomphant sur le trône des tribus; n'est-ce pas là aussi une partie du
Nouveau Testament? Faut-il d'avance renoncer à l'unité, au triomphe
comme à une fausse promesse? Ne faut-il recueillir de l'Evangile, que le
glaive et le fiel? Qui oserait le dire, quoique assez de personnes le
pensent?

Préparer les âmes à cette unité, à cette solidarité promise est le
véritable esprit de l'Education de l'homme moderne. La société de Jésus,
dans son système appliqué au genre humain, n'avait pu méconnaître
entièrement cette fin, et c'est de quoi je la loue hautement. Le malheur
est que pour conduire le monde à l'unité sociale, elle commençait, comme
toujours, par détruire la vie, en abolissant, dans les âmes, la famille,
la patrie, l'humanité. A peine si vous trouvez ces trois mots prononcés,
dans ses constitutions et ses règles, même pour les laïques. Tout
s'agite entre l'Ordre et la papauté. Cependant, j'avoue que cette
éducation abstraite, brisant chacun des liens sociaux, donnait une
certaine indépendance négative, qui explique assez bien le genre
d'attrait qu'on y trouvait. On échappait à l'action alors sévère du
foyer paternel, à celle de l'Etat, du monde; tout allait bien, dès qu'on
avait satisfait à l'Institut. Ce qui sortait de cette éducation n'était
à proprement parler ni un enfant, ni un citoyen, ni un homme; c'était un
jésuite en robe courte.

Pour moi, je ne comprends l'éducation réelle, que si, loin de détruire
ces trois foyers de vie, famille, patrie, humanité, on les y fait tous
concourir pour quelque chose, selon leur mesure naturelle; si l'enfant
s'élève, par ces degrés, dans la plénitude de la vie, si la famille lui
communique d'abord et lentement ses souvenirs, sa tradition qui
s'approfondit dans le cœur de la mère; s'il étend cette première
flamme, au pays, à la France, qui devient pour lui une mère plus
sérieuse; si l'Etat, en le prenant dans ses bras, en fait un citoyen
capable, sur un signe, de courir au drapeau; si, développant encore cet
amour tout vivant, il finit par embrasser l'humanité et les siècles
passés dans une étreinte religieuse; si à chacun de ces degrés, il sent
la main du Dieu qui le prend et réchauffe sa jeune âme. Voilà un chemin
vers l'unité, qui n'est pas une abstraction, mais où chaque pas se
marque par la réalité et le battement du cœur. Ce n'est pas une
formule; c'est la vie elle-même.

Le plus grand plaisir que nous pourrions faire à nos adversaires serait,
en nous opposant au pharisaïsme chrétien, de nous rejeter dans le
scepticisme absolu. Ni le jésuitisme, ni le voltairianisme. Cherchons
ailleurs l'étoile de la France.

J'ai commencé ce[92] cours l'hiver dernier, en prémunissant ceux qui
m'entendaient contre le sommeil de l'esprit, au sein des jouissances
matérielles. Je dois finir par un avertissement semblable. C'est sur
vous que peut se mesurer l'avenir de la France. Songez bien qu'elle sera
un jour ce que vous êtes au fond du cœur en ce moment. Vous qui allez
vous séparer pour vous élancer dans différentes carrières publiques ou
privées, vous qui serez demain des orateurs, des écrivains, des
magistrats, que sais-je, vous à qui je parle peut-être pour la dernière
fois, si jamais il m'est arrivé de réveiller en vous un instinct, une
pensée d'avenir, ne les considérez pas, plus tard, comme un rêve, une
illusion de jeunesse qu'il est bon de renier, sitôt qu'on pourrait
l'appliquer, c'est-à-dire, sitôt que l'intérêt s'en mêle. Ne reniez pas,
à votre tour, vos propres espérances. Ne démentez pas vos pensées les
meilleures, celles qui sont nées en vous, sous l'œil de Dieu, quand,
éloignés des convoitises du monde, ignorés, pauvres peut-être, vous
demeuriez seuls en présence du ciel et de la terre. Bâtissez d'avance
autour de vous un mur que la corruption ne puisse surmonter; car la
corruption vous attend, au sortir de cette enceinte.

Surtout veillez! Pour peu que les âmes s'endorment dans l'indifférence,
il y a de tous côtés, vous l'avez vu, des messagers de morts qui
arrivent et se glissent par des voies souterraines. Certes, pour se
reposer, il ne suffit pas d'avoir travaillé trois jours, même sous un
soleil de juillet; il faut combattre encore, non pas sur la place
publique, mais dans le fond de l'âme, partout où le sort vous placera;
il faut combattre par le cœur, par la pensée pour relever et
développer la victoire.

Qu'ajouterai-je encore! Une chose que je crois bien sérieuse: dans ces
écoles si diverses, si multipliées, vous êtes les favorisés de la
science comme ceux de la fortune. Tout vous est ouvert, tout vous
sourit. Entre tant d'objets présentés à la curiosité humaine, vous
pouvez choisir celui auquel vous pousse votre vocation intérieure. Vous
avez, si vous le voulez, toutes les joies comme aussi tous les avantages
de l'intelligence. Mais, pendant que vous jouissez ainsi de vous-même
tout entier, semant chaque jour généreusement dans votre pensée un germe
qui doit grandir, combien d'esprits jeunes aussi, altérés aussi de la
soif de tout connaître, sont contraints par la mauvaise fortune de se
dévorer en secret et souvent de s'éteindre dans l'abstinence de
l'intelligence, comme dans l'abstinence du corps! Un mot peut-être eût
suffi pour leur révéler leur vocation; mais ce mot ils ne l'entendront
pas. Combien voudraient venir partager avec vous le pain de la science!
mais ils ne le peuvent. Ardents, comme vous, pour le bien, ils ont assez
à faire de gagner le pain de chaque jour; et ce n'est pas là le plus
petit nombre, c'est le plus grand.

Si cela est vrai, je dis, que, dans quelque voie que le sort vous jette,
vous êtes les hommes de ces hommes, que vous devez faire tourner à leur
profit, à leur honneur, à l'accroissement de leur situation, de leur
dignité, ce que vous avez acquis de lumière sous une meilleure étoile;
je dis que vous appartenez à la foule de ces frères inconnus, que vous
contractez ici, envers eux, une obligation d'honneur qui est de
représenter partout, de défendre partout leurs droits, leur existence
morale, de leur frayer, autant que possible, le chemin de l'intelligence
et de l'avenir qui s'est ouvert devant vous, sans même que vous ayez eu
besoin de frapper à la porte.

Partagez donc, multipliez donc le pain de l'âme; c'est une obligation
pour la science aussi bien que pour la religion; car, il est certain
qu'il y a une science religieuse, et une autre qui ne l'est pas. La
première distribue, comme l'Evangile, et répand au loin ce qu'elle
possède; la seconde fait le contraire de l'Evangile. Elle craint de
prodiguer, de disperser ses priviléges, de communiquer le droit, la vie,
la puissance à un trop grand nombre. Elle élève les orgueilleux, elle
abaisse les humbles. Elle enrichit les riches, elle appauvrit les
pauvres. C'est la science impie, et celle dont nous ne voulons pas.

Un mot encore, et j'ai fini. Cette lutte qui peut-être ne fait que
commencer a été bonne pour tous; et je remercie le ciel de m'avoir donné
l'occasion d'y paraître pour quelque chose; elle peut servir
d'instruction à ceux qui sont en mesure d'en profiter. On croyait que
les âmes étaient divisées, attiédies, et que le moment était venu de
tout entreprendre. Il n'a fallu qu'un danger évident; l'étincelle a
jailli, tous se sont réunis en un seul homme. Ce qui arrive ici dans
cette question, arriverait, s'il était besoin demain dans toute la
France, pour toute question, où le péril serait manifeste. Que l'on ne
remue donc pas trop ce que l'on appelle nos cendres. Il y a sous ces
cendres un feu sacré qui couve encore.



APPENDICE.


I

Je reproduis ici un morceau que je publiai l'année dernière. Je posais
la question dans les termes où elle est établie aujourd'hui par la
Critique. Il va sans dire que l'injure fut la seule réponse.


UN MOT SUR LA POLÉMIQUE RELIGIEUSE.

[15 avril 1842.]

Ceux qui spéculent si bruyamment aujourd'hui sur des croyances
respectables avaient pris un autre ton depuis plusieurs années; la
polémique avait cédé à la poésie; l'ancienne controverse s'était changée
en élégie. Ce n'étaient partout, dans cette théologie amoureuse, que
cathédrales, ogives parfumées, petits vers demi-profanes, demi-sacrés,
qui s'insinuaient en murmurant au cœur des plus rebelles; art
mystique, qui pour plus de tolérance sanctifiait les sens; légions
d'anges tombés, relevés, qui toujours étaient là pour couvrir de leurs
ailes indulgentes l'hérésie ou le péché. Le démon lui-même, toujours
pleurant, rimait des vers mélancoliques, depuis qu'il avait pris la peau
de l'agneau. Dans ce changement, il n'est pas de voltairien qui ne se
fût senti gagné et appelé; c'était non pas une trêve, mais une paix
profonde. Tant de douceur, tant d'amour, une piété si compatissante! où
est l'âme qui n'en eût pas été touchée? Les temps des prophètes étaient
arrivés. Le loup dormait avec la brebis, c'est-à-dire, la philosophie
avec l'orthodoxie; les incrédules répétaient sur leur lyre les cantiques
spirituels des croyants, et les croyants purifiaient par la rime le
doute des incrédules. Que ces temps étaient beaux, mais qu'ils ont passé
vite! C'est au milieu de ce paradis terrestre, que tout à coup ces voix
emmiellées se sont remplies de fiel! Comment, en un instant, odes,
dithyrambes, élégies indulgentes, art plaintif, ont-ils fait place à la
prosaïque délation? En ce temps-là, on a vu les mandements se changer en
pamphlets; les évêques se sont faits journalistes; les anges tombés ont
écrit des brochures; ils ont embouché la trompette infernale dans le
nuage d'un feuilleton, et, par excès de malheur, ils ont cité à faux, en
sorte que les cieux de l'art catholique se sont voilés, et que
l'Université de France, but innocent de cet orage, a été émue jusqu'au
plus profond de ses entrailles.

Pour parler sérieusement, que l'on ne dise pas que le catholicisme est
ainsi revenu à sa pente naturelle, que son tempérament est d'être
intolérant, provocateur, délateur, que c'est là son génie, qu'il faut
qu'il y reste fidèle, ou qu'il cesse d'être. Dans la partie de l'Europe
où le droit d'examen en matière religieuse est passé profondément dans
les mœurs et dans les institutions, le catholicisme a très-bien su se
plier ou se réduire aux conditions que le temps et les choses lui ont
faites. Là, il partage son église avec les hérétiques; il célèbre la
messe dans le même temple où le protestantisme réunit ses fidèles; la
même chaire retentit tour à tour de la parole de Luther et des doctrines
de Rome. Souvent même j'ai vu le prêtre catholique et le prêtre
protestant, réunis dans la même cérémonie religieuse, donner ainsi
l'exemple le plus frappant d'une tolérance mutuelle. Là, le catholicisme
n'affecte pas de grincer des dents à tout propos; il n'abuse pas de ses
foudres; il sait que le temps de la discussion est arrivé pour lui, que
la menace, la violence, l'anathème, ne lui rendront aucune des choses
qu'il a perdues. Cette nouvelle situation, il l'accepte; il ne déclame
pas, il étudie; il ne foudroie pas ses adversaires, il prend la peine de
les réfuter; il ne lève pas la bannière de l'injure et de la calomnie;
mais il suit pas à pas ses antagonistes dans tous les détours de la
science. A une érudition sceptique, il répond, sans violence, par une
érudition orthodoxe; et, dans la situation la plus difficile où un
clergé soit placé, il pense que la première chose à faire pour regagner
les esprits est de consentir loyalement à la lutte.

Pourquoi les conditions que le protestantisme a faites au catholicisme
dans l'Europe du Nord, la philosophie et l'esprit d'examen ne les lui
imposeraient-ils pas en France? Il ne faut pas lui laisser perdre un
moment de vue qu'il a cessé d'être une religion d'état; qu'après avoir
été rejeté de la France révolutionnaire, c'est à lui de la reconquérir,
s'il le peut, par la force des doctrines, par l'autorité de la pensée,
et qu'il doit mettre dans un oubli profond l'habitude de commander et de
régner sans contrôle. Par malheur, lorsqu'il admet la discussion, il
semble qu'il ignore où la question est posée; à entendre ses
déclamations sur Locke et l'éclectisme, on dirait qu'il ne sait pas même
où le danger le menace, et sur quel point le combat est désormais
engagé. La question est posée cependant par la théologie moderne avec
une précision à laquelle il est impossible d'échapper. Il ne s'agit pas
des vagues théorèmes de la philosophie écossaise; oh! que le terrain est
bien autrement brûlant, et qu'ils seraient peu avancés lorsqu'on leur
accorderait tout ce qu'ils demandent avec une ingénuité véritablement
effrayante! Puisqu'ils en détournent la tête, il faut donc les ramener
au point vital de toute la question. Depuis cinquante ans, voilà
l'Allemagne occupée tout entière à un sérieux examen de l'authenticité
des livres saints du christianisme. Ces hommes, de diverses opinions,
d'une science profonde et incontestable, ont étudié la lettre et
l'esprit des Écritures avec une patience que rien n'a pu lasser. De cet
examen est résulté un doute méthodique sur chacune des pages de la
Bible. Est-il vrai que le Pentateuque est l'œuvre, non de Moïse, mais
de la tradition des lévites, que le livre de Job, la fin d'Isaïe, et,
pour tout résumer, la plus grande partie de l'Ancien et du
Nouveau-Testament sont apocryphes? Cela est-il vrai? voilà toute la
question, qui est aujourd'hui flagrante, et c'est celle dont vous ne
parlez pas. Si, au siècle de Louis XIV, pareils problèmes eussent été
posés, non pas isolément, obscurément, mais avec l'éclat qu'ils
empruntent des universités du Nord, j'imagine que les prélats français
ne se seraient pas amusés à combattre quelques vagues systèmes, mais
qu'ils se seraient aussitôt attachés de toutes leurs forces au point qui
met en péril les fondements même de la croyance. Car enfin, dans ce
combat où nous sommes spectateurs, nous voyons bien les adversaires de
l'orthodoxie qui marchent sans jamais s'arrêter, profitant de chaque
ruine pour en consommer une autre: nous ne voyons pas ceux qui les
combattent. Ou plutôt, les défenseurs de la foi, abandonnant le lieu du
péril, feignent de triompher subtilement de quelques fantômes sans vie,
en même temps qu'ils désertent le sanctuaire où l'ennemi fait irruption.
Mais nous ne cesserons de les ramener au cercle brûlant que la science a
tracé autour d'eux. C'est là, c'est là qu'est le péril, non pas dans les
doutes timides que se permet, par intervalles, l'Université de France.
Depuis que la science et le scepticisme d'un de Wette, d'un Gésénius,
d'un Ewald, d'un Bohlen, ont porté le bouleversement dans la tradition
canonique, qu'avez-vous fait pour relever ce qu'ils ont renversé? Depuis
que les catholiques, les croyants du Nord, sont aux prises avec ce
scepticisme qui menace de détruire l'arbre par la racine, quel secours
leur avez-vous porté? Vous n'avez pas même entendu leurs cris de
détresse! Où sont les avertissements, les apologies savantes de nos
Bossuet, de nos Fénelon, contre les Jurieu et les Spinosa de nos jours?
Où est la réfutation des recherches et des conclusions d'un Gésénius sur
Isaïe, d'un Ewald sur les Psaumes, d'un Bohlen sur la Genèse, d'un de
Wette sur le corps entier des Ecritures? Ce sont là, d'une part, des
œuvres véritablement hostiles, puisqu'elles ne laissent rien
subsister de l'autorité catholique, et de l'autre, de savants auteurs
qui semblent parler sans nulle autre préoccupation que le désir sincère
de la vérité; il ne suffit pas de les maudire, il faut les contredire
avec une patience égale à celle dont ils ne se sont pas départis.
Assurément il est plus facile de s'adresser, comme vous le faites, à une
vaine abstraction, poursuivant et terrassant les imaginations que vous
vous créez pour cela; mais ce détour ne peut satisfaire personne; car
l'ennemi ne se déguise pas, il ne recule pas: au contraire, il vous
provoque depuis longtemps. Il est debout, il parle officiellement dans
les chaires et les universités du Nord; et, pour nous, simples laïques,
que pouvons-nous faire, sinon vous presser de répliquer enfin à tous ces
savants hommes qui ne vous attaquent pas sous un masque, qui ne vous
harcèlent pas, ne vous provoquent pas en fuyant, mais qui publiquement
prétendent vous ruiner à visage découvert? Répondez donc sans tarder,
il le faut; répondez sans tergiverser, mais aussi sans calomnier
personne, et, ne vous servant que des armes loyales de la science et de
l'intelligence, revenez au plus tôt là où est le péril; quittez les
ombres sur lesquelles le triomphe est aisé. Entre vos adversaires qui,
tranquillement, chaque jour, vous arrachent des mains une page des
Ecritures, et vous qui gardez le silence ou parlez d'autre chose, que
pouvez-vous demander de nous, sinon que nous consentions à suspendre
notre jugement aussi longtemps que vous suspendrez votre réponse? Avant
de songer à attaquer, songez donc à vous défendre, puisque, encore une
fois, la philosophie, la philologie, la théologie du Nord, se vantent, à
la face du ciel, de vous avoir enlevé les fondements de votre autorité,
en détruisant, sous vos yeux, l'autorité de l'Écriture, sans que vous
paraissiez seulement vous apercevoir de ce qui vous manque! Êtes-vous
décidés à laisser effacer sous vos yeux, et sans rien dire, jusqu'à la
dernière page des livres révélés? Certes, ce serait là le spectacle le
plus inouï dont on eût entendu parler, que de vous voir triompher quand
il faudrait gémir! Vous parlez de Voltaire, de Locke, de Reid; mais ils
sont morts: ce sont les vivants qui vous assiégent, et ce sont eux dont
vous ne vous inquiétez pas! Et c'est le moment que vous choisissez pour
vous enorgueillir de la victoire! et vous parlez, vous agissez comme si
rien ne s'était passé! Avouez que c'est là un triomphe effrayant, et
que, si vous avez des ennemis, ils doivent désirer qu'il ne finisse pas.

D'où est venue cette illusion? d'une situation fausse pour tout le
monde. Les concessions trompeuses que se sont faites mutuellement la
croyance et la science, n'ont servi qu'à les altérer l'une et l'autre.
L'orthodoxie, qui a voulu pendant quelque temps s'identifier avec la
philosophie, en a pris les formes et le manteau. De son côté, la
philosophie s'est vantée d'être orthodoxe; déguisant ses doctrines, elle
a souvent affecté le langage de l'église; après l'avoir bouleversée au
siècle dernier, elle a prétendu, dans celui-ci, la réparer sans la
changer. Dans cette confusion des rôles, que de pensées, que d'esprits
ont été faussés! et, pour résultat, quelle stérilité! Enchaînée par
cette fausse trêve, la tradition, transformée, altérée, méconnaissable,
avait perdu son propre génie. La langue même se ressentait de ce chaos.
On ne parlait plus de _l'église_, mais de _l'école_ catholique. D'autre
part, que devenait la philosophie sous son masque de chaque jour?
Obligée de détourner le sens de chacune de ses pensées, se ménageant
toujours une double issue, l'une vers le monde et l'autre vers
l'église, parlant à double entente, elle retournait à grands pas vers la
scolastique, dont elle avait déjà pris soin d'exalter par avance les
services et le génie. A petit bruit, sans scandale, on marchait en
France à la ruine de la religion par la philosophie, et de la
philosophie par la religion, ou plutôt au néant, puisque le véritable
néant, c'est d'habiter le mensonge; c'est, pour le croyant, de déguiser
sa croyance sous l'apparence du système; c'est, pour le philosophe, de
déguiser sa philosophie sous les insignes de ceux qui la combattent.

Les attaques violentes, injustes, quelquefois calomnieuses, qui viennent
de retentir sur tous les tons, peuvent donc avoir le grand avantage de
replacer chacun dans sa condition naturelle. Il faut même, jusqu'à un
certain point, féliciter l'église de s'être lassée la première de la
trêve menteuse que l'on avait achetée si chèrement de part et d'autre;
et nous ne songerons pas à nous plaindre, si tout cet éclat peut ramener
sur le terrain de la vérité les sectes religieuses et les sectes
philosophiques, qui semblaient, d'un commun accord, vouloir également
s'y soustraire.

Tout serait, en effet, perdu, si la même indifférence qui se glisse peu
à peu dans la vie civile, si les mêmes transactions, les mêmes
accommodements, les mêmes déguisements où s'use la société politique,
pénétraient jusque dans les plus hautes régions de l'intelligence, dans
le domaine des croyances et des idées; si là aussi le faux et le vrai
avaient les mêmes couleurs, si l'on passait indifféremment de l'un à
l'autre, de la gauche à la droite, de la droite à la gauche; si, au
moyen d'une sorte d'idiome parlementaire, on pouvait flatter, caresser
tout ensemble le mensonge et la vérité, le bien et le mal, le ciel et
l'enfer, réduisant à la fois la croyance et la science à une pure
fiction, que l'on admet aujourd'hui, que l'on rejette demain, et
renversant ainsi le mot de Pascal: _Mensonge en deçà des Pyrénées,
mensonge au delà, vérité nulle part!_ Plutôt que d'assister à un pareil
dénouement, nous aimons mieux encore voir se réveiller contre nous et
nos amis la colère et l'anathème des tièdes.

A-t-on bien songé, cependant, à quoi l'on s'engage, quand on parle d'un
enseignement strictement catholique? Celui-là mériterait ce nom qui
déduirait de la seule tradition ecclésiastique le fondement de toutes
les connaissances, et détournerait, de gré ou de force, le sens de tous
les faits, pour les rapporter à un système conçu, adopté d'avance, les
yeux fermés, sans discussion, sans examen, sans observations. Après
cela, un seul moment de liberté, d'impartialité pour la raison humaine,
et tout cet échafaudage d'orthodoxie disparaît sans retour; il ne reste
qu'une opinion monstrueuse qui, affectant tout ensemble l'autorité de
l'église et celle de la science, compromet la première en parodiant la
seconde. Imagine qui le voudra une géologie, une physique ou une chimie
sur le fondement de la légende dorée.

Dans le fond, la vieille querelle du clergé et de l'Université n'est
rien autre chose que celle qui partage l'esprit humain. Le clergé, dans
cette lutte, représente la croyance; l'Université, la science; et il
faut que chacune de ces voies soit suivie jusqu'au bout, sans entraves.
C'est même en se développant librement, chacune dans son domaine, que
ces deux puissances peuvent un jour se rapprocher et s'unir, tandis
qu'en prétendant soumettre l'une à l'autre par la seule autorité du plus
fort ou du plus grand nombre, on ne fait rien en réalité que détruire
l'une ou l'autre. Que serait aujourd'hui la science, si, dans la
physique, elle n'eût osé, par l'astronomie de Galilée, contredire
l'astronomie de Josué, et dans la philosophie, par le doute méthodique
de Descartes, suspendre l'autorité de l'Eglise?

Cette liberté, qui d'abord a été le principe de la science, est devenue
le principe de la société civile et politique, de telle sorte que
l'Etat ne peut plus même professer officiellement dans ses chaires
l'intolérance, ni le dogme: _hors de l'Église point de salut_; car ce
serait professer le contraire de son dogme politique, suivant lequel
catholiques, luthériens, calvinistes, sont également appelés et élus
sans distinction de croyance. D'où il suit que l'enseignement qui
mentirait à la loi serait celui qui, au nom d'une église quelconque,
voudrait condamner, anathématiser, proscrire moralement toutes les
autres; la doctrine schismatique serait aujourd'hui celle qui, au lieu
de chercher dans chacune des croyances établies et reconnues la part de
vérité et de grandeur qui y est renfermée, prétendrait les immoler à une
seule. Voilà l'enseignement qui se mettrait véritablement en
contradiction, non pas seulement avec l'esprit de ce siècle, mais avec
la loi fondamentale de la France. En supposant qu'on lui abandonnât pour
un moment le champ sans discussion, on voit assez que la lutte ne serait
plus entre des opinions, mais entre la loi constitutive de ce pays, d'un
côté, et les sectaires de l'autre. Malgré la clémence de l'opinion, nous
conseillons à ces derniers de ne pas recommencer, en la harcelant, un
jeu qui leur a déjà couté cher. Ce ne serait pas toujours le combat de
la mouche et du lion.


II

Voici les paroles auxquelles je fais allusion, page 271. Au moment où
elles furent prononcées, il était aisé de voir ce qui se préparait.


DU SOMMEIL DE L'ESPRIT.

[21 décembre 1842.]

Bien que l'on m'assure que dans les choses humaines la leçon de la
veille ne doit jamais servir au lendemain, je vous dirai, comme le
résultat de l'enseignement qui ressort de ce spectacle du Midi:
Préservez-vous, défendez-vous, gardez-vous du sommeil de l'esprit; il
est trompeur; il pénètre par toutes les voies, cent fois plus difficile
à rompre que le sommeil du corps. Ne croyez pas (car c'est là une des
idées par lesquelles il commence à s'insinuer), ne croyez pas, avec
votre siècle, que l'or peut tout, fait tout, est tout. Qui donc a
possédé plus d'or que l'Espagne, et qui aujourd'hui a les mains plus
vides que l'Espagne? Ne reniez pas, au nom de la tradition, la liberté
de discussion, l'indépendance sainte de l'esprit humain. Qui donc les a
reniées plus que l'Espagne, et qui est aujourd'hui plus durement châtié
que l'Espagne dans la famille chrétienne? Vous qui entrez dans la vie,
ne dites pas que vous êtes déjà lassés sans avoir couru, que vous
respirez dans votre époque un air qui empêche les grandes pensées de
naître, les courageux sacrifices de se consommer, les vocations
désintéressées de se prononcer, les hardies entreprises de s'accomplir;
qu'un souffle a passé sur votre tête, qu'il a glacé par hasard dans
votre cœur le germe de l'avenir, que vous ne pouvez résister seuls à
l'influence d'une société matérialiste, et qu'enfin ce n'est pas votre
faute si, jeunes, vous souffrez déjà du désabusement et de l'expérience
de l'âge mûr. Ne dites pas cela, car c'est le conseil le plus insidieux
du sommeil de l'esprit. Par quel étrange miracle vous trouveriez-vous
fatigués du travail d'autrui? Pendant que vos pères couraient sans
relâche d'un bout à l'autre sur tous les champs de bataille de l'Europe,
où étiez-vous? que faisiez-vous? Vous reposiez tranquillement dans le
berceau; éveillez-vous maintenant aux combats de l'intelligence, pour ne
plus vous endormir que dans la mort! Le monde est nouveau aux hommes
nouveaux, et c'est un bonheur que beaucoup de gens vous envient
d'appartenir à un pays qui, suivant les instincts que feront prévaloir
les générations les plus jeunes, peut encore opter entre le commencement
du déclin ou la continuation des jours de gloire.



TABLE


LEÇONS DE M. MICHELET.

INTRODUCTION. I. Le jésuitisme, l'esprit de la police mis dans
la religion                                                            1

Le prêtre et le jésuite                                                3

Qu'est-ce que les jésuites? la contre-révolution                       9

Comment ils ont gagné les mères, les filles; des jésuitesses          11

Tentatives des jésuites pour gagner les écoles                        15

II. Mon enseignement; son caractère spiritualiste                     17

Comment il a été troublé, et ce qu'il sera désormais                  25

Ire Leçon. MACHINISME MODERNE. _Du machinisme moral_
(27 avril 1843)                                                       29

IIe. RÉACTIONS DU PASSÉ. _Des revenants._ Perindè ac cadaver
(4 mai)                                                               38

IIIe. ÉDUCATION, DIVINE, HUMAINE. _Éducation contre nature_
(11 mai)                                                              51

Troubles.--Lettre au principal rédacteur du Journal
des Débats (15 mai)                                                   61

IVe. LIBERTÉ, FÉCONDITÉ. _Stérilité des jésuites_ (18 mai 1843)       65

Ve. LIBRE ASSOCIATION, FÉCONDITÉ. _Stérilité de l'Église
asservie_ (26 mai)                                                    74

VIe. L'ESPRIT DE VIE, L'ESPRIT DE MORT. _Avions-nous le
droit de signaler l'esprit de mort?_ (1er juin)                       85

Stratégie des jésuites, dans l'année 1843, en Suisse et
en France. Leurs libelles. 1. _Monopole universitaire_;
2. _Simple coup-d'œil_                                                99

LEÇONS DE M. QUINET.

INTRODUCTION. Situation générale                                     107

Conséquences de la suppression de la religion d'état.

Quels sont les vrais hérétiques?

L'État plus chrétien que l'ultramontanisme.

De la politique catholique.

Ire. Leçon. De la liberté de discussion en matière religieuse
(10 mai 1843)                                                        120

IIe. ORIGINE DU JÉSUITISME. Ignace de Loyola (17 mai)                145

IIIe. CONSTITUTIONS. Pharisaïsme chrétien (24 mai)                   172

IVe. DES MISSIONS. L'Évangile déguisé (31 mai)                       197

Ve. THÉORIES POLITIQUES. Ultramontanisme (7 juin)                    221

VIe. PHILOSOPHIE. Du jésuitisme dans l'ordre temporel.
Conclusion (14 juin)                                                 249

APPENDICE. Un mot sur la polémique religieuse (15 avril 1842)        277

Du sommeil de l'esprit. Extrait d'un discours sur la
renaissance (21 décembre 1842)                                       290

       *       *       *       *       *


NOTES:

[1] Selon une personne qui croit être bien informée, il y en aurait
aujourd'hui en France plus de 960; au moment de la révolution de
juillet, il y en avait 423. A cette époque ils étaient concentrés dans
quelques maisons; aujourd'hui, ils sont disséminés dans tous les
diocèses.--Ils se répandent partout en ce moment. Il vient d'en passer
trois à Alger, plusieurs en Russie. Ils se font demander au pape par le
Mexique et la Nouvelle-Grenade. Maîtres du Valais, ils viennent de
s'emparer de Lucerne et des Petits cantons, etc., etc.

[2] Qu'on sache bien une fois, malgré les éternelles répétitions des
Jésuites qui se trompent à dessein sur tout cela, que la question de la
liberté de l'enseignement et de ce qu'ils appellent le monopole de
l'Université, n'a rien à faire ici. On ne trouvera pas un mot là-dessus
dans ce volume. J'ai des amis bien chers dans l'Université, mais, depuis
1838, je n'ai plus l'honneur de lui appartenir.

[3] M. l'archevêque de Paris les a invités en vain à envoyer leurs
élèves aux cours de la Faculté de théologie.

[4] Au grand péril de leur moralité; j'admire tout ce que ces jeunes
prêtres, élevés dans cette casuistique, conservent encore
d'honnêteté.--«Mais ne voyez-vous pas, dit un évêque, que ce sont des
livres de médecine.»... Il y a telle médecine qui est infâme, celle qui,
sous prétexte d'une maladie, aujourd'hui oubliée (ou même imaginaire et
physiquement impossible), salit le malade et le médecin... L'assurance
cynique qu'on met à défendre tout cela, doit faire sentir combien la loi
devrait surveiller ces grandes maisons fermées, où personne ne sait ce
qui se passe... Certains couvents se sont transformés en maisons de
correction.

[5] Le jésuite n'est pas seulement confesseur, il est _directeur_, et
comme tel, consulté sur tout; comme tel, il ne se croit nullement engagé
au secret, en sorte que vingt directeurs qui vivent ensemble peuvent
mettre en commun, examiner et _combiner_ les milliers d'âmes qui leur
sont ouvertes, et qu'ils voient _de part en part_... Mariages,
testaments, tous les actes de leurs pénitents et pénitentes, peuvent
être discutés, préparés dans ces conciliabules!

[6] On peut parler ainsi, lorsqu'une cause, embrassée par le _Siècle_,
le _Constitutionnel_, et le _Courrier_, est défendue d'une part par les
_Débats_ et la _Revue des Deux-Mondes_, de l'autre par le _National_; la
_Gazette_ même s'est déclarée contre les Jésuites dans la question du
probabilisme.

[7] Les dames du Sacré-Cœur sont, non seulement dirigées et
gouvernées par les Jésuites, mais elles ont, depuis 1823, les mêmes
constitutions. Les intérêts pécuniaires de ces deux branches de l'ordre
doivent être communs jusqu'à un certain point, puisque les jésuites de
retour après la révolution de juillet, ont été aidés par la caisse du
Sacré-Cœur.--On a révoqué expressément la défense faite aux Jésuites
par Loyola de diriger des maisons de femmes.

[8] La lassitude des âmes, après tant de désappointements politiques,
eût amené un retour sérieux aux idées religieuses, si les spéculateurs
en religion ne se fussent empressés d'exploiter cette situation.

[9] Art chrétien, démagogie catholique, etc.

[10] Je n'ai pas besoin de dire qu'il s'agit de la tendance et de la
méthode, plus que des résultats obtenus.

[11] Quand je raconte Charles VI, ils me croient matérialiste, quand je
raconte la Pucelle, ils me croient spiritualiste; pauvres critiques, qui
jugent sur la nature du sujet, et non sur la méthode, qui a toujours été
la même.

[12] Et que je vais mieux poser dans un livre spécial.

[13] Nul autre professeur n'avait été encore troublé dans son
enseignement. Les troubles de la Sorbonne n'ont eu lieu qu'un mois ou
deux après, dans la même année, 1842.

[14] Objection contre ces genres d'ouvrages, et non contre tel ouvrage
où les auteurs ont montré un esprit original et profond.

[15] Le symbolisme vivant du moyen âge, qui toujours allait changeant
sous une forme immobile en apparence, ressemblait en cela à toute chose
vivante, à la plante par exemple qui change si doucement qu'on croit que
rien n'a changé. Rien de plus étranger à la méthode artificielle,
voulue, raisonnée, qui prémédite l'enthousiasme et mécanise la foi.

[16] Trois ans après la Saint-Barthélemi, Grégoire XIII, qui avait
remercié le ciel de cet heureux événement, accorda aux Jésuites tous les
priviléges que les papes avaient accordés ou accorderaient jamais
(_concessis et concedendis_) à toutes personnes ecclésiastiques,
séculières ou régulières. De là leur prétention de représenter toute
l'Église, conformément à ce nom ambitieux de Société de Jésus.--Ils en
sont la dangereuse contrefaçon. Ils prennent hardiment dans toutes les
règles antérieures, copient saint Benoît, saint Dominique, saint
François. Allez voir ensuite les originaux, vous trouvez que les textes
empruntés avaient un autre sens, tout religieux et poétique, et qui n'a
rien à voir avec la police de ceux-ci... Effet bizarre et ridicule,
comme d'une ordonnance de police qui irait chercher ses motifs dans la
Divine comédie. V. plus bas les notes de la p. 57 et de la p. 70.

[17] On sait le mot du général: Sint ut sunt, aut non sint.

[18] Au sujet du cardinal jésuite Bellarmin.

[19] «Le serpent du vieux limon se présente aimable, luisant, écaillé,
ailé: «Voyez mes belles écailles, et mes ailes, montez sur mon dos,
volons ensemble à la lumière!»--«Quoi! avec ce ventre de reptile, vous
promettez de voler! c'est vous, chauve-souris, qui me menez au
soleil?... Arrière! monstres chimériques, arrière, mensonges vivants!...
Sainte lumière, viens à mon aide, contre les fantômes du chaos, et
l'engloutissement de la vieille nuit!»

[20] Voyez la statue de la fille de Jean Bureau à Versailles.

[21]...Obedientia, tum in executione, tum in voluntate, tum in
intellectu, sit in nobis semper ex omni parte perfecta... _omnia justa
esse nobis persuadendo_. Constit. p. 123, in-12, Romæ, in collegio
Societatis, 1583.

[22] L'édit de Turin, 1655, constate cette chose effroyable, par
l'adoucissement même qu'il y met: Défense d'enlever les garçons avant
douze ans, les filles avant dix.

[23] Pour justifier la défense d'apprendre à lire qu'ils font à leurs
domestiques, ils citent hardiment saint François d'Assise (_Reg.
comment._ _Nigronus_, p. 303), qui, avec sa confiance parfaite dans
l'illumination divine, dispense les siens d'étudier... Je crois voir
Machiavel exploitant, pour sa politique, le mot qu'il aurait surpris sur
les lèvres d'un enfant.--Il en est de même d'une foule de choses dont
les Jésuites ont pris la lettre dans les anciennes règles, mais qui ont
chez eux, un sens tout différent, et ne sont là que pour témoigner
combien leur esprit est contraire à celui du moyen âge.

[24] _Histoire de France_ à l'usage de la jeunesse, t. II, p. 342;
in-12, nouvelle édition, revue et corrigée, 1843; imprimée à Lyon, chez
Louis Lesne, imprimeur-libraire, ancienne maison Rusand. Ce livre et
tous ceux de la même main sont désignés dans les catalogues par le signe
A. M. D. G. (_ad majorem Dei gloriam_), ou par L. N. N. (_lucet, non
nocet_.)

[25] Et de mois en mois. Dans l'édition qu'ils ont faite en juin, ils
ont supprimé le passage que je citais au collége de France, d'après une
édition de janvier ou février, que j'ai encore sous les yeux en écrivant
cette note, aujourd'hui 24 juin.

[26] Il faut voir les discours qu'ils lui prêtent, absurdes, insultants
pour nous (II, 312), les folies sanguinaires qu'ils font dire à Napoléon
(II, 324), les inepties d'une haine idiote: Au 20 mars, on aurait mêlé
au cri de vive l'empereur, le cri de _vive l'enfer! à bas le paradis!_
p. 337.--Que dire de la dissertation sur les perruques qui, dans ce
petit livre, occupent deux pages entières (II, 168-169)? Le reste est à
l'avenant; partout, le même esprit, mondain et dévot, les choses les
plus graves dites avec une légèreté déplorable, où l'on sent la mort du
cœur... Voilà dans quel style l'auteur parle de la Saint-Barthélemi:
Le mariage eut lieu, et la joie de la fête eût été complète sans la
catastrophe sanglante qui la termina. I, 294. Ce qui est au-dessus de
tout, c'est cet éloge audacieux des Jésuites par les Jésuites: Par une
distinction bien honorable pour cette compagnie, _on lui comptait autant
d'ennemis qu'à la religion elle-même_, II, 103.

[27] Que de faits je pourrais citer! en voici un, qui mérite d'être
sauvé de l'oubli. A la bataille de Wagram, une des batteries de la garde
impériale se trouva établie pour quelques moments sur un champ couvert
de blessés ennemis; l'un d'eux, qui souffrait horriblement de sa
blessure, de la soif et de la chaleur, criait aux Français de l'achever;
furieux de n'être pas compris (il parlait hongrois), il se traîne vers
une arme chargée, et il essaie de la tirer sur les canonniers;
l'officier français lui ôta l'arme des mains, et suspendit quelques
habits à un faisceau de fusils pour lui faire de l'ombre.--Cet officier
était M. Fourcy-Gauduin, capitaine de l'artillerie de la garde,
excellent historien de l'École polytechnique, qui a fait des poésies
charmantes à travers ces guerres terribles et sur tous les champs de
bataille de l'Europe. Il a cette simple épitaphe à notre cimetière du
midi: _Hinc surrecturus_. Et plus bas: _Stylo et gladio meruit_. Les
deux premiers mots, si nobles et si chrétiens, sont ceux qu'il avait
lui-même écrits sur la tombe de sa mère. [_Hinc surrectura_!]

[28] Même développement dans les sciences; dès le commencement du
siècle, je vois travailler en face, à l'occasion de nos grandes luttes,
et travailler néanmoins en parfait accord, les chimistes de la France,
les mécaniciens de l'Angleterre, tous tirant du sein de la nature des
forces merveilleuses, qui pour avoir été cherchées sous l'inspiration de
la guerre, n'en restent pas moins pour toujours la pacifique possession
de l'humanité.

[29] Voir la liste dans l'Apologie (par le jésuite Cérutti), p. 292-310:
_Historiens_, Bougeant, Duhalde, Strada, Charlevoix, Maimbourg, etc.
_Érudits_, Pétau, Sirmond, Bollandus, Gaubil, Parennin, etc.
_Littérateurs_, Bouhours, Rapin, La Rue, Jouvency, Vanière, Sanadon,
etc. Beaucoup d'hommes de science et de mérite; pas un homme de
génie.--Ce qu'ils ont à dire, c'est qu'étant venus aux temps du combat,
ayant mené généralement une vie d'action, ils ont plus agi que créé, et
qu'il faut moins examiner leurs monuments que leurs actes... Eh bien!
leur action a-t-elle été vraiment féconde? Nous répondrons non, sans
hésiter, même pour les missions. Voyez la leçon de M. Quinet.

[30] Le Poussin n'aimait ni les Jésuites, ni la peinture des Jésuites.
Il disait sèchement à ceux qui lui reprochaient de représenter
Jésus-Christ sous une figure trop austère: «Que notre Seigneur n'avait
pas été _un père douillet_.»

[31] L'ordre tout entier est un historien, un biographe infatigable, un
laborieux archiviste. Il raconte, jour par jour, à son général, tout ce
qui se passe au monde.

[32] Tout ce qu'on trouve dans ce livre d'emprunté au moyen âge, y prend
un caractère moderne, souvent très-opposé à l'ancien esprit. Ce qui y
règne, c'est un esprit scribe, une manie réglementaire infinie, une
curiosité gouvernementale qui ne s'arrête jamais, qui voudrait voir,
atteindre le fond par delà le fond. De là, les raffinements inouïs de
leur casuistique, et ce triste courage de soulever et décomposer la
boue, au risque d'embourber encore plus...--Au total: petit esprit,
subtil et minutieux, mélange bâtard de bureaucratie et de scolastique...
Plus de police que de politique.

[33] Police et contre-police. _Le confesseur même espionné par sa
pénitente_, qu'on lui envoie parfois pour lui faire des questions
insidieuses! une femme, servant tour à tour d'espion à deux hommes
jaloux l'un de l'autre... Enfer sous l'enfer!.. Où est le Dante qui
aurait trouvé cela?.. La réalité est bien plus vaste et plus terrible
que toute imagination!...--Ce genre d'espionnage n'est pas dans la
règle, mais _dans la pratique_.

[34] Et ils en ont rendu certainement, dans cet entr'acte des études,
l'éducation scolastique ayant fini, et l'éducation moderne n'ayant pas
commencé. Néanmoins leur méthode, même en ce qu'elle a de judicieux, est
gâtée par le petit esprit, par les divisions excessives de temps et
d'études diverses; tout est coupé mesquinement: un quart d'heure pour
quatre lignes de Cicéron, un autre quart d'heures pour Virgile, etc.
Ajoutez leur manie d'arranger les auteurs, d'y mêler même leur style,
d'habiller les anciens en Jésuites, etc.

[35] _Institutum Soc. Jes._, II; 114, éd. Prag. in-folio. Rien n'a
changé dans l'éducation des Jésuites. Tout ce que j'avais lu dans
l'_Intérieur de Saint-Acheul, par un de ses élèves_, m'a été confirmé
par des élèves de Brugelete, de Brieg et de Fribourg.

[36] Voir spécialement ce que j'ai dit sur la Saint-Barthélemi, Précis
de l'Histoire moderne, au bas de la p. 141, édition de 1827.

[37] Je n'ai point sollicité sous la restauration, comme on l'a dit,
mais j'ai été sollicité; dans quel moment? En 1828, sous le ministère
Martignac, et par l'intermédiaire d'un de mes illustres amis à qui ce
ministère rendait alors sa chaire, aux applaudissements de la France.

[38] De l'état actuel du clergé, et en particulier des curés ruraux
appelés desservants, par MM. Allignol, prêtres desservants, 1839.

[39] Voyez encore avec quelle fécondité, le libre développement se
produit dans ces aimables associations des grands peintres, du treizième
au seizième siècle!

Le maître, admettant ses élèves à peindre dans ses tableaux, n'en
poursuit pas moins, à travers ce flot de peinture diverse, sa vigoureuse
impulsion... Eux qui semblent s'immoler à lui, s'absorber en lui, se
perdre dans sa gloire, plus ils s'oublient, plus ils gagnent. Ils vont
libres et légers, sans intérêt, ni orgueil, et la grâce vient sous leur
pinceau, sans qu'ils sachent d'où elle vient... Un matin, voilà ce jeune
homme qui broyait hier les couleurs, devenu lui-même maître et chef
d'école.

Ce qui, dans l'association libre, est vraiment divin, c'est qu'en se
proposant telle œuvre spéciale, elle développe ce qui est au-dessus
de toute œuvre, la puissance qui peut les faire toutes: l'union, la
_fraternité_... Dans tel tableau de Rubens où Van Dick a mis la main, il
y a quelque chose au-dessus de ce tableau, au-dessus même de l'art, leur
glorieuse amitié!

Plus on comprendra la vertu de la libre association, plus on se plaira à
voir surgir à la vie des forces nouvelles; plus on tendra la main au
nouveau venu. Tout homme de génie différent, d'étude diverse, nous
apporte un élément qu'il faut accueillir. Il arrive pour nous compléter.
Avant lui, la grande lyre que nous formons entre nous, n'était pas
encore harmonique; chaque corde n'est mise en valeur que par les cordes
voisines... S'il en vient une de plus, réjouissons-nous, la lyre
résonnera mieux.

[40] L'illustre M. de La Mennais.

[41] Cette fois, ce n'est plus un chanoine, c'est un curé qui signe.
L'appel de la presse au clergé inférieur avait fort alarmé; dans le
nouveau pamphlet, on se hâte de composer avec lui; des deux choses que
les curés desservants demandent (l'_inamovibilité_ et les _tribunaux_),
on accorde l'inamovibilité qui isolerait les curés de l'évêché; mais on
craint les tribunaux, qui, tout en limitant le pouvoir de l'évêque, le
fortifierait en effet, et ferait de l'évêché un gouvernement régulier,
au lieu d'une tyrannie faible, violente, odieuse au clergé, et partant
obligée de s'appuyer sur les jésuites et sur Rome. V. _Simple
coup-d'œil_, p. 170-178.--Partout la main des jésuites est
reconnaissable; personne ne s'y trompera, j'en donnerais au besoin une
foule de preuves. On vient de voir avec quelle facilité ils font la paix
avec les curés aux dépens de l'évêque; ils conviennent qu'après tout:
«L'évêque est homme, etc.»--Ils parlent de tous les États de l'Europe,
excepté de ceux qui sont gouvernés par les jésuites; ceux-là, ils les
nomment à peine, et il en est qu'ils ne nomment point.--«Ce terme de
jésuite, _si honorable partout_, p. 85.» Personne en France, pas même un
jésuite, n'eût écrit cela; il faut que le livre ait été fait en Savoie
ou à Fribourg.

[42] Il est certain (tout étrange que cela pourra paraître) qu'ils
feraient dire ces sottises dans la première alarme; c'était une vieille
femme, un bédeau, un donneur d'eau bénite, qui disait cela à l'oreille.

[43] L'enseignement appartient au clergé de droit divin... l'Université
a usurpé... Il faut que l'Université ou le catholicisme cède la place,
etc. p. 104.

[44] _S'emparer de la presse_, ne veut pas dire simplement _user de la
presse_, puisque les auteurs avouent leurs efforts pour _empêcher_ la
vente des livres protestants (p. 81, note).

[45] _Ibidem_, p. 191. Si l'on veut savoir ce que l'industrie
deviendrait sous une telle influence, il faut voir la misère de la
plupart des pays où elle domine; celui où elle règne sans partage,
l'état romain, c'est le désert.

[46] Le jésuite qui a écrit les p. 82-85, et surtout la note de la p.
83, est un homme d'avenir; il est encore jeune et ignorant, cela est
visible, mais il y a en lui du Jacques Clément et du Marat.

Ces pages, plus violentes que tout ce qu'on a condamné dans les plus
violents pamphlets politiques, semblent combinées pour exaspérer le
fanatisme des paysans du midi. C'est pour le midi seul que le livre est
écrit; on n'en a pas envoyé un seul exemplaire à Paris.--Dans la note,
le belliqueux jésuite passe la revue de ses forces, et il finit par
cette phrase sinistre: «AU XVIe SIÈCLE, À LA COUR DE CATHERINE DE
MÉDICIS, ON FIT AUSSI DES MARIAGES HUGUENOTS.... et ils aboutirent à la
guerre civile.» _Simple coup-d'œil, etc._, p. 83.

[47] Ils emploient un bon tiers du livre à le prouver.

[48] Voyez l'appendice.

[49] On a marqué les signes de sympathie de l'auditoire, tant que l'on a
eu à constater des tentatives de désordres.

[50] Le père Bouhours, Vie de saint Ignace, p. 122.

[51] Tertius orandi modus per quamdam vocum et temporum
commensurationem. Exercitia spiritualia, p. 200.

[52] Punctum primum estò proponere mihi ob oculos humanum regem.
Exercit. Spirit., p. 97.

[53] Admotis sensuum officiis. Exercit. Spirit., p. 182; Deindè
repetitiones et usus sensuum velut priùs, ibid. p. 167.

[54] Quare flagellis potissimùm utemur ex funiculis minutis, quæ
exteriores affligunt partes, non autem adeò interiores, ut valetudinem
adversam causare possint.

[55] Ut si non benè ei succedant negotia. Directorium, p. 16.

[56] Etiam optima est commoditas in ipsis vitiis. _Ib._, p. 17.

[57] Certè hoc postremùm tacendum. _Ib._, p. 18.

[58] Et quidam aliquandò nobiles. _Ib._, p. 67.

[59] Quia sic faciliùs res celatur. Direct., p. 75.

[60] Maximè familiarium. _Ib._, p. 39.

[61] In illâ quasi agoniâ suffocatur. _Ib._, p. 223.

[62] Sinendus est aliquandò respirare. Directorium, p. 215.

[63] Cum deindè quodammodò respirat. _Ib._, p. 223.

[64] Non semper affligatur. _Ib._, p. 216.

[65] Electionem.

[66] Regulæ societatis.

[67] Manifestare sese invicem.--Quæcumque per quemvis manifestentur.
Regul. Societ. p. 2.

[68] Totum regimen nostrum videtur hunc habere scopum, ut malefacta
injectâ terrâ occultentur, et hominum notitiæ subtrahantur.

[69] Chambre des députés, séance du 27 mai.

[70] Infirmis etiam abjectæ et infimæ conditionis vulgò dictis parias.

[71] M. l'évêque de Chartres.

[72] Bellarmin. De potestat. Summ. Pontif. cap. V, p. 77.

[73] _Ipsorum mos est._

[74] Neminem ex sacrato ordine supplicio quamvis merito subjiciat. De
Rege, lib. I, cap. X, p. 88.

[75] Facinus memorabile, nobile, insigne. De rege, lib. I, cap. VI.

[76] Sed major vis vires et animum confirmabat. _Ib._, p. 54.

[77] Viri eruditi et graves. _Ib._, cap. VI, p. 60.

[78] Noxium medicamentum. De Rege, lib. I, cap. VII, p. 67.

[79] Mémoires de Sully, tome V, p. 113.

[80] M. de Maistre. Le pape, p. 152.

[81] _Ib._, p. 159.

[82] Clericos à jurisdictione seculari exemptos non tantum in
spiritualibus, sed etiam in temporalibus. _De Potest. Summ. Pont._ Cap.
34, p. 273, 281, 283, etc.

[83] Hi a docendi munere sine dubio removendi. Rat. St., p. 172.

[84] Adeò ut tridui vel quatridui circiter spatium non excedant. _Ib._,
p. 227.

[85] Caveat ne ingrediantur disputationem de principiis. _Ib._, p. 227.

[86] Nihil dicant, nihil agant!

[87] Inepti ad philosophiam, ad casuum studia destinentur. _Rat. Stud._,
p. 172.

[88] Solemniorem disputationem.

[89] Exercitatio, V. Imago primi sæculi, p. 441, 460.

[90] Ludus poeticus. V. _ib._, p. 157, 444, 447, 706.

[91] Jure innatæ libertatis humanæ. Molina. Comment., p. 761.

[92] Voy. l'Appendice.





*** End of this LibraryBlog Digital Book "Des jésuites" ***

Copyright 2023 LibraryBlog. All rights reserved.



Home