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Title: Expédition nocturne autour de ma chambre - Oeuvres complètes, tôme 1
Author: Maistre, Xavier de, 1763-1852
Language: French
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*** Start of this LibraryBlog Digital Book "Expédition nocturne autour de ma chambre - Oeuvres complètes, tôme 1" ***


http://www.freeliterature.org



EXPÉDITION NOCTURNE AUTOUR DE MA CHAMBRE.

par

M. LE COMTE XAVIER DE MAISTRE,


(ŒUVRES COMPLÈTES

NOUVELLE ÉDITION,

REVUE PAR L'AUTEUR,

ET ACCOMPAGNÉE DE TROIS BELLES GRAVURES.

Tome Premier.)


PARIS

DONDEY-DUPRÉ PÈRE ET FILS, ÉDITEURS,

RUE SAINT-LOUIS, N° 46, ET RUE RICHELIEU, N° 47 bis

M DCCC XXVIII.



CHAPITRE PREMIER.


Pour jeter quelque intérêt sur la nouvelle chambre dans laquelle j'ai
fait une expédition nocturne, je dois apprendre aux curieux comment elle
m'était tombée en partage. Continuellement distrait de mes occupations
dans la maison bruyante que j'habitais, je me proposais depuis
long-tems de me procurer dans le voisinage une retraite plus solitaire,
lorsqu'un jour, en parcourant une notice biographique sur M. de Buffon,
j'y lus que cet homme célèbre avait choisi dans ses jardins un pavillon
isolé qui ne contenait aucun autre meuble qu'un fauteuil et le bureau
sur lequel il écrivait, ni aucun autre ouvrage que le manuscrit auquel
il travaillait.

Les chimères dont je m'occupe offrent tant de disparate avec les travaux
immortels de M. de Buffon, que la pensée de l'imiter, même en ce point,
ne me serait sans doute jamais venue à l'esprit, sans un accident qui
m'y détermina. Un domestique, en ôtant la poussière des meubles, crut en
voir beaucoup sur un tableau peint au pastel que je venais de terminer,
et l'essuya si bien avec un linge, qu'il parvint en effet à le
débarrasser de toute la poussière que j'y avais arrangée avec beaucoup
de soin. Après m'être mis fort en colère contre cet homme, qui était
absent, et ne lui avoir rien dit quand il revint, suivant mon habitude,
je me mis aussitôt en campagne, et je rentrai chez moi avec la clef
d'une petite chambre que j'avais louée au cinquième étage, dans la rue
_de la Providence_. J'y fis transporter dans la même journée les
matériaux de mes occupations favorites, et j'y passai dans la suite la
plus grande partie de mon tems, à l'abri du fracas domestique et des
nettoyeurs de tableaux. Les heures s'écoulaient pour moi comme des
minutes dans ce réduit isolé, et plus d'une fois mes rêveries m'y ont
fait oublier l'heure du dîner.

O douce solitude! j'ai connu les charmes dont tu enivres tes amans.
Malheur à celui qui ne peut être seul un jour de sa vie, sans éprouver
le tourment de l'ennui, et qui préfère, s'il le faut, converser avec des
sots plutôt qu'avec lui-même!

Je l'avouerai toutefois, j'aime la solitude dans les grandes villes;
mais, à moins que d'y être forcé par quelque circonstance grave, comme
un voyage autour de ma chambre, je ne veux être ermite que le matin: le
soir, j'aime à revoir des faces humaines. Les inconvéniens de la vie
sociale et ceux de la solitude se détruisent ainsi mutuellement, et ces
deux modes d'existence s'embellissent l'un par l'autre.

Cependant l'inconstance et la fatalité des choses de ce monde sont
telles, que la vivacité même des plaisirs dont je jouissais dans ma
nouvelle demeure aurait dû me faire prévoir combien ils seraient de
courte durée. La révolution française, qui débordait de toutes parts,
venait de surmonter les Alpes, et se précipitait sur l'Italie. Je fus
entraîné par la première vague jusqu'à Bologne: je gardai mon ermitage,
dans lequel je fis transporter tous mes meubles, jusqu'à des tems plus
heureux. J'étais depuis quelques années sans patrie; j'appris un beau
matin que j'étais sans emploi. Après une année passée tout entière à
voir des hommes et des choses que je n'aimais guère, et à désirer des
choses et des hommes que je ne voyais plus, je revins à Turin. Il
fallait prendre un parti. Je sortis de l'auberge de la _Bonne-Femme_, où
j'étais débarqué, dans l'intention de rendre la petite chambre au
propriétaire, et de me défaire de mes meubles.

En rentrant dans mon ermitage, j'éprouvai des sensations difficiles à
décrire: tout y avait conservé l'ordre, c'est-à-dire le désordre, dans
lequel je l'avais laissé: les meubles entassés contre les murs avaient
été mis à l'abri de la poussière par la hauteur du gîte; mes plumes
étaient encore dans l'encrier desséché, et je trouvai sur la table une
lettre commencée.

Je suis encore chez moi, me dis-je, avec une véritable satisfaction.
Chaque objet me rappelait quelque événement de ma vie, et ma chambre
était tapissée de souvenirs. Au lieu de retourner à l'auberge, je pris
la résolution de passer la nuit au milieu de mes propriétés: j'envoyai
prendre ma valise, et je fis en même tems le projet de partir le
lendemain, sans prendre congé ni conseil de personne, m'abandonnant sans
réserve à la Providence.



CHAPITRE II.


Tandis que je faisais ces réflexions, et tout en me glorifiant d'un plan
de voyage bien combiné, le tems s'écoulait, et mon domestique ne
revenait point. C'était un homme que la nécessité m'avait fait prendre à
mon service depuis quelques semaines, et sur la fidélité duquel j'avais
conçu des soupçons. L'idée qu'il pouvait m'avoir emporté ma valise
s'était à peine présentée à moi, que je courus à l'auberge: il était
tems. Comme je tournais le coin de la rue où se trouve l'hôtel de la
_Bonne-Femme_, je le vis sortir précipitamment de la porte, précédé d'un
porte-faix chargé de ma valise. Il s'était chargé lui-même de ma
cassette, et, au lieu de tourner de mon côté, il s'acheminait à gauche
dans une direction opposée à celle qu'il devait tenir. Son intention
devenait manifeste. Je le joignis aisément, et, sans lui rien dire, je
marchai quelque tems à côté de lui, avant qu'il s'en aperçût. Si l'on
voulait peindre l'expression de l'étonnement et de l'effroi, portée au
plus haut degré sur la figure humaine, il en aurait été le modèle
parfait, lorsqu'il me vit à ses côtés. J'eus tout le loisir d'en faire
l'étude; car il était si déconcerté de mon apparition inattendue et du
sérieux avec lequel je le regardais, qu'il continua de marcher quelque
tems avec moi sans proférer une parole, comme si nous avions été à la
promenade ensemble. Enfin il balbutia le prétexte d'une affaire dans la
rue _Grand-Doire_; mais je le remis dans le bon chemin, et nous revînmes
à la maison ou je le congédiai.

Ce fut alors seulement que je me proposai de faire un nouveau voyage
dans ma chambre, pendant la dernière nuit que je devais y passer, et je
m'occupai à l'instant même des préparatifs.



CHAPITRE III.


Depuis long-tems je désirais revoir le pays que j'avais parcouru jadis
si délicieusement, et dont la description ne me paraissait pas complète.
Quelques amis qui l'avaient goûtée me sollicitaient de la continuer, et
je m'y serais décidé plus tôt sans doute, si je n'avais pas été séparé
de mes compagnons de voyage. Je rentrais à regret dans la carrière.
Hélas! j'y rentrais seul. J'allais voyager sans mon cher Joannetti et
sans l'aimable Rosine. Ma première chambre elle-même avait subi la plus
désastreuse révolution; que dis-je? elle n'existait plus. Son enceinte
faisait alors partie d'une horrible masure noircie par les flammes, et
toutes les inventions meurtrières de la guerre s'étaient réunies pour la
détruire de fond en comble[1]. Le mur, auquel était suspendu le
portrait de Mme de Hautcastel, avait été percé par une bombe. Enfin, si
heureusement je n'avais pas fait mon voyage avant cette catastrophe, les
savans de nos jours n'auraient jamais eu connaissance de cette chambre
remarquable. C'est ainsi que, sans les observations d'Hipparque, ils
ignoreraient aujourd'hui qu'il existait jadis une étoile de plus dans
les Pléiades, qui est disparue depuis ce fameux astronome.

Déjà, forcé par les circonstances, j'avais depuis quelque tems abandonné
ma chambre et transporté mes pénates ailleurs. Le malheur n'est pas
grand, dira-t-on. Mais comment remplacer Joannetti et Rosine? Ah! cela
n'est pas possible. Joannetti m'était devenu si nécessaire que sa perte
ne sera jamais réparée pour moi. Qui peut, au reste, se flatter de vivre
toujours avec les personnes qu'il chérit? Semblable à ces essaims de
moucherons que l'on voit tourbillonner dans les airs pendant les belles
soirées d'été, les hommes se rencontrent par hasard et pour bien peu de
tems. Heureux encore si, dans leur mouvement rapide, aussi adroits que
les moucherons, ils ne se rompent pas la tête les uns contre les autres!

Je me couchais un soir. Joannetti me servait avec son zèle ordinaire et
paraissait même plus attentif. Lorsqu'il emporta la lumière, je jetai
les yeux sur lui, et je vis une altération marquée sur sa physionomie.
Devais-je croire cependant que le pauvre Joannetti me servait pour la
dernière fois? Je ne tiendrai point le lecteur dans une incertitude plus
cruelle que la vérité. Je préfère lui dire sans ménagement que Joannetti
se maria dans la nuit même, et me quitta le lendemain.

Mais qu'on ne l'accuse pas d'ingratitude pour avoir quitté son maître si
brusquement. Je savais son intention depuis long-tems, et j'avais eu
tort de m'y opposer. Un officieux vint de grand matin chez moi pour me
donner cette nouvelle, et j'eus le loisir, avant de revoir Joannetti, de
me mettre en colère et de m'apaiser, ce qui lui épargna les reproches
auxquels il s'attendait. Avant d'entrer dans ma chambre, il affecta de
parler haut à quelqu'un depuis la galerie, pour me faire croire qu'il
n'avait pas peur; et, s'armant de toute l'effronterie qui pouvait entrer
dans une bonne ame comme la sienne, il se présenta d'un air déterminé.
Je lus à l'instant sur sa figure tout ce qui se passait dans son ame, et
je ne lui en sus pas mauvais gré. Les mauvais plaisans de nos jours ont
tellement effrayé les bonnes gens sur ces dangers du mariage, qu'un
nouveau marié ressemble souvent à un homme qui vient de faire une chute
épouvantable, sans se faire aucun mal, et qui est à la fois troublé de
frayeur et de satisfaction, ce qui lui donne un air ridicule. Il n'était
donc pas étonnant que les actions de mon fidèle serviteur se
ressentissent de la bizarrerie de sa situation.

"Te voilà donc marié, mon cher Joannetti?" lui dis-je en riant. Il ne
s'était précautionné que contre ma colère, en sorte que tous ses
préparatifs furent perdus. Il retomba tout-à-coup dans son assiette
ordinaire, et même un peu plus bas, car il se mit à pleurer. "Que
voulez-vous, monsieur? me dit-il d'une voix altérée; j'avais donné ma
parole.--Eh morbleu! tu as bien fait, mon ami; puisses-tu être content
de ta femme et surtout de toi-même! puisses-tu avoir des enfans qui te
ressemblent! Il faudra donc nous séparer!--Oui, monsieur, nous comptons
aller nous établir à Asti.--Et quand veux-tu me quitter?" Ici Joannetti
baissa les yeux d'un air embarrassé, et répondit de deux tons plus bas:
"Ma femme a trouvé un voiturier de son pays qui retourne avec sa voiture
vide, et qui part aujourd'hui. Ce serait une belle occasion; mais ...
cependant ... ce sera quand il plaira à monsieur..., quoiqu'une
semblable occasion se retrouverait difficilement.--Eh quoi! si tôt?" lui
dis-je. Un sentiment de regret et d'affection, mêlé d'une forte dose de
dépit, me fit garder un instant le silence. "Non certainement, lui
répondis-je assez durement, je ne vous retiendrai point; partez à
l'heure même, si cela vous arrange." Joannetti pâlit. "Oui, pars, mon
ami, va trouver ta femme; sois toujours aussi bon, aussi honnête que tu
l'as été avec moi." Nous fîmes quelques arrangemens; je lui dis
tristement adieu: il sortit.

Cet homme me servait depuis quinze ans. Un instant nous a séparés. Je ne
l'ai plus revu.

Je réfléchissais, en me promenant dans ma chambre, à cette brusque
séparation. Rosine avait suivi Joannetti sans qu'il s'en aperçût. Un
quart d'heure après, la porte s'ouvrit; Rosine entra. Je vis la main de
Joannetti qui la poussa dans la chambre; la porte se referma, et je
sentis mon cœur se serrer.... Il n'entre déjà plus chez
moi!--Quelques minutes ont suffi pour rendre étrangers l'un à l'autre
deux vieux compagnons de quinze ans. O triste, triste condition de
l'humanité, de ne pouvoir jamais trouver un seul objet stable sur lequel
placer la moindre de ses affections!


[Footnote 1: Cette chambre était située dans la citadelle de Turin, et
ce nouveau voyage fut entrepris quelque tems après la prise de cette
place par les Austro-Russes.]



CHAPITRE IV.


Rosine aussi vivait alors loin de moi. Vous apprendrez sans doute avec
quelque intérêt, ma chère Marie, qu'à l'âge de quinze ans elle était
encore le plus aimable des animaux, et que la même supériorité
d'intelligence, qui la distinguait jadis de toute son espèce, lui
servit également à supporter le poids de la vieillesse. J'aurais désiré
ne m'en point séparer; mais, lorsqu'il s'agit du sort de ses amis, ne
doit-on consulter que son plaisir ou son intérêt? L'intérêt de Rosine
était de quitter la vie ambulante qu'elle menait avec moi, et de goûter
enfin, dans ses vieux jours, un repos que son maître n'espérait plus.
Son grand âge m'obligeait à la faire porter. Je crus devoir lui accorder
ses invalides. Une religieuse bienfaisante se chargea de la soigner le
reste de ses jours, et je sais que, dans cette retraite, elle a joui de
tous les avantages que ses bonnes qualités, son âge et sa réputation,
lui avaient si justement mérités.

Et puisque telle est la nature des hommes, que le bonheur semble n'être
pas fait pour eux, puisque l'ami offense son ami sans le vouloir, et que
les amans eux-mêmes ne peuvent vivre sans se quereller; enfin puisque,
depuis Lycurgue jusqu'à nos jours, tous les législateurs ont échoué dans
leurs efforts pour rendre les hommes heureux, j'aurai du moins la
consolation d'avoir fait le bonheur d'un chien.



CHAPITRE V.


Maintenant que j'ai fait connaître au lecteur les derniers traits de
l'histoire de Joannetti et de Rosine, il ne me reste plus qu'à dire un
mot de l'ame et de la bête, pour être parfaitement en règle avec lui.
Ces deux personnages, le dernier surtout, ne joueront plus un rôle
aussi intéressant dans mon voyage. Un aimable voyageur, qui a suivi la
même carrière que moi[2], prétend qu'ils doivent être fatigués. Hélas!
il n'a que trop raison. Ce n'est pas que mon ame ait rien perdu de son
activité, autant du moins qu'elle peut s'en apercevoir; mais ses
relations avec l'_autre_ ont changé. Celle-ci n'a plus la même vivacité
dans ses reparties; elle n'a plus ... comment expliquer cela?...
J'allais dire la même présence d'esprit, comme si une bête pouvait en
avoir! Quoi qu'il en soit, et sans entrer dans une explication
embarrassante, je dirai seulement qu'entraîné par la confiance que me
témoignait la jeune Alexandrine je lui avais écrit une lettre assez
tendre, lorsque j'en reçus une réponse polie, mais froide, qui finissait
par ces propres termes: "Soyez sûr, monsieur, que je conserverai
toujours pour vous les sentimens de l'estime la plus sincère." Juste
ciel! m'écriai-je aussitôt; me voilà perdu. Depuis ce jour fatal, je
résolus de ne plus mettre en avant mon système de l'ame et de la bête.
En conséquence, sans faire de distinction entre ces deux êtres et sans
les séparer, je les ferai passer l'un portant l'autre, comme certains
marchands leurs marchandises, et je voyagerai en bloc pour éviter tout
inconvénient.


[Footnote 2: _Second Voyage autour de ma Chambre_, par un anonyme,
chapitre premier.]



CHAPITRE VI.


Il serait inutile de parler des dimensions de ma nouvelle chambre. Elle
ressemble si fort à la première qu'on s'y méprendrait au premier coup
d'œil, si, par une précaution de l'architecte, le plafond ne
s'inclinait obliquement du côté de la rue, et ne laissait au toit la
direction qu'exigent les lois de l'hydraulique pour l'écoulement de la
pluie. Elle reçoit le jour par une seule ouverture de deux pieds et demi
de large sur quatre pieds de haut, élevée de six à sept pieds environ
au-dessus du plancher, et à laquelle on arrive au moyen d'une petite
échelle.

L'élévation de ma fenêtre, au-dessus du plancher, est une de ces
circonstances heureuses qui peuvent être également dues au hasard ou au
génie de l'architecte. Le jour presque perpendiculaire qu'elle répandait
dans mon réduit lui donnait un aspect mystérieux. Le temple antique du
Panthéon reçoit le jour à peu près de la même manière. En outre aucun
objet extérieur ne pouvait me distraire. Semblable à ces navigateurs
qui, perdus sur le vaste océan, ne voient plus que le ciel et la mer, je
ne voyais que le ciel et ma chambre, et les objets extérieurs les plus
voisins, sur lesquels pouvaient se porter mes regards, étaient la lune,
ou l'étoile du matin; ce qui me mettait dans un rapport immédiat avec le
ciel, et donnait à mes pensées un vol élevé qu'elles n'auraient jamais
eu si j'avais choisi mon logement au rez-de-chaussée.

La fenêtre dont j'ai parlé s'élevait au-dessus du toit et formait la
plus jolie lucarne. Sa hauteur sur l'horizon était si grande que,
lorsque les premiers rayons du soleil venaient l'éclairer, il faisait
encore sombre dans la rue. Aussi je jouissais d'une des plus belles vues
qu'on puisse imaginer. Mais la plus belle vue nous fatigue bientôt
lorsqu'on la voit trop souvent; l'œil s'y habitue et l'on n'en fait
plus de cas. La situation de ma fenêtre me préservait encore de cet
inconvénient, parce que je ne voyais jamais le magnifique spectacle de
la campagne de Turin, sans monter quatre ou cinq échelons, ce qui me
procurait des jouissances toujours vives parce qu'elles étaient
ménagées. Lorsque, fatigué, je voulais me donner une agréable
récréation, je terminais ma journée en montant à ma fenêtre.

Au premier échelon, je ne voyais encore que le ciel; bientôt le temple
colossal de Supergue[3] commençait à paraître. La colline de Turin, sur
laquelle il repose, s'élevait peu à peu devant moi, couverte de forêts
et de riches vignobles, offrant avec orgueil au soleil couchant ses
jardins et ses palais, tandis que des habitations simples et modestes
semblaient se cacher à moitié dans ses vallons, pour servir de retraite
au sage et favoriser ses méditations.

Charmante colline! tu m'as vu souvent rechercher tes retraites
solitaires et préférer tes sentiers écartés aux promenades brillantes
de la capitale; tu m'as vu souvent perdu dans tes labyrinthes de
verdure, attentif au chant de l'alouette matinale, le cœur plein
d'une vague inquiétude et du désir ardent de me fixer pour jamais dans
tes vallons enchantés.--Je te salue, colline charmante! tu es peinte
dans mon cœur! Puisse la rosée céleste rendre, s'il est possible, tes
champs plus fertiles et tes bocages plus touffus! puissent tes habitans
jouir en paix de leur bonheur, et tes ombrages leur être favorables et
salutaires! puisse enfin ton heureuse terre être toujours le doux asile
de la vraie philosophie, de la science modeste, de l'amitié sincère et
hospitalière que j'y ai trouvée!


[Footnote 3: Ou la Superga, église magnifique élevée par le roi
Victor-Amédée Ier, en 1706, pour l'accomplissement du vœu qu'il avait
fait à la Vierge, si les Français levaient le siège de Turin. La Superga
sert de sépulture aux princes de la maison de Savoie.]



Chapitre VII.


Je commençai mon voyage à huit heures du soir précises. Le tems était
calme et promettait une belle nuit. J'avais pris mes précautions pour ne
pas être dérangé par des visites qui sont très-rares à la hauteur où je
logeais, dans les circonstances surtout où je me trouvais alors, et pour
rester seul jusqu'à minuit. Quatre heures suffisaient amplement à
l'exécution de mon entreprise, ne voulant faire pour cette fois qu'une
simple excursion autour de ma chambre. Si le premier voyage a duré
quarante-trois jours, c'est parce que je n'avais pas été le maître de le
faire plus court. Je ne voulus pas non plus m'assujettir à voyager
beaucoup en voiture, comme auparavant, persuadé qu'un voyageur pédestre
voit beaucoup de choses qui échappent à celui qui court la poste. Je
résolus donc d'aller alternativement, et suivant les circonstances, à
pied ou à cheval: nouvelle méthode que je n'ai pas encore fait connaître
et dont on verra bientôt l'utilité. Enfin je me proposai de prendre des
notes en chemin et d'écrire mes observations, à mesure que je les
faisais, pour ne rien oublier.

Afin de mettre de l'ordre dans mon entreprise, et de lui donner une
nouvelle chance de succès, je pensai qu'il fallait commencer par
composer une épître dédicatoire, et l'écrire en vers pour la rendre plus
intéressante. Mais deux difficultés m'embarrassaient et faillirent à m'y
faire renoncer, malgré tout l'avantage que j'en pouvais retirer. La
première était de savoir à qui j'adresserais l'épître, la seconde
comment je m'y prendrais pour faire des vers. Après y avoir mûrement
réfléchi, je ne tardai pas à comprendre qu'il était raisonnable de faire
premièrement mon épître de mon mieux, et de chercher ensuite quelqu'un
à qui elle pût convenir. Je me mis à l'instant à l'ouvrage, et je
travaillai pendant plus d'une heure, sans pouvoir trouver une rime au
premier vers que j'avais fait et que je voulais conserver, parce qu'il
me paraissait très-heureux. Je me souvins alors fort à propos d'avoir lu
quelque part que le célèbre Pope ne composait jamais rien d'intéressant
sans être obligé de déclamer long-tems à haute voix, et de s'agiter en
tous sens dans son cabinet pour exciter sa verve. J'essayai à l'instant
de l'imiter. Je pris les poésies d'Ossian et je les récitai tout haut,
en me promenant à grands pas pour me monter à l'enthousiasme.

Je vis en effet que cette méthode exaltait insensiblement mon
imagination, et me donnait un sentiment secret de capacité poétique dont
j'aurais certainement profité pour composer, avec succès, mon épître
dédicatoire en vers, si malheureusement je n'avais oublié l'obliquité du
plafond de ma chambre, dont l'abaissement rapide empêcha mon front
d'aller aussi avant que mes pieds dans la direction que j'avais prise.
Je frappai si rudement de la tête contre cette maudite cloison que le
toit de la maison en fut ébranlé: les moineaux qui dormaient sur les
tuiles s'envolèrent épouvantés, et le contre-coup me fit reculer de
trois pas en arrière.



CHAPITRE VIII.


Tandis que je me promenais ainsi pour exciter ma verve, une jeune et
jolie femme, qui logeait au-dessous de moi, étonnée du tapage que je
faisais, et, croyant peut-être que je donnais un bal dans ma chambre,
députa son mari pour s'informer de la cause du bruit. J'étais encore
tout étourdi de la contusion que j'avais reçue, lorsque la porte
s'entr'ouvrit. Un homme âgé, portant un visage mélancolique, avança la
tête et promena ses regards curieux dans la chambre. Quand la surprise
de me trouver seul lui permit de parler: "Ma femme a la migraine,
monsieur, me dit-il d'un air fâché. Permettez-moi de vous faire observer
que...." Je l'interrompis aussitôt, et mon style se ressentit de la
hauteur de mes pensées. "Respectable messager de ma belle voisine, lui
dis-je dans le langage des Bardes, pourquoi tes yeux brillent-ils sous
tes épais sourcils, comme deux météores dans la forêt noire de Cromba?
Ta belle compagne est un rayon de lumière, et je mourrais mille fois,
plutôt que de vouloir troubler son repos; mais ton aspect, ô respectable
messager!... ton aspect est sombre comme la voûte la plus reculée de la
caverne de Carmora, lorsque les nuages amoncelés de la tempête
obscurcissent la face de la nuit, et pèsent sur les campagnes
silencieuses de Morven."

Le voisin, qui n'avait apparemment jamais lu les poésies d'Ossian, prit
mal à propos l'accès d'enthousiasme qui m'animait pour un accès de
folie, et parut fort embarrassé. Mon intention n'étant point de
l'offenser, je lui offris un siège, et je le priai de s'asseoir; mais
je m'aperçus qu'il se retirait doucement, et se signait en disant à
demi-voix: "_È matto, per Bacco, è matto!_"



CHAPITRE IX.


Je le laissai sortir sans vouloir approfondir jusqu'à quel point son
observation était fondée, et je m'assis à mon bureau pour prendre note
de ces événemens, comme je fais toujours; mais, à peine eus-je ouvert un
tiroir dans lequel j'espérais trouver du papier, que je le refermai
brusquement, troublé par un des sentimens les plus désagréables que l'on
puisse éprouver, celui de l'amour-propre humilié. L'espèce de surprise
dont je fus saisi dans cette occasion, ressemble à celle qu'éprouve un
voyageur altéré, lorsqu'approchant ses lèvres d'une fontaine limpide il
aperçoit au fond de l'eau une grenouille qui le regarde. Ce n'était
cependant autre chose que les ressorts et la carcasse d'une colombe
artificielle, qu'à l'exemple d'Archytas je m'étais proposé jadis de
faire voler dans les airs. J'avais travaillé sans relâche à sa
construction pendant plus de trois mois. Le jour de l'essai venu, je la
plaçai sur le bord d'une table, après avoir soigneusement fermé la
porte, afin de tenir la découverte secrète, et de causer une aimable
surprise à mes amis. Un fil tenait le mécanisme immobile. Qui pourrait
imaginer les palpitations de mon cœur et les angoisses de mon
amour-propre, lorsque j'approchai les ciseaux pour couper le lien
fatal?... Zest ... le ressort de la colombe part et se développe avec
bruit. Je lève les yeux pour la voir passer; mais, après avoir fait
quelques tours sur elle-même, elle tombe et va se cacher sous la table.
Rosine, qui dormait là, s'éloigna tristement. Rosine, qui ne vit jamais
ni poulet, ni pigeon, ni le plus petit oiseau sans les attaquer et les
poursuivre, ne daigna pas même regarder ma colombe qui se débattait sur
le plancher.... Ce fut le coup de grâce pour mon amour-propre. J'allai
prendre l'air sur les remparts.



CHAPITRE X.


Tel fut le sort de ma colombe artificielle. Tandis que le génie de la
mécanique la destinait à suivre l'aigle dans les cieux, le destin lui
donna les inclinations d'une taupe.

Je me promenais tristement et découragé, comme on l'est toujours après
une grande espérance déçue, lorsque, levant les yeux, j'aperçus un vol
de grues qui passait sur ma tête. Je m'arrêtai pour les examiner. Elles
s'avançaient en ordre triangulaire, comme la colonne anglaise à la
bataille de Fontenoy. Je les voyais traverser le ciel de nuage en nuage.
"Ah! qu'elles volent bien! disais-je tout bas; avec quelle assurance
elles semblent glisser sur l'invisible sentier qu'elles parcourent!"
L'avouerai-je? hélas! qu'on me le pardonne! L'horrible sentiment de
l'envie est une fois, une seule fois entré dans mon cœur, et c'était
pour des grues. Je les poursuivis de mes regards jaloux jusqu'aux bornes
de l'horizon. Long-tems immobile au milieu de la foule qui se
promenait, j'observais le mouvement rapide des hirondelles, et je
m'étonnais de les voir suspendues dans les airs, comme si je n'avais
jamais vu ce phénomène. Le sentiment d'une admiration profonde, inconnu
pour moi jusqu'alors, éclairait mon ame. Je croyais voir la nature pour
la première fois. J'entendais avec surprise le bourdonnement des
mouches, le chant des oiseaux, et ce bruit mystérieux et confus de la
création vivante qui célèbre involontairement son auteur. Concert
ineffable, auquel l'homme seul a le privilège sublime de pouvoir joindre
des accens de reconnaissance! "Quel est l'auteur de ce brillant
mécanisme? m'écriai-je dans le transport qui m'animait. Quel est celui
qui, ouvrant sa main créatrice, laissa échapper la première hirondelle
dans les airs?--Celui qui donna l'ordre à ces arbres de sortir de la
terre et d'élever leurs rameaux vers le ciel?--Et toi, qui t'avances
majestueusement sous leur ombre, créature ravissante, dont les traits
commandent le respect et l'amour, qui t'a placée sur la surface de la
terre pour l'embellir? Quelle est la pensée qui dessina tes formes
divines, qui fut assez puissante pour créer le regard et le sourire de
l'innocente beauté?... Et moi-même qui sens palpiter mon cœur....
Quel est le but de mon existence?--que suis-je, et d'où viens-je! moi,
l'auteur de la colombe artificielle centripète?..." A peine eus-je
prononcé ce mot barbare, que, revenant tout-à-coup à moi comme un homme
endormi sur lequel on jetterait un seau d'eau, je m'aperçus que
plusieurs personnes m'avaient entouré pour m'examiner, tandis que mon
enthousiasme me faisait parler seul. Je vis alors la belle Georgine qui
me devançait de quelques pas. La moitié de sa joue gauche, chargée de
rouge, que j'entrevoyais à travers les boucles de sa perruque blonde,
acheva de me remettre au courant des affaires de ce monde, dont je
venais de faire une petite absence.



CHAPITRE XI.


Dès que je fus un peu remis du trouble que m'avait causé l'aspect de ma
colombe artificielle, la douleur de la contusion que j'avais reçue se
fit sentir vivement. Je passai la main sur mon front, et j'y reconnus
une nouvelle protubérance précisément à cette partie de la tête où le
docteur Gall a placé la protubérance poétique. Mais je n'y songeais
point alors, et l'expérience devait seule me démontrer la vérité du
système de cet homme célèbre.

Après m'être recueilli quelques instans pour faire un dernier effort en
faveur de mon épître dédicatoire, je pris un crayon et me mis à
l'ouvrage. Quel fut mon étonnement!... les vers coulaient d'eux-mêmes
sous ma plume; j'en remplis deux pages en moins d'une heure, et je
conclus de cette circonstance que, si le mouvement était nécessaire à la
tête de Pope pour composer des vers, il ne fallait pas moins qu'une
contusion pour en tirer de la mienne. Je ne donnerai cependant pas au
lecteur ceux que je fis alors, parce que la rapidité prodigieuse avec
laquelle se succédaient les aventures de mon voyage m'empêcha d'y mettre
la dernière main. Malgré cette réticence, il n'est pas douteux qu'on
doit regarder l'accident qui m'était arrivé comme une découverte
précieuse, et dont les poètes ne sauraient trop user.

Je suis en effet si convaincu de l'infaillibilité de cette nouvelle
méthode, que, dans le poème en vingt-quatre chants que j'ai composé
depuis lors, et qui sera publié avec _la Prisonnière de Pignerol_[4], je
n'ai pas cru nécessaire jusqu'à présent de commencer les vers; mais
j'ai mis au net cinq cents pages de notes qui forment, comme l'on sait,
tout le mérite et le volume de la plupart des poèmes modernes.

Comme je rêvais profondément à mes découvertes, en marchant dans ma
chambre, je rencontrai mon lit sur lequel je tombai assis, et ma main se
trouvant par hasard placée sur mon bonnet, je pris le parti de m'en
couvrir la tête et de me coucher.


[Footnote 4: L'auteur paraît avoir renoncé depuis à publier jamais _la
Prisonnière de Pignerol_, cet ouvrage rentrant trop dans le genre du
roman.]



CHAPITRE XII.


J'étais au lit depuis un quart d'heure, et, contre mon ordinaire, je ne
dormais point encore. A l'idée de mon épître dédicatoire, avaient
succédé les réflexions les plus tristes: ma lumière, qui tirait vers sa
fin, ne jetait plus qu'une lueur inconstante et lugubre du fond de la
bobèche, et ma chambre avait l'air d'un tombeau. Un coup de vent ouvrit
tout-à-coup la fenêtre, éteignit ma bougie, et ferma la porte avec
violence. La teinte noire de mes pensées s'accrut avec l'obscurité.

Tous mes plaisirs passés, toutes mes peines présentes vinrent fondre à
la fois dans mon cœur, et le remplirent de regrets et d'amertume.

Quoique je fasse des efforts continuels pour oublier mes chagrins et les
chasser de ma pensée, il m'arrive quelquefois, lorsque je n'y prends pas
garde, qu'ils rentrent tous à la fois dans ma mémoire, comme si on leur
ouvrait une écluse. Il ne me reste plus d'autre parti à prendre dans
ces occasions, que de m'abandonner au torrent qui m'entraîne, et mes
idées deviennent alors si noires, tous les objets me paraissent si
lugubres, que je finis ordinairement par rire de ma folie, en sorte que
le remède se trouve dans la violence même du mal.

J'étais encore dans toute la force d'une de ces crises mélancoliques,
lorsqu'une partie de la bouffée de vent qui avait ouvert ma fenêtre et
fermé ma porte en passant, après avoir fait quelques tours dans ma
chambre, feuilleté mes livres et jeté une feuille volante de mon voyage
par terre, entra finalement dans mes rideaux, et vint mourir sur ma
joue. Je sentis la douce fraîcheur de la nuit, et, regardant cela comme
une invitation de sa part, je me levai tout de suite, et j'allai sur
mon échelle jouir du calme de la nature.



CHAPITRE XIII.


Le tems était serein: la voie lactée, comme un léger nuage, partageait
le ciel; un doux rayon partait de chaque étoile pour venir jusqu'à moi,
et, lorsque j'en examinais une attentivement, ses compagnes semblaient
scintiller plus vivement pour attirer mes regards.

C'est un charme toujours nouveau pour moi, que celui de contempler le
ciel étoilé, et je n'ai pas à me reprocher d'avoir fait un seul voyage,
ni même une simple promenade nocturne, sans payer le tribut d'admiration
que je dois aux merveilles du firmament. Quoique je sente toute
l'impuissance de ma pensée dans ces hautes méditations, je trouve un
plaisir inexprimable à m'en occuper. J'aime à penser que ce n'est point
le hasard qui conduit jusqu'à mes yeux cette émanation des inondes
éloignés, et chaque étoile verse avec sa lumière un rayon d'espérance
dans mon cœur. Eh quoi! ces merveilles n'auraient-elles d'autre
rapport avec moi que celui de briller à mes yeux? Et ma pensée qui
s'élève jusqu'à elles, mon cœur qui s'émeut à leur aspect, leur
seraient-ils étrangers?... Spectateur éphémère d'un spectacle éternel,
l'homme lève un instant les yeux vers le ciel, et les referme pour
toujours; mais, pendant cet instant rapide, qui lui est accordé, de tous
les points du ciel et depuis les bornes de l'univers, un rayon
consolateur part de chaque monde, et vient frapper ses regards pour lui
annoncer qu'il existe un rapport entre l'immensité et lui, et qu'il est
associé à l'éternité.



CHAPITRE XIV.


Un sentiment fâcheux troublait cependant le plaisir que j'éprouvais en
me livrant à ces méditations. Combien peu de personnes, me disais-je,
jouissent maintenant avec moi du spectacle sublime que le ciel étale
inutilement pour les hommes assoupis!... Passe encore pour ceux qui
dorment; mais qu'en coûterait-il à ceux qui se promènent, à ceux qui
sortent en foule du théâtre, de regarder un instant, et d'admirer les
brillantes constellations qui rayonnent de toutes parts sur leur
tête?--Non, les spectateurs attentifs de Scapin ou de Jocrisse ne
daigneront pas lever les yeux: ils vont rentrer brutalement chez eux, ou
ailleurs, sans songer que le ciel existe. Quelle bizarrerie!... parce
qu'on peut le voir souvent et gratis, ils n'en veulent pas. Si le
firmament était toujours voilé pour nous, si le spectacle qu'il nous
offre dépendait d'un entrepreneur, les premières loges sur les toits
seraient hors de prix, et les dames de Turin s'arracheraient ma
lucarne.

"Oh! si j'étais souverain d'un pays, m'écriai-je, saisi d'une juste
indignation, je ferais chaque nuit sonner le tocsin, et j'obligerais mes
sujets de tout âge, de tout sexe et de toute condition de se mettre à la
fenêtre et de regarder les étoiles." Ici la raison, qui, dans mon
royaume, n'a qu'un droit contesté de remontrance, fut cependant plus
heureuse qu'à l'ordinaire dans les représentations qu'elle me proposa au
sujet de l'édit inconsidéré que je voulais proclamer dans mes états.
"Sire, me dit-elle, votre majesté ne daignerait-elle pas faire une
exception en faveur des nuits pluvieuses, puisque, dans ce cas, le ciel
étant couvert....--Fort bien, fort bien, répondis-je, je n'y avais pas
songé: vous noterez une exception en faveur des nuits pluvieuses.--Sire,
ajouta-t-elle, je pense qu'il serait à propos d'excepter aussi les nuits
sereines, lorsque le froid est excessif et que la bise souffle, puisque
l'exécution rigoureuse de l'édit accablerait vos heureux sujets de
rhumes et de catarrhes." Je commençais à voir beaucoup de difficultés
dans l'exécution de mon projet, mais il m'en coûtait de revenir sur mes
pas. "Il faudra, dis-je, écrire-au conseil de médecine et à l'académie
des sciences, pour fixer le degré du thermomètre centigrade auquel mes
sujets pourront se dispenser de se mettre à la fenêtre; mais je veux,
j'exige absolument que l'ordre soit exécuté à la rigueur.--Et les
malades, sire?--Cela va sans dire; qu'ils soient exceptés: l'humanité
doit aller avant tout.--Si je ne craignais de fatiguer votre majesté, je
lui ferais encore observer que l'on pourrait (dans le cas où elle le
jugerait à propos, et que la chose ne présentât pas de grands
inconvéniens) ajouter aussi une exception en faveur des aveugles,
puisqu'étant privés de l'organe de la vue....--Eh bien! est-ce tout?
interrompis-je avec humeur.--Pardon, sire; mais les amoureux? le cœur
débonnaire de votre majesté pourrait-il les contraindre à regarder aussi
les étoiles?--C'est bon, c'est bon, dit le roi, remettons cela; nous y
penserons à tête reposée. Vous me donnerez un mémoire détaillé
là-dessus."

Bon Dieu!... bon Dieu!... combien il faut y réfléchir, avant de donner
un édit de haute police!



CHAPITRE XV.


Les étoiles les plus brillantes n'ont jamais été celles que je contemple
avec plus de plaisir; mais les plus petites, celles qui, perdues dans un
éloignement incommensurable, ne paraissent que comme des points
imperceptibles, ont toujours été mes étoiles favorites. La raison en est
toute simple: on concevra facilement qu'en faisant faire à mon
imagination autant de chemin de l'autre côté de leur sphère, que mes
regards en font de celui-ci, pour parvenir jusqu'à elles, je me trouve
porté sans effort à une distance où peu de voyageurs sont parvenus avant
moi, et je m'étonne, en me trouvant là, de n'être encore qu'au
commencement de ce vaste univers: car il serait, je crois, ridicule de
penser qu'il existe une barrière au-delà de laquelle le néant commence;
comme si le néant était plus facile à comprendre que l'existence! Après
la dernière étoile, j'en imagine encore une autre, qui ne saurait non
plus être la dernière. En assignant des limites à la création, tant
soient-elles éloignées, l'univers ne me paraît plus qu'un point lumineux
comparé à l'immensité de l'espace vide qui l'environne, à cet affreux et
sombre néant, au milieu duquel il serait suspendu comme une lampe
solitaire.--Ici je me couvris les yeux avec les deux mains, pour
éloigner toute espèce de distraction, et donner à mes idées la
profondeur qu'un semblable sujet exige; et, faisant un effort de tête
surnaturel, je composai un système du monde, le plus complet qui ait
encore paru. Le voici dans tous ses détails; il est le résultat des
méditations de toute ma vie. "Je crois que l'espace étant...." Mais
ceci mérite un chapitre à part; et, vu l'importance de la matière, il
sera le seul de mon voyage qui portera un titre.



CHAPITRE XVI.


_Système du Monde_.


Je crois donc que l'espace étant infini, la création l'est aussi, et que
Dieu a créé dans son éternité une infinité de mondes dans l'immensité de
l'espace.



CHAPITRE XVII.


J'avouerai cependant de bonne foi que je ne comprends guère mieux mon
système que tous les autres systèmes éclos jusqu'à ce jour de
l'imagination des philosophes anciens et modernes; mais le mien a
l'avantage précieux d'être contenu dans quatre lignes, tout énorme
qu'il est. Le lecteur indulgent voudra bien observer aussi qu'il a été
composé tout entier au sommet d'une échelle. Je l'aurais cependant
embelli de commentaires et de notes, si, dans le moment où j'étais le
plus fortement occupé de mon sujet, je n'avais été distrait par des sons
enchanteurs qui vinrent frapper agréablement mon oreille. Une voix telle
que je n'en ai jamais entendu de plus mélodieuse, sans en excepter même
celle de Zénéide, une de ces voix qui sont toujours à l'unisson des
fibres de mon cœur, chantait tout près de moi une romance dont je ne
perdis pas un mot, et qui ne sortira jamais de ma mémoire. En écoutant
avec attention, je découvris que la voix partait d'une fenêtre plus
basse que la mienne: malheureusement je ne pouvais la voir, l'extrémité
du toit, au-dessus duquel s'élevait ma lucarne, la cachant à mes yeux.
Cependant le désir d'apercevoir la sirène qui me charmait par ses
accords augmentait à proportion du charme de la romance dont les paroles
touchantes auraient arraché des larmes à l'être le plus insensible.
Bientôt, ne pouvant plus résister à ma curiosité, je montai jusqu'au
dernier échelon, je mis un pied sur le bord du toit, et, me tenant d'une
main au montant de la fenêtre, je me suspendis ainsi sur la rue, au
risque de me précipiter.

Je vis alors sur un balcon à ma gauche, un peu au-dessous de moi, une
jeune femme en déshabillé blanc: sa main soutenait sa tête charmante,
assez penchée pour laisser entrevoir, à la lueur des astres, le profil
le plus intéressant, et son attitude semblait imaginée pour présenter
dans tout son jour, à un voyageur aérien comme moi, une taille svelte et
bien prise: un de ses pieds nus, jeté négligemment en arrière, était
tourné de façon qu'il m'était possible, malgré l'obscurité, d'en
présumer les heureuses dimensions, tandis qu'une jolie petite mule, dont
il était séparé, les déterminait encore mieux à mon œil curieux. Je
vous laisse à penser, ma chère Sophie, quelle était la violence de ma
situation. Je n'osais faire la moindre exclamation de peur
d'effaroucher ma belle voisine, ni le moindre mouvement de peur de
tomber dans la rue. Un soupir m'échappa cependant malgré moi, mais je
fus à tems d'en retenir la moitié; le reste fut emporté par un zéphyr
qui passait, et j'eus tout le loisir d'examiner la rêveuse, soutenu dans
cette position périlleuse par l'espoir de l'entendre chanter encore.
Mais, hélas! sa romance était finie, et mon mauvais destin lui fit
garder le silence le plus opiniâtre. Enfin, après avoir attendu bien
long-tems, je crus pouvoir me hasarder à lui adresser la parole: il ne
s'agissait plus que de trouver un compliment digne d'elle et des
sentimens qu'elle m'avait inspirés. Oh! combien je regrettai de n'avoir
pas terminé mon épître dédicatoire en vers! comme je l'aurais placée à
propos dans cette occasion! Ma présence d'esprit ne m'abandonna
cependant pas au besoin. Inspiré par la douce influence des astres, et
par le désir plus puissant encore de réussir auprès d'une belle, après
avoir toussé légèrement pour la prévenir, et pour rendre le son de ma
voix plus doux: "Il fait bien beau tems cette nuit," lui dis-je du ton
le plus affectueux qu'il me fut possible.



CHAPITRE XVIII.


Je crois entendre d'ici Mme de Hautcastel, qui ne me passe rien, me
demander compte de la romance dont j'ai parlé dans le chapitre
précédent. Pour la première fois de ma vie, je me trouve dans la dure
nécessité de lui refuser quelque chose. Si j'insérais ces vers dans mon
voyage, on ne manquerait pas de m'en croire l'auteur, ce qui
m'attirerait, sur la nécessité des contusions, plus d'une mauvaise
plaisanterie que je veux éviter. Je continuerai donc la relation de mon
aventure avec mon aimable voisine, aventure dont la catastrophe
inattendue, ainsi que la délicatesse avec laquelle je l'ai conduite,
sont faites pour intéresser toutes les classes de lecteurs. Mais, avant
de savoir ce qu'elle me répondit, et comment fut reçu le compliment
ingénieux que je lui avais adressé, je dois répondre d'avance à
certaines personnes qui se croient plus éloquentes que moi, et qui me
condamneront sans pitié pour avoir commencé la conversation d'une
manière si triviale à leur sens. Je leur prouverai que, si j'avais fait
de l'esprit dans cette occasion importante, j'aurais manqué ouvertement
aux règles de la prudence et du bon goût. Tout homme qui entre en
conversation avec une belle en disant un bon mot ou en faisant un
compliment, quelque flatteur qu'il puisse être, laisse entrevoir des
prétentions qui ne doivent paraître que lorsqu'elles commencent à être
fondées. En outre, s'il fait de l'esprit, il est évident qu'il cherche à
briller, et par conséquent qu'il pense moins à sa dame qu'à lui-même. Or
les dames veulent qu'on s'occupe d'elles; et, quoique elles ne fassent
pas toujours exactement les mêmes réflexions que je viens d'écrire,
elles possèdent un sens exquis et naturel qui leur apprend qu'une phrase
triviale, dite par le seul motif de lier la conversation et de
s'approcher d'elles, vaut mille fois mieux qu'un trait d'esprit inspiré
par la vanité, et mieux encore (ce qui paraîtra bien étonnant) qu'une
épître dédicatoire en vers. Bien plus, je soutiens (dût mon sentiment
être regardé comme un paradoxe) que cet esprit léger et brillant de la
conversation n'est pas même nécessaire dans la plus longue liaison, si
c'est vraiment le cœur qui l'a formée; et, malgré tout ce que les
personnes qui n'ont aimé qu'à demi disent des longs intervalles que
laissent entre eux les sentimens vifs de l'amour et de l'amitié, la
journée est toujours courte lorsqu'on la passe auprès de son amie, et
le silence est aussi intéressant que la discussion.

Quoi qu'il en soit de ma dissertation, il est très-sûr que je ne vis
rien de mieux à dire, sur le bord du toit où je me trouvais, que les
paroles en question. Je ne les eus pas plus tôt prononcées que mon ame
se transporta tout entière au tympan de mes oreilles, pour saisir
jusqu'à la moindre nuance des sons que j'espérais entendre. La belle
releva sa tête pour me regarder: ses longs cheveux se déployèrent comme
un voile, et servirent de fond à son visage charmant qui réfléchissait
la lumière mystérieuse des étoiles. Déjà sa bouche était entr'ouverte,
ses douces paroles s'avançaient sur ses lèvres.... Mais, ô ciel! quelle
fut ma surprise et ma terreur!... Un bruit sinistre se fit entendre:
"Que faites-vous là, madame, à cette heure? Rentrez!" dit une voix mâle
et sonore, dans l'intérieur de l'appartement. Je fus pétrifié.



CHAPITRE XIX.


Tel doit être le bruit qui vient effrayer les coupables, lorsqu'on ouvre
tout-à-coup devant eux les portes brûlantes du Tartare; ou tel encore
doit être celui que font, sous les voûtes infernales, les sept
cataractes du Styx, dont les poètes ont oublié de parler.



CHAPITRE XX.


Un feu follet traversa le ciel en ce moment, et disparut presque
aussitôt. Mes yeux, que la clarté du météore avait détournés un instant,
se reportèrent sur le balcon, et n'y virent plus que la petite
pantoufle. Ma voisine, dans sa retraite précipitée, avait oublié de la
reprendre. Je contemplai long-tems ce joli moule d'un pied digne du
ciseau de Praxitèle, avec une émotion dont je n'oserais avouer toute la
force; mais, ce qui pourra paraître bien singulier, et ce dont je ne
saurais me rendre raison à moi-même, c'est qu'un charme insurmontable
m'empêchait d'en détourner mes regards, malgré tous les efforts que je
faisais pour les porter sur d'autres objets.

On raconte que, lorsqu'un serpent regarde un rossignol, le malheureux
oiseau, victime d'un charme irrésistible, est forcé de s'approcher du
reptile vorace. Ses ailes rapides ne lui servent plus qu'à le conduire à
sa perte, et chaque effort qu'il fait pour s'éloigner le rapproche de
l'ennemi qui le poursuit de son regard inévitable.

Tel était sur moi l'effet de cette pantoufle, sans que cependant je
puisse dire avec certitude qui, de la pantoufle ou de moi, était le
serpent, puisque, selon les lois de la physique, l'attraction devait
être réciproque. Il est certain que cette influence funeste n'était
point un jeu de mon imagination. J'étais si réellement et si fortement
attiré, que je fus deux fois au moment de lâcher la main, et de me
laisser tomber. Cependant, comme le balcon sur lequel je voulais aller
n'était pas exactement sous ma fenêtre, mais un peu de côté, je vis fort
bien que, la force de gravitation inventée par Newton venant à se
combiner avec l'attraction oblique de la pantoufle, j'aurais suivi dans
ma chute une diagonale, et je serais tombé sur une guérite, qui ne me
paraissait pas plus grosse qu'un œuf, de la hauteur où je me
trouvais, en sorte que mon but aurait été manqué.... Je me cramponnai
donc plus fortement encore à la fenêtre, et, faisant un effort de
résolution, je parvins à lever les yeux et à regarder le ciel.



CHAPITRE XXI.


Je serais fort en peine d'expliquer et de définir exactement l'espèce de
plaisir que j'éprouvais dans cette circonstance. Tout ce que je puis
affirmer, c'est qu'il n'avait rien de commun avec celui que m'avait fait
ressentir, quelques momens plus tôt, l'aspect de la voie lactée et du
ciel étoilé. Cependant, comme, dans les situations les plus
embarrassantes de ma vie, j'ai toujours aimé me rendre raison de ce qui
se passe dans mon ame, je voulus à cette occasion me faire une idée bien
nette du plaisir que peut ressentir un honnête homme lorsqu'il contemple
la pantoufle d'une dame, comparé au plaisir que lui fait éprouver la
contemplation des étoiles. Pour cet effet, je choisis dans le ciel la
constellation la plus apparente. C'était, si je ne me trompe, la chaise
de Cassiopée, qui se trouvait au-dessus de ma tête, et je regardai tour
à tour la constellation et la pantoufle, la pantoufle et la
constellation. Je vis alors que ces deux sensations étaient de nature
toute différente: l'une était dans ma tête, tandis que l'autre me
semblait avoir son siège dans la région du cœur. Mais ce que je
n'avouerai pas sans un peu de honte, c'est que l'attrait qui me portait
vers la pantoufle enchantée absorbait toutes mes facultés.
L'enthousiasme que m'avait causé quelque tems auparavant l'aspect du
ciel étoile n'existait plus que faiblement, et bientôt il s'anéantit
tout-à-fait, lorsque j'entendis la porte du balcon se rouvrir, et que
j'aperçus un petit pied, plus blanc que l'albâtre, s'avancer doucement
et s'emparer de la petite mule. Je voulus parler; mais, n'ayant pas eu
le tems de me préparer comme la première fois, je ne retrouvai plus ma
présence d'esprit ordinaire, et j'entendis la porte du balcon se
refermer avant d'avoir imaginé quelque chose de convenable à dire.



CHAPITRE XXII.


Les chapitres précédens suffiront, j'espère, pour répondre
victorieusement à une inculpation de Mme de Hautcastel, qui n'a pas
craint de dénigrer mon premier voyage, sous le prétexte qu'on n'a pas
l'occasion d'y faire l'amour. Elle ne pourrait faire à ce nouveau
voyage le même reproche; et, quoique mon aventure avec mon aimable
voisine n'ait pas été poussée bien loin, je puis assurer que j'y trouvai
plus de satisfaction que dans plus d'une autre circonstance, où je
m'étais imaginé être très-heureux, faute d'objet de comparaison. Chacun
jouit de la vie à sa manière; mais je croirais manquer à ce que je dois
à la bienveillance du lecteur, si je lui laissais ignorer une découverte
qui, plus que toute autre chose, a contribué jusqu'ici à mon bonheur (à
condition toutefois que cela restera entre nous): car il ne s'agit de
rien moins que d'une nouvelle méthode de faire l'amour, beaucoup plus
avantageuse que la précédente, sans avoir aucun de ses nombreux
inconvéniens. Cette invention étant spécialement destinée aux personnes
qui voudront adopter ma nouvelle manière de voyager, je crois devoir
consacrer quelques chapitres à leur instruction.



CHAPITRE XXIII.


J'avais observé, dans le cours de ma vie, que, lorsque j'étais amoureux
suivant la méthode ordinaire, mes sensations ne répondaient jamais à mes
espérances, et que mon imagination se voyait déjouée dans tous ses
plans. En y réfléchissant avec attention, je pensai que, s'il m'était
possible d'étendre le sentiment qui me porte à l'amour individuel sur
tout le sexe qui en est l'objet, je me procurerais des jouissances
nouvelles sans me compromettre en aucune façon. Quel reproche, en effet,
pourrait-on faire à un homme qui se trouverait pourvu d'un cœur assez
énergique pour aimer toutes les femmes aimables de l'univers? Oui,
madame, je les aime toutes, et non seulement celles que je connais, ou
que j'espère rencontrer, mais toutes celles qui existent sur la surface
de la terre. Bien plus, j'aime toutes les femmes qui ont existé, et
celles qui existeront, sans compter un bien plus grand nombre encore que
mon imagination tire du néant: toutes les femmes possibles enfin sont
comprises dans le vaste cercle de mes affections.

Par quel injuste et bizarre caprice renfermerais-je un cœur comme le
mien dans les bornes étroites d'une société? Que dis-je? pourquoi
circonscrire son essor aux limites d'un royaume ou même d'une
république?

Assise au pied d'un chêne battu par la tempête, une jeune veuve indienne
mêle ses soupirs au bruit des vents déchaînés. Les armes du guerrier
qu'elle aimait sont suspendues sur sa tête, et le bruit lugubre qu'elles
font entendre en se heurtant ramène dans son cœur le souvenir de son
bonheur passé. Cependant la foudre sillonne les nuages, et la lumière
livide des éclairs se réfléchit dans ses yeux immobiles. Tandis que le
bûcher qui doit la consumer s'élève; seule, sans consolation, dans la
stupeur du désespoir, elle attend une mort affreuse qu'un préjugé cruel
lui fait préférer à la vie.

Quelle douce et mélancolique jouissance n'éprouve point un homme
sensible en approchant de cette infortunée pour la consoler? Tandis
qu'assis sur l'herbe, à côté d'elle, je cherche à la dissuader de
l'horrible sacrifice, et que, mêlant mes soupirs aux siens et mes larmes
à ses larmes, je tâche de la distraire de ses douleurs, toute la ville
accourt chez Mme d'A***, dont le mari vient de mourir d'un coup
d'apoplexie. Résolue aussi de ne point survivre à son malheur,
insensible aux larmes et aux prières de ses amis, elle se laisse mourir
de faim, et, depuis ce matin, où imprudemment on est venu lui annoncer
cette nouvelle, la malheureuse n'a mangé qu'un biscuit, et n'a bu qu'un
petit verre de vin de Malaga. Je ne donne à cette femme désolée que la
simple attention nécessaire pour ne pas enfreindre les lois de mon
système universel, et je m'éloigne bientôt de chez elle, parce que je
suis naturellement jaloux, et ne veux pas me compromettre avec une foule
de consolateurs, non plus qu'avec les personnes trop aisées à consoler.

Les beautés malheureuses ont particulièrement des droits sur mon
cœur, et le tribut de sensibilité que je leur dois n'affaiblit point
l'intérêt que je porte à celles qui sont heureuses. Cette disposition
varie à l'infini mes plaisirs, et me permet de passer tour à tour de la
mélancolie à la gaîté, et d'un repos sentimental à l'exaltation.

Souvent aussi je forme des intrigues amoureuses dans l'histoire
ancienne, et j'efface des lignes entières dans les vieux registres du
destin. Combien de fois n'ai-je pas arrêté la main parricide de
Virginius, et sauvé la vie à sa fille infortunée, victime à la fois de
l'excès du crime et de celui de la vertu! Cet événement me remplit de
terreur lorsqu'il revient à ma pensée; je ne m'étonne point s'il fut
l'origine d'une révolution.

J'espère que les personnes raisonnables, ainsi que les ames
compatissantes, me sauront gré d'avoir arrangé cette affaire à
l'amiable; et tout homme qui connaît un peu le monde jugera comme moi
que, si on avait laissé faire le décemvir, cet homme passionné n'aurait
pas manqué de rendre justice à la vertu de Virginie: les parens s'en
seraient mêlés; le père Virginius, à la fin, se serait apaisé, et le
mariage s'en serait suivi dans toutes les formes voulues par la loi.

Mais le malheureux amant, délaissé, que serait-il devenu? Eh bien,
l'amant! qu'a-t-il gagné à ce meurtre? Mais, puisque vous voulez bien
vous apitoyer sur son sort, je vous apprendrai, ma chère Marie, que,
six mois après la mort de Virginie, il était non seulement consolé, mais
très-heureusement marié, et qu'après avoir eu plusieurs enfans il perdit
sa femme, et se remaria, six semaines après, avec la veuve d'un tribun
du peuple. Ces circonstances, ignorées jusqu'à ce jour, ont été
découvertes et déchiffrées dans un manuscrit palimpseste de la
Bibliothèque Ambrosienne par un savant antiquaire italien. Elles
augmenteront malheureusement d'une page l'histoire abominable et déjà
trop longue de la république romaine.



CHAPITRE XXIV.


Après avoir sauvé l'intéressante Virginie, j'échappe modestement à sa
reconnaissance, et, toujours désireux de rendre service aux belles, je
profite de l'obscurité d'une nuit pluvieuse, et je vais furtivement
ouvrir le tombeau d'une jeune vestale, que le sénat romain a eu la
barbarie de faire enterrer vivante, pour avoir laissé éteindre le feu
sacré de Vesta, ou peut-être bien pour s'y être légèrement brûlée. Je
marche en silence dans les rues détournées de Rome avec le charme
intérieur qui précède les bonnes actions, surtout lorsqu'elles ne sont
pas sans danger. J'évite avec soin le Capitole, de peur d'éveiller les
oies, et, me glissant à travers les gardes de la porte Colline, j'arrive
heureusement au tombeau sans être aperçu.

Au bruit que je fais en soulevant la pierre qui le couvre, l'infortunée
détache sa tête échevelée du sol humide du caveau. Je la vois, à la
lueur de la lampe sépulcrale, jeter autour d'elle des regards égarés:
dans son délire, la malheureuse victime croit être déjà sur les rives
du Cocyte. "O Minos! s'écrie-t-elle, ô juge inexorable! J'aimais, il est
vrai, sur la terre, contre les lois sévères de Vesta. Si les dieux sont
aussi barbares que les hommes, ouvre, ouvre pour moi les abîmes du
Tartare! J'aimais et j'aime encore.--Non, non, tu n'es point encore dans
le royaume des morts; viens, jeune infortunée, reparais sur la terre,
renais à la lumière et à l'amour!" Cependant je saisis sa main déjà
glacée par le froid de la tombe; je l'enlève dans mes bras, je la serre
contre mon cœur, et je l'arrache enfin de cet horrible lieu, toute
palpitante de frayeur et de reconnaissance.

Gardez-vous bien de croire, madame, qu'aucun intérêt personnel soit le
mobile de cette bonne action. L'espoir d'intéresser en ma faveur la
belle ex-vestale n'entre pour rien dans tout ce que je fais pour elle;
car je rentrerais ainsi dans l'ancienne méthode: je puis assurer, parole
de voyageur, que, tant qu'a duré notre promenade, depuis la porte
Colline jusqu'à l'endroit ou se trouve maintenant le tombeau des
Scipions, malgré l'obscurité profonde, et dans les momens même où sa
faiblesse m'obligeait de la soutenir dans mes bras, je n'ai cessé de la
traiter avec les égards et le respect dus à ses malheurs, et je l'ai
scrupuleusement rendue à son amant qui l'attendait sur la route.



CHAPITRE XXV.


Une autre fois, conduit par mes rêveries, je me trouvai par hasard à
l'enlèvement des Sabines: je vis avec beaucoup de surprise que les
Sabins prenaient la chose tout autrement que ne le raconte l'histoire.
N'entendant rien à cette bagarre, j'offris ma protection à une femme
qui fuyait, et je ne pus m'empêcher de rire en l'accompagnant, lorsque
j'entendis un Sabin furieux s'écrier avec l'accent du désespoir: "Dieux
immortels! pourquoi n'ai-je point amené ma femme à la fête?"



CHAPITRE XXVI.


Outre la moitié du genre humain, à laquelle je porte une si vive
affection, le dirai-je et voudra-t-on me croire? Mon cœur est doué
d'une telle capacité de tendresse, que tous les êtres vivans et les
choses inanimées elles-mêmes en ont aussi une bonne part. J'aime les
arbres qui me prêtent leur ombre, et les oiseaux qui gazouillent sous le
feuillage, et le cri nocturne de la chouette, et le bruit des torrens:
j'aime tout ... j'aime la lune!

Vous riez, mademoiselle: il est aisé de tourner en ridicule les
sentimens que l'on n'éprouve pas; mais les cœurs qui ressemblent au
mien me comprendront.

Oui, je m'attache d'une véritable affection à tout ce qui m'entoure.
J'aime les chemins où je passe, la fontaine dans laquelle je bois; je ne
me sépare pas sans quelque peine du rameau que j'ai pris au hasard dans
une haie: je le regarde encore après l'avoir jeté; nous avions déjà
fait connaissance: je regrette les feuilles qui tombent, et jusqu'au
zéphyr qui passe. Où est maintenant celui qui agitait tes cheveux noirs,
Élisa, lorsqu'assise auprès de moi sur les bords de la Doire, la veille
de notre éternelle séparation, tu me regardais dans un triste silence?
Où est ton regard? où est cet instant douloureux et chéri?

O tems!... divinité terrible! ce n'est pas ta faux cruelle qui
m'épouvante; je ne crains que tes hideux enfans: l'indifférence et
l'oubli, qui font une longue mort des trois quarts de notre existence.

Hélas! ce zéphyr, ce regard, ce sourire sont aussi loin de moi que les
aventures d'Ariane: il ne reste plus au fond de mon cœur que des
regrets et de vains souvenirs; triste mélange sur lequel ma vie surnage
encore, comme un vaisseau fracassé par la tempête flotte quelque tems
encore sur la mer agitée!... jusqu'à ce que, l'eau s'introduisant peu à
peu entre les planches brisées, le malheureux vaisseau disparaisse
englouti dans l'abîme. Les vagues le recouvrent, la tempête s'apaise, et
l'hirondelle de mer rase la plaine solitaire et tranquille de l'océan.



CHAPITRE XXVII.


Je me vois forcé de terminer ici l'explication de ma nouvelle méthode de
faire l'amour, parce que je m'aperçois qu'elle tombe dans le noir. Il ne
sera pas cependant hors de propos d'ajouter encore quelques
éclaircissemens sur cette découverte, qui ne convient pas généralement
à tout le monde ni à tous les âges. Je ne conseillerais à personne de la
mettre en usage à vingt ans. L'inventeur lui-même n'en usait pas à cette
époque de sa vie. Pour en tirer tout le parti possible, il faut avoir
éprouvé tous les chagrins de la vie sans être découragé, et toutes les
jouissances sans en être dégoûté. Point difficile! Elle est surtout
utile à cet âge où la raison nous conseille de renoncer aux habitudes de
la jeunesse, et peut servir d'intermédiaire et de passage insensible
entre le plaisir et la sagesse. Ce passage, comme l'ont observé tous les
moralistes, est très-difficile. Peu d'hommes ont le noble courage de le
franchir galamment, et souvent, après avoir fait le pas, ils s'ennuient
sur l'autre bord, et repassent le fossé en cheveux gris et à leur grande
honte. C'est ce qu'ils éviteront sans peine par ma nouvelle manière de
faire l'amour. En effet, la plupart de nos plaisirs n'étant autre chose
qu'un jeu de l'imagination, il est essentiel de lui présenter une pâture
innocente pour la détourner des objets auxquels nous devons renoncer, à
peu près comme l'on présente des joujoux aux enfans, lorsqu'on leur
refuse des bonbons. De cette manière on a le tems de s'affermir sur le
terrain de la sagesse sans penser y être encore; et l'on y arrive par le
chemin de la folie, ce qui en facilitera singulièrement l'accès à
beaucoup de monde.

Je crois donc ne m'être point trompé dans l'espoir d'être utile qui m'a
fait prendre la plume, et je n'ai plus qu'à me défendre du mouvement
naturel d'amour-propre que je pourrais légitimement ressentir en
dévoilant aux hommes de semblables vérités.



CHAPITRE XXVIII.


Toutes ces confidences, ma chère Sophie, ne vous auront pas fait
oublier, j'espère, la position gênante dans laquelle vous m'avez laissé
sur ma fenêtre. L'émotion que m'avait causée l'aspect du joli pied de ma
voisine durait encore, et j'étais plus que jamais retombé sous le
charme dangereux de la pantoufle, lorsqu'un événement imprévu vint me
tirer du péril où j'étais de me précipiter du cinquième étage dans la
rue. Une chauve-souris qui rôdait autour de la maison, et qui, me voyant
immobile depuis si long-tems, me prit apparemment pour une cheminée,
vint tout-à-coup s'abattre sur moi et s'accrocher à mon oreille. Je
sentis sur ma joue l'horrible fraîcheur de ses ailes humides. Tous les
échos de Turin répondirent au cri furieux que je poussai malgré moi. Les
sentinelles éloignées donnèrent le _qui vive_, et j'entendis dans la rue
la marche précipitée d'une patrouille.

J'abandonnai sans beaucoup de peine la vue du balcon qui n'avait plus
aucun attrait pour moi. Le froid de la nuit m'avait saisi. Un léger
frisson me parcourut de la tête aux pieds, et, comme je croisais ma robe
de chambre pour me réchauffer, je vis, à mon grand regret, que cette
sensation de froid, jointe à l'insulte de la chauve-souris, avait suffi
pour changer de nouveau le cours de mes idées. La pantoufle magique
n'aurait pas eu dans ce moment plus d'influence sur moi que la chevelure
de Bérénice, ou toute autre constellation. Je calculai tout de suite
combien il était déraisonnable de passer la nuit exposé à l'intempérie
de l'air, au lieu de suivre le vœu de la nature qui nous ordonne le
sommeil. Ma raison qui, dans ce moment, agissait seule en moi, me fit
voir cela prouvé comme une proposition d'Euclide. Enfin, je fus
tout-à-coup privé d'imagination et d'enthousiasme, et livré sans secours
à la triste réalité. Existence déplorable! Autant vaudrait-il être un
arbre sec dans une forêt, ou bien un obélisque au milieu d'une place!

Les deux étranges machines, m'écriai-je alors, que la tête et le cœur
de l'homme! Emporté tour à tour par ces deux mobiles de ses actions,
dans deux directions contraires, la dernière qu'il suit lui semble
toujours la meilleure! O folie de l'enthousiasme et du sentiment! dit la
froide raison; ô faiblesse et incertitude de la raison! dit le
sentiment. Qui pourra jamais, qui osera décider entre eux?

Je pensai qu'il serait beau de traiter la question sur place, et de
décider une bonne fois auquel de ces deux guides il convenait de me
confier pour le reste de ma vie. Suivrai-je désormais ma tête ou mon
cœur? Examinons.



CHAPITRE XXIX.


En disant ces mots, je m'aperçus d'une douleur sourde dans celui de mes
pieds qui reposait sur l'échelon. J'étais en outre très-fatigué de la
position difficile que j'avais gardée jusqu'alors. Je me baissai
doucement pour m'asseoir, et, laissant pendre mes jambes à droite et à
gauche de la fenêtre, je commençai mon voyage à cheval. J'ai toujours
préféré cette manière de voyager à toute autre, et j'aime passionnément
les chevaux; cependant, de tous ceux que j'ai vus, ou dont j'ai pu
entendre parler, celui dont j'aurais le plus ardemment désiré la
possession est le cheval de bois dont il est parlé dans les _Mille et
une Nuits_, sur lequel on pouvait voyager dans les airs, et qui partait
comme l'éclair lorsqu'on tournait une petite cheville entre ses
oreilles.

Or, l'on peut remarquer que ma monture ressemble beaucoup à celle des
_Mille et une Nuits_. Par sa position, le voyageur à cheval sur sa
fenêtre communique d'un côté avec le ciel, et jouit de l'imposant
spectacle de la nature; les météores et les astres sont à sa
disposition: de l'autre, l'aspect de sa demeure et les objets qu'elle
contient le ramènent à l'idée de son existence, et le font rentrer en
lui-même. Un seul mouvement de la tête remplace la cheville enchantée,
et suffit pour opérer, dans l'ame du voyageur, un changement aussi
rapide qu'extraordinaire. Tour à tour habitant de la terre et des cieux,
son esprit et son cœur parcourent toutes les jouissances qu'il est
donné à l'homme d'éprouver.

Je pressentis d'avance tout le parti que je pouvais tirer de ma monture.
Lorsque je me sentis bien en selle et arrangé de mon mieux, certain de
n'avoir rien à craindre des voleurs, ni des faux pas de mon cheval, je
crus l'occasion très-favorable pour me livrer à l'examen du problême que
je devais résoudre, touchant la prééminence de la raison ou du
sentiment. Mais la première réflexion que je fis à ce sujet m'arrêta
tout court. Est-ce bien à moi de m'établir juge dans une semblable
cause? me dis-je tout bas; à moi, qui, dans ma conscience, donne
d'avance gain de cause au sentiment?--Mais, d'autre part, si j'exclus
les personnes dont le cœur l'emporte sur la tête, qui pourrai-je
consulter? un géomètre? bah! ces gens-là sont vendus à la raison. Pour
décider ce point, il faudrait trouver un homme qui eût reçu de la nature
une égale dose de raison et de sentiment, et qu'au moment de la
décision, ces deux facultés fussent parfaitement en équilibre... chose
impossible! Il serait plus aisé d'équilibrer une république.

Le seul juge compétent serait donc celui qui n'aurait rien de commun ni
avec l'un ni avec l'autre; un homme enfin sans tête et sans cœur.
Cette étrange conséquence révolta ma raison; mon cœur, de son côté,
protesta n'y avoir aucune part. Cependant il me semblait avoir raisonné
juste, et j'aurais, à cette occasion, pris la plus mauvaise idée de mes
facultés intellectuelles, si je n'avais réfléchi que, dans les
spéculations de haute métaphysique, comme celle dont il est question,
des philosophes du premier ordre ont été souvent conduits, par des
raisonnemens suivis, à des conséquences affreuses qui ont influé sur le
bonheur de la société humaine. Je me consolai donc, pensant que le
résultat de mes spéculations ne ferait au moins de mal à personne. Je
laissai la question indécise, et je résolus, pour le reste de mes jours,
de suivre alternativement ma tête ou mon cœur, suivant que l'un des
deux remporterait sur l'autre. Je crois, en effet, que c'est la
meilleure méthode. Elle ne m'a pas fait faire, à la vérité, une grande
fortune jusqu'ici, me disais-je. N'importe, je vais, descendant le
sentier rapide de la vie, sans crainte et sans projets, en liant et en
pleurant tour à tour, et souvent à la fois, ou bien en sifflant quelque
vieux air pour me désennuyer le long du chemin. D'autres fois, je
cueille une marguerite dans le coin d'une haie; j'en arrache les
feuilles les unes après les autres, en disant: "Elle m'aime, un peu,
beaucoup, passionnément, pas du tout." La dernière amène presque
toujours _pas du tout_. En effet, Élisa ne m'aime plus.

Tandis que je m'occupe ainsi, la génération entière des vivans passe:
semblable à une immense vague, elle va bientôt se briser avec moi sur le
rivage de l'éternité; et, comme si l'orage de la vie n'était pas assez
impétueux, comme s'il nous poussait trop lentement aux barrières de
l'existence, les nations en masse s'égorgent en courant, et préviennent
le terme fixé par la nature. Des conquérans, entraînés eux-mêmes par le
tourbillon rapide du tems, s'amusent à jeter des milliers d'hommes sur
le carreau. Eh! messieurs, à quoi songez-vous? Attendez!... ces bonnes
gens allaient mourir de leur belle mort. Ne voyez-vous pas la vague qui
s'avance? elle écume déjà près du rivage.... Attendez, au nom du ciel,
encore un instant; et vous, et vos ennemis, et moi, et les marguerites,
tout cela va finir! Peut-on s'étonner assez d'une semblable démence!
Allons, c'est un point résolu; dorénavant, moi-même, je n'effeuillerai
plus de marguerites.



CHAPITRE XXX.


Après m'être fixé pour l'avenir une règle de conduite prudente, au moyen
d'une logique lumineuse, comme on l'a vu dans les chapitres précédens,
il me restait un point très-important à décider au sujet du voyage que
j'allais entreprendre. Ce n'est pas tout, en effet, que de se placer en
voiture ou à cheval, il faut encore savoir où l'on veut aller. J'étais
si fatigué des recherches métaphysiques dont je venais de m'occuper,
qu'avant de me décider sur la région du globe à laquelle je donnerais la
préférence, je voulus me reposer quelque tems en ne pensant à rien.
C'est une manière d'exister qui est aussi de mon invention, et qui m'a
souvent été d'un grand avantage; mais il n'est pas accordé à tout le
monde de savoir en user: car, s'il est aisé de donner de la profondeur à
ses idées en s'occupant fortement d'un sujet, il ne l'est point autant
d'arrêter tout-à-coup sa pensée comme l'on arrête le balancier d'une
pendule. Molière a fort mal à propos tourné en ridicule un homme qui
s'amusait à faire des ronds dans un puits: je serais, quant à moi,
très-porté à croire que cet homme était un philosophe qui avait le
pouvoir de suspendre l'action de son intelligence pour se reposer,
opération des plus difficiles que puisse exécuter l'esprit humain. Je
sais que les personnes qui ont reçu cette faculté sans l'avoir désirée,
et qui ne pensent ordinairement à rien, m'accuseront de plagiat et
réclameront la priorité d'invention; mais l'état d'immobilité
intellectuelle dont je veux parler est tout autre que celui dont ils
jouissent, et dont M. Necker a fait l'apologie[5]. Le mien est toujours
volontaire et ne peut être que momentané: pour en jouir dans toute sa
plénitude, je fermai les yeux en m'appuyant des deux mains sur la
fenêtre, comme un cavalier fatigué s'appuie sur le pommeau de sa selle,
et bientôt le souvenir du passé, le sentiment du présent et la
prévoyance de l'avenir s'anéantirent dans mon ame.

Comme ce mode d'existence favorise puissamment l'invasion du sommeil,
après une demi-minute de jouissance, je sentis que ma tête tombait sur
ma poitrine: j'ouvris à l'instant mes yeux, et mes idées reprirent leur
cours; circonstance qui prouve évidemment que l'espèce de léthargie
volontaire dont il s'agit est bien différente du sommeil, puisque je fus
éveillé par le sommeil lui-même: accident qui n'est certainement jamais
arrivé à personne.

En élevant mes regards vers le ciel, j'aperçus l'étoile polaire sur le
faîte de la maison, ce qui me parut d'un bien bon augure au moment où
j'allais entreprendre un long voyage. Pendant l'intervalle de repos dont
je venais de jouir, mon imagination avait repris toute sa force, et mon
cœur était prêt à recevoir les plus douces impressions; tant ce
passager anéantissement de la pensée peut augmenter son énergie! Le fond
de chagrin que ma situation précaire dans le monde me faisait sourdement
éprouver fut remplacé tout-à-coup par un sentiment vif d'espérance et de
courage; je me sentis capable d'affronter la vie et toutes les chances
d'infortune ou de bonheur qu'elle traîne après elle.

Astre brillant! m'écriai-je dans l'extase délicieuse qui me ravissait,
incompréhensible production de l'éternelle pensée! toi qui seul,
immobile dans les cieux, veilles depuis le jour de la création sur une
moitié de la terre! toi qui diriges le navigateur sur les déserts de
l'océan, et dont un seul regard a souvent rendu l'espoir et la vie au
matelot pressé par la tempête! si jamais, lorsqu'une nuit sereine m'a
permis de contempler le ciel, je n'ai manqué de te chercher parmi tes
compagnes, assiste-moi, lumière céleste! Hélas! la terre m'abandonne:
sois aujourd'hui mon conseil et mon guide; apprends-moi quelle est la
région du globe où je dois me fixer!

Pendant cette invocation, l'étoile semblait rayonner plus vivement et se
réjouir dans le ciel en m'invitant à me rapprocher de son influence
protectrice.

Je ne crois point aux pressentimens, mais je crois à une providence
divine qui conduit les hommes par des moyens inconnus. Chaque instant de
notre existence est une création nouvelle, un acte de la toute-puissante
volonté. L'ordre inconstant qui produit les formes toujours nouvelles et
les phénomènes inexplicables des nuages, est déterminé pour chaque
instant jusque dans la moindre parcelle d'eau qui les compose: les
événemens de notre vie ne sauraient avoir d'autre cause, et les
attribuer au hasard serait le comble de la folie. Je puis même assurer
qu'il m'est quelquefois arrivé d'entrevoir les fils imperceptibles avec
lesquels la Providence fait agir les plus grands hommes comme des
marionnettes, tandis qu'ils s'imaginent conduire le monde; un petit
mouvement d'orgueil qu'elle leur souffle dans le cœur suffit pour
faire périr des armées entières, et pour retourner une nation sens
dessus dessous. Quoi qu'il en soit, je croyais si fermement à la réalité
de l'invitation que j'avais reçue de l'étoile polaire, que mon parti fut
pris à l'instant même d'aller vers le nord, et, quoique je n'eusse dans
ces régions éloignées aucun point de préférence ni aucun but déterminé,
lorsque je partis de Turin le jour suivant, je sortis par la porte
_Palais_, qui est au nord de la ville, persuadé que l'étoile polaire ne
m'abandonnerait pas.


[Footnote 5: _Sur le Bonheur des Sots_. Paris, 1782, in-18.]



CHAPITRE XXXI.


J'en étais là de mon voyage, lorsque je fus obligé de descendre
précipitamment de cheval. Je n'aurais pas tenu compte de cette
particularité, si je ne devais en conscience instruire les personnes qui
voudraient adopter cette manière de voyager, des petits inconvéniens
qu'elle présente, après leur en avoir exposé les immenses avantages.

Les fenêtres, en général, n'ayant pas été primitivement inventées pour
la nouvelle destination que je leur ai donnée, les architectes qui les
construisent négligent de leur donner la forme commode et arrondie d'une
selle anglaise. Le lecteur intelligent comprendra, je l'espère, sans
autre explication, la cause douloureuse qui me força de faire une halte.
Je descendis assez péniblement, et je fis quelques tours à pied dans la
longueur de ma chambre pour me dégourdir, en réfléchissant sur le
mélange de peines et de plaisirs dont la vie est parsemée, ainsi que sur
l'espèce de fatalité qui rend les hommes esclaves des circonstances les
plus insignifiantes. Après quoi je m'empressai de remonter à cheval muni
d'un coussin d'édredon: ce que je n'aurais pas osé faire quelques jours
auparavant, de crainte d'être hué par la cavalerie; mais, ayant
rencontré la veille aux portes de Turin un parti de cosaques qui
arrivaient sur de semblables coussins, des bords des Palus-Méotides et
de la mer Caspienne, je crus, sans déroger aux lois de l'équitation que
je respecte beaucoup, pouvoir adopter le même usage.

Délivré de la sensation désagréable que j'ai laissé deviner, je pus
m'occuper sans inquiétude de mon plan de voyage.

Une des difficultés qui me tracassait le plus, parce qu'elle tenait à ma
conscience, était de savoir si je faisais bien ou mal d'abandonner ma
patrie, dont la moitié m'avait elle-même abandonné[6]. Une semblable
démarche me semblait trop importante pour m'y décider légèrement. En
réfléchissant sur ce mot de patrie, je m'aperçus que je n'en avais pas
une idée bien claire. "Ma patrie? En quoi consiste la patrie? Serait-ce
un assemblage de maisons, de champs, de rivières? Je ne saurais le
croire. C'est peut-être ma famille, mes amis qui constituent ma patrie?
mais ils l'ont déjà quittée. Ah! m'y voila, c'est le gouvernement? mais
il est change. Bon Dieu! où donc est ma patrie?" Je passai la main sur
mon front dans un état d'inquiétude inexprimable. L'amour de la patrie
est tellement énergique! Les regrets que j'éprouvais moi-même, à la
seule pensée d'abandonner la mienne, m'en prouvaient si bien la réalité,
que je serais resté à cheval toute ma vie, plutôt que de désemparer
avant d'avoir coulé à fond cette difficulté.

Je vis bientôt que l'amour de la patrie dépend de plusieurs élémens
réunis, c'est-à-dire de la longue habitude que prend l'homme, depuis son
enfance, des individus, de la localité et du gouvernement. Il ne
s'agissait plus que d'examiner en quoi ces trois bases contribuent,
chacune pour leur part, à constituer la patrie.

L'attachement à nos compatriotes, en général, dépend du gouvernement et
n'est autre chose que le sentiment de la force et du bonheur qu'il nous
donne en commun; car le véritable attachement se borne à la famille et à
un petit nombre d'individus dont nous sommes environnés immédiatement.
Tout ce qui rompt l'habitude ou la facilité de se rencontrer rend les
hommes ennemis: une chaîne de montagnes forme de part et d'autre des
ultra-montains qui ne s'aiment pas; les habitans de la rive droite d'un
fleuve se croient fort supérieurs à ceux de la rive gauche, et ceux-ci
se moquent à leur tour de leurs voisins. Cette disposition se remarque
jusque dans les grandes villes partagées par un fleuve, malgré les ponts
qui réunissent ses bords. La différence du langage éloigne bien
davantage encore les hommes du même gouvernement: enfin la famille
elle-même, dans laquelle réside notre véritable affection, est souvent
dispersée dans la patrie; elle change continuellement dans la forme et
dans le nombre: en outre, elle peut être transportée. Ce n'est donc ni
dans nos compatriotes, ni dans notre famille que réside absolument
l'amour de la patrie.

La localité contribue pour le moins autant à l'attachement que nous
portons à notre pays natal. Il se présente à ce sujet une question fort
intéressante: on a remarqué de tout tems que les montagnards sont, de
tous les peuples, ceux qui sont le plus attachés à leur pays, et que les
peuples nomades habitent en général les grandes plaines. Quelle peut
être la cause de cette différence dans l'attachement de ces peuples à la
localité? Si je ne me trompe, la voici: dans les montagnes, la patrie a
une physionomie; dans les plaines, elle n'en a point. C'est une femme
sans visage qu'on ne saurait aimer, malgré toutes ses bonnes qualités.
Que reste-t-il en effet de sa patrie locale à l'habitant d'un village de
bois, lorsqu'après le passage de l'ennemi le village est brûlé et les
arbres coupés? Le malheureux cherche en vain, dans la ligne uniforme de
l'horizon, quelque objet connu qui puisse lui donner des souvenirs: il
n'en existe aucun. Chaque point de l'espace lui présente le même aspect
et le même intérêt. Cet homme est nomade par le fait, à moins que
l'habitude du gouvernement ne le retienne; mais son habitation sera ici
ou là, n'importe; sa patrie est partout où le gouvernement a son action:
il n'aura qu'une demi-patrie. Le montagnard s'attache aux objets qu'il a
sous les yeux depuis son enfance, et qui ont des formes visibles et
indestructibles: de tous les points de la vallée, il voit et reconnaît
son champ sur le penchant de la côte. Le bruit du torrent qui
bouillonne entre les rochers n'est jamais interrompu; le sentier qui
conduit au village se détourne auprès d'un bloc immuable de granit. Il
voit en songe le contour des montagnes qui est peint dans son cœur,
comme, après avoir regardé long-tems les vitraux d'une fenêtre, on les
voit encore en fermant les yeux: le tableau gravé dans sa mémoire fait
partie de lui-même et ne s'efface jamais. Enfin, les souvenirs eux-mêmes
se rattachent à la localité; mais il faut qu'elle ait des objets dont
l'origine soit ignorée, et dont on ne puisse prévoir la fin. Les anciens
édifices, les vieux ponts, tout ce qui porte le caractère de grandeur et
de longue durée, remplace en partie les montagnes dans l'affection des
localités: cependant les monumens de la nature ont plus de puissance sur
le cœur. Pour donner à Rome un surnom digne d'elle, les orgueilleux
Romains l'appelèrent _la ville aux sept collines_. L'habitude prise ne
peut jamais être détruite. Le montagnard, à l'âge mûr, ne s'affectionne
plus aux localités d'une grande ville, et l'habitant des villes ne
saurait devenir un montagnard. De là vient peut-être qu'un des plus
grands écrivains de nos jours, qui a peint avec génie les déserts de
l'Amérique, a trouvé les Alpes mesquines, et le Mont-Blanc
considérablement trop petit.

La part du gouvernement est évidente: il est la première base de la
patrie. C'est lui qui produit l'attachement réciproque des hommes, et
qui rend plus énergique celui qu'ils portent naturellement à la
localité; lui seul, par des souvenirs de bonheur ou de gloire, peut les
attacher au sol qui les a vus naître.

Le gouvernement est-il bon? la patrie est dans toute sa force;
devient-il vicieux? la patrie est malade; change-t-il? elle meurt. C'est
alors une nouvelle patrie, et chacun est le maître de l'adopter ou d'en
choisir une autre.

Lorsque toute la population d'Athènes quitta cette ville sur la foi de
Thémistocle, les Athéniens abandonnèrent-ils leur patrie, ou
l'emportèrent-ils avec eux sur leurs vaisseaux?

Lorsque Coriolan....

Bon Dieu! dans quelle discussion me suis-je engagé! j'oublie que je suis
à cheval sur ma fenêtre.


[Footnote 6: L'auteur servait en Piémont, lorsque la Savoie, où il est
né, fut réunie à la France.]



CHAPITRE XXXII.


J'avais une vieille parente de beaucoup d'esprit, dont la conversation
était des plus intéressantes; mais sa mémoire, à la fois inconstante et
fertile, la faisait passer souvent d'épisodes en épisodes, et de
digressions en digressions, au point qu'elle était obligée d'implorer
le secours de ses auditeurs: "Que voulais-je donc vous raconter?"
disait-elle, et souvent aussi ses auditeurs l'avaient oublié, ce qui
jetait toute la société dans un embarras inexprimable. Or, l'on a pu
remarquer que le même accident m'arrive souvent dans mes narrations, et
je dois convenir en effet que le plan et l'ordre de mon voyage sont
exactement calqués sur l'ordre et le plan des conversations de ma tante;
mais je ne demande main-forte à personne, parce que je me suis aperçu
que mon sujet revient de lui-même, et au moment où je m'y attends le
moins.



CHAPITRE XXXIII.


Les personnes qui n'approuveront pas ma dissertation sur la patrie
doivent être prévenues que, depuis quelque tems, le sommeil s'emparait
de moi, malgré les efforts que je faisais pour le combattre. Cependant
je ne suis pas bien sûr maintenant si je m'endormis alors tout de bon,
et si les choses extraordinaires que je vais raconter furent l'effet
d'un rêve ou d'une vision surnaturelle.

Je vis descendre du ciel un nuage brillant qui s'approchait de moi peu à
peu, et qui recouvrait, comme d'un voile transparent, une jeune personne
de vingt-deux à vingt-trois ans. Je chercherais vainement des
expressions pour décrire le sentiment que son aspect me fit éprouver. Sa
physionomie, rayonnante de bonté et de bienveillance, avait le charme
des illusions de la jeunesse, et était douce comme les rêves de
l'avenir; son regard, son paisible sourire, tous ses traits, enfin,
réalisaient à mes yeux l'être idéal que cherchait mon cœur depuis si
long-tems, et que j'avais désespéré de rencontrer jamais.

Tandis que je la contemplais dans une extase délicieuse, je vis briller
l'étoile polaire entre les boucles de sa chevelure noire, que soulevait
le vent du nord, et au même instant des paroles consolatrices se firent
entendre. Que dis-je? des paroles! c'était l'expression mystérieuse de
la pensée céleste qui dévoilait l'avenir à mon intelligence, tandis que
mes sens étaient enchaînés par le sommeil; c'était une communication
prophétique de l'astre favorable que je venais d'invoquer, et dont je
vais tâcher d'exprimer le sens dans une langue humaine.

"Ta confiance en moi ne sera point trompée, disait une voix dont le
timbre ressemblait au son des harpes éoliennes. Regarde, voici la
compagne que je t'ai réservée; voici le bien auquel aspirent vainement
les hommes qui pensent que le bonheur est un calcul; et qui demandent à
la terre ce qu'on ne peut obtenir que du ciel." A ces mots, le météore
rentra dans la profondeur des cieux; l'aérienne divinité se perdit dans
les brumes de l'horizon; mais, en s'éloignant, elle jeta sur moi des
regards qui remplirent mon cœur de confiance et d'espoir.

Aussitôt, brûlant de la suivre, je piquai des deux de toute ma force;
et, comme j'avais oublié de mettre des éperons, je frappai du talon
droit contre l'angle d'une tuile, avec tant de violence, que la douleur
me réveilla en sursaut.



CHAPITRE XXXIV.


Cet accident fut d'un avantage réel pour la partie géologique de mon
voyage, parce qu'il me donna l'occasion de connaître exactement la
hauteur de ma chambre, au-dessus des couches d'alluvion qui forment le
sol sur lequel est bâtie la ville de Turin.

Mon cœur palpitait fortement, et je venais d'en compter trois
battemens et demi, depuis l'instant où j'avais piqué mon cheval, lorsque
j'entendis le bruit de ma pantoufle qui était tombée dans la rue, ce
qui, calcul fait du tems que mettent les corps graves dans leur chute
accélérée, et de celui qu'avaient employé les ondulations sonores de
l'air pour venir de la rue à mon oreille, détermine la hauteur de ma
fenêtre à quatre-vingt-quatorze pieds, trois lignes et neuf dixièmes de
ligne, depuis le niveau du pavé de Turin, en supposant que mon cœur,
agité par le rêve, battait cent vingt fois par minute, ce qui ne peut
être très-éloigné de la vérité. Ce n'est que sous le rapport de la
science, qu'après avoir parlé de la pantoufle intéressante de ma belle
voisine j'ai osé faire mention de la mienne: aussi je préviens que ce
chapitre n'est absolument fait que pour les savans.



CHAPITRE XXXV.


La brillante vision dont je venais de jouir me fit sentir plus vivement,
à mon réveil, toute l'horreur de l'isolement dans lequel je me trouvais.
Je promenai mes regards autour de moi, et je ne vis plus que des toits
et des cheminées. Hélas! suspendu au cinquième étage entre le ciel et
la terre, environné d'un océan de regrets, de désirs et d'inquiétudes,
je ne tenais plus à l'existence que par une lueur incertaine d'espoir:
appui fantastique, dont j'avais éprouvé trop souvent la fragilité. Le
doute rentra bientôt dans mon cœur, encore tout meurtri des mécomptes
de la vie, et je crus fermement que l'étoile polaire s'était moquée de
moi. Injuste et coupable défiance, dont l'astre m'a puni par dix ans
d'attente! Oh! si j'avais pu prévoir alors que toutes ces promesses
seraient accomplies, et que je retrouverais un jour sur la terre l'être
adoré dont je n'avais fait qu'entrevoir l'image dans le ciel! Chère
Sophie, si j'avais su que mon bonheur surpasserait toutes mes
espérances!... Mais il ne faut pas anticiper sur les événemens: je
reviens à mon sujet, ne voulant pas intervertir l'ordre méthodique et
sévère auquel je me suis assujetti dans la rédaction de mon voyage.



CHAPITRE XXXVI.


L'horloge du clocher de Saint-Philippe sonna lentement minuit. Je
comptai l'un après l'autre chaque tintement de la cloche, et le dernier
m'arracha un soupir. "Voilà donc, me dis-je, un jour qui vient se
détacher de ma vie, et, quoique les vibrations décroissantes du son de
l'airain frémissent encore à mon oreille, la partie de mon voyage qui a
précédé minuit est déjà tout aussi loin de moi que le voyage d'Ulysse ou
celui de Jason. Dans cet abîme du passé, les instans et les siècles ont
la même longueur; et l'avenir a-t-il plus de réalité?" Ce sont deux
néants entre lesquels je me trouve en équilibre, comme sur le tranchant
d'une lame. En vérité, le tems me paraît quelque chose de si
inconcevable, que je serais tenté de croire qu'il n'existe réellement
pas, et que ce qu'on nomme ainsi n'est autre chose qu'une punition de la
pensée.

Je me réjouissais d'avoir trouvé cette définition du tems aussi
ténébreuse que le tems lui-même, lorsqu'une autre horloge sonna minuit,
ce qui me donna un sentiment désagréable. Il me reste toujours un fond
d'humeur lorsque je me suis inutilement occupé d'un problême insoluble,
et je trouvai fort déplacé ce second avertissement de la cloche à un
philosophe comme moi. Mais j'éprouvai décidément un véritable dépit
quelques secondes après, lorsque j'entendis de loin une troisième
cloche, celle du couvent des capucins situé sur l'autre rive du Pô,
sonner encore minuit comme par malice.

Lorsque ma tante appelait une ancienne femme de chambre, un peu revêche,
qu'elle affectionnait cependant beaucoup, elle ne se contentait pas,
dans son impatience, de sonner une fois, mais elle tirait sans relâche
le cordon de la sonnette jusqu'à ce que la suivante parût. "Arrivez
donc, Mlle Branchet!" et celle-ci, fâchée de se voir presser ainsi,
venait tout doucement, et répondait, avec beaucoup d'aigreur, avant
d'entrer au salon: "On y va, madame, on y va." Tel fut aussi le
sentiment d'humeur que j'éprouvai lorsque j'entendis la cloche
indiscrète des capucins sonner minuit pour la troisième fois. "Je le
sais, m'écriai-je, en étendant les mains du côté de l'horloge; oui, je
le sais, je sais qu'il est minuit: je ne le sais que trop."

C'est, il n'en faut pas douter, par un conseil insidieux de l'esprit
malin, que les hommes ont chargé cette heure de diviser leurs jours.
Renfermés dans leurs habitations, ils dorment ou s'amusent, tandis
qu'elle coupe un des fils de leur existence: le lendemain ils se lèvent
gaîment, sans se douter le moins du monde qu'ils ont un jour de plus. En
vain la voix prophétique de l'airain leur annonce l'approche de
l'éternité, en vain elle leur répète tristement chaque heure qui vient
de s'écouler, ils n'entendent rien; ou, s'ils entendent, ils ne
comprennent pas. O minuit!... heure terrible!... Je ne suis pas
superstitieux, mais cette heure m'inspira toujours une espèce de
crainte, et j'ai le pressentiment que, si jamais je venais à mourir, ce
serait à minuit. Je mourrai donc un jour? Comment! je mourrai? moi qui
parle, moi qui me sens et qui me touche, je pourrais mourir? J'ai
quelque peine à le croire: car enfin, que les autres meurent, rien n'est
plus naturel; on voit cela tous les jours: on les voit passer, on s'y
habitue; mais mourir soi-même! mourir en personne! c'est un peu fort. Et
vous, messieurs, qui prenez ces réflexions pour du galimatias, apprenez
que telle est la manière de penser de tout le monde, et la vôtre à
vous-mêmes. Personne ne songe qu'il doit mourir. S'il existait une race
d'hommes immortels, l'idée de la mort les effraierait plus que nous.

Il y a là-dedans quelque chose que je ne m'explique pas. Comment se
fait-il que les hommes, sans cesse agités par l'espérance et par les
chimères de l'avenir, s'inquiètent si peu de ce que cet avenir leur
offre de certain et d'inévitable? Ne serait-ce point la nature
bienfaisante elle-même qui nous aurait donné cette heureuse insouciance,
afin que nous puissions remplir en paix notre destinée? Je crois en
effet que l'on peut être fort honnête homme sans ajouter, aux maux réels
de la vie, cette tournure d'esprit qui porte aux réflexions lugubres, et
sans se troubler l'imagination par de noirs fantômes. Enfin, je pense
qu'il faut se permettre de rire, ou du moins de sourire, toutes les
fois que l'occasion innocente s'en présente.

Ainsi finit la méditation que m'avait inspirée l'horloge de
Saint-Philippe. Je l'aurais poussée plus loin, s'il ne m'était survenu
quelque scrupule sur la sévérité de la morale que je venais d'établir.
Mais, ne voulant pas approfondir ce doute, je sifflai l'air des _Folies
d'Espagne_; qui a la propriété de changer le cours de mes idées,
lorsqu'elles s'acheminent mal. L'effet en fut si prompt que je terminai
sur-le-champ ma promenade à cheval.



CHAPITRE XXXVII.

Avant de rentrer dans ma chambre, je jetai un coup d'œil sur la ville
et la campagne sombre de Turin, que j'allais quitter peut-être pour
toujours, et je leur adressai mes derniers adieux. Jamais la nuit ne
m'avait paru si belle; jamais le spectacle que j'avais sous les yeux ne
m'avait intéressé si vivement. Après avoir salué la montagne et le
temple de Supergue, je pris congé des tours, des clochers, de tous les
objets connus que je n'aurais jamais cru pouvoir regretter avec tant de
force, et de l'air et du ciel, et du fleuve dont le sourd murmure
semblait répondre à mes adieux. Oh! si je savais peindre le sentiment
tendre et cruel à la fois, qui remplissait mon cœur, et tous les
souvenirs de la plus belle moitié de ma vie écoulée, qui se pressaient
autour de moi, comme des farfadets, pour me retenir à Turin! Mais,
hélas! les souvenirs du bonheur passé sont les rides de l'ame! Lorsqu'on
est malheureux, il faut les chasser de sa pensée comme des fantômes
moqueurs qui viennent insulter à notre situation présente: il vaut mille
fois mieux alors s'abandonner aux illusions trompeuses de l'espérance,
et surtout il faut faire bonne mine à mauvais jeu, et se bien garder de
mettre personne dans la confidence de ses malheurs. J'ai remarqué, dans
les voyages ordinaires que j'ai faits parmi les hommes, qu'a force
d'être malheureux on finit par devenir ridicule. Dans ces momens affreux
rien n'est plus convenable que la nouvelle manière de voyager dont on
vient de lire la description. J'en fis alors une expérience décisive;
non-seulement je parvins à oublier le passé, mais encore à prendre
bravement mon parti sur mes peines présentes. Le tems les emportera, me
dis-je pour me consoler; il prend tout et n'oublie rien en passant, et
soit que nous voulions l'arrêter, soit que nous le poussions, comme on
dit, avec l'épaule, nos efforts sont également vains, et ne changent
rien à son cours invariable. Quoique je m'inquiète en général très-peu
de sa rapidité, il est telle circonstance, telle filiation d'idées qui
me la rappellent d'une manière frappante. C'est lorsque les hommes se
taisent, lorsque le démon du bruit est muet au milieu de son temple, au
milieu d'une ville endormie, c'est alors que le tems élève sa voix et se
fait entendre à mon ame. Le silence et l'obscurité deviennent ses
interprètes et me dévoilent sa marche mystérieuse; ce n'est plus un être
de raison que ne peut saisir ma pensée: mes sens eux-mêmes
l'aperçoivent. Je le vois dans le ciel qui chasse devant lui les étoiles
vers l'occident. Le voilà qui pousse les fleuves à la mer, et qui roule
avec les brouillards le long de la colline.... J'écoute: les vents
gémissent sous l'effort de ses ailes rapides, et la cloche lointaine
frémit à son terrible passage.

"Profitons, profitons de sa course, m'écriai-je. Je veux employer
utilement les instans qu'il va m'enlever."--Voulant tirer parti de cette
bonne résolution, à l'instant même je me penchai en avant pour
m'élancer courageusement dans la carrière, en faisant avec la langue un
certain claquement qui fut destiné de tout tems à pousser les chevaux,
mais qu'il est impossible d'écrire selon les règles de l'orthographe:

               gh! gh! gh!

et je terminai mon excursion à cheval par une galopade.



CHAPITRE XXXVIII.


Je soulevais mon pied droit pour descendre, lorsque je me sentis frapper
assez rudement sur l'épaule. Dire que je ne fus point effrayé de cet
accident serait trahir la vérité, et c'est ici l'occasion de faire
observer au lecteur et de lui prouver, sans trop de vanité, combien il
serait difficile, à tout autre qu'à moi, d'exécuter un semblable voyage.
En supposant au nouveau voyageur mille fois plus de moyens et de talens
pour l'observation que je n'en puis avoir, pourrait-il se flatter de
rencontrer des aventures aussi singulières, aussi nombreuses que celles
qui me sont arrivées dans l'espace de quatre heures, et qui tiennent
évidemment à ma destinée? Si quelqu'un en doute, qu'il essaie de deviner
qui m'avait frappé!

Dans le premier moment de mon trouble, ne réfléchissant pas à la
situation dans laquelle je me trouvais, je crus que mon cheval avait rué
ou qu'il m'avait cogné contre un arbre. Dieu sait combien d'idées
funestes se présentèrent à moi pendant le court espace de tems que je
mis à tourner la tête pour regarder dans ma chambre. Je vis alors, comme
il arrive souvent dans les choses qui paraissent le plus
extraordinaires, que la cause de ma surprise était toute naturelle. La
même bouffée de vent qui, dans le commencement de mon voyage, avait
ouvert ma fenêtre et fermé ma porte en passant, et dont une partie
s'était glissée entre les rideaux de mon lit, rentrait alors dans ma
chambre avec fracas. Elle ouvrit brusquement la porte et sortit par la
fenêtre, en poussant le vitrage contre mon épaule; ce qui me causa la
surprise dont je viens de parler.

On se rappellera que c'était à l'invitation que m'avait apportée ce coup
de vent que j'avais quitté mon lit. La secousse que je venais de
recevoir était bien évidemment une invitation d'y rentrer, à laquelle je
me crus obligé de me rendre.

Il est beau sans doute d'être ainsi dans une relation familière avec la
nuit, le ciel et les météores, et de savoir tirer parti de leur
influence. Ah! les relations qu'on est forcé d'avoir avec les hommes
sont bien plus dangereuses! Combien de fois n'ai-je pas été la dupe de
ma confiance en ces messieurs! J'en disais même ici quelque chose dans
une note que j'ai supprimée parce qu'elle s'est trouvée plus longue que
le texte entier, ce qui aurait altéré les justes proportions de mon
voyage, dont le petit volume est le plus grand mérite.


FIN DE L'EXPÉDITION NOCTURNE.



TABLE.


CHAPITRE Ier                              XX
         II                               XXI
         III                              XXII
         IV                               XXIII
         V                                XXIV
         VI                               XXV
         VII                              XXVI
         VIII                             XXVII
         IX                               XXVIII
         X                                XXIX
         XI                               XXX
         XII                              XXXI
         XIII                             XXXII
         XIV                              XXXIII
         XV                               XXXIV
         XVI _Système du Monde_           XXXV
         XVII                             XXXVI
         XVIII                            XXXVII
         XIX                              XXXVII





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